LETTRE 1
Henriette à Emilie. que sont devenus, mon Emilie, ces jours heureux que nous avons passés au couvent? Où sont les jeux de notre enfance, nos plaisirs purs, notre joie franche, et le charme qui accompagnoit ces premieres jouissances? Mon amie! J'ai tout perdu. L'âge du bonheur est déja fini pour moi. J'entre dans une carriere douloureuse, dont les bornes s'étendront peut-être aussi loin que ma vie. En sortant du cloître, je crus renaître un instant. L'air si doux de la liberté que je commençois à respirer, le tableau d'un monde enchanteur, des amusements nouveaux, tout conspiroit à me séduire. Mon ivresse dura peu, tu le sais; je reconnus bientôt l'illusion de ces plaisirs. La campagne sembloit me promettre des objets plus faits pour mon coeur: j'ai trouvé par-tout le même vuide, le même dégoût. Que vois-je autour de moi? Une nature muette; d'ennuyeux déserts. Rien n'y parle à mon ame. Je ne sais quelle sourde inquiétude me suit au milieu de nos fêtes villageoises et de nos cercles bourgeois. J'ai vu le temps où le paysage que j'habite m'auroit charmée: mais les goûts changent, et je commence à m'appercevoir que j'y suis seule. D'où vient donc ce malaise, qui me fait fuir le monde, et soupirer loin de lui; chercher la solitude, et m'y déplaire; rêver sans objet; m'attrister sans cause; qui me rend distraite, indifférente, et me met sans cesse en contradiction avec moi-même? ô ma chere! Que cet état me pese! Que n'es-tu près de moi! Combien nos coeurs se plairoient à s'épancher! Viens consoler ton Henriette! Laisseras-tu passer la belle saison sans revoir les bosquets de Trénel? Les pluies du printemps sont écoulées: il regne maintenant dans nos campagnes une fraîcheur délicieuse, et la verdure est dans tout son éclat: viens! J'ai besoin d'une amie: oui, d'une amie; c'est le mot, n'est-ce pas? Nous parlerons de notre premier âge; et je jouirai du moins de ma félicité passée, puisqu'il ne m'en reste plus d'autre.
LETTRE 2
à la même. je ne te verrai donc point! Tu ne peux quitter une tendre mere! Mais nous nous écrirons, et je te confierai mes peines. Oh! Si j'étois menacée de quelque orage! Tu m'effraies. Dès qu'une fille s'ennuie, dis-tu, elle n'est pas loin d' aimer. Je n'ose descendre dans mon coeur; je crains d'y découvrir une foiblesse... il faut pourtant te faire un aveu: Seligny est ici depuis huit jours. à son abord, je n'ai pu me défendre d'une secrette émotion: je crois même que j'ai rougi. Oui, en vérité, j'ai rougi! Que je m'en veux d'être si timide... après tout, c'est votre faute: qu'aviez-vous besoin de le préconiser? Voilà, mademoiselle, à quoi vous m'exposez avec vos louanges. On se prévient pour un objet sans le connoître: l'imagination l'embellit; et quand il paroît, l'illusion demeure. Nous voyons souvent Madame De Mery. C'est une jeune veuve, aimable, étourdie, inconséquente: elle a des graces,de la gaieté, beaucoup de caprices; et c'est ce qu'on appelle, dit-on, une jolie femme. Nous avons encore la Baronne De Norton et sa fille. Celle-ci paroît fraîchement sortie du couvent. Ce sont de ces figures fades, dont il ne reste aucune idée quand on les quitte. Sa mere a le geste mâle, la voix haute, l'air fier et dur, parle beaucoup, n'écoute point, répond quand il lui plaît, vous mesure du coin de l'oeil, et promene avec dédain une large tête qui s' enfonce dans ses deux épaules. La nature s'étoit proposé d'en faire un homme; mais l'ouvrage n'a pas été fini. Te citerai-je Mercourt, qui se déchaîne contre toutes les femmes qu'il a connues? Quelle maladresse! Les hommes qui nous décrient entendent bien peu les intérêts de leur amour-propre! Tu vois que je ne manque point de société. Que me faut-il donc? Je l'ignore: mais peut-être le saurai-je trop tôt!
LETTRE 3
à la même. je ne suis point si prévenue en faveur de ton ami, que tu l'imagines. J'ai déja commencé à lui trouver des défauts; preuve que je l'observe de sang-froid. Ce n'est point le dépit qui me fait parler: hélas! Il n'en est peut-être que plus à craindre; et je l'aime beaucoup mieux depuis que je l'admire moins. Souvent il m'entretient de ses voyages. Avec quelle avidité je l'écoute! Je frémis quand il peint les dangers qu'il a courus. Je le suis dans chaque pays. Vante-t-il les charmes de ses habitantes? Je voudrois alors qu' il n'eût tenu à personne dans le monde. Quelquefois je lui demande, en riant, s'il n'a jamais aimé? Il s'en défend, je ne sais pourquoi: et je ne sais pourquoi j'ai fait cette question. Il lui est venu dans l'idée de m'apprendre le dessein: tu rirois de voir le maître avec l' éleve. Seligny dirige mon crayon, et ce moment n'est pas celui où je suis le plus tranquille. S'il arrive à ma soeur de nous quitter, je deviens déconcertée, timide, aussi-tôt que nous sommes seuls... tout cela m'alarme: je ne suis point en paix. Ah mon amie! Aurois-tu deviné?
LETTRE 4
à la même. quel sentiment délicieux j'éprouve en commençant cette lettre! Elle te peindra ma joie. Je renais au bonheur. C'est en vain que je voudrois me le dissimuler: Seligny m'est cher. Ce n'est point de l'amour qu'il m'inspire; c'est une amitié tendre fondée sur l'estime. Tout ce qui m'environne me peint la sérénité d'un beau jour. Je jouis avec transport de chaque objet. Une matinée de printemps me charme. Je me promene avec délices dans ces bois qui me sembloient déserts; leur solitude n'a plus rien qui m'attriste: j'y porte un autre moi-même, et son image embellit la nature. Comment un penchant si doux pourroit-il être funeste? Cela n'est pas concevable. Cependant je crains... je crains Madame De Meri. Ne voilà-t-il point déja les soupçons qui m'agitent, la jalousie qui me dévore! J'avois donc tort de me croire heureuse! Je ne sais pas même dissimuler.Il m'est arrivé cent fois de me trahir. Je palis; mes yeux se baissent ou se détournent; souvent des larmes s'en échappent, et mon émotion est trop visible pour qu'on puisse s'y méprendre. Juge si des femmes l'ignorent! En vérité, je crois qu'elles ont vu que j'aimois, avant que je m'en doutasse moi-même. Penses-tu qu'il ait été lié jadis avec Madame De Mery? Es-tu bien informée? Je ne la trouve point si séduisante. Elle a je ne sais quoi de libre et de décidé qui doit repousser un coeur honnête; mais si elle plaît, ses défauts sont un charme de plus.
LETTRE 5
à la même. eh bien! J'ai suivi tes conseils. Tu crois que Seligny, trompé par ma froideur, a paru s'en affecter; qu'il a marqué de l'inquiétude; qu'il a cherché à s'éclaircir? Tu t'abuses. Il a passé tout un jour sans me parler. J'étois si outrée, que le soir j'ai eu mille attentions, mille égards pour Mercourt que je déteste. J'ai même affecté de lui sourire au moment où les pleurs alloient s'échapper de mes yeux.Ce matin j'ai rencontré Seligny: je l'évitois. Il m'arrête et me présente une lettre. Une lettre à moi! Qu'avons-nous de particulier à nous dire? J'aurois dû la refuser. ô! Mon Emilie! D'où vient donc l'étrange ascendant que cet homme a pris sur moi? D'où vient suis-je si foible auprès de lui? Tu ne saurois croire à quel point il m'en impose! J'ai reçu sa lettre d'une main tremblante et comme à la dérobée, tant j'étois confuse! à l'instant un froid mortel s'est répandu sur mon coeur. J'ai voulu lui rendre ce fatal écrit; il venoit de s'éloigner. Faut-il t'avouer ma honte? Au fond de l'ame, j'étois charmée d'avoir sa lettre; en la recevant, je brûlois de l'ouvrir: je me tourmentois à deviner ce qu'elle contenoit. Quelle enfance! Jamais je ne me suis trouvée si ridicule! Mais juge de ma surprise: voici ce qu'on m'écrit.
LETTRE 6
Seligny à Henriette. il faut vous quitter, mademoiselle; il faut partir. Un vain espoir m'avoit séduit. Oui, j' osois me flatter... mais dois-je vous avouer l'idée que j'avois conçue de vos sentiments, et que j'embrassois avec toute la joie d'un coeur qui obtient ce qu'il desire? Vous vous êtes bientôt empressée de la détruire. Je me vois arracher du sein des illusions les plus douces; et, comme si vous vouliez me punir d'avoir été trop heureux,vous me marquez plus de rigueur que vous n'avez jamais eu d'indulgence. C'est une cruauté. Si l'on n'aime pas, du moins ne devroit-on point haïr. Je pars accablé de ma disgrace! Eh! Comment pouvois-je espérer de vous mériter? Esprit, beauté, talents, fortune, vous avez tout: et moi, je n'ai d'autre bien que mon amour; mais je vous voyois, et j'étois consolé. Un seul de vos regards me rendoit le plus heureux des hommes... vous avez déchiré le voile, et je suis retombé dans mon néant. Ah! Pourquoi vous ai-je connue? Pourquoi me suis-je livré à tous les sentiments qui m'entraînoient vers vous? Ils sont beaucoup trop tendres pour mon repos. Je suis donc condamné à passer ma vie dans les regrets! Oubliez-moi, mademoiselle: oubliez un infortuné. Que mon idée ne trouble point vos plaisirs. Vous êtes faite pour aimer: puissiez-vous trouver un coeur qui soit digne du vôtre! Qu'il sera heureux le mortel qui saura vous toucher! Pour moi, je dois renoncer à ce bonheur. Combien je vais regretter de ne plusvoir renaître ces moments qui s'écouloient dans le sein de la confiance! ... adieu, mademoiselle! Je ne vous verrai plus: mais votre image me sera toujours chere. Je la porterai partout avec moi: c'est un bonheur du moins que le sort ne pourra me ravir.
LETTRE 7
Henriette à Seligny. je ne devois point m'attendre à votre lettre, monsieur: je devois m'attendre encore moins aux plaintes que vous me faites, à des aveux qui m'offensent, à des soupçons qui me surprennent. Je n'ai jamais connu la haine: c'est un sentiment trop pénible, et qui répandroit l'amertume sur ma vie. Eh! Quel motif aurois-je de vous haïr? Vous ne m'en donnez aucun, et je vous supplie de le croire. Quant à l'amour, il ne m'est pas moins étranger; j'ignore s'il est essentiel à mon bonheur, et si je suis née pour le connoître. L' amour n'est doux, que lorsqu'on trouve un coeur qui rend tendresse pour tendresse; et si j'aimois, je sens que je voudrois être aimée sans partage. Mais c'est se flatter d'un vain espoir: la plupart des hommes n'ont pour but que de satisfaire leur vanité en multipliant leurs conquêtes... vous ne leur ressemblez point, monsieur; je le veux croire. Ah! Ne leur ressemblez jamais! Ne vous amusez point de la sensibilité desfemmes. Telle, sous des dehors légers, cache souvent une ame tendre et capable de s'attacher. Si vous ne vouliez que l'éprouver, cet amour dont vous feriez un jeu deviendroit le malheur de sa vie. Passez-moi cet avis désintéressé; c'est la seule maniere dont je me vengerai de vos reproches. Il étoit inutile, je crois, de m'annoncer votre départ, et de m'adresser des adieux. Vous êtes libre de nous quitter quand il vous plaira; rien ne vous arrête ici que votre goût. Je conçois que vous auriez tort de rester dans un hameau; vous êtes né pour un plus grand théâtre. Partez donc... je me garderai bien de vous retenir! Mais oubliez ce que vous appellez mes rigueurs, et ne voyez dans ma conduite que l'ouvrage de ma raison. C'est un aveu que je vous dois, pour détruire les impressions fâcheuses qui pourroient vous rester; vous ne les méritez point, et je ne sais pas être injuste.
LETTRE 8
Henriette à Emilie. je t'envoie une copie de ma réponse. Maintenant qu'elle est partie, je suis fâchée de l'avoir écrite. Il la trouvera dure. Oui, je l'ai maltraité, ma chere. Ce n'est pas ainsi qu'on écrit quand on aime. Il partira, je le prévois: il n' aura point eu l'adresse de distinguer, à travers mon dépit, les expressions de l'amour. Il me parloit de son infortune avec tant de confiance! Il n'étoit heureux qu'auprès de moi! Il m'aimoit.Le ciel nous avoit destinés l'un pour l'autre. Que de rapports entre nos sentiments! Combien de fois nous est-il arrivé d'ouvrir la bouche pour exprimer la même idée! ô mon amie! Je sens qu'il faudra le pleurer. Je m'étois fait une douce habitude de le voir: quand il étoit absent je m'en occupois: il sembloit que je ne pusse exister sans lui ou sans son image. Quelle privation je me prépare! Mon dieu! S'il partoit... je le crains; mais s'il m'aime il doit rester. Madame De Mery nous quitte,et j'éprouve une secrette joie de son départ. D'où vient ce sentiment qui m'afflige? Ah! Que l'amour m'aviliroit à mes yeux, s'il étoit quelqu'un au monde qu'il m'obligeât de haïr!
LETTRE 9
Seligny à Monsieur De Murcé. ô mon bienfaiteur et mon ami! J'ai besoin de vous écrire; j'ai besoin de répandre mon coeur dans le vôtre. Depuis que je suis chez Madame De Berville, je ne me reconnois plus. Quelle révolution s'est faite en moi! Qu'est-ce que j'éprouve! ô ciel! Je crains de me l'avouer. Il est donc vrai que j'aime! Jusqu'ici j'avois des goûts et non des sentiments. Mon coeur s' usoit sans se fixer. De là cette pénible incertitude,cette froide indifférence sur toutes les scenes de la vie, cette mélancolie qui me rendoit insipides la possession, le séjour, l'habitude... quelle différence! Aujourd'hui tout m'attendrit, tout me charme. Deux mois d'une félicité pareille à celle que je goûte, et je consens à souffrir deux siécles de peine. Loin de Henriette, que le monde me paroît frivole! Je ne suis occupé que d'elle; je ne suis bien qu'auprès d'elle; un seul instant où je la perds de vue est un tourment pour moi. Je vais vous peindre celle que vousaimeriez, si vous l'aviez vue: elle a la physionomie la plus douce, la plus touchante. Il y a dans ses traits quelque chose de céleste: c'est une sérénité angélique qui donne l'idée d'un bonheur sans mêlange. Sa voix... on dit que la voix d'une amante est la plus douce de toutes les harmonies; mais celle de Henriette s'insinue avec volupté dans votre ame, et vous croyez toujours l'entendre. Ajoutez à cela une modestie si noble: elle baisse avec tant de graces ses longues paupieres, et rougit d'un air sinaïf, qu'on ne peut la voir sans être ému. Nous avons fait, ces jours passés, une promenade sur une petite riviere qui baigne les murs du parc: elle coule à travers une longue allée de peupliers et de frênes, qui forment, des deux côtés, une voûte impénétrable au jour. Nous trouvâmes sur le rivage une troupe de villageoises qui dansoient au son de la flûte. Nos dames se mirent de la fête; et je sentis, dans cette occasion, combien l'art quelquefois embellitla nature. Toutes vives, toutes légeres qu'étoient ces villageoises, leur danse me parut froide et sans grace: il falloit voir Henriette; il falloit voir la molle souplesse de ses mouvements, cette négligence aisée qui plaît sans y prétendre, cette variété de formes, de positions, de tableaux, qui présentent la beauté sous les aspects les plus riants. Nous fûmes reconduits jusqu'à notre barque, et ce départ fut un triomphe. Henriette, pendant la route, me parut triste et rêveuse. Le calme du soir, et l'obscurité formée par l'ombre des arbres favorisoient sa mélancolie. J'étois auprès d'elle; je l'observois: nous gardions le silence, et j'étois heureux. Je ne desirois rien; ma jouissance étoit complette. Un accident nous troubla: je me tenois sur le bord de la barque, et par un mouvement qu'elle fit, je manquai d'être renversé dans l' eau. Henriette, effrayée, jette un cri, me tend les bras, et s'éloigne aussi-tôt avec dépit. Toute la soirée elle eut du chagrin, me marqua une politesse froide, affectée, se plaignit d'une indisposition, et serenferma dès que nous fûmes arrivés. Henriette alors me détestoit surement, et je venois de l'éprouver si tendre! Se peut-il que d'un moment à l'autre le coeur essuie des révolutions si bizarres!
LETTRE 10
Henriette à Emilie. j'ai de l'humeur, ma bonne amie! J'en ai contre Seligny, j'en ai contre moi-même. Hélas! Je crains bien que mes folies ne m'aient trahie, et qu'il n'ait remarqué combien il m'intéresse: je ne lui pardonnerois pas d'avoir fait cette découverte. Ce matin encore il m'apportoit des fleurs, suivant son usage: je les ai refusées. Ce refus l'a surpris. Et pourquoi, s'il vous plaît? Parce-qu' ils ont tous l'orgueil d'imaginer qu'on ne peut leur résister. Il m'a remontré doucement que je lui faisois quelquefois la grace d'accepter ses bouquets. Je lui ai demandé fiérement si cette grace étoit une loi. L'hypocrite a vu que j'étois décidée, il s'est retiré d'un air triste: et moi, foible coeur! Je l'ai rappellé... oui, je l'ai rappellé: j'ai pris les fleurs. Comment faire? Il paroissoit si chagrin! Quelle raison! Ce n'est point là se défendre. Je le sens bien. Mais tenez, ma chere! Quand il est près de moi, tous les projets que j'ai conçus s'évanouissent. Ila le talent de me persuader le contraire de ce que je voulois. Un moment de sa présence détruit des plans qui m' avoient coûté des nuits entieres à former; et je suis toute surprise de penser comme lui. Pour vous mettre au fait: vous saurez qu'il a d'abord l'art de parler comme moi; qu'ensuite il m'insinue adroitement des objections légeres et faciles à combattre; que bientôt il grossit les obstacles, et qu'à la fin je suis forcée de convenir qu'il a raison. Que direz-vous de pareilles ruses?
LETTRE 11
à la même. nous arrivons du château de Madame Norton, où nous avons passé la journée. C'est un bâtiment gothique. Le maître est un homme sec, élancé, qui a toujours l'air de juger ses vassaux. Il vous fait la description d'un tournois comme s'il y eût assisté lui-même; vante beaucoup les anciennes modes, et conserve encore dans ses habits le costume du dernier siecle. Il m'a menée dans tous les coins de son habitation.Peins-toi de longs appartements, où l'on voit pour tous meubles des tapisseries à grands personnages, et des fauteuils à franges. Dans une de ces salles, que M Norton appelle sa galerie de tableaux, j'ai remarqué douze ou quinze figures aussi roides que lui: ce sont ses aïeux. J'ai voulu voir la bibliotheque: j'y ai trouvé peu de littérature moderne, et pas un roman. J'en ai marqué ma surprise au baron, qui m'a déclaré son horreur pour ces livres, en termes si clairs, que je ne me suis plus avisé d'en parler. Ona passé dans le parc, et nous y avons fait cinq ou six tours avec un silence qui ajoutoit encore à la dignité de notre marche. J'ai su qu'on se promenoit tous les jours jusqu'à une certaine distance du château, et qu'il n'étoit jamais arrivé qu'on allât plus loin. La cloche sonne, nous rentrons pour dîner. Je vois arriver un grand garçon bien décontenancé, bien gauche, qui ne paroît qu'à table, et à qui je n'ai pas entendu prononcer une parole: mais en revanche il m'a bien examinée; j'ai cru que ses regards stupides necesseroient de me parcourir. Le soir, pour s'égayer, on s'est permis de petits jeux innocents, qui m'ont causé un mortel ennui. Les tristes gens! Je crois qu'ils n'ont jamais ri de leur vie! Ils ne font rien comme tout le monde; leurs plaisirs même ont un air grave, empesé, qui repousse la joie. Que cette journée m'a paru longue! Je me suis demandé la cause de cette tristesse involontaire, et j'ai rougi de l'entrevoir. Oh, mon amie! Il nous manquoit un homme près de qui tous les lieux m' auroient charmée. Seligny n'étoit point avec nous: son idée n'a cessé de me poursuivre. On a voulu me faire chanter; j'ai refusé: on m'a pressée, j'ai répondu par des pleurs. Qu'aura-t-on pensé de moi? J'ai honte d'avoir été si foible! Mais je me trouvois dans une disposition mélancolique, et tu sais qu'il est des moments où le moindre sujet fait sortir nos larmes, qui ne demandent qu'à couler. Mes distractions ont frappé tout le monde; je paroissois m'ennuyer, me déplaire. Eh! Qu'importe? Il étoit trop vrai que je ne pouvois me contraindre.Quoi! Pour un seul jour d'absence être au supplice! Que sera-ce donc, grand dieu! S'il faut nous séparer pour jamais! Cette idée est affreuse... près de rentrer au logis il m'a pris un battement de coeur, un frissonnement dans tous les membres, qu'il me seroit plus aisé d'expliquer que de peindre. J'avois sur la poitrine un poids énorme: à mesure que j'avançois, je tremblois de rencontrer celui que je cherchois de tous mes yeux; chaque personne que j'appercevois causoit un ébranlement dans mon ame.Il a paru: j'allois m'écrier: j'ai eu la force d'étouffer ma joie. Mais l'effet que sa présence a produit sur moi n'est pas croyable: je ne me reconnoissois plus; ma gaieté renaissoit; mon sang circuloit sans peine; j'avois retrouvé mes forces... ah! Mon Emilie! Jamais je ne triompherai de cet amour!
LETTRE 12
à la même. que je vais rendre Seligny jaloux! Il faut qu'il ait son tour: il ne sera point dit qu'il m'aura chagrinée impunément. Le fils du baron, ce lourd personnage dont je t'ai parlé, est venu d'un air embarrassé me dire... mais comment répéter ce qu'il m'a dit? Je n'ai rien entendu. Au premier mot d'amour, j'ai répondu par un éclat de rire, ce qui l'a fort déconcerté, je t'assure. Depuis ce temps, il lui prend des accès de timidité, qui m'amusent. Dans les fréquentes visites qu'il nous fait, il vient s'asseoir auprès de moi, et reste une heure entiere à me contempler, sans ouvrir la bouche. Je souris; il sourit: je me leve; il se leve: je retourne à ma place; il retourne à la sienne. Souvent au bout de deux ou trois heures, je quitte mon ouvrage, et je parois toute étonnée de le trouver là. Je voudrois l' éconduire: mais cet homme est d'une patience qui met la mienne en défaut; rien ne le fâche. Ne voilà-t-il pas mon importun qui m'apporte un gros bouquet de roses! Je lui crie de loin que les fleurs m'incommodent. Il va les jetter. Seroit-il parti? Non; le voilà qui rentre. Je vais paroître fort occupée à écrire; je ne le verrai point... je crois qu'il ose regarder ma lettre! Oh! S'il la lisoit, il seroit bien puni. Il me fait des questions; point de réponse. Va-t-il se retirer par dépit? Point du tout: il soupire, et s'assied à l'autre coin de la chambre. Il y restera; car je ne veux plus m'en occuper. Il lui convient bien d'avoir de l'amour! Ce sentiment délicat est-il fait pour lui? Que son entretien me déplaît! Que ses manieres me choquent! Je le trouvois moins odieux avant qu'il s'avisât de m'aimer: du moins je ne le regardois pas. Aujourd'hui, je remarque en lui mille défauts. Où es-tu, Seligny? Où sont tes tendres sons, tes prevenances flatteuses, tes charmantes expressions? Quelle folie à Norton, d'oser te disputer mon coeur! Je jure d'avance une haine immortelle à tout amant qui chercheroit à me plaire; je ne veux aimer que toi... mais pourquoi suis-jeforcée de me taire? Pourquoi le coeur d'une mere est-il fermé à mes tendres épanchements? Si je l'osois, j'irois embrasser ses genoux, lui déclarer cette fatale passion qui me tourmente, la conjurer de sauver sa fille; mes larmes couleroient dans son sein. Mais ce seroit l'iriter encore! ô ma chere! ô mon unique amie! De noirs pressentiments m'annoncent que mes beaux jours sont passés. Je viens d'ouvrir sous mes pas un abîme d'infortune, et je ne vois dans l'avenir que des sujets de peines.
LETTRE 13
à la même. c'en est fait, je ne veux plus m'occuper de lui; je le bannirai de ma pensée: il le faut; je le dois. Qu'il parte! Ah! Qu'il parte! Je frissonne encore du danger que j'ai couru hier à la chûte du jour: je m'étois retirée dans un bosquet; je rêvois: j'étois dans un de ces instants où le coeur est porté à s'attendrir; je sentois couler mes larmes, quand Seligny parut. Je ne sais s' il est une voix secrette qui nous annonce nos destinées:mais je fus saisie, à sa vue, d'une frayeur subite. Je voulois lui dire de s'éloigner, je n'en eus pas la force. Avec quel art il sut calmer mes craintes! Comme il rappelloit par degrés la confiance dans mon ame! Et quelle douceur insinuante il mêloit à ses discours! Je lui parlai de Madame De Mery, ce nom le fit rougir. Il m'avoua qu'autrefois il l'avoit connue: mais il me la sacrifioit; il n'aimoit que moi; son bonheur dépendoit des sentiments que j'aurois pour lui. Je l'écoutois avec un trouble que chaque instant sembloit accroître: ma rougeur, mes yeux baissés me trahissoient sans doute. M'aimez-vous! Ajouta-t-il en me serrant contre son coeur. Je ne pus lui répondre: mais je le repoussai d'une main tremblante. Il s'empare de cette main, la porte à sa bouche, et la couvre de baisers. Une flamme inconnue coule dans mes veines: je m'écrie. Son transport redouble: il s'enlace dans mes bras, et je sentis sur ma bouche l'impression de la sienne. ô mon amie! Que devins-je? Ma vue s'obscurcit,mes genoux plierent, et je tombai sans force aux pieds du séducteur. Il me releve. Un nouveau feu qu'il allume sur mes levres me rappelle de ma foiblesse: l'indignation me soutient contre son audace. J'étois glacée de frayeur, agitée comme la feuille. Je m'appuyai contre un arbre, et je l'accablai des reproches les plus durs. Il se prosterna pour me fléchir. Homme lâche! Dis-je en moi-même, l'humiliation ne te coûte rien: tu sais t'avilir pour mieux tromper. Je m'éloignois; il me retint. Ses yeux étoient mouillés; j'en fus émue. Que dis-je! Ah! Dieu! Je vis l'instant où j'allois me jetter dans ses bras. Je détournai la vue; je lui défendis de me suivre, et je m'échappai. à peine fus-je rentrée, que je sentis une oppression violente: je me soulageai par un torrent de larmes. Depuis ce moment, je n'ai point quitté ma chambre; je suis malade; j'ai le coeur navré, l'esprit en désordre: je crois que j'ai la fievre. On a paru deux fois à ma porte, mais je ne répondrai point; j'y suis résolue. Qu'on neme voie plus: qu'on me laisse: qu'on parte: que j'oublie jusqu'au nom du perfide!
LETTRE 14
Seligny à Henriette. c'est un homme assez malheureux pour vous avoir déplu, qui vient porter à vos pieds son repentir et ses regrets. Je suis loin de vouloir m'excuser; ce n'est point ma justification que je demande, c'est ma grace que j'implore. J' abjure, et je voudrois retrancher de ma vie le moment de délire où j'ai pu offenser la vertu. Je ne vous dirai point qu'il est des fautes qu' on doit pardonner à l'amour, et que si j'avois moins aimé,peut-être, je serois moins coupable: je n'opposerai point de raisons au ressentiment qui vous enflamme. Punissez-moi, mademoiselle, mais cessez vos plaintes; je ne puis les entendre: elles retentissent dans mon ame. Est-ce à moi d'augmenter la source de vos larmes, moi qui devrois vous consoler; moi qui devrois vous offrir, contre les rigueurs d'une mere, tous les secours de l'amitié! Hélas! Mon unique soin eût été de les adoucir: un instant d'erreur a renversé mes projets. Déja vous ne voulez plusme voir; tout accès m'est interdit. Vous fuyez ma présence: elle vous est odieuse. Eh bien! Je vous satisferai, cruelle! Oui, vous serez satisfaite! Vous êtes bien vengée par mes remords. Mais achevez de m'accabler: ordonnez-moi de renoncer à vous. J'attends mon arrêt: il m' apprendra si je dois vivre.
LETTRE 15
Henriette à Seligny. vous avez manqué, monsieur, à tous les procédés de l'honneur, de la bienséance, et de la probité la plus commune. Pour vous faire concevoir l'horreur de votre conduite, il me suffira de la remettre sous vos yeux; et je vous laisserai le soin de vous juger vous-même. Quand vous vîntes ici, vos dehors annonçoient les moeurs les plus pures. J'y fus trompée la premiere; et je vous avoue que l'estime m'inspira par degrés des sentiments plus tendres. J'aimois à vous croire une ame supérieure à toutes les foiblesses, et je portois auprès de vous la douce sécurité de l'innocence. Etoit-ce un piége que vous vouliez me tendre? Je n'ose me livrer à cette affreuse idée. Cependant vous vous êtes lassé d'une réserve pénible. Imprudent! Vous avez détruit le culte que j'aimois à vous rendre: au lieu de la divinité que j'adorois, je n'ai plus vu qu'un homme vulgaire, esclave de ses passions, emporté par un aveugle instinct,et prêt à lui sacrifier tout ce que le monde est convenu de respecter. Et vous osez vous flatter d'aimer! Connoissez mieux l'amour: il sait honorer dans l'objet chéri jusqu'à sa foiblesse: loin de l'entraîner vers l'abîme, il l'en détourne et le soutient, s'il le voit près d'y tomber. Il faut croire, monsieur, que vous avez connu des femmes qui ne vous ont point donné de mon sexe une idée bien avantageuse. Voyez à quoi vous a servi leur commerce? à profaner l'asyle de l'hospitalité, à payer d'ingratitude une famille imprudente qui vous ouvroit son sein. Ah! Si vous étiez pere! Si vous aviez une fille, une soeur dans le même péril! ... comment cette idée ne vous est-elle pas venue? Comment n'a-t-elle pas repoussé jusqu' au fond de votre ame les noires impressions du vice! Plus je réfléchis sur votre audace, plus je vous trouve coupable! Votre lettre même est un nouvel outrage: vous demandez grace, du ton d'un homme qui n'en a pas besoin! L'orgueil perce à travers vos excuses. Vous présumez que l' amour justifie un attentat contre l'innocence,comme s'il l'eût même permis; comme si un véritable amour n'étoit point timide et respectueux? Non, vous n'aimez point, ingrat! Non, vous m'avez trompée. Je n'en veux pour garant que ces téméraires efforts dont vous prétendez me prouver votre amour. Et voilà donc l'homme que j'avois choisi dans mon coeur, en qui je voulois mettre ma confiance, et qui devoit être mon consolateur! Comme il abuse de l'abandon fatal où je suis! Avec quel art, pour me rapprocher de lui, il me fait sentir lebesoin de ses secours. Et c'est ainsi qu'il se justifie! Mais qui t'a dit que tu me sois nécessaire? N'ai-je pas pour me consoler le ciel et mon coeur... je me trompois... cruel! Tu m'as ravi leur appui, pour me forcer d'être à toi. Tu es venu m'ôter la paix de l'innocence! Tu as mis la honte sur mon front et le repentir dans mon coeur... et maintenant où fuir? Où me réfugier? Dans les bras d'une mere? Ils me sont fermés: la seule amie qui me reste est loin de moi. Je n'ai plus d'asyle au monde: je suis abandonnée de la nature:en proie aux tourments de ma flamme, mon coeur est déchiré par la douleur et consumé par l'amour. La lettre que je t'écris est baignée de mes larmes... ô! Seligny! Seligny! Je n'ai plus d' espoir qu'en toi. Viens rassurer ton Henriette; viens lui jurer de la respecter: fais qu'elle n'ait plus à rougir de son amour!
LETTRE 16
Henriette à Emilie. Seligny ne paroît point s'alarmer des visites de Norton. Je vois qu'il le croit peu redoutable, et je frémis de sa sécurité. Je commence à soupçonner des projets de mariages: nos deux meres ne se quittent plus. On ne cesse de me parler de l' odieux personnage, de son château, de sa noblesse. ô! Si Seligny soupçonnoit... mais je me garderai bien de l'en instruire. Ce qui m'étonne, c' est queMadame De Berville soit encore à s'apercevoir de notre amour; il auroit dû frapper les yeux d'une mere: mais la mienne s'est toujours moins occupée de ses enfants que d'elle-même. Il est dangereux, mon amie, de livrer une jeune fille à ses premieres idées: son imagination s' exerce alors sur tous les objets. Si elle ne trouve pas une société dans sa mere, elle ne tardera pas de s'en choisir une, et tu juges quel en est le fruit! Des peines, des inquiétudes, et tôt ou tard de longs regrets. Je vois d'ici se former un orage quine tardera point à éclater. Madame De Berville est violente, emportée: si ses yeux s'ouvrent, tout est perdu. Je voudrois éloigner Seligny, je voudrois qu'il restât: me voilà replongée dans le chagrin: des larmes involontaires coulent de mes yeux. Eh! Comment ne pas pleurer, quand je vais le perdre, quand je n' ai pas même l'espoir de le revoir! Ainsi passe le bonheur! Ainsi périt tout ce qui est sujet aux loix de la nature! Nous ne retrouverons plus l' enchantement de nos premieres amours: nous ne retrouverons plus nos tranquilles amusements, nos soirées voluptueuses, nos charmants entretiens. Avec quelle amertume je porte ma vue sur l'avenir! ô! Quel tourment, que celui d'aimer!
LETTRE 17
Henriette à Seligny. il faut nous quitter, mon ami; le ciel ne permet plus que nous soyons heureux. Je viens d' essuyer à votre sujet la scene la plus vive: ma mere est informée de votre amour: il est temps que vous partiez. Oui, partez: laissez-moi seule m'opposer à l'orage. On me persécute: mais rassurez-vous; rien ne pourra me contraindre à former des noeuds que j'abhorre. En nous aimant, nous remplissons les vues du ciel: notre amour est son ouvrage; je le sens à la félicité dont il m'a fait jouir. Quel plaisir j'avois à vous ouvrir mon ame! Une heure passée auprès de vous, dans cette douce intimité, m'éloignoit du souvenir de mes peines; vos touchantes paroles séchoient mes larmes; la persuasion étoit sur vos levres, et vous me faisiez croire au bonheur. ô Seligny! Vous allez me quitter, vous allez vivre loin de moi, loin de votre Henriette. De nouveaux soins vont vous occuper; ils pourront au moins vous distraire. Que de coeurs vous allez charmer! Au milieu de tant de périls, mon ami ne succombera-t-il pas? La reconnoissance est un sentiment si doux, si naturel à votre ame! Elle peut vous inspirer un intérêt plus tendre... mais de quoi vais-je m'alarmer? D'un fantome que mon imagination produit. Toi, m'oublier! Non, jamais. Combien de fois tu vas te rappeller l'histoire de nos amours, leur naissance, leurs progrès, leurs scenes délicieuses! Va donc, mon bien aimé! Va sous la sauve garde du ciel protecteur de la vertu: emporte avec toi mes regrets,mes voeux, mon bonheur et ma vie. Laisse ton Henriette en proie à sa douleur: laisse-la gémir dans son désert, te chercher à toutes les heures du jour, te voir dans chaque objet, te retrouver dans ses songes, et n'embrasser qu'une froide image... car pourquoi me le dissimuler? Je sens qu'en vous perdant je vais tout perdre; il semble que votre ame fasse partie de la mienne: et l'on veut les séparer! ô Dieu! Pardonne au murmure que j'éleve contre ta providence: pardonne, si j'ose t'accuser d'être injuste! Mais non, tu ne l'es pas; non, j'avois tort de me plaindre. Voyez, Seligny, voyez, si les décrets du ciel ne sont pas supérieurs à nos vues bornées. Vous ne pouviez rester plus long-temps auprès de votre amie; il auroit fallu nous quitter, et peut-être il eût été trop tard: bénissons le ciel que notre séparation n'ait pas été précédée d'un malheur plus funeste encore. Nous sommes vertueux, j'ose le dire, et notre amour est innocent: vous allez emporter ce sentiment délicieux: vous n'aurez à reposer vos pensées que sur des souvenirs flatteurs. ô mon ami! Si nous avions été coupables! Si le murmure de nos sens avoit étouffé dans nos coeurs la sainte voix de la raison, j'ignore quel asyle vous eût sauvé du repentir; mais le mien étoit marqué dans ma tombe. Eh! Comment soutenir les regards de la vertu quand on n'est plus digne d'elle? Un jour, je l'espere, un jour, nous verrons naître l'aurore d'une félicité sans bornes: qu'il nous sera doux alors de songer à nos malheurs passés! Ils laisseront dans notre esprit charmé, la trace que laisse un rêve pénible au moment du réveil. Adieu! Adieu, Seligny! Je te jure encore un amour immortel, et ce serment ne sera point vain.
LETTRE 18
Seligny à Monsieur De Murcé. je suis maintenant à deux lieues de Henriette: ce départ bouleverse toutes mes idées: c' est elle-même qui m'a ordonné de la quitter: je ne sais que penser de ce qui m'arrive. Hier, jour de ma sortie, j'allai visiter pour la derniere fois ce parc rempli des monuments de mon amour, je m'arrêtai sur un belvedere; là, dans une espece de transport, je m'écriai: c'est ici que j'ai vu couler les plus doux instants de ma vie! Voilà tous les lieux que je parcourois avec mon amante! Adieu, belle solitude, je ne vous reverrai plus! à ces mots je restai morne, immobile, et l'oeil attaché sur les fenêtres de Henriette que j'appercevois dans le lointain. Enfin je la vis paroître: Cécile, sa jeune soeur, étoit auprès d'elle, et la soutenoit sur son bras. Je l'abordai d'un air consterné. Elle fit un mouvement à ma vue, me regarda fixement, jetta un profond soupir, et détourna la tête, sans proférer une parole. Nous fîmes quelques pas avec le même silence. Elle s'arrêta près d'un bosquet, me prit la main, et me conduisit au même endroit, où, dans un instant d'ivresse, j'avois osé ravir le premier baiser de l'amour. Là, levant une main vers le ciel: jure ici, me dit-elle, jure-moi, devant ce ciel qui nous entend, de me garder ta foi. J'en fis le serment. Elle reprit avec une fierté majestueuse: et moi, je te donne ma main, sois mon époux: jamais ton Henriette n'en aura d'autre. Elle me tendit les bras: je m'y précipitai; je la pressai contre moncoeur. Dieu! Qu'ai-je fait? Elle ne dit que ces mots, cacha son visage dans le sein de sa soeur, et perdit connoissance. J'étois à genoux devant elle, et je tenois une de ses mains que je collois sur mes levres. Elle se réveilla: mon nom s'échappa de sa bouche; elle en rougit. Laissez-moi, Seligny, au nom de dieu! Laissez-moi: pourquoi n' êtes-vous point parti? Falloit-il nous revoir? Ici ses pleurs commencerent à couler. Je la conjurois de se calmer, et j'employois les expressions les plus tendres. Elle m'écoutoit tristement,la tête penchée sur son sein. Tout à coup, me voyant faire un mouvement, elle crut que j'allois m'éloigner; elle me saisit le bras: cher Seligny, demeure! Ne me quitte pas encore: attends que mon coeur soit plus ferme; qu'il puisse supporter notre séparation. Où vas-tu? Loin de moi, cruel! Quel lieu t'offrira le bonheur, quand ton amante est dans les larmes? Ses sanglots l'interrompirent. Moi, que je te quitte, Henriette! Ah! Demande tout mon sang, et tu le verras couler. Est-ce ton ami qui l'exige cette séparation affreuse! Si ta barbare mere l'ordonne, viens, suis moi; viens sous les auspices de l'amour. Le ciel est juste; il protégera deux amants vertueux: pourroit-il abandonner mon Henriette? Viens; je suis jeune, j'ai du courage; je cultiverai la terre, elle saura suffire à nos besoins. Vous êtes un insensé, me dit Cécile, retirez-vous. Et sans me laisser répondre, elle entraîna sa soeur. Quand je me sentis arracher Henriette, je me prosternai fondant en larmes, baisant la trace de ses pas. Elle m'apperçutde loin, fit un cri, me tendit les bras, et disparut à ma vue. Le soir je reçus de sa part une boîte: j'y trouvai le gage le plus cher à mon amour: c'étoit son portrait. Je le baisai mille fois; je lui parlois comme s'il eût pu m'entendre: je l'accusois de cruauté: je lui faisois mille serments de constance. Au moment de mon départ, je me présentai à la porte de Henriette: Cécile, qui vint à moi, me dit qu'elle étoit indisposée, que je ne pouvois la voir: j'insistai; elle fut inflexible. Enflammé de dépit, je la quittai brusquement; je montai à cheval, et je partis. à dix pas de la maison, je me retournai pour la voir encore: en songeant que je me trouvois séparé de Henriette, j'élevai mes mains vers le ciel; j'invoquai la mort, et je me livrai au plus violent désespoir. Mille sentiments amers venoient m'assaillir à la fois. Je ne voyois plus que de loin, et comme un vain songe, ce brillant espoir dont je m'étois bercé: je prévoyois que Henriette alloit m'échapper. Je regardois son portrait; je le couvrois de baisers et de larmes. Je relisois salettre, et, m'interrompant comme si elle eût été présente, je lui jurois d'aller l'arracher à ses indignes parents. Après ces premiers accès de fureur, je suis tombé dans un sombre accablement; mon cheval, dont j'abandonnois les renes, m'a conduit au hasard: que m' importoit le lieu que j'allois habiter, dès que je n'y devois point voir Henriette! J'étois si distrait par mes pensées, que je ne me suis point apperçu d'un orage qui m'a surpris dans ma route. Mes habits étoient trempés, je ne trouvois point d'asyle,la nuit s'avançoit. Je me suis arrêté sur un coteau garni d'un bouquet d'arbres, et j'ai été contraint d'y attendre le jour. La nature sembloit conjurée contre moi: l' obscurité rendue plus épaisse par la lueur des éclairs, le bruit des vents, les éclats du tonnerre que les montagnes voisines renvoyoient en mille échos, la pluie qui tomboit par torrents, tout ajoutoit à l'horreur de ma situation. Dès que le jour a paru, j'ai gagné le premier gîte d'où je me hâte de vous écrire. Tel est, mon cher mentor,l' infortune de votre ami: elle est au-dessus de toute expression. Enveloppé de mes noires idées, je marche à grands pas dans ma chambre. Tous ces objets que j'ai perdus repassent devant moi: je me trouve auprès de Henriette: je ne puis me persuader que je l'ai quittée: mon départ me semble un songe. Quelquefois je veux monter à cheval, et retourner à Trénel. L'idée de Norton vient m'échauffer encore: le seul nom de ce rival, auquel on me sacrifie, me rend furieux. Je me forge mille chimeres: je brûle de lui disputer le bien qu'il m'enleve. La jalousie vient mêler ses poisons à mes regrets, la haine, le dépit, la vengeance, toutes les passions sont dans mon coeur.
LETTRE 19
Henriette à Emilie. il est parti! Il est parti! Quand j'ai voulu le rappeller, il étoit déja loin: il m'avoit déja fui pour toujours. Je t'écris dans la chambre qu'il occupoit. Je le vois: je l'entends: il ne me sort point de l'esprit. Qu'il est désert ce parc, où je l'ai vu si souvent! Comme tout y est morne et froid! Les arbres ne parlent point, mon amie! L'enchanteur qui embellissoit ces lieux les a quittés! Nous avons fait aujourd'hui sur l'eau une promenade projettée depuis long-temps. Je ne me suis point amusée: il n'étoit point de cette partie, et j'ai pensé toute la journée qu'il devoit en être. Je me suis rappellé celle que nous avions faite ensemble sur ces mêmes bords... hélas! Il faudroit l'oublier ce temps, le plus doux de ma vie. Je m'en veux, d'en être si souvent occupée: j'y songe à toute heure, et je me surprends baignée de larmes. Je jouis plus que jamais du douloureux plaisir d'être seule, et livrée à mes noires idées. J'ai abandonné le clavecin depuis son départ. J'étois charmée de jouer les airs qu'il aimoit; maintenant, pour qui jouerois-je? Il ne m'entend plus. ô! Que tu me trouverois changée! Rien ne peut me distraire: les soins qu'on me rend m'importunent: je n'aime que la solitude, et elle m' effraie. Je pleure souvent: je rêve beaucoup: je sens vivement: je m'ennuie, et je ne suis plus heureuse. Tu vas juger de ma folie. Ce matin, ma soeur répétoit une de ces romances que Seligny se plaisoit à chanter: je n'ai pu l'entendre sans fondre en larmes. Cet air me rappelloit des moments, des lieux, des circonstances, dont le souvenir me sera toujours cher. Quand Norton me parle de son amour, son embarras me peint le trouble enchanteur de Seligny: au ton de sa voix étouffée, je crois reconnoître celle de mon amant, et je pleure comme une insensée. Cette nuit le sommeil se refusoit à mes yeux: je suis descendue dans le jardin. Je ne sais si j'avois l'imagination frappée demes pensées lugubres, ou si le ciel en effet daignoit m'éclairer sur l'avenir: mais j'ai cru entendre auprès de moi quelques soupirs: j'ai cru distinguer la voix de Seligny... ô mon amie! Il me disoit un éternel adieu. Le même son s'est répété plusieurs fois: tout mon coeur en a frémi. Que signifie ce présage? Serions-nous séparés pour jamais!
LETTRE 20
Seligny à Henriette. eh bien! Vous espériez être heureuse loin de moi! êtes-vous satisfaite? Votre bonheur est-il pur? Norton jouit-il de son triomphe? Posséde-t-il la foi que vous m'aviez donnée? ô souvenir qui me désespere! ô jours dont j'ai trop peu connu le prix! Comme la nature me paroissoit belle! Comme la félicité se répandoit autour de moi! Qu'on m'eût alors proposé toutes les fortunes de la terre, elles m'auroient peu flatté:hors de toi je ne connoissois rien. Un jour, tu t'en souviens peut-être, un jour, je te peignois le bonheur d'une union bien assortie: je te voyois émue de mes tableaux: tu me disois que jamais l'intérêt ne décideroit ton choix. Je n'ai point de richesses ni de titres à t'offrir, je n'ai d'autre noblesse que celle de la vertu: et le ciel m'a donné, pour toute fortune, un courage à l'épreuve des revers, une fierté mâle qui ne s'avilira jamais par des bassesses; il m'a donné, sur-tout, un coeur dont tu ne retrouveras plus le modele, un coeur né pour t'aimer, et dans qui le sentiment est tout de flamme. Voilà mes biens; ils sont à toi. Pourrois-tu les rejetter? Si tu m'aimois, Henriette, dis, m'aurois-tu banni? Quand on a les mêmes penchants, il est si doux d'être ensemble! Deux infortunés se consolent: en partageant leur peine, ils la soulagent. Ah! Croyez-moi, vous avez beau me fuir, vous m'appartiendrez un jour. à quoi sert toute la résistance humaine contre les loix souveraines de la nature! Viens donc, ame de mavie! Viens t'unir à moi. N'es-tu pas mon épouse? N'avons-nous pas été liés à la face du ciel? N'a-t-il pas reçu nos serments? Ose te rendre à la nature: allons respirer sous un ciel plus doux; cherchons des lieux où l'amour ne soit pas un crime, où la foi soit respectée, où la bienfaisance ouvre un asyle à deux époux persécutés. Tous les climats me sont indifférents; tous les lieux me plairont avec toi, pourvu que nous y soyons à l'abri de nos tyrans. Il est, dans le nouveau monde, une île délicieuse qui semble avoir été destinée pour deux amants. C'est une terre enchantée, où sont réunies toutes les merveilles de la nature. Là, dans des solitudes fleuries, au milieu d'un printemps éternel, nous vivrons pour nous, tranquilles, indépendants, riches des biens que le ciel prodigue à l'homme sauvage et content. Si tu veux me suivre, ce voyage nous sera facile... mais je connois tes scrupules: foible amante! Tu ne sais qu'obéir, et trembler sous ton despote. Eh bien? Vas donc présenter ta tête au joug affreux qui t'attend; vas te jetter dans les bras de Norton: mais crains de me trouver aux autels, et d'y voir couler tout le sang de mon rival!
LETTRE 21
Henriette à Seligny. homme ingrat! Quel temps choisissez-vous pour me faire des reproches! C'est le moment où j' essuie pour vous les persécutions les plus cruelles! Connoissez celle que vous outragez. On menace de m'ensevelir dans un cloître, si je n' épouse Norton: mais je reste inébranlable. Mon corps est à cette mere inhumaine: mais mon coeur est à toi. Tu peux compter sur ma promesse: je la scellerois de mon sang. J'écris à la dérobée:je suis observée; je crains d'être surprise. Plaignez-moi: soyez juste, et n'affligez point l' amante la plus tendre. Mes yeux sont obscurcis par les pleurs: ah! Du moins, n'en faites point couler de plus amers! Je n'ai pas besoin de réfléchir sur la proposition que vous me faites, toute séduisante qu'elle est: le ciel sait que le plus cher de mes voeux est de vous posséder. Demandez-moi que je vous sacrifie mon repos, mon bonheur et ma vie: vous le pouvez; ils sont à vous: mais laissez-moi ma vertu. ô Seligny! Voudrois-tu me l'enlever cette vertu, qui éleve au fond de mon ame une consolation secrette? Et quand je pourrois me résoudre à fuir avec toi, que ferions-nous sans fortune, sans amis, poursuivis par les loix, déshérités par une mere, et livrés à tous les fléaux de l'humanité? Non, mon ame est plus fiere: mes pensées sont plus hautes. Je veux faire rougir une mere de sa haine: je ne lui donnerai point le plaisir odieux d'être justifiée par ma conduite. N'est-ce point assez d'être malheureux, sans nous rendre coupables? Quant à Norton, est-il digne de ta vengeance? On ne doit punir qu'un rival aimé.
LETTRE 22
Seligny à M De Murcé. que d'infructueux voyages! Que d'allées et de venues pour un objet que je ne peux plus revoir! Henriette est perdue pour moi: sa mere me l'a ravie. Toutes les informations, toutes les courses que j'ai faites, n'ont servi qu'à me plonger dans l'horreur du doute. Les barbares! Ils vont la sacrifier: ils la feront mourir! Est-ce ainsi qu'on ramene un coeur? J'irai chez Madame De Berville: je lui demanderai compte de sa fille: il faudra qu'elle m'apprenne quel cachos l'enferme, ou j'aurai recours aux loix. Les loix sont l'appui de l'opprimé: tout citoyen est sous leur garde, et la puissance paternelle leur est soumise. Il est injuste, il est affreux qu'une mere puisse, au gré de ses caprices, tyranniser sa fille. Cette fille est un dépôt qui lui est confié par l'etat, et c'est un crime d' en abuser. Je connois Madame De Berville: je connois cette marâtre à qui la nature ne s'est jamais fait entendre. Elle mettra le poignard sur le sein de l'infortunée,pour la forcer de se livrer; et je ne volerois pas au devant du coup qui la menace! Chere et généreuse Henriette! C'est pour moi qu'elle souffre! Et je serois tranquille! Non, j'irai la sauver de sa prison. Si mes efforts sont vains, ne vous attendez plus à me revoir. Je fuirai les hommes: je traînerai dans les déserts une vie empoisonnée par la douleur: j'irai, dans quelque île éloignée, porter le souvenir de mon amante. Je ne vois plus qu'avec horreur ce jour qui éclaire des coupables: je suis étranger dans lemonde. L'orgueil et l' intérêt en sont les dieux. Le plus saint des contrats, l'union la plus auguste, est un vil marché, où le plus offrant l'emporte. On sacrifie à des titres vains, à des richesses d'opinion, la paix, l'estime, l'amitié, la confiance; et, parcequ'on s'est moins occupé d'assortir les coeurs que les fortunes, on fait des malheureux qui se détestent, et qui maudissent tous les jours de leur vie l'instant de leur union. Que je méprise ce monde avare et lâche! ô mon ami! Vous n'aurez jamais à rougir de votre eleve; jeserai toujours digne de vous, digne de la vertu: mais l'amour fait mon destin, et je prévois qu'il fera ma perte.
LETTRE 23
M De Murcé à Seligny. vous avez raison de crier à l'injustice. Il est inoui qu'une mere enferme sa fille pour l' éloigner de vous, pour rendre le calme à ses sens, pour ôter toute voie à la séduction. C'est un crime qui mérite toute la sévérité des loix, et vous ferez bien de les invoquer: les tribunaux ne pourront vous entendre sans être émus de vos plaintes. Vous ferez bien encore d'aller chez Madame De Berville, lui demander compte de sa fille:elle vous le doit, ce compte, par l'intérêt que vous prenez à sa famille; et elle ne manquera point de vous exposer les motifs de sa conduite... insensé! Votre lettre me fait pitié! Je n'y reconnois plus cette raison qui paroissoit jetter quelques lueurs dans la nuit des passions: elle m'alarme sur votre état, et je crains que l'amour n'acheve d'éteindre en vous ces foibles étincelles que j'avois pris soin d'y nourrir. Que les hommes sont injustes! Qu'ils sont inconséquents! Mettez-vous à la place de cette mere, et jugez-vous.Est-ce à vous, monsieur, qu'elle doit sa fille? à vous qui n'avez que vos talents? La blâmerez-vous, de préferer un homme dont la fortune et le rang lui conviennent? Il seroit digne d'une tête exaltée comme la vôtre, d'aller vous mesurer avec Norton, de faire un éclat scandaleux qui compromît votre amante, et qui vous perdît tous deux. Mais, qui êtes-vous? Pour aller imposer des loix chez Madame De Berville? Pour vouloir en chasser quelqu'un dont elle a fait choix? Est-ce là le prix de l'hospitalité? Est-ce ainsi que vous payez vos hôtes de leur accueil? Prenez-y garde, monsieur, non pour vous, qui êtes accoutumé à l'infortune, mais pour Henriette, qui a toujours vécu dans l' aisance, et qui ne connoît encore de peines que celles du coeur. Si vous lui faites manquer son établissement, si vous lui persuadez même de fuir avec vous (ce qui seroit le comble de la démence), que deviendrez-vous, frappé de la malédiction d'une mere qui demandera vengeance au ciel contre le séducteur de sa fille? Eh! Ne croyez pas que votre amour vous console:il faut laisser aux romans ces folles illusions. Quand la voix impérieuse du besoin se fait entendre, quand l'infortune aigrit l'ame, quand on est entouré du désespoir, du remors et des terreurs de l' avenir, est-on porté vers la tendresse? Je ne dis rien de vos projets de retraite, c'est le rêve d'un cerveau malade. Vous rougirez, après la fievre, des discours que vous teniez dans l'accès: s'ils étoient le fruit de vos réflexions, si vous pouviez, de sang-froid, renoncer à l' amitié, aux humains, à l'espoir d'être utile; si vous pouviez m'abandonner, moi qui ai pris soin de votre enfance, qui vous ai toujours chéri comme un fils, qui ai versé pour vous tant de larmes, ingrat! Cette lettre seroit mon dernier adieu. Mais n'est-il pas temps de s'éveiller? Que signifient toutes ces courses? Et pourquoi ne pas laisser en paix cette victime qui vous échappe? Je vous invitois à revenir à moi: vous m'avez longtemps éludé; trop de noeuds vous attachoient: maintenant qu'ils sont rompus, qui vous arrête encore? ô mon fils! Mon cher fils! Revenez à votre pere. Venez, dans le sein de l'amitié, chercher des secours contre l'amour: mes bras vous sont ouverts: je vous consolerai: j'adoucirai vos peines: je fermerai votre blessure. Vous craignez peut-être un censeur qui vous gêne: mes principes vous effarouchent. Mais, monsieur! étouffez une passion sans espoir: osez penser, agir en homme! Occupez-vous de vos devoirs; ils sont sans nombre. Rendez un citoyen à l'etat, rendez-vous à vous-même, et vous ne craindrez plus la vérité.
LETTRE 24
Henriette à Seligny. comment vous faire parvenir cette lettre? Et quel est mon but en l'écrivant? Je ne vous reverrai jamais: je suis condamnée à vivre, à mourir ici. Chaque jour resserre mes chaînes, et je n'ai plus d'espoir de les briser. Vous, dont l'ame honnête avoit mérité tous mes sentiments, ô Seligny! Que faites-vous maintenant? Où êtes-vous? Connoissez-vous mon sort? Hélas! Vous ignorez combien je souffre; le ciel seul en est témoin: c'est devant lui que je répands mon coeur ulcéré par la douleur; c'est à lui que j' adresse mes plaintes: et ce ciel est impitoyable! Le brillant avenir qui s'offroit à mon esprit séduit a disparu comme un rêve. Ton image même, ton image adorée, n'est plus qu'un fantôme qui se perd dans la nuit de mes songes. ô mon ami! Tu n'es pas ici pour me consoler: tu es peut-être bien loin: tu me cherches peut-être... va! Tu n'es pas le plus à plaindre: ta liberté ne t'est pas ravie: tu n'as point à respecter la main quite frappe: tes murmures ne sont pas un crime... mais, moi! Que mon état est digne de pitié! Parmi de pieuses solitaires qui cachent le fiel dans leur coeur, au milieu des haines, des jalousies, des intrigues! Et cependant il faut vivre avec ces passions, qui se nourrissent dans le silence du cloître! Il faut essuyer les sermons de ces froides vestales! Et toi, mon ami, tu viens me tourmenter aussi! Et ton idée qui me poursuit, et ma religion qui m'épouvante, et mon dieu qui m'appelle, et ma mere qui me menace, tout se réunit pour déchirer ma blessure! ô! Que cette religion est impuissante contre le délire des passions! Non, je n'écouterai point sa voix; je ne serai point parjure à mon amant. On ne m' a laissé d'autre parti que celui de prendre le voile ou d'épouser Norton. Mais j'en connois un autre qui me sauvera des persécutions. Je te perdrai, Seligny; nous serons séparés, du moins dans ce monde. Il faudra que je renonce à l'espoir flatteur d'être un jour ta compagne: cette seule idée m'arrache des torrents de larmes, et je sens mon courage prêt à m'échapper. Mais mon tendre ami! Ton Henriette ne sera point à d' autres qu'à toi: elle portera dans le cercueil un coeur dont tu reçus les prémices, et dont les derniers soupirs seront encore pour toi. Je n' appartiendrai plus alors qu'à l'être souverainement bon, qui fera grace à ma foiblesse, et qui ne me punira point du malheur d'avoir aimé. Alors mon coeur se délassera de ses longues fatigues; il se consumera doucement, et ses cendres conserveront encore les étincelles de ce feu dont il brûla pour toi. J'ai long-temps desiré de te revoir, pour te dire un dernier adieu, pour mourir dans tes bras: c'eût été ma consolation. Le ciel me la refuse, et je l'en bénis: tu ne m'aurois pas rendu la vie; et le spectacle de mes douleurs auroit empoisonné la tienne. ô! Combien j'ai souffert, depuis que tu m'as quittée! D'effrayants symptômes semblent m'annoncer que j'ai vécu. Je n'ai fait qu'entrevoir le bonheur; il faut y renoncer. Il faut rompre tous les noeuds qui m'attachoient à la vie! Il est donc pénible de mourir? Je ne le croyois pas... adieu! Adieu! Souviens-toi quelquefois d'une amie qui ne desiroit de vivre que pour te rendre heureux. Il faut nous quitter... déja je ne suis plus à rien, mon foible cerveau se trouble, mes sens s'alterent, mon esprit s'éteint; je meurs; je m'échappe à moi-même. ô mon Seligny! Tu n'as plus de Henriette. Une moitié de moi m'a déja laissée; l'autre va la suivre. Les cruels l'emportent! Ils sont parvenus à m'ôter le peu de raison qui me restoit. Quels fantômes m'environnent!Où suis-je? Le voilà ce Norton! Ce monstre! Il m'aborde! Il ose me presser d'être à lui! Et cette mere cruelle! ô dieu! Je n'ai pas même l'asyle de la nature! Ses bras refusent de s'ouvrir à mon infortune: elle m'a bannie de son coeur! Il faut donc tout pleurer à la fois; et les plus doux sentiments, qui devoient faire mon bonheur, sont la cause de mon supplice! Ah! N'aimez jamais, coeurs sensibles! Mon exemple est une leçon terrible des effets de l'amour: puissé-je être sa derniere victime?
LETTRE 25
la supérieure du couvent de * à Madame De Berville. nous vous rendons une infortunée qui n' est plus en état de nous entendre, et qui a moins besoin de nos secours spirituels que de ceux du médecin. Nous ne forçons point les volontés: notre maison est l'asyle de la piété, et non la prison du désespoir; et nous ne savons pas lutter contre la vocation. Sans prétendre vous éclairer sur vos devoirs,madame, nous croyons qu'il seroit à propos de suspendre des rigueurs qui, peut-être, ont été portées trop loin. Nous vous exhortons à ménager cette ame sensible, et profondément affectée; son délire mérite toute la pitié d'une mere; vos soins la sauveront, si quelque chose peut la sauver: mais nous avons lieu de craindre que le coup mortel ne soit porté. Si vous la perdiez, ce seroit un grand malheur, elle eût fait l'ornement du monde. Nous vous en parlons les larmes aux yeux. Au milieu de ses peines,jamais on n'a conservé plus de résignation, plus de vrai courage. Sa douceur nous charme, sa piété confond la nôtre. Elle a, dans ses accès, une énergie de pensée, une vigueur d'expression, une éloquence, qui nous étonnent. Vous ne l'avez point connue, madame, ou vous auriez un cruel reproche à vous faire. Nous vous offrons nos voeux pour cette enfant, qui emporte les regrets de toutes ses compagnes. Nous allons conjurer le ciel de rendre le calme à son ame, et de chasser les nuages dont sa raison est offusquée.Puissent nos prieres, n'être point vaines et tardives!
LETTRE 26
Cécile à Emilie. ma soeur nous est rendue. Mais hélas! Ce n'est plus elle! Son corps ne paroît se mouvoir que par ressorts. Ses traits sont dérangés; une froide langueur les a flétris: elle n'a plus qu'une idée confuse des personnes qu'elle a connues. Le seul objet de sa fatale erreur l'occupe toute entiere: elle l'appelle. Souvent elle croit le voir. Elle observe d'un air inquiet tous ceux qui l'approchent, et paroît chercher à le reconnoître. Maisce qui l'affecte encore plus, ce qui, sans doute, a causé son délire, c'est l'idée de Norton. Elle n'entend son nom qu'avec un sentiment de terreur. Quand on en parle, elle frissonne, ses yeux s'égarent, son visage s'enflamme. Rendue à elle-même, elle sent toute l'horreur de son état, et n'en est que plus à plaindre. Ces intervalles de raison la plongent dans une douleur muette, concentrée: elle arracheroit alors des larmes au coeur le plus dur. Dans un de ces moments, elle nous a parlé des malheurs de l' amour; et elle ajoutoit, en me serrant la main: " souvenez-vous de moi, ma soeur, pour ne jamais aimer. Je reconnois l'erreur qui m'a séduite, et je ne crains plus de l'avouer. J'aimois: j'aime peut-être encore; mais bientôt, je n'aimerai plus " . Quand Madame De Berville s'est présentée pour la voir, elle a pâli, rougi, tremblé. Jamais impression d'effroi ne fut plus forte. Madame, a-t-elle dit en soupirant, vous voyez votre ouvrage! Ma mere s'est détournée pour cacher les premieres larmes, peut-être, qu'elle ait versées sur ses enfants.Elle l'a nommée plusieurs fois sa fille, ce qui ne lui étoit pas encore arrivé: elle l'a même serrée dans ses bras. Henriette, qui n'avoit pas encore goûté les plaisirs de la nature, pénétrée de reconnoissance, et frappée d'un sentiment nouveau, s'est jettée aux pieds de sa mere, et les a mouillés de ses pleurs. Madame De Berville l'a relevée, et s'est éloignée sur-le-champ. Ma soeur me voit la plume à la main, et me demande à qui j'écris. Je vous nomme: elle gémit. Cette chere amie! Dit-elle; que je voudrois la voir! Mais quand elle viendra, il ne sera plus temps.
LETTRE 27
Cécile à Emilie. Seligny, qui rode depuis deux jours autour de la maison, m'a fait demander une entrevue. Je l'ai trouvé pâle, abattu: il m'a fait pitié. J'aurois harsardé de l'introduire; mais j'avois des ordres contraires. Après l'avoir instruit de l' état de son amie, je suis rentrée. Dans mon absence, Henriette avoit gagné ses femmes! Elle s'étoit levée, achevoit sa toilette, et se disposoit à sortir. Elle m'a souri. Suis-je encore jolie?Crois-tu que je plaise à Seligny? Je me suis prêtée à son erreur, et je l'ai félicitée sur l' éclat de son teint. Cela suffit, m'a-t-elle dit à demi-voix: veux-tu me suivre? Et elle s'est avancée vers la porte. Je l'ai retenue. Où voulez-vous aller?-le voir.-mais où est-il?-je n'en sais rien.-êtes-vous sûre de le trouver?-non: je le chercherai, fût-ce au bout de la terre (en disant ces mots elle pleuroit): je le chercherai, puisque l'ingrat m'évite. Pourquoi n'est-il pas ici? Il sait que je meurs,et il ne vient pas me fermer les paupieres!-elle s'est appuyée sur mon bras; car les forces lui manquoient, et elle a tenu long-temps sur ses yeux un mouchoir qui étoit inondé de ses larmes. Je l'ai ramenée près de son lit, où elle s'est précipitée avec un mouvement de désespoir.-il ne viendra donc pas? Je ne le reverrai jamais! Je l'ai quitté pour l'éternité!-et elle répétoit sans cesse: quoi! Je ne le verrai plus! Le pasteur est entré. Dans le premier moment, elle a cru voir Seligny. Elle s'est écriée: elle a volé dans ses bras. Mais reconnoissant sa méprise, et frappée de ce vêtement noir, de cet air grave et lugubre, elle l'a repoussé.-que demandez-vous ici, monsieur? êtes-vous ce Norton, ou quelqu'un de ses émissaires? Le pasteur, avec l'éloquence la plus douce, la plus insinuante, a rappellé ses esprits égarés. Ses accès deviennent moins fréquents. Le médecin nous donne des espérances; il se flatte de la sauver. Mais il n'est pas secondé: Madame De Berville, depuis son apparition, ne s'est pas montrée une seule fois. Elle semble oublier sa fille; et sa haine poursuivra l'infortunée jusqu'au tombeau.
LETTRE 28
Cécile à Emilie. j'ai dormi cette nuit pendant quelques heures. à mon réveil! ô surprise! Je ne n'ai plus vu ma soeur. J'ai trouvé son lit désert, sa chambre abandonnée. J'ai couru, tremblante; j'ai appellé les gens; je les ai interrogés: personne ne vouloit m'instruire. Enfin, un vieux domestique, nourricier de Henriette, m'a dit en pleurant, que madame l'avoit emmenée... je n'ose poursuivre... ô ciel! Henriette! Ma soeur! La fille de Madame De Berville! Dans une maison de force! J'ai frémi d'horreur! Je me suis fait répéter deux fois les mêmes paroles: deux fois tout mon sang s'est glacé! L'affreuse maison est à quelques lieues de Trénel. J'ai proposé au nourricier de m'y conduire. Il tiendra des chevaux prêts. Nous partirons demain avant le jour... au moment où j'écris, j'entends du bruit: on entre. C'est Seligny; c'est lui-même. Il s'avance brusquement. Je l'arrête.-osez-vous entrer dans des lieux dont l'accès vous est fermé? Qui cherchez-vous? Henriette n'est plus ici.-il me regarde.- Henriette n'est plus ici! Qu'entends-je? Où peut-elle être? ... mais non; je ne vous crois point: c'est un artifice: vous voulez me la cacher.-et me prenant la main: venez, Cécile! Conduisez-moi. Que je la voie. Il m'entraînoit. Madame De Berville paroît. Il court à ses pieds.-Henriette! Madame, Henriette! Qu'en avez-vous fait? Je ne vous quitte point que je n'aie appris son sort.-levez-vous, a repris fierement Madame De Berville. Allez, jeune insensé! Allez voir le beau fruit de vos amours! Votre Henriette est maintenant digne de vous: elle est renfermée parmi les folles de son espece, qui se laissent tromper par un séducteur.-Seligny est resté frappé comme d'un coup de foudre. ô monstre! A-t-il dit. Il lui a lancé un regard terrible; s'est précipité vers la porte, et a disparu.
LETTRE 29
Cécile à Emilie. ô mademoiselle! J'arrive de l'horrible prison: j'ai l'ame encore déchirée de cet affreux tableau. Le seul aspect des géolieres m'a fait frémir: je ne vous dirai point par où elles m'ont conduite: je ne voyois rien. à chaque pas, je sentois mon coeur défaillir. On m'a laissée sous une voûte où le jour n'entroit que par une étroite ouverture. J'ai entendu des gémissements; je me suis avancée: j'avois peine à distinguerles objets: j'ai étendu mes mains vers une ombre qui sembloit s'approcher de moi. Je lui ai dit, d'une voix tremblante: Henriette! Est-ce vous? Est-ce vous, ma soeur! Je suis Cécile. à l'instant je me suis sentie pressée dans les bras de l' infortunée. Sa tête s'est posée sur mon sein; sa bouche y est restée collée, et ses larmes, qui couloient par torrent, m'ont inondée. Nous nous sommes tenues long-temps muettes, immobiles, et dans les bras l'une de l'autre. J'ai rompu le silence. Dans quel lieu, dans quel état je vous vois, ma soeur! Oh! Que vous devez souffrir.-elle m'a fait toucher ses bras; ils étoient chargés de chaînes, et tous meurtris. Tu vois comme on me traite, a-t-elle dit. Eh bien! Ces maux ne sont rien encore près des tortures que je sens dans mon coeur. Il est là (mettant la main sur son sein), il est là le cruel, qui m'abandonne: il n'en sortira qu'avec ma vie. Mais qu'elle est longue cette vie! Qu'elle tarde à finir!-les sanglots me suffoquoient: j'étouffois: je ne pouvois parler; mais je tenois ses mains que je couvrois de baisers. Elle m'a montré sa couche; c' étoit un mauvais lit de paille: elle m'a fait voir à terre un morceau de pain noir et une cruche d'eau. Alors soulevant ses mains, qu'elle a laissé retomber sans force: oh! Qui m'eût dit que ce genre de vie, un jour, seroit destiné pour moi: que du sein du bonheur et de l'aisance, je descendrois dans cet abîme de misere et d'infortune! (elle s'est mise à pleurer.) les insensés! Ils m'apportent des aliments, comme si j' avois besoin de vivre! Ah! Qu'ils me donnent du poison: je ne veux plus d'autre nourriture. Je la suppliois de se conserver: je lui faisois entrevoir l'espérance d'une délivrance prochaine; je lui parlois de Seligny, elle restoit muette. Enfin, me prenant la main, et s'approchant du soupirail, elle m'a dit: regarde-moi! Je l'ai fixée: elle m'a fait peur. Elle étoit pâle, décharnée, mourante. J'allois sortir pour lui chercher du secours: elle m'a retenue.-les morts n'ont besoin de rien, et tu vois que je suis dans mon tombeau. Séparée des vivants, je n'aide société qu'avec mes bourreaux: du moins, quand je serai dans la terre, ils me laisseront en paix.-comment puis-je achever. Je ne vois plus ce que j'écris: mes larmes inondent ce papier. On est venu m'avertir qu'il falloit nous séparer. Elle s'est jettée dans mes bras, en poussant des cris plaintifs: elle me conjuroit de ne la point quitter. Voyez-vous, disoit-elle, ce Norton, qui me poursuit! Et elle se pressoit sur mon sein avec un air d'épouvante. La voix terrible des géolieres l'a fait trembler: elle est retombée sur sa couche, en s'écriant: ma soeur! Dites à Seligny que je meurs pour lui. J'ignore ce qui s'est passé: on m'a traînée hors de sa vue: j'ai perdu connoissance; et quand j'ai repris mes sens, les murs de sa prison étoient entre elle et moi.
LETTRE 30
Cécile à Emilie. comment vous écrire? Mes idées se confondent: la douleur m'égare: j'ai besoin de pleurer... Henriette! Henriette! Ma soeur! Ma compagne! Mon amie! Tu n'es plus! Tu n'es plus au milieu de ce monde qui ne t'a point connue, au milieu des cruels qui t'ont donné la mort! Tu dors maintenant à l'abri de leur haine: ton ame n'est plus en proie au délire de l'amour: tes yeux ne versent plus de larmes... va!Je te félicite, et je ne plains que les infortunés qui te survivent!
LETTRE DERNIÈRE
Seligny à Mad De Berville. enfin, vous triomphez, et votre fille est dans le tombeau! Il ne vous reste plus qu'à sacrifier encore une victime, et vous n'entendrez plus prononcer le nom de mere, qui vous est odieux. Rassurez-vous, madame, on ne croira jamais que vous l'ayez porté. Appelle-t-on mere, une marâtre, qui vient de trancher les jours de sa fille? Ce que je ne conçois pas, c'est que vous ayez pu mettre au monde cette fille douce et sensible! Il étoit donc un instant où vous avez dépouillé votre naturel féroce, pour donner la vie à cet infortunée? Comment ne l'avez-vous pas étouffée en naissant? Vous auriez, une fois du moins, produit le bonheur d'un seul être! Mais il n' est pas en vous de faire le bien. Je vous ai étudiée; je vous ai suivie: j'ai vu la conduite la plus bizarre, unie au caractere le plus cruel. Etiez-vous digne du nom de mere? Vous, qui m'avez abandonné votre fille avant de me connoître? Vous, qui laissiez deux jeunes gens dans une solitude, livrés à toute l'inquiétude de leur âge, et dans des moments dangereux sans doute, si la vertu de Henriette n'avoit été sa sauvegarde? Vous, qui prépariez vous-même leur penchant, en armant la nature de tous les moyens qui le déterminent? Vous, qui, après les avoir mis dans la nécessité de s'aimer, les avez séparés, quand l'avarice vous a présenté un appât plus séduisant? Etiez-vous mere? Vous, qui avez traîné votre fille dans un cloître, et qui avez mis, dans l'affreuse alternative deson choix, un himen qu'elle abhorroit, ou une vocation forcée? Etiez-vous mere? Grand dieu! Vous, qui, après avoir égaré sa raison, l'avez rejettée loin de vous comme un objet d'opprobre? Vous, qui avez fait taire les entrailles maternelles, et qui l'avez abandonnée à la pitié publique? ô femme dénaturée! Si les loix humaines n'ont pas établi de châtiments contre la tyrannie d'une mere, la justice divine a les siens, et tu ne pourras leur échapper! Tremble! La vengeance est lente à descendre; mais elle arrive enfin; et plus elle a tardé, plus ses effets sont terribles. Elle a déja frappé ton complice; Norton est mort: j'ai versé tout son sang en sacrifice aux manes de ta victime. Ton tourment approche; il est déja dans ton coeur. Mais, que dis-je? Le repentir est-il fait pour toi? Non: je te prépare un autre supplice. Tu me trouveras par-tout sur tes pas; je t'environnerai des clameurs de tout un peuple: j'attirerai sur toi le mépris et les opprobres. Je dirai à la foule épouvantée: le voilà, ce monstre, qui a fait mourir sa fille!Et l' on te fuira comme on fuit l'assassin, et tu rentreras dans ta maison solitaire, que tes amis déserteront; et, quand ils l'auront quittée, ils secoueront la poussiere de leurs pieds; et tu chercheras des consolations sans en pouvoir trouver; et, dans ta vieillesse affreuse, délaissée de l'univers, tu n'auras point la douceur de te sentir presser dans les bras de tes enfants, de recevoir leurs tendres soins, d'en être soulagée dans tes infirmités. Mais l'ombre de Henriette s'offrira devant toi: elle te reprochera sa mort; elle t'accusera devant le ciel. Et tu commenceras à sentir le ver déchirant du remors; et les craintes de l'avenir rempliront d'effroi tes derniers moments; et tu mourras dans le désespoir.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. La Nouvelle Clémentine, ou Lettres de Henriette du Berville. La Nouvelle Clémentine, ou Lettres de Henriette du Berville. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BCC0-E