Tome 1
Préface

Des petits emigrés.

Voilà l'ouvrage dont on a dit tant de mal, sans le connoître, sans en avoir lu une ligne, uniquement sur son titre ; car ce nom d'émigré a fait penser à quelques émigrés qu'il ne pouvoit contenir qu'une satyre amère et sanglante. Mais respecter le malheur c'est se respecter soi-même, dans quelque situation que l'on puisse être ; je me suis toujours conduite d'après cette maxime sacrée pour les ames sensibles et généreuses, et je ne m'en écarterai jamais. Je défie que l'on puisse trouver dans mes nombreux ouvrages une seule personnalité: je n'ai critiqué que des écrits, j'ai toujours respecté les personnes, et souvent les personnes les moins respectables. Je n'ai même critiqué dans mes ouvrages que ce qui m'a paru contraire à la religion et aux moeurs ; hors ce point je ne me suis permis de ma vie une critique purement littéraire, je ne me suis moquée que de ce qui m'a paru essentiellement vicieux et dangereux : c'est ennoblir et sanctifier l'arme puissante du ridicule que de la tourner contre le vice. Au reste, je n'ai dit dans ces lettres que ce que je pensois, ce que je sentois ; la méchanceté d'un très-petit nombre d'individus ne peut me rendre injuste pour une classe infortunée dont je partage les malheurs ; et, fût-elle toute entière sans équité pour moi, elle n'en seroit pas moins intéressante à d'autres égards, et j'en parlerois toujours avec la même impartialité. Les envieux, les calomniateurs, les libellistes ont beau écrire, cabaler, se tourmenter pour nuire ; le public, même dans les temps orageux de factions, ne jugera jamais les auteurs que sur leurs ouvrages : la méchanceté toujours active et ingénieuse pourra facilement troubler leur tranquillité, mais elle n'aura jamais le pouvoir affreux de détruire leur réputation. L'ame d'un auteur se peint dans ses écrits ; c'est là qu'on la cherche, qu'on la trouve, et qu'on la juge. Il faut de la grandeur d'ame pour parler dignement de la vertu, l'emphase et l'affectation n'en inspirèrent jamais le goût ; il faut une sensibilité profonde et vraie pour arracher des larmes à ses lecteurs. Il est mille fois plus facile d'être hypocrite avec succès dans ses actions que dans ses écrits. Une conduite artificieuse peut usurper l'estime, du moins pour un temps ; mais un livre n'en impose à personne : s'il est véritablement moral et touchant, on est certain que l'auteur a senti tout ce qu'il a décrit, tout ce qu'il a dépeint ; et si même on trouvoit dans la vie d'un tel écrivain des torts incontestables, on ne les regarderoit que comme des égaremens passagers qui n'auroient pu altérer le fond de son caractère et corrompre son coeur. J. J. Rousseau est une grande preuve de cette vérité. Ce ne sont point des ennemis qui ont noirci sa vie, c'est lui-même qui s'accuse des actions les plus viles et les plus inhumaines. C'est lui-même qui s'accuse d'avoir changé de religion par des vues d'intérêt, d'avoir volé et calomnié l'innocence, et d'avoir mis tous ses enfans à l'hôpital malgré les prières et les pleurs de sa femme..... Point de doutes sur ces crimes et cette barbarie, ses plus grands admirateurs ne peuvent les nier ; et cependant on loue unanimement sa profonde sensibilité . Eh! qui pourroit sans injustice lui refuser cet hommage? La preuve la plus incontestable de sa sensibilité se trouve dans ses écrits, son propre témoignage ne sauroit ni la détruire ni l'atténuer ; comment la haine toujours si suspecte, ose-t-elle donc espérer que des accusations vagues et dénuées de preuves pourront noircir le caractère d'un écrivain, dont les ouvrages parlent au coeur et savent inspirer le goût de la vertu? Ah! soyons équitables! c'est dans toutes les circonstances de la vie le parti le plus sûr, ainsi que le plus noble ; et soyons bien certains que les injustices ne déshonorent que ceux qui les commettent, et que les libelles ne flétrissent que leurs auteurs.

Epitre

Epître dédicatoire

à

mes petits-enfans.

Mes chers enfans,

Le sort qui nous sépare, ne peut du moins m'empêcher de m'occuper de vous. Cet ouvrage que je vous offre, n'est cependant pas fait pour l'enfance ; mais je le crois écrit avec assez de simplicité et de clarté pour que vous puissiez le comprendre, et dans quelques années vous le relirez avec plus de fruit encore.

J'ai présenté dans ce roman quelques portraits ridicules, mais en les faisant je n'ai eu personne en vue, je n'ai peint aucun individu particulier ; en même temps j'ai recueilli une infinité de faits réels et d'actions généreuses dont il m'a été beaucoup plus doux d'être l'historien que l'inventrice. J'ai fait d'après nature tous les portraits de mes personnages vertueux ; la pieuse et reconnoissante Adélaïde est Melle d'Orléans ; la modeste et la spirituelle et sage Olympe est lady Edouard Fitzgerald. J'ai peint dans d'autres écrits son ame angélique, je n'ai voulu présenter ici que le genre de son esprit et cette raison supérieure si rarement réunie à la première jeunesse. C'est cette sagesse prématurée qui l'a préservée de la manie si ridicule à son âge d'afficher ou même d'avoir des opinions politiques . J'espère, mes enfans, que vous imiterez un jour cette louable modestie, et qu'à dix-huit ou vingt ans, toujours entièrement dévoués à votre pays et soumis à ses lois, vous aurez assez d'esprit pour ne pas disserter sur les différentes formes de gouvernement, et pour ne vous pas ériger en législateurs. Profitez, mes enfans, des tendres soins dont vous êtes les objets : soyez vrais, raisonnables et vertueux ; et quelle que soit ma destinée personnelle, je ne serai pas tentée de m'en plaindre.

Lettre 1

Edouard d'Armilly à son cousin Auguste de Palmène.

Kussnacht, ce 15 mai 1793.

Je profite d'une occasion bien sûre pour te donner de nos nouvelles avec détail. N'ayant pas reçu des tiennes depuis bien long-temps, je suppose que mes lettres ont été perdues, et que tu ne sais pas où nous sommes. Je connois ton amitié, cher Auguste, et je suis bien sûr que tu penses comme je penserois à ta place. Aujourd'hui quinze mai, j'ai eu douze ans accomplis ; nous vînmes au monde, Adélaïde et moi, à neuf heures du matin. Pauvre Adélaïde! je suis bien certain qu'en se levant ce matin, elle a pensé à son frère jumeau! O que j'attends avec impatience une lettre d'elle! Qu'il est triste, mon ami, d'être ainsi séparés les uns des autres, quand on étoit accoutumé à vivre ensemble depuis le berceau! Te souviens-tu de nos parties de colin-maillard, et des pénitences que nous donnions à Pierrot? et comme Adriène et Adélaïde rioient aux jeux de madame Gouingouin et de la guerre panpan? Heureux temps! qu'il est déjà loin!

Tu ne dois pas ignorer que nous sommes en Suisse. Mon père avoit voulu d'abord s'établir à Schaffouse ; mais ensuite il a trouvé le pays trop vilain, quoique la cascade de Lauffen soit pourtant la plus belle chose du monde. Imagine-toi trois chutes du Rhin, dont la plus haute a quatre-vingts pieds d'élévation : c'est superbe, car le volume d'eau est plus gros qu'une grande maison, et cela fait un brouhaha bien imposant. Malgré cela, mon père a préféré les environs de Zurich qui sont charmans, et Gessner y a composé toutes ses idylles ; quand je pense à cela en me promenant, cela me donne plus d'envie que jamais de faire des vers. Nous sommes à une lieue de Zurich, dans un joli village nomé Kussnacht. Mon père à loué une petite maison où nous serons tous passablement bien. Ah! si Adélaïde y étoit, nous pourrions encore nous y trouver heureux! Nous sommes ici incognito pour éviter les persécutions ; sachant tous parfaitement l'anglois, nous nous donnons pour une famille irlandoise. Mon père est à Schaffouse où maman doit arriver avec mes deux soeurs cadettes et mon petit frère Pierrot. Que je serai aise de les revoir! je ne pourrai guères causer qu'avec Juliette ; elle a dix ans, c'est un âge raisonnable. Mais Pierrot et Gogo sont de vrais enfans : ils n'en sont que plus heureux dans le temps où nous sommes. Mon père m'a dit qu'il me chargeroit de donner des leçons d'écriture et d'orthographe à Pierrot qui a beaucoup de dispositions, et qui écrit déjà étonnamment pour un enfant de sept ans et trois mois. Son écriture est très-grosse, mais il sait l'orthographe presqu'aussi bien que Juliette. Je leur donnerai aussi des leçons de dessein et d'arithmétique. Ainsi tu vois que je n'aurai pas le temps de m'ennuyer. Je t'envoie par cette occasion de petites cornes de chamois, dont on peut orner des badines ; cela est fort joli. J'envoie pour ma cousine six plantes de Suisse, que j'ai cueillies et desséchées moi même ; offre-les-lui de ma part : il y en a deux semblables, c'est ce que nous appelons en France, l'herbe aux perles ; on la nomme en allemand, Vergiss mein nicht . C'est pourquoi j'en envoie deux ; Adriène voudra bien en donner une à Adélaïde, et garder l'autre. Tu lui expliqueras le nom allemand.

Je te prie, mon ami, de m'envoyer du vélin, des pinceaux et un bilboquet.

Adieu, cher cousin ; je t'embrasse tendrement, et je te quitte pour écrire à Adélaïde.

Le fidelle le Blanc n'a pas voulu nous quitter : il est dans ce moment avec moi ; mon père me l'a laissé, afin que je ne sois pas tout seul en son absence.

Lettre 2

Du même au comte d'Armilly son père .

Kussnacht, 20 mai.

Mon cher papa,

J'ai fait une faute, et je ne veux pas ajouter à ce malheur un tort encore plus grand, qui seroit de vous la cacher. Voici l'aventure qui m'est arrivée.

Comme vous m'avez permis de lire les idylles de Gessner, cela m'a donné la plus grande envie de voir son tombeau. Mon cher papa m'avoit défendu d'aller aux promenades de la ville, parce qu'on y peut rencontrer des émigrés de connoissance ; mais d'un autre côté, Frick, le fils aîné de notre hôte, m'assuroit que les émigrés ne se promenoient que sur le grand pont de Zurich, ou dans la belle promenade située au haut de la ville. Ainsi j'ai été avec Frick dans la presqu'île où se trouve le tombeau de Gessner ; j'avois pris la précaution de n'y aller qu'au jour tombant, et j'avois mon chapeau rabattu sur les yeux ; en outre je ne parlois qu'allemand avec Frick, ainsi je ne devois donc pas m'attendre à être reconnu. Mais par malheur j'avois marché très-vite, il faisoit chaud, j'étois en nage, et arrivé au tombeau de Gessner, voyant qu'il n'y avoit personne-là, j'ai ôté mon chapeau qui m'étouffoit, et je me suis mis à considérer le bas-relief du tombeau. Je l'examinois si attentivement que je ne prenois pas garde à ce qui se passoit autour de moi ; tout d'un coup je me sens saisir le bras, et j'entends prononcer mon nom : je me retourne, et je reconnois le chevalier d'Ermont. Mon premier mouvement a été de l'embrasser de tout mon coeur, car après plus d'un an d'absence on est bien aise de revoir un compatriote, et quoiqu'il ait deux ans de plus que moi, je le regardois autrefois comme un ami ; il ne se glorifioit pas de son âge, et je puis dire qu'il ne m'a jamais traité en enfant. Je n'avois pas pour lui autant d'amitié que pour Auguste, qui est justement de mon âge, qui d'ailleurs est bien mieux élevé, et enfin mon cousin-germain ; mais le chevalier d'Ermont m'a toujours paru très-aimable. Il a été enchanté de me revoir, et m'a trouvé grandi de la tête. Imaginez, papa, que je suis aussi grand que lui! Le pauvre garçon est bien changé, les fatigues de l'émigration l'ont tué, il a été élevé trop délicatement. Son père, sa mère et sa soeur sont à Berne ; ils l'ont envoyé, avec un vieux domestique, à Richterweil, à cinq lieues d'ici, pour y consulter un célébre médecin qui y demeure. J'ai demandé au jeune d'Ermont de ne dire à qui que ce fût qu'il m'eût rencontré, et il m'en a donné sa parole d'honneur. Pour éviter son vieux domestique qui étoit dans le jardin, je ne suis pas resté long-temps avec lui. Il m'a conjuré de lui écrire à Richterweil, et sans y réfléchir je le lui ai promis ; mais je ne le ferai cependant qu'avec la permission de mon cher papa. Il est parti le lendemain de notre entrevue ; j'ai déjà reçu de lui un petit billet qui m'a bien surpris, car il n'y a pas un mot d'orthographe, mais il montre de bien bons sentimens.

Je vous supplie, mon tendre père, de me pardonner ma désobéissance et mon imprudence ; je m'en repens véritablement, malgré le plaisir que j'ai eu à revoir ce jeune homme.

J'ai achevé les idylles de Gessner, et la vie d'Henri IV par Péréfixe ; se peut-il qu'on ait abattu la statue d'un tel prince! Cela est d'autant plus affreux que le peuple n'avoit pas oublié ce grand roi ; il savoit toutes ses bonnes actions : il vaudroit mieux qu'il les eût ignorées ; l'ingratitude est bien pire que l'ignorance. Je crois, mon cher papa, que le peuple est naturellement ingrat : cela est bien triste à penser. J'ai lu dans l'histoire ancienne que lorsque Timoléon détruisit la tyrannie à Syracuse, il fit faire juridiquement le procès à toutes les statues des rois, et conserva celle de Gélon. La statue d'Henri le grand étoit bien digne d'une pareille exception! Quand je réfléchis aux horreurs qui se commettent en France, je suis tout-à-fait dégoûté de la vie, et si je n'avois pas une famille qui m'est si chère, je serois fâché d'être né.

Comme vous me l'avez ordonné je lis tous les jours une heure les Elémens de géométrie ; j'ai appris par coeur la Chartreuse de Gresset , et j'apprends dans ce moment l' Ode au prince Eugène de J. Baptiste Rousseau ; j'ai aussi fini the Vicar of Wakefield . Je travaille soir et matin au jardin, et je dessine bien régulièrement. Mon herbier desséché avance, mais j'en ai envoyé six plantes à ma cousine pour elle et pour Adélaïde, par l'homme auquel papa a laissé ses lettres en partant.

Adieu, mon cher papa ; à présent que je vous attends tous les jours, je compte chaque minute ; je me réveille avant le jour, croyant toujours entendre le bruit de la voiture, et je ne me promène plus que sur la route par laquelle vous devez arriver. Je joins à ce paquet deux lettres, l'une pour maman, l'autre pour Juliette. Adieu, mon bien-aimé père, votre fils vous chérit et vous embrasse de toute son ame.

Lettre 3

Réponse de M. d'Armilly à son fils Edouard.

Schaffouse, ce 25 mai.

Soyez toujours aussi sincère, mon Edouard, avec votre meilleur et votre plus tendre ami, et toujours vous trouverez en lui la plus parfaite indulgence. La seule chose qui puisse profondément blesser des parens sensibles et raisonnables, c'est le manque de confiance, parce qu'une confiance entière est l'unique preuve d'une amitié véritable et solide.

Pendant bien des années, mon cher enfant, vous aurez besoin de guide. Où pourriez-vous en trouver un plus attentif et plus zélé qu'un père? et comment pourroit-on guider celui qui chercheroit à cacher ses démarches? Ah! mon fils, ne m'ôtez jamais les moyens de vous être utile! Ce devoir si doux et si sacré, je ne puis le remplir que de concert avec vous ; ma seule volonté ne suffit pas pour m'en acquitter parfaitement ; il faut encore que vous ayiez la raison d'y joindre la vôtre, et que nous agissions d'intelligence. Mais je connois ton coeur, mon cher Edouard ; ce coeur si semblable à celui d'Adélaïde ne me trompera jamais. Jusqu'ici le sentiment t'a bien conduit, et maintenant la raison commence à t'éclairer ; tu peux déjà comparer et réfléchir, et c'est de cet instant que l'on entre véritablement dans la carrière de la vie ; tu dois donc tâcher d'en apercevoir le but, afin de le poursuivre et de l'atteindre : ouvre les yeux, mon fils, tu le verras ce but!.... La fortune a détruit toutes les illusions et tous les vains objets qui pouvoient te le cacher. Veux-tu vivre pour acquérir des dignités et des richesses? songe à celles que nous possédions il y a si peu de temps, et vois ce qui nous en reste. Des biens si fragiles méritent-ils que l'on se dévoue à l'ambition de les accumuler? Veux-tu vivre pour obtenir une grande réputation et l'amour de tes concitoyens? réfléchis à l'inconstance de la multitude, porte tes regards vers Paris, vois l'inconséquence et l'absurdité de ce peuple malheureux, et tu sauras apprécier les couronnes qu'il distribue. Que l'exemple de quelques-uns de tes compatriotes t'apprenne encore combien peut être funeste la célébrité, même acquise avec gloire ; un nom éclatant dans la proscription est un malheur de plus ; et dans les temps paisibles il attire encore l'envie et la haine, et ne peut échapper aux traits de la calomnie. Les grands hommes ont toujours été les objets des plus odieuses injustices, leurs contemporains ne les ont jamais loués dignement que dans leurs oraisons funèbres. Profite, mon ami, des événements terribles qui se passent sous tes yeux ; ce ne sont point des historiens peut-être infidelles ou mal instruits qui te parlent, c'est le tableau frappant de toutes les passions humaines qui se déroule devant toi ; tu peux acquérir en quelques années l'expérience de plusieurs siècles. Sois juste et bon ; voilà le seul but de la vie, et la seule route du vrai bonheur. L'homme juste est religieux, parce que l'ingratitude est la plus noire des injustices ; et quelle reconnoissance ne doit-on pas au créateur de l'univers! L'homme juste révère en ses parens et en ses instituteurs, ses premiers bienfaîteurs sur la terre ; il est fidelle observateur des lois, ami de l'ordre et de la paix, il sert son pays avec zèle, et sa parole est inviolable ; si la bonté se joint à ce caractère, de ce mélange heureux nait le véritable héroïsme, qui consiste à faire les actions les plus touchantes et les plus vertueuses, non pour être applaudi, mais pour se satisfaire soi-même en se rendant utile aux autres.

Ne faites jamais rien qui puisse être justement condamné; mais en même temps ne vous affligez jamais d'un blâme injuste. Quand vous voulez agir, ne vous occupez point du jugement que l'on pourra porter de votre démarche ; ne considérez que l'action elle-même, et si elle ne blesse en rien les lois, les bienséances et la justice, si elle est raisonnable, utile et vertueuse, n'hésitez pas à la faire, quelqu'en soit le péril ou les inconvéniens. Enfin, conservez le sentiment louable qui fait attacher du prix à l'estime de ses concitoyens, mais sachez vous préserver toujours de l'orgueil insensé qui fait désirer leur admiration.

Il y a une infinité de démarches indiférentes en elles-mêmes, et sur lesquelles par conséquent la morale ne prononce rien. Dans ce cas, ne pouvant recourir aux principes, il faut se laisser diriger par l'opinion des autres ; c'est alors qu'il est convenable, qu'il est sage de réfléchir à ce que le public pourra penser, et c'est alors qu'il est prudent de redouter les fausses interprétations et les censures, même peu fondées. Dans toutes les choses où l'on doit consulter sa conscience, il faut n'écouter qu'elle ; le monde a le droit de nous guider dans tout le reste.

Vous me demandez si le peuple est ingrat ; non, mon fils, il ne l'est point, et l'étude de l'histoire vous en convaincra. Entre mille traits que je pourrois vous citer à ce sujet, je vais vous en conter un que vous ne connoissez point, et qui me paroît bien frappant.

Démétrius, fils d'Antigone, rendit de grands services à la ville de Rhodes, qui en reconnoissance lui éleva plusieurs statues. Par la suite Antigone s'étant brouillé avec Rhodes, ordonna à Démétrius d'en faire le siége. Pendant qu'il l'assiégeoit, les chefs qui commandoient dans la ville, proposèrent d'abattre les statues de Démétrius, mais le peuple s'y opposa formellement, en disant que la guerre ne détruisoit pas les bienfaits pour lesquels ces statues avoient été élevées, et on ne les abattit pas, quoiqu'en même temps le peuple n'eût aucune envie de se rendre, et qu'il se défendît si vaillamment que Démétrius, après un long siége, fut obligé de faire un traité de paix avec les Rhodiens.

L'ingratitude est le dernier degré de la corruption ; aussi ce vice est inconnu chez les sauvages, et il est très-rare parmi les paysans et en général dans toutes les classes que le luxe n'a point perverties. Le peuple est naturellement reconnoissant jusqu'à l'enthousiasme, mais il est d'une extrême ignorance, et le manque de lumières produit nécessairement l'inconstance ; car pour se fixer il faut savoir bien choisir, et pour conserver une affection raisonnable il faut être en état d'en apprécier l'objet. Examinez toutes les personnes légères, vous trouverez toujours qu'elles manquent de réflexion et de principes : défauts inexcusables dans les gens qui ont reçu de l'éducation, mais défauts qu'il est impossible que le peuple n'ait pas. Admirez donc le sentiment touchant qui le porte toujours à louer avec transport ce qu'il croit bon, et à diviniser ce qu'il aime. Ses vertus viennent de l'ame, ses vices ne sont que des erreurs ; dès qu'il les connoît, il en gémit et les abjure. Ne comptez jamais sur lui, mais ne le méprisez pas.

A l'égard de votre correspondance avec le chevalier d'Ermont, puisque vous avez promis de lui écrire, il faut tenir votre parole. Ce jeune homme a reçu l'éducation la plus négligée, ou pour mieux dire, il n'en a pas reçu du tout ; mais il est bien né, et ses parens sont remplis d'honneur et de probité. Je ne suis point étonné qu'il ne sache pas l'orthographe, c'est un petit malheur héréditaire dans sa famille, des deux côtés, paternel et maternel. J'ai vu quelquefois des billets que Mme d'Ermont écrivoit à Mme d'Armilly ; ils étoient véritablement curieux. Il y a long-temps que nous avons remarqué (sans pouvoir en deviner la raison) que toutes les femmes-de-chambre et en général les gens du peuple mettent toujours deux points sur les y , et des accens indistinctement sur tous les a . Madame d'Armilly a adopté cette manière ; elle y joint de plus quelque chose qui lui est particulier, c'est de placer de temps en temps des cédilles sous des c qui n'en ont pas besoin, et souvent même sous des s , ce qui produit dans son écriture un effet très-original. Au reste, cette ignorance ne l'empêchoit pas d'être extrêmement aimable, ainsi que son mari, qui joignoit à tous les agrémens que l'on peut avoir dans la société, beaucoup d'esprit naturel et un coeur excellent. On dit qu'il est fort aigri par le malheur, et d'une excessive intolérance pour tous ceux qui ne pensent pas exactement comme lui : si cela est, je le plains doublement. Je vous recommande de ne jamais parler des affaires dans vos lettres au jeune d'Ermont ; vous n'êtes pas en état d'en bien raisonner, vous ne pourriez que répéter ce que vous m'avez entendu dire, et je veux que vous n'adoptiez positivement de moi que les principes qui tiennent à la morale, parce que j'ai puisé ces principes dans la religion et dans la nature, et que par conséquent ils sont vrais et immuables. Quant à mes opinions politiques, je n'ai nulle certitude qu'elles soient les meilleures que l'on puisse avoir ; j'ai choisi à cet égard les idées qui m'ont paru les plus raisonnables, mais comme je suis fort loin de connoître tout ce qui a été pensé, tout ce qu'on a dit et écrit sur cette matière, il est vraisemblable que si j'avois les lumières qui me manquent, j'aurois d'autres idées et peut-être absolument contraires à celles que j'ai adoptées. Depuis que le monde existe, nul homme n'a pu créer encore un système politique de gouvernement qui ait été à l'abri des critiques les mieux fondées ; cependant, depuis Solon jusqu'à nos jours, un grand nombre d'hommes d'un mérite rare et d'un profond savoir se sont uniquement occupés de cette étude ; et malgré leur génie, leurs travaux et l'expérience de plusieurs siècles, la science reste toujours au même point. Nous ne sommes pas plus avancés en politique que du temps des premieurs législateurs de l'antiquité. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette science est si compliquée et demande une telle connoissance de l'histoire ancienne et moderne, des lois et du coeur humain, une telle étendue d'esprit, qu'en y consacrant tous les instans d'une longue vie, on ne pourroit encore parvenir à l'approfondir. Jugez donc si j'ai l'absurdité de me croire un grand législateur! et c'est ce qu'il faut penser pour se persuader que ses opinions politiques soient les seules bonnes. Je n'ai médité sur ces graves objets que depuis peu d'années, et je n'ai pu m'en occuper que très-superficiellement : ainsi je me rends justice ; je ne m'élève point au dessus de Lycurgue ou de Charlemagne ; je raisonne parce que je pense, mais je ne décide point parce que je réfléchis ; je reste modestement à ma place, et sans effort je suis toujours calme et toujours tolérant. Il faut encore que vous sachiez qu'en matière de gouvernement, les systèmes les plus opposés entr'eux ont tous été soutenus avec éloquence, et sinon par de bons raisonnemens, du moins par des argumens très-spécieux et très-séduisans ; ce qui prouve que la science manque essentiellement de base et de principes fondamentaux. Un auteur célébre (le comte de Boulainvilliers) a écrit que le gouvernement féodal est le chef-d'oeuvre de l'esprit humain . Je ne suis pas de son avis, mais quand je vois un homme qui m'est si supérieur par l'esprit et par l'érudition, embrasser avec passion un tel système, j'apprends à ne mépriser personne pour des opinions politiques, et je me dis qu'au vrai rien n'est absurde que le vice et l'orgueil. Voilà, mon ami, les sentimens que je vous désire ; je dois me hâter de vous les inspirer, afin de vous préserver de cette aveugle animosité qui déshonore tous les partis. D'ailleurs, quoique cette lettre soit bien sérieuse pour votre âge, je suis sûr néanmoins qu'elle ne contient pas une phrase que vous ne soyez en état de comprendre. Gardez-la, nous la relirons ensemble quelquefois, elle nous fournira le sujet de plus d'un entretien.

Je vous rapporterai la copie que vous m'avez envoyée de votre lettre à Auguste ; vous ferez bien de conserver soigneusement des copies de toutes vos lettres, puisque toutes mes critiques s'y trouvent à la marge. J'en ai fait beaucoup à celle-ci ; vous les verrez, mais en attendant je ne puis m'empêcher de vous parler de votre description de la cascade de Lauffen, qui est un peu enfantine pour votre esprit, et même pour votre âge. Vous demandez à Auguste une chose fort difficile, en le priant de se représenter trois chutes du Rhin ; il n'a vu jusqu'ici que la Seine , mais quand il connoîtroit le Rhin , il auroit toujours beaucoup de peine à se représenter l'eau du Rhin plutôt que celle de tout autre fleuve. Vous voyez donc bien qu'il falloit dire tout simplement : imagine trois chutes d'eau [...]. Ensuite, pour donner une grande idée du bruit terrible que forment ces cascades, vous dites : Tout cela fait un brouhaha bien imposant . Comment-n'avez vous pas senti que le mot familier brouhaha ne sauroit exprimer une chose imposante? Il faut toujours écrire avec naturel et simplicité, mais il faut savoir choisir les expressions qui conviennent aux idées qu'on veut rendre. Un mot recherché dans une phrase familière est ridicule, et un mot ignoble ne l'est pas moins dans la description majestueuse. Ce passage de votre lettre m'a rappelé un conte que j'ai entendu faire d'une dame françoise qui n'a pas la réputation d'écrire comme madame de Sévigné; on prétend qu'étant à Schaffouse, elle écrivoit à une de ses amies : J'ai été à Lauffen, là ous qu'il y a une belle chute de Rhin .

Adieu, mon Edouard ; j'attends à chaque instant votre maman, et j'espère que sous peu de jours nous serons tous réunis.

Lettre 4

Du chevalier Gustave d'Ermont, à Edouard.

26 mai, de Richterweil.

Me voilà à Rigeterefille, mon cher Edouard, je m'y annuye déjà bocoup ; mais le docteur Hoze est un bien bon homme et bien abile. Il faut, mon ami, que nous prenions bôcoup de précotions pour notre correspondanse, afin que votre père ne la découvre pas ; car sachant comme je suis roijaliste il ne manquerois pas de vous défandre de m'écrire. Je sais bien aussi, mon cher Edouard, que vous avez les mêmes santimans paulitiques, mais je passe par làdeçu en faveure de notre ancienne amitiée. Cependan je ne veut point vous caché mes aupinions : les voici. Primau, une république ne peu pas ce maintenire dans un grant péïs comme la France qui à 20 milles abitans ; ce gouverneman-là n'ait bon que pour un petit roijome, comme la Suisse par example. Segondau, le gouverneman monarchique est le plus doux, le plus pésible et le mélieur de tous. Troisièmeman la contre-révolusion est sûre, et sera faite avant trois mois. Je vous pri, mon cher Edouard, de me répondre à ceci article par article ; je suis curieux de savoire commant vous conbatrez mes résonnemans.

J'aij oublié de vous parlé du jeune Eugène de Vilmore qui est à Berne ; c'est un charman garson, et qui est dan les bons principes. Il a émigré avec son vieil oncle et sa petite cousine dès le commancemant de la révolusion ; il avoit alors huit ans, il en à près de douse aujourd'hui. L'oncle mourut dans une chomière, mais Eugène s'est très-bien tiré d'affère ; ces avantures sont incroijable ; il est ché un riche banquié à Bernes, et sa cousine a été adopté par une damme imancemant riche. Eugène se souvien de vous, et en parle avec bien de l'amitiée, malgré la différance des aupinions paulitiques ; il n'avois que huit ans quant il vous a quitté, et pourtan il ne vous a pas oublié.

Adieu, mon cher Edouard, écrivé-moi bocoup de détailles, et contez-moi l'histoire de votre fuite de France.

Je ne signe pas, parce que je croit que cela est plus prudan.

Lettre 5

Réponse d'Edouard

Kussnacht, ce 28 mai.

Je ne cache rien à mon père, mon cher Gustave, et il m'a permis de vous écrire. Mon père est aussi doux, aussi indulgent qu'il est vertueux, c'est tout dire, car il n'y a personne au monde qui puisse penser mieux que lui à tous égards et sur tous les points. Je ne répondrai rien à vos raisonnemens , mon ami, parce que je n'entends rien à la politique. Je n'ai point d'opinions sur les affaires publiques, et je vous demande en grâce de ne m'en plus parler. Seulement je vous avertis, cher Gustave, que la France, au lieu de 20 mille habitans en a 20 millions, ce qui rend votre raisonnement encore plus fort. Je vous remercie de me donner des nouvelles d'Eugène ; de mon côté j'ai pensé bien souvent à lui ; vous savez que la terre de mon père étoit voisine de celle de son oncle ; nous passions tous les ans huit ou neuf mois ensemble, et je l'aimois presqu'autant qu'Auguste. Il étoit d'une gaieté charmante, et avec cela d'une grande douceur ; mon petit frère Pierrot me le rappelle beaucoup. Mon père et maman ne sont pas encore arrivés, ce qui m'impatiente bien.

Je suis fâché que vous vous ennuyiez ; mais, mon ami, si vous lisiez, si vous vous occupiez, vous vous amuseriez, j'en suis sûr. Avez-vous un jardin? Le nôtre est bien joli ; nous aurons cette année une énorme quantité de fleurs, de légumes et de fruits. Nous n'avons point de jardinier ; le jardin est entièrement cultivé par mon père, le Blanc et moi. Nous avons aussi une basse-cour, dont maman et ma soeur Juliette prendront soin. Enfin, nous serions heureux si ma soeur Adélaïde étoit avec nous.

Vous me demandez l'histoire de notre fuite de France : la voici. Dans l'été de 1792 mon père qui depuis long-temps étoit révolté de toutes les choses que l'on faisoit, fut enfin dénoncé. Comme il étoit noble et riche , la persécution fut très-violente. Un soir un ami vint l'avertir qu'il seroit arrêté le lendemain, et lui montra tous les papiers qui lui prouvèrent qu'on étoit décidé à le perdre ; malgré cela, il ne seroit pas parti sans ma mère qui se jeta à ses pieds pour le conjurer de partir dans la nuit même. Ma soeur Adélaïde n'étoit point avec [...] Vous devez vous rappeler que [...] maman a pour elle une [...] extrême, et que tous les ans elle l'emmenoit dans sa terre de Normandie, et la gardoit là deux mois. Adélaïde partie depuis quinze jours, étoit à quarante-huit lieues ; mon père et ma mère se désoloient de ne pouvoir l'avoir avec eux, mais ils pensèrent que pour l'intérêt même d'Adélaïde, il valoit mieux qu'elle n'émigrât pas, parce que ma bonne maman ayant une si grande fortune, trouveroit facilement les moyens de lui en assurer au moins une partie, et qu'enfin il étoit impossible qu'il arrivât rien de fâcheux à une enfant de onze ans et à une femme de soixante-douze qui a tant de raison et d'esprit, et qui ne s'est jamais mêlée d'intrigues et d'affaires. Ma mère confia son départ à ma tante de Palmène, afin de lui recommander Adélaïde. Ce soir-là nous soupâmes chez ma tante ; on étoit bien triste, je ne savois pas pourquoi. En sortant de table mon père me prit à part et me conta tout, ce qui m'étonna et me causa beaucoup de saisissement. En rentrant dans le salon j'avois l'air si consterné qu'Auguste et Adriène crurent que mon père m'avoit grondé. Je ne pouvois les regarder tous les deux sans avoir envie de pleurer ; car j'aime aussi ma cousine comme si elle étoit ma soeur ; elle n'avoit alors que dix ans, mais elle étoit si raisonnable et si sensible!.... Je ne l'oublierai jamais.

A dix heures trois quarts mon père dit : Allons, il faut partir . Cela me fit tressaillir. Ma tante en m'embrassant avoit les larmes aux yeux ; je ne dis pas adieu à Auguste dans le salon, parce que je savois qu'il nous reconduiroit jusqu'à la voiture ; mais je m'approchai d'Adriène et je l'embrassai, ce que je ne faisois ordinairement qu'au jour de l'an et le jour de sa fête. Elle fut si surprise qu'elle pâlit en disant : Mon dieu, mon cousin !.... Voilà les dernières paroles que j'aye entendues d'elle : et elle les prononça d'un ton si touchant!... Je sentis que je ne pourrois plus retenir mes larmes, et je sortis bien vîte. Auguste me suivit ; il me prit la main qu'il serra fortement, et il trembloit et ne pouvoit parler, ni moi non plus. Au bas de l'escalier je lui sautai au cou, ensuite je m'arrachai de ses bras et je m'élançai dans la voiture ; les sanglots m'étouffoient. Arrivés chez nous, la vue de notre maison me fit bien de la peine en songeant que nous allions l'abandonner peut-être pour jamais, et que sous peu de jours elle seroit livrée au pillage. Je montai dans ma chambre, je pris une écritoire de marroquin rouge qu'Adélaïde m'a donnée, je mis dedans quelques présens de ma tante et d'Auguste, après cela j'enveloppai dans du carton une grande tasse charmante qui me vient d'Adriène, (il y a dessus un chiffre en fleurs, c'est un A ), je la mis bien empaquetée dans mes poches, j'ôtai de leurs cadres deux têtes au crayon rouge dessinées par Adriène, je les mis sur moi entre ma veste et ma chemise, j'emportai mon écritoire et je laissai tout le reste, ea recommandant à Madame Maillet qui étoit dans le secret et qui restoit, de porter le lendemain de ma part une infinité de choses à Auguste et à ma cousine. J'ai su que cela avoit été fidellement exécuté, et Auguste m'a écrit que lui et sa soeur avoient bien pleuré en recevant ce qe je leur avois envoyé.

Mon père prit toutes les précautions nécessaires pour la sureté de notre fuite ; notre voyage fut heureux, et nous arrivâmes à Mons sans accident. Nous n'avions emmené de nos gens avec nous, que Melle Benoit, Dupuy et le Blanc. Nous nous établîmes à Mons, et quand la Belgique fut réunie à la France, mon père pour terminer quelques affaires voulut rester encore trois ou quatre mois ; mais nous changeâmes de logement, nous prîmes des noms supposés, et afin de n'être pas reconnus, nous nous séparâmes de ma mère qui se mit en pension avec Juliette, Pierrot et Gogo chez un curé à deux lieues de Mons : elle passoit-là pour être la veuve d'un négociant genevois. Le curé (le plus honnête homme du monde) fut mis dans le secret, et l'a gardé bien fidellement. Mon père et moi nous restâmes à Mons ; mais il vint dans cette ville un commissaire qui est un homme affreux et ennemi personnel de mon père, notre hôte nous trahit, nous fûmes heureusement avertis, et il fallut se sauver sans délai. Il étoit dix heures du soir ; nous nous rendîmes d'abord chez un ami où mon père écrivit à ma mère pour lui donner les instructions nécessaires, il lui mandoit de partir sous peu de jours, et de se rendre à Schaffouse ; il lui renvoyoit le Blanc afin qu'elle eût deux hommes sûrs avec elle ; il lui fit remettre aussi presque tout l'argent qu'il avoit. Cela fait, nous nous déguisâmes, mon père et moi, nous nous habillâmes en charretiers. Malgré le chagrin que j'avois de me séparer de ma mère, j'étois pourtant bien aise de me déguiser, car je désirois depuis long-temps que nous eussions quelque aventure qui nous y obligeât ; et mon père avoit une si drôle de mine en charretier que je ne pouvois pas le regarder sans rire, d'autant plus qu'il étoit tout aussi sérieux que s'il avoit eu son habit ordinaire. On nous donna une charrette chargée de paille et attelée de deux mauvais chevaux ; mon père en fut le conducteur, il me mit dans la charrette, et nous partimes ainsi à minuit. Nous étions au premier de mars ; il faisoit très-froid, mais je m'enveloppai dans la paille, et je m'endormis bientôt profondément. Je ne me réveillai qu'au grand jour, et je fis un grand éclat de rire en revoyant la figure de mon père, qui étoit déjà si accoutumé à son travestissement qu'il ne pouvoit pas deviner de quoi je riois. Nous nous arrétâmes à midi dans une chaumière, parce que les chevaux n'en pouvoient plus ; nous nous remîmes en route au bout de trois heures, et nous voyageâmes de la sorte nuit et jour par des chemins détournés jusqu'à Liége. Là nous prîmes des habits moins ridicules, mais bien grossiers, et nous traversâmes une grande partie de l'Allemagne, tantôt sur des chevaux de louage ou dans les voitures publiques, et tantôt à pied. Nous ne couchions jamais que dans des cabarets abominables, et toujours sur la paille, mon père n'ayant pas gardé assez d'argent pour que nous pussions voyager autrement. Nous avons fait plusieurs fois sept et huit lieues à pied par jour, et malgré le temps humide et froid, la mauvaise nourriture et tant de fatigues, je suis arrivé à Schaffouse en parfaite santé. Cela m'a bien fait sentir toute la reconnoissance que je devois à mes parents pour l'éducation qu'ils m'ont donnée ; car si je n'avois pas été accoutumé dès ma première enfance à coucher sur la dure, à faire prodigieusement d'exercice et de longues promenades à pied et à cheval, dans tous les temps de l'année, je n'aurois jamais pu faire un voyage si long et si pénible, et je serois tombé malade dans quelque cabaret. Au bout de cinq ou six jours nous vîmes arriver à Schaffouse le Blanc tout seul, que ma mère nous renvoyoit, trouvant qu'elle avoit assez de Melle Benoit et de Dupui. Le Blanc rapportoit de l'argent à mon père et une lettre dans laquelle ma mère mandoit qu'elle étoit en parfaite sureté chez son bon curé, et qu'elle y resteroit encore quelque temps afin de finir les affaires que mon père n'avoit pu terminer. D'après ces nouvelles nous vînmes ici, mon père y loua une jolie petite maison, et ensuite retourna à Schaffouse nour y attendre ma mère. Voilà toutes mes aventures, mon ami ; je serois bien aise de savoir aussi les vôtres. Adieu, mon cher Gustave, ne manquez pas de m'accuser la réception de cette lettre.

Lettre 6

Réponse du Chevalier.

Richterweil, 30 mai.

J'ai résu oujourdui votre lettre, mon chère ami, elle m'a fait le plus grant plésire. Quand à mes avantures elles ressambles bocoup aux vôtres, sinon que je ne me suis pas déguisé. Nous n'avont pas nonplus fait un voijaje si fatigant ; mais il le fut trop pour moi, car il a détruit ma santée ; c'est depuis notre fuite de Bruselle que je suis toujours malade. Je vous conterais bien tous ces détailles, mais à vous dire le vrai, mon ami, je n'ai pas pour écrire votre fassilitée ; il me faut plus d'une heur et demi pour écrire une page, et si je nij mettoit pas ce tans il n'ij aurois dans mes lettre n'ij ortaugrafe nij sang comun. J'ai toujour été très-délicat, ce qui fais qu'on n'a pas ausé me fair étudié, l'aplicassion m'étan fort nuisible. Le docteure Hoze est un saingulié médecin, il ne m'a pas encor donné une seule drogue, mais il m'a ordonné de joué au volant et au quile, de me promené, de courire et de dancer. Je croit qu'il n'entant rien à ma maladit, car j'ai comancé hijer à joué au quile, et j'en aij aujourdui une si térible courebatur, que je ne peut pas me remué. Ainci, je ne continuré serténemant pas un tel remède qui est bocout trop violant pour moi. On a raison de dire que la médecine alemande est trop forte pour les Français. Il est vrai auci que je n'aij jamais été très-agissant ; pandan l'hijvère je passoit tout mon tans à fair des visite ou à aller à l'opéra est au bale ; et come la danse me donne des palpitasions de coeure, vous savé que j'aimoit mieux resté au buffet que dans la sale de danse, et que je ne fesoit que polisoné et mangé des tartelettes tant que le bale duroit. Je puis dire que le bale m'a donné bien des indigestions sans conter toute les pomes d'apij et les auranges de Malte que je mettoit dans mes poche. Pandan l'été je ne me promenoit guerre qu'en voitur avec maman et ma soeure ; et de tous les exersices qu'on fait à la canpagne je n'ai jamais aimé que la pêche à la ligne, ce qui ne fortifit pas bocoup un jeune homme.

La société icij est très-annuijeuse, surtout quant on ne sais pas l'alemant. Vous éte bien heureux d'avoire apprit tant de langues, je suis bien fâché à présant de ne savoire que la miéne ; mais qui est ce qui pouvois prévoire cette môdite révolucion, et que l'on seroit ainci dispersé chez les étranjers? d'alieure je n'aime pas dutout la Suisse, où l'on ne trouve aucun amusemant ; car dans tout le péijs il n'ij a pas une seule sale de spectacle.

J'ai antandu dire que Mr l'abbé du Bourg est à Zurique et dans la misère, je vous prij de vous en informé. Il n'a été mon précepteure qu'un an, et j'aij oublié le peu de chose qu'il m'avoit apprit, mais ce n'est pas sa fôte, et s'il est malheureux je veut partager avec lui tout ce que j'aij, c'est un devoire que je ranpliré de bon coeure.

Vous me conseillé de lire ; mais, mon cher ami, outre que je n'aij point de livres, je vous diré que naturelleman la lecture me casse la tête ; et même du tan de Mr l'abbé du Bourg il m'étoit inpossible de lire sans avoire la mijgréne ; jugez si je le pourroit à présant. Quant vous écrirez à Auguste faite lui mes complimans : comme je vous l'aij dit, la différance d'aupinions paulitiques ne m'anpêche pas d'aimé mes antiens amis, je prans aussi toujour bocoup d'intérêt à Melle Adriène ; elle est bien aimable, quoiqu'un peu moqueuse quelquefois. A ne vous rien caché, j'aime encore mieux votre seure aînée, c'est une jeune personne parféte en toutes chausses, et qui a autan de douceure que d'esprit et de talans, celui qui l'épousera sera le plus heureux des hommes! J'aij parlé d'elle bien souvent avec ma seure.

Adieu, mon cher Edouard, je vous anbrâse et je vous quitte pour allé me promené en batôt, car c'est icij mon seul divertissemant.

Lettre 7

De Juliette d'Armilly à son frère Edouard.

De Schaffouse, 30 mai.

Nous sommes enfin arrivés hier, mon cher frère, et je vous écris parce que la poste part ce soir, et que l'arrangement fait pour la voiture et pour les chevaux, nous oblige à rester ici encore deux jours. Vous devez bien imaginer la joie que nous avons eue de revoir papa, mais nous l'avons trouvé maigri. Nous serions arrivés il y a douze jours, si nous n'avions pas eu la rougeole en route, mon frère, ma petite soeur et moi. Nous tombâmes tous les trois malades dans un village, maman nous a seule servi de médecin, et nous a bien guéris. Elle a raison de dire qu'il faut qu'une femme sache traiter les petits maux et les petites maladies, afin d'être en état au besoin de soigner ses enfans. Que serions-nous devenus si nous n'avions eu que Melle Benoit et Dupuy qui disoient qu'il falloit nous saigner et nous faire prendre l'émétique, et cela nous auroit tués à ce que dit maman. Nous nous portons bien à présent, mais nous sommes pourtant un peu changés. Nous espérions que papa nous donneroit des nouvelles fraîches d'Adélaïde ; il n'en a point, et cela nous fait bien de la peine ; les lettres qu'il a écrites ont surement été perdues. Adieu, mon cher frère, j'ai bien de l'impatience de vous revoir et de vous embrasser. Maman a corrigé l'orthographe de cette lettre, mais il n'y avoit que cinq fautes.

Lettre 8

De Pierrot à son frère Edouard.

Schaffouse, 30 mai.

Maman et ma soeur t'écrivent, et je veux en faire autant. Tu verras que mon écriture est plus grosse que jamais ; c'est ma rougeole qui en est cause, il y a près d'un mois que je n'ai écrit. J'ai bien envie de te voir, mon cher frère, et le jardin, car papa dit qu'il est charmant, et qu'il me donnera un carré à cultiver à moi seul ; j'y planterai des fraises, de la salade et de la violette. Gogo est un peu grognon depuis sa rougeole, mais elle dit pourtant qu'elle t'aime bien, elle te prie de lui avoir un sansonnet ou un bouvreuil, s'il y en a en Suisse, et puis une cage. Je te rapporte un jeu de jonchets d'Allemagne ; ils sont bien plus jolis que ceux de France, il y a de petites piques, de petites flèches, de petites échelles et bien d'autres choses : c'est comme un petit ménage. Il faut que je finisse ma lettre, car voilà ma quatrième page remplie ; il est vrai que mon écriture prend beaucoup de place. Adieu, mon bon Edouard, Juliette te fera présent d'un beau gilet qu'elle a brodé. Dis à le Blanc que je lui donnerai une cravate de mousseline. Melle Benoit et Dupuy auront bien de la joie de te revoir.

Lettre 9

D'Edouard à Auguste.

Kussnacht, 15 août.

Quoique je ne reçiove pas de tes nouvelles, mon cher Auguste, je profite de toutes les occasions pour t'écrire, n'osant confier mes lettres à la poste. Nous voilà enfin réunis à maman, à mes deux jeunes soeurs et à mon petit frère. Ils ont tous eu la rougeole, mais ils se portent parfaitement bien à présent. Pierrot est plus gai et plus aimable que jamais ; j'envie bien son âge. Nous passons notre temps fort agréablement ; mon père a un ami à Zurich, qui nous prête des livres d'histoire et de morale et des théâtres. Juliette lit à présent les tragédies et les comédies presqu'aussi bien qu'Adélaïde, et comme elle a le même son de voix, je ne peux pas l'entendre lire sans être attendri. Cela me rappelle C.... où nous étions tous ensemble, et où Adélaïde a tant lu de vers ; je crois être encore dans ce petit salon bleu où se trouvoit réuni tout ce que j'aime, où placé à côté de toi, je voyais ma tante et ma bonne maman assises entre mon père et ma mère, et près de la fenêtre sur le petit canapé Adriène et mes soeurs aînées, et à leurs pieds sur des tabourets, Pierrot et Gogo jouant au parquet. Heureux temps! il a passé bien vite!

Maman s'est aperçue l'autre jour que j'étois triste, et me l'a rendu davantage en voulant m'égayer ; elle a proposé une partie de colin-maillard à l'ombre . Je me suis souvenu de tous les déguisemens singuliers que tu inventois à ce jeu avec Adriène;.... mais imagine ce que j'ai senti, en voyant tout d'un coup paroître derrière le drap Juliette qui est de la taille de ta soeur, et qui, ainsi qu'elle, s'étoit mis une grosse bosse postiche sur le dos et deux cornes sur la tête! J'ai cru revoir Adriène, car elle s'étoit justement déguisée de cette manière, la dernière fois que nous avons joué à ce jeu : c'étoit à Auteuil chez Mr du Plessis ; tu dois t'en souvenir. Combien cette vue m'a touché! je t'assure que j'ai eu bien de la peine à retenir mes larmes. Malgré ces momens de chagrin je ne m'ennuie jamais, et j'aime beaucoup la Suisse qui est un pays bien pittoresque. J'ai fait quelques paysages d'après nature, dont mon père est content. Par la première occasion je t'en enverrai plusieurs, ceux que j'ai finis étant trop grands pour en pouvoir charger la personne qui va en France.

Le jeune Gustave d'Ermont est à six lieues d'ici ; je l'ai vu, et nous nous écrivons quelquefois : le pauvre garçon écrit bien mal pour son âge, mais il a un excellent coeur. Il a fait des choses charmantes pour l'abbé du Bourg qui n'a été avec lui que dix mois ; il a vendu sa montre pour lui envoyer tout de suite de l'argent ; en outre, il a obtenu de son père la permission de l'avoir avec lui ; l'abbé a été malade, et Gustave l'a soigné avec toute l'affection imaginable : tout cela m'attache beaucoup à ce jeune homme. Si l'abbé en reconnoissance pouvoit lui apprendre l'orthographe, il lui rendroit un grand service ; mais du moins pourra-t-il corriger ses lettres. Il y a aussi à Zurich toute la famille de Bossière, c'est-à-dire le père, Melle de Bossière sa soeur, Sylvestre et Mélanie. Sylvestre qui a quinze ans a l'air d'en avoir dix huit, tant il est grand et fort. Mélanie est aussi bien grande pour seize ans, elle est très-jolie, elle a beaucoup de talens et un charmant caractère, mais elle se vante trop d'être démocrate ; maman trouve cela ridicule dans une femme, et surtout dans une jeune demoiselle. Sylvestre a le même défaut, et il m'ennuie beaucoup avec sa politique. Comme Mr de Bossière est un ancien ami de mon père, nous les voyons quelquefois ; la tante de Mélanie, Melle de Bossière, est toujours aussi bonne et aussi aimable ; maman a été bien contente de la revoir ; ils ont sauvé peu de chose, et n'ont plus rien du tout ; mais le père donne des leçons de françois et de géométrie, Melle de Bossière qui peint supérieurement en pastel, fait des portraits, Sylvestre s'est fait maître de langue italienne, Mélanie vend de jolis camées de son ouvrage, et ils se tirent d'affaire. Mon père loue beaucoup leur industrie et leur résignation, et en effet il est beau de voir des gens qui avoient cent mille livres de rentes, supporter aussi courageusement une ruine entière, et vivre honorablement de leur travail, sans avoir recours à personne et sans faire de dettes. Ils iront s'établir à Lausanne dans deux ou trois mois.

Je t'en prie, quand tu m'écriras, de me mander si tu as reçu toutes mes lettres, et de faire la même question de ma part à ma grand'maman, à ma tante et à ma soeur.

J'ai écrit deux fois à la bonne Mme Maillet ; dis-lui que je n'oublirai jamais les soins qu'elle a eus de moi dans mon enfance, et que je pense à elle bien souvent. Adieu, cher cousin, je t'aime et je t'embrasse de tout mon coeur.

Lettre 10

De Virginie d'Ermont à son frère le chevalier Gustave d'Ermont.

De Berne.

Je sui bien ése, mon chère frère, que Mr l'abé du Bourg sois avecque vous. Il pourra perfecquetioné votre éducasion, car c'est un homme très-savan ; et mon père vous sais bien bon grée de votre attacheman pour lui. Nous menonts toujour une vie bien triste. Quant on a vécu à Paris et dan la cituasion ou nous étionts, on ne peux pas s'accoutumé à une petite ville de provaince comme Berne. Nous voijont quelque-foix Eugène ; quoiqu'il sois contant et à son ése, ça me fait toujoure pitiée de pançer q'un jeune homme qui a un si bau nom travaile chés un banquié. Il est vrait que ce banquié qui n'a point d'enfans, regarde Eugène comme son fils, mais la petite cousine d'Eugène est encore plus heureusse, car la damme qui l'a adoptée à une très-grande néssance ; Lolotte l'appelle sa maman , et il n'ij à rien de chauquant à cela, Lolotte étan d'une très-bonne maison, et Mme la barronne de Peuffleémaingenne étan une des plus grande damme de Vienne. Lolotte l'ème à la follit, et cela est juste, car elle en est conblée de présants, et elle est mise à ravire. Madamme la barronne de Peuffléemainguainne à bocout d'espri, mais cependan elle est dan les grans principe maudernes, et elle tura cette anfant à force d'études et de promenades. Lolotte fais quelquefoix deux lieux a pié, cela est bien estravagant poure une anfant de huit ans. Mon père vous permêt, mon chère frère, de passer à Ricgetere-fille tout l'hijvère, mais il est surprit que vous n'ij mourijez pas d'anuij, il dit que c'est un miracle de Mr l'abé du Bourg. Adieu, mon chère Gustave, je suis bien fâché que vous ne revenié pas cette otone ; mais suivan toute les aparence nous ironts tous ce printans à Paris : la contre-révolusion est indubbittable. Je vous ambrâse tandreman. Milles chausses de ma part à Mr l'abé.

Lettre 11

Réponse du chevalier à Virginie sa soeur.

De Richterweil, 20 sept.

Oui, ma chère soeur, je désire passer encore ici sept ou huit mois, pour y profiter sans distraction des leçons de Mr l'abbé. Je fais un grand sacrifice en restant si long-temps éloigné de mon père, de maman, et de vous, ma chère Virginie, mais je veux absolument sortir de l'ignorance où je suis ; je rougis en voyant des jeunes gens moins âgés que moi, et qui ont déjà de l'instruction et des talens. Il s'est fait un grand changement en moi, je vous assure ; Mr l'abbé dit qu'à mon âge on peut facilement réparer le temps perdu, et c'est à quoi je vais travailler de tout mon coeur. Comme le dit Mr l'abbé, l'étude ne sauroit m'ennuyer plus que ne fait l'oisiveté, et au moins il m'en restera quelque chose. Voilà plus de cinq semaines que je m'applique, et je me porte beaucoup mieux ; cela est bien singulier : l'étude me faisoit un mal affreux quand je ne m'appliquois pas du tout ; et à présent que je m'y livre tout entier, elle m'intéresse, elle m'amuse et me fait du bien. Comme je ne peux plus avoir l'idée d'aller à l'opéra ou au bal, je prends mes leçons avec plaisir, et j'écoute Mr l'abbé avec la plus grande attention ; il m'encourage beaucoup par sa douceur et sa bonté. Il me fait faire aussi de longues promenades ; j'étois bien fatigué les premiers jours, mais maintenant je fais très-facilement une lieue et demie de suite ; ainsi je crois que le docteur Hoze avoit raison, et je vais suivre exactement le régime qu'il m'a prescrit. Voici mes études : premièrement, la religion, nous lisons tous les jours une heure des saintes écritures ; secondement, l'histoire, qui nous occupe une heure et demie, et puis la géographie, l'écriture, l'orthographe et l'arithmétique ; Mr l'abbé corrige toutes mes lettres que je récris ensuite à main posée ; en outre il m'a enseigné une manière charmante d'étudier tout seul l'orthographe, elle est bien simple, la voici : je donne à Robert un livre, et il me lit tout haut une demi-page que j'écris sous sa dictée ; ensuite, je prends le livre, je confronte ce que j'ai écrit avec ce qui est imprimé, et je corrige moi-même les fautes que j'ai faites. Le livre qui me sert à cet usage est bien amusant ; il a pour titre : Les voyages de Cyrus .

Je vais apprendre à dessiner ; il y a ici un jeune François émigré qui peint le paysage comme un ange ; comme il veut aller en Espagne, Mr l'abbé lui enseignera l'espagnol, et il me donnera des leçons de dessein. Ce n'est pas tout : nous apprenons aussi l'allemand Mr l'abbé et moi ; cela me paroît bien drôle de lui voir prendre des leçons ; il dit que je le passerai, parce qu'à mon âge on apprend les langues plus facilement ; en effet, nous faisons tous les jours un défi à qui saura le plus de mots en une demi-heure, et j'ai presque toujours l'avantage. Enfin, ma chère soeur, je vous conseille de vous occuper et de vous instruire ; c'est le vrai moyen de ne pas s'ennuyer.

Mr l'abbé a trouvé que le nom de la baronne allemande dont vous parlez, étoit si long dans votre lettre qu'il a soupçonné que vous n'en saviez pas bien l'orthographe. Notre maître d'allemand qui connoît cette dame, dit que son nom s'écrit ainsi : Pflemmingen . Vous voyez que vous y avez mis beaucoup trop de lettres.

Adieu, ma chère soeur, donnez-moi souvent de vos nouvelles et embrassez tous les jours de ma part, mon père et maman. Monsieur l'abbé est bien sensible à votre souvenir.

Gustave d'Ermont.

Lettre 12

De la marquise d'Ermont à l'abbé du Bourg.

Berne, ce 1 octobr.

Je vous avoü, Monsieur l'abé, que je suis épouventé, des étude ênorme dont vous surcharjé mon fils. Je pançe comme jan jaque Roussô, qu'il faut livré les anfants à la natur. Ç'est le seule principe de la filozofy mauderne que j'aie adopté. D'ailleure, sonjé que Gustave aveque le nom qu'il porte et soissante et quainze milles livre de rante substitüés sur sa tête, n'a pas besouin de travaillé comme un artiste ou un maneuvre. Vous diré peutaitre que nos terres son confissqué, mais vous ête trop éclairé pour ne pas voire que l'ordre de chausses qui existe mintenan ne peux duré, et que la contre-révolusion, est pour ainçi dire dêjä féte.

Je vous sûplij donque de ne fair de mon fils, nij un savan, nij un belesprij ; car son père et moij nous déteston la pédanterij, et les éducasion mairvêlieuse ne son nulleman de notre goux. C'est pourquoij la Pintur et l'êtude des langue me paraise bien innutile. Quant on est Francais on dois se contanté de bien savoire sa langue maternêle. Mon fils antrera dant la Carriêrre Dyplaumatick, mais on parle fransais dant toute les coures de l'heurope, ainçi à quoij lui çervirois l'Allemant? ce janre d'instrucsion n'est bon que poure les sécretêres d'anbasçade, mais les anbasadeures n'en ont aucun besouin.

A l'êgare des exercise du corp, je n'aprouve point dutout ceux qui son viollant. Gustave est d'une extraîme dêlicattéce, et il à le janre nerveux três-irrijtable.

Je vous demande en grasse de bien médité cettelettre, celà est bien inportan, poure l'existance fisick et moral de mon fils. Addieu, Monsieur l'abé, êcrivé-moij quelquefoix ; vôs lettre sous plus d'un rapports me sont inffinimant agrêable.

Lettre 13

Réponse de l'abbé à madame d'Ermont.

Richterweil, ce 6 octobre.

Madame,

J'ai médité vos observations avec toute l'attention qu'elles méritent, et sans vous fatiguer par de longs détails, je crois que j'y puis répondre d'un mot, en vous disant, Madame, que la santé de Mr le chevalier étoit fort mauvaise quand je suis arrivé ici, et que maintenant elle est très-bonne, et se fortifie à vue d'oeil. L'absolue solitude sans occupations n'est pas supportable ; c'est pourquoi j'ai toujours pensé qu'il est impossible de bien élever un jeune homme au milieu du grand monde, car lorsqu'on est entouré d'une grande variété d'amusemens, il est bien tentant de sacrifier l'étude à la dissipation, et quand on vit dans une profonde retraite, il n'est pas moins naturel de préférer l'étude à l'oisiveté; c'est le seul moyen d'échapper à l'ennui.

Madame la marquise est effrayée de la quantité de choses que j'enseigne à Mr le chevalier, mais s'il ne s'appliquoit qu'à une seule durant le même espace de temps, il seroit alors véritablement fatigué; le seul changement d'occupations est un délassement. D'ailleurs, je ne lui donne que des leçons très-courtes, je tâche de les lui rendre agréables, et j'ai soin de les couper par des promenades ou des jeux d'exercice qui puissent lui donner de l'agilité, de l'adresse et de la force.

Quant à la peinture, il est certain que cette étude n'est nullement nécessaire. Il y a sans doute des talens dont on peut facilement se passer, mais en est-il qui puissent être absolument inutiles? S'il n'est pas inutile de plaire, l'est-il donc d'en avoir un moyen de plus, et de joindre à cet avantage celui de pouvoir se livrer à une occupation innocente et si agréable? Combien sont précieuses de telles ressources contre l'ennui, puisqu'elles sont en même temps des préservatifs du vice! Au reste, Madame, c'est Mr le chevalier qui a voulu décidément apprendre à peindre ; il a pour cet art un goût passionné, et il y fait des progrès véritablement surprenans.

J'envoie à Mr le marquis, à qui j'ai l'honneur d'écrire aussi par ce courrier, un billet de Mr le docteur Hoze, qui contient des détails si satisfaisans sur la santé de Mr le chevalier, qu'il me paroît fait pour dissiper entièrement vos inquiétudes maternelles. Je suis avec respect, Madame,

votre très humble

L' abbé du Bourg .

Lettre 14

Du chevalier à Edouard.

Richterweil, ce 18 octobre.

Je vous remercie, mon cher ami, des crayons que vous m'avez envoyés ; ils sont excellens, et me font un grand plaisir. Je vous ai bien des obligations, mon cher Edouard, car vos lettres ont beaucoup contribué à me tirer de la langueur où j'étois. J'ai eu honte de moi-même en me comparant à vous, qui êtes plus jeune que moi de deux ans, et j'ai tâché de profiter de vos bons conseils. Que ne devrai-je pas aussi à Mr l'abbé, qui se donne tant de peine pour m'instruire! Il est content de mes progrès, et aussi je vous assure que je m'applique de toutes mes forces, et nos journées passent bien vîte ; nous nous promenons beaucoup à pied, et quand nous allons sur l'eau, Mr l'abbé et moi, nous nous amusons à conduire le bateau tour-à-tour ; nous avons un homme qui nous apprend à ramer, cela est charmant ; et dans les commencemens cela me causoit un engourdissement très-douloureux dans les bras, mais à présent ce n'est plus qu'un jeu pour moi. Ma santé devient tous les jours meilleure, et je n'ai jamais eu autant d'appétit. Je parle bien souvent de vous avec Mr l'abbé: il n'oubliera jamais ce que Mr votre père a fait pour lui, lorsque d'après mes lettres vous prites des informations sur sa situation. Ainsi vous ne devez pas craindre son indiscrétion, et même entre nous, quand nous parlons de vous, nous avons pris l'habitude de ne vous désigner que par votre nom supposé. Nous disons toujours Mr Kembley , afin qu'il ne puisse pas nous arriver de prononcer par distraction le vrai nom devant du monde.

Adieu, mon cher ami, voici l'heure de ma leçon d'allemand. Mr l'abbé m'assure que si je continue à m'y appliquer, je serai en état de vous écrire dans un mois de petits billets dans cette langue, ce qui ajouteroit bien de l'agrément à notre correspondance.

Adieu, cher Edouard, que j'aime de tout mon coeur.

Lettre 15

Réponse d'Edouard.

Kussnacht, ce 13 octobre.

Nous avons eu avant-hier une grande joie. Mr D.., cet ami de mon père à Zurich, a vu un négociant qui revenoit de Paris, et qui la veille de son départ, le trois septembre dernier, a dîné avec ma tante et ses enfans, tous se portant à merveille. Il a dit qu'on attendoit ma grand'mère, et qu'on a parlé pendant tout le dîner de ma soeur Adélaïde, à laquelle ma grand'mère a fait donation d'une terre en Normandie, dont en effet elle pouvoit disposer. Ces nouvelles nous ont comblés de joie ; ce négociant a ajouté qu'on nous croyoit en Hollande, ce qui prouve qu'aucune de nos lettres n'a été remise. Cela est bien cruel à penser. Et il n'y a pas moyen de songer à écrire par la poste, car toutes les lettres sont ouvertes. Enfin, nous sommes sans inquiétude sur la tranquillité et la santé de personnes si chères ; avec cela on peut tout supporter.

Il m'est arrivé ces jours passés une jolie aventure. Comme j'allois sortir avec Frick pour aller me promener à huit heures du matin, ma petite soeur Gogo m'a demandé en grâce de la mener avec moi ; maman m'en ayant donné la permission, Pierrot a voulu être de la partie, et nous sommes sortis tous les trois, suivis seulement de Frick, qui n'est guère plus âgé que moi. La promenade a été assez longue, et en revenant Gogo étant fatiguée, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai portée ; Pierrot marchoit à côté de moi tenant le pan de mon habit. J'avois l'air d'un père de famille ; je causois en allemand avec Frick, quand au détour d'une petite allée nous avons rencontré un beau jeune homme très-bien mis, qui s'est arrêté pour nous laisser passer ; j'ai voulu lui oter mon chapeau ; mais comme Gogo me gênoit, j'ai fait cette politesse si mal-adroitement que mon chapeau m'est échappé de la main en accrochant la tête de Gogo, qui l'a repoussé et jeté en l'air, et il est allé tomber précisément sur l'estomac de l'inconnu qui étoit tout près de nous. Cet événement a fait faire des éclats de rire immodérés à Gogo, à Pierrot et à Frick. Moi je ne riois pas et je grondois Gogo, mais l'inconnu s'est mis à rire aussi de tout son coeur, et il a pris la main de Gogo qu'il a baisée. Alors nous sommes entrés en conversation avec lui ; j'ai vu à son accent qu'il étoit anglois, et je lui ai parlé dans sa langue, ce qui a paru l'étonner. Je lui ai dit que ma famille étoit irlandoise, que j'avois été élevé en France. Notre entretien paroissoit l'amuser, car il nous suivoit toujours, et au bout d'un quart d'heure il a voulu absolument porter Gogo. Je suis sûr qu'il est extrêmement bon, car il aime bien les enfans. Nous n'étions qu'à cent pas de notre maison, quand Gogo apercevant de loin mon père qui se promenoit en lisant, s'est mis à crier de toute sa force, en l'appelant papa . L'étranger hâtoit sa marche, mais je l'ai devancé pour aller instruire mon père de notre rencontre, ce que j'ai fait en deux mots. Mon père s'est avancé vers l'inconnu, l'a beaucoup remercié, et l'a invité à se reposer dans la maison. En entrant dans le salon, nous y avons trouvé maman qui donnoit une leçon de harpe à Juliette. L'inconnu en voyant maman, m'a prié de le présenter, et alors il a dit son nom, qui est lord Arthur Selby. Mon père a beaucoup connu le sien, qui est mort il y a douze ans, et qui avoit fait plusieurs voyages en France. Après avoir pris du thé, lord Selby a désiré entendre ma soeur jouer de la harpe, et il a paru enchanté de son talent. Que diroit-il donc s'il entendoit ma soeur Adélaïde! mais il est vrai que Juliette fait de grands progrès ; elle aura aussi beaucoup de talens. Lord Selby est revenu nous faire une seconde visite ; comme il a d'excellens chevaux à lui, il a offert de m'en prêter un, et de me faire monter souvent à cheval avec lui, ce qui fait grand plaisir à mon père. Lord Selby viendra me chercher demain matin à neuf heures, il est bien obligeant et bien aimable, mon père lui trouve beaucoup d'esprit et d'instruction, il passera une grande partie de l'hiver à Zurich, ensuite il fera le voyage de toute la Suisse, et puis il retournera en Angleterre. Il n'a que vingt-six ans, mais malgré sa jeunesse on dit qu'il a déjà été chargé par son gouvernement de plusieurs négociations secrètes très importantes. Il est établi à Zurich, et va souvent chez Mr D... qui a, dit-on, une maison bien agréable et une jeune femme remplie de mérite. Mon père leur fait des visites de temps en temps, mais ce n'est jamais que lorsqu'il est sûr de n'y trouver personne. Je n'étois pas inquiet de votre discrétion et de celle de Mr l'abbé sur notre incognito. Mon père est attaché à le garder tant qu'il pourra, parce qu'il a beaucoup d'ennemis parmi les émigrés, qui pourroient lui susciter des persécutions. Mais ce qui lui fait surtout désirer de rester inconnu, c'est qu'il pense que pour la tranquillité des parens qu'on a en France, les émigrés doivent se tenir dans la plus grande obscurité possible, et éviter avec soin de faire parler d'eux. Adieu, mon cher Gustave, nous venons de finir la lecture d'un ouvrage bien intéressant, qui a pour titre Séthos par l'abbé Terrasson ; comme ce livre est à moi, je vous le prêterai si Mr l'abbé du Bourg l'approuve. Adieu, je vous embrasse et je vous prie d'assurer Mr l'abbé de mon respect.

Lettre 16

De l'abbé Du Bourg à l'abbé de *** .

Richterweil, 10 sept.

Comment pouvez-vous, mon cher ami, m'écrire trois pages de remercimens pour le

service que j'ai eu le bonheur de vous rendre? Quand nous ne souffririons pas tous deux pour la même cause, et quand vous ne seriez pas mon ami depuis vingt ans, je n'aurois fait que remplir un devoir, en saississant l'occasion d'obliger un compatriote malheureux. Une des choses qui me fait le plus de peine, est de voir trop souvent l'esprit de parti inspirer des sentimens contraires. Mais nous, mon ami, qui prêchons l'évangile, mettons en pratique ses maximes salutaires, montrons-nous indulgens et généreux, et quand nos frères égarés sont dans l'infortune, oublions leurs fautes, et si nous pouvons, volons à leur secours. En un mot, soyons conséquens ; ou cessons de gémir sur les impiétés qui se commettent en France, ou montrons-nous religieux en suivant les vertus qui seules caractérisent les vrais chrétiens, la douceur, la charité fraternelle et l'oubli de injures. Je vois avec chagrin par vos lettres, que le malheur a un peu altéré la sérénité naturelle de votre caractère. L'épouvante que vous causent tant de crimes, vous persuade que les moeurs et la vertu sont à jamais détruites en France ; mais, mon ami, nous ne voyons que les forfaits, parce que toutes les bonnes oeuvres se font secrétement ; je suis persuadé que lorsqu'il sera permis d'avouer la vertu, on découvrira des actions sublimes ; enfin, je sais que la religion est éternelle, et que par conséquent la vertu ne peut périr. Je relis dans ce moment les prophéties d'Isaïe, et j'y trouve le détail de tout ce qui se passe dans notre malheureuse patrie ; en voici quelques passages bien frappans : "Tout le peuple sera en tumulte, l'homme se déclarera contre l'homme, et l'ami contre l'ami, l'enfant se soulèvera contre le vieillard, et les derniers du peuple contre les nobles. Isaïe ch. 3. Le Seigneur bannira les hommes loin de leur pays. Chap. 6. Ceux qui appellent ce peuple heureux, se trouveront être des séducteurs, et ceux qu'on flatte de ce bonheur, se trouveront conduits dans le précipice. Ch. 9. Alors le prêtre sera comme le peuple, le seigneur comme l'esclave, la maîtresse comme la servante : il n'y aura que renversement sur la terre, et elle sera exposée à toute sorte de pillages. Ch. 24." Voilà sans doute une peinture exacte du moment actuel, et je ne vous cite pas une multitude d'autres traits aussi ressemblans. Le prophète dit ensuite : "Le Seigneur a brisé le bâton des impies et la verge de ces fiers dominateurs. Ch. 14. Il ajoute, en parlant des méchans : Dieu s'élévera contre eux, ils seront dissipés devant lui comme la poussière que le vent enlève sur les montagnes, et comme un tourbillon de poudre qui est emporté par la tempête. Au soir ils étoient dans l'épouvante, et au point du jour ils ne seront plus. C'est-là le partage de ceux qui ont ruiné nos terres, et ce que doivent attendre ceux qui nous pillent. Ch. 18.

Voilà, m'en doutez pas, quel sera le dénouement de cette sanglante tragédie. L'écriture nous dit encore : "que le Seigneur est lent à punir, mais il punit enfin." Reposons-nous donc sur lui du soin de nous venger, et garons-nous surtout de nourrir des ressentimens qu'il réprouve.

Je suis toujours aussi content de mon élève : il n'a pas un esprit très-étendu, mais il est impossible d'avoir un caractère plus droit et une ame plus sensible. Avec ces deux choses un instituteur peut tout faire. Adieu, mon cher ami ; quand vous partirez pour Lausanne j'espère que vous passerez ici, et que vous resterez au moins un jour avec nous. Je serai bien aise que vous puissiez juger par vous-même des progrès de mon élève ; je vous assure que vous ne le reconnoitrez pas. Il faut convenir qu'il est plus facile de bien élever un jeune homme dans une petite chaumière de Richterweil, que dans un superbe hôtel de la rue de Grenelle à Paris. Si les enfans émigrés ne gagnent pas au milieu de tous ces désastres une meilleure éducation, ce sera sans doute la faute de ceux qui les conduisent.

Lettre 17

De Mme D'Ermont à la baronne De Blimont.

De Berne, 1 janvier 1794.

Je suis pénétré, chère cousine, de la pinture que vous me féte de votre cituasion. Mais prené couraje, cela ne sera pas long. Je vous envoit un billet de 25 louis ; c'est tout ce que je puis vous offrire. Daigné l'accepté; je vous répont que vous seré bientot en état de me randre ce petit enprunt. Le mariaje dont vous me parlé pour votre fille, ne me parois nulleman çortable ; l'homme en question est jeune, honaite, il a une grande fortunne : fort bien, je croix tout cela, mais votre fille est-elle féte pour épousé un négocian? Je sai qu'on a souvant marié des filles de calité à des gens de finanse ; cepandant il faut convenire qu'il y a baucout de nuances qni distinguent un fermié générale ou un banquié de la coure, d'un saimple négocian. Votre fille aura au moins vingt mille livre de rantes, et elle peut prétandre à une plasse à la coure. Mr d'Ermont se charje d'obtenire pour celui qui l'épousera (pourvu que ce soit un homme de calité qui puisse monté dans les carosses), il se charje, dis-je, de lui fair avoire la survivance du gouverneman de votre oncle. Sonjés à regraits éternéles. Vous prétandé qu'elle à de l'inclinasion pour ce jeune homme, ce qui ne me parois guère vraisanblable avèque les prinçipe qu'elle a reçus ; mais en la résonant, elle reprandra bientôt les santimans que sa néssance dois lui inspiré. Oui, ma cher cousine, nous avont retrouvé ce pôvre abé du Bourg ; il étois bien malheureus, et c'étoit un devoire pour nous de recueillire un home qui a été instituteure de mon fils. Je suis donc charmé qu'il soit avecque Gustave ; cependant à vous parlé vrais, je ne suis pas très-contante de l'éducasion qu'il donne à mon fils ; je crint fort qu'il ne lui communique une tinte de pédantrij. Je trouve déjà les lettres de Gustave baucout moins naturèle, et vous savé que le naturéle fais tout le charme du janre épistolère, comme on le vois par les lettres de Mme de çévigniée. Mr d'Ermont est fort angoué de l'abé; je me tais, mais je parie que Gustave à son retour nous parlera des Grecques et des romins ; vous voijé d'ici le succès que ce ton-là aura à la coure. Mr d'Ermont me laisse métresse absolu de l'éducasion de ma fille, je ne doit point contrarié celle que resoit Gustave. Ma fille à toujour une santée bien chancelante ; on remarque une grande altérasion dans son caractaire et dans son humeure, ce qui prouve qu'elle sant profondémant les malheures de son péijs et les nôtres. Elle sera fort émable quant elle aura reprit la plasse qui lui convient, elle fera parfaiteman bien les honeures d'une maison, on lui trouvera une politesse très-noble et un ton excélant ; j'ause croire qu'elle aura tout ce qu'il faut pour réüssire dans le grant monde.

Adieu, ma chère cousine, je vous anbrâse mille fois. Voici des nouvelles certaines que nous recevont dans l'instant : toute les provainces sont révoltés, et demandent à grans crijs le roi et les princes, et les armées marchent contre Paris. Féte vos malles, chère cousine, et une autre foix ayés un peu plus de confiance en nos prédictions.

Lettre 18

Du lord Arthur Selby, à lady Elisabeth sa mère .

3 janvier, de Zurich.

Ma mère,

Vous savez que je n'ai jamais été véritablement amoureux qu'une seule fois dans ma vie, et que je fus guéri en moins de deux heures en découvrant que cette belle et charmante Fanny avoit la passion du jeu. Je me souviendrai toujours du moment fatal où je la vis s'asseoir à cette grande table verte environnée de joueuses, et de l'étrange métamorphose qui se fit en elle! Quelle fut ma surprise en voyant son aimable visage prendre tout à coup dix ou douze ans de plus, sa fraîcheur s'évanouir, sa physionomie s'altérer, ses regards naturellement si doux devenir avides et sombres, et enfin toutes les viles passions des ames intéressées et basses se peindre successivement sur ce front adoré où je n'avois vu jusqu'alors que l'expression angélique de la candeur et de l'innocence!

Debout vis-à-vis d'elle je l'examinois avec un stupide étonnement, je la cherchois en vain, je ne pouvois la retrouver ; bientôt je ne la cherchai plus, je l'avois oubliée. L'amour venoit de disparoitre sans retour, avec les charmes touchans qui l'avoient fait naître. Eh bien, je viens d'éprouver une chose presque semblable. Vous, ma bonne et sensible mère, qui avez toujours lu dans mon coeur, il faut bien que vous sachiez cette aventure ; écoutez donc ce singulier détail.

Il y a ici un François émigré (le comte de Bossière), qui habite Zurich avec sa famille composée de deux enfans et de sa soeur, qui n'est point mariée et qui a quarante ou quarante-cinq ans. Mélanie, âgée de seize ans, l'aînée des enfans de Mr de Bossière, n'est ni belle ni régulièrement jolie. Mais elle a toutes les grâces françoises, beaucoup d'élégance, des manières douces, nobles et naturelles, des talens ravissans, de l'instruction, de la littérature, et une conversation pleine de charmes. J'ai rencontré cette famille chez Mr D.... dont la femme (jeune personne d'un mérite très-distingué) est l'amie intime de Mlle de Bossière, tante de Mélanie. Je me suis trouvé à un petit concert où j'ai entendu chanter Mélanie comme un ange, et jouer du piano comme un maître. On m'a montré des camées charmans, peints par elle. J'ai admiré ses talens et surtout sa modestie, car elle n'a pas la moindre prétention, et paroît n'attacher aucun prix à de si brillans avantages. J'ai remarqué que dans la société elle étoit constamment douce, égale, obligeante, et l'intérêt qu'elle m'inspiroit devenoit tous les jours plus tendre. Un soir qu'il y avoit très-peu de monde chez Mr D.., la conversation est tombée sur la littérature angloise. Mélanie que je n'avois point encore entendue causer, s'est mêlée à cet entretien, mais avec un bon goût dont il m'est impossible de vous donner une idée, montrant à la fois du discernement et de la finesse, avec la mesure et la réserve qui conviennent à son âge, parlant toujours bien, ne décidant jamais, ne disant pas un seul mot de trop, et sachant écouter avec cette modestie qui sied si bien à la jeunesse, c'est-à-dire avec l'air de chercher à s'instruire. Alors je me suis dit : Voilà une personne véritablement parfaite! et je suis sorti de chez Mr D... tout-à-fait amoureux. Les jours suivans j'ai tâché de lier une connoissance plus particulière avec la tante de Mélanie, et j'ai été enchanté d'elle ; je lui ai un peu parlé des affaires générales, et je lui ai trouvé sur ce point la réserve et la modération qui doivent caractériser les femmes ; elle a d'ailleurs beaucoup de raison et d'excellens sentimens. L'estime qu'elle m'inspiroit a rejailli sur Mélanie, à laquelle je supposois la même manière de penser. Enfin, avant-hier j'ai soupé chez Mr D.., et pour la première fois le hasard m'a placé à côté de Mélanie. Sa tante qui étoit un peu malade, ne s'est point mise à table, et est restée dans le salon. Il y avoit beaucoup de monde chez Mr D.., la conversation générale étoit fort animée et fort bruyante, de sorte que je pouvois m'entretenir à voix basse avec Mélanie comme si nous eussions été tête-à-tête. Notre entretien est d'abord tombé sur la France, et Mélanie a dit tout ce qu'une personne bien née doit exprimer sur les cruautés atroces dont la famille royale et tant d'autres infortunés ont été les victimes ; enfin, j'ai vu en elle toute l'horreur que peuvent inspirer les forfaits et l'impiété. Je l'écoutois avec intérêt et plaisir, quand tout d'un coup elle s'est avisée de me demander si j'étois démocrate , et sans me laisser le temps de répondre, elle s'est hâtée de m'assurer qu'elle l'est à l'excès, et tout de suite me développant avec volubilité ses opinions politiques, elle a fait une satyre très-vive du gouvernement monarchique, et des rois et des princes , et a fini par conclure qu'il n'y avoit de souveraineté raisonnable que celle du peuple. Je lui ai demandé comment elle avoit pu se former des opinions si absolues, lorsque sa tante et même son père étoient fort éloignés d'en avoir d'aussi tranchantes : elle m'a répondu que lorsqu'on avoit du caractère on ne laissoit point diriger son opinion, on en choissoit une d'après ses propres réflexions. Je l'ai félicitée d'avoir pu, à seize ans, acquérir des talens charmans, orner son esprit de connoissances agréables, apprendre plusieurs langues, et avec tout cela d'avoir trouvé le temps d'approfondir tous les systèmes politiques, et pesé les avantages et les inconvéniens de tous les gouvernemens anciens et modernes avec tant de précision, qu'il ne restât pas dans son esprit le plus léger doute ou la moindre incertitude. Elle m'a dit en riant, qu'elle voyoit bien que je voulois jeter du ridicule sur sa manière de penser, mais qu'elle n'en étoit pas moins attachée à ses principes, et que rien ne l'en feroit changer. Ainsi donc, répondis-je, vous me confirmez dans l'idée qu'une semblable décision doit me donner de l'incompréhensible étendue de vos connoissances ; car si vous n'aviez pas cette immense érudition, si vous n'aviez pas fait cet inconcevable travail, je serois forcé de penser qu'il y a un point sur lequel vous manquez absolument de raison, et il m'est plus facile de supposer un prodige que d'adopter une telle idée. On m'avoit bien dit, reprit Mélanie en rougissant, que vous étiez aristocrate , mais il m'est impossible de déguiser mes sentimens. Comme elle disoit ces mots, on se levoit de table ; nous rentrâmes dans le salon, Mélanie fort en colère contre moi, et moi complétement guéri de ma nouvelle passion. Cependant, je suis persuadé que malgré ce ridicule cette jeune personne a d'excellentes qualités ; mais un tel travers d'esprit marque si peu de réflexion, et en même temps une présomption si extravagante, qu'il me donne beaucoup de défiance sur le fond de son caractère. Je puis me tromper, il est possible que cet entêtement ne soit que l'effet de quelques flatteries subalternes, et qu'un pur enfantillage dont elle sentira bientôt l'absurdité, mais il m'a fait une impression ineffaçable et qui a détruit ce prestige de perfection si nécessaire à l'amour.

J'ai fait une autre liaison qui, je crois, sera plus durable, celle de cette famille irlandoise dont je vous ai déjà parlé. Je soupçonne que cette famille intéressante cache son véritable nom, et que ce sont des émigrés françois. Je suis certain que le père et la mère ont vécu à la cour. Je sais et je pense tout ce qu'on peut dire contre le préjugé de la naissance ; cependant il est vrai qu'il y a dans le ton et dans les manières d'un grand seigneur spirituel et bien élevé je ne sais quoi de noble, de facile et d'agréable qui le fera toujours aisément distinguer, et c'est ce que j'ai remarqué dans Mr Kembley dès le premier jour de notre connoissance. Leurs enfans sont charmans à tous égards, et le jeune Edouard, leur fils ainé, est la plus aimable créature de son âge que j'aye jamais vue. Il est beau comme un ange, plein de talens, d'esprit et de sensibilité; il a toutes les grâces et toute l'ingénuité de l'enfance, avec une raison prématurée ; on peut prédire qu'il aura un mérite véritablement supérieur, car il joint à tant de dons acquis et naturels une modestie parfaite, et c'est l'orgueil qui corrompant le jugement et l'esprit des jeunes gens favorisés de la nature, leur fait dédaigner les conseils par l'ivresse des premiers succès ; et en leur persuadant qu'ils ont atteint le point de la perfection, les arrête au milieu de leur cours, et les fixe à jamais dans la médiocrité. Mon jeune ami est à l'abri de cet écueil ; il remplira toute sa carrière : c'est une belle destinée et bien rare, surtout dans ce siècle où la jeunesse est si présomptueuse. J'attends toujours les réponses qui doivent diriger ma marche, de sorte que je ne sais point encore si j'aurai le bonheur de vous revoir bientôt, ou si j'irai voyager dans le Nord. Je resterai en Suisse tout le temps que durera cette incertitude. Adieu, ma première et à jamais ma plus chère amie. Adieu, ma mère ; ce mot seul, lorsqu'il s'adresse à vous, exprime tous les sentimens de tendresse, de respect et de reconnoissance dont mon coeur est pénétré. Adressez-moi toujours vos lettres à Zurich.

Lettre 19

D'Auguste de palmène,

à son cousin Edouard.

De Paris, I décembre 1793.

Je t'écris, mon cher Edouard, sans savoir si cette lettre te parviendra ; cela est bien triste. J'en ai fait partir une grande quantité sans avoir reçu un mot de réponse. Depuis que tu as quitté la Belgique, nous te supposons en Suisse, et si cela est, je suis certain que tu recevras cette lettre. Te souviens-tu du petit André Leboeuf, le fils du marchand de vin de maman, qui demeuroit dans notre rue, et qui venoit souvent dans notre enfance jouer avec nous? eh bien c'est lui qui se charge de ce pâquet. Son père a fait une grande fortune, il a acheté la belle maison de campagne du pauvre Mr de Bossière, et au lieu de Boniface Leboeuf, il s'appelle aujourd'hui le citoyen Aristide Leboeuf . Son fils qui a quatorze ans, a conservé beaucoup d'amitié pour nous ; il est venu en cachette plusieurs fois donner à maman differens avis qui lui ont été fort utiles. C'est un bien bon garçon. Le citoyen Aristide Leboeuf s'est décidé tout d'un coup pour des affaires de négoce à partir cette nuit pour la Suisse ; il emmène André, qui est accouru pour me faire ses adieux ; alors je lui ai demandé s'il vouloit se charger d'un petit paquet pour ma tante, en lui confiant que je la croyois en Suisse. Il m'a donné sa parole qu'il s'informeroit sans faire semblant de rien (car tout ceci est à l'insçu de son père), et que s'il vous découvroit, le paquet seroit fidellement remis. André est intelligent, il a un bon coeur, ainsi je me fie entièrement à lui. J'ai pris ma résolution tout seul avec Adriène, parce que malheureusement maman est absente ; elle est depuis hier à six lieues d'ici, à la campagne, chez le citoyen Duplessis, avec ta bonne maman et ta soeur Adélaïde, arrivées de Normandie depuis huit jours. André ne nous donne que trois heures pour écrire, ainsi il est bien impossible que je fasse prévenir maman. Mais peut-être qu'elle n'auroit pas voulu confier de lettres à un citoyen aussi jeune qu'André. Outre toutes les lettres que je t'ai envoyées, cher Edouard, je t'écris régulièrement toutes les semaines, et à ma tante, et aussi à mon oncle ; et Adriène en fait autant pour ma tante et pour Juliette. Maman serre toutes ces lettres, que vous aurez quand il plaira à Dieu, car les occasions sont bien rares, et personne ne veut se charger de gros paquets ; mais cela nous fait toujours plaisir de nous occuper journellement de personnes qui nous sont si chères, et que nous aimons encore davantage, s'il est possible, depuis qu'elles sont dans le malheur. Nous mettons aussi en réserve une quantité de jolis présens que nous te destinons ; mais André n'a voulu se charger que d'un fouet anglois pour toi, d'un petit panier d'osier pour toi aussi, qu'Adriène a fait et qu'elle t'envoie, et d'un anneau d'or émaillé, que nous mettrons dans cette lettre et qui est pour Juliette. Je sais qu'Adélaïde fait un journal très-détaillé de tout ce qui lui arrive, qu'elle compte envoyer à ma tante ; on dit que ce journal est charmant.

Comme nous écrivons aussi à ma tante, nous avons décidé pour que le paquet fût moins grand, qu'Adriène écrira à Juliette dans cette lettre-ci. André nous a conseillé de signer des noms supposés, ce qui nous paroît fort sage à tout événement, et nous pensons qu'à l'avenir nous devons toujours garder ces noms dans notre correspondance. Nous avons tout de suite choisi des noms ; ma soeur a pris celui d' Aménaïde , et moi celui d' Artaxerce .Noubliepasde nous mander ton nom supposé et celui de Juliette André qui reviendra dans un mois,nousrapporterales réponses. Adieu, cher Edouard, embrasse bien pour moi Pierrot et Gogo, et nedoutejamais del'affection de ton fidelle et sincère ami Artaxerce . Je cède la plume à ma soeur.

Continuation de la lettre.

Adriène à Juliette.

Chère amie, je n'ai qu'une petite page pour vous écrire, et la plus longue lettre ne pourroit pas contenir tout ce que je sens et tout ce que je voudrois vous dire. O ma chère Juliette, que tout est changé ici depuis votre départ ; il n'y a plus de jeux, plus de gaieté, plus de joie : vous avez emporté tout cela. Nous avons encore un plaisir, celui de parler de vous et d'y penser sans cesse, mais ce plaisir-là finit toujours par des larmes. Cependant nous avons du courage, et nos études vont bien. Il faut se soumettre à la volonté de Dieu, et alors on peut espérer qu'il nous dédommagera de nos peines. Nous le prions de bien bon coeur tous les jours, qu'il nous rende nos amis, et qu'il donne la paix à la France et à l'Europe. Maman nous a fait là dessus une petite prière si touchante que je ne puis la dire sans attendrissement. Je ne vous conte point de nouvelles, parce que cela est trop dangereux dans des lettres ; dans les vôtres ne me parlez jamais des affaires. Adélaïde se porte bien, et n'est occupée que de ma tante, de mon oncle et de vous tous ; c'est un véritable ange, elle est d'ailleurs plus belle que jamais, mais elle n'est pas fort grandie. Pour moi, on me trouve très-grande pour mon âge. J'ai eu hier onze ans et demi, et il y a dix huit mois que nous sommes séparées!.. Je vous envoie un petit anneau, et à mon cousin un petit panier de mon ouvrage. Dites-lui que je pense bien souvent à lui ; j'aime ses soeurs comme si elles étoient les miennes, et par conséquent je l'aime aussi comme s'il étoit mon frère, et Artaxerce pense de même. Adieu, ma chère amie, mon aimable et bonne Juliette ; faites bien des amitiés de ma part à Pierrot et à Gogo. J'ai de jolis joujoux pour eux, mais André n'a pas voulu s'en charger. Je ne vous dis rien pour ma tante, parce que je lui écris. Adieu, chère cousine, aimez toujours votre fidelle et triste.

Aménaïde.

Lettre 20

D'Edouard à Auguste.

Kussnacht, 26 janvier 1794.

O ce bon, cet aimable André! il nous a remis ce précieux paquet! Excellent jeune homme! voici comment il nous a découverts. Son père et lui étoient depuis huit jours à Zurich assez souvent chez Mr D.... Un soir que mon père en sortoit, il rencontra sur l'escalier le jeune André qui venoit faire une commission de la part du citoyen Aristide Leboeuf. André s'arrêta pour laisser passer mon père, qui ne fit pas attention à lui, mais André le reconnut dans l'instant. Il ne dit rien, et fut trouver Mr D... dans son cabinet ; ce dernier étoit seul, et tout de suite André le mit dans la confidence de ton message, et lui apporta le lendemain le paquet, et le charmant petit panier d'osier, et le joli fouet anglois. Je ne puis te dépeindre la joie que nous avons éprouvée en recevant ce paquet, des nouvelles si fraîches et si bonnes de tout ce qui nous est cher, et les premières qui nous soient parvenues depuis notre fuite de la Belgique!... O ce cher André!... mais ce n'est pas tout. Mon père mouroit d'envie de lui parler en secret pour le questionner ; il le lui fit dire par Mr D.., et le surlendemain à cinq heures du soir on frappa à la porte de notre petite maison : c'étoit André lui-même qui venoit furtivement nous faire une visite. Nous l'avons tous entouré, nous lui serrions les mains, nous l'embrassions, nous pleurions, il pleuroit aussi.... Il n'a pu rester qu'une petite heure, car cette démarche de sa part étoit aussi hardie que généreuse. Il ne pouvoit suffire à répondre à toutes nos questions ; il ne savoit auquel entendre. Il nous a dit que ma cousine est grandie, et qu'elle joue du piano comme un ange. Il nous a surtout bien parlé de toi, de toutes les bontés que tu as eues pour lui dans notre enfance, et entre autres de tout ce que tu fis un jour pour empêcher qu'on ne lui donnât le fouet : il assure qu'il n'oubliera jamais ce trait-là. Il s'est chargé de nos lettres, à condition que nous écririons d'une écriture excessivement fine, afin que le paquet soit moins gros. Pierrot qui a entendu cette convention, s'est mis à pleurer, craignant qu'on ne prit pas sa lettre ; mais André lui a donné sa parole de s'en charger, il la mettra à part dans le talon de sa bottine. Je ne te dis rien pour ma bonne maman, ma tante et pour Adélaïde ; je leur écris quelques lignes dans la lettre de maman.

Je te prie de dire à Aménaïde que le petit panier d'osier est sur la table où j'écris, dans ma chambre, où je l'ai placé à côté de la belle tasse qui a pour chiffre un A . Ces deux précieuses choses ne me quitteront jamais. Mon père et maman ont lu la lettre d'Aménaïde, et l'ont trouvée charmante. J'ai eu avec ma soeur une dispute au sujet de cette lettre. Ma soeur vouloit déchirer la tienne, pour en avoir cette partie qui en effet lui appartient, mais cette opération m'enlevoit six lignes de ton écriture, ce qui n'étoit pas juste. Après bien des débats et des supplications de ma part, je suis resté possesseur de la lettre toute entière. J'ai choisi mon nom supposé, j'ai pris celui de Tancrède : je n'aurai sans doute jamais les brillantes qualités et la réputation de ce héros, mais je lui ressemble à bien des égards! Je suis comme lui injustement banni de mon pays, comme lui je suis proscrit sans être coupable, et j'ai tous ses sentimens.

Je t'envoie des pastels de Lausanne et deux petits chapeaux de paille, l'un pour Aménaïde et l'autre pour Adélaïde. Adieu, cher Artaxerce ; il ne m'est pas permis de t'écrire une plus longue lettre. Adieu, conserve toujours la même amitié au fidelle Tancrède .

Lettre 21

De Pierrot à Auguste.

26 janvier.

J'ai écrit quelques mots dans les lettres de maman, et il faut que je t'écrive aussi, mon cher Artaxerce, pour t'avertir des noms supposés que nous avons pris nes soeurs et moi. Juliette a choisi le nom de Théodelinde , j'ai donné à ma petite soeur celui d' Amalazonte , et moi je m'appelle Orosmane . Ainsi quand tu sauras cela, nous pourrions bien sans danger nous écrire par la poste, car si l'on ouvroit nos lettres, on ne devineroit jamais qu' Amalazonte signifie Gogo , et qu' Orosmane veut dire Pierrot . Si le jeune André avoit pu se charger d'un gros paquet, j'aurois écrit au moins cinq ou six lettres. La pauvre Melle Benoit a été bien contente d'André, qui se charge d'un petit billet d'elle pour sa mère. Elle a été tout de suite à Zurich vendre sa montre, sa croix d'or et ses mirzas d'or ; elle a donné l'argent de tout cela à André, avec en outre deux louis et dix-huit francs de ses épargnes, pour que cette somme soit remise à sa mère. Je te prie de m'écrire par la première occasion. Aménaïde mande qu'elle ne joue plus et qu'elle ne rit plus ; mais je voudrois bien savoir si elle pince encore : il est vrai qu'elle ne pinçoit que moi. Je voudrois qu'elle pût recommencer bientôt. Amalazonte est bien grandie et plus raisonnable ; elle commence à savoir son catéchisme. Adieu, je t'embrasse de tout mon coeur ; n'oublie pas ton cousin et ami

Orosmane.

Lettre 22

De Juliette à sa cousine Adriène.

26 janvier.

Que votre lettre m'a rendu heureuse, ma chère Aménaïde! Il y avoit si long-temps que je n'avois vu de votre écriture! Mais j'imaginois bien que les lettres étoient perdues : on ne peut pas croire que nos amis nous oublient, surtout quand ils nous savent malheureux. André qui fait croire à son père qu'il a acheté pour lui-même tous les petits présents dont nous le chargeons, vous portera un livre blanc, et relié de forme étroite et longue comme un petit livre de musique, c'est pour faire un livre de souvenirs . C'est une invention suisse et allemande qui est bien jolie : on fait écrire dans ce livre toutes les personnes qu'on aime, on y écrit soi-même ses pensées, on y dessine des paysages ou des fleurs ou des têtes, et au bout d'un certain temps ce livre se trouve rempli de choses intéressantes. J'en envoie un aussi à ma soeur ; je n'ai osé y mettre que des morceaux de ruban et des plantes de notre jardin, mais nous avons donné à part de nos cheveux. Maman est contente de mes progrès ; je m'applique plus que jamais, et je le dois, puisque c'est une consolation pour elle. Tancrède est toujours aussi bon et aussi raisonnable ; on le traite dans ce pays comme s'il avoit dix-huit ans, et il a un ami qui en a vingt-six, c'est lord Arthur Selby, un Anglois qui est bien aimable et bien vertueux. Orosmane est encore quelquefois un peu espiègle ; mais cela passera, car il a un coeur excellent. Adieu, chère Aménaïde, priez toujours Dieu qu'il nous réunisse. Nous faisons tous la même prière deux fois par jour, le matin à sept heures et demie et le soir à dix : maman écrit cela à ma soeur, afin qu'elle prie de son côté à la même heure. Il nous sera doux de penser en nous mettant à genoux, que nos amis dans le même moment se joignent à nous pour faire la même prière. Adieu, ma tendre amie, votre Théodelinde vous embrasse du fond de l'ame.

Lettre 23

D'Edouard au chevalier d' Ermont.

Kussnacht, 6 avril 1794.

Je crois, mon cher Gustave, que j'aurai bientôt le plaisir de vous voir un moment. Lord Selby va faire une course de quinze jours dans les petits cantons, il a demandé à mon père de m'emmener avec lui, et mon père y a consenti avec grand plaisir, pensant qu'il sera bien instructif pour moi de voyager avec un homme qui a autant d'esprit et de mérite que lord Selby, qui d'ailleurs nous témoigne tant d'amitié que mon père l'amis dans notre confidence, et lui a dit nos véritables noms. Lord Selby est si prudent que surement il gardera bien ce secret ; il me contoit même ces jours-ci, qu'il venoit d'écrire à sa mère pour laquelle il n'a rien de caché de ce qui le regarde, qu'il lui parloit de nous, mais toujours sous le nom de Kembley, et comme s'il nous croyoit des Irlandois. Je lui répondis que certainement mon père se confieroit à lady Elisabeth, (c'est le nom de sa mère); mais lord Selby dit qu'une lettre peut se perdre, ou bien en passant la mer tomber dans les mains des François. Je crois que jamais un jeune homme n'a eu autant de sagesse que lui ; car on peut bien dire qu'il est jeune encore, puisqu'il n'a que vingt-six ans. Je l'aime tous les jours davantage ; il est rempli de bonté pour moi, et ce qui m'y attache plus que toute autre chose, c'est qu'il ne perd pas une occasion de me donner des conseils bien utiles, et c'est-là ce qui prouve la véritable amitié. Nous partons dans trois jours, et comme nous passerons à Richterweil, lord Selby m'a dit qu'il viendroit avec moi vous faire une petite visite : cela n'est-il pas bien aimable? Je suis sûr que vous serez charmé de le connoître : vous verrez que je n'ai pas exagéré dans tout ce que je vous ai dit de lui. Mr de Bossière et sa famille sont partis pour Lausanne il y a trois semaines, ce qui fait que nous ne recevons plus du tout de visites que celles de lord Selby ; nous voyons aussi quelquefois Mr et Mme D... de Zurich, mais rarement. Adieu, mon cher Gustave ; ce sera une grande joie pour moi de vous embrasser, et de revoir Mr l'abbé avec vous.

Lettre 24

Lord Selby à Mr d 'Armilly.

d'Arth, ce 15 avril.

Edouard vous écrit, Monsieur, et vous mande en gros notre grande aventure ; mais je crois que vous serez bien aise d'avoir des détails circonstanciés, et je vais vous les donner tous avec la plus grande exactitude. Hier, pour nous rendre ici, nous nous embarquâmes sur le lac de Laverz. Le temps étoit assez beau, mais au bout d'une demi-heure il survint tout-à-coup un orage et un vent qui me donnèrent de l'inquiétude, parce que nous étions dans un fort petit bateau, et que nous n'avions que deux rameurs. Ayant vu nager Edouard, je pensai que nous pourrions nous tirer d'un naufrage, et de précaution nous ôtâmes nos habits, nos gilets et nos jarretières. Cependant la tempête augmentoit, et le danger devint très-pressant, parce que le bateau, emporté par le courant et poussé par le vent, se dirigeoit vers une masse de rochers. Nous n'avions à faire qu'un trajet assez court, pour gagner l'autre rive dont l'abordage n'offroit aucun péril ; ainsi je pris mon parti, je cédai au désir d'Edouard, nous nous jetâmes dans le lac, et nous arrivâmes sains et saufs sur le rivage. A peine touchions-nous la terre, que le premier mouvement d'Edouard fut de me dire : Restons-là pour voir ce que deviendront ces bateliers, car s'ils ne savent pas nager nous les sauverons. Trois ou quatre minutes après la barque chavira, mais au grand regret d'Edouard les deux hommes nageoient parfaitement. Nous nous rendîmes tous dans une chaumière, où l'on nous donna du linge un peu grossier, mais que nous reçûmes avec beaucoup de reconnoissance ; en se r'habillant auprès d'un bon feu, Edouard se félicitoit de cette aventure, et il ajoutoit : Ce jour auroit pu être un des plus beaux de ma vie, si ces bateliers n'avoient pas su nager. Comment cela, Edouard? lui demandai-je. Eh mais, répondit-il, nous les aurions sauvés. - Ils le sont : que pouvons-nous désirer de plus? - Ah! il est si beau de pouvoir sauver la vie d'un homme, d'un père de famille! quelle action devant Dieu! - Dites, surtout aux yeux du moude . Car aux yeux de Dieu l'intention suffit, et vous en aviez le projet. Ainsi, mon cher Edouard, poursuivis-je, je ne vous louerai point de ce regret, parce que c'est la vanité et non l'humanité qui l'inspire. Désirons le bien de nos semblables, et pourvu que ce bien s'opère, soyons satisfaits. S'affliger de n'en être pas la cause, c'est seulement désirer des louanges. Tandis que je parlois il m'écoutoit attentivement, et après un moment de réflexion : Vous avez bien raison, me dit-il ; j'avois-là un sentiment d'autant plus condamnable que je le croyois vertueux, et que je m'en enorgueillissois. Je sens cela à présent : si la seule humanité m'avoit fait désirer d'aller au secours de ces hommes, j'aurois été entièrement satisfait lorsque je les ai vu hors de danger... Je vous promets qu'à l'avenir quand j'éprouverai de ces mouvemens-là, je les combattrai. Il n'y a, dans ce genre, de regret raisonnable que celui d'avoir laissé échapper une occasion d'être véritablement utile. Il me fit cette réponse si au dessus de son âge, avec un naturel, une simplicité et une douceur qui m'attendrirent, et dont je ne puis vous dépeindre la touchante naïveté. C'est un enfant charmant ; il est impossible de le voir de suite et de le connoître, sans avoir pour lui la plus tendre affection. Je supplie Mme Kembley de n'être point épouvantée des lacs de la Suisse, je lui donne ma parole que pour la sureté de mon jeune compagnon je serai désormais à cet égard non seulement circonspect, mais aussi poltron qu'on puisse l'être. Nous ne nous embarquerons plus ; nous ne voyagerons qu'à pied, à cheval et en voiture. Edouard marche au moins aussi bien que moi ; il est véritablement infatigable : il a autant à se louer des bienfaits de l'éducation que de ceux de la nature, et c'est assurément beaucoup dire. Ce que je ne me lasse point d'admirer en lui, c'est son extrême modestie ; je ne l'ai jamais entendu parler de lui-même et se citer que pour faire valoir les autres. Quand nous passâmes à Richterweil, nous fûmes voir le chevalier d'Ermont, qui nous montra des paysages de son ouvrage qui sont réellement surprenans. Edouard en me les faisant examiner répétoit : Et il n'y a que huit mois qu'il s'occupe de la peinture ; moi, je dessine depuis l'âge de six ans, j'ai eu les meilleurs maîtres, et je ne fais rien qui approche de cela. Cependant il a dessiné plusieurs vues d'après nature qui sont exactes et charmantes : nous les mettons avec soin dans un porte-feuille qui vous est destiné. Il me sert d'interprète dans tous les lieux où nous passons ; il parle l'allemand avec une facilité merveilleuse, et il m'est aussi utile qu'il m'est agréable. Nous causons beaucoup, et toujours en anglois. Je connois parfaitement à présent tous les amis qu'il a laissés en France, la charmante Adélaïde dont j'avois déjà admiré le portrait, et Auguste, et cette jolie Adriéne dont Edouard ne prononce le nom qu'en soupirant. J'ai cru à ce sujet avoir fait une découverte positive, mais ma supposition s'est trouvée fausse. Ce matin, en feuilletant son portefeuille de desseins, j'ai aperçu une feuille de papier blanc sur laquelle étoient écrits une trentaine de vers. Edouard, qui étoit présent, a prodigieusement rougi, et s'est jeté sur ce papier qu'il a mis dans sa poche. Ceci me prouve, lui ai-je dit, que ces vers sont de vous, et cela ne m'apprend rien de nouveau, car je sais que vous en faites, Mr Kembley me l'a dit. - Oui, mais à mon âge on n'en peut faire que de mauvais, et il seroit ridicule de les montrer. - Oui, à des indifférens. Un ami peut-être pourroit s'offenser de cette réserve. - Si vous le désirez, je vous en montrerai. - Ce sont ceux que vous venez de mettre dans votre poche, que j'aurois surtout envie de voir. - Ils ne signifient rien.... c'est un portrait.... imaginaire.... - Mon cher Edouard, croyez-vous que la véritable amitié puisse exister sans la confiance? A ces mots Edouard, pour toute réponse, tire les vers de sa poche, et me les donne. Je m'attendois à y trouver le nom d'Adriéne et quelques expressions d'un amour naissant : point du tout, c'est une pièce d'imagination d'un genre assez sévère ; cela est intitulé: Portrait d'Aménaïde; on n'y parle point de sa figure, on se borne uniquement à l'éloge de ses vertus et de son coeur. Au reste, les vers m'ont paru bien tournés et extrêmement jolis, et ils font autant d'honneur à la morale et aux principes de l'auteur qu'à son esprit. Je souhaite, mon cher Edouard, lui ai-je dit, que lorsque vous serez en âge de songer à vous marier, vous puissiez faire des vers de ce genre pour celle que vous aimerez. Ah certainement, a-t-il répondu, je n'en ferai jamais pour louer son teint ou ses beaux yeux , car je ne m'attacherai pas à une femme que l'on pourroit flatter avec ces éloges-là. - Vous avez raison, et j'ai toujours été surpris que depuis tant de siècles que les amans vantent les charmes de leurs maîtresses, sans jamais faire mention de leurs qualités morales, il ne se soit pas trouvé un grand nombre de femmes assez raisonnables pour dédaigner et repousser ces impertinentes fadeurs ; c'est ce qui m'a fait prendre en aversion parmi les Françoises, les Phyllis , les Iris, les Amaryllis, les Doris . qui depuis deux ou trois-cents ans ne peuvent se lasser de s'entendre éternellement comparer aux roses et aux lis, à l'albâtre et à la neige. Je vous sais bon gré, ayant donné à l'héroïne de vos vers un nom de fantaisie, de n'avoir pas choisi un de ceux là. Cette réflexion a fait encore rougir Edouard, et je ne puis deviner pourquoi. Depuis cette conversation il est triste et rêveur ; je me creuse en vain la tête pour en pénétrer le sujet.

Comme cette lettre ne partira que demain matin, je ne la termine pas, j'y ajouterai demain quelques lignes avant de partir.

ce 16.

Hier au soir, au moment où j'allois me coucher, j'ai été fort surpris de voir paroitre Edouard, qui avoit l'air très-ému. Il m'a dit qu'il désiroit m'entretenir en particulier ; j'ai renvoyé mes gens, et quand nous avons été tête-à-tête, le pauvre Edouard, avec une mine consternée et les larmes aux yeux, m'a dit qu'il m'avoit trompé , et qu'il ne pouvoit me le cacher plus long-temps. Alors il est entré en explication, et il m'a avoué que le portrait en vers n'étoit point imaginaire , et qu'Adriène par prudence avoit pris depuis peu le nom d' Aménaïde .Vouscroyezbien, Monsieur, que j'ai été vivement touché de cette confidence et d'une candeur siaimableet siattachante. Ce premier pas fait, Edouard, sans effort, m'a ouvert son coeur toutentier, et m'aditqu'il savoit depuis très-long-temps, que le voeu de sa famille et de la mère desa cousine étoitde lalui donner un jour pour femme ; que ses parens ne le lui avoient pas dit,mais qu'il l'avoitdécouvertavec certitude ; que cette idée, jointe aux excellentes qualitésd'Adriène, à son amitiépour sessoeurs, à celle qu'il a pour Auguste, et enfin à l'attachementqu'il a pour sa tante, luifaisoitregarder ce mariage comme le seul qui pût le rendre parfaitementheureux. Il a ajouté quequoiqu'iln'eût pas trouvé l'occasion depuis l'émigration de vous direouvertement ces choses, ilétoit persuadéque vous et Mme Kembley connoissiez ses sentimens à cetégard, et qu'il seroit charméque je vousécrivisse tout ce détail. Je crois en effet, commeEdouard, que je ne vous apprendrairien de nouveau,car il n'est nullement nécessaire d'avoir toutesvos lumières pour pénétrer sessentimens. Adieu,Monsieur, n'ayez aucune inquiétude sur le dépôt que vous m'avez confié: je vousassure que si cetaimable enfant étoit mon frère, je ne pourrois l'aimerdavantage.

Lettre 25

De la comtesse de Lurcé à la baronne de Blimont.

de Berne, ce 17 avril 1794.

Je ne vous ai pas répondu par le dernier courrier, ma chère amie, parce que je savois que Mme d'Ermont vous écrivoit, et dans notre position il ne faut pas multiplier inutilement les ports de lettres. Les détails qui vous me faites sur Melle de Bossière, Mr de Bossière et ses enfans, me paroissent absolument incroyables. J'ai eu à ce sujet une dispute assez vive avec Mme d'Ermont, qui aime à croire toutes les choses de ce genre des personnes qui n'ont pas ses opinions. Mais soyez persuadée, chère amie, que tous les récits qu'on vous a faits à cet égard, sont des fables. J'ai vu de près et de suite cette famille pendant dix ans, et je ne croirai point que des personnes remplies d'esprit, de raison et de vertu puissent devenir tout-à-coup des monstres extravagans et stupides. Il est possible que la jeune Mélanie ait le tort de parler politique ; et si cela est, elle en parle surement ridiculement. C'est le sort commun des jeunes gens de tous les partis qui s'avisent de disserter sur ce point ; et, entre nous, un bien grand nombre de personnes d'un âge très-mûr n'en raisonnent pas mieux. Croyez-vous par exemple que les argumens de Mme d'Ermont en faveur de l'ancien régime soient bien lumineux et bien convaincans? Elle s'est fâchée contre moi l'autre jour, du silence obstiné que je garde sur ces graves matières. Eh, mon dieu, madame, lui ai-je dit, c'est par respect pour notre cause que je me tais ; je crains de la gâter en la plaidant, je vois là dessus des exemples qui m'effraient. Elle n'a pas goûté cette réflexion. Pour revenir à Mélanie, je puis concevoir qu'elle soutient de mauvais raisonnemens, (ce que j'aurois beaucoup de peine à croire de sa tante), mais je nie formellement que la nièce et l'élève de Melle de Bossière puisse tenir les odieux propos que vous citez, et puisse enfin paroître approuver l'impiété et la cruauté. Je hais par dessus toutes choses l'injustice et la calomnie, et ne pouvant par mes talens être utile au parti dont je suis, je veux du moins l'honorer par mon caractère. La véritable horreur de la cruauté se manifeste, non par des déclamations, mais par la pratique des vertus contraires. Que font les républicains à Paris? ils jugent, ils condamnent sans preuves et sans les entendre, ceux qu'ils croient leurs ennemis ; ils oppriment des infortunés sans appui, ils les proscivent : et nous, quand sur un simple oui-dire nous adoptons les fables les plus absurdes, les plus atroces sur les gens que nous croyons d'un parti contraire au nôtre, quand nous répandons ces calomnies, quand nous les affirmons, quand nous les faisons imprimer, quand nous rendons suspects d'infortunés proscrits, et que par nos intrigues nous les faisons bannir des lieux où la compassion seule devroit leur assurer un asyle, lorsqu' enfin nous nous livrons sans pudeur et sans remors à de tels emportemens, avons-nous le droit de nous étonner de la méchanceté humaine? Les républicains n'ont aucune religion, et ils cèdent à toutes leurs passions, rien de plus simple : mais nous qui parlons de piété, nous qui faisons profession de respecter et de suivre les maximes de l'évangile, si nous étions avec fureur et puérilité, orgueilleux, haineux et vindicatifs, quelle seroit notre excuse? Et ce caractère ne seroit-il pas rendu plus odieux encore par le ridicule de l'inconséquence, ou par la tache honteuse de l'hypocrisie?

Personne au monde n'est plus sincèrement royaliste que moi, non par raisonnement, car faute d'instruction je n'ai aucune opinion politique. Tout ce que j'entrevois, c'est que dans ce genre on peut, avec de l'esprit, soutenir parfaitement bien le pour et le contre, et de telle sorte que si je n'en croyois que ma raison, je ne serois d'aucun parti, par l'embarras de me décider et la difficulté de choisir. Mais si l'on pouvoit comparer des choses très profanes aux choses saintes, je dirois que je suis royaliste, comme Toinette ma femme-de-chambre est dévote ; je l'ai fort étonnée en lui apprenant que les luthériens et les calvinistes sont chrétiens ; elle m'a dit qu'elle les croyoit des idolâtres de l'hérésie comme les Turcs ; je ne lui ai point demandé l'explication de cette singulière définition du mahométisme, parce que j'ai deviné qu'elle faisoit de l'hérésie une idole. Malgré cette ignorance, Toinette est aussi pieuse que si elle avoit médité toute sa vie les sublimes ouvrages de Fénélon, de Pascal, de Bourdaloue, de Bossuet, de Massillon, et elle ne connoît de la religion que ce qui peut suffire à une personne bien née, son admirable morale. Si on lui demandoit pourquoi elle est dévote, elle pourroit répondre : Parce que la religion ne me prescrit rien qui me coûte, et me donne des espérances consolantes ; parce que mon père et ma mère, qui étoient les plus honnêtes gens du monde, avoient beaucoup de religion, et m'ont accoutumée dès l'enfance à la chérir et à la respecter ; parce que j'aime la pompe des cérémonies religieuses et la majesté des églises. Voilà le sens de ce que diroit Toinette ; et moi je suis royaliste parce que mes ancêtres ont reçu beaucoup de bienfaits de la cour, parce que mes parens m'ont répété depuis le berceau qu'il falloit aimer son roi, que la fidélité envers lui étoit un devoir sacré: maximes que j'ai retrouvées constamment dans l'histoire et sur nos théâtres, où j'ai vu pendant vingt ans le public applaudir avec enthousiasme les héros se sacrifiant pour leurs souverains. Je suis royaliste, parce que Charlemagne, St. Louis, Louis XII et Henri IV avoient aux yeux de tous les François consacré la royauté; parce que j'aimois la cour, parce que sa magnificence, sa splendeur m'imposoit, et puis le grand habit de cour alloit si bien aux femmes qui avoient une belle taille!... Enfin, je regrette le ton et les manières qu'on ne trouve que dans les cours, cette urbanité, cette élégance, cette politesse remplie d'aisance et de noblesse qui voilent la médiocrité sous des dehors si agréables, et qui donnent un charme de plus à l'esprit et aux grâces naturelles. C'est ainsi que je suis royaliste par habitude et par sentiment ; d'ailleurs, il me semble que le gouvernement monarchique qui n'exige que l'amour et l'obéissance , convient mieux aux femmes, que le républicain qui demande une énergie, une force d'ame que nous n'avons pas communément. J'ai toujours eu la plus grande aversion pour ces femmes lacédemoniennes, que leur brûlant amour pour la patrie rendoit des épouses si insensibles et des mères si dénaturées ; tous les traits héroïques que l'histoire en rapporte, loin de me paroître beaux, me font horreur ; ce sont des femmes transformées en hommes très-farouches, et c'est-là une vilaine métamorphose : aussi je suis étonnée que dans les républiques les femmes ne jouissent pas de tous les priviléges accordés aux hommes ; il seroit juste qu'elles participassent à leurs droits, et qu'elles partageassent leur pouvoir, puisqu'on leur demande le sacrifice de la douceur, de la modération et de la sensibilité qui caractérisent leur sexe.

Parlons de nos amis. Mr et Mme d'Ermont se portent bien, et l'on n'a plus d'inquiétudes pour la poitrine de la dernière ; mais la pauvre Virginie est toujours bien languissante : elle se meurt d'ennui, et ce n'est pas pour elle une façon de parler. Voilà où peuvent conduire la vanité et le désoeuvrement! Elle ne se console pas de la perte d'un grand état et d'une fortune brillante, et elle ne trouve en elle-même aucune ressource capable de la distraire de ses chagrins. Quel bienfait que celui d'une bonne éducation! C'est dans l'adversité surtout qu'on en sent tout le prix, et c'est ce que votre aimable Stephanie doit connoître mieux que personne. Au reste, Mr d'Ermont fait toujours la même dépense. Malgré toutes nos espérances d'une contre-révolution je trouve cette conduite bien imprudente, car (pour me servir de l'expression à la mode) si l'ordre de choses actuel dure encore un an, il ne lui restera plus une obole des 90 mille francs qu'il avoit emportés de France, et avec cette somme il auroit pu, en achetant un petit coin de terre, assurer à jamais la subsistance de sa famille. Le découragement n'a jamais produit plus de mal que l'espérance n'en a fait aux émigrés. Je vais souvent chez la baronne de Pflemingue ; c'est une aimable personne, dont on voit toute la bonté long-temps avant d'avoir pu connoître la supériorité d'esprit et l'étendue de lumières ; et voilà le mérite que j'aime. Il lui est survenu un cousin qui assurément ne lui ressemble guères ; il s'appelle le baron de Zurlach, homme très-riche et d'une grande naissance ; il est veuf, et voyage à ce qu'il prétend pour l'instruction de ses enfans ; il est d'une démocrate outrée, et par dessus cela philosophe. Son fils qui a quinze ans et qu'il appelle Emile , est élevé, dit-il, à la Jean Jaques , ce qui signifie qu'il ne sait pas son catéchisme, et qu'il n'a pas encore appris à écrire. Il a de plus qu'Emile, ajoute le baron, l'enthousiasme de la liberté, de l'égalité, et une invincible horreur pour les princes et les rois. Tous ces principes forment le plus sot et le plus impertinent jeune homme que l'on puisse rencontrer. Melle Ulrique, sa soeur, âgée de dix-huit ans, est assez jolie : elle est élevée à-peu-près de même ; elle a des manières très-libres, un ton fort décidé, et une stupidité qui me paroît peu commune. Par un de ces coups du sort auxquels rien n'a dû préparer, j'ai eu le malheur de plaire tellement au baron qu'il a entrepris de me rendre démocrate . En conséquence de ce projet il me suit, m'obsède et m'excède ; ce qui divertit extrêmement sa cousine, mais ce qui met Mme d'Ermont dans une fureur inexprimable. Elle m'a dit très sérieusement que si je ne trouvois pas le moyen de me débarrasser des poursuites de ce vilain homme , je finirois par devenir suspecte à tous les gens de notre parti qui ne sont pas mes amis intimes. Adieu, mon aimable et chère amie, vous voulez de longues lettres ; c'est un désir qu'il m'est bien doux de satisfaire, mais c'est un foible dédommagement d'une si longue absence et de la privation de la plus agréable conversation que je connoisse. Adieu, embrassez pour moi la charmante Stéphanie.

Lettre 26

D'Eugène de Vilmore à son ami le chevalier d' Ermont.

Berne, ce 19 avril.

Je vous envoie enfin, mon cher chevalier, ce que vous désirez depuis si long-temps, mes mémoires ; vous pouvez même garder cette copie. J'espère que vous lirez ce manuscrit avec indulgence, surtout la première partie, car je n'avois que neuf ans lorsque je l'ai écrit, et j'y trouve moi-même à présent bien des choses ridicules, car à douze ans tous ces enfantillages-là paroissent bien bêtes. Mais Mr Trumann ne veut pas absolument que je récrive ou que je corrige ce commencement de mon histoire : il dit qu'il en aime la naïveté et la simplicité; ainsi je n'y ai rien changé. La seconde partie vous plaira davantage ; il n'y a que deux mois que je l'ai finie.

J'ai eu l'honneur de dîner chez Mr votre père, qui étoit en parfaite santé, ainsi que madame la marquise d'Ermont ; Melle Virginie avoit meilleur visage qu'à l'ordinaire. Elle m'a dit que vous reviendriez surement au mois de juin, ce qui m'a fait un grand plaisir. Adieu, mon cher chevalier, je vous embrasse de tout mon coeur.

Votre ami

Eugène Vilmore.

Mémoires d'Eugène de Vilmore, écrits par lui-même.

Première partie, écrite en 1791.

J'ai neuf ans, et il y a bien des hommes de dix-huit et même de vingt ans dont l'histoire n'est pas aussi extraordinaire que la mienne. J'étois si jeune lorsque toutes ces aventures me sont arrivées, que surement je ne m'en souviendrai plus quand je serai grand ; c'est pourquoi je veux les écrire tout de suite.

Je m'appelle Eugène de Vilmore, et je suis né dans le château de Rivray. Ma famille est noble et fort ancienne : ma mère avoit une place à la cour ; elle mourut en me mettant au monde, et mon père, brigadier des armés du roi, ne survécut à ma mère que dix-huit mois. Ainsi je n'ai pas eu le bonheur de connoître mes parens, mais j'ai vu leurs portraits dans le château de Rivray, et je vais dépeindre la figure de ma mère. Elle devoit être bien belle ; elle étoit blanche comme de la neige, avec un beau vermillon sur les joues, elle avoit le nez long et bien-fait, les yeux petits, mais d'un bleu superbe : c'est dommage qu'elle n'eût pas du tout de sourcils, et que ses cheveux fussent d'un blond tirant un peu sur le roux ; d'ailleurs, elle avoit un grand front et une couronne de fleurs sur sa tête ; elle tenoit un oeillet si bien peint qu'il sembloit naturel. Mon père étoit aussi bien beau ; il avoit une perruque noire comme de l'encre et une cuirasse, ce qui lui donnoit un air martial qui va parfaitement à un homme. Je fus élevé par mon oncle, le marquis de Vilmore, frère ainé de mon père. Mon oncle étoit veuf ; il n'avoit eu qu'un fils qui fut tué en duel, et qui ne laissa qu'une fille, qui est Lolotte. Mon oncle la fit recevoir chanoinesse en 1788; elle n'avoit alors que trois ans, et pourtant on l'appeloit Madame . Mon père ayant laissé ses affaires très-dérangées, nous restâmes dans la terre de Rivray. Mon oncle (qui étoit le meilleur des hommes) se chargea seul de mon éducation ; il m'enseigna peu de chose, mais il me les apprit bien. La lecture, l'écriture et le calcul furent mes seules études, mais à huit ans j'additionnois tous les mémoires de la maison, je savois le prix de tout ce que nous achetions, j'avois une très-bonne écriture, et je ne faisois presque pas de fautes d'orthographe ; d'ailleurs, j'étois assez industrieux pour mon âge, j'employois toutes mes récréations à travailler à la menuiserie et au tour, ou à faire des ouvrages de vannerie, et en outre mon oncle m'accoutumoit à sortir par tous les temps, et à ne craindre ni le vent ni la pluie ni le soleil. Notre château étoit voisin de la belle terre du comte d'Armilly : nous y allions bien souvent. C'étoit une charmante famille. Edouard d'Armilly et sa soeur sont jumeaux, et les enfans aînés ; ils se ressembloient beaucoup, et étoient aussi beaux et aussi bons l'un que l'autre. Comme ils avoient une grande fortune, la chambre d'Edouard étoit toujours pleine de charmans joujoux, et jamais je n'ai été le voir sans qu'il ne m'ait forcé d'accepter tout ce qu'il avoit de plus joli ; c'est ce que je n'oublierai jamais, et dont je me souviendrai à trente ans comme je me le rappelle aujourd'hui. Car avec cela Edouard est le meilleur garçon qu'il y ait au monde ; il me faisoit toutes sortes d'amitiés, et j'ai passé-là des jours bien heureux avec lui et son cousin Auguste, qui est aussi un aimable enfant. Adélaïde, de son côté, donnoit du bonbon, de l'angélique et des anis de Verdun à Lolotte ; car Lolotte, dont la mère ainsi que la mienne mourut en couches, fut nourrire au château de Vivray. Je suis plus âgé qu'elle de trois ans, et je me rappelle très bien de l'avoir vue au maillot : c'est ce qui m'a si fort attaché à elle, joint à ce qu'elle est ma nièce à la mode de Bretagne. Je puis dire aussi qu'il n'y a point de petite fille plus gentille que Lolotte : premièrement elle est très-jolie, et secondement elle a un coeur excellent. Melle Caillet, sa bonne, avoit cinquante-neuf ans ; c'étoit une fille d'un grand mérite, d'une modestie admirable, et d'une vertu à toute épreuve. Lolotte pense toujours à elle. Mon oncle nous élevoit avec la plus grande douceur ; cependant un jour il fit fouetter Lolotte : voici pourquoi. Edouard d'Armilly nous avoit envoyé des poires superbes. On mit ces poires rangées en pyramide dans un grand plat. Lolotte avant le dîner entra seule dans l'office (elle avoit quatre ans), vit ces poires, et n'osant en emporter une parce qu'elle auroit dérangé la symmétrie, elle se contenta de manger une bouchée de chacune, ayant soin de ne les prendre que l'une après l'autre avec précaution, et de les remettre à leur place en cachant la morsure. Cela fait, elle sortit de l'office. On se mit à table, et au dessert on servit le plat de poires. Mon oncle en prit une, et voyant la morsure il ne devina pas ce que c'étoit, et la mit de côté; mais Lolotte aussitôt dit en parlant de la morsure : C'est un rat . A la seconde, à la troisième poire on trouva la même chose, et Lolotte répétoit toujours : C'est un rat, surement c'est un rat . Enfin à la quatrième, mon oncle s'arrête et regarde fixement Lolotte, qui devint rouge comme le feu. Lolotte, dit mon oncle, croyez-vous véritablement que ce soit un rat qui ait mordu toutes ces poires? Ah oui, mon oncle, répondit Lolotte, je vous assure que c'est un rat. La dessus, mon oncle ordonna à Melle Caillet de fouetter la pauvre Lolotte et bien serré: ce qui fut exécuté. Cela me fit bien de la peine, et j'en pleurai. Mais mon oncle avoit raison, car il n'y a rien de si vilain que le mensonge, et depuis ce temps Lolotte n'en a jamais fait un seul.

La révolution étoit commencée depuis un an, ce qui me causoit du chagrin parce que cela avoit refroidi mon oncle pour le comte d'Armilly, qui disoit que ces changemens-là feroient le bonheur de la France. Il est vrai que Mr d'Armilly étoit si aimé dans ses terres qu'il n'eût qu'à se louer des paysans. Quand on rendit le décret qui abolissoit les droits de chasse, Mr d'Armilly étoit à Paris, et ses paysans non seulement ne tuèrent pas une perdrix jusqu'à son retour, mais établirent entre eux des hommes pour garder ses chasses, à la place des gardes qu'on avoit supprimés. Quand Mr d'Armilly revint au bout de trois mois, il fut bien surpris de retrouver son gibier ; alors il fit de grandes chasses avec les paysans. Mon oncle étoit bien charitable, mais il étoit très sévère sur l'article des chasses : aussi nos paysans détruisirent en moins de huit jours tout notre gibier ; c'étoit une bacchanale terrible de coups de fusils, et cela dépitoit furieusement mon oncle, qui répétoit toujours : Voilà les fruits de la révolution, il n'y a plus moyen de vivre dans un tel pays . Moi je trouvois qu'on pouvoit fort bien vivre sans manger du lièvre ou du lapin, et que la terre de Rivray étoit tout aussi jolie qu'avant la révolution. Mon oncle ne pensoit pas cela : il se décida à quitter la France, mais en secret ; il s'étoit ruiné pour payer les dettes de son fils, il ne lui restoit que des pensions de la cour, et depuis la révolution il en avoit perdu plus de la moitié; pourtant il avoit seize mille francs d'argent comptant, et il crut que ce seroit assez pour attendre la contre-révolution ; mais il étoit embarrassé pour emmener des domestiques, parce que tous les nôtres étoient si vieux qu'il craignoit de ne pouvoir les conduire sains et saufs juqu'à Worms. Melle Caillet, qui étoit jeune en comparaison des autres, souffroit de son catharre, et gardoit le lit ; Mr Masson, l'homme de confiance de mon oncle et concierge du château, étoit presque perclus de la goutte ; le bon homme la Ramée, valet-de-chambre et maître-d'hôtel, avoit été laquais de mon grand-père : je ne sais pas au juste son âge, mais je crois bien qu'il avoit alors au moins cent ans, et il étoit si sourd qu'il n'entendoit un peu qu'à l'aide d'un cornet ; le cuisinier étoit tellement asthmatique qu'il n'auroit pas pu faire dix lieues de suite dans la plus douce voiture du monde ; Picard, mon domestique, qui avoit jadis été coureur de mon père, étoit malade d'une sciatique qui le retenoit depuis trois semaines dans sa chambre. Il est vrai que notre vieux cocher étant mort l'année d'auparavant, nous en avions un nouveau, mais mon oncle ne le connoissoit pas assez pour s'y fier comme aux autres ; du reste, il n'y avoit dans la maison que deux vieilles servantes et deux petits garçons de douze ou treize ans qui servoient dans la cuisine et dans l'écurie. Mon oncle fut donc obligé d'emmener celui des domestiques qu'il aimoit le moins, Bérard le nouveau cocher. Lolotte fut du voyage, mais elle nous donna beaucoup de chagrin durant la route, car elle ne pouvoit pas se consoler d'avoir quitté Melle Caillet ; elle pleuroit toujours en demandant sa bonne, ce qui me faisoit bien de la peine. Moi, de mon côté, je pensois à Picard, à mon ami Edouard d'Armilly, et tout cela me rendoit bien triste : j'avois huit ans quand nous partîmes en 1790, et Lolotte en avoit cinq. Mon oncle ne fut pas reçu à Worms comme il l'avoit espéré, on lui reprocha ne n'avoir pas émigré plutôt, enfin il fut si fâché qu'il quitta Worms. Comme il avoit été à Stuttgard dans sa jeunesse, il voulut s'y établir, et nous y arrivâmes au moins de mars. Mais un terrible malheur nous y attendoit au bout de quinze jours. Un dimanche, pendant que nous étions à la promenade, notre coquin de domestique Bérard vola tout l'argent de mon oncle et sa belle montre à répétition qu'il avoit laissée à la maison. Ce misérable avoit gagné la confiance de mon oncle, car il servoit à merveille et avec l'air du plus grand attachement. Mon oncle fit sa déposition, mais le voleur s'échappa, et nous n'en avons jamais entendu parler depuis. Il fallut quitter notre joli logement : mon oncle écrivit en France pour r'avoir de l'argent, il ne lui restoit que trente-six francs qu'il avoit dans sa poche du jour du vol, et une petite montre avec la chaîne d'or qui lui venoit de ma mère et qu'il m'avoit promis de me donner quand je serois un peu plus grand ; c'est pourquoi il ne voulut pas s'en défaire. Mais il vendit presque tous ses habits et une grande partie de son linge. Comme cela se fit très-à la hâte, il n'eut de tout cela que quinze louis, et en attendant l'argent de France il falloit vivre avec une grande économie. Mon oncle cherchoit une chaumière pour s'y mettre en pension ; notre blanchisseuse lui proposa de loger ches son frère, qui étoit un vannier et qui demeuroit à la campagne à trois quarts de lieue de la ville. Mon oncle, pour des raisons que je ne sais pas, avoit quitté son nom de Vilmore en émigrant, et il s'appeloit Mr Ferrand, et moi le petit Ferrand, ce qui me paroissoit bien drôle, et me faisoit toujours rire. Nous voilà donc établis chez le vannier Mr Fischer : c'étoit le meilleur homme du monde, c'est bien dommage qu'il ait une aussi méchante femme. Et ce qu'il y a de plus affreux c'est que Mme Fischer est horriblement menteuse, je le prouverai clairement tout à l'heure. Je couchois avec mon oncle dans une chambre assez propre, et Lolotte couchoit dans un petit cabinet tout à côté. Je ne m'ennuyois pas. Mon oncle m'occupoit beaucoup, j'écrivois et je calculois trois ou quatre heures dans la journée, je lisois les saints évangiles, je servois mon oncle qui n'étoit pas accoutumé comme moi à s'habiller tout seul, et puis je me promenois, je jouois avec Lolotte, et je faisois de petits paniers avec le vannier qui étoit bien étonné de mon adresse, et qui m'avoit en amitié pour cela. Il parloit un peu françois, et je commençois déjà à entendre l'allemand ; Lolotte même savoit demander tout ce qu'il lui falloit : enfin, nous menions une vie très-heureuse, c'est-à-dire Lolotte et moi, car mon pauvre oncle en secret mouroit de chagrin, il ne m'en disoit rien, et je ne m'en doutois pas. Mais au bout d'un mois ne recevant point de nouvelles de France, il tomba tout-à-fait malade, et se mit au lit. Je lui proposai de faire venir un médecin ; ce fut alors qu'il me dit qu'il étoit malade d'inquiétude, et qu'un médecin ne pouvoit rien faire à cela. Quelques jours après, sa fièvre augmentant, je priai le vannier d'envoyer chercher un médecin, qui vint et qui dit qu'il ne le croyoit pas en danger, que c'étoit une maladie de langueur. Mais le lendemain au soir, mon oncle m'appela et me dit : Ecoute, Eugène, je crois que je n'en reviendrai pas ; il faut pour la tranquilité de ma conscience que tu me promettes de rester fidelle à ton roi, quelque chose qui arrive. Mets-toi à genoux, mon enfant, et fais le serment que je vais te dicter. J'obéïs tout de suite en pleurant, et je promis sur le saint évangile de rester fidelle à mon roi, et de ne jamais reconnoître en France d'autre autorité souveraine que la sienne. Après cela, mon oncle me donna sa bénédiction ; ensuite il me fit asseoir à son chevet : Eugène, me dit-il, tu as de l'intelligence et de la raison, tu écriras demain sous ma dictée les instructions que je veux te laisser.... Non, mon cher oncle, interrompis-je en sanglotant, non vous ne mourrez point, ne parlez point comme cela, vous me fendez le coeur. Mon enfant, dit mon oncle, Dieu, s'il le veut, peut prolonger ma vie, mais peut-être aussi veut-il m'appeler à lui, et dans l'incertitude où je suis, je dois te donner des conseils, et tu dois m'écouter avec attention. Si je meurs, c'est toi, mon Eugène, qui serviras de tuteur et de père à ma pauvre Lolotte, du moins pendant quelques temps... Ici, mon oncle s'arrêta, et je vis deux larmes couler sur ses joues vénérables.... Je me rejetai à genoux près de son lit, et j'appuyai mon visage sur son chevet pour lui cacher mes pleurs. Après un moment de silence, mon oncle dit : O mon dieu, soyez le protecteur de ces malheureux orphelins ; préservez-les du vice, des embûches des méchans et des séductions de l'impie ; daignez guider cet enfant, et puisque dans l'âge de l'absolue dépendance, il va devenir le seul soutien d'un être encore plus foible que lui, donnez-lui l'intelligence qui lui sera nécessaire pour se rendre utile et pour se conserver pur. C'est un miracle que je vous demande, mais c'est pour l'innocence sans appui que je l'implore. Voilà quelle fut la prière de mon oncle : je n'en ai pas oublié une seule parole, et je suis sûr que c'est cette prière qui nous a sauvés, Lolotte et moi. Après cela, mon oncle me répéta encore qu'il me donneroit le lendemain toutes mes instructions, et qu'il feroit venir un magistrat de Stuttgard ; puis il tira de dessous le chevet de son lit une grande bourse tricotée, en me disant : Voilà encore une petite ressource dont je ne t'avois point parlé; cette bourse renferme quelques diamans qui ont appartenu à la mère de Lolotte : ces petits bijoux qui n'étoient point connus du misérable Bérard, me sont restés, et depuis ce temps je les porte toujours sur moi. Comme ils me gênent dans mon lit, prends cette bourse et attache-la autour de tes reins dessous ta chemise. Cela me fit bien de la peine, et je ne voulois pas absolument prendre la bourse ; mais mon oncle me l'ordonna positivement. J'obéis, et il me recommanda de ne point dire que je possédois ces diamans, et de les bien cacher jusqu'à ce que je fusse dans la ville où il comptoit m'envoyer. Ensuite mon oncle se retourna du côté de la ruelle pour tâcher de dormir. Il étoit neuf heures du soir ; j'avois déjà passé une partie de l'autre nuit pour servir mon oncle, et comme j'avois bien du chagrin, je sentis que je ne pourrois pas dormir, et je me décidai à ne me point coucher. Je fus dire bonsoir à Lolotte que Mme Fischer alloit mettre au lit. En embrassant Lolotte j'eus envie de pleurer, et je la regardai avec plus d'amitié que jamais, car je me rappelai ce que mon oncle m'avoit dit à son sujet, et j'étois bien touché de l'idée que j'étois peut-être au moment de servir de tuteur et de père à cette pauvre petite. Je fis de la tisane pour mon oncle, j'allumai la lampe, et je rentrai dans notre chambre. Je priai Dieu, ensuite je m'assis sur une escabelle de bois, et je me mis à lire dans mon livre d'évangiles. Au bout d'une heure, mon oncle se retourna, et me voyant à son chevet il m'ordonna de me mettre au lit. Je lui fis promettre qu'il m'appelleroit pour lui donner à boire, et je me couchai. Je ne pus m'endormir que très-tard, et je me réveillai à la petite pointe du jour. Je sautai à bas de mon lit, et j'aillai auprès de mon oncle : il avoit une respiration forte et qui faisoit un bruit effrayant ; je lui demandai tout doucement s'il souffroit, il ne répondit point, je pensai qu'il dormoit, et je me remis dans mon lit. Mais j'étois inquiet, je ne pus me rendormir, j'entendois toujours cette respiration embarrassée de mon oncle, cela me faisoit battre le coeur. Enfin je pris le parti de me lever, je m'habillai sans faire du bruit, et je fus m'asseoir sur mon escabelle ; dans ce moment j'entendis du mouvement dans la maison, ce qui me fit plaisir et me rassura un peu ; car j'étois tremblant et tout interdit. Mon oncle respiroit toujours avec la même difficulté, son rideau tiré me cachoit son visage, et je n'osois pas m'avancer pour le regarder. Je restai comme cela plus d'un quart d'heure, et puis je fus chercher Mr Fischer, pour le prier de venir voir mon oncle. Nous entrâmes tous les deux dans la chambre sur la pointe des pieds, et nous nous arrêtâmes au pied du lit pour écouter ; mais je n'entendis plus du tout respirer mon oncle, et il me prit un frisson.... Mr Fischer s'avança, ouvrit le rideau, et dit : Il est mort . Je tombai à genoux, je ne voyois plus, je n'entendois presque pas, il me sembloit que j'allois mourir aussi, et comme je ne pensois pas à Lolotte dans ce moment-là, je n'en étois pas fâché.... Mr Fischer me prit dans ses bras, et me porta dans la cuisine. On me fit boire de l'eau fraîche, car j'avois un étouffement terrible ; mais bientôt je pleurai à chaudes larmes, et cela m'ôta mon oppression. Je voulus absolument retourner auprès de mon pauvre oncle, espérant que peut-être il n'étoit qu'évanoui ; hélas! tous les secours furent inutiles : il n'existoit plus. Il falloit annoncer cette affreuse nouvelle à Lolotte ; quoiqu'elle n'eût que cinq ans et quatre mois, elle étoit très-sensible, et elle aimoit mon oncle de tout son coeur. Elle venoit de se réveiller, j'entrai dans son cabinet, elle fut surprise de me voir parce que je n'allois jamais auprès d'elle quand elle étoit couchée. Je me retenois de pleurer pour ne pas l'effrayer, et la pauvre petite innocente en m'apercevant me sourit et me tendit les bras pour m'embrasser. Je m'approchai, et je me mis à genoux près de son berceau ; elle se souleva, et s'appuyant de mon côté sur le rebord du berceau, elle me demanda où étoit Mme Fischer. Elle va venir, lui répondis-je, mais, ma chère Lolotte, nous avons fait une grande perte. Le bon Dieu nous a ôté mon oncle, nous ne le verrons plus, il est dans le ciel. Là dessus Lolotte se mit à pleurer et à crier si fort que je ne savois comment faire pour l'appaiser. Je tirai de ma poche des noisettes, et des pommes que je posai sur son berceau ; au bout d'un petit moment elle cessa de crier et prit les noisettes ; mais elle pleuroit toujours un peu. Ma pauvre Lolotte, lui dis-je, c'est moi à présent qui serai ton père : le veux-tu bien? A cette question Lolotte laissant tomber les noisettes qu'elle tenoit, me regarda avec une petite mine si touchante et si jolie que je ne pus retenir mes larmes, et elle me répondit : Pourtant je veux voir mon bon papa!... En disant cela elle recommenca à crier, Mme Fischer vint, et moi je fus dans le jardin pour y pleurer quelques minutes tout à mon aise. Quand Lolotte fut habillée je la menai dans les champs, et nous fîmes une longue promenade, mais bien triste.

Je fis enterrer mon pauvre oncle, et je n'y épargnai pas la dépense, car il m'en coûta quatre louis et demi, et il n'en avoit laissé en tout que quatorze. Je suivis l'enterrement. Je n'avois pas d'habit noir ; je voulois pourtant avoir quelque chose sur moi qui marquât le deuil, et je pris à la poupée de Lolotte un petit jupon de gaze noire ; je le coupai en bandes, et je l'entortillai autour de mon bras, parce que j'avois vu des militaires qui ne portoient pas le deuil autrement que cela. Je serrai soigneusement la petite montre d'or dont j'ai déjà parlé, et que mon oncle avoit destinée à Lolotte. Il y avoit à la chaîne de cette montre une chose que j'aimois bien ; c'étoit un gros cachet qui s'ouvroit, et qui contenoit un petit portrait de Lolotte ressemblant comme deux gouttes d'eau. Dans le dernier mois de notre séjour en France, mon oncle l'avoit fait faire au château d'Armilly par un peintre qui montroit à dessiner à Edouard d'Armilly et à ses soeurs. Depuis l'aventure de Bérard mon oncle étoit devenu fort méfiant, et avoit caché dans la maison qu'il eût cette montre ; ainsi je n'en dis rien, voulant me conformer aux volontés de mon oncle comme s'il eût été vivant. Je regrettai bien de n'avoir aucune instruction par écrit : s'il eût seulement vécu un jour de plus je n'aurois pas été dans un si grand embarras, puisqu'il comptoit me donner ses ordres et des lettres de recommandation. Cela me fit faire la réflexion que nous ne devons jamais différer d'arranger toutes nos affaires de manière à ne pas craindre qu'une mort subite nous en empêche. Mais l'intention de mon pauvre oncle étoit bonne, et jusqu'à la fin de notre vie Lolotte et moi nous bénirons sa mémoire. Cependant je songeai en moi-même au parti que j'avois à prendre. Je me ressouvins que mon oncle avoit écrit plusieurs fois en France pour demander de l'argent ; je pensai que peut-être les réponses et l'argent arriveroient sous quelques mois, qu'on les adresseroit chez Mr Fischer, et qu'ainsi je devois attendre là, du moins pendant un certain temps. Mais pour épargner la dépense de notre pension, je proposai à Mr Fischer de lui servir de garçon, pourvu qu'il me laissât trois heures libres dans chaque journée : je m'engageai d'ailleurs à travailler aux paniers, à les aller vendre à la ville, et à faire les commissions de la maison. Il accepta ce marché à condition qu'il ne nous donneroit aucun profit, et que nous nous entretiendrions Lolotte et moi de souliers et d'habits. Cet arrangement fait, je me mis au travail avec ardeur. J'employois mes trois heures de liberté à lire, à copier à main posée ou les évangiles, ou des passages des sermons de Massillon, qui avoit été le livre favori de mon oncle. Ensuite je relisois mes cahiers de calculs faits par mon oncle, ce qui ne m'ennuyoit pas du tout, car j'ai toujours eu beaucoup de goût pour l'arithmétique. Après cela je jouois un peu avec Lolotte ; en même temps je lui apprenois à connoître les lettres, je lui enseignois son catéchisme, et je la faisois compter jusqu'à cent ; et puis je travaillois aux paniers : c'étoit moi qui faisoit tous les petits, et trois fois la semaine j'allois à Stuttgard les vendre. On les chargeoit sur un âne que je conduisois. Au bout de quelque temps j'étois si bien connu à Stuttgard, que dans les rues tous les polissons en me voyant passer disoient : Voilà le petit émigré françois! Ils disoient cela en allemand que j'entendois déjà fort bien. Je vendois mes paniers à merveille ; souvent des dames me faisoient monter chez elles, m'en achetoient une grande quantité, et me donnoient du bonbon et des gâteaux que je gardois toujours pour Lolotte. Quelquefois j'achetois pour elle dans la ville quelques joujoux ; c'étoit ma seule dépense ; car j'avois tant de plaisir à lui faire ces petits présens! Alors le chemin me paroissoit bien long en retournant à la chaumière ; je marchois si vîte que j'arrivois tout en nage ; en approchant de la maison je chantois de toutes mes forces, afin que Lolotte pût m'entendre de loin, et j'étois sûr de la voir sortir de la maison, et accourir avec ses petits bras tendus vers moi. Elle se jetoit à mon cou ; je l'embrassois, je l'asseyois sur mon âne, la soutenant d'un bras et de l'autre tenant la bride ; nous faisions ainsi quatre ou cinq tours dans l'allée des peupliers, et puis nous rentrions dans la maison. J'aurois été heureux sans la méchanceté de Mme Fisher. Elle avoit une petite fille de sept ans qui jouoit tous les jours avec Lolotte ; mais cette petite fille qui tenoit de sa mère étoit fort contrariante, et un matin elle donna une tape à Lolotte qui la lui rendit sur le champ. Lolotte eut tort, mais la petite fille avoit commencé: cette dernière se mit à crier, Mme Fischer vint, et sur les plaintes de sa fille elle donna un soufflet à Lolotte, qui là dessus fit des cris terribles. Je reconnus sa voix, je quittai mon ouvrage, et je courus où elle étoit. Elle me conta ce que je viens de dire, et je fus m'en plaindre à Mr Fischer qui m'aimoit beaucoup, surtout depuis que je vendois si bien ses paniers. Il appela sa femme, et aussitôt qu'elle parut il se leva, et la prenant par le bras il alloit la battre, lorsque je me jetai entr'eux deux, car je désirois seulement qu'il la grondât. J'allai chercher Lolotte : je lui fis embrasser la petite fille, et je la menai à Mme Fischer pour qu'elle lui demandât pardon de l'avoir fâchée. Lolotte qui aimoit Mme Fischer parce qu'elle l'habilloit et la déshabilloit, demanda pardon de bien bonne grâce ; mais Mme Fischer l'embrassa en rechignant, et conserva une rancune affreuse de cette aventure, quoiqu'elle ne fît pas semblant de rien. Mr Fischer fumoit toute la journée : il avoit une belle pipe qu'il aimoit beaucoup ; un dimanche matin, jour où je ne travaillois jamais, Mr Fischer sortit, et Mme Fischer me donna une commission. Je lui dis que j'allois la faire tout de suite, mais étant sur le pas de la porte, je retournai sur mes pas, prendre mon chapeau que j'avois oublié. J'entrai pour cela dans un petit cabinet, dont une porte vitrée donnoit dans la chambre où j'avois laissé Mme Fischer. En regardant par hasard de son côté, je la vis monter sur une chaise pour prendre la belle pipe de Mr Fischer qui étoit sur une planche très-élevée ; elle ne pouvoit pas m'apercevoir parce que le petit cabinet étoit fort obscur : d'ailleurs, elle me tournoit le dos. Lorsqu'elle tint la pipe elle descendit, et puis tout de suite elle laissa tomber à terre cette pipe qui se cassa. Je pensai que Mme Fischer ne l'avoit pas fait exprès, et que Mr Fischer seroit bien en colère. Je sortis doucement du cabinet, et j'allai faire ma commission. Je revins au bout de trois quarts d'heure. En rentrant j'entendis crier Lolotte, et j'arrivai au moment où Mme Fischer se disposoit à lui donner le fouet en présence de Mr Fischer, qui avoit l'air furieux. Je me précipitai sur Mme Fischer, en disant que je me ferois plutôt tuer que de souffrir qu'on donnât le fouet à Lolotte. La pauvre petite que ses sanglots étouffoient, et qui étoit toute violette, se jeta dans mes bras en disant : O Eugène! ne les croyez pas : ce n'est pas moi qui ai cassé la pipe! Ces paroles me firent frémir. Comment, m'écriai-je, Mme Fischer, vous êtes assez noire pour accuser Lolotte d'avoir cassé la pipe? - Alors je contai à Mr Fischer tout ce que j'avois vu. Il me crut, car il connoissoit la méchanceté de sa femme, et il savoit que je ne mentois jamais. Je ne pus pas l'empêcher de donner cinq ou six soufflets et autant de coups de pied dans le derrière à Mme Fischer : cela étoit bien brutal, car rien n'excuse un homme qui bat sa femme ; mais aussi l'action de Mme Fischer étoit infame. Grand dieu, qu'on est malheureux d'avoir épousé une si méchante femme! Cela n'arriveroit pas si l'on ne se marioit qu'à celle que l'on connoît depuis bien long-temps. C'est pourquoi je n'épouserai jamais que Lolotte ; quand je serai grand elle sera ma femme, ou bien je resterai garçon toute ma vie.

Depuis l'événement que je viens de conter, j'eus la plus grande envie de quitter la maison de Mr Fischer, mais j'étois bien embarrassé pour cela, car Mr Fischer qui étoit bien aise de m'avoir, ne m'auroit pas laissé aller facilement. Nous étions aux derniers jours du mois de septembre : il y avoit près de cinq mois que mon oncle étoit mort, ainsi je n'avoit plus d'espérance de recevoir des nouvelles de France. Mais il ne me restoit que neuf louis : on ne va pas bien loin avec cela. Il est vrai que j'avois les diamans de la mère de Lolotte ; une nuit, ayant conservé ma lampe j'avois défait ma ceinture pour voir ce qui étoit dedans, et j'y trouvai, 1° une jolie petite croix de diamans, 2° un anneau de gros brillans montés à jour : il est superbe, 3° deux bagues, l'une d'émeraude et l'autre en rubis : celle-ci est en coeur et charmante, 4° deux pendans d'oreilles en petits diamans, 5° quinze chatons enfilés dans de la soie, et 6° une longue chaîne d'or pour mettre au cou. Je regardois tous ces bijoux avec plaisir en pensant qu'ils appartenoient à Lolotte, et je me dis : Moi qui lui tiens lieu de tuteur, je dois bien conserver toutes ces choses, et je veux tâcher de la faire vivre sans les vendre. Après bien des réflexions je pris la résolution de m'échapper de chez Mr Fischer et d'aller à Francfort ; il ne falloit pour cela que deux jours en prenant la diligence. Voici comment j'arrangeai ma fuite : d'abord toutes les fois que j'allois à Stuttgard pour vendre les paniers, je portois sur mon âne, sans qu'on s'en aperçût, quelque chose de mes habillemens, et j'allois le vendre à un fripier ; je ne gardai qu'un habit complet, quatre paires de bas, deux bonnets de nuit, six chemises, et la veste et la culotte que je portois tous les jours. J'eus de tous mes habits seulement deux louis. Cela fait, je fus à Stuttgard au bureau des diligences, et j'y retins deux places. Comme il falloit dire les noms, et que j'étois connu sous celui de Ferrand, je dis au maître de la diligence que ces places étoient pour Mr et Mme de Vilmore . Je ne mentois pas puisque c'étoient nos vrais noms, et que Lolotte étant chanoinesse, s'appeloit Madame . La diligence devoit partir pour Francfort le lendemain matin à neuf heures. Je revins chez Mr Fischer, et tout le soir je fus pensif. Cela me faisoit de la peine de le quitter, et surtout de ce qu'il ne se doutoit de rien. Voulant lui laisser un petit présent, je lui dis après souper que j'avois vendu à Stuttgard quelques vieilles hardes dont j'avois eu un louis que je le priois de me serrer, n'ayant pas de tiroir qui fermât à clef, et je lui donnai ce louis qu'il mit dans son armoire. Et sous le même prétexte je donnai à Mme Fischer un joli fichu de soie que j'avois acheté pour elle à Stuttgard. Avant de me coucher je fis un petit porte-manteau rempli du peu qui me restoit et des habillemens de Lolotte. J'oublie de dire que j'avois demandé à Mr Fischer la permission de mener Lolotte le lendemain à Stuttgard où je devois aller encore pour porter des paniers de commande. Comme Lolotte désiroit depuis long-temps faire cette course avec moi, ma demande parut toute simple. Nous partîmes le lendemain matin à six heures. J'avois le coeur gros en sortant de la maison, mais Lolotte qui ne savoit rien, étoit bien gaie. Je mis le porte-manteau sous les paniers, Lolotte s'assit sur l'âne que je tenois par la bride, elle passa un bras autour de mon cou, et nous nous mîmes en marche. J'étois triste : je me retournai pour regarder la chaumière, je pensai à mon pauvre oncle, et les larmes me vinrent aux yeux. Au bout d'un quart d'heure je contai à Lolotte que nous allions à Francfort. Quoi! dit-elle, nous ne reviendrons plus ici? et elle se mit à pleurer, mais je la consolai en lui disant que nous irions en voiture, ce qu'elle aimoit beaucoup. Et puis je tirai de ma poche sa poupée que je n'avois pas oublié d'emporter, et elle se mit à jouer. Arrivés à Stuttgard je conduisis Lolotte chez le frère de Mr Fischer qui étoit cordonnier ; je priai sa femme de garder Lolotte jusqu'à ce que revinsse la prendre. Il nous donna à déjeûner, et puis je fus vendre mes paniers ce qui me retint plus de deux heures. Je retournai chez le cordonnier, je lui remis l'argent de la vente des paniers en lui disant que je le devois faire parce que Mr Fischer viendroit prendre cet argent. J'ajoutai que j'avois une petite course à faire avec Lolotte, et qu'en attendant je laissois mon âne attaché dans la cour de la maison. Ensuite je pris Lolotte par la main, j'allai chercher dans la cour mon porte-manteau que je chargeai sur mon épaule, et nous nous rendîmes au bureau des diligences. On alloit partir : tout le monde étoit déjà dans la voiture. Le maître conducteur de la diligence fut bien surpris quand je lui dis que nous étions Mr et Mme de Vilmore. Comment, dit-il, vous êtes mari et femme? Cela fit bien rire Lolotte. Cependant comme j'avois payé il falloit nous recevoir. Le conducteur nous fit entrer dans la voiture en criant : Place, place, pour Mr de Vilmore et Mme son épouse. Tout le monde éclata de rire en nous voyant : on nous établit sur la banquette du milieu, et la voiture partit. Il n'y avoit avec nous que cinq voyageurs, une vieille bonne femme qui alloit à Hambourg, deux marchands de Francfort, un jeune homme qui se disoit de Maïence, et un vieux militaire suisse. On nous fit d'abord toutes sortes de questions : je n'étois pas gai, et je ne répondis que par oui ou non. Bientôt tous les hommes se mirent à fumer, ce qui finit la conversation. Quand la nuit vint Lolotte s'endormit, elle s'appuya sur mon épaule, et moi je veillai pour la tenir et la garantir de la secousse des cahots. Au point du jour le militaire qui étoit un bien bon homme, prit Lolotte dans le fond de la voiture et la mit entre lui et la vieille femme : alors je m'endormis, et je ne me réveillai qu'à dix heures. La seconde journée se passa fort bien : on s'arrêta plusieurs fois pour manger, et puis nous fîmes aussi beaucoup de chemin à pied, parce que le temps étoit superbe. Je liai connoissance avec le jeune homme qui me paroissoit bien aimable : il étoit très-bien mis, il avoit une montre et une chaîne charmante et toute neuve. Je lui demandais si elle étoit d'or? il me dit qu'oui. J'eus une vanité ridicule que je vais avouer. Il me prit envie, avant de nous séparer, de lui faire voir que j'avois aussi une montre, et tandis que la diligence alloit doucement au pas en descendant une montagne, et que nous étions seuls en avant sur une grande route, je tirai ma montre comme pour voir quelle heure il étoit. Il fut très-surpris qu'un petit garçon eût une aussi jolie montre. Il la prit pour la regarder, et après l'avoir bien examinée : c'est dommage, me dit-il, que la chaîne soit un peu gothique et d'une longueur démésurée, surtout pour vous. En effet, cette chaîne qui étoit d'or, m'avoit toujours paru trop longue pour mon oncle, et pour moi, si je l'eûsse portée à découvert, elle me seroit descendue jusqu'au genou, ainsi je trouvai cette réflexion très-juste. Comme j'avois beaucoup loué sa chaîne, il me proposa de troquer, en me disant qu'il voyoit que j'en mourois d'envie, et qu'il m'avoit tellement pris en amitié qu'il seroit charmé de me faire ce plaisir. Je m'en défendis par honnêteté, et puis je sentois quelque scrupule de me défaire de cette chaîne qui avoit appartenu à mon oncle, mais ce jeune homme me pressa si fort que je ne pus y résister. J'ôtai la montre et mon cher cachet de la chaîne que je lui donnai en échange de la sienne. Il me dit qu'il ne falloit pas parler de cela dans la voiture, parce que le vieux militaire lui avoit proposé un troc de ce genre qu'il avoit refusé. Je mis ma montre et la nouvelle chaîne dans ma poche comme à l'ordinaire. Le jeune homme attacha un cordon à sa montre, et serra la chaîne à part, et il me prévint qu'il diroit qu'il avoit cassé quelque chose à sa chaîne. Après tout cela nous remontâmes en voiture. Nous arrivâmes dans la nuit à Francfort, le jeune homme nous quitta, et je ne l'ai plus revu depuis. Lolotte et moi nous restâmes dans l'auberge de la diligence ; c'étoit un bien vilain cabaret. Je donnai douze sols à une servante pour qu'elle prît soin de Lolotte, et qu'elle la fit coucher avec elle. Lolotte pleura, elle ne vouloit point me quitter ; à son âge elle ne pouvoit pas sentir qu'un homme ne peut pas passer la nuit dans la chambre d'une demoiselle ; pourtant Melle Caillet lui avoit donné bien de la modestie, car elle ne souffroit jamais que j'entrasse chez elle quand elle étoit au lit, ou quand on l'habilloit. La mauvaise auberge où nous étions me fit faire des réflexions bien tristes. Je couchai avec un garçon d'écurie dans un galetas tout au haut de la maison. Je ne dormis guères, et je pleurai beaucoup. Le lendemain je fus chercher Lolotte que je trouvai toute seule et pleurant dans la petite chambre où les servantes l'avoient laissée. Elle me sauta au cou en me voyant, et alors elle pleura de joie, et puis elle me dit : Retournons chez Mr Fischer, je t'en prie. Cela me toucha et me rendit encore plus triste. On vint nous chercher de la part de l'hôtesse : on n'avoit pas pris garde à nous la veille, parce que la maison étoit pleine de monde, et que l'on crut que nous appartenions à quelques-uns des voyageurs ; mais quand on sut que nous étions tous deux sans conducteurs, on voulut nous questionner. L'hôtesse étoit une grosse femme rousse, qui avoit une voix d'homme et des yeux ronds, avec un grand nez corbin, ce qui la faisoit ressembler à un hibou ; elle parloit fort bien françois. Qu'est-ce donc que cela? cria-t-elle en nous voyant ; allons, allons, décampez-moi d'ici ; je ne reçois pas dans ma maison de petits vagabonds ; allons, allons, qu'on déniche sur le champ. Ces paroles et sa grosse voix épouvantèrent Lolotte qui se pressa contre moi en tressaillant. Je voulus parler : cette cruelle femme m'en empêcha en me prenant par les épaules pour me chasser ; cependant je lui dis que j'avois un porte-manteau en haut. Elle l'envoya chercher ; je le mis sur mon épaule ; heureusement qu'il étoit fort mince et fort petit, pourtant il me gênoit beaucoup, étant obligé de conduire Lolotte. J'avois bien de la peine à marcher surement, et quand je me trouvai ainsi tout seul avec elle dans la rue, je regrettai plus que jamais la tranquille chaumière du bon Fischer. Lolotte étoit si saisie qu'elle ne pleuroit pas, mais je sentois sa petite main trembler dans la mienne, et je tremblois aussi. Je ne savois où aller : je marchois au hasard, ne songeant qu'à prendre garde aux voitures qui me faisoient beaucoup de peur à cause de Lolotte et de l'embarras que me causoit mon porte-manteau. Au bout de la rue je tournai à droite, et voyant une petite église ouverte j'eus envie de m'y arrêter, et j'y entrai. Je fis mettre Lolotte à genoux à côté de moi, et je lui dis tout bas : Prie le bon Dieu qu'il nous fasse trouver un bon logement. Lolotte se mit à prier de tout son coeur, et moi aussi. En sortant de l'église une pauvre femme me demanda l'aumône : elle tenoit dans ses bras une petite fille malade de l'âge de Lolotte. La femme me dit qu'il y avoit deux jours qu'elle n'avoit rien mangé. Cela toucha bien Lolotte qui me pressoit de lui donner de l'argent, mais j'étois fort embarrassé parce que j'avois dépensé presque toute ma monnoie, et le reste de mon argent étoit dans la ceinture avec les bijoux de Lolotte. Cependant je trouvai encore dans ma poche deux ou trois sous que je donnai à cette pauvre femme, et je lui dis de revenir le lendemain matin à dix heures dans cette même église, que j'y serois, et que je lui donnerois encore quelque chose. Elle fut bien contente, et moi je sortis de l'église un peu moins triste. A quelques pas de là nous passâmes devant la boutique d'un boulanger, et Lolotte me dit qu'elle avoit faim. Nous entrâmes chez le boulanger : il n'y avoit dans la boutique qu'une jolie petite fille de douze ou treize ans qui nous reçut très bien. Lolotte demanda un petit pain qu'elle lui donna sur le champ, et elle prit Lolotte sur ses genoux et se mit à la caresser. Pendant ce temps je me rappelai tout d'un coup qu'ayant donné le reste de mon argent, je n'avois plus dans ma poche de quoi payer ce petit pain ce qui me donna la plus grande inquiétude, car comment faire pour prendre de l'argent dans ma ceinture qui étoit par dessous ma chemise? Tandis que je rêvois à cela, Lolotte demanda à la petite fille combien coûtoit ce petit pain ; la jeune fille répondit qu'il ne falloit rien pour cela, ce qui me mit bien à l'aise. Elle m'en offrit un : je n'avois pas déjeûné, mais je le refusai en disant que je n'avois pas faim ; et je mentois bien. Comme la jeune fille nous interrogeoit je lui contai ce qui nous étoit arrivé à l'auberge. Elle en fut bien attendrie, et parut très-étonnée d'apprendre que nous étions tout seuls. Elle nous offrit d'aller demander à son père et à sa mère de nous recevoir pour quelques jours, et au même moment elle sortit en courant. Elle revint au bout de quelques minutes, et nous conduisit dans une chambre très-propre où nous trouvâmes son père et sa mère. Ils nous firent quelques questions, ensuite le mari et la femme parlèrent entr'eux, mais si vite que je n'entendois pas bien ce qu'ils disoient. Je compris seulement qu'ils se disputoient : le mari vouloit nous recevoir : la femme ne s'en soucioit pas, et j'entendis qu'elle disoit qu'il falloit nous faire placer dans un hôpital, ce qui me fit frissonner. Je les interrompis pour dire que j'avois de l'argent et que je payerois. La femme secoua la tête en répétant : des enfans abandonnés! Là dessus je lui dis que nous avions des parens, et qu'ils viendroient bientôt nous chercher. Alors elle demanda ce que nous voulions donner pour notre pension ; je répondis qu'elle n'avoit qu'à faire le prix, et il fut convenu que je donnerois neuf francs par semaine en argent de France, et que je payerois chaque semaine d'avance. J'y consentis, ce qui mit la boulangère de très-bonne humeur. Je lui dis que mon argent étoit dans le porte-manteau, et que je désirois qu'on le mît dans un endroit fermant à clef. On le fit porter dans le cabinet du boulanger ; j'y fus, et me trouvant seul je me hâtai de chercher de l'argent dans ma bourse. Il me restoit en tout cinq louis, j'en pris deux, et je redescendis bien vîte. Je donnai neuf francs à la boulangère qui alors me traita parfaitement bien. Je demandai à déjeûner, et je n'ai jamais mangé de meilleur appétit. Ces gens-là étoient fort à leur aise, et leur maison étoit de la plus grande propreté. On décida que Lolotte coucheroit avec la jeune fille qui s'appeloit Frédérica. Elle avoit une petite chambre très-claire et très-jolie. Pour moi mon lit étoit dans une soupente, mais j'en fus content parce que je vis que Lolotte ne manqueroit de rien. Le boulanger me dit que pendant le jour je me tiendrois dans sa chambre ou dans la boutique ; je remerciai Dieu de toute mon âme d'avoir été reçu dans cette maison. Lolotte étoit bien gaie, et je passai une journée charmante. Le lendemain matin je me ressouvins du rendez-vous que j'avois donné à la pauvre femme, et Lolotte aussi m'en parla. Nous déjeûnâmes avec la jeune Frédérica ; on nous apporta du lait et du pain, et Frédérica donna de plus à Lolotte deux petits gâteaux ; mais Lolotte au lieu de les manger, les mit dans sa poche. Après le déjeûner nous demandâmes à aller dans l'église qui étoit à dix pas de la maison. J'étois bien content de sortir sans avoir mon vilain porte-manteau sur l'épaule, et en pensant que nous avions un bon logement. Nous entrâmes dans l'église : la pauvre femme y étoit déjà avec son enfant. Je fus à elle, et je lui donnai un demi-louis. Elle fut si étonnée qu'elle resta immobile, la bouche entr'ouverte, en regardant fixement ce demi-louis que j'avois mis dans sa main. Lolotte tira de sa poche les deux gâteaux, et les donna à la pauvre petite fille. Alors la femme dit en levant les yeux au ciel : O mon dieu, bénissez ces deux bons enfans. Cela me fit ressouvenir de la prière que mon oncle avoit faite en mourant. J'avois envie de pleurer, et pourtant j'étois bien aise. Nous nous mîmes à genoux, et après avoir bien remercié Dieu, nous retournâmes à la maison. Je dis au boulanger que je savois calculer : il me donna plusieurs comptes à faire, et il me prit en amitié parce que cela lui étoit utile. Je m'amusois aussi à voir comment on faisoit le pain, car mon oncle m'avoit accoutumé à ne négliger aucune occasion d'apprendre quelque chose de nouveau. Nous avions pour voisin un tourneur. J'allois souvent le voir travailler, et de temps en temps il me permet-toit de faire moi-même quelques petits ouvrages. La jeune Frédérica étoit une aimable fille, bien douce et bien bonne pour Lolotte ; voulant avoir une attention pour elle je fus acheter de l'osier chez un vannier, et je lui fis une jolie corbeille pour mettre son ouvrage ; enfin on nous aimoit beaucoup dans cette maison, et j'y étois fort heurenx. J'allois me promener presque tous les jours dans une promenade publique qui se trouvoit dans notre voisinage, et les dimanches la boulangère et Frédérica y venoient avec nous. Alors je m'habillois proprement ; mais pour les jours ouvriers j'y allois en veste afin de ménager mon habit. Un mardi, 20 octobre, j'allai comme à l'ordinaire à cette promenade avec Lolotte. Nous nous assîmes sur le gazon au pied d'un arbre, et au bout de quelque temps ne sachant pas l'heure qu'il étoit, la promenade étant fort déserte, et croyant n'être vu de personne, je tirai ma montre, ce que je ne faisois jamais devant Lolotte. Aussitôt Lolotte voulut la prendre et jouer avec ; je ne voulois pas la laisser entre ses mains : pendant que nous nous débattions en riant, j'entends tout d'un coup derrière moi une grosse voix qui me dit en allemand : Comment, petit garçon, où avez-vous pris cette montre-là? Je me retourne, et je vois un homme de mauvaise mine qui tend le bras pour prendre la montre ; je me lève bien vîte en m'éloignant de lui, et il me dit en jurant de lui donner cette montre. Comme il s'approchoit de moi je me mis à fuir de toute ma force, et il courut après moi. J'entendois Lolotte crier, ce qui me perçoit le coeur, mais je voulois sauver la montre. Au moment où le voleur m'alloit atteindre, deux hommes sortant d'une allée de côté passèrent devant moi ; je me jetai dans les bras du plus grand en criant : Sauvez-moi d'un voleur ! Cet homme me prit par la main en répondant : Ne crains rien, mon enfant . Le voleur eut l'audace de s'avancer et de dire que j'étois un petit drôle qui avoit volé sa montre. Je vais, dis-je aux inconnus, vous éclaircir la chose, mais je vous conjure que ce soit là bas sous cet arbre où j'ai laissé une enfant toute seule. Volontiers, dirent les inconnus, et nous fûmes vers l'arbre, et le voleur nous suivit effrontément en répétant que la montre lui appartenoit. Ma pauvre Lolotte qui se désoloit, eut une grande joie de me revoir. Je l'embrassai, et me tournant vers les inconnus : oui, Mrs, dis-je, cette montre est à moi. Mais, mon petit ami, reprit l'un des deux étrangers, comment se peut-il qu'à votre âge et de l'état dont vous êtes, vous ayez un tel bijou? Là dessus le voleur se pressa de parler et de conter une fable sur mon prétendu vol. Eh bien, dis-je, puisque cette montre est à vous, dites-moi le nom de l'horloger, et dites-moi ce qu'il y a dans ce cachet qui s'ouvre? A ces mots le voleur pour toute réponse tourna brusquement le dos, et s'éloigna avec précipitation. Eh bien Mrs, dis-je, qu'en pensez-vous? mais de plus regardez ce petit portrait ; vous verrez que c'est celui de cette enfant. En disant cela je leur montrai le portrait de Lolotte. Rien n'est plus singulier, dit le grand inconnu ; mais, mon petit ami, vous n'êtes pas Allemand? - Non Mr, je suis émigré françois. - Et où sont vos parens? - Je n'en ai plus. - Et qui prend soin de vous? - Le bon Dieu qui nous protége à cause de la prière de mon oncle. - Et où demeurez-vous? - Ici près chez le boulanger. - Voulez-vous m'y conduire? - De tout mon coeur. Alors ce digne inconnu se sépara de son ami, et vint avec nous à la maison. Il voulut parler au boulanger et à sa femme en particulier. Il fut dans leur chambre, et y resta près d'une heure. J'ai su depuis que le boulanger et la boulangère lui avoient fait toutes sortes d'éloges de nous, et entr'autres lui avoient conté notre aventure avec la pauvre femme de l'église ; car cette femme étant venue pour acheter du pain dans la boutique, avoit détaillé à Frédérica tout ce qui s'étoit passé entre nous, et je ne savois pas cela. L'inconnu m'envoya chercher, je montai dans la chambre, il vint à moi, m'embrassa, et me dit : Mon enfant, je suis banquier, je m'appelle Trumann , je n'ai ni femme ni enfans, je serai charmé de recueillir chez moi deux orphelins si intéressans à tous égards ; il est aisé à votre âge de vous faire rentrer en France, je me chargerai de vos affaires : voulez-vous venir avec moi? Je restai tout interdit en regardant le boulanger qui me dit que je devois être bien reconnoissant, et accepter l'offre de Mr Trumann. Je balbutiai un remercîment, et Mr Trumann pria la boulangère d'envoyer chercher une voiture, parce qu'il demeuroit assez loin de là. Pendant ce temps la boulangère voulut m'habiller, et je mis mon habit. J'étois tout saisi, tout ému ; mais Mr Trumann a une si belle physionomie, il me parloit avec tant de douceur que je l'aimois déjà. Quand j'annonçai cet événement à Lolotte elle pleura beaucoup, et elle répétoit qu'il falloit que Frédérica vînt avec nous. Frédérica pleuroit aussi, et promit de venir nous voir souvent. J'embrassai toute la famille à plusieurs reprises, et jusqu'à la servante et aux deux garçons de boutique. J'étois bien attendri. La voiture nous attendoit, on y mit notre porte-manteau, nous y montâmes, et nous partîmes. Nous arrivâmes dans une belle maison ; Mr Trumann appela Melle Christine, sa ménagère, et la chargea de Lolotte. Melle Christine est une fille de l'âge de Melle Caillet, et qui est aussi vertueuse : elle est un peu sourde, elle ne parle que l'allemand, elle est sévère et très sérieuse, mais malgré cela bien bonne, et fort attachée à Mr Trumann. Les autres domestiques ne l'aiment pas, parce qu'elle est d'une grande économie, et qu'elle les surveille de près. Nous soupâmes Lolotte et moi dans sa chambre. Mr Trumann ne soupe pas ; mais on nous dit que tous les jours nous dînerions avec lui. Je vis un jolit petit lit pour Lolotte qu'on venoit de dresser à côté de celui de Melle Christine ; ce qui me fit surtout plaisir, fut de voir de beaux draps bien fins et bien blancs. Cela me rappela la France, car depuis notre émigration nous n'avions couché que dans de gros draps d'une vilaine toile aussi rousse qu'épaisse. Après souper Lolotte et moi, comme à l'ordinaire, nous dîmes nos prières ensemble ; ensuite nous nous séparâmes. Je couchai dans une jolie chambre très-bien meublée, et qui étoit tout à côté de celle de Mr Mulsen, premier commis de Mr Trumann. J'étois bien content : cependant j'avois une espèce de honte qui m'étoit toute nouvelle. Je n'en avois pas eu de faire des paniers et de les aller vendre, il est honorable de vivre de son travail, mais je me trouvois embarrassé de tout ce que Mr Trumann faisoit pour nous. Je me disois : ici je ne pourrai pas m'acquiter en faisant des paniers comme chez Fischer, je ne payerai pas de pension comme chez le boulanger, je recevrai sans rien rendre ; et cette pensée me chagrinoit et m'humilioit. Le lendemain matin à sept heures Mr Trumann m'envoya chercher. Je descendis dans son cabinet : il me pria de lui conter toute mon histoire, ce que je fis, et ce digne homme trois ou quatre fois, en m'écoutant, eut les larmes aux yeux. Quand j'eus fini : mon cher enfant, me dit-il en me serrant la main, j'écrirai dès demain en France à mon correspondant : vous pouvez y rentrer sans aucun inconvénient, et je vous y conduirai moi-même dans trois ou quatre mois, car j'y dois aller pour mes affaires ; en même temps j'y arrangerai toutes les vôtres..... Monsieur, repris-je, vous savez que j'ai promis à mon oncle de rester toujours fidelle à mon roi, et je ne sais pas si ce serment me permet de rentrer en France? Mr Trumann sourit, et me dit : Mon enfant, vous serez tout aussi fidelle à votre roi en vous établissant dans votre terre de Rivray qu'en restant à Francfort, et même davantage, puisque vous irez vous remettre sous sa domination. - Mais, Mr, il y a encore une chose qui me fait de la peine : c'est la dépense que vous ferez pour nous d'ici là. Je rougis extrêmement en disant ces paroles. Mr Trumann m'embrassa, et répondit : Mon enfant, vous avez de bons sentimens, conservez-les toujours, mais soyez tranquille ; on peut bien sans embarras accepter un asyle chez un ami sincère, et je suis le vôtre. Il dit ces mots avec un ton qui me pénétra, je me jetai à son cou, et je lui dis en pleurant : Et moi, Mr, je vous aimerai comme j'aimois mon oncle. Depuis ce moment-là je n'ai plus eu d'embarras du tout : je regarde Mr Trumann comme un père, et en effet il en est bien un pour moi. Après le dîner je montai dans ma chambre, je détachai ma ceinture, je la portai à Mr Trumann pour le prier de me la garder ; d'ailleurs, j'étois bien aise de lui faire voir tous ces bijoux. Je lui montrai encore la montre qu'il m'avoit sauvée, mais je fus bien surpris lorsqu'en lui faisant admirer la chaîne, il m'assura qu'elle n'étoit pas d'or. Je vis que ce jeune homme de la diligence étoit un fripon, et que j'avois été attrapé. Je contai à Mr Trumann l'histoire du troc : cela le fit rire, et il me dit que cette aventure devoit m'apprendre à ne jamais faire d'échange avec des inconnus. Mr Trumann voulut me faire habiller ainsi que Lolotte ; il me demanda de quelle couleur je désirois que fût mon habit. Comme je n'avois pas porté le deuil pour mon pauvre oncle, je résolus de le prendre alors. J'eus un habit noir, et l'on fit à Lolotte des fourreaux blancs ; mais pendant trois mois elle n'a porté que des rubans noirs. Mr Trumann régla l'emploi de toutes mes journées : il m'occupoit à écrire deux heures par jour. J'avois déjà commencé à écrire mes mémoires chez le boulanger : je les continuai, et j'y travaillois tous les matins pendant une demi-heure. Mr Trumann étoit fort content de mon écriture. Il y avoit un très-bon maître d'écriture à Francfort, c'étoit un émigré, il me le donna, et je fis de grands progrès en trois mois ; en outre Mr Mülsen me donnoit une leçon d'arithmétique, et souvent Mr Trumann avoit la bonté de me la donner lui-même : enfin, j'avois un maître de langue allemande. Je lisois beaucoup, Mr Trumann me prétoit des livres ; tous les matins je déjeunois avec lui, et il me demandoit compte de ma lecture de la veille, ce qui faisoit ordinairement le sujet de notre conversation. Le livre que j'ai lu avec le plus de plaisir, c'est la vie d'un savant astronome, Mr Duval, qui de simple pâtre finit par faire une grande fortune à la cour de Vienne. Il est mort fort riche et fort considéré, peu de temps avant la révolution de France. Tous les enfans émigrés devroient lire cette histoire, elle est charmante. Ce qui m'a surtout bien intéressé ce sont tous les détails de son enfance : il se trouva seul, sans parens, sans appui comme moi ; étant tout petit, de bons ermites le recueillirent dans leur ermitage ; il en fut bien reconnoissant par la suite, et quand il eut fait fortune, il n'oublia aucun de ceux qui lui avoient rendu service ; il retourna dans l'ermitage, qu'il rebâtit et qu'il entoura d'une vigne et d'un verger, ce qui lui coûta plus de trente mille francs ; il chargea les solitaires de fournir gratuitement et à trois lieues à la ronde, du produit de leur pépinière, toutes les espèces d'arbres qui leur seroient demandées, et indistinctement à tous ceux qui en auroient besoin, Mr Duval fut aussi à Artonay, son village natal ; il y racheta sa chaumière paternelle, y fit bâtir une bonne maison en briques, dont il fit présent à la communauté pour y loger gratis son maître d'école. Il retrouva un vieillard qui lui avoit jadis donné les premières leçons d'écriture et d'arithmétique ; il lui bâtit une jolie maison. Etant devenu directeur de la bibliothèque royale de Nancy, Duval se ressouvint qu'un libraire lui avoit prêté des livres dans le temps de sa misère, et il obtint pour lui une place qui fit la fortune de cet homme. J'écris exprès tous ces détails dans mes mémoires, pour ne pas les oublier, parce que si je deviens riche, j'imiterai ce bon Duval, et je serai reconnoissant comme lui. Mr Trumann dit qu'il faut retenir les choses agréables et curieuses que l'on lit, afin d'orner son esprit, et les choses vertueuses, afin d'orner son ame ; c'est-à-dire pour les pratiquer dans l'occasion. Car à quoi serviroit de les connoître et de les approuver, si on ne les imitoit pas? Aussi tout de suite après avoir lu l'histoire de Mr Duval, je demandai à Mr Trumann la permission de lui donner une lettre pour Picard avec troi louis ; Lolotte écrivit à Melle Caillet, c'est-à-dire je lui tins la main pour cela ; je voulois lui envoyer le reste de notre argent, mais Mr Trumann se chargea de lui en faire passer avec nos lettres et les trois louis pour Picard ; il envoya de notre part six louis à Melle Caillet. En outre, j'écrivis à Mr Fischer et en allemand, pour le remercier et lui apprendre où j'étois, et j'accompagnai cette lettre de trente-six frans qui firent bien plaisir à ce pauvre homme. Il me répondit, et me mandoit qu'il avoit eu bien du chagrin de mon départ. Enfin, je n'oubliai pas la pauvre femme qui avoit une petite fille de l'âge de Lolotte ; je lui donnai ce qui me restoit d'argent ; ce n'étoit pas grand'chose, mais Mr Trumann la fit habiller ainsi que sa fille : il lui donna de quoi travailler, et lui fournit de l'ouvrage, et cette femme depuis n'a plus demandé l'aumône.

Les affaires de Mr Trumann ne lui permirent pas d'aller en France aussitôt qu'il l'avoit annoncé; il me dit que ce ne seroit qu'un retard de peu de mois, qu'il étoit obligé de faire auparavant un voyage à Brème, que si je désirois retourner tout de suite en France il m'y renverroit avec une personne sûre ; qu'il avoit eu réponse d'un de mes parens qui mandoit que je pouvois revenir, mais qu'on seroit bien aise que Mr Trumann pût encore me garder quelques mois pour me fortifier dans l'allemand. Mr Trumann ajouta que ce parent (le chevalier de Vilmore) lui avoit envoyé cinquante louis pour ma dépense. Je reçus aussi des nouvelles de Picard et de Melle Caillet, et tous les deux étoient toujours à Rivray. Je répondis à Mr Trumann que tout ce que je désirois étoit de rester avec lui : ainsi il fut décidé que nous irions à Brème. J'allai faire mes adieux au boulanger et à sa famille, et j'achetai une jolie robe d'indienne que Lolotte donna à Frédérica. Nous partîmes de Francfort au mois de mars 1791; il y a déjà deux mois et demi que nous sommes à Brème, et les affaires de Mr Trumann ne sont pas encore terminées.

Fin de la première partie des mémoires d'Eugène de Vilmore.

Suite des mémoires d'Eugene.

Seconde partie, écrite en 1794.

Il s'est écoulé bien du temps depuis que j'ai discontinué ces mémoires. J'ai acquis bien de l'expérience, puisque j'ai douze ans aujourd'hui. Je vais reprendre mon histoire où je l'ai laissée en 1791. Mr Trumann resta à Brème jusqu'au mois d'octobre ; alors nous partîmes pour Hambourg. Il comptoit n'y séjourner qu'une quinzaine de jours, mais nous y passâmes trois mois, et au moment où nous nous disposions à partir pour la France, Mr Trumann reçut des lettres qui le forcèrent à passer en Angleterre. Il me dit qu'il en reviendroit dans six semaines, et nous laissa à Hambourg avec Melle Christine et un domestique. Je fus bien fâché de me séparer de lui, mais j'avois l'espérance que cette absence ne seroit pas longue, et elle fut de six mois et demi. A son retour, Mr Trumann me trouva très-avancé pour l'écriture et le calcul. Il m'assura que ses affaires étant enfin terminées, nous partirions pour la France dans les premiers jours de septembre ; mais dans l'intervalle, on apprit les événemens du 10 août et l'emprisonnement de toute la famille royale. J'entendis tout le monde dire qu'il n'y auroit plus de royauté en France : alors je déclarai à Mr Trumann que rien dans l'univers ne me feroit retourner en France. Il fut très-surpris de cette résolution ; il me dit que c'étoit une folie d'enfant. Non, Monsieur, répondis-je, c'est une délicatesse très-raisonnable. Je n'entends rien du tout à la politique, ainsi j'ignore lequel vaut le mieux d'une monarchie ou d'une république ; je ne sais pas non plus si le roi de France a tort ou raison ; mais j'ai promis sur l'évangile de lui rester fidelle, de ne jamais reconnoître en France d'autre autorité souveraine que la sienne (car ce furent les propres paroles que je prononçai); ainsi je n'irai point dans un pays qui est gouverné par ceux qui l'ont détrôné, et qui le retiennent en prison. Mais mon cher enfant, dit Mr Trumann, vous n'étiez point en âge de faire un serment. - Que fait l'âge à cela, dès qu'on en comprend bien le sens? je concevais parfaitement ce que je promettais, j'y serai fidelle. - Votre oncle étoit mourant ; soyez sûr qu'il n'avoit pas sa tête lorsqu'il exigea de vous une chose si extravagante. - Je crois qu'il avoit toute sa tête, et il est du moins impossible de me prouver le contraire. Mais moi, j'avois la mienne. - Une tête de huit ans? - Qu'importe : c'est le coeur qui promet, et le mien, à vingt ans, sera ce qu'il étoit alors. Mon oncle m'éleva, il fut mon bienfaiteur, il me demanda en mourant une preuve de soumission et de reconnoissance ; je lui donnai ma parole : je la tiendrai. - Avez vous bien songé à l'étendue de ce sacrifice? - Fût-il mille fois plus grand, je le ferois de même. - Vous renoncez à votre pays, à votre famille, à vos biens? - Je serois malheureux dans mon pays, avec ma famille et avec mes biens, si je consentois à devenir impie, ingrat et parjure. - Et Lotte que vous aimez tant? - Lolotte restera avec moi : comme moi elle travaillera, nous nous aimerons, nous n'aurons rien à nous reprocher, et nous serons heureux. - Mais pouvez-vous ainsi disposer de Lolotte? - Mon oncle en mourant, me légua tous ses droits sur elle ; d'ailleurs, Lolotte n'a rien, elle ne possède en France aucun bien, c'est pourquoi on l'avoit fait chanoinesse. - Ses parens voudront la ravoir. - Nous n'avons plus tous deux que des parens très-éloignés, et que nous ne connoissons seulement pas de vue. - Vous avez en France une jolie terre avec laquelle vous poutriez un jour faire la fortune de Lolotte. - Je travaillerai pour elle, et toute ma vie s'il le faut, cela vaut bien le don d'un héritage. Pensez-y bien, reprit Mr Trumann, et dans huit jours nous en reparlerons. Dans cet intervalle de temps Mr Trumann parut très-refroidi à mon égard, et plusieurs fois il me fit entendre clairement que si je persistois à ne vouloir pas retourner en France, il ne continueroit pas à se charger de nous. Cela me fit beaucoup de peine, parce que je l'aimois, et puis aussi à cause de Lolotte ; mais rien ne put ébranler ma résolution. Au bout des huit jours Mr Trumann me prit à part dans son cabinet, et me demanda ma dernière réponse : je tremblois, car je souffrois une espèce d'embarras que son air froid et sévère augmentoit encore ; cependant je lui dis : Monsieur, je pense toujours de même. - Vous ne voulez pas retourner en France? - Non, Monsieur, à moins qu'on ne remette le roi sur le trône. - Vous n'êtes pas en âge de disposer ainsi de vous-même, si vos parens de France vous ordonnent de rentrer dans votre patrie, vous devez leur obéir. - Je n'y ai de véritable parent que Mr le chevalier de Vilmore, et comme je l'ai dit, à un degré très-éloigné; et s'il m'ordonnoit de manquer à ma parole, je lui désobéirois. - Mais si l'on exigeoit de moi que je renvoyasse en France des enfans qui ne m'appartiennent pas, et ... - Ah Mr, interrompis-je en versant quelques larmes, vous ne le feriez pas. Ce ne sont point mes parens qui m'ont remis entre vos mains, c'est moi qui me suis confié à vous. Au reste, ajoutai-je, si l'on m'envoie en France malgré moi, ce ne sera pas ma faute, et je m'en sauverai. Mr Trumann fut un moment sans parler, et puis il dit : Ne craignez rien. Je suis incapable d'user de violence : mais quels sont vos projets? que deviendrez-vous? Monsieur, répondis-je, c'est à quoi j'ai bien réfléchi depuis huit jours ; et je suis décidé à retourner chez Mr Fischer. - Vous vous remettrez à faire des paniers? - Oui, monsieur, je vendrai un des diamans de Lolotte pour payer mon voyage et pour avoir un peu d'argent, afin d'acheter quelques livres et du papier ; mon écriture est assez perfectionnée pour que je puisse bien l'entretenir sans maître ; j'apprendrai à Lolotte à lire, à écrire et à compter. Nous vivrons là tout doucement sans rien dépenser ; je tâcherai de faire quelques connoissances, et quand je serai grand, que j'aurai quinze ou seize ans, je chercherai une place qui me mette en état de faire subsister Lolotte. D'ailleurs, j'aurai encore à lui donner tous les bijoux de sa mère, que je lui garderai soigneusement. Voilà donc, dit Mr Trumann, votre dernière et irrévocable résolution? - Oui, Monsieur, irrévocable , et je n'aurai qu'un chagrin, celui de vous quitter ; mais si j'étois rentré en France n'auroit-il pas toujours fallu m'éloigner de vous? Non, s'écria Mr Trumann, non tu ne me quitteras jamais, vertueux enfant! (je dois rapporter ses propres paroles). Viens, mon Eugène, viens embrasser ton père. En disant ces mots il me tendoit les bras. Je m'y jetai en sanglotant, et j'étois si saisi que je ne pouvois parler. Il me serra contre sa poitrine ; ensuite me faisant asseoir près de lui : mon Eugène, mon fils, me dit-il, je n'ai ni enfant ni famille. Sans naissance et sans bien, et orphelin abandonné dès l'âge de six ans, je fus recueilli par un homme bienfaisant, qui me donna de l'éducation et me fit entrer dans le commerce. Je ne dois qu'à moi seul une fortune considérable dont il m'est permis de disposer à mon gré; je vous adopte, vous serez l'appui de ma vieillesse et la récompense de mes travaux. Ici il s'arrêta : il étoit attendri, et moi je fondois en larmes. Sachez, mon fils, reprit-il, sachez que ce fut votre charité à l'égard de la pauvre femme que vous rencontrâtes dans une église, qui me décida à vous prendre chez moi, et sachez encore que la reconnoissance que vous conservez des bienfaits de votre oncle, et l'inébranlable fidélité avec laquelle vous gardez vos sermens, sont les seuls motifs qui me déterminent à vous adopter. En même temps, cher Eugène, souvenez-vous que plus notre parole est sacrée, moins nous devons la donner légérement. Ainsi à l'avenir ne prenez jamais d'engagement quel qu'il soit, qu'après une mûre réflexion et après avoir consulté ceux qui par leur expérience seront en état de vous bien conseiller. O mon père, lui dis-je enfin, c'est vous que je consulterai toujours, mais si j'ose après tant de bontés vous faire une prière, ne me séparez point de Lolotte. Non, non, répondit-il en souriant, je ne séparerai point ce que le ciel a uni d'une manière si touchante et si extraordinaire. Ces paroles me transportèrent de joie, je tombai à ses pieds, j'embrassai ses genoux, puis je disparus comme un éclair, je montai chez Lolotte, sans lui rien expliquer je la pris par la main, je l'entraînai chez Mr Trumann, et mettant Lolotte dans ses bras : Voici, m'écriai-je, voici votre autre enfant ; ô ma Lolotte, voilà notre père!...

Ce jour fut le plus beau de ma vie ; depuis ce moment j'ai toujours appelé Mr Trumann mon père ; et surement s'il m'avoit donné la vie, je ne pourrois pas l'aimer davantage. Il m'apprit un malheur qu'il n'avoit pas voulu m'annoncer le jour de notre grande explication ; c'est que le pauvre chevalier de Vilmore avoit été tué le dix d'août. J'eus encore un chagrin quelques mois après, celui d'apprendre la mort de mon bon Picard. Ce fut Melle Caillet qui me l'écrivit. Mon père (car je ne nommerai plus autrement Mr Trumann) mon père ne fut point à Paris. Nous partîmes tous le 25 septembre 1792 pour Berne en Suisse où mon père avoit son établissement fixe. Lolotte qui depuis quelque temps ne se portoit pas bien, fut si malade à Berne que l'on fit venir un medecin. Il me rassura en disant que c'étoient ses dents de sept ans qui la faisoient souffrir, qu'il ne falloit pour la guérir que le grand air de la campagne et le lait d'ânesse pendant un mois. Il proposa de l'établir pour ce temps à un quart de lieue de la ville dans un moulin où l'air étoit si pur qu'il y avoit déjà fait séjourner quelques-uns de ses malades convalescens. Il ajouta que la meunière, mère de famille et très-bonne femme, auroit d'elle tous les soins possibles, et la logeroit dans une jolie chambre. Nous fûmes voir ce moulin, le petit logement étoit charmant, mon père y fit porter le lit de Lolotte, il lui donna une servante, et en outre la meunière promit de bien veiller sur elle. Lolotte fut d'abord affligée de cet arrangement, mais elle se consola quand je lui dis que j'y logerois avec elle, et que je viendrois tous les jours à cinq heures après-midi, ce que je fis en effet. Mais au lieu de coucher au moulin comme Lolotte le croyoit, aussitôt qu'elle avoit soupé à huit heures, je retournois à Berne. Mon père alloit aussi presque tous les jours voir Lolotte, qui reprit bien promptement sa bonne santé et sa gaieté. Un jour que nous fûmes au moulin le matin, nous ne trouvâmes pas Lolotte qui étoit dans les champs ; en l'attendant nous causâmes mon père et moi avec la meunière. J'avois apporté beaucoup de joujoux pour Lolotte, et la meunière me dit en riant, que tout cela ne lui feroit pas autant de plaisir que de la farine. Comment cela? demandai-je. Oui, répondit la meunière, depuis trois semaines elle ne songe qu'à amasser de la farine. Tous les matins elle vient en demander à mon mari, qui lui en donne une poignée : outre cela elle s'avise de mille petites gentillesses pour en avoir de moi, et quand elle me voit de bonne humeur ou que je la caresse, je suis sûre qu'elle va me dire : Donne-moi un peu de farine . L'autre jour nous avons fait des galettes, je lui en ai porté une ; son premier mouvement a été de la prendre, et puis elle a réfléchi, et elle m'a dit : Garde ta galette ; mais donne-moi un peu de farine . Cela est étrange, dit mon père ; et que fait-elle de toute cette farine? Elle nous a demandé un grand sac, reprit la meunière, elle y entasse sa farine, le sac est dans la ruelle de son lit, je crois qu'il doit être presque plein à présent. Pendant cette conversation je ne disois mot ; mais réfléchissant à cela et connoissant parfaitement Lolotte, je devinai la chose. Je me rappelai que j'étois venu plusieurs fois la voir avec Mr et Mme d'Ermont, et qu'on avoit souvent parlé de la France devant elle, que Mr d'Ermont avoit dit qu'on y manqueroit bientôt de pain, et que la contre-révolution se feroit par la famine, et je ne doutai point que l'amas de farine fait par Lolotte n'eût rapport à cela. Mais dans la crainte de me tromper je gardai le silence. Enfin Lolotte revint de sa promenade : après nous avoir embrassés elle s'assit sur les genoux de mon père, qui ne manqua pas de la questionner sur la farine. Lolotte rougit et se défendit de répondre, en disant qu'on se moqueroit d'elle ; mais vivement pressée de s'expliquer, je lui vis prendre la petite mine touchante qu'elle fait toujours quand elle va pleurer ; et puis elle dit avec une voix entrecoupée : C'est que.... je sais que bientôt on n'aura plus de pain en France.... et je voudrois envoyer une provision de farine à ma bonne Caillet.... A ces mots je sautai au cou de cette chère enfant en m'écriant : J'en étois sûr, je t'avois devinée. Mon père étoit attendri, et nous embrassoit bien tendrement tous deux. Il assura Lolotte qu'il se chargeoit de l'envoi du sac de farine, ce qui fit grand plaisir à Lolotte ; mais elle ajouta en soupirant que le sac n'étoit pas plein. Eh bien, dit mon père, nous allons le remplir tout de suite. Lolotte rougit de joie. Nous fîmes descendre le sac, nous nous mîmes ensuite tous à l'ouvrage pour le remplir, et Lolotte travailla de bon coeur ; puis mon père emporta ce sac derrière sa voiture, et il l'envoya véritablement en France avec de l'argent, le tout adressé à un correspondant chargé de le remettre à Melle Caillet. Le lendemain de cette aventure, mon père dîna chez Mme la baronne de Flemming et il conta ce joli trait de Lolotte. Mme la baronne en fut si touchée qu'elle voulut connoître Lolotte. Elle fut au moulin, elle trouva Lolotte charmante, elle retourna la voir plusieurs fois ; ce fut alors que mon père lui donna à lire la première partie de mes mémoires, ce qui acheva de l'intéresser tellement pour Lolotte qu'elle résolut de l'élever et de l'adopter. Elle en parla à mon père, qui eut la bonté de répondre que c'étoit à moi à disposer de Lolotte. Le jour même il me fit part de cette proposition. Vous devez concevoir, me dit-il, quel bonheur ce sera pour Lolotte d'être élevée par une femme d'un si rare mérite, et qui d'ailleurs, ayant une fortune immense, peut, sans faire tort à ses héritiers naturels, amasser sur ses économies une somme considérable qui fera la dot de Lolotte. Mon père, répondis-je, grâce à vos bienfaits Lolotte sera assez riche ; ainsi je ne considère que l'avantage qu'elle en peut retirer pour son éducation. Mais Mme la baronne par la suite voudra peut-être la marier à un Allemand? Non, non, dit mon père, le mariage de Lolotte et d'Eugène est écrit dans le ciel, et si vous confiez Lolotte à Mme la baronne de Flemming, vous recevrez à cet égard sa parole. Quand vous n'auriez rien au monde, elle ne lui destineroit pas un autre mari ; ainsi Eugène de Vilmore, mon légataire universel, ne sera point un mauvais parti pour Lolotte. Mais, repris-je, mon père, je ne veux jamais vous quitter, et Mme la baronne ne souffrira pas que j'emmène Lolotte.... Tout est prévu, répondit mon père. Vous savez que, né à Heidelberg, la Suisse n'est pas ma patrie. Je resterai dans le commerce jusqu'à l'époque de votre mariage, c'est-à-dire neuf ou dix ans encore. Au bout de ce temps je vous conduirai à Vienne, vous y épouserez Lolotte, et je m'y fixerai avec vous. Je ne pus répondre au meilleur et au plus généreux de tous les hommes que par des larmes, mais ces larmes étoient bien douces! J'eus un entretien avec Mme la baronne, qui me montra aussi une bonté adorable. Comme la santé de Lolotte étoit parfaitement rétablie, son excellente mère d'adoption fut la chercher au moulin, et l'emmena chez elle. Le soir je portai à Lolotte tous les bijoux de sa mère, qu'elle n'avoit jamais vus. Je gardai le cachet dans lequel étoit son portrait ; je lui remis tout le reste. Quelques jours après, Lolotte me fit présent d'une bien belle montre à répétition, avec une chaîne charmante, que je ne m'aviserai pas de troquer. Enfin Mme la baronne compléta le bonheur de Lolotte en lui proposant de faire venir de France Melle Caillet dont on avoit eu des nouvelles, et qui avoit mandé que sans nos secours elle seroit morte de misère. Melle Caillet arriva à Berne le 28 mars 1793. La joie de Lolotte fut inexprimable, et la bonne Melle Caillet n'étoit pas moins heureuse. Maintenant tous mes voeux sont remplis : Lolotte aura la plus parfaite éducation ; je suis certain que si je me conduis bien elle sera ma femme ; mon père est content de moi, je commence à lui être de quelqu'utilité, et quand je n'aurois pas naturellement du goût pour le travail, la reconnoissance me le feroit aimer. J'ai pourtant quelques chagrins, car il n'y a pas de bonheur parfait. Quoi que j'aye renoncé à mon pays, je l'aimerai toujours et je voudrois qu'il fût heureux. Les malheurs de mes pauvres compatriotes émigrés me font aussi bien souffrir ; enfin j'avoue que je pense avec peine que dans dix-huit mois Mme la baronne retournera à Vienne, et que je serai séparé de Lolotte pour plusieurs années ; mais nous nous écrirons, et je suis sûr que l'absence ne me fera pas oublier de Lolotte.

Fin des mémoires d'Eugène.

Lettre 27

Mme Olympe D**** à Melle Mélanie de Bossière.

De Zurich, 20 avril 1794.

Il faut absolument, ma chère Mélanie, qu'au risque de vous déplaire je vous sermonne encore. Une prêcheuse de vingt ans ne doit pas être bien austère, ainsi je me flatte que ce début ne vous effrayera pas. Vous n'avez point d'idée, ma chère amie, de toutes les calomnies dont votre famille est l'objet, et des discours extravagans qu'on vous prête ; ils sont si horribles et si absurdes que naturellement personne ne devroit y croire : mais ce vieux proverbe qui veut trop prouver ne prouve rien , étoit juste autrefois, et est aujourd'hui absolument faux ; l'esprit de parti ouvre à la méchanceté une carrière sans bornes. Les méchans n'ont plus besoin d'esprit ou d'adresse, et ce sont les individus auxquels la révolution de France a donné jusqu'ici le plus de liberté. Leurs mensonges les plus noirs et les plus dénués de vraisemblance sont accueillis et répétés : en vain réussit-on à les convaincre d'imposture ; ils ont un moyen sûr de s'en dédommager, c'est d'en fabriquer de nouvelles, certains qu'on les recevra toujours avec le même empressement et la même crédulité. Mais entre nous, mon aimable Mélanie, vous leur donnez quelque prétexte de vous noircir, en montrant des opinions politiques souvent exagérées, et toujours fort étranges dans une personne de votre sexe et de votre âge. Cette conduite compromet cruellement votre tante ; on suppose que vous parlez d'après elle, que par conséquent elle s'occupe prodigieusement des affaires. Son silence, sa modération et sa douceur ne passent que pour de la dissimulation, et ses ennemis appellent une intrigante artificieuse, la femme qui par ses goûts, ses principes, son caractère et son genre de vie est la plus incapable de l'être. Je sais que dans le temps où nous sommes il est impossible d'échapper entièrement à la calomnie ; car si l'on n'est d'aucun parti, on a contre soi tous ceux qui font un crime de la neutralité, et même de la modération, et ce nombre est très-considérable. Mariée depuis trois ans, je garde un silence absolu sur les affaires. Cette réserve me coûte peu, parce qu'il me semble qu'il n'y a que Dieu seul qui pût nous dire positivement quel est le plus parfait de tous les gouvernemens. Il y a sur la terre beaucoup plus de familles que de gouvernemens, et l'on n'a pu trouver encore une méthode d'éducation unanimement approuvée. S'il est si difficile de conduire un enfant, qu'est-ce donc que conduire 25 millions d'hommes? Toute ma science se borne à juger les choses par leurs effets. Quand je vois un enfant doux, obligeant et sincère, je dis qu'il est bien élevé. Quand je vois un peuple heureux, je dis que son gouvernement est bon. Cette manière de juger ne fait pas briller mon esprit, mais du moins elle ne fait pas tort à mon jugement. Malgré toute ma réserve et ma jeunesse, j'ai des ennemis. Mr D*** déteste tous les excès de la révolution françoise, mais il aime la liberté, et s'intéresse vivement au sort de la France. C'en est bien assez pour être accusé de jacobinisme ; on me suppose ses opinions, et les royalistes me haïssent. Néanmoins, comme ils ne peuvent absolument rien citer de moi, et qu'ils sont réduits à tout inventer, malgré la fécondité de leur génie à cet égard, je suis beaucoup moins calomniée que ne le sont les personnes imprudentes et légères. Réfléchissez donc à tout ceci, ma chère Mélanie, et soyez persuadée que si vous ne changez pas très-promptement de conduite, vous exciterez contre votre famille une persécution fâcheuse et qui vous obligera peut-être à quitter Lausanne. Ah! ma chère amie, à nos âges laissons-nous guider ; nous ne savons rien ; nous ne connoissons rien : croyons ceux qui ont beaucoup vu, et qui désirent notre bonheur. Les leçons de l'expérience coûtent cher, les conseils de l'amitié pourroient nous en épargner les frais. Un des plus grands maux causés par la révolution est, selon moi, cet esprit d'indépendance et cette ridicule présomption qu'elle a donnés à tant de jeunes gens. La philosophie moderne avoit commencé à relâcher les liens sacrés du respect filial : sur la lecture de quelques mauvaises brochures, un jeune homme devenu esprit fort , méprisoit la morale et les principes d'un père religieux ; et aujourd'hui il adopte aussi légérement des systèmes qu'il ne peut comprendre, et se glorifie de ne penser ni comme ses parens ni comme ses instituteurs. Ainsi, de ce moment, son éducation est finie, ne fût-elle qu'à peine ébauchée. Je vous parle sans ménagement : vous avez tant d'esprit et un si bon naturel, que je croirois ne pas vous rendre justice en cherchant à vous adoucir la vérité. Melle de Bossière vous ayant permis de lire mes lettres sans les lui montrer, je vous envoie celle-ci par une occasion : on vous la remettra en mains propres et en particulier. On vous donnera en même temps un livre que je vous supplie d'envoyer à ma mère, mais auparavant vous êtes la maîtresse de le lire si vous en avez envie : c'est un excellent ouvrage. J'insère dans cette lettre l'extrait que j'en ai fait, afin que vous puissiez le parcourir si vous le désirez, ensuite vous le joindrez à l'envoi du livre. [...] rien sans en faire un extrait que [...] parvenir à ma mère avec l'ou [...] même. Malgré ses occupations, cette bonne mère lit l'ouvrage et l'extrait, et fait ses propres observations sur les marges du livre qu'elle me renvoie ; de sorte que dans quelques années j'aurai une bibliothèque bien précieuse pour moi, puisqu'elle sera remplie de notes marginales tracées par une main si chère. Je léguerai cette bibliothèque à l'aînée de mes filles. Cette méthode m'instruit et m'éclaire, sans pouvoir me rendre l'esprit paresseux. Lisant d'abord sans connoître l'opinion de ma mère, je juge d'après moi ; je me réforme d'après ses conseils. Adieu, mon aimable et chère Mélanie. Je vous écrirai jeudi par la poste, et je vous manderai toutes les nouvelles de Zurich. En attendant, je vous dirai seulement que tous nos amis vous regrettent, et qu'Olympe ne se console pas de votre absence.

Lettre 28

D'Edouard à Gustave.

Kussnacht, ce 1 mai, au matin.

Combien je vous dois de remercîmens, mon cher Gustave, de m'avoir communiqué ces charmans mémoires d'Eugène de Vilmore! Nous les avons lus hier : il y avoit à cette lecture, mon père, maman, lord Selby, Juliette, Pierrot et même Gogo, que cette histoire a fort intéressée, et qui contre son ordinaire s'est tenue tranquille, n'a point fait de bruit, et a eu l'air du monde le plus attentif. Pierrot étoit dans l'enthousiasme de ces mémoires, surtout de la première partie, parce qu'Eugène avoit alors l'âge qu'il a aujourd'hui. Mon père, maman et lord Selby en sont enchantés. C'étoit moi qui lisois tout haut, et souvent l'attendrissement m'a forcé de m'interrompre ; il y a des détails si touchans! La mort de son oncle, et puis ses sentimens pour Lolotte!.... Du moins il n'a jamais été séparé d'elle, et il a la certitude qu'elle sera sa femme! Il est bien heureux, et il mérite de l'être... Eugène est un enfant incomparable. Je vous renverrai cet intéressant manuscrit samedi ou dimanche, mais je le relirai encore une fois et tout seul.

Mon père est parti ce matin à la pointe du jour pour Zurich, et il n'en reviendra que demain au soir. Il ne m'a pas encore rendu le journal que j'ai fait de mon petit voyage avec lord Selby ; c'est pourquoi je ne vous l'envoie pas, mais vous l'aurez surement sous huit jours. Adieu, mon cher Gustave, j'espère que Mr l'abbé ne se ressent plus de son accès de goutte, et que vous êtes quitte du chagrin de le voir souffrir. Dites-lui que j'ai fait ses commissions avec tout le zèle que je mettrai toujours à ce qui peut lui plaire.

Lettre 29

De Mme d'Armilly à Mr d' Armilly.

Kussnacht, 1 mai, après le midi.

O revenez, mon ami, revenez sur le champ!.... Des nouvelles, des lettres d'Adélaïde!... Roussel est ici, et vient d'arriver. Adélaïde est en parfaite santé, elle est dans sa terre de Romeval, elle y est paisible..... elle vous envoie de l'argent et des diamans. Elle s'est conduite avec la prudence d'une personne de trente ans. Et une sensibilité!.... c'est un ange. Mr Duplessis vous mande tous ces détails. Mais tant de bonheur n'est pas sans mélange, ni pour vous ni pour moi....... Venez, mon ami, nous pleurerons ensemble, et en même temps nous bénirons le ciel de nous avoir donné de tels enfans.

Lettre 30

De Mme de Palmène à sa soeur Mme d' Armilly.

De Paris, le 2 avril 1794.

Enfin, chère soeur, nous nous décidons à vous envoyer Roussel. Votre belle-mère est arrivée de Normandie avant-hier matin, avec Adélaïde, qui est un ange de beauté, d'esprit et de sensibilité. Sa santé est parfaite, mais sa pauvre bonne maman est bien languissante, et me donne, je vous l'avoue, de vives inquiétudes. Nous nous sommes concertées ensemble sur les moyens de vous faire parvenir nos lettres et de l'argent. Je joins cent louis à la somme donnée par Mme d'Armilly. Ce sera pour mon Edouard et les autres enfans. Depuis votre départ de la Belgique nous n'avons reçu aucune lettre, et sans doute les nôtres ont été perdues de même. Nous ignorons où vous êtes ; j'ai envoyé il y a quelques mois dans la Belgique, pour prendre des informations à ce sujet chez le curé qui vous donnoit un asyle. Ce bon homme avoit pris la fuite. Enfin, à force de perquisitions, nous venons de découvrir qu'il est à Liège, et Roussel se rendra d'abord dans cette ville. Pour l'argent, Mr Duplessis vous envoie l'adresse du banquier qui vous le remettra sur le champ, ou vous le fera passer dans quelque lieu que vous soyez, sur votre simple réclamation.

Je suis assez paisible, et jusqu'ici je n'ai éprouvé d'autre événement que celui des visites domiciliaires. Je ne me mêle de rien, je reste renfermée avec mes enfans, il seroit bien difficile de trouver un prétexte pour me persécuter. J'ai découvert un honnête ecclésiastique qui vient tous les dimanches nous dire la messe en secret dans mon cabinet. Mes gens mêmes ne le savent pas. Ce prêtre a un habit séculier : on croit qu'il ne vient que pour donner des leçons d'italien à mes enfans. J'ai une pierre consacrée qui sert d'autel ; il trouve des habits et les vases sacrés dans une armoire dont il a seul la clef, et Auguste sert la messe. Comme je suis toujours enfermée avec mes enfans quand ils prennent des leçons, ceci ne paroit nullement singulier, et ne donne pas le moindre soupçon de la vérité. Il faut se cacher pour remplir ses devoirs, mais cette nécessité les rend plus méritoires et plus chers. Ah! mon amie! au milieu de tant d'horreurs que la religion est sublime et consolante! La seule philosophie ne pourroit conseiller que le suicide ; mais la religion nous fixe à notre poste, et nous y donne autant de résignation que d'intrépidité. Les forfaits et les exécutions se multiplient avec une telle rapidité que chacun porte en soi le pressentiment d'une prochaine mort ; cette grande idée qui consterne tant de gens, exalte les ames religieuses. Vous m'avez vu toutes les frayeurs pusillanimes d'une femmelette, et vous savez combien il m'en coûtoit pour cacher ces foiblesses à mes enfans ; eh bien, je vois chaque jour le glaive du crime et de la fureur abattre autour de moi une multitude d'innocentes victimes, et j'attends mon tour avec sérénité. Je dors paisiblement, je travaille avec calme, je me porte bien. Je suis mère pourtant!.... Mais Dieu, s'il m'appelle à lui, protégera mes enfans.... Dans cette supposition, mon amie, ces chers orphelins seront conduits dans vos bras ; toutes mes précautions sont prises.... Mais c'en est assez, je ne veux point d'avance affliger votre sensible coeur, j'ai dû seulement vous préparer à des événemens possibles. Que vous dirai-je d'ailleurs? Ah! dans vos lettres ne m'interrogez point sur nos parens, sur nos amis! Nous avons conservé nos enfans, votre belle-mère et Duplessis..... tout le reste a disparu.... De ces vingt personnes avec lesquelles vous soupâtes à Bercy trois jours avant votre départ, il ne reste que moi!....

Concevez-vous que dans cette ville infortunée, livrée au meurtre et au pillage, il y ait des spectacles, il y ait des loges louées à l'année , il y ait des femmes parées et faisant des visites?.... Tout ce qui ne me retrace que l'idée de la mort ne produit nulle impression sur moi, mon état habituel est de la voir et d'y penser. Mais l'image de la dissipation et de la gaieté me fait frémir....

Mes enfans sont charmans. Tous les deux vous écrivent régulièrement, ainsi qu'à leur oncle, une fois par semaine, sans compter les lettres adressées à Edouard et à Juliette. Vous concevez bien que je ne mets pas à la poste toutes ces lettres ; je les amasse et les garde soigneusement pour vous les donner dans des temps plus heureux. Et comme ces lettres pourroient être vues par les inquisiteurs, nous avons la précaution de supprimer les noms et les titres de parenté. Au commencement de chacune ces mots sont écrits : Lettre d'imagination sur un sujet donné , et en effet, si nous étions réunis, il faudroit à leur âge commencer à les faire composer : ainsi je profite de nos malheurs pour donner un but réel à ce genre d'exercice, qui dans notre position est d'autant plus profitable pour eux, qu'ils ne peuvent le regarder comme une étude. Mais l'avantage inappréciable que j'y trouve c'est de les accoutumer à s'occuper sans cesse de leurs amis absens et malheureux. C'est une chose touchante que leurs sentimens à cet égard. Comme nous vous supposons en Suisse, ils s'informent continuellement des occasions et des gens qui partent pour la Suisse. Personne dans notre quartier ne va dans ce pays, qu'Auguste ne le sache. Il a déjà donné plusieurs lettres, et une entr'autres au jeune André fils de Leboeuf : c'étoit en mon absence et j'ai même désapprouvé cette confiance, craignant qu'elle ne fût mal placée. Tous les jours, à la leçon de géographie, nous nous arrêtons avec intérêt sur la carte de Suisse, quoique nous la sachions par coeur ; et en nommant tous les différens lieux, Auguste et Adriène ajoutent toujours en soupirant : Ils sont peut-être là ! Adriène a une petite armoire remplie des présens qu'elle vous destine. Il y a des portefeuilles brodés de son ouvrage, des ménagères , des pelotes, pour vous, pour son oncle et pour Juliette ; quelques jolis desseins pour Edouard ; des joujoux pour Pierrot et Gogo ; enfin personne n'est oublié. Auguste, de son côté, vous amasse des trésors de ce genre. Ils auroient bien voulu vous envoyer toutes ces belles choses par Roussel, ils ont eu beaucoup de peine à entendre raison là dessus. Ils ont assailli Roussel qui est venu me parler sur son voyage, et rien n'a pu les empêcher de remplir entièrement les poches de son habit, de sa veste. Cette opération s'est faite pendant ma conversation avec Roussel, ce qui donnoit à ce dernier une distraction qui m'impatientoit. Je grondois, j'ordonnois de finir ; on cessoit un instant, et puis on recommençoit tout doucement en disant d'un air attendri et suppliant : O seulement cela encore! ... Pourtant à la fin Roussel lui-même s'est révolté, parce qu'Adriène, enhardie par son indulgence, glissoit dans sa poche, et non sans effort, une de ces lourdes pelottes faites pour assujettir l'ouvrage sur une table, et qui ne sont autre chose qu'un gros morceau de plomb enveloppé de crin et recouvert d'étoffe. Je sais combien ces petits détails seront intéressans pour vous. Ce qui peint l'ame ne vous paroîtra jamais puérile. Du moins, chère soeur, nos infortunes serviront à l'éducation de nos enfans, ils en seront un jour plus généreux, plus fidelles en amitié. Je plains les parens qui ne voient pas le parti que des instituteurs peuvent tirer de ces funestes événemens. Ils sont à plaindre en effet, car ils ne doivent attendre nul bonheur des enfans qu'ils auront élevés dans l'insouciance des malheurs de leurs proches, persécutés ou proscrits. Adieu, ma soeur, ma plus ancienne et ma plus chère amie. Je ne vous dis point que dans tous les instans je pense à vous. Ah! vous n'en doutez pas! Mon coeur vous suit dans votre exil ; je vous vois errante, mal logée, privée de mille choses qu'une longue habitude vous rendoit nécessaires ; j'en souffre avec vous, et surement plus que vous! Je sens toutes vos inquétudes sur Adélaïde, cette enfant si chérie et si digne de l'être ; mais cependant son âge doit vous rassurer, elle possède une fortune honnête et que rien ne lui peut ravir : ainsi je crois que raisonnablement vous devez vous applaudir de ne l'avoir point emmenée. Elle a supérieurement d'esprit, une raison prématurée, une ame angélique : rassurez-vous sur elle, le ciel et son coeur la guideront bien. Je conçois aussi vos craintes pour moi ; j'ai de la prudence et je suis irréprochable, mais j'ai de grandes terres!... Vous devez voir dans les papiers publics que je suis toujours libre : c'est beaucoup de l'être encore. Espérons. Et si l'espoir nous abandonne, soumettons-nous. Embrassez tendrement pour moi vos enfans, et surtout mon cher Edouard!.... O doux projets formés dans le temps du bonheur!... Adieu, ma tendre amie. Adieu!.... quel mot solennel aujourd'hui!.... Helas! écrire à ce qu'on aime n'est plus une consolation. Sans parler des dangers auxquels on s'expose, sait-on seulement si la lettre parviendra? Sait-on si l'on aura la possibilité d'en écrire une autre encore? On voudroit tout dire dans un écrit qui peut-être sera le dernier!... et l'on ne peut le terminer sans répandre des larmes.... J'apprends dans l'instant que cet ancien et implacable ennemi de notre famille et surtout de votre mari, Mr d'Elsenne, vient d'être arrêté. Il est père, vous le plaindrez : heureusement que sa femme et sa fille ont pris la fuite il y a six mois.

Répondez-nous par Roussel. N'écrivez jamais par la poste. Envoyez vos lettres à l'avenir à Basle au banquier qui vous remettra l'argent ; il nous les fera passer.

Lettre 31

De Mr Duplessis à Mr d' Armilly.

Paris, ce dernier avril 1794.

Melle d'Armilly se porte bien, et part demain matin pour sa terre de Romeval. Hélas, que ne puis-je, mon cher ami, vous donner d'aussi bonnes nouvelles sur les autres objets de votre affection!.... que le malheurs nous ont frappés depuis le jour où Mme de Palmène vous écrivit la lettre que je vous envoie!.... Cette personne si douce, si vertueuse, si paisible, a été arrêtée le quatre avril.... Votre respectable mère, déjà dangereusement malade, apprit cet événement par indiscrétion d'une de ses femmes ; la douleur et l'effroi qu'elle en ressentit ont sans doute avancé le terme de sa vie, elle n'existe plus ; vous l'avez perdue le 6 d'avril à sept heures du matin. Je connois toute l'étendue de l'attachement que vous aviez pour elle, mais songez qu'elle est morte dans son lit . Vous trouverez dans cette pensée un grand motif de consolation!.... Un ange, une créature céleste a recueilli son dernier soupir et ses plus tendres bénédictions. - Melle d'Armilly l'a veillée trois nuits ; pendant les deux dernières j'ai partagé ces soins touchans.... Mme d'Armilly n'a point souffert ; elle s'est éteinte doucement avec toute sa connoissance et une piété sublime. J'ai été le dépositaire de ses dernières volontés. Elle me remit une cassette contenant sept-cents cinquante louis avec ordre de vous en envoyer cinq-cents, et de garder le reste pour sa petite-fille ; et en outre elle lui donna ce beau diamant que vous connoissez. Une heure avant de mourir elle parloit aussi librement qu'en parfaite santé; l'angélique Adélaïde, à genoux sur un tabouret au chevet de son it, l'écoutoit avec un saisissement mêlé d'espérance. Mme d'Armilly tenoit une de ses mains dans les siennes, elle me dit en la regardant : Je n'ai point d'inquiétudes sur la subsistance de mon fils, la terre de Romeval les fera tous vivre : quel bonheur que j'aye pu terminer cette donation!.... Comme elle parloit, nous entendîmes une grande rumeur dans la rue, et Mme d'Armilly s'informant de la cause de ce bruit, une de ses femmes vint dire que c'étoit une charrette remplie d'infortunés que l'on conduisoit au supplice. Mme d'Armilly leva les yeux au ciel en disant : Ah ! mon bonheur ne m'empêche pas de les plaindre! En prononçant ces paroles elle appuya sa tête sur le sein de sa petite-fille, et une demi-heure après elle expira. Le médecin seul s'en aperçut ; il me fit un signe. Je voulus emmener Melle d'Armilly. Pourquoi donc? s'écria-t-elle avec effroi. Sortez, sortez, mademoiselle, dit le médecin ; à ces mots elle jette les yeux sur le visage de sa grand'mère en l'appelant avec un accent qui retentira long-temps à mon oreille. Je veux l'arracher d'auprès du lit, elle se débat foiblement et tombe évanouie dans mes bras. Nous la portâmes dans sa chambre, Mme Roussel la mit sur son lit, le médecin lui donna les secours nécessaires, elle reprit sa connoissance, et voici ses premières paroles : O mon père, quelle sera votre affliction !... Elle fondit en larmes, et jetant ses deux bras autour du cou de Mme Roussel : Chère Mme Roussel, dit-elle, ne m'abandonnez pas ; privée de ma mère, de ma tante, de tous mes parens, je n'ai plus que vous seule! Non, mademoiselle, répondit cette excellente femme, je vous suis dévouée jusqu'à la mort ; et quand je n'en aurois pas fait le serment à votre bonne maman, je m'y engagerois par affection pour vous. En effet, qui pourroit ne pas adorer cette incomparable enfant! Nous avons profité de sa sensibilité même pour obtenir d'elle tout ce que la raison exigeoit ; il a suffi de lui représenter quel surcroît de désolation ce seroit pour vous et Mme d'Armilly, si elle tomboit malade. D'ailleurs, je lui ai dit qu'il étoit nécessaire à vos intérêts qu'elle s'occupât de ses affaires, et qu'elle écoutât avec attention tout ce que sa grand'mère m'avoit chargé de lui dire ; de sorte que dès les premiers momens j'ai su la distraire et l'occuper fortement. Je l'ai conduite chez moi le jour même avec Mme Roussel ; elle y a trouvé Auguste et Adriène que j'ai recueillis depuis l'arrestation de leur mère, car leur hôtel est rempli de brigands qui sous prétexte de mettre les scellés et les biens en séquestre, pillent tout ; et ces enfans n'ayant plus de parens, l'abbé, précepteur d'Auguste, ayant émigré, la gouvernante d'Adriène étant fort malade, je ne sais ce qu'ils seroient devenus dans ce vaste hôtel ouvert à tous les insolens satellites de la tyrannie. Voici les ordres que j'ai reçus de Mme votre mère relativement à sa petite-fille : de la renvoyer promptement en Normandie avec Mme Roussel. Les paysans de cette terre sont très-attachés à votre famille, et Vernil, le principal fermier, est un homme plein de sens et de probité. Mme votre mère a pensé que sa petite-fille ne courroit aucune espèce de risque à son âge, mais elle m'a prescrit, si les choses ne sont pas totalement changées dans dix-huit mois, de la faire émigrer alors, et de vous l'envoyer. En attendant cette époque, elle a fortement recommandé à Mme Roussel de lui conserver le costume de l'enfance, et de se bien garder d'ajouter des talons à sa chaussure, précautions qui paroissent puériles, mais qui sont assurément très-sages aujourd'hui, surtout avec une beauté aussi remarquable que celle de Melle d'Armilly.

Pour achever de vous rendre compte de tout ce qui vous intéresse, il faut vous dire que Mme de Palmène n'a été arrêtée que par mesure de sureté générale , et comme fanatique : voici comment. Elle se faisoit dire la messe en secret tous les huit jours, et elle avoit dans son cabinet une armoire qui renfermoit les habits du prêtre. Un domestique a remarqué qu'aucune de ses femmes n'avoit la clef de cette armoire, et ne savoit même ce qu'elle contenoit ; il imagina qu'il y avoit un trésor dans cette armoire, et il a été à la section dénoncer sa maîtresse. En conséquence, on a donné de grands éloges à son civisme , on s'est transporté chez Mme de Palmène, on a ouvert de force l'armoire, et on a été fort déconcerté de ne point trouver de trésor ; mais du moins on découvroit un crime , c'est une consolation. On a déclaré que Mme votre belle-soeur remplissant les devoirs d'une chrétienne, ne pouvoit-être une bonne citoyenne : on l'a donc conduite dans une maison d'arrêt ; en inscrivant sur la liste de prisonniers son nom, on a ajouté ces mots que j'ai lus : Pour fanatisme ). Elle est non dans une prison, mais dans une maison d'arrêt ; elle a la permission de voir ses amis une fois par jour quelques instans à travers la porte grillée d'une cour qui donne sur la rue. J'y fus dès le premier jour ; aussitôt qu'elle m'aperçut, elle me dit : C'est pour la religion que je suis ici ; ne me plaignez point, je me rendrai digne de l'honneur que je reçois. En effet je n'ai jamais vu un courage plus vrai et plus héroïque ; sa tête est exaltée, son ame est pure et résignée, voilà des biens qu'il n'est pas au pouvoir des tyrans de ravir. Dans toutes les suppositions possibles elle m'a indiqué ce que je devois faire pour ses enfans. Elle a déposé pour eux entre mes mains la somme de cinquante-sept mille francs, et j'ai pris les précautions nécessaires pour que cette somme fût en sureté, dans le cas même où je serois arrêté. Je ne me connois point d'ennemis, je suis roturier et républicain de très-bonne foi, je ne possède pas une grande fortune ; mais je hais le crime et je suis fidelle à l'amitié: c'en est bien assez pour devenir suspect. Les enfans de Mme de Palmène sont dignes de leur mère, ils vont tous les jours la voir à la grille, et en outre ils ont d'eux-mêmes témoigné le désir d'aller solliciter pour elle. Je les ai menés chez quelques personnes auxquelles ils ont parlé en faveur de leur mère avec une hardiesse et une raison surprenantes à leur âge. Melle Armilly auroit bien désiré pouvoir les emmener avec elle en Normandie. Mme de Palmène qu'elle va voir tous les jours, le vouloit aussi ; mais Auguste et Adriène, malgré leur vive amitié pour leur cousine, ne pourroient sans désespoir s'éloigner de leur mère dans ce moment, et on a cédé à un sentiment si naturel.

Melle d'Armilly vouloit vous envoyer les deux-cents cinquante louis que lui a laissés sa grand'mère. Je lui ai fait comprendre que pour vos intérêts même il étoit bon qu'elle eût un peu d'argent comptant, mais elle n'a voulu décidément garder que cent louis. Ainsi en comptant les cent louis de Mme de Palmène, vous en aurez 950 et le beau diamant qu'Adélaïde a reçu de sa grand'mère. Comme Roussel est un homme également intelligent et sûr, elle l'en a chargé. L'embarras étoit de cacher ce diamant ; c'est encore l'ingénieuse Adélaïde qui a inventé le stratagème du bouton de rose, ainsi que celui du carton. Nous avons pris, elle et moi, toutes les mesures nécessaires pour ses affaires. Je suis son tuteur, et si en cette qualité on me laisse la disposition de ses revenus de la terre de Romeval, Melle d'Armilly ne se réservant que l'absolu nécessaire, je vous ferai passer tous les trois mois tout l'argent que nous en pourrons tirer.

Vos terres ne se vendent point, et votre maison ne trouve point d'acheteurs ; mais on a vendu tous vos meubles. J'ai acheté tous les portraits de famille, dans l'espoir de pouvoir un jour les replacer chez vous. Adieu, mon cher ami : tant que j'aurai ma liberté, comptez sur mon zèle ; et quelque chose qui puisse arriver, comptez sur l'inviolable et tendre attachement que je vous conserverai jusqu'à mon dernier soupir.

Lettre 32

D'Edouard à Auguste.

Kussnacht, ce 4 mai 1794.

O mon ami, comment t'exprimer tout le chagrin que je ressens de nos nouveaux malheurs! Sois bien sûr que chaque jour je répandrai des larmes avec toi et avec ma cousine, jusqu'au moment où j'apprendrai la délivrance de ma tante! Cependant, cher ami, nous qui sommes des hommes, nous devons donner l'exemple du courage : ainsi tu dois faire tous tes efforts pour ranimer celui de ta soeur!... Dieu, si elle tomboit malade!... Tâche donc de la dissiper et de la distraire autant que tu le pourras. Roussel, qui étoit très-fatigué, ne partira que dans trois ou quatre jours, de sorte que j'aurai le temps de t'écrire une bien longue lettre, parce que je l'écrirai à plusieurs reprises. D'abord je vais te conter tout le voyage de Roussel. En partant de Paris il s'est rendu à Liége, imaginant y trouver le curé. Point du tout, ce bon homme en étoit parti furtivement, et personne ne savoit le lieu de sa retraite. Cela désola Roussel, qui ne voyoit plus de moyens pour découvrir où nous étions. Après six jours d'informations inutiles il se décida à aller à Mons, dans l'espérance d'y rencontrer quelques amis du curé. Il loua une petite carriole, et fut à la poste pour avoir des chevaux. Il n'y en avoit point dans ce moment, et on lui dit d'attendre dans une salle-basse où on le fit entrer. Se trouvant tout seul dans cette salle, il se promenoit, et jetant les yeux sur les fenêtres il vit de l'écriture gravée sur les vitres : il s'en approcha, et la première chose qui le frappa ce fut un nom écrit en lettres longues comme le doigt, et ce nom étoit celui de Pierrot , avec la date du mois et de l'année. Roussel d'après ces dates ne douta point que ma mère n'eût passé dans ce lieu. Il interrogea les gens de la maison, et leur rapport confirma son opinion. On lui dit que la dame dont il s'informoit étoit partie de Liége pour aller à Aix-la-chapelle. Roussel la dessus n'hésita point à se rendre dans cette ville. Il fut coucher à la poste ; il y examina les vitres du salon public, et n'y vit rien ; mais visitant quelques chambres de l'auberge, il retrouva sur les vitres de celle où maman a couché, le nom de Pierrot , et de plus celui de Juliette , ce qui acheva de lui prouver qu'il avoit bien deviné. On lui apprit-là positivement que la dame qu'il désignoit alloit en Suisse par Schaffouse. Comme on lui avoit dit son nom supposé, quand il la demanda à Schaffouse, tout le monde lui dit qu'elle étoit à Kussnacht. Voilà comment il nous trouvés. Pierrot est bien glorieux de cette aventure, et il se promet bien de conserver toute sa vie la bonne habitude d'écrire sur les vitres des auberges. Roussel arriva ici le premier mai à cinq heures après-midi. Mon père étoit à Zurich. Figure-toi quelle fut notre joie en voyant entrer Roussel! Il étoit venu en voiture, et fit porter dans le salon deux cartons, l'un grand, l'autre petit. La première parole de maman fut : Ma fille? Comment se porte ma fille? Parfaitement, répondit Roussel. - Et ma soeur et ses enfans? - Très-bien, et les lettres instruisent madame du tout. En disant cela Roussel ôtoit les ficelles qui lioient les cartons ; jusques là nous étions bien heureux, et nous embrassions ma mère en pleurant de joie. Roussel ne disant mot et ayant défait les liens qui fermoient les cartons, il les ouvrit : dans l'un (le plus grand) il y avoit tout ce qu'il faut pour faire des fleurs artificielles ; l'autre étoit rempli de fleurs toutes faites. Roussel alors prenant la parole : Comme mon métier, dit-il, est de faire des fleurs, et que je suis bien connu à Paris pour cela, j'ai obtenu mes passeports en conséquence de ce négoce, et je n'ai pas trouvé la moindre difficulté à partir et à passer par tout. Mais tout ceci m'a été acheté par Melle d'Armilly, qui sachant que Mme et Melle Juliette aiment cet ouvrage, a pensé que ce présent leur feroit plaisir. Mais, Roussel, dit ma mère, où sont donc les lettres? Dans ces cartons, répondit Roussel, et je défierois bien Madame de les trouver. Avant tout je dois présenter à Madame une branche de roses faite par Melle d'Armilly. A ces mots maman prit cette rose, qui est très-grosse et qui a deux gros boutons. Roussel tirant des ciseaux, pria maman d'ouvrir l'un des boutons qu'il lui montra, et dans lequel se trouva le beau diamant de ma pauvre bonne maman ; mais nous crûmes qu'il étoit envoyé par elle, et cela ne nous donna nulle idée de notre malheur. Roussel se tournant vers nous, nous donna une branche de grands lis, à laquelle tenoient quatre boutons, et dans chaque bouton nous trouvâmes un petit billet roulé d'Adélaïde, pour mes soeurs, mon frère et moi. Maman demandant toujours les lettres, Roussel vida entièrement les deux cartons, et nous étonna bien en nous disant enfin que les lettres étoient renfermées dans l'épaisseur même du carton qui ne paroissoit pas très-fort et qui étoit formé de deux cartons très-minces assujettis l'un contre l'autre par les petites bandes collées de papier de couleur qui font les bordures ; et Roussel nous dit que c'étoit Adélaïde qui avoit inventé tout cela. Nous décollâmes bien vite les bandes ; alors le carton se partageant en deux, on vit tomber d'abord du grand carton une multitude de feuilles de petit papier de l'écriture d'Adélaïde. C'étoit son journal où se trouve jour par jour tout ce qu'elle a fait et tout ce qui lui est arrivé depuis notre départ jusqu'à l'époque de l'arrestation de ma tante. Ce journal est adressé à mon père et à ma mère, et il est bien touchant. Dans l'autre carton étoient les lettres. Ma mère prit celles qui lui sont adressées, et commençant par lire celle d'Adélaïde, elle apprit dès la première page tous nos malheurs. Tu sais comme elle aime ma tante, ainsi tu peux te représenter sa douleur!... Elle écrivit sur le champ à mon père, et l'on envoya un exprès à Zurich.... Je n'ai jamais plus souffert qu'en l'attendant. Je pleurois et pour lui et pour moi, ma bonne maman qui nous étoit si chère et qu'il aimoit tant! Ce chagrin eût bien suffi tout seul pour m'accabler, et il s'y joignoit encore celui que me causoit ma tante et l'idée affreuse du délaissement où se trouvent Adélaïde, Adriène, et toi, moncher Auguste!... Ma mère dans son billet avoit préparé mon père à une funeste nouvelle, et il imagina quelque chose de plus horrible encore que la réalité. Il vint avec lord Selby qui l'amena dans sa voiture. Quand j'entendis la voiture je courus tout en larmes au devant de mon père. Il s'élança hors de la voiture, je voulus me jeter à son cou, il me repoussa avec force, et précipitant ses pas il entra brusquement dans le salon!... Non, je n'oublierai jamais la physionomie terrible, l'air égaré qu'il avoit dans ce moment! J'en fus glacé d'épouvante... Maman se leva en lui tendant les bras, mais mon père se reculant dit d'un ton qui me fit frémir : Ma mère a péri sur un échafaud ?... Nous nous écriâmes tous à la fois : Non non, elle n'a même pas été arrêtée !... D'abord il ne vouloit pas nous croire : maman lui donna la lettre de Mr Duplessis ; il resta debout et lut ainsi rapidement la première page.... ses jambes et ses mains trembloient d'une manière effrayante. J'avançai un fauteuil derrière lui ; après s'être assuré de la vérité il pâlit, mais sa physionnomie reprit sa douceur ordinaire, et il se laissa tomber dans le fauteuil en fondant en larmes. Nous l'entourâmes tous, je me mis à ses genoux, et prenant une de ses mains j'osai lui dire : O mon père! vos enfans ne pourront-ils adoucir votre juste douleur? Eh ne vois-tu pas, s'écria-t-il, que c'est la joie qui fait couler mes larmes? elle est morte dans son lit , et je n'ai plus rien à craindre pour elle!.... Inconcevable barbarie du temps où nous sommes, poursuivit-il, qui peut forcer un fils de trouver quelque douceur dans la perte de la mère la plus chérie et la plus digne de l'être!.... Cette réflexion émut extrêmement lord Selby. Je vis ses yeux se remplir de larmes. Il a une mère, et il l'aime passionnément. Toute la soirée se passa à lire les lettres et à s'affliger. Lord Selby nous montra dans cette occasion tout l'intérêt d'un véritable ami. Il ne parla que d'Adélaïde, il ne se lassoit point d'admirer sa conduite. Il relut trois ou quatre fois les détails que Mr Duplessis fait sur elle, ainsi que les lettres qu'elle écrit à mon père et à ma mère, et il répétoit toujours : Avec une telle fille il n'est pas permis de se trouver malheureux! Il est revenu tous les soirs, et maman lui a lu le journal d'Adélaïde : il en est dans le ravissement. Hier au soir il tenoit la boite de maman sur laquelle est le portrait d'Adélaïde, et il disoit : Je trouvois cette figure charmante, mais combien elle me paroît embellie depuis que je connois l'esprit et l'ame de celle dont elle est l'image... Enfin, il a fortement conseillé à mon père de la faire sortir de France. Tirez-la de ce gouffre affreux, lui a-t-il dit ; qu'elle abandonne une fortune qu'on trouvera bientôt le moyen de lui ôter ; qu'elle vienne : n'êtes-vous pas sûr de l'établir en pays étranger si vous voulez? Les lettres et le journal que j'ai lus lui serviront de dot.

Roussel nous a remis les charmantes choses que tu nous envoies. Charge-toi de tous mes remercîmens pour ma chère cousine. Tu n'as pas reçu les lettres dont le jeune André s'est chargé, parce qu'il est toujours en Suisse avec son père. Ils sont à Genève, mais je sais qu'ils vont incessamment retourner en France. Roussel mettra vos lettres dans un des cartons qui contenoient celles que nous avons reçues, et auquel on recollera de nouvelles bandes de papier. Roussel a des fleurs artificielles à lui, dont il remplira ce carton qu'il remportera ainsi. Adieu, mon cher ami, mon père espère que nous pourrons tous être réunis bientôt ; il y a ici des personnes qui se sont échappées des prisons. Mon père écrit là dessus à Mr Duplessis. O si cela pouvoit être! Quand nous n'aurions qu'une chaumière, que nous serions heureux! Cette espérance fait toute ma consolation. Adieu, mon ami ; adieu, ma chère cousine ; soyez tous deux bien certains que tous les momens de sa vie votre fidelle Edouard pense à vous.

Lettre 33

De Mr d'Armilly à Mr Du Plessis.

De Kussnacht, ce 25 mai 1794.

Quelle reconnoissance ne vous dois-je pas, mon digne et excellent ami! Malgré les maux qui m'accablent, combien je dois bénir la providence de m'avoir conservé un ami si cher, si fidelle, et qui m'est si essentiellement utile! Elle n'est donc plus, la meilleure et la plus respectable des mères! et je n'ai pu recevoir ses derniers ordres, et recueillir ses dernières paroles!... Je la pleure, mon ami, mais la piété filiale la plus tendre qui fut jamais, me défend de la regretter. L'atrocité de nos tyrans a tout bouleversé, tout, jusqu'aux sentimens des ames qui sont restées pures au milieu de tant de corruption. La mort naturelle de l'objet le plus chéri, en perçant le coeur, le soulage cependant d'un insupportable fardeau, d'une crainte horrible, qui troubloit chaque instant de la vie... Hélas, depuis un an je ne pouvois penser sans terreur à ma mère ; les idées de cachot d'échafaud s'étoient identifiées avec la sienne... Ces affreuses images se retraçoient chaque nuit dans mes songes ; et le réveil, loin de les détruire, sembloit en confirmer encore l'épouvantable présage en me rendant la faculté de réfléchir. Sa vie étoit un supplice pour moi, dont sa mort m'affranchit. La mort d'une mère! et de quelle mère!.... Il est donc au pouvoir des tyrans de dénaturer ainsi les sentimens les plus sacrés, et leur férocité souillant même ceux qui l'abhorrent, détruit, l'instinct et renverse les lois de la nature. Puissance infernale!... Nulle réflexion ne peut rendre le crime et la tyrannie plus éxécrables, plus dignes de mépris et de haine ; jamais la lecture ne l'avoit offerte à mon esprit, ce temps seul pouvoit l'inspirer.

J'ai bien médité votre lettre, et voici, mon ami, ce que ma femme et moi vous conjurons de faire. Ma belle-soeur a déposé entre vos mains une somme considérable ; donnez-la toute entière pour la faire échapper des prisons : on m'assure qu'avec beaucoup d'argent rien n'est plus facile ; d'ailleurs, vous pourrez encore emprunter sur ses biens si cette somme ne suffisoit pas. Dans le cas où vous ne pourriez la faire sauver, il faut qu'elle feigne une grande maladie, et tache sur ce prétexte d'obtenir son élargissement pour quelque temps. Alors il lui seroit aisé d'émigrer, et enfin, si rien de tout cela ne réussit, elle feindra une totale aliénation d'esprit, ce qui vraisemblablement la mettra à l'abri d'un jugement, ou du moins en retarderoit extrêmement l'époque ; et c'est beaucoup de gagner du temps. Si elle peut émigrer avec ses enfans, qu'elle aille en Hollande à Oudenaarden chez le banquier dont je vous envoie l'adresse. Elle sera reçue ; j'ai fait en conséquence les démarches nécessaires ; que de là elle m'écrive, j'irai sur le champ la chercher. L'argent et le diamant que ma fille m'envoie, font à-peu-près la somme de quarante mille francs ; nous en aurons assez pour vivre tous ensemble, et si vous émigrez, venez aussi, mon ami, sous notre humble toit, vous y trouverez la paix et l'amitié qui sont les véritables richesses. Quant à ma fille, je vous demande positivement de la faire émigrer sans délai. Comme le peu d'argent qu'elle a gardé ne sera peut-être pas suffisant, je renvoie cent cinquante Louis. Qu'elle vienne, qu'elle abandonne les biens que je méprise, qu'elle vienne, elle nous consolera de tout. Qu'elle parte avec Mme Roussel et le mari de cette dernière, homme si précieux par son intelligence et sa rare probité; il m'a promis de la guider et de l'accompagner dans sa fuite. Elle se rendra aussi à Oudenaarden. Je renvoie Leblanc. Toutes les précautions sont prises pour le faire rentrer sans inconvénient ; il la suivra aussi dans sa fuite, et arrivé en Hollande, il viendra sans s'arrêter me chercher. J'écris tout ceci à ma fille, en y joignant quelques petits détails de plus qu'elle vous communiquera.

Et vous, mon ami, au nom du ciel songez à vous, vendez tout ce que vous pourrez de vos biens, faites passer en pays étranger de quoi subsister, et sortez de cet abyme. Hélas! c'est depuis six mois ce que je conseillois dans mes lettres ; mais aucune n'a été reçue! Au pis-aller abandonnez tout s'il le faut ; je vous le répète, nous avons assez pour vivre tous heureux quand nous serons réunis. Adieu, je ne vous recommande point de veiller avec soin sur la fuite d'Adélaïde, je sais que vous avez pour elle les sentimens d'un père, et que personne sur ce point ne peut me suppléer mieux que vous.

Lettre 34

De la princesse de C*** à Mme de P***

Vienne, premier mai 1794.

Je viens de découvrir enfin, ma chère amie, quel est le lieu que vous habitez. Ah! depuis vos malheurs vous avez dû croire que je l'ignorois, puisque vous ne receviez point de mes nouvelles. Mais comment ne m'avez-vous pas écrit! Combien j'ai le droit de me plaindre d'un tel silence!.... Vous êtes fugitive, dépouillée de vos biens, et vous oubliez cette compagne de votre enfance, cette amie que vous avez promis tant de fois de regarder à jamais comme une soeur! Vouliez-vous me priver de mes droits? S'il étoit vrai, que j'aurois mal connu votre coeur ; je l'ai jugé d'après le mien ; si j'étois dans votre situation, je me serois dit en quittant ma patrie : Je perds ma fortune, mais du moins mon amie va jouir de la sienne !... O Lucie, ma chère Lucie, l'amitié n'est-elle pour vous qu'un vain nom, et les coupables préjugés de l'orgueil peuvent-ils, dans une ame telle que la vôtre, l'emporter sur un sentiment si tendre!... O rappelez-vous ces jours de notre première jeunesse, où tout étoit commun entre nous, où nous aimions à porter les habits l'une de l'autre, et à recevoir mutuellement tout ce que nous pouvions nous donner. Imginions-nous alors que l'on pût être humiliée par les dons d'une amie? Mais vous ne le pensez point encore ; non, ma Lucie, j'en suis certaine ; me seroit-il possible de vous soupçonner d'ingratitude et d'injustice?.... Vous connoissez la rigueur de notre gouvernement pour les émigrés françois ; de quel bonheur cette rigueur me prive! Je ne puis vous offrir un asyle!.... Je vous envoie l'adresse du banquier qui vous remettra ce qui vous appartient, et en outre il fera porter chez vous une caisse que j'ai emballée moi-même. Vous verrez que je n'ai point oublié quelles sont les couleurs que vous aimez le mieux ; ce sont aussi celles que je préfère, et nous aurons encore comme autrefois des habits semblables, car mes robes sont pareilles à celles que je vous envoie.

Puisque, ne pouvant vous inviter à venir me rejoindre, je ne vais pas vous trouver, vous pensez bien que je suis retenue par des devoirs. Quel plaisir pourroit valoir pour moi celui de vous revoir, de vous entendre, de vous offrir toutes les consolations de la fidelle amitié! Mais je serai libre l'année prochaine, et soyez sûre que dans ce mois-ci votre Eugénie sera dans vos bras. Adieu, mon amie, vous voyez comme je compte sur vous, sur votre tendresse ; dans la situation où nous sommes maintenant, songez bien, chère Lucie, que c'est vous qui pouvez véritablement me montrer votre amitié, et me prouver que vous ne me regardez pas comme une étrangère ; c'est vous enfin qui pouvez être généreuse en méprisant de frivoles conventions établies par l'égoïsme et par la vanité. Ne consultez que votre coeur pour me répondre, et votre réponse alors ajoutera la plus tendre reconnoissance à tous les sentimens qui depuis si long-temps m'attachent à vous.

Lettre 35

De Mr d'Armilly à sa femme.

Zurich, ce 15 mai 1794.

J'ai bien songé, ma chère amie, à notre situation, et voici le résultat de toutes mes réflexions : il faut nous mettre en état de recueillir tous nos amis fugitifs dans le cas très-vraisemblable où par leur manque de prévoyance ils ne pourront sauver que leurs personnes. Nous ne serions pas dans cet embarras si votre pauvre soeur, au lieu de déposer cinquante-sept mille francs à Paris , les eût fait passer en pays étrangers, et eût en même temps pris la fuite. Avec la fortune qu'elle a et un peu d'intelligence, elle auroit même pu sauver une somme infiniment plus considérable ; elle est veuve, elle n'avoit d'ailleurs ni père ni mère ni enfans émigrés, elle a été libre long-temps, elle a de l'esprit et du courage, et cependant elle n'a pris que des précautions inutiles ou insuffisantes, et elle s'est endormie avec une inconcevable indolence sur le penchant du plus horrible précipice!... Une chose qui me paroît aussi incompréhensible que la monstruosité des tyrans, c'est l'apathie de leurs victimes ; les lâches et les stupides sont dominés par la terreur ; les gens courageux et sensés ont un étonnement qui les glace, qui les engourdit, et une indignation qui leur donne l'insouciance la plus préjudiciable à leurs intérêts. Dieu veuille que votre soeur puisse s'échapper avec ses enfans, que ces personne si chères soient sauvées de cet effroyable naufrage, et nous n'aurons rien à regretter. Grâce aux soins de notre Adélaïde (d'une enfant de 13 ans) nous aurons tous de quoi subsister, mais ce fond est peu considérable pour une famille nombreuse, il faudra joindre à cette ressource un peu d'industrie et de travail, afin de ne pas s'exposer à la nécessité d'entamer un fond qui doit de toutes manières vous être sacré, et qu'il faut au moins pouvoir laisser à nos enfans.

Nous avions deux domestiques ; nous en réformons un. Je me charge du travail du jardin, dont le produit, joint à celui de la basse-cour, sera plus que suffisant pour notre nourriture. En outre, je vais faire un petit commerce d'estampes, je m'y entends, et l'on en peut tirer un assez bon parti dans ce pays. De votre côté, ma chère amie, ayant tout ce qu'il faut pour faire des fleurs artificielles, vous ferez ce négoce, Juliette et Mlle Benoit vous aideront, et nous trouverons le débit de cette marchandise à Zurich. J'ai parlé en conséquence à un marchand qui a des correspondances étendues, il vous achètera directement les fleurs, qu'il revendra pour son compte. De cette manière nous vivrons fort bien, sans être obligés de toucher à nos fonds, d'autant plus qu'il nous reste encore près d'un quart de la somme que nous avions emportée de Paris, et qu'au besoin vous avez quelques bijoux que l'on peut vendre.

Lord Selby m'a enfin proposé nettement de se charger d'Edouard pendant quelques années, et avec la forme la plus délicate et la plus aimable, en me disant que pour son voyage dans le nord, Edouard sachant l'allemand lui sera de la plus grande utilité, et en effet il peut fort bien lui servir d'interprète ; d'ailleurs, ayant une très-belle écriture, il pourra souvent lui tenir lieu de secrétaire, et même dans trois langues. Ainsi Edouard étant déjà en état de se rendre utile à son protecteur, peut sans rougir accepter cette proposition. Mais lord Selby n'en sera pas moins à ses yeux un bienfaiteur digne de toute son affection. Je conçois, ma chère amie, qu'il vous en coûtera infiniment de vous séparer pour long-temps d'un enfant si cher, mais songez à tous les avantages qu'il retirera de ce sacrifice ; lord Selby me donne sa parole de veiller sur lui avec toute l'attention d'un père, de lui donner des maîtres dans toutes les grandes villes où il séjournera, et de lui faire suivre le plan de lecture et d'études que je lui ai tracé. Enfin, il lui fera faire les voyages les plus agréables et les plus instructifs, et Edouard en même temps trouvera dans son jeune mentor, l'ami le plus solide et le protecteur le plus utile. Cependant je n'ai rien promis, j'ai montré la reconnoissance que j'éprouve, et j'ai dit que je ne pouvois prendre d'engagement à cet égard sans vous consulter. Quant à l'autre idée qui vous est venue relativement à lord Selby, j'avoue qu'elle me paroît chimérique... Ah si notre enfant bien-aimé avoit quelques années de plus! mais treize ans et un extérieur si enfantin! Elle est si peu formée pour son âge, si petite, elle paroît à peine avoir dix ans, et l'on nous mande qu'elle est très-peu grandie. Il est vrai qu'il parle d'elle avec enthousiasme, il fera le voyage de Hollande avec moi, il veut, dit-il, être témoin de cette entrevue. Il me semble que s'il avoit les idées que vous supposez, il n'en parleroit pas tant, ou bien en diroit davantage ; je vous assure qu'il fait son éloge comme il faisoit celui d'Eugène de Vilmore : rappelez vous l'enchantement que lui causèrent les mémoires de cet enfant. Quoiqu'il en soit, confions-lui notre Edouard ; la conjecture que vous formez, est une raison de plus qui doit vous déterminer, car c'est le seul moyen d'empêcher que l'absence, en effaçant le souvenir, ne détruise le projet ; réfléchissez mûrement à tout ceci, j'irai demain chercher votre réponse afin de rendre la mienne.

Lettre 36

De Donatien de S*** à

Gustave d'Ermont.

De Brème, ce premier juin 1794.

Comme on se retrouve, mon cher chevalier! Je n'ai appris qu'il y a trois jours que vous étiez en Suisse ; malgré une si longue absence je vous aime toujours, et je n'ai point oublié les bons goûters que nous faisions chez vous tous les samedis pendant l'hiver de 1789. Nous ne nous sommes pas revus depuis ce temps, et je crois que nous aurions bien de la peine à nous reconnoître si nous nous rencontrions. Tant d'années écoulées changent bien les figures ; je suis prodigieusement grandi, et comme vous êtes plus âgé que moi, je suppose que vous êtes encore plus méconnoissable, car vous n'avez surement plus les cheveux rabattus et sans poudre.

Je suis à Brème avec mon père, maman est restée en France, jugez quelles sont nos inquiétudes pour elle! Le bonheur d'avoir d'excellens parens coûte bien des larmes dans ce temps-ci! plus ils méritent d'être aimés, plus on leur est attaché, et plus on souffre. Je tâche autant que je le puis d'adoucir les peines de mon père par mon application ; il est mon seul instituteur, il m'enseigne le latin et l'anglois, me fait écrire et compter, et dirige mes lectures et mes autres occupations : nous apprenons ensemble l'allemand, que je parle déjà assez bien. Dans deux ans toutes les ressources de mon père seront épuisées, oh si je pouvois alors avoir assez d'instruction pour obtenir un emploi dont le revenu pût suffire à sa subsistance! Quel courage et quelle ardeur me donne cette idée, elle m'a tout-à-fait sorti de l'enfance. Je ne compte guères sur mes dispositions qui sont bien médiocres, mais je me flatte que Dieu bénira les soins de mon père et les voeux que la reconnoissance me fait faire. On m'a dit que vous peignez comme un ange, et que vous avez pris beaucoup de goût pour l'occupation : cela me fait grand plaisir. Mon père dit qu'avec de la religion, un esprit cultivé et des talens on a de quoi tout supporter, parce que l'on est toujours résigné et que l'on ne s'ennuie jamais. Mon père est bien la preuve de cette vérité. Quand vous en aurez le temps écrivez-moi, mon cher ami, et mandez-moi des nouvelles de Mr votre père, de Mme votre mère et de Melle Virginie. Je vous prie de dire à Mr l'abbé du Bourg que je ne suis plus gourmand, et que je ne mange plus de talmouses.

Lettre 37

De lord Selby à lady Elisabeth sa mère .

Zurich, ce 3 juin.

Ma mère,

A la manière dont vous me parlez de cette famille irlandoise, je vous croirois amoureux si l'une des deux filles étoit plus âgée. C'est ainsi que commence votre dernière lettre. A quoi me serviroit de dissimuler avec vous, puisque de si loin vous me devinez si bien, et même en ignorant ce qui pourroit vous donner quelque soupçon de la vérité; cependant, je ne suis pas amoureux , mais je crois que je le deviendrai éperdument. Je n'ai encore que le pressentiment d'une grande passion ; s'il me trompe, c'en est fait, je n'aimerai plus ; mon imagination a fait trop de frais, elle a été trop loin pour que je puisse désormais m'attacher à une personne ordinaire ; j'ai entrevu la perfection, je l'ai adorée, si je ne la trouve pas je regretterai trop vivement ma chimère pour ne pas renoncer au bonheur. Il m'est bien difficile de vous expliquer cette énigme.... Une lettre peut se perdre ou passer dans des mains ennemies, un paquébot peut-être pris.... je ne veux pas risquer de compromettre des amis malheureux. Voici ce que je puis vous dire. Tous les enfans de Mme Kembley ne sont pas ici. Elle a encore une fille aînée âgée de treize ans. Treize ans ! on est bien enfant à cet âge, oui je le sais, et c'est pourtant cette enfant que j'aimerai passionnément. Ah! vous n'en seriez pas surprise si je pouvois vous détailler tout ce que j'ai appris...... Je n'ai point vu cette enfant, mais je la connois si bien! Elle ressemble extrêmement à son frère Edouard ; d'ailleurs, on m'a montré son portrait, elle est charmante, et fût-elle laide, ce seroit-elle encore que je voudrois vous donner pour fille, ce seroit elle qui mériteroit d'être adoptée par lady Elisabeth. Elle va venir, je la verrai dans six semaines. J'irai au devant d'elle avec son père. Au reste, comme l'espèce de sentiment que j'éprouve ne peut ravir l'usage de la raison, soyez sûre que je ne m'engagerai point légèrement, que j'examinerai en silence, que je réfléchirai, et me tairai long-temps.

Je me suis tout-à-fait chargé du jeune Edouard, il me sera réellement utile dans mes voyages, et je vous avoue que je l'aime comme un frère . C'est (jusqu'ici) l'enfant le plus intéressant que j'aye jamais vu ; nous partons demain matin pour Berne, j'y séjournerai une quinzaine de jours, ensuite j'irai faire un tour à Lausanne, et puis nous reviendrons à Zurich attendre le moment de partir pour la Hollande. Ce petit voyage ne sera tout au plus que de trois semaines. Toutes ces courses faites, je me rendrai à Hambourg, et de là à Copenhague.

Adieu, ma tendre mère, ayez la bonté d'adresser toujours vos lettres à Mr D*** à Zurich. Je vois avec chagrin par le No. de la dernière que j'ai reçue, que vous en avez écrit une qui ne m'est point parvenue, et c'est assurément une véritable perte pour moi.

Lettre 38

D'Edouard à son père.

De Berne, 10 juin.

Mon cher papa,

Nous avons été invités avant-hier à un grand dîner chez Mme la baronne de Flemming. Ce qui m'en a fait le plus de plaisir, c'est qu'Eugène y étoit ; il me montre toujours la même amitié, et je la partage bien. Je n'avois pas encore revu Lolotte, elle est bien embellie et bien gentille. Eugène est charmant avec elle. Comme il y avoit un monde énorme, on nous a fait mettre à une petite table dont Mlle Caillet a fait les honneurs ; j'étois placé entre Eugène et Lolotte, et ce dîner m'auroit paru fort agréable si nous n'avions pas eu deux autres personnes qui nous ont bien impatientés. L'un est un jeune homme de quinze ans qu'on appelle Emile , il est fils du baron de Zurlach, parent de Mme de Flemming ; l'autre personne, soeur de cet Emile, s'appelle Mlle Ulrique ; elle a dix-huit ans. Elle n'a pas beaucoup parlé; elle étoit, je crois, piquée de n'être pas à la grande table et de se trouver avec des enfans ; elle m'a fait quelques questions sur lord Selby, avec un ton si brusque et si impoli que je n'avois guères envie de lui répondre. Pour Mr Emile, il étoit de fort bonne humeur ; à peine étions-nous assis à table qu'il m'a adressé la parole en me tutoyant, et comme j'avois l'air froid et étonné, il m'a dit qu'il voyoit bien que j'étois un aristocrate , et il a ajouté que pour lui, il étoit jacobin et sansculotte . Eugène le brusquoit, je gardois le silence, Lolotte lui répétoit ingénument qu'il étoit bien ennuyeux ; tout cela n'a pu le faire taire, il n'a cessé de nous interrompre, de nous questionner, de se moquer de nous, et de faire des éclats de rire immodérés. Je n'avois pas l'idée qu'un jeune homme pût être aussi ridicule et aussi impertinent. Après le dîner Mlle Ulrique s'est mise au clavecin et a chanté; on dit qu'elle a une belle voix et qu'elle chante fort bien. On lui a demandé une certaine ariette, et elle a répondu qu'elle ne la pouvoit pas chanter sans l'accompagnement du violon ; là dessus lord Selby a proposé d'envoyer chercher Charles son valet-de-chambre qui joue à merveille du violon ; Charles est venu et l'ariette a été chantée. Mlle Ulrique a été si contente du talent de Charles qu'elle a prié lord Selby de permettre qu'il vînt quelquefois chez elle faire de la musique. J'ai bien vu que Mlle Ulrique avoit grande envie de plaire à lord Selby, mais elle n'a pas du tout réussi. Le bon Mr Trumann étoit à ce dîner ; je le regarde toujours avec plaisir en pensant aux mémoires d'Eugène. Il y avoit aussi une dame émigrée, Mme la comtesse de Lurcé; lord Selby la trouve très-aimable, il dit qu'elle a beaucoup de grâces, parce que tout en elle est simple et naturel. On prétend que le baron de Zurlach en est amoureux, mais qu'elle a refusé de l'épouser. Mme d'Ermont est venue l'après-midi en visite avec sa fille ; cette pauvre jeune personne a la jaunisse, et elle a l'air bien triste. Je me suis approché de Mme d'Ermont pour lui demander de ses nouvelles, elle m'a reconnu tout de suite, et m'a si mal reçu que j'en ai été un peu déconcerté. Mlle Virginie ne m'a pas mieux traité, mais un quart-d'heure après Mme d'Ermont d'elle-même m'a parlé, et avec un air beaucoup plus doux. Elle croit que papa et maman sont en Angleterre. Aujourd'hui lord Selby a reçu une invitation de dîner de la part du baron de Zurlach, mais il n'a pas accepté.

La ville de Berne est fort jolie, nous avons été voir l'arsenal, la bibliothèque et les promenades. Comme nous étions sur la terrasse, Mlle Ulrique suivie d'une femme-de-chambre a passé, elle est venue tout de suite se promener avec nous, ce qui m'a paru bien singulier. Elle a fait beaucoup de reproches à lord Selby de n'avoir pas accepté l'invitation de son père, elle lui a demandé un autre jour et d'une manière si pressante que lord Selby s'est engagé pour la semaine prochaine, mais il m'a dit que ce jour-là il garderoit sa chambre et se feroit exsuser sous prétexte d'incommodité.

Adieu, mon cher papa, je ne vous parle point de mes études, parce que ce détail se trouve dans la lettre que j'ai écrite à maman. Nous comptons partir dans huit jours pour Lausanne, à moins que nous ne recevions une lettre de mon cher papa qui nous rappelle à Zurich. Mais je ne l'espère pas, car nous comptons que Roussel n'aura pu se rendre à Paris avant le 27 ou le 28 de mai. Le temps de se concerter avec Mr Duplessis prendra bien quatre ou cinq jours, les préparatifs de la fuite en prendront au moins huit, et si ma soeur veut encore emporter de l'argent, emprunter ou se faire payer etc., tout cela peut traîner plus de quinze jours ; et puis le temps de se rendre en Hollande, celui qu'il faut ensuite pour que la lettre écrite d'Oudenarden arrive à Zurich.... Lord Selby faisoit ce matin ce calcul, et disoit qu'il est impossible que nous ayons la lettre d'avis avant six semaines, et qu'il est très-vraisemblable que nous ne l'aurons que dans deux mois. Cela est bien long, mais aussi quel sera notre bonheur quand nous la recevrons, cette chère lettre! Du moins ce qu'il y a de certain, c'est qu'au mois de septembre au plus tard tous vos enfans seront près de vous. Ah! si ma pauvre tante pouvoit s'échapper avec Auguste et Adriène, nous n'aurions plus rien à désirer. Adieu, mon cher papa, auriez-vous la bonté de dire à Juliette que j'ai fait ses commissions et que je lui répondrai par le prochain courrier?

Lettre 39

Mélanie de Bossière à Olympe D****.

Lausance, ce 12 juin.

Vous aviez raison, ma chère amie, je sens maintenant toutes mes fautes et l'excès de mon imprudence.... Nous sommes renvoyés de Lausanne! ma tante est malade, mon père n'a presque plus d'argent, et il faut partir dans huit jours! Je vous prévenois dans ma dernière lettre que j'avois un grand secret à vous confier, vous me donnez votre parole d'honneur de ne jamais le divulguer, j'y compte. Ecoutez-moi donc. Cette place auprès d'une princesse d'Allemagne que l'on vous propose pour moi, je l'accepte ; mais voici à quelle condition. On veut bien me donner soixante louis par an, je demande le payement de deux années d'avance. Si j'obtiens cette grâce, je vous remettrai cette somme, et quand je serai partie, vous direz à mon père que cet argent vous a été envoyé de France pour lui. Il le croira, car il est bien étonné de n'en pas recevoir. Pour moi, logée et nourrie, je me passerai fort bien d'argent, mes camés et mes autres petits ouvrages suffiront de reste à mon entretien. Quant à ma pension, elle appartiendra à mes parens tant que leur situation sera la même. Si on ne nous accorde pas ce que je sollicite, je ne veux point de cette place, mon travail me met en état de n'être point personnellement à charge à mon père : je veux bien le quitter pour lui être de quelqu'utilité, mais sans cela je ne me priverai pas du bonheur de vivre avec deux personnes qui me sont si chères, et de leur rendre tous les soins qu'ils ont le droit d'attendre de ma reconnoissance et de mon attachement. Pour mon intérêt ils désirent vivement que cette affaire réussisse, mais si l'on rejette ma proposition, vous direz, je vous supplie, ma chère Olympe, que la chose est manquée et qu'on s'est dédit. Dans la supposition du succès de ce que je désire, n'oubliez pas d'écrire à ma tante que l'on payera mon voyage, afin d'épargner cet argent à mon père. J'ai un arrangement tout prêt pour vendre secrètement ma montre et plusieurs autres petites choses. J'aurai du tout vingt-quatre louis que vous aurez l'air de me remettre à Zurich. Adieu, ma chère amie, répondez-moi le plutôt possible : je suis bien triste et bien inquiète. Ah! soyez sûre que je ne m'aviserai jamais de parler sur la politique et sur les gouvernemens! Que vous êtes heureuse d'avoir été toujours raisonnable, sans avoir eu besoin de l'expérience pour le devenir!.... Adieu, chère Olympe, songez que j'attends votre réponse avec impatience.

Lettre 40

De la comtesse de Lurcé à la baronne de Blimont.

Berne, ce 12 juin.

Je vous félicite, ma chère baronne, d'avoir enfin pris le parti de marier votre fille à cet aimable et vertueux négociant. Je ne vous cache pas que Mme d'Ermont en est indignée, mais Stéphanie sera heureuse, et par conséquent votre bonheur est assuré. Il n'a tenu qu'à moi aussi de me marier, et j'en ai fait toute la peur à Mme d'Ermont, qui toujours ferme dans ses principes, ne se seroit pas consolée que j'eusse épousé un démocrate. Mais, madame, lui disois-je, c'est un baron , je ne vous parle point de sa fortune, c'est une bagatelle pour une émigrée, certaine, comme nous le sommes, d'une prochaine contre-révolution, mais c'est un grand seigneur, Melle Ulrique peut entrer dans tous les chapitres de l'Allemagne ; nul François n'en peut dire autant, car toutes nos familles sont souillées par des mésalliances. Ainsi je m'unirai au sang le plus pur ; que peut-on désirer de mieux? A tout cela votre cousine haussoit les épaules en répétant un jacobin! un jacobin! ... Enfin, un matin je fus chez elle, et je lui dis d'un air timide et sérieux : Madame, je viens vous faire part.... Elle m'interrompit en s'écriant : De votre mariage? Je baissai modestement les yeux sans répondre. Quoi! reprit-elle, vous épousez cet infâme baron de Zurlach? Et là dessus sans me donner le temps de répliquer, elle me dit véritablement un torrent d'injures, et finit par me déclarer qu'elle ne me reverroit jamais. Comme la respiration lui manquoit tout-à-fait, elle fut contrainte de s'arrêter pour reprendre haleine ; alors revenant à ma première phrase, je viens, dis-je, madame, pour vous faire part de ma rupture avec Mr le baron de Zurlach. Par sa colère vous pouvez juger de sa joie et de son ravissement. Deux jours après elle reçut la lettre où vous lui faites part du mariage de Stéphanie ; elle ne pouvoit pas dans cette occasion se récrier sur les principes du futur, elle ne gémissoit que sur sa naissance, et au lieu de dire : un jacobin ! elle répetoit en soupirant : un négociant ; un négociant! C'est une personne si difficile en mariages, et il lui faut une telle réunion d'opinions, de convenances, de sentimens, que la pauvre Virginie court bien le risque de rester fille. Mr d'Ermont prend enfin le parti de vivre plus économiquement ; il quitte Berne, et vas s'établir à Richterwill où réside son fils, le jeune Gustave. Mme d'Ermont est bien affligée de cette résolution, et sa fille en est tellement affectée qu'elle en a pris la jaunisse cela est fort déraisonnable, et par là même bien digne de compassion, car la pitié est dûe surtout à ceux qui souffrent, et les gens frivoles sont dans l'adversité beaucoup plus à plaindre que les sages. Admirons les derniers, tâchons de consoler les autres. Quant à moi, ma chère amie, je viens de refuser d'épouser un homme qui a cent mille livres de rentes : ce n'est point du tout à cause de ses opinions politiques, je vous avoue que je conçois à merveilles qu'une royaliste puisse aimer un républicain, mais nulle femme honnête ne peut prendre l'engagement solennel de respecter, d'honorer et de soigner toute sa vie l'objet de plus méprisable et le plus complètement ridicule. C'est une triste situation que celle où la sublimité de la vertu n'est autre chose qu'une fausseté persévérante, qui fait cacher avec art le dégoût invincible qu'on éprouve à remplir ses devoirs. L'estime dans une ame élevée peut tenir lieu de tous les autres sentimens : si mon baron n'eût été qu'ennuyeux, mais s'il eût eu des vertus, j'aurois pu être fort heureuse avec lui, d'autant mieux que je sais par expérience, combien un attachement passionné, quelque légitime qu'il puisse être, cause de peines et de tourmens!..... D'ailleurs, j'ai trente-quatre ans, et assurément l'amour n'est pour rien dans mes projets. Mais je ne consentirai jamais à devenir la compagne d'un sot et d'un imbécille extravagant dont j'aurois envie de me moquer dans tous les instans de la journée. D'ailleurs, je n'ai pu supporter l'idée d'adopter pour mes enfans Mlle Ulrique et Mr son frère. Il y a ici depuis quinze jours un jeune Anglois très-beau et très-aimable, qui s'appelle lord Selby ; il a eu l'avantage de plaire à Mlle Ulrique, qui met en usage tous ses moyens de séduction pour lui tourner la tête. C'est une chose à voir que cette coquetterie-là, comme elle est ingénieuse et délicate! Lord Selby paroît ne pas s'apercevoir de son bonheur ; Mlle Ulrique commence à s'étonner de sa froideur véritablement glaciale ; elle me fait l'honneur de me l'attribuer et d'être jalouse de moi, parce que lord Selby préfère ma conversation à la sienne. Ce dépit m'amuse beaucoup, et je ne néglige aucune occasion de le redoubler. Le jeune d'Armilly est avec cet Anglois. Ses parens sont, dit-on, à Londres ; lord Selby paroît aimer à la folie cet enfant, qui est en effet une créature charmante. Je n'ai jamais vu un extérieur et un maintien plus aimables. J'ai été tout-à-fait surprise de voir Mme d'Ermont lui faire cette mine sèche que vous connoissez, et lui lancer de temps en temps des regards foudroyans, mais elle m'en a donné une explication très-simple, c'est que le père et la mère de ce jeune d'Armilly ont aimé la révolution, et n'ont émigré que dix-huit mois après nous. Ainsi il est clair que cet enfant est un petit monstre. Adieu, mon aimable amie. Mandez-moi quel est le jour fixé pour la noce, afin qu'au moins je puisse durant toute cette journée-là me représenter votre bonheur, et en jouir avec vous.

Lettre 41

La même à la même.

Berne, ce 1 juillet.

Enfin, mon amie, j'ai pris un grand parti ; il le falloit nécessairement, car toutes mes ressources sont épuisées, et je ne veux pas emprunter. Le hasard m'a fourni un moyen de me tirer d'affaire, et je vais vous le confier sous le sceau du plus grand secret. Il y a environ trois semaines que la baronne de Flemming conta devant moi qu'elle venoit de recevoir une lettre de Vienne qui lui apprenoit la mort de la concierge d'une de ses terres : elle ajouta que cette perte l'affligeoit beaucoup, et qu'elle voudroit bien trouver une personne pour la remplacer, et qui eût en même temps quelques talens, afin qu'elle pût par la suite contribuer à perfectionner l'éducation de Lolotte. Je lui dis sur-le-champ avec une grande présence d'esprit, que je connoissois une femme très-capable de remplir ses vues, et dont je répondois comme de moi-même. Elle m'objecta qu'elle ne pourroit pas prendre une françoise émigrée parce que le gouvernement ne le souffriroit pas ; je répondis que la personne en question est italienne. Alors la baronne m'a conjurée avec les plus vives instances, de faire toutes les démarches nécessaires : elle me demanda où étoit cette femme ; je lui dis que je ne le savois pas bien, mais que j'allois m'en informer. Mr et Mme d'Ermont étant partis, je suis très à mon aise pour composer mon roman, leur présence m'auroit fort génée ; forcée alors de les mettre dans ma confidence, je suis certaine que j'aurois été fort mal secondée par eux, parce qu'ils auroient trouvé mon projet absurde. La baronne veut voyager encore, et ne retournera à Vienne que dans deux ans. J'ai annoncé il y a plus de deux mois que je quitterois la Suisse, et que j'irois m'établir en Danemarc, ainsi tout semble arrangé pour assurer le succès de mon dessein. En conséquence j'ai écrit à Brème à mon ami le chevalier d'Iselin ; je lui ai tout confié, et je lui ai envoyé le modèle de la lettre qu'il devoit m'écrire pour être montrée à la baronne. J'ai reçu cette lettre dans laquelle le chevalier, après avoir fait le plus magnifique éloge de mon italienne (Melle Angelini), m'apprend qu'elle est à Prague, qu'elle lui donne souvent de ses nouvelles ; il ajoute qu'il vient de lui écrire pour lui proposer la place que lui offre Mme de Flemming. Voilà où nous en sommes ; je vous prie, ma chère amie, dans votre réponse, de me parler de Mlle Angelini, qui étoit maîtresse de langue italienne à Paris, qui a donné des leçons à Stephanie, et qui étoit généralement considérée par la pureté de sa conduite, son esprit, son instruction et l'excellence de son caractère. La baronne se désole qu'elle soit à Prague, elle auroit voulu la voir ; mais il est décidé que si elle accepte elle se rendra directement de Prague à Vienne, et de Vienne elle ira s'établir à douze lieues de cette ville dans le superbe château dont elle sera concierge. Il est inutile de vous dire le vrai nom de cette italienne ; vous devinez bien que c'est moi : oui, ma chère amie, je suis déterminée à prendre cette place ; j'aurai très-peu de chose à faire, je serai seule et souveraine maîtresse dans ce château pendant deux ans, je ne dépenserai rien et j'aurai une pension fort honnête, un asyle agréable, et deux ans devant moi. Si au bout de ce temps les choses ne sont pas changées, j'attendrai et je recevrai la baronne avec intrépidité, et je resterai sa concierge, ce que je trouverai beaucoup plus noble que d'être sa dame de compagnie , car ce dernier emploi demande une complaisance, vague de tous les momens et sans bornes, et par conséquent servile. Au lieu que la concierge a ses devoirs tracés ; elle est utile, on la paye, cela est tout simple, et quand elle a fait son ouvrage on n'a rien à exiger d'elle, les heures qui lui restent sont indépendantes. Les dames qui ont des places dans les cours des princes sont dans ce cas, leur temps de service est marqué, mais les dames de compagnie des particuliers sont de véritables esclaves ; on les traite avec politesse, et même, si l'on est honnête, on a beaucoup d'égards pour elles, mais rien de pire qu'une fausse égalité, j'aime cent fois mieux une subordination bien reconnue et bien réglée. Enfin, l'obligation de rester dans un salon me seroit odieuse, et la nécessité de plaire me rendroit certainement la créature du monde la plus gauche et la plus maussade. Les personnes bien franches et bien naturelles ne peuvent être aimables que lorsque rien ne les gêne, la contrainte leur fait perdre tous leurs agrémens, elles intéressent par leur simplicité, et ce charme est détruit dès qu'elles ont le projet de plaire, elles sont alors au dessous des gens constamment apprêtés, elles ont de moins l'avantage de l'habitude et des combinaisons réfléchies! Aussitôt que mon affaire sera tout à fait conclue je vous en instruirai sur le-champ, et au lieu de me plaindre vous me féliciterez, car je vous assure que je serai fort heureuse. Il faut dans notre situation écarter le souvenir du passé, et au lieu de regretter ce que nous avons perdu, nous occuper des moyens de tirer parti de ce qui nous reste. Nous avons de l'éducation, des ressources contre l'ennui, les utiles leçons du malheur ; on peut avec tout cela se composer une petite philosophie très-salutaire et très-consolante. J'ai vu tant de concierges parfaitement heureuses! pourquoi ne le serois-je pas aussi? Parce que j'ai l'esprit plus cultivé qu'elles? Mais j'en serai moins désoeuvrée, j'aurai de plus qu'elles des plaisirs très-vifs qu'elles ne connoissent pas ; ainsi dans un état paisible et doux par lui-même je jouirai d'une foule d'amusemens dont les autres sont privées ; je serai donc la plus heureuse des concierges. Quand je vivois à la cour, j'étois bien loin de me croire un tel bonheur dans l'état que j'avois alors! Vous souvenez-vous de toutes les complaintes que nous faisions dans ce temps? Comme nous étions indignées des noirceurs des intrigans et de leur succès, de la foiblesse et de l'ingratitude des princes ; comme nous étions excédées de l'étiquette et des courses à Versailles? Voilà ce qu'il est bon de se rappeler, et c'est précisément ce qu'on oublie. Il semble, à entendre certains emigrés (Mme d'Ermont par exemple) que la cour de France fût un lieu de délices dans lequel nous étions toutes traitées en favorites ; cependant cette félicité consistoit à nous ruiner en chevaux et en grands habits pour aller grossir une foule où l'on étoit perdue, et notre faveur se bornoit à recueillir une fois par semaine ces agréables phrases : A quelle heure êtes-vous arrivée ? Couchez-vous ici? Partez-vous ce soir ? Quant à moi, je déclare que je n'ai jamais eu la peine d'y répondre, car je n'ai vu de ma vie en France un prince ou une princesse attendre la réponse d'une question. Adieu, mon amie, écrivez-moi deux lettres en réponse à celle-ci, l'une pour moi, et l'autre pour être montrée à la baronne, et je vous prie de vous appesantir beaucoup dans cette dernière sur le détail des perfections de Mlle Angelini.

Lettre 42

D'Edouard à son père .

Berne, 26 juillet.

Mon cher papa,

Il nous est arrivé une bien charmante aventure, et je vais vous la conter bien en détail.

Hier lord Selby et moi nous avons été nous promener à pied hors de la ville ; nous avions déjà fait une demi-lieue quand nous avons rencontré le baron de Zurlach et son fils qui se promenoient aussi à pied ; sur-le-champ ils sont venus à nous, ce qui ne nous a pas fait grand plaisir, et puis nous promenant avec eux il falloit marcher doucement, parce que le baron est très-gros, et qu'il est tout de suite essoufflé quand il marche vite. Au bout d'un quart d'heure Mr Emile s'est écrié qu'il voyoit une maison en feu ; nous avons regardé à notre gauche, et en effet nous avons vu de loin une chaumière tout en flamme. Aussitôt nous nous sommes tous mis à courir, excepté le baron qui est resté tout seul. Lord Selby court dans la perfection, et nous a bien vite devancés. Mais j'ai passé Mr Emile ; en peu de minutes je me suis trouvé près de la chaumière qui est isolée dans un champ. Une jeune fille assise sur une roche à quelques pas et tenant deux enfans, pleuroit et crioit, et me dit qu'il y avoit encore dans la maison un vieillard impotent et un enfant malade ; lord Selby venoit de se précipiter dans la maison, j'y entrai après lui, tout étoit en feu, je ne savois de quel côté aller, quand j'entendis à droite la voix de lord Selby. J'y fus, il tenoit dans ses bras un vieillard, il me cria : Prenez l'enfant qui est dans le berceau , et il disparut. Je me baissai vers le berceau, l'enfant étoit pâle et avoit les yeux fermés, il dormoit ; je le crus étouffé par la fumée, ce qui me fit une peine affreuse ; cependant dans l'inceritude je le pris, et je me hâtai de sortir. Un gros morceau de bois enflammé me tomba sur l'épaule, mais heureusement ne toucha pas l'enfant. Dans ce moment il ouvrit les yeux et pleura, et moi alors transporté de joie je m'élançai hors de la chaumière. Ce fut précisément dans cet instant que Mr Emile arriva : je lui dis que tout étoit sauvé. A ces mots son premier mouvement fut de vouloir me prendre mon-enfant : je ne l'aurois pas cédé pour l'empire du monde, et je repoussai très rudement Mr Emile, qui sur-le-champ se retourna vers la chaumière et y entra à mon grand étonnement, quoiqu'il sût qu'il n'y eût plus personne. Il en resortit une minute après avec une partie de son habit et tous ses cheveux brûlés, mais tenant le berceau de mon enfant, qu'il m'apporta en disant : Du moins j'aurai aussi sauvé quelque chose . Ce trait n'est-il pas charmant? Je ne m'y serois jamais attendu de la part d'un jeune homme dont j'avois si mauvaise opinion ; je l'embrassai de tout mon coeur, et je mis mon enfant dans le berceau ; j'ôtai mon habit dont je le couvris, car l'air du soir commençoit à être froid. Cependant lord Selby avoit posé son vieillard sur le gazon, et l'ayant questionné il sut que la chaumière appartenoit au fils du vieillard, qui avec sa femme et son fils aîné étoient allés à la ville vendre des oeufs, du lait et des légumes ; ils avoient laissé à la maison le vieillard, une jeune servante et trois enfans, dont le dernier âgé de trois ans (celui que j'ai sauvé) étoit un peu malade et couché. Le feu prit on ne sait comment, et tout-à coup avec une grande violence ; la servante épouvantée sortit précipitamment avec les deux enfans, oublia le pauvre petit malade, ne s'en ressouvint que lorsqu'elle fut hors de la chaumière, et n'eut pas le courage d'y rentrer. Il n'y avoit pas dix minutes que nous étions sortis de la maison, quand nous vîmes arriver du monde de tous côtés, et aussi le baron de Zurlach qui s'est fort bien conduit dans cette occasion, car il a donné aux malheureux incendiés autant que lord Selby. On a fait venir une charrette, sur laquelle on a mis le vieillard pour le transporter à 5 ou à 6 cents pas de là dans une autre maison de paysan où cette famille a été établie par les soins de lord Selby. J'y ai moi-même porté mon enfant ; je l'ai bien recommandé, et avant de m'en aller j'ai vu son petit établissement qui est fort propre. Cet enfant, quoiqu'un peu pâle, est le plus beau garçon du monde : ce pauvre petit, quand je l'ai baisé dans son berceau pour lui dire adieu, m'a souri ; les larmes me sont venues aux yeux. Quel bonheur pour moi, cher papa, d'avoir sauvé la vie de ce cher petit ange! Pendant toute la nuit entière je n'ai pensé qu'à lui. Je me suis levé de grand matin, et j'ai supplié lord Selby de me permettre d'aller revoir mon enfant et d'y mener un médecin. Lord Selby a souri, et avec sa bonté ordinaire m'a dit qu'il y viendroit avec nous, parce qu'il seroit bien aise de revoir aussi son vieillard. Nous y avons donc été tous les trois, lord Selby, un médecin et moi. Mon enfant se porte bien, le médecin dit qu'il est très-bien constitué, ce qui m'a fait un grand plaisir. Vous sentez, cher papa, comme je m'intéresse à la vie de ce pauvre petit. Je l'ai bien caressé, il n'est pas du tout grognon, il m'a souri plusieurs fois, il a un sourire charmant, je n'ai jamais vu un si bel enfant. Son père et sa mère étoient là qui nous ont bien remerciés en pleurant ; lord Selby leur a donné cinquante louis, le baron de Zurlach leur a donné autant, en outre Mme la baronne de Flemming chez qui nous avons dîné, a fait une quête pour eux, ce qui joint à ce qu'elle a donné ainsi que Mr Trumann, a produit la somme de cinquante et deux louis. Ces pauvres incendiés sont bien reconnoissans. Pour moi je fais habiller mon enfant, Eugène et Lolotte font habiller tous les autres, et nous avons décidé qu'Emile donneroit de petits draps et des couvertures pour le berceau qu'il a si courageusement sauvé. Tant que nous resterons à Berne j'irai tous les jours voir mon cher enfant, et j'avoue que je serai bien fâché en m'en allant de penser que je ne le reverrai plus.

Je suis obligé de finir bien vîte cette lettre, parce que lord Selby m'attend pour faire une réponse en allemand à une lettre d'affaires qu'il a reçue hier. Adieu, cher papa ; votre fils vous embrasse de toute son ame.

Lettre 43

De Mr De Boissière à Mr d' H***.

Zurich, ce 27 juillet 1794.

Je vous remercie de vos offres, mon cher ami ; la providence vient de m'envoyer un secours inespéré qui nous tire absolument d'embarras. J'ai reçu cent-vingt louis de Paris, qui ont été adressés à Mr D*** à Zurich avec un billet d'une écriture inconnue, par lequel on le prioit de me remettre cet argent. Avec ce petit fonds et notre travail nous voilà, grâce au ciel, hors de toute inquiétude. Mélanie est partie : cette séparation a été douloureuse, cependant c'est une grande consolation pour nous, de voir enfin un sort assuré à cette enfant si chère! Elle a une place honorable, elle sera attachés à une princesse aimable et vertueuse, elle vivra dans une cour agréable, et j'espère qu'elle pourra s'y établir par la suite d'une manière convenable. Vous êtes inquiet de la dépense que j'ai du faire dans cette occasion pour ma fille ; mais je n'en ai fait aucune, car on a payé son voyage, chose à laquelle je ne m'attendois pas. Elle est partie à frais communs avec une femme et son mari, de la connoissance de Mr D***, qui vont directement à ***; en outre Mme D*** lui a prêté un domestique de confiance qui fera tout le voyage avec elle. Je vous assure, mon ami, que si j'étois aussi tranquille sur le sort de mon fils, je me trouverois heureux ; lorsqu'on est père, et qu'on n'a point d'inquiétudes pour ses enfans, on est sans effort courageux et résigné.

Ma soeur est bien abattue du départ de sa nièce ; Mélanie de moins laisse dans toutes ses journées un vide irréparable. En effet, mon ami, qu'une maison est triste lorsqu'on n'y voit plus une fille bien-aimée sur laquelle les yeux se reposoient avec tant de plaisir, et dont la jeunesse, les agrémens et la gaieté causoient de si douces distractions! Ma soeur répète qu'elle est charmée de l'heureuse cause de cette séparation, et certainement elle dit ce qu'elle pense ; néanmoins à l'heure où Mélanie se mettoit au piano pour chanter, ma soeur s'efforce en vain de cacher des pleurs qui s'échappent malgré elle ; à dîner, à souper elle éprouve le même mouvement, en voyant sur la table ce couvert de moins et cette place vide!.... Elle disoit hier que les premiers momens d'une absence qui doit être longue, ont presque toute l'amertume de la séparation produite par la mort ; une infinité de petits détails leur donnent cette funeste ressemblance, et surtout l'idée terrible que peut-être on ne se reverra jamais!

Adieu, mon ami, écrivez-nous le plus souvent que vous pourrez. Songez que dans la solitude où nous vivons, des lettres d'un ami tel que vous sont de véritables bienfaits.

Lettre 44

Lord Selby à Mr d' Armilly.

Berne, ce 27 juillet.

J'ai une si plaisante histoire à vous conter, monsieur, que je me flatte qu'elle pourra distraire un moment Mme d'Armilly de sa profonde mélancolie. C'est pour moi une très-douce espérance, et qui me fait entreprendre avec grand plaisir une assez longue narration. Je sais qu'Edouard qui n'épargne pas les détails dans ses lettres, surtout lorsque c'est à vous qu'il écrit, vous a parlé du baron de Zurlach et de sa famille, et que vous n'ignorez pas que Mlle Ulrique chante fort bien, et que Charles, mon valet-de-chambre, alloit souvent chez elle pour l'accompagner du violon. Quand je partis pour Lausanne, je le laissai à Berne à la prière de Mlle Ulrique ; à mon retour je lui demandai s'il avoit fait souvent de la musique chez le baron ; il me répondit qu'il y avoit passé régulièrement deux ou trois heures par jour. Vous savez que j'aime ce jeune homme ; il est fort borné, et ne m'est pas très-utile, mais je le connois depuis l'enfance : il fut recueilli dans la maison par feu mon père qui vouloit le faire élever avec moi ; Charles n'aimoit que la musique, on ne put lui enseigner que très-imparfaitement à lire et à écrire, on prit le parti d'en faire un musicien, sa paresse ne lui a pas permis de se perfectionner dans cet art, il n'a qu'un joli talent de société, et toute son ambition s'est bornée à entrer à mon service. Mardi dernier il me dit mystérieusement le soir en me déshabillant, que Mlle de Zurlach l'avoit chargé de me dire qu'elle désiroit m'entretenir en particulier le lendemain matin à midi, et qu'elle me conjuroit avec les plus vives instances de ne point manquer à ce rendez-vous. Ma surprise fut extrême, car je n'ai été en tout que deux fois chez le baron, et seulement depuis notre aventure de l'incendie ; il est vrai que Mlle Ulrique dans les premiers temps de mon séjour ici me traitoit avec beaucoup de bonté; mais bientôt, passant d'une extrémité à l'autre, j'ai eu lieu de croire que je m'étois attiré son inimitié par quelque faute involontaire que j'ignore. L'air mystérieux de Charles me fit imaginer qu'il étoit plus instruit qu'il ne vouloit le paroitre ; je le questionnai, il se troubla, pâlit, rougit, je devins plus pressant ; enfin après un moment de silence : eh bien, monsieur, me dit-il, c'est de moi dont il s'agit. - Comment, de vous? - Oui, mylord... Et j'espère que mylord ne m'en voudra pas.... De moi-même je n'y aurois jamais pensé, mais je ne pouvois pas refuser une fortune comme celle-là... Eh bien, au fait, interrompis-je, vous voulez me quitter pour entrer au service du baron? A cette question Charles faisant un sourire dédaigneux : Dieu merci, dit-il, je ne servirai plus personne ; non, mylord, vous ne comprenez pas l'affaire. Il est question d'un mariage pour moi... - D'un mariage? Et avec qui? - Mylord, vous allez vous fâcher... - Oui, si vous persistez à ne vouloir pas me répondre. Quelle est donc la personne que vous devez épouser? - Puisque mylord l'ordonne, je dois le dire. C'est Mlle de Zurlach. - Mlle de Zurlach!.. - Oui, mylord, elle-même. - Et le baron y consent? - Oh! le baron! Ce n'est pas ce qui nous inquiète, il n'a pas le préjugé de la naissance, lui! bien au contraire. - Mais dans ce cas votre affaire est tout arrangée : que me veut donc Mlle Ulrique? - Mylord, elle vous expliquera cela. Et je vous conjure d'aller lui parler.

Ce dialogue que je vous traduis en françois, fut beaucoup plus long, mais voilà tout l'éclaircissement que je pus tirer de Charles. Vous pouvez juger de mon étonnement. Malgré tout le jacobinisme du baron je ne pouvois concevoir un tel degré d'avilissement de sa part, car j'avoue que celui de sa fille me surprenoit moins ; elle a une grossiéreté si révoltante, des manières si libres, qu'avec les principes outrés de démocratie et de philosophie moderne dans lesquels elle est élevée, je trouvois assez simple que manquant absolument d'esprit, de pudeur et d'élévation d'ame, elle n'eût pas senti l'absurdité et la bassesse d'un choix si ridicule, et qu'elle fût séduite par un talent agréable et une jolie figure. La curiosité me fit accepter le rendez-vous qu'elle m'avoit donné. J'y fus le lendemain à l'heure indiquée : le baron étoit sorti, mais sa fille m'attendoit ; on me fit entrer dans son petit salon de musique où je la trouvai seule. Elle commença d'un air fort dégagé par me remercier de mon exactitude, elle me fit asseoir à côté d'elle, ensuite elle me demanda cavalièrement si Charles m'avoit parlé. Je lui rendis compte de ce qu'il m'avoit dit. Je crois, reprit elle en riant, que cela vous a bien surpris, aristocrate comme vous l'êtes!.... Sans répondre à cette première attaque si neuve et si spirituelle, je lui demandai en quoi je pouvois lui être utile. Elle me répondit qu'elle désiroit que je parlasse à son père pour lui faire la première proposition de ce mariage. Comment, m'écriai-je, monsieur votre père ne connoît donc pas vos sentimens? - Oh! il ne s'en doute pas - Et vous voulez que ce soit moi qui l'en instruise? - Mais c'est tout simple ; c'est vous qui devez faire la demande, comme tenant lieu de père à Charles. - Je ne peux guères me regarder comme le père d'un homme de mon âge. D'ailleurs Charles a un père, qui exerce à Londres le métier de cordonnier. - Ça n'est pas vrai ; il est retiré du commerce. Non, mademoiselle, si Charles vous a dit cela, il a menti. - Au reste, ça m'est égal : un cordonnier est un homme tout comme un autre, tous les hommes sont nos semblables ; mais enfin puisque Charles n'a personne pour faire la demande, il faut bien que vous la fassiez : au moins vous ne nierez pas que vous devez le regarder comme un frère, vous avez été élevés ensemble, votre père l'aimoit comme son enfant. - Mais, mademoiselle, mon père ne l'a point adopté, puisqu'il l'a laissé dans son état, et la preuve que je ne le regarde point comme un frère , c'est qu'il est mon valet-de-chambre. A ces mots Melle Ulrique rougissant de colère et me lançant un regard rempli d'indignation : Voilà bien le langage d'un aristocrate, s'écria-t-elle, c'est affreux, c'est indigne de parler comme ça d'un jeune homme avec qui l'on a été élevé depuis le berceau, parce qu'il n'est pas le fils d'un duc. Pour moi je le préfère à tous les mylords de l'Angleterre. Je sentis tout ce que ce dernier trait avoit de piquant pour moi ; mais ne relevant point cette épigramme : Permettez-moi, mademoiselle, repris-je, de vous demander si vous avez bien réfléchi à une résolution si extraordinaire. - Oh oui, toutes mes réflexions sont faites. Je l'aime, et je n'aurai jamais d'autre mari que lui. - Mais vous le connoissez à peine ; d'ailleurs, vous n'avez pu vous entretenir avec lui qu'en françois, et il l'entend si peu et le parle si mal, qu'il est impossible que vous puissiez avoir une idée même superficielle de son caractère et de son esprit. - Oh moi, je ne me soucie pas des beaux discours ; je n'aime pas les savans. - Comment seroit-il possible que Melle de Zurach épousât un homme que tout le monde a vu ici à mon service? - Je me moque du qu'en dira-t-on : d'ailleurs j'ai arrangé cela, je l'épouserai ici secrètement et puis nous partirons, nous retournerons dans notre pays où personne ne le connoît. - Et vous pensez que monsieur votre père ne mettra point d'obstacle à un tel dessein? - Et pourquoi mon père s'y opposeroit-il? lui qui dit toute la journée que la noblesse n'est qu'une bêtise, que tous les hommes sont parfaitement égaux, et que les sansculottes ont cent fois plus de bon sens, d'esprit et de vertu que les nobles? - La noblesse n'est qu'une chose de convention, ainsi que beaucoup d'autres établies dans la société, et sans examiner si cette convention est utile ou absurde, je conviens assurément qu'elle ne donne aucun mérite réel, puisque le vrai mérite vient de l'ame. Et j'aurois tort de vous nier, mademoiselle, qu'il y a des gens d'une grande naissance qui ont des sentimens bien bas, tandis que beaucoup de roturiers en ont de fort nobles. Il n'est pas nécessaire d'être démocrate pour reconnaître ces vérités ; personne ne les conteste, du moins parmi ceux qui ont du bon sens. Ainsi le cas que l'on peut faire de la naissance n'est point un préjugé , ce n'est que le prix qu'on attache à une convention généralement reçue, et qui, tant qu'elle subsistera, fera raisonnablement considérer la naissance comme un avantage ; il y a une différence extrême entre respecter des conventions établies, ou adopter des préjugés nuisibles ou ridicules ; les conventions établies sont des espèces de lois, et l'on doit se soumettre aux lois alors même que la raison ne les approuve pas, dès qu'elles ne prescrivent rien qui soit contraire à la morale. Par exemple toutes les formules de politesse et presque toutes les choses de pure bienséance ne sont que des conventions, et il y en a même de si frivoles que l'on a peine à concevoir que tout le monde s'accorde à les suivre. Néanmoins si on rejetoit cette espèce de joug, on seroit chassé de la société, car on seroit universellement accusé d'une grossiéreté intolérable et d'une effronterie choquante. A présent souffrez que je vous demande si une jeune personne, fille d'un homme de qualité, ne se soustrait pas à toutes les conventions établies, et ne manque pas à toutes les convenances reçues, lorsqu'elle se décide à épouser un domestique? - Oh je n'entends rien à tous ces grands discours-là. - Mais avez-vous prévu les suites de votre projet, en supposant même que monsieur votre père l'approuve? Songez-vous que toute votre famille se brouilleroit avec vous? - Qu'est-ce que ça me fait? mon père est assez riche pour que nous puissions nous passer d'eux tous. - Mais toutes les personnes de votre classe refuseront de vous voir. - Tant pis pour elles ; je ne m'en soucie guères. - Avez-vous pensé que votre beau-père cordonnier, et sa femme, et votre beau-frère marchand de chandelles, en apprenant la nouvelle de l'étonnante fortune de Charles, iront vraisemblablement s'établir près de vous? - Et ben, après je leur ferai fermer ma porte! Je ne serai pas obligée de les recevoir. - J'aurois cru le contraire. Mais du moins vous conviendrez que Charles ne pourroit pas les traîter ainsi? - Oh ben, nous leur donnerons un peu d'argent pour qu'ils s'en aillent. - Vous rougirez donc d'eux? Vous céderez donc à ce que vous appelez préjugés, et précisément lorsque votre devoir le plus sacré seroit de les braver, car vous serez leur fille et leur soeur. Sentez donc qu'il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se mettre entièrement au-dessus de l'opinion ; toutes ces jactances démagogues peuvent se soutenir tant bien que mal dans la conversation, mais dans le fait de tels projets sont impraticables. - Je vois bien que vous dites tout ça pour me dégoûter, mais c'est inutile. Comme Melle Ulrique achevoit cette phrase, la porte s'ouvrit et son père parut. Ah! ah! s'écria-t-il en riant, je vous y prends!.... Eh bien, mylord, pourquoi fais-tu ta petite mine boudeuse? Eh mais, mon dieu, je ne suis pas un mentor intraitable, et si je trouble les rendez-vous , du moins je ne les défends pas. Ce discours me fit d'autant plus facilement connoître la méprise du baron, que je n'ignorois pas que dès les premiers temps de mon arrivée il m'avoit destiné le bonheur de devenir son gendre ; ainsi son erreur me causa un embarras très-réel. Je balbutiai une réponse très-insignifiante, et je me disposois à sortir, lorsque Melle Ulrique m'arrêtant : Non, non, dit-elle, vous ne vous en irez pas ; papa, poursuivit-elle, j'ai prié mylord de te demander quelque chose, et il n'ose pas ; mais force-le de te le dire. En disant ces paroles Melle Ulrique baisa la joue de son père, et sortit précipitamment. La petite folle! s'écria le baron. Convenez, mylord, que cette naiveté-là vaut bien la pruderie de vos angloises?. - Mais sachons donc ce grand secret que vous devez me déclarer ; allons, du courage! Que diable, je ne suis pas imposant de mon naturel, et d'ailleurs je suis rempli d'estime et d'amitié pour vous, ainsi j'ai quelque droit à votre confiance. Le baron avoit beau m'encourager, je restois immobile et muet, car j'étois véritablement stupéfait de l'inconcevable effronterie de sa fille, et je maudissois intérieurement la sotte curiosité qui m'avoit fait accepter ce ridicule rendez-vous ; enfin vivement pressé par le baron : Non, monsieur, lui dis-je, non, je ne m'acquitterai point de cette étrange commission, car je ne le pourrois sans une insolence extrême.... Mais, mon cher, vous extravaguez, interrompit le baron. Est-ce donc parce que je suis démocrate? Parbleu, mes opinions ne m'empêchent pas de sentir que si vous aviez du goût pour ma fille, vous lui feriez infiniment d'honneur : tenez, je vais vous parler sans déguisement, je me suis bien aperçu que la petite avoit de l'inclination pour vous, et que sans faire semblant de rien, vous vous entendiez. Me croyez-vous donc assez simple pour avoir imaginé que votre Charles venoit ici tous les jours seulement pour faire de la musique? Il ne falloit pas être bien fin pour supposer de petits messages secrets! Et puis Ulrique l'attendoit avec tant d'impatience! Et quand j'entrois par hasard dans la chambre, je les trouvois toujours jasant, et ma fille avoit tant d'envie que je m'en allasse!.... Depuis trois semaines je m'amuse à l'excès de tout ce petit manége ; je suis un vieux routier, et je vois clair avec mon air tout uni ; à présent vous devez être à votre aise, ainsi expliquons-nous franchement, Mr le baron, vous êtes dans l'erreur. Mademoiselle votre fille ne pense nullement à moi. Mon valet-de-chambre me dit hier au soir qu'elle avoit à me parler. Je me suis rendu à ses ordres. Elle m'a fait une confidence qui n'a aucun rapport à moi, et qui est telle que je ne puis la regarder que comme une mauvaise plaisanterie que mon respect pour elle et mon estime pour vous m'empêchent de vous répéter. A ces mots le baron très-surpris et très-attriste me déclara nettement qu'il exigeoit absolument que je lui découvrisse ce mystère. Je m'en défendis en vain, il fallut céder, je lui rendis un compte très-succinct, mais exact de ce qui s'étoit passé. Il m'est impossible de vous donner une idée de la colère et de la rage de ce malheureux père, d'autant plus à plaindre qu'il ne doit attribuer la bassesse de sa fille qu'à l'éducation qu'elle a reçue, et aux discours insensés qu'elle entend répéter chaque jour depuis cinq ans. Le baron transporté de fureur courut à la porte pour aller chercher sa fille, mais Melle Ulrique nous avoit fait l'espiéglerie de nous enfermer à double tour, apparemment de peur que je ne m'échappasse pour ne pas faire sa commission. Le baron tempêtant, jurant, s'élança vers les sonnettes, et se pendit aux cordons avec une telle impétuosité qu'ils lui restèrent dans les mains. Comme il avoit cassé les ressorts, les sonnettes n'allèrent point, et personne ne vint ; alors nous ouvrîmes une fenêtre qui donnoit sur la cour, et le baron se mit à crier d'une manière si forcenée et si effrayante que toute la maison fut en rumeur. Je le priai de se calmer, en lui représentant qu'il ne falloit pas ébruiter une semblable folie. Je l'assurai que j'allois de ce pas renvoyer Charles en Angleterre, et je le conjurai de ne point maltraiter sa fille. On vint ouvrir, et le baron d'une voix de tonnerre demanda sa fille ; j'étois désespéré de me trouver en tiers à une telle scène ; cependant craignant dans ce premier moment l'emportement du baron, je crus devoir rester, et j'eus lieu de m'en applaudir. Melle Ulrique arriva ; aussitôt qu'elle fut entrée le baron s'avançant à sa rencontre avec des yeux étincelans : Comment, malheureuse, s'écria-t-il, vous voulez épouser un valet? Ce n'est point un valet, répondit Melle Ulrique, c'est un homme à talent attaché à mylord, et qui a été élevé avec lui. D'ailleurs, vous dites que c'est le peuple qui est tout, que c'est lui qui doit être souverain, et que vous faites plus de cas d'un bon sansculotte que d'un prince. Pourquoi donc vous fâcher de ce que j'aime un roturier? qu'est-ce que ça fait puisque nous sommes tous égaux?.... Insolente, interrompit le baron, et il s'avança la main levée pour souffleter celle qui répétoit si bien les leçons qu'elle tenoit de lui. Je me jetai entre eux deux, et je les haranguai l'un et l'autre de mon mieux. Le baron suffoqué de colère se précipita dans un fauteuil, défit son col, et déboutonna sa veste. Melle Ulrique fut s'asseoir à l'autre extrémité de la chambre ; elle tira de sa poche un éventail et se mit à s'éventer, elle étoit extrêmement rouge. Moi, je restai debout au milieu du cabinet. Il y eut un moment de silence, au bout duquel je pris la parole et m'adressant au baron. Soyez indulgent, lui dis-je, pour un moment d'erreur dont Melle de Zurlach sentira bientôt elle-même toute la folie. Sa jeunesse et son inexpérience doivent lui servir d'excuse auprès de vous, vous pouvez l'un et l'autre compter sur ma discrétion, mais il faut que votre prudence seconde la mienne. En achevant ces paroles je m'approchai du baron pour lui dire tout bas que j'allois sur le champ faire partir Charles ; ensuite je sortis, je rentrai chez moi, j'appelai Charles, et après l'avoir traité comme il méritoit de l'être, je lui ordonnai de faire ses paquets, parce que je le renvoyois en Angleterre, et que je voulois qu'il partît le soir même. Il fut impossible d'avoir des chevaux ; j'avois pris l'engagement d'aller passer quelques jours à la campagne à cinq lieues de Berne, de sorte que je laissai Charles à la ville, mais il devoit partir quelques heures après moi, et c'est en effet ce qu'il a fait. Mais cette ridicule histoire est devenue la nouvelle du jour, parce que le baron très-imprudemment a chassé la femme-de-chambre de sa fille qui étoit la confidente de cette jolie intrigue. Cette fille en a conté tous les détails, de manière qu'aujourd'hui ce n'est un secret pour personne. Voilà une bonne leçon pour les pères démocrates, jacobins, philosophes : il seroit à désirer qu'elle leur fit connoître, que tout bien examiné la vieille routine d'éducation de nos pères valoit infiniment mieux que certaines méthodes de nouvelle invention, qui malgré leurs prôneurs n'ont servi jusqu'ici qu'à corrompre la jeunesse. Les jeunes gens politiques et esprits forts ne seront jamais que des pédans présomptueux et des libertins sans pudeur, et les demoiselles élevées dans le même genre seront toujours, ou des imbécilles effrontées (quand elles manqueront d'esprit), ou des métaphysiciennes orgueilleuses et ridicules, également dépourvues des grâces et des vertus qui doivent être l'apanage de leur sexe. Adieu, monsieur, nous attendons maintenant chaque jour Edouard, et moi notre rappel à Zurich ; nous nous flattons que vous recevrez incessamment l'heureuse lettre datée d' Oudnaarden ;jeconçoistout l'excès de votre agitation, et je vous assure que de mon côté j'éprouve une bienviveimpatiencede contempler et d'entendre l'ange que Mme d'Armilly n'a pas élevée comme l'a été Melle Ulrique.

Lettre 45

D'Edouard à son père.

Berne, ce 29 juillet.

Mon cher papa,

Lord Selby qui a beaucoup d'affaires aujourd'hui, me charge de mander à mon cher papa la suite de l'histoire de Melle de Zurlach ; c'est un inconcevable dénouement d'une bien vilaine histoire. Imaginez, cher papa, que cette malheureuse jeune personne a eu la bassesse de s'enfuir avec son indigne amant!..... Charles fit semblant de partir, et se cacha. Nous étions à la campagne, le pauvre baron y vint aussi, mais il avoit laissé Mlle Ulrique à Berne où elle feignoit d'être un peu malade. Deux jours avant sa fuite elle a emprunté secrètement de petites sommes à différentes personnes ; ces petites sommes réunies font environ cent louis, en outre elle avoit de l'argent pour la dépense de la maison, enfin elle a emporté à-peu-près trois-cents louis, ses bijoux et un superbe nécessaire du baron, qui vaut, dit-on, plus de douze mille francs, et qu'il avoit laissé dans sa chambre. Nous revînmes de la campagne avant le baron qui y resta encore deux jours après nous. Ce fut le soir de notre arrivée que Melle Ulrique se sauva d'une manière fort simple : elle dit dans la maison que son père lui écrivoit de l'aller rejoindre, et de lui apporter son necessaire, parce qu'il resteroit un mois avec elle dans cette campagne ; de sorte que Melle Ulrique fit faire une malle remplie de ses robes, elle envoya chercher une voiture de louage, et ayant donné des commissions à tous les domestiques, et ne restant dans la maison qu'une espèce de ménagère, elle lui dit que son père lui envoyoit des chevaux et une voiture qu'elle trouveroit à une lieue de Berne. Elle partit ainsi toute seule avec le cocher de louage qu'elle fit arrêter à trois quarts de lieue de la ville. Elle trouva-là en effet une autre voiture sur laquelle on mit sa malle et le nécessaire, puis le cocher de louage l'ayant vue monter en voiture revint à Berne. Les gens de la maison sont restés persuadés pendant deux jours et demi qu'elle étoit avec son père, et n'ont été détrompés qu'au retour du baron. Jugez, cher papa, de la désolation de ce pauvre homme! Il a envoyé courir après sa fille, mais surement elle ne s'est arrêtée ni jour ni nuit, et ayant d'avance deux jours et demi avant qu'on eût le moindre soupçon de son évasion, elle échappera certainement à toutes les poursuites de son malheureux père. Lord Selby a été tout de suite chez le baron, et a passé 3 ou 4 heures avec lui. Il m'a dit qu'il lui avoit trouvé beaucoup plus de colère que d'affliction, et qu'il répétoit toujours : La fille du baron de Zurlach, séduite par un valet !.... Il dément dans cette occasion toute sa démocratie, ce qui fait qu'il n'est intéressant que par sa situation, et qu'il ne peut l'être par ses plaintes. Lord Selby lui a conseillé, puisque le mal est fait, de renoncer à l'idée de ravoir sa fille, et même de lui assurer une pension afin que la misère ne la fasse pas tomber dans de nouveaux déréglemens. Mais le baron répond à cela, qu'il ne souffrira jamais que sa fille épouse un valet, et qu'il veut se ressaisir d'elle afin de l'enfermer dans un couvent pour tout le reste de sa vie. Lord Selby dit que cela est affreux à tous égards, et que l'enfant le plus coupable doit toujours trouver un asyle de miséricorde dans le sein d'un père. N'est-ce pas-là, cher papa, une horrible aventure? Elle fait beaucoup de peine à Lord Selby, qui se repent bien d'avoir amené ici ce vilain Charles.

Si nous n'avons pas d'ici à quinze jours les nouvelles que nous attendons avec tant d'impatience, nous retournerons à Zurich. Cette résolution me fait bien plaisir, cependant je ne me séparerai pas sans attendrissement d'Eugène et de mon charmant enfant, qui me connoît à présent, et qui me fait toutes sortes de caresses quand je vais le voir. Adieu, cher papa, j'ai achevé les lettres de Ganganelli : c'est un ouvrage bien agréable. Que dois-je lire à présent?

Lettre 46

D'Auguste de Palmène à Edouard.

Paris, ce 23 juin.

O mon ami! nos malheurs sont au comble! Mr Duplessis a été arrêté hier, uniquement pour avoir recueilli chez lui les enfans de la veuve d'un noble qui est elle-même en arrestation . La gouvernante de ma soeur est morte, nous ne pouvons plus voir maman depuis huit jours!.... Nous logeons maintenant dans un coin de notre maison, mais tout est sous le scellé!.... Nous n'avons dans cette déroute que le portier, une servante pour ma soeur, et le vieux Hubert qui ne m'a pas quitté. Roussel n'est arrivé ici avec toutes vos lettres que plusieurs semaines après la fuite d'Adélaïde, qui s'est sauvée de Romeval avec Mme Roussel le 15 de mai. Nous ne l'avons su qu'au bout de treize jours. On vouloit la contraindre à jouer publiquement dans les fêtes nationales le rôle de la déesse raison , on croit que c'est ce qui l'a fait émigrer. Elle est partie très-précipitamment, et n'a écrit à personne. Au reste, elle est bien heureuse d'être hors de la France, puisqu'elle va retrouver son père, sa mère, ses frères et ses soeurs. Il est malheureux que Roussel ne soit pas arrivé avant son départ ; elle ne pourra pas recevoir vos lettres, et elle ne sait pas précisément où vous êtes ; mais elle vous croyoit en Suisse, et le fermier de Romeval a écrit positivement qu'elle est allée dans ce pays, et que c'est là qu'elle vous cherchera. Que je voudrois vous savoir réunis! Ce seroit une grande consolation pour moi!... O mon ami! que nous sommes à plaindre! Nos inquiétudes pour maman et pour Mr Duplessis ne nous laissent pas un moment de repos. Nous pleurons et nous prions Dieu, c'est tout ce que nous pouvons faire. Le jeune André n'est arrivé ici que depuis le départ d'Adélaïde. Je ne l'ai vu qu'une fois, il n'ose pas revenir. On craint de se compromettre en nous approchant. Cela nous effraie bien, et ce n'est pas pour nous... Je ne sais comment je te ferai parvenir cette lettre ; je ne vois plus personne.... Hubert est bien bon, mais il est si peureux qu'il est impossible d'obtenir de lui la moindre démarche. Le portier est encore plus craintif, et il est si effrayé qu'il nous quitte dans deux jours. La servante est une vieille femme incapable de faire une commission. Il n'y a que Dieu qui puisse venir à notre secours.

Suite de la Lettre d'Auguste.

10 juillet.

Ah! cher ami, on se charge de cette lettre. Tu la recevras ; le plus généreux jeune homme me donne toutes les preuves imaginables d'amitié: je ne puis t'en dire davantage. Nous sommes toujours dans la même situation, mais du moins j'ai un ami de plus!

Lettre 47

D'André à Edouard.

Paris, 10 juillet.

Cher citoyen,

Je vous envoie la lettre de votre ami, j'ai trouvé un moyen sûr de vous la faire parvenir.... Votre infortuné cousin ne sait pas tous ses malheurs.... J'ai découvert, à n'en pouvoir douter, que sa mère sera envoyée au tribunal dans trois jours . J'ai en tête un projet, qui, s'il réussit, pourroit la sauver. Je risquerai tout pour y parvenir. Je n'ai que treize ans, mais j'ai du coeur. Je n'ai pas encore eu le temps de m'attacher à la vie, et tout ce que je vois m'en dégoûte si fort que je l'exposerai sans peine. Adieu, cher citoyen, comptez que je n'abandonnerai point celui que vous aimez, et que j'aime aussi comme un frère.

Lettre 48

De lord Selby à lady Elisabeth sa mère .

Lausanne, 5 août 1794.

Ma mère,

Je puis et je dois enfin vous dire les vrais noms de mes amis. Cette famille n'est point irlandoise. Le père s'appelle le comte d'Armilly. Ce nom très-connu vous le sera particulièrement ; feu mon père vous en aura surement beaucoup parlé, car pendant son séjour en France il se lia intimément avec le comte d'Armilly. Ce dernier vient de reprendre son nom : voici pourquoi. Il avoit laissé en France cette charmante enfant dont je vous ai parlé. Par une suite des malheurs attachés à ce temps, une grande quantité de lettres ou supprimées ou perdues cause aujourd'hui l'embarras cruel où se trouve cette famille infortunée.... Les parens restés à Paris n'ont pu savoir ni le nom supposé qu'avoit pris Mr d'Armilly, ni dans quel lieu il s'étoit réfugié depuis sa fuite de la Belgique. Cependant, pour éviter (à ce que l'on croit) l'opprobre de jouer un rôle public dans les fêtes impies et ridicules établies par Robespierre, Melle d'Armilly s'est sauvée avec sa gouvernante le 15 de mai dernier ; on assure qu'elle est en Suisse, et tout doit le faire présumer. En conséquence, Mr d'Armilly a sur le champ repris son vrai nom, afin que sa fille puisse plus facilement le retrouver. Il a laissé Mme d'Armilly près de Zurich, et il parcourt la partie de la Suisse opposée à celle où je suis avec son fils. Moi, de mon côté, avec Edouard que j'ai grand soin d'appeler à présent de son nom de famille, je visite de nouveau Lausanne, Morges, Genève . en prenant tous les renseignemens nécessaire pour découvrir la jeune fugitive que j'ai tant d'envie de connoître. En outre, nous avons fait insérer dans les gazettes de ce pays le nom du lieu où réside Mme d'Armilly ; ces mêmes articles sont envoyés aux gazetiers de Hollande, et je vous supplie de les faire mettre dans les papiers anglois, tels que je vous les envoie séparément dans cette lettre. Nous sommes très-persuadés que Melle d'Armilly est en Suisse, mais il ne faut négliger aucune précaution, puisqu'il est possible qu'elle soit dans un autre pays. Vous pouvez mieux que personne, mon excellente mère, juger des inquiétudes mortelles des parens de cette enfant adorée. Ils n'ont aucun détail sur sa fuite ; c'est un autre enfant de douze ans qui a mandé cette nouvelle. Il paroît que Melle d'Armilly n'a été suivie que de sa gouvernante ; c'est, dit-on, une femme de mérite : mais si jeune traverser un pays livré à des brigands forcenés, parcourir des routes teintes de sang, parsemées d'échafauds, de soldats armés et d'espions sanguinaires et vigilans, et sous la seule conduite d'une femme-de-chambre... sans protecteur, sans hommes, sans domestiques!.... que de sujets de craintes et d'affreuses anxiétés!... Ce n'est pas la seule peine de cette malheureuse famille. Une soeur chérie de Mme d'Armilly étoit arrêtée, et l'on mandoit le 10 juillet qu'elle devoit comparoître devant le tribunal le 13, c'est-à-dire être conduite à l'échafaud le 14. On a caché cette accablante nouvelle à Mme d'Armilly. La mort de Robespierre la rassure sur le sort de son infortunée soeur, qui vraisemblablement n'existe plus, puisque le tyran de la France n'a péri que le 27.

Mon jeune ami me devient tous les jours plus cher ; il a autant de courage que de sensibilité, sa douleur n'est point celle d'un enfant, c'est la douleur d'un homme, elle est profonde, rien ne l'en peut distraire, dans tous les momens son coeur la ressent avec la même énergie, et son visage en porte l'empreinte avec la même expression ; mais il ne gémit point, ne se plaint point, et travaille sans relâche ; il consacre à l'étude tous les instans qu'il donnoit à la dissipation avant d'avoir reçu de si funestes nouvelles. Je vous entretiens de gens que vous ne connoissez point, et qui ne peuvent vous intéresser ; mais j'avoue que je me suis tellement attaché à eux, que dans ce moment surtout je ne puis m'occuper d'autre chose. Que ne donnerois-je pas pour leur faire retrouver promptement l'intéressante enfant qu'ils cherchent! Adieu, ma mère, je vous récrirai par le prochain courrier pour vous parler de moi . Je tâcherai d'y penser un peu d'ici là.

Lettre 49

Du Cher d'Iselin à la baronne de Blimont.

Berne, ce 15 août 1791.

Je viens de faire, madame, un voyage fort leste et très-fatigant que l'amitié m'a rendu bien agréable, puisqu'il a été de quelque utilité à Mme de Lurcé. Sachant qu'elle partoit sous la seule conduite d'un domestique de louage, je me suis rendu à Basle, où s'est fait notre première entrevue après une absence de quatre ans. J'ai trouvé notre amie en fort bonne santé, très-fraîche, très-gaie, et tout aussi aimable que sous l'ancien régime . Elle a renvoyé à Zurich le domestique de louage qui l'a suivie jusqu'à Basle ; et son banquier Mr D** lui en a donné un autre qui l'accompagnera jusqu'à Vienne, et qui ne la connoîtra que sous le nom de Melle Angelini . Elle parle d'une manière charmante de son nouvel état ; je lui ai demandé en grâce de me faire recevoir jardinier ou frotteur dans le même château ; et sans aucune plaisanterie, si elle y consentoit, je ferois pour y réussir les plus sérieuses démarches. Mais elle n'a besoin de personne, elle se suffit à elle-même ; c'est une chose qu'il est bon de savoir pour ne pas s'attacher trop fortement à elle. Vainement elle a voulu me renvoyer, j'ai fait avec elle les trois quarts de la route, et toujours dans les voitures publiques, et si vous avez entendu parler des chariots de poste d'Allemagne, vous ne vous représenterez pas sans terreur une personne aussi délicate que Mme de Lurcé voyageant jour et nuit d'une telle manière. Eh bien, elle n'en a pas éprouvé la moindre incommodité, sa santé a toujours été parfaite et sa bonne humeur inaltérable. Jamais, sans la révolution, les dames de la cour de France n'auroient connu l'étendue de leurs forces morales et physiques. J'ai quitté notre amie à ***, et je suis revenu fort tristement et sans m'arrêter, à Brème où j'arrivai avant-hier au soir. Je suis tranquille dans cette ville, et c'est beaucoup sans doute aujourd'hui. D'ailleurs nulle liaison intime ne m'y attache, tous mes amis sont dispersés et loin de moi, je suis tout seul, par conséquent je souffre peu, mais je ne vis plus, je végète. Vous me demandez, madame, ce que je pense de la mort de Robespierre ; je la considère comme très-funeste au royalisme, mais il faut ici nécessairement que l'esprit de parti s'immole à l'intérêt sacré de l'humanité. Les fureurs insensées de ce monstre nous servoient mieux que notre persévérance et tous nos exploits ; cependant ce seroit s'associer à son atroce cruauté que regretter de tels services. Ne nous flattons point : si le gouvernement actuel rappelle les idées morales, par conséquent s'il rétablit la religion et les moeurs, s'il anéantit des décrets inhumains, s'il expie tant de forfaits par la justice et la clémence, enfin si, modéré dans la victoire, il offre à ses ennemis vaincus une paix généreuse, c'en est fait, la cause des royalistes est perdue sans retour.

Le vicomte de *** n'est plus ici, il est je crois, à Altona, je m'en informerai plus positivement si vous le désirez. Le président de *** que vous avez connu s'est fait traiteur. Il avoit, comme vous savez un excellent cuisinier ; les amis du pauvre président ont disparu avec la bonne chère, le cuisinier plus fidelle lui est resté, et lui a proposé d'établir une auberge. Le président à employé à cet usage le peu d'argent qu'il avoit sauvé, et grâce aux talens de cet héroïque cuisinier, le commerce prospère. On assure que le président fera une grande fortune, ce qui vraisemblablement exaltera encore l'estime qu'il a toujours eue pour les bons cuisiniers.

Nous avons à Brème fort peu d'émigrés, le plus intéressant de tous est le comte de S*** qui vit dans une grande retraite, uniquement occupé de l'éducation de son fils. Cet enfant qui s'appelle Donatien, n'a que douze ans, et il annonce déjà l'esprit et les vertus de son père : il a une instruction étonnante pour son âge et sans aucun mélange de pédanterie et de présomption ; il est élevé dans les sentimens les plus religieux, et ces sentimens si naturels aux ames reconnoissantes, paroissent être nés avec lui. Dans les commencemens de la révolution, par une suite de ces mal-entendus et de ces dénonciations calomnieuses qui ont fait périr tant d'innocens, sa mère fut arrêtée dans une rue par la populace, on l'arracha de sa voiture, on la conduisit à pied dans une place où elle fut vingt fois au moment d'être immolée. Donatien âgé alors de huit ans, étoit avec elle, la malheureuse mère le tenoit par la main, elle avoit voulu le laisser dans la voiture, mais l'enfant s'élançant après elle et saisissant un pan de sa robe, déclara que rien ne le détacheroit de sa mère en danger ; enfin un secours inespéré tira Mme de S*** de cette horrible situation ; le peuple fut harangué, se calma, on saisit cet instant pour faire évader Mme de S*** qui se réfugia dans la maison d'un curé. En entrant avec sa mère dans le salon de cet ecclésiastique, Donatien aperçut un crucifix, il courut se précipiter à genoux en s'écriant : O mon dieu, je vous remercie d'avoir sauvé maman !

Je suis sûr, madame, que ce trait vous intéressera ; une mère telle que vous, doit surtout en être touchée. Mme de Lurcé m'a promis de m'écrire en arrivant dans son château. Mais sa première lettre sera certainement pour vous, et je vous conjure de me faire part de son installation aussitôt que vous en recevrez la nouvelle. Vous représentez, vous madame, cette figure élégante et noble faisant les fonctions de concierge? Elle aura l'air de jouer un proverbe.... Cette idée ne peut faire sourire que lorsqu'on est près d'elle, et qu'on écoute tout ce qu'elle dit avec tant d'agrément sur ce sujet ; mais loin d'elle cette pensée me touche et m'attriste. Adieu, madame, recevez avec votre bonté ordinaire l'hommage de mon respect, et l'assurance si vraie de mon ancien et tendre attachement.

Lettre 50

De Mme d'Armilly à Mr d' Armilly.

Kussnacht, ce 15 août.

Dans quel trouble je vous écris.... Ah! ne vous effrayez pas en voyant cette écriture à peine lisible.... Elle est peut-être à trois lieues de moi, elle sera peut-être dans mes bras dans deux heures!... Je viens d'apprendre qu'une jeune émigrée d'une figure charmante , qui s'appelle Adélaide ; est retenue depuis six semaines à Alsteten par la maladie d'une femme-de-chambre, la seule personne qui soit avec elle . Cette jeune personne, dit-on, est d'une grande naissance ; elle veille et soigne sa gouvernante avec la sensibilité la plus touchante... comme tout cela lui ressemble!... Mes chevaux sont prêts, adieu, ô mon ami, vous seul pourez concevoir ce qui passe dans mon coeur!.... Si c'est une fausse espérance, du moins vous en jouirez comme moi durant quelques instans. Si je ne m'abuse point, je ferai partir demain à la pointe du jour un courrier, qui vous arrivera peu d'heures après cette lettre.

Lettre 51

De la même au même.

16 août.

Hélas, cette espérance si chère n'étoit qu'une illusion!... Mais écoutez, mon ami, le récit d'une rencontre extraordinaire qui fera sur votre coeur l'impression qu'elle a produite sur le mien. Je partis hier à deux heures après-midi, dans un état qu'il est inutile de vous décrire : vous l'avez éprouvé vous-même en lisant mon premier billet... J'arrive à Alsteten, ma voiture s'arrête à l'auberge indiquée, je descends, je demande la maîtresse de la maison, on me dit qu'elle est dans la cuisine, j'y vais avec Frick le père que j'avois amené pour me servir d'interprète, il demande à l'aubergiste si elle n'a pas chez elle une jeune Françoise nommée Adélaide ? J'entendis parfaitement la réponse de l'hôtesse, qui dit en allemand : Oui, et la voilà sous vos yeux . Je me retourne en tressaillant, et je vois une figure qui m'est absolument inconnue.... Je ne pus retenir mes larmes, et j'étois si tremblante que je fus obligée de m'asseoir sur un banc de bois qui se trouvoit derrière moi. Cependant cette jeune fille qui souffloit un fourneau, frappée de l'effet qu'elle produisoit sur moi, me regardoit avec étonnement et timidité. Au bout d'un moment je me levai, je m'approchai d'elle, et je lui dis : Ne pourrois-je pas, mademoiselle, vous entretenir en particulier? Je suis à vos ordres, madame, répondit-elle, mais souffrez qu'aupararant je porte cette potion à une personne malade qui m'attend ; je redescendrai dans quelques minutes. En disant ces paroles elle prit la casserolle qui étoit sur le fourneau, elle me fit une profonde révérence, et sortit. Mon coeur étoit déchiré, cependant l'intérêt extrême que m'inspiroit cette jeune infortunée sembloit y répandre quelque consolation. Elle a seize ans, sa pâleur et sa maigreur annoncent une santé détruite, mais elle est belle, elle a un maintien plein de douceur et de noblesse, et le son de voix le plus intéressant que j'aye entendu après celui de notre enfant bien-aimée! Pendant son absence je fis questionner l'hôtesse, qui conta que cette jeune personne étoit dans la plus profonde misère depuis que sa gouvernante dangereusement malade ne pouvoit plus travailler pour la faire subsister. En effet, son extérieur n'annonçoit que trop sa situation, elle n'avoit sur elle qu'un vêtement sale et déchiré, et beaucoup trop court pour sa taille ; on me dit qu'elle avoit vendu tous les autres!..... Elle revint ; je la pris par la main, et je la menai dans une chambre voisine. Là je la fis asseoir auprès de moi, je l'embrassai, et ayant l'intention de lui dire que je voulois lui tenir lieu de mère, je pensai à notre enfant, et les pleurs me coupèrent les paroles.... Elle s'attendrit, me baisa la main, et je sentis ses larmes couler sur ma main.... Enfin je lui parlai avec la sensibilité que vous me connoissez ; alors elle se jeta dans mes bras en sanglotant et en s'écriant : Une mère!... ah! j'en avois une, et je l'ai perdue il y a trois mois... Je lui demandai quel étoit le nom de sa mère. Figurez-vous ma surprise lorsqu'elle m'apprit qu'elle étoit la fille de Mr d'Elsenne! de votre ancien et irréconciliable ennemi, et qui privé en France de la liberté, ne peut envoyer des secours à cette infortunée!... O mon ami, adoptons cette malheureuse enfant! Une telle action nous portera bonheur, le ciel nous rendra la nôtre... Je n'ai pris aucun engagement, j'attends votre réponse. Je lui ai laissé les secours dont elle avoit besoin. Elle m'a montré une reconnoissance noble et touchante, mais quand je lui ai dit mon nom, j'ai remarqué sur son visage une extrême altération, j'ai vu facilement que ce qu'elle a entendu dire de moi dans sa famille, avoit produit en elle de profondes préventions. Hélas, comme le dit Addisson, les haines deviennent facilement héréditaires, et l'amitié ne l'est presque jamais. Adieu, mon ami, je vous conjure de me répondre sans délai.

Lettre 52

De Juliette à son frère Edouard.

Kussnacht, ce 24 août.

Je vous avois mandé, mon cher frère, que Melle d'Elsenne ne viendroit avec nous que dans quinze jours, parce qu'elle vouloit rester avec sa bonne tant qu'elle seroit malade, et nous supposions que la maladie seroit plus longue ; mais le médecin que maman y a mené, l'a guéri tout de suite. Il dit qu'elle n'avoit besoin que de bonne nourriture ; et en effet au bout de trois jours elle se portoit bien. C'est une fille très-intéressante, et qui a donné de grandes preuves d'attachement à Melle d'Elsenne. Aussi a-t-on trouvé pour elle une excellente place à Zurich. Mme D*** la prend à son service, et surement elle sera bien-heureuse avec une maîtresse aussi bonne que Mme D***.

Avant-hier à neuf heures du matin maman fut chez Melle d'Elsenne et l'amena ici à midi. J'avois bien envie de la voir. Elle est très-belle. Elle a de grands yeux noirs, un nez aquilin, une petite bouche, elle est pâle et sérieuse, et elle a l'air fort timide. Gogo et moi nous lui avons fait bien des caresses, mais elle n'a pas encore l'air d'être à son aise, et elle paroît craindre maman d'une façon singulière. Pourtant maman la traite avec une grande tendresse, elle lui donne déjà des leçons, elle la fait jouer du piano, lui apprend à peindre des fleurs, et fait des lectures avec elle. Maman ne peut pas se résoudre à l'appeler Adélaïde , nous la nommons Gabrielle qui est son second nom de baptême. Cette pauvre jeune personne ne sait pas que son père est en prison, et nous le lui cachons. Adieu, mon cher frère, je vous embrasse ; je vous prie de faire mes complimens à Lolotte, et de lui dire que je voudrois bien la voir.

Lettre 53

De Mr d'Armilly à Juliette

Fribourg, 30 août.

J'ai reçu vos deux dernières lettres à la fois, ma chère enfant. Vous aurez apparemment manqué l'heure de la poste pour la première ; et cela vous arrive souvent. En tout, ma chère Juliette, vous n'avez ni ordre ni exactitude, et c'est un grand défaut, surtout pour une femme. Quand vous serez dans le monde, vous verrez continuellement des gens dépourvus de réflexion, tourner en ridicule d'excellentes qualités ; vous les entendrez par exemple se moquer des personnes exactes et soigneuses, qu'ils appellent méthodiques : soyez néanmoins persuadée que ce caractère est très-précieux pour soi et pour les autres. Une personne négligente, étourdie et distraite, ne trouve jamais le temps de terminer les choses qu'elle entreprend de faire ; elle n'a ni suite ni persévérance, et sans ces deux qualités on n'atteint aucun but ; elle se dégoûte de tout, parce qu'elle ne peut suffire à rien. Elle est toujours surchargée, toujours affairée, et se fatigue inutilement, comme ce pélerin françois qui avoit fait le voeu d'aller à Lorette en faisant trois pas en avant et deux en arrière durant toute la route. Enfin elle s'engage inconsidérément, et manque à presque toutes ses promesses par oubli ou faute de temps ; non seulement elle ne peut servir ses amis, mais elle leur nuit essentiellement s'ils ont la bonhommie de compter sur son zèle ; elle les compromet souvent, en perdant leurs lettres, en ne faisant pas leurs commissions ; ajoutez à tout cela qu'une telle personne, loin de pouvoir être économe, se dérange et se ruine sans avoir le plaisir de faire de son argent un usage bienfaisant ou même agréable. Une personne méthodique au contraire n'est pas volée, parce qu'elle connoît ses affaires et surveille ceux qu'elle en charge, elle ne paye pas deux fois les mêmes mémoires, elle s'est fait donner les quittances, les a conservées, et sait où les prendre. Tout est chez elle dans un ordre si régulier qu'elle ne perd jamais un moment à chercher les choses dont elle a besoin. Lui donne-t-on un rendez-vous, on est certain de la trouver à l'heure indiquée ; quand ses amis lui écrivent, ils sont assurés de recevoir exactement ses réponses et de véritables réponses , c'est-à-dire des lettres répondant avec précision article par article aux choses qu'on lui aura demandés. Se charge-t-elle d'une commission? on est sans aucune inquiétude, on ne feroit pas mieux sa propre affaire. Lui confie-t-on des papiers ou un dépôt important? on est et l'on doit être dans une parfaite sécurité. Dites-moi, ma chère Juliette, après avoir lu ces deux portraits, dites-moi, laquelle de ces deux personnes vous semble la plus heureuse et la plus utile aux autres, et quelle est celle que vous choisiriez pour amie? Sentez donc de quelle conséquence peut être pour la suite de la vie la négligence et le défaut d'ordre dans les petites choses! Songez d'ailleurs qu'une femme qui communément n'est pas chargée de grandes affaires, ne peut se rendre utile que dans de petits détails ; les soins domestiques sont pour elle d'indispensables devoirs, et comment les remplira-t-elle si elle n'a pas cet esprit d'ordre? Soyez sûre qu'avec de l'ordre et de la suite on suffit à tout et l'on surmonte tout. Votre écriture devient très-jolie, mais je n'ai point encore vu de lettres de vous, sans deux ou trois pâtés , et en outre elles sont toujours pliées de travers. Tout ce qui sort des mains d'une femme doit avoir un certain air de propreté et d'élégance, et vous n'avez pas encore acquis ce genre de grâce. Je ne sais pourquoi depuis quelque temps vous écrivez sur du petit papier à billet. Beaucoup de femmes choisissent de préférence ce papier pour écrire leurs lettres, mais celles qui ont du goût et qui écrivent bien, n'emploient que du grand papier à lettres. Il est ridicule et en quelque sorte peu poli d'écrire à ses amis sur un format in - 16, dont quatre pages n'en valent pas une de papier ordinaire ; c'est annoncer qu'on a très-peu de choses à dire. Il y a aussi de la tromperie à donner ces quatre petites pages pour une grande lettre ; ce papier n'est bon que pour des billets d'une rue à l'autre, mais écrire ainsi par la poste est de mauvais goût. D'ailleurs, il est impossible de bien écrire sur un tel papier ; les répétitions n'y frappent pas les yeux, parce que plusieurs lignes les séparent quoique dans le fait elles soient très-rapprochées. Aussi je n'ai jamais vu de lettres dans cette forme qui fussent passablement écrites ; et sans aucune exception toutes les femmes écrivant bien que j'ai connues, ne se servoient que du papier ordinaire. Je suis étonné que votre maman ne vous ait pas dit tout cela. Dans la lettre que vous m'écrivîtes l'avant-dernière course de votre mère à Alsteten, en me parlant de nos lectures, vous dites : ses procédés vis-à-vis de lui . On vous a répété cinq ou six fois à ma connoissance, que cette expression vis-à-vis ne s'emploie qu'au propre, et non au figuré. Par exemple on dit : il est vis-à-vis de la table , et on ne dit point sa conduite vis-à-vis de moi . Ce n'est pas précisément une faute de langage, mais c'est une manière défectueuse de s'exprimer, comme celle-ci que personne n'emploie : malgré qu'il, malgré que, malgré qu'elle , quoiqu'il soit difficile d'expliquer raisonnablement pourquoi il n'est pas permis de placer que, qu'il, qu'elle après malgré . Mais si l'on veut bien écrire, il faut suivre les lois établies par les grands écrivains et fixées par les bons ouvrages. Dans la même lettre se trouve une faute moins pardonnable. Vous faites d' épisode un mot du genre féminin, et il est masculin. Il n'est guère excusable à onze ans de ne pas savoir au moins de quel genre sont les mots qu'on emploie. C'est comme les femmes de chambre, qui font des mots éventail, incendie etc. des mots féminins, parce que ne lisant point elles ne jugent que par l'oreille, qui peut être trompée à cet égard dans ces phrases : un incendie terrible, donnez-moi un éventail . Enfin en louant votre orthographe, je vous dirai cependant que vous ponctuez mal, que vous ne placez pas bien vos accens, et que vous mettez souvent des i dans les mots ou il faudroit des y . Si vous lisiez avec attention, vous apprendriez toutes ces choses, sans qu'il fût nécessaire de vous les enseigner. Par exemple il est étonnant que lisant si souvent des vers, en apprenant chaque jour un certain nombre par coeur, vous ne sachiez pas encore comment on les écrit. Comment n'avez-vous pas remarqué que les vers libres, c'est-à-dire de mesure différente ne s'écrivent pas sur le même plan, et que la lettre initiale (ou première lettre) de chaque vers, grand ou petit, doit être majuscule, soit que le vers commence un sens, soit qu'il ne fasse que partie d'un sens commencé? Jetez les yeux sur un de vos petits volumes de poësie ; vous verrez ce que je veux dire. Devenez attentive, et vous acquerrez de l'instruction. Les personnes qui ont véritablement de l'esprit, voient tout et remarquent tout, parce qu'elles sont naturellement observatrices, qu'elles aiment à comparer, à découvrir, à deviner. C'est en examinant un papier brûlé qui s'élevoit dans une cheminée, que Montgolfier conçut la première idée de ses ballons. Presque toutes les grandes découvertes dans les sciences sont dûes à de petites observations. Les esprits bornés ou médiocres dédaignent ce genre d'application ; ils ne peuvent en sentir l'utilité, et c'est pourquoi l'on rencontre tant de gens ignorans et remplis de préjugés ; même parmi ceux qui ont reçu une bonne éducation. Car l'éducation la plus parfaite ne peut qu'indiquer la route qu'il faut suivre, et placer l'élève à l'entrée de cette route. Si lorsqu'il est son maître, au lieu d'y marcher avec constance, il la quitte et en prend une autre, l'instituteur est irréprochable, mais tous ses travaux sont perdus.

La manière dont vous me parlez de Melle d'Elsenne, me fait plaisir et ne me surprend pas. Tâchez, ma fille, de gagner son amitié et d'adoucir ses peines. Vous n'ignorez pas l'ancienné inimitié qui subsistoit entre sa famille et la mienne. Cette jeune personne depuis qu'elle est née, n'a entendu parler de nous qu'avec animosité; les préventions qu'on lui a données lui font envisager comme un malheur de plus, et peut-être comme une humiliation, la nécessité qui la force à recevoir un asyle dans une maison qu'elle a si long-temps regardée comme ennemie de la sienne. Voilà sans doute la cause de sa réserve et de sa froideur ; votre complaisance, vos égards et vos soins finiront par obtenir d'elle le retour que l'on doit attendre d'une telle conduite quand elle est soutenue. Melle d'Elsenne est plus âgée que vous ; elle est bien plus à plaindre, et vos parens sont devenus ses seuls protecteurs. Voilà de puissantes raisons pour vous engager à lui montrer dans tous les instans la plus tendre déférence. Combien n'en doit-on pas aux infortunés qu'on oblige! Mais vous n'avez pas besoin de leçons à cet égard, votre excellent coeur vous les fera toutes. Et je suis sûr d'ailleurs que vous aimez en elle l'objet d'une action touchante et généreuse de votre mère. Adieu, ma chère et bonne Juliette, vous voyez si je m'occupe de vous malgré le chagrin mortel et l'inquiétude déchirante qui m'accablent. Croyez, mon enfant, que je ne puis vous donner une plus grande preuve de ma tendresse. Je vous enverrai par le premier courrier quelques règles générales sur la manière d'écrire.

Lettre 54

Du même à la même.

Fribourg, 4 septembre.

Vous savez, ma chère Juliette, que dans la conversation rien n'est plus insupportable que de parler toujours et de n'écouter jamais : de même, dans un commerce de lettres, il est intolérable d'oublier éternellement de répondre aux questions qu'on nous fait ; et c'est cependant une chose très-commune. Les personnes exactes n'ont pas ce défaut. Comme elles répondent sur-le-champ, elles ont présentes à l'esprit toutes les questions qu'on a pu leur faire. Il faut au moment où l'on veut écrire, relire la lettre qu'on a reçue, et commencer par répondre à toutes les questions d'une manière claire et précise. En général, il faut tâcher de dire beaucoup de choses en peu de mots, et ne faire de petits détails que lorsqu'ils sont utiles ou agréables par eux-mêmes, ou faits pour intéresser particulièrement la personne à laquelle on écrit. Si un petit détail ne peint rien, n'apprend rien de nouveau, il est puérile, et l'on doit le supprimer. Dans une de vos lettres vous me parliez de la santé de votre mère, de ses maux de nerfs, de ses insomnies, et vous faisiez ce détail en quatre lignes, et je l'aurois désiré beaucoup plus long ; ensuite vous me parliez de tous les pots de confitures que vous avez faits avec Melle Benoit depuis mon départ, et le seul article de la gelée de groseille et de la marmelade d'abricot tient près d'une page. Si c'est pour m'apprendre à faire des confitures cela ne suffit pas, car ce détail n'est qu'une description fort diffuse et non une recette. Si vous n'avez pas prétendu m'instruire, à quoi bon cette digression? Voilà un petit détail très-inutile. Quant au style, il faut à tous les âges, et surtout au vôtre, s'occuper particulièrement du soin d'exprimer ses pensées avec clarté, et ne parler que des choses que l'on comprend parfaitement. Toute espèce d'affectation est ridicule, de quelque genre qu'elle puisse être, et le premier de tous les charmes est le naturel, comme la franchise est la plus aimable de toutes les vertus. Vous savez qu'il faut éviter les répétitions, et de faire rimer les phrases ; ce dernier défaut est extrêmement désagréable à l'oreille dans les ouvrages en prose. De certains hiatus souvent répétés gâtent absolument le langage ; il y en a cependant d'assez doux, en général tous ceux qui se trouvent dans ces noms grecs que vous connoissez par l'histoire et la mythologie ; les autres hiatus sont durs, et les enfans mêmes le sentent si bien, qu'ils les suppriment naturellement en faisant de fausses liaisons. Un des plus durs est é-é , comme dans cette phrase : l'amitié et l'amour ; c'est pourquoi il faut écrire l'amour et l'amitié . Au reste, si ces hiatus se rencontrent rarement, ils n'ôtent rien à l'agrément du style. Beaucoup de gens ont des expressions favorites qu'ils répètent sans cesse ; rien n'est plus insipide. Vous en avez trois qui sont : d'abord, surement et pourtant , ce qui vous est commun avec tous les enfans de votre âge. Je n'ai pu deviner pourquoi ils s'accordent tous dans leur affection pour ces trois mots. Je terminerai ces conseils par une remarque sur les exclamations : il faut ne les pas prodiguer, et ne jamais faire celle-ci que je trouve dans une de vos lettres : Ah non, papa . Prononcez tout haut ces mots, vous conviendrez que le son n'en est pas flatteur à l'oreille. A cause de cette équivoque on n'écrit jamais ah ! non . Voilà de ces petites choses qu'il n'est pas permis d'ignorer à onze ans. Quand vous aurez quelques années de plus, nous parlerons de l'élégance et de l'harmonie du style, et nous lirons ensemble un excellent ouvrage, (la poëtique françoise) qui vous instruira beaucoup mieux que toutes mes leçons. Bien écrire une lettre est un talent aussi utile qu'agréable ; et qui devient tous les jours plus rare. Les femmes du siècle dernier étoient à cet égard bien supérieures aux modernes ; quelles grâces, quel naturel, quelle raison dans les lettres de Mme de Sevigné, de Mme de Coulanges et de Mme de Maintenon! Mais alors on n'écrivoit qu'à ses proches ou à ses amis intimes, et l'on écrivoit naturellement ; aujourd'hui on écrit à tout le monde : à mesure que le coeur s'est desséché, on a étendu ses liaisons, comme si une douzaine d'amis pouvoient en valoir un véritable! Les jeunes personnes passent leur vie à écrire à tous ces prétendus amis, ce qui leur donne immancablement à la longue une grande fausseté de caractère et une extrême affectation, car il faut que ces lettres soient remplies de sentiment et d'esprit , et cette double prétention n'a jamais produit que des écrits ridicules. J'espère, ma chère Juliette, que vous ne suivrez jamais cette mode extravagante, et que pour être toujours sincère et toujours naturelle, vous n'écrirez d'habitude qu'aux personnes que vous aimerez véritablement. D'ailleurs, une jeune femme qui écrit à un homme absolument étranger à sa famille, fait une chose que l'on regardoit avec raison il y a vingt-cinq ans, comme une légéreté répréhensible ; il en résulte aussi un autre inconvénient, celui d'accoutumer une femme au langage de la flatterie, et c'est au fond pour elle tout le charme d'un tel commerce. Dans ces sortes de correspondances, l'homme le moins galant ne manque jamais de louer la finesse et le style enchanteur de celle qui lui écrit. On prend ces louanges au pied de la lettre, on veut se surpasser, on multiplie les petites phrases entortillées et le galimathias, et c'est ainsi que l'on finit par devenir une précieuse ridicule. Adieu, mon enfant. J'imagine qu'Edouard a dû arriver avant-hier à Kussnacht ; dites-lui que je lui écrirai par le prochain courrier.

Une lettre que je reçois à l'instant m'engage à retourner à Basle avec quelque espérance!... J'écrirai à votre mère en y arrivant.

Lettre 55

D'Auguste de Palmène

à Edouard.

Paris, 15 août 1794.

Cher ami, tu as surement ressenti tous mes chagrins, partage à présent mon bonheur. Maman est libre ; il y a huit jours qu'elle est sortie de prison, ainsi que le bon Mr Duplessis. Juge de notre joie. Nous nous sommes tous trouvés bien changés, bien maigris ; nous avons tant souffert!.... O mon ami! imagine que si ce monstre de Robespierre eût vécu six semaines de plus, maman n'existeroit plus. On avoit décidé qu'elle iroit au tribunal le 13 de juillet, et ce fut le jeune André qui obtint un délai de six semaines. Il lui a véritablement sauvé la vie, en s'exposant à toute la colère de son père qui est un bien vilain homme. Voici ce que fit cet excellent et cher André: il découvrit le neuf juillet que maman devoit aller au tribunal sous trois jours ; il venoit me voir en secret, mais il ne m'en dit rien. Le dix, à sept heures du matin, son père partit pour sa maison de campagne où il passoit sa vie avec des filles d'opéra. Il laissa André à Paris, et le chargea d'une commission pour le citoyen Publicola M*** , qui est un scélérat qui avoit alors tout crédit. André lui porta le lendemain un billet de son père qui contenoit ces mots : Ecoute bien tout ce que te dira mon petit drôle, qui est très-avisé pour son âge, et rends-moi le service qu'il te demandera à charge de revanche. Salut et fraternité . André n'a pas voulu me dire ce que c'étoit que ce service, je suis sûr que c'étoit quelque horreur. André donna ce billet au citoyen Publicola, et au lieu de faire la véritable commission de son père, il demanda de sa part que maman ne fût pas envoyée au tribunal. Après beaucoup de difficultés Publicola dit qu'il ne pourroit obtenir qu'un délai, et promit que ce délai seroit de six semaines. André vint me voir le soir, et crut qu'il devoit me conter tout cela afin de faire prévenir maman, dans l'espérance qu'en six semaines de temps elle pourroit peut-être se sauver. Juge de ma douleur en apprenant ce détail!... André étoit transporté de joie du délai de six semaines, mais moi je ne pouvois pas m'en réjouir, puisque j'avois ignoré la première condamnation. Cependant je sentois bien tout ce que je devois à ce bon jeune homme, qui me disoit que son père, lorsqu'il reviendroit et sauroit ce qu'il avoit fait, seroit furieux et le tueroit peut-être... Mais par bonheur le citoyen Aristide resta douze jours à la campagne, et la veille de son retour le citoyen Publicola partit pour Bordeaux ; ainsi la chose ne fut pas éclaircie, et maman fut sauvée. Le citoyen Publicola allant visiter la prison où elle étoit, lui apprit ce qu'André étoit venu lui dire de la part de son père. Maman savoit déjà tout par un billet qu'André lui avoit fait passer. Tu vois quelle obligation nous avons à ce jeune homme : sans lui, maman auroit été condamnée à la mort le 13 de juillet!.... O jamais nous n'aurons la possibilité d'acquitter un tel bienfait! Du moins nous pouvons lui témoigner dans ce moment une partie de notre reconnoissance ; depuis la mort du tyran les choses sont bien changées ; à présent ce sont les méchans qui tremblent. Le père du généreux André est en prison, et l'on croit qu'il sera exécuté. Maman a fait sans succès plusieurs démarches en sa faveur à cause de son fils ; le pauvre André est au désespoir, il chérit son père, quoiqu'il en fût traité bien durement, mais toute la méchanceté du monde ne sauroit empêcher un enfant bien né d'aimer son père : combien donc devons-nous aimer nos parens lorsqu'ils sont bons! Je ne te parle point d' Amenatde ,puisqu'elleécritune longue lettre à ma tante. Tu peux à l'avenir nous écrire par la poste sous lesnoms et àl'adresseindiqués par maman. Donne-nous avec détail des nouvelles d'Adélaïde ; elle estsurementavec vous àprésent, mais cela nous fera bien plaisir de l'apprendre positivement. Adieu,mon cherTancrède, j'aile pressentiment que nous serons bientôt tous réunis : depuis que maman nousestrendue, j'espère toutde la bonté du ciel. Adieu, je t'embrasse du fond de l'ame.

Lettre 56

Réponse d'Edouard

Kussnacht, 16 sept. 1794.

Mr D*** nous envoya hier toutes vos lettres, cher ami : de quelle inquiétude affreuse elles nous ont délivrés!.... Nous n'avons donc plus qu'un véritable chagrin, mais qu'il est cruel!.... Hélas, mon ami, cette soeur adorée, notre Adélaïde, n'est point avec nous.... Nous la cherchons inutilement depuis six semaines... Pas un billet d'elle.. aucune nouvelle.. Mon père et ma mère sont désespérés! Ma mère succombera à sa douleur! Tu peux juger de ce que je souffre moi-même. Tu n'as, dis-tu, que de bons pressentimens, et moi je n'en ai que d'affreux. Non, je ne serai jamais heureux, et avec cette idée il est bien triste d'être aussi jeune, et de voir tant d'années devant soi!.... Cette vie n'est qu'un voyage fatigant, dans lequel il faut éprouver successivement ou à la fois tous les genres de peines! J'ai déjà beaucoup vécu, car j'ai beaucoup souffert... Le malheur m'a tout-à-fait sorti de l'enfance. Amuse-toi, mon ami, reprens les jeux de notre âge, ils sont finis pour moi ; je ne suis plus un enfant, je connois la douleur, une douleur profonde, durable, qui ne me quitte point.... La sentir ainsi, c'est être un homme.

J'admire le généreux André, et je l'envie. Oui, je t'avoue que j'en suis jaloux ; tu lui dois tant, et tu le sens si bien qu'il me semble que tu dois l'aimer mieux que moi. Cette pensée me fait plus de peine que je ne puis te le dire. Enfin, je ne serai plus inquiet de ma tante, de toi, de ma cousine! Grand Dieu! que de pleurs j'ai versés en songeant à votre situation!... Vous êtes paisibles, vous êtes heureux ; c'est une grande consolation pour moi. Tu vois André tous les jours : il loge donc chez ma tante? Je trouverois bien simple qu'elle eût recueilli chez elle celui qui lui a rendu un si grand service ; réponds moi là-dessus, je t'en prie. Sais-tu ce qu'est devenu Mr d'Elsenne? vit-il, est-il encore en prison? Ces questions sur l'ennemi de notre famille te surprendront peut-être. Mais après tant de catastrophes est-il possible de regarder encore comme ennemis ceux qui ont échappé à de si terribles dangers? Admire la providence, la fille de cet homme qui a montré une haine si violente pour mon père, sa fille unique est avec nous! Ma mère est devenue la sienne ; cette jeune personne me paroit très-intéressante, parce qu'elle est d'une extrême mélancolie. J'aime tous ceux qui sont tristes. Malgré cela nous ne nous parlons guères, elle ne se mêle jamais à la conversation, elle est timide et même sauvage, mais elle soupire souvent, et alors je lui réponds ; quand cela arrive elle me regarde avec amitié, car ceux qui souffrent s'entendent. Nous quittons la Suisse, et nous y sommes forcés ; mon père ayant repris son nom, éprouve des persécutions étranges. Nous allons à Altona . Je regrette Kussnacht et notre joli jardin. Ce qui m'afflige le plus, c'est que nous allons être encore bien plus loin de Paris. Adieu, mon ami, je te prie de dire à Amenaïde que le malheureux Tancrède l'aimera toujours, quelque chose qui puisse arriver.

Fin du premier volume.

Tome 2
Lettre 1

There are three things highly pernicious to the endearments of beauty ...... gaming, scandal and politics.

Murphy.

Il y a surtout trois choses qui détruisent tout le charme de la beauté: le jeu, la médisance et la politique.

C'est être un monstre, que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre ame.

Lettres de Voltaire.

Lettre 1.

D'Edouard à Eugène.

Stuttgard, 4 octobre 1794.

J'ai pensé à vous, cher Eugène, en entrant dans cette ville où vous avez vendu tant de petits paniers, et j'ai été ce matin avec lord Selby chez le bon homme Fischer. Je lui ai remis vos quatre louis, et en outre lord Selby lui en a donné deux. Toute la famille étoit transportée de voir des amis du jeune chevalier . J'ai répondu à bien des questions, et puis j'ai été visiter votre petite chambre, et en outre on m'a montré dans le jardin un rosier et un pot de réséda qui vous appartenoient, et que Lolotte arrosoit tous les jours. J'ai demandé de la graine du réséda pour vous l'envoyer, et je vous prierai de l'offrir de ma part à votre aimable cousine ; je suis sûr que ce présent lui sera agréable. Le bon Fischer ne peut parler de vous sans avoir les larmes aux yeux ; j'aurois été bien touché aussi de tout ce que m'a dit madame Fischer, si je ne m'étois pas ressouvenu de la pipe cassée ; mais je crois que depuis ce temps-là elle est devenue aussi bonne qu'elle étoit méchante quand elle vouloit donner le fouet à Lolotte.

Nous voyageons d'une manière bien agréable, et si nous n'étions pas si malheureux ce voyage seroit charmant. Nous sommes six dans la grande voiture de maman ; ces six personnes sont : mon père, maman, lord Selby, mademoiselle d'Elsenne, Juliette et moi. Et dans la voiture de lord Selby sont mademoiselle Benoit, Gogo, Pierrot et un valet-de-chambre de lord Selby.

Nous avons été hier à Hochheim voir le superbe palais du duc de Wirtemberg ; les jardins sont admirables. On ne les voyoit point de votre temps, c'est pourquoi ils ne sont pas célébres, car tant que le feu duc a vécu, nul étranger n'y est entré. On a trouvé le moyen de multiplier à l'excès les fabriques dans ces jardins d'une manière très-naturelle ; elles représentent un beau village moderne bâti sur les ruines d'une ville grecque antique. Cette idée est très-ingénieuse ; de sorte qu'on y voit une église rustique sur les débris d'un beau temple, une chaumière adossée contre un arc-de-triomphe, ou bâtie sur les restes d'un palais. Mon père et lord Selby trouvent qu'on auroit dû rassembler plus de contrastes de ce genre : par exemple sur une prison on voit un salon, ce qui ne signifie rien ; un monument d'hospitalité, un hospice pour les voyageurs eût sans doute été plus heureusement placé-là. Mon père auroit désiré aussi un ermitage sur les ruines d'une antique caserne de soldats. Enfin, le plan général du jardin porte à réfléchir aux vicissitudes des choses humaines : les détails ne répondent pas assez à cette grande idée, mais l'ensemble est singulièrement frappant. Lord Selby disoit que ceux qui voyagent en France présentement doivent faire quelques-unes des réflexions que ce jardin inspire. Lord Selby ajoute qu'il n'y a point en Angleterre de jardin plus beau que celui d'Hochheim, car toutes les fabriques sont d'une excessive magnificence, la plupart des ruines sont faites d'après les monumens antiques de Rome et dans les mêmes proportions ; d'ailleurs ces fabriques sont agréablement coupées par de petits jardins champêtres, des champs de blé, des prairies, des bois ; en un mot, on trouve dans ces beaux jardins une agréable variété sans bigarrure et sans confusion, une grande inégalité de terrain, une profusion de fleurs charmantes, et des points de vue admirables. Le duc possède encore plusieurs autres belles maisons de plaisance. Celle qu'on appelle la Solitude est la plus renommée.

Nous partons demain. Je n'ai pas voulu quitter Stuttgard sans vous donner de mes nouvelles. Adieu, mon ami, je vous écrirai en arrivant à Altona.

Lettre 2

De Gabrielle d'Elsenne

à son père.

Rarup, ce 3 novembre 1794.

Mon cher papa,

Voici la troisième lettre que je vous écris sans avoir eu de réponse. Je crains bien que les autres ne vous soient pas parvenues. Celle-ci sera donnée à une personne qui va directement à Paris, ainsi je suis sûre que vous la recevrez. Je dois vous répéter, mon cher papa, que je suis avec madame d'Armilly... J'étois dans la plus affreuse situation depuis la perte irréparable de la meilleure des mères!... Madame d'Armilly vint me chercher, et me recueillit chez elle... Connoissant vos sentimens pour sa famille je répugnois bien à accepter ses offres, je les aurois même refusées sans ma bonne qui me força de les accepter. Elle étoit mourante, ne pouvoit plus travailler, j'avois tout vendu, nous n'avions plus rien.. Je ne vous dépeindrai point notre misère, ce détail vous affligeroit trop... Madame d'Armilly fit pour moi tout ce qu'auroit pu faire une parente remplie de sensibilité. Elle a placé madame Durand, qui est heureuse, et elle m'emmena chez elle. J'y suis depuis près de trois mois, et traitée comme si j'étois sa fille aînée. J'ai eu beaucoup de peine à m'accoutumer à elle malgré sa bonté qui est inexprimable, je croyois qu'elle me déguisoit son caractère, je la craignois, et je n'osois l'aimer. Mais, cher papa, daignez croire votre fille, je vous assure que si vous connoissiez madame d'Armilly, vous ne pourriez la haïr. Jamais dans cette famille je n'ai entendu un seul mot qui ait pu me fâcher ou m'embarrasser. On n'y parle de mon cher papa qu'avec estime et intérêt ; madame d'Armilly qui ne connoissoit que de réputation ma respectable mère, a fait plusieurs fois l'éloge de son angélique vertu (ce sont ses expressions); elle me loue en toute occasion de mon attachement pour vous ; son mari, ses enfans pensent et parlent de même : puis-je me croire chez vos ennemis?... Cependant je tremble que mon cher papa ne me désapprouve d'avoir accepté cet asyle, mais je le supplie de réfléchir à ma situation : que serois-je devenue? Sans amis, sans protecteurs, sans connoissances, à mon âge!... Madame Durand forcée de garder le lit, moi-même fort malade, n'ayant plus du tout d'argent, ni linge ni habits.... Quand madame d'Armilly vint me voir pour la première fois, j'étois bien foible, j'avois passé trois nuits pour soigner madame Durand, et depuis douze jours je ne mangeois que de la salade et de bien mauvais pain noir,... J'avois dépensé le reste de notre monnoie en achetant quelques petites drogues pour ma bonne, et quand sa fièvre fut tombée je vis bien qu'elle avoit besoin de bouillon, et je ne pouvois acheter de la viande ; on refusa de m'en donner à crédit!... Madame d'Armilly devina tout ce qu'il nous falloit, elle me laissa de l'argent, elle ordonna à l'hôtesse de faire de bon bouillon, et elle me commanda un excellent souper. Elle revint le lendemain, elle m'apportoit du linge et des habits, et elle amenoit un médecin. Ma bonne mangea et fut guérie!... Ne serois-je pas ingrate, cher papa, si j'étois insensible à tant de bienfaits? mais ce n'est pas tout. Madame d'Armilly me tient lieu de maîtres, elle est excellente musicienne, elle me fait jouer du piano, et en outre elle me donne tous les jours des leçons d'histoire et de géographie, et me traite avec une douceur et une bonté qui ne se démentent jamais. Monsieur d'Armilly me fait calculer avec sa fille Juliette ; cette dernière m'apprend à broder et à peindre des fleurs ; le jeune Edouard, son frère, (qui n'a que treize ans et qui dessine comme un ange) me fait faire des paysages au crayon, et me donne tous les modèles. En un mot, la famille entière me comble de marques d'amitié. Madame d'Armilly a tellement soigné ma santé, que malgré la douleur que je conserverai toute ma vie et malgré toutes mes inquiétudes, je me porte bien à présent et je suis engraissée. Je suis pourtant bien malheureuse, cher papa, ... j'ai fait une perte irréparable, et je la déplorerai jusqu'à mon dernier soupir! c'est dans votre sein que je devrois verser de telles larmes, elles en seroient moins amères!... et je suis privée de cette consolation!... les soins de madame d'Armilly, loin de me distraire de ma douleur, ne servent qu'à la renouveler sans cesse. Sa bonté me rappelle si bien celle de ma mère!... ah! si ces deux personnes eussent pu se connoître, combien elles se seroient aimées! Que la prévention est aveugle! Souvent elle nous éloigne de ceux qui nous conviendroient le mieux par leur caractère et leurs sentimens!

Adieu, mon tendre père ; donnez-moi vos ordres, et je les exécuterai sur le champ quels qu'ils puissent être. Nous sommes dans le pays de Holstein, à cinq lieues de Schlesvig, dans une jolie chaumière ; cette maison habitée par des paysans qui nous en cèdent plus de la moitié, est couverte de chaume, mais le dedans en est bien distribué, propre et charmant. Il n'y a point en France d'aussi grandes et d'aussi belles chaumières. Adieu, mon cher papa, j'attends votre réponse avec une bien vive impatience.

Lettre 3

D'Auguste à Edouard.

de Paris, 5 novembre 1794..

Je n'ai reçu ta dernière lettre, mon ami, qu'à deux mois de date. Cela est inconcevable. Cette lettre nous a fait bien de la peine de toutes manières. Comment est-il possible qu'Adélaïde n'ait pas pu vous trouver? Elle n'aura pas été en Suisse, ce qui est bien singulier, car tout le monde assuroit que vous y étiez, et elle le croyoit ainsi que nous. Maman pense qu'elle est en Allemagne, et vraisemblablement à Hambourg ou à Altona, parce que ces pays passent pour être si hospitaliers, qu'elle aura imaginé que cette raison a dû vous déterminer à les préférer à tout autre. Maman se rappelle que l'on a dit un jour devant elle que vous y étiez peut-être. Ainsi nous sommes bien aises par cette raison que vous ayez quitté la Suisse. Nous ne serons tranquilles que lorsque nous saurons qu'Adélaïde vous a rejoints. Tu dis que je suis heureux: j'espère, mon ami, que tu ne le penses pas. La délivrance de maman nous a causé la plus grande joie, mais nous ne serons heureux que lorsque nos amis le seront aussi ; en attendant nous souffrirons avec eux et autant qu'eux. Pourquoi donc, Edouard, me parler ainsi? Cela est injuste, nous en avons pleuré, ma soeur et moi. Tout ce que tu dis aussi sur André nous a causé bien du chagrin. Comment peux-tu croire qu'un ami me soit plus cher que toi? C'est comme si j'étois jaloux de lord Selby que tu aimes tant, ou du jeune Eugène dont tu fais de si grands éloges, ou de mademoiselle d'Elsenne qui te paroît si intéressante parce qu'elle soupire . Et nous aussi nous soupirons, je t'assure. Mais moi j'aime tous ceux que tu aimes, et je n'ai jamais pensé que ton amitié pour un autre pût diminuer celle que tu as pour moi. Tu avois bien de l'humeur quand tu m'as écrit cette triste lettre. André ne loge point chez nous, et nous ne le voyons ici que tous les quinze jours à-peu-près ; il vient dîner chez maman deux ou trois fois par mois. Mais je vais le voir une fois par semaine. Le pauvre garçon est bien à plaindre ; son père qui a fait des crimes affreux, a été jugé, condamné et exécuté il y a deux mois. Quoique depuis la révolution il eût bien volé, bien pillé et fait une grande fortune, il a tout mangé, tout dissipé en folles dépenses, et a laissé plus de dettes que de bien, de sorte que le malheureux André n'a rien du tout. Mais maman vient de lui assurer par un contrat quinze-cents livres de rentes viagères. Outre cela elle se charge de tous les frais de son éducation ; elle l'a mis dans une bien bonne pension, et elle lui donne tous les maîtres que j'ai moi-même. Le bon monsieur Duplessis a pris aussi la plus grande amitié pour André; il dit qu'il aura l'oeil sur lui, et que s'il tient ce qu'il promet, il lui fera épouser par la suite la petite Sophie qui sera son héritière. Tu connois cette enfant, nièce de monsieur Duplessis ; elle a aujourd'hui dix ans, et elle est bien gentille. Juge combien cela seroit heureux pour André; comme j'ai entendu tout cela sans qu'on me l'ait confié, j'en ai averti secrètement André, qui m'en a bien remercié; mais il a un si bon coeur que même sans cette espérance-là, il seroit toujours un bien bon sujet.

Je vais répondre à toutes tes questions sur monsieur d'Elsenne. Tu sais bien que monsieur d'Elsenne, il y a vingt-deux ou vingt-trois ans, sur la fin du règne de Louis XV, ayant le plus grand crédit, fit dépouiller mon oncle de tous ses emplois, et le fit exiler ainsi que feu mon père ; ma mère qui venoit de se marier, suivit mon père au fond du Limousin, et y resta jusqu'à la mort du roi. Il falloit te rappeler cela pour te conter quelque chose d'aussi singulier que l'aventure de mademoiselle d'Elsenne. Imagine-toi que lorsque maman fut conduite dans une maison d'arrêt , la première personne qu'elle rencontra dans cette prison fut monsieur d'Elsenne, prisonnier comme elle. Maman, en passant, lui dit ce vers de Warwick:

L'oppresseur, l'opprimé n'ont plus qu'un même asyle!

Monsieur d'Elsenne tressaillit, et ensuite resta immobile. Deux ou trois jours après, il s'approcha d'elle, et lui parla avec beaucoup de douceur ; et enfin peu-à-peu ils se lièrent ensemble de la plus grande amitié, et se promirent que si l'un des deux sortoit, il feroit toutes les démarches possibles en faveur de l'autre. Maman sortit la première, et a tenu sa parole. Monsieur d'Elsenne eut sa liberté au bout de trois semaines. Il vint tout de suite faire une visite à maman. Cela me paroissoit bien drôle de le voir chez nous, je ne pouvois pas me lasser de le regarder. Il n'a pas du tout l'air méchant, ce qui m'a beaucoup surpris. Quatre ou cinq jours après il tomba dangereusement malade. Il a été à la mort et dans le délire près de cinquante jours, il est enfin hors d'affaire , dit son médecin, mais il n'a pas encore tout-à-fait sa tête, et il est d'une si grande foiblesse que le moindre bruit le fait évanouir. Dès qu'il sera convalescent, maman lui portera la lettre de mademoiselle d'Elsenne, et lui contera tout ce que ma tante a fait pour elle.

- Adieu, mon ami ; écris-nous bien vîte une bonne lettre qui nous console, car ta dernière nous a bien attristés.

Lettre 4

Réponse d'Edouard à Auguste.

de Rarup, ce 15 décembre 1794.

Oui, j'avois tort, cher Auguste, j'avois de l'humeur, une bien vilaine humeur ; j'en conviens avec repentir, et pourtant je le reconnois avec joie!... Mais Aménaïde m'en veut peut-être encore ; je ne serai tranquille que lorsque tu m'auras dit qu'elle me pardonne.

Hélas, mon ami, point de nouvelles d'Adélaïde, cela est désolant! mais d'après des informations prises à Hambourg, il paroît presque certain qu'elle est à Copenhague avec madame Roussel. Lord Selby devoit tout naturellement partir pour cette ville le mois prochain, et il a la bonté d'avancer un peu son départ ; nous partirons dans cinq ou six jours (car je vais avec lui), et mon père s'en rapporte bien à nous pour faire toutes les recherches imaginables. L'espérance de retrouver enfin et de revoir bientôt cette personne si chère, nous a remis un peu de baume dans le sang, et m'adoucit la peine que j'éprouve à m'éloigner de ma famille. Aussitôt que nous aurons retrouvé ma soeur, nous le manderons à mon père, qui viendra sur le champ la chercher, mais qui ne repassera la mer avec elle que lorsque les glaces seront fondues. Le passage des Belts dans cette saison seroit effrayant pour une femme, car de temps en temps il faut descendre du bâtiment pour le tirer sur des monceaux de glace que l'on passe à pied. C'est une singulière navigation, et je me fais une fête de voir une chose si curieuse. Si nous étions tous réunis, je trouverois qu'il est joli et bien amusant d'être émigré; cela fait voyager, et cela instruit beaucoup. Il y a pourtant un inconvénient, c'est que souvent on ne reste pas où l'on désireroit séjourner, et l'on ne va pas où l'on voudroit aller. La chaumière où nous sommes établis est charmante, c'est un moulin, mais en outre le meunier est fermier et laboureur, de sorte que nous voyons-là tous les travaux de la compagne. Ce moulin est situé dans un lieu très-solitaire ; il est vis-à-vis d'une grande pièce d'eau qui se termine par une belle prairie, et des deux côtés sont de superbes bois ; l'un est sur un terrain uni, et l'autre sur une montagne ; enfin le bruit des chutes d'eau formées par le moulin, l'agrément de la maison et du jardin, la beauté des arbres rendent cette habitation bien champêtre et bien agréable, même dans cette saison, et elle doit être délicieuse en été. Malgré le froid nous avons fait quelques courses aux environs, lord Selby et moi, et j'ai dessiné quelques vues qui mériteroient bien d'être gravées, entr'autres le moulin de Rarup, les sites ravissans de Leutemark et ceux de Pageroe. Je n'ai rien vu de plus beau en Suisse. On dit que les environs d'Eutin et de Kiel sont encore plus pittoresques ; je voudrois bien qu'un habile artiste fît le voyage du Holstein ; il en vaut la peine à tous égards. Notre hôte et sa famille sont les meilleures gens du monde, et ils ont reçu une éducation étonnante pour des paysans ; ils savent tous très-bien lire et écrire, ils n'ont aucune grossiéreté extérieure ; le neveu de meunier est fort bon musicien, il joue très-bien de la flûte et du clavecin, et cela est assez ordinaire parmi eux ; les filles font des broderies charmantes, et malgré ces talens agréables ils travaillent tous à la terre, hommes et femmes, et ils sont très-laborieux. Mais leurs travaux sont courts, dans cette saison le jour finit de si bonne heure! Hier, comme ils rentroient à quatre heures dans la maison, j'étois encore dans le jardin ; je me trouvois à côté du cadran solaire posé au milieu d'une allée : cela m'inspira l'idée de quelques vers que mon père a trouvés passables, ainsi je te les envoie, les voici:

Vers faits au mois de décembre sur le cadran solaire du fermier de notre chaumière::

Eh quoi, déjà s'efface l'ombre

Qui marquoit l'heure, et la nuit sombre

Déjà la dérobe à mes yeux,

En déployant ses voiles ténébreux!

Ornement des célestes voûtes,

Soleil, pourquoi disparois-tu?

Pourquoi ne plus tracer des heures qui sont toutes

Pour le travail et la vertu?

Tu ne donneras ces vers qu'à ma cousine ; à nos âges on peut bien envoyer de telles bagatelles à ses amis, mais il seroit ridicule de les montrer à d'autres.

Adieu, cher Artaxercès, n'oublie pas le fidelle Tancrède.

Lettre 5

De madame d'Elsenne à Gabrielle d'Elsenne sa fille.

de Paris, 20 décembre.

Avez-vous pu craindre un instant, ma fille, que mon coeur ne sentît pas aussi vivement que le vôtre la reconnoissance dont vous êtes si justement pénétrée? Serois-je père, si les soins et les bienfaits dont vous êtes l'objet ne m'inspiroient pas un tel sentiment? J'écris à monsieur et à madame d'Armilly, mais dites-leur encore que nulle expression ne sauroit peindre ce que j'éprouve!... C'est un double bonheur d'acquérir pour amis ceux dont on craignoit l'inimitié; c'est à la fois perdre une prévention coupable, expier une injustice, et remplacer un sentiment triste et pénible par la plus douce affection qui puisse ennoblir le coeur humain. Monsieur et madame d'Armilly, devenus nos bienfaiteurs, ont goûté toute la satisfaction si pure que la générosité peut procurer aux grandes ames, mais je leur dois des sentimens qui me rapprochent aussi de cette élévation sublime, et je les trouve dans la reconnoissance. Je gémis de mes torts passés, mais loin d'en être accablé j'aime à me les rappeler, parce qu'ils augmentent mon admiration ; et je jouis délicieusement d'une sensibilité et d'un enthousiasme qui peuvent seuls me raccommoder avec moi-même en acquittant une dette si sacrée. Hélas, la vie est si courte! quelle folie de la consumer en vaines agitations!... O combien dans ce temps de discorde et de ressentimens implacables, la haine paroît insensée et criminelle aux bons coeurs! On frémit en voyant à quels excès elle peut conduire! car de tout ce qui a produit la révolution, la seule cause existante maintenant, l'unique mobile des actions publiques et particulières de ceux que l'esprit de parti fait agir, c'est la vengeance!... Voyez, mon enfant, quels en sont les fruits ; l'injustice, la violence, la cruauté, et la plus inconcevable démence. Il est affreux de penser que dans le cours ordinaire de la vie, celui qui se déclare l'ennemi d'un autre, quelle que soit sa conduite, porte en lui le germe de ces passions atroces, qu'il entre dans la route ténébreuse qui conduit à ces horribles égaremens... Idée terrible qui m'a frappée bien vivement avant même de savoir que ceux que j'ai si long-temps appelés mes ennemis eussent adopté ma fille!... En entrant dans la prison où j'ai vu l'échafaud de si près, où j'ai vu chaque jour la vengeance nous priver successivement de tous nos compagnons d'infortune, je m'écriai : Grand dieu, pardonne-moi d'avoir pensé jadis que les ames fortes conservoient naturellement des ressentimens infléxibles! je connois enfin que cette noire passion est celle des ames lâches et cruelles, et que la véritable grandeur est de savoir pardonner!... Je vis dans cette prison un ange (madame de Palmène), et c'est elle qui m'a fait sortir!... Enfin, ma chère Gabrielle, dites à votre famille adoptive qu'elle est devenue l'objet des plus tendres affections de mon ame : après tout ce que j'ai perdu, je n'ai plus d'autres intérêts, je n'ai plus d'autres liens. Mon unique société maintenant est celle de madame de Palmène ; elle a mis le comble à sa bonté pour moi en m'honorant de la plus généreuse preuve de confiance : c'est moi qu'elle a spécialement chargée de suivre les affaires de monsieur d'Armilly ; vous juger si je m'acquitte de cette commission avec zèle.

Quant à vous, mon enfant, vous ne pouvez rentrer en France, parce que vous aviez quatorze ans quand vous l'avez quittée, et une fille de quatorze ans emmenée par sa mère, est proscrite par nos lois . Je me consolerois de votre absence pour votre intérêt, si vous pouviez rester dans les respectables mains qui vous ont recueillie, mais je n'ose solliciter ce nouveau bienfait, quoique ce soit cependant le plus cher de tous mes voeux. Monsieur *** banquier d'Hambourg vous remettra de l'argent, et vous recevrez régulièrement la même somme tous les six mois. Je me flatte que votre généreuse bienfaîtrice voudra bien vous chercher une pension et dans son voisinage s'il est possible. Adieu, ma fille, j'ai trouvé une occasion sûre pour cette lettre ; dorénavant je vous écrirai avec plus de mystère, de votre côté suivez avec exactitude le plan que vous tracera la personne qui vous remettra ce paquet, car en vous donnant de mes nouvelles et de quoi vivre, je fais un crime d'état qui ne mérite rien moins que vingt ans de fers . Cependant, grâce au ciel nous ne sommes plus sous le règne de la terreur ; ceux qui gouvernent maintenant montrent de bonnes intentions, c'est pourquoi je suis persuadée qu'ils ne laissent subsister de telles lois qu'afin de rendre plus chers des devoirs sacrés, et pour donner quelque prix à des actions si naturelles et si simples, que sans ces dangers on n'auroit aucun mérite à les faire. J'imagine que c'est-là l'esprit de toutes nos lois nouvelles. Adieu, ma chère enfant, remerciez tous les jours le ciel qui vous a donné si miraculeusement une seconde mère, et priez-le qu'il répande toutes ses bénédictions sur cette famille bienfaisante. Cette prière sera exaucée. Un auteur payen a dit que les voeux du coeur reconnoissant qui ne peut s'acquitter, transfèrent sa dette aux Dieux . Ce sentiment honore la divinité, il exprime sans doute un des traits qui la caractérisent.

Lettre 6

Réponse de Gabrielle.

Rarup, 25 janvier 1795.

Mon cher papa,

Votre lettre m'a rendue bien heureuse de toutes manières. J'ai bien plus de plaisir à aimer ma chère bienfaîtrice depuis que je suis certaine que vous partagez mes sentimens pour elle. Vos voeux et les miens sont exaucés, cher papa ; je reste ici : madame d'Armilly m'a dit qu'elle ne se séparera de moi que pour me remettre dans vos bras, et voici l'usage qu'elle m'a conseillé de faire de la pension que vous me donnez. J'en garderai un quart pour mon entretien et pour m'acheter les choses nécessaires à mon éducation, des crayons, des couleurs, du papier, de la soie, de l'étoffe pour broder ; je mettrai un autre quart en réserve, afin d'avoir un peu d'argent comptant pour les dépenses imprévues ; et j'employerai le reste, c'est-à-dire la moitié, au soulagement des malheureux émigrés. Nous en cherchons maintenant, et cela n'est difficile à trouver dans aucun lieu de la terre ; ainsi nous en découvrirons surement bientôt, quoiqu'il y en ait fort peu dans ce canton.

Le jeune Edouard est à Copenhague avec lord Selby. Nous n'avons pas encore de nouvelles d'Adélaïde, mais nous espérons que lord Selby nous en donnera incessamment, car suivant toutes les apparences elle est en Danemarc. D'après tout ce que l'on m'a dit, je m'intéresse à cette jeune personne comme si elle étoit ma soeur, et ne dois-je pas la regarder comme telle, puisqu'elle est fille de madame d'Armilly?

Monsieur *** qui retourne en France, se charge de cette lettre ; mais quand j'écrirai par la poste, ce sera avec les précautions que mon cher papa m'a prescrites d'employer. Adieu, mon tendre père, je vous envoie un échantillon de ma broderie et quelques petits tableaux de fleurs, qui pourront vous faire juger de mes progrès ; quand je n'aimerois pas à m'occuper, pourrois-je manquer d'application, puisque c'est un moyen de vous plaire, et qu'en même temps je n'ai que cette manière de montrer ma reconnoissance à celle qui me prodigue tant de soins?

Lettre 7

De Pierrot à Auguste.

de Rarup, 29 janvier.

Puisque Tancrède n'est plus ici pour te conter les nouvelles, mon cher Artaxercès, ce sera moi qui te les dirai, mais à condition que tu me répondras exactement. Je vais te faire le récit d'une aventure incroyable. Premièrement il faut te ressouvenir de madame la comtesse de Mortane, qui étoit une bien bonne femme, qui donnoit de si beaux goûters d'enfans. Je me rappelle très-bien d'avoir été chez elle, et je vois encore le grand salon doré où l'on dansoit, et l'abbé précepteur du jeune Etienne Mortane ; cet abbé étoit sévère, il grondoit toujours, il avoit un nez d'une longueur démésurée et une grosse verrue sur le front : tu vois si j'ai bonne mémoire. A présent voici l'aventure, qui te surprendra bien. Avant-hier, comme nous sortions de table, Ida, la fille de notre hôte, vint nous dire qu'un porte-balle demandoit si l'on vouloit acheter quelque chose. Elle ajouta que ce marchand passoit souvent dans nos cantons, et qu'il vendoit toutes sortes de jolies bagatelles. Là dessus Gabrielle eut envie de le voir, et au lieu de le faire entrer, elle fut avec Ida chez le fermier. Amalazonte et moi, nous la suivîmes ; ma soeur Théodelinde resta avec maman. Aussitôt que le petit marchand nous vit, il déballa sa marchandise ; il parloit allemand, il étoit tout jeune (il n'a que treize ans) mais je ne fis pas grande attention à lui. Pourtant il me sembloit que son visage ne m'étoit pas inconnu (tu verras tout-à-l'heure que je ne me trompois pas); je n'ai jamais rien vu de si joli que la boutique qu'il étala. D'abord des jarretières brodées, des mitaines tricotées, des guirlandes de fleurs de paille, de petits paniers charmans faits avec des graines de melon, (ce qui est bien nouveau) et puis de petits cabarets imitant la porcelaine et faits avec des coquilles d'oeufs, mais peintes à ravir en petites roses et en bluets, enfin bien d'autres choses. Gabrielle acheta du fil et de la soie pour elle, et elle nous donna, à Amalazonte et à moi, un cabaret très-complet de coquilles et deux paniers de graines de melon ; elle prit aussi des fleurs de paille pour Théodelinde, et puis nous retournâmes chez nous. Maman trouva ces emplettes si jolies qu'elle voulut voir le petit marchand ; il vint tout de suite. C'est ici où tu vas être bien étonné. Tu ne devinerois jamais quel étoit ce porte-balle : eh bien, imagine-toi que c'est le jeune Etienne Mortane, fils de la comtesse de Mortane qui étoit si riche, qui avoit une si belle maison, et qui portoit toujours tant de diamans!... Je me souvenois beaucoup moins de sa figure que de celle de son abbé, qui m'est restée dans la tête à cause de son grand nez et de sa verrue, et puis parce qu'il m'empêchoit toujours de manger des méringues ; d'ailleurs le jeune Mortane est fort grandi et fort bruni par le grand air, car il y a dix-huit mois qu'il s'est fait porte-balle, et qu'il court sans relâche du matin au soir. Il nous a conté qu'il avoit été deux fois à pied à Hambourg, il y a d'ici à cette ville trente-six lieues de France. La comtesse de Mortane, qui étoit veuve, émigra avec sa mère et ses deux enfans, Etienne et Lucie de Mortane qui a douze ans. La comtesse mourut à Hambourg il y a deux ans, les deux enfans se trouvèrent avec la grand'mère, qui n'a pas beaucoup d'esprit à ce qu'on dit, et qui est fort infirme. Comme elle n'avoit presque plus d'argent, elle vint ici et se retira dans le village appelé petit Brevel (car il y a deux Brevel , l'autre s'appelle le grand Brevel .) Cette pauvre femme qui a soixante-quinze ans, s'établit dans une chaumière ; bientôt l'argent lui manquant tout-à-fait, elle se mit à tricoter des bourses, la jeune Lucie qui est bien adroite, fit toutes sortes de jolis petits ouvrages, et Etienne Mortane proposa de les aller vendre, ce qu'il a fait avec succès. Il va à Schlesvig et dans les châteaux voisins, et il débite assez de marchandises pour faire subsister sa grand'mère et sa soeur. Ils ont pris d'autres noms ; on sait bien qu'ils sont françois, mais on les croit des gens du peuple. Maman fut voir la grand'mère hier, elle la trouva dans un grenier avec mademoiselle de Mortane, pourtant elle avoit un assez bon lit, mais Lucie couchoit à terre sur un gros coussin de plumes et sans draps, et le jeune Etienne sur de la paille. Le frère et la soeur sont bien intéressans par leurs soins et leur attachement pour cette pauvre vieille grand'mère. Maman leur a envoyé des draps et quelques petits meubles, Théodelinde leur a porté deux pots de confitures, l'un de marmelade d'abricots et l'autre de gelée de groseilles. Cette aventure nous a beaucoup touchés, mais elle a fait grand plaisir à Gabrielle qui a une moitié de pension à donner, et alors il est bien agréable de trouver une telle famille. Avec cet argent ils ne coucheront plus dans un grenier, ils sont déjà dans un nouveau logement composé de deux petites pièces bien propres, ils ont un bon poële et de bons lits. Etienne ne sera plus porte-balle, mon père se charge de faire vendre leurs petits ouvrages aux foires de Schlesvig et de Kiel, et tous les jours Etienne viendra chez nous pour y prendre des leçons d'écriture et d'arithmétique que mon père lui donnera. Lucie restera à la maison pour soigner sa grand'mère, mais Gabrielle ira la voir aussi tous les matins, et lui enseignera différentes choses. Leur chaumière n'est qu'à un petit quart de lieue de la nôtre, ainsi ce n'est pour nous qu'une petite promenade. Mon père dit que ces deux enfans peuvent retourner en France sans difficulté et rentrer dans leurs biens, et il se charge de leurs affaires.

J'ai pensé que cette histoire te feroit plaisir, je te prie de la conter à Amenaïde. Adieu, mon cher Artaxercès ; je t'embrasse, et je suis et serai toujours ton sincère ami Orosmane.

Lettre 8

De Gustave d'Ermont à Edouard d'Armilly.

Richterwill, ce premier avril 1795.

Vous m'avez donné tant de preuves d'amitié, cher Edouard, que je suis certain d'avance de la part que vous prendrez à l'heureux changement de ma situation ; je vous avoue, mon ami, que depuis trois mois surtout nous étions dans un état déplorable. Les ressources de mes parens étoient tout-à-fait épuisées ; et ce qui mettoit le comble à ma peine, étoit la nécessité de nous séparer de monsieur l'abbé Dubourg. Il nous quitta avec bien du chagrin il y a deux mois ; il fut à Zurich, chercha une place, et par un bonheur inespéré le prince de ***, qui est en Suisse avec le jeune prince Fréderic son fils unique, passa à Zurich, vit monsieur D*** son banquier, et lui dit qu'il vouloit envoyer son fils voyager en Italie, et trouver pour lui un instituteur françois qui joignît à une excellente réputation, de l'instruction et de l'esprit. Monsieur D*** proposa monsieur l'abbé Dubourg, qui au bout de quinze jours a été accepté. Cette nouvelle me causa la joie la plus vive, puisqu'elle m'ôtoit toute inquiétude sur le sort de mon respectable ami. Peu de temps après, monsieur l'abbé apprenant que le prince cherchoit en outre un artiste pour suivre aussi son fils, et pour dessiner les plus belles vues d'Italie, me proposa, mais avec les formes qui pouvoient me faire accepter cette place avec plaisir. Monsieur l'abbé montra plusieurs tableaux de moi, et parla de mon caractère avec toute l'indulgence de l'affection paternelle ; en même temps il ajouta que ma naissance et les principes de mes parens ne me permettroient pas d'embrasser la profession d'artiste, mais que je me trouverois honoré d'être attaché sous un titre convenable, à un prince d'une maison souveraine, et qu'alors je lui consacrerois avez zèle mes foibles talens. Monsieur l'abbé a obtenu pour moi le titre qu'il sollicitoit, et le prince sachant quelle étoit la situation de ma famille, a joint à cette grâce celle de m'envoyer une somme d'argent comptant très-considérable outre les appointemens qu'il m'accorda ; générosité qui me rend bien heureux, puisque cet argent peut tirer mes parens de tout embarras, et subvenir à leurs besoins pendant deux ans. Ainsi je dois tout à monsieur l'abbé, le goût de l'étude et de l'application, et par conséquent le talent de la peinture, et enfin la place qu'il m'a rendu capable de remplir. Je ne serai point séparé de lui, je pourrai toujours profiter de ses leçons et de ses conseils ; cette idée peut seule m'adoucir la peine que j'éprouve en quittant une famille qui m'est si chère.

Je partirai pour l'Italie dans huit jours. Je me flatte, cher Edouard, que vous m'écrirez quelquefois. Je vous enverrai bientôt mon itinéraire ; en attendant écrivez-moi à Zurich sous l'adresse de monsieur D***, qui me fera passer vos lettres.

Lettre 9

Réponse d'Edouard à Gustave.

de Copenhague, 2 mai 1795.

Vous me rendez bien justice, mon cher Gustave, en croyant que je partage sincèrement tout ce qui peut vous arriver d'heureux. Votre lettre m'a fait un bien grand plaisir ; il doit vous être doux d'avoir de telles obligations au respectable abbé Dubourg ; le ciel vous récompense de votre attachement pour lui, vous l'avez recueilli, vous avez profité de ses soins, et vous recevez aujourd'hui le prix de votre bon coeur et de votre application. Je crois, mon ami, qu'il y a une providence particulière pour les ames reconnoissantes. Le bienfaiteur suprême, Dieu sans doute les protége, et ne peut abandonner entièrement que les ingrats. Vous allez voir un pays bien intéressant, j'espère que vous m'en parlerez beaucoup dans vos lettres ; de mon côté je vous ferai part de mes observations. La destinée nous a conduits l'un et l'autre aux deux extrémités de l'Europe ; il faut se soumettre, et tâcher de tirer de l'instruction et des lumières de cette étrange situation. Copenhague est une fort belle ville, on y trouve une société aimable et brillante, on y reçoit les étrangers avec grâce et bienveillance. Les peuples du nord ont toujours passé pour être hospitaliers, ils soutiennent cette réputation d'une manière remarquable dans un siècle qui assurément en fournit toutes les occasions. Je vous ferai plus de détails par la suite, mais jusqu'ici nous n'avons été occupés que du soin de chercher ma soeur Adélaïde, et malheureusement nos recherches n'ont encore rien produit. Nous savons seulement qu'une femme françoise nommée madame Roussel (qui est le nom de la gouvernante de ma soeur), est partie d'Hambourg il y a quatre mois avec une jeune personne de quatorze ans d'une très-jolie figure, nommée Adélaïde Clara , et qui n'étoit point sa fille. D'autres circonstances nous ont encore persuadés que cette jeune personne ne pouvoit être que ma soeur, et nous le croyons toujours ; mais je me rappelle avec douleur l'aventure de mademoiselle d'Elsenne, et je pense qu'il ne seroit pas impossible que le hasard et ces rapports singuliers ne produisissent une seconde fois une semblable erreur. Cependant nous avons recueilli tant de faits, tant de petits détails frappans, que lorsqu'on les rassemble tous, les doutes se dissipent. Ce qu'il y a de certain c'est que ces deux Françoises dont nous avons retrouvé quelques traces ici, ne sont plus à Copenhague ; il s'agit de découvrir si elles sont retournées à Hambourg, ou si elles ont été en Norvége ou en Suède. Mon père, d'après nos lettres, est reparti pour Hambourg, et s'il n'y découvre rien, il parcourra tout le Holstein, et ira même en Jutlande. Nous avons fait insérer dans toutes les gazettes allemandes des articles qui puissent apprendre à ma soeur les noms des lieux que nous habitons ; en outre lord Selby a écrit sur le même sujet deux fois à sa mère, il n'en a pas reçu de réponse, mais il avoit pris la précaution d'écrire encore à son correspondant à Londres, pour le charger de faire mettre ces mêmes articles dans les papiers publics, ce qui a été exécuté, car lord Selby les a lus dans trois gazettes angloises qu'on lui a envoyées depuis que nous sommes ici. Nous n'avons jamais imaginé que ma soeur fût en Angleterre, car tout doit nous persuader que rien n'a pu l'engager à y aller, mais dans une chose si intéressante il faut ne rien négliger, et je vous prie même, mon cher Gustave, de prendre aussi des informations dans les pays que vous parcourrez. Il vaut mieux faire mille démarches inutiles, que d'en omettre une seule de quelque importance.

Donnez-moi souvent de vos nouvelles, mon cher Gustave, et n'oubliez pas un ami qui vous est bien tendrement attaché et pour la vie.

Lettre 10

De Mélanie de Boissière à Olympe D ***.

de ***, ce 15 juin.

Oui, ma chère Olympe, je m'affermis chaque jour dans ma conversion , et plus je vis à la cour où je suis attachée, plus je me persuade qu'il est possible de trouver des princes aimables et vertueux. Je vais vous conter un trait qui vaut mieux que mes éloges. La jeune princesse Julie a été malade et d'une manière assez inquiétante ; sa maladie a été extrêmement longue, et au bout de quelque temps elle a été forcée de faire une confidence que l'admiration a trahie. Elle a avoué à madame la comtesse D*** qu'elle payoit en secret plusieurs petites pensions à quelques infortunés, que les termes étoient échus depuis sa maladie, et que ne pouvant sortir ni recevoir secrètement ces différens pensionnaires, elle vouloit leur envoyer l'argent qui leur étoit dû. On a fait le calcul de ces dons, et il se trouve qu'ils surpassent de beaucoup la moitié de la pension de cette jeune princesse, sans que personne n'en ait jamais rien su, parce qu'elle y mettoit le plus profond mystère, et le prescrivoit à tous les malheureux dont elle étoit la bienfaîtrice. Je ne ferai là-dessus nulle réflexion. Quelles phrases pourroient embellir de tels traits! quel commentaire pourroit ajouter au sentiment qu'ils inspirent!... Enfin, je trouve dans toute cette auguste famille la même bonté, les mêmes vertus... Je vis sous leur protection ; cette idée m'empêche d'exprimer à mon gré tout ce que je sens ; une juste délicatesse ôte aux proscrits le droit de louer ouvertement ceux qui leur accordent un asyle ; cette privation est la véritable flétrissure du malheur ; il n'appartient qu'aux gens heureux et indépendans de se livrer aux effusions si nobles et si douces de l'admiration ; les infortunés et les fugitifs ne peuvent offrir que des éloges suspects ; ils doivent du moins voiler ceux qui leur échappent, ils sont comme les amans malheureux, n'osant parler qu'avec mystère ou condamnés au silence.

Vous savez, chère Olympe, que nous nous sommes souvent moquées de cette maxime du peuple : que les nègres sont tout bons ou tout mauvais . Mais il me semble que si on l'appliquoit aux princes, elle auroit un sens assez juste. Car en effet, lorsqu'un prince s'est laissé corrompre par la flatterie, je crois sans peine qu'il est tout mauvais ; mais lorsqu'il a pu résister à cette séduction, il faut qu'il soit né avec un esprit si distingué et un si excellent caractère, qu'il doit être véritablement tout bon .

Je sais que mon père a l'espérance de pouvoir bientôt rentrer en France. Malgré le plaisir que j'aurai à retourner dans ma patrie, et la joie inexprimable de me retrouver au sein de ma famille, je ne quitterai pas ce pays sans attendrissement. Quel sera donc celui que j'éprouverai en repassant à Zurich, et en vous disant adieu! Ecrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, chère Olympe ; le bonheur de recevoir vos lettres est pour moi sans mélange, puisque je puis espérer de n'en être jamais privée.

Lettre 11

De la comtesse de Lurcé au chevalier D'Iselin.

du château de ***, ce 23 juin.

Oui, mon cher chevalier, je suis toujours enchantée de mon nouvel état. Lorsqu'on jouit d'une tranquillité parfaite on est heureux dans tous les temps, et dans celui-ci on a trouvé le suprême bonheur. Mon appartement est petit, mais fort propre, et j'ai la jouissance d'un superbe château, d'une immense bibliothèque et des plus beaux jardins du monde ; je commande à tous les domestiques qui m'obéissent ponctuellement ; je puis me croire la maîtresse de cette magnifique demeure, et si je l'étois réellement j'y serois moins heureuse, car il faudroit compter avec un intendant, chose très-ennuyeuse, il faudroit représenter, s'habiller, se friser, aller à la cour, recevoir une multitude de gens importuns : quel bonheur d'être affranchie de tout cela! Qu'est-ce que vivre dans le monde avec une grande fortune? c'est passer sa vie à sacrifier ses penchans, sa raison, sa santé et son temps, à la mode, à l'étiquette et aux préjugés les plus frivoles. Lorsqu'on a passé la première jeunesse, que l'on n'est ni joueur, ni vain, ni ambitieux, et qu'on a des goûts solides, la vie que l'on mène à la cour et dans le grand monde est véritablement insupportable. Vous me direz qu'alors on est maître de vivre suivant son goût, mais c'est une chose fort difficile avec une fortune considérable ; dans cette situation on a tant de liaisons, tant d'amis intimes qu'on n'aime point, mais auxquels l'habitude retient, qu'il faudroit beaucoup de caractère pour se décider à rompre tant de petits noeuds, et pour braver la clameur publique ; car une personne immensement riche qui renonce à la société, inspire à une grande partie des gens du monde l'espèce d'indignation que l'on éprouve pour un négociant qui fait banque-route. De grands soupers, des fêtes de moins, des loges de moins etc. voilà de terribles torts! Aussi ce genre de désertion n'a jamais l'approbation publique ; on ne veut y voir que de l'avarice ou de la bizarrerie. Mais d'ailleurs, si l'on se consacre à la retraite, à quoi sert une grande fortune? on n'a plus besoin d'une belle maison si l'on veut n'y recevoir que ceux qu'on aime, que ceux qui n'y viendroient chercher que celui qui l'habite ; on n'a plus besoin du faste et du luxe ; on ne pourroit employer tous ces trésors qu'en les donnant : ce seroit, j'en conviens, une jouissance céleste, mais quand on ne les possède pas on n'est pas tourmenté du désir de les avoir pour les répandre ; on n'envie les richesses que pour satisfaire sa vanité, et non pour en faire un digne usage. Je dirai même que dans la médiocrité on est bienfaisant avec un plaisir plus pur, parce qu'on l'est avec plus de mérite et de discernement. Des dons éclatans sont communément attribués à l'ostentation, et la vanité qui corrompt tout, s'y mêle toujours un peu. Il est beau de fonder des hôpitaux ; il est plus doux d'aller au fond d'une solitude porter du pain dans des chaumières. La conclusion de tout ceci c'est qu'il semble que le ciel ait attaché à la médiocrité toute la félicité de cette vie ; et comme les immenses richesses éloignent beaucoup plus de cet heureux état que la pauvreté, il en résulte que vous et moi sommes plus près du bonheur que ne l'ont jamais été monsieur de Monmartel et monsieur de Beaujon.

Quant aux fonctions de mon état, elles me prennent fort peu de temps ; avec du bon sens, de l'ordre et de l'activité il n'est point de devoirs domestiques, bornés à la surveillance, qu'on ne remplisse parfaitement en y consacrant avec régularité une seule heure par jour. Aussi n'ai-je jamais admiré ces femmes ménagères à grande réputation dans ce genre, précisément par la raison qui leur attire des éloges, c'est-à-dire parce qu'on les voit toujours affairées : cette occupation continuelle ne me prouve que de la puérilité ou de l'affectation. Une femme intelligente sait conduire sa maison tout aussi bien et souvent mieux, et personne ne peut remarquer que c'est elle qui dirige tout. Il est vrai que je ne parle point des femmes qui avec une fortune non seulement honnête, mais très-considérable, poussent les vertus économiques jusqu'à faire elles-mêmes habituellement la cuisine ; je sais que cet usage qui subsiste en plusieurs pays, paroît à certains voyageurs un gage assuré des moeurs les plus dures ; il leur semble qu'une femme doit avoir toutes les perfections de son sexe dès qu'elle sait faire un bon dîner, et qu'elle s'est consacrée à passer sa vie avec des servantes et des valets. Selon eux la cuisine est un temple où l'honneur des femmes est toujours en sureté; ces gens-là contemplent avec autant d'attendrissement que d'admiration une jeune femme hachant de la viande et se brûlant le visage sur un fourneau. Chacun a sa manière de voir et de juger ; pour moi, je crois que lorsqu'on paye une cuisinière, il est inutile de partager avec elle de telles fonctions, et qu'il vaut beaucoup mieux plaire à son mari, soigner ses enfans, se mettre en état de les bien élever, que de passer tous les jours quatre ou cinq heures dans un lieu brûlant et fort sale, à faire sans nulle nécessité un métier dégoûtant et mal-sain, qui finit toujours par détruire la santé. Au reste, ma critique ne tombe que sur les dames riches et cuisinières d'habitude, et qui par amour pour la gloire se plaisent à couper de la viande crue ; je ne puis me les représenter qu'avec des mains ensanglantées ou noircies par le charbon. Mais j'aime beaucoup qu'une jeune personne ait appris de cet art tout ce qui tient à l'office ; ce genre de cuisine n'a rien de désagréable, il semble même que des gelées et des conserves de fleurs et de fruits doivent être préparées par des mains de femmes.

J'écris assez souvent à ma maîtresse la baronne de Flemming ; je déguise parfaitement mon écriture, mais d'ailleurs je tâche de lui rendre mes lettres agréables. Je crois pouvoir me flatter d'y réussir, car elle me fait des réponses longues et charmantes, et elle m'assure qu'elle meurt d'envie de me connoître personnellement . Elle ne se doute pas que cette entrevue sera une très-belle reconnoissance de roman, et un véritable coup de théâtre. Elle compte toujours aller en Angleterre. Ainsi elle ne viendra dans ce château que dans dix-huit mois ou deux ans. Je n'écris d'ailleurs qu'à madame de Blimont et à vous ; je n'ai nulle correspondance avec madame d'Ermont, mais je sais de ses nouvelles par sa cousine, qui me mande qu'elle fait beaucoup de démarches pour rentrer en France. Ainsi cette royaliste passionnée va devenir républicaine! Il faut avouer que toutes ces apostasies décréditent infiniment les systèmes politiques ou les caractères des enthousiastes des différens partis. Heureux les gens paisibles et modérés, qui n'ont jamais dit d'injures, qui n'ont haï personne pour des opinions ; ils n'ont point de rétractation à faire. Vous me conseillez, mon cher chevalier, de faire aussi des tentatives pour obtenir le retour dans ma patrie. J'en ferois certainement si j'étois sûre de trouver la paix en France ; mais comment l'espérer? Je vous remercie des offres que vous me faites à ce sujet ; je vous avoue que j'aime mieux rester concierge dans mon château, que d'aller vivre au milieu des factions et des intrigues, et pour quoi? pour une fortune dont je me passe si bien! J'ai consacré mes jours à la douce tranquillité; je ne puis vous dépeindre le calme de mon ame ; ô combien j'en jouis délicieusement en le comparant à l'horrible agitation qui consume tant de gens!... Les philosophes et les poëtes croient nous donner l'idée d'un grand courage, en nous représentant le sage luttant avec constance contre l'adversité; je fais mieux que lutter contre elle, je l'embrasse non seulement avec soumission, mais avec joie ; je sens que je lui dois beaucoup plus qu'elle n'a pu m'ôter ; elle m'a donné ce qui tient lieu de tout, la patience, l'indulgence, l'inaltérable sérénité d'une ame douce et résignée, et le bonheur inestimable de connoître toutes ses forces et toutes ses ressources individuelles. Laissez-moi donc dans ma solitude, j'y suis oubliée des pervers et des indifférens, je ne vis plus que pour ce que j'aime ; est-il, aujourd'hui surtout, une plus douce existence?

Ecrivez-moi longuement et souvent ; il faut avoir vécu dans une absolue retraite pour savoir quel prix on peut attacher aux lettres d'un véritable ami qui écrit comme vous. Les lettres ici n'arrivent que le soir, mais la seule espérance d'en recevoir répand un intérêt inexprimable sur tous les jours de poste, et je ne pourrois vous donner une idée du plaisir que j'éprouve lorsqu'on m'apporte une grosse lettre bien épaisse sous une enveloppe sur laquelle je reconnois le timbre de Brème . Adieu, mon ami ; croyez que l'absence, loin d'affoiblir l'amitié, ne peut que l'exalter lorsqu'on vit dans une profonde solitude.

Lettre 12

De Juliette à sa cousine Adriène.

Rarup, 28 août.

Non, ma chère cousine, nous n'avons point encore de nouvelles directes d'Adélaïde, mais il paroît certain qu'elle est en Danemarc ou en Suède. Lord Selby mande à mon père dans sa dernière lettre qu'il croit enfin avoir positivement trouvé des traces certaines qui la lui feront découvrir incessamment. Vous jugez, chère amie, de tout ce que nous avons souffert dans cette longue attente! La santé de maman en est bien dérangée.

On parle de nous renvoyer en France auprès de ma tante, mes frères, ma petite soeur et moi, à cause des biens qu'on nous rendra ; mais cela nous feroit bien du chagrin de sortir d'exil, et d'y laisser mon père et ma mère. Comment me plairois-je dans une belle et grande maison en songeant qu'ils habitent une petite chaumière! J'aurois pourtant un grand plaisir à revoir ma tante, mon cousin, et vous, chère Amenaïde ; mais c'est avec maman que ce bonheur seroit parfait! On a décidé que mon frère aîné resteroit en Danemarc tout le temps que lord Selby y passera, et qu'Orosmane, Amalazonte et moi ne retournerons en France qu'au commencement de l'hiver ; peut-être qu'alors mon père et maman pourront y venir aussi.

Notre habitation est charmante dans ce moment ; nous avons un voisinage bien agréable, nous allons souvent à Dollrott ; si je savois mieux écrire je vous ferois le portrait des maîtres de ce château, mais cela seroit bien long, car je crois qu'il seroit impossible de pouvoir détailler dans une seule lettre tout ce qu'ils ont de bon et d'aimable. J'ai aussi une charmante amie à Flarup ; c'est une jeune personne de mon âge, adoptée par une dame qui lui donne une éducation parfaite.

Nous faisons de longues promenades dans lesquelles nous trouvons beaucoup de plantes et des papillons superbes que nous peignons avec les fleurs ; ainsi vous voyez que nous sommes aussi heureux que peuvent l'être des émigrée. Gabrielle est tout-à-fait contente à présent ; elle est toujours un peu mélancolique, mais elle est aimable et bien bonne. Elle a des soins touchans de la famille émigrée dont je vous ai parlé, madame de Mortane et ses petits-enfans. Ces enfans dont mon père a arrangé toutes les affaires, retourneront en France le mois prochain et avec leur grand'mère qui est rayée de la liste des émigrés, grâce aux soins de papa.

Amalazonte tricote et lit à merveille, Orosmane grimpe sur les arbres comme un écureuil ; d'ailleurs, il apprend fort bien, et parle l'allemand d'une manière surprenante. Adieu, chère Amenaïde ; aimez toujours votre Théodelinde, et dites-le-lui bien souvent.

Lettre 13

De madame de Palmène à sa soeur, madame d'Armilly.

de Paris, 30 septembre.

D'après votre dernière lettre, chère amie, j'espère que vous avez enfin retrouvé notre Adélaïde, et qu'elle est maintenant dans vos bras. J'ai fait de mon côté toutes les démarches possibles pour acquérir quelques lumières sur son sort, mais bien inutilement. Que je serai heureuse quand je la saurai près de vous! Qui mieux que moi peut concevoir et ressentir tout ce que vous avez souffert dans une telle incertitude! Vos affaires ici vont fort bien, monsieur d'Elsenne s'en occupe exclusivement. La reconnoissance est dans son ame une véritable passion, aussi cette ame est-elle sensible et généreuse à un degré bien rare. Vous ne voulez pas décidément nous envoyer Edouard tout de suite, mais nous vous demandons les autres par les raisons que monsieur d'Elsenne vous détaille. Il vous conjure de lui confier Pierrot, qu'il gardera jusqu'à ce que vous puissiez lui ramener Gabrielle. Je vous assure que Pierrot trouveroit en lui l'instituteur le plus assidu et le plus affectionné. Vous représentez-vous cet ennemi terrible, implacable, cet ancien persécuteur, monsieur d'Elsenne enfin, uniquement occupé de vos intérêts et de tout ce qui vous touche? Hélas trop souvent l'indifférence et l'inimitié succèdent aux affections les plus tendres ; il est doux d'admirer un changement tout contraire, et de voir la haine remplacée par un sincère attachement. Si nous connoissions bien l'étonnante versatilité du coeur humain, une espérance très-fondée nous adouciroit les peines déchirantes que produisent les sentimens violens et déraisonnables ; nous nous dirions : Cette passion que je crois invincible, ne laissera peut-être dans mon ame avec le temps que le mépris et le dégoût. Cet objet qui m'inspire une aversion coupable, sera peut-être un jour mon ami le plus cher!... O quel bonheur si de telles réflexions pouvoient modérer un dangereux enthousiasme, ou vaincre d'injustes préventions!.... Nous avons connu, l'une et l'autre, une femme qui pendant dix ans crut avoir une insurmontable antipathie pour son mari, et qui au bout de ce temps prit tout-à-coup pour lui une tendresse passionnée qui dure encore. Ces exemples, beaucoup plus communs qu'on ne croit, sont à mon sens l'un des plus forts argumens que l'on puisse faire contre le divorce, indépendamment de toute idée religieuse. Il n'y a de solides que les sentimens inspirés par la nature ou prescrits par le devoir ; tous les autres tiennent à des illusions ou des erreurs que le temps détruira surement, et que la raison et la vertu pourroient dissiper.

Vous me demandez des nouvelles de madame de C***. Je l'ai revue il y a quinze jours pour la première fois depuis trois ans. Par un bonheur extraordinaire elle a vécu paisiblement en Languedoc, et n'a été ni privée de sa liberté ni persécutée. Elle est toujours aimable, mais elle élève bien mal la petite Clémentine. Cette enfant qui a dix ans, a l'air d'un petit garçon habillé en fille ; elle est toujours armée d'un fouet ou jouant avec un tambour, elle grimpe sur les chaises, fait un vacarme affreux ; je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus importun. A tout cela madame de C*** sourit en répétant d'un air de complaisance que Clémentine est une vraie polissonne ; on voit qu'elle attache à cette accusation une sorte de grâce et de gentillesse, et Clémentine qui ne s'y trompe pas, redouble son tapage toutes les fois qu'elle entend cette phrase, qui n'est pour elle qu'un éloge. Combien on passe facilement d'une extrémité à l'autrs! Madame de C*** a été frappée de la pédanterie de certaines mères qui veulent que leurs filles âgées de cinq ou six ans ayent un bon maintien , et elle donne à la sienne le ton et les manières des petites filles des rues. Elle veut qu'à dix ans elle soit une franche polissonne , c'est-à-dire qu'elle ne sache s'amuser qu'avec indécence et grossiéreté. Nos enfans n'ont jamais été gênés, ils ont tout le naturel et toute l'aimable gaieté de leur âge, mais avec mesure et bienséance. Nos filles n'ont point la tournure décidée de nos garçons, on ne leur a point ôté les grâces qui dès l'enfance embellissent et caractérisent leur sexe, la timide douceur et l'instinct de la modestie ; à dix ans , quand on leur permettoit de passer quelques instans dans la société, loin d'importuner tout le monde par des jeux bruyans, elles savoient déjà écouter la conversation avec intérêt et par conséquent avec fruit. Et je crois qu'Adélaïde, Juliette, Gogo et Adriène seront des femmes plus aimables que ne pourra jamais l'être Clémentine, quoique cette dernière soit née aussi avec un excellent naturel.

Quant à la belle-soeur de madame de C***, elle est toujours telle que vous l'avez vue, enthousiaste par calcul, froidement emphatique, et mortellement ennuyeuse pour tous ceux qui aiment le naturel et la raison. Sa conversation ressemble à ces mauvais recueils de bons-mots faits par des gens sans goût. Son caractère n'est pas plus estimable que son esprit ; au commencement de la révolution elle étoit zélée constitutionnelle , vous pouvez vous rappeler combien elle nous ennuyoit avec ses éloges de la monarchie limitée , des gouvernemens mixtes ; maintenant elle est ardente républicaine ; elle seroit sans doute royaliste passionnée si nos braves soldats n'eussent pas vaincu toutes les puissances de l'Europe conjurées contre nous. En politique, selon moi, une femme ne peut parler que des choses qui tiennent à la morale, des lois particulières, de quelques institutions sociales ; mais lorsqu'elle s'avise de disserter sur la constitution et la forme des gouvernemens, elle devient ridicule au suprême degré; faute d'instruction elle ne peut que répéter avec pédanterie les lieux communs les plus usés ; ce singulier mélange d'ignorance, de prétentions et de frivolité offre quelque chose de si comique et de si frappant, que je suis surprise qu'on n'ait pas eu l'idée de mettre au théâtre un semblable personnage. Une pièce intitulée La femme ou Les femmes d'état pourroit être une excellente comédie de caractère ; ce sujet me paroît beaucoup plus piquant que celui des Femmes savantes ou des Précieuses ridicules . Quel dommage qu'un tel caractère n'ait pas existé du temps de Molière!

Adieu, chère soeur, j'ai le doux pressentiment que nous nous reverrons bientôt ; mais si vous ne revenez pas d'ici à quatre ou cinq mois, j'irai certainement vous faire une visite. Je confie cette lettre à l'aimable et intéressante Alphonsine, qui passera près des lieux que vous habitez, en s'embarquant pour aller en Danemarc et de là à Stockholm. Cette jeune personne ne pouvant obtenir le rappel de ses parens, part avec son mari pour les aller voir, et en quittant tout pour faire ce grand voyage, elle croit ne remplir qu'un devoir indispensable. Cette action est en effet très-naturelle de sa part, mais il faut la louer dans un gendre. Madame de N*** est partie aussi pour aller voir sa mère en Suisse. Je remarque avec un grand plaisir que le malheur et les persécutios ont exalté tous les sentimens vertueux des belles ames. Adieu, mon amie, ne m'écrivez qu'à l'adresse que vous a donnée monsieur Duplessis.

Lettre 14

De lady Elisabeth à lord Arthur Selby son fils .

de Londres, 12 novembre.

Ils est vrai, mon cher fils, que depuis dix-huit mois je suis uniquement occupée du mariage de votre cousine Charlotte ; ce mariage a été à la veille de se faire, ensuite les caprices de ma belle-soeur l'ont rompu, et enfin il a réussi par mes soins. Cependant croyez, mon Arthur, que malgré le vif intérêt que je mets à cette affaire, j'aurois répondu avec détail aux lettres dont vous me parlez, si je les avois reçues. Mais je vois clairement à présent que vous m'avez écrit trois ou quatre lettres que je n'ai jamais reçues. Je ne sais ce que c'est que cette fugitive intéressante dont vous prétendez m'avoir conté l'histoire : mon silence à cet égard n'étoit point un oubli et l'effet de ma distraction naturelle , le mariage de ma nièce n'absorboit point toutes mes pensées , mais les confidences dont vous me parlez ne me sont point parvenues. Il est vrai que j'ai reçu, il y a trois ou quatre mois, une lettre dans laquelle vous me demandiez de prendre des informations sur toutes les jeunes Françoises émigrées qui sont à Londres. Vous n'ajoutiez rien de plus, et je vous ai rendu compte de cette commission, ce qui vous a fait penser peut-être que j'avois reçu vos autres lettres, car j'imagine que celle-ci n'étoit qu'une suite des confidences que vous croyez m'avoir faites. Hélas, en temps de guerre surtout, des secrèts confiés à la mer sont bien hasardés! Au reste, quand j'aurois su tout ce que j'ignore, je n'aurois pu faire plus de démarches ; j'ai bien senti qu'un intérêt de coeur excitoit votre curiosité sur les jeunes Françoises émigrées ; j'ai pris les plus minutieux renseignemens sur toutes les jolies proscrites qui sont ici, et je n'ai négligé ces informations que pour celles qui ont la réputation d'être dépourvues de grâces et de beauté. Je vous ai envoyé une liste exacte de toutes les personnes jeunes et belles et non-mariées qui habitent Londres et les environs. J'ai reçu la réponse dans laquelle vous me mandiez que toute cette nomenclature vous étoit bien inutile. J'ai pensé que vous aviez changé de sentiment ; je ne vous en ai plus parlé. Mais je vois par votre dernière lettre que la même idée vous occupe toujours et profondément, et que vous m'avez écrit plus d'une lettre contenant des détails circonstanciés sur cet objet qui vous touche si vivement, et dont j'ignore jusqu'au nom. Depuis que j'ai écrit la liste qui vous est parvenue, nulle Françoise jeune et jolie (du moins à ma connoissance) n'est venue dans ce pays, et je m'en informe toujours. On parle beaucoup depuis quelques mois d'une petite fille charmante et remplie de talens, et qui est françoise ; elle s'appelle Cordélie , elle est fille d'un musicien, mais c'est une enfant, elle n'a, dit-on, que dix ou onze ans, ainsi ce n'est point-là votre intéressante fugitive. Je ne l'ai point vue, parce qu'il faut qu'une émigrée ait au moins quinze ans pour exciter ma curiosité. Recommencez donc vos confidences, cher Arthur, et avec tous les détails ; je n'en veux rien perdre. J'aime, sans la connoître, cette personne qui vous inspire un tel attachement ; je me la représente aimable, mais surtout bonne et vertueuse. Je suis certaine que des agrémens frivoles ou la seule beauté ne pourroient fixer un coeur tel que le vôtre. Adieu, mon cher fils, répondez-moi promptement.

Notre mariage se fera chez moi dans le Devonshire, où je retournerai tout exprès au mois de janvier ; j'en reviendrai sur la fin de février.

Lettre 15

D'Eugène de Vilmore à Edouard d'Armilly.

de Londres, ce 2 décembre.

Depuis un mois que nous sommes en Angleterre je n'ai pu disposer d'un moment, mon cher ami. Je suis bien agréablement dans ce pays, puisque madame la baronne de Flemming y est aussi, et que je vois Lolotte tous les jours. Mais j'ai une belle histoire à vous conter, et je l'ai déjà ajoutée à la suite de mes mémoires, et, comme dit mon père adoptif, elle y fait un dénouement moral que l'on y trouve avec plaisir. Je ne veux point vous préparer, pour ne pas vous priver d'une très-grande surprise ; ainsi je vais commencer mon récit. Madame la baronne demeure avec Lolotte à Kensington chez une dame de ses amies. Nous y fûmes déjeûner il y a huit jours, mon père et moi ; mon père qui avoit affaire, s'en alla après avoir pris le thé, avec un Anglois qui l'emmena dans sa voiture ; je demandai à rester encore un peu de temps ; mon père le permit, mais m'ordonna de revenir avant la nuit, parce qu'il faut traverser, pour retourner à Londres, des champs déserts où l'on rencontre souvent des voleurs quand la nuit est tout-à-fait tombée. Je m'oubliai auprès de Lolotte ; j'en fus bien fâché, car c'est la première fois que je n'aye pas exécuté exactement un ordre de mon père. Je m'en allai à cinq heures trois quarts. Mon père m'avoit laissé une voiture et un laquais de louage. En traversant ces champs solitaires dont j'ai parlé, j'entendis tout-à-coup des cris perçans ; aussitôt je fais arrêter la voiture, mais avec peine, car le cocher ne le vouloit pas. Je saute à terre, et je cours à l'endroit d'où partoient les cris. Vous savez que je suis grand et fort pour mon âge ; j'avois un bon bâton avec une lame, et puis je comptois sur le domestique, mais il eut la lâcheté de ne pas me suivre. J'arrive auprès d'un fossé où je trouve un homme terrassé et blessé par un voleur qui le tenoit à la gorge ; je pris une grosse voix pour faire peur au voleur, et je lui dis en anglois, que s'il ne s'en alloit pas, j'allois lui tirer un coup de pistolet. Cela me réussit ; le voleur tout de suite prit la fuite à toutes jambes. Je criai cela au domestique qui n'étoit pas loin, et qui vint aussitôt. L'inconnu blessé ne pouvoit pas se remuer, mais il parloit d'une voix basse et bien foible ; quoique la nuit ne fût pas bien noire il ne m'étoit pas possible de distinguer ses traits. Nous le tirâmes du fossé; il étoit tout en sang, ce qui me fit horreur ; nous le portâmes à la voiture, et nous continuâmes notre route. Je voulus le conduire à notre auberge parce qu'il demeuroit à l'autre extrémité de Londres, et que j'étois pressé d'arriver, supposant que mon père étoit inquiet de moi. Comme nous entrions dans notre rue cet homme s'évanouit, ce qui me fit beaucoup de peine, croyant qu'il venoit d'expirer. Arrivés à l'auberge je chargeai le domestique du soin d'expliquer cette aventure à notre hôte, et je fus droit à la chambre de mon père. Il venoit de rentrer, et s'apprétoit à ressortir pour m'aller chercher. J'ouvre la porte, mon père s'avance, jette les yeux sur moi, devient pâle comme la mort, et s'écrie : Ah! mon dieu! et tombe sur une chaise. Je restai fort surpris ; je ne songeois pas que j'étois tout convert de sang... Enfin nous nous expliquons ; mon père m'embrasse en pleurant, je pleurois aussi, mais je disois : Hélas, mon père, je n'ai pu lui sauver la vie, il est mort dans la voiture... Dans ce moment on vint nous dire que cet homme avoit repris sa connoissance, et qu'il parloit. J'en fus transporté de joie, et mon père aussi, car en approuvant mon action, il trouvoit que j'avois manqué de prudence en ne faisant pas tout de suite ma déclaration en entrant dans Londres, et que si cet homme fût mort cela auroit pu m'exposer à de fâcheuses procédures. Nous descendîmes dans la chambre du blessé; le juge de paix et d'autres gens de justice et un chirurgien y entrèrent en même temps que nous. La chambre étoit fort éclairée, on avoit mis le blessé sur un lit dont les rideaux étoient tirés. Le chirurgien passa dans la ruelle pour visiter sa plaie et la panser, et mon père m'emmena sur-le-champ dans un salon voisin avec les gens de justice ; on appela le cocher et le domestique de louage, et nous fîmes nos dépositions. Tandis que je contois cette histoire je fus attendri plus d'une fois, parce que mon père qui étoit à côté de moi eut souvent les larmes aux yeux ; il m'étoit bien doux, mon cher Edouard, de voir ce bienfaiteur chéri, le meilleur des hommes, regarder de temps en temps avec satisfaction les gens de justice, et tâcher d'augmenter l'étonnement qu'ils montroient d'une action si simple et si naturelle, en leur disant mon âge, car ils me croyoient moins jeune que je ne le suis. Quand j'eus fini de parler, mon père me serra dans ses bras en me disant : Mon Eugène, mon fils, je suis content de toi. O mon père, répondis-je, quelles douces paroles! et quelle indulgence quand je ne suis parti qu'à la nuit! Mon père sourit et dit : C'est Lolotte qui mérite d'être grondée. Cependant j'avois bien envie de savoir des nouvelles de mon inconnu, et de le voir. Le chirurgien vint nous retrouver, et nous dit qu'il croyoit les blessures mortelles, et que cet homme ne passeroit pas la nuit ; il ajouta qu'il avoit toute sa connoissance, qu'il paroissoit riche, qu'il étoit étranger, et qu'il demandoit à voir son libérateur . Ce mot de libérateur me fit plaisir et peine en même temps, en songeant que cet homme étoit mortellement blessé. Sur-le-champ mon père me prit par la main pour me conduire dans l'autre chambre ; nous nous approchâmes du lit, et l'hôte et le chirurgien tirèrent les rideaux. CPmme l'hôte venoit de me dire que le blessé étoit françois, je lui parlai dans cette langue. Il me répondit quelques mots, et puis s'arrêta tout-à-coup en me regardant attentivement d'un air étonné. Je le fixai à mon tour, et un souvenir confus me rappela ses traits. Il me semble, lui dis-je, que je ne vous vois pas pour la première fois : me connoissez-vous? Je me nomme Eugène de Vilmore. O mon dieu, s'écria-t-il avec force... Je sentis mon coeur palpiter... Je venois de le reconnoître... Le croirez-vous, mon cher Edouard, cet homme assassiné et dépouillé par un voleur, étoit le voleur Bérard , ce cocher de mon pauvre oncle! c'étoit ce misérable domestique qui à Stuttgard nous vola tout notre argent!... Dans la minute emporté par l'idée que son crime avoit fait mourir de chagrin mon malheureux oncle, je ne pus m'empêcher de m'écrier : Ah! scélérat! mais aussitôt je me repentis de ce premier mouvement. Je ne vis plus qu'un homme prêt à mourir, et je ne songeai qu'à le consoler. Il me demanda mille pardons, et me parut bien repentant. Il avoit fait une espèce de fortune pour un homme de son état. Il déclara qu'il me devoit une restitution, et me laissa la somme qu'il nous avoit volée. Il avoit quitté l'infame nom de Bérard ; il s'étoit mis dans le négoce, et ses affaires étoient en très-bon état! Je l'engageai à voir un prêtre : il a montré beaucoup de remors et d'effroi, et il mourut dans de cruelles angoisses, la nuit même, vers les quatre heures après minuit. J'ai donné aux pauvres avec l'approbation de mon père la somme entière qui m'a été restituée. Il me semble que c'est une espèce d'hommage que j'ai rendu à la mémoire de mon oncle, qui étoit si vertueux et si charitable ; d'ailleurs, pouvois-je employer autrement un argent qui a passé par de telles mains, et qui a coûté la vie à mon respectable oncle?

Cette aventure a bien fait pleurer Lolotte, et depuis ce temps, loin de me retenir jusqu'à la nuit, elle me presse vivement de m'en aller au grand jour. Vous m'avez recommandé, mon ami, de vous conter tout ce qui m'arrive d'intéressant, ainsi je vous devois cette histoire. Adieu, mon cher Edouard ; Lolotte et moi nous parlons souvent de vous, et nous vous aimons bien tendrement.

Lettre 16

D'Edouard à Auguste.

Copenhague, ce premier janvier 1796.

La poste va partir, cher Auguste, et nous partons aussi dans une heure pour Stockholm. Enfin, mon ami, après tant d'inquiétudes et de recherches nous croyons avoir découvert avec certitude les traces de ma soeur. Je t'ai rendu compte de tous les indices qui jusqu'au mois d'octobre de l'année passée nous ont fait soupçonner qu'elle étoit dans le nord ; voici des faits plus positifs. Un Suédois, nom mé monsieur le comte de ***, qui revient de Norvége et avec lequel nous avons fait connoissance, a vu plusieurs fois une jeune personne de quatorze ou quinze ans sous la conduite d'une gouvernante nommée madame Roussel ; cette jeune personne est belle, remplie de talens ; sa gouvernante convient qu'elle est françoise sous un nom supposé, qu'elle est d'une grande naissance, et qu'elle cherche ses parens émigrés comme elle, et dont divers événemens lui ont fait perdre les traces. Nous avons demandé des détails sur sa figure qui se rapportent fort bien à ma soeur ; sinon qu'elle est fort grande et très-formée pour son âge ; mais il est bien possible que les voyages et le temps qui s'est écoulé ayent produit en elle ce changement. Le comte de *** n'a pas été frappé de sa ressemblance avec moi ; cependant il trouve que nous avons un air de famille. Cette jeune personne qui a pris le nom de Clara , a parlé devant le comte de son père et de sa mère avec une grande sensibilité; une autre fois elle a dit qu'elle avoit une soeur charmante, et un frère qu'elle aimoit bien tendrement. Nous pensons que si elle n'a fait mention que d'un frère et d'une soeur, c'est que Gogo et Pierrot étoient trop enfans quand nous nous sommes séparés, pour qu'elle ait pu en conserver un souvenir aussi tendre que de Juliette et de moi. En un mot, nous ne doutons point que Clara ne soit Adélaïde, et pour comble de bonheur nous savons positivement où elle est. Une dame suédoise, nommée la baronne de Klingsbourg, et qui a passé quelque temps à Copenhague, a vu cette jeune émigrée, et a pris pour elle l'amitié la plus tendre. Comme Clara , ou pour mieux dire, Adélaïde imaginoit que nous étions dans le Nord, elle a d'abord été en Norvége avec la baronne sa protectrice, qui a, dit-on, des parens dans ce pays, et c'est pourquoi nous n'avons pu la rencontrer en Danemarc ; ensuite elle est partie pour la Suède il y a cinq ou six mois avec la baronne ; on sait qu'elle n'a point quitté cette dame, et qu'elle loge dans sa maison ; ainsi nous sommes bien sûrs de la trouver. Tu peux juger de ma joie! Lord Selby la partage. O mon ami, si j'en avois le temps, je te ferois le détail de mes espérances... Je crois que je ne m'abuse pas, et que lord Selby (quoiqu'il ne m'ait rien dit) désire autant que moi que nous puissions retrouver Adélaïde. Depuis qu'il a lu son journal et les lettres de monsieur Duplessis, il est si occupé d'elle! Ah! s'il étoit vrai, rien ne manqueroit à mon honheur! j'aime tant lord Selby! il est si bon, si aimable, si vertueux!... la femme qu'il épousera sera si parfaitement heureuse! Adieu, cher ami, on me presse, il faut partir, je te récrirai en arrivant à Stockholm.

Lettre 17

Du même lieu au même.

Stockholm, ce 10 janvier.

Oui, mon ami, Clara est en effet Adélaïde!... mais il n'existe point de bonheur sans mélange! Ecoute le récit d'un événement bien étrange et bien extraordinaire.

Après avoir pris les informations nécessaires sur la baronne de Klingsbourg, nous nous sommes rendus chez elle hier à midi ; on nous dit à sa porte qu'elle étoit partie la veille pour la campagne avec mademoiselle Clara. Ce voyage nous parut singulier dans cette saison ; nous demandâmes si nous pourrions voir la gouvernante de mademoiselle Clara. On répondit qu'elle étoit aussi à la campagne. Enfin on nous apprit que cette maison de campagne n'étoit qu'à deux petites lieues de France de Stockholm, et lord Selby se décida à y aller sur-le-champ. Il se faisoit un plaisir extrême de jouir de la surprise d'Adélaïde, et d'être témoin des premiers mouvemens de sa joie et sa sensibilité: c'est pourquoi je ne lui avois pas écrit... La difficulté d'avoir des chevaux, une voiture, un interprète, en une infinité de mal-entendus, furent cause que malgré toute notre impatience il ne nous fut possible de partir qu'à sept heures et demie du soir. A moitié chemin notre voiture cassa, ce qui nous retarda de trois mortelles heures au moins ; enfin nous n'arrivâmes à ce château qu'un peu avant minuit. Nous avions trouvé sur la route beaucoup de voiture et de traîneaux qui revenoient du lieu où nous allions, et en entrant dans l'avenue du château nous fûmes étonnés de la trouver tout illuminée. Nous vîmes que le château étoit aussi magnifiquement illuminé; et que tout annonçoit une fête brillante. Comme il y avoit à la porte d'entrée une longue file de voiture qui sortoient des cours de la maison, lord Selby et moi nous prîmes le parti de descendre ; nous entrâmes à pied par une petite porte, on ne prit pas garde à nous, et après avoir traversé rapidement une immense cour nous entrâmes dans le château. On y dansoit encore dans plusieurs pièces, et je ne sais pourquoi ce bruit d'instrumens et tout cet appareil de fête me firent de la peine ; j'étois interdit sans pouvoir en deviner la cause. C'étoit un véritable pressentiment. Notre interprète fut questionner les domestiques, et pendant ce temps nous restâmes dans une antichambre où tout le monde alloit et venoit. L'interprète nous rejoignit au bout de quelques minutes, et nous dit que madame la baronne de Klingsbourg venoit dans l'instant de repartir pour Stockholm avec les nouveaux mariés. Quels nouveaux mariés? demanda lord Selby avec émotion. Le frère de madame la baronne, reprit l'interprète, et cette jeune françoise émigrée, mademoiselle Clara, qui se sont mariés ce matin, et qui retournent ce soir à Stockholm. A ces mots lord Selby pâlit, et je fondis en larmes. Il me prit la main, me la serra fortement, et sur-le-champ m'entraîna hors du château. Nous remontâmes bien tristement en voiture. Durant le trajet il ne dit pas une parole, mais il soupira plus d'une fois. Je ne pouvois voir son visage à cause de la nuit. En arrivant à notre auberge il me serra encore la main, et fut aussitôt s'enfermer dans sa chambre. Ce matin on m'a éveillé à neuf heures par l'ordre de lord Selby ; on m'a remis un billet de lui qui ne contient que ces mots : "Le frère de la baronne de Klingsbourg se nomme le comte d'Harfeld ; le domestique qui vous remettra cette lettre sait son adresse. Allez chez lui, mon cher Edouard ; pour moi je ne sortirai point aujourd'hui".

Je m'habillai, et je suis sorti à onze heures. Arrivé chez le comte d'Harfeld, j'ai demandé d'abord à voir madame Roussel. On m'a dit qu'elle étoit restée à la campagne, et qu'elle ne reviendroit que le soir. Alors, voulant faire prévenir doucement ma soeur, j'ai désiré que l'on me conduisît dans son antichambre. L'on m'y a mené, et là j'ai demandé à parler en particulier à l'une de ses femmes. L'on m'a fait entrer avec mon interprète dans un joli cabinet, où j'ai attendu plus d'un quart d'heure. Je me promenois en long et en large avec une extrême agitation, mes yeux sont tombés par hasard sur un bouquet de roses blanches artificielles posé dans un joli petit vase de porcelaine ; je regarde ce vase de plus près, et je me rappelle que j'en ai donné un pareil à Adélaïde. Au même moment je me ressouviens que j'avois fait écrire dessous le socle ces mots : don de l'amitié; je lève le vase, je regarde dessous, et je trouve en effet ces mêmes paroles. Ce petit incident m'a attendri jusqu'aux larmes, puisqu'il me donnoit l'entière certitude que Clara est véritablement ma soeur. Je n'en doutois pas, mais cette preuve si positive a presque produit en moi l'effet que sa vue même pourra me faire. Après avoir attendu quinze ou vingt minutes, un domestique est venu me dire que les femmes de la comtesse étoient occupées, que la comtesse elle-même n'étoit visible pour personne, mais que si je voulois repasser à cinq heures on m'accorderoit l'audience que je sollicitois. On m'a demandé mon nom ; je n'ai pas voulu le dire, craignant qu'une déclaration si brusque sans aucune préparation, ne causât à ma soeur un saisissement dangereux. En rentrant j'ai vu lord Selby qui m'attendoit avec impatience, je lui ai conté ce qui m'est arrivé, sans oublier la circonstance du petit vase de porcelaine. Il ne m'a rien dit, mais il est bien triste et bien rêveur. Ah! mon ami, il l'auroit aimée, son projet étoit de l'épousser si elle eût répondu à l'idée qu'il avoit d'elle!.... j'en suis certain!... lord Selby seroit devenu mon frère!... j'aurois été trop heureux!... Se peut-il qu'Adélaïde ait ainsi disposé d'elle-même, si jeune! sans le consentement de ses parens!... Elle a fait, il est vrai, un excellent mariage ; elle étoit sans ressource, sans appui ; cependant, se marier à quatorze ans et huit mois sans que son père et sa mère en soient informés!... Ce mariage est sans doute valable dans ce pays, mais je crois que dans tout autre il ne le seroit pas.... Enfin, je ne dois pas la condamner sans l'entendre ; il faut l'écouter. En attendant l'heure du rendez-vous, j'ai écrit à mon père, j'avois le besoin de t'écrire aussi. O cher Auguste, que je suis agité! je vais donc la revoir, cette soeur chérie!... cette fille bien-aimée!... Que diront mon père et ma mère?... ils blâmeront ce mariage... Combien toutes ces idées me tourmentent!... O quelle différence si je l'eusse retrouvée libre!... quelle seroit ma joie maintenant!... Adieu. Il est quatre heures et un quart, je reprendrai cette lettre en revenant.

de Stockholm, 11 janvier.

Grand dieu, cher Auguste, qu'ai-je à t'apprendre! - - Je ne sais pas moi-même si je suis satisfait ou affligé!... mais je suis l'un et l'autre : Je vais tout te conter avec ordre et brièvement... Hier à cinq heures moins dix minutes j'entre dans la maison du comte d'Harfeld ; on me mène dans un salon, un instant après survient, comme je l'ai désiré, une femme-de-chambre, je lui demande si elle entend le françois, elle répond qu'oui, alors voulant commencer à l'instruire : Je m'appelle Edouard d'Armilly, lui dis-je... D'Armilly? interrompit-elle, ah! ce nom est bien cher à madame;... mais, monsieur, poursuivit-elle, seriez-vous le frère d'Adélaïde d'Armilly?... Oui, répondis-je... O ciel, s'écria-t-elle, quelle joie pour madame!... En disant ces mots elle me quitte brusquement, et je la rappelle en vain... Le coeur me battoit violemment... J'entends ouvrir et fermer des portes, et marcher précipitamment. La femme-de-chambre reparoît tout essoufflée en disant : Voilà madame la comtesse... Je me précipite vers la porte en tendant les bras, et je me trouve vis-à-vis d'une jeune dame très-parée que je n'ai jamais vue. Je recule deux pas, et je reste immobile, puis je dis : Mais, madame la comtesse d'Harfeld où est-elle?... C'est moi, monsieur, dit la jeune dame. Vous, grand dieu, m'écriai-je... et Clara? - Oui, c'est moi qui suis Clara. A ces mots, je tombe sur une chaise en versant un torrent de larmes. La comtesse paroit fort étonnée. Je lui explique en peu de mots mon erreur, elle m'apprend à son tour qu'elle a rencontré Adélaïde, et passé cinq mois avec elle en Hollande, qu'elles se sont liées l'une et l'autre de la plus tendre amitié, mais que s'étant séparées au mois d'octobre 1794, elles n'ont plus entretenu de correspondance, de sorte que la comtesse ignore, ainsi que nous, le nom de l'asyle d'Adélaïde. Cependant elle m'a dit qu'elle lui avoit témoigné le désir d'aller en Angleterre, et certainement c'est là que le ciel l'aura conduite. J'avois un empressement inexprimable de retourner à notre auberge afin d'instruire lord Selby de tout ceci. J'y reviens, je vole à sa chambre, il s'avance au devant de moi, je me jette à son cou en m'écriant : Clara, comtesse d'Harfeld, n'est point Adélaïde... ma soeur n'est point mariée!... Et en disant cela je pleurois, mais sans amertume ; dans ce moment je ne sentois que de la joie... Il étoit si touché qu'il ne pouvoit parler,... il s'assit... il étoit pâle... (il pâlit toujours quand il est affecté), je lui contai bien vîte tout ce que la comtesse venoit de me dire. Il me serra les mains, se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre, revint s'asseoir auprès de moi, et me serrant encore la main ; Edouard, me dit-il, depuis hier vous avez encore acquis de nouveaux droits sur mon coeur... Il s'arrêta, il avoit les larmes aux yeux ; pour moi je pleurois toujours, et je l'embrassois. Enfin, reprit-il, nous avons d'elle des nouvelles plus fraîches de six mois, c'est quelque chose, elle se portoit parfaitement bien... Il est vraisemblable qu'elle est en Angleterre, je devois naturellement y retourner bientôt. Nous la retrouverons, mon cher Edouard!... Cette soirée, cher Auguste, fut douce pour moi ; malgré le chagrin de n'avoir pas revu ma soeur, j'étois si content qu'elle ne fût pas mariée! et d'ailleurs jamais lord Selby ne m'a montré tant d'amitié. Aujourd'hui nous avons été ensemble chez la comtesse, nous n'avons parlé que d'Adélaïde, la comtesse nous en a conté mille traits charmans, et lord Selby l'écoutoit avec un grand plaisir. Nous repartons pour Copenhague dans quatre jours. J'ai encore un million de choses à te dire. Tu auras bien des détails dans ma première lettre. Pardonne-moi le désordre de celle-ci ; je n'ai jamais éprouvé tant d'agitation.

Lettre 18

Du même au même.

de Copenhague, 26 janvier 1796.

Lord Selby ne peut partir d'ici que dans un mois. Mais il a écrit le 13 à sa mère au sujet de ma soeur par une excellente occasion. Un Suédois qui partoit pour Londres, s'est chargé de sa lettre ; il passe par Hambourg, mais il nous a protesté qu'il ne s'y arrêteroit pas, et qu'il iroit tout de suite en Angleterre. En outre, un Anglois de notre connoissance part demain pour Hambourg ; lord Selby le charge encore de plusieurs lettres, je lui donne celle-ci, qu'il m'a promis de te faire parvenir par une bonne occasion. Je vais reprendre les détails que je t'ai annoncés. La comtesse d'Harfeld est une jeune personne charmante, elle est un peu plus âgée que ma soeur, elle a quinze ans et dix mois. C'étoit apparemment pour nous faire plaisir que ce Suédois nous dit qu'elle et moi avions un air de famille , car il n'y a pas le moindre rapport entre sa figure et la mienne. Elle ne ressemble en rien à Adélaïde, mais elle a comme elle une grande blancheur, de beaux yeux, un petit nez, de belles dents, quoique moins bien rangées, des cheveux superbes et à-peu-près de la même couleur. Elle est bien jolie, mais Adélaïde a plus de grâces et une physionomie beaucoup plus expressive ; et puis Clara est un peu trop forte et trop grasse pour son âge. Son histoire est singulière. Elle est fille du marquis de R*** qui a joué un rôle dans la révolution, et qui est patriote. Malgré cela il fut mis en prison sous le règne de Robespierre, avec sa femme, sa fille aînée qui venoit de se marier, que ma tante et ma mère connoissent, et qui s'appelle Alphonsine de M***. La comtesse a encore un jeune frère qui est justement de mon âge. On mit en séquestre les biens de monsieur de R***, un ami se chargea de son fils, Clara resta dans une ferme avec une gouvernante. Monsieur et madame de R*** étoient en prison ensemble dans une ville de Picardie, et séparés de leur fille aînée enfermée à Paris. Cette dernière apprit que son père et sa mère alloient être transférés à Paris, ce qui entraînoit toujours un jugement de mort. Elle trouva le moyen de leur faire passer un diamant de prix qu'elle avoit emporté dans sa prison, en leur donnant l'utile avis de tâcher de s'échapper ; ils y parvinrent, et voulant emmener Clara, ils lui firent dire de s'échapper de France, et de se rendre avec sa gouvernante hors des frontières, dans un lieu qu'ils indiquèrent. La commission fut mal comprise ou mal faite : Clara se rendit dans un autre lieu que celui où l'attendoient ses parens. Ayant quelque raison de penser qu'ils étoient en Hollande, elle y passa ; dans ce trajet elle se trouva dans une voiture publique avec ma soeur, et ces deux jeunes personnes prirent l'une pour l'autre la plus vive amitié; elles allèrent à Amsterdam, et y logèrent ensemble pendant cinq mois. Cependant Clara cherchant toujours ses parens, apprit qu'une maison à Oudenaarden étoit louée par un François nommé comme son père monsieur de R***. Comme plusieur personnes portent ce même nom, elle lui écrivit pour lui demander s'il étoit son père. Le lendemain une femme d'un certain âge et d'un extérieur fort honnête vint dans une voiture attelée de quatre chevaux demander Clara, et lui dit qu'elle étoit envoyée par son père et sa mère qui l'attendoient à Oudenaarden ; elle ajouta que madame de R*** ne venoit point la chercher parce qu'elle étoit malade et dans son lit. Clara fit à la hâte ses paquets et ses adieux à ma soeur ; les deux jeunes amies pleurèrent beaucoup en se quittant, et Clara monta dans la voiture avec sa gouvernante et la femme inconnue. Au bout d'une heure elles arrivèrent à Oudenaarden devant une jolie maison isolée dans un bois. La femme inconnue fait descendre Clara, qui sans regarder derrière elle se précipite vers la maison dont la porte s'ouvre et se referme sur elle. Alors elle s'arrête et commence à s'émouvoir en ne voyant point son père ; dans ce moment elle entend distinctement sa gouvernante pousser deux ou trois cris... Clara épouvantée se retourne du côté de la porte, mais une servante et un vieux domestique paroissent, la prennent par les bras, et malgré sa résistance l'entraînent dans un salon... La pauvre Clara, plus morte que vive et prête à s'évanouir, tombe sur un canapé. La Fleur, dit en françois la servante au vieux domestique, vous pouvez vous en aller en attendant que monsieur revienne. Mais fermez la porte à double tour ; si j'ai besoin de vous, je sonnerai. A ces mots le domestique sortit, et Clara fondant en larmes s'écria : Que signifie tout ceci? où est maman? où est mon père? qu'est devenue ma bonne? O mademoiselle, dit la servante, vous ne rencontrerez plus de Jacobins , il ne faut plus penser à cela ; et vous devez bien en remercier le bon dieu. Clara répétoit toujours : Où est maman, où est ma bonne? et la servante lui dit nettement qu'elle ne les reverroit jamais. Tu peux juger du désespoir de cette jeune personne et de sa terreur. D'ailleurs, elle avoit beau questionner ; la servante répondoit constamment : Quand monsieur rentrera, il vous instruira de tout. Elle passa ainsi trois heures ; enfin on frappa en maître à la porte ; la servante s'écria : Voilà monsieur . Clara frémit, une minute après elle entendit dans l'antichambre une grosse voix d'homme qui dit d'un ton brusque : Où est cette petite fille? ... On répondit qu'elle étoit dans le salon. Eh bien, reprit la grosse voix, qu'on me l'amène dans ma chambre où je vais me débotter et me coucher. A ces paroles Clara jetant les hauts cris se cramponna au canapé, et déclara que rien ne l'en arracheroit ; mais le vieux domestique rentra. A sa vue Clara s'évanouit... En reprenant ses sens elle se retrouva sur le même canapé, et elle vit à côté d'elle un vieillard d'un aspect sévère, et dont la figure ne lui étoit pas inconnue ; elle le regardoit avec étonnement et cependant moins d'effroi. Eh bien, lui dit-il, me reconnoissez-vous?... Quatre ans d'absence à votre âge ont pu m'effacer de votre souvenir ; je suis le vicomte de R*** votre grand-père... Cette déclaration rassura Clara sur une crainte horrible ; cependant elle fut très-affligée de se trouver au pouvoir de ce vieillard, qui royaliste enthousiaste, avoit pris depuis la révolution la haine la plus violente et la plus implacable contre son fils qui s'étoit engagé dans le parti contraire. Elle répondit avec respect, mais elle montra le regret de n'avoir point rencontré son père, et le désir de l'aller rejoindre. Le vieillard fronça le sourcil, et la regardant avec des yeux enflammés de colère : Ne me parlez jamais, dit-il, de cet infame scélérat, ni de sa femme qui ne vaut pas mieux que lui. Je vous ai tirée de leurs mains pour vous arracher à la corruption qui les environne. Vous ne le reverrez de votre vie, ils ne vous sont plus rien, oubliez-les, et justifiez la bonté charitable qui me porte à me charger de vous, en reprenant des sentimens conformes à votre naissance. Après ce discours le vieillard sortit sans attendre de réponse. Clara justement indignée d'entendre ainsi parler de son père et de sa mère, s'abandonna à la plus vive douleur. Mais décidée à fuir pour aller retrouver ses parens, elle prit le parti de dissimuler ; elle garda un profond silence, et parut se soumettre à son sort. Quatre jours après, monsieur de R*** partit précipitamment avec Clara, et se rendit à Brème. Il laissa en Hollande la femme qui avoit enlevée Clara, et n'emmena que la servante et le vieux domestique. Clara se conduisant avec une extrême douceur, étoit beaucoup moins surveillée. Il y avoit quinze jours qu'elle étoit à Brème, lorsqu'un matin que le vieillard venoit de sortir, la servante lui dit qu'une marchande de rubans demandoit si elle vouloit acheter quelque chose. Clara refusa ; la servante fut le dire, et rapporta une carte disant que c'étoit l'adresse de la marchande. Clara lisant cette adresse fut frappée de ces mots : Madame Roussel d'Amsterdam, marchande de rubans . Le nom de Roussel étoit celui de la gouvernante de ma soeur, mais Clara reconnut l'écriture de la sienne. Elle comprit que le nom de cette dernière étant connu du vieillard, cette femme n'avoit osé le prendre, et en avoit choisi un qui devoit naturellement éveiller la curiosité de Clara. La marchande fut rappelée sous un prétexte plausible ; c'étoit en effet la gouvernante de Clara, qui le jour de l'enlèvement ayant été retenue de force dans la voiture au moment où Clara en descendoit, avoit été reconduite à Amsterdam sans pouvoir se plaindre en justice de cette violence, puisque le ravisseur étoit le grand-père de la jeune personne. Cette femme qui a, dit-on, beaucoup d'esprit, découvrit que le vieillard alloit se rendre à Brème, elle l'y suivit, et s'introduisit chez Clara comme je viens de le dire. Elles concertèrent leur fuite, qui eut lieu peu de jours après. La gouvernante garda le nom de Roussel, Clara prit d'abord celui d'Adélaïde , mais le quitta par la suite, se rappelant que les parens de ma soeur devoient sans doute la chercher, et que ce nom, réuni à celui de Roussel, pourroit les induire en erreur. C'est pourquoi nous apprîmes à Hambourg qu'elle y étoit arrivée sous le nom d'Adélaïde, et en étoit partie sous celui de Clara. Emilie étoit son véritable nom ; elle avoit un extrême intérêt à le cacher, afin d'échapper aux poursuites de son grand-père, et de ne pas risquer de retomber entre ses mains. Et voilà les précautions qui produisirent tous les rapports singuliers qui nous ont abusés. Clara fuyant son aïeul et cherchant son père, vint en Danemarc, fit connoissance avec la comtesse de Klingsbourg, qui la prit sous sa protection et la mena à Stockholm où l'heureuse Clara retrouva son père et sa mère. Le comte d'Harfeld, touché des vertus, de la modestie et des agrémens de Clara, devint amoureux d'elle, et la comtesse Klingsbourg même l'engagea à l'épouser. Quelque temps avant son mariage, Alphonsine, soeur aînée de Clara, arriva à Stockholm, et eut le plaisir d'assister aux noces de Clara. Cette dernière sachant que son grand-père est toujours à Brème, et qu'il étoit tombé dans l'indigence, s'est empressée de lui envoyer une somme considérable en lui écrivant la lettre la plus respectueuse et la plus tendre. Enfin monsieur et madame de R*** viennent d'obtenir leur rappel ; en retournant en France ils passeront par Brème, pour y voir le vieux vicomte de R*** et tâcher de se réconcilier avec lui ; mais que le vieillard s'appaise ou non, tu penses bien que son fils lui assurera une pension qui puisse lui procurer toute l'aisance dont on a besoin, surtout à son âge. Voilà l'histoire de cette famille intéressante dont tous les individus sont aimables et vertueux, à l'exception pourtant du grand-père, car l'on ne peut être ni bon ni aimable, lorsqu'on est si haineux et si vindicatif. Tu peux croire que nous avons fait à Clara toutes les questions imaginables sur ma soeur. Elle nous a dit qu'elle étoit petite pour son âge, et que sa taille est si mince et son visage si délicat, qu'elle a l'air d'une enfant ; mais qu'elle est d'une grande fraîcheur et jolie comme un ange, qu'elle parloit sans cesse de mon père, de ma mère, de moi et de nous tous, et toujours avec un extrême attendrissement ; que cependant elle n'étoit pas triste, parce qu'elle avoit confié à Clara sous le sceau du plus grand secret qu'elle n'étoit point inquiète de nous, et qu'elle étoit sûre de rejoindre mon père et maman sous peu de mois, mais qu'elle ne pouvoit s'expliquer davantage à cet égard, ayant donné sa parole d'honneur de se taire sur ce point. Ceci est fort extraordinaire et absolument inexplicable. Une autre chose qui m'a fort surpris, c'est que Clara m'a dit qu'elle étoit certaine que madame Roussel maltraitoit souvent ma soeur, quoique cette dernière n'en soit jamais convenue et qu'elle eût la plus grande soumission pour madame Roussel. Clara ajoute que cette femme paroît hautaine, bizarre, impérieuse, mécontente, et garde presque toujours le plus profond silence. Reconnois-tu madame Roussel à ce portrait? elle qui étoit si bonne, si raisonnable, et d'une humeur si égale et si gaie? Elle a été vingt-cinq ans au service de ma grand'mère, et elle avoit toute sa confiance. Je me flatte encore que Clara pour quelque sujet frivole l'aura prise injustement en aversion ; pourtant Clara paroît être extrêmement sincère, et ce détail me fait bien de la peine. Du reste, Adélaïde s'occupoit toute la journée, elle écrivoit avec soin ses talens, elle écrivoit, elle jouoit de la harpe, elle peignoit. Elle a peint à la gouache et d'une manière charmante, sa propre tête en profil qu'elle a donnée à Clara. J'ai bien envié ce portrait que lord Selby ne se lasse pas d'admirer ; mais la comtesse n'a pas voulu m'en faire le sacrifice. La veille de mon départ de Stockholm, elle fit mettre sur la table où nous venions de prendre le thé, le petit vase qui contient le bouquet de roses blanches dont ma soeur lui fit présent. Adélaïde, dit-elle, en me donnant ces roses de son ouvrage, me fit promettre que si je me mariois, je porterois ce bouquet tout blanc le jour de ma noce. Je lui ai tenu parole ; je voudrois que ces fleurs qui me sont chères par tant de raisons, servissent aussi à parer mon amie dans le moment le plus intéressant de sa vie. En disant cela, Clara coupa une branche de roses, et me pria de la prendre pour la remettre à ma soeur sous la condition qu'elle imposoit ; elle joignit à cela une jolie petite chaîne d'or qu'Adélaïde sera priée de faire river à son bras le jour de son mariage pour ne la plus quitter, suivant l'usage qui s'observe en Danemarc, au lieu de donner un anneau. Le soir en rentrant à notre auberge, je dis à lord Selby que j'avois peur de gâter ou de perdre la branche de roses et la chaîne d'or, et que je le priois de serrer ces deux choses, et de les garder jusqu'à ce que nous eussions retrouvé Adélaïde. Adieu, mon ami. Je sais que tu montres mes lettres à ma cousine, et je pense avec plaisir que tous ces détails l'intéresseront. Mon père m'écrivoit dernièrement qu'il sait par monsieur Duplessis qu'elle est bien grandie, et qu'elle joue supérieurement du piano ; ô! quand pourrai-je la voir et l'entendre!....

Lettre 19

De lady Elisabeth à son fils, lord Selby.

de Londres, ce 22 janvier.

La tête me tourne de cette enfant dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Je l'ai vue aujourd'hui pour la première fois, cette charmante petite Cordélie ; c'est une douce et ravissante créature, et belle comme le jour. Elle est moins jeune qu'on ne me l'avoit dit, elle a quatorze ans, cependant elle a une tournure beaucoup trop enfantine pour que je puisse supposer que ce soit-là votre intéressante fugitive .... Imaginez que cette pauvre petite depuis son émigration a perdu sa tante, qui étoit sa conductrice et son seul appui ; la pauvre enfant est toute seule, et se conduit avec une prudence admirable à son âge. Elle s'est mise en pension chez des gens fort honnêtes, ne sort presque jamais, et vit de ses talens qui sont véritablement surprenans. Elle donne des leçons à des femmes, et toujours chez elle. Jouant supérieurement de la harpe, elle a constamment refusé de se faire entendre dans les concerts ; enfin, c'est un ange à tous égards. Elle m'inspire un tel intérêt que je suis décidée à la prendre chez moi, et à l'adopter si son esprit et son ame répondent à l'idée qu'en doivent donner sa conduite et son angélique physionomie. Cher Arthur, vous aurez-là une soeur qui sera bien dangereuse dans deux ou trois ans!... Eh bien, si elle a de l'esprit, si elle est bonne et sensible, croyez-vous que je fusse capable de sacrifier votre bonheur à l'absurde préjugé de la naissance? Je pense sur ce point comme Voltaire:

L'homme de bien, modeste avec courage,

Et la beauté spirituelle et sage,

Sans biens, sans nom, sans tous ces titres vains,

Sont à mes yeux les premiers des humains.

Dès qu'on vit dans la société, il y a sans doute des convenances qu'il n'est pas permis de mépriser ; on ne pourroit les blesser sans manquer de délicatesse. Je sais qu'il existe des professions justement avilies par les moeurs de ceux qui les exercent, mais nul homme ne peut s'abaisser en épousant une jeune personne qui a toujours vécu dans la retraite et dans une obscurité volontaire. Quel que soit l'état de la beauté modeste qui cherche à se dérober à tous les regards, elle honorera celui qui recevra sa main. Je ne puis savoir encore quelle sera la belle-fille que le ciel me destine, mais puisse-t-il m'en donner une qui ressemble à ma Cordélie! Je prendrai cette enfant chez moi, aussitôt que je serai quitte des embarras de notre noce. Nous n'irons point dans le Dévonshire ; le mariage se fera toujours chez moi, mais seulement à quarante-huit milles de Londres, dans ma maison de ****. Je pars demain de grand matin, je ne serai absente que quinze jours : pendant ce temps on arrangera l'appartement que je destine à Londres à ma petite Cordélie. Je ne vous parle que de cette enfant : j'en ai véritablement la tête remplie, et à tel point que je suis désolée de ne pouvoir l'emmener tout de suite avec moi. Mais cette maison de campagne n'est pas grande, et j'aurai beaucoup plus de monde qu'elle n'en peut contenir ; et puis pendant ces quinze jours je ne veux m'occuper que des nouveaux mariés et de ma belle-soeur, qui a plus d'humeur que jamais dans ce moment, et c'est assurément beaucoup dire. Je ne lui ai point encore annoncé que je voulois me charger de cette charmante orpheline ; je suis sûre d'avance qu'elle trouvera cette action bien extravagante.

Je vous ai écrit une assez longue lettre le 12 de novembre, et vous n'y avez point encore répondu. Mais les vents ont été contraires pendant si long-temps, que j'imagine bien que vous n'avez pu la recevoir qu'à six semaines ou deux mois de date. Ainsi vraisemblablement je n'en aurai la réponse qu'à mon retour. Adieu, mon Arthur, je me flatte que j'aurai le bonheur de vous revoir ce printemps ; vous seul pouvez savoir combien alors je serai heureuse.

Lettre 20

Réponse de lord Selby à sa mère .

de Copenhague, 13 février.

Ma mère,

Je reçois dans l'instant votre dernière lettre, et elle me cause une émotion inexprimable. Pour cette fois je ne crois pas me tromper : cette Cordélie que vous dépeignez si bien, est certainement mademoiselle d'Armilly!... Vous avez surement reçu à présent plusieurs lettres de moi qui vous expliquent les motifs de l'intérêt extrême que je prends à cette jeune infortunée.... Je ne puis partir d'ici que dans un mois, il faut terminer les affaires dont on s'est chargé; mais Cordélie est avec vous, je suis tranquille. O ma mère, aimez-la ; c'est elle que je cherche, c'est elle que mon coeur a choisie, quoique je ne l'aye jamais vue ; mais je la connois si bien!... Cordélie joue supérieurement de la harpe, elle est prudente, a quatorze ans ; c'est Adélaïde!... Cordélie a une figure angélique, et elle se cache : c'est Adélaïde!... Le hasard ne peut former de tels rapports, comme la nature ne sauroit produire deux êtres parfaits et semblables! Adélaïde vous a déjà conté son histoire, vous la connoissez, vous m'approuvez ; ô concevez mon bonheur!... Je ne vous presse point de m'écrire promptement ; je suis sûr que cela est fait... J'attends à chaque instant une lettre de vous,... les premiers mots de cette lettre seront ceux-ci : Mademoiselle d'Armilly est dans mes bras! ... O providence adorable!... après beaucoup de méprises je n'ai pas un doute ; Cordélie est Adélaïde, j'en suis certain!... Adélaïde est dans vos bras!... Cependant j'ai la raison de me taire avec mon jeune ami ; je ne l'instruirai que lorsque j'aurai acquis la certitude physique ; quand je recevrai la lettre que j'attends, je la lui montrerai, et j'écrirai à ses parens. Quelle sera la joie de cette intéressante et vertueuse famille, et quel sera mon bonheur!... Adieu, ma tendre mère, adieu ; je ne suis pas en état d'écrire une longue lettre!

Lettre 21

Du chevalier D'Iselin à madame de Blimont.

Basle, ce 28 février 1796.

J'ai, madame, une bonne nouvelle à vous apprendre ; c'est que je suis presque certain d'obtenir avec mon rappel, celui de madame de Lurcé. J'agis sans qu'elle le sache. Quand la chose sera faite, je l'en instruirai ; elle fera ce qu'elle voudra. Je vous avoue que sans elle je n'aurois aucun plaisir à retourner en France:

La patrie est aux lieux où l'ame est enchaînée,

et mon ame est enchaînée aux lieux qu'habite notre amie. C'est une déclaration que je n'ose lui faire, car je suis fort loin d'espérer qu'elle y soit sensible. Je ne crois pas que l'on doive appeler amour le sentiment qu'elle m'inspire ; elle a trente-cinq ans, j'en ai quarante ; à nos âges un grand attachement ressemble beaucoup plus à l'amitié qu'à l'amour, mais il n'en est que plus solide. Il est singulier que j'aye passé toute ma jeunesse avec elle sans en avoir jamais été amoureux, quoiqu'elle m'ait toujours paru charmante, et qu'elle eût de plus alors l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse. Mais elle n'étoit ni veuve ni coquette ; il faut toujours un peu d'espérance pour se livrer à l'amour, et la plus belle de toutes les femmes n'inspirera jamais que de l'estime et de l'admiration, si elle est véritablement vertueuse. Il faut convenir aussi que madame de Lurcé a montré depuis notre émigration des qualités et une force de caractère que l'on n'auroit jamais pu reconnoître en elle sans tous nos malheurs. Comment ne pas s'attacher à une personne si résignée et même si aimable dans l'infortune, à une personne que rien ne peut abattre ou décourager, que rien ne sauroit aigrir, et qui, paisible et gaie au milieu des revers, n'a de sensibilité que pour les peines des autres?

Vous me demandez, madame, s'il est possible que je puisse devenir républicain? Hélas, il le faudra bien, puisque je sollicite mon rappel en France! Tous les systèmes doivent s'anéantir devant la probité. Dès que je me décide à briguer le titre de citoyen d'une république, si l'on m'accorde cette grâce, je ferai sans retour le sacrifice de mes opinions politiques, et aussitôt que j'aurai mis le pied sur le territoire françois, je serai le plus paisible et le plus fidelle de tous les républicains, puisqu'on ne me rendra qu'à cette condition un état, mes biens et mon pays. Ne jamais tromper, sera toujours la règle de ma conduite et de ma vie. Ce principe est bien simple, mais il suffit à tout.

Oui, madame, monsieur de S*** est toujours à Brème ; son fils, cet aimable Donatien dont je vous ai tant parlé, vient d'obtenir à quinze ans un emploi qui procure à son père une honnête subsistance. Ce jeune homme, modèle de la piété filiale, est devenu un prodige d'instruction pour son âge, uniquement par le désir de répondre aux soins de son père, et par l'espoir de lui être utile. Son père m'écrivoit dernièrement : "Voilà Donatien placé; c'est lui maintenant qui me fait vivre, et qui fait en même temps mon bonheur et ma gloire."

Ah! s'il est sur la terre une gloire qui ne soit pas vaine, c'est en effet celle que l'on retire des objets de ses affections, et surtout de ses enfans!

Adieu, madame. Si vous avez toujours l'intention de venir ici sur la fin du mois prochain, donnez-moi vos ordres et vos commissions, et comptez sur le zèle de l'homme du monde qui vous est le plus dévoué.

Lettre 22

De lady Elisabeth à son fils, lord Selbx.

de Londres, 14 février 1796.

Il me seroit impossible, mon cher fils, de vous dépeindre le chagrin que j'éprouve, vous n'en pourrez juger que par le vôtre!... Hélas, Cordélie est Adélaïde d'Armilly!... Par une inconcevable fatalité les deux lettres qui auroient pu me le faire soupçonner, ne me sont point parvenues... J'ai reçu, il est vrai, une lettre datée de Copenhague du 13 de janvier, dans laquelle vous me répétez tout ce que vous aviez écrit dans les lettres qui sont perdues. Mais le Suédois que vous aviez chargé de ce dernier paquet, n'est arrivé à Londres que le second février, et il n'étoit plus temps!... La malheureuse Adélaïde, abusée par sa candeur et par un monstre, est partie de Londres le vingt-quatre de janvier ; elle s'est embarquée pour aller en Portugal chercher ses parens!... O que ne l'ai-je emmenée avec moi!... En partant elle a laissé un paquet pour moi, contenant une copie de son journal et une lettre. Je vous envoie le tout;... cette lecture vous déchirera le coeur! Quel ange!... et comment se consoler de l'événement qui remet cette créature céleste au pouvoir du plus abominable de tous les hommes! Car outre qu'il est évident par le journal de l'innocente infortunée, que cet homme est un infame séducteur, j'ai pris des informations sur lui, qui m'ont appris qu'il a sur tous les points la plus affreuse réputation. Il est clair aussi qu'il avoit gagné l'hôtesse d'Adélaïde, mais il paroît que le mari n'a point trempé dans cet exécrable complot. J'ai fait d'ailleurs tout ce qu'on pouvoit faire, j'ai découvert le nom du vaisseau sur lequel elle est embarquée, je vous envoie cette notice. J'ai fait écrire en Portugal ; Adélaïde sera réclamée : .... puisse le ciel veiller sur cette intéressante enfant!... Adieu, je suis trop accablée pour pouvoir vous en dire davantage. Que pourrois-je ajouter à tout ce que vous sentez comme moi? Mais c'est une consolation pour moi de penser du moins, que vos regrets ne viennent que de l'imagination ; les miens partent du coeur!... je l'avois vue!... Adieu, je suis véritablement inconsolable.

Lettre 23

D'Adélaide d'Armilly à lady Elisabeth.

Londres, ce 23 janvier, au soir.

Madame,

C'est un devoir pour moi de vous instruire des motifs sacrés qui m'empêchent de profiter de vos bontés. Je sens que j'aurois été bien heureuse de vivre sous votre protection ; je n'oublierai jamais vos offres généreuses, et vous confier tous mes secrets est la seule preuve de reconnoissance que je puisse vous donner. C'est pourquoi je vous supplie d'accepter une copie de mon journal, que je destinois à mon frère aîné; mais je lui en ferai une autre. Vous verrez par là, madame, que Cordélie n'est pas mon vrai nom, et que je m'appelle Adélaïde d'Armilly. Après bien des traverses et des inquiétudes j'ai enfin découvert positivement que mes parens sont en Portugal, et qu'il leur est impossible de venir en Angleterre ; je dois donc les aller chercher sans délai. Le plus respectable et le plus généreux des hommes, monsieur Godwin, se charge de me conduire ; il part demain avec sa femme, je me hâte de profiter d'une si bonne occasion de faire ce grand voyage avec autant de décence que de sureté.

Je me souviendrai toujours, madame, de la bonté touchante que vous avez daigné me montrer ; j'en étois si attendrie, que je vous aurois confié tout de suite mes secrets si cela m'eût été permis dans cet instant ; mais vous verrez par mon journal que je ne le pouvois pas.

Je suis avec respect et la reconnoissance la plus vive et la plus tendre,

Madame,

votre très-humble etc.

Adélaïde d'Armilly.

Journal d'Adélaïde d'Armilly.

.... de Romeval, ce 25 d'avril 1794.

Madame Roussel et moi nous sommes bien effrayées, parce que nous savons que le commissaire Brutus le boucher passera demain dans ce village, et viendra surement au château. On dit que c'est un bien méchant homme, et qui fait des cruautés abominables. Il est affreux d'être obligé de recevoir un tel monstre!.... cette nouvelle nous consterne!

ce 26.

Je suis encore toute tremblante, car le citoyen Brutus sort d'ici. Voici comment cela s'est passé. Notre bon fermier est venu bien vîte nous avertir que ce terrible commissaire entroit dans l'avenue. Là-dessus je voulois me cacher, mais le fermier et madame Roussel ont dit qu'il ne le falloit pas. Ainsi je suis descendue avec madame Roussel dans le salon, je tremblois comme une feuille, et madame Roussel aussi... Le citoyen Brutus n'étoit encore que sur l'escalier, que nous entendions déjà sa voix ; il a une voix de tonnerre, et sa figure est encore plus effrayante. Il a une taille de géant, je suis sûre qu'il a au moins six ou sept pieds, et il est d'une grosseur énorme. Son visage est rouge comme de l'écarlate, il a des sourcils noirs si épais que ses yeux en sont à moitié cachés, mais sa conversation est pire que tout cela, et je ne peux pas écrire toutes les expressions dont il se sert, parce qu'elles sont trop mal-honnêtes. En m'apercevant il a bien vu toute ma frayeur, car j'étois pâle comme la mort, et cette remarque a fait rire ce vilain homme. Il s'est assis dans un fauteuil, et il m'a appelée en me tutoyant ; comme je restois immobile, il s'est levé, est venu me prendre par la main, m'a entraînée, s'est remis dans son fauteuil, et a voulu me faire asseoir sur ses genoux. Cette insolence m'a donné du courage, je me suis débattue, j'ai eu le bonheur de m'échapper de ses indignes mains ; dans ce mouvement mon fourreau de linon s'est accroché à l'éperon de sa botte, et a été tout déchiré, et j'ai été tomber sur une chaise à quelques pas de lui. Alors il a grondé madame Roussel, en lui disant qu'elle m'élevoit en aristocrate , et mille autres choses ridicules et grossières. On a apporté du vin, du cidre et des fruits ; madame Roussel m'a fait un signe, et j'ai versé du vin dans un verre que j'ai posé sur la table en l'invitant à le boire. La table étoit entre lui et moi. L'odieuse créature m'a souri. Je n'ai jamais vu un sourire si méchant! Il a bu, mangé, et puis il a demandé de l'eau-de-vie. Au milieu de tout cela il a fait cent questions sur moi, sur la terre de Romeval, sur mon revenu. Et tout d'un coup m'adressant la parole, il a voulu savoir mon âge. J'aurai treize ans dans dix-neuf jours, mais j'ai répondu simplement que j'avois douze ans. Oh que j'ai été saisie de ce qu'il a dit là-dessus!... Douze ans, a-t-il répété, mais l'on peut se marier à douze ans! cela est bon à savoir!... Grand Dieu, qu'a-t-il voulu dire!... nous en sommes encore épouvantées!... Il est resté deux heures, et en s'en allant il a dit qu'il reviendroit, ce qui nous met au désespoir. -

ce 28.

Bonne journée. Maman en seroit contente si j'avois eu le bonheur de la passer sous ses yeux. J'ai fini la layette que je faisois pour une pauvre femme en couches, j'ai été la lui porter. En revenant je suis entrée dans la chaumière du bon vieux père Jérome qui est malade ; j'avois un livre d'évangiles dans ma poche, je lui en ai lu deux chapitres, sa femme et ses filles étoient présentes. Cela console ces bonnes gens qui ne savent pas lire, et qui n'ont plus d'églises et de prêtres, mais je leur fais ces lectures en secret afin d'éviter les persécutions. Ce devoir de charité chrétienne m'en est plus cher quand je pense qu'il y a du danger à le remplir. Je suis rentrée au château, je n'ai pas perdu un moment dans toute la journée. J'ai lu de l'histoire de France, j'ai tricoté des bas pour les pauvres, j'ai dessiné, j'ai chanté et joué de la harpe, et puis mes prières, et puis écrit ce journal.

ce 30.

J'ai été témoin aujourd'hui d'un événement bien touchant. J'ai vu mourir le vénérable Jérome, et c'est moi qui l'ai exhorté à la mort ; voici comment. Au moment où je sortois de table à une heure après-midi, Nanette tout éplorée est venue me dire que son grand-père étoit bien mal, et qu'il me demandoit pour lui parler de Dieu et de la mort, et pour lui lire quelque chose. Cela m'a fait frissonner ; j'ai regardé madame Roussel qui m'a dit : Allez, mon enfant, puisque ces honnêtes gens malgré votre jeunesse vous honorent d'une telle confiance, allez les assister, j'irai vous rejoindre. La chaumière de Jérome est tout près du château ; j'ai pris mes heures, et je suis sortie avec Nanette, qui m'a dit en chemin qu'il n'étoit pas possible d'avoir le chirurgien qui étoit allé à trois lieues, mais qu'il avoit déclaré la veille qu'il n'y avoit plus rien du tout à faire. Quand le bon Jérome m'a vue, il a montré une grande joie, et il a voulu me parler en particulier, ce qui m'a causé un violent battement de coeur... Alors il m'a dit qu'il avoit bien du tourment de mourir ainsi sans confesseur. Vous, ma chère demoiselle, a-t-il ajouté, vous qui êtes si instruite (ce sont ses propres paroles) dites-moi si je ne risque rien de paroître devant Dieu sans avoir eu l'absolution? Non, non, mon bon Jérome, lui ai-je dit. Dieu est juste, et ne vous punira pas de l'impiété des méchans ; ce n'est pas votre faute si vous ne remplissez pas les devoirs d'un chrétien, vous le désirez, cela suffit. Je lui ai dit encore là-dessus plusieurs choses qui l'ont si bien tranquillisé qu'il en pleuroit de joie. J'étois vivement touchée aussi, mais j'étois trop saisie pour pleurer ; un souvenir bien douloureux me déchiroit le coeur!... Sa femme et ses filles sont rentrées. Je me suis mise à genoux, j'ai récité des prières. Au bout d'un quart-heure il a demandé un crucifix. Hélas, mon ami, a dit la femme, tu sais bien que les volontaires en fouillant notre maison l'ont trouvé et l'ont emporté... Les scélérats! s'est-il écrié.... O mon père, ai-je dit, gardez-vous de les maudire, songez que notre sauveur en mourant a prié pour ses bourreaux. Eh bien, a-t-il dit, je leur pardonne, et que le bon Dieu leur fasse miséricorde. Mais, ma chère demoiselle, promettez-moi que lorsque vous le pourrez, vous ferez dire une messe pour le repos de mon ame. Je le promis. En même temps j'ai détaché ma petite croix de rubis qui me vient de maman, et qui ne me quitte jamais ; je l'ai mise dans ses mains, en lui disant qu'elle est bénite, ce qui est vrai. Il l'a prise avec un respect et une satisfaction extrêmes, en m'assurant que je lui donnois autant de consolation qu'il en pourroit recevoir de notre bon curé, qu'on a déporté et qui est un si saint homme. J'ai recommencé à réciter des prières ; les femmes disoient amen . Tout d'un coup ce vertueux vieillard m'interrompant : Avant de quitter ce monde, me dit-il, je veux vous bénir!... Ce mot m'a fait tressaillir. Grand Dieu! quel moment il m'a rappelé!... Homme juste et vénérable, ai-je dit, je reçois avec respect votre bénédiction, mais priez Dieu qu'il me rende mes parens. Alors il a joint les mains, et il a fait tout haut la prière que je demandois avec une ferveur si touchante que j'ai fondu en larmes... Quelques minutes après, sa tête s'est embarrassée, madame Roussel est venue, elle vouloit m'emmener, je l'ai priée de me permettre de rester jusqu'à la fin. A cinq heures ce respectable vieillard a rendu doucement le dernier soupir... J'étois si troublée que je ne savois plus où j'étois, et que j'ai oublié de reprendre ma petite croix de rubis ; Nanette vient de me la rapporter. Je n'imaginois pas que cette croix pût me devenir plus précieuse, mais elle me sera plus chère encore s'il est possible, puisqu'elle a servi à consoler un homme de bien dans ses derniers momens!....

ce 14 mai.

Grand Dieu, quelle est notre terreur!... Que ferons-nous, qu'allons-nous devenir!... Cet affreux citoyen Brutus le boucher est revenu ce matin avec son fils, un jeune homme aussi méchant que lui... O mon père! ô ma tendre mère!... où êtes-vous?... hélas, je l'ignore!... votre malheureuse enfant ne peut vous consulter!... Je n'ai même pas le temps d'écrire à ma tante pour lui demander un conseil ; c'est le seize, c'est après demain que ces tyrans veulent me mener à *** pour y faire dans une fête nationale l'infame personnage de la raison! ... mais ce n'est pas tout!... Je vais tout conter avec ordre si je le puis.

Ce matin à neuf heures le commissaire Brutus est arrivé avec son fils. J'étois dans le parc avec madame Roussel, quand tout-à-coup au détour d'une allée je les ai vus paroître!... Cet indigne Brutus s'est avancé vers moi en m'appelant sa petite citoyenne , et en même temps il a eu l'impertinence de me donner une tape sur le cou... Je ne puis dire ce que j'ai éprouvé en sentant sur mon cou cette grosse main, cette horrible main qui a signé tant d'arrêts de mort!... Il s'est retourné vers son fils en disant : Eh bien, Pélopidas, comment la trouves-tu?... Pélopidas a répondu que j'avois un joli minois , et l'insolente créature a voulu m'embrasser ; mais aussitôt je me suis mis à courir de toutes mes forces sans regarder derrière moi, et comme je cours bien, il n'a pu m'atteindre, d'autant plus qu'il est gros comme son père et qu'il avoit aussi des bottes. Arrivée au château j'ai été bien vîte m'enfermer à double tour dans ma chambre. Au bout de trois quarts-d'heure madame Roussel a frappé à ma porte, et m'a dit qu'il falloit descendre, et qu'elle me répondoit qu'on ne feroit plus rien qui pût me choquer. J'ai obéi avec bien de la répugnance. En sortant de ma chambre j'ai été frappée de l'extrême pâleur de madame Roussel, elle pouvoit à peine se soutenir, et en me répétant que je n'avois rien à craindre, elle bégayoit et ses lèvres trembloient horriblement. Eh bon Dieu, qu'avez-vous? ai-je dit. Vous saurez tout, a-t-elle répondu, mais descendons, car je vous proteste que pour le moment vous n'avez rien à redouter. Nous avons donc été dans le salon où les deux odieux personnages prenoient du café et de l'eau-de-vie. Ils ont beaucoup ri en me revoyant. Mais ensuite le citoyen Brutus affectant un air grave : Viens sans crainte, ma petite, a-t-il dit, nous ne t'en voulons pas, car une jeune fille doit être sauvage et modeste, il faut des moeurs dans une république, c'est sûr ça, il faut des moeurs.... En achevant cette phrase il a avalé un grand verre d'eau-de-vie, et puis il a répété: Il faut des moeurs et des moeurs austères ... Pélopidas, donne une tasse de café à la jeune citoyenne. J'ai reçu cette tasse en faisant une révérence, et ce monstre de Pélopidas a fait un jurement affreux en s'écriant que j'avois de petites mains blanches à croquer . Tout beau, tout beau, a repris le père, ne l'effarouche donc pas. Citoyenne, a-t-il continué, mon Pélopidas n'est pas un muscadin , ce n'est pas un petit mièvre , un papillon de toilette et un mirliflore comme vos ci-devant ; mais c'est un bon vivant , un franc républicain , un gaillard , je vous en réponds. Je répète exactement toutes ces étranges choses, afin de donner une idée juste de ces vilaines gens, et afin que mes chers parens puissent bien connoître par la suite que nous ne nous sommes pas effrayées sans raison ou légérement. Après avoir bien bu et bien mangé, le citoyen Brutus m'a tenu ce discours : Il faut que tu saches, citoyenne, que ta situation est très- scabreuse ; fille d'émigrés, parente de détenus très-suspects, et enfin de race de ci-devant , tout cela t'expose à de terribles événemens, et tu ne peux te soustraire à de si grands dangers qu'en épousant un bon sans-culotte . Je te prends sous ma protection, je peux tout dans ce département, et je me charge de te trouver un mari ; je n'irai pas bien loin pour cela, ajouta-t-il en jetant un regard d'intelligence sur le citoyen Pélopidas, qui lui répondit par le plus effrayant sourire... Mais, poursuivit-il en m'adressant toujours la parole, il faut avant tout te populariser, et pour cela je veux que tu fasses la raison à *** dans la fête nationale qu'on célébrera le seize. Tu seras sur un beau char de triomphe, nous te parerons magnifiquement, tu seras jolie comme un petit bijou , et tu recevras les hommages du peuple. La ville n'est qu'à trois lieues, je viendrai le seize du courant , c'est-à-dire après-demain, te prendre dans mon équipage . Pélopidas sera avec nous, je te servirai de papa , il faut que tu t'accoutumes à cela, entends-tu, ma petite? Adieu, j'arriverai le seize à dix heures. Citoyenne Roussel, que la petite soit prête et toute pomponnée , je ne veux pas attendre une minute. Citoyenne Roussel, vous savez ce que je vous ai dit, ne l'oubliez pas. En prononçant ces dernières paroles d'un ton terrible, il se leva, et sortit avec le citoyen Pélopidas. J'étois si glacée d'épouvante qu'il m'avoit été impossible de répondre un mot, et même après leur départ je restai quelques instans comme une statue sans pouvoir articuler une syllabe. Madame Roussel a parlé la première en s'écriant : O mon Dieu, venez à notre aide!... Ma chère bonne, ai-je dit, quels méchans hommes!... O mon enfant, a repris madame Roussel, vous ne savez pas encore tous nos malheurs ; imaginez que ce brigand m'a dit que si je ne vous décidois pas à vous donner en spectacle à cette fête impie, et en outre à épouser son fils, il me feroit guillotiner le dix-sept, et vous feroit mettre à l'hôpital!... Ces paroles m'ont fait dresser les cheveux à la tête, et je frémis encore en les écrivant!... Madame Roussel pleuroit, s'agitoit, sortoit, rentroit, ne prenoit aucun parti ; enfin je lui ai dit : ma chère bonne, il vaudroit mille fois mieux mourir que de subir une telle infamie - Oui, oui, a-t-elle répondu, il vaut mieux mourir... Je consens de tout mon coeur à être guillotinée.... mais je ne souffrirai point que vous alliez à l'hôpital... - Mais ma chère bonne, sauvons-nous, nous irons rejoindre mes parens!... - Et comment nous sauver? je ne me fie à aucun domestique, ils sont tous nouveaux... - Le fermier est si honnête! contons-lui tout... - Il ne voudra point émigrer..... Il nous donnera les moyens de fuir... - Il craindra de se compromettre... - Nous lui promettrons le secret.

En effet nous avons parlé au fermier, c'est-à-dire moi, car madame Roussel ne peut que pleurer. Le fermier est bon, mais il a peur, pourtant il nous fait sauver, et nous conduira lui-même cette nuit à cinq lieues. Nous serons bien déguisées. Comme le fermier dira que nous avons pris la fuite à son insçu, il ne veut se charger d'aucune lettre, d'aucune commission... Je laisserai un billet ouvert sur ma table, mais je n'y puis rien dire d'intéressant... Nous ne pouvons emporter qu'un gros porte-manteau, un petit vase de porcelaine qui me vient de mon cher Edouard, mes bijoux, mon écritoire et ma boîte à couleurs. Le fermier nous a fait donner notre parole que nous ne lui écririons point, que nous ne parlerions point de lui. Il m'a remis soixante-dix louis, il a une manière de se faire rembourser, en outre j'en avois soixante-six. Madame Roussel en emporte quarante-cinq à elle. Mais nous ne pouvons prendre ma harpe, je la regrette bien!... Nos petits paquets sont faits, il est huit heures du soir. Nous partons à mi-nuit!...

même jour, à dix heures du soir.

Je suis tout-à-fait tranquillisée : voici pourquoi. Il y avoit à trois-cents pas du château, tout près du cimetière, une petite colonne de pierre avec une niche, dans laquelle étoit une image de la sainte vierge, à laquelle toutes les jeunes filles du village et même des environs avoient une grande dévotion. De temps immémorial on avoit la coutume de poser dans la niche un vase rempli de roses blanches naturelles en été et de roses blanches artificielles en hiver. On dit que cela fut fondé par une de nos aïeules, qui avant son mariage voyant sa mère à l'extrémité, fit ce voeu, et après la guérison de sa mère érigea cette colonne. Depuis mon enfance j'étois accoutumée à mettre des fleurs dans le vase, et j'aimois bien cette petite chapelle que les commissaires nationaux ont fait détruire. Mais à la place de la colonne j'ai moi-même transplanté un beau rosier blanc, on y a porté du terreau, j'allois l'arroser soir et matin, j'y faisois chaque jour une prière, et ce rosier a été si bien soigné qu'il est déjà presque tout fleuri. A huit heures un quart, pendant que madame Roussel s'enfermoit encore dans ma chambre afin de défaire et de refaire notre porte-manteau pour la quatrième fois, je suis descendue dans la cour, et j'ai appelé Jeanneton qui ne se doute pas de notre départ, car personne n'est dans le secret que notre fermier.

Jeanneton, ai-je dit, je voudrois avant de me coucher aller faire une petite prière au rosier blanc. Cela ne l'a pas surprise ; seulement elle a trouvé qu'il étoit bien tard, et comme elle avoit peur de passer par le cimetière, nous nous sommes fait suivre par le jardinier, qui est un bon vieillard bien pieux. La nuit est belle, je n'ai jamais vu les étoiles si brillantes ; cela inspire la dévotion, et quand on les fixe attentivement il semble que Dieu parle à notre ame!... Quand nous avons été près du rosier nous nous sommes mis tous trois à genoux, et nous avons dit à demi-voix les litanies de la Ste Vierge. Ensuite j'ai fait de toute mon ame une prière particulière, pour que Dieu bénisse ma fuite et me réunisse à ma famille. Et puis en me levant j'ai coupé une branche du rosier, que je veux emporter avec moi. En m'éloignant du rosier j'ai pensé que je ne le soignerois plus, et cela m'a fait de la peine. J'ai retourné la tête pour le voir encore une fois, mais je ne pouvois plus le distinguer.... Au bout de l'avenue : écoutez, ai-je dit au jardinier et à Jeanneton, je vous confie que ma bonne ne veut plus que je vienne cultiver ce rosier, mais promettez-moi tous deux que vous en aurez toujours soin, et que chaque jour vous y ferez une prière. Ils me l'ont promis, et j'ai donné un louis au jardinier. Pour Jeanneton je l'ai menée dans mon cabinet, je lui ai donné deux tabliers de mousseline et quelques autres petites choses. Je lui ai dit après cela d'aller se coucher, et je l'ai embrassée ; j'étois attendrie, car je ne la reverrai plus, et Jeanneton est une bien bonne fille. Depuis que je suis revenue du rosier, je suis calme et j'ai d'heureux pressentimens...

à onze heures trois quarts.

Tout dort depuis long-temps dans le château, excepté ma bonne, le fermier et moi... tout est prêt... j'ai dans mon sein ma chère petite croix de rubis, je tiens ma branche de roses blanches, je fuis l'impiété et l'ignominie, je vais chercher mes parens, je pars avec courage et confiance. O mon Dieu, guidez-moi et protégez ma tante, ses enfans et nos amis qui n'ont pu s'échapper!...

de Liége, ce 21 mai.

... Enfin nous avons découvert la nièce du curé qui nous a dit positivement que son oncle lui avoit confié que maman est en Angleterre. Ainsi nous partons pour la Hollande d'où nous passerons en Angleterre. Quoi, dans trois semaines peut-être, je serai dans les bras de mon père, de maman!... je reverrai mes frères et mes soeurs!... Heureuse Adélaïde!...

d'Amsterdam, 2 juin.

... Emilie est charmante : je l'aime de tout mon coeur..... On vient de nous dire qu'un malheureux émigré qui est depuis deux jours dans la maison voisine, est bien malade et manque de tout. On dit que c'est un vieillard qui a au moins soixante ans. J'irai le voir ce soir avec ma bonne...

même jour, à neuf heures du soir.

Quelle rencontre! et combien elle m'a touchée!... Cet émigré c'est notre bon curé de Romeval!... Nous avons bien pleuré ensemble... Je lui ai donné cinq louis, et ma bonne en a ajouté un de son argent : cette petite somme le tire d'affaire, car avec cela il peut s'acheter un habit et se rendre à Utrecht où on lui a promis une place. Je l'ai supplié de dire une messe pour le repos de l'ame du bon Jérome, je n'avois pu m'acquitter plutôt de ce devoir parce que ma bonne, pour des raisons que j'ignore, ne veut pas que je sorte, pas même pour aller à la messe. Et elle m'a défendu de donner la moindre commission à qui que ce soit. J'ai profité de cette occasion pour me confesser, il y avoit si long-temps que je n'avois pu le faire! On est bien tranquillisé quand on a reçu l'absolution, cela soulage d'un si grand poids!...

4 juin, d'Amsterdam.

Emilie a reçu une harpe qu'elle n'avoit pu emporter et qu'elle avoit fait mettre à la diligence. Cette harpe lui est chère parce qu'elle lui vient de sa soeur Alphonsine. Emilie est bonne musicienne, elle joue à merveille du piano, mais elle n'est pas forte sur la harpe. Elle m'a donné des leçons de piano que je lui rends sur la harpe ; en outre elle a la bonté de me prêter sa harpe tant que je veux, ce qui me fait bien plaisir... J'ai arrangé dans ma chambre une petite chapelle bien jolie. J'avois une estampe en couleur faite d'après un tableau de Raphaël, qui représente la Ste Vierge avec l'enfant Jésus. Je l'ai copiée à la gouache, et je crois que mon petit tableau qui est encadré, n'est pas mal. Au dessous de ce tableau sur une petite table, j'ai posé, en mémoire du rosier blanc de Romeval, une grosse branche de roses blanches artificielles de mon ouvrage, et j'ai mis cette branche dans le charmant petit vase de porcelaine que m'a donné mon cher Edouard. Tous les matins en nous levant, Emilie et moi, nous faisons une prière devant cette table qui est pour nous un autel. Nos deux prières sont semblables comme nos situations et nos sentimens ; nous demandons à Dieu la même grâce, celle de nous rendre à notre famille.

26 juillet, Amsterdam.

J'ai enfin eu avec ma bonne une explication qui me rend bien heureuse. Je l'ai pressée de vouloir bien me dire pourquoi elle gardoit un si triste silence avec moi, et pourquoi nous restions si long-temps en Hollande au lieu d'aller en Angleterre. Elle m'a répondu : Soyez bien tranquille ; j'agis d'après les ordres de vos parens . Bon Dieu, me suis-je écriée, vous avez donc de leurs nouvelles? Oui oui, a-t-elle répondu, vous les reverrez dans trois mois. Il ne m'est pas permis de vous en dire davantage. J'ai eu beau la presser, je n'ai pu rien obtenir de plus, mais n'est ce-pas assez pour être heureuse?... Madame Roussel est la vertu et la vérité mêmes ; elle est incapable de tromper. Ce secret lui coûte à garder, c'est ce qui la rend si triste!... Hélas, comment mes chers parens peuvent-ils douter de ma discrétion, et ma cacher ce qu'ils confient à ma bonne!... Mais je dois obéir et me soumettre sans murmure... Ne me suffit-il pas d'être sans inquiétudes pour eux (car ma bonne dit qu'ils sont tous en parfaite santé), et de savoir que je les reverrai surement cette année?

d'Amsterdam, 2 septembre.

Le temps s'écoule, grâce à Dieu! dans six semaines je serai dans le sein de ma famille!...

A présent que je n'ai plus d'inquiétudes pour moi, j'en ai davantage pour Emilie. Que je voudrois qu'elle fût heureuse! elle mérite tant de l'être!... Elle a fait acheter quelques livres, et dans ce moment nous relisons ensemble les Veillées du château . Cette lecture nous inspire beaucoup d'intérêt pour l'auteur. La pauvre femme est comme nous errante et fugitive ; on dit qu'elle a bien des ennemis, je suis bien sûre pourtant qu'elle n'en a point parmi les bonnes mères de famille et les jeunes personnes : elle aime tant les enfans!.... Nous trouvons qu'elle les fait parler avec beaucoup de naturel ; il faut qu'elle les ait bien étudiés, et qu'elle n'en ait connu que d'aimables. J'ai lu dans un de ses ouvrages, qu'en Pologne un grand seigneur a dans son jardin une île contenant un petit village, uniquement habité par des enfans. Comment madame de Genlis ne va-t-elle pas se réfugier là? Certainement on l'y recevroit à bras ouverts, elle y vivroit heureuse, et elle n'auroit pas à craindre d'en être renvoyée.

d'Amsterdam, ce 4 octobre.

Mon aimable Emilie a retrouvé ses parens ; j'ai partagé sa joie du fond de l'ame. Elle est partie ce matin ; nos adieux m'ont fait bien de la peine, mais elle sera heureuse, cette idée doit me consoler. Elle a voulu absolument me laisser sa harpe comme un gage de son amitié, je désirois lui en donner un de la mienne, elle m'a demandé mon petit vase avec les roses blanches ; c'étoit un sacrifice pour moi, ce vase me venant d'un frère si chéri! Mais la harpe d'Emilie fut aussi un présent d'une soeur bien-aimée, ainsi il étoit juste de faire une chose semblable pour Emilie ; je lui ai donné le vase et les roses, et je lui ai fait promettre que si elle se marie, elle portera ce bouquet le jour de ses noces.....

d'Amsterdam, ce 22 octobre.

O mon Dieu, venez à mon secours!... Comment pourrai-je conter ce funeste événement... Depuis hier je suis si tremblante, que je ne puis ni dessiner ni écrire... Mon écriture est à peine lisible... Je reprendrai demain ce journal, il m'est impossible de tenir ma plume....

d'Amsterdam, ce 23 octobre.

Mes chers parens, c'étoit donc une erreur... Je ne vous reverrai point dans quelques jours!... O je ne puis que pleurer et prier Dieu... J'écrirai ce soir.

d'Amsterdam, ce 24 octobre.

Je n'ai pu écrire hier au soir, je crois que j'avois de la fièvre. Je suis mieux ce matin... O maman, si j'ose me flatter encore de pouvoir un jour vous remettre ce journal, quel sera votre effroi en lisant ce détail affreux!....

Le 19 de ce mois notre hôte mourut ; sa nièce, jeune fille de quatorze ans qui parle assez bien anglois, monta chez nous ; cette petite fille qui, à ce qu'il me paroît, manque d'éducation, est peureuse comme Jeanneton, et me fit toutes sortes de contes de revenans. Le lendemain elle m'en fit encore, et me dit que l'ame de son oncle rôdoit à minuit dans la maison , et qu'ayant entendu du bruit, elle s'étoit levée et qu'elle avoit vu son oncle dans un linceuil blanc assis au comptoir . Elle ajouta que la servante l'avoit vu allumant une pipe . Ces folies m'amusoient, j'en riois ; mais pourtant en songeant que le mort étoit toujours dans la maison et justement sous notre chambre, j'avoue que cela finit par me faire peur aussi. C'est bien bête, mais je ne dois rien déguiser. Le soir je n'osois plus aller dans notre cabinet sans lumière ou même seule, et quand la boiserie craquoit, j'avois des tressaillemens involontaires. Enfin j'étois fâchée que ma bonne suivant notre coutume éteignît la lumière en se mettant au lit. J'avois honte de cet enfantillage, et je n'en disois rien. Nous couchons, ma bonne et moi, dans la même chambre.

Le21. Il y avoit environ une heure que nous étions couchées. La peur m'avoit tenue éveillée assez long-temps ; enfin je commençois à m'endormir, lorsque tout-à-coup j'entends distinctement marcher dans la chambre. J'appelle à grands cris ma bonne qui a toujours un sommeil fort léger ; personne ne répond... Glacée de terreur, je m'enfonce dans mon lit, je mets mon drap sur la tête, et je prie Dieu de tout mon coeur... Dans ce moment une violente secousse donnée au pied de mon lit fait trembler toute la chambre, et en même temps on tire avec force toutes mes couvertures. Je ne sais pas comment je ne me suis pas évanouie ; je conservois ma connoissance, mais il me sembloit que j'avois un poids terrible sur l'estomac, qui m'empêchoit de changer de place et de respirer... Alors une voix basse et enrouée, une voix effroyable a dit : Allons, allons il faut mourir! .... O j'ai bien cru que je touchois à ma dernière heure!... Mais j'ai pensé que Dieu recevroit mon ame ; cette idée m'a donné du courage, j'ai fait le signe de la croix, et reprenant de la force, je me suis jetée à bas de mon lit pour me mettre à genoux. A peine y étois-je, que je me sens presser le cou par deux grands bras tout crus et froid comme de la glace... Je me débats, je me relève, je m'échappe, j'entends un bruit affreux de tables, de meubles renversés, on pousse un cri lamentable, et puis un profond silence!.... Je reste immobile... le silence continue... j'invoque la sainte Vierge, je me ranime, et je songe à gagner la porte pour m'enfuir. Dans l'obscurité totale où j'étois, je pris un chemin contraire, et en avançant je heurte contre quelque chose et je tombe sur le lit de madame Roussel que je ne pouvois prendre pour le mien, parce que c'est un lit de sangle sans rideaux. Je tâte ce lit ; ma bonne n'y étoit pas!.... Cela me fit frémir d'abord, mais un moment de réflexion me fit penser que toute cette aventure pouvoit être fort naturelle ; j'imaginai que ma bonne avoit fait ces étranges choses en dormant, comme ce domestique de ma tante dont on nous a conté dans mon enfance tant de choses singulières. Quoique toujours bien tremblante, je fus pourtant un peu rassurée par cette idée. Sachant que la porte de la chambre n'est qu'à deux pas du petit lit, j'y fus tout de suite, et j'entrai dans mon cabinet ; j'y cherchai à tâtons un flambeau, et puis j'ouvris la porte qui donne sur l'escalier, où brûloit une lampe qui n'étoit pas encore éteinte. Je fus bien contente en revoyant de la lumière! J'allumai la chandelle, et j'appelai une servante qui couche près de nous ; elle vint, et je rentrai avec elle dans ma chambre, où je vis ma pauvre bonne en chemise et sans connoissance, étendue sur le plancher. La servante la porta dans le lit ; je lui fis respirer des sels, et elle rouvrit les yeux. Pendant tout cela la servante montroit beaucoup d'étonnement et d'effroi, elle ne parle que le hollandois, je ne comprenois pas ce qu'elle disoit, je la congédiai, et je me retrouvai seule avec ma bonne ; j'avois gardé la lumière, je passai une robe dans mes bras, je vins m'asseoir au chevet de son lit, je lui demandai comment elle se trouvoit ; elle me regarda fixement sans me répondre ; je renouvelai ma question ; alors se penchant vers moi, elle me dit tout bas à l'oreille : Ecoutez, il ne faut pas parler de ceci.... Il ne faut pas qu'Adélaïde le sache . Ces paroles et son air extraordinaire me causèrent une cruelle palpitation de coeur... O chère bonne, dis-je en l'embrassant, tranquillisez-vous, remettez-vous, tâchez de dormir... De dormir? reprit-elle, quand je dois être guillotinée le dix-sept?... et le dix-sept c'est demain! A ces mots je sentis mon sang se glacer par une nouvelle frayeur qui n'étoit que trop fondée!... Et ma bonne reprenant la parole : Mon sacrifice est fait, dit-elle, mais Adélaïde à l'hôpital!... Les barbares!... ils l'ont arrachée de mes bras, et l'ont mise à l'hôpital!... En achevant cette phrase elle se mit à pleurer... Non, je ne puis dépeindre ce que j'éprouvai dans ce moment!... La reconnoissance et la pitié m'ôtèrent toute ma terreur, je me jetai à son cou en fondant en larmes. O vous, respectable amie, m'écriai-je, vous qui me tenez lieu de mère, vous mon seul appui, mon seul guide, reprenez votre raison, reconnoissez votre Adélaïde - Adélaïde! où est-elle? - Elle est près de vous... - Non je suis en prison, Adélaïde est à l'hôpital... - Ouvrez les yeux, regardez-moi, je suis Adélaïde. Ces derniers mots la calmèrent comme par enchantement. Son regard fixe s'adoucit, elle reprit une autre physionomie, me serra la main, me regarda tendrement en silence, et au bout d'un moment elle me dit comme si elle fût revenue d'un songe : Que s'est-il donc passé? Rien, chère bonne, répondis-je, il est tard, je vais me coucher. Bonne nuit, dit-elle d'un ton tout-à-fait calme. Je me levai, je portai la lumière dans le cabinet, où je la posai sans l'éteindre, je laissai la porte de la chambre entr'ouverte, et je me remis dans mon lit. Je n'avois plus peur du tout, mais j'étois accablée de douleur... Elle dormit assez tranquillement le reste de la nuit : pour moi je ne fermai pas l'oeil. Le lendemain matin elle étoit à-peu-près comme à son ordinaire, elle se plaignit pourtant d'une forte courbature, elle étoit un peu plus rêveuse que de coutume, et elle avoit l'air de m'examiner avec inquiétude. J'eus à supporter toute la journée les sottes questions de cette jeune fille dont j'ai parlé. La servante a dit à tout le monde dans la maison, que le fantôme de notre hôte, après avoir culbuté tous nos meubles, avoit voulu tordre le cou à ma bonne ; je ne veux pas dire la vérité, et l'on est persuadé que nous avons eu la plus terrible apparition. Ce jour-là je vis arriver le soir avec bien de la peine!... Chaque mouvement de ma bonne m'effrayoit. Après souper quand nous fûmes toutes seules, au lieu de se mettre à son ouvrage, elle approcha sa chaise tout près de la mienne, et me dit avec sa voix basse et étouffée : Je veux pourtant le savoir ; que s'est-il passé cette nuit? qu'ai-je fait? - Mon Dieu, ma bonne, laissons cela, vous étiez un peu malade ; voilà tout... - Oui, oui, je suis malade, je n'ai plus ma tête ; mon enfant, laissez-moi, fuyez-moi, j'ai perdu la raison... Ses sanglots lui coupèrent la parole, je me jetai dans ses bras. Moi vous fuir, lui dis-je en versant un déluge de pleurs, quand vous avez tout quitté pour moi? non rien ne me séparera de vous!... - Chère enfant, est-il bien vrai? vous ne m'abandonnerez pas?... Cette question qu'elle fit d'un ton si tendre, me déchira le coeur. O ma bonne, répondis-je, puissé-je ne jamais retrouver mes parens si je ne vous soigne pas avec toute l'affection de la fille la plus tendre... - Généreuse enfant!... mais je connois mon état, il est dangereux, il est effrayant... - Il ne peut l'être pour Adélaïde. - J'ai des intervalles, il est vrai... je me contiens depuis long-temps à cause de vous... mais j'ai toujours la tête brûlante... je rêve toujours... je puis me taire pourtant. Ce méchant Brutus, c'est lui... - N'y pensons plus. Consolez-vous, chère bonne. Vous n'avez que mal aux nerfs, vous guérirez. - Le croyez-vous? - J'en suis sûre. Ce petit entretien lui fit du bien... La nuit s'est assez bien passée, seulement elle a beaucoup parlé en dormant, chose qui lui arrive sans cesse depuis notre émigration, mais alors elle parle si bas et si peu distinctement que l'on n'entend qu'un murmure très-sourd, sans pouvoir distinguer une parole.

d'Amsterdam, 26 octobre.

Ma pauvre bonne est toujours dans le même état, elle n'a pas un seul instant de parfaite raison, mais elle m'aime toujours, et sa folie en général est douce ; dès que la jeune fille ou la servante viennent chez nous, elle est silencieuse, et personne encore ne s'aperçoit de son mal. Hélas! tout ce qu'elle m'avoit dit sur mes parens n'étoit qu'une rêverie. Comme elle m'avoit expressément défendu de lui en reparler, je n'osois lui faire de nouvelles questions ; plusieurs fois cependant je hasardai d'une manière indirecte de la faire parler sur ce point, mais inutilement, et elle paroissoit fâchée. J'avois tant de confiance en sa vertu, en sa prudence, en ses lumières ; ma pauvre bonne maman dans ses derniers momens m'avoit si expressément ordonné de lui obéir en toutes choses, que rien n'égaloit ma soumission pour elle....

Je remarquois bien depuis notre fuite un grand changement dans son humeur, mais je ne me permettois pas de réfléchir là dessus... Elle écrivoit sans cesse, ce qui étoit en elle une nouveauté; elle ne me montroit jamais ses papiers ; je croyois qu'elle écrivoit à mes parens. Je le lui dis un jour, et elle me répondit : Vous l'avez deviné . Je lui portois toujours mon journal, ne voulant rien écrire à son insçu ; elle avoit l'air de le lire:... à présent je ne le lui porte plus, et elle ne me le demande jamais.

Une chose bien désolante c'est le temps énorme que nous avons perdu ici. J'ai été si agitée ces jours-ci que je n'ai été capable de rien ; il faut pourtant prendre un parti, il faut aller en Angleterre, puisque la nièce du curé a dit positivement que maman y étoit. Hélas, y sera-t-elle encore?... Quelles sont ses inquiétudes sur moi!... Je me rappelle que la gouvernante d'Emilie disoit que mon père ayant aimé la révolution, ne seroit pas sous son nom en Angleterre ; comment donc le trouverai-je?... Et moi-même, puis-je aller dans ce pays sous le nom d'Armilly? oserai-je dire que j'y viens chercher mon père qui s'y cache? cela pourroit lui être funeste.... - Mon Dieu, que ferai-je?... O combien de toutes manières je regrette Emilie! elle avoit une gouvernante, je me serois mise sous sa conduite, elle m'auroit conseillée!... A mon âge il est doux et facile d'obéir! mais qu'il est embarrassant et cruel de se décider par soi-même!... Sans guide et sans expérience, comment se tirer d'une telle situation! si je n'avois pas autant de confiance en la bonté de Dieu, je succomberois à mes chagrins...

d'Amsterdam, 28 octobre.

Nous partons pour l'Angleterre et sous des noms supposés, c'est le plus prudent. J'ai pris le nom de Cordélie ; c'est dans le roi Léar de Shakespeare une fille bien tendre, voilà pourquoi j'aime tant ce nom...

Londres, 15 novembre.

Enfin nous quittons cette auberge pour nous mettre en pension chez un apothicaire, un chimiste , comme on dit ici. Les gens de cette auberge disent que c'est le plus honnête homme du monde, et très-considéré dans son état ; il s'appelle monsieur Purvis. Il m'enseignera un médecin pour ma bonne, et pourra lui-même la soigner ; on assure qu'il sait très-bien la médecine. Ma pauvre bonne a bien besoin de faire des remèdes, puisqu'il se joint à son dérangement de tête de si terribles maux de nerfs. En arrivant ici j'ai tout de suite demandé un médecin ; je n'ai pu l'avoir encore. Quand on n'a ni domestique ni servante, et qu'on n'ose sortir de sa chambre, on est bien à plaindre dans la situation où je suis!... L'argent me manquera bientôt, et assurément je ne veux pas entamer celui de ma bonne... Depuis qu'elle n'est plus en état de faire les comptes notre dépense est inconcevable, pourtant je me refuse tout pour moi, mais je compte mal, je ne connois pas les monnoies angloises, je crois que l'on m'a trompée plus d'une fois. Puisque ma bonne ne peut plus rien faire, il faut que j'apprenne à savonner ; le blanchissage est trop cher.... Je passe ici pour être sa nièce. J'ai prié notre hôtesse de me procurer quelques écolières pour la harpe et pour le dessein, mais je ne veux donner des leçons que chez moi. Notre hôtesse m'a amené un musicien pour juger de mes talens ; c'est un homme de soixante ans qui joue très-bien de l'orgue. Il m'a donné les plus grands éloges, et m'a proposé d'arranger par souscription un concert à mon profit, en m'assurant que cela me vaudroit beaucoup d'argent ; mais je ne consentirai jamais à me montrer ainsi en public... - Ce musicien m'a promis de me donner une écolière qui s'appelle miss Thornhill .

Londres, 20 décembre.

Je n'ai pu écrire hier à cause de notre déménagement. Nous voilà enfin établies chez monsieur Purvis. Nous y arrivâmes hier matin à neuf heures. Monsieur Purvis est un bien digne homme, et madame Purvis une femme bien vertueuse et bien pieuse ; elle est irlandoise et catholique. Miss Sarah, leur fille unique, âgée de dix-neuf ans, n'est pas jolie, mais elle est d'une bonté et d'une douceur parfaites. C'est un grand bonheur pour moi d'avoir été reçue dans cette maison. On m'avoit refusée d'abord à cause de l'état de ma pauvre bonne, mais je pris sur moi d'écrire à monsieur Purvis ; ma lettre étoit en bien mauvais anglois, et pourtant elle toucha ce bon homme. J'ai lieu de croire que madame Purvis, effrayée de la maladie de ma bonne, nous voit ici avec peine ; elle me traite froidement, mais elle est très-polie, et j'espère qu'avec le temps je gagnerai son amitié. La pension que je paye me paroît bien chère, et nous n'avons pour tout logement qu'une petite chambre très-sombre, et un petit cabinet fort joli, mais où l'on ne peut tenir commodément que trois ou quatre personnes tout au plus.

21 décembre.

Monsieur Purvis a examiné ma bonne, et la trouve bien malade. J'ai dit que je voulois absolument avoir le meilleur médecin de Londres ; il m'a dit que cela seroit bien cher, mais je ne veux rien épargner pour elle, c'est mon devoir, et je le remplis de bon coeur. J'ai commencé hier à savonner ; cela n'est pas si difficile que je le croyois, mais j'avois mis trop d'empois, ce qui fait que j'ai gâté et déchiré trois fichus... Miss Thornhill vient demain à dix heures prendre chez moi sa première leçon de harpe ; elle me donnera une couronne par leçon. Cela me répugne bien de recevoir de l'argent pour des leçons, mais enfin c'est vivre de son travail, et cela est honorable. D'ailleurs il le faut bien. Je n'ai plus que l'argent nécessaire pour payer trois mois de notre pension, et je suis obligée d'acheter tant de drogues pour ma bonne, sans compter les visites du médecin qu'il faudra payer.

22 décembre.

Je ne suis pas du tout contente de ma nouvelle écolière, miss Thornhill. Elle a vingt ans, elle est fort laide, et si grande et si grosse qu'elle remplissoit tout mon cabinet. Elle est entrée chez moi tenant sous son nez un flacon de sel, en disant qu'il y avoit dans toute la maison une odeur affreuse de rhubarbe, et qu'il étoit étrange de loger chez un apothicaire. Elle étoit suivie d'une femme-de-chambre qui avoit l'air bien grognon, et d'un petit garçon de huit ans, qui est son frère ; cet enfant est aussi laid que mal-élevé, il louche à faire peur, et comme il a naturellement la bouche de travers et des manières très-impolies, j'ai réellement cru, quand il s'est avancé vers moi, qu'il me faisoit une grimace, mais c'est son visage ordinaire. Miss Thornhill s'est récriée sur la petitesse de mon cabinet en disant : Nous étoufferons ici! J'ai proposé d'éteindre le feu ; au lieu de me répondre, miss Thornhill m'a priée de jouer de la harpe, ce que j'ai fait sur-le-champ. Pendant tout ce temps le petit garçon n'a cessé de faire un bruit épouvantable, de se moquer de moi, de me tirer les cheveux, de me donner de petites tapes, et mille gentillesses de ce genre. Miss Thornhill rioit beaucoup de toutes ces jolies espiégleries, et ne m'écoutoit pas du tout, et avant que j'eusse achevé ma sonate, elle m'a interrompue en disant qu'elle alloit prendre sa leçon. Elle s'est mise à la harpe, et elle m'a montré assez d'application, mais son frère ne nous a pas laissé un moment de tranquillité; il tourmentoit sa soeur sans relâche, qui alors loin de rire, s'est fâchée si sérieusement qu'elle a fini par s'emporter au point de lui donner avec colère un grand soufflet. L'enfant s'est mis à crier, et s'est jeté avec fureur sur miss Thornhill ; il lui a fait une grande égratignure au bras avec ses ongles ; miss Thornhill lui a donné un second soufflet, la femme-de-chambre s'est précipitée sur lui en disant qu'elle alloit le fouetter. Comme je ne voulois pas voir cela, je me suis sauvée dans ma chambre, mais bientôt tout s'est appaisé; on m'a rappelée, miss Thornhill m'a donné un cachet en m'assurant qu'elle ne ramèneroit plus son frère. C'est ainsi que s'est passée ma première leçon. Le moment où j'ai reçu le cachet m'a été bien désagréable, d'autant plus que miss Thornhill a un air extrêmement dédaigneux. Elle venoit de sortir, et j'étois toujours debout à la même place tenant ce cachet, et j'avois envie de pleurer. Enfin j'ai dit : J'emploirai l'argent de ce cachet pour ma bonne, alors je le regarderai sans peine... J'ai réfléchi depuis à ce mouvement d'humiliation, et je crois qu'il est condamnable, parce qu'il ne peut venir que de la vanité, car on ne doit rougir que d'avoir tort, et surement dans cette occasion je n'ai rien fait de répréhensible.

26 décembre.

Le médecin est venu, a vu ma bonne, et ne croit pas qu'on puisse la guérir! Tout ce qu'il m'a dit là dessus, m'a causé tant de chagrin que j'en ai été malade. J'ai eu un accès de fièvre. Grand Dieu, que deviendrions-nous si ma santé se dérangeoit tout-à-fait! Cette idée est terrible. Je ne me porte pas bien depuis deux mois, et je suis fort maigrie. J'aurois besoin de prendre l'air et de faire un peu d'exercice, mais comment quitter ma bonne!... Cependant je sors tous les dimanches avec madame Purvis pour aller à la messe, et puis faire un tour de promenade ; j'ai un grand chapeau et un voile qui me cachent entièrement le visage. Pendant ce temps une des servantes reste avec ma bonne, je lui donne quelque chose pour cela. Mais jusqu'au moment où je rentre, je suis inquiète. Je sens que personne ne doit et ne peut me remplacer auprès de ma bonne. Pauvre femme!... son état est donc sans espérance!... Hélas combien son attachement pour moi lui coûte cher! Elle avoit une pension de ma bonne maman ; si au lieu de venir avec moi, elle se fût retirée avec son mari, elle n'auroit éprouvé ni persécutions ni frayeurs, elle auroit conservé sa raison et sa santé, elle seroit heureuse! je suis la cause de tous ses malheurs! - -

de Londres, 15 janvier 1795.

Je suis toujours dans le plus grand embarras relativement à mes parens. Je sais bien par monsieur et madame Purvis les noms des émigrés françois qui sont à Londres, mais à quoi cela me sert-il, si mon père y est sous un nom supposé? et comment pourra-t-il me trouver puisque je me cache? J'ai pensé plus d'une fois que les gazettes pourroient m'instruire, mais ma mère et ma bonne maman m'ont défendu formellement de lire les papiers publics. Ma bonne maman, deux jours avant sa mort, me renouvela encore cette défense. Elle me dit que depuis la révolution, les gazettes étoient remplies d'impiétés, ou contenoient le récit des choses les plus abominables en tout genre. J'ai donné ma parole de ne jamais jeter les yeux sur ces papiers...

J'ai bien pensé à me confier à madame Purvis, qui pourroit me conseiller et prendre des informations, mais outre qu'elle me traite toujours un peu sèchement, j'ai remarqué qu'elle parle beaucoup et qu'elle est un peu indiscrète, et si une indiscrétion alloit exposer mes parens! - -

Monsieur Purvis est un excellent homme, mais il ne sort jamais, il est très-distrait, et s'occupe uniquement de son métier. - -

27janvier.

Outre mes deux écolières, miss Thornhill et madame Maitland, je vais en avoir encore une autre, miss Dalzel ; c'est madame Maitland qui me la procure.

Depuis trois semaines mes écolières m'ont acheté deux camés, un petit tableau de fleurs et quelques ouvrages à l'aiguille ; tout cela m'a valu cinq guinées. Avec cet argent j'achèterai plusieurs choses dont j'ai besoin pour faire des fleurs artificielles. - - -

4 février.

Hier au soir ma bonne fut si mal qu'après l'avoir mise dans son lit à sept heures, je descendis en bas pour supplier monsieur Purvis de monter un moment. J'entrai dans la boutique, ce que je ne fais jamais. J'y trouvai un étranger très-bien mis, qui parloit à monsieur Purvis. Je n'osois avancer, je restois à la porte, espérant que l'étranger s'en iroit ; mais il me regardoit d'un air surpris, et parla tout bas à monsieur Purvis, qui se retourna et m'appela. Je m'approchai avec beaucoup de timidité; l'étranger m'en imposoit, et puis je suis devenue bien sauvage. Je priai monsieur Purvis de venir voir ma bonne, (que j'appelle ici ma tante); il me répondit qu'il alloit me suivre. Comme je me retournois pour m'en aller, l'étranger me fit une profonde révérence, que je lui rendis, et je remontai bien vîte dans ma chambre. Monsieur Purvis ne vint qu'au bout de trois quarts d'heure ; l'étranger l'avoit questionné tout ce temps sur moi, ce qui m'inquiéta d'abord. Mais ce matin madame Purvis est venue demander des nouvelles de ma bonne, et elle est restée assez long-temps avec moi dans mon cabinet, ce qui ne lui arrive jamais. Elle m'a beaucoup parlé de cet étranger ; il s'appelle monsieur Godwin, il a une immense fortune dont il fait un usage admirable, c'est un homme bien vertueux et bien pieux, et d'un âge respectable ; ainsi l'espèce de curiosité qu'il a témoignée sur moi ne venoit que de sa bonté, et ne doit pas m'inquiéter.

8 février.

Je suis obligée de donner une garde à ma pauvre bonne ; j'ai passé les deux dernières nuits à la veiller ; je suis bien fatiguée et encore plus affligée. Grâce au ciel je puis subvenir à toutes les dépenses qu'il faut faire. J'ai vendu ma montre, mon étui d'or et mon étoile de diamans. - -

20 février.

Madame Purvis gagne bien à être connue ; le chagrin qu'elle me voit et les soins que j'ai de ma bonne, l'ont rendue aussi tendre pour moi qu'elle étoit froide dans les commencemens. Si cela continue, je lui confierai tous mes secrets. - -

28 février.

Ma bonne étant infiniment mieux depuis plusieurs jours, j'ai été trois fois prendre du thé chez madame Purvis! Les deux premières il n'y avoit, comme je l'ai déjà dit, qu'elle et Sarah sa fille ; mais aujourd'hui j'y ai trouvé monsieur Godwin, ce qui m'a d'abord interdite ; cependant la conversation de cet homme respectable m'a bientôt assez intéressée pour m'ôter toute ma timidité. La cause de son intérêt pour moi est touchante et singulière ; il est marié, et il a une fille unique de mon âge, qui me ressemble, à ce qu'il dit, comme deux gouttes d'eau. Elle est en Portugal, (pays où monsieur Godwin a passé vingt ans). Cette jeune personne est dans un couvent avec le dessein de s'y faire religieuse. Monsieur Godwin ne veut pas qu'elle prononce ses voeux avant l'âge de vingt-un ans ; mais il désire qu'elle persévère, et c'est, dit-il, parce qu'il l'aime passionnément qu'il le souhaite, afin de n'avoir jamais à craindre pour elle les séductions du monde, et afin d'être assuré de son bonheur éternel. Un père qui pense ainsi pour une fille unique, a certainement une piété parfaite, surtout quand il a une grande fortune. Monsieur Godwin m'a montré une bienveillance dont je suis bien touchée ; il m'a beaucoup louée de ne vouloir pas jouer de la harpe ou chanter dans des concerts. Il m'a fait toutes les offres de services imaginables, et m'a donné d'excellens conseils. Il m'a demandé si j'avois des livres françois ; j'ai répondu que j'en manquois absolument, n'ayant personne pour me guider dans mes lectures. Il a dit qu'une jeune personne ne pouvoit être trop prudente à cet égard ; il a même blâmé la lecture des romans les plus honnêtes ; en tout, il est très-austère, mais il est bon et extrêmement obligeant. Il a dit, sans que je le lui demande, qu'il m'enverroit des livres.

ce premier mars.

Monsieur Godwin m'a envoyé des livres, et le choix qu'il a fait prouve bien sa piété. Ces livres sont : Les sermons de Bourdaloue, que je ne connoissois que de réputation, le petit carême de Massillon que j'avois déjà lu avec ma bonne maman, et les nuits d'Young en françois, que je ne connois pas du tout.

3 mars.

J'ai une nouvelle écolière sur ma seule réputation ; c'est mistriss Stopford, qui a fait demander à me voir ce matin. Madame Purvis m'a dit qu'elle la connoissoit de nom, que c'étoit une jeune dame très-riche et très-honnête. Je l'ai reçue ; elle n'est pas de la première jeunesse, mais elle est fort agréable, elle chante assez bien, et veut apprendre à s'accompagner de la harpe. Je lui ai déjà donné une leçon.

4 mars.

Enfin j'ai fait toute ma confidence à madame Purvis, et l'extrême amitié qu'elle me montre depuis quelque temps, méritoit bien cette preuve de confiance. Elle m'a promis de lire toutes les gazettes, de feuilleter les anciennes, de m'en rendre compte, et de prendre d'ailleurs toutes les informations possibles. Ce soir elle est revenue chez moi pour me conseiller de tout confier à monsieur Godwin ; elle m'a fait observer que je dois compter entièrement sur le zèle et les services d'un homme si bon et si vertueux, et qui peut m'être si utile par ses amis, ses correspondances, sa sagesse et ses lumières. J'ai trouvé ce conseil excellent, et il a été convenu que madame Purvis parlera demain à monsieur Godwin, en lui demandant de ma part un secret inviolable. Enfin je puis donc espérer à présent de découvrir où sont mes parens : que cette idée est consolante!....

5 mars.

L'excellent monsieur Godwin a reçu ma confidence avec la plus touchante sensibilité; il veut me parler là dessus, je le verrai ce soir chez madame Purvis.

6 mars.

Je suis dans l'enchantement de ma conversation avec monsieur Godwin. Cet homme incomparable m'a promis formellement de découvrir où sont mes parens. Par un bonheur singulier il se trouve qu'il a une collection complète de toutes les gazettes faites depuis la révolution. Il va les relire toutes. Il m'a dit qu'il étoit sûr d'avoir vu de nom d'Armilly plusieurs fois dans les gazettes, qu'il se souvient même positivement que ces articles indiquoient les lieux où se trouvoit cette famille, qu'il est certain aussi qu'un des lieux indiqués étoit l'Espagne, mais qu'il ne se rappelle plus ni le temps ni l'époque ni les numéros des gazettes. Il faudra qu'il relise tous ces papiers ; c'est un travail immense et de plusieurs mois, si le hasard ne le fait pas tomber tout de suite sur les articles que nous cherchons. Je lui ai dit que j'avois appris en Hollande par la gouvernante d'Emilie, qui l'avoit lu dans un journal imprimé, que l'on avoit rendu la liberté à ma tante de Palmène, mais que je n'osois pas lui écrire de peur de la compromettre, et puis parce que je ne savois comment faire mettre à la poste une lettre à son adresse sans risquer de faire soupçonner qui je suis. Il a fort approuvé cette prudence, et il m'a conté à ce sujet qu'un émigré de sa connoissance ayant écrit dernièrement à sa mère de la manière la plus réservée, la lettre avoit été ouverte à la poste, et que pour cela seulement la pauvre mère a été remise en prison. Cela fait frémir! quelle prudence il faut avoir!.... Monsieur Godwin qui a des correspondans par tout, se charge de faire remettre par une occasion sûre à ma tante et à monsieur Duplessis des lettres que j'écrirai demain. En outre, il va sur-le-champ écrire en Espagne pour savoir si mes parens y sont encore. - - Je fondois en larmes tandis qu'il me disoit tout cela, il pleuroit aussi. En me quittant il m'a dit : Soyez bien tranquille, mademoiselle, je suis père, je me mets à la place de monsieur d'Armilly, je partage vos peines, mais je sens les siennes. Dans quelque lieu qu'il puisse être, je le découvrirai, et je vous conduirai moi-même dans ses bras. - - Quelle bonté adorable!... Il m'a demandé une chose que madame Purvis trouve très-prudente, c'est de ne confier nos secrets à qui que ce soit sans son aveu. L'esprit de parti a fait à ma famille des ennemis irréconciliables ; d'ailleurs monsieur Godwin m'a fait entendre qu'il avoit de puissans motifs de craindre tout pour moi, si l'on me connoissoit. Enfin il est bien juste que je ne fasse pas une démarche importante sans y être autorisée par ce protecteur généreux que la providence me donne. J'ai donc promis ce qu'il désiroit, il a reçu ma parole, et surement je la tiendrai scrupuleusement. Je ne dois pas oublier de dire qu'il m'a beaucoup pressée de ne plus donner de leçons, en m'offrant de me prêter tout l'argent dont j'aurai besoin pour ma bonne et pour moi. Mais quels que soient mon respect et ma reconnoissance pour lui, j'aime mille fois mieux vivre de mon travail que d'emprunter, et de faire des dettes que mes parens seroient obligés de payer. J'ai positivement refusé ses offres, mais en le remerciant comme je le devois... Dieu bénisse cet homme bienfaisant! -

12 mars.

Aujourd'hui, comme je donnois une leçon à madame Stopford, madame Purvis est entrée pour m'apporter de la part de monsieur Godwin Les quatre fins de l'homme de Nicole qu'il m'a conseillées de lire. Madame Purvis a mis le livre sur la table, et s'en est allée. Alors mistriss Stopford a dit : Je suis sûre que c'est un livre de dévotion, puisque c'est monsieur Godwin qui le prête. Vous connoissez donc monsieur Godwin? ai-je repris? Je le connois seulement de réputation, a-t-elle répondu, mais c'en est assez pour savoir que c'est un saint et le meilleur de tous les hommes. Là dessus elle m'en a cité des traits véritablement admirables et que madame Purvis ne m'avoit pas contés. Cet éloge n'est pas suspect d'une personne qui ne lui a jamais parlé; on ne peut pas croire que l'amitié la fasse exagérer. Quel bonheur qu'un tel homme ait bien voulu se charger de mes affaires! Je dois aussi bien de la reconnoissance à madame Purvis pour ses bons conseils et pour la tendresse qu'elle a pour moi. Je ne puis donner une idée de ses attentions. Elle m'envoie continuellement toutes sortes de petits présens en bonbons, pâtisseries, confitures, et l'autre jour elle a fait faire des glaces afin de m'en envoyer ; enfin je ne crois pas qu'elle ait plus d'affection pour Sarah que pour moi.

18 mars.

La santé de ma bonne est toujours moins mauvaise depuis plus de huit jours, mais sa tête est plus dérangée que jamais.

Monsieur Godwin veut que je fasse connoissance avec sa femme, qui est un ange comme lui. Elle vit dans la retraite à quinze mille de Londres, elle viendra la semaine prochaine, et je la verrai. Monsieur Godwin nous a conté hier, à madame Purvis et à moi, l'histoire de son mariage ; elle est admirable. Monsieur Godwin, dès l'âge de quinze ans, étoit d'une telle dévotivn qu'il vouloit absolument se faire moine. Il s'enferma dans un couvent de Portugal qui est beaucoup plus austère que nos religieux de la Trappe ; par exemple il couchoit sur un lit dont on ne peut, dit-il, donner l'idée qu'en le comparant à une grande vergette ; il dormoit sans draps sur ce crin ainsi posé, qui le piquoit de tous côtés. D'heure en heure, pendant toute la nuit, un religieux passoit dans tous les corridors avec une grosse sonnette en criant : Veillez pour prier, et souvenez-vous de la mort! (cela est bien frappant.) Il portoit toujours une ceinture, une espèce de collier et des bracelets placés sur la peau, et remplis de petites pointes de fer. Il avoit pour toute nourriture du gros pain-noir et de l'eau. Il a vécu comme cela cinq ans. Au bout de ce temps son père tombant dangereusement malade le rappela, et il le soigna deux ans. Son père mourut, et en rendant le dernier soupir il lui recommanda de prendre soin des enfans de son ami intime qui étoit mort ruiné. Monsieur Godwin se mit à la tête des affaires de cette famille, et plaça tous les garçons ; il restoit une fille à laquelle monsieur Godwin voulut faire une pension, ce qu'elle refusa par délicatesse. Monsieur Godwin touché de ses vertus, l'épousa, uniquement pour lui assurer un sort ; ce n'étoit pas du tout par amour, car elle étoit fort laide et plus âgée que lui. Voilà comment il s'est marié, regrettant toujours de n'avoir pu suivre sa vocation. Il n'est pas étonnant qu'il approuve celle de sa fille, et qu'il soit charmé qu'elle veuille se faire religieuse. Il est bien tendre père ; il est toujours aussi frappé de ma ressemblance avec sa fille : elle lui fait tellement illusion que quelquefois en me regardant il tombe dans une totale distraction, ensuite il soupire et il rêve. Je crois que malgré lui il s'afflige en pensant que lorsque sa fille aura fait ses voeux, il sera séparé d'elle sans retour ; et sa piété condamne ce mouvement qui est pourtant bien naturel.

Madame Purvis m'a dit que monsieur Godwin, quoique dans le monde, vit toujours avec une extrême austérité, mais il s'en cache pour ne pas paroître singulier ; on ne croiroit pas à le voir, qu'il jeûne si souvent et qu'il porte toujours un cilice, car il est très-gras ; mais c'est qu'il est accoutumé à ce genre de vie depuis sa première jeunesse.

25 mars.

Monsieur Godwin cherche toujours une occasion pour envoyer mes lettres à ma tante et au bon monsieur Duplessis, mais il n'en a pas encore trouvé d'assez sûre à son gré. Il est en tout d'une telle prudence qu'il n'a pas voulu décidément que monsieur Purvis fût mis dans nos secrets, disant qu'il est trop distrait, que d'ailleurs il ne nous seroit utile en rien, et que c'est une indiscrétion de faire une confidence importante sans nécessité.

Je n'enseigne plus madame Stopford, qui ne peut plus prendre de leçons parce qu'elle va faire un long voyage. La veille de son départ elle m'a encore parlé de monsieur Godwin avec enthousiasme ; elle venoit de voir une famille émigrée à laquelle il a rendu des services inouis ; mais il ne se vante jamais de ces choses-là, c'est pourquoi je ne savois pas un mot de toute cette histoire. Chaque jour augmente ma vénération pour lui.

J'ai acquis deux écolières de plus : j'en ai cinq à présent ; quand j'en aurai six je n'en prendrai plus de nouvelles, afin de me réserver assez de temps pour mes études particulières.

Je savonne et je repasse très-bien à présent. Je compte beaucoup mieux, je connois bien les monnoies angloises, j'en ai arrangé une petite collection dans une boîte, et j'ai écrit sur chaque pièce le nom et la valeur.

J'apprends aussi de monsieur Purvis les noms et les propriétés des drogues ; il m'a donné des échantillons de toutes celles qui ne sont pas des poisons, ce qui me fait une petite pharmacie bien jolie. Enfin je ne néglige aucun moyen d'apprendre quelque chose de nouveau. Monsieur Purvis est très-bons botaniste ; il a été charmé de voir que je savois un peu de botanique, il m'en a donné quelques leçons, et il m'a prêté un bien bel herbier gravé.

2 avril.

J'ai eu ce matin pour la première fois une dispute assez vive avec madame Purvis. Je sens tous les égards que mérite son âge, et toute la reconnoissance que je lui dois, cependant je ne crois pas avoir eu tort. Voici exactement notre conversation. Madame Godwin doit arriver ces jours-ci ; madame Purvis étoit seule avec moi ce matin dans mon cabinet, pendant que ma pauvre bonne dormoit encore dans notre chambre ; l'entretien est tombé sur madame Godwin, et madame Purvis m'a dit qu'elle m'exhortoit à tout mettre en usage pour plaire à cette respectable dame. J'ai répondu que j'avois un grand désir d'obtenir l'amitié de la femme de monsieur Godwin. Et de plus, a repris madame Purvis, vous y avez aussi un grand intérêt. - Comment? - C'est que si vous lui plaisez, je suis persuadée que monsieur Godwin, qui vous aime comme un père, lui proposera de vous prendre chez elle ; il ne me l'a pas dit, mais connoissant sa bonté je n'en doute pas. - Je crois moi, madame, que vous vous trompez. Il faudroit que j'abandonnasse ma bonne, et certainement monsieur Godwin est loin d'avoir une telle idée... - L'abandonner? à Dieu ne plaise que je vous conseille une semblable chose! On la mettroit en pension chez un bon chirurgien, on lui loueroit un meilleur appartement que celui-ci, elle auroit une servante et une garde, elle seroit infiniment mieux qu'ici, elle guériroit peut-être ; voyez que d'avantage seulement pour elle!... - Mais qui payeroit toute cette dépense pour ma bonne?... - Monsieur Godwin se trouveroit trop heureux de faire cette bonne action. - J'en suis persuadée ; mais cette action m'appartient, j'en sens tout le prix, et je ne la céderai à qui que ce soit. Si j'acceptois un asyle chez madame Godwin, je ne pourrois plus disposer de mon temps, je ne pourrois plus donner de leçons ; par conséquent je n'aurois plus de moyens pour faire subsister ma bonne, et je vous le répète, je ne souffrirai point qu'un autre me supplée à cet égard. - Ecoutez, ma chère demoiselle, parlons raison. Votre bonne est condamnée par les médecins, elle ne recouvrera jamais ni la santé ni la raison, mais elle peut végéter encore long-temps dans l'état où elle est. Songez que la vie que vous menez, finira par détruire votre propre santé et toute votre fraîcheur. Songez combien il est malsain, et même déraisonnable, de coucher toutes les nuits dans la chambre d'une personne si infirme et dont la tête est aliénée! D'un moment à l'autre il peut lui prendre des accès de fureur dont vous seriez la victime ; cela fait frémir!... Ce que je vous propose, seroit le parti le plus avantageux pour madame Roussel, et en même temps vous rendroit une honnête liberté, et vous affranchiroit des dangers affreux que vous courez continuellement. - Non, madame, je ne crains point ma bonne ; elle n'a plus sa tête, il est vrai, mais elle a conservé son coeur, elle me connoît et m'aime toujours. - Dans la situation où elle est, elle ne se souviendroit plus de vous au bout de vingt-quatre heures d'absence. - Je n'en crois rien, mais du moins je suis certaine que moi je ne l'oublierois pas, et que je ne pourrois vivre avec le remors de l'avoir quittée volontairement. - Faites une autre réflexion : il est possible que contre notre attente vous passiez encore quelques années sans retrouver vos parens ; Dieu seul peut savoir comment finira tout ceci ; ne seroit-il pas prudent dans cette incertitude de vous assurer un asyle honorable, et de vous mettre sous la protection d'une dame vertueuse, immensement riche, qui peut s'attacher à vous, et par la suite vous assurer une fortune considérable? Votre extérieur a quelque chose de si enfantin que l'on ne peut pas encore, en vous voyant, vous regarder comme une jeune personne ; vous n'avez l'air que d'une enfant, mais vous allez avoir quatorze ans ; dans un an, votre figure sera peut-être formée, et alors il sera bien peu convenable de vivre ainsi toute seule sans aucun mentor ; soyez sûre que de cette manière vous exposeriez cruellement votre réputation... - Je saurai la conserver irréprochable en vivant dans la retraite et dans l'obscurité. En un mot, ma chère madame Purvis, je dois à madame Roussel une reconnoissance sans bornes ; je lui ai promis, depuis qu'elle est malade, de la soigner constamment et de ne la jamais quitter, et rien dans le monde ne pourra me faire manquer à cet engagement. - Et si vos parens sont en Espagne, et s'ils vous mandent de les aller rejoindre? - S'ils sont en Espagne, j'irai les rejoindre quand ils ne me rappelleroient pas, à moins qu'ils ne me le défendissent, mais j'emmenerois madame Roussel ; vous savez que les médecins s'accordent à dire que de longs voyages lui feroient du bien, surtout par mer. - Et si votre famille étoit dans le nord? s'il falloit faire beaucoup de chemin en voiture?... - J'emmènerois toujours madame Roussel... - Je doute qu'elle fût en état de soutenir un long voyage par terre, à moins de s'arrêter souvent, et de voyager avec une extrême lenteur... - Je m'arrêterois, et je voyagerois à petites journées. - En allant rejoindre une famille chérie? - Je la reverrois plus tard, il est vrai, mais elle ne m'en recevroit qu'avec plus de plaisir et de tendresse ; j'aurois rempli un devoir sacré. Je connois mes parens, je suis sûre qu'ils me prescriroient tout ce que la reconnoissance m'inspire pour madame Roussel. - En vérité, mademoiselle, je ne puis voir dans vos projets à cet égard, qu'une obstination tout-à-fait extravagante. Ces paroles prononcées du ton le plus sec, me causèrent beaucoup d'émotion. J'ose croire, madame, répondis-je, que monsieur Godwin ne me désapprouveroit pas. Madame Purvis ne répliqua rien, et rêva un moment. Ensuite elle me dit : Je ne puis vous cacher que mon mari voit avec beaucoup de peine madame Roussel dans notre maison, et que je ne réponds pas de pouvoir l'engager à la garder encore long-temps. A ces mots je n'ai pu retenir mes larmes. Je serai bien affligée de vous quitter, madame, ai-je répondu ; cependant je m'y résoudrai sans balancer, si ma bonne ne peut rester chez vous. Pensez-y bien, me dit madame Purvis en se levant, et réfléchissez, mademoiselle, à tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire. Soyez convaincue, madame, ai-je repris, que vous me retrouverez dans tous les momens les sentimens que je viens de vous montrer. Madame Purvis est sortie fort en colère. Justement ma bonne se réveilloit et m'appeloit. Que sa voix m'a paru douce et touchante dans cet instant!... J'ai volé vers elle, je l'ai aidée à se lever, je l'ai conduite dans son fauteuil, je lui ai donné une tasse du bouillon que je fais pour elle. Jamais je ne l'ai servie avec tant de plaisir, jamais je n'ai senti au fond de mon ame une satisfaction plus pure! Je ne pouvois la regarder sans être attendrie!... L'intéressante et chère créature me sourioit, et me serroit les mains. J'ai pressé les siennes contre mon coeur, en renouvelant avec délice la promesse sacrée qu'elle a reçue de moi... - Cette après-midi madame Purvis est venue me chercher. Monsieur Godwin étoit chez elle ; elle amenoit Sarah pour rester avec ma bonne. Je l'ai suivie, elle avoit un air embarrassé, mais très-adouci. Quand nous avons été dans son salon, elle m'a avoué qu'elle avoit tout conté à monsieur Godwin, et elle a ajouté avec beaucoup de candeur qu'il lui donnoit entièrement tort (ce qui m'a fait bien plaisir). Monsieur Godwin est un ange, il a pris la parole pour gronder encore la pauvre madame Purvis. Cet excellent homme a dit qu'il avoit en effet pour moi les sentimens d'un père, mais que par cette raison il désiroit surtout me voir remplir tous mes devoirs ; il a loué mon attachement pour ma bonne, et a répété plusieurs fois que je dois la soigner jusqu'à son dernier soupir. Madame Purvis s'est excusée sur l'intérêt extrême qu'elle prend à mon sort ; elle m'a dit des choses touchantes ; je l'ai embrassée de toute mon ame, et en effet je ne dois pas lui en vouloir, car son tort ne vient que d'un zèle mal entendu. J'ai montré mon inquiétude sur ce qu'elle m'a dit que monsieur Purvis ne vouloit pas garder ma bonne ; monsieur Godwin s'est chargé de lui parler et de lui faire sentir combien il seroit inhumain de la renvoyer, mais monsieur Godwin m'a prescrit de n'en pas dire un mot à monsieur Purvis, parce que la seule chose qui le retient est l'idée que je ne m'en doute pas, et que je compte entièrement sur l'amitié qu'il me témoigne ; ainsi je ne lui en parlerai jamais. Que deviendrois-je, bon Dieu, si je n'étois pas guidée par les conseils d'un homme si prudent, si éclairé et si parfait en toute chose!

ce 13 avril.

J'ai d'aujourd'hui mes six écolières ; c'est monsieur Godwin qui m'a complété ce nombre en me procurant miss Dennis, âgée de quinze ans et fille d'un marchand de la cité. Cette pauvre jeune personne est bien disgraciée de la nature, elle est horriblement marquée de la petite vérole et très-bossue, c'est pourquoi, dit-on, ses parens veulent lui donner beaucoup de talens. Elle me paye comme deux écolières, car outre la harpe je lui enseigne le dessein. - -

15 avril.

J'ai vu hier madame Godwin ; monsieur Godwin a eu l'honnêteté de l'amener dans mon cabinet, où il entroit lui-même pour la première fois. Madame Godwin m'a fait beaucoup de caresses, et m'a invitée d'une manière pressante à aller dîner quelquefois chez elle. J'ai répondu que cela m'étoit impossible à cause de ma bonne, et que je m'étois fait la loi de ne sortir que pour aller à l'église et pour prendre l'air une demi-heure de temps en temps. Malgré cela elle continuoit de me presser d'une manière si singulière que j'en étois embarrassée, lorsque monsieur Godwin est venu à mon secours en approuvant positivement mon refus. Comme je dois tout dire dans ce journal, j'avoue que madame Godwin a un extérieur extraordinaire et repoussant. Il y a dans ses manières je ne sais quoi de décidé et en même temps de contraint, que je n'ai jamais vu qu'à une seule personne, madame Stopford. Mais cette dernière étoit belle et jeune encore, au lieu que madame Godwin est excessivement laide et fort âgée, sans avoir l'air vénérable. Elle parle un très-mauvais anglois, et elle emploie des expressions tout-à-fait étranges. Elle n'a vécu que dans la retraite et en province, elle n'a aucun usage du monde, je crois qu'elle manque absolument d'éducation et d'esprit. Monsieur Godwin n'en est que plus estimable d'avoir fait un tel mariage ; il a infiniment d'esprit et des manières fort nobles. Je suis sûre qu'il voit parfaitement les ridicules de sa femme, j'ai même remarqué qu'il a été embarrassé deux ou trois fois des choses qu'elle disoit, et qu'il lui a fait plusieurs signes. Mais elle a une belle ame et une grande dévotion, et c'en est assez pour que monsieur Godwin la chérisse. Il ne parle jamais d'elle qu'avec le plus grand respect, parce qu'il n'est véritablement frappé que de sa vertu. Madame Godwin m'a prié de jouer de la harpe et de chanter. J'ai bien vu que les paroles de mes romances choquoient un peu monsieur Godwin, parce qu'elles n'expriment que l'amour (il ne va jamais aux spectacles à cause de cela): pendant que je chantois il me regardoit tristement et il étoit fort rouge. J'étois vraiment honteuse en pensant que je faisois rougir un homme, mais c'est que monsieur Godwin est réellement un saint, ce n'est pas une façon de parler. Il a dit que l'on devroit bien faire pour les jeunes personnes des cantiques et des romances morales ; cette idée est en effet très-bonne, et pour moi je sens que je chanterois mieux si j'avois à exprimer la piété filiale, la reconnoissance et l'amitié fraternelle.

ce premier mai.

La pauvre miss Dennis n'a aucune disposition ni pour le dessein ni pour la musique. Elle vient communément toute seule chez moi, mais sa mère l'amène quelquefois, et d'après la manière dont la mère et la fille me parlent de monsieur Godwin, je présume que cet homme charitable est le bienfaiteur de cette famille, et que c'est lui qui paye les maîtres de miss Dennis. Cela me fait bien de la peine de penser que c'est de monsieur Godwin que je reçois cet argent, et surtout qu'il me paye pour faire une bonne action. Je voudrois montrer pour rien à cette pauvre fille, mais je n'ai nul prétexte pour cela, puisqu'on me cache sa situation. Monsieur Godwin ne convient jamais du bien qu'il fait ; c'est même le fâcher que de lui en parler.

Mes lettres pour Paris sont enfin parties hier. Monsieur Godwin a trouvé une occasion parfaite. Il n'a point encore reçu de réponse d'Espagne ; il l'attend tous les jours. Il lit toujours sa collection de gazettes, mais plusieurs numéros lui manquent, il les cherche inutilement. Il vient de charger un libraire de les lui trouver dans quelque magasin ; il dit que cela sera assez long. Quelle persévérante bonté!... Il joint à cela des attentions charmantes pour moi ; lui et madame Godwin m'envoient continuellement les plus belles fleurs du monde, et elles sont fort rares à Londres, et trop chères pour que j'en puisse acheter ; par cette raison je ne voulois pas les recevoir, mais elles viennent d'un jardin qui appartient à monsieur Godwin et qu'il cultive lui-même.

18 mai.

Mon cabinet est ravissant ; il est tout rempli de fleurs, en grande partie dans des pots, mais j'ai huit carafes. C'est un coup d'oeil charmant. - -

Ma bonne étant mieux depuis un mois, j'avois congédié la garde, mais je l'ai reprise seulement pour trois heures de la matinée, temps où je donne mes leçons dans le parloir de madame Purvis. Ma bonne ne se levant jamais qu'à midi et demi, est alors dans son lit, mais entre chaque leçon je monte un moment chez moi pour voir si elle est calme ou si elle n'a besoin de rien. - -

20 mai.

Hier à midi et demi, après avoir comme à l'ordinaire, congédié la garde et levé ma bonne, je suis rentrée dans notre chambre pour faire le lit de ma bonne suivant ma coutume. Au bout de quelques minutes je l'ai entendue marcher dans le cabinet, ce qu'elle ne fait jamais, car elle reste toujours dans son fauteuil occupée à effiloquer des chiffons, la seule chose depuis long-temps qui paroisse l'amuser. J'ai été tout doucement regarder à la porte ce qu'elle faisoit, et j'ai vu avec bien de la peine, je l'avoue, qu'elle cueilloit et arrachoit toutes mes charmantes fleurs!... Je l'ai questionnée là dessus ; elle ne m'a répondu d'abord que par un signe mystérieux, c'est toujours sa manière ; j'ai répété ma question, et elle m'a dit qu'elle vouloit faire des guirlandes pour me parer. - Qui pourroit avoir la barbarie de la contrarier dans l'état où elle est?... J'ai fait le sacrifice de mes pauvres fleurs.... Elle les a toutes rompues sans en épargner une seule ; elle les entassoit à mesure dans le pan de sa robe ; cela fait, elle a été se rasseoir, m'a demandé du fil, et s'est mise à faire des guirlandes. Ensuite elle m'a appelée pour m'habiller , a-t-elle dit : je me suis mise à genoux devant elle, et aussitôt elle m'a couverte de toutes ces guirlandes, elle en a posé une sur ma tête, une autre en bandoulière sur ma taille, une troisième en ceinture ; et puis elle m'a embrassée en disant que j'étois jolie, et qu'elle m'arrangeroit tous les jours comme cela... Dans ce moment la porte de mon cabinet s'ouvre, et je vois paroître monsieur Godwin suivi de madame Purvis. Monsieur Godwin s'arrêta, et me regarda avec étonnement. J'ai donné l'explication de cette singularité: pendant tout ce temps monsieur Godwin ne se lassoit pas d'examiner ma figure, qui devoit être en effet bien ridicule avec toutes ces guirlandes de fleurs. Eh bien, a dit monsieur Godwin, je vous enverrai tous les matins de nouvelles fleurs pour vous et pour madame Roussel ; puisque cela l'amuse il ne faut pas l'en laisser manquer. Cela n'est-il pas d'une bonté charmante?... Je suis venu, a-t-il ajouté, pour vous apporter une vieille gazette que j'ai retrouvée. A ce mot combien mon coeur a palpité!... J'ai pris la gazette, et j'ai lu cet article : "De Madrid, 2 août 1794. Le comte et la comtesse d'Armilly avec leur famille sont encore ici, mais malgré la protection que la cour leur accorde on croit qu'ils partiront dans quelques mois." Après avoir lu ces six lignes j'ai été obligée de m'asseoir, l'attendrissement et la joie peuvent faire bien du mal, je ne pouvois plus respirer, et j'étois d'une pâleur effrayante. J'ai vu dans cette occasion toute la bonté de monsieur Godwin, il a pâli aussi : Un verre d'eau! un verre d'eau! s'est-il écrié, elle va s'évanouir! ... On m'a fait boire, j'ai pleuré, c'étoit heureusement derrière le fauteuil de ma bonne, car si elle avoit vu mes larmes je suis certaine qu'elle auroit été dans la plus grande agitation, ou du moins elle auroit pleuré aussi ; c'est une chose dont j'ai fait plus d'une fois l'expérience. Monsieur Godwin placé devant moi, avoit mis un genou en terre ; il tenoit un flacon qu'il me faisoit respirer. Incomparable enfant! a-t-il dit, et ses yeux se sont remplis de larmes. Je ne puis dire combien cela m'a touchée, de voir cet homme si respectable prendre un tel intérêt à mon sort. Je ne sais ce que je lui ai dit là dessus, mais tout d'un coup il s'est levé, s'est retourné brusquement, et s'est enfoncé dans l'embrasure de la fenêtre, où il est resté quelques minutes. Il étoit réellement si ému que je suis sûre que le souvenir de sa fille se mêloit à l'attendrissement que je lui causois. Enfin, mes chers parens étoient à Madrid il y a neuf mois! la cour les protégeoit ... Cependant ils vouloient quitter l'Espagne! Ah! c'étoit pour me chercher sans doute... je suis persuadée qu'ils sont en Portugal, monsieur Godwin les découvrira surement. O comment pourrai-je jamais m'acquitter envers lui!... -

22 mai.

Monsieur et madame Godwin m'envoient tous les matins une telle quantité de fleurs, que ma bonne peut faire des guirlandes pour me parer (comme elle dit) sans tout employer... -

J'ai oublié d'écrire qu'avant-hier au soir madame Purvis me dit qu'il étoit quelquefois incommode pour elle de se trouver constamment en tiers entre monsieur Godwin et moi, et qu'elle pensoit que je pouvois sans inconvénient recevoir sans elle dans son parloir et même chez moi un homme de son âge et d'un tel caractère. J'ai répondu, ce qui est bien vrai, que je regardois monsieur Godwin comme un second père, qu'en effet son âge étoit respectable (car je crois qu'il a bien quarante ans), mais que cependant, comme il n'est point précisément un vieillard, je ne pourrois le voir tout seul sans manquer à la bienséance. J'ai ajouté que j'étois persuadée qu'il penseroit ainsi lui-même. Je ne me suis pas trompée, madame Purvis lui en a parlé, et il a rejeté formellement cette proposition. Outre les raisons de décence qui doivent m'empêcher de me trouver tête-à-tête avec un homme quel qu'il soit, j'avoue que monsieur Godwin m'inspire malgré moi un embarras particulier dont je ne puis rendre raison. Personne au monde ne peut le respecter et l'admirer plus que moi, mais il a un certain regard fixe et pénétrant qui m'intimide. Je crois qu'il est très-observateur, ce qui lui a donné cette manière de regarder qui est vraiment singulière ; je ne crains point qu'il lise dans mon ame, et pourtant je ne puis soutenir ce regard, et en tout je ne suis jamais parfaitement à mon aise avec lui. Ma timidité augmente tous les jours ; quand j'avois un guide pour m'avertir et pour me reprendre, j'avois bien plus d'assurance. Madame Purvis est bien vertueuse et m'aime tendrement, mais elle n'est pas très-réfléchie pour son âge... -

premier juin.

J'ai encore revu aujourd'hui pour la troisième fois madame Godwin. Mon Dieu, qu'elle a un ton singulier et des manières désagréables!... Point encore de réponse d'Espagne ni de Paris! que cela est long!...

Je suis toujours aussi contente de ma petite écolière de dix ans, miss Watson. Elle n'est nullement jolie, mais elle est charmante par ses grâces et sa douceur. Elle fait des progrès étonnans, et joue déjà à ravir. Elle apprend bien parce qu'elle est extrêmement docile. Quand notre leçon est finie, sa gouvernante nous permet de jouer ensemble, et malgré la différence de nos âges cela m'amuse en songeant que mon aimable Juliette a surement encore une grande poupée. Celle de miss Watson est charmante, elle l'apporte toujours dans sa voiture ; je lui donne aussi sa leçon de harpe, ce qui nous fait bien rire ; et puis nous la coiffons... - Ce matin miss Watson m'a donné la plus jolie poupée du monde ; c'est un petit maillot avec un visage de cire et des cheveux blonds tout bouclés : cela est ravissant. Je la garde pour ma chère petite Gogo. J'amasse aussi beaucoup d'autres choses pour elle et Juliette et pour mes frères. O quand pourrai-je leur distribuer ce petit magasin!... -

10 juin.

Miss Dennis fait si peu de progrès que j'ai véritablement des scrupules de recevoir de l'argent pour des leçons absolument inutiles. Je l'ai dit à monsieur Godwin, qui m'a répondu avec sévérité, qu'il avoit espéré que je m'attacherois à une écolière privée de tout espoir d'établissement par la difformité de sa figure, car, a-t-il ajouté, les hommes en général ne sont touchés que des avantages les plus méprisables et les plus frivoles, ils ne recherchent que les grâces et la beauté... J'ai assuré avec vérité monsieur Godwin, que je donnois à miss Dennis plus de temps et de soins qu'à miss Watson même, mon écolière favorite ; il m'en a remerciée et m'a priée de persévérer encore quelque temps, ce qui me contrarie bien... -

15 juin.

La réponse de Paris est arrivée, mais seulement une lettre du correspondant de monsieur Godwin. Ma tante et ses enfans et monsieur Duplessis sont en parfaite santé. Ma tante a dit que maman étoit allée en Espagne il y a sept mois, que depuis ce temps elle n'a pas eu de nouvelles ; ma tante n'a plus eu de réponses, surement maman voyage. Ma tante n'ose absolument écrire un mot, cela étant du plus grand danger ; elle m'ordonne la plus minutieuse prudence à cet égard, et de suivre entièrement les conseils de monsieur Godwin. Elle m'enverra incessamment de l'argent par une occasion, et elle désire qu'alors je ne donne plus de leçons. Voilà tout ce que contenoit la lettre. Je l'ai relue dix fois de suite, je la sais par coeur. Les expressions me manquoient pour témoigner à monsieur Godwin ma joie et ma reconnoissance! Comme mon sort est changé depuis que je le connois, et quelle bénédiction le ciel répand sur moi depuis que je me laisse guider par lui!... -

Je voudrois bien avoir des détails sur Adriène et sur Auguste ; monsieur Godwin dit que d'après la recommandation que m'a faite ma tante je ne dois pas risquer de leur écrire, mais il leur fera passer quelques petits présens que je leur destine... -

25 juin.

Aujourd'hui à onze heures et demie, ma bonne étant encore couchée, monsieur Godwin et madame Purvis sont entrés dans mon cabinet, et monsieur Godwin m'a dit qu'il venoit de recevoir par son correspondant l'argent que m'envoie ma tante ; en même temps il a tiré de sa poche des billets sur des banquiers, et puis une bourse remplie d'or, tout cela formant la somme de cinq-cents guinées. Il a posé cela sur ma table, en me priant de lui en donner une quittance. Non, monsieur, ai-je dit, je serois bien embarrassée de garder tout cet argent-là; je vous supplie de me permettre de vous le confier. Mais, a-t-il répondu, ces billets ne sont pas embarrassans ; mettez-les dans un porte-feuille que vous enfermerez dans votre armoire. - Non, monsieur, je vous demande instamment de vouloir bien vous en charger. - Du moins prenez cette bourse qui ne contient que cent guinées, vous en aurez absolument besoin pour votre dépense courante. - Point du tout, car je suis décidée à ne rien dépenser de toute cette somme. J'ignore quelle est la situation de mes parens.... - Protégés par une cour, ils sont certainement dans une très-grande aisance. - Des événemens imprévus peuvent les en priver, et je veux leur conserver cet argent, pour le leur remettre quand je les reverrai. - Mais cela est impossible ; il faut que vous viviez. - Je trouve dans mes leçons des ressources plus que suffisantes. - Mais madame votre tante veut que vous cessiez de donner des leçons. - Elle a dit qu'elle le désiroit. Un désir n'est pas un ordre. - Pour un coeur tel que le vôtre, le désir d'une tante si révérée n'est-il pas un ordre? - Oui, sans doute, si elle connoissoit parfaitement la situation actuelle de mes parens, mais il y a sept mois qu'elle n'a eu de leurs nouvelles. D'ailleurs, je ne me croirois obligée d'obéir aveuglément à un ordre de ma tante, que si je le recevois de sa bouche ou signé de sa main. Votre correspondant peut avoir mal compris ou mal expliqué ce qu'elle a dit. Enfin, cette somme est trop forte pour que ma tante me l'ait envoyée pour moi toute seule, et si elle suppose qu'une partie en peut être nécessaire à mes parens, je dois leur réserver le tout, puisque j'en ai la possibilité. Ce discours a causé beaucoup d'étonnement à monsieur Godwin. Il n'a rien répondu, et après un grand silence madame Purvis a pris la parole pour essayer de me faire changer de résolution ; je crois que malgré moi mon visage a exprimé un peu d'impatience ; monsieur Godwin a interrompu madame Purvis en disant : Ne la contrarions point, ses raisons sont si vertueuses et si touchantes qu'il n'est pas permis de les combattre. Il m'a encore dit plusieurs choses aimables, ensuite il est sorti en remportant les cinq-cents guinées, après m'en avoir donné un reçu par écrit.

J'ai beaucoup réfléchi là dessus, et je soupçonne que monsieur Godwin qui passe sa vie à faire des actions généreuses en les cachant, aura fort augmenté la somme réellement envoyée par ma tante. J'ai eu cette idée tout de suite, mais quand elle ne me seroit pas venue, je me serois conduite tout de même. Ainsi j'ose me flatter que dans tous les cas j'ai pris le bon parti. Je remettrai à mes parens cette somme entière ; alors ils pourront éclaircir le fait. Jusque là cet argent restera dans les mains de monsieur Godwin. Je crois aussi que monsieur Godwin désire beaucoup que je discontinue mes leçons, par la crainte que parmi mes écolières il ne s'en trouve quelques-unes capables de me donner de mauvais conseils, car il me recommande sans cesse de ne point causer avec elles, et en général de m'en défier. Je sais d'ailleurs par madame Maitland et miss Dalzel, qu'il s'est présenté ici plusieurs personnes pour me voir et me demander de leur donner des leçons, long-temps avant que j'eusse complété le nombre d'écolières que je voulois avoir, et que madame Purvis les a refusées sans me consulter. Je lui en ai parlé, et elle m'a avoué ingénument que cela étoit vrai, mais que monsieur Godwin auquel elle avoit nommé ces personnes, lui avoit dit qu'elles manquoient de principes et de piété, et qu'il seroit au désespoir qu'elles eussent la moindre relation avec moi. Certainement un père ne pourroit pas prendre plus d'intérêt à la conduite et à la réputation de sa fille. Il pousse cet intérêt si loin qu'il s'informe exactement si je vais souvent à confesse, et si je fais maigre. Il m'a même proposé de me donner son directeur qui a été missionnaire aux Indes, et dont la vie est toute semblable à celle des apôtres ; mais je suis très-attachée à mon confesseur que j'ai pris en arrivant à Londres : le hasard m'a très-bien servie en cela. Cet ecclésiastique est un excellent homme, il est très-simple dans ses discours, mais ses exhortations sont touchantes, et je n'ai pas voulu le quitter.

J'ai pris un maître, c'est un vieux peintre en miniature qui montre fort bien, et qui, très-content de mon application, me prend fort peu d'argent, et me donne de longues leçons. Je voudrois bien pouvoir perfectionner un talent si agréable.

12 juillet.

J'ai reçu aujourd'hui la plus charmante lettre du monde écrite en françois, et par une jeune personne angloise, lady Charlotte Williamson. On a donné ce billet à monsieur Purvis, qui me l'a envoyé sur-le-champ. Il paroît par quelques expressions de cette lettre, que ce n'est pas la première que cette jeune dame m'écrit, mais je n'en ai reçue aucune autre. Lady Charlotte désire depuis long-temps, dit-elle, être mon écolière, et me demande instamment, si je ne veux pas lui donner des leçons, de la recevoir du moins une seule fois. Tout cela est dit avec une grâce et une politesse extrêmes, il n'y a pas une faute d'orthographe dans la lettre, et l'écriture est parfaite. Comme madame Purvis est sortie, je suis descendue dans le laboratoire de monsieur Purvis, et je lui ai demandé s'il connoissoit lady Charlotte Williamson ; il m'a répondu qu'il ne l'avoit jamais vue, mais qu'il savoit qu'elle est d'une famille illustre et respectable : c'est tout ce qu'il a pu me dire. Quand madame Purvis rentrera, je la questionnerai là dessus.

14 juillet.

Comme je l'ai écrit hier, madame Purvis m'ayant fait un portrait fort désavantageux de lady Charlotte, j'ai voulu savoir à cet égard l'opinion de monsieur Godwin. Il a blâmé madame Purvis d'avoir dit tant de mal de cette jeune dame ; mais c'est, je crois, par un sentiment de charité chrétienne, car il convient que c'est une dame à la mode (a lady of fashion) et je lui ai entendu dire mille fois que cette expression ne signifioit rien autre chose qu'une coquette . Enfin il m'a conseillé de ne point la recevoir, et je l'ai promis : Madame Purvis m'exhortoit à ne faire aucune réponse à la lettre ; j'ai témoigné que je trouvois cela bien mal-honnête. Là dessus monsieur Godwin a été de mon avis ; il a dit que je devois répondre avec respect, mais très-froidement, et en refusant formellement la visite. C'est ce que je ferai et il m'en coûte beaucoup de répondre ainsi à une si jolie lettre.

premier août.

La réponse d'Espagne est enfin arrivée, mais ne nous apprend rien de bien satisfaisant. On mande que mes parens ont quitté Madrid il y a huit mois ; on soupçonne qu'ils sont en Portugal, on n'en est pas sûr, on s'en informera. Monsieur Godwin n'a rien trouvé de nouveau dans sa collection de gazettes. Il vient d'écrire en Portugal...-

18 août.

Ma pauvre bonne est encore plus malade aujourd'hui qu'hier ; depuis trois semaines sa santé est bien mauvaise!.... -

25 août.

J'ai trouvé un moyen de calmer les agitations dont ma bonne est tourmentée, particulièrement tous les soirs ; c'est, aussitôt qu'elle est dans son lit, de jouer de la harpe dans mon cabinet en laissant la porte de notre chambre ouverte, mais il faut jouer piano et sans aucune interruption ni augmentation de son pendant deux ou trois heures ; au bout de ce temps elle est calmée, et elle s'endort... -

27 août.

Grâce à Dieu, ma bonne est visiblement mieux depuis trois jours... -

28 août.

Aujourd'hui ma petite amie, miss Watson, ne m'a parlé que de lady Charlotte Williamson, qu'elle a rencontrée à un concert particulier chez une cousine de miss Watson. Cette dernière a joué de la harpe avec un grand succès dans cette société, et elle a été bien questionnée sur sa petite maîtresse de harpe. Comme elle m'aime à la folie elle a fait de moi des éloges bien exagérés, mais elle a dit que j'étois à peu-près de son âge, car elle croit véritablement que je n'ai que dix ou onze ans. Quoique je sois fort petite je suis pourtant beaucoup plus grande qu'elle, et j'ai bien l'air d'avoir au moins douze ans. Lady Charlotte a dit qu'elle mouroit d'envie de me voir, et miss Watson lui a promis sa protection pour cela, de sorte que cette charmante petite m'a persécutée pour que je fasse connoissance avec lady Charlotte, en m'assurant qu'elle est bien bonne et bien aimable. La gouvernante de miss Watson, qui est une personne très-sensée, dit aussi le plus grand bien de lady Charlotte, et vante extrêmement sa modestie. Je crois réellement que monsieur Godwin a été trompé au sujet de cette jeune personne, mais comme il a une grande prévention contre elle, et que je lui ai promis de ne la pas recevoir, j'ai résisté à toutes les prières de miss Watson, qui m'a dit avec dépit qu'elle sait bien que c'est madame Purvis qui m'empêche de recevoir lady Charlotte, parce qu'elle veut me garder pour elle toute seule . Elle m'a conté que madame Purvis avoit vu deux fois lady Charlotte, et l'avoit si mal reçue que lady Charlotte l'a trouvé bien méchante

Le mieux de ma bonne se soutient...

29 août

30 août.

Ce matin, après la lecon de miss Watson, nous sommes montées dans mon cabinet. J'avois dans une terrine un grand savonnage que j'ai commencé, et j'ai proposé à miss Watson de faire des boules de savon. Comme nous étions à jouer j'ai entendu frapper doucement à la porte ; j'ai cru que c'étoit madame Purvis qui revenoit de la cité, car elle étoit sortie de la maison : j'ai crié d'entrer sans me déranger de notre jeu ; dans ce moment j'étois montée sur une chaise afin de pouvoir jeter les boules de savon jusqu'au plafond. Quelle a été ma surprise en voyant paroître une jeune dame jolie comme un ange!.... Miss Watson a frappé dans ses mains en sautant de joie et en s'écriant : J'en suis pourtant venue à bout! et puis tout de suite elle m'a dit : Voilà lady Charlotte. J'étois bien honteuse qu'elle me trouvât jouant ainsi comme un petit enfant ; je suis vîte descendue de ma chaise et j'ai fait une grande révérence. Lady Charlotte s'est approchée de moi les bras ouverts, elle m'a embrassée trois ou quatre fois de suite, et m'a dit des choses si aimables et avec tant de naturel et de grâces, que de ce moment j'ai été bien persuadée qu'elle n'est point a lady of fashion . Elle a tant de douceur, elle paroît si sensible! je me sens si à mon aise avec elle!... Miss Watson a conté que sachant dès avant-hier que madame Purvis sortiroit ce matin, elle avoit fait dire à lady Charlotte de venir aujourd'hui, et de passer par la boutique où elle ne trouveroit que monsieur Purvis, qui est, dit miss Watson, un bon homme qui la laisseroit passer ; enfin miss Watson lui a fait conseiller de ne point arriver avec ses gens, et en effet lady Charlotte est venue dans la voiture de lady Elisabeth sa tante. Nous avons beaucoup ri de toutes ces précautions ; lady Charlotte est restée plus d'une heure avec moi, je n'ai point pris l'engagement positif de lui donner des leçons, mais je n'aurois pu sans une extrême grossièreté refuser ses visites ; elle m'a dit qu'elle tâchera de revenir après-demain.

Cette après-midi j'ai conté naturellement tout ceci à madame Purvis, et j'ai bien vu qu'elle en étoit infiniment mécontente.

5 septembre.

Ma bonne m'inquiète bien depuis deux jours ; il me semble qu'elle s'affoiblit d'une manière effrayante. Cependant le médecin dit que son pouls n'est pas mauvais, et qu'il n'y a rien à craindre tant que la plaie qui s'est ouverte à sa jambe gauche, ne se fermera pas. Je la panse régulièrement deux fois par jour, chose qu'elle ne souffriroit certainement de nulle autre personne... - Depuis mes entrevues avec lady Charlotte je redoutois beaucoup de revoir monsieur Godwin ; il est trop austère et je le respecte trop pour ne pas le craindre. J'ai été très-agréablement surprise, car au lieu de me parler sèchement là dessus, il m'a fait des plaisanteries douces et fort aimables, et puis il a dit que le monde est si méchant qu'il étoit bien possible qu'il fût injuste pour lady Charlotte. Seulement il m'a renouvelé la prière de ne point lui parler de mes affaires, et il m'a rappelé ma promesse de ne confier mes secrets à qui que ce soit sans le consulter et le prévenir d'avance, et assurément je serai fidelle à cet engagement. Il faudroit que je fusse bien ingrate pour y manquer. D'ailleurs, quand on a donné une parole, rien ne dispense de la tenir.

12 septembre.

Hélas, la plaie de ma pauvre bonne est presqu'entièrement desséchée et fermée!... Ce qu'il y a d'extraordinaire c'est qu'à mesure qu'elle s'affoiblit, sa connoissance paroît revenir. Elle ne déraisonne plus du tout, et jamais elle n'a été plus tendre pour moi... elle me perce le coeur!....

13 septembre.

Ma pauvre chère bonne ce matin m'a demandé un prêtre, j'ai envoyé chercher mon confesseur.... -

6 octobre.

J'ai perdu ma chère et respectable amie le 28 septembre dernier à cinq heures du matin.... Dieu qui ne l'appelle à lui que pour la récompenser de ses vertus, lui a fait la grâce de lui rendre toute sa raison dans les derniers jours de sa vie. Elle est morte avec la piété d'un ange, je ne l'ai pas quittée une seule minute. Grâce au ciel elle n'a point souffert, et sans crainte comme sans douleur elle a rendu son dernier soupir dans mes bras.... Madame Purvis et monsieur Godwin dans cette funeste occasion m'ont témoigné la plus grande sensibilité. Ils voulaient m'emmener tout de suite chez madame Godwin pour quelques jours, ce que j'ai absolument refusé. J'ai seulement accepté de coucher dans la chambre de Sarah, où je suis encore. Je n'ai reçu aucune de mes écolières à l'exception de miss Watson ; cette aimable enfant vient presque tous les jours, elle me console mieux que qui que ce soit, parce qu'elle pleure avec moi. Lady Charlotte est à la campagne depuis trois semaines... - On s'étonne de la durée de ma douleur! cependant cette excellente amie, quoique privée de sa raison, n'a jamais cessé de me connoître : mais quand elle n'auroit conservé aucun sentiment pour moi, il m'eût encore été doux de la voir, de la regarder, je l'aurois aimée comme on aime un portrait d'une personne qu'on a chérie, et j'aurois eu de plus le plaisir de la soigner et de la servir! Et elle me connoissoit, elle m'aimoit, elle me sourioit!... ô que son sourire étoit touchant!... Comment pourrois-je dépeindre ce que je ressentois lorsque dans ses accès les plus violens il me suffisoit pour l'appaiser de lui répéter deux ou trois fois : regardez-moi, je suis Adélaïde! ... alors ses yeux effrayans, ses yeux si ouverts, si égarés, se fixoient sur mon visage, et bientôt redevenoient doux et naturels!.... Je la regretterai toute ma vie:... elle ne pouvoit plus me guider, il est vrai, mais depuis qu'elle a disparu tout-à-fait, il me semble que je suis entièrement abandonnée. Je ne m'accoutumerai point à ne plus voir près de moi cette figure vénérable et chérie qu'il me suffisoit de regarder pour me rappeler tous mes devoirs!....

Je n'ai rien épargné pour que sa pompe funèbre fût convenable et décente. Monsieur Godwin a acquis de grands droits de plus à ma reconnoissance, en se chargeant de conduire le convoi, il y étoit avec tous ses gens en habits de deuil. Si je n'étois pas obligée de me cacher je lui ferois élever un petit monument, mais cela est impossible puisque je n'ose dire son nom et le mien. - J'ai pris le deuil, et je le porterai quatre mois ; quand je ne passerois pas pour être sa nièce je l'aurois pris tout de même... Que je suis abattue, et que mon coeur est profondément affligé!... Ce dernier malheur me renouvelle et me rend plus accablant le chagrin de tous les autres!... Je pleure à la fois ma pauvre bonne, ma bonne maman, et l'absence de mes parens!...

8 octobre.

Madame Purvis m'a renouvelé le conseil d'accepter un asyle chez madame Godwin, à présent que je puis malheureusement disposer entièrement de moi-même. Je persiste à refuser, et j'ai avoué naturellement à madame Purvis que j'avois un éloignement invincible pour madame Godwin ; je me le reproche puisqu'elle est très-respectable, mais je ne puis le vaincre. En tout, j'aime mieux vivre de mon travail que de recevoir des bienfaits d'une personne qu'il me seroit impossible d'aimer. D'ailleurs, il me faut si peu de chose maintenant, que je me bornerois à trois écolières si je ne voulois pas amasser une petite somme, afin de n'être pas obligée de toucher à l'argent envoyé par ma tante, pour le voyage qu'il me faudra faire quand j'aurai le bonheur d'aller rejoindre mes parens. Si madame Godwin étoit le moins du monde en état de me guider, je crois qu'à mon âge je ferois bien, isolée comme je le suis, de me mettre sous sa protection. Mais le ridicule de son ton et de ses manières a quelque chose de si grossier et de si choquant, que je suis certaine que maman seroit au désespoir de me voir entre les mains d'une telle personne. Comme j'ai quelques talens et que mon âge intéresse, je crois pouvoir raisonnablement me flatter de trouver avec un peu de temps une dame aimable et vertueuse qui voudra bien se charger de moi ; en attendant je suis dans une maison très-honnête et très-paisible, et je ne me presserai point de la quitter.

20 octobre.

J'ai fait aujourd'hui une chose qui m'a bien coûté. Je suis rentrée dans mon appartement pour quelques heures ; ô qu'il étoit silencieux et désert!.... J'ai mis dans un coffre fermant à clef, tout ce qui appartenoit à ma pauvre bonne, et puis aussi les quarante louis qu'elle emporta de France. J'ai fait cela sous les yeux de madame Purvis et de Sarah, et j'ai mis le tout en dépôt entre les mains de monsieur Purvis, qui le gardera jusqu'à ce que l'on puisse sans inconvénient le faire passer en France à monsieur Roussel...

23 octobre.

Ne pouvant me résoudre à recoucher dans ma chambre, j'ai désiré de rester pour les nuits seulement dans celle de Sarah ; mais madame Purvis a fait là dessus de grandes difficultés, parce qu'elle a de l'humeur depuis que j'ai renouvelé le refus d'aller chez madame Godwin. C'est par intérêt pour moi, ainsi j'aurois grand tort de m'en fâcher. J'ai parlé au bon monsieur Godwin de ce changement d'appartement, et il a tout arrangé à ma satisfaction, car il a le plus grand pouvoir sur l'esprit de madame Purvis. On a porté mon lit dans la chambre de Sarah, et on l'a placé à côté du sien. Je couche là, et je me tiens toute la journée dans mon appartement. J'ai fait de ma chambre un second cabinet, mais où personne n'entre que madame Purvis, Sarah et moi. A la place où étoit le lit de ma pauvre bonne, j'ai posé un prié-dieu, au dessus duquel est un crucifix ; sur deux grandes planches qui sont au dessus du crucifix, j'ai mis toutes mes carafes et tous mes pots de fleurs... Elle s'amusoit à les cueillir, je n'en veux pas hériter, elles ne pareront plus mon cabinet, je les consacre à sa mémoire!... C'est là que je vais tous les matins et tous les soirs prier Dieu pour elle!... Je reprends toutes mes leçons après-demain.

24 octobre.

J'ai dit hier au soir à monsieur Godwin que je voudrois bien avoir quelques reliques pour mon oratoire (c'est ainsi que j'appelle mon ancienne chambre à coucher.) Ce matin à dix heures monsieur Godwin et madame Purvis sont entrés dans mon cabinet. Le pieux monsieur Godwin m'apportoit des présens que j'ai reçus avec autant de joie que de respect. Un bénitier de cristal, deux superbes chapelets, l'un en lapis-lazuli et l'autre en corail, et puis deux tableaux de reliques de Rome ; elles sont encadrées et recouvertes de glaces. Cela m'a fait un plaisir inexprimable. Toutes ces reliques, et même le bénitier, ont été bénis par le pape. Le chapelet de lapis servoit depuis quinze ans à monsieur Godwin qui le disoit soir et matin, et certainement cette circonstance y donne un prix de plus. J'étois fâchée de l'en priver, mais il en a un autre tout pareil. Il m'a fait observer que dans les reliques il y a un petit os de ma patrone. Le nom d'Adélaïde est écrit dessus, et c'est une relique vraiment bien authentique et un sacrifice que me fait monsieur Godwin, car il dit qu'il a une dévotion particulière pour cette sainte, dont la vie est en effet admirable. J'ai remercié monsieur Godwin de toute mon ame, et je lui ai demandé en grâce de venir dans mon oratoire faire une petite prière pour ma pauvre bonne ; nous y sommes entrés tous les trois, monsieur Godwin avec un recueillement extrême s'est mis à genoux sur le prié-dieu, et me faisant une petite place à côté de lui, m'a fait signe de m'y placer aussi, madame Purvis est restée derrière nous. Comme j'étois sur le petit bord du coussin pour ne pas gêner monsieur Godwin, j'ai glissé, il m'a retenue, et a passé son bras dans le mien pour me fixer et m'empêcher de retomber. Ce saint homme prioit avec une ferveur réellement extraordinaire, et sa prière a été très-longue. En se relevant il avoit les yeux pleins de larmes ; je ne crois pas que parmi les gens du monde il soit possible de trouver encore une autre personne d'une piété comparable à la sienne. J'ai enfin congédié la pauvre miss Dennis qui n'apprenoit rien du tout, mais je ne la remplacerai point, j'ai bien assez de cinq écolières. Madame Maitland après une très-longue absence est revenue, et veut reprendre des leçons.- -

8 novembre.

Lady Charlotte est de retour de la campagne ; elle est venue tout de suite chez moi, et me témoigne la plus tendre amitié. Plus je la vois, et plus je la trouve aimable. Je ne sais que d'avant-hier que sa tante est veuve de lord Selby qui a voyagé en France. Ce nom de Selby m'a fait battre le coeur, parce que je me suis parfaitement rappelée que mon père a parlé mille fois devant nous de lord Selby, et je verrois avec intérêt lady Elisabeth en pensant qu'elle est la veuve d'un homme que mon père a aimé. Lady Charlotte voudroit bien me mener chez elle, mais je ne dois pas aller dans le monde, surtout d'après les dernières lettres que monsieur Godwin a reçues de Portugal, dans lesquelles on lui mande que l'on croit que mes parens ont quitté Lisbonne il y a quatre mois, pour passer en Irlande ou en Angleterre sous des noms supposés... Je dois redoubler de mystère et de prudence. - -

15 novembre.

Lady Charlotte ne me tourmente pas pour aller chez sa mère, parce que cette dame n'aime ni les talens ni les enfans, mais elle me répète toujours qu'il faut absolument que sa tante me connoisse. Cette dernière va partir pour la campagne, et n'en reviendra qu'après les fêtes de noël.

Lady Charlotte joue un peu de la harpe, et a voulu absolument prendre des leçons de moi, mais j'ai refusé décidément de recevoir d'elle de l'argent, et je lui montre seulement par amitié.

Madame Maitland étant la seule de mes écolières qui aille à la cour et dans le grand monde, je lui ai parlé de lady Charlotte ; elle ne la connoît pas personnellement, mais elle m'a dit qu'elle avoit une réputation parfaite. J'ai conté cela à monsieur Godwin, qui en a été enchanté. Monsieur Godwin m'a proposé de lire Télémaque, ce que j'ai accepté, car maman m'avoit promis de me donner cet admirable ouvrage quand je serois dans ma quinzième année. Je le lis avec un plaisir inexprimable. Combien je m'intéresse à ce fils malheureux, séparé de son père! je voudrois pouvoir comme Télémaque parcourir toute la terre pour chercher mes parens!... Souvent je me reproche l'inaction où je suis, mais hélas! que puis-je faire toute seule et à mon âge? - - -

5 décembre.

Lady Charlotte m'a confié qu'elle va se marier. Il m'en coûte bien de ne pas lui confier aussi mes secrets, mais outre que je ne le puis sans consulter monsieur Godwin, la seule raison m'en empêcheroit ; lady Charlotte, ainsi que toute sa famille, est extrêmement aristocrate, et elle montre la plus grande indignation contre tous ceux qui n'ont pas toujours détesté la révolution. Elle m'a demandé si j'étois royaliste ; j'ai répondu qu'à cet égard je n'étois rien du tout, que je n'entendrois jamais rien à la politique, que j'avois horreur de la cruauté et de l'impiété, mais que je m'intéresserois toute ma vie à mon pays ; que je priois Dieu tous les jours, non pas qu'il lui rendît la royauté ou qu'il maintînt la république, parce que je ne sais pas quel est le meilleur de ces deux gouvernemens, mais qu'il rétablît en France la religion et la paix. - -

2 janvier 1796.

Lady Charlotte a été si occupée des apprêts de son mariage, que j'ai passé plus de trois semaines sans la voir. Elle est revenue aujourd'hui, et me charge d'une grande entreprise pour moi. Voici ce que c'est. Lady Elisabeth a dans une de ses maisons de campagne un portrait de son fils lord Arthur Selby ; ce portrait, peint par le chevalier Reynolds, est superbe et d'une ressemblance parfaite, à ce qu'on dit. Lady Elisabeth désire depuis long-temps de l'avoir en miniature ; sa nièce l'a fait venir à son insçu, et me charge de la copier. Je crois avoir fait de grands progrès, surtout depuis que j'ai copié les belles miniatures que m'a prêtées monsieur Godwin ; j'avois mal peint la première (le saint Jérome), mais il me semble que ma Madelaine et ma Ste Cécile n'étoient pas mal. Enfin je vais entreprendre de copier ce portait. Mon maître est parti pour Dublin il y a trois mois, je le regrette bien dans ce moment, ses conseils me seroient bien utiles.

8 janvier.

J'ai commencé le portrait. L'ébauche n'est pas mal dessinée, mais la tête est trop grosse. Je ne puis me lasser d'admirer ce tableau ; outre qu'il est peint à ravir, la figure est charmante. Je n'ai jamais vu une tête d'homme si agréable. Lady Charlotte dit que lord Selby est rempli d'esprit, de sensibilité, de vertus ; on voit tout cela dans sa physionomie... Je m'enferme pour copier ce portrait, et puis ensuite je le serre dans mon armoire. Je ne me soucie pas que madame Purvis le voie, tout ce qui vient de lady Charlotte lui déplaît, et puis monsieur Godwin est si austère!.... Si lord Selby étoit ici, je crois qu'il ne seroit pas convenable que je me fusse chargée de copier le portrait d'un si jeune homme... Il a vingt-sept ans, j'ai demandé son âge à lady Charlotte. Vingt-sept ans, c'est pourtant un âge mûr, mais son visage est beaucoup plus jeune que cela. Il voyage, il est en Danemarc, tout au fond du nord, assurément je puis bien copier son portrait sans scrupule....

9 janvier.

Je ne suis occupée que de mon portrait. La ressemblance y est déjà, j'en suis sûre. Je ne me suis jamais tant appliquée, j'ai tant d'envie de plaire à lady Charlotte, je l'aime tant!..... Hier comme je peignois, madame Purvis a frappé à ma porte, et j'ai entendu la voix de monsieur Godwin ; j'ai eu un battement de coeur!... mais avant d'ouvrir j'ai tout serré bien vîte ; ils n'ont rien vu.... Réellement j'ai peur de monsieur Godwin comme s'il étoit mon tuteur. Pourtant je ne lui ai pas promis de ne point copier de portraits. Lady Charlotte m'a conté des choses charmantes de son cousin. Il a aimé passionnément une jeune personne, belle comme le jour, et malgré cela il n'a pas voulu l'épouser parce qu'elle étoit joueuse. Le jeu a coûté cher à cette jeune personne ; elle doit le haïr à présent, car lady Charlotte dit qu'elle aimoit lord Selby.

10 janvier.

J'ai recommencé le portrait, la tête étoit trop grosse. Je ferai celui-ci plus promptement et mieux, et je suis sûre à présent de ne pas le manquer. Je m'éveille tout naturellement avec le jour pour y travailler. J'aime la peinture à la folie.

22 janvier au soir.

J'ai bien des choses à conter.... J'ai fini ce matin à midi mon portrait, et véritablement je n'ai jamais rien fait d'aussi bien. A midi un quart lady Charlotte est arrivée ; je lui ai montré mon ouvrage : elle en a été dans l'enchantement, et tellement qu'elle a voulu le faire voir sur-le-champ à sa tante ; et elle m'a conjurée de venir avec elle, m'assurant qu'il n'y auroit personne chez elle, et que nous reviendrions dans une heure. Je n'étoit poins habillée, mais lady Charlotte a ouvert ma commode, en a tiré une robe, m'a arrangée, m'a coiffée, et m'a emmenée. Sa voiture étoit à la porte, nous y sommes montées, elle ne m'a pas seulement permis d'aller prévenir madame Purvis, et nous voilà parties. Lady Charlotte rioit, m'embrassoit, étoit charmée ; moi, j'étois attendrie et tout interdite. Nous arrivons chez lady Elisabeth Selby. - - Dès la porte du salon lady Charlotte s'écrioit : La voilà, la voilà, cette chère petite ; je vous l'amène! ... Aussitôt lady Elisabeth a paru, elle s'est avancée précipitamment vers moi, m'a prise et emportée dans ses bras, s'est assise dans un fauteuil, et m'a retenue sur ses genoux.... Elle est charmante de toutes manière, elle a dû être bien belle, son fils lui ressemble beaucoup ; elle a les mêmes yeux, et je n'ai jamais vu un regard si doux et si intéressant... Elle m'embrassoit, et puis me regardoit, et me disoit des choses remplies de bonté. Il ne m'étoit pas possible de répondre ; je ne pouvois que lui baiser les mains. Elle a été réellement enchantée du portrait de son fils. Je n'oserois répéter tout ce qu'elle a eu l'indulgence de dire là dessus... Elle baisoit ce portrait, en disant qu'il ne la quittera jamais. Quel éloge touchant elle a fait de son fils!... Surement c'est un jeune homme bien vertueux et bien aimable, sa mère l'adore... Elle a voulu me garder toute la journée ; j'ai écrit un petit billet à madame Purvis pour lui mander que je ne rentrerois qu'à huit heures du soir.... Lady Charlotte a envoyé chercher sa harpe, et après le dîner j'en ai joué et j'ai chanté. Pendant tout ce temps lady Elisabeth avoit les larmes aux yeux... Je me sens pour elle une affection que je ne puis exprimer ; c'est la seule personne qui m'ait rappelé maman. Elle est bonne et sensible comme elle, et je trouve aussi qu'elle a les mêmes manières. Elle avoit fait fermer sa porte, personne n'est venu. Enfin une heure avant mon départ elle m'a repris sur ses genoux, et m'a demandé si à son retour de la campagne je voudrois bien venir demeurer chez elle, en ajoutant qu'elle n'avoit point de fille, et que je deviendrois la sienne. Pour toute réponse j'ai passé mes deux bras autour de son cou en fondant en larmes... Elle a pleuré, et lady Charlotte aussi ; puis elle a dit : Allons, voilà qui est décidé; ce tendre embrassement, ma Cordélie, est un doux consentement : recevez aussi ma parole ; dans trois semaines j'irai vous chercher, vous reviendrez ici, et vous y serez chez vous. Dès aujourd'hui l'on préparera votre appartement qui sera tout près du mien, et nous ne nous quitterons plus. Je l'ai remerciée du fond de l'ame, je pleurois toujours, et il m'a fallu bien du courage pour ne pas lui avouer qui je suis. Si j'eusse été tête-à-tête avec elle, j'aurois eu plus de peine encore à me taire, mais lady Charlotte me gênoit quoique je l'aime extrêmement. Enfin, grâce à Dieu, je n'ai point manqué à la parole que j'ai donné à monsieur Godwin. Demain je lui conterai tout, et quelque chose qu'il me dise, je lui déclarerai que je suis décidée à confier qui je suis à lady Elisabeth, et à me mettre sous sa protection.

Lady Elisabeth, au moment où je l'ai quittée, a mis à mes bras deux bracelets charmans de perles fines avec des agrafes de diamans, et lady Charlotte m'a donné une bien jolie bague. Je suis sortie de chez lady Elisabeth véritablement pénétrée, et en même temps bien triste. Je suis fâchée de penser qu'elle va faire un voyage de trois semaines ; pendant tout ce temps je serai désagréablement ici : madame Purvis est si injuste pour toute cette bienfaisante famille, mais monsieur Godwin est si généreux et si raisonnable! J'ose croire qu'il m'approuvera, car certainement il ne veut que mon bien.

Madame Purvis, quand je suis rentrée, m'a fort bien reçue, ce qui m'a surprise ; pourtant elle avoit l'air un peu contraint. Je suis sûre qu'elle a vu monsieur Godwin, qui lui aura dit qu'il seroit ridicule de me bouder parce que j'ai été chez lady Elisabeth. Monsieur Godwin a plus d'usage du monde que madame Purvis, il a une grande austérité, mais cela vient de la perfection de sa vertu, et d'ailleurs il montre en toutes choses une raison supérieure.

En rentrant j'ai été tout de suite dans mon cabinet, ne voulant rien dire à madame Purvis avant d'avoir parlé à monsieur Godwin. Je n'ai pas encore rendu le portrait de lord Selby ; depuis que j'ai vu sa mère il est devenu plus intéressant pour moi, il est là devant ma table... Cela me touche de le regarder!... Il est certain qu'il ressemble étonnamment en jeune à lady Elisabeth, c'est le même regard, la même expression:... comme cette tête est bien peinte, on diroit que cette douce figure va parler!... C'étoit un grand peintre que le chevalier Reynolds!... le premier peintre de l'Europe à ce que je crois...

Demain est de toutes manières un jour bien intéressant pour moi, c'est demain matin que monsieur Godwin attend de nouvelles lettres de Portugal. O s'il m'apportoit des nouvelles positives de mes chers parens!... Il m'a dit l'autre jour qu'il l'espéroit, parce que son correspondant de Lisbonne est l'homme le plus actif et le plus intelligent qu'il connoisse.... Il est tard, il est près de minuit ; cela est inconcevable, j'ai écrit bien lentement ce soir... Sarah pour m'avertir a déjà frappé deux fois à ma porte. Allons, il faut se coucher....

23 janvier.

O mon Dieu! quel est mon trouble et ma joie!... Je pars demain, je vais retrouver mes parens, je sais avec certitude où ils sont.... Ce matin à huit heures madame Purvis et monsieur Godwin sont entrés chez moi. Ce dernier avoit un visage rayonnant de joie ; en m'apercevant il s'est écrié: Mademoiselle, il faut que vous me permettiez de vous embrasser pour vous faire mon compliment.... Ce début étoit bien singulier pour monsieur Godwin. Bon Dieu, ai-je dit, vous avez découvert où sont mes parens, et ils se portent bien? Oui oui, a-t-il répondu. En disant ces mots il m'a pris la main : je lui ai sauté au cou, et je l'ai embrassé de toute mon ame. Il étoit si ému qu'il trembloit, (il est réellement bien bon): il s'est assis, et moi aussi ; il tenoit toujours ma main qu'il serroit, et moi je répétois en pleurant : Eh bien, eh bien! cher monsieur Godwin?... Je puis vous dire à présent, a-t-il répondu, que depuis deux mois je suis dans des inquiétudes cruelles que je vous ai soigneusement cachées. - Bon Dieu!... - Soyez tranquille puisque je vous en parle ; tenez, lisez cette lettre de mon correspondant. Et je lis ce qui suit:

"Monsieur le comte d'Armilly est revenu d'Angleterre d'où il a été obligé de repartir précipitamment. J'ai enfin découvert sa retraite aux environs de Lisbonne ; je l'ai vu ainsi que toute sa famille, qui se porte bien ; je lui ai dit que vous me mandiez que vous aviez à lui communiquer une chose de la plus grande importance. Je n'ai pu répondre à toutes leurs questions là dessus, puisque j'ignore cette affaire ; ils ne peuvent eux-mêmes deviner de quoi il s'agit, mais ils m'ont dit positivement qu'ils sont fixés pour six mois dans le lieu de leur résidence actuelle. Ecrivez-leur, ou chargez-moi de vos ordres pour eux ; je les leur ferai passer sur-le-champ."....

En lisant cette chère lettre j'étois suffoquée par mes larmes. O bon monsieur Godwin, me suis-je écriée, je veux partir, je veux les aller rejoindre. - C'est pour vous un devoir sacré; à Dieu ne plaise que je vous en détourne. Mais sachez donc quelle frayeur j'ai pu vous épargner ; monsieur votre père a passé vingt-quatre heures à Londres... - Grand Dieu! si près de moi? - Quoiqu'il fût sous un nom supposé il a été reconnu, et a reçu l'ordre de partir sous deux heures... - Juste ciel!... - J'ai su cela par une gazette que j'ai lue dans ce temps, et que voici. En disant ces paroles il m'a remis la gazette. J'ai lu ce papier imprimé où cet article se trouve en effet. On y dit que mon père voyageoit pour chercher une fille chérie qu'il a perdue!... Quelles peines, quelles inquiétudes je leur cause!... Cher monsieur Godwin, ai-je repris, comment ferai-je pour me rendre à Lisbonne? - N'avez-vous pas un ami? ne vous ai-je pas promis de vous remettre entre les bras de vos parens?... A ces mots je suis tombée à ses pieds. Cet homme modeste autant que généreux a tressailli ; il vouloit me relever, mais embrassant ses genoux : O mon vertueux protecteur, ai-je dit, Dieu qui vous inspire, vous récompensera ; c'est pour lui seul que vous agissez, je le sais, mais souffrez que mon coeur se soulage en vous exprimant la reconnoissance dont il est pénétré... Vous allez me rendre une famille adorée!... ô croyez que jamais je ne recevrai les doux embrassemens de mes parens, sans songer à vous, sans vous bénir! désormais chaque instant de bonheur doit vous rappeler à ma mémoire!... Que votre ame généreuse jouisse de son ouvrage ; songez combien j'étois à plaindre, et combien je suis heureuse! songez que Dieu notre juge suprême nous voit et nous entend... O puisse-t-il à votre heure dernière vous retracer le souvenir de ce que vous faites aujourd'hui pour moi!... C'en est trop, s'est écrié monsieur Godwin, c'en est trop, je ne puis supporter une telle scène. A ces mots il s'est dégagé de mes bras, s'est retourné brusquement, et est sorti. Madame Purvis m'a dit que j'avois blessé son humilité, et cela est certain. Quelle piété incomparable! c'est sans aucune exagération la piété d'un saint. Madame Purvis est allée le retrouver, et n'est revenue avec lui qu'au bout d'une demi-heure. Il étoit sérieux, mais il avoit l'air touché. Je lui ai demandé quand nous partirions. Je suis tout prêt, m'a-t-il répondu, demain si vous voulez. - Oui, demain. Mais je ne puis voyager sans une femme. Madame Maitland m'a offert de me donner une femme-de-chambre dont elle me répond ; je vais l'envoyer chercher. - Non non, pour l'exacte bienséance il faut pour vous accompagner une personne qui ait plus de poids qu'une femme-de-chambre, madame Godwin viendra avec nous, et vous aurez pour vous servir une de ses femmes qui parle l'anglois et le françois.

Quoique je n'aime pas madame Godwin je suis pourtant charmée qu'elle soit du voyage, car certainement cela sera beaucoup plus convenable pour moi. Nous avons fixé tous nos arrangemens. Je partirai demain un peu avant la pointe du jour avec la bonne madame Purvis, qui me conduira jusqu'au port de mer où nous devons nous embarquer ; monsieur et madame Godwin iront de leur côté, nous ne nous retrouverons qu'au port de mer. Je n'ai pas dit un mot à monsieur Godwin de ma visite à lady Elisabeth, cela étant à présent absolument inutile.... J'ai fait mes paquets, tout est prêt... Je n'ai point encore emballé le portrait de lord Selby ; je le laisserai à monsieur Purvis, qui le remettra à lady Elisabeth, avec une lettre que je veux lui écrire. J'écrirai aussi à lady Charlotte.

même jour, à huit heures du soir.

Je laisse pour lady Elisabeth la copie de mon journal que je destinois à mon frère. Cette preuve de confiance est tout ce que je puis faire pour reconnoître la bonté touchante qu'elle m'a montrée, et dont mon coeur conservera le plus tendre souvenir. En emballant le portrait de lord Selby j'ai regardé avec attendrissement pour la dernière fois cette figure intéressante qui me retraçoit les traits de celle qui daignoit me recueillir et m'adopter : mes pleurs ont coulé!... Je croyois dire un éternel adieu à lady Elisabeth!... J'ai cru devoir placer dans la caisse la première ébauche que j'ai faite du portrait de lord Selby, elle est ressemblante, je n'ai pu me résoudre à l'effacer!... Puisse lady Elisabeth jouir à jamais de tout le bonheur qu'Adélaïde, lui désire!... Puisse-t-elle bientôt revoir son fils, et ne plus s'en séparer!....

Fin du journal d'Adélaïde.

Lettre 24

D'Eugène de Vilmore à Edouard d'Armilly.

Londres, 15 février 1796.

Madame la baronne de Flemming et Lolotte sont parties pour Vienne il y a quelques jours. Mon cher Edouard, vous imaginez facilement que cette séparation qui sera longue, m'a fait bien de la peine! mais nous nous écrirons régulièrement, et nous nous reverrons dans quatre ou cinq ans pour ne plus nous quitter. D'ici là, je ne songerai qu'à me rendre digne, autant qu'il me sera possible, du bonheur que la providence et nos chers bienfaiteurs nous préparent. Il faut que je vous conte une singulière chose qui vous étonnera bien. La surveille du départ de madame la baronne elle nous mena tous à l'opéra ; à la fin du premier acte nous vîmes avancer sur le bord du théâtre une jeune actrice assez jolie et fort gauche, qui chanta une ariette : en jetant les yeux sur elle il me sembla bien que j'avois déjà vu cette figure ; cependant elle avoit tant de rouge et de blanc que je ne la reconnoissois pas encore, quand Lolotte qui la regardoit aussi, s'écria : Ah bon Dieu! c'est mademoiselle Ulrique! et c'étoit elle en effet... Cette effrontée créature leva la tête vers notre loge ; elle nous reconnut, et se mit à sourire. J'avois bien envie de la siffler.

Ce n'est pas tout ; nous avons appris depuis, qu'après avoir épousé son indigne amant en arrivant à Londres, elle a dépensé dans deux ou trois mois tout l'argent qu'elle avoit emporté; alors elle s'est brouillée avec son mari (qui est tombé dans une misère affreuse), elle est entrée à l'opéra ; elle y gagne fort peu de chose parce qu'elle n'est pas capable de jouer de grands rôles, mais elle est entretenue par un vieux vilain lord irlandois qui a plus de soixante ans. Voilà un dénouement digne de cet infame roman. Qu'on est heureux, mon cher Edouard, d'avoir reçu des principes et une éducation qui préservent à jamais de pareilles bassesses et d'une telle ignominie! Mon père disoit à ce sujet que des parens et des instituteurs vertueux sont pour leurs élèves une providence bienfaisante, qui disposant de l'avenir, retranche de leurs destinées tous les maux véritables, la seule infortune réelle, celle de s'avilir et de se déshonorer.

J'espère toujours, mon ami, que vous viendrez ici ce printemps ; nous ne retournerons en Suisse que l'automne prochain, ainsi nous pourrons passer quelque temps ensemble ; et vous savez bien, mon cher Edouard, que ce sera toujours un véritable bonheur pour moi.

Lettre 25

De lady Elisabeth à lord

Selby son fils .

Londres, 22 février.

J'espère, cher Arthur, que vous trouverez quelques motifs de consolation dans le paquet que je vous envoie. Voici comment ces lettres sont tombées entre mes mains. Monsieur Purvis, comme je vous l'ai mandé, n'étoit pour rien dans l'infame complot qui nous cause une si juste douleur. Quand il m'apporta le journal et la caisse que cette angélique enfant l'avoit chargé de me remettre, son abominable femme n'étoit point encore revenue ; elle étoit restée avec Adélaïde jusqu'au moment de l'embarquement, que les vents absolument contraires ont retardé pendant onze jours. Divers accidens ont ensuite arrêté madame Purvis, de sorte qu'elle n'est revenue à Londres que quatre jours après moi. Le lendemain de mon arrivée, après avoir lu le journal, j'allai chez monsieur Purvis, et je l'instruisis de tout ; cet homme est parfaitement honnête, son indignation égala sa surprise, il me mena dans la chambre de sa femme, fit forcer en ma présence ses coffres et ses armoires, fouilla tout, trouva trois-cents guinées en or et cent en billets, et toutes les lettres de Godwin. Nous en lûmes quelques-unes qui ne laissoient aucun doute sur l'atrocité de cette femme. Alors monsieur Purvis me remit toutes ces lettres, pour les envoyer, si je le jugeois à propos, à la famille de la jeune infortunée, parce qu'elles contiennent une infinité de détails qui non seulement prouvent la candeur et la scrupuleuse vérité du journal dans tout ce qui se rapporte à Adélaïde, mais ajoutent encore, s'il est possible, à l'admiration que doivent inspirer sa conduite et son caractère. Quant à l'argent acquis par le crime, trouvé chez madame Purvis, son mari le donna le jour même à l'hôpital du Christ. Tout ceci s'est fait sans éclat parce que je désirois que madame Purvis revînt avec sécurité dans sa maison. Je convins avec son mari de la manière dont il devoit se conduire, et tout s'est passé comme je l'avois proposé. Une lettre de madame Purvis l'instruisant du jour précis de son arrivée, il envoya la veille à dix-neuf milles de Londres Sarah sa fille, qui n'a pas eu la moindre part à toute cette infamie. Madame Purvis arriva à quatre heures après-midi ; elle ne trouva dans la boutique, où elle entra d'abord, qu'une servante ; elle passa dans le parloir, et y vit avec surprise trois hommes inconnus : l'un étoit le constable , et les deux autres mes gens d'affaire. Monsieur Purvis ferma la porte, et lui dit sans préambule qu'elle étoit accusée d'avoir favorisé l'enlèvement d'Adélaïde. Madame Purvis commença par nier avec effronterie le fait, soutenant qu'Adélaïde alloit retrouver ses parens. Alors on lui montra quelques lettres de Godwin que j'avois remises à mes gens d'affaire ; à cette vue l'infame créature perdit la tête, et pénétrée de terreur tomba sur une chaise. Dans ce moment monsieur Purvis s'approcha d'elle, et fouillant dans ses poches il en tira une bourse contenant cent et cinquante guinées ; il la posa sur une table en disant froidement : ce sera encore pour l'hôpital du Christ . Il trouva encore dans ses poches un portefeuille renfermant seulement une lettre cachetée adressée à William Nelson écuyer . Cette adresse étoit écrite de la main de Godwin. Madame Purvis eut l'audace de vouloir l'arracher des mains de son mari ; dans ce débat le cachet fut brisé, et monsieur Purvis lut la lettre qu'il remit ensuite à monsieur Smith pour me la donner. Je vous l'envoie avec tous les autres papiers. Commencez par lire cette lettre, vous y verrez beaucoup de détails rassurans ; nous n'avons à craindre aucune espèce de violence, et le plan de Godwin nous laisse plus de temps qu'il n'en faut pour réclamer Adélaïde, et la retirer de ses mains avant qu'elle ait pu devenir la victime des fourberies de ce scélérat. Cette lettre mérite de toutes manières d'être à jamais conservée : combien elle honore l'angélique créature dont on y médite la perte! Jamais le vice ne rendit à la vertu un hommage moins suspect et plus éclatant.

Vous verrez par les autres lettres, que la prétendue madame Godwin dont parle Adélaïde dans son journal, n'étoit point la femme de ce monstre ; mais qu'en effet il est marié, et que sa véritable femme est en Irlande. Vous verrez que mistriss Stopford , une des écolières d'Adélaïde, n'étoit aussi qu'une courtisane gagnée par Godwin. La crainte et les menaces ont fait avouer à madame Purvis beaucoup d'autres choses. Elle a déclaré aussi le nom du vaisseau sur lequel Adélaïde est embarquée ; je vous en envoie la notice. Ce vaisseau va véritablement en Portugal. Godwin ne l'a choisi qu'après s'être assuré qu'il ne portoit point d'émigrés, et qu'Adélaïde n'y verroit personne qui pût l'éclairer. Il a pris pour elle une femme-de-chambre honnête (à ce que dit madame Purvis ; il a loué the cabin ), et lui couchera dans la salle commune avec les autres passagers. Madame Purvis sera gardée à vue jusqu'à ce que nous ayons des nouvelles de l'arrivée du vaisseau ; ensuite son mari lui donnera une petite pension alimentaire, à condition qu'elle passera le reste de sa vie dans un couvent d'Allemagne qu'il a désigné, et dans lequel il l'enverra : chose qu'elle est obligée d'accepter, pour n'être pas traduite en justice, et parce qu'elle n'a d'ailleurs aucun moyen personnel de subsistance.

Je ne vous ai pas envoyé ce paquet plutôt, parce que je ne voulois pas le confier à la poste, et monsieur Smith étoit retenu par une affaire qui n'a été terminée qu'hier. Adieu, mon cher fils, le ciel nous rendra cette enfant incomparable... Je ne pense qu'à elle, je ne suis occupée que d'elle ; mais c'est l'être aussi de vous.

Lettre 26

De monsieur Godwin à William Nelson.

de.... 28 janvier.

Enfin Nelson, l'ange est dans mes filets!... Nous attendons les vents, et bientôt, sous ma seule garde, enfermée dans un vaisseau, son sort ne dépendra plus que de moi!...

J'ai admiré le ton moraliste de ta dernière lettre, mais que parles-tu de corruption? ... Moi! corrompre Adélaïde! m'en préserve l'amour : sa vertu fait partie de sa beauté; c'est la pureté de son ame qui donne à son regard, à son sourire ; à sa physionomie ce charme enchanteur qui m'a séduit et qui m'enchaîne pour la vie! Oui, je veux toujours l'abuser et toujours lui conserver son caractère et sa vertu ; je veux éterniser son erreur, me charger seul de tous les crimes : voilà mon nouveau plan et mes dernières résolutions. Il est vrai que j'eus d'abord le dessein vulgaire que tu me supposes, mais je ne la connoissois pas encore, je n'avois alors pour elle qu'une fantaisie ; j'appris à ma honte qu'on pouvoit la tromper facilement, mais qu'il étoit impossible de l'égarer ; sa candeur et sa bonne foi, confondant sans cesse mon génie et le vil manége de la Purvis, déjouoient tous nos projets, et rendoient superflues nos plus savantes combinaisons.

Che difesa miglior ch'usbergo e scudo

E la santa innocenza al petto ignudo.

Les autres femmes, Nelson, remplies de ruse et de foiblesse, voient le piége et s'y laissent prendre ; celle-ci sans défiance et sans artifice, mais guidée par des principes invariables et par une ame angélique, ne peut ni découvrir ni soupçonner les fourberies les plus grossières, et cependant échappe à toutes les embûches, par le seul ascendant d'une parfaite droiture. D'ailleurs, n'en doutons point ; Nelson, il est un instinct sublime, inspiré par la vertu, qui dirige mieux sans doute que la prévoyance et le raisonnement! Le croirois-tu? malgré le succès complet de mon hypocrisie, j'ai vu clairement dans le coeur d'Adélaïde un invincible éloignement pour moi! J'ai pu sans peine exciter sa reconnaissance, usurper son estime et son admiration ; et je n'ai pu gagner sa tendresse! Je n'ai pas été surprise de son aversion pour la vieille Miller qui jouoit si gauchement le vénérable personnage de la sainte Godwin ; mais l'adroite et jolie Betsy, sous le nom de mistriss Stopford , n'a pas eu plus de succès ; malgré son esprit, ses flatteries, ses grâces et ses caresses, Adélaïde l'a toujours traitée froidement. Et moi, j'ai reçu plus d'une fois des preuves de sa confiance et quelques témoignages de sensibilité momentanée, mais jamais ce coeur si pur et qui n'a rein à cacher, ne s'est ouvert à moi sans réserve ; et sans pouvoir s'en rendre raison elle m'a toujours craint, je lui ai toujours inspiré un insurmontable embarras. O Nelson! le métier de séducteur que nous avons fait jusqu'ici, cesse d'être amusant dès qu'on est véritablement amoureux ; je le suis à perdre la tête, et pour la première fois de ma vie, à trente-six ans! Quelle honte! quelle dégradation de caractère!... et quel bouleversement d'idées et de sensation!... Tout ce qui m'enchantoit jadis me trouble aujourd'hui, et j'ai la foiblesse de rougir souvent de mes succès mêmes!... Je ne puis dépeindre ce que j'éprouvai quand cette enfant incomparable, également prudente, touchante et crédule, s'avisa de désirer mes saintes prières pour sa bonne!... Elle étoit à genoux à côté de moi, je tenois son bras sous le mien ; je jetai à la dérobée un regard sur elle, son visage étoit céleste.... elle prioit!... je crus voir un ange ... Je demeurai interdit et tremblant devant le Dieu qu'elle invoquoit!... Mes yeux se remplirent de larmes, j'eus horreur de moi-même!... Que n'ai-je pas souffert encore le jour où je la décidai à se remettre entre mes mains pour aller retrouver ses parens! Je la vis à mes pieds ; elle embrassoit mes genoux!... J'entendis sa voix mélodieuse et touchante demander à Dieu de me retracer à ma dernière heure le souvenir de ce que je faisois pour elle. Et dans son erreur elle croyoit me bénir!... Oui, Nelson, je l'avoue, ces paroles frappantes retentirent jusqu'au fond de mon ame... le fus au moment de me trahir, je m'échappai... Son image et mes remors me poursuivirent ; je conçus l'idée de la détromper, de la servir, de me sacrifier!... l'amour l'emporta. Passion funeste! qui m'entraîne au crime qu'elle m'apprend à détester!... Mais il est une autre passion plus fatale et plus impérieuse encore, celle qui conduit mon exécrable confidente, la vils cupidité! je n'ai pu surprendre dans l'ame de l'abominable Purvis l'apparence d'un remors!... La première nuit où j'entrai dans l'appartement d'Adélaïde, tandis qu'elle dormoit dans la chambre de Sarah, je fus saisi d'un tremblement universel ; il me sembloit que je profanois le temple sacré de la vertu! tout me retraçoit la douce image de l'innocence, et l'enfer étoit dans mon coeur. Tandis que la Purvis d'un air intrépide fouilloit tranquillement les armoires, je restois immobile et glacé! je me représentois Adélaïde dans toutes les situations intéressantes où je l'avois surprise dans ce même lieu, soignant, servant sa bonne ; je croyois la voir encore aux pieds de cette femme en démence, se laissant couvrir de ses fleurs arrachées, ces fleurs, son seul amusement,.... qu'elle sacrifioit avec délices aux caprices d'une imbécille!... La Purvis tira d'une commode un petit coffre sur lequel étoit collé une bande de papier avec ces mots de l'écriture d'Adélaïde : Ce que j'ai sauvé de plus précieux . Sais-tu, Nelson, ce que contenoit ce coffre? des cheveux de ses parens, et une rose blanche desséchée, collée sur du papier bleu ; ces mots étoient écrits au bas de la page : Du rosier de Romeval . La découverte de cet innocent secret fit beaucoup rire la Purvis!... Détestable et vile créature!... Combien la stupidité ajoute à la scélératesse! N'est-ce pas une preuve, Nelson, que le vice est essentiellement absurde, puisque pour s'y livrer sans réserve et sans remors, il faut être réduit au dernier degré d'abrutissement?... Explique-moi aussi d'où peut naître cette invincible admiration que des disciples de la philosophie moderne tels que nous ne peuvent refuser à la vertu? Cette admiration ne vient ni de l'habitude, ni des préjugés de la première jeunesse ; nous fûmes l'un et l'autre corrompus avant de savoir raisonner : rappelle-toi l'éducation que nous avons reçus, les exemples qu'on nous a donnés, et dis-moi, si tu le peux, pourquoi n'ayant jamais connu les scrupules, je ne puis me délivrer des remors?... Ah! si j'étois libre, si je pouvois légitimement recevoir la main d'Adélaïde, je rejetterois sans balancer des systèmes affreux que j'abhorre... Regrets superflus! engagé dans une route ténébreuse, je la poursuis avec effroi malgré les lueurs de clarté qui m'en font entrevoir l'horrible perspective!... Je suis semblable au voyageur égaré dans une nuit orageuse et marchant sur le bord des précipices ; je cours à ma perte sans pouvoir m'abuser ; je crains le jour, et je désire envain l'obscurité profonde ; l'éclair éblouissant de la foudre menaçante me montre à chaque pas des abymes entr'ouverts!... J'enlève Adélaïde, je livre à d'éternelles douleurs une famille respectable, je vais dans quelques mois déchirer l'ame de l'objet que j'idolâtre, en lui persuadant que ses parens n'existent plus ; à force d'impostures je saurai la contraindre à s'unir à ma destinée, ma main sacrilége recevra son innocente main, je changerai de nom, je fuirai avec elle en Amérique... A quoi bon tant de travaux, de forfaits et de sacrifices ; elle ne m'aimera jamais! non jamais! J'ai lu son journal qu'elle laissoit sur sa table en allant se coucher;... son jeune coeur à déjà reçu une impression que tous mes soins et mes services apparens n'ont pu produire.... Ce portrait de lord Selby, comme elle en étoit occupée! et elle le cachoit!... Adieu, Nelson, plains-moi, je ne suis plus rien, je n'ai plus l'audace et l'aveuglement d'un esprit-fort , je n'ai point les principes d'un homme de bien, l'incertitude m'agite et me trouble, et les plus noirs pressentimens m'accablent. Adieu.

Lettre 27

De monsieur Parkinson, banquier de Londres, à lord Selby.

d'Ayleswarth, 4 mars.

Mylord,

J'ai reçu de funestes nouvelles du vaisseau qui vous intéresse, et malheureusement avec certitude. Il a péri sur les côtes de Portugal, mais nous ignorons encore si l'on a pu sauver la cargaison. J'ai écrit pour avoir des détails. Aussitôt qu'ils me parviendront j'aurai l'honneur de vous les communiquer.

Je suis avec respect etc.

Lettre 28

D'Edouard d'Armilly à Eugène de Vilmore.

d'Hambourg, 15 mars.

Vous savez, cher Eugène, combien depuis deux mois je suis inquiet de la santé de lord Selby. Cette inquiétude n'étoit que trop fondée ; il est véritablement malade depuis quatre jours, et dans son lit, avec une grosse fièvre et un tel accablement qu'il ne peut supporter aucune espèce de mouvement et de bruit autour de lui, et qu'il veut être absolument seul avec le domestique qui le veille. Il m'est doublement douloureux de le savoir malade, et de n'avoir pas la permission de le soigner.... Tous les chagrins m'accablent à la fois ; nous n'avons aucune nouvelle d'Adélaïde, mes parens se désespèrent, ma mère à la fièvre tierce.... Je suis bien malheureux! Je n'ai pas voulu laisser passer ce courrier sans répondre à votre dernière lettre qui étoit si aimable, mais je ne suis pas en état de vous écrire plus longuement ; votre coeur reconnoissant et sensible vous donnera l'idée de tout ce que je souffre, et beaucoup mieux que je ne pourrois l'exprimer.

Adieu, mon cher Eugène, je ne sais plus quand nous partirons, et même si nous partirons!...

Lettre 29

De la comtesse de Lurcé à la baronne de Blimont.

du château de *** près de Vienne, ce vendredi 18 mars.

E istinto di natura

L'amor del patrio nido...

Je retourne en France, ma chère amie, je suis rayée de la liste fatale , et ressuscitée de ma mort civile . Me voilà réintégrée dans tous mes droits ; et vous devez être bien glorieuse qu'une fière républicaine, une citoyenne françoise , ait la condescendance d'écrire à une émigrée comme vous. Au reste, vous connoissez ma bonne foi, elle ne se démentira jamais : puisque je vais à Paris, j'y porterai les sentimens qu'on me suppose et que promet mon retour ; je veux la république une et indivisible , je veux tout ce qu'on voudra, à l'exception de renier mes parens et d'abandonner mes amis. J'écrirai aux proscrits dont les lettres me consoloient quand j'étois fugitive ; je jouirai de ma fortune en la partageant avec mes amis malheureux ; je rendrai ce que je dois à mon pays, en ne me mêlant d'aucune intrigue, en désirant sincèrement qu'il puisse conserver la nouvelle forme de gouvernement qu'il a choisie, et que je vais moi-même adopter ; et je rendrai en même temps ce que je dois à la reconnoissance et à l'amitié. Il est absurde de penser que ces devoirs sont incompatibles, car une personne ingrate et dénaturée ne sera jamais une bonne citoyenne. Mais j'ai les plus belles choses à vous conter. Je me doute bien cependant que vous en savez déjà quelques détails ; n'importe, il faut que vous écoutiez un récit circonstancié de toutes mes aventures. C'est une histoire dont le dénouement est un peu brusqué, (défaut assez commun dans les romans qui ne sont point, d'imagination); d'ailleurs tout s'y trouve, reconnoissances, déguisemens, déclarations etc. Ecoutez donc.

La baronne ma maîtresse , qui s'est amusée en chemin, n'est arrivée ici que lundi dernier. Elle brûloit d'envie de voir mademoiselle Angelini , et c'est la première chose qu'elle ait demandée en entrant dans son château : on m'appelle à tue-tête, je descends, j'entre dans la chambre de madame qui se retourne, et fait ainsi que Lolotte un cri perçant, en se précipitant vers moi les bras ouverts ; je me jette à son cou, Lolotte se pend à ma robe, tout cela avec des exclamations : C'est elle! grand Dieu! ô ciel! ... Je riois, et à vous dire la vérité, je pleurois un peu aussi. - La baronne fut charmante, elle est sensible et bonne autant qu'aimable... Mais voici bien un autre coup de théâtre!.... La porte s'ouvre, et je vois paroître un des gens de la baronne portant une cassette et un sac de nuit ; je regarde ce domestique et je reste pétrifiée, la bouche béante et les yeux hagards, en reconnoissant le chevalier d'Iselin!... Il me fait un signe mystérieux qui m'impose silence ; un moment après on se met à table, et le chevalier avec une serviette sous le bras s'établit derrière ma chaise. Pendant le souper Lolotte fit la remarque que j'étois bien altérée , car je demandai à boire plus de vingt fois ; c'étoit la seule manière dont je pouvois m'occuper de mon galant chevalier, mais je fus un peu scandalisée de l'adresse avec laquelle il me servoit : point d'émotion , point de tremblement , ni vin répandu, ni carafe cassée... En sortant de table la baronne l'envoya coucher. Je la questionnai sur ce domestique ; elle me dit qu'il étoit Polonois, qu'elle le tenoit de son banquier de Bâle, qui le lui avoit arrêté avant son voyage d'Angleterre. Elle ajouta que c'étoit un excellent sujet, et sachant toutes les langues ; je devinai que le chevalier pendant son séjour à Bâle, ayant appris que la baronne avoit retenu un domestique qu'elle n'avoit jamais vu, s'étoit arrangé avec lui pour se substituer à sa place, et en conséquence s'étoit rendu sous ce titre au lieu du rendez-vous indiqué par elle. Je veillai avec la baronne jusqu'à deux heures, ce qui ne m'empêcha pas de me lever le lendemain à la pointe du jour ; comme j'achevois de m'habiller, j'entendis gratter modestement à ma porte ; c'étoit le chevalier. Il m'apprit qu'il avoit obtenu mon rappel en France et le sien, et sans préambule m'offrit sa main pour m'y conduire. Sa déclaration fut très-impertinente ; pas un mot de flamme et de passion , il prétendit que nous étions trop vieux l'un et l'autre pour songer à l'amour, il ne fut donc question que d'estime et d'amitié parfaite . J'étois si abasourdie que je ne sais plus quelle fut ma réponse, je plaisantois, je m'attendrissois, je balbutiois, quand tout-à-coup la baronne vint interrompre cet entretien. Elle fut étrangement surprise de trouver son nouveau domestique polonois, assis familièrement à côté de moi, et tenant une de mes mains dans les siennes. Nous lui avons tout confié, tout conté; elle s'afflige de notre séparation, mais elle se réjouit de l'événement qui la cause. Elle est dans l'enthousiasme de la conduite du chevalier, et elle veut que je l'épouse avant mon départ. J'ai beau me récrier, beau répéter que je n'ai point donné ma parole, que je veux réfléchir:... elle me soutient que je suis décidée au fond de l'ame, que je l'épouserai à Paris, et elle appelle cela un mauvais procédé pour elle. Que peut faire une pauvre concierge pour résister aux volontés d'une maîtresse si impérieuse? Enfin, ma chère amie, cette personne despotique dit que la noce se fera dans ce château d'aujourd'hui en quinze, et que huit jours après le citoyen et la citoyenne Iselin partiront pour Paris. Tout cela n'est-il pas merveilleux?... Je ne regrettois point nos grandeurs passées, je ne pensois plus à la France, mon nouvel état m'amusoit, je ne voyois dans mon isolement qu'une heureuse indépendance, je serois restée avec plaisir toute ma vie concierge de ce château ; et voilà que je suis ravie de n'être plus émigrée, de retourner à Paris, et même de me remarier! N'est-ce pas-là un heureux caractère? il semble fait tout exprès pour un temps de révolution.

- Adieu, mon aimable amie, puisque j'aurai le bonheur de vous revoir en passant à ***, préparez toutes vos commissions pour Paris, et soyez sûre que je suivrai vos affaires avec tout le zèle d'une amitié éprouvée et fortifiée par le malheur. Adieu, pensez à moi le vendredi, premier avril, à midi . O que ne pouvez-vous être aussi de la fête! rien n'y manqueroit pour moi!

Lettre 30

De lord Selby à monsieur d'Armilly.

ce mardi 10 avril 1796, d'Hambourg.

Elle est sauvée!... Le ciel lui devoit un miracle, et l'a fait pour elle!... Adélaïde existe, elle est en parfaite santé, et nous la verrons dans un mois!... Ah monsieur, j'ai pleuré sa mort!... rien jamais ne m'eût consolé!... vous saurez tout. Je vous porte son journal et sa dernière lettre, datée du six mars et adressée à ma mère. Cette lettre a été fort retardée par les vents contraires ; je la reçois à l'instant. Je ne puis partir aujourd'hui, ma voiture est cassée, je partirai demain matin, et en attendant je vous envoie Tony, afin que vous sachiez quelques heures plutôt que vous êtes le plus heureux des pères!.... O que j'ai d'impatience de jouir de votre bonheur, de celui de madame d'Armilly!.... Qu'il y a loin d'ici à Rarup! Il me semble dans ce moment que nous sommes placés vous et moi aux deux extrémités du monde!... Edouard est ivre de joie, la tête nous tourne... nous la verrons le mois prochain!... Ma mère la connoît et l'adore, et moi!... mais c'est aux pieds de madame d'Armilly que je dois déclarer tout ce que je sens et les voeux que j'ose former!..... Tony va partir ; adieu monsieur, je suis vrai de près cette lettre.

Lettre 31

d'Adélaide à lady Elisabeth.

de *** en Portugal, ce 6 mars 1796.

Madame,

Daignerez-vous encore vous intéresser à l'imprudente Adélaïde?... Mais vous êtes si bonne et j'ai tant souffert, que j'ose compter sur votre indulgence. Je vais vous faire un récit sincère de tout ce qui m'est arrivé. Cette lettre ne pourra partir que dans quelques jours, ainsi j'ai tout le temps de vous conter avec détail des choses qui vous surprendront bien. O madame, qui l'auroit cru! ce malheureux monsieur Godwin étoit un homme affreux! un hypocrite!.... Voilà certainement la chose la plus étonnante et la plus incompréhensible que je puisse vous apprendre. Vous aurez sans doute bien de la peine à le croire après avoir lu mon journal, mais c'est pourtant un fait, et je vais vous en donner des preuves incontestables.

Quand nous arrivâmes, madame Purvis et moi, au port de mer où nous devions nous embarquer, non seulement nous n'y trouvâmes point monsieur Godwin, mais il ne parut pas pendant les onze jours que nous attendîmes les vents. Au bout de ce temps je fus réveillée un matin par madame Purvis, qui me dit que monsieur Godwin arrivoit, que le vent étoit favorable, et qu'il falloit partir sans délai. Elle me pressa beaucoup pour m'habiller, il n'étoit pas encore jour ; quand je fus prête nous sortîmes précipitamment, une servante avec une chandelle nous éclairoit, au bas de l'escalier parut monsieur Godwin enveloppé dans un grand manteau, je lui demandai où étoit madame Godwin, il me répondit seulement : Venez, venez, dépêchons-nous . Il prit mon bras gauche, je donnai l'autre à madame Purvis, et tous les deux m'entraînèrent hors de l'auberge ; nous marchions si vîte que je perdois la respiration, un matelot portant une lanterne nous montroit le chemin. J'étois surprise et tremblance, cependant je ne soupçonnois rien d'extraordinaire. Arrivés au vaisseau, madame Purvis se dégagea brusquement de mon bras et disparut. Dans ce moment deux matelots me saisissent, m'enlèvent et me portent dans le vaisseau ; je me trouve dans une petite chambre, je tombe sur une chaise, on met à la voile, et le vaisseau part. Je ne sais quel sentiment, quelles idées confuses firent couler mes larmes : je pleurois amèrement quand monsieur Godwin survint ; je fus frappée de son air et de son habillement lugubre, il étoit en grand deuil... Je répétai la question que j'avois déjà faite, je demandai où étoit madame Godwin. Quel fut mon étonnement, lorsque monsieur Godwin me répondit qu'elle n'existoit plus. Il me fit là dessus une longue histoire, disant que cette maladie, l'avoit empêché de me rejoindre plutôt ; il ajouta à cela beaucoup de détails, et montra une grande douleur de la mort d'une personne qu'il appeloit La plus vertueuse des femmes . J'étois stupéfaite, et je l'écoutois sans répondre un mot. Il finit par me dire qu'il avoit amené une femme-de-chambre pour moi ; il me la présenta, et elle me parut douce et honnête. Je fus d'ailleurs assez satisfaite de mon établissement, j'avois à moi toute seule la petite chambre du vaisseau, et il fut décidé que j'y ferois coucher Molly (c'est le nom de cette fille angloise qui me servoit). Monsieur Godwin après notre explication, me dit qu'il ne reviendroit dans ma chambre qu'à l'heure de mon dîner, à moins que je n'eusse quelque chose à lui dire ; et il me laissa seule. J'avois une si grande opinion de sa vertu que je croyois fermement tout ce qu'il venoit de me conter, ou pour mieux dire je ne me permettois pas de réfléchir là dessus ; cependant j'étois triste à mourir, et j'avois bien mal à la tête. A dix heures Molly voyant que je ne faisois rien, me proposa d'aller prendre l'air sur le pont, et j'y fus avec elle. Monsieur Godwin n'y étoit pas, mais j'y vis un homme assis qui me tournoit le dos. En entendant du bruit il se leva, et me regarda avec étonnement. Il ne me reconnut pas d'abord, pour moi je n'hésitai pas... c'étoit un libérateur que le ciel m'envoyoit, c'était le vénérable suré de Romeval, émigré depuis quatre ans... Je fus transportée de joie de le retrouver, et je fondis en larmes, car sa vue me rappeloit bien vivement le souvenir de ma chère grand'maman et de ma bonne!... Je me nommai tout de suite : Eh bon Dieu, mademoiselle, s'écria-t-il, que faites-vous ici?... - Je vais rejoindre mes parens. - Vos parens! et ils sont dans le pays de Holstein... - Non non, ils sont en Portugal... - En Portugal! on vous trompe indignement. Toutes les gazettes depuis deux ans indiquent les lieux qu'ils habitent, j'en ai deux sur moi où cet article que j'ai lu tant de fois se trouve encore répété; tenez, lisez... Monsieur d'Armilly et sa famille sont établis à Rarup près de Schleswig, et promettent deux-cents guinées à quiconque pourra leur donner des nouvelles de leur fille aînée dont ils ont perdu les traces ... - Juste ciel! seroit-il possible.... - Mais avec qui êtes-vous?.... - Avec monsieur Godwin. - Monsieur Godwin? un homme perdu de réputation?... - Oh vous parlez d'un autre Godwin, celui-ci passe pour un saint... - Je parle de celui qui est sur ce vaisseau. J'ai connu sa femme qui est en Irlande, et qu'il a trompée et abandonnée... Comme le curé disoit ces paroles, monsieur Godwin et plusieurs autres passages arrivèrent sur le pont. Je frissonnois d'horreur et d'effroi, je me pressai contre le curé en passant mon bras sous le sien. Monsieur Godwin d'un air très-ému me dit en anglois, qu'il me prioit de descendre sur-le-champ dans ma chambre, parce qu'il avoit à m'apprendre quelque chose de la plus grande importance. Non, monsieur, répondis-je tout haut en françois, j'ai retrouvé un ancien et véritable ami pour lequel je n'ai rien de caché; vous pouvez parler devant lui. A ces mots monsieur Godwin pâlit, et s'adressant au curé: Eh bien, monsieur, dit-il, venez m'entendre, je m'expliquerai tête-à-tête avec vous. Non, non, reprit mon généreux protecteur, cette jeune demoiselle s'est mise sous ma garde, je ne la quitterai point. O combien cette réponse confondit l'imposteur!.... Il devint couleur de pourpre, ses regards étoient étincelans et sa physionomie si effrayante que je fermai les yeux pour ne le point voir, mais je serrai de toute ma force le bras du bon curé en m'écriant : O mon père, ne m'abandonnez pas! Ne craignez rien, dit-il. Dans ce moment je sentis qu'on vouloit m'arracher des bras du curé, et j'entendis que tous les passagers s'opposoient à cette violence... J'étois plus morte que vive, et bientôt l'excès de ma frayeur m'ôta presqu'entièrement ma connoissance ; cependant j'entendois toujours comme dans le lointain des cris et un grand mouvement, et puis je n'entendis plus rien, et au bout de je ne sais combien de minutes je rouvris les yeux, et je me trouvai assise entre le curé de Romeval et un autre vieillard dans la grande chambre des passagers. Je fus tout-à-fait rassurée en voyant ces deux respectables personnes ; après m'avoir fait boire de l'eau et du vin, le curé me conta des choses terribles : il y avoit eu sur le pont une espèce de combat, monsieur Godwin étoit devenu frénétique, il vouloit me ravoir de force, disant qu'il étoit mon tuteur, il avoit appelé ses deux domestiques, et tiré de sa poche un pistolet en menaçant de tuer tout le monde ; le capitaine du vaisseau et tous les passagers prenant mon parti s'étoient mis dans une grande fureur contre lui, on avoit fini par le désarmer et par l'enfermer dans la petite chambre avec ses deux domestiques. Ce récit me fit frémir, et quoique le danger fût passé, mes cheveux se dressoient sur ma tête en écoutant le curé. Il m'apprit aussi que le vieillard assis près de moi étoit un négociant portugais nommé monsieur Xavier. Cet homme bienfaisant (qui a soixante-trois ans et qui est fort riche) a recueilli notre curé, et l'emmenoit en Portugal pour y être instituteur de son fils qui est à Lisbonne. Le curé, par prudence, pour passer la mer et pour éviter toute persécution en pays étranger, avoit pris par le conseil de monsieur Xavier le nom et le titre d'un prêtre irlandois. Monsieur Xavier me fit les offres les plus généreuses. Il me dit qu'il me logeroit à Lisbonne chez sa soeur, et que sur la fin de mars il me reconduiroit lui-même en Angleterre où il étoit forcé de retourner pour son négoce ; qu'en attendant-il se chargeroit de faire passer mes lettres, et de m'avancer tout l'argent dont j'aurois besoin. Cet entretien fut interrompu par les passagers, au nombre de dix, qui vinrent dans la chambre ; je les remerciai bien de leur bonté pour moi, ils me témoignèrent tous beaucoup de bienveillance, on m'en montra un qui avoit un oeil tout noir d'un coup de poing de monsieur Godwin, ce qui me toucha extrêmement. Je lui offris de mettre sur son oeil une compresse d'eau salée, il ne le voulut pas. C'étoit lui qui s'étant jeté sur monsieur Godwin, l'avoit désarmé; il étoit jeune, parloit toutes sortes de langues, mais assez mal ; il avoit l'air fort pauvre, sa physionomie étoit douce et agréable, et son oeil poché ne la rendoit que plus intéressante à mes yeux. Nous soupçonnâmes, le curé et moi, qu'il étoit émigré, quoiqu'il se donnât pour Ecossois et qu'il s'appelât John Burkley. Je n'étois connue dans le vaisseau que sous le nom de Cordélie , mais comme je n'avois point d'intérêt à me cacher, le curé dans le cours de la conversation, parlant de moi, me désigna sous mon nom de famille. A ce nom d'Armilly , le jeune Burkley tressaillit en s'écriant : Bon Dieu! .... Il rougit et se tut aussitôt ; cela me donna beaucoup de curiosité, mais je n'osai rien dire. Je remarquai qu'il devenoit rêveur et d'une grande tristesse. Molly vint dans la chambre commune. Je ne voulus plus me servir d'elle, parce qu'elle m'avoit été donnée par monsieur Godwin ; je crois pourtant qu'elle étoit innocente, je lui donnai quelqu'argent, et on lui promit de la faire repasser en Angleterre. Les passagers alloient de temps en temps écouter à la porte de monsieur Godwin, qui après avoir fait beaucoup de tapage et d'extravagances, étoit tombé dans un anéantissement total et si effrayant que ses gens le crurent mort. Le capitaine attiré par leurs cris répondit à travers la porte, que s'il étoit mort il n'avoit besoin d'aucun secours ; cependant on entra dans la chambre, le chirurgien trouva ce malheureux homme dans un état affreux et avec une fièvre ardente, il le saigna deux fois dans la journée. Lorsque la nuit fut venue et qu'il fallut se mettre au lit, il me parut bien étrange et bien fâcheux de coucher dans une chambre où se trouvoient tant d'hommes ; je choisis mon lit entre ceux de mes protecteurs, le curé et monsieur Xavier, et je me couchai presque tout habillée, ce que j'ai toujours fait. Je dormis bien mal, j'avois toujours peur de monsieur Godwin, et dès que je m'endormois je rêvois qu'il venoit me prendre, et je me réveillois en sursaut en appelant le curé de toute ma force. Le lendemain matin le chirurgien nous dit que monsieur Godwin étoit fort mal et qu'il n'en reviendroit pas. Il s'agitoit, soupiroit, pleuroit, mais n'avoit plus du tout d'emportement ; cela me fit pitié, et je priai Dieu de lui rendre la santé et de le corriger de ses vices. La religion nous ordonne de prier pour nos ennemis mêmes, ainsi je devois faire cette prière ; j'avoue pourtant que je ne désirois pas que la force et la santé lui revinssent pendant notre voyage, j'aimois bien à le savoir foible et malade et dans l'impossibilité de sortir de son lit. A dix heures du matin il m'envoya mon porte-manteau et mes cassettes qui étoient restées dans la chambre, et une heure après il fit demander le curé, qui y fut sur-le-champ. Pendant ce temps monsieur Xavier me mena sur le pont, je m'assis à côté de lui, il se mit à lire, et moi à tricoter. John Burkley vint près de moi ; je vis qu'il avoit envie de me parler, et pour entrer en conversation je lui demandai pour la seconde fois du jour des nouvelles de son oeil ; il me répondit en françois, (langue que n'entend pas monsieur Xavier), que son oeil n'étoit pas guéri parce qu'il avoit pleuré toute la nuit. J'étois gênée qu'il me parlât françois, je ne trouvois pas cela convenable à cause de monsieur Xavier ; ce dernier étant mon mentor, je voulois qu'il entendît tout ce que je disois ; je n'osai pourtant pas répondre en anglois, dans la peur de compromettre ce jeune homme. Je gardai le silence. Il reprit la parole : Ce qui cause mon chagrin, dit-il, c'est de vous voir seule ici,... et puis j'avoue que j'ai entendu plusieurs mots que vous avez dits à monsieur le pasteur (c'est ainsi qu'on appeloit le curé). Ah! mademoiselle! si vous saviez qui je suis!... O monsieur, dis-je en anglois, si vous voulez bien me faire une confidence, je la recevrai avec reconnoissance, pourvu que vous la fassiez aussi à monsieur Xavier... Ici monsieur Xavier ôtant ses lunettes et posant son livre sur ses genoux, nous regarda tous deux. Eh bien, mademoiselle, reprit John, j'y consens. Je vais vous dire mon secret. Je suis françois, et le fils unique de madame Roussel... A ces mots je fus près de m'évanouir : je ne pleurai point, le saisissement et la surprise me causèrent une oppression affreuse ; monsieur Xavier me fit respirer de l'eau-de-luce, et John fut chercher un verre d'eau. Je me remis promptement et je fondis en larmes, j'expliquai tout en peu de mots à monsieur Xavier, John revint, et je recommençai à pleurer en lui disant : Hélas! je suis cause que vous n'avez plus de mère!... Il me dit qu'une grande consolation pour lui seroit que je consentisse à le prendre à mon service. Monsieur Xavier l'interrompit pour lui dire que s'il étoit véritablement le fils de ma gouvernante, qu'il pût le prouver, et montrer d'ailleurs de bons certificats, cela pourroit s'arranger ; mais qu'il falloit pour cela qu'il s'adressât à monsieur le pasteur, qui décideroit la chose. Je trouvai cette réponse un peu dure, moi j'aurois donné ma parole tout de suite ; cependant monsieur Xavier agissoit prudemment, ce jeune homme auroit bien pu être un imposteur, monsieur Godwin n'en étoit-il pas un? Je crois pourtant que de tels monstres sont des espèces de phénomènes, il n'est guères possible d'en rencontrer deux dans sa vie.

Le curé revint. Il nous dit que l'infortuné monsieur Godwin étoit dans des angoisses inexprimables, qu'il montroit beaucoup de terreurs et de repentir, et qu'il l'avoit chargé d'obtenir de moi le pardon de toutes ses tromperies. Je fis dire sur-le-champ à ce pauvre homme tout ce que je pus imaginer de plus consolant. Ensuite je contai au curé la rencontre que je venois de faire du fils de madame Roussel. Il interrogea John, (dont le vrai nom est Baptiste), et vit tous ses papiers, qui ne laissèrent aucun doute sur sa sincérité et sa bonne conduite. Ce jeune homme avoit été élevé par monsieur le comte de ***, qui par la suite en fit son valet-de-chambre, et l'emmena à St Domingue dont il fut nommé gouverneur, Monsieur le comte de *** revint en France au commencement de la révolution, et se retira dans ses terres où Baptiste le suivit. Ils vécurent là assez tranquilles pendant long-temps, et puis le comte de *** fut mis en prison, et Baptiste s'y enferma volontairement avec lui pour le servir. Ce fut dans ce temps que j'envoyai en Suisse à mes parens le bon père Roussel ; pendant son absence monsieur le comte de *** fut conduit à l'échafaud. On mit Baptiste en liberté, mais désespéré de la mort de son maître et de son bienfaiteur, il émigra tout de suite. Je me sauvai à la même époque, et madame Roussel apprit seulement trois jours avant notre fuite que son fils étoit libre, et elle ne fut pas instruite de son émigration. Je n'avois jamais vu Baptiste parce qu'il étoit toujours avec monsieur le comte de ***, mais j'en avois souvent entendu parler à sa mère, qui disoit qu'il avoit toujours été bien sage et bien vertueux. Ainsi je suis sûre que mes chers parens m'approuveront d'avoir recueilli un compatriote malheureux, un bon sujet, et le fils d'une personne à laquelle j'ai dû tant de reconnoissance, et dont la mémoire m'est si chère.

Monsieur Godwin sachant que je ne gardois pas Molly, lui envoya cinquante guinées. Il fit aussi distribuer de l'argent aux matelots, et puis il demandoit tous les jours le curé qui passoit deux heures chaque matin avec lui ; mais il ne s'étoit pas encore confessé. Enfin voyant que son état empiroit toujours, il s'y décida, mais il voulut absolument que j'allasse le voir et l'assurer moi-même que je lui pardonnois. Le curé m'y conduisit, j'étois bien tremblante, et je fus pénétrée d'entendre un homme de cet âge et mourant me demander pardon!... Je pleurois : il s'attendrit aussi, et finit par me dire ces paroles : J'ai cédé à toutes mes passions, et je n'ai jamais goûté un seul instant de vrai bonheur, et l'horreur de mes derniers jours est inexprimable!... Il n'est sur la terre qu'un seul bien réel, c'est celui que procure une bonne conscience. Remerciez Dieu toute votre vie de vous avoir donné des parens et des instituteurs vertueux, et croyez que nul bienfait de la providence n'est comparable à celui-là. Ce malheureux homme étoit bien repentant, aussi j'écoutai ce discours avec beaucoup de respect, et je l'écrivis même sur mes tablettes avant de me coucher, afin de ne pas l'oublier.

Nous étions tout à la fin de notre voyage, monsieur Godwin vivoit toujours, il étoit même moins mal, et l'on commençoit à croire qu'il en reviendroit, lorsque nous eûmes cette terrible tempête qui dura deux jours. Dès le soir du premier jour tout le monde étoit horriblement malade, et monsieur Godwin ne pouvant supporter cette affreuse agitation et des vomissemens continuels, tourna tout d'un coup à la mort. Il fit appeler le curé qui m'a dit n'avoir jamais vu une agonie plus effrayante, car cet infortuné désespéroit de la miséricorde de Dieu, et ses terreurs faisoient frémir tous ceux qui l'approchoient. Il mourut le matin du second jour de la tempête. J'espère que Dieu, en faveur de ses remors, lui a pardonné ses fautes.

Cependant la tempête duroit toujours, et sa violence paroissoit augmenter à chaque instant. J'étois si malade que je ne m'inquiétois presque pas du danger. Ce qui me faisoit le plus de peur c'étoient les craquemens du vaisseau ; je croyois à tout moment qu'il alloit s'ouvrir. Quand la nuit vint, cela fut encore plus affreux ; à onze heures du soir le grand mât se cassa, et un passager rentrant dans la chambre, nous dit tout brusquement que nous allions périr. Monsieur Xavier le gronda pour cela, et tous les jeunes passagers sortirent pour aller travailler ; monsieur Xavier et le curé malgré leur âge avoient travaillé toute la journée.... Le bruit s'appaisa un peu, je crus que le danger diminuoit, l'émotion que je venois d'avoir m'avoit ôté le mal de mer. Je me relevai sur mon séant, car j'étois couchée à terre sur une couverture ; j'aperçus ma petite cassette de bijoux qui avoit roulé jusqu'auprès de moi ; comme elle ne ferme qu'avec un ressort, je l'ouvris, je mis à mes doigts les anneaux qui me viennent de mes parens, je mis aussi la bague de lady Charlotte et les bracelets que m'a donnés lady Elisabeth. Je ne parle point de ma petite croix de rubis, parce qu'elle ne me quitte jamais, ni pendant le jour ni durant la nuit. Le curé s'étonnant de ce que je m'amusois à cela, je lui répondis en souriant, que si nous avions le malheur d'échouer, je voulois sauver avec moi ces petites choses que le sentiment et la reconnoissance me rendoient précieuses. Je ne croyois faire qu'une plaisanterie ; pourtant au fond de l'ame cela ne me paroissoit pas impossible, et j'aimois à penser que je pourrois conserver ces dons de l'amitié, ou du moins mourir en les portant. Au bout d'une demi-heure le vent redoubla avec une force inconcevable ; un passager revint et dit que le capitaine perdoit la tête, ce qui n'étoit que trop vrai. Nous entendions des cris terribles et des lamentations ; nous vîmes bien alors que nous étions perdus. Monsieur Xavier se retourna vers le curé et lui dit gravement : Pasteur, donnez-nous votre dernière bénédiction . A ces paroles je me mis à genoux, le curé nous bénit. Je m'étois confessée le matin, j'avois eu l'absolution, ma conscience étoit bien tranquille. Le souvenir de mes chers parens me troubla, mais je priai Dieu de les consoler ; je pensai que la vie en comparaison de l'éternité n'est qu'un instant, et que je retrouverois bientôt dans le sein de Dieu tout ce que j'aimois, que nous serions tous réunis dans le ciel et pour toujours!..... Le curé qui étoit à côté de moi, me tenoit la main. Ce digne homme nous exhortoit tous à la mort. Surement il étoit inspiré, il parloit d'une manière surnaturelle et avec une douceur et un sentiment qui alloient à l'ame. Je lui serrois la main de temps en temps, je l'écoutois avec ravissement, j'étois si pénétrée de ce qu'il disoit, que je me trouvois tout-à-fait détachée de la vie, je croyois voir Dieu me tendre ses bras paternels. - Si je ne l'avois pas éprouvé, je ne me serois jamais fait cette idée de l'attente de la mort.... A présent que je sais ce que c'est pour ceux qui aiment Dieu, c'est une consolation pour moi de penser que ma respectable grand'mère et ma pauvre bonne moururent ainsi, et que par conséquent elles n'ont pas souffert.

Nous fûmes dans la situation que je viens de dépeindre, jusqu'à deux heures un quart du matin. Nous étions tout près de la terre sans le savoir ; tout d'un coup le vaisseau est jeté sur la côte, il se brise, s'ouvre, se disperse.... Je ne puis dire ce que je sentis, ce qui se passa, et ce que je fis.... Je ne me rappelle qu'une chose outre le bruit effroyable, c'est qu'il me sembla que je recevois un coup terrible sur la tête et une violente secousse dans l'estomac. Mais ce n'étoit qu'une imagination, car je n'ai eu aucune blessure... Je me trouvai dans une obscurité totale, étendue sur quelque chose de froid et d'humide... c'étoit le rivage... Je ne savois où j'étois, ni si je veillois ou si je rêvois... Je n'osois remuer... J'avois un froid extrême... Je sentis de la pluie, ce qui me donna la première idée distincte ; alors je pensai que j'étois à l'air, et non sur le pont du vaisseau, puisque je ne sentois plus de mouvement. Je me dis : Nous avons fait naufrage, et je suis sur la terre, je suis sauvée!... et je remerciai Dieu, mes larmes coulèrent, je m'écriai : O maman! ô mon père! ô famille chérie, je pourrai vous revoir encore!.... Ce moment fut délicieux!... Je repris tout mon courage, mais j'étois brisée, je ne pus me lever tout-à-fait, et voulant avancer sur la terre, je tâtai avec mes mains, et je me traînai sur mes genoux. Au bout de quelques minutes je sentis de l'herbe, ce qui me fit un plaisir extrême ; alors j'avançai avec plus de promptitude et d'assurance, mais tout-à-coup je trouve un grand vide, un affreux précipice, et j'y tombe en roulant, sans avoir ni la force ni le dessein de me retenir. Pour cette fois je pensai bien que c'étoit le dernier moment de ma vie ; je dis : O mon Dieu, recevez mon ame! et je me laissai aller en croissant mes deux bras de manière qu'ils garantissoient mon visage, ce que je fis sans réflexion, et ce qui m'a peut-être empêchée d'être défigurée ; mes mains et mes bras étoient tout écorchés, et je n'ai pas eu une seule égratignure au visage. Je roulai fort vîte, mais sans douleur, du moins je n'en ai pas le souvenir ; tout ce que je me rappelle c'est que j'entendois comme une espèce de bourdonnement très-fort, c'étoit une illusion, car aussitôt que je m'arrêtai ce bruit se dissipa. En cessant de rouler je me trouvai couchée sur des branchages. Je me crus au fond du précipice. J'étois bien étonnée de n'être pas morte, mais je n'en avois pas une grande joie parce que je n'espérois pas pouvoir sortir de là, et que je croyois avoir une jambe cassée ; elle me faisoit beaucoup de mal, et je ne pouvois pas la remuer. Cependant au bout de quelques minutes je réfléchis que tout est possible à Dieu, et l'espérance me revint... Je me décidai à rester tranquillement où j'étois jusqu'au jour, et c'est ce qui m'a sauvée. Il ne pleuvoit plus, le froid n'étoit pas excessif, et les branchages touffus qui m'environnoient me formoient une espèce d'abri ; cependant, je souffrois extrêmement, et le temps me paroissoit bien long. Enfin le jour parut ; quand je pus distinguer les objets, je me soulevai doucement et je regardai autour de moi. Je vis que les buissons m'avoient arrêtée à la moitié du précipice, je découvris avec horreur au dessous de moi un épouvantable abyme parsemé de rochers ; je me trouvois, pour ainsi dire, suspendue sur ce gouffre, n'étant retenue que par des arbrisseaux.... Je fus glacée d'épouvante, je joignis les mains et je dis : O mon Dieu, vous seul pouvez me tirer de là! ... et je pleurai... J'entrelassai mes bras dans les branches afin de me mieux assujettir à ma place. Dans ce mouvement je rencontrai sous les feuilles plusieurs épines qui me piquèrent, je regardai l'arbuste sur lequel j'étois posée et qui m'avoit sauvé la vie, c'étoit un grand rosier sauvage tout couvert de roses blanches épanouies. Je me rappelai le rosier de Romeval , et je fis un voeu à la sainte Vierge, je lui promis que si je sortois de ce précipice je lui élèverois une petite colonne de pierre pareille à celle qu'on avoit détruite à Romeval, que je l'entourerois de rosiers blancs, et qu'à moins d'absence je ferois là tous les matins une prière en mémoire de ma délivrance. Après avoir fait ce voeu je me sentis toute autre, je comptai avec une foi vive sur la protection divine, et je repris une force réellement surnaturelle. Je levai les yeux en haut, et je connus qu'il me seroit impossible de remonter sans secours. Après quelques réflexions je me mis à crier à plusieurs reprises, un écho seul me répondit... ce qui m'attrista, mais ne me rebuta point. Je recommençai plus de vingt fois, et toujours inutilement. Cela me fatigua beaucoup ; j'avois très-mal à la gorge, et en outre une soif ardente qui me tourmentoit cruellement. Comme les efforts que je venois de faire en criant m'avoient affoiblie, je résolus de me reposer, et je restai tranquille. Au bout d'un demi-quart d'heure à-peu-près je tressaillis, parce que je crus entendre marcher et courir : j'écoute, et je distingue parfaitement le bruit d'une sonnette... C'étoit une vache égarée d'un troupeau qui s'approchoit du précipice... Sans deviner ce que c'étoit je recommençai à crier de toutes mes forces!... O joie que je ne puis dépeindre!... J'entends une voix humaine qui me parle!... Je me soulève, je lève les yeux, et j'aperçois un visage!... On me parloit un langage inconnu : je ne pouvois répondre, mais je fondis en larmes, et j'élevai mes mains jointes vers la figure qui me regardoit. C'étoit un berger qui, en suivant sa vache échappée, avoit été conduit par la providence au bord de mon précipice. Il me fit plusieurs signes, et je compris fort bien qu'il vouloit me faire entendre qu'il alloit chercher du secours et revenir. Alors je regardai l'état où j'étois ; je n'avois qu'un simple jupon et un déshabillé de nuit, j'avois perdu mon mouchoir de cou et un de mes bracelets, mon bonnet de nuit étoit encore sur ma tête, parce qu'il étoit attaché sous le menton ; j'otai une épingle, je secouai un peu la tête et il tomba tout de suite, je me fis de mes cheveux qui sont très-longs, une espèce de fichu pour cacher ma poitrine qui étoit toute nue, et je passai le bout de mes cheveux dans la ceinture de mon jupon afin qu'ils ne s'accrochassent pas aux branches, et puis je remis mon bonnet sur ma tête : de cette manière j'étois plus chaudement, et je pouvois paroître avec décence. Quand cela fut fait, j'entendis un grand bruit, c'étoit une troupe de pâtres qui venoit à mon secours. Je remerciai et j'invoquai Dieu... Les pâtres me parlèrent tous à la fois ; ô que le son de leur voix m'étoit agréable!.... Ils déroulèrent un gros paquet de cordes remplis de noeuds, et m'en jetèrent un des bouts... Quand je tins le bout de cette corde, le coeur me battit avec tant de violence que je ne pouvois plus respirer... Je restai immobile un moment... et je sentis une frayeur excessive en songeant à ce que j'avois à faire. Je pensois avec horreur à l'abyme qui étoit au dessous de moi ; je regardois en frémissant la pente si roide et si élevée que j'avois à gravir;... je craignois de n'avoir pas la force de me traîner et de me tenir à la corde... Les pâtres me parloient toujours, et me jetèrent un autre bout de corde ; je ne sus d'abord ce que cela signifioit, cette corde étoit moins grosse que l'autre, et je compris à la fin qu'ils me proposoient de l'attacher autour de moi, ce qui me fit un grand plaisir, parce qu'alors j'étois sûre que si la force me manquoit, ils pourroient me tirer à eux sans que je m'aidasse. Il s'agissoit de bien attacher cette corde, et c'est ce que je fis assez adroitement. Après cela je pris la grosse corde à noeuds, je fis le signe de la croix, et je commençai à grimper. Pendant ce trajet, uniquement occupée de ce que je faisois, je n'eus pas la moindre peur ; mon bonnet tomba, mon jupon s'accrocha deux fois, du reste il ne m'arriva aucun accident.... Les bons pâtres m'encouragoient par des cris pleins d'allégresse, et j'étois si animée que je ne sentois plus le mal de ma jambe et la courbature générale qui m'avoit tant fait souffrir... J'approche du bord, je vois une quantité de mains libératrices tendues vers moi.... Mon coeur palpite de joie et de reconnoissance... enfin me voilà hors de danger, je saisis avec transport la main d'une bonne femme qui se trouvoit vis-à-vis de moi, je baise cette main bienfaisante, on me saisit par les épaules, on m'enlève, et me voilà hors de l'abyme, je me prosterne pour remercier mon vrai libérateur ; la bonne femme dont je tenois toujours la main, se mit aussi à genoux près de moi..... Quand j'eus fait ma prière je me soulevai, mais dans ce moment toutes mes forces m'abandonnèrent, je me penchai vers la bonne femme, et je tombai évanouie dans ses bras. Les bergers me portèrent dans la cabane la plus prochaine, et me secoururent de leur mieux. Je repris l'usage de mes sens, mais non ma connoissance. J'avois une fièvre brûlante et un délire affreux. Nous étions à dix-huit lieues de Lisbonne, et à quatre d'une petite ville où les pâtres envoyèrent chercher un chirurgien qui vint le lendemain ; il me trouva trop foible et trop mal pour être transportée à la ville, mais il resta trois jours dans la chaumière et me soigna parfaitement. Le troisième jour le bon curé de Romeval et monsieur Xavier, échappés aussi du naufrage, ainsi que plusieurs autres, découvrirent où j'étois, et vinrent sur-le-champ. Ils me trouvèrent toujours sans connoissance, et le chirurgien leur dit qu'il ne pouvoit encore répondre de ma vie. Monsieur Xavier, qui ne s'étoit arrêté dans la petite ville que pour s'informer si j'existois encore, laissa le curé avec moi, en promettant d'envoyer de l'argent, ce qu'il fit en arrivant à Lisbonne. Le curé fit acheter pour moi du linge, des meubles et tout ce qui m'étoit nécessaire, et il me veilla et me soigna avec la plus tendre affection. Le lendemain de son établissement dans la chaumière il eut le plaisir d'y voir arriver le jeune Baptiste Roussel, qui m'a donné aussi dans cette occasion toutes les preuves possibles d'attachement. Je fus pendant six jours entre la vie et la mort ; au bout de ce temps je repris peu-à-peu ma connoissance. Ma joie fut extrême en revoyant le curé et Baptiste, mais on me défendoit de parler. Je me levai pour la première fois le 23 février, et deux jours après j'étois en pleine convalescence. Je suis maintenant en parfaite santé; on ne m'a permis de m'appliquer et d'écrire qu'il y a trois jours, et sur-le-champ j'ai commencé cette lettre.

Les bergers de cette cabane sont les meilleures gens du monde, la famille est composée d'un homme, de sa femme et de cinq enfans, deux filles et trois garçons. Le gouvernement instruit de mon aventure, m'a envoyé des habits, du linge et beaucoup d'argent. J'ai commencé par rembourser à monsieur Xavier tout ce que je lui devois, et puis j'ai bien payé le chirurgien et les bons pâtres qui ont eu tant de soin de moi. Ce sont les hommes de la chaumière qui m'ont tirée du précipice ; ils sont bien contens de ce que je leur ai donné: je n'oublierai jamais ce que je leur dois, et je compte leur envoyer tous les ans un petit présent, pour leur rappeler le souvenir de leur bonne action. J'ai voulu voir la vache qui en s'égarant a conduit mes libérateurs au bord du précipice ; je bois tous les jours un verre de son lait, qui me paroît meilleur que tout autre. J'ai fait promettre aux pâtres qu'ils ne tueroient jamais cette vache, et je voulois leur donner une petite somme exprès pour cela ; ils l'ont refusée en disant que la raison qui me faisoit aimer cette vache, les y attachoit aussi. Baptiste qui sait le portugais, me sert d'interprète. Il a fait une jolie chose pour moi ; il a eu l'idée d'acheter la sonnette pendue au cou de la vache, parce que c'est le son de cette sonnette qui me rendit le courage et l'espérance. Il compte donner cette sonnette à maman.

La première fois que j'ai pu prendre l'air, j'ai désiré aller du côté du précipice qui est fort près de chez nous. J'y fus de très-grand matin avec monsieur le curé. Il faisoit le plus beau temps du monde. En approchant du précipice il me prit un violent battement de coeur, et lorsque je fus sur le bord, je me jetai à genoux et je remerciai Dieu avec toute la tendresse de mon ame ; j'avois le visage baigné de larmes, et le bon curé pleuroit aussi!... Les bergers avoient fait porter là des escabelles de bois, nous nous assîmes. Je dominois sur le précipice et je voyois le rosier blanc ; on y distinguoit encore la place que j'y avois occupée pendant deux ou trois mortelles heures ; les branches et les feuilles étoient toutes froissées à cet endroit. Nous remarquâmes que si j'étois tombée quinze pas plus haut j'aurois rencontré des rochers qui m'auroient tuée, et dans toute autre partie du bord j'aurois été jusqu'au fond de cet abyme. Comme j'admirois la divine providence : O ma fille, me dit le curé, n'oubliez jamais pour quelle fin elle vous a sauvée! ce n'est pas pour plaire à un monde frivole, c'est pour que vous donniez l'exemple d'une vie pure et sainte. Vos jours rachetés par un miracle, doivent être tous consacrés à la vertu. Si vous deviez vous écarter de cette route fortunée, il vaudroit mille fois mieux pour vous et pour ceux qui vous aiment, que vous eussiez péri sous les flots ou dans le fond de ce gouffre ; vous auriez laissé après vous un intéressant souvenir, et mourir avec l'innocence est le sort le plus digne d'envie... Oui, mon père, repris-je, oui, je promets à Dieu sur le bord du précipice dont sa bonté m'a tirée, de vivre pour le bénir, pour le servir, et de suivre jusqu'au tombeau les préceptes sacrés de la religion. Ce sera vivre pour le bonheur, répondit le curé, car il n'est que dans la vertu. Mais pour tenir cette promesse salutaire, vous aurez long-temps besoin de conseils et de guide. A votre âge une ame pure ne suffit pas pour se bien conduire. N'avez-vous pas eu l'imprudence de vous remettre entre les mains d'un scélérat qui ne méditoit que votre perte? Que seriez-vous devenue, si monsieur Xavier n'eût pas été sur le vaisseau?... Gardez-vous donc de la présomption qui a perdu tant de jeunes personnes bien nées ; songez que tout l'esprit du monde ne peut suppléer à l'expérience, et consultez en toute occasion des parens qui vous chérissent, ou des gens d'un âge mûr et d'une réputation irréprochable. Ainsi parloit ce vénérable et vertueux pasteur ; tous ses discours sont à jamais gravés dans ma mémoire. Depuis ce jour je n'ai pas manqué une seule fois d'aller avec lui chaque matin au lever du soleil faire ma première prière sur le bord du précipice ; nous nous mettons tous les deux à genoux, nous prions d'abord chacun en particulier, ensuite le curé récite tout haut en françois des pseaumes ou des hymnes.

Monsieur Xavier voudroit que j'allasse à Lisbonne jusqu'au moment de notre départ, qui ne sera qu'au mois de mai, parce qu'il craint à présent les orages de mars et d'avril. Mais je me trouve si bien dans ma cabane avec mon bon curé, que je ne la quitterai que pour m'embarquer. Comme le pauvre Baptiste s'ennuyoit beaucoup ici, ce qui est fort naturel n'ayant ni société ni occupation, je l'ai envoyé à Lisbonne ; il n'en reviendra que pour me chercher avec une voiture qui nous conduira au port où nous nous embarquerons. Après tout ce qui m'est arrivé j'ai besoin de solitude et de repos, et je ne veux rien perdre des conversations et des conseils de mon respectable mentor. Je me promène beaucoup, j'écris et je dessine : c'est tout ce que je puis faire ici.

Voilà, madame, un récit exact de tout ce qui m'est arrivé. J'ose vous conjurer, quand vous aurez lu cette lettre, de l'envoyer à mes parens. Je prends la liberté de mettre aussi dans ce paquet à votre adresse des lettres pour mon père, ma mère et mes frères et soeurs. Le curé m'assure que maman est établie à Rarup près de Schleswig, à trente-six lieues d'Hambourg. Il pense que la manière la plus sûre de lui faire parvenir mes lettres, est de les mettre sous votre protection. Il imagine que vous aurez la bonté de les envoyer à Hambourg à un banquier, en les lui recommandant bien. Oserois-je, madame, vous prier encore de faire remettre à mes parens la copie de mon journal, car l'original a péri avec le vaisseau. Je voudrois bien encore que le petit billet pour madame Purvis, inséré dans le paquet, lui fût [...] emis. Cette bonne et honnête personne qui a été comme moi dupe de l'hypocrisie de monsieur Godwin, sera bien aise d'apprendre que je suis échappée à tant de dangers, et je lui dois bien cette preuve de souvenir et de reconnoissance.

Nous partirons dans les premiers jours de mai ; nous nous rendrons a Londres, où mon premier soin, madame, sera d'aller vous réitérer mes remercîmens de toutes vos généreuses bontés. Ensuite je partirai pour Hambourg sous la conduite du curé de Romeval, qui veut bien me mener lui-même à Rarup.

Si vous daignez m'écrire tout de suite, je pourrai recevoir votre réponse avant notre départ. Je serois bien heureuse, madame, d'avoir une lettre de vous ; je la conserverois toute ma vie.

Je suis avec respect etc.

Lettre 32

D'Edouard d'Armilly à Eugène de Vilmore.

d'Hambourg, 25 avril 1796.

Cher Eugène, je suis le plus heureux des hommes. Je vous ai déjà mandé que nous avions d'excellentes nouvelles de ma soeur, de notre incomparable et chère Adélaïde!... mais écoutez tout ce qui m'est arrivé depuis cinq jours.

Lord Arthur et moi, nous partîmes pour Rarup le 20 de ce mois ; Tony nous a devancés d'un jour. En arrivant à l'auberge de la poste à Schleswig sur les huit heures du soir ; on nous dit que deux personnes nous attendoient ; nous entrons dans une salle, et j'aperçois mon père. Je me jette dans ses bras, je me sens presser par derrière, j'entends sangloter, je me retourne, et je vois mon cousin, mon cher Auguste!... Vous pouvez juger de ma surprise et de ma joie!.... Mon père est rappelé en France, ce qu'il doit surtout aux soins de monsieur d'Elsenne. Ce dernier a voulu porter lui-même à mon père cette heureuse nouvelle ; il a proposé à ma tante Palmène de faire ce voyage avec lui, ce qu'elle a accepté; ils ont obtenu les passeports nécessaires, et sans nous prévenir, sont partis ensemble avec Adriène et Auguste. Ils arrivèrent à Rarup un jour avant nous.

Nous partîmes tout de suite de Schleswig, mon père monta dans la voiture de lord Selby avec lui, et moi j'allai avec Auguste dans le cabriolet de mon père. Vous imaginez bien que pendant la route qui est de cinq lieues, la conversation n'a pas langui entre nous. J'avois tant de choses à dire et à demander à ce cher ami!... sur Adriène, sur ma tante, sur lui!... Il me conta que l'entrevue de ma mère et de ma tante avoit été bien touchante, ainsi que celle de monsieur d'Elsenne avec mes parens et sa fille. Tony arriva à Rarup quelques heures après ma tante ; ma mère en lisant la lettre de lord Selby éprouva une révolution de joie qui coupa sa fièvre tierce ; elle ne l'a pas eue depuis, et se porte à merveille.

Nous arrivâmes au moulin de Rarup à dix heures trois quarts, toute la famille sortit de la chaumière aussitôt qu'on entendit les voitures ; il faisoit très-obscur, mais je me jetai au cou de tout ce que je rencontrai, et j'embrassai tout ce qui étoit autour de moi. Ma tante m'appela ; je reconnus sa voix, et je volai près d'elle : elle me serra dans ses bras, et mon père nous cria d'entrer dans la maison..... J'étois éperdu!... nous entrâmes... Je tenois la main de ma tante, je baisois cette main, je pleurois..... Adriène lui donnoit le bras de l'autre côté... O comme je la trouvai grandie et embellie! Elle est charmante et elle a quatorze ans, j'ai un an et dix-huit jours de plus qu'elle, et j'aurai quinze ans le quinze du mois prochain... Ma tante me dit : Mon Edouard, embrassez votre cousine... Nous nous embrassâmes en fondant en larmes... O cher Eugène, quels doux momens!... Quelle félicité pure que celle de trouver dans sa famille les objets de ses plus tendres affections, et d'aimer jusqu'à la fin de sa vie ceux qu'on a chéris dès le berceau!... Ma tante me présenta à monsieur d'Elsenne, qui me fit mille caresses ; c'est un spectacle délicieux pour moi de voir cet ancien ennemi devenu l'ami le plus ardent de ceux qu'il a tant haïs! et de lui voir prendre un intérêt si touchant à tout ce qui nous regarde! J'ai bien partagé aussi sa joie et celle de Gabrielle, qui est une aimable personne et bien sensible... A peine étions-nous entrés dans le petit salon, que mon père et ma mère prenant lord Selby par la main, l'emmenèrent dans un cabinet ; là ma mère embrassant lord Selby lui demanda s'il n'avoit rien à lui dire? Il répondit avec une extrême émotion : Hélas! le puis-je encore? vous êtes rappelés, consentirez-vous à vous séparer d'une telle fille?... Oui, pour son bonheur, répondit ma mère. Vous seul nous paroissez digne d'elle ; qu'importe toute autre considération! et la plus juste reconnoissance se joint encore à cette raison décisive. A ces mots lord Selby tomba aux genoux de ma mère : il étoit dans un état inexprimable de joie et d'attendrissement... En rentrant dans le salon il avoit une tout autre figure ; il vint à moi, il me serra fortement la main, je devinai tout. On le présenta à ma tante, qui l'embrassa ainsi qu'Adriène, Juliette et mademoiselle d'Elsenne, car cette dernière sera à jamais une des soeurs d'Adélaïde. Alors on envoya coucher Pierrot et Gogo. Tout cela s'étoit passé en moins d'un quart d'heure : il étoit onze heures ; ma mère s'assit entre lord Selby et monsieur d'Elsenne, Gabrielle se mit à ses genoux, tenant une de ses mains et la main de son père, et les baisant alternativement ; j'étois placé entre ma tante et Adriène, Auguste étoit assis sur un coin de ma chaise... Que j'étois heureux! Lord Selby fit la lecture de la dernière lettre d'Adélaïde, mais il commença par la fin, et sans cette précaution ma mère n'auroit jamais pu soutenir les détails déchirans que contient cette lettre, quoique nous lui eussions bien répété qu'Adélaïde est hors de toute espèce de danger et en parfaite santé. Pendant la lecture ma mère fut dix fois au moment de se trouver mal, tout le monde fondoit en larmes, je pleurois comme les autres quoique j'eusse déjà relu tant de fois cette lettre, mais je ne la relirai jamais de sang-froid, et d'ailleurs je jouissois de l'étonnement et de l'admiration de ceux qui entendoient ce récit pour la première fois. Lord Selby lut ensuite quelques morceaux détachés du journal, il les choisissoit sans feuilleter, car depuis que ce journal est entre ses mains, (et il y a assez long-temps) il n'a fait autre chose que le relire, et il le sait exactement par coeur d'un bout à l'autre. Combien cette lecture a été délicieuse pour moi! à chaque moment on interrompoit lord Selby pour admirer le caractère angélique de ma soeur, et souvent l'attendrissement forçoit lord Selby lui-même de suspendre cette intéressante lecture. Et mon père et ma mère! quelle étoit leur émotion, leur bonheur!... Heureux! mille fois heureux les enfans aimés du ciel qui peuvent procurer de telles jouissances aux auteurs de leurs jours!... Le lendemain on lut et relut le journal tout entier, et puis la lettre encore, et ce fut-là l'occupation de toute la journée. Il fut décidé que mon père, lord Selby et moi, nous partirions le jour suivant pour Hambourg et pour l'Angleterre, afin d'y aller attendre Adélaïde. Ma mère auroit bien voulu venir avec nous, mais cela auroit trop d'inconvéniens, et mon père même n'y passera que sous un nom supposé. Monsieur d'Elsenne retourne à Paris dans six jours, il laisse sa fille afin qu'elle puisse voir Adélaïde que nous amènerons à ma mère, et qui restera trois mois avec elle. Ma tante ne partira qu'après l'arrivée d'Adélaïde. Aussitôt que nous l'aurons remise dans les bras de ma mère, nous partirons pour Paris, mon père et moi, avec ma tante et ses enfans, Pierrot et Gabrielle ; pour Juliette, elle restera avec maman qui ne viendra nous rejoindre qu'au mois de septembre. Maman va venir s'établir aux envirous d'Hambourg. Lord Selby sachant qu'il y avoit une jolie maison de campagne à vendre à Wandsbeck, a chargé son banquier de l'acheter ; il donna cette commission avant d'aller à Rarup : son intention étoit d'offrir cet asyle à mes parens, du moins de les engager à y demeurer, parce qu'il ignoroit alors leur rappel. La maison est achetée, et maman et ma tante viendront incessamment y attendre ma soeur.

Pour nous, mon cher Eugène, nous ne pouvons nous embarquer que dans quelques jours, parce que maman a fait promettre à mon père et à lord Selby, que pour aller et revenir nous prendrions un vaisseau neutre, et celui qui part le plutôt ne met à la voile que samedi prochain ou même dimanche.

Que le temps va me paroître long jusqu'à l'arrivée de ma soeur! non seulement pour moi mais pour mes parens. Combien ma mère va souffrir! car qui peut concevoir les inquiétudes dont le coeur d'une mère est susceptible!... Croiriez-vous, mon ami, que maman est épouvantée de savoir ma soeur dans cette paisible cabane? premièrement parce qu'elle suppose gratuitement que cette chaumière est humide et mal-saine , ce qui est, dit-elle, bien dangereux dans la convalescence d'une grande maladie ; et puis elle ne peut sans effroi se représenter Adélaïde allant faire ses prières sur le bord de cet abyme . On a beau lui répéter que lorsqu'Adélaïde dit qu'elle se met à genoux sur le bord du précipice , c'est une façon de parler qu'il est inconcevable de prendre littéralement, et qu'assurément on ne peut pas croire que le curé s'entende avec elle tous les matins pour l'exposer au danger de retomber dans ce gouffre. A ces réponses-là ma mère sourit, elle est charmée qu'on lui démontre le peu de fondement de ses craintes, mais un moment après elle dit en soupirant, que le curé auroit bien mieux fait de conduire ma soeur à Lisbonne ; et si ma soeur étoit à Lisbonne, ma pauvre mère trouveroit encore le moyen d'avoir un autre genre d'inquiétude tout aussi incompréhensible. Elle est cependant en toutes choses d'un extrême courage et d'une raison supérieure, mais lorsqu'il ne s'agit pas de ses enfans ; et tel est un coeur maternel. O combien on doit chérir une si tendre et si parfaite amie! quelle ingratitude monstrueuse et quelle folie, de la négliger et de ne lui pas donner toute sa confiance!

Adieu, mon cher Eugène. J'aurai surement le plaisir de vous embrasser dans dix ou douze jours. J'ai bien parlé de vous avec Auguste et Adriène, qui vous disent mille choses tendres.

Lettre 33

De Juliette à Edouard.

Wandsbeck, ce 6 mai.

Nous ne sommes arrivés ici qu'hier, mon cher frère. Maman n'a toujours plus de fièvre, mais elle est dans une agitation inconcevable. Les bonnes gens du moulin ont été bien fâchés de notre départ ; j'étois bien touchée de leur amitié. Nous fûmes la veille et la surveille faire nos adieux à Flarup, à Dolrott et à Brevel. Toute la famille du fermier de Brevel étoit rassemblée, ils nous donnèrent d'excellente crème. La bonne Léna nous fit bien des caresses, toute cette famille est aussi obligeante qu'elle est vertueuse. Nous n'oublierons jamais un pays où nous avons trouvé une hospitalité si généreuse, et où l'on nous a donné tant de preuves d'intérêt et d'amitié. Après avoir pris avec le fermier et sa femme du thé et du café, nous fûmes nous promener dans leur joli jardin. Par malheur il avoit fait beaucoup de vent la veille, et vous savez que ce jardin situé dans un lieu élevé, est bien plus exposé au vent que Rarup, qui est dans un fond et garanti par de grands bois. Maman en se promenant aperçut plusieurs branches cassées. Mon Dieu, dit-elle, il a donc fait une tempête affreuse? et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle pensoit à ma soeur qu'elle supposoit sur la mer, quoique naturellement d'après ce qu'elle mande elle ne dût pas y être encore. Mais à présent qu'Adélaïde peut en effet être embarquée, ce que souffre maman n'est pas croyable. Quand il fait du vent (et cela est si commun dans ces pays-ci) elle ne dort ni ne mange, et parle à peine. Mademoiselle Benoît m'a dit qu'elle se relevoit toutes les nuits pour ouvrir une fenêtre et regarder le temps qu'il fait. Ma tante lui dit tout ce qu'on peut imaginer de raisonnable, mais bien inutilement. D'autres fois maman se tourmente de ce que ma soeur n'a point de femme-de-chambre ; hier il lui vint dans l'esprit qu'il y a peut-être des voleurs dans cette campagne où est Adélaïde, et que sachant qu'elle a reçu de l'argent du gouvernement, ils ont pu attaquer la chaumière. Enfin, cher Edouard, vous n'avez pas d'idée de tout ce qui passe par la tête de cette bonne mère, et comme elle est à plaindre dans ce moment. Je suis même bien sûre qu'elle ne nous dit pas tout, et qu'elle a bien d'autres idées qu'elle nous cache. L'état où elle est nous désole, et j'en suis bien cruellement inquiétée. Ah! cher frère, combien des enfans doivent aimer leurs parens! comment peuvent-ils s'acquitter des bienfaits qu'ils en reçoivent, et les dédommager de toutes les inquiétudes quils leur causent? Notre chère Adélaïde est un ange, une mère ne sauroit désirer une fille plus tendre, plus charmante et plus accomplie, et pourtant qu'elles inquiétudes et quels chagrins n'aura-t-elle pas causés à nos parens! que de larmes ils ont versées pour elle! et combien maman n'en versera-t-elle pas encore!... Mais maman dit que malgré toutes ces peines qui sont inséparables de l'état de mère, une mère est heureuse dès que ses enfans se conduisent bien. Quel motif de plus pour aimer et suivre la vertu!... O comment peut-on s'en écarter quand on sait que ses égaremens porteroient la désolation dans le sein de ceux qui nous ont donné le jour! D'ailleurs, la vertu est si belle! elle prescrit des devoirs si naturels et si doux! la piété, la reconnoissance, la bonté, la fidélité à ses engagemens, tout cela n'est-il pas gravé au fond de tous les coeurs qui ne sont pas pervertis et dénaturés?

Je relis tous les jours le journal de ma soeur, une telle lecture ne me sera pas inutile ; quel bonheur de trouver dans sa famille un modèle si parfait! Je n'aurai pas sans doute ses talens, son esprit et ses grâces, mais qu'importe si j'ai ses vertus? ce ne sont pas ses agrémens qui font l'intérêt de son histoire ; ce qui excite l'admiration et l'enthousiasme, c'est sa sagesse, c'est sa piété, sa candeur, sa tendresse pour nos parens, sa reconnoissance pour madame Roussel ; c'est son ame enfin. Et voilà les qualités que je puis avoir au même degré; oui, je les aurai, c'est toute l'ambition de mon coeur.

Adieu, mon Edouard, vous êtes heureux, vous verrez cette soeur chérie avant nous. O quel moment que celui où nous recevrons la lettre qui nous annoncera son arrivée!

Lettre 34

De monsieur d'Armilly à madame d'Armilly.

de Londres, ce lundi 16 mai 1796.

Elle est arrivée! Adélaïde est ici en parfaite santé, et grandie et jolie comme un ange ; elle n'est point retombée dans le précipice , elle n'a pas fait un second naufrage ... Elle est ici! elle est là sous mes yeux! elle vous écrit! Ah! ma chère amie, que nous sommes heureux!... Je ne pourrois vous dire à quel point elle a été touchante!... Lord Selby l'adore. Il la trouve mille fois plus charmante que tous vos portraits, il dit qu'il n'existe point de peintre qui puisse rendre son regard et son sourire et l'expression de sa physionomie quand elle pleure;.... mais vous n'aurez des détails que par le prochain courrier. Ce billet et celui d'Adélaïde vous suffiront... La poste part. Adieu, ma tendre, mon heureuse amie, vous à qui je dois tant de bonheur! croyez que je ne jouirai parfaitement de ma félicité que lorsque je saurai que vous aurez reçu ce billet.

Elle n'est point maigrie, elle est grandie de la tête, elle a des couleurs ; dans ma prochaine lettre je vous indiquerai le jour de notre départ. Adieu, je vais la regarder et l'entendre.

Lettre 35

D'Edouard à madame d'Armilly.

Londres, 20 mai.

Ma chère maman,

Mon père me charge de vous mander tous les détails, et ils sont trop bien gravés dans mon coeur pour que j'en puisse omettre un seul.

Tous les matins nous descendons à dix heures dans l'appartement de lady Elisabeth pour prendre le thé. Comme nous y étions lundi dernier, à onze heures, on apporta un billet à lady Elisabeth, elle l'ouvrit et s'écria : C'est d'elle! c'est un billet d'Adélaïde! - Jugez, chère maman, de notre joie! Adélaïde arrivée et dans une auberge, demandoit à lady Elisabeth à quelle heure elle pourroit la recevoir. On fit entrer le porteur du billet ; c'étoit Baptiste Roussel lui-même. Mon père et moi nous l'embrassâmes... On lui fit mille questions à la fois, lady Elisabeth demandoit ses chevaux, lord Selby envoyoit chercher un fiacre, on donnoit des commissions à tout le monde, toute la maison étoit en l'air, nous ne savions ni ce que nous faisions ni ce que nous disions... Enfin lady Elisabeth demanda la parole et l'obtint, (non sans peine): elle dit que la vue subite de mon père pourroit causer un saisissement dangereux à ma soeur. Elle proposa de l'aller chercher avec lord Selby, de l'amener et de la préparer tout doucement. Cela fut accepté. On convint que nous resterions, mon père et moi, dans un cabinet voisin du salon, et que lorsqu'Adélaïde y viendroit, nous attendrions que lord Selby vînt nous chercher. Lady Elisabeth et son fils partirent ; ils furent à l'auberge où logeoient Adélaïde, le curé et monsieur Xavier. Ce dernier étoit sorti depuis un quart d'heure. Ma soeur, en apercevant lady Elisabeth, se jeta dans ses bras avec cette grâce et cette sensibilité que vous lui connoissez. Ensuite elle regarda avec timidité et quelqu'apparence de surprise lord Selby ; elle lui fit une profonde révérence que lord Selby rendit bien gauchement , à ce qu'il prétend, et lady Elisabeth dit : C'est mon fils... Je l'avois reconnu, madame, répondit Adélaïde, et elle rougit;... et puis tout de suite montrant le bon curé de Romeval, elle le nomma en ajoutant : C'est un de mes libérateurs que je vous présente. - Et pour nous un ami bien cher!.... reprit lord Selby en s'avançant vers lui, et lui serrant la main qu'il secoua de toute sa force, comme font les Anglois quand ils sont attendris et touchés. Lord Selby avoit les larmes aux yeux, Adélaïde le regardoit avec étonnement, et elle rougit encore... - Tout cela se passoit dans une chambre de l'auberge. Lady Elisabeth pressoit Adélaïde et le curé de la suivre ; l'un et l'autre vouloit écrire un billet pour monsieur Xavier, mais lady Elisabeth s'y opposa ; on laissa Baptiste pour l'inviter à dîner et lui tout dire, et l'on partit. Le curé et lord Selby étoient sur le devant de la voiture, et lord Selby regardoit ma soeur et secouoit toujours la main du curé. Adélaïde dit qu'elle n'avoit point reçu la réponse de lady Elisabeth, de sorte qu'elle n'étoit au fait de rien, et ignoroit absolument nos liaisons avec lord Selby. Lady Elisabeth lui dit : Je vois que la joie et l'attendrissement de mon fils vous étonnent (ici Adélaïde rougit pour la dixième ou douzième fois, car j'en ai perdu le compte, et j'en demande bien pardon à maman); mais, poursuivit lady Elisabeth, c'est qu'il connoît intimément vos parens... - O ciel, il les a vus!... - Oui, et depuis deux ans mon coeur a senti toutes leurs peines, et je partage aujourd'hui leur bonheur!... - Et sont-ils en bonne santé?... Quand les avez-vous quittés?... Et mes frères et mes soeurs?... Et où sont-ils? - Vous les verrez tous en parfaite santé, et sous très-peu de jours... - Ah monsieur!... ah madame!... en disant ces mots, Adélaïde en pleurs appuya son visage sur l'épaule de lady Elisabeth. Pour cette fois, au lieu de rougir elle pâlit, et lord Selby fut effrayé et dit : Grand Dieu, ne se trouve-t-elle pas mal? Elle le remercia de cette inquiétude par un regard si touchant qu'il me faudroit plus d'une page pour répéter tout ce que lord Selby m'en a dit ; enfin c'est un regard qui exprimoit un million de choses, et qu'il n'oubliera de sa vie. Elle reprit ses couleurs naturelles, et recommença à faire une quantité de questions. Lord Selby lui dit que j'avois passé un an avec lui, que nous avions voyagé dans le Nord pour la chercher ; ce détail lui valut un second regard rempli de reconnoissance, et puis Adélaïde pleura encore en cachant son visage sur l'épaule de lady Elisabeth. Lord Selby lui conta rapidement la rencontre d'Emilie comtesse d'Harfeld, ce qui toucha beaucoup ma soeur. Dans ce moment la voiture s'arrêtoit devant la maison, nous étions aux aguets ; imaginez, maman, ce que nous avons senti en cet instant!... Nous avons couru du côté de l'escalier, nous nous sommes cachés derrière une porte battante que mon père a un peu entr'ouverte, et nous avons entendu sa douce voix, et nous l'avons vue passer. Lady Elisabeth la tenoit sous le bras, lord Selby de l'autre côté lui donnoit la main, le vénérable curé les suivoit. Elle avoit une robe de linon, une ceinture bleue, ses beaux cheveux étoient rattachés avec un peigne ; elle est belle comme le jour... Quand nous l'avons perdue de vue, mon père m'a serré dans ses bras, nous fondions en larmes!... Nous avons regagné le cabinet, et nous nous sommes collés sur la porte qui donne dans le salon, nous pouvions tout entendre. Lady Elisabeth prit ma soeur sur ses genoux, et avec une tendresse inexprimable elle acheva de la préparer à nous voir. Lord Selby dit : Les irai-je chercher? - Dieu! s'écria ma soeur, ils sont donc ici? Dans ce moment mon père pousse la porte, et nous nous précipitons dans le salon... Adélaïde éperdue s'élance, et vient tomber aux pieds de mon père, qui la relève et la prend dans ses bras..... Elle sanglottoit, elle crioit, elle trembloit, et elle répétoit : Et maman? et maman? ... On la porte dans un fauteuil, tout le monde à la fois lui explique que vous n'avez pu venir, que vous êtes à Hambourg avec ma tante et le reste de la famille, que vous l'y attendez, qu'elle vous verra sous peu de jours.... Alors elle nous embrassoit, elle serroit, elle baisoit avec transport les mains de mon père, elle s'écrioit : O que je suis heureuse! mais elle pleuroit avec une véhémence effrayante, elle étoit horriblement oppressée... Lady Elisabeth l'a délassée, on lui a fait boire un verre d'eau, enfin elle s'est calmée... Mon père commençant à respirer et un peu rendu à lui-même, s'est occupé du bon curé, et lui a témoigné toute la reconnoissance dont il est pénétré. Ce digne homme aime ma soeur avec une tendresse véritablement paternelle, il nous a conté d'elle une infinité de traits qui vous toucheront bien, ma chère maman, et qu'il est impossible de rapporter dans une seule lettre. Adélaïde par un caractère aussi parfait que son ame est pure et sensible, se fait chérir de tout ce qui la connoît ; le curé dit que monsieur Xavier, homme vertueux et bienfaisant, mais naturellement très-froid, n'a jamais eu d'enthousiasme que pour elle ; enfin, chère maman, tout le monde voit notre Adélaïde comme nous la voyons. Monsieur Xavier vint à quatre heures, il fut reçu comme devoit l'être un des libérateurs d'Adélaïde, et il partagea bien sincèrement notre joie. On se mit à table à cinq heures, personne ne mangea, les yeux étoient fixés sur un seul objet, nous ne pouvions pas nous lasser de la regarder. On but plusieurs santés , et la vôtre, chère maman, fut la première, et puis celle de ma tante, d'Adriène, de Juliette, de tous les enfans, et puis bien d'autres toasts: la paix avec la France ne fut pas oubliée. Monsieur Xavier avec une gravité qui lui est naturelle, en proposa une qui fut très-applaudie ; ce fut celle-ci : A tous les émigrés que l'esprit de parti n'a pas rendus injustes ou vindicatifs .

Une heure après le dîner mon père emmena Adélaïde dans la chambre qu'on lui avoit préparée, et causa seul avec elle pendant plus de trois heures. Sans lui parler positivement de mariage , il lui détailla toutes les obligations que nous avons à lord Selby ; ma soeur l'écouta avec beaucoup d'attendrissement, mon père lui apprit ensuite notre rappel en France, après quoi il la ramena dans le salon. Le reste de la soirée ma soeur fut un peu rêveuse. Lord Selby étoit bien inquiet, il me dit le lendemain qu'il n'avoit pas fermé l'oeil de la nuit. On passa encore le jour suivant à Londres. Le matin ma soeur dit à mon père, qu'avant de quitter l'Angleterre elle voudroit bien, comme elle l'avoit projeté, faire élever un petit monument à la mémoire de madame Roussel, c'est-à-dire une simple pierre avec une épitaphe en françois, qu'elle a fait elle-même et qui est extrêmement touchante. Mon père dit qu'il falloit charger de cela lord Selby, et il lui en parla devant Adélaïde. Lord Selby répondit qu'ayant lu le journal de ma soeur, il avoit prévu d'avance son désir à cet égard, et qu'il avoit écrit sur-le-champ d'Hambourg à un sculpteur pour lui commander ce monument, qui étoit tout prêt à être posé quand on y auroit ajouté l'épitaphe ; il en montra le dessein, c'est une petite colonne tronquée de marbre blanc sur laquelle est une urne sépulchrale. Adélaïde remercia lord Selby avec une extrême sensibilité. Le monument a été posé hier, avec l'épitaphe, dans le cimetière où madame Roussel a été enterrée. Ma soeur passa une partie de cette journée à écrire à maman, à ma tante, et des billets à mes soeurs, à mon frère et à Adriène. Elle écrivit le lendemain à mademoiselle d'Elsenne et à la comtesse d'Harfeld. Le soir elle sortit avec mon père, elle fut faire une visite à monsieur Purvis, et porter un joli présent à Sarah. Elle éprouva bien de l'émotion en se retrouvant dans cette maison qui lui rappeloit si vivement sa pauvre bonne. Monsieur Purvis n'ayant point envoyé en France le coffre et l'argent de madame Roussel, il les a remis à son fils. En sortant de chez monsieur Purvis, mon père, pour distraire ma soeur, la mena chez des marchands où elle acheta une quantité de choses qu'elle doit distribuer à Wandsbeck. En rentrant elle trouva l'aimable petite miss Watson dans sa chambre, ce qui lui causa une grande joie.

Le 18 nous partîmes tous pour la maison de campagne de lord Selby. Lady Charlotte étoit arrivée le matin ; elle a été véritablement transportée en revoyant ma soeur, et c'est une bien charmante personne. Monsieur Xavier, le curé, miss Watson, mon ami Eugène de Vilmore, et monsieur Truman furent aussi de la partie. Cette journée fut bien agréable ; on trouva une harpe dans le salon, et Adélaïde en joua comme un ange, quoiqu'elle ait passé près de trois mois sans s'y exercer, mais elle en a une si ancienne habitude, et son talent est si supérieur, qu'elle n'a presque rien perdu. Elle fit jouer ensuite miss Watson son écolière, qui est étonnante pour son âge. Après tout cela lady Charlotte apporta un grand vase rempli d'eau de savon avec des chalumeaux de paille, et pria ma soeur de monter sur une chaise et de faire des bulles de savon, afin de la revoir comme elle l'avoit vue le jour où elle fut chez elle pour la première fois. Ma soeur répondit qu'elle étoit bien grandie et bien vieillie depuis ce temps-là; cependant elle fit des bulles de savon de très-bonne grâce, et tout le monde se mit à en faire, et même monsieur Xavier. Nous fûmes ensuite dans les jardins qui sont ravissans. Lord Selby donnoit le bras à ma soeur ; en approchant d'un certain endroit il doubla le pas, et nous conduisit sur le bord du plus joli précipice du monde. Il est assez profond, mais la pente en est si douce, et il est revêtu intérieurement d'un gazon si fin et si épais, qu'on y pourroit tomber en toute assurance sans aucune crainte de se faire le moindre mal. Dans le point où lord Selby s'arrêta on dominoit tout le précipice, et l'on y voyoit à une certaine profondeur un superbe rosier couvert de roses blanches... Ma soeur tressaillit, et mon père lui disant de regarder à côté d'elle, aussitôt elle se retourna, et vit un grand autel de marbre blanc sans inscription. Elle regarda lord Selby comme pour lui demander ce que c'étoit, et lui, répondant à sa pensée : Ce n'est encore, lui dit-il, qu'un autel à l'espérance , mais si le ciel exauce tous les voeux de mon coeur, on y verra la statue de la Vierge, et sur l'autel ces mots touchans seront écrits : Le voeu d'Adélaïde . A cette réponse le visage d'Adélaïde se couvrit de la plus vive rougeur, elle baissa les yeux, et deux larmes s'échappèrent sous ses longues paupières... Voilà, maman, quelle a été la première déclaration de lord Selby. Nous espérons qu'elle aura votre approbation, car nous en avons tous été bien touchés, et le bon curé en fut si content, qu'il vint de lui-même secouer la main de lord Selby à plusieurs reprises.

Après le dîner lord Selby remit à ma soeur la branche de roses blanches et la chaîne d'or données par la comtesse d'Harfeld, et dit sous quelles conditions on lui envoyoit ces présens. La pauvre Adélaïde rougit encore à faire pitié, mais tout de suite lord Selby parla d'autre chose et proposa de danser. Pendant qu'on alloit chercher les violons et avertir les gens et les femmes-de-chambre pour danser avec nous, lady Elisabeth se mit à jouer au whist avec mon père, monsieur Xavier et monsieur Truman ; elle demanda à ma soeur si elle aimoit le jeu. Oh non, madame, répondit vivement Adélaïde, et je ne l'aimerai jamais. Ceux qui connoissent le journal de ma soeur ne purent s'empêcher de sourire, lord Selby fut bien attendri, et Adélaïde bien embarrassée.

On passa dans la salle de danse, et on dansa plus de trois heures. Adélaïde d'abord brouilla un peu les figures, mais elle s'y remit bientôt, et tout le monde trouva que personne ne danse avec autant de grâce et de légéreté. Elle dansa toujours avec lord Selby, et je vous assure, maman, que cela étoit charmant à voir, même pour les indifférens. On retourna à Londres le lendemain matin, qui étoit hier. Ma soeur fit une triste course, elle fut, avec le curé et Baptiste, prier et pleurer sur la tombe de madame Roussel ; elle avoit les yeux bien rouges quand elle en revint. Mon père enfin lui parla positivement sur le mariage : elle pleura beaucoup, et témoigna un grand chagrin de s'établir si loin de ses parens ; on lui dit que la paix se feroit bientôt, que lord Selby achèteroit la terre de Romeval et y passeroit six mois tous les ans ; mon père ajouta que lord Selby avant de l'avoir vue, l'avoit aimée, l'avoit choisie dans un temps où elle étoit fugitive et où ses parens étoient proscrits, et qu'en un mot cet homme si sensible et si généreux qui avoit été mon bienfaiteur, possédoit d'ailleurs toutes les vertus qui pouvoient faire désirer à des parens éclairés une telle alliance de préférence à toute autre. Mon père montra les lettres de maman ; et après avoir versé bien des larmes Adélaïde convint qu'elle étoit extrêmement touchée du mérite et des sentimens de lord Selby, et elle donna son consentement. Mon père la conduisit dans les bras de lady Elisabeth, qui est bien véritablement pour elle une seconde mère. Il me seroit impossible de dépeindre la joie et le bonheur de lord Selby!... Il est décidé que le bon curé passera le reste de ses jours avec ma soeur ; monsieur Xavier le regrette beaucoup, mais il est enchanté de la confidence qu'on lui a faite, et de savoir que tous les désirs du vertueux curé sont remplis. Nous irons encore demain avec les mêmes personnes passer deux jours à la maison de campagne de lord Selby, je sais que nous y trouverons sur le bord du précipice une belle statue de la Vierge, et l'inscription sera gravée sur l'autel. Lord Selby fera entourer cette partie du jardin par une haie de rosiers blancs , et ce sera le jardin particulier d'Adélaïde.

Nous partirons tous pour Hambourg mardi prochain. Le bon curé vient avec nous pour célébrer lui-même la sainte cérémonie. Ma soeur qui n'oublie jamais rien de ce qui tient à la reconnoissance, s'est souvenue au milieu de tout ceci de ses pâtres de Portugal, et elle a chargé monsieur Xavier de leur faire passer de sa part une caisse remplie de choses qu'elle sait qui peuvent leur être utiles ou agréables. Mon père a fait mettre sur une très-belle tabatière le portrait qu'il avoit de ma soeur et qui est toujours fort ressemblant, et ma soeur l'a donné à monsieur Xavier. J'aurois, ma chère maman, bien d'autres détails à vous faire, mes seules conversations avec ma soeur pourroient remplir quinze ou seize pages, mais ce n'étoient que des questions sur toutes les personnes de notre famille, et particulièrement sur vous, ma chère maman ; je crois que lorsque vous la verrez, vous la trouverez si instruite de tout ce qui vous regarde, que vous ne pourrez lui rien apprendre de nouveau. Elle m'a bien questionné aussi sur monsieur Duplessis ; elle est bien fâchée que cet excellent ami n'ait pas pu venir avec ma tante, elle compte lui écrire quand elle sera à Hambourg.

Adieu, ma chère maman. Si les vents ne nous forcent pas de différer notre départ, dans dix ou douze jours tous vos heureux enfans seront réunis autour de vous.

Lettre 36

De madame d'Armilly à lady Elisabeth.

de Wandsbeck, 4 juin.

Oui, madame, elle est à vous! ... Le voeu si cher, le voeu irrévocable a été prononcé; lady

Arthur Selby a reçu la bénédiction nuptiale et les plus tendres bénédictions paternelles et maternelles ce matin à dix heures.... Cette lettre ne partira que dans deux jours, mais je ne puis résister au désir de vous écrire, mon coeur a besoin de parler à une mère!... Ah! madame, quel jour que celui-ci!...

J'ai lu dans une brochure nouvelle ces phrases:

"Si l'être tout-puissant qui a jeté l'homme sur cette terre, a voulu qu'il conçut l'idée d'une existence céleste, il a permis que dans quelques instans de sa jeunesse il pût aimer avec passion, il pût vivre dans un autre... Rien ne lasse de s'aimer, rien ne fatigue dans cette inépuisable source d'idées et d'émotions heureuses... Ah! tous ces écrivains, ces grands hommes, ces conquérans s'efforcent d'obtenir une seule des émotions que l'amour jette comme par torrens dans la vie"....

Il y auroit de la vérité dans ces phrases, si elles se rapportoient à l'amour maternel. Loin que l'amour puisse jeter dans la vie, comme par torrens , ces émotions heureuses , il la remplit d'amertumes, alors même qu'il est légitime. Tout est égoïsme, tout est personnalité dans l'amour, on veut être aimé uniquement, on veut même plaire exclusivement. De là ces soupçons, ces inquiétudes, cette jalousie qui jettent dans la vie, comme par torrens , les émotions les plus douloureuses. Au lieu que tout est désintéressé dans l'amour maternel. On ne veut que le bonheur de son enfant, et pour l'assurer on s'en sépare, s'il le faut, pour toujours et avec joie!... On jouit de tous ses sentimens, même de ceux qui doivent surpasser la tendresse qu'on a droit d'en attendre ; une mère passionnée contemple avec délices sa fille entre un époux chéri et des enfans adorés... L'amour n'est qu'un sentiment factice exalté par l'imagination, ce n'est une passion ni chez les sauvages ni parmi les paysans ; l'amour maternel est pour tous les êtres animés la plus impérieuse, comme la plus tendre et la plus touchante de toutes les passions. Sans elle s'anéantiroit l'oeuvre de la création ; par elle l'homme associé à la divinité même, participe en quelque sorte à sa puissance en conservant son ouvrage. Aussi l'être suprême a-t-il voulu que la seule passion nécessaire à ses desseins, fût aussi la seule irrésistible et sublime. Il étoit juste encore qu'une telle passion fût la source inépuisable du bonheur le plus pur que l'on puisse goûter sur la terre. Eh! quelle autre a jamais produit d'aussi douces émotions? quelle félicité peut être comparée à celle d'une heureuse mère? Est-il des émotions plus délicieuses que celles que j'ai éprouvées en lisant le journal d'Adélaïde, sa dernière lettre et celle de Godwin? en apprenant son arrivée à Londres, en découvrant du port le vaisseau qui la ramenoit, en la recevant dans mes bras, en la pressant contre mon coeur, en sentant ses larmes se confondre avec les miennes, en entendant sa voix, en la regardant, enfin en la conduisant à l'autel?... Emotions inexprimables!... est-il possible, orsqu'on est mère, de supposer qu'il en puisse exister de plus ravissantes?... Et la crainte de les perdre un jour n'en peut corrompre la douceur ; l'objet chéri qui les inspira dès le berceau, avant de pouvoir les partager, les procurera toujours aussi vives jusqu'au terme de la vie. Qu'importent la perte de la jeunesse et de la beauté, lorsqu'on voit chaque année embellir et croître ses enfans?.... Qu'importe la vieillesse, quand on est sûr d'y trouver tout entier le sentiment qui fait chérir l'existence? L'amour maternel, il est vrai, ainsi que toutes les grandes passions, produit de vives inquiétudes, et trop souvent de mortels chagrins ; mais toutes ses douleurs sont intéressantes, aux yeux même les plus indifférens ; on les éprouve sans en rougir, on peut les montrer sans contrainte, et les confier sans réserve, tandis que les peines de l'amour ne sont en général que des foiblesses ou coupables ou ridicules, et presque toujours l'un et l'autre à la fois.

Pardonnez, madame, ces effusions d'un coeur trop plein pour ne pas s'épancher ; mais qui peut mieux me comprendre que la mère de lord Arthur?

Adieu, madame, si vous étiez à Wandsbeck, rien ne manqueroit au bonheur de ses habitans, et j'ose vous assurer que ceux qui ont l'avantage de vous connoître personnellement, ne sauroient le désirer plus que moi.

Lettre 37

De la même à sa fille, lady Arthur Selby.

de Paris, 2 novembre 1796.

J'ai enfin trouvé une bonne occasion bien sûre, ma chère enfant. C'est une personne qui va directement à Hambourg, ainsi cette lettre sera plus longue et plus détaillée que mes deux dernières.

Je reçois de votre belle-mère des lettres qui me rendent bien heureuse ; elle est toujours charmée de vous. Continuez à profiter des soins et des conseils d'un guide aussi éclairé. Pour moi, mon Adèle, à la distance où nous sommes, je n'ai que deux avis à vous donner ; le premier c'est de conserver cette candeur et cette sincérité qui vous caractérisent, et le second de vous préserver de la manie de vouloir devenir a lady of fashion . Vous voulez être vertueuse ; eh bien, croyez que vous ne le serez solidement et toujours, qu'en vous imposant invariablement la loi de ne jamais mettre de mystère dans votre conduite. On commence par cacher des bagatelles, mais on prend ainsi l'habitude de la dissimulation et bientôt du mensonge, et enfin le goût de l'intrigue. Une mère, un mari s'aperçoivent facilement de tous ces petits détours, la confiance s'altère, on ne trouve plus dans son intérieur que la contrainte et de l'embarras, c'est alors que le bonheur s'évanouit ; c'est alors qu'on veut remplacer de vrais amis par des liaisons frivoles et dangereuses, et c'est de cette manière que l'on commence à s'égarer, et que l'on finit par se perdre sans retour.

La définition d'une lady of fashion que vous donna monsieur Godwin, est un peu sévère ; mais il est vrai qu'en général elle est assez juste, et on ne peut nier que toute femme qui a le désir et la prétention d'être une femme à la mode, a l'esprit peu cultivé, le coeur très-vide, et le caractère extrêmement frivole. Pour être une femme à la mode , il faut avoir deux ou trois jeunes amies intimes pour montrer que l'on est sensible , et afin de pouvoir dans l'occasion disserter savamment sur l'amitié, car dans la classe des femmes à la mode la sensibilité qui ne se rapporteroit qu'à une mère, un mari, des parens, ne prouve rien, on ne compte pas celle-là, ou pour mieux dire, on n'y croit pas. Outre Les amies intimes il faut encore au moins une douzaine de liaisons intimes , et il est indispensable d'écrire à toutes ces personnes, de sorte qu'il faut passer ses matinées à recevoir et à lire et à écrire une multitude de billets et de lettres. Ce genre d'écrire demande des talens qui s'acquièrent promptement, mais qui ont le petit inconvénient d'être absolument incompatibles avec le naturel, le sentiment et la vérité. Les lettres d'une femme à la mode sont toujours trouvées charmantes (par ses correspondans), dès qu'elles sont remplies de flatteries et de galimatias, et que le style en est bien alambiqué. Enfin, il faut qu'une femme à la mode, pour remplir toutes les obligations de son état, se montre publiquement chaque jour dans deux ou trois endroits différens, qu'elle se trouve à tous les soupers qui ont un peu d'éclat, à tous les bals et à toutes les fêtes brillantes ; qu'elle fasse une grande dépense en bijoux et habits ; qu'elle prenne toutes les précautions nécessaires pour être informée promptement de toutes les modes nouvelles, et que pour soutenir sa réputation elle en invente elle-même, ou que du moins elle exagère l'extravagance de toutes celles qui sont reçues. Il faut convenir que ce métier est ruineux et fatigant ; mais vous voyez que l'on peut s'y passer d'esprit et d'instruction, et qu'avec un tel genre de vie, les talens les plus distingués ne laisseroient au bout de peu d'années, que le regret de s'être donné la peine de les acquérir durant la première jeunesse. C'est la vanité qui produit toutes ces folies, mais quelle vanité mal-entendue! Une femme jeune et belle paroîtra-t-elle moins agréable, parce que les fats et les étourdis n'oseront la suivre et l'entourer? Quand elle se montrera moins en public, quand elle acceptera moins d'invitations, fera-t-elle moins d'effet dans une fête? Quand elle joindra aux agrémens extérieurs, de l'instruction et des talens (que l'on ne peut conserver ou perfectionner qu'en menant une vie sédentaire), l'en trouvera-t-on moins aimable et moins jolie? Quand elle réunira à tous ces dons brillans, des vertus attachantes et une réputation irréprochable, en sera-t-elle moins recherchée? Non, sans doute ; la recevoir chez soi sera une préférence flatteuse, être admis chez elle une distinction honorable. Elle sera dans un autre genre véritablement à la mode , mais cette mode-là ne passe point avec la jeunesse ; fondée sur l'estime et sur l'admiration, elle procure une gloire réelle dont l'éclat se répand sur toute la vie. Et que faut-il pour l'acquérir et la conserver? Dédaigner les travers les plus puérils, et ne chercher le bonheur qu'où la nature et la vertu l'ont placé, chez soi, dans le sein de sa famille.

Adriène et Edouard viennent de m'apporter les lettres qu'ils vous écrivent, ils vous mandent toutes les nouvelles de société; ainsi, chère amie, je n'ai plus à vous parler que de vos commissions qui sont faites. Jeanneton se porte bien, elle a épousé le fils du jardinier, apparemment pour mieux soigner le rosier blanc ; ils protestent qu'ils n'ont pas manqué d'y aller tous les soirs prier Dieu pour vous. Je leur ai envoyé l'argent que vous m'aviez remis pour eux et pour le bon fermier. Le père Roussel est revenu de son voyage, il a reçu votre présent avec reconnoissance, et il est bien heureux de savoir son fils fixé près de vous. Monsieur Duplessis attend avec impatience le portrait que vous lui promettez, et il vous conserve cette vive affection dont il vous a donné tant de preuves. Adieu, ma chère et tendre amie... O mon enfant, ne me parlez plus de l'absence et de ses peines! songez que votre bonheur est tout pour moi. Vous êtes heureuse, vous devez l'être ; rendez assez justice au coeur de votre mère pour ne pas la plaindre. Adieu, mon Adèle, je te presse contre ce coeur maternel qui te doit tant d'émotions délicieuses, tant de sentimens inexprimables, et la seule gloire qui puisse le toucher et l'énorgueillir!

FIN.

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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Les petits Emigrés. Les petits Emigrés. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD0B-B