MIRZA

ET

FATMÉ,

CONTE INDIEN,

Traduit de l'Arabe.

A LA HAYE

M. DCC. LIV.

LETTRE DU TRADUCTEUR A UN AMI.

ENFIN, mon cher Ami, me voici après dix ans de retour de mes longs voyages: je les ai faits en Philoſophe, & vous jugez bien que j'ai trouvé beaucoup moins de merveilles que les Voyageurs ordinaires; c'étoit les hommes que j'étudiois bien plus que les monumens: j'en ai vû de tout pays & de toute eſpéce; j'ai vû des Chapeaux, des Turbans, des Bonnets, des Clochers, des Minarets, des Tours de porcelaine, des Palais, des Cabanes, des Tentes: ici la terre ſemée de bled, là de ris, dans un autre endroit couverte de troupeaux; enfin j'ai parcouru la terre, mais preſque par-tout, j'ai vû les miſérables humains victimes de la ſuperſtition & de la tyrannie; j'ai vû les préjugés arborer un étendart ſacré, & faire plier ſous un joug de fer le cou des mortels imbécilles: j'ai vû les Peuples reſpectivement étonnés de la ſotiſe des peuples voiſins, & ne pas ſentir la leur; le Brachmane ſe mocquer des voyages de Mahomet dans la Lune; le Derviche rire des Métamorphoſes de Viſnou & de la tranſmigration des Ames; tous les hommes ſe traiter de fous, l'être tous en effet, & ne pas s'en douter. Preſque partout j'ai vû une multitude immenſe conſumée de travaux pour entretenir la molle oiſiveté de quelques heureux fainéans; j'ai vû cette multitude privée de ſa part aux fruits de ſes labeurs, faire croître le bled & ne vivre que d'orge, cultiver la vigne, & ne boire que de l'eau: je l'ai vû languiſſante de beſoin, manquer des plus groſſiers alimens pour ſatisfaire ſa faim preſſante, tandis que les mets les plus délicats pouvoient à peine exciter le goût dédaigneux d'un petit nombre d'hommes gorgés de délices: j'ai vû ces derniers recevoir comme une dette les faveurs de la fortune, regarder comme un privilège de leur eſpéce, ce partage inique qui met toute la peine d'un côté, & tous les fruits de la peine de l'autre; je les ai vû ſe croire des êtres à part, & deſtinés par leur nature à être les heureux de la terre dont ils ſont le fardeau.

Enfin, mon cher ami, j'ai trouvé partout la ſotiſe & le malheur. Ce ſont des plantes naturelles à tous les climats, & il faut avouer que l'homme, ce néant orgueilleux, qui ſe dit Roi de la nature, a payé bien cher le ſombre éclair de ſa cour-te exiſtence. Après tout quand on conſidere la briéveté du ſonge de la vie, on trouve que les choſes ne valent pas l'importance qu'on y met. Bonheur & malheur, plaiſir & peine, tout va bientôt ſe perdre & s'engloutir dans cet Océan immenſe de l'éternité.

Je pourrai dans la ſuite vous communiquer mes remarques particulieres ſur les différentes Nations que j'ai vûes: Vous verrez comment la Coutume, la Religion, & ſur-tout le Gouvernement ont diverſifié un fond qui eſt partout le même: Aujourd'hui je ne vous écris que pour vous envoyer la traduction d'un Conte Indien, qui m'eſt tombé entre les mains lorſque j'étois à Deli. Le manuſcrit ſur lequel j'ai fait cette traduction eſt écrit en langue Arabe, & n'eſt lui-même qu'une traduction de l'original qui eſt dans la Bibliothéque du Grand Mogol, écrit dans une langue ancienne & ſavante qu'on appelle le Hanſcrit . L'ouvrage eſt dédié à la Sultane Sutlumé. On ne ſait en quel ſiécle a vêcu cette Beauté bienfaiſante, Protectrice des arts & des talens, qu'elle-même cultivoit; mais ſi on pouvoit croire à la Métempſicoſe, on retrouveroit ſans peine l'Ame de Sutlumé, non moins bien logée de nos jours qu'elle a pû l'être du tems de l'Auteur. Je ne vous dirai rien du mérite de l'Ouvrage; Puiſque je l'ai traduit, j'ai cru qu'il valoit la peine de l'être; me ſuis-je trompé! Liſez & jugez.

EPITRE DÉDICATOIRE
DE L'AUTEUR A LA SULTANE SUTLUMÉ.

Charmante Lune du premier Trône de la terre, je ne vous adreſſerois point mon hommage, ſi vous ne brillez que de la ſplendeur empruntée du Soleil des Ides; mais la beauté eſt elle-même un Soleil qui brille de ſon propre éclat: chaque pays a ſes Dieux différens à qui la crainte a dreſſé des Autels: toute la terre eſt l'Autel de la Beauté élevé par l'Amour; mais ſi la Beauté a des droits ſur notre adoration, c'eſt ſur-tout la Beauté bienfaiſante ſemblable à l'Aſtre fécond dont l'heureuſe influence ſe fait ſentir à tout ce qu'il éclaire. A ce titre, belle Sutlumé, recevez l'hommage de tous les mortels, & agréez en particulier le mien que je conſacre à la Protectrice des arts & des talens. Vous faites plus que les protéger, vous les cultivez vous-même: les talens embellis par vous ſe ſont produits ſous la bannière des Graces. La Nature avoit mis en vous celui de plaire, vous en avez paré tous les autres. Ils ſont plus redevables au charme que vous leur prêtez qu'à toute la protection qu'il vous eſt ſi honorable de leur accorder. Puiſſiez-vous, belle Sutlumé, jetter un regard favorable ſur l'Ouvrage que je mets a vos pieds! Qu'aurai-je à deſirer, s'il a le bonheur de vous plaire, & que pourra m'oppoſer la critique, lorſque j'aurai pour moi le ſuffrage de l'eſprit rendu par l'organe de la Beauté!

MIRZA ET FATMÉ, CONTE INDIEN.
PREMIERE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.

Conſeil; Choix d'un Viſir; Cérémonie des Balances.

AU tems des Fées, Mahmoud, Sultan des Indes, ayant perdu ſon Grand Viſir aſſembla le Divan. Il s'agiſſoit du choix d'un ſucceſſeur. Zenghi (c'eſt le nom de ce Grand Viſir) n'étoit pas aiſé à remplacer: après avoir fait périr Ogoulkan & toute la famille Royale, à l'exception d'un fils au berceau, cet habile ſcélérat avoit élevé Mahmoud ſur le Trône; & ſous ce fantôme de Roi il avoit regné lui-même & gouverné en grandhomme.

Deux Prétendans aſpiroient à la place de Zenghi: on les nommoit Nadir & Taher. Nadir perſonnage grave, enſeveliſſoit une petite tête dans un vaſte Turban. Il poſſédoit ſupérieurement la moue de Miniſtre, étoit froid, ne parloit que par monoſyllabe, mais ne manquoit pas de capacité. Taher étoit un petit homme qui portoit le plus gayement du monde la plus énorme boſſe du Royaume: il avoit le front ſerein, la bouche riante, on lui attribuoit le mérite ſuprême d'avoir inventé le grand art de perſifler. Quant aux affaires, elles ne prenoient jamais rien ſur ſon enjouement: c'étoit toujours avec un bon mot qu'il ruinoit une Province. Le Divan ſe déclara pour Nadir: Oh, oh, dit Mahmoud, je vois bien que rien n'eſt tel que d'avoir un Conſeil pour faire des ſottiſes! Je ne m'étonne pas ſi la plûpart des Princes en font tant, tous les Sultans ne ſont pas des génies: je rends juſtice à la gravité de Nadir, & à la vaſte capacité de ſon Turban mais croit-on que cela ſuffiſe pour faire un Miniſtre! Letſentiel c'eſt qu'il ait de l'eprit; Taher m'a toujours fait rire. C'eſt lui que je choiſis. A ces mots, tout le Divan cria Karamat! Karamat! c'eſt-à-dire, Merveille! Merveille! non qu'on ne jugeat le choix du Sultan très-ridicule, mais parce qu'à ſa Cour on avoit paſſé en proverbe deux vers Perſiens, don le ſens eſt Que ſi le Sultan dit en plein midi qu'il eſt nuit, il faut dire que voilà la Lune & les Etoiles. Mahmoud ſe retira dans ſon Harem tout glorieux de ſon choix, & tout éſouflé de la peine qu'il avoit eu a le faire. Il ſe jetta ſur un ſopha, & attendit le remercîment du nouveau Viſir. Taher s'en acquitta ſi plaiſamment, que le Sultan gros, court & ventru, ſe renverſant ſur ſon ſopha à force de rire: Vas , lui dit-il, tu es un homme admirable, je ne pouvois faire un meilleur choix, mais prens un gros turban afin qu'on n'ait rien à dire; du reſte charge-toi de toutes les affaires, ne m'en parle jamais & fais-moi toujours rire. A ces mots il tendit à Taher le grand ongle que les Sultans des Indes laiſſoient croître au petit doigt de leur main gauche. Taher comblé de cette faveur, baiſa reſpectueuſement l'ongle ſacré, frappa trois fois la terre de ſon front, fit trois plaiſanteries & ſe retira.

Taher avec toute ſa gayeté gouvernoit durement, & ſouvent il arrivoit que ce qui avoit fait rire le Sultan & ſon Conſeil, faiſoit pleurer tout le Royaume: on le repréſentoit à Mahmoud: Quand je ris , diſoit-il, eſt-ce que tout le monde ne doit pas rire? Merveille! Karamat! diſoient les Courtiſans.

Il revint néanmoins tant de plaintes au Sultan, il en fut ſi fatigué, que pour les faire ceſſer & confondre publiquement l'envie qu'il croyoit qu'on portoit à Taher, il réſolut d'avancer une cérémonie qui ſe faiſoit tous les ans: il y avoit de grandes balances d'or où l'on peſoit le Sultan ; par l'augmentation ou la diminution de ſon poids, on jugeoit du bonheur ou du malheur de Etat. Mahmoud ſe mit dans les balances, ſon poids ſe trouva augmenté: Je le ſcavois bien , dit-il, que mes Peuples étoient heureux; je jure par mon embonpoint ſacré que le premier qui me parlera d'affaires ſera traité comme un ennemt du bien public. Ah, Karamat! Karamat! s'écria-t'on. Ce mot vola de bouche en bouche, & à la Cour, tout, juſqu'aux marmitons, répétoit en levant les mains au ciel, Karamat! Karamat!

La cérémonie des balances fut ſuivie d'une marche triomphante du Sultan dans Lahor, Capitale du Royaume. Il en fit le tour au ſon des tymbales & des trompettes, entouré d'une Garde nombreuſe, précédé & ſuivi de mille Elephans, aſſis lui-même ſur un Trône éclatant de pierreries, porté par le grand Elephant blanc de la Courine.

A la tête du cortège s'avançoient deux Hérauts d'armes: l'un crioit à ſon de trompe, Que tous les Rois de la Terre euſſent à ſe proſterner devant le Sultan des Indes, dont le Trône étoit élevé ſur tous les Trônes, le plus Brave des Braves, le plus Puiſſant des Puiſſans, Roi de l'Elephant blanc, Souverain des perles juſqu'au centre de la Terre, toujours bien portant & toujours gai.

L'autre publioit que ce Roi des Rois, par amour pour ſes Peuples, avoit chargé d'un nouveau poids ſon embonpoint majeſtueux. A chaque proclamation, des gens apoſtés crioient de tout côté Karamat! Le gros petit bon-homme de Sultan tout bouffi de gloire, ne ſe tenoit pas d'aiſe ſur ſon Elephant. Aux cris qu'il entendoit, il croyoit que tout alloit le mieux du monde, & répétant lui-même Karamat ! il donnoit ſon grand ongle à baiſer à qui vouloit.

La cérémonie fut ſuivie de Fêtes publiques, qui durerent pendant pluſieurs jours; l'encens fuma dans les Pagodes, le Peuple eut ordre d'être gai, & l'on fit des danſes où il ne tint pas au peu d'embonpoint des Sujets qu'ils ne célébraſſent celui du Prince avec toute la légereté poſſible.

CHAPITRE II.

Confidence du Sultan au Chef, de ſes Eunuques. Naiſſance d'un Prince.

AU ſortir de la Cavalcade le Sultan rentra dans ſon Harem. Il eut bien voulu laiſſer ſon embonpoint à la porte, car ce qui faiſoit ſa gloire, nuiſoit beaucoup à ſes plaiſirs: On ne ſcait pas , diſoit-il au Chef de ſes Eunuques, ce que la félicité publique coûte à la mienne; tu fais entrer tous les jours dans mon lit une nouvelle Sultane; on ſert à ma table les mets les plus exquis; les bons mots de Taher ne tariſſent point, & avec tout cela je ne ſuis point heureux: grace a ce maudit embonpoint dont il faut que je loue le Ciel, l'impuiſſance me ſuit au lit, le dégoût à la table, & l'ennui partout . Cette confidence perça & donna lieu à un proverbe bien différent de celui d'aujourd'hui: on dit, s'amuſer comme un Roi ; on diſoit aux Indes, s'ennuyer comme un Sultan . Il n'en prenoit pas moins dans ſes titres la qualité de toujours gai .

A cet ennui ſe joignoit le chagrin de n'avoir point d'enfans, non que Mahmoud de lui-même s'en fût beaucoup ſoucié, mais à force de Karamat on lui avoit donné une ſi haute idée de la ſublimité de ſon être, qu'il ſe croyoit d'une eſpece bien ſupérieure à celle des autres hommes, & cet uſurpateur ſans mérite, Sultan par la grace de Zenghi, eut craint que l'harmonie de l'Univers n'eût été troublée, s'il n'eût laiſſé un imbécille de ſon ſang pour régir les Indes après ſa mort. Le Ciel ne permit pas ce malheur: une Sultane devint groſſe. Au bout de neuf mois Mahmoud, ſans trop ſçavoir comment, ſe vit père d'un fils, & fut au comble de ſa joie. On attribua ce miracle aux prieres d'un jeune Bramine, qui avoit ſes entrées dans le Harem.

CHAPITRE III.

Guerre avec le Candahar: Choix d'un Général: Arrivée de Mirza: Evénemens de la Campagne .

Environ quinze ans s'écoulerent dans une paix profonde: Mahmoud dormoit, Taher regnoit, les Peuples ſouffroient; le Roi de Candahar jugeant la conjoncture favorable, déclara la guerre au Sultan. Malec, Général des Troupes de Candahar, & grand Capitaine, entra dans l'Indoſtan à la tête d'un Armée: Taher, Grand Viſir de Mahmoud, n'étoit pas ſeulement plaiſant, il étoit grand homme en intrigue: perſonne à la Cour n'entendoit mieux que lui la guerre de cabinet; mais comme il n'eſt point d'homme univerſel, celle de campagne paſſoit ſa portée; il fallut donc choiſir un Général. Taher le vouloit dépendant & ſoumis. Il fit un choix, qui, s'il n'eût pas l'approbation du Public, eut du moins celle des Courtiſans, & ſur-tout de l'ennemi.

Motaſſem (c'eſt ainſi qu'on nommoit ce Général) faiſoit ſes diſpoſitions pour entrer en campagne, lorſqu'un jeune Inconnu, de la mine la plus haute, ſe préſenta pour faire ſous lui ſes premieres armes. Il ſe faisoit appeller Mirza, & avoit été élevé par la Fée du Malheur. Cette Fée fait ſa demeure dans une Iſle dont on a grand ſoin de s'écarter, mais on y eſt ſouvent pouſſé par une infinité de courans très-rapides qui viennent s'y briſer, & qui en rendent la ſortie très-difficile. L'air de cette Iſle a une propriété particuliere, c'eſt de changer les traits; on n'y eſt reconnoiſſable que pour ſes vrais amis, ſi on a le bonheur d'en avoir; on l'appelle l'Iſle des amis, non qu'il y en ait beaucoup, mais parce que ce n'eſt qu'en cette Iſle qu'on peut s'aſſurer qu'ils ſont véritables. La pierre de touche de l'amitié n'eſt point ailleurs.

La Fée du Malheur y tient une Ecole dont preſque tous les grands hommes ſont ſortis: heureux les Princes qu'elle inſtruit, plus heureux les Peuples qui doivent leur obéir!

Motaſſem, prévenu par la nobleſſe de la phiſionomie de Mirza, & par les graces de ſa figure, lui donna de l'emploi. On entra en campagne: Motaſſem avoit ordre d'éviter la bataille, Malec le força à la recevoir. Les troupes de Motaſſem, qui n'avoient point de confiance en leur Chef, s'ébranlerent au premier choc. Mirza voulut lui perſuader de ſe mettre à leur tête, & de les ramener lui-même à la charge: Jeune homme , lui répondit le Général d'un ton d'apophtegme, apprenez que le ſalut de l'armée dépend de la conſervation du Chef: faiſons notre devoir, n'expoſons point le Général, & ſi la fortune nous eſt contraire, n'ayons du moins rien à nous reprocher . Motaſſem agit en conſéquence, il évita juſqu'à l'ombre du reproche, mais la fortune ſeconda mal ſa prudence; il conſerva très-bien ſa perſonne & perdit ſon armée: Mirza fut grievement bleſſé en faiſant inutilement des prodiges de valeur. Le vainqueur mit le ſiege devant Caboul, place très-importante. Motaſſem raſſembla les débris de ſon armée, de nouvelles troupes le joignirent, il eut ordre de marcher aux ennemis & de leur faire lever le ſiege: Malec lui épargna la moitié du chemin: il fut au-devant de lui, les deux armées ſe rencontrerent, on en vint aux mains. Motaſſem fidéle à ſes principes juſqu'au ſcrupule, prit les mêmes précautions pour ſa sureté, elles eurent les mêmes ſuites; il fut battu, Malec prit Caboul & mit ſes troupes en quartier d'hyver au-tour de la place.

Motaſſem ayant été battu deux fois, on jugea qu'il n'étoit pas heureux: on lui ôta le commandement; mais comme on ne pouvoit pas douter de ſa prudence on le mit dans le Divan.

CHAPITRE IV.

Choix d'un nouveau Général nommé Bouſangir: Succès de la Campagne: Valeur & humanité de Mirza: Paix avec le Candahar: Propos de la Cour ſur Bouſangir.

LE mauvais état des affaires obligea de recourir à un vieil Officier, qui depuis pluſieurs années vivoit dans la retraite. Bouſangir (c'eſt ſon nom) ne ſcavoit ni intriguer auprès des Bramines & des Sultanes, ni faire ſa Cour aux Viſirs: il n'avoit ſçû que battre les ennemis: il ne cherchoit point la faveur, il n'aimoit que la gloire & n'avoit pas voulu proſtituer la ſienne en rampant devant les objets de ſon mépris & de la haine publique. On le manda à la Cour: il y revint toujours le même, ſans paroître fier du beſoin qu'on avoit de lui, ſans être plus courtiſan qu'il ne l'avoit été avant ſa diſgrace.

Il ouvrit la campagne de bonne heure; & pour rendre la confiance aux troupes découragées, il préluda par de petits combats qu'il avoit l'art de n'engager qu'avec avantage. Mirza, qui l'étoit venu joindre, à peine guéri de ſa bleſſure, s'y diſtinguoit toujours: il montroit une ardeur infatigable, recherchoit toutes les occaſions de s'inſtruire, alloit à tout, ne comptoit pour rien les dangers, quand il voyoit de la gloire ou des lumieres à acquérir: avec tant de valeur, il étoit modeſte, humain, compatiſſant: dans l'action le Soldat le voyoit à ſa tête devançant tous les autres, & élargiſſant le chemin de la victoire. Il le retrouvoit dans les Hôpitaux, viſitant les bleſſés & conduiſant de lit en lit la pitié ſecourable, dont le barbare intérêt ne prend que trop ſouvent la place.

Après quelques actions particulieres on en vint à une générale; elle fut vive & long-tems diſputée; enfin la victoire paroiſſoit ſe déclarer pour Malec. Bouſangir, enveloppé par les ennemis, alloit être pris ou tué, lorſque Mirza, qui commandoit un corps de troupes à cette bataille, profitant avec ſang froid d'un mouvement des ennemis qui leur fit prêter le flanc, donna ſi à propos, qu'ils ne purent ſoutenir ſon choc. Il renverſa tout ce qui ſe préſenta devant lui, parvint juſqu'à Bouſangir, abbatit le bras d'un Soldat, qui, le cimeterre levé, alloit fendre la tête de ce Genéral, & fondant avec Bouſangir ſur un corps de troupes que Malec ramenoit à la charge, fit plier ce corps & tua Malec de ſa main. Bouſangir après cette victoire aſſiégea & reprit Caboul; on lui en donna le gouvernement. Il revint à la Cour & préſenta Mirza au Sultan comme un homme à qui il devoit la victoire & la vie, car les grands hommes ne veulent de gloire que celle qui leur appartient.

La paix ſe fit; alors la Cour du Sultan ne ſongea plus qu'à donner des ridicules à Bouſangir: on diſoit qu'il n'avoit point le ton de la bonne compagnie; qu'il pouvoit être merveilleux à la tête d'une armée, mais qu'il n'étoit rien moins qu'agréable dans un ſouper. Après tout , diſoit-on encore, qu'a-t'il fait de ſi grand? Il a battu les ennemis, à la bonne heure; qu'il les faſſe encore mourir d'ennui s'il veut, mais qu'il épargne ſes Compatriotes . Les Peuples ne parloient pas de même; ils regardoient Bouſangir comme le Sauveur de l'Etat, & lui dreſſoient des ſtatues dans leurs cœurs.

CHAPITRE V.

Amour de Mirza pour Fatmé.

BOUSANGIR voulut que Mirza logeât dans ſon palais: il l'aimoit tendrement, & ne l'eût pas mieux traité ſi ce jeune homme eût été ſon fils: Bouſangir n'en avoit point, mais il avoit une fille. Fatmé (c'eſt ainſi qu'elle ſe nommoit) joignoit une figure charmante à la plus belle ame: c'étoit une de ces beautés nobles & touchantes qu'on ne peut s'empêcher d'aimer, mais à qui il ſemble que la nature ait donné pour gardien le reſpect: on déſiroit de lui plaire, mais on craignoit encore plus de l'offenſer. Mirza en devint éperdûment amoureux; mais comme il n'étoit point fat, car la Fée du Malheur n'en fait point, il fut long-tems ſans parler a Fatmé autrement que par la timidité de ſes regards; du reſte il la prévenoit en tout, ſon amour ſe peignoit dans toutes ſes actions, & ſur-tout dans une infinité de petites choſes qu'on ne peut dire, qui ſe tont ſentir, qu'une vraie paſſion rend naturelles, qu'une paſſion feinte omet ou contrefait mal. Son peu de confiance faiſoit un contraſte avec l'audace téméraire des petits agréables de la Cour: quoique retenus par l'air impoſant de Fatmé, ils faiſoient voir une aſſurance qui n'étoit autoriſée que par une fatuité ſans mérite: Mirza brillant de charmes & de gloire, oſoit à peine eſpérer. Il avoit cependant touché le cœur de Fatmé: elle l'aimoit ſans ſçavoir encore ce que c'étoit que l'amour: mille choſes qui lui échappoient, trahiſſoient ſon ſecret, qui n'en étoit déja que plus un que pour Fatmé & pour Mirza. Elle éprouvoit ce trouble enchanteur, ce ſentiment délicieux, ſi vif, lorſqu'une premiere paſſion l'inſpire, & ſemble ouvrir à l'ame une nouvelle ſource de bonheur dont elle n'avoit pas même l'idée.

Un jour que Fatmé étoit deſcendue dans le jardin du Palais, & qu'elle cueilloit des fleurs au bord d'un canal dont l'eau tranſparente rouloit ſur un ſable doré, Mirza vint l'y trouver; elle tenoit à la main un bouquet de roſes: à l'abord du Prince ſon viſage ſe peignit de leurs plus vives couleurs. Belle Fatmé , lui dit-il, en s'approchant d'un air timide & reſpectueux, que l'éclat de ces fleurs eſt foible près de celui dont vous brillez! Ces roſes ne peuvent être comparées à celles de votre tein que comme les aſtres de la nuit peuvent l'être à l'aſtre du jour . Mirza, le ſéjour de la Cour vous gâte, lui répondit Fatmé, vous devenez ſi flateur ..... Moi flateur, belle Fatmé! Regardez-vous dans ce canal, mettez ces fleurs près de votre viſage, & jugez vous-même .... Non .... répliqua Fatmé, & cependant par l'instinct de ſon ſexe ſes yeux ſe tournerent involontairement ſur la glace du canal; elle y rencontra ceux de Mirza qui avoient ſuivi le mouvement des ſiens; elle y vit tant d'amour, il regardoit ſon image avec une expreſſion ſi touchante... Elle en ſoupira, ſes yeux s'attacherent ſur ceux de Mirza, leurs regards ſe confondirent... ils les retirerent du canal en rougiſſant, baiſſerent la vûe & garderent le ſilence. Fatmé étoit honteuſe & embarraſſee: Mirza preſſé par ſa paſſion vouloit parler & n'oſoit; mais après quelques inſtans, Fatmé ayant levé timidement ſes beaux yeux lui, pouſſé d'un tranſport dont il ne fut pas maître, il ſe précipita à ſes pieds: Oui, belle Fatmé , dit-il, je vous adore: ſi c'eſt vous offenſer, ordonnez que je meure; Mirza ne peut vivre ſans vous aimer . Fatmé pleine de trouble & d'émotion rougiſſoit & ne répondoit point; elle voyoit Mirza tremblant à ſes genoux, elle trembloit elle-même: Fatmé , pourſuivit-il, que dois-je augurer de votre ſilence? Que Fatmé , lui dit-elle, ne veut point la mort de Mirza . A ces mots, qu'elle dit d'une voix mal aſſuree, elle ſe leva, & défendant à Mirza de la ſuivre, elle le laiſſa dans des tranſports plus aiſés à concevoir qu'à décrire.

CHAPITRE VI.

Ignorance de Mirza ſur ſon ſort: Récit de ſes voyages.

LE jour ſuivant Bouſangir étant ſeul avec Mirza & ſa fille, dit à Mirza qu'il s'intéreſſoit trop à lui pour ne pas déſirer de le connoître plus particulierement: il lui demanda de quel ſang il étoit né, quels étoient ſon pays, ſa fortune? O, mon Pere , lui dit Mirza, car Bouſangir vouloit qu'il l'appellât ainſi, tout ce que je ſçais de mon ſort, c'eſt que j'ai été élevé dans l'Iſle des Amis par la Fée du Malheur; qu'après m'avoir donné l'éducation la plus propre à fortifier mon corps contre les fatigues, & mon ame contre les revers, après m'avoir appris à être dur pour moi & humain pour les autres, elle m'a fait voyager avec elle en différens pays: c'eſt dans ce voyage qu'elle m'a donné ſes dernieres inſtructions, & qu'elle a gravé dans mon ame des leçons que je n'oublierai jamais . Bouſangir & Fatmé déſirerent que Mirza leur fît la deſcription des pays qu'il avoit vûs. Il la commença dans ces termes:

Au ſortir de l'Iſle des Amis, les premiéres terres où nous abordâmes, furent celles du Roi Keſra , ſurnommé le Tyran . Ces terres étoient la plûpart incultes & déſertes; on y trouvoit de vaſtes landes, des villages détruits, des tours ruinées, & de loin à loin quelques miſérables cabanes, dont les habitans pâles & décharnés, reſſembloient plutôt à des ſpectres qu'à des hommes. La Fée me fit obſerver que ce n'étoit pas la faute du ſol, qu'il étoit favoriſé du ciel, que les terres en étoient bonnes, le climat doux & temperé, que c'étoit la tyrannie, qui plus forte que la nature, avoit changé ce beau pays en un vaſte & triſte Déſert.

Nous arrivâmes à la Capitale. Nos regards y furent frappés par de ſuperbes édifices: nous entrâmes dans quelques-uns: tous les tréſors du monde y ſembloient accumulés; les ornemens étoient répandus avec profuſion; on trouvoit partout le faſte au lieu du goût; tous les arts s'étoient prêtés la main plutôt pour charger que pour embellir; l'éclat de l'or y fatiguoit les yeux; tout étoit riche & recherché, rien n'étoit noble & ſimple. Voyez , me dit la Fée, ces chefs-d'œuvre de magnificence de mauvais goût: le luxe inſolent de quelques hommes triomphe ici des miſeres publiques dont il ſe nourrit: car la tyrannie réunit les extrêmes; & ſur la tête d'un million d'hommes qu'elle écraſe, elle élève le coloſſe monſtrueux de quelques indignes Favoris qui la ſervent .

De ces Palais du faſte nous paſſâmes à celui du Tyran. C'étoit une groſſe tour quarrée, bâtie d'oſſemens humains: on l'appelloit la Tour maudite : elle étoit entourée d'un large foſſé & d'un triple mur d'acier, dont les portes ne s'ouvroient preſque jamais: une garde nombreuſe y veilloit jour & nuit avec des épées nues: le ſoupçon faiſoit continuellement ſa ronde, & ſur ſes rapports ſouvent menteurs, toujours exagérés, une infinité de malheureux étoient chargés de fers, & enſevelis dans de noirs cachots pratiqués ſous la Tour. Ces affreux tombeaux des vivans étoient faits avec tel art, que le bruit des chaînes, les cris & les gémiſſemens des malheureux puſſent parvenir ſans ceſſe aux oreilles du Tyran, qu'un doux ſommeil n'aſſoupiſſoit jamais. La Fée d'un coup de baguette me rendit inviſible, & me tranſporta dans ce Palais. Le Roi Keſra étoit ſur ſon trône: il étoit pâle & ſoucieux, ſes regards ſombres & inquiets annonçoient une ame bourrelée. Qui ſeme la crainte, recueille la crainte , me dit la Fée, Keſra ſait que ſes Sujets, ou plutôt ſes ennemis, car il n'en a point de plus cruels, ne déſirent rien tant que de paſſer ſous une domination étrangere; en déſolant ſon propre héritage, il s'eſt mis hors d'état de le défendre, s'il étoit puiſſamment attaqué: au-dehors il craint ſes voiſins, au-dedans il craint ſes Sujets; le poiſon & le fer ſont toujours préſens à ſes yeux: ce monſtre en horreur à lui-même, éprouve tous les maux qu'il fait ſouffrir aux autres; mais regardez , ajouta-t'elle, & voyez quel eſt le bonheur des Tyrans . En diſant ces mots la Fée toucha Keſra de ſa baguette, les vêtemens du Tyran tomberent: je vis ſon corps enlacé de ſerpens qui dévoroient ſes entrailles. Les courtiſans qui l'environnoient célébroient cependant ſon bonheur & celui de ſes peuples; ils ventoient ſa clémence; ils élevoient ſes rares qualités juſqu'au ciel: Ne ſoyez point étonné de toutes ces flatteries , me diſoit la Fée, la crainte en eſt plus prodigue que l'amour: c'eſt de la bouche du peuple que doit ſortir l'éloge d'un Roi; & ce Sultan des Indes qui mérita d'être appellé par ſes Sujets le Bienaimé, fut mieux loué par ce ſurnom, qu'il n'eût pû l'être par toutes les exagérations de l'éloquence & de la poéſie .

Au ſortir des Etats du Roi Keſra, nous entrâmes dans ceux du Roi Mobarec , ſurnommé le Superſtitieux . Ce Prince, naturellement aſſez bon, mais vieux & foible, rendoit ſes Sujets preſque auſſi miſérables que ceux de Keſra, non qu'il les ſurchargeât d'impôts, mais il leur défendoit de penſer: il y avoit des peines très-rigoureuſes contre ceux qui oſoient avoir le ſens commun. Une Fée puiſſante gouvernoit ſa pieuſe imbécillité: le palais de cette Fée reſſembloit à un temple. Là ſur de vaſtes enclumes qui avoient la forme d'autels, elle forgeoit tantôt de lourdes chaînes pour la tyrannie, tantôt de petits ſtilets qu'elle aiguiſoit à plaiſir, & qu'elle cachoit dans ſon ſein, après en avoir trempé la pointe dans un vaſe d'eau du Gange. Son palais étoit ſitué entre deux tours: d'un côté étoit celle de l'Ambition, bâtie ſur des ruines, élevée juſqu'aux nües, & pendant en précipice ſur un abîme; de l'autre étoit celle de la Vengeance, qui s'élevoit du milieu d'un lac de ſang, ſitué entre des montagnes de cendres fumantes: il n'y avoit nulle communication apparente du palais de la Fée avec ces deux tours: à l'entendre elle avoit en horreur les deux monſtres qui les habitoient; mais ma compagne m'apprit que par des ſouterrains la communication étoit bien établie, que la Fée alloit continuellement d'une tour à l'autre, qu'elle ne ſuivoit que les inſpirations de ces deux furies, & qu'elle les produiſoit même ſouvent en public, mais revêtues de maſques ſacrés, dont elle avoit un magaſin complet. Un monſtre encapuchonné étoit l'exécuteur de ſes pieuſes barbaries, & la ſervoit avec des yeux ſaintement égarés; je vis ce monſtre ſortir d'un temple, portant d'une main un flambeau pris ſur l'autel, & traînant de l'autre des malheureux chargés de fers. Il les attachoit au poteau d'un bucher, lorſque m'avançant vers lui ſaiſi d'horreur & de compaſſion, je lui demandai quel étoit leur crime? Il me répondit que c'étoient des impies qui ne croyoient pas les neuf Incarnations de Viſnou. Hé bien , lui dis-je, ce ſont des aveugles qu'il faut plaindre, ſi on ne peut les éclairer: il faut venger Viſnou , me répartit le Monſtre, il y va de ſa gloire. Quoi donc , répliquai-je, un atôme peut-il offuſquer l'éclat du ſoleil? La gloire de Viſnou repoſe dans un ſanctuaire inacceſſible aux mortels: votre zéle l'outrage. Vous ne verrez dans aucun endroit du Vedam qu'il vous ordonne de le venger; mais il n'y en a point où il ne vous recommande la charité; ſa loi eſt une loi d'amour, vous en faites une loi de ſang : à ces mots le monſtre & les aſſiſtans me regardant de travers, crierent à l'impie; & on auroit bien pû me brûler moi-même pour la gloire de Viſnou, ſi ma compagne ne m'eût ſubitement dérobé à tous les yeux. Nous ne pûmes ſi promptement nous éloigner, que je ne viſſe la flamme du bucher, & que je n'entendiſſe les cris des miſérables que le feu conſumoit; mon cœur en étoit percé, & je précipitai mes pas. Je vois avec plaiſir , me diſoit la Fée du Malheur, l'horreur & la pitié qui vous ont ſaiſi; vous ne pouvez trop déteſter la ſuperſtition; elle eſt aveugle & barbare; mais aimez la Religion qui eſt douce, éclairée, charitable; écoutez les Prêtres de Viſnou, & croyez-les inſpirés par lui toutes les fois qu'ils vous exhorteront à la bienfaiſance & à la douceur; croyez que c'eſt le fanatiſme, l'intérêt ou la vengeance qui les anime, s'ils vous conſeillent la violence & la cruauté .

Les Etats du Roi Mobarec confinent à ceux de la Reine Gulnare : ce nom en langue du pays ſignifie levres de ſucre . Je reſpirai en y entrant un air de volupté qui portoit dans l'ame une impreſſion efféminée de plaiſir & de moleſſe. La campagne y reſſembloit a un beau jardin, on y trouvoit partout de l'ombrage & des fleurs, les plaines en étoient émaillées, les arbres en étoient couverts, mais ces fleurs ne portoient point de fruits: une infinité de ruiſſeaux clairs comme le criſtal, couloient ſur un ſable d'or leurs ondes argentées: l'eau en étoit délicieuſe au goût, mais l'yvreſſe en étoit très-dangereuſe; elle changeoit les hommes en pourceaux: j'en vis des troupeaux innombrables. La Fée du Malheur me dit que la Fée Lumineuſe pouvoit ſeule leur rendre leur premiere forme, mais qu'il n'y en avoit qu'un très-petit nombre, qui, frappés de ſes charmes, euſſent le courage de la ſuivre, & de franchir par un ſentier rude & plein de précipices la montagne eſcarpée, au ſommet de laquelle eſt ſon brillant ſéjour; que la plûpart aimoient mieux reſter pourceaux toute leur vie que de redevenir hommes, & même héros à ce prix. Hatez-vous , ajouta-t'elle, de traverſer ce pays où il eſt dangereux de s'arrêter, & ne comptez plus que ſur vous-même . La Fée du Malheur diſparut à ces mots; mes yeux la cherchoient encore, lorſque je vis s'avancer vers moi une troupe de Nimphes charmantes. Elles me mirent au milieu d'elles; & en formant des danſes autour de moi, elles m'enchaînerent avec des roſes. Je riois de leur badinage, & les laiſſant faire, je croyois pouvoir rompre ſans peine des liens de fleurs, mais je fus bien étonné d'y faire des efforts inutiles. Alors prenant chacune différens bouts de la chaîne, elles me conduiſirent vers un Palais ſuperbe: je traverſai pluſieurs appartemens ornés avec un goût exquis, mais qui n'étoient rien au prix d'un dernier qu'on appelloit le Salon de la volupté: Pluſieurs Caſſolettes y répandoient une odeur délicieuſe; Glaces, Peintures, Sophas, tout ce qui peut ſervir à la volupté, tout ce qui peut l'inſpirer étoit dans ce Salon; mais ce qui attira bientôt tous mes regards, ce fut la Reine Gulnare, couchée ſur un lit de roſes dans un deshabillé de la même couleur, mais plus cendre. L'air de langueur étoit répandu ſur toute ſa perſonne, je crus voir à côté d'elle ſur le même lit la volupté & le deſir: elle tourna ſur moi de grands yeux bleus. Approchez, Mirza, me dit-elle, avec un ſon de voix qui troubla mes ſens, approchez & connoiſſez, du moins, ce que vous voulez fuir: je vous aime; venez apprendre dans mes bras le prix de la vie. C'eſt ſur ce lit de roſes qu'eſt le trône du bonheur, venez le partager avec moi, & conſacrer au plaiſir les courts inſtans qui ſont faits pour lui. Elle accompagna ces mots d'un regard ſi paſſionné, que tout mon ſang s'allumant pour elle, j'allois me précipiter dans ſes bras, lorſqu'un éclat extraordinaire remplit tout un coup le talon; tous les charmes de la Reine en furent ternis; au lieu de la volupté & du deſir, je ne vis plus à côté d'elle que le dégoût: alors je rompis mes liens ſans peine, & je ſortis du Palais: je ſçûs que c'étoit la Fée Lumineuſe qui venoit de paſſer, & je vis encore la trace brillante qu'elle avoit laiſſée après elle. Je marchai de ce côté, j'arrivai à Lahor, j'appris qu'on avoit la guerre avec le Candahar, & j'offris mes ſervices à Motaſſem, qui avoit alors le commandement: vous ſçavez, mon Pere, ce qui m'eſt arrivé depuis, & le bonheur que j'ai eu de m'inſtruire ſous vous, & d'être le témoin de vos grandes actions.

Mirza ayant ceſſé de parler, Bouſangir après avoir relevé ce qu'il y avoit de trop modeſte dans la fin de ſon récit. Mon fils , lui dit-il, je ne doute pas que votre naiſſance ne ſoit illuſtre, mais quand vous n'auriez d'autre nobleſſe que celle de vos actions, elle eſt ſans doute fort ſupérieure a celle du ſang: un grand homme eſt bien plus rare que ce qu'on appelle un Grand. Celui-ci n'eſt trop ſouvent que le fardeau de l'Etat; l'autre en eſt la reſſource & l'appui. Je me ſuis apperçu que vous aimez ma fille, je lui ordonne de vous regarder déſormais comme un homme qui doit être ſon époux: vous m'avez ſauvé la vie, & vous êtes trop aimable pour que Fatmé ne ſe charge pas avec plaiſir du ſoin de ma reconnoiſſance . A ces mots une rougeur charmante couvrit les belles joues de Fatmé; Mirza ſe jetta aux pieds de Bouſangir avec un tranſport qui ne lui permettoit pas de parler; Bouſangir le releva, l'embraſſa & ſortit: nous ne rendrons point compte de la converſation qu'eurent enſemble les deux Amans; que ceux qui ont aimé ſe mettent à leur place, ils ſentiront ce que nous ne pourrions qu'imparfaitement exprimer; mais tandis que Mirza & Fatmé ſe livrent au plus doux eſpoir, le ſort jaloux prépare à leur amour une cruelle traverſe.

CHAPITRE VII.

Qualité dont le fils du Sultan avoit été doué par une Fée. Propoſition qu'il fait à Mirza.

NOUS avons dit qu'il étoit né un fils a Mahmoud, mais nous n'avons pas dit qu'au moment de ſa naiſſance, une Fée paſſa, & que voulant connoître l'eſprit de cette Cour, elle déclara qu'elle doueroit le jeune Prince de toutes les qualités que la Cour lui ſouhaiteroit: Qu'il ſoit beau, bien fait & vigoureux , s'écrierent toutes les femmes! Qu'il ait le génie de ſon Pere , dirent ceux qui eſpéroient avoir part un jour au maniment des affaires! Qu'il ſoit prodigue , s'écrioient les Courtiſans! Qu'il ſoit crédule & fanatique , diſoient dans un coin une cabale de dévots! Aucun homme de la Cour ne s'aviſa de lui ſouhaiter du courage, de l'humanité & de l'eſprit. Je le doue de beauté & de vigueur , dit la Fée, quand au reſte, pour qu'il ſoit tel qu'on le deſire, je n'ai qu'à vous laiſſer le choix des Gouverneurs : elle dit, & paſſa.

Au ſortir des femmes on avoit donné au Prince un Gouverneur; &, comme l'avoit prévû la Fée, on avoit eu grand ſoin que ce fût le plus ſot homme des Indes, d'ailleurs d'une grande maiſon: le Prince avoit fait ſous lui de grands progrès, c'eſtàdire qu'en peu de tems il étoit devenu preſqu'auſſi ſot que ſon Gouverneur: on ne l'entretenoit que de la grandeur de ſa naiſſance & des prérogatives de ſon rang: on ne lui parloit que des reſpects qui lui étoient dûs; chacun fortifioit en lui cette pente trop naturelle qu'ont les Princes à la hauteur & à l'orgueil. Tout ce qui l'environnoit lui diſoit ſans ceſſe ce qu'il étoit, perſonne ne lui diſoit ce qu'il devoit être. Diſoit-il une ſottiſe? Faiſoit-il une impertinence? Karamat! Karamat! s'écrioit une foule de corrupteurs qui, chargés de l'inſtruire, ne cherchoient qu'a lui plaire.

Lorſque la paix ſe fit avec le Candahar, Noureddin (c'eſt ainſi qu'on nommoit le Prince) avoit environ 17 ans, & c'étoit le plus beau Prince de l'Univers: quant à l'autre don qu'il avoit reçu de la Fee, on ne faiſoit encore que le ſoupçonner: on prétend que ſa bonne Maman auroit bien ſçû qu'en dire, ſi elle n'eût gardé pour elle ſes lumieres: c'étoit une arriere-petite-fille de Criſtalline la Curieuſe , mais de ce côté, toutes les femmes de la Cour étoient ſes parentes: elles le prouverent bien dans cette occaſion, & comme elles étoient connoiſſeuſes, la réputation du Prince fut bientôt faite: il avoit néanmoins tous les jours quelque incrédule à perſuader; on ne vouloit pas croire pour avoir le plaiſir d'être convaincu, & il faut avouer que le Prince ſe prêtoit de la meilleure grace à lever juſqu'aux ſcrupules; on penſe bien que les femmes les trouvoient charmant; & même quoiqu'il fût ſot au point d'en gâter le plus beau viſage, elles ſoutenoient qu'il avoit beaucoup d'eſprit, ſurtout dans le particulier. Il eſt vrai qu'il ne leur laiſſoit guéres le tems de s'appercevoir qu'il en manquât.

Comme ſans ceſſe on prévenoit ſes deſirs, il ſurpaſſa bientôt en fatuité tous ceux qu'il paſſoit en naiſſance, & ce n'étoit pas peu dans une Cour où les grands hommes en ce genre étoient tout-à-fait communs. Il fut ſurpris que Fatmé ne montrât ni attention pour ſes charmes, ni curioſité pour ce qui piquoit celle de toutes les autres; ſa vanité bleſſée lui tint lieu d'amour, car il étoit incapable d'aimer; il ne connoiſſoit que ſes deſirs, & dans la femme la plus aimable & la plus ſpirituelle, il ne voyoit que ſon ſexe. Quelle que fût ſa préſomption, l'air de Fatmé lui en impoſoit malgré lui-même; & n'oſant parler, il jetta les yeux ſur Mirza, & lui propoſa d'être auprès de Fatmé l'interprête de ſes ſentimens.

On juge aiſément quel dût être l'étonnement & la douleur de Mirza: néanmoins faiſant effort ſur lui-même: Seigneur , dit-il au Prince, eſpérez-vous que le Sultan votre Pere conſente à un himen.... Qui te parle d'epouſer , interrompit Noureddin. Seigneur , repartit Mirza, j'aurois cru que la vertu de Fatmé.... Bon ſa vertu , répliqua le Prince, la vertu des femmes! On ſçait bien qu'elles en ont, & j'en fais grand cas, mais toutes cell que j'ai aimées, étoient très-vertueuſes, à ce qu'elles m'ont dit, & je n'en ai cependant épouſée aucune. Seigneur, je doute que Fatmé leur reſſemble.... Mon pauvre ami, elle a plus de beauté, voilà toute la différence . Mirza bleſſé dans ce qu'il aimoit, eut peine à retenir ſon indignation, mais il remercia le Prince de l'emploi qu'il vouloit lui donner, & le pria très-humblement d'en honorer quelqu'autre.

CHAPITRE VIII.

Déclaration du Prince: Les ſuites qu'elle eut.

NOURREDDIN fut vivement bleſſé du refus de Mirza; l'orgueil du Prince & la baſſeſſe des Courtiſans, lui avoient perſuadé que l'honneur de le ſervir, annobliſſoit le ſervice quel qu'il fût. Cependant il donna un bal à toute la Cour: Fatmé ne put ſe diſpenſer d'en faire l'ornement. Noureddin déguiſé en Aſtrologue, dit la bonne aventure à quelques femmes, s'approcha de Fatmé, & lui demanda ſa main: Fatmé feignant de le méconnoître la lui refuſa, en lui diſant du ton le plus ſérieux, qu'elle n'étoit point curieuſe: Noureddin fut embarraſſé; il avoit compté que Fatmé lui donneroit ſa main; cependant après y avoir un peu penſé: Oh bien , lui dit-il, avec un tour fin & galant, vous donnerez votre main, ſi vous voulez, mais vous n'en ſaurez pas moins que Noureddin vous aime. Quel préſent me ferez-vous pour vous avoir annoncé une ſi bonne fortune? Cette bonne fortune, répondit Fatmé, ſeroit un très-grand malheur: mais de grace n'abuſez point du nom de Noureddin, pour continuer un diſcours qui m'offenſe, & que ſans doute il trouveroit fort mauvais. Et que diriez-vous donc , repliqua le Prince, en ôtant ſon maſque, ſi j'étois moi-même le Prince Noureddin? J'eſpérerois , repartit Fatmé, en feignant un grand étonnement, mais avec un air aſſez fier, j'eſpérerois qu'en l'aſſurant de tout le reſpect que je dois à ſon rang, il trouveroit bon que je le fiſſe ſouvenir de celui que, tout grand Prince qu'il eſt, il doit lui-même à mon ſexe. Le Prince voulut pourſuivre, mais Fatmé lui oppoſa toujours une fierté ſi froide & ſi reſpectueuſe qu'il la quitta très-mécontent: il réſolut néanmoins de réduire à quelque prix que ce fût cet-te petite précieuſe, qui, lui diſoit-on, jouoit le Roman, & s'en dédommageoit en particulier avec Mirza. Comme le pouvoir & l'impunité ſimplifient fort les moyens, le Prince n'eut pas beſoin de rêver beaucoup pour imaginer de faire enlever Fatmé, & aſſaſſiner Mirza; mais Bouſangir qui étoit aimé, fut averti de ce projet, & le fit échouer en ſe retirant avec ſa fille & Mirza dans ſon gouvernement de Caboul, où il n'eut pas été ſûr de lui faire un outrage.

CHAPITRE IX.

Enchanteur du Volcan Maiſon de la Vieille: Devoir a faire: Promeſſe de l'Enchanteur à Noureddin.

NOUREDDIN voyant ſon coup manqué, prit le parti de recourir à un Enchanteur qui avoit la réputation d'opérer de grands prodiges. Le Lecteur ſe ſouvient du Roi Keſra, ſurnommé le Tyran, dont Mirza a fait mention dans le récit de ſes voyages. L'Enchanteur étoit fils de ce Roi. Une Fée étoit ſa mere; on l'appelloit l'Enchanteur du Volcan, parce qu'il faiſoit ſa demeure ſur la cime affreuſe d'une montagne près de la bouche d'un volcan. Cette bouche énorme vomiſſoit en mugiſſant des torrens de ſouffre & de bitume enflâmés, qui ſe précipitant avec un bruit horrible, ſillonnoient de jaune le ſommet neigeux de la montagne, & portoit au loin la terreur & la déſolation. Avant que d'arriver à cette montagne, il falloit traverſer un deſert; on trouvoit au ſortir la maiſon d'une vieille Fée; c'étoit la mere de l'Enchanteur. Si on lui plaiſoit, on en recevoit un anneau qui rendoit l'accès de la montagne facile, ſuſpendoit la fureur du volcan, & faiſoit trouver grace devant l'Enchanteur. Noureddin ſe mit en chemin, traverſa le deſert, & laiſſant ſa ſuite a la porte, entra chez la Vieille.

Il trouva la Fée dans un ſalon filant ſur une eſtrade. C'étoit une petite femme courbée ſous le poids d'une boſſe énorme, dont elle paroiſſoit en poſſenſion depuis plus d'un ſiécle. D'entre ſes épaules ſortoit une tête chauve applatie par les côtés; nous ne la peindrons pas plus en détail, nous nous contenterons de dire qu'elle joignoit à tous ces charmes une phiſionomie de bonne amitié, & je ne ſais quoi de vif encore dans les yeux qui ſembloit demance qu'on n'étoit pas tenté de lui accorder.

A la vue de Noureddin, elle parut toute réjouie, elle battit des mains; quatre eſclaves parurent, prirent le Prince, le porterent dans l'appartement des bains, le baignerent, le froterent, le parfumerent & le ramenerent dans le ſalon. Alors on mit devant lui une table couverte de mets exquis. Noureddin, qui avoit plus de faim que d'amour, mangea de toutes ſes forces ſans dire un ſeul mot, & la Fée qui ſe réjouiſſoit du bon appétit du Prince, gardoit auſſi le ſilence de peur de l'interrompre, mais elle ne détournoit point de lui ſes petits yeux brillans, elle ſe frotoit les mains de joye, & s'agitant ſur ſon ſiége, ne pouvoit tenir ſa boſſe en place. Sur la fin du repas elle préſenta une groſſe truffe au Prince, & le pria de la manger pour l'amour d'elle; on deſſervit enfin. Alors la Vieille rompant le ſilence: Prince , dit-elle, je ſçais ce qui vous amene; l'amour vous fait recourir à l'art de Charmant.... Qui eſt ce Charmant , interrompit le Prince? Eh qui ſeroit-ce , reprit la Vieille, que mon fils l'Enchanteur du Volcan? Je ne ſcavois pas qu'il eût ce nom , dit Noureddin, mais je ſcais qu'il faut un anneau .... Oui-da, mon beau Prince , interrompant la Vieille, en paſſant la main ſous le menton de Noureddin, vous aurez l'anneau, il eſt tout prêt, MAIS FAITES VOTRE DEVOIR. Ma bonne mere , repartit Noureddin, je ne vous entends pas: A votre âge , répliqua la Vieille, on doit avoir plus de pénétration, mais les hommes de ce ſiécle en ont peu, j'ai vu un tems qu'ils me devinoient, tout dégénere; ne laiſſez pas cependant de FAIRE VOTRE DEVOIR: Mais , dit le Prince, qui comprit alors ce dont il s'agiſſoit, vous êtes bien vieille .... Et vous bien jeune , répondit-elle, pour être ſi peu galant: croyez-vous que ce n'eſt que pour le plaiſir de régaler les paſſans & de leur faire manger mes truffes que je me ſuis placée au ſortir d'un deſert? Tout le monde connoît la maiſon de la Vieille, on ſçait qu'avec ſon anneau on eſt bien recu de Charmant, mais qu'il faut FAIRE SON DEVOIR, allons faites le vôtre . Il fallut en paſſer par-là; Noureddin fit ſon devoir, & bien lui prit d'avoir été doué comme il l'étoit.

Muni de l'anneau qu'il avoit ſi bien gagné, il parvint ſans obſtacle au haut de la montagne. Il y trouva un vilain Negre prêt à s'élancer dans les airs, ſur un gros crapaut noir, qui avoit des ailes. C'etoit le bel Adonis auquel ſa mere avoit donné le nom de Charmant : le Prince qui ne le voyoit point avec les yeux d'une mere, avoit trop peu d'eſprit pour ſe douter que ce pût être là Charmant ; mais le Negre s'avançant vers lui & prenant l'anneau avec un ſourire hideux: Je ſuis bon fils , lui dit-il, ma belle Maman a été contente de toi, & je te ſervirai; retourne en ton palais, je vais faire un tour dans mon Harem de la Chine, car je tiens de ma belle Maman, je ſuis tendre, & j'ai un Harem dans les différentes parties du monde, ou je ſuis adoré des plus belles femmes; mais ſçais-tu pourquoi elles m'aiment ſi fort? Ma ſoi non , diſoit le Prince en lui-même: Tu crois , continua l'affreux Charmant, que c'eſt parce que je ſuis aimable; bagatelle, mon ami; je les roue de coups, voila pourquoi elles m'adorent: rien n'eſt ſi bon pour être aimé des femmes, mais il faut que le dédommagement ſoit au bout. Adieu: repaſſe par la maiſon de ma belle Maman, fais ton devoir, & tu me reverras bientôt : à ces mots, fendant l'air avec une vîteſſe extrême, il diſparut aux yeux du Prince.

Noureddin deſcendit la montagne, repaſſa par la maiſon de la Vieille, en fut reçu mieux qu'il n'eût déſiré, fit encore ſon devoir, rejoignit ſa ſuite & retourna dans ſon Palais.

CHAPITRE X.

Apparition de la Fée du Malheur à Mirza. Elle lui découvre le Sang dont il eſt né; Parti qu'il prend en conſéquence. Songe de Fatmé.

Tandis que Noureddin avoit fait ce voyage, il s'étoit paſſé à Caboul des choſes importantes: la Fée du Malheur avoit apparu à Mirza & lui avoit tenu ce diſcours: Mirza, vous étes fils d'Ogoulkan, dont l'uſurpateur Mahmoud occupe aujourd'hui le Trône; je vous ai caché juſqu'ici votre naiſſance afin de vous en rendre digne: j'ai voulu que vous fuſſiez homme avant de ſcavoir que vous étiez Prince; mais en connoiſſant l'auteur de vos jours, apprenez en peu de mots ſon hiſtoire, & qu'elle vous ſerve de leçon.

J'avois été l'amie d'Ogoulkan, il m'étoit redevable de pluſieurs grandes qualités; mais tranquille ſur le Trône, après de trop courtes traverſes, le Génie de l'Orgueil & la Fée de la Moleſſe me firent bientôt oublier, il ne prit plus conſeil que d'eux, ils ont été la cauſe de ſa perte: les plaiſirs le dégouterent des affaires, le timon de l'Etat lui parut trop peſant, il le mit entre les mains de Zenghi ſon premier Eunuque. Il faut rendre juſtice à Zenghi; grand homme d'Etat & grand Capitaine, il avoit rendu des ſervices ſignalés à Ogoulkan, & il eut continué de lui en rendre de fidéles, ſi votre Pere ne lui eût fait le plus cruel des outrages. Zenghi, quoiqu'Eunuque, étoit marié à une très-belle femme; il l'aimoit paſſionément & en étoit jaloux à la fureur, jaloux comme d'un bien dont la jouiſſance ne diminuoit point le prix, à qui au contraire les déſirs de Zenghi toujours irrités & jamais ſatisfaits, prêtoient ſans ceſſe de nouveaux charmes, & qu'il craignoit d'autant plus de perdre, qu'il ſe ſentoit moins digne de le poſſéder.

Ogoulkan entendit vanter la beauté de Zulime (c'étoit le nom de la femme de Zenghi) il voulut la voir, elle lui plût: cette femme à qui Zenghi n'avoit fait connoître que le déſeſpoir de l'amour, curieuse d'en connoître les tranſports, n'oppoſa point de réſiſtance aux déſirs de ſon maître, & Ogoulkan la fit paſſer dans ſon Harem, ſans conſidérer ni ce qu'il devoit à ſon Miniſtre, ni ce qu'il avoit à craindre de ſon reſſentiment. Zenghi outragé diſſimula, forma un parti, ſe mit a la tête, força le Palais d'Ogoulkan, poignarda votre pere & Zulime dans les bras l'un de l'autre, & élevant ſur le Trône un illuſtre Imbécille, donna le nom de Roi à Mahmoud, & fut en effet Roi lui-même: tous les Princes de votre Maiſon furent égorgés, & vous l'auriez été vous-même, ſi vous enlevant dans le berceau, je ne vous euſſe tranſporté dans mon Iſle: j'y ai donné tous mes ſoins à votre éducation; il eſt tems de faire voir que vous en avez profité: Bouſangir vous aime, il eſt conſidéré des troupes, faites-lui connoître votre naiſſance: une roſe bien marquée que vous avez ſur le bras droit, & que tout le Royaume ſçait que vous avez apporté en naiſſant, ne lui permettra pas de vous méconnoître: joignez-y ce billet de ma main. Adieu, Prince, point de remercîment pour le paſſé; & quant à l'avenir, ne comptez plus que ſur votre courage, j'ai fait ce qui dépendoit de moi & je vous abandonne a vous-même. Mirza plein d'une vive reconnoiſſance, ſe précipitoit aua cus de la Fée, lorſqu'elle diſparut: ſon premier mouvement avoit été pour elle, le ſecond fut pour Fatmé. Il courut d'abord la chercher: avec quelle joye il lui n part de ce qu'il venoit d'apprendre! Non qu'un Trône tut capable de l'éblouir, il ne ſentoit que le plaiſir d'y élever Fatmé. Cette nouvelle n'ajouta rien aux ſentimens qu'elle avoit pour lui. Votre cœur , dit-elle a Mirza, voilà mon Trône; avec vous dans un deſert je ſerois la Reine du monde, mais vos vertus ſont faites pour un plus grand théâtre; ce n'eſt pas pour le bonheur de la ſeule Fatmé que vous devez vivre, & je voudrois, pour le bien des hommes, que l'Univers fut votre Empire .

Mirza fut enſuite trouver Bouſangir: il lui fit voir la roſe qu'il avoit au bras droit, & lui préſenta le billet de la Fée: Bouſangir voulut ſe jetter à ſes pieds; Mirza le prévint & l'embraſſa en le priant de vouloir bien être toujours ſon pere. En peu de tems Bouſangir eut formé un parti: pluſieurs Chefs conſidérables y entrerent avec les troupes qu'ils commandoient: Caboul fut le lieu du rendez-vous. Quand elles furent aſſemblées, on leur découvrit la naiſſance de Mirza; elles furent charmées de trouver leur véritable maître dans un Héros dont l'humanité égaloit la valeur, & ce fut avec les marques de la plus grande joye qu'elles le proclamerent Sultan.

Bouſangir jugeant qu'il falloit profiter de cette ardeur, publia un manifeſte, après quoi Mirza & lui ſe diſpoſerent à marcher droit a la Capitale.

La veille du départ, Mirza cherchant Fatmé pour lui faire ſes adieux, deſcendit dans le jardin, & ſe rendit par un berceau de myrthe, a un cabinet de jaſmin & de chevrefeuille où on lui dit qu'elle étoit entrée. Le premier objet qui l'y frappa, ce fut Fatmé dormant ſur un lit de gaſon: ſa tête étoit appuyée ſur une de ſes mains, l'autre étoit mollement étendue ſur ſa cuiſſe: ſa robe négligemment retrouſſée laiſſoit voir le plus joli pied du monde: pluſieurs boucles de cheveux, d'un noir luſtré, tomboient ſur ſon ſein à demi-découvert, dont elles relevoient la blancheur. Ses beaux yeux étoient fermés, mais ſes joues étoient animées du plus vif incarnat, & quelques larmes qu'on y voyoit, reſſembloient à des goutes de roſée ſur des reuilles de roſes. Qu'elle parut belle à Mirza! Oue ſes yeux s'attacherent amoureuſement ſur elle! Avec quelle ardeur .... s'il eût oſé; mais quand on aime à l'excès, on craint a l'excès d'offenſer ce qu'on aime: cependant, emporté par ſon tranſport, il alloit coller ſes levres ſur celles de Fatmé, lorſqu'il s'appercut que de nouvelles larmes perçoient en abondance à travers ſes longues paupieres, que la vivacité de ſes couleurs, & le mouvement précipité de ſon ſein, marquoient une agitation cruelle: en ce moment Fatmé s'éveilla en faiſant un grand cri, & ega dant Mirza avec un air tout troublé, elle ſe frotoit les yeux comme pour s'aſſurer ſi ſon rêve ne duroit pas encore. Ah Mirza , dit-elle enfin, quel ſonge je viens de faire! Puiſſe Viſnou détourner ce préſage! Hélas! Je ſongeois qu'après une longue ſéparation vous m'étiez rendu, mais qu'un barbare vous préſentoit un poignard pour m'égorger, que ſur votre refus il nous avoit livré tous deux dun monſtre étique, dont le ſeul regard étoit dévorant: l'horreur qu'il m'a faite en s'approchant m'a reveillé. Puiſſe encore un coup ce préſage être vain! Mais depuis quelque tems je fais les ſonges les plus affreux, de noirs preſſentimens s'emparent de mot, & je ne vous vois partir qu'avec la plus vive douleur: Belle Fatmé , lui dit Mirza, vous craignez parce que vous aimez; voilà ce qui produit les ſonges fâcheux qui vous allarment; eh quel plus heureux augure pour moi que d'être aimé de vous? Il lui dit encore beaucoup de choſes pour diſſiper l'impreſſion du rêve qu'elle avoit fait, mais il ne put entierement l'effacer, & il laiſſa Fatmé dans une triſteſſe dont il ne pût s'empêcher d'éprouver lui-même une partie.

CHAPITRE XI.

Mirza & Bouſangir marchent vers la Capitale: L'Enchanteur du Volcan vient trouver Noureddin: Bataille.

LE lendemain Mirza & Bouſangir ſe mirent à la tête de leurs troupes. La nouvelle de leur marche arrivoit à Lahor, lorſque Noureddin y rentroit, plein des eſpérances que lui avoit données l'Enchanteur du Volcan. La conſternation fut extrême: on avoit bien une armée à oppoſer aux Rebelles; (c'eſt ainſi qu'on nommoit Mirza & Bouſangir) mais on n'avoit point de Général: tous ces Merveilleux de la Cour, qui, dans un ſouper, ſavoient ſi bien tourner en ridicule les gens de mérite, n'entendoient rien à les combattre, bien moins encore à les vaincre: on tira de l'obſcurité l'Officier qui paſſoit pour le plus capable, (car dans les périls preſſans la faveur ſe tait) & on le nomma Général ſous les ordres de Noureddin. Les deux armées furent bientôt en préſence. Mirza voulant épargner le ſang, fit propoſer à Noureddin de vuider leur différend par un combat particulier; Noureddin qui n'aimoit point à ſe battre, mit la hauteur à la place du courage, & répondit qu'il ne le commettoit point contre un avanturier: cependant par le conſeil de l'Enchanteur, qui vint ſe rendre auprès de lui, il corrompit à force d'argent un des principaux Chefs de l'armée de Mirza. La bataille ſe donna peu de tems après: Mirza étoit ſur le point de la gagner, lorſque le Chef qui le trahiſſoit, attaqua les troupes qu'il devoit ſoutenir; elles furent ébranlées, & au même moment l'Enchanteur de ſa baguette noire frappa trois fois la terre: auſſitôt il en ſortit une ſombre & épaiſſe vapeur, du milieu de laquelle les Soldats de Mirza virent s'élever un Spectre épouvantable: ſur ſon front étoit écrit la Terreur ; il croiſſoit d'inſtant en inſtant, & bientôt paroiſſant a leurs yeux comme une tour, les bataillons entiers tournerent le dos en ſe précipitant les uns ſur les autres: Bouſangir & Mirza firent de vains efforts pour arrêter leur fuite, le premier tomba percé de coups aux pieds de Mirza; celui-ci alloit ſe jetter en déſeſpéré au milieu des bataillons ennemis, mais une main inviſible détourna ſon cheval, qui l'emporta malgré lui hors de la mêlée.

Noureddin fit paſſer au fil de l'épée tous les priſonniers; il vola enſuite vers Caboul, où le déſir d'avoir Fatmé en ſa puiſſance l'attiroit: il ne l'y trouva plus, & il eut cru avoir perdu le plus doux fruit de ſa victoire, ſi l'Enchanteur ne lui eût promis ſon aſſiſtance: Une Fée , lui dit-il, protege Fatmé, & je ne puis rien ſur elle, ſi je n'ai quelque choſe qui ait ſervi à la vêtir, & ſi ce n'eſt elle-même qui me le donne de ſon plein gré, mais tous mes preſtiges ſeront vains ou je ſcaurai l'y engager : il dit & diſparut.

CHAPITRE XII.

Ce qu'étoit devenue Fatmé.

FATMÉ ſur les nouvelles de la perte de la bataille & de l'arrivée de Noureddin à Caboul, s'étoit hâtée d'en ſortir: elle avoit fui toute ſeule, & étoit entrée dans une grande forêt. Elle y marcha long-tems agitée de mille craintes, & ſans ſavoir quelle route tenir; enfin accablée de laſſitude, elle ſe laiſſa tomber au pied d'un Ciprés. Alors elle ſe repréſenta vivement toute l'horreur de ſa ſituation: ſeule dans une forêt qu'alloit-elle devenir? Elle craignoit la rencontre des bêtes féroces; celle des hommes lui paroiſſoit plus a craindre encore; déja la nuit commençoit à noircir la ſombre épaiſſeur des bois; une vague impreſſion de terreur acheva de troubler ſon imagination; elle ſe livroit aux idées les plus funeſtes, lorſqu'un Monſtre a forme humaine ſe préſenta devant elle: des ſerpens ceignoient ſa tête, & ombrageoient ſon viſage; ſes yeux creux & ſombres ſembloient bleſſés du foible jour qui luiſoit encore; ſes noirs ſourcils, horriblement froncés, annonçoient une fureur morne; ſes joues pâles & tremblantes étoient couvertes de taches noires & livides; tous ſes traits étoient bouleverſés, tous ſes mouvemens convulſifs. Fatmé détourna de lui la vue avec horreur; mais de quelque côté qu'elle tournat les yeux, elle voyoit toujours le Monſtre portant ſur elle un regard ſombre & fixe. Pourquoi cherches-tu à m'éviter , lui dit-il d'une voix rauque & entrecoupée, tes malheurs ſont ſans reſſource, & je viens les finir : en diſant ces mots il ſoufla ſur elle: dans ce moment la vie fut odieuſe à Fatmé; elle eut horreur de ſon exiſtence, & le Monſtre lui parut moins affreux: donne-moi ta ceinture , continua-t-il, j'en vais faire l'inſtrument heureux de ta délivrance, un moment de courage te garantira d'un ſiécle de malheur . Déja Fatmé détachoit ſa ceinture: le Monſtre, qui n'étoit autre que l'Enchanteur, ſous la forme du déſepoir, avançoit la main pour s'en ſaiſir. Fatmé alloit tomber en ſon pouvoir, lorſqu'elle vit paroître un enfant d'une beauté éclatante. Sa phiſionomie reſſembloit à celle de Mirza. Le Monſtre s'enfuit a ſa vué: Belle Fatmé , lui dit l'enfant aîlé, quelle fureur s'empare de vous? Voulez-vous renoncer au bonheur que je vous prépare? Avez-vous oublié que Mirza vous adore? Il n'a point péri; vos malheurs finiront; vous le reverrez, & un jour unis enſemble, vous jouirez d'un ſort digne d'envie . En diſant ces mots il ſecoua un flambeau quil tenoit de la main droite, & mit de l'autre un anneau a un doigt de Fatmé, en l'avertiſſant que cet anneau la rendroit inviſible, & la garantiroit de tout enchantement. Nous verrons dans la ſuite l'uſage qu'en fit Fatmé; il faut retourner à Mirza, que ſon cheval emporte malgré lui.

CHAPITRE XIII.

Ce que devint Mirza.

APRÈS avoir long-tems couru, Mirza alloit entrer dans une gorge de montagne, lorſque ſon cheval manqua ſous lui: à peine il s'étoit dégagé des étriers, qu'il vit un cavalier ennemi qui n'avoit ceſſé de le ſuivre, attiré par l'appas d'une priſe ſi conſidérable. Le cavalier fondit ſur lui le ſabre haut, en lui criant de ſe rendre; Mirza ſe met en défenſe, & évitant le choc du cheval par un mouvement de côté, hauſſa le bras, & plongea ſon épée dans le flanc du cavalier, qui, après avoir chancelé quelques momens ſur la ſelle, tomba ſans vie aux pieds du Prince. Mirza quittant alors ſon habit & ſes armes, qui étoient ſanglantes & briſées, ſe couvrit de l'habit du ſoldat, & ſuivit le pied de la montagne: il marcha long-tems entre des précipices & une longue chaine de rochers, dont les maſſes énormes jettées au hazard, & en quelques endroits entaſſées les unes ſur les autres, ſembloient menacer le ciel d'une nouvelle eſcalade; enfin il s'arrêta dans un petit vallon que formoit un enfoncement entre ces rochers: l'eau d'une ſource qui en ſortoit le déſaltéra; il ſe nourrit des fruits d'un battier ſauvage, & s'aſſit au pied. C'eſt alors que rendu a lui-même (car dans le tumulte de l'action, l'ame diſtraite par mille objets, n'a que des mouvemens rapides, & pour ſentir trop de choſes, n'en ſent aucune bien diſtinctement) alors que rendu à lui-même il ne put ſe repréſenter ſans horreur ce champ de bataille, qu'il laiſſoit couvert de tant de braves gens morts pour ſa querelle. La perte de Bouſangir lui déchiroit le cœur. Il paſſa la nuit dans ce vallon, couché ſur un lit de douleur, ſe roulant par terre, & croyant voir ſans ceſſe l'ombre pâle & ſanglante de ſon ami. Pardonnes, chere Ombre , diſoit-il en fondant en larmes, pardonnes Bouſangir, ſi je vis encore, c'eſt pour te venger . A ſa douleur ſe joignoit une vive inquiétude ſur le ſort de Fatmé. Il erra deux jours dans ces montagnes, les faiſant retentir de ſes plaintes, & ne ſe nourriſſant que de fruits ſauvages.Au commencement du troiſiéme il ſe trouva vis-à-vis d'un palais brillant. Le Prince approcha, & lût ſur le frontiſpice en gros caractére ce diamant: Palais de l'Eſpérance. Il avoit été bâti par la Fée de l'Imagination; on y étoit introduit par le Génie du Déſir: on y attendoit tous les jours l'Amour & la Fidélité pour les marier enſemble: le Prince, après avoir traverſé pluſieurs cours, entra par un veſtibule de marbre verd, dans un ſalon tout couvert de glaces de diamant encadrées dans des bordures d'émeraude: il y avoit au milieu un trône de même matiére, sur lequel une jeune Fée étoit aſſiſe. Au lieu d'une baguette elle tenoit dans ſa main une ancre d'or: ſa phiſionomie étoit ouverte & prévenante; rien n'étoit ſi engageant que ſon air; rien de ſi flatteur que ſon ſouris: ſes yeux vifs & perçans n'étoient arrêtés par aucun obſtacle: la magie de ſon regard, dont elle ignoroit le pouvoir, rapprochoit d'elle les objets éloignés, & les revêtoit des formes & des couleurs les plus agréables: à ſa préſence les ſoucis & les chagrins diſparoiſſoient comme les oiſeaux de la nuit au lever du ſoleil: ſon trône étoit entouré d'une foule d'enfans d'une beauté céleſte; ils avoient des aîles blanches dorées aux extrêmités, & portoient dans leurs mains des phioles de diamant, pleines d'une liqueur ſouveraine pour tous les maux. Un d'eux verſa de cette liqueur au Prince dans une coupe faite d'un ſeul rubis: tout le ſalon en fût embaumé: le Prince but: auſſi-tôt la Fée lui dit de jetter les yeux ſur la glace la plus prochaine. Il y porta ſes regards, & vit tres-diſtinctement, quoique dans un lointain, le trône de Lahor. Fatmé étoit aſſiſe avec lui, & tous deux recevoient l'hommage des Grands & du peuple. En ce moment tout diſparut, le ſalon, le trône & la Fée: le Prince ſe trouva au pied d'un arbre, & crut s'éveiller d'un ſonge; il ſe ſentit néanmoins fortifié. Plein de courage & de confiance, il ſe remit en marche; & après bien des avantures & des périls, il ſe retrouva à l'Iſle des Amis, chez la Fée du malheur.

Fin de la premiére Partie.

MIRZA ET FATMÉ, CONTE INDIEN.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.

Embarquement de Mirza.

MIRZA fut très-bien reçu de la Fée du Malheur, qui le combla de joie en lui preſentant Bouſangir. Un de ſes eſclaves l'avoit enlevé la nuit du champ de bataille; ſes bleſſures ne s'étoient pas trouvées mortelles, & dès qu'elles avoient été guéries, il s'étoit rendu dans l'Iſle-des-Amis, ou il eſperoit trouver le Prince, ou du moins avoir de ſes nouvelles. Après que Mirza l'eût tenu long-tems étroitément embraſſé, il chercha des yeux Fatmé; mais il apprit avec une grande douleur que Bouſangir n'étoit pas inſtruit de ſon ſort; qu'il avoit fait de vaines perquiſitions, & que tout ce qu'il ſavoit, c'eſt qu'elle n'étoit pas au pouvoir de Noureddin. Mon fils , lui dit la Fée, vous la retrouverez, mais je ne puis vous dire ſi ce ſera pour ſon bonheur & pour le vôtre. Quant à-préſent ce n'eſt point l'amour qui doit vous occuper, il ne faut ſonger qu'à réparer votre défaite: c'eſt à votre courage que vous devez recourir: le déſeſpoir eſt le parti des lâches: on trouve des reſſources, quand on ſait les chercher & ſouffrir: je ne puis vous aider que par mes conſeils; & ſi vous m'en croyez vous oſerez vous rendre ſecretement à Lahor; vous y verrez vos partiſans, qui ſont en grand nombre; & tandis que votre préſence échauffera leur zele, je ferai paſſer Bouſangir à la Cour de Candahar, dont il ſollicitera les ſecours: allez, mon fils, le vaiſſeau eſt tout prêt, partez . Ce ne fut pas ſans douleur que le Prince & Bouſangir ſe ſéparerent, au moment qui venoit de les rejoindre.

CHAPITRE II.

Iſle de l'Opinion: Lunettes: Mont de Vérité.

LE vaiſſeau qui portoit le Prince, ayant beſoin de faire aiguade, fut obligé de relâcher à l'Iſle de l'Opinion, qui ſe trouvoit ſur la route. Mirza y deſcendit: l'air de cette Iſle étoit nébuleux: au milieu d'une grande plaine s'élevoit un palais immenſe; il avoit quatre faces différentes, tournées vers les quatre parties du monde: quatre larges avenues, remplies d'une foule d'hommes de toute eſpéce, aboutiſſoient à autant de portiques, qui tout vaſtes qu'ils étoient, ne pouvoient recevoir tous ceux qui s'empreſſoient d'entrer, en ſe portant les uns ſur les autres. Ce palais étoit le ſéjour d'une Fée qui diſtribuoit des lunettes: ſon nom étoit la Reine du monde ; elle étoit ſur un trône ſoutenu par quatre moutons d'or, emblême de tous les peuples qui lui rendoient hommage: on la voyoit différente, ſuivant les lunettes qu'on en recevoit: elle en avoit un prodigieux magazin: ces lunettes n'étoient pas les mêmes, mais toutes avoient cette propriété, que lorſqu'on les avoit miſes ſur ſon nez, on croyoit n'en point avoir, & ne ſe ſervir que de ſes yeux: on ne voyoit pas non plus celles qui étoient ſur le nez de ſon voiſin, quand elles étoient de même eſpéce que celles qu'on avoit ſoi-même: ſi elles étoient différentes, on les voyoit, & les nez à lunette d'une eſpéce, ſe mocquoient des nez à lunettes d'une autre eſpéce: cela formoit des claſſes ſéparées, qui toutes alloient par troupes comme des moutons, & faiſoient chacune dans le palais un écho différent. Autour du faîte regnoit une galerie, du haut de laquelle le ſpectacle de l'Univers s'offroit a chacun à-travers ſes lunettes: le Prince en prit une paire, les mit ſur ſon nez, crut n'en point avoir, monta ſur la galerie, & regarda.

Il vit la foule des mortels comme une troupe de nains, au-deſſus deſquels s'élevoient quelques géans, qui lui parurent revêtus d'un éclat extraordinaire. Les plus grands de tous, a la tête de puiſſantes armées, ravageoient la terre que les cent bouches de la Renommée faiſoient retentir du bruit de leurs exploits: ici ſur des monceaux de ruines fumantes ils élevoient des trônes; là ils en diſperſoient les débris dans des fleuves de ſang. Des géans, d'une ſtature moins haute, tenoient dans leurs mains de grandes balances d'or: ils y péſoient les intérêts des peuples; mais c'étoit au poids de leur intérêt perſonnel, qui emportoit toujours la balance; d'autres ourdiſſoient de vaſtes trames, où des nations entiéres ſe trouvoient enveloppées: les uns & les autres écraſoient à leur gré la tête des nains, qui les adoroient le front proſterné contre terre. Le Prince qui avoit les lunettes de la Fée ſur le nez, approuva le culte qu'on leur rendoit: il deſcendit de la galerie, ébloui de l'éclat des trônes, & prenant pour des Dieux ces Géans deſtructeurs, dont l'univers étoit la victime.

Au ſortir du Palais de la Fée, il apperçut un Mont fort élevé, ſitué ſur un bloc. Il demanda ce que c'étoit que ce Mont qui dominoit au-deſſus des nuages: on lui répondit qu'il y avoit une eſpéce de fous qu'on appelloit Philoſophes , qui ſe donnoient beaucoup de peine pour arriver au ſommet de ce Mont, qu'ils l'appelloient le Mont de vérité , qu'ils en racontoient de grandes merveilles, mais que c'étoit de vieux rêveurs qu'on ne s'amuſoit guéres à écouter. Le Prince entreprit d'y monter: ce fut avec une fatigue extrême qu'il parvint à gravir juſqu'au haut: les lunettes de la Fée lui tombèrent auſſi-tôt du nez: il ſe trouva ſous un ciel pur & ſerein, & jettant les yeux ſur l'univers, il fut tout étonné de voir que les trônes qui lui avoient paru ſi brillans, n'étoient que des nues colorées, où s'aſſéoient le Souci & les Ennuis, revêtus des habits du Bonheur & des Plaiſirs. Au lieu de ces hommes qui lui avoient paru s'élever au-deſſus de tous les autres, & les uns exécuter, les autres projetter de ſi grandes choſes, il ne vit plus que de vieux enfans, qui habillés d'une jacquette avec des liſiéres & un bourlet au front, s'amuſoient les uns à former de groſſes boulles de ſavon qui brilloient un moment au ſoleil, & crévoient le moment d'après; les autres à élever de magnifiques châteaux de carte, que le moindre ſoufle de vent renverſoit. Ils en étoient ſi occupés, qu'ils n'appercevoient pas un Monſtre décharné, qui faiſant continuellement ſa ronde, tantôt fondoit ſur eux à l'improviſte, tantôt s'approchoit pas-à-pas, & finiſſoit toujours par dévorer le château & l'enfant. Autour de ceux-ci étoient en admiration d'autres vieux enfans, qui n'étoient que ſpectateurs, & avoient tous les lunettes de la Fée ſur le nez. Le Prince démêla cependant quelques hommes parmi eux: leur extérieur étoit fort ſimple, ils n'avoient point de lunettes; des troupes de Mirmidons couroient après eux, & les traitoient de fous: ces hommes n'en paroiſſoient pas plus émûs: les uns ne cherchoient qu'à ſe retirer doucement de la preſſe; les autres rendoient des ſervices pour des injures, & tendant à propos la main à ces petits étourdis, ne s'occupoient qu'à leur ſauver des boſſes & des contuſions.

Le Prince ſe rembarqua en faiſant de profondes réflexions ſur ce qu'il avoit vû, bien pénétré de la folie des hommes, du néant de leur grandeur, de la vieille enfance de leurs projets, & de la ſottiſe qu'ils ont d'admirer ce qui fait leur malheur: déſabuſé de la fauſſe gloire, il réſolut, s'il montoit un jour ſur le trône, d'être le bienfaiteur du genre humain, & jamais ſon fléau.

CHAPITRE III.

Tempête, Naufrage: Iſle où le Prince aborde, &c .

AU bout de quelques jours d'une navigation heureuſe, le Pilote apperçut un point à l'extrémité de l'horiſon: il pâlit, & ordonna qu'on ſe hâta de plier les voiles: l'ordre n'étoit pas encore exécuté, que le nuage qui n'avoit paru qu'un point dans l'éloignement, s'avança avec une rapidité prodigieuſe, & parut au-deſſus du vaiſſeau comme une montagne énorme. Tout l'horiſon fut inveſti de ſa noire épaiſſeur, & la nuit la plus profonde ſuccéda au jour le plus ſerein: les vents déchaînés des quatre parties du monde s'entrechoquent avec furie, ſe précipitent en tourbillon ſur le vaiſſeau, l'enlevent, & le font pirouetter dans l'air; tantôt de longs éclairs ſillonnent l'obſcurité d'un bout d'un pôle a l'autre; tantôt ils partent a la fois de tous les points de l'horiſon; les yeux éblouis ne voyent qu'une mer de feu, prête à engloutir le vaiſſeau: de l'éblouiſſement on eſt replongé dans les ténebres: aux mugiſſemens des vents & des flots, à leurs coups redoublés, aux éclats retentiſſans du plus affreux tonnerre; à l'horrible confuſion de tous ces bruits mêlés enſemble, on diroit que c'eſt l'Univers qui croule ſur la tête des foibles mortels: cependant au bout de quelques tems la tempête parut vouloir s'apaiſer; mais au moment que le Ciel, moins noir, raiſoit luire un rayon d'eſpérance, le vaiſſeau, pouſſé comme un trait, alla ſe briſer contre une côte malheureuſement voiſine: on entendit le bruit affreux des pointes de rocher, qui entr'ouvroient le fond du bâtiment; tout l'équipage à la fois jetta un cri perçant, & dans le moment le vaiſſeau enfonça: Mirza, qu'aucun péril ne troubloit, ſe ſaiſit d'une piéce de bois qui flottoit, & fit effort pour gagner la côte: pluſieurs fois il fut emporté loin du rivage au moment qu'il y touchoit; mais enfin il ſaiſit la pointe d'un rocher qui s'avançoit, & prit terre; ſa laſſitude ne lui permit pas de la reconnoître. Il ſe coucha ſur la rive, & s'endormit profondément.

Lorſqu'il ſe réveilla le tems étoit ſerein; il faiſoit grand jour, & le ſoleil avoit ſéché ſes habits. Il jetta les yeux ſur l'Iſle où il ſe trouvoit: il la vit couverte d'une infinité d'arbres, dont les branches, ornées de feuilles du plus beau verd, paroiſſoient en même tems chargées de différens fruits, dont les vives couleurs réfléchiſſoient différemment la lumiére. Le Prince, qui ſentoit une faim preſſante, y courut, & porta ſa main ſur une grénade: quelle fut ſa ſurpriſe, de ne trouver qu'un diamant de la couleur & de la forme de ce fruit! Tous les autres fruits étoient pareillement des pierres précieuſes: c'étoit des eſcarboucles, des topaſes, des rubis, des amethiſtes, &c. Le tronc des arbres étoient les uns d'or, les autres d'argent, & leurs feuilles étoient des émeraudes d'un différent verd: au milieu de ces arbres étoit un grand canal, où le Prince crut, du moins, aller appaiſer ſa ſoif; mais ce qui lui avoit paru une belle eau tranſparente, étoit un criſtal liquide, dont la ſource ſortoit des entrailles d'un roc de diamant.

Peu touché de la beauté du ſpectacle, le Prince s'aſfit triſtement au bord de ce canal, appuyé contre un de ces arbres, que tous les Empires du monde n'auroient pû payer. La ſoif & la faim, qui le preſſoient de plus en plus, lui faiſoient ſentir qu'il n'y a de vrais tréſors que ceux qui ſervent à nos beſoins naturels: il regardoit avec mépris tous ces magnifiques jouets d'enfant. Il eût donné tous les arbres de l'Iſle & ſon brillant canal pour un battier ſauvage & une marre d'eau bourbeuſe. Il retourna vers le bord de la mer pour y chercher quelque coquillage: il en vit ſortir un animal amphibie, qui s'alla perdre dans des rochers: ils formoient une longue chaîne d'un côté de l'Iſle. Le Prince y tourna ſes pas, & ſuivant les traces mouillées de l'animal, il s'engagea dans les ſinuoſités d'un petit chemin tortueux, qui après bien des détours, le conduiſit dans une plaine charmante: la douceur embaumée de l'air, l'éclat des fleurs, l'abondance & la beauté des fruits, qui étoient véritables, & dont il trouva le goût merveilleux, lui perſuaderent quil étoit dans le Paradis terreſtre: il s'avança après avoir mangé, & au bout d'une allée d'orangers, près d'une grotte que deux grenadiers tapiſſoient au-dehors, il vit un jeune homme très-bien fait, & une femme d'une beauté raviſſante, qui n'avoient pour vêtement qu'une ceinture de palmier. Cette nouvelle Eve tenoit ſur ſon ſein un enfant, ou plutôt un amour, dont la bouche ſouriante reſſembloit à un bouton de roſe qui éclôt. Leur ſurpriſe parut grande à la vûe du Prince; mais s'avançant vers eux d'un air propre à les raſſurer, il leur dit par quel malheur il ſe trouvoit dans leur Iſle. Le jeune hommelui répondit en des termes très-nobles & très-obligeans; & l'ayant fait entrer dans la grotte, où il y avoit pour tous meubles des lits de mouſſe & des ſiéges de gazon, groſſiérement façonnés, la Femme lui ſervit dans des coquilles de différentes grandeurs des fruits, du laitage & des nids d'oiſeaux, qu'on trouve ſur les rochers, & qui ſont un mets excellent.

Après le repas, le Prince ayant témoigné à ſes hôtes toute ſa reconnoiſſance, ne put s'empêcher de leur dire combien il étoit étonné de trouver dans une Iſle qui paroiſſoit deſerte deux perſonnes dont les manieres n'étoient pas moins pleines de grace & de nobleſſe que la figure, qui parloient la langue des Indes, & ſembloient plûtôt avoir été élevées dans un palais que dans une grotte. Seigneur , lui répondit le jeune homme, le récit de nos avantures fera ceſſer votre ſurpriſe, à laquelle nous devons, ſans doute, un diſcours trop flateur . Alors la femme étant ſortie, le jeune homme commença ſon hiſtoire en ces termes:

CHAPTIRE IV.

Hiſtoire de Zulmis & d'Aglaé.

Nous ſommes nés ma ſemme & moi dans l'Iſle d'Amour, au Royaume de Beauté: il eſt néceſſaire de vous dire quels ſont les uſages & la religion du pays, ou plûtôt quels ils étoient avant qu'un Prince étranger, qui regne aujourd'hui, nous eût apporté un nouveau culte, & des loix nouvelles. Vous ſaurez donc qu'au Royaume de Beauté, il n'y a de diſtinction parmi les filles que celle qu'y met la Beauté même; leur titre unique eſt de plaire. La plus belle eſt la plus noble. A leur quatorzieme année, elles entrent en poſſeſſion d'un jardin de délices, orné des plus belles fleurs. Il y a entr'autres une roſe d'une beauté raviſſante: cette roſe eſt réſervée pour celui qui doit être leur époux: c'eſt l'unique dot que les ſilles du Royaume de Beauté apportent en mariage. Les perſonnes des deux ſexes qui ne ſont point mariées, s'aſſemblent deux fois toutes les ſemaines dans une grande prairie, qu'on appelle la Prairie des Amans. Les jeunes hommes & les jeunes filles s'y exercent à des jeux & à des danſes: chacun ſans diſtinction de rang s'adreſſe librement à celle qui lui plaît, & tache à ſon tour de lui plaire: les rivaux ne peuvent diſputer entr'eux que d'agrémens: c'eſt à qui ſaura ſe rendre aimable; petits ſoins, attentions, ſervices, tout eſt employé: l'envie de plaire ſe produit ſous une infinité de formes agréables, mais la violence eſt interdite, & les voies de fait contre ſes rivaux, ſont punies de mort. Ce n'eſt pas qu'on ne faſſe un grand cas de la valeur. On en inſpire l'eſtime à nos Belles qui ſe donnent ordinairement aux plus braves; mais ce n'eſt qu'en faveur de la Patrie qu'il eſt permis de la ſignaler: on a voulu que la Beauté, en élevant l'ame du guerrier, adoucît les mœurs du citoyen. Lorſque deux Amans ſe plaiſent, ils ſe prennent par la main vont à l'Autel du Dieu que nous adorons: ce Dieu eſt repréſenté ſous la figure d'un beau jeune homme, dont à peine un léger duvet cotone les joues vermeilles: dans une main il tient un flambeau, une pierre d'aiman dans l'autre, & ſourit à deux colombes, qui les aîles à demi-étendues, ſe becquetent à ſes pieds: ſon temple de Lapis ſoutenu par cent colonnes d'Amethiſte, eſt toujours paré de fleurs nouvelles. Les plus doux parfums brûlent continuellement ſur l'Autel du Dieu. Dès qu'on y voit paroître deux Amans, on avertit le Grand-Prêtre, qui, ſous aucun prétexte, ne peut refuſer de les unir; ce ſeroit un ſacrilege: les deſirs mutels de deux Amans ſont regardés comme l'inſpiration du Dieu. Le mariage ſe fait en les ceignant tous deux d'une même guirlande. Alors la nouvelle épouſe reçoit dans ſon jardin le nouvel époux, il cueille la roſe, & tous deux offrent au Dieu les prémices de leur bonheur, car cette Divinité bienfaiſante ne veut point d'autres ſacrifices: de tendres ſoupirs ſont le cri de ſes victimes.

Voilà quels étoient de tems immémorial l'uſage & la Religion du Pays. Nos Rois s'y étoient toujours ſoumis eux-mêmes; mais il y a environ vingt ans que leur race s'étant malheureuſement éteinte, un Prince voiſin ſut ſe faire élire, en prodiguant à propos des tréſors. Une vieille Gnomide qu'il avoit eu le courage de traiter en jeune Silphide, l'avoit fait Souverain d'une Province limitrophe qui abondoit en mine d'or. Avant que la Gnomide en eût fait préſent au Prince, le pays n'étoit peuplé que d'animaux ſtupides qui marchoient à la vérité ſur deux pieds, mais qui d'ailleurs tenoient moins de l'homme que de l'âne: ils avoient les oreilles & la peau de cet animal, le viſage d'une chouette, & des mains de harpies. Ils s'en ſervoient pour creuſer la terre, & en tirer l'or, dont ils étoient fort avides. La Gnomide leur donna la figure humaine, mais ils garderent la ſtupidité & les inclinations de leur premier état, & ſur-tout une ſoif de l'or qui les rend preſque tous hydropiques. Lorſqu'ils en ont fait des amas conſidérables, ils ſe croient au-deſſus de tous les mortels; ils oublient leur premiere forme, & la font ſouvent oublier aux autres: on dit qu'il y a des hommes qui ont fait Dieu à leur reſſemblance; ceux-ci ſont du nombre: ils adorent un Ane d'or, qui foule aux pieds la ſtatue de l'honneur. Leur Prince ayant été élû notre Roi, ſes ſujets les plus riches le ſuivirent dans ſon nouveau Royaume, & comme les filles y ſont charmantes, ils chercherent à leur plaire, ou plûtôt ils crurent qu'ils n'avoient qu'à paroître dans la Prairie des Amans, & pouſſer en avant un gros ventre chargé d'or & de pierreries; mais le ſuccès répondit mal a leur attente; ils ne remporterent que des brocards: on leur demandoit, quand ils accoucheroient? Le Roi qui ſouhaitoit de les favoriſer, ne pouvoit le faire qu'en changeant notre religion & nos loix: il corrompit le Grand-Prêtre à force d'argent, il gagna les Chefs de l'Etat, qui n'étoient plus dans l'âge de plaire, & fit une loi par laquelle le choix d'un époux ne dépendroit plus de l'inclination des Amans, mais de la volonté des parens. Cette loi n'eut pas tout l'effet qu'on en eſpéroit: les filles ſe faiſoient une religion de l'éluder. Elles recevoient dans leur jardin l'amant qui leur plaiſoit; & lorſqu'il avoit cueilli la roſe, on ne pouvoit s'empêcher de les unir. On fit une ſeconde loi par laquelle en ce cas les deux époux ſeroient mis dans une barque, & abandonnés en pleine mer à la merci des vents & des flots.

Aglaé (c'eſt le nom de ma femme) entroit dans ſa quatorziéme année, lorſqu'on publia cette loi; j'en avois dix-huit, & juſqu'alors j'avois été impunément à la Prairie des Amans: toutes les belles perſonnes que j'y avois vûes, m'avoient laiſſé libre; aucune n'avoit l'aiman de mon cœur. Aglaé parut, & je l'adorai. Elle n'étoit pas ſeulement belle; il y avoit répandu dans toute ſa perſonne ce je ne ſais quel charme plus puiſſant que la beauté même: on diſoit qu'Aglaé en naiſſant avoit été baignée dans la fontaine des Graces; & certainement ſi les Graces ſe pouvoient peindre, elle eût ſervi de modéle. Je l'abordai en tremblant; ma langue incertaine lui begaya quelques paroles mal arrangées. Je ne la quittai point tant qu'elle reſta dans la Prairie: lorſqu'elle ſe retira, il me ſembla que le jour ſe retiroit avec elle, je reſtai longtems immobile & penſif; enfin je m'en retournai plein de ſon image, & ne pouvant un ſeul inſtant m'en diſtraire. Que le tems me parut long juſqu'au jour où je devois la revoir! J'étois dans la Prairie bien avant tous les autres: dès qu'Aglaé parut, je volai auprès d'elle. Son entretien n'avoit pas moins de grace que ſa perſonne; c'étoit cet-te ſimplcité naïve, qui, join-te à beaucoup d'eſprit, eſt la marque précieuſe d'une ame pure & neuve encore aux choſes du monde. J'eus un grand nombre de rivaux, mais Aglaé diſtingua mon amour de celut des autres; j'eus le bonheur de lui plaire, & je touchois au moment qui alloit combler mes vœux, lorſque le Prince Phanor vit Aglaé, & prit pour elle l'amour le plus ardent. Ce Prince étoit le fils unique du Roi: il l'avoit eu de la Gnomide: Phanor reſſembloit beaucoup à ſa mere; c'étoit une vraie figure de taupe, mais fier de ſon rang & de ſes richeſſes, il portoit de l'air le plus conquérant, la tête la moins noble: ſes manieres n'étoient pas plus aimables que ſa figure; quant à de l'eſprit des talens, des vertus, vous jugez bien qu'étant le Prince le plus riche de la terre, il avoit de tout cela dans ſon tréſor.

Aglaé reçut les marques de ſon amour avec autant de froideur que de reſpect; Phanor lui donnoit tous les jours des fêtes, où il étaloit ſa magnificence & ſon mauvais goût. Il prit tant de ſoins pour lui plaire, qu'il lui devint tout-à-fait inſupportable, mais il n'en fut pas de même des parens d'Aglaé: comblés des faveurs du Prince, éblouis de ſon rang, ils ſe déclarerent pour lui, & ne donnerent qu'un mois à leur fille pour ſe déterminer à l'épouſer. Phanor en ſe mettant ſur les rangs, avoit écarté tous ſes rivaux; mon amour avoit été obligé de ſe contraindre en public, mais je voiois Aglaé en particulier. Une vieille eſclave qui la ſervoit & que j'avois gagnée, m'en facilitoit les moyens: jugez quel fut mon déſeſpoir, quan Aglaé m'apprit la réſolution de ſes parens. J'etois à ſes genoux, & les tenant embraſſés, je les baignois de mes larmes. Soyez sur , me diſoit-elle, en y mêlant les ſiennes, ſoyez sur, mon cher Zulmis, que je ne ſerai point à un autre que vous, & que s'il faut mourir pour ne point épouſer le Prince, je n'héſiterai pas à me donner la mort : Ah, lui répondis-je, que le Ciel me préſerve de recevoir de votre amour une preuve ſi funeſte! Plûtôt mourir mille fois moi-même! Mais s'il a vrai que vous m'aimez .... Ingrat ſi je vous aime!..... Hé bien, charmante Aglaé, pourquoi nous rendre les victimes d'une loi impie & nouvelle! Le Dieu que nous adorons parle à votre cœur, ainſi qu au mien, il vous dicte l'époux que vous devez choiſir, ſes inſpirations ſont ſes oracles: dérobons-nous à la tyrannie, fuyons, je ſuis maître de moi, j'ai des biens dont je puis me défaire en peu de jours, vous m'aimez, & je vous aime, vous ne pouvez ſans ſacrilége avoir d'autre époux que moi.... Oui, me dit-elle, en me tendant la main, oui, cher Zulmis, vous l'êtes: En vous reconnoiſſant pour mon époux, j'obéis au Dieu qui m'inſpire: jamais mon cœur n'a ſenti plus vivement ſa préſence. Dieu puiſſant, ajouta-t'elle, nous te prenons à temoin des nœuds que nous formons Zulmis & moi, protéges une union que tu ordonnes, & que le bonheur de Zulmis ſoit, s'il le peut, egal à l'amour éternel que je lui voue! Je joignis mes vœux & mes ſermens à ceux d'Aglaé: le Dieu les entendit, & donna lui-même le ſignal de notre union par un trait de lumiere qu'il fit briller à nos yeux, comme s'il eût ſecoué ſon flambeau.

Aglaé me reçut alors dans ſon jardin: que de beautés il renfermoit, & comment les décrire! mais, ſur-tout; qui pourroit peindre cette roſe charmante, qui, à demi-écloſe, s'entr'ouvroit à peine au milieu des lys qui l'entouroient! C'étoit le gage précieux de mon bonheur: je me hâtai de le ravir: non, il n'eſt point d'expreſſion qui puiſſe rendre ce que j'éprouvai alors, cet-te ivreſſe de tous les ſens, ces vifs élans de l'ame qui fait effort pour paſſer dans l'objet aimé, & qui, plongée dans une mer de délices, s'y anéantit & renaît pour s'y anéantir encore: il manquoit à mon bonheur d'en voir Aglaé auſſi remplie que je l'étois: je parvins enfin à ce dernier degré de félicité; tout le feu de ſon cœur paſſa dans ſes veines, ſes ſens ſe troublerent, & bientôt ſes yeux ſe fermant à demi, peignirent aux miens attachés ſur elle, l'égarement & l'excès du bonheur. Pourquoi faut-il que ces doux inſtans nous échappent ſi vîte! Dieux puiſſans, rendez-les moins courts, & au milieu de tou-te votre gloire, vous envierez le ſort des foibles mortels.

Il fallut me ſéparer d'Aglaé: je la quittai en l'aſſurant que j'allois tout diſpoſer pour notre retraite en d'autres climats, & j'y travaillai en effet ſi bien, que tout ſe trouva prêt en peu de jours; mais mon bonheur étoit trop grand pour me coûter ſi peu. Phanor perſuadé qu'il n'y avoit qu'une très-forte prévention pour un autre, qui pût empêcher l'effet de ſon mérite, n'épargna rien pour s'en eclaircir. L'eſclave, que j'avois miſe dans mes intérêts, ne réſiſta point a la grandeur des préſens: nous fûmes trahis par elle: on me ſurprit dans les bras de mon épouſe: je fus ſaiſi avant de pouvoir me déſendre, & nous fûmes mis chacun dans une priſon ſéparée; l'amour de Phanor ſe tournant alors en haine, il réſolut de nous livrer à la rigueur de la loi. Aglaé & moi fûmes revêtus d'habits de fête, on nous mena au Temple: le Grand-Prêtre nous ceignit de la Guirlande nuptiale; mais auſſi-tôt après, on nous fit marcher vers la mer, & nous faiſant monter dans une barque déſapareillée, on eut la cruauté de nous y abandonner, après l'avoir conduite en pleine mer.

Lorſque je me vis ſeul avec Aglaé dans une frêle barque, entre les vaſtes deſerts du Ciel & de l'Occan, loin de toute terre, & n'enviſageant rien dans la nature entiere qui pût nous ſecourir, j'éprouvai une ſorte de frémiſſement, qu'aucune expreſſion ne peut rendre; je tombai aux pieds d'Aglaé, & lui ſerrant les geoux, avec un ſaiſiſſement qui me permettoit à peine de parler: Ah , m'écriai-je enfin, c'eſt moi qui vous at perdue.... Quoi , me dit-elle, en m'interrompant avec une action mêlée de tendreſſe & de fermeté, voudriez-vous qu'Aglaé ne fût pas votre épouſe? Mon himen avec Phanor n'eût-il pas été plus cruel pour vous & pour moi, que cette mort qui nous attend! Nous aurons du moins la conſolation de mourir enſemble, s'il ne nous eſt pas permis d'y vivre: oui, cher Zulmis.... La parole lui fut coupée par une groſſe vague qui renverſa preſque notre barque: la mer devint tout-à-coup émûe: Viens , me dit-elle alors, viens, cher Zulmis, embraſſe ton épouſe, & qu'étroitement unis, le même flot nous engloutiſſe ſans nous ſéparer. Je me précipitai dans ſes bras, le cœur ſaiſi, elle ſerra ſon viſage contre le mien, je ſentois ſes larmes couler le long de mes joues, tandis que la barque tantôt portée juſqu'au ciel, tantôt retombant dans les abîmes, ſembloit à chaque inſtans nous y devoir enſevelir. Cependant la mer s'appaiſa, & la barque s'étant alors trouvée dans un courant très-rapide, fut emportée avec une vîteſſe extraordinaire dans l'ame de cette Iſle. A la vûe ineſpérée de la terre, nous pouſsâmes un cri de joie: je ſentis tomber l'horrible poids dont mon cœur étoit oppreſſé: j'embraſſai Aglaé avec tranſport, elle me preſſa dans ſes bras. Cher époux , me dit-elle, notre amour vient du Ciel, il s'en déclare le protecteur: quelques ſoient les habitans de ce beau pays, ils ne ſeront point aſſez barbares pour nous refuſer un aſile . Nous ne voyons, cependant, aucune trace d'habitation, & après avoir parcouru la plaine, nous nous aſſurâmes qu'elle étoit déſerte. Notre bonheur , me dit Aglaé, eſt plus grand que nous n'oſions l'eſpérer: ſéparés de tous les mortels, nous vivrons ici l'un pour l'autre: tues pour moi le monde entier, mon cher Zulmis, vois ces arbres chargés de fruits; la nature ici libérale pourvoit d'elle-même à tous nos beſoins, & l'Amour, lui dis-je, pourvoira à nos plaiſirs . Alors portant ſa main à un des plus beaux fruits, qu'en le touchant elle embellit encore, elle me le préſenta: nous en mengeâmes tous deux avec délices, & nous nous retirâmes le ſoir dans cette grotte: nous y trouvâmes le ſommeil ſur un lit de mouſſe, mais ce fut l'Amour qui prépara ſes pavots.

Pluſieurs années ſe ſont écoulées depuis, & ne nous ont paru que des momens: nos habits ſe ſont uſés, mais la température du pays toujours égale, ne nous en laiſſe pas ſentir le beſoin: il eſt né un enfant à ma femme qui le nourrit; ce fruit de l'amour en eſt un nouveau lien: nous menons une vie tranquille, heureuſe & ſaine, parce qu'elle eſt frugale, & que l'air eſt bon: nous allons chercher des nids d'oiſeaux dans les rochers, nous trouvons d'excellens coquillages ſur le bord de la mer, nos promenades ſont des boccages enchantés, où l'odorat n'eſt pas moins réjoui que la vûe. Le ramage des oiſeaux, la diverſité de leur plumage, leurs amours & leurs petits ménages nous fourniſſent des plaiſirs innocens: nous nous amuſons auſſi à conſidérer les différentes productions de la Nature, qui offre à nos obſervations une matiere toujours nouvelle & toujours agréable, dans cette inépuiſable variété d'êtres qu'elle a répandus ſur la terre, enfin l'amour eſt avec nous, & prête ſon charme à ce deſert, nous n'y avons pas un inſtant connu l'ennui qu'on trouve ſi ſouvent au milieu des Cours les plus brillantes.

Tel fut le récit du jeune homme: le bonheur que lui & ſa femme goûtoieut dans cette ſolitude, ne ſurprit point Mirza. Il étoit digne d'en goûter un pareil avec Fatmé, mais éloigné d'elle, le ſéjour de cette Iſle ne pouvoit que lui paroître inſupportable; nous l'y laiſſerons néanmoins quelque tems, & nous retournerons a Fatmé dont le Lecteur eſt ſans doute en peine.

CHAPITRE V.

ON ſe ſouvient que Fatmé eſt demeurée dans un bois, ayant à ſon doigt un anneau qui la rendoit inviſible, & la garantiſſoit de tout enchantement. Elle ſe rendit dans la ville prochaine, vendit un diamant, prit des habits d'homme & ſe remit en chemin, dans le deſſein de gagner le premier port & de s'y embarquer pour l'Iſle des Amis: elle s'égara en traverſant une forêt, & ſe trouva dans une ſolitude affreuſe: le chemin étoit coupé de précipices: de grandes roches couvertes de mouſſe étoient jettées çà & là: de hauts & noirs cyprés, demeure antique des hiboux, y répandoient de loin en loin leurs triſtes ombrages: un torrent qui ſe précipitoit du ſommet d'une montagne, rouloit avec un bruit terrible à travers les roches ſes eaux écumantes & bourbeuſes: tout, dans ce lieu inſpiroit l'horreur & la mélancolie; mais ce qui ſurprit Fatmé, ce fut de voir au milieu d'un deſert ſi ſauvage, une élévation de terre que deux orangers unis en berceau, couvroient de leur ombre & de leurs fleurs. Il y avoit au pied un tapis de verdure, & au-tour des ſiéges de gaſon. Un homme qu'elle vit s'approcher, attira bientôt toute ſon attention. C'étoit un Vieillard vénérable par ſes cheveux blancs: ſa phyſionomie étoit noble & ouverte, la beauté de ſes traits quoique flétris, paroiſſoit encore; du reſte il étoit pâle, ſes joues étoient creuſes, & on voyoit ſur ſon viſage toutes les marques de la plus profonde mélancolie. Fatmé s'avança vers lui: il parut étonné de voir dans ſon deſert un ſi beau jeune homme. Fatmé ſans lui découvrir ſon ſexe, lui dit qu'elle s'étoit égarée, & que comme la nuit approchoit, elle lui demandoit une retraite: le Vieillard la conduiſit dans une grotte qui étoit au pied de la montagne, & qui reſſembloit plus à une taniere qu'à la demeure d'un homme. Il s'excuſa de n'avoir pas une meilleure retraite à lui offrir, la fit aſſeoir ſur un lit d'herbes ſéches, & lui préſenta quelques fruits ſauvages: ce lit, où Fatmé venoit de ſaire un mauvais repas, lui ſervit à paſſer une méchante nuit: elle ne ferma pas l'œil; le Vieillard ne dormit pas plus qu'elle, Fatmé l'entendit continuellement ſoupirer & gémir. Dès que les premiers rayons du jour parurent, l'un & l'autre ſe leverent: le Vieillard ne ſe contenta pas d'enſeigner à Fatmé le chemin qu'elle devoit prendre, il voulut la conduire lui-même au port le plus prochain. En ſortant de la grotte ils paſſerent auprès de l'élévation de terre que les deux orangers ombrageoient. Le Vieillard y jetta les yeux en ſoupirant; il demeura penſif & comme profondément occupé d'un ſouvenir cruel, il pouſſoit des ſanglots, ſon viſage ſe couvrit de larmes: O mon cher Azor! s'écria-t'il pluſieurs fois, avec l'expreſſion de la plus vive douleur. Fatmé touchée a la fois de compaſſion & de curioſite, ne put s'empêcher de lui témoigner l'une & l'autre: il fut quelque tems ſans lui répondre, & même ſans l'entendre; enfin revenant à lui-meme: Vous voyez , lui dit-il, le plus coupable & le plus infortuné des hommes: c'eſt le remords & la douleur qui m'ont conduit dans ce deſert; j'ai fui tous les hommes, mais je n'ai pû me fuir, & je me ſuis un objet d'horreur à moi-même; j'avois un ami, vous voyez ſon tombeau, c'eſt moi qui l a creuſé, c'eſt mot qui lui ai donné la mort; je ne ſerois pas plus ſon aſſaſſin, ſi j'avois trempé mes mains dans ſon ſang: oui, pourſuivit-il en fondant en larmes, cet ami m'étoit plus cher que moi-même, & je l'ai trahi .... je l'ai aſſaſſiné .... La curioſité de Fatmé redoubla à ces mots; le Vieillard ne put ſe refuſer à la maniere dont elle le preſſa d'y ſatisfaire; & s'étant remis en chemin tous deux, il commença ſon récit en ces termes:

CHAPITRE VI.

Hiſtoire d'Abdalla.

JE me nomme Abdalla: mon pere étoit d'une des premieres Maiſons de Balris, & fort aimé de Prince. Il ne négligea rien pour me procurer une bonne éducation: je puis dire que je répondis à ſes ſoins, & que lorſque j'entrai dans le monde, je joignois a un eſprit cultivé, un cœur droit & bienfaiſant. Parmis mes compagnons d'étude, il y en avoit un qui ſe faiſoit extrêmement diſtinguer: on ne l'en aimoit pas moins: la nature avoit mis en lui, je ne ſais quoi de doux & de modeſte, qui tempéroit l'éclat de ſon mérite & le lui faiſoit pardonner. Nous nous ſentîmes d'abord un grand penchant l'un pour l'autre: le tems l'accrut, & nos cœurs s'unirent d'un lien ſi fort, qu'ils ne faiſoient qu'un. Au ſortir des études nous fîmes enſemble nos exercices & enſuite nos premieres armes. Azor (c'est ainſi que ſe nommoit mon ami) me ſauva la vie dans un combat. Sa naiſſance n'étoit pas inférieure à la mienne, il y joignoit l'eclat de la faveur: mon pere étoit mort, & c'étoit le ſien qui l'avoit remplacé dans le cœur du Prince. Azor uſoit ſi bien de ſon crédit, qu'il ſe fût fait des amis, même à la Cour, ſi l'amitié, ce ſentiment ſi noble, pouvoit entrer dans des ames ſerviles. Une cruelle épreuve lui fit bien-tôt connoître que les adorateurs de la fortune n'ont d'amis que les ſiens; ſon Pere déplût au Prince, tomba dans la diſgrace, & mourut de douleur en peu de jours. Azor fut diſgracié lui-même; ceux qui lui avoient le plus d'obligation demanderent pour eux les places de ſon Pere; toutes les graces que ſa Maiſon tenoit de la Cour lui furent ôtées; il demeura dépouillé de tout & ſans bien: ſon Pere avoit vêcu dans le faſte, & ſa ſucceſſion ſuffit à peine pour payer ſes créanciers.

Azor ſoutint ſa diſgrace en Héros, en homme qui n'avoit fait que ſe prêter à la faveur: l'ingratitude de ceux qu il avoit obligés ne le ſurprit point; il y avoit compté: je lui reſtois, il crut n'avoir rien perdu.

Avant ſa diſgrace, Azor étoit mon ami, j'en fis mon frere; ma fortune, qui étoit conſidérable, devint la ſienne; ce n'étoit pas aſſez: j'oſai déplaire au Prince, je lui parlai en faveur d'Azor. La Cour n'admet guéres de milieu entre la baſſeſſe & l'inſolence: on fit entendre au Prince que je lui avois manqué; & je fus perdu auprès de lui, pour avoir prêté ma voix à un malheureux qui étoit innocent & mon ami.

Comme je n'avois pas l'ambition d'être eſclave, je ne m'affligeai point du bonheur d'être libre; & je renonçai ſans peine à l'eſpoir des honneurs auxquels c'est ſi ſouvent un titre d'excluſion que de les mériter.

Azor fut touché juſqu'au fond du cœur de ce que je fis pour lui, mais il en fut touché en homme qui en eût fait autant pour moi; il ne chercha point à s'en défendre, cela lui parut tout ſimple; & il uſa de ma fortune comme il auroit uſé de la ſienne propre, & comme j'en aurois uſé moi-même, ſi j'avois été a ſa place.

Nous nous retirâmes à une de nos terres, nous y vivions fort heureux; nous avions tous deux le goût des Lettres; elles rempliſſoient une bonne partie de notre tems; nous employons l'autre à la chaſſe, à la promenade, à cette douce communication de penſées & de ſentimens, qui fait le charme de l'amitié: notre bonheur nous ſembloit d'autant plus doux, qu'il n'étoit point envié; il nous coûtoit trop peu pour l'être; nous ne doutions pas même qu'à la Cour on ne crut notre ſort très à plaindre, tandis que nous béniſſions le Ciel de l'heureuſe diſgrace qui nous l'avoit procuré. Ainſi couloient nos jours, le commerce des Muſes, la liberté ſi douce, l'amitié plus douce encore, rempliſſoient tous nos momens: nous avions réſolu de fuir l'amour, comme l'écueil du bonheur & de la ſageſſe; mais qui peut ſe flater de reſter toujours inſenſible? Le moment d'aimer vient, & le cœur vole au-devant de ſes chaînes.

Une jeune veuve avoit une terre dans notre voiſinage. L'arrangement de ſes ancetres l'obligea d'y venir paſſer quelque tems: Canſade (c'eſt le nom de cette veuve) avoit une figure charmante; ſes traits n'étoient pas réguliers, mais ils étoient ſi bien aſſortis pour plaire, ou plûtôt pour toucher, qu'il étoit difficile de la voir impunément: pour vous la peindre en un mot, ſa phyſionomie étoit celle du ſentiment, & tout de ſa perſonne ſembloit fait pour la volupté; c'étoit les plus belles mains du monde, des bras moulés par l'amour, & ce juſte embonpoint qui n'exclut ni la légereté ni les graces. Nous fûmes lui rendre viſite, & nous lui trouvâmes dans l'eſprit un attrait pareil à celui de ſon viſage: le ſentiment lui dictoit toutes ſes expreſſions; je m'apperçus de tous ſes charmes, je fis plus, je les ſentis, mais ce ne fut point avec cette force qui diſpoſe de nous malgré nous-mêmes; ma liberté fut ébranlée, mais elle ne fut point abbatue. Il n'en fut pas de même d'Azor; il devint éperdûment amoureux: cet amour l'entraîna comme un torrent, & renverſa toutes ſes réſolutions comme de foibles barrieres. Il m'apprit en tremblant l'état de ſon cœur; il craignoit que Canſade n'eût fait les mêmes impreſſions ſur le mien: Parlez-moi ſincerement , me dit-il, ſi vous aimez Canſade, je vous ſacrifierai mon amour, mais ne le laiſſez point fortifier, & acceptez-en le ſacrifice, tandis que j'eſpere encore le pouvoir faire ſans ceſſer de vivre . J'embraſſai tendrement Azor, en l'aſſurant que je n'avois point d'amour; & je jugeai combien il en avoit au tranſport avec lequel il m'embraſſa lui-même.

Azor étoit trop amoureux pour n'être pas timide, je crus devoir le ſervir auprès de ſa Maîtreſſe, & ce fut moi qui apprit à Canſade ce que mon ami n'oſoit lui dire. Au trouble qu'elle me fit voir, j'eus quelque lieu de douter ſi elle n'eût pas mieux aimé que j'euſſe parlé pour moi, mais je rejettai bien loin cette idée.

Azor continua ce que j'avois commencé & parla lui-même. Il étoit aimable, il aimoit, il fut aimé. Sa Maîtreſſe avoit peu de bien; celui que j'avois étoit déja à Azor autant qu'à moi; mais nous en fimes comme freres un partage dans les formes, & il épouſa Canſade. La poſſeſſion ne fit qu'augmenter ſon amour, il étoit le plus heureux de tous les hommes: hélas étoit-ce le plus cher de ſes amis qui devoit détruire ce bonheur?

Une nuit fatale (nuit d'été) ne pouvant dormir, je deſcendis dans le jardin: une fraicheur délicieuſe avoit ſuccédé à la chaleur du jour, la Lune brilloit de tout ſon éclat; il faiſoit une de ces nuits charmantes, qui portent dans les ames les moins ſenſibles je ne ſais quoi de tendre & de voluptueux: une douce rêverie s'empara de moi, & me conduiſit dans une allée couverte que terminoit un cabinet de verdure; lorſque je fus près de ce cabinet, je crus entendre quelque bruit; je prêtai l'oreille; le calme de la nuit me favoriſoit; j'entendis réellement quelques mots que je ne pus diſtinguer, un moment de ſilence ſuccéda; je m'approchai le plus doucement qu'il me fut poſſible, & une fatale curioſité me pouſſant à ma perte, je vis Azor & Canſade ſur un lit de gaſon: Canſade n'étoit vêtue que d'une gaze légere, la main d'Azor faiſoit effort pour arracher ce voile importun; Canſade réſiſtoit par pudeur, elle fut vaincue par amour: cette gaze jalouſe laiſſa toutes les beautés qu'elle receloit, en proye au trop heureux Azor: Quelles beautés, grands Dieux! Canſade ſe livrant alors à tous les tranſports d'Azor, me parut ſi tendre & ſi voluptueuſe..... tout peignoit ſi bien en elle ce trouble des ſens qui naît de l'yvreſſe du cœur ...... Je m'égarai, je devins éperdu & je remportai cette image gravée au fond de mon cœur avec des traits ineffaçables: je voulus en vain m'en diſtraire, elle me ſuivoit partout; Canſade avec tous ſes charmes étoit ſans ceſſe préſente à mes yeux; le ſommeil me fuyoit, ou ſi, pour un inſtant, il fermoit ma paupiere, je voyois encore Canſade en ſonge. Azor cependant m'étoit toujours également cher; j'aurois ſouffert mille morts plûtôt que de ſonger à le trahir: s'il eût eu beſoin de ma vie, elle étoit à lui plus qu'à moi; mais par une contradiction que je ne puis expliquer, il y avoit des momens ou je ne pouvois m'empêcher d'êtrejaloux de ſon bonheur, ou je voyois un rival en mon ami, ou je le haïſſois preſque: je ſentois mon injuſtice, j'en avois honte, mais j'y retombois.

Les efforts que je faiſois pour me vaincre, peu de nourriture, encore moins de ſommeil, m'eurent bien-tôt changé conſidérablement. Azor à qui je n'avois jamais rien caché, n'imagina d'autre cauſe de ce changement, que le dérangement de ma ſanté, & s'en allarma d'autant plus qu'on ignoroit d'où procédoit le mal; ſon inquiétude fut extrême; je voyois que la crainte de me perdre empoiſonnoit tout ſon bonheur, cette crainte l'occupoit tout entier, il la portoit juſques dans les bras de Canſade.

Je fus ſenſiblement touché des marques de ſon amitié; je crus que j'en ſerois indigne ſi je lui cachois plus long-tems ce qui ſe paſſoit en moi: je pris la réſolution de verſer mon ame dans ſon ſein, de lui avouer mes ſentimens pour Canſade & de m'éloigner. Eh plût au Ciel que je l'euſſe fait! Mais il étoit écrit que je donnerois la mort à mon ami.

Les femmes les moins coquettes ſont clairvoïantes ſur les effets de leur beauté. Canſade s'étoit apperçue de l'effet que la ſienne avoit fait ſur moi: je ne pouvois m'empêcher de la regarder, & ma paſſion ſe peignoit malgré moi dans mes regards; je crois que cet amour n'auroit pas même échappé à mon ami, s'il n'eût été ſi éloigné de le ſoupçonner. Canſade fut touchée de l'état ou elle me reduiſoit, & peut-être même prit-elle pour de la pitié un ſentiment plus tendre: un jour que nous étions ſeuls, elle me parla avec tant de bonté du changement qu'on voyoit en moi, elle m'y parut ſi ſenſible, qu il m'échappa, je ne ſçais comment, non de lui dire, mais de lui laiſſer voir que je mourois pour elle; ce fut une indiſcrétion de regards, de ſoupirs & de paroles, qui partit comme un trait, & qui, par une force inviſible, devança toute réflexion. Je rentrai auſſitôt en moi-même, & pénétré dun repentir encore plus indiſcret, ſans donner le tems à Canſade de me répondre, je lui montrai la plus grande confuſion de ce qui m'étoit échappé: je lui en demandai pardon en fondant en larmes, & je lui appris la réſolution où j'étois de la fuir, après avoir ouvert mon cœur à mon ami: Canſade me détourna de ce deſſein; elle me dit que je ne pouvois m'éloigner ſans affliger ſenſiblement Azor, que ce ſeroit lui percer le cœur que de lui en apprendre la cauſe, que j'allois jetter ſur la vie de mon ami une amertume que rien ne pourroit adoucir, que je devois auparavant eſſayer de me guérir, en faiſant ſur moi un généreux effort, qu'elle vouloit elle-même y aider, que c'étoit une amie tendre qui entreprenoit ma guériſon, & qu'elle eſpéroit y réuſſir, ſi je voulois, comme elle n'en doutoit pas, m'y prêter de bonne foi, & conſidérer ſérieuſement ce que je devois à Azor, & ce qu'elle lui devoit elle-même.

Canſade qui croyoit être de bonne foi, eut le malheur de me perſuader, ou plûtôt, je me fis illuſion a moi-même. Ce fut la paſſion qui, ſous le voile de l'amitie, me fit craindre de trop affliger Azor: cette crainte cachoit ſans doute un ſentiment moins généreux: Canſade, diſoit-elle, vouloit m'aider à me guérir, je continuerois donc à la voir, lui parlerois de mon amour; en m'écoutant elle me plaindroit: voila ce qui étoit au fond de mon cœur, & ce que la paſſion m'empêchoit d'y chercher.

Je reſtai donc, & j'oſai follement lutter contre un ennemi qu'on ne peut vaincre qu'en fuyant: je faiſois confidence à Canſade du peu de ſuccès de mes efforts; & comme cette confidence me ſoulageoit, je continuois à m'abuſer, & je m'imaginois faire des pas vers ma guérison, lorſque j'achevois de me perdre, & que j'entraînois avec moi Canſade même. Et comment ne ſe teroit-elle pas perdue? Une femme vertueuſe fait toujours grace à la paſſion qu'elle inſpire; c'eſt pour elle un ſpectacle bien ſéducteur que celui d'un homme qui offre à ſon amour propre un continuel triomphe, dont tous les regards, toutes les paroles, tous les mouvemens ſont un tribut à ſes charmes; mais ſi elle oſe le voir ſouvent, ſi elle l'écoute, ſi elle le plaint, il n'eſt preſque pas poſſible qu'elle ne s'enflâme elle-même au feu dont il brûle pour elle: c'eſt ce qu'éprouva Canſade; elle fut long-tems à s'en appercevoir, ou plûtôt à ſe l'avouer; nous avions de fréquens entretiens: c'étoit en l'aimant toujours davantage que je lui diſois que je ne voulois point l'aimer; c'étoit avec des regards qui me défendoient d'obéir, qu'elle me conjuroit d'y faire de nouveaux efforts: enfin un jour que je me plaignois à elle de leur inutilité, je vis tout d'un coup ſon viſage inondé de larmes: Quoi, lui dis-je, mon état vous afflige, & vous en pleurez..! Non, s'écria-t'elle, je pleure le mien, il eſt auſſi déplorable que le vôtre: à ce diſcours mattendu, je l'avoue, mon premier mouvement fut un tranſport de joye qui n'éclata que par un cri; mais auſſitôt me repréſentant le tort que je faiſois à Azor: Chere Canſade, que m'apprenez-vous? Quoi je ravis votre cœur à mon ami? Quel bien il perd! Ah, Canſade, que ne m'avez-vous laiſſé partir! mes remords me déchirent! Elle me dit qu'elle en éprouvoit de plus cruels ellemême; qu'elle étoit au déſeſpoir de m'avoir retenu, mais que ſa pitié l'avoit ſéduite; qu'elle me conjuroit de partir, que j'allois la laiſſer la plus malheureuſe créature de l'Univers, mais qu'il n'y avoit plus que ce moyen de nous ſauver de notre propre foibleſſe: je la quittai bien réſolu de ne la plus voir, déſeſpéré de l'egarement de ſon cœur, indignement flatté de l'avoir égarée. J'allai trouver Azor, & lui dis qu'on m'ordonnoit de voyager pour ma ſanté; je me ſervis de ce prétexte, car je craignois de l'éclairer ſur ſon malheur. Azor ne pouvoit ſe reſoudre à notre ſéparation; il vouloit abſolument m'accompagner; mais je m'y oppoſai ſi fortement, qu'il ſut obligé de ſe rendre. Je diſpoſai tout pour un prompt départ. J'évitois cependant de me trouver ſeul avec Canſade: j'avois même réſolu de ne lui point dire adieu; mais je n'étois pas aſſez coupable, & je devois enſoncer le poignard dans le ſein de mon ami.

Deux jours avant celui que j'avois fixé pour mon départ, je deſcendis ſur le ſoir dans le jardin, & je portai triſtement mes pas vers ce cabinet de verdure d'où étoit parti le trait qui m'avoit bleſſé: ce ſouvenir me cauſa une vive émotion; elle redoubla à la vûe de Canſade: elle étoit ſur ce même lit de gazon où je l'avois vûe avec Azor; ſes yeux étoient attachés à la terre, ſes joues baignées de larmes; elle ne me vit pas entrer; je reſtai quelques momens incertains de ce que je ferois; enfin, ne pouvant réſiſter à l'état où je la voyois, je me précipitai à ſes genoux, je les embraſſai, & les trempant de mes pleurs: Ah, Canſade , lui-dis-je, que ne puis-je racheter de mon ſang ces précieuſes larmes que vous verſez! mais je n'en ſuis pas digne.... Non , me répondit-elle, vous ne l'êtes pas, vous qui avez pû m'aimer; vous qui avez à-préſent la cruauté de m'abandonner: mais je ne ſais ce que je vous dis; fuyez mon trouble; que me voulez-vous? Que faites-vous ici? Laiſſez-moi mourir, partez, vous devez me fuir, je l'ai voulu, je le veux encore; il le faut; ne m'ôtez point la force de vous le redire; ſongez-vous qu'Azor eſt votre ami, qu'il eſt mon mari? Craignez que je ne l'oublie, & je l'oublierois; quand je vous vois, je ne puis que vous aimer; vous étes un cruel..... Que pouvois-je devenir à de pareils diſcours? A ces reproches enflammés d'amour, & dont je fus tout-à-coup embraſé moi-même, je ne me reconnus plus: mes remords, mon ami, ma vertu, tout diſparut à mes yeux; je ne vis plus que Canſade: elle n'avoit jamais été ſi belle; un regard inexprimable qu'elle jetta ſur moi, le trouble qui s'y peignoit, & quel trouble! acheva de m'égarer: Oui, c'en eſt fait, oui, Canſade, je vais partir , lui dis-je, en fondant en pleurs, & alors, dans un tranſport que j'ignorois moi-même, ſans aucune intention d'être coupable, je colai mes lévres ſur les ſiennes; & Canſade éperdue, ſans parole, & comme étouffée de ſes ſoupirs, qui ſe confondoient avec les miens... Oh ſouvenir qui me tue, l'amour eut l'affreux pouvoir de faire de nous ce qu'il voulut, nous ne ſumes pas ce qu'il en faiſoit, & le crime fut conſommé.

Le Vieillard s'arrêta là; ſon viſage ſe couvrit de pleurs, & puis continuant ſon récit: Revenus, dit-il, de ce proſond, de ce magique oubli de nousmêmes, confus & conſternés tous deux, Canſade tout-à-coup s'arracha de mes bras, & me rejettant avec effroi, où ſuis-je , s'écria-t-elle, malheureuſe! qu'ai-je fait? Me voilà donc perdue? Elle tomba dans le plus violent déſeſpoir. Le mien n'étoit pas moindre; mais je me fis violence pour arrêter les effets du ſien: enfin nous nous ſéparâmes le cœur déchiré de remords, & ſans oſer nous regarder, nous nous dimes adieu pour toujours. Hélas! il n'étoit plus tems: le malheureux Azor étoit venu au moment le plus vif de notre entretien; il n'avoit pas entendu nos paroles, mais il avoit vu nos actions; jugez ce qu'il dût ſentir. J'ignorois qu'il ſût mon crime; mais je n'en craignois pas moins ſa vûe: comment ſoutenir les regards de mon ami, que je venois de trahir? On me dit qu'il venoit de partir pour une maiſon que nous avions à deux lieues, & qui étoit un rendez-vous de chaſſe. Je m'étonnai qu'il fut ainſi parti tout ſeul, mais je n'en ſoupconnai point la cauſe: je me couchai, ne dormis point, & me levai de grand matin: la vûe de mon crime ne me quittoit point; il me pourſuivoit; il me puniſſoit ſans relâche; je ne ſais quel preſſentiment funeſte ajoutoit à l'horreur que j'avois de moi-même. On m'apporta une lettre d'Azor; je ſentis ma main trembler en l'ouvrant; les caractéres en étoient mal formés: en voici les propres termes, ils ſont gravés dans mon cœur qu'ils déchirent.. Pardonnez, ſi en vous les rapportant, les larmes & les ſanglots étouffent ma voix. “Au moment où vous lirez cette lettre, Azor ne ſera plus: je vous vis hier dans les bras de Canſade.. oh! mon ami, j'ai ſenti des mouvemens de vengeance; je les déteste, & les déſavoue en mourant: puiſſiez-vous être heureux avec Canſade, & ne vous point trahir tous deux! puiſſiez-vous ne connoître jamais la douleur que j'éprouve! adieu, mon honneur m'eſt bien cher; mais c'eſt encore moins ſa perte que celle de votre amitié qui me tue.

A cette lecture je fis un cri affreux, & demandai promptement un cheval: j'étois tout tremblant, & hors de moi-même, je criois, je pleurois, je m'agitois: on avertit Canſade; elle accourut: je ſis un nouveau cri en la voyant: Liſez , lui dis-je, en lui donnant la lettre: elle la lût, & tomba évanouie: j'ordonnai qu'on prît ſoin d'elle; je montai à cheval; je volai à cette maiſon fatale: c'en étoit fait; je n'y trouvai que le corps pâle & ſanglant d'Azor. Comment vous peindre l'affreux déchirement que je ſentis à cette vûe? Je me jettai ſur le corps de mon ami, ſans verſer une larme, mais en pouſſant des cris aigus, & voyant près de lui le poignard dont il s'étoit percé, je le ſaiſis, & m'en frappai; le coup gliſſa; j'allois redoubler; on me déſarma; je tombai ſans connoiſſance: on proſita de ce moment pour me porter dans un lit, & pour panſer ma bleſſure. Lorſque je revins à moi, je déteſtai le ſoin qu'on en avoit pris; je voulus arracher les bandages; mais on m'obſervoit, & on eut la cruauté de s'y oppoſer; une fiévre violente me prit; je touchai à ma derniére heure; mais j'euſſe été trop heureux de mourir; mon crime méritoit une longue expiation. La nature fut plus forte que mon déſeſpoir: elle me ſauva, & on m'obſerva avec ſoin, juſqu'à ce que le tems m'eût ôté, non le déſir de la mort, mais le deſſein de me la procurer moi-même. J'appris que Canſade, plus heureuſe que moi, n'avoit pû réſiſter a ſa douleur.

Lorſque je fus entiérement rétabli, je pris le parti de fuir tous les hommes: le corps de Canſade & de mon ami avoient été mis dans le même cercueil; je le fis tranſporter dans la ſolitude où vous m'avez trouvé; je le dépoſai dans le ſein de la terre; j'élevai deſſus un tombeau; j'y plantai deux orangers: c'eſt-là que je paſſe preſque tous les momens d'une vie que le Ciel prolonge pour me punir: la vûe de ce tombeau me déchire, & je ne puis m'en arracher; chaque jour je le baigne de mes pleurs, & je ſoupire ſans ceſſe après l'inſtant qui doit mêler ma cendre à celle de mon ami.

Fatmé fut extrêmement touchée du récit d'Abdalla; mais comme elle étoit au-deſſus des foibleſſes de ſon ſexe, Canſade lui paroiſſoit inexcuſable: Fatmé ignoroit les ſéductions imperceptibles de la vanité, & ne comprenoit pas qu'on fût flattée de paroître belle à d'autres yeux que ceux de ſon amant. Dès qu'elle fut rendue au port le plus prochain, le Vieillard ſe ſépara d'elle pour retourner à ſa ſolitude. Fatmé trouva un Capitaine de vaiſſeau, qui, moyennant une groſſe ſomme, la prit dans ſon bord, & fit voile pour l'Iſle des Amis.

CHAPITRE VII.

Ville des Métamorphoſes.

LE vent fut d'abord favorable; mais au bout de quelque tems il changea, & devint ſi violent, qu'on fut obligé de s'y abandonner. Le vaiſſeau perdit ſa route. Au quatriéme jour on apperçut un port, vers lequel on étoit pouſſé ſans pouvoir l'éviter: à cette vue le Pilote fit un grand cri, arracha ſa barbe, & déchira ſes habits: Nous ſommes perdus , s'écria-t'il, voilà la Ville des Métamorphoſes: une Fée change tous ceux qui ont le malheur d'y aborder, les uns en meubles, les autres en animaux; chacun ſuivant ſon état ou ſes inclinations, eſt différemment métamorphoſé . Il n'avoit pas achevé, que le vaiſſeau, entraîné par un courant rapide, étoit déja dans le port. Les gens de l'équipage furent changés, ceux-ci d'une façon, ceux-là d'une autre; quant à Fatmé, elle mit à ſon doigt l'anneau qui la garantiſſoit des enchantemens, entra dans la ville, & ſe mit a la viſiter.

Il y avoit une grande place ronde, environnée de bâtimens où étoient les différentes ſalles des métamorphoſes. La premiére où Fatmé entra étoit celle des Sultans: ils étoient métamorphoſés en horloges bien dorées, rangées ſur une ligne; les tambours de ces horloges répondoient par derriere à des cabinets où les grands Vizirs, changés en groſſes clefs, ſervoient à les monter: vis-à-vis étoient de grands bâtons à perroquets, ſur leſquels une partie des Courtiſans, changés en cet oiſeau, qu'on appelle Butord, les yeux fixés ſur le cadran, s'occupoient ſans ceſſe à regarder l'heure: lorſqu'elle ſonnoit, d'autres Courtiſans, changés en pierres bien polies, formoient un écho qui la répétoit. Ceux d'entr'eux qui avoient le plus de génie étoient transformés, les uns en vers luiſans, les autres en une eſpéce d'araignées très-vénimeuſes, qui ſe dévorent: il y avoit dans la même ſalle quelques belles poules jaſpées, & beaucoup de dindes qui faiſoient la roue: c'étoit les femmes de la Cour: les galans Petits-maîtres avoient été changés en rats muſqués; quant aux vieilles coquettes, la Fée en avoit fait un meuble qu'on appelle Bergere: ſes Pages ſe jettoient deſſus en venant regarder l'heure. Au-dehors de la ſalle étoit une voliere où les Sultans, diſtingués par leurs lumiéres ou par leur bonté, avoient été métamorphoſés, les uns en aigles, les autres en pélicans : cette voliére étoit peu garnie.

Fatmé entra enſuite dans une grande baſſe-cour: une infinité de ces gros oiſeaux ſtupides & voraces, qu'on appelle Goulus , y traînoient orgueilleuſement un ventre ignoble & lourd, qu'ils étoient continuellement occupés à remplir. Une inſcription apprit à Fatmé que ceux qui avoient été ainſi changés, avoient été des Tréſoriers du Prince: elle auroit pû s'y tromper, & les prendre pour des Bonſes; mais ceux-ci avoient été autrement métamorphoſés: la Fée en avoit une voliére, où Fatmé vit des grues, des fins merles, & quelques oiſeaux de paradis: un grand nombre d'autres changés en ſauterelles, voloient dans les champs par nuées: elles dévoroient la recolte, & ſe nourriſſoient auſſi d'inſectes: elles les ſaiſiſſoient à la faveur d'une nuit factice, qu'elles formoient en s'élevant par troupes: elles endormoient ces inſectes, en les berçant dans leurs pattes, & en faiſoient de bon repas.

Fatmé parcourut ſucceſſivement toutes les ſalles, volieres, ménageries, &c. qui contenoient différentes métamorphoſes.

Dans la voliere des beaux eſprits elle vit un ou deux cignes, beaucoup de perroquets, & quelques vieilles perruches; il y avoit auſſi des paons qui étaloient ſans ceſſe leur belle queue, & ne regardoient jamais leurs pieds: une derniere ſalle que Fatmé viſita, étoit pleine de tombeaux, de buſtes, & autres monumens antiques; pluſieurs Erudits, changés en lampes ſépulchrales, y répandoient un foible jour. Quelques-autres étoient à la porte, métamorphoſés en baudets chargés de momies.

Fatmé ſortit de cette ſalle, & ſe retrouva dans la place, au milieu de laquelle s'élevoit le Palais de la Fée: en marchant vers ce Palais, elle ôta ſans y penſer l'anneau de ſon doigt, & le laiſſa tomber. Auſſitôt une pie l'enleva: la pie s'étant arrêtée à dix pas, Fatmé courut après elle, la pie reprit ſon vol, & s'éloigna encore de dix pas: Fatmé courut de nouveau, & de nouveau la pie s'envola: Fatmé continuant toujours de la ſuivre, la pie entra dans une cour du Palais, & Fatmé y entra après elle; nous l'y laiſſerons, & nous irons retrouver le Prince dans l'Iſle où nous l'avons laissé.

CHAPITRE VII.

Colombe; Taliſman; Arrivée du Prince à Lahor. Goujons, Conſeil, &c.

UN jour qu'en rêvant à Fatmé, Mirza erroit dans un de ces beaux bocages, dont Zulmis lui avoit fait la peinture, il vit à quelques pas de lui une colombe d'une blancheur éclatante, a l'exception de ſon col, qui paré de couleurs vives & changeantes, ſembloit entouré d'un collier d'opales: elle avoit ſur-tout les plus beaux yeux du monde, & le regard ſi touchant, qu'on ne pouvoit la voir ſans intérêt. Sitôt qu'elle apperçut le Prince, loin de fuir, elle parut tranſportée: elle courut vers lui; & volant ſur ſon épaule, lui préſenta ſon petit bec, en battant des ailes. Mirza ſurpris de voir une colombe ſi privée, lui fit mille careſſes, & dans ſon ſein, & de ce ſentit que ſon cœur s'intéreſſoit pour elle. Il la mit dans ſon ſein, & de ce moment la colombe & le Prince devinrent inſéparables: les jours de Mirza en coulerent avec moins d'ennui: comme tout lui rappelloit ce qu'il avoit perdu, il trouvoit que les yeux de la colombe reſſembloient à ceux de Fatmé; ſon regard lui paroiſſoit ſur-tout le même; il ſoupiroit & l'accabloit des plus tendres baiſers; la colombe de ſon côté lui faiſoit toutes les innocentes careſſes qu'une colombe peut faire; ſouvent auſſi ſes yeux s'attachoient ſur lui, & répandoient des larmes; il ſembloit qu'elle eût voulu parler, & qu'elle s'efforçoit d'exprimer par ſes regards ce qu elle ne pouvoit prononcer.

Un jour que ſeul avec elle il ſe promenoit ſur le bord de la mer, il apperçut la barque qui avoit tranſporté Zulmis & ſa Femme dans l'Iſle: il y entra ſans deſſein; auſſi-tôt la barque ſe mit en mouvement d'ellemême, & fendit la mer avec une ſi grande vîteſſe, que le Prince en un inſtant perdit de vûe le rivage: il s'attendoit à périr, & ſerrant la colombe contre ſon ſein, il craignoit plus pour elle que pour lui-même: mais après quelques heures d'une courſe très-rapide, il découvrit un nouveau rivage, où la barque alla ſe rendre: il en deſcendit avec la colombe, s'aſſit près d'un arbre, la careſſa, & s'endormit. Pendant qu'il dormoit la colombe vit un vautour dans les airs, la peur la fit ſauver dans un bois; le vautour la pourſuivit: elle lui échappa; mais ce fut après un long vol, & lorſqu'elle voulut aller rejoindre le Prince, elle ne put retrouver le chemin.

Quand le Prince s'éveilla, & ne vit plus la colombe, il fut déſeſperé: il parcourut tous les environs, ne ceſſant de l'appeller. Il eut long-tems continué ſes recherches: mais la Fée du Malheur parut devant lui: Prince , lui dit-elle, à quoi perdez-vous des inſtans précieux? Avez-vous oublié dans quel deſſein vous êtes parti pour Lahor? Vous n'en êtes qu'à une journée; hâtez-vous de vous y rendre, & juſtifiez les ſoins que j'ai pris de vous. Tenez , ajouta-t'elle, voilà un taliſman qui a la vertu de faire parler ſincerement les hommes: ceux à qui vous aurez affaire ne pourront vous tromper; pour les femmes on n'a point encore trouvé de taliſman qui eût ce pouvoir .

Le Prince obéit à la Fée, & ſe rendit à Lahor: il y trouva le nombre de ſes partiſans beaucoup augmenté. Noureddin déteſté des peres & des maris, s'étoit fait ſucceſſivement haïr de toutes les femmes: plus il avoit de quoi leur plaire, moins elles lui pardonnoient ſa légéreté: ſon inſolence & ſon indiſcrétion achevoient de l'en faire abhorrer; non qu'elles exigeaſſent de lui une diſcrétion pénible: elles vouloient bien qu'on ſut qu'il les avoit, & elles étoient les premiéres à s'en vanter; mais il publioit leurs défauts cachés, & il en faiſoit des railleries avec une troupe de fats d'élite, qui faiſoient profeſſion de plaire aux femmes, & de les mépriſer.

D'un autre côte, Taher gouvernoit en homme qui croit pouvoir impunément opprimer: les peuples gémiſſans pouſſoient vers le Trône des cris qui n'étoient point écoutés: dans ces circonſtances il arriva une choſe qui acheva d'indiſpoſer les eſprits.

Il y avoit deux jours de l'année où le Chef des Bramines présentoit en cérémonie à Mahmoud certains gros goujons qu'on pêchoit dans les étangs de la grande Pagode. Le Sultan mangeoit en public ces deux jours-là, & devoit s'abſtenir de tout autre mets. Mahmoud, qui étoit fort gourmand, le trouvoit inſipide, & quelque habiles que fuſſent ſes cuiſiniers, il ne ſavoient plus à quelle ſauſſe lui faire avaler le goujon. Le Divan s'aſſembla par ſon ordre: Je veux , dit Mahmoud, qu'on aviſe aux moiens de m'épargner deux mauvais repas; les goujons m'affadiſſent l'eſtomac; je ne vois pas à quoi il m'eſt bon d'en manger, & je voudrois bien ſavoir ſi l'on en ſert aux Princes mes voiſins. Sire, n'en doutez pas , répondit le grave Nadir, l'uſage des goujons eſt auſſi étendu que le culte de Viſnou; il n'y a de différence que dans la ſauce. Les étangs des Bramines ſont pleins de goujons; c'eſt leur revenu: ſi V. M. ſe diſpenſe d'en manger, il eſt à craindre que vos Sujets ne veuillent auſſi s'en diſpenſer; & que deviendroit alors la ſubſiſtance des bons Peres Bramines? Votre très-religieuſe Majeſté n'ignore pas d'ailleurs que le Vedam recommande très-expreſſément cet uſage, & qu'on n'eſt jamais plus agréable à Viſnou, que lorſqu'on a quelque goujon dans le ventre. Tarare , dit le Sultan, ne me ferois-tu pas auſſi manger ce que le Grand Lama envoye aux Princes du Tibet? Viſnou, ma foi, s'embarraſſe bien de cela: que ceux qui aiment les goujons en mangent: il y aura moins de Bramines; qu'importe? Ma Majeſté ſera religieuſe tant que tuvoudras; mais il ne ſera pas dit qu'on lui faſſe ainſi avaler des goujons: Et vous , ajouta-t'il, en ſe tournant vers Taher, votre avis! Sire , dit Taher, on doit craindre de mécontenter les Bramines; mais il faut craindre encore plus de mécontenter votre eſtomac: l'embonpoint ſacré de votre ample Majeſté importe au bonheur de l'Etat, & je crois qu'il eſt du bien public qu'elle ſe diſpenſe d'un uſage qui pourroit l'amaigrir: on pourroit, cependant, tout concilier, en ſervant en public un repas de goujons à Votre Maieſté; elle n'en tâteroit que pour la forme, & ſe gorgeroit en particulier de mets plus à ſon goût. Par mon ventre auguſte, s'écria le Sultan, tu es, après moi, le plus grand eſprit de mon Royaume: ſi j'avois quatre hommes comme toi dans mon Divan, je ſerois bientôt le maître du monde: je m'en tiens à ton avis, l'expédient eſt bon . Les Bramines n'en penſerent pas de même; l'innovation leur parut dangereuſe, & ils ne manquerent pas de décrier Mahmoud & ſon Miniſtre dans l'eſprit des peuples.

Dans ces circonſtances le Prince étant arrivé à Lahor, vit en ſecret ſes partiſans, & ſe ſervit du taliſman de la Fée, pour démêler ceux ſur qui il pouvoit compter, & les différens motifs qui les attachoient à lui. Son Parti étoit compoſé de trois claſſes. La premiére, qui ſe réduiſoit à quelques-uns, étoit de ceux qui aimoient leur devoir, ou ſa perſonne; ceux qui haiſſoient le gouvernement préſent, formoient la ſeconde, & n'étoient pas en petit nombre; la troiſiéme & la plus conſidérable étoit de ceux qui n'eſpéroient de fortune que dans une révolution.

Au reſte il ne faut pas croire que ces différens reſſorts fuſſent auſſi ſimples que nous le diſons: ils étoient compliqués de beaucoup d'autres moins ſenſibles, & que ceux qu'ils faiſoient agir ne connoiſſoient pas toujours: car le taliſman apprit au Prince qu'il y avoit peu d'hommes qui euſſent un ſyſtême de conduite & des deſſeins ſuivis; que ce qu'ils croyoient leur intérêt, étoit véritablement leur bouſſole: mais que cette bouſſole étoit ſujette à des variations continuelles; que dans ceux-mêmes qu'elle dirigeoit vers un point fixe, elle avoit de fréquentes déclinaiſons; que, cependant, comme certains plages ont leurs courans & leurs vents aliſés, la plûpart des hommes avoient des habitudes, & que c'étoit ſur ces habitudes qu'il falloit compter, bien plus que ſur ce qu'ils appelloient leurs principes, & que ſur ce qu'on jugeoit devoir être leur intérêt.

Mirza en s'occupant à connoître & à fortifier ſon parti, ne négligea pas de faire toutes les recherches qui pouvoient l'éclaircir du ſort de Fatmé; mais il n'en put rien découvrir, & ſon inquiétude fut d'autant plus grande, qu'il ſut que Noureddin avoit fait de ſon côté des recherches, qu'il avoit toujours un étroit commerce avec l'Enchanteur du volcan, que ſouvent ils diſparoiſſoient enſemble, & parcouroient les airs ſous différentes formes, & que depuis quelques jours on les avoit vû s'élancer du Palais ſous celle de deux gros oiſeaux de proye.

CHAPITRE VIII.

Mirza paſſe a la Cour du Roi de Candahar; Effets du Taliſman; Secours qu'il obtient .

Quelque favorable que fut pour Mirza la diſpoſition des eſprits, il vit bien qu'il ne devoit eſpérer aucun mouvement conſidérable ſans des ſecours étrangers: les troupes du Sultan que Taher avoit ſoin de bien traiter, tenoient tout le monde dans la crainte. Cette conſidération l'engagea à paſſer lui-même à la Cour de Candahar où Bouſangir l'avoit précédé. Il apprit de lui qu'elle étoit partagée en deux partis, que le Sultan étoit gouverné par la Reine ſa mere, qui étoit gouvernée elle-même par deux Viſirs, que l'un qui ſe nommoit Zangut étoit Général des Eléphans; que l'autre qu'on appelloit Moſſoul étoit le chef des Eunuques. Le Prince alla les voir, & n'oublia pas ſon Taliſman. Il fut d'abord chez Zangut: vos intérêt , lui dit Zangut, me ſont fort indifférens, il m'importe peu que ce ſoit vous ou un autre qui regniez à Lahor; mais il m'importe beaucoup d'attirer à moi tout le pouvoir; la guerre m'eſt bonne à ce deſſein: elle me rendra néceſſaire, me fournira les moyens d'avancer mes créatures, & de m'en attacher de nouvelles, ainſi comptez que je vous ſervirai avec tout le zéle & toute la chaleur que j'ai pour mes propres intérêts .

Le Prince paſſa enſuite chez Moſſoul: Prince , lui dit celui-ci, votre intérêt ne m'eſt rien, je ne conſidere pas même celui de l'Etat: je penſe uniquement à ce qui m'eſt avantageux, c'eſt de conſerver la paix: pour vous ſervir, il faudroit la guerre, ſoyez ſûr que je n'oublirai rien pour vous traverſer .

La force du Taliſman arracha ces paroles aux deux Viſirs; mais on juge bien que ce ne fut pas ſans convulſion: il leur fut impoſſible de les retenir, & ils ne pouvoient comprendre ce qui les rendoit ſinceres ſi mal-à-propos, & pour la premiere fois de leur vie: les Courtiſans ne furent pas moins ſinceres, & on peut juger par-là de l'excellence du Taliſman: ſuivant qu'ils étoient attachés à l'un ou a l'autre Viſir, ils répondirent au Prince qu'ils le favoriſeroient, ou lui ſeroient contraires: à l'égard du Sultan, il dit à Mirza qu'il falloit ſcavoir ce que penſoit la Reine mere, qu'il ne le méloit de rien, que l'Etat iroit toujours aſſez bien pour lui, & que pourvû qu'il bût frais, & mangeât chaud, il s'embarraſſoit fort peu du reste . La Reine Mere étoit femme, ainſi le Taliſman n'agit point ſur elle: le Prince en fut très-bien reçu; elle parut prendre à lui le plus grand intérêt, mais elle ne décidoit rien, & demeuroit ſuſpendue entre les deux Viſirs.

Heureuſement pour Mirza, un grand événement vint à ſon ſecours & rompit l'équilibre: Moſſoul marcha étourdiment ſur la pate du petit Epagneul de la Reine mere, il fut diſgracié; ſon crime parut ſi capital, qu'il ne fut plaint de perſonne, & que de cette foule de gens qui, un moment auparavant, lui faiſoit baſſement la cour, il n'y en eut pas un qui ne dit que c'étoit un miſérable, & que la Reine mere étoit bien bonne de lui laiſſer la vie. Zangut devint alors tout puiſſant, & Mirza obtint les ſecours qu'il demandoit.

CHAPITRE X.

Dénouement.

Mirza & Bouſangir entrerent bientôt après dans le Royaume de Lahor à la tete d'un corps de troupes que le grand nombre de mécontens qui vinrent s'y joindre, rendirent une armée conſidérable. Un jour de halte, le Prince étant allé à la chaſſe dans une grande forêt, près de laquelle l'armée campoit, il ſe laiſſa tellement emporter à ſon ardeur, qu'il perdit ſa ſuite & s'égara: après avoir cherché inutilement ſa route, excédé de fatigue, il deſcendit de cheval & s'aſſit au pied d'un cedre ſur le bord d'un ruiſſeau. A quelques pas de lui, il apperçut une colombe qui venoit boire à ce ruiſſeau; c'étoit celle-là même qu'il avoit été ſi fâché de perdre: le Prince l'appella, & elle couroit à lui en battant des aîles, lorſqu'il la vit tout d'un coup ſe tapir contre terre & pouſſer un cri. Le Prince en ayant cherché la cauſe, vit deux Vautours, l'un noir & l'autre blanc, qui ſe balançoient dans les airs prêts à fondre ſur la Colombe. Il prit une flêche, & la tira ſi heureuſement, que les deux oiſeaux carnaciers percés du coup, & traverſés du même fer, tomberent morts à ſes pieds: auſſitôt la terre trembla, le Ciel s'obſcurcit, le tonnerre gronda: un moment après le Ciel redevint clair & ſerein, la terre ne fut plus agitée; mais au lieu des deux Vautours, le Prince fut bien ſurpris de voir à ſes pieds le corps de Nourreddin ſans vie & nageant dans ſon ſang; il ne douta pas que l'autre Vautour ne fût l'Enchanteur du volcan, & que pendant l'obſcurité, il n'eût été enlevé par un pouvoir ſurnaturel. Cependant la Colombe vola ſur le Prince avec un nouveau battement d'aîles: Mirza lui marqua par mille careſſes la joie qu'il avoit de l'avoir retrouvée: comme le jour baiſſoit, il la mit dans ſon ſein, & ne ſçachant de quel côté tourner ſes pas, il ſe laiſſa guider à une clarté ſombre qu'il apperçut de loin. Cette clarté le conduiſit à l'avenue d'un château, dont la façade couverte d'une tenture noire, étoit lugubrement illuminée par des lampions diſpoſés en forme de larmes: il traverſa les cours & un veſtibule tendus & éclairés de même, & parvint à un ſalon boiſé d'ébene. Vingt lampes d'or pendoient du plat-fond: ſous un dôme noir qui étoit au milieu, s'élevoit un lit de parade ſur lequel étoit un vilain Négre habillé d'une étoffe d'or brodée de pierreries: deux perles d'un prix ineſtimable pendoient à ſes oreilles: deux femmes eſclaves étoient au chevet du lit, & chaſſoient les mouches avec des queues de Paon: au pied une vieille fort boſſue ſembloit abîmée dans une douleur profonde. Il y avoit aux deux côtés douze femmes d'une beauté raviſſante, dont ſix étoient brunes, & ſix étoient blondes, elles étoient vêtues d'une robe traînante de ſatin noir, avoient de longs crêpes, le ſein découvert, & les cheveux épars: O le plus beau des fils de la terre , (diſoient-elles au plus vilain des monſtres) comment la mort n'a-t'elle pas reſpecté tant de charmes! Nous vous avons perdu, délices de notre ame! Vous ne partagerez plus entre nous vos faveurs: l'Amour va s'enfermer dans votre tombeau, & nous laiſſer pour jamais dans les bras de la douleur . Comme elles diſoient ces mots, une plaie profonde que le Négre avoit dans le ſein, fit jaillir un filet de ſang: ces douze femmes pouſſerent un cri effroyable: la vieille ſe retourna, & apperçut le Prince. Elle frémit à ſa vûe, & frappa des mains: une porte s'ouvrit; ſix Noirs affreux parurent: Voici , dit-elle, le meurtrier de mon fils, c'eſt ce barbare qui a tué Charmant: qu'on le ſaiſiſſe lui & la Colombe, allez, conduiſez les à la tour maudite chez le Roi Keſra mon mari: que ce pere infortuné vange ſur eux la mort de notre cher fils Enchanteur du Volcan . Les ſix Noirs ſaiſirent le Prince & la Colombe, & les conduiſirent à la tour maudite par une allée de cyprès. En entrant dans cette tour, où tout inſpiroit l'horreur & le déſeſpoir, leurs oreilles furent frappées d'un bruit confus de chaînes, de cris & de gémiſſemens, que les ſombres voutes de la tour faiſoient affreuſement retentir. On les conduiſit devant le Roi Keſra, ſurnommé le Tyran. Il étoit dans un ſalon de marbre noir, aſſis ſur un monceau de corps égorgés de ſa main, & palpitans encore: c'étoit des malheureux qu'il deſtinoit à ſervir ſon fils dans le pays des Ames: leur ſang ruiſſeloit ſur le marbre, les mains du Tyran en étoient degoutantes.

A la vûe des deux nouvelles victimes qu'on lui amenoit, il ſentit une joie féroce: ſes yeux ſanglans étincelerent comme ceux d'un Tigre qui a vû ſa proie.

Prince , dit-il à Mirza, je n'ai jamais fait grace à perſonne, je te la ferai cependant, à une condition: Qu'elle eſt-elle , répondit le Prince? Tiens , repartit Keſra, prens ce poignard, & égorges la Colombe; c'eſt elle qui eſt cauſe que tu as tué mon fils l'Enchanteur, je veux bien ne m'abreuver que de ſon ſang, pourvû que ce ſoit toi qui me le préſente . Mirza trouvoit de la lâcheté à ſauver ſa vie aux dépens de celle d'un animal innocent qui s'étoit mis ſous ſa protection, qu'on ne pouvoit voir ſans l'aimer, & pour qui ſon cœur s'étoit d'abord vivement intéreſſé; mais lorſque jettant les yeux ſur elle, il la vit tendre le col, & le lui préſenter ellemême: Non , s'écria-t'il tout attendri, non, trop généreuſe Colombe, tu ne mourras point de ma main. Eſt-ce là ta derniere réſolution , reprit le Tyran, ſonge que ta mort.... Elle ne me fait point de peur, interrompit le Prince: O ma chere Fatmé, tu n'es plus, ſans doute, & je brûle de te rejoindre . Tu la rejoindras plûtôt que tu ne penſes, dit Keſra, mais ce ſera pour périr avec elle: reconnois-là dans celle que je voulois te faire immoler. A ces mots Keſra toucha la Colombe avec une baguette noire; la Colombe diſparut, & montra Fatmé aux yeux du Prince. O ma chere Fatmé! O mon cher Mirza! s'écrierent-ils tous deux à la fois. Qu'on les charge de chaînes, dit le Tyran en les interrompant, & que traînés dans un cachot, on laiſſe à la faim le ſoin d'y creuſer leur tombeau.

Cet ordre barbare fut exécuté: dans les premiers momens, Fatmé & le Prince, malgré l'horreur du cachot & le poid des chaînes, ne ſentirent que le plaiſir de ſe revoir: ils ſe conterent mutuellement ce qui leur étoit arrivé. Fatmé dit au Prince comment une Pie lui ayant enlevé ſon anneau dans la ville des Métamorphoſes, elle avoit été changée en Colombe: mais la douceur de cet entretien fit bientôt place à la douleur la plus amere. On ne peut en effet imaginer rien de plus cruel que la ſituation de ces deux Amans. Ils étoient attachés à un poteau vis-à-vis l'un de l'autre avec une chaîne de fer qui entouroit leurs corps; le Tyran ingénieux dans ſa cruauté, avoit voulu que la ſombre lueur d'une lampe éclairât le cachot, afin que périſſant d'un ſupplice lent & cruel, l'un & l'autre vît les horreurs de la mort ſe peindre ſur le viſage de ce qu'il aimoit. Tous deux ſe regardoient & fondoient en pleurs: au bout de quelques jours qu'ils paſſerent à gémir ſur le ſort l'un de l'autre, n'ayant de nourriture que celle de leurs larmes, d'entretien que celui de leurs ſouffrances, Fatmé tomba dans une langueur que chaque inſtant augmentoit: ſemblable à une fleur qui ne tire plus de ſuc de la terre, dont les vives couleurs s'effacent, & que ſa foible tige ne ſoutient qu'a peine, elle laiſſa tomber ſa tête: le vif incarnat de ſes joues étoit éteint, la pâleur de la mort les couvroit, ou ſi dans quelques inſtans ſon teint livide ſe ranimoit encore, c'étoit du feu cruel qui la dévoroit. Mirza ſe conſumoit auſſi, quoique plus lentement, & déja leurs yeux deſſéchés refuſoient des larmes à l'expreſſion de leur douleur. Ciel! diſoit le Prince à Fatmé, c'eſt donc pour vous voir périr que je vous ai retrouvée! Pour voir la mort s'approcher de vous par degrés, & défigurer ces traits charmans que j'adore? Quoi! ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, l'ornement de la terre, l'amour du Ciel, Fatmé eſt abandonnée à un ſort barbare, & je ne puis la ſecourir! Ce corps que l'Amour ſeul auroit dû ſerrer de ſes nœuds charmans, eſt lié d'une horrible chaîne, & je ne puis la briſer, je n'en puis ajouter le poids à la mienne! Roi cruel, épuiſe ſur moi tes tourmens, mais laiſſe-toi déſarmer à la beauté, les plus barbares reconnoiſſent ſon empire . Fatmé entendit à peine ces paroles touchantes: elle n'y répondit que par un foible regard, & déja elle ne voyoit plus le déſolé Mirza qu'à travers un nuage, lorſqu'un bruit effroyable ſe fit entendre, tel que celui d'un vaſte édifice qui crouleroit à la fois de tous les côtés: Fatmé & Mirza perdirent le ſentiment. Quel fut leur étonnement, lorſque revenant à eux, ils ſe trouverent à côté l'un de l'autre, non dans un cachot, mais ſur un ſopha dans le Palais du Royaume de Lahor, & ne ſe reſſentant pas plus de ce qu'ils avoient ſouffert que s'ils ſe fuſſent éveillés d'un ſonge.

Sortez d'étonnement , leur dit la Fée du malheur en ſe montrant à eux, c'eſt moi qui vous ai ſecouru, & qui ai toujours veillé ſur vous: ce n'eſt que pour vous éprouver, que j'ai paru vous abandonner vous-mêmes: avec cette baguette, j'ai renverſé la Tour maudite juſqu'en ſes fondemens, les monſtres qui l'habitoient ont été enſevelis ſous ſes ruines; au moment que la ſour s'abîmoit, je vous ai tranſporté dans ce Palais qui eſt actuellement le vôtre. Tandis que vous étiez dans les priſons de Keſra, Bouſangir après vous avoir fait inutilement chercher, a marché vers Lahor: à ſon approche il s'eſt fait une révolution dans laquelle Mahmoud & ſon Miniſtre ont péri . La Fée finit par exhorter le Prince à ſe rendre digne de ce qu'elle avoit fait pour lui: Vous allez regner , lui dit-elle, ne laiſſez point endurcir votre cœur a la proſpérité, & ne m'oubliez jamais: Adieu, Prince, Fatmé fera votre bonheur, faites celui de vos ſujets .

FIN.

EPISTRE A Monſieur C***.

DES vulgaires humains que la foule imbécilleAu joug des préjugés, ſoumette un front docile;Que jouets éternels de l'erreur & des Grands, Peu frappés des vertus, éblouis par les rangs, Ils érigent en Dieux les Tyrans de la terre; Peuples qu'a ſi ſouvent écraſés leur tonnerre, Votre ſervile cœur les adore & les hait, Le ſage les mépriſe, obéit & ſe tait.

Je ſais, mon cher C***, qu'inſtruit à ſon Ecole, Du vain dehors des Grands, ton œil eſt peu charmé; Qu'où l'on croit voir un Dieu, tu ne vois qu'une Idole, Une pierre inſenſible, un bois inanimé, Qui ſous la pourpre & l'or d'un ornement frivole, Cache l'inſecte vil dont il eſt conſumé.

Dégagé, comme toi, d'une erreur trop commune, Je ne m'éblouis point à leur trompeur éclat!

Qu'un autre aille groſſir une foule importune; Vil flateur d'un illuſtre fat Qu'il trouve le dédain en cherchant la fortune,L'indépendance eſt mon tréſor.

Croit-on que ſur un monceau d'or Au Palais de Plutus le bonheur ait ſon trône: Ou qu'aſſis ſous le dais d'un deſcendant d'Hector, La pompe des Rois l'environne?

Laiſſons penſer ainſi le vulgaire hébêté: L'ennui, compagnon de la gêne, Habite avec la dignité: Rarement l'opulence hébergea la gaieté: C'eſt au tonneau de Diogene Qu'on la trouve ſouvent avec la liberté.

Des grandeurs orgueilleux eſclaves, Et vous de la fortune inſolens favoris, Non, non, n'eſpérez pas ſous vos brillans lambris Donner au bonheur des entraves, Il fuit de vos Palais où volent les ſoucis Et couronné de myrthe en un ſéjour champêtreIl va s'aſſeoir au pied d'un hêtre.

Entre Philemon & Baucis.

Pour moi borné comme eux au ſimple néceſſaire,Dans un réduit obſcure aux Muſes conſacré, Je vis content de peu: mon bonheur ignoré Ne fait point inſulter la publique miſere.

Quand de l'aſtre brillant par le Guebre adoré, Les aîles de Borée ont obſcurci la face, Que ſon char plus oblique effleure nos climats,Et briſant ſes rayons dans des priſmes de glace Réfléchit un jour pâle à travers les frimats; D'une Cité bruyante habitant ſolitaire, Loin des ſots de tout caractere, Des importans de tous Etats, Avec quelques amis je vis en volontaire: Mais ſitôt que la terre a ramolli ſon ſein, Lorſqu'avec les Zéphirs un diligent eſſain Oſe quitter ſa ruche & revoir les campagnes, Je quitte auſſi la mienne, & prompt à m'en tirer, Avec les Muſes mes compagnes Sous un Ciel libre & pur je vole reſpirer.

Ah quand du triſte hyver l'uniforme livréeA long-tems de la terre effacé les couleurs, Que l'œil prend de plaiſir à la revoir parée Du brillant vêtement des fleurs!

Ah qu'horriblement déchirée Du ſiflet aigu de Borée L'oreille entend avec plaiſir La douce flute du Zéphir!

C'eſt alors que du Ciel les fertiles nuées Deſcendent ſur la terre, & fécondant ſon ſein Impregnent de leurs ſels ſes ſemances cachées,Que les rayons actifs du Soleil plus voiſin, Pouſſent dans les canaux la ſeve qui fermente:La terre alors conçoit & devient odorante, Le plus doux des parfums s'exhale dans les airs, Sous l'aîle du Zéphir tout s'empreſſe d'éclore, Et la ſcene de l'Univers S'embellit chaque jour pour s'embellir encore.Plein d'un eſpoir douteux l'avide agriculteurVoit la moiſſon dans l'herbe & le fruit dans la fleur: Un ſuc vivifiant circule en chaque plante: Que dis je! En tous les corps une ſeve brûlante Hâte le germe actif des reproductions: Sur la terre, dans l'air & juſqu'en l'onde même, Plante, reptile, oiſeau, quadrupede, poiſſon,Tout fraye, tout ſaillit, tout végete, tout aime: Charme de la nature, ame de l'Univers C'eſt toi que ſous des noms divers, O puiſſante Venus, le monde entier adore?

Déeſſe du plaiſir à qui tout doit le jour, Si tout eſt embelli par Flore Tout eſt heureux par toi, tu fais regner l'amour.Que cette ſaiſon fortunée, Quoique variable, a d'appas!

C'eſt la jeuneſſe de l'année: Eh que ne pardonne t'on pas Aux graces dont elle eſt ornée?

Je mets à profit ces beaux jours Dont l'aſtre des ſaiſons dans ſa brillante orbite Emporte & ramene le cours; Le tems emporte, helas, les nôtres bien plus vîte, Et les emporte pour toujours.

Tracerai-je à tes yeux, Ami, la douce eſquiſſe De l'hermitage, où ſans cilice Et pour l'amour du Créateur, Traitant au mieux ſa Créature; Hermite bien nourri de l'ordre d'Epicure, Je trouve un facile bonheur Sous la ſimple Loi de nature?

L'hermitage eſt un bon Château Demeure commode d'un Sage...

A ce mot tu ris; mais pourquoi?

Ce Sage-là, ce n'eſt pas moi, C'eſt le maître de l'hermitage[*].

Le très-heureux époux d'une heureuſe moitié Qu'exprès pour lui le Ciel embellit & fit naître,Vrai Philoſophe marié, [*] M. H***, ci-devant Fermier Général.

Mais point du tout honteux de l'être.

Alte-là, diſent de concert A l'Hôtel Royal de la Ferme Les gros ventres du tapis verd; Nous ſommes d'avis qu'on l'enferme Votre Sage: l'ami nous nous y connoiſſons Il a perdu l'eſprit, ou nous ſommes des Buſes:Quitter (ceci va droit aux Petites-Maiſons) Le Palais de Plutus pour le taudis des Muſes!

Négliger des tréſors qu'il pouvoit entaſſer!

Et-il tems de jouir quand on peut amaſſer?

Oh la ſottiſe eſt ſans pareille!

Oui, Meſſieurs les Midas, j'en demeure d'accord;Cachez bien cependant le bout de votre oreille, A vos bonnes raiſons il pourroit faire tort.

Mais que leur troupe avide à bon droit s'émerveilleSur un fait pour eux ſi nouveau Revenons à notre Château.

Du pied que baigne une onde pure S'éleve un long côteau couronné de verdure De-là l'œil qui domine apperçoit d'un côté La ſolitaire horreur d'une ſauvage friche, De l'autre une campagne riche; Offre ſon tableau contraſté.

Bois, prés, vallons, colline, plaine, Par leur différente beauté Arrêtent la vûe incertaine Que bientôt laſſeroit ſans peine La plus belle uniformité, Mais du piquant attrait de la diverſité La main de la nature orna ce payſage.

Tu vois par ce tableau qu'au ſortir du manoirOn peut errer au gré de ſon humeur volage Et variant ſon promenoir, Paſſer du riant au ſauvage Suivant qu'elle dit blanc ou noir.

Il eſt ſur-tout, il eſt une verte prairie, Lieu charmant où les tendres cœurs Portent leur douce rêverie: Une jeu de Nayade y roule entre des fleurs Le cryſtal toujours pur de ſon onde chérie: Les ſaules des deux bords s'y courbent en berceaux,Et le Zéphir badin agitant leurs rameaux, Semble ſe plaire à voir leur image tremblante Qui ſe peint au miroir des eaux.

Làſans aucun objet, mon eſprit ſuit ſa pente, Ainſi que l'onde ſuit ſon cours, Et mes réflexions imitent les détours De l'onde qui fuit & ſerpente.

A l'aſpect du flot argenté Qui coule ſans effort ſur une molle arene, Heureux, dis-je, un mortel qui voit en libertéAu ſein d'un doux loiſir ſes jours couler ſans peine! S'ils vont ſe perdre enfin, par la pente du tems, Dans une mer d'oubli, ténébreuſe & ſans rive, Du moins pendant leur courſe, hélas, trop fugitive, Ils n'ont point eſſuyé la bouraſque des vents: Des préjugés écartant les nuages, Leur Ciel n'a point été voilé, Des paſſions évitant les orages Leur cours n'a point été troublé; L'amour a peut-être ſoufflé, Mais c'eſt le ſouffle du Zéphire Qui des eaux où Borée exerce ſes fureurs Agite doucement l'Empire Et tapiſſe leurs bords de verdure & de fleurs.

Mais laiſſons repoſer ma lyre Eut-elle, cher C***, des accens plus flateurs Du ton grave bientôt tes oreilles ſont laſſes: Pour plaire à ton eſprit, ami de l'enjouement, Il faudroit comme Horace être avec agrément Ou le Philoſophe des Graces, Ou des ris, comme toi, le Poete charmant.

Moi qui ne peut voler avec eux ſur tes traces, Ami, je te dirai, du ton du ſentiment: O toi qui dans les tems contraires Par des ſervices peu vulgaires, Cher C*** m'a ſi bien prouvé Qu'il eſt des amis vérirables, Ce qu'en mon cœur j'avois trouvé, Mais que l'on met au rang des fables.

Quitte pour quelque tems la ſuperbe Cité Et ſes Palais pompeux qu'un vain faſte décore,Faits pour loger le luxe & non la volupté, Tu trouveras ici la douce liberté, Et l'amitié plus douce encore.

Non, non, mon cœur n'eſt point de ces ſtériles cœurs, Semblables aux terrains d'argile Que l'aſtre bienfaiſant par qui tout eſt fertile Ne ſauroit féconder par ſes douces chaleurs.

Mon cœur laiſſe germer le bienfait qu'on y ſeme, Et croit que l'amitié, cette fille des Cieux, Des biens que nous tenons de la bonté ſuprême,Ainſi que le plus rare, eſt le plus précieux; On ne ſent que l'on vit qu'en ſentant que l'on aime.

FIN.

Appendix A

ERRATA.

page 100. ligne 9. interrompant, liſez interrompit.p. 135. lig 13. Battier, liſez Dattier.

p. 153. lig. 8. ſur un bloc, liſez ſur un roc p. 166. lig. 11. Battier, liſez Dattier.

p. 199. lig. 8. l'ame, lſez l'anſe.

p. 201. lig. 7. mengeâmes, liſez mangeâ-

mes.

Appendix B

Note: (a) C'eſt ainſi que s'écrient encore chez le Mogol les Grands de ſa Cour lorſqu'il dit les choſes les plus communes. Voyez les Mém. de Bernier, pag. 78.
Note: (b) Bernier rapporte les deux vers Perſans, pag. 78.
Note: (c) Cet uſage eſt encore obſervé, & ſe fait en grande cérémonie. V.Bernier, p. 8.
Note: (a) Suivant le Pere Roa, Jéſuite Allemand, les Indiens ont une Trinité, dont la ſeconde Perſonne s'eſt incarnée neuf fois. Voyez les Men. de Bernier, p. 84
Note: (a) Il y a des Volcans conſidérables ſur des montagnes dont les ſommets ſont couverts d'une neige qui ne fond jamais.
Note: (a) Le Pélican eſt l'emblême de l'amour paternel, & conſéquemment de celui que les bons Rois ont pour leur peuple.
Note: (a) Chardin dans ſon voyage de Perſe parle d'un étang où il y avoit des poiſſons ſacrés. Tom. 1. p. o. Ed. in-a.
Note: (a) Grucher aſſure que les Grands du Tibet ſe procurent avec beaucoup d'empreſſement quelques parties des excrémens du Grand Lama. On les porte en relique au col, & on en mêle dans les alimens. Hiſt. Gen. des Vovages, t. 7.

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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Mirza et Fatmé, conte indien traduit de l'Arabe. Mirza et Fatmé, conte indien traduit de l'Arabe. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BD02-4