Monrose ou le Libertin par fatalité (1792)

André-Robert Andréa de Nerciat

Lécrivain et Briard, Bruxelles, 1871

Mars, ô Vénus te devait ses loisirs.

Quelque part

PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER

C'EST FÉLICIA QUI PARLE

Je reviens à vous, chers lecteurs, puisque vous voulûtes bien m'écouter avec tant d'indulgence la première fois que je m'avisai de vous entretenir. Mais, malgré l'espèce d'engagement que j'avais pris avec moi-même de vous donner la suite de Mes Fredaines , ce ne sera cependant pas de moi que je vous parlerai. Trouvez bon de ne me plus voir sur la scène qu'en qualité d'accessoire : Monrose (dont vous vous souvenez sans doute ?) va maintenant y jouer le rôle principal.

Au surplus, ne vous imaginez pas que ce soit faute de matériaux qu'il me convienne de laisser un autre lier son monument aux pierres d'attente du mien : au contraire, bien plutôt, mes chers amis, serais-je dans le cas de m'appliquer ce mauvais vers :

Pour avoir trop à dire... je me tais.

Mais, pendant plus de dix ans qui se sont écoulés depuis que j'ai cessé d'écrire , tout ce que j'ai pu me permettre d'agréables folies, ressemble si bien à ce que vous connaissez déjà, que j'ai cru devoir vous épargner des redites . J'ai beaucoup voyagé ; mais, que fait un nouvel auteur de voyages ? répéter, s'il est véridique, ce qu'un autre, aussi bon observateur, aura dit avant lui, mieux ou plus mal, des mêmes objets remarquables. J'ai lu aussi dans les cœurs plus à fond que du temps où j'écrivais pour la première fois ; mais mes notes n'ayant pas été toutes gaies et à l'avantage de l'espèce humaine, et mon esprit n'étant d'ailleurs nullement enclin à la satire, j'ai fait vœu de ne rien peindre de ce qui exigerait que je mêlasse une trop forte dose de noir à mes couleurs. Pourquoi, sans vocation et, je crois, sans moyens pour la médisance, m'élèverais-je comme exprès, afin de vous donner de l'humeur, contre une infinité de choses qui souvent ont excité la mienne ?

Les Français ont cessé de me plaire depuis que, de gaîté de cœur, ils ont renoncé à être d'amusants originaux, pour devenir de sottes copies. Les Anglais m'ont envaporée ; les Allemands m'ont passablement ennuyée, tout en me forçant à les beaucoup estimer ; les Italiens m'ont excédée de leurs grimaces et de leur multiforme agitation. C'est pour ne pas délayer tous ces travers sur mon papier ; c'est, en un mot, pour n'être méchante sur le compte de personne en particulier, que je renonce à vous parler de moi. Le petit nombre d'amis choisis avec lesquels je passe doucement ma vie, ne mérite que des éloges. Or, l'éloge n'est pas ce qu'on lit avec le plus d'appétit, non plus que la description monotone d'un petit bonheur exempt de ces traverses romanesques, de ces oppositions , délicieuses pour le spectateur qui, pourvu qu'il ait du plaisir, ne s'embarrasse guères de ce qu'ont à souffrir les héros de la scène... Parlons donc de Monrose, que d'étonnants hasards ont fait exister un peu plus orageusement que moi, et en général d'une manière qui m'a paru neuve. Il m'est assez cher pour que j'entreprenne, avec bien du plaisir, la tâche de raconter ses aventures, qui d'ailleurs (et j'en réponds) vous amuseront bien autant que le pourraient les miennes propres.

CHAPITRE II

ÉCLAIRCISSEMENTS NÉCESSAIRES

Monrose n'est point mon frère, quoique l'aient ainsi consacré les nombreuses éditions qu'on a faites de Mes Fredaines . Si la première, qu'on fabriqua chez les Belges, à mon insu, et que toutes les autres ont plus ou moins incorrectement copiée, n'avait pas elle-même été tout autre chose que ce que j'avais écrit, on saurait que Monrose, mon neveu seulement, est le fils de Zéïla (devenue madame de Kerlandec, et depuis encore devenue milady Sidney) , ma sœur et nullement ma mère. Au surplus, l'occasion naîtra de rectifier, chemin faisant, des erreurs généalogiques qui, dans le fond, sont de peu de conséquence pour le lecteur. Mais il est à propos de lui dire, s'il n'a pas sous la main quelque exemplaire de Mes Fredaines , que ce fut moi qui lançai dans le monde le charmant Monrose, et qui lui donnai les premières leçons du bonheur ; qu'on lui fit faire ensuite un voyage en Angleterre ; qu'il en revint à l'occasion du débrouillement de nos intérêts de famille ; qu'alors il fut inscrit dans la compagnie des mousquetaires noirs, et qu'à leur suppression , Monrose, à peine âgé de seize ans, mais grand et assez formé pour qu'on pût supposer qu'il en avait deux de plus, fut pourvu d'une réforme de cavalerie.

Les êtres bien nés, bien inspirés, se livrent volontiers avec enthousiasme à la profession qu'ils ont embrassée. Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres occasions d'apprendre son métier, et chercher par toute la terre à s'y rendre recommandable. Il prit donc, de lui-même, le parti d'aller servir en Amérique, où la France prodiguait son or et ses soldats pour le soutien de cette insurrection , prétendue philosophique, dont l'exemple est devenu funeste à plus d'une contrée de l'Europe , et de laquelle certains politiques jugent que nous aurions mieux fait de ne point nous mêler.

Quoi qu'il en soit, comme une discussion de ce genre est absolument étrangère à mon sujet, il me suffit de dire qu'utile ou préjudiciable à l'État, cette émigration militaire fournit à Monrose l'occasion d'une heureuse caravane . Il partit comme volontaire , déterminé par des convenances avantageuses et assuré de l'intérêt particulier que prendrait à lui certain officier général.

Il servit là-bas comme il se pique de tout faire, c'est-à-dire à merveille. Trop de zèle pourtant lui fit outrepasser parfois les bornes du devoir ; un coup de bayonnette et une forte contusion dont on l'apostropha justement à deux échauffourées auxquelles il n'était nullement obligé de se trouver, le punirent de cette ardeur hors de saison ; mais, comme il ne lui est resté de ces honorables blessures que des cicatrices qu'on ne voit point, et qui n'ont pas privé son adorable figure du moindre de ses agréments, il est aujourd'hui démontré que mon intrépide neveu fut très-bien inspiré lorsqu'il s'exposa de la sorte.

Peut-être avec le temps fût-il devenu célèbre par ses exploits belliqueux, mais la paix enchaîna son courage. Il revint en France, où les myrtes du plaisir devaient bientôt succéder sur son front aux lauriers de la gloire. C'est cette douce transition qui me vaut aujourd'hui l'honneur d'être l'historienne de mon enfant gâté ; car, n'entendant rien à chanter des prouesses martiales, je me sens, au contraire, autant de facilité que de vocation à célébrer celles qui sont de mon ressort.

Est-il nécessaire, cher lecteur, de vous dire que Monrose revint de là-bas avec un petit aigle d'émail pendant au bout d'un ruban bleu de ciel liseré de blanc ?... Pourquoi non ? bien que cette décoration militaire soit absolument étrangère aux attributs galants d'un homme à bonnes fortunes. Disons tout de suite, pour n'être plus dans le cas de reparler des trophées de la guerre, que notre héros était parti d'Amérique avec des dépêches secrètes, qu'on lui avait confiées bien moins vu leur importance officielle qu'afin de le faire paraître plus avantageusement à Versailles ; qu'il y fut accueilli, par les ministres, avec cet engouement dont les plus graves personnages sont susceptibles dès qu'ils sont nés Français ; qu'on joignit aux éloges un bienfait considérable, avec le grade de colonel, et qu'on fit encore le fortuné Monrose chevalier de Saint-Louis, à cause de ses actions d'éclat et de ses blessures. Il avait vingt-deux ans alors.

CHAPITRE III

REVENANT-BON DE LA SAGESSE

Par un effet infiniment heureux de l'ascendant que prend une passion ardente sur toutes les autres dont les germes peuvent se trouver dans le même cœur, Monrose, homme de guerre, avait totalement oublié que la nature l'avait principalement formé pour être un homme de plaisir.

À son retour, il m'offrit, avec une vivacité qui me parut bien sincère, de rentrer dans mes chaînes . Je le remerciai fort, et toujours la même , je l'assurai qu'il n'y avait point de chaînes chez moi ; mais par accommodement j'agréai l'hommage du réveil de ses joyeuses flammes .

Pour moi, quelle délicieuse surprise la première fois que je lui permis l'exercice de son ancien privilége Pardon, cher d'Aiglemont, si vos brillants services, dont je conservais un reconnaissant souvenir, perdirent tout à coup à mes yeux les trois quarts de leur lustre, comme la plus brillante étoile pâlit au lever du soleil. Six ans d'une abstinence totale, qui ne peut guères être expliquée que par le concours des circonstances stériles pour la volupté dans lesquelles Monrose venait de vivre, l'avaient tellement conservé, mûri, trempé (l'expression n'est point hyperbolique), que je ne concevais pas, moi si familiarisée avec les perfections de l'espèce virile, comment aux traits enchanteurs, aux formes délicates d'Apollon, pouvait s'être adapté, comme exprès pour compléter un chef-d'œuvre, le plus désirable attribut de l'amant d'Omphale, ou plutôt celui qui caractérise le dieu de Lampsaque, cet épouvantail, en un mot, dont tous les monuments antiques nous affirment que notre sexe, si frêle, affrontait volontiers la brutalité, faisant grâce d'ailleurs à la laideur du dieu, pareillement consacrée. Qu'on juge de ce que devait être Monrose, quand mille beautés n'étaient, chez lui, démenties que par une monstruosité de ce mérite.

Lorsqu'il fut question de renouveler connaissance, je me gardais bien de mettre au jour les agréables réflexions que je faisais tout bas sur cet émerveillant phénomène. Heureuse d'une découverte qui, d'après ce que j'avais autrefois connu, trompait excessivement mon attente, je ne portais encore aucun jugement. Ceux qui promettent le plus, tiennent quelquefois si peu mais mon preux sut bien me prouver que la fanfaronnade n'était du tout son genre... « À la bonne heure, me dis-je. Il y a mis aujourd'hui de la vanité ; mais laissons le faire, il sera bientôt obligé d'en rabattre : comme, pour lors, je me moquerai de lui »

CHAPITRE IV

CONFIDENCES. CONNAISSANCE NOUVELLE

Non pas tout à fait exprès pour cette reprise de possession, mais bien afin d'être un peu plus à nous-mêmes et de pouvoir causer, sans importuns, de tout ce qui nous était arrivé pendant une séparation si longue, nous nous étions rendus à cette délicieuse terre dont on peut se souvenir que milord Sidney m'avait fait don . J'y avais conduit avec nous une seule personne, la baronne de Liesseval, mon intime amie, confidente de mes plus secrètes affections, comme je l'étais alors de toutes les siennes .

Dans le jardin, au clair de la lune, tandis que notre charmant compagnon de voyage était, croyait-on, occupé, dans son appartement, d'écritures qu'il ne pouvait différer , je contais ainsi ma chance.

« Sais-tu bien, ma chère Liesseval, que ce rodomont s'est donné cette nuit les airs de me faire sept chapitres complets de ce qu'il avait à me dire ? --- Je le crois fort éloquent , répondit assez tranquillement la petite baronne. --- Mais, c'est qu'en vérité ce n'était point du verbiage : on ne peut haranguer plus solidement. --- J'en suis certaine, et je sais de plus qu'en vous quittant, il était encore fort en état de haranguer qui aurait eu la complaisance de lui prêter l'oreille , --- Que voulez-vous dire ? --- Ne m'avez-vous pas fait ce matin la faveur de m'envoyer M. de Kerlandec à l'heure du déjeuner ? --- C'était pour vous prier de ma part de venir me joindre : il avait marqué le désir de vous saluer, et de vous offrir la main... Vous me faites penser que ce message n'a pas été bien prompt. --- Il l'eût été davantage si j'en avais cru M. votre neveu. Vous étiez, disait-il, très-pressée de me revoir ; cependant, comme par l'étourderie de Rose, qui avait oublié je ne sais quoi d'indispensable, je me trouvais seule (en chemise et sous le rideau de mon lit pour tout rempart), à la merci de votre fringant ambassadeur, il lui a pris soudain une forte tentation, qui, de la manière dont il s'y prenait, ne nous eût pas en effet bien longtemps retardés. --- Comment de la violence ? --- C'est-à-dire... ce qu'on peut en employer, sans être brutal, à l'appui de certain moyen de séduire qui, parfois, arrache aux sens un demi-consentement. Vous conviendrez pourtant, ma bonne amie, qu'avec une femme à qui l'on n'a jamais dit un mot de tendresse , et qui n'est point affichée , de pareils procédés sont le comble de l'impertinence ? --- On prend, à ce que je vois, de fort vilaines manières en Amérique. Comment vous êtes-vous tirée de là ? --- Bien, par miracle : vous savez que je ne me pique ni d'une grande vigueur de corps, ni de beaucoup de rudesse dans le caractère ? J'avais montré du courage, en me défendant d'aussi bonne guerre qu'on m'attaquait : j'étais donc en règle. --- Vous vous êtes rendue ? Mais, il n'y a pas de miracle à cela --- Vous me comprenez mal : j'avais encore l'avantage ; mais il était au moment de m'échapper, lorsque les talons de Rose, accourant vers nous, ont changé subitement la scène : la chute du rideau m'aura mise probablement à l'abri de tout soupçon, pourvu que mon brillant adversaire ait pu, de son côté, sauver aussi habilement les apparences ; mais il devait y avoir quelque difficulté... Vous concevez, ma chère Félicia, que cette extravagance nous a fait perdre du temps ? »

CHAPITRE V

SECRET ARRACHÉ. DIVERSION QUI ROMPT LA SÉANCE

Comme je ne voyais pas qu'à travers ses petites plaintes madame de Liesseval marquât beaucoup de colère contre l'extravagant , il me vint soudain à l'esprit que cette Rose aurait fait tout aussi bien, au gré de sa maîtresse, de revenir quelques instants plus tard.

Je me rappelai que, pendant le trajet de Paris à la campagne, la baronne avait eu certain air pensif, sérieux ; je le lui voyais toutes les fois que son cœur commençait à lui dire quelque chose en faveur d'un nouvel amant ; car, chez cette dame, le cœur était toujours de la partie. Singulière dans son genre, Clarisse (c'est un nom que mon amie se donnait volontiers à la mode des romans), Clarisse ne différait en rien des autres femmes galantes, même de celles qui le sont beaucoup, sinon que chaque caprice était pour elle une passion , en avait la marche (toujours fort rapide de la naissance au dénoûment) et le nom, dont elle ennoblissait, fort ridiculement, ses fréquentes faiblesses.

Pour tâcher de découvrir si peut-être il n'y aurait pas eu déjà quelque prévention de sa part en faveur de notre beau jeune homme, je m'avisai de dire avec gaîté : « Si cependant il vous avait violée ? --- Eh mais, répondit-elle avec un soupir plus tendre que badin, il faudrait bien que je m'en consolasse --- Avouez, ma chère, qu'on n'est pas de cette tournure-là ?... --- J'avouerai encore, si vous voulez, qu'on ne viole pas avec plus de grâce... --- Qu'il est d'une beauté ... d'une folie ... Qu'il aurait les plus grands torts du monde sans qu'on pût s'empêcher de l'aimer ? » Point de réponse ; pour le coup, je fus au fait. « Eh bien, madame la baronne, ajoutai-je, vous êtes folle de lui --- Mais il l'est de vous, ma chère comtesse ... »

Elle s'était en même temps emparée de mes mains, avec un transport assez ordinaire aux êtres agités et gonflés de secrets dont ils brûlent d'exhaler la soulageante confidence. Je n'avais qu'un mot à dire pour guérir Clarisse de sa naissante jalousie : comme j'allais le prononcer... un bruit assez frappant, mêlé de ris, de chut , chut et de petits mots coupés, nous apprit qu'à vingt pas de nous quelqu'un escarmouchait vigoureusement avec une femme. Je fis signe à mon amie de ne plus rien dire ; nous nous levâmes... pas à pas, sans faire le moindre bruit, nous nous approchâmes assez pour qu'il n'y eût plus entre nous et les acteurs de la nouvelle scène, que l'épaisseur de la charmille qui formait le cabinet où elle se passait... Déjà régnait dans cet endroit le plus profond silence ... Que pouvait-il signifier ?

CHAPITRE VI

QUI C'ÉTAIT. MONROSE EST VENGÉ

Délicieux instant où l'on oublie son être dans l'ivresse du parfait bonheur cet endiablé de Monrose (qui n'avait point écrit, ou dont les dépêches avaient été bientôt achevées) vous faisait goûter sous ce feuillage... à qui ? À cette même Rose, rentrée, le matin, chez sa maîtresse si mal à propos.

Rose était un laideron de dix-huit ans, complétement magique, au nez en l'air, aux brillantes couleurs, à l'œil électrique, aux dents parfaites, à la chevelure énorme et tant soit peu crépue, d'un noir d'ébène... ayant, en un mot, tout ce qui peut enlever à la vraie beauté ses plus intéressantes conquêtes.

« Vous me deviez bien cela, mademoiselle, dit le corsaire de Monrose après un de ces baisers qu'une réciproque ardeur fait quelquefois si bien résonner ; c'est pour vous apprendre à me faire, à propos de rien, de mauvaises plaisanteries. --- Vous venez de m'en faire une charmante, en vérité Je vois bien, M. le chevalier, qu'il n'y a pas moyen de plaisanter avec vous --- Qu'aviez-vous vu, là ? --- Précisément ce que vous venez de me faire si bien sentir. --- Eh bien fallait-il en tirer une conséquence aussi saugrenue ? Vous vous imagineriez apparemment qu'on peut entrer impunément chez une femme adorable, la savoir, de son propre aveu, presque in naturalibus derrière un simple rideau, voir par le bas des petits pieds d'une tournure unique, et ne pas sentir un voluptueux désir s'allumer à l'excès ? --- Ma maîtresse a, j'en conviens, tout ce qu'il faut pour le faire naître ; mais... (Rose riait) vous mettez-vous aussi à votre aise que je vous ai vu, toutes les fois que quelque objet aimable vous monte l'imagination ? --- Vous me faites une mauvaise chicane : votre maîtresse ne s'est douté de rien. --- Vous me faites un conte absurde. Elle s'est si bien douté de tout, que, me présentant à la porte une première fois, je vous ai vus tous deux... --- Vus celui-ci est fort --- Oui, vus , monsieur, et si bien vus , que j'ai cru nécessaire (puisque je devais absolument rentrer) de retourner sur mes pas et de faire assez de bruit pour que vous vous avisassiez enfin que tout était ouvert et que j'allais paraître. --- Ah vous y avez mis de la finesse, mademoiselle : eh bien, vous allez encore me payer cela. »

Comme nous n'avions aucunement envie que cette explication eût plus de suite, nous passâmes sans affectation devant le cabinet, et je dis presque haut : « Je me trompe fort, ou votre Rose est là-dedans en bonne fortune avec quelqu'un de mes gens. C'est un peu leste » Mais, nous ne fîmes pas semblant d'être plus au fait.

À peine avions-nous fait trente pas, que le coupable se montre en face et fredonnant une ariette d'un air fort naturel. Il ne pouvait être déjà là sans avoir fait, excessivement vite, un grand détour. Nous rîmes beaucoup. « J'allais vous chercher, mesdames, dit-il, sans penser d'abord que nous pouvions rire de lui ; je vous supposais au cabinet de charmille... --- En effet, interrompis-je, nous avons failli nous y arrêter. » Nous éclatâmes pour le coup : il ne fut plus notre dupe, et ne songea qu'à briser sur les détails de notre promenade. Nous rentrâmes ensemble : ni la baronne ni lui ne parurent à leur aise le reste de la soirée.

À l'heure où l'on se sépara, un serrement de main significatif m'annonça que mon aimable fou me destinait la galanterie de reparaître chez moi dès qu'il aurait reconduit mon amie, qui s'excusait au surplus très-fort (par simagrée sans doute) d'agréer cette politesse. Moi, pour toute réponse, je dis d'un ton malin et tout haut : « Bien obligé, mon cher, je ne veillerai point : vous avez vous-même besoin de repos. » Quoique cela le mystifiât beaucoup, il sourit ; je demeurai seule, on me mit au lit, et jusqu'au lendemain je n'entendis plus parler de mes deux personnages. Mais voici le compte que me rendit Clarisse de la reconduite et de ce qui s'en était suivi.

CHAPITRE VII

PASSION CONVERTIE EN IMPROMPTU

« Je vous garde encore un moment, monsieur, et c'est pour vous gronder bien fort avait dit madame de Liesseval chez elle, déshabillée, coiffée de nuit et ayant permis à Rose d'aller se coucher ; trouvez bon que je me plaigne très-sérieusement des étranges manières que vous aviez, ce matin, avec moi... --- Ne parlons pas de cela, charmante baronne (lui prenant tendrement les mains), ou si tout de bon vous avez envie de quereller, que ce soit du moins pour quelque chose qui en vaille la peine... » En même temps, l'audacieux personnage court vers la porte, comme s'il avait eu le dessein seulement de voir si l'on ne pouvait écouter leur explication, mais en effet pour pousser un verrou. « Cela ne sera pas, par exemple avait dit alors très-vivement Clarisse, courant aussi du même côté. --- Eh bien ne me grondez donc pas. À cette condition je vais ouvrir portes, fenêtres, tout » À bon compte, le verrou restait poussé.

Clarisse, peu d'accord avec elle-même, avait eu l'imprudence de fixer ses regards sur cette adorable figure : il se mit à la regarder à son tour avec des yeux si doux si touchants « Je suis trop bonne, dit-elle en rougissant ; adieu donc : qu'il ne soit plus parlé de vos sottises, mais à l'avenir... --- Pardon, trop aimable amie de ce que j'ai de plus cher au monde... » Et en parlant ainsi, au lieu de prendre congé, le matois avait conduit l'offensée à portée d'un fauteuil où s'était à l'instant formé le groupe d'une femme fort émue, qui laisse un jeune homme céleste tomber à ses genoux, l'entourer de ses bras et respirer à deux doigts de sa bouche... Il continua : « Pardon ; mais, sachez, pour ma justification, que je ne vous ai pas vue un moment sans avoir aussitôt conçu pour vous la passion... (Ce mot si cher à la baronne la fit tressaillir de plaisir.) --- Passion interrompit-elle. Un homme de votre âge et de votre état en est-il bien capable ? --- Ah oui oui Clarisse (il s'enflammait), et de la plus violente encore, quand c'est vous qui l'inspirez. --- À vous ... à vous, Monrose quand je sais que la comtesse... Hélas je ne puis m'en formaliser... Elle est votre ancienne conquête, et maintenant vos... soins près d'elle sont un nouveau devoir... --- Est-ce à vous, cruelle femme, à me le rappeler, et n'êtes-vous pas aussi coupable que moi envers votre amie ... Sans vous... sans vous, je l'idolâtrerais encore... Ne me faites pas rougir de moi-même... J'ai sans doute des torts irréparables... --- Ah oui chevalier ; car cette rare amie a pour vous un attachement... --- N'analysez pas davantage la faute d'un homme qui fait profession d'avoir à la comtesse des obligations dont il est à jamais impossible de s'acquitter. Parlons de vous. --- Eh bien supposons qu'une femme, assez faible pour vous aimer, pourrait, avec l'aide de l'amitié, n'être point jalouse d'une liaison telle que celle que je vous connais ; supposons encore que cette femme tour à tour faible et forte... Ce serait moi, comment du moins me ferais-je une raison sur... ce qu'avec ma femme de chambre... au jardin... »

Debout à ces mots, et faisant en même temps un bond en arrière, l'étourdi se frappa le front de ses mains avec une expression si vive, que la tendre Clarisse trembla qu'il ne se fût blessé... La voilà donc qui, plus morte que vive, lui saute au cou, l'accuse de folie et tâte d'une main aussi timide que douce cet angélique visage, lequel au surplus n'avait aucun mal. « Elles savent tout dit-il comme anéanti. --- Oui ; nous savons, chevalier, que vous punissez de prétendues offenses comme d'autres récompensent les meilleurs sentiments. »

J'abrége : qu'on suppose une naïve confession (dont au surplus la baronne aurait bien fait grâce), d'humbles excuses, des serments passionnés, d'une part ; de l'autre, quelque irrésolution, quelques scrupules faciles à combattre. Bref, toute controverse cessante, la chère baronne garda jusqu'au lendemain l'adorateur le plus incapable d'attendre qu'il y eût du moins un peu d'amour de filé , comme ç'avait d'abord été le vœu de l'héroïne.

Elle m'assura que qui n'aurait pas su ce qui s'était passé la veille, n'aurait jamais imaginé que Monrose eût fait si récemment, ailleurs, l'essai de ses amoureuses facultés.

Les vives caresses dont la baronne avait accompagné son récit, étaient encore teintes du bonheur dont elle venait d'être comblée. « C'est un dieu » disait-elle avec exaltation. Puis, passant aussitôt sans aucune nuance au ton dur et fronçant le sourcil : « Je chasse mademoiselle Rose aujourd'hui --- Pourquoi ? --- L'impudente je lui pardonnerais ses soupçons d'hier matin --- Ils étaient bien un peu fondés. --- Ce que du moins je ne lui pardonnerai de ma vie... c'est d'avoir possédé ce rare mortel avant moi. --- Eh c'est précisément à cause de cela qu'il faut bien vous garder de la renvoyer. Elle a quinze et bisque sur vous ; voulez-vous donc afficher qu'un succès de pur hasard vous blesse et vous irrite ? Ferez-vous l'école de mettre au-dessus de sa maîtresse une fille qui, sans cela, ne pourra songer à lui rien disputer ? Rose vous est attachée ; elle vous sert parfaitement : le feu de paille qui vous échauffe maintenant, ne serait pas plutôt consumé, que vous regretteriez cette utile domestique. »

La baronne entendit raison : Rose, conservée, en fut quitte pour quelques bouffées d'humeur qu'il lui fallut essuyer, mais dont en secret elle était enchantée. Huit jours heureux suffirent pour éteindre le volcan d'amour qui s'était si brusquement allumé dans le cœur de madame de Liesseval : je n'avais pas été moi-même absolument négligée, et je gagerais bien que Rose encore avait eu par-ci par-là quelques rognures des attentions de notre héros.

Nous étions tous très-satisfaits de notre voyage, quand nous rentrâmes dans la capitale.

CHAPITRE VIII

BEAUCOUP PLUS LONG QUE JE NE L'AURAIS VOULU

Monrose occupait dans mon hôtel un appartement décent, commode, et qui avait ses issues particulières ; d'ailleurs il vivait chez moi, répandu dans ma société, qui l'admirait, le chérissait ; il disposait d'une de mes voitures, et son revenu, fort honnête, pouvait être employé tout entier à satisfaire des fantaisies agréables.

Sur ce pied, il était sensé de ma part que, prenant à lui l'intérêt le plus tendre et le plus pur, j'étudiasse beaucoup la manière dont il allait vivre à Paris, séjour si dangereux pour les êtres qui, tels que Monrose, réunissent de si nombreux avantages. Il s'agissait de savoir quelles seraient ses liaisons, ses habitudes ; à quelles occupations, à quels amusements il donnerait une préférence que je ne voulais pas même indiquer, mon intention étant, au contraire, de cacher à mon précieux ami une grande partie de l'influence qu'il me semblait possible de conserver dans ses futures destinées.

Pendant un hiver entier, je le laissai parfaitement libre. Galant sans prétentions avec moi (qu'il avait enfin appris à bien connaître), il n'était plus qu'un charmant voisin toujours à mes ordres, mais de qui, dix fois contre une, l'état de mon courant me faisait refuser les essentiels autant que doux services.

Je voyais d'ailleurs avec beaucoup de contentement que les exercices du corps, comme la danse, la paume, l'équitation, et ceux de l'esprit, comme la lecture des bons livres, le dessin, la musique, occupaient ses matinées ; qu'exact à toutes les bienséances de la société, il ne négligeait aucune des personnes que des vues d'agrément ou d'utilité lui prescrivaient de cultiver ; qu'il recherchait l'entretien des gens sensés, instruits ; qu'il comblait les femmes d'égards, et ses amis particuliers, de ces attentions délicates qui caractérisent encore mieux un cœur fécond en bons sentiments, qu'elles ne prouvent une éducation distinguée et l'heureuse habitude des actions honnêtes. Monrose avait de plus le goût des bons spectacles, des concerts choisis, des assemblées décentes, mais une égale aversion pour ces lieux publics où les sots et les aventuriers ont le droit de se mêler aux honnêtes gens du monde.

Sous tous ces rapports, Monrose était infiniment mieux qu'on ne devait le prétendre d'un homme de vingt-deux ans, et chacun (hors un seul ami que je savais être bon observateur) me faisait compliment de cette incroyable maturité peu compatible avec le régime d'un militaire qui s'était transplanté, presque enfant, sous un ciel si différent du nôtre. Moi-même je m'étonnais de cette manière d'être si peu conforme à ce que je prévoyais de la part d'un jeune homme bouillant, et dans l'âme duquel je connaissais les germes de plus d'une passion, avec de si puissants moyens de figurer avantageusement dans un certain monde... disons parmi les femmes, si habiles à deviner et surtout à mettre à toute épreuve les individus doués du genre de mérite que je connaissais à mon rare neveu. « Comment, me disais-je quelquefois, cet effréné, qui débuta par remplir en vingt-quatre heures la forte tâche de renouer sept fois avec une ancienne amie, de violer impitoyablement une persiffleuse soubrette et de prendre d'assaut la maîtresse quelques heures plus tard ; comment peut-il s'être métamorphosé tout à coup en Caton et soutenir ce rôle ? Il y a nécessairement sous cette singulière apparence quelque gaillarde réalité qu'il ferait bon connaître et dont il serait divertissant de pouvoir bien railler l'hypocrite, si toutefois il ne s'agit pas de quelques travers desquels il n'y aurait pas moyen de plaisanter. » J'avais frappé sans fruit à toutes les portes ; Monrose était adoré de ses gens ; ils ne parlaient de lui que pour chanter ses louanges... Mes femmes ? malgré le respect qu'elles lui portaient et l'admiration qui régnait dans leurs propos, je les voyais toutes deux fières de son amabilité et même un peu jalouses. Cependant elles ne me fournissaient aucun autre indice du grand bien dont infailliblement il s'était mis avec l'une et l'autre, car elles étaient parfaitement jolies, et c'était à qui des deux serait le plus occupée pour lui ; je riais de voir bien souvent mon propre service en souffrir ; mais, de leur part et de la sienne, pas l'ombre d'une indiscrétion

Je résolus donc enfin de ne me rapporter qu'à moi seule du soin de pénétrer les secrets de Monrose, s'il en avait. À cet effet, un certain jour je fis défendre ma porte, sous quelque prétexte qu'on voulût me voir. Puis, retenant après dîner mon cher pensionnaire seul et clos avec moi (ce qui d'abord lui parut devoir aboutir à tout autre chose qu'à l'enquête méditée), il y eut entre nous une longue et bien instructive conversation qu'on voudra bien me permettre de renvoyer aux chapitres suivants.

CHAPITRE IX

ATTAQUE IMPRÉVUE. DÉBUT DE CONFESSION

Il n'est guères honnête de tendre des piéges à ses amis ; cependant je crus nécessaire à l'exécution du projet que j'avais d'arracher à mon cher neveu des confidences peut-être pénibles, la supposition de quelque intérêt qui me fût personnel et qui dès lors exigeait de sa part qu'il me parlât avec vérité.

« Mon cher, lui dis-je, on a fait à votre sujet un pari considérable. (Ce début l'étonna beaucoup.) Vous allez m'apprendre qui a gagné, qui a perdu. --- De quoi s'agit-il, s'il vous plaît ? --- Quelqu'un prétend que, sous les dehors d'une espèce de philosophie... (il rougit : je ne fis pas semblant de m'en apercevoir) vous cachez un libertinage... poussé même assez loin, si l'on ne ment point. J'ai parié cinquante louis que vous êtes incapable de ce qu'on veut vous imputer, et qu'au besoin vous donneriez votre parole d'honneur de la régularité de votre conduite ? --- Je suis vraiment au désespoir de vous faire perdre, ma chère Félicia, répondit-il après un instant de réflexion, et laissant paraître sur son expressive physionomie non moins de souci que de confusion ; mais... il est par malheur trop vrai que le pari ne vaut rien pour vous. --- Monrose, je perds Nous habitons le même hôtel, et j'en sais moins sur ce qui vous concerne, que l'étranger avec qui j'ai compromis mon argent C'est assez monsieur ; j'avais compté sur votre amitié, mais je vois bien que je... --- N'achevez pas interrompit-il, se jetant à mes genoux comme je faisais un mouvement pour changer de place ; demeurez, de grâce, et daignez m'écouter. »

Des larmes qui justifiaient bien éloquemment son excellent cœur, mouillaient ses yeux. Les miens aussi faillirent en répandre.

« Un seul mot, mon ami : seriez-vous malheureux ? --- Non, non, ma chère ; mais j'ai bien risqué de le devenir... --- Votre santé ? --- Soyez sans inquiétude : elle est parfaite. » Je fus soulagée : un serrement de main bien affectueux l'assura que j'avais pardonné. Je m'assis : il me fit face.

« Que ce moment est doux pour moi dit-il d'un ton que l'insensibilité ne sait pas feindre ; pourquoi faut-il que la crainte d'un peu de ridicule m'ait si longtemps privé des consolations que m'aurait infailliblement fournies votre parfaite amitié Rassurez-moi : puis-je encore me flatter qu'elle me soit conservée ? --- Oh oui, tu le peux, Monrose ; et dans ce moment plus que jamais, je t'en crois digne. --- Votre pari me regarde. --- Je n'ai point parié. »

Il sentit bien que ma petite supercherie ne méritait pas un reproche. La réponse fut un de ces transports caressants où l'âme a bien aussi sa manière de répandre de la volupté ; j'attendais ses confidences ; voici comment il me les fit après un court instant de réflexion et de tristesse :

« Je ne sais s'il vous souvient que dès le lendemain de notre retour à Paris je crus devoir me présenter chez madame de Folaise, ayant négligé de le faire avant de vous suivre à la campagne. Je lui devais trop de reconnaissance pour que, malgré les torts qu'elle se donne avec vous , il n'y eût pas eu peu de délicatesse de ma part à manquer, auprès d'elle, d'égards et d'empressement.

« Je m'attendais à me retrouver avec une espèce de bonne bourgeoise désabusée du monde, vivant fort simplement et sans beaucoup d'alentours. Je me souvenais que certaine petite vérole l'avait cruellement traitée, et que, de deux fort beaux yeux, l'un surtout avait failli perdre la lumière ; vous pouvez donc être bien assurée, ma chère comtesse, qu'aucun projet de coquetterie ne m'avait induit à me parer pour cette grave visite. Mais, pour ne vous rien taire, j'avais le dessein d'aller, au sortir de chez madame de Folaise, faire un peu la roue au foyer de l'Opéra. --- C'était en effet l'occasion d'essayer le délicieux habit qu'on vous avait apporté ce jour-là. Vous étiez superbe. Après ? --- Quelle fut ma surprise, en mettant le pied dans cette maison, d'y reconnaître sous toutes les formes des prétentions infinies au faste et à la qualité Point de suisse, il est vrai, mais une livrée remarquable : plusieurs pièces à traverser, dans l'une desquelles était encore une table où beaucoup de monde avait dîné. Mon étonnement redoubla, lorsque, les deux battants ouverts, on m'introduisit dans cet arrière-salon dont vous connaissez la voluptueuse élégance, et où je vis enfin la maîtresse de la maison tenant tête à plus de dix personnes »

CHAPITRE X

QUELLES GENS C'ÉTAIENT. MÉCOMPTE

« Quand même madame de Folaise, lorsqu'on m'annonça, n'aurait pas dit, avec une joyeuse exclamation : « Je savais bien qu'il ne manquerait pas de venir Le voilà : c'est lui-même » j'aurais nécessairement deviné, à l'air curieux qu'avait toute cette coterie, qu'on s'attendait à me voir, et que j'avais été d'avance le sujet de la conversation.

« Madame de Folaise, debout devant sa vaste bergère, m'attendait les bras ouverts, et reçut mes compliments avant que personne eût osé se rasseoir. Une grosse dame qui fermait le cercle à l'autre angle de la cheminée, me tenait, toute prête, à côté d'elle, une place qu'elle m'invita gracieusement à venir occuper, tandis que près de Sylvina une assez belle personne (qui pouvait pourtant bien avoir ses vingt-cinq ans) demeura, se penchant sur elle, comme par l'habitude de lui parler ainsi familièrement à l'oreille : c'était de moi ; ces dames me toisaient en même temps du haut en bas ; au surplus, avec des mines évidemment favorables. Je risquai de conjecturer dans mon cerveau que la grosse dame était quelque financière huppée, et la demoiselle (car celle-ci n'avait point de rouge) quelque complaisante, jouant chez madame de Folaise un rôle subalterne. Vous connaissez tout cela, ma chère comtesse ; mais je vous en parle pour que vous sachiez comment j'étais alors affecté.

« Je ne me trompais pas : les hommes étaient deux ecclésiastiques d'un extérieur ordinaire ; un cordelier à rouge trogne, trois personnages en couleur, l'un desquels était sourd à ne pas entendre le canon ; deux chevaliers de Saint-Louis, et, je vous gardais celui-ci pour la bonne bouche, un aimable magistrat, à tous crins, qui ne répondait qu'au nom de président ; un de ces êtres pour qui tout le monde se tait dès qu'ils daignent prendre la parole.

« En vérité, chevalier, me dit madame de Folaise dès qu'on put s'entendre, vous eussiez été bien plus aimable de venir me demander à dîner, que de faire une visite de cérémonie N'est-ce pas, ma bonne amie (s'adressant tout de suite à ma grosse voisine), mon cousin eût été cause que nous aurions pu garder le cher abbé, au lieu de le renvoyer comme, avec ses petitesses (en montrant le sourd), monsieur nous y a forcées, de peur qu'on ne fût treize à table » Comme chacun fit à la fois, sur ce préjugé, sa petite épigramme avec l'intention d'y mettre quelque esprit, et que chacun riait de ce qu'il venait de dire, l'enjouement parut général. Le pauvre diable aux dépens de qui l'on s'évertuait ainsi, marquait, par une grimace dont ma gravité fut à son tour presque déconcertée, qu'il était au désespoir de n'être point au courant : « Quand on est sourd, dit-il en soulevant les joues de sa grosse perruque, on est bien à plaindre. Qu'est-ce qu'on dit donc ? » Il cria ces derniers mots de façon à nous rendre pour un instant aussi sourds que lui : on tâcha vainement de lui faire comprendre, par signes, qu'il ne perdait rien d'intéressant. Comme il s'était vu pendant un moment le foyer de tous les regards ; persuadé qu'il s'était dit quelque chose d'obligeant pour lui, et ne voulant pas demeurer en reste, il se lève pour faire à tout le monde, de l'air le plus gracieux, une profonde révérence.

« Cependant madame de Folaise ne tarissait pas sur le chagrin qu'aurait l'abbé de n'avoir pas été témoin de ma visite ; sur le plaisir que j'aurais à faire connaissance avec un aussi charmant garçon que l'abbé ; sur celui qu'il aurait lui-même à faire la mienne. Puis, pour moi, des compliments à me faire perdre contenance ; et le lourd encensoir de passer par chaque main pour m'enfumer. Enchérissant encore, le merveilleux président venait d'accoucher d'un impromptu sur le bonheur qu'avait Vénus (Folaise) de voir ramener Mars (moi, si vous voulez bien me le permettre) à ses pieds, par les mains de l'Amour , qui, pour le coup, n'était que votre cocher, lequel ne ressemble guères à l'Amour, avec sa large carrure et ses épaisses moustaches. Je ne sais de quoi cette diablesse de baronne pouvait s'être vantée... --- Eh mais interrompis-je, tout au moins d'espérer, peut-être aussi d'avoir été plus heureuse, quoique son ancien triomphe ait été bien peu de chose... --- Y penser, répartit finement le conteur, ce n'est pas rappeler le plus beau trait de notre vie. --- C'est la vérité : poursuivez .

« Le long panégyrique de l'abbé fini, tous les lieux communs de la fade adulation épuisés sur mon compte, il ne fallait plus, pour combler mon ennui, que le piano discord sur lequel on engagea la demoiselle confidente à nous toucher la vieille sonate de Donauer, dont trois ou quatre auditeurs chantaient de mémoire la partie d'accompagnement. Que ne m'étais-je esquivé pendant cette musique Mais ayant, par malheur, attendu la fin, comme j'ouvrais la bouche pour prendre congé, madame de Folaise prit soudain la parole pour proposer un tour de promenade au Luxembourg. À l'applaudissement général qu'obtint cette idée, je reconnus à l'instant que tous ces gens-là n'étaient pas moins ennuyés les uns des autres, qu'ils venaient eux-mêmes de m'ennuyer. On courut aux chapeaux, aux épées, aux éventails. Tous les hommes défilèrent à petit bruit, excepté un vieux chevalier de Saint-Louis, un peu boiteux, pour offrir la main à la grosse dame ; le robin bel-esprit, pour jouer le même rôle avec la demoiselle musicienne, et moi, dans le bras de qui madame de Folaise engageait sans façon le sien, avant de s'être informée si cette promenade pouvait m'être agréable.

« J'enrageais tout bas de me voir ainsi forcé de troquer mon opéra contre cette maussade après-dînée. Cependant, il fallait faire les choses de bonne grâce. Nous franchîmes de pied, à pas de procession, le court espace que vous savez, et le plus triste des beaux lieux de l'Europe nous reçut dans son enceinte à peu près déserte. »

CHAPITRE XI

CAPRICE DONT LES TRÈS-JEUNES GENS SONT

VOLONTIERS SUSCEPTIBLES

« Je suis trop franc, continua mon neveu, pour vous cacher que bientôt consolé de la perle du spectacle, je me mis à faire sur le compte de la baronne, tout en la conduisant, d'avantageuses réflexions. Par quel miracle, au lieu de cette femme débiffée que j'avais vue lors de mon retour d'Angleterre, et dont la beauté semblait alors complétement détruite, revoyais-je, au bout de dix ans, une maman tout à fait désirable, portant avec infiniment de grâce un attrayant embonpoint ; tirant de ses volumineux cheveux blonds, d'une teinte charmante, le parti le plus adroit ; n'ayant plus rien d'une béate humoriste ; mais bien plutôt déployant, dans tout son extérieur, le charme de la coquetterie dirigée par le bon goût Il n'existait pourtant plus rien de tout cela quand je partis. Par quel prodige, encore une fois, Sylvina s'était-elle en quelque façons reproduite ? À travers ces pensées il ne pouvait manquer de me venir celle-ci : « Madame de Folaise, en dépit de ses trente-huit ans bien échus, doit être encore une excellente jouissance.

« À peine eûmes-nous fait deux tours dans le jardin, que le merveilleux abbé (qui vraisemblablement n'avait pas été renvoyé le matin sans avoir reçu la consigne pour le soir) se trouva là fort à propos. Dispensez-moi des détails d'une présentation réciproque qui nous occupa plus de six minutes, debout, en groupe au milieu d'une allée ; je vous épargne aussi toutes les belles choses que dirent les dames pour nous provoquer à la sympathie, caquetant avec tant de bruit et de vivacité, que, dans un lieu moins solitaire, on aurait bien pu nous régaler de quelque huée.

« L'abbé de Saint-Lubin... (Ici je haussai les épaules.) Vous connaissez donc celui de qui je vais avoir l'honneur de vous parler ? --- Beaucoup : allez votre chemin.

« L'abbé me plut infiniment par un certain air de franchise et de gaîté qui me parut être l'âme de sa physionomie. Je démêlais fort bien qu'il était un peu gâté par tout ce monde-là, mais il ne se montrait pas infatué de tant de faveur. Sa politesse à mon égard était d'un assez bon genre, et je ne trouvais rien de répugnant à penser que, puisqu'on le distinguait dans la maison de madame de Folaise, il serait possible que je me liasse avec lui. Je fus confirmé dans cette idée quand une certaine pantomime assez fine, que je surprenais entre la demoiselle et lui, m'eut assuré qu'ils étaient bien ensemble et que probablement il ne ferait point un obstacle pour qui aurait la fantaisie de courtiser un peu Sylvina. --- Voilà bien, interrompis-je, la politique d'un vrai novice Eh mon cher Monrose, y eut-il jamais de l' obstacle auprès de madame de Folaise Croyez-vous que les années puissent corriger une femme des gaillardes inclinations que nous connaissons si bien à celle-ci À quoi bon cette matrone se serait-elle, avec tant de soin, appliquée à rajeunir , comme vous l'avez très-judicieusement observé, si ce n'était que, dominée de la passion des hommes , elle a fait vœu de les agacer tous et de ne s'en refuser aucun --- J'ai pu l'apprendre bien peu de moments après celui dont je vous parle : mais enfin, j'eus ce petit mouvement de jalousie et je n'ai pas voulu vous le dissimuler,

« Soit que le président eût aussi remarqué le jeu de mines dont je m'étais aperçu, soit que la seule présence d'un concurrent en fait de mérite l'eût à l'instant déterminé, cet homme, si sémillant un moment avant la rencontre de l'abbé, se rembrunit et parut se souvenir tout à coup d'un rendez-vous donné, disait-il, depuis trois jours à une plaideuse intéressante qu'il ne pouvait négliger sans la mortifier. Il fausse donc compagnie et se retire gravement, laissant, comme un sot, son rival en possession du bras féminin auquel il vient de renoncer par humeur. « Je suis bien malheureuse, me dit d'un ton de confidence et tout bas madame de Folaise peu satisfaite. On a beau faire, on ne vient point à bout de concilier certains esprits. Le président et l'abbé, tous deux aimables, tous deux très-bien reçus chez moi, sont comme le rhinocéros et l'éléphant Il est impossible de les posséder ensemble en petit comité. J'en suis désolée. Autrement j'aurais engagé celui qui nous quitte à souper aussi ce soir avec nous, car vous me donnez apparemment, chevalier, ma revanche de ce matin ? » Puis, sans attendre ma réponse... « L'abbé, vous êtes libre sans doute ? --- Tout à fait à vos ordres. --- Et vous, ma bonne amie (à la grosse dame) ? --- Au désespoir, ma chère baronne : j'ai du monde chez moi ce soir, et j'emmène monsieur (son vieux chaperon). --- Tant mieux me dit alors Sylvina, en me serrant la main et très-bas ; nous ne serons que nous quatre, cela sera plus gai. » Son voluptueux sourire fut en même temps accompagné d'un regard si brûlant, que je me dis soudain : « Quel dommage que de ces deux yeux, non moins jolis qu'électriques, l'un ait été la victime de cette petite vérole » Plus j'y faisais attention, plus il me semblait que les vestiges de l'affreuse maladie, assez visibles à la vérité, ne nuisaient cependant presque point au charme de la plus agaçante physionomie... --- Allons, dis-je à Monrose, me voilà bien préparée à vous voir entreprendre, auprès de madame de Folaise, tout ce que peut un homme fort amoureux »

CHAPITRE XII

PARTIE FINE. CHANSON. PANTOMIME.

CULBUTE

C'est Monrose qui continue de parler. « Le souper fut excellent : la conversation, toujours gaie, devint, par degrés, gaillarde et bientôt grivoise à m'étonner. La demoiselle, qu'à table on avait commencé de nommer Adélaïde, n'était rien moins que réservée dans ses propos : loin de là, l'air plus que connaisseur dont elle souriait aux bons endroits des plus fortes gravelures, était un sûr indice de certaine théorie qu'on ne possède pas ordinairement à ce point sans s'être permis aussi quelque peu de pratique. Quant à M. de Saint-Lubin, on ne pouvait s'y méprendre, c'était un garnement : capable de boire comme un moine sans compromettre sa raison, il provoquait nos dames, qui n'osaient lui désobéir. J'étais un peu plus sur mes gardes. Il chanta : Bacchus fut d'abord honoré dans quelques madrigaux. Mais Vénus fut à son tour bien autrement célébrée. Une gaze si déchirée voilait les nombreuses polissonneries qui se succédèrent dans la bouche du profane abbé, que j'admirais le courage de ces dames à l'entendre. Mais je sus enfin à qui j'avais affaire quand mademoiselle Adélaïde, qui par bonheur chantait mieux qu'elle ne jouait du piano forte , se mit de la partie et nous donna des strophes ... Celles-ci ne le cédaient point, je vous jure, à celles de l'autre répertoire. Madame de Folaise était enchantée et buvait d'autant. « Avouez, chevalier, qu'ils sont charmants me disait-elle, jouant en même temps des pieds par-dessous la table... Ah j'y pense à propos, ma chère Adélaïde. Chantez-nous ce couplet de l'autre jour... où il y a... qu'un homme est fort... du regret... du plaisir ... Vous entendrez cela, chevalier ?... Unique ... derrière un paravent... l'illusion est complète : » Je ne comprenais rien à ce vrai galimatias, sinon que madame de Folaise pouvait avoir assez bu pour que sa tête n'y fût plus.

« Cependant Adélaïde, en fille aguerrie, ne se le fait pas dire deux fois. Elle passe derrière le paravent ; l'abbé, d'un air folâtre, se met en devoir de l'y suivre. Elle a l'air de s'y opposer : il insiste, on croirait qu'elle va se fâcher. « Allons, l'abbé , disait madame de Folaise, en ce moment bien dupe, point de folie : laissez Adélaïde ; ne la contrariez pas. » Pourquoi donc en même temps s'éclipsent-ils tous deux ? Presque aussitôt on entend cette demoiselle, tout à l'heure si farouche, chanter avec une bien différente expression :

( Monrose chante. )

Laisse-moi goûter le délire

Où me jette un si doux transport.

Souffre qu'un instant je respire :

Non... suspends... dieux qu'un homme est fort

( Plus tendrement .)

Je ne sais ce que je désire :

Je veux... et ne veux pas mourir.

( Vif accent .)

Ah ... c'en est fait... je sens... j'expire.

Et de regret et de plaisir...

( Plus lent et coupé. )

Et de regret... regret... et de plai...sir.

« Bravo chevalier, dis-je en l'applaudissant ; je ne vous connaissais pas à ce point la méthode et le goût dont vous venez de faire preuve.

« --- Ma chère Félicia, continua le musicien d'un air modeste et glissant sur mon éloge, il est bon de vous dire qu'aussitôt tête à tête avec moi, vu l'invisibilité des deux autres personnages, madame de Folaise avait eu la gaîté de passer sur mes genoux, pour me donner plus commodément des baisers de la plus vive espèce... Ah c'en est fait était un bis ; mais au mot j'expire...

... Patatras

Avec un fort grand bruit voilà le meuble à bas.

--- Quel meuble ? --- Le paravent qui, venant de notre côté briser une de ses feuilles sur le dossier des siéges abandonnés, nous découvre mademoiselle Adélaïde renversée avec sa chaise, les jambes en l'air et franchie par l'abbé, qui venait de culbuter par-dessus elle. M. de Saint-Lubin, dans la position heureuse d'un amant qui mettait en action ce qu'on nous avait chanté, s'était maladroitement écarté de la perpendiculaire : de ses mains opposées pour se retenir, il avait poussé le paravent, qui, trop faible pour résister à la masse de deux personnes hors d'équilibre, venait de se renverser avec elles. La chanteuse, écartée comme on conçoit qu'elle ne pouvait manquer de l'être, montrait en plein tout ce qui pouvait la compromettre,

5.

excepté son visage, dont la vraisemblable rougeur se trouvait heureusement voilée par le linge, fort déployé, de son indécent accompagnateur.

« Quelque contrariant que devînt pour madame de Folaise elle-même cet étonnant coup de théâtre qui la forçait à retirer ses mains d'un poste dont les vapeurs du vin pouvaient seules lui avoir donné la hardiesse de s'emparer, cette bonne dame ne put s'empêcher et de rire de l'originalité du cas, et de courir aider son incontinente amie ; cachant d'abord le mieux qu'elle put l'objet pécheur que nous montrait si bien mademoiselle Adélaïde, elle lui rendit encore le service de la relever, tandis que l'abbé, pour ne pas ajouter à l'indécence du tableau, gagnait à quatre pattes le dessous de la table. Je devins utile à mon tour, en remettant sur pied le paravent invalide.

« C'est pourtant un peu fort dit enfin, avec un faux sérieux et s'adressant aux deux coupables, madame de Folaise, quand le dégât fut à peu près réparé ; des libertés de ce genre chez une femme de ma sorte et lorsque j'y reçois mon cousin --- Monsieur le chevalier, dit pour toute justification l'abbé, qui s'apercevait chez moi de certain désordre, vous avez fait apparemment quelque effort en vous occupant de nous : vous auriez aussi besoin de vous rajuster » Madame de Folaise, après cette épigramme que ses douces manières m'avaient tout de bon méritée, aurait eu mauvaise grâce à jouer plus longtemps la dignité. « Allons, mademoiselle, continua Saint-Lubin avec l'effronterie d'un sous-lieutenant, allons passer l'éponge là-dessus, et nous reviendrons faire, aux pieds de madame, une humble amende honorable. » À ces mots, il disparaît avec Adélaïde, riant sous cape. Un moment après nous les revoyons aussi sereins que s'il ne leur fut rien arrivé. »

Il y a dans l'original : voilà l'esprit à bas .

CHAPITRE XIII

TRIOMPHE DE NATURE. JEUNESSE ET SANTÉ

C'est toujours Monrose qui parle, ami lecteur. « Minuit sonnait : l'abbé savait que madame de Folaise, qui se piquait de beaucoup d'ordre dans sa maison, ne veillait pas plus tard ; il se mit donc en devoir de sortir après m'avoir demandé très-poliment la permission de venir bientôt me faire visite. Je voulais aussi me retirer, et j'offrais même à l'abbé de le jeter à sa porte. « Non, non, chevalier, interrompit vivement madame de Folaise ; vous resterez, s'il vous plaît, un moment de plus, ayant à causer ensemble de nos affaires de famille. » Saint-Lubin tira sa révérence ; Adélaïde logeait dans la maison : d'après ce qu'elle venait d'entendre, son rôle était de nous laisser seuls.

« Imaginez alors, ma chère Félicia, la femme la plus tendre, la plus enflammée, se jetant dans mes bras et me dévorant de baisers : le marbre n'aurait pu, sans s'échauffer, recevoir d'aussi brûlantes caresses. « Pardonne, disait-elle, mais, ensorcelée de toi, je m'efforcerais en vain de paraître moins folle. Viens, bel ange ( en rougissant : il faut bien vous répéter ses mots), viens donner une nuit de parfait bonheur à celle que poignarderait ton refus... » « --- Je vous connais, interrompis-je, madame de Folaise ne sera point poignardée » Il sourit et continua :

« Au bruit de la sonnette, paraît un grand pendard de laquais. --- Ah parlez avec plus de révérence de mons Milon, qui passe pour être aussi beaucoup de la famille : allez. « Qu'on prépare, lui dit sa maîtresse, un lit à mon cousin, dans le petit appartement... Je veux un demi-bain... Qu'on soit diligent... Lise, pour me déshabiller... Les gens de mon cousin, pour prendre ses ordres... » À l'air avec lequel je vis le laquais se retirer, à celui de la matoise femme de chambre, quand elle entra, je compris que ma chance n'était point, pour ces gens-là, quelque chose de neuf, et que plus d'un cousin à ma manière avait sans doute habité le petit appartement pour la même aventure qui m'était destinée. Je reconnus pleinement la vérité de cette conjecture, lorsque, dans mon nouveau domicile, je trouvai tout le nécessaire de nuit présenté par un intelligent grison , qui mettait de l'amour-propre à ce que, renvoyant mon monde avec la voiture, je voulusse bien agréer son seul ministère.

« Il pouvait y avoir environ une demi-heure que j'étais, sans lumière, étendu dans un lit, plus commode, il est vrai, pour veiller agréablement que pour dormir, lorsque, ma porte venant à s'ouvrir, je vis paraître Sylvina galamment coiffée de nuit, mais du reste totalement nue. Elle tenait, d'une main, une chemise ployée, et de l'autre un bougeoir. Son entrée m'avait offert la vue de toutes ses beautés de face ; le soin qu'elle eut de bien fermer après elle, me mit également en confidence de toutes celles de revers . Tout cela, je l'avoue, me parut étrangement conservé, et produisit sur mon ardente imagination l'heureux effet qu'on devait s'être promis de ce raffinement de coquetterie. À l'instant les flambeaux, les bras, les girandoles, tout est éclairé. Moins sûre du pouvoir de ses charmes, madame de Folaise les aurait-elle exposés au danger d'une si grande lumière ?

« Elle vient enfin à moi, brûlante et légèrement colorée, de la tête aux pieds, du vif incarnat de la lubricité touchant au moment du plaisir. « Monrose, dit-elle, je n'ai pas voulu te vendre chat en poche. Je me connais et sais trop bien que d'après mon pauvre visage, un peu disgracié, l'on pourrait supposer que le reste n'est pas plus digne de l'attention de ton sexe ; mais, vois, touche, mon amour... » Je voyais, touchais et baisais même avec un appétit inexprimable. Au plus léger mouvement qui l'assure que je vais répondre de toute mon âme à l'ardeur de son désir, elle s'élance sur le lit avec la vivacité de la plus agile danseuse de l'Opéra, m'étreint, m'enlace, frémit d'une tendre fureur et me fait partager les sublimes délices d'un moment qu'avait si bien préparé pour tous deux la magie combinée de l'illusion, du vin et de l'amour. »

Je ne voulus pas laisser remarquer au fripon certaine émotion que me faisait éprouver la chaleur de cette scène : il était très-capable de passer, sans dire gare, du récit à l'action ; je me hâtai donc de lui dire, affectant un peu de persifflage : « Si je vous demandais, monsieur, combien de fois vous vous prêtâtes à tempérer les fougueuses ardeurs de madame la baronne, vous feriez le modeste et n'oseriez vous vanter de la vérité Je suppose donc que, pour peu qu'il y eût de l'amour-propre sur jeu, vous voulûtes bien en user avec elle à peu près comme vous l'aviez fait avec moi ? --- Vous permettiez, répondit-il, elle exigeait : trouvez donc bon que, cette fois-ci, les bornes se soient un peu plus étendues. --- L'extravagant interrompis-je, tout de bon courroucée de voir qu'un être de cette perfection avait pu devenir la dupe d'une femme de trente-huit ans, furieuse surtout contre cette Sylvina, qui me semblait être bien criminelle de mettre de la sorte un trop complaisant jeune homme à des épreuves capables de l'abîmer. Et combien donc, malheureux ? lui demandai-je avec humeur. --- Neuf fois complètes je lui prouvai la haute opinion que j'avais de sa beauté. --- Neuf fois m'écriai-je ; ne faudrait-il pas proscrire de la terre des vampires de cette inhumanité Poursuivez. --- Je vais donc augmenter votre humeur et m'attirer de nouvelles invectives. »

CHAPITRE XIV

IL AVAIT LE DIABLE AU CORPS

« Huit heures sonnaient, dit-il, et nous étions encore sur le lit, quand madame de Folaise, soit excès de catinisme, d'amour-propre ou d'amitié, fit prier mademoiselle Adélaïde de descendre auprès de nous. Pendant qu'on faisait ce message, Sylvina, qui m'en voyait fort étonné, trouva bon de m'expliquer ainsi son idée : « Ne m'en veux pas, mon cher Monrose, d'un acte de vanité que semble me reprocher ta surprise. Elle cessera quand je t'aurai dit qu'Adélaïde, dont tu ne peux présumer le prodigieux mérite, est une autre moi-même. C'est un homme essentiel sous l'apparence d'une femme pourvue de mille agréments. Nous nous aimons à la folie : j'ai le bonheur de lui être fort utile par les avantages que la fortune me donne sur elle, très-injustement accablée de ses coups ; mais elle m'est plus utile mille fois, par ses soins sans prix, par son attachement à toute épreuve et par la désirable perfection de sa beauté... »

« Sa beauté je n'avais vu que des traits d'un agrément ordinaire. La taille était à la vérité distinguée, mais la peau me semblait un peu plus brune que de raison... Pendant que je me retraçais ces détails, mademoiselle Adélaïde se montre à peine vêtue, jambes nues et, pour ainsi dire, prête à tout événement . Croyez-vous qu'elle va paraître interdite de voir un homme aux côtés de son amie ? qu'elle va rougir de l'idée dont un tête-à-tête aussi défini ne peut manquer d'effaroucher la pudeur d'une demoiselle ? Point du tout : d'un pas délibéré, ce féminin esprit-fort s'avance vers le lit : « Viens, viens, mon incomparable dit en lui tendant amoureusement les bras madame de Folaise, qui semble retrouver dans le charme de cette visite tous les feux que je croyais avoir amortis ; viens admirer le trésor que possède ton amie, et prendre quelque idée de la perfection possible d'un mortel »

« Cette belle tirade n'était point encore achevée, que déjà toute ma personne était à découvert. Heureusement certain objet, variable de sa nature, se trouvait encore dans un état qui ne prêtait nullement à l'épigramme. C'est le premier sur lequel l'imperturbable Adélaïde jette un regard connaisseur et fixe. De là, ses yeux se promènent partout avec curiosité. Madame de Folaise vante la douceur de ma peau ; l'amie touche tout ce qu'on lui désigne, et d'elle-même, pour le coup, elle a l'effronté courage de saisir... ce dont, pour approcher, une femme ordinaire attend du moins qu'on l'en ait un peu pressée... Je rougirai toute ma vie de ce que je vais vous dire, ma chère comtesse, mais l'excessive dévergonderie d'Adélaïde, au lieu de me glacer pour cette impudente créature, m'enflamme au contraire et me livre soudain à la plus capricieuse tentation. « Parbleu mademoiselle, lui dis-je avec une galante affectation d'humeur, il y aurait, ce me semble, un moyen plus flatteur pour moi d'interroger ce dont vous me faites la faveur de vous occuper. --- Ah que c'est bien dit s'écrie aussitôt Sylvina, se hâtant de faire une grande place. Il faut, chevalier, qu'elle y passe, pour lui apprendre à ne pas douter une autre fois du simple témoignage de la vue. Happe-moi-la Bien : point de grâce --- On le veut donc tout de bon repart l'aguerrie libertine ; eh bien me voici. » En même temps tombe à ses pieds le peu de bazin et de toile qui la couvrait ; elle s'élance dans l'arène, et se mettant savamment en garde, l'intrépide championne me fait voir à qui parler .

« Madame de Folaise n'avait pas tout à fait tort. Le corps d'Adélaïde était un vrai chef-d'œuvre. Ce brun embonpoint, par son élastique fermeté, me prouvait pour le coup qu'il manquait du moins cette perfection à la blanche mais demi-flasque baronne. Mon destin, dans cette aventure, était de marcher de surprise en sur prise. J'eus celle de trouver, sous une épaisse décoration qui n'était pas nouvelle à mes yeux, vu la culbute de la veille, un si charmant et si rare obstacle à la fougue de mes désirs, que je commençai tout de bon à me sentir très-reconnaissant envers Sylvina pour le cadeau qu'elle me faisait, et dont, en effet, j'avais été bien loin de deviner tout le prix. Quelle sublime jouteuse que cette Adélaïde quelle vivacité quelle chaleur quel rage de plaisir ... --- Et madame de Folaise, interrompis-je, comment prenait-elle la chose ? car, entre nous, la chère dame est connue pour être un peu jalouse. Je gage que, malgré son invitation, elle eût trouvé très-bon que vous n'eussiez point eu la trop obéissante Adélaïde --- Vous êtes dans l'erreur, ma chère comtesse : Sylvina, ou corrigée avec le temps, ou peut-être moins délicate qu'autrefois, loin de montrer de la jalousie, semblait au contraire jouir de notre bonheur ; elle donnait son attention aux moindres détails, nous caressait des mots les plus charmants, avait l'œil et la main partout, s'occupait en même temps un peu d'elle-même, et paraissait heureuse autant que nous.

« Comme en dépit d'une nuit assez laborieuse, mon début avec la savoureuse Adélaïde avait été bref à proportion de sa vivacité, je crus devoir donner à cette connaisseuse une meilleure opinion de mes moyens : Sylvina me paraissait femme à tout pardonner. Après quelques minutes de repos (qui ne l'avait été que pour moi, car ces dames s'étaient amusées à me donner une scène de tendresse mutuelle, d'un genre dont je n'avais aucune idée alors), je risquai de reprendre mademoiselle Adélaïde, et lui prouvai, plus agréablement encore pour elle-même, que faire vite, en pareil cas, ne signifie pas toujours, comme certaines gens le supposent, le défaut de moyens de faire autrement.

« Un déjeuner canonial, dont j'avais grand besoin, suivit ces ébats ; après quoi, l'on me laissa libre. Ces dames avaient exigé de moi deux choses : l'une, que je serais discret, surtout à cause d'Adélaïde, que la baronne était en train de marier avec l'aimable président dont j'ai parlé ; l'autre, que je viendrais bientôt recommencer, si le cœur m'en disait, nos lascives extravagances. À l'égard de la discrétion, la parole que je donnai fut sincère ; quant au prompt retour, je mis, je vous l'avoue, plus de civilité que de franchise à les en assurer.

« Rentré chez moi, je délibérais si je me mettrais au lit pour quelques heures, ou si je resterais debout ; mais on m'annonça la visite de l'abbé. Pour lors, le besoin de dormir fit place à celui d'étudier cet agréable original, et de m'instruire, par lui, de ce qui pouvait me faire mieux connaître madame de Folaise, Adélaïde et leur semi-bourgeoise société. »

CHAPITRE XV

MÉDISANCES DE L'ABBÉ, TOUJOURS CONTÉES

PAR MONROSE

« Après les civilités d'usage, entre personnes de très-nouvelle connaissance, le premier texte de Saint-Lubin fut les excuses qu'il croyait me devoir pour ce qui s'était passé la veille derrière le paravent « Dans un sens, dit-il, ce petit scandale m'a fait de la peine, car il vous a donné, de la chère Adélaïde, une assez mauvaise opinion. D'un autre côté pourtant, je n'ai pas été fâché que cette scène gaillarde (à laquelle vous faisiez bien un pendant avec la baronne ?) abrégeât entre vous et moi le cérémonial, et nous apprît mutuellement que nous sommes sujets aux mêmes faiblesses. (Je souriais.) Vous ne savez pas, continua-t-il, dans quel guêpier vous êtes tombé ... »

« Je fus enchanté de le voir entamer ainsi de lui-même le sujet sur lequel je m'étais justement proposé de le pousser. « Pour peu que vous soyez enclin, chevalier, à répondre aux avances des femmes, vous ne sortirez pas comme vous voudrez des pattes de mesdames de Folaise, de Montchaud, de Brisamant, de Vauxcreux, etc., solidaires associées qui sont dans l'usage de se passer de main en main les hommes tombés dans l'un ou l'antre filet. Ce sont au fond d'excellentes femmes, à qui l'habitude de s'ébattre ne laisse pas un moment pour les méchancetés. Une qualité surtout (mais qui doit être de peu de considération pour vous, riche, dit-on), c'est qu'elles ont l'admirable, et de nos jours trop rare usage, de payer leurs galants. Quant à moi, possesseur pour tout bien d'un chétif prieuré, j'avoue que je prise fort cet utile statut de leur lubrique confrérie, et que, tout comme un autre, je mets, au besoin, les bonnes sœurs à contribution... Que la corvée serait douce si toutes ressemblaient à votre délectable cousine Elle est sans contredit la plus belle, donne le plus de plaisir, et paie le mieux C'est, malheureusement pour moi, celle pour qui j'ai le moins à faire. --- C'est apparemment mademoiselle Adélaïde qui... --- Bonté de Dieu qu'allez-vous soupçonner Vous seriez peut-être assez bon pour imaginer qu'il y aurait entre cette demoiselle et moi quelque liaison de cœur ? --- Qui ne le croirait --- Daignez m'entendre. Vous inspirez tant de confiance, monsieur le chevalier, et d'ailleurs vous avez déjà vu quelque chose de si positif, qu'il serait bien inutile d'exalter devant vous l'être bizarre avec lequel je m'abattis hier. Sachez donc, monsieur, ce qu'est Adélaïde. Bien née, bien élevée, mais pauvre comme un rat, elle fut recueillie par des bigotes qui l'ont placée, pour son édification, comme demoiselle de compagnie chez la baronne, je ne sais comment en demi-odeur de dévotion ; Adélaïde, pourtant, vit avec sa bienfaitrice à la manière de ces temps de caprice et de corruption ; du reste elle est bien, par le cœur, la plus insensible créature qu'il y ait au monde. Également incapable et d'amour et d'amitié, de même sans ambition, au surplus assez désintéressée, Adélaïde, pourvu qu'elle vive au jour le jour, et que son inimaginable tempérament trouve une surabondante pâture, se soucie peu avec quelles gens elle soit en liaison, quel séjour elle habite, quels hommes, quelles femmes fassent les frais de ses impurs amusements. Madame de Folaise, au cœur tendre et généreux, aux sens doucement effrénés, d'une candeur incurable, que maintient chez elle un esprit borné, peu pénétrant, incapable d'observer et de réfléchir, madame de Folaise est ivre d'Adélaïde, dont, à leur commerce intime près, elle est complétement la dupe. Elle voudrait marier cette fille avec ce robin- mirliflor d'hier, qui me fit l'honneur de fuir à mon approche. Le président Blandin est riche, vain, faux bel-esprit, infatué de sa figure fade et guindée, orgueilleux d'une charge de moyen ordre, mais qui l'élève infiniment, vu la bassesse publique de son origine ; au surplus, bouffi de ses petits talents, et divinisé dans quelques cercles dénués de lumières et de goût. Adélaïde n'aurait, sans contredit, rien de mieux à faire que d'empaumer cet épouseur, beaucoup trop bon pour elle. On ne lui demande que de dire une seule fois au président : « Je vous aime » Présomptueux et badaud comme il l'est, c'en serait assez pour qu'il conduisît le lendemain sa nymphe au pied de l'autel... Point du tout, cette rude philosophe, qui sait s'accommoder aussi bien, pour ses plaisirs, d'un malotru que du plus galant homme, n'a pas l'instinct d'user du plus simple artifice pour faire fortune par un sot, d'ailleurs estimable, et qui vaut mille de ceux qu'elle a favorisés Par sa faute, le président est jaloux : cet homme est sentimental ; Adélaïde, impudente ; il la croit sage, mais coquette ; il suppose (excepté lui) tout le monde aimé d'Adélaïde : elle a tout le monde, et bien sûrement elle n'aime qui que ce soit. »

CHAPITRE XVI

SUITE DES PORTRAITS. VÉRITABLE OBJET DE

LA VISITE

« Ô ma chère Félicia, poursuivit mon conteur, comme tout cela m'humiliait quelles fieffées catins avaient fait, la veille, mon bonheur suprême « Et qui est-ce, demandai-je à Saint-Lubin, que cette grosse dame ? --- La veuve, autant vaut, d'un payeur des rentes agonisant, répondit l'abbé, madame Popinel, avec qui, par parenthèse, nous espérons bien de vous marier le lendemain de l'enterrement. --- Me marier, moi --- Sans doute : on savait que vous étiez de retour d'outre-mer depuis une semaine ; tout ce qui vous concernait, dès avant votre départ pour l'Amérique, avait été conté comme un roman ; écoutez : vous étiez délicat alors, mais vous promettiez ; vous deviez avoir acquis pendant votre absence, et, si le métier de la guerre ne vous avait pas méfait , vous deviez être un charmant cavalier. --- Pourquoi ne vous voyait-on point ? --- Parce que probablement l'ancienne concurrence et la jalousie de certaine comtesse ...

--- Ah me voici interrompis-je ; ainsi je me trouvais honorée, bien à mon insu, d'un personnage dans les entretiens de société de mesdames de Folaise et de Popinel Voyons.

« Saint-Lubin ajouta que cette comtesse (sans vous nommer) m'avait subito conduit à la campagne, me chambrait , en un mot, afin que du moins cette fois aucune autre femme ne me fît la première impression. --- Fort bien

« D'après ces détails, ma chère Félicia, je ne pouvais douter que la commère Sylvina n'eût beaucoup babillé et ne m'eût mis dans le cas de paraître au milieu de son cercle comme une espèce d'animal curieux : j'avais peine à contraindre extérieurement l'humeur que me donnaient d'aussi déplaisantes confidences.

« Ainsi, demandai-je sérieusement à Saint-Lubin, on songe à me faire épouser la dame Popinel ? --- Certainement : vous n'aurez pas du neuf, du joli, mais c'est une succulente maman, malgré sa quarantaine ; d'ailleurs la meilleure diablesse du monde, et qui donnerait jusqu'à sa dernière chemise pour reconnaître un bon procédé. Ce qu'il y a d'essentiel à citer en sa faveur, c'est qu'elle va se trouver légataire universelle de six cent mille livres, en vertu d'une bonne donation entre-vifs, bien légale. Il y a, je crois, peu de jeunes colonels à qui ce renfort de finance ne parût digne de quelque attention. --- Et les hommes d'hier ? --- Le sourd est un ancien enthousiaste de musique française, qui pendant un demi-siècle n'a pas manqué un opéra, ni un concert spirituel, ni une messe à grand orchestre : aussi est-il ce que vous l'avez vu. --- Les ecclésiastiques ? --- Des locataires du troisième de l'hôtel, garniture de la table, le jour des douze couverts. --- Les militaires ? --- Le boiteux est un sigisbée de madame la payeuse de rentes ; il a payé, lui, tant qu'il a pu les arrérages : la bonne dame l'entretient maintenant pro Deo . L'autre est un gazetier parasite qui pourrait bien être, à petit bruit, un espion public. --- Le cordelier ? --- Un cordelier à table, au lit ; la pièce de bœuf de la baronne et de son amie. Sa révérence jouit chez ces dames des grandes et des petites entrées, à titre de confesseur. »

Je ne pus m'empêcher d'interrompre ici Monrose et de m'écrier : « Ainsi, toujours la même, ma pauvre Sylvina »

« Ma curiosité pleinement satisfaite (c'est Monrose qui continue), j'aurais bien désiré que Saint-Lubin me laissât seul ; mais il avait, pour son compte, un autre chapitre à traiter, et ce n'était pas sans un propre intérêt qu'il avait mis tant d'empressement à me faire visite.

« Vous voilà bien au fait, monsieur, dit-il en approchant avec un peu plus de familiarité son siége du mien ; mais ne me compromettez pas. « Pourquoi, pourriez-vous me dire, un inconnu s'est-il mis de la sorte en frais d'éclaircissements qu'on ne lui demandait point ? » Je vous répondrais, chevalier, que je me suis senti soudain pour vous un... je ne sais quoi de favorable, d' attirant ,qui ne m'a pas permis de vous laisser en danger d'essuyer des disgrâces inévitables pour vous, àmoins du fil tutélaire que je viens de vous donner et qui vous guidera sûrement à travers le dédale de catinisme où nous avons fait connaissance. Ayez madame de Folaise, ou, pour dire mieux (il souriait), causez quelquefois ensemble de vos intérêts de famille ; fort bien, mais tâchez de lui être assez précieux pour qu'elle ne soit pas tentée de vous mettre en circulation ; autrement vous tombez dans un abîme. Adélaïde ?... vous l' aurez quand vous voudrez , chez son amie, chez vous, chez moi . Si jamais vous vous trouvez seul avec elle, donnez-vous-la, sans dire gare, comme on prend une prise de tabac dans la première boîte qui peut s'ouvrir ; mais point d'arrangement avec elle ; vous seriez au blanc au bout de huit jours, et elle ne vous en aimerait pas davantage... Parlons maintenant à cœur ouvert. Cette obscure société n'est nullement votre fait, mon cher ; votre âge, votre état, ce que vous êtes, en un mot, vous appelle a des succès d'une tout autre importance... Eh bien chevalier, c'est à moi que vous les devrez ; c'est moi qui veux vous mettre à votre véritable place. Touchez là (Je ne revenais pas de mon étonnement.) Voulez-vous vous trouver demain aux Italiens, aux secondes loges no 4, côté du roi ? --- Demain... je ne pourrai pas. (J'aurais pu cependant.) --- Après-demain donc ? --- À la bonne heure --- Eh bien au même spectacle, même rang, mais de l'autre côté, no 7, vous me verrez ; il y aura pour vous une place gardée. --- Puis-je savoir ?... --- Ne vous embarrassez pas du reste... Que Saint-Lubin soit le plus fieffé maraud de Paris si vous ne faites pas à ce spectacle des connaissances délicieuses, dont vous m'aurez d'éternelles obligations. (Il se lève.) Après-demain ? --- Je serai exact. --- Prenez note, de peur d'oublier : Italiens, secondes, côté de la reine, no 7. --- Cela est entendu. --- Serviteur. »

CHAPITRE XVII

SERVICES RÉCOMPENSÉS. MATINÉES

DE SYLVINA

« Débarrassé de l'abbé (continua mon neveu), je sortis pour quelques emplettes. D'anciens camarades de la maison du roi, qui se trouvaient au Petit-Dunkerque , m'emmenèrent... --- Chez des filles ? interrompis-je. --- Point du tout, chère comtesse ; à la Râpée, où nous mangeâmes une matelote ; ensuite aux boulevards, d'où, après un petit spectacle, nous vînmes faire au Palais-Royal un souper totalement masculin. Vous chercheriez vainement à mordre, car à minuit j'étais de retour. --- À la bonne heure Poursuivez.

« Pendant qu'on arrangeait mes cheveux, votre cocher monta. « Monsieur, me dit-il, voudra bien sans doute, avant de se coucher, venir voir les chevaux qu'on a conduits ici pour lui ? --- Des chevaux pour moi que voulez-vous dire ? --- Les chevaux que M. le chevalier a fait acheter chez Rossmann, et que cet homme a pris la peine lui-même d'amener ici. --- Quel conte me faites-vous là ? --- Je ne sais si c'est un conte, mais je sais fort bien que j'ai dans mon écurie deux jolis chevaux pour M. de Kerlandec et que j'en ai donné mon reçu. --- À la bonne heure Mais comme je meurs de sommeil, et qu'on verra probablement demain que les chevaux ne sont nullement pour moi... --- Tant pis, monsieur, car ils sont charmants, jeunes et, je crois, excellents, quoique la réputation du maquignon ne fleure pas comme baume. --- Je ne descendrai pas : bonsoir. »

« Cependant ces chevaux donnaient de la tablature à mon esprit. Je pensai d'abord que ce pouvait être une galanterie de votre part « Mais, me disais-je aussitôt, à quoi bon Félicia me donnerait-elle, en propriété, des chevaux, quand elle me permet de disposer de tous ceux qu'elle a ? Cependant je suis peut-être le seul au monde qui se nomme de Kerlandec... et je ne connais encore presque personne à Paris... » Un sommeil bien nécessaire mit fin à mes calculs.

« Ce malentendu de chevaux n'aurait pourtant point eu lieu, si le suisse (qui ne m'avait pas vu rentrer, parce que j'avais passé par derrière avec ma clef) s'était du moins souvenu de remettre à Lebrun un billet apporté pour moi vers le soir. C'était de madame de Folaise, qui très-galamment me priait « d'agréer des chevaux que je lui ferais plaisir de ruiner bien vite à venir, plutôt deux fois par jour qu'une, lui prouver mon attachement et recevoir les tendres protestations du sien ». Une bague de cheveux blonds en jarretière parfaitement tissue, liserée de cheveux noirs (que je ne pouvais méconnaître pour être du cru d'Adélaïde), était aussi, mais sans aucun avis, dans on coin du papier. Je ne pus m'empêcher de rire de l'idée que cette bague, nécessairement préparée d'avance, était peut-être la décoration d'une espèce d'ordre dont l'usage de ces dames serait d'honorer leurs communs chevaliers. Une carte à part m'invitait cérémoniellement à venir passer la soirée du surlendemain, du jour précisément où j'avais promis à Saint-Lubin de le joindre à la Comédie-Italienne.

« Comment faire ? à qui donner la préférence ? J'hésitai longtemps : là, j'ai promis ; un désir curieux me presse ; ici, je dois de la reconnaissance... Refuser les chevaux ?... Il n'eût pas fallu les recevoir. Les renvoyer ? Ce serait se brouiller... avec madame de Folaise ? mon cœur y répugnait trop ; avec Adélaïde ? ce m'eût été parfaitement égal

« Enfin je me décidai ; avant l'heure où l'on vous fait jour , ma chère comtesse, je fis atteler les chevaux de présent, très-jolis en effet, et qui me transportèrent lestement chez la généreuse baronne. Elle ne comptait assurément pas sur moi si matin. Il était onze heures à peine.

« Il me convint d'attendre quelques minutes au salon. Pour lors, la dame parut, mais dans un négligé de saut-du-lit très-chiffonné, les cheveux en désordre, enluminée, palpitante... « Vous voyez, dit-elle, comme l'impatience de voir tout ce que j'aime, me fait sacrifier le petit intérêt de mon amour-propre » Par malheur, la porte qu'elle avait cru fermer, avait fait résistance ; je pus voir très-distinctement, dans une glace, le noir mannequin et la rubiconde face du révérend père confesseur, pliant boutique. La porte ne se refermait point ; mais Sylvina, bien éloignée de soupçonner que j'eusse pu rien voir dans l'autre pièce, demeurait tout à fait à son aise avec moi ; bientôt elle se mit à me traiter si bien, que je tremblais qu'il ne lui prit envie de commencer tout de suite à me faire payer l'intérêt des chevaux. L'idée du frappart, qui venait incontestablement d'en découdre avec elle, me donnait, pour la continuation de cette besogne, une si glaçante répugnance, que l'effet eût sans doute été quelque humiliant symptôme d'ingratitude. Mais j'en fus quitte pour la peur. Sylvina, jetant enfin un regard sur cette porte qui continuait de bâiller, rougit et balbutia, me demandant la permission de retourner sans façons à ses affaires . « Cependant, dit-elle très-bas, montez chez Adélaïde : vous ne pouvez vous en dispenser. Elle fait tant de cas de vous, que hier elle se désolait de ce que peut-être vous alliez conserver d'elle l'idée d'une fille . (J'eus bien de la peine à ne pas éclater de rire.) Allez, mon fils, dit-elle plus haut ; surprenez agréablement Adélaïde : on est à la coiffer... « (Cette circonstance seule pouvait m'y décider.) C'est la première porte à droite, au second. »

CHAPITRE XVIII

MONROSE N'EN EST PAS QUITTE

« Je monte lestement : prêt à frapper, j'entends en dedans une conversation familière. Un homme était derrière la porte et riait ; Adélaïde, dont la voix grave et sonore ne pouvait être méconnue, disait gaiement : « Pour aujourd'hui, passe ; mais songe à faire mieux demain. » La porte s'ouvre : un fort joli coiffeur, excessivement étonné de me trouver là, face à face, salue, me laisse passer, s'esquive et referme, tandis qu'Adélaïde, tournant le dos et s'enfonçant chez elle, chante en sautillant : « Pour une fois, c'n'est pas la peine, pour une fois ... » Mes pas l'avisent enfin ; elle se retourne alors ; cette créature au front d'airain accourt à moi, me jette les bras, et m'entraîne sans mot dire jusqu'au fond de son boudoir. Ainsi le chat happe à l'improviste une imprudente souris qui paraît, pour son malheur, à portée de la griffe meurtrière.

« Ô disgrâce un frac bleu-dauphin délicieux, dont je donnais l'étrenne à cette fatale visite, est en deux minutes totalement déshonoré : excepté la seule porte du carré, fermée, toutes les autres sont ouvertes. N'importe ; je suis embrassé, surmonté, pressé, dévoré, pillé. Ce que j'avais éludé là-bas, ici devient inévitable ; sauvé de Charybde, il faut, pauvre diable, que je tombe dans Scylla ; mais à la lettre, ma chère comtesse, car cette même Adélaïde, qui la veille, sans sa résignation prématurée, aurait pu se donner pour une vierge, est aujourd'hui... Dieux quel abîme

--- Que vous méritiez bien tout ce qui vous est arrivé, dis-je en éclatant de rire. Tombe-t-on aussi, le matin, chez une Folaise, chez une Adélaïde, sans les avoir fait prévenir Le jour de votre première visite elles se trouvaient sous les armes, parce que vous étiez attendu. La baronne, dès qu'elle avait appris votre retour, s'était baignée, frottée, rafraîchie au-dedans, et récrépie au-dehors de la tête aux pieds ; mademoiselle Adélaïde, en sa qualité de célibataire, s'était aidée de tout ce qui sert à tromper un faux connaisseur : vous avez été complétement la dupe de leurs artificieux apprêts. Mais aujourd'hui vous revenez tout juste pendant que Sylvina est dans les bras de son confesseur N'ayez peur qu'elle vous provoque tout de bon à des ébats qui peut-être ne l'indemniseraient point de ce qu'elle perdrait ailleurs, car, soit dit sans vous désobliger, s'il est vrai que vous n'êtes pas un homme ordinaire, il ne l'est pas moins qu'un gris-bourdon est bien quelque chose d'extraordinaire aussi. Mais vous montez chez une Adélaïde tout juste encore comme elle est mécontente du faible service de son coiffeur ce qui rend ici la situation totalement différente. D'abord, elle ne vous veut apparemment pas assez de bien, et n'a pas avec vous assez d'amour-propre, pour qu'elle désire d'entretenir votre illusion. La première fois vous étiez nouveau . L'on savait très-bien qu'on serait appelée, qu'on vous aurait . On vous a donc servi le petit plat de façons . C'était pour vous alors ; maintenant c'est uniquement pour soi qu'on vous a . Le coiffeur n'avait fait qu'émoustiller ; vous arrivez tout à fait à propos pour terminer solidement ce dont le polisson n'avait fait qu'une imparfaite ébauche : tout cela, mon cher, est dans l'ordre.

« Vous devinez les choses, répliqua-t-il, précisément comme elles se sont passées, et comme j'ai été moi-même forcé de me les définir ; mais ce que vous n'auriez cependant pas prévu, c'est que madame de Folaise, je ne sais comment ravisée, et venue à pas de loup par un petit escalier intérieur, nous surprend, trouve sa luronne d'amie trottant grand train à l'anglaise sur moi, m'excitant à partager sa lubrique fureur, et s'évertuant à convertir mon pauvre frac en casaque de garçon perruquier. Mais, grands dieux que j'eus bien d'autres souillures à déplorer quand cette poste fut courue Un accident féminin s'était déclaré pendant la fête J'en avais partout : il plaisait à ces dévergondées de rire de ce dont j'étais furieux.

« Il n'y avait pas moyen de quitter cette maison, à moins d'être rhabillé. Je fis courir quelqu'un à l'hôtel afin de m'amener Lebrun avec tout ce qu'il faudrait pour changer des pieds à la tête. Cependant mademoiselle Adélaïde, pour me prouver qu'elle ne m'avait pas oublié depuis notre première passade, me fit cadeau de deux pièces de ruban pour mes croix.

« L'heure du dîner était arrivée avant que mon désordre fût entièrement réparé. Ces dames me persécutaient pour que je fisse le quatrième, à table, avec mon collègue, le révérendissime cordelier. Vous connaissez madame de Folaise, et savez qu'un très-long séjour à Paris n'a pu la corriger de sa provinciale importunité ? Je restai donc : une chère de dévote et d'excellents vins me consolèrent de mon immonde bonne fortune. Vers cinq heures il vint de la société. Je profitai de la conjoncture pour m'évader après avoir fait agréer, non sans beaucoup de peine, mes excuses de ne pouvoir figurer le lendemain à l'assemblée où l'on m'avait fait l'honneur de m'inviter. « Je ne sais pas, me disais-je en m'en allant, ce que pourront me coûter les chevaux ; mais, parbleu je me crois déjà plus que quitte avec mademoiselle Adélaïde, pour ses largesses »

CHAPITRE XIX

QUI PEINT L'IMPATIENCE, ET POURRA

LA CAUSER

« Vous allez, ma chère comtesse, rire sur nouveaux frais à mes dépens, quand vous saurez que je faisais assez de fond sur ce que m'avait promis Saint-Lubin, pour que je regrettasse tout de bon d'avoir, sans motif, reculé de tout un jour notre partie de spectacle. Le matin, que d'ennui l'après-midi, quel désœuvrement Le lendemain, plutôt éveillé qu'à l'ordinaire, quel effroi de la durée du jour quelle humeur quelle impatience

« Sans penser à tout le ridicule qu'il y aurait à me présenter peut-être le premier pour me faire ouvrir une loge dont je ne connaissais que le numéro, cinq heures sonnant à peine, je partis de chez moi, me persuadant bien plutôt que j'étais en retard, et pouvais avoir perdu quelques instants d'une soirée précieuse.

« L'abbé, qui logeait à quatre pas de la salle des Italiens, me vit de son entresol, parut à la porte avant que mes informations fussent achevées, et vint me dire qu'il n'était pas temps encore que je descendisse de voiture. « Au surplus, vous êtes exact, observa-t-il, souriant avec épigramme ; mais modérez cette impatience, mon cher chevalier. Nous ne verrons pas nos dames de sitôt. --- Comment répartis-je avec trouble ; serait-il survenu quelque obstacle ? --- Non, non : calmez-vous. Leur usage est de n'arriver que vers le milieu de la première pièce ; jamais elles ne voyent finir la dernière. On aurait grandement le temps de faire un tour de boulevard. » J'eus vraisemblablement l'air de goûter peu cette proposition, puisque aussitôt, se ravisant, l'abbé reprit, avec encore plus d'espièglerie... « Pourtant non : je crois que nous ferons encore mieux d'aller attendre de pied ferme là-haut. »

« Il n'y avait encore ni spectateurs, ni lumière : c'était ce dont Saint-Lubin avait la malice de vouloir m'assurer ; j'en fus, à vrai dire, un peu confus, d'autant mieux que mon introducteur affectait de se tapir, comme s'il avait craint d'être pris pour un badaud par quelques freluquets qui lorgnaient du parterre.

« Après s'être assez amusé de ma sollicitude, tout en voyant le monde se répandre, en me nommant ceux-ci, en me faisant des contes sur ceux-là, mon égrillard me dit enfin : « Mais, chevalier, pour un homme qui paraissait si pressé de voir les personnes que nous attendons, vous marquez bien peu d'envie de savoir qui elles peuvent être » Cette question accrut encore mon embarras. J'avais été vingt fois sur le point de l'interroger, mais j'avais l'enfance de croire qu'il n'aurait pas aussi finement mesuré toute l'étendue de ma curiosité. « Je dois, lui répondis-je, supposer, d'après votre éloge, que nous verrons des dames fort aimables : qu'ai-je besoin d'en savoir plus ? --- Il est bon cependant que je vous prévienne de ce qu'elles sont : n'allez pas vous croire ici avec des Adélaïde L'une, jeune blonde, est l'épouse d'un certain M. de Belmont, officier employé à Saint-Domingue, lieutenant du roi, je crois, commandant, quelque chose comme cela ; l'autre (elle est brune celle-ci), c'est madame de Floricourt, séparée d'un orang-outang qui végète en province, bon gentilhomme sans aucun lustre. Ces dames, à qui, d'après leur manière de vivre, on doit supposer de la fortune, sont à Paris sur un grand ton, sans prétendre cependant à la qualité. Vous verrez au surplus chez elles des gens de haut parage et, en tout, la meilleure compagnie ; mais, en revanche, vous n'aurez pas l'agrément de vous y rencontrer avec des sourds et des confesseurs. Je suis peut-être le seul enfant perdu de Paris qui soit ancré dans cette société, composée de roués charmants et d'étrangers, moins aimables, qui, par leurs respects et leurs soins, rachètent l'ennui que procure parfois leur apathie ou leur gaucherie à singer les Français ; il vient aussi dans cette maison des gens à talents, des femmes intéressantes et d'un commerce fort agréable... À propos, je suis chargé de vous dire que nous soupons. --- Chez ces dames ? --- Assurément, c'est sans façons, dans un certain ordre, qu'on fait connaissance, et dès qu'on se convient, on sait abréger la marche des liaisons. --- Mais, je n'ai nullement l'avantage d'être connu. --- Connu, chevalier vous l'êtes parfaitement. Pourquoi dernièrement, au Luxembourg, étiez-vous si fort occupé de vos dames, que vous ne me vîtes pas en quitter d'autres pour venir me joindre à votre groupe --- J'avoue que je n'ai rien vu. --- Mais nous, nous voyions, et si vous ne fîtes à nous aucune attention, vous fûtes assez longtemps l'objet de la nôtre... »

« Alors, une fort belle conversation (qu'il suppose s'établir entre ces dames et lui), dont l'objet est de flatter excessivement mon amour-propre, en m'apprenant que ses amies, sachant qu'il allait faire connaissance avec moi sous les auspices de madame de Folaise, l'avaient expressément chargé de m'amener chez elles. De là ses avances et la visite que vous savez. « Vous êtes au fait de tout, continua-t-il ; arrangez-vous d'après cela. --- Mais, monsieur, lui répliquai-je, à travers tous ces renseignements, vous avez omis quelque chose de bien essentiel. Ces dames sont-elles jolies ? --- Je ne m'y connais pas, répondit-il avec une mine de crispin ; la pièce commence : écoutons. »

Mon homme alors paraît tout à la scène : il ne m'est plus possible d'arracher une parole de lui... Mortel ennui L'opéra-comique, quoique fort goûté, me semble pitoyable ; les applaudissements, les bravos , qui commençaient dès lors à se multiplier jusqu'à l'abus, m'impatientent, m'excèdent. On ne vient point Je commence à soupçonner Saint-Lubin de s'être moqué de moi... Retour fortuné J'entends dans la serrure le bruit d'une clef... Des voix angéliques demandent à l'ouvreuse s'il y a déjà quelqu'un dans la loge... De quelle douce et vive émotion mon cœur n'est-il pas agité »

CHAPITRE XX

SURPRISE. COUP DE SYMPATHIE

« Deux figures célestes, plus éclatantes encore de leurs attraits que de leur parure, la tête jonchée de plumes et de fleurs, brillantes de diamants, et répandant le parfum des plus suaves essences, s'introduisent dans la loge avec autant de grâce que de gaîté. Quelles tournures Dans les yeux de la brune (élancée), que de feu Dans ceux de la blonde (moins svelte et moins grande, mais aussi bien faite), quelle séduisante douceur Le sourire est sur leur bouche, les mots qu'elles prononcent sont mélodieux. Surprise enchanteresse dont l'imagination ne faisait pas tous les frais, quoiqu'elle embellît sans doute encore ce délicieux instant

« Toutes deux, à l'envi, me disent des choses flatteuses en me parcourant de la tête aux pieds à m'intimider. L'abbé provoque un peu des remercîments badins, qu'il obtient à son tour pour s'être si bien acquitté de son message. Puis, tout à coup, afin sans doute que j'eusse le temps de surmonter un embarras visible et non moins flatteur pour ces beautés que les plus éloquents éloges, elles font semblant de s'intéresser infiniment à la scène. Un trait heureux entraîne le public. Elles aussitôt de s'écrier : « Ravissant inimitable » et d'applaudir à coups précipités sur leurs gants avec de superbes éventails qu'elles risquent de faire voler en éclats.

« J'étais aux cieux. « Des femmes aussi sensibles, me disais-je, et capables de saisir à ce point les beautés de la musique et des vers, doivent être douées d'une organisation bien parfaite Quelles âmes et que celui qui pourrait les intéresser serait heureux » --- Holà chevalier, interrompis-je ; c'était sur toutes deux, à ce que je vois, que s'étendaient déjà vos vues ? Peste il ne faut que vous en montrer --- J'avoue, répondit-il, que mon admiration les enveloppait tellement l'une et l'autre, qu'il m'était impossible de ne pas les adorer également...

« La toile tombe : c'est alors que mille questions me sont faites, des regards charmants prodigués, et que tant d'amabilité m'électrise enfin au point de me mettre, je crois, à l'unisson de leur agaçante folie. À mesure que je prenais (cela se voit si bien ), j'étais plus content de moi-même ; bientôt après, je ne pus plus douter qu'on ne le fût de moi.

« La seconde pièce avait à peine interrompu notre galant entretien, que madame de Belmont dit gaiement à son amie, en fort mauvais anglais et à mi-voix : « Il est précisément tel qu'il me le faut... --- Et tel qu'il me le faut aussi, lui répond madame de Floricourt dans la même langue, prononçant encore plus mal. --- Mais entendons-nous, Floricourt : je le veux --- Je le veux aussi --- Cela n'est pas juste, je suis vacante. --- Qu'à cela ne tienne, je le serai demain. --- Mais j'ai parlé la première. --- J'y ai pensé, moi, dès l'autre jour. --- Sauriez-vous l'anglais, par hasard, M. le chevalier ? interrompit, comme par distraction, l'abbé, sans regarder et tourné vers le théâtre. --- Je comprends quelques mots, » lui répartis-je, ne voulant pas me vanter de tout mon savoir, de peur d'embarrasser ces dames ; mais j'en disais assez pour prendre sur elles quelque peu d'avantage. Elles se retournent aussitôt, me regardent un moment, riant comme des folles de leur inutile finesse et se cachant derrière leurs éventails, qu'elles agitent avec une extrême vivacité.

« Deux minutes après, fidèles à l'usage dont m'avait parlé Saint-Lubin, elles se lèvent. Nous quittons la loge. J'offre la main à madame de Belmont, qui se trouvait le plus près ; elle me la serre, je réponds. Avant de monter en voiture, les amies se parlent un moment à l'oreille ; ensuite elles me prient de les accompagner et de céder mon vis-à-vis à l'abbé, chargé d'aller prendre quelque part deux personnes qui devaient être des nôtres le soir. Madame de Belmont placée, j'aide madame de Floricourt à monter. Elle me serre la main ; je réponds, et me voilà, sans y penser, engagé, selon toute apparence, dans une double affaire de cœur. --- Je vous en félicite. »

CHAPITRE XXI

NOUVELLES CONNAISSANCES. PORTRAITS

C'est toujours Monrose qui raconte : « Ces dames demeuraient à la chaussée d'Antin, tout près de la barrière Blanche. --- Je sais cela. --- Vous m'étonnez Vous connaissez donc tout Paris ? --- Pourquoi non, moi qui ne reviens pas de faire la guerre en Amérique Je ne suis pas fâchée que vos aventures me promènent de la sorte en pays de connaissance. Comme c'est la pure vérité que j'exige de vous, il serait difficile que vous me la déguisassiez, quand à chaque trait altéré vous craindriez de me voir substituer à l'instant ce que j'aurais su d'avance à ce que vous auriez voulu me persuader --- Nous trouvâmes au salon trois messieurs, apparemment familiers dans cette maison, car ils faisaient un piquet. Deux jouaient, le troisième regardait et pariait. L'un des joueurs était un petit homme chamarré de cordons étrangers ; l'autre, un ecclésiastique mondain, aussi décoré d'un ruban et d'une étoile en broderie. Le parieur était un mince et long jeune homme, à la physionomie blême...

--- Eh bien voilà que je connais encore ces trois personnages L'homme aux cordons est un chargé d'affaires, un pensionnaire de plusieurs petits princes d'Allemagne qui, n'ayant en particulier ni assez d'intérêts politiques, ni assez de revenus pour que chacun puisse entretenir à Paris un envoyé, se cotisent et font un sort à un seul conseiller intime, auquel, bien entendu, chacun de ses commettants attache sa petite marque distinctive. Quant à l'ecclésiastique étoilé, c'est tout de bon un seigneur, et même un aimable. Je gage qu'il perdait à la partie de piquet, car le petit plénipotentiaire est grec --- Vous êtes sorcière, je crois La partie était fort chère ; l'abbé jouait du guignon le plus marqué ; et même, à travers les politesses qu'il ne manqua pas de faire à nos dames quand elles rentrèrent, il ne put s'empêcher de laisser percer de l'humeur. --- En voici la raison : cet homme a la passion du jeu de commerce, et se pique d'y être fort habile. Il perd fort noblement avec ses égaux ; mais je le connais assez vain pour qu'il se trouvât peut-être humilié de jouer avec désavantage contre un particulier bien éloigné de prouver pour les chapitres. --- Et le parieur enfin, puisque vous êtes si savante ? --- Long, mince, blême ? À ce signalement j'ai reconnu tout de suite le cicerone de tous les étrangers, leur introducteur en titre dans les musées, les lycées, les loges maçonniques et les petits tripots de bel-esprit. Ce personnage est également le distributeur des billets de toutes les loteries particulières ; le receveur de souscriptions pour tous les bals, concerts et pique-niques ; le porteur d'adresses de tous les virtuoses, docteurs et charlatans ambulants ; il est le premier instruit de tous les bruits de ville, vrais ou faux, plaisants ou scandaleux ; il est au fait des mutations de bail des filles de toutes les listes : il va colportant tout cela d'hôtel en hôtel, paraissant le matin au petit jour de vingt de ces femmes qui se laissent voir à cette heure intéressée, et avec lesquelles ce porteur de feuille fait son travail ; puis il va prendre le vent au Palais-Royal, aux cafés, chez les restaurateurs, ou s'il est sans engagement, il trouve, à coup sûr, quelque curieux enchanté de payer d'un dîner l'instructive gazette clandestine du jour ; ensuite M. d'Aspergue (car il n'en coûte plus rien de le nommer) va courir les loges aux différents spectacles, et finit sa journée par se rabattre sur la première maison où l'on peut souper. --- Vous m'épargnez le portrait de ce courtier de société, que depuis j'ai rencontré partout, et qui dès ce premier soir où nous faisions connaissance, m'offrit ses affectueux services. --- C'était l'occasion, mon cher, de connaître en huit jours toute la société véreuse de Paris, et de pouvoir même bientôt payer de votre personne dans cette guerre civile perpétuelle qui s'y soutient entre l'armée des aventuriers et celle de leurs dupes ; mais, je ne vous interromps plus. Poursuivez.

« L'abbé de Saint-Lubin survint à son tour, précédant deux personnes pour lesquelles il ouvrit lui-même les deux battants : on annonça madame la baronne de Flakbach. L'être masculin qui donnait la main à cette dame illustre, était un gros et enluminé réjoui, dont, à l'habit noir de velours ciselé, à la perruque bouffante, à la longue canne au bec de corbin, on n'aurait pu méconnaître l'état, le laquais ne l'eût-il pas qualifié de docteur.

« La première scène que nous dûmes à ces nouveaux venus fut de plaintes aigres-douces dirigées par l'efflanquée baronne contre M. de Saint-Lubin. Charriée dans mon rapide vis-à-vis et sur les genoux du docteur, assis dans le fond, la dame avait brisé ses plumes contre l'impériale, aplati son pouf et dépoudré ses cheveux. Mais surtout elle avait s ouffert excessivement de l'incommode mobilité de l'abbé , placé sur le devant, faisant face, et qui , disait-elle, ne savait ni se prêter aux mouvements d'une voiture, ni s'y enchevêtrer d'une manière qui fût de bonne compagnie . Bref, il ne tint qu'à nous de deviner, surtout à certain sourire sardonique de l'accusé, que pendant le trajet il avait mis à quelque forte épreuve la pudeur de madame la baronne, très-rapprochée de lui, vu la très-ample circonférence de la bedaine du docteur...

« Une dernière carrossée de deux couples provinciaux, maris et femmes, coupa court à ce procès saugrenu.

« M. d'Aspergue était, dans cette conjoncture, le maître de cérémonies, et il y en eut beaucoup, car ces dames de province étaient de grandes façonnières. On se voyait pour la première fois. Les messieurs, tous deux de robe, et qui se piquaient de bel-esprit, avaient arrangé pour les maîtresses du logis de petits Compliments fort bien troussés ; l'un s'emparant de madame de Belmont, l'autre de madame de Floricourt, il ne leur fut pas fait grâce d'une syllabe de ces hommages académiques, qui tinrent fort ennuyeusement tout le monde debout pendant cinq ou six minutes... --- Pour Dieu mon cher Monrose, faites annoncer enfin qu' on a servi »

CHAPITRE XXII

QUI EN PRÉPARE DE PLUS INTÉRESSANTS

« Une chère délicate, beaucoup d'élégance et surtout la franche liberté, l'âme de tous les plaisirs, présidèrent à ce souper, dont le véritable objet était d'aboucher les provinciales avec le docteur. L'une d'elles était fort incommodée, disait-on, de certaine maladie de femme que guérit ordinairement le mariage, mais qui, chez madame de Moisimont, bravait opiniâtrement, depuis trois mois, la vertu du sacrement et son régime. L'époux, avec de valables raisons pour souhaiter que l'art triomphât enfin d'une indisposition peu ragoûtante, contre laquelle échouait ainsi la nature, n'avait pu déterminer, en province, à aucun remède sa chère moitié, butée à n'user, jusqu'à parfaite guérison, que de celui dont M. de Moisimont était chargé par devoir.

« Sur ce pied et d'autres raisons encore qui seront citées par la suite, le maladroit esculape avait pris le parti de dépayser sa dame, se flattant, en homme de sens, qu'à Paris la Faculté, moins pédante, saurait enfin apprivoiser à ses ordonnances une malade rétive qui, dans ses foyers, n'aurait pas pris, à titre de médicament, un verre de limonade. D'Aspergue, correspondant (car l'exercice de son courtage n'est pas borné dans l'enceinte de la capitale), d'Aspergue avait été de plus loin instruit de tous ces détails : c'était lui qui, ne voulant pas effaroucher madame de Moisimont par l'apparition d'un docteur dans son hôtel garni, s'était si bien entremis, qu'enfin les intéressés se trouvaient en présence dans une maison tierce, comme par hasard et sous les auspices du plaisir.

« Mesdames de Belmont et de Floricourt, bien au fait, trouvaient très-bon qu'à leur souper le docteur fût une espèce de coryphée. Provoqué, vanté, célébré par d'Aspergue et Saint-Lubin, il soutint leurs éloges avec tant d'esprit, il improvisa pour les provinciales des choses si galantes et si gaies, que, faisant oublier par magie à madame de Moisimont qu'il était médecin, celle-ci fut la première à dire bien bas à d'Aspergue son voisin : « Si j'étais femme à consulter enfin quelqu'un sur mon état, j'aurais en ce docteur la plus extrême confiance : il est impossible qu'un aussi galant homme n'ait pas infiniment de talent. --- J'allais, répliqua d'Aspergue avec autant de mystère, vous proposer de prendre au bond cet habilissime ; mais il faudrait lui dire un mot dès ce soir... --- Moi monsieur, non sûrement --- Je ne dis pas vous, madame, mais moi, de votre part. Sachez qu'on se l'arrache, qu'il est à tout moment hors de Paris, et que d'un mois peut-être nous ne trouverons plus une occasion aussi favorable. » Madame de Moisimont s'était laissée surprendre à la douce trahison du champagne ; sa tête était envaporée. Dans un premier mouvement, elle donna carte blanche à d'Aspergue, qui, de peur que la permission de s'ouvrir pour elle au docteur ne fût révoquée, se hâta de se mêler à d'autres entretiens.

« Pendant que ces dispositions s'étaient faites à petit bruit, d'autres intérêts avaient occupé les autres convives. M. de Moisimont, romanesque et vain par nature, épris surtout de la qualité , s'était brusquement passionné pour les beautés surannées de madame la baronne de Flakbach. Celle-ci, que depuis cinq ou six ans la galanterie offensive laissait parfaitement en repos, n'avait eu garde de mal accueillir un sémillant céladon qui se jetait à sa tête ; tout près d'eux le frais embonpoint de l'autre provinciale picotait vivement le petit plénipotentiaire, mais surtout le leste grand-chanoine , moins jaloux de garder le décorum , et qui lui disputait vivement cette conquête, à la barbe de l'oublié mari. Celui-ci, très-embarrassé de sa personne, avait visiblement de l'humeur, mais les amulettes de cour lui en imposant, il n'osait rompre, à ces messieurs, en visière.

« Ces différents tableaux m'auraient infiniment amusé si je n'avais eu moi-même un rôle principal, bien plus agréable que celui d'observateur. Placé, en manière d'étranger à qui l'on fait, pour une seule fois, un peu de façons ; assis, dis-je, entre mesdames de Belmont et de Floricourt ; également attiré par l'une et l'autre ; brûlant pour toutes deux et pouvant, sans fatuité, me tenir aussi pour dit qu'elles goûtaient l'émotion que me causait leur charme , je n'étais que par moments distrait d'elles et rejeté, bien malgré moi, dans le tourbillon ; mon état devenait par degrés un voluptueux supplice quand on se leva, fort à propos, car on ne sait ce que, plus longue, la séance aurait pu devenir, tant chacun s'était haut monté selon son caprice. Mais les préparatifs d'une bouillotte , déjà faits dans le salon, causèrent soudain une diversion calmante et nécessaire. Cette table fut bientôt entourée par l'envoyé, le chanoine, madame de Flakbach, M. de Moisimont (à cause d'elle), et enfin par l'amie dodue de madame de Moisimont. »

CHAPITRE XXIII

LE PREMIER, DE CE RÉCIT, QUI M'AIT

FAIT AUTANT DE PLAISIR

« On ne fut pas plutôt occupé du jeu, continua Monrose, que mes enchanteresses m'amenèrent gaiement vers une douillette ottomane, où je pris place entre elles, tandis que d'Aspergue avait l'air de négocier auprès du docteur ; que Saint-Lubin entretenait, non sans quelque jeu de mains, la dame pour laquelle on allait consulter, et que l'autre mari provincial, surnuméraire de la bouillotte, faisait diversion à ses visions cornues, debout devant la cheminée, en méditant les beautés lyrico-poétiques de quelques écrans bigarrés de vignettes et de petits airs.

« Floricourt, s'avise tout à coup de dire l'aimable de Belmont, tandis que tout ce monde est si bien à l'ouvrage, faisons voir au chevalier notre maisonnette. Il est bon qu'il connaisse un local où nous nous flattons bien de le posséder souvent. » Un baiser sur la main de chacune, en les suivant, fut mon unique réponse.

« Outre la jouissance des pièces communes, telles que l'antichambre domestique, la salle à manger, le grand salon et un plus petit, contigu, chaque amie avait encore celle d'un petit appartement complet, simple, mais de l'élégance la plus recherchée. On éprouvait, à l'occasion de ces retraites, le même embarras que causaient elles-mêmes les nymphes qui les habitaient. S'il était impossible de juger qui de madame de Floricourt on de madame de Belmont était la plus désirable, on ne pouvait pas plus décider laquelle des deux était logée avec plus de goût et de commodité. Leurs lits étaient des trônes... Me sentant déjà bien assuré d'y régner tour à tour, cette idée faisait palpiter orageusement mon cœur. « C'est là » m'avait dit, chez elle, avec finesse, la tendre Belmont en me pressant doucement la main. « C'est là » n'avait pas non plus manqué de me dire, chez elle, à son tour, l'espiègle de Floricourt, en me pressant la main plus vivement encore. Chaque fois mon expressive physionomie m'avait trahi ; de sorte que l'une et l'autre belle avaient pu juger de l'excès de plaisir que me causait leur flatteuse rivalité.

« Nous étions enfin dans le boudoir de madame de Floricourt. Elle se hâta de fermer la porte, nous fit asseoir dans le sanctuaire de l'amour , y prit aussi sa place, et nous étonna par cette ouverture non moins difficile que franche :

« Enfants, dit-elle, gardons-nous de donner dans un piége que la discorde vient de glisser sous nos pieds, et dont, la première avisée, il est de mon devoir d'avertir. Tu voudrais en vain me cacher, ma chère Belmont, que Monrose t'inspire un goût bien vif : je t'en avoue autant de ma part ; nous sommes amies ; je ne veux pas me brouiller avec toi ; tu penses sans doute de même en ma faveur : allons donc au devant du danger de voir rompue, à l'occasion d'un joli cavalier, cette parfaite et sincère union qui depuis deux ans nous rend heureuses. Que le chevalier s'explique sans déguisement. S'il te préfère, je me sacrifie et te cède sa précieuse possession... --- S'il te préfère, se hâta d'interrompre l'amie, prends-le vite avant qu'il me plaise encore davantage. Oui, qu'il te reste, chère Floricourt ; que rien, rien au monde (elle avait fixé sur mes yeux les siens humides de larmes)... que pas même lui ne puisse nous désunir »

« Le bonheur m'accablait ; j'étais hors de moi ; soudain l'amour m'inspire et me jette aux pieds des déesses. « Non, non m'écrié-je avec le plus sincère comme le plus impétueux transport, que plutôt je sois à jamais privé de la moindre de vos bontés, amies non moins généreuses que ravissantes, s'il faut acheter l'une de vous au prix d'un outrage menteur que je ferais à l'autre. Toutes deux célestes, toutes deux si différemment belles qu'on ne peut vous comparer, je veux vous idolâtrer indistinctement, vous consacrer ma vie et... Mais tant de bizarrerie peut-elle être mise au jour sans blesser votre délicatesse Je voudrais partager entre vous deux, avec une si parfaite égalité, mes adorations et mes transports... --- N'achève pas, interrompt madame de Floricourt, me jetant les bras et me donnant un baiser de flamme ; je vois, chevalier, que la nature a tout fait pour toi ... » Pardon, ma chère Félicia, si je manque ici de modestie ; mais je cite, --- Allez votre chemin.

« Déjà madame de Belmont a doublé le baiser de son amie... « Voilà, continua celle-ci, le premier homme chez qui j'aie trouvé le courage de la candeur. Monrose est enfin le phénix qu'ont forgé si souvent nos tendres imaginations. mais dont l'existence nous semblait impossible. Eh bien, nous te prenons au mot, unique chevalier. Tu viens de te déclarer... --- ah bien sans le savoir --- pour l'être qui doit combler un souhait fort antérieur à ton heureuse connaissance... --- Oui, oui, coupa l'adorable Belmont, tu nous aimeras toutes deux, et nous ferons, à l'envi, notre bonheur suprême de sublimer le tien »

« Cette scène passionnée avait quelque chose de trop solennel pour que je songeasse à la gâter par quelque entreprise d'une dérogeante audace. À qui la première m'aurait-il convenu de faire l'insulte de commencer par avoir son amie ? Mais cet embarras ne devait durer qu'un moment.

« Chez moi, dit avec feu la magnanime Floricourt, c'est à moi de faire les frais de notre pacte d'alliance » Elle avait en même temps attiré sur ses genoux madame de Belmont, qui se trouvait depuis un moment debout, et... des yeux, la bizarre Floricourt me fait certain signe impératif... J'hésite. Madame de Belmont, digne de son amie, et qui devine quel sacrifice est médité, veut se dégager. On la retient ; on me commande encore. Je ne veux pas me conduire en novice ; j'obéis à madame de Floricourt, les yeux fixés sur les siens, qui continuent de m'inviter au pillage. Je fonds sur son amie. Presque à la première atteinte, celle-ci perd connaissance ; sa tête se renverse, avec toute l'expression du parfait bonheur, sur l'épaule de cette rivale qui lève nos scrupules avec tant de générosité. C'est Floricourt elle-même qui s'empresse d'écarter le monceau de gaze sous lequel bondit le sein de mon expirante victime... Maie mes bras étreignent à la fois ces deux femmes non moins extraordinaires par leurs sentiments que par leurs attraits ; si le sort veut que la céleste Belmont reçoive la première mon âme par la voie brûlante des suprêmes voluptés, du moins sais-je retenir une partie de cette âme éperdue, pour la souffler dans un magnétique et fixe baiser jusqu'au cœur d'une amie dont je ne suis pas moins épris. C'est ainsi que dès le premier instant, le seul critique sans doute, je suis assez heureux pour ne pas trahir mon serment. »

Ce n'est plus Monrose qui te parle, cher lecteur ; c'est Félicia qui t'adresse un mot à son tour.

J'avoue que quoiqu'un peu prévenue contre ces dames, dont je connaissais fort bien le catinisme, le récit de mon cher neveu me fit illusion : il venait de me frapper d'une idée de plaisir si vive ; ce joli boudoir, le groupe de ces trois délicieuses figures, le caprice de leur enlacement, l'excès de leur abandon... tout cela se peignait d'une manière si piquante... Il montait du rouge à mon visage... D'involontaires mouvements trahissaient une voluptueuse agitation... Le fripon s'en aperçut et... je ne pus éviter qu'il me fît, avec la pétulante ardeur d'un franc moineau, ce qui venait de rendre sa Belmont si complètement heureuse. La seule différence du lot de cette belle au mien fut qu'étant seule, et les bienfaits du désir que je pouvais moi-même inspirer, et ceux de la réminiscence, et les transports, et les baisers... tout fut pour moi sans partage.

CHAPITRE XXIV

OÙ LE HÉROS EST UN PEU COMPROMIS.

Vous saurez, cher lecteur, que malgré la douceur de l'impromptu dont je viens de me confesser, je me fis quelque reproche d'avoir cédé si facilement : mais que voulez-vous ? je fus toujours, je suis toujours la même . Perdant, du moins pour ce moment-là, le droit d'être sévère sur le chapitre des erreurs de mon entreprenant neveu, politiquement je rompis la séance.

C'était mon jour de loge à l'Opéra : j'obtins sans peine du complaisant Monrose qu'il m'y accompagnât. Il était bien éloigné de prévoir ce qui l'attendait à la sortie, et quelles armes allaient me donner contre lui de nombreux indices de ses galantes fredaines.

Comme, en sa qualité de plus jeune et de parent, il avait cédé ma main au duc de..., qui venait de voir le spectacle dans ma loge, plus de vingt femmes de tout rang, plus ou moins jolies, mais des plus mal famées, et dont quelques-unes étaient des demi-castors absolument usés, donnèrent à mon étourdi, sur tous les tons, des marques d'attention et d'intérêt, que ma présence surtout devait lui faire trouver insupportables.

« Te voilà, beau chevalier --- Eh bien à quand donc ? --- Bonsoir, mon chou --- Point de réponse, monsieur ? --- Ah c'est du plus loin qu'on s'en souvienne --- Menteur --- Oui, c'est encore moi --- Maladroit comme me voilà faite --- On est bien fier --- Je te l'avais bien dit, milord s'en doute. --- Je soupe seule ce soir. --- J'ai chassé notre argus ; mais ne venez pas sans un mot de moi. --- À quand notre paix ? » etc. Il semblait que toutes les allures du fripon se fussent donné le mot pour lui fondre sur le corps ce fameux soir-là.

Nous jetons chez lui le duc, et voilà que je me trouve encore tête à tête avec le pauvre garçon, bien embarrassé de sa contenance, en dépit de sa récente reprise de faveur. « Ne mourez-vous pas de honte, lui dis-je très-sérieusement, d'être, comme m'en voilà sûre, l'étalon affiché de ce fretin ou de ce rebut des femmes galantes --- Grâce, grâce, ma chère Félicia Ne m'accablez point par de trop justes reproches. (Il me serrait les mains ; il mettait en jeu tous les ressorts de la contrition ou du moins de l'hypocrisie.) Soyez certaine, continua-t-il, que ce qui vient de m'arriver à cette maudite sortie, serait à jamais la plus frappante leçon pour moi, si son effet n'était encore surpassé par celui de ma honte, quand vous-même avez été le témoin d'une disgrâce trop méritée. C'est cette circonstance aggravante, ineffaçable dans mon souvenir, qui va, je vous le jure, me corriger pour jamais de ma méprisable banalité --- Que de soins, que d'or, peut-être, en dépit de vos agréments, n'a pas dû vous coûter cette clique de sangsues non moins avides des dépouilles de leurs favoris qu'insatiables des voluptés qu'ils procurent --- Oh pour le coup, vous outrepassez le vrai ; jamais... --- Écoutez-moi : je veux bien supposer, --- et si c'était autrement, je vous mépriserais comme un modèle de sottise, --- je suppose, dis-je, que jamais vous n'avez tiré de votre bourse le vil salaire des faveurs de quelqu'une de ces prostituées ; mais avouez que des parties de plaisir, des commissions pour mille coûteuses fantaisies, des bagatelles, des chiffons désirés en votre présence, en un mot, tout ce menu détail d'impôts que les plus désintéressées excellent à lever sur leurs tenants... avouez que tout cela vous coûte... combien dirai-je ? --- Très-peu de chose ; car de même on m'a beaucoup donné, et dans mes mains les bienfaits de l'amour ont fait, je vous l'avoue, une navette perpétuelle. --- Et vous n'en avez pas mieux fait. Ce commerce, monsieur, ajoute encore au défaut de délicatesse. Je gagerais néanmoins que vous y êtes encore du vôtre pour un montant effrayant ? --- Ne faut-il pas employer son argent à quelque chose ? Est-ce à mon âge qu'on a du plaisir à paralyser, entre quatre ais, le magique générateur de toutes les jouissances de la vie --- Des sophismes ne m'en imposent point. Oui, sans doute, il faut se faire honneur de sa fortune, et jouir de son âge heureux ; mais ou nous nous brouillerons, mon cher Monrose, ou vous apprendrez à faire de l'une et de l'autre un usage qui tende à vous faire estimer. Quelle est pourtant cette jolie femme au nez en l'air, mais dont la physionomie ne laisse pas d'avoir je ne sais quoi d'extraordinaire et de sinistre ? --- Laquelle, s'il, vous plaît ? --- Celle qui vous a reproché votre maladresse . Elle n'avait pas l'air de rire, et certes il faut qu'il y ait du grave dans vos rapports avec elle ? --- Du grave, d'accord, mais non pas de quoi me voir grondé, car ce que j'ai fait à son occasion est peut-être la meilleure action de ma vie. --- Contez-moi cela. --- Fille d'un honnête particulier sans fortune, et mariée depuis trois ans avec un riche barbon, la piquante Salizy, vaine de sa taille, telle qu'on en voit peu d'aussi parfaites, négligeait, à cause d'elle, la sage précaution de se faire faire un enfant, ou plutôt, fuyant les hommes et folle de son sexe, elle avait cauteleusement évité, jusqu'à moi, les moindres hasards qui pussent l'exposer à devenir mère. Cependant coquette à l'excès, dévorée de mille désirs que l'impuissant palliatif des caresses féminines ne faisait qu'irriter ; plus hardie enfin, et successivement arrangée avec plusieurs hommes tous éperdus, tous bercés d'espoir, tous d'autant mieux martyrisés, que toutes les faveurs imaginables, excepté la suprême, leur avaient révélé combien, sans celle-ci, leur fortune demeurait incomplète ; Salizy, dis-je, après tant d'escarmouches, se glorifiait encore de posséder ce que, lors de son mariage, elle savait très-bien ne pouvoir être emporté par son époux invalide... Je vins enfin : j'eus le bonheur de démonter un capricieux système ; en un mot, je triomphai, sous le serment, il est vrai, de ne pas user sans réserve de tous les droits d'un vainqueur. Mais, au moment de les exercer, la convention me paraît absurde, contraire même aux véritables intérêts de la bizarre Salizy : salutairement parjure, je la féconde dès le premier jour. --- Fort bien et voilà ce que vous nommez la meilleure action de votre vie ? --- Sans contredit, puisque je fixe ainsi sur cette femme, au nom de l'être qu'elle porte dans ses flancs, une fortune dont, sans moi, l'hérédité ne lui était nullement assurée. --- Et si elle venait à mourir en accouchant ? --- Vous me glacez d'effroi --- Ne nous mêlons pas, aveugles humains, d'influer ainsi sur les destinées d'autrui, quand nous sommes à peine en état de diriger la nôtre. Cependant il semblerait que vous ne vous voyez plus ? --- C'est l'ingrate qui m'a fermé sa porte dès qu'elle a été sûre de sa grossesse. --- Voilà vraiment votre belle action récompensée d'un beau certificat »

Nous arrivions : je m'étais assez occupée ce jour-là des choses étrangères à moi. Nous convînmes de reprendre au premier jour la confession de l'aimable fou, laissée sur le canapé du boudoir de madame de Floricourt.

CHAPITRE XXV

CONCLUSION DU TRAITÉ DE TRIPLE ALLIANCE

« Vous douteriez-vous, dis-je à mon pupille au bout de quelques jours, que votre récente déconvenue, à cette sortie de l'Opéra, vous a fait un peu de bien dans mon esprit ? En y réfléchissant. j'ai trouvé qu'il était heureux pour vous d'avoir plutôt rôti le balai comme vous avez fait, que si vous vous étiez claquemuré près de deux égrillardes telles que vos belles de la chaussée d'Antin, qu'on dit... --- Ah quartier pour elles interrompit-il avec feu ; ne les confondez pas, je vous prie, avec ces friponnes dont vous m'avez, bien à bon droit, blâmé d'avoir décoré les catalogues. Nous sommes seuls : ayez la complaisance d'entendre ce qu'il me reste à vous dire de mesdames de Belmont, et de Floricourt ; quand vous saurez tout, vous conviendrez que j'ai bien moins à me plaindre d'elles, qu'elles sans doute à se plaindre de moi. --- Je vous écoute.

« Je n'eus pas plutôt pris possession de l'attrayante blonde, que, l'enlevant toute pâmée de dessus les genoux de la brune, je marque le plus fougueux dessein d'assurer également mes droits sur celle-ci. Madame de Floricourt, souriant de son danger, veut s'échapper ; mais avant qu'elle n'ait saisi le bouton du verrou, j'enjambe une chaise qu'en badinant elle vient de placer comme un rempart entre nous ; assis et attaquant l'équilibre de ma nouvelle proie, je le lui fais perdre ; elle tombe de ça, de là, sur moi, dans une position décisive, qui ne peut au surplus la désobliger, aux termes où nous en sommes, et à laquelle plutôt il me semble qu'elle sait se prêter fort adroitement. Je trouve pourtant un léger obstacle qui cause entre nous quelque débat. « Belmont est encore dans le néant du bonheur, elle ne voit rien ; il serait cruel de l'arracher aux délices de son extase ; saisirons-nous ce moment pour consommer à son insu ce qu'elle-même n'a souffert qu'avec l'attache de son amie ? » Vain scrupule, vétilleuse objection de la délicatesse de Floricourt, quand déjà ses sens la démentent ; quand je suis absolument le maître ; quand mes baisers passionnés lui coupent la parole ; quand mes téméraires mains et le reste ont mis le feu partout... Nos aimants se joignent, s'attirent, s'unifient ... l'univers est oublié

« Lorsque enfin nous redescendons ici-bas ; lorsque nos yeux à l'unisson se rouvrent à la vulgaire lumière, quel est le premier objet dont ils sont frappés ? C'est de la chère Belmont qui, radieuse de beauté, la paupière battante et demi-close encore, nous presse de ses bras d'albâtre et nous partage les plus indulgents baisers. Ah dans notre ivresse ceux que nous lui rendons peuvent-ils être moins brûlants

« Floricourt se déplace ; elle n'occupe plus qu'un de mes genoux ; l'autre invite Belmont qui s'y poste. Toutes deux tombent dans mes bras et m'enlacent des leurs ; nos yeux, nos bouches, nos cœurs s'entr'électrisent encore ; nous nous jurons, à travers mille baisers, l'éternité de notre transfusion magique. Bientôt, avec moins d'exaltation, bravant la sueur glorieuse dont le cheval de bataille écume encore après son double exploit, chacune des aimables folles daigne étendre sur lui des doigts caressants, lui jurant foi constante et fervent hommage . Une situation telle que la mienne fut sans doute souvent esquissée par le caprice , mais je gagerais que nous venions de fixer, pour la première fois, dans un immortel original, l'intéressante alliance du pur sentiment avec la volupté sublimée.

« Cependant nous étions absents depuis trois quarts d'heure, et la décence exigeait que nous reparussions au salon. Mais quelque chose d'assez plaisant allait nous retarder encore : voici ce que c'est. »

CHAPITRE XXVI

CONSULTATION À REBOURS

« J'ai dit qu'à la suite de la pièce où l'on jouait il y en avait une plus petite contiguë ; c'était par celle-ci que nous nous proposions de rentrer, mais il s'y passait d'étranges choses, auxquelles, par respect pour nous-mêmes, nous devions bien nous garder de faire incident. Nous allions ouvrir lorsque : « Malheureux dit une voix que nous reconnûmes tous être celle de madame de Moisimont ; ne pouvais-tu pas du moins me faire avertir de ton état déplorable qui m'eût fait connaître le mien ? --- Vous savez, lui répondit-on, que je partis brusquement pour Marseille : je ne me doutais de rien alors. Quand je fus sûr de mon malheur, j'écrivis ; mais n'osant confier à la poste une lettre qui aurait pu tomber entre les mains de vos parents, je chargeai mon camarade Saint-Far de vous la remettre en mains propres. --- Saint-Far Dieux que m'apprends-tu ? et quelle faute n'ai-je pas faite Il est vrai, Saint-Far parut chez moi. Mais, outrée de me voir apporter mystérieusement, par un homme de sa sorte, des nouvelles qui supposaient que tu t'étais permis d'avoir un confident, je pris l'écrit avec colère, et devant l'émissaire, que je traitai fort mal, le feu me fit raison de ta prétendue témérité. --- Tu vois donc, chère Mimi, qu'il n'y eut pas de ma faute ? --- Je vois de plus qu'une fois qu'on a sauté le fossé, l'on ferait bien mieux d'être conséquente, et qu'on ne peut-être, avec succès, catin et bégueule à la fois. Un instant de sotte fierté m'a bien porté malheur. Au surplus, puisque toute cette aventure n'est qu'une chaîne de malentendus, il faut bien, bourreau, que je te pardonne ; mais à une condition pourtant. --- Ordonne, chère Mimi : je n'ai rien à te refuser. Je te dois, de mon crime involontaire, toutes les réparations imaginables. --- La punition sera douce : à genoux, monsieur... à genoux, vous dis-je » Pour bien comprendre ce qui suit, ma chère comtesse, ou plutôt pour pouvoir y croire, il est bon de vous souvenir que madame de Moisimont était à peu près grise au sortir de table. « Eh bien ? dit le coupable, sans doute venant d'obéir. --- Ah tu fais semblant de ne point me deviner Un peu plus d'esprit, mon cher. Il s'agit de remettre sur l'heure en commun le revenant bon de nos anciennes prouesses. --- Vous n'y pensez pas --- Demeure. --- Mais il y a de la folie --- Ne crois pas m'échapper... Cela sera ... Je le veux, je l'ordonne --- Ici chez des étrangers à peine en sûreté --- Point de défaite ; tu vas, ne t'en déplaise, t'exécuter d'aussi bonne grâce que moi. Ta conduite, en apparence criminelle, avait bien pu me faire détester ton âme, que je croyais noire comme l'enfer, quand je supposais ton Saint-Far dans notre secret ; mais je n'ai pas été pour cela un seul instant brouillée avec cette sorcière de mine et quelque chose de plus séduisant encore qui m'a fait tant de plaisir... Voyons --- Mais prenez donc garde ... --- Le diable s'en mêlerait que tu ne sortiras pas d'ici sans que je t'aie rendu la monnaie de ta pièce --- Mais, vous voyez bien que je suis guéri, moi ... --- Tu te feras guérir une seconde fois, car je ne t'en ferai pas grâce. Allons, qu'on m'obéisse ; tu sais que ta Mimi, si fidèle à tes leçons, dont elle était si digne, ne badine pas sur l'article : au fait --- Voilà bien le plus tyrannique caprice... Mais, par bonheur, j'ai sur moi mon eau de Préval . »

« Au silence, au froufrou dont cet étrange colloque fut immédiatement suivi, nous jugeâmes qu'il valait mieux faire le grand tour, que de demeurer là pendant toute une cérémonie dont la durée ne pouvait au juste se calculer. Mes bonnes amies avaient eu d'abord quelque dépit de voir leur hospice ainsi pollué ; cependant n'ayant à rougir que devant moi, avec qui ce n'était plus le cas de faire des façons, elles ne purent s'empêcher de rire du comique bizarre de cette scène. « Il sera piquant, disait madame de Floricourt, de voir qui sortira du cabinet avec cette dessalée de Moisimont. Peste quelle luronne Il paraît que, dans leurs recoins de province, ces dames reçoivent d'excellentes leçons : les coulisses de Paris auraient peine à fournir le pendant d'autant de luxure et de cynisme... » « --- Et vous ne riez pas aussi de cette folle interrompis-je, outrée de voir que le conteur mettait à cette citation le dessein de donner à sa Floricourt un vernis de délicatesse. Les réflexions de cette femme étaient vraiment bien de mise après ce qui venait de se passer au boudoir » Monrose ne chercha pas à la justifier. Très-attentif à ne point me déplaire, il baissa les yeux et poursuivit ainsi sa narration :

« À peine avions-nous passé quelques minutes autour des joueurs de bouillotte, qu'à travers la porte mystérieusement entr'ouverte, d'Aspergue fut appelé par madame de Moisimont. Il courut : on referma.

« Cependant nous comptions des yeux nos personnages : l'admirateur d'écrans et Saint-Lubin, remplaçant au jeu de madame de Flakbach, et son nouvel esclave, Moisimont, que nous avions trouvés roucoulant nez à nez sur l'ottomane, il ne manquait dans le salon, avant l'éclipse de d'Aspergue, que madame de Moisimont et le docteur. Quoi donc serait-ce bien ce grotesque esculape, en dépit de sa bedaine, de ses pots-à-beurre, de sa perruque, etc... Quoi ce serait lui qu'une petite-maîtresse de province viendrait de violer Quelle apparence pourtant qu'une telle figure eût jamais fait une passion, qu'elle fût encore venue à bout de rallumer à l'instant un voluptueux désir D'ailleurs, ces gens-là se connaissent de longue date ; on ne s'est cependant aperçu de rien pendant le repas Quel pouvait donc être le secret de cette inconcevable aventure ? quelle convenance avait décidé qu'un très-laid docteur se rencontrerait avec une catin, dans une maison tierce où ni l'un ni l'autre n'avaient encore paru, le tout afin qu'il y eut un éclaircissement dont le résultat fût, pour l'infortuné docteur, la nécessité de reprendre un vilain mal, qu'ailleurs il aurait eu la fortune d'inoculer ? Telles étaient nos réflexions. Il n'y avait que d'Aspergue qui pût fournir le mot de cette confuse énigme.

« Au bout de dix minutes celui-ci reparut, ayant sur le poing Mimi de Moisimont chiffonnée, décoiffée, le regard mi-parti de tempérament et d'ivresse, mais ne paraissant pas s'embarrasser de tout cela. D'Aspergue, d'un ton préparé, nous annonça qu'après une consultation savante, et dont la malade avait lieu d'être pleinement satisfaite, le docteur venait de s'échapper, devant prendre la poste à la pointe du jour pour d'autres consultations à faire en province. Il avait maladroitement imaginé, disait d'Aspergue, que ces dames s'étaient retirées pour ne plus reparaître ; en conséquence, il partait sans avoir eu l'honneur de les saluer, mais il priait qu'on les assurât de son respect et de tout l'empressement qu'il aurait à venir leur faire sa cour dès qu'il rentrerait dans la capitale. »

CHAPITRE XXVII

LA ROSE A DES ÉPINES

« Saint-Lubin venait d'avoir l'aveugle ou clairvoyant bonheur de se donner un tout petit brelan de huit , auquel deux brelans supérieurs s'étaient imprudemment attaqués, ne pouvant guères prévoir que le premier fût carré . Le coup, qui se trouva très-fort, ainsi gagné et payé, le prudent Saint-Lubin plia bagage, cédant sa place à madame de Moisimont. Celle-ci n'aimait apparemment pas à demeurer oisive ; car, dès sa rentrée dans le salon, elle avait marqué la plus vive impatience de tenir des cartes.

« D'Aspergue devenait vacant : l'occasion était belle pour madame de Floricourt. À l'affût, et se composant trop bien pour qu'on pût la soupçonner le moins du monde d'être au fait du réel de la consultation, elle engagea sur-le-champ à dîner pour le même jour le dépositaire unique de ce grand secret qui piquait, notre curiosité. « Elle voulait, disait-elle à d'Aspergue, le prier d'une commission de quelque détail dont il était impossible de lui parler devant tant de monde et si tard. » Mons d'Aspergue, qui, malgré sa tiédeur naturelle, n'est pas plus qu'un autre exempt de fatuité, se sentit vivement chatouillé par cette invitation, d'un heureux présage pour certain amour intermittent, dont une ou deux fois par mois il pétillait quelque faible étincelle en l'honneur de madame de Floricourt, bien éloignée au surplus d'y prendre garde avec intérêt. L'invité, dans un de ses moments de rare chaleur, répondit que bien qu'il eût formé le projet de dîner à l'autre extrémité de Paris, chez des gens qui l'attendaient de jour en jour depuis une semaine, il différerait encore de remplir ce devoir, puisqu'il allait être assez heureux pour se voir employé par la personne de l'univers qu'il respectait le plus et qu'il était le plus jaloux de servir. Son enthousiasme alla même jusqu'à baiser le gant de la belle dame, avec assez de mouvement pour qu'on pût s'en apercevoir.

« Assurée de son homme, madame de Floricourt venait pour me retenir aussi, mais la divine Belmont l'avait déjà prévenue. « Chevalier, m'avait dit celle-ci, je ne vous propose pas de vous dérober à tous les yeux, et d'aller attendre dans l'une de nos cellules que tous ces gens-là, dont je commence à m'ennuyer fort, aient fait retraite. Nous nous séparerons bravement à la face de l'univers, mais demain, ou plutôt aujourd'hui, car nous y sommes, vous dînerez ici ; nous vous mènerons aux Français, après quoi, revenant enfermer avec nous l'Amour, le Mystère et le Plaisir, nous mettrons la dernière main à l'œuvre délicieuse de notre indissoluble union » Que n'étions-nous encore au boudoir fortuné La magique Belmont s'y serait bien vite convaincue qu'un délai de vingt heures était un siècle pour des désirs aussi vifs que ceux qu'elle venait de rallumer... L'approche de Floricourt pouvait seule en briser le foyer, le faisant diverger en partie sur elle-même... Mais ce qui surtout eut bientôt fait de calmer la tempête de mes sens, ce fut l'impatience de se retirer que vint à marquer madame de Flakbach et la prière qu'elle me fit de la ramener moi-même, ajoutant tout bas que pour un empire elle ne risquerait pas de faire, tête-à-tête avec cet égypan de Saint-Lubin, le trajet de la barrière Blanche à la Montagne Sainte-Geneviève ...

« Miséricorde mes pauvres chevaux, qui n'étaient pas rentrés depuis cinq heures du soir las affamés Quel crime avaient-ils commis pour que cette antique bégueule les condamnât à faire ainsi, par un temps détestable, une grande lieue de plus Et je voyais, pour que j'enrageasse mieux, ce damné de Saint-Lubin, souriant derrière la noble haquenée, avec l'air de me complimenter ironiquement : alors je ne connaissais point encore ces défaites de roués , au moyen desquelles on peut avoir l'impertinence d'éluder une reconduite peu désirable. Personne ne venait à mon secours, pas même l'amoureux Moisimont, qui, ce me semble, aurait bien dû se ménager la jouissance de posséder sa dulcinée sur ses genoux dans le fameux remise, en cinquième ; mais le sort ordonnait ainsi de ma disgrâce. Je m'armai de courage et la bouillotte durant encore, je partis, me chargeant de la fatale madame de Flakbach... Vous souriez ? --- C'est que tout à l'heure il va se trouver que je connais encore cette femme-là Continuez cependant : la suite m'apprendra si j'ai deviné juste.

« Nous allions, et mettant à profit la levée de bouclier que cette pointilleuse femme avait trouvé bon de faire sur le remuant Saint-Lubin, je me gardais bien de bouger, ni de mêler nos jambes. Troussé sous moi comme une volaille rôtie, je cheminais tristement, sans donner à madame la baronne le plus petit sujet de plaintes. « Mon Dieu, monsieur le chevalier, me dit-elle, mettez-vous plus à votre aise : étendez-vous. » En même temps, pour m'en démontrer la facilité, la voilà qui s'écarte et se trousse assez haut pour qu'à la faveur du flambeau d'une voiture qui croise la nôtre, je puisse voir les deux tiers des plus maigres échasses. « Assurément, poursuit-elle, ce n'est pas l'entremêlement, comporté par le vis-à-vis, qui m'a choquée, ce soir, de la part de ce polisson d'abbé, mais c'est... je ne sais quel ton, qu'à propos de la même nécessité... des gens comme vous, par exemple, sont incapables de se permettre avec une femme de ma sorte... Point de façons ; allongez-vous, mon fils... Ne craignez pas de m'incommoder... Votre chapeau vous embarrasse : je veux le prendre sur mes genoux ; donnez... --- Madame, je ne souffrirai pas... --- Donnez, vous dis-je » Et de me disputer mon pauvre chapeau, si frais, si bien retapé, dont elle joue à martyriser la plume Il vaut mieux le lui abandonner, céder à tout, glisser enfin tout de leur long mes jambes, qui se trouvent aussitôt embrassées et presque blessées par les os des siennes. C'était, hélas tout ce que je pouvais faire naturellement pour obéir au commandement de m'allonger... Mais à peine à la place du Carrousel, il me fallut pressentir quelque chose de pire encore, dont me menaçait notre funeste tête-à-tête. »

CHAPITRE XXVIII

PAS DE CLERC. LEÇON POUR LA JEUNESSE

« Il est inutile, ma chère Félicia, de vous filer cette situation : aucun art ne la rendrait intéressante, aucune excuse ne suffirait à me justifier. Sachez seulement que le destin m'avait fait tomber dans un guet-apens détestable. Cette Flakbach avait de plus loin un impudent projet ; mais comme ni le plus léger propos, ni la moindre liberté de ma part ne pouvait amener quelque chose d'analogue à ses vues, il ne restait à la dévergondée que la ressource du début actif le plus démasqué. Nous n'étions pas encore au Pont-Royal, que déjà cette Putiphar prenait sur moi sa revanche des sottises qu'apparemment Saint-Lubin lui avait faites.

« À ton âge, beau chevalier, disait-elle, et quand on n'est pas encore bien au fait des usages de cet heureux pays, ce qui t'arrive a de quoi surprendre, j'en conviens ; mais au mien, par contre, on fait argent de tout ; on craint de s'avouer à soi-même que peut-être on n'inspire plus rien ; sur ce pied, dans un tête-à-tête de voiture, ne fût-ce qu'avec un cavalier infiniment au-dessous de tes agréments, j'aime bien mieux me donner le ridicule d'une fille, que de m'exposer à l'affront d'un insultant respect... --- Cependant, madame, vous étiez furieuse contre l'abbé, qui n'avait pas été respectueux sans doute ? --- C'est bien différent : nous étions trois ; et le garnement mettait, comme à dessein, si peu d'adresse à ses manières... que d'ailleurs il eût pu rendre agréables... Suffit : je ne sais comment cet honnête docteur ne s'apercevait pas... Mais revenons à nous... Je disais que, de peur de n'être point attaquée, j'attaque volontiers la première. D'honneur c'est moins la chose elle-même qui m'intéresse, que le plaisir de m'assurer que j'y suis toujours bonne. J'aime à mettre les gens dans l'état heureux où te voilà. Quand c'est à si peu de frais, ce succès me rend toute fière ; il m'assure du charme qu'ont encore des appas moins effacés par les ans, que peut-être fatigués de leurs innombrables triomphes. Il est vrai que jusqu'à présent aucune escarmouche, dans le genre de celle-ci, n'a manqué de tourner du moins à ma gloire, quand je n'ai pas voulu que ce fût, comme à présent, à mon bonheur » À ces mots, l'enragée s'enlace autour de moi, m'attire, me soulève et, d'un pied, fait tomber le coussin sur lequel je venais d'être assis... --- Voilà, m'écriai-je, une coquine d'un genre bien étonnant. Ce ne peut-être que la femme à laquelle j'avais pensé d'abord. Son âge ? --- Vingt-huit ans avoué, c'est-à-dire une dizaine de plus. --- Sa figure ? --- Encore assez piquante, mais sucée, et toute d'art. --- De la tournure pourtant ? --- C'est là son principal agrément. --- De grands airs, n'est-ce pas ? --- Vous y voilà. Le port et les manières d'une sultane de tragédie. --- Vous y voilà vous-même ; car... croyez-vous peut-être avoir fait le caprice d'une femme de qualité ? --- Pour cela du moins, j'en suis certain : c'est le seul beau côté de ma pitoyable aventure. --- Je vais, mon cher, vous ôter cette futile consolation. Votre conquête s'est nommée, pendant plus de vingt ans, la B... Après avoir infatigablement brillé sur les tréteaux de toutes les provinces, ayant dévalisé, chemin faisant, je ne sais combien de barbons enthousiastes du cothurne, cette illustre se trouvait enfin à la tête d'un assez solide revenu de vingt-cinq à trente mille livres. La longue habitude d'être princesse quelques heures par jour, l'ayant mise tout de bon dans le goût des grandeurs, il lui prit un beau matin fantaisie d'épouser certain vieux sardanapale de baron, qui, n'ayant plus un écu, prostituait depuis quelques années, sur le pavé de Strasbourg, un nom qu'on dit honnête, et de ces décorations dont l'Allemagne est volontiers prodigue. Ainsi métamorphosée, et le vil baron duement confiné dans un coin de l'Alsace, sous peine de n'être point payé des quartiers d'une pension modique, prix de son déshonneur, madame la baronne vint s'établir à Paris, où, par bonheur, elle était peu connue. Bientôt on la vit partout, faisant sonner très-haut son titre et son rauque nom, qui m'était toujours échappé, mais que vous m'avez enfin rappelé à force de le redire. N'est-ce pas qu'à table vous aviez vu cette fanfaronne étaler fastueusement une grosse boîte d'or dont le dessus offrait un large portrait ? --- Je vis la boîte, et j'y admirai son excellence le haut et puissant baron, bardé de ses cordons comme le vénérable d'une loge. Mais comment soupçonner son épouse de ne pas le valoir au moins pour la qualité Son air de cour le respect du plénipotentiaire et presque du grand-chanoine pour elle --- Oui : du premier, par bassesse ; et du second, par esprit de corps ; car, au rebours du Français, l'Allemand affecte toujours d'honorer beaucoup chez autrui l'attribut dont il peut lui-même tirer quelque orgueil. Un noble allemand, en prononçant le nom d'un égal par la naissance, ne pense point à l'individu qui a pu s'avilir, mais à la famille qui est considérée, et ce préjugé vaut bien sans doute la philosophique méchanceté dont chez nous on se pique en pareil cas... Un mot encore au sujet de votre altière conquête : vous daignâtes l'avoir ? --- Eh mais... quel moyen de m'en dispenser --- Non dis-je en me levant furieuse, votre sale roman ne peut plus être écouté Si quelque mendiante couverte de haillons vous demandait la passade au lieu d'aumône, je vous vois homme à la servir sur une borne en plein jour. --- Que je suis malheureux Daignez m'écouter, de grâce ... »

CHAPITRE XXIX

QUI DOIT AJOUTER ENCORE À L'IMPATIENCE

DU LECTEUR

L'humilié Monrose venait de tomber à mes pieds. Ses beaux yeux roulaient déjà des larmes. Je craignis pour lors de l'avoir trop sensiblement mortifié par cette explosion d'un mépris momentané dont je n'avais pas été maîtresse. Mais, avec le meilleur caractère du monde, le plus cher de mes amis pouvait-il manquer d'aller de lui-même au devant de ma justification « Je sens jusqu'au fond du cœur, me dit-il, ce que votre colère, quoique outrée, a d'obligeant pour moi. Si vous ne daigniez pas prendre à votre élève autant d'intérêt... --- Mon élève Assurément, monsieur, vous n'avez pas appris de moi... » Je n'osai poursuivre : je me rappelais l'orgie et Géronimo , l'aventure du fiacre et Belval ... « Je me sentais rougir : le pauvre pécheur me vit à l'instant un visage moins sévère. « Eh bien, ne grondons plus, lui dis-je ; mais suspendons vos récits : je veux effacer de mon imagination le vilain tableau qui vient de s'y former, d'un pauvre papillon frais éclos, diapré des plus agréables couleurs, et sur lequel, tandis qu'il se pavane, s'élance une impitoyable araignée qui, l'entraînant dans sa toile, va le sucer tout vif avec délices... Faisons un piquet. (J'allais sonner.) --- Il y aurait sans doute un plus agréable moyen de vous distraire, dit-il en m'arrêtant la main... » Je souriais ; déjà les rayons rosés d'une voluptueuse espérance, saillaient de son visage et se réfléchissaient peut-être sur le mien ; mais...

Dans ce moment un de mes gens parut, demandant si les ordres donnés à la porte étaient aussi contre madame de Liesseval, qui, bien que refusée par le suisse, insistait pour entrer. Comme je ne voulais pas compromettre sur nouveaux frais mon ascendant en marquant une faiblesse décidée toutes les fois qu'il pourrait être question de sceller avec mon pupille un traité de paix par des faveurs, je me hâtai de dire, à son grand étonnement, que je recevrais volontiers madame de Liesseval. Il y avait un peu de malice dans mon fait : depuis plus de trois mois, deux êtres avec qui tour à tour je me trouvais sans cesse, n'avaient pas prononcé devant moi le nom l'un de l'autre, et j'avais même plus d'une fois remarqué comme de l'affectation à s'éviter. Mais je déteste trop les petits commérages, pour que, sans autre intérêt que la curiosité, j'eusse pensé jamais à les questionner au sujet de leur évidente bouderie.

C'était autre chose quand il s'agissait d'éplucher à fond mon ami, comme je venais de l'entreprendre : j'allais observer, voir quelle mine se feraient mes boudeurs en présence ; et les deviner, s'il était possible, me promettait un plaisir plus piquant que celui qu'aurait pu me faire une confidence de leur part.

Le soin extrême que Monrose me vit mettre à lire sur sa physionomie, en attendant l'entrée de sa ci-devant amante, fit sans doute qu'il se tint sur ses gardes ; il ne paraissait nullement agité. Son air fut même respectueusement aisé quand madame de Liesseval parut. Elle traînait après elle un vieux cordon-rouge, dont il fallait qu'elle se fût affublée depuis bien peu de jours, à moins que, de plus loin, elle ne m'eût fait mystère de cette importante conquête. Bref, on venait me présenter M. le comte de ***.

Liesseval était in fiocchi ; le barbon, en grande tenue, sa perruque imitant la coiffure de nos plus jeunes habitués de l'œil-de-bœuf , l'habit à proportion. La chaussure seule nuisait à l'illusion : des pieds goutteux et peu traitables n'avaient permis que d'amples souliers, décorés au surplus de boucles du plus frais modèle. Une perfide canne encore, auxiliaire indispensable, démentait, en dépit du costume, l'air de jeunesse auquel prétendait visiblement le sexagénaire Adonis. Ce témoin imprévu fut cause, à mon grand regret, qu'il ne pût y avoir, entre madame de Liesseval et Monrose, une explication où je les aurais malignement embarqués, et qui m'eût fort amusée. Au surplus, des regards tour à tour dédaigneux ou foudroyants, tournés de temps en temps sur ce pauvre chevalier, m'apprenaient qu'on l'aimait encore assez pour lui faire l'honneur de le haïr : il fallait bien d'ailleurs, pour cajoler par ricochet le prétentieux vétéran, victimer sous ses yeux une adorable créature, à propos de qui le moindre air plus gracieux pouvait faire naître, chez le vieillard, une dangereuse jalousie. Si Monrose eût été assez roué pour analyser ce manége, ou assez méchant pour vouloir s'en venger, sans doute que, jouant le léger, l'avantageux, il eût pu, par quelque fine impertinence, se faire raison de l'hostile madame de Liesseval ; mais avec un si bon cœur et, surtout alors, si candide, il aima mieux ne rien laisser paraître de ce qu'il était si bien en droit d'afficher. Certain air de pénitence et presque d'intercession, qui ne pouvait avoir aucun sens pour le vieux lieutenant général, eut bientôt émoussé les traits d'un ressentiment factice. L'imprudente Liesseval, rassurée (car sans doute elle avait commencé par craindre), redevint par degrés naturelle, adressa la parole ; on lui répondit, et certainement la grâce de Monrose venait d'être accordée in petto lorsque, après la courte durée d'une visite de présentation, la glorieuse baronne se leva pour aller montrer ailleurs son illustrant esclave, objet ce jour-là d'une tournée de visites dans laquelle on avait bien voulu ne point m'oublier.

CHAPITRE XXX

SUITE DE LA CONFESSION. AVEU DIFFICILE

« Eh bien dis-je à mon pupille, fous venez de passer encore un mauvais quart d'heure, et cela par votre faute. Je gage que vous avez assez négligé cette femme pour que vous en ayez fait une ennemie ? --- À peu près ; au surplus, les torts ne sont pas tous de mon côté. Mais remettons à parler d'elle : ce qui la regarde se placera naturellement ailleurs... Après le piquet, ou... si vous aimiez mieux vous souvenir de ce que je vous proposais d'y substituer... --- Chut chut interrompis-je, lui fermant la bouche d'une main qui fut à l'instant couverte de baisers ; point de mauvaises pensées. Le piquet était une punition, dont assurément l'alternative n'était pas un excellent procédé que pourtant, si vous vous corrigez, je voudrai bien avoir de temps en temps pour vous, à titre de récompense. Ramenez-moi bien vite chez vos belles de la barrière Blanche, avec lesquelles sans doute vous allez dîner ? Sachons ce qu'y dira d'Aspergue du docteur en bonne fortune avec cette archicatin de Moisimont. « Je n'en suis pas encore tout à fait au dîner, » répondit le conteur en baissant les yeux. À l'intéressante anxiété que trahissait son adorable visage, je devinai qu'ayant à m'avouer quelque chose de bien grave, il craignait de me trouver peu de dispositions à l'indulgence dont il sentait avoir besoin. Cependant il continua :

« Je fus surpris de ne pouvoir fermer l'œil à la suite de ma triple prouesse. Au bout de deux heures une chaleur incommode m'agita ; je souffrais, à... ce qu'on ne nomme point, d'une cuisson que beaucoup de gêne avec mes deux amies ne m'avait pourtant point fait éprouver : comment ressentir les effets de la strangulation à la suite du trajet le plus commode à travers les pays-bas de madame de Flakbach, vraiment tailladée de façon à ne point estropier son monde Vers le matin, j'ai le bonheur de m'endormir, mais bientôt une urgente irritation me réveille ; déjà mon linge est empreint d'une humidité menaçante... Le léger besoin que je satisfais me cause quelque douleur... »

Ici je fus cruelle : frappée, comme au théâtre, d'une situation inattendue, je ne pus m'empêcher d'applaudir et de rire à la fois. « Parbleu mon cher Monrose, lui dis-je d'un air de raillerie plus offensant que des injures, vous n'avez bien que ce que vous méritez Quoi cette scélérate de Flakbach n'avait pas dit gare ? --- Oh mon Dieu, non. --- Vous voilà joli garçon Après ? » Il poursuivit.

« Avant dix heures mon état fut décidé ; je fis courir Lebrun chez le chirurgien de l'hôtel ; par miracle on trouva chez lui cet homme ; il accourut. Ayant pris connaissance du cas désastreux, il mit ordre à tout ; barbouilla du papier pour l'herboriste et prescrivit un régime... Ne voulait-il pas que je gardasse le lit « Quoi lui disais-je, je ne pourrai pas dîner quelque part où j'ai promis --- Il s'agit bien de dîner, ma foi De la bonne chère des entremets ingrédientés des vins du café des liqueurs De la tisane, morbleu de bonnes émulsions, de l'eau de poulet Vraiment oui j'irais vous mettre la bride sur le cou vous reviendriez en bel état Ne traitez pas ceci de plaisanterie, M. le chevalier. Votre pouls ne dit rien de bon ; et je ne sais pas s'il ne conviendra point, ce soir, de vous ouvrir la veine. » Maudite Flakbach infernale empoisonneuse voilà donc ce que me coûte ma sotte complaisance à ne pas mortifier ton luxurieux amour-propre

« Cependant, je ne puis me résoudre à faire attendre vainement après moi mes célestes amies. Écrivons... Mais que leur dire ? que mon bonheur fut un éclair et qu'aussitôt je me trouve plongé dans les ténèbres de l'infortune. --- Holà mon cher Monrose, abstenez-vous du ton de l'élégie, ou, sans respect pour votre pitoyable situation, je pourrais être assez franche pour vous laisser encore apercevoir combien vous m'y semblez ridicule

« --- L'esculape est à peine sorti, que je fais monter un de mes gens à cheval pour porter à la barrière Blanche la troisième édition d'un billet d'excuse qui n'avait pas le sens commun. Ces dames, jouissant d'un sommeil paisible, le prolongeaient bien au delà de midi. Mon émissaire, croquant le marmot, avait eu beau pester, répéter que sa mission était de conséquence ; qu'on lui avait recommandé de la faire vite et de revenir à toute bride, le refrain de l'imperturbable portier était qu' il avait des ordres , que sous aucun prétexte on n'entrerait chez ses maîtresses avant le petit jour , et que tout ce qu'il pouvait faire était de tuer, en buvant avec l'impatient, tout le temps qu'il lui conviendrait encore d'attendre. En un mot, il était plus de deux heures lorsque enfin le postillon, mille et mille fois maudit, arriva, m'apportant, dans la plus exiguë mais la plus jolie des enveloppes, un poulet doré, lissé, fleuronné, musqué ; j'y lus ce peu de mots écrits en caractères couleur de rose : « Fidèles à nos traités, nous exigeons la même probité de la part de nos amis : ainsi le cher Monrose est attendu mort ou vif »

CHAPITRE XXXI

ASSAUT DE FRANCHISE ET DE GÉNÉROSITÉ

« Je pris à l'instant mon parti (continua le conteur). Debout et n'écoutant guères l'orateur Lebrun, qui rabâchait, en m'habillant, toute la kyrielle du menaçant esculape, je me fis donner, dans un élégant négligé, la meilleure tournure qui convînt à mon état de pénitent et de malade... Mes chevaux sont mis, je vole à mon rendez-vous.

« Quoiqu'il fût à peu près trois heures quand j'arrivai, ces dames étaient encore à leur toilette. J'y fus admis. On accourait à moi : quatre bras amoureux s'entr'ouvraient pour m'étreindre ; mais, au lieu de me livrer à leurs flatteurs enlacements, je tombe à genoux, me courbe, et voulant exprimer autant de honte que de repentir, je couvre de mes suppliantes mains des yeux à qui je n'ai pas même permis la douceur de s'élever jusqu'à ceux de mes amantes.

« Eh bien eh bien s'écrie la tendre Belmont. --- Est-il devenu fou ? » repart avec agitation la vive Floricourt. On s'incline, on me relève ; mes pleurs commencent à bouillonner, mon cœur se comprime, je suis près de me trouver mal. Mon trouble a bientôt causé celui des plus aimantes créatures. Dès le premier moment, elles m'ont entraîné dans un cabinet de bains ; j'y suis un peu grondé de n'avoir pas fait attention à une espiègle soubrette devant qui mon extravagant début peut m'avoir compromis... Il est temps enfin de dévoiler mon fatal secret... Je parle net, et sans chercher à fléchir mes juges quand je suis moi-même pénétré du sentiment de ma turpitude ; je raconte tout ce qui m'est arrivé.

« Si ma confession laisse Belmont consternée, elle met Floricourt en fureur. Celle-ci s'élance... « Où cours-tu ? » lui dit avec émotion sa moins pétulante amie, la retenant par son peignoir. « Écrire à cette Flakbach : je veux la voir à cheval au bois de Boulogne avant la nuit, et, mettant une balle dans la tête de l'exécrable Messaline, je prétends délivrer toi, Monrose, moi, l'univers entier d'un monstre qui pourrait se faire un jeu de multiplier ainsi ses assassinats réfléchis ... » Malgré sa très-sincère affliction, Belmont ne put s'empêcher de sourire. « Calme, dit-elle, ce transport martial. N'ajoutons pas à nos malheurs : que le mépris seul nous venge... » Et comme en même temps ses yeux se tournaient de mon côté. « De moi, peut-être » m'écriai-je du ton d'un homme qui craindrait d'entendre prononcer son arrêt de mort. « Non, non, Monrose, --- non, mon ami, » dirent à la fois mes trop généreuses beautés. Floricourt semblait avoir aussitôt passé de la colère à l'attendrissement. Tels sont les plus violents caractères, qui presque toujours sont aussi les meilleurs. « Ta franchise, continua Belmont, tes remords, tout ce qui décèle en toi l'âme la plus délicate, nous prescrit de te pardonner : tu n'as péché que par la funeste bévue de ton amour-propre égarant ton ingénuité. Non, mon ami, tu ne nous as point offensées : n'est-ce-pas, Floricourt, que nous ne devons pas cesser de l'aimer ? --- Je le crois : si, pour mon compte, je voulais me dédire, je ne sais s'il ne me forcerait pas à lui tenir parole, en enrageant... »

Pendant ce récit, je riais sous cape de voir mon candide historien entraîné par sa ponctualité jusqu'à se dire à lui-même, au nom de ses belles, d'assez agréables douceurs. Je me gardai bien de l'embarrasser par une observation qui, par bonheur, ne fut point devinée.

« Ainsi, ma paix était faite, continua-t-il. De doux serrements, des baisers... --- mais, hélas si différents de ceux de la veille, --- m'assurèrent qu'on daignait me conserver une faveur que j'avais si bien mérité de perdre...

« À travers ce traité l'on vint avertir que M. d'Aspergue était survenu. Ces dames ordonnèrent qu'on le fît attendre au salon. Ensuite, d'après l'avis de Floricourt, adopté vivement par son amie, et contre lequel s'élevèrent en vain les scrupules de ma délicatesse, il fut résolu que je demeurerais en prison dans l'hôtel, pour être soigné sous leurs yeux, cet état d'esclavage devant, sous peine de rupture, durer jusqu'à ma parfaite guérison. »

CHAPITRE XXXII

ÉCLAIRCISSEMENT ORAGEUX

« La certitude de n'avoir, par miracle, rien perdu dans le cœur de mes ravissantes amies, me fit oublier pour un instant ma fâcheuse position. Elles achevèrent devant moi de s'habiller. Leur dessein était bien de me sacrifier les Français , quoiqu'il s'agît pour ce jour-là d'une nouveauté de laquelle on augurait diversement, et dont le succès ou la chute semblait intéresser tout Paris . Mais j'insistais pour que, dès ce moment, elles voulussent bien me mettre tout à fait à mon aise en ne se gênant aucunement avec moi. J'obtins donc qu'elles ne se privassent point du spectacle.

« Il me vint une idée, c'était d'engager ces dames à permettre que, ne voulant point dîner comme un homme bien portant, je feignisse d'avoir fait le matin une chute de cheval, d'être saigné et de vouloir observer scrupuleusement une diète ordonnée. Elles comprirent en effet que c'était un bon moyen pour dérouter absolument d'Aspergue, qu'il s'agissait d'ailleurs d'occuper de tout autre chose que de ce qui pouvait m'être relatif.

« À dîner, quoique d'abord on traitât d'Aspergue avec une assez naturelle familiarité, le pénétrant personnage ne laissa pas de paraître intrigué de je ne sais quel air de contrainte et d'humeur dont par degrés les amies cessaient de se rendre maîtresses. Floricourt surtout décelait par moment une impatience expressive : il lui tardait que le service des gens finît pour que nous fussions enfin seuls.

« --- Mon cher d'Aspergue, dit-elle pour lors, vous faites sans doute quelque estime de nos personnes et de l'accès que vous avez dans cette maison ? Il va dépendre de vous tout à l'heure de le conserver, ou de vous fermer à jamais notre porte. Il s'agit de nous instruire, en ce moment, avec autant de détails que de vérité, de tout de ce que vous pouvez savoir concernant votre docteur d'hier et celle des provinciales qui a consulté sa science... --- Il est aisé, madame... --- Ne m'interrompez pas. D'abord, répondez nettement à cette question. Quand vous avez abouché, dans notre maison, ces deux personnages, saviez-vous qu'ils se sont connus ailleurs ? (À cette brusque attaque le blême d'Aspergue eut presque de vives couleurs.) N'hésitez pas, ajouta la vive Floricourt, il nous faut la vérité : elle seule peut aider à vous absoudre. --- Eh bien, madame, répondit-il, non sans effort, j'avoue que j'étais instruit d'une liaison antérieure entre les personnes dont vous vous informez. --- Ainsi, monsieur, vos demi-confidences étaient un piége, et dans l'intrigue de l'entrevue que vous avez procurée, avec assez d'artifice, c'était madame de Belmont et moi que vous trouviez bon de mystifier Nous vous demanderons tout à l'heure à quelle fin. Maintenant savez-vous ce qui peut s'être passé de plus qu'une prétendue consultation dans l'arrière-salon, avant que vous y fussiez appelé ? --- Une explication très-importante sans doute. --- Et quoi encore ? (Floricourt pétillait de colère.) --- Quoi ? madame s'il m'était permis d'interprêter l'agitation où je vous vois, j'aurais lieu de craindre qu'on n'ait abusé... --- Vous y voilà Vos insolents présentés y ont fait ce qu'on ne se permet, hors de chez soi, qu'en des lieux... dans lesquels au surplus l'un et l'autre m'ont bien l'air d'avoir fait leur cours d'éducation

--- Vous m'atterrez, madame. D'honneur si j'avais pu soupçonner le moins du monde des personnes auxquelles j'ai pris jusqu'ici beaucoup d'intérêt, d'être capables de manquer au respect que vous êtes faites pour inspirer... je vous jure... --- Point de serment, monsieur ; il faut vous en croire sur un simple aveu : d'abord en considération de nous-mêmes, qui savons nous rendre justice ; ensuite à cause de vous ; car si vous pouviez avoir, dans tout ceci, le moindre tort de plus que l'imprudence d'un homme superficiel, et qui se jette volontiers à la tête des premiers venus, il ne nous serait plus possible de vous voir. Au fait enfin : déclinez-nous sans la moindre ambiguïté tous les rapports qui existent entre vos impudents personnages. Monsieur (en me montrant) n'est point de trop. Témoin avec nous... --- Témoin s'écrie d'Aspergue, je suis pétrifié Quoi devant vous ... --- Peu s'en est fallu ; de même que nous avons tout entendu, nous risquions de tout voir, si, à l'instant d'ouvrir une porte, l'indiscrétion d'un bavardage assez bruyant ne nous eût avertis de ce qui se passait. --- Oh sur ce pied, madame, repartit d'Aspergue avec un mouvement d'indignation fortement prononcé, je vais vous dire tout ce que je sais, et me confesser ainsi de ma part, très-vénielle, d'une faute que je déteste. Heureux si je puis, après m'être justifié, vous paraître digne d'un pardon que vous ne pourriez me refuser sans faire le malheur du reste de ma vie. »

CHAPITRE XXXIII

COMMENT, EN PROVINCE, ON RÉUSSIT À

SINGER PARIS

Je réclame votre indulgence, ami lecteur, pour ma manière de conter, dont j'avoue la bizarrerie, mais qui est d'habitude, et qu'il n'est pas en mon pouvoir de réformer. Je sens ce que vous devez avoir de peine à suivre des yeux, dans l'air, une balle que plusieurs joueurs lancent et se renvoyent tour à tour. C'est tantôt moi, tantôt Monrose qui parle ; un moment après quelque personnage épisodique s'empare du récit. Tous ces bonds doivent fatiguer votre attention et votre complaisance à me suivre ; mais souffrez une petite comparaison. Autrefois, un roman, de même qu'une histoire qu'il représente, était un jardin régulier, un parc, où se faisait remarquer une symétrique ordonnance : le goût a changé. Maintenant on se plaît dans de petits dédales tortueux, et l'on y fait grâce au désordre du tout, pourvu que chaque partie présente quelque chose d'agréable. Imaginez-vous, cher lecteur, que cette rapsodie est un jardin anglais. Pardonnez-moi la confusion que vous y rencontrez, et soyez content, pourvu que, chemin faisant, quelques détails du moins supportables vous occupent. Vous serez bien surpris, à la fin, de voir que rien de ce que je vous aurai conté n'était inutile. Je conviens qu'il n'y a pas d'étoile au milieu de mon parc, et qu'il y manque une grande et belle allée, au bout de laquelle vous puissiez voir, de très-loin, la décoration du dénouement ; mais errez toujours sur ma parole ; je ne vous égarerai point, et nous arriverons enfin quelque part. Sur ce pied, commencez dès maintenant à trouver bon que, d' Aspergue parlant devant Monrose, qui me met au fait de ce que je vais vous dire , les détails suivants vous parviennent ainsi de la quatrième main :

« Mimi, dit d'Aspergue, fut une enfant gâtée. Son père, très-estimable magistrat, l'adorait, et lui faisait donner une excellente éducation, à laquelle une mère étourdie et folle de plaisir était incapable de présider. Mais ce galant homme mourut trop tôt. Celle qui lui survivait crut marquer aussi beaucoup de tendresse à leur fille unique, en la faisant exister, encore enfant, comme elle-même se plaisait à vivre, c'est-à-dire dans le tourbillon du monde et des amusements, libre, entourée, sans argus qui veillât sur sa conduite, sans qui que ce fût de sensé qui pût, au besoin, prévenir ses étourderies, ou la mettre sur la voie des louables habitudes. À seize ans, Mimi savait tout, et parlait de tout ce qu'une demoiselle doit faire du moins semblant d'ignorer. Les lectures fortes en tout genre lui étaient familières. Très-jolie, ayant de la grâce, musicienne, danseuse distinguée, elle ne pouvait manquer de faire des passions. Tous ces galantins d'une ville de province qui n'ont autre chose à faire qu'à soupirer en vers, en prose, pour une Iris, étaient couchés sur sa liste. Mimi, hère et même hautaine (c'est son malheureux défaut), n'avait garde de favoriser aucun de ses amants ostensibles : leur servage alimentait sa vanité. Sa rigueur, à travers tant d'occasions d'être faible, lui faisait, dans sa province, une réputation. Mais on n'a pas impunément dix-huit ans enfin, la tête pleine des plus chatouilleux romans, et le cœur électrisé par une cohue d'adorateurs, dont plusieurs, abjurant le sentiment, attaquaient avec de plus sûres armes Le mezzo-termine que Mimi choisit entre son orgueil et ses secrets désirs, fut de se donner Vanidor, pour lors acteur d'une troupe qui chaque hiver se fixe dans la ville où demeurait notre héroïne. Vanidor, bon musicien, donnait des leçons ; non-seulement il poussa Mimi dans l'art du chant, mais il perfectionna surtout les admirables dispositions qu'elle avait à devenir, avec l'aide des libertins, la plus dévergondée des femmes dans le tête-à-tête, si elle pouvait conserver, avec beaucoup d'hypocrisie, le décorum d'une honnête personne en public. On était bien éloigné d'imaginer que Mimi pût favoriser quelqu'un ; mais si l'on avait voulu lui faire cette injure, on aurait nommé toute la ville avant de penser à Vanidor, capricieusement traité, mortifié, ravalé plus bas même que ne le comportait son état de comédien et de coureur de cachets. Tel est le caprice des humains que Vanidor, mieux accueilli, plus agréablement favorisé dans d'autres maisons, préférait pourtant sa tyrannique maîtresse, et ne pouvait s'en détacher. Il avait une autre faiblesse, et c'est celle qui le perdit. D'assez heureuses fortunes dans la bonne société ne le rendaient point insensible aux dangereuses agaceries de celles des dames du spectacle qui pouvaient faire cas de son talent au boudoir. Vanidor faisait volontiers leur partie ; une carogne de duègne le gâta. Des germes corrupteurs, dont le développement devait par malheur être lent, furent disséminés par lui bien avant qu'il s'en sentît infecté lui-même. L'altière Mimi surtout en avait outrément subi la contagieuse inoculation. C'était vers la fin de l'année comique .

« Vanidor partit avec la troupe, de laquelle il demeura toutefois quelques traîneurs, écloppés déjà, comme il devait bientôt l'être lui-même.

« Cependant les roses de la belle Mimi pâlissaient à vue d'œil ; une teinte jaunâtre éteignait sa carnation ; ses lèvres devenaient violaces. Voilà dès ce moment toute la clique amoureuse en alarmes, et s'écriant que la nature, piquée d'avoir vainement pressé l'ingrate Mimi de lui payer son tribut, l'abandonne, et la menace de ruiner ses attraits. L'occasion était belle pour redoubler de galants transports, pour jeter le gant à l'interne ennemie de la beauté et, sans figure, pour solliciter la main de l'attrayante malade. Le tendre, le galant, le passionné Moisimont, coryphée de la jeunesse de robe du lieu, l'homme à la mode, l'ex-favori de la mère, de cette mère qui, pour être elle-même plus indépendante, brûlait de se débarrasser de sa fille, en un mot, l'heureux Moisimont fit pencher la balance en sa faveur ; il épousa.

« Cette grande victoire était à peine remportée, que Vanidor, enfin pleinement éclairé sur son état propre, et en même temps averti par Saint-Far (l'un de ses camarades demeuré en arrière) que la belle écolière venait de se marier, pour tâcher de guérir d'une maladie ordinaire aux jouvencelles trop austères dans le célibat ; Vanidor, dis-je, ne pouvant donner dans le sens littéral de cet avis, sut à l'instant de quelle nature était l'indisposition de sa fringante écolière ; il lui écrivit une lettre que ce Saint-Far devait remettre en mains propres... --- Nous sommes au fait de cette circonstance, interrompit madame de Floricourt ; nous savons que, par un mouvement de hauteur assez ridicule, la Moisimont brûla, sans le lire, un écrit qui pouvait la sauver ; allez. --- M. de Moisimont, continua d'Aspergue, avait beau travailler de tout son pouvoir à déraciner certaines fleurs dépravées, le jardin de sa chère Mimi s'obstinait, comme de raison, à n'en pas produire de plus bénignes : bien loin de là. Mais, par bonheur pour une épouse trop près d'être reconnue bien coupable, M. de Moisimont, en dépit de sa belle passion, avait eu lui-même un instant de succès auprès de certaine directrice qui s'était donné de grands mouvements pour avoir des partisans dans la magistrature ; le délicat époux vint donc à se persuader que, loin de devoir s'en prendre à sa moitié, d'un accident très-déclaré dont il souffrait beaucoup, il avait au contraire à se reprocher d'avoir communiqué sans doute à son ingénue un second mal plus funeste que celui dont il s'était flatté de la guérir. Quel abus de confiance de sa part quel outrage à l'amour quel crime ... Dès lors il s'empresse, il prie sur tous les tons celle qu'il croit être sa victime, de permettre que la Faculté prenne enfin connaissance de son état. Elle, de refuser et d'assurer, avec une sécurité qui la justifie de mieux en mieux, que le remède naturel dont elle attend sa guérison, est trop doux pour que jamais elle essaie d'un autre. Bref, avec un caractère assez mou, M. de Moisimont ne pouvant rien gagner sur un esprit altier qu'effarouchait le seul nom du devoir , et le vilain mal ne laissant pas d'aggraver son ravage, il fallut bien user de détours pour tâcher d'arriver enfin au but d'un traitement. Ici, mesdames, je commence à jouer quelque rôle dans les mutuels intérêts de la jeune personne et de l'innocemment perfide Vanidor. » Le café qui parut permit à d'Aspergue de respirer : comme lui je reprends haleine.

CHAPITRE XXXIV

DÉNOUEMENT DE LA SCÈNE DU DOCTEUR

« Vanidor, continua d'Aspergue, venait d'être appelé à Paris pour doubler en troisième un emploi, à l'un de nos plus honorables théâtres. Je le connaissais de longue date, nous nous liâmes plus étroitement. J'étais aussi le correspondant littéraire de M. de Moisimont, fort jaloux de brillotter dans les petites congrégations académiques. Un jour, comme je nommais ces époux en présence de Vanidor, devenu à Paris M. de Rosimont, il parut enchanté de trouver inopinément quelqu'un qui pût devenir un intermédiaire propice entre eux et lui : cette convenance me valut d'apprendre son épineux secret.

« Le résultat de différentes conversations que nous eûmes à ce sujet, fut que j'attirerais à Paris M. de Moisimont, en le flattant qu'il y percerait au moyen de son portefeuille, duement bourré de pièces fugitives. Les intéressés une fois rapprochés, ce serait des circonstances qu'on prendrait conseil pour se rencontrer, se parler, et faire enfin cesser le malentendu des indispositions de la belle provinciale. Celle-ci avait beau jeu contre son époux, sur qui se trouverait bientôt tomber à plein tout l'odieux de la commune maladie. La seule difficulté qui restât d'après ce plan, naissait de la bégueulerie de madame de Moisimont, qui, plus hautaine encore depuis qu'elle était devenue présidente, ne consentirait jamais à revoir, pour un éclaircissement, M. de Rosimont, plus obscur à Paris à la troisième place, qu'il ne l'était primant en province. Écrire ? il craignait de se compromettre. Je refusais avec obstination d'être porteur de paroles.

« Entre temps, les époux arrivèrent ; Rosimont, assez intelligent mystificateur, imagina le déguisement que nous avons vu, sous lequel encore je ne voulais même pas me charger de l'introduire directement chez sa belle. À la fin, pressé, supplié, tourmenté... je jetai les yeux sur votre maison, espérant peu, je vous l'avoue, de vous engager à mettre du vôtre dans une bonne action qui regardait une femme à laquelle vous ne pouviez prendre intérêt ; mais votre infinie bonté... --- C'est assez interrompit madame de Floricourt ; du moins votre motif peut faire excuser votre excessive étourderie... --- Mille et mille pardons, mesdames, ajouta d'Aspergue ; je croyais vous donner hier, à ce souper, une scène amusante qui ne serait ensuite devenue sérieuse que pour les deux individus intéressés, mais tout nous a contrariés. M. de Moisimont, que nous supposions devoir saisir avec enthousiasme l'occasion d'un docteur bel-esprit, dont je faisais un grand éloge, est allé, je ne sais à propos de quoi, se concentrer dans une sotte admiration pour une momie Vous-même, mesdames, vous étiez à mille lieues de nous, et je ne vous ai pas reconnu, je l'avoue, cette attention enchanteresse qu'à l'ordinaire vous savez si bien partager entre les personnes qui ont le bonheur de vous approcher. Le faux docteur ne tarda pas à s'apercevoir que ses frais généraux d'amabilité seraient en pure perte auprès de vous, dont surtout il brûlait de mériter le suffrage ; il lui convint donc de se renfermer dans le petit cercle de trois ou quatre personnes qui l'écoutaient, et desquelles par bonheur s'est trouvée celle qu'il avait exclusivement intérêt à fixer... --- Le chaos se débrouille un peu pour moi, dit, en l'interrompant, la charmante Belmont ; une seule chose me chiffonne l'imagination : comment votre docteur Rosimont, qui, ne vous en déplaise, m'a paru épouvantable, peut-il, une fois dans sa vie, avoir plu ? --- Pouvez-vous, belle dame, me faire sérieusement cette question enfantine Ce paquet, ce rondon à trogne cramoisie, est, au naturel, un fort joli garçon, au visage plein, mais sans bouffissures ; il avait hier, sous ses joues, deux grosses figues sèches, afin de les exhausser : aussi aurez-vous pu remarquer qu'il avait quelque embarras à parler, et qu'il n'a pris qu'un bouillon. Ses sourcils blonds étaient convertis en deux arcs larges, durs et rapprochés, peints au charbon de liège. La perruque, horriblement descendue sur le front, ajoutait au ridicule affecté de ce visage, dont la barbe bleue était encore un effet de l'art. Quant au mannequin, le ventre, les cuisses, les jambes, les bras, tout était exagéré au moyen de coussinets et de bandages, jusqu'à concurrence de remplir un vaste habit, pris à la friperie. Si par accident vous vous fussiez avisées d'ouvrir cette fatale porte de laquelle vous avez tant approché, vous eussiez vu le faux docteur délivré de sa laidement belle perruque, de son noir, de son rouge, de son bleu, sans ventre, etc. ; vous eussiez compris alors que son ridicule embonpoint n'était du haut en bas qu'imposture. D'après ces détails, vous concevez comment le démoli docteur ne pouvait reparaître au salon. C'était pour favoriser sa retraite qu'on m'appela. J'étais utile pour procurer un fiacre, qui, à la porte de derrière, a reçu l'ex-docteur reconduit, avec sa défroque, jusque-là par moi seul...

« Daignez me juger maintenant et voyez si, protestant en homme d'honneur contre tout ce qui n'a pas été la comédie et l'explication, je dois, pour avoir fait une bonne action, avec des moyens imprudents sans doute, perdre l'estime et l'amitié de deux personnes à qui je sacrifierais, sans hésiter, les trois quarts de mes innombrables connaissances. »

CHAPITRE XXXV

QUI N'A PAS BESOIN D'ARGUMENT

« Écoutez, mon cher d'Aspergue, lui dit madame de Floricourt ; pour mon compte, et je pense que Belmont pensera comme moi, je veux bien ne plus vous jeter le chat aux jambes à propos de tout ce micmac d'hier, mais voyez à votre tour si vous êtes homme à remplir les conditions auxquelles nous pourrons vous absoudre. --- D'avance, je souscris à tout. --- Eh bien vous trouverez bon de ne nous voir, jusqu'à nouvel ordre, qu'à nos loges, dont vous savez les jours, et vous aurez grand soin de ne nous proposer jamais de recevoir qui que ce soit qui n'aurait que vous pour nous en répondre. » La pilule, était amère sans doute pour un homme infiniment jaloux de s'entremettre, et qui se fait peut-être on ne sait quelle ressource d'impatroniser les étrangers. Il n'osa pourtant murmurer contre un arrêt qui du moins lui laissait pour lui-même une pierre d'attente. « C'est encore vous, continua madame de Floricourt, qui nous avez malheureusement embâtées de cette Flakbach. --- Ah madame se hâta d'interrompre le rassuré d'Aspergue, vous n'avez du moins aucune plainte à porter contre celle-ci, de laquelle, au contraire, vous m'avez fait quelquefois l'éloge. » Floricourt, déjà rouge de colère, allait s'emporter et peut-être en dire trop ; l'adroite Belmont lui fit à propos un signe, et prenant la parole avec dignité, mais sans aigreur :

« Eh bien monsieur, dit-elle, maintenant des raisons, dont il ne nous plaira de rendre compte à personne, nous font un devoir de ne nous rencontrer jamais avec cette femme, et nous aviserons aux moyens de le lui faire savoir. »

« Le rôle du maladroit d'Aspergue n'était plus soutenable. « Mesdames, dit-il en se levant, quand je vois chasser impitoyablement de chez vous cinq ou six personnes que j'y avais introduites, je dois être assez délicat pour me punir de vous les avoir présentées, et je me résigne à toute la rigueur de ma disgrâce, pour jusqu'au terme qu'il vous plaira de fixer à sa durée. » À ces mots il sortit aussi visiblement piqué que le peu de caractère de cette physionomie pouvait permettre qu'on le remarquât. Je fus, pour mon compte, enchanté de voir ainsi finir des discussions dans lesquelles je mourais de peur de me voir peut-être enfin indiscrètement mêlé.

« Tout ceci, dit fort sensément la douce Belmont, doit nous engager à tamiser notre société. Quant à moi, je boude l'univers, et si tu veux, Floricourt, nous serons inaccessibles pendant un siècle. Pour lors, toutes deux uniquement occupées de notre charmant prisonnier et nous suffisant à nous-mêmes, nous laisserons expirer, faute d'aliment, une multitude de petites liaisons dont l'expérience nous apprend que, la plupart inutiles, elles peuvent aussi devenir dangereuses. » Floricourt n'opposa rien à ce projet prudent et louable.

« On vint les avertir que la voiture était prête. Elles donnèrent les ordres nécessaires pour mon petit emménagement. Lebrun, que j'avais fait venir, tomba des nues quand il sut qu'il s'agissait pour lui de venir s'établir avec moi secrètement à la barrière Blanche. Sa raison humoriste eut bien des objections à faire contre ce changement de séjour, mais je le mis au pied du mur, en l'assurant que c'était à cause de vous, ma chère comtesse... --- À cause de moi --- Oui, sans doute, ne pouvant me résoudre à faire, dans votre hôtel, des remèdes qui, tôt ou tard, trahiraient une position dont j'assurais que pour tout l'or du monde je ne voudrais pas que vous pussiez être instruite. Bref, ce fut pour déguiser mon déplacement que je prétextai ce prompt voyage en Bretagne, pour lequel, ne devant être absent que quinze jours, je le fus néanmoins pendant près de six semaines, stratagème dont votre confiante amitié fut complétement la dupe...

« --- Ainsi donc, monsieur, lui dis-je, un nouvel engagement obtenait de votre part la préférence sur l'attachement le plus éprouvé Des étrangères, des folles, vous arrachaient de chez votre meilleure amie Voyez à quelle distance des vrais devoirs peut être jeté le plus galant homme par les cahots d'un tourbillon désordonné Je me flatte au surplus que la suite de votre histoire ne ressemble point à ce que vous m'en avez appris : je n'aurais pas, je vous l'avoue, le courage de l'entendre. --- Le plus bourbeux est écouté. --- Nous ne dirons donc rien de ces dames qui vous parlèrent à la sortie de l'Opéra ? --- Une seule a rendu nécessaire que je vous entretienne d'elle. Tout le reste ne signifie rien et peut être omis. En somme, attendez-vous à me voir, sinon plus sage, du moins d'un peu meilleure compagnie. --- À la bonne heure À cette seule condition, je veux bien promettre de vous donner, demain, pour la suite de votre roman, une nouvelle audience. »

CHAPITRE XXXVI

MONROSE REPREND LE FIL DE SON RÉCIT

« Le retour de mes adorables hôtesses s'annonça par la plus pétulante gaîté. Ces dames avaient eu vis-à-vis d'elles, au spectacle, les deux provinciales de la veille, avec leurs maris, tous quatre aux petits soins auprès de l'illustre baronne de Flakbach, livrée à ces hommages par le flegmatique d'Aspergue, en sixième dans leur loge.

« --- Cette folle de Floricourt, me dit madame de Belmont, ne voulait-elle pas faire une scène ; attendre, pour la première fois de sa vie, la fin du spectacle ; se trouver au vestibule avec toute la clique, et noter à jamais d'infamie cette vipère de Flakbach Jugez un peu du scandale qu'aurait fait un pareil éclat Au surplus, comme tous les combats ne se donnent pas corps à corps, la mystifiante caravane n'a pas laissé de souffrir de nos attaques ; je dis de celles de Floricourt, qui n'a cessé de ricaner, de lorgner et de plier les épaules, car j'ai gardé, moi, tant que je l'ai pu, une décente neutralité. »

« Il est en effet impossible d'imaginer quelque chose de plus ridicule que ce qui se peignait à mon imagination d'après le récit de la spirituelle Belmont.

« L'ex-tragédienne tranchait de la duchesse, se renversait nonchalamment pour écouter, avec un théâtral abandon, son fade Moisimont, celui-ci en frais extrêmes d'éloquence, commandé à la baguette et souvent sorti, rentré on ne sait à propos de quels caprices. D'ailleurs, ces deux tourtereaux avaient l'air d'ignorer totalement qu'on était au spectacle. Mimi, fort négligée, sans rouge, pourtant très-jolie si elle n'avait pas été verte comme un chou, s'agitait, soit ennui, soit manières ; lorgnait cavalièrement les jeunes acteurs, le balcon et par-ci par-là quelques freluquets du parterre. La grasse amie, ressemblant bourgeoisement à quelque ragoûtante nièce de chanoine, frappait comme un briquet sur le froid d'Aspergue, qui ne donnait pas la moindre étincelle. Par-dessus tout ce monde-là, l'autre mari, allongeant le cou, bouche béante, dévorant d'attention la pièce et les acteurs, et pestant parfois contre sa femme, à cause d'un caquetage qui troublait ses spirituelles jouissances. Tel était le tableau dont l'hostile Floricourt ne pouvait s'arracher, et qu'elle mourait d'envie de rendre tragique, mais dont Belmont, d'un autre caractère, avait eu le bon sens de beaucoup s'amuser.

« Cependant le temps où j'avais été seul, ne s'était pas vainement écoulé pour moi. J'étais arrangé dans une jolie pièce entre les deux chambres à coucher. Quel voisinage pour un malade de mon espèce J'avais aussi vu le docteur. Mon état n'annonçait pas devoir devenir aussi rigoureux que la promptitude des accidents semblait m'en avoir menacé. J'étais dispensé de la saignée. On me bornait à la stricte observation des remèdes et du régime, le tout, au surplus, secondé d'une imperturbable continence ; c'est-à-dire qu'on me condamnait au supplice de Tantale. Que dis-je Tantale n'avait que faim et soif : je brûlais d'un double et réciproque amour Ah j'étais bien plus à plaindre

« Puisque je vous ai promis, ma chère comtesse, d'être vrai sans réserve, il est nécessaire que je vous conte quel étrange conseil se tint entre ces dames et moi dès le premier soir de notre société nouvelle. Floricourt prétendait que nous devions passer tous trois la nuit ensemble qu'il était généreux de me prouver qu'on m'aimait assez pour vouloir partager ma disgrâce, et que lorsque tout serait commun entre nous, on procéderait de même en commun à la cure. Belmont rejettait bien loin cet avis extravagant.

« --- Le vôtre ? interrompis-je ; vous étiez, je gage, pour coucher ? --- J'étais, je vous l'avoue, étrangement combattu. Je détestais, il est vrai, l'idée criminelle d'empoisonner deux femmes qui me montraient à l'envi tant d'amour ; mais elles étaient si désirables et comment me persuader que dans un état de perpétuelle tentation, tôt ou tard quelque instant d'oubli ne me rendrait pas coupable envers elles d'une galante ingratitude Leur libre volonté m'aurait sauvé la honte d'une aussi perverse faiblesse. --- Hommes hommes ne pus-je m'empêcher de m'écrier, que vous êtes au-dessous de nous » Monrose poursuivit :

« Après un débat assez vif, où d'ailleurs j'étais neutre, Floricourt, dans un moment de fougue, allait trancher la difficulté ; déjà debout et me tenant la main, elle m'entraînait chez elle ; mais, à l'instant Belmont se jette entre nous : « Non, non, Floricourt, tu ne te dégraderas pas à ce point. --- Si tu me blâmes, riposte mon emportée ravisseuse, tu ne connais rien à l'amour... --- Si le délire des sens peut t'égarer, réplique avec dignité Belmont, toujours opposante, tu ne connais rien toi-même à l'amitié... Monrose (ajoute-t-elle, tournant vers moi des yeux humides et parlant si tendrement que mon cœur en fut brisé), si vous nous aimez... » Je ne laisse point achever ce qu'elle avait à me dire ; ma main s'efforce d'échapper de celle de Floricourt, qui frémit en lui résistant. Cependant je deviens libre ; un moment de stupeur nous paralyse en situation ; le groupe se décompose, c'est la fin de l'orage : nous rentrons muets, calmes en apparence, et bientôt chacun va se mettre au lit séparément. »

CHAPITRE XXXVII

CONVALESCENCE. ROMANS. PLAIDOYER. C'EST

TOUJOURS MONROSE QUI ME PARLE

« Heureux, ma chère comtesse, mille et mille fois heureux le malade dont l'amour daigne se faire le complaisant hospitalier Qu'il est doux de se voir présenter par les plus belles mains du monde les breuvages nécessaires à la guérison Qu'on a de plaisir à les savourer quand on peut se dire : « La fin de tout ceci sera le comble de la félicité » Quelle gaîté ne répandaient pas sur les plus humiliants détails de mon traitement les étonnants services de deux petites maîtresses se disputant près de moi le soin des lotions et jusqu'à l'intromission de certains remèdes quand j'affectais d'en épargner à mes gens eux-mêmes le procédé burlesque Oui, telle était la folie de mes charmantes gardes-malade, qu'il m'était défendu de me médicamenter moi-même d'aucune manière, et que le grave Lebrun était également dépossédé de cette portion des droits de son état auprès de ma personne. C'est ainsi que le triste accomplissement des volontés du docteur dégénérait en récréations bouffonnes, et trompait mon affreuse disgrâce. Combien de fois pourtant, principalement les premiers jours, mes féminins esculapes me mirent au supplice, moins par leurs soins stimulants que par la précaution de ne me traiter jamais qu'ensemble, comme ces dames en avaient fait entre elles l'inviolable serment C'est surtout cette réunion qui, doublant mes tentations, soufflait à l'excès le feu de mon amour et mutinait de cuisants désirs, au point de les rendre enfin insupportables. En vain des faveurs de plus d'un genre, mais qui n'étaient que fleurs pour moi, charmaient-elles mon état de privation, et m'assuraient-elles que j'occupais amoureusement deux êtres parfaitement sensibles C'était emprunter encore où je me désolais de ne pouvoir au contraire répandre mes richesses. Le plaisir que je donnais excitait ma jalouse envie : une invalide partie de moi-même reprochait, avec rage, surtout à mes baisers, cette fantasque usurpation de ses droits légitimes. J'achetais ainsi bien cher un simulacre de bonheur.

« À cela près, je menais, dans mon hôpital, une vie bien douce. Floricourt, fille d'un artiste distingué, peignait elle-même en artiste. Belmont savait chanter et jouer de la harpe... comme plaire, comme aimer. Elles cultivaient à l'envi mes talents à demi-formés pour le dessin et la musique. Je faisais avec ces maîtresses des progrès surprenants. L'Amour enseigne bien mieux qu'Apollon lui-même : je l'éprouvais.

« Cinq semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles on ne me quitta jamais, si ce n'était pour aller furtivement à quelque spectacle. Pendant ce temps-là je guéris et j'atteignis l'un des plus beaux moments que puisse souhaiter un jeune mondain un peu jaloux de sa figure. Cet heureux point fut habilement saisi par les galants pinceaux de Floricourt, qui, dans un tableau de demi-nature, me peignit deux fois, avec une parfaite ressemblance, chacun des deux moi , mourant du baiser d'une femme céleste ; ces femmes étaient... l'artiste elle-même et notre amie ; derrière nous l'Amour, souriant, achevait de graver avec un de ses traits sur un vase de fleurs : «* Et tous quatre ne font qu'un*. »

« --- Vous finirez, interrompis-je, par me raccommoder avec ces femmes. À vous entendre, on dirait que cela sait aimer et même avec délicatesse Comment concilier cette conduite avec mille traits qu'on sait d'elles... en un mot, avec leur réputation ? --- Votre réflexion est juste, répondit mon neveu ; il est très-vrai que ces dames sont confondues, dans l'opinion du public, avec une infinité d'autres auxquelles il refuse son estime. Mais malgré le respect qu'on doit à ses jugements, qui ne sait combien le plus souvent ils sont injustes Si ce public, toujours avare d'éloges, préconise parfois le faux mérite ou les vices adroitement masqués, doit-on s'étonner que, s'attachant à des apparences défavorables, il prononce légèrement de rigoureux arrêts contre des personnes qui, mieux examinées, entraîneraient peut-être ses suffrages ? Vous devez savoir mieux que moi, ma chère comtesse, qu'à Paris surtout on est le jouet de mille chocs qui, nous jetant çà et là, en dépit de notre naturel et de nos affections, modifient et souvent dénaturent notre existence, au point de nous rendre enfin méconnaissables à nous-mêmes : mes belles amies étaient toutes deux dans ce cas.

« La nature s'était épuisée en leur faveur ; d'étranges hasards leur avaient préparé des disgrâces cruelles, et, comme tant d'autres, elles s'étaient accrochées, dans leur naufrage, à la planche de la galanterie , qui sauve toutes les jolies femmes qui le veulent bien ; ce qui vaut mieux sans doute pour elles que de périr. Le roman de madame de Belmont était surtout un affreux tissu d'innocentes horreurs.

« Une abbesse de haut rang, esprit fort, avait séduit, âgé de seize ans, le fils naturel dont elle était autrefois accouchée : une fille était le fruit de cet inceste. Lucette, secrètement élevée chez des gens du peuple, mais n'ayant point été négligée, fut retirée de là dès qu'elle eut quatorze ans. Dans un bienfaiteur jeune encore et séduisant, elle était bien éloignée de soupçonner un père ; elle espérait plutôt d'y rencontrer un époux. Le premier homme pour lequel avait parlé son cœur triompha sans effort d'une raison qu'on n'avait armée d'aucun préjugé. Lucette, presque aussitôt amante que protégée, donna bientôt aussi des signes de sa prochaine maternité. Sur ces entrefaites, ce père, ce frère méconnu, ce protecteur, cet amant tomba dangereusement malade ; la Faculté lui signifia l'arrêt d'une mort inévitable. Il était riche, ayant été joueur adroit, habile et rusé spéculateur, ayant, en un mot, pratiqué avec un extrême bonheur le système du rem, quocumque modo rem d'Horace : il lui restait donc un moyen de réparer les outrages faits à la candide Lucette, à qui d'ailleurs le sang accordait tant de droits. Que ne se borna-t-il, cet homme criminel, à donner tout son bien Mais un imprudent scrupule lui fit aussi révéler à sa future héritière tous les honteux secrets de son origine et de ses premières amours. Cependant la cynique aïeule vivait encore. Elle tenait à tout. On s'employa pour procurer à Lucette un époux. On trouva, sans beaucoup de peine, un gentilhomme aussi pauvre d'honneur que de biens et de préjugés, qui, sachant très-bien qu'il allait épouser une bâtarde enceinte, ne laissa pas de vendre son nom pour vernir la mère et le futur enfant. Au surplus, on ne fit point à cet homme la dangereuse confidence des mystères plus particuliers de la généalogie de son épouse : il l'avait prise comme fille naturelle de gens de qualité . La dot était considérable et comptant, ce que Crispin rival reconnaît judicieusement être préférable, étant plus portatif . En effet, l'incestueux beau-père et beau-frère n'eut pas plutôt fermé les yeux, que M. de Belmont voyagea, gaspilla, joua, ruina sa malheureuse bienfaitrice, et la rendit plus malheureuse encore par des procédés brutaux et par d'indignes reproches. Lorsque tout fut au pis, il convint à M. de Belmont de chercher sa sûreté dans un volontaire exil. Cependant, soutenu, malgré ses déportements, par l'abbesse, philosophiquement indulgente pour le crime et jalouse de montrer quelque pouvoir, M. de Belmont eut encore le bonheur d'obtenir un emploi militaire décent et lucratif sous un autre hémisphère. Son épouse, respirant enfin, mais sans ressources et dédaignant de se jeter dans les bras d'une aïeule auteur de tant de maux, madame de Belmont, dis-je, préféra de composer seule avec la fortune ; on lui donnait de bons conseils, elle les suivit : des amis généreux l'eurent bientôt indemnisée de toutes ses pertes et consolée de ses étranges malheurs .

« Le destin de madame de Floricourt, beaucoup moins bigarré, n'avait pas été plus doux. Élevée au sein des beaux-arts, elle avait fait, à quinze ans, la passion d'un magot fou de peinture et de jolies femmes ; qui n'avait d'ailleurs aucune espèce de mérite, mais, en revanche, plus de travers encore que de difformités. Ce vilain homme n'ayant pu supporter décemment le premier grade de cocu que sa femme s'était avisée de lui conférer, il y eut entre eux une rupture d'éclat ; l'objet de la fortune fut ainsi manqué pour la charmante Floricourt ; mais la très-modique pension à laquelle on la bornait, ne pouvant suffire à cette femme sensuelle, et chez qui le goût du faste était le plus raffiné, bientôt, ainsi que Belmont, elle prit le parti de s'entourer d'amis galants et prodigues. Vous voyez, chère comtesse, que malheureuses dans tout ce qui leur était étranger, ces dames furent entraînées par ce torrent où tant d'autres, que rien ne peut excuser, se précipitent d'elles-mêmes avec délices. Mes hôtesses ont donc, selon moi, de grands droits à l'indulgence, et c'est à leur égard surtout qu'on peut dire, comme on ferait bien de l'appliquer à tout le monde : « Tout est ici-bas pour le mieux . »

CHAPITRE XXXVIII

NÉCESSAIRE ET PEUT-ÊTRE INTÉRESSANT

Quoique bien convaincue de la justesse de l'axiôme cité, mes fonctions de censeur me défendaient d'y applaudir. Cette thèse ne fut donc point poussée. Monrose continua :

« Grâce à cette tolérance que j'ai pour le reste de mes jours vouée à l'humaine faiblesse, je pus me faire une raison sur de petits revers capables de désespérer qui n'aurait eu que mes passions sans un peu de saine philosophie. Tout le bon temps dont mes célestes hôtesses auraient volontiers disposé uniquement en ma faveur, s'était écoulé sans beaucoup de fruit pour moi ; l'impérieuse voix de la nécessité leur criait, plus haut de jour en jour, de nommer enfin à des places qui, si vous vous en souvenez, étaient vacantes à l'époque justement où devait commencer mon règne. Belmont --- faut-il vous révéler notre honte ? --- Belmont, vers la fin de ma maladie, s'était arrangée avec un prélat... (Vous serez bien étonnée, chère comtesse, quand je vous le désignerai.) Et comme tout se faisait parallèlement chez deux amies plus unies qu'Oreste et Pylade, Floricourt en même temps passait bail avec un opulent banquier ; le tout, au surplus, sans déroger au serment de m'aimer toutes deux à la folie

« Vous allez me demander si l'on me fit l'affront de me confier ces humiliants accords, et comment je pus aussi m'instruire des aventures bien terrestres de ces femmes que j'avais tant à cœur d'ériger en divinités. Je n'ai rien su par elles, ou du moins j'avais puisé d'avance, dans une autre source, des faits dont plus tard, il est vrai, leur amitié s'enhardit à me révéler une partie. Si mons Lebrun est un austère philosophe, il est aussi le plus ardent et le plus entreprenant des pasquins. Il avait donné tant d'amour à la femme de chambre de ces dames, il avait pris sur elle un si fort ascendant, qu'il en arrachait tout ce qu'elle pouvait savoir des secrets de ses maîtresses, desquelles d'ailleurs elle ne croyait point médire, parce qu'elle leur pardonnait tout, et les chérissait à l'égal de sa vie. Lebrun, avec plus de morale, et qui se pique d'une autre manière de m'aimer, profitait politiquement de toutes les lumières qu'il pouvait acquérir, se flattant que ses rapports, appuyés de fort éloquentes remontrances, me détacheraient bientôt de mes galantes hôtesses. C'est ainsi qu'en dépit de moi le bourreau déchirait avec suite un bandeau que j'aimais à porter. J'avais beau jurer contre l'impertinent historien, lui prescrire le silence, le menacer, le chasser en un mot, il me répondait, avec un sangfroid désespérant, que lui seul pouvait se chasser d'auprès de moi, quand il sentirait m'aimer moins et m'être moins nécessaire ; mais que tant que j'aurais, comme il le voyait, le mors aux dents, et que, lui, pourrait demeurer maître de la bride (je vous cite ses termes), mes hauts-le-corps et mes ruades ne viendraient point à bout de désarçonner son flegmatique attachement .

« Honnête et rare créature Quelle faute j'eusse commise, ma chère comtesse, en éloignant de moi cet incomparable serviteur, à qui bientôt après je devais avoir obligation des plus insignes services »

CHAPITRE XXXIX

QUI N'ÉTONNERA PAS LES GENS DU MONDE

« Enfin, enfin, la faute ridicule d'avoir eu cette détestable Flakbach était expiée ; l'empreinte de ses funestes bontés était effacée jusqu'à la moindre trace, et j'allais être, selon les premières conventions, en droit de réclamer ma liberté ; mais j'étais bien plus occupé de solliciter une revanche serrée où je pusse regagner un si long temps perdu pour le vrai bonheur. On ne me fit pas présenter deux fois ma galante requête.

« Dès que les dernières formes prescrites par le docteur eurent scellé ma parfaite guérison, toutes bornes à ma faveur disparurent. En vain, en nous disant adieu, le prudent esculape m'avait-il fait jurer d'être pendant quelque temps encore fort sobre au banquet des amoureuses jouissances ; ni mes beautés, ni moi n'étions gens à prolonger ainsi notre commun tourment ; j'aimais, j'étais aimé. D'ailleurs je n'ignorais point la double mine creusée sous mon galant intérêt ; je sentais qu'il était délicat à moi de prendre vite un milieu convenable entre l'incivilité d'une retraite trop précipitée et l'indiscrétion d'un trop long séjour. En un mot, également incapables tous trois d'éteindre brusquement le flambeau, nous pouvions du moins hâter le ravage de la flamme, afin qu'il fût plutôt consumé. Huit jours... --- Quels jours ma chère Félicia Fut-ce un songe ? Non : je me souviens trop bien qu'ils ont existé. N'étais-je alors qu'un homme Étais-je un dieu --- Huit jours plongé dans les perpétuelles délices de ma double possession Huit jours enivré, comblé de toutes les voluptés de l'amour et du caprice Huit seuls jours au bout desquels enfin le nec plus ultrà de mon triomphe était de voir les amies, pour le coup un peu jalouses, se disputer les restes de mes expirantes facultés : tel fut le cercle étroit mais brillant de ma félicité suprême. N'était-il pas bien piquant pour mon amour-propre que la dernière nuit dont je devais jouir entre mes deux Vénus, elles se partageassent mes longs cheveux, les entortillant chacune autour d'un bras, de peur que pendant le sommeil de l'une, je ne pusse la frustrer en me livrant furtivement à l'autre avec quelque inégalité Il faut en convenir humblement, ma chère comtesse : cette nuit si différente de celles qui l'avaient précédée, fut celle où le flambeau cessa de donner de la lumière. Soufflé de toutes manières, vers le matin il ne fut plus qu'un charbon fumeux, et presque aussitôt une poignée de cendres.

« C'était le signal de ma retraite : on me rendit l'essor. Hélas je ne ressemblais plus guères aux deux moi du frais tableau d'alliance. Vous me revîtes ; je vous fis peur, et vous me grondâtes bien de m'être à ce point fatigué pendant un voyage dont avec raison vous persistiez à nier l'utilité.

J'attendais impatiemment la fin de ce détail, me souciant assez peu des figures hyperboliques au moyen desquelles mon romanesque neveu s'évertuait à justifier la duperie d'avoir fait pendant toute une semaine la chouette à ces deux impitoyables joueuses ; j'avais bien plus à cœur de savoir quel était ce prélat dont je serais étonnée , et qui se chargeait de soutenir madame de Belmont.

Étonnée je ne le fus presque point lorsque, après quelques façons, Monrose me nomma le très-lubrique et peu constant oncle de d'Aiglemont, le prélat de d'Orville, de Sylvina, le mien. « Ainsi donc, dis-je à mon pénitent, cet arrangement, qui ne peut pas être plus ancien que de quatre mois, dure peut-être encore ? --- Assurément. --- Cependant je vois souvent le conquérant évêque, et jamais il ne m'a parlé de cette femme --- Il a peut-être ses raisons pour cela. » Le fripon souriait : en effet, il me pinçait à son tour ; car j'avoue de bonne foi que de temps en temps Sa Grandeur passait encore avec moi des heures agréables. Certes, c'est dire d'elle un grand bien : est-il beaucoup d'hommes assez aimables pour qu'au bout de huit ans de connaissance on ait encore du plaisir à les favoriser Au surplus, monseigneur, plus prudent à mesure que l'âge ajoutait à la gravité de son rôle dans le public, faisait très-bien d'être hypocrite. Il me connaissait peu curieuse des affaires d'autrui ; c'était donc peut-être sans affectation qu'il avait négligé de me confier ses rapports avec madame de Belmont. Beaucoup moins prévenue contre elle d'après le bien que Monrose en avait dit, je me sentais très-capable de pardonner cette maîtresse au prélat incorrigible.

« Sans doute, mon cher neveu, lui dis-je, vous conservâtes chez ces dames vos grandes et vos petites entrées ? --- J'en jouis encore : il n'eût tenu qu'à moi que ce fût toujours sur le même pied qu'au moment de notre séparation ; mais un certain jour ayant eu par malheur la vision du pataud dont Floricourt gagnait l'or au prix du partage de mes priviléges, le dépit d'avoir un aussi flétrissant rival me glaça soudain pour elle. Dès que mes soins et mes transports furent inégalement répartis, Belmont, plus qu'amie de sa Floricourt, n'hésita pas à me sacrifier ; elle me rendit le froid dont j'offensais son intime ; notre commerce dégénéra, languit ; il n'est plus aujourd'hui qu'une amitié tranquille, à peine galante, et que n'a dégradée qu'une seule fois un retour capricieux, dont la réalité valut à peine le moindre souvenir de l'heureux temps où tout de bon nous étions sous le charme. »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER

QUI RAMÈNE SUR LA SCÈNE UN ANCIEN AMI

Dès que Monrose eut commencé de me faire part de ses aventures parisiennes, je formai le dessein de les recueillir. À des notes exactes de tout ce que pouvaient m'apprendre ou ses récits, ou mes propres observations, j'ajoutais les idées qui me passaient par la tête, afin de les retrouver lorsque je rédigerais. C'est ainsi qu'à l'occasion de la première rentrée du héros dans mes bonnes grâces, en sept temps, j'avais eu la folie de jeter sur le papier une réflexion qui rappelle d'Aiglemont , et conçue dès lors presque dans les mêmes termes.

Le marquis d'Aiglemont n'était plus à Paris que par moments depuis son mariage. Fait colonel en second à cette époque, ayant plus d'espérances que de fortune, aimé et retenu dans la famille de sa femme, insensiblement il s'était soumis au régime sage d'un propriétaire qui sent la nécessité d'augmenter ses revenus au moyen d'une louable économie : la vie douce d'un parent aimable que fixent mille rapports, mille soins de l'amitié, l'avait délivré de ces idées tumultueuses dont, après avoir quitté Paris, un jeune homme ardent est pour l'ordinaire obsédé longtemps, lorsqu'il y a fait, comme d'Aiglemont, ce qu'en style mondain on nomme jouir de la vie .

Mais mon ancien ami venait d'obtenir un régiment, et, presque en même temps, son épouse héritait de la plus grande partie des biens qu'elle avait eu l'espoir de réunir. La marquise souhaitait de vivre à Paris : d'Aiglemont, le meilleur mari de la terre, pouvait d'autant moins lui refuser ce contentement, qu'elle avait toujours été soumise elle-même aux moindres volontés de son époux, et s'était conduite de manière à présager qu'on pouvait la transplanter à Paris sans péril : je parle du péril de quelque dérangement de réputation ou de fortune, car sur tout le reste, d'Aiglemont prétendait être, ainsi qu'un jour il me l'avait promis , le moins soucieux et le plus traitable des hommes.

Lorsqu'il vint me donner chez moi la surprise de ces agréables nouvelles, il me trouva fort occupée des préparatifs de mon nouveau travail. Le recueil des notes que j'épluchais était ouvert justement à l'endroit où j'ai déjà dit que je parlais de lui.

« Oh oh dit-il, ayant involontairement jeté les yeux sur cet article, vous écrivez encore ?... et j'ai l'avantage de figurer dans vos commentaires » J'eus la malice de lui laisser lire toute la tirade. « Fort bien je fus donc une brillante étoile ... mais j'ai dû pâlir devant le soleil La figure est radieuse Il paraît, ma chère comtesse, que cette fois vous allez adopter le genre sublime ? --- Marquis, ripostai-je un peu piquée à mon tour, vous seriez-vous gâté en province ou dans vos garnisons, et donneriez-vous maintenant dans le persifflage des aimables du temps qui court --- Chut chut se hâta-t-il de répliquer avec son joli sourire qui m'apaisa, ne cassons point les vitres. Je ne viens ici ni pour être injurié, ni pour injurier personne. Moi, persiffler ma meilleure amie et l'excellent enfant que vous savez m'avoir toujours été cher Je le boude cependant d'être venu si près de moi lors de son voyage en Bretagne et de ne m'avoir pas procuré le plaisir de l'embrasser. --- Bon le fripon n'est pas sorti de Paris. J'étais sa dupe, et ce que je vous mandai de cette course était une fausse nouvelle... Mais le voici. »

C'était apparemment un jour de grands projets pour monsieur mon neveu : il était coiffé, paré, fini comme un bijou. L'extrême noblesse de sa physionomie pouvait seule le garantir du ridicule de représenter un jeune premier dans quelque pièce à grande tenue. À travers les témoignages d'amitié, bien naturels, dont le marquis combla notre ami, je ne laissai pas de démêler une légère nuance de jalousie : « Ma foi dit le voyageur se retournant vers moi, vous n'avez rien avancé de trop : c'est un soleil » Toujours infiniment aimable, le marquis se donna gaiement carrière sur le chapitre des succès que l'Adonis ne pouvait manquer d'avoir dans la joyeuse société. Ces facéties amenèrent enfin une réflexion badine sur l'état de guerre perpétuelle où sont forcés de vivre les pauvres maris avec certains conquérants. « Il existe, dit le marquis, une mienne épouse à qui j'ai bien cordialement promis de lui faire connaître, à mes risques et périls, tous mes amis aimables, mais, s'il vous est possible,

« Ménagez moi, seigneur, dans vos vastes desseins . »

D'Aiglemont parlait-il en l'air, ou tout de bon avait-il déjà des visions cornues ? C'est ce que la suite de cette histoire nous apprendra.

Laissons cependant le marquis former un solide établissement à Paris avec sa jolie femme, et voyons comment va se conduire Monrose après avoir quitté la maison de mesdames de Belmont et de Floricourt.

cette même pièce ait été l'occasion... Mais, chut.

CHAPITRE II

BLOC DE PECCADILLES EN PARTIE SURPRISES

PAR LE CONFESSEUR. MONROSE PARLE

« Moins franc, ma chère comtesse, et si vous ne m'aviez pas donné tant de preuves de votre indulgence, je n'oserais convenir devant vous de tout le plaisir que j'eus à me retrouver libre. L'homme, je veux dire l'être digne de prendre ce nom, est-il donc de sa nature tellement ennemi de toute espèce d'esclavage, qu'il ne puisse porter sans accablement même les chaînes de l'amour et de la volupté, dès qu'il sent peser comme des chaînes ce que l'imagination peut prendre pendant quelques instants pour de simples liens de fleurs

« L'année finissait ; on touchait à l'époque bruyante où se multiplient des amusements dont j'étais privé depuis six éternelles années. Déjà l'avant-goût de mille plaisirs m'affriandait ; il me semblait que bientôt sans doute je jouerais dans le monde un rôle plus saillant que celui de souper avec des Folaise et des Adélaïde. Je m'étonnais d'avoir pu mordre à l'hameçon venimeux de l'étique Flakbach... À peine concevais-je comment je m'étais résigné à six semaines de patience dans une prison, dont il me convenait pourtant de rendre grâce au sort, à moins d'avoir à rougir de la plus noire ingratitude.

« À peine rentré dans votre hôtel, je vis accourir à l'envi Saint-Lubin et d'Aspergue ; cependant je n'avais pas ouï dire qu'ils se fussent présentés depuis mon départ supposé ; mais, pour la chasse de ces braconniers des deux sexes qui font battre infatigablement la campagne, vivent des braques de société d'aussi fin nez que d'Aspergue et Saint-Lubin

« Le premier m'offrait l'entrée dans cent maisons de tout ordre et dans je ne sais combien de petits Parnasses. Le second, plus découvert, me présentait tout bonnement la feuille des grandes filles et de l' Opéra .

« J'essayai timidement de quelques rendez-vous dans la sphère du d'Aspergue. Excepté la seule Salizy, dont tout de bon je lui sus gré, partout ailleurs, ou l'intrigue insidieuse m'effaroucha, ou la prétentieuse pédanterie m'affadit et me fit une loi de ne plus reparaître... Je ne laissai pourtant pas d'escarmoucher dans quelques coteries avec de ces fileuses de roman qu'on a tout de suite, quand on sait les convaincre qu'elles n'ont rien à prétendre de mieux. Je voulus aussi goûter de ces dames qui, faisant imprimer du sentiment pour l'édification de la société, dérogent aussi lestement qu'on veut à leur haute morale dans le tête-à-tête. Mais j'avouerai que la moindre des Phrynés de l'Académie royale, avec lesquelles Saint-Lubin arrangeait des soupers, me faisait passer mon temps dix fois plus agréablement que les Aspasies gourgandines du cru de son hypocrite collègue. Il est vrai que le magasin ne m'adressait pas, comme les catins beaux-esprits, des poulets bons à mettre dans les journaux ou des vers du moins fidèles à la rime. Qu'importe j'avais le mauvais goût de préférer à ces chefs-d'œuvre l'illisible griffonnage de vingt extravagantes, sans art comme sans prétentions, qui ne savaient parler que de gaudrioles , de plaisir et d'argent... --- Halte-là chevalier. Le voilà donc enfin échappé ce mot argent contre lequel s'était d'abord révolté votre chatouilleux amour-propre Vous auriez beau nier, je vous vois d'ici, docile aux adroites insinuations de votre Saint-Lubin, acceptant toutes les parties qu'il vous propose, et répandant en petite pluie votre finance à tout propos. Je vous vois tantôt écouter avec sensibilité le récit du malheur de la petite Jenny, tourmentée par un hôte inexorable, qui va faire vendre chez elle demain, si elle ne s'acquitte pas d'un double terme échu ; tantôt donner dans le conte qu'on vous fait de Fanfan, si triste à votre dernier souper, parce qu'on doit lui présenter sous trois jours une maudite lettre de change, pour le paiement de laquelle il lui manque le premier écu Et puis l'on vous confie qu'à l'occasion de votre fête, --- mais c'est un secret qu'il vous est bien recommandé de garder, --- la délicate Victorine passe toutes les nuits à vous broder un gilet délicieux : il est vrai que la veille on achètera pour vous quelque garde-boutique que vous aurez pourtant la politesse d'admirer Ou bien, voulez-vous avancer d'une manière très-galante la jouissance de cette charmante d'Ainville qui ne parle que de vous ? Son vis-à-vis est tout prêt, mais le sellier est intraitable. Cautionnez-la secrètement chez cet homme pour les deux mois que son Américain doit encore passer à Bordeaux ; on vous garantit de bien doux intérêts de votre prêt idéal ... Cependant, gare l'échéance et les coups du sort qui peuvent faire disparaître le payeur en titre Avouez de bonne foi, mon cher, qu'en dernière analyse, voilà, du plus au moins, à quoi se réduisait auprès de vous l'officieux ministère de Saint-Lubin ? Avouez encore que le plus innocemment du monde il vous faisait apercevoir à chaque instant des occasions de lui marquer votre reconnaissance de tant de soins qu'il se donnait pour vos plaisirs ? --- Vous venez de peindre avec tant de vérité, ma chère comtesse, que je serais tenté de croire à quelque esprit familier qui serait venu vous révéler tous mes béjaunes . Au reste, sachez comment un singulier hasard fit perdre subitement à mons Saint-Lubin le dangereux ascendant que lui donnait sur moi son intrigue si propice à mon avide libertinage. Cette digression va me faire anticiper un peu, mais vous en avez fait naître l'à-propos, et je serai fort aise d'avoir fait ainsi passer à l'improviste un nœud difficile... »

CHAPITRE III

QUIPROQUO. CHÂTIMENT. POSITION

SCABREUSE

Monrose continue : « Certain jour M. l'abbé (se méprenant apparemment lorsqu'il en fut à suscrire sa correspondance du matin) eut l'étourderie de m'adresser un billet écrit pour l'une de ses commettantes . J'y découvris toute la trame du complot de me tirer , comme on l'articulait, une plume de l'aile . L'insolent billet finissait par ces mots familiers : « Si tu peux lui persuader que tu l'adores, et que jamais qui que ce soit ne t'a ... (je vais changer un mot par décence) servie comme lui, tu peux compter que j'accrocherai pour toi le solitaire, et, Dieu aidant, peut-être jusqu'à son dernier écu. Joue bien ton rôle ; je réponds du mien. Adieu, friponne . »

« Outré de me voir ainsi traduit en ridicule, et devinant que le perfide écrivain ne se montrerait plus chez moi, puisqu'il ne pouvait ignorer longtemps sa bévue, je me mets à le chercher de tout mon pouvoir. Le troisième jour enfin je le rencontre sortant de chez Nicolet, son théâtre de prédilection, où d'ailleurs il savait qu'on ne me voyait presque jamais. Le drôle, à ma vue, qui le foudroie, veut se jeter dans un café ; je le préviens, l'atteins, et comme je n'ai ni l'envie, ni le loisir de m'expliquer, je lui détache, de ma canne, une douzaine de coups bien assénés. Cent témoins de cette expédition ne font qu'en rire ; plus d'une voix murmure : « C'est Saint-Lubin : on fait bien ; il doit l'avoir mérité » Je remonte sans obstacle dans mon fiacre.

« Cependant ma vivacité me fait, auprès de certain monde, une détestable réputation. Madame de Folaise, chez qui, toujours de plus en plus économe de ma personne, je me maintenais d'ailleurs assez bien, me consigne à sa porte, et me réduit à n'y plus mettre que des cartes . Madame Popinel (veuve dès le temps où j'étais en voyage* à la chaussée d'Antin, et chez qui certaines* circonstances m'avaient forcé de paraître), criait publiquement tollé contre moi, prenait fait et cause pour l'estimé Saint-Lubin, et bénissait tout haut le ciel de ce que mon affreux caractère s'était assez à temps démasqué pour qu'elle ne fît pas la sottise de me livrer sa main et sa fortune...

« --- Jour de Dieu interrompis-je, vous, chez madame Popinel et cette vieille folle rêvant encore mariage Vous aviez donc perdu l'esprit ? --- Moi ? point du tout : je n'étais pour rien dans les chimères de madame de Folaise et de son amie ; mais voici ce qui m'était arrivé. »

CHAPITRE IV

BONTÉS DE MADAME POPINEL. SCRUPULE.

RESTITUTION

« Le bonhomme Popinel avait à peine rendu l'âme, que son active et tendre veuve s'était soucieusement informée de moi chez Sylvina, qui, sans procuration de ma part, dirigeait sourdement vers le but sacramentel son projet de m'unir à son amie . Comme on ne savait où me prendre, il convint d'attendre que je reparusse. La mort d'un payeur des rentes ne fait guères de bruit que dans le Journal de Paris , dont je ne lis jamais le nécrologe ; j'ignorais donc absolument et la viduité de madame Popinel et les soins secrets de madame de Folaise : tout cela me fit donner tête baissée dans un filet préparé.

« La chère baronne se faisait une affaire capitale d'assurer ce qu'elle appelait ma fortune et mon bonheur . Elle me harangua donc pathétiquement sur le chapitre de la riche veuve, m'expliqua comment elle (Sylvina) s'étant en quelque façon fait forte de me déterminer au mariage, je la compromettrais horriblement si je venais à refuser . Cette attaque serrée me mettait hors des gonds. Je pestais fort et jurais que ni madame Popinel, ni qui que ce fût au monde ne me ferait renoncer, si jeune, à ma chère liberté. Par accommodement enfin, et pour n'être plus obsédé de sollicitations assommantes, je voulus bien accompagner chez madame Popinel l'entremetteuse baronne, butée du moins à me faire partager la corvée de ce qu'elle nommait un retrait de parole sur une chose à peu près faite, à laquelle une femme non moins respectable que généreuse paraissait attacher tout son espoir . Nous allons : c'était un nouveau piége que venait de me tendre l'endiablée baronne.

« Nous sommes introduits chez ma prétendue, déjà prévenue par un message secret ; Sylvina presque aussitôt s'échappe, sous prétexte d'une visite d'occasion à dix portes de là, et... j'en frémis, me voilà tête-à-tête avec madame Popinel

« Aussitôt l'ardente veuve, dont les batteries sont toutes prêtes, m'attaque sans ménagement, se prévalant de ses six cent mille livres, de sa passion, des sentiments qu'on lui a déclarés de ma part et enfin de la parole donnée par une seconde mère qui doit avoir une sûre influence sur mes résolutions . Le guet-apens me révolte ; je me défends avec intrépidité. Je proteste contre toute cette cabale, et déclare net que je n'ai ni voulu, ni permis qu'on voulût pour moi, ni ne veux, en un mot, m'engager. Attendrissement de la part de madame Popinel ; humeur de la mienne... La tragédie commence alors par le déploiement du mouchoir, les suffocations et les larmes. La veuve reproche au ciel, avec une poétique impiété, de ne l'avoir pas plutôt mise au tombeau que le respectable défunt, si elle ne devait lui survivre que pour être à jamais malheureuse... « Va, me dit-elle enfin, tu n'es pas un homme Ôte-toi de mes yeux, tigre tu m'as assassinée (Je m'en allais de bonne foi...) Le monstre m'abandonne » s'écrie-t-elle ; et malgré son énorme embonpoint, l'expirante Artémise me devance lestement à la porte du salon : l'issue en est obstruée... « T u ne connais donc pas , dit-on alors d'un ton plus tendre, le prix du bonheur d'être aimé »

« Cette inconcevable scène finit par avoir pour moi quelque sens. J'avise tout à coup que peut-être je pourrai me tirer de là, si je veux bien débourser quelque modique redevance du prétendu mariage, à condition qu'on me dispense de traiter du capital.

« Je me laisse donc conduire dans un cabinet qui s'ouvre à côté de nous. La fatigante agitation que vient d'essuyer madame Popinel lui prescrit d'étendre ses roulants appas sur une duchesse... On cherche mes yeux, on presse mes mains, on m'attire, on tâche de m'entraîner... Cet humiliant reproche de n'être point un homme me chiffonne. Je ne veux pas donner matière à ce qu'on pense qu'une traite galante peut être protestée de ma part, faute de moyens d'y faire honneur. Aussi je m'arme de courage et perds l'équilibre.

« D'abord j'ai bien quelque peine à rencontrer, sous le bourrelet d'un épais repli, la notable embouchure des bonnes grâces de madame Popinel, mais enfin je trouve... beaucoup plus que je ne cherchais assurément, et... j'administre de mon mieux une substantielle consolation. Dès lors, je ne suis plus un monstre , mais on me félicite gaiement d'être monstrueux . Je ne me flattais pas qu'on eût pu s'en apercevoir. On folichonne, on me baise, on en veut à mes yeux, à mes mains, à tout ; à travers cette effusion d'actions de grâces, je sens bien que quelque chose s'ajuste à l'un de mes doigts ; mais ce peut être un jonc, une bagatelle, à laquelle même on ne veut pas, ce me semble, que j'aie l'air de faire attention. C'est, deux heures plus tard, au balcon de l'Opéra, que la clarté de la rampe fait, à mon grand étonnement, étinceler une bague dont la valeur me cause d'abord quelque scrupule. La voici. »

Le hardi consolateur me fait voir un solitaire de la plus belle eau, profond, et qui pouvait bien valoir au moins douze mille livres.

« Renvoyer ce bijou, continua-t-il, c'eût été mortifier madame Popinel. Je l'ai gardé pour l'amour d'elle ; c'est sur lui que mons Saint-Lubin avait bien osé jeter son dévolu pour une impure dont les premières bontés ne m'avaient coûté qu'un souper. N'ai-je pas dû bénir le ciel qu'un trop heureux quiproquo m'ait tout à la fois délivré du traître abbé, de l'épouseuse Popinel et de toute une clique où madame de Folaise seule, à cause de l'ancien passé, conserve quelque part aux regrets de mon imprescriptible reconnaissance »

Le ton léger et fat qu'on avait affecté dans le récit de cette dernière aventure m'avait déplu ; je voulus ainsi le rabattre : « Or, dites-moi, mon cher neveu, vous semble-t-il bien délicat de garder cette bague, quand vous ne doutez pas d'être mal avec celle qui vous l'a si singulièrement donnée ? » Il rougit et ne sut que répondre : c'est tout ce que je souhaitais. « Au surplus, continuai-je, afin de pousser jusqu'au bout mon épreuve, le mal est fait ; mais ce brillant me fait envie. Vous seriez bien aimable de le troquer avec moi contre celui-ci, moins beau sans doute, cependant de plus d'effet pour un homme. --- Quelle folie répondit-il, glissant galamment à mon doigt l'anneau Popinel. Je ne troque point ; mais vous allez acheter la bague ce qu'elle m'a coûté. C'est tout gain pour moi. --- Non, non, monsieur, répliquai-je très-sérieusement, et me refusant au marché, ce que vous me demandez se donne, ou votre bague ne pourrait l'acheter. Chacun est bien maître de s'estimer ce qu'il croit valoir ; vous avez pu vous croire assez payé par ce brillant ; quant à moi, j'ai l'amour-propre de me croire impayable »

Le trait avait porté ; mon petit-maître, déconcerté, tombe à mes genoux, se désole et me supplie de l'aider à faire rentrer la fatale bague dans les mains de son ancienne propriétaire. « J'arrangerai cela, lui dis-je, mais j'exige que vous portiez mon diamant, afin qu'à sa vue, vous vous reprochiez sans cesse un trait d'équivoque délicatesse, dont vos détracteurs auront à coup sûr déjà profité, pour vous donner le vernis d'un escroc. Monrose, ne jouons pas avec l'estime publique. Le premier mouvement est de rire d'une dupe ; mais ensuite on prise et loue sa candeur. Le grec fait rire aussi, mais il inspire un juste mépris, et bientôt il est diffamé. » Voici ce que j'écrivis sur l'heure à Sylvina :

« Nous vous embrassons, ma chère baronne, et vous prions de remettre à votre amie ce brillant que le chevalier n'a pu placer aux conditions proposées par madame Popinel. Accusez-nous la réception du message, et croyez que, de loin comme de près, vous avez pour la vie de bien sincères amis dans Monrose et Félicia. Bonjour. »

Os petites dispositions achevées, nous jouîmes tous deux d'un de ces moments de sérénité que procure le sentiment d'avoir fait quelque chose d'estimable. Pour lors, afin qu'il ne fût rien dit de plus au sujet de notre récent démêlé, je pressai pour la suite d'un récit dont mon amitié me frisait invoquer la fin prochaine , comme peut-être l'ennui la fait désirer au lecteur. Mais dès le début de la continuation, je reconnus, avec chagrin, que mon fougueux neveu, depuis sa retraite à la chaussée d'Antin, avait encore ajouté beaucoup à la liste de ses étourderies.

CHAPITRE V

AVENTURE DE BAL. MONROSE CONTINUE

DE PARLER

« On était en plein carnaval. Je ne manquais aucun bal public, et toujours j'y paraissais à visage découvert. À quoi bon me déguiser Mon genre n'était pas de vexer les humains ; d'ailleurs je n'avais nullement le jargon du masque, puisque pendant six ans j'avais totalement jeûné des occasions de m'y exercer. J'étais fou de ces assemblées bruyantes, et croyais ne venir jamais à bout de m'en rassasier dans notre enchanteresse capitale.

« Perdu dans la foule, heureux si je piquais la curiosité de quelques masques, je savais très-bien me débarrasser des hommes quand leurs gaîtés ne m'intéressaient point, mais je m'accrochais aux femmes, leur supposant toujours, d'après les moindres apparences, tout ce qui peut rendre piquante une intrigue de bal. Cette manière de m'y amuser, me réussissait chaque fois de mieux en mieux, et rarement une de ces agréables nuits ne me valait pas pour le lendemain quelque chose de plus doux encore. Le bal du lundi gras principalement surpassa mon attente.

« Un jeune masque féminin de la plus jolie tournure, arrivé par derrière moi, m'attaque inopinément. Son costume de Colombine, extrêmement serré, découpait une taille parfaite. On devinait une forêt de cheveux sous leur réseau à l'Espagnole, et vous savez quelle passion j'ai pour les belles chevelures. L'emmanchement délicieux du col, la rebelle fierté de la gorge sous cette veste qui la presse sans l'aplatir, le trait moelleux des bras, malgré leur élégante proportion, plus encore que ces dehors attrayants, l'aimable folie avec laquelle on s'était enlacée familièrement à mon bras, tout cela devient pour moi la plus délectable surprise et le présage de quelque fortuné dénouement.

« Eh bien mon pauvre chevalier, me dit la plus jolie voix du monde, te voilà donc de retour de Bretagne ? --- Il y paraît. --- Je viens de voir là-haut dans une loge une de tes compagnes de voyage. --- Le joli masque se trompe : j'ai voyagé seul. --- Non, non, beau chevalier, tu voyageais avec deux belles, et qui t'ont fait voir bien du pays, ma foi Oh nous savons tout... tout » J'examinais en tout sens ma jaseuse qui, ne s'opposant à rien, semblait braver ainsi le danger d'être reconnue. Les ouvertures du masque, fort élargies, lassaient briller en entier de grands yeux vifs et fripons ; le tour du visage était fin et séduisant. Le rire, libre dans une mentonnière mobile, découvrait à demi des dents parfaitement rangées et du plus bel émail. Mais rien de tout cela ne me rappelait quelqu'une de mes connaissances : on ne peut être plus intrigué que je l'étais. On ajouta : « Tu n'as pas fait route avec les jolis chevaux de la cousine ? Ils sont si frais si dodus tandis que toi... (on me considérait en riant.) Oh cela va mieux maintenant ; mais tu me fis compassion la première fois que je te vis... à la foire... tu sais bien ? » Effectivement j'allai à la foire le jour de mon retour prétendu : je demeurais muet à force de me creuser la tête. « À propos, poursuit-on, montre-moi ta main... l'autre... Comment, monsieur, vous n'êtes pas plus galant que cela Pourquoi ne vous vois-je point cette jarretière de cheveux blonds liserée de cheveux noirs ?... Sont-ce bien des cheveux, ceux-ci ? » Le charmant masque s'amuse ; je ne comprends pas... « Tu me comprends à merveille. Plaît-il On s'épilera pour vous fabriquer d'aussi tendres gages des sentiments que vous savez si bien inspirer, et puis vous vous donnerez les airs de ne pas vous décorer de vos trophées Laissez-moi faire, je vais vous mettre joliment dans les papiers de la baronne et de la fière Adélaïde. » Mon étonnement croissait à chaque trait ; le vrai lutin de masque riait aux larmes. « Dis-moi donc, sorcier de chevalier, on répand dans le monde que tu ne te mets pas en frais d'attaque pour une seule belle ? Il faut, dit-on, que chaque conquête te fasse triompher de deux à la fois »

« Cet amusant persifflage, dont chaque mot portait si juste, m'aurait fait demander quartier, si je n'avais été déjà plus occupé de l'adorable Colombine elle-même que des succès qu'elle me rappelait. « Diabolique masque, lui dis-je avec feu, je saurai bien te désabuser de cette ridicule ambition que tu fais semblant de me croire. Pour cela, je m'accroche à toi ; tu jugeras si je ne saurais pas me borner dès qu'un seul objet réunirait tout ce qu'il faut pour combler mes désirs... --- Grand merci, chevalier, » interrompit, en me frappant sur l'épaule, un indéchiffrable domino qui s'échappa à l'instant. J'ai su depuis que c'était madame de Floricourt.

« Ce petit incident fut pour l'agaçante Colombine un amusement de plus. « Quittons-nous, me dit-elle ; il n'y aurait pas ici de sûreté pour qui paraîtrait aller sur les brisées de tant de belles, fortes de leurs droits. J'aime la paix. Adieu. --- Non, non (la retenant), il ne sera pas dit, angélique démon, que vous m'aurez impitoyablement tourmenté, fait pis encore, pour me laisser ensuite la tête à l'envers et le cœur... --- Chut, chut chevalier ; laissons la pastorale... Tu sauras d'ailleurs que je suis laide à faire peur... (Le peu que je voyais m'assurait bien du contraire.) Et puis... et puis... quittons-nous, mon cher. »

« Ces derniers mots n'étaient plus badins, mais presque tendres. Je surprends, dans un regard devenu fixe sur le mien, une furtive expression de tristesse. Je crois sentir dans mon manchon quelque palpitation de la main que j'y tiens captive. Il n'en fallait pas tant pour énamourer à l'excès quelqu'un d'aussi ardent que moi. Je deviens pressant ; je dirige sans affectation notre marche vers le débouché qui conduit aux loges. Le masque rusé me devine et résiste. Cet obstacle irrite encore mes feux : j'emploie tour à tour et le pathétique de la prière, et l'adresse des mouvements ; j'épuise, en un mot, toutes les ressources praticables que les sens enchantés peuvent prêter à l'âme non moins vivement intéressée... « Chevalier, me dit-on alors d'un ton pour le coup raisonnable, voulez-vous absolument qu'un instant où je vous avoue que je trouve bien de la douceur, soit perdu pour vous et pour moi ?... Je cède ; nous nous isolons ; je me montre, le charme est détruit... (J'allais faire du contraire un serment terrible...) Souffrez que j'achève ; laissez-moi plutôt maîtresse de mon secret aussi longtemps que je pourrai trouver bon de le garder. Donnez-moi, dans la plus entière confiance, des preuves d'un intérêt qui me flatte... Alors vous m'aurez persuadée... et vous entendrez enfin parler de moi. --- Enfin quel mot affreux --- Oui, chevalier, enfin ... (Quels charmants yeux je voyais alors ) Le moment de nous revoir fût-il bien proche, c'est encore enfin qu'il existera pour moi... Je suis folle... Adieu. » Déjà son bras s'étendait pour appeler trois masques venant à nous, et dont l'un est aussitôt saisi.

« Cette brusque séparation, la délicieuse énigme des dernières paroles, mon trouble, mon ardeur, la crainte d'être dupe de ma confiance provinciale, tout cela me pétrifie un moment à la place où l'on vient de m'abandonner. Mais bientôt enhardi, je me mets à chercher à travers la foule mon enchanteresse Colombine. Au second tour, je la retrouve, n'intriguant plus et se promenant enveloppée dans une pelisse. Dès que je suis aperçu, l'ordre de sa bande est changé. Deux hommes en font les ailes ; il est clair qu'on ne veut point de moi. Je commence à me repentir d'avoir été si docile ; de loin, je me mets à la suite ; on sort. Je ne manque pas d'être aussitôt, sous le vestibule, à portée de voir le départ. Cependant mon inconnue dit deux mots à l'oreille d'un domestique bourgeois ; cet homme vient sans affectation à moi ; j'entends : « Rentrez au bal, M, le chevalier ; madame vous assure qu'elle tiendra sa parole . » J'obéis. »

CHAPITRE VI

COLOMBINE RETROUVÉE

« Cependant plus de dix jours s'étaient écoulés, et pas le moindre vent au sujet de mon adorable masque. Le dépit commençait à me gagner, et minait une impression dont je me blâmais d'avoir été trop légèrement susceptible. J'essayais de prendre au pied de la lettre ce que la rusée Colombine m'avait dit de sa laideur ; il était cependant bien difficile d'y croire ; surtout je me jetais exprès à corps perdu dans les distractions qu'une multitude de liaisons sans conséquence mettaient à ma portée. Mais au moment le moins prévu, survient un billet assaisonné de tout ce qui pouvait flatter et raviver mon amoureux caprice. Il manquait pourtant au bienfait de ce souvenir la fixation d'un rendez-vous, aliment bien nécessaire à mes feux, et le seul moyen sans doute de me prouver qu'on ne songeait point, même en écrivant, à me mystifier. Au surplus, à la suite des plus pétillantes folies, se trouvait ce que je vais vous chanter :

Ce n'est point un badinage :

En tout voulant t'imiter.

Je suis en pèlerinage .

Mais sur moi tu peux compter.

Si je pressais mon voyage.

Il pourrait nous en coûter :

Reculons, pour mieux sauter ( bis ).

« --- Je ne vois pas, dis-je alors au chanteur, que ce couplet dût beaucoup vous monter la tête. Il est déjà clair pour moi que vous aviez affaire à quelque folle instruite de vos aventures, et qui, attrapée elle-même comme vous l'aviez été, vous destinait à essuyer les plâtres . Il s'agissait de filer avec vous le temps jusqu'à nouvel ordre. Sachons un peu comment tournera cette intrigue, qui jusqu'ici, ne vous en déplaise, présage plus d'épines que de roses pour vous. --- Je répondis en très-vive prose, sans me piquer de riposter au couplet. --- Bon cela je mourais de peur que vous n'eussiez un petit travers de plus. Après le ridicule de se passionner pour un objet qu'on n'a point vu , je ne connais rien d'aussi sot que de se marteler l'esprit pour lui rimer des sornettes. Je vous écoute : allez. --- Trois semaines plus tard, il y eut un nouveau message, sans poésie pour le coup. « Chevalier, me mandait-on, si vous aviez le temps de vous promener demain matin, à cheval, sans suite, et vêtu comme la nuit du bal, vous rencontreriez, soit aux Champs-Élysées, soit au bois de Boulogne, une amazone verte et rose, chapeau noir emplumé de blanc, et montée sur un cheval isabelle. Il dépendra de vous, chevalier, de saisir cette occasion de savoir enfin ce que c'est que Colombine . »

« Je suis en tous points exact, et me trouve de bonne heure sur la route indiquée. À peine ai-je fait cent pas au-delà de la porte Maillot, dans l'allée du bois, que j'aperçois d'assez loin sept ou huit personnes à cheval. Soudain une amazone aux couleurs du billet se détache à toute bride, passe comme un trait, me rase et dit gaiement : « Des deux à ma poursuite ... » Je tourne, et, rendant la main, je m'envole avec la dame. Elle prend à gauche hors de l'enceinte, et me mène, ventre à terre, bien loin sur la route de Neuilly. J'avais reconnu sur-le-champ cette leste écuyère pour... Mais non ; je ne dois pas encore la nommer... Il convient que je dise auparavant quelque bien d'elle, de peur que la chère comtesse ne revienne sans appel à la première idée, très-désavantageuse, qu'elle a d'avance de cette beauté.

« Quand nous sommes assez loin pour ne pouvoir être atteints de longtemps par la compagnie de l'amazone, elle modère son allure, et... « Ce n'est que moi, dit-elle. Eh bien ?... (Elle a l'air d'attendre mon jugement.) --- Madame, ripostai-je avec une vivacité que m'inspirait bien naturellement la vue de mille appas, je ne pouvais être dédommagé, par une surprise plus agréable, des incertitudes et du cruel délai qu'il vous a plu de me faire subir. --- Tout de bon ? » Me tendant une jolie main dont elle vient d'ôter le gant. Je porte cette main avec transport à ma bouche. Le silence et mon action m'engagent mieux que les plus beaux discours. « Je respire, dit l'écuyère, élevant au ciel un doux regard. Il est tendre, il est généreux Convenons vite de nos faits, poursuit-elle. J'ai feint d'être emportée par mon cheval, et je savais très-bien qu'aucun de mes timides compagnons ne risquerait de courir après moi, tant ils craignent les accidents d'un exercice dont ils n'ont aucune habitude. Trop éloignés, ils ne vous auront point reconnu ; la générosité d'un cavalier si leste à me poursuivre les rassure : il m'aura secourue . Sur ce pied, tel était mon plan, chevalier : ou ma vue, réveillant un ancien préjugé, détruisait en un clin d'œil l'heureux enchantement du bal : dans ce cas, dès que vous ne m'étiez plus nécessaire, vous aviez passé ; je revenais seule vers ma société ; ou bien le cœur continuait de vous dire quelque chose en faveur de la tendre Colombine ; pour lors je vous ramenais avec moi ; vous recueilliez, au milieu de mon cortège, le tribut d'actions de grâce qu'on vous croyait dû pour un important service , et l'occasion de nous lier d'amitié naissait d'autant plus naturellement, que le hasard nous avait précédemment réunis dans une maison de connaissance. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, chevalier. Je suis tout à fait de retour : mon voyage ne s'est pas fait, à beaucoup près, aussi agréablement que le vôtre, mais, à cela près, je n'ai pas moins heureusement réussi. »

« Je le souhaite, mon cher neveu, car, sachant de quel bois se chauffe cette femme-là, qu'enfin j'ai devinée, je la vois déjà saisissant pour son objet l'occasion du premier tête-à-tête. Pardonnez-moi cependant, mon ami, si je vous fais observer quelque défaut de ressemblance entre la dame de Moisimont du souper de la consultation et celle du lundi-gras. Cette tournure, cette taille parfaite, ces traits fins, ces yeux brillants, ces formes rebelles qui décoraient, au bal, la spirituelle Colombine, rien de tout cela, si je m'en souviens bien, ne distinguait la provinciale Moisimont lorsque vous me l'avez présentée pour la première fois --- L'observation est juste, ma chère Félicia ; de même, le Monrose du souper de la barrière Blanche n'imaginait rien de beau, de désirable, de divin au monde, que mesdames de Belmont et de Floricourt. La Mimi d'alors, pâle, verdâtre, aux joues creuses, à l'œil terne, et se montrant, avec ses accoutrements de province, à côté de deux petites-maîtresses qui m'avaient ensorcelé, cette Mimi n'était rien pour moi : je ne pus être frappé que de ses ridicules ; mais lorsqu'enfin je la revois tout à fait nouvelle, au point parfait du plaisir, animée de grâces et de goût, dardant le désir, et visiblement folle de cette folie contagieuse après laquelle courent les hommes, bien loin de l'éviter, puis-je avoir de Mimi les mêmes idées Puis-je la peindre des mêmes traits »

Monrose avait raison : c'est ainsi qu'en deux minutes j'avais vu, dans le temps, Géronimo , Belval, subir à mes yeux des métamorphoses incroyables. C'est donc avec son âme qu'on voit bien plus qu'avec ses yeux Quoi qu'il en fût de l'état vrai des appas de madame de Moisimont, je compris du moins qu'en me faisant d'elle un éloge superlatif, mon extravagant avait pour but d'enchaîner ma critique, afin d'être moins grondé des sottises que sa nouvelle aventure le mettait infailliblement dans le cas de confesser.

CHAPITRE VII

COURT, MAIS PEUT-ÊTRE ENCORE TROP LONG

« Avouez, ma chère comtesse, qu'il y avait quelque chose de bien piquant dans les tournures dont Mimi s'était avisée ? Elle achevait de m'ensorceler par sa bonne mine, son aisance et son adresse à cheval. Il faut que le goût soit quelque chose de bien naturel aux femmes, puisque deux mois de séjour à Paris y avaient complétement naturalisé mon adorable provinciale. Ainsi, sans plus de convention, il est décidé que nous nous arrangeons .

« Je ne fus plus étonné que Colombine fût si bien au fait de tout ce qui me concernait, lorsque, retournant au petit pas au-devant de la société, notre entretien m'apprit en premier lieu que M. de Moisimont, parent du président Blandin, était reçu chez madame de Folaise, et puis que, par l'entremise du laquais de louage, une sœur de la femme de chambre qui sert mes amies de la chaussée d'Antin, était entrée au service de madame de Moisimont dès le lendemain du fameux souper. De là toute la matière, soit de l'intrigue du bal, soit du persiffleur couplet où Mimi m'expliquait si gaiement et ses vues et ses raisons délicates pour que notre amoureuse alliance souffrît un retard.

« Cette explication nous conduisit jusqu'au peloton équitant. On y était complétement dupe du stratagème : les remercîments me furent prodigués. M. de Moisimont, pâle comme un mort, balbutia les siens avec distraction, saisi du pommeau de sa selle, où le ballottait une rude jument de cabriolet donnée par le loueur de chevaux pour une monture tout à fait agréable, mais qui, la bouche usée et conservant quelque ardeur, n'avait pu, sans de grands efforts, être dissuadée de courir après son ami particulier, l'isabelle de l'ingénieuse amazone. »

Admirons pourtant, cher lecteur, comment le sort tend parfois aux pauvres humains des piéges diaboliques Si le bon génie qui sans doute excitait la jument, avait été le plus fort, M. de Moisimont, accourant, faisait avorter, du moins pour cette fois, le complot dirigé contre son honneur marital ; mais le mauvais génie prévaut, la jument est retenue, et tandis que le pauvre mari s'écorche le derrière, on fixe les moyens d'enrichir d'une haute plume son panache de cocu Et l'on ne voudra pas croire à l' étoile

CHAPITRE VIII

QUI PRÉPARE À D'HEUREUX CHANGEMENTS

« Il n'eût tenu qu'à moi, poursuivit Monrose, d'être tout ce jour-là dans la compagnie de madame de Folaise, d'Adélaïde, du président Blandin et du sieur d'Aspergue. Ces quatre illustres devaient arriver en calèche à l'heure du dîner, l'objet de la cavalcade étant de se réunir ainsi pour passer ensemble à la campagne l'une des plus agréables journées de la saison. Mais ma nouvelle conquête et moi nous étions trop fous pour qu'il ne fût pas dangereux de nous mettre de la sorte en représentation devant des éplucheuses telles que la baronne et, surtout, son experte amie. Un engagement supposé me tira d'affaire à merveille et rendit d'autant plus vraisemblable le hasard du cheval emporté . La société de madame de Moisimont, c'est-à-dire sa compatriote rebondie (objet, si vous vous en souvenez, des soins de ces Allemands qui s'étaient trouvés à la chaussée d'Antin), les maris, les deux étrangers, et j'oubliais une dame inconnue, tout ce monde, en un mot, ne me laissa partir qu'à condition que le lendemain je serais d'une partie d' huîtres chez le grand chanoine. Celui-ci, pour sa plus grande commodité, venait de transférer la coterie provinciale dans son hôtel garni qu'habitait aussi le plénipotentiaire.

« Vous voudrez bien, ma chère comtesse, ne pas oublier que le temps dont je parle était de peu de jours antérieur à l'aventure fâcheuse des omoplates de Saint-Lubin, et que ce fut avant d'avoir reçu le premier billet de Mimi que je détruisis, au prix que vous savez, la chimère de mon mariage avec madame Popinel... --- De qui, par conséquent, M. Monrose a eu l'infamie de porter le solitaire pendant environ trois mois Poursuivez. » Tout interdit de mon observation, mais trop juste pour s'en offenser et trop ami pour se fâcher contre moi, mon pauvre neveu continua son récit dans ces termes :

« Les parties lassent et ruinent à la longue. J'avais resserré si bien, dans les obstacles, Sylvina et sa dangereuse amie, que je jouissais de mes chevaux à peu près gratis . Salizy m'avait, comme vous savez, réformé par caprice ; j'étais l'ami, mais non plus l'enfant gâté du duo de la chaussée d'Antin ; je ne me souciais plus de madame de Liesseval, qui m'avait donné de suite, sans beaucoup de mystère, trois francs libertins pour successeurs, et prétendait malgré cela ne pas renoncer à moi. J'étais surtout bien loin, ma chère comtesse, d'espérer qu'il fût possible de reprendre avec nous quelque durable engagement. Dans cette position je songeais sérieusement à faire une fin, c'est-à-dire à jeter de la cendre sur mes erreurs passées et à prendre dans le monde un aplomb décent. Par bonheur, j'étais exempt de mauvaises notes. Sans doute je devais ce silence de la satire au peu de goût que j'ai pour les sociétés d'hommes, et surtout à mon aversion pour les intrigants de tout ordre. Sur ce pied, jamais on ne me voyait à côté de ces roués , de ces immoraux , de ces renommistes dont fourmillent les promenades, les maisons de jeux, les balcons et les foyers des théâtres. C'était déjà beaucoup trop dans ce genre que je visse l'unique Saint-Lubin ; mais il est si subalterne D'ailleurs ayant bien pris sa mesure, j'avais su réduire de loin presque à rien nos rapports extérieurs. Le vide que je viens de définir comportait la tâche d'une réforme. Dès lors je méditais de me faire une ou tout au plus deux habitudes, auxquelles je soumettrais enfin rigoureusement mon imagination et mes sens également effrénés. C'était donc le cas de me lier un peu solidement avec madame de Moisimont, de qui, tout au moins à cause de sa très-originale manière d'être jolie, j'étais passionnément épris à cette époque. Tout était convenance avec elle. Son état : s'il ne la plaçait pas dans l'élite de la société, du moins la séparait-il de la mauvaise compagnie ; ses liens en province : peut-être serait-elle dans le cas d'y retourner avant cette maturité de rapports qui comporte souvent le dégoût et la rupture. Je comptais aussi pour quelque chose l'accessoire d'une certaine Dodon assez désirable, son amie, la Pénélope des voisins allemands, et chez qui l'examen débrouillait des attraits que le défaut de tournure et d'adresse empêchait seul de faire un certain fracas. Je voyais, dans le lointain, cette aubaine épisodique s'englober nécessairement dans la masse de ma faveur auprès de la fringante Colombine. --- Allons, interrompis-je, me voilà encore une fois rassurée. Quand on pèse aussi froidement les chances possibles d'une inclination, on peut s'y livrer sans péril. Dans tout ce que vous m'avez raconté, mon cher neveu, je n'ai craint pour vous que la fièvre chaude . Heureusement, pour cette fois encore, je vous en crois garanti. Menez-moi vite chez ces honnêtes provinciaux, que je vous y voie un peu faire des vôtres ; j'aime en vérité beaucoup mieux vous savoir là que parmi ces enfants perdus de Paris dont vous ont approvisionné jusqu'à présent le Saint-Lubin et le d'Aspergue. »

CHAPITRE IX

POT-POURRI DONT CHACUN JUGERA SELON

L'ÉTAT DE SON ESTOMAC

« C'était un déjeuner dînatoire qu'il s'agissait de faire chez le grand-Chanoine. Le rendez-vous était pour onze heures. Je vins à la minute, afin d'avoir l'air de faire un instant de visite. Bientôt arrivèrent madame de Folaise, Adélaïde et leur président, en habit d' incognito . Un moment après on eut d'Aspergue, apportant les excuses de madame de Flakbach, désespérée d'être retenue chez elle un si beau jour par le retour subit de sa colique . Au nom de Flakbach je frémis. En dépit de mon fol amour, certainement je n'aurais en garde d'accepter la partie si j'avais un instant imaginé qu'il serait possible d'y rencontrer l'odieuse catin. Cependant d'Aspergue, toujours industrieux en faveur des sociétés, n'était pas homme à laisser celle-ci incomplète. « Au défaut d'une baronne, dit-il, j'ai fait recrue d'une autre. Vous verrez arriver dans un moment madame de Liesseval. » Autre ennemie, mais qui ne me faisait pas autant de peur à beaucoup près. « Nous serons enchantés de la posséder, dit le comte-clerc, l'architriclin. (Je le nommerai désormais tout uniment le comte.) Mais, ajouta-t-il, je me flatte qu'elle nous fera grâce de son scabreux gendarme ? --- Elle viendra seule. » Celui qu'on souhaitait de ne point voir est un Gascon de six pieds , recueilli par madame de Liesseval à titre de parent, pilier d'obscures bouillottes, obombrant de sa lame la belle cousine ; toujours de là , soit pour occire un humain, soit pour triompher d'une inhumaine. --- J'admire, interrompis-je en riant, comment vous vous donnez la peine de me définir cet escogriffe, que je n'ai pu manquer de voir chez mon amie et qui s'est présenté vingt fois, mais bien inutilement, à ma porte --- C'est aussi cette troisième belle passion de la chère baronne qui m'avait fait enfin renoncer à sa désormais dangereuse société. La pauvre femme Comme elle fut accommodée par Adélaïde et Sylvina Elles exaltaient à la vérité ses appas, son esprit, sa grâce ; mais tant de c'est dommage que ceci, que cela , se mêlaient à l'éloge Ses plus cruelles ennemies n'auraient pu la dénigrer que comme on la louait. Elle parut : on courut vers elle ; on l'étouffa de caresses. Enfin, je vis entrer M. et madame de Moisimont, M. et madame Des Voutes (c'est l'autre couple provincial) ; avec eux une grande, grosse et robuste mademoiselle Nicette, aussi commensale de l'hôtel garni.

« Je ne dirai qu'un mot des maris. M. de Moisimont, bref, efflanqué petit-maître de robe, en avait encore toute la tournure, malgré son frac, son gilet des plus à la mode et son presque militaire catogan. Le bon Des Voutes, visage nébuleux, aussi sombre que son habit, ne montrait aucune prétention. Son appétissante moitié, fraîchement mise, Dodon, décelait quelques velléités d'élégance ; elle promettait. Quant à ma favorite Colombine, elle passait le but. L'Opéra n'aurait osé lui-même risquer le raccourci des jupes, la précoce transparence des vêtements et l'état de pleine liberté d'une gorge qui ne portait que pour la frime une double gaze de nuage tissu . Le moins caustique observateur, à la vue de ma nouvelle amante, n'aurait pu que dire : « Voici une fieffée maîtresse d'escrime toute prête à ferrailler . » Mademoiselle Nicette, Italienne, dont j'aurai plus tard occasion de vous parler, était une virago qu'on pouvait tout aussi bien prendre pour un très-joli garçon que pour une très-belle fille. À la fois musicienne, peintresse, improvisatrice, ses yeux effrontés et roulants achevaient de vous dire : « Nicette est folle . » Telle était la société. Prétendu libérateur de la rusée Moisimont, je pouvais être impunément l'objet de son attention particulière ; aussi s'empare-t-elle de ma main lorsqu'il s'agit de nous rendre à table. Pendant le trajet : « Quand vous ne me verrez plus, dit-elle bien bas, vous vous éclipserez : nous nous retrouverons à l'entresol. »

« Vous me ferez taire, ma chère comtesse, s'il devient fastidieux pour vous d'entendre comment tout se passa pendant un repas somptueux dont les huîtres n'étaient que le prétexte ; c'était un seigneur allemand qui nous faisait ses honneurs : c'est tout dire.

« Au déluge de vin blanc que comportait, une avant-garde de plusieurs cloyères, succéda celui du bordeaux, du bourgogne et du champagne, convoyant nécessairement le corps d'armée composé de toutes les substantielles et stimulantes friandises de l'hôtel des Américains . Cinquante personnes de moyen appétit se fussent rassasiées de ce qu'on avait préparé pour douze. L'arrière-garde fit arriver, pêle-mêle avec les glaces, le malvoisie et le tokay, d'immenses jattes de punch et de bischoff. C'étaient de véritables noces de Gamache. Pendant quatre heures que dura ce grand office en l'honneur de Cornus et Bacchus, une harmonie , postée dans la pièce voisine et dirigée par le comte, donnait, selon les circonstances, du doux, du bruyant, de l'allègre ou du pathétique. --- Eh bien interrompis-je, voilà que, sans y penser, vous m'avez fait faire un tour en Allemagne. Pour peu que mon imagination décorât vos robins de cordons et de clefs, et suspendît sous les bouquets de vos dames quelques breloques de chapitres, j'aurais le coup d'œil de la cour de quelque margrave. À vous dire le vrai, j'aime bien autant ces gogailles actives que vos petits dîners français immatériels, consistant en quelques assiettes quintessenciées, affichant la recherche, mais renvoyant les gens avec la moitié de leur appétit, parce qu'il est également de mauvaise compagnie , de la part de l'invitant, qu'il ait l'air de prendre ses convives pour des Limousins, et, de la part des invités, qu'ils s'empiffrent, à moins qu'ils ne soient auteurs ou mystificateurs, ces professions dispensant du décorum du régime... Était-on gai du moins ? --- Jusqu'à la folie : ma chère Colombine enchérissait encore ; j'en avais du dépit. J'aimais, j'aurais souhaité de la voir plus recueillie dans un sentiment que j'exprimais et dont nous devions être d'accord. Point du tout : elle en était à mille lieues --- Vous n'aviez pas le sens commun, mon cher ; j'aime bien mieux votre Colombine : cette femme sait, à ce que je vois, mettre de l'ordre dans ses affaires : extravagante à table, elle aura tout le temps d'être amoureuse au boudoir. N'ai-je pas vu mille de ces tristes banquets où les amants appairés , se parlant à l'oreille avec gêne et les cœurs vides , médisant aussi bas du bonheur des occupés , il résultait de ces différents apartés le plus glacial ensemble... d'un excellent ton toutefois... »

Mais y pensé-je À propos de quoi me suis-je donc emparée de la parole, oubliant que ce n'est pas de moi qu'il s'agit Rentrons bien vite dans nos simples fonctions d'historienne, et remettons les lecteurs sur la trace de Monrose ; il est brûlant d'amour, et pour lui cette éternelle séance n'est qu'un insoutenable contretemps.

CHAPITRE X

TRAITÉ CONCLU. L'AMOUR PRIS SUR

LE TEMPS

« Je ne pouvais, dit Monrose, imputer le rendez-vous donné par la charmante Mimi, de son propre mouvement, qu'à la résolution bien prise d' avancer nos affaires dès ce même jour. Ainsi destiné aux grandes aventures, je m'étais bien gardé de charger mon estomac ou d'envaporer mon cerveau. Le rôle de mon extravagante n'exigeant pas autant de ménagement, elle n'avait fait aucune résistance à la séduction du champagne, qu'elle paraissait aimer à la folie. Cependant, elle ne m'oubliait point. Au moment où je l'en croyais le plus distraite : « Je pars , dit-elle sans me regarder et faisant mousser pour moi le premier verre d'une nouvelle bouteille. Les gens à qui le nez saigne ont la permission de sortir, et vogue la galère »

« Depuis quelque temps déjà, l'on n'était plus à table à poste fixe : des raisons indispensables avaient souvent dérangé les femmes ; les hommes circulaient et faisaient aussi des retraites. On se levait, on venait se rasseoir et l'on buvait d'autant. À travers cette confusion, pour y voir double on ne voyait pas mieux. L'adroite Colombine aussi va faire le tour de la table ; elle n'oublie pas de caresser en passant son cher petit mari , quoiqu'il soit en tournoi d'impromptus avec mademoiselle Nicette. À peine le bon petit homme a-t-il été gratifié d'un iscariotique baiser, que sa leste moitié disparaît par une fausse porte. Je faillis ne pas m'en apercevoir. L'instant d'après je me mouche, mais je retombe aussitôt le nez dans mon mouchoir, et je vais gagner l'issue publique. « Mauvais signe, chevalier me crie le comte un peu gris. Pour un soldat, vous ne savez pas boire. (Il croyait tout de bon que je saignais.) Une autre fois nous vous mettrons à la limonade »

« Je descends quatre à quatre : une porte de l'entresol bâille, j'y vois le joli museau de ma beauté ; j'entre ; aussitôt deux bons verrous me prennent sous leur sauvegarde... Nous volons au boudoir.

« ... Enfin... enfin... chevalier me dit Colombine avec autant de baisers que de mots. (Je tombai à ses genoux, tout prêt à lui dire les plus belles choses du monde.) Eh non, non se hâte-t-elle d'interrompre ; j'ai parfaitement compris que tu m'adores. Je me suis expliquée : il n'y a plus qu'à prouver. Des arrhes mutuelles vont sceller notre sincère accord : voici, fripon, le commencement des miennes » En même temps se collant à moi de la tête aux pieds , me pressant, m'embrassant, elle me fait trébucher contre une chaise placée d'avance au milieu du cabinet. « Ne bouge pas, me dit-elle, » son joli doigt sur le bout du nez et comme à un toutou qu'on dresse. Je vois alors tomber aux pieds de la nymphe deux uniques jupes de taffetas et de linon ; elle n'a plus par le bas qu'une assez courte chemise de batiste. Déjà dans notre premier embrassement le fichu s'était déplacé : deux monceaux de neige fièrement séparés soutiennent, sans aucun art, à leur centre deux boutons brunets qui donnent par leur dureté l'indice bien sûr du désir... Il est à peine concevable combien la nature s'était plu à ce que cette femme fût singulière en tous points Elle avait d'étonnant que si la tête, le cou, les bras, le bas de la taille, les chevilles et les pieds étaient mignons, tout le reste offrait des potelures enchanteresses. La jambe devenait moelleuse et ronde où elle cessait d'être fine ; la cuisse était un chef-d'œuvre ; sous un petit abdomen sans saillie, s'élevait un monticule dodu comme un chanoine , et non moins finement herminé. Le revers de tant de beautés ne peut pas mieux se décrire. Pardon, chère comtesse, si je vous fais tout ce détail ; mais moi-même, qui me serais fort bien dispensé pour lors de cette revue, toute délicieuse qu'elle était, j'avais été forcé de m'y soumettre. Mimi venait de passer d'un état trop suspect à celui de son actuelle perfection, pour qu'elle ne se fît pas un point d'honneur de ne me laisser aucune crainte. L'amour-propre et la probité la pressaient également de me faire toutes ces confidences ; elle poussa le scrupule jusqu'à vouloir que je visse de très-près de quel rose vif était désormais tapissé le sanctuaire des voluptés. Je n'obéis que pour lui faire, par un brûlant baiser, l'aveu de ma confiance absolue. Également honnête homme et n'étant pas moins dans le cas d'être vain à ma manière, je fis mes preuves à mon tour... « Dieux s'écrie-t-elle comiquement et tombant en adoration à la vue de ce que j'étalais. C'est bien la peine d'être beau comme un ange , quand on est assez fortuné pour avoir cela Je ne puis en croire mes yeux » En effet, elle y porte soudain ses deux mains jointes dans l'attitude de la ferveur ; un hommage plus pieux encore la courbe et met le comble à l'apothéose. Le saint faillit inaugurer fort à contretemps sa première niche ; heureusement on avisa soudain qu'il était temps de lui dédier un autre temple. Réfléchit-on en de pareils instants Serais-je assez ingrat pour rejeter les baisers d'une bouche qui ne vient d'être distraite que par un excès d'amour La mienne n'est-elle pas aussi coupable Elles se mordent, se dévorent, nos langues joutent, et tout se passant convenablement ailleurs, non sans quelque difficulté, d'abord nous sommes un , au même instant nous ne sommes plus

« Malheur aux languissants mortels pour qui pareille fortune n'est qu'un rapide éclair Mimi et moi nous n'étions pas de ces stériles automates. Nos sens se turent longtemps pour laisser à nos âmes divisées tout le loisir de s'allier. Si deux fois encore elles tolérèrent le procédé mécanique de la matière, ces époques ne marquèrent aucun joint décidé dans la série des spirituelles voluptés.

« Nous pûmes, en un mot, nous flatter d'avoir joui pendant une demi-heure toute entière de cette béatitude sublimée que les disciples de Mahomet espèrent de goûter, sans intervalle, dans les bras de chaque houri, pendant un demi-siècle. »

CHAPITRE XI

APOSTILLE ÉPISODIQUE

« --- C'est toujours cela de pris, dit mon extravagante se rajustant, et prouvant par mille petits soins de toilette que dès avant nos folies elle avait pensé à ce qu'aucun chiffonnage ne pût la trahir. L'énorme chignon n'était aucunement dérangé : à peine avait-il perdu quelque peu de sa poudre .

« Demain, continua la prévoyante Mimi, je vais sur le soir à Versailles ; tu auras soin de t'y trouver, au Juste , où mon appartement est déjà retenu. Là, comme j'ai mille choses à te dire, sans parler de ce que nous ferons, s'il plaît au ciel, tu me guetteras, et, à moins que le diable ne s'en mêle, nous coucherons ensemble. Il me faut toute la nuit au moins, d'après les vues que j'ai sur toi » Était-elle assez folle

« Cependant nous commencions à nous apercevoir d'un surcroît de bruit au-dessus de nous : c'est qu'on était tout à fait sorti de table. Lorsque, après avoir mis ordre à tout, Colombine prit enfin le parti de quitter le propice entresol, j'offris de reparaître le premier auprès de nos convives. Mimi ne jugea pas cette précaution nécessaire : « Ils seront si bien ivres ou si occupés d'autres choses, disait-elle, qu'ils ne prendront pas seulement garde à nous. »

« Quand nous rentrâmes tout avait changé de face dans le haut. La salle du banquet était devenue un musée, décoré du clavecin qui cédait pour tout le reste du jour le salon au punch, au bischoff et à tous leurs accessoires. Devant l'instrument, mademoiselle Nicette, de l'air d'une pythonisse sur son trépied, étonnait, enchantait, ensorcelait MM. de Moisimont, Blandin et d'Aspergue, par des stances anacréontiques improvisées dans une langue qu'aucun deux n'entendait : un chaudronnement à peu près discord relevait de sa confuse harmonie les beautés de cette poésie bachico-lyrique. Sylvina, qui croyait savoir très-bien l'italien, parce que son mari l'avait parlé, faisait l'interprète, et s'extasiait en académicienne. Mais le vin l'avait emporté chez M. Des Voutes, qui d'abord l'un des admirateurs, était tombé ronflant dans un fauteuil, malgré les délices de cette musique.

« Mimi avait raison : nous traversâmes cette pièce sans qu'on fît à nous la moindre attention ; nous ne fûmes pas aussi imperceptibles dans le salon, quoiqu'il fût beaucoup moins habité. Notre brusque apparition faillit y déranger mademoiselle Adélaïde et le plénipotentiaire, dont les mains s'étaient mutuellement faufilées d'une manière qui n'est pas ordinairement de mise dans les cercles. Comme le comte entretenait quelque part ailleurs sa bonne amie Des Voutes, et que madame de Liesseval, couchée sur l'ottomane, s'y était endormie profondément, Adélaïde et le diplomate avaient cru pouvoir se permettre, bec à bec , leur petit badinage. C'était beaucoup que mademoiselle Adélaïde, telle qu'on la connaît, s'en tînt là.

« Mimi sut également escamoter et son rire et nos personnes. Accourus avec la prestesse de l'éclair, nous disparûmes de même. « Maintenant, me dit-elle tout bas, je sais où doit être le comte avec sa Dodon : sachons un peu comment il s'y comporte » Elle me fait passer par un pan coupé débouchant de l'antichambre dans l'étroit dégagement des petites pièces : là nous pouvons entendre jusqu'au froufrou des vêtements... Bientôt la bonne Des Voutes dit à la suite d'un gros soupir : « Cela fait pourtant bien plaisir Quel dommage qu'il y ait du mal --- Oui, riposta le comte, à ne pouvoir le faire dix fois par jour »

« Nous n'avions été absents que quelques minutes. Déjà cependant il se passait au salon une scène nouvelle. Madame de Liesseval gisait repliée de façon qu'en se baissant un peu, l'on pouvait se donner le plaisir d'admirer ses beautés secrètes... Le petit envoyé, malgré le calmant qu'on venait de lui administrer, n'avait pu contempler l'attrayante Antiope sans ressentir quelque envie de trancher du Jupiter. C'était justement comme nous reparaissions. Adélaïde ose bien nous faire signe de ne point troubler ce galant attentat. Pouvions-nous manquer d'indulgence

« Le dernier voile est heureusement détourné. « Si vous avez du cœur, dit alors l'effrontée directrice de la manœuvre, vous allez déposer sur cet as de pique un baiser » Ô Bacchus, où, lorsque tu commandes, les plus graves personnages ne peuvent-ils pas s'égarer Un Allemand, un conseiller intime va singer le page français Un gros baiser tombe sur le chatouilleux bijou, mais assez gauchement pour que ce larcin criminel éveille la propriétaire. Dans le sursaut, elle s'étend en frappant si rudement du pied la poitrine du voleur, que celui-ci tombe à trois pas sur le derrière, coup de théâtre bruyant auquel tout le monde ne manque pas d'accourir, ce qui met le comble à la beauté du spectacle. « Vous êtes un peu vive, madame a l'impudence de dire fort tranquillement la cynique Adélaïde. Une horrible araignée venait de se couler sous vos jupes : je les ai en exécration, et n'osant vous en délivrer, j'avais prié Son Excellence de vous rendre ce service... --- L'a-t-il ôtée du moins s'écrie la baronne, debout et se secouant avec effroi. --- Je l'ai écrasée moi-même : voyez » En même temps Adélaïde a le front de montrer une semelle dont l'humidité donne en effet beaucoup de vraisemblance à son récit. « Pardon, madame, ajoute en se prosternant le justifié baron ; le reste est une petite gaîté que je croyais pouvoir dérober à votre profond sommeil. Puissé-je quelque jour être traité plus mal encore au prix d'avoir été plus criminel »

« Puisqu'il put échapper un sourire à l'offensée elle-même, sans doute il était bien permis aux spectateurs d'éclater. Ce fut avec d'autant plus de besoin de ma part, que l'espiègle Mimi me faisait voir, assez loin du canapé, la place où certain pied, réparateur des sottises de la main, avait anéanti, non la chimérique araignée, mais les précieux éléments de quelque possible arc-boutant de la diplomatie.

« Un pharaon, taillé par le comte, remplit le reste de la soirée : les robins n'y furent point heureux, mais leurs belles jouaient si mal ce jeu-là, qu'elles faillirent faire sauter la banque. Le tailleur était trop galant pour arguer de fausses cornes ces dames, dont l'une le dédommageait déjà par sa complaisance à faire très-bien, comme on sait, d'autres cornes au boudoir. Le jeu finit à minuit : j'eus l'aubaine de reconduire madame de Liesseval, avec qui je ne pus me dispenser de me conformer aux usages . « Rancune tenante, au moins, » me dit-elle au pied de son escalier. La présence du pointilleux cousin, qui se trouvait à l'affût, m'empêcha de répliquer par quelque épigramme. »

CHAPITRE XII

NOUVELLES AVENTURES. HERMAPHRODITE

« Le lendemain était un samedi. Ponctuel autant qu'amoureux, je vole de bonne heure à Versailles, à l'auberge indiquée. Arrivé le premier, je vois bientôt survenir madame de Moisimont elle-même, in fiocchi , sans hommes, accompagnée de la seule demoiselle Nicette ; leur dessein était d'accrocher, à l'issue du conseil, celle-ci le ministre de Paris, celle-là le ministre des finances, leurs protecteurs respectifs. Elles y réussirent. Vers minuit, je les revis au Juste , où je m'étais ennuyé comme un mort à les attendre.

« Nos affaires sont faites et parfaites, me dit madame de Moisimont avec son enjouement ordinaire ; ainsi nous pouvons souper sans soucis : nous veillerons ensuite à notre aise, car je n'ai guère envie d'assister au brouhaha de demain... »

« À mesure qu'elle parlait, mademoiselle Nicette pâlissait, et l'on voyait le voile du chagrin se déployer sur ce pittoresque visage. En effet, Mimi n'avait point dit tout cela sans dessein, et l'Italienne s'en trouvait fort contrariée. Cette étrangère, qui venait pour la première fois à Versailles, n'avait cessé de répéter dans la voiture combien elle aurait de plaisir à voir le lendemain le spectacle du lever , et à entendre la musique de la messe, curiosité bien naturelle, surtout chez une virtuose. Il y avait lieu de présumer que Nicette, jalouse, comme toutes les femmes, de se montrer avantageusement dans une occasion aussi solennelle, craindrait de compromettre sa fraîcheur dans une veillée. Il s'agissait donc de l'envoyer coucher de bonne heure, nous ménageant ainsi non-seulement le reste de la nuit, mais les heures encore que la curieuse irait passer le matin à la galerie. Mais Nicette, qui ne pensait pas sur toutes choses en femme, regimbait in petto contre l'ouverture faite par notre amie. Nous soupons.

« Malgré le succès de l'audience du soir, et quoique Mimi, non moins pétillante que le champagne, ait déjà fait voler au plafond les bouchons de deux bouteilles, Nicette ne peut être distraite d'un sérieux réfléchi. Nous lui demandons des vers ; elle en improvise de très-fous dans la bouche d'une femme, et qui n'ont aucunement l'air d'être analogues à la situation ; ils ont cependant un sens, et bientôt je vais, chère comtesse, vous donner le mot de l'énigme.

« Au sortir de table, on passe quelque part où les dames se rendent volontiers ensemble et sans suite. Au bout d'un temps un peu long pour semblable cérémonie, j'entends mes convives revenir fort vite, et faisant assez de bruit. La porte s'ouvre : « À mon secours, chevalier » me crie fort gaiement Mimi, que Nicette, bien éloignée d'être gaie, s'efforçait de ramener en arrière. Comment me mêler de leur dispute

« On rentre cependant ; Nicette ferme la porte d'un air boudeur ; madame de Moisimont, s'approchant de moi, continue : « Je viens, ma foi de l'échapper belle Cette Sapho voulait me donner là-bas du fil à retordre. Tubleu comme il va » Cette plainte amphibie, loin de m'instruire, contribuait à m'embarrasser. « Eh bien oui, madame, repart avec feu l'égarée Nicette ; je l'avouerai donc, puisque vous venez de le trahir, cet amour que vous devez être fière d'inspirer même à notre sexe --- Notre sexe, Nicette il y a bien quelque chose à redire là-dessus. (Comme tout cela m'étonnait ) --- Vous êtes bien Française, madame riposte l'agresseuse ; une Italienne à qui j'en aurais dit autant qu'à vous, me ménagerait et ne me ferait pas rougir devant un étranger. --- Un étranger, encore vous n'avez pas le sens commun, Nicette : le chevalier est mon amant ; nous nous aimons à la folie »

« Je ne sais qui de Nicette ou de moi fut le plus assommé de cette indiscrétion gratuite. La virtuose, furieuse, frappe du pied, étend avec bruit ses bras élevés contre la muraille, et s'y colle la face. L'instant d'après, elle veut sortir brusquement ; je m'y oppose, craignant que, dans un premier mouvement, elle ne fasse la folie de retourner à Paris compromettre, auprès de M. de Moisimont, son épouse étourdie. Je saisis Nicette avec les ménagements qu'on doit à ses habits ; nous lui parlons raison ; enfin, elle paraît l'entendre.

« --- Vous êtes bien bons tous deux, dit-elle, plus maîtresse d'elle-même et nous serrant les mains. Hélas voilà comme je suis : je ne sens rien à demi ; la nature, en m'accordant deux sexes, m'a départi double dose d'âme et de passions. Homme ou femme, j'en aurais trop de la moitié. Quand un climat ardent m'a vu naître, quand je ne jouis de l'existence qu'à de bien extraordinaires conditions, il serait cruel d'exiger de moi que je fusse à l'unisson de vos affections superficielles et de vos badins usages. --- Chevalier, interrompt pour lors la folle Mimi, d'après son propre aveu, j'opine qu'on peut bien te mettre un peu plus dans la confidence. Approche et juge par tes sens du prodige que tout à l'heure on m'a fait voir. --- S'il me touche ... » coupe tragiquement Nicette avec une expression menaçante.

« Je n'avais garde de me faire arracher les yeux. « Oh bien repart Mimi, dont le rôle était différent du mien, si le chevalier est un homme délicat à l'excès, je suis femme, et veux voir les choses de plus près, à mes risques et périls » En même temps, elle se jette, bon jeu, bon argent, aux jupes de Nicette ; soit amour, faiblesse ou secret consentement, après une faible résistance, cette créature équivoque laisse parvenir au but une main à qui dès lors il est permis de fourrager.

« Ce n'est point une plaisanterie, me dit après deux minutes l'intrépide visiteuse, elle a tout --- Tant mieux pour elle » répondis-je assez tranquillement, peu content d'ailleurs d'une diversion qui me semblait occuper trop mon amante, et retardait du moins l'heureux moment où je devais partager son lit. « Eh bien, ma chère Nicette, continue ma beauté, s'il est vrai que j'aie sur toi quelque empire, et que tu participes à la galanterie du sexe dont je ne suis pas, j'ai le droit de te commander. À ton obéissance on te reconnaîtra. J'exige que tu fasses voir au chevalier ce que je viens de toucher. Songe que si tu refuses, je tiens désormais pour le plus insolent outrage cette exhibition de pièces que tu t'es permise au cabinet. »

« L'essentielle qualité de Nicette n'était point la pudeur : l'occasion était belle de faire preuve d'amour ; elle se lève donc, et livre, sans scrupule, à mes regards une conformation bizarre, de nature en effet à dérouter un observateur. Cet amphibie, fort exercé sans doute à produire avantageusement des singularités qui n'étaient pas le moins adroit moyen de sa charlatanerie , serrait les cuisses avec quelque affectation ; cette pression donnait à certain hochet, à peu près imberbe et sans grelots, l'air de sortir d'un bourrelet dont les lèvres écartées du haut, vu le volume du cylindre, se réunissaient par le bas, figurant, comme à l'attribut naturel du beau sexe, le seuil magique du centre des voluptés.

« J'espère qu'il va m'être permis de toucher ; mais non : Mimi seule aura ce privilége. On prend ce doigt... qui chez les neuf dixièmes des femmes est particulièrement au fait de semblable local. Nicette promène à mes yeux ce doigt connaisseur, du haut en bas du sillon, et le fait heurter avec quelque prétention contre l'angle inférieur. En même temps l'autre caractère, quoique d'une consistance alors douteuse, exprime, par quelques soulèvements masculins, la part qu'il prend lui-même à l'honneur de cette visite. »

CHAPITRE XIII

EXCÈS DE FRANCHISE DE LA PART DU

CONTEUR. HOROSCOPE ACCOMPLI

Cher lecteur, vous avez, je gage, la même pensée que j'eus dans le temps. Ne vous semble-t-il pas que Monrose, oubliant qu'il doit se confesser seulement, improvise, pour s'amuser, une invraisemblable folie ? Patience ; ne soyez point trop léger à fixer votre jugement, et daignez suivre avec moi le fil de cette véridique histoire. Voici ce que Monrose y ajouta :

« Croirez-vous bien, chère comtesse, que je n'en suis pas encore au plus étonnant de mon aventure ? Il était écrit que toutes mes passions , non moins sentimentales que fougueuses dans leur origine, dégénéreraient subitement et toujours par la faute des femmes... Vous souriez ? Oui, comtesse, je parle ici même de vous, qui, si vous ne m'aviez pas en quelque façon chassé quand je voulais de si bonne foi... --- Vous me cajolez, fripon Je vois d'ici que vous allez avoir à faire passer quelque chose de difficile et que vous vous recommandez à mon amour-propre L'hameçon est découvert : ainsi tenez-vous ferme, et renoncez surtout à mettre si cavalièrement sur le compte des femmes les vicissitudes convulsives de vos inclinations. Cette guerre de hussard que vous n'avez cessé de faire au beau sexe, vous plaisait fort, et je vous aurais bien attrapé si j'avais été femme à passer bail avec vous Mais oubliez-moi dans ce moment, et parlons de vos solliciteuses de Versailles. » Il poursuivit :

« Nul doute que sans Nicette, madame de Moisimont ne m'eût donné, selon sa première intention, une nuit franche et complète ; mais un second aimant commençait à l'attirer et combattait un peu l'effet du mien. Si les premières dispositions avaient pu s'accomplir, Nicette, renvoyée, à moins qu'elle ne se fût retirée de son propre mouvement, aurait occupé la chambre qui lui était destinée ; j'aurais fait semblant de me retirer dans la mienne, d'où je serais bientôt revenu me jeter dans les bras de l'adorable Mimi ; mais les trois quarts de ce mystère étaient inutiles quand notre liaison venait d'être imprudemment affichée. Si l'on m'aimait à la folie, on était bien tant soit peu sensible, à la déclaration qui s'était faite dans le fatal cabinet. À quoi bon maltraiter un être bien épris, piquant par beaucoup de singularité, désirable et mis étourdiment en possession d'un dangereux secret ? Faudra-t-il lui donner le crève-cœur de méditer dans une triste chambre d'auberge tout le bonheur dont une femme adorée allait combler sans doute un rival avec lequel il y aurait des moyens d'accommodement ? Non : Mimi, coquette et brûlante, n'était pas capable d'un trait de dureté qui n'aurait abouti qu'à retrancher quelque chose à ses propres jouissances. Que dis-je il devait entrer dans les idées de cette femme extravagante, que mettre en commun l'aubaine d'une Nicette, convenable à tous deux , c'était faire, en faveur de moi-même, preuve de générosité

« Voilà, ma chère comtesse, tout ce qu'il me fallut extraire des propos et de la conduite que tenait ma chère, inconstante et folle Mimi depuis l'explosion des feux de Nicette jusqu'à l'instant du coucher, qui se fit... --- comme vous le prévoyez déjà ? --- dans un même lit, heureusement assez vaste pour comporter notre singulier assemblage.

« J'avoue qu'un peu piqué de certaines privautés que ces dames s'étaient préalablement permises, je résolus en secret de me venger à ma manière, et de faire si bien les choses en faveur de Nicette elle-même, que madame de Moisimont eût peut-être quelque dépit de m'avoir partagé. Quant à la passion de Nicette, ne la battais-je pas à plate couture avec une seule moitié de mes moyens

« J'ai dit comment avait calculé Mimi, comment je calculais à mon tour ; plus tard je ferai connaître quels étaient aussi les calculs de Nicette.

« À peine l'avide Mimi se trouve-t-elle entre nous deux, que de droite et de gauche elle procède à l'inventaire de ses richesses. Ensuite, prenant à l'hermaphrodite une main qu'elle attire chez moi... sur ce que je ne puis mieux désigner qu'en ne le nommant pas : « En conscience, dit-elle, le tien aurait beau, comme nouveau venu, prétendre à l'honneur du pas, tu conviendras que celui-ci n'est pas fait pour le lui céder » Mimi parlait encore, que l'Italienne, rebelle à cette décision, proteste par le fait, s'élance, et... peu s'en faut qu'on ne me frustre ... Ce transport, flatteur sans doute pour celle qui en est l'objet, est trop à mon désavantage pour que je ne me hâte pas d'en empêcher la réussite. Par bonheur Mimi, si vivement disputée, penche un peu pour moi ; se dérobant avec souplesse, elle met l'entreprenante Nicette en défaut ; je repousse avec ménagement cette tenace concurrente ; le champ de bataille me reste, je m'y établis en vainqueur et savoure à longs traits les délices du triomphe.

« Dieux quelle femme que cette Moisimont Quel inconcevable alliage de tendresse, de fougue, d'abandon et de délire Les moments heureux de la veille ne m'avaient donné qu'un léger avant-goût de tant de voluptés ; maintenant Mimi se livre sans réserve ; elle donne l'essor à tous ses feux ; elle déploie toute la perfection de sa manière ; ma fortune n'a plus rien de terrestre : je plane dans l'élément du plaisir.

« Mille glaives se plongeant dans mon sein n'auraient pu me faire sentir les aiguillons de la douleur ; à plus forte raison, hélas une trahison, revêtant la livrée du badinage, pouvait-elle m'assaillir sans que je fusse à temps sur mes gardes. Un accessoire si peu nécessaire qu'il faisait à peine pour moi l'effet d'une bougie allumée au moment où le soleil de midi d'un beau jour d'été darde ses rayons avec fureur ; un... je ne savais quel travail qui me semblait être de la part de Nicette plutôt un procédé galant qu'un sournois attentat...

« --- Quoi m'écriai-je, l'interrompant, cette fille, cette amante éperdue qu'outrage votre bonheur Elle... Serait-il bien possible que j'eusse deviné ... --- Vous pouvez tout conjecturer. Oui, ma chère comtesse, pourquoi n'en pas trancher l'humiliant aveu Cette fleur idéale que ni Carvel, ni le père principal, ni le lord Kinston ne purent m'arracher, une femme ou plutôt un démon ose essayer de la surprendre, et mon frénétique bonheur, mon délire extatique lui permettrait d'y réussir, si le seul hasard de ma conformation n'y mettait un invincible obstacle C'est ainsi que la perfide Nicette méditait de se venger à la fois et de celle qui me préfère et de moi, qu'elle voit préférer. Quelle humiliation intérieure lorsque enfin je réfléchis Que je me hais surtout lorsque je dois m'avouer que, de peur de perdre la moindre douceur du crépuscule de ma jouissance, je n'avais pas la vertu d'écarter l'infâme Nicette, et demeurais sa conquête assez longtemps pour que madame de Moisimont eût enfin le temps de s'apercevoir d'un travail qui pouvait aboutir à me déshonorer »

CHAPITRE XIV

DE MAL EN PIS. ORAGE. SENTIMENTS CONFUS

S'il pouvait y avoir quelque chose de plus ridicule au monde que ce que venait de confesser mon cher neveu, ce serait le ton de Jérémie et les réflexions morales dont il avait bigarré son récit. La tête plongée dans ses mains, il se taisait ; j'eus pitié de lui. « Sans doute, lui dis-je, il est louable, en pareil cas, de se rappeler qu'un brave militaire est taché, s'il fut exposé par derrière aux coups de l'ennemi, mais ici je ne vois qu'une surprise : votre honneur pouvait d'autant moins souffrir de l'outrage, qu'il venait de la part d'une femme... --- Eh plût à Dieu s'écrie-t-il ; mais n'anticipons point ; souffrez, chère comtesse, que nous marchions à grands pas vers l'issue du dédale de honte où ma franchise inconsidérée m'a fait conduire votre curiosité.

« --- Oh la vilaine ne put s'empêcher de dire, quoiqu'en riant, la folle Mimi. Certes, mademoiselle Nicette, vous me donnez une belle preuve de votre amour prétendu C'était bien la peine d'en faire tant d'étalage dans ce cabinet et je suis singulièrement payée d'y avoir pris un peu d'intérêt » Quant à moi, je n'avais qu'un moyen de laver mon injure. Je songeais à l'employer, lorsque Mimi elle-même m'y excite. Elle est doublement intéressée à me voir occuper la terrible Nicette, qui déjà se disposait à me succéder. Je pare le coup encore une fois. Ce démon qu'on nommait Nicette est jeté dans l'attitude qui convient à ma vengeance... Alors, la rusée créature, avec de bonnes raisons pour ne pas s'abandonner tout à fait à ma discrétion, s'empare du trait et se rend maîtresse de le diriger. Elle est sur le dos, se ployant en demi-cercle, les genoux élevés presque à la hauteur du menton : je n'ai pas de peine à supposer qu'apparemment la singularité de sa conformation exige cette position gênante. Je me résigne, l'idée d'avoir une hermaphrodite m'exalte ; le piquant de notre double rapport, un art qui, pour être différent de celui de l'adorable Mimi, ne laissent pas d'avoir certain mérite ; le désir encore de ramener complétement à moi la capricieuse amphibie, qui, tandis que je la sers avec ardeur, recherche les baisers de sa rivale, et l'occupe encore d'une autre façon ; tout cela souffle mes feux et me vaut de faire à Vénus le plus fastueux sacrifice.

« Mais quel froid mortel me saisit, lorsque, m'occupant de ce qu'a pu devenir chez Nicette un sexe oisif tandis que je tenais l'autre en activité, je reconnais que je suis dupe encore et que ma revanche est une méprise abominable Je saute à bas du lit, je prends un flambeau, j'accours... Déjà l'enragée Nicette est dans les bras de mon infidèle amante. Je les découvre du haut en bas ; je visite : elles vont leur train, comme si elles étaient seules au monde J'ai tout le temps d'enrager et de m'assurer qu'au lieu d'être des deux sexes, la perfide Nicette n'est d'aucun ; que cette jolie femme n'est qu'un joli homme dégradé ; que le sillon qui ci-devant avait trompé mes yeux, n'est qu'une impasse factice, bizarre mais effrayant vestige d'une amputation ; m'en voilà convaincu ; en un mot, je n'ai fait que restituer à Nicette une réalité pour un semblant : le voyage eût été le même si un terrain vierge ne se fût invinciblement refusé chez moi à ce qu'avait permis sans résistance chez Nicette une route... hélas si frayée, que je ne pouvais me dissimuler qu'elle fût publique.

« Cependant, tandis que je me désespère, ma volage amante subit avec recueillement les transports du monstre : celui-ci, tout à sa nouvelle besogne, s'embarrasse peu de mes recherches curieuses ; tous deux m'ont totalement oublié. J'ai trop d'indignation pour qu'il me soit possible de rentrer dans ce lit, théâtre du parjure et de la dépravation. Je rallume le feu ; je prends quelques vêtements et, plongé dans une bergère, je médite sur ma honte compliquée ; on me donne tout le temps d'en savourer l'amertume ; il semble qu'exprès les impudiques aient juré de ne jamais cesser... Au bout d'une demi-heure enfin, c'est Mimi qui, d'une voix faible, demande quartier. « Ôte-toi , dit-elle, je n'en puis plus » Presque en même temps elle m'appelle... « Chevalier ... chevalier » Je ne réponds point. Elle détourne le rideau, me voit. Une troisième fois et du ton de l'inquiétude : « Chevalier --- Eh bien, madame, que me voulez-vous ? » La sécheresse de mon ton l'alarme, elle s'élance ; accourant où je suis, elle se précipite dans mes bras, qui la repoussent... « Est-ce bien le même Monrose dit-elle ; toi, dur et presque brutal avec ta tendre Mimi » Je me lève furieux. « Il est fou » La remarque m'irrite encore davantage. Je la couvre d'un regard foudroyant ; cependant une larme trahit ma faiblesse ; je me sens avec dépit une bien singulière espèce d'attendrissement, puisque je bouillais en même temps de rage. Je veux sortir de cette chambre funeste ; Mimi, à genoux, s'efforce de me retenir... Mes pas l'entraînent sur le tapis ; elle est en larmes à son tour. Mon cœur se brise ; je me fais des reproches. Mimi gagne son procès : je ne vois plus en elle qu'une folle, capricieuse mais tendre, de qui ses lubriques erreurs ne doivent point faire penser que son cœur n'est capable d'aucun bon sentiment. Je la relève tremblante, presque évanouie : hélas le peu de force qui lui reste est pour me presser contre son cœur ; elle mouille de ses larmes une joue sur laquelle elle vient de coller la sienne, craignant avec raison que ma bouche ne refusât ses baisers. Je la porte au lit ; je l'y couche ; ses bras me retiennent : nos pleurs se mêlent , mon cœur palpite vivement sous la main qui le consulte, tandis qu'un sein oppressé me marque, par son soulèvement précipité, que l'âme éprouve la plus violente agitation, quand la bouche se condamne au silence... »

CHAPITRE XV

RETRAITS DE NICETTE. ÉTONNANTE MORALE

DE MIMI

« Nicette avait trop de pénétration pour ne pas saisir le sens de cette singulière scène. « Que n'ai-je pu me douter de tant d'amour dit-elle avec quelque dépit ; vous n'auriez eu ni l'un ni l'autre à vous plaindre de moi. » En même temps, elle se lève. Mimi me faisait face ; mais, avertie par le mouvement de Nicette, sans la regarder elle lui tend une main ; Nicette répond avec transport à cette attention, en baisant cette main qu'elle a saisie et qui, par une douce pression, semble lui dire : « Ne nous quittons pas avec inimitié . » Trois fois Mimi la rassure, et témoigne qu'elle est elle-même un peu rassurée. « Et vous, monsieur ? » ose aussi me dire la funeste Nicette en me tendant sa main libre. Je lui vois dans ce moment des yeux si doux, si magnétiques, un prestige si complétement féminin, qu'oubliant tout ce que j'ai appris aux endroits décisifs, je goûte encore l'illusion de la vue d'une femme charmante. Je ne baise point, à la vérité, la main du joli monstre, mais je lui exprime du moins sans équivoque que je ne puis le détester... « Demain, dit notre fatale compagne, demain, si vous êtes juste, vous pourrez me revoir : je ne me ferai pas presser pour me rendre à vos ordres... Soyez heureux (ses larmes coulent alors), et ne haïssez pas la malheureuse Nicette » À ces mots, prononcés avec sentiment, elle passe dans l'autre pièce et nous laisse.

« On est bien fou quand on aime » dit après un long silence madame de Moisimont, près de qui je ne m'étais point encore recouché. « Madame, répliquai-je, je serais bien malheureux si cette réflexion me regardait seul --- C'est à moi, par malheur, que je parlais, cruel ... Eh bien quand finirez-vous de bouder, et qu'attendez-vous pour reprendre votre place ? Ou bien songez-vous aussi à m'abandonner » J'étais bien contrarié, je l'avoue. Non-seulement je me sentais assez faible pour être tout prêt à rentrer dans cette lice de déshonneur, mais il me semblait qu'on était bien bonne de m'y inviter ; que j'avais tenu dans toute cette aventure une conduite ridicule et cruelle ; enfin, que j'avais peut-être moi-même autant de tort avec Mimi qu'elle pouvait en avoir avec moi. Cependant je quittais bien lentement ma robe de chambre. La passionnée Mimi se hâte de m'en délivrer ; si je la laissais faire, elle arracherait ce qui fixe le vêtement que l'Amour déteste le plus. Séduit enfin, réenchanté par cette tendre impatience, je m'y conforme : derechef me voilà dans ce lit dont la jalousie et l'humeur m'avaient exilé. Je suis saisi, pressé, accolé, dévoré. « Ah me dit-on alors à travers mille baisers, que Mimi soit pulvérisée par la foudre, si elle a cru un moment t'offenser Quelle importance peux-tu donc attacher aux formes purement matérielles de l'amour ? Qu'est donc pour toi ce sentiment, ou cette fièvre, ou cette démence ? Est-ce de l'amour à ta manière que tu as pensé m'exprimer en me déchirant le cœur » C'était trop de questions à la fois pour que je pusse répondre : on continua.

« --- Je crains, mon bon ami, de t'avoir fait trop d'honneur en supposant que je pouvais m'abandonner à toi sans nous être étudiés davantage. Mais, écoute ; connais-moi tout entière : tu sais ce que je vaux pour le plaisir ? Eh bien apprends que je me pique de valoir bien plus encore par mes sentiments . Je n'avais rien aimé jusqu'au moment de te voir. Mes sots adorateurs de province, --- un histrion, que je méprisais en me servant de lui comme d'un ustensile commode pour les besoins de mes sens, mais nullement cher ni précieux ; un Moisimont, que je n'ai préféré pour m'unir à lui que parce qu'il avait encore plus de sottise et moins de caractère que ses compétiteurs, --- rien de tout cela ne m'avait fait sentir si j'avais une âme. L'histrion, l'époux, le premier venu..., toi-même, ne t'en déplaise, tout charmant qu'on te voit, vous seriez tous également bons pour moi, quant à l'objet physique ; mais je devais t'aimer . Cette chance seule, et non la supériorité de tes agréments, t'a tiré pour moi du pair, et me fait être avec toi... ce qui m'a paru surpasser ton attente. Il faut te l'avouer, Monrose, dès ce fameux soir où je te vis à la chaussée d'Antin, tu me plus..., mais je dis à l'excès ; oui, tu me tournas subitement la tête. C'était à toi que je buvais coup sur coup des rasades de champagne. Ce fut à toi que je projetai d'élever mon âme dans cette passade où je n'entraînai si cruellement ce bélître de Rosimont, qu'afin de me procurer à la fois la jouissance d'empoisonner un traître et de sceller d'un voluptueux sacrifice le vœu mental que je te faisais de mon premier sentiment, du premier véritable essor de mon âme. Mon état cruel, la faveur où je te voyais dès le premier instant auprès de ces coquettes qui nous recevaient, ne laissaient pas de m'alarmer. Mais bientôt j'appris ton accident : j'en bénis le ciel ; je vis que ta course dans la carrière du bonheur n'allait pas être moins retardée que la mienne ; que nous allions nous traîner du même pas, et que j'arriverais au but à peu près en même temps que toi. J'aurais dressé volontiers un autel à l'empoisonneuse Flakbach, comme en maints lieux on sacrifie dévotement au mauvais principe... »

CHAPITRE XVI

SUITE, OÙ MONROSE CONTINUE DE LAISSER

PARLER MIMI

« Heureusement, poursuivit-elle, j'ai plus d'une passion. Non moins ambitieuse que tendre et lascive, je saisis l'occasion qui s'offrait de connaître plusieurs gens en place : mes remèdes ne m'interdisaient pas absolument de sortir. Mille soins d'intrigue firent une propice diversion à l'amour qui, s'il m'avait exclusivement occupée, me serait infailliblement devenu funeste. J'eus bientôt pris la mesure de quelques-uns de ces colosses qui se partagent le pouvoir et la distribution des faveurs de la fortune . Je démêlai qu'ils n'avaient eux-mêmes guère plus de hauteur réelle que leurs représentants en sous-ordre, qui s'efforcent de paraître des géants à leur tour. J'observai que presque tous ces êtres si respectés, si redoutés des sots, étaient à mener par le nez , tout comme le vulgaire ; qu'ayant la plupart un ou plusieurs vices favoris, que certains les ayant tous, il ne s'agissait, pour pécher ces énormes poissons, que d'amorcer, pour chacun, la ligne d'une manière convenable. Sûre, grâce à toi, de ne plus prendre de l'amour pour personne, et de porter désormais imperturbablement mon cœur dans ma tête, je me dis : « Poursuivons avec acharnement la richesse et les honneurs . » Je jurai de t'aimer ; je me flattai que tôt ou tard je t'attacherais à moi ; je me réservai de goûter avec toi seul les voluptés de l'âme ; quant à celles des sens isolés, il me sembla que je pourrais fort bien les convertir en monnaie courante , pour acheter du crédit, des protections, de l'accès et des réussites. Oui, mon cher, telle est ma philosophie, que je crois ce système très-compatible avec une véritable et complète préférence du cœur ; car enfin les bases uniques d'un pacte entre gens qui s'aiment, sont la sympathie , l'union d'intérêt , la sûre et brûlante amitié, qui n'ont rien de commun avec quelques... gestes absolument insignifiants, quand ils se passent entre deux automates, si rien n'est comparable à leur magie quand ils résultent de la sublime inspiration de deux amants... »

Monrose respirait. « Voilà la première fois, lui dis-je, que j'ai vu l'amour marcher comme le mène votre incompréhensible Moisimont. Elle débute dans le monde par un libertinage tout cru, qu'ensuite elle débrutalise un peu par quelque hypocrisie : de là son mariage. Puis elle devient sensible, mais c'est pour se réserver tout de suite la commodité d'être, sans reproche, à l'univers Au reste, elle ne prétend à rien moins qu'à convaincre son amant que son lot suprême diffère infiniment de celui de ses rivaux, parce que ceux-ci, bien que puisant à discrétion, tout comme lui, dans la caisse des revenus, n'ont toutefois aucune part à la propriété du capital L'étonnant, le merveilleux par dessus tout cela, c'est la métaphysique ou, pour entrer dans le sens de la belle dame, c'est l'épuré platonisme de sa banalité . Voilà, je le répète, un caractère des plus neufs, et de nature à mettre en défaut la science des gens qui se croyent habiles à disséquer le cœur humain. Voyons pourtant à quoi doit aboutir cette éruption d'originale philosophie. » Monrose sourit et continua de faire pérorer l'étrange métaphysicienne.

« --- Chevalier, ajouta Mimi, c'est d'après mes bizarres idées que dès notre premier bec-à-bec je t'ai jeté mes faveurs à la tête comme l'aurait pu faire une fille publique ; c'est d'après mes idées que rien ne m'étonnait hier chez notre grand-chanoine, n'y voyant que des actes d'ivresse et des besoins satisfaits, en un mot, de l'argent jeté par les fenêtres : or, ne vaut-il pas mieux l'employer, cet argent, à quelque chose d'utile ? Moi-même je me proposais bien de me permettre quelques jours de gaspillage avec toi : c'est sur ce pied que, renvoyant à mettre plus tard un peu d'ordre dans nos affaires de cœur , je ne me suis fait aucun scrupule d'associer Nicette à notre petit carnaval. D'honneur je t'ai vu, sous l'ombre de jalousie... --- N'achevez pas, interrompis-je d'un baiser. Ne me retracez pas ma funeste aventure. --- Tu déraisonnes, mon cher. Funeste elle est charmante. Ne sois point ingrat ; ne t'ai-je pas vu jouir n'étais-je pas moi-même heureuse de tes plaisirs Oui, fripon, je les partageais quand tu me voyais raccrocher, sur les lèvres de Nicette, ton âme dont tu lui faisais part avec tant de vigueur. Il n'eût tenu qu'à toi, plus juste, moins humoriste, d'éprouver à ton tour que ces ricochets de volupté ne sont pas sans douceur. Il eût fallu pour cela supporter, comme je venais de le faire à ton égard, le nouveau succès de Nicette ; la voir sans humeur dans mes bras, et rendre ainsi sa peu signifiante manœuvre délicieuse pour moi, dès qu'embrasée de tes baisers, j'aurais englouti deux âmes à la fois ; mais ton caprice jaloux a tout gâté, mon cher. Avoue cependant que nos imaginations du moins ont eu une hermaphrodite..., que ce n'est pas une chose ordinaire, et qu'il y aurait bien de la sottise à nous affliger de notre délicieux quiproquo »

« J'aurais dû vous dire, ma chère comtesse, qu'à travers des ébats trop longs pour que Mimi n'eût pas le temps de réfléchir, elle s'était mise assez au fait de la conformation de notre hermaphrodite, pour qu'elle sût enfin tout aussi bien que moi que Nicette n'était qu'un charmant gîton. Après s'être justifiée pour son compte, ou croyant du moins l'avoir fait, voici ce qu'elle ajouta pour tâcher de me remettre bien avec moi-même : « Que les hommes sont fous de se forger gratis de chimériques anxiétés Où diable est-on allé placer un tarif d'honneur, de vertu, de honte, de repentir Un être singulièrement conformé te fait une sottise dans un moment où tu ne pouvais t'y opposer, mais n'y réussit point. Si cet être était femme, il n'y aurait qu'à rire de cette gaîté. Ce n'est pas une femme : tu l'ignorais. Cependant, dès que tu l'apprends, la crainte d'un déshonneur commence d'exister ; mais tandis que durait encore ton erreur, tu serres à ton tour dans tes bras l'être charmant à titre de femme, tu crois triompher d'une femme : l'illusion complète a pour toi mille délices Un maudit scrupule te fait vérifier, après coup, qu'il y a dans ton calcul quelques lignes d'erreur. Ici naît une prétendue flétrissure, et tu te crois dans le cas du désespoir Détestables subtilités, mon ami ; funeste abus du raisonnement. Pour moi, je trouve ton accident fort graciable : dût l'univers te huer, Mimi du moins t'absout de toute son âme. Viens, mon adorable chevalier ; mes intentions sont, comme tu vois, bien franches ; mais j'espère te former assez pour que tu ne te désespérasses point, si jamais il pouvait aussi me prendre la capricieuse envie de t'attraper. »

« Déjà Mimi s'évertuait à me donner une preuve brûlante du parfait retour de sa faveur. Malentendu, querelle, épisode, tout était réciproquement oublié. C'était la céleste Mimi de l'entresol tout entière dont j'occupais pleinement et l'âme et les sens. Chez moi, le sentiment d'être réellement aimé ; chez elle, la satisfaction d'avoir avec succès déclaré le secret de sa tendresse, tout concourait à combler notre bonheur. Le reste de cette mémorable nuit fut pour nous un tissu ferré des plus inexprimables délices. »

CHAPITRE XVII

IDÉES DONT ON JUGERA. CROQUIS DE

L'HISTOIRE DE NICETTE

Je me serais bien gardée, cher lecteur, de vous rendre avec tout ce détail l'étrange confidence de Monrose, si la manière dont elle m'affecta moi-même dans le temps, ne m'avait pas avisée que cette aventure jette une grande lumière sur l'incertitude où mille fables diverses nous laissent au sujet des hermaphrodites. On ne peut nier sans doute qu'il ne dépendît du Créateur de jeter, par-ci, par-là, sur la terre des individus gratifiés des deux natures ; mais cette singularité ne pouvant avoir aucun but qui ne fût contraire au système général de la création, nous devons supposer que le Grand-Être n'a dû jamais se permettre d'opérer, comme exprès pour se démentir, un inutile prodige... Il y a beaucoup à parier, au contraire, que dans tous les temps, les hommes sujets aux mêmes passions, aux mêmes caprices, ont été avides de la beauté, sous quelque forme qu'elle s'offrît, et n'ont pas mieux demandé que de tomber, sans y regarder de si près, dans le piége des Nicettes. Croyons que mille individus chantés, célébrés en tant de lieux, et dont quelques-uns ont obtenu l'honneur de l'apothéose, n'ont été de leur temps ou que des victimes de cet art cruel qui conserve à l'adolescence quelques formes féminines au prix de la virilité, ou que de tolérants jouvenceaux qui, soit pliés par l'esclavage, soit façonnés par la dépravation de leur siècle, se sont rendus habiles à recevoir comme la nature les avait destinés à donner ; croyons que l'amour amphibie qui convoite ces êtres équivoques, leur a partout élevé, plus ou moins furtivement, des autels, et que, de la nécessité du désir de justifier des affections , un culte partout proscrits par les lois, est née la palliative chimère de l'hermaphrodisme .

Par la suite, j'ai voulu voir moi-même cette Nicette, dont il serait bien temps sans doute de s'occuper moins, mais j'aurai bientôt fait, cher lecteur, de te répéter ce qu'elle m'a conté de l'origine de sa double représentation .

Né d'une célèbre cantatrice de Rome et d'un monsignor , Nicetti, beau comme un ange, avait atteint l'âge de douze ans. Dès lors précoce en tout genre, il était également dominé par les passions des vers, de la musique et des femmes. À Venise, un jour le directeur de l'Opéra le surprend à dévirginer de bon courage une enfant de neuf ans, sa fille unique, petit chef-d'œuvre de beauté dans son genre, et dont les prémices n'étaient assurément pas destinées au gaspillage qu'exerçait sur elles l'amoureux Nicetti. L'homme atroce approche, saisit par derrière et tord avec fureur de pauvres petites amulettes , hélas bien innocentes, car elles n'étaient pas encore assez mûres pour mettre du leur au crime qui se commettait : elles en deviennent les victimes.

Le petit malade est longtemps entre la vie et la mort. En vain, malgré l'intérêt d'en faire un virtuose, a-t-on essayé de lui conserver, s'il est possible, ce qui fait nos plus chères joies ; chaque jour le ravage de l'inflammation exige le sacrifice de quelque parcelle. La macération était générale ; l'enveloppe elle-même ne pouvait être sauvée. Cependant au bout de trois mois, l'habile homme qui dirigeait le plus difficile pansement, observe que les chairs extérieures se disposent enfin à la cicatrisation ; mais, prudent, il craindrait, en la favorisant trop tôt, de renfermer peut-être quelque principe destructeur ; il retarde donc, et jusqu'à ce qu'il soit absolument sûr de son fait, il entretient, au moyen d'un anneau d'or de forme ovale allongée, l'ouverture de l'ulcère fatal. Il résulte de ce soin une double cicatrisation : l'intérieure, qui met le sceau à la guérison de l'infortuné Nicetti, et l'extérieure, qui convertit en un bourrelet, modelé sur l'anneau d'or, les longs bords de la balafre. De là cette parfaite apparence d'une nature féminine au-dessous de la masculine. Celle-ci, grâce, soit à l'âge de l'opéré, soit à quelque reste furtif de ce qui recèle l'élément de la vie, conserve du moins, après cette cure, la précieuse faculté de croître avec le reste du corps, et le bien plus cher privilége de cette intéressante variation... Mais il est des choses qu'on ne peut entièrement définir. Bref, la maturité, l'exercice et surtout l'excessive lubricité de l'individu perfectionnent par la suite un don sauvé par miracle. La nature, cette admirable mère, dédommage par des affections particulières l'être charmant qu'on a si traîtreusement dégradé. Elle veut qu'il attire les deux sexes, comme il en est attiré lui-même. Mille aventures qui ne sont pas de notre sujet enrichissent les premières années du délectable Nicetti, jusqu'à ce qu'enfin il lui convienne d'être Nicette, afin de s'échapper sous l'habit féminin, et de s'expatrier sans péril, lorsqu'au bout de six ans de malédictions secrètes contre l'auteur de ses pertes, survient enfin la jouissance, délicieuse pour un Italien, de faire tomber le directeur féroce sous trois coups de poignard.

Mais revenons à Monrose. Il était si honteux à la suite du plus humiliant chapitre de sa confession, que je crus charitable de me mettre en grands frais pour le consoler et le convaincre que le danger de ce qu'il regardait trop scrupuleusement comme une tache, ne lui avait rien fait perdre de mon estime. Parfaitement et non moins agréablement rassuré, l'aimable ami ne me fit pas languir après la continuation de son histoire.

CHAPITRE XVIII

PROJET DE MADAME DE MOISIMONT. RETOUR

À PARIS

« Le lendemain, poursuivit-il, le déjeuner nous réunit. Les passions étaient respectivement amorties ; nous pûmes causer, sans humeur et sans dissimulation, de tout ce qui s'était passé la nuit.

« Nicette nous avoua qu'en général elle n'avait que des fantaisies du moment, mais toujours ardentes, et qui la martyrisaient à la moindre contrariété. Comme demi-homme , toute femme pourvue de quelques agréments allumait chez elle un prompt désir ; comme revêtant le costume féminin, elle se faisait un point d'honneur d'intéresser tout homme à peu près aimable. Telle était devenue la routine de ses sens, qu'homme ou femme, et soit jouant le premier rôle ou le second, elle avait toujours un plaisir physique (je cite la figure dont elle se servit), dans la proportion du brillant d'un beau clair de lune comparé à la lumière du soleil . Quant à la faculté de multiplier les jouissances, son organisation, son habitude et sa sensibilité permettaient qu'elle n'y mit aucunes bornes.

« Vers l'heure du public, Nicette fut prête pour aller satisfaire son avide curiosité. Sa toilette achevée, nous la vîmes complètement belle et séduisante à nous étonner. Nicette avait su dérober au beau sexe tout son art à relever d'élégance et de grâce ses charmes naturels. Moi-même, j'en conviens, je me pardonnai dans ce moment toutes mes fautes, et regrettai qu'il manquât à notre Conculix, si différent de celui de la Pucelle, une réalité qui m'aurait à l'instant décidé à ne pas me priver d'une seule manière de l' avoir .Mimi riait sous cape, s'apercevant très-bien de certain symptôme plus qu'indulgent en faveur deNicette, et qui trahissait ma mentale infidélité. « Fripon dit-elle dès que nous fûmes seuls, cesera, s'il vous plaît, pour moi que Nicette aura mis les fers au feu » Elle exigea tout de suite uneréparation ; je la lui fis de grand courage, et comme je doublais : « À la bonne heure dit-elle ; ilfaut donc que tu te reconnaisses bien coupable. »

« Elle m'apprit ensuite que son projet était de convertir en fermier général ou tout au moins en gros bonnet de la finance son petit président aux comptes de mari ; leur fortune leur permettait de faire en partie les fonds d'un cautionnement considérable. Quant au crédit pour ce qui ne serait pas en leur pouvoir, on sait comment elle projetait de se le procurer. En une seule semaine, elle avait accaparé, et payé sans doute, la voix de l'intendant de la ferme générale et de cinq des plus importants de la compagnie. Peu s'en était fallu que la veille elle n'eût aussi lié le ministre : « Mais il m'a tout promis, dit-elle, et je le connais trop galant, pour craindre qu'il me manque de parole. » J'objectai que je le voyais obsédé de femmes, et qu'il faudrait qu'il y eût bien des places à donner, pour que toutes ces dames fussent satisfaites. « Bon répliqua-t-elle, la plupart n'ont point de plans, ou n'en ont pas de raisonnables. Beaucoup n'aspirent qu'à des bienfaits passagers, à des pensions, à des sommes une fois payées, qu'elles sollicitent de façon qu'on ne peut guère les leur refuser sans ingratitude. D'autres n'entourent le ministre que par coquetterie : il en est, mais celles-ci sont bien dupes, qui ambitionnent de le captiver avant d'y rien mettre du leur. Trop roué pour ne pas les voir venir de dix lieues, il fait volontiers ce qu'il faut pour qu'elles s'élancent avec confiance dans la lice du ridicule. Je ne l'ai vu que deux fois en particulier, et déjà nous avons plaisanté de ces petites orgueilleuses. Ne rien faire pour elles, est tout au moins la vengeance qu'il se croit permis d'exercer contre ces insidieuses beautés si sûres du pouvoir de leurs charmes et si jalouses de pouvoir mener quelque jour, au gré de leur ambitieux caprice, un homme léger qu'on sait n'aimer rien tant au monde que son égoïste liberté. »

« Nicette reparut enivrée de ses succès, enchantée de tout ce qu'elle venait de voir et d'entendre . Nous dînâmes à la hâte. Mimi jugea que nous pouvions fort bien, comme gens qui s'étaient rencontrés à Versailles, ne faire pour le retour qu'une seule voiture. Il fallut donc absolument que je montasse dans celle des dames, déplaçant la femme de chambre, dont se chargeait Lebrun, conducteur héréditaire de mon cabriolet. Nous mîmes pied à terre à l'Opéra, où les voyageuses avaient rendez-vous dans une loge louée par le grand-chanoine pour sa chère Des Voutes, les maris et l'éternel plénipotentiaire baron, cette inséparable compagnie s'étant laissé tenter par un nouveau ballet où devaient débuter des sujets dont on vantait le mérite. »

CHAPITRE XIX

SUITE DU PRÉCÈDENT. HARDIESSE DE MIMI.

C'EST TOUJOURS MONROSE QUI PARLE

« Quand je parus à la loge, toute la société me fit accueil, excepté le baron, qu'en effet je contrariais beaucoup, sans m'en douter. Comme il n'y avait rien à gagner pour sa galanterie auprès de madame Des Voutes, qu'occupait le comte, ami craint et respecté ; comme madame de Moisimont affectait de ne compter pour quelque chose au monde que des gens en place dont elle pouvait tirer quelque parti, ou leurs alentours, la petite Excellence, tout calculé, se proposait d'en conter à Nicette. Était-ce pour elle ? était-ce pour madame de Moisimont que j'avais fait, sans doute exprès, ce voyage de Versailles ? En attendant que le jaloux baron sût à quoi s'en tenir, il prit de l'humeur, et n'eut pas assez de politique pour empêcher ses petits yeux gris de me l'apprendre. Comme j'ai peu de respect en général pour les importants et les prétentieux, je fus, de ce moment, aussi avare d'attentions avec le petit ministre, que j'en étais libéral avec tout ce qui m'entourait. Gênant à dessein pour lui seul, je m'arrangeai si bien qu'il lui fut impossible d'approcher des dames que j'avais amenées. Il n'y tint pas ; au moment du ballet, après s'être plaint que la loge fût trop pleine, qu'on y étouffait, ce que je me gardai bien d'avoir l'air d'entendre, l'Excellence sortit et fut étaler au balcon, en face de nous, la plaque brillante qui décorait son modeste habit du jour.

« Cependant Mimi venait d'embaumer le sang de son mouton (c'est ainsi qu'elle nommait le cher petit mari). Celui-ci, déjà bouffi de se croire à moitié fermier général, ne savait comment remercier assez une femme si essentielle . Ne convenait-il pas de marquer par quelque fête l'époque de ce fortuné voyage, et de mettre le comble à la douceur d'un aussi beau jour Voici ce que M. de Moisimont imagina pour cet objet : « Il faut, dit-il, nous rabattre tous, après le spectacle, au Palais-Royal ; nous y souperons chez le meilleur restaurateur, et puisque plus on est de fous, mieux l'on rit, nous prendrons chez elle, en passant, madame la baronne de Flakbach. »

« Au nom de Flakbach, je frémis, et de même que l'infortuné Belphégor, qui ne songeait qu'à déguerpir dès que la funeste Honesta lui faisait soupçonner sa présence, j'étais prêt à faire retraite ; mais l'adroite Mimi, qui devinait également et mes raisons et celles de son époux ; Mimi, qui, sans aimer son mouton, comme on sait, et l'équipant de toutes pièces, trouvait cependant très-mauvais qu'on l'occupât ailleurs ; l'amoureuse Mimi d'un coup d'œil m'ordonne de rester, et rompant tout net en visière au trop galant Moisimont : « Point de Flakbach dit-elle d'un ton de maîtresse, ou je me renferme chez moi. Passe pour souffrir entre quatre murs, parce que je suis étrangère, une personne aussi décriée ; mais la soirée est belle, je voudrai me promener au jardin ; or je ne voudrais pas pour une couronne qu'on me vît en public avec cette femme-là --- Mais, m'amour, déjà plusieurs fois... --- Je n'étais pas au fait ; il n'y a qu'un cri contre cette aventurière, et je prierai votre M. d'Aspergue de choisir mieux désormais les êtres avec lesquels il croira pouvoir me faufiler. --- Il y a de la prévention, mon cœur... --- C'est assez Voyez tant que bon vous semblera, chez elle, votre madame de Flakbach, mais je vous défends de m'encanailler davantage de ce rebut de la qualité. J'ai dit »

« Personne, dans cette grave occasion, n'ayant pris le parti de l'illustre personne, l'exclusion que venait de trancher Mimi fit arrêt : le déconfit Moisimont, qui ne pouvait pourtant plus mal s'adresser, parut en appeler à moi seul par un petit regard furtif, en pliant les épaules, ce qui signifiait : Que les femmes sont capricieuses Je lui répliquai involontairement par le même geste, mais dans un sens bien différent du sien, car c'était lui-même qui me faisait compassion, et mon idée était : « Comment peut-on, après deux mois de séjour à Paris, être assez sot pour borner encore son admiration à madame de Flakbach »

« Je fus bien tenté d'abord d'esquiver le fatal souper, mais j'étais encore sous le charme . Ce mélange de tendresse, de folie, de cynisme, d'ambition, de prétention à l'ascendant, tout cela soutenu de la plus originale manière d'être jolie, me retenait malgré moi près de l'aimable Mimi. Cependant, à travers ma préoccupation et mon bonheur, je sentais qu'il me manquait quelque chose. Il me semblait apercevoir dans le lointain un but de satisfaction que je ne pouvais atteindre qu'en m'éloignant bientôt de madame de Moisimont, qui s'était comme exprès placée dans le centre de l'agitation et de l'intrigue, et me paraissait femme à toujours enchérir d'extravagances. Je pensais sérieusement à tout cela quand le spectacle finit.

« L'Excellent nous fit faux bond ; n'étant point prévenu, ou peut-être boudant, il fut introuvable ; au surplus, le but de M. de Moisimont fut à peu près manqué ; ce souper d'allégresse ne fut pas fort gai. Par bonheur, la très-imprudente Mimi fit naître une de ces occasions furtives où l'adresse et l'audace ajoutent infiniment au piquant du plaisir. Elle eut l'effronterie de me favoriser dans le sens que comportait son attitude d'être pour lors appuyée sur le dos du fauteuil de son mari, tandis que le comte et madame Des Voutes regardaient par une fenêtre et que le bon Des Voutes était juge, fort recueilli, d'un combat d'esprit à coups de quatrains, dans lequel M. de Moisimont avait parié de faire tête, en français, aux improvisations italiennes de Nicette : le premier des combattants qui restait muet perdait une discrétion . Nous ne fîmes nous qu'un seul impromptu , mais nous y mîmes tout le feu qui manquait surtout aux boutades guindées du petit cocu bel-esprit. À travers notre besogne, certain regard de l'ingénieuse Nicette nous fit soupçonner qu'elle se doutait de nos plaisirs. Mimi lui fit du doigt un signe badin, et tout fut dit. Ce petit incident valut, de la part de Nicette à son interlocuteur, un quatrain piquant dont voici le sens : « On voit sur le front du génie un seul rayon ; mais sur le vôtre, phénix du Parnasse, je crois en voir deux. » À quoi le fécond adversaire, à mille lieues du vrai sens, fit sur-le-champ cette plate et sotte réplique :

Pourquoi non je ne m'en étonne.

Objet inspiré par les dieux :

Je réfléchis, lorsque ton esprit tonne,

Le double éclair que lancent tes beaux yeux.

« --- Divin dit en applaudissant la matoise Mimi, dont l'impromptu s'achevait en même temps ; mon mouton vient de se tirer d'affaire à merveille. Mais finissez votre lutte poétique ; c'est assez pour aujourd'hui de ses deux rayons. Quelle pyramide de lumière ne deviendrait-il pas bientôt, si chacun de ses succès l'enrichissait d'une nouvelle flammèche » Cette réflexion maligne, que le vaniteux Moisimont eut le bon sens de prendre pour un compliment fort délicat, valut à la panégyriste un caressant baiser ; et tout de suite nous descendîmes au jardin, où se calmèrent un peu les feux du vin, de l'imagination et du plaisir, avant que chacun de nous reprît le chemin de sa demeure. »

CHAPITRE XX

PROPOSITION SÉDUISANTE. ACCEPTÉE

« Le lendemain je ne fus pas médiocrement étonné de voir entrer chez moi fort matin le grand-chanoine ; à l'embarras que semblait lui causer la présence de mes gens, je devinai qu'il avait quelque chose d'intéressant à me dire, et qu'il souhaitait que nous fussions seuls. J'eus pour lui cet égard.

« --- Mon cher chevalier, me dit-il, je vous croyais plus raisonnable : sachez que madame Des Voutes et moi nous nous aperçûmes parfaitement hier soir de votre folie ; c'est-à-dire que de cinq témoins qu'il y avait dans cet entresol, trois étaient dans votre confidence Il faut être aussi cruche que l'honnête Des Voutes, malgré ses connaissances en poésie grecque et latine, aussi hanneton que l'improvisateur Moisimont, et enfin d'aussi bonne composition que Nicette, pour que vous ayez pu consommer votre petite infamie, sans causer le plus affreux scandale, et peut-être quelque catastrophe. La bonne madame Des Voutes était glacée d'effroi. --- Est-il bien possible, répondis-je d'un ton un peu persiffleur, que nous ayons ainsi failli de nous compromettre pour avoir hasardé de faire une pauvre petite fois, à la dérobée, ce que vous regrettez si fort, mon cher comte, qu'on ne puisse recommencer dix fois par jour » Ma note ne le déconcerta point : elle fit seulement dégénérer en pourparler assez gai notre éclaircissement, qui avait débuté par une espèce de mercuriale. « Je vous entends, répliqua mon homme ; eh bien, chevalier, en me démasquant, vous venez d'avancer beaucoup une négociation qui motive la visite que j'ai l'honneur de vous faire. Nous sommes, à ce qu'il paraît, de la même étoffe, mon cher ami : je ne fais donc plus de façons avec vous, et vais vous parler à cœur ouvert. J'ai pour votre folle conquête un caprice de la dernière vivacité, qui me tracasse, qui me tue. Je serais bien malheureux si votre arrangement était une passion . D'abord, je vous prédis que vous en seriez la dupe. Je vois madame de Moisimont en suspens entre deux tourbillons dont l'un ou l'autre vous l'enlève également : ou l'ambition, une fois assise sur quelque fondement solide, fera de cette femme ardente le plastron des premiers commis, du conseil et des ministres ; ou gâtant de ce côté-là toutes ses affaires, et cédant à son tempérament, que son mari lui-même assure n'avoir point de bornes, elle sera le volant de tous les beaux , les roués , les illustres de notre capitale. Bien fou, bien sot alors qui serait attaché tout de bon à cette orgienne . Vous la possédez, mon cher, dans un moment précieux, mais qui ne peut durer : je suis un homme perdu, si vous n'êtes pas assez généreux pour me laisser incruster mon caprice dans le très-petit espace que je vois être encore à notre disposition. Que dis-je vous me devez peut-être ce dont je viens vous supplier, puisque c'est moi, moi seul, qui retiens depuis quinze jours l'écervelé d'époux, ridiculement en pastorale avec notre virulente Flakbach, et tout près de conclure. Il ne l'aura pas plutôt approchée, qu'il faudra fuir comme un serpent sa charmante moitié... » À cet égard, je rassurai le comte : je savais de Mimi que son plan était fait, et que le mouton, fût-il heureux ou malheureux à la loterie de madame de Flakbach, cette liaison serait désormais le prétexte de refuser net au petit volage la jouissance du privilége conjugal. « À la bonne heure dit le comte ; cela va nous donner un peu de marge. Mais, écoutez, chevalier : un service en vaut un autre ; si je vous disais tout net : « Oubliez un moment que vous êtes propriétaire actuel de madame de Moisimont, et tandis que j'usurperai, ne fût-ce que pour une heure, un petit coin de son cœur , je fermerai les yeux, moi, sur la confiscation que vous pourriez faire de sa succulente amie, mon dévolu, » vous seriez peut-être homme à m'objecter que le marché ne vaudrait rien pour vous ? Croyez cependant, mon cher, que les meilleures auberges ne sont pas toujours celles dont les enseignes sont le plus dorées. Je me pique d'être connaisseur, et surtout je suis de bonne foi : croyez que je ne pense point à vous attraper en vous proposant un troc de gentilhomme, où je gagnerai beaucoup, à la vérité, parce que j'ai la tête à l'envers pour votre folle, mais où je vous donne ma parole d'honneur que vous ne perdrez pas. Tout peut se passer à petit bruit chez moi, où j'ai, dans ce moment même, l'occasion de réunir ces dames, leur ayant promis de les mettre en confidence d'une collection d'estampes que je leur ai fort vantées et qu'elles meurent d'envie de voir. Les maris sont allés, sous les auspices du d'Aspergue, admirer le cabinet d'un vieux fou d'antiquaire qui les retiendra tout le matin. Laisserons-nous échapper une occasion aussi belle ... » Je n'étais pas assez fat pour promettre avec l'assurance du comte que, ne m'opposant à rien, madame de Moisimont le rendrait heureux, mais du moins j'allais pouvoir, de bonne guerre, entreprendre la savoureuse Dodon ; j'allais faire une étude de plus au sujet de mon extravagante ; il fallait voir comment elle soutiendrait cette épreuve. Au bout du compte, de quelque façon que tournât la chance, il y avait toujours du plaisir pour moi. Pressé par le comte de faire à la hâte une toilette du matin, je fus bien vite en état de le suivre : nous volâmes à son hôtel garni. »

CHAPITRE XXI

CHACUN A SON TON, SON ALLURE

« Toutes les dispositions étaient faites d'avance. Ces dames, amorcées par la curiosité, vinrent, au saut du lit , dans un négligé tout à fait convenable à nos vues. Un chocolat vanillé, musqué à mettre le feu partout, fut le prélude de notre studieuse séance. Enfin, le fameux portefeuille parut : c'était, à la suite de quelques gravures seulement galantes, et qui s'égayaient par degrés, un copieux ramas de tout ce qu'on connaît de bon et de passable dans le genre libertin le plus nu, le plus stimulant. Mimi soutenait très-philosophiquement les progrès de cette intéressante folie ; mais la scrupuleuse Dodon se faisait tenir à quatre, quoique riant d'assez bon cœur. Insensiblement pourtant il arriva des tableaux si bigarrés, des groupes si scandaleux pour une femme qui n'a pas fait encore tout son cours, qu'elle ne voulut plus suivre des yeux ce qui captivait au contraire ceux de son amie, et faisait accoucher celle-ci des commentaires les plus saugrenus. Dodon voulait s'échapper, mais tout était fermé du côté de l'entrée principale ; mon bon génie chassa pour lors l'effarouchée Dodon vers le cabinet, vers ce propice cabinet où le jour des huîtres... Vous vous en souvenez, chère comtesse ? « Je m'y trouve donc enfin avec vous, lui dis-je gaiement ; m'y voici dans ce réduit enchanteur où l'on faisait, il y a deux jours, de si jolies choses à une certaine dame à qui, pour son bien, j'aurais souhaité moins de scrupule » Madame Des Voutes se trouble et fixe sur moi des yeux observateurs. « Ne craignez rien, charmante femme, me hâtai-je de lui dire en tombant à ses genoux. Vos tendres secrets ne sont pas moins en sûreté dans mon cœur, que je ne crois les miens dans le vôtre... Cependant (ici je commençais à gesticuler) la prudence exige que nous nous donnions des gages réciproques d'indulgence et de discrétion. » Déjà de leur côté, le comte et Mimi faisaient du vacarme ; le rideau de l'alcôve tomba d'abord avec sa tringle ; ensuite nous entendîmes un pillage bigarré de petits mots, d'éclats de rire... « Écoutez, dis-je à Dodon, comment votre amie s'exécute et s'assure de l'homme qui pouvait nous trahir. Faisons de même, madame, mais que notre transaction soit moins orageuse. » Soit que quelque jalousie ou le désir, complément autorisé, causât chez ma flegmatique adversaire certaine distraction où l'autre scène semblait la jeter, elle mettait peu de force et d'adresse à se défendre. Bientôt je suis maître de tout ce dont je voulais m'emparer. Je la fais reculer sans peine, et tomber enfin, sur le plus commode des canapés, si résignée que je me crois dispensé de hâter ma victoire.

« Semblable à l'autruche qui dès qu'elle a mis sa tête derrière un arbre, et ne voit plus le danger, se rassure et subit l'événement, la douce Dodon n'a pas plutôt fermé les yeux, et renversé pardessus eux sa jolie main, dont les doigts sont en l'air, qu'elle s'abandonne et marmotte : « Mon Dieu, mon Dieu ce recoin est donc ensorcelé ... Je me perds... mais qu'y faire »

« Le comte avait raison : madame Des Voutes est, dans le genre étoffé, tout ce qu'on peut imaginer de plus désirable. Rien ne surpasse la blancheur et la finesse de sa peau. Les formes ont le trait moelleux du plus beau modèle ; le moindre degré de fermeté de plus serait un défaut. Quoique énormes, les hémisphères de son sein n'ont d'autre mobilité que celle de la respiration ; ceux du bas sont deux blocs d'albâtre ; un corail épais et rétif dispute arrogamment la brûlante entrée du sanctuaire des plaisirs. J'étais bien loin de m'attendre à tant de secrètes richesses. Leur mine m'est enfin livrée, et je l'exploite à discrétion. C'est pour la première fois que je possède une femme à peu près immobile en pareil cas. La douce et gourmette Dodon ne marque s'apercevoir de ce qui lui arrive que par une forte teinte d'incarnat qui l'embellit, par un voluptueux sourire qui, entr'ouvrant sa petite bouche, fait voir, sur les bords d'un râtelier éblouissant, la rose d'une langue à l'affût du baiser. Le moment le plus vif ne dérange rien à l'imperturbable quiétude de mon originale conquête ; mais un doux frémissement, un murmure intestin, marquent sans équivoque les instants du suprême bonheur. Malgré ce calme apparent on est parfaitement heureux, et l'on convient que la brûlante, quoique si peu démonstrative Dodon, est une sublime jouissance. Dans les bras de la foudroyante Moisimont on est rôti, dans ceux de sa compagne on est cuit au bain-marie. Il faut bien, en un mot, que cette femme ait une dose surabondante d'aimant, puisqu'au bout de trois quarts d'heure, je ne lui avais pas encore dit tout ce qu'elle m'inspirait... « Oh doux ami » répété tendrement, avait été l'unique signal de la part qu'on avait prise à la consommation de chacun de mes sacrifices. « Bonté de Dieu dit-elle enfin avec un long soupir, comment rentrer là-dedans --- Quelle enfance vous savez bien, ma chère amie, qu'ils n'ont pas été plus sages que nous... --- Oh mais ... »

« Le comte et notre folle guettaient le moment où nous ressusciterions, pour nous faire la plaisanterie des noix confites . La dessalée Mimi dit tout ce qu'il fallut pour mettre à son aise la conscience de sa timide amie ; ces dames s'embrassèrent de la meilleure amitié. « Vous êtes un charmant garçon, » me dit le comte. Il rayonnait de bonheur et me secouait la main. « Eh bien ? (Me montrant du coin de l'œil son infidèle Dodon.) --- Délicieuse Et ?... (Je lui désignais de même ma parjure Mimi.) --- Céleste Mais je pense, chevalier, que nous offenserions ces dames, si nous nous bornions auprès d'elles à cette passade. Elles seraient humiliées de croire que nous n'aurions eu pour elles qu'un désir de curiosité. --- Je vous entends : au surplus, c'est à elles de régler nos destinées. Quant à moi, mon cher comte, je me sens incapable, si j'étais à l'épreuve, de me refuser la douceur de vous faire cocu. --- C'est mettre bien à son aise un ami qui, pensant de même, répugnerait à vous faire tort. » Mimi vint interrompre cette effusion de mutuelle délicatesse, et m'entraînant dans une embrasure : « Remercie-moi, monstre, me dit-elle, de m'être sacrifiée si généreusement pour te faire avoir Dodon : c'est ainsi que j'ai voulu te vaincre de procédés et me venger de ta vilaine jalousie au sujet de Nicette. » Je ne pus m'empêcher d'embrasser la jolie folle, tout piqué que j'étais de ce qu'au lieu d'implorer le pardon de l'infidélité qu'elle venait de se permettre, elle prétendait encore que je me crusse dans le cas de lui en avoir quelque obligation. »

CHAPITRE XXII

ALTERCATION À PROPOS DE JUPITER

« Tandis que dans l'hôtel garni les choses s'étaient passées au grand contentement de tout le monde, d'autres gens n'avaient pas été d'aussi bon accord : je veux dire les maris de nos dames. Vous vous souvenez, chère comtesse, qu'ils étaient allés chez un antiquaire ? Nicette, qui affichait le goût de s'instruire, les connaissances et même le génie , n'avait pas manqué de suivre ces messieurs. Le plénipotentiaire, en façon de Mécène, et voiturant, était aussi de cette docte partie ; d'Aspergue s'était rendu poétiquement, à pied, au lieu convenu.

« Déjà depuis quelque temps on admirait : le cicerone possesseur de tant de choses uniques vendait avec succès son baume. Moyennant de belles paroles et la dose de foi dont les assistants étaient pourvus, telle mitraille dont le chaudronnier ou peut-être un vrai connaisseur n'aurait offert que le poids du cuivre, se trouvait avoir plus de valeur que le plus riche tiroir du magasin d'un joaillier. Un malheureux Jupiter-Ammon vint là bien mal à propos montrer ses cornes . Partant alors d'un grand éclat de rire, et prenant tout le monde à témoin, l'ingénieux Moisimont prétendit que ce Jupiter ressemblait à son ami Des Voutes d'une manière frappante. Il y avait en effet entre ces deux têtes quelques faibles rapports. On rit, et le bon Des Voutes lui-même, quoique du bout des dents. Cette plaisanterie pouvait n'avoir aucune suite fâcheuse, mais le minutieux Moisimont, dont le défaut, commun à tous les rimailleurs, était de tourner en cent façons une idée qui lui semblait plaisante, revint si souvent sur celle de cette conformité ; persiffla tant, proposa si maladroitement à son ami d'acheter cette médaille pour la faire porter par sa femme au cou, en guise de portrait ; bref, il fut si impertinent, que malgré sa douceur naturelle, Des Voutes, qui d'ailleurs avait du caractère, se sentit sourdement enflammer et médita de punir le petit homme.

« Au retour, il y eut dans la voiture une explication, d'abord assez tranquille, mais bientôt orageuse. Des Voutes traita son ci-devant ami de freluquet ; ajouta qu'il avait bien voulu, par égard pour la personne chez laquelle on se trouvait, ne point faire une scène, mais qu'il exigeait maintenant des excuses ou une satisfaction , sauf, en cas de refus, à se faire raison lui-même. En vain le plénipotentiaire, si poltron qu'il avait peur de sa propre épée quand elle était à son côté, s'efforçait-il d'apaiser cette querelle : Des Voutes, selon l'usage des bilieux, s'animait de plus en plus, à proportion de la peine qu'on se donnait pour tâcher de le calmer... « Eh bien monsieur, disait avec légèreté le petit taquin de Moisimont, au lieu de reconnaître ses véritables torts, on vous satisfera... On vous rendra raison, monsieur, mais cela n'empêchera pas que le Jupiter-Ammon ne vous ressemble à étonner. Je trouve seulement que la coiffure en volute va beaucoup mieux à l'effigie, que votre perruque actuelle à l'original »

« On rentrait dans ce moment. L'Excellence effarée accourut chez le comte, et ne fut pas peu surprise de nous trouver barricadés chez lui. Certain air de désordre qui régnait dans la pièce (c'était la chambre à coucher) ; ce rideau que, dans le premier moment de l'attaque, madame de Moisimont et le comte avaient fait tomber ; d'autres détails encore prêtaient beaucoup aux conjectures. Cependant il faut aller au plus pressé ; le baron, suffoqué, nous raconte l'aventure et le danger des suites. L'excellente Des Voutes, qui tout de bon a pour son époux de la franche amitié, se trouve presque mal ; mais madame de Moisimont ne prend pas la chose de même. « Je reconnais bien là, dit-elle, mon petit sot de mari Où est-il ce beau monsieur ? Il faut que je lui parle ... »

« Au même instant les brouillés nous sont amenés à leur tour par Nicette. Elle était demeurée d'abord avec eux pour empêcher l'effet des premiers mouvements ; mais commençant enfin à n'avoir plus d'autorité, elle désespérait de dissuader M. Des Voutes de s'armer, d'en faire faire autant à Moisimont, et de demander un fiacre pour aller se couper la gorge. Moisimont, bien éloigné d'abord d'imaginer que la chose pourrait aller aussi loin, ne s'était pas fait prier pour suivre Nicette. Des Voutes seul résistait ; ce fut bien malgré lui que nous le fîmes entrer et l'enfermâmes avec nous dans la chambre. »

CHAPITRE XXIII

D'UNE PAIRE DE POCHES. RÉVOLUTION FÂCHEUSE. MONROSE CONTINUE

« --- Je vous trouve bien plaisant dit à son époux madame de Moisimont avec une hauteur indécente ; il sied bien vraiment à un étourneau comme vous d'insulter un galant homme quand il ne tiendrait bien qu'à lui de prendre sa revanche ... --- En effet, madame, » dit alors d'un grand sang-froid M. Des Voutes, qui venait d'aviser sur le lit une paire de poches de femme. Il s'en était saisi, et les tenait au bout de son bras étendu. Ces poches étaient, comme vous le devinez, celles de Mimi, qu'elle avait quittées, pour être plus à son aise apparemment. Une autre femme aurait été terrassée du coup ; mais celle-ci avait plus d'intrépidité et de ressources : au lieu de paraître interdite, elle va tranquillement à son amie, et lui frappant les hanches : « Tu es en règle , dit-elle ; tu as gardé les tiennes » Nous en tremblâmes. Pouvait-on avouer plus effrontément un crime, et compromettre en même temps une complice avec plus de cruauté Les pauvres maris virent clair alors. « Montez chez vous, madame, » dit avec tranquillité M. Des Voutes à sa moitié. Elle obéit plus morte que vive : il la suivit. Quant au petit bel-esprit, il voulait tempêter... « Monsieur, interrompit fort sèchement le comte, l'exemple de votre confrère est bon à suivre. Ces dames sont malheureuses d'avoir affaire à gens qui n'entendent point le badinage, et sont assez sots pour ne pas laisser le temps de leur rien expliquer. Vos femmes sont plus sages que vous ne le méritez l'un et l'autre. Madame ayant eu besoin de ses poches, qu'elle avait oubliées, se les est fait apporter, et par décence elle n'a pas osé les attacher devant deux hommes. Elle n'a voulu que plaisanter avec son amie. Tout bourru qu'est M. Des Voutes, il aurait très-bien entendu raison, si précédemment vous ne l'aviez pas mis de mauvaise humeur. J'ai grand plaisir à vivre avec mes voisins ; mais quand ils ont vos travers, je suis bien leur serviteur, et les prie de ne pas plus oublier chez moi ce qu'ils se doivent que ce qu'ils doivent à moi-même. »

« C'est ainsi que la présence d'esprit et la dignité du comte tiraient Mimi d'un fort mauvais pas. Nicette et le baron coururent à l'instant chez M. Des Voutes : ils y trouvèrent les époux en paix ; mais M. Des Voutes donnait fort tranquillement ses ordres pour qu'on pût partir sous trois heures. Il n'avait en effet aucune affaire à Paris, où c'était purement par complaisance pour sa femme qu'il avait suivi ses amis. On eut beau raconter à cet homme la prétendue vérité des poches ; il dit pour toute réponse : « Je ne me mêle point des affaires d'autrui : on voudra bien ne point se mêler des miennes ; mais je suis fort occupé : serviteur » Après cette courte audience, donnée dans l'antichambre, il se renferma.

« Cependant le petit Moisimont n'était pas fort à son aise. Son appartement était commun avec celui de ce terrible homme qui paraissait en vouloir à ses oreilles : il fallait se revoir. Autre embarras : madame de Moisimont se croyait offensée et sous ce point de vue, elle faisait, rancune tenante, cause commune avec son mari. « Je parlerai, dit-elle, à ce cheval de carrosse de Des Voutes. Quant à vous, monsieur (à son mari), vous mériteriez bien qu'abandonnant absolument tout ce que j'ai mis ici pour vous sur le tapis, je m'éloignasse avec mon amie ; mais je veux bien encore ne pas vous punir de vos sottises par la ruine de vos intérêts ; j'achèverai donc mon ouvrage, mais songez à ne pas abuser de ma bonté... Mon cher comte, je vous demande pardon pour l'impertinence de monsieur. Il n'est pas étonnant que le sot adorateur d'une Flakbach ne sache pas demeurer en mesure avec des personnes honnêtes. Au surplus, je ne prétends pas en souffrir, et de quelque manière que les choses tournent, comte, et vous aussi, chevalier, je me flatte bien que nous continuerons de nous voir et de vivre parfaitement ensemble ... »

« Ici le pauvre époux se mit en grands frais de soumissions et d'excuses. Il avait si peur de ne pas devenir fermier général Il assura qu'à l'instant il allait tout raccommoder dans le haut, qu'il retiendrait à Paris ses amis et qu'il n'y aurait nullement de sa faute si désormais toute la société ne jouissait pas de la plus édifiante union. Ensuite, les époux nous laissèrent seuls.

« --- Que le diable emporte l'antiquaire et son Jupiter dit alors le comte, qui doutait fort du succès du petit Moisimont à retenir son confrère. Parbleu ces gens de vos provinces sont d'étranges animaux Voyez un peu quelle scène De l'aventure nous perdons la succulente Dodon, j'en suis sûr. --- Mais la charmante Mimi me reste, répliquai-je en souriant --- Vous reste... Je vous entends fort bien. Il faut encore que je sois persifflé quand je me trouve entre deux selles... à terre »

CHAPITRE XXIV

HUMEUR DE DES VOUTES. DISGRÂCE DE

L'ENVOYÉ. RESSOURCE DU COMTE

« L'opiniâtre Des Voutes, laissant à la vérité vivre son impertinent collègue, fut prêt pour monter en voiture vers le soir : il était d'autant plus outré, que sa femme lui avait fort mal à propos confessé pour cinquante louis à peu près de dettes, qu'elle ignorait que le comte eût payées secrètement et dont les marchands refusèrent, comme de raison, le montant lorsque l'honnête Des Voutes se présenta pour libérer madame . Une effrontée marchande de modes n'avait pu s'empêcher de rire au nez du pauvre cocu. Cette circonstance l'avait plus piqué que tout le reste. Il emportait, de ce trait, la rage dans le cœur. Au surplus, il ne se permit aucun éclat et parut fort maître de lui en partant pour aller corriger , comme ci-devant, les comptes dans sa modeste province. Il faut ici lui rendre la justice qui lui est due. On a su qu'il en agissait fort bien là-bas avec sa femme ; que la seule punition qu'il lui réserve est de ne la ramener jamais dans le tourbillon de l'extrêmement bonne compagnie de la capitale , et d'éplucher rigoureusement, même en province, tout ecclésiastique et tout jeune militaire, avant de former avec ces sortes de gens des rapports de société.

« Ce fut particulièrement le pauvre baron qui souffrit du nouvel ordre de choses survenu si brusquement dans l'hôtel. Le comte, privé de sa Dodon, n'eut rien de plus commode à faire que de reprendre Nicette. C'était l'ambidextre comte qui, après avoir entretenu quelque temps cette créature en Allemagne, l'avait amenée à Paris pour s'en débarrasser. Il avait donc trouvé très-bon qu'elle s'y lançât : il aidait même, autant que la bienséance pouvait le permettre, à ce qu'elle jouât bientôt un rôle dans un pays où l'on ne fait guère parler de soi, n'importe en quel genre, sans cingler aussitôt à pleines voiles sur la plage des grands événements.

« Ce n'était pas mal aller que d'en être, au bout de deux mois, à se faufiler dans le département ministériel de Paris, à se voir avantageusement connue des chefs de la haute police et même du ministre : dès lors Nicette pouvait aller à tout . Cependant reconnaissante, et voyant le pauvre comte démonté , elle voulut bien se prêter à la circonstance et reprendre auprès de lui son variable service, sans préjudice de ce qui s'offrirait de mieux.

« Or, c'était justement à la nuit du fatal départ des Des Voutes qu'enfin Nicette avait fixé le commencement d'une liaison intime avec le plénipotentiaire. Elle s'était courageusement décidée à gaspiller en quelques semaines une demi-année du revenu de l'Excellent, car elle calculait à vue de pays qu'il fallait encore à peu près ce temps-là pour la maturité de quelque plus important avantage. Les paroles étaient données, je ne dis pas pour la spoliation du diplomate, --- on se gardait bien de lui rien laisser entrevoir de menaçant, --- mais pour son bonheur : en conséquence, le baron s'était d'avance détaché d'un rouleau de cinquante louis qui devait être l'étrenne. Depuis plusieurs jours il s'affermissait, en le regardant toujours avec plus de fermeté, comme un enfant perdu qu'il sacrifiait au premier feu du siége... Nicette avait de l'honneur : elle ne manqua point à sa parole. Dès que les cinquante louis eurent subi leur destin, l'Excellent fut favorisé. Mais sans parler d'un mécompte, dont au surplus il ne se plaignit pas, quel fut son étonnement quand, vers le matin, on lui signifia qu'on avait fait pour lui tout le possible, et que c'était... clôture à moins qu'il ne se chargeât de dédommager d'un sort fort considérable auquel il faudrait renoncer, s'il s'agissait de lui appartenir à l'année Le pauvre baron faillit mourir de mort subite. Cinquante louis bien donnés, irretrouvables, pour... ce qu'il savait qu'avec quatre ou cinq il aurait pu se procurer presque aussi agréablement ailleurs Adieu le plaisir de pouvoir citer, produire une maîtresse, ne fût-ce que pendant un tout petit mois Combien de gens jouissent de cet honneur pour la moitié du sacrifice qu'il venait de faire Ah Nicette, quelle trahison

« De dépit, l'infortuné diplomate courut se renfermer dans sa maison de plaisance de cent écus à Suresnes, abandonnant la ville et la cour et bien résolu à jeûner jusqu'à ce qu'il eût rempli l'énorme trou que venait de faire à son aisance la fantaisie d'en boucher un que pourtant il n'avait pas trouvé La retraite du pauvre diable dure encore...

« Quant à moi, que Mimi donnait à son écervelé de mari pour un homme fort en crédit à la cour, et qui pourrait contribuer beaucoup au succès de leur projet de fortune, je devins le Benjamin de ce petit ménage. Rien, de la part de l'époux, ne m'eût empêché de le faire cocu à toute outrance, mais heureusement le tracas des occupations, écritures, intrigues, conférences, courses, visites passives et actives de l'épouse bornaient, en dépit d'elle-même, nos libertins loisirs. Si nous étions réduits à ne pouvoir souvent nous accrocher qu'une ou deux fois par jour, à plus forte raison le comte, à l'affût, ne trouvait-il jamais l'instant de me souffler mon amante. En vain m'offrait-il encore de mettre en commun l'avantageuse Nicette. Sans avouer que je savais à quoi m'en tenir sur le compte de cette fortune, je refusais d'autant plus scrupuleusement d'y revenir, que Mimi me priait fort de me réserver pour elle seule, assurant d'ailleurs que, par tout ce qui pourrait dépendre de ses moyens, elle me dédommagerait du sacrifice que je pourrais lui faire de ceux de l'amphibie.

« C'est à travers ces dispositions que Saint-Lubin me mit dans le cas de le rosser et que d'autres intrigues, dont il est temps enfin de vous dire quelque chose, firent, à l'ivresse où je vivais, une désagréable diversion. »

CHAPITRE XXV

TROP GRATTER CUIT. D'UNE JEUNE

PHILOSOPHE

« Coup sur coup, poursuivit Monrose, j'étais assailli de billets de la part d'une multitude de femmes chez lesquelles je n'allais plus. Les unes, prétendant avoir les choses du monde les plus intéressantes à me dire, me priaient, me sommaient de me rendre chez elles incontinent . D'autres, qui m'avaient paru d'abord d'un désintéressement admirable et surtout bien flatteur pour mon amour-propre, me demandaient des secours , quelquefois avec bassesse, quelquefois avec importunité. Certaines aussi m'écrivaient d'un ton d'autant plus humiliant pour moi, que je démêlais à travers leurs reproches le dessein de m'accuser de les avoir escroquées. J'étais tour à tour ennuyé de tant de correspondances, excédé ou furieux. À bon compte, je vidais mes poches, ayant à cœur de réfuter d'injurieuses présomptions. Comparaître, c'est ce que je ne faisais jamais. Le voile de l'illusion était arraché ; toute cette séquelle brouillonne, avide, autant que libertine, ne m'inspirait plus que de la crainte et du dégoût, quant au moral ; quant au physique, je redoutais de véritables attraits auxquels j'aurais eu peut-être encore la faiblesse de devenir trop sensible : on ne me voyait plus.

« Je ne doutais nullement que l'enrageant Saint-Lubin ne fût derrière le rideau. C'était à lui presque exclusivement que je devais toutes ces mauvaises connaissances. Une d'elles surtout m'alarma bientôt véritablement. C'était la fille d'un soi-disant gentilhomme vivant obscurément dans un petit coin du Marais, et chez qui Saint-Lubin m'avait fait entrer, comme par hasard, au retour d'une promenade.

« Cette fille avait bien quelque beauté réelle, mais surtout beaucoup de physionomie, une jolie taille, de l'esprit et la plus piquante originalité. Fort satisfaits l'un et l'autre de ma première visite, la convention que nous fîmes pour une seconde était un véritable rendez-vous. Je trouvai cette fois-là ma jeune personne absolument seule dans un jardin potager assez vaste dont elle avait l'air de prendre soin. En ma faveur, elle quitta le chapeau de paille à la Jeannette et le fertilisant arrosoir ; nous allâmes occuper, à cent pas du pavillon paternel, un petit cabinet, à la vérité garni d'un lit de repos assez commode, mais auquel d'ailleurs quatre chaises de jardin, une simple table et plusieurs sentences peintes avec quelques enjolivements sur les murs, donnaient l'air d'un manoir purement philosophique.

« --- Chevalier, me dit la jeune personne, ce n'est pas tout à fait par hasard que nous sommes ici : l'heure, le lieu, notre tête-à-tête, qu'aucun contretemps ne troublera, tout cela est l'effet d'une combinaison dont je vais vous expliquer les motifs avec une franchise que vous n'aurez assurément rencontrée chez aucune femme. Quoique jeune (elle paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans), je pense déjà depuis quelques années. Je n'aurai point de fortune, j'aime la liberté, je ne serai donc jamais mariée. Je connais de l'amour ce qu'en ont dit sur tous les tons les romanciers et les poëtes ; il est facile de croire à ses malheurs : je les ai reconnus, tels que ces gens-là nous les peignent, à mille aventures arrivées sous mes yeux ; ce qu'ils disent de son bonheur m'a paru bien moins vraisemblable. On voit partout des jaloux, des bourrus, des inconstants, des perfides ; on ne voit nulle part ces hommes charmants, si bien faits, si tendres, si discrets ; et l'on ne cite pas une seule de ces unions si fortunées qui, liant les charmes de la figure et les perfections de l'âme par une chaîne de plaisirs, sont inaccessibles aux injures de l'habitude, de la monotonie des jouissances et de la corruption du siècle. Mais j'ai deviné que ce dont les vers et les romans honnêtes ne parlent point, devait être le vrai secret de cette passion tour à tour délicieuse ou funeste, et que c'était absolument ce secret qu'il s'agissait de connaître pour savoir à quoi s'en tenir. Croit-on voir un spectre affreux ? il n'est besoin que de courir à l'objet pour se convaincre qu'une cause très-simple opère l'épouvantable prodige. On admirerait moins un tour de quelque fameux escamoteur, si l'on avait la très- naturelle clef du miracle qu'il opère. Dans ces principes, chevalier, je me suis dit : « C'est à la simple cause, c'est à la clef naturelle qu'il me faut recourir pour savoir enfin ce que c'est que cet amour qui trouble les têtes, qui martyrise les cœurs, qui promet tant et tient si peu, dont la moisson, en un mot, ne vaut pas les frais et les travaux de la culture. » Le hasard vous offrit à ma vue il y a quelques mois : « Voilà, me dis-je, l'une des réalités de ces romans auxquels je regrette qu'on ne puisse ajouter foi. » Je cherchai les occasions de vous revoir, mais vous aviez disparu. Une nouvelle faveur du sort me fit vous retrouver pendant le carnaval. Chacune des trois fois que j'ai vu le bal de l'Opéra, je vous ai vu aussi, toujours plus agréable à mes yeux, mais si couru, si fêté, que je me suis imaginé qu'il y avait, apparemment, beaucoup plus que je ne croyais sans doute d'analystes de l'amour telle que je le suis, et à qui peut-être vous aviez la complaisance de faire connaître la cause et la clef . »

« Ici, tenté de prendre tout ce préambule pour l'agréable persifflage d'une amateur qui me périphrasait : « Ayez-moi » je me mis à rire, et voulus sauter au cou du féminin orateur.

« --- Un moment dit-elle, s'opposant à mon galant transport ; j'aurai fini bientôt : ayez jusqu'au bout la complaisance de m'entendre. Plus je vous vis, plus je m'affermis dans le dessein de vous devoir le procédé d'une expérience de laquelle j'attends un grand fruit. Il s'agit pour moi de connaître, non l'amour des livres, mais celui de la nature, dépouillé de tout l'attirail des usages de la mode et des préjugés. Je veux être, une fois pour toutes, au fait des uniquement vrais rapports de votre sexe avec le mien . Je veux faire taire certaine clameur importune des sens qui trouble parfois la sécurité de mon âme naturellement méditative ; je veux, en un mot, acquérir ce repos intérieur si nécessaire à l'étude des belles et bonnes vérités, et au développement des prérogatives sublimes de notre immatérielle intelligence. Or, je pense que la femme qui peut se dire : C'était cela ce n'est que cela » peut bientôt devenir maîtresse d'elle-même, et se mettre au-dessus de mille petites tentations comme de mille dangers réels et de mille illusions hyperboliques. Mais pour pouvoir répondre à mes vues, mon cher chevalier, il faut me promettre qu'au lieu de vous prévaloir de ce qui va, si vous voulez, se passer entre nous, comme d'un traité , vous vous contenterez d'une préférence passagère qu'après un très-scrupuleux examen, vous me paraissez mériter sur tous les hommes, pour l'épreuve absolument philosophique à laquelle une voix impérieuse m'ordonne de soumettre mes sens... »

« Armande cessait de parler. Je n'étais point préparé pour faire comme elle un beau discours, mais je l'étais excessivement pour l'expérience qu'elle avait en vue. « Belle Armande, lui dis-je, votre sexe est fait pour dicter des lois, le nôtre pour s'y soumettre. »

« En même temps je la renverse sur la chaire elle-même où elle avait si bien parlé, sur ce lit où j'avais été près d'elle assis pendant sa harangue. Alors aucune résistance ne me prescrivant de brusquer mes succès, je prépare d'abord la candidate curieuse par quelque agréable prélude. Quand j'ai lieu de ne plus douter ni du bon effet de l' a b c ,ni de l'heureuse intelligence de l'écolière à bien saisir ces préliminaires explicatifs, je passeavec méthode à la démonstration des grands préceptes. « Voilà donc ce que c'est » disait Armande après avoir courageusement enduré les pénibles détails de l'introduction . « Pas tout à fait encore, répondis-je, mais tout à l'heure vous serez mieux et plus agréablement instruite. --- De tout mon cœur. Dirigez-moi... Je suis ici pour apprendre. --- Eh bien donnez-moi votre jolie bouche à baiser... (Elle donnait.) Imitez-moi le mieux que vous pourrez... (Elle imitait.) --- Est-ce cela ? --- Comme un ange --- Il faut avouer que l'expérience est douce... --- Elle n'est pas encore à sa fin. --- Tant mieux »

« Je la trompais, car c'en était une seconde à laquelle je procédais. « Voilà donc ce que c'est » répétait-elle ; puis méditant, les yeux fermés, sa bouche se collant par intervalles capricieusement sur la mienne, tantôt immobile, tantôt s'agitant, dans la proportion de la rotation des petites roues d'une voiture à celle des grandes, elle faisait résulter pour moi, de sa bizarrerie, une jouissance à laquelle aucune n'avait encore ressemblé... Et toujours de temps en temps : « Voilà donc ce que c'est »

« Au bout d'une heure dont nous n'avions pas employé vainement une minute, le docteur termina sa leçon. « Grand merci, me dit alors Armande ; si ce n'est que cela , voilà, grâces au ciel, ma raison ferme sur ses étriers pour le reste de ma vie »

CHAPITRE XXVI

SUITE DE LA LEÇON, ET CE QUI EN ARRIVA

« --- En vérité, dis-je à Monrose qui reprenait haleine, vous êtes né pour les aventures extraordinaires Voilà, sans contredit, la plus catin de pucelle dont jamais on ait ouï parler ... » Ce mot de pucelle fit sourire et soupirer Monrose ; il poursuivit.

« --- Oui, mon cher, ajouta familièrement Armande en se rajustant, j'accorde que ce que nous venons de faire est un passe-temps assez joli, mais parlons-en en ce moment avec un peu de bonne philosophie : cela vaut-il, entre nous, la peine d'être acheté par tant de combats, de soupirs, de larmes, de délais et d'extravagances, par cette fièvre de l'âme, par le sacrifice d'un temps précieux que la nature ne nous accorda point pour que nous nous vautrassions à loisir dans la fange des affections terrestres, mais bien pour que, par d'imperceptibles degrés, nous élevassions nos âmes vers la connaissance d'un meilleur ordre de choses et vers la découverte d'une partie des secrets du grand Architecte de l'univers »

« Ne pouvant prendre, à moins d'insulter mon écolière, ce beau galimatias que pour un amusant persifflage, de nouveau je la saisis. Le propice lit de repos, tour à tour arène et tribune, gémit sous un vigoureux supplément d'instruction... « Eh bien c'est toujours la même chose » disait Armande, pourtant moins maîtresse d'elle-même qu'elle ne visait à le paraître... « La même... chose ... te... dis je,... toujours,... tou...jours »

« Elle était enfin au bout de sa morale, et moi de mon zèle à l'endoctriner... « Chevalier, dit-elle, tirant de sa poche une boîte fort simple de bois de senteur, voici quelque chose que je vous prie de conserver en mémoire d'un moment qu'il serait doux pour moi que vous n'oubliassiez jamais... » J'ouvris la boîte avec empressement. Elle renfermait le portrait d'Armande coiffée du chapeau de paille, et l'on voyait à son bras l'anse du rustique arrosoir. Elle ajouta : « Puisse cette copie, ouvrage de ma main, vous rappeler quelquefois l'original qui ne pourra plus... --- Comment, Armande ? --- Non, mon cher, l'expérience est faite : je sais ce que c'est . Le moment est arrivé de marcher à grands pas vers mon but : il est opposé diamétralement à ces folies dont l'amusante forme ne m'aveuglera jamais sur les périls et la vanité du fond. Gardez mon image ; le don de la vôtre me flatterait infiniment, si vous vouliez n'y pas ajouter la condition de me l'offrir vous-même. Vous êtes trop aimable (il m'en coûte, comtesse, de répéter ses expressions)... pour qu'il n'y eût pas du danger à vous revoir. S'il arrivait que votre seule ressemblance troublât cette paix dont je m'apprête à jouir, cette paix, le plus grand, le seul vrai bien qu'au rebours de l'amour promet et tient la balsamique philosophie, je vous renverrais votre turbulente effigie... Oui, je vous la renverrais à l'instant... » Elle m'embrasse, et m'ouvrant au fond du cabinet une porte dont on n'imaginait pas l'issue, elle me fait sortir ; je me trouve dans un étroit et peu propre cul-de-sac... Après un moment de silence curieux, que j'attribuais naturellement à quelque crainte que de l'angle de la rue quelqu'un ne nous vit, Armande me serre la main, me dit adieu, m'embrasse et se renferme aussitôt. »

« --- Eh bien, mon ami, dis-je alors au conteur, dont un moment de tristesse suspendait le récit, je ne sais comment va se comporter votre étrange connaissance, mais je vois d'ici la menace d'un piége : infailliblement vous étiez attrapé --- L'imprudence, répliqua-t-il, ne conduit-elle pas toujours là ? Ce désir frénétique qui ne permet pas de réfléchir au moment où se présente une conquête nouvelle ; cette haute opinion de soi qui fait qu'on ne doute pas de la vérité d'un sentiment qui peut être feint ; l'inexpérience, qui ne comporte pas qu'on soit en garde contre la finesse des fourbes exercés ; quelques bonnes qualités elles-mêmes, comme le respect qu'on a, par devoir, pour un sexe qui sait, quand il veut, paraître si candide,... un naturel confiant, ami de l'humanité, qui nous persuade qu'à moins d'un puissant intérêt, nul humain n'attente, de gaîté de cœur, au repos de son semblable, fallait-il tant de causes pour m'égarer Ici cependant toutes y concouraient à la fois... Ç'avait été trois jours avant la cavalcade de Mimi que j'avais instruit Armande ; il y en avait dix-huit que j'avais rossé le perfide Saint-Lubin, quand je trouvai chez moi l'étonnant écrit que je vais vous réciter :

« Pour une rose, tous m'avez donné de l'aconit. Vous êtes impardonnable, si bien je m'étais expliquée avant le moment fatal. C'était à vous de prévoir, au lieu d'abuser ; mon père est furieux à proportion de l'extrême confiance qu'il m'accordait ci-devant. Je ne sais à quel parti, dans sa rage, il pourra se fixer. Je tremble qu'il n'ait déjà prévenu l'avis que je vous donne. Écoutez ce qu'on vous dira de ma part : je saurai vos intentions par le retour de la même personne. Dans tous les cas, soyez prudent. Songez que c'est assez d'une victime par famille, et ménagez un vertueux citoyen dont rien n'eût jamais terni l'honorable carrière, si vous aviez été généreux. Quoi pas un seul individu ne fait exception, pas même vous, à la scélératesse de votre sexe »

« J'avais lu dans la loge même du suisse. Il me dit qu'une femme du peuple, mais ayant un extérieur décent, avait apporté cette lettre, et que le lendemain de bonne heure elle repasserait pour avoir la réponse. --- J'espère, interrompis-je ici, que vous vous gardâtes bien de la faire par écrit. --- J'avoue, chère comtesse, que, sans Lebrun, j'aurais commis infailliblement la faute d'écrire ; voici comment il me l'épargna :

« Témoin de l'extrême agitation que me causait la lecture de ce billet, le plus pénétrant et le plus attaché des serviteurs devina bien qu'il s'agissait de quelque chose de grave. Quand nous fûmes dans mon appartement : « M. le chevalier, me dit-il avec un regard observateur, ne vous paraîtrais-je pas trop curieux, si je vous priais de me confier le secret de cette lettre ? --- Cela n'en vaut pas la peine, mon cher Lebrun. --- Vous m'excuserez : ceci pour le coup n'est pas une assignation galante. --- C'est pourtant à peu près cela. --- Du moins n'est-ce pas dans le genre comique... Tenez, M. le chevalier, il est bon que des amis se parlent à cœur ouvert... (Je souriais.) Ce mot d' ami vous étonne Ah parbleu monsieur, croyez que si je n'étais pas l'ami d'un maître, je ne resterais point à son service. Mais vous-même, si vous ne m'aimiez pas, il y a longtemps que vous m'auriez mis à la porte Un censeur un curieux ... --- Mais le plus estimable ennuyeux de la terre, répliquai-je. --- Sans doute, je suis un ennuyeux , moi : je m'en pique. L'abbé de Saint-Lubin, par exemple, voilà ce qui s'appelle un amusant » Je sentis, mais lui pardonnai l'épigramme. Cependant je me taisais. « Monsieur ne veut donc pas me faire la grâce de me parler ?... Eh bien je vais parler, moi. Sachez, monsieur (il me déshabillait)... sachez que depuis qu'il vous plaît de vivre comme un fou... --- Lebrun --- Comme un sage, si vous voulez... je ne vous ai pas un moment perdu de vue. Sachez encore que tout le temps où votre service ne m'occupe point, je suis à la piste de vos ennemis... --- Mes ennemis --- Oui, monsieur, vous en avez, et plus d'un. Pendant qu'enivré de folles jouissances, vous errez dans le monde avec sécurité, une clique infernale se conjure et n'attend que le moment de vous surprendre avec avantage pour vous écraser... »

« Je connaissais l'honnête Lebrun pour assez sujet à se monter la tête, et, en général, ce n'était pas du beau côté qu'il voyait les objets. « Trouveriez-vous bien plaisant, ajouta-t-il, de vous voir à l'improviste sur les bras un Carvel, un Béatin , un Saint-Lubin et sept ou huit des plus fameux escrocs de Paris, renforcés d'une petite gueuse... Vous m'écoutez maintenant --- J'avoue que tu viens de prononcer des noms faits pour m'alarmer, et que tu as en même temps presque touché la corde de la lettre... --- Je vous étonnerai bien davantage tout à l'heure... Mais couchez-vous d'abord. » Ma curiosité n'avait plus de bornes. »

Lebrun, quand son maître est au lit, prend une chaise et se place au chevet. Mais trouvez bon, cher lecteur, que ce qu'il dira soit le sujet d'un nouveau chapitre.

CHAPITRE XXVII

LEBRUN PREND LA PAROLE ET VA SE FAIRE CONNAÎTRE

« Vous savez, monsieur, que j'ai servi mes huit ans bien complets dans l'infanterie ? Avant d'être du détachement qui partit, il y a dix-huit mois, pour l'Amérique, j'avais connu au régiment un jeune volontaire nommé Carvel, d'honnête famille, joli cavalier, garçon d'esprit, et qui avait fait de bonnes études, mais libertin à l'excès et qui, peu de temps avant mon départ, s'était fait chasser du régiment, parce qu'il avait, avec les papas de l'état-major, une conduite mi-partie de complaisance libertine et d'espionnage, contre laquelle tout le corps d'officiers s'était soulevé. Au surplus, Carvel était brave : il se battit et tua son principal délateur ; cette action lui fit trouver grâce dans l'esprit de ces êtres modérés qui ont quelque indulgence pour les gens un peu corrompus, quand d'ailleurs on leur suppose un naturel passable, et que de bonnes qualités rachètent certains vices.

« Ayant rencontré Carvel à Paris, presque aussitôt que nous y sommes revenus nous-mêmes, j'avais renoué connaissance avec lui. Dès le premier jour il m'apprit que devant jouir tôt ou tard de quelque fortune, et n'ayant du goût ni pour le travail, ni pour aucune espèce d'état, il passait gaiement sa vie à Paris parmi les filles et les joueurs. C'était se donner gratuitement pour être de bien mauvaise compagnie. L'étourdi me fait des questions à son tour. Comme l'état qui nous fait vivre n'est qu'un rôle de comédie qui ne remplit pas toutes les heures du jour, moi, qui me crois bourgeois de Paris dès que je ne suis plus en fonctions de valet de chambre, je ne confiai point à Carvel que je servais un maître ; mais, sans lui mentir, je lui dis que je dissipais gaiement aussi les profits de quelque industrie qui suppléait, en Amérique, à la modicité de ma paye. En effet, monsieur, il n'y a pas de position où il ne fasse bon être aidé de quelque accessoire : sans mes anciennes épargnes, le traitement que vous avez la bonté de me faire maintenant, ne me mettrait point au niveau de mes petites jouissances personnelles et de l'élégance par laquelle j'ai l'ambition de vous faire honneur.

« Les désœuvrés se trouvent à toute heure sous la main : je n'allais guère aux spectacles, aux promenades, sans y rencontrer Carvel. Je ne le cherchais ni ne l'évitais ; souvent j'en étais accosté. Certain soir que nous regardions ensemble la sortie des Français , vous passâtes rapidement, conduisant à sa voiture une de nos Laïs avec laquelle vous alliez prendre votre essor. « Est-il bien possible dit Carvel avec l'expression d'un vif intérêt ; oui... je ne me suis point trompé, ce monsieur-là... --- C'est monsieur le chevalier de Kerlandec, interrompit l' aboyeur , à qui l'on ne s'adressait point. --- Grand merci, l'ami, » répliqua mon compagnon en lui donnant quelque monnaie ; et tout de suite il ajouta, se parlant presque bas à lui-même : « Cette fois-ci nous te tiendrons »

« Heureusement je fus assez maître de moi pour ne pas laisser remarquer à quel point m'intéressait à mon tour ce qui venait d'échapper à Carvel. Je me gardai même bien de lui faire sur l'heure aucune question curieuse. Mais il proposa d'aller souper ensemble quelque part ; je n'avais garde de refuser, ne doutant pas, d'après la vive impression qu'il conservait de votre vue, qu'il ne cédât au besoin de parler de vous. En effet, à peine fûmes-nous seuls, dans un cabinet à part , chez un traiteur de la rue des Boucheries, que Carvel me dit, du ton d'un homme préoccupé : « Tu as vu, mon cher Lebrun, ce beau jeune homme qu'on m'a nommé ? --- Eh bien ? --- Il fut autrefois le meilleur de mes amis... Aujourd'hui, divers intérêts font que j'ai pour lui dans le cœur une haine implacable. --- Que t'a-t-il fait ? Il a l'air doux, honnête... --- Et peut-être est-il réellement un fort galant homme ; mais il me causa tant de chagrin, dans un collége où nous étudiions ensemble, et par lui certain ami que j'ai de par le monde, endura de telles avanies, qu'épousant les griefs de celui-ci, pour qui Monrose est, comme il le dit, le mauvais principe , nous nous sommes, dis-je, si fort envenimés l'un et l'autre contre lui, que nous avons juré de nous venger dès que nous le pourrions, d'abord de sa fierté propre, ensuite de quelques mauvais traitements très-sensibles qu'à son occasion, et pour d'autres raisons encore, ont attiré sur mon ami certaines personnes qu'on a bien voulu ménager à cause de leur sexe. Monrose, --- car c'est son vrai nom, --- Monrose, innocent ou coupable, ne fût-ce que d'une indocilité qui faillit à nous perdre, payera pour toute la fatale clique »

« Ce n'était pas assez pour moi, monsieur, qu'un heureux hasard m'eût ainsi livré la clef d'une machination qui pouvait vous devenir funeste ; j'avisai sur-le-champ que peut-être, en m'associant sans affectation aux conjurés, je serais bientôt le maître de neutraliser leur perfidie, sans que vous vous mêlassiez de rien que de fouler aux pieds d'aussi méprisables ennemis quand l'époque en serait arrivée.

« Je n'aime pas non plus, dis-je à Carvel, ces beaux-fils, du nombre desquels votre jeune homme a bien l'air d'être. Je gagerais que cela est de la cour ? --- Je ne crois pas ; au surplus nous n'avons pas eu ville gagnée sur l'article de la naissance, que nous avions toujours affecté de rendre suspecte ; non que mon ami ne fût très sûr que Monrose appartient bien légitimement à la plus respectable famille, mais quelques détails romanesques prêtant beaucoup au soupçon d'aventure , nous en avons constamment profité pour présenter notre ennemi sous des couleurs équivoques. Cependant ses décorations vont un peu nous contrarier. L'ayant pendant longtemps perdu de vue, nous nous flattions qu'il aurait tourné mal, car il a été façonné par des femmes... »

CHAPITRE XXVIII

PETIT ACCROC. BONNE CONDUITE DE LEBRUN

À l'embarras de Monrose parlant pour Lebrun, je compris fort bien qu'ici serait venue quelque note peu flatteuse pour Sylvina et moi, s'il ne s'était interrompu par délicatesse. « Courage lui dis-je ; vous devez bien penser, mon ami, que je suis fort au-dessus des atteintes qu'aurait l'intention de me porter un Carvel » Le pauvre conteur était au désespoir d'être arrivé toujours courant sur le bord d'un fossé difficile à franchir. Il le fit cependant avec adresse, et j'en fus quitte pour entrevoir que mons Carvel avait donné très-littéralement à Lebrun la tante et la nièce pour... ce qu'il faut avouer qu'alors elles étaient en effet.

Écoutons, cher lecteur, la suite du récit de l'adroit et prudent valet de chambre.

« --- Comment t'y prendras-tu, dis-je à Carvel, pour nuire à quelqu'un avec qui tu me parais n'avoir, quant à présent, aucune relation, et qui, de ton propre aveu, peut fort bien ne point donner de prise sur lui par sa conduite ? --- Quant aux relations, dit-il, on en a facilement avec les gens à qui l'on cherche querelle. Je m'entends assez bien, comme tu sais, à me servir de ceci (une longue lame qu'il tira de sa canne). Il n'est pas à supposer que ce monsieur Monrose, quoique pimpant et décoré, n'aille parfois au jeu : on a vu du moins qu'il peut aller chez les femmes. Enfin on le joindra quelque part. Ne peut-on pas se rencontrer, se coudoyer ? On se fâche ... En un mot, on a mille moyens, ne fût-ce que celui d'entraîner l'homme auquel on en veut, dans quelque pas-de-clerc, ce qui est bien plus amusant ; car après lui avoir fait essuyer mille dégoûts préalables, on a le plaisir de le déshonorer, tandis que, par l'autre chemin, il y a le risque des hasards et de la résistance. » Tant de scélératesse faillit de me faire éclater, mais heureusement je me contraignis. « Parbleu Carvel, lui dis-je affectant la gaîté d'un homme à qui les vapeurs du vin commenceraient d'agiter le cerveau, je vois que tu es toujours un compère Je serais enchanté de savoir, dans le temps, la suite de cette intrigue. --- Pourquoi pas il ne tiendra même qu'à toi d'y prendre un petit rôle... » Je voulais enivrer mon homme, afin d'avoir occasion de le reconduire et de connaître ainsi sa demeure, sur laquelle, interrogé plusieurs fois, il m'avait paru vouloir garder le secret ; mais je ne vins point à bout de le lui arracher : le drôle buvait mieux que moi.

« Vers onze heures, il fut le premier à rompre la séance, disant qu'il avait rendez-vous fort loin d'où nous étions, pour minuit, avec l'abbé de Saint-Lubin... --- Saint-Lubin --- Oui, monsieur, votre ci-devant très-cher abbé : vous saurez tout... --- Tu ne m'as jamais averti... --- Patience : ils avaient, dis-je, rendez-vous ensemble chez une sœur , pour un coup où lui, Carvel, devait jouer le frère terrible . Je payai la dépense, il fit avancer un fiacre. Vous savez bien, monsieur, que dans ce temps-là, quand vous reconduisiez une de ces dames, vous ne rentriez guère avant trois ou quatre heures du matin ? Voyant que j'avais du loisir, dès que le fiacre eut roulé vingt pas, je vins m'asseoir sans bruit derrière ; ainsi charrié, j'eus la patience de me laisser cahoter et crotter jusqu'au fond du Marais. --- Du Marais ? --- Du Marais, monsieur. --- N'était-ce pas...... --- Monsieur, patience. Lorsque, la voiture commençant à raser les murailles, je compris qu'on allait s'arrêter, je descendis lestement. L'auvent d'une boutique me mit à l'ombre. D'ailleurs, à travers une longue contestation pour le paiement, les disputants ne savaient guère s'il y avait là quelqu'un pour les écouter... J'eus le temps de bien observer la maison et le voisinage. Quand le phaéton se fut amplement dédommagé, en invectives, de l'injustice qu'il prétendait lui avoir été faite par le chaland, à qui les grosses épithètes n'étaient point épargnées, je parus et réconfortai le jureur, qui fut enchanté de trouver un retour d'autant plus heureux, que je le ramenais, dit-il, aux environs de sa demeure.

« Je refermais après moi notre porte de derrière, par laquelle j'étais rentré, quand le fiacre, frappant vivement, me cria : « Notre maître eh notre maître votre pistolet donc que vous avez oublié ? --- Je n'en avais point, mon ami. --- Si fait : tenez, le voici... (Je ne voulus pas rouvrir.) --- Il n'est point à moi, te dis-je ; bonsoir ... --- Mais pourtant, mon capitaine, il ne peut-être qu'à vous : il était sur le coussin de devant de ma voiture. » Je ne répondis plus et m'éloignai. Le pauvre diable, bien plus content de moi que de mon prédécesseur, m'aurait volontiers fait présent du pistolet, qui sans doute avait été oublié par Carvel, et qu'il regrettait d'être obligé de rendre à une aussi mauvaise pratique . « Que Lucifer confonde le faraud entendis-je de mon entresol ; ne voilà-t-il pas qu'il me faudra perdre encore mon temps demain à faire mon rapport chez notre inspecteur » Les jurements allaient grand train ; je les entendis aussi longtemps que le roulement fuyant du carrosse.

« Le lendemain je ne manquai pas d'aller prendre langue au Marais. Un bureau de tabac occupait par bonheur le rez-de-chaussée de la maison dont j'avais dessein de m'informer. J'entrai : la débitante était jolie. Après avoir fait remplir ma boîte d'un tabac que je soutenais être le meilleur de Paris et le seul dont je voulusse user désormais, il ne me fut pas difficile de faire causer la petite brune. Je fus instruit autant qu'il me le fallait.

« De fort honnêtes bourgeois et un digne ecclésiastique* occupaient les différents étages * de la maison, mais l'allée était commune avec un ménage suspect , habitant au fond de la cour, et cette même nuit il y avait eu on ne savait quelle scène, mais par le cul-de-sac on avait enlevé quelqu'un, et le matin, à la pointe du jour, une sentinelle du guet gardait encore la principale entrée. --- Quelle était la composition de ce ménage orageux ? --- Un monsieur, toujours en sec habit noir, portant fidèlement une épée, et sa fille, assez jolie personne, dont il semblerait qu'on ne devrait dire que du bien. Cependant, cette bicoque, détachée du reste du logis, était fréquentée par des gens de la plus mauvaise mine. C'était au surplus la veille, pour la première fois, qu'il y avait eu du trouble : on n'en savait pas davantage. Tant de complaisance à satisfaire ma curiosité, méritait bien qu'en retour je caressasse un peu l'amour-propre de la petite femme. Je hasardai quelques fleurettes ; elles prirent à m'en étonner. Ma foi monsieur, moitié politique pour vos intérêts, moitié fantaisie pour la jolie marchande, l'idée me vint de donner de la suite à cette heureuse connaissance. Les chalands allaient, venaient, étaient servis, et dès que nous restions seuls, on m'écoutait avec faveur. J'exprimai vivement le désir de faire une tendre cour ; après quelques lieux communs indispensables, on consentit à toucher dans ma main... « *Eh bien nous verrons ça * » confirma l'heureux présage d'une faveur prochaine. »

CHAPITRE XXIX

OÙ MONROSE FAIT D'INTÉRESSANTES, MAIS PÉNIBLES DÉCOUVERTES

« C'est toujours Lebrun qui me parle, comtesse. « Il est très-inutile, mon cher maître, de vous expliquer comment dès le lendemain la petite regrattière acquitta l'espèce de parole qu'elle m'avait donnée. C'était la veille du premier billet que vous reçûtes de cette Colombine du bal, de laquelle vous aviez d'abord l'air de perdre l'esprit, et dont alors nous étions, vous et moi, bien éloignés de soupçonner qu'un jour elle se trouverait être la dame verte du souper de la chaussée d'Antin. »

« Ici Lebrun s'interrompant : « À propos, monsieur le chevalier, me dit-il, vous négligez furieusement ces braves dames ... » Je ne voulais lui donner à ce sujet aucune satisfaction. Fortement occupé dans cet instant d'un plus pressant intérêt, je lui imposai silence sur le chapitre de mes belles hospitalières, et le conjurai de continuer à me parler de Carvel.

« Lebrun obéit. « Carvel, dit-il, est perdu pour moi dans le moment où nous touchons : en attendant que je vous le retrouve, permettez-moi, monsieur le chevalier, de vous rappeler qu'à cette époque vous donniez comme un vrai fou dans les passades ; que vous éleviez au troisième ciel votre mercure tonsuré ; que si, visant de loin à le faire casser aux gages, j'osais vous faire très-respectueusement quelques remontrances au sujet des périlleuses fortunes qu'il vous procurait, vous m'envoyiez, mais le plus amicalement du monde, à tous les diables ; que si j'opposais au courtage du dangereux abbé celui de l'honnête M. d'Aspergue, qui me semblait vous pourvoir plus décemment, vous faisiez des gorges-chaudes de ses folles, de ses pédantes, avec lesquelles, à bon compte, vous trouviez très-doux de coucher : à travers une ivresse où vous sembliez vous complaire, j'aurais eu mauvaise grâce à venir vous ennuyer du danger de vos rapports avec un Saint-Lubin, et des méchantes intentions d'un Carvel

« Celui-ci, je l'avais, comme j'ai déjà dit, tout à fait perdu de vue depuis notre petit souper. Cependant, l'idée de cet homme enlevé la même nuit au Marais me trottait dans la tête. Ne serait-ce point Carvel ?

« Au bout de six jours, je fis un tour à la Force et m'informai. Non-seulement c'était bien Carvel qu'on avait arrêté, mais il s'agissait encore de le transférer incessamment à Bicêtre. Ce renseignement me fit honte de demander à le voir. Je revins sur mes pas et restai tranquille, n'allant plus au Marais que pour les beaux yeux de ma brunette, dont les faveurs valaient encore incomparablement mieux que son tabac.

« Un beau jour enfin, au moment où je pensais le moins à Carvel, je le rencontrai, débiffé, mal en point, qui rêvait appuyé sur le parapet de la terrasse des Tuileries. « --- Comment te voilà lui dis-je, en m'annonçant par un coup sur l'épaule sans lequel il ne m'aurait point aperçu. --- Ah c'est toi, Lebrun ? --- Je t'ai cru mort --- Autant vaut presque : n'ai-je pas frisé Bicêtre Ah je m'y serais tué » Je feignis une extrême surprise et le priai de me conter ses malheurs.

« --- Tu sais, me dit-il, que la nuit de notre souper dans la rue des Boucheries, je devais joindre quelque part mon ami Saint-Lubin ? Il s'agissait d'une toute petite mystification, afin d'accélérer le mariage d'un provincial fort épris avec une jeune personne qui l'aimait aussi de tout son cœur. Il semblait que cette négociation, les parties étant si bien d'accord, dût ne souffrir aucune difficulté. Point du tout : je ne sais quel scrupule était survenu subitement au galant. Il voulut se dédire. Je représentais un frère ; je fus prié par le père , l'homme de grand sens, de chambrer un peu l'inconstant, et de lui faire entendre raison : il ne s'agissait nullement d'une affaire. Il me suivit sans répugnance, et seul, au fond d'un jardin où il y a certain cabinet qui débouche sur un cul-de-sac. Il fallait, pour mon malheur, que le maudit domestique de mon homme conçût quelque injurieux soupçon, et que, connaissant le local, il vînt par dehors se mettre à portée du lieu de notre conférence. Comme en effet l'entêtement négatif du provincial commençait à la rendre orageuse, l'indiscret domestique alla chercher la garde, un commissaire : tout cela n'est pas loin. On vint frapper à la porte de par le roi ; je refusai d'ouvrir ; on fit violence ; la porte céda ; je comptais sur un pistolet que je ne me trouvai point ; il fallut obéir à la force. Nous fûmes conduits chez un commissaire... On eut l'injustice d'y décider que j'irais en prison, tandis qu'on laissait libre celui qui m'avait tenu les mêmes propos et fait les mêmes menaces

« Cependant cette misère pouvait n'avoir aucunes suites ; mais un maudit fiacre rapportant le lendemain chez son inspecteur mon fatal pistolet, des suppôts de chicane, qui ne demandent qu'à voir du crime même où il n'y en a point, se fourrèrent dans la tête qu'une arme à feu, par miracle oubliée, n'avait pas été apportée sans quelque perfide dessein... Ce fut alors qu'épluchant ma rixe avec toute leur passion accoutumée, ils parvinrent à y voir de quoi mériter Bicêtre... J'étais perdu si le père de la jeune personne, grand charlatan de probité, et qui a de petites protections à la police, si Armande elle-même qui, lorsqu'elle en prend la peine, devient l'image frappante de la candeur et de la vertu, si ces honnêtes personnes, dis-je, ne s'étaient donné les plus grands mouvements pour que l'affaire s'assoupît. Toute prétention cessant, de leur part, à se prévaloir de ce que le provincial avait promis, et celui-ci certifiant que je n'avais point menacé sa vie, de laquelle d'ailleurs il disait qu'il ne m'eût pas fait bon marché, tout le monde ainsi d'accord, dis-je, le père et la fille désavouant, bien entendu, l'excès de zèle qui m'avait fait usurper les faux titres de fils et de frère , on m'a remis hier en liberté. L'équitable Armande, à qui, par mon attention à ne la point compromettre, j'avais épargné le voyage de Saint-Martin, a fait les choses à merveille, et si tu me vois l'oreille basse aujourd'hui, mon cher Lebrun, crois que ce n'est pas moins l'effet de l'extrême reconnaissance qu'Armande n'a cessé de me témoigner toute la nuit, que celui du trop frugal et peu sensuel ordinaire de la Force. »

« Ô ma chère comtesse me dit ici Monrose honteux jusqu'aux larmes, quel tissu d'intrigues me développaient déjà les confidences de Lebrun Mais ce n'était pas tout : il avait bien d'autres noirceurs à m'apprendre » Je vais continuer à le faire parler : lecteur, nous accorderez-vous bien encore un peu de complaisance ?

CHAPITRE XXX

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN

« Cette triste aventure, dis-je à Carvel, aura porté bonheur à ce certain Monrose, contre lequel je t'ai vu si courroucé. Ta détention lui aura donné de la marge. Il eût été bien adroit à lui d'en profiter pour sortir de Paris. --- Sans doute ; mais s'il ne l'a pas fait, il n'en aura plus le temps, car tout à l'heure, tenant, dans la couche d'Armande, mon lit de justice, j'ai réglé toutes choses en déjeunant avec elle, Saint-Lubin et le docteur Béatin. --- Quel est ce dernier ? ai-je demandé. --- Un bon vivant de sorboniste, qui demeure au troisième étage de la maison où j'ai eu cette diable d'aventure. Il est terriblement luxurieux, intrigant et vindicatif ; à cela près, c'est le meilleur homme du monde. Il fait quelque bien à une jolie marchande de tabac qui tient le rez-de-chaussée et que Saint-Lubin a aussi, mais gratis . Celle-ci nous partage tous avec Armande, sans s'en douter. »

« --- Fort bien, dis-je, interrompant à la fois et Monrose et Lebrun : il y a pourtant là, mon cher neveu, de quoi vous consoler ; vous voyez que la conquête du valet n'est pas plus fidèle que celles du maître : poursuivez.

« --- J'enrageais, continua Lebrun, d'apprendre avec quels estafiers je partageais ma succulente regrattière. Je n'avais pas besoin de cet aiguillon, M. le chevalier, pour être dévoué plus vivement encore à votre cause : elle devenait la mienne ; je jurai dans ma barbe de pulvériser toute la clique ; mais la face des choses allait changer subitement.

« Le jour suivant, entrant comme à mon ordinaire chez notre brunette, j'y trouvai mons Saint-Lubin ; nous ne fûmes charmés ni l'un ni l'autre de cette rencontre. Pourtant il fallut que tous deux nous fissions bonne contenance. « Ah c'est toi, mon cher Lebrun ? » dit alors d'un ton aisé qui me choqua le calotin, familier à ce point pour la première fois. J'allais lui rendre la pareille, quand il ajouta brusquement en s'adressant à la marchande : « Souffrez, mignonne, que je vous présente le valet de chambre du meilleur de mes amis. --- Quoi monsieur est valet de chambre » répliqua presque avec mépris la petite sotte, qui se mettait en devoir de mesurer du tabac, comme pour faire entendre à Saint-Lubin que je ne pouvais venir chez elle qu'en qualité d'acheteur. « Pour ça comme on est dupe Monsieur était venu quelquefois céans ; je l'avais toujours pris pour un homme comme il faut » Outré, je ripostai : « Ajoutez comme il vous le fallait , coquine d'ailleurs un peu plus comme il faut , je m'en flatte, que ce petit drôle, qui vous a gratis, et le sorboniste du troisième étage, qui vous fait quelque bien Demandez ce que cela veut dire à votre brochant-sur-le-tout, M. Carvel »

« Toutes les vitres ainsi cassées, je laisse mes personnages abasourdis, pétrifiés ; je prévois bien que dès le même soir peut-être j'aurai sur les bras le bretailleur Carvel. Je rentre donc pour prendre une canne à épée comme la sienne et des pistolets. Comme je souhaitais que l'infaillible démêlé ne languît pas, je vais battre l'estrade. Le boulevard était, à cause de ses spectacles et de sa dissolution, l'ordinaire élysée de mon agréable débauché. Je m'y tiens à poste fixe. En effet, je le rencontre près du Pont-aux-Choux, quelques minutes après dix heures. « Je gage, M. Lebrun, que nous nous cherchons ? dit-il, enfonçant son chapeau. --- En voici la preuve » Je dégaine ; il en fait autant. À peine nous sommes-nous portés les premiers coups, sans nous blesser, que quelqu'un, arrivé par derrière et faisant tomber mon chapeau, me coiffe d'un cône de carton qui s'enfonce jusqu'aux épaules et me prive de la vue. Heureusement j'ai la présence d'esprit de me jeter de côté. Une botte de longueur qu'on me portait me manque et perce le traître qui jouait à me faire assassiner. À son cri, Carvel se trouble, veut fuir ; je le poursuis, je l'atteins : c'en était fait de sa vie, si ma lame, trop délicate, que je voulais lui plonger dans les reins, ne volait pas en éclats, ayant rencontré quelque chose de dur dont le scélérat s'était fortifié. Cependant je lui saute au corps, je le désarme, et de la noueuse épine qui servait ci-devant de fourreau je frappe à coups redoublés sur le haut du chef, sur le visage, sur les jambes ; le malheureux, moulu, non pourtant fracassé, tombe ; je l'abandonne, pour tâcher de retrouver et reconnaître son perfide adjoint ; mais celui-ci n'est plus à la place du combat ; je marche pendant quelques instants à la piste d'une trace de sang que me fait découvrir la clarté d'un réverbère ; en même temps, mon pied pousse quelque chose qui reluit, c'est une montre ; je la ramasse. De retour au logis, je l'examine : au fond de la boîte est gravé le nom de Béatin »

« J'allais, ma chère comtesse, mettre au jour quelques réflexions sur cette odieuse aventure, mais Lebrun ne me le permit pas. « Encore un moment, dit-il, j'aurai bientôt fini. »

« Je ne pouvais plus douter, ni de la rage de Carvel, ni celle de l'infâme prêtre son ami. Je vais au Marais, y rôder seulement au hasard, car je n'ai plus le droit, ou plutôt je n'ai pas la cruauté d'entrer chez mon impertinente catin de regrattière. Mais le hasard me sert encore, tant il est vrai que le crime ne peut, comme il ne doit jamais prospérer.

« Je vois sortir de l'allée un jeune chirurgien du quartier, que j'avais vu quelquefois venir acheter du tabac au bureau. Je me persuade que cet homme sort de chez Béatin, et je l'accoste. À l'air étonné, au froid dédaigneux et sévère dont on répond à mon abord amical, je suis sûr à l'instant d'avoir deviné juste, et qu'on est prévenu contre moi. « --- Quoi donc M. Bistouret, lui dis-je, et vous aussi, vous me boudez --- Je ne crois pas, monsieur, me réplique-t-il sèchement, que vous soyez dans le cas de me juger aujourd'hui par comparaison... Nous n'avons jamais été ensemble sur le pied de la familiarité, et je n'ai rien à démêler avec vous ; serviteur --- Un moment, j'ai quelque chose à vous dire, moi. N'avez-vous pas un malade au troisième étage de cette maison ? --- Eh bien oui, monsieur. Puisque vous avez l'impudence de m'en parler le premier, je vous avoue que je viens de panser là-haut cet honnête ecclésiastique que vous avez assassiné. --- M. Bistouret mesurez, s'il vous plaît, vos expressions --- Mon Dieu, monsieur, on sait tout ; heureusement pour vous, un inépuisable fonds de religion et d'amour du prochain distinguent M. Béatin ; rendez grâces à ces vertus, de ce qu'il ne vous a pas dénoncé à la justice, ainsi que votre freluquet de maître, dont il est bien lâche à vous de servir les passions d'une manière aussi criminelle. (Je bouillais de rage.) --- Comment, monsieur les scélérats osent encore... --- C'est assez ... Ne me faites pas perdre un temps précieux que je dois tout à mes malades. --- Un mot, un mot, de grâce, M. Bistouret »

« Je l'entraîne Au Panier-Fleuri ; je fais venir à goûter avec une bouteille de la drogue qu'on y vend sous le nom de vin de Bourgogne. Ma politesse apprivoise un peu le farouche frater, qui, déjà moins scrupuleux, est prêt à choquer le verre avec un lâche assassin . À table, je lui raconte les choses comme elles sont arrivées ; il a la bonté de m'écouter : il doute... Je l'intéresse, je le persuade ; il paraît enfin non moins touché qu'interdit de la nouvelle face des objets. Il se récrie contre le crime et la noire perfidie du Béatin, du Carvel et d'une clique qui s'est, dit-il, rassemblée le matin même chez le blessé pour délibérer sur les mesures à prendre contre le maître et le domestique, de la part desquels on va désormais avoir tout à craindre .

« Bref, M. Bistouret, à qui mes confidences viennent de donner la clef d'une infinité de détails ci-devant obscurs pour lui, m'explique si bien ce qu'il a saisi des propos agités qui se tenaient dans une chambre voisine tandis qu'il mettait l'appareil, que nous concevons qu'une bande de marauds, qui paraît avoir tout à redouter de l'œil de la police, s'est décidée à monter un coup (le mot avait été articulé) pour se délivrer avec sûreté de deux ennemis si redoutables. J'apprends encore que la blessure du Béatin est profonde, à l'aine, et peut devenir dangereuse ; que Carvel abîmé, qui boite, qui a le nez mutilé et conservera de déshonorantes cicatrices, n'avait qu'un cri : « À la mort » contre le maître et le valet ; que Saint-Lubin n'opinait que pour de cuisants repentirs , mais qu'il avait été seul de cet avis ; que d'autres conseillers, sans passion, souhaitaient qu'il y eût quelque butin à faire, pour compenser les douceurs de la vengeance dont ils ne devaient point jouir dans cette expédition scabreuse. « Arrangez-vous d'après cela, messieurs, dit Bistouret, achevant de vider la seconde bouteille ; et sur ce, je vole au secours de mes malades. »

CHAPITRE XXXI

FIN DU RÉCIT DE LEBRUN. ÉCLAIRCISSEMENT

« Cependant depuis ma fatale rencontre avec Saint-Lubin chez la banale regrattière, il n'avait garde de reparaître à l'hôtel. Il feignit une indisposition : vous eûtes la bonté de voler à sa demeure ; c'est alors sans doute que j'eusse dû vous révéler mes orageux secrets ; mais j'avais une idée qui m'en empêcha. Le coup médité par l'infernale clique ne pouvait être longtemps différé ; d'ailleurs, le jour, il ne pouvait rien y avoir à craindre pour vous, et je me réservais de ne jamais vous perdre de vue la nuit ; au surplus, comme vous n'étiez pas fait pour vous trouver en scène avec cette écume qui s'était conjurée contre vous, je me proposais de mettre seul à fin l'aventure, d'écraser vos infâmes ennemis ; je voulais, en un mot, qu'avant d'avoir eu, à propos de tout ce micmac , l'ombre d'un souci, vous n'eussiez plus, au dénouement, qu'à rire avec moi de mes prouesses, et à recueillir, pour devenir plus sage, les fruits d'une mémorable leçon. --- Ah mon cher Lebrun, interrompis-je, touché de son généreux attachement, dans ce temps-là même je répondais bien mal, sans m'en douter, à tes louables intentions. D'abord, ce fut le jour même où je vis chez lui Saint-Lubin, qu'il m'entraîna, de la manière la plus adroite, chez l'insidieuse Armande. Ensuite il me déclara qu'il n'aurait plus l'avantage de me voir chez moi, ne pouvant soutenir la vue d'un insolent valet tranchant du censeur, et qu'il savait de bonne part être l'espion payé... soit par vous, comtesse, soit par mes parents d'Angleterre, pour leur rendre compte de toute ma conduite, comme si, disait-il, mon âge, mon état et la jouissance d'une partie de ma fortune ne devaient pas m'affranchir de toute espèce d'autorité --- Mon cher maître, répondit Lebrun avec chaleur, on ne put sans doute vous persuader de tant de bassesse de ma part Aussi ne me dîtes-vous rien. J'avais à cœur de vous donner une grande preuve d'attachement et de zèle. C'est pourquoi, de mon côté, je ne voulais rien prématurer. Il est clair aujourd'hui qu'une explication réciproque nous eût été plus avantageuse ; mais la faute est faite, il s'agit maintenant de la réparer. Il ne me reste plus rien à vous dire, sinon que j'ignorai tout à fait votre première entrée chez M. de la Bousinière ; quant à la seconde, celle à la fin de laquelle vous sortîtes par le cul-de-sac, j'en eus connaissance, et, fortifié de deux de mes amis, je fus aux aguets pour la sûreté de votre retraite. Peut-être fût-ce notre incommode présence qui dissuada pareil nombre de gens suspects de se glisser dans le cul-de-sac, dont nous approchions aussi toutes les fois qu'ils semblaient vouloir s'en emparer. Vous parûtes enfin : il n'était que neuf heures du soir ; d'aussi bonne heure on n'eût peut-être pas osé vous attaquer. --- Tu viens, je crois, de m'expliquer pourquoi je vis à la perfide Armande un air d'embarras lorsqu'elle m'éconduisit. Il est possible qu'elle s'attendit à voir paraître ces gens que ta présence empêchait de se montrer --- Il n'y a pas de conjecture qu'on ne puisse hasarder à ce sujet. Quoi qu'il en soit, mon cher maître, le faible service que je venais de vous rendre, ne valait pas la peine que je m'en fisse un mérite auprès de vous : je ne dis rien.

« Deux ou trois jours après, vous eûtes, au bois de Boulogne, la délicieuse aventure de reconnaître, dans l'amazone au cheval isabelle, votre tant regrettée Colombine du lundi gras. Vous vous jetâtes à corps perdu dans une intrigue avec madame de Moisimont. Dès lors je ne craignis plus rien pour vous du côté du Marais. D'ailleurs, je savais Carvel malade de ses contusions négligées ; une fièvre lente l'obsédait, et le vice de son sang présageait que son état deviendrait une sérieuse maladie. Béatin aussi tournait au plus mal. Les bulletins que l'officieux Bistouret m'en donnait volontiers Au Panier-Fleuri , étaient tout ce que je pouvais souhaiter de favorable. Pour surcroît de bonheur, un hasard précieux vous apprit à connaître enfin votre mercure perfide ; vous vous fîtes bravement raison de ce gredin. J'avais donc lieu de croire tous les orages dissipés, et que chacun de vos ennemis était puni ou le serait à proportion de ses crimes. Mais quand vous recevez, de la part d'Armande, une lettre dont vous êtes si fort agité, toutes mes alarmes renaissent. Voyez maintenant, mon cher maître, ce qu'il vous convient de faire, et si vous pourriez, sans injustice, prendre en mauvaise part ma soucieuse mais nullement indiscrète curiosité. »

CHAPITRE XXXII

AMBASSADE. COMMENT ELLE RÉUSSIT

« Vous comprenez, ma chère comtesse, que la nuit était avancée quand Lebrun eut fini ; je mourais de sommeil. Après lui avoir exprimé bien vivement combien j'étais touché de tout ce qu'il avait fait pour moi, je remis au lendemain de conférer avec lui sur le parti qu'il y aurait à prendre. Il s'agissait de savoir quelles ouvertures on me ferait de la part de ma correspondante du Marais : vers dix heures son émissaire parut.

« Je vis un de ces êtres comme il y en a tant à Paris, et sur la physionomie desquels un connaisseur saisit à l'instant le résultat du mélange de la curiosité, de la prétention à l'estime et de l'hypocrisie. Cette classe de femmes comprend assez généralement les brocanteuses, les gardes-malades, les sages-femmes, les pourvoyeuses, toutes ces professions aboutissant, en dernière analyse, à se mêler des affaires d'autrui. Madame Prudent (ainsi se nommait la plénipotentiaire d'Armande) était une commère de cinquante-cinq à soixante ans, rangeant entre le peuple et la petite bourgeoisie ; un peu bourgeonnée, sauf à motiver quelque soupçon d'ancien catinisme ou d'actuelle ivrognerie ; ses petits yeux roux, très-observateurs, eurent pris, en un moment, la mesure de tout ce qui se voyait chez moi : je crus voir un huissier faisant dans son cerveau l'algébrique toisé du produit d'une saisie

« Le désolant Lebrun, au regard fixe et terrible pour quiconque lui déplaît, fronçait son épais sourcil noir et faisait tout beau sur la commère, à peu près comme un chien d'arrêt qui, sans la présence du chasseur, se ruerait sur une proie.

« Comme madame Prudent, placée, après les contorsions polies que font les personnes de son état, ne parlait point encore, affectant, par son air inquiet, d'attendre que nous fussions tête à tête, je ne me gênai point de dire qu'elle pouvait entrer en matière, Lebrun, qui demeurait par mon ordre, n'étant point un onéreux témoin, puisqu'il connaissait parfaitement M. de la Bousinière, mademoiselle sa fille, MM. Béatin, Carvel, Saint-Lubin et consorts, ainsi que la marchande de tabac, l'allée, le jardin et la porte de derrière qui donne sur le cul-de-sac par lequel le frère de la demoiselle de la Bousinière avait eu le malheur d'être enlevé pour être conduit à la Force.

« À chacune de ces particularités, l'ambassadrice, graduellement assommée, ne pouvait éviter de faire un petit sursaut, et sa trogne était d'un cramoisi foncé quand je lui cédai la parole. La pauvre diablesse fut au moment de suffoquer. « Eh bien monsieur, dit-elle avec peu d'assurance, quoiqu'elle se fût enfin remise, puisque vous êtes si savant, vous ne devez guère être embarrassé de déclarer le parti que vous vous proposez de prendre. --- Madame Prudent, répliquai-je, je croyais que c'était à mademoiselle Armande à prendre le sien, qui devrait être, ce me semble, de me laisser en repos, après toutefois que je lui aurai rendu le tendre gage du souvenir d'un moment qu'elle voulait bien souhaiter que je n'oubliasse jamais ... Lebrun, donnez à madame une petite boîte qui est sous ce flambeau. » Lebrun, plus prudent, n'obéit point à cet ordre.

« --- Comment l'entendez-vous, monsieur reprit alors la Prudent avec toute l'aigreur d'une rude commère ; je ne viens pas ici pour endurer des pasquinades ; il s'agit de savoir si vous épouserez l'honnête demoiselle que vous avez indignement subornée, ou si vous payerez, à l'échéance et sans éclat, la somme stipulée dans votre dédit

« Nous nous regardions, Lebrun et moi, pétrifiés et doutant si nous ne rêvions point une aussi singulière aventure... « De grâce, madame, dis-je à l'intrigante, répétez-moi vos questions, auxquelles je suis sans doute excusable de n'avoir pas compris une parole. --- Je vais faire mieux, monsieur ; je me suis prémunie d'une copie de votre écrit, dont l'original est déjà déposé chez M. Faussin, procureur au Châtelet, rue du Pet-au-Diable. Et puis, ce que vous savez a manqué à mademoiselle de la Bousinière : je vous déclare qu'elle est grosse de vos œuvres » Je fis remettre à Lebrun un papier que produisait madame Prudent ; il y lut ; « Je jure sur mon honneur d'épouser mademoiselle Armande-Félicité-Victorine Bousin, demoiselle de la Bousinière, et dans le cas où dans l'espace de trois mois je n'aurais pas réalisé ma promesse, je m'engage à compter entre les mains de ladite demoiselle une somme de dix mille écus en espèces ou papier valable. La présente somme toutefois rachetable par un contrat de quarante mille livres, au denier vingt, sans aucune retenue, hypothéqué sur tous mes biens. Fait à Paris, le... Signé Hippolyte Monrose de Kerlandec. »

« Je ne sais, chère comtesse, si ce fut l'atrocité de cette imposture ou le ridicule dont elle visait à me couvrir qui me fut le plus sensible au premier moment... « Voilà, monsieur, une pièce bien forte, dit Lebrun d'un ton railleur, qui ne pouvait au surplus offenser que la Prudent : il n'y a pas un moment à perdre. À votre place, je verrais dès aujourd'hui M. Faussin, et je me piquerais de dénouer cette grande aventure avant qu'elle pût faire le moindre éclat. --- Je ne me rappelais pas, repris-je, avoir pris cet engagement solennel ; mais mademoiselle Armande, appuyée d'un titre aussi fort, doit être bien tranquille. Assurez la que je n'aurai garde de manquer à tenir religieusement tout ce que je lui ai promis. --- Mais, monsieur... un mot de réponse à la lettre ? disait, l'osant à peine, la pauvre Prudent, qui se voyait démontée par mon apparente facilité. C'est surtout au sujet de son père qu'elle craint. Il sait tout : il a parlé de venir s'expliquer avec vous. Ce galant homme n'entendra peut-être pas à l'option que comporte le titre de sa fille : il voudra que son honneur soit lavé par le sacrement... --- Madame Prudent, dis-je alors d'un ton qui ne permit plus à cette femme de jouer la comédie, ne vous mettez pas dans le cas fâcheux qu'il soit parlé de vous quand tout ceci s'éclaircira. --- Comment, monsieur ... À qui croyez-vous parler ? Je suis une femme connue... » Elle allait sans doute entamer une belle kyrielle, mais je n'eus pas plutôt fait froidement un signe du doigt à Lebrun, qui s'approcha de mon oreille, que la commère, troublée, se lève et tourne les talons en marmottant de confuses réflexions ; nous ne fîmes pas semblant d'entendre ; elle gagna l'escalier et la porte, où Lebrun, arrivé aussitôt, dit devant elle, au suisse, de ne jamais la laisser rentrer, comme de ne recevoir désormais aucun papier pour moi, sans qu'il fît appeler quelqu'un de mes domestiques.

« Quel mécompte pourtant Comme, si j'avais pris l'alarme, la mission de madame Prudent devenait intéressante et de poids sans doute Quelle inépuisable source de commérages Que de pas de chez Armande chez moi de chez moi chez Armande et puis les obligations la reconnaissance Ce fatal Lebrun, avec ses soins et ses documents, avait désorganisé, dans le principe, toute la conjuration, et ruiné les espérances de la clique »

CHAPITRE XXXIII

APPARITION D'UN PÈRE NOBLE, ET CE QUE C'EST

« Ou le sieur de la Bousinière était le plus impudent des intrigants, ou il n'avait pas eu l'occasion de s'aboucher avec la Prudent ; car une heure après il se présenta demandant à me parler. Lebrun, appelé, conformément aux ordres qu'on venait de donner au suisse, vint me demander si je consentais à recevoir cet homme. J'avais trop d'intérêt à étudier ce nouveau personnage, pour qu'une audience lui fût refusée : je dis qu'on me l'amenât. »

« L'ignoble et criminel visage du prétendu gentilhomme était accompagné de cheveux qui n'avaient plus besoin de poudre, et qui, après avoir formé deux boucles mal peignées, se perdaient dans une bourse dont le chiffonnier eût dédaigné d'enrichir sa hotte. L'habit, comme l'avait dit la marchande de tabac, était noir, râpé, décousu sous une aisselle, et marqueté de taches. Une cravate blanche recouverte d'un vieux ruban noir, qui en dissimulait un peu la malpropreté, atteignait la grossière mousseline d'un jabot sali de tabac, comme le haut de l'habit et de la veste. Le noir équivoque d'une culotte de peau graisseuse et luisante était relevé d'une paire de bas de coton blanc, sales et rapetassés ; des souliers huileux à boucles d'étain complétaient cette parure, dont l'accessoire était l'épée de fer à large coquille, à la mode des tapageurs, et un petit chapeau déchiré, des angles duquel on voyait sortir les côtes d'un plumet jadis blanc, indice certain de la prétention du personnage à n'être point de roturière origine. Mon étoile ne me destinait-elle pas, dans cet homme, un beau-père bien ragoûtant

« Moins perturbable que la Prudent : « Un homme comme moi ne s'explique point devant des valets, » dit le vieil escogriffe d'un ton à la Brisard qui faillit, malgré mon humeur, me faire partir d'un éclat de rire. « Je vais écarter le témoin qui vous gêne, répondis-je. Lebrun, connaîtriez-vous quelque inspecteur de police que vous pourriez prier de se rendre chez moi sans délai ? --- Je vais chez celui d'à-côté » dit en sortant Lebrun, qui souriait et comprenait bien que ma commission n'était que pour la frime. « Jeune homme, reprit l'insolent la Bousinière quand nous fûmes seuls, je veux bien ne pas vous faire sentir, avant d'y être réduit, à quel point vous vous exposez en manquant d'égards à un vieillard, de votre ordre, dont vous devriez plutôt songer à fléchir le juste ressentiment... Je ne veux pas avoir d'éternels reproches à me faire, et sans vous proposer de mesurer votre faible bras contre celui-ci, qui a déjà fait mordre la poussière à plusieurs de vos semblables, je veux dire à de jeunes étourdis, sans principes comme vous, je daignerai vous faciliter tous les moyens de réparer vos fautes. J'avoue que, malgré votre séduction, dont un billet, non moins honteux pour vous-même que pour ma fille et moi, ne lave point la tache, je venais vous apporter l'olivier de la paix ; mais votre ton léger a subitement changé mes idées, et voici mon dernier mot : épouser ma fille , ou vous préparer à recevoir de cette main, encore verte malgré le nombre des ans, la correction mortelle que méritent tous ces petits perturbateurs du repos des familles ... --- Ailleurs que chez moi, lui répliquai-je indigné, votre repos personnel serait d'avance troublé par cent coups de bâton que mérite un homme de votre espèce, soit qu'il déshonore une véritable naissance par les infamies qu'on sait, soit qu'il en impose en se donnant pour ce qu'il ne fut peut-être jamais ... » Écumant de rage, mais pourtant quelque peu désorienté, le vieux rodomont riposta : « La même considération que vous venez de citer vous met dans ce moment à l'abri de tout ce que vous me mettez dans le cas de méditer contre vous : c'est ailleurs que dans votre demeure qu'il faudra vous apprendre ce que c'est que messire de la Bousinière » Il se retirait furieux. « Oui, lui criai-je, les registres de la police vont m'en instruire, infailliblement »

« Ce désastreux Lebrun c'était encore lui qui, pour m'avoir donné la clef de toutes ces intrigues, était cause que je venais de démonter, comme avec la Prudent, les batteries d'un homme qui se croyait bien formidable quand il avait osé mettre le pied sur le seuil de ma porte »

Ici Monrose s'aperçut enfin du dégoût que me causait le récit de toute cette ignoble aventure. Depuis longtemps je l'écoutais sans avoir jeté à travers son récit la moindre réflexion qui pût l'assurer que j'y prenais encore intérêt : il m'offrit de m'épargner le reste de sa confession fastidieuse ; mais je l'aimais trop pour ne pas le plaindre en secret. Je brûlais de savoir comment il sortirait de cette fange ; d'ailleurs, je le voyais toucher de bien près au temps où nous étions ; je le priai donc de continuer sa narration ; il le fit dans ces termes.

CHAPITRE XXXIV

VISITE CHEZ M. FAUSSIN

« Cependant, chère comtesse, il me semblait pressant de voir ce procureur chez qui devait avoir été déposé l'acte faux dont on m'avait laissé copie ; je pris à la hâte un négligé du matin, et ayant ordonné qu'on mît les chevaux au vis-à-vis, je me fis conduire à la rue du Pet-au-Diable...

« À l'odeur fétide de l'obscure maison où j'arrêtai, à la figure diabolique du maître, je fus tenté de croire que c'étaient sa personne et son manoir qui avaient décidé du nom burlesque de cette rue. J'avais eu d'abord quelque peine à reconnaître pour un humain certaine figure qui, lorsque j'entrai dans le cabinet au delà de l'étude, rampait à travers une profusion de sacs dont les carreaux étaient jonchés. M. Faussin, après m'avoir écouté tout en paperassant, me dit avec un nazillement causé par l'interposition de ses lunettes : « Ma foi monsieur, je suis fâché que mon ami la Bousinière ait une assez mauvaise tête pour gâter, en dépit de mes conseils, les meilleures affaires du monde ; je l'avais bien averti que, sa fille fût-elle grosse jusqu'aux dents, il convenait qu'il ne vous parlât de rien jusqu'au moment de l'échéance de votre obligation très-authentique ; mais ce vieux fou, que cinquante ans d'expérience de procès n'ont pu former, a la fureur de tout prématurer et par conséquent de tout perdre. Foi de procureur, s'il échoue encore pour ce troisième mariage, comme pour les deux premiers, je le prierai de placer ailleurs sa demi-confiance, qui n'aboutit qu'à lui faire apporter coup sur coup dans mon étude des affaires nouvelles où, par sa faute, il n'y a jamais une pistole à gagner, ni pour lui, ni pour moi ... »

« Après quelque pourparler encore, je témoignai le désir de voir la pièce originale sur laquelle son client fondait le désir de me victimer. « Rien de plus juste, dit le magot ; mais (venant me regarder presque sous le nez avec une haleine de vieux bouquin qui faillit me donner mal au cœur) vous ne la verrez qu'avec les précautions convenables. Tudieu depuis qu'un des vôtres, je veux dire un seigneur, a dévoré dans cette même étude une obligation de six mille livres, je n'expose plus inconsidérément les titres de mes parties. » Alors il appela despotiquement trois polissons qu'en passant j'avais vu juchés sur des escabelles et griffonnant au grand galop : « Soyez là, leur dit-il, et regardez bien » Sur ce, le cauteleux procureur glisse certain papier entre une espèce de cadre et son carreau transparent, et me présentant cet objet comme un reliquaire : « Satisfaites-vous, monsieur, voyez » Je lus alors distinctement ce que je savais d'avance. Il n'y eut de neuf pour moi que de reconnaître ce papier, dont l'objet était de me lier ou de m'enlever quarante mille livres, pour celui sur lequel j'avais écrit mon adresse le premier jour, Armande me l'ayant demandée sous prétexte de pouvoir me faire avertir dans le cas où quelque contretemps rendrait nécessaire de changer le jour ou l'heure de notre seconde entrevue. On avait, après mon nom de famille, retranché tout le reste. Deux plis en croix, à l'angle desquels se trouvait de Kerlandec , me prouvaient qu'on m'avait présenté une feuille pliée en quatre, qui, déployée ensuite, avait donné de la marge pour écrire au-dessus ce qu'on avait voulu et en avant de ma simple signature, Hippolyte Monrose , en caractères assez mal imités des miens. Le corps du billet était d'une main contrainte : le dol sautait aux yeux.

« Je ne me plaignis point : je ne mis au jour aucune de mes réflexions. Content de sentir que j'avais encore au moins six semaines devant moi, je me retirai tenant sous le nez mon mouchoir arrosé d'eau de Cologne. Une circonstance assez piquante allait achever de me réconforter, en me procurant, avec un surcroît d'utiles renseignements, un passe-temps fort agréable pour le reste de cette pénible journée. »

CHAPITRE XXXV

VISITE AVEC MADAME FAUSSIN

« De sombres nuages qui obscurcissaient le ciel lorsque j'entrai chez le procureur, venaient de se convertir en une grosse pluie. À la porte de la maison une très-jolie personne s'impatientait vivement contre l'un des clercs. Il s'agissait d'un fiacre qu'elle avait fait appeler, mais qui, las d'attendre, s'était chargé du premier passant, et la laissait dans l'embarras. Au ton de supériorité de la grondeuse, à l'humble modération du grondé, j'eus un pressentiment que cette dame était la maîtresse de la maison. Cependant à peine vingt ans et M. Faussin en avait bien soixante-et-dix

« Madame, lui dis-je, la saluant avec tout le respect qui pouvait colorer une proposition hardie que j'allais risquer, je m'estimerais bien heureux de vous être bon à quelque chose, et si vous daigniez vous servir de ma voiture... » ? Un brusque silence de la part de cette femme qui venait de débiter si rapidement une litanie d'injures au pauvre clerc, son regard fixe, étonné, curieux, tout cela me fit craindre que, mes intentions interprétées tout de travers, ou plutôt devinées, on ne songeât à me laver la tête à mon tour, pour m'apprendre à offrir, en plein jour, un vis-à-vis à une femme dont j'étais inconnu... Mais point du tout. « Je suis bien sensible à votre politesse, monsieur, me dit-elle ; ce serait vous priver... de votre voiture... --- Comment vous laisser à pied, madame --- Vous y seriez vous-même... Non, monsieur... je suis bien fâchée de ne pouvoir... On trouvera sans doute un autre fiacre... --- Je ne souffrirai pas, madame, que vous attendiez impatiemment quand je puis... » Je sortais filant et disant à mes gens de conduire la dame partout où elle ordonnerait, « Un moment, monsieur... (En me rappelant.) Puisque vous êtes si complaisant... (Elle était d'une rougeur délicieuse.) Mais c'est que je vais très-loin... Aurez-vous bien la patience de m'y conduire ? --- Fût-ce au bout de l'univers » Et je serrais involontairement la main qu'elle me donnait pour monter... On demandait l'ordre. « Près de l'École militaire, dit-elle ; j'avertirai quand nous serons à portée. » Je ne me sentais pas de joie, voyant que le bonheur d'avoir en face une des plus jolies mines de la capitale m'était assuré pour tout le temps d'une si longue course. Je ne savais encore quelle était ma nouvelle connaissance : cependant je tenais, avec chagrin, à l'idée que cette beauté pouvait être madame Faussin. Quel meurtre Le Châtelet aurait-il ainsi enlevé des appas qui auraient fait à l'Opéra la plus brillante fortune Voici comment, sans être indiscret, j'appris que j'avais deviné. « Je vais, me dit-on, dîner chez ma mère, avec qui M. Faussin s'est brouillé comme un sot. Il n'a pas le droit de m'y accompagner. --- C'est donc à madame Faussin que j'ai l'honneur de parler ? --- Je la suis par malheur ; mais, pour ceux qui savent combien la personne et le nom de mon époux me sont odieux, je ne suis que Juliette. »

« Une aversion assez vive pour qu'on ne fût pas maîtresse de le cacher, même aux gens qu'on voyait pour la première fois, me parut de bien bon augure... Rien n'est aussi parlant au monde qu'une bourgeoise de Paris.

« Mon père, huissier priseur, continua Juliette, m'a mariée par force et malgré ma mère, il y a trois ans, à son vieux coquin d'associé, parce que cette union était entre eux un mezzo termine , pour éviter des chicanes scandaleuses, à propos de quelques intérêts confondus et fort embrouillés. Par bonheur, j'ai pu m'emparer du pouvoir. Très-humble valet de sa femme, M. Faussin n'a d'un époux que le soin de gagner de l'argent et de fournir à la dépense... Mon père, afin de me consoler un peu de son injustice, m'a laissé en mourant quelques revenus secrets ignorés de mon butor : avec ce petit bien-être, et m'étant rendue libre, je viens à bout de supporter mon état, qui serait bien cruel si je n'avais pas d'un jour à l'autre à espérer qu'un vieillard cacochyme, apoplectique, qui ne dépenserait pas un écu pour se racheter la vie, crèvera subitement et me laissera ses riches dépouilles. » Cette dame pouvait avoir le cœur un peu dur, mais du moins elle avait une précieuse franchise ; au surplus, elle aimait beaucoup sa mère ; elle m'en a dit un bien infini.

« Juliette était une de ces brunes blanches à l'œil brûlant, aux vives couleurs, à la pétulante vivacité : autant de sûrs pronostics d'un impétueux penchant à la galanterie. Dans ce cas, pouvait-elle être l'épouse de M. Faussin, avoir enduré déjà trois ans de cette galère, être pourtant toujours jolie, fraîche et d'humeur gaie, sans qu'elle eût pris soin de se faire quelques petites ressources Il y avait donc à parier qu'elle ne manquerait pas d'indulgence si j'avais la témérité de lui proposer de convertir en partie fine le trop court tête-à-tête qu'un heureux hasard venait de me procurer.

« Nous approchions de l'École militaire ; la pluie, qui n'était que d'orage, avait cessé ; le soleil recommençait à briller de tout son éclat, « Il est de bien bonne heure pour dîner, dis-je avec un feint embarras ; le temps est devenu si beau, madame, que si vous n'étiez pas extrêmement pressée, il y aurait du plaisir à faire un tour de boulevard neuf. --- Vous verrez, me répondit-elle en souriant, que je vais me montrer sur le boulevard, au grand jour, dans un vis-à-vis avec un jeune homme... (Ici la rougeur valut pour moi le plus agréable compliment.) Il faudrait que je fusse folle... --- Où serait le mal ? --- Le mal le mal je le sais bien, où... (Elle voulait retirer de mes mains les siennes que j'avais prises.) --- Que ce M. Faussin est heureux --- Lui pas trop, ou, si c'est ce que vous imaginez peut-être, pas du tout, car, grâces au ciel, il en est encore à oser me prendre le bout du doigt --- Serait-il bien possible --- Je vous le jure : d'abord, il ne lui faut plus de cela ... Et puis... mais ne me regardez pas comme ça donc ... --- Quoi n'oser pas même vous regarder ... --- Il fait une chaleur dans votre voiture... Je vais descendre les stores. --- Encore mieux ... » Son agitation était frappante ; aux mouvements du fichu, je reconnaissais non-seulement que Juliette était sensible, mais qu'elle devait avoir une gorge admirable... Cependant nous n'étions plus qu'à cent pas de l'endroit fatal où devait finir mon heureux tête-à-tête... « Mon Dieu, dit-elle, je n'oserai jamais entrer chez ma mère dans l'état où vous m'avez mise. --- Où je vous ai mise est fort bon Que vous ai-je fait ? --- Suffit ... Ma mère entendra une voiture s'arrêter, elle regardera par la fenêtre et me verra l'air d'une folle... Que n'imaginera-t-elle pas ... --- Eh bien allons faire un tour... Au boulevard » criai-je en même temps.

« Il n'y avait pas un moment à perdre ; nous étions à un coin de rue, le cocher tourne rapidement... « Voilà qui est d'une extravagance dit Juliette ; mais j'y suis comme forcée... » Je surpris en même temps un air de soulagement intérieur, une ombre de sourire... Quand nous entrâmes dans l'allée, Juliette était rayonnante de satisfaction et de beauté. « Ah M. le chevalier, me dit-elle avec un gros soupir, qu'allez-vous penser de moi ? --- Que vous êtes un ange, que vous avez autant de complaisance que d'agréments. Le trait de confiance et d'amitié que vous voulez bien me donner en ce moment, ajoute encore à l'amour dont m'avait pénétré le premier de vos regards. --- Vous croyez donc à ces coups subits de sympathie ? --- Pourrais-je n'y pas croire quand vous m'en faites éprouver un si frappant Ah que ne pouvez-vous y croire vous-même, adorable Juliette, et, vous livrant avec quelque faveur à la douceur de l'expérience, que ne fournissez-vous vous-même un exemple de plus ... --- Mon Dieu, interrompit-elle, nous volons... Cette allure est trop remarquable... » J'ordonnai qu'on nous menât au petit pas. Cependant j'étais toujours le maître des plus jolies mains du Châtelet : quelle différence de ces menottes potelées, blanches comme le lys, aux horribles serres de M. Faussin, que j'avais très-bien remarquées et dont les doigts crochus avaient perdu tout à fait la faculté de se redresser Vous savez, chère comtesse, combien ce boulevard neuf est solitaire. Je pus y baiser impunément des mains qui m'auraient peut-être effrayé si je n'avais pas été comme sûr, d'après la confidence qu'on m'avait faite, que jamais aucun détail conjugal ne les avait déshonorées. Des jambes brûlantes, qui n'étaient plus pour le coup celles de la haridelle Flakbach, m'électrisaient... Une de mes mains ébauchait une indiscrétion... On voulut s'y opposer... Ce mouvement mit à deux doigts de ma bouche celle de la charmante Juliette : je ne pus m'empêcher d'y planter un baiser... « Ah ... dit-on tout bas, voilà ce que je craignais ... » Le baiser est parti... se fixe ; les têtes n'y sont plus... Le larcin suspendu s'achève... La main hardie qui s'était faufilée ne rencontre plus d'obstacle... Le trésor dont M. Faussin est propriétaire ad honores se trouve pillé. Je ne sais quel mal peut me vouloir de mon audace la raison de Juliette, mais son tempérament me prodigue les plus sensibles expressions de sa reconnaissance. »

CHAPITRE XXXVI

HALTE, IMPROMPTU, ET CE QUI S'ENSUIVIT

« Que n'était-il nuit ... Mais, non : le destin, par moments, se pique de faire tout pour le mieux ; il fallait qu'il fût jour pour que ma conquête pût me rendre plus heureux encore.

« Dans l'état où la sympathie venait de nous jeter, on eût pu nous conduire au bout du monde. Quand nous fûmes à la barrière d'Enfer, le pavé, cahotant Juliette, la fit sortir d'une douce léthargie qui avait suivi la plus impétueuse crise... Elle jeta les yeux sur sa montre... « Eh bien s'écria-t-elle, me voilà jolie fille maintenant Il est deux heures et demie : ma mère aura dîné --- C'est un bien petit malheur. --- Quelle excuse donner ? --- Étiez-vous attendue ? --- Non, mais ne venant pas pour dîner avec elle, me voilà forcée d'arriver plus tard... --- Et cette convenance va justement nous donner le temps de manger un morceau dans l'une de ces guinguettes... --- Il ne me manquerait plus que cela ... --- Quel scrupule --- Une bourgeoise avec un fringant chevalier Voilà des rubans d'après lesquels mon procès serait perdu tout de suite. --- Il est facile de les faire disparaître... (Je n'eus en effet qu'à croiser ma lévite dans l'autre sens.) --- Passe encore ; mais je ne me résoudrai jamais à descendre à quelque porte... Si du moins nous étions à pied... (Déjà le cordon était tiré et nous arrêtions.) Il a réponse à tout »

« Nous mettons pied à terre. « Vous reviendrez... » disais-je à mes gens ; mais je sens qu'on me secoue le bras : « Non, je me passerai de vous. Si j'ai besoin de la voiture, j'enverrai. » On part, et me voilà piéton, donnant le bras dans la contre-allée à l'adorable Juliette. Nous arrivons devant la plus apparente des auberges. La maîtresse était sur la porte... « Dînons ici, petite sœur, dis-je alors d'un air fort naturel. --- Entrez, entrez, mes beaux enfants, répart à l'instant la jubilante aubergiste... Vous allez me porter bonheur... Je me tenais sur la porte pour voir quelles figures passeraient les premières depuis que j'ai acheté mon billet, et si je dois espérer de gagner demain à la loterie. Je tremblais de voir passer quelque moine ou quelque procureur... --- Ah je le crains aussi comme la peste répliqua gaîment Juliette, en suivant la superstitieuse hôtesse où elle nous conduisait. --- Ah qu'on voit bien que vous êtes frère et sœur, dit celle-ci ; je l'aurais deviné tout de suite ... » Cette femme était connaisseuse

« Elle demanda une demi-heure pour pouvoir nous donner à dîner convenablement, et nous laissa seuls, dans une assez jolie pièce où, par bonheur, se trouvait un lit de repos du moins bien commode, s'il n'était pas fort élégant. Me jeter au cou de Juliette, l'attaquer partout à la fois, murer de ma bouche l'issue des sots scrupules, l'entraîner, la renverser, l' avoir sans lui laisser l'instant de se reconnaître, tout cela fut l'ouvrage de deux minutes. Quelle fortune Cette femme était un chef-d'œuvre de contours, d'embonpoint, de fraîcheur et de fermeté... Sur-le-champ je m'aperçus que nous étions l'un pour l'autre un objet d'étonnement. Vainqueur des préjugés, je n'avais pas fait le plus difficile. Un bien précieux obstacle me disputait encore pour quelques moments le véritable fruit de mon premier triomphe. Je gâtai d'abord un peu mes affaires auprès de la presque neuve Juliette, qui sentait bien qu'elle se souviendrait longtemps de cette rude aventure, mais elle avait l'esprit si bien fait, qu'un second hommage raccommoda tout... Quand il fallut n'être plus que frère et sœur aux yeux des gens qui venaient mettre le couvert, nous étions les meilleurs amis du monde. »

Écoutez-moi, cher lecteur : j'espère qu'à des traits aussi naturels vous reconnaissez que ceci n'est point un roman ? Ceux qui en écrivent, et qui savent bien quelle espèce de gens perdent leur temps à les lire, auraient pu filer un volume avec la matière que renferment les deux derniers chapitres. Pour rapprocher, selon les règles de l'art, un agréable tel que Monrose d'une procureuse de la rue du Pet-au-Diable ; pour lever tous les scrupules, décrire l'attaque, la résistance, les mines, les contre-mines, l'assaut, la capitulation sur la brèche, un romancier aurait pu en conscience barbouiller une demi-rame de papier, mais l'historienne, fidèle à la vérité, ne peut se dispenser de conter une aventure tout bonnement comme elle est arrivée. Ce n'est pas ma faute si mon sorcier de neveu a la main assez heureuse pour trouver coup sur coup de ces femmes qui ont si tôt fait de jeter leur bonnet par-dessus les moulins. Au reste, le monde, un peu partout, et principalement en France, produit une infinité de ces femmes-là. Mais on est sottement convenu de ne pas leur accorder autant d'estime qu'à celles qui savent longtemps bégueuliser : or, d'après ce principe que quand on peint il faut choisir la belle nature , et sous prétexte que la belle nature de l'amour est la pudeur , on ne permet guère, dans un roman, qu'une femme se donne avant que l'auteur ait écrit quatre ou cinq cents pages. Oh que deviendrait, sur ce pied, l'histoire de mon héros Il m'aurait déjà fourni deux in-folios de la grosseur de ceux de l' Encyclopédie Qu'en pensez-vous, cher lecteur ? Si toutes les dames que nous avons déjà passées en revue ne sont pas la belle nature , il me semble pourtant que du moins elles sont la bonne : ne l'aimez-vous pas mieux ? J'avoue que Juliette vient de mener l'amour grand train ; mais voici ses raisons : pendant trois ans, me dit Monrose, elle n'avait eu, malgré ce que j'ai rapporté de son tempérament naturel, qu'un tout petit amant, qu'encore avait-elle perdu depuis environ six semaines. Elle avait donc une replétion dont elle se trouvait réellement incommodée, et sur laquelle même elle se proposait, précisément le jour dont nous parlons, de consulter sa mère, femme qui ne fût jamais devenue malade faute d'aimer. Le remède s'offre par miracle à madame Faussin, elle en fait usage ; aussi s'épargne-t-elle une passion, la fièvre chaude de l'âme , et tous les autres accidents. Son aventure doit donc être regardée comme une médecine de précaution qui épargne une grande maladie. Or, qui ne sait qu'une rétention d'amour est mortelle

CHAPITRE XXXVII

RAYON DE SOLEIL. RETOUR DE MADAME

FAUSSIN

« En dînant, continua Monrose, Juliette m'apprit enfin ce que c'est que M. de la Bousinière et Armande, qui n'est point sa fille. Celle-ci dut le jour à la maîtresse d'un riche Anglais qui, rompant son ancienne liaison, maria cette femme avec M. de la Bousinière, afin qu'Armande, adoptée, ne fût pas sans état civil. La Bousinière, noble fort équivoque, servait du moins alors dans la gendarmerie ; il fut toute sa vie grand hypocrite ; il avait su, à l'occasion de son mariage, en imposer ; on le crut galant homme : c'était un malheureux. Bientôt sa femme, séparée de lui, mit Armande dans un couvent où se développa ce qu'elle a de figure, avec beaucoup d'esprit et de talent, et même avec des qualités passables, mais qui toutes ont été bientôt corrompues, dès que, n'ayant plus de mère, elle est entrée en société avec son exécrable père adoptif. On prétend qu'il commença par la séduire, en dépit de la disproportion des âges et des figures. Mais que ne peut pas, sur l'inexpérience et le préjugé, l'artifice du crime revêtu de l'autorité paternelle Bientôt la malheureuse Armande se vit associée à l'industrie odieuse d'un homme qui a partagé sa vie entre les aventures scandaleuses, le jeu, le libertinage, la chicane, les mauvaises affaires et les escroqueries. Armande a quelques revenus inaliénables dont elle aide son infâme père à vivre. Il a d'ailleurs un emploi d'espion de police qui fournit à ses débauches, et le vil coquin ne dédaigne pas de recevoir, à titre de pauvre honteux, les aumônes de quelques communautés religieuses. Au surplus, Juliette prétendait que si Armande était forcée, peut-être sous peine de la vie, à se prêter aux horribles projets de son père, qui avait toujours à ses ordres une clique de marauds comme lui, du moins elle n'épargnait rien pour traverser secrètement leurs manœuvres ; c'était même elle qui, par des contre-ruses fort adroites, avait fait manquer deux mariages avant celui dont je me trouvais menacé. Sur ce pied, il y avait encore pour moi quelque espérance de terminer à ma satisfaction, et sans éclat, l'odieuse affaire de mes relations avec cette famille. Juliette connaissait la Prudent, Saint-Lubin, Carvel, Béatin, tous ces garnements ayant été tour à tour défendus par M. Faussin, empressé à garantir ses pratiques de la prison et même de la corde au besoin, pourvu qu'il fût bien payé. N'était-ce pas, à tous égards, chère comtesse, une bien heureuse aventure pour moi que ma rencontre avec Juliette, et surtout le coup de sympathie qui m'avait mis si bien avec elle « Je puis, me dit-elle, faire venir Armande chez moi, chez vous, ou quelque part ; je suis sûre qu'elle avouera tout ; que même elle se concertera volontiers avec nous pour détruire le criminel ouvrage de son père et des gredins qui l'y ont secondée. Je sais, ajouta-t-elle, qu'il y a cinquante louis de promis à Saint-Lubin, étant celui qui vous a procuré. C'est ainsi que ces messieurs, se liant d'intérêt, s'assurent du secret et d'une mutuelle activité pour le succès de leur brigandage. »

« Quand je n'aurais pas infiniment aimé Juliette pour elle-même, ses favorables dispositions n'avaient-elles pas bien de quoi m'enflammer La reconnaissance et l'amour me jetèrent dans ses bras. Quoique censés frère et sœur , nous n'avions pas laissé de faire un dîner d'amants : j'avais fait vider à ma sœur , sans qu'elle s'en aperçût, sa bonne part de deux bouteilles de champagne. En pointe, elle était encore cent fois plus aimable. Ce fut elle, pour le coup, qui jeta la première un coup-d'œil expressif vers l'autel où s'étaient consommés, avant dîner, nos ardents sacrifices : nous courûmes les y répéter. Clos, oubliant la nature entière, nous épuisâmes, pendant deux heures, avec un transport égal et soutenu, toutes les voluptés et toutes les folies du plaisir. Ce jour mémorable valut un cours entier pour Juliette, avec qui son externe impérit s'était contenté de cocufier de loin en loin maître Faussin, de la manière la plus uniforme.

« Vers la nuit, je conduisis ma conquête, à pied, chez cette mère qu'il fallait bien enfin avoir vue, ne fût-ce qu'un quart d'heure ; j'eus la complaisance d'attendre dans un fiacre la fin de cette courte visite, après laquelle Juliette, venant me retrouver, s'en retourna gaiement avec moi dans sa rue du Pet-au-Diable. Nous ne nous quittâmes pas sans nous être juré tout ce que comportait notre position, et surtout de nous revoir le plus tôt possible. »

CHAPITRE XXXVIII

POINT DE LACUNE. REPRISE DE FIEF.

ENFANT À FORTE VOCATION

« Heureusement une course au Havre, avec l'objet d'y voir la mer, éloignait pour quelques jours Mimi, qu'un adjoint de fermier-général avait engagée à faire cette partie ... Me croirez-vous, chère comtesse, quand je vous dirai que c'était sans son mari ? Oui, si vous vous rappelez que dès longtemps M. de Moisimont roulait dans son âme un impur désir en faveur des virulents attraits de madame la baronne de Flakbach ; mais le plénipotentiaire accompagnant, les bienséances étaient sauvées, et sans doute il n'y avait pas le petit mot à dire à ce très-décent pèlerinage. Il était bien sous-entendu pour moi que cet adjoint de fermier-général allait être immanquablement le mien ; mais vous savez, chère comtesse, que, selon le système de Mimi, pareille adjonction devait être absolument sans conséquence. Elle me laissait mon capital en partant, et ne destinait, comme de raison, au sous-fermier, que des épargnes pour subvenir aux frais de voyage .

« Le congé dont j'allais jouir me donna de la marge pour aller voir à une campagne nouvellement louée, et peu distante, mesdames de Belmont et de Floricourt, qui m'y avaient invité. Leur projet était de vivre hors de Paris jusqu'à l'hiver. Cet arrangement ne convenait pas moins au monseigneur de l'une qu'au banquier de l'autre. Il y avait encore un motif. Madame de Belmont était avertie du retour de son vilain mari, mandé par le ministre pour rendre compte d'une conduite suspecte, et se laver de différentes accusations. Quoique les deux époux n'aient absolument plus rien à démêler ensemble, il était à propos cependant qu'une communication fût moins facile, et que les occasions de se rencontrer fussent peu fréquentes. En un mot, il s'agissait qu'il ne pût résulter pour l'aimable Belmont aucune espèce de disgrâce de ce rapprochement du plus turbulent comme du plus détestable des mortels.

« J'avoue, ma chère comtesse, que d'abord je ne passai pas agréablement mon temps, quoique dans une habitation délicieuse, et revoyant deux êtres infiniment chers à mon cœur. Je ne supportais pas d'être devenu une espèce d'étranger dans une société où ci-devant j'avais joui d'une familiarité si fortunée. Ces dames... je ne sais qui diable les avait si bien instruites, mais elles savaient à peu près tout ce qui s'était passé entre moi, Mimi, Dodon, Nicette et toute la séquelle de l'hôtel garni. Moins persifflé, j'aurais sans doute été plus galant : j'étais même sorti de Paris avec le riant projet de faire cocu, s'il était possible, l'un de mes rivaux, ou peut-être tous les deux ; mais on me battait à plate couture : pas le plus petit joint où ficher avec succès le coin susceptible de soulever les obstacles

« Ces dames m'apprirent qu'elles avaient réformé sans appel toutes les connaissances que pouvait leur avoir procurées d'Aspergue, et que lui-même était consigné sévèrement à la porte. Elles m'apprirent encore que Saint-Lubin, suivi désormais sans cesse de l'œil de la police, était sur le point d'être coffré : cette nouvelle du moins n'eut pour moi rien que d'agréable ; mais il rejallissait sur moi-même, de tous ces éclaircissements, des reproches indirects d'être, à raison de mes précédents alentours, un peu suspect de mauvaise compagnie . Je voyais parfaitement qu'il y avait du dessein dans la conduite mortifiante des deux amies à mon égard. Vers le soir, je voulais m'en aller.

« Elles me retinrent pourtant : ma pénitence était apparemment achevée ; on eut pour moi des manières plus douces et, par degrés, presque le même ton que du temps de ma faveur. Il fut décidé que je passerais la nuit : le souper fut gai ; les têtes s'échauffèrent. J'avais un peu de rancune ; je résolus de me venger ; mais je le fis avec douceur. Étant la plus coupable envers moi, l'altière Floricourt fut attaquée la première, et violée assez facilement... La politique de celle-ci ne lui permit pas de souffrir que son amie eût sur elle l'avantage de la fidélité. Je fus conduit, jeté dans les bras de la douce Belmont, qui, peu capable de se raidir contre le plaisir et l'amitié, voulut bien me favoriser avec sa grâce accoutumée... Mais ce n'était plus le bon temps. La rouerie et le libertinage n'ont point de magie. Après ce regain d'amour, nous nous trouvâmes si calmes, qu'il ne fut pas seulement question de passer la nuit sous les mêmes toiles. Mon amour-propre fut un peu piqué de ne voir à aucune de ces dames une idée que la crainte d'un refus m'empêcha moi-même de mettre au jour...

« Une jolie petite brune de quinze ans, engagée par nécessité pendant que la première femme de chambre était malade, cette enfant, dis-je, pâtit de mon désœuvrement ; son petit air lutin m'avait picoté tandis qu'elle faisait son service du soir... Je la guettais : elle fut happée dans un corridor, et n'ayant pu se défaire de moi, qui m'étais effrontément établi dans sa mansarde, il lui fallut endurer un dégât affreux que je fis dans son joli parterre, où, me dit-elle, j'étais bien cruel d'abattre avec une aussi terrible faux la délicate et rare fleur d'un pucelage. Heureusement, cet attentat, dont les maîtresses étaient bien éloignées sans doute de me croire capable, ne vint point à leur connaissance. Il est bien vrai que Chonchon (c'était le nom de ma victime) marchait le lendemain tout de travers : on tremblait qu'elle n'allât être malade à son tour. Mais elle assura que ce ne serait rien , et que la douleur momentanée d'un faux pas (elle en avait bien fait trois) ne l'empêcherait point de faire son service.

« Dès qu'on eut dîné, je partis. Je trouvai au logis un billet anonyme, mais passablement écrit, par lequel on me priait d'attendre chez moi le lendemain matin deux dames qui viendraient me demander du café à la crème. Il ne me vint pas en idée qui ce pouvait être ; seulement chère comtesse, le respect que j'ai pour votre hôtel me fit regretter bien vivement qu'on ne m'eût pas donné partout ailleurs un rendez-vous qui sentait la galanterie et l'aventure à pleine gorge. »

CHAPITRE XXXIX

REPENTIR D'ARMANDE. MORT DE BÉATIN

« Le lendemain de trop bonne heure pour que j'eusse encore pensé à faire quelque toilette, Lebrun introduisit chez moi deux dames méconnaissables sous de longs voiles d'une gaze noire et serrée. Mais si je fus étonné de voir madame Faussin, je le fus bien davantage de reconnaître celle qui l'accompagnait pour mademoiselle de la Bousinière.

« Celle-ci par sa promptitude à se prosterner devant moi, fondant en larmes dont elle arrosait humblement mes pantoufles ne me laissa pas le temps d'éprouver à son occasion le moindre sentiment dur et pénible. Ce fut l'attendrissement qui, le premier, s'empara de mon cœur. Lebrun lui-même ne put s'empêcher de s'écrier : « Les scélérats où ont-ils égaré cette pauvre créature » S'il n'eût craint de compromettre son caractère stoïque, il eût sans doute, ainsi que moi, mouillé ses paupières, mais il escamota ses larmes en se retirant pour l'honneur de sa fermeté.

« J'accourcis de mon mieux une scène déchirante : persuadé qu'Armande n'avait pu se résoudre à venir chez moi qu'avec des intentions louables ; convaincu que, sans cela, Juliette ne l'y eût point amenée, je dis à la malheureuse fille tout ce que je pus imaginer de consolant. Les pleurs s'essuyèrent. J'avais ordonné pour déjeuner quelque chose de plus galant qu'un simple café... Madame Faussin, qui s'était chargée des explications, me dit que dès le lendemain de notre connaissance sympathique , elle s'était rendue chez Armande, et l'avait priée de lui éclaircir toute l'affaire qui me concernait ; qu'Armande, d'avance au désespoir de la tournure que paraissait prendre cette abominable intrigue, avait juré n'y avoir d'autre part qu'une obéissance forcée par la crainte des plus cruels traitements, mais que, lasse enfin des retours trop fréquents de sa complaisance pour un père atroce, elle avait aussitôt résolu de se soustraire à sa tyrannie, de le fuir, et que, dans le cas où il voudrait s'opposer à cette retraite, elle était décidée à déposer dans le sein du ministre de la police le secret d'une infinité de crimes dont le moindre pouvait attirer d'ignominieux châtiments sur l'exécrable vieillard ; le projet d'Armande s'était exécuté la veille en présence de madame Faussin et d'un honnête curé, son parent, témoins qui en avaient imposé si bien au scélérat la Bousinière, qu'il n'avait osé faire aucun effort pour retenir sa fille. Elle avait passé la nuit dans la maison de M. Faussin. Celui-ci, mis au fait de toutes les circonstances secrètes par Armande, et ne pouvant plus faire semblant de douter que le billet ne fût un faux fabriqué par la main exercée du perfide Saint-Lubin ; M. Faussin, dis-je, avait assuré que, dès qu'on lui aurait payé ses frais, il mettrait, par la destruction du billet et de toute l'ébauche de la procédure, les intéressés respectifs hors de cour. Il ne s'agissait que de quatre louis : à la vérité, M. Faussin n'avait pas encore fait dans toute cette affaire de la besogne pour un écu ; n'importe, je promis à sa femme de passer chez lui le même jour pour le payer et faire détruire sous mes yeux jusqu'au moindre vestige de cette contestation : tout y était imposture, jusqu'à la grossesse d'Armande. Celle-ci, bien éloignée d'être dans cette fâcheuse situation, usait secrètement depuis six mois d'un breuvage, en guise de thé, dont l'effet infaillible était d'empêcher qu'elle ne pût devenir mère, ressource funeste qui menaçait de ruiner enfin la plus robuste santé. J'appris encore que Saint-Lubin, lorsqu'il m'avait introduit chez la Bousinière, n'avait pensé d'abord qu'à me faire tirer une plume de l'aile , --- c'était son refrain, --- mais qu'à l'occasion de la bastonnade reçue au boulevard, furieux, il avait conçu des projets plus vastes : de là cette grossesse supposée, cette promesse de mariage, ce dédit fabriqué, etc. M. Faussin, qui n'y regarde pas de si près quand il s'agit de quelque aventure où il y a de l'argent à gagner, se proposait de soumettre celle-ci à toute l'étiquette de la forme. Il avait bien recommandé au vil la Bousinière de se tenir coi jusqu'à l'échéance ; mais l'esprit brouillon du chaud vieillard et son perpétuel besoin d'argent lui avaient fait, par bonheur, prématurer les démarches : de là le message de la Prudent, sa propre visite, d'où la mienne chez M. Faussin, d'où l'heureuse connaissance de Juliette, d'où sa non moins heureuse médiation et enfin le courage d'Armande à se sacrifier en vue de tout réparer. Je devais bien à cette infortunée d'avoir soin d'elle jusqu'à ce qu'on eût imaginé des moyens de la dédommager et de la mettre à couvert des iniquités auxquelles on devait nécessairement s'attendre de la part du beau-père frustré et furieux. Je priai Juliette de pourvoir provisoirement à tout : elle m'en donna sa parole.

« Ces dames avaient encore de bonnes nouvelles à me donner du Marais. Cette même nuit. Béatin était mort de sa blessure, blasphémant contre le ciel et compromettant effroyablement, à travers mille imprécations, Carvel, complice de quelques anciennes débauches et d'un récent assassinat, Carvel, en un mot, l'assassin même du malheureux docteur. Carvel, mandé vers le soir, et qui ne s'attendait guère à cette horrible scène, était venu, non sans beaucoup de difficulté, car, sans parler de ses meurtrissures, que le vice d'un sang scorbutique faisait dégénérer presque toutes en ulcères, il souffrait depuis plusieurs jours de douleurs aiguës à la tête, où le chirurgien soupçonnait un dépôt mortel si l'on ne recourait peut-être à la terrible extrémité du trépan. Carvel, enflammé de rage par les propos de son complice expirant, troublé peut-être de remords et frappé de la punition que Béatin recevait enfin de ses propres crimes, avait eu sur-le-champ d'affreuses convulsions suivies d'une faiblesse : on l'avait rapporté chez lui dans un état qui ne permettait pas d'espérer qu'on pût lui conserver la vie. »

CHAPITRE XL

COMMENT ARMANDE EST RÉCOMPENSÉE DE

SON RETOUR À LA VERTU. DÉNOUEMENT

DES INTRIGUES DU MARAIS

« Nous en étions à faire des réflexions presque morales sur toutes ces aventures, quand je vis entrer brusquement le grand-chanoine, le comte de l'hôtel garni. Ce maître fou trouvant fort à propos de jolies femmes et un déjeuner, se félicita beaucoup de son bonheur. « Chevalier, dit-il en riant, je venais pourtant vous confier quelque chose de bien malheureux qui m'arrive, et dont je comptais m'attrister avec vous, mais il n'y a pas moyen, quand je rencontre ici toutes les consolations qui peuvent quelque chose sur mon âme. Pour peu qu'au lieu de ce lavage et de ces fruits, vous me procuriez une bonne bouteille de vin de Bordeaux avec quelques tranches de jambon, je serai guéri, comme par enchantement, de toutes mes blessures. » Le bordeaux, le jambon furent bientôt à ses ordres. Quand il eut également bien cajolé ces dames et lesté son estomac, il trouva bon enfin de me parler de ce qui véritablement était l'objet de sa visite. « Sachez, dit-il, que milord Talmond, le plus déterminé pédéraste de l'Europe, vient de m'enlever mon... ou ma Nicette, comme vous l'entendrez... À cinq heures du matin on est parti pour Londres, d'où l'on doit incessamment prendre la route des Grandes-Indes, Talmond venant d'y obtenir un emploi supérieur. » Surcroît de bonheur pour moi Depuis l'aventure de Versailles, Nicette, dans Paris, m'était à charge. C'était encore beaucoup trop de Mimi, pour que je risquasse que les détails d'un honteux quart d'heure fussent divulgués ; mais du moins la principale moitié de mes dangers cessait au départ de Nicette.

« Tout en mangeant, le comte, après sa confidence, dont je le remerciai fort, dévorait des yeux tour à tour Armande et Juliette, celle-ci surtout. Il semblait dire : « Puisque je suis vacant, l'une de ces dames serait bien aimable si elle daignait se charger de moi. » Comme je le comprenais à merveille, l'idée me vint qu'Armande, aussi dans une situation critique, ne pouvait guère mieux faire que d'appartenir à un galant homme qui l'entretînt. J'arborai donc sur-le-champ le caducée, et... « Comte, lui dis-je, vous allez voir que votre visite n'aura pas été de pur hasard. N'est-ce pas, Juliette, que nous sommes, vous et moi, payés pour croire à la prédestination ? La Providence est une bonne mère qui, veillant avec soin sur les honnêtes créatures affligées, les rapproche souvent exprès, pour qu'elles n'aient plus qu'à s'accrocher et se consoler... Comte (lui montrant alors Armande), voilà mademoiselle qui vient d'essuyer de violents chagrins qu'elle n'a point mérités. (Il fallait bien mentir un peu, pour dorer la pilule.) Je vous connais assez tous deux pour être certain que vous feriez ensemble un excellent ménage. »

« À peine avais-je achevé, que le satyre décoré, dont les yeux lançaient déjà des éclairs, se lève et vient jeter amoureusement ses bras autour de la stupéfaite Armande, lui disant : « J'espère, bel ange, que vous ne dédirez pas mon ami ?... --- Mais, monsieur... je n'ai pas l'honneur de vous connaître... --- Tant mieux : nous y gagnerons le plaisir de nous étudier. » Je dis ce qu'il fallait pour encourager Armande. Juliette, pour qui ma négociation était un hommage, se mit de la partie, et prenant la main de sa protégée, elle l'unit avec celle du comte, qui, pour qu'il n'y eût plus à reculer, prit un bon baiser sur les lèvres d'Armande et lui mit au doigt un riche anneau. « Nous voilà mariés, dit-il ; l'amour et le temps feront le reste : n'en parlons plus. »

« Il était aisé de voir que cette brusque alliance enchantait secrètement une pauvre fille qui, deux heures plus tôt, se voyait à la merci du sort, et réduite à dépendre d'un homme qu'elle avait offensé ; la nécessité ne devait pas être, pour elle, un motif moins pressant que, pour le comte, la nouveauté et l'impossibilité de vivre sans être occupé d'une femme. Je fus au surplus fort content de la manière dont Armande se conduisit. Elle n'était réellement pas sans un fonds de délicatesse et même de dignité naturelle : avec de l'esprit et de l'éducation on est toujours convenablement en scène.

« Il y avait là mon forté-piano. Madame Faussin dit qu'Armande y était fort habile. Nous la priâmes de toucher ; elle le fit avec autant de grâce que de talent. Le comte, fou de musique, redoublait d'amour à chaque mesure d'une difficile sonate de Bach, son auteur favori, qu'Armande se trouva savoir par cœur. Elle chantait aussi : deux airs d'un bon choix, accompagnés avec esprit, achevèrent de tourner la tête du grand-chanoine. Il se prosterna, dit à sa nouvelle amante les choses les plus folles, lui jura d'être son esclave pour la vie et l'artisan de sa fortune, si elle voulait bien lui donner la préférence pour cet objet. Ils sont maintenant ensemble, ma chère comtesse. Armande, délivrée de sa galère, rendue à son vrai naturel, décèle à chaque instant de nouvelles qualités qui la font paraître plus aimable : elle s'occupe du parfait rétablissement de sa santé ; avec le calme intérieur et de douces affections, dont elle fut privée longtemps, elle recouvre aussi des charmes.

« Le même jour où j'avais vu ces dames chez moi, M. Faussin fut payé ; toute la paperasse fut anéantie. Carvel ne survécut à Béatin que trois jours, répétant, à l'occasion de Saint-Lubin, la même scène d'accusation et d'injures que le docteur avait donnée.

« Depuis lors je vis tranquille, partageant assez également mes galants devoirs entre Mimi, Juliette et mademoiselle de la Bousinière, l'une des folies du comte étant d'aimer les parties carrées, ou plus nombreuses, et d'y juger volontiers, comme spectateur, du degré de plaisir que ses maîtresses sont susceptibles de prendre.

« Nous avons un projet qui tend à me soulager, c'est d'arranger enfin un peu solidement ce pauvre plénipotentiaire avec madame Faussin, qui ne sera pas ruineuse, et qui se décidera d'autant plus aisément, que la brillante plaque de la petite Excellence a, comme un verre ardent, causé chez la procureuse un grand incendie, non d'amour, mais de vanité.

« Vous pensez bien, chère comtesse, qu'à la suite de tant d'orages, et le cœur vide au travers de cette phalange de femmes qui se sont succédé, je suis bien éloigné d'être heureux ; mais je suis du moins en passe de le devenir, n'ayant plus sur les bras de vils ennemis, ni de mauvaises aventures. Une seule de mes anciennes connaissances, Salizy, me menace peut-être encore de quelques chagrins ; mais j'espère que le sort, qui m'a soutenu dans ceux-ci, m'accordera la même protection pour que je puisse également me tirer d'affaire par la suite... Au surplus, je fais serment de fuir à jamais tout aventurier, toute femme, trop facile, et de renoncer à cette fatigante autant que dangereuse multiplicité d'exploits galants dont j'avais ci-devant la sottise de m'enorgueillir. En un mot, ma chère comtesse, je veux me rendre tout à fait digne de votre honorable amitié, ne me conduire que par vos conseils, et mériter peut-être de vous retrouver quelquefois sensible à des désirs que vous ne cessez de m'inspirer, mais dont je reconnais qu'avant d'avoir fait preuve d'une meilleure conduite, je n'ai pas le droit de vous prier d'agréer l'hommage. »

N'est-ce pas, cher lecteur, que je fis bien d'avoir jusqu'au bout de la dignité ? Je réprimai de mon mieux la très-piquante envie que j'eus un moment de mettre Monrose dans tous ses torts, en le récompensant d'avance d'une conversion qu'il n'eût pu dès lors s'empêcher d'effectuer, à moins de renoncer pour jamais à mon estime... Cependant il venait d'en trop dire en m'avouant qu'il avait encore parfois l'avantage de servir mademoiselle de la Bousinière. Je n'avais que faire de risquer peut-être... Enfin, je fus même fâchée d'avoir mis, comme on a vu, quelque chose au hasard à travers la confession du coupable.

Je vous quitte pour quelque temps, cher lecteur, ayant besoin de respirer après vous avoir conté tout ce fatras sans reprendre haleine.

FIN DE LA SECONDE PARTIE.

TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER

ENTRETIEN. CE QUI S'ENSUIVIT, DIGRESSION

PHILOSOPHIQUE

Ordinairement je partais vers le milieu de mai pour ma délicieuse terre, et j'y passais, à poste fixe, les six beaux mois de l'année, ne rentrant à Paris que par caprice ou par nécessité ; pour lors je n'y séjournais qu'un ou deux jours tout au plus. N'eussé-je pas eu l'habitude de me partager ainsi, je n'aurais pas manqué cette fois de m'éloigner de bonne heure, persuadée que Monrose demanderait à me suivre, et que ce serait un moyen aussi infaillible que naturel de le soustraire à mille tentations dangereuses. En effet, voyant que je m'apprêtais à partir sans lui avoir même parlé de mon projet d'absence, il s'alarma fort et me demanda s'il avait le malheur d'être en disgrâce ? « Non, mais vous vous êtes si bien émancipé, que ne me regardant plus comme votre tutrice, je ne me serais pas cru permis de rien vous proposer qui pût vous contrarier. --- Me contrarier comment ? --- Le tumulte de Paris vous amuse trop... --- Je le déteste. --- Vous avez des liens... --- Daignez me les citer. --- Ne vous devez-vous pas à madame de Moisimont ? --- J'aurais encore, j'en conviens, beaucoup de goût pour cette aimable folle, si elle ne m'associait pas je ne sais combien d'intendants, de financiers et de commis. Au surplus elle va partir. --- Elle va partir --- Elle vient de faire obtenir à son mari non pas un bon de fermier général, mais une assez jolie place qui vaudra trente ou trente-cinq mille livres de rente, à soixante lieues de Paris, et qui exige résidence. --- Elle s'est donné bien de la peine... --- Dites bien du plaisir pour arriver à son but ; cependant ces époux ne peuvent se transplanter avant que le nouveau directeur général se soit défait du cadeau bigarré dont enfin madame la baronne de Flakbach a trouvé bon de le récompenser. Oh certainement, je ne continuerai pas plus longtemps à courir les chances de ma faveur auprès d'une Mimi si répandue... --- Eh bien vous resterez pour votre ami le grand-chanoine : vous lui êtes nécessaire, pour ajouter au piquant de sa jouissance actuelle, en la partageant. --- Voilà de la méchanceté ; sachez, ma chère Félicia, qu'Armande elle-même a entrepris de le corriger des orgies, et que, grâce au bon esprit de cette fille, le plus pétulant et le plus indocile des hommes commence à lui obéir en toutes choses presque aveuglément. --- Du moins ne voudriez-vous pas, en vous absentant, sacrifier la douceur de faire cocus à la fois un procureur au Châtelet et un ministre des cours étrangères --- Vous me persiffliez d'une manière cruelle, et moi j'ai la bonhomie de vous répondre raisonnablement Sachez encore, méchante comtesse, que depuis que je connais à Juliette des rapports intimes avec le petit plénipotentiaire, toujours fumant et crachant, cette jolie procureuse ne m'inspire plus rien. --- Ainsi, de ces trois femmes ?... --- Armande s'est déjà volontairement effacée de ma liste : si je vois encore les deux autres sur l'ancien pied, c'est uniquement par bon procédé, et parce que je ne conçois pas qu'on puisse approcher d'une femme quelconque sans l' avoir .quand cela peut lui faire plaisir. --- Vous avez raison, pas même la baronne de Flakbach On réussitbien dans ce monde avec ce beau système »

Il avait apparemment ce jour-là de grandes dispositions à l'indulgence ; car, au lieu de me bouder, il saute à mon cou, me dévore et me supplie de l'emmener à ma campagne. À travers ses doux propos, je suis étrangement brusquée ; mon déshabillé très-négligé le dispense des égards qu'impose parfois la parure ; on me pille, on m'insulte ; il me semble que je devrais me fâcher, mais avant que j'aie décidé si j'en ai réellement sujet, l'outrage est au comble. L'indignation et le plaisir ont également la vertu de couper la parole aux gens... Lecteurs, jugez lequel des deux put me rendre muette.

Un premier mouvement peut obtenir le pardon, mais sans le bien extrême qu'on me faisait, j'aurais été furieuse de la récidive réfléchie par laquelle on se vengeait, comme d'épigrammes, de ce qui n'était de ma part que de la morale fort de saison.

Bref, la paix se conclut. Il fut décidé que j'emmènerais à ma terre mon résipiscent neveu ; mais je fis mes conditions. En premier lieu, je prétendais n'être plus traitée comme une poule sur laquelle le coq se croit en droit de se jucher à tout propos. Ensuite, j'exigeai que, loin de se permettre désormais de ces boutades. Monrose n'osât même solliciter , mon intention étant qu'il dût absolument, soit à ma satisfaction, soit à mon caprice, les faveurs que je pourrais trouver bon d'accorder. L'ascendant de notre sexe sur quelqu'un d'ardent est infaillible ; il n'y a que les êtres froids que nous manquions, et qui, lorsqu'ils le veulent, usurpent sur nous un empire despotique. Au reste, j'avais un plan, et ma capitulation du moment en était la suite.

Jusqu'alors, j'avais fait mystère à mon neveu de deux fantaisies qui me refroidissaient beaucoup pour lui, quant aux détails de la galanterie ; tandis qu'en qualité de conseil, de juge, je lui arrachais l'aveu de ses faiblesses, ce n'était pas le cas de lui confesser les miennes. Mais je n'avais aucun intérêt à garder le secret aux dépens de notre amitié, dès que j'allais nécessairement lui faire connaître les objets de mon actuelle inclination ; ils me suivaient à ma terre ; je pouvais enfin lui dire tout.

Il apprit alors que depuis quelque temps je brûlais follement pour deux protégés, frère et sœur, enfants de différents lits, d'un des meilleurs amis de feu Sylvino ; je ne les avais jamais vus chez moi, précisément à cause de M. Monrose. Ce couple, aussi charmant de figure que doué de talents, m'avait été recommandé par le père, habile peintre, fixé depuis longtemps dans une grande ville de province. Le jeune Saint-Amand, de retour de Rome, peignait comme un ange ; Aglaé, quoique n'étant jamais sortie de Lyon, m'égalait sur le clavecin et la harpe, et chantait presque aussi bien que moi. Adorée de ces deux êtres non moins sensibles qu'aimables, je les aimais, je les avais ... car il faut t'avouer, cher lecteur, que, depuis quelques années, mes recherches philosophiques sur les causes du bonheur et sur les différents moyens d'en étendre les bornes, m'avaient conduite à reconnaître que tout de bon notre sexe peut trouver dans son sein même des ressources infinies ; en un mot, j'avais tout à fait abattu depuis longtemps, par goût, la barrière que cette folle de Thérèse m'avait fait franchir autrefois par caprice .

CHAPITRE II

OÙ LA LANTERNE MAGIQUE S'ENRICHIT DE

PLUSIEURS VERRES

La baronne de Liesseval, qui m'avait un peu négligée depuis qu'elle avait conquis son lieutenant-général, vint par hasard me voir la veille du jour fixé pour mon départ, qu'elle ne croyait pas si proche. Cette femme romanesque ne parlait de rien sans engouement. Elle fit un si pompeux éloge de mon habitation rurale, que le commandeur, saisi d'admiration sur parole, me pria de permettre qu'il vînt me faire sa cour à ma terre. Tout de suite j'eus une heureuse idée. J'avais besoin d'occuper là-bas M. Monrose, au sujet duquel il fallait prévoir, ou que je l'aurais à tout moment sur les bras, ou que peut-être, dans son désœuvrement, il travaillerait à me débaucher mon Aglaé chérie. Celle-ci était la pureté même. Sujette à l'exaltation et tant soit peu mystique, elle s'était volontiers laissé persuader qu'un amour tel que le nôtre, où j'avoue que je mettais infiniment moins qu'elle, devait exclure jusqu'à l'ombre d'un sentiment favorable pour le sexe au menton barbu. Sur ce pied, le plus bel homme, le plus aimable, paraissait non-seulement déplaire, mais répugner au préjugé de ma scrupuleuse vestale . Elle ne voyait au monde que moi, ne vivait que pour moi, trouvait tout en moi : j'étais son centre, sa fin, sa divinité. Monrose n'était pas homme à respecter ce système fantastique. Il est vrai que, de mon côté, je n'étais pas femme à entretenir une erreur aussi pitoyable plus longtemps que pourrait me durer mon féminin caprice ; mais il était encore dans toute sa violence. Or, je ne voulais pas que mon égrillard de neveu s'ingérât à le contrarier. Je crus donc d'une saine politique, non-seulement d'accueillir la proposition du commandeur, mais de le prier de me donner, avec son amie, plusieurs semaines et même au plus tôt ; ils promirent et s'engagèrent à me joindre là-bas sous peu de jours.

Nous partîmes dans la même voiture, Aglaé, Monrose, Saint-Amand et moi. J'eus grand soin de loger mon Apelles au-dessus de mon appartement, c'est-à-dire, si l'on se souvient de la distribution , à peu près comme si nous avions été de plain-pied, puisque les communications intérieures étaient si faciles. Aglaé couchait dans une pièce à côté de mon lit, sous ma sévère garde. Le frère ignorait absolument les rapports secrets d'elle à moi, c'est-à-dire que sa sœur fût avec lui dans une espèce de partage ; à plus forte raison me gardais-je bien de rien laisser échapper qui pût mettre Aglaé dans le cas de soupçonner que j'eusse quelque goût pour son frère : l'ingénue se croyait aussi exclusivement aimée de moi que je l'étais d'elle Saint-Amand, de son côté, conservait avec elle certains dehors sérieux et froids que comportait une différence d'âges d'à peu près dix ans, le frère en ayant bientôt vingt-six, la sœur venant d'en avoir seize. Celle-ci était une grande et mince blonde, aux longs yeux bleus, jolie comme l'Amour. Si ceux qui ont bâti et peuplé le ciel, avaient été assez galants pour imaginer des anges féminins, ils auraient nécessairement pris pour modèle Aglaé : il ne lui manquait que des ailes. On soupçonnait madame sa mère d'avoir apporté l'ébauche de ce chef-d'œuvre en dot, au père Saint-Amand, à la suite d'une passion avec... milord Bentley, ce même enthousiaste de peinture qui fut le compagnon du dernier voyage de l'infortuné Sylvino. Saint-Amand fils, réellement du crû, était un très-beau garçon, à peu près de la coupe de Monrose, mais moins distingué, moins aérien . Toutefois il avait su me charmer par un grand talent de peintre, par beaucoup d'originalité, par un précieux fonds de droiture, de tendresse, et par des moyens de prouver son amour qui ne le cédaient guère à ceux de l'étonnant Monrose. L'artiste, en un mot, était, dans son genre, aussi fait pour plaire que le militaire dans le sien. C'est à regret, cher lecteur, que je suis entrée dans tous ces détails, qui d'ailleurs ont l'air de me faire partager la scène ; mais vous reconnaîtrez que je ne pouvais vous épargner tout cela.

Notre quatuor vécut d'abord isolé pendant plusieurs jours, moi jouissant du bonheur d'avoir à tout instant sous ma main deux êtres que ci-devant je n'avais pu voir qu'à bâtons rompus, le seigneur Monrose s'accommodant à la sourdine de deux charmantes soubrettes, sur la conduite desquelles je fermais volontiers les yeux, puisque depuis plus de six mois que probablement on était ensemble, mais moins décidément, sur le même pied, tout s'était passé sans scandale, et que j'étais toujours convenablement servie ; nous étions, dis-je, isolés de la sorte depuis plus d'une semaine, lorsqu'un beau jour à différentes heures arrivèrent deux voitures : l'une nous amenait Liesseval avec son goutteux commandeur ; l'autre nous donnait la charmante surprise de voir d'Aiglemont avec sa jolie moitié. Je n'avais pas souhaité de me lier avec cette dernière à Paris, de peur que ses alentours ne la prévinssent contre moi, qui, bien que comtesse et riche, ne laissais pas d'avoir, comme tout le monde, mes détracteurs tout prêts à répéter dans l'occasion que j'avais été... ce dont on a l'injustice de blâmer une femme, quoique pourtant on trouve infiniment doux qu' elle le soit .Une connaissance sujette, en ville, à mille inconvénients, n'en avait aucun à la campagne. Lamarquise, contre laquelle, je ne sais pourquoi, je m'étais un peu prévenue en dépit de l'élogeconstant que m'en faisait son époux, fit au premier instant ma conquête. Si je ne craignais pasd'excéder les gens à force de tracer des portraits, j'en placerais ici un bien intéressant, et dontj'aurais infiniment de plaisir à faire plus qu'une esquisse. Mais je me contenterai de dire qu'à laplus fraîche santé de brune claire, madame d'Aiglemont joignait la régularité et la noblesse destraits, l'élégance de la taille et cet aimant physionomique auquel du moins il n'échappe pas unsuffrage, s'il ne fixe pas toujours les désirs. Il ne faut point demander si monsieur mon neveutrouva cette nouvelle beauté tout à fait à son gré Je l'en vis frappé, mais s'enveloppant en aspirant politique , parce qu'il y avait certains frais d'admiration de faits en faveur de mon Aglaé, dont les appas tracassaient d'autant plus vivement notre ardent enfant gâté, que, pour la première fois, il lui arrivait qu'on n'eût encore fait aucune attention à son surprenant mérite.

CHAPITRE III

OÙ L'ON COMMENCE À LEVER LA TOILE

L'une des premières nouvelles que d'Aiglemont me donna de Paris fut qu'incessamment je verrais arriver Garancey, --- certain marquis, mon libérateur la nuit de mon aventure de sultane avec Belval et le fiacre . Garancey, nouvellement marié dans sa province avec une riche veuve qui n'en était jamais sortie, venait faire connaître à sa femme notre illustre capitale. Il avait aussitôt couru chez moi. Cette marque de souvenir et d'amitié m'était bien sensible ; je me fis une fête de le revoir.

Pour que rien ne manquât à ma satisfaction, à peu près en même temps des lettres d'Angleterre m'annoncèrent l'arrivée très-prochaine de milord et milady Sidney, jadis Zéïla et ma sœur, avec madame de Grünberg, jadis Zélime et notre mère . On amenait encore une jeune personne parente de milord.

Au moment de voir se rassembler ainsi chez moi presque tout ce que j'avais de cher au monde, j'étais orgueilleuse des richesses de mon cœur, et je résolus sur-le-champ de célébrer dignement une si belle époque de ma vie. Depuis quelque temps, sans m'être privée de rien, j'avais fait des épargnes qui me mettaient à la tête d'un comptant assez considérable. À quoi pouvais-je mieux employer mon or qu'à faire de mon habitation le centre de tous les amusements, de toutes les sensualités, comme elle le devenait insensiblement de la beauté, des grâces, des talents, de l'urbanité et de tous les bons sentiments dont s'honore l'humaine nature

J'engageai l'un des plus illustres cuisiniers qui fussent sortis des laboratoires de Versailles. Afin d'avoir un bon concert, je fortifiai de trois solides Allemands ma maison domestique, toute musicienne, je fis réparer mon théâtre ; j'augmentai le répertoire et le magasin ; j'acquis tout ce que je pus trouver sous ma main de bon et de passable en fait de nouveautés littéraires. Au surplus, j'avais toujours eu grand soin d'augmenter ma bibliothèque, bornée toutefois, mais distinguée par le choix et la variété des livres qui en faisaient le fonds. Je fis, en un mot, tout ce qui dépendait de moi, laissant le reste au cornet du destin ; car il était plus que probable que d'une machine organisée comme le serait bientôt ma colonie, il résulterait d'étonnantes combinaisons ; que l'amour et le caprice s'y arrogeraient infailliblement une surintendance absolument étrangère à la mienne, et de laquelle, loin d'oser m'en mêler, je devais plutôt me garder d'être lésée.

Mais sur ce point je me rapportais du tout à la Providence, dont les immuables décrets savent si bien déjouer notre petite politique.

On dit qu'ordinairement les guerres commencent par l'engagement des enfants perdus de chaque armée. C'est apparemment d'après cette loi militaire que la baronne de Liesseval, qui dès le premier jour avait rattaqué et vaincu le sieur Monrose, fut presque aussitôt attaquée et vaincue par le sieur d'Aiglemont. Celui-ci parut d'abord vouloir tenir ferme ; l'autre alors, en rusé partisan, songeant tout de suite à profiter de la circonstance, se rabattit sur le propre territoire du marquis volage, et traça des lignes hardies autour de la charmante Flore : c'était le nom de société de madame d'Aiglemont. Monrose me l'a dit depuis : il se flattait dès lors qu'assiéger la marquise, la forcer à se rendre et planter son drapeau sur la brèche, occuperait tout juste le temps qu'il en coûterait pour se frayer un passage à travers les rochers dont était fortifié le cœur de ma vestale, qu'il se proposait bien de croquer à son tour. Tant de pressentiments pouvaient n'être pas des chimères ; mais bien des événements épisodiques devaient bigarrer un simple projet de campagne, et s'opposer à la rapidité du succès.

À peine madame de Liesseval eut-elle fourni la carrière d'une passion de huit jours avec le beau d'Aiglemont, que cet infixable , regardant autour de lui, et ne pouvant, pas plus que Monrose, entamer mon Aglaé, fit une fausse attaque du côté de mes jolies soubrettes. Il trouva là monsieur mon neveu bien fortifié. Mais celui-ci, pour plus d'une raison, avait intérêt à bien vivre avec le marquis. Ainsi donc, au lieu de batailler contre lui pour défendre ses possessions, il préféra de traiter à l'amiable. Sur ce pied, au grand contentement de tous les intéressés, ces messieurs mirent gracieusement en commun un trio de grâces subalternes, je veux dire ma Cécile, ma Babet et la piquante Rose de mon amie Liesseval.

Pendant que ces gens-là s'escrimaient à la sourdine avec toute la fureur de la jeunesse et de la santé, des scènes moins pétulantes se passaient dans le secret de mon intérieur. Depuis assez longtemps d'Aiglemont, dégoûté du pâté d'anguilles , négligeait un peu sa charmante moitié ; celle-ci ne s'en était point encore vengée, mais ses sens en avaient souvent donné le séduisant conseil à sa vacillante fidélité. Dans cet état de fluctuation, l'inflammable marquise avait saisi sans beaucoup de peine les éléments du système lesbien , et s'était accommodée tout de suite du mezzo termine de ma galante amitié.

Dès que nous fûmes un peu libres ensemble, je la poussai dans la doctrine de cette douce hérésie que professe avec tant de hardiesse et de gloire l'adorable F....y . Bientôt même j'allai jusqu'à partager avec la jeune marquise mon trésor, la précieuse Aglaé, sous la seule condition de se liguer cordialement avec moi contre les corsaires Monrose et d'Aiglemont, visiblement conjurés, avec le projet de nous enlever notre toison d'or .

Chemin faisant, j'avais soin de Saint-Amand. Celui-ci, tout à son art, et dès les premiers jours occupé de me peindre , jouissait à toute heure, à chaque minute, à chaque instant. Il aimait Le jour, il peignait son amante ; la nuit, elle le serrait dans ses bras. Il ne songeait guère s'il y avait un monde, des humains. Il ne connaissait ici-bas que son modèle , avec la toile et les pinceaux qui le reproduisaient. Saint-Amand était, sans contredit, de nous tous, le plus pleinement heureux : il faut aussi convenir qu'à cette époque il était, de nos cavaliers, le plus pur et le plus tendre.

CHAPITRE IV

GENS QU'ON SE RAPPELLERA. CONNAISSANCE

TOUT À FAIT NOUVELLE

J'avais écrit de bonne heure au marquis de Garancey pour m'assurer de sa visite, que d'Aiglemont m'avait annoncée. Garancey, dans une réponse charmante, où je retrouvais tout entier cet homme d'autrefois si aimable, si digne d'être aimé, m'avait réitéré la promesse d'accourir vers moi dès que l'accomplissement de certaines bienséances et quelque relâche de l'avide curiosité de son épouse permettraient qu'il proposât une course hors de Paris.

Enfin le couple arriva. Garancey n'avait rien perdu de ses agréments : au contraire, le point de la maturité lui avait tout aussi bien réussi qu'à d'Aiglemont. Tous deux, au delà de vingt-sept ans, étaient, chacun dans son genre, des modèles . D'Aiglemont avait plus de dignité, plus de feu dans la physionomie ; Garancey, plus de finesse et de douceur. Ni l'un ni l'autre n'étaient de ces beaux qui sembleraient vouloir rivaliser de jolie mine avec les femmes ; mais tous deux étaient plus éloignés encore d'être de ces robustes gladiateurs aux formes carrées, à cet air qu'on nomme assez mal à propos mâle , c'est-à-dire dur, et qui effarouche la volupté ; mille perfections, en un mot, étaient communes entre ces deux marquis, et pourtant rien au monde n'avait moins de ressemblance réelle. La nature a tant de moules Ce serait bien dommage qu'il n'y en eût qu'un pour la grâce et la beauté, tandis qu'il y en a tant pour la laideur et le ridicule

La marquise de Garancey n'était plus jeune : c'est du moins l'injure, souvent gratuite, que fait la voix publique aux femmes qui passent trente ans ; mais une solide beauté, relevée du maintien le plus aisé, le plus noble, promettait à cette dame qu'elle ne serait de longtemps sous la remise. Ses yeux de feu démentaient chez elle un trop grand air de désintéressement ; car en même temps que madame de Garancey était le plus simple dans son ajustement, dans ses manières et dans ses propos, son brûlant regard semblait vouloir envahir l'humanité tout entière. Il n'y a point d'homme qui, regardé tête-à-tête par cette marquise, sans savoir que c'était sa naturelle expression, n'eût imaginé qu'elle le défiait, et qu'il était du devoir d'un brave de lui livrer l'amoureux combat. Je ne m'étais pas attendue à trouver cette provinciale pourvue d'autant de savoir-vivre et d'usage : à Paris on s'imagine assez sottement qu'aucun être né ailleurs n'est exempt de la gaucherie et de l'affectation originelles Cela peut être à peu près généralement vrai quant à la petite bourgeoisie, et surtout quant aux êtres qui affichent quelques prétentions ; mais il faut avouer qu'en province les personnes d'un certain rang , qui ont de la fortune, recevant dès l'enfance aussi bien qu'à Paris la bonne tradition des manières et de la politesse, il est très ordinaire de voir qu'à la fin de l'éducation, des personnes heureusement nées débutent dans le monde avec toute l'aisance et tout le bon ton de la cour. Mesdames d'Aiglemont et de Garancey réfutaient victorieusement un injuste préjugé dont j'avoue que j'étais imbue.

La marquise et le marquis de Garancey apportaient encore des richesses à la masse de nos talents réunis. L'époux faisait de charmantes chansons ; l'épouse jouait parfaitement la comédie, et composait avec facilité mieux que des proverbes pour l'amusement des sociétés dramatiques.

Ami lecteur, je vous gardais pour la bonne bouche une surprise agréable. Devinez qui pouvait être un très-aimable homme, de notre ancienne connaissance, qu'avaient raccroché les Garancey pour l'amener chez moi ? Mais je vous ai fait connaître tant de monde Vous ne devineriez jamais. Cet ami... c'était l'aimable prélat, si célèbre dans Mes Fredaines , le bienfaiteur de Sylvina, mon demi-dévirgineur, l'onde du cher d'Aiglemont, et présentement enfin l'ami clandestin d'une jolie madame de Belmont, de chez laquelle vous savez qu'il a débusqué mon neveu . Cependant rassurez-vous. Je ne vous égarerai point à travers toute cette foule dont vous me voyez d'avance entourée, et que je croyais encore s'augmenter ; je ne vous laisserai pas non plus perdre un seul moment de vue notre héros, le coupable mais excellent Monrose. C'est pour lui, bien plus que pour moi-même, qu'il plaisait au sort de rassembler chez moi tant de gens. Il n'y a pas une seule des personnes dont est composée ma colonie, qui n'ait ou qui ne doive avoir quelque rapport plus ou moins intéressant avec lui. C'est à lui que vous verrez aboutir bientôt tous les fils des anciennes et des nouvelles marionnettes : il en sera le maître Pierre, involontairement. Jusqu'à présent il n'a fait danser encore que les trois soubrettes et la facile Liesseval... À propos d'elle, apprenez, par le suivant chapitre, à quel étonnant faux pas il vient en ce moment d'aider cette accommodante baronne.

CHAPITRE V

LEÇON POUR LES VIEILLARDS RIDICULEMENT

GALANTS. RETRAITE DU COMMANDEUR.

Comme je vivais sans façons avec Liesseval, je lui avais fait aisément comprendre que, tant à cause de sa patraque de commandeur qu'à cause des personnes que je supposais devoir arriver incessamment de Londres, il convenait qu'elle voulût bien se loger dans l'un des pavillons détachés. Ils n'étaient ni moins commodes ni moins élégants que le principal : il n'y manquait que ces ingénieuses ressources qu'on sait, mais absolument inutiles pour la baronne, quand elle était arrangée avec un vieillard qui ne la quittait jamais aux heures particulières. L'ami Monrose était de même exilé. Cependant, pour le consoler, je l'avais logé tout à côté de la baronne, au-dessus de qui la délicieuse Rose occupait de jolies mansardes, où mes demoiselles d'atours se réfugiaient encore aussitôt qu'elles avaient le moindre loisir.

Il ne faut pas demander si ce pavillon était particulièrement fréquenté par MM. Monrose, d'Aiglemont et Garancey lui-même ; car celui-ci, tout aussi trousseur qu'un autre, quand l'occasion s'en présentait, s'était laissé débaucher par les premiers ; il avait pris sans difficulté le sixième emploi dans la ci-devant impaire association des mansardes : je veux dire que ces trois messieurs faisaient, en attendant mieux, les frais des substantielles jouissances de la subalterne trinité.

Et le commandeur aussi, vieux libertin, ayant conservé tous les ridicules du jeune âge sans aucun de ses agréments, ne figurait-il pas d'une manière bouffonne à travers ces chaudes saturnales Cela fait pitié Ces demoiselles, qui le nommaient, à son insu, le père Cassandre, s'étaient fait confidence, ainsi qu'à nos fringants, des sornettes usées dont le galantin caduc avait essayé d'enchanter en particulier chacune d'elles. Il avait été décidé qu'on sublimerait le ridicule du prétendu séducteur, et qu'on ferait dégénérer en autant d'affronts pour lui le succès apparent de ses insidieux hommages. Le voilà donc bientôt assuré du cœur des trois belles, ne sachant à laquelle entendre, contrarié par leurs rendez-vous croisés, tantôt troublé, comme par miracle, dans le tête-à-tête qui semblait devoir être décisif, tantôt se voyant rendre la main dans quelque instant malheureux où son amour, comme on le savait très-bien, ne se mettrait pas au galop sans s'abattre. Le pauvre fou trouvait ainsi dans son bonheur même un véritable supplice. Plus on savait pouvoir feindre impunément avec lui les transports de la passion , plus on redoublait d'agaceries. La jalousie jouait aussi son rôle à merveille. Si l'une des espiègles pouvait mettre le vieil invalide en défaut, elle l'accusait aussitôt de la trahir au profit de ses rivales ; tout, jusqu'à de perfides familiarités, qui ne peuvent avoir de délices que pour les êtres infiniment sensibles, et quand elles doivent aboutir au comble du bonheur, tout dégénérait en torture pour le vaniteux vieillard. Il n'y avait de réel dans ses bonnes fortunes que les humiliantes complaisances auxquelles on le soumettait, et les fréquents sacrifices qu'arrachait, moins à sa générosité qu'à son orgueil, l'exposition de quelque fantaisie de nippes, de chiffons, ou le reproche qu' il aimait mieux celle-ci, celle-là, pour laquelle il avait fait venir telle pièce de mouchoirs ou telle étoffe.

Pendant tout ce tripotage, qui faisait le secret amusement du pavillon, la chère baronne n'était pas oisive. Fermant philosophiquement les yeux sur la disgrâce de partager de très-jolis hommes avec les grisettes d'en haut, elle favorisait régulièrement, et sans aucune injustice, les seigneurs de Garancey, d'Aiglemont et Monrose...

Certain soir qu'on croyait le vieux général occupé pour longtemps aux mansardes, il s'était, on ne sait comment, échappé... Il rentre chez lui... et... ventre saint-gris ... était-ce une vision ? la chose était-elle bien possible Que trop En un mot, il surprend sa baronne entre deux feux, se chamaillant de grand courage entre Monrose, assaillant congru qui combattait selon les lois naturelles de la guerre, et entre l'incongru d'Aiglemont, qui s'était étrangement écarté du droit chemin depuis que je l'avais perdu de vue . Quel spectacle grand Dieu pour un homme regorgeant d'amour-propre et à qui son hypocrite amie a su persuader que lui seul au monde était capable de lui avoir fait faire une folie depuis son ancien veuvage Vulcain, du moins, n'avait surpris que Mars dans les bras d'une infidèle qui n'était que son épouse ; mais la baronne est une amante, et c'est son amant qui la trouve saturée de plaisir entre deux rivaux heureux à la fois ... Que dire que faire de qui se venger comment ... Il y a de quoi perdre la tête ; nulle possibilité de bien sortir d'un aussi mauvais pas : la seule issue qui ne soit pas hérissée de périls, s'ouvre à pic sur le précipice du ridicule Deux heures après, en dépit de tout l'amour des mansardes, le double cocu partit à la sourdine, me disant adieu par un billet poli qui m'annonçait qu'un postillon , survenu à l'improviste, le forçait à se rendre aussitôt à Paris pour des affaires indispensables.

La baronne nous restait. « Tout coup vaille » dit-elle, quand elle apprit la désertion du vieux sigisbé. Elle perdait à la vérité des loges, une voiture et quelques petits reflets de considération, mais elle recouvrait une liberté dont, à chaque pas, nous apercevions mieux qu'elle aimait à faire amplement usage ; elle avait assez de charmes pour pouvoir se flatter de faire quelque nouvelle conquête, et assez de fortune pour qu'elle ne fût pas extrêmement pressée de remplacer le commandeur. À bon compte, avec l'obligation de plusieurs bienfaits permanents, elle lui avait surtout celle de l'avoir délivrée du cousin escogriffe, placé par le crédit du patron dans un régiment d'où le spadassin avait été presque aussitôt détaché pour l'Amérique.

CHAPITRE VI

JUSTIFICATION DE LA BARONNE. REVENANT

BON DE LA COMÉDIE. PROJET À DIGÉRER

Je dis deux mots en particulier à Liesseval au sujet de sa plus que galante aventure... Ne trouvez-vous pas, ami lecteur, que j'avais bonne grâce à faire ainsi de la morale ?

« --- Est-ce bien à toi de te plaindre me répondit gaiement la baronne. Ah c'est plutôt à moi de te gronder pour m'avoir entourée de vrais égypans qui, du matin au soir, ne cessent de harceler les femmes. Vous voilà trois grandes inutiles, je veux dire les deux marquises et toi, qui, l'on ne sait pour quels intérêts particuliers, me laissez seule en butte à la fougue libertine de ces messieurs. Ils sont tous trois si beaux, si bien faits, si aimables, si caressants, qu'il m'est impossible d'en distinguer aucun... Je les aime donc tous trois à la folie. Pourrais-je, sans être injuste et sans me duper moi-même, leur partager inégalement mes bontés ? --- Mais, ma chère, cette infamie à laquelle le commandeur vous a surprise ? --- Pourquoi le vilain homme m'a-t-il lui-même pervertie à ce point J'en avais parlé confidemment à ces messieurs. Je m'étais récriée contre le goût abominable du vieillard, et me plaignais de ma complaisance, toujours vainement employée, comme d'un honteux supplice. Votre fou d'Aiglemont, qui se pique d'être un docteur, ne s'est-il pas mis à justifier le vœu du commandeur, pour me contrarier, et à soutenir que si cet homme avait eu tort, ce ne pouvait être que par une ambition qui ne sied plus aux gens de son âge ... À force d'agiter cette question, ni le marquis ni moi ne voulant céder, les choses, ma chère amie, en sont venues au point que vous savez, et d'Aiglemont gagnait sa cause quand mon vilain a eu la sottise de se montrer... --- J'espère, interrompis-je, que du moins une autre fois tu fermeras tes portes »

Cependant de très-petits incidents tels que celui-là se perdaient dans le tourbillon des plaisirs que chaque jour voyait naître. Nous faisions excellente chère et force musique ; nous chassions, nous nous répandions dans les campagnes voisines ; enfin, nous jouions la comédie. J'étais grande coquette ; Aglaé, jeune amoureuse , en partage avec la charmante d'Aiglemont. Liesseval était une intéressante soubrette . Madame de Garancey, modestement, se bornait aux caractères , mais, habilissime, c'était elle qui nous mettait tous en scène, et nous ne pouvions avoir une meilleure directrice. Monrose était jeune premier ; d'Aiglemont, petit-maître ; Garancey, raisonneur ; Saint-Amand, valet , et il s'en acquittait fort bien. Monseigneur enfin était chargé des rôles à manteau . Nous jouiions solennellement, et pour toute la banlieue, une fois la semaine ; à la suite du spectacle il y avait souper et bal. Les autres jours nous nous exercions à remplir des canevas , toujours très-ingénieux, que nous fournissait la riche imagination de madame de Garancey. Plusieurs de ces croquis étaient susceptibles de devenir d'excellentes pièces.

Oh si dans les sociétés les plus châtiées, sous les yeux des pères, des mères, des maris, il est rare que l'amusement de la comédie n'amène pas des imbroglio de galanterie souvent poussée au plus loin, comment la même cause n'aurait-elle pas produit des effets encore plus violents chez nous, qui ne comptions qu'à peine trois personnes de mon sexe, je veux dire Aglaé avec les deux marquises, et une seule de l'autre, Saint-Amand, qui ne fussent point... un rigoriste dirait corrompues , mais je dis au courant

Certain jour, après une vive répétition des Fausses infidélités , les acteurs revenant du théâtre, qui était au delà des bosquets, s'y dispersèrent, et il y eut entre eux un sérieux engagement. Tandis que Félicia- Dorimène réalisait le dénoûment avec Garancey- Valsin , plus loin, la répétitrice en titre, madame de Garancey, consolait le disgracié Mondor , notre prélat... Mais le pis... le criminel, c'est qu'en même temps, moitié figue, moitié raisin, le brûlant d' Orvigny -Monrose épousa brusquement, sur un gazon, d'Aiglemont- Angélique .

Ô Thalie combien ce pacte réel avec Vénus ne te fit-il pas d'honneur Tu ne cesses de faire, en faveur de la déesse de Paphos, des arrangements charmants auxquels tout le monde s'intéresse ; et puis les choses en restent là Cette fois du moins tu ne mâchas point à vide... Comment, à travers tant de soins qu'on se donne pour perfectionner les beaux-arts, n'a-t-on pas imaginé de prescrire aux amants de consommer tout de bon, après la chute de la toile, tous ces mariages de comédie De quel surcroît de feu l'avant-goût d'une félicité réelle n'allumerait-il pas les acteurs Quel redoublement d'attention n'apporterait pas le public à suivre une action qu'il saurait n'être pas tout à fait illusoire Et que ne donneraient pas certains amateurs pour assister plus particulièrement à l'apostille des pièces ... Auteurs, acteurs, public et directeurs, tous ne gagneraient-ils pas infiniment à cette charmante innovation ... Mais je suis bien folle de noyer étourdiment, dans une gazette qui courra bientôt le monde, une admirable idée dont j'aurais pu sans doute me faire grand honneur en la développant dans un beau mémoire soumis à l'examen des académies ... Puisse du moins cette donnée porter bonheur à quelqu'un de nos metteurs en œuvre, si communs à présent, dont l'unique métier, au défaut d'idées propres, est de trafiquer de celles d'autrui Mais ne faut-il pas que tout le monde vive

CHAPITRE VII

DÉVELOPPEMENTS NÉCESSAIRES ET QUI N'ARRÊTENT

POINT LA MARCHE DE NOTRE HISTOIRE

Cet arrangement qui s'était fait en plein air entre Angélique et Valsin, m'alarma fort, quand ces deux amants-impromptu vinrent presque en même temps m'en faire confidence. La marquise aimait par malheur : le seul défaut qu'elle eût apporté de province, était cette maudite susceptibilité de s'enfiévrer de tendresse. Dès les premiers jours, la sensible marquise avait distingué et désiré mon cher neveu ; mais comme je ne suis nullement l'historienne des amours à soupirs , je n'ai rien dit au lecteur des agitations, d'abord réprimées, bientôt surprises par moi, presque aussitôt avouées, qui avaient fait le tourment de madame d'Aiglemont depuis que j'avais le bonheur de la posséder. C'était surtout afin d'assouplir sa passion, afin de désunir son cœur et ses sens, que je l'avais enveloppée de mes lacets féminins et mise en tiers dans nos saphiques jouissances. J'avais également fait mystère à Monrose d'un sentiment qui, s'il l'avait pu soupçonner, aurait infailliblement monté sa tête ; d'où mille extravagances plus que probables entre un ardent agresseur et une femme timorée que les efforts de la séduction auraient sans cesse avertie d'être sévèrement sur ses gardes. Heureusement le hasard avait fait passer un difficile nœud. Il devenait égal désormais que la marquise continuât de brûler ou se refroidît, qu'elle captivât Monrose ou qu'elle désespérât enfin de fixer ce volage : tous les dangers de l'amour sont passés dès l'instant de la jouissance ; elle est comme l'éruption de la petite-vérole : il ne s'agit plus que de savoir ensuite s'il n'y paraîtra pas, ou si l'on conservera des marques de ravage de l'affreuse maladie. Je conjurai l'aimable marquise de s'en rapporter absolument à moi du soin de la traiter jusqu'à la fin des grands accidents de sa situation critique. Je n'étais point un médecin austère : le régime était surtout ce dont je voulus pleinement la dissuader. « Usez cet amour, lui dis-je, de peur qu'il ne vous use ; éprouvez, enchaînez votre jeune amant à force de le rendre heureux : s'il vous est réellement dévoué, vos bontés multipliées vous l'attacheront davantage, sinon... vous aurez fait un joli rêve, sauf à vous rendormir pour recommencer à rêver. Ainsi va la vie » À bon compte, je fis présent à la nouvelle initiée, d'une clef de certain labyrinthe enchanté , dont on se souvient sans doute, afin qu'elle pût y roucouler tout à son aise et sans péril avec son heureux tourtereau. À la vérité, d'Aiglemont m'avait dit autrefois les choses les plus raisonnables au sujet de cet infaillible impôt qu'on nomme cocuage ; mais combien les plus beaux discoureurs sur la théorie, manquent de philosophie et deviennent inconséquents, lorsque la pratique les met à l'épreuve

Ainsi donc, va me dire quelque lecteur, le même jour avait couché deux nouveaux noms sur ce fameux registre qui doit bien en être... pour Paris seul, à son cinq ou six cent millième volume ? --- Point du tout : Garancey avait de beaucoup le pas sur d'Aiglemont dans le grand ordre. Madame de Garancey, déjà veuve de deux maris, esprit fort, femme à conceptions romanesques et dramatiques, n'avait, en se mariant, apporté à son troisième époux qu'une survivance de cocu : n'avait-elle pas dû le mettre en dignité le plus tôt possible Voici comment pensait, et même tout haut quand on voulais cette singulière dame : « Je me suis mariée pour être heureuse, » dit-elle, peu de jours après l'aventure des bosquets, à Garancey, qui lui remontrait doucement qu'elle s'affichait un peu trop avec notre prélat, lui-même fort enthousiasmé d'elle. « Des remontrances me contrarieraient et ne me corrigeraient de rien : bien loin de là ; je vous ai volontiers engagé ma main et ma fortune ; mais je me suis réservé ma liberté. Vous êtes un homme charmant ; si j'en étais à me remarier, car le mariage est un vernis de société fort convenable, c'est encore vous, vous seul que je prendrais ; mais comme je trouve très-bon que vous ayez ici depuis l'aimable Félicia jusqu'à la moindre de ses femmes de chambre, laissez-moi vivre comme bon me semblera : je vous promets seulement de ne point vous associer des gens dont vous puissiez rougir. C'est cela seul qu'une femme doit à elle-même d'abord et puis à son mari... Voulez-vous une tasse de thé ? » La dame étant de cette humeur, on ne trouvera pas étrange qu'elle eût fait, à la suite des Fausses infidélités , une infidélité très-réelle en faveur du prélat. Il y avait d'ailleurs une porte continuellement ouverte pour arriver à la faveur de madame de Garancey : on ne pouvait louer un peu vivement quelque beauté de ses productions, sans qu'aussitôt les plus douces amitiés fussent la récompense de l'éloge. Monrose le premier avait découvert, sans y songer, ce défaut de la cuirasse : d'Aiglemont, averti, fut curieux de faire la même expérience ; elle lui réussit à merveille.

Quant à monseigneur, c'était tout de bon qu'il se cramponnait à madame de Garancey ; tous les rapports imaginables les destinaient l'un à l'autre : il était fou de vers, de pièces. Sur le retour, il aimait, en homme d'esprit et de sens, les femmes qui ne sont plus tant courues, qui sont instruites, et avec lesquelles on peut causer. Un très-jeune homme ne risque rien à porter aussi son encens aux pieds des femmes surannées : l'insatiable faim du bel âge donne la solution de ces goûts disproportionnés. Mais l'homme dont l'été finit, ne peut continuer de courir après des printanières sans se couvrir de ridicule.

Quant à moi, j'étais enchantée de voir s'émousser ainsi, par de vifs et prompts frottements, les diverses aspérités des préjugés et des liaisons récentes. Toutes choses, à mon sens, commençaient à se passer fort bien : je dirigeais dans sa nouvelle carrière la trembleuse d'Aiglemont, qui se mettait à m'aimer de toute son âme, et plus sans doute que ne l'aurait souhaité mon cher neveu, s'il avait su tous les détails de notre intimité secrète. J'estimais la noble franchise de madame de Garancey, qui me témoignait clairement, sans m'en parler jamais, combien elle me savait gré d'aider son époux à supporter ses inévitables disgrâces. En un mot, m'attendant à chaque instant à voir ce pauvre d'Aiglemont venir aussi me confier ses peines, j'interrogeais mon cœur et je me trouvais toute prête à répandre sur les blessures de mon ancien ami le plaisir, ce baume souverain dont il me connaissait prodigue.

CHAPITRE VIII

SINGULIER ENTRETIEN. COMMENT IL EST

INTERROMPU

Je mourais d'envie de savoir comment l'aimable prélat, ayant un engagement en bonne forme avec madame de Belmont, avait pu dérober à son devoir, à ses jouissances, tout le loisir dont il voulait bien disposer en ma faveur. « La prudence, répondit-il, et le besoin de quelque repos m'ont fait sortir de Paris : l'amitié m'a conduit dans cet asile où me retient l'enchantement de Félicia, qu'on ne peut plus quitter dès qu'on s'est approché d'elle. --- Mon cher oncle (je le nommais souvent ainsi à cause des anciens rapports), voilà ce qui est bien honnête. Cependant, cette fois, je ne me suis pas fort aperçue de vous avoir enchanté. Permettez que je fasse honneur du charme à la véritable magicienne, à madame de Garancey, et que je lui aie l'obligation tout entière d'une complaisance de votre part qui nous est à tous fort précieuse. » Il crut trouver dans ce que je venais de dire moins un compliment qu'un cartel... et voulut... mais je m'opposai tout de bon à ses galantes entreprises. « Parlons plutôt raison, lui dis-je, et jugez un procès qui reste en suspens entre Monrose et moi sur le compte de votre beauté parisienne. Est-ce du bien ou du mal qu'on doit penser de madame de Belmont ? --- Du bien, ma chère nièce. On n'est pas plus aimable, ni d'un commerce plus intéressant, plus franc, plus sûr, au salon comme au boudoir. Il ne manque à cette femme que du temps, pour qu'on oublie totalement quelques malheureuses circonstances qui n'ont jamais compromis son cœur, mais que la méchanceté, la jalousie, la rage de médire ont exagérées indignement. Il manque à madame de Belmont de la fortune, pour que son âme expansive, généreuse, pût se développer dans toute sa perfection, il lui manque surtout une tranquillité d'esprit dont elle était enfin sur le point de jouir, quand, pour son supplice, le diable a ramené en Europe un odieux garnement qu'un jour elle eut le malheur d'épouser. Cet homme, sans aucun droit qui puisse fonder la moindre prétention, sans autre but que celui de nuire et de signaler sa présence à Paris, a déjà tenté mille moyens pour gêner, vexer, escroquer son épouse. C'est en grande partie la crainte de me trouver compromis tôt ou tard dans leurs démêlés, qui m'a décidé à m'absenter pour quelque temps. Mais je n'abandonne ni ne prétends négliger une femme vraiment intéressante qui, dans ce moment surtout, a besoin d'amis véritables. Je lui suis tendrement attaché : sans doute elle m'a traité trop bien quand, non contente de se donner, elle m'a fait prendre encore son inséparable amie : ce n'est plus à mon âge, ma chère Félicia, qu'il est prudent de se surcharger de bonheur ; mais du moins ai-je délivré l'aimable Floricourt de certain banquier, grossier tyran, qui croyait que cinquante louis par mois pouvaient assez payer le droit de ne pas laisser à sa maîtresse un seul de ses goûts, de ses plaisirs, une seule de ses habitudes et presque de ses idées Heureux d'avoir pu donner à madame de Belmont une nouvelle preuve de mon attachement en obligeant son amie, c'est à moi de me soustraire au danger de la trop vive reconnaissance de deux femmes dont les sens sont approvisionnés de manière à seconder à l'infini les mouvements de leur délicatesse. Je veux les accoutumer à penser que je ne suis point homme à leur vendre si cher de médiocres bienfaits dont elles-mêmes ont voulu resserrer les bornes... --- J'ai perdu, ripostai-je, et ces détails justifient, contre mon ancienne opinion, le cher Monrose, qui leur a fait si vivement sa cour. --- Elles l'aiment encore, et le regrettent ; souvent elles m'ont parlé de lui, et ce n'a jamais été sans faire son éloge ; mais elles le plaignent de s'être jeté... »

Cette conversation fut interrompue par une singulière et bien funeste nouvelle. Monrose, qui l'avant-veille avait disparu vers le soir, après avoir fait dire qu'il serait de retour pour la répétition de la première comédie publique, Monrose arrivait de Paris blessé, et dans le cas de fuir ou de se cacher avec un soin extrême : il venait de se battre et de tuer son homme

Jugez, cher lecteur, de l'effroi, de la consternation, des pleurs, des cris, de la confusion générale que causa le fatal événement. Songez que, de huit femmes, maîtresses ou soubrettes, que vous savez réunies chez moi, la seule Aglaé n'avait point reçu dans ses bras l'adorable mortel. Aglaé pourtant ne se montra pas la moins sensible au malheur du banal Adonis, lorsqu'il fut amené, faible, défait, parmi les huit Vénus. Mais, que dis-je, huit Il y eut une de nous qui ne parut point ; que j'avais eu l'heureuse présence d'esprit de soustraire, d'enfermer ; qui, par les violentes expressions de sa douleur, se fût perdue en trahissant une première faiblesse aux yeux d'un époux dont on n'était pas assez sûr. Quelle funeste maladie que cette fièvre d'amour Dans quel affreux état un seul mot n'avait-il pas jeté l'Angélique des bosquets, la charmante marquise d'Aiglemont

CHAPITRE IX

DÉTAILS INTÉRESSANTS. RÉCIT DE LEBRUN

Quelle que fût notre impatience de savoir ce qui s'était passé, comment les jours de Monrose s'était trouvés en péril, quelle victime il avait immolée, toute curiosité cédait au désir d'apprendre d'abord s'il n'y avait rien à craindre pour sa vie. Eût-il eu déjà le pied dans la fosse, notre état de crainte et d'affliction n'eût pu s'exprimer plus fortement. La sensibilité, la tendresse avaient du premier saut franchi toutes les barrières : nous avions de beaucoup outrepassé le but. Monrose en personne, debout, avec toute son affabilité, tout son calme ordinaire, avait beau nous assurer qu'il n'avait presque aucun mal, son bras en écharpe et l'épaisseur que nous voyions d'un côté de son corps, démentaient jusque-là pour nous ses consolantes protestations. Le chirurgien qu'il avait amené sut mieux nous persuader, quand il jura que, de trois blessures qu'avait reçues notre ami, aucune n'était dangereuse, et qu'elles n'exigeraient même qu'à peine qu'il gardât le lit ; mais nous frémîmes, les écluses de nos yeux se rouvrirent et l'appartement retentit de nos sanglots, lorsqu'on nous apprit que, si certain coup n'avait pas heureusement porté sur une côte, Monrose l'aurait eu tout au travers du corps.

Enfin, quel avait été l'adversaire ? M. de Belmont, cet homme funeste dont tout à l'heure encore le prélat me parlait ; ce scélérat que la Providence avait exprès ramené d'Amérique, pour qu'il subît enfin un châtiment, trop honorable sans doute, qu'il avait mérité par une longue suite de déportements.

Lebrun, le fidèle et brave Lebrun, témoin du combat, toujours aussi propice que dévoué Mentor de notre précieux Télémaque, c'est Lebrun qui, prié, pressé, carressé, va nous faire enfin l'histoire intéressante de l'origine de la rixe, de la scène et de son dénoûment tragique. Lebrun a pour auditeurs, avec moi, mesdames de Garancey, d'Aiglemont, le prélat, Saint-Amand ; et quand il est près de commencer son récit, survient la jeune marquise, que j'avais fait appeler. Ce qu'il reste d'agitation à celle-ci, quoique je l'aie fait rassurer par de bien bonnes nouvelles, nous surpasse encore ; mais elle est censée dans le premier mouvement , et son trouble alors paraît assez naturel.

« Le seul défaut de mon cher maître, dit l'orateur Lebrun, c'est d'être trop aimable. (Lebrun aurait pu se dispenser de dire cela : nous le savions toutes.) Certain je ne sais quoi qu'il a (nous savions bien encore ce que c'était) fait que les femmes sont endiablées à le pourchasser. Il existe de par le monde une jolie dame à qui, par malheur, il a fait un enfant ; du moins elle lui en décerne l'honneur, quoique, lors de cette fabrication, elle eût encore un époux sur le dos duquel, ce me semble, elle devait bien, en bonne conscience, jeter le fardeau ; mais bizarre, extravagante, ou plutôt méchante alors comme un diable, elle n'en avait rien voulu faire, afin d'avoir de quoi nous tourmenter.

« L'époux est mort peu de jours après qu'on est venu s'établir ici. La veuve avait écrit sur l'heure à mon maître qu'étant née de condition , ayant été déshonorée par lui (c'était son mot) et se trouvant héritière d'une assez jolie fortune , elle ne croyait pas qu'il eût rien de mieux à faire que d'accourir pour passer l'éponge du sacrement sur une tache avouée par elle-même, non-seulement à son mari, lorsqu'il vivait encore, mais à toute sa propre famille. Cette dame était grosse alors de plus de sept mois.

« Honoré de la confiance de mon maître sur certains objets (ici je vis rougir trois ou quatre des écoutantes), je lui avais cordialement conseillé de répondre avec adresse et douceur à l'arrogante veuve ; mais il a dédaigné mon avis ; une réponse légère, où se trouvait surtout très-épigrammatiquement réfutée l'accusation d'être l'auteur d'un déshonneur dont il citait plusieurs à-comptes antérieurs à leur connaissance, cette réponse, portée par moi-même, avait fait le plus mauvais effet imaginable. Il se trouve que madame de... »

Lebrun hésitait : « De Salizy, dis-je alors. --- Vous la nommez, madame la comtesse .

« Cette madame de Salizy se trouve être fille d'une sœur de M. de Belmont. Celui-ci, tombé des nues à Paris, et trop heureux de n'y être pas logé d'emblée aux dépens du gouvernement, était venu mettre pied à terre chez sa nièce. Bientôt, confident de la grossesse illégitime, et venant à découvrir encore, par un cercle d'informations, que le prétendu suborneur était le même que certain cavalier qu'on assurait avoir été l'amant et, qui pis est, le commensal de madame de Belmont, comme oncle et surtout comme époux, M. de Belmont avait résolu de se faire, de l'aventure de sa parente, une affaire personnelle.

« En conséquence, j'avais rapporté à mon maître, avec beaucoup d'injures très-bien écrites de la part de la nièce, des menaces grossières de la part de l'oncle protecteur. Mais il les avait signées Francœur, parce qu'à tout hasard il avait eu la précaution de quitter son nom à la barrière, ayant de longue date à Paris plusieurs de ces vigilants amis qu'on nomme créanciers , et qui, lorsqu'après une absence ils ont le bonheur de retrouver l' ami pour qui leur bourse s'est ouverte, aiment mieux gêner un peu sa liberté que de risquer d'être privés derechef de sa chère présence. Ce diable de nom d'emprunt m'empêcha absolument de savoir d'abord à qui nous avions affaire ; une croix de Saint-Louis, fourvoyée sur la poitrine d'un estafier, lui donnait à nos yeux l'air d'un homme auquel on pouvait devoir des égards. »

CHAPITRE X

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN

« Malgré mes conseils réitérés de ne pas s'endormir sur le danger de pareille enclouure, mon cher maître aurait probablement dédaigné le courroux de l'oncle et de la nièce ; mais, avant-hier, un soin touchant fit accourir près de nous certain courrier volontaire dont le message nous mit enfin dans le cas de nous occuper sérieusement de madame de Salizy.

« Le courrier était un faux jockey, jeune fille à l'âme tendre, à l'esprit romanesque, femme de chambre ad intérim chez madame de Belmont : elle s'était bravement offerte pour aller, sous une forme masculine, se mettre au service du sacripant d'époux, afin de veiller sur toutes les actions de celui-ci, d'éclairer ses menées et de fournir toujours à temps à madame de Belmont l'occasion de s'en garantir.

« Chonchon (c'est le nom de l'espionne ou plutôt de l'espion rusé), Chonchon, qui, pour n'avoir vu mon maître qu'une seule fois chez sa maîtresse à la campagne, conservait de lui néanmoins un profond souvenir ; cet enfant, dis-je, était venu toute la nuit pour prouver à mon maître son grand attachement, et l'avertir qu'il n'y avait sorte de mauvais desseins qu'on n'agitât chez madame de Salizy contre lui ; que M. de Belmont se vantait dans tous les tripots de chercher un petit freluquet de colonel dont il lui fallait les oreilles ; qui se cachait comme un lâche sous le cotillon des jolies femmes, mais qu'il saurait bien enfin déterrer et châtier etc.

« Qui connaît mon cher maître devine l'effet violent qu'avait dû produire sur lui cette franche confidence. Nous sommes partis sur le soir. Le lendemain de grand matin, j'étais chez notre homme, le priant de vouloir bien donner à certain colonel qui ne se cache point une heure d'audience au bois de Boulogne. J'étais en bourgeois et fort bien mis, quoiqu'en habit de voyage. M. de Belmont ayant voulu le prendre sur un certain ton, et s'échappant sur le compte de mon maître en propos peu mesurés, j'ai traité le quidam de haut en bas, et peu s'en est fallu que je n'aie fait sur l'heure, de l'autre querelle, la mienne propre. Mais à moi tant de liberté n'appartenait. « Vous paraissez fort ami de ce petit monsieur m'a dit le sieur Belmont d'un air massacrant. --- Assez pour offrir ailleurs qu'ici cent coups de bâton à qui pense et parle de lui sans un respect que lui doivent surtout... les gens, quels qu'ils soient, qui se trouvent sous la férule de l'autorité. --- C'est-à-dire, m'a-t-on répondu furieux, qu'il m'adresse un casseur de bras pour tâcher de faire diversion, et se tirer d'affaire au moyen d'un tiers qui paraît plus intrépide... --- Point du tout : vous devez avoir très-bien entendu de quelle part je vous ai requis. M. le chevalier casse fort bien les bras lui-même, surtout aux bravaches. Au surplus, s'il en laissait à briser après lui, je me ferais un plaisir, monsieur, de justifier, à vos dépens, la bonne opinion que vous paraissez avoir de ma personne... » Pendant cet étrange colloque, mon homme s'habillait, servi par Chonchon, fort rudoyé, car il était en disgrâce à cause d'une absence dont, bien entendu, l'on n'avait pu lui arracher le secret, mais qu'on avait regardée comme l'étourderie d'un enfant, excusable pour la première fois en faveur de sa gentillesse.

« M. de Belmont allait être en état de sortir quand j'ai vu paraître dans la chambre une espèce de fantôme affublé d'un manteau jadis rouge, rapetassé, guenilleux, et le chef couvert d'un crasseux chapeau dont une aile était rabattue sur le visage. Quand cette figure étrange a quitté son enveloppe, quelle n'a pas été ma surprise en reconnaissant... Le croiriez-vous, madame la comtesse (il s'adressait à moi) la Bousinière l'infâme beau-père de cette mademoiselle Armande dont je sais que monsieur le chevalier vous a parlé

« À ma fatale vue, le vieillard... n'a pu pâlir, --- dès longtemps son cuir hâve et sec ne permet plus aucune transition de couleur, --- mais le mouvement convulsif de ses rides a tiraillé ses sourcils et ses crins blanchis. « Te voilà donc, coquin a-t-il eu l'audace de me dire. Nous te tenons enfin ... Mon cher Belmont, ce malheureux est l'homme dont je t'ai parlé, cet assassin d'un de mes meilleurs amis et autant vaut d'un autre encore. C'est le même qui sert le ravisseur de ma coquine d'Armande, si sage avant de les avoir connus. »

« Je frémissais de rage. Un instant j'ai eu l'envie d'étendre à mes pieds l'atroce calomniateur sous un coup mortel de mon épine, déjà si fatale à l'exécrable Carvel. Mais je me suis contraint. Immobile, parfaitement maître de moi, j'ai préféré d'attendre comment allait se conduire son digne ami. « Quoi s'est écrié celui-ci, ce drôle à qui je faisais l'honneur de le prendre pour un galant homme, n'est que le valet de mon polisson Il n'y a pas à hésiter, mon cher la Bousinière, il faut à l'instant faire avertir un commissaire et... »

« Au regard subit de l'effrayé la Bousinière, Belmont, averti lui-même par le cri de sa conscience, a paru saisi d'effroi pour avoir inconsidérément prononcé le terrible nom du premier scrutateur des êtres de leur sorte. Leur embarras, leur muette stupeur ont mêlé pour moi d'un moment de plaisir cette scène désagréable. J'aurais donné beaucoup pour que mes vieux criminels s'enferrassent ainsi tout de bon dans le glaive de la justice... « Mais non a tout de suite ajouté le Belmont, ceignant enfin son épée de prévôt de salle ; le petit monsieur... m'attend ? --- Et de pied ferme --- Eh bien puisqu'il fait semblant d'avoir du cœur, je daignerai lui faire l'honneur de me mesurer avec lui ; quant à toi, l'ami, nous serons toujours à temps de te faire pendre... »

« J'avais un cheval à la porte. Chonchon venait de faire avancer un fiacre pour mes gredins ; je les y ai vus monter : de ce moment je n'ai plus perdu de vue la voiture, jusqu'à ce qu'elle se soit engagée dans la route au delà de la place de Louis XV. Pour lors piquant des deux, je suis venu prévenir mon cher maître, qui m'attendait à vingt pas de la porte Maillot, qu'incessamment il verrait arriver son méprisable adversaire. Il m'a remis ses pistolets, quand je lui ai dit que M. de Belmont se battrait à l'épée. »

CHAPITRE XI

LEBRUN CONTINUE DE CONTER

« Toute cette braverie que le sieur de Belmont avait affectée en sortant de chez lui, n'a pas empêché qu'à la vue de M. le chevalier, il n'ait éprouvé certaine anxiété que j'ai très-bien démêlée sur sa triste physionomie.

« En vain quelques reproches ont été risqués par cet offensé prétendu ; l'offenseur n'a pas daigné répliquer d'une seule parole. Mon maître, d'un pas ferme, s'enfonçait sur la gauche dans l'épaisseur du bois. À cinquante pas environ de la route frayée, s'est montré un espace assez convenable, que sans doute mon cher maître avait précédemment reconnu ; il s'y est arrêté ; là, faisant voir qu'il n'avait sur le corps qu'une chemise et un simple gilet de basin sous son frac fort léger, il a mis M. de Belmont dans le cas de justifier de même l'état de son costume. Il était, lui, beaucoup plus habillé. Un gilet de laine sur la peau, une chemise, un second gilet de soie doublé, la veste d'écarlate galonnée, un bon uniforme de drap bleu, le tout recouvert d'une redingote, c'était de quoi rendre la partie par trop inégale ; mais ce pouvait bien aussi n'être qu'une précaution de santé de la part d'un homme de certain âge récemment de retour d'Amérique. C'est pourquoi mon généreux maître n'a fait, à ce sujet, aucune difficulté. Cependant, de son plein gré, M. de Belmont, aidé de la Bousinière, a quitté son surtout ; quand il a voulu mettre habit bas, M. le chevalier l'en a dispensé. Tout aussitôt ils se sont mis en garde. Trompé par le flegme avec lequel M. Monrose s'est d'abord laissé porter plusieurs coups dont même l'un, trop faiblement paré, venait de le toucher légèrement, le colérique Belmont s'est cru sûr d'une facile victoire. Cependant, à son tour, il s'est senti blessé. Ce mécompte ajoutant à sa rage, il a commencé de tirer à bras raccourci. Mon cher maître paraît avec autant d'adresse que de sangfroid, attendant prudemment d'avoir du jour pour frapper avec plus de sûreté son impétueux adversaire. Celui-ci s'étant enfin découvert, j'ai vu M. le chevalier s'allonger vivement, plus jaloux de porter un coup terrible que de se garantir lui-même de ceux dont on le harcelait. C'est alors qu'atteint de biais d'un coup qui, par bonheur, a glissé sur la côte, il a plongé jusqu'à la garde dans le flanc droit de M. de Belmont son épée, qui est sortie de l'autre côté, ayant probablement traversé le cœur, car à l'instant, comme d'un coup de foudre, le blessé est tombé lourdement en arrière, entraînant même avec lui l'arme dont mon cher maître venait de le transfiger.

« Cette rapide action était l'époque précise de deux autres que le pinceau pourrait réunir, mais que le récit délaie, quoique toutes trois n'aient eu qu'un moment indivisible.

« D'un cabriolet qui accourt sur les combattants au péril de les renverser, part, à l'instant même de la chute de M. de Belmont, un coup de pistolet dirigé vers sa tête, presque à bout portant, mais qui le manque et va sillonner l'épaule de mon cher maître. En même temps, comme M. le chevalier se trouvait désarmé, l'exécrable la Bousinière dégaine et se prépare à le charger ; mais, sur mes gardes depuis qu'on était aux mains, et soupçonnant mon gredin d'être bien capable de quelque trahison, je m'oppose et je préviens mon homme, lui sanglant à travers le visage un terrible coup de mon nouvel espadon, plus formidable encore que celui qui me servit avec Carvel. La surprise, la douleur font tomber de la main du perfide témoin le fer dont il a vainement tenté de parer mon attaque : plus alerte que lui, je saute sur l'épée, la casse et jette au loin les débris. Cependant, à quatre pas le cabriolet, dont le cheval s'est effrayé, vient de heurter une souche, l'a surmontée, et, versant, a jeté lourdement à terre madame de Salizy ; car c'est elle qui accourait, la tête perdue ; qui ne voyait que le danger de son cher suborneur, et qui, en un mot, a eu l'aveugle fureur de tirer. Le pur hasard vient de lui épargner deux crimes : en manquant un oncle, elle a failli tuer un amant.

« Il faudrait, mesdames, que vous eussiez vu, comme moi, le meilleur, le plus généreux des humains, oublier qu'il vient d'étendre un homme à terre ; que son propre sang coule de trois blessures... Il faudrait que vous l'eussiez vu courir au cabriolet versé, pour secourir la malheureuse Salizy. Elle a fait une chute violente et dangereuse ; mais sa fureur lui a conservé l'usage de ses sens... « Monrose Monrose » crie-t-elle, quoiqu'elle soit déjà dans ses bras. Elle est glacée d'horreur à la vue des traces sanglantes qu'impriment sur elle les mains chéries qui daignent la dégager. « Monrose Monrose » continue-t-elle de crier. Elle ne se souvient plus s'il y eut au monde un parent armé pour la venger et s'il a péri dans le moment. Monrose vit, elle revoit Monrose : le désespoir et le bonheur se disputent, avec un égal avantage, la plus expressive physionomie ; le meurtrier de l'oncle est pressé dans les bras de la nièce ; elle sèche de ses baisers les beaux yeux qui la mouillent de pleurs. »

À cet endroit du plus intéressant récit, il n'était pas besoin des larmes du bon Lebrun, pour faire couler à l'unisson celles de l'auditoire. Dès que l'essor de notre sensibilité put se modérer, le conteur reprit sa narration dans ces termes :

« Un bon génie nous avait pris sans doute sous sa protection spéciale, puisque toute cette bruyante scène put se passer sans qu'aucun des promeneurs du bois de Boulogne fût attiré vers nous. Moi seul et le jockey, Chonchon, qui s'était lestement jeté de côté tandis que le cabriolet versait, nous sommes sans blessures. Nous donnons partout nos soins ; des symptômes alarmants annoncent que l'imprudente Salizy ne tardera pas à mettre bas le tendre fardeau que recèlent ses entrailles ; elle a de plus un bras considérablement froissé. La Bousinière, balafré à faire horreur, s'est assis sur l'herbe, étanche comme il peut son sang et blasphème. Quant à l'infortuné commandant, il n'a plus besoin d'aucun secours.

« Enfin nous avons remis sur pied la voiture. Nous y plaçons comme nous pouvons la dépouille mortelle de M. de Belmont. Je fais alors avancer le fiacre, qui attendait en dehors de la porte Maillot. Pour distraire de toutes conjectures le conducteur, étonné d'une nouvelle combinaison qui montre un homme de moins, une femme de plus et la physionomie d'un tiers fort changée, je glisse un double louis. Le cocher reçoit pour lors sans difficulté, dans sa voiture, la débile madame de Salizy ; j'y fais monter aussi le hideux la Bousinière, ne voulant pas laisser libre un tel homme, quand il est maître de notre secret ; enfin je monte moi-même, laissant à Chonchon mon cheval. Mon cher maître a le courage de prendre place à côté du mort dans le cabriolet, qu'il est d'autant plus naturel de fermer de ses persiennes, qu'une légère pluie commence à tomber. Nous reprenons dans cet ordre la route de la lointaine demeure d'où l'onde et la nièce sont sortis le matin sous de si sinistres auspices ; nous y arrivons sans aucun fâcheux événement. »

CHAPITRE XII

FIN DU RÉCIT. DÉNOUEMENT. RÉFLEXIONS

MORALES

« Malgré la sagesse des précautions par lesquelles nous avions à cœur d'étouffer jusqu'à la moindre apparence de la tragique aventure, nous aurions échoué sans doute, si, de fortune, notre retraite n'avait pas été dans un très-petit hôtel que madame de Salizy habitait seule aux environs de la Comédie-Française, entre deux espaces où l'on n'a point encore bâti. Un vieillard, commis à la porte, est le père nourricier de cette dame ; la femme de chambre est la fille du bonhomme, et n'a pas quitté depuis l'enfance sa maîtresse, qui la comble de bontés. Ces gens-là sont donc parfaitement sûrs. Un seul domestique, dont on l'était moins, est écarté, sous prétexte de commissions, même avant que le cabriolet, qui d'un peu loin avait ralenti sa marche, n'entrât dans l'hôtel. Chonchon, l'impayable jockey femelle, courut ensuite appeler un chirurgien habile, avec certain homme de loi, d'une probité reconnue, qui, ci-devant chargé des affaires de M. de Salizy, continue les mêmes soins à la veuve. Ces utiles auxiliaires arrivèrent au plus tôt. Le mort fut déposé dans sa chambre ; on visita les blessures de mon cher maître : aucune ne se trouvait dangereuse. Madame de Salizy était à fendre le cœur, se jetant brusquement sur les plaies, les suçant, les mouillant de ses larmes, et tour à tour s'écriant, sanglottant, se maudissant ou laissant éclater une joie immodérée. Cependant elle était elle-même en pitoyable état. Moins d'une heure après notre retour, en proie à des douleurs aiguës, elle mit presque artificiellement au monde un enfant qui ne vivait plus...

« Je ne saurais, mesdames, vous décrire avec des expressions assez frappantes quel fut, pendant cette cruelle opération, le supplice, le désespoir de mon cher maître, qu'on n'avait pu décider à s'éloigner. Toutes les personnes que différents devoirs occupaient sur ce théâtre de souffrances et de consternation, étaient également affectées du spectacle touchant de deux êtres sensibles à l'excès, dont chacun s'accusait avec délire d'être l'auteur du malheur de l'autre... Mais je n'ai pas le talent de ces gens qui s'entendent si bien à filer une scène de tragédie bourgeoise. Je me borne donc à vous dire qu'avant midi, tout ce que je viens de raconter, était consommé.

« Dès qu'on eut pourvu directement à ce qu'exigeait l'état de l'accouchée, on s'occupa de la fable dont il conviendrait de revêtir la mort subite du malheureux Belmont. L'honnête avocat fit à ce sujet des ouvertures fort sensées ; il se fit fort de tout arranger, et se chargea du soin des obsèques. Ou décida que ce galant homme se fixerait, pendant un certain temps, dans l'hôtel même, et que la Bousinière, dont on prendrait soin, y serait également retenu jusqu'à nouvel ordre. Le ressentiment, la douleur, les scrupules de celui-ci furent assez facilement enchaînés au moyen d'une centaine d'écus qui passèrent de la poche de mon cher maître dans la sienne. Cet argument irrésistible métamorphosa soudain le méprisable vieillard ; on le vit même sourire à son bienfaiteur, en homme qui lui pardonnait déjà ses prétendus torts envers la sage Armande, ainsi que la mort de l'intime ami Belmont.

« Ces dispositions terminées, nous nous éloignâmes du désastreux hôtel. Bientôt après, nous étant assurés de notre chirurgien (car celui qui venait de donner les premiers secours à mon maître était nécessaire auprès de madame de Salizy), nous nous sommes bien secrètement éloignés de Paris, pour arriver en diligence chez madame la comtesse, où, quelque tournure que les choses puissent prendre là-bas, nous sommes probablement en pleine sûreté... »

Lorsque Lebrun eut cessé de parler, il fut fort loué de son excellente conduite. On vint en même temps nous avertir qu'un doux sommeil, de bienheureux présage, venait de surprendre notre héros.

Le prélat voulut aussitôt voler à Paris, où l'appelaient également le désir d'être utile à Monrose, en cas de recherches, et le besoin de complimenter la chère Belmont à l'occasion de l'heureux événement qui la délivrait d'un détestable époux. Garancey, parent d'un maréchal de France, et se trouvant allié par sa femme avec le ministre de Paris, crut aussi pouvoir servir utilement mon neveu. Garancey voulut donc partir avec Sa Grandeur. Nous nous fîmes une raison sur l'éloignement de ces aimables amis, puisqu'il s'agissait de la sûreté d'un troisième, et que nous ne doutions pas de les voir bientôt de retour après un favorable succès.

Vers le soir, non-seulement le cher Monrose se trouvait infiniment mieux, mais il put passer debout avec nous plusieurs heures, pendant lesquelles nous n'épargnâmes rien pour le distraire du trop mélancolique souvenir que lui causait sa fatale victoire et du souci bien plus cuisant encore qu'il avait de l'état critique de madame de Salizy. Heureusement, dès le lendemain on reçut, à propos de celle-ci, des nouvelles tout à fait rassurantes. On sut aussi que grâce à l'honnête avocat, tout s'était passé à souhait relativement au mort, paisiblement reçu dans le sein de la terre, où sans doute le secret de sa fin tragique était également enfoui.

Le seul la Bousinière, toujours besogneux et de mauvaise foi, pouvait remuer encore et susciter quelque orage. On y obvia par une négociation secrète qui dura quelques jours entre le ministre, pourtant instruit de l'aventure, Garancey, monseigneur et le grand-chanoine, en qualité de nouveau protecteur d'Armande. Il avait été décidé dans ce petit comité que la Bousinière ne sortirait de chez madame de Salizy que pour entrer en prison , s'il refusait de partir tout de suite pour l'Allemagne, où le grand-chanoine lui accorderait avec une petite pension l'asile, à titre de concierge, dans une habitation attachée à l'un de ses bénéfices. La Bousinière eut le bon sens d'apprécier l'avantage qu'on daignait lui offrir et d'éviter ainsi d'être coffré, comme ses nombreux méfaits n'en fournissaient que trop le prétexte. Il partit sous l'escorte d'un fidèle Allemand chargé de le conduire à vue jusqu'à sa future demeure.

Salizy se rétablit. Cette femme, née violente, et qui n'avait pas été ployée sous le joug d'une éducation assez morale, avait pourtant une âme aussi généreuse que sensible. Elle réfléchit, elle détesta sa faiblesse à céder aux perfides insinuations de Saint-Lubin et de Belmont, qui l'avaient, de concert, soulevée contre Monrose en dernier lieu ; car tous les misérables de Paris se tiennent par la main, et Saint-Lubin, ami de la Bousinière, s'était aussi faufilé chez la nièce sous les auspices de l'oncle. Madame de Salizy, n'écoutant plus que son cœur, gémissait de sa conduite insensée et ne se pardonnait pas d'avoir presque ôté la vie à l'être charmant qui lui avait été si cher.

En un mot, au bout de huit jours, la face de tous les objets fut changée. Les causes du trouble intérieur de notre cher ami cessèrent ; nous vînmes insensiblement à bout de lui persuader que le mal d'avoir fait périr un homme vil, était peu de chose en comparaison du bien d'avoir purgé la société et préparé le repos d'une personne chère, en lui épargnant encore le partage de la honte qu'aurait fait éclore plus tard le châtiment légal que son coupable époux ne pouvait éviter.

Bientôt les ressources du plus bel âge, la tendresse de l'adorable marquise d'Aiglemont, ma consolante amitié, les plaisirs vifs et variés qui ressuscitèrent parmi nous à l'occasion des nouvelles circonstances, heureuses au delà de notre espoir, tout cela concourut à miner, à détruire enfin le sentiment d'un très-pardonnable malheur. Il laissait pour toute trace le fruit de cette sévère leçon qu'il faut, sur toutes choses, éviter de s'entourer dangereusement. C'est sur cette importante matière qu'avaient roulé continuellement nos secrets entretiens, pendant que Monrose se rétablissait et attendait en suspens l'issue des démarches de nos amis.

Jeunes gens qu'un tempérament de feu fait courir étourdiment dans Paris après des femmes dont la connaissance ne vous offre d'abord que la perspective du bonheur, et sur lesquelles il vous semble qu'il ne s'agit que d'étendre la main, apprenez, des ennuis auxquels Armande et Salizy ont donné lieu, quels gouffres peuvent s'ouvrir tout à coup sous vos pieds. Défiez-vous du tapis de verdure, de l'éclat et du parfum des fleurs qui vous invitent à les cueillir ; sachez auparavant si le terrain est solide, et souvenez-vous bien qu'en dépit des noms, des titres, de la richesse, des charmes, en un mot, de tout ce qui peut séduire, il n'y a de sûreté dans ce monde que parmi les honnêtes gens.

CHAPITRE XIII

ÉPISODES. IMPORTANT SUCCÈS, PAR LEQUEL

J'ÉPARGNE POUR L'AVENIR DE GRANDS

CHAGRINS AU HÉROS

Comme parfois de violents orages ramènent le froid et les frimas à travers les jours de la plus riante saison et menacent de détruire tout espoir de récolte, de même la tragique aventure du duel avait suspendu le cours de nos jouissances ou plutôt dérangé l'harmonie de nos plaisirs ; car plusieurs de nous savaient bien encore se dérober au fardeau des circonstances, et faisaient fumer l'encens, à la sourdine, sur les autels de la volupté. C'est ainsi que, rassurée des premiers, parce que la simple amitié ne perd pas aisément le fil de la raison, je ne m'étais privée qu'un moment des douceurs variées dont Saint-Amand et sa charmante sœur enchantaient mes heureux loisirs. Toutes les autres auraient à peu près jeûné, si l'ambitieux d'Aiglemont, en l'absence du prélat et de Garancey, ne s'était fait un point d'honneur de tenir tête partout, même aux mansardes. Sa femme seule et moi le dispensions du service galant. Cependant, au sein de tant de richesses, il ambitionnait encore, et je le voyais furieux de ne pouvoir coucher mon Aglaé sur la liste de ses pratiques ; mais je tenais bon ; il n'y avait pas, pour le rusé piqueur, une seule petite occasion de couler dans l'oreille de ma vestale le doux venin de la séduction. Je ne fus pas aussi chanceuse du côté de Saint-Amand. Madame de Garancey vint un beau jour à bout de le rendre physiquement infidèle. Pourvu qu'une femme ait des appas (et cette dame en avait réellement beaucoup malgré sa maturité), la grande amabilité fait le reste. Que ne peuvent pas des louanges délicates sur le chatouilleux amour-propre d'un artiste À force de s'admirer mutuellement, la marquise et mons Saint-Amand s'étaient enfin accrochés. Ce qui me piqua surtout, c'est qu'on y avait mis de l'adresse et que je fus bien pendant cinq ou six jours leur dupe, sans m'en apercevoir.

Quelque chose encore à cette époque menaçait bien plus dangereusement de ruiner mon projet d'un bonheur pur et continu pour tous ces êtres aimables que je m'étais plu à réunir.

Mons d'Aiglemont n'avait pas fait la moindre chose à sa femme depuis qu'ils vivaient parmi nous ; cependant cette chère petite avait eu des symptômes de grossesse presque aussitôt après son aventure au bosquet de la comédie. C'était la troisième fois depuis son mariage qu'elle se trouvait dans cet état, et toujours il avait été accompagné de circonstances qui rendaient impossible de le dissimuler. Que faire ? comment se tirer de là ?... J'imaginai pourtant de quoi parer le coup. Puisse mon innocent stratagème aider à se tirer d'affaire quelque malheureuse épouse qui se trouverait, ainsi que madame d'Aiglemont, dans le cas de se dérober aux disgrâces d'une évidente infidélité.

J'exigeai de Saint-Amand que plusieurs jours de suite, pendant le crépuscule, il allât, tête à tête avec sa sœur, faire une promenade jusqu'à certain petit ermitage que j'avais fait construire au loin dans l'endroit le plus boisé de mes possessions. On m'obéit aveuglément. Dès le second jour mons d'Aiglemont, toujours à l'affût, ne manqua pas d'éventer cette manœuvre ; le libertinage outré de son imagination ne lui permit qu'une idée : c'était que le frère et la sœur s'écartaient ainsi pour se donner, à l'insu de la société, des preuves mutuelles d'amour

Il crut même faire un coup de maître en me révélant le soupçon. Les cartes brouillées, ses actions ne devaient-elles pas hausser rapidement Me désenchanter sur le compte d'Aglaé, n'était-ce pas se procurer plus que moitié des moyens de l'avoir Cependant je ne fis que rire de son insidieuse confidence, et le traitai d'extravagant.

Plusieurs jours encore la promenade fut continuée, et toujours on se reposait pendant un quart d'heure dans la petite chapelle. Chaque fois le veneur, embusqué, suivant de loin la marche, ne perdait pas une circonstance du trajet, de la durée, de la station et du retour. Nouvelle ébullition de désirs, nouvelle accusation auprès de moi, nouveau persifflage de ma part.

Le jour où je crus que mon secret dessein pouvait s'accomplir, je fis paraître Aglaé dans un costume d'un nouveau genre et très-remarquable. Vers le soir elle se déshabilla secrètement chez moi. Pour lors, ce fut la marquise qui se revêtit de tout ce que ma vestale quittait, et prit avec Saint-Amand la route de l'ermitage. L'ordre était cette fois qu'après l'ordinaire station, Saint-Amand, comme s'il avait envie de faire une plus longue promenade dont sa sœur pourrait être fatiguée, se retirerait et s'éloignerait sans elle, en lui disant assez haut qu'il reparaîtrait au bout d'un quart d'heure.

Quelle aubaine pour le brûlant marquis À peine la prétendue sœur est-elle seule, qu'il fond dans l'ermitage. L'obscurité des vitrages bariolés, l'ombre de l'épais feuillage et l'heure elle-même rendent ténébreux le théâtre de son insolence méditée. Ne doutant pas de surprendre Aglaé, il se déclare tout à la fois par des vœux passionnés et par des efforts à peu près irrésistibles, violents effets d'un désir longtemps contrarié, d'une occasion piquante, de l'attrait d'une jouissance nouvelle et surtout de la nécessité de... Mais on ne parle pas ... C'est sans doute qu'on se flatte de n'être point reconnue, et, possible, on ne soupçonnera pas que c'est avec sa propre sœur que le prétendu vainqueur vient d'être en bonne fortune... On cède enfin : c'est apparemment parce qu'on sent que, dans une humiliante position, il serait bien ridicule de résister, avec l'intention de rappeler au respect... On n'est pas vierge ... Cela est tout simple : ne vit-on pas avec son frère, et quand on en est là, comment supposer qu'on n'ait pas eu d'autres hommes auparavant L'amour-propre du marquis a réponse à tout... ou plutôt il ne s'informait de rien, et je lui prête sans doute gratuitement des réflexions sensées dont il était bien incapable dans l'ivresse de la plus complète illusion. C'est Aglaé qu'on a ; c'est elle qui, rendant justice à tant d'amour, à tant de talent de le bien exprimer, fait enfin les choses de bonne grâce, et laisse dégénérer en délicieux unisson un viol d'abord d'une discordance horrible.

Cependant, après une aussi complète possession, où deux fois l'égoïste a pleinement abusé de son ascendant, la marquise a bien sans doute le droit de rire ; elle se nomme et ne cache point que cet orageux quiproquo est un tour de ma façon, pour punir agréablement un fieffé libertin du double crime de négliger sa propre femme et de violer les droits de l'hospitalité, en attentant à mes plus précieuses richesses : « Mais laissez-moi courir après mon frère » dit gaîment la fausse Aglaé, laissant le désenchanté marquis réfléchir à l'aise sur le ridicule de son triomphe avorté.

Messieurs les maris, vous avez fait considérablement des vôtres avant de vous ranger sous le joug connu de l'hymen ; mais le temps est enfin arrivé de payer largement vos dettes. En vain savez-vous mille ruses de guerre et vous flattez-vous de pouvoir vous défendre à proportion du talent que vous avez eu pour attaquer. Croyez-moi, vous ne vous aviserez jamais de tout, et dès qu'un cerveau féminin voudra bien se mettre en frais pour essayer de vous duper, toute votre théorie, toute votre pratique seront forcées à baisser pavillon.

Cette réflexion n'est pas de moi, cher lecteur. C'est mot à mot la plainte assez risible que le marquis vint me porter contre moi-même. Il lui restait une cruelle épine dont je voulus bien le délivrer...

Était-ce tout de bon Aglaé, les autres jours, ou peut-être encore la marquise, que Saint-Amand avait conduite à l'ermitage Je le tranquillisai, l'assurant que ma vengeance n'allait pas aussi loin, et surtout que la marquise ne s'y serait point prêtée. Ainsi, pour cette fois encore, il fut permis à d'Aiglemont de supposer qu'il n'était pas cocu. À bon compte, et c'est tout ce qu'il nous fallait, la dame était hors d'affaire.

CHAPITRE XIV

ESPÈCE DE POT-POURRI. DÉPART DE MADAME

DE LIESSEVAL, ET CE QUI EN ARRIVA

Il est des jours heureux, il en est de malheureux : on s'accorde assez volontiers à le croire. Conséquemment à cet adage, on ne doit pas s'étonner si ce fut pendant le souper du même jour où d'Aiglemont venait d'avoir idéalement la désirable Aglaé, que Garancey survint, apportant, avec tout l'empressement de l'excellent cœur qu'on lui connaît, la certitude de ce que Monrose pouvait espérer de plus favorable dans sa position critique. Le ministre l'avait articulé nettement : la mort inopinée du très-coupable Belmont mettait fort à leur aise certains éplucheurs qui, malgré leur profond respect pour madame l'abbesse de ***, n'auraient pu se dispenser de châtier d'une manière à peu près déshonorante l'homme qu'elle avait choisi pour époux de sa fille et petite-fille (car on n'ignorait pas au tribunal inquisiteur de la police le vrai rapport de l'abbesse avec madame de Belmont). Ainsi donc c'était, à la lettre, une bonne action qu'avait faite Monrose en envoyant ad patres le vil commandant.

De mon côté, j'avais agi parfaitement, en légitimant la progéniture à venir qui déjà faisait faillir le cœur à madame d'Aiglemont. Ne m'avouera-t-on pas, d'après ces deux exemples, que tout ce qui produit de bons effets est bon, en dépit des tarifs que peut avoir fixés la morale, et réciproquement

Chez moi, c'était, à cette époque, à qui s'efforcerait le plus de faire le bien. Depuis qu'il était public combien l'honnête Lebrun s'était distingué dans l'aventure de son maître, une de nos dames, brûlant d'amour pour les vertus, s'était fait un point d'honneur de couronner celle du valeureux valet de chambre : je veux dire que madame de Liesseval avait pris de la passion pour lui, comme on sait, et le mettait au niveau de nos marquis, de nos chevaliers sur le volumineux catalogue des possesseurs de ses bonnes grâces. Le secret de cet arrangement, sur lequel on visait bien à jeter un certain voile, n'aurait pu sans doute percer jusque dans le pavillon principal, sans mes femmes, qui, se croyant du moins légitimement acquis un droit d'aubaine sur les subalternes, avaient hautement murmuré contre la baronne, faute d'être assez justes pour se rappeler que nous ne disions mot quand ces friponnes jouaient bien elles-mêmes à nous user les maîtres jusqu'à la corde Il y eut quelques cailletages à propos de tout cela.

Ma baronne, que j'aimais toujours bien, sans toutefois l'approuver en tous points, se déplut dans notre séjour et me demanda la permission de le quitter. C'était une perte. J'en fus vivement affligée. Après avoir combattu son dessein avec toute la chaleur de la politesse et de l'amitié, voyant que je n'étais pas la plus forte, je me désistai de mes instances, et tout juste après les huit jours que durait ordinairement chaque passion de mon amie, elle partit, abandonnant définitivement l'héroïque Lebrun à la cabale des mansardes.

D'Aiglemont et Garancey reconduisirent la déserteuse jusqu'à l'endroit où mes chevaux la mettraient à portée de la poste. J'ai su de ces messieurs, à leur retour, qu'au moment de la séparation, cette tendre femme, également attirée par tous deux, et ne pouvant se résoudre à protéger plus la fortune de l'un que celle de l'autre, avait absolument voulu confondre, dans un instant indivisible, les dernières marques qu'elle leur réservait de son désir et de sa reconnaissance ; que, sur ce pied, dans les transports des ardents adieux, s'était répétée mot à mot cette copulation burlesque dont le pétrifiant spectacle avait, si l'on s'en souvient, chassé le vieux commandeur. Je grondai bien mons d'Aiglemont de son choix décidé pour la partie de la basse dans ce trio ridicule. Mais il m'en coûta bon pour avoir voulu moraliser avec ces francs libertins. Les extrémités auxquelles ils en vinrent à l'instant avec moi, me firent jurer de ne plus me mêler de les corriger, puisque toute leur justification consistait à faire de leurs censeurs autant de complices.

CHAPITRE XV

DE L'UTILITÉ DES VERROUX. CHANCE

D'AGLAÉ

Fermez vos portes, mes chers amis ; fermez-les bien, vous dis-je, toutes les fois que vous aurez envie de vous ébattre. Que n'eus-je moi-même cette prudence dans l'occasion un peu grave de laquelle je viens de parler... assez pour que sans doute on ait deviné tout le reste Comment fus-je si négligente, moi qui avais fait une observation si sage à la baronne à propos du même danger Mais, que dis-je puisqu'on me surprenait, n'était-ce pas à ces messieurs de s'occuper des moyens de sûreté

Faute de prudence, on nous vit ; et qui ?... Rien moins que mon Aglaé cette tendre, cette pure Aglaé, qui s'était si candidement persuadée que je n'existais que pour elle, comme elle n'existait que pour moi Quel mécompte quelle vision pour une enfant de seize ans Il était à peine possible qu'elle en saisît toute la monstruosité ; en un mot, elle avait beaucoup vu, beaucoup entendu. Blessée à mort, éperdue, elle fuit, elle erre, en gémissant, en maudissant et les hommes, ces immondes créatures, et la parjure, la dérogeante Félicia, faible assez pour s'en entourer. Aglaé se rabat enfin chez la jeune marquise. « Celle-ci du moins est pure, pensait-elle ; madame d'Aiglemont va me plaindre, me consoler. »

Fermez vos portes, mes chers amis ; voici un nouvel exemple du danger qu'on court à négliger cette salutaire précaution. Vous allez voir qu'il peut résulter de son omission des catastrophes diaboliques.

La marquise est chez elle, mais Monrose, le fortuné Monrose est dans ses bras Aglaé, familière dans cet appartement, en a traversé toutes les pièces ; un nouveau coup de poignard l'attend au boudoir. Ainsi donc, coup sur coup étonnés, les yeux de la jeune vestale livraient à son âme l'image affreuse du triomphe de l'homme et le témoignage de la plus vile infidélité. Vous concevez bien, cher lecteur, que je raisonne en ce moment comme Aglaé ; c'est sa pensée que je vous dévoile, son trouble que je vous peins.

Nous ne l'avions point aperçue, nous ; mais il n'en fut pas de même chez madame d'Aiglemont. Entrevoir Aglaé, se dégager, courir après elle, l'atteindre, la ramener au boudoir, c'est l'ouvrage d'un instant pour l'agile Monrose, qui déjà devançait le prompt commandement de la marquise. Il est bien important pour celle-ci qu'un dangereux secret ne s'envole pas avec celle qui vient de s'en emparer. La vestale est furieuse. Ce n'est pas uniquement sa pudeur que tant de visions obscènes ont révoltée : c'est sa bonne foi, c'est son franc amour, qui mesurent l'énormité de l'outrage à la toise des préjugés et l'analysent avec la loupe de la passion outrée. Captive, close, au pouvoir de l'infidèle marquise et de mon neveu, qu'elle trouvait bien fourbe, car il avait presque fait croire à de tendres sentiments, dont au surplus on ne lui savait aucun gré, mais qui ne laissent pas de caresser l'amour-propre ; désolée d'avoir été dupe de tous côtés et depuis longtemps sans doute ; effrayée de la fragilité de tous les points d'appui de ses chères illusions, Aglaé n'est plus cet ange qui ci-devant ne respirait qu'amour et simplesse : c'est un démon chez qui la colère et la jalousie, brisant toutes les enveloppes du cœur, font éclore un nouveau genre de sensibilité et frayent avec éclat un passage aux reproches, aux injures, aux fureurs. Une heure entière est employée vainement à lui parler raison, à la fléchir. Les doux propos, les prières ne viennent à bout de rien ; les caresses sont repoussées à coups d'ongles et de dents... C'est enfin le tour de la marquise d'avoir de l'humeur : tant de rudesse et de mépris l'ont irritée ; elle commence elle-même à trouver sensé Monrose, qui depuis longtemps opine pour que Aglaé soit mise dans le cas de ne pas s'enorgueillir des faiblesses d'autrui : le fripon gagnera trop à faire adopter cette idée, pour qu'il ne soit pas enchanté quand enfin la marquise paraît la saisir. Celle-ci, la tête perdue et sacrifiant enfin un intérêt de pur amour-propre à celui de sa sûreté, condamne sans appel la petite furie à subir l'opération qui peut les mettre de niveau. L'exécuteur aussitôt s'évertue ; c'est par l'ordre de sa propre amante, sous ses yeux, qu'il a la gloire et le plaisir d'immoler ce fier pucelage, prétexte de tant de dédains, d'injures et de courroux ; pucelage sourdement convoité depuis si longtemps, et pour l'aubaine duquel chaque jour l'avide Monrose adressait sa prière à la Destinée, sans que pourtant il pût encore fixer le mode de le surprendre, et bien loin surtout d'imaginer que ce trésor pût tomber enfin pour lui comme du ciel... Ô ma chère Aglaé quel attentat quel massacre et c'est ta ci-devant amie qui préside à ce forfait Elle y trouve sa vengeance le sang qu'on te fait répandre lave son front Tout est étonnant, tout tient du prodige dans cet unique et bizarre événement ; car il faut encore, pour transporter sur le pinacle ton heureux bourreau, que ce qui, dans toute autre position, le rendrait odieux à la marquise, soit au contraire un acte de déférence pour elle, une preuve d'amour

CHAPITRE XVI

INCONSÉQUENCE D'AGLAÉ ET SA

JUSTIFICATION

Sur le soir, il ne fut pas trop amusant pour moi d'apprendre comment, arrachant à l'autel de Vesta ma chère acolyte, on lui avait fait offrir un si rude sacrifice sur l'autel du dieu des jardins. Cependant, comme j'avais en quelque sorte préparé par ma faute ce brusque schisme, il ne me convint pas de paraître en ressentir un extrême déplaisir. D'ailleurs, tout cela s'était passé entre des personnes qui m'étaient infiniment chères ; je m'apercevais encore que pour peu qu'on m'eût vue trop sévère, on se fût ligué contre moi ; car les coupables n'avaient pas été longtemps divisés d'intérêt : je veux dire que le cruel holocauste dont ma jouvencelle avait fait les frais était à peine consommé, qu'il y avait eu, comme je le démêlai à travers le récit, des pourparlers de conciliation, et qu'une paix peu difficile s'était faite entre Aglaé, la marquise et leur commun amant. Amant se peut-il qu'il n'y ait dans notre pauvre langue que ce seul mot pour désigner toute espèce de vainqueur qui peut avoir une femme sans la formalité de l'hymen Bel amant, en vérité, que celui qui est heureux par le violent moyen dont notre héros vient d'user

Par quel enchantement pourtant une frêle et tendre créature peut-elle, en pareil cas, non-seulement conserver un peu d'indulgence pour celui qui vient de la martyriser, mais éprouver au contraire pour lui quelque degré d'attendrissement et des dispositions à l'aimer davantage C'est la révolution qui venait de s'opérer en faveur de Monrose dans le cœur de la martyre Aglaé.

Peu après la catastrophe, on l'avait enfin apaisée ; elle s'était repentie de ses duretés envers une sincère amie, de sa violence envers un charmant garçon, qui pour tout reproche laissait voir certaines rougeurs dont son visage était sillonné, et que la contrite égratigneuse lavait bien tendrement de ses larmes... Toute sa colère, toutes ses répugnances se réunissaient pour lors contre l'opération même qu'elle venait de subir. On voulait bien encore l'éclairer doucement sur l'injustice de cette aversion ; mais on ne venait point à bout de lui persuader que cette étrange manœuvre fût quelque chose de bon en soi, ni qu'aucune forme pût y faire trouver des délices. L'exemple en pareil cas ayant mille fois plus de force que tous les raisonnements, il ne restait plus à la marquise que le fait même pour dernier moyen de conviction. Qu'on n'oublie pas qu'elle avait sérieusement à cœur de ramener une imagination égarée et de n'avoir absolument plus rien à craindre elle-même, dès qu'Aglaé penserait enfin juste de tout ce qui s'était passé. Ainsi donc à son tour, sous les yeux de l'effarouchée, la marquise s'était soumise à la même épreuve, et l'observatrice avait été considérablement surprise de voir que ce qui l'avait assassinée faisait mourir de plaisir madame d'Aiglemont. « Eh bien avait dit après cette scène Aglaé, soupirante et pénétrée d'émotion, il faudra voir une autre fois ; et si je puis m'y faire, je ne serai pas assez fausse pour disconvenir du goût que j'y aurai pris. »

Je sens fort bien, ami lecteur, que tant d'inconséquence n'est pas du tout dans l'ordre du roman ; mais je vous le redirai sans cesse : ceci n'en est point un ; autrement vous me trouveriez toujours renfermée dans les règles de l'art, affectant de conserver au même personnage, pendant le cours de son rôle, le caractère dont il m'aurait plu de le revêtir. Or, cette persévérance n'est point dans la nature ; celle-ci ne se trouve jamais peinte dans les romans : c'est dans ce sens qu'ils passent avec raison pour ne donner que de fausses idées et pour gâter les bons esprits. L'histoire, telle que je me pique de l'écrire, n'a pas cet insidieux défaut. On y voit partout l'homme (et la femme, bien entendu) varier sans cesse, et c'est la vraie nature incontestablement. L'homme est un tel animal, que ce qui le passionne aujourd'hui, peut lui être demain de la plus complète indifférence.

L'imagination ou les préjugés peuvent élever chez nous de hauts échafaudages : le moindre choc d'une situation imprévue, d'une passion violente, les fait écrouler. Le vœu d'une énorme pierre qui gît sur la surface de la terre, serait de se précipiter jusqu'au centre, s'il y avait moyen. Cependant on destine la lourde masse à couronner le faîte d'un édifice élevé. On la façonne, on la lie : elle monte, coûtant bien de la fatigue et des sueurs aux ouvriers ; mais à moitié chemin la corde se rompt, et plus prompte que l'éclair, la pierre retombe, obéissant à l'immuable loi. C'est ainsi de nous : notre gravitation, c'est cet attrait naturel, si doux, qui presse un sexe de se jeter à corps perdu dans les bras de l'autre. Suivons pour exemple les chances d'Aglaé : les préjugés sont le ciseau qui l'a façonnée ; cette gloriole de dédaigner l'homme et de braver ses grossiers services, c'est la cime où il n'est ni aisé ni naturel de se hisser ; la grue, c'est mon art à faire adopter de fausses idées dont je faisais mon profit ; la rupture de la corde, c'est ce que la jeune dupe a vu chez moi, chez la marquise et tout ce qui s'en est suivi ; la chute enfin et le prompt état de repos qui y succède, c'est cette invariable gravitation respective vers les centres dont j'ai parlé.

Laissons faire Aglaé : sans doute fidèle à la nature, elle en suivra toutes les lois et se laissera facilement entraîner au besoin dans des profondeurs qui ne sont après tout qu'un abîme de délices ; encore une fois, je ne vois à tout ce qui lui est arrivé que la vraie nature, celle qu'ignorent les faiseurs de romans. Je n'ai jamais pu me laisser persuader par ces innombrables contes de femmes rigoristes, constantes dans le mépris, dans l'horreur d'une chose qu'on sait pourtant faire tant de plaisir, ou de ces folles qui se sont désespérées après s'être laissé faire. En revanche, je n'ai jamais douté du fait toutes les fois qu'on m'a raconté que la plus bégueule, la plus farouche, s'est aussitôt résignée, consolée ; qu'à travers les plus vives douleurs du préliminaire, elle a deviné que tout serait plaisir par la suite ; et qu'enfin elle a judicieusement senti que loin d'être un ennemi détestable, c'est au contraire un bienfaiteur que celui qui vient de lui mettre à la main les clefs du véritable et seul paradis terrestre .

CHAPITRE XVII

INTRIGUES. PROGRÈS D'AGLAÉ. SAGESSE DE

MONROSE

Que dans un cas urgent la marquise eût jeté son amant dans les bras d'Aglaé, c'était un coup de politique, un parti forcé ; mais elle aimait trop ce fripon de Monrose pour qu'elle pût tolérer qu'il mît de la suite à cultiver une rivale. J'étais, après notre héros, ce que madame d'Aiglemont aimait le mieux au monde : notre amour mitigé n'égalait pas encore notre amitié cordiale. Je fus consultée, priée, suppliée de traverser les rapports fortuits de ma pupille avec mon neveu. Il s'agissait donc d'opérer en faveur d'Aglaé quelque diversion qui pût la distraire de son trop aimable dévirgineur. Mes vues ne pouvaient se tourner que vers Garancey ; car d'Aiglemont, trop léger, trop fou, tenait d'ailleurs de trop près aux intérêts secrets qu'il s'agissait de sauvegarder.

Je ne causai pas moins d'étonnement que de plaisir à Garancey, quand je lui dis qu'il m'obligerait en rendant quelques soins à ma pupille. Pour lors il m'avoua que dès le premier jour elle avait fait sur lui la plus vive impression, mais que, regardant cette Hébé comme ma propriété la plus chérie, il n'avait eu garde de trahir, par la moindre apparence, le désir brûlant qu'il aurait eu de se déclarer. Monrose et d'Aiglemont n'en avaient pas agi de même. Mais si l'on se rappelle de quelles couleurs j'ai peint dans le temps l'aimable homme qui vint à mon secours la nuit où j'étais sultane , et qui se conduisit depuis si délicatement avec moi, rien dans ce genre n'étonnera mon lecteur. Il était bien juste que Garancey fût heureux : qui mieux eût mérité de l'être

Pendant une certaine promenade où je conduisis au loin Saint-Amand et sa sœur, Garancey faisant le quatrième, nous mîmes pied à terre dans une petite forêt où je connaissais un endroit bien favorable au guet-apens de l'amour ; je détournai sans affectation mons Saint-Amand ; Garancey demeura seul à travers le bois avec celle qui lui montait si bien la tête. De peur qu'il ne fût que trop tendre, trop délicat, j'avais prescrit que, dût-il être réduit à commettre quelque impertinence, il ne reparût point sans avoir atteint, avec Aglaé, la queue du roman. De mon côté, je taillais de la besogne au frère pour tout le temps qu'il leur fallait...

Quand on se retrouva, je vis deux êtres si sereins, si gais et de si bonne intelligence, qu'aussitôt je devinai comment tout s'était passé. Si j'arrêtais sur Aglaé des yeux observateurs, mais sans malice, qui semblaient lui dire : Eh bien les siens, baissés, mais encore pleins de volupté et plus hypocrites que contrits, me répondaient clairement : L'affaire est faite Un fond d'incarnat bien vif encore ajoutait à cet aveu, que confirmaient certains désordres dans la coiffure, et l'on avait bien l'ingratitude de calomnier à ce sujet un pauvre feuillage qui, loin de nuire, avait de son mieux caché les fortunés mortels

« --- Ma chère comtesse, me dit Saint-Amand après nos occupations particulières de la nuit, je crains que la tête ne tourne enfin à ma petite sœur parmi vos Adonis. Il m'est venu tantôt des idées singulières à propos du long aparté du marquis avec elle... » Je lui ris au nez. « Sans doute, lui dis-je, tu ne prétends pas que ta sœur rapporte aux Élysées une fleur qui n'est de saison qu'ici ? --- Mais, madame... --- Point de mais Abjure un reste de bourgeois préjugés ; Aglaé n'est plus une enfant ; apprends qu'elle est déjà des nôtres, que je l'ai voulu ainsi et que si tu osais t'en formaliser ... » Il me voyait pour la première fois une mine à peu près sévère ; il en trembla. Mille baisers me fermèrent aussitôt la bouche : troublé, suppliant, il me conjura d'oublier une réflexion ridicule. Je lui dis que, me piquant d'aimer sa sœur autant que lui-même, je savais aussi bien que lui ce qui convenait pour qu'elle fût heureuse, et que je répondais de ses destinées pour aussi longtemps qu'elle voudrait bien se conduire par mes conseils. J'ajoutai sur le compte de Garancey des choses vraies et si fort à sa louange, que Saint-Amand, cessant de me gronder d'avoir ainsi livré sa sœur, me pardonna de la meilleure grâce du monde. « Au surplus, continuai-je, nous la marierons, et dès qu'il se montrera quelqu'un de convenable, s'il ne faut qu'un peu de bien pour égaliser les poids, je me réserve la jouissance d'opérer cet équilibre. »

Celui-là n'aime point, qui peut disputer contre la moindre idée de sa maîtresse... Madame de Garancey, qui idolâtrait Saint-Amand, ne m'avait rien enlevé des sentiments de ce brûlant jeune homme. Il renonça donc dès cet instant à toute supériorité de frère et de mentor. Aglaé fut parfaitement libre et put à son aise faire un cours délicieux sous les leçons de Garancey, si bien fait pour pousser dans la science du plaisir une élève pourvue, comme Aglaé, des plus heureuses dispositions.

Sur ce pied, la marquise, put conserver quelque temps encore son cher Monrose sans partage. Celui-ci, très-délicat lorsqu'il avait le temps d'y songer, se piqua dès lors de ne donner aucun sujet d'alarme à cette charmante femme, qui tout de bon avait pour lui l'amour le plus flatteur.

Dès que la double intrigue me parut solidement tissue, et que je vis la bonne foi cimenter l'ouvrage du désir, je risquai d'essayer, avec les deux couples, de ces concerts de folie où du bon effet de chaque partie résulte une harmonie de parfait bonheur. Souvent Saint-Amand et moi, suivis d'Aglaé, de Garancey, de la jeune marquise et de Monrose, nous allions nous renfoncer dans les plus mystérieux recoins de mes possessions ou de la campagne ; là, foulant à l'envi le gazon ou la mousse, nous nous électrisions de plus en plus, heureux encore des voluptés où nous voyions nos amis s'abandonner, se confondre ; échos mutuels, piqués d'amoureuse émulation ; embrasant l'air de nos baisers, de nos accents, et brûlant la terre, théâtre de nos jouissances. Vous vous représenterez mal tout cela, cher lecteur, si vous êtes imbu du sot préjugé de ces gens qui croient délicat de s'isoler pour s'ébattre et honteux d'avoir même des complices pour témoins du culte qu'on rend à Vénus. Mais si, par hasard, vous avez figuré dans quelques scènes analogues à celles dont je viens de donner une idée, dites-moi, quel surcroît de magie n'ont-elles pas ajouté à vos plaisirs

CHAPITRE XVIII

POINT DE FEU SANS FUMÉE. SINGULIER

ENTRETIEN

L'illustre d'Aiglemont faisait mine grise depuis quelques jours ; il me boudait presque. Boudant sa femme tout de bon, il avait du moins avec elle cet air de retenue, ce redoublement de politesse qui, chez les gens du haut vol, équivaut à l'humeur des bourgeois. Il prévint la marquise, une après-midi, qu'à moins qu'il n'en coûtât excessivement à ses amis de la voir quitter le séjour de ma terre, il désirerait qu'elle se préparât pour retourner à Paris. Madame d'Aiglemont n'en était pas encore à pouvoir mesurer, d'une première conception, tout l'avantage de ces déplacements, qui, surprenant à travers la durée de l'inclination, épargnent les dégoûts du déclin et l'embarras de la rupture. Bien éloignée de soupçonner qu'elle pût jamais se refroidir pour l'angélique Monrose, elle s'était ouvert au contraire une perspective enchanteresse, dans le projet de le pousser vers la fortune, au moyen de la faveur dont il était probable que la ferait bientôt jouir son nouvel état d'attachée à l'une de nos princesses royales. Monrose n'était pas moins affecté des brusques dispositions du marquis. Le couple affligé n'avait pas manqué de venir répandre ses peines dans mon sein. Je répondis à cet égard tout ce dont je pus m'aviser de raisonnable, et démontrai qu'à moins que d'Aiglemont n'eût quelque certitude d'être cocu de leur façon, un retour à Paris, où rien n'empêchait Monrose de se rendre, ne pouvait trancher le cours de leur liaison fortunée. Au surplus, je ne pris dans leurs affaires aucune part, et les priai de se tenir tranquilles, en se caressant d'autant, jusqu'à ce que j'eusse chambré l'époux et démêlé de quelle nature pouvaient être ses griefs.

Le lendemain, je fis prier d'Aiglemont de venir me tenir compagnie tandis que je prendrais mon bain : il eut cette complaisance, et nous eûmes ensemble l'entretien suivant : « --- Est-il bien vrai, mon cher, que vous songez à nous quitter ? --- Jusqu'à présent je n'en avais parlé qu'à madame d'Aiglemont ; mais puisque vous êtes dans la confidence, ma chère Félicia, je vous avoue que mon dessein est de retourner à Paris incessamment. Nous sommes dans le cas de faire un peu de cour ; le quartier de la marquise commencera le 1er du mois prochain ; je ne puis, moi, me dispenser d'être le 15 du courant à mon régiment ; j'ai mille petits engagements à remplir avant mon départ... et puis, brochant sur le tout... je ne vois pas qu'ici je sois fort nécessaire... »

Je me gardai bien de lui faire un petit compliment auquel peut-être il s'attendait. Il était précisément un de ces hommes faciles à gâter à qui l'on ne doit pas dire tout le bien qu'on peut penser d'eux.

« --- Il fut un temps, continua-t-il en soupirant, --- Ah ma chère comtesse l'heureux temps où l'on ne vivait point ici comme à présent Tous les rôles y étaient bons alors ; et le mien surtout, en comparaison d'aujourd'hui --- Plaignez-vous --- Oui, sans doute, je suis en droit de me plaindre. --- Vous êtes galant N'ai-je pas été trop bonne avec vous ? --- Mais si rarement --- N'avez-vous pas pris par tous les bouts cette pauvre Liesseval, que la honte des sottises auxquelles vous l'avez induite, a fait déserter ? --- D'accord : cette aimable folle m'a fait passer quelques instants assez doux. --- N'avez-vous pas fait impitoyablement cocu l'honnête Garancey, seulement pour savoir à quel degré la chose était facile --- Plût à Dieu qu'il me fît l'honneur de prendre sa revanche et me cédât l'être charmant dont il s'est emparé --- Ah --- J'aime fort votre étonnement Voudriez-vous me faire croire que c'est à votre insu qu'il a votre pupille Aglaé --- Vous avez une langue de vipère : voyez un peu quel vilain soupçon contre l'innocence même --- Oh si l'on me persiffle, je parlerai si clairement, je circonstancierai si bien les faits... --- Qui peut vous avoir fait des contes qui n'ont pas le sens commun ? --- Je sais tout de bon lieu : sachez que j'ai... comme Socrate, un esprit familier qui connaît parfaitement et me fait connaître sur quel pied sont ensemble le bon hypocrite de Garancey et votre ci-devant vestale ; qui sait comment s'arrange à la sourdine certain monsieur Monrose avec certaine madame d'Aiglemont ; sachez, en un mot, que si je voulais en prendre la peine, je ferais avec une étonnante vérité le journal de votre colonie. --- Çà marquis, ne plaisantons point ; vous venez de casser un peu les vitres. Je veux absolument que vous me disiez qui peut avoir ainsi compromis, dans votre esprit, votre aimable femme, ou bien je vous fais, avec elle, une querelle abominable. --- Je vous en défie ; je la laisserais quereller toute seule : je ne me fiche jamais. Je suis cocu eh bien c'est la commune loi de l'hymen. Dès le début, j'ai très-bien su que tôt ou tard je paierais comme un autre le tribut indispensable. Non, ce n'est pas à propos de cet accident que j'ai pris de l'humeur ; car j'en ai, je l'avoue. --- À propos de quoi donc ? --- De ce que je vis ici comme un chien perdu ; de ce que je ne suis pas sur la bonne liste ; de ce qu'on m'évite comme un pestiféré ; de ce que ce n'est pas avec moi qu'on va chaque jour battre au loin les buissons ; de ce qu'on s'enveloppe, qu'on chuchote ; de ce que Félicia soutient, pour me faire enrager, sa bourgeoise pastorale avec un Saint-Amand, qui, tout joli garçon et tout excellent peintre qu'il est, ne devrait pas nous exclure si longtemps d'auprès de notre adorable hôtesse. J'ai de l'humeur de ce qu'on a fait tout autour de moi des espèces de mariages ; de ce qu'Aglaé, que j'avais le premier sur ma liste, soit échue à Garancey, mon cadet à toutes les époques ; de ce que Monrose, que j'aime de tout mon cœur, me bat froid, parce qu'il croirait déroger à la loyauté de son caractère, s'il avait l'air de sourire à l'homme qu'il croit déshonorer ; j'ai surtout de l'humeur contre madame d'Aiglemont, qui, sous prétexte d'une grossesse à travers laquelle je joue un rôle assez ridicule, et dont elle abuse pour effectuer avec moi des ménagements inouïs, me victime, de peur de cocufier son amant, et me réduit à marauder ici parmi les soubrettes, au péril des moins ragoûtantes rivalités »

CHAPITRE XIX

QUI SOULÈVE UNE DRAPERIE SOUS LAQUELLE

UN PETIT NOMBRE SAURA VOIR

Cette claire et complète éruption ne fut pas ce qui m'étonna de la part d'un être dont je connaissais depuis si longtemps l'extrême franchise, et sur lequel j'avais conservé le précieux ascendant de l'amitié ; mais ce qui surpassait mon espérance, c'était l'excès d'une générosité, si rare chez les maris, par laquelle d'Aiglemont justifiait enfin, au moment de l'épreuve, la bonne opinion qu'autrefois il avait essayé de me donner de ses principes. Il était donc tout de bon cet imperturbable honnête homme qui sentait que sa propre estime ne devait pas dépendre des fredaines d'une femme, et qui, devenu cocu, reconnaissait devoir se conduire comme il avait trouvé très-doux que les autres cocus se conduisissent avec lui Dès lors, redoublant d'estime et d'attachement pour d'Aiglemont, je reconnus à l'instant même lui devoir quelque réparation de ce qu'à partir de ses progrès dans la carrière libertine, j'avais injustement supposé qu'il n'était plus aussi pur au fond du cœur. À compte de ce que je pourrais faire un jour pour l'indemniser, je l'admis tout de suite à me rendre au sortir du bain des soins dont je savais qu'il s'acquittait à merveille, et dont le procédé récompense au centuple un complaisant amateur. De là, nous courûmes occuper ensemble, pendant deux heures, le lit voluptueux qui m'était préparé. Moments brûlants et rapides il n'y en eut pas un de perdu pour le fortuné marquis. Saint-Amand fut d'autant plus complétement oublié, qu'il se passa, d'encore en encore, bien des choses, ou que le méthodique artiste n'aimait pas, ou dont il n'avait jamais osé me faire le périlleux hommage. Ce fut une espèce de répétition générale que nous fîmes dans cette chaude occasion : j'y fus si contente de mon ancien ami, que je m'engageai presque à le faire récompenser aussi, par cette Aglaé tant désirée, des sacrifices difficiles auxquels il savait si bien se résigner pour le bonheur d'autrui.

Ma reprise avec d'Aiglemont allait occasionner une petite révolution dans l'intérieur de nos foyers. Saint-Amand avait conçu quelques soupçons au sujet de ce bain extraordinairement prolongé qui m'avait fait manquer une séance. Sachant que j'avais fait appeler d'Aiglemont de bonne heure, il s'était mis à l'affût. Il vit sortir le marquis, en assez mauvais ordre, du pavillon des bains, après ce qu'on sait. Il eut donc à la fois l'humeur d'un artiste, la jalousie d'un amant et la brusquerie d'un homme qui n'a pas fini, dans la meilleure compagnie, ce cours de belle éducation où l'on apprend à demeurer maître de soi dans les occasions les plus critiques, de peur de faire des sottises irréparables. Saint-Amand s'était trop échappé ; j'en fus piquée : le fragile édifice de l'une de mes plus durables fantaisies ne fut point à l'épreuve de ce choc imprévu. Nous eûmes un éclaircissement orageux. Capable peut-être de faire grâce à mon esclave rebelle , s'il ne m'eût reproché qu'une infidélité dont je ne venais point à bout de le dissuader, je ne me trouvais pas autant d'indulgence lorsque, se rejetant sur ce qui concernait sa sœur, il me remit devant les yeux, avec l'intention de m'humilier, la manière dont j'avais disposé d'elle. Dès cet instant le trop peu généreux Saint-Amand ne fut plus précieux pour moi.

Cependant, semblable au requin, qui, flatté de l'espoir de quelque proie, suit à fleur d'eau les vaisseaux battus par l'orage, l'avide madame de Garancey se trouva là pour gober l'artiste tout aussitôt que je le jetai à la mer. Ces illustres s'allumèrent aussi vivement à la flammèche du génie, que d'autres gens peuvent s'allumer au flambeau de Cupidon. Leur union, tout à fait sortable, me remettait en circulation, et soulageait en même temps nos fonciers sur qui notre muse tirait ci-devant, à tort et à travers, des lettres de change auxquelles il fallait bien faire honneur. Si mademoiselle Aglaé, sans respect pour les droits du sacrement, osait murmurer de ce que parfois on lui empruntait son cher Garancey, combien, à plus forte raison, la jeune marquise ne trouvait-elle pas mauvais qu'on lui écornât aussi de temps en temps son Monrose, sur lequel on n'avait aucune hypothèque Il me tardait de tarir, une fois pour toutes, ces sources de jalousie, d'où ne pouvait manquer de résulter enfin une mésintelligence tout à fait contraire à mes secrets desseins.

C'est ici l'occasion, cher lecteur, de t'avouer que, dès le commencement de la voluptueuse campagne où j'avais embarqué mes amis, je m'étais mis en tête de les rendre propres à devenir membres d'une société fortunée où j'avais moi-même l'honneur d'être alors la principale dignitaire. L'un de mes plus importants devoirs était de faire beaucoup et de bonnes recrues ; mais il fallait pouvoir répondre de tous et de chacun des candidats. Pouvais-je mieux faire que de les préparer moi-même, de juger par mes propres yeux de leurs dispositions et de la future qualité de leurs services Quel coup de filet n'allais-je pas faire, si j'avais le bonheur de réussir Quel mérite n'était-ce pas acquérir De quelle gloire mon règne n'allait-il pas se couvrir, et de quelle note brillante enfin ne demeurais-je pas signalée dans les fastes immortels de l'ordre

Aussi je m'efforçai dès lors à si bien assoupir autour de moi les intérêts particuliers, qu'il pût n'y en avoir enfin qu'un général, inébranlable. N'était-ce pas faire renaître avec un surcroît de délices ce temps heureux duquel d'Aiglemont avait bien eu raison d'articuler ses regrets Les barrières de l'amour-propre une fois renversées, il allait arriver dans ma société particulière que tout le monde gagnerait sans avoir fait la moindre perte. Tant soit peu plus cocu, d'Aiglemont avait enfin sa part de la délicieuse Aglaé ; Garancey, un peu moins occupé par elle, participait en revanche aux bontés de la charmante marquise ; Monrose cédait sans doute volontiers quelque portion de celle-ci, pour recouvrer à ce prix cette Aglaé qu'il n'avait possédée qu'une fois, cette rose superbe dont il n'avait pas eu la gloire d'entr'ouvrir le bouton sans se déchirer cruellement aux épines. D'ailleurs, j'étais toujours là pour assurer l'équilibre.

Malgré mes vingt-quatre ans et l'ancienneté de ma date avec tous ces messieurs, j'étais bien sûre d'avoir encore la main, et de pouvoir, toutes les fois qu'il me plairait, les commander à la baguette.

CHAPITRE XX

OÙ LE HÉROS SE PERD DANS LA FOULE SANS

CESSER DE BRILLER

Bientôt j'eus lieu de m'applaudir sur tous les points de ma doctrine copulative. Ces dames se trouvèrent d'une docilité qui m'étonna. Il ne m'avait fallu qu'un quart d'heure d'entretien particulier pour décider ma pupille à ce que je sollicitais en faveur de d'Aiglemont. En même temps que ce nouveau vainqueur faisait ici sa triomphante entrée, Garancey se vengeait, sans le savoir, dans les bras de l'adorable épouse de ce rival. Pendant ce temps-là j'occupais agréablement le lésé Monrose ; je lui faisais entendre que s'il voulait me promettre d'être plus sage qu'à Paris, je le traiterais plus souvent aussi bien. Aussitôt il me jura de vivre désormais comme un ange, si je daignais l'engager à poste fixe. Mais comme je n'avais pas plus d'envie de le lier que d'être moi-même liée, je ne profitai point de sa flatteuse résignation. Le seul prix que je mis à ma faveur, qu'il me prouvait si bien lui être toujours infiniment chère, fut qu'il ne se regardât plus comme unique propriétaire de madame d'Aiglemont. L'ayant promis, et soutenant à merveille la confidence que je lui faisais du début de Garancey auprès de cette dame, il fut sur-le-champ récompensé par l'assurance que le lendemain, à la même heure, il se retrouverait dans les bras de l'enchanteresse Aglaé. Le transport où cet avant-goût de félicité le jeta, ne peut se décrire. Il ne tenait qu'à moi d'en abuser ; mais j'étais trop généreuse pour ne pas lui laisser de quoi jouir pleinement de sa future chance. Un court espace de temps vit ainsi façonner, à part, tous les rouages et les ressorts d'une mécanique qu'au premier jour je pouvais me flatter de voir organisée. Dès que je ne pus plus douter du succès complet de ma difficile politique, je risquai la proposition d'une promenade au petit bois. Tous acceptèrent avec un transport qui mit le comble à ma satisfaction. Ce fut sous ce même feuillage où l'heureux Garancey, certain jour, avait fini chez Aglaé l'ouvrage dégrossi par Monrose ; ce fut là qu'aux yeux d'Aiglemont, le même Garancey eut la fortune de posséder la marquise, ce qu'on peut bien nommer un nouveau triomphe. Il est vrai qu'il subissait à son tour l'épreuve de voir le marquis rival, et comme époux, et comme amant, mourir sur le sein de ma pupille, tandis que Monrose expirait sur le mien.

Mais ne vous abusez pas, confidents étonnés de cette scène, et n'allez pas y voir une vile prostitution, ni l'oubli total de la délicatesse, ni l'avilissement d'un époux, d'une épouse, ni la dégradation d'une ravissante créature dont je vous ai peint avec tant d'avantages les charmes, le caractère et les talents. Sous cet aspect vous verriez tout à faux. Sachez que la transfusion morale de tous ces êtres surabondamment aimantés, les honore, loin de les ternir ; que le sacrifice de quelques intérêts de pur préjugé n'a point été dicté par le grossier instinct des sens, mais qu'il est l'effet du plus noble désir de faire tout le possible pour ajouter au bonheur d'êtres qu'on se pique d'aimer délicatement. Sachez, en un mot, que le vœu de six individus que vous voyez se fondre et se couler dans le monde de l'unité, était d'être à jamais indivisibles ; sachez que des parties physiques distinctes ne formeront plus qu'un tout moral, à travers lequel va circuler avec autant de liberté que d'ardeur un fluide igné-spirituel, indéfinissable, un million de fois plus actif, plus brûlant que le fluide igné-matériel, agent de cette électricité commune qui traverse pourtant avec si peu d'obstacles les corps les plus durs, y pénètre, y porte la vie ou les dissout.

Mais ne nous égarons point dans les abstractions du raisonnement ; les gens qui sentent comme nous, m'auront entendue à demi mot : il est bien inutile de parler aux autres. Laissons donc à chacun l'opinion que mes tableaux lui auront fournie de mes amis et de moi ; c'est à nous de savoir si nous demeurions estimables : on nous accordera bien du moins que nous étions heureux.

Oui, nous l'étions sans doute, puisque nous excitions l'envie ; Saint-Amand et madame de Garancey s'étaient bientôt aperçus que les couronnes qu'on peut former sur les hauteurs du Parnasse, ne valent pas à beaucoup près celles que nous dérobions aux riants jardins de Paphos. Ces égarés présentaient donc humblement requête, et sollicitaient vivement pour qu'on les admît enfin à nos mystères secrets. Il n'y avait qu'un seul obstacle... les liens du sang entre Saint-Amand, qui n'avait pas encore perdu toutes ses aspérités, et notre pupille, pour qui, bien qu'elle fût très-émancipée, celui qui ci-devant avait eu le droit de la morigéner, pouvait n'être pas une fort désirable jouissance. Il fallait cependant, sous peine d'exclusion pour l'un des deux au moins, qu'ils se soumissent à l'indispensable obligation d'être toute à tous, tout à toutes. Un nouveau travail de ma part était donc nécessaire pour que les nouveaux aspirants pussent être adoptés. Je ne voulus nullement entendre à la clause palliative d'une exception d'activité seulement entre le frère et la sœur, tous deux participant d'ailleurs aux autres bénéfices et charges de la congrégation. Après quelques difficultés qui d'abord me firent craindre que l'affiliation de Saint-Amand ne fût impossible, Aglaé la première s'ébranla. Le frère hésitait... J'encourageais : ils osèrent, par spéculation d'abord... La nature eut bientôt fait le reste... Le goût s'en mêla presque au même instant. Le premier pas fait, ces êtres charmants furent étonnés de reconnaître que leurs précédents rapports n'avaient rien eu que de fantastique, et que les nouveaux amenaient une infinité de délices à la suite de la parfaite égalité . Rien n'empêcha plus dès lors que l'heureux converti ne fût inscrit au tableau de notre voluptueuse confrérie, dont il augmentait considérablement le lustre. Quant à madame de Garancey, je n'ai pas besoin de dire qu'elle n'eut aucun examen à subir, aucune instruction à recevoir : il eût été question de rendre le pain bénit à toute la terre, que les frais de cette corvée n'auraient pu l'effrayer. Saint-Amand, éclairé d'une nouvelle lumière, ne manqua pas de reconnaître les torts qu'il avait eus avec moi. Sa grâce étant nécessaire pour qu'il pût être admis, je l'accordai sans peine avec mon suffrage ; mais cette fleur de sentiment qu'il avait eu la maladresse de fouler, ne pouvait renaître ; il allait n'être plus pour moi que l'égal des frères avec lesquels il était encore trop heureux de me partager.

Odi profanum vulgus.

CHAPITRE XXI

SUR LEQUEL D'AUTRES SE BÂTIRONT

Un nombre de jours que nous ne songions guère à compter, s'étaient passés dans l'ivresse de notre transfusion fraternelle. Je reçus alors de la part de notre aimable prélat une lettre qui m'offrait l'acquisition de nouveaux hôtes... « Notre spectacle a besoin d'une soubrette, » m'écrivait-il, à la suite de quelques autres détails. « J'ose vous proposer (ne froncez pas le sourcil ) l'Armande du comte-chanoine, devenu mon ami, le meilleur des humains, et le plus impatient de se jeter aux pieds de Félicia, qu'il sait être... (Ici je supprime un trop flatteur éloge.) Et puis je voudrais bien encore, ma chère nièce, que vous me permissiez d'amener une veuve... Ce n'est point Artémise : on ne répandra pas le deuil dans votre heureuse habitation... Si vous comprenez qu'il s'agit de madame de Belmont, vous devinez aussi que l'inséparable Floricourt serait du voyage ? Votre consentement à tout cela comporterait que j'eusse encore l'honneur de vous présenter un bel Anglais qui m'est recommandé par notre ancien ami Kinston. Sir Georges a fait, à la première vue, tant d'impression sur la sensible Floricourt, malgré l'étonnante opposition des caractères et des principes, que je ne peux séparer ces deux êtres ; il me serait bien doux de les obliger infiniment, en remplissant les simples devoirs de l'attachement et de la reconnaissance, etc... »

J'avais été si défavorablement prévenue à l'égard des femmes qu'on me proposait, que l'idée de Sa Grandeur me parut d'abord importune et même ridicule. D'un autre côté, j'avais fort à cœur de ne point désobliger mon ancien et respectable ami. Que faire ... Mais un homme décent pouvait-il m'engager à quelque chose d'humiliant et dont je pusse avoir à me repentir ? Me présenter ces dames, n'était-ce pas me répondre d'elles ?... Cependant la belle-fille de la Bousinière, la catin d'un Carvel Celle-ci surtout était-elle faite pour se trouver en société avec mesdames d'Aiglemont et de Garancey ?... Pourquoi pas ? La dernière est sans préjugés ; l'autre est la nièce du proposant lui-même Seul il peut avoir tort...

Ainsi combattue, ne pouvant me résoudre à rien prendre sur moi, j'assemblai les frères et sœurs, et, à la suite d'un précis impartial du pour et du contre, je leur fis part de l'étonnante proposition. Le ton vague et froid duquel chacun me dit que j'étais bien la maîtresse de recevoir chez moi qui bon me semblerait, ne me prouvait pas un consentement unanime. Je voulus donc un scrutin : il fut favorable au désir du prélat, à la majorité de monsieur et de madame de Garancey, d'Aiglemont et Monrose, contre Aglaé, madame d'Aiglemont et Saint-Amand. Je m'étais adroitement réservée d'être neutre, sous prétexte qu'il pouvait y avoir égalité de suffrages. D'avance, j'avais à peu près deviné comment ils seraient répartis. Les sieurs d'Aiglemont et de Garancey ne pouvaient manquer, selon moi, de jeter d'avance leur dévolu sur trois dames nouvelles. Monrose seul m'étonnait un peu. Comment ne répugnait-il pas à se trouver avec cette Armande qui lui causa tant de chagrin ? Quelle satisfaction pouvait lui promettre la présence de deux amies avec lesquelles il avouait n'être plus bien, et qu'il savait sérieusement occupées ? Mais c'étaient des femmes ; et peut-être se faisait-il une fête de convaincre les inséparables que, bien traité de la jeune marquise et d'Aglaé, la disgrâce de sa réforme était glorieusement compensée. Les hommes, même les meilleurs, sont si fats Quant aux dames qui avaient opiné contre le désir de Sa Grandeur, c'est que naturellement elles n'avaient pu ni se montrer curieuses d'un surcroît de femmes, ni paraître s'exposer volontairement aux attaques de trois hommes de plus. La seule madame de Garancey, plus franche, plus aguerrie, et qui d'avance était bien avec Sa Grandeur, ne demandait au contraire pas mieux que de prendre à sa solde, s'il le fallait, deux nouveaux admirateurs. Mais c'est Saint-Amand qui m'enchantait par son désintéressement dans cette séduisante conjoncture. Lui seul de tous nos messieurs se montrait délicat envers nous : au sein du bonheur, il n'imaginait rien qui pût ajouter à ses jouissances.

« --- Comtesse, me dit ce fou de d'Aiglemont, répondez donc bien vite à mon oncle, et pressez l'arrivée ; car vous savez que, sous dix jours, je dois m'exiler d'ici. Je serais au désespoir de n'avoir pas fait connaissance... --- Piano, marquis. Voyez comme il a pris feu ... --- Elles sont donc bien jolies, ces dames ? interrompit sa curieuse moitié. --- Je ne les ai jamais vues, répondis-je... Demandez à mon cher neveu. » La questionneuse et Aglaé rougirent toutes deux à la fois. « Ces dames, balbutia Monrose, sont... --- Charmantes acheva follement d'Aiglemont, pour embarrasser mon neveu. Incomparables, aussi longtemps, mesdames, qu'on n'a pas eu le bonheur de vous voir » On avait servi. Le dîner fit diversion à ce futile entretien.

CHAPITRE XXII

NOUVEAUX VENUS. TOUT SE PASSE AU

MIEUX

À peine ma réponse reçue, on était parti de Paris. Je ne croyais pas que cette société pût être déjà si près de chez moi, quand un courrier, qui n'avait qu'une demi-heure d'avance, parut au château. Deux mots de la part du prélat m'annonçaient une supercherie qu'on avait cru devoir faire à madame de Belmont, et dans laquelle on me priait de faire prendre pour quelques moments un rôle au cher Monrose.

Il s'agissait d'épargner à une femme qui, bien que galante, avait d'ailleurs beaucoup de délicatesse, l'apparence d'accourir, de gaîté de cœur, où se trouvait le meurtrier de son époux. On avait donc persuadé à madame de Belmont que Monrose, obligé, pour sa sûreté, de passer en Allemagne, et blessé, comme elle le savait très-bien, n'était point en état de revenir en France, et y serait probablement encore longtemps attendu. La veuve une fois installée, c'était à notre héros d'arriver bien naturellement quelques heures plus tard, avec tout l'empressement d'un ami qui se serait fait un plaisir de nous surprendre.

J'avoue que, dès la première vue, je fus très-contente des inséparables . J'avais trop jugé mesdames de Belmont et de Floricourt d'après la sotte méchanceté du public. Armande me parut aussi très-bien... même beaucoup mieux que Monrose ne me l'avait dépeinte : il est vrai qu'il ne l'avait pas connue dans le meilleur temps. Le grand-chanoine, que j'avais aperçu partout, me fit de près le même effet que dans le tourbillon : une physionomie de feu, des manières originales et beaucoup d'usage du monde faisaient oublier qu'il manquait à cet aimable artificiel la perfection de la taille et des traits. On ne pouvait contraster mieux avec sir Georges, Antinoüs quant à la figure, mais si guindé, si sombre, si peu Français... qu'il n'obtenait pas un suffrage... C'était d'ailleurs un philosophe, un docteur.

Monrose, conformément à l'intention du prélat, voulut bien s'éclipser. Le dîner fut suivi d'une promenade en calèches et à cheval, où j'eus le plaisir de faire connaître aux nouveaux venus les beaux sites de mon séjour enchanteur. Nous rentrâmes pour donner un superbe concert ; nous y fûmes aidés par les excellents musiciens du comte-chanoine. Celui-ci nous y étonna doublement par la beauté d'une symphonie de sa composition et par la perfection d'un concerto qu'il exécuta sur la flûte. Frédéric et Widling, dans leur temps, n'ont pu jouer mieux de cet instrument si mélodieux, si simple, et cependant si fécond en ressources.

Ce fut ensuite dans un canevas imaginé par madame de Garancey que s'ajusta bien naturellement le retour subit du cher Monrose. Il tombait des nues sur la scène, à travers une troupe fort embarrassée de donner une représentation impromptu, quand manquait l'unique acteur chargé d'un des principaux rôles . On se fait aisément une idée de ce que ce cadre pouvait renfermer d'obligeant, et pour les nouveaux spectateurs, et pour le charmant individu lui-même qu'on regrettait, dont on affleurait adroitement la position, mais qui, se montrant tout à coup, jetait le théâtre et les loges dans l'ivresse de la joie. C'est ainsi que madame de Belmont eut le temps de revoir son libérateur, son ci-devant amant, notre idole, sans se trouver brusquement en sa présence. Leur scène particulière, sans doute difficile à filer, se trouvait de la sorte éludée. Qui ne sait combien souvent on a de peine à garder une juste mesure dans le cérémonial de certains premiers moments Bref, tout se passa le mieux du monde, soit pendant, soit après le petit spectacle. De simples politesses d'usage entre la veuve et notre jeune ami ne furent suivies de rien qui eût trait à leurs derniers rapports, si différents des premiers.

Madame de Floricourt, qui n'avait pas le même décorum à garder, ne se contraignit point de témoigner à notre ami beaucoup de bons sentiments, en dépit de ceux qu'on supposait à cette dame pour le grave sir Georges.

Ma société se trouvait tellement bigarrée, que je commençais à redouter l'embarras des richesses. « Serait-il bien possible, me disais-je, que tant de personnes rassemblées, et presque prises au hasard, se convinssent tout à fait ? Que toutes fussent pour moi de l'étoffe dont on peut se faire des amis ? Non ; ce serait folie de le prétendre. » Bien sûre du moins de Monrose, je le chargeai de partager avec moi le soin d'apprendre comment penseraient et agiraient quelques-uns de mes nombreux commensaux.

On se souvient des moyens secrets que j'avais dans ma maison pour être partout, pour tout entendre et tout voir ? Dès le même soir, Monrose eut la complaisance de s'embusquer pour mon compte, et d'observer ce qui se passerait chez mesdames de Belmont et de Floricourt. Elles occupaient ensemble, dans le pavillon principal, l'un des quatre beaux appartements, celui qu'habitait autrefois Soligny, et dans lequel Armande allait occuper maintenant la pièce où, dans ce temps-là, couchait le studieux Monrose . Au-dessus j'avais établi le prélat et le comte-chanoine ; le premier, parfaitement au fait des ressources de la maison, ne manquerait probablement pas d'en profiter pour lui-même, et de guider son nouvel ami dans la route mystérieuse qui aboutissait à leurs maîtresses. Monrose, ses observations faites, devait m'en rendre compte chez moi, où se trouverait la charmante d'Aiglemont, l'ordre du jour, ou plutôt de la nuit, étant cette fois que Saint-Amand occuperait madame de Garancey, d'Aiglemont ma charmante pupille, tandis que Garancey, qui se disait indisposé, prenait vacance, à moins que peut-être il ne mentît pour pouvoir donner furtivement une nuit au joli trio des mansardes.

CHAPITRE XXIII

L'ÉCOUTEUR AUX PORTES

Il était à peu près deux heures, lorsque enfin mon nocturne ambassadeur s'introduisit chez moi par l'une des niches mystérieuses. « Approchez, mon cher. Eh bien quelles nouvelles ?... » Mais lui, sans répondre, se déshabille en un instant, et plus prompt que le vent, plus agile qu'un chat, il est au lit entre la marquise et moi... « Cela ne sera pas dis-je, un peu piquée de certaine liberté... --- Chut ne troublons point le sommeil de la bonne amie... --- Vous oubliez nos conventions, monsieur, et que, sans une permission positive... --- J'éveille donc la marquise --- Je dors comme une souche, repartit celle-ci d'un ton badin, et je serais fort fâchée qu'on m'éveillât » Celui qu'on connaît si bien n'était pas homme à se payer de nos mauvaises raisons. « Mais, disais-je, en me défendant toujours, comment ne concevez-vous pas qu'on doit, avant tout, contenter la curiosité d'une femme ? --- Mais voyez donc quel mauvais coucheur dit à son tour la marquise, sur qui l'on se rabattait, puisque j'étais si difficile à vivre. Oh ma chère comtesse... vous m'avez bien mal élevé... ce jeune homme-là Et moi, j'en suis aussi ... Quelle folie » Mais elle était fort obligeante. Mon rôle avait bien ses délices : il s'animait à l'ardeur de l'action principale. Un bras de l'heureuse d'Aiglemont s'était passé sous ma nuque et m'attirait. Nos bouches se rencontraient et se donnaient mille brûlants baisers que l'envieux Monrose avait grand soin d'y reprendre à l'instant. « Oh ... mes... amis ... » soupirait la petite marquise en se pâmant sur ma bouche ; et déjà ce n'était plus elle, c'était moi qui primais. « Parlons raison maintenant, » dit le fripon au bout de cinq minutes. Que n'avez-vous vu, ma chère comtesse, comment on s'est conduit chez ces dames Armande, aux petits soins avec elles, roulait les cheveux de Floricourt au moment où je me suis niché. Belmont, jolie comme un ange dans sa coiffure de nuit, louait une glace dans laquelle, pour la première fois qu'elle en voyait d'aussi pure, elle se trouvait sans aucune altération de couleur. Et pour s'en bien assurer elle y faisait toucher les demi-globes élastiques de son sein de neige. Que ce miroir était heureux de les baiser ainsi

« --- Ah madame disait en même temps Armande à Floricourt, avouez que j'ai joué de bonheur, quand mon grand-chanoine, quoiqu'il eût la fortune de vous connaître, a pu faire quelque attention à moi ? --- Nous n'aimons pas l'église, a répondu Floricourt ; l'ami de Belmont... --- Et qui est bien aussi tant soit peu le tien ... --- Pouvait seul nous faire surmonter une répugnance... --- Fort injuste a encore interrompu Belmont ; car messieurs les militaires sont si fats, si médisants, si capricieux les financiers si rustres, si ridiculement vaniteux les robins si fades, si froids, si pédants ... --- Pas mal, ma chère Belmont Comment toi, méchante Dis-moi, Monrose n'est-il pas militaire ? Nous a-t-il donné le moindre sujet de plainte ? --- Que s'en est-il fallu ? Tout --- Avons-nous pu le conserver ? --- Soyons justes, mon cœur. N'avons-nous pas nous-mêmes ouvert la porte de la cage ? »

Depuis un instant Armande ne savait plus ce qu'elle faisait ; le compas lui est échappé des mains ; se sentant affaiblie, elle a couru se jeter sur une bergère, elle s'y est trouvée mal. Les amies se sont empressées à la secourir ; elle a recouvré l'usage de ses sens : « Il faut beaucoup connaître quelqu'un, a dit Belmont, pour éprouver, à son occasion, des affections de cette violence --- Aussi ne connais-je que trop le chevalier Monrose... ou bien plutôt, c'est lui qui m'a trop connue pour son malheur » Ses larmes coulaient. Ces dames ont été curieuses. Armande leur a conté, de point en point, toutes mes aventures du Marais, mais avec tant de partialité en ma faveur et contre elle-même, qu'elle m'a fait souffrir. Quel devait être le supplice d'une fille aussi franche, aussi généreuse, quand on la forçait aux plus viles impostures Affreux la Bousinière scélérat de Carvel c'est surtout dans ce moment si naturel que j'ai pu mesurer toute l'étendue de votre perversité « Eh bien ne voilà-t-il pas qu'il se désole » dit avec souci la charmante d'Aiglemont, passant sous le menton du conteur une main caressante et lui donnant un baiser. Je ne mis rien du mien dans cette circonstance, mais je jouissais délicieusement des émotions de mon ami, pour qui je ne craignais que deux choses au monde : d'une part, des passions furieuses ; --- heureusement il n'en avait pas encore été atteint ; --- de l'autre, cette insensibilité à la mode, qui se contracte si vite dans un tourbillon corrompu, et qui caractérise messieurs les roués, vrais fléaux de la galanterie. Ne les voit-on pas se railler impitoyablement de tout, et trouver les peines de cœur d'autrui, même celles qu'ils occasionnent, quelque chose de fort ridicule

CHAPITRE XXIV

SUITE DU PRÉCÉDENT. C'EST MONROSE QUI

VA PARLER

« Les inséparables ont loué beaucoup la franchise d'Armande, et l'ont assurée qu'elles me connaissaient assez pour pouvoir combattre sa dernière idée, qui était que je ne pouvais conserver pour elle aucun sentiment de tendresse ni même de pitié. « De tendresse on vous en dispense, interrompit ici madame d'Aiglemont ; de la pitié c'est de quoi les âmes un peu fières ne sont nullement jalouses... Après ? »

« Cependant, continue Monrose, on se déshabillait lentement. Un petit bruit s'est fait entendre ; Floricourt a crié. « Poltronne a dit Belmont, ne sais-tu pas qu'on doit venir ? --- Mais nous sommes enfermées --- Tu vois que malgré cela... »

« En ce moment, l'une des coulisses, dont on se souvient , facilite l'entrée du prélat et du grand-chanoine ; ils étaient en pantoufles, et l'on devinait leur nudité sous de simples robes de chambre. « C'est un enchantement a dit l'Allemand, non moins émerveillé du luxe et de l'élégance de la pièce que de la manière dont il y arrivait. Je vois que la maîtresse elle-même ... Heureuse femme tant de charmes, tant de perfections et tant de moyens de jouir » « Ah voici que M. Monrose improvise pour moi des galanteries --- Je vous donne ma parole d'honneur, comtesse, qu'il a dit cela mot pour mot. --- Soit, mais sans doute il va maintenant s'occuper de ces dames ? --- Dussiez-vous prétendre encore que je mens, je ne puis omettre que, frappé soudain de votre portrait , l'Allemand, fort connaisseur, à ce qu'il paraît, a pris un flambeau, et montant sur un fauteuil : « Eh bien oui a-t-il dit avec feu, cette délicieuse mine ne pouvait tourner autrement. Ô Félicia ... » En même temps, oubliant que celle de ses mains dont il ne tenait point le flambeau, servait à tenir croisés les pans de sa robe de chambre, il a fait un geste d'admiration et baisé sur la toile les deux boutonnets qui depuis sont devenus de si belles roses. On a vu pour lors une saillie mobile si imposante, que, riant de tout leur cœur, Belmont et Floricourt ont fait à mademoiselle de la Bousinière les plus fous compliments. --- Allez, vous êtes un hâbleur ; mais savez-vous, Monrose, que vous n'avez nullement le talent de raconter ? La moindre circonstance vous arrête, vous fixe : un historien doit marcher rapidement vers son but. --- Et tout mutiler pour être court --- Non, mais laisser quelque chose à deviner. J'ai failli vingt fois vous en faire l'observation, tandis que vous vous confessiez. --- Une confession ne doit-elle pas être entière ? --- Humble aussi, et la main à la conscience. --- J'avoue que la modestie n'est pas mon défaut. Je vous ai tout dit avec une bonne foi candide. --- Et vous pouviez pourtant vous épargner beaucoup de détails de choses que j'aurais parfaitement entendues à demi-mot. --- J'aime parfois à m'appesantir... » Ce dernier bout de phrase était un mauvais calembourg : j'eus bien de la peine à m'exempter des frais de l'explication ; la jeune marquise vint au secours... Il me fallut à mon tour la délivrer ; c'était dans ce lit une mêlée « Attendez, dis-je à mon auxiliaire, je me souviens d'un petit moyen d'empêcher les gens d'être si mutins ... » Alors m'emparant de ses cheveux, tandis qu'il s'efforçait de vaincre la marquise, je les partageai. « Entortillons chacune notre moitié autour du bras... »

Mais ce ne pouvait être que pour un moment plus éloigné ; déjà la jolie dame était... vaincue.

« --- Vraiment, dit-elle après le combat, voilà comme vous m'avez défendue Il est d'une force, cet impertinent-là » Une dizaine de baisers fous le punirent de son crime. J'appris ensuite à la marquise comment, assujetti de droite et de gauche par sa chevelure partagée entre nous, le Samson ne pourrait plus rien entreprendre sans notre bon plaisir... « Eh bien, dit-il, vous ne saurez pas le reste de mon histoire. --- Il est facile de deviner... --- Peut-être --- Vous serez en captivité jusqu'à ce que vous nous ayez satisfaites. --- Eh quand je ne demande pas mieux, vous m'en empêchez --- Joliment, monsieur le faune Comme je suis faite Il faut, comtesse, que j'aille mettre un peu d'ordre à cela. Morigénez-le toute seule un moment... » Hélas à peine eus-je perdu mon alliée, que... je perdis aussi la tête, et je fus à mon tour... vaincue.

Cependant, madame d'Aiglemont, peut-être tant soit peu jalouse, avait fait grande diligence... Pour l'associer du moins, je mis au jour une idée... Le fripon de Monrose la saisit avec ardeur... Enfin, après de longues incertitudes, la charmante marquise consentit à prendre une posture qui mit, tout près des yeux de mon vainqueur, des traits bien différents de ceux d'un visage : singulier et volumineux turban qui me coiffait ainsi pour la première fois de ma vie. Une bouche perpendiculaire invitait alors les stipulants baisers de notre fortuné coucheur, tandis qu'un toupet tant soit peu rétif se chicanait avec celui de ma tête, et que mes mains, étendues vers le haut, agaçaient en folâtrant les fraises élastiques qui couronnaient deux monceaux de neige.

À la suite de ce délicieux trio, nos paupières s'engourdissaient. Je priai mon cher neveu d'achever en quatre mots le compte qu'il avait à me rendre. « Notre prélat, dit-il, s'est mis conjugalement au lit avec madame de Belmont ; Armande s'est retirée chez elle avec le grand-chanoine ; Floricourt est sortie par une des niches : elle savait apparemment où rejoindre son narcotique baronnet. Moi, qui n'avais plus rien à faire par là, je suis venu... --- Oh nous nous sommes très-bien aperçues que vous êtes venu dit madame d'Aiglemont, en balbutiant de sommeil... Bonsoir, comtesse. --- Bonsoir, marquise. --- Bonsoir, mes amies... Bonne nuit, mes petits amis. --- Eh bien, mon neveu Ôtez donc ces mains --- Adieu »

CHAPITRE XXV

OÙ SE TROUVENT DIFFÉRENTES CHOSES

QU'IL EST BON DE SAVOIR

Figurez-vous maintenant, cher lecteur, des jours semés de tous les plaisirs que peuvent procurer la bonne chère, la promenade, la lecture, la musique, la chasse, la pêche, les bals, les concerts, le spectacle, et, brochant sur le tout, une cordiale union sans excessive familiarité hors du tête-à-tête, sans cet abandon abusif qui peut préparer bien des regrets et des peines. Figurez-vous des nuits toujours trop courtes que notre transfusion (je ne me départirai pas volontiers de ce terme), que cette transfusion, alimentée de toutes les voluptés de la nature, de l'art et du caprice, rend magiques et impossibles à bien décrire. Imaginez qu'il n'y a pas un de nos cavaliers (excepté le philosophe sir Georges, bien trompé par sa Floricourt), je dis pas un qui n'ait été dans les bras de toutes ces dames ; pas une de celles-ci, par conséquent, qui n'ait tour à tour plus ou moins favorisé tous ces messieurs Songez qu'il n'y en a pas une enfin qui n'ait électrisé toutes et chacune des sœurs... Les frères, je n'en parle pas. Tous, ou à peu près, me semblaient également éloignés de ressentir ce désir honteux qui jadis avait terni dans le même lieu Kinston, trop publiquement épris de cet enfant, notre héros aujourd'hui ; ce goût justement honni, surtout s'il a pour objet des individus à qui, depuis la cérémonie du rasoir, il n'est plus permis de folâtrer sur la ligne de démarcation des deux sexes ; cette superfétation d'une rage de plaisir n'avait pu se frayer qu'à peine un chemin dans notre tourbillon, par certain mezzo termine dont encore toutes ces dames ne s'étaient point également accommodées. J'étais bien sûre, par exemple, que la jeune marquise et la délicate Aglaé n'avaient à la rigueur, sur ce croustilleux article, ni la condescendance d'une Liesseval, ni la facilité d'une Garancey. Celle-ci, soit dit en passant, avait failli, pour cela même, se brouiller avec Saint-Amand, qui blâmait fort cette extension de licence philosophique. En revanche, le prélat, devenu capricieux depuis qu'il entrait dans son automne, et le grand-chanoine, capable de tout, faisaient le plus grand cas d'une Vénus à qui l'on pouvait sacrifier plus d'un autel. D'Aiglemont, un peu caustique, mais sans méchanceté, parlait bien quelquefois de l'abus qu'il était possible de faire du trop de douceur de l'attrayante Belmont : d'Aiglemont était un ingrat ; c'était son oncle et lui qui l'avaient un peu pervertie ; mais du moins l'oncle ne disait mot. Quant au grand-chanoine, il était scandaleux. Il avait fait de son Armande une audacieuse élève ; et qui eût laissé faire l'instituteur, eût bientôt appris que, pourvu que Sa Révérence trouvât des Nicomèdes, elle était toujours prête à se conduire comme César ; mais heureusement, cet homme n'avait pas son pareil dans notre coterie.

Ainsi, Paris dans toute sa force et Florence mitigée étaient en raccourci chez moi. Ni les fameux jardins de Samoa, ni Lesbos, ni la célèbre Caprée, n'étaient des séjours de plus de liberté, de plus de délire ; ils étaient peut-être moins voluptueux que mon hospice.

Deux mois entiers s'écoulèrent comme deux instants dans l'enchantement continu de nos douces habitudes. D'Aiglemont, très-malade, c'est-à-dire qu'il s'était fait passer pour tel, avait éludé jusqu'alors de se rendre à son régiment ; mais comme un colonel en second, son ami, fort riche, avec lequel il s'était arrangé, tenait table également ouverte à la garnison, et que les bardots de l'état-major suffisaient d'ailleurs à traîner la voiture, tout se passait, quoique sans le chef, d'une manière assez convenable. Bien entendu que la jeune marquise avait trouvé moyen de faire remettre son propre service au quartier suivant.

On avait appris de bonne heure le départ de madame de Salizy pour l'Angleterre. Selon ce qu'elle avait écrit à Monrose, son projet était de courir le monde jusqu'à ce qu'une passion, qu'elle avouait ne plus mériter de voir couronnée, cessât de l'obséder ou la mît au tombeau. Nous n'étions pas fort alarmés sur le compte de cette femme sensible mais impérieusement dominée par ses sens, violente mais légère, et très-capable de se livrer aux distractions de tout genre : elles sont autant de limes auxquelles nulle passion ne peut résister, dès qu'elles y ont fait la moindre brèche.

Madame de Moisimont nous avait encore fourni, ainsi qu'au public, un lambeau de roman d'un grand intérêt et passablement risible, quoique tragique ; voici le fait :

On se souvient d'avoir entendu dire quelque part que madame de Flakbach avait enfin récompensé d'un cadeau bigarré les tendresses de M. de Moisimont, devenu depuis directeur-général ? Bientôt l'état du malheureux ex-robin fut si cruel, que sa moitié craignit enfin de le perdre. S'il venait à mourir, c'était bien la peine de s'être mise en si grands frais pour le placer et lui procurer les fonds d'un cautionnement de près de quatre cent mille livres Furieuse, elle avait juré de se venger de l'impudique et virulente Flakbach.

On se souvient encore que M. de Moisimont était parent d'un certain président Blandin, l'antipode de Saint-Lubin et l'adorateur de mademoiselle Adélaïde ? Celle-ci se trouvait donc, par ses alentours, en liaison indirecte avec madame de Flakbach. Chez cette tragédienne, devenue baronne, faufilait le Rosimont, cet obscur acteur des Italiens, ce plaisant qui, figurant en façon de docteur au souper de Belmont, avait repris, auprès de Mimi consultante, ce que jadis il lui avait donné. Adélaïde avait à son tour bien traité le sieur Rosimont, et s'en trouvait excessivement incommodée. À travers tout cela, cette fille et Mimi, se convenant sur les rapports du catinisme et de l'extravagance, s'étaient liées d'une vive amitié. Mimi, qui détestait maintenant le Rosimont autant qu'elle l'avait autrefois aimé, ne l'avait point, et, par miracle, elle n'avait rien attrapé d'autre part, mais elle avait à venger et son époux et son amie, et l'on songeait encore in petto à la déconvenue passée du cher Monrose. Adélaïde souffrait ; M. de Moisimont, abîmé par les remèdes, n'avait plus qu'un souffle de vie. Dans cette position, les offensées se conjurèrent contre l'odieuse baronne et contre le funeste sigisbé Rosimont.

Certain soir, le couple infect assistait à un petit spectacle incognito . Les conjurées l'y surprirent. Elles étaient en amazones à demi masquées de leurs cravates remontées et de leurs chapeaux rabattus. À la sortie, au moment où l'illustre baronne allait mettre le pied dans un remise d'emprunt, Mimi se trouvait là pour l'apostropher d'une volée de coups d'une badine assez ferme. En même temps, la vigoureuse Adélaïde prenait la même liberté sur les épaules et le nez du sieur Rosimont. Le scandale de cette scène allait perdre infailliblement nos extravagantes, si leur tournure et leur courage ne leur eussent fait trouver de nombreux partisans dans la foule des spectateurs : une voiture, gardée par un ami sûr, les attendait ; on protégea leur retraite ; elles purent s'évader sans tomber sous les mains de la police, et rien de fâcheux ne leur arriva. Mais Mimi surtout ne se croyait pas assez vengée. Sa première expédition n'avait pour but que de déclarer une implacable guerre, dans laquelle on n'en voulait à rien moins qu'à l'exécrable Flakbach ; Adélaïde, fort irritée contre le perfide Rosimont, et excitée par sa folle amie, se livra volontiers aux mêmes fureurs. Voici ce que, dès le même soir, l'une et l'autre écrivirent à leurs ennemis.

Air : Tandis que tout sommeille , de l' Amant jaloux :

Il n'est si douce chaîne

Qui ne blesse à la fin :

Ce qui plaît le matin.

Le soir se trouve gêne.

La volupté

Sans liberté

N'est bientôt qu'une peine.

Que parmi nous tout soit commun ;

Plus de tyran, plus d'importun,

Et que chacune et que chacun

En aime une douzaine

CHAPITRE XXVI

CARTELS. COMBAT SINGULIER OÙ TROIS

DAMES SE DISTINGUENT, TANDIS QU'UN

HOMME S'AVILIT

« Coquine je suis l'épouse de certain faiseur de madrigaux, et c'est moi qui t'ai donné, à l'issue du spectacle, une correction, tu sais comment méritée. Si tu n'es pas aussi lâche que p....n, tu dois avoir cette aventure sur le cœur. Dans ce cas, je veux bien t'offrir de me revoir demain au bois de Vincennes, de midi à deux heures. J'aurai des armes à ton choix. Profite, crois-moi, de l'honneur que je daigne te faire, ou bien, sans cesse, en tous lieux, tu courras le danger de ce qui t'es arrivé ce soir. Réponse tout de suite. À demain. »

« Faquin c'est un jeune homme déguisé qui t'a rossé ce soir ; il sera demain le second de la personne qui daigne se compromettre avec ton odieuse camarade. Il t'offre la même revanche, à la même heure, au même lieu. Refuser les armes d'usage, quand il s'agit de réparer l'honneur, ce serait avouer que le bâton et le sifflet seuls sont de ta compétence. Réponse tout de suite. À demain, de midi à deux heures, au bois de Vincennes. » --- « Mais n'y paraissez pas en docteur . » Ces derniers mots étaient apostillés de la main de Mimi.

Ces extravagants billets, chacun avec sa suscription particulière, furent mis dans une commune enveloppe, et portés chez madame de Flakbach avant la fin du triste souper qu'elle faisait tête-à-tête avec le malheureux acteur. Le couple battu n'avait cessé de se creuser la tête pour tâcher de deviner où pouvait s'être formé l'orage qui venait de crever sur lui si publiquement. Orientés enfin, les histrions se sentirent transportés de fureur. Le vin donne du courage. Au fond d'une vieille bouteille de bordeaux, consultée sur le parti qu'il y avait à prendre, se trouva le conseil d'accepter le défi. Dans sa jeunesse, la baronne avait donné dans les exercices de corps, et passait pour bonne bretteuse...

On sourit. Mon Dieu, mon cher lecteur, trêve à l'équivoque : nous sommes dans une situation sérieuse. Ce que vous imaginez, madame de Flakbach y donnait encore. Je voulais dire tout bonnement qu'elle avait jadis battu le fer, pour imiter les braves jeunes gens d'alors, comme aujourd'hui, la même fantaisie fait des jockeys de la plupart de nos mondaines.

La baronne sentit renaître sa vieille crânerie ; au moyen de son art tragique, elle fit passer son enthousiasme dans l'âme, d'ailleurs peu guerrière, du mystificateur Rosimont ; il résulta de leur conférence ce billet-ci : « Quoiqu'une femme de mon rang pût et dût peut-être n'employer pour se venger d'un outrage que la voie de la force publique, je daignerai me rendre demain au bois de Vincennes à l'heure indiquée ; la personne qu'on provoque aussi m'accompagnera : nous aurons nos épées. Pauvre petite folle je te plains. Ton audace m'arrache pourtant quelque estime, et te rend digne de périr sous mes coups. À demain. »

La partie ainsi engagée, l'héroïque Flakbach ne permit plus que Rosimont, dont le courage lui était non sans raison suspect, sortît de chez elle avant l'heure du départ. Ainsi, plutôt traîné que conduit au champ de bataille, il parut à l'heure exacte avec la baronne, celle-ci en homme, vêtue de l'uniforme de certain corps qui n'existe plus.

On ne s'était pas donné le mot ; il était cependant arrivé que les quatre combattants avaient pris des chevaux de monture. Cette façon de circuler, peu familière à l'homme de coulisses, en lui mettant le derrière en marmelade, n'avait pas augmenté sa valeur. Adélaïde et Mimi, en amazones, comme la veille, étaient venues de chez elles en voiture jusqu'à la barrière, où leurs chevaux les attendaient. Les premières au rendez-vous, ce ne fut pas sans beaucoup d'envie de rire que, caracolant sur la grand'route, elles virent arriver la baronne avec l'air d'un opérateur, juchée sur un anglais de louage presque aussi efflanqué qu'elle, et mons Rosimont (Sancho Pança du don Quichotte féminin) roulant de çà de là sur la selle, s'accrochant à l'arçon pour soutenir d'autant les mouvements irréguliers d'un indocile animal qui, se sentant mal monté, mésusait de l'inexpérience de son maître.

Voici enfin l'instant d'en découdre ; on met pied à terre. Les chevaux du parti de Flakbach sont confiés au chasseur chamarré dont madame la baronne était suivie. Ceux du parti Moisimont sont, avec moins d'appareil, remis au palefrenier du maquignon qui les a fournis. On s'enfonce dans l'épaisseur du bois ; alors les vastes jupes de drap des amazones s'abattent, et, comme de vrais dragons, celles-ci tirent fièrement l'épée. La nature avait fait d'Adélaïde une espèce de gladiateur incapable de réfléchir sur l'étendue du danger des blessures et d'un éclat dans le public. Mimi, non moins inconsidérée, s'était de plus exercée à manier le fleuret. Ainsi la Flakbach et le Rosimont trouvaient à qui parler.

L'histrionne... que dis-je ? madame la baronne pâlit dès qu'elle vit qu'on paraît ses premières feintes : elle a bien assez à faire de parer à son tour ; une légère égratignure dont son gant est ensanglanté, lui fait en vain crier : « Assez assez je suis contente ; l'affront est lavé dans le sang » Mimi, furieuse, ne la tient pas quitte à si bon marché ; le combat ne finit que par un coup d'épée diabolique qui entre de six pouces dans les maigres intestins de madame de Flakbach, et l'étend aux pieds de son ennemie. Celle-ci, dans le feu de l'action, n'avait pas senti que, s'étant jetée sur la pointe de l'autre épée, elle était blessée au bras. À la vue du sang qu'elle a versé, Mimi tombe en faiblesse.

Ces deux championnes, la baronne surtout, pouvaient très-mal tourner, si des passants, que le cliquetis des épées avaient attirés, ne fussent survenus fort à propos. L'autre couple duelliste avait beaucoup plus tôt disparu de l'arène.

Comment Adélaïde et Rosimont s'étaient évadés ? --- Oui, l'une à la poursuite de l'autre.

« --- Écartons-nous à quelques pas, » avait dit Rosimont, comme l'autre couple commençait à croiser le fer. On avait bien voulu lui donner cette satisfaction. « Tenez, monsieur... (On observa que moitié peur, moitié parce qu'on était encravatée jusqu'au nez, et sous un chapeau fort rabattu, Rosimont ne reconnaissait point Adélaïde.) Monsieur, avait-il dit, mon métier n'est pas de me battre. Mon talent, qui est la propriété du public, exige que je ménage et mes jours et ma figure. Je n'ai que faire de quelque trou dans la poitrine, après lequel je ne pourrais plus chanter, ou d'un œil de moins, pour être aussi laid sur la scène que notre Granger , ou d'être pendant trois mois sur le grabat, boiteux, ou bien avec un bras en écharpe. Vous m'avez battu, monsieur, ce serait à moi de me fâcher ; eh bien je ne me fâche point ; il ne m'est rien arrivé si vous voulez. Ce n'est pas à vous qu'il doit être le plus difficile d'oublier la boutade d'hier... (On se montre alors.) Ô ciel vous, Adélaïde --- Infâme gredin » s'écrie-t-elle, après avoir bien voulu écouter jusqu'au bout le long monologue d'un homme peu pressé de voir le dénouement de la scène. La luronne, comme par pressentiment, avait gardé au bras gauche son fouet de chasse ; elle s'était mise à en jouer sur le poltron à tour de bras ; lui de fuir ; mais son derrière écorché n'avait pas permis qu'il courût à proportion de sa peur ; il crie inutilement : « Grâce miséricorde » Toujours talonné, toujours atteint, ne perdant pas un coup de la longue et souple cravache ; coupé, saignant partout... enfin, à trois cents pas, il était tombé sur le nez, accablé de douleur et de lassitude.

On n'attendait que le retour de l'errante Adélaïde pour achever de mettre ordre à tout. Déjà l'infortunée baronne, transportée dans une voiture que l'un des spectateurs avait bien voulu prêter, reprenait, à demi-morte, le chemin de son hôtel. On visitait le bras de la brave Mimi : par bonheur elle n'avait qu'une longue, mais superficielle blessure. Il fallut ensuite céder au conseil prudent d'un galant homme qui présidait à tous ces soins, et qui n'était pas d'avis qu'on rentrât en ville avant d'avoir pris langue. Madame de Moisimont avait beau se vanter bien haut de ses protections, de ses liaisons avec le ministre, on lui démontrait qu'un emprisonnement provisoire pouvait donner à l'affaire un fort mauvais tour, et qu'il était bon de prévenir ce malheur. Bref, l'officieux personnage amena les vaillantes amazones dans une petite maison qu'il avait à Saint-Maur. Le lendemain, toutes choses s'arrangèrent, sauf le ventre de madame de Flakbach, duquel il n'était pas possible d'apprendre sitôt d'heureuses nouvelles.

Il y avait à peu près huit jours que cette tragi-comique aventure cessait d'occuper les rieurs de Paris, quand nous en étions au point où j'ai conduit la très-véridique histoire dont mon lecteur veut bien... dirai-je s'amuser ? il faut que je me le persuade pour avoir le courage de poursuivre.

CHAPITRE XXVII

PRESQUE TOUT MORAL

Cependant le destin ne semblait-il pas accorder une protection particulière au fortuné Monrose ? Ses ennemis, tous les êtres desquels il pouvait avoir à se plaindre, étaient punis les uns par les autres, et s'entre-détruisaient Il avait eu l'adresse de raser impunément la dangereuse surface du bourbier de la mauvaise compagnie. À travers les orgies de... ce qu'afin d'être entendue de tout le monde, je nommerai le libertinage, plus d'un cœur se pénétrait pour notre héros de sentiments profonds, et formait le vœu de contribuer à son bonheur. C'est ainsi qu'était particulièrement inspirée la charmante marquise d'Aiglemont. Les épiant une nuit que je les avais vus ensemble, je recueillis ce fragment d'un bien intéressant entretien « ... Je ne suis pas de cet avis, mon toutou. Vingt-trois ans à peine, ta figure, l'avancement, tout de bon honorable, que tu as déjà par devers toi ; ton excellent autant qu'aimable esprit, qui te rend bien plus recommandable que tout le reste, voilà trop de titres pour que tu ne les fasses pas valoir. Qui mieux que toi peut marcher à grands pas vers la fortune ? Dire que tu le peux, ce n'est pas assez ; tu le dois. --- Pourquoi, ma chère ? Seul au monde du nom de Kerlandec... --- Tu te marieras, mon ami, et dès lors tu ne seras plus seul. Ne suis-je pas fondée, fripon, à te prédire lignée ?... » Un bon baiser fut le point final de cette période. « Supposons-la, cette lignée ; que puis-je faire dès à présent pour elle ? On est en pleine paix ; viendrai-je me jeter, au péril de mille dégoûts, à travers une foule d'aspirants, pour leur disputer quelque emploi ?... Au dessous de mon grade, je n'accepterais rien : tu sais combien tout le reste est recherché, envié. Quelles brigues, quelles cabales, quelles noirceurs, au besoin, les gens surtout qui n'ont aucun mérite, mettent en usage ... --- Écoute, crois-tu que je t'aime ? --- J'y crois autant qu'à ma propre existence. --- Crois-tu qu'ayant plus d'un parent en crédit à la cour, je puisse, à mon tour, m'y mettre en bonne posture ? --- Ah tu captiveras tous les esprits comme tous les cœurs. --- Les cœurs, c'est autre chose, je n'en veux qu'un... et le garde. (Un baiser.) Mais je tâcherai de me faire aimer de tous les honnêtes gens : c'est bien assez... --- Ils sont rares dans ce pays-là... --- Soit, mais ce n'est pas à nous d'en convenir. Il est temps, mon cher, de te défaire absolument, que dis-je, de n'en pas conserver le moindre vestige... --- De quoi, ma Flore ? (Flore était un des noms de baptême de la marquise.) --- De cette morale américaine, de cette prétendue philosophie qui, si elle a séduit bien des gens de bonne foi, n'est pourtant au fond que le jargon hypocrite du plus grand nombre de ceux qui l'affichent. Cette multitude, de jour en jour plus insolente, ne clabaude contre la cour, n'en exagère les défauts, très-avérés, je l'avoue, qu'afin de fournir insensiblement, à une ancienne et venimeuse haine, des moyens d'arriver aux fins les moins philosophiques. Les vices de la cour, en cela surtout très-condamnables, ne sont si décriés que parce qu'on y dédaigne de les voiler. Mais certaines classes qui n'osent encore afficher les leurs, sont-elles plus pures ? Non, si jamais il arrivait une époque d'audace et d'impunité, que quelques essais malheureux ont fait différer encore, on verrait si les détracteurs de cette coupable cour seraient plus vertueux, et s'ils feraient supporter du moins, au moyen de quelques formes passables, les déraisonnables excès de leurs passions. Je veux, mon ami, te réconcilier avec le séjour que doit habiter ton amie. Je veux que toi-même y fournisses bientôt un nouvel ornement. Ou je ne le pourrai, mon cher, ou je l'intéresserai quelque jour, cette adorable souveraine qui peut tout maintenant, et qui (son ascendant dût-il souffrir quelque échec, à la suite des orages que d'ingrats ennemis lui préparent à la sourdine) saura pourtant ramener, tôt ou tard, tout le monde à elle, et dicter encore la loi. Jamais, mon toutou, je ne te conseillerai de former les plans d'une ambition désordonnée ; mais tout ce qu'il est possible à un bon gentilhomme, à un brave militaire d'atteindre, tu dois t'efforcer de l'obtenir. Ta fortune te permet de traiter de quelque charge : si la guerre survenait, tu serais là, j'y serais aussi... Oui, Monrose, il faut que tu y sois. Infailliblement, nous nous serons quelque jour d'une mutuelle utilité. Vois, tout près du soleil, comme se sont entr'aidés la D. de P... et le comte de V... Dans une sphère plus reculée, quoique dans le même tourbillon, je te citerais bien d'autres exemples ; fournissons-en un de plus, mon toutou. Ah de ma part, je te jure, l'association sera bien fidèle »

Des caresses passionnées furent la seule réplique de l'heureux Monrose à des propos si flatteurs... « Te voilà ajouta gaîment la marquise ; on ne peut parler un instant raison avec ce démon-là --- Pourquoi ne peut-on ni te voir, ni t'entendre sans la perdre ? » La pause, qui n'était pas un repos, fut longue ; madame d'Aiglemont continua. « Ainsi je fais tout ce que tu veux, mon toutou. Promets-moi d'accomplir à ton tour quelques-unes de mes volontés. --- Elles seront en tout temps mes lois. --- Eh bien nous retournerons incessamment à Paris ; nous nous occuperons, dès lors, de trouver pour toi quelque débouché convenable. Tu te fixeras à Fontainebleau pour tout le temps du voyage. Tu verras d'autres gens ; il te viendra d'autres idées... car, entre nous, j'en ai surpris à la volée quelques-unes qui ne me plaisent point, non plus que ton admiration pour certains personnages que tu as connus là-bas, et que tu crois de futurs grands hommes. En général, je soupçonne, moi, tes confrères au petit aigle et autres ex-Américains, dont tu fais grand cas, de n'être pour la plupart que des docteurs dangereux, ou des perroquets mal appris ; je voudrais te voir moins engoué de cette clique... Écoute là-dessus mon mari. C'est le fou du meilleur sens qu'il y ait au monde. Il t'aime... --- Il a bien de la bonté Ce n'est pas ici le lieu de me vanter de tout l'attachement, --- ah pourtant bien sincère --- que j'ai aussi pour lui... --- C'est un Français, mon mari. Crois que, si nos rapports le blessaient, il n'aurait pas la bassesse de les souffrir... D'Aiglemont n'est pas non plus un philosophe, mais un pur chevalier qu'on verra, sans qu'il ait raisonné, sans qu'il se soit composé un système parmi les gens qui en affichent dans les livres, faire très-bien son métier quand il le faudra sérieusement, agir toujours aussi juste que s'il avait pris la peine d'y songer beaucoup, et rapporter tous ses principes, toutes ses actions, au plus grand bien de son pays... »

J'avais beau connaître à fond les ressources secrètes de ma singulière maison, j'étais à mille lieues du soupçon que d'Aiglemont pût entendre son épouse... Il parut. J'en frémis... Mais il courut gaîment au lit, sans penser qu'il pouvait faire mourir de peur les bonnes gens qui l'occupaient. Tandis qu'avec transport il embrasse sa petite femme, d'un bras vigoureux il retient Monrose qui tente de s'échapper. « Reste, mon ami, lui dit-il avec bonté. Ah Flore que tu viens de me rendre heureux Tu m'estimes donc ? Je viens d'en acquérir une preuve qui ne peut m'être suspecte. Je voulais bien n'être point un mari gênant, mais je voulais également n'être ni méprisé, ni méprisable ; maintenant que ta façon de penser m'est connue... » Un doux transport, mais assez délicat pour ne pas même offenser Monrose, acheva cette tirade de sentiment... « Monrose, continua l'étonnant mari, je te déclare que tu n'as cessé de m'avoir pour rival. Aime Flore, j'y consens ; mais sache que je l'aime autant que toi, et que ce sera, entre nous deux, à qui la chérira davantage, à qui le lui prouvera le mieux, à qui surtout se fera le plus estimer d'elle... »

Français vous voilà définis... Français je veux dire ceux qui sont dignes de cette qualification glorieuse... Je ne parle pas de vous, systématiques raisonneurs, sots imitateurs de nos rivaux, de nos ennemis, pantins dégénérés, qui, sous prétexte que le Français est léger par nature, méconnaissez tous les devoirs de votre tâche héréditaire, toute règle de conduite, tout lien à la chose publique, tout principe soutenu, tout sentiment épuré et fidèle. J'appelle Français un être tour à tour sage et fou, qui, pourvu qu'il prenne la peine de penser une heure par jour, rentre à l'instant dans la carrière du devoir ; qui s'estime, qui se préfère à ses rivaux, et fait, au besoin, justifier cette préférence ; qui, souvent faible et parfois ridicule, ne descend pourtant jamais jusqu'à l'avilissement, tandis que tant de gens très-vils s'entourent d'apparences austères... raisonnent beaucoup, et sont pourtant tout au moins nuls, s'ils ne sont pas très-nuisibles... Je ne sais pourquoi je crains que la race des vrais Français ne soit bientôt épuisée. Leurs vertus du moins ont cessé. Attendons comment on tournera. Nous sommes, à bon compte, bien approvisionnés de penseurs, de frondeurs, d'égoïstes, d'esprits forts... et tout cela se nomme Anglomanes ou philosophes. Voyons quel bien il en résultera.

CHAPITRE XXVIII

DU BIEN ET DU MAL SUR LE COMPTE DU

GRAND-CHANOINE. SON DÉPART

Absolument inutile où j'étais, je m'éloignai de ces censeurs, bien rassurée pour leur parfaite intelligence. L'aube du jour commençait à paraître ; je ne me sentais aucune disposition à dormir ; j'allai seule errer dans mes bosquets anglais... Je ne fus pas peu surprise d'entendre converser, si matin, dans un cabinet de verdure.

M'étant mise, sans bruit, fort à portée, je reconnus qu'il y avait là madame de Garancey, le grand-chanoine et son Armande... « Délicieux, disait la marquise en lisant tout bas un papier... Bien ... De la tournure, du naturel... Que je t'embrasse, ma chère enfant ; on ne peut annoncer plus de talent. Je veux une copie de ces jolis vers... Nous causerons ensuite des légères incorrections qui s'y trouvent. --- C'est donc du bon véritablement ? demandait le comte avec l'intérêt d'un ami. --- Du très-bon, je vous jure ; mais, comte, si notre projet s'exécute, vous allez vous trouver étrangement lésé. Me céder cette chère enfant, c'est faire une perte irréparable... --- Ah madame le cher comte a promis... --- Voyez la petite méchante comme elle brûle de me quitter --- Oh non, bon ami, je t'aime bien, je t'aimerai toujours, mais... c'est que j'aime bien aussi madame, et... ce qu'elle a la bonté de m'offrir est... si différent de... ce qu'avec la meilleure volonté du monde, tu ne peux... rendre... honnête pour moi... » Le ton baissait à mesure que cette difficile période coulait de la bouche d'Armande... « Eh bien ma chère, a dit alors avec l'expression d'un effort sur lui-même le grand-chanoine attendri, je veux te prouver que c'est aussi pour toi que je t'aime : je consens à tout. --- Cela est généreux pour elle, a répliqué la marquise, et n'est pas moins obligeant pour moi. --- C'est dit, madame, elle est à vous. --- Je réponds de son sort. --- Vous savez nos conventions ? Incessamment je fais un tour à Paris, pour régler avec un notaire les dispositions dont je vous ai fait part. --- Je ne puis vous disputer la satisfaction de contribuer à son aisance. » À chaque réplique, la reconnaissante Armande avait à droite, à gauche, porté ses démonstrations et ses caresses.

Ainsi, je comprenais qu'Armande allait devenir chez la marquise une espèce de demoiselle de compagnie, une collaboratrice. Sous ce dernier rapport surtout, ces femmes se convenaient parfaitement. « Cher comte, ajouta la marquise, je me flatte que nous nous verrons beaucoup à Paris ? --- J'aurai tout l'empressement imaginable à vous y faire assidûment ma cour. --- Je ferai probablement un dernier voyage en province pour y dissoudre tout à fait mon établissement et revenir bien vite m'ancrer dans la capitale. --- Vous ne seriez nulle part ailleurs à votre place. --- Il a bien raison, madame, dit Armande ; la lumière a trop longtemps été sous le boisseau... » Alors, la marquise tracassée : Mais que faites-vous là, comte ?... Ôtez-vous donc. Je dois vous prévenir que depuis hier... Allons, finissez ; vous allez vous salir... --- N'importe ... --- Tout de bon, je ne souffre jamais que dans ce moment là... Non, pas même m'embrasser ; je crains... --- Votre haleine est pure comme la rose... --- Eh bien c'est assez ... --- Maman, tu vois combien je suis docile. Cependant, sans te désobéir on pourrait... » Il attire en même temps la marquise, et la faisant tourner dans ses bras, il l'attaque à rebours. « Tiens, tiens, regarde Armande... admire : y en a-t-il de plus belles au monde ? Baise celle-ci, et moi l'autre. --- Ils sont fous » La flatteuse Armande obéit : les jumelles potelées n'en sont pas quittes pour un seul baiser...

Le reste ne peut se conter, cher lecteur ; on cessait de parler au cabinet, je craignais de faire du bruit ; il fallut être témoin d'une infamie.

C'est alors que j'appris à quel degré l'excellence tonsurée portait l'excès de ses libertins caprices. Tandis qu'il avait la marquise sans la contrarier, Armande, avec l'air de l'habitude, tira de sa poche un joujou de couvent, et en se masculinisant insulta le comte. En voilà déjà trop... Lecteur, si ton imagination n'a pas rejeté dès le premier mot cette burlesque image, je lui laisse le soin de se l'achever.

Quand je vis que le trio ne pouvait plus s'en dédire, je battis des mains avec la dernière vivacité, fuyant d'un pas si preste, qu'ayant à se rajuster, les acteurs ne pouvaient guère essayer de m'atteindre. Je me jetai dans un tronc d'arbre dont j'avais la clef . De là, j'entendis un moment après mes dévergondés revenir gaîment, en s'évertuant à deviner qui leur avait fait malice. « Si ce pouvait être la comtesse, disait le luxurieux Allemand, ce serait un bon prétexte pour y faire passer aussi le sien. --- Oh de celui-là pour le coup, repartit la marquise, le mien serait jaloux » On marchait ; je ne pus entendre la suite de ces folies.

Cependant mon portrait était fini : l'amour ayant guidé le pinceau du génie, le morceau ne pouvait être qu'un chef-d'œuvre. Il échauffa la verve de madame de Garancey. Un divertissement fut clandestinement préparé pour l'inauguration. J'avais réuni, au même jour de cette cérémonie, celle des mariages que, chaque année, je faisais dans ma terre. On saura qu'au lieu d'honorer une seule rosière, j'unissais et dotais convenablement, d'après le rapport d'un homme d'affaire très-intègre qui gérait mes biens, tel nombre que ce fût d'amants utiles et honnêtes, sans égard aux attraits de la figure ou d'autres avantages. C'était pour le bonheur de ces individus, et non pour flatter mon amour-propre, que j'acquittais cette dette de l'humanité. Quelque anticipation, effet de la confiance qu'on avait en moi, quelque épaississement de la taille des prétendues n'étaient point des causes d'exclusion ; au contraire, on s'aimait ; on avait, en tout bien tout honneur, le désir de vivre et de mourir ensemble ; il ne fallait pas plus de vertu pour avoir droit à ma faveur : si bien qu'après la cérémonie, mes rosières existaient également sans honte et sans orgueil. L'amour avait fait, chez moi, des siennes cette année-là. Six fillettes, dont la plus âgée n'avait pas dix-huit ans, étaient toutes au point de ne pouvoir être remises à l'année suivante. La plus jeune s'était enamourée au catéchisme, où elle s'instruisait pour sa première communion. Le curé m'assurait qu'il n'y en avait pas eu de plus édifiante à la sainte table

Tandis que je m'occupais délicieusement de bien divertir mes villageois, on travaillait, à la sourdine, à me diviniser. Je fus plus heureuse que mes amis ; tout leur art ne vint point à bout de tourner une seule tête ; j'en tournai bien naturellement douze au moins, et toutes les autres ne furent guère plus sages.

Lecteurs, ouvrez les romans ; vous y trouverez des descriptions fleuries de fêtes pastorales, bourgeoises, poétiques, héroïques, et tout cela beaucoup mieux dit que je n'en viendrais à bout. Furetez ces brillants écrits, vous y trouverez éparses toutes les pièces de mon apothéose et des noces de mes villageois.

J'avais recommandé bien instamment aux égypans de ma société d'être discrets avec nos Perrettes, de ne pas tailler de la besogne pour l'an d'après, et surtout de ne point usurper, à mon défaut, le droit du seigneur. On m'avait promis les plus belles choses du monde ; cependant, vers le milieu du bal de nuit, le curé, surintendant au dehors, me porta des plaintes, notamment contre le grand-chanoine. Celui-ci, cité, répondit tout net à ses accusateurs qu'il ne s'était engagé qu'à ne pas violer. Le lendemain il partit, emmenant, au lieu d'Armande, le jeune et très-joli frère d'une des nouvelles mariées dont il avait généreusement doublé la dot et les plaisirs.

CHAPITRE XXIX

OISEAU DE MAUVAIS AUGURE. ON S'EN VA

Il y a parmi nous, cher lecteur, un être dont j'ai fait rarement mention, et que vous pourriez bien avoir perdu de vue dans la foule. C'est sir Georges, cet Anglais aussi taciturne que beau, qui ne tient à la société que par notre prélat, à qui milord Kinston l'a recommandé, et par madame Floricourt, qui le distingue. L'habitude de vivre sous le même toit m'avait enfin rendu d'autant plus familière avec cette femme, qu'elle était fort entichée du schisme à la mode, et que nous nous faisions volontiers un petit doigt de cour. Un matin, à la suite de quelque chose de plus doux que des confidences, je la poussai sur l'article du compassé baronnet.

« J'aimerais fort, me dit-elle, que vous me fissiez ces questions par jalousie ; j'y répondrai pourtant avec plaisir, ne fussent-elles dictées que par la curiosité. Notre aimable évêque avait Belmont : je leur devais la retraite d'un grossier richard qui m'était d'autant plus odieux qu'il avait glacé pour moi l'angélique Monrose. L'amitié de Belmont, l'amabilité du prélat, ma vive reconnaissance m'avaient également séduite, et sans y avoir pensé, je me trouvais de moitié de tous les avantages dont jouissait mon amie. Mais j'étais trop délicate pour abuser de sa générosité. Je songeais à m'isoler, quand tout à coup le hasard fit paraître chez nous sir Georges. Je peins ; j'ai le tact du beau ; la perfection physique de cet Anglais me frappa, mais plutôt d'admiration que de sympathie. Belmont fut ma confidente ; le prélat approuva ma fantaisie.

« Sir Georges est homme. Il arrivait à Paris avec la faim d'un étranger fort instruit des folies que font pour les Françaises nombre de ses graves compatriotes ; il était donc persuadé que toutes les femmes de notre sphère galante devaient être à peu près des houris. J'étais la première qu'il eût vue ; car dès le jour de son arrivée, il était venu chercher, à la campagne que nous habitions, notre prélat, pour lui remettre une lettre. Il devina d'ailleurs en soupant que Belmont était la propriété de son futur patron : j'eus donc la pomme.

« Au bout d'un temps assez court, sir Georges, encouragé par monseigneur, me fit vivement une cour peu galante, un peu fière, qui n'intéressa pas beaucoup mon cœur, mais il m'enchantait. Comme chef-d'œuvre, je l'eus.

« Ce n'est pas une femme comme moi qu'on captive par le seul mérite des formes et de la vigueur ; l'âme stérile du superbe mannequin ne fécondait point la mienne ; plus les actes d'un amour brut, sans nuance de volupté, se multipliaient, plus ils dégénéraient à mon sens, et tendaient à me devenir insipides. À la longue, sir Georges me réduisit à manquer de reconnaissance, quand je le connus à fond pour être libéral, sans grâce, assidu sans soins, sec dans ses éloges, égoïste dans ses ébats ; quand je le vis préoccupé jusque dans mon lit, ne perdant pas un instant de vue les cailletages du Parlement et de la Chambre des communes ; quand il me parlait des Grandes-Indes, lorsque je lui demandais des nouvelles de Paris ; quand, m'excédant des variations du change, il ne savait me rendre compte du destin des pièces nouvelles.

« Cet homme, chère comtesse, commençait à m'ennuyer fort, lorsque nous sommes enfin venus augmenter votre cour. Ici, dans le sein des plaisirs, l'inconcevable baronnet est devenu plus sournois, plus sombre, plus ridicule encore. Quelque sentiment profond l'agite ; mais j'ignore de quelle nature est cette secrète affection. Poli, quoique avec sécheresse, comme vous le voyez, il ne laisse pas de dédaigner complètement et notre société et nos plaisirs, dont, par bonheur, les plus doux sont pour lui lettres closes. La seule confiance qu'ait en moi l'agaçant baronnet, consiste à me faire, sans gaîté, la caricature de nos aimables, même des femmes, et même la mienne. « Et ce qui met le comble du ridicule à tout cela, dit-il toujours pour refrain, c'est d'y voir figurer sir Georges Brown » --- Voilà certes un impertinent monsieur, ma chère Floricourt --- Je ne sais ce qu'il a surtout contre l'adorable Monrose ; c'est principalement à son sujet qu'il donne carrière à toute l'amertume de ses observations. Oh vous jugez aisément que qui refuse à Monrose la justice qu'on lui doit, ne saurait être mon ami de cœur. Cependant, gardez-moi le secret, ma chère comtesse. Que Monrose ignore à jamais... » Je le promis.

Cette confidence contribua beaucoup à m'affermir dans le dessein de retourner incessamment à Paris, ayant fait, cette fois, mon séjour à la campagne beaucoup plus court que de coutume. D'Aiglemont songeait aussi, tout de bon, à joindre son régiment. Les Garancey ne demeuraient avec moi que pour m'obliger ; ils pouvaient également me cultiver dans la capitale. Saint-Amand mourait d'impatience de faire briller son chef-d'œuvre aux yeux des connaisseurs. À chaque éloge, son cœur ne devait-il pas lui répéter : « Et plus favorisé qu'Appelles, d'avance tu reçus le prix de ton talent ? »

Ce fut bien à regret que je fixai la résolution d'abandonner la campagne, si belle encore ; mais dussé-je revenir bientôt, il convenait d'éparpiller ma société : surtout je ne sais par quel pressentiment je me sentis pressé d'écarter le dissonnant sir Georges. Monrose, que je consultai sur l'impression que l'Anglais pouvait lui avoir faite, était bien éloigné d'être au pair avec lui. « Cet homme, me dit-il, est à plaindre sans doute : rien ne l'amuse que la gazette. Mais c'est tant pis pour lui. L'on sait au reste que ces messieurs sont sujets au spleen : si la charmante Floricourt ne vient point à bout de le guérir, c'est un incurable. »

Lecteurs, je vous ramène à Paris : voudriez-vous bien m'y écouter encore ?

CHAPITRE XXX

OÙ SYLVINA REPARAÎT

J'ai dit, chapitre III de cette partie, que dès le commencement de mon séjour à ma terre, je m'étais flattée d'y posséder ma mère, ma sœur, milord Sidney et certaine nièce qui devait être aussi du voyage. Ne pouvant comprendre pourquoi cette famille ne m'avait point tenu parole, dès que je fus de retour, j'écrivis à milady Sidney. Cher lecteur, je vous rendrai compte de la réponse qu'elle me fit ; mais il est à propos que vous sachiez d'abord comment je fus occupée pendant un mois à peu près, qu'il me fallut attendre des nouvelles d'Angleterre.

À peine avais-je respiré deux jours, après des distractions et des courses comportées par la reprise de mes habitudes, que j'eus à ma porte madame de Folaise. C'était une visite outrante. Je m'y serais d'autant moins attendue, qu'elle avait assez publiquement clabaudé contre moi pendant mon absence, et tâché de persuader à sa commérante société que je perdais Monrose, non moins par mes exemples que par mes conseils. Quel pouvait être l'objet de la baronne en me recherchant dans une circonstance où son rôle naturel était plutôt de m'éviter ?... Je la reçus.

Il s'agissait de m'engager à servir des personnes auxquelles j'étais bien étonnée de lui voir prendre intérêt. C'étaient monsieur et madame de la Caffardière, venus à Paris à l'occasion d'un procès considérable perdu en province, et dont ils appelaient au conseil.

« Monsieur et madame la Caffardière, madame, vous voudriez que je me misse en course pour ces gens-là --- Oh mais, ma nièce, je sais... je vous accorde qu'ils sont fort ridicules. Mais il est bon de vous apprendre que ma chère Adélaïde et madame de la Caffardière sont cousines germaines. Leurs mères étaient sœurs. Celle d'Éléonore, aînée et avantagée, épousa le président que vous savez. Longtemps après, la cadette, destinée au couvent, s'unit, malgré sa famille, avec un aigrefin très-pauvre, et qui la rendit malheureuse. Adélaïde, leur fille, n'a pas eu deux écus. Tout aux uns et rien aux autres Ainsi va le monde Quoi qu'il en soit, ma chère comtesse, vous avez le cœur bon, vous vous intéresserez, j'en suis sûre, pour les Caffardière, parents d'Adélaïde, mon amie ; oui, vous les servirez à cause de moi. --- La main à la conscience, ma chère tante, méritez-vous bien que j'aie cet égard ? (Elle rougit et se troubla.) Vous savez que la franchise fut toujours l'une des qualités par lesquelles je tâche de racheter ces vices que vous me connaissez si bien, et dont vous faites à qui veut l'énumération avec tant de complaisance (Elle ne me croyait pas aussi instruite.) --- Moi, ma nièce ... (Osant à peine lever les yeux.) --- Oui, vous, ma tante. Cependant croyez que je ne vous veux aucun mal dans le cœur pour vos propos, dont voici bien naturellement l'occasion de vous faire des reproches. --- En vérité, je ne comprends rien à cette sortie, ma chère Félicia --- Tout à l'heure vous la comprendrez à merveille. Je gâte donc Monrose ? Mes conseils et mes exemples lui sont pernicieux ? --- Je vois, mon cœur, qu'on vous a considérablement exagéré... --- Exagéré Fort bien. Ainsi ce n'est pas pour vous, ma chère baronne, mais pour ceux qui exagèrent, qu'il est bon de vous dire ceci : jamais il n'y eut de plus mauvais exemple pour un jeune homme que ceux qui durent le frapper chez vous dès son début à Paris. Votre cousinage impromptu, votre souper fin, où le paravent s'abattit, votre négligé de nuit à la suite de ce spectacle, l'admission de mademoiselle Adélaïde à votre petit jour, et ce qui s'ensuivit, tout cela, ma chère baronne, n'était pas fait pour édifier mon neveu... --- Comment le monstre vous a raconté ces particularités... que pourtant un galant homme ne publie jamais --- Publier n'est pas le mot : ceux qui publient sont en effet aussi vils que méchants ; mais on confie à son amie les secrets dont le cœur peut être bourrelé. C'est ainsi que j'ai su ce que je viens de vous dire, et la scène du remercîment pour les chevaux, où vos prières du matin furent interrompues, et celle du peignoir d'Adélaïde un moment après, et, depuis, vos officieux soins chez la dame Popinel --- Vous me cassez les bras L'ingrat aurait-il bien encore trouvé moyen de corrompre... --- Daignez m'écouter. Avant tout, ma chère tante, vous deviez consulter Monrose ; vous deviez aussi savoir d'avance qu'une madame Popinel n'était nullement son fait. --- Il serait peut-être fort heureux quelque jour de trouver... --- Qu'il trouve ou ne trouve point, j'espère du moins que personne ne se mêlera plus de lui chercher des femmes... Et puis, qu'est-ce, s'il vous plaît, que ce tripotage à l'occasion d'une bague qui, je le sais, a fait tenir de fort impertinents propos ?... --- Vous savez donc la friponnerie ? --- Comment ? --- Ah vous ne savez rien Je n'en suis point étonnée... Ces choses-là, par exemple, on ne les confie pas. --- Expliquez-vous. --- Non, non, ma nièce, je ne suis pas une commère : je déteste ces éclaircissements qui n'ont pour but que de mortifier les gens. (Elle se levait.) --- Vous ne me quitterez point encore... Une friponnerie, disiez-vous ? (Je sonne.) --- Quelle est votre intention, ma nièce ? (Un domestique paraît.) --- Dites à Monrose que j'ai besoin de lui sur-le-champ. --- Vous voulez faire une scène ? --- Une scène je ne vous comprends point. --- Si vous m'y forcez, je lui dirai en face tout... oui, tout (Elle s'enflammait.) Croyez-moi, ma nièce, ne me retenez pas. Épargnez à ce jeune homme, plus faible sans doute que criminel, une mortification... »

Monrose accourait : il allait se jeter amicalement dans les bras de la baronne ; je l'en empêchai.

CHAPITRE XXXI

OÙ L'ON VOIT SYLVINA ET MONROSE PASSER

DE MAUVAIS MOMENTS.

Pour le coup, Sylvina était furieuse : honnête homme ou fripon, Monrose lui eût fait grand plaisir en l'embrassant. Je la privais d'un moment agréable : elle me couvrit d'un regard foudroyant On se taisait : le bon chevalier ne comprenait rien à cette scène muette. « Eh bien madame, dis-je d'un ton sec, vos plaintes, cette friponnerie ?... De quoi s'agit-il enfin ? --- D'une bagatelle, riposta ironiquement la baronne. Cette bague qu'on a renvoyée fort inutilement à mon amie, lorsqu'elle n'y pensait plus... --- Eh bien ? --- Elle est fausse --- Fausse s'écrie Monrose, outré surtout de ce que madame de Folaise avait l'air de chercher, sur sa physionomie, un embarras qui ne pouvait y régner... --- Oui, monsieur, fausse. C'était bien la peine de faire, sans aucun à-propos, cette belle frime de désintéressement ; d'affecter un procédé par lequel, sous l'apparence d'être délicat, vous outragiez madame Popinel en lui rappelant le souvenir d'un instant de faiblesse... et tout cela n'aboutissant qu'à demeurer ingrat impunément et à mystifier une femme respectable Je vous accable, je le sens, et (d'un ton plus doux) Dieu sait pourtant qu'au fond du cœur je ne vous veux que du bien. » Monrose, si pur, si sensible, était près de se trouver mal. « Voyez, me disait tout bas madame de Folaise, voyez comme il est confus Que ne gardait-il le brillant qu'encore une fois on voulait bien qu'il eût gagné --- Gagné madame, interrompit-il en se levant furieux. Vous croyez donc, vous autres, coq..... » Je tremblais : il n'acheva point la terrible épithète. Je le vis se mordre les lèvres et lever les yeux au plafond. La pauvre baronne, tremblante, s'était sauvée dans un coin, « Madame, lui dis-je, ne craignez rien. Vous savez bien que personne n'oserait vous manquer dans ma maison, et que le chevalier surtout en est incapable... --- Cependant, à moins de me battre (Elle versait des larmes.) --- Éclaircissons tout ceci, ma chère baronne. --- C'est une imposture odieuse s'exclamait, pour son compte, le pauvre Monrose, frappant des pieds et des mains. Une bague fausse, ma chère comtesse J'aurais donc indignement escroqué madame Popinel j'aurais donc essayé de vous voler aussi, vous à qui je proposais un troc Fausse fausse madame la baronne, vous ne le croyez pas Non, vous ne pouvez le croire ... Que vous ai-je fait ? Quelle vengeance vous croyez-vous en droit d'exercer contre moi ? --- Mais, mon cher, écoutez-moi... --- Votre cher un escroc un homme capable de substituer un brillant faux --- Certainement il n'était pas faux celui que vous donna mon amie ... --- Et tel je l'ai bien rendu, madame. Parlez, comtesse ; c'est de vos mains qu'il est sorti pour retourner à celle qui m'avait fait ce don fatal. --- Baronne, dis-je, n'était-il pas dans une petite boîte scellée de mon cachet ? Avez-vous reçu la boîte sans qu'elle ait été violée ? --- Je ne dis pas que ce que j'ai reçu ne fût point en même état qu'en sortant de votre hôtel. --- Eh bien ? --- Mais ayant renvoyé cet objet sur-le-champ, sans avoir ouvert... --- Eh bien ? --- C'est pourtant une bague fausse que je reçus et que possède encore madame Popinel »

Je n'ai vu de ma vie un homme plus désolé que l'était en ce moment l'infortuné Monrose. Comment débrouiller la vérité d'un fait aussi confus ? Qui soupçonner, de l'accusé, de madame Popinel, de Sylvina ou des gens ? Monrose avait-il porté lui-même, à son insu, une bague fausse, la sienne lui ayant été escamotée quelque part ? Est-ce chez madame Popinel qu'on l'aura changée ? Le fait est-il un trait de vengeance ou peut-être une mystification ? Je m'y perdais.

Cependant cette Sylvina, qu'on sait n'être point une méchante femme, était au désespoir d'avoir fait imprudemment tant de mal à notre ami. L'état inexprimable où nous voyions celui-ci, déposait assez en faveur de son innocence. La baronne l'aimait encore : quant à moi, rien au monde n'eût pu me faire douter un instant de la droiture de mon pupille.

Je fis prier sur-le-champ certain inspecteur de police, mon proche voisin, de passer chez moi. Le hasard me servit à merveille : cet homme était sur les pas de mon domestique.

À peine avions-nous conté l'imbroglio de la bague que l'inspecteur, se recueillant et gardant un instant le silence, eut, bientôt après, cette sérénité que donne l'espoir d'une réussite... « Nous y sommes, dit-il en étendant la main. Vous venez, mesdames, par le plus grand hasard, de me donner la clef d'une intrigue que je me flatte de vous éclaircir dans un quart d'heure. (Il se lève.) Aurai-je l'honneur de vous retrouver ici ? --- Dans un quart d'heure ? Oui, je le veux bien, » dit la baronne. Je promis également de ne point désemparer. « Pourriez-vous encore, ajouta l'homme public, vous procurer, pour un moment, la bague de cette dame ? » Sylvina expédia sur-le-champ un message. L'inspecteur nous quitta.

Cependant une heure s'était écoulée : nous possédions la bague, et notre homme n'arrivait point. En attendant, nous ne cessions d'examiner le faux brillant : Monrose lui-même avait peine à se persuader que ce ne fût pas celui qu'il avait porté pendant trois mois... Sylvina, qui prétendait avoir un engagement, s'impatientait enfin, lorsque l'inspecteur reparut, faisant annoncer en même temps un orfèvre.

CHAPITRE XXXII

DÉNOUEMENT DE L'AVENTURE DU BRILLANT

« --- Oui, c'est la même, dit l'artisan, après avoir considéré la bague. Cela sortit de mes ateliers... Attendez... mais je trouverai la date précise de la livraison sur mes livres de comptes. Je me flatte, mesdames, que c'est du beau Le diable lui-même ne prendrait-il pas cela pour du fin ?... Oh chez moi l'on se pique... » Le bavardage avec lequel ce lourd charlatan allait faire son propre éloge, fut tranché par les questions de mon impatiente curiosité. « Pourquoi, monsieur, avez-vous fait cette bague ? --- Voici le fait, madame : certain vieillard, à l'aspect vénérable, mais fagoté ... mais sale ... affectant cependant de tenir, sous le bras, son chapeau fort élevé sur le sein gauche, comme s'il eût caché quelque décoration ; cet homme entre un matin dans ma boutique, et me voyant absolument seul, il me montre avec agitation un superbe diamant. « Brave homme, me dit-il presque la larme à l'œil, plaignez un infortuné que l'injustice du gouvernement réduit à pleurer d'avoir vécu trop longtemps. La vaine attente du paiement de mes pensions, me réduit... pour vivre, monsieur... oui, pour avoir du pain et des habits, à me défaire d'un bijou de famille... bien précieux. » Pardon... mesdames, mais cet honnête vieillard m'avait frappé. Je crois encore le voir et l'entendre : les larmes me vinrent aux yeux. Bref, il s'agissait de lui acheter sa bague... Mais, préalablement, je devais lui en faire une absolument semblable, afin, disait-il, de tromper, aussi longtemps que possible, les yeux de quelques amis qu'il ne voulait point éprouver, en leur laissant apercevoir un excès d'indigence auquel peut-être ils ne seraient nullement sensibles. Je promis que sous huit jours la bague imitante serait prête. Nous allions parler de prix pour l'acquisition que je n'étais pas éloigné de faire du brillant... Un abbé survint alors... « Vous ici, M. le duc ? et dans quel équipage ... » Pour toute réponse, celui qu'on venait de qualifier de duc, mit le doigt sur sa bouche, et s'appuya presque évanoui sur l'épaule du nouveau venu... --- Le vieillard n'était-il pas en noir ? interrompit Monrose. --- Justement. --- L'épée ? --- Oui. --- Des cheveux gris ? --- C'est cela même. --- Une physionomie... détestable ? --- Non pas, s'il vous plaît --- C'est, M. le joaillier, que vous n'êtes pas aussi connaisseur en physionomies qu'en bijoux. --- À la bonne heure --- Le duc, cet illustre infortuné, comtesse, vous verrez que c'est mon exécrable de la Bousinière. Et l'abbé, monsieur ? --- Petit homme brun, passablement tourné, sourcils épais, nez de femme, air moqueur... Les voilà, les voilà tous deux, les scélérats C'est mon Saint-Lubin encore, avec l'autre pendard ; je n'en fais aucun doute. --- Modérez-vous, M. le chevalier, dit poliment l'inspecteur, et prenons plus ample connaissance de l'affaire. »

L'orfèvre ajouta : « Au bout de huit jours, l'abbé vint me dire que le vieux seigneur était malade, alité ; mais que, si la bague postiche était prête, il avait, lui abbé, commission de la recevoir, en même temps que la note du prix que j'offrirais du vrai solitaire. M. l'abbé me priait pathétiquement de ne point abuser d'une situation rigoureuse, déclinée dans un de ces moments de confiance et de sensibilité philosophique dont les nobles de vieille roche sont seuls capables. J'offris 8,000 livres. --- Huit mille francs interrompit Monrose avec sévérité. Un de vos confrères estima 13,000 livres ce brillant. --- Attendez donc monsieur ; je voulais voir venir le vendeur, et puis... chacun est bien le maître de faire ses marchés comme il lui plaît. Ce qui pouvait valoir 13,000 livres pour un autre qui peut-être avait sous la main quelque occasion de vendre avec bénéfice, ne valait au premier mot que 8,000 livres pour votre serviteur. --- Eh que nous importe dis-je avec l'humeur que me donnait une digression qui retardait la satisfaction de ma curiosité. Poursuivez, monsieur le... joaillier. (J'avais manqué dire fripon.) --- M. l'abbé reçut alors la bague commandée, et ne la paya point. Deux jours plus tard, il revint me demander de la part de M. le duc 10,000 livres, mais rien d'écrit ... « Dix mille livres ? soit : je les donnerai, je porterai moi-même à M. le duc la somme en billets de caisse. --- Non pas il exige de l'or... Mais vous ne viendrez point ; vous ne savez pas... les circonstances... Il souffrirait trop... si vous le voyiez... dans un taudis... entre nous, peu fait pour un homme... qui a eu le noble entêtement de se laisser conduire par le malheur jusqu'aux portes du désespoir, avant d'user de certaines ressources qui lui semblaient le dégrader... » M. l'abbé s'embarrassait en parlant ; il était clair pourtant que cet émissaire aimait et respectait également M. le duc. « Il faut du moins que je le prévienne, ajouta-t-il. Dans deux heures je reviendrai ; mais de l'or, s'il vous plaît --- Je n'en ai pas à beaucoup près pour la somme ; au reste, je donnerai tout ce que j'ai. » Je ne sais, mesdames, comment toutes choses ont pu tourner ; mais depuis cette conversation, je n'ai entendu parler ni de M. le duc, ni de M. l'abbé, et la bague fine m'est restée. Point de noms point d'adresses Il n'y avait certainement qu'un seigneur qui dût agir avec cet excès de confiance pour un pareil bijou ; un bourgeois qui l'aurait laissé entre mes mains, m'aurait fait faire dix pages d'écriture. Cependant moi qui suis honnête homme , et qui trouvais à me défaire du solitaire avec quelque profit, je désire me mettre en règle, et m'adresse à la police. J'offre de consigner 10,000 livres, afin que le brillant soit le mien, et que je puisse en disposer. Mais quel étonnement, lorsqu'on me signifie la défense de le vendre Il y a de cela... six semaines à peu près, et pourtant l'argent que je destinais à cette acquisition, dort, et mon occasion est manquée. Monsieur (en montrant l'inspecteur) vient enfin de raviver cette affaire-là. --- Vous avez donc encore le vrai brillant, monsieur ? s'écrie Monrose avec impétuosité. --- Je viens de le dire, M. le chevalier ; je l'ai même sur moi : le voici. »

Un malheureux qu'on délivre des flammes, lorsque le bûcher commence à s'allumer, n'est pas aussi transporté que Monrose ; il saute à trois pieds de haut, et crie : « Eh bien madame la baronne ? Eh bien vous voyez pourtant La voilà... les voilà toutes deux » Il se jette à mon cou, m'embrasse, m'étouffe. « N'est-ce pas, comtesse, que vous n'avez pas cru un seul instant... --- Non, sans doute, mais il ne faut pas pour cela m'étrangler --- Voyez, baronne, elle a le cœur meilleur que vous, la comtesse ; elle ne m'a point soupçonné » La pauvre Folaise, interdite, ne savait comment racheter ses torts. Elle en avait de réels ; clairement elle avait décelé de la passion ; elle avait outragé cet homme charmant qui pourtant neuf fois, une certaine nuit, s'était sacrifié pour elle ; mais bien plus mécontent était l'honnête homme de joaillier, lorsque, sommé de venir avec l'inspecteur chez la dame Popinel, à qui la bague primitive avait été volée, il comprit qu'il perdait net quatre ou cinq mille livres qu'il se proposait bien de gagner sur le bijou. Cependant il fit contre fortune bon cœur, confia le vrai brillant à l'inspecteur, sous prétexte que ses occupations ne lui permettaient point de perdre du temps à courir les rues, et le laissa maître de faire tout pour le mieux. « Mais votre rôle finira, lui répondit celui-ci, quand vous aurez reçu le prix de votre bague de strass, et signé ce dont vous nous avez fait part. » On donna trois louis pour le faux brillant, et l'orfèvre fut éconduit, point trop poliment, par l'homme de la police.

Restait à savoir comment M. le duc et M. l'abbé, son agent, avaient fait pour ne point consommer utilement leur filouterie. L'inspecteur assura que bientôt il serait instruit à cet égard par la voie des bureaux ; mais nous le fûmes plus tôt encore, ayant passé, sur l'heure, chez madame Popinel, à qui nous rapportions sa bague fine. Cette dame nous accueillit fort bien. Elle nous avoua que l'abbé, qui pendant longtemps avait eu toute sa confiance, pouvait avoir eu mille occasions d'escamoter dans son écrin le vrai solitaire, et d'y substituer le faux ; que c'était l'abbé lui-même, qui, présidant un jour à sa toilette, avait dénoncé comme équivoque la bague rapportée de la part de M. le chevalier, observation qui avait frappé madame Popinel, et qui s'était trouvée juste lorsque, le lendemain, on avait éprouvé la bague chez un joaillier voisin. De là tout le pot-pourri, de là mille petits actes de vengeance, bien fondés, à ce qu'il semble, et de la part de la douairière, qui se croyait mystifiée, et de celle de Sylvina, qui avait sur le cœur que Monrose eût assez mal payé les chevaux ; enfin de la part d'Adélaïde, également piquée, encline à croire le mal et à soutenir l'abbé, quoiqu'elle n'eût ni estime ni amitié pour lui, sentiments dont lui-même avouait, comme on sait, que cette créature était incapable.

Pas plus tard que le lendemain, Saint-Lubin, dont l'inspecteur de police avait retenu le nom, fut averti, par un billet de la part de l'orfèvre, qu'enfin on l'avait déterré, et qu'on le priait de venir toucher, pour M. le duc son ami, les 10,000 livres en or demandés pour paiement du solitaire. L'appât de la somme étourdit l'escroc sur le danger de tomber peut-être dans un piége. Malgré la défiance qui l'avait jusqu'alors empêché de réclamer l'argent, faute d'un mot d'écrit qu'il eût fallu se procurer avant le départ inopiné de la Bousinière, il osa se montrer chez le joaillier. À peine mettait-il le pied dans la boutique, que quatre recors se ruèrent sur lui, le saisirent et le conduisirent à cent pas de cette maison, au Châtelet. M. le duc échappait heureusement au revenant bon de sa complicité, grâce à sa transplantation en Allemagne.

CHAPITRE XXXIII

ENNUIS DE MONROSE. COMMENT IL SE CONSOLE

EN CONSOLANT

Tant de disgrâces qu'avait essuyées le cher Monrose, pour avoir eu de mauvaises connaissances, laissaient dans son âme un levain de tristesse. Je lui voyais perdre progressivement de sa sérénité. Il demeurait volontiers à l'hôtel, et ce n'était plus pour s'y chamailler avec les femmes ; sans aucune affaire, il se privait des plus séduisantes distractions. Au surplus, il cultivait assidûment madame d'Aiglemont : confidente de tous deux, je la savais plus heureuse par lui qu'il n'était par elle. Il convenait ensuite volontiers avec moi que madame de Garancey, très-intéressante comme... --- j'allais dire femme de lettres mais messieurs les auteurs seraient peut-être assez peu galants pour crier à la profanation --- Monrose avouait, dis-je, que cette dame, son talent à part, était passablement folle et ridicule comme membre de la société. Il enrayait aussi avec Aglaé, parce que celle-ci (pour qui madame d'Aiglemont venait d'adopter les mêmes vues à peu près que madame de Garancey pour Armande) devenait une étrangère à laquelle, par délicatesse, il ne devait point toucher désormais. Excédé de l'immonde pétulance du grand-chanoine, il n'était pas trop à son aise non plus avec d'Aiglemont, railleur toujours chargé à mitraille, et qu'il tremblait à tout moment de voir faire impitoyablement feu sur lui, malgré le beau traité qui s'était fait à la campagne. En un mot, mon pauvre ami se trouvait dans une de ces crises malheureuses que l'imagination fatiguée fait souvent éprouver aux individus qui ont abusé de leurs facultés. Somme toute, Monrose vivait désagréablement depuis notre retour. Madame de Moisimont l'aurait peut-être un peu distrait de sa sombre mélancolie ; mais, dès qu'elle avait eu son bras guerrier à peu près en bon état, elle s'était éloignée, ayant à fonder dans sa future résidence un nouvel établissement.

À travers le dénûment où notre héros se trouvait, il se souvint tout à coup de madame Faussin, et le charme de cette petite bourgeoise le ravivant, il courut la chercher.

Quel changement quelle surprise Depuis trois jours monsieur Faussin était enterré. Certaine matinée on avait trouvé ce favori de dame Discorde précipité hors de son lit, la tête reployée et mort. Une vieille servante, jadis sa concubine, et qui le couchait toujours, prétendait que la veille, dans le noir chagrin que donnait au procureur la mauvaise tournure d'une affaire qui lui tenait fort au cœur, il s'était donné mille fois au diable, en blasphémant à faire tonner : le diable, à coup sûr, était venu la nuit lui tordre le cou Des gens moins superstitieux trouvaient plus naturel que monsieur Faussin, qui avait eu déjà deux attaques d'apoplexie, eût été surpris par une troisième et n'eût pas eu la force d'appeler du secours. Quoi qu'il en fût, madame Faussin était veuve ; mais si c'est un grand revers que de perdre sa moitié, du moins entrait-elle en possession d'un héritage considérable, et d'avance elle avait calculé le prix de ce dédommagement. En même temps, comme un événement heureux ou malheureux arrive rarement seul, la procureuse s'était trouvée délivrée aussi de son diplomatique baron. L'Allemagne venait de remercier cette Excellence, en lui accordant une retraite de six mille livres. C'était le cas de fumer davantage, mais il n'y avait plus moyen, pour le coup, de rendre des services à madame Faussin, qui d'ailleurs pouvait désormais ou s'en passer, ou trouver mieux, et certes le petit ex-ministre, en dépit de sa plaque, n'était pas fait pour qu'on l'aimât gratis. Cependant, déjà le grand-chanoine avait relevé la balle : la veille même de ce coup du ciel, qui avait rendu monsieur Faussin aux enfers, l'autre damné avait fait par écrit des propositions claires et tentantes qui la mettaient à même de succéder au sort d'Armande, et même à de meilleures conditions.

Mon bel affligé venait bien à propos au secours de la belle affligée. Elle avait besoin à la fois de consolations et de conseils. Les premières lui furent administrées avec onction ; les secondes avec sagesse. On aurait bien souhaité qu'au lieu d'approuver les vues du grand-chanoine, Monrose eût dit : « Prenez-moi » Mais il commençait à devenir raisonnable. Madame Faussin vit bien qu'il lui convenait de s'arranger ailleurs. « En vous gardant pourtant ? --- Vous êtes infiniment bonne, mais... --- Oh point de mais, je vous veux Monsieur le comte, qui ne me vend pas chat en poche, car nous nous sommes déjà vus de près, ne ressemble point à ce vilain petit baron, jaloux de son ombre. Il aime, au contraire, lui, qu'on courtise sa maîtresse ; il a du plaisir à la voir dans les bras de ses amis, et cela met bien à son aise une femme qui pourrait être sujette à l'infidélité ... Quel plaisir, par exemple, n'aurait-il pas dans ce moment à nous voir » Il n'y manqua pas : à travers une scène que la tendre Faussin regrettait de voir perdue pour un amateur de semblable spectacle, le comte-clerc parut. Après un terme que semblait exiger la bienséance, il venait, plein d'espoir, demander l' ultimatum de la jolie veuve. Il fut enchanté de la trouver ainsi dans des dispositions qui paraissaient si favorables à ses projets ; le trop délicat Monrose montrait quelque embarras ; il se hâta de le rassurer, et justifia l'opinion qu'un récent éloge venait de donner de sa tolérance en pareil cas ; il alla même beaucoup plus loin : peu s'en fallut que l'excès de sa bienveillance ne le brouillât à mort avec le chevalier, qui se souvenait de Kinston et de Nicette, et n'entendait nullement raison sur tout ce qui pouvait viser à leur but. Mais, tandis que mon farouche neveu jetait feu et flamme, le bizarre Allemand, que rien ne pouvait fâcher quand il était en certaine humeur, riait comme un fou de voir, disait-il, tant de bruit pour rien. Hélas ce rien, ce fut la généreuse madame Faussin qui en eut l'endos, afin de remettre un peu d'accord entre ses deux amis...

CHAPITRE XXXIV

QUI RAMÈNE D'ANCIENS PERSONNAGES

L'éclaircissement qu'il y avait eu chez moi, à l'occasion de la bague, avait rapproché de nous Sylvina, qui n'aurait pas cessé d'être de nos amies, si d'elle-même elle ne s'était isolée à la suite de ses propos, moins imputables pourtant à son cœur, toujours bon et sûr, qu'à son esprit descendu aux petites faiblesses de la jalousie et du commérage. Comme elle était revenue chez moi peu de jours après la négociation de l'inspecteur, comme elle s'y conduisait de manière à me rendre parfaitement contente d'elle, je voulus bien, pour lui complaire, à l'occasion des Caffardière, ses protégés, prendre l'engagement de solliciter en leur faveur, et (tant soit peu par curiosité) celui de recevoir leur visite.

Bientôt après, j'ai le rare avantage d'être saluée par Éléonore et son cher époux Caffardot ... Reprenons-nous bien vite : Monsieur de la Caffardière. (Depuis ce mariage, le nom roturier de ce bon gentilhomme n'avait plus été proféré : qui eût fait cette faute eût été l'ennemi déclaré de la famille.) Madame de la Caffardière, grâce à sept années qu'elle avait amassées depuis notre première connaissance, ne se ressemblait déjà plus. Pas l'ombre de beauté maintenant ; point de tournure, des yeux caves, du hâle, des dents négligées, cet air provincial auquel on finit par se résigner quand on n'a pas eu la bonne tradition ; cette négligence de maintien, qui est le fruit des accouchements fréquents et de la nonchalance casanière ; cet oubli de se faire valoir, dans lequel s'éteint le désir de plaire, quand il n'a pas été cimenté par le succès : tout cela déparait furieusement madame de la Caffardière ; il ne lui restait que sa physionomie dure, son air hautain... (à propos de quoi ?) dégénéré en air d'humeur. De son côté, le sieur de la Caffardière, à qui le cher beau-père avait fait passer sa charge, était aussi ridicule robin qu'il avait été ridicule homme d'épée. Malgré sa belle perruque à longs crins, sa figure de convention, mi-partie de la gravité magistrale et de l'abnégation chrétienne, offrait toujours une aussi plate qu'ignoble caricature, et cependant il était très-vrai que la nature n'avait pas eu l'intention de faire de ce grand dadais un vilain homme : c'est de quoi Thérèse s'était très-judicieusement avisée dans le temps.

Ces époux (la dame surtout, qui ne m'avait pas revue depuis la première époque) furent trop étourdis du faste de ma maison et de la brillante métamorphose de tout ce qui tenait à moi, pour qu'il pussent se rappeler la petite chanteuse avortée du concert de M. Girardel, l'amie des Fiorelli, le lutin d'autrefois. Ils s'y prirent sottement avec moi, comme si j'eusse été quelque grande protectrice, m'accablant d'adulations et d'hyperboliques éloges. Ce ne fut assurément pas par reconnaissance de ce dégoûtant encens que je promis de me mêler chaudement de leur procès. Le fond de cette affaire était une misère. Mais grâce aux passions qui l'avaient envenimée, à l'inexpérience et peut-être à l'iniquité des premiers tribunaux, elle était devenue compliquée, obscure et ruineuse. Les appelants me paraissaient avoir raison... En tout, j'augurais bien de leur succès, aucun des procès pour lesquels j'avais daigné dire un mot n'ayant été perdu jusqu'alors. Gardez-vous de croire, lecteur, que ces réussites n'aient point toujours été justes.

L'odieux président, duquel je m'informai beaucoup, s'était fait lettré philosophe ; car il faut bien être encore jusqu'au bout quelque chose dans le monde, quand on a eu la fureur d'être sur les tréteaux, au lieu de se ranger prudemment dans la foule des spectateurs. Le vieux fou s'était mis à la tête d'une vingtaine d'autres, auxquels il avait persuadé, sans beaucoup de peine, qu'ils étaient des gens d'esprit. Ces aspirants aux honneurs du Parnasse s'exerçaient clandestinement dans la carrière de la littérature, des arts et des talents, afin de percer l'œuf un jour, et d'éclore tout d'un coup sous la forme d'une académie. En attendant, il faisait le charme de la contrée par un déluge d'énigmes, de charades et de logogriphes.

Lambert, ce cher homme dont je conservais, ainsi que de la jolie Dupré, devenue son épouse, un bien agréable souvenir, Lambert faisait, dans le pays des Caffardière, un bien infini. On lui devait plusieurs établissements utiles, des embellissements et l'éducation pittoresque de plusieurs jeunes gens réunis sous sa direction, qui faisaient de grands progrès dans le dessin, la sculpture et les autres arts, Lambert n'étant pas seulement sculpteur habile, mais aussi peintre agréable et architecte passable. Madame Lambert, qui devait être toujours bien, puisqu'on ne disait pas qu'elle fût enlaidie, circonstance qu'une femme qui en peint une autre n'oublie jamais, madame Lambert continuait d'être une excellente femme. Uniquement occupée du bonheur de son époux et de leurs enfants, elle y avait tout le succès dont on est sûr dans ce genre, quand on ne néglige rien de ce qui peut l'obtenir.

On ne me donnait pas des nouvelles aussi satisfaisantes du ménage de Le Franc. Ils se souvenaient trop, et avec trop peu de repentir, l'époux, d'avoir été vagabond, tapageur et libertin, l'épouse, d'avoir été fille d'amour, folle du plaisir bruyant et de ruineuse parure.

M. Le Franc avait dédaigné d'être fermier comme son père, et s'était cru plus honoré d'une petite charge dans les gardes du gouverneur, afin d'avoir le droit de porter l'épée Déserteur de l'hymen, et sacrifiant volontiers à Bacchus, à Vénus, les Le Franc vivaient ensemble, tantôt bien, tantôt mal. La petite fortune décroissait à vue d'œil. On se raccrochait à des entreprises hasardeuses, et puis l'on tombait de mal en pis. De temps en temps les charmes de madame faisaient revenir au moulin un peu d'eau. Parfois, le mari le trouvait bon, parfois il mettait aussi son bonnet de travers, et il y avait esclandre. Puis la paix se faisait sur de nouveaux frais au lit ou le verre à la main. Au surplus, lors du départ des Caffardière, M. Le Franc était fort malade, et déjà sa femme avait dit en confidence à quelques amis, que, s'il venait à mourir, elle viendrait bien vite à Paris faire son premier métier, le seul pour lequel elle se soit jamais senti de la vocation, et qu'elle juge infiniment plus agréable, comme il est plus aisé, que celui d'honnête femme. Il ne faut pas demander si madame de la Caffardière, orateur pour tous ces détails, se délectait à médire de son ancienne bonne amie Thérèse, devenue, par tout ce qu'on sait, l'être de l'univers pour qui elle avait la plus active, mais aussi la plus excusable aversion.

CHAPITRE XXXV

RECONNAISSANCE ENTRE D'AIGLEMONT

ET LES ÉPOUX CAFFARDOT

Les provinciaux ne savent jamais s'en aller à propos. Ma curiosité pleinement satisfaite, j'aurais bien désiré que mes visiteurs me rendissent enfin la liberté ; mais s'ils se fussent piqués de plus d'usage, j'aurais perdu une scène bien amusante que le hasard me destinait. Par malice, je leur laissais l'embarras de relever une conversation tout à fait tombée. Pour lors, avec tout le zèle d'un nouveau serviteur qui se pique de bien faire les choses, un de mes gens ouvrit avec fracas et, criant à nous rendre sourds, annonça monsieur le marquis d'Aiglemont. Pendant un moment, l'étonné marquis ne sut avec quels hétéroclites personnages il me surprenait. Voyant qu'il ne les reconnaissait point, je les nommai. Son parti fut pris tout de suite. Il se souvint très-bien qu'on l'avait en horreur dans la maison du président lors de notre départ : n'importe, il lui semblait plaisant de se conduire comme s'il était encore l'intime ami de cette famille ; le voilà donc qui, les bras ouverts, va se jeter théâtralement dans ceux de madame de la Caffardière, et l'embrasse avec transport. Elle se tord le cou pour que cet excès de tendresse n'ait aucun effet qui puisse donner de l'ombrage à son époux, et peut-être la rendre elle-même suspecte d'y prendre du plaisir. Cependant le marquis sait comment il convient d'embrasser une femme dont le visage est habillé. Mais c'est cinq ou six fois qu'avec mille petits mots, dont seule je sentais l'ironie, il baise, à la jugulaire, l'ancienne Chloé. D'Aiglemont ne la quitte que pour fondre sur l'époux, qu'il n'étreint pas avec moins de convulsions, au grand détriment de la perruque poudrée à blanc, et qui, dans un instant, a fait part d'un tiers de sa poudre au frais habit noir endossé pour la première fois. Elle s'est même un peu déplacée, le marquis s'étant exprès accroché à la flottante crinière pendant sa pétulante embrassade. « Qu'on a de plaisir à revoir ainsi ses vrais amis, disait-il d'un ton de comédie. J'ai bien une apparence de quelques petits torts avec vous, mes fidèles, mais... j'étais un peu jeune la-bas, quand nous fîmes connaissance, et puis la malheureuse infirmité que j'avais alors... cette habitude de courir la nuit en dormant, quand on avait oublié de m'enfermer... Oui, j'aurai toute la vie sur le cœur la catastrophe que mes délits nocturnes, quoique bien innocents, attirèrent sur vous, mon brave Caffardot. (Les époux tressaillirent.) Mais j'espère que vous ne m'en voulez plus, mon cher ? Ah si l'on avait eu le temps de m'expliquer tout ce que j'avais pu faire, je me serais bien gardé de me mêler de ce maudit quiproquo lorsque je ne dormais plus, ou j'aurais, en vérité, demandé la préférence au cher président pour ces malheureux coups de bâton que seul j'avais mérités. Mais n'est-ce pas, mon cher Caffardot, que vous n'avez plus de rancune ? ou plutôt que vous avez l'esprit trop bien fait pour en avoir eu jamais Vous aurez judicieusement senti qu'un fou de somnambule ne peut être coupable de rien envers un loyal gentilhomme tel que vous. Je vous admirais vraiment On ne se tire pas d'une mauvaise aventure avec tout ce que vous montrâtes, dans la vôtre, de prudence et de fermeté »

Cette tirade, ou quelque chose de fort approchant, fut si rapide, qu'aucun des époux n'avait pu placer une parole. D'ailleurs, qu'auraient-ils dit ? D'Aiglemont, attentif à leurs moindres mines, dès qu'il voyait la teinte brune se renforcer trop, avait grand soin de leur sourire, de les caresser de ses regards, et de leur serrer la main avec infiniment de pathétique. « N'est-ce pas, ma chère Éléonore, que votre mari fut généreux ? Qu'après avoir fait tout ce qu'il devait à vos nobles sentiments, il n'a jamais eu, depuis, la cruauté de vous reprocher, comme une erreur, la violence que vous essuyâtes de la part d'un maudit coureur de nuit dans le délire du somnambulisme »

Madame de la Caffardière perdait la tramontane, Caffardot faisait les mêmes gros yeux que le jour de notre arrivée chez le président, à l'occasion des premiers mots que le chevalier avait eu l'honneur d'adresser à Éléonore. Ce moment-ci n'était guères moins critique. Il apprenait enfin, ce pauvre mari, la seule chose qu'il ignorât encore concernant cette fameuse nuit de la culotte. Caffardot savait très-bien que c'était avec Thérèse qu'il avait couché, et que ce qu'il avait alors attrapé, venait d'elle. Il savait encore qu'à travers tout le mic-mac, sa future avait couché avec quelqu'un aussi, puisque sept mois et quatorze jours après le sacrement, elle avait fait ses petits.

Ses petits bon Dieu quelle expression Un moment, ami lecteur ; il est bon de vous dire que, dès cette première couche, après le mariage, madame Caffardot était accouchée de deux enfants à la fois, et que depuis elle avait eu trois fois de suite le même privilége. Quelle fécondité De mauvais plaisants ne manquaient jamais, vers la fin de ses grossesses, de passer à sa porte et de s'informer, avec l'air d'un grand intérêt, si madame avait fait ses petits C'est en songeant à cette espièglerie que j'ai laissé courir ma plume, qui a tracé un mot peut-être impropre, mais que ce n'est pourtant pas la peine de raturer.

M. de la Caffardière, dis-je, apprenait alors qu'il y avait alliance entre d'Aiglemont et lui par sa femme. Mais cela était si vieux, on lui faisait tant d'amitié, d'Aiglemont parlait de cette aventure avec tant de candeur, qu'enfin les époux, graduellement rassurés, finirent par lui sourire, et le comblèrent d'éloges. Éléonore observait qu'il avait infiniment gagné quant à la figure, et qu'au moral il justifiait bien l'adage qui dit que les années perfectionnent l'amabilité du Français.

« --- Et c'est pour un procès, mes amis, que vous êtes ici ? Bénis soient vos adversaires qui me procurent l'ineffable plaisir de vous revoir Mais (redoublant d'embrassades) nous le gagnerons, ce beau procès ; nous verrons un peu si le conseil ne déchiffrera pas, dans ces traits-là, tout le bon droit qui peut avoir échappé à vos imbéciles juges de province. Madame de la Caffardière n'aura qu'à se montrer ; oui, je vois d'avance, tout entier dans ses beaux yeux, l'arrêt favorable... Mais n'admirez-vous pas, comtesse, à quel point le mariage est le fard des brunes ? Ne remarquez-vous pas que les enfants ont effacé de cette teinte... Excusez ma franchise, chère présidente. C'était alors votre unique défaut : vous étiez un peu tirant sur le basané Maintenant vous êtes vraiment superbe. Et le cher mari donc, comme il a profité Mais c'est qu'il est méconnaissable Quand je me rappelle sa figure d'alors ... Un grand bêta, sans aplomb, dégingandé, le corps en avant comme cela... les pieds en dedans, marchant comme un oison... Là n'est-ce pas, comtesse ?... Et puis mis... à faire mourir de rire... Mais aujourd'hui... c'est inconcevable ; cela tient du prodige Droit comme un cierge, bridé, portant majestueusement son bois, les reins cambrés, l'air important, recueilli, profond... d'un président enfin, mis comme un homme du grand monde... Que nos aimables du parlement voient notre ami Caffardot maintenant, ils crèveront de jalousie. Attendez, mon cher, votre perruque a tant soit peu tourné... que j'aie l'honneur... » Zeste il a décoiffé d'un tour de main le confiant Caffardière, et voilà mon benêt, bouche béante, qui montre son chef pelé, si ridicule que sa femme elle-même ne peut s'empêcher d'éclater de rire avec moi. Mais au lieu de remettre aussitôt la perruque au pauvre président, déjà mon extravagant l'a mise légèrement pardessus sa jolie figure, et fait mine de s'extasier devant un miroir. « Voyez comme cela me va bien, mesdames ; je suis fou de ces cheveux longs ; c'est cela qui donne un air si noble, si imposant. Mon seul regret, dans mon état, est de ne pouvoir étaler ainsi ma chevelure ; c'est désolant ... Ah çà maman Caffardot, je suis votre mari maintenant ; vous ne pouvez vous dispenser de m'embrasser comme tel et de tout votre cœur... » Il s'efforce, elle résiste, le tout en riant ; Caffardot seul, promenant ses mains sur sa calotte de papier brouillard, ne rit que du bout des lèvres. À travers les mouvements très-vifs qu'on se donne, la perruque tombe en arrière. Au même instant l'embrasseur se trouve avoir le plus naturellement du monde un pied dessus, et s'y tient ferme comme s'il avait pris racine. En vain, tandis qu'on baise et rebaise sa femme, le pauvre Caffardot, à genoux comme un maréchal qui s'apprête à poser un fer, essaie de soulever ce pied funeste.

Et voici, pour ajouter à la singularité du coup de théâtre, mon neveu qui survient. Il n'a jamais vu monsieur ni madame de la Caffardière ; l'originalité du fait, la burlesque figure du décoiffé président, sa posture, ses efforts... c'en est trop, à l'âge de Monrose, pour qu'il puisse garder son sérieux ; il éclate, il m'entraîne, et perdant l'équilibre à force de rire, nous tombons, en nous tordant, sur un canapé.

CHAPITRE XXXVI

QUI CONTIENT BEAUCOUP DE CHOSES

AUXQUELLES ON NE S'ATTEND PAS

Monrose voulut bien prêter son Lebrun, qui eut en un tour de main réparé le désordre de la coiffure et de l'habillement du trop fêté Caffardière. Je fis aussi déchiffonner la dame ; après quoi, pour faire ma paix particulière avec ces époux, et pour qu'ils ne crussent pas que je pouvais avoir été du complot de les mystifier, je leur donnai le plaisir de l'Opéra dans ma petite loge. Il y eut, dans les corridors, plusieurs personnes de ma connaissance qui rirent beaucoup en me voyant passer au poing de l'hétérogène Caffardière. Monrose, menant en silence madame la présidente, ne fut pas moins étonnant, plaint et tant soit peu moqué par des amis qu'il affectait de ne pas connaître, de peur d'éclater avec eux. N'importe, nous nous tirâmes bravement d'affaire, et laissâmes, le soir, mes protégés parfaitement contents de leur journée.

Dès le lendemain, Caffardot me gratifia d'un gros cahier qui devait être l'histoire de son procès et l'instruction pour le conseil ; mais, pour qu'on pût comprendre quelque chose à ce galimatias, je le fis réduire en vingt lignes par un homme du métier. Ensuite je prescrivis une marche, et mis les intéressés en avant, me réservant de n'agir qu'au moment convenable. En attendant, je lâchai quelques billets. Bref, on était disposé favorablement quand je me montrai ; le procès fut gagné sans qu'il y eût une voix d'égarée.

Pour lors rien n'aurait empêché les fortunés plaideurs de repartir tout de suite pour la province, mais ils avaient à jouir du plaisir de voir la cousine Adélaïde céder enfin, telle qu'elle était, aux soins constants de M. de Blandin, et devenir à son tour madame la présidente. L'inconcevable Adélaïde mettait à faire fortune autant de mauvaise grâce, elle déplorait autant le sacrifice de sa chère liberté, que l'aurait pu faire une vierge brûlante forcée par des parents tyranniques à prononcer des vœux dans un cloître. Madame de Folaise, toujours bonne, en dépit de mille défauts, donna généreusement cinq cents louis à sa chère compagne au moment de la séparation. Lecteur, il n'y a plus d'Adélaïde : c'est maintenant madame la présidente de Blandin. Oublions, avec son nom de fille, ses lubriques déportements, et si elle devient honnête femme, commençons à l'estimer. Mais qu'en pensez-vous ? Qui a bu boira, dit-on. Je doute fort que madame de Blandin fasse mentir le proverbe véridique.

Il faut savoir, dans l'occasion, tirer de ses amis le meilleur parti possible. J'avais parfaitement saisi qu'il fallait un époux à madame Popinel. Mais était-il bien nécessaire que ce fût un colonel, un homme de qualité ? Point du tout. Que cet époux fût aussi beau que Monrose, presque aussi bon comptable en fait de redevances conjugales, et qui, par goût comme par état, fût plus sédentaire, moins volage, plus facile à garder auprès de soi, et j'imaginai que madame de Folaise, pour se raccommoder, entrerait volontiers dans mes vues, et déterminerait son amie en faveur de mon protégé. Ne devinez-vous pas, lecteur, que c'est le cher Saint-Amand que je destine à l'opulente madame Popinel ?

Glissons sur le détail de la négociation ; en une heure Saint-Amand plut ; en quatre jours madame Popinel fut décidée ; le cinquième elle fit une répétition, et le solitaire fut le doux gage du serment que la pièce serait tout de bon représentée. Saint-Amand n'avait pas été alors résolu dans toute cette affaire ; mais j'avais exigé qu'il m'obéît. Un seul obstacle s'était montré. Six cent mille livres voilà beaucoup de bien pour un roturier ; il y a sans doute de quoi se procurer, à la foire des maris, quelque chose de mieux ? L'obstacle est levé sans difficulté. Le père de Saint-Amand est un homme de beaucoup de talent et d'un vrai mérite. Je mets les Garancey, les d'Aiglemont et leur oncle en campagne : on obtient pour Saint-Amand père le cordon Saint-Michel. C'est pour le coup que la tête tourne à l'ex-payeuse des rentes. On lui a facilement persuadé que son futur est devenu si noble, que ses enfants pourront entrer à Malte. Il tarde déjà à la future madame de Saint-Amand d'accoucher (en dépit de ses quarante-six ans) pour voir ses hoirs, qui seront des garçons à coup sûr, croître et se préparer à batailler un jour contre les infidèles. Bref, voilà mon jeune ami à la charge de cultiver, comme il pourra, d'antiques et flasques appas, admis à la jouissance de deux cent mille écus, dont il est probable qu'un jour il aura la propriété tout entière. On doit à Sylvina la justice de convenir qu'elle avait mis à cette négociation toute la chaleur et l'adresse imaginables. Saint-Amand n'a jamais voulu ni avouer qu'elle eût exigé un pot-de-vin... non pas en argent, --- fi donc la baronne avait l'âme trop élevée --- mais en bonnes fortunes peut-être... là, dans ce petit appartement des coussins qu'on sait. Moins discrète, madame de Folaise me dit un jour confidentiellement qu'elle craignait bien que ce mariage ne la mît quelque jour en froid avec son amie, attendu qu'il était difficile d'avoir goûté du nouvel époux sans mourir d'envie de le lui dérober parfois... Elle en avait donc goûté, l'avide matrone ? Grand bien lui fasse

Le directeur-général Moisimont, enfin à peu près rétabli, put prendre part aux jouissances qu'occasionnaient les deux mariages. Il reparut alors sur la scène, montrant partout une maigreur, une pâleur, une faiblesse qui criaient encore vengeance contre les mânes de l'efflanquée Flakbach. --- Contre ses mânes, dites-vous ? --- Hélas oui, lecteur ; cette illustre, mille fois poignardée sur les planches, un million de fois perforée du kandjiar du dieu des jardins, cette Goliath du théâtre et du boudoir avait succombé sous un seul coup de la vaillante Mimi, que, sous l'aspect de son ambition, de son goût pour l'intrigue et de sa luxure, on peut bien un peu comparer à David. L'art d'Esculape avait échoué tout net contre le vice invétéré de l'ex-Melpomène ; la gangrène lui fit passer le Styx. Les honneurs dont elle jouit ici-bas furent ceux des obsèques d'une très-haute et très-puissante baronne, et d'être immortalisée, en cette qualité, par les registres de Saint-Roch.

Que d'événements N'y voyons-nous pas, à découvert, l'œil et le doigt de la Providence ? Ne sont-ce pas autant de leçons pour notre héros, à qui pas une circonstance de ces étranges aventures ne peut être indifférente ? Il est, sans avoir pu le prévoir, le pivot tour à tour heureux ou fatal de tant d'intérêts divers. Sans lui, rien ne serait arrivé de tout ce qu'on vient de lire. Cependant le sort semble le laisser personnellement en repos depuis un certain temps ; mais des chances singulières l'attendent à quelques pas ; il n'est point au bout de ses travaux, et ce que nous avons encore à dire à son sujet, n'est pas la moins intéressante partie de son orageuse histoire.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER

CE QUE C'ÉTAIT QUE SIR GEORGES BROWN

Cher lecteur, si jamais, un nouveau visage se présentant à vos yeux, il vous arrive que sa physionomie, quelque beaux que puissent être les traits, vous déplaise, vous repousse, tenez-vous pour averti que vos atomes crochus ne s'engageront point avec succès dans les boucles de l'être antipathique. La nature, qui n'a pas le temps de nous parler en détail, le fait par des signes prompts comme l'éclair, et qui signifient beaucoup, si l'on a la sagacité de les comprendre. Manquons-nous d'attention ou d'adresse, l'instant qu'elle nous donnait est perdu sans retour ; elle nous échappe, elle est à mille lieues : elle est chargée de tant de soins

J'ai dit quelque part que sir Georges Brown (ce sigisbé par occasion de madame de Floricourt, qui ne m'en a pas dit grand bien, comme vous savez) avait manqué tous les suffrages de ma société. Cet Anglais était cependant régulièrement beau, parfaitement bien fait, assez instruit, adroit aux exercices du corps ; il ne manquait pas non plus de certain usage du monde. J'avoue qu'il était, malgré cela, le premier homme de sa tournure, et doué de ce que je lui connaissais de mérite, qui n'eût fait sur mes sens aucune impression agréable ; il n'avait pas même éveillé ma curiosité. Je n'étais pas seule à sentir comme cela ; si je disais à nos dames l'équivalent de : « Que pensez-vous de sir Georges ? pour moi, je ne l'aime guère, » on me répondait à la ronde, comme dans la Fausse magie : « Ni moi, ni moi, ni moi, ni moi * » Recommandé à notre aimable prélat par* l'ami Kinston, sir Georges se conduisait fort bien avec Sa Grandeur, mais n'avançait nullement dans sa confiance, et n'échauffait point son amitié. Garancey, d'Aiglemont, Saint-Amand ne pouvaient lui refuser une estime stérile ; mais il avait le talent funeste de neutraliser chez eux cette gaîté, cette liberté qui, sous différentes formes, étaient l'essence de leur caractère. Cependant sir Georges nous cultivait tous avec assez de soin ; nous en usions bien à son égard. Quand on n'est pas un sot, on est toujours souffert des honnêtes gens aussi longtemps qu'on sait demeurer en mesure avec eux. L'Anglais semblait se contenter de ce point d'équilibre, essentiellement important à saisir pour un homme qui, tel que lui, a choisi dans la société le rôle d'observateur.

Mais qu'est-ce qu'un observateur ? Il y en a de deux espèces. On ne peut certainement priser ni rechercher assez celui qui, très-attentif à tout ce qui l'entoure, et semblable à l'abeille, se plaît à voltiger sur les fleurs du monde aimable, afin de lui dérober ses aromates et de les lui restituer dans un miel épuré. Cet observateur est ordinairement doux, modeste, affable, tolérant ; il attire comme il est attiré. Mais ce n'était point sur cet être non moins intéressant qu'estimable que la nature avait modelé sir Georges. Il était, lui, misanthrope anticipé, cherchant querelle aux usages et même aux plaisirs dont son âge le rendait avide ; commençant par jouir de tout, il se démontrait ensuite par des raisonnements bien philosophiques que les cercles, les spectacles, la galanterie et tous les hochets de la vie humaine étaient à faire pitié ; que les femmes ne sont bonnes à rien hors du boudoir ; que les hommes , hormis en Angleterre, ne pensent point et sont tous, du plus au moins, ou fous ou ridicules . Par opposition, le particulier doué de sagacité pour démêler tant de vérités à travers le chaos du monde, doit être, à ses propres yeux, un personnage de très-grande importance ; or, l'observateur de cette classe est nécessairement froid, dur, vain, caustique ; il n'est point étonnant qu'il repousse, qu'il soit repoussé. Si les passions s'en mêlent, il doit infailliblement causer de désagréables discordances dans le concert social. N'importe, jouant faux, il va toujours son train et n'abandonne pas sa partie. C'est sur ce pied que le rétrograde sir Georges nous cultivait, et que, ne manquant à aucun de ses devoirs, il n'accoutumait pourtant personne à lui, comme à tout moment il laissait apercevoir qu'il ne s'accoutumait à personne.

Le baronnet avait remarqué que, soit hommes, soit femmes, nous éludions toujours la dispute lorsqu'il se permettait de critiquer ; il finit par se persuader qu'il avait pris de l'ascendant ; que nous n'osions le contredire et faisions ainsi l'humble aveu de notre infériorité. En un mot, il se croyait venu pour notre bonheur, afin que nous apprissions de lui que nous n'avions pas le sens commun. « Qu'avez-vous à dire à cela ? » répétait-il toutes les fois qu'après quelque diatribe il se flattait d'avoir frappé victorieusement l'une de nos prétendues erreurs.

« --- Mais, monsieur, lui dit un jour très-sèchement Monrose (c'était chez moi), comment ne vous êtes-vous point encore aperçu qu'on ne vous réplique jamais rien ? Vous avez toujours raison : vous êtes du moins assez heureux pour qu'on vous laisse dans cette croyance. Ne pourriez-vous pas avoir enfin la générosité de ménager de pauvres gens qui ne demandent que la paix dans leurs ténèbres profondes »

Comme la conversation qui va commencer et sa suite sont d'un intérêt qui marquera dans ces mémoires, je l'isole et dois en faire un chapitre à part.

CHAPITRE II

SINGULIER ENTRETIEN, ET CE QUI S'ENSUIT

« --- Monsieur le chevalier, riposta l'Anglais avec un commencement d'humeur, mais enchanté de ce qu'on avait enfin relevé le gant, ce n'est pas prouver assez d'estime à un galant homme que de ne rien lui contester. --- Monsieur le baronnet, si ce galant homme s'estime lui-même, on serait fort impoli d'afficher un avis différent du sien sur les objets dont il paraîtrait faire la base de ses opinions. --- C'est pourtant dans la dispute, monsieur, que l'esprit s'électrise et décèle son degré de feu . --- Eh monsieur ne devriez-vous pas avoir senti depuis longtemps que les êtres parmi lesquels le hasard vous a jeté, n'ont nul besoin de l'électricité de la dispute ; qu'ils ne s'amusent, ou plutôt ne s'ennuient pas à mettre leurs sentiments en délibération, et qu'ils ont plus tôt fait de se tout accorder que de se disputer la moindre chose --- Que, par conséquent, ils se piquent d'être sans caractère (Ici je vis le feu monter au visage de Monrose.) --- Il faudrait savoir à fond une langue, monsieur, pour sentir ce qu'on hasarde en accusant une collection d'individus d'être sans caractère --- Je me piquais, monsieur, de savoir parler avec les Français, et les entendre avant que je vinsse chez eux. Je soutiens que celui qui cède tout montre de la faiblesse, et que si cette faiblesse est de mode pour tout un peuple, il avoue n'avoir aucune base pour ses principes, aucun point de ralliement pour ses idées, aucune ambition d'être prisé. --- Tout cela, monsieur, est beaucoup trop profond pour moi... Comment trouvâtes-vous la nouvelle pièce d'hier ? --- Monsieur dédaigne apparemment de suivre l'entretien et veut peut-être me prier de me taire --- Tout comme il vous plaira, monsieur. Nous aimons à faire politesse dans notre pays aux étrangers qui daignent se montrer jaloux de notre estime et nous témoigner la leur ; quant à messieurs les frondeurs, nous nous dispensons volontiers de les flagorner. J'ai donc l'honneur de vous dire, monsieur le baronnet, que si madame seule n'avait pas eu le droit de faire la loi chez elle, je vous aurais imposé silence dès la première fois qu'à la campagne vous vous permîtes de parler avec trop peu d'égards d'un peuple que vous ne connaissez point et qui vous souffre --- On ne me parla jamais sur ce ton, monsieur --- Je serais fâché que d'autres eussent pris l'avance ; mais je me suis expliqué »

Sir Georges pâlissait, serrait les lèvres et roulait un œil farouche ; il dit quelques mots en anglais. Monrose, calme, y fit une courte réplique. « Messieurs, leur dis-je, on ne parle jamais devant les dames une langue qu'elles n'entendent point. Je n'ai pas l'honneur de savoir l'anglais. --- Nous n'avons plus rien à nous dire, chère comtesse... » Alors l'Anglais tira sa révérence et sortit. Monrose fit avec lui quelques pas jusqu'à la porte du salon et le salua d'un air serein qui me fit repentir d'avoir craint un moment que leur contestation pût occasionner une affaire.

« --- Vous êtes charmant, chevalier, dit un moment après madame de Garancey qui venait de faire mat aux échecs le grand-chanoine. Votre dialogue m'a fort distraite, et de l'aventure j'ai failli perdre la partie, mais je puis maintenant vous faire compliment de votre victoire, tout en me réjouissant de la mienne... Comte, voulez-vous votre revanche ? --- Volontiers, madame la marquise. Ce sera mon tour, si vous le trouvez bon. --- Vous perdrez ; c'est comme si j'avais déjà vos douze louis dans ma poche : voulez-vous un fou ? --- Grand merci ; celui qui m'a fait perdre est parti... --- Et ne reparaîtra plus sur l'échiquier, interrompis-je ; je vais donner sévèrement mes ordres pour cela. Milord Kinston aurait bien dû ne pas nous détacher cet humoriste » Monrose ne mit pas un mot du sien à ma remarque. Plus d'une heure se passa ; je le vis fort occupé de la partie de la marquise et des entretiens du salon, où il y avait d'autres tables ; enfin il sortit.

Vers onze heures du soir, il reparut légèrement blessé ; mais il avait donné deux grands coups d'épée au sévère et peu civil sir Georges.

Il y avait un grand souper chez moi. Les d'Aiglemont s'y étaient rendus fort tard. Je n'avais pas eu occasion de leur parler d'un débat de peu de conséquence, selon moi, si bien l'hypocrisie de mon cher neveu m'avait rassurée. La plus tendre des femmes, Flore, put donc ignorer, ainsi que toute ma société, un événement dont Monrose avait instamment prié que personne ne me dît mot jusqu'au lendemain. La jeune marquise eut bien quelque inquiétude ; mais ce n'était pas que son toutou se fût battu ; bien plutôt craignait-elle qu'il ne fût à lui faire quelque part une infidélité de contrebande . C'est ainsi que nous nommions pour rire celles qui se commettaient avec des êtres étrangers à la fraternité.

CHAPITRE III

OÙ SE DÉVELOPPENT DES CARACTÈRES

BIEN OPPOSÉS

Il était si bon, ce cher Monrose Dès qu'à mon réveil on m'eut appris son accident, je courus me désoler à son chevet ; mais je ne pus faire entendre mes doléances qu'après l'avoir assuré que je ne lui voulais aucun mal. « Eh mon ami, lui dis-je, le baignant de mes larmes, comment pourrais-tu m'avoir déplu ? --- Je devais, chère comtesse, avoir plus d'égards pour un étranger qui se trouvait chez vous, et à qui vous aviez la bonté de ne point imposer silence. J'ai fait le jeune homme : j'ai manqué à mon devoir. Chez vous, le répréhensible sir Georges devait être sacré pour moi... Me pardonnez-vous, généreuse amie ? Dites, au nom de l'amitié, dites que tous me pardonnez » Précieuse délicatesse maintenant bien étrangère à la plupart de nos jeunes messieurs, très-capables de s'ériger en petits despotes dans la société, mais bien peu de sentir ce qu'un semblable ton a parfois de ridicule, et qui surtout ne se piquent plus guère d'appuyer du procédé de l'honneur leur licence et leur persifflage « Connais-moi mieux, lui dis-je en le pressant contre mon sein ; je n'ai pu me méprendre hier sur tes intentions ; elles ne méritaient que des éloges... Mais cette blessure, mon ami ? --- Ce n'est rien, moins que rien, ma chère Félicia. » Le chirurgien ajouta : « C'est un coup d'épée, mais qui n'est nullement dangereux. » « Cet Anglais nous est bien funeste, dis-je à part moi. --- Dites bien estimable, chère comtesse. Il peut penser mal, mais il a du moins la noble assurance de parler comme il sent. S'il a fait une faute, il l'a réparée : je dois rendre justice à son sangfroid, à son intrépidité ; je ne suis plus son ennemi ; maintenant je dois le défendre... » Admirable jeune homme tu ne tarderas pas à savoir quelle est la duperie de ton cœur candide et généreux

Pendant huit jours qu'il convint à Monrose de garder le lit, son appartement ne désemplit pas depuis l'heure de son réveil jusqu'à celle où, pour son repos et sa santé, nous devions enfin le laisser libre. En vain Socrate prétendait-il qu'on est toujours logé assez au large pour recevoir de vrais amis : souvent nous étions entassés et gênés chez le nôtre ; nous lui donnions tour à tour le plaisir de la conversation, de la lecture et de la musique. La tendre d'Aiglemont, d'autant plus libre que le marquis allait à son régiment, vivait presque absolument chez nous, et partageait le plus souvent ma couche. Mesdames de Belmont et de Floricourt étaient rentrées pour toute la saison, afin de nous aider à faire, des jours de notre héros, un cercle d'instants agréables. Sans doute il est inutile de dire que la dernière avait renoncé à sir Georges dès le jour de sa querelle, et commençait à le haïr beaucoup plus qu'elle ne l'avait jamais aimé. Tel est le dénouement ordinaire de ces inclinations raisonnées qui mettent ensemble des gens que le cri de la sympathie n'avait point appelés.

Trois semaines s'étaient écoulées ; le cher blessé (le nôtre, bien entendu) se rétablissait à vue d'œil. Chaque matin il avait l'attention d'envoyer demander des nouvelles de sir Georges. Un jour enfin, au retour du message, on lui rapporta cet étrange billet : « Ne prenez plus la peine d'envoyer chez moi, monsieur. Croyez que je n'attends pas avec moins d'impatience que vous-même le moment de nous rejoindre. Je me flatte que, d'ici à quinze jours, je serai en état de vous demander un nouveau tête-à-tête. Votre étoile comporte, m'écrit-on, que la première fois qu'on vous attaque, l'avantage vous demeure. Tout aussi malheureux que ceux qui ont fait cette épreuve, comme eux je me persuade qu'on peut prendre sa revanche avec plus de succès. »

On avait signé : sir Georges Brown.

Cet écrit, qu'on saura bientôt être le nec plus ultra de l'insolence et de la méchanceté, fut d'abord pour nous une obscure énigme, où l'on ne devinait que le projet d'un homme haineux, autant qu'entêté, qui, dans la rage d'avoir succombé, voulait, à propos d'une dispute puérile, en venir à des extrémités outrées. Chacun a sa manière de faire honneur à sa patrie. C'est ainsi que sir Georges visait à soutenir la réputation qu'ont messieurs les Anglais d' avoir du caractère, d'être fiers, et surtout de nourrir contre nous dans leur cœur une haine implacable. Toutefois, de ce vulgaire féroce (eh qui ne sait qu'il y a le vulgaire de tous les rangs ), il faut excepter une classe d'Anglais infiniment estimable pour qui les Français quelconques sont d'abord des hommes méprisés, haïs, s'ils sont vils, nuisibles ; mais appréciés, chéris, s'ils sont vertueux et utiles, ou du moins agréables à la société.

CHAPITRE IV

QUI SERVIRA DE PRÉFACE À D'AUTRES

Milady Sidney, que tant d'éditions de Mes Fredaines ont fait passer pour être ma mère, mais qui n'est pourtant que ma sœur (à la vérité mon aînée de dix-sept ans), milady m'avait écrit dans le temps qu'au moment de quitter Londres pour venir me trouver à ma terre, Sidney était tombé malade, et même assez dangereusement. Presque chaque année, aux approches de l'automne, il lui arrivait le même accident. C'était la suite cruelle d'une affreuse blessure, déjà ancienne, dont il était inutile de rendre compte au lecteur lorsque je coupai brusquement, après mon mariage, le récit de mes propres aventures. À quoi bon laisser aux gens un sentiment pénible, quand on peut le leur épargner ? Voici pourtant ce qui était arrivé à milord Sidney, dès le séjour d'à peu près dix mois que j'ai dit avoir fait à Londres après qu'il eut épousé ma sœur.

Mon beau-frère jouissant d'une grande fortune, et membre du Parlement, s'était bientôt livré à la politique, aux affaires d'État, avec la même passion qui l'avait fait servir sur mer avec tant d'éloge. À certaine assemblée, quelque différence d'opinion ayant fait dégénérer les contradictions en querelle personnelle, lord Wiston et Sidney s'étaient rejoints et battus au pistolet ; le dernier avait été très-déplaisamment blessé, de manière à détraquer pour la vie certaine partie de lui-même de laquelle, dans le temps, j'avais eu beaucoup à me louer. Depuis ce malheur, il n'avait cessé de languir : condamné à des précautions extrêmes, il ne pouvait se relâcher à cet égard sans un péril imminent. C'est une de ces crises, toujours subites, qui m'avait privée de voir arriver ma sœur aussitôt que je m'en étais flattée ; d'autres circonstances avaient décidé de plus loin que Sidney, trompant in petto le vœu de son épouse, ne l'accompagnerait point lorsqu'il serait question de passer la Manche.

Avant de partir, Zéïla (je me servirai désormais par ci par là de ce nom que Mes Fredaines doivent avoir rendu familier au lecteur), Zéïla, dont le cœur dévorait depuis longtemps des peines très-cuisantes, imagina que, puisque son époux refusait de la suivre à Paris, où il s'agissait moins de faire un voyage de plaisir que de traiter, comme on le saura, d'une affaire importante, c'était le cas d'avoir enfin un éclaircissement : de tout temps il eût été bien nécessaire ; mais toujours on l'avait différé, si bien l'épouse et l'époux, quoique fort éloignés de vivre ensemble, comme avait paru le promettre leur passion si ancienne, si fortement éprouvée, si bien, dis-je, ils se conservaient des égards réciproques, et craignaient de se faire du mal.

Mais Zéïla supportait impatiemment le poids de sa perpétuelle disgrâce ; elle supposait qu'en cette circonstance Sidney voulait y ajouter encore. Quoiqu'au fond du cœur elle dût bien sentir qu'il y aurait pour elle quelque danger à se plaindre, elle le fit, elle pressa... elle apprit tout. De cette fatale explication était résulté pour ma sœur un chagrin profond. Mon premier regard put saisir que son âme était empoisonnée : je ne retrouvais plus cette physionomie que j'avais toujours vue si sereine ; maintenant plus de roses sur ses joues, sur ces lèvres adorables ; ces yeux si brûlants ne lançaient plus d'éclairs. Zéïla ne me représentait alors qu'une étude mélancolique, modelée en cire blanche, des mains de Phidias ou de Pajou.

Ô Monrose excellente créature était-il bien possible que tu fusses en grande partie la cause d'un aussi funeste changement ? Quelle était donc la bizarrerie de ton étoile s'il fallait qu'à ton insu tu corrompisses le bonheur de deux êtres que tu chérissais, et desquels tu n'étais pas moins chéri ?... Mais ils sont terribles aussi ces variables mortels qui, comme s'ils rougissaient de n'avoir été longtemps qu'aimables, veulent enfin se sublimer et se tenir debout sur la glace de la sévère philosophie, tandis que ci-devant ils avaient marché commodément sur le sable de l' erreur commune ,même en y donnant parfois le bras à la folie dans ses écarts légers et ses sauts périlleux. C'est deSidney que je viens de parler. Après avoir eu tous les goûts de la folle jeunesse qui pouvaient être compatibles avec ses devoirs guerriers, il n'était pas plutôt devenu dans sa patrie un personnage public, que d'autres idées s'étaient emparées de son ambitieux cerveau. Plus d'un Anglais se flatte ainsi de devenir insensiblement un sage ; prétention qui rend à coup sûr les gens médiocres aussi ennuyeux qu'ennuyés, si de Sidney, le plus aimable des mondains, elle avait fait en peu de temps un homme dramatique et stérile. Que n'avait-il plutôt conservé ce bon esprit qui nous servit si bien lorsqu'il travaillait, comme on s'en souvient, au débrouillement de nos affaires de famille Il ne se serait pas alambiqué la cervelle pour de prétendus crimes qui n'étaient cependant que l'effet naturel d'une intrigue diabolique. Il aurait observé, scruté ; tout se serait d'abord éclairci : la scélératesse n'aurait pas impunément rejeté sur l'erreur innocente l'odieux de son attentat ; le flambeau de l'hymen aurait continué de jeter sa pure et vive lumière, au lieu d'une funèbre vapeur... Mais je pense que le lecteur ne doit rien comprendre à ces moralités. Il lui revenait auparavant le fait qui les motive : je vais y suppléer par le chapitre suivant.

CHAPITRE V

CONFIDENCE DE MILADY SIDNEY

Un entretien de ma malheureuse sœur avec son époux n'avait eu lieu qu'au moment du départ de Londres. De quelque modération qu'eût usé Sidney, en lui faisant historiquement certains reproches, il n'avait pu éviter de la blesser d'une manière bien sensible. Elle se trouvait, à la vérité, soulagée de certaines peines, mais en même temps quelques peines nouvelles étaient écloses ; et quoiqu'une position infiniment moins malheureuse succédât enfin à la première, elle souffrait intérieurement. Le sentiment de son état l'avait obsédée pendant le voyage ; elle avait grand besoin d'épancher ses secrets dans le cœur d'une parente, d'une amie qu'elle savait lui être dévouée, et trop indulgente pour lui refuser des consolations. En conséquence, ma sœur exigea que, dès son arrivée (dont je pus jouir à l'instant, ayant été prévenue par un courrier), je ne la quittasse point jusqu'à ce que, libre des premiers soins de l'installation, elle pût encore renvoyer dans son appartement particulier certaine jeune compagne de voyage, et nous ménager enfin le moment de causer sans témoin. Quant à Monrose, sa mère elle-même m'avait priée de lui laisser ignorer jusqu'au lendemain qu'elle était à Paris. Les temps étaient bien changés

« Chère Félicia, me dit ma triste sœur, après un prélude d'attendrissement, de caresses et de larmes, tu te souviens de l'époque où, mère d'un fils de Sidney, je me félicitais d'être la plus heureuse femme de la terre. Alors, au contraire, il te parut que milord commençait à mieux aimer son pays que sa femme. Tu me dis un beau jour que l'Angleterre et ses habitants n'étaient nullement ce que ton inexpérience t'avait fait présumer ; que chaque jour il se fermait quelques portes de communication entre mon époux et toi, qu'en conséquence tu te disposais à sortir incessamment de la vaporeuse Angleterre. Que n'eus-je, hélas le bon sens de te suivre, comme tu m'en conjurais Je m'y serais peut-être enfin déterminée sans cette maudite querelle que te fit si mal à propos mon époux, peu de jours avant celui auquel était fixé ton départ. Tu détestas cette nouvelle vertu de Sidney, cette opiniâtreté fière qui ne lui avait pas permis d'accommoder, en disant un seul mot à propos, une querelle de si peu d'importance, entre deux ci-devant amis, qu'ils auraient même pu se dispenser de paraître avec des armes parmi leurs arbitres. Le patriotisme est bien louable ; certes, il est beau de montrer du caractère ; mais faut-il se signaler par ses vertus aux dépens de l'amitié ? C'était ta réflexion : mon état d'épouse seul pouvait me la faire trouver injuste. Sidney fut cruellement puni de n'avoir pas pensé comme toi. Tu pressas alors ton départ, afin, disais-tu, d'épargner à ta franchise les occasions de contrarier un homme blâmable, mais trop aimable pour que tu pusses feindre ou te taire avec lui.

« Peu de jours après que tu nous eus quittés, parut chez nous, à l'occasion de la blessure de mon époux, une certaine mistress Brumoore, arrivant de Norwich, où elle demeurait pour lors. Cette femme, de mon âge à peu près, qui devait avoir été très-jolie, était une ancienne pensionnaire de milord, mais on ne me disait pas qu'elle avait été aussi sa concubine. Il avait vécu avec elle tout le temps qui s'était écoulé entre son retour en Angleterre, après le funeste combat où je devins la proie de Kerlandec, et l'événement presque miraculeux par lequel furent rapprochés, sur les boulevards de Paris, deux êtres qui mutuellement se croyaient devenus la pâture des baleines.

« Voici comment Sidney avait connu cette mistress Brumoore. Elle avait été l'épouse ou peut-être la maîtresse d'un officier subalterne qui, bientôt après son prétendu mariage, s'était embarqué sur cette malheureuse frégate où tout devait périr, excepté nous ; M. de Brumoore ayant été l'une des victimes de ce fatal événement, sa veuve ne sut pas plutôt le capitaine de retour à Londres, qu'elle vint attaquer par la pitié le cœur d'un homme connu dès lors pour très-généreux. Il fit quelque bien à cette infortunée ; il était tendre, elle adroite ; ils s'arrangèrent ; Sidney ne se croyait pas susceptible d'être dominé par l'ascendant d'une femme ; d'ailleurs, la trompeuse douceur de mistress Brumoore ne permettait pas même le soupçon d'un pareil danger ; cependant l'homme le plus aimable, le plus répandu, fut bientôt gouverné par une petite bourgeoise, fille d'un musicien de Douvres. Cette créature alors avait bien osé porter ses vues jusqu'à la fortune de devenir un jour l'épouse de Sidney. Elle lui faisait honneur d'un fils né dès la première année de leur intrigue ; mais ma fameuse rencontre sur les boulevards avait sapé par ses fondements l'insidieux édifice de mistress ; et depuis ma seconde séparation d'avec Sidney, à propos du combat contre Robert, ton futur mari, nul effort de cette intrigante n'avait pu détacher de moi celui dont le cœur m'était demeuré du moins, si quelque autre avait pu s'approprier le reste. Sur ce pied j'étais devenue dès ce temps l'objet inconnu mais proscrit auquel ma rivale disgraciée vouait une implacable haine.

« L'aventure du suicide de Robert, et tout ce qui s'ensuivit, acheva de ruiner l'intérêt de mistress Brumoore. Pour lors il lui convint de changer de rôle. Elle consentit à n'être plus, jusqu'à nouvel ordre, que la protégée de celui qui, brisant les fers du concubinage, venait de se donner une épouse légitime. Un désintéressement apparent, le choix d'une retraite assez éloignée de Londres avaient laissé dans le cœur de milord de bons sentiments pour son ancienne maîtresse. L'empressement avec lequel cette femme accourait au premier bruit de l'accident de son bienfaiteur, put ajouter encore au bien qu'il continuait de lui vouloir ; elle fut amicalement reçue : on me dit ce qu'on voulut, je crus tout. Bientôt mistress Brumoore, qui avait fait son plan, se donna des soins infinis pour mériter ma confiance ; elle partageait si bien avec moi tous ceux qu'exigeait la santé délabrée de mon époux, qu'enfin je pris pour cette dangereuse créature un attachement réel ; en un mot, au bout de deux mois, nous fûmes amies. Je ne me livre point à demi : mes confidences, mes caresses, mes bienfaits commencèrent à pleuvoir sur celle qui dès lors sans doute s'occupait de m'immoler à ses passions funestes.

« J'étais sans mari depuis la fatale blessure, et même on me menaçait de ne voir jamais Sidney ressusciter comme tel. Sara (c'était le nom de société de ma nouvelle amie), Sara, sous l'ombre du badinage, affectait de me ramener souvent sur l'idée d'une privation qui pouvait me donner de grands regrets. Notre intimité me faisait excuser mille réflexions, rarement sentimentales, la plupart du temps libertines, que se permettait l'Anglaise sur le malheur de « deux veuves, jolies, encore sensibles, et peut-être appelées un peu vivement par la nature au banquet de ses plaisirs, et qui n'avaient pourtant personne qui leur en fît les honneurs » En un mot, Sara, soit politique, soit tempérament, essaya de me conquérir... Te l'avouerai-je, ma chère Félicia ? je résistai mal. Par degrés, nous en vînmes ensemble à des extrémités voluptueuses auxquelles, dit-on, il y a peu d'exemples que des Anglaises se portent... « Grâces au ciel, ma chère sœur, interrompis-je, les Françaises ne sont plus aussi scrupuleuses Après ? » Cette espèce d'aveu, qui rassurait un peu la coupable, la fit sourire ; elle continua :

« Mistress avait aussi, mare à l'excès, un goût moins rare chez les femmes de son pays. Elle buvait continuellement du punch, des vins étrangers et des liqueurs. Je fus encore assez facile à séduire sur cet article. Bientôt nouvelles Erigones, nous nous abandonnâmes, moi du moins de bien bonne foi, sur le penchant de deux vices dangereux dont, bien loin de nous alarmer, nous nous félicitions sans cesse, nous exagérant le bonheur d'être ainsi fortifiées contre toutes les embûches d'un sexe séducteur, puisque nous savions si bien enchanter nos sens et nous suffire à nous-mêmes »

CHAPITRE VI

SUITE DES CONFIDENCES DE MILADY. C'EST

TOUJOURS ELLE QUI PARLE

« Sidney, cependant, roulait un projet dans sa tête. Il existait quelque part une malheureuse orpheline née d'une sœur de Sidney, qu'avait enlevée certain jeune Irlandais, peu sortable quant à la fortune. Réfugiés d'abord à Bruxelles, où ils faisaient, à la sourdine, un petit négoce, au bout d'un an l'époux (car ces jeunes fous s'étaient mariés) avait disparu lors d'un voyage qu'il avait fait seul à Amsterdam. L'épouse, la sœur de Sidney, dis-je, était revenue se jeter dans ses bras ; il l'avait volontiers recueillie et soutenue avec l'enfant dont elle venait d'accoucher. La mère avait peu vécu ; la fille atteignait sa treizième année. Mon époux me pressentit sur le désir qu'il aurait de faire achever sous ses yeux l'éducation de miss Charlotte et de proposer cette tâche à ma bonne amie Sara. Milord était bien éloigné sans doute d'imaginer combien peu cette femme méritait l'honneur qu'il songeait à lui faire. Il eût peut-être été de mon devoir de lui donner des lumières à ce sujet ; mais le pouvais-je sans me compromettre ? Il était bien naturel que je soumisse le plan de Sidney à mon propre intérêt. Je craignais de perdre une compagne devenue nécessaire, et qui de temps en temps avait l'adresse de m'alarmer en m'observant que, sans prétexte pour demeurer à Londres, elle ne pouvait se dispenser de retourner incessamment à Norwich. J'applaudis donc aux vues de mon époux ; je le conjurai de nous attacher pour jamais mistress Brumoore ; en un mot, je ne laissai plus de repos à milord qu'il n'eût retiré de son obscure pension l'intéressante miss Charlotte... --- Est-ce cette charmante créature que je viens d'entrevoir ?... --- Oui, et c'est pour son intérêt principalement que je me trouve maintenant à Paris... Mais le moment viendra de te parler d'elle ; revenons encore à sa nouvelle gouvernante mistress Sara.

« Depuis deux mois environ tout allait le mieux du monde. Mon mari commençait à recouvrer un peu de santé ; Charlotte donnait les plus belles espérances ; mistress Brumoore ne pouvait s'acquitter avec plus de succès de trois rôles assez peu compatibles ; car je la voyais également officieuse et gaie avec son bienfaiteur, observatrice et grave avec sa pupille adulatrice, et folle avec moi. J'aurais bien dû me défier d'une femme qui, sachant me provoquer avec tant d'effronterie à différents excès, avait pourtant le talent d'édifier l'oncle et la nièce par la profession de la meilleure morale.

« Si dès ce temps-là mistress Brumoore songeait à me faire beaucoup de mal, du moins alors feignait-elle avec bien du talent. Peut-être, malgré ses méchants desseins, les occasions lui eussent-elles manqué longtemps... Complice de tout ce dont la révélation aurait pu me nuire, elle en pouvait tirer aisément parti pour me perdre... Mais j'avais un fils...

Ici la parole manqua net à ma sœur : elle pâlit et fut au moment de se trouver mal. À ce trouble subit, à cet état violent, à ce début d'ouverture, il fallut donc reconnaître que Monrose causait les peines de sa mère. Mais était-il possible qu'adoré d'elle, il lui eût donné quelque mécontentement et qu'il eût perdu sa tendresse ? Par quelle faute, et quand, lui qui depuis sept ans avait franchi les mers, et qui, de retour, avait négligé de voler en Angleterre, quoiqu'il me semblât que c'eût été son premier devoir ?

Il est vrai que je m'étais quelquefois étonnée du silence de Monrose relativement aux Sidney. Jamais il ne m'avait fait à leur sujet la moindre question. C'était toujours très-froidement qu'il m'avait parlé de ces époux à l'occasion des nouvelles que parfois j'avais reçues d'Angleterre ; lui-même n'y avait point écrit ; mais si je n'approuvais nullement cet excès d'indifférence, et si je la croyais à peu près un signe d'ingratitude envers une tendre mère, je me représentais aussi, pour la justification de mon neveu, que le sort ne lui avait permis de la retrouver, cette mère longtemps inconnue, qu'au moment où elle allait épouser le meurtrier d'un époux à qui lui-même devait le jour ; que presque aussitôt après une reconnaissance momentanée, il s'était trouvé de nouveau séparé de milady Sidney, quand il restait en France pour servir dans les mousquetaires, tandis qu'elle suivait son nouvel époux à Londres ; il me semblait enfin que depuis Monrose, ayant passé six ans en Amérique parmi les ennemis de l'Angleterre, une si longue absence, tant d'oppositions d'intérêts et de sentiments pouvaient, devaient avoir éteint de part et d'autre, faute d'aliment, ce feu dont nous avons vu une mère, un fils, un ami s'embraser dans un moment solennel. Quand on s'estime, on juge volontiers du cœur d'autrui par le sien propre. Moi qui n'avais jamais eu, comme on sait, le préjugé de la force du sang , si j'aimais tendrement Zéïla, ce n'était point parce que par hasard nous étions sœurs, mais parce que le plus doux rapport m'attachait à elle par les nœuds de la sympathie. L'état apparent du cœur de Monrose relativement à sa mère avait donc un sens pour moi ; sans plus d'éclaircissements, je m'y étais bornée. D'un autre côté, mes voyages, l'état continuel de dissipation où je m'étais appliquée à vivre, n'avaient pas permis que j'eusse avec ma sœur une correspondance bien suivie, ni surtout dans laquelle nos affections secrètes fussent traitées à fond. Nos âmes ne se ressemblaient que par leurs sentiments. J'étais libre : ma sœur avait un époux et des devoirs ; j'avais été constamment heureuse : elle avait éprouvé bien des malheurs. Enfin, je vivais dans le sein du luxe et des plaisirs de tous genres : son étoile, après l'avoir arrachée tour à tour aux climats les plus favorisés de la nature et à la France, si fortunée du temps qu'elle y vivait, la confinait dans un séjour vaporeux où l'ennui coule à grands flots de l'urne de la philosophie. Sur ce pied, je mesurais l'inutilité respective dont étaient devenues pour moi les vagues expressions d'une mélancolie dont on ne m'accusait point le motif. J'étais trop délicate pour essayer d'en arracher l'aveu... Puissiez-vous, cher lecteur, trouver, après tous ces détails, Monrose et moi justifiés de ce qu'au bout de sept ans nous ignorions encore ce qu'enfin la triste Zéïla va nous découvrir

CHAPITRE VII

QUI TIENDRA LE LECTEUR EN SUSPENS

Écoutons milady continuer ses confidences. « Monrose, mousquetaire, avait été condamné par Sidney à ne point interrompre, du moins pendant un an, les exercices qu'il devait apprendre à son corps. Il obéissait ; mais coup sur coup il se plaignait à moi, dans les plus tendres termes, du chagrin que lui causait ce qu'il nommait alors son exil . S'il brûlait de me revoir... hélas je n'en avais pas moins d'envie... Bientôt courut le bruit d'une grande réforme ; il allait y être compris. Je fus plus satisfaite qu'affligée de ce malheur, qui m'assurait la joie de réunir à moi ce qu'avec toi j'avais de plus cher au monde... Oui, ma bonne sœur, elle m'est échappée cette indiscrète vérité : un enchantement d'amour que peut-être les obstacles et les revers avaient principalement soutenu, n'existait plus. Si mon époux continuait d'être à mes yeux, comme à ceux de tout Londres, le plus probe et peut-être le plus estimable des Anglais, je lui voyais aussi des défauts... que m'exagérait sans doute la nécessité de le trouver répréhensible, afin que j'eusse moi-même moins de reproches à me faire : mon estime, mon attachement pour milord était sans enthousiasme ; je conservais encore dans toute sa force celui que mon aimable fils m'avait inspiré. Monrose ne fut pas plutôt libre, qu'il accourut à Londres.

« Je ne vis point pour lui cette fois à milord cet air franc et paternel dont j'avais été si touchée à Paris à l'époque de mon mariage, et qui avait peut-être contribué beaucoup à me faire consentir aux liens d'un second hymen ; car il entrait dans mes plans d'alors d'assurer à mon fils, si jeune et sans famille, un éternel protecteur. En un mot, Sidney ne débuta point avec lui comme je l'aurais souhaité. De son côté, Monrose se prêta de mauvaise grâce au désir bizarre de mon époux, qui dès le premier jour l'avait prié de ne soutenir aucune relation à Londres avec les alentours ministériels de France, à cause de la mésintelligence qui régnait entre les deux couronnes ; mon fils avait été sur le point de renoncer à prendre un logement chez milord, au prix du sacrifice de ce qu'il regardait comme un devoir agréable.

« Dès ce moment il y eut chez nous deux partis. Notre mère, un peu gênée par l'air grave et supérieur de son gendre, se mettait volontiers du côté des gens qui n'étaient pas contents de lui. D'ailleurs elle était aïeule : pouvait-elle n'avoir pas pour son adorable petit-fils la faiblesse de l'âge et de la parenté Quant à mistress Brumoore, son rôle familier était de nous aigrir amicalement, en relevant avec soin les tracasseries, à la vérité continuelles, de la part du trop Anglais Sidney. Celui-ci reprochait sans cesse à son ci-devant pupille de s'être horriblement francisé à cette école de mousquetaires. Monrose, qui n'était plus un enfant, mais qui aurait bien voulu n'engager jamais que d'amusantes querelles, se défendait gaîment de devenir aussi ridicule que tel, que tel, que tel, et le plus souvent ceux qu'il raillait ainsi se trouvaient être des apprentis hommes d'État pour lesquels, à ce titre, l'austère lord avait la plus haute estime. Monrose s'égayait avec plus de succès aux dépens de nos gauches agréables , de nos enthousiastes maquignons , de nos bizarres parieurs et de nos célèbres voluptueux ; mais alors encore on lui faisait un tort d'être bon plaisant, et l'on tirait de désobligeants pronostics de tant de talent pour le persifflage. C'était, en revanche, à qui de ma mère, de mistress Brumoore et de moi consolerait le mieux, en petit comité, notre bon enfant, dont surtout j'étais folle.

« Cependant, malgré toutes ses cajoleries, mistress Sara ne se faisait guère aimer de mon fils ; il me soutenait que cette femme était fausse, et qu'elle pouvait, en secret, analyser avec milord ce qu'il ne goûtait point chez nous, tout aussi bien qu'avec nous, pour se rendre agréable, elle l'épluchait lui-même. Mais je combattais fortement cette prévention ; j'allais, dans mon erreur, jusqu'à désirer qu'un jeune étourdi qui me semblait convoiter indistinctement toutes les femmes, s'apprivoisât enfin avec mon excellente amie par la magie d'une galante familiarité. Ce désir de ma part ne fut point satisfait. Monrose, par ses confidences, me prouvait que non-seulement une austère gouvernante, bien plus âgée que lui, mais que même aucune de nos sentimentales ne viendrait à bout de l'embarquer pour l'ennuyeux voyage d'un roman à l'anglaise. Il avait par bonheur autant de répugnance pour nos abandonnées , pires dans ce genre que celles de Paris, mais il aurait eu volontiers une riante intrigue.

« Un jour que, formant un carré, ma mère, Sara, Monrose et moi, nous agitions gaîment, nez à nez, et tout bas, la question de ce qui pourrait l'occuper agréablement, il eut la folie de dire, en élevant la voix : « Je ne vois qu'une manière de bien placer ici mes inclinations : je vais me constituer amant de miss Charlotte » Notre premier mouvement fut de rire de cette boutade. La petite était là, brodant près d'une fenêtre. Ce ne fut pas sans quelque étonnement que nous la vîmes lever un moment les yeux avec tout le sérieux d'une personne faite. Elle rougit, ne répondit rien ; et tout aussitôt elle parut travailler avec un redoublement d'attention à sa broderie.

« Quel incendie terrible avait pu produire une étincelle échappée au hasard ? C'est, ma chère Félicia, ce qu'encore à présent j'ignore. Quelle liaison secrète des événements qui semblaient ne regarder que mon fils, miss Charlotte et mistress Brumoore, ont-ils eu avec l'horrible aventure qui m'a privée près de sept ans de l'estime et de la confiance de mon époux ? C'est ce que mon fils seul pourra m'expliquer.

« Quoi qu'il en soit, à peu près huit jours plus tard que la minutieuse anecdote dont je viens de parler, je vis entrer chez moi, vers midi, Sidney, glacial, sévère, farouche : « Milady, me dit-il, votre fils a mis le désordre et le déshonneur dans ma maison ; mistress Brumoore est chassée ; M. Monrose, dans ce moment, repart pour la France aussi lestement qu'il en est arrivé ; ma nièce prend le chemin d'un séjour où mes soins pour son éducation seront plus fidèlement secondés, et où l'on me répondra de ses actions. Quant à vous, madame, vous saurez avec le temps ce que je pense de votre conduite. En attendant, si vous avez quelque reproche à vous faire, je vous abandonne à vos remords »

CHAPITRE VIII

LA PLUS DIFFICILE DES CONFIDENCES

DE MILADY

C'est moi, cher lecteur, qui vous parle en ce moment. Je ne sais si ma sœur croyait en avoir dit assez pour que je fusse au fait, mais voyant qu'elle se taisait, je lui fis observer qu'il m'était impossible encore de me définir sa position, et de fermer le cercle de mes conjectures. Comment Monrose avait-il mis le désordre et le déshonneur dans la maison de milord ? Pourquoi ce départ subit ? l'expulsion de Sara ? l'exil de Charlotte ? Que veut dire enfin, contre Zéïla, cette accusation vague, affront sanglant, si milady est sans reproche ; trait de faiblesse, si tout de bon elle est coupable ? Pressée sur tous ces points, voici ce que, franche à contre-cœur, ma pauvre sœur ajouta :

« J'avoue que la nuit même qui avait précédé cette fatale visite de mon époux, j'avais commis une faute insigne.

« Nous étions tous, depuis quelques jours, à cette jolie campagne de lord Kinston où, dans le bon temps, j'allais volontiers avec toi chercher le repos si nécessaire aux individus que n'amuse pas le tracas de Londres. Toute notre maison, et bien entendu mon fils, quoiqu'il n'aimât point Kinston, était aussi du voyage.

« Dès le lendemain de notre arrivée dans cet agréable lieu, mistress Brumoore m'avait confié que le capricieux Kinston venait de lui faire des propositions fort séduisantes, et que moitié tempérament, moitié spéculation, elle était bien tentée d'y être favorable. Je vis clairement que Sara ne demandait qu'à se voir encouragée ; mon aveugle amitié l'emporta sur une délicatesse... que, hélas à la vérité, je ne connaissais plus, quoique encore exempte alors du crime d'une complète infidélité. Bref, je fus indulgente, et tout de suite l'adroite Sara partit de là pour avoir l'air de ne se décider que d'après mon conseil obligeant. Deux jours après, à titre de confidente d'une passion dont on pouvait, disait-on, me parler encore sans me faire rougir, --- mais on mentait sans doute, --- je fus en tiers d'une petite collation bachique où les prétendus amants avaient arrêté de me prier d'un important service. Il s'agissait de figurer pour cette seule nuit, en façon de Sara, dans la chambre et le lit de celle-ci, miss Charlotte, qui couchait dans un cabinet à côté, dont la porte demeurait ouverte, ne devant pas, en cas de réveil, s'apercevoir de l'absence de sa duègne. Cet arrangement devait coûter d'autant moins à ma complaisance, que moi-même j'avais ma chambre vis-à-vis, et un peu séparée de celle où couchait Sidney. Il faut confesser à ma honte que, facile lorsque dans mon intempérance, alors habituelle, je commençais à m'envaporer, je le fus surtout cette fois : or, je soupçonne qu'on usa de quelque drogue pour hâter mon ivresse et provoquer un dur sommeil.

« Depuis le moment où je pus tout promettre à mon insidieuse amie, le reste se confondit pour moi dans le chaos de l'abrutissement. Je ne me suis depuis souvenue de rien, sinon que dans le lit de mistress Brumoore, où je passai cette fameuse nuit, j'avais eu quelques instants de bonne fortune bien doux, mais si vagues, qu'à mon réveil j'étais convaincue de n'avoir fait qu'un songe lascif. Tandis que j'en méditais avec délices les extatiques voluptés, milord était venu m'écraser de sa foudroyante mercuriale. Ce qui, pour le coup, n'était point un songe, c'est que deux heures après la funeste visite de mon époux, il fallut reprendre avec lui tête à tête le chemin de Londres, où je ne revis en effet ni mon fils, ni miss Charlotte, ni la soi-disant amante de Kinston. Dès ce jour, Sidney me montra toute la sécheresse d'un homme, à la vérité, maître de lui-même, et qui ne s'abaisse point à de vils reproches, mais dont les bons sentiments paraissent aliénés pour la vie.

« Nouveau malheur : bientôt quelque chose de fort régulier chez moi me manque ; le mois suivant un doute se confirme ; le troisième mois il n'y a plus de moyen de douter. Mes formes changent à vue d'œil... --- Mon beau-frère, interrompis-je avec effroi, n'avait aucune part ?... --- Aucune. --- Ah malheureuse que vas-tu devenir ? »

« Un médecin appelé, mais qui m'a fait avertir de ne point me troubler à sa vue, déclare tout haut, devant plusieurs témoins, que je suis atteinte d'hydropisie, et me dit tout bas, hélas sans rien m'apprendre, que je fais un enfant. Depuis cette époque, l'obligeant esculape me voit chaque jour, s'applique à gagner mon amitié : sa conduite l'en rendait bien digne Aux approches du terme fatal, il me prévient que ma délivrance sera déguisée sous la forme d'une opération devenue indispensable, et à laquelle dès lors je dois feindre d'avoir bien de la peine à me résigner ; au surplus, il s'engage par serment à sauver toutes les apparences, et à prendre tous les soins qui doivent assurer ma vie, celle de ma progéniture et mon honneur. Toutes les horreurs de ma cruelle situation me sont ainsi sauvées. Je mets heureusement au monde, dans le plus grand secret, le fruit honteux de mon inexplicable égarement. Le docteur, qui me paraissait à cette époque le plus heureux des mortels, reçoit ma fille au nombre de ses enfants ; il la fait nourrir, élever comme telle. Notre amitié pouvait comporter et rendre vraisemblable pour moi cette vertueuse conduite ; mes légitimes bienfaits m'acquittent, mais ne peuvent exprimer assez bien, à mon gré, l'infinité de ma reconnaissance. Il m'aide à me persuader que milord ignore, qu'il ignorera toujours l'existence de cet enfant du crime, dont pour moi-même le père est un inconnu.

« Plusieurs années se passent ; mon sort ne change point. Si, de la part de mon époux, je n'eus à subir aucun mauvais procédé, du moins me laisse-t-il le supplice de sa complète indifférence et d'un genre de vie monotone qui me fixe d'instant en instant sur le déchirant souvenir de ma honte.

« Mais le temps, qui triomphe tôt ou tard des plus profondes impressions, vient insensiblement à bout de me remettre bien avec moi-même. Sidney, près de qui de fréquentes rechutes me mettent dans le cas de déployer les plus tendres soins, y est du moins sensible ; je lui suis nécessaire ; il me traite un peu mieux, sans s'en apercevoir. Mais les moindres nuances de sa conduite sont par moi si bien observées Un sourire, un mot d'amitié sont pour mon cœur de si balsamiques consolations Cependant, il ne m'est pas moins impossible encore de recouvrer une ombre de part à sa confiance ; chaque retour de sa santé n'a jamais préparé celui de sa familiarité conjugale. À la longue, je m'oublie, je m'apprivoise avec l'idée de trop de dureté de la part de mon époux ; j'ai le front d'accuser d'injustice, dans le fond de mon cœur, celui que je ne puis dissimuler d'avoir mortellement offensé ; persuadée qu'il l'ignore, j'ose trouver mauvais qu'il se conduise à peu près... comme il serait excusable s'il était instruit. »

CHAPITRE IX

FIN DU RÉCIT DE MILADY SIDNEY

« Je crois enfin voir naître une occasion ; j'en profite : j'ose me plaindre. Le sangfroid de milord à m'écouter me rend plus hardie... C'est avec éloquence et presque avec fierté que je conclus par la demande de quelque réparation d'une insulte si soutenue dont l'effet a flétri le reste de mes beaux jours. « Madame, répond enfin milord avec une flegmatique dignité dont en pareil cas peu d'hommes sont capables, c'est à regret que je vais me justifier. Si je vous blesse profondément, ne vous en prenez qu'à vous-même. Cette fameuse nuit après laquelle je vins me plaindre de votre fils, vous l'aviez passée en partie dans les bras d'un valet, et sans une circonstance de pur hasard, c'est avec votre fils lui-même que vous eussiez consommé mon déshonneur. L'enfant qui résulte d'une faiblesse dont l'ivresse, autre crime, ne peut servir à vous justifier, cet enfant, j'en ai soin depuis qu'il est au monde. Le docteur n'a rien fait que par mon ordre... Ne vous troublez point, Zéïla ; vous ne devez pas vous croire en ce moment-ci plus malheureuse... Depuis longtemps mon cœur vous a tout pardonné. Vous fûtes plus inconsidérée que coupable, ou plutôt vous ne fûtes que l'aveugle instrument du Destin, qui m'accable pour l'expiation de mes propres fautes. C'était une chimérique arrogance de ma part que de penser à être heureux par la fidélité d'une épouse dont le premier mari tomba sous mes coups, et par l'amitié d'un jeune fou qui par moi fut privé de son père. Vous-même vous étiez apparemment condamnée aussi à ne pouvoir être heureuse par le meurtrier de M. de Kerlandec. Mais la vengeance du ciel a ses bornes, ou nous ne serions ici-bas que les jouets d'une capricieuse et barbare divinité. Je me plais à penser que la tâche de notre malheur est achevée, et que nous pouvons encore nous aider mutuellement à faire naître l'un pour l'autre quelques jours sereins. »

« Je fis alors un mouvement pour me jeter à ses pieds ; il ne le souffrit point. « Écoutez-moi, Zéïla, dit-il en me baisant au front pour la première fois depuis ma funeste aventure, jamais je ne fus assez vil pour ajouter à votre malheur par quelque humiliant reproche. Vous avez arraché malgré moi des secrets que je me proposais de vous laisser ignorer à jamais ; croyez cependant que le même instant qui vous les a révélés va les replonger dans l'oubli. Méprisez-moi si de la vie je profère une seule parole qui puisse réveiller vos douleurs. Jugez si je vous aime encore, au choix que je fais de vous pour me rendre un important service --- De moi milord ; je serais assez fortunée... --- Ose m'appeler ton... ami... Soyons amis, Zéïla ; c'est ce que nous pouvons être encore... » Tant de générosité pénétra mon âme ; je fondis en larmes sur une de ses mains... Il daigna porter une des miennes à sa bouche. « Partez, dit-il ; dès que vous arriverez à Paris, mon notaire viendra vous remettre un papier où sont contenues des instructions pour ce que j'ose exiger de votre intelligence et de votre sagesse... Si je vous rends aujourd'hui ma confiance à propos d'une négociation au succès de laquelle j'attache en grande partie le bonheur du reste de mes jours, jugez à quel point je suis persuadé du désir sincère que vous devez avoir vous-même de jouir désormais avec moi d'une existence plus douce ... »

« Il me quitta brusquement pour m'épargner un de ces instants où jamais l'âme des femmes sensibles ne s'exalte qu'aux dépens de leurs trop faibles organes. Ma femme de chambre, qu'il fit entrer à l'instant, eut quelque peine à prévenir un évanouissement dont j'étais menacée. Miss Charlotte était arrivée depuis une heures. Sidney (on ne savait encore pour quelle raison) s'était privé du plaisir de l'embrasser ; sans se montrer, il s'était contenté de la voir devenue grande et belle comme un ange. Elle m'était confiée ; nous allions voyager ensemble. La voiture attendait ; nous partons sous l'escorte de l'intrépide et fidèle Patrick.

« Enfin je te revois, ma tendre amie. Pendant un moment que je t'ai laissée seule, j'ai entretenu l'homme d'affaires dont mon époux m'avait parlé. J'ai parcouru à la hâte mes instructions : elles regardent presqu'en entier miss Charlotte ; il est question de la marier, à la suite de différentes démarches, avec un Anglais qui doit être maintenant malade à Paris, et qui se nomme sir Georges Brown. »

CHAPITRE X

QUI COMMENCE À ÉCLAIRER D'ÉTRANGES

FAITS

« --- Sir Georges Brown m'écriai-je alors. Infortunée Charlotte quel époux t'est destiné --- Que dis-tu, Félicia ? Tu connaîtrais sir Georges --- Que trop Apprends, ma bonne amie, que cette maladie, très-vraie, qui retient ici l'Anglais au lit depuis un mois, est la suite d'un duel avec Monrose... --- Avec mon fils (Cela fut crié.) Monrose s'est battu Est-il blessé ?... Il est mort peut-être ...(L'expression de ces derniers mots ne peut être décrite.) --- Non, non, ma chère Zéïla, Monrose est plein de vie. --- Il vit tu ne trompes point une mère --- Ah l'aurais-je pu Si nous avions perdu Monrose, m'aurais-tu vue paraître chez toi si sereine ? --- Il vit répète-le moi bien encore ... Je le verrai ?... --- Oui, ma mère, » dit alors, s'élançant dans la chambre, le jeune fou, je ne sais comment averti que sa mère était arrivée. Il était accouru : de l'antichambre il avait entendu nos derniers propos ; il se précipitait aux genoux de milady. « Vous m'aimez donc encore disait-il la pressant dans ses bras. Ah ma mère, que je fus injuste Je m'étais cru totalement effacé de votre cœur --- Monrose quel soupçon Devait-il jamais entrer dans votre âme ... » Elle le couvrit des plus tendres baisers.

Cette éruption de sentiments faillit leur être à tous deux funeste. Monrose, convalescent, était encore faible ; ma sœur, habituellement chagrine, n'était point exercée à supporter les vives agitations du bonheur. Je voulais appeler... « Garde-t'en bien me cria-t-elle ; fais au contraire que nous puissions être encore quelque temps seuls... » Je compris qu'elle craignait qu'un hasard ne fît paraître inopinément miss Charlotte. Je fus plus sûre d'avoir deviné lorsque furtivement elle me dit encore : « Surtout que mes compagnons de voyage ne soient point nommés ... »

Franchissons ensemble, ami lecteur, jusqu'au moment où, non moins impatiente que ma sœur elle-même, je vais enfin apprendre quel rôle put avoir mon fatal neveu dans les obscures scènes d'une nuit désastreuse.

« Belle maman, dit-il, le lendemain de ce jour où vous savez que j'eus le malheur... disons plutôt le bonheur de m'écrier... (ah bien innocemment alors, je vous le jure) que j'allais faire la cour à miss Charlotte ... Mais qu'est-elle devenue, cette charmante enfant ? Je ne l'ai pas oubliée un seul jour. Elle doit être grande maintenant, et bien jolie si elle a tenu promesse ? Quel séjour habite-t-elle ? --- Voyez un peu mon extravagant interrompis-je pour faire diversion à l'embarras de ma sœur, déjà trop peu maîtresse de sa physionomie, et qui pouvait répondre inconsidérément au questionneur, de manière à lui faire deviner ce dont on se proposait de lui faire un mystère. Il commence un récit, et puis une mouche passe, le voilà qui court après Soyez tranquille, on aura tout le temps de vous parler de cette petite morveuse, de laquelle, occupé tous les jours, vous ne m'avez pourtant pas dit un mot pendant toute une année » Il me craignait, il ne répliqua rien et poursuivit :

« Sans doute on ne pensait plus guères à mon oblique déclaration de la veille, puisque, sur le soir, à l'insu de la vigilante Sara, je pus entretenir tête à tête au jardin la charmante petite. Ce fut elle qui la première mit les fers au feu pour un éclaircissement. « Hier, monsieur, me dit-elle, vous croyiez peut-être vous moquer de moi ? Mais sachez que je n'entends nullement raillerie sur le chapitre de l'amour, et que si quelqu'un faisait mine de m'aimer, je saurais bien le faire expliquer, afin d'agréer son hommage si cela pouvait me faire plaisir, ou de le congédier s'il n'avait pas le don de me plaire. »

« Un garçon de seize ans est tout au moins aussi enfant qu'une petite fille de douze . Le raisonnement de cette morveuse m'embarrassa malgré mon expérience... « Eh bien mademoiselle, lui dis-je en balbutiant, si... je vous trouvais fort jolie, et... si... tout de bon je vous suppliais d'agréer mes petits soins... quel sort vous sentiriez-vous capable de me faire ? --- Quel sort ? la question va loin : si vous aviez dit seulement quel visage » Elle souriait, cette coquetterie m'enflamma. « Petit ange, dis-je pour lors tombant à ses pieds, si vos adorables traits avaient déjà fait dans mon âme bien du ravage à mon insu, maintenant vous achevez ma défaite : permettez-moi de vous aimer toute ma vie. --- Cela sera donc bien long ? car vous êtes si jeune ... » Ne semblait-il pas que la friponne se croyait plus mûre que moi ... De fil en aiguille, nous disputâmes si longtemps, de si bon accord, si vivement, si follement, qu'avant la séparation j'étais agréé déjà pour chevalier de l'adorable Charlotte. « Petit cœur, lui dis-je en lui surprenant un baiser, voilà le gage du serment que je fais de vous idolâtrer jusqu'à la mort. --- Je vous crois de si bonne foi, répondit-elle en me rendant mon baiser, que je ne veux point de gage, et m'en rapporte à votre parole. Chut c'est ma bonne ; sauvons-nous. --- L'insupportable --- Ah oui, mais demain ? --- Ici, n'est-ce pas ? --- Ici, partout, tous les jours. Adieu, mon ami. --- Adieu, petit ange. »

« La seconde entrevue fut plus tendre encore et plus vive. Charlotte aimait avant de savoir s'il y avait quelque chose à défendre contre les audacieuses entreprises de l'amour. C'est un petit inconvénient de l'excellente éducation : elle défend qu'on dise aux fillettes un seul mot des devoirs que pourtant, dans l'occasion, on trouve fort mauvais qu'elles n'aient point devinés. Miss Charlotte, à cet égard, fut d'une bêtise ... Il ne lui vint pas l'idée de me disputer le moindre de mes succès. Dès le quatrième jour, sans un obstacle que vous me permettrez de ne point définir, la petite m'eût été tout à fait acquise... Dès que nous pouvions être seuls, je travaillais de grand courage à le détruire ; l'ingénue m'y secondait de tout son cœur... Un jour enfin, nous nous enfermions gaîment dans son petit cabinet, nous jurant, comme si nous avions été seuls au monde, de ne pas nous quitter sans avoir achevé de massacrer un ennemi commun trop fier de ses remparts impénétrables... Comme nous nous préparions pour cet assaut, ne voilà-t-il pas que des plis d'un rideau sort en rugissant la funeste mistress Brumoore Un basilic ne nous aurait pas plus subitement inanimés. « Voilà vraiment de jolis jeux d'enfants » dit-elle avec une fureur... pourtant un peu composée, si j'ai bonne mémoire.

La pauvre Charlotte était tout de bon sans connaissance. D'abord nous la ressuscitons. « Croyez-vous, mon petit monsieur, me dit alors la duègne, que je puisse passer sous silence une abomination pareille --- Ma chère madame Brumoore --- Comment, ingrat vivant chez votre bienfaiteur... --- Par grâce --- Séduire sa chère nièce, une innocente --- Daignez m'écouter... --- Direz-vous que je n'ai pas vu... Elle serait jolie fille maintenant Bourreau --- Je prétends tout réparer. --- Oui, cela se répare ... Allez, allez... dans un moment ... » Elle se préparait à sortir ; je m'efforce et la retiens. Miss Charlotte est en larmes... Mais quel coup du ciel quel espoir soudain j'ai surpris certain regard, un sourire furtif... « Suivez-moi, monsieur (Et pour lors d'un ton terrible :) Laissons à mademoiselle le temps de réfléchir à son infâme conduite » Nous sortons ; Sara ferme à la clef... « C'est vous seul que je devrais gronder, dit-elle avec un air de bienveillance auquel je ne me serais guères attendu. Cependant, si je fais mon devoir, voilà dans la maison un scandale... --- Vous vous garderez bien, madame, de le causer, n'est-ce pas ? --- Je suis pourtant terriblement en colère... (Elle souriait et n'était pas mal comme cela.) Que pourrais-je faire pour vous apaiser ?... --- Mais, monsieur le fripon... --- Parlez, ordonnez. --- Écoutez, mon petit ami... Je suis femme... j'ai comme une autre un... cœur sensible... Donnez-moi d'abord... un baiser ... --- Tenez... dix mille, ma chère Sara ... En voulez-vous encore ? --- Il est charmant --- Ma bourse ? la voilà --- Fi donc --- Mon sang ? --- Oui, démon (en me plantant à son tour sur le bec un baiser qui n'était pas du tout d'une austère gouvernante) ton sang, je le veux, je l'exige... mais pas plus cruellement, mon petit roi, que tu n'allais le répandre pour cette morveuse ... » Mistress était rouge comme du feu ; ses mains serraient en tremblant les miennes ; elle m'entraînait ...

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CHAPITRE XI

OÙ L'ON VOIT UN PEU PLUS CLAIR. MONROSE

CONTINUE

« --- Eh bien petit homme me dit alors mistress Brumoore, suis-je aussi diable qu'on le dirait ? --- Excellente Sara vous avez juré de ne parler de rien ? --- Je ferai mieux, si l'on veut être sage ; car miss, après tout, ne vaut encore rien pour ça... --- Eh bien eh bien ma bonne ? --- Ma bonne voyez donc, comme si j'avais cent ans --- Oh non, non, vous êtes bien jeune, bien aimable --- Vous disiez que je prendrais volontiers désormais vos amours enfantins sous ma protection. --- Grand merci, chère mistress... --- C'est l'affaire de huit jours pour vous lasser tous deux d'une polissonnerie d'enfant que vous savez bien n'être pas praticable... Et puis une morveuse n'est pas faite pour fixer un aimable enfant tel que vous... Oh c'est une autre affaire (Je m'en allais.) Un moment, monsieur : comme il est pressé Croiriez-vous, s'il vous plaît, m'avoir assez lié la langue ?... (J'allais...) Non, non... ce n'est pas cela que je veux dire ; mais... cette nuit... Voici une clef de l'antichambre... À onze heures et demie... non, à minuit... Il faut laisser à tout le monde le temps de s'endormir. --- Fort bien. --- Un peu après minuit vous viendrez... Gardez-vous de faire le moindre bruit ... --- Laissez-moi faire... Ah madame Brumoore, que vous êtes bonne » « Il est insoutenable, interrompis-je ; le voilà qui a pris goût à cette... --- Félicia, se hâta de couper milady, faites-lui grâce ; mistress n'était point mal... Son âme seule était à faire horreur. --- Et puis, ajouta Monrose, d'honneur, je ne pensais, en la louant, qu'au secret et à la protection qu'elle m'avait promis. » « Maintenant, me dit-elle, rentrons, et consolons un peu la pauvre miss. »

« Les larmes de la petite n'avaient point cessé de ruisseler. « Là, là, mademoiselle, dit alors avec bénignité la duègne déjà renveloppée de toute sa dignité magistrale ; M. Monrose vient de me toucher pour vous. Il est si contrit, il m'a si bien assurée que ci-devant il ne s'était rien passé de trop grave, et qu'à l'avenir il n'y retournerait plus, que j'ai promis de ne rien révéler à monsieur votre oncle. --- Ah ma bonne --- N'est-ce pas que vous ne savez point encore au juste ce dont il retournait pour vous ?... --- Assurément, me hâtai-je de répondre pour Charlotte, qui hésitait --- Sachez, mademoiselle, que ces vilaines choses-là ne se font jamais avant le mariage... Et puis vous auriez été bien attrapée... Un mal affreux ... Vous en seriez peut-être morte Allons, allons, essuyez vos larmes, et venez m'embrasser. --- Ah ma chère bonne » La désolée miss n'avait pas d'autre refrain ; son cœur gonflé de la joie du pardon ne demeurait pas moins oppressé... Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure que l'aimable Charlotte put quitter le fatal cabinet... « Quant à vous, me dit à l'oreille mistress Brumoore en nous séparant, songez que ce que vous savez n'est qu'un à-compte du prix du secret, et qu'à minuit... j'attends mon reste. --- Rien de plus juste. --- En entrant, vous laisserez la clef dans la serrure : c'est autant de bruit d'épargné. » Je promis...

« Mais d'avance un grand projet me roulait dans la tête. Vous vous souvenez, maman, de ce joli garçon qui coiffait si bien, et qu'à cause de cela j'avais ramassé sur le pavé de Londres pour me l'attacher en manière de valet de chambre ? »

Déjà ma sœur, dont les conjectures anticipaient sur ce que son fils avait à dire, perd contenance : elle pâlit et rougit tour à tour. « Eh bien mon neveu ? --- Comme la possession de mistress Brumoore n'excitait plus même ma curiosité, j'avais conçu le hardi projet de me faire suppléer près d'elle par Julien. Son libertinage naturel et deux guinées lui firent soudain avouer que mistress avait mille charmes, et qu'il serait infiniment heureux en m'acquittant dans ses bras. Ce qu'il y avait surtout de piquant pour moi dans cette romanesque pasquinade, c'était une occasion bien naturelle de me glisser dans l'appartement en même temps que Julien, à la faveur des ténèbres qui ne pouvaient manquer d'envelopper l'escapade de la grave Sara. Rien n'empêchait alors qu'à quatre pattes je traversasse la chambre à coucher, et vinsse au fortuné cabinet. J'y retrouvais mon bouton de rose... Nous recommencions notre délicieuse partie pour le faire épanouir. Le propre intérêt de mistress déroutait entièrement son équivoque vigilance. Charlotte, mise au fait sur le soir en peu de mots, était enchantée ; j'allais être enfin complétement heureux... À notre âge, quelle riche moisson de plaisir, et pour l'amour, et pour l'espièglerie

« Cependant, ma chère maman, vous me contrariâtes beaucoup sans vous en douter. Ce même soir, vous vîntes vous établir avec Kinston chez l'amoureuse gouvernante, et vous y tîntes pendant deux heures je ne sais quel comité secret contre lequel vous me pardonnerez bien d'avoir pesté de tout mon cœur. Mais, embusqué au fond d'un corridor, je vois enfin, vers onze heures et demie, Sara mettre très-décemment dehors l'épais Kinston. Je suppose que de l'antichambre, qui est commune, vous aurez en même temps passé dans votre chambre : je commence à voir clair dans l'intérêt de mon rendez-vous. L'heure frappe... Julien, équipé fort à la légère, ainsi que moi, m'a rejoint : deux rats feraient plus de bruit. La serrure, les gonds, bien graissés, semblent être du secret. Julien s'empare bravement de son poste ; je rampe avec plein succès jusqu'au mien. »

CHAPITRE XII

COMMENT JULIEN SE TROUVE PAYÉ DE DEUX

FAÇONS PAR SON MAÎTRE

Ici mon neveu, saisi d'un beau mouvement oratoire, commence à s'écrier : « Ô nuit dont quelques heures furent les plus fortunées ... Non, non, ma chère comtesse (en s'interrompant tout de suite), je me rappelle celle où vous vîntes si tendrement allumer chez moi, d'une première étincelle, la lampe inextinguible du plaisir. Je me souviens de ce réveil : en entrant au lit de Charlotte, j'éprouvais la même volupté... --- Passez, passez, passez mon cher patelin. Dites-nous sans tant de rhétorique ce qu'il advint de votre capricieuse témérité, qui certes enchérit de beaucoup sur la mienne. Qu'arriva-t-il cette fois à la pauvre enfant ? --- Eh mais ma chère tante, tout ce qui pouvait résulter d'une pareille visite »

Mes yeux et ceux de ma sœur se parlèrent aussitôt ; mais nos bouches gardèrent le silence. J'étais à la fois étonnée et d'une immoralité que la fougue des passions justifiait à peine, et de cette naïve candeur avec laquelle mon coupable neveu se confessait devant sa mère, presque étrangère pour lui, tout aussi naturellement que s'il n'eût été qu'avec moi. Je me reprochais presque d'être cause qu'un enfant que j'avais si bien lancé dans la route de la pure nature, n'eût pas eu le temps d'acquérir la moindre connaissance des égards que chacun doit à la société. Une foule d'idées me vint en peu d'instants à ce sujet : l'une d'elles fut que l'aventure de Monrose à Londres le retraçait à peu près tel qu'il était avant de servir. Si les mousquetaires ne pouvaient l'avoir corrigé d'être un étourdi, du moins ne l'avaient-ils pas dépravé. Sa faute à l'égard de mistress Brumoore elle-même était celle d'un espiègle plutôt que d'un roué, tout en se conduisant par un autre intérêt, comme peut-être, en pareil cas, un roué l'aurait fait. C'était encore, à vingt-trois ans, après avoir voyagé, mené la vie de Paris, c'était encore presque le même Monrose de Londres qui m'avait fait sa confession, et qui nous en donnait dans cette circonstance un supplément. Serais-je trop indulgente et le lecteur le sera-t-il trop peu pour adopter cette justification ? Mon neveu poursuivit :

« L'enfance, qui dort si naturellement, ne peut, à plus forte raison, veiller après les douces fatigues de l'amour. Quelque bruit qui se faisait dans la chambre de mistress, troubla mon léger sommeil ; mais soudain je m'objectai qu'on ne se réunissait pas ainsi pour être absolument inactifs ; je me rassurai donc bien vite, quoiqu'il ne fût pas facile d'expliquer pourquoi ce surcroît d'agitation dans une alcôve où le début des comptes avait été tout à fait paisible. Je crus entendre aussi bouger une porte ; mais comme je fis tocquer entre les draps ma montre, et qu'elle m'apprit que nous n'étions en bonne fortune qu'à peine depuis deux heures, je me tranquillisai ; l'adorable Charlotte ronflait à petit bruit ; je respectais son heureux sommeil... Enfin, elle venait de s'éveiller ; ses jolis bras s'étendaient vers moi ; je recommençais à l'enlacer des miens... Mais voici le véritable instant d'éprouver de mortelles alarmes.

« On entre sans ménagement dans la chambre de Sara. L'ouverture du cabinet nous laisse apercevoir de la lumière ; j'entends mistress dire d'une voix colère et ferme : « En croyez-vous enfin vos propres yeux Voyez Est-ce bien elle avec son... » Un cri sourd acheva la phrase... « Scélérate » s'écrie milord Sidney, dont je reconnais la voix. En même temps je crois entendre tomber lourdement mistress Brumoore. Julien gémit aussi d'un coup de poing vigoureusement asséné. Je juge cependant qu'il échappe sans plus d'obstacle. Nous sommes perdus, miss Charlotte et moi, si les auteurs de cette scène parviennent jusqu'à nous ; mais... tout est prodige dans cette scabreuse aventure... La lumière a disparu... Le silence succède promptement au tumulte... Plus morte que vive, et se pressant contre moi, frémissante, Charlotte enfin se rassure un peu. Son premier mot exprime qu'elle n'a tremblé que pour moi. « Sauve-toi, me dit-elle... mais par la fenêtre, mon ami... Ce calme est trop menaçant. --- Te quitter Charlotte ; te laisser seule --- Eh s'il faut que je périsse, dois-je t'entraîner avec moi --- Périr pourquoi, mon cœur ? Nous n'avons point été découverts. --- Eh bien fuis, fuis, je t'en supplie... --- Oui, Charlotte (la quittant), il faut vivre pour te servir... --- Ou pour me venger » Elle m'étreint, me donne son âme dans un dernier baiser, et me chasse. « Adieu »

« La fenêtre, peu élevée, est franchie lestement ; me voilà debout dans le jardin sans m'être fait le moindre mal. À peine suis-je à dix pas, avec le dessein de regagner ma chambre, qu'à la faveur d'un faible rayon de la lune qui se couche, je vois venir à moi quelqu'un courant à toutes jambes : c'est le pauvre Julien. Sara le poursuit. « Prenez garde, mon cher maître, crie-t-il, elle m'a blessé... » Néanmoins je m'élance... À ma vue, cette femme, redoublant de fureur, a changé d'objet. Un couteau brille : c'est moi qu'il s'agit de frapper ; j'esquive le coup ; je la saisis, la désarme : elle tombe ; je cours au pavillon, entraînant comme je peux Julien, qui maudit de grand cœur l'honneur qu'il a eu de me représenter. Au surplus, le pauvre diable n'était blessé que légèrement à la main, d'un coup qu'il avait eu le bonheur de parer.

« Quand nous fûmes renfermés et un peu remis de nos respectives alertes, je voulus savoir les particularités de sa bonne fortune, dont j'étais bien éloigné de soupçonner encore toutes les disgrâces. Le détail en fut court : il avait trou vé dans le lit une femme si endormie, si bizarrement couchée, qu'il était impossible de supposer autre chose, sinon, ou qu'on s'amusait à ses dépens, ou que la terrible dormeuse ne s'attendait nullement à la fêtée qui lui était destinée. Dans le doute, et non moins tenté que fidèle à ses engagements, mon suppléant s'était exécuté. Il fallait, prétendait-il, que le diable s'en mêlât ; car au lieu des fort ordinaires apparences de mistress Brumoore, il trouvait le plus délicat embonpoint, une peau d'une finesse achevée, des formes célestes. À travers ces ravissantes surprises, il allait joyeusement à son but. Cependant pas l'ombre d'intelligence de la part du docile mannequin, qui se prêtait comme on voulait à tous les détails de la pose. « Peut-être, me disait Julien, cette espèce d'anéantissement était causé par l'excès de quelques liqueurs fortes dont le parfum s'exhalait avec une respiration de plus en plus brûlante, à mesure que le travail du paiement s'avançait. Déjà deux fois Julien avait payé sans prévoir à quoi la somme devait se monter pour avoir quittance. Il allait financer encore lorsque quelqu'un, entrant doucement, est venu jusqu'au lit, et lui a pris la main sans rudesse... C'était un homme ; car cette main, on la conduisit d'abord sur ce qui lève toute équivoque à l'égard du sexe. De là on lui fit toucher encore le canon d'un pistolet... Pendant toute cette manœuvre, le pauvre Julien grelottait de peur... Le reste des vues de cet étrange somnambule s'expliquait par une pantomime où le pauvre petit, bien honteux, aurait fort désiré de ne point figurer. Mais à la moindre résistance, il sentait le bout du fatal pistolet s'appuyer contre l'occiput. « Vaut mieux tard que jamais » lui dit-on après une infamie qui ne peut se décrire... Alors l'homme ou le démon qui s'en était rendu coupable disparut. »

CHAPITRE XIII

FIN DU TRACAS NOCTURNE. COURSE DU

HÉROS

Frémissons ensemble, ami lecteur, des affreux dangers auxquels un heureux trait d'espièglerie a si miraculeusement soustrait notre ami. Sans l'idée bien naturelle de préférer pour cette mémorable nuit les faveurs d'un petit ange à celles d'une mûre et déjà déclinante duègne, l'exécrable stratagème de celle-ci n'aboutissait à rien moins qu'à mettre mon neveu dans les bras de sa propre mère, et il devait y être surpris par un époux mortellement offensé. La complaisance épisodique qu'a cette mégère pour un monstrueux caprice de Kinston, n'est que peccadille en comparaison du reste. Un attentat raffiné qui devait probablement faire périr à la peine et la mère et le fils au sein de l'inceste, est le nec plus ultra de la perfidie, de la rancune et de l'ingratitude. Qu'une aveugle ambition puisse avoir fait le tourment d'une femme cupide, c'est à quoi peut-être on pourrait pardonner le désir de ruiner l'intérêt d'une rivale ; mais l'assassiner quand on en a fait une amie quand mille et mille fois on s'est communiqué la mutuelle électricité du plaisir mais assassiner Sidney, ancien et toujours actif bienfaiteur, qui va devenir malheureux dès ce moment pour tout le reste de sa vie mais préparer le trépas d'un enfant adorable qui, le même jour, s'est abandonné candidement à de perfides caresses, et qui avait su faire goûter, à travers les douleurs de l'enfantement du crime, les magiques sensations de l'amour heureux Odieuse Brumoore jamais l'enveloppe féminine recéla-t-elle à la fois tant de ruse et d'atrocité N'es-tu pas l'inconnu jusqu'alors, mais, par bonheur, l'irreproductible phénix de la scélératesse ?

Cependant cette Providence qui veille encore avec bonté même sur ceux qu'elle semble traiter rigoureusement, n'avait pas permis la consommation de tant de crimes : un heureux échange avait neutralisé la plus dangereuse moitié de l'exécrable intrigue. Sidney ne se trouva pas aussi féroce qu'une âme noire avait pu et dû le supposer.

Donnons encore quelques minutes d'audience à Monrose, qui va poursuivre son intéressante narration.

« Julien, reprit-il, m'apprend encore comment Sara (bien étonnée qu'après la brusque ouverture des rideaux, ce fût lui qu'on avait vu) s'était jetée de côté, craignant un premier mouvement de milord, mais si maladroitement qu'elle avait perdu l'équilibre ; comment lui, Julien, s'élançant aussitôt hors du lit, avait reçu un coup de poing à l'anglaise dont il avait failli perdre la respiration... J'aurais probablement su de même sous quel prétexte, quelques instants après, la forcenée Sara le poursuivait et voulait le tuer... Mais dans ce moment entra chez moi Patrick, le flegmatique autant que loyal Patrick, dont pour la première fois je détestais l'apparition, toujours si agréable pour moi dans des conjonctures plus heureuses. Ce factotum venait, avec son ordinaire sévérité, m'avertir de m'apprêter pour partir dans une heure, son maître ayant à me charger d'une importante commission qui ne pouvait souffrir le moindre retard. Où s'agissait-il d'aller ? La circonstance et l'heure étaient bien singulières Cependant je trouvai quelque douceur à penser que je pouvais obliger milord. Son choix du moins prouvait, selon moi, que je ne lui étais nullement suspect... « Dans un moment je serai prêt et descendrai prendre les ordres... --- Il ne sera point nécessaire, M. Monrose : milord ne sera pas visible... » Ici j'aurais dû me croire moins sûr de n'avoir aucune part aux ressentiments de milord, mais à seize ans on manque de politique ; je n'imaginais seulement pas que mon étrange mission pût comporter une disgrâce. Je me félicitais d'avoir échappé par miracle à de grands périls ; je ne doutais pas qu'au retour d'une course rapide (à Londres peut-être), je ne fusse également rassuré sur le compte de ma chère petite complice. Au bout de moins d'une heure, Patrick reparaît ; il m'apporte une bourse, une lettre cachetée et un billet de deux lignes pour moi. J'y lis : « À Paris ; descendre chez mon notaire (la lettre était pour lui) ; vous conformer en tout à ce qu'il prescrira. Bon voyage » « Mais à Paris ... Je n'ai point fait de malle --- Il sera pourvu à tout. --- Julien ? --- Il ne pourra vous suivre. (En même temps Patrick emplissait de ce qui se trouvait sous sa main un sac de nuit.) --- Je veux du moins prendre congé de ma mère. --- Il n'y a pas moyen, monsieur, le temps presse : on nous attend. » J'ai la tête perdue ; mon cabriolet se trouve attelé de deux des plus beaux chevaux de milord. Je m'y jette, Patrick m'y suit ; le postillon fouette, nous volons. J'avais fait six milles avant que Patrick eût dit de son chef une seule parole. Je le questionnais, il répondait par monosyllabes. À Rochester nous prîmes la poste ; il m'accompagna jusqu'à Douvres : il y arrangea tout pour mon passage, et ne me perdit pas de vue que mon paquebot n'eût quitté le rivage.

« Exact à mon devoir, en entrant à Paris, je vais droit à la maison du notaire pour lequel je suis porteur de la lettre... « Monsieur, me dit-il, après l'avoir attentivement lue, ce dont milord me charge exige des soins et du temps. Si vous voulez bien prendre la peine de repasser sous quinze jours... --- Quinze jours, monsieur mais je comptais repartir dès demain pour Londres » Pour toute réponse, l'homme public sourit ; seulement alors je compris qu'on m'avait attrapé, comme un jeune chien devant qui l'on jette une boule afin qu'il coure après pendant qu'on va fermer la porte de la chambre d'où l'on voulait le chasser.

« J'eus l'honneur, maman, de vous écrire coup sur coup... Point de réponse... À milord Sidney, à Patrick, à milord Bentley... J'aurais écrit au diable... Réponse de nulle part Je ne crus pas nécessaire de faire un voyage pour m'assurer moi-même d'un état de disgrâce générale dont il n'était guère possible de douter. Sur ces entrefaites, l'idée me vint d'aller servir en Amérique. Une occasion se présente. Cependant ma mère, mon ancien bienfaiteur, ma petite bonne amie vivent tous en Angleterre... Mais il semble que l'univers m'abandonne... et je suis Français. La chère comtesse en voyage, et que je ne saurais où prendre, me manque bien dans mes premières irrésolutions. Un adroit missionnaire, alors l'objet d'une sorte de culte, m' inganne , par les sophismes de sa sentimentale politique . Un intrigant à la mode, sur le compte duquel je ne veux écouter que ses sots admirateurs, faisait alors métier de préparer les voies. Il me reste encore deux cents guinées de trois cents que milord m'avait fait remettre au moment de notre séparation ; d'autres jeunes enthousiastes de l' indépendance sont sur le point de voler aux enseignes de Washington, je les joins ; nous traversons les mers, au delà desquelles nous ne doutons plus d'être impatiemment attendus par des hommes libres , pour partager leur glorieuse moisson de lauriers civiques. »

CHAPITRE XIV

DÉVELOPPEMENTS NÉCESSAIRES

Nos éclaircissements nous avaient conduits bien avant dans la nuit. Ma sœur désirait que je l'achevasse avec elle ; mais, dans un moment d'entretien à part, je lui fis aisément comprendre qu'il valait mieux qu'elle me laissât retourner chez moi, pour que je ne perdisse pas un instant de vue son fils, dont il était bien intéressant de surveiller désormais les moindres démarches. Déjà nous voyions, elle et moi, fort clair dans un certain point du quiproquo de la nuit fameuse. Ce vaut mieux tard que jamais proféré par milord Kinston, dans une étrange circonstance, prouvait évidemment qu'il avait pris pour Monrose ce docile jeune homme qu'il venait de violer. L'idée de risquer ce crime était justifiée par l'impossibilité qu'un galant, surpris au lit de sa propre mère, pût se permettre aucun éclat. D'après le billet de sir Georges (je venais d'en faire le précis à ma sœur), il était clair que cet ami de Kinston avait conté à celui-ci son malheureux duel et nommé son adversaire, et que, dans sa réponse, Kinston avait imprudemment compromis mon neveu : c'était la source d'une affaire nouvelle inévitable, et qui ne finirait peut-être que par la mort de l'un des deux ennemis.

Je voulais aussi sonder, dès le lendemain matin, les sentiments de Monrose au sujet de miss Charlotte, et juger, d'après ce qu'il m'en dirait, s'il convenait qu'il sût ou qu'il ignorât qu'on se proposait de la marier avec sir Georges. La position de tous les intéressés était bien critique.

Quittant enfin ma sœur, je la priai de ne rien faire que de concert avec moi. Quant à la jeune personne, j'étais d'avis qu'au plus tôt on la mît dans un couvent jusqu'à nouvel ordre. Charlotte était catholique ; son père, Irlandais et de cette religion, avait obtenu à Bruxelles que sa femme, protestante, abjurât : leur fille avait été baptisée selon le rite romain. Sidney, quoique cela ne lui plût guères, avait respecté les dispositions d'un père et d'une mère, et sa nièce avait été élevée (autant que son séjour en Angleterre le comportait) dans la pratique de la religion de ses auteurs. Disons tout de suite que cet enfant si faible à douze ans, quand l'amour et le plaisir la séduisirent, n'avait depuis cessé de montrer un caractère d'une énergie et d'une constance admirables. Elle s'était dès lors vouée dans le cœur à l'aimable Monrose... Si cet invariable choix, qu'elle n'avait jamais pris la peine de dissimuler, ajoutait beaucoup aux déplaisirs de son oncle, du moins celui-ci se félicitait-il secrètement de tant de vertus . Lecteur, je vous vois sourire Sachez d'abord que milord ignorait parfaitement à quel point sa nièce et Monrose s'étaient engagés. Il ne croyait qu'à quelques étourderies réciproques, suffisantes pour lui avoir fait dire dans le temps que Monrose avait mis le déshonneur et le désordre dans sa maison . Quant à ces extrémités criminelles où l'ingrate et parjure gouvernante avait eu la lâcheté de se vanter d'avoir surpris les deux enfants, Sidney renvoyait cette accusation à la masse des horreurs supposées qu'avait en effet à moitié démenties la vérification du crime de milady. N'était-ce pas Monrose, son propre fils, qu'on avait promis de faire surprendre avec elle ? Il ne s'y était cependant trouvé que Julien ; et dans quel état voisin de la mort n'était pas cette épouse qu'au fond du cœur Sidney jugeait plus malheureuse encore que coupable Un anéantissement d'où ne put la tirer la scène telle que nous l'avons décrite, ne prouvait-il pas qu'un puissant narcotique la privait ainsi de tous ses sens ? Qu'avait désiré l'atroce Brumoore ? Perdre la mère et le fils. Ne semblait-il pas que ce fût par suite de ce plan odieux qu'elle achevait de noircir Monrose en l'accusant d'une double séduction ? Tels étaient, même à travers l'orage des passions, les raisonnements d'un époux, d'un ami philosophe. Sept ans n'avaient point changé ses idées à cet égard. Pendant ce long intervalle, la sage conduite de miss Charlotte avait tout réparé. Milord ne lui reprochait que d'avoir fait d'un jeune homme immoral, à peu près ingrat, et surtout devenu l'ennemi des Anglais, le dieu de ses pensées, le centre de ses secrètes affections. Quant à Kinston, qui avait accordé dans le temps asile et faveur à l'exécrable gouvernante de Sidney, sans aucune explication il avait rompu net avec lui ; jamais leur amitié ne s'était renouée. Mais cessant de se voir, ils n'avaient point affiché d'être ennemis ; Kinston se fût déshonoré ; la gloire de Sidney eût été compromise... Nous vous apprendrons bientôt, cher lecteur, quelle convenance avait enfin décidé celui-ci à contrarier ouvertement le vœu de sa nièce par le projet de la marier avec sir Georges, tandis que pendant sept ans elle n'a cessé de répéter que, sans désirer d'appartenir jamais à l'objet errant que son second père ne pourrait agréer, elle ne lui préférerait cependant de la vie qui que ce fût, même un monarque.

CHAPITRE XV

QUI RACCOMMODERA MONROSE AVEC BIEN

DES LECTEURS

Dès que je fus éveillée, je fis prier mon neveu de descendre chez moi : nous déjeunâmes près de mon lit... Avant d'entrer en conférence, j'étais bien aise d'étudier un peu sa physionomie, et de démêler, s'il était possible, l'état de son intérieur... Quelle différence de ce déjeuner avec tant d'autres Qu'il y a loin aujourd'hui, non-seulement de cette folie galante que souvent j'avais bien de la peine à gouverner, quand je n'avais pas un plus doux caprice, mais encore de ce calme que permet le silence des passions Tout m'annonçait au contraire qu'elles étaient, dans son cœur, en effervescence. Des regards distraits, souvent plongés ; nul soin à relever la conservation, qui tombait à chaque instant, un désintéressement total sur mille riens qui, pour l'ordinaire, exerçaient en pareil cas son imagination folâtre, tout cela concourait à me faire pressentir quelque chose de singulier. Or, dans la position brouillée de ses intérêts, l'affection qui le concentrait ainsi ne pouvait guères être agréable.

À peine un tendre soin de notre chère marquise d'Aiglemont put-il lui causer quelque joie. Par un billet charmant, elle nous avertissait que certaine personne de sa connaissance songeait à se défaire d'un emploi distingué dans la maison d'un de nos princes : elle avait en vue cette charge pour mon aimable neveu. Déjà les premières ouvertures étaient faites ; elle se flattait d'un plein succès quant à l'agrément : au sujet du prix, « elle voulait que nous nous vissions, imaginant de faciles moyens de lever tous les obstacles. »

Nous répondîmes l'un et l'autre par quelques mots. Je voulus voir ce que mon pupille avait écrit. Son billet était guindé, sec, d'une galanterie forcée ; je ne voulus pas qu'il l'envoyât, et j'exigeai que, sous ma dictée, il en écrivit un autre, si gai, si chaud pour le coup, que l'écrivain m'en parut contrarié... Pauvre marquise vous aimez trop celui que jusqu'ici nous n'avons pas eu l'occasion de juger susceptible de prendre autant d'amour. « N'êtes-vous pas bien chanceux ? lui dis-je, et ne sentez-vous pas tout ce que vous devez à cette femme charmante, qui s'occupe si généreusement de lier votre bonheur au plaisir qu'elle se promet en vous fixant près d'elle ? --- Oui, chère comtesse, je sens tout mon bonheur... et j'en rougis. --- Comment seriez-vous assez ingrat ... --- Ne me faites point injure : j'ai pour la marquise une tendresse... --- Vous m'impatientez A-t-on jamais prononcé tendresse avec cette tiédeur et puis est-ce le mot ? Que n'ajoutez-vous encore (avec son ton)... et une reconnaissance ... Mais où est votre esprit ? à peine m'écoutez-vous --- Ma chère comtesse (en soupirant), plaignez-moi ; j'ai du chagrin. --- Dans ce moment-ci voilà certes qui est bien flatteur pour la marquise --- Plus que vous ne pensez. --- Expliquez-vous. --- Je ne suis pas digne d'elle. --- Quel scrupule subit ... --- Je ne mérite de la part de personne des sentiments distingués lorsque... S'il faut vous parler à cœur ouvert, je ne m'estime pas beaucoup moi-même. --- Vos motifs ? --- L'arrivée de ma mère a déchiré l'épais bandeau qui tenait mes yeux bouchés : ma conduite depuis sept ans est... absurde, surtout depuis mon retour d'Amérique. --- Il est vrai que, dans le temps, vous auriez tout aussi bien fait de rester en France ; mais puisque vous avez réussi... --- Au prix de laisser aliénés de moi les cœurs de toutes les personnes que j'aime --- Exceptez du moins le mien. --- Vous étiez absente, autrement vous eussiez eu peut-être, tout comme une autre, à vous plaindre de moi. Je ne puis plus me dissimuler mes torts : je suis impardonnable d'avoir renoncé si légèrement à la tendresse, à l'estime de milord Sidney. Ce n'était plus après avoir joui de ses bienfaits que je devais me souvenir qu'il avait porté la mort dans ma famille. Je devais retourner en Angleterre, me jeter aux pieds de milord ; lui avouer que j'avais corrompu l'enfance de miss Charlotte ; lui jurer que j'attendrais de sa grâce et du temps qu'il daignât enfin me la donner pour épouse. La France n'avait nul besoin de moi hors de son sein. Dans sa patrie, un homme trouve toujours assez de moyens de la servir ; la liberté naissante en Amérique se serait fort bien passée de nous autres, ambitieux paladins, qui ne pouvons savoir si nous ne nous reprocherons pas quelque jour notre impolitique expédition comme une irréparable bévue ; moi surtout. Qui suis-je allé combattre ? Les frères de ma mère et de mon ami Peut-être ai-je mis entre ce dernier et moi des barrières insurmontables. Eh n'en ai-je pas mis du moins de bien réelles entre cette infortunée Charlotte... qu'il ne sera peut-être plus temps de venger de moi-même Qu'est-elle devenue, cette victime de mes criminelles folies ? On ne m'a pas dit d'elle un seul mot Abandonnée sans doute de son oncle, de son unique bienfaiteur... morte peut-être ... Mais, si par hasard elle vit, qui voudra lui donner un état ? Si quelqu'un se présente pour l'épouser, se donnera-t-elle avec sa tache secrète ?... ou s'exposera-t-elle aux plus cruels dangers, par le honteux aveu de sa faiblesse, dont tout le blâme appartient à moi seul ? Mon affreuse conduite de quelques jours aura donc préparé le malheur de tout une vie

« Voilà, ma chère comtesse, quelles funestes idées, m'obsédant cette nuit, m'ont empêché de fermer l'œil. J'ai pris mon parti ; ma mère sait tout : je n'ai plus rien à ménager. Dès aujourd'hui je lui demande une lettre où elle soit caution, auprès de son époux, de mes nouveaux sentiments, de ma honte, de mon repentir et du désir que j'ai de tout réparer... Je vole vers milord ; je demande... j'obtiens sa nièce en mariage. De la fortune ? je n'en veux point avec elle ; son injure sera sa dot. Mon peu de bien suffit ; il est inutile qu'un gentilhomme, obscur en dépit de sa pure ancienneté (je dis pure jusqu'à moi), prenne dans le monde un dangereux essor, et surtout à la cour. À la cour qu'y dirait-on de moi ? Portant un nom qu'on n'y prononcera jamais, on affecterait de m'y croire déplacé. Mis en avant, j'attirerais sur moi le mortel regard de l'envie : ce serait alors à qui, ressassant le mieux quelques folies de jeunesse, tâcherait de me susciter le plus d'ennemis et de m'accabler sous les traits d'un blâme injurieux, humiliant, outré. Qu'ai-je fait jusqu'ici de louable ? Que n'ai-je pas effleuré de périlleux À quoi tient-il que je ne me sois perdu de réputation ? Un peu de zèle et de courage, quelques succès confondus dans la foule de ceux d'autrui m'ont-ils donc dès maintenant approvisionné de considération pour tout le reste de ma vie ? À votre tour, ma chère Félicia, vous m'écoutez froidement et vous ne me répondez point. »

CHAPITRE XVI

VISITE DE MA SŒUR ; CE QUI EN ARRIVA

Je témoignai bien vivement à mon neveu combien des sentiments aussi louables me touchaient, en augmentant, encore pour lui mon estime et mon amitié. « Mais, mon très-cher, lui dis-je, ce beau transport qui vous reprend soudain pour miss Charlotte est-il bien sensé ? --- Pourquoi non, dès qu'il est loyal ? La raison et la probité ne sont-elles pas inséparables ? --- À la bonne heure ; mais réfléchissez, et souvenez-vous qu'à douze ans la nièce de milord était... bien docile. --- Dites bien tendre, de bien bonne foi, douée de grand courage : trouverait-on beaucoup de femmes d'un âge mûr capables du sang-froid, de l'abnégation que miss Charlotte déploya dans la difficile aventure de notre rendez-vous nocturne ? --- Qui dit si cette petite fille a conservé de la beauté ? --- En faut-il à la femme qu'on épouse ? Une belle âme... --- Oh nous allons philosopher Vous savez à quel point je déteste le ton du drame Songez qu'à vingt-trois ans vous êtes trop jeune pour une femme de dix-neuf ; qu'à ce compte, à quarante ans, c'est-à-dire à la fleur de l'âge (c'est le proverbe), vous auriez pour épouse une honnête matrone de trente-six --- Voyez ma mère, qui en a quarante-deux et n'en paraît pas avoir trente --- Les Zéïla sont rares. --- Oui, par malheur. (Il sourit et soupire.) --- Parions que je vous ai deviné ? --- Il faudrait que vous fussiez sorcière. --- Vous vous disiez, fripon : S'il existait une milady qui ne fût point ma mère ... Y suis-je ? --- Vous avez le diable au corps Oui, chère comtesse, elle trouverait à qui parler, je vous jure. Vous conviendrez que ce Julien fut prodigieusement heureux --- Demandez-en des nouvelles à madame » Il se retourna.

Déjà depuis trois minutes ma sœur était là. Je la voyais très-bien, mais c'était un amusement pour moi que de n'avoir fait semblant de rien et de lui procurer l'équivalent d'une déclaration de la part d'un jeune fou tout bouffi d'un amour de réminiscence, mais qui pourtant ne laissait pas de méditer profondément sur le degré de félicité dont la possession de sa mère devait faire jouir. Zéïla était devenue d'un si joli rose, et son bel œil clignotait avec tant d'hypocrisie, que, si ces deux êtres se fussent en ce moment trouvés tête à tête dans une île déserte, je ne sais trop ce qu'il en eût pu résulter. Ce n'est pas, au reste, le plus méchant tour que le diable puisse jouer aux pauvres humains. J'aurais donné beaucoup pour me rendre invisible et pour que ma sœur eût dans le cerveau la vapeur de deux flacons de Champagne... J'aurais peut-être vu de jolies choses arriver Je demande bien pardon aux préjugés, si je n'ai pas plus de respect pour leurs imposantes barrières.

Ma chère sœur, trop peu rusée pour son espiègle de fils, crut me parler à mots couverts en m'apprenant que sa compagne de voyage, à la proposition d'entrer pour quelque temps au couvent, avait marqué la plus vive joie, et que l'après-midi du même jour on la transférerait chez les Dames de Colombe, cette communauté, si près de Paris, et d'ailleurs très-bien famée, étant, à certains égards, plus sûre que celles que renferme l'enceinte de notre intrigante capitale.

Je n'aurais rien craint ; il ne me serait pas même venu une idée, si notre jeune témoin, qui, malgré sa belle tirade de morale, n'était rien moins qu'un sage, eût marqué de la curiosité et demandé qui donc pouvait être cette compagne de voyage qu'on allait encloîtrer. Mais je lui vis un air recueilli ; pendant plusieurs minutes il se tut, nous laissant jaser de choses indifférentes. Je sonnai pour mon lever : dès que mes femmes entrèrent, il disparut.

D'après les aventures qu'on verra se succéder, le lecteur aurait deviné ce qu'il est plus naturel de lui dire tout de suite : c'est qu'aussitôt, en nous quittant, Monrose court au fidèle Lebrun, le charge de voler à l' Hôtel d'Angleterre ,rue des Filles-Saint-Thomas ; de s'y informer adroitement des noms, qualité, âge, figure, etc.,d'une personne qui voyage avec certaine milady arrivée la veille.

Pour bien faire sa commission, mons Lebrun feint d'avoir à parler de quelque chose de fort important à milady (qu'il sait bien être absente)... Il s'agit donc de l'attendre... en bas d'abord, chez l'hôtesse... « Milady tarde bien mais M. Lebrun pourrait parler à la femme de chambre. --- Je ne sais pas l'anglais... --- Mademoiselle Brigitte écorche le français... --- Sur ce pied, je serais charmé de faire connaissance avec elle... On va vous mener... Qu'on monte avec M. Lebrun chez milady. »

Mademoiselle Brigitte paraît. Lebrun est un grand et leste brunet qui, comme on sait, ne déplaît point au beau sexe. Brigitte est d'autant plus accorte, qu'elle n'a, en fait de beauté, que la bonne envie d'être belle... On se complimente, on s'apprivoise ensemble insensiblement. Lebrun a merveilleusement le talent de tirer aux gens les vers du nez. Brigitte est naturellement fort babillarde : il n'a qu'à laisser trotter la langue de la soubrette, toute fière de faire écouter et comprendre si bien dans Paris son sifflant baragouin.

Aussi Lebrun, sans presque avoir eu l'air d'y prendre le moindre intérêt, vient à savoir que milady... une bien aimable dame une bien bonne maîtresse ... vient à Paris pour marier (cela ne se dit pas, mais on le sait de Londres)... pour marier une belle, belle, belle nièce de milord son époux... avec... sir Georges Brown, un baronnet si beau, si beau, si beau ... que ce mariage doit faire un jour la jubilation des trois royaumes. Il n'y a qu'un petit malheur : c'est que miss Charlotte paraît avoir pour le mariage une répugnance invincible ... « N'est-ce pas, monsieur, que quand on est une si belle miss et qu'on peut avoir, en tout bien tout honneur, un si beau baronnet, il devrait être bien doux de céder à la nature ? Car enfin on fut fait comme ça : c'est un devoir que d'en faire d'autres à son tour ... »

Lebrun était menacé de voir pousser loin cette morale dissertation ; mais par bonheur miss Charlotte, qui peut-être entendait, ou qui du moins avait besoin de l'éloquente Brigitte, ouvre une porte et se montre...

Lebrun, le connaisseur mais difficile Lebrun, croit pourtant voir un séraphin descendre du ciel ; il ne sait d'abord s'il doit se tenir debout ou se prosterner... Il est saisi d'admiration... de respect... ébloui, dérouté... Déjà deux fois la surhumaine créature lui a demandé ce qu'il lui faut . Il n'a pas eu la présence d'esprit de répondre. « Que voulez-vous enfin, monsieur ? --- Plus rien, madame. » Il lève les mains au plafond... fait deux pas, se retourne, se courbe jusqu'aux genoux, et, à reculons, il sort de l'antichambre.

CHAPITRE XVII

PETIT ORAGE. COMMENT APAISÉ

« Non, non, madame, il ne l'épousera pas, dit (se jetant où nous étions et criant) mon écervelé de neveu, dont aussitôt je devine la manœuvre. Lui l'odieux sir Georges, devenir l'époux de miss Charlotte Si j'avais mille vies, il faudrait qu'il m'arrachât la dernière avant que de conclure un hymen aussi mal assorti » Monrose, en parlant avec fureur, parcourait la chambre à grands pas : il était fou. La pauvre Zéïla, stupéfaite, semblait me dire des yeux : « Il sait tout : quel démon m'a trahie »

Après cette belle entrée et d'autres imprécations dont je fais grâce au lecteur, l'extravagant fit un saut vers la porte ; j'eus le bon sens de m'opposer. « Où courez-vous ? --- M'assurer de miss Charlotte ; la soustraire au projet noir qu'on a formé contre elle ; la dérober à la persécution... --- Quel langage, mon fils Oubliez-vous que c'est devant moi... --- Ô ma mère, que je suis loin de vouloir vous offenser Dans tout ceci vous ne faites qu'obéir... c'est votre cruel époux qui ordonne et persécute... Oui, ma mère, je le sais, miss déteste le mariage, et l'on veut lui faire violence... --- Violence, mon fils je serais incapable de m'y prêter. --- Et cependant vous vous disposez à priver cette créature angélique des beautés de son nouveau séjour De plein saut vous la jetez dans un maudit couvent C'est par l'horreur de l'esclavage monacal que vous voulez assouplir Charlotte, afin qu'elle puisse se résigner à subir l'autre... Mais non, non, ma mère, cette intrigue détestable ne se consommera point, du moins aussi longtemps que je vivrai. Sir Georges, pour plus d'une raison, est mon ennemi déclaré. Du moment qu'il a pu être assez peu généreux pour offenser de nouveau celui qui revenait à lui de bonne amitié, j'ai cessé d'être indulgent à son égard. Je lui réservais la mort, je la lui dois plus promptement à cette heure... (D'un ton plus doux.) Mais, vous aussi, chère Félicia, vous voulez être contre moi vous arrêtez mes pas. Avez-vous déjà pris un rôle dans le complot inique ? » Je ne répondis rien ; je gardai seulement la porte. Zéïla se désolait dans un fauteuil. Monrose était trop délicat pour forcer la barrière que je lui faisais de ma personne... Il a baissé les yeux ; il médite... Puis il court à sa mère, se jette à ses pieds ; implore un pardon pour son manque de respect ; se justifie le moins mal qu'il peut du transport où il vient de s'engager ; mais, toujours furieux contre le baronnet, il jure que jamais cet homme ne deviendra l'époux de Charlotte.

Cependant nous voilà fort embarrassées. « Sir Georges est-il déjà prévenu de votre arrivée ? demande le jaloux à sa mère. --- Pourquoi cette question ? --- C'est que sans doute, s'il vous sait à Paris, il se hâtera de réclamer l'exécution du projet de le marier avec miss Charlotte... mais j'y mettrai bon ordre --- Écoutez-moi, mon cher neveu. --- Volontiers, pourvu que vous approuviez mon idée. --- Quelle est-elle ? --- D'empêcher, n'importe comment, une union qui serait funeste à mon repos. Que milord me refuse sa nièce, il en sera maître : je ne l'épouserai point malgré lui ; mais que du moins il ne la force point à contracter un engagement pour lequel je sais qu'elle aurait de la répugnance. Je ne me flatte point d'être immédiatement agréé : sans doute on m'aura noirci auprès de l'adorable Charlotte ; mais peut-être enfin je la verrai. Je saurai la détromper, et lui faire croire à des sentiments... dont on m'a probablement fait passer pour incapable. --- Eh bien mon fils, je ne ferai rien avant d'avoir consulté Sidney. --- Ah ma mère sur ce pied vous pouvez m'ordonner tout ce que vous jugerez à propos... --- D'abord que vous laissiez sir Georges parfaitement tranquille. --- C'est lui qui m'a défié. Le démêlé qui demeure suspendu, parce qu'il n'a pas voulu qu'il fût terminé, n'a rien de commun avec son prétendu mariage. Tout ce que je puis promettre, c'est de ne point englober ce nouvel intérêt dans le précédent, c'est de laisser ignorer à sir Georges comment et en vertu de quel droit je suis son rival. --- Bien, mon neveu. M'est-ce pas, Zéïla, que de sa part nous ne pouvons rien exiger de plus ? --- Sinon que provisoirement il ne s'oppose à aucune de mes vues à l'occasion de miss Charlotte, qu'il souffre qu'elle entre au couvent, et que, par aucune démarche, il n'y trouble son repos : or, sûrement, ce serait assez, pour cela, que de lui faire savoir qu'on est retrouvé, qu'on l'aime... --- Ou qu'on croit l'aimer, interrompis-je, car je vois jusqu'à présent tout au moins autant de roman et de taquinerie que de vraie passion à cette belle reprise d'amour. --- Je le souhaite, répliqua ma sœur, car la connaissance que j'ai du caractère de mon époux, me fait craindre qu'il ne soit incapable de varier dans ses plans. En un mot, j'écrirai ; mon fils écrira lui-même : ne doit-il pas être assez généreux pour rien entreprendre avant le retour des réponses ? --- Il s'y engagera, j'en réponds. --- Quelles dures lois vous me dictez Mais, si je me prête à vos sévères désirs, vous-même, ma mère, vous serez jusqu'à nouvel ordre absolument neutre entre sir Georges et moi Je vous jure donc de ne plus rien tenter sans votre attache ; heureux si je puis, au prix du plus cruel sacrifice, vous prouver à quel point je suis jaloux de ne perdre aucun de vos bons sentiments. »

Ce petit traité calma les esprits. Ma sœur retourna dîner chez elle, et dès l'après-midi miss Charlotte fut par elle conduite au couvent de Colombe.

CHAPITRE XVIII

OÙ LE DEVOIR D'HISTORIENNE ME FAIT

COMPROMETTRE L'AMITIÉ

Plus discret que mademoiselle Brigitte, l'ambassadeur Lebrun n'avait pas dit un seul mot qui pût le faire reconnaître pour appartenir à Monrose ; mais à peine s'était-il retiré, que la moraliste Brigitte, encore tout émue d'une apparition qui lui faisait sentir qu'on est faite pour faire autrui , s'était hâtée de venir aux informations chez l'hôtesse. On aura remarqué que celle-ci avait nommé deux fois M. Lebrun : c'est que mon fripon de neveu avait eu dans cet hôtel des relations établies par l'introducteur d'Aspergue, et que par conséquent Lebrun, qui était venu souvent prendre l'ordre , d'ailleurs assez remarquable lui-même, n'était point un étranger pour les gens de cette maison. Ainsi mademoiselle Brigitte apprenait fort naturellement que le silencieux émissaire servait un jeune maître nommé le chevalier Monrose... « Le chevalier Monrose s'était écriée la soubrette ; parle-t-il anglais ? --- Probablement ; car les personnes qu'il fréquentait céans, un peu aventurières, je crois, ne savaient pas dire pain en français. --- Ah c'est lui-même ... » Et Brigitte aussitôt de regagner au galop l'appartement de miss Charlotte.

Le lecteur a déjà deviné que mademoiselle Brigitte, quoique à peine depuis cinq jours à la suite de la prétendue de sir Georges, pouvait avoir surpris un : « Ah Monrose » qui serait par hasard échappé à l'angélique miss dans quelque moment de tendre rêverie. Quand un jeune cœur est foulé par un objet qu'on voudrait y faire entrer par force, il laisse aisément exhaler une réminiscence plaintive en faveur de l'être possesseur qu'on tâche de déloger. C'est ainsi que toutes les fois que pendant la route il était arrivé à milady de prononcer le nom de sir Georges, celle qu'on lui destinait s'était contentée de se dire à elle-même : « Ah Monrose Monrose » ce qui était sans doute plus tendre et plus poli que de disputer... Bref, déjà mademoiselle Brigitte se croit autorisée par les circonstances à prendre un rôle dans les amours d'une jeune personne placée entre deux rivaux. Quelle félicité ... Devenir confidente servir, à découvert, le prétendu désigné , mais en secret l'ami du cœur se trouver sans doute dans une espèce de travail politique et suivi avec le beau valet de chambre Cependant une moitié de la joie de cette spéculatrice Brigitte est soudain supprimée, quand, à ce qu'elle croit devoir être reçu comme l'annonce d'une importante découverte, miss Charlotte répond froidement : « Je ne vois rien d'extraordinaire à ce que le fils de milady, puisqu'il est à Paris, cherche sa mère qui vient d'y arriver. --- Mais il paraît que milady ne le croyait point en France ... --- Que vous avez d'esprit Cependant qu'il y fût ou non, qu'est-ce que cela me faisait à moi » Charlotte ne put rien ajouter. Heureusement elle écrivait : penchée sur son papier, et ayant soin qu'il n'y tombât point de larmes, elle put dérober à la curieuse observatrice l'excès d'une terrible émotion. Avant le retour de milady Sidney, elle avait eu le temps de se remettre.

Si Brigitte crut devoir parler à sa maîtresse de l'apparition d'un domestique, elle le fit en particulier. Miss Charlotte ne dit rien. Milady put donc la mener au couvent, l'après-midi, sans te douter qu'il eût été fait, à l' Hôtel d'Angleterre ,la moindre mention de Monrose, au sujet de qui le projet était de laisser miss Charlotte dansl'erreur jusqu'à ce qu'on sût à quoi s'en tenir de la part de milord Sidney. Dès le lendemain leslettres de ma sœur, de Monrose et la mienne furent prêtes. Remerciez-moi, lecteur, de ce que je neles transcris point pour vous les faire admirer Je les fis porter par un de mes gens, très-boncourrier, à qui j'avais recommandé surtout de faire une extrême diligence.

Laissons-le galoper ; laissons miss Charlotte songer creux dans son couvent, tandis que, esclave de sa parole, mon neveu se mord les doigts de l'avoir donnée. Pendant que sir Georges se rétablit, ma sœur se remet obligeamment au courant de notre enivrante capitale, se lie avec ma société, y distingue l'aimable Garancey, et l'agace assez pour que cet homme délicat se croie indispensablement obligé de répondre... Ils s'arrangent en dépit du bon nombre d'années que ma tendre sœur a de plus que lui... Mais c'est qu'alors Zéïla n'est déjà plus la belle ombre que j'ai décrite au moment de son arrivée du pays des vapeurs. La France a soudain, et comme par miracle, rajeuni, ranimé ce chef-d'œuvre de beauté, dont on a lu tant de fois l'éloge. Comme à l'ivoire jauni la rosée du printemps rend toute sa blancheur, de même le plaisir a lavé les lys de ma sœur bien-aimée : le brandon de Prométhée a fait le reste. Lui seul a le droit de porter dans le sang ce principe vivifiant, cette flamme céleste qui bientôt soulève et dilate les appas affaissés, et pétille à travers les roses renouvelées.

À quoi bon cette médisance ? va me dire ici quelque sévère lecteur. Qu'avions-nous besoin d'apprendre un fait totalement étranger à la marche de cette histoire ? N'a-t-on pas assez de peine à rassembler dans son cerveau les détails essentiels Vous avez, ma foi, raison ; cet épisode est tout à fait ridicule, mais ma plume courait, et je n'aime pas les ratures. Oubliez donc que Garancey rajeunissait ma sœur, suivez-moi sans rancune sur ce chemin où nous avons encore à retrouver bien des gens de connaissance avant que d'arriver au but.

CHAPITRE XIX

COMMENT NOTRE HÉROS EST SECOUÉ

CE JOUR-LÀ

Forcé d'attendre (on ne savait prévoir au juste combien de temps) que notre courrier fût de retour, Monrose combinait comment il pourrait s'étourdir... Il avait d'autant plus besoin de se distraire, que la marquise d'Aiglemont éprouvait depuis deux jours un mal-être qui la menaçait peut-être d'une maladie. À travers son double souci, mon tendre ami reçut le billet que je vais transcrire :

« Ingrat vous êtes à Paris : j'y ai respiré quelques heures... Mais, pour que je ne me retrouvasse point avec vous, il fallait qu'un fils ne mît aucun empressement à revoir sa mère, et ne s'annonçât chez elle que par un message. L'homme qui peut ainsi convertir en cérémonie le plus doux des devoirs, ne doit pas s'étonner quand, par sa faute, il ignore encore les tristes destinées de miss Charlotte. »

« Vous voyez, ma chère comtesse accourut me dire l'outragé Monrose, dans un nouvel accès de cette passion que nous avions eu tant de peine à calmer. Convenez maintenant qu'il m'est impossible de ne pas violer la parole que je vous ai donnée Ceci change toutes les hypothèses, avouez-le Voudriez-vous que je me dégradasse dans l'esprit de celle qui m'inspire si bien, et cela pour le stérile bonheur d'être fidèle à une promesse arrachée par la séduction du respect et de l'amitié »

Cette fois il raisonnait juste ; je me taisais, n'ayant rien à lui opposer... « Eh bien ma chère tante ? --- Eh bien mon cher neveu ? --- Je vole à ce couvent ... --- À votre place je n'en ferais rien ; j'écrirais deux mots qui suffiraient pour ma justification provisoire, et j'engagerais miss Charlotte à patienter quelques semaines avant de fixer aucun jugement... »

Nous agitions cette question, lorsqu'on apporta dans ma propre chambre à Monrose cet écrit d'une tout autre conséquence : « Je suis trop Anglais, monsieur, c'est-à-dire trop franc, pour vous laisser ignorer que dès mon arrivée en France je vous ai connu pour être le seul adversaire qui pût s'opposer au bonheur de ma vie. Milord Sidney m'a choisi pour devenir l'époux de sa malheureuse nièce. Je n'ignore point que vous corrompîtes l'enfance de miss Charlotte : s'il le savait lui-même, il ne destinerait sans doute ni moi ni personne à pareil hymen. Mais, persuadé qu'à l'âge que la trop crédule enfant avait alors, on ne peut contracter une véritable tache, je ne porterai point la honte et la douleur dans le cœur d'un ami. Cependant l'homme sans mœurs qui tâcha de déshonorer celle dont je songe à faire mon épouse, ne peut exister tandis qu'elle m'appartiendra... Maintenant, monsieur, vous devez comprendre ce que voulait dire notre première querelle. À quand la seconde, qui sera sans faute la dernière, attendu qu'après elle je n'aurai plus, ou vous, d'ennemi ? »

Je fus moi-même si choquée de cet insolent cartel, que je ne voulus point dissuader mon neveu d'y répondre de la manière la plus dure ; il le fit dans ces termes :

« Sachez, monsieur, que celle que vous vous proposiez d'obtenir pour femme, ne vous aurait jamais appartenu : ainsi nul scrupule à cet égard ; mais le spéculateur avide qui attendait, de l'autorité d'un parent opulent, la main de miss Charlotte, dont au contraire je me crois sur le point de faire mon épouse, cet homme ne peut exister quand il affecte de se croire sur elle des droits que je prétends avoir seul. À demain donc notre ancienne et dernière querelle. »

« P. S. Nous étions en fort bon lieu la première fois. Outre nos épées, ayons aussi des pistolets : il fait jour, je crois, dès cinq heures. À demain »

Cette réponse envoyée : « Pour Dieu ma chère tante, dit le généreux Monrose, tombant à mes genoux, sauvez à ma mère la connaissance de cet incident : elle n'a pas votre fermeté. Que toute crainte lui soit épargnée. Si je suis vainqueur, qu'elle n'ait qu'à s'en réjouir avec vous ... Si je dois succomber, à quoi bon l'avoir d'avance alarmée ... » Il avait encore raison. Mon âme était étranglée. Je me trouvais pour le coup dans cet état de douleur où l'on ne verse plus de larmes. Quel moment pour moi, constamment heureuse, et qui, de ma vie, n'avais éprouvé de semblables agitations Que, surtout alors, je maudissais de grand cœur l'amour et ses extravagances, les Anglais et leur philosophe férocité ...

Vers onze heures du soir, tête à tête, nous faisions semblant de souper, mangeant un peu pour nous dissimuler mutuellement notre agitation secrète, évitant surtout de dire un mot qui pût rappeler sir Georges et l'état où les choses venaient d'être mises par son maudit billet... On vint, une carte à la main, avertir mon neveu qu'une personne était là qui venait d'écrire ce que voici : « M. le chevalier Monrose est-il le même qui, certaine nuit, à la campagne de certain lord, mit dans de si beaux draps son serviteur Julien ? »

Après avoir lu : « Voyez, chère comtesse, dit-il, en me passant la carte : ceci sent encore l'aventure à pleine gorge. Il serait plaisant que quelqu'un vint aujourd'hui me demander raison du méchant tour que je jouai là-bas sans le savoir au pauvre Julien, que j'aimais pourtant de tout mon cœur » Puis, sans attendre mon avis : « Faites entrer » cria-t-il. On annonça M. de Senneville.

Je vois alors un jeune homme de la plus jolie figure qui s'avançait de l'air aisé d'un homme du monde. Il me salua respectueusement, mais avec la descente liberté d'un égal. Aussitôt il tendit, en souriant, les bras à mon neveu stupéfait, et lui dit : « Mon ancien maître veut-il bien permettre que Senneville, officier de marine, ait la satisfaction de l'embrasser ?... » Notre héros, dont on connaît le cœur, fut enchanté de revoir dans une position qu'on devait juger heureuse, un être près duquel il avait bien à réparer quelques torts d'étourderie. Monrose se jeta dans les bras du ci-devant Julien avec les transports de la plus vive affection.

CHAPITRE XX

OÙ M. DE SENNEVILLE OCCUPE LA SCÈNE

Après les premières démonstrations du vrai plaisir de se revoir... « Mangeriez-vous un morceau ? dit Monrose au visiteur. --- Très-volontiers. Depuis cinq heures à Paris, d'où je serais déjà reparti sans la rencontre d'un ami qui me donnera demain matin une sérieuse occupation, j'avais couru, fait comme vous me voyez, à un petit spectacle... J'aurais dû commencer par demander mille excuses à madame la comtesse d'être entré chez elle en ce costume (il était en courrier, mais proprement mis et les cheveux bien arrangés) : j'ai cru faire à un homme une visite de voyageur... » Je mis M. de Senneville à son aise ; il continua. « Contre ma loge étaient deux jolies femmes : l'une vient à nommer le chevalier Monrose, en faisant remarquer un chevalier qui a de son air ; l'amie en convient ; je regarde et j'ai la même idée qu'elles, quoiqu'il y ait si longtemps que je n'aie eu l'avantage de vous voir... Je me mêle pour lors à la conversation ; je demande si vous êtes à Paris, on me l'assure ; votre adresse, on me la donne. De la salle, je vole à mon hôtel garni ; j'écris quelques lettres, et n'ai plus le temps d'y souper, ni même de dire bonsoir à mon ami, si je veux me présenter encore chez vous à une heure à peu près convenable. J'accours, j'ai le bonheur de vous trouver. Cependant, me sentant d'un fort bon appétit, je ne fais point de façon, et puisque vous le trouvez bon, nous causerons à table. » Et tout de suite, voici ce que, tout en dévorant, le charmant jeune homme nous apprit :

« Je n'étais pas fait pour l'état où vous me trouvâtes à Londres : aussi, monsieur le chevalier, n'ai-je servi jamais que vous ; il m'eût été pour lors bien impossible de deviner quels heureux changements se feraient par la suite dans mes capricieuses destinées. Fruit longtemps obscur de la faiblesse de certaine demoiselle de compagnie, en faveur du fils unique de sa protectrice, chassé avant de naître, puni d'avance du crime de devoir respirer, je fus nourri, et pauvrement, mais honnêtement élevé sous le titre de neveu, par ma laborieuse mère, jusqu'à l'âge où l'on songe à l'état futur d'un enfant. À cette époque, elle préféra pour moi la profession de chirurgien, comme plus décente qu'un métier, et en même temps non-seulement utile, mais de nature à procurer un jour au talent une raisonnable aisance. On me plaça conséquemment chez un maître perruquier de Paris, sur le pied de major . Au bout de trois ans, si beaucoup d'application m'avait rendu passablement habile dans l'art des pansements et la dissection, j'avais fait des progrès plus étonnants encore dans la partie de l'accommodage. J'étais idolâtré des femmes, j'aimais à les coiffer. Une d'elles, à son tour, se coiffa de moi : c'était une actrice italienne qui, se donnant un an de vacances, passait par Paris pour aller exécuter à Londres certains projets de fortune fondés sur le double avantage du talent et des charmes. Cette adorable créature, qui m'avait ensorcelé, quoique mon aînée de près de six ans, me pressa de la suivre : c'était des deux parts une insigne folie. N'importe adieu Saint-Côme, adieu la jolie bourgeoise qui, après m'avoir mis dans le monde, me gâtait si tendrement depuis six mois Un beau matin Argentine m'enlève ; nous franchissons la Manche, et Londres reçoit enfin dans ses murs un polisson de Français, devenu, sans l'ombre de vraisemblance, le frère de la moindre équivoque Italienne. Ma sœur avait de l'argent et des bijoux. Bientôt elle paraît sur la scène, obtient des succès, a des amants et fait des dupes dans ce genre. Un jour, par malheur, l'un des heureux, libéral, mais jaloux, me surprend dans les bras de ma sœur prétendue, la bat (c'était un marin de la Compagnie des Indes), me met à la porte assez brutalement et fait de la sorte crouler en un moment le fragile édifice de mon bien-être avec celui de mes plaisirs... »

Ici j'interrompis M. de Senneville. « Oserais-je vous demander, monsieur, si cette Argentine n'avait pas un autre nom ? --- Elle se nommait Fiorelli, madame la comtesse . --- Bon ; c'est tout ce qu'il me faut pour le moment : continuez, s'il vous plaît. »

« Au bout de huit jours, pendant lesquels toutes mes recherches avaient été vaines pour retrouver celle que j'avais tant de raison de regretter, errant et déjà plus que menacé par la misère, j'eus le bonheur de vous trouver, monsieur le chevalier. Je vous fis un conte en l'air auquel vous eûtes ou non la bonté d'ajouter foi ; vous m'agréâtes en un mot. Votre humanité, vos manières généreuses m'épargnèrent toutes les disgrâces de mon humiliante servitude. Vous savez le reste jusqu'au moment critique où l'on m'arracha d'auprès de vous. »

Dans ce moment on vint dire à mon neveu que sir Georges (on dit la personne) acceptait la partie pour le lendemain, à l'heure et au lieu convenus. « C'est bon, » répondit Monrose du même ton que si l'on n'avait fait que lui rendre compte d'une affiche ; et tout de suite, en décoiffant une bouteille de Champagne, il pria, de l'air du monde le plus serein, M. de Senneville de nous conter la suite de ses intéressantes aventures... Je la renvoie au chapitre suivant.

CHAPITRE XXI

FIN DES AVENTURES DE M. DE SENNEVILLE

« Vous veniez de partir rapidement pour Londres, continua le conteur en s'adressant à Monrose ; on m'avait enfermé dans mon appartement, et je me tourmentais fort à travers l'incertitude du traitement qui pouvait m'être destiné. Vers dix heures parut un laquais de milord : c'était pour m'amener chez son maître. Je mourais pour le coup de peur, mais... « Julien me dit milord sans colère, de la manière dont vous répondrez à mes questions va dépendre votre perte ou votre salut. Soyez vrai, vous pouvez compter sur mon indulgence. Écartez-vous de la vérité, dans la moindre circonstance de vos aveux, vous aurez prononcé vous-même votre condamnation. Avec qui croyiez-vous être cette nuit ? --- Avec mistress Sara, milord : mon maître m'avait prié de figurer pour lui près d'elle ; mais puisque j'ai vu cette femme à vos côtés, j'étais trompé. --- Croyez-vous que la personne avec qui vous vous trouviez ait eu la moindre connaissance de l'indignité dont elle était la victime ? --- Je mettrais ma main au feu que cette personne ne s'est douté de rien. Un assoupissement extraordinaire prouverait plutôt qu'on l'avait inanimée au moyen de quelque drogue. --- Pouvez-vous, de bonne foi, jurer ce que vous venez de me dire ? --- Je le jure, milord. » Je m'étais rassuré par degrés : j'avais prononcé mon serment avec force ; milord parut satisfait. « Eh bien, dit-il, tenant une bourse suspendue entre ses doigts, voici le prix des services que vous pouvez avoir rendus au chevalier Monrose, et de quoi vous dédommager de la place que je vous fais perdre : mais je mets mon bienfait à une condition... --- Ordonnez, milord. --- L'homme que vous voyez va vous conduire en quelque port : vous vous y embarquerez. Choisissez entre ce parti et un châtiment... que vous ne pouvez nier d'avoir mérité, car l'acte d'obéissance que je vous reproche n'était nullement du nombre des devoirs d'un honnête domestique. » M'embarquer c'était me prier de noces : après aimer, voyager était pour lors mon plus cher désir. Je promets, aux genoux de milord, d'exécuter aveuglément ses ordres. L'or passe dans mes mains. On m'emmène aussitôt grand train à Plymouth. J'y suis remis à l'officier qui devait commander un petit bâtiment dont on ne me dit point la destination. Le lendemain nous mettons à la voile. Cinq jours après nous sommes rencontrés, attaqués, battus et pris par une frégate française ; grâce à cette mésaventure, j'ai le bonheur de me retrouver avec mes compatriotes.

« À bord du bâtiment vainqueur était un lieutenant-colonel d'infanterie avec un détachement de son régiment. Cet officier, dès les premiers moments de ma détention, m'avait attentivement considéré ; le lendemain, le jour suivant encore, il avait paru me chercher, et toujours ses regards m'avaient inspiré le même intérêt. Il paraissait surtout frappé de ce petit signe brun que vous me voyez à deux doigts de la bouche. Enfin, mon curieux n'y tient plus ; il m'aborde et me fait plusieurs questions ; j'y réponds avec toute la franchise de l'adolescence. « Il est étonnant, me dit-il, combien vous ressemblez à une dame de la ville où vous êtes né... ou plutôt à une demoiselle, car la personne que j'entends n'est pas mariée, je crois... Je l'ai vue à la dérobée, il y a deux ans. Le nom de Dumeix vous est-il connu ? --- C'est ma mère, m'écriai-je avec le transport d'un jeune fou qui ne se sent pas qu'il avoue la tache de son illégitimité. --- Chut... (Mettant le doigt sur ma bouche et me prenant la main ; puis, d'un ton plus bas :) Viens demain matin, mon jeune ami, me parler... dans cette chambre... » Du pont il me la montrait... Sa main frémissait en pressant la mienne... Son œil fixe était humide de joie ; ses joues semblaient pétiller d'émotion. Ne le devinez-vous pas, madame ? ni vous, monsieur le chevalier ? Cet officier était mon père

« À vingt ans, militaire, léger, sans morale, entiché des sots principes de la disproportion , si favorable à la cruelle ingratitude, M. de Senneville avait séduit la trop crédule lectrice de sa mère ; depuis il l'avait totalement négligée, jusqu'à ce que quinze ans après, à demi-ruiné, trompé de mille manières par des femmes sans mœurs et par de perfides amis, il se souvint enfin qu'une patiente créature, qui, loin de chercher à se venger, ne l'avait pas importuné d'une seule plainte, pouvait exister encore ; peut-être cette malheureuse Ariane aurait-elle conservé dans son âme quelque étincelle d'une pure tendresse, dont, à proportion qu'il devenait malheureux, il s'était de plus en plus reproché d'avoir méconnu le prix. Rongé de remords, dès que la tempête des excès ne pouvait plus le distraire, M. de Senneville s'était rapproché de son ancienne maîtresse. Il y avait pour lors deux ans que j'étais à Paris ; mais un portrait peint par ma mère, qui vivait du médiocre talent de la miniature et des fleurs, m'avait fait connaître à l'auteur de mes jours. Il avait gardé cette effigie ; il me la faisait voir... Dès ce temps-là, dis-je, il avait été question de renouer ; mais ma mère, sentimentale à l'excès, et qui s'était fait une vertueuse habitude de son indépendante obscurité, répugnait à s'assujettir pour un peu de lustre et d'aisance ; cependant elle avait, par contre, un important devoir à remplir envers moi, celui de me faire retrouver un rang honnête dans la classe des citoyens. Elle ne s'était point encore décidée, quand un ordre aussi cruel qu'imprévu força M. de Senneville à repartir pour aller servir en Amérique. Mademoiselle Dumeix s'était bien gardée de déclarer à mon père quel séjour j'habitais, de quelle profession j'y faisais l'apprentissage, et de m'apprendre quels retours heureux pour nous pouvait amener celui de M. de Senneville. Il partait ; il allait combattre, il pouvait périr. À quoi bon embarrasser mon imagination À quoi bon risquer de me dégoûter de mes études, de me faire regarder comme désormais au-dessous de moi de m'y appliquer C'était à l'époque où l'on pourrait enfin se revoir qu'en se disant adieu l'on avait fixé l'engagement solennel d'où devaient dépendre l'état de ma mère et le mien... M. de Senneville, avancé et devenu plus riche au moyen de deux campagnes heureuses, revenait ivre du projet d'accomplir ses vertueux devoirs... Quel surcroît de bonheur pour lui que ma rencontre inopinée, quand, à moins d'une espèce de miracle, mon déplacement allait lui enlever la moitié de ses jouissances

« Je devais bien à l'excellent homme qui venait de m'avouer si généreusement ses fautes, un candide aveu des miennes ; je lui dis tout, excepté la circonstance flétrissante de la violence exercée par milord Kinston sur moi. Nous volâmes ensemble de l'Orient à Lyon, où ma mère demeurait depuis que nous nous étions séparés. Nous la trouvâmes désespérée de ma fuite aventureuse. Cette escapade, déjà ancienne de quatre mois, était encore déplorée chaque jour par la plus tendre et la plus sage des mères. Le bonheur de revoir à la fois un fils et son père faillit lui être funeste : le trop violent, le trop brusque éclair de la joie n'est pas moins mortel pour certaines âmes que celui de l'adversité.

« Enfin on s'épousa. Mon père n'eut aucune peine à me placer au service en qualité de garde-marine. Avant d'aller à Paris, j'avais pris une teinture de mathématiques et de dessin. Le plus impénétrable secret enveloppait la honte de mes premières années : j'ai été assez heureux pour qu'aucun hasard ne l'ait trahi. Au bout d'à peu près six ans, je suis devenu enseigne de vaisseau ; mais, hélas au prix de combien d'infortunes Constamment éloigné de ceux qui m'ont donné le jour, je n'eus point la douceur d'embrasser avant sa mort ma tendre mère, qui, bien qu'heureuse, ne survécut que deux ans à son mariage. Il y a quelques mois que je suis venu de Toulon à Lyon fermer les yeux de mon respectable père, toujours mélancolique et souffrant depuis qu'il s'était vu seul. Ce digne homme avait mieux aimé se priver de moi que de risquer peut-être de ressusciter les bruits auxquels, dans cette province, mon existence passée pouvait avoir donné lieu. À mon grand étonnement, je me suis trouvé héritier de près de vingt mille livres de rente : je ne m'attendais pas à la moitié. Pour lors, il m'a semblé que je pourrais être heureux sans continuer à courir les mers, et sans compromettre mon repos dans les fluctuations d'un corps bien respectable, mais non moins orageux, dont je déteste surtout les orgueilleux préjugés... Un seul chagrin secret tourmente mon cœur : il en ferait continuellement le malheur, si je n'y mettais ordre. Je n'ai plus que ce soin à prendre avant de me livrer tout entier aux douceurs de la vie que rempliront uniquement l'indépendance, l'étude, l'amour et l'amitié... Puissiez-vous, monsieur le chevalier, permettre de vous compter au nombre de mes moyens d'être heureux »

CHAPITRE XXII

ÉTRANGE DÉCOUVERTE

Nous félicitâmes beaucoup M. de Senneville de ses chances fortunées, et surtout de son intéressante philosophie. Monrose ajouta mille choses obligeantes en réponse à la demande qu'on lui faisait de son amitié. « Mais une grande preuve à me donner de la vôtre, mon cher Senneville, ce serait de vous fixer à Paris, et de nous y procurer tous les jours le plaisir de nous voir ? --- Je m'unis à mon neveu pour cette prière, monsieur. --- Oh quant à vous, madame la comtesse, trouvez bon que je ferme l'oreille à votre séduisante invitation. Sachez que s'il y avait un obstacle à mon projet de me beaucoup rapprocher du chevalier, vous seule l'auriez fait naître. --- Moi --- Sans doute : rien ne m'autorisant à vous demander la permission de vous faire une tendre cour, il faudrait vous craindre... et par conséquent je vous fuis. » Ces injures dites fort gaîment, et avec beaucoup de grâce, ne pouvaient m'offenser. J'assurai que je n'étais nullement dangereuse ; je défiai même Senneville d'en faire l'épreuve... Il semblait en demander, par son regard, la permission à son ami, qu'il croyait être moins mon neveu peut-être que mon amant en titre. Le pauvre Monrose était bien embarrassé, ne pouvant répondre à moins d'être fat et de manquer de délicatesse.

Cependant, cet éclair de plaisanterie ne m'avait point délivré du souci mortel que me causait la position de notre héros. Soudain je m'attristai. Senneville, qui saisit cette brusque transition, se l'impute et, se levant, me demande pardon de m'avoir été si longtemps à charge. « Quoi si tôt nous quitter ? lui dit mon neveu. --- Je retarde le sommeil de madame ; d'ailleurs, j'en ai besoin moi-même, devant être debout dès la pointe du jour pour une affaire bien malheureuse... --- De quoi s'agit-il donc ? --- D'être témoin d'un combat à outrance où certain Anglais de mon ancienne connaissance doit mourir, s'il n'a la fortune d'étendre son ennemi sur le carreau. --- Monsieur m'étais-je déjà vivement écriée. --- Chut interrompit Monrose d'un ton qui, sans être impératif, m'en imposa pourtant... --- Et vous a-t-il dit, mon cher Senneville, quel est cet ennemi ? --- Je l'ignore. L'honnête mais dissimulé personnage dont il s'agit, ne connaît pas la douceur des épanchements. Je sais seulement que, vaincu dans une première action, il a de cette disgrâce la rage dans le cœur : il veut s'en venger ou périr. --- Quittons-nous donc : il est malheureux pour moi que Senneville se trouve aussi être l'ami de sir Georges Brown. --- Vous le connaissez ? --- C'est contre moi... --- Juste ciel »

Senneville, frappé comme d'un coup de foudre, va tomber dans un fauteuil... troublé... suffoquant... « Chevalier... de grâce... êtes-vous mon ami --- De tout mon cœur --- Écoutez-moi... mais non... non... il faudra que j'y sois... j'y serai, mon cher... --- Songez, Senneville, que l'affaire est de nature à ne comporter aucun accommodement... --- Je le sais... Elle est à mort... oui... Que je suis malheureux ... C'est à Brest, mon cher, après la paix d'Amérique... Il n'y a qu'un an, c'est là que j'ai connu Brown. Nous avons été liés, comme on l'est dans la garnison et les ports avec les étrangers qui nous recherchent... Le hasard me fait descendre dans son hôtel... --- Il a donc bien peu d'amis, cet Anglais, s'il faut qu'un passant soit pris au bond... --- Sur ma foi, chevalier, Brown n'est pas un ami nécessaire à mon cœur... mais bien vous... C'est entre Monrose et sir Georges ... et c'est moi qui dois être témoin ... Ah que plutôt... Je vous quitte... Madame ayez de l'indulgence pour mon égarement... Ne vous suis-je pas odieux ? Moi, témoin ... » Il se jette éperdu dans les bras de mon neveu. Ces deux êtres si sensibles demeurent longtemps enlacés, leurs larmes se confondent, les miennes ruissellent ; je me sens mal ; je sonne, mes femmes accourent... « Je ne devais rien dire, s'écrie Monrose. Que de mal j'ai fait par mon indiscrétion --- La faute est à moi seul ... C'est moi, moi qu'un mauvais génie amène ici ... Leur témoin ne représenté-je pas, dans cette maison, un ambassadeur de mort ?... Je m'abhorre Adieu, chevalier. --- Adieu, Senneville. Dites cependant à sir Georges que, pour notre combat, je n'avais pas cru devoir engager un témoin... Dites-lui que je ne comptais pas même envoyer mon valet de chambre... --- Il faut qu'il y vienne, mon cher... Il y aura celui de Brown, le mien et moi... --- Une grâce ? ne me la refusez pas --- Ordonnez, mon ami... --- Vous feindrez de ne me point connaître. --- À quoi bon ? --- Ce sera m'obliger... --- Mais quelle horreur Monrose est l'adversaire de sir Georges, et Senneville sera témoin ... » Pendant ces derniers mots il se retirait à grands pas...

Cependant, je ne sais quelle lueur de consolation succédait à mon affreux désespoir, sans comprendre comment Senneville pourrait venir à bout de parer un malheur qui me semblait inévitable. Je me flattais que, n'importe comment, il résulterait quelque bien de l'étonnante apparition du jeune homme au milieu de ces fiers ennemis...

Déjà, sous prétexte de reconduire Senneville, Monrose m'a quittée et s'est renfermé chez lui... Je monte... je frappe... j'insiste... Je ne suis point reçue. Lebrun me conjure de me retirer. Son maître n'ouvrira point... il le connaît. Mon état porte à ce cœur sensible de trop cruelles atteintes... Lebrun, dévorant ses larmes ou plutôt sa fureur, porte devant mes pas un flambeau secoué dans sa frémissante main... Dieu sait quelles combinaisons se forme dans le brûlant cerveau de ce serviteur si généreux, si attaché à son précieux maître ...

De retour à mon appartement, je crois entrer dans un tombeau ; tout me paraît en deuil autour de moi. Mes femmes... mornes... pâles... me servent dans un lugubre silence... Au lit je veux les renvoyer ; elles refusent de me laisser seule.

Cependant, au bout d'une heure le sommeil me surprend. Ô bienfait de la nature tu m'épargnas sans doute une maladie... Je dors ... et cependant à mon réveil... on m'apprendra peut-être que Monrose, mon ouvrage, mon sang, mon amant, mon ami, la plus aimable créature du monde, n'est plus ... qu'un plomb sacrilége aura brisé cette tête, chef-d'œuvre de la beauté ... ou transfigé ce cœur si noble, si tendre, si rempli des meilleurs sentiments... Et vous dormez aussi, Zéïla, sa mère... Du moins heureuse dans ce moment... vous ignorez... Nous dormons

CHAPITRE XXIII

COUP DE TÊTE DU HÉROS, ET QUEL EN

EST LE SUCCÈS

Au bout de quelques heures, m'étant éveillée, je retrouvai toutes mes peines : un nouvel incident pouvait les aggraver encore. J'avais fait demander des nouvelles de Monrose ; on me rapportait que bientôt après nous être séparés, il avait ordonné qu'on mît les chevaux : il s'était fait conduire... on ne sait où ; deux heures, deux éternelles heures s'écoulent... Babet, en sentinelle chez le suisse, est chargée d'accourir près de moi dès qu'il y aura la moindre nouvelle, n'importe de quelle nature, concernant le fatal combat... Une trop longue attente avait mis enfin le comble à mes agitations, lorsqu'un grand bruit s'élève dans l'hôtel, mais ce n'est point un bruit sinistre. Tout le monde accourt, parle à la fois, se jette dans ma chambre... La voiture que j'ai entendu entrer avec fracas ramenait Monrose sain et sauf ; Senneville et toute la maison sont à la suite... Mon neveu, mon ami vit, il m'est rendu, je le serre dans mes bras ... Voici comment toutes choses s'étaient passées.

D'abord, notre héros, pressé par un sentiment bien naturel dans sa funeste position, s'était transporté rapidement au couvent de miss Charlotte. Là, contre toutes les règles du respect dû à l'asile des vestales du Seigneur, Lebrun, par ordre de son maître, avait tant heurté, carillonné, qu'à la fin il avait bien fallu venir prendre connaissance des causes de ce vacarme. Était-ce le diable ? étaient-ce des voleurs ? voyait-on du feu ? ou bien serait-ce de par le roi ? Eh non ce n'était que de par l'amour et la folie. On veut parler sur-le-champ à la supérieure de la part de milady Sidney. « Bonté de Dieu disait la portière en se couvrant de signes de croix, parler à madame la supérieure à trois heures du matin --- Il le faut absolument et sans le moindre retard. Il faut de même éveiller cette belle demoiselle anglaise... C'est son prétendu, M. le chevalier Monrose, qui... --- Jésus Maria la nuit, un prétendu quand ce serait un mari ... dans notre maison Père éternel --- Pas tant de commentaires, ma bonne sœur... Tenez (quelques louis passent à travers le grillage du guichet), courez... Non, attendez ; il serait presque plus court de ne pas troubler le repos de la mère supérieure, il suffirait de la faire venir au parloir... « Mais cette apostille n'était point entendue : la portière s'était déjà renfoncée dans l'intérieur ; il n'y avait plus à sa porte qu'une ronde tourière, dans un négligé délabré, sous lequel deux volumineux monts, réprimés sous cinq doigts, bondissaient par l'effet de la peur et de la curiosité...

« Mon Dieu, monsieur, disait à Lebrun cette Io pudibonde, il faut espérer que vos intentions sont droites, et que ce n'est pas pour faire du mal que vous vous présentez ici... --- Rassurez-vous, ma sœur ; il ne s'agit de rien dont la révérende mère supérieure elle-même ne doive être fort satisfaite... » Après un long colloque et bien du temps perdu dont les bouillants visiteurs comptaient à regret chaque seconde, Monrose fut enfin introduit dans un parloir où parurent, le moment d'après, la supérieure, une autre nonne et pour le coup, après une si longue séparation, l'angélique Charlotte. Malgré toute la force de l'imagination, l'enthousiasmé Monrose avait été bien loin de se représenter la perfection, soit des traits, soit de la taille, et tant de grâces répandues sur toute sa personne. L'aspect de Monrose, quelque beau qu'on l'eût vu jadis, produisait absolument le même effet sur la sympathique Anglaise. D'abord il n'avait existé sur la physionomie de cette beauté que la seule expression d'une grande surprise, maintenant on y voit celle du bonheur... Il était assez singulier qu'un homme tout à l'heure si pressé n'eût plus un seul mot à dire. La vieille nonne fut obligée de demander enfin, en grognant, si tant de fracas et d'irrégularité ne devait aboutir qu'à s'extasier d'une manière si profane dans le séjour des bonnes mœurs...

Monrose alors, avec autant de force que de sentiment, énonce l'objet de sa visite. « Révérende mère, dit-il, je vous prends à témoin que je suis venu jurer à mademoiselle une passion légitimée par nos anciens rapports. Soyez témoin que je la prie de ne point se laisser gouverner par d'autres volontés que celles de son propre cœur, d'être persuadée que, si je vis, ce sera pour elle uniquement. Elle saura pourquoi je n'ai que cet instant pour lui exprimer des sentiments que, quoi qu'il puisse arriver, je la prie de n'oublier jamais... Préparez-vous, miss, à quitter ce séjour : de toutes façons il ne sera plus nécessaire... --- Mais, monsieur, interrompt sévèrement la supérieure, milady Sidney seule... --- Aussi, très-révèrende mère, ce sera milady Sidney qui dès ce jour viendra reprendre miss Charlotte... Adorable miss, adieu ... Si quelque événement fatal pouvait opérer que vous ne fissiez point le bonheur de l'éperdu Monrose, pourrait-il du moins emporter l'espoir que vous ne vous donnerez jamais... --- À ce sir Georges, interrompt avec véhémence miss Charlotte, encore embellie par sa fière émotion, à cet homme odieux qui fit couler le sang de celui... Retournez à Paris ; obtenez que milady m'honore de sa visite : je lui ferai part de mes invariables résolutions ... » Cependant la sagesse et la dignité de cet entretien pénétraient dans le cœur des révérendes mères. « Tout cela serait à merveille, disait la supérieure, si la scène avait pu se passer autrement qu'à trois heures après minuit. --- Vous saurez, madame, comment il n'y avait pas d'autre instant... --- Expliquez-vous, mon ami, dit la belle pensionnaire avec une excessive agitation : vous éloignez-vous, lorsque le projet de me contraindre est arrêté, lorsque le fatal sir Georges est à Paris, et qu'en vain je lui ai signifié mon antipathie, mon désir invariable de demeurer libre... ma ferme résolution d'encourir plutôt la disgrâce de mon oncle ... --- Vous avez fait cette démarche, admirable miss » s'écrie alors Monrose avec transport. Baisser les yeux est toute la réponse de Charlotte. « Ah maintenant je vois clair dans mes destinées ... Adieu, ma Charlotte ... Pardon, mesdames, si j'ai troublé la paix de votre retraite : il le fallait ainsi... Dès aujourd'hui ». » La parole lui manque... Il se repaît un instant de la vue du plus bel objet de la terre ; il élève les mains... Grand Dieu fais le reste ... Il court hors du parloir.

CHAPITRE XXIV

COMBAT. EFFET SINGULIER D'UNE RUSE

DE SENNEVILLE

Se jeter au cou de Lebrun, avant de rentrer en voiture, fut le seul compte que son maître voulût lui rendre de ce qui pouvait s'être passé. Notre héros trouva bon de jouir dans le plus profond recueillement. Il semblait qu'il craignît de laisser évaporer dans quelque confidence l'essence de bonheur dont son âme venait de s'abreuver. Miss Charlotte, si belle favorable encore montrant du caractère et résolue de n'être point à sir Georges que de fortune à méditer

Cependant on retournait à toutes jambes vers Paris. Lebrun avait pris d'avance tous les soins nécessaires. Le banquier avait compté une somme assez forte. Deux porte-manteaux pleins de hardes étaient dans la voiture, avec une excellente épée et des pistolets sûrs.

« C'est sans doute au même endroit que l'autre fois, dit enfin le valet de chambre, quand on fut très-près de Paris. --- Oui, mais j'aurais voulu prendre des chevaux de main... --- Je l'ai pensé, et vous trouverez là-bas votre Anglais avec le palefrenier monté ; mais je crois qu'il sera prudent de garder la voiture. »

Le lieu fatal était à la première carrière, au delà du parc de Montrouge ; on y mit pied à terre à l'aube du jour : les chevaux venaient d'arriver. Lebrun envoya la voiture au village.

Cinq heures sonnaient à la montre de mon neveu, comme il vit à deux cents pas de lui quatre hommes à cheval : c'étaient sir Georges et Senneville suivis de leurs domestiques. Dès qu'il fut lui-même aperçu d'eux, ils piquèrent à lui, s'éloignant de leur suite. Après les politesses d'usage, Senneville, ayant grand soin de ne point donner à deviner qu'il connût mon neveu, prit la parole et lui dit : « Monsieur, puisque par malheur le combat par lequel vous vous rapprochez doit être à mort , pourrait-on vous proposer une manière de terminer que préférerait sir Georges, et qu'il m'a lui-même indiquée ?... --- De quoi s'agit-il ? --- Je vais charger devant vous ces pistolets, dont je vous préviens que l'un ne partira pas ; je les mettrai ensuite à quelque distance sous un manteau ; tous deux vous viendrez y chercher votre arme, après quoi, vous donnant mutuellement la main gauche, chacun de vous posera le bout du canon sur le front de son adversaire. Heureux celui à qui tombera le pistolet mortel, malheur à l'autre ... » Monrose, après avoir un instant réfléchi, répliqua : « Quoique ce que vous me proposez soit plutôt une manière de s'assassiner que de se battre, j'y consens. » Senneville alors charge les armes en silence aux yeux des rivaux très-attentifs ; la poudre est bourrée, la balle chassée, l'amorce coulée dans le bassinet ; de belles pierres neuves garantissent l'infaillibilité de l'explosion... Le juge du combat porte les armes à dix pas ; les champions viennent les y chercher ; Monrose jette au loin son chapeau, sir Georges l'imite ; le pied et le genou gauches de l'un touchent le pied et le genou droits de l'autre ; les mains gauches s'enlacent ; les fronts sont ajustés à bout portant... Le chien du pistolet de sir Georges s'abat le premier, l'amorce brûle seule... « Eh bien sir Georges ? dit alors tranquillement Monrose, qui, déjà le bras élevé, ne menace plus que le ciel. --- J'attends » réplique sans s'émouvoir le fier baronnet. Mon neveu tire en l'air, l'amorce brûle, le coup ne part point. Il est clair que Senneville a trompé ; mais les combattants en ont-ils été moins intrépides, et Monrose en particulier moins généreux ? « Braves amis, leur dit aussitôt accourant le témoin, qui, pour mieux jouer son rôle, avait affecté de s'écarter, vous ne seriez pas des hommes si maintenant votre homicide fureur n'était pas apaisée... --- Fureur réplique froidement sir Georges, m'en avez-vous vu ? Du mépris , j'avoue que j'en avais, et j'avais tort. Cette seconde défaite, car je devais mourir, ne me retrouve avec aucun des sentiments que je conservais après la première. (À mon neveu :) Vous savez, monsieur, que je ne vous ai pas craint ? Je puis donc faire l'aveu de vous estimer. Plus de combat avec vous : je n'ai l'honneur de connaître miss Charlotte que par un billet où, me reprochant de n'avoir sur elle qu'un droit injuste, elle m'a signifié que vous seul en avez de véritables. Vous pouvez les faire valoir : sir Georges désormais n'y fera plus obstacle. Je n'était point un avide spéculateur ; nous nous sommes réciproquement mépris. Pardonnez-moi la rudesse de Brutus dont j'ai su que vos alentours ont qualifié ma franchise. Je ne voudrais pas être un tyran. Celui qui s'est conduit comme vous venez de le faire, doit également être absous dans mon esprit des vices de César , quand il prouve qu'il en a le courage et la générosité... --- Sir Georges, se hâta de dire Senneville, qui déjà voyait Monrose rougir de colère, c'est à moi de vous prouver l'inconséquence de cette dernière phrase. Je veux qu'avant huit jours vous vous repentiez de l'avoir dite... Sachez, en attendant, que M. le chevalier n'en peut être insulté. --- Sir Georges l'insulter, et dans quel moment Ah loin de mon cœur une telle bassesse ... Monsieur (prenant la main de Monrose et la secouant), je ne répondrai pas de jamais vous aimer, mais comptez pour la vie sur plus d'estime encore que je ne vous dois de reconnaissance. Adieu, Senneville ; il n'aurait pas fallu me tromper : vous avez abusé de mon idée. Vous avez été trop habile à mes dépens, et vous risquiez de me compromettre... Si jamais j'ai des affaires, ce ne sera pas vous qui m'y servirez de témoin. » À ces mots, il s'élance sur son cheval et part à toute bride.

CHAPITRE XXV

QUI RAMÈNE DES GENS DE CONNAISSANCE.

UN PEU DE MORALE

Ce ne sont pas les gens du métier, mais les belles dames et les abbés qui me demanderont comment des pistolets visiblement chargés n'avaient point tiré. J'avais fait moi-même la question. Mise au fait, il est bien juste que j'y réponde. Senneville avait chassé d'avance au fond de deux canons des tronçons de bouchons de liége, et chargé pardessus : l'amorce seule avait pu s'enflammer. Autre objection : comment cette insatiable soif des jours de Monrose s'était-elle soudain éteinte dans le cœur du disgracié baronnet ? C'était l'effet du billet désobligeant où miss Charlotte avait exprimé sa répugnance à l'épouser. Dans tout le reste, sir Georges avait fait l' Anglais à trente-six carats .Ne faut-il pas que ces messieurs d'outre-Manche étalent à tous propos d'admirables sentiments, mêmelorsqu'il ne s'agit que de faire contre fortune bon cœur ? On aura remarqué sans doute qu'à traverstout le pathos de sir Georges, son vainqueur n'avait pas daigné se mettre en frais. Cependant avait-il un moins beau rôle ? Mais Monrose n'est point charlatan, et ses procédés portaient avec eux leur éloge.

Cependant, à peine notre héros avait-il joui du transport joyeux que son retour causait à tout l'hôtel, qu'il prit à la hâte une tasse de chocolat, tout en me faisant le détail de sa scène claustrale ; puis il courut chez milady Sidney, qu'il était si important d'instruire de tout ce qui venait de se passer. Plus de concurrence avec sir Georges ; par conséquent, les dispositions de milord Sidney, relativement à sa nièce, tout à fait nulles, et plus de nécessité de tenir cette aimable fille exilée. Je restais, moi, tête à tête avec Senneville. Ces messieurs avaient déjeuné près de mon lit : j'y étais encore. J'avoue que la petite mine du marin m'avait plu dès la veille : ce n'était pas non plus impunément que ce jeune connaisseur m'avait admirée. Si cette histoire était la mienne propre, je pourrais ici, cher lecteur, vous faire un fort gai chapitre du brusque revenant-bon que valurent à Senneville sa louable conduite, ma reconnaissance et surtout notre sympathie mutuelle. Mais comment figurerait le récit d'une capricieuse passade à travers les grands intérêts dont je tâche présentement de vous occuper Laissez-moi donc tirer le rideau sur l'historienne et le nouveau venu. Que ce qui peut se passer entre eux pendant une heure ne détourne point votre attention : vous la devez tout entière aux diverses impressions que fait éprouver dans ce moment, à milady Sidney, la confidence des dangers et des succès de son fils, d'où résulte un si grand changement dans les objets de la mission pour laquelle ma sœur a quitté Londres.

À peine le très-aimable Senneville venait-il d'être heureux (je ne dis rien de moi), qu'on annonça Saint-Amand et sa sœur. Celle-ci était en larmes.

« Eh bon Dieu qu'as-tu donc, ma chère Aglaé ? --- C'est décidément la petite-vérole qui va se déclarer chez madame d'Aiglemont, répondit le frère, lui-même fort triste. Ma sœur, pour ne point s'éloigner de son amie, avait bien prétendu que dès l'enfance elle fut légèrement atteinte de l'affreuse contagion ; moi, qui me crois sûr du contraire, je l'ai arrachée du dangereux hôtel. Mon épouse ne s'était pas souciée de la recevoir... --- Miséricorde m'écriai-je ici, la ci-devant madame Popinel craint encore pour ses vieux charmes ... » Étourdie que j'étais comme je défigurais mon propre ouvrage L'amour-propre du pauvre mari souffrit excessivement de ma note ; tout de suite je lui en marquai mon véritable repentir. « Viens, viens, mon Aglaé, dis-je ensuite ; quelles que soient les disgrâces qui te rendent à mon amitié, ce sera toujours une aubaine pour moi que de nous voir réunies Mais cette chère marquise, elle est donc bien malade ? --- Hélas oui, dit Saint-Amand (au lieu de sa sœur, oppressée de douleur et de tendresse). Une fièvre terrible, et déjà même un peu de délire, annonce, selon le docteur, une petite-vérole de la plus maligne espèce. Il se flatte pourtant que, s'y étant pris de bonne heure, il parera tous les coups... » Aglaé, la plus jolie pleureuse que j'aie vue de ma vie, sanglotait à chaque mot de ce triste détail.

Vous seriez bien injustes, chers lecteurs (du nombre de ceux qui se piquent d'être austères ) si vous refusiez à ces femmes schismatiques , contre lesquelles vos méthodiques préjugés se déchaînent si fort, toute vraie sensibilité, tout vertueux sentiment. Eh qu'a donc de commun ce vertige, ce délire convulsif, causé par une surabondance d' âme physique et terrestre avec les opérations sensées, souvent sublimes de l' âme morale et divine Chez les êtres bien nés, mais qui sont sujets à des accès de fièvre lubrique, tous les intervalles sont d'une énergique santé ; chez eux, c'est peut-être dans l'effervescence de ces passions que vous nommez vices , que se fait le départ d'où résulte l'or de leur naturel. Ne blâmez, ne méprisez que ces êtres abandonnés , atteints d'une dépravation consommée d'où naît une fièvre , une rage qui ne permet aucun intervalle de saine raison, de sentiment ni presque d'humanité. Que dis-je il ne faudrait peut-être que les plaindre et les fuir .

Ce n'était pas une associée de plaisir, c'était une bienfaitrice qu'Aglaé chérissait dans la charmante d'Aiglemont ; c'était surtout une sympathique, vive et toujours égale amie qui la pénétrait à la fois de tous les bons sentiments. C'était de même que, tout intérêt de sens à part, je les chérissais l'un et l'autre. C'était ainsi que, dans mon extrême désir que la jeune marquise se tirât d'affaire, je franchissais le moment des dangers ; c'était encore ainsi que, surprenant chez Senneville la naissance d'un profond intérêt en faveur d'Aglaé, loin de concevoir une vilaine petite jalousie de la femme, que ce qui venait de se passer aurait si bien autorisée, j'arrangeais déjà dans ma tête un projet de rendre heureuse, par Senneville, Aglaé, que je connaissais si bien faite pour rendre heureux l'homme auquel elle daignerait s'engager.

CHAPITRE XXVI

COURT, PARCE QU'IL EST AFFLIGEANT

Cependant, ma sœur, bien naturellement favorable à son fils, était enchantée, et du désistement volontaire de sir Georges, et de l'heureuse étourderie par lequel notre héros croyait s'être assuré de la tendre persévérance de miss Charlotte. En conséquence, milady, sur l'heure, était partie pour aller retirer sa pupille du couvent...

Monrose rentrait ivre de joie ; mais la funeste nouvelle qu'il apprend de l'état où se trouve la chère marquise glace soudain son âme, dont toutes les portes s'ouvrent dès lors à la douleur. Cette révolution n'étonnera point qui se définira la véritable position de Monrose entre Charlotte et la marquise d'Aiglemont. Quel intérêt le liait à cette dernière ? Une galanterie promptement heureuse, alimentée par le plaisir et qui, n'ayant souffert aucune épreuve, n'avait pu prendre le caractère d'une passion . Par quoi ce commode attachement se trouve-t-il maintenant balancé ? Par un goût jadis frivole qu'ont tout à coup réveillé le cri de l'honneur, le souvenir de quelques charmes et la très-récente impression d'une grande beauté ; mais c'était surtout le malin plaisir de contrecarrer un déplaisant rival qui avait motivé tout ce qu'on a vu faire à l'ardent Monrose. J'affirme qu'il n'y a pas non plus de quoi lui croire encore pour miss Charlotte, toute charmante qu'elle est, une passion décidée. Le degré d'intérêt qu'elle lui inspire ne peut donc le rendre insensible, ingrat envers une femme adorable, tout de bon amoureuse, et de qui chacun des messages que nous allions faire d'heure en heure va nous rapporter que, dans l'égarement de son transport fiévreux, elle ne cesse de parler de son cher toutou .

Miss Charlotte a quitté son couvent. Monrose l'apprend vers le soir ; mais, uniquement occupé du malheur d'Aiglemont, il ne lui vient point dans l'esprit de courir à l' Hôtel d'Angleterre .Il s'est confiné dans son appartement, en pleurs, tourmenté, déchiré. Le lendemain, on lui trouve unpeu de fièvre... Je veux le voir : il me fait prier de permettre qu'il reste seul jusqu'à ce que lesort de l'infortunée marquise soit décidé ; seulement il supplie qu'on l'instruise de tout ce donton pourra s'être informé à cet égard, puisqu'il n'est plus en état d'aller lui-même en prendreconnaissance.

Pendant deux jours la maladie du trop sensible jeune homme augmente ; mais c'est bien pis encore à l'hôtel d'Aiglemont, et toujours je suis exclue de chez mon neveu : la chère Aglaé, ma sœur elle-même (une mère ) n'ont pas plus de privilége ...

Le quatrième jour, l'éplorée Zéïla vient m'apprendre que sa pupille et Brigitte ont disparu... J'aurais dû dire plutôt... et Senneville aussi ; car, dès midi du jour où je l'avais si bien traité, où je l'avais vu si frappé d'Aglaé, il s'était clandestinement échappé de notre capitale.

Quel chaos d'incidents Ne plaint-on pas et le cher Monrose et tant de personnes pour qui mon récit doit avoir inspiré quelque intérêt ? Ne me plaint-on pas un peu moi-même ? Mais, ennemie jurée du noir, à l'époque de ces malheurs, j'aurais cessé d'écrire s'il en était arrivé d'irréparables à des êtres que l'on sait m'être chers. Le tragique ne me contriste plus, dès qu'il n'offre pour victimes que des individus étrangers à mon cœur, ou plutôt j'avoue que je trouve un plaisir, quoique peut-être peu généreux, à voir châtier qui s'est rendu vilainement coupable. Je vais donc surmonter ma répugnance à tracer des scènes d'afflictions et de sang, et vous raconter, cher lecteur, non pas toutefois avec le ton et la complaisance d'un d'Arnaud, les sombres aventures que ce qui précède peut déjà vous avoir fait pressentir.

CHAPITRE XXVII

DE DIFFÉRENTES PERSONNES QUI COURENT

LE PAYS

Heureux le maître qui peut s'être attaché des domestiques aussi essentiels que Lebrun, dans le genre du dévouement et du courage, et que mes filles, dans celui des soins et des consolations Quand Monrose eût été le frère, ou, pour mieux dire, l'amant exclusif de chacune de ces soubrettes qui se croyaient autant à lui qu'à moi, il n'en aurait pas été servi pendant sa maladie avec plus de zèle et d'émulation. Seules admises, elles ignoraient devoir cette préférence à ce qu'il ne craignait point pour leurs cœurs vulgaires ces coups profonds qu'il voulait épargner aux nôtres, Quand Lebrun eût été un père, il n'eût pas obombré son maître avec plus de sagesse et de valeur. Ce roi des serviteurs n'avait pu entendre parler de l'évasion de Charlotte, sans penser aussitôt à sir Georges Brown ; et prompt à s'informer, il avait découvert que l'Anglais était sorti de Paris le même jour, pourtant un peu plus tard ; n'importe, Lebrun s'était mis en tête qu'il pouvait y avoir du baronnet dans cette aventure. Comme Lebrun n'était pas médecin, comme il savait son maître parfaitement servi par les autres domestiques, se croyant peu nécessaire au logis, il enfourche un bidet de poste, et le voilà grand train sur la route d'Angleterre. Peut-être n'est-ce pas celle qu'on a prise ; peut-être n'y aura-t-il rien de plus étranger à la fuite de miss Charlotte que l'éloignement fortuit de sir Georges Brown ; mais peut-être aussi sont-ils partis ensemble ; or, dans ce cas, il y a cent à parier contre un qu'ils sont sur le chemin de Calais.

Cependant je n'avais pas cru devoir laisser dans la solitude de son hôtel garni ma sœur abandonnée de miss Charlotte et tremblante sur le sort de son cher fils. Milady, cédant à mes instances, avait pris un appartement chez moi. L'équitable Garancey, qui ne savait pas jouir des bénéfices de la faveur sans se prêter aux charges, tenait fidèle compagnie à la désolée Zéïla ; je crois même qu'il avait l'art de lui faire par moments oublier toutes ses peines. Sylvina aussi, qui, dans les grandes occasions, retrouvait toute la sensibilité d'un cœur élémentairement officieux, partageait avec nous le soin de distraire ma mère, une tutrice malheureuse. En même temps madame de Garancey, forte dans ses bons sentiments ainsi que dans ses travers, ne bougeait d'auprès de la belle malade. Il est vrai que le cher prélat était de moitié de toutes les peines de cette muse, et qu'il savait les échiqueter de plaisirs. Dès les premiers accidents, on avait fait partir un courrier pour rappeler le mari. Quel fut notre surprise lorsque, dans le moment où le glaive de la mort cessait d'être suspendu sur nos têtes, je veux dire quand l'éruption de la petite-vérole présageait la fin du danger de mort, ce fut d'Aiglemont lui-même qui... ramena parmi nous miss Charlotte

C'est à vous seul, cher lecteur, que je veux dire, mais en grand secret, comment leur rencontre s'était faite : Monrose lui-même doit, pour un temps, ignorer certains détails de ce bizarre événement.

La nuit du même jour où miss Charlotte s'était évadée, d'Aiglemont, revenant très-vite de sa garnison, entendit de loin les cris d'une femme. Comme sa route l'approchait de cette scène, il pressa le postillon ; un valet de chambre en courrier avait plus d'une lieue d'avance, par conséquent le marquis était seul ; lorsqu'il fut assez près pour juger de la place où l'on se disputait, il descendit un pistolet à la main ; le bruit des voix le conduisit à cent pas hors du grand chemin, vers un bois bordé de verdure. Cet endroit se trouvait à l'ombre ; les arbres, le chemin, les environs étaient d'ailleurs éclairés de la lune à son plein et fort nette.

Tandis qu'un homme qui, de loin, ayant vu le marquis s'avancer, l'attendait de pied ferme, une femme vêtue de blanc profitait de sa liberté, courait et, prenant un détour circulaire, tâchait de mettre entre elle et son agresseur le généreux voyageur qui, probablement, avait l'intention de la défendre. « À qui en avez-vous, monsieur ? dit fièrement l'inconnu de qui d'Aiglemont n'était plus qu'à six pas. --- À celui qui, sans doute abusant de ses avantages, faisait pousser à une femme des cris... --- Passez votre chemin, ou bien... » L'inconnu montre un pistolet, tandis que pour toute réponse le marquis fait de même. « C'est un traître, un ravisseur crie la jeune personne ; monsieur, par pitié, délivrez-moi ... » À ces mots, l'inconnu tire et perce le chapeau du marquis ; celui-ci, plus généreux, et prudemment jaloux de conserver son avantage, ne tire point, se jette au cou de l'assassin et le tient en respect en lui mettant entre les deux yeux le bout du canon ; en même temps il crie à l'opprimée de gagner la voiture. À l'embarras, à l'immobilité du prisonnier, d'Aiglemont reconnaît aussitôt que cet homme n'avait qu'un coup à tirer, et d'ailleurs il est à même d'empêcher la récidive. « Va, malheureux, lui dit notre ami quand la dame est en sûreté, mon état n'est pas de livrer tes pareils au glaive de la justice ; marche : il dépend de toi de ne pas me forcer à te punir. » L'inconnu se couvre alors pendant un moment les yeux de ses poings, cherche l'ombre et fait au gré du marquis trois cents pas, marchant en silence devant le pistolet. Lorsque le coupable est conduit assez loin pour qu'il n'y ait plus rien à craindre de sa part, d'Aiglemont revient à sa voiture... Il y trouve une divinité.

Elle paraît trop affaiblie pour que son libérateur, d'ailleurs délicat, la presse d'abord de lui apprendre qui elle est , et comment elle a pu se trouver ainsi exposée ; mais à peu près dix minutes plus tard, il est instruit d'une partie du fait par la rencontre d'une grosse berline allant au petit pas, quoique attelée de chevaux de poste. À côté sont une femme et un petit homme qui lui donne le bras.

À la vue de ceux-ci, la compagne du marquis entre en fureur, veut descendre, cherche à s'emparer d'un pistolet et vomit en anglais un torrent d'invectives ; au premier mot, le petit homme a fui ; d'Aiglemont n'entend pas la langue, mais la fureur et les efforts de sa voyageuse le mettent assez au fait ; à la restitution forcée d'un paquet de hardes et d'une cassette, il devine que la personne apostrophée est une femme de chambre et que la voiture est celle de l'inconnu. Si la piétonne a d'abord paru déconcertée, saisie, bientôt à son tour elle a pris feu, et lorsque, remontée dans la berline, elle se croit en toute sûreté, elle rend avec usure les traits dont vient de l'accabler sa maîtresse ; puis, en détestable français, elle rappelle monsieur l'abbé et donne l'ordre de partir à toute bride sur la trace de milord.

C'est donc un lord que d'Aiglemont vient de vaincre ? Point du tout, ce n'est qu'un baronnet, c'est sir Georges Brown : l'ombre, un costume absolument anglais et l'engoncement du personnage entre un haut collet et un chapeau rond abattu, n'ont point permis à d'Aiglemont de le reconnaître. La délivrée n'est pas non plus une comédienne anglaise retournant à Londres , comme elle va bientôt en faire le conte à son libérateur, ne voulant pas avouer son nom, sa naissance, bien moins encore l'objet de son séjour à Paris et celui du retour qu'elle se proposait de faire en Angleterre. La seule vérité que confiera miss Charlotte (car c'est elle-même), c'est que, se préparant à partir, un perfide domestique lui a proposé de se laisser accompagner, pour plus de décence et de sûreté, par certain lord, et qu'elle y a consenti ; que ce compagnon, au dernier relais, l'ayant engagée à prendre le devant à pied pour profiter de la beauté du chemin et du clair de lune, elle l'avait imprudemment suivi ; qu'insensiblement la fille de chambre est demeurée en arrière avec le secrétaire ; que, la voiture tardant excessivement, milord a paru souhaiter de l'attendre dans un endroit dont l'œil était séduit ; qu'aussitôt il a voulu prendre des libertés bientôt dégénérées en insultes, enfin en violences au moment où le ciel a daigné procurer du secours à la faiblesse sur le point d'être victimée par la lubricité

CHAPITRE XXVIII

SURCROÎT D'INNOCENTES IMPOSTURES, ET

QUEL ACCIDENT IL EN RÉSULTERA

Je viens d'anticiper un peu, pour ne pas tenir trop longtemps en suspens le lecteur, car avant que miss Charlotte fît à son libérateur la demi-fausse confidence d'un fait dont elle-même ne connaissait pas toute la vérité, l'on changea de chevaux.

Pendant qu'on attelait survint un courrier très-alerte qui demanda tout de suite avec feu si l'on n'avait pas vu passer depuis peu des Anglais. « Il y a une heure, répondirent les gens de la poste, un maître, deux femmes, et c'est tout au plus s'ils sont au relais suivant. » Dans ce moment même, le postillon qui avait amené d'Aiglemont recevait de lui son argent ; cet homme allait jaser : « Tais-toi » lui dit le marquis, lui mettant pour boire quatre écus de six livres dans la main et souffrant sans objection qu'on mît un cheval de plus à sa voiture. L'intérêt de la poste ainsi séparé de celui des voyageurs, tout se passe convenablement, et pour la fausse comédienne qui s'était tapie au premier mot du courrier, et pour le marquis, enchanté de n'avoir plus, du consentement même de sa conquête, à la disputer avec qui que ce fût .

Pour peu qu'on se fût éclairci, sûrement d'Aiglemont eût reconnu Lebrun, dont la basse-taille lui avait même rappelé quelqu'un de connaissance ; mais on ne se parla point. D'Aiglemont continua sa route et le courrier la sienne, celui-ci bien éloigné de supposer que la plus intéressante partie de son objet lui était dérobée par cette silencieuse voiture qu'il venait de croiser à la poste.

C'est à la suite de ce quiproquo que la prétendue comédienne débita son roman au marquis. Celui-ci, qui, bien qu'il sût son épouse malade à Paris, et qu'il y accourût à cause d'elle, ignorait pourtant les dangers et n'était pas homme à faire le Caton avec une charmante actrice de Londres, probablement aussi peu dragon de vertu que celles de Paris, --- notre Persée, dis-je, tenait aussi un roman tout prêt : il devenait, lui, le fils unique d'un riche négociant de Marseille ; en conséquence, le ruban rouge avait subtilement disparu de la boutonnière ; la petite cour galante avait commencé. Vers le jour, l'Andromède avait été frappée à son tour de cette figure d'une rare beauté. Des manières si délicates des propos si séduisants, si gais sans manque de respect si voluptueux sans indécence ... Il était si intéressant, l'homme enchanteur qui, pour un fils de négociant, avait exposé si militairement sa vie ce chapeau percé d'une balle maudite réclamait tant de reconnaissance et surtout l'adorateur était dans une opposition si favorable avec cet autre séducteur, ce perfide Monrose qui semblait ne s'être assuré de nouveau du cœur d'une ancienne maîtresse que pour la trahir à l'instant, que pour la déchirer par l'affectation d'un insultant intérêt

Qu'en pensez-vous, cher lecteur ? et jugerez-vous miss Charlotte impardonnable, si je vous dis à l'oreille que ses plus douces faveurs, à la vérité presque arrachées, payèrent au centuple le fortuné Don Quichotte, tandis qu'une réparation indispensable retenait pour une couple d'heures ces aventuriers à Chantilly ? Non ; vous ne verrez avec moi, dans toute cette affaire, que le doigt de la Providence qui, lorsqu'elle a le temps d'y prendre garde, nous distribue infailliblement le bien et le mal à proportion de nos mérites. N'était-il pas juste que ce fripon de Monrose, qui fit si lestement cocu notre ami d'Aiglemont, le fût à son tour par celui même qu'il a mortellement offensé ? Ne convenait-il pas qu'une jeune folle qui, sans s'éclaircir, a lâché la bride aux sentiments jaloux, secoué le joug de sa tutrice, couru les champs avec un inconnu (car elle n'avait jamais vu sir Georges, fait lord par occasion, de la façon de miss Brigitte), n'était-il pas juste, dis-je, que cette écervelée de miss fût punie de son coup de tête, et d'un mensonge qui provoquait la témérité ? Réjouissons-nous pourtant de ce que du moins elle vient d'être châtiée d'une manière fort agréable.

Cependant ce n'était pas tout d'être comédienne de Londres , d'avoir échappé, par miracle, aux transports d'un lord scélérat, pour céder ensuite par délicatesse à ceux d'un négociant infiniment aimable. Il s'agissait de rentrer à Paris, mais sur quel pied ? Chez qui descendre ? D'Aiglemont, à qui le progressif embarras de sa compagne faisait assez connaître combien elle souffrait intérieurement, n'était pas homme à l'abandonner dans une position qui devait être des plus critiques. C'est alors qu'il croit au-dessous de lui de continuer à feindre. Depuis qu'on avait pris pour la dernière fois des chevaux, il préparait avec ménagement sa conquête à lui permettre des offres de service dont elle pût n'être point humiliée. « J'aurais dû, lui disait-il, au lieu de vous détourner de votre route, vous escorter sur celle d'Angleterre ; mais des raisons de la plus grande conséquence me forcent de rentrer dans Paris. Cependant, si je n'avais pas plus l'honneur d'être négociant que vous, peut-être, le malheur de n'être qu'une actrice ; si, malgré nos heureuses relations, vous conserviez quelques secrets que vous ne me crussiez pas encore assez digne d'apprendre... agréeriez-vous du moins, angélique amie, l'hommage de mes plus tendres vœux ? Ah croyez qu'à la vie, à la mort, vous n'auriez jamais un ami plus zélé à vous servir de toutes manières : cette carte vous apprendra ma demeure et mon nom... Mais quand vous êtes séparée de votre funeste compagnie, quand le plan de votre voyage est tout à fait changé, oserais-je vous demander si vous n'auriez pas besoin... (Une bourse se montrait.) --- Je ne manque de rien, répondit miss Charlotte presque offensée. --- Que je sache du moins où je pourrai vous faire ma cour... --- Je n'ai à Paris qu'un compatriote de ma connaissance ; mais de puissants motifs... » Ici les plus beaux yeux du monde se mouillèrent de larmes... Le marquis, attendri, ne put sans beaucoup d'efforts retenir les siennes... « Et vous n'avez pas encore daigné, dit-il, jeter les yeux sur l'adresse de celui qui vous est si passionnément acquis... (La carte déroulée.) --- Ô ciel s'écrie l'adorable miss, vous, le marquis d'Aiglemont vous peut-être l'époux de cette femme... --- Quel trouble, madame, quels accents de courroux peut vous arracher un nom... --- Perfide marquise --- D'où la connaissez-vous ? Que vous a-t-elle fait ? --- Rien, rien, Monrose seul est criminel... --- Monrose ? Qui venez-vous de nommer encore ? --- Un monstre ... oui, des monstres lui, votre femme, ils m'ont assassinée ... C'est pour elle ... L'ingrat et c'est au moment où je lui rendais toute ma tendresse ... »

Avec tout autre mari, que de maux pareille scène aurait pu causer Cependant d'Aiglemont avait acquis trop de droits pour qu'on pût lui refuser de courtes confidences. Son attendrissement touchant, ses vives caresses les sollicitaient, et miss, dont le cœur était bourrelé, avait besoin du soulagement de les répandre. Milady Sidney fut nommée. « Milady Sidney c'est la sœur de ma meilleure amie. --- Et moi je suis la malheureuse nièce de lord Sidney. --- De lord Sidney, de l'homme pour qui j'ai le plus de respect --- Et que nous venons de déshonorer ensemble --- Chut » Le pathétique d'Aiglemont eut bien de la peine à remettre cette tête bouillante qui venait de s'exalter. Il en vint pourtant à peu près à bout ; il plaida pour Monrose, qu'il dit connaître depuis longtemps pour la plus honnête créature de l'univers. Il pria qu'on voulût bien lui laisser le soin de tout approfondir et de ramener les esprits. Le résultat de cet utile éclaircissement fut que miss Charlotte, dans sa position, ne pouvait rien faire de plus à propos que de me demander asile, puisque j'avais, quoique cadette de bien des années, un entier ascendant sur ma sœur, et, de plus, un très-bon cœur, disait-il. Or, je me pique de mériter cet éloge.

Ils mirent pied à terre chez moi. Par bonheur, on put assurer de bonne foi notre ami qu'il n'y avait plus rien à craindre pour les jours de la marquise ; mais il l'aimait trop pour que l'idée du danger qu'elle avait couru et des suites que pouvait avoir une aussi cruelle petite-vérole ne l'affectât pas à l'excès. Il fut pendant quelques instants totalement privé de connaissance.

CHAPITRE XXIX

PRESQUE TOUT MORAL

Dès que le marquis nous eut quittés pour voler chez lui, je chambrai miss Charlotte, et lui reprochant très-vivement son escapade, je lui peignis, de manière à la déchirer, l'état violent où cet incident avait fait tomber le cher Monrose, déjà frappé du malheur d'une amie. « Il est malade ? --- Il l'est un peu moins aujourd'hui ; mais hier nous craignions... plus peut-être pour sa raison que pour sa vie. --- Il est mieux aujourd'hui ? je le crois : on dit cette marquise hors de danger --- Voudriez-vous qu'elle fût morte ripostai-je avec colère. Fi mademoiselle, la jalousie est un affreux sentiment --- Pourquoi ne m'a-t-il pas laissée en repos où j'étais ? S'il aimait ailleurs, à quoi bon venir... --- Vous extravaguez, ma belle amie. La marquise, mariée, ne peut jamais appartenir à mon neveu : l'amitié qu'il a pour elle... --- L'amitié l'amitié qui lui a fait omettre de me voir quand j'arrivais pour lui... L'amitié qui parce que ma rivale est malade, le rend malade à son tour »

Ce ne fut qu'au bout d'une heure qu'enfin je vins à bout de faire comprendre à la fougueuse miss combien notre héros l'aimait lui-même ; combien la conduite qu'il tenait à son égard était délicate depuis qu'il avait pu se flatter de réparer ses anciens torts. « Si, comme je l'espère, ajoutai-je, vous vous fixez parmi nous, vous apprendrez, miss, à connaître, sous sa seule forme louable, ce sentiment que je vous vois aujourd'hui défigurer, qui doit rendre heureux, et qui vous tourmente ; qui doit être confiant, tolérant, et qui vous rend injuste, cruelle ; qui sous-entend enfin, à la suite de ses fleurs, les fruits d'un attachement inaltérable, et qui, chez vous, semble produire le poison de l'inimitié. Voudriez-vous que depuis huit ans à peu près que Monrose, vous ayant perdue de vue, eût mis au croc sa sensibilité pour ne la retrouver que lorsqu'un hasard difficile à prévoir vous ramènerait à sa portée N'est-on pas tenté sans cesse ? N'a-t-on pas des moments d'oubli ? » À peine j'ai prononcé ces derniers mots, auxquels j'étais bien éloignée d'attacher quelque maligne idée, que miss Charlotte, s'étant jetée sur moi, me ferme la bouche d'une de ses mains, et de l'autre voudrait me boucher les yeux. Je résiste à cette extravagance. « Pour Dieu ne me regardez pas s'écrie-t-elle ; fermez les yeux jusqu'à ce que je sois sortie ... Ah malheureuse Charlotte il a tout dit ... » La force lui manque avant d'être à sa porte ; elle se laisse aller, évanouie, dans un fauteuil. Je sonne ; on lui donne du secours... Milady Sidney, par bonheur, n'est pas encore de retour d'une course commencée dès le matin et dont les perquisitions sont l'intéressant objet. Le désordre de miss Charlotte réparé, j'ai le temps encore d'être seule avec elle, et d'apprendre tout ce dont assurément l'honnête d'Aiglemont ne m'avait rien dit. Je frémis du peu de politique et de l'orageux caractère de cette fille, capable de se perdre par ses éruptions de sentimentage dangereux. Je lui fais sentir à quel point pourrait la compromettre un si mauvais emploi de sa délicatesse et de son ingénuité ; je lui fais en un mot jurer de ne trahir sous aucun prétexte un secret que j'aurais dû moi-même ignorer, et qu'il faut dérober à toute la terre.

Nous montâmes chez mon neveu : l'entrée était devenue libre depuis qu'il avait commencé de battre la compagne. Il était dans un bon moment ; la vue de sa bien-aimée Charlotte lui causa la plus délicieuse émotion. Combien elle-même était pour lors éloignée de ces sentiments durs qui, tout à l'heure, partaient bien plus de la tête que du cœur ... Ce couple tendre se faisait à mes yeux les plus franches caresses, quand milady se précipita dans la chambre pour prendre sa part de tant de bonheur. Elle n'eut pas la force de gronder ; elle revoyait Charlotte, ce dépôt si précieux qu'un époux non moins redouté que chéri lui avait confié, et qu'elle avait eu l'affreuse crainte de perdre.

Je conviens avec vous, cher lecteur, que la marche de toutes ces aventures n'est pas ordinaire. Ce mélange singulier de vertu , de faiblesse , de sentiment , de caprice ; ces brusques transitions de la tristesse au plaisir , du plaisir au remords , du courroux à l'attendrissement ; tout cela, jusque même à l'actuelle indulgence de ma sœur, est de nature à vous ballotter peut-être désagréablement, si vous avez l'habitude et le goût de ces scènes uniformes où chaque acteur conserve le premier masque d'un bout à l'autre de son rôle. Mais, je n'ai cessé de le répéter, ceci n'est point un roman. La plupart de nos personnages principaux sont à moitié purs, à moitié atteints d'une corruption dont il est bien difficile de se garantir au sein des capitales, quand on y apporte des passions et d'assez grands moyens de les satisfaire. De là tant de disparates : l'histoire de nos acteurs est celle des trois quarts des mondains de tous les pays de l'Europe. Cherchez une autre nature dans l'île de Robinson Crusoé, chez les Sévarambes, ou attendez l'heureuse année deux mille deux cent quarante, prédite par l'illustre dramaturge M...r... Au reste, mes fatigants tableaux sont à leur fin ; je couperai le fil de cette histoire dès que j'aurai retrouvé quelques gens dont peut-être vous êtes impatient aussi de savoir des nouvelles. Comme de Senneville, qui s'est si brusquement éclipsé à propos de quoi ? Comme de Lebrun, qui court les champs. Quel est son but ? Comme de Sidney. Qu'aura-t-il pensé de ces dépêches qui lui proposent des vues absolument opposées à celles pour lesquelles il avait confié sa nièce à milady ? Ne seriez-vous pas aussi bien aise d'entendre dire un mot de ce protecteur de sir Georges, du vicieux Kinston , qui paraît s'être vanté, au baronnet, d'une très-vilaine chose qu'il croit avoir faite à notre héros ? Qu'aura pensé le Sardanapale Kinston du premier et du second duel de sir Georges avec mon neveu ?

Il faut, cher lecteur, que je me hâte de vous éclaircir tout cela ; puis je plierai bagage, car déjà notre folle capitale est dans une terrible fermentation. Certains observateurs, dont la raison se sert de lunettes d'approche, nous annoncent un nuage affreux venant du Nord-Ouest , et porté tout droit sur la France par des vents pestilentiels . Déjà de funèbres éclairs sillonnent au loin l'obscur horizon ; les plus peureux emballent et se préparent à fuir avant que l'inévitable ouragan ne commence son ravage... Disposons-nous de même à partir, mais que ce ne soit pas avant d'avoir pris décemment congé de mes lecteurs, à qui je dois tant d'égards en retour de leur infatigable indulgence.

CHAPITRE XXX

RETOUR DE SENNEVILLE ET DE LEBRUN.

AVENTURE ANGLAISE

Délivrez la jeunesse des peines cruelles qui peuvent avoir brassé trop violemment son sang inflammable, et rendez-lui le baume des sentiments heureux : la richesse de santé dont on jouit à cet âge aura bientôt fait le reste. Monrose, assuré que la chère marquise d'Aiglemont conserverait la vie pour elle-même et pour le fruit furtif de quelques moments de voluptueuse ivresse ; Monrose, chaque jour, à tout moment visité, caressé, servi par la non moins tendre que belle Charlotte ; Monrose, entouré de sa mère, d'Aglaé, d'une foule d'amis et de moi, se rétablissait à vue d'œil. Il se levait déjà lorsque enfin reparut le paladin Lebrun, nous annonçant qu'il venait de courir devant la voiture de Senneville, et que nous ne tarderions pas à revoir ce romanesque personnage.

Nous mourions d'envie d'apprendre ce que Lebrun pouvait avoir recueilli pendant sa course, mais il se refusait cruellement à nos instances. « Attendez M. de Senneville, nous disait-il avec un air profond ; je ne suis pas bastant pour des faits tels que ceux dont ces dames sont curieuses : mon rôle s'y réduit à presque rien. Le hasard et M. de Senneville m'ont enlevé l'honneur des services par lesquels je me proposais de donner à mon cher maître de nouvelles preuves de mon dévouement »

Senneville, le désiré Senneville vint enfin sur le soir. Après avoir soulagé son cœur de l'oppression d'une foule de sentiments qui se partageaient entre Aglaé, Monrose et moi-même, le brûlant jeune homme voulut bien nous faire ainsi (je dis à Monrose et moi) la relation de son leste voyage. Il va parler : « Dernièrement, lorsque j'eus la fortune de vous rencontrer, je ne passais à Paris que pour aller à Londres. Le chagrin secret duquel je crois vous avoir dit qu'il fallait que je me délivrasse, sous peine qu'il ne fît à jamais le tourment de ma vie, c'était le sentiment de l'avilissant outrage que m'avait fait (le destinant à Monrose) Kinston armé, qui me surprenait lâchement, tandis que jetais sans armes et dans l'ivresse des plaisirs. De tout temps j'avais l'occasion et les moyens de l'exécuter : je l'eus d'autant plus à cœur lorsque aux vils propos de sir Georges je reconnus que mon offenseur avait eu le cynisme d'afficher sa propre turpitude dans les criminelles vues de donner un ridicule à Monrose innocent. De nouveaux objets d'émulation venaient d'ajouter à mes devoirs : il s'agissait de me concilier l'estime de quelques connaissances nouvelles à qui je venais de me dévouer pour toujours ; il s'agissait de venger avec moi celui qui, voulant bien oublier qu'il fut mon maître, me permettait d'être désormais son ami.

« Je pars, comme on sait ; je vole à Londres ; de l'hôtel de milord Kinston, on me renvoie à cette même campagne où le scélérat me dégrada jadis. Je demande à lui parler, et sans témoin : il me reçoit et m'écoute. « Je suis, lui dis-je, celui qu'au mépris de toutes les lois de la nature et de l'honneur, vous déshonorâtes un tel jour en ce lieu même. (Il pâlit.) --- Vous m'en imposez, répliqua-t-il ; vous n'êtes qu'un valet revêtu que je reconnais, et qui venez aujourd'hui gagner sans doute quelque salaire qu'un efféminé, trop jaloux de ménager ses jours voluptueux, vous a proposé, pour que vous vinssiez le suppléer. --- Je suis, lui ripostai-je en fureur, un gentilhomme, peut-être moins illustré que toi, mais pur par les siens et par lui-même. Je ne te dois aucun compte des hasards qui, sous une forme vile, m'ont fait respirer pendant quelque temps l'air de ta maison empoisonnée... Je suis, en un mot, Senneville, enseigne de vaisseau ; je suis celui qui veux avoir ta vie ou te faire trancher celle que tu aurais couverte d'opprobre si la violence du crime pouvait ternir un autre que celui qui la commet. --- Jeune homme, êtes-vous noble ? Savez-vous, dites-vous la vérité ? --- Je l'ai dite toute ma vie. --- Eh bien demeurez ici ; demain vous serez satisfait... Cependant interrogeons quelqu'un ensemble... Non ; feignez plutôt de vous retirer ; puis, glissez-vous par dehors, au moyen de cette clef (il me la donnait), dans ce petit pavillon que vous voyez d'ici, et dans la seule pièce où vous trouverez une alcôve ; cachez-vous-y : je ne tarderai pas à y paraître avec une personne de votre ancienne connaissance. Écoutez attentivement tout ce qui se dira ; surtout, veuillez bien ne point vous montrer si je n'en donne pas le signal en frappant dans les mains. » J'eus la complaisance qu'il désirait. J'étais à peine caché depuis dix minutes, que Kinston survint suivi de l'odieuse mistress Brumoore.

CHAPITRE XXXI

ÉCLAIRCISSEMENT EN FAVEUR DE SENNEVILLE,

ET CE QUI S'ENSUIVIT

C'est Senneville qui parle. « Ils gardèrent le silence jusqu'à ce qu'on eût fait tous les préparatifs du thé. Quand milord et Sara furent seuls : « Savez-vous, mistress, lui dit Kinston, que je viens de recevoir un singulier message de la part du petit Monrose, de cet ancien protégé de mon ci-devant ami Sidney ? --- Je crois en effet avoir reconnu le domestique de M. Monrose dans ce joli polisson à qui vous avez accordé l'honneur d'un entretien particulier. Il connaît vos goûts : sans doute l'appât de l'or l'a fait accourir. Comment vous trouvez-vous de cette bonne fortune ? --- Vous êtes bien gaie, mistress ; vous devriez vous apercevoir que je le suis moins. »

« Je dois vous prévenir, madame la comtesse, qu'ayant commencé d'apprendre l'anglais à Londres dès ma caravane avec ma fausse sœur Argentine, j'ai cultivé cette langue, et que par conséquent je ne perdais pas un mot de l'entretien.

« Vous l'avez donc reconnu, mistress, ce petit Julien ? continua milord. --- Que trop Cet avantageux ne se donnait-il pas les airs de me pourchasser, moi qui pour lors étais gouvernante d'une jeune personne... et lui valet Comme je le rembarrai --- Vous ne tardâtes donc pas à devenir plus traitable, car depuis que j'ai l'avantage de vous posséder chez moi, Dieu sait que vous n'avez assurément rembarré personne Sachez qu'aujourd'hui votre adorateur disgracié est venu m'assurer, de la part de son maître, que ce n'est pas Monrose que j' eus ...Vous savez bien ? --- Qui donc ? --- C'est lui, ce Julien lui-même. --- Certes, voilà un serviteurqui pousse loin l'attachement pour son maître --- Julien ajoute que ce n'est point Monrose non plusque Sidney a surpris dans les bras de milady... --- Voilà de beaux contes, en vérité Je n'étais doncpas là, moi je ne partageais pas l'horreur de cette scène qui me valut presque d'être assassinée parmilord Sidney, dans un premier mouvement, tant il avait de honte, et tant il craignait que je nepubliasse son double déshonneur d'être cocu , et de l'être par son ingrat protégé Mais de quoi, s'il vous plaît, étions-nous convenus, vous et moi ? Je vous aurais donc attrapé M'en croyez-vous capable ? --- De sorte, mistress, qu'au besoin vous jureriez de l'inceste de Monrose et de l'avanie que j'eus le plaisir de faire à ce farfadet ? --- J'en jurerais au pied des autels N'est-il pas clair qu'autrement Sidney, au lieu de chasser, comme il le fit, le jeune Monrose, se fût fait, au contraire, justice d'un misérable domestique --- Point de commentaires. Vous paraissez de si bonne foi, Sara, que maintenant je suis fâché d'avoir renvoyé Julien sans vous avoir confrontés : vous lui auriez soutenu que j'ai eu son maître, et que celui-ci a eu sa propre mère ; si je m'adressais au pudibond Sidney, il ne conviendrait de rien ; d'ailleurs, nous sommes toujours mal ensemble, quoiqu'il marie enfin sa nièce à quelqu'un de mes amis. --- Eh bon Dieu à quoi servirait aujourd'hui de ressasser ces vieilles ordures ? --- Comment à quoi cela servirait au moment où Monrose lui-même arrive pour qu'à propos de cette aventure je me brûle la cervelle avec lui --- Vous seriez bien bon, ma foi d'exposer vos jours pour le caprice d'un mignon qui se lasserait aujourd'hui d'une tache qu'il a bien pu garder pendant près de huit ans Laissez-moi faire : je saurai bien vous tirer d'embarras. --- Comment cela, mistress ? --- Oh comment ? ne vous mêlez seulement de rien. Je vous jure que de votre vie vous n'entendrez plus parler de ce petit seigneur-là. Ne vous suis-je pas tendrement dévouée, milord ? Quand, par amour pour vous, j'ai pu renoncer à Sidney, mettre dans votre lit la fille que j'avais eue avec lui, vous sacrifier tout, tout... (il est vrai que vous m'avez fait tout retrouver et bien au delà,) mistress Brumoore, en un mot, regardera-t-elle à une gentillesse de plus pour vous épargner une tracasserie ? Deux gens sûrs apostés... --- C'en est trop, monstrueuse Sara J'ai des vices, et j'en rougis ; j'ai pu partager avec vous tous les crimes de la débauche, je saurai m'en punir ; mais ceux de la scélératesse ne sont pas faits pour moi ... » En même temps il sonna pour qu'on lui envoyât son homme de confiance. Quels que fussent, en attendant, les efforts de Sara pour apaiser milord, qui l'étonnait par une pudeur inusitée, car aux flagorneries se mêlaient d'irritantes familiarités, --- quand, dis-je, l'honnête Wilson parut : Conduisez mistress à sa chambre, lui dit milord ; qu'elle y soit sous clef, et qu'on ait à me répondre d'elle --- Dieu soit loué » répondit le concierge à cet ordre. Mistress Brumoore pleura, cria, pria ; bientôt elle jura, menaça, voulut, armée de son couteau, se ruer, et sur milord, et sur l'homme flegmatique qui s'apprêtait à la saisir. Elle fut la plus faible, on l'entraîna.

Cependant milord n'avait fait aucun signal, et, selon nos conventions, je ne m'étais point montré. « Monsieur, dit-il, venant à moi, vous avez vu le commencement de la réparation que je confesse vous devoir ; je vais solliciter un ordre pour que la criminelle Sara soit enlevée. Maintenant, je vous demande le temps de faire quelques dispositions indispensables. En attendant, on va vous montrer un appartement : vous serez le maître de vous y faire servir ou de me faire l'honneur de souper avec moi. --- Trouvez bon, milord, que je sois seul. --- Comme il vous plaira : demain je vous ferai savoir le moment de nous rejoindre ; j'espère que vous serez content de moi. » Wilson revint alors dire que mistress était enfermée, donna les clefs, et demanda des ordres ultérieurs. Le premier fut de me loger convenablement, de me donner un bon souper, tout ce qui pourrait me faire plaisir, et d'avoir pour moi tous les égards imaginables.

CHAPITRE XXXII

SUITE INTÉRESSANTE DU RÉCIT DE

SENNEVILLE

« On me conduisit un peu loin du pavillon principal ; sur la porte de l'appartement que le concierge m'ouvrit, on lisait en grosses lettres : FÉLICIA. Dans la chambre à coucher, le premier objet qui me frappa fut votre portrait, madame la comtesse, portrait parfaitement ressemblant, et qui me rendit bien cher le choix qu'on avait fait, pour moi de cet asile. Vous savez combien ce petit logement est agréable ? Sans doute vous l'avez habité, car en examinant de bien près la délicieuse peinture, je vis avec plaisir une date ingénieusement égarée dans les plis de ce peignoir transparent qui chicane des regards avides de mille charmes. Dès ce moment je ne redoutai plus une soirée dont la longueur m'avait d'abord effrayé... « Vous êtes bien galant, dis-je avec un peu de malice au conteur ; je suppose cependant que vous auriez encore mieux passé votre temps, si certaine effigie se fût trouvée à la place de la mienne... Mais Aglaé n'a pas l'honneur d'être connue de milord Kinston. »

Senneville, rouge comme une grenade, fut un moment interdit ; il continua :

« Bientôt un charmant jockey parut chez moi pour me déshabiller (car j'étais seul, ayant laissé mon domestique à Londres). À l'air effronté du petit drôle, je devinai sur-le-champ sa morale et quel était sans doute son principal emploi chez milord. Très-différent de cet homme dans mes goûts, j'eus pitié de la dégoûtante coquetterie du morveux, et me hâtai de pouvoir me passer de son service. Il me laissa des papiers publics et quelques pamphlets libidineux que milord avait eu l'attention de m'envoyer. Je sus à celui-ci plus de gré d'un autre soin, quoiqu'il ne me parût que plus méprisable de l'avoir pris. Au moment du souper survint une jeune et très-jolie niaise pour m'en faire les honneurs. J'avoue que ses beaux cheveux blonds à l'enfant , dont le toupet se rabattait jusque sur de longs yeux bleus ; que son mannequin élancé et mollement ondoyant, que certain air sentimentalement lubrique, en un mot, que tout en elle m'intéressa... Je ne la renvoyai point... Vers minuit nous étions assez bien ensemble pour qu'elle se crût en droit de me demander mon appui : c'était en vue de se placer en France, n'ayant plus, à la suite de quelque faveur, que les charges d'une double habitude avec le capricieux Kinston et la fatigante Sara. Ma fausse ingénue, puisqu'elle ne savait pas un mot de notre langue, était toute prête à faire, dans notre pays, quelque besogne que ce fût qui n'exigerait point qu'elle parlât. Je ne suis entré dans ce détail hors de saison qu'afin de vous faire mieux connaître quels principes, quel ordre régnaient chez milord. Le lendemain, de bonne heure, je parcourus ses délicieux jardins ; je m'affligeais, en dépit de mes jouissances, de ce qu'un homme dont les possessions décelaient tant de connaissances et de goût, empêchait, par l'excès de sa dépravation, qu'on estimât ses bonnes qualités. Ce fut enfin vers midi qu'il me fit prier de venir le joindre...

« Il était en robe de chambre. « Monsieur, me dit-il, je suis maintenant tout à vous. Il est bon de vous apprendre que mistress Brumoore a prévu la justice qui vous aurait été faite de sa trahison. Lorsque le juge de paix est venu, malheureusement trop tard, s'assurer d'elle, il a fallu enfoncer la porte, dont elle avait poussé les verrous. On l'a trouvée morte dans son lit ; sur la table de nuit, un verre vidé montrait les traces du poison le plus violent ; sur un papier on lisait : « Mon rôle est fini ; j'ai voulu mourir : puissent les hommes me pardonner Dieu est juste, mais il est bon . » Maintenant, monsieur, c'est de moi qu'il faut que vous soyez vengé. Si vous me survivez, j'ose exiger que vous exécutiez mes dernières volontés : elles sont énoncées dans un testament que j'ai dicté hier. Vos instructions particulières sont dans ce paquet que je vous prie d'accepter. Avant le dénouement quelconque, par lequel l'un de nous deux va perdre la lumière, entendez-moi confesser hautement ma honte et ma contrition de la conduite abominable que j'ai tenue, par faiblesse, envers Sidney, son épouse, Monrose et vous-même. Né pour la vertu, j'ai vécu nonchalamment dans le désordre, j'ai fait beaucoup de mal : il est temps de le réparer... »

« En prononçant ces derniers mots, il recule et sort de dessous sa robe de chambre un pistolet armé ; à son mouvement je devine son dessein ; je m'élance et je suis assez heureux pour lui détourner brusquement le bras au moment du coup qui devait lui faire sauter la cervelle. Il se manque et va frapper le plafond de trois balles. Toute cette horrible scène n'a duré qu'un clin d'œil. Au bruit, on accourt, on m'entoure, on va me saisir... » Arrêtez crie Kinston (de qui je n'ose encore me séparer, craignant qu'il n'ait un pistolet de plus) ; respectez ce généreux jeune homme. Il lui faut, je le vois, une plus noble vengeance... Allons, monsieur, c'est donc de votre main que j'aurai l'honneur de périr. » À ces mots, il s'élance : « Non, milord, dis-je en le retenant, ma vengeance est consommée. Vivez si vous ne doutez pas du violent désir que j'avais de laver mon affront ... --- Moi, douter et de vous » Il s'est en même temps jeté dans mes bras avec effusion. Je crois lui voir une nouvelle physionomie. Dans ce moment solennel, Kinston, à coup sûr, a retrouvé toute sa vertu... Cependant, le bruit de plusieurs personnes qui marchent à grands pas annonce quelque incident extraordinaire. Je vois entrer brusquement un homme décoré, dont les traits et le port majestueux me pénètrent de respect. « Sidney » Kinston, en criant ce nom, s'arrache de mes bras pour tomber aux genoux de son vertueux ami. « Je respire, dit le nouveau venu, les larmes aux yeux et le relevant avec tendresse. Malheureux tu vis encore... J'arrive assez à temps ... --- C'est lui qui n'a pas voulu, repart Kinston en me montrant ; sa main a détourné celle du sort qui marquait la dernière de mes secondes. »

CHAPITRE XXXIII

OÙ SIDNEY ET MÊME KINSTON SE MONTRENT

SOUS UN JOUR AVANTAGEUX

On a deviné sans doute que, par une lettre touchante, Kinston devait avoir prévenu Sidney de son dessein de mourir pour expier ses erreurs, et que Sidney, à qui le pénitent était bien éloigné de supposer autant d'indulgence, était généreusement accouru. Je ne serais pas l'amie d'un lecteur faussement délicat par qui le retour de Sidney, quoique jadis mortellement offensé, serait pris pour une marque de faiblesse ; mais écoutons Senneville.

« J'avais reconnu sur-le-champ milord Sidney, quoiqu'il ait vieilli ; mais il ne me reconnaissait point, car j'ai grandi beaucoup, et mon visage, enfantin lorsqu'il me connut, a pris depuis du caractère. Ainsi, milord Kinston avait longtemps parlé de M. de Senneville, sans que l'autre lord pût m'appliquer le souvenir de Julien, jadis commensal de ses gens et l'auteur, quoique sans reproche, du plus impardonnable outrage. Cependant il n'avait pas été possible de toucher la corde des motifs de mon apparition, sans faire enfin frémir celle qui devait être si sensible chez milord Sidney. Je vis celui-ci pâlir au premier instant où l'idée de Julien devint inséparable de la mienne. Mais le ressentiment qui parut chez ce philosophe ne dura qu'un moment. Soudain maître de son extérieur, il affecta de prendre autant d'intérêt que Kinston lui-même au récit de l'heureuse révolution qui s'était faite dans mon état et ma fortune ; je terminai cette narration en témoignant combien je m'estimerais heureux, avant que de quitter l'Angleterre, si toutes les personnes que Julien pouvait avoir même innocemment offensées, daignaient pardonner au délicat et repentant Senneville. « Tous les crimes sont morts avec celle qui les ordonna, dit obligeamment Sidney, qui n'avait pu se méprendre au sens de ma péroraison ; toutes les haines, toutes les vengeances ont aussi subi les épreuves qui devaient les terminer. »

« Nous dînâmes. Sidney dit enfin : « Je pensais à vous écrire, milord, quand votre effrayante lettre m'est parvenue. J'allais vous exprimer tout le regret que j'ai de ne pouvoir accomplir la promesse de donner ma nièce à votre protégé sir Georges Brown. Vous verrez à loisir les lettres que voici. --- C'étaient les nôtres sans doute ? --- Justement. »

« Milord Kinston se hâta de les parcourir. « À la bonne heure dit-il ensuite. J'avoue, mon cher Sidney, que mon principal objet, lorsque je fis négocier ce mariage, était de me rapprocher de vous à sa faveur ; mais l'affront que vous me faisiez de marier sir Brown à Paris, plutôt qu'en Angleterre, m'ayant paru signifier que vous vouliez m'ôter tout prétexte et toute occasion de renouer, je me refroidis beaucoup sur cette affaire, de laquelle il ne résultait pour moi qu'une mortification de plus. D'ailleurs, ce que ces lettres m'apprennent de la rudesse de sir Georges et des autres motifs qui doivent vous faire concevoir de nouvelles vues pour votre belle nièce, achève de me neutraliser. Sir Brown, à peine mon parent, avait quelques-uns de mes goûts ; vous estimiez en lui des connaissances relatives aux intérêts de la patrie ; vous croyiez avoir distingué chez lui le germe d'un homme d'État ; de là notre réunion de suffrages en sa faveur ; mais à Dieu ne plaise que je désire le malheur de l'adorable miss Charlotte, qui paraît avoir beaucoup d'antipathie pour mon baronnet, en dépit de ce qu'il est très-bel homme »

« Tout cela parut faire plaisir à milord Sidney. Je vis qu'il ne désapprouvait ni la franchise de sa nièce, ni ce qu'on pouvait avoir proposé de plus convenable pour elle, et que la disgrâce de l' homme d'État en herbe ne causait à l'excellent oncle aucun regret.

« Avant de partir, il ne me restait plus qu'à rendre le paquet, probablement inutile, que je tenais de milord Kinston : je ne pus l'engager à le reprendre. Il me pria seulement de ne point l'ouvrir avant d'avoir passé la mer ; et quoi que j'y pusse trouver, de ne point revenir sur mes pas, attendu que ces importantes dépêches contenaient des dispositions irrévocables. « Mais, ajouta-t-il, me tirant à l'écart, afin que nous ne fussions point entendus de Sidney, vous ne me refuserez sans doute pas un service sur lequel vous verrez que j'ai compté d'avance Il s'agit de vous charger d'une jeune enfant que j'envoie à Paris... de cette jolie blonde d'hier soir... (Il souriait, je rougis.) J'ai tout entendu, tout vu... car, on a beau se préparer à mourir, ses affaires faites, il est bon de s'égayer jusqu'au dernier soupir. Chacun a sa petite philosophie : Nancy, que vous allez revoir sous la forme d'un charmant garçon, ne vous causera d'autre embarras que de faire peut-être courir votre laquais, à moins que vous ne me permettiez de vous offrir à Londres une de mes voitures. Nancy d'ailleurs ne vous sera nullement à charge. Il y a pour elle une destination en arrivant à Paris. » Je ne sais si, malgré l'infinité d'intérêts sérieux et tendres qui m'occupaient alors, je n'étais pas un peu plus que de raison charmé d'emmener la jolie créature.

« Kinston m'embrassa ; milord Sidney, prenant avec toute la dignité convenable un milieu difficile entre trop et trop peu d'affabilité, me chargea de vous dire, madame la comtesse, ainsi qu'à milady son épouse, à miss Charlotte et au chevalier, qu'incessamment vous auriez de sa part des réponses dont on aurait lieu d'être généralement satisfait.

« Tout était prêt pour mon départ. La jolie enfant était déjà dans mon cabriolet, quand je vins pour y monter. À ma vue le plaisir teignit en rose la charmante Nancy... Trouvez bon que je vous épargne des détails absolument étrangers à nos communs intérêts, et passons à l'article plus essentiel des aventures de mon voyage. »

CHAPITRE XXXIV

CATASTROPHE RACONTÉE PAR SENNEVILLE

Vous concevez sans peine quelle devait être mon impatience de savoir le contenu des dépêches qu'on m'avait prié de n'ouvrir qu'à Calais. J'y trouvais des lettres cachetées pour différents banquiers, notaires, pour quelques amis, et une entre autres pour sir Georges Brown. Il y avait encore, dans un écrit pour moi, des lettres de change à vue, se montant à 200 mille livres. On me priait de les réaliser, et de faire du montant l'emploi que le banquier m'indiquerait. Milord faisait aussi mention du désir que j'agréasse la constitution d'une rente perpétuelle de mille livres sterling dont le titre se trouvait joint à mes papiers. Ce bienfait, qui me semblait non moins humiliant qu'exorbitant, faillit, malgré nos conventions, me faire retourner sur l'heure en Angleterre ; mais de vrais besoins du cœur me rappelaient instamment à Paris. J'imaginai qu'il serait toujours temps de renvoyer à milord son contrat, en lui rendant compte des sommes que j'aurais touchées pour lui ; voici toutefois comment, résolu à se tuer, il avait essayé de justifier à mes propres yeux l'excès de sa générosité : « Tant que j'ai vécu, disait-il à la fin de son billet, je n'ai fait du bien qu'à moi, ou du moins je n'eus que moi seul en vue. Mon plus cruel ennemi serait l'homme vindicatif et vain qui, dédaignant mes bienfaits, voudrait attacher à ma mémoire cette note honteuse, que « jamais je n'aurais fait, sans intérêt purement personnel, quelque emploi d'une légère part de mon immense fortune. »

« J'accourais ; entre Abbeville et Nouvion, je vis de deux cents pas une grosse voiture qu'on arrêtait ; il y avait autour d'elle quelque agitation. Je vis encore une femme avec un petit homme qui, s'échappant à pied à travers champs, me paraissaient emporter quelque chose. Plus près, je reconnus qu'un homme à cheval disputait fort haut à la portière : Le postillon de qui ce courrier avait été précédé, piquait de mon côté, mourant de peur et me priant de me hâter, afin de secourir un Anglais attaqué par un voleur dont lui, postillon, avait le malheur d'être le guide. Je ne pouvais croire que pareil attentât fût commis par un seul homme en plein jour. Je fais fouetter vivement ; j'ai bientôt joint la berline attaquée ; mais quelle est ma surprise lorsque au premier coup-d'œil je reconnais le valet de chambre du chevalier, ce domestique si zélé, dont la physionomie et les manières sont de sûrs garants de son intacte probité Quand je suis tout à fait à portée, je vois avec un surcroît d'étonnement que le maître de la berline est sir Georges Brown.

« Avant que je n'aie le temps d'adresser la parole à l'Anglais, son agresseur m'a crié : « Monsieur de grâce, ne vous mêlez pas de ce qui se passe ici ; je réclame une demoiselle à laquelle mon maître prend intérêt, et que ce beau seigneur a lâchement enlevée. Il dit l'avoir perdue par les chemins : on ne paie pas Lebrun de pareille monnaie --- Maraud dit alors sir Georges furieux et menaçant de ses armes, si tu ne te retires à l'instant ...« Au mot de maraud déjà Lebrun était à bas de son cheval. Il veut ouvrir la portière, il brave, il défie le baronnet, et le somme de déclarer à l'instant ce que miss Charlotte peut être devenue . Je ne désapprouve nullement le courroucé Lebrun, mais je le prie de permettre qu'auparavant je termine avec sir Georges une affaire très-simple, avec laquelle, sans me mêler aucunement de leur débat, je continuerai ma route. Je remets pour lors au baronnet la lettre de Kinston.

« Quand il l'a parcourue avec flegme : « Lisez, dit-il (me la confiant et parlant anglais), vous allez voir qu'il s'agissait de remettre dans mes mains, à Paris, la jeune personne travestie avec laquelle vous voyagez : recevez mes remerciements des peines que vous avez prises pour elle. --- Non, non s'écrie vivement Nancy, qui précédemment n'avait rien compris de la scène, parce que nous nous étions toujours parlé français. Non, c'est à Paris que milord Kinston m'envoie ; je le sais, et d'ailleurs je ne quitte pas monsieur de Senneville --- Il s'agissait, dis-je à Nancy, de vous placer comme femme de chambre chez la personne que sir Georges devait épouser. --- Il s'agit, interrompt arrogamment sir Georges, de faire ce que milord Kinston a prescrit, et quand on m'a trouvé, la destination de mademoiselle est un objet dont personne n'a plus droit de se mêler... Descendez, ma belle enfant, et prenez la peine de venir à ma voiture. --- Je n'en ferai rien, crie Nancy se désespérant. --- Postillon ajoute sir Georges en français, allez aider cette jeune personne à descendre... » Au premier mouvement le vigilant Lebrun arrête le postillon et menace de lui couper le visage. Tant d'audace de la part du baronnet m'a choqué, je la lui reproche vivement ; il s'emporte et descend. Mon épée brille : il est de même armé de la sienne... Bientôt le malheureux sir Georges est à mes pieds, d'un coup qui lui traverse le corps. À peine est-il tombé, que je le serre dans mes bras et le baigne de mes larmes. Lebrun partage mes soins ; il a quelque teinture de chirurgie, et fait tout ce qui dépend de lui... « Le Ciel est juste » dit sir Georges d'une voix faible dès qu'il a recouvré l'usage de ses sens. Nous le plaçons dans sa voiture, j'y monte. Lebrun va rassurer et secourir dans le cabriolet la pauvre Nancy, plus morte que vive. Ils suivent ensemble la berline, qui reprend au plus petit pas le chemin d'Abbeville. »

CHAPITRE XXXV

OÙ SENNEVILLE COURT DE GRANDS RISQUES

D'ENNUYER LE LECTEUR

« Je soutenais dans mes bras le malheureux sir Georges, pour lui épargner de mon mieux les cahots de sa voiture ; je me gardai bien de lui faire pendant le trajet aucune question ; mais de temps en temps il se disait à lui-même : « Funeste Saint-Lubin ... Comme j'ai profité de Paris ... Quelles gens j'y ai méconnus ... pour écouter la lie... Ils ont fini par... me voler... Charlotte ... Ah ... si j'avais su ... L'avez-vous connue, Senneville, cette divine Charlotte ? --- Non, mon ami. --- Votre... ami ... Non, Senneville... je n'ai point d'honnêtes gens pour amis... L'abbé de Saint-Lubin était... mon... ami... Voilà... les amis... dignes de moi ... --- Ne vous agitez pas, sir Georges. » Et puis nous étions quelques minutes à ne nous rien dire ; alors il recommençait... « Voilà donc le fruit des conseils... de... Saint-Lubin... et... des bons offices de... Brigitte... Ils ont bien fait... de m'échapper »

« C'est à travers ces douloureuses commémorations que nous entrâmes enfin, vers la nuit, dans Abbeville.

« Le meilleur chirurgien fut appelé. La blessure du baronnet, quoique de part en part, ne fut pas jugée décidément mortelle ; cependant on ne pouvait encore répondre de sa vie. Je voulus veiller près du malheureux jeune homme ; il fut assez heureux pour dormir pendant plusieurs heures. Quand il fut éveillé, je ne pus obtenir qu'il détournât son esprit de tant de malheurs qui l'avaient accablé coup sur coup ; il voulut absolument que j'écoutasse des confidences décousues dont voici en peu de mots ce qui m'est resté.

« L'année d'auparavant, sir Georges, traversant la France pour se rendre en Italie, s'était arrêté quelque temps à Paris. Kinston, dès Londres, lui avait indiqué Saint-Lubin comme un intelligent proxénète. Sir Georges, ayant fait venir cet utile pourvoyeur, avait eu par son moyen beaucoup de filles et des occasions de disperser bien des guinées. De retour, sir Georges s'était informé de nouveau de Saint-Lubin, très-facile à trouver par les libertins, s'il était inconnu de tous les honnêtes gens, et se rendant, autant que possible, d'un difficile accès pour les limiers de la police. Bientôt, certaines confidences du baronnet ayant fait prévoir à Saint-Lubin que cet Anglais allait être faufilé dans votre société, madame la comtesse, l'excrément tonsuré sentit de quel intérêt il était de brouiller les cartes et d'insinuer avec le temps des préventions qui ôtassent à sir Georges toute envie de se lier avec Monrose : de là ce refus de suffrages et cette tracasserie perpétuelle à laquelle sir Georges avouait de s'être méchamment appliqué ; de là l'injustice d'un sévère penseur fortement prévenu contre un jeune homme infiniment aimable ; de là leur première querelle : la découverte d'une rivalité du plus grand intérêt avait fait le reste. En correspondant avec Kinston, qui prêtait à notre héros un honteux ridicule, sir Georges s'était encore affermi dans ses mauvais sentiments : de là son insolent billet et le second duel qu'il rendait inévitable.

« Cependant Saint-Lubin venait, comme on sait, d'être arrêté à propos de la bague Popinel. L'Anglais, par l'amour-propre de pouvoir quelque chose , étant également bien avec le ministre de sa nation et avec une impure fort accréditée chez le ministre de Paris, --- disons plutôt par haine pour Monrose, dont il était bien aise de favoriser le sournois empoisonneur, --- le baronnet, dis-je, intrigua d'une part et de l'autre paya pour que Saint-Lubin, élargi, donnât un démenti mortifiant à celui qui avait causé son arrestation. De son côté, Brigitte, pour avoir au besoin deux cordes à son arc, avait essayé de ménager secrètement sir Georges. On pouvait encore se servir d'elle pour une intrigue dont l'effet serait, en mortifiant milady Sidney, d'humilier Monrose dans les disgrâces d'une mère et d'une maîtresse. De là le complot d'un enlèvement déguisé aux yeux de miss Charlotte, sous la forme d'une décente retraite près de son oncle, quand elle ne pouvait plus épouser ni sir Georges vaincu, et qui renonçait à sa main, ni Monrose, de qui elle se croyait détestablement trahie. On avait profité fort habilement et du dépit de la jeune personne, et de ce qu'elle n'avait jamais vu le baronnet. Celui-ci s'était trouvé converti en un officieux lord ; la jalouse miss ne pouvait manquer de donner tête baissée dans le piége : Saint-Lubin avait tracé le plan de toutes les noirceurs ; Brigitte s'était chargée des pas et du travail nécessaires pour que la candide Charlotte fût abusée Saint-Lubin, pour son compte, sentait bien qu'il lui serait impossible de vivre libre dans une ville où plus d'une mauvaise affaire encore l'exposait chaque jour à rentrer dans les cachots : il brûlait donc de s'expatrier. Sir Georges voulait bien l'emmener comme lettré , promettant de le pourvoir convenablement à Londres. Mais, pour que la vengeance du gredin fût complète et qu'en même temps il liât mieux son protecteur, il convenait que celui-ci lui dût les faveurs de miss Charlotte. Il l'échauffa donc sur cet objet : « Trop heureux, lui disait-il, de ne pas épouser cette errante beauté dès longtemps tarée : vous seriez bien dupe de ne pas vous la donner Qu'y risquez-vous ? Elle rirait bien à vos dépens si vous la rameniez en Angleterre avec le scrupule d'un sot chevalier de la Table-Ronde Qu'elle vous aime ou non (cependant elle serait bien difficile si elle ne rendait pas justice à vos agréments), il faut que vous l' ayiez pour forcer son estime. » L'ardent baronnet, déjà trop frappé de mille charmes, n'avait guère besoin d'être excité par de pareils sophismes. Ils achevèrent de lui tourner la tête. Mais c'était sur les terres de France que le coup hasardeux devait être tenté. Au delà de la Manche, il devenait bien plus difficile ; il ne fallait même pas le risquer sous un toit. C'est déjà toutes ces considérations que les moyens d'une course en avant et d'une voiture extrêmement retardée avaient été imaginés par le duo de scélérats... L'heureuse apparition d'un défenseur avait pu seule faire échouer la violente entreprise de sir Georges... »

CHAPITRE XXXVI

OÙ SENNEVILLE CONTINUE ET ACHÈVE ENFIN

SON RÉCIT. DIVERSION HEUREUSE

« Mais déjà cette disgrâce (à la lisière du bois) avait dessillé les yeux de l'égaré baronnet. Il détestait hautement sa mauvaise action ; il en faisait, dans la voiture, de sanglants reproches à ses noirs instigateurs ; il les menaçait même de les abandonner dès la première poste... C'est alors que, pour ajouter à ses malheurs, Lebrun avait paru. Saint-Lubin l'ayant très-bien reconnu, s'était mis à crier : « Au voleur « Brigitte, avec le même intérêt, s'était montrée non moins effrayée... Ils avaient diligemment ouvert la portière opposée, et sous prétexte de sauver un précieux nécessaire , l'infâme abbé l'avait tué de la voiture en dépit d'une défense réitérée de la part du possesseur. Celui-ci cependant croyait devoir aller au plus pressé, c'est-à-dire se débarrasser d'abord de Lebrun : il serait toujours temps de rattraper les fuyards, dont au surplus la proie était d'autant plus importante, que la cassette, outre un ustensile considérable en argenterie, contenait des bijoux et du papier pour une grande valeur. Le nouvel incident de notre querelle avait empêché qu'on ne s'occupât de courir sur leurs traces ; on pouvait d'ailleurs supposer que, s'ils n'avaient agi que par zèle, ils ne tarderaient pas à se rapprocher. C'était mon idée ; mais la désavantageuse et très-juste opinion de Lebrun sur le compte de l'abbé ne lui permettait pas d'avoir cette confiance. Dès que sir Georges avait commencé de reposer, l'austère valet de chambre s'était mis à battre l'estrade, jurant que, de gré ou de force, les soustracteurs du nécessaire reparaîtraient incessamment.

« Ce ne fut que dix heures plus tard qu'on eut des nouvelles de cette expédition. Lebrun et deux cavaliers de maréchaussée, ayant vainement suivi la grand'route jusqu'à l'endroit de mon combat, avaient retrouvé l'empreinte des pas de nos déserteurs ; cette trace, après avoir conduit Lebrun et sa suite bien loin à travers champs, aboutit enfin à un groupe de cinq ou six paysans occupés pour lors autour d'une fondrière d'où sortait le buste d'une femme dont tout le reste était englouti. C'était Brigitte évanouie, presque morte ; elle fut retirée, lavée comme on put. Lebrun, au moyen d'une dose d'eau de Cologne, la ranima. Dès qu'elle put parler, elle déclara « qu'en même temps qu'elle M. l'abbé s'était engouffré, mais sans doute plus profondément, marchant le premier et portant sur sa tête quelque chose d'assez lourd. » En effet, on ne voyait point de vestige du malheureux. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu'on le retira mort. Deux louis promis aux villageois leur donnèrent encore la patience et le courage de pêcher le nécessaire précieux. Lebrun revenait avec toute sa capture traînée sur une charrette. On voulut bien faire semblant de croire que tout de bon Brigitte avait eu peur des voleurs. Le fait, c'est que les vrais voleurs, elle et Saint-Lubin, avaient perdu la tête : traversant à grands pas une prairie qui leur paraissait une pelouse continuelle, ils s'étalent brusquement embourbés ; la rapidité de la marche, leurs efforts inquiets pour se dégager, les avaient plongés davantage, Saint-Lubin surtout, plus vivement élancé, chargé, et que peut-être avait entraîné le poids d'un riche butin dont il lui semblait cruel de se dessaisir à l'instant de la chute. C'est ainsi que, par un juste décret du sort, celui qui avait vécu dans la fange des vices, venait de trouver dans la fange même un mémorable quoique trop doux châtiment.

« Dès que tout ce qui concernait cette catastrophe a été réglé, comme je ne pouvais plus être à sir Brown d'aucune utilité, j'ai fait mes dispositions pour me remettre en route. La criminelle Brigitte, offrant ses services au malade, croyait bien saisir l'occasion de rentrer en grâce auprès de lui ; mais il l'a repoussée ; bien plus, il a fait dire aux hôtes qu'il ne répondait pas du désordre que pareille scélérate pourrait occasionner dans leur maison. Cependant il a eu la pitié de donner quelques guinées à la malheureuse, pour qu'elle pût arriver jusqu'en Angleterre. J'ai volé vers Paris, précédé de l'estimable Lebrun ; et si je n'avais pas eu le chagrin de trouver mon ami dans le malheur, je n'aurais finalement qu'à m'applaudir de mon orageux voyage. »

Il était bien naturel ensuite de contenter la curiosité d'un galant homme qui venait d'avoir tant de complaisance pour la nôtre. Il souhaitait ardemment et n'osait qu'à peine me demander des nouvelles de notre chère Aglaé. Non-seulement je lui en donnai de satisfaisantes, mais pour qu'il commençât à trouver la récompense de tant de bons sentiments et d'utiles services, je fis appeler sur-le-champ l'objet de sa naissante passion. Il ne me fallut que voir quelle impression causait cette seconde entrevue, pour juger combien encore l'amour de Senneville pour Aglaé s'était accru pendant la course.

Un rayon de bonheur recommençait à luire sur notre horizon ; il fut encore embelli par un heureux bulletin qu'on apportait en même temps de chez nos bien-aimés d'Aiglemont ; la marquise venait de passer une nuit excellente : elle ne pouvait être mieux.

CHAPITRE XXXVII

PACOTILLE D'ASSORTIMENTS

Le soulagement du cœur est le meilleur de tous les remèdes quand les souffrances du cœur ont été cause d'une maladie : aussi Monrose fit-il de rapides progrès vers la santé. Tout vint à la fois comme par enchantement au secours de cette âme brûlante d'amour et d'amitié.

Salizy (cette femme à tête chaude qui d'abord craint de mourir de sa belle passion pour mon ensorcelant neveu) venait pourtant de s'enticher, à Londres, de certain virtuose émérite... très-aimable, mais de la part duquel il ne fallait pas attendre des preuves de valeur guerrière... C'était Géronimo Fiorelli, frère d'Argentine, de cette Argentine autrefois ma rivale, mon amie depuis, sœur postiche de Julien Senneville. Cette Italienne, après avoir usé en peu d'années sa célébrité de chanteuse, comme c'est le sort ordinaire des talents de pur agrément ; Argentine, dis-je, avait terminé son roman par un mariage en bonne forme avec certain négociant du second ordre. De plus loin, elle avait attiré son frère chéri, vrai frère qui pour le coup n'avait point donné de scène publique avec elle. Géronimo, si l'on s'en souvient, était d'une charmante figure, d'un bon commerce et rempli de talents : il avait trouvé dans Londres l'agréable et l'utile. Le hasard avait fait prendre à Salizy son logement dans la maison d'Argentine, mistress Sidney pour lors. Géronimo, d'abord maître de musique de l'ex-amante de mon cher neveu, s'était rendu bientôt plus agréablement nécessaire à l'inflammable écolière. La taille fine, oubliée dans un moment d'accord parfait, avait recommencé de perdre ses proportions admirables : un mariage venait de décentifier cet accident. La très-fraîche nouvelle en était arrivée avec les lords Kinston et Sidney, qui, sans être annoncés, avaient trouvé bon d'apporter eux-mêmes leur ultimatum relativement à miss Charlotte. Ces messieurs, en passant par Abbeville, y avaient vu sir Georges Brown. Celui-ci se portait mieux ; son plus grand mal d'alors était le dépit et beaucoup d'impatience de se transporter en Angleterre, où déjà Sidney avait en sa faveur des vues pour un autre mariage, de politique, de convenance, qui n'était pas un trop désavantageux pis-aller.

À peine avions-nous eu le temps de fêter nos lords, qu'un nouvel événement vint ajouter au bonheur du cher Monrose. Cette belle charge pour laquelle Flore, avant de tomber malade, s'était déjà donnée quelques mouvements en faveur de mon neveu, cette place, vivement briguée, nous en enlevions l'agrément à nos concurrents : de peur qu'elle n'échappât, Sidney, sur l'heure, en avait déposé comptant le prix entre les mains d'un notaire.

Kinston, avec la même diligence, hâtait les affaires du généreux Senneville. L'Anglais ne le sut pas plutôt épris d'Aglaé, que celle-ci se trouva d'un coup, on ne pouvait deviner comment, trois mille louis en espèces sonnantes et une jolie petite terre dont elle-même ne savait pas encore le nom à l'instant de signer les articles. Voyant cela, madame de Garancey se piqua d'émulation, et ne voulut pas que, lorsque la protégée de son amie d'Aiglemont trouvait un état agréable, Armande, dont elle commençait elle-même à raffoler, demeurât à la merci des événements. Madame de Garancey se procura tout de suite pour sa chère lectrice (déjà riche de mille écus viagers que lui avait assurés le grand-chanoine) un coulant garde-du-corps, spécialement protégé de Garancey, son officier, et auquel on promettait, avec la femme, un bon surcroît de fortune. Mais la marquise se réservait d'avoir toujours près d'elle la vérsificatrice Armande ; ce qui comportait aussi pour l'époux de devenir commensal : ses cinq pieds onze pouces, son énorme carrure et ses muscles le rendaient infiniment digne de tant d'honneur.

L'hymen à cette époque planait avec complaisance sur mon tourbillon : c'était à qui se marierait. Ne prit-il pas tout à coup un vertige au Vulcain de mon amie Liesseval et malgré ce qu'il lui avait vu tolérer entre deux Mars, ne vint-il pas un beau matin tomber à ses pieds, lui jurer que, depuis qu'il vivait sans elle, il ne vivait plus , en un mot, la supplier de l'assurer pour le reste de ses jours du bonheur d'être son inséparable Liesseval avait demandé huit jours pour y réfléchir : dès le troisième, son brûlant esclave fit savoir qu'il n'y tenait plus . Comme Rose voulut bien promettre à sa maîtresse de se charger à peu près de toute la corvée matrimoniale, si on la laissait faire, aidée d'un joli jockey qu'on se procurerait ad hoc*, la baronne céda. Bientôt elle fut madame* la comtesse de..., très-légitime épouse d'un cordonné lieutenant-général.

Ce n'était pas aux maîtres seuls que le Dieu copulateur destinait des entraves. Il en laissa tomber une paire d'abord sur l'excellent Lebrun, qui s'y trouva pris avec cette jolie Nancy amenée de Londres par Senneville. Sidney et Kinston à l'envi firent un sort à ces époux, dont l'un, Lebrun, s'était violemment enflammé, et dont l'autre démêlait confusément que, par cette solide alliance, elle s'en préparait sans doute une infinité de légères, d'autant plus agréables. Ce fut à peu près aussi le raisonnement intérieur de Chonchon ; Chonchon, cette si douce victime d'un lubrique transport pour notre héros, ce jockey si serviable, cette fille de chambre si attachée à sa maîtresse, madame de Belmont ; c'est, dis-je, comme Nancy que raisonna Chonchon, quand, à la prière de Kinston, enchanté d'un impromptu dont la petite s'était tirée avec distinction, elle agréa pour époux certain Patrick, personnage essentiel que milord avait amené de Londres. Patrick était médiocrement aimable, mais le protecteur en fit un très-bon parti pour une orpheline dont tout le bien n'était pas même... un pucelage

Un mariage encore qui se serait peut-être fait, s'il n'eût pas été totalement impossible, c'est celui de certaine jolie veuve. --- De qui ? --- De madame de Belmont. --- Pour épouser qui ? --- Sa Grandeur. Mais, de même qu'avec le Ciel, il est avec l'amour des accommodements . Monseigneur garda sa charmante conquête, à l'ombre de milord Kinston, qui, s'étant vivement épris de l'aimable Floricourt, et voulant surtout, par de bonnes et belles actions en tous genres, compenser un temps d' égoïsme qu'il se reprochait, se chargea de mettre sur le pinacle les deux amies, sans exiger qu'on les connût : il leur permettait même d'éviter cette célébrité dangereuse qui, dégénérant en opprobre, a bientôt empoisonné les plus douces jouissances.

Vivre mal avec celle dont on a fait sa compagne pour tout le temps qu'on doit exister, n'a pas moins d'inconvénient que le mauvais renom : on l'y trouve d'ailleurs. Pénétré de cette vérité, milord Sidney recommença de parfaitement traiter son épouse ; il alla même (tant l'air de Paris a de vertu ), il alla, dis-je, jusqu'à fêter l'aimable Garancey, dès qu'il put soupçonner que celui-ci pouvait le suppléer agréablement auprès de milady ma sœur : milord avait enfin la justice de sentir qu'elle ne devait pas être à jamais privée de ce qui plaît infiniment aux dames , parce que dans un moment d'humeur il se serait fait déviriliser par un tireur dangereux.

CHAPITRE XXXVIII

QU'ON CROIRA COPIÉ DES ANNALES DES

PETITES-MAISONS

Le temps courait : tous ces mariages et autres arrangements dont j'ai fait un faisceau, s'étaient succédé à la file, notre héros était présenté à la cour, investi de sa charge et en fonctions ; la marquise d'Aiglemont était radicalement guérie, et déjà, malgré ses innombrables rougeurs, on démêlait qu'elle ne conserverait à leur suite aucune marque qui pût la rendre moins attrayante ; on savait le retour de sir Georges à Londres, et que les fers y étaient au feu pour un moins incertain mariage ; on avait eu fréquemment des nouvelles de Mimi de Moisimont, heureuse à sa manière, c'est-à-dire dans l'aisance ; maîtresse absolue, épaulant dans les bureaux ou y desservant le tiers et le quart, jetant, reprenant le mouchoir, coryphée de sa société, tournant toutes les têtes, mettant sur les dents tous les galants de la ville où la fixait le lucratif emploi de son sûr cocu de mari ; on avait appris la mort de l'honnête M. des Voutes, saigné pendant une indigestion suffocante que les médecins avaient savamment prise pour un coup de sang ; on savait que sa veuve, l'étoffée Dodon, qui s'était parfaitement trouvée à Paris du bon exemple de Mimi, se disposait à la joindre, pour vivre encore d'après ses excellents conseils ; on savait que la forte Hébé-Nicette, redevenue, pour être plus aimable , le Ganymède-Nicetti, cinglait vers l'autre hémisphère avec son Jupiter-Talmond ; on savait encore que le comte-chanoine, nécessaire à son chapitre à l'occasion d'une promotion, avait enlevé de Paris madame Faussin, convertie en baronne de Fussani, veuve d'un major au service de Naples, et que le plénipotentiaire se retirait ironiquement tout seul dans son petit coin natal de Heidelberg ; on savait enfin que le pauvre d'Aspergue était mort d'une pleurésie gagnée à s'être trop pressé pour arriver, de pied, à la séance du lycée, après avoir payé d'une passade le dîner qu'il venait de prendre chez certaine robuste plaideuse, nouvellement arrivée du pays de Caux. C'est-à-dire que quatre mois venaient de s'écouler, et cependant miss Charlotte, dont chaque jour le corset bâillait un peu plus, refusait obstinément de se donner, en faveur de notre héros, la chaîne du mariage Quelle bizarrerie --- Ne l'aimait-elle plus ? --- Elle en était folle : tous les jours, à tout moment, elle agréait son brûlant hommage. Si chaque avait fait , comme dit le proverbe, une oreille , son pauvre enfant en aurait apporté plus au monde que le fameux Argus n'avait d'yeux... Mais, malgré les conseils du simple bon sens, malgré toute ma rhétorique, miss Charlotte, esprit fort à sa manière, refusait opiniâtrément de s'engager. L'extravagante n'avait pu se retenir de dire à Monrose : « Je serai tant que tu voudras ta maîtresse : ta femme , jamais ; car l'enfant que je porte n'est pas de toi ; c'est ton cher ami d'Aiglemont qui me l'a fait, par ma faute : lui, croyant consoler une actrice de Londres, moi, croyant me venger, avec un négociant de Nantes, d'un chevalier français perfide, parjure, de qui je me supposais récemment outragée par l'endroit le plus sensible... Non, Monrose, vivons ensemble, mais ne nous épousons jamais . »

Heureusement d'Aiglemont et son épouse étaient seuls avec moi dans la confidence de ce pas de clerc . Nous nous en désolions. Nous soupçonnions fort milord Sidney de fermer philosophiquement les yeux (mais pour bien peu de temps peut-être) sur un état dont il était difficile qu'il ne se fût pas aperçu ; en un mot, nous perdions tous notre latin à prêcher l'inconcevable Charlotte, qui s'y prenait de la sorte tout au mieux pour perdre bientôt irréparablement la fortune et l'honneur...

À la fin d'Aiglemont, toujours singulier dans ses idées, résolut d'essayer un quitte ou double : il n'y avait plus aucun moyen raisonnable à tenter pour arracher à miss Charlotte une sage résolution.

« Madame, vint-il lui dire très-sérieusement un beau matin, notre bon pays de France n'est pas du tout le théâtre où peuvent être applaudis des honnêtes gens ces parties romanesques qui sont en grande faveur dans votre île philosophique, du moins si l'on en croit vos romans, que les extravagants seuls prennent ici pour modèles. Trop de perfections vous distinguent ; vous tenez à trop de personnes considérables par leur état et par leur fortune, et particulièrement vous avez un oncle d'un trop grand mérite pour qu'il vous soit possible de soutenir, sans vous avilir, la gageure de ne point vous marier. J'ai eu la fortune de vous faire un enfant Eh bien, le cher Monrose en a fait un à madame d'Aiglemont : partant quitte. Un jour doit venir où vous saurez encore mieux combien il y a d' alliances entre tant de personnes que vous voyez former notre aimable et j'ose dire heureuse société : vous serez alors très-aise de vous remettre à notre unisson. Votre amant, celui dont il convient absolument que vous fassiez un époux, a contracté d'innombrables dettes : il est de votre honneur de les acquitter. Voyez, au surplus, à quoi tiennent vos scrupules » En même temps il ouvre la porte d'un boudoir... Tandis que Charlotte est stupéfaite d'y voir l'heureux Monrose dans les bras de madame d'Aiglemont, le marquis la surprend elle-même, et... la façon d'une oreille est plus qu'à moitié faite avant que la belle Anglaise ait pu seulement respirer. Cependant, notre héros et la marquise lui sourient et lui font ainsi comprendre que le crime dont on la rend complice, n'est pas de nature à faire tonner le ciel. « Eh bien belle Charlotte, lui dit avec toute sa grâce Flore, encore embellie par le plaisir, épousez du moins à demi le cher Monrose, afin de ne pas me voler tout net ce que vous usurpez maintenant... »

Cette folie fut le coup de marteau sous lequel devait se briser le dur noyau du préjugé de Charlotte ; l'amande n'en était point amère : c'était la tolérance sous un bon épiderme de goût du plaisir ... Elle sourit. L'oreille achevée, l'Anglaise vola dans les bras de sa ci-devant rivale, lui jurant de s'assurer par un prompt hymen d'imprescriptibles droits à sa précieuse amitié, mise à des conditions si douces... J'étais dans la confidence ; j'avais tout entendu, tout vu : je parus. Les époux, non moins amis que leurs belles, se faisaient avec loyauté les plus vifs serments d'être à jamais l'un pour l'autre Oreste et Pylade.

CHAPITRE XXXIX

CONCLUSION

Ce fut moi qui, le même jour, appris à milord Sidney que sa nièce était enfin décidée à couronner les feux de Monrose. « Elle fait bien, me dit-il fort sérieusement, car je m'occupais déjà des mesures à prendre après tout ceci, pour borner les embarras dont pareille tête pouvait nous menacer. » Au surplus, il fut enchanté de se trouver dispensé d'être sévère. Au contrat, il se montra plus que généreux. Je l'aurais soupçonné de l'être avec ostentation, si de plus loin je n'avais bien connu cet admirable mortel dont l'unique faute avait été d'aller s'envaporer dans son Angleterre, et d'y prendre sottement un rôle dans la controverse des affaires publiques. Cependant, milord ayant un fils, dont prenait soin là-bas madame de Grünberg, ce qui m'avait privé d'embrasser cette bonne mère à Paris ; milord, dis-je, crut de son devoir d'établir qu'en enrichissant une nièce il ne faisait aucun tort à son propre héritier. Il prouva que le bien considérable dont la future comtesse de Kerlandec allait jouir, était le montant de certains revenus cumulés avec un capital que, lorsqu'elle naquit, il avait placé sur elle. Il s'y était ajouté l'héritage d'un père mort aux Indes après y avoir ramassé quelque bien.

Les noces se firent à ma terre. Tout ce que nous avions d'amis et de connaissances y fut prié : la bonne Sylvina bien entendu, et même, à cause d'elle, M. le président de Blandin et la folle Adélaïde, son épouse, ainsi que les Caffardière, qui, s'étant laissé entraîner à la séduction de Paris, avaient jusque-là retardé leur retour en province. Si quelques originaux de cette espèce semblent faire un peu tache au tableau, combien en revanche y donnaient de brillant les d'Aiglemont, les Garancey, les Senneville. Le délicieux Saint-Amand n'y demandait-il pas grâce pour sa moitié Popinel ? la ci-devant baronne de Liesseval, pour son caduc lieutenant-général ? Le tout mêlé d'Armande avec son garde-du-corps, de Belmont, de Floricourt avec leur prélat et leur Kinston, ne formait-il pas un clair-obscur plus piquant peut-être que l'éclat monotone d'une élite ? Je fis de mon mieux pour que rien ne manquât aux fêtes, dirigées surtout vers le but de lier et d'intéresser tous les cœurs. L'exemple d'une joie aussi franche, d'une cordialité aussi générale, n'avait peut-être jamais existé si près de notre égoïste Paris.

Cependant chaque jour, tandis qu'on délirait autour de nous, l'heureux mais éclairé Monrose cherchait à passer quelques instants tête à tête avec moi. Ce n'était plus pour des folies : il m'y parlait du passé comme d'un songe laborieux ; je le voyais surpris, effrayé de la route hérissée qui l'avait conduit si singulièrement au terme de son voyage. Son éternel refrain était : Bénissons la Providence ; sans le soin particulier qu'elle a daigné prendre de moi, n'aurais-je pas dû perdre cent fois le repos, peut-être même l'honneur et la vie Disons donc du libertinage, bien mieux encore que de la guerre : « C'est une belle chose quand on en est revenu . »

FIN DE LA QUATRIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.

Appendix A

Note: La plus ancienne édition qu'on connaisse des Fredaines étant de 1778, il paraît que Félicia reprit la plume pour écrire ce second ouvrage environ en 1788 ou au commencement de 89 ; c'est-à-dire très-peu de temps avant la fameuse révolution. ( Note de l'éditeur. )
Note: Voyez les derniers chapitres de la quatrième partie de Félicia, édition de 1792.
Note: Félicia ne prévoyait point qu'avec ces nouveaux mémoires, les siens seraient réimprimés, et que le tout ne composerait plus désormais qu'un même ouvrage. ( Note de l'éditeur .)
Note: Au commencement de 1776.
Note: Alors à la Hollande, au Brabant, au pays de Liège : le tour de la France n'était point encore venu. ( Note de l'éditeur .)
Note: Milord Sidney, excellent citoyen, et milady, mère de Monrose, virent avec un extrême déplaisir notre héros aller prêter main forte aux insurgents ; mais si milord était Anglais, Monrose était Français. Sidney sentit donc que le jeune homme agissait selon le même principe de patriotisme qui lui faisait souhaiter qu'il n'agit point. Le beau-père eût donc été aussi blâmable de gêner Monrose, que celui-ci de résister, par déférence, à sa vertueuse inspiration.
Note: L'ordre de Cincinnatus.
Note: Le lecteur voudra bien me permettre de lui rappeler que, quoique tante de Monrose, je n'ai qu'à peine dix-huit mois de plus que lui. ( Note de l'auteur .)
Note: Voyez le deuxième volume des Fredaines .
Note: Nom de famille de Monrose.
Note: On n'entend point ici ce que de nos jours, un bel-esprit a mis en possession d'un si beau nom, si plaisamment usurpé. En un mot, il s'agit du cœur honnête . ( Note de l'auteur. )
Note: On se souvient que Félicia est veuve d'un comte ? Mais elle ne le nomme ni dans sa propre histoire, ni dans celle-ci. ( Note de l'éditeur. )
Note: On voit ici que Félicia, de peur d'effrayer ses lecteurs, n'ose pas dire tout uniment que la confession de Monrose remplira tout un volume. Plus franc, je préviens ici que tout à l'heure, c'est Monrose qui va parler, et que Félicia ne fera plus qu'écrire sous sa dictée. ( Note de l'éditeur .)
Note: Sylvina, dame de la baronnie de Folaise, n'en avait pris le nom qu'après la mort de son mari, qui avait constamment refusé de le porter. La baronne et la comtesse se voyaient peu. La première avait primé ; elle était déchue : cette infériorité l'humiliait. Félicia, qui l'aimait, se mettait souvent en frais d'avances, mais Sylvina se dispensait volontiers d'y répondre. Elle aimait pourtant aussi beaucoup son ancienne pupille, mais de loin .
Note: Voyez la quatrième partie de Félicia , chap. VI.
Note: Monrose n'était rien à Sylvina par le sang ; mais elle avait des vues que bientôt on connaîtra.
Note: V. dans Félicia , partie 3e, c. II, le détail de cette aventure.
Note: Parodie d'un passage des Folies amoureuses de Regnard.
Note: L'abbé ne savait pas que c'était déjà chose faite : il est d'ailleurs très-obligeant.
Note: Magasins de marchandises anglaises, fameux à Paris, avant d'être éclipsé par celui de l'illustre Sickes.
Note: Valet de chambre de Monrose.
Note: Les parasites, les intrigants dans le genre de Saint-Lubin donnent à plein collier dans les titres et les marques de distinction qui feraient, en effet, les gens de haut parage et de bonne compagnie , si l' abus dans ce genre ne l'emportait pas à peu près sur l'institution elle-même. Le fait était qu'il venait chez ces dames des personnes titrées et décorées : on verra si toutes étaient à la lettre de haut parage et de bonne compagnie . Le carnaval ne dure à Venise qu'un certain temps : à Paris quantité de gens gardent leurs masques toute l'année.
Note: À Mayence et dans quelques autres cours ecclésiastiques, les grands-chanoines sont d'étoffe à devenir électeurs, évêques, souverains, etc. --- On nomme ordinairement comtes , en pays étranger, ces seigneurs tonsurés.
Note: Avec beaucoup de charmes, c'est-à-dire de beauté, on peut manquer de charme ; on peut de même avoir beaucoup de charme avec très-peu de beauté : réunir le et les , c'est la perfection à son comble.
Note: Ici l'auteur me paraît obscur. Il veut dire apparemment dans la niche du boudoir. ( Note de l'éditeur .)
Note: Ce spécifique, au moyen duquel on devait pouvoir braver tous les dangers du libertinage, était fort à la mode alors. Quand il a pu perdre toute sa réputation, on peut conjecturer combien il a fait de dupes et multiplié les victimes de la fatale contagion.
Note: Félicia , seconde partie, chapitre XXII.
Note: Félicia , quatrième partie, chapitre VIII.
Note: Dans le cas où Félicia ( restée ) traînerait à sa suitecette continuation, il sera bon que des notes, jetées par-ci, par-là, rendent intelligibles certainsmots qui pourront, comme l'œil-de-bœuf , n'avoir plus de sens pour la génération suivante, si bien les enragés de celle-ci s'efforcent d'extirper jusqu'aux moindres racines de ce qui concerne la cour. L'œil-de-bœuf était, à Versailles, la pièce où s'assemblaient, soit les courtisans qui n'avaient pas le droit d'entrer chez le roi, soit ceux qui devaient attendre le moment d'être introduits... Aux différentes résidences, on nommait aussi l'œil-de-bœuf la pièce qui remplissait le même objet, quoique celle de Versailles fût seule dans le cas d'être ainsi désignée, à cause de la lucarne en œil de bœuf qui lui fournit de la lumière, vu l'insuffisance de l'unique croisée, désavantageusement placée, qui regarde sur la cour. ( Note de l'éditeur .)
Note: Ô temps de vertige et de léthargie, où l'à-propos de quelque œuvre dramatique pouvait armer l'une contre l'autre deux armées de badauds pour une guerre ridicule qui ne se faisait qu'à coups d'épigrammes On n'avait pas alors l'honneur de savoir ce qu'on vaut . Depuis qu'au lieu de juger des pièces de théâtre, on s'est mis à juger les États et les rois, d'autres soins nous occupent et nous élèvent : il est vrai qu'on s'ennuie à périr et qu'on meurt de faim , mais qu'importe on régne . Et quel sot ne payerait pas du sacrifice de tous les plaisirs imaginables la satisfaction de pouvoir se dire : « D'atome je suis devenu roi. J'ai droit de vie et de mort sur quiconque n'est pas en tout point de mon sentiment. Vive le nouvel âge Bâillons, jeûnons, et régnons d'autant, et quand le temps nous durera, tuons et mangeons quelques rois, nos égaux. Cela ne laisse pas d'être récréatif »
Note: On sait que c'est, en province, huit jours avant Pâques.
Note: Du bien, à quelque prix que ce soit, du bien.
Note: Cette étonnante histoire, à quelques circonstances près, est celle d'une personne qui vit encore à Paris.
Note: V. le chapitre XX de cette première partie.
Note: V. la première partie, chapitre III, l'apostrophe qui commence par : Pardon, cher d'Aiglemont, et vos brillants services , etc.
Note: V. chapitre XXVI de la troisième partie de Félicia .
Note: Monrose , première partie, chapitre III.
Note: Vers des Fausses Infidélités : il est assez plaisant que
Note: À Paris plus de vingt mille individus des deux sexes, proxénètes, catins, parasites, joueurs, courtiers, bulletinistes , etc., font chaque matin un travail qui leur assure le nécessaire du jour , ou qui fixe la marche d'un projet, d'une intrigue, d'une mystification. Quelques gens du métier nomment cela monter leurs montres , Ces montres sont des agents, ou les dupes. Du déluge de billets qu'engendre cette singulière industrie, naissait ci-devant à peu près un tiers du revenu de la petite poste. Maintenant que chacun régne, sans doute on est servi par ses coureurs. ( Note du correcteur d'épreuves .)
Note: Un de ces mots nouveaux dont la bienfaisante révolution a si fort enrichi notre langue. Autrefois le seul dérivé un peu familier du mot commettre était commis : il n'y en a plus qu'en style de négoce. Les commis d'autrefois sont aujourd'hui commettants , et leurs commis sont législateurs . ( Id .)
Note: L'ancien régime subsistait et cette bâtonnade n'était point alors un crime de lèse-majesté. ( Note du même .)
Note: Air du vaudeville des Noces de Figaro , nouveauté d'alors.
Note: On appelle à Paris essuyer les plâtres habiter un bâtiment neuf ou nouvellement réparé.
Note: Ici Félicia nous paraît bien sévère, elle qui s'était si bien oubliée dans un fiacre, au profit d'un polisson (V. sa quatrième partie, chapitre III.) Mais, maintenant elle a quelques années de plus, et beaucoup de folies de moins. ( Note de l'éditeur .)
Note: Voy. Félicia , deuxième partie, ch. XXIII, et quatrième partie, ch. VIII.
Note: On suppose que, par ce mot inconnu, l'auteur a voulu désigner ces gens qui veulent à toute force qu'on parle d'eux, ne fût-ce que pour en dire du mal.
Note: Nom de société de la compagne et amie de Mimi de Moisimont.
Note: Expression de société qui n'est nullement académique. ( Note du correcteur d'épreuves .)
Note: Le même qui, si l'on s'en souvient, avait enlevé Soligny. (Voy. Félicia , quatrième partie, ch. III, page 39.)
Note: Fameux magasin de comestibles, rue Saint-Honoré. Il s'y vend, en fait de chère, tout ce qu'on peut imaginer de plus sensuel, de plus rare et de plus coûteux. Un gourmand n'a pas moins de plaisir à lire le catalogue de ce qu'on trouve là, qu'un libertin à lire le Portier ou Thérèse philosophe .
Note: L'auteur n'a pas permis qu'on substituât le mot bols , maintenant consacré. Voici ses raisons : 1° L'Académie n'a pas encore naturalisé deux ou trois cents mots nouveaux qui sont de précieux cadeaux de notre bonne amie l'Angleterre ; 2° bol , dont le genre n'est pas irrévocablement fixé ; punch , qui se prononce ponche ; bischoff qui se prononce bichoff et qui signifie évêque , auraient fait à eux seuls toute une ligne en langue étrangère dans une histoire qu'on avait intention d'écrire en français.
Note: La nécessité des notes nous accable : harmonie veut dire ici concert d'instruments à vent , comme clarinettes, cors et bassons ; cette moderne dénomination n'empêche pas les voix et les instruments à cordes de faire aussi de l'harmonie. ( Notes de l'éditeur .)
Note: Les belles dames à qui l'on prêtera ce livre, jetteront feu et flamme contre l'impudence de cette femme. Vous aurez grand soin, cher lecteur, d'être de leur avis, et de dire que la seule Mimi était capable d'autant d'impudeur. Vous verrez qu'on vous saura beaucoup de gré de connaître si bien les femmes et d'avoir d'elles une opinion si juste. ( Note de l'éditeur .)
Note: On dit bien, d'enflé, enflure : pourquoi pas, de potelé, potelure , quoique le mot ne se trouve pas dans le dictionnaire de l'Académie ? ( Note de l'éditeur .)
Note: Chaque fois que Monrose, pour être plus vrai, tombait dans cette faute d'immodestie, je souriais, il rougissait ; mais le mot était lâché.
Note: Profitez de cette leçon, jeunes beautés pour qui s'offre l'occasion de faire une passade . L'attitude décrite dans le chapitre précédent est admirable, quand on a une coiffure à conserver. La précaution de quitter les jupes, si on en a le temps, y est surtout essentielle. ( Note, au crayon, et de main de femme, trouvée à la marge du manuscrit. )
Note: L'une des plus fameuses auberges d'alors ; on y payait du moins fort cher.
Note: Ici Monrose paraîtra bien faible à ceux qui n'ont pas un excès d' amour des femmes ,et par conséquent un inépuisable fond d'indulgence pour elles. Notre héros sera du dernier ridiculeaux yeux de ces gens du siècle à qui le crime de lèse-amour-propre semble être le plus atroce et le seul qu'il soit impossible de pardonner.
Note: Lecteur, n'éclatez pas de rire, je vous prie, et ne déconcertez pas Mimi, qui va vous prouver qu'elle est sentimentale aussi... C'est pourtant un peu fort
Note: Elle voulait parler des ministres d'alors et des moitiés-tiers-quarts-huitièmes de ministres, plus puissants dans ce temps-là que tout un ministre, ou plutôt un conseil du temps qui court . ( Note de l'éditeur .)
Note: Voici du jésuitisme tout pur. Ces secondes intentions ne sont-elles pas admirables ( Note de l'éditeur .)
Note: Expression remarquable. --- Ainsi l'on pourrait parler de faire des gestes, comme, dans l'Homme à bonnes fortunes , le valet de faire des mines... N'y a-t-il pas ici quelqu'un , dit-il, qui veuille bien que je lui fasse des mines ? ( Note de l'éditeur .)
Note: Dans la folie ordinaire on conserve une espèce d'instinct qui rapproche les fous des animaux ; mais les fous qui raisonnent sont, en folie, plus élevés d'autant de degrés qu'il y en a entre la bête et l'homme : une seule Mimi tournerait la tête aux fous de toutes les petites-maisons de l'Europe.
Note: On n'a pas d'autre procédé pour hongrer les béliers en Espagne, mais on s'y prend avec une prudence qu'ici la fureur de la vengeance ne comportait point.
Note: Les choses ont peu changé depuis. Les honnêtes gens reviennent du même spectacle les larmes aux yeux, et les insensibles se désolent du moins de ce qu'en traversant une foule de souverains qu'on rencontre dès l'escalier, ils ont perdu leurs montres ou leurs tabatières. Ce menu despotisme des mains offusque bien un peu le lumineux éclat de la sainte liberté.
Note: Il y a des ordres fort subalternes dont la décoration fait plus de fracas que celle du Saint-Esprit. La Toison d'or n'a point de plaque. On connaît la plaisanterie de ce colonel qui, sachant qu'on pouvait traiter de certain ordre très-parant, l'acquit pour son tambour-major. Pourtant il n'y avait point encore alors de démocrates, mais il y eut de tout temps en France d'impertinents railleurs.
Note: En beaucoup d'endroits, et nommément dans la province de ces dames, les gens de noces apportent aux nouveaux mariés des noix confites après que le mariage est consommé.
Note: On sait que sous cette forme Jupiter a deux cornes de bélier tournées en spirale.
Note: Cet excellent ouvrage devant probablement parvenir à la postérité la plus reculée, il est bon de dire, pour les générations à venir, qu'avant la glorieuse révolution, il y avait des charges de correcteurs des comptes . C'eût été sans doute des correcteurs de comptables qu'il eût fallu ; ces magistrats eussent peut-être empêché ces abus, ce dépérissement absolu des finances qui ont servi de prétexte à tout si bien réparer, que tout est détruit. ( Note de l'éditeur .)
Note: Département de Paris signifiait alors tout autre chose qu'aujourd'hui. Les temps, les gens, tout est changé... de mal en pis, bien entendu.
Note: Dans ce temps-là, c'était un chapeau dont deux rubans rabattaient les ailes à droite et à gauche, et se nouaient ensuite sous le menton.
Note: Au nom d'Armande on se rappelait, depuis Molière, une classe de femmes ridicules par leur savoir affecté : de nos jours, une célèbre philosophe fait attacher au même nom l'idée d'un talent plus vrai, plus naturel, mais que les pinceaux de Thalie ne pourraient offrir au public, même sur les tréteaux du boulevard.
Note: Toutes les sciences ont leur introduction : on le sait.
Note: On a pu remarquer, à tous les détails dans lesquels Monrose est entré en récitant ses différentes aventures, qu'il était doué d'une prodigieuse mémoire. On doit sans doute attribuer ce précieux avantage à la même économie d'esprits vitaux qui l'avait aussi rendu, au bout de six ans, si supérieur au commun des jeunes gens, en fait de conformation et moyens de jouir.
Note: Le lecteur se rappellera Carvel en jetant les yeux sur le chap. III de la seconde partie de Félicia . Quant à Béatin, il faut revoir à son occasion la scène du principal et du régent, même chapitre, et la scène du Béatin chez madame de Kerlandec, chap. XXV de la quatrième partie.
Note: Dans ce régiment, selon l'usage d'alors, le lieutenant-colonel et le major étaient deux faiseurs , barbons qui n'en voulaient plus aux femmes, et qui d'ailleurs, tant pour leur satisfaction particulière que pour le bien du régiment , avaient des furets complaisants . Le colonel et le colonel en second étaient, comme de raison, deux blancs-becs de cour.
Note: Messieurs les étrangers, cela vaut dire : le monde qui sortait de la Comédie-Française .
Note: On doit dire ici, pour les provinciaux et les étrangers, qu'à la porte de chaque spectacle il se trouve des crieurs volontaires, appelant les voitures et avertissant les maîtres du moment de se présenter à la porte. Ces stentors publics connaissent ordinairement tout le monde : on les nomme aboyeurs .
Note: Ceux qui se sont fortement persuadés que la sublime révolution était modelée depuis longtemps, et qu'on n'a fait que la couler en 89, se prévaudront de cette audace anticipée qui égare ici le roturier Carvel jusqu'au point de penser qu' un gentilhomme daignera mesurer avec lui son épée . Ne semble-t-il pas que ce populaire Carvel aurait eu dès lors quelque soupçon de la future égalité ( Note de l'éditeur .)
Note: Dès qu'une bourgeoise de Paris a dit : « Nous verrons ça » l'on peut être sûr qu'elle verra tout, qu'elle montrera tout. Le mot vaut un serment. Et l'on dira qu'il n'y a plus de bonne foi dans cette illustre capitale
Note: Le Goût, pour assurer l'immortel succès des drames, fit naître un jour un talent que pendant bien des années on admira sur la scène française, et qui l'a même enrichie d'un emploi non connu jusqu'alors. Dès que dans quelque pièce un homme d'un certain âge venait débiter, du ton de la chaire, de grands mots sentencieux, pousser des soupirs, des exclamations, étendre les bras, etc., et qu'en se retournant il laissait voir une crinière blanche flottante sur les épaules, on s'écriait : « C'est le père noble » À la vérité, des cheveux longs n'étaient, dans la société, dévolus qu'aux gens de robe et aux fripiers des halles, mais au théâtre ils étaient l'indispensable uniforme du sentiment . Point de bon drame sans un pleureur, nommé père noble . Il y en avait de robe, d'épée, de finance. Le père de famille était, bien entendu, un père noble. MM. Vanderk, de Mélac, etc., pères nobles. Ce dernier, fidèle aux cheveux épars, n'y dérogeait pas même pour voler de Lyon à Paris en poste. Voilà de grands moyens au moins En un mot, personne n'osait parler morale au théâtre avec une bourse à cheveux : pas même le colonel Clainville, à qui, par grâce, à cause de son état militaire, on tolérait la perruque ronde, mais point de catogan, point de bourse, pas même un pauvre petit crapaud Ah ce fut bien alors qu'on atteignit, en France, le nec plus ultrà de l'art dramatique ( Note du censeur .)
Note: Voyez Mes Fredaines , quatrième partie, chapitre X, page 43.
Note: Il n'y a plus que de grossiers ignorants qui croient qu'une vestale était un être sourd en tout point au cri de la nature . --- Non, messieurs, les vestales n'étaient pas de la monstrueuse insensibilité que votre préjugé leur suppose ; elles aimaient, elles désiraient ; elles avaient de voluptueuses jouissances : leur vœu consistait seulement à ne point souffrir que le souffle d'un être masculin souillât leur flamme épurée. Nos Saphos modernes seraient de véritables vestales, si elles s'en tenaient à leurs féminins mystères ; il en existe quelques-unes de ce genre, mais fort rares, dans cette Babylone qu'on nomme Paris . Du reste, Il faut avouer que la plupart font feu de tout bois , ce qui, loin de caractériser la vestale , est un fleuron de plus à la couronne de catin .
Note: Voyez Félicia , troisième partie, chap. XIV.
Note: Voyez Mes Fredaines , quatrième partie, chapitre VIII, page 33. Ce marquis n'avait point encore été nommé.
Note: Voyez Mes Fredaines , quatrième partie, chapitre XXVIII.
Note: La Fontaine, dans le conte de ce nom.
Note: C'est Lesbos, la patrie de Sapho, qu'on accuse ou qu'on remercie d'un genre de voluptés à la pratique desquelles le sexe masculin n'est point admis.
Note: Pas une des nombreuses élèves de cette Sapho ne parle d'elle sans enthousiasme. Plus d'une femme, après l'avoir déchirée, a fini par l'adorer ; les hommes à prétentions ont la bassesse de l'outrager : tout cela est dans l'ordre. ( Note de Félicia .)
Note: En pied, en prêtresse de Vénus venant brûler sur l'autel du plaisir un encens apporté par l'Amour.
Note: On écrivait ceci lorsqu'il y avait encore en France des rangs , une bonne tradition . Au liee de la politesse et des manières , on calomnie, on pille, on vole, et les voleurs pendent les volés. Oh le bel âge Qu'il est surtout bien adroit de l'avoir, dès son enfance, immortalisé par une nouvelle date
Note: Voyez la première partie de cet ouvrage, page 199.
Note: Ici Félicia paraît ne pas se souvenir d'une demi-confidence qu'elle nous a faite chapitre XXII de la troisième partie de ses Fredaines , page 96. ( Note de l'éditeur .)
Note: Ayant écrit dans son billet postillon au lieu de courrier , le malheureux général prêtait encore mieux le flanc à la malignité des persiffleurs.
Note: L'art dramatique a, comme tous les autres, sa nomenclature particulière. Ici les caractères signifient les rôles de mères, tantes, gouvernantes, etc. C'est pour l'étranger qu'on entre dans un détail qu'en France chacun sait par cœur.
Note: Pour bien entendre ce passage, il faut avoir présent le dénoûment des Fausses infidélités .
Note: Voyez Mes Fredaines , troisième partie, chapitre XVII, page 73.
Note: Voyez la première partie, chapitre XXIV, page 120.
Note: Voyez la seconde partie, chapitre XXXVIII.
Note: On a crié beaucoup, et sans doute avec grande raison, contre certains abus d'autorité de ce temps-là. Mais ce n'était pas toujours pour faire du mal qu'on attentait, sans aucune forme, à la liberté de certains individus. Dans cette occasion-ci les égards du ministre pour assurer le repos de plusieurs honnêtes gens aux dépens d'un homme si coupable d'ailleurs, n'étaient point une injustice. Cependant, la violation des droits de l'homme, dans la personne du citoyen la Bousinière, aurait fait jeter de beaux cris à ces philosophes qui depuis ont eu le crédit de mettre leur système à la mode... On en voit les beaux effets, et quelles gens y gagnent exclusivement.
Note: L'historienne, en parlant autrefois, a eu le bonheur de faire passer tant de paradoxes, qu'on ne doit pas être étonné de la hardiesse de ceux qui composent en entier ce dernier chapitre et en partie ceux qu'on lira. ( Note de l'éditeur .)
Note: Voyez Mes Fredaines , quatrième partie, chapitre VIII, et les chapitres XVIII et XIX de la même partie.
Note: Ceci ne contredit point le conseil que j'ai donné plus haut de fermer ses portes . Il faut savoir à quelles gens on peut permettre de voir ce qu'à d'autres il faut scrupuleusement dérober.
Note: J'ai dit, chapitre VI de la première partie, qu' il n'y avait point de chaînes chez moi ...Je n'en donne point : tant pis pour ceux dont la manie est de s'en forger. Saint-Amand avait faitcette faute.
Note: Les Aphrodites. Cette année-là, Félicia était grande-maîtresse. Cet ordre sera peut-être connu quelque jour. ( Note de l'éditeur .)
Note: Ce long chapitre est d'une telle force dans le genre qu'on peut le nommer de la corruption , et Félicia s'y jette dans de si bizarres sophismes, que si, de peur de trahir nos devoirs, nous n'avons osé le supprimer, nous invitons du moins le lecteur à le franchir, d'autant mieux qu'on le peut faire sans perdre le fil de l'histoire. ( Note de l'éditeur .)
Note: Tout beau, messieurs de la révolution : ce n'est pas de votre égalité régicide, fratricide, corsaire, cannibale qu'il s'agît ici...
Note: Voyez Mes Fredaines , troisième partie, chapitre XIV.
Note: Voyez Mes Fredaines , troisième partie, chapitre XIV, page 60.
Note: Celui que Sylvino fit autrefois, et qui décore cette pièce.
Note: Nous chantions à tous propos le couplet suivant, d'une chanson nouvelle alors, ou qui du moins l'était pour nous, et que Garancey ne voulait point avouer d'avoir composée :
Note: On se souvient de le rotondité postiche du docteur ? Il en est fait mention au chapitre XXXIV de la première partie.
Note: Fameux acteur sentimental, encore plus distingué par sa laideur et son amour-propre que par son talent.
Note: La marquise était du nombre de certaines personnes, instruites en bon lieu, qui ont prétendu que l'odieuse aventure du mois d'août 1785 était le résultat d'une ancienne conspiration contre l'honneur et le repos de la plus aimable princesse, et que, dès lors, tout ce qui s'est passé depuis de plus généralement nuisible était préparé.
Note: Les gens pour lesquels il faut tout dire, apprendront ici que, dans beaucoup de jardins anglais, on voit de ces troncs factices, de trois à quatre pieds de diamètre, et terminée par les pointes d'une fracture. Ce sont quelquefois des lieux d'aisance sous lesquels court un rapide filet d'eau qui les purge de tout ce qui pourrait trahir leur immonde destination.
Note: Que pensez-vous, lecteur, des gens qui se recommandent ainsi sans nécessité ?
Note: Avant que le noble commençât à se trouver trop chargé de l'arme qui pendant tant de siècles l'avait distingué du roturier, son antipode, celui-ci faisait grand cas du moindre état qui comportait le privilége d'avoir une épée. L'artiste, à la bonne heure mais aussi le commis et même l'histrion se pavanaient à la faveur de leur brette. C'était fort mal que ces derniers singeassent ainsi les défenseurs de la patrie ; mais fallait-il, à cause de cet abus, renoncer au plus beau des priviléges ? On commença dès lors à juger peu capables de bien se servir de leur épée ceux qui la mettaient volontairement au croc pour se confondre avec le fretin de la société. Messieurs, comment vous trouvez-vous aujourd'hui du petit frac, du chapeau rond et de la badine que vous avez philosophiquement substitués à la broderie, au galon, au plumet, à l'épée, gothiques décorations de vos aïeux ? ( Note du censeur. )
Note: On ne peut entendre ce persifflage sans avoir présent le chapitre XIII de la seconde partie de Mes Fredaines .
Note: Nous savons bien que Goliath n'avait pas l'honneur d'être femme ; mais point de comparaison qui ne cloche : vous le savez aussi.
Note: Si quelqu'un s'étonnait de voir un enfant de douze ans si précoce et pour l'amour, et pour le raisonnement, on le prie de se souvenir qu'en tout pays il y a des jeunes personnes sensibles dès l'enfance et dont les organes physiques ont de très-bonne heure leur maturité. Voilà pour l'amour Quant au raisonnement, l'Angleterre est son vrai climat. On y fait penser les enfants à l'âge où les nôtres savent à peine parler. Aussi ne trouve-t-on que là des miss Grandisson et des Clarisse, tout aussi invraisemblables dans leur genre que miss Charlotte dans le sien.
Note: Il y avait ici quelques lignes qu'on n'a pu déchiffrer.
Note: On a nommé major, dans les boutiques de perruquiers, de pauvres étudiants en chirurgie qui, pour gagner la nourriture et le logement, rasaient et peignaient pendant tout le temps que leur laissait l'étude nécessaire à leur instruction chirurgicale. Les mêmes gens sont encore aujourd'hui majors, mais militaires, et même colonels : au besoin, ne seraient-ils pas ministres ?
Note: Ainsi c'est l'Argentine des Fredaines . Voy. le chap. XVIII de la IIe partie,
Note: Allusion au mot de ce certain censeur qui disait publiquement que César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris.
Note: Sans doute on n'aurait point été fâché de trouver ici l'intéressante description de la séduction du marquis, de la résistance de miss Charlotte et le détail de leur accord ; mais je ne parle jamais de ce que j'ignore ; on ne m'a donné sur toutes ces jolies choses aucun document.
Note: Aujourd'hui l'une des plus solides colonnes de ce nouvel et vaste édifice qui ne prétend à rien moins qu'à loger tous les indépendants de l'univers. Mon avis est pourtant que bientôt ces messieurs auront assez des petites-maisons.
Note: Quoique le même vent politique n'ait cessé de souffler pendant trois ans, combien de gens, dont les almanachs sont tout au moins très-ridicules, n'attendent-ils pas le retour du beau temps du point même d'où se sont déchaînés les orages ? ( Note de l'éditeur .)
Note: Ce n'était pas le souvenir de mon séjour dans cette pièce qui se trouvait fixé par la date en question, mais bien celui de certaine passade dont il eut fait une légère mention, troisième partie, chap. VI des Fredaines ... Eh les Kinston eux-mêmes sont fats
Note: Voyez depuis le chapitre XVIII, seconde partie des Fredaines, jusqu'à la fin, tout ce qui concerne Argentine et Géronimo.
Note: Son absence de trois ans. C'est au retour que j'eus la curiosité de vérifier la conformation de Nicetti, qui pour lors n'aurait plus été que ridicule sous le nom de Nicette.

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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Monrose ou le Libertin par fatalité. Monrose ou le Libertin par fatalité. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BCF9-F