LETTRE 1

Au Comte De P. Vous voilà donc fixé dans vos terres, mon cher comte; vous renoncez pour toujours à cette ville fameuse où tout sembloit vous attacher autrefois, et à ses arts que vous aimiez, et à sa philosophie dont vous suiviez bravement les drapeaux, à la tête de ses plus zélés disciples. Ce vaste foyer de lumières d'où se réfléchissent tous les rayons de la science universelle, et dont vous cherchiez à faire votre profit comme tant d'autres, n'a fait, dites-vous, qu'éblouir votre vue, et ne vous a point éclairé. Vous avez senti que suivre le torrent des opinions régnantes, c'étoit s'égarer dans le vague des systêmes. Cet esprit philosophique qui voit toujours dans les objets des propriétés, des analogies, un nouvel ordre de choses, quand il ne fait que tâtonner dans la nuit des conjectures, vous l'appréciez maintenant à sa juste valeur. Vous voyez enfin, et c'est tout ce qu'il vous est permis de voir bien clairement, qu'il est une foule de vérités placées à une distance infinie de la sphère de notre savoir, que Dieu tient cachées dans les abîmes de sa sagesse; que l'étude des sciences qui au fond nous sont étrangères, n'est pour nous qu'une suite d'humiliations, et que nous ne sommes rien en comparaison de l'immensité de la nature qui se joue perpétuellement de notre curiosité. Le résultat de vos expériences et de vos observations a été de vous convaincre que la recherche de la vérité n'est pas celle du bonheur, et que la vraie sagesse se réduit à continuer doucement son pélerinage en cette vie, sans chercher à connoître l'essence, et la destination de ce qu'il y a sur la route. Vos sentimens aujourd'hui sont la règle de vos idées, ou plutôt vos idées ne sont plus elles-mêmes que des sentimens, et ils sont doux comme la lumière du jour le plus doux. Vous connoissez les hommes; delà votre indulgence pour leurs foiblesses. Vous les aimez, car vous les plaignez; et leur pardonner le mal que leurs passions ou leurs vices peuvent vous faire encore, est de toutes vos vertus celle que vous pratiquez le plus facilement. Je suis comme vous bien dégoûté de la capitale, où les arts ne paroissent s'étendre et se perfectionner que pour multiplier et embellir les vices; mais je n'ai pas votre indulgence aimable. J'ai perdu la candeur de mes jeunes années; toutes les illusions qui font croire au bienfait de l'existence, toutes celles qui composent l'illusion de notre bonheur, je les eus autrefois. Ma jeunesse avoit commencé de s'écouler dans des rêves enchanteurs; je dormois à la vérité, mais d'un sommeil digne d'envie; l'on m'a réveillé cruellement, sans me laisser l'espoir de me rendormir jamais. Il n'est plus pour moi de songes heureux, plus de chimères consolantes; et ce sont les hommes qui me les ont ravis ces biens dont nulle chose au monde ne peut tenir la place. Avec l'ame la plus aimante,je n'aime plus mes semblables, je ne saurois les aimer encore; ce qui m'empêche de les haïr, c'est que tout persuadé que je suis maintenant qu'il y a des méchans de nature dont il faut purger la société, j'imagine pourtant que le désordre apparent de l'univers dans l'ordre moral, vient de la folie plus encore que de la méchanceté des hommes. Oui, je crois que nous sommes tous un peu fous. La nature met beaucoup d'alliage dans la formation des individus de notre espèce, plus dans les uns, moins dans les autres; ceux qui ont reçu la moindre dose de cet alliage, les sages, c'est-à-dire les fous qui ont plus de bons momens, sont assujétis aux passions et aux erreurs comme le reste des humains; ce qui les distingue, c'est que le mal qu'ils font ne nuit qu'à eux-mêmes; celui que font les autres au contraire, tourne au préjudice de la société.Adieu, mon cher comte, votre folie à vous est de compâtir aux foiblesses, et de faire le bonheur de tout ce qui vous entoure. Cette folie là, je crois, vaut bien la sagesse qui fronde et ne fait le bonheur de personne.

LETTRE 2

au même. je ne cesse pas d'envier votre sort, mon cher comte; une belle terre me paroît le temple de la félicité. Personne, non personne n'est plus à portée de jouir de la vie qu'un noble vivant comme vous dans l'antique château qu'il a hérité de ses pères. Dedans, autour de sa demeure, tout lui retrace des exemples de courage et de vertus, tout lui rappelle ces tems reculés où de braves et loyaux chevaliers s'illustroient par mille faits héroïques. Il les voit méditant ou exécutant leurs nobles entreprises, le long des antiques fossés, dans la tour haute et crénelée, sous le vieux donjon, dont les fenêtres gothiques fleuries de lilas et de giroflées sauvages inspirent une sorte de mélancolie religieuse qui dispose à rêver. Leurs mânes glorieux le suivent par-tout, sont par-tout avec lui, et l'affermissent dans les sentiers de l'honneur. Vos plaisirs sont réellement des plaisirs. Les miens au contraire sont l'ennui déguisé sous le nom d' amusemens. Un habit simple, un visage serein, attirent les jeux et les ris; ils volent, ils s'empressent autour de vous, tandis que les livrées du luxe et le front soucieux de la grandeur les font fuir épouvantés. Vous voyez la nature dans toute sa fraîcheur, parée de ses graces simples et négligées; je ne la vois qu'en peinture, ou mutilée par un goût barbare. à tous les pas que vous faites, la terre amoureuse ouvre son sein pour laisser échapper des fleurs; ici stérile et desséchée par les pas de la multitude, elle offre, ou une verdure flétrie, ou les froids monumens du faste. Les eaux, les bois, les végétaux de toute espèce purifient l'air que vous respirez; le zéphir vous porte comme en tribut ses parfums les plus salutaires: moi, je vis dans une atmosphère étouffée, émanation de mille corps putréfiés, qui vicie mon sang et mes humeurs. Le bon peuple au milieu duquel vous vivez, est composé d'hommes vrais qui se plaisent à vous voir, qui vous aiment, vous bénissent; moi, je passe ma vie avec des gens qui ne disent point ce qu'ils pensent, et ne pensent point ce qu'ils disent; parmi des hommes affectueux sans amitié, polis sans bienveillance, exaltés sans enthousiasme, qui exagèrent également et les louanges et les témoignages d'attachement qu'ils vous donnent, comme s'ils avoientpeur que l'on crût à leur sincérité. Vous n'entendez plus le fracas de la vie sociale, qui étouffe la voix de la conscience et le cri de l'humanité; tout vous permet d'être homme, tout vous invite à l'être. Vous êtes à la source de la santé, qui est aussi la source de tous les plaisirs, et vous saisissez la vie à mesure qu'elle abonde en vous, sans en abuser jamais. Le monde et ses chaînes pèsent encore sur moi de tout leur poids; jetté dans une foule inquiète, privée des biens de la nature, parce que les sources en sont ou corrompues ou desséchées parmi eux, et dont toute l'activité se consume à satisfaire des besoins misérables, j'ai les mêmes dégoûts, la même nullité, les mêmes misères; enfin, mon cher comte, vous vivez, et je suis mort. Quelque chose pourtant a paru me rappeller à la vie hier au soir. C'est la rencontre d'une des plus intéressantes femmes que j'aie vue. J'arrivois pour souper chez la vieille Baronne De S quand on annonça Madame De V, que vous pouvez connoître, et dont vous avez dû entendre parler. Occupée à regretter un mari mort depuis deux années, elle a vécu retirée dans ses terres pendant tout le tems de son deuil; elle reparoît dans le monde. Sa présence chez la baronne n'a pas fait d' abord une grande sensation; mais sans le chercher, sans le vouloir, elle a fini par fixer l'attention générale. Tous les sentimens doux vont se peindre dans ses yeux que le chagrin n'a point altérés; ils ont de la sensibilité, de la langueur, de la tendresse, en un mot, tout ce qui touche. Elle joint à cela de cet esprit que vous aimez; elle dit les plus jolies choses du monde avec un naturel qui enchante; et quand elle veut dire une chose, on la lit toujours dans ses yeux: elle est vraiment charmante.

LETTRE 3

au même. je sors de chez la baronne où j'ai passé la soirée; Madame De V y est venue. Le hasard l'a placée près de moi, et nous avons lié ensemble une conversation fort longue et fort intéressante, qui m'a mis à portée de connoître qu'elle ne paroît pas encore tout ce qu'elle vaut. J'ai passé une soirée délicieuse: j'en avois besoin; mon ame étoit épuisée d'ennuis. Quand la jouissance des yeux est préparée par celles du coeur et de l'esprit, elle est pure, et suffit à une ame délicate; j'ai donc joui de tout ce que j'ai vu et remarqué dans cette femme aimable, comme un autre jouiroit de tout ce qu'il possède dans une maîtresse adorée. Elle a l'esprit vif, quoique délicat; les saillies de son imagination ont le feu des choses qui échappent, et la tournure de celles qu'on médite. Elle pense finement; mais pour avoir le langage plus naturel, elle craint ordinairement de s'exprimer avec autant de finesse qu'elle imagine. Elle a aussi le don de penser même profondément; mais comme elle a l'humeur extrêmement enjouée, elle traite légérement les choses sérieuses. Sa gaieté cependant n' est pas ce qu'on appelle de ce nom aujourd'hui dans le monde; elle ne rit point de ce qui amuse, mais de ce qui fait plaisir, et sa gaieté encore est un sentiment. Ses traits ne sont pas réguliers, mais ils forment un ensemble très-piquant. Une partie de sa beauté échappe à bien des gens, par la raison que tout ce que son extérieur a de séduisant, n'est qu'une partie de sa beauté. Elle n'est pas de ces femmes qui se montrent et qui subjuguent; ce qu'elle inspire n'est pas le mouvement subit et passager de l'admiration; c'est un intérêt moins vif, plus insensible, mais bien plus durable. à ses côtés, on ne desire pas, on aime; on ne veut pas jouir, on jouit. En détaillant tous ses moyens de plaire, on n'est pas transporté, l'on se sent attiré doucement; c'est une sorte de guirlande invisible qui vous enlace avec elle; et par un attrait qui va toujours en croissant, votre ame bientôt à l'unisson de la sienne, finit par se pénétrer de mille sentimens exquis dont elle est l'objet; mais ce qui la distingue particulièrement, c'est ce bon coeur qui craint perpétuellement de chagriner ou de déplaire, et qui embrasse tout le monde dans sa bienveillance. Ses peines ne sont jamais que celles des autres, et ses desirs sont toujours des voeux pour le bonheur de tout ce qui l'approche. Il y a encore de la bonté parmi les hommes; mais la bonté dans ceuxmême qui en ont le plus, a des intervalles fâcheux, et n'est souvent que foiblesse. Chez Madame De V, c'est un sentiment d'humanité tellement naturel, profond et continu, que l'empreinte en est toute entière sur son visage, et qu'il est aisé de juger qu'elle n'est pas le signe léger d'un mouvement fugitif de son ame, mais la marque bien prononcée d'une affection dominante qu'elle a reçue de la nature, qui se manifeste encore par le son de voix le plus flatteur, par l'accent même de la sensibilité, et par je ne sais quelle grace touchante répandue sur toute sa personne. Enfin, si la bonté personnifiée venoit sur la terre, elle auroit sûrement les traits et la ressemblance de Madame De V. Je la crois susceptible de ressentir une passion. Oui, ce coeur-là est fait pour aimer; mais ce n'est pas à la manière du siècle. Elle n'aimera point, parce que la nature l'invitera à satisfaireun penchant; mais parce que la nature lui dira, que l'amour seul est capable de faire le bonheur de l'honnête homme qu'elle aura jugé digne de son choix.

LETTRE 4

au même. j'ai obtenu la permission de lui faire ma cour chez elle; je la vois souvent; elle me traite avec distinction; elle m'écoute avec plaisir, et moi j'aime de plus en plus sa conversation, qui semble faite pour créer des surprises à tous les instans. Que de choses senties et spirituelles échappent de cette belle bouche, et qui toujours ont l'air de se cacher sous la plus aimable candeur! C'est comme une onde pure qui fuit sous des feuillages, comme pour dérober aux yeux sa limpidité. Que vous dirai-je, mon cher comte? Il ne sort que des graces de son imagination; cela éclaircit la mienne, et la reporte encore sur des images agréables. Quand je vois Madame De V, je crois voir en même tems un doux rézeau de fleurs s'étendre légérement sur le tableau de mes peines, ou plutôt, il me semble que je sors d' une prison obscure, et que je marche conduit par elle dans un air embaumé d'odeurs suaves et rafraîchissantes. Il n'est donc point de chagrin qui tienne contre les attraits d'une femme? Et les graces ont-elles dans leur main la destinée de tous les hommes?

LETTRE 5

à Madame De V. dois-je bénir mon sort, madame? Le jour où je vous ai vue sera-t-il une époque fortunée dans l'histoire de ma vie? C'est ce que l'avenir me cache encore. Au moins m'est-il permis, sans afficher une confiance téméraire, d'écouter l' aimable espérance qui se fait entendre au fond de mon coeur, et de regarder comme un don du ciel le titre d'ami que vous m'offrez. Je ne saurois vous rendre à quel point il me flatte ce titre précieux. Je m'en méfirois cependant, et aurois de la peine à croire aux consolations qu'il promet, si quelque chose ne me disoit intérieurement qu'il y a des rapports bien doux entre votre ame et la mienne. Né sensible comme je vous ai paru l'être, et comme je le suis réellement, vous vous doutez bien, madame, que je n'ai pas vécu indifférent jusqu'à ce jour. J'ai connu l'amour; j'ai joui de ses plus précieuses faveurs, et j'en ai reçu d'innombrables blessures. Il m'a enivré, il m'a désespéré. Par lui, bien des fois j'ai adoré la vie,et tremblé de frayeur à l'idée du trépas; par lui, plus souvent je l'ai détestée, et j'ai frémi de penser qu'elle continuoit toujours de m'accabler de son poids. J'ai brisé les chaînes qu'il me faisoit porter, sans retrouver intérieurement ce repos que je m'étois flatté de rencontrer au sortir de ses fers. Oui, je prétendrois vainement désormais à ce calme qui précède, mais qui ne suit pas les grandes passions. De tous les maux que nous fait l'amour, le plus réel n'est pas celui dont nous nous plaignons si amèrement, lorsqu'il nous tient captivés sous la loi d'une maîtresse ingrate; c'est cet ennui, ce dégoût qu'il nous laisse alors qu'il s'enfuit avec ses prestiges, et qu'il cesse d'exercer sur nous son pouvoir. En effet, quand le coeur s'est vu plein et comme inondé d'une foule de sentimens tels que les hommes n'en ont pas ordinairement de semblables,et qu'après il voit qu'ils l'ont abandonné, est-il quelque chose au monde qui soit capable de remplir le vuide affreux où il reste? ... il n'est que l'amitié sans doute qui soit pour lui un dédommagement, qui puisse adoucir ses cruels souvenirs, et lui rendre quelques-uns des plaisirs qu'il a perdus. La liberté dont je jouissois depuis quelque tems ne m'empêchoit donc pas d'être malheureux. Mon coeur accoutumé à se nourrir d'affections tendres, en éprouvoit continuellement le besoin: il vouloit et craignoit d'être occupé; il se consumoit de desirs, sans que ses desirs eussent un objet déterminé. Enfin, je mourois victime lente de ma sensibilité, qui faute d'alimens se dévoroit elle-même, quand vous êtes venue me rappeller à la vie. Après avoir été battu par la tempête de l'amour, et être venu échouer contre les écueils cachés en grand nombre dans les mers orageuses qu'il fait parcourir, l'on n'a pas tout perdu lorsqu'on aborde à l'île de l'amitié; elle devient encore un aimable séjour, lorsqu'il est embelli de votre présence, et l'on oublie les horreurs du naufrage, quand vous daignez prendre le soin vous-même d'en recueillir les débris. Vous avez bien raison d'accorder la préférence à l'amitié sur l'amour. L'amour tel qu'on le voit, tel qu'il existe aujourd'hui, n'est qu'une fleur éclatante, qui éblouit, qu'on est avide de cueillir, et qui se fane dès qu'on la tient. L'amitié au contraire, est une plante de peu d'apparence qui s'élève avec lenteur, mais qui une fois venue à son point de croissance et de maturité, produit long-tems d'excellens fruits; le premier sentiment mène avec lui les soucis, la jalousie, le désespoir à côté du plaisir, les serpens, quelquefois les poignards; c'est un incendieprompt à s'allumer, prompt à s'éteindre, et qui ne laisse que des ravages; la confiance au contraire, les soins touchans, les prévenances délicates, suivent l' autre par tout et ne le quittent jamais. Toujours paisible, l'amitié ne connoît point les inégalités; c'est l'immortelle qui n'a pas l'éclat de la rose, mais dont le doux coloris ne se ternit point. Toujours tendre, toujours attentive, elle guérit les plaies de l'ame en y versant le baume continuel de la consolation; c'est une flamme légère et active qui échauffe le coeur sans le brûler, qui l'épure, le remplit, et répand une douceur ineffable sur tous les momens de notre existence. L'amour n'a qu'une sorte de jouissances, l'amitié en a mille. Enfin, ce dernier sentiment me paroît si supérieur à l'autre, si grand, si sublime, quand c'est vous, madame, qui l'inspirez, qu'il est le seul que je vueille éprouver désormais.Dans le feu de la première jeunesse, on croit avoir un coeur, et l'on n'a que des sens; on se dit amoureux, l' on n'est que passionné; et quand on pense jouir, on assouvit des besoins; car est-il de vraie jouissance sans la délicatesse? Et l'on ne voit plus d'amans délicats; l'on fait une divinité de sa maîtresse, et les preuves d'adoration qu'on lui donne sont des outrages. J'écarte donc, madame, tous les desirs qui auroient pour objet d'autres charmes que ceux de votre ame; c'est d'elle seule que je veux être l'amant passionné. Je tâcherai de me pénétrer de tout ce qu'elle a de grand, de bon, de tendre, et les émotions pures qui naîtront de mes efforts, vaudront bien les mouvemens convulsifs de l'amour. Tous mes voeux seront désormais pour votre félicité, qui devient nécessaire à la mienne; car il vous prendroit fantaisie de ne vouloir plus de moi pour votre ami: il ne seroit pas maintenant en mon pouvoir de cesser de l'être, et déjà mon coeur se serre à la seule idée de perdre jamais votre amitié. Auprès de vous, je sentirai que la vie peut s'écouler comme un jour. S'il me vient encore des momens de tristesse, j'irai trouver ma belle amie; son sourire dissipera tous les nuages, et le son de sa voix, qui pénètre si avant dans le coeur, y rétablira la sérénité. Si vous avez des inquiétudes que vous daigniez aussi me faire partager, combien ne serai-je pas touché d'être le dépositaire de vos pensées secrettes, et qu'il me sera doux d'observer tous les mouvemens de votre ame à mesure qu'ils se succédront, d'y trouver toujours de nouvelles raisons de vous respecter davantage, d'y puiser mille nouveaux plaisirs dont je n'aurai point à me repentir, et mille nouveaux sentimens dont j'aurai à m'honorer! S'il arrivoit, car il ne faut jurer de rien, que vous me demandassiez des conseils, dans ces circonstances délicates où le coeur ne permet pas de prendre un parti, sans affliger votre sensibilité, je tâcherois de la diriger et de la fixer de manière qu'elle fût toujours la source et l'instrument de votre bonheur; et si je faisois parler la raison, je lui prêterois un langage si tendre, que, loin d'en être effrayée, vous vous sentiriez doucement entraîné par elle, et qu'en lui cédant, vous ne croiriez qu'obéir à un doux penchant.

LETTRE 6

à la même. j'ai laissé hier m. Le commandeur malade, ce bon parent qui vous tientlieu de père, ce vieillard courtois et sensible qui fait oublier ses années, ou n'en fait ressouvenir que pour montrer que l'hiver a ses roses ainsi que le printems, et qu'il est des fleurs pour toutes les saisons de la vie. Ayez la bonté, madame, de me donner de ses nouvelles; je suis vraiment inquiet de sa santé. On ne croit point que les aimables gens doivent finir, ou du moins est-ce avec peine que l'esprit se prête à cette idée là. C'est la manie du coeur humain de vouloir que tout ce qui lui plaît dure toujours. Le talent de conserver tant d'amabilité dans la plus extrême vieillesse, semble en effet promettre la plus longue vie, et Dieu peut-être auroit-il dû n'infliger la peine de mort que contre les ennuyeux et les sots. Si cela étoit, la terre se dépeupleroit furieusement, mais ne deviendroit pas pour cela une solitude. Le petit nombre d'hommes privilégiés qui survivroit, en feroit bientôt un vaste paradis terrestre. S'il y a des déserts aujourd'hui parmi nous, malgré les gens d'esprit qui paroissent çà et là dans la foule, et si ces gens d'esprit ne font pas toutes les belles choses qu'ils pourroient et voudroient faire, c'est qu'ils en sont empêchés par les sots toujours ameutés sur leur passage. Ah! Si les hommes organisés d'une certaine manière ne devoient point mourir; cette idée, qui n'est assurément qu'un beau rêve, seroit bien flatteuse pour ceux que vous distinguez; bien sûrs que votre amitié seroit un titre à l'immortalité, ils espéreroient de vivre avec vous, pendant une longue suite d'années et de siècles. Cette espérance même ne fût-elle qu'une illusion pour quelques-uns, serviroit toujours à écarter d'eux les ennuis qui abrègent l'existence, et feroit au moins bien long-tems le charme et le bonheur de leurs jours.

LETTRE 7

à la même. il faut donc que la plus agréable situation d'esprit tienne aux réflexions chagrines par une nuance insensible, et que les regrets soient toujours à côté des plaisirs. Je suis avec des personnes que j'aime, et qui me chérissent; jamais on ne m'a témoigné plus d'attachement; je devrois être satisfait, bien satisfait; mais trente lieues me séparent de vous, madame: voilà un sujet de tristesse que l'empressement de tous mes amis n'a pu dissiper. Pourquoi aussi m'avez-vous accoutumé à ne pouvoir plus me passer de votre présence? On m'accueille, on me recherche, on me fête; je suis sensible à tout cela, comme vous pouvez croire; mais parmi tout ce monde qui m' approche et me caresse, je vois un grand vuide que vous seule pourriez remplir. Quand on a essayé de votre commerce, dont le goût le plus difficile feroit ses délices, il n'est pas aisé de s'accommoder de celui des autres. Vous voir et vous entendre devient un besoin pour celui que vous avez jugé digne d'entrer dans la confidence de toutes les graces et de tous les charmes de votre esprit; et dussé-je être au dernier rang parmi ceux qui vous apprécient et vous admirent tous les jours, il faut que j'y occupe une place, puisque vous avez daigné m'admettre à partager leur bonheur; mais vous ne voudrez pas me ravir un bien que vous m'avez offert de si bonne grace, et dont la possession commence à me faire soupçonner que je vaux quelque chose. L'amitié telle que vous l'inspirez, celle qui est votre ouvrage, n'est point un fruit trompeurqui échappe au moment où l'on vient de le cueillir; et vous établissez trop bien ce sentiment dans un coeur, pour que le vôtre n'en soit pas la source inaltérable. Jusqu'ici l'amitié m'avoit paru une chimère; auprès de vous il est impossible de ne pas croire à sa réalité.

LETTRE 8

au Comte De P. vous convenez que Madame De V est fort aimable; mais vous la croyez dangereuse, parce que vous lui soupçonnez du penchant à la coquetterie. Il y a plusieurs années que vous ne l'avez vue, mon cher comte; elle étoit bien jeune alors, et peut-être n'étoit-elle pas ce qu'elle est aujourd'hui: son mérite s'est développé! Tout chez elle est séduction, je l'avoue; mais l'hommage qu'on ne peut refuser d'abord aux graces de sa personne, retourne bientôt aux qualités de son ame, et le charme qui vous attire à elle n'est pas de celui qui en fait redouter les suites. Une coquette cherche à subjuguer; mais tout en vous captivant par une espèce d' enchantement, elle vous laisse pressentir les maux qu'elle s'apprête à vous faire. Madame De V au contraire veut intéresser l'ame sans chercher à blesser le coeur; et si le coeur ne peut se défendre d'être touché de ses attraits divers, il ne sent que des émotions douces, avant-goût d'émotions plus douces encore. Ce que dans elle vous jugez coquetterie; ce qui a pu sembler tel à beaucoup d'autres, n'est que le besoin d'une ame aimante qui veut que tout le monde la chérisse, parce qu'elle chérit tout le monde. Sa coquetterie n'est point de vanité, mais de sentiment, si je puis m'exprimer de la sorte; et si elle ambitionne de plaire universellement, c'est par un voeu secret peut-être de voir s'étendre et se fortifier les liens de cette union desirable, qui devroit faire de toutes les sociétés des assemblées de frères et d' amis. On ne sait pas tout ce que peut sa sensibilité si profonde et si éclairée. Elle a l'affabilité, la facilité, quelquefois même, si vous voulez, la foiblesse que donne la bonté; mais elle a aussi toute l'énergie d'une ame élevée qui envisage ses ressources infinies, et ne voit l'estime des hommes et le bonheur qui en est une suite, que dans des goûts honnêtes et constans. Elle m'a jugé capable de l'apprécier, non parce que je l'ai aimée dès notre première entrevue, on ne voit que des gens qui aiment, mais parce qu'elle a senti que j'étois né pour l' aimer comme elle desire et mérite de l'être. Elle a payé de toute son amitié mon tendre attachement pour elle,parce qu'il n'est point l' effet passager de quelques charmes qui se faneront demain; et je crois aux dons particuliers du ciel, depuis que je savoure les inexprimables douceurs d'une amitié semblable. Si j'étois devant vous, mon cher comte, vous auriez de la peine à me reconnoître. Mon front n'est plus le siège de noirs soucis; j'aime la vie à présent; je ne haïs plus les hommes. L'image de cette aimable femme toujours présente à mon esprit, donne une teinte de féerie à toutes mes idées; enfin, je suis heureux.

LETTRE 9

à Madame De V. hier au soir, je n'avois rien à desirer; aujourd'hui tout manque à ma satisfaction. J'ai de l' inquiétude, de l'agitation, de l'ennui, et si je me demande la cause de cette situation extraordinaire, votre aimable visage que je vois toujours, même en votre absence, et qui est là devant moi, me répond par un sourire charmant qui ajoute à mon trouble, au lieu de le dissiper. Je songe continuellement à votre esprit, qui ne ressemble à aucun autre; à votre bonté, qui n'est pas d'une mortelle; à votre sensibilité, source pure de toutes les affections douces; à votre coeur, fait exprès pour servir de temple à l'amitié, et je finis par céder à mon attendrissement qui va jusqu'aux larmes. Un sentiment nouveau, que je ne définis pas et qui pourtant ne m'est point étranger, occupe toutes les avenues de mon ame: elle s'ouvre quelquefois toute entière pour le recevoir, mais l'effroi la resserre aussitôt; et la tristesse profonde habite où le contentement et la paix devroient résider uniquement.C' est un grand charme que de penser à vous, madame... mais s'il étoit dangereux que ce charme augmentât; si par son excès même il alloit s'empoisonner! Je ne sais; mais j'ai un coeur qui ne fait autre chose que de me jouer de mauvais tours; je m'en méfie: d'où vient que je ne suis pas tranquille avec tant de raisons de l'être, et pourquoi semble-t-il que je ne sois pas fait comme les autres hommes? De quels élémens le ciel m'a-t-il formé? Que me veut-il? à quoi me destine-t-il? Je l'ignore. Pourquoi cette lettre? Pourquoi ces agitations? ... vous m'avez donné un titre inappréciable, et je parois desirer quelque chose... ô continuez d'être la plus tendre et la plus respectée des amies! Oui, l'amitié, ce sentiment qui se compose de ce qu'il y a de plus pur dans les passions et de plus aimable dans la sagesse, l'amitié est au-dessus de tout, est préférable à tout; rendez-là moi si délicieuse qu'elle me tienne lieu de tous les autres sentimens, aimez-moi, consolez-moi.

LETTRE 10

à la même. vous paroissiez foible et souffrante, madame, quand je vous ai quittée; cela m'a fait passer une mauvaise nuit; je suis inquiet. Dissipez mes alarmes, elles sont en vérité très-vives; je ne sais quelle idée douloureuse se mêle perpétuellement au délice de penser à vous: délivrez-moi de cette tristesse qui me tue. Un mot, un seul mot suffira, tranquillisera mon esprit. Pour mon coeur,... il doit se pénétrer dans le silence des attraits du beau, des charmes de la vertu. L'ombre de l'oubli doit cacher tous ses mouvemens. Il faut qu'il se familiarise avec les illusions, qu'il s'occupe à les retenir sanscesse, et jouisse du bonheur qu'elles donnent pour ne pas mourir de la privation de celui dont elles tiennent la place.

LETTRE 11

à la même. mon trouble s'accroît tous les jours, mon humeur s'altère, mes idées circulent péniblement et confusément dans mon cerveau; je soupire, je pleure, je ne me reconnois plus... un feu qui n'est pas, je crois, de nature à s'éteindre jamais, un feu interne se fait sentir; son activité augmente, il me brûle, il m'embrâse... qu'ai-je dit? Mon secret échappe. Non, madame, ce n'est plus de l'amitié que j'ai pour vous; est-ce de l'amour? Je l'ignore. Quelque soit ce nouveau sentiment, il ne doit pas vous déplaire; car il développe en moides mouvemens dont mon ame croit pouvoir s'honorer. Si c'est de l'amour, l'amour est donc la perfection de l'amitié, puisqu'en vous aimant plus, je vous respecte davantage. Vous voir par tout, ne respirer que par vous, c'est l'état de mon coeur, je l'avoue; mais si la divinité descendoit sur la terre et se montroit aux yeux avec les attributs qui la distinguent des mortels, un homme seroit-il coupable de céder à l'attrait des perfections divines, et de chercher à s'unir intimément à l'être qui les réunit toutes? L'amour que je ressens n'est que le desir ardent d'atteindre à vos vertus, par une communication plus intime de nos coeurs et de nos sentimens. Serrez le noeud qui nous lie pour le fortifier et l'embellir; pour me soumettre à la vertu et me captiver à jamais sous son empire; pour me rendre digne de vous, en m'obligeant de vous ressembler par l'effet immédiatdu pouvoir de vos charmes. Soyez à moi toute entière pour me servir plus sûrement d'exemple, pour être l'encouragement, le prix de mes efforts, et m'offrir le dédommagement continuel des plus pénibles sacrifices. Je voudrois inventer et pratiquer des vertus nouvelles, afin de vous créer des jouissances et des félicités. Ah! Pardon, je m'égare! ... j' allois prendre mes voeux pour de l'espoir... le mot d'amour vous effraie; je vous offense peut-être. Oh! Soyez aussi mon indulgente amie; plaignez et soutenez ma foiblesse; aidez-moi à recouvrer ma raison, à triompher... quoi! Triompher d'un sentiment que vous m'avez inspiré! Il faudra donc oublier vos yeux qui expriment tant de choses, vos yeux si beaux et quelquefois brillans de cette rosée du plaisir qui demande à être recueillie par des lèvres de feu; oublier votre bouche qui échauffe d'un souffle divin,et par où l'on voudroit communiquer son ame entière dans un baiser délicieux et prolongé; votre sourire où respirent toutes les graces, tous les amours, tous les charmes de la nature; et ce son de voix si pénétrant qui va s'emparer du coeur comme une mélodie céleste. Ah! Plutôt! Plutôt cesser d'être que de cesser jamais d' adorer tout cela! ...

LETTRE 12

à la même. votre air réservé avec moi depuis quelques jours, et votre conversation d'hier chez la baronne, ne me présagent rien de consolant; mais un espoir me reste. Vous ferez ce qui dépendra de vous pour adoucir la rigueur de votre indifférence; vous ne m'aimerez pas, mais vous me plaindrez. Je ne connoîtrai point auprès de vous ces épanchemens de la confiance et de l'amour qui font de cette vie l'image et le garant d'une vie beaucoup meilleure; mais par votre sensibilité, par le regret peut-être de ne pouvoir répondre à ma tendresse, vous mêlerez de la douceur à mes soucis cuisans. Hélas! La plus petite marque d'intérêt de votre part me touchera davantage que les témoignages réunis de l'affection de tous les hommes. Vous êtes le seul objet que je veuille intéresser; toute la terre, le monde entier, hormis vous, ne peut plus rien pour ma tranquillité. Dans ce moment, je fais passer devant moi le tableau de ma vie mêlée de beaucoup de peines et de quelques plaisirs; je suis le cours orageux de mes jeunes années, les observant tristement l'une après l'autre; je me les retrace toutes jusqu'à l'époque actuelle, et je vous vois là présente au bout de cette carrière si courte et si pénible,comme un objet doux et terrible destiné à être le dédommagement ou le complément de mes infortunes. Décidez, prononcez, fixez mon sort irrévocablement.

LETTRE 13

à la même. c'est donc bien vrai, mon adorable amie! Je pense comme vous, vous sentez comme moi. Oui, oui, aimer est un besoin, mais vous aimer est plus encore; c'est une soif ardente pour le mortel fortuné à qui vous daignez sourire avec tendresse. Le ciel a mis une conformité secrette entre nos affections, et nous étions destinés à éprouver en même tems l'enchantement de l'amour. Votre candeur m' a laissé descendre au fond de votre coeur, et m'a permis d'en voir tous les replis. J'étois donc l'objet de vos douces pensées? Vous partagiez mes transports! Vous me l'avez dit: aveu charmant! Répandez votre influence délicieuse sur tous les jours de ma vie. ô bonheur! Vous n'existez que pour moi. Félicités humaines! Vous n'êtes connues que de celui que mon Eugénie préfère; moi seul je goûte, je savoure à longs traits, vos ineffables douceurs. Autrefois mes heures tristes et pénibles se traînoient avec lenteur; elles sembloient appartenir au néant; aujourd'hui brillantes et portées sur l'aîle des plaisirs, elles fuient avec rapidité, et concourent toutes à former la plus heureuse vie; elles embellissent le présent, et colorent à mes yeux le nuage sombre de l'avenir. La chaleur qui vivifie la nature pénètre tous mes sens; j' ai plus d'existence que n'en ont ordinairement les simples mortels.Adorable amie! Avez-vous bien vu si j'étois digne de mon bonheur? Votre esprit n'a-t-il point reçu la loi de votre coeur dans le choix que vous venez de faire? Je cherche en moi de quoi le justifier; il me semble que j'y découvre des perfections que je n'avois pas. L'amour m'a métamorphosé. Eugénie, vous m'avez créé une ame. Je sens en effet que je n'ai plus rien de ce que j'avois avant de vous connoître; le monde que j'habite n'est plus celui que j'habitois; j'observe une nature nouvelle; je vois un autre univers. Femme incomparable! Tel est l'effet de ton pouvoir. Dieu te fit sans doute à sa propre ressemblance; que dis-je? Tu es un écoulement de sa divinité; il se versa lui-même dans ton ame, selon la mesure qu'exigeoit sa sagesse. Je bénis et j'adore cet être excellent. Que sa puissance est grande! Il est le créateur d'Eugénie. Combien ses bienfaits sont au-dessus de toute reconnoissance! Il a permis que je fusse aimé d'Eugénie.

BILLET

Vous n'avez pas répondu à ma dernière lettre; vous n'avez rien fait dire au messager fidèle que j'en ai chargé ce matin. Je passe à votre hôtel; vos gens m'apprennent que vous n'y êtes pas, que vous êtes partie avec la Marquise De B pour aller dîner à la campagne, et vous ne m' avez rien fait dire de tout cela... je ne sais que penser; je suis au désespoir.

LETTRE 14

à la même. j'ai été remarqué de ma souveraine; elle a daigné descendre jusqu'à moi, et j'ai connu la félicité. J' ai cessé d'exister pour recommencer de vivredans ses bras. Que sera-ce qu'une vie soutenue des plus précieuses faveurs de l'amour? ô mon Eugénie! Je voudrois te peindre l'état de mon ame; mais que peut-on dire quand on a tout senti? En sortant de ta maison, j'étois comme entouré d'une nuée voluptueuse qui me poussoit doucement; ton image m'accompagnoit, ou plutôt c'étoit toi-même dont je n'étois point séparé. Je sentois toujours le souffle de tes lèvres, et l'impression de tes appas; j'emportois avec moi tous tes charmes. Arrivé chez moi, un sommeil léger s'est emparé de mes sens, et m'a pensée toujours éveillée n'a pas cessé un moment de s'occuper de celle qui désormais l'occupera toujours. Toute la nuit, il m'a semblé que nous étions couchés mollement sur un lit de roses, dont le parfum s'unissant au charme de nous tenir embrassés, contribuoit encore à prolonger cette douceur infinie qui succède aux transports, et ne laisse point d'intervalles languissans dans l'existence des amans. Mais qu'est-ce qu'un rêve auprès de la réalité? Je me regarde et m'étonne de conserver les traits d'un homme après avoir été l'égal d'un dieu. Il est cruel de retomber sur la terre, quand on s'est vu transporté dans les cieux; mais les cieux sont où Eugénie respire. Un air embaumé circule autour de moi; le jour se lève pur et serein; c'est la nature qui me salue; elle se réjouit du bonheur des hommes. Plaisirs que j'ai goûtés! Si, comme on le dit, vous n'êtes pas même l'ombre de la béatitude céleste, dans quels torrens d' inconcevables délices les élus seront-ils plongés au sortir de cette vie, et comment les supporteront-ils? Je ne vois point de félicités au-dessus des ravissemens qui m'enivrent. Mon imagination s'arrête, se brise-là; et pour en concevoir et en éprouver de plus parfaites, sans doute nous déviendrons des dieux. Souvenirs de tant de voeux comblés! De tant de joies accumulées dans une ame! De tant de biens versés avec tant de profusion sur un seul être et dans un seul jour! Ah! Rendez-moi les voluptés dont vous n'êtes que la trop foible image! Rendez-moi ces rapides instans dont aucune langue ne sauroit exprimer la douceur! Eugénie! Que fais-tu loin de ton amant? Partages-tu ses langueurs voluptueuses et ses nouveaux desirs? Quels yeux fortunés jouissent maintenant de ta présence? Quelle heureuse pensée occupe ton esprit, fait battre ton coeur et soulever ton sein? Es-tu dans ce boudoir où tes regards passionnés et ta voix mourante firent couler du feu dans mes veines à la place de mon sang? Je voudrois le changer en un temple ce boudoir charmant, y dresser un autel, et le consacrer au culte de ma bien aimée. Ah! Le plaisir l'a déjà consacré. C'est là que deux mortels eussent porté envie à tous les dieux de l'olympe, si l'olympe et les dieux eussent existé; c'est là que j'ai possédé celle à qui tous les coeurs seroient soumis, et qui n'a voulu que le mien; que j'ai entendu, recueilli ses soupirs, et bu à longs traits les douces larmes échappées de son coeur; c'est en ce lieu que j'ai été accablé de son ivresse et du charme de la sentir s'augmenter en proportion de celle qu'elle me faisoit éprouver; que l'amour, après avoir joui des beautés, s'est encore senti plus touché par les graces; que mes sens épuisés de jouissances n'ont fait qu'accroître ma jouissance; que mon bonheur cessant d' être une sensation des organes, devenoit un ravissement de l'esprit; que je ne jouissois plus à la manière des hommes; mais de me voir au-dessus des hommes, de laisser loin de moi leur triste séjour, et de m'élancer avec Eugénie dans les cieux... époque fortunée du renouvellement de mon existence! Soyez-moi toujours présente; gravez-vous dans ma mémoire en traits immortels, comme vous l'êtes déjà dans le livre des destinées humaines.

LETTRE 15

au Comte De P. oui, mon cher comte, j'ai trouvé la créature charmante que mon imagination de feu poursuivoit depuis long-tems, et j'habite le paradis sur la terre. Oui, j'aime encore, j'aime avec passion, et la chaîne fortunée qui me lie ne se rompra plus. Les uns naissent avec la soif d'acquérir; les autres avec l'envie de dominer; quelques-uns pour courir sur les pas de la gloire; d'autres pour ramper dans les chemins de la fortune; moi, je suis né pour servir l'amour. Tous mes biens sont dans les yeux d'une maîtresse chérie; elle est le trésor inépuisable qui fournit à tous mes souhaits, le point de réunion de toutes mes pensées, l'objet unique de mes actions, de mes rêveries, de mes espérances et de tous mes sentimens. Ces hommes qui cherchent ailleurs le souverain bien, ne trompent-ils pas l'instinct de la nature? Ah! Nous sommes tous créés pour l'amour. Dans les airs, au fond des eaux, sur la terre et dans les cieux, tout est amour, affinité, attraction, sympathie. Il y a une tendance mutuelle de tous les corps l'un vers l'autre; la fleur ouvre son calice à la jeune abeille; les métaux se cherchent dans les entrailles de la terre, et se joignent après une marche de plusieurs siècles; les natures sauvages et dispersées se réunissent; des observateurs ont fait connoître les amours et la sensibilité des végétaux. L'homme seroit-il le seul à qui la nature eût commandé de rester insensible? Il ne parvient pourtant à dissiper les ténèbres de sa raison naissante; il ne sort du néant de ses premières années, que du moment où l'amour portant en lui ses impressions divines, vient étendre et annoblir le cercle de ses besoins; que lorsqu'il éprouve ces mouvemens passionnés qui lui révèlent sa destination en développant toute sa sensibilité, qui le conduisent à la reconnoissance par le plaisir, et le pénètrent d'un sentiment profond pour l'être bienfaisant qui lui envoie ce sur croi d'existence et de bonheur. Il ne nous manque peut-être que d'être heureux toute la vie pour ne plus douter de l'existence d'un dieu, pour le bénir et l'aimer toujours. Il est en nous un principe secret d'union, un dépôt de passions affectueuses qui cherchent à se répandre; car le coeur n'est jamais le coeur que quand il se donne; ses jouissances sont hors de lui. Oui, tout prouve que l'homme est né pour aimer; sa tristesse vient de la solitude de son coeur, qui se sent toujours fait pour jouir, et qui ne jouit jamais, qui se sent toujours fait pour se communiquer, et qui ne se communique point. S'il gémit, c'est qu'il demande un autre lui-même, sur lequel il puisse s'appuyer; s'il soupire, c'est qu'il éprouve le besoin d'aimer et d' être aimé. Que sommes-nous dénués d'attachement? Des êtres passifs et semblables à la brute, qui ne songe qu'à se nourrir. Ah! C'est par l' amour que l'homme est le roi de la terre; il est le signe de sa supériorité sur les autres animaux. C'est lui qui anime ses traits et les embellit, qui leur donne le caractère de la vie et de l'immortalité. L'amour n'est pas un présent de la terre; c'est un don particulier des cieux, puisque de tous les biens destinés à entrer dans le vuide des ames, il est le seul qui le remplisse; il fait pressentir l'existence future en étendant l'existence présente; il adopte tout ce qui peut ajouter à ses illusions; il est un enchaînement de desirs qui se succèdent sans changer d'objet, qui s'élèvent et s'épurent sans cesse; il aggrandit enfin la capacité de notre être, puisque du moment où le bonheur, dont il nous comble, paroît ne devoir plus augmenter, nous savons encore lui donner une modification nouvelle. Si vous connoissiez Madame De V mon cher comte, vous seriez obligé de convenir que mon sort est digne d'envie; vous n'aimeriez pas seulement ses attraits, c'est là sa moindre beauté; vous aimeriez cette décence qui dicte ses propos, compose son maintien et ordonne sa parure; vous aimeriez ses lumières et sa naïveté, la finesse de son discernement, et sa confiance en l'esprit des autres; l'énergie de ses sentimens et la douceur de son caractère, sa raison qui reconnoît des préjugés respectables, et sa philosophie supérieure aux opinions absurdes et passagères de la société. L'amour est à ses yeux la première des vertus, celle d'où dérivent toutes les autres; et elle pense qu'à ce titre, il lui faut une récompense digne de lui, capable de le soutenir, de l'encourager, et qui pourtant s'accommode à la foiblesse de nos penchans, c'est-à-dire, aux goûts et aux besoins qui résultent de l'union des deux substances dont l'homme est formé. Elle m'a jugé digne de son attachement, parce que nos manières de voir et de sentir lui ont paru les mêmes. Le concert de nos affections et de nos jugemens lui a fait penser que j'étois destiné à remplacer l'ami qu'elle regrette,et que c'étoit l'ordre du ciel de s'unir à moi. Elle m'a donc rendu le maître de sa personne; elle s'est livrée toute entière à son amant, la conscience de sa vertu ne lui montrant rien de meilleur à m'offrir qu'elle-même; elle s'est livrée sans remords, et avec cette pure volupté d'une ame délicate qui se réjouit d'acquitter une dette sacrée en faisant le bonheur de celui qui la rend heureuse. Nous eussions desiré cependant que notre union se contractât d'une manière solemnelle; des obstacles insurmontables ne l'ont pas permis, et c' est ce qui nous afflige; mais si des considérations humaines nous défendent de mettre à nos noeuds le sceau d'une déclaration publique, il n' en est point qui doivent nous empêcher de suivre les plus pures loix de la nature.Madame De V d'ailleurs, bien qu'elle ait été heureuse sous la loi d'un époux, n'est pas extrêmement fâchée de conserver son indépendance; l'himen lui paroissant une espèce de joug fait pour être redouté, puisqu'il détruit le charme d'une union volontaire, et formée par le seul rapport des inclinations. Crime et amour sont à ses yeux les deux choses du monde les plus incompatibles; elle a l'ame et l'esprit d'Héloïse; elle aime et elle pense comme elle. Adieu, mon cher comte; mon coeur tout épris qu'il paroisse et qu'il le soit réellement, n'est pourtant pas si entiérement à l'amour qu'il n'y reste place à d'autres sentimens assez vifs et assez tendres, pour composer l'amitié la plus vraie et la plus digne de vous.

LETTRE 16

à Madame De V. j'ai de la peine à répondre à ton billet charmant; ma plume tremble dans mes doigs, ou, pour mieux dire, mes doigts n'ont aucune part aux caractères que je trace; je ne les sens plus; je ne sens que la plénitude du sentiment qui m'inonde: que dis-je? Il m'enlève à moi-même ce sentiment que je ne saurois nommer; il me dépouille de mes sens grossiers, et c'est mon ame qui entre en commerce avec la tienne. Amour! Amour! Quelles sont les impressions que tu fais? Si les hommes te connoissoient, ils ne seroient plus des hommes; ils deviendroient plus que des hommes. Amour! Tu m'as comblé de biens, tu m'as jetté dans l'ivresse, et mon ivresse s'accroît tous les jours. Jusqu'où vont donc tes félicités?Quel est le terme où elles s'arrêtent? Ah! Si la nature a des bornes qu'elles ne peuvent passer, qu'au moins elles ne déclinent pas, et qu'elles soient toujours ce qu'elles sont; qu'elles ne finissent jamais, ou que la mort en soit le terme; elles m'ont élevé trop au-dessus de mon espèce: je ne m'accoutumerois pas désormais aux plaisirs d'un simple mortel. Mourir ou posséder Eugénie, je ne vois plus d'idée intermédiaire entre ces deux idées là. Dis-mois, ma belle maîtresse! Connois-tu bien ton empire? Te peins-tu quelquefois toutes les délices qui découlent de tes yeux et de tes lèvres avec le doux langage de l'amour? Et les ressens-tu toi-même comme tu les fais ressentir à ton amant? Je n'ai point de tels plaisirs à t'offrir. Pour te rendre un bonheur comparable à celui qui vient de toi, il faudroit être toi-même. Eh bien, aide-moi à t'honorer davantage en me rendant plus digne de ta tendresse; je suis ton amant, ton ami, ton serviteur le plus dévoué, ton esclave le plus soumis; rends-moi aussi ta créature; laisse-moi me plonger encore dans la contemplation de tes charmes; qu'ils reviennent tous renouveller et multiplier mes feux; qu'ils donnent à mes esprits une circulation nouvelle; que l'ivresse de l'amour, que l'extase de la possession provoque l'effussion entière de tous les nobles sentimens enfermés dans ton coeur; que tous les trésors de ton ame soient ouverts à mes desirs enflammés; que la mienne y puise, s'y enrichisse, s'y nourrisse, s'y fortifie: n'ayons qu'un voeu, qu'une pensée, qu'une affection, qu'une manière d'exister; que je sois rajeûni, recréé, pour ainsi dire, de ta substance, et digne enfin de ta constance immortelle, comme j'ai paru l'être de ton choix.Femmes! Qui n'êtes occupées qu'à grossir la foule de vos adorateurs, et qui pensez bonnement que vos yeux doivent être les arbitres de la vie et de la mort, reconnoissez l'illusion de votre pouvoir. Vous cherchez les hommages; ah! Ce sont les hommages qui vont chercher Eugénie. Vous plaisez, je le veux, à quelques hommes légers et frivoles comme vous; mais Eugénie seule intéresse et captive tous les hommes. La vanité est l'ame de toutes vos actions; c'est un vain desir de subjuguer, de triompher de vos rivales qui vous rend si jalouses de vos fragiles appas, et si attentives à les conserver. Un mouvement plus noble fait agir ma belle maîtresse, anime et vivifie perpétuellement la beauté de ses traits. On vous adore peut-être; mais c'est elle seule que l'on aime. Beautés vulgaires! Fuyez devant cette femme incomparable. Idoles que l'on encense! Objets de l'adoration réunie de tous les hommes! Disparoissez, mon Eugénie vous efface tous; et toi dont j'aimois à contempler la magnificence, et toi aussi, nature! J'ai cessé de t'admirer; ton chef-d' oeuvre t'éclipse à mes yeux.

LETTRE 17

à la même. de Versailles. Faut-il qu'il y ait d'autres affaires à traiter que celles du coeur, et d'autres devoirs à remplir que ceux de l'amour? Tout entier à la passion qui me possède, qu'ai-je à desirer de plus que le bonheur d'être aimé de celle qui en est l'objet? Nous voilà séparés pour quelques jours; et dans quel pays suis-je jetté après cette cruelle séparation? Tu me manques ici plus encore qu'en tout autre lieu. Rien n'y est selon mon coeur, qui succomberoit à la tristesse s'il cessoit un moment d'être tourné vers toi. Je marche dans les rues de Versailles comme au milieu d'un désert. Un nuage obscurcit ma vue, et dans ces ténèbres qui m'entourent, même en plein midi, je n'apperçois que ton image qui me suit par tout comme une idole sacrée. à chaque instant, je suis tenté de me prosterner devant elle; et dussé-je passer pour un insensé, je trouverois bien doux de manifester publiquement les soupirs de mon coeur, et de t'adorer devant tous les hommes. Un intérêt unique occupe ici presque tous les esprits, et cet intérêt toujours personnel, bien que toujours caché sous les apparences de l'intérêt commun, donne aux témoignages de la politesse et de la bienveillance, un air de fausseté et de perfidie qui arrête la confiance et la déconcerte; la voix et les manières vous attirent en même tems qu'un je ne sais quoi dans les yeux et dans la physionomie vous repousse, et vous éloigne de ceux mêmes qui se montrent les plus empressés à vous servir. L'amour est étranger dans ce séjour, ou s'il s'y montre quelquefois, ce n'est que pour servir l'ambition. On y rit beaucoup; mais la gaieté n'y est point de la joie, et les plaisirs même y paroissent l'effroi du plaisir. Si je suis obligé de voir quelques personnes, je ne puis dissimuler l'ennui et la gêne que me cause la société. Si je me promène dans ces jardins où l'art a rassemblé tant de chef-d' oeuvres, cet amas de merveilles fait sur mes yeux l'effet d' une beauté froide que n'échauffe point l'amour. Quand la curiosité me conduit dans ce palais où règne la tristesse et la magnificence, où tout se meut avec le maître et tout s'endort avec lui, je pense à l'étrange folie de l'homme de cour, qui, pour être grand, se fait esclave, et dont les intrigues et la persévérance aboutissent à rendre plus brillantes à la vérité, mais aussi plus fortes et plus visibles les chaînes de son esclavage. J'observe tous ces visages où les signes trompeurs du contentement ne sauroit déguiser les marques plus certaines de l'envie et de la haine, poison mortel qui dévore ici tous les coeurs; et j'admire que l'on abandonne son repos aux fureurs sourdes et meurtrières de l' ambition, et que l'on détruise son bonheur et sa vie pour ruiner la fortune et le bonheur de son semblable. Je me réjouis bien sincèrement que la médiocrité de ma fortune m'ait éloigné de la cour, quand je pense à la destinée de ceux que leur naissance appelle à y jouer un rôle. Je fais des réflexions tristes sur cette éducation des grands, qui leur enseigne à fuir la nature, et à quitter des plaisirs réels pour chercher des erreurs; qui retire le coeur vers lui-même, le dessèche,l' endurcit; qui apprend à mal penser des hommes, à vivre sans amour et sans pitié, sans vertus et sans remords, à mieux combiner, à mieux faire le mal, enfin à le réduire en art. Une chose pourtant adoucit ces idées qui m' affligent; c'est la présence de notre bon roi. Quand je vois ce jeune prince qui a la volonté et le courage d'être juste, qui sait discerner la vérité à travers les passions, les préjugés et les courtisans, et qui pense que la gloire n'appartient qu'à la vertu; quand je considère son mépris pour les choses de luxe et d'ostentation, sa simplicité, son air joyeux et satisfait; cela met du beaume dans mon sang, et je sens moins, je te l'avoue, l'ennui de ton absence. Sa gaieté n'est pas étudiée comme celle de la plupart des courtisans. On voit quelquefois sur son front l'impression de la pensée; jamais celle de l'inquiétude,et toujours celle du contentement. Tout en lui annonce cette paix intérieure qui réside dans l'ame d'un monarque occupé du bien de ses sujets; le bonheur qu'il répand sur eux reflue sur lui-même, et éclate sur son visage. Un mauvais roi n'a pas le front serein, son air est sombre et son regard farouche; car le désespoir d'être aimé jamais le tourmente incessamment. La joie, lorsqu'elle se peint sur le visage d'un souverain, est une marque assurée de la douceur de son règne, et de son dévouement au bonheur de son peuple. J'aime aussi à voir notre auguste reine. Quand elle sort suivie de toute sa cour, le silence de ces lieux est interrompu, et ils n'ont plus l'air d'une solitude; tout devient riant, tout s'anime autour de cette belle princesse, comme un lieu obscur s'éclaire et s'embellit à l'apparition d'une divinité.Adieu, mon Eugénie; fais des voeux pour la prompte conclusion de mes affaires. Je les accélère tant que je peux, pour être bientôt libre, pour retourner à toi, pour revoir Eugénie, pour me retrouver un peu moi-même; car je me chercherois vainement où elle n'est pas.

LETTRE 18

à la même. Eugénie, qui vous apprit à écrire d'une manière si touchante, et à méler tant d'esprit à tant de sensibilité? On voit bien que l'art d'épancher ton ame sur le papier ne te coûte aucun effort. Il n'y a pas un sentiment dans tes lettres qui ne sorte de ton coeur, et toutes tes pensées ingénieuses et facilement exprimées coulent de ton esprit comme de leur source naturelle. Ta manière de sentir, peutêtre égalée de ton amant; mais ta manière de rendre, n'est égalée de personne. Je ne lis pas autre chose que tes lettres; quand je les ai lues, je les relis; et quand je les ai relues, je n'imagine pas d'occupation plus douce que celle de les relire encore. On dit que les indiens commencent presque tous leurs livres par ces mots: béni soit l'inventeur de l'écriture . Je pense avec eux que l'on ne sauroit trop honorer la mémoire de celui qui a fait aux hommes un présent si utile. L'avantage que nous avons de peindre nos pensées avec des sons articulés, est admirable sans doute; mais cet avantage est renfermé dans les bornes étroites du tems et du lieu. Il n'y a que l'écriture qui puisse prêter du corps à nos pensées, et leur donner le pouvoir de se communiquer à des personnes séparées de nous par les espaces les plus éloignés. On a su dessiner avant de savoir écrire; mais si des peintres se sont acquis une réputation immortelle en conservant sur la toile quelqu'imitation de la nature, celui qui a su le premier assujettir ses idées à son pinceau, et offrir à ses yeux le tableau de son esprit, mérite bien plus encore de vivre éternellement. La peinture ne représente que l'homme extérieur, que l'écorce de l'homme; elle nous donne bien des regards animés, des traits où la passion respire, mais elle en reste-là; c'est le terme de sa plus grande perfection. Un artiste habile peut acquitter la dette de la reconnoissance publique, en erigeant sous nos yeux l'image ressemblante et bien exécutée du prince bienfaisant qui s'occupe de notre félicité; Madame Le Brun, par la magie d'une composition savante, représentera parfaitement la majesté répandue sur toute la personne de notre jeune souveraine; avec une touche fine et délicate, elleretracera les graces et la beauté du visage de cette princesse; mais l'historien seul nous fera pénétrer dans le coeur de ces augustes époux, et dira leurs vertus à la postérité. Cet art, qui rapproche les tems et les lieux, surpasse infiniment l'industrie des égyptiens, qui savoient conserver les corps de leurs amis pendant un grand nombre de siècles. Les lettres aussi conservent l'homme; mais elles en conservent la partie immortelle. C'est par l'usage des caractères que les grands hommes de l'antiquité, que les sages de la Chaldée, de la Grèce et de Rome, s'entretiennent avec les hommes éclairés de ce siècle, et occupent leurs loisirs d'une manière utile. C'est par eux qu'Anacréon nous enseigne à chanter l'amour et à sacrifier aux graces; que Tibulle soupire encore aujourd'hui parmi nous ces vers doux, qui feront long-tems les délices des ames tendres. C' est parleur secours que l'esprit humain s'est aggrandi, qu'il a inventé les arts, poli le langage, multiplié les jouissances, modifié le physique même en rendant les sensations plus délicates. C'est cet art qui établit une société universelle, qui la maintient, et en resserre les liens; c'est lui enfin qui fait le charme de toutes les liaisons, qui sert et entretient l'amitié, qui soutient et embellit l'amour, qui adoucit ses regrets, calme ses peines, et quelquefois les tourne en plaisirs. Avant l'invention de l'écriture, lorsqu'un amant arraché des bras de sa maîtresse, arrosoit de pleurs une terre étrangère, avoit-il un dédommagement dans les maux affreux qu'il lui falloit souffrir? Ne pouvant apprendre quelle étoit, loin de lui, la destinée de son amante chérie; craignant perpétuellement qu'elle ne survécût pas à leur séparation, ou que sa constance eût de la peine à tenir contre une absence de plusieurs années; livré à toutes les agitations, à tous les déchiremens de l'incertitude; perdant à la fois tout espoir, toute consolation, la mort sans doute étoit le remède et le terme de ses maux. Aujourd'hui les amans se parlent d'un pôle à l'autre; une lettre vivante de sensibilité ou brûlante de tous les feux de l'amour, va porter l'espérance et le plaisir dans des coeurs épuisés d'ennuis, et souvent arrêter le désespoir sur les bords de l'abîme où il alloit se précipiter. Adieu, mon Eugénie; voilà un bien long discours sur des choses que tu sais mieux que moi: mon dessein aussi n'est il pas de te rien apprendre, mais de causer avec toi. p. S. je reçois un paquet qui m'annonce la conclusion de mes affaires... je comptois les jours; je ne compte plus que les heures, et ces heures sont plus longues que les jours...chère Eugénie! Mon coeur est moins tranquille à mesure que j'approche de toi.

LETTRE 19

au Comte De P. vous ne m'écrivez pas souvent, il est vrai, mon cher comte; mais pourquoi vous en excuser? Ne suis-je pas sûr de votre attachement? N'en ai-je pas reçu les plus sensibles preuves? Je n'ai pas une idée dont je ne vous fasse part, pas un sentiment que je ne veuille partager avec vous; et vous auriez bien affaire, s'il vous falloit répondre à tout cela. Je vous connois des occupations plus utiles que celle de m'écrire, et je serois fâché que ce soin pût vous en détourner un seul instant. Ma confiance vous fait plaisir; vous aimez que mon ame se mette en dépôt dans la vôtre; que dois-je exiger de plus? Un grand intérêt m'occupe à la vérité, et je pourrois vous écrire plus rarement; mais cet intérêt seroit moins vif, si je n'avois un tiers à qui je pusse en parler; et mon bonheur ne pourroit être parfait, si ce tiers là étoit un autre que vous. Je continuerai donc les confidences de l'amitié, bien sûr qu'elles vous sont agréables; et je n'exigerai rien de la vôtre, sinon de me mander de tems en tems que vous êtes heureux, et que vous m'aimez toujours. Madame De V s'ennuie des amusemens de la ville: elle dit que Paris est un gouffre où se perdent le repos et le recueillement de l'ame; que l'on n'y a pas le tems d'aimer, de penser ni de jouir, et que la vie n'y est qu'un tumulte importun. Le vieux commandeur son oncle, avec lequel elle demeure, veut aller mourir dans sa commanderie de T; elle de son côté a résolu de retourner vivre dans sa terre de Gur, qui est à trente lieues de Paris, et je dois l'y accompagner. Nous logerons sous le même toît; je la verrai à toutes les heures; mes yeux lui diront à tous les instans que je l'aime, et je lirai la même chose dans les siens! Concevez-vous toute ma joie? Il n'y a plus de malheur pour moi que celui de ne pouvoir raccourcir les jours, et rapprocher le moment de notre départ. J'arrange tout; je mets ordre à tout pour l'accélérer; je quinze. Adieu, mon cher comte; sur-tout ne dites à qui ce soit où je vais; je veux qu'on ignore, du moins autant qu'il sera possible, ma retraite et mon bonheur.

LETTRE 20

au même. nous sommes arrivés; je suis dans la demeure des amours, dans l'asyle des plaisirs, dans le séjour du bonheur; mais avant de vous parler de ce lieu, il faut que je vous dise quelque chose de notre voyage. Nous sommes partis hier 27 d'assez grand matin. Un beau soleil levant, et des vapeurs bleues qui se dégageoient de la terre et s'élevoient en nuages légers vers les cieux, nous promettoient que le jour seroit beau, il l'a été en effet. Il faut sortir de Paris, le matin d'une belle journée, et en sortir avec une maîtresse adorée, pour éprouver l'enchantement du spectacle de la campagne. Nous n'avons pas été plutôt hors des barrières, qu'il m'a semblé que desliens se rompoient autour de moi, et que je sortois de l'esclavage: j'ai senti renaître la force de ma raison. L'amour sans s' affoiblir dans mon coeur y a pris un autre caractère: mon culte s'épuroit en entrant dans le séjour de ses vrais adorateurs; car la campagne est le temple où il reçoit le pur encens des mortels. Tous les objets champêtres qui attiroient nos regards, prenoient à mes yeux une forme amoureuse; tous me sembloient créés pour le bonheur des amans, mais ils excitoient mes desirs, et ne les irritoient point. La tendresse avoit remplacé les transports; ma passion participoit de la pureté de l'air que nous respirions, et devenue plus douce, elle en avoit plus de charmes. à mesure que nous avancions, j'observois curieusement la diversité de ces beaux paysages qui décorent les avenues de la capitale, et je regrettois de laisser derrière nous tant de scenes ravissantes. Je regardois le ciel et la verdure; je regardois Eugénie; je passois du sentiment de l'admiration au sentiment de l'amour, ou plutôt ils se confondoient dans mon ame ces deux sentimens, et je jouissois à la fois et dans un calme enchanteur des beautés de la nature, et des charmes de ma maîtresse. Le soleil est devenu plus ardent; nous avons fermé les jalousies de la voiture, et j'usqu' à la dînée, j'ai tenu dans mes bras et tout près de mon coeur celle qui en réglera désormais tous les mouvemens. Il étoit deux heures, quand nous sommes arrivés à Nangis, où s'est fait notre première pause. En lui donnant la main pour sortir de la voiture, elle l'a serrée dans la sienne si tendrement, que mes yeux se sont mouillés de pleurs. L'expression du plaisir étoit dans ses traits, et jamais elle ne m'y avoit paru si agréable. Je voyois les graces et la volupté dans les mouvemens de sa taille, dans les plis que sa robe avoit faits, dans le négligé de sa coëffure, et dans ce sourire charmant de la pudeur et de l'amour qui s'est épanoui sur ses joues, lorsqu'en se baissant pour descendre, sa bouche a effleuré mes lèvres, et y a laissé la douce impression de son haleine. L'air de la campagne et l'amour satisfait donnent de l'appétit; des toîts de chaume et des champs fertiles, la richesse et la simplicité de la nature, formoient la perspective de la chambre où nous dînions. Ce spectacle de paix et de bonheur comparé au chaos de la capitale; la joie de n'être plus complices des travers et de la folie de ses habitans; la satisfaction de nous voir ensemble, l'espérance d'y être toujours, tout cela assaisonnoit les mets que l'on nous servoit, et nous avons dîné dans une méchante auberge,mieux qu'on ne dîne à la table des rois. Après deux heures de repos, nous sommes repartis contens de nous et de la terre entière. Au sortir de la ville, des hommes et des femmes couverts de lambeaux ont paru sur le chemin, et sont venus demander l'aumône aux portières du carrosse. Eugénie a vuidé ses poches, et leur a distribué tout ce qu'elle avoit d' argent blanc. Ces malheureux étonnés d'une générosité qui n'est pas ordinaire dans les voyageurs, ont été moins pénétrés de reconnoissance que stupéfaits d'avoir une espèce de somme à leur disposition. Cependant ils vouloient nous bénir; mais ils n'ont pu que tomber à genoux, et lever les mains, tantôt vers nous, tantôt vers le ciel; le sentiment les avoit rendu muets. On dit que c'est entretenir la fainéantise et le libertinage dans les campagnes, que de donner aux pauvres qui mandient sur les routes; cela peut être vrai: mais je ne concevrai jamais que cette réflexion puisse étouffer le cri de la pitié dans un coeur bien fait, à l'aspect d'une créature humaine offrant aux yeux les haillons et la nudité de la misère. Cette rencontre a fait diversion à notre bonheur, et nous a causé une sensation de peine qui a duré quelque minutes. Le moyen d'être heureux, lorsqu'on voit des êtres qui souffrent? Des objets nouveaux et plus rians ont effacé peu-à-peu cette impression de tristesse, et nous avons continué gaiement notre voyage. La nuit est venue nous surprendre; nous approchions cependant de Gur qui étoit pour moi la terre promise. Mon coeur palpitoit d'impatience, mais je possédois le trésor de cette terre heureuse, le seul trésor par qui mon imagination se la représentoit comme le plus beau lieu du monde; cela modéroit mes transports. La voiture s'arrête enfin, une grille s'ouvre, et nous arrivons. Un très-beau vestibule nous introduit dans un sallon meublé et décoré par le goût le plus exquis; nous nous reposons un moment sur des sièges disposés par les mains de la volupté. Je témoigne mon plaisir et mon admiration: l'une des portes de ce sallon donne sur un parterre; des domestiques viennent l'ouvrir, et tout-à-coup un air embaumé vient remplir l'appartement et saisir l'odorat. Attiré par ce doux parfum, composé d'un mélange d'odeurs de lilas, de rose et de jasmin, nous sommes descendus dans les jardins, et en avons fait le tour, guidés par les rayons de la lune, qui éclairoit assez les objets pour me laisser distinguer un lieu enchanté. Rentrés dans le château, elle m'en a fait voir l'intérieur. Elle m'a menépar-tout, et a fini par me conduire dans une pièce très-jolie et la mieux située de toute la maison; c'est celle qu'elle m'avoit destinée. En y entrant, elle a sauté à mon cou; et avec un son de voix que je ne saurois rendre, elle m'a dit: " mon ami, voici ton appartement; ma maison est désormais la tienne; regarde-là comme telle: au nom de Dieu, ne me quittes plus; tu es heureux si tu m' aimes; tu es sûr que jamais homme n'a été tant aimé: dis-moi, promets-moi, jure-moi que tu resteras ici. " je vous laisse à penser, mon cher comte, si j'ai promis, si j'ai juré, et quel a dû être le reste de cette soirée... c'est ici que s'ouvre une scène délicieuse; mais pour la peindre, ce seroit aux anges à prendre les crayons.

LETTRE 21

au même. je n'entreprendrai pas de vous faire une description particulière de tout ce qui est digne de remarque, ou me paroît tel dans ce château. Pour un amant, il n'est rien qui ne soit beau dans la demeure de sa maîtresse; et si je voulois vous décrire tout ce qui me plaît dans ce séjour, je ne vous ferois pas grace d'une girouette ni d'un arbrisseau, et je n'aurois pas assez de tous les jours pour vous écrire: il suffit, je pense, de vous assurer qu'on ne peut voir une maison mieux bâtie, meublée avec plus de goût, plus commode à tous égards, et dans une plus belle situation. De mes fenêtres, je domine sur une plaine immense et extrêmement fertile. Je vois dans l' éloignement les tours et les clochers d'une ville; derrière, une chaîne de monts incultes, dont la nudité contraste avec la fécondité de la plaine; à gauche, un gros bourg, des vignobles, un hermitage, une rivière, un moulin, des hameaux, des maisons isolées, parmi des bouquets d' arbres; à droite, une montagne tellement variée dans ses terreins et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites, et souffre toutes sortes de cultures. Plus loin sur la même côte, et dans une longue étendue, des couronnemens de rochers de formes et de figures bizarres, qui semblent représenter des tronçons de colonnes, des portiques, des arcades, des animaux, des têtes d'hommes nues ou coëffées. Une seule chose me déplaît dans ce lieu; c'est que, hors le parc qui est fort beau et qui contient près de cent arpens, l'on n'y voit que quelques arbres dispersés çà et là dans la plaine, et qu'il faut faire un quart de lieue pour y trouver des bois. On voit cependant par les anciens aveux et dénombremens conservés dans les archives du château, que ce pays aujourd'hui si découvert ne l'étoit pas dans les douzième et treizième siècles, et que cette terre si bien cultivée et toutes les terres adjacentes n'étoient alors qu'une immense forêt. Le bois si précieux et si nécessaire à tous les usages de la vie, étoit autrefois excessivement abondant en France et dans l'Europe entière; on en étoit embarrassé. Il est probable qu'après ces déluges successifs, qui tour-à-tour ont inondé la surface de la terre, les graines des herbes, des légumes et des arbres portées et déposées pêle-mêle par le cours des eaux, pullulèrent par-tout, et couvrirent presque toute la surface des grands continens. à mesure que les nations venues d'orient, s'avancèrent dans le nord et vers l'occident,elles furent obligées de défricher ce qu'elles voulurent habiter et cultiver. Plus l'Allemagne et la France se peuplèrent, plus on y diminua de l'étendue des forêts. Elles étoient cependant encore si vastes, et d'une si petite utilité dans les douzième et treizième siècles, que les seigneurs en abandonnoient de très-grandes portions aux premiers religieux qui leur demandoient une retraite. Les disciples de Saint Norbert et de Saint Bernard, s'occupèrent, avec une ardeur incroyable, à éclaircir le centre des bois qu'ils habitoient. Ces laborieux solitaires convertirent peu-à-peu en des terres d'un excellent produit, les endroits les plus déserts et les plus négligés; et peut-être leur doit-on la justice de convenir que ce qu'ils avoient reçu alors étoit de peu de valeur, et qu'ils furent eux-mêmes les artisans de ces grandes fortunes qu'on envie à présent à leurs successeurs. Adieu, mon cher comte; j'entends une voix charmante qui prononce mon nom, et quand ce son de voix vient à mon oreille, il faut que tout cède au plaisir qu'il me fait.

LETTRE 22

au même. que ne puis-je faire passer au fond de votre ame le sentiment du bonheur et de paix qui règne au fond de la mienne! Vous vous dites heureux, et vous vivez sans amour; vous croyez jouir, et vous n'avez pas une Eugénie auprès de vous. Ah! Vous ne connoissez point le plus délicieux état de la vie. L'amour est la perfection du bonheur, ou plutôt sans l'amour il n'est point de bonheur. L' amour vautmieux que toutes les fortunes, que tous les royaumes de ce monde, que tous les mondes de cet univers. Il est ici ce rare présent de la divinité, et j'en savoure à loisir la possession; car c'est ici que j'aime et que je suis aimé; c'est ici que je puis dire: Eugénie est à moi, et je suis à Eugénie. Dans les villes, quelqu'estime qu'on ait pour sa maîtresse, il est difficile qu'on ne trouve pas quelquefois l' idée d'un rival, et lorsqu'on y jouit de ce qu'on aime, plus on aime, plus on est alarmé. Ici je n'ai aucune défiance; le coeur est assuré du coeur. Il semble qu'un tel amour ait une sorte d'influence charmante sur tout ce qui nous entoure, et que parce qu'un objet nous plaît, il ordonne à toute la nature de nous plaire; il semble qu'un tel amour soit cette enfance aimable devant qui tout se joue, et qui sourit toujours. Nous faisons souvent d'assez longues promenades dans les environs; mais tous les jours, nous nous promenons dans le parc. Quelquefois je perds Eugénie dans l'obscurité d'un bosquet touffu, et je la retrouve aux accens de sa voix charmante: elle se pare des fleurs que je cueille; je me pare de celles qu'elle a cueillies. L'aspect des verds feuillages que l'on aime à voir se découper sur l'azur des cieux, les concerts des oiseaux et le bruit d'une cascade solitaire destinée à rafraîchir l'air voluptueux de cet asyle, le chant des bergers et des villageoises se faisant entendre au loin dans les champs, une douceur par-tout répandue, sont des témoignages continuels de notre bonheur. Tantôt Eugénie est une bergère qui, sans parure et sans ornemens, se montre à moi avec sa naïveté naturelle; tantôt je la vois telle qu'elle étoit, lorsqu'elle m'enchantoit dans les cercles de la capitale. Quelquefois nous allons dans son appartement. Là, elle chante les airs les plus tendres: il me semble que tous expriment son amour. Je ne suis jamais assez près d'elle; elle n'est occupée que de moi. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ma parure; elle défait mes cheveux pour les arranger encore; elle n'est jamais contente de ce qu'elle a fait. D'autres fois elle m'entretient de ses premiers sentimens, de ceux qu'elle avoit avant de me connoître, de la naissance, des progrès de sa tendresse, et elle m'avoue que de sa vie elle n'a été si heureuse. Je lui raconte aussi l'histoire de ma passion pour elle, et elle ne se lasse pas de m' entendre. Je n'ai jamais dit toutes les circonstances; je répète, et elle croit apprendre; je finis, et elle s'imagine que je vais commencer. Dans ces momens touchans, elle tient ma main dans la sienne; un vêtement léger qui se meut sur elle, me fait perdre et trouvertour-à-tour des beautés ravissantes: je m'enflamme à cette vue; je tombe à ses genoux accablé d'ivresse; son attitude languissante m'appelle dans ses bras; ses yeux me disent: sois heureux, et j'ai déjà goûté toutes les jouissances avant de savourer la dernière. Dans d'autres instans, je lui offre un plan de conduite pour le reste de notre vie; je fais passer sous ses yeux le tableau d'une longue suite de jours fortunés; je conduis son imagination dans cet avenir que la mienne embrasse dans toute son étendue, et dont il nous fait jouir en le fixant, pour ainsi dire, devant nous. L'amitié, l'estime, la confiance, la bonté, la générosité, la raison, les sentimens qu'on aime, les vertus qu'on respecte, tous entrent dans la composition de notre amour; tous le modifient, le constituent ce qu'il est, et en font le plus pur et le plus parfait de tous les amours. Nous rassemblons quelquefois dans une même journée les situations les plus différentes, le repos des sens et l'ivresse du coeur; les contemplations de l'ame, et les gaietés folâtres de l'esprit; la sécurité des sermens et la confiance de l'estime; le trouble des déclarations, les charmes de l'espérance, l'activité, le calme ou l'abandon de la tendresse; les timides langueurs de l'amour qui soupire, et les vifs transports de l'amour qui jouit. Nous savons composer, décomposer des sensations; ajouter, ôter à ce que la nature donne. Notre ame se fait mille plaisirs délicats que ne soupçonnent même point les autres hommes. Nous nous créons, pour ainsi dire, une langue qui n'appartient qu'à nous; elle n'a qu'une expression qui suffit à l'immense variété de nos sentimens; et je vous aime, rend pour nous toutes les idées de notre esprit, et tous les mouvemens de notre coeur.Eugénie est adorée de tous ses domestiques; ils m'aiment aussi à cause de l'attachement que me témoigne leur maîtresse. Toute la maison goûte une joie naïve. Nous descendons avec plaisir à l'égalité de la nature; nous sommes heureux, et nous voulons vivre avec des gens qui le soient. Le bonheur faux rend les hommes durs et superbes, et ce bonheur ne se communique point; le vrai bonheur les rend doux et sensibles, et ce bonheur se partage toujours. Sans doute que l'effet naturel de l'amour est de rendre heureux ceux qui s'aiment; mais cette bienveillance générale que nous trouvons dans ceux qui nous entourent, peut nous rendre aussi heureux que l'amour même. Tout passe bien vîte dans ce monde; mais rien ne passe aussi rapidement que les heures dans cette belle retraite. Nous voyons peu de monde; quelques honnêtes gens du voisinage qui se plaisent avec nous, le curé du lieu qui nous aime de tout son coeur; c'est là toute notre compagnie. Du reste, nous vivons bien; nous dînons gaiement et longuement; nous soupons peu: mais quand il fait chaud, et que la soirée est belle, nous nous promenons au clair de la lune. Enfin, mon cher comte, nous avons ici ce que les hommes n'ont guères, ce que les grands et les rois de la terre n'ont point, ce que vous avez presque; nous sommes libres et nous sommes aimés.

LETTRE 23

au même. je vous ai mandé dans les tems la mort de M Le Duc D'Orléans; vous savez combien il fut aimé de la nation, et combien il mérita de l'être. On connoissoit sa bonté, son humanité; mais parmi différentes brochures qui nous ont été envoyées, nous venons de lire une oraison funèbre de ce prince, par m. L'abbé Fauchet, qui nous apprend qu'outre le bien qu'il fit de toutes parts et qu'il ne put cacher, il voulut encore exercer sa bienfaisance de manière qu'elle ne fût connue que de Dieu, et même ignorée des hommes. Si ce discours ne vous est point parvenu, vous me remercierez de vous faire connoître un trait de la vie de ce prince, qui n'aura guères d'imitateurs, et qui nous a attendri jusqu'aux larmes. Je vais révéler, dit m. L'abbé Fauchet, les secrets de ce coeur unique en bonté; manifester cette ame bienfaisante toute entière; apprendre à des milliers d'infortunés quelle main inconnue a séché leurs larmes, quel ange invisible leur a donné le bonheur. Un homme vertueux, cachant dans un extérieur simple une de ces ames incorruptibles, qui sont le sanctuaire de la probité, étoit attaché au Duc D'Orléans pour son service intime: il l'avoit placé ensuite auprès des princes ses petits enfans; ensorte qu'il parut ne conserver aucun rapport direct avec lui-même; et, depuis quelque tems, ayant obtenu sa retraite, toute relation lui sembloit interdite avec le prince. Les apparences qui auroient pu trahir les secrets de ses charités mystérieuses étant absolument effacées, il admettoit furtivement ce seul homme dans l'intimité de sa miséricorde tacite; il lui confioit son ame avec ses largesses; il l'envoyoit sous un nom supposé dans tous les asyles du malheur. Un particulier obscurement vêtu, descendoit dans les cachots, montoit au sommet des maisons, pénétroit les plus tristes réduits de la misère, payoit les dettes des pères de famille détenus dans les liens, faisoit des pensions à des veuves dénuées de tout autre secours, assuroit la subsistance à des orphelins délaissés du reste de l'univers, relevoit de la dernière indigence d'anciens défenseurs de la patrie, qui cachoient le signe de l'honneur, et se récéloient eux-mêmes sous les toîts du pauvre; sauvoit l'innocence aux abois, de la nécessité de chercher dans l'opprobre des ressources pour les premiers besoins; désensevelissoit, pour ainsi dire, sur les grabats des malheureux pour qui toute lueur d'existence sembloit éteinte, et les rendoit à la vie. Ciel! ô ciel! S'écrioient avec de douces larmes ces infortunés. Eh! à qui devons-nous tant de bienfaits, une si pure reconnoissance? Ce n'est pas à moi, répondoit l'envoyé fidèle; j'agis pour un autre: cet autre veut que vous rendiez grace à Dieu seul; à Dieu seul toute la gloire. Mais je dois compte du ministère que j'exerce; la personne voisine que je charge de veiller à vos besoins et à vos intérêts, attestera de sa main ou vous-même: il a été donné au nom de Luc. Ah! Mes frères! Le voilà enfin ce nom obscur, ce nom sacré, sous lequel se voiloit le premier prince du sang; ce nom qui fera tressaillir de la surprise la plus vive ces multitudes d'infortunés pour qui il étoit le signal du secours; ce nom qui prononcé ici révèle un si long mystère de bienfaisance; ce nom inscrit dans les geoles des prisons, dans les registres des hopitaux; ce nom qui a retenti sous les toîts, dans les souterreins; ce nom adoptif, ce nom inconnu, étoit celui du Duc D'Orléans. C'étoit lui-même... cette manière de secourir les malheureux n'a pas grand rapport avec la bienfaisance de ces prétendus amis de l'humanité, qui servent moins les hommes qu'ils ne mandient leur admiration,et qui semblent vouloir arracher à la renommée des hommages et des respects. Toutes ces bonnes actions inscrites fastueusement dans des écrits publics, vues de près, n'ont pas même le mérite d'un sacrifice, et n'ont d'éclat fort souvent que par la basse exagération de quelques prôneurs intéressés à nourrir de fumée les ames ostenteuses, dont eux-mêmes ils attendent des services. La vertu se propose bien une autre récompense, et ce n'est pas parmi les hommes qu'elle va la chercher.

LETTRE 24

au même. toute la terre n'est pas corrompue, mon cher comte; on trouve encore des moeurs et des vertus dans quelque coin du monde. Hier nous avons passé la journée à une demi-lieue d'ici, chez un homme tel qu'on n'en voit guères, chez un homme que vous aimeriez de toute votre ame, s'il étoit connu de vous; c'est un gentilhomme du voisinage, qui sait vivre très-heureux sans être riche, parce qu'il sait jouir d'une honnête médiocrité. Le spectacle de son jardin, de ses moissons, de ses récoltes, suffit à ses amusemens; la vue de ses enfans et de ses bons amis suffit à son bonheur. Dans le tems que la dépravation devient un systême, l'amour de la patrie un paradoxe, et que la religion n'est plus qu'un préjugé d'enfant, il sait avoir des moeurs, aimer son roi et adorer le dieu de ses pères. En le voyant, je me figurois nos bons aïeux de retour à la vie; en conversant avec lui, je croyois m'entretenir avec eux. Son air, son habillement, sa demeure, tout me rappelloit leur désintéressement, leur simplicité, leur candeur. Avec quelle cordialité il nous areçus! Comme il m'a tendu et serré la main en signe d'amitié dès notre première entrevue! Comme il nous a fait asseoir à ses côtés à cette table où l'appétit dispense des façons! Comme il nous prodiguoit gaiement et sans ostentation ce qu'ailleurs on étale avec faste, et que l'on offre avec avarice, les mets de sa table, les fruits de son jardin, le vin de ses celliers! Comme il étoit joyeux de cette gaieté vraie qui peint toujours la pureté des moeurs, et en fait sentir le prix à ceux qui ne l'ont jamais connue! Il n'a point cet air dissimulé que nous appellons réserve, et qui fait partie de notre politesse; ses regards font deviner ce qu'il va dire; ses discours interprêtent fidélement ses regards, et telle est sa franchise, qu'on retrouve sur son visage jusqu'aux traits les plus imperceptibles de son caractère. Il ne sait pas débiter de ces choses qu'on appelle de jolies choses; mais il s'en faut beaucoup qu'il soit sans esprit et sans connoissances. Il juge avec discernement, et parle avec justesse. Il a servi dans sa jeunesse; il nous a entretenu de ses campagnes, non pour décrire les batailles où il s'est trouvé, ni pour vanter ses exploits, mais pour développer avec sagacité les causes et les effets des révolutions politiques; pour expliquer avec beaucoup de sens et de raison comment dans telle circonstance on auroit pu éviter telle ou telle affaire, ou en tirer avantage; comment les souverains pourroient épargner le sang des hommes et maintenir la sécurité des nations, sans rien perdre de leurs droits, s'ils vouloient mieux s'entendre, et songer moins à leur gloire personnelle, qu'au bien de leurs sujets. Il n'a pas joui long-tems du bonheur d'être époux; mais il s'en console au milieu de ses enfans: on voit qu'ils tiennent d'un si bon père, et qu'ils lui ressembleront.Sans qu'il se soit donné beaucoup de soins pour les élever, ils seront comme lui des citoyens et des hommes. Il ne leur dit point d'avoir de bonnes moeurs; jamais ils n'en ont vu d'autres dans la maison paternelle. Il ne leur commande pas d'aimer le roi et la patrie; il en parle devant eux avec chaleur; tous ses discours peignent l' amour de ses maîtres et l'enthousiasme du patriotisme. Il ne leur dit pas d'être humains, d'avoir pitié des malheureux; l'homme qui souffre ne va point chez lui sans être soulagé; il n'en sort pas sans le bénir: il a dans sa maison de jeunes orphelins à qui il sert de père; sa vie est un acte continu de bienfaisance et d'humanité. Vous ne l'entendez point leur recommander de s'aimer entr'eux: n'est-il pas le meilleur des pères? Ne leur fait-il pas sentir continuellement par son exemple tout ce qu'il y a de doux dans l'union des coeurs, dans la confiance et l'amitié, dans l'exercice de cette charité tendre, laquelle devroit être la vertu de tous les hommes, puisqu'ils ne peuvent se dissimuler la foiblesse de leur condition qui les lie naturellement les uns aux autres. Il ne craint pas non plus qu'ils aillent se corrompre et périr misérablement dans le gouffre des villes, où le luxe dévore l'innocence et la fortune des particuliers. Il sait tellement leur faire aimer la vie qu'il mene, que si le bien de l'état les oblige de quitter, pendant un tems, le lieu de leur naissance, ils n'aspireront qu'au moment d' avoir rempli leur tâche de citoyen, et de pouvoir se retirer avec honneur, pour venir chercher l'oubli de leurs fatigues et le prix de leurs services dans la douceur et le repos de leurs premières années. Il nourrit et fortifie encore en eux le goût de la retraite et de la simplicité, par des récits intéressans, par des exemples tirés del'histoire des héros des premiers tems, qui étoient grands dans leurs actions, simples dans leur vie privée, et qui, après avoir défendu ou sauvé leur pays, alloient cacher leur gloire sous l'abri d'une cabane. On dit que le bonheur est loin des villes, et l'on a raison; mais ce n'est pas toujours sous un toît de chaume qu'il faut le chercher. Le paysan a tous les vices de la nature, et rien pour les réprimer. Dans beaucoup de pays, il est fourbe et méchant. Pour trouver le bonheur à la campagne, il faut aller chez un noble, jouissant d'une fortune aisée, et vivant dans l'antique château qu'il a hérité de ses pères. Il a assez d'éducation pour être plein de probité, plein d'honneur, plein de franchise, et pour savoir que la satisfaction de l'ame tient à ces choses-là; mais il n' est pas assez grandement élevé, pour mettre la fausseté au rang des vertus sociales, pour méconnoître intérieurement les droits du pauvre, pour nourrir dans son coeur un mépris raisonné contre l'espèce humaine, et cacher l'égoïsme le plus exécrable sous les traits de la bienveillance et de l'affabilité. Ses défauts privés de ce vernis qui cache ou déguise en agrémens, les vices des sociétés polies, peuvent se montrer dans toute leur laideur; mais il n'oublie pas que la loi naturelle antérieure à toutes les conventions humaines et à toutes les spéculations de l' orgueil, est la première loi du genre humain, et il ignore que pour jouir d'une existence considérable parmi les hommes, il faut cesser d'être homme soi-même. Je ne saurois vous rendre, mon cher comte, tout le plaisir, tout l'attendrissement que m'a causé ce bon gentilhomme dans sa demeure champêtre, au milieu de sa vertueuse famille. Il est impossible de le voir et dene pas aimer la vertu tant on voit de félicité dans son ame: il m'a rendu les doux et tristes souvenirs de mon enfance. En observant le bon naturel de ses enfans, leur docilité, leur douceur, leurs manières ingénues et même un peu rustiques, je me disois en soupirant: c'est ainsi que je fus élevé, et j'avois de la peine à retenir mes larmes. J'ai quitté cet homme avec un grand serrement de coeur; mon émotion même est devenue plus forte à mesure que je m'éloignois de sa maison. Je repassois dans mon esprit les circonstances les plus attendrissantes de mes jeunes années; je les comparois à ce que je venois de voir, et ces idées m'oppressoient. Madame De V s'en est apperçue à notre retour; mes yeux étoient humides. Elle m'en a demandé la cause. Je pense à ces aimables enfans que nous venons de quitter, lui ai-je dit; je fus élevé comme eux dansune maison de paix; j'avois comme eux le meilleur des pères. J'eus aussi une mère tendre et une soeur chérie; ils sont morts... je n'ai plus que des cendres à visiter et des larmes à répandre dans le lieu de ma naissance: je possédois aussi un petit manoir au milieu des champs, un petit bois, un petit verger. Ces biens touchans, ces jours si doux sont perdus pour moi; ils n'existent plus que dans ma mémoire, qui se perdra bientôt elle-même dans l'abîme du tems. Mes bons parens, et leur fils et leur malheureux fils, seront oubliés sur la terre... personne ne se souviendra de nous... là, je me suis mis à fondre en larmes. Eugénie, sans me répondre, y mêloit les siennes, et m'accabloit de baisers. " je sens, m'a-t-elle dit enfin, je sens comme toi de pareilles pertes; mais je suis bien malheureuse, si je ne puis les remplacer. " à ces mots, je l'ai pressée sur mon coeur; mes larmes sont venues avec plus d'abondance, et ce n'étoit plus le souvenir de ma famille qui les faisoit couler. Cette image affligeante s' effaçant même peu-à-peu, et faisant place au charme unique de tenir dans mes bras ma belle maîtresse, de jouir de sa belle ame, de sa sensibilité, je ne pleurois plus que de reconnoissance et de plaisir.

LETTRE 25

au même. vous me demandez des nouvelles de notre littérature: je suis plus près que vous, il est vrai, du grand théâtre où nos beaux esprits s'évertuent; mais je ne m'informe pas de ce qui s'y passe, et je crois qu'au fond vous ne vous en inquiétez pas plus que moi. Quelques glaneurs épars dans levaste champ où Voltaire a moissonné, excitent peu la curiosité sans doute, et ne peuvent rien offrir qui soit digne de votre goût délicat. Quand on est sensiblement organisé, et que l'on veut s'épargner des déplaisirs, il faut ignorer bien des choses. Lorsqu'on a d'autres yeux, d'autres oreilles, un autre tact que la plupart des hommes, et qu'on a le bonheur de vivre dans la retraite, il n'est pas bon de savoir que l'esprit du jour n'est qu'un jargon sophistique sur les matières de goût, de sentiment, et même de religion et de politique. Il est triste d'apprendre que les prétendus progrès de l'esprit ne sont que les raffinemens bizarres de l' esprit; que ses prétentions, ses ecarts, ses ignorances et ses révolutions, sont la plus étrange chose du monde; car il y a des momens où le philosophe qui pense à tout cela ne sait plus que penser; et s'il y pensoit trop souvent, il se pourroit qu'il finît par croire que la somme des idées de vingt siècles n'est qu'un colosse fantastique, et que l'homme et l'esprit de l'homme tout ensemble ne sont qu'une illusion. Je suis devenu comme vous, mon cher comte; je ne m'arrête plus à considérer les formes passagères et fugitives de quelque chose d'aussi chétif que l'esprit humain; je ne perds pas mon tems à méditer sur les révolutions littéraires de ce petit coin du monde appellé la grande ville, qui paroît comme une lueur sur l'étendue de notre globe, et se perd dans l'immensité de l'univers. Cette capitale d'un grand royaume, cette nouvelle patrie des beaux arts, ce rendez-vous fameux des hommes de génie de toutes les nations, n'est pourtant pas le séjour du bonheur. Je le sais, vous le savez comme moi par une triste expérience. Ici, j'éloigne autant que je puis les souvenirs fâcheux; je bois à long traits des eaux du fleuve deLéthé; et pour être plus sûr de leur efficacité, je les bois dans la coupe des amours. Celui qui jouit en sait plus que celui qui réfléchit, ou du moins il sait mieux, il est plus heureux. Si vous voulez absolument quelque nouvelle, en voici une à l'occasion de l' empereur, qui sûrement vous fera plus de plaisir qu'un chef-d' oeuvre de littérature. Les habitans de Bude en Hongrie, qui retirent de très-grands avantages de la translation qui s'est faite dans cette ville de plusieurs bureaux publics qui étoient à Presbourg, ont demandé à l'empereur la permission d'ériger une statue à sa majesté, comme une marque de leur gratitude. Les députés hongrois ayant mis leur pétition aux pieds du trône, le monarque éclairé, au lieu d'acquiescer à leur demande, a écrit au bas, de sa propre main, la réponse suivante. Lorsque j' aurai déraciné les préjugés qui s'opposent aux progrès de la raison, et qu'ils seront remplacés par un zèle pur et bien dirigé pour les intérêts de la patrie, et par la connoissance certaine de ce qui peut lui être le plus avantageux: lorsque je verrai chaque individu de l'état faire consister son bonheur à contribuer, selon ses facultés, au bien être, à la sûreté et à l'accroissement de la monarchie: lorsque je verrai l'équité et le bon ordre régner dans les tribunaux, les lumières s'accroître par la perfection des sciences, l'instruction du peuple suivie avec plus d'attention, la discipline du clergé plus régulière, et l'harmonie établie d'une manière ferme entre les loix civiles et les préceptes de la religion: lorsque les vrais intérêts et les devoirs des seigneurs envers leurs vassaux, et des vassaux envers leurs seigneurs, seront mieux entendus: lorsque l'accroissement de la population, l'amélioration de l'agriculture, une industrie encouragée, et des manufactures portées au dernier degré de perfection, trouvant un débit aisé et une circulation libre dans toutes les provinces de ce vaste empire, produiront une source pure et abondante de richesses réelles, objet de mes plus ardens desirs, qui, j'espère, se réaliseront un jour; alors peut-être je mériterai une statue.-mais cet honneur ne m'est point dû pour avoir, par la translation des bureaux publics à Bude, procuré seulement aux habitans de cette ville, les moyens de vendre leur vin à un plus haut prix, et de hausser les loyers de leurs maisons.

LETTRE 26

au même. j'ai une passion si décidée pour les charmes de la campagne, que je regrette quelquefois de n'être pas venu au jour dans ces premiers âges du monde, où les hommes n'étant encore que laboureurs ou bergers, ne connoissoient que la vie champêtre. J' aurois dû naître au tems des patriarches, ou dans les beaux jours de la république romaine, alors qu'un sénat de demi-dieux alloit chercher à la charrue ses dictateurs et ses héros; ou dans les vallées de Tempé, parmi les pasteurs de la Thessalie; ou enfin sous ces bons rois, qui, bergers eux-mêmes, se faisoient honneur d'allier le sceptre et la houlette, et qui dictoient des loix à un peuple simple, assis sur des trônes de verdure.Tous les matins, pendant qu'Eugénie dort encore, je me lève avec le soleil, et je vais courir les champs, assez loin pour varier le plaisir de la promenade. En sortant, je m'arrête d'abord au superbe coup-d' oeil de cette fertile plaine qui fait la perspective du château; j'admire ces belles moissons qui promettent la subsistance au pauvre, l'abondance au riche; je salue la terre nourricière de mes concitoyens: mais après avoir joui de ce spectacle de richesse et de fécondité; après avoir marché au milieu des bleds déjà grands, à travers les vignes fleuries, c'est un plaisir pour moi d'entrer dans un chemin tortueux, de le suivre au hasard sans savoir où il me conduira, de rencontrer des brebis qui bêlent, des bestiaux qui paissent, un berger soufflant dans sa cornemuse, un pêcheur cotoyant une rivière avec ses filets, un chasseur assis et déjeûnant auprès d'une fontaine, son chien d'un côté, sa gibecière et son fusil de l'autre. C'est pour moi un très-grand plaisir de traverser un petit hameau à l'heure où le soleil se lève, d'y voir une jeune paysanne filant et chantant sur le seuil de sa chaumière, une autre tenant et caressant un jeune enfant pendu à sa mamelle; des hommes, des femmes conduisant leurs denrées au marché prochain, et s'occupant en cent manières diverses de la subsistance commune. C'est pour moi un charme que je ne saurois vous rendre, de trouver ensuite un réduit plus agreste et plus sauvage; de tomber insensiblement dans quelque vénérable solitude, parmi des chênes au tronc caverneux qui expriment en caractères muets l'antiquité du lieu; d'y rencontrer une chapelle gothique et à demi ruinée, où les ancêtres des habitans du hameau voisin, plus religieux que leurs neveux, alloient prier tous les jours au coucher du soleil; d'y être surpris par la présence d'un vieux bûcheron qui me salue, et vient se reposer à mes côtés, qui cause avec moi de ses quatre-vingt dix ans, des anciennes traditions du pays, et des choses extraordinaires qui se sont passées avant lui et depuis lui à cette chapelle miraculeuse, où il m'apprend que le saint apparoît encore toutes les nuits. Quand le soleil montant sur l'horison commence à faire sentir sa chaleur, je m'approche d'un jeune arbrisseau, qui, par le doux balancement de ses feuilles, semble m'inviter à profiter de son ombrage; j'accepte son bienfait, et j'en jouis avec reconnoissance; je m'étends sur l'herbe touffue; je fais ma cour aux fleurs qui réjouissent ma vue par l'élégante variété de leurs formes et de leurs couleurs, aux flots gracieux d'un petit ruisseau gazouillant à mon oreille et déployant plus loin sous mes yeux sa nappe argentée,aux mousses vertes et aux lichens dorés m'offrant un appui doux contre les troncs des vieux arbres à qui ils servent de parure. J'adresse la parole à l'écho du lieu, qui me répond d'une voix limpide et sonore; je lui dis mes pensées amoureuses; je les confie au zéphir, qui va les redire aux favorables génies de l'air, s'il est vrai qu'il y ait des génies. Je bénis tous ces êtres charmans qui contribuent à mes plaisirs; je leur prête une ame; j'aime à penser qu'ils s'unissent à moi par le sentiment. Quelquefois ils me paroissent se métamorphoser et s'animer réellement; la nature se montre sous les traits rians des divinités de la fable; ces belles retraites en sont peuplées à mes yeux. Je vois Diane poursuivant les hôtes timides des forêts; j'entends le bruit de sa course, celui de ses flèches et de son carquois; ici ce sont les nayades, sans autre habit que celui des graces, sejouant et folatrant au milieu des eaux; là les dieux de Théocrite et de Virgile; j'entends la lyre d'Apollon, la flûte de Pan, et les douces chansons des nymphes des bois, des prés et des fontaines. Enfin, je m'abandonne à une foule de rêveries délicieuses, mais dont ma belle maîtresse finit toujours par être le seul et unique objet. à mesure que je me rapproche du château après mes longues courses matinales, je sens mon coeur battre d'aise, et je me dis: je vais l'embrasser; et je me dis encore: je passerai ma vie auprès d'elle dans la joie et la paix; nous compterons nos années par le renouvellement des fleurs et des fruits; nous perdrons nos années dans la rapidité d'une vie heureuse. Je verrai tous les jours Eugénie; tous les jours jusqu'à mon dernier jour, je lui dirai que je l'aime, et la même terre reprendra son corps et celui de son amant. ô mon ami! N'est-ce pas làdes idées ravissantes? N'est-ce pas là le bonheur de l'âge d' or. Dans nos cités superbes, on marche incessamment sur la même terre; on voit toujours des palais, et jamais de chaumières; toujours l'art, et jamais la nature; tout y est beau, rien n'y est agréable. à la campagne, il me semble qu'il y a quelque chose de charmant et de particulier dans la situation même des maisons les plus simples, soit qu'elles soient placées au sommet d'une montagne ou dans le creux d'une vallée, au milieu des bois ou à l'entrée d'une plaine, sur le bord d'un chemin ou dans quelque petit réduit ombragé de bocages. Tout y porte aux sens et à l'imagination je ne sais quelle impression de fraîcheur et de volupté tranquille, qui semble dire que nous sommes nés pour le bonheur, mais que nous devons le chercher uniquement dans les plaisirs de la nature.Quand je vivois enfermé de murailles, dans ces tristes enceintes où tous les objets ont une teinte des passions qui tourmentent; quand mon sang s'échauffoit par un trop long séjour dans les villes, et que mes fibres se sentoient abreuvées d'une liqueur âcre qui rendoit mes pensées sombres et douloureuses, je sortois au-dehors, je fuyois au milieu des champs comme un captif échappé de sa prison, et le doux aspect de la seule nature calmoit le désordre de mes esprits, et rétablissoit la paix dans mon coeur; la raison toute seule n'eût pas produit cet effet, tant elle dépend de la disposition de nos organes. Quelle est donc cette philosophie tant vantée qui peut moins sur l'ame qu'une suite d'objets inanimés, ou que le parfum de quelques végétaux? Il est pourtant vrai que l'air frais d'un bocage est un antidote plus certain contre les tourmens intérieurs, que la plus belle théorie de morale. C'est l'air pur des champs qui appaise la fièvre des passions; c'est là le dictame que la nature répand sur nos maux de toute espèce; car il ne guérit pas seulement les maladies de l'ame: il est aussi le meilleur de tous les spécifiques contre les maux du corps; c'étoit l'opinion des médecins de l'antiquité, qui envoyoient leurs malades en égypte, afin qu'ils respirassent continuellement un air chargé de particules vivifiantes émanées de toutes les plantes balsamiques dont cette terre est couverte, sous le plus beau ciel de l'univers. Adieu, mon cher comte; je vous suis tendrement attaché pour la vie. Si vous étiez ici avec nous, cette maison de campagne seroit le paradis terrestre.

LETTRE 27

au même. j'aime toujours à causer avec vous, mon cher comte; j'aime à vous parler de nos amusemens innocens, des bons voisins de Madame De V, de ceux qui viennent de tems en tems lui rendre leurs devoirs, et nous tenir compagnie. Ces sortes de détails, je le sais, vous plaisent et vous intéressent. Presque tous les jours, nous avons à dîner quelques personnes; mais c'est le dimanche ordinairement qu'il nous vient plus de monde. Nous avons eu aujourd'hui plusieurs gentilshommes, des plus considérés dans le canton, avec leurs femmes et leurs enfans. Le curé, le vicaire et le procureur fiscal y sont venus aussi. Ces honnêtes gens n'ont pas l'esprit fort cultivé; mais ils sont très-éclairés sur leurs intérêts; ils n'ont point le goût de l'éloquence, de la poésie, de la peinture, de la musique; mais ils savent administrer et faire valoir un bien de campagne, l'aggrandir, l'améliorer, le fertiliser. Sans être avares, et bien qu'ils soient très-honorables chez eux, ils tiennent extrêmement à leurs propriétés, parce que leurs propriétés sont l'héritage de leurs pères, et qu'elles deviendront un jour celui de leurs enfans; parce qu'ils n'ignorent point que pour vivre, il faut posséder et recueillir, et que pour cultiver les vertus de son état, il faut en avoir les douceurs. Pendant le dîner, ils se sont fort entretenus des terres, de leurs productions, de leurs cultures, et ils en ont parlé en connoisseurs et en citoyens. Ils savent très-bien que l'agriculture est la véritable richesse d'un état; que les campagnes sont la source de l'industrie qui soutient les arts de luxe, et que les villes ne sont florissantes que par la fécondité des champs. L'un faisoit voir les rapports qui lient le laboureur et le commerçant, et disoit avec raison que le travail de la terre et la circulation libre de ses productions diverses, suffiroit pour amener l'âge d'or dans un pays. Il parloit honorablement de la profession de cultivateur, et citoit ces paroles connues d'un monarque éclairé: si j'avois un homme qui me produisît deux épis de bled au lieu d'un, je le préférerois à tous les génies politiques . L'autre savoit qu'en Angleterre une médaille fut frappée et adjugée au Duc De Bedfort, avec cette inscription: pour avoir semé du gland . Un autre parloit d'un terrein ingrat qu'il a rendu fertile, au moyen d'une méthode de son invention qu'il croit préférable à celle du lieu, et proposoit à ses voisins d'en faire faire l'essai à ses fermiers.Le curé, bon humain, appuyoit les raisonnemens des uns et des autres par des exemples tirés de l'ancien testament; le vicaire mangeoit, buvoit, écoutoit; le procureur fiscal, aussi le meilleur homme du monde, parloit police et procès-verbaux, et faisoit des contes plaisans par la bonhomie qu'il avoit de les croire tels; tous mangeoient avec appétit, tous buvoient rasade, tous paroissoient contens. Quelques-uns tout en louant la belle couleur du bourgogne, s'echauffoient peu-à-peu, et leur visage prenoit aussi du coloris; mais ils n'en paroissoient que meilleurs parens, meilleurs amis, meilleurs citoyens, et on les en aimoit davantage. Les dames, qui n'avoient point de chapeaux au ballon ni de coëffes à la figaro, ne dissertoient pas sur les modes; mais leur conversation rouloit sur ce qui fait l'entretien chéri des femmes de bien: elles parloient de leur menage,de leurs enfans, des occupations qui conviennent à une mère de famille, et qui la rendent si touchante et si respectable dans sa vie domestique. Sans songer à le paroître, elles se montroient épouses sensibles, mères tendres et vigilantes; et sans afficher les vertus de leur sexe, elles témoignoient par leurs discours et par leur maintien qu'elles les avoient en partage. Madame De V, toujours attentive, parloit, sourioit, pensoit à tout le monde sans distinction. Les graces qui lui sont naturelles se montroient dans ses fonctions de maîtresse de maison comme dans tout ce qu'elle fait; mais il sembloit ce jour là que ses graces avoient quelque chose de plus ingénu qu'à l'ordinaire. On eût dit qu'elles tenoient plus au besoin d'intéresser qu'au desir de plaire, plus à la bonté de son coeur qu'aux agrémens de sa personne, et qu'elle les rendoit moins saillantes en quelque sorte pour seconformer à la simplicité de ses convives. Après le dîner, on a joué au volant, à des petits jeux d'enfans; on s'est promené dans le parc, on s'est assis, on a chanté des chansons du bon vieux tems. Sont venus ensuite les ménestriers, les jeunes gens et les filles du hameau, qui nous ont donné le divertissement d'un bal champêtre. La jeunesse, le plaisir, l'instinct de la nature; un mélange de sentiment, de bonhomie et de rusticité; tout cela composoit ce grouppe animé de villageois et de villageoises, et offroit un spectacle charmant. La danse finie, on a apporté des rafraîchemens; ces bonnes gens ont bu à nos santés: ils ont salué leur dame, l'ont remerciée, l'ont comblée de bénédictions, et sont retournés dans leurs chaumières, où les a suivi le contentement. La compagnie est rentrée dans le château; l'on s'est séparé charmés les uns des autres, et avec promesse de se revoir souvent. Quand nous avons ainsi passé la journée avec des gens selon nos coeurs, nous sommes le soir plus disposés à la tendresse, qui s'accroît et se fortifie en nous de tous les sentimens doux que nous avons éprouvés durant le jour. Nous nous jurons de vivre toujours de même, de passer notre vie dans cette retraite, de ne nous quitter jamais; et moi, je l'avoue, je m'afflige intérieurement des motifs cruels qui m'empêchent de faire une épouse chérie de la plus digne des amantes. D'où vient cette douceur infinie que je goûte dans la société des bonnes gens? Seroit-ce de ce que la simplicité des moeurs nous rapproche de notre état primitif et peut-être de notre destination? Je passerois ma vie avec des campagnards. Il faut avouer pourtant que je les voudrois un peu instruits; quand dès sa jeunesse on aaimé et cultivé ces bagatelles qu'on nomme sciences et beaux arts, et que malheureusement elles ont une sorte d'intelligence secrette avec nos facultés, il est fâcheux de ne voir que des personnes avec lesquelles on ne peut pas en causer au moins quelquefois. Je sais qu'il est un ordre supérieur de plaisirs qui ne sont que pour les hommes éclairés, et je sens combien les heures peuvent couler délicieusement dans leur commerce; mais il faudroit une grande révolution qui n'arrivera point, pour que je préférasse la société des gens instruits à celle des bonnes gens. Quand les philosophes seront plus consolans, les littérateurs mieux élevés, plus unis et moins envieux les uns des autres; quand le talent rougira de s'être dégradé jusqu'à consacrer la corruption des moeurs dans des monumens faits pour flétrir l'ame en excitant l'admiration; quand les gens du monde seserviront de leurs lumières pour être plus simples, plus vrais, plus humains, plus justes et moins dédaigneux envers le mérite indigent; quand les lumières auront extirpé du coeur humain l'envie et l'intérêt personnel, passions destructives qui seront toujours sur la route du génie pour le décourager ou pour l'étouffer dans sa marche; quand la philosophie sera réellement l'amour et la pratique de la sagesse, et qu'elle aura ramené parmi les hommes le goût exclusif des plaisirs de la nature; quand nos lycées enfin seront devenus des espèces de temples où l'on ira former son esprit et aggrandir son ame dans une assemblée imposante par la supériorité des lumières et des vertus: alors je me ferai gloire d'être le disciple et l'ami de ceux qui savent, et je tâcherai de m'instruire avec eux; alors j' aimerai par-dessus tout les talens et la science; je rendrai au génie un hommage exclusif, et me trouveraiheureux d'aller chercher des modèles de perfection et de bonheur inconnus jusqu'à ce jour, dans une société d'hommes qui tiendront lieu de divinités sur la terre. Bon soir, mon cher comte; quand nous reverrons-nous? Quand causerons-nous ensemble dans l'avenue de Beauvr? p. S. il est arrivé ici ce matin un gros abbé régulier fort aimable, qui vient chercher Madame De V pour la mener à la fête de son couvent. C'est M De Ch, abbé de P, grosse maison de bernardins, située à quelques lieues de cet endroit. Eugénie va toutes les années à cette fête, quand elle est à sa terre, et y mène ordinairement sa compagnie, lorsqu'elle a du monde au château. Comme l'abbé est venu lui-même, elle ne peut guères se dispenser d'y aller encore cette année, et puis cette partie de plaisir ne paroît pas lui déplaire. Par un hasard assez singulier, il se trouve que cet abbé a été lié avec mon père. Il connoît même plusieurs de mes parens; ce qui m'a attiré de sa part beaucoup de témoignages de considération et d' amitié. Il paroît très-flatté que j'accompagne Madame De V à son abbaye. C'est demain que nous partons. Ce voyage, entre nous, me contrarie un peu; les amans, pour qui les amusemens ne sont rien, s'ils n'ont quelque rapport avec le sentiment qui les occupe, n'aiment pas trop ces sortes de distractions; mais cela fait plaisir à Madame De V: il faut bien aussi que cela m'en fasse.

LETTRE 28

à M Le Ch, abbé de P. ce n'est pas seulement moi qui vous écris, m. L'abbé; c'est Mad De V dont j'ai l'honneur d'être le très-humble secrétaire, et qu'une indisposition empêche de vous écrire elle-même. Elle ne sait pas trop si elle vous doit des remerciemens pour toutes les belles fêtes que vous lui avez données. Traiter si bien les personnes et les mettre dans l'impuissance de faire les mêmes choses, lorsqu'elles en ont pourtant bonne envie, c'est user envers elles d'une politesse perfide; c'est se donner une sorte de supériorité qui dédommage de ses avances en flattant intérieurement l'amour-propre, et c'est ce qui s'appelle se payer par ses mains. Madame De V a pourtant le coeur tout plein de quelque chose qui ressemble beaucoup à de la reconnoissance; car ce quelque chose est composé de plusieurs sentimens que vous devinerez sans peine pour peu que vous vous rendiez justice. Autrefois les cloîtres avoient un aspect effrayant, et l'on osoit à peine en approcher. La sagesse ne s'y montroit que sous le cilice et la haire, qu'avec les traits farouches de l'intolérance et du fanatisme; maintenant ils sont des retraites agréables, où des philosophes chrétiens et de bonne compagnie savent concilier le devoir et le plaisir. Les lumières et l'usage du monde ont remplacé l'ignorance et la crasse du froc. Vous avez embelli l'oeuvre de votre fondateur, comme un édifice gothique que l'on reconstruit à la moderne; et l'on ne s'étonne point aujourd'hui de rencontrer chez vous le buste d'Anacréon tout à côté de l'image de Saint Bernard. Vous savez faire le bien sans être hypocrites, et vous abstenir du mal sans vous occuper pieusement du soin criminel d'avancer votre destruction. Vous savez rire et prier, admirer Bourdaloue et aimer Chaulieu, aller à matines et recevoir vos amis, sabler le champagne et méditer sur l'éternité; en un mot, être à Dieu et à la société. Voilà du moins ce que l'on voit dans votre maison, et je pense que la révolution commence à être générale. Vous avez ouï parler de cette célèbre Ninon De Lenclos, qui, bien que femme galante, mettoit les jouissances de l'esprit au-dessus de toutes les autres, et qui étoit faite pour les goûter; qui en conséquence de son goût et de ses principes, ne recevoit chez elle que ce qu'il y avoit de plus spirituel et de plus aimable à la ville et à la cour. Vous savez qu' elle fut sa réponse, lorsqu'on lui parla de la mener au couvent. Si elle existoit àl' époque actuelle, et qu'on lui fît une proposition semblable, je doute, si elle avoit passé quelques jours chez vous, qu'elle demandât le couvent des grands cordeliers. Adieu, monsieur l'abbé; retenez bien que Madame De V vous aime de tout son coeur; autant en fait le chevalier De T.

LETTRE 29

au Comte De P. nous avons passé huit jours à l'abbaye de P, et en sommes revenus le 26. Il semble que le ciel ait voulu nous punir d'avoir été chercher au-dehors des plaisirs qui ne pouvoient que nous faire regretter ceux que nous laissions dans cette retraite. Ce n'est pas que l'abbé de P ne soit fort aimable, et que nous ne soyons extrêmement satisfaits de la manière dont il nous a reçus. J'aimerois à vous conter toutes les belles fêtes qu'il nous a données; mais comment parler de fêtes après l'événement dont j'ai à vous entretenir: il y a quatre jours qu'il est arrivé, et quatre jours ont à peine suffi pour affoiblir un peu les impressions du plus déchirant des spectacles dont j'ai été le témoin, et me mettre au moins en état de l'exposer à vos yeux. Si vous étiez moins philosophe, je vous épargnerois les détails suivans; mais l'homme qui pense, aime quelquefois à tourner ses regards sur les calamités humaines; ces sortes de tableaux réveillent sa vigilance et son attention sur lui-même, en le ramenant au souvenir de sa misère. Ils lui apprennent à soustraire, autant qu'il le peut, son ame aux influences du dehors et à se créer des plaisirs qui ne soient point à la merci des événemens. à un petit quart de lieue de cet endroit, est un joli hameau nomméla Gar, dépendant de la paroisse de P P. Ce village où Madame De V a des terres qu'elle loue à différens particuliers, et où nous allons nous promener fort souvent, est très-agréable dans les beaux jours, parce que les rues sont bordées d'ormes et de tilleuls; et que les maisons, toutes bâties en alignemens réguliers, et s'élevant au milieu des différens bouquets d'arbres et d'arbustes de diverses espèces, forment le coup-d' oeil le plus riant et le plus champêtre. Samedi 31, à onze heures du soir, le feu prit, on ignore comment, à la grange du plus riche fermier de ce hameau. Dans ces campagnes, tous les bâtimens sont couverts en chaume. Le vent étoit violent; jugez de la rapidité de l'incendie. Les habitans dormoient du plus profond sommeil: un chien renfermé dans une cour, pousse des hurlemens affreux, et réveille le fermier; celui-ci se lève, crie au secours, veut sauver ses enfans: il est trop tard; sa grange, le toît de sa maison, une ferme voisine, sont déjà tout embrâsés. La flamme poussée par un vent impétueux lance de tous côtés des étincelles, qui vont tomber comme une grêle de feu sur les toîts mêmes les plus éloignés. Plusieurs autres maisons deviennent la proie de l'incendie, sans qu'il soit possible d'en arrêter les ravages: grains, meubles, charrues, habits, linge, vases, argent monnoyé, bestiaux de toute espèce, tout a été consumé. Deux filles de seize à dix-sept ans, un enfant de quinze jours, une pauvre femme à qui le fermier avoit donné l'hospitalité, ont été brûlés. Il est intéressant de vous dire que cette pauvre femme étoit sortie saine et sauve de la maison incendiée; mais pensant que l'enfant qu'elle a vu la veille est resté dans l'intérieur du logis, elle revient sur ses pas, rentre courageusement dans cette maison qui n'est plus qu'un vaste bûcher, et bientôt suffoquée va tomber auprès du berceau de cette innocente créature, qu'elle tient déjà dans ses bras. On l'a trouvée morte en cette posture. Voilà de ces efforts de courage qui tiennent au sentiment profond de l'humanité, plus énergique peut-être dans un sexe foible, que dans celui qui vante orgueilleusement sa force et ses autres avantages. Une autre femme âgée de vingt-six ans, et à peine relevée d' une couche pénible, s'est éveillée presqu'au milieu des flammes. Dans ce désastre épouvantable, elle ne voit qu'un fils âgé de cinq ans, et couché dans la pièce voisine; c'est là son bien, son unique bien; elle s'y précipite, ouvre la porte; des tourbillons de feu lui bouchent le passage: rien ne l'arrête. Ce n'est plus sur la terre qu'elle marche; elle vole, elle s'élance sur des poutres ardentes, s'enfonce dans une fournaise, y cherche, y trouve, y saisit son enfant, le presse sur son sein, et se sauve à travers de nouveaux feux qui l'assaillent de toutes parts. Plusieurs hommes travaillent pour sauver les débris de sa fortune; elle passe au milieu d'eux sans les regarder, sans les entendre. Sa fuite est précipitée; elle ne voit ni les pertes qu'elle fait, ni le ciel, ni la terre; elle n'apperçoit, ne sent que son enfant, et le visage incliné, les mains fixées sur ce fardeau précieux, elle court jusqu'au milieu d'un champ, sans savoir où elle va, sans savoir où elle est. Ce prodige de force et de courage ne peut durer plus long-tems; elle tombe évanouie dans un sillon, et reste trois heures entières dans cet état déplorable,sans recevoir aucun secours. Ils ont été transférés l'un et l'autre au village de P P, où ils n'ont un moment recouvré leurs esprits que pour se sentir expirer tous les deux dans des tourmens horribles. Quel spectacle! C'est une mère qui brave, qui repousse la mort en quelque sorte, qui se survit à elle-même par le sentiment, et paroît commander au ciel de faire un miracle pour étonner la terre, par un exemple inoui de ce que peut la tendresse maternelle. Le mari de cette femme, jeune homme fort et vigoureux, a les jambes toutes brûlées; on craint que les souffrances qu'il ressent, et que la douleur qui s'amasse dans le coeur de cet époux, de ce père infortuné, ne le réunissent aux malheureuses victimes dont je viens de parler; en sorte que six personnes, et peut-être bientôt sept, auront péri dans ce désastre.La chûte des combles, des solives à moitié consumées, le pétillement des flammes, les cris, l'aspect de ces malheureux courant çà et là, et se donnant des soins superflus, la triste lueur de l'incendie montrant sur leurs visages pâles et défigurés les différens caractères du désespoir, tout cela devoit saisir d'horreur et de pitié sans doute; mais l'instant où le feu s'appaisa, le lendemain de cette nuit horrible offrit un tableau bien plus afreux encore. Figurez-vous quatre cadavres arrachés par lambeaux de dessous les décombres, rappetissés, calcinés par les flammes, et ne conservant plus rien de la forme humaine; les os des bras de cette pauvre femme, dont je vous ai parlé, embrassant encore les restes informes de l'enfant qu'elle a voulu sauver; tous les villageois à genoux autour de ce grouppe effrayant, l'arrosant de pleurs et poussant descris lamentables; les membres épars et desséchés de plus de quatre cents animaux, tant chevaux, que boeufs, moutons, etc. Des monceaux de cendres, de pierres blanchies et devenus friables; un jour sombre qui paroît éclairer à regret ce triste amas de ruines, un mélange d'odeurs, de fumée, de soufre et de chair torréfiée. Quel tableau! Quel moment pour une ame sensible! Voilà, mon cher comte, le triste détail que j'avois à vous faire; voilà les différens tableaux que j'ai eu sous les yeux depuis minuit que l'on est venu me réveiller et me chercher précipitamment, jusqu'à onze heures du soir du lendemain. Je n'ai pas cessé un instant de donner des ordres, d'encourager les travailleurs par des récompenses, de les exciter par mon exemple, en faisant ce qu'il étoit tout simple que je fisse, en marchant et m'exposant moi-même sur les débris brûlans; mais nous n'avons pu sauver que bien peu de chose. La perte est d'environ soixante mille livres, ce qui est considérable pour des laboureurs. Heureusement que j'ai été seul sur les lieux. Si Madame De V s'y étoit transportée, elle seroit morte de douleur à ce spectacle. Le seul récit de l'événement a brisé son coeur sensible, bien que je lui en aie caché les plus affreuses circonstances. Une maison qui lui appartenoit se trouve dans le nombre des maisons incendiées; mais vous devez penser qu'elle ne s'est guères occupée du dommage qu' elle éprouve elle-même: elle n'a songé qu'à ces malheureux, qui ont passé tout-à-coup d'une aisance honnête à la plus affreuse misère. C'est là encore que j'ai joui de la bonté, de l'inépuisable bonté de cette femme adorable. Elle a fait distribuer une somme aux incendiés,outre les remises de ce que la plupart lui devoient; elle s'est gênée pour les secourir: mais le désastre est trop grand; elle n'a pu faire ce que lui suggéroit son coeur bienfaisant.

LETTRE 30

au même. les grandes calamités laissent toujours dans un pays quelque chose de triste et de lugubre, qui influe long-tems sur le caractère de ses habitans. Depuis l'événement funeste que je vous ai mandé dans ma dernière lettre, l'on ne rencontre ici que des visages désolés. Le dimanche n'est plus un jour de fête pour les habitans de ce canton; plus de danse, plus de divertissemens sous le gros ormeau consacré ce jour-là aux assemblées et aux jeux. Quand ils ont assisté aux offices de la paroisse, ils s'en retournent tristement, et restent clos toute la journée dans leurs chaumières, si ce n'est quelques vieillards qui sortent vers le soir, pour aller prier sur la fosse de leurs pères anciennement décédés, et que l'on voit à genoux çà et là devant quelques croix de bois à moitié cachées dans les herbes du cimetière. Cette tristesse par-tout répandue a pénétré jusques dans le château. On n'y voit plus l'air joyeux et satisfait que tout le monde avoit ici dans les premiers jours de notre arrivée. Madame De V sur-tout a beaucoup perdu de son enjouement. Si elle s'y laisse aller encore, ce n'est que par intervalles. Dans les momens de gaieté qui lui échappent, son visage devient sérieux tout-à-coup, comme si elle se reprochoit de s'y livrer. Je ne vois plus le même abandon dans les mouvemens de sa tendresse; les témoignages de mon amour paroissent la toucher moins sensiblement; elle les reçoit avec plus de réserve; elle craint d'être heureuse, parce qu'il y a autour d'elle des êtres qui gémissent. Je m'afflige intérieurement de ce changement; mais j'en dois respecter les motifs: les droits de l'humanité sont plus sacrés que les miens. Cet après-dîner, nous nous promenions dans le parc; ses discours avoient une teinte de mélancolie qu'ils n'ont pas ordinairement, et me faisoient craindre qu'elle ne commençât de se dégoûter du séjour de la campagne. Elle me parloit de ses malheureux habitans sujets à tant de maux qui ne sont que pour eux, et dont les travaux si pénibles n'ont point de dédommagemens; elle les plaignoit de vivre éloignés des douceurs et des agrémens de la société, ce qui est peut-être le moindre de leurs malheurs, puisqu'on vit heureux avec des privations, et qu'il en est une fouleque l'on peut envisager comme un bien: elle a dit d'ailleurs à ce sujet tout plein de choses vraies et touchantes. Cet entretien l'a menée insensiblement à des considérations générales sur le sort de l'homme, qui est sans doute ce qu'il doit être dans l'ordre de la providence; mais dont l'esprit et la raison se confondent, lorsque venant à considérer cette inégalité monstrueuse dans la distribution des biens et des maux versés sur les individus de son espèce; et que devenant pour lui-même une sorte de problême aussi triste qu'insoluble, il ne voit plus ni l'objet ni la fin de son existence. Cette réflexion et beaucoup d'autres exprimées d'un ton pénétré, et sorties d'une bouche accoutumée à faire aimer tout ce qu'elle dit, sont entrées profondément dans mon ame, portée naturellement à la mélancolie, et ma tristesse renchérissoit sur la sienne.Dans la partie la plus agreste et la plus sauvage du parc, sous un bosquet de vieux ifs et de genevriers, est une espèce de cénotaphe de forme antique, qu'un des ancêtres de Madame De V éleva jadis à la mémoire de son épouse, emportée à la fleur de son âge. Tout en nous promenant et tout en donnant carrière à nos idées mélancoliques, nous sommes entrés et nous sommes assis dans ce bosquet. En regardant de près ce vieux monument que je n'avois point encore observé, j'ai apperçu quelques mots gravés sur la pierre: c'est une longue inscription en vers latins effacés pour la plupart. Voici le sens de ceux que j'ai pu déchiffrer, après avoir enlevé la mousse très-épaisse et extrêmement tenace qui les couvroit en partie: ses deux joues vermeilles étoient plus appétissantes à voir, qu'une rose fraîchement cueillie le matin dans un parterre.Cette belle fleur a passé comme le souffle qui l'a flétrie et detruite en un même jour... ainsi s'éteint tout ce qui brille un moment sous les cieux... moi, Thibault Du Fa, deuxième du nom, seigneur de Gur, j'ai possédé cette beauté en légitime mariage l' espace de deux années... j'ai élevé ce monument en mémoire d'elle, pour y venir pleurer tous les jours... quand mon coeur épuisé de soupirs et d'amour se sentira défaillir, et que mon corps, ainsi qu'un feuillage privé de la sève qui le nourrit, sera prêt à tomber; ô mes chers amis! Portez-moi dans le tombeau où elle repose, et couchez-moi doucement à ses côtés. Comme j'achevois de lire cette inscription touchante, mes yeux se sont fixés sur Eugénie: elle avoit le teint pâle et l'air abattu. " ces traits charmans,ai-je dit en moi-même, sont donc destinés à périr? Et cet esprit si aimable que deviendra-t-il? Et notre union si tendre qui finira puisque tout finit, quand et comment finira-t-elle? Un autre événement que celui de la mort en sera-t-il et peut-il être le terme? " ces idées, qui me sont venues rapidement et successivement, ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur. Je me suis approché tout ému de ma belle maîtresse; je l'ai pressée contre mon sein avec une action si passionnée, que ce mouvement a réveillé tous ses feux, et ranimé son teint du plus vif coloris. Son visage a repris sa physionomie céleste, et nos desirs et nos transports et nos ames encore une fois se sont confondus. Cet accès de plaisir, trop vif pour être durable, a passé comme l'instant fugitif qui l'avoit amené. Rassemblez les plus heureuses situations, tous les bonheurs, tous les ravissemens dont l'homme est capable, vous n'y trouverez rien qui puisse se comparer à ce moment délicieux; mais ce n'a été qu'un point dans la rapidité d'un jour. Je le possédois; il n' étoit plus; et quand je croyois jouir, je n'avois déjà plus que le souvenir d'avoir joui. Les réflexions chagrinantes sont revenues fatiguer mon esprit. Je me suis mis à rêver des vicissitudes de cette vie, de l'instabilité des choses et des félicités humaines, de cet avenir obscur, si redoutable pour un amant jeune encore, et toujours épris de tous les feux de l'amour; mais qui perdant cependant peu-à-peu les fraîches illusions de sa première jeunesse, et voyant avec amertume qu'elles ne tarderont pas de lui échapper pour toujours, se voit obligé quelquefois d'admettre la raison à ses plaisirs. Eugénie de son côté, soit qu'elle fît les mêmes réflexions, et que le même effroi la troublât, soit qu' elle se reprochât un moment de foiblesse, ne paroissoit ni moins triste ni moins agitée. Un morne silence avoit succédé à nos discours, et à nos transports. Le jour étoit sombre, la nuit s'approchoit: nous sommes rentrés tristement au château, marchant éloignés l'un de l'autre, sans nous parler, et nous jettant seulement de tems en tems quelques regards accompagnés de soupirs. Que signifie cette journée, et tant de plaisir, et tant d'alarmes? ô mon ami! Il n'y a donc point de bonheur parfait sur la terre?

LETTRE 31

au même. Madame De V a reçu une somme de six mille livres pour les incendiés de la Gar. La personne charitable qui envoie ce secours ne se nomme point. J'ai tout plein de raisons pour soupçonner que vous êtes ce généreux inconnu. Vous ne me direz pas votre secret, et je ne vous le demande pas; restez sous le voile respectable qui vous cache. Les hommes ne sont pas assez vertueux pour que leur estime soit le digne prix de la vertu, et vous êtes trop au-dessus d'eux pour le chercher dans leur reconnoissance et leur admiration. Votre nom ne sera point enregistré dans les archives de l'orgueil; mais il sera écrit dans le livre de celui à qui seul il appartient de tenir compte des bonnes oeuvres, et de les récompenser dignement. Jouissez du charme secret de n'avoir que Dieu pour confident du bien que vous faites; jouissez de votre vertu... la vertu! ... elle n'est donc pas une chimere? Il y a donc des hommes assez détachés de toute considération humaine pour l'aimer et la pratiquer pour elle-même.Dans ce moment, je m'honore d'être ce que je suis dans la classe des êtres, et je crois à la dignité de mon espèce; dans ce moment, mes yeux laissent tomber des larmes de joie. Adieu, mon cher comte, que vous devez être heureux!

LETTRE 32

à Madame De V. pendant que tes yeux cachent leur éclat sous les pavots d'un sommeil tranquille; tandis qu'un songe doux comme ton ame rit peut-être à ton imagination, et la tient doucement éveillée, ton amant fuit le repos pour livrer son esprit à toutes les pensées dont ton image enchanteresse vient le remplir continuellement. Je me suis levé avec l'aurore pour venir rêver à l'entrée de ce bosquet où aboutissent ordinairement nos promenades du soir. Je suis entre ces deux roches où tu aimes à te reposer. Les douces prime-vères et les humbles violettes m'envoient leurs parfums; je les respire avec la fraîcheur des airs; je suis assis au lieu même où tu t'assieds tous les jours; j'occupe le trône que ma souveraine a occupé, que j'ai partagé avec elle, tendrement assis à ses côtés. Trône charmant! Vous n'avez point d'égal sous les cieux; je suis plus roi que tous les rois de la terre, puisque je règne sur le coeur d'Eugénie. Aimable empire! Que ne pouvez-vous durer mille ans, mille siècles, une éternité! ô comme il est affreux de songer que vous devez finir! éloignons, éloignons ces idées funestes. L'orient se pare des plus belles couleurs; l'aurore naissante invite à se réjouir. ô ma belle maîtresse! écartons les ombres qui obscurcissent nos beaux jours; ne prenons de la vieque ce qu'elle a d'enchanteur. Les chemins du tombeau ne sont pas semés uniquement de cyprès; on y trouve aussi des myrthes et des roses. Laissons les uns, cueillons les autres, et arrivons, s'il se peut, au dernier gîte, joyeux et satisfaits comme on l'est en venant à une fête. Le riant printems de l'âge fuit, il est vrai, avec rapidité; bientôt il sera loin de nous: mais tandis que nous en jouissons encore, faisons une provision de contentement pour l'âge qui doit suivre. Rendons notre félicité si continue, si parfaite, si différente des félicités mensongères de notre pauvre espèce tant digne de pitié, que la raison toujours prompte à effaroucher les plaisirs, vienne approuver les nôtres et y applaudir. Par l'excès de notre bonheur, désarmons sa sévérité; forçons-là d'y sourire, de s'y joindre; qu'elle en soit la compagne, le guide et le soutien jusqu'au dernier moment.ô mon Eugénie! Pourquoi détourner et fixer nos regards sur les tableaux douloureux de ce monde, puisqu'il en est de plus rians, de plus faits pour nos ames sensibles et aimantes. S'il est un Dieu, nous serons heureux. Il en est un sans doute: notre bonheur le démontre à notre raison tout aussi bien que le spectacle de l'univers. Chère Eugénie! C'est lui, c'est ce dieu que j'adore en toi. Il t'a mise sur la terre pour exercer mon coeur à l'amour, pour m'apprendre à l' aimer et à l'honorer d'un culte digne de lui. Ce coeur n'étoit pas capable de s'élever de lui-même à ce degré d'affection qu'il attend de ses élus. Il t'a placée, toi sa créature charmante, comme un objet intermédiaire entre lui et moi, afin que de l'amour de tes vertus et de tes attraits divers, je pusse passer plus aisément à l'adoration de ses perfections divines. L'amour est fait pour préparer notre ameà l' immortalité par cette surabondance de vie, par ces mouvemens extactiques et célestes que l'amour seul a le pouvoir de lui communiquer: illusion trop douce pour n'être qu'une illusion, oui, vous me promettez le bonheur dans l'avenir! Vous chassez de mon esprit l'effroi du trépas; vous me rendez familière et douce son idée lugubre. En cessant d'exister, nous commencerons de vivre; nous ne nous quitterons pas lors de la dissolution de nos coeurs mortels. Nous unissant plus intimément et plus parfaitement au contraire, et nos ames devenant une seule ame, elle ira se perdre dans le sein d'un dieu principe et ame de toute la nature, et recommencer dans ce changement d'existence des siècles de vie et de bonheur conformes aux idées et aux facultés nouvelles, dont alors elle sera enrichie.

LETTRE 33

au Comte De P. ce que vous me mandez d'Adélaïde, votre jeune soeur, me touche et me surprend. Je n'ignore point qu'elle aimoit le chevalier de Saint-A, malgré le malheur qui le privoit de la vue depuis son enfance. Je sais que cet aimable jeune homme en étoit éperduement amoureux; que vous approuviez leur mutuelle tendresse; que tout étoit disposé pour le mariage, et qu'il alloit se conclure à la grande satisfaction des deux amans; mais vous m'apprenez que le chevalier vient de recouvrer la vue par l'habileté d'un céleste oculiste; qu'Adélaïde ena paru fâchée, et tellement fâchée, que, depuis ce moment, elle refuse obstinément de lui donner sa main. Elle se méfie, dites-vous, de la constance des hommes, et craint de n'être pas assez jolie pour fixer son époux à présent qu'il sera à portée de la comparer à une multitude de femmes beaucoup plus belles et plus intéressantes. Il y a là dedans bien de la modestie ou bien de la vanité, ou quelque bizarrerie particulière à son sexe, et dont une femme seule pourroit nous donner le secret. Cela vous contrarie; je le conçois; mais si elle aime, comme il y a tout lieu de le penser, ces mouvemens capricieux le céderont bientôt à un sentiment plus naturel et plus doux; et dans peu de jours, je ne doute pas qu'elle ne revienne d'elle-même à vos vues. Ce trait de votre jeune soeur a de la ressemblance avec un autre bien intéressant que j'ai dans ce moment-cisous les yeux. Je le tiens d'un homme d'esprit et de loisir qui s'amuse à traduire les articles choisis des papiers publics de Londres, et qui a la complaisance de m'envoyer ces différens morceaux, dont quelques-uns sont quelquefois très-piquans. Il ne sera pas, je crois, inutile que vous fassiez lire celui-ci à votre jeune soeur. Voici l'article tel qu'il m'a été envoyé. M Grand, oculiste, vient de faire une opération remarquable sur un jeune homme âgé de vingt ans, né aveugle, et à qui il a rendu la vue. Ayant observé les yeux du patient, et reconnu qu'il étoit possible de lui en procurer l'usage, dont il avoit été privé en naissant, il en fit part aux parens, qu'il décida à lui permettre de faire l'opération. Le ministre, M Caswel, se joignit à lui afin de les y déterminer. Le jour fut fixé pour cela; les amis et les connoissances de la famille,attirés par la curiosité et l'intérêt qu'ils prenoient au succès de cette cure, s' assemblèrent pour en être témoins. Le patient ne fut point prévenu de ce qu'on se proposoit de lui faire. On vouloit jouir de sa surprise, dans le cas où le succès répondroit au voeu général; étudier ses premières observations, la manière dont il les feroit, et les idées nouvelles que lui présenteroit un sens nouveau pour lui; le travail qu'il seroit obligé de faire pour les démêler, en y appliquant les autres sens, dont il avoit l'usage à un très-haut degré de perfection. Cette circonstance devoit rendre ce spectacle plus intéressant. Parmi les personnes présentes, étoient la mère du jeune homme, ses frères, ses soeurs, et une jeune demoiselle, pour laquelle il avoit conçu la passion la plus vive. L'opération fut exécutée par le chirurgien avec beaucoup d'adresse, de promptitude et de succès. La lumière frappa tout-à-coup les yeux de l'aveugle; il parut dans une espèce d'extase, et un instant après sur le point de se trouver mal de surprise et de joie. L'opérateur étoit devant lui avec ses instrumens à la main. Le jeune homme le regarda de la tête aux pieds, avec une attention qui frappa tout le monde; ensuite il porta ses yeux sur lui, et ne s'observa pas lui-même avec moins de curiosité. Il sembloit comparer les deux personnes; il s'arrêta curieusement aux mains; trouva qu'elles étoient absolument semblables, à l'exception des instrumens qui étoient dans celles de l'oculiste, et qu'il croyoit en faire partie. Lorsqu'il eut resté quelques minutes dans cette considération, qui le remplissoit d'étonnement, sa mère, qui avoit contenu avec peine les élans de sa tendresse, s'élança auprès de lui, passa ses bras autour de son cou, etse mit à crier: mon fils, ô mon fils! le jeune homme reçonnut sa voix, partagea ses transports, et ne put répondre que ces mots: ô ma mère! êtes-vous ma mère? il tomba dans une espèce de foiblesse, dont toute la compagnie, qui n'étoit pas moins touchée, s'empressa de le faire revenir. La jeune personne qu'il aimoit s'y employa de la manière la plus tendre, et accompagna ses soins des expressions les plus touchantes. Cette voix à laquelle son coeur étoit accoutumé à répondre, sembla le rappeller à la vie; et comme il l' entendoit encore au moment où il reprit ses forces et sa connoissance, on le vit attacher ses yeux sur elle, et paroître éprouver en même tems un double sentiment de curiosité. Son oreille l'aidoit à reconnoître celle qu'il voyoit. Bientôt il s'écria: " où suis-je? Que m'a-t-on fait? Où m'a-t-on conduit? Tous ces objets qui sont autour de moi,sont-ils ces choses dont j'ai entendu parler si souvent? Est-ce la lumière? Est-ce la vue? Jouissez-vous toujours de ce plaisir dont je jouis pour la première fois, et vous voyez-vous toujours ainsi les uns les autres? Où est Tom qui étoit accoutumé à me conduire? Mais il me semble que je n'en ai plus besoin, et je puis à présent aller sans lui. " il se leva en disant ces mots; il fit quelques pas; mais il s'arrêta sur le champ: il avoit l'air d'être effrayé de tout ce qui l'entouroit. On s'en apperçut; on le fit remettre sur son siège, et on lui dit qu'il lui falloit quelque tems pour s'accoutumer à sa nouvelle situation; qu'en attendant, il devoit se servir encore de son guide. On le fit venir, et on le lui présenta. Il le regarda avec une surprise qui engagea M Caswel à lui demander pour qui il l'avoit pris auparavant. Il répondit qu'en le touchant,il l'avoit trouvé semblable à lui, et qu'il avoit jugé qu' ils étoient tous deux des créatures de même espèce. Le bruit de cette cure s'étant répandu dans le voisinage, quantité de personnes accoururent; la chambre fut remplie de monde. Le jeune homme les considéroit avec un étonnement qui alloit toujours en croissant. Il demanda à M Caswel, si c'étoit en effet un grand nombre de personnes, et s'il étoit obligé de les voir toutes. Le ministre sourit; mais il réfléchit qu' il ne falloit pas fatiguer le patient: il essaya de lui faire entendre qu'il convenoit qu'il rentrât dans sa première position pour quelque tems; qu'il consentît à ce qu'on lui bandât les yeux, afin qu'ils se fortifiassent. Pour lui faire comprendre qu'ils ne pouvoient acquérir la force nécessaire que par degrés; qu'il avoit appris à faire usage de ses membres avant qu'il pût se mouvoir et marcher, il l'assura(parce qu'il montroit beaucoup de répugnance) que, sans cette précaution, il perdroit tout de suite, sans espoir de la recouvrer jamais, cette faculté qui venoit de lui procurer des sensations si agréables. Ce ne fut pas sans peine qu'on le décida à recevoir un bandeau; on le mit enfin sur ses yeux, et on le conduisit dans une chambre obscure, où on le garda jusqu'à ce que l'organe fût en état de recevoir l'impression de la lumière, et des objets sans précautions. Pendant le tems qu'on fit durer ce nouvel aveuglement, il parut très-triste; souvent il se plaignoit amèrement d'une espèce d'enchantement qu'on avoit jetté sur lui, pour le tromper, et lui faire croire qu'il avoit joui de la vue. Il ajouta que l' impression qu'il avoit reçue pendant le peu d'instans qu'on lui avoit laissé voir la lumière, étoit ineffaçables; et que, s'il étoit condamné à ne plus la revoir,il deviendroit fou. Dans d'autres momens, étant plus calme, il rappelloit les personnes qu'il avoit vues, essayoit de les nommer, et parloit de tout ce qu'il avoit observé. Son nouvel aveuglement factice ne fut pas long. Quand on jugea qu'on pouvoit lui ôter son bandeau sans danger, on chargea de cette commission la jeune demoiselle qu'il aimoit; on sentoit que ce service, reçu de sa main, la lui rendroit plus chère, et on étoit bien aise de resserrer le lien que l'amour avoit formé dans le coeur de l'aveugle. On lui fit sa leçon; on lui recommanda de lui parler et de modérer son extase par le son d'une voix qui avoit toujours eu le plus grand pouvoir sur lui. Elle se rendit dans sa chambre, et lui tint ce discours: mon cher ami, je viens avec bien du plaisir vous ôter le bandeau qu'on vous a mis, il y a quelques jours, et qui vous est si incommode.On peut le faire à présent sans danger, et j'ai voulu être la première à vous en apporter la nouvelle, à vous rendre cette vue que vous regrettez, quoique vous n'en ayez joui qu'un instant. Cependant je ne vous cacherai point une vive inquiétude qui m'agite: vous m'aimez; votre aveuglement ne vous a pas empêché de prendre pour moi une passion qui fait mon bonheur; peut-être que la vue dont vous allez jouir va me faire perdre votre tendresse; vous ne me trouverez pas les charmes que votre imagination m'a prêtés; vous verrez d'autres femmes qui vous paroîtront plus belles. Je crains de vous perdre pour toujours; cela me rendra malheureuse; mais je m'y résous, si vous pouvez être heureux. Dites-moi de quelle manière cet amour, que je vous ai inspiré, est entré dans votre coeur; car ordinairement son passage est par les yeux. Ma chère Lydie, répondit le jeune homme, si la vue me faisoit perdre les doux transports que me cause le son de votre voix; si elle m'empêche de distinguer vos pas de tous les autres quand vous m'approchez; si elle met à la place de ce plaisir si doux, si vif et si souvent répété, l'étonnement que j'ai éprouvé le peu de tems que j'ai joui de l'usage de mes yeux, laissez sur eux le bandeau qui les couvre; rien ne pourroit remplacer le bonheur que j'éprouve à vous aimer, à vous le dire, à vous entendre. Si je desire la vue, c'est pour vous voir; je me rappelle très-bien que de tout ce que j'ai vu la dernière fois, c'est vous seule qui m'avez frappé et plu davantage. Lydie fut très-satisfaite de ces assurances; ces inquiétudes se dissipèrent; le bandeau fut enlevé: elle conduisitelle-même son amant auprès de sa mère. Les premiers momens furent encore marqués par l'étonnement du jeune homme; mais l'habitude de voir se forma; il s'attacha à reconnoître les objets que ses yeux lui montroient, en consultant ses autres sens pour ceux qu'ils lui avoient déjà fait connoître.

LETTRE 34

au même. je vous disois bien qu'Adélaïde ne persisteroit pas à refuser la main du chevalier, et que dans peu elle cédroit à l'amour. Ils sont mariés... heureux époux! J'envie votre sort! L'himen est un lien de convention sans doute, et ce ne sont pas les formalités d'une cérémonie extérieure qui établissent la sainteté d'un engagement; mais rien ne peut rompre ce lien-là; mais on peut l'avouer à la face de l'univers. Combien ces considérations doivent le rendre précieux et désirable à deux tendres amans! Et puis quelque force d' esprit que l'on ait, il est des préjugés sucés avec le lait, sur lesquels la philosophie n'a point de prise; et il y a dans l'observation de la loi une satisfaction pure et parfaite qui nous manque toujours, dès que nous nous en écartons dans quelque point. Je voudrois, oui je voudrois, qu'Eugénie fût ma femme. Je ne crois point que Dieu désavoue notre union; il ne peut qu'approuver des noeuds formés sous les auspices de l'amour, et avec la sanction de la nature. Cependant depuis quelques jours, il paroît jetter sur nous un regard moins favorable. Tout est changé dans cette retraite; les plaisirs n'y sont plus les mêmes, ou pour mieux dire n'y sont peut-être plus des plaisirs. Eugénie continue d'être mélancolique,commence même à tomber dans une sorte de langueur, dont il n'est pas en mon pouvoir de la faire sortir. Au commencement de nos amours, dans l'ivresse de nos premiers transports, le tourbillon de feu qui brûloit et emportoit également nos ames, ne nous permettoit pas de manifester les différences de nos caractères. Toute notre existence étoit de l'amour; tous les signes de notre existence ne pouvoient être que de l'amour. à présent que cette grande flamme s'est un peu appaisée, le naturel se montre; l'esprit moins troublé s' ouvre à l'observation, et je commence à saisir l'opposition de nos deux caractères. Il y a sûrement entre Madame De V et moi des conformités d'organisation, des rapports de sensibilité, qui ont dû nous rapprocher et nous unir; malgré cela, que d'oppositions se laissent remarquer entre nous depuis quelques tems; que de différences provenant, il est vrai, de celles du sexe, du tempérament, du caractère et de l'éducation; mais qui auroient dû, ce me semble, arrêter les mouvemens de la sympathie, et qui, si je les eusse apperçues d'abord, m'auroient fait redouter peut-être un engagement, à qui j'ai dû cependant les plus heureux jours de ma vie! Que de différences seulement dans notre manière d'aimer! Ma passion à moi est ma vie; toute mon ame est de l'amour. Il n'est pas en moi d'aimer moins; je ne puis non plus aimer davantage. Eugénie, bien que passionnée, semble ne pas aimer toujours de même: elle seule est capable de m'occuper; il y a une foule de choses qui peuvent la distraire. S'il vient ici des femmes, mes yeux ne voient toujours que Madame De V: mon coeur ignore les autres; elle au contraire recherche les autres hommes, se plaît avec eux, s'en occupe. Dans ce château, je ne suis plus au monde ni à moi-même; avec elle, je préfère à tout les charmes de la solitude. Eugénie m'aime; elle a besoin de moi: mais outre un objet d'attachement qui lui est nécessaire, il lui faut d'autres objets d'amusemens et de distractions. Je le vois avec amertume; mais enfin, mon cher comte, Madame De V s'ennuie. C'est un malheur affreux sans doute, et je ne puis le lui imputer. Née avec le naturel le plus enjoué, peut-elle s'accommoder toujours de mon humeur réfléchie, et portée naturellement à l'attendrissement? J'aime à éprouver le sentiment d'une douce joie, à le savourer dans le silence du coeur, à ménager, pour ainsi dire, et à prolonger l'abandon d'une jouissance tranquille; mais il m'arrive peu de me livrer aux éclats de cette gaieté folâtre, qui semble faite exprès pour vivifier toutes les graces de Madame De V. Quelquefois j'oppose un peu trop de sérieux à son enjouement; cela doit la contrarier et la chagriner; les caractères gais sont sans contredit les plus aimables; mais ils ont besoin d'être soutenus, c'est-à-dire, de se trouver avec d'autres caractères de même trempe, qui excitant et renouvellant perpétuellement leurs idées chéries, les tiennent dans une activité qui fait leur bonheur; sinon ils tombent dans un ennui profond, et d'autant plus funeste pour eux qu'ils y sont moins disposés. Ils sont susceptibles de ressentir et de communiquer toute l'ivresse du sentiment; mais comme ils ont besoin d'une variété continuelle de dissipations, le sentiment avec tous ses charmes ne peut être la cause de leur félicité, mais seulement une des causes qui concourent à leur félicité. Je ne suffis donc pas au bonheur d'Eugénie; il ne m'est pas possible à présent de me le dissimuler. Ce sont là des lumières tristes, accablantes, après tant de jours fortunés; mais que dire, quand la nature a prononcé, quand des raisons de caractères, toujours décisives, imposent silence aux murmures du coeur? Me taire et gémir, voilà mon sort; sacrifier mon bonheur à ma belle maîtresse; c'est là tout ce qu'il me restoit à faire, et c'est à quoi je n'ai point balancé de me résoudre. Mon bonheur vient d'elle; je lui rends ce qu'elle m'a donné. Après donc m'être bien convaincu de son changement d'humeur, j'en ai vu le remède, et sur le champ le lui ai proposé. " Eugénie, lui ai-je dit, vous avez laissé à Paris des parens et des amis qui vous regrettent, et qui seroient enchantés de vous revoir; ce seroit les affliger beaucoup que de les priver trop long-tems de cette satisfaction; je le sens par tout le plaisir que vous me faites. Si vous mandiez à ceux que vous aimez le plus, de venir passer quelque tems auprès de vous, ils viendroient sûrement avec empressement. Nous y gagnerions aussi quelque chose; cela nous remettroit au courant de la société, et les plaisirs de la campagne, qui languissent fort souvent, n'en deviendroient que plus piquans. " à cette proposition, son visage s'est coloré du plus vif incarnat; l'étonnement, le plaisir et l'inquiétude se mêlant à sa rougeur, la rendoit charmante en ce moment. Elle m'a répondu, avec ingénuité, qu'en effet elle desiroit avoir du monde, mais que connoissant mon goût pour la retraite, elle n'avoit pas voulu le faire dans la crainte de m'affliger. J'ai dissipé son inquiétude à ce sujet, lui protestant que ses plaisirs seroient toujours les miens, et elle a écrit sur le champ à la vieille Marquise De Toulsa parente, de venir et de lui amener quelque compagnie. Cette femme à qui les voyages ne coûtent rien, malgré ses soixante-dix ans, et qui voleroit au bout du monde au premier signal ayant l'air d'une invitation, ne tardera sûrement pas d'arriver, et nous ne serons plus seuls... impénétrable avenir, que me réserves-tu? ... adieu, ô adieu! Mon cher comte.

LETTRE 35

au même. la lettre de Madame De V a produit son effet, comme vous pouvez penser; la marquise n'a pas manqué de venir en grande hâte; elle est ici depuis quinze jours avec son mari. Madame De Lism, Madame De Lu que vous connoissez, et Madame De La Sub y sont aussi. Je crois que vous ne connoissez pas cette dernière; c'est une fort bonne femme, assez jolie, point piquante; son esprit est à-peu-près comme sa figure, c'est-à-dire, assez bien fait, mais sans agrémens: elle n'a rien d'assez aimable pour être souhaitée; mais à moins d'être de mauvaise humeur, on ne doit pas la trouver de trop. Elle a amené un frere, le Vicomte De M, officier aux gardes, que je n'ai pas vu, je vous avoue, sans desirer qu'il s'en allât. Il est grand, bien fait, porte les plus beaux cheveux du monde, rit comme s'il avoit de l'esprit, et n'est pas tout-à-fait sot; mais on n'a point l'air plus vain, plus présomptueux. Son langage est comme son air, et le mélange de tout cela compose un personnage très-fat. J'ai souvent besoin de toute ma modération pour n'être pas impatienté de sa présence. Son début dans ce château vous donnera une idée du personnage.En abordant Madame De V, il lui fit une révérence en avant assez négligée, et lui dit en tournant les yeux tendrement sur elle, que la campagne avoit des divinités dont s'accommoderoient fort bien les villes. Cependant les femmes qui sont ici raffolent de cet homme; elles le trouvent délicieux. J'ai remarqué dans le monde que la plupart des femmes ont un goût particulier pour les fats et les libertins. Est-ce par légéreté d'esprit, par frivolité, ou par un déréglement d'imagination, ou parce qu'il est dans leur destinée de trouver les humiliations et quelquefois le malheur, là où elles vont chercher l'amusement et le plaisir? Madame De V reprend toute sa gaieté depuis qu'elle a du monde, ainsi que je l'avois prévu; c'est la seule qui se permette de s'amuser du vicomte. Il a eu la bonté de la trouver aimable; il le lui a dit à elle-même,et déjà lui a fait espérer que, malgré toutes les occupations que lui donne son métier d'homme charmant, il prendroit le tems de l'aimer. " je vous sais un gré infini de votre bonne volonté, lui a-t-elle répondu; mais votre coeur étant aussi couru que vous le dites, je me donnerai bien de garde de faire un larcin qui m'attireroit tant d'ennemies. " sa soeur qui paroît avoir beaucoup de foible pour lui, et qui n'en sait pas davantage, assure, avec un très-grand sang froid, que le vicomte a le droit d'être fat, que les plus jolies femmes de la cour se le disputent. Tout ce qu'elle nous apprend de ses intrigues galantes, ne me fait pas craindre un pareil rival, et j'imagine plus de contrariété que de danger à le voir auprès de Madame De V. Cet homme est content de lui, et ne doute point que les autres ne le soient. Il nous donne quelquefois lac omédie. Madame De V le met malicieusement sur le chapitre de ses bonnes fortunes, qu' il nous conte fort plaisamment, et de manière à donner bien du mépris et pour lui et pour les femmes qu'il a pu séduire. Vous devez juger combien d'impertinences il faut essuyer tous les jours de la part de ce vicomte. Je commence à m'y faire; elles font sur moi une impression réjouissante, et me mettent souvent de très-belle humeur. Sa vanité ne lui laisse point voir les sentimens que j'ai pour Madame De V, ni ceux qu'elle a pour moi. Quand elle s'amuse à le persiffler, je prends quelquefois la même liberté: mais une chose nous désespère; il ne nous entend pas, et nous remercie fort souvent des sottises que nous lui disons.

LETTRE 36

au même. les impertinences d'un fat peuvent amuser pendant un tems; mais elles fatiguent et déplaisent à la longue. Le vicomte, à force de tenir de ces fades propos qui font tourner quelques têtes aussi vuides que la sienne, a fini par ennuyer mortellement Madame De V. L'ennui est un des sentimens qui chez elle se déclare le mieux et le plus vîte. Malgré sa vanité, notre avantageux s'en est apperçu; sa surprise a été grande de voir qu'on ne l'adoroit pas. Aucune femme n'avoit osé résister à ses belles manières, et encore moins s' ennuyer avec lui. Jugez s'il a dû pardonner aisément à Madame De V son audace. Il s'est piqué au vif, et cependant a paru fort déconcerté. Toutesles femmes ont été folles de lui tout d'un coup, et il n'a jamais eu le tems d'aimer. Eugénie lui a laissé ce tems, et aujourd'hui nous sommes très-étonnés de voir changer ses discours. Il n'a plus l'air présomptueux; son langage devient modeste et sage; enfin, l'amour le rend raisonnable. Ce changement me fâche, parce qu'Eugénie, qui devroit s'en affliger, paroît lui en savoir gré. Elle est crédule, et à présent que je suis plus clairvoyant sur son caractère, je commence à craindre que les goûts de son esprit n'influent un peu sur les sentimens de son coeur. Le ridicule du vicomte n'étoit point à craindre; mais son amour... je ne sais... je n'aime point, non, je n'aime point cette prétendue conversion.

LETTRE 37

au même. le vicomte n'est plus le même homme; on remarque sur son visage tous les progrès de son amour. D'impudent qu'il étoit, il est devenu soumis, timide, embarrassé; et je conclus delà, non pas qu'il soit amoureux (des hommes de son espèce ne peuvent l' être), mais que la résistance irritant ses desirs, leur donne une activité qui ressemble à de la passion. Madame De V ne le persiffle plus; elle le traite avec des égards plus marqués. Les plus honnêtes femmes sont toujours un peu vaines. Un fat ne séduira point une femme honnête qui a de l'esprit, parce qu'elle sait très-bien que la fadeur et l'amour ne vont point ensemble; mais si cefat cesse de l'être, ou qu'il ait le talent de substituer à son personnage ridicule, celui d'amant tendre et passionné, cette femme oubliera bientôt des travers dont on lui aura fait le sacrifice, et jouira intérieurement d'une métamorphose qui lui paroîtra son ouvrage. Ce matin se trouvant seul avec elle, le vicomte lui a fait une déclaration très-animée, que Madame De V m'est venue redire le moment d'après. " j'avois besoin de vous voir pour aimer, madame, lui a-t-il dit; assez de femmes, malgré mon peu de mérite, m'ont offert des coeurs, dont je n'ai reçu l'offre que par complaisance. Toujours maître du mien, j'ai eu parmi elles des succès que j'ambitionnois peu; et quand je viens à ressentir une tendresse véritable, mon malheur veut que celle qui en est l'objet ne soit point touchée, et ne doive peut-être pas l'être de mes soupirs. " Eugénie lui a répondu froidement, qu'une conquête comme la sienne n'ajouteroit rien à sa gloire. " eh! Madame! S'est-il écrié, il est bien question de gloire. La vanité que j'ai seule connue jusqu'à ce jour n'a plus de part à mes sentimens. J'ai maintenant de l'amour, et de l'amour le plus ardent; vous seule étiez capable de me l'inspirer, et de m'apprendre tout ce qu'il y a de méprisable dans les engagemens que le coeur n'a point formés; et je suis très à plaindre d'être venu prendre chez vous le repentir de mes erreurs passées, et le malheur qui en doit être la punition. " voyez le pouvoir de l'amour; d'un sot il fait un homme d'esprit. Cette déclaration me fait trembler; elle exprime des sentimens très-vifs, et je ne sais pourquoi; mais des sentimens vifs de la part du vicomte, sont la chose du monde que je crains le plus. Je m'y étois attendu, ai-je dit en soupirant à Madame De V, comme elle achevoit de me rendre cette conversation. Elle m'a serré la main, me priant de l' aimer toujours. Hélas! Qu'a-t-elle besoin de m'en prier?

LETTRE 38

à Madame De V. je suis ému, troublé, attristé, et ton image est en traits brûlans au milieu de toutes ces agitations. Ce n'est pas ton intention de déchirer l'ame où tu règnes, de bouleverser le temple où tu es si purement adorée. Le voeu d' affliger qui que ce soit au monde, ne se trouva jamais parmi les desirs de ton coeur; mais le danger est près de toi; je suis effrayé. Celle qui sait rendre les vertus si aimables, doit les aimer par-dessus toutes choses, et n'y renonce pas volontairement; celle qui inspire des respects ne veut faire que des actions respectables. Mais la séduction t'environne, et tu ne la vois pas; tu es crédule et confiante, parce que tu es franche et bonne. Si sans y songer tu allois te trouver dans le piège; si Eugénie devoit avoir à rougir d'elle, songe, ô ma bien aimée! Que ta honte me seroit plus insupportable que ton infidélité; songes, et tu n'y penseras point sans frémir, que tes remords, si tu en avois, ne seroient pas pour toi seule, et que ton malheur feroit le désespoir de ton ami. Toi infidelle; toi trompée, et par qui? ... le digne objet des hommages de tous les hommes deviendroit la victime de celui qui a passé sa vie à mériter leurs mépris! ô tu ne donneras point aux coeurs honnêtes cet exemple décourageant! Un coeur honnête a aussi ses foiblesses, je le sai bien; mais la vertu le soutient; mais la vertu le rend fort, et ce n'est point au vice qu'il appartient d'en triompher. Mon Eugénie se souviendra de son amant, et de tout ce qui lui a valu ce beau titre; elle se souviendra de nos sermens, qui sont tels que le parjure seroit pour nous un châtiment, et de notre union qui, pour ne pas devenir un crime, a besoin d'être éternelle.

LETTRE 39

au Comte De P. les prétentions et l'esprit de galanterie bannissent l'union de toutes les sociétés. Si parmi des personnes qui se voient et se rassemblent tous les jours, il se trouve une femme supérieure aux autres par son mérite et par sa beauté, tous les hommes se disputent l'avantage d'en obtenir un regard; toutes les femmes veulent plaire à celui que cette femme a paru préférer. Les dames que la vieille marquise a amenées dans ce château, plus clairvoyantes que le vicomte, se sont bien vîte apperçu de mes sentimens pour Madame De V. Ceux que je lui suppose encore pour moi, ne leur sont point échappés non plus; l'idée si flatteuse d'enlever une conquête à la beauté, lorsqu' elle est fêtée et courtisée par tous les hommes, a dû suivre de près cette découverte. On m'a donc fait des agaceries de toute espèce; on en est venu jusqu'à des avances. J'y ai répondu en homme raisonnable, bien plus qu'en homme galant; et au risque de donner une très-mince idée de mon savoir vivre, j'ai laissé, je l'avoue, bien peu d'espoir à la vanité.Delà le dépit, comme vous pouvez croire; delà ces petites jalousies, ces petites haines contre Madame De V, qui se laissent remarquer dans les conversations particulières. Le vicomte, toujours amoureux, et uniquement occupé d'elle, néglige toutes les autres; et cet homme divin dont on raffoloit dans les commencemens, n'est plus qu'un homme sot, fade, sans esprit, sans solidité, et même sans politesse. Eugénie rit de tout, s'amuse de tout, se livre à toute sa gaieté. Je ne lui trouve pas cependant sa franchise ordinaire. Devenue dissimulée depuis quelques jours, on ne pénètre pas aisément ce qu'elle pense au milieu de tout cela. Moi, peu accoutumé à vivre dans ces petites menées de la galanterie, et sentant bien que tout ceci doit mal finir, je m'afflige, et me laisse aller quelquefois à des pressentimens qui m'accableroient, si l'espérance et un reste de raison n'écartoientun peu ce qu'ils ont d'effrayant. Enfin, mon cher comte, l'on s'est réuni pour jouir, et l'on ne jouit point. Mille petits intérêts divers, mille passions opposées aigrissent les esprits, agitent tout le monde dans ce château, et personne n'y paroît satisfait. L'envie est donc le ver rongeur du coeur humain! Le vieux marquis qui n'aime plus que la bonne chère, et à qui rien ne manque ici pour satisfaire son goût, est le seul qui soit content. Heureux celui qui n'est plus dans l'âge des passions! Heureux (comme disoit Télémaque dans l'île des chypriens), ô heureux l'homme qui est couvert de cheveux blancs!

LETTRE 40

au même. lorsqu'on est amoureux comme on l'étoit au dixieme siècle, et que l'on aime à lire des romans de chevalerie, on doit aimer aussi les hermites. Il y en a un dans ce canton; je ne l'avois point encore visité. J'ai donc été me promener à l'hermitage, espérant retrouver en ce lieu quelque solitaire de l'ancien tems, tel que celui de la Roche-Pauvre, ou tel que ce bon Nascian, dont la demeure sauvage et hospitalière servoit d'asyle aux paladins, aux voyageurs égarés, quelquefois même aux rois de la Gaule et de la Grande-Bretagne, qui alloient auprès du saint homme, déposer les vains jouets de la grandeur, et se pénétrer du néant de la royauté; ainsi qu' on le voit dans le charmant livre de l'Amadis. J'étois sorti du château, seul, et l'esprit occupé d'une foule de rêveries qui n'étoient pas toutes agréables. Je pensois que la vue d'un pieux hermite feroit sur moi des impressions salutaires, et me fortifieroit contre les foiblesses de mon coeur. J'ai été bien trompé dans mon attente; au lieu du saint personnage à qui mon imagination prêtoit un air vénérable, et un langage tout rempli de cette onction touchante que donne ordinairement l'habitude d'une vie pieuse et contemplative; j'ai vu un petit homme affublé d'une casaque sale et blanchâtre, moitié ivre, moitié imbécille, parlant un mauvais français, et pouvant à peine articuler. En me voyant, il s' est mis à psalmodier quelques mots latins, et a fini par me demander l'aumône. J'ai tiré de ma poche une petite pièce de monnoie, qu'il a prise avec une avidité dont j'ai été choqué, plus encore que desa figure. Sans cependant lui rien témoigner de mon déplaisir, j'ai fait le tour de son enclos, déclamant un peu, mais tout bas, contre le tems présent; et me rappellant, non sans quelque regret, ces siècles reculés où l'homme plus religieux et détaché de bonne foi des biens périssables, savoit au moins se faire respecter dans la retraite. Cette petite chartreuse réunit tous les avantages de la solitude avec ceux d'une vue très-pittoresque; mais le charme du lieu s'est évanoui à l'aspect du maître, et je me suis dépêché d'en sortir. On a supprimé presque tous les hermitages en France, et l'on a bien fait; ils étoient devenus des retraites de brigans, et le voyageur n'étoit plus en sûreté dans leur voisinage. Ainsi, les plus saintes institutions trompant les vues respectacles de leurs fondateurs, dégénèrent en abus, ou tombent en discrédit par le laps des tems.Est-il rien d'ailleurs qui ait une consistance réelle sur la face du globe? L'esprit qui varie comme les formes des corps, dans les révolutions des âges; l'esprit humain qui semble contenir, ainsi que la nature, un principe de vie et de destruction, qui édifie et détruit comme elle; réforme et renverse, ou dévoue au mépris dans un tems, ce qui dans d'autres tems, fut l'objet de sa vénération. Jadis ces pieuses retraites, enfoncées ordinairement dans la profondeur des bois, étoient habitées le plus souvent par des hommes d'une probité connue; quelquefois par des guerriers ou des seigneurs d' une grande distinction, que le repentir de quelques égaremens, le dégoût du monde ou la simple dévotion, conduisoient dans la solitude pour y exercer des oeuvres de pénitence et de charité. Au tems des croisades, les anachorètes étoient la plupart d'anciens chevaliers revenus de la terre-sainte, qui finissoient par consacrer à Dieu, dans quelque cellule ou habitation religieuse, les restes d'une vie dont la plus grande moitié avoit été employée à combattre pour sa gloire dans les champs de la Palestine. Alors, malgré le fanatisme des tems, un hermite étoit véritablement un saint personnage, et sa demeure un asyle révéré, où l'habitant des cités, et même l'homme de cour, alloit se recueillir quelquefois, et s'avouer à lui-même dans le silence des passions, qu'il n'y a rien dans les choses crées qui puisse rendre heureux; qu'elles sont trop petites en elles-mêmes, trop foibles en leur pouvoir; que les honneurs sont une fumée qui s'évapore au plus petit rayon de la sagesse; que la gloire et la renommée, qui dépendent des hommes flatteurs ou détracteurs selon leur intérêt, pleins d'envie, de caprices, de préventions,et d'ailleurs si passagers sur cette terre qui dévore et regorge incessamment les générations; sont également des biens précaires, des ombres trompeuses dévouées au gouffre de l'oubli, ainsi que les êtres éphémères qui leur donnent un moment quelque réalité. En quittant la demeure de l'hermite, je me suis mis à errer dans la plaine. Le soleil n'avoit point paru de toute la journée; la campagne étoit sombre: un vent d'ouest froid et humide souffloit des collines, et poussoit les nuages de mon côté. à quelques pas de la rivière, non loin d'un hameau, j'ai apperçu un homme vêtu de bleu, à genoux au pied d'un noyer. Il avoit les mains jointes, et de tems en tems il se prosternoit et baisoit la terre. C'étoit un vieux soldat, portant sur son habit la marque honorable de sa vétérance et de ses services. J'ai demandé à une vieille femme que j'ai rencontrée, quel étoit cet homme, et ce qu'il faisoit en ce lieu. Hélas! Monsieur, m'a-t-elle répondu; c'est mon pauvre mari. Il a servi quarante ans, et a fait vingt-trois campagnes; il n'y a que deux ans qu'il est revenu de l'armée, où il a eu bien du mal et des fatigues. Nous avions un fils qui devoit faire l'appui de notre vieillesse. Dieu nous l'a repris ce cher enfant, et mon pauvre homme n'est arrivé que pour être le témoin de sa mort: le chagrin lui a dérangé la tête. Le Seigneur m'a envoyé cette affliction, quand nous commençions d'être heureux, avec la haute-paie que lui fait le roi notre bon maître, et le peu que j'ai amassé de mon côté. Cet arbre au pied duquel vous le voyez à genoux, étoit son lieu favori. Il venoit s'y reposer tous les soirs depuis son retour; parce qu'il se ressouvenoit d'y avoir vu son grand-père, et d'y avoir reçu sa bénédiction: c'étoit-là aussi qu'il venoit jouer dans son enfance avec les petits garçons du hameau. Depuis qu'il a perdu l'esprit, il dit que cet arbre est le bon Dieu, que le paradis est là, qu'il y voit son fils, et il vient adorer ce noyer tous les jours comme vous le voyez en ce moment. D'ailleurs, il est tranquille; il ne fait de mal à personne: il paroît même joyeux et content; il ne sent pas son état. Tel est donc le destin de l'homme, disois-je en m'éloignant de cette femme! Le moment du repos est pour lui l'instant de la démence ou de l'imbécillité. Il n'est heureux qu'avant de jouir de sa raison, ou qu'après l'avoir perdue. Ce vieux soldat prend un noyer pour un dieu; ah! C'est peut-être-là sa moindre folie. Combien d'hommes, qui, avec toute leur raison ou toutes leurs lumières naturelles, ont professéet professent encore un culte extravagant! Que de contrées soumises autrefois aux plus grossières superstitions, où les arbres, les plantes et une foule d'animaux vils et mal-faisans étoient adorés. Il n'y a pas de chose sur laquelle les hommes devoient être plus raisonnables que touchant les objets de leur culte, et il n'en est pas qui les ait précipités dans des erreurs plus absurdes. Puisque l' occasion se présente si naturellement de parler des opinions fantasques qu'ils ont eues à ce sujet; et puisque j'ai le tems de causer avec vous, je vais passer en revue, sous vos yeux, quelques-unes des divinités singulières à qui tant de peuples ont prostitué leur encens. Je ne suivrai dans ce récit d'autre ordre que celui que ma mémoire me fournira. Autrefois ceux qui portoient la qualité de grand-cham du Cathay, remarquoient au premier jour de l'anle premier objet qui s'offroit à leur rencontre, afin de le tenir pour dieu toute l'année; ensorte que si c'étoit un rat ou un chien, leurs expéditions datoient de l'an du chien ou du rat. Les lithuaniens adorent les plus grands arbres de leurs forêts. Le roi de Bellegat avoit pour dieu une dent de guenon. Les rois de Thrace révéroient des dieux particuliers que leurs sujets n'osoient adorer. Dans une région d'Afrique, on adore les singes. Les calicutois adorent le diable, persuadés qu'après la création, Dieu laissa le monde sous la conduite de cet esprit malin. Les peuples d'Angella ne reconnoissent que des dieux infernaux. On voit dans l'histoire des incas que dans une vallée du Pérou, des indiens adoroient une éméraude de la grosseur d'un oeuf d'autruche. Les tunquinois déifient les ames de ceux qui sont morts de faim, et leur présentent du riz au premier jour dechaque lune. Une secte de persans n'admettoit point d'autres dieux que les élémens; et les tartares cérémisses adorent encore tout ce qu'ils se sont représentés durant les songes de la nuit. Les lacédémoniens ont élevé des autels à la mort; les romains à la crainte, à la pâleur, à la fièvre, et les athéniens à l'impudence. Les troyens rendoient un culte très-religieux à des rats; ils prétendoient que ces animaux avoient rongé les cordes des arcs de leurs ennemis. Les pythagoriciens regardoient les astres comme autant de divinités. Il y a des tartares qui adorent la lune. Les africains de la Lybie et de la Numidie font des sacrifices aux planètes. Un portugais s'étant rendu agréable par ses services au roi Henri III, lui demanda, pour grace singulière, de contraindre ses sujets à ne point reconnoître d'autre divinité que celle du soleil.Parmi les juifs, il y avoit une secte qui rendoit hommage aux puits et aux fontaines: on les appelloit putéorites . Les syriens alloient chercher leurs dieux dans la mer, et ces dieux étoient des poissons. Les américains septentrionaux de Cévola rendoient un culte à l'eau; les thessaliens aux cigognes; les habitans du Mont-Cassin aux oiseaux seleucides; les assyriens aux colombes; les peuples du Mogol aux génisses; ceux de Calicut et de Memphis aux boeufs; les tartares, appellés moxii , à un cheval de paille; les samogiciens aux serpens, et quelques indiens à un éléphant blanc. Dans cette longue énumération des folies humaines, en est-il d'aussi étrange que celle des égyptiens? Ils eurent un gouvernement, des loix, des sciences,des arts, une grande réputation de sagesse; et cependant ils adoroient des oignons, des légumes, et les plus abjectes créatures. On n' a pas montré moins d'extravagance dans le nombre que dans la qualité de toutes ces divinités d'invention humaine. Sur les côtes des Indes Orientales, des peuples font monter le nombre de leurs dieux jusqu'à trente-trois millions. Thalès assuroit que l'univers en étoit rempli; ce qui faisoit dire au poëte Manille, que tout le ciel n'étoit qu'une fable, et à un autre poëte de l'antiquité, à l'occasion des apothéoses trop fréquentes des romains, qu'Atlascommençoit à gémir sous le poids de tant de divinités. On a vu des hommes souiller de sang humain les autels de leurs dieux, se tourmenter eux-mêmes, se macérer cruellement, se déchirer dans les accès d'une rage fanatique en présence de ces divinités sanguinaires, et commettre pour les honorer les actions les plus inhumaines.D' autres se sont créés des dieux favorables à leurs passions, même à leurs crimes, et ont prétendu les glorifier par des infamies. Pline fait mention d'un certain Pompée qui éleva un temple à Minerve, et fit graver sur le frontispice une inscription pour apprendre à la postérité qu'il avoit pillé ou submergé huit cents quarante-six navires, désolé mille cinq cents trente-huit villages, et pris ou tué deux millions cent quatre-vingt-trois mille'pos='DET' lemma='deux millions cent quatre-vingt-trois mille'/> hommes, comme s'il eût voulu honorer cette déesse par le récit de tant de cruautés. On se ressouvient des prostitutions des femmes babyloniennes en l'honneur de Vénus, et de quelques matrones des Indes Orientales, qui se prostituent encore dans les pagodes, au profit des idoles qu'on y encense. Le jour de la fête des lupercales à Rome, les plus nobles citoyens de la ville et les magistrats couroientnuds par les rues, comme des insensés, frappant avec des courroies ou des verges les personnes qu'ils trouvoient en leur chemin. Pendant cette belle cérémonie, les dames romaines venoient s'exposer pieusement aux coups de ces furieux, persuadées que cette fustigation indécente avoit une grande vertu pour procurer d'heureux accouchemens à celles qui étoient enceintes, et faire concevoir celles qui étoient stériles. Les paphlagoniens en Asie, disoient que Dieu étoit détenu prisonnier et garotté pendant l'hiver; mais qu'au printems, on lui ôtoit ses fers, si bien qu'il commençoit à se mouvoir. Dans la ville de Linde en l'île de Rhodes, on célébroit les fêtes d'Hercule, en maudissant et en blasphémant. Des peuples donnoient leurs vieilles savattes en sacrifice à leurs dieux. Il y a au Japon trois cents soixante-cinqidoles destinées à veiller sur la personne de l'empereur. On les met en sentinelle tour-à-tour pendant la journée; et s'il arrive quelque mal au prince, l'idole négligente ou mal intentionnée qui ne l'a point empêché, est fouettée ou bâtonnée, et bannie du palais pour cent jours. Dans cette dépravation presque générale des opinions et des cultes, une chose m'étonne et m'afflige en même tems. Si l'homme est né pour penser, comment ne fixe-t-il pas son attention sur les grands objets qui appellent successivement la pensée? Comment cet accord parfait de l'ordre et de la magnificence, qui constitue l'ensemble de l'univers; comment ce grand tout dont chaque partie est un composé de merveilles, sensibles à tous les esprits, visibles à tous les yeux, dans tous les climats, chez tous les peuples, errans, sauvages, barbares, policés; comment cet immensetableau si parlant, si frappant, et manifestant dans ses moindres détails le doigt d'une main toute puissante, n' a-t-il pas garanti tant de nations de l'idolâtrie? Comment l'homme si vain, si fier, si jaloux de s'élever, lorsqu'il est en société avec ses semblables; s'est-il avili, dégradé par les idées les plus basses sur les objets de sa religion? Comment à la première lueur de son intelligence, et dès qu'il a observé les grands phénomènes de la nature et la continuation réglée de ses opérations, ne s'est-il pas prosterné sur le champ pour adorer un principe intelligent, l'ame du monde, présent à tout, animant tout, et gouvernant tout selon des loix immuables? Comment enfin la connoissance de ce principe absolu, nécessaire, infini, seul auteur de toutes les organisations, de tous les mouvemens, de toutes les existences; comment cette science, cette notion si simple, qui est le résultat de toutes les contemplations, de celle d'une mousse comme de celle du soleil, et qui a dû être commune à tous les peuples de la terre; est-elle cependant particulière aux peuples instruits, malgré l'exemple de quelques nations éclairées et livrées, comme je l'ai observé, à la plus méprisable superstition? Les lumières naturelles ne nous suffisent donc pas? Il nous faut donc des connoissances étrangères, des forces qui ne sont point en nous, pour que notre vie devienne autre chose qu'une végétation animée? L'homme a-t-il besoin de lumières factices, pour prendre une idée de sa prétendue dignité, pour savoir qu'il a une ame immortelle, émanée de l'ame de toutes les ames, de l'esprit de tous les esprits, destinée à faire mouvoir un corps extrait des élémens, et qui sympathise avec les élémens; destinée à conserver l'harmonie du tout, à établir un commerce entre le ciel et la terre, à lier les parties entr'elles, et l'univers avec Dieu? L'esprit de l'homme enfin n'est-il qu'une machine qui ne se monte que par d'autres machines, et seroit-il nul s'il n'étoit pas éclairé? Je m'arrête ici, ne voulant pas me laisser aller à ces idées dangereuses, qui mènent au mépris de soi-même, et à l'indifférence pour l'estime d'autrui. Adieu, mon cher comte; je plains les hommes de se livrer à l'idolâtrie, et j'idolâtre une créature: mais cette créature a des yeux charmans; mais elle est, quand elle le veut, le chef-d' oeuvre et l'image de la divinité. Je l'offense peut-être ce dieu jaloux de l'hommage exclusif des mortels; mais quand Eugénie me sourit amoureusement, je l'aime et le bénis davantage, ou, pour mieux dire, c'est lui que j'aime en elle.

LETTRE 41

au même. nous revenons d'une très-belle maison de campagne, appartenant à M De Boulogne, intendant des finances. Cette partie de plaisir étoit projettée depuis long-tems; elle n'a eu lieu qu'aujourd'hui. Tout ce que nous sommes de monde au château, et le curé et quelques autres personnes du voisinage, nous sommes tous partis à cinq heures ce matin. Il y avoit trois équipages pleins, et encore des valets à cheval. Avant de se mettre en route, on a eu soin de se munir de vin, de viandes froides, et autres provisions en assez grande quantité, pour éloigner toute crainte de famine parmi les voyageurs de bon appétit, dont j'augmentois le nombre. Nous sommes arrivés sur les dixheures à la chapelle; (c' est le nom de cette maison, située près de Nogent-Sur-Seine, à six lieues de distance de la terre de Madame De V). Après avoir vu ce qu'il y a de plus curieux dans le parc qui est fort grand, et qu'il seroit difficile de parcourir en un jour, on s'est établi dans une salle de verdure, entourée de sièges de gazon. On a mis le vin à rafraîchir dans un ruisseau d'eau courante, et puis on a dîné sur l'herbe au chant des oiseaux, qui formoient un concert très-agréable au-dessus de nos têtes. De cet endroit, nous avions pour perspective des cascades mousseuses, tombant de la pente d'une colline, et au-dessous une pièce d'eau d'environ cinquante arpens, où l'on voyoit des cygnes d'une blancheur éblouissante, et quantité d'autres oiseaux aquatiques d'espèces et de plumages différens. La liberté qui règne ordinairement dans ces sortes de parties, a rappellé le ton frivole et avantageux du vicomte. Eugénie et lui nous ont donné une scène plaisante: il y a eu entr'eux assaut de saillies et de gaietés; mais le combat étoit inégal. Le jargon du pauvre vicomte paroissoit en défaut fort souvent; les jolis propos de Madame De V au contraire, ses réparties fines et soutenues se succédoient avec beaucoup de rapidité. Le persifflage s'est mis de la partie; ils ont fini par se quereller, puis par se bouder, heureusement pour le vicomte qui n'avoit pas les rieurs de son côté. Les choses cependant n'ayant pas été poussées fort loin, la paix s'est faite au moment du départ. Je ne sais que penser de tout cela: il me vient des espèces de pressentimens qui me font frissonner; mais je ne m'y arrête point: je les éloigne; je les repousse tant que je puis. La Chapelle est une des plus belles maisons de campagne que j'ai vues enFrance. Une moitié du parc est en jardins anglais; dans l'autre, ce sont des jardins dessinés à la française, très-beaux et très-bien entretenus. Les premiers offrent une grande variété: on y voit beaucoup d'arbres et d'arbustes étrangers, cachant sous un ombrage frais des routes sinueuses et liserées de fleurs odorantes. On y rencontre des pavillons chinois et gothiques, des chaumières, des rochers, les débris d'un temple et d'un vieux château, des décombres enterrés sous les herbes, un pont démoli, une pyramide inclinée sur sa base, et prête à tomber de vétusté. Ces ruines sont fort bien imitées; cependant elles m'ont paru trop en petit, et pour qu'elles fassent illusion, il ne faut pas les comparer à ces belles ruines de l'antiquité, remarquables encore par la grandeur, la noblesse, l'élégance de leur architecture, et qui attirent aujourd'hui tant d'artistes et de voyageurs éclairés,dans les lieux où fleurirent autrefois les villes d'Athènes, de Corinthe, d'Antioche, d'Apamée, etc. Pour aimer nos jardins anglais, il ne faut pas avoir vu les restes de Palmyre, offrant dans l'espace de plus de deux lieues des colonnes, des portiques sans nombre tous de marbre blanc, des arcs de triomphe, des obélisques, des chapiteaux, des statues et autres débris, au milieu desquels s'élève encore majestueusement le temple du soleil, le plus grand et le plus beau de tous les temples de l'antiquité; il ne faut pas avoir voyagé dans les contrées du delta, dans les plaines du grand Caire en égypte; ni dans les environs du Vésuve en Italie, parmi ces palais et ces jardins, assis sur les laves entassées qui couvrent les villes d'Herculanum et de Pompéïa; ni dans les plaines de la Sicile; ni enfin dans les belles campagnes arrosées par le Tibre, où tant de ruines contrastant avec la plus étonnante fécondité, rappellent tant de grands noms, tant de noms chers aux amateurs passionnés des arts, et tant de souvenirs attendrissans. Lorsqu'on a vu ces monumens marqués de l'empreinte du génie et des siècles, ces climats où la nature plus étendue ou plus féconde ouvre un champ plus vaste aux observations du physicien et du naturaliste; on ne s'accoutume pas à cet horison étroit qui borne la vue et la pensée dans nos jardins et dans nos campagnes. L'esprit ne s'élève pas, le génie ne se développe point dans le cercle uniforme de nos petites représentations; et tel est l'ascendant d'une nature grande et pittoresque, que c'est elle seule qui peut éveiller en nous de grandes sensations, de grandes idées, et de grands sentimens

LETTRE 42

au Comte De P. que de choses j'aurois à vous dire depuis trois semaines que vous n'avez eu de mes nouvelles, si je voulois vous peindre mon changement de situation, et vous rendre cette foule de petites circonstances qui l'ont occasionné! Je vous fais grace de ces détails; ils seroient insipides pour un homme raisonnable, et ne serviroient qu'à montrer ma foiblesse. Depuis quelque tems, ma vie s' écoule dans les alternatives de la joie et de la douleur: je ne suis plus heureux que par intervalles. Un de ces jours, le vicomte s'avisa de dire une jolie chose, qui fut relevée par Madame De V. En faisant sentir ce qu'il y avoit mis d'esprit, elle y joignit un compliment trop flatteur à mon gré. Alors des mouvemens sourds et inquiets commencèrent de m'agiter. Un autre jour me promenant dans le parc, je les rencontrai l'un et l'autre à l'entrée d'une charmille. En me voyant, ils rougirent, et parurent déconcertés. Cette uniformité dans le mouvement qu'ils ne purent cacher tous les deux, m'en fit soupçonner une pareille dans leur coeur, et je devins jaloux. Depuis ce moment,plus de calme, plus d' égalité dans mon humeur. Des plaintes déjà me sont échappées; déjà il y a eu des bouderies, des querelles et des raccommodemens. Madame De V me dit bien qu'elle m'aime aussi souvent qu'elle le faisoit auparavant; mais elle me le dit moins bien. Dans les attentions qu'elle a pour moi en public, et dans les caresses qu'elle me fait en particulier, il se mêle quelque chose de contraint que l'amour ne souffre point. Depuis quelque tems enfin, mon cher comte, je suis tantôt jaloux, tantôt indigné de l'être; je suis soumis, tendre, emporté, heureux et malheureux tour-à-tour. Mes sentimens sont sans ordre, sans suite; ils se contrarient, s'irritent, s'appaisent, se divisent, se confondent à un tel point, que mon coeur est à la fois la cause, l'instrument et le théatre d'un perpétuel combat; ils ressemblent aux feuilles que le vent pousse, agite, entasse et disperse dans les forêts. ô pourquoi n'ai-je pas cette force d'esprit avec laquelle on maîtrise à son gré l'amour! N' aurois-je pas dû le soumettre à la raison; le dégager, sous son noble empire, de tout ce qui lui ôte le caractère du désintéressement; le réduire à ce qu'il a de généreux, de grand, d'exquis, et le rendre tel que pouvant entrer en société avec la sagesse, il régnât sur mon coeur de concert avec elle, sans que les desirs de l'un fussent jamais en opposition avec les voeux de l'autre? Le bonheur d'Eugénie m'est plus cher que le mien; je crois l'aimer pour elle-même, pas assez cependant pour aimer ses plaisirs, quand elle les cherchera où je ne serai pas. Mais si elle se méprend sur les intérêts de son coeur, faut-il que je la laisse dans son erreur? Si elle s'égare à la poursuite d'une félicité mensongère, et qu'elle aille se jetter dans les bras du vice déguisé sous l'image piquante de la nouveauté; dois-je la voir courir ce péril sans m'efforcer de l'en garantir? Si enfin elle veut sa honte qu'elle ne prévoit pas; l'amour désintéressé m'ordonne-t-il de la vouloir aussi, lorsque moi je l'envisage et la prévois dans toutes ses circonstances? Adieu, mon ami; éclairez-moi, soutenez-moi, grondez-moi s'il le faut. Vous êtes indulgent: j'ai besoin que vous le soyez; mais vous l'êtes trop aussi quelquefois.

LETTRE 43

au même. je suis calme et heureux, mon cher comte; je ne l'étois pas il y a quelques heures. J'avois promis de vous épargner beaucoup de détails dans le récit de mes amours, de ne pas vous montrer votre ami toutes les fois que par ses foiblesses, il seroit indigne de paroître devant vous: cependant vous ne pouvez ignorer les circonstances de la plus orageuse journée que j'aie passé de ma vie. On peut, il est même utile de parler de ses égaremens, quand l'on est revenu à la raison; et l'on ne risque jamais d'en offrir le tableau à des esprits qui, comme le vôtre, n'observent les hommes que pour motiver et justifier la tolérance dont ils font profession. Depuis quelques jours, la jalousie étoit entrée fort avant dans mon esprit; la gaieté de Madame De V me sembloit des agaceries continuelles faites au vicomte. Dans la vivacité naturelle de ses yeux, je voyois l'expression d'un feu coupable dont je cessois d'être l'objet. Son sourire, quand elle me regardoit, n'étoit plus comme autrefois l'épanouïssement du plaisir, et ne me sembloit le devenir encore que lorsque ses yeux rencontroient ceux du vicomte. Dans sa conversation, elle laissoit tomber des mots où je croyois entrevoir un sens particulier et favorable à la passion de mon rival. Ses mouvemens, ses gestes, à qui ses graces naturelles donnoient tout plein de charmes et de vivacité, me paroissoient les saillies du desir qui se trahit. Madame De La Sub, Madame Du Lu, les rivales constantes d'Eugénie, venoient à toutes les heures ajouter des remarques à celles que j'accumulois dans mon esprit troublé. Ces femmes cruellement officieuses, accéléroient les effets du poison dont je m'abreuvois, que je fomentois et sentois déjà fermenter dans mon sein. Hier enfin, je fus oppressé de tous les mouvemens dont un coeur jaloux est capable. On sortoit de dîner; la compagnie se dispersa: je me trouvai seul avec Madame De V dans le sallon. J'étouffois; il fallut me soulager." tout, lui dis-je, tout m'assure donc enfin d'un malheur que je n'avois pas même redouté; l'on porte à vos genoux le sacrifice de mille coeurs, et cet hommage qu'autrefois vous eussiez méprisé, regardé comme un outrage; en ce moment vous séduit et vous flatte. Le don de votre foi qui m' appartenoit, tout ce qui fut, tout ce qui me sembloit devoir être toujours le digne prix de l'amour et de la fidélité; devient la récompense d' un goût volage que vous n'aurez pas même la gloire de fixer, et qui ne vous laissera que le remords d'y avoir répondu. Ingrate et parjure amante! Ah! étoit-ce à vous qu'il étoit réservé de me désabuser de l'amour, de me rendre la vie odieuse, et la mort desirable? Si quelque chose, monsieur, m'a-t-elle répondu, peut amener en effet ce changement dont vous m'accusez,c' est un langage que je ne suis point accoutumée d'entendre. Vous gâtez, je l'avoue; oui, vous gâtez mon bonheur par des soupçons qui m'offensent; mais dont je n'ai pas envie de soutenir plus long-tems l'injustice " . à ces mots prononcés d'un ton d'aigreur, et d'autant plus faits pour me surprendre qu'il n'étoit jamais sorti de sa bouche que des paroles de douceur, elle s'est sauvée dans le jardin, et m'a laissé dans une sorte d'anéantissement. Revenu un peu de cet état, je me suis armé d'un fusil, et j'ai pris ma course à travers la campagne. Vous devez penser que je ne songeois guères à faire la chasse aux animaux; ils se seroient offerts par milliers sous mes coups, je ne les eusses pas seulement apperçus. Je marchois fort vîte, comme si par les secousses d'une marche précipitée, j'eusse dû faire tomberou alléger le poids qui surchargeoit mon coeur. J'avois fait plus d'une lieue sans songer à m'arrêter, sans que les causes de mon agitation, et la nature de mes pensées, si toutefois j'avois des pensées, se fussent présentées bien nettement à mon esprit. Cependant un petit bois fort épais et fort ombragé a fixé ma vue. J'y suis entré par un sentier verd et étroit; un sentier verd, dans un petit bois, adoucit, comme vous savez, les plus cuisans soucis. Pour surcroît de bonheur, j'ai trouvé une fontaine qui encore sortoit d'un rocher, et dont le bruit mélancolique n'a pas manqué de m'attirer et de me retenir un moment sur ses bords. Là, toutes les images du passé qui modifient en tant de manières le douleur présente; tous les souvenirs qui vivifient la sensibilité par le contraste des plaisirs et des peines qu'ils retracent à l'esprit dans une foule de tableaux divers; tous les pressentimens, toutes les réflexions conformes à l'état de mon ame, sont venus s'en emparer. " est-ce un songe, me disois-je? Est-il concevable, imaginable que ce soit Eugénie qui m'ait parlé avec cette dureté? Hélas! Il n'est que trop vrai; c'est elle, c'est la bouche d'Eugénie qui m'a tenu ce langage où je n'ai plus reconnu son coeur; c'est sa douce voix qui s'est travestie sous l'accent de la haine pour m'adresser des paroles accablantes. Est-ce l'injustice de mes reproches, ou la honte secrette de les mériter qui l'a rendue si différente d'elle-même? Si elle n'est pas infidelle, je suis coupable sans doute de l'avoir accusée; mais le motif de mes plaintes trouvera une douce excuse dans son coeur, et ses regrets suivront de près son courroux. Si elle a changé réellement, la chaîne qui nous lie encore, va peser sur elle comme un poids, en lui attestant son parjure; et le besoin de s'en dégager, la tourmentera, la fera persister dans son ressentiment. Les marques de son changement augmenteront, éclateront tous les jours, iront même peut-être jusqu'à l'impatience que produit toujours la vue de l'objet qui a cessé de plaire. Je verrai se dénouer autour de moi les liens charmans par lesquels je tenois à l'existence, et tout mon bonheur s'écrouler comme un foible édifice. Il me faudra fuir des lieux où ma seule présence autrefois, faisoit naître les plaisirs; et emporter l'affreuse idée d'y répandre la joie par mon éloignement " . à ces mots, un soupir douloureux m'a coupé la parole; des larmes sont tombées de mes yeux, et c'étoit pour moi une sorte de soulagement de les sentir et de les regarder couler; mais en les voyant se mêler et s'enfuir avec les eaux de la fontaine, je disois: pourquoi la douleur ne passe-t-elle pas aussi rapidement que ces marques visibles de la plaie profonde qu'elle creuse et nourrit dans mon sein? Hélas! Peut-être va-t-elle s'attacher à mon existence! Peut-être sera-t-elle la compagne de mes jours jusqu'au moment où mon corps ira se confondre dans l'immensité des êtres, comme ces pleurs vont se perdre dans l'immensité des eaux! Peut-être l'unique occupation de mon esprit désormais, sera-t-elle de se représenter continuellement celle qui m'avoit paru mériter un culte, métamorphosée en une mortelle ordinaire! Peut-être suis-je condamné à mésestimer ce que j'honorois, à détester, regretter, plaindre et adorer toute la vie, l'objet autrefois le plus digne de servir de modèle aux tendres amantes, et le moins fait pours'avilir par l'inconstance et l'infidélité. Toutes ces idées me fatiguoient beaucoup; je l'étois déjà de ma course: il falloit pourtant retourner au château. à la sortie de ce bois où j'étois entré, je me suis trouvé dans un lieu bas et agreste, sans savoir où j'étois, et sans reconnoître mon chemin. En continuant de marcher, j'ai apperçu à travers les arbres une petite maison isolée; mais riante, et plus apparente que ne le sont ordinairement les maisons de paysans. C' étoit une espèce de pavillon fort simple élevé en forme de temple, et dont la façade étoit décorée de deux colonnes rustiques. Un ecclésiastique s'est trouvé là par hasard: je lui ai demandé quel étoit le maître de ce logis. Cette maison, monsieur, m'a-t-il dit, appartient à un vieillard philosophe, qui senomme le Comte De La Gleh. Il a été grand seigneur autrefois, et a possédé de grands biens; mais depuis fort long-tems, il en a disposé en faveur de ses parens les plus pauvres à qui il les a distribués. Cette maison avec le terrein qui en dépend et quelques pensions, sont le seul bien qu'il se soit réservé; ce qui lui suffit encore pour être utile aux malheureux de ce canton, depuis plus de trente ans qu'il y a fixé son séjour. Ses lumières et sa grande expérience attirent chez lui beaucoup de personnes, les unes pour le voir et l'admirer, les autres pour s'instruire dans sa conversation, ou le consulter dans leurs affaires. Les honnêtes gens du voisinage vont passer auprès de lui des heures agréables: il les reçoit avec cordialité; il aime à voir des hommes, bien qu'il paroisse fort détaché du monde; il est sur-tout très-flattéque les étrangers aillent le visiter; et si monsieur, qui paroît n'être pas de ce pays, veut y aller, a ajouté l' ecclésiastique, il sera sûrement très-bien reçu. Ce discours a piqué ma curiosité: j'ai remercié le bon prêtre de l'éclaircissement qu'il venoit de me donner, et j'ai pris le chemin de cette maison. à mesure que j'en approchois, des sources d'eau vive, coulant çà et là sur des lits de cailloutage, produisoient un gazouillement agréable à mon oreille, et suspendoient les murmures de mon coeur. Il se taisoit pour écouter la douce voix de la nature; je n'entendois et ne voyois rien qui ne m'intéressât, qui ne m'annonçât que j'allois vers la demeure d'un sage. Prêt à entrer dans la cour du logis, une grille fermée à triple verroux ne m'a point obligé d'attendre qu'un portier soupçonneux vînt, avant de m'ouvrir, me considérer d'un air inquiet,et me demander ce que je voulois; un dogue furieux comme les monstres qui gardoient les pommes d' or au jardin des Hespérides, ne s'est point élancé pour me dévorer au passage. Tout étoit riant et ouvert dans cette paisible retraite; tout y annonçoit la confiance et la sécurité. Le Comte De La Gleh prenoit le frais sous un berceau devant sa maison. Il étoit assis tranquillement à une petite table, l'air doux et recueilli, et paroissoit en ce moment occupé d'idées beaucoup moins terrestres que celles dont alors mon ame étoit la proie. Je l'ai abordé, et le saluant avec respect, je lui ai dit: monsieur, des personnes assez heureuses pour vous voir et vous admirer quelquefois, m'ont inspiré la plus grande envie de visiter votre demeure; excusez ce desir légitime, et ne trouvez pas mauvais qu'un étranger qui honore la vertu, vienne aussi vous offrir son respect et sa vénération. Monsieur, m'a-t-il dit en me faisant une gracieuse inclination de tête (car son grand âge l'empêchoit de se lever), soyez le bien venu; mais permettez-moi de vous observer que les complimens ne prennent pas sur le sol de la franchise; vous y êtes, conformez-vous au ton du lieu. Ce n'est point un bonheur de me voir; je ne suis ni Caton ni Socrate, et l'on ne vient point ici m'admirer. Mes vertus, si j'en ai quelques-unes, sont un avantage purement local, dont je n'ai point à me glorifier, et que je ne m'attribue pas plus que le calme venant à la suite de l'orage, ou que le jour succédant à l'obscurité de la nuit. Dites plutôt, a-t-il ajouté, qu'un peu de curiosité, que je suis loin de blâmer, puisqu'elle me procure un plaisir, vous a conduit en ce lieu.-elle a pu m'y amener en effet,ai-je répondu; mais lorsqu'on y est, il seroit difficile de n'être pas touché d'un autre intérêt.-il y a plus de sincérité dans ce que vous venez de dire: je conçois qu'un vieillard de mon âge qui n'a point d'infirmités dégoûtantes, et qui ne sait pas mauvais gré à ceux qui daignent le visiter d'être plus jeunes que lui, peut inspirer quelqu'intérêt. Mais c'est assez parler de ce qui me regarde: vous avez chaud, et paroissez fatigué; reposez-vous sur ce siège, pendant que je ferai venir quelques rafraîchissemens. Je l'ai remercié du ton le plus poli: il a insisté de manière à me faire comprendre qu'il n'aimoit point les refus, et j'ai accepté de peur de lui déplaire. On a apporté d'excellent vin, du pain, et des fruits de la saison; j'ai bu et mangé de tout cela avec appétit. Pendant ma petite collation, je voyois sur les joues de ce vieillard un épanchement,une sorte de chaleur douce et propice, témoignage touchant de la satisfaction qu'il avoit de me voir ainsi faire honneur au petit goûter que l'on venoit de servir, et dont, à mon air pâle et fatigué, il jugeoit que je devois avoir besoin. Il m'a demandé qui j'étois, d'où je venois; j'ai satisfait à toutes ses questions. Il s'est mis ensuite sur le chapitre des histoires de sa jeunesse, sujet intéressant pour les vieillards, et dont ils aiment toujours à s'entretenir en présence des jeunes gens, comme si par les souvenirs de ce qu'ils ont été, ils se faisoient illusion sur ce qu'ils sont; et qu'en parlant de leur bel âge devant ceux qui le retracent à leurs yeux, ils se persuadoient y être encore eux-mêmes quelquefois. Il est entré dans plusieurs détails de sa vie en général, et m'a raconté de quelle manière il avoit supporté les intrigues, les embarras, les désagrémens de ce monde, jusqu'à l'âge de cinquante ans; comment éclairé sur les fausses grandeurs et les fausses vertus des hommes; comment harcelé par ses passions, accablé de chagrins, de dégoûts, mécontent de son sort, de ses semblables, de la nature entière et de lui-même, il avoit abandonné la cour et la ville, et s'étoit retiré dans cette solitude. J'ai senti, me disoit-il, qu'il faut vivre dans la retraite, quand on veut donner quelques momens à la sagesse. Ce n'est point par misantropie, mais par raison que j'ai pris ce parti. Je ne haïs point mes semblables, bien qu'ils soient vicieux et méchans; car il est une vérité, dont la conviction n'est malheureusement que trop entrée dans mon esprit; c'est que les hommes aujourd'hui si corrompus, le sont devenus forcément par le concours des choses. Il n'est pas bon de demeurer par mieux; mais en vivant au milieu d'eux, il est difficile et presqu'impossible de ne pas vivre et agir comme eux. Primitivement l'homme devoit être indifférent au bien ou au mal. Le hasard l'a rendu vicieux, comme une autre combinaison de circonstances en eût fait un être vertueux. Ces vices qu'il a acquis en ont produit d'autres; l'exemple gagné de proche en proche, parce que nous sommes nés imitateurs: ainsi s'est formée et grossie insensiblement d'âge en âge, la masse générale de la corruption. Un siècle, disoit-il en continuant de s'entretenir sur le même sujet, prépare le siècle qui doit suivre; la génération présente imprime son caractère à la génération future: poussés ainsi par le mouvement que nous avons reçus de nos pères, nous cédons irrésistiblement à son impulsion sans pouvoir nous arrêter; et c'est toujours bien vainement que l'on veut nous faire prendre une autre allure que celle de la foule, tant que nous vivons et marchons au milieu de la foule. Nos moeurs sont donc, malgré nous, celles de l' époque à laquelle nous existons. Les arts, le luxe, l'ignorance ou les lumières, tout ce qui nous affecte, tout ce qui nous entoure, refond en nous l'oeuvre de la nature dès que nous commençons de sentir et de juger, nous redonne une seconde existence; et en dépit de la raison, nous sommes toujours des résultats de tout cela. Elle a beau nous crier que nous sommes dépravés, que nous ne sommes pas dans le bon chemin; que peut sa voix si foible contre les voix si impérieuses et si fortes de nos passions modifiées par l'influence des moeurs générales? Elle n'est point entendue dans le tumulte de la société, si ce n'est de quelques ames privilégiées et douées d'une force surnaturelle: mais ces sortes de phénomènes sont infiniment rares. Il faut suivre le torrent; je l'ai suivi comme les autres, et je sens très-bien qu'il m'eût entraîné jusqu' au dernier moment; si je n'avois pris la résolution ferme et courageuse de m'écarter des routes battues, et de fuir dans la solitude. Il n'y a donc pas grand mérite à pratiquer quelques vertus dans la retraite. Je n'ai point déraciné ni chassé de mon coeur les vices que le commerce du monde y avoit introduits; je ne me suis pas détaché d'eux tout d'un coup; mais je me suis relégué avec eux dans un lieu où j'étois bien sûr qu'ils ne trouveroient plus d'alimens. Ils se sont affoiblis, détruits peu-à-peu faute d'occasions, et par l'impuissance de se satisfaire; et j'ai cessé d'être vicieux, parce que rien ne m'invitoit et ne m'intéressoit plus à l'être. Par ce discours, et beaucoup d' autres semblables que le comte m'a tenus, j'ai jugé que sa philosophie étoit indulgente; mais que son opinion sur l'homme en général n'étoit pas une extrême conviction de sa dignité. Sa conversation a été longue et variée: il a parlé de nouvelles, de politique, de Paris et des femmes. Au nom de femmes, je l'ai interrompu vivement, et lui ai demandé s'il les avoit aimées. Beaucoup, m'a-t-il dit, et elles méritent de l'être; mais il faut craindre de les aimer trop exclusivement: j'eus ce malheur autrefois. Mes premiers hommages à la beauté furent l'idolâtrie; je confondois deux beaux yeux avec les attributs de la divinité, et pensois bonnement que celui-là supposoit tous les autres. Mais en rendant un culte à ma première maîtresse,je pensois qu'elle avoit pour moi à-peu-près les mêmes sentimens. J'en fus trahi après l'avoir séduite, comme il falloit bien que cela fût dans le cours ordinaire des choses; et je devins furieux aussi selon l'usage. Insensé! Je ne voyois pas que la nature même de sa liaison avec moi, excluoit et détruisoit nécessairement les vertus que je m'obstinois à chercher en elle. Je voulois rassembler les perfections et les vices, trouver l'ordre au milieu du désordre. Par un excès monstrueux de vanité, ou de délire incroyable, et pourtant commun à la plupart des amans; je voulois bien que ma maîtresse se livrât à toute l'ivresse de la passion; mais qu'elle ne s'y livrât que pour moi, comme si seul de tout mon sexe j'eusse eu le droit de la séduire sans l'égarer, de la faire succomber sans la rendre criminelle, de changer sa défaite en un trophée de gloire, et de diviniser ses foiblesses. Je formai de nouveaux engagemens, qui ne furent ni plus heureux ni plus durables que les premiers. Le désespoir s'empara de moi, et j'eus un moment de rage contre toutes les femmes; mais en revenant de mes erreurs, je suis aussi revenu de celle qui m'avoit si fort prévenu contre un sexe enchaîné à la roue générale ainsi que le reste de la société; et j'ai reconnu que demander de la constance à une femme qui a cessé d'être fidelle à la pudeur, la première loi de son sexe; c'étoit vouloir qu'un ruisseau débordé ne mouillât point ses rivages, ou qu'une nuée pluvieuse parût à l'horison, sans troubler la sérénité du tems. Les femmes, a-t-il ajouté, sont faciles à émouvoir, et peut-être le sont-elles beaucoup trop; car la moindre chose ébranle et fait raisonner, si j'ose ainsi dire, les touches de leur extrême sensibilité; mais dans les circonstances présentes, il faut les juger moins d' après la nature que d'après la société, et surtout la société des grandes villes. Ce n'est pas qu'au milieu des commerces contagieux de la coquetterie et de la frivolité, il n'y en ait quelques-unes encore, dont le bonheur est d'ignorer ce que le monde appelle ses plaisirs, dont la gloire est de vivre ignorées, et qui, dans toutes les actions de leur vie, consultent toujours leur coeur qui est pur, et leur raison qui est saine et éclairée; mais dans un siècle où l'on est prodigieusement loin de cette première innocence, la plupart des femmes n'ont que des goûts, et point de passions, si ce n'est celle de dominer. Elles veulent plaire universellement, parce que le sentiment de leur foiblesse naturelle exagérant à leurs yeux les avantages de la supériorité, les porte continuellement à briguer des hommages, et à étendre leur empire, qui peut-être n'a tant de charmes pour elles, que parce qu'elles se sentent moins faites pour l'exercer. Jalouses de s'attester à elles-mêmes un pouvoir dont elles s'étonnent et doutent quelquefois; elles le propagent autant qu'elles le peuvent, afin de s'en assurer davantage. Extrêmes dans leurs desirs provoqués, irrités de toutes parts, et qui sont presque toujours ceux de la vanité, rien de borné ne les satisfait: elles craignent moins le mépris et le malheur, que l'indifférence des hommes. Les mécontentemens particuliers de quelques-uns leur importent peu, pourvu qu'elles fixent l'attention du grand nombre. C'est pour cela qu'elles dédaignent ou rejettent les chaînes de l' amour,qui les éloigne de la société, qui ne favorise qu'un seul, et écarte tous les autres en leur ôtant l'espérance. Voilà pourquoi s' attachant moins aux qualités qui font une loi de la constance, qu'à celles qui autorisent et nécessitent le changement, elles passent leur vie à voltiger. L'exercice continuel du talent de séduire et de subjuguer, les tient dans une activité qui ne s'accordant point avec l'uniformité d'un engagement sérieux, les met toujours en situation d'être vues, et d'offrir perpétuellement un accès facile à tous ceux qui seroient tentés de leur adresser des hommages. Dans leurs goûts divers, elles ne changent pas, parce qu'elles en aiment un autre; mais pour voir comment un autre les aimera; pour observer s'il les aimera mieux et de manière à donner plus de prix à une conquête; s'il portera sa chaîne avec plus degrace, plus de soumission, et si la vanité y trouvera mieux son compte. Aimant moins le plaisir que ce qui en offre l'apparence et sur-tout l'éclat; moins curieuses de le fixer que d'en varier les formes, et mettant toujours quelque chose de merveilleux dans leurs caprices, elles s'élancent chaque jour vers mille objets divers, à qui leur fantaisie prête mille qualités nouvelles, aussi bizarres, aussi mobiles que leurs affections, et se consolent d'être désabusées d'un prestige par l'espoir d'en retrouver d'autres sur le champ. Enfin, on peut dire que ces sortes de femmes cherchent moins le bonheur, qu'elles ne se plaisent dans sa recherche; qu'elles s'inquiètent même fort peu de se méprendre sur la route qui peut y conduire, pourvu que dans le chemin qu'elles suivent il y ait toujours quelques esclaves occupés à masquer le vuidede leur ame, et les dégoûts intérieurs dont elles sont accablées; sous les couronnes de roses dont ils ne cessent pas de surcharger leur front " . Ce tableau m'a fait frémir; mais il m'a paru exagéré. J'ai voulu y opposer quelques argumens. " mon cher monsieur, m'a dit le comte, si vous aviez mon âge et mon expérience, nous pourrions discuter cette matière, ou plutôt nous ne la discuterions pas, car vous seriez de mon avis; mais dans l'âge où vous êtes, l'esprit se refuse encore à des lumières qui viennent toujours aux dépens de notre bonheur, et peut-être êtes vous intéressé à voir avec d'autres yeux que les miens. Gardez vos illusions, puisqu'elles sont un bien, et tellement un bien qu'elles sont peut-être des plaisirs plus vrais que ce que nous croyons réellement des plaisirs; car je confesse à la honte de la raison, ma triste et unique compagne à présent, que les jouissances qu'elle me donne quelquefois dans ma retraite, ne valent pas les rapides instans où j'ai cru tenir dans mes bras une maîtresse fidelle: mais ces momens s'en vont avec trop de rapidité, et les regrets suivent toujours de trop près; ce qui feroit croire que l'amour est étranger à l'homme, et qu'il n'est en lui qu'un sentiment factice. L'amour tel qu'il existe dans les sociétés polies, et tel qu'on le voit aujourd'hui parmi nous, est une création des arts, du luxe, des sens et de l'oisiveté tout à la fois; c'est une sorte de féerie que l'imagination exaltée par tous les raffinemens de l'esprit, élève autour de l'objet aimé. à l'aide de cette magicienne qui crée les objets au lieu de les voir, qui embellit la laideur et jusqu'à la difformité du vice, l'objet qui a su nous captiver, s'élève dans les cieux à nos regards éblouis, et va s'asseoir à la place de la divinité, quand fort souvent il mérite à peine d'occuper le dernier rang parmi les humains. Mais ce délire étant une espèce de convulsion du coeur, ressemble à toutes les situations violentes, et ne peut avoir qu'une durée très-rapide. Les femmes, a-t-il ajouté, sont les plus aimables des êtres tant qu'elles ont les graces de la réserve, et les attraits de l'honnêteté. Elles naissent avec la pudeur, sauve-garde naturelle de leur première innocence; mais la séduction qui les a remarquées dès le berceau, dispose de loin ses attaques; les pièges se multiplient autour d'elles, croissent avec leurs appas, et c'est l' amour, avec son cortège d'illusions, qui vient toujours gâter leur naturel charmant. C'est l'amour qui détournant leur sensibilité de son véritable objet, éveille en elles les desirs, la vanité, les prétentions; c'est lui qui prépare, qui commence et achève leur perte. Plaignons-les, puisque leurs foiblesses et leurs travers sont notre ouvrage; mais si nous voulons être heureux par elles, ne cherchons point à leur inspirer de l'amour. Qu'elles soient nos amies, et non pas nos amantes. Chérissons leur commerce; sachons les estimer, les respecter, quand elles méritent de l'être; mais gardons-nous de leur rendre un culte qui n'appartient qu'à l'être suprême. Cet échafaudage de sentimens exaltés avec lesquels nous déifions les objets de notre amour, n'est point dans la nature. Sa marche est plus simple et plus douce. Elle inspire les affections tendres, et ne défend pas de s'y livrer; elle invite à goûter le plaisir, c'est-à-dire, ce qui l'est réellement; mais ne permet pointd'en approcher, qu'auparavant l'on n'ait écarté de soi les desirs tumultueux. Elle nous dit bien de cueillir des fleurs dans les routes aisées qu'elle a ouvertes sous nos pas; mais elle ne nous dit point d'aller à travers les périls et les précipices, chercher péniblement au sommet des rochers, quelques roses sauvages qui languissent et se fanent dans nos mains, dès que nous les avons moissonnées. Tout ce que disoit le comte faisoit sur moi une impression très-vive, quoique je fusse bien loin d'adopter ses idées. Il ne faisoit pas tomber ce qu'il auroit appellé mon bandeau, si ma situation lui eût été connue; mais il en diminuoit l'épaisseur. D'inquiète et malheureuse qu'étoit ma passion auparavant, elle devenoit pénible, et je la sentois empoisonnée de quelque chose qui ressembloit au remords. J'aimois toujours; mais je me sentois moins satisfait d'aimer, et je prévoyois des événemens et des suites que je n'eusse pas même soupçonnés quelques heures plutôt. Le soleil baissoit: je témoignai au comte la nécessité et le regret de le quitter; mais avant de prendre congé de lui, je desirai de voir l' intérieur de son logis. Vous êtes le maître d'entrer, me dit-il; les portes ne sont pas fermées. Il fut un tems où vous conduisant moi-même avec complaisance dans tous les coins et recoins de mon hermitage, et mettant du prix à une infinité de petites choses; j'aurois pu goûter encore le plaisir de la propriété; mais outre que mes jambes refusent de me porter, cette retraite que j'aimois beaucoup autrefois, perd chaque jour de ses attraits à mes yeux. Ne regardant plus comme mon bien ce qui va cesser de l'être, je m'attache uniquement aux promesses de l' avenir, espérance incertaine dont mon coeur attiédi par la vieillesse, ne jouit encore que bien foiblement. Je ne vous dirai rien de cette simple demeure: c'étoit l'asyle d'un sage. Tout y offroit les goûts d'un ami des moeurs et de la philosophie. Avant d'en sortir, je suis entré dans une espèce d'oratoire, où il n'y avoit d'image qu'un tableau bien fait représentant le comte à genoux, les yeux tournés vers le ciel, et dans l'attitude de la résignation. Différentes sentences pieuses et philosophiques écrites sur les murs, m'ont fait connoître que ce vieillard ne tenoit plus à la vie par aucun lien, et n'étoit occupé, depuis long-tems, que des grands intérêts de l'éternité. En voici quelques-unes que j'ai copiées: élevons-nous au-dessus de l'empire du tems, afin qu'il ne nous resteni le desir de ses trompeuses promesses, ni le regret de ses fragiles félicités. Si dans cet amas d'erreurs qui compose la raison des hommes vous distinguez une vérité importante à votre bonheur et à celui de vos semblables, faites-en la règle immuable de votre conduite et de votre foi. Les élémens conspirent à nous détruire, et nous allons par les souffrances à la mort; mais prenons le parti que tous les sages de l'antiquité embrassèrent, celui de croire que Dieu nous fera passer de cette malheureuse vie à une meilleure, qui sera le développement de notre nature. Tous les livres de morale sont renfermés dans ces paroles de Job: (...).L' homme né de la femme vit peu; il est rempli de misères; il est comme une fleur qui s'épanouit, se flétrit et qu'on écrase: il passe comme une ombre. Si vous voulez apprendre à mourir, apprenez à vous détacher de tout ce qui vous fait desirer de vivre. J'ai vécu près d'un siècle; mais qu'est-ce qu'un siècle entre deux éternités? Ce n'est pas même une minute dans le tems. La vraie récompense des bons n'est que dans le sein de Dieu, qui ne les favorise pas toujours dans le cours de cette vie mortelle. Demain je serai jetté dans la fosse profonde, et j'y serai pour jamais. Je ne serai plus sur la terre; il n'y aura plus de tems pour moi: je jouirai de l'éternité. La lecture de ces sentences n'étoit pas propre à me consoler. Je rejoignis mon hôte, et je lui dis d'un tonfort ému: heureux qui pourroit tous les jours profiter de vos leçons et de vos exemples! Heureux qui passeroit sa vie à l'école d'un sage! Il me serra la main sans me répondre, et nous nous quittâmes. ô bizarre destinée d'un coeur sensible! Rien ne lui est indifférent. Heureux ou malheureux, il est agité. Le plaisir et la peine n'ont point pour lui d'intervalles tranquilles: il faut qu'il jouisse ou qu'il souffre. Que d'émotions différentes ne venois-je pas d'éprouver dans l'espace de quelques heures, c'est-à-dire, depuis le moment où je m'étois séparé de Madame De V? Cependant les tortures de la jalousie, les prévoyances cruelles, l'accablement de la douleur, tous les pensers désespérans, effrayans que la présence, les discours et la demeure du comte venoient d'ajouter à mes autres chagrins; tout cela, je l'ai dit, influoit peu sur l'ardeur de ma passion.Consumé de plus de feux au contraire, à mesure que la certitude de perdre Eugénie se rendoit plus sensible à mon esprit, je sentois ma chaîne se renforcer de tout ce qui auroit dû la rompre ou la relâcher. L'idée même de son infidélité, toute horrible qu'elle me fût, prenoit au fond de mon ame un caractère d'intérêt, et même de tendresse, qui me la rendoit plus chère encore, en m'obligeant de la plaindre et de pleurer sur son triste égarement. Objet de mon adoration, disois-je! Oui, tu le seras toujours, et tu ne cesseras point d'en être digne. Si tu me trahis, tu seras emportée par un ascendant que tu n'auras pu vaincre, et ce ne sera jamais volontairement que tu pourras te résoudre à violer la foi des sermens. Ma course avoit été longue: il étoit nuit quand je me suis trouvé sous les murs du parc. J'en avois une clef; je suis entré. Je traversois les bosquets inquiet de l'accueil qu'on alloit me faire, quand j'ai entendu marcher et soupirer à mes côtés. Je m'arrêtois pour observer la personne qui se promenoit seule et si tard en ce lieu. Tout-à-coup on s'est élancé dans mes bras. J'ai reçu, j'ai pressé dans les miens l'objet, le charmant objet qu'à ses embrassemens et ses transports je n'ai pu méconnoître; car vous pensez bien, mon cher comte, que c' étoit Eugénie. Oui, c'étoit Eugénie elle-même, qui se doutant que je rentrerois par la petite porte du parc, étoit venue m'attendre en ce lieu; elle m'a reconnu malgré l'obscurité. Nous sommes restés muets, immobiles, et presqu'inanimés, jusqu'à ce que l'abondance de ses larmes, inondant mes joues et pénétrant jusqu'à mon coeur si resserré par la tristesse, l'eût enfin assez dilaté pour le remplir peu-à-peu de je ne sais quoi de balsamique et de divin, qu'il me sembloit qu'un être environné de gloire et descendu des cieux au même moment, faisoit couler goutte à goutte dans toutes ses blessures... j'ai donc retrouvé mon Eugénie, lui ai-je dit tout bas; et elle a continué de pleurer. ô mon ami! Quels tourmens ne souffriroit-on pas, ne desireroit-on point de souffrir, quels maux ne seroient pas un bien; si de pareils instans en étoient toujours le prix? Nous sommes rentrés au château appuyés l'un sur l'autre, joyeux et satisfaits comme au tems de nos premières amours. J'ai chassé devant moi les noires pensées de l'avenir; les soupçons ont disparu; la paix est rentrée dans mon coeur. Eugénie m'aime toujours.

LETTRE 44

au même. tout le monde est parti, et même le vicomte. Madame De V avoit le ton moins léger, étoit plus réservée avec lui depuis quelques jours. Cela déplaisoit fort à notre avantageux, qui reprenoit toute sa fatuité, s'imaginant que son mérite avoit enfin triomphé de l'indifférence d'Eugénie. Ses soins auprès d'elle n'étant plus qu'un avertissement de répondre aux bontés dont il daignoit l'honorer, et les choses n'ayant pas tourné absolument à sa fantaisie, il s'en est allé plus humilié qu'affligé: leurs adieux ont été plaisans. Madame De V s'est permis de rire au moment de son départ; ce qui n'a pas laissé de le piquer extrêmement, et j'ai lu dans ses yeux que s' ill'avoit osé il se seroit permis une scène d'éclat. Il étoit tems, en vérité, que cela finît. On ne se convenoit point, on commençoit à se haïr bien cordialement de part et d'autre; et c'est un supplice que de vivre avec des gens qui ne vous font que des politesses forcées, et pour qui l'on a des attentions et des soins démentis par le coeur. S'il étoit un âge où les prétentions cessassent pour les deux sexes, ce seroit alors que l'on pourroit trouver de l'estime réciproque, de l'attachement sincère et de la véritable union. Mais dans toutes les saisons de la vie, le desir de plaire exclusivement se fait sentir, et empêche la parfaite amitié de s'établir dans les coeurs. Une femme qui est loin de son dixième lustre, s'imagine que les graces vont se nicher encore dans les rides de son visage; au lieu des outrages du tems, elle y voit, elle pense qu'on y verra la marque intéressante des langueurs de l'amour, ou le signe voluptueux des fatigues du plaisir; et ne craint pas de rivaliser avec une femme de vingt ans. Un homme goutteux et caduc se traîne encore aux pieds de la beauté, le front ceint de myrthes verds, suspendus foiblement à quelques cheveux blanchis que le tems va achever de moissonner. Il croit sourire amoureusement, quand sa bouche ne fait plus que les laides grimaces de la vieillesse, et conçoit difficilement qu'un jeune homme puisse lui être préféré. J'ai eu peur, dans les premiers jours, que la grande solitude où nous allions retomber, n'influât sur l'humeur d'Eugénie; je craignois pour elle la tristesse et l' ennui. Elle paroît plus heureuse au contraire depuis que nous sommes seuls; et peut-être va-t-elle sentir enfin le désagrément de ces sociétés, toujours mal assorties quand elles sont trop nombreuses, où les prétentions de toutes les sortes, et la diversité des caractères, doivent porter nécessairement le trouble et la désunion. Le jour même du départ, elle a été d'une gaieté charmante. Nous nous sommes promenés dans la campagne: elle chantoit, folâtroit, me disoit les plus jolies choses du monde; et toute sa phisionomie animée me les disoit mille fois plus encore que sa bouche, qui cependant me confirmoit quelquefois bien délicieusement les assurances de sa tendresse. En revenant de la promenade, nous sommes entrés chez le curé. Elle a passé en revue la bibliothèque un peu poudreuse du bon pasteur, lui a indiqué les commentaires qu'il y avoit à faire au bas de chaque volume, l'a complimenté sur son bon goût remarquable dans l'oubli visible où il laissoit ses livres, auxquels il étoit clair qu'il avoit le bon esprit de ne toucher jamais, et trop vieux, disoit-elle, pour mériter d'être lus. Elle lui a promis de les renouveller, d'y substituer la bibliothèque des romans, et quelques tomes de la philosophie moderne. Le bon homme, qui se prêtoit on ne peut mieux à la plaisanterie, rioit de tout son coeur. Outre qu'il ne se sentoit pas d'aise de posséder chez lui la dame de sa paroisse, il étoit enchanté de l'y voir d'une humeur si enjouée. Jamais en effet Madame De V n'avoit été si aimable, tant elle a le talent de montrer son esprit sous des formes nouvelles. Elle plaît chaque jour davantage, parce qu'elle plaît tous les jours d'une manière différente. En me faisant porter une seule chaîne, elle me donne et se procure à elle-même les plaisirs de l'inconstance; car pour la suivre dans ses métamorphoses enchanteresses, et n'être jamaisperdu de vue par elle, il me faut imaginer aussi de nouveaux hommages, et en varier continuellement l' expression. Avant de rentrer au château, nous nous sommes encore promenés dans le jardin. La soirée étoit charmante; la rosée humectoit les herbes, point de vent, une nuit tranquille. Le ciel sans nuages offroit dans tout son éclat sa voûte étoilée. L'heure du silence est, comme vous savez, le moment des amours: ils viennent avec les ombres remplacer les jeux folâtres de la journée. Eugénie n'étoit plus que tendre. " tu vois ces soleils au-dessus de nous, me disoit-elle en tournant ses regards vers les cieux; quand ils cesseront de briller dans la nuit, je cesserai de t'aimer " . Ces douces paroles étoient accompagnées de baisers. La fraîcheur de son haleine s'unissoit au parfum des fleurs; et il me sembloit que le plaisir divisé en particules infinies, formoit les élémens de l'air que je respirois. Loin de moi tous les pressentimens qui affligent. Je ne veux plus voir l'avenir, ni entendre ses tristes oracles. Le bonheur peut m'échapper encore; mais je le tiens, et j'en jouis.

LETTRE 45

au même. à Paris dans ce moment, on se passionne pour des folies sentimentales. Dans les journaux, dans les romans, dans les pièces de théâtre, il n'est question que de fous et de folles par amour. Ce qui a donné lieu à cette fureur du moment, dans ce pays où la moindre singularité excite l'enthousiasme et fait éclore une mode; c'est l'histoire vraie ou fausse d'une jeune femme, que l'on a trouvée sous le grand escalier de St-Joseph, et à quil'amour paroissoit avoir aliéné l'esprit. On m'envoie une lettre qui a couru Paris manuscrite. Tous les maux que fait l'amour ayant le droit de me toucher vivement, je l'ai lue avec le plus tendre intérêt. Je vous l'envoie, ne doutant pas qu'elle ne fasse sur vous la même impression: c'est, je crois, d'ailleurs ce que l'on a écrit de plus attendrissant dans ce genre. " il étoit deux heures du matin. Le réverbère suspendu au milieu de la cour, commençoit à s'éteindre; je me retirois du côté de mon appartement, lorsque je crus entendre quelque bruit au bas du grand escalier. Je criai deux fois: qui êtes-vous? Que faites-vous-là? Une voix douce et touchante me répondit: c'est moi... vous voyez bien que je l'attends... comme je n'étois pas celui qu'on attendoit, j'allois continuer mon chemin, lorsque la même voix me dit: écoutez donc, venez, et ne faites point de bruit " . Je m'approchai; et près de la dernière marche, derrière le pilier, j'apperçus une femme vêtue de blanc, ayant une ceinture noire, et les cheveux épars. " écoutez, me dit-elle en me prenant la main, je ne vous ai pas fait de mal; eh bien! Ne m'en faites pas. Je n'ai rien dérangé; je suis dans un petit coin; on ne peut m'y voir... cela ne nuit à personne; ne le dites pas; ... qu'il ne le sache jamais; ... bientôt il descendra; je le verrai, et je m'en irai " . " à chaque mot, ma surprise augmentoit. Je cherchois en vain ce qui auroit pu me faire reconnoître cette infortunée. Sa voix m'étoit aussi inconnue, que ce qu'il m'étoit possible d'appercevoir de son extérieur. Elle continuoit de me parler; mais ses idées se confondoient, et je n'y distinguois plus que le désordre de sa tête et les peines de son coeur " ." je l'interrompis, et j'essayai de la ramener à une autre situation. Si quelqu'un vous avoit vue avant moi sous cet escalier? Ah! Me dit-elle, je vois bien que vous n'êtes pas au fait; il n'y a que lui qui soit quelqu'un; et quand il s'en va, il ne fait pas comme vous; il n'écoute pas tout ce qu'il entend; il n'entend que celle qui est là haut... autrefois c'étoit moi, aujourd'hui c'est elle; mais cela ne durera pas: oh! Non, cela ne durera pas. En disant ces mots, elle tiroit un médaillon de son sein, qu'elle paroissoit regarder attentivement. Dans ce moment, nous entendîmes une porte s'ouvrir, et un domestique tenant une lumière au haut de la rampe, me fit distinguer un jeune homme qui descendoit légérement. Appuyée près de moi, sa malheureuse victime trembloit de tout son corps: à peine eut-il disparu, que ses forces achevèrent de l'abandonner... elle tomba sur la dernière marche, derrière le pilier qui nous cachoit. J'allois appeller du secours; la crainte de la compromettre me retint. Je la pris dans mes bras; elle étoit sans connoissance. Alors la porte d'en haut se referma. Ce bruit lui fit éprouver un tressaillement; elle parut se ranimer un peu. Je tenois ses deux mains dans l'une des miennes; de l'autre, je soutenois sa tête: elle vouloit parler; mais les sons qu'elle vouloit former s'éteignoient par la douleur: enfin, je crus entendre qu'elle prononçoit: il n'y est donc plus. Nous restâmes quelque tems dans un silence que je n'osois interrompre. Lorsqu'elle eut tout à fait repris l'usage de ses sens, elle me dit avec douceur, et d'une voix entrecoupée: ... je le sens bien... j'aurois dû vous prévenir... l'accident qui vient de m'arriver vous aura inquiété; car vous êtes bon; vous aurez eu peur, et je ne m'en étonne pas; j'étois comme vous, j'avois peur aussi; quand je me voyois dans cet état, je croyois que j'allois mourir, et je le craignois... cela m'aura ôté peut-être le seul moyen de le voir, et c'est tout ce qui me reste; mais j'ai découvert, oui, j'ai découvert, que je ne puis pas mourir... tout à l'heure, quand il a passé, je me suis quittée pour aller à lui; s'il mouroit, je mourrois aussi; mais sans cela, c'est impossible... on me meurt que là où l'on vit, et ce n'est pas en moi... c'est en lui que j'existe. Il y a quelque tems j'étois folle, oh! Oui, bien folle, et cela ne vous étonnera pas, puisque c'étoit dans les commencemens qu'il montoit cet escalier. Maintenant ma raison est revenue; tout va et vient, elle de même... ce médaillon me la rendue. Vous le voyez, c'est un portrait; mais ce n'est pas celui de mon ami. à quoi bon? ... il est bien lui! Il n'a pas besoin de devenir mieux... il n'y a rien à faire, rien à changer... si vous saviez de qui est ce portrait! C'est celui de la méchante qui est là haut... la cruelle! Que de mal elle m'a fait, depuis qu'elle s'est approchée de mon coeur! Il y étoit content; il y étoit heureux: elle a tout dérangé, tout détruit... un jour, je m'en souviens, il m'arriva d'entrer seule dans la chambre de mon ami; hélas! Il n'y étoit plus... je vis ce portrait sur sa table; je le pris; je me sauvai, et depuis cela va mieux. En achevant ces mots, elle se mit à rire, et je vis encore une fois toutes ses idées se confondre. Après quelques momens, elle cessade parler. Je m'approchai d'elle, et je lui dis: pourquoi gardez-vous avec tant de soin le portrait de la méchante qui est là haut? Comment, reprit-elle, je ne vous l'ai pas dit? C'est ma seule espérance... tous les jours je le prends; je le mets à côté de mon miroir, et j'arrange mes traits comme les siens. Déjà je commence à lui ressembler un peu; et bientôt avec du travail, je lui ressemblerai tout à fait... alors j'irai voir mon ami... il sera content de moi... il n'aura plus besoin d'aller chez celle qui est là haut; car excepté cela, je suis sûre que je lui plais davantage... voyez à quoi tient le bonheur? à quelques traits qui ont cessé d'être arrangés à sa fantaisie... que ne le disoit-il? J'aurois fait ce que je fais à présent... il ne se seroit pas adressé à une étrangère; c'étoit bien aisé. Il nous auroit évité bien des peines; mais sans doute il n'y a pas pensé. Tous les soirs, je viens sous cet escalier; il ne descend jamais qu'après que l'horloge du couvent a sonné deux heures... alors, comme je n'y vois pas, je compte les battemens de mon pauvre coeur... depuis que j'ai commencé de ressembler au portrait, j'ai compté tous les jours quelques battemens de moins; mais il est tard, il faut que je me retire; adieu. Je la conduisis jusqu'à la porte de la rue. Lorsque nous l'eûmes passée, elle tourna à gauche; je fis encore quelques pas avec elle... tout-à-coup ses yeux se fixèrent sur la ligne de lumières que les réverbères formoient devant nous. Vous voyez toutes ces lampes, me dit-elle; elles sont agitées par tous les vents: eh bien! Mon coeur est de même; il se consume comme elles, mais elles s'éteignent, et moi je brûle toujours. Je continuai de la suivre. Restez, me dit-elle encore; ... retournez chez vous; j'emporte une partie de votre sommeil, et je fais mal; car le sommeil est bien doux: il l' est même pour moi... j'y vois le passé. Je craignois de l'affliger en insistant davantage, et je la quittai. Cependant dans l'inquiétude où j'étois qu'il ne lui arrivât quelqu'accident, je la suivois des yeux, et je marchois un peu plus lentement. Bientôt elle s'arrêta près d' une petite porte, et la referma sur elle. Alors je rentrai chez moi l'esprit et le coeur également agités. Cette infortunée m'étoit toujours présente; je me retraçois la cause de son malheur; et quelques regrets, quelques souvenirs se mêloient à mes larmes.J' étois trop vivement ému pour espérer le sommeil; et en attendant le jour, j'écrivis ce qui m'étoit arrivé " .

LETTRE 46

au même. tant qu'il y a eu du monde au château, les bons voisins de Madame De V, ces respectables campagnards dont je vous ai parlé dans mes lettres, n'y sont pas venus fort souvent: il y a bien un mois qu'ils y dînèrent. Le vicomte leur trouva des airs gothiques, dit qu'ils avoient la physionomie gauloise, même un peu vandale, et s'avisa d'en persiffler quelques-uns. Soit qu'ils s'en fussent apperçus, soit qu'ils eussent senti d'eux-mêmes que la simplicité de leurs manières et de leur langage, n'alloit point du tout avec les beaux airs et le jargon d'un merveilleux tel que levicomte; depuis ce jour ils ne m'ont pas mis à portée une seule fois d'observer ce contraste assez peu plaisant. Ils reviennent maintenant que nous sommes seuls; mais il me semble que Madame De V ne leur fait plus le même accueil. Elle les reçoit avec moins d'affabilité; elle boude; elle a de l'humeur devant eux. Que vous dirai-je, mon cher comte? De nouveaux nuages se sont élevés dans son esprit. Il y a peu de tems, je vous le mandois dans une de mes dernières, elle me faisoit espérer encore des jours délectables. Je ne puis vous dissimuler aujourd'hui que par fois elle me désespère. Est-ce ennui ou vapeurs? Je l'ignore; mais dans beaucoup d'instans, elle est méconnoissable. à propos de rien, elle s'impatiente: une mouche qui vole dérange l'harmonie de ses traits. Un mot, à la vérité, un sourire l'y rétablit sur le champ; et s'il lui arrive quelquefois de rejetter mes caresses avec une sorte de dureté; la tristesse profonde qui se peint alors sur mon front, la ramène dans mes bras la minute d'après; et par mille baisers elle me dédommage d'un moment d'impatience. Avec tout cela, ces inégalités sont désolantes. Est-il donc vrai qu'un bonheur permanent ne puisse être celui des femmes; que les routes irrégulières soient celles où elles se plaisent, où la nature les conduit? Et leur ame est-elle, comme on l'a dit, une glace qui reçoive tous les objets, les rende vivement et n'en conserve aucun?

LETTRE 47

au même. vous savez que Madame De V a beaucoup de parens en Alsace, qu'une partie de sa famille réside à Strasbourg. Un oncle, dont elle est la principalehéritière, vient de mourir en cette ville: elle est obligée d'aller elle-même sur les lieux régler les affaires de la succession, qui cependant est fort claire; et c'est demain qu'elle part. Il ne seroit pas convenable que je l' accompagnasse. Elle m'a prié de demeurer à sa terre, de veiller aux intérêts de sa maison pendant son absence, qui sera de plus d'un mois. Je resterai; je ferai ce qu'elle desire; mais ce départ me jette dans une tristesse mortelle: j'en suis accablé. Adieu, mon cher comte; je n'ai pas la force de continuer.

LETTRE 48

à Madame De V. je voudrois ne point t'affliger, mon Eugénie; mais que puis-je te dire qui ne soit pas dicté par un coeur désolé? Je n'ai point d'autres sentimens que mes regrets et ma tendresse. Est-il en mon pouvoir de te peindre autre chose que ma tendresse et mes regrets? Hier, après que tu fus partie, il me prit un mouvement extraordinaire, comme si j'eusse été au moment de quelque métamorphose. Je changeois en effet d'existence; j'achevois une vie fortunée, pour commencer une carrière d'ennuis dont mon oeil déjà mesuroit toute l'étendue, sans cependant en distinguer le terme. Dans l'affaissement douloureux où me plongeoit le premier instant de ton départ, et à travers les masses d'ombres placées confusément dans l'avenir, je n'appercevois que des lueurs foibles de consolation, qui encore sembloient s'obscurcir insensiblement. Ma respiration n'étoit plus le mouvement naturel et uniforme de mon sein; c'étoit une agitation violente et précipitée assez semblable aux dernières palpitations d'un coeur blessé mortellement. Hélas! Sans trop pouvoir démêler mes idées confuses, je sentois néanmoins que de tout ce qui restoit autour de moi, il n'y avoit rien qui pût me tenir lieu de ce que je perdois. Je n'ai point aujourd'hui ces cruelles alarmes, et mon affliction n'est pas moins profonde. En quittant ces lieux, tu as laissé chaque chose en son état naturel; les objets n'y ont point changé, et cependant les impressions que je reçois des objets, ne sont plus les mêmes depuis ton départ. Que dis-je? Ils n'en font plus sur moi; ils ne parlent point à mes sens; ils échappent à mes regards: j'ignore s'ils existent, je n' apperçois rien. Et le ciel et la terre, et les hommes, et la lumière du jour, et même l'espérance, tout s'éclipsoit autour de moi à mesure que tu t'éloignois; tout s'est évanoui du moment où je t'ai vu disparoître. C'étoit Eugénie qui dispensoit lesjours dans cette retraite; c' étoit elle qui répandoit la vie et la sérénité sur mes heures. Elle n'y est plus: je ne jouis plus de la clarté des cieux; je suis dans les ténèbres. Elle a gagné jusqu'à mon coeur, cette nuit épaisse; j'y suis plongé tout entier. J'entrevois cependant encore le chemin dans lequel je t'ai vu t'éloigner; il s'allonge, il fuit devant moi; mais il n'offre à mes yeux, dans un immense horison, qu'une perspective lugubre. Où mène-t-il ce chemin funeste? ... ce matin j'errois tristement dans ta maison déserte. La porte de ton appartement venoit de s'entr' ouvrir; je n'ai pu me défendre d'y entrer. Le déshabillé que tu quittas la veille; des gazes, des rubans que tes femmes avoient oublié de ranger, étoient épars sur ta toilette. Je me suis approché, me suis mis à genoux, et dans une sorte de délire qui a duré près d'un quart d'heure; je les ai couverts debaisers et de larmes, les prenant, les reprenant l'un après l'autre, te voyant, te respirant toute entière, dans chaque chose qui avoit servi à ta parure. Je disois dans mon ivresse: " cette fleur a touché ses cheveux, cette autre a couronné son front; ce ruban a servi de diadême à ma souveraine; ces vêtemens ont embrassé ses appas, ont été imprégnés de la chaleur de son sein " . Cependant le souvenir de tes attraits divers ne m'occupoit pas uniquement. Je me représentois aussi les qualités plus réelles qui motivent mes regrets, et je continuois de me dire à moi-même: quelle autre répondroit comme elle à ma vive ardeur, et me rendroit ses soins si doux, ses attentions si touchantes et si continuelles? Quelle autre auroit assez de bonté pour suppléer par l'indulgence à tous les brillans avantages dont mon air simple et mes manières unies tiennent la place? De la bonhomie, de la franchise; l'impression de la tendresse, plutôt que le rire de la gaieté; une teinte de mélancolie répandue sur tous les traits de mon visage; l'abandon de l'amour, l'accent d'une ame presque toujours passionnée, remarquable dans tous mes discours; tel est le caractère de ton amant, tel est son air, tel est son langage. J'accuse la nature qui mit un si grand fond de sensibilité dans mon coeur, sans y joindre les moyens de la manifester, avec ces qualités brillantes dont on aime de la voir accompagnée. Il est vrai que les hypocrites de sensibilité qui sont en grand nombre, savent mieux que les autres en imposer par des dehors séduisans. L'homme sensible se montre tel qu'il est, et il se plie difficilement aux formes élégantes et recherchées de la société; l'homme qui ne l'est point, mais qui cherche à le paroître, étudie, compose ses manières, et leur donne le vernis qu'il veut dans le silence des passions. Faut-il que l'avantage de plaire par des graces extérieures soit un résultat de l'art! Et que cet art charmant, à la vérité, soit cependant l'ouvrage des coeurs froids! Adieu, mon Eugénie! écris-moi, dis-moi que je te suis cher; que tu me seras fidelle; que tu ne veux point le malheur de ton ami.

LETTRE 49

à la même. comment supportes-tu les fatigues de ce voyage si long et si pénible? Si tu allois être malade... je tremble... tu couches ce soir à épernay; trente lieues déjà nous séparent, soixante lieues bientôt vont nous séparer... mon dieu! Que faire, que devenir si loin de toi? Depuis ton départ, je n'avois point quitté l'intérieur du château. J'ai voulu essayer de me distraire aujourd'hui; je suis sorti dans la campagne. En passant devant la chapelle P, je me suis ressouvenu de la promenade que nous fîmes ensemble, et des petits gâteaux que nous mangeâmes en ce lieu l'été dernier. J'ai reconnu l'endroit où tu étois assise tenant une de mes mains dans la tienne; où j' étois jaloux du zéphir qui baisoit amoureusement ton visage; où tes yeux, ta physionomie, ton sein, tous tes mouvemens parloient avec tant d' énergie, et ne parloient qu'à moi; où ta conversation si profondément touchante étoit l'image de ton ame, et où ton ame exprimée dans chacune de tes paroles, peignoit si bien la chaleur,la générosité, le dévouement et la sublimité de ton amour. Je me suis retracé vivement ce beau jour qui s'est évaporé de ma vie comme le songe d'une nuit. Des larmes sont venues gonfler ma paupière; elles ont coulé: j'avois très-froid. Les pleurs se sont glacés sur mes joues; ce qui a communiqué à tout mon corps un frisson violent qui m'a suivi jusques dans ta maison, et que j'ai encore au moment où je t'écris. Adieu, chère Eugénie, cher objet de mon adoration! Souviens-toi qu'il n'y a dans la nature de vivant à mes yeux que ton image, telle que je la vois, telle que j'aime à la contempler; et qu'il n'existeroit rien pour moi, rien que l'espoir de mourir, si tu me l'offrois jamais sous des traits différens.

LETTRE 50

à la même. le tems, dit-on, guérit toutes les douleurs; ah! Ce n'est pas lorsqu'elles sont l'effet de ton absence. Le tems est sans pouvoir pour me consoler; il n'a de prise sur mon coeur que pour aggrandir ses blessures; il n'influe sur mes sentimens que pour les empoisonner. Je ne fais pas un pas, dedans ni autour de ta demeure, que je ne me sente prêt à étouffer; je ne vois pas un objet qui n'ajoute à mes angoisses. Comment retrouver quelque bonheur où je ne vois que les vestiges de celui que tu me fis goûter, de celui qui ne pouvoit être un bonheur que par sa durée. Il fut trop grand; ses intervalles sont des supplices. Je revois, il est vrai, le théâtre de nos plaisirs; mais ces lieux si animés,si rians autrefois, sont muets et déserts aujourdhui, puisque ta voix ne s'y fait plus entendre; ils sont nuds et stériles, puisque ta présence ne les embellit plus. Ces mêmes plaisirs dont le souvenir me poursuit incessamment, m'apparoissent dépouillés de leurs charmes. Changés en ombres décolorées, ils voltigent autour de moi tels que des spectres effrayans; ils s'amassent sur mon coeur, s'y attachent, s'y entrelacent et le déchirent comme des serpens irrités. Hélas! Aurai-je pensé, il y a six mois, que je viendrois consacrer aux larmes les mêmes lieux où tant de fois je suis venu sacrifier au plaisir dans tes bras. Ainsi donc, l'on voit croître le cyprès où fleurissoit la rose; ainsi, la joie fugitive fait place à la tristesse qui ne passe point; ainsi, la joie qui fait vivre est le prélude et la préparation de la douleur qui fait mourir. Si je sors dans les champs, tu m'estoujours présente; mais ce n'est pas Eugénie, m'enlaçant de ses bras, s'enivrant de mes caresses, que je vois; c'est Eugénie n'offrant plus qu'une image fantastique à mes embrassemens. Les arbres sont dépouillés; leurs feuilles desséchées volent tristement sous mes pas; le bruit de leurs branchages agités par les vents, ressemble à des soupirs... ils gémissent; ils partagent le deuil de mon coeur. Si je parcours les jardins, je revois le berceau, le bosquet touffu... je me rappelle ces instans où les mouvemens de deux coeurs qui se communiquent, et leurs feux qui se confondent, augmentant leur capacité mutuelle, et ne faisant plus de leurs forces réunies qu'une seule et même force, les élève à un degré de félicité auquel nulle créature humaine toute seule n'atteindroit jamais. Si je reste près du feu, je vois la place que tu occupois, le fauteuil oùtu étois assise. Je te vois-là; mais je ne me représente si vivement ta personne adorée, que pour sentir qu'elle n'y est pas. J'ai perdu ce contentement intérieur que donne l'idée charmante d'être auprès de ce qu'on aime, et d'avoir les preuves sensibles du plus tendre retour... dis-moi, chère ame de ma vie! Sais-tu des consolations contre le malheur d'être séparé de toi? Hélas! Je naquis pour les courtes joies et les longues douleurs. L'abandon, tous les maux sont le partage du véritable amour: il me semble que je ne dois plus te revoir. J'ai beau songer que je demeure dans ta maison; j'ai beau voir dans tout ce qui m'entoure, tout ce qui t'appartient, tout ce qui t'est dévoué; je me dis sans cesse: elle n'y est plus... tout prend part à mon affliction. Hélène, ordinairement si rieuse et si babillarde, est devenue extrêmement silencieuse; Agathe me regarde avec ses gros yeux, et n'ose souffler; Antoine, le bon Antoine, va, vient, a l'air de chercher dans toute la maison, et l'on voit bien que c'est sa bonne maîtresse qui lui manque; ta perruche hérisse ses plumes, et ne dit mot; tes petits oiseaux ne chantent plus. Ici tout ressent l'absence de mon Eugénie; tout la pleure et la regrette. Dis-moi, femme enchanteresse! Quelle sorte de magie exerces-tu sur une ame sensible, et quel est le pouvoir qui me livre à toi sans réserve? J'éprouve une activité de sentimens qui m'épuise. Je brûle, et c'est toi qui attises cette flamme extraordinaire qui va me consumer; je pleure, et c'est toi qui me condamnes à pleurer; je souffre, et c'est Eugénie qui m'ordonne de souffrir; je n'ai plus ni fermeté ni courage; c'est elle enfin qui me réduit à la triste nécessité de chérir ma foiblesse, de craindre la raison et de rejetter son secours. Les impressions si douces et si vives que tu fis sur moi dès notre première entrevue, n'étoient que les germes cachés de l'amertume qui se répand aujourd'hui sur mes jours; et les liens charmans dont tu fis usage pour me captiver, devoient se changer en autant de chaînes fortes et cruelles que le tems n'usera jamais. Voici la troisième lettre que je t'écris: mande-moi, si tu les reçois exactement. Je ne sais où tu es, ce que tu fais, si tu te portes bien. écris-moi donc, écris-moi promptement. Adieu, tendre objet de mes pleurs, mon amour, ma chère ame! Adieu.

LETTRE 51

à la même. que ferai-je de ce billet charmant, où ma belle, ma bonne, ma seule et unique amie m'a tracé de sa main les assurances de sa tendresse? Où placerai-je, quel lieu est digne de conserver ce trésor? Je ne puis en détacher mes lèvres; je crois qu'elles y resteroient collées, que j'y laisserois mon ame toute entière, si je n'avois peur d'en effacer les caractères avec les larmes qui coulent de mes yeux. Tu as pensé que je ne lirois pas ce que tu appelles si modestement ton griffonage. Ne pas lire ce que mon Eugénie a écrit, ce qu' elle me dit de doux et de tendre; ah! Je ne suis pas si ennemi de moi-même. Il n'y a pas un mot qui me soit échappé, pas une syllabe de ce billet chéri qui ne soit entrée dans mon coeur, et ne s'y soit gravée en traits de feu. J'avois prévu l'accueil que l'on t'a fait à Strasbourg. Ta figure, tes graces, ton esprit, ta gaieté ne t'accompagnent-ils pas dans tous les lieux? Qui ne s'empresseroit auprès de celle qui a tous les avantages? Qui ne voudroit être remarqué d'elle, obtenir ses bonnes graces, être l'objet de son sourire? Qui ne seroit glorieux de porter ses fers et de les porter même sans espoir? Par-tout où tu iras, les hommages te suivront; par-tout où tu seras, tu seras avec l' amour. Ce n'est pas, je l'avoue, le moindre sujet de mes alarmes. Strasbourg est une ville de plaisirs; ils naîtront à l'envi sous tes pas. Tu te laisseras aller à la douce habitude d'être recherchée et fêtée de tout le monde. Parmi ceux qui aspireront à te plaire, il y en aura de plus assidus, de plus séduisans que les autres. On voudra te retenir encore, lors même qu'aucune raison d'intérêt ne s'opposera plus à ton retour; tu croiras devoir rester par reconnoissance. Ces liens le céderont à des noeuds plus forts, qui t'enchaîneront insensiblement. La terre de Gurc ne s'offrira plus à tes yeux que dans un lointain triste et obscur; tu oublieras que ton départ y a jetté le deuil, et que le crêpe de tristesse qui s'y étend sur tous les objets, ne peut être dissipé que par ta présence; tu oublieras qu'il y existe un infortuné qui se nourrit de larmes, et se consume lentement des feux que tu allumas dans son sein... sa constance et ses peines seront mal récompensées; une voix intérieure semble le lui présager: mais ne crains rien; je ne me plaindrai pas; je souffrirai sans me plaindre. Si tu m'ordonnes de mourir, une lueur de volupté éclaircira les ombres de mon dernier jour, et je dirai: " ô mort! Tu es un bien fait, c'est ma bien aimée qui t'envoie " . Je ne puis te dissimuler cependant que les plus tristes idées m'obsèdent. Je compare nos caractères, nos manières d'aimer. Quelle différence frappante j'y apperçois! D'ici, je vois tout ce que tu fais: tu te livres avec complaisance à tous les amusemens qu'on te présente; tu jouis, tu t'enivrespeut-être au milieu de ce nuage d'encens qui fume autour de toi: il en est bien autrement de ton amant infortuné! La joie lui paroîtroit un crime s'il la cherchoit où tu n'es pas. Tu vis maintenant dans une espèce de tourbillon, tu t'y plais, tu aimes, si je puis le dire, à en accélérer le mouvement. Moi, je fuis le monde pour m'occuper uniquement de ton souvenir, pour me livrer sans distraction au charme de t'adorer. Une forêt déserte, un antre sauvage, le lieu le plus abandonné, seroit le plus convenable à l'état de mon ame, seroit celui que je préférerois. Hormis celle que j'aime, toutes les femmes me sont insipides; leurs attraits divers me paroissent une foible imitation de tes charmes, une copie imparfaite de ta beauté. S'il en est à qui je ne peux refuser de l'esprit et des agrémens, leur vue m'importune; ce qu'on aime en elles, me paroît usurpé sur ce qu'on aime en toi. Je pense qu'il n'appartient qu'à Eugénie d'être spirituelle, d'être belle, de plaire universellement. Dans le nombre des hommes qui te font la cour, il en est que tu distingues, dont la conversation t'amuse, dont la société te fait plaisir; tu as raison sans doute: l'amour ne doit pas être exclusif au point de rendre injuste envers ceux qui n'inspirent pas ce sentiment; mais en cela, il m'est impossible de te ressembler. Je suis pourtant ton ouvrage; car tu as refondu mon coeur, et l'as façonné à ta volonté: je suis ta créature. Hélas! Tu m'as créé pour t'aimer bien plus que pour te captiver; mes pressentimens et mes réflexions me le confirment à toutes les heures. Que conclure de tout ceci? Que les peines vont se multiplier pour ton pauvre ami, et former désormais le tissu de ses jours... je vois comme une tache sur le front brillant d'Eugénie.Seroit-ce celle de l'infidélité? ... tu m'ôterois donc un bien que tu m'as donné; pour le reporter, à qui? Peut-être à quelqu'amant indigne de le posséder, qui te séduiroit, qui te captiveroit par des dehors trompeurs, et finiroit par te rendre sa victime. Songes-y, chère Eugénie! L'inconstance ne produit que des malheurs. Si tu venois à changer, tu te dirois en pensant à moi: " c'est le plus tendre des hommes que je trahis: mes nouveaux plaisirs sont un vol que je fais à ses plaisirs; ils sont pris sur son repos, puisqu'il n'en peut avoir tant qu'il me saura exposée aux tourmens de l'inconstance et de la légéreté; ils sont criminels, puisque je n'ai point à me plaindre de sa tendresse: j'empoisonne le plus doux des sentimens dans un coeur honnête; je l'assassine en m'avilissant, car il mourra de ma honte, plus encore que de mon infidélité " .Ces idées ne te quitteroient pas, seroient pour toi un sujet perpétuel de chagrin. Une femme qui a changé sans motif légitime, sans autre raison que le caprice, quelque jolie qu'elle soit, peut bien plaire encore, mais n'intéresse plus; et les hommes la recherchent sans la considérer. Ils pardonnent tout au coeur, mais ils ne pardonnent qu' à lui; et tout ce qui veut prendre son nom est découvert et puni aussi-tôt par l'infamie. Dès qu'une femme a eu deux engagemens, elle ne tarde pas d'en avoir plusieurs; elle appartenoit à l'amour, elle n'appartient plus qu'au plaisir. Tout ce qu'elle fait pour s'assurer de la discrétion de ses amans, persuade à la plupart qu'ils ont droit de s'en dispenser. Ses nouveaux amours ne sont plus des foiblesses excusables, mais des vices odieux; car ils ne sont alors que les besoins petits et misérables de la vanité; que le déréglement de l'esprit et de l' imagination, ou le libertinage des sens. Elle ne se dissimule point qu'elle a perdu ses droits à l'estime des ames tendres. Les humiliations qu'elle reçoit lui en donnent la triste certitude; l'image du mépris public qui la poursuit par-tout, et plus vivement encore au milieu des hommages de ses courtisans qui la méprisent assez pour faire foule autour d'elle, dessèche son coeur à la longue, sans réprimer ses desirs, et elle ne peut se cacher ni éviter la fin malheureuse qui l'attend. Quel tableau! Mais il s'en faut bien qu'il soit pour toi, mon Eugénie! Tu ne seras jamais cette femme dégradée; tu ne porteras point la mort, l'affreuse mort dans le sein de ton ami. Je vois là ton coeur, ton bon coeur; il est devant moi: j'y distingue une foule de mouvemens si doux; j'y vois tant de délicatesse, tant de sensibilité: il ne m'est pas possible d'écarter la douce espérance qui vient à moi avec toutes ses illusions. Maîtresse chérie! Ame de mon ame! Tu tiens dans tes mains tous les ressorts de mon être; ils iront ou s'arrêteront désormais à ta seule volonté: voudrois-tu les briser impitoyablement?

LETTRE 52

au Comte De P. j'ai bien besoin de vos conseils et de vos consolations, mon cher comte; mais suis-je en état de les recevoir? Les secours de l'amitié peuvent-ils quelque chose dans les pertes de l'amour? L'absence de Madame De V pèse sur moi comme un poids. Quel est donc ce sentiment qui rend nos jours vuides ou pleins, qui ressère ou étend nos voeux, qui envahit, qui entraîne toutes nos facultés, et en fait tantôt des instrumens de plaisir, tantôt des instrumens de douleur, selon les changemens et les modifications qu'il éprouve? Quel est ce sentiment qui s'irrite dans la solitude, qui charme et qui tourmente, qui enivre et qui désespère, sans que la raison puisse en empêcher l' action, et en changer les effets? Cette vigueur, cette énergie morale qui dompte les passions, n'est-elle qu'une dénomination abstraite et vague n'exprimant rien, ne signifiant rien, et destinée seulement à grossir la nomenclature des mots dans le tableau matériel de nos idées? Je me sens capable d'affronter les périls, de me dévouer au bonheur de mes concitoyens, de verser mon sang, de sacrifier ma vie, pour la défense et le salut de mon pays; je puis repousser la calomnie, braver l'injustice: la maladie, les peines physiques, tous les maux du corps, je les supporterois avec courage, et je ne puis supporter l'absence d'Eugénie. Malgré les rigueurs de la saison, je cours dans la campagne; j'escalade les monts; je gravis les roches hérissées de glaçons. Un ciel brumeux, les vents, la pluie, le froid, ne me font aucun mal, et la seule idée d'être séparé d'Eugénie me plonge dans l'abattement. Il y a des larmes douces. Les peines du coeur ont, dit-on, leurs voluptés; c'est par le coeur que je souffre, et mes douleurs sont toutes amères. Je crois cependant démêler la cause de cette situation cruelle. L'avenir est le siège naturel de la crainte; c'est là que nous voyons les maux de toute espèce se rassembler, se mêler, et former un point nébuleux qui obscurcit le présent, qui nous menace et nous remplit d'épouvante. Bien sûr du coeur d'Eugénie, certain de la revoir fidelle, je supporterois son absence. Mes pensées ne seroient que tristes, point pénibles, souvent douces, quelquefois délicieuses; mais après ce que j'ai découvert,et ce que je vous ai mandé de son caractère, mes chagrins sont une prévoyance sinistre. Mes souvenirs même et mon expérience, se transforment tous en des alarmes continuelles. Plus confiant et moins éclairé, je serois moins malheureux. P S. je viens de recevoir une lettre de Madame De V; je vous quitte pour y répondre. Quelle lettre, ô mon ami! ... jamais Eugénie ne me fût aussi chère; jamais l'expression de sa tendresse, jamais l'espérance de conserver sa foi, ne me jetta dans de si douces extases...

LETTRE 53

à Madame De V. je ne t'envoie qu'un stérile papier, ô mon Eugénie! Et je voudrois que ce fût mon ame elle-même qui parvîntjusqu' à la tienne. Ce seroit t'envoyer ton bien, puisqu'elle est à toi toute entière. Eh! Que puis-je te donner, de ce qui vient de moi, qui ne t'appartienne plus qu'à moi-même? Pourquoi les coeurs tendres n'ont-ils pas une manière toute particulière de se communiquer? Dire et sentir me paroissent si différens, que je crois presque toujours ne rien dire, quand je n'ai que la ressource des mots pour exprimer ce que je sens. La parole est l'habit de la pensée; mais quelle que soit la forme et la beauté de ses atours, ils ne répondent jamais à la grandeur de certains sentimens. Ma langue est muette à cette heure; je voudrois que ma plume le fût aussi; que mon coeur pût se mettre dans une lettre à la place de ces lignes que je trace; que devenant visible, palpable pour toi seule, il allât s'offrir à tes yeux brûlant et enflammé comme il l'est, etse poser sur ton coeur comme à sa place naturelle. Que ta lettre est aimable! Je te remercie, mon cher amour, de tout le bien que tu me fais. La vie n'est donc pas toujours un mal? Il y a donc des instans qui emportent jusqu'à la trace du plus violent chagrin; des momens où l'homme, chétive créature, cessant de ramper avec les êtres créés, et s'élevant au-dessus d'eux par le bonheur, les voit au-dessous de lui, comme s'ils n'étoient plus que des ombres vaines se mouvant et se traînant dans les profondeurs du néant. Ce n'est pas le fluide ordinaire de la vie qui coule dans mes veines, c'est un ravissement surnaturel, qui gagne et saisit toutes les parties de mon corps. Mes sens, mon ame, mon esprit, mon coeur, tous les ressorts de ma vie se fondant, pour ainsi dire, à la chaleur d'un feu doux et sacré, se confondent ensemble; et tout mon être n'est plus qu'une pensée amoureuse. ô volupté! ô transport! ô délire! Vous ne venez pas du séjour des humains, car c'est Eugénie qui vous envoie. Elle sait bien que d'un mot elle peut m'ouvrir les cieux, et joindre ma destinée aux destinées glorieuses des immortels. Avec quelle vérité, avec quelle grace naïve et touchante elle me peint les douces émotions de son coeur! Et j'ai soupçonné, j'ai eu la cruauté de soupçonner sa foi. Je tombe à genoux pour demander pardon à ma souveraine: mon front se relève noyé de pleurs et souillé de poussière... suis-je pardonné? Oui, oui, Eugénie pardonne... ce seroit l'offenser encore que de douter de sa bonté. Je voudrois te mander ce que l'absence me fait connoître de mes sentimens dont j'ignorois toute l'étendue; mais comment t'en donner une idée? Figure-toi un monarque détrôné à qui l'on rend son sceptre et son pouvoir; un demi-dieu de la fable admis à boire le nectar au banquet des dieux; un musulman fidèle recevant le prix d'une bonne vie sur le sein de la plus belle des houris; un saint, un élu quittant la terre au son d'une musique céleste, montant vers l'empirée entre deux haies d'anges rangés sur son passage, pour solemniser son arrivée dans les cieux, et embrassant déjà la chaîne immense de l'éternelle félicité; tu concevras à-peu-près ce qu'est dans mon esprit une douce pensée dont tu es l' objet, et quelle espèce de joie me transporte, quand je reçois les témoignages de ta tendresse. Je crois te voir: ta lettre me tient lieu de toi-même. Je m'abandonne au torrent qui ne roule que des heures fortunées: il a sa source dans le coeur d'Eugénie, et c'est Eugénie qui en dirige le cours. Que d'hommes se sont égarés dans la recherche du souverain bien! Sans l'avoir cherché, tu en as le secret; tu le possèdes toute seule. Ce n'est qu'à moi que tu l'as révélé. Adieu, chère Eugénie! Je t'aime avec toute mon ame, et toute mon ame n'est pas encore ce que je voudrois qu'elle fût pour t'aimer selon mes desirs; mais j'entrevois ce qu'elle deviendra, et c'est à l'amour que je dois ce pressentiment sublime.

LETTRE 54

à la même. mes sensations varient avec la rapidité de l'éclair. Tu as cru que j'allois rester dans une assiette d' esprit fort tranquille; il n'en est rien. Jamais je ne fus si inconsolable. Ta dernière lettre m'avoit apporté quelques heures de satisfaction bien vive à la vérité, quelques momens d'extase et de ravissement: ils se sont évanouis avec le jour qui les avoit amenés. Quand de doux souvenirs me reportent au tems de notre bonheur; quand l'espérance de le voir renaître; quand l'illusion de retrouver Eugénie dans mes bras, de l'y retrouver tendre et aimante comme autrefois; quand ces souvenirs, cette espérance et cette illusion réunissant tous leurs prestiges, font passer, sous mes yeux, l'image éblouissante de la félicité; je fais un mouvement pour la saisir, je la saisis; mais je n'embrasse rien: l'image est toujours là devant moi; elle ne fuit point, mais elle est vaine: elle n'oppose ni corps ni résistance aux efforts que je fais pour l'attirer dans mes bras. Tout est ombre, tout est fantôme autour de moi. Ah! Qu'est-ce que le souvenir d'un bonheur qui s'est évanoui? Que sont des jouissances perdues? Qu'est-ce que le passé? Qu'est-ce que l'avenir? L'avenir et le passé ne sont point; le présent seul existe.Ce matin je causois avec des paysans et des femmes du hameau; ces bonnes gens avoient les larmes aux yeux en me parlant de leur bonne dame. Le curé qui vient fort souvent dîner au château, et chez lequel je dîne aussi quelquefois, ne tarit point sur ton éloge. Ta bonté, ton esprit, tes charmes (car le bon pasteur a aussi remarqué tes charmes), sont le sujet perpétuel de ses conversations. Il parle de tout cela avec un attendrissement qui irrite mes regrets, et j'ai besoin de me contraindre pour ne pas les laisser éclater. Il ne t'oublie pas non plus dans ses prières; il a même dit plusieurs messes à ton intention. Je vois combien tu es aimée; je le sens encore davantage: mais ce n'est qu'ici que tu l'es véritablement. L'on te chérit sans doute aux lieux qui te possèdent en ce moment; mais quelle différence de cet attachement à celui de tes bons paysans! Ces soins, ces distinctions, ces marques extérieures d'empressement qu'on te prodigue, tu les dois au talent de plaire, à ta personne, à ta beauté. Là, c'est la galanterie; c'est la spéculation de l'orgueil, de la vanité, de mille petits intérêts, qui met en mouvement une foule de gens occupés à te faire la cour; ici, c'est ta bonté que l'on chérit; c'est la reconnoissance, c'est le coeur tout simplement qui t'adresse ici des respects et des hommages. Je ne sais rien encore de l'état de tes affaires. Tu ne me dis point quand elles finiront, ni dans quel tems tu crois pouvoir assigner l'époque de ton retour. Il me sera bien difficile de vivre plus long-tems privé de ta présence. Dans l'ardeur du feu qui me dévore, j'ai des momens de délire, dont je suis effrayé moi-même: dans ces momens une partie de mes organes acquière une activité surprenante, et toujours aux dépens de mes autres organes. Ma sensibilité s'accroît et s'exalte en même tems que mon corps s'affoiblit; tous mes nerfs ont un tremblement, une sorte de frémissement, et mon coeur devient un foyer de vibrations irrégulières, rapides et précipitées. Depuis quelques jours, je suis moins agité au-dehors, sans être plus calme au-dedans: il me semble toujours que je ne dois plus te revoir. Une seule pensée s'arrête, se fixe dans mon esprit: je ne la reverrai plus . Après une journée bien longue, bien pénible, je me couche; et le matin à mon réveil, cette pensée est encore là, et remplit mon coeur: je ne la reverrai plus . Si je savois feindre, je te manderois des choses plus agréables; mais je ne saurai jamais n'être pas sincère avec toi. Ce sera toujours dans ton coeur que je mettrai en dépôt mes pensées et mes sentimens. Tendres ou douloureux, ils viennent de toi; ils ne font que retourner à leur source.

LETTRE 55

au Comte De P. je vous remercie, mon cher comte, du tendre intérêt que vous me témoignez. S'il ne guérit pas mes maux, il les soulage; et quand je lis vos lettres, toutes pleines d'une philosophie si aimable, je reprends cette situation d'esprit qui dispose un coeur souffrant à écouter l'espérance, et à recevoir des consolations. Permettez-moi cependant de n'être pas de votre avis sur un seul article de votre dernière. Vous dites que des regrets trop vifs en l'absence d'une maîtresse, sont peut-être moins une affliction de l' ame, qu'une maladie des sens tourmentés par des besoins; et vous partez de làpour calomnier les plaisirs de l'amour. Je ne suis point du sentiment de l'homme célèbre, qui a prétendu qu'il n'y avoit que le physique de cette passion qui fût bon. Je méprise l'amant vulgaire, qui ne sachant point allier ensemble les plaisirs des sens et les voluptés de l'ame, ni annoblir les uns par les autres, ne jouit que pour satisfaire un appétit corporel. Dans un coeur bas, l'amour est un vice, parce qu'il n'a point cette énergie qui en fait une vertu, et parce qu'un coeur bas met à tout de la bassesse; mais l'amour est grand dans les coeurs élévés, et il ajoute à leur élévation. Pourquoi les plaisirs de l'amour dégraderoient-ils l'amour, quand par la nature même de leur ivresse, ils attestent leur supériorité sur les autres plaisirs? Loin de penser que ses jouissances avilissent, je crois au contraire que les sens cessent d'être sens, en ces momens où la crise de la voluptéleur communiquant une activité extraordinaire, semble les dégager tout à fait de la substance passive dont ils font partie. Quand le délire du plaisir est à son comble, l'ame jouit toute seule; sa sphère d'activité embrasse plus d'objets à la fois; son domaine s'étend, prend sur tout ce qui l'entoure, ou plutôt elle s'identifie avec toutes les parties de notre corps, qui cesse alors d'appartenir à la matière; et chacun de nos organes devient une ame. Qui sait si nos sens ne sont pas un mode de cette substance impalpable qui nous distingue de la matière inanimée? Selon moi, la jouissance des sens est un grand mouvement de l'ame, qui s'élance à un point nouveau d'élévation qu'elle a entrevu, qui se sent assez de force pour y atteindre, et qui ne pouvant secouer ses entraves, c'est-à-dire, son enveloppe corporelle, cherche au moins à la vivifier de toute sa substance intelligente, et à la spiritualiser en quelque sorte. Il est vrai que cette quintessence de sentiment n' appartient qu'à des coeurs doués d'une délicatesse rare, et traitée de folie par les hommes de ce siècle; et que pour en avoir une idée, il faut parvenir à un point de force et de pureté dans les passions, qui paroîtra toujours à la multitude passer les bornes de la nature. Mais si nous ne sommes qu'un petit nombre de mortels qui sachions donner au plaisir cet attrait puissant et inconnu, nous devons profiter de cette faveur que Dieu nous dispense, et croire que l'amour est une petite portion de lui-même qui fait descendre au-dedans de nous, et qu'il nous envoie comme à des êtres distingués et protégés de lui particulièrement. Un véritable amant, lorsqu'il gémit d'être éloigné de celle qu'il aime, ne regrette pas seulement une maîtresse; il regrette une amie, une compagne, un appui. Il se déplaît avec lui-même, parce qu'il est né pour vivre dans la société d'une femme. La vie lui pèse loin de l'objet aimé, parce que la vie n'est rien pour lui, sans le concours d'une autre existence qui vienne se confondre avec la sienne, la renforcer et la perfectionner. Le sage même, celui sur-tout en qui la sagesse est le résultat du génie, celui qui s'occupe du bonheur des hommes, a besoin d'une compagne dont il ne soit jamais séparé. Il sait que le sentiment brûlant, qui l'attache à la nature entière, est un développement ou une émanation de celui qui l'enchaîne à une créature. Cette union entre deux êtres qui se conviennent et se préfèrent; cette union parfaite qui joint à toute l'énergie de l'amitié des liens beaucoup plus forts et plus doux, lui paroît la source de ce sentiment de bienveillance et d'amour qui découle d'un coeur généreux, et se répand sur tout ce qui respire. Dans la solitude, son coeur éprouve une aridité funeste, parce qu'il est isolé; ses jours sont vuides de plaisir et de joie, parce qu' ils sont enveloppés d'une triste uniformité. C'est auprès de la beauté qu'il aime, que son ame a toute sa vigueur; c'est au feu de ses yeux qu'il entretient et renouvelle perpétuellement ce feu immortel, qui est à la fois le génie et l'amour dans les hommes faits pour aimer et pour éclairer le genre humain. Il sait que son être est un composé de deux substances qui ont une liaison intime, une influence marquée l'une sur l' autre, et il associe les plaisirs de toutes les deux, parce qu'ils concourent ensemble à sa perfection. L'homme privé de son cinquième sens, ou à qui la nature a refusé la faculté d'en jouir, est régardé comme une créature imparfaite, comme une espèce de monstre dans la société. Lesage jouit pour s'attester le pouvoir qu'il a de jouir, pour s'assurer qu'il tient à l'ordre physique par tous les rapports d'une conformation régulière, pour se convaincre qu'il n'est pas une combinaison fortuite et bizarre de quelques élémens détachés de la masse générale des êtres, et qu'il est ce qu'il doit être dans le plan de la création. Il jouit enfin, parce qu'il aime l'ordre, parce qu'il obéit au voeu de la nature, parce que le penchant qui l'y excite, lui paroît une de ses loix, et que le plaisir si naturel et si doux qu'il a dans son accomplissement lui en garantit la légitimité.

LETTRE 56

à Madame De V. tu me conjure de me tranquilliser; tu ne veux pas que je m'afflige, lorsqu'un intervalle de soixante lieues nous sépare. Mais enseigne-moi donc ce qu'il faut faire pour trouver le repos où tu n'es pas: il y a des habitudes auxquelles il est mortel de renoncer. Penses-tu que celle de lire dans tes yeux la promesse du bonheur, que celle d'y voir l'expression de la tendresse, et d'en trouver la preuve dans tes bras, ne soit pas de ce nombre? Je voudrois savoir si ta santé est bonne, si tu te ménages, ce que tu dis, ce que tu penses, et à quoi tu t'occupes. Il y a des ombres dans mon imagination qui te couvrent à ma vue... soyez sincère, Eugénie, votre coeur est-il pur, bien pur, aussi pur que le mien, qui n'a pas un soupir, pas un battement qui soit pour un autre que pour vous? Vous rougissez, vous baissez vos deux grands yeux qui ne savent pas mentir. Mais pourquoi toujours des soupçons? Pourquoi toujours des doutes offensans?Eugénie ne sait-elle pas que son coeur est un bien que j'ai acquis; que tous les droits m'en assurent la propriété; que j'ai besoin de sa tendresse, de sa fidélité, de sa présence, et que ma vie tient à toutes ces choses-là? Punis-moi, mon Eugénie; accable-moi de ton courroux, je l'ai mérité. ô bizarrerie des destinées! Lorsque je vins au monde dans les rochers de la B B, celle qui me faisoit le triste présent de l'existence, ne pensoit guères qu'à deux cents lieues de ma patrie, il étoit une ville d'Alsace qui devoit influer si étrangement sur la destinée de son fils. Je me promenois hier dans l'allée des soupirs, qu'on peut bien nommer aujourd'hui l'allée des larmes. Les petits oiseaux ne chantoient pas; ils gazouilloient tristement dans les charmilles; ils sembloient se parler entre eux; ils te regrettent, ils t'appellent; tu es aussi la bien aimée des oiseaux. Sais-tu, belle Eugénie, que tu me fâches beaucoup quelquefois? Oui, Madame De V, en dépit de l'amour qui barbouilla votre friponne de mine avec son plus joli pinceau, et n'en déplaise aux graces votre fidelle compagnie, j'ai bien de l'humeur contre vous. Pourquoi parlez-vous comme vous faites de vos aimables lettres? Quel plaisir prenez-vous à rabaisser votre esprit, qui rend si bien les sentimens de votre coeur? Cette humilité me contrarie; elle me fâche, elle offense la justice. Tu ne sais donc pas que tes écrits en ton absence sont la seule chose qui me fasse supporter ton absence; que ton esprit brillant et profond m'éclaire et m'instruit; que je ne puis me lasser d'admirer les fleurs choisies que tu jettes sur tes pensées avec une grace et un art à toi seule connus, et que mon goût devenu plus difficile depuis que je te lis, ne trouve plus rien qui le satisfasse, hormis les tournures si heureuses et si délicates de ton style enchanté? Tu ignores donc que tes lettres me disent qu'il n'est rien au monde d'aussi aimable que toi, et m'avertissent continuellement de combien de perfections j'ai besoin pour mériter ta constance et ta fidélité?

LETTRE 57

au Comte De P. j'ai été voir aujourd'hui M De B, ce respectable gentilhomme dont je vous ai parlé dans une de mes lettres. Je l'ai trouvé dans une salle basse décorée à l'antique, et tapissée d'une grande quantité de tableaux de famille. Il étoit assis auprès d'un bon feu, un livre à la main, et au milieu de ses enfans. Il s'est levé, et est venu à moi avec empressement dès qu'il m'a apperçu. Il m'a fait des reproches si obligeans sur la rareté de mes visites, des amitiés si touchantes, si sincères, que je lui aurois volontiers promis de l'aller voir tous les jours, pour lui épargner des déplaisirs. Sa petite famille a formé un groupe autour de moi, me prenant les mains, me faisant aussi mille caresses, mille reproches, me disant que papa avoit bien raison de me gronder; que cela étoit vilain, très-vilain de négliger ses bons amis. Quand je suis entouré de ces aimables enfans, mes yeux se remplissent de larmes, mon coeur est plein de joie; mais d'une joie mêlée de tristesse: je leur souris, je les embrasse, je me mêle à leurs jeux; ils me disent tout ce qu'ils pensent, tout ce qu'ils sentent. Age charmant où la candeur est sur les lèvres, et l'expression du bonheur dans les yeux; où les jours se succèdent sans trouble et sans regret, vous êtes le seul point éclairé dans l'obscur tableau de la vie! Si vous n'existiez pas, si la vie ne commençoit qu'à l'époque où vous finissez, le bonheur seroit peut-être un être de raison. M De B m'a demandé des nouvelles d'Eugénie, et combien de tems elle seroit absente. Je lui ai répondu qu'elle ne m'avoit point écrit depuis plusieurs jours, et que j'ignorois quand elle reviendroit. Ces derniers mots ont été accompagnés d'un soupir qui ne lui est point échappé. Il m'a pris la main, et me l'a serrée d'une manière très-expressive. Il sait bien quelque chose de ma liaison avec Madame De V... mais a-t-il lu dans mon coeur? Connoît-il mes chagrins? Prévoit-il des événemens dont il craigne pour moi les suites? Je ne sais que penser. La conversation a changé d'objet. Entre deux ames qui s'entendent, la confiance et la familiarité s'établissent bien vîte. Il m'a parlé de moi, m'a demandé si j'avois des vues d'avancement, des projets de fortune; si je songeois à m'établir. Ces questions dictées par la franchise et la bonne amitié, n'avoient rien de cette curiosité indiscrette, qui ne cherche à pénétrer dans les affaires d'autrui que pour trouver à exercer la médisance et la malignité. Elles ont amené un entretien sérieux et philosophique; j'avois, en ce moment-là, des idées singulières. Voici quelle a été notre conversation: j'ai eu de l'ambition pendant quelque tems, lui ai-je dit; j'ai aimé les lettres; j'ai cultivé les sciences; j'ai voulu faire des découvertes utiles; j'ai desiré les richesses pour les employer à faire du bien; je me suis donné des soins; j'ai fait des démarches; mes efforts ont été et devoient être sans succès. J'ai reconnu que, bien que louables dans leur objet, ils avoient cependant un objet chimérique. En examinant l'état des choses, en m' examinant bien moi-même, je me suis avoué que je ne pouvois rien pour le bonheur de mes semblables. La fortune ne me tente plus, aujourd'hui que je l'apprécie; j'ai quitté le monde; toute idée d'ambition s'est effacée de mon esprit; et tant que je ne serai qu'inutile sur la terre, je ne m'y croirai pas déplacé.-il faut en effet, m'a-t-il répondu, se croire bien dépourvu de moyens et d'avantages, pour renoncer à l'espoir d'être utile. Qu'un vieillard soit sans ambition, qu'un homme médiocre, qu'un de ces êtres nuls que les anglais appellent ingénieusement les blancs de la société,prévienne sa destinée et se dévoue à l'oubli auquel il est condamné, à la bonne heure; mais lorsqu'on est à la fleur de l'âge, et que l'on a quelque supériorité dans l'esprit, on se doit à la société.-un homme, ai-je repris, quels que soient ses moyens et son mérite personnel; un homme seul, à moins qu'il ne soit roi, ne peut pas faire grand bien sur la terre. Une petite portion d'individus à qui un autre individu peut rendre des services, ne marque point dans le grand tableau de la société universelle; et quelques heureux que l'on fait dans un petit coin du globe, ne sont rien sur cette multitude immense de misérables qui couvrent sa surface.-ce que vous dites, m'a répondu M De B, met l'égoïsme bien à son aise, et seroit fort décourageant pour celui qui veut le bien, si celui qui veut le bien pouvoit se décourager.Si cependant, a-t-il ajouté, tout homme d'esprit et de talens; si tout homme d'une raison éminente et d'un génie élevé, travailloit à son propre bonheur dans la seule vue de le faire refluer sur les autres, selon ses facultés, pensez-vous que la somme des misères humaines ne diminuât pas, ne se dissipât même point insensiblement?-c' est là le rêve d'un homme de bien, lui ai-je dit; mais vous savez tout aussi bien que moi, que ce beau rêve ne peut jamais se réaliser, vu cette diversité de sectes, de préjugés et de manières de voir, qui divise perpétuellement les hommes les plus éclairés.-les gens instruits, a-t-il répliqué, ceux qui possèdent la raison dans un degré éminent, les vrais philosophes qui sont tous de très-honnêtes gens, peuvent avoir des opinions singulières, des systêmes bizarres, peuvents'égarer et différer entr'eux dans la recherche du vrai; mais ils s'entendent à la fin, parce qu'ils aspirent au même but; et leur bonheur étant lié étroitement au bonheur public, ce n'est jamais vainement qu'ils s'en occupent.-c' est avoir une grande opinion de l'homme, lui ai-je dit; c'est le voir trop en beau que de le supposer bon dès qu'il est éclairé. J'en demande pardon aux lumières et à la philosophie; mais dans ce siècle vanté où leur règne est pourtant plus brillant et plus étendu qu'il ne le fut jamais, les vrais gens de bien sont si rares, que l'espoir d'en rencontrer beaucoup ne doit plus entrer dans le calcul d'un homme sensé. S'il se trouve un coeur vraiment épris de l'amour de ses semblables, et tout plein du desir de le manifester par des effets utiles, n'est-il pas rebuté dès les premières tentatives qu'il fait pour exécuter ses vues bienfaisantes? Il cherche des coeurs comme lui généreux et désintéressés, et il n'en trouve point: il cherche des bons avec lesquels il puisse se liguer pour l'intérêt de tous; et il ne trouve que des hommes personnels, que des envieux, des persécuteurs, que des méchans, ou des foibles séduits ou intimidés par les méchans. à quoi servent ses soins, son zèle et, si vous le voulez, sa raison supérieure? Que peuvent les efforts d'un seul opposés à ce débordement de maux et de vices déchaînés contre le genre humain, et acharnés à détruire tous les fondemens de son bonheur? Obligé de se retirer en lui-même, il gémit; c'est tout ce qu'il peut faire.-je conviens avec vous, m'a-t-il dit, qu'il y a beaucoup de faux sages, beaucoup de faux philosophes, beaucoup de réputations usurpées, et que noussommes trompés fort souvent quand nous cherchons les grandes qualités de l'ame, dans ceux à qui nous supposons la supériorité de l'esprit; mais je suis très-convaincu cependant que le mérite réel ne va point sans la vertu. Celui qui se rebute dans la carrière du bien, n'a pas ce qu'il faut pour y jouer un rôle, et n'est ni vraiment éclairé, ni vraiment homme de bien. Celui qui a la mesure de connoissances et le degré de vertu nécessaires pour servir les hommes, ne se décourage point. S'il voit s'éloigner le but qui devoit couronner ses travaux par le succès, il voit se rapprocher celui qui doit les récompenser par l'estime de soi-même; et ce prix, dont il est sûr, vaut bien la peine d'être recherché par le sacrifice de son repos, c'est-à-dire, par une lutte constante de son zèle contre les plus opiniâtres contrariétés: et puis l'espoir du succès n'abandonne jamais un homme de bien. Il persévère malgré l'envie, armée contre lui. Les chaînes de l'opinion qui pèsent sur la multitude foible ou ignorante, ne l'atteignent point dans leurs replis divers. Il les évite, s'il peut les éviter; il les brise, si elles sont inévitablement sur son passage; il ne connoît de joug que celui des loix et de la nécessité. Ses penchans, ses passions, il les immole à ses devoirs: il se détermine à tous les sacrifices, quand la vertu commande tous les sacrifices; et ne fît-il que donner l'exemple d'un grand courage, il sait très-bien qu'un tel exemple n'est jamais sans fruit. La vertu, a-t-il ajouté, n'est autre chose que l'application constante de toutes nos facultés, que le dévouement de toute notre vie au bonheur des hommes. La vertu est aussi une passion, la seule qui soit digne d' occuper le coeur tout entier; mais cette grande et belle passion ne souffre point de rivales, et elle n'existe pas qu'elle n'ait anéanti ou dompté toutes les autres passions. Vouloir et vouloir avec ardeur, c'est là le secret de tous les succès: vouloir le bien et le vouloir fortement, c'est là le grand moyen de parvenir à son exécution. Comme un soleil placé au milieu de plusieurs corps célestes leur distribue sa lumière, les échauffe, les meut, les gouverne; de même un homme doué d'une volonté ferme et décidée, de même un grand homme placé parmi les autres hommes, exerce sur eux l'ascendant de sa grande ame, leur communique ses vues, ses idées, les assujettit, les subjugue, et les entraîne à son but par la seule impulsion de sa volonté. Les plus heureuses révolutions en morale comme en politique, ont été fort souvent l'ouvrage d' un seul homme.Je n'ai rien répliqué à ces derniers mots; et je ne sais si le mouvement qu'ils ont produit en moi étoit un sentiment confus de mes moyens et de mes forces; mais je me suis promis à moi-même de les essayer, et de les employer quelque jour. Rien de plus vrai que cette dernière réflexion de M De B... le bien ne se fait pas sur la terre, parce que ceux qui ont le courage de l'entreprendre, manquent de force pour l'exécuter. Les hommes ne sont vicieux et malheureux, que parce qu'ils sont foibles, que parce que les ames humaines n'ont en elles-mêmes rien qu'elles puissent opposer victorieusement à toutes les affections nuisibles qui s'y introduisent et s'y établissent avec une sorte de tyrannie. Mais la foiblesse qui fait nos malheurs, nous vient-elle de nous ou de la nature? Nous voyons que la destinée des foibles est entre les mains des forts, que ceux-ci sont rares, que ceux-là composent presque toute la société; mais et les forts et les foibles, sont-ils nés tels ou le sont-ils devenus? Cette question n'est pas si aisée à décider qu'on se l'imagine. On sait ce que sont les hommes façonnés et défigurés par d'autres hommes dans nos sociétés corrompues; mais a-t-on vu la nature humaine abandonnée à ses facultés primitives et usant de ses propres forces? A-t-on observé, a-t-on pu observer si elle est aussi susceptible d'amélioration et de perfectionnement qu'elle nous paroît l'être de dégradation; à quel point de grandeur et de force, à quel dégré de bonheur elle pourroit atteindre; jusqu'où iroit l' esprit humain éclairé d'une lumière nouvelle qui viendroit tout-à-coup reculer les limites de son savoir; excité par l'exemple inoui des bonnes moeurs répandues et pratiquées universellement, et dirigé par un autre gouvernement, d'autres loix, d'autres institutions, meilleures et plus sages que les institutions, les loix et les gouvernemens connus? La conversation que je viens de rapporter, et d'autres discours que M De B m' a tenus et qui sembloient me regarder plus particuliérement, m'ont laissé entrevoir qu'il étoit instruit de ma liaison avec Madame De V, et qu'intérieurement il ne l'approuvoit pas; mais bien loin de me marquer moins d'intérêt, il sembloit au contraire que les témoignages de son amitié n'en étoient que plus touchans. Sa philosophie n'est point rigide; il s'entretient des foiblesses du coeur avec cette indulgence qui convient au sage, et qui est toujoursdans l'ame d'un honnête homme. Dans tout ce qu'il disoit cependant, je ne trouvois rien qui me satisfît, rien qui ne m'inquiétât et ne me rendît mécontent de moi. J'observois l'intérieur de sa maison, de cette maison de paix où je voyois régner l'innocnce et le bonheur. Je ramenois la vue sur moi-même; je descendois au fond de mon coeur, et j'y voyois la tristesse à côté de l'image adorée que l'amour y grava profondément; j'y distinguois la source des larmes qui viennent à tous momens au bord de ma paupière. Je sentois qu'il est quelquefois salutaire d'écouter moins son coeur que sa raison; que l'on peut être heureux, véritablement heureux sans amour. Mais je pensois aussi, et je continue de penser qu'il est des circonstances où l'on ne doit pas résister au besoin d'aimer; qu'une véritable passion garantit des passions folles, et que rien ne peut exiger le sacrifice du plus doux des penchans, quand il est moins une fermentation des sens, qu'une impression de l'ame; quand les qualités qui commandent l'estime sont celles qui l'ont déterminé, et lorsqu'il contribue à nous rendre meilleurs. Je suis toujours convaincu que l'amour et la sagesse se concilient parfaitement ensemble. Ah! Mon ami! C'est dans ce flux et reflux d'idées contraires; c'est au milieu de ces réflexions qui chagrinent uniquement peut-être, parce qu'elles sont des réflexions, que l' image d'Eugénie se présente à moi sous des traits plus attendrissans et plus ineffaçables. Dans tout ce que l'on me dit, tout ce qui semble avoir pour objet de me détourner d'elle, m'y attache davantage. Je veux continuer de l'aimer, parce que je veux continuer de l'estimer. Personne ne la voit avec mes yeux, ne la juge avec mon esprit; personne ne l'aime avec mon ame. Il n'y aque moi qui connoisse et qui sache apprécier la sienne. Le lien qui me soumet à son empire devient chaque jour plus indissoluble. Ce lien, que dis-je? Cette chaîne est aussi nécessaire à ma vie que l'air que je respire. Si les conseils, si les efforts de la raison d'autrui et de la mienne ne peuvent rien contr' elle; si elle résiste à tout, n'est-ce pas une preuve que le ciel l'a faite pour qu'elle fût à l'épreuve de tout? M'eût-il donné un sentiment si véhément et si tendre, si doux et si indomptable, s'il avoit été dans les vues de sa sagesse que j'en triomphasse? J'obéis au ciel, quand je me livre à toute ma tendresse; et quand je ne suis point maître de ne point aimer, c'est qu'il a voulu que j'aimasse.

LETTRE 58

à Madame De V. je ne sais, mon Eugénie, si vous avez quelques belles journées à Strasbourg; ici nous n'en avons guères. Il a fait hier un tems épouvantable qui a commencé à cinq heures du matin, et a duré jusqu'à minuit sans discontinuer. Je me suis retiré dans mon appartement sur les neuf heures du soir. On eut dit que les cieux se fondoient en eau. Assis devant mon feu, le visage appuyé sur mes mains, j'écoutois en silence le bruit de la pluie, qui se précipitoit en torrens sur les toîts, et venoit battre violemment les persiennes et les carreaux de mes croisées. Je ne sais pourquoi; mais à mesure que l'orage redoubloit, mon esprit se pénétroit d'un calme inconnu. Un sentiment de quiétude reposoit en moi; c'étoit comme une rêverie douce excitée par des idées consolantes, à laquelle je m' abandonnois. Je pensois que ce désordre passager des élémens, qui paroît détruire la nature dans une saison, sert à la ranimer dans une autre; que les ouragans hâtent la réproduction de la terre, et amènent des récoltes plus abondantes. J'aimois à penser que les rigueurs de cet hiver bien long, préparoient des beautés nouvelles pour la saison qui va suivre; que nous y touchions à ces beaux jours de la saison des fleurs; qu' ils alloient revenir avec Eugénie, et qu'Eugénie et moi nous jouirions encore des charmes du printems et des richesses de l'automne. Ces réflexions qui occupoient doucement mon ame, dégénéroient en une sorte de langueur qui peu-à-peu s'emparoit de mes sens. Dans ce bruit des eaux et des vents tombant et se brisant contre les murs de ton habitation,et mes pensées et les objets de mes pensées s'éloignoient insensiblement de mon esprit et de mes yeux, n'y laissoient plus que des images confuses qui s'effaçoient et s'évanouissoient, quand j'ai été tiré de cet assoupissement par une espèce de cri plaintif. Je me suis levé: la voix a continué de plaindre, et m'a paru venir du milieu des champs; mais le sifflement des vents m'empêchoit d'entendre distinctement. J'ai ouvert la croisée; j'ai prêté l'oreille; et malgré le bruit de la pluie qui venoit inonder mes cheveux et mon visage, j'ai connu que cette voix partoit de la grande pièce de bled qui est derrière le château. L' obscurité de la nuit ne me permettant pas de voir celui qui se plaignoit, j'ai crié deux fois: " que demandez-vous? Que voulez-vous? " on m'a répondu: " qui que vous soyez, au nom de Dieu, venez à mon secours " .Je suis descendu précipitamment. J'ai dit au garde-chasse de prendre une lanterne, et de me suivre dans la pièce de bled, où nous avons trouvé un pauvre homme couché dans un sillon. " au nom de Dieu, monsieur, m'a-t-il dit, donnez-moi un asyle pour cette nuit. On a refusé de me loger au hameau; j'ai plus de quatre lieues à faire pour regagner mon village. Je suis transi de froid; je me meurs de peine et de fatigues; je ne puis aller plus loin " . Nous l'avons relevé, et l'avons conduit au château. La vue de ce malheureux, de son mauvais habit traversé par la pluie, de son visage couvert de boue et de meurtrissures, m'a déchiré le coeur. Je l'ai fait mettre auprès d'un bon feu; j'ai donné du linge et un habit pour qu'il en changeât. Tous tes bons domestiques se sont empressés autour de lui, l'ont pansé, l'ont soigné, n'ont pointépargné les secours. La chaleur naturelle a repris son cours; ses forces sont revenues. Il a soupé avec appétit, et s'est couché ensuite dans un fort bon lit que je lui ai fait préparer. Ce matin, quand ce bon homme est venu pour me remercier et pour me rendre l'habit et le linge qu'on lui avoit donnés la veille, je lui ai dit de les garder; j'y ai joint quelques secours: il a fait encore un bon déjeûner, et puis il est parti frais et bien portant, le coeur tout plein de reconnoissance, et en bénissant Dieu et les bonnes gens. Je crois avoir rempli tes intentions: j'ai fait ce que tu eusses fait toi-même; je n'ai été que ton représentant dans cette oeuvre de charité. Les grandes pluies contiennent et charient des sels propres à la végétation; les grands vents ne déchirent le sein de la terre que pour la rendre fertile: mais pourquoi ces bienfaits de la nature sont-ils accompagnés decirconstances si funestes, et quelquefois si terribles aux pauvres humains? Que de malheureux périssent par les vents, par les neiges, par la foudre et par les orages! Tout cela concourt à la fécondité des champs, et tout cela fait le malheur de l'homme. On diroit que la nature, ainsi qu'une mère qui hait un de ses enfans, le voit à regret parmi ses productions diverses; et que ses violentes agitations sont des crises de fureur, dans lesquelles elle s'efforce de l'anéantir. Adieu, chère Eugénie; pensez à moi, aimez-moi: vous me l'avez tant promis!

LETTRE 59

à la même. cette semaine est celle des événemens dans ta maison. En voici encore un qu'il faut te raconter. Un misérable paysan, nommé Mouron, qui a été charretier dans une ferme, a commis dans le canton quelques vols que l'on exagère, et que l'on raconte diversement. Cet homme a eu l'adresse d'échapper à la maréchaussée, occupée, dit-on, à le poursuivre; et tout de suite, on lui a donné le génie de Cartouche et la valeur de Mandrin. Depuis trois semaines, on publie qu'il commande une troupe de plus de cent voleurs. On montre déjà son portrait aux foires dans des images que les bonnes gens regardent et achètent curieusement. On le représente avec un costume guerrier, donnant des ordres aux compagnons de ses exploits. On désigne le bois et la caverne où il se retranche le jour, et où la maréchaussée n'ose l'attaquer. Les paysans assurent même qu'il a le pouvoir de se changer en chien, en chat, enfin de prendre toutes les formes qu'il lui plaît. Ce bruit répandu dans tous les villages, a passé jusques dans ta maison, et s'y est accrédité. Tes domestiques croient à tout ce que l'on débite de merveilleux sur le compte du capitaine Mouron ; ils me racontent fort plaisamment ses faits nocturnes, et les différentes métamorphoses qu'on lui attribue. Ce soir, j'étois à table dans le sallon, mangeant tranquillement un petit plat de légumes. Hélène, Agathe, les filles de basse-cour et les autres domestiques, sont entrés tumultueusement avec les marques du plus grand effroi, me disant d'une voix basse et tremblante que le capitaine Mouron étoit dans le jardin, qu'on l'avoit entendu parler à ses gens, et qu'il alloit venir nous égorger; que les chiens l'avoient bien senti, et qu'ils ne cessoient d'aboyer et de hurler à la porte du jardin. Je n'ai pu m'empêcher de sourire d'une pareille frayeur; cependant ils ont insisté, et pour les satisfaire, j' ai dit au garde d'aller chercher son fusil. J'ai pris le mien, et nous nous sommes acheminés vers le jardin, avec la troupe effrayée qui nous suivoit de loin et avec précaution. Les chiens paroissoient en effet acharnés contre l'une des portes du jardin, et poussoient des hurlemens affreux. Nous y sommes entrés; j'ai prêté l'oreille, et j'ai entendu souffler et marcher pésamment dans le potager. On s'est sauvé du côté de la charmille. J'ai dit au garde de prendre la droite des bosquets; j'ai pris à gauche, tenant mon fusil armé; car sans imaginer que nous fussions investis d'une armée de brigands, je croyois cependant qu'en effet il y avoit quelqu'un dans le jardin; mais quelle a été ma surprise, en cotoyant la charmille, de voir un cheval sortir d'un bosquet, et s'enfuir au galop à travers les plate-bandes. Le plaisant del' aventure, c'est que lorsque j'ai dit à haute voix que c'étoit un cheval échappé, ils se sont tous sauvés en jettant de grands cris. Ils pensoient de bien bonne fois que c'étoit le capitaine Mouron lui-même qui s'étoit changé en cheval. J'ai été obligé de courir après cet animal, de le reprendre, et de le conduire aux écuries moi-même. Personne n'osoit en approcher. Cette scène m'a paru fort plaisante, et m'a donné un quart-d' heure de bon rire. La crédulité du peuple m'amuse et me touche. Il me semble qu'on ne peut-être crédule sans être bon. Cependant il est triste de penser que cette maladie de l'esprit foible qui adopte tous les contes absurdes, et qui est le partage ordinaire du peuple ignorant, a été l'instrument dont l'esprit fort de certains hommes s'est servi pour faire des esclaves et des malheureux.Bon soir, mon Eugénie; tu ne m'écris pas; je suis inquiet.

LETTRE 60

à la même. je ne reçois plus de vos lettres, Eugénie; seriez-vous malade, ou vous lassez-vous de m'envoyer des consolations? Il n'en est pas ainsi de votre amant, qui voudroit que toutes ses heures fussent employées à vous parler de vous et de son amour. Je commence peut-être à devenir importun; peut-être aussi êtes-vous fâchée que je n'aie pas toujours des choses agréables à vous mander. Je conçois que des lettres toutes pleines d'idées riantes conviendroient à votre humeur enjouée, et que pour maintenir l'équilibre de votre ame facile à émouvoir, je devrois chaque fois que je vous écris, vêtir mon imagination de la couleur des ris, et y joindre, autant qu'il seroit en moi, l'habit des graces, pour flatter en même tems votre goût et votre humeur. La gaieté vous est bonne; elle l'est à tout le monde; car, à le bien prendre, il faut des hochets aux hommes plutôt que des traités de morale, et peut-être avons-nous besoin de nous accrocher à la folie et de faire sonner ses grelots bien fort, pour éloigner de nous les peines, ou tout au moins les étourdir, quand elles sont arrivées jusqu'à nous. Il est tout simple d'éclaircir, comme on peut, les nuages dont la vie est couverte, et l'on ne fait point mal de prêter au tems les aîles du zéphir, afin de sentir un peu moins la pesanteur de son vol. Je sais tout cela; mais nos dispositions dependent-elles de nous? On a beau appeller et provoquer les jeux; on a beau s'entourer de guirlandes, et vouloir marcher toujours dans des parterres,l' absynte croît à côté des fleurs; on la cueille avec la rose, ses feuilles s'attachent au fruit que nous préférons; et son amertume qui se fait sentir dans la coupe de la vie au moment même où elle nous enivre, nous oblige bien souvent de la rejetter avec dégoût. Les privations de l'amour, et même celles de l' amitié, sont au nombre de ces chagrins qui pénètrent le coeur de manière à y laisser bien peu de place à la joie. Dépend-il de moi d'aimer et d'être tranquille en l'absence de celle que j'aime? Dépend-il de moi d'avoir joui de tes entretiens si aimables, et d'être indifférent à leur privation; d'avoir entendu ta douce voix tous les jours, et de m'accoutumer à ne la plus entendre; de m'être promené avec Eugénie sous des bosquets charmans, d'y avoir respiré la fraîcheur de son haleine, et d'être satisfait d'aller seul sous ces mêmesbosquets, et d'y respirer un air froid et humide aujourd'hui qu'ils sont privés de sa présence, et dépouillés de leur parure? Dépend-il de moi d'avoir puisé tous les ravissemens dans les yeux et sur le sein d'une maîtresse adorée, et de vivre content, sans voir encore ses yeux, et sans être tenu et pressé encore amoureusement dans ses bras? Il y a des gens, je le sais, qui rient de tout, qui se consolent de tout; qui pensent à leurs maîtresses, à leurs amis, lorsqu'ils sont présens; qui les quittent, les voient partir et revenir avec une sérénité et une égalité d'humeur incroyables; qui en changent comme de lieux et de place; qui trouvent des liaisons, des plaisirs et des amusemens par-tout. Mais est-ce là aimer? Est-ce là même être heureux? L'amitié et le bonheur ont d'autres signes, d'autres caractères. Il n'appartient qu'à des coeurs doués d'une délicatesse particulière, de connoître l'une et de goûter l'autre. Ceux-là seuls méritent de se pénétrer d'un sentiment, d'en connoître la valeur et les avantages, d'en déployer toutes les ressources, d'en saisir et d'en apprécier les nuances les plus fines, d'en ressentir toutes les peines et d'en savourer outes les douceurs. Ceux-là seulement sont dignes de sentir que la mélancolie est amie de la vraie volupté; que les larmes de la douleur valent mieux quelquefois que les transports du plaisir; que les regrets de l'absence honorent les amans et les amis; et que c'est n'avoir que la moitié de soi, que d'être éloigné de ce qu'on aime. Adieu, chère Eugénie; vous savez qu'il y a dans mon coeur un dépôt d'affections dont vous êtes l'objet unique, et contre lequel le tems ne peut rien; vous savez, je n'ai pu vous le dissimuler, que je suis malade, que je languis, que vous en êtes cause; et vous êtes sur tout cela d'une indolence dont je n'ose encore approfondir les motifs.

LETTRE 61

à la même. s'il entroit dans vos vues de me faire souffrir; si vous vous êtes dit à vous-même que loin de vous je connoîtrois toutes les gradtions du chagrin, je me résigne à votre volonté comme à celle de l'être qui vous fit l'arbitre de ma destinée. Mais concevez-vous bien tout le mal que me fait votre silence? En prenant la résolution de me tourmenter, avez-vous pris celle de me tourmenter à l' excès? En m'offrant la coupe amère de la douleur, en m'obligeant d'y boire à longs traits, voulez-vous que je m'en abreuve jusqu'à la dernière goutte? Vous m'avez dit bien des fois quel'absence étoit la pierre de touche de l'amour, et que ce seroit par-là que vous aimeriez à éprouver un amant. Vous pouvez prendre plaisir à essayer mes sentimens, à observer quels seroient dans mon coeur les effets de votre indifférence ou de votre infidélité; mais ces sortes d'épreuves que les amans emploient quelquefois, ont un terme qu'ils ne peuvent passer sans devenir cruels; et vous, chère Eugénie, je vous vois sur le point de les passer ces bornes au-delà desquelles une amante devient le bourreau de celui qu'elle aime. Ah! Peut-on aimer encore et laisser gémir l'objet aimé? Continuerez-vous d'entendre mes gémissemens, et d' agir comme si vous ne les entendiez pas? Vous dont l'ame si humaine et si compatissante s'unissoit à toutes les ames souffrantes par le sentiment de la plus douce commisération, avez-vous cessé d'être sensible? Un tel changement n'est pourtant pas l'ouvrage d'un jour. Il n'a jamais lieu dans un coeur, sans une cause funeste qui commence la destruction de la sensibilité, par celle de l'honneur et de la vertu: et Eugénie ne peut en être là... mais que dis-je? Homme injuste, homme cruel que je suis moi-même! N'est-elle point malade? Cet objet céleste peut être abattu, souffrant, hors d'état de m'écrire; victime peut-être d'une maladie dangereuse... je frissonne dans tout mon être. Eugénie! Chère idole de mon ame! Vois moi, frémissant d'épouvante et de désespoir... un mot, ton ami t'en conjure; envoie-lui un mot, un seul mot que ta main ait tracé; et l'espérance lui rendra sa douce lumière, et tous ses maux s'en iront comme un souffle.

LETTRE 62

à la même. il m'est enfin connu le motif de votre silence. être fausse ou cruelle, vous n'avez pas d'autre alternative; et c'est pour cela que vous ne m'écrivez plus. Vous vouliez bien que je devinasse votre changement; mais vous aviez peur de me l' annoncer. Je rends grace à votre coeur pitoyable; mais ne soyez point troublée par l'inquiétude de m'affliger. Que la peur de me rendre malheureux n'obscurcisse point l'éclat de vos conquêtes, n'interrompe pas la chaîne de vos plaisirs. Je sais ce que vous desiriez que je susse, et ce que vous craigniez de m'apprendre vous-même. Vous voilà délivrée du soin de me préparer au malheur de vous perdre. Le coup est porté... m'a-t-il atteint ce coup terrible?Je ne l'ai point senti... il y a bien en moi quelque chose de très-douloureux, c'est au coeur, je crois, que je suis blessé profondément; mais il n'est pas question de porter du beaume dans ma blessure. Il faut au contraire, il faut y verser encore du poison, et l'y faire couler à grands flots. C'est en l'aggrandissant que vous la soulagerez...; c'est en m'accablant, c'est en me déchirant davantage, que vous m'obligerez de croire à votre humanité. écrivez-moi; n'hésitez point de m'écrire, Eugénie; parlez-moi de tous les biens de l'amour; montrez-moi qu'il les donne et qu'il les arrache; rappellez-moi que je les ai possédés tous, et qu'ils me sont tous ravis. Prenez ce ton si aimable et qui vous est si familier; prenez votre langage le plus séduisant, pour me dire que tant d'agrémens et tant de charmes ne s'animeront plus pour moi; parlez-moide vous, et dites-moi et articulez-moi bien clairement que je ne vous suis plus rien; conduisez mon imagination dans ces tems heureux, si rapidement écoulés, où j'étois fier de vous posséder; promenez-là dans ces lieux où nous allions ensemble, ayant avec nous un cortège d'amours, et ramenez-là précipitamment dans l'affreuse solitude qui me suivra par-tout séparé de vous; augmentez l'horreur qui m'accompagnera dans tous les lieux, en me mettant à même de me représenter et de lire continuellement ces mots, ces terribles mots tracés de votre main: Eugénie ne t'aime plus . Ne cherchez pas à me consoler... des consolations à moi! ... ce sont des douleurs, ce sont des tourmens qu'il me faut; je les veux horribles. Je n'ai pourtant pas le projet de mourir; je veux vivre, parce que je veux souffrir. Le calme est à la fin de lavie, dit-on; mais que me fait à moi le calme du tombeau? Que me feroit un sentiment de paix dont Eugénie ne seroit point la cause, que la voix où un regard d'Eugénie n'eût point insinué dans mon ame? J'aime mieux le désespoir qui me vient d'elle, que le bonheur qu'elle ne m'auroit pas donné. Le tems de lire cette lettre, si vous la lisez, sera pris sur des momens bien mieux employés pour votre satisfaction... je l'oubliois... pardon. Aussi bien n'ai-je pas la force de continuer...

LETTRE 63

au Comte De P. je vous parlois de courage il y a quelques jours. Le mien est abattu; je n'en ai plus. Aujourd'hui cependant je porte une espèce de lumière dans le cahos de mes idées. Le tems et la nature humaine veulent que tout change et que tout finisse. Je commence à observer quel a été mon état depuis huit jours que j'ai reçu des nouvelles de Strasbourg. Il seroit difficile de dire à qui, durant ce tems, j'ai appartenu, ou du néant ou de la vie ou de la mort. Je ne sais si mon imagination s'est séparée des noirs fantômes qui l'ont harcelée cruellement, et si c'est ma raison qui reprend un peu d'empire; mais je me sens en état de vous écrire et de causer avec vous. Ne recevant point de nouvelles de Madame De V, ne sachant que penser, désolé, désespéré, j'avois pris le parti de faire le voyage de Strasbourg. Cependant avant d'exécuter cette résolution violente, j'écrivis au jeune Ch mon parent, officier dans le régiment de R, que je sais être actuellement en garnison à Strasbourg,le priant avec instance de s'informer de Madame De V, de me donner de ses nouvelles, et sur-tout de celles de sa santé. Je vous envoie la réponse de Ch, écrite en style de sous-lieutenant. Il y a huit jours que je l'ai reçue; je crois vous l' avoir dit, et ces huit jours m'ont vieilli de plus de huit ans. En lisant cette lettre, vous saurez la cause des affreux tourmens que je viens d'éprouver, et vous concevrez que je ne fais point mal de vous en épargner le tableau. lettre de M De Ch, sous-lieutenant de dragons, au Chevalier De . " mon cher cousin, Madame De V, dont tu me demandes des nouvelles, se porte on ne peut mieux. Comment la maladie auroit-elle accès dans sa maison? Les plaisirs l'investissent, et je t'assure qu'elle ne cherche point à les écarter. Elle les goûte fort,et seroit bien fâchée d'en laisser sa part. On ne parle que de Madame De V depuis qu'elle est à Strasbourg. C'est la beauté régnante, c' est la déesse icicéans; tout le monde veut être présenté chez elle; tout le monde veut être admis à brûler son grain d'encens aux pieds de la moderne Cypris. Elle est charmante cette Madame De V, mais bien coquette; et à travers toute cette coquetterie, elle me paroît femme à ne point désespérer ses soupirans. Parmi les adorateurs qui font groupe autour d'elle, il en est un qu'elle distingue; c'est le Marquis De R notre colonel. De tous les régimens en quartier dans cette ville, nous sommes le préféré. Cela nous fait honneur; et cela nous procure, à nous autres subalternes, des fêtes avec illuminations, des bals, de grands soupers, une chère de princes. Joli comme l'amour, libertin comme quatre, aimable et scélérat comme Lovelace; avantageux ou modeste selon le besoin, ayant le coeur épuisé, mais l'esprit plein de toutes les ressources en fait de galanterie; ne supposant point de vertu aux femmes; ne traitant jamais leur défaite comme une affaire difficile; s'établissant dans leur coeur avec adresse, sans les avertir qu'il en a le dessein; les menant par la folie à l'amour, je veux dire au plaisir, car l'amour n'est pour rien dans toutes ses liaisons. Tel le Marquis De R, et tu dois penser qu'avec de tels avantages il a déjà fait faire bien du chemin à Madame De V; du reste, nous lui savons bon gré d'être venue dans le pays. Les plaisirs commençoient d'y languir; elle a tout ranimé. Avant qu' elle arrivât, nous n'étions occupés qu'à manoeuvrer, qu'à manier des chevaux et des armes: je me croyois à Sparte. à présent, nous cueillons des fleurs, nous tressons des guirlandes: je me crois dans Amathonte " .

LETTRE 64

au même. que serois-je devenu depuis que Madame De V est partie; qu'aurois-je fait seul dans ces lieux où une force invincible m'enchaîne et me retient, si je n'avois eu personne à qui confier mes ennuis? ô charme de l'amitié! Pourquoi ne remplissez-vous pas le coeur tout entier? Ah! Si vous ne lui suffisez point, vous y versez des douceurs qu'il ne connoîtroit pas sans vous; vous calmez le feu de ses blessures; vous le disputez à la douleur; vous le défendez contre les accès du désespoir. Hormis les choses qui vous affligeroient trop vivement,tout ce que je fais, tout ce que je pense, je vous le dis, mon cher comte; et toutes mes peines dites et écrites, je les regarde comme passées. Oui, il me semble que de vous entretenir de mes chagrins, c'est m'en délivrer; de même que de vous parler de mes plaisirs, c'est les augmenter. Et puis il est un être consolateur qui descend quelquefois dans les ames attristées, qui met des intervalles à leurs souffrances, qui ne veut pas que les malheureux le soient toujours. Ce soir, par exemple, je suis dans une tranquillité d'esprit, dont il m'arrive de jouir bien rarement. Cette situation a des charmes; je voudrois qu'elle durât toujours. Ce n'est pas de la joie, c'est un calme attendrissant plus doux que la joie même; et c'est du ciel, oui, c'est du ciel qu'il me vient. Mais il faut reprendre les choses de plus loin, et vous conter l'histoire de ma journée.J' ai dîné aujourd'hui chez l'honnête pasteur, qui fait ce qu'il peut pour m'égayer. Au moment où nous sortions de table, on l'est venu chercher pour quelque fonction de son ministère. Il a été où l'appelloit le soin de ses ouailles, et moi j'ai commencé une longue promenade. Il faisoit un tems admirable: c'étoit une de ces belles journées d'avril, qui nous charment d'autant plus, que c'est dans ce mois ordinairement que commencent les premiers beaux jours de l'année. J'avois fait plus d'une lieue depuis que j'étois sorti du presbytère. Le zéphir souffloit, la verdure renaissoit, des fleurs épanouies nouvellement, coloroient d'or et de pourpre le sein des noirs rochers. Je suivois le cours d'une petite rivière qu'on nomme l'Oreuze, faisant les mêmes sinuosités, les mêmes détours, à travers les touffes d'herbes et les arbrisseaux dispersés sur ses bords; mêlant les souvenirs,les regrets, l'espérance, et quelquefois les retours aigus d'une douleur très-vive, à la sensation que produisoit en moi le spectacle de la terre s'ouvrant au plaisir, et se préparant à la fécondité. En cotoyant un bois, j'ai apperçu une petite maison de campagne d'un aspect agréable, que j'ai reconnue sur le champ pour être celle du Comte De La Gleh, cet aimable octogénaire, dont je fis la rencontre, l'été dernier, dans une de mes courses champêtres. Je n'y étois pas retourné depuis; je me le suis reproché, et j'ai pris un chemin qui m'a conduit directement à cette maison; mais les portes se sont trouvé fermées. J'ai regardé autour de moi, cherchant quelqu'un qui pût me donner des nouvelles de ce respectable vieillard. Personne ne s'est offert à ma vue. Quoique le tems fût beau, la campagne étoit déserte. Un silence profond régnoit dans cette solitude. Un sentiment inquiet s'est emparé de moi. Je me suis assis sur une pierre à côté d'un arbre. En jettant les yeux sur la demeure du comte, j'ai jugé que, depuis plusieurs mois, elle n'étoit plus habitée; des herbes sauvages avoient crû sur le seuil de la porte, et dans les angles des croisées. Je reconnoissois le berceau où ce bon vieillard m'avoit fait un accueil si gracieux, la table où j'avois pris un frugal repas assis à ses côtés. Je le voyois encore; je me rappellois ses cheveux blancs, son air doux et recueilli, ses discours pleins de sens et de raison. J'étois inquiet de savoir ce qu'il étoit devenu. La vue de cet asyle abandonné, et les objets et les réflexions qu'il ramenoit dans ma mémoire, m'ont jetté dans le recueillement, ou plutôt dans l'accablement. Je soupirois, je ne pouvois pleurer. Je suis resté là assis près d'une demi-heure, rêvant, m'affligeant, gémissant, et méditant tour-à-tour. Le jour s'avançoit; je me suis levé, et me suis engagé dans une route que je ne connoissois pas. En m'en allant, je me retournois pour voir encore cette retraite que j'abandonnois; et, en la regardant, des pleurs rouloient dans mes yeux, et mon coeur continuoit d'être oppressé. à quelques pas de là, je me suis trouvé près d'un hameau. à l'entrée de ce village est une église, dont la flèche très-élevée semble fuir et se cacher dans les branches entrelacées de deux gros ormeaux, adossés à ses murs. Cette église étoit ouverte; j'y suis entré. Le premier objet qui a frappé ma vue dans ce lieu, c'est un tombeau simple et sans ornemens, élevé dans une chapelle. J'y ai lu ces mots, après m'en être approché: ci gît Alexandre, etc. Comte De La Glehen..., décédé en la quatre-vingt-dixième année de son âge. Il quitta les demeures corrompues de la cour et de la ville, pour venir en ce lieu contempler la nature et pratiquer la vertu. il fut en vénération parmi les habitans de cette contrée. Il se montra à eux simple et sensible. Il les instruisoit et les secouroit. les larmes du pauvre ont coulé sur son cercueil. je ne saurois vous rendre combien j'ai été touché d'apprendre que ce bon vieillard étoit mort. Saisi d'une véritable affliction, je regardois sa sépulture, et je disois: " il est donc là; voilà donc le lieu où s'achèvent les plus longues scènes de la vie, où l'homme et la poussière sont mis de niveau par la mort. Cette activité de la pensée, ajoutois-je; ces actes de l'esprit et de la matière organisée, que l'on désigne par les termes abstraits de sagesse ou de folie, de vices ou de vertus; ces intervalles de douleur et de plaisir, ces agitations, ces fatigues du coeur et des sens, qui composent la vie humaine, c'est donc là qu'ils finissent. Voilà où s'éteignent, et tous les desirs, et tous les transports, et tous les feux de l'amour " . Ce tombeau, ce temple, une lumière pâle et colorée, provenant des rayons du soleil couchant qui perçoient à travers les vîtraux peints de ce sombre édifice; quelques villageois en prières, étendant et élevant leurs mains vers l'autel du seigneur; l'air religieux et pénétré qu'ils avoient; ces images grossières, que l'on eût ditdes monumens d'humilité placés autour de cet autel rustique, par ces hommes trop convaincus peut-être de l'abjection de leur état, mais les seuls qui me parussent vraiment pénétrés du néant de notre condition; l'idée d'un dieu remplissant cette enceinte, la décorant par sa seule présence; d'autres idées, d'autres émotions se joignant à l'impression de ces objets, ont produit je ne sais quelle onction puissante et tendre qui est venue tout-à-coup dilater et inonder mon ame. Elle s'est élevée vers la divinité; mais avec un élan si vif et si ardent, si sincère et si vrai, qu'il a pénétré tel qu'un pur encens jusques dans les cieux, et que l'être bon qui y réside en a paru touché, puisque les troubles de mon coeur ont fait place à un sentiment de calme et de sérénité qui s'y est établi sur le champ. J'ai senti, oui, j'ai bien senti que cette paix intérieure ne venoit point des stériles demeures des humains, et qu'elle découloit du séjour d'un ieu, ainsi qu'une manne rafraîchissante. Je suis sorti de cette église allégé d'un fardeau. L'opiniâtre image d' Eugénie ne m'abandonnoit pas, mais elle n'avoit plus rien de son ascendant tyrannique. En me disant combien elle m'étoit chère encore, j' étois ému, mais ma conscience et mes sens étoient tranquilles. L'amour étoit toujours dans mon coeur; mais il y étoit sans trouble, sans nul mélange des passions qui en altèrent la pureté; et si quelque peine se faisoit sentir, si quelque larme encore venoit mouiller ma paupière,Eugénie seule en étoit l'objet; c'étoit sur elle que je pleurois. ô religion sainte! Vous êtes la source de toute consolation; vous êtes le vrai principe du courage et de la résignation. Sans vous, il n'est point de vertus, point de sagesse, point de bonheur. Je hais cette philosophie destructive qui attaque et renverse tout l'appui d'espérance et de confiance que la religion ménage aux oeurs désolés, qui ne voit qu'erreurs et préjugés dans les sentimens dont se nourrissent les coeurs religieux, qui s'exerçant à l'insensibilité, ne trouve la vérité et l'évidence que dans les horreurs du néant. Ils font sonner fort haut leur zèle pour la cause de la vérité, ces ardens missionnaires d' athéïsme; mais il s'en faut beaucoup que la découverte de la vérité soit l'objet le plus important dans la poursuite du bonheur. La recherche et la découverte du vrai dans les sciences, dans les arts et dans les productions de la nature, est une source féconde de plaisirs pour l' esprit; mais dans les objets qui intéressent l'ame, la vérité n'est considérée qu'autant qu'elle y porte et y perpétue des idées grandes et consolantes. Adieu, mon cher comte; quand j'aurai des chagrins, j'aurai recours à l'être qui renferme en lui toutes les félicités. Mais une autre fois peut-être me sera-t-il moins favorable qu'il me l'est aujourd'hui. Le repos dont je jouis aura peut-être la durée d'un éclair... hélas! Déjà je crains de le perdre.

LETTRE 65

à Madame De V. je ne vous dis rien de mes tourmens, ni de la cause de mes tourmens; jerenferme en moi les reproches que je pourrois vous adresser. Mes larmes, je les fais refluer vers mon coeur; mes gémissemens et mes cris, je les étouffe. Vous retracer vos torts, ce seroit les justifier dans votre esprit prévenu, et les accroître en ajoutant à votre indifférence. Vous parler d'un sentiment que rien ne peut vaincre ni affoiblir, ce seroit reporter à vos pieds un hommage qui ne vous flatte plus, que vous voyez avec dédain, que vous rejettez avec humeur. Vous entretenir de vous, des pièges qui vous environnent, des dangers qui vous menacent, des maux que vous vous apprêtez, ce seroit le faire sans fruit. Mes conseils, mes tendres alarmes n'ont pas le droit de vous touher maintenant; ils n'ont plus pour vous la sanction de l'amour. Vainement je chercherois à rappeller un coeur qui s'est détaché du mien. L'amour est comme le tems; une foispassé, c' est pour jamais; il ne revient plus. Vous vivez dans un monde nouveau, et je suis devenu pour vous l'habitant d'une terre étrangère. Tout ce que je pourrois vous dire ou vous offrir, vous causeroit de l'étonnement, du déplaisir, de la haine peut-être. Nous n'avons plus la même manière d'être, plus le même accent, plus le même langage. Lorsque nous étions enlacés dans un même lien, nous vivions de la même vie, nos voeux et nos affections se ressembloient. Tant que nous fûmes un par le sentiment, nos pensées et nos ames furent unes également; mais comme une fleur coupée et privée de la sève qui l'incorporoit avec sa tige, va changer de vie et de substance en se combinant à d'autres corps, ainsi votre coeur en se détachant du mien, a pris les mouvemens et les goûts de celui qui vous attire et vous captive aujourd'hui. Les ris, les jeux, les amours font cortège autour de vous; mais l'amour, le tendre amour, vous ne le connoissez plus. Le plaisir vous entraîne; il jette à pleines mains des fleurs sous vos pas; mais c'est le plaisir faux et trompeur; c'est celui qui éteint la sensibilité, qui dessèche l'ame, et qui l' endurcit. ô Eugénie! Votre imagination est-elle capable de remplir les vuides que ce plaisir-là laisse dans un coeur? Est-elle assez riche pour couvrir de ses chimères les dégoûts d'une vie coupable et dissipée? A-t-elle assez de moyens, assez d'illusions pour étouffer les retours d' une ame créée pour la tendresse, et détournée de sa destination; pour compenser les maux de l'inconstance; pour dédommager de la perfidie de ces hommes faux et cruels, qui mettent leur gloire à déshonorer les femmes, et se font un jeu de leur désespoir; pour consoler de les avoir méconnus, et d'avoir été leur victime? ... je m'arrête, Eugénie; je n'ai rien à vous dire, puisque je n'ai plus rien qui puisse me faire écouter de vous.

LETTRE 66

à la même. a-t-on un langage si tendre, lorsqu'on est perfide? Adresse-t-on des paroles si douces à celui que l'on veut immoler? Pourquoi cherchez-vous à prolonger mon ivresse? Est-ce pour vous amuser de ma crédulité, ou pour ne rien laisser échapper de votre empire? Quelle sensibilité dans le retour vrai ou prétendu de vos sentimens! Quelle candeur dans l'aveu de vos torts! Comme vous vous humiliez devant moi! Ah! Tu sais bien que tu ne t'abaisseras jamais que pour me subjuguer davantage. C'est à moi qu'il convient d'être soumis; oui, il m'appartient, et je serai heureux encore de me précipiter à tes pieds, d'y chercher, d'y recevoir des chaînes, d'en porter et d'en sentir tout le poids. Tu veux donc me rendre à toutes mes illusions; mais il faudroit te supposer un monstre pour imaginer que tu pusses cesser de chérir celui à qui tu as juré et prouvé tant d'amour. Oublier ce que je te fus, ce seroit oublier que l'honnêteté fut ton partage, que tu possédas tout ce qui séduit un coeur vertueux; ce seroit oublier qu'à ta voix descendoient toutes les délices dont s'enivrent les purs esprits, que tu me rendis leur égal, que toi seule parmi les mortelles tu fis tomber une parcelle des cieux dans un petit coin de la terre.ô Eugénie! J'étois sous le poids de ton indifférence comme un malheureux qui se sentiroit mourir écrasé sous un fardeau qu'il ne pourroit soulever. Si c'est un vain prestige qui vient leurrer mon ame avide de toi; et ce prestige dût-il avoir la durée d'une vapeur qui s' enfuit, n'importe: je l'embrasse avec ardeur; ce sera toujours un moment de soustrait à la rage du destin qui me poursuit. Ah! Toutes les heures où je penserai qu'Eugénie m'aime, seront détachées des heures brillantes qui coulent dans les cieux.

LETTRE 67

à la même. ne suis-je pas dans le délire d'un songe? Eugénie revient; je touche au moment de la revoir. ô ma bien aimée! Tu vas reparoître en ces lieux; c'est toi qui me l'annonces, toi qui me promets encore la suprême félicité. Je pensois tous mes beaux jours évanouis; malgré ton autre lettre si aimable et si consolante, j'avois de la peine à imaginer que les sentiers du plaisir dussent s' ouvrir encore pour moi; je m'étois cru mort au bonheur. Ta dernière fait sur mon ame attristée l'effet d'une grande lumière au milieu d'une sombre nuit. Tu t'accuses, tu gémis de m'avoir tourmenté; tu crains que je ne te haïsse. ô Eugénie! Craignez bien plutôt de me devenir trop chère; craignez que ma passion pour vous ne trouble ma raison, et n'achève d'en triompher. Tu as bien éprouvé mon coeur, il est vrai; tu l'as mis à toutes les tortures: mais au sein des douleurs, il soupiroit pour Eugénie. Prêt à succomber, il avoit encore des élans qui ne s' adressoient qu'à toi; et dans l'affaissement le plus mortel, c'étoit encore le charme de t'adorer qui le soutenoit et qui le ranimoit. Si l' image d'Eugénie parjure venoit me percer de mille coups, l'image d'Eugénie fidelle revenoit presqu'au même moment refermer ou calmer mes blessures. Jettons un voile sur le passé. Ta présence, un baiser de tes lèvres, me rendra plus que tu ne m'as ôté: je t'attends. C'est de là que la santé de l'ame et des sens découlera dans tout mon être. Penses-tu qu'il y ait des maux que la bouche d'Eugénie ne puisse guérir, dont elle n'ait pas la vertu d'effacer toutes les traces? Viens, que je te consacre le reste de ma vie. Je veux former un nouveau plan de soins et de tendresses, inventer de nouvelles preuves d'amour, afin de te convaincre que les siècles passés n'offrirent point d'amant tel que moi. Rends-moi mon Eugénie; rends à ces lieux leur plus bel ornement; rends à tes prés tout leur éclat, à tes jardins toute leur parure qu'ils ne peuvent retrouver sans toi. Déjà les rosiers fleurissent; la nature redevient riante à ton approche, mais elle n'est que riante encore; quand tu y seras, elle sera céleste. Je prépare des fleurs pour te recevoir, non de celles qui se cueillent dans les champs et dans les jardins. Mon coeur est le sol où croissent les fleurs que je te destine. Mon imagination les dispose, l'amour les arrange. C'est l'assemblage de tous les aimables sentimens qu'il t'a dit de m'inspirer; ce bouquet sera digne de toi.

LETTRE 68

au Comte De P. oui, mon cher comte, Madame De V est revenue. Elle l'est depuis huit jours, non à sa terre, d'où l' on m'a renvoyé votre lettre, mais à Paris où elle s'est rendue, et où je suis de retour moi-même. J'espérois la revoir à Gurc comme elle me l'avoit annoncé; mais dans le tems que je m'occupois de l'espérance et du soin de la recevoir, dans le tems que tout plein de joie et d' impatience, mon coeur voloit chaque jour à sa rencontre, est venue une lettre, par laquelle Eugénie elle-même m'apprenoit son arrivée à Paris. Elle me mandoit qu'elle étoit bien aise de reprendre un peu l'air de la capitale, avant de retourner à la campagne; qu'elle comptoit y rester quelques mois, me proposant, ou de l'attendre à Gurc, ou de l'aller joindre à Paris. Cette lettre, comme vous pouvez croire, a renversé mes nouvelles espérances et mes nouveaux projets de bonheur; mais je n'ai point hésité sur ce que je devois faire. J'ai préparé mes malles sur le champ, et j'ai repris la route de la capitale. Avant de quitter ce séjour, j'ai été faire mes adieux à M De B et à sa vertueuse famille. Il m' a dit, il m'a prié de me ressouvenir de lui; et mon coeur le lui a promis plus que ma bouche. Après avoir embrassé ses aimables enfans, les avoir caressés et pressés sur mon sein à plusieurs reprises, nous sommes sortis ensemble de sa maison. Il est venu me conduire jusqu'auprès du château. L'état de mon ame étoit peint sur mon visage. " vous avez des chagrins, mon cher chevalier, m'a-t-il dit au moment de nous quitter; je ne veux point savoir le secret de vos peines; mais vous méritez, je crois, d'être heureux, et vous avez tous les moyens de l'être: songez à le devenir en mémoire de moi. ô jeune homme! A-t-il ajouté, sachez mesurer votre coeur sur votre raison; servez-vous de vos lumières pour éclairer et diriger vos sentimens; faites-en des instrumens de bonheur. Cela dépend de vous, soyez-en sûr; oui, cela dépend de vous " . Il étoit ému en me disant ces mots. Je l'étois bien davantage; je me suis jetté dans ses bras sans proférer une parole, et nous nous sommes séparés. De retour au château, j'ai trouvé le curé; ce bon ecclésiastique ne pouvoit se résoudre à me laisser partir. Il n'y avoit guères de jours que nous ne nous vissions, que nous n'allassions nous promener ensemble: on le voyoit toujours me demandant, me cherchant autour du château; le bonhomme ne pouvoit se passer de moi: il m'étoit tendrement attaché. J'avois été à portée plusieurs fois d'observer sa probité, sa charité, sa piété vraie, son zèle à remplir tous les devoirs de son état; je l'aimois aussi de bien bonne foi, et j'avois pour lui du respect. Nos adieux ont été touchans. Les domestiques et les paysans du hameau s'étoient rassemblés près de la grille; ils entouroient ma chaise au moment de mon départ. Tous ces bonnes gens me chérissoient; ils regrettoient, ils pleuroient aussi de me voir partir. Parmi les serremens de coeur que m'ont causé ces différentes scènes d'attendrissement, j'ai senti bien vivement la douceur d'être aimé. En m'éloignant de cette campagne, dont tous les coins et recoins me rappelloient des plaisirs et des peines; dont ous les monumens, tous les réduits, tous les sites, seront dans mon souvenir, tant que j'aurai des souvenirs et du sentiment; en songeant que j'abandonnois ces lieux qui me furent si chers et si funestes, et que je les voyois peut-être pour la dernière fois, vous devez juger que je n'étois pas dans une assiette d'esprit fort tranquille. J'ai été obligé de faire arrêter la voiture à quelques pas du château, de descendre, et de m'asseoir un moment sur l'herbe pour reprendre mes esprits. Hier enfin, je suis arrivé à Paris. Je l'ai vue, je l'ai embrassée, et j'ai survécu à cet embrassement! ... elle a partagé mes transports, et ce moment n'a pas été le dernier de ma vie! Cet instant passé, elle a repris un air tranquille assez semblable à de l'indifférence. Auprès d' elle des pleurs brûlans obsurcissent ma vue: je suis tremblant; tous mes sens frémissent d'amour; et elle, elle rit ou elle chante, ou me regarde froidement. On a tant de choses à se dire après une longue absence, et elle ne me dit rien. Je la possède, et je ne suis point heureux.

LETTRE 69

au même. c'en est fait, mon cher comte, Madame De V n'est plus la même. Je ne reconnois ni son esprit ni son coeur; sa figure même est changée. Avant son départ encore, elle se montroit à la fois tendre et spirituelle; dans chacune de ses pensées, bien que toujours fines et ingénieuses, on distinguoit toujours un sentiment. Aujourd'hui son esprit est tout en saillies; ses pensées ont de la recherche: une sorte d'affectation a pris la place de son beau naturel. Elle raille; elle persiffle; elle parle une langue dont je n'entends point la grammaire. Ce sont des fantaisies, des caprices, desgoûts singuliers. Sa phisionomie a plus de jeu, plus de vivacité peut-être; mais ce n'est plus ce mélange intéressant de grace et de candeur, d'enjouement et de sensibilité, fondus ensemble dans les traits de son visage. Sa modestie, sa réserve, ses manières ingénues qui la rendoient si touchante, sont remplacées par une gaieté folle qui excite tous les ridicules à se montrer et à se ranger autour d'elle; et elle croit pouvoir tout se permettre à la faveur de ce nouveau systême de frivolité qu'elle paroît avoir adopté. Autrefois les nombreuses sociétés n'étoient point de son goût; elle fuyoit le bruit et le tumulte. Jettée maintenant dans le tourbillon, elle ne respire que fêtes et plaisirs. Les bals, les spectacles, les grandes assemblées, elle les court, elle les cherche avec ardeur; enfin, mon cher comte, c'est une vraie métamorphose, la plus étonnante et la plus cruelle pour votre ami. Je la vois dans la société; mais je n'en jouis plus. Si elle me donne quelques momens, c'est pour me désespérer. L'impatience, le dépit, le besoin de me quereller, de me tourmenter, de me chercher des torts, ce sont-là les sentimens qu'elle me témoigne dans le tête-à-tête. Elle prête un mauvais sens, une interprétation maligne à tous mes discours. Ma conversation qu'elle disoit si attachante; mes lettres où elle trouvoit de l'esprit et de la grace et tant de sentiment, et dont elle étoit enchantée; ma franchise qui lui sembloit une qualité précieuse, ma manière d'aimer, ma personne, tout ce qu'elle distinguoit, tout ce qu'elle chérissoit en moi, devient l'objet de ses déplaisirs et de son humeur. Elle m'adresse des paroles désobligeantes; elle va jusqu'à m'accuser de fausseté dans mes sentimens; elle dit que ma passion est jouée, que ma tendresse es un persifflage, que j'ai le génie de l'amour sans en avoir les sentimens. Moi, feindre la passion! Moi, jouer l'amour! Ah! Elle manque de bonne foi dans ces sortes de reproches. Je n'ai pas le ton de celui qui trompe, elle le sait bien; mais lorsqu'on se lasse d'un amant, et que l'on n'a point à s'en plaindre, il faut bien colorer son changement de quelques prétextes. J'ai cessé de plaire, c'est là mon tort; celui-là fait supposer tous les autres.

LETTRE 70

au même. elle continue de me traiter avec dureté. Maintenant elle feint d'être jalouse; elle m'accuse d' inconstance et de légéreté comme le reste des hommes, moi, dont la vie est entre ses mains; moi, dont les heures toutes pleines d'amertume ne le sont que par elle; moi, qui ne vois plus, qui n'envisage plus autour de moi que les tristes présages de la destinée où me conduit l'amour trop exclusif et trop indomptable qu'elle nourrit dans mon sein. Toutes les femmes qui viennent chez elle; celles que nous voyons dans la société, vieilles ou jeunes, belles ou laides, sottes ou spirituelles, toutes, à l'entendre, me plaisent et m'intéressent. Si nous revenons d'une maison où se sont trouvé des femmes; d'y avoir pris attention, de leur avoir fait les seules politesses d'usage, est un sujet de querelles à notre retour; et cette Eugénie autrefois si douce et si aimante, si enjouée et si gaie encore dans la société, a des emportemens, des fureurs, des momens de haine et de dureté incroyables, quand elle est seule avec moi. Un tel changement me confond. Quel est donc le ressort secret qui fait mouvoir le coeur d'une femme? Et qui peut se vanter d'y avoir jamais lu? Entourée d'une cour brillante, elle n'est occupée qu'à étendre ses séductions sur tous les hommes; elle brigue, elle excite, elle appelle continuellement leurs hommages. Ils sont par essaims autour d'elle; elle les agace, leur sourit, les attire; elle me fait mourir cent fois dans un même jour. Et moi, je ne puis dire quelques mots obligeans à une femme: on me feroit un crime de m'en approcher, de m'entretenir avec elle, et même de la regarder. Expliquez-moi donc la cause de cette injustice, de cette tyrannie bizarre et sans exemple? Hélas! Il n'est pas mal aisé de la deviner. Eugénie a cessé d'être tendre, pour devenir impérieuse et vaine. Elle a dit dans son coeur: je ne veux plus que me faire adorer . Mon amour lui importe peu. Elle est fatiguée, peut-être irritée de ma présence; mes soupirs lui déplaisent: elle ne veut plus de mes caresses; mais elle veut toujours mes hommages. On sait dans le monde que j'ai porté ses chaînes; elle veut que l'on sache, que l'on croie que je les porte encore, et que c'est mon bonheur de les porter. Quoi! Le coeur d'Eugénie ne connoîtroit plus que les mouvemens de la vanité? Ce coeur qui renferma tant de douces affections, tant de sentimens grands, se seroit blazé, desséché, seroit tombé tout d'un coup dans l'avilissement de la coquetterie? ... et rien ne peut me détacher d'elle; et, tout en me consumant, ma flamme ne fait qu'augmenter. Adieu, mon cher comte; mon esprit et mes idées se confondent.

LETTRE 71

au même. le Marquis De R, ce colonel dont il a été fait mention pendant le voyage de Strasbourg, est revenu de son régiment; il va chez Madame De V presque tous les jours. Je l'ai vu et entendu ce rival justement redouté, et que je puis dire préféré. Il a de la taille, de la figure; il s'annonce avec une politesse parfaite, s'exprime avec aisance, avec grace, quelquefois avec noblesse, et paroît très habile à prendre tous les tons. Son esprit a du trait, de la tournure, et une prodigieuse variété. Cet homme est petit-maître, penseur, politique, grand seigneur, bourgeois, artisan, palfrenier, français, anglais, tour-à-tour. L'agriculture, la législation, la philosophie morale, la physique, l'astronomie, la finance, le commerce, le spectacle, le jeu, l'amour, les chevaux et les femmes, tout cela est de son ressort. Discuter toutes les matières, décider toutes les questions, est pour lui l'affaire d'un entretien de quelques minutes. Changer l'ordre des sociétés, récréer le monde, faire marcher sur de nouvelles roues la grande machine de l'univers, lui est aussi facile que de faire des noeuds, ou arranger des fleurs. Sa conversation a quelque chose de piquant, parce qu'elle est brillante et originale; mais au milieu de tout ce jargon, quelle ignorance! Quel vuide! Quelle fatuité! Que d'impertinences! On ne se doute pas que de pareils hommes aient un coeur; et voilà pourtant ce qui séduit les femmes; ce sont-là les êtres dont elles rafollent. Depuis que ce marquis a paru, Madame De V semble vivre dans une sorte d'enchantement. Sa beauté s'est ranimée. Je vois renaître sa douceur, sa politesse insinuante, toute son amabilité. Dans ses traits, je démêle encore de ces nuances du pur sentiment, dot elle usa pour me jetter dans l'ivresse, au commencement de nos amours. Je la vois encore, belle, charmante, digne d'adoration; mais ce n'est plus pour moi qu'elle est tout cela. Le marquis seul l'intéresse. Elle sourit doucement à ses moindres paroles; elle applaudit avant qu'il ait parlé: son imagination vole au devant de ce qu'il va dire. Dans les différentes conversations de cet homme, j'ai remarqué qu'il lui échappoit un sourire imperceptible de mépris toutes les fois qu'il parloit des femmes. ô Eugénie! Quel sort vous préparez-vous? Cet homme établit d'affreux systêmes sur les moeurs, et qui seroient bien dangereux, s'ils avoient pour base un esprit plus solide et plus instruit. Il donne à ses idées je ne sais quel tour, je ne sais quel air de raisonnement et de vérité; mais pour qu'elles pussent acquérir un degré de persuasion dans certains esprits, et faire des prosélytes, il faudroit qu'elles fussent le résultat de principes mieux établis, qu'elles fussent soutenues et digérées par la science et la réflexion. Cependant Madame De V l'écoute: il a l'art d'employer l'esprit qu'il lui trouve, à justifier aux yeux de sa raison, les égaremens où sans doute il veut la précipiter. Durant toutes ces belles conversations, je frémis; mais je me tais. Parler à une femme prévenue, lui découvrir le précipice où elle court de gaieté de coeur, ce seroit m'attirer sa haine sans retarder sa perte. Voilà où en sont les choses, et je n'ai pas le courage de prendre un parti; et je ne puis arracher de mon coeur cette image cruelle, qui le déchire et le remplit.Elle y règne avec un sceptre de fer; elle y attise un feu sombre et dévorant; elle y multiplie les supplices de l'enfer. Adieu, mon cher comte; votre ami n'est plus qu'une ombre de ce qu'il étoit. Moi, votre ami, hélas! Mérité-je ce titre? Un coeur plein d'un désespoir farouche est-il capable d'amitié?

LETTRE 72

à Madame De V. je sais que là où finit le commerce des coeurs, celui des lettres doit s'arrêter, et je ne prétends pas vous fatiguer plus long-tems de mes écrits; mais permettez-moi de vous faire une dernière question, et de vous demander si c'est sans regret que vous en êtes venue à rejetter de vos bras, à maltraiter l'homme qui durant troisannées entières fut un autre vous-même. Ne vous en a-t-il pas coûté de rompre un lien, qui, dans ses noeuds étroits et fortunés, rassembla tant d'espèces d'enchantemens, qui fit le charme de vos plus beaux jours, et que vous jugeâtes tant de fois vous-même indissoluble? Cette nouvelle vie, cette autre existence de laquelle je vivois sous la loi du tendre amour, ces belles et rapides journées qu'il filoit pour moi, sous l'empire d'Eugénie, les voyez-vous tranquillement s' éteindre et finir dans les pleurs? Ah! Puis-je m'abuser sur les dispositions de votre coeur? Mon bonheur ou mes peines, ma vie ou ma mort, tout cela vous est indifférent... aimer est donc un crime, puisque toujours nous en sommes punis? Céder au penchant le plus doux, c'est irriter le destin, c'est appeller à soi toutes ses rigueurs. Pressentir l'ivresse de l'amour, se sentir né pour en recevoir et en communiquer les vives émotions, c'est préluder aux ennuis, s'apprêter au malheur, aspirer au désespoir... la face de la nature est changée à mes yeux, comme votre coeur est changé pour moi. Je ne sais que penser de celui qui règle les destinées humaines. Il sait pourtant que je méritois un meilleur sort. Quelles peuvent être ses vues en me laissant ainsi le jouet d'une passion malheureuse; moi, foible créature, qui ne lui ai pas demandé de naître? Pourquoi mêler des peines si cuisantes au sentiment de l'existence? Il m'eût été si doux d'employer la mienne à le bénir, s'il l'avoit rendue heureuse, et de lui faire un hommage du bonheur auquel je semblois appellé... je dois respecter ses décrets incompréhensibles: il ne m'appartient pas de chercher à les pénétrer. Jamais il ne m'échappera un murmure ni contre lui, ni contre celle dont il se sert pour exécuter le plan de douleur qu'il a formé contre moi. Non, chère Eugénie! Je ne me plaindrai point de vous. Les amertumes que vous versez sur ma vie, les injustices dont vous m'avez rendu l'objet; votre cruauté, votre inconstance, ne m'arracheront pas un reproche. Rien ne peut fondre, rien ne peut amollir votre ame endurcie contre mes douleurs; ce n'est pas votre faute. La nature vous fit, non pas telle que vous êtes, mais apparemment pour le devenir. Quelle que soit la cause de votre inconcevable changement, je vous ai aimée, je continuerai de vous aimer; bien plus, je vous remercie des maux que vous m'avez faits: ma bouche ne s'ouvrira point pour vous montrer un coeur indigné, mais toujours pour vous laisser voir un coeur reconnoissant. Achevez tranquillement d'immoler votre victime; brisez sans remords tous les liens qui m'attachent à un débris d'existence, je finirai par vous bénir, et regarder tout cela comme de la pitié.

LETTRE 73

au Comte De P. oui, mon cher comte, oui, si je pouvois, j'irois auprès de vous apprendre à peser le sentiment au poids de la raison; réprimer la passion qui me tyrannise d'une manière si étrange, et lui imposer une sévère contrainte, secouru du zèle et des forces de l'amitié; j'irois auprès de vous me régénérer à la source des vertus, chercher et trouver le repos en dépit de l'horrible destinée qui me poursuit; mais je suis malade, hors d'état d'entreprendre une longue route; et puis, je ne sais plus me déterminer à rien. Dégoûté des autres, à charge à moi-même, fatigué des longs oragesde mon coeur, devenu presqu'impassible à force de chagrins, je ne sens plus ni la douceur de vous écrire, ni la crainte de vous affliger. Un soin unique m'occupe, et doit m'occuper en ce moment... les premières nouvelles que vous recevrez peut-être... heureux jour qui finira les peines de mon ame et les souffrances de mon corps! Pourquoi l'ai-je redouté? Je parle de mes peines... eh! Qu'est-ce que les peines d'un homme, d'un individu, d'un atome sur ce globe? Elles ne sont rien dans l'immensité du mal moral; elles ne sont rien aux yeux des autres hommes; elles n'existeront point dans leur mémoire, pas même dans la mienne, quand j'aurai quitté leur séjour. Demain je ne serai plus, et demain le soleil brillera à son ordinaire, les fleurs seront aussi belles, la rose aura le même incarnat et le même parfum, les arbres étalerontaux yeux leur verdure accoutumée, et mes amis, mes prétendus amis riront d'aussi bon coeur que si j'étois dans la santé la plus vigoureuse. La mémoire d'un homme (est-il dit quelque part dans les saintes écritures) passe comme le souvenir d'un hôte qui ne reste qu'un seul jour. Je parle de mes peines... existent-elles véritablement? Il se peut que je n'aie pas souffert; peut-être, oui, peut-être j'ai rêvé que je souffrois; de même que, durant l'éclair d'un bonheur fugitif, j'ai rêvé que je jouissois; de même qu'il m'arrive de rêver quelquefois que j'existe, et que mon existence est quelque chose. Jouissance et souffrance, la vie et la mort, tout cela ne seroit-il qu'une illusion? Je ne vois pas ce que je suis; je ne sais que penser dans ce cahos des passions et des visions humaines. Le bruit de la société est à mon esprit, ce qu'est aux oreilles d'un homme qui se noiele murmure et le bouillonnement des eaux... adieu, mon cher comte... adieu.

LETTRE 74

à Madame De V. me voilà donc parvenu à ce terme où la vie n'est plus qu'une lumière épouvantable que l'on cherche à fuir de toutes ses forces dans la nuit éternelle... elle est consommée votre infidélité; elle l'étoit avant votre retour... j'en ai vu, j' en ai lu l'affreuse certitude, et il y a quelques jours je chérissois, je serrois encore de honteux liens... ô vous, qui ne connoissez plus ni la pudeur, ni l'amour, ni la sainteté, ni la foi des engagemens! Vous qui me trahissez, vous que je plains et que j'aime encore au-delà de ce que peut concevoir l'imagination de tous les hommes ensemble; je vous le demande en tremblant comme je le demanderois à Dieu lui-même, si j' osois l'interroger; pourquoi disposez-vous si cruellement de ma destinée, dont je ne vous fis l'arbitre souverain que pour me soumettre à l' empire si doux des vertus et de l'amour? Pourquoi ne repoussâtes-vous point mon coeur la première fois qu'il allât au devant du vôtre? Pourquoi ne défendîtes-vous pas à vos yeux d'y allumer un feu dévorant, d'y porter les ravages et l'horreur de l'incendie? Que ne vis-je en vous Médée furieuse et barbare, plutôt qu'Armide cachant sa perfidie sous les traits d'une beauté ingénue? Je n'ai donc plus d'amante? ... ô qui me fera trouver une autre moi-même, une amie tendre et compatissante, à qui je puisse montrermon coeur saignant de mille blessures! égaré, haletant, consumé dans un désert brûlant, je cherche, ou la mort, ou une source rafraîchissante. Insensé! La mort n'est-elle pas-là? Ne la vois-tu point? Douce image du trépas, que je caresse dans mon sein, n'êtes-vous pas ma consolation? N'êtes-vous pas mon bien, mon unique bien? Chagrins! Douleurs! Tourmens! Vous tous qui appésantissez le fardeau de la vie sur un malheureux, qui applanissez, qui éclaircissez pour lui les routes pénibles et obscures du tombeau; vous mes compagnons fidèles, vous mes seuls amis à présent, venez, saisissez toutes les avenues de moncoeur; envahissez-le tout entier, restez-y, n'en sortez plus... une main invisible et glacée pèse sur moi; elle retire et pompe la chaleur de mon sang; elle arrache ma dépouille mortelle. E me sens entraîné, jetté dehors de la vie, comme si l'on me poussoit avec violence pour me faire sortir d'un lieu où je ne dusse plus rentrer de mes jours, et dont je verrois se fermer toutes les barrières après moi... où suis-je? Eugénie, dans quel lieu maudit de la nature m'avez-vous conduit? ... pourquoi le jour se change-t-il en nuit? Pourquoi ces vapeurs rouges et sombres? Pourquoi ces nuages de sang que j'entrevois à l'horison? ... des spectres m'entourent, l'air en est obscurci; ils exhalent une vapeur meurtrière. C'est un venin corrosif qui pénètre mes entrailles, et les brûle comme feroit un tison ardent... un criminel de haute trahison quel'on tenaille avec de grosses pinces ardentes, et à qui l'on verse de l'huile bouillante sur toutes ses plaies, n'endure pas des maux plus cruels que les miens... que vois-je encore? Quel est cet objet qui attire mes regards au fond de cette noire perspective? ... n'est-ce pas un amant abandonné de sa maîtresse chérie? ô comme il est défiguré! Comme il est là penché sur un ruisseau qu'il grossit de ses larmes! Comme il regarde tristement cet édifice démoli que la foudre paroît avoir frappé! Hélas! C'est le temple du pur amour! Son autel est renversé, ses guirlandes sont consumées, ses myrthes arrachés et flétris... ô vous que je n'ose plus nommer! Si vous aviez besoin de mes larmes pour ajouter à votre gloire, elles ont coulé pour vous jusqu'au dernier moment. S'il vous falloit une grande preuve de mon amour, je meurs de vous avoir aimé... puisse une branche du cyprès qui croîtra sur ma tombe, se changer en roses de triomphe, et s'aller placer sur votre chapeau de fleurs en signe éclatant du pouvoir de vos charmes! Je vous remercie à genoux des attentions, des soins, des bontés, de tous les sentimens que vous eûtes pour moi dans des jours plus heureux. Oui, je suis à genoux pour t'adorer... certain philosophe se disoit une oeuvre à part dans la création. J'en pourrois dire autant de moi. Amour! Passion! Idolâtrie... désespoir. Qu'est-ce que cela dit? Qu'est-ce que ces mots-là expriment comparés à ce que sens et à ce que je souffre? J'essuie mes yeux humectés. ô effet singulier de ce qui se passe en moi! Ce ne sont pas des larmes, c'est du sang que je pleure... je souris à ce gage du repos qui s'approche... espérance! Douce espérance! Vous n'êtes plus celle d'un coeur abusé. Adieu... ne me comptez plus sur la terre... soyez heureuse, si vous le pouvez. Si votre coeur vous le permet, coulez encore des jours fortunés. C'est à vous que le bonheur appartient... le fleuve qui entraîne tout, aura bientôt emporté la petite portion de matière qui constitue mon être... de la poussière, quelques atomes imperceptibles et dispersés dans les élémens, voilà ce que je serai dans quelques jours. Je serai tout cela, quand Eugénie, belle encore de tous ses appas, et traînée dans le char du plaisir, foulera la terre où l'on aura déposé ma cendre...

LETTRE 75

au Comte De P. j'ai reçu vos deux lettres en même tems, mon cher comte, et il n'y a que deux jours qu'elles m' ont été remises. Je n'eusse pas été en état de les lire auparavant. Vos alarmes sur ma santé n'étoient que trop fondées. Je sors d'une maladie longue et cruelle, dont je suis à peine convalescent; et ces deux mois écoulés sans que vous ayez eu de mes nouvelles, je les ai passés entre la vie et la mort. J'ai touché au terme de mes jours; j'ai vu de près les bornes de la vie, sans distinguer ce qu'il y avoit au-delà; mais c'est au bord de ce monde inconnu, c'est sur le passage de cette terre de silence et d'oubli, que j'ai retrouvé ma raison perdue. Les maux du corps m'ont rendu la vigueur del'ame et la tranquillité de l'esprit. Dans le tems que vous reçûtes ma dernière lettre, je ne doutois point du changement d'Eugénie. J'appercevois qu'elle étoit perdue pour moi; mais mon esprit se refusoit toujours à l'entière conviction de son infidélité. Je voyois bien qu'elle distinguoit quelqu'un dans la foule de ses adorateurs; je la voyois prévenue particulièrement en faveur du Marquis De R; mais je pensois que l'envie de plaire universellement, que ce goût de dominer si impérieux chez les femmes, quand il se déclare en elles, et que je voyois se développer si vivement dans Madame De V, la préserveroit des égaremens de la galanterie; et quoique la coquetterie me fût en horreur, j'aimois cependant mieux encore la voir au nombre des coquettes, que de la compter parmi les femmes galantes. Le lendemain du jour que je vousécrivis ma dernière lettre, j'allai chez Madame De V selon ma coutume; car malgré le mauvais accueil qu'elle commençoit à me faire, je ne pouvois être encore un seul jour sans la voir; elle n'y étoit pas. Une de ses femmes m'apprit qu'elle étoit sortie dès le matin avec le Marquis De R, et qu'ils devoient dîner à la campagne, ajoutant qu'il étoit fort douteux qu'ils rentrassent de la journée. à ces mots, que je me fis répéter, je sentis que mes genoux s'affoiblissoient. J'entrai dans le sallon pour m'y asseoir. En me plaçant sur un ottomane, j'apperçus, sous l'un des coussins, une lettre décachetée; l'adresse étoit à Madame De V. Une curiosité impérieuse, des mouvemens jaloux m'agitèrent; je pris et ouvris ce billet. Il étoit du marquis, et contenoit la preuve la moins équivoque de l'infidélité d'Eugénie... je vis, je lus que le marquis étoit amant heureux, qu'ill' étoit depuis long-tems, et que la partie de campagne dont j'étois si intrigué, n'avoit été arrangée que pour ajouter de nouveaux outrages à ceux que l'on me faisoit tous les jours. Vous jugez que la vipère et l' aspic n'ont pas de poison plus mortel que celui que je puisai dans la lecture de ce fatal billet. Les effets de cette impression terrible ne se manifestèrent cependant pas tout d'un coup. Je sortis machinalement, ne distinguant rien, ne voyant autour de moi que des formes fugitives et des mouvemens sans objet; marchant comme un homme blessé d'un coup d'épée dont il doit mourir, et qui fait encore quelques pas avant de succomber. J'allai dans cet état jusqu'aux thuileries, où il me prit une grande foiblesse. Ma tête s'appuya contre un arbre, qui me soutint assez pour retarder ma chûte, mais non pas pour m'empêcher de tomber. Mes yeux sefermèrent. Je ne saurois vous rendre compte de ma situation, ni vous dire ce que devint le sentiment de mon existence, pendant plus d'une heure que je restai-là étendu sur le gazon; car j'avois moins de vie que le brin d'herbe que je foulois aux pieds. Quand j'eus repris mes esprits, j'apperçus le ciel et la verdure; mais je ne fis que les appercevoir; j'étois toujours dans une sorte de stupeur pire que l'imbécillité. Je n'avois nulle notion distincte de l'état de mon ame, ni de ce qui venoit de m'arriver. Je voulus reprendre le chemin de chez moi; je m'engageai dans des rues opposées à la mienne. Cependant après plusieurs allées et venues; après beaucoup de détours, je retrouvai mon logis. Il étoit trois heures de l'après-midi, quand je rentrai dans mon appartement. Alors, le billet fatal et tout ce qu'il contenoit me revint dans l'esprit; et toutes les issues de mon ames'ouvrirent à la plus violente affliction. J'essayai d'écrire à Madame De V; je traçai quelques lignes où se peignoit le désordre intérieur. En cherchant dans mes papiers, sans savoir ce que j'y cherchois, des lettres d'Eugénie me tombèrent sous la main; je les rejettai avec indignation, comme des monumens de mensonge et de perfidie. Je me levai furieux: je marchois à grands pas; je venois me rasseoir à mon secrétaire; je prenois un livre, une plume, des papiers tour-à-tour, et rien de tout cela n'avoit le pouvoir de me calmer. Je ressortis enfin, sans dessein, sans objet, sans songer de quel côté je dirigerois mes pas. Une voiture de place s'offrit à ma vue; j'y montai. " où allons-nous, monsieur, me dit le cocher?-où tu voudras.-mais, monsieur, encore faut-il que je sache où vous mener?-où tu voudras " , repris-je, en le regardant avec des yeux plein d'un feu sombre et concentré. Cet homme vit bien par mon air et par ma réponse, que je n'étois pas d'humeur à être contrarié; il prit son parti, et me conduisit à la barrière du trône, jugeant apparemment que j'avois besoin de prendre le grand air... je ne fus pas fâché en effet d'appercevoir la campagne; je renvoyai le carrosse; et prenant à droite au sortir de la barrière, je suivis l'avenue de St-Mandé, qui me conduisit jusqu'au bois de Vincennes. Ce lieu solitaire me parut convenable à ma situation. Je m'enfonçai dans l'épaisseur du bois, où je restai plusieurs heures en proie à tous les déchiremens du coeur et de l'esprit. Je cherchois le lieu le plus sombre; je ne desirois autour de moi que silence et solitude. Le frémissement d'une feuille retentissoit péniblement dans mon coeur. J'eusse voulu ne rien voir ne rien entendre; j'eusse voulu m'échapper à moi-même. Hélas! J'étois bien en effet mon plus cruel ennemi. Mon trouble alloit toujours en augmentant; il se manifesta d'abord par des pleurs, et puis par des signes violens. La frénésie de la passion, les tourmens de la haine, les projets de la fureur qui éclate, les desseins concentrés de la rage qui se tait, bouleversèrent mon ame tour-à-tour. Dans des momens, je rougissois de moi; je m'attristois de ma foiblesse; j'étois effrayé du désordre de mes sens, et le remords venoit et se faisoit sentir avec toutes ses pointes acérées. " homme infortuné, disois-je, à quoi te servent la raison, la science du beau, du bon, de l'honnête et du vrai; si tu n'en peux faire usage, si une seule affection de ton coeur est plus forte que tout cet appareil moral, que toutes ce machines imposantes, destinées à opérerl' ouvrage de ton bonheur? " cette réflexion fut suivie de beaucoup d'autres, interrompues cent fois par un seul souvenir, par un seul sentiment, dans lequel se confondoient tous les autres sentimens et tous les autres souvenirs. Quand l'action tumultueuse de mes sens avoit lieu, ma pensée restoit inactive; elle s'arrêtoit, s'effaçoit en quelque sorte; une crise douloureuse absorboit toute ma vie intellectuelle. Quand le sentiment faisoit place à la pensée, toutes les ressources de la raison, tous les secours de la philosophie se déployoient devant moi; mais mon ame épuisée, manquoit de force pour en profiter. Dans ces agitations, dans cet accablement, je m'apperçus cependant que le ciel étoit sans nuages, et qu'il faisoit le plus beau tems du monde. Cette remarque ne servit point à me calmer. Les oiseaux ramageoient à mon oreille; un soleil doux s'insinuant à travers les branchages, répandoit une lumière dorée sur le petit espace où je m'étois établi... " tout est riant dans la nature, disois-je; les plantes s'ouvrent paisiblement à l'influence de l'astre qui les féconde et les nourrit; les arbrisseaux s' entrelacent en signe d'union; les oiseaux chantent leurs plaisirs: ces insectes aîlés bourdonnent leurs amours; ces lieux semblent faits pour la joie et le bonheur; et moi, je viens les attrister de mon aspect farouche. Tout est bien autour de moi, tout y est à sa place; et dans moi, tout présente l'image du désordre et de la confusion. Ici, tout végète, tout respire, tout jouit, un sentiment de vie tranquille et doux repose dans tous les êtres; tandis que le désespoir bouleverse et déchire mon coeur: et la vie qui me fut donnée pour en jouir, je l'emploie à combattre l'instinct de la nature,qui nous pousse incessamment au bonheur, et à contrarier son voeu le plus sacré. Déjà mon affreuse tristesse influe sur cet asyle; ce ciel pur semble s'obscurcir, le zéphir ne souffle plus, les oiseaux s'envolent; je les effarouche; je trouble les plaisirs de ces êtres innocens. Poursuivi par les furies acharnées sur mon coeur, elles y ont versé tout leur fiel; je deviens une créature nuisible; oui, me voilà devenu cruel et méchant; je suis de trop sur la terre " . Pendant que je m'exprimois de la sorte, un voile sombre s' étendoit sur mes yeux, et la beauté de la nature que j'entrevoyois à travers ce crêpe funèbre, ne faisoit qu'ajouter à mes noires idées. Que vous dirai-je, mon cher comte? Le jour me devint odieux; je sentis le poids de la vie; je résolus de m'en débarrasser. Tout en délibérant sur le genre de mort que je devois adopter, je songeai que les tours de Vincennes n'étoient pas éloignées; que depuis quelques tems elles étoient ouvertes et accessibles à tout le monde: il me vint en pensée de me jetter en bas de leur sommet. Je me ressouvins alors qu'une amante infortunée avoit ainsi terminé ses jours; je me rappellai qu'une femme, qui me fut chère, avoit eu aussi cette idée: elle me parut charmante; je l'adoptai avec transport; et sans m'arrêter à justifier dans mon esprit ce dernier acte de mon désespoir, sans vouloir établir par de beaux raisonnemens qu'il est permis de se détruire, je dis seulement en fixant mes regards sur les cieux: " grand dieu! L'homme est-il plus qu'un grain de sable devant toi? La vie humaine et le néant, comparés à ta vie immortelle, ne sont-ils pas la même chose? Toi seul est la vie; tout ce qui n'est pas toi est la mort. Cesser d'exister, c'est passer'une mort à une autre: me puniras-tu decontinuer d'être ce que je suis sous une forme différente? Dieu tout-puissant! Ajoutai-je, tu vois mon insurmontable foiblesse; tu vois mes maux et ma résolution; si je m'égare, et s'il dépend de moi de ne pas m'égarer; si je meurs coupable, je me mets sous le glaive de ta justice; mais si ta bonté s'étend sur un malheureux qui ne fit de mal qu'à lui, je me jette dans le sein de ta miséricorde " ! Après cette courte prière, je marchai courageusement vers le donjon. Ces portes doublées en fer, ces énormes et triples verroux, ces cachots entr'ouverts qui furent arrosés des larmes de tant d' infortunés, que je voyois à droite et à gauche en montant les escaliers de la tour, mefortifioient encore dans mon noir projet. Arrivé sur la platte-forme, je m'écriai: " me voilà donc à la fin de mes tourmens! ô Eugénie! Ajoutai-je, je te pardonne; j'oublie les maux que tu m'as faits, ils vont finir... mais les tiens, ceux qui t'attendent cachés sous les fleurs, ceux que tu vas chercher dans les sentiers du vice, ceux de la honte et du remords... puisse le dieu qui me suggère le dessein de mourir, t'inspirer un repentir salutaire, et des idées plus convenables à ton bonheur " ! Bien préparé, bien recueilli, je m'approchai de la balustrade en pierre dont ce lieu est entouré, mesurant des yeux la profondeur de la plaine. Cette campagne immense enfermant tant d'objets divers; tout le bois sur lequel je planois, et que je découvrois au-dessous de moi comme une mer ondoyante; Paris s'offrant à mes yeux dans toute son étendue; les sinuosités de la Seine bordée de maisons charmantes que j'appercevois àdroite et à gauche dans l'éloignement; la beauté du point de vue le plus magnifique; la fraîcheur et la pureté de l'air dans ce lieu élevé, firent sur moi une impression bien contraire aux idées sinistres dont j'étois agité. Je m'arrêtai, je reculai deux pas, saisi et comme repoussé par les torrens d'air pur et salubre qui venoient rafraîchir et dégager ma respiration. Le plaisir d' exister couloit dans toutes mes veines, devenoit par degrés une sensation délicieuse, et je humois et je buvois, pour ainsi dire, la vie à longs traits. Tout ce qui trouble une ame, tout ce qui la ressère et l'étreint douloureusement, se détachoit de la mienne; tout ce qui la dilate, tout ce qui l'ouvre à la joie, à la pure volupté, s'y insinuoit et la remplissoit. Je voyois au-dessous de moi cette atmosphère terrestre où se forment les passions, et tout mon être se régénéroit dans je ne sais quelle vapeur éthérée descendue immédiatement des cieux. Je demandai pardon à Dieu d'avoir attenté à ma vie, dont lui seul a le droit de disposer. Quelques larmes expiatoires coulèrent sur mes joues, et je me laissai aller au charme et au ravissement du superbe spectacle que j'avois sous les yeux. Je descendis de la tour, promettant bien de maîtriser mon coeur à l'avenir, de l'épurer d'un levain funeste qui pouvoit y être encore, de rentrer au chemin du vrai bonheur dont je m'étois si prodigieusement écarté, et de vivre enfin pour la sagesse. Je promettois plus que je ne pouvois tenir. Je n'étois pas encore bien fortifié contre les retours d'une passion trop invétérée, pour être détruite si promptement. Je repris mon coeur terrestre en redescendant sur la terre: je ne songeois plus à me donner la mort; mais je pensois toujours à celle qui devoit mela causer infailliblement. Cette femme que j'avois aimée plus que jamais ne le fût aucune mortelle, que j'aimois toujours, non avec la même idolâtrie, mais avec plus d'emportement et de fureur; cette femme devenue ingrate et perfide, je me la représentois, dans les bras d'un autre, lui faisant les mêmes protestations d'amour, les mêmes sermens, les mêmes caresses, s'embellissant pour lui de tous les charmes de la volupté, excitant et partageant son ivresse comme elle avoit partagé et provoqué mes transports. Ces insupportables images qui me revenoient perpétuellement, renversoient tous mes projets de sagesse, détruisoient en moi tout espoir, toute lueur de tranquillité. Tant d'agitations ne purent avoir lieu sans influer sur ma santé. Je n'étois pas assez fort pour résister aux différentes secousses de cette journée orageuse. La fièvre se déclara au moment que je sortois du bois, et j'eus bien de la peine à me rendre jusqu'à la barrière, où je pris une voiture pour regagner mon quartier. Rentré chez moi, je me mis au lit. Madame De V sut que j'étois malade, et vint me voir le lendemain. Le contraste de sa brillante parure avec mon air d'abattement, me plongea dans la plus sombre tristesse. Il ne vint pas sur mes lèvres une seule parole que je pusse lui adresser: j'étois si foible; je ne pus que fondre en larmes en la voyant. Elle parut assez peu sensible à mon état. Sa visite fut courte; et pendant deux mois que j'ai gardé le lit, c'est la seule fois qu'elle soit venue me voir, et qu'elle ait paru desirer savoir de mes nouvelles, puisqu'elle n'a même pas envoyé une seule fois chez moi. Cependant ma maladie prit un caractère funeste, et dégénéra en fièvre maligne. Je me suis vu aux portes du tombeau. C'est-là, mon ami, que j'ai appris combien il est aisé de mourir. La mort dont on s'effraie, la mort n'est rien du tout. Dans ce moment si redouté, les craintes s'anéantissent avec les passions; la vie même la plus agitée ne se retrace à l'esprit que comme un long rêve, dont il reste à peine quelque circonstance dans la mémoire; et mon coeur, et mes angoisses, tous les souvenirs, celui même d'Eugénie, sortoient ou s'effaçoient de ma pensée. Si son image se glissoit encore parmi quelques idées fugitives et superficielles, c'étoit imperceptiblement, sans aller jusqu'à mon coeur, et comme une fumée qui passe devant les yeux sans presqu'effleurer l'organe de la vue. Mes idées n'étoient plus de la mémoire; c' étoit l'impression légère des objets présens, qui encore ne m'affectoient que bien foiblement. J'avois perdu le sentiment du tems et de sa durée: les semaines, les jours, les heures, tout ce qui le marque et le divise n'existoient pas pour moi; j'étois déjà mort, oui, j'étois un malade expiré après de longs tourmens. Dans mes momens lucides, c'est-à-dire, dans ceux où j'étois le moins accablé, il me venoit quelques réflexions sur l'autre vie, qui ne me troubloient ni ne me consoloient. Je me voyois mourir, et malheureusement je me voyois mourir tout entier. J'avois de la peine à croire que mon ame si affaissée pût retourner à une autre existence; et aujourd'hui que toutes ses facultés lui sont rendues, cela même me paroît un puissant argument en faveur de l'immortalité; car enfin, si l'ame anéantie durant une maladie longue et cruelle, revient bien de cet état léthargique assez semblable au trépas, et retrouve toute son énergie, quand le mal physique s'est dissipé; pourquoi, lorsqu'il est évident que le corps ne meurt point, et ne fait que changer de modification dans le tombeau, ne renaîtroit-elle pas du sein de la mort même, pour passer à une autre vie plus brillante et plus belle, conformément à sa nature plus parfaite? Je remercie Dieu de m' avoir frappé de cette maladie que je dois regarder comme un de ses bienfaits. En absorbant les forces de mon corps, elle a éteint les passions de mon coeur. Si le foyer est resté, ce sera pour entretenir la douce flamme de l'amitié; et s'il produit d'autres passions, ce sera de celles qui honorent et qui servent l'humanité. Les passions déréglées n'ont plus de prise sur moi: celle qui fait de notre esprit une source d'erreurs, de notre ame un théâtre d'illusions et de combats, de notre vie une fièvre continuelle; celle qui naquit pour le malheur du monde, ne souillera plus mes nobles affections. Je la juge et la vois maintenant telle qu'elle est; je reconnoisque cet assemblage de sentimens outrés à qui l'on donne le nom d'amour, est un délire, une pure frénésie; que presque toujours criminels, ils ont toujours avec eux leur punition, et que j'ai mérité les maux que j'ai soufferts. Il peut me rester des marques de ma chaîne; je l'ai portée trop longtems pour qu'elles soient toutes effacées. Les meurtrissures qu'elle a laissées sur mon coeur, y sont encore, ne se guériront peut-être jamais; mais elle ne l'étreint plus de ses noeuds et de ses replis funestes. Je ne sens plus l'impression de son poids meurtrier. Je ressemble à un homme qui sort tout mutilé d'un précipice où il a pensé périr, et qui une fois remonté sur ses bords, sent beaucoup moins ses blessures que le plaisir d'être échappé au danger. Tout foible, tout languissant que soit mon corps, j'ai pourtant le libre exercice de mes facultés intérieures.Du moment où j'ai été convalescent, mes yeux se sont ouverts à une clarté nouvelle, qui a répandu la sérénité de toutes parts autour de moi. Un grand calme s'est fait sentir; il a pénétré si avant dans mon ame, il s'y est si heureusement et si parfaitement établi, qu'il seroit, je crois, impossible d'y ramener le trouble aujourd'hui. Le nom même d'Eugénie, je l'entends prononcer sans émotion. Je n'ai ni haine ni ressentiment contre elle; j'y pense encore, et je ne crains point d'y penser; mais son idée n'est plus l'idée régnante de mon esprit. Je me la représente parmi les objets les plus indifférens, sans en être affecté davantage. Une seule chose m'émeut encore, quand il m'arrive de songer à elle, c'est cet abandon sans exemple où elle m'a laissé pendant ma maladie. Qu'elle m'ait oublié lorsque j'étois en santé, rien de plus ordinaire, et rien aujourd'huine me paroît moins étrange; mais que durant une maladie de deux mois, elle ne soit venue me voir qu'une fois; que pendant tout ce tems, elle n'ait pas envoyé une seule fois savoir de mes nouvelles, ce souvenir-là pèse continuellement sur mon coeur. Voilà, mon cher comte, le récit fidèle de ce qui s'est passé pendant ces deux mois de silence, dont votre amitié attentive a la bonté de s'alarmer. Voilà comment quelques mois, quelques semaines, quelques jours amènent souvent les plus heureuses révolutions dans les situations les plus pénibles de la vie. Hier, votre ami étoit l'esclave de ses sens, le vil jouet de ses passions; c'étoit un frénétique, un insensé, un homme dégradé. Aujourd'hui, tous les rapports de son ame sont changés; il a repris le goût du vrai, l'amour de l'ordre, le courage et la sécurité de la vertu. Il n' estime plus que ce qui est estimable, n'aime plus que ce qui est digne d'être aimé: il est, je crois, digne de vous.

LETTRE 76

au même. un reste de fièvre me tient en langueur; ma santé ne se rétablit point, et je doute qu'elle se rétablisse jamais. J'ai tant fait pour en hâter la perte! ... mais le mal est venu; il est mon ouvrage: je ne puis le réparer que par la résignation. Mon ame continue d'être calme; ce n'est point une sécurité funeste, et rien désormais ne doit vous faire craindre que mes dispositions puissent changer. Cependant quelques détails qui me sont revenus touchant Madame De V, ont un peu altéré ma tranquillité. Le Marquis De R l'a quittée avec éclat. Le Vicomte De M qui avoit pris sa place, vient de suivre l'exemple du marquis, après quelques jours d'une liaison très-intime; et ces hommes atroces semant les plaisanteries et le ridicule sur le commerce qu'ils ont eu avec elle, et sur les circonstances de leur rupture, s'en vont publiant par-tout ses égaremens. D'autres, dit-on, leur ont déjà succédé. ô mon ami! Cette Eugénie qui n'a plus le moindre trait de ressemblance avec l'Eugénie que je connus autrefois, affiche la licence, donne dans tous les travers de la galanterie, marche à grands pas vers ce terme où le coeur usé par l'habitude et les excès du vice, et ne trouvant que dégoûts dans l'ardente poursuite des fausses voluptés, joint à l'affreuse idée de ne pouvoir recommencer sa carrière, celle de n'avoir plus que l'alternative d'une fin malheureuse, ou d'une vie chargée d'opprobre.Je n'ai pu me défendre de pleurer sur le triste sort qui l'attend inévitablement. D'autres peuvent abuser de sa foiblesse, se faire un jeu de sa honte, ériger des trophées sur son déshonneur; ma langue et ma bouche épargneront toujours celle qui, pour être à moi, cessa d'être à la vertu, et qui oublia sa gloire pour songer à mes plaisirs.

LETTRE 77

à Madame De V. une lettre de vous, madame; et pourquoi? Que me voulez-vous? Que me demandez-vous? Et qu'y a-t-il encore de commun entre nous? Quel surcroi de dépit ou d'ennui, quel écart d'imagination ou quel rêve bizarre vous a persuadé que vous m' aimiez encore, et vous a suggéré deme l'écrire? Il se peut qu'une fâcheuse expérience vous mette à portée de faire des comparaisons qui ne soient pas à mon désavantage; mais je ne répondrai point à cet article de votre lettre: mes nouveaux sentimens me le défendent plus encore que l'impossibilité de croire à tous ceux dont vous m'assurez. vous pleurez, vous n'êtes pas heureuse . Je le crois, je pense encore assez bien de vous pour le croire. Ah! Pleurez, madame; pleurez tous les jours, toutes les nuits, à toutes les heures; c'est dans les torrens de vos larmes que le reste de votre vie doit s'écouler, si vous voulez redevenir un objet d'intérêt pour les coeurs honnêtes, et vous retrouver digne encore des regards de la vertu. Vous voudriez me voir: moi, retourner chez vous! ... devez-vous l'espérer et même le desirer? Si vous étiez capable de soutenir ma vue, quelle sorte de sentiment faudroit-il que je vous témoignasse en vous abordant? Non, Eugénie, je ne vous verrai plus. Que ferois-je auprès de vous? Je ne suis plus l'homme qu'il vous faut. Nous sommes trop changés, trop différens tous les deux pour nous convenir désormais. Et puis il existe des devoirs dont j'ai reconnu toute l'étendue. Si vous sûtes m'en écarter; si vous me fîtes connoître que l'ame la plus honnête peut s'égarer au point de s'honorer de ses erreurs; si dans le tems que je portois vos chaînes, ma raison fut troublée jusqu'à m'offrir dans toute votre personne tout ce qui sembloit me faire une loi même devant Dieu, de les porter toujours, je vous ai cependant l'obligation d'être revenu de cet état de démence et de folie, et de ne plus voir autour de moi ces images exagérées et ces vains prestiges de félicité que ma trop foible et trop ardente imagination poursuivit si longtems. J'ai perdu de douces illusions; mais mon ame a retrouvé sa faculté de juger; et si c'est un malheur de voir les choses telles qu'elles sont, c'est pourtant un avantage d'être enfin convaincu que ce n'est point à la félicité, mais au repos que nous devons prétendre en cette vie, et que tout ce que nous voulons au-delà n'est que peine et douleur... imitez-moi, si vous le pouvez; mais votre esprit est-il en état de recevoir les impressions de la vérité? ... voici la dernière lettre que vous recevrez de moi. Ne m'écrivez plus; ne reprenons pas un commerce que nous nous étions interdit, et qui seroit sans charme et sans utilité. Votre destinée, ainsi que la mienne, est écrite et déjà commencée...ma santé dépérit tous les jours..., et j'assigne à-peu-près l'époque où cessera pour moi l'esclavage et le tourment des misères humaines. ô Eugénie! Songez que ce moment viendra aussi pour vous... je vous aime toujours, n'en doutez pas; il n'est pas en moi de cesser de vous aimer. Mon attachement n'est plus une passion, Dieu ne sauroit le condamner; mais il est tel encore que s'il falloit ma vie pour assurer votre bonheur, ma vie encore seroit à vous.


Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Ainsi finissent les grandes passions, ou les Dernières amours du chevalier de ***. Ainsi finissent les grandes passions, ou les Dernières amours du chevalier de ***. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BCCC-2