LE VOYAGE de MANTES, ou LES VACANCES De 17.....
Orné de Figures en Taille douce.
Parva leves capunt animos.
A AMSTERDAM, 1753. VOYAGE DE MANTES.
CHAPITRE PREMIER.
Réflexions ſans ſuite de ce qui a donné lieu au reſte.
DE tous les tems il y a eu des originaux. Les mêmes, quant au fond, la forme ſeule a changé.
Les bonnes gens dont je me propoſe de tracer les ridicules, reſſembloient par leurs travers à ceux d'apréſent. Inhabiles à les cacher, ils n'avoient pas beſoin d'impudence pour les ſoutenir; quand ils ſe voyoient découverts. Alors on rougiſſoit encore. Avouer ſa faute en bégayant, c'étoit commencer à réparer ſes torts. Depuis le départ de la pudeur, tout a bien changé de face.
Partiſan né du plaiſir, cédant au torrent des paſſions, je ne pouvois manquer de me trouver au même titre des contemporains de mon libertinage; c'étoit marchandiſe mêlée, comme on le verra dans la ſuite, & je dois au hazard le bonheur de m'en rappeller la mémoire ſans être obligé d'en rougir. Que de gens en voudroient pouvoir dire autant; le ſouvenir des écarts de la jeuneſſe nous couvre ſouvent de honte, & nous fuyons avec autant d'empreſſement les compagnons de nos plaiſirs paſſés, que nous les recherchions autrefois.
Qu'il importe ou non de le ſçavoirj'ai pris naiſſance au fond d'une Province éloignée de la Capitale. Où? Il m'importe beaucoup que l'on l'ignore, & l'on ſçaura pourquoi.
Echapé de la férule, j'abuſai des premiers momens de ma liberté pour me livrer avec excès aux plaiſirs, d'autant plus attrayans, qu'ils étoient nouveaux.
La raiſon dont la force n'étoit fondée que ſur la théorie de la volupté, pouvoit-elle être une barriere aſſez forte pour arrêter la fougue de mes deſirs? Le dégoût des plaiſirs a peut-être fait autant de ſages que les réflexions les plus prévoyantes, ſur-tout quand on vous les fait faire ſur des choſes que l'on ne vous fait entrevoir que pour vous détourner de les connoître. Le feu de l'âge me fit ſouhaiter de les approfondir; il me falloit des reſſources pour ſatisfaire mon goût, elles étoient légeres; mon pere me paroiſſoit trop économe, il me taxoit à ſon tour de prodigalité nous avions tort tous les deux à regarder les choſes d'un certain côté; je l'ai ſenti depuis.
Pour arrêter le cours de mes caravanes, le papa réſolut de m'envoyer à Paris, il eſperoit en me dépaïſant, & flattant mon amour propre d'un établiſſement honorable, que le travail qu'il me faudroit faire pour m'en rendre digne, écarteroit entierement les idées de diſſipation qui lui paroiſſoient ſi oppoſées à celles qu'il avoit pour mon avancement & la ſatisfaction de ſa vanité. Les progrès de ſon commerce n'avoient ſervi qu'à lui faire ſentir la prétendue baſſeſſe de ſon état; il vouloit ſe dédommager de la contrainte où l'avoit réduit l'uniformité de ſa ſituation avec ſes confreres. La premiere Charge de Judicature devoit l'en vanger; il me falloit mettre en état de la poſſéder. Les richeſſes applanirent la difficulté; mais les richeſſes ne nous ſauvent du ſifflet qu'autant que le ſçavoir en juſtifie l'emploi: on m'en fit ſentir l'importance, & je courus me ranger ſous la conduite d'un Procureur de Paris qui s'étoit attiré la vénération de la famille, & cela fondé comme preſque toutes les réputations, plutôt ſur le hazard que le ſçavoir, à moins que l'on n'appelle ſcience le méchaniſme de l'état. Que l'on ſoit ignorant, que l'on paſſe même pour ne pas avoir d'eſprit au dire de certains apprétiateurs, c'eſt en avoir, & du meilleur, que d'avoir l'eſprit de ſon métier. On n'eſt pas eſtimé dans la ſocieté, il eſt vrai, mais on a l'eſſentiel. L'eſprit qui convient dans cette ſocieté, eſt l'eſprit de tous les hommes en général; ordinairement ſuperficiel, mais eſtimable quand on ſçait l'allier avec le ſçavoir de la place que l'on occupe. Je m'apperçois que je me débats de l'eſprit au ſujet du plus borné de tous les Procureurs, quant à l'eſprit de ſocieté. Combien de ces pareils ſe ſont piqués, & ſe piquent d'en avoir, qui ſe rendent plus ridicules. Que l'on ne s'ennuye pas de mes diſgreſſions, ſi elles ne ſatisfont pas mes Lecteurs, & je le dis, malgré tout mon amour propre, s'il ſe trouve des Lecteurs d'un ouvrage que l'on ne doit qu'à mon oiſiveté, qu'ils ſe préparent ces Lecteurs à de plus grandes diſgreſſions. Mon goût, peut-être, pourra changer par intervale. Au reſte, comme j'écris par ſacade, on peut me dire de même.
CHAPITRE.
Départ, arrivée, projets.
A mon départ, mon pere ſe juſtifia amicalement du paſſé, en m'alléguant des raiſons dont les peres ne manquent jamais en pareilles rencontres. Il me fit une peinture de tous les périls que j'allois braver en homme qui les avoit vûs de près; je promis de profiter de ſes conſeils, & lui ai tenu parole en homme plus heureux que ſage.
A mon arrivée, je ſongeai ſérieuſement à me mettre en état de remplir es devoirs de la charge qu'on me deſtinoit; elle demandoit une étude profonde, de la chicanne pour en ſçavoir démêler les détours.
Un travail continuel auroit pû m'accabler. Mon eſprit qui s'y ſoutenoit plus par raiſon que par goût, demandoit du relâche. Le cœur revendiquoit ſes droits; il lui falloit de l'amuſement, au moins les ſens entroient pour leur part dans cet arrangement.
Faire l'amour au-dehors, je ſentis combien mon tems m'étoit précieux. Pour mettre tout d'accord, & n'être point diſtrait dans mes occupations, je réſolus d'adreſſer mes vœux a la fille du Procureur, par convenance d'abord, ou ſi l'on veut, par une eſpece de reconnoiſſance qui n'eſt que trop d'uſage dans le monde envers ceux qui nous obligent.
Mademoiſelle Hugon reçût mes petits ſoins avec plaiſir, & ſans s'éfaroucher du but que je paroiſſois me propoſer. Dans une ſituation égale des deux parts, tout dépendoit de l'occaſion pour remplir nos vûes. Après s'être montré ſous les plus beaux dehors, la perfide s'échappoit au moment que nous croyions la ſaiſir.
J'étois préparé à tout événement, & dans l'âge où la témérité rend ſouvent heureux. Si j'euſſe rencontré dans ma petite maîtreſſe un peu plus de réſolution, nous aurions profité d'inſtans courts à la vérité, qui ſont d'autant plus précieux, que leur peu de durée ne nous laiſſe que les moyens d'eſquiſſer le plaiſir. Le ſouvenir de ces inſtans & l'eſpoir d'en retrouver de pareils, rempliſſent l'imagination de peintures voluptueuſes preſque égales au plaiſir,ſi elles ne le ſurpaſſent quelquefois. Je rencontrai malheureuſement pour moi une fille toute neuve; la bonne volonté n'étoit pas ce qui lui manquoit; les deſirs la dévoroient; mais le vent d'une mouche la faiſoit trembler.
CHAPITRE III.
Motifs du Voyage.
L'Automne nous fut plus favorable que le Printems; M. Hugon, le plus laborieux & le plus âpre des Procureurs, fe trouvant par un excès de travail preſque ſans affaire, ſe détermina pour la premiere fois à quitter ſon Etude pendant les vacances, & à en aller paſſer le tems auprès d'une niéce qui réſidoit aux environs de Mantes. Soit pour obliger ſa niéce, ou par un principe d'économie, vû l'inaction préſente, il ſe rendit à ces ſollicitations. Inviter un Bourgeois à venir à la campagne, c'eſt inviter toute la maiſon, les animaux n'en ſont pas même exempts. On mit deux Clercs & la Servante à la porte; les clefs du corps de logis qu'occupoit M. Hugon furent dépoſées chez un Huiſſier, ſon voiſin & ſon intime. On me propoſa d'être du voyage comme d'une choſe ſur laquelle on avoit compté. J'y topai d'autant plus volontiers, que j'eſperai tirer un grand avantage de la liberté dont on jouit à la campagne pour triompher des irréſolutions perpétuelles de Mademoiſelle Hugon. Nous voilà donc un beau matin emballés dans la grande cariolle de S. Germain. M. Hugon, Madame ſa chere épouſe, Mademoiſelle Hugon, le petit Hugon ſon frere, Dépêches Maître-Clerc & fidel Ecuyer de Madame Hugon & moi, ſans oublier pluſieurs ſacs de nuit, & autres paquêts très-embarraſſans; Item, deux chiens qu'il fallut mettre du voyage: un gros caniche le bien-aimé de Madame Hugon; notre Maître-Clerc ſe chargea du ſoin de ſa conduite; je m'emparai d'un petit guerdin dont on avoit fait préſent à Mademoiſelle Hugon depuis quelques jours. Plus, une grande cage de Perroquet, & un Perroquet dont les cris perçans nous étourdirent juſqu'au Pont de Neuilly où la voiture arrêta. Aux cris du Perroquet, du jappement des chiens qui le ſecondoient par intervale, & aux propos de deux femmes dont nous eſſuyâmes à ce ſujet la mauvaiſe humeur, ſuccéda une ſcêne capable d'attendrir un Lecteur facile à émouvoir, ſi ma plume étoit aſſez éloquente pour la lui rendre.
CHAPITRE IV.
Combat de Neuilly.
LEs deux femmes à qui la compagnie des chiens & du perroquet avoit tant déplû, ſauterent à bas de la voiture à l'aide d'un gros garçon Boulanger qui leur tendit les bras. Notre Maître-Clerc préſenta l'épaule à Madame Hugon; j'enlevai la petite Hugon, lui ſaiſant ſaire demi tour à gauche. Le petit Hugon donna du pied en terre, & M. Hugon en le grondant, & voulant ſe débarraſſer de tous les paquets que nous avions obligeamment diſtribués autour de lui, penſa ſe caſſer le col. Nos Mitronnes après avoir bû un coup de chaque main, alloient pour monter dans une charrette qui les attendoit, à quatre pas, lorſqu'un diable de Fiacre qui paſſa dans le moment s'aviſa par une malice naturelle à ces Meſſieurs, d'embarraſſer ſon eſſieu dans la roue de la charrette. Il l'emmenoit grand train à reculons. Le garçon dont j'ai parlé ci-deſſus, que le hazard ramenoit ſur la porte du cabaret, s'élança au ſecours de ſon pauvre timonier: il le raſſura en le prenant à la bride; & ne voulant pas céder à ſon adverſaire, fit ſaire à ſon tour la même manœuvre au Fiacre. Le carroſſe culebuta; des cris ſourds apprirent aux Spectateurs que la voiture renfermoit des gens mal à leur aiſe. Inutilement ſe jetta t'on au-devant des chevaux qui traînoient le carroſſe; les paiſibles animaux demeurerent comme immobiles, ſans cependant paroître eſe frayés du déſordre. Le Fiacre tout bouillant de colere, & outré de ſa défaite, deſcendit le fouet haut en menaçant le Mitron. Les deux champions s'accablerent d'injures; l'air retentit de tous les mots propres en pareille occaſion. Un coup de fouet bien déployé qui enveloppa les jambes nues du Mitron, fut le ſignal du combat le plus ſanglant. Les deux parties s'accrocherent après avoir réſiſté réciproquement aux plus fiers coups de poing que l'on lançât jamais. Une des Mitronnes voulut les ſéparer; après avoir attrapé des coups des deux côtés, elle alla en culebutant rejoindre ſa camarade, & toutes deux ſe mirent à miauler en chorus; les uns rioient, les autres applaudiſſoient: chaque paſſant reſtoit comme ſtupéfait, & formoit le cercle. Les deux champions ſe bourroient ſans mot dire; plus les témoins augmentoient, plus leur vigueur ſe renouvelloit. Un croc en jambe, un tour de rein, les fit rouler enſemble ſur la pouſſiere. A cet aſpect nous ſortîmes, de l'admiration que nous avoit cauſé la façon dont ils avoient meſuré leurs armes, & l'on courut comme de concert à des baquets plein d'eau que l'on leur verſa ſur le corps pour les pouvoir ſéparer. Nos athletes entraînées chacun de leur côté, on ſe reſſouvint de la voiture. J'apperçûs en ouvrant la portiere une aſſez jolie jambe, avec un bas vert & un ſoulier couleur de roſe; on m'aida à retirer une jeune fille, & cependant avec toute la décence que l'on pût obſerver avec des jupes ſans deſſus deſſous. Suivit un jeune homme qui avoit un œil poché, & un autre femme à tête chauve, à qui viſite faite, on ne trouva que cinq ou ſix boſſes.
Le Fiacre fut la premiere victime du jeune homme, qui débuta par lui appliquer vingt coups de cane, d'un bras vigoureux & diſpos; ſe retournant comme un éclair vers le Mitron, qui le regardoit avec plaiſir, il lui en diſtribua autant.
La juſtice rendue, l'on prévint les effets d'un emportement qui n'étoit plus tolérable; on ſe jetta à la traverſe, & la jeune Demoiſelle nous aida à calmer la furie du jeune homme. La vieille qui pendant la derniere expédition, s'étoit remiſe avec cinq à ſix verres de ratafia, voulut auſſi entrer en lice; & commençant par des apoſtrophes qui la décélerent, elle alloit renouveller la querelle ſans deux Capucins qui arriverent à propos pour rétablir la tranquillité par leur exhortation.
Les Boulangeres entraînerent leur Mitron, qui ne ceſſoit de faire des grimaces & des geſtes.
Bien battu, bien payé; le Fiacre très-ſatisfait de ſa courſe, remontant de ſang froid ſur ſon ſiége, s'en retourna preſque en triomphe.
CHAPITRE V.
Reconnoiſſance.
Panſé, eſſuyé, rafraîchi, chacun ſe mit en devoir de continuer la route. Les Capucins nous honorerent de leur préſence; la ſoi-diſante mere, la jeune fille & ſon prétendu mari monterent auſſi dans la voiture. A vingt pas de là, un inconnu demanda place, ce que le Cocher lui accorda ſans nous conſulter. Il monte, s'aſſeoit à une portiere, nous ſalue; le Cocher touche, & nous trottons.
Bien cahotés, bien preſſés & mourans de chaud, on propoſa de baiſſer les portieres. Maudit expédient qui nous mit en proye à un conflit d'odeurs inſoutenables. Je l'avoue, les Capucins devinrent intérieurement les victimes de ma mauvaiſe humeur.
Après un peu d'examen, je leur rendis juſtice, ils n'y étoient tout au plus que pour leur part.
Les portieres allant au gré des ſecouſſes de la cariolle, nous procuroient un peu d'air: triſte ſituation où il falloit ſouhaiter d'être cahoté pour reſpirer.
Madame Hugon lia la converſation la premiere; elle fit l'éloge des Révérends Peres, qui donnerent tout le tort au Fiacre. Etant trop près du jeune homme pour oſer dire ce qu'ils penſoient de ſa pétulance: le Pere,au nom de mes Révérends Peres, jugea à propos de fe faire connoître en apoſtrophant ſon Compagnon, dont il loua la charité avec la laquelle il avoit dérobé une partie des coups en les recevant lui-même. Frere Ambroiſe, s'écria-t'il ſéraphiquement, ſe croit toujours au milieu des combats; & cette intrépidité qui lui fit affronter les plus grands périls pour ſoutenir la gloire de nos armes, ſe renouvelle en lui toutes les fois qu'il s'agit du bien du prochain. Le Frere, tandis que l'on faiſoit ſon panégyrique, récitoit humblement ſes patenôtes.
Il faut l'avouer, Meſſieurs & Meſdames, continua le Pere, que le Ciel ſemble nous avoir heureuſement envoyé pour empêcher Monſieur de ſe compromettre: il a daigné ſe rendre à mes repréſentations; je ne puis non plus paſſer ſous ſilence la ſaçon généreuſe avec laquelle l'épouſe de Monſieur s'eſt jointe à mes prieres. Ces malheureux ſont plutôt dignes de pitié que de colere. Ma foi, mon Pere, dit le jeune homme, quelque part qu'il vous trouve, il vous doit de grands remercîmens; vous lui avez épargné, & à l'autre coquin, plus de vingt coups de canne. J'étois en train, vous l'avez vû, & ils n'en euſſent pas été quitte à ſi bon marché.
Ah! Monſieur, lui repliqua le Pere, d'un ton béat, paſſe pour un premier mouvement, il eſt des cas où l'on nous force de nous oublier; mais continuer d'accabler de coups des gens que l'on doit ſe contenter de mépriſer quand ils nous manquent, permettez-moi de vous repréſenter que la charité en eſt bleſſée. Ah! vraiment, dit le jeune homme, vous me la baillez bonne; je voudrois vous y voir dans un Fiacre renverſé par-deſſus tête, comment vous prendriez la choſe.
A Dieu ne plaiſe que j'aye aucun deſſein de vous offenſer, Monſieur, reprit le zélé Capucin; c'eſt une licence que ma robe autoriſe; conſervant toujours pour vous les déférences que vous mérités & qui vous ſont dûes, ainſi qu'à Madame votre épouſe, ces Dames, & toute la compagnie.
Le Capucin n'auroit pas quitté priſe, ſi Madame Hugon ne lui avoit pas coupé la parole; & s'adreſſant à la vieille à qui l'on avoit mis quantité de compreſſes, ſans ce qu'elle avoit bû; & qui pour mettre le comble à notre malheur, lui faiſoit lâcher de tems à autre, de colériques bouffées d'eau-de-vie. Mon Dieu, Madame, lui dit Madame Hugon, comment vous trouvez-vous de vos bleſſures? Bleſſures, reprit la vieille, de ce ton qui la caractériſoit; bleſſures, moi! appellez-vous des boſſes des bleſſures? Si mieux ne voulez dire des écorchûres; je n'en ai qu'une un peu au-deſſus du genou, dit-elle, en nous la montrant; c'eſt lui auſſi qui, en ſe débattant, me l'a fait avec l'aiguillon de ſa boucle; mais cela ſe paſſera, j'en ai bien eu d'autres, & plus conſidérables, & ſi, voyez-vous, je ne m'en ſuis pas plus émûe pour cela.
L'inconnu, qui juſqu'à ce moment, avoit gardé le ſilence, frappé par le ſon roque de la vieille: eh! dit-il en ſe retournant, ou je me trompe fort, ou c'eſt Madame Laramée que je viens d'entendre: oui, repartit-elle, à votre ſervice: je ne me comptois pas en pays de connoiſſance, s'écria-t'il. C'eſt donc là votre fille, je ne vous en connoiſſois pas, elle eſt vraiment fort aimable; il me paroît auſſi que vous vous êtes bien engendrés. Le jeune homme rougiſſoit & cherchoit à ſe cacher en tirant ſon chapeau; il marmottoit entre ſes dents: grande reſſource pour ceux qui n'ont rien de bon à dire. Parbleu, dit l'inconnu, tu cherches en vain à te cacher, je te remets; voilà bien des façons, & avec moi encore. Va, va, ſi je ne ſuis plus jeune, j'aime toujours à le paroître. Raſſures-toi, je n'irai pas étourdir les oreilles de ton oncle de cette rencontre. Et à propos, comment ſe porte-t'il le bonhomme? Es-tu raccommodé avec lui? Quoi! te voilà tout décontenancé; & tu ne te réjouiras jamais ſi jeune; voyager ſeul cela ennuye, il faut de la compagnie une fois, & tu choiſis bien, paſſe pour cela: ſi tu veux venir à Poiſſy nous rirons; j'y vais en emplette, nous boirons enfemble le vin du marché.
La vieille étoit accommodante, la partie fut liée en dépit du jeune homme, qui n'oſa s'y oppoſer que foiblement. Le Boucher qui ſe fit connoître, auroit, ſi on l'en avoit crû, régalé toute la caroſſée; quand ces ſortes de gens ſe mettent en train, tout y va; c'eſt une effuſion de cœur dont la politeſſe eſt à charge quelqueſois; mais en l'examinant, ſa ſource eſt plus pure, & vaut bien le phantôme du ſçavoir vivre dont on eſt ſi ſouvent la dupe dans la ſociété des gens plus civiliſés.
Mademoiſelle Hugon & moi nous occupions l'autre portiere; après avoir pris un gere part à cette avanture, nous employâmes nos yeux à un meilleur uſage. Mademoiſelle Hugon, comme je l'ai déja remarqué, étoit de ces filles auſquelles il péſe furieuſement de l'être dans la derniere exactitude. Elle avoit dix-neuf ans, ſon tempéramment étoit formé, & la chagrinoit de plus en plus depuis notre connoiſſance: une taille courte & ramaſſée, de la gorge juſqu'au menton, & des yeux qui, agités dans ce moment par la ſituation de ſon ame, poſſédoient cet attrait qui fait tant faire de ſolie. Les gens qui ont vêcu m'entendent.
Nous étions à la gêne, un geſte nous eût trahit; les regards ne s'élançoient qu'à la dérobée, l'expreſſion en étoit plus vive: on ſe frottoit furtivement le bout des doigts, faveur unique dont l'inſtant formoit le prix; ce que c'eſt que la contrainte! loin de s'en plaindre, on devroit la chérir; elle fait ſouvent valoir, ce que ſans elle on n'auroit pas recherché.
Après avoir eſſuyé maints quolibets, nous arrivâmes, & chacun gagna l'auberge ſelon ſon goût; nous nous rendîmes à celle que l'on nous avoit indiqué dès Paris.
CHAPITRE VI.
Réception à Saint Germain.
Un ſilence morne régnoit dans tout la maiſon; la maîtreſſe nous reçût d'un air abbatu, les ſervantes avoient la phiſionomie renfrognée; l'hôte juroit quand nous entrâmes, ces carognes de filles nous portent toujours malheur, diſoit-il, ſans oublier pluſieurs expreſſions dont ces fortes de gens ſont ſeuls en poſſeſſion. C'eſt aſſez pleurer bégueule, le mal eſt fait, prensle en patience; la bégueule pleuroit avec grace, elle en devenoit plus intéreſſante; les larmes ne ſont pas à toutes les femmes; auſſi quand elles leur ſiaient, elles en ſont plus dangereuſes.
Qui nous vient là, dit l'hôte, en nous appercevant, un perroquet, des chiens, des femmes, des enfans; bonne pratique: eh Catau, Margot, alertes donc, que faites-vous les bras croiſés, menez ces Dames à la chambre verte. Nous ſuivons Catau & Margot pour aller reconnoître notre logement. En montant je demandai la cauſe du vacarme; oh! vraiment, dit l'une, c'eſt une hiſtoire: je n'ai pas le tems de la faire; voilà la chambre, c'eſt ce qui nous reſte, choiſiſſez.
Quatre lits à colonne en occupoient les quatre coins; Madame Hugon après les avoir bien tâté, les trouva fort mauvais; M. Hugon prit occaſion des quatre lits pour lui dire avec ce ton de mauvais plaiſant, qu'il s'étoit rendu ſi naturel: oh! parbleu, tu coucheras avec moi Babet, pour le coup, il n'y a pas moyen de s'en dédire. Toujours de vos coq-à-l'âne, mon mari, vous êtes incorrigible: coucher deux? le beau projet! il me faut une chambre à deux lits pour moi & pour ma fille, ou je garde celle-ci, nous dit-elle, s'il n'y en a point d'autre; arrangez-vous, & tout de ſuite; allons donc, Meſſieurs, quelle jeuneſſe eſt-ce la? Deſcendez, n'avez-vous pas une langue? qu'en voulez-vous faire? Pour vous, mon mari, lus de chanſon, elles m'ennuyent. Mérote, lui dit M. Hugon, ſur quelle herbe avez-vous marché? Oh! mérote, écoutez-le, il a tout dit.
Je les laiſſai aux priſes; & ſaiſiſſant l'ocaſion de mettre à exécution un projet qui me paroiſſoit bien concû, j'allai, ſuivi de Dépêches, notre Maître-Clerc, m'adreſſer à l'hôteſſe, comme me paroiſſant plus accommodante; n'auriez vous pas d'autres lits? lui dis-je, en l'abordant, on les payera ce qu'il faut. Comment d'autres lits? ceux-là ſont bons, il ne loge ici que ce qu'il y a de mieux. Vous êtes donc bien difficiles? Ces Dames ſont fatiguées, repris-je. Fatiguées! ne diroit-on pas? elles viennent de Paris; voyez, quelle peine. Faites comme il vous plaira, je n'en ai point d'autres, à moins que Monſieur, dit-elle, en montrant un Abbé qui entroit, ne veuille vous céder ſa chambre. De quoi eſt-il queſtion, repartit l'Abbé en nous ſaluant? D'obliger des Dames, repliquai-je, peu faites à voyager; je vous entends, Monſieur, ma chambre eſt à leur ſervice, mais je doute qu'elles gagnent au change. Au change, dit l'hôteſſe, pour un Abbé de campagne vous êtes donc bien délicat. Point de querelle, maman Poitiers, reprit l'Abbé, je cede ma chambre; je ne puis mieux faire, mais Meſſieurs, procurez-moi l'honneur de ſaluer ces Dames; en qualité de voyageur, peut-être voudront-elles me permettre de ſouper avec elles. Si le chemin s'adonne du même côté, ce ſera pour commencer à lier la connoiſſance. Nous allons à Mantes, lui repliquai-je, & moi de même, répondit-il. Eſt-ce pour y faire quelque ſéjour? C'eſt pour paſſer les vacances au Château de Blemicour; je connois fort, Madame, de Blemicour, & ſuis preſque tous les Automnes chez elle, nous dit l'Abbé; c'eſt ſa tante & ſa couſine à qui vous cédez ſi galament votre chambre. La rencontre eſt heureuſe, nous dit-il, je meurs d'impatience de leur rendre mes devoirs, daignez m'introduire. Je recommandai le ſoupé à l'hôteſſe; ſoutenez votre réputation la mere Poitiers, lui cria l'Abbé en ſortant. De l'appétit, répondit-elle, avec un petit ſaut, nous avons du poiſſon excellent, & pour l'accommodage, je m'en vante. C'eſt ici que deſcend ordinairement le Procureur de l'Abbaye de.... qui eſt bien auſſi difficile que vous, pour le moins; montez toujours, & me laiſſez faire; nous ſuivîmes ſon conſeil. J'annonçai la politeſſe de l'Abbé en le préſentant. Grands remercîmens à ce ſujet, force phraſes ſuſpendues & des révérences, reſſource ordinaire de ceux qui ne ſe piquent pas d'être éloquens. On prit des ſiéges, & nous entourâmes une grande table longue, principal ornement de la chambre où nous étions. Nous ſçûmes que l'Abbé poſſédoit un Prieuré ſitué près du Château de Blemicour; maintes queſtions ſur le Château, la Dame & le train qu'elle menoit, & puis, ſans autre tranſition, franchement notre hôte nous a effarouché en entrant ici, dit Madame Hugon, & peu s'en eſt fallu que nous n'ayons été privé de l'honneur de vous connoître ſitôt. Ah! dame, dit l'Abbé, vous lui paſſeriez ſa mauvaiſe humeur ſi vous ſçaviez ce qui l'a occaſionnée. Le pauvre bon-homme a cauſé par entêtement ſon malheur & celui de ſa fille. En ſçavez-vous quelque particularité, lui dis-je? Oui, répliqua-t'il, & je puis vous faire part de ce que j'ai recueilli. Je paſſai avant tout ſur la gallerie, & criai que l'on nous apportât de quoi attendre le ſouper; après une légere collation, on invita l'Abbé à commencer ſon récit.
CHAPITRE VII.
Hiſtoire de Lolotte.
JE vais, nous dit l'Abbé, vous raconter tout naturellement la choſe, comme ſpectateur de la cataſtrophe. Entre de meilleures mains elle ſeroit ſuſceptible d'ornemens qui vous la rendroient plus agréable; mais ce n'eſt point un Roman que je veux vous faire, le fait eſt ſimple, & parle de lui-même. Je n'ai pû m'empêcher d'être touché de la ſituation de la petite fille, & de celle de ſon amant; elle méritoit un meilleur ſort; vous avez pû la voir, la nature l'a aſſez bien partagé de ſes dons, & je puis vous aſſurer que ſon eſprit & ſon cœur répondent aux graces extérieures.
Depuis deux ans un jeune Commis réduit à un emploi des plus modique, en devint amoureux; il trouva les moyens de plaire, ſes vûes étoient légitimes, ſa recherche ne pouvoit que faire honneur; il eſt de bonne famille, & unique héritier d'un oncle à ſon aiſe qui l'aime beaucoup. Lolotte fut touchée de ſes ſoins, & ſe livra au panchant qu'elle avoit à l'aimer, ne doutant pas que ſes parens n'approuvaſſent la recherche du jeune Miron: c'étoit le nom de ſon amant.
L'oncle de Miron enviſageant que les richeſſes de Poitiers feroient de ſa fille un très-bon parti, vint en faire la demande pour ſon neveu. Poitiers demanda du tems pour réflechir, l'oncle aſſuroit ſa ſucceſſion; mais en bon parent, ne vouloit rien retrancher de ſon uſufruit. La guerre ſurvint, Miron obtint un emploi dans les vivres. Le bonheur lui en voulut; il en écrivit à ſa maîtreſſe, elle porta ces Lettres au pere, qui vouloit profiter de l'abſence de l'amant pour la déterminer à épouſer un Marchand de Bœufs. Ce dernier éblouit Poitiers par les avantages qu'il prétendoit faire à Lolotte. Une légere dot lui ſuffiſoit; il offroit même de faire entrer Poitiers dans ſon commerce, n'acceptant des fonds que pour le rendre plus conſidérable. Poitiers lui avança une ſomme aſſez forte; le Marchand de Bœuſs qui ſentoit ſon crédit balancer, preſſoit la concluſion du mariage. Miron n'écrivit plus; un homme en paſſant annonça ſa mort, le départ de l'oncle ſembla la confirmer. Lolotte ſans eſpoir ſe réſolut d'obéir à ſon pere, & s'en fit un mérite. En revenant ce matin de l'Egliſe, quel objet ſe préſente à ſa rencontre; c'eſt Miron, c'eſt ſon amant qui attache ſon cheval à la grille. Elle s'évanouit, Miron court à ſon ſecours; Poitiers & ſa femme le font éloigner; le Marchand de Bœufs à qui Miron étoit inconnu, alloit demander ſon nom, quand des archers lui ſautent au colet, & l'entraînent en priſon pour dettes conſidérables. J'ai ſuivi Miron, & lui ai annoncé avec ménagement ce qui venoit d'arriver; le pauvre garçon eſt inconſolable; il arrivoit en homme aſſuré du ſuccès. Sa ſortune a ſurpaſſé ſes vœux; une maladie qui l'a réduit à l'extrêmité, a occaſionné la fauſſe nouvelle de ſa mort: je crains que dans la ſituation où ſont les choſes, nos amans ne prennent conſeil que de leur paſſion.
CHAPITRE VIII.
Grande Nouvelle.
Des cris redoublés, nous attirerent ſur la galerie. Plus curieux que les autres, je deſcendis pour en ſçavoir la cauſe. Une vieille femme avoit pris au crein maman Poitiers, un homme tenoit Poitiers au colet, tout le monde ſuivit mon exemple; & étant deſcendu, les ſépara. Miron que le Prieur me fit remarquer, parut auſſi ſur la ſcêne. Quelle ſurpriſe! quelle joye! la vieille étoit la femme du Marchand de Bœufs, & l'homme étoit frere de la vieille; on leur avoit débité que Poitiers & ſa femme avoient débauché le Marchand; c'étoit la cauſe de l'incartade de la vieille & de ſon frere. Que devinrent-ils quand ils apprirent la nouvelle du mariage! La gayeté de Miron, la ſérénité de Lolotte, l'air ſtupéfait de la vieille & de ſon frere, l'air hahuri de Poitiers & de ſa ſemme, la ſuffiſance de M. Hugon qui ſe jetta à travers, pour inſtruire le procès dont il enviſageoit les émolumens comme ſon bien propre, la ſatisfaction du Prieur & la mienne, les hauſſemens d'épaule & les hélas de Madame Hugon: tout cela formoit un tableau inimitable.
Poitiers pleura la perte de ſon argent, ſa femme redevint mere, & partagea le plaiſir de ſa fille. M. Hugon voulut inſtrumenter avec ſon Clerc, pour dreſſer la plainte en caſſation à ce qu'il diſoit; étoit ſi tranſporté de l'événement, qu'il fallut tout le ſang froid de notre Maître-Clerc pour le faire déſiſter du projet. Nous accueillimes Miron, & l'engageâmes lui & ſa maîtreſſe à ſouper avec nous. Maman Poitiers ſe ſurpaſſa, & ne vint nous trouver qu'au deſſert. Nos amans ſe regardoient pendant tout le repas, & ne mangeoient qu'entouroient pluſieurs Archers qui paroiſſoient tous fiers de leur capture. Qu'a donc fait ce pauvre homme pour être ſi mal à ſon aiſe, dit Madame Hugon en s'adreſſant à un des Cavaliers? On l'a pris pour un autre, à ce qu'il prétend, Madame. Mépriſe ou non, nous pourions bien avoir rencontré l'équivalent de ce que nous cherchions. Le priſonnier voulut parler, ils piquerent des deux, & nous empêcherent de l'entendre.
Il a mauvaiſe phiſionomie, nous dit décidament M. Hugon, qui à peine avoit pû le diſtinguer. La Juſtice eſt trop clair-voyante pour ſe tromper; nous fûmes très-heureux d'échapper à une longue ſuite d'exemples qu'il ſe mit en devoir de nous citer, & pour leſquels il avoit la mémoire trèsprompte, aux circonſtances près qui étoient toujours fort embrouillées. Eh! mon mari, dit Madame Hugon, nous ne ſommes pas en place marchande, n'êtes vous pas las de nous répéter toujours les mêmes contes? à moins que M. le Prieur n'en veuille paſſer ſa fantaiſie. Je vous rends grace, dit le Prieur, le Soleil paroît vouloir prendre le deſſus; ménagez votre poitrine, Monſieur, & gagnons du terrein, nous n'avons pas de tems à perdre. En vérité M. le Prieur, dit Madame Hugon, je ne ſçais ce que je ſerois devenue ſans vous; je meurs de chaud & de laſſitude; on m'a ſait enviſager ce chemin comme une promenade. Eh! mais, c'eſt un voyage, & je n'en ai jamais tant fait de ma vie. Eh bien, Madame, reprit le Prieur, faiſons une pauſe, & réparons nos forces par un déjeûné, ſans façon; je vois d'ici un endroit où j'ai décoeffé maintes bouteilles. Le Prieur en homme prévoyant, avoit chargé un des poliſſons d'un manequin rempli de quoi faire halte. Nous fûmes nous établir à quatre pas de la route au pied d'un chêne, qui nous mit à l'abri de la chaleur qui commençoit à ſe faire ſentir. Vive les gens qui ont voyagé, dit Madame Hugon. Pour cela, M. le Prieur, vous êtes un homme adorable; la vûe d'un ſauciſſon, d'une langue & d'un morceau de veau mariné, lui fit oublier les maux de cœur dont elle s'étoit plainte à diverſes repriſes. Mettez-vous là, ma fille, dit-elle d'un air joyeux; prenez place mon mari; ici petit garçon, aſſeyez-vous donc, Meſſieurs, & vous M. le Prieur, venez à côté de moi. L'on fit un cercle ſur l'herbe, il n'y eut plus que des ſignes; l'on mangea, & l'on but en ſilence.
Madame Hugon le rompit la premiere, il n'eſt rien tel que la campagne pour donner de l'apétit; eh! mangez donc vous autres, diſoit-elle, en nous donnant l'exemple; ſa bouche & ſon verre ne déſempliſſoient pas; perſonne ne me ſeconde, quelle eſpece eſt-ce la? Avouez M. le Prieur, que je réponds bien aux attentions que l'on a pour moi. Je vous admire, lui dit-il, & me ſçais un gré infini de ma précaution; vous étiez née pour voyager, la fatigue bien loin de vous ôter l'apétit, l'aiguiſe. Je ne comptois pas la ſupporter comme je fais; à la ſanté du Prieur, je vous la porte, Meſſieurs; verſez donc mon mari, il eſt là comme dans ſon banc, tout d'une piéce; êtes-vous ſourd? Paix ma femme; je penſe, répondit M. Hugon; & à quoi donc, lui dit ſa femme? A cet homme lié & garotté que l'on a arrêté par mépriſe: oh! ſi cela eſt, que de dommages à répéter, il y aura bien des gens de ruinés. M. le Prieur vous ne pourriez pas trouver les moyens de me procurer cette affaire-là; oh, pour moi, je ne penſe qu'à boire & voyager, dit Madame Hugon, mais je voudrois toujours un Prieur avec moi. Vous avez vu Verſailles, ſans doute, mais c'eſt trop loin, vive S. Cloud & Auteuf, ce ſont mes galeries, la voiture eſt douce, & cette galiotte eſt fort bien compoſée, au moins d'ailleurs on voyage ſans découcher, cela eſt commode, & ce que j'aime le mieux, l'eau & le grand air donnent de l'apétit; on part à la fraîche, on s'en revient de même; parlez-moi de cela, & non pas de votre cariole de S. Germain. Si vous aimez l'eau, tant mieux, dit le Prieur, nous prendrons les batelets à Poiſſy, & nous arriverons ſans peine juſqu'aux portes de Mantes. Ah! les batelets, j'en ai entendu parler, dit M. Hugon; on eſt là rangé comme des harangs, n'eſt-ce pas? Prendrons-nous auſſi des mazettes? Que voulez-vous dire avec vos harangs & vos mazettes, reprit Madame Hugon, je ne vais point làdedans; auſſi vous avois-je bien dit, M. Hugon, que nous aurions mieux fait de prendre un Fiacre; voilà de vos épargnes, voyager avec des harangs & des mazettes. Vous vous trompez, dit le Prieur; eh! pardonnez-moi, non, dit Madame Hugon, je m'entends bien, c'eſt comme ſi l'on venoit par les chaſſes-marées, nombre de nos pratiques viennent comme cela; nous autres gens de Paris nous ſommes au fait, on ne nous en donne pas à garder... Et puis un coup de fuſil lâché à vingt pas troubla l'entretien.
Madame & Mademoiſelle Hugon s'évanouirent, le Procureur & ſon fils gagnerent Poiſſy ſans débrider; l'arrivée de deux Chaſſeurs nous raſſura; on fit revenir Madame Hugon, les bouteilles furent viſitées; heureuſement que nos poliſſons ne s'effrayoient pas du bruit, ſans cela le bagage nous ſeroit tombé ſur les bras.
En vérité, dit Madame Hugon, après s'être fortifié le cœur, il eſt bien diſgracieux d'être expoſé comme cela au milieu d'une forêt. Oh! voilà qui eſt fini, je ne voyage plus. Eh mais, où eſt donc ce M. Hugon, que je le gronde; à Poiſſy sûrement, dit le Prieur, la peur l'a pris, il alloit à tire d'ailes, & ſon fils l'imitoit; nous les rejoindrons bien-tôt, allons, Madame, à ce détour, nous découvrons Poiſſy. Ma dame Hugon ne ſe faiſoit plus traîner, la frayeur & le vin la ranimerent. Nouvel aſſaut; que vois-je, s'écria-t'elle, des Cavaliers qui viennent à nous à bride abbatue: ah! voilà un jour bien malencontr'eux; nous ſommes perdus, Meſſieurs: ma fille point de réſiſtance, la vie, dit-elle, en ſe jettant à genoux au beau milieu du chemin; le vin dont elle avoit pris un peu plus que de raiſon, l'empêcha de s'appercevoir que ces Cavaliers étoient de la Maréchauſſée; ils nous entourerent: miſéricorde, s'écria Madame Hugon; comment, Madame, de quoi eſt-il queſtion? Enfans ſerrez de prés, les chevaux penſerent la fouler aux pieds; le Prieur mit le Brigadier au fait de l'aventure; M. Hugon étoit la cauſe de l'algaradet tour de badaud, dirent-ils, en nous quittant, & éclatant de rire. Badaud, dit Madame Hugon, qui s'étoit un peu remiſe pendant le récit du Prieur; voyez un peu ces viſages qui raiſonnent comme leur chevaux: en ont-ils?
c'eſt rimer ca, allons, allons, je ne vous laverai pas mal la tête, Monſieur Hugon.
Un orage qui nous menacoit fondit ſur notre troupe en ſuccès. Madame Hugon ne cria plus, mais elle heurla, devinez comme. Nous arrivâmes tout trempés & bien haraſſés de tant de ſcênes.
CHAPITRE X.
Arrivée à Poiſſy.
Madame Hugon étoit rendue, elle demanda un lit en entrant dans l'hôtellerie; ne ſouhaitez-vous pas vous rafraîchir auparavant, dit l'hôte, vous me paroiſſez avoir autant beſoin d'un verre de vin que d'un lit. Que parle-t'il de rafraîchiſſement ce ſot-là, dit Madame Hugon, me fait-on entrer ici pour m'inſulter? Il s'exprime mal, dit le Prieur, mais ſon intention eſt bonne; faites-nous monter du meilleur, notre Maître, & qu'on nous allume un grand feu. Ma foi, dit l'hôteſſe, ſi les termes vous choquent, on n'y ſçauroit que faire, fâchez-vous ſi vous voulez, encore faut-il donner le tems de baſſiner vos lits; voilà bien de quoi ſe gendarmer, c'eſt une pluye d'Automne, que ne veniez-vous en caroſſe, cela ne vous ſeroit pas arrivé; eſt-ce ma faute?
L'on étendit les jupes & les manteaux devant un grand feu, qui ſecondé de quelques verres de vin de Mantes, acheva de nous refaire. Madame Hugon ne ſçachant à qui s'en prendre, paſſa ſa mauvaiſe humeur ſur ſon fils & ſon mari. Un Batelier offrit ſes ſervices, on les accepta pour partir après la dînée. Madame Hugon s'écria que l'on vouloit ſa mort; après bien des paroles inutiles, elle ſe rendit à nos inſtances, elle avoit beſoin de repos; ſa fille reſta auprès d'elle, Deſpêches, M. Hugon & ſon fils allerent faire un tour à la cuifine; le Soleil étant venu à reparoître, le Prieur & moi nous ſortîmes pour nous promener en attendant le diné.
Nous nous mîmes à l'ombre de quelques ſaules d'où nous découvrions ce Poiſſy ſi fameux par ſes conférences & la naiſſance d'un de nos Rois, qui ne nous offroit alors qu'une retraite de pêcheurs que l'on ne connoît aujourd'hui que par ſes marches; la décadence des lieux amena inſenſiblement à celle de la fortune des hommes; moi, qui vous parle, dit le Prieur, j'en ſuis un exemple bien ſurprenant, & il a fallu toute la force de mon eſprit pour ſupporter les revers que j'ai eſſuyé. Ce début excita ma curioſité, & je le pri inſtamment de la ſatisfaire. Volontiers, me dit-il, je céde avec plaiſir à votre impatience; c'eſt adoucir ſa douleur que d'en expoſer la cauſe, & l'on flatte les malheureux quand on les engage à faire le récit de leur infortune; puis il comença de la ſorte.
Hiſtoire du Prieur.
La fortune de mon pere a été cauſe de tous nos malheurs; il avoir reçu le jour de parens aiſés, bons Laboureurs de pere en fils, & qui demeuroient depuis long-tems dans un Bourg auprès de Meulan. Mon grand-pere Cocq de ſon Village, ayant gardé deux ainés pour le labour, deſtina par prédilection mon pere ſon cadet à la Prêtriſe. Les payſans croyant attirer le bonheur dans leur famille, quand ils peuvent conſacrer aux Autels un de leurs enfans, mon pere fut envoyé à Rouen pour faire ſes études; il y réuſſit aſſez bien, mais il fit de plus grands progrès dans le libertinage: au tems preſcrit il ne voulut point entendre parler de Séminaire; mon grand-pere fut outré de voir ſes projets renverſés; en vain le fit-il revenir auprès de lui, il lui fut impoſſible de rien gagner ſur un jeune homme plein de paſſions impétueuſes, remontrances, corrections, -peines perdues, mon pere ne ſe rendit à rien. Enfin, pouſſé à bout après avoir tenté vingt moyens differens, mon grand pere chaſſa ſon fils de la maiſon: je vous déſens,lui dit-il, de ne vous jamais renommer de moi; je vous abandonne à votre mauvais ſort, & vous renonce pour mon fils: mon pere fort déſorienté s'adreſſa vainement à la ſamille, chacun avoit le mot, & lui ferma impitoyablement la porte en le chaſſant avec mépris, & feignant de le méconnoître. Un Laboureur des environs fut le ſeul qui lui tendit les bras, & l'aucueillit dans ſon déſaſtre; quelques jours après, de concert avec mon grand-pere, il offrit de lui donner de quoi paſſer dans les Iſles.
Mon pere accepta l'offre, elle lui parut ſa reſſource unique, il ſe réſolut d'en profiter; la ſéverité dont on uſoit, lui fit une ſi grande impreſſion, qu'elle le changea tout à coup; malgré toutes les promeſſes de ne rien négliger pour réparer ſes fautes, il ne pût obtenir de, tomber aux genoux de ſon pere; le, bon-homme tint bon, & ſe contenta d'augmenter ſous main la pacotille.
Dix ans paſſés ſans recevoir de ſes nouvelles, mon grand-pere ne préſumant pas que ce fils revint jamais, établit ſes autres freres en conſéquence; on le mit au rang de ces libertins dont on n'entend plus parler.
Pluſieurs années après le bruit ſe, répandit que le Seigneur du Village dont mon grand: pere étoit Fermier principal, avoit vendu ſa terre avec toutes ſes dépendances ſans aucune réſerve; le contrat de vente avoit été paſſé à Meulan. Mon grand-pere impatient de voir arriver ſon nouveau maître, & de renouveller ſes baux dans la crainte d'être traverſé, alloit monter à cheval pour s'informer à Meulan de ſa demeure. Quand il appercût un équipage à ſix chevaux, qui, loin de prendre le chemin du Château, venoit en droiture à la Ferme. Un Valet-de-chambre précedoit la voiture de cent pas, il lui annonça ſon nouveau Seigneur; mon grand-pere courut chapeau bas à la portiere pour lui préſenter ſon premer hommage. Quelle eſt ſa ſurpriſe? Il voit ſortir du carroſſe un homme magnifiquement vêtu qui ſe jette à ſes genoux & les embraſſe. Monſieur, s'écrie mon grand-pere, c'eſt moi, votre Fermier, qui doit être aux vôtres. Mon pere, mon cher pere, lui répond ſon fils, car c'étoit lui-même: de quel œil voyez-vous cet enfant qui vous a cauſé tant de chagrins? Il va mourir à vos pieds ſi vous ne lui rendez toute votre tendreſſe. Ah mon fils, mon cher fils, dit ce bon vieillard tranſporté de joye, & le tenant étroitement ſerré entre ſes bras; c'eſt donc toi que je revois ſans un prompt ſecours, le pere & le fils tomboient embraſſés. La nature uſa amplement de ſes droits, ils verſerent des larmes de joye, le pere prodiguoit careſſe ſur careſſe, & le fils avec des tranſports qu'on ne ſçauroit exprimer, baiſoit & rebaiſoit les mains de ſon pere. La famille qui accourut auſſi-tôt, fut témoin de la plus tendre des reconnoiſſances, & partagea leurs plaiſirs & leurs larmes; les Domeſtiques en eurent plus d'attachement & de reſpect pour leur maître.
Mon pere vit tous ſes parens du même œil; mon pardon obtenu, leur dit-il, il ne me reſte plus qu'à faire votre bonheur; c'eſt le premier uſage que je dois faire de mes richeſſes pour mieux cimenter ma fortune. Ses biens étoient immenſes, il ſatisfit ſon humeur généreuſe, & donna à chacun de quoi vivre dans une honnête aiſance.
Mon pere preſſa ſon fils de ſe marier, vous le dirai-je à ma honte? voilà l'époque de nos malheurs.
Mon pere céda d'autant plus volontiers aux inſtances du ſien, qu'il étoit devenu éperdûment amoureux de la fille d'un Gentilhomme du voiſinage, alliance ſortable pour ſoutenir mon pere dans une Charge dont il s'étoit revêtu, & convenable au Gentilhomme à qui il ne reſtoit qu'une carcaſſe de Château; & beaucoup de préſomption de ſa naiſſance. Sa fille élevée dans ſes principes, fit un effort fur elle-même en faveur des grands biens que mon pere poſſédoit; mon pere l'aima de bonne foi, elle ne put long tems ſe conténir, & fit éclater tout le mépris qu'elle reſſentoit pour une alliance auſſi diſproportionnée ſelon elle: mon grand-pere voulut la ramener avec douceur; on le traita avec tant de dureté, que le pauvre homme en mourut de ſaiſiſſement, ne prévoyant que trop ce qui alloit arriver. Délivrée de la préſence importune d'un Contrôleur qui lui étoit ſi fort à charge, ma mere ſe livra à toutes les folies qui lui paſſerent par la tête; ſoit par foibleſſe ou pour acheter la paix, mon pere acquieſça à toutes les fantaiſies de ſa femme; cette complaiſance ne la ſatisfit pas, & les nouveaux perſonnages qu'elle introduiſit à ſon gré, acheverent de lui rendre mon pere odieux; il devint pour elle un objet de mépris; les marques les plus inſultantes qu'elle lui en donna, le conduiſirent au tombeau.
Elle eût l'adreſſe de ſe raccommoder avec lui dans les derniers momens de ſa vie, & ſe rendit maîtreſſe abſolue de nos deſtinées. Nous étions quatre enfans de ce mariage mal aſſorti, trois garçons & une fille; mon pere nous recommanda une obéiſſance aveugle: mérités par-là, nous dit-il, dans ces derniers inſtans; mérités de jouir de la fortune que je vous laiſſe votre mere en peut diſpoſer à ſon gré; il comptoit en vain ſur les promeſſes d'une marâtre. A peine eût-il fermé les yeux, qu'elle rompit tout commerce avec la famille, & nous amena à Paris pour remplir ſes vûes. Un mariage dont elle s'étoit flattée comme d'un moyen sûr pour ſe réhabiliter, s'en alla en fûmée: elle ſe donna bien des travers à ce ſujet. Celui qui les occaſionna, ſut le premier à la tympaniſer, n'ayant pû réuſſir dans toutes ſes prétentions. Il a péri miférablement, je l'ai ſçu depuis; qu'elle ſatisfaction! Hélas, je n'ai pû m'empêcher de le plaindre.
Mais, Monſieur, je ne m'apperçois pas qu'en abuſant de votre complaiſance le tems s'écoule, & nous impatientons peut-être la pétulante, Madame lugon. Allons rejoindre notre Compagnie, vous apprendrez à loiſir un enchainement de malheurs, auſquels vous daignez vous intéreſſer par cette ſenſibilité naturelle à tous les honnêtes gens. Par politeſſe le Prieur ne me taxa pas de curioſité. Je ſouhaitois de ſçavoir la cataſtrophe, mais il fallut ſe rendre à ſes raiſons. Je lui fis promettre de renouer l'entretien à la premiere occaſion.
CHAPITRE XI.
Querelle de Chiens.
Nous regagnions tranquillement l'Hôtellerie, le Prieur & moi, & ne nous attendions pas à de nouyelles ſcènes. Un tas de gens aſſemblé paroiſſoit aſſiéger la maiſon. Nous percâmes la ſoule, & étant parvenus juſqu'à la porte, à l'aide de nos coudes, dont nous diſtribuâmes des coups libéralement à droite & à gauche, nous trouvâmes cette porte gardée par deux Archers, qui nous repouſſerent bruſquement au premier abord. Le Prieur leur en demanda la cauſe? Venez vous augmenter le tumulte, nous dirent-ils? Ce n'eſt pas notre intention, répondit le Prieur, nous voulons ſeulement rejoindre notre Compagnie pour diner, & partir après. Votre Compagnie reprit un des Archers: Ah, ah, ſi cela eſt ainſi, entrez, entrez, ce ſont de nos gens ſans doute. Vous payerez les pots caſſés, la peine du Juge & notre ſalaire: Soyez les biens venus; ils nous ſaiſirent ſur le champ, & nous pouſſérent en-dedans. J'apperçus en entrant les Officiers du lieu qui verbaliſoient ſur la table de cuiſine. Les buches à demi brûlées avoient roulé à quatre pas de l'âtre. Les cendres étoient toutes éparpillées, caſſerolles renverſées, ragoûts ſur le plancher, broches, lechefrittes & autres inſtrumens de cuiſine en monceau. L'Hôte avoit la tête caſſée, le ſang en ruiſſeloit encore. L'Hôteſſe crioit à tue tête, ſes enfans miauloient; & un homme acculé dans un coin par les ſervantes, tenant un grand Chien par le collier, juroit par intervalle. Trois baſſets chargés du ſoin de faire aller le tourne-broche, que je n'aurois pas imaginé être preſque les auteurs du déſordre, la queue entre les jambes obſervoient un profond ſilence; nous nous regardions le Prieur & moi, ſans ſçavoir à quoi attribuer ce tapage.
Le Juge, juché ſur le Billot de Cuiſine, s'adreſſant à nous d'un ton magiſtral, vos noms & qualités, Meſſieurs. Le Prieur voulut s'informer pour quoi. Répondez à la Juſtice, lui dit-on, & préciſément. Qui êtes-vous, & comment vous appellez-vous? Le Prieur de Belle-montre répondit mon compagnon; au nom du Prieur, le Juge quitte ſon air ſévere, ſe laiſſe couler de ſon ſiége, s'avance les bras ouverts, & en l'embraſſant le tire à l'écart & me fait ſigne de m'approcher. Eh, quoi! M. le Prieur, c'eſt vous, lui dit le Juge le bonet à la main, mille pardons, je ne vous ai pas d'abord reconnu dans le trouble où nous a mis tout ce qui vient d'arriver. Par quelle avanture vous trouvez-vous compris dans cette affaire Raſſurez-vous, & ſoyez perſuadé que je perdrois plutôt ma Charge que de vous cauſer la moindre peine, ces gens ici me ſont dévoués, & quelque argent ſuffira pour accommoder le tout. Vous ne me remettez pas ſans doute, j'ai pourtant l'honneur de vous appartenir, dit-il en hauſſant la voix; je ſuis Nicolas Courtil, le fils de votre grand-couſin Pierre Courtil; auſſi-tôt embraſſades réciproques & excuſes du Prieur de ne l'avoir pas d'abord remis.
Moi, qui ſçavois mieux que perſonne, dequel bois ſe chauffoient ces ſortes de gens; je commençai à me raſſurer en nous trouvant en pays de connoiſſance. Mais enfin M. lui dis-je, dequoi s'agitril donc? Nous venons M. le Prieur & moi de promener ſous ces ſaules, au bord de l'eau, nous avons laiſſé la Maiſon fort tranquille, qui peut avoir occaſionné tout ce déſordre? Vous avez reçu les plaintes, & perſonne ne peut mieux que vous nous en informer. Vous penſez juſte Monſieur, me dit-il, les informations ſont bien faites; & je puis me vanter, que dans le plus grand Tribunal on ne les dreſſeroit pas mieux. Cet homme, & ſon Chien, que vous voyez là, ſont les agreſſeurs: car je ſens bien apréſent, nous dit-il, en nous comblant de politeſſe, & nous faiſant aſſeoir a ſes côtés, que ces Dames & ces Meſſieurs de votre compagnie n'ont trempé en rien dans tout ce délit. La face des affaires changea bien pour notre ſociété; bien nous valut d'être allié aux Courtils. L'Hôte en dit ſa penſée, le Juge lui impoſa ſilence; & tout de ſuite nous apprit que cet homme au grand Chien avoit trouvé le Caniche de Madame Hugon, qui cherchoit à dérober quelque choſe; & qui, ayant réuſſi dans ſon entrepriſe emportoit un reſte de gigot. Le grand Chien appuyé par ſon Maître en avoit diſputé la poſſeſſion. Les tourne-broches avoient quitté le coin de l'âtre pour ſe mettre de la partie. Le Dogue les avoit maltraités ainſi que notre Caniche. Deſpêches notre Maitre-Clerc ſurvenu dans ces entrefaites, étoit tombé ſur le Dogue à coups de canne, en répandant auſſi ſur le dos des Chiens de la Maiſon, l'Hôte avoit ſoutenu les Domeſtiques. Le Maître du Dogue, Deſpêches & l'Hôte s'étoient coletés. Chacun des Chiens avoit défendu ſon Maître, en s'attaquant aux habits des Parties adverſes. L'Hôteſſe & deux Servantes criants toutes trois comme des Aigles, avoient pris tout ce qui s'étoit rencontré ſous leurs mains pour accabler indifféremment les combattans. Au bruit de tout ce chamaillis la canaille amaſſée, avoit, pour ſoutenir leur compatriote, appellé la Maréchauſſée qui déjeûnoit à quatre pas dans un Bouchon. Le Juge s'étoit trouvé à ſouhait, ſa préſence avoit rétabli la tranquillité. Deſpêches, ſa dépoſition faite en homme du métier, s'étoit retiré dans ſa chambre pour panſer une large eſtafilade, que probablément lui avoit ſait l'Hôteſſe avec ſes ongles. Son habit étoit en lambeaux; & ne pouvoit ſervir qu'à faire un épouventail de cheneviere. Les Chiens s'étoient auſſi plus acharnés à lui qu'aux deux autres; mais en récompenſe il avoit caſſé la tête à l'Hôte, C'eſt ce qui rendoit le Juge perplexe. L'alliance décida en notre faveur; Nicolas Courtil fort alteré par ſon récit éloquent, demanda du vin; il fut ſervit ſur le champ, & nous bûmes à la nouvelle connoiſſance.
Les Archers eurent ordre d'écarter la populace, dont ils payerent la curioſité à coups de bourades, pour mieux témoigner leur zéle. Par un eſprit de paix nous réſolûmes, tout bien conſideré, de payer les écritures du Greffier, qui n'auroit pas manqué, après notre départ, de revendiquer ſon ſalaire de notre Hôte. On fit donner un morceau aux Archers; & nous priâmes à dîner M. le Juge & l'homme au grand Chien, que nous ſçûmes être un Marchand de Mantes. Deſpêches que l'on fit venir pour ſigner le traité avec quelques verres de vin, en fut pour ſon habit qui étoit tout en loques. Pour l'Hôte il ſe conſola de ſa tête caſſée, voyant que l'on commençoit de payer le dîner qui étoit tombé dans les cendres, indépendamment du ſecond, moyennant qu'il ſe hâta de le préparer. Enfin tout fut calme un demi quart d'heure après notre arrivée. Nous rejoignîmes la Compagnie pour amoncer à M. & Madame Hugon notre accommodement, & lui préſenter le Marchand de Mantes & Nicolas Courtil, qui pour un Juge de Village ne manquoit pas de mauvaiſe mine; mais il étoit parent du Prieur, & la parentée a ſouvent fait paſſer ſur bien des choſes. D'ailleurs ſon procédé nous prévint en ſa faveur, & nous le vîmes tous d'un très-bon œil.
Nous eſſuyâmes une rude veſperie de Madame Hugon, dont il fallut patiemment écouter les-remontrances. Je jugeai que M. Hugon n'avoit pas voulu ſe mêler dans cette affaire crainte de ſe compromettre.
Quelque tems après l'on ſervit; & puis de boire largement. Nicolas Courtil fit les frais de la converſation. J'admirai, comment cet homme, mangeant beaucoup & buvant de même, pût, ſans perdre un coup de dent, ſuffire à toutes nos queſtions; il nous regala de quantité de faits paſſés, depuis qu'il étoit en exercice. Nous le laiſſâmes enfin bien conditionné & partîmes après avoir promis de le revoir en paſſant.
CHAPITRE XII.
Les Batelets.
LE Marchand de Mantes devant faire le voyage avec nous, il fallut partager les Chiens: le Prieur, M. Hugon, ſon fils, Caniche avec les paquets ſe fourerent dans un Batelet qui alloit de conſerve avec le nôtre. Madame Hugon, ſa fille, le petit Guerdin, perroquet, Deſpêches & moi, le grand Dogue, ſon Maître & deux bas-Normand dans le nôtre. Nous nous arrangeâmes ſuivant l'uſage, couchés comme des harangs pieds entre tête. Malheureuſement pour moi; les pieds des deux bas Normand ſerroient ma tête de près: je ne crois pas que l'on puiſſe ſouffrir de ſupplice plus grand que celui-là. Je ſerois mort en chemin, je penſe, s'il n'eut plû à ces Meſſieurs de ſe faire deſcendre à Meulan.
Je fis entendre aſſez clairement ce que j'avois ſouffert, quand il nous eurent quitté. Ma foi dit le Marchand, vous avez bien fait de ne le pas témoigner plûtôt. Ces Meſſieurs avec l'eſprit proceſſif que je leur connois, vous euſſent infailliblement traduit en Juſtice. Bon, dis-je, je ſuis fâché de ne m'être pas expliqué plutôt; j'aurois donné lieu à une cauſe bien ſinguliere & bien plaiſante. Les rieurs ne ſe ſeroient pas trouvé de votre côté, repartit le Marchand: ces Meſſieurs ſçavent donner un tel tour aux affaires, que rarement n'obtiennent-ils pas gain de cauſe. Ils ſont nourris dans la plus ſubſtile chicanne, & en font tout leur délice. Ils aiment tant les Procès que, par paſſetems, quoi qu'intimes amis, ils plaident l'un contre l'autre ſur la moindre vétille. Cela leur procure autant de plaiſir qu'une partie de jeu. C'eſt le lien de leur Société. Ils ſeront bien fâchés du ſilence que nous avons obſervé pendant que nous étions avec eux. Et mon Dieu, dit Madame Hugon, mon perroquet ne nous attirera-t'il pas quelque Procès. Je n'en jurerois point Madame; repliqua le Marchand. Le manteau de l'un d'eux étoit près de la cage; je les ai vû dire deux mots à l'oreille d'une des perſonnes qui ſont venues au-devant à la deſcente du Bateau. Gare la dépoſition, la plainte & l'information, & que l'on ne nous aſſigne en conſéquence. Ma foi, dit le Batelier, ſi l'on m'aſſigne, je dirai ce que j'ai vû; comment tu dépoſerois contre nous, dis-je au Batelier? Qu'importe; on paye les témoins: c'eſt de l'argent qui me reviendra, mieux vaut-il que je le gagne qu'un autre; ſi nous n'avions quelqu'aubaines, de pauvres diables comme nous, comment nous tirer? Et puis, que vous fait cela? Vous avez bon droit ſans doute. Qu'ils plaident, qu'ils plaident, dit Madame Hugon; mon mari eſt Procureur, Dieu merci, il leur répondra bien. En tout cas que vous ayez beſoin d'un Sergent, Madame, j'ai un fils honnête-homme qui exerce la charge avec applaudiſſement à Mantes, dit le Batelier; chargez-le de vos piéces; & en cette conſidération, je témoignerai pour vous. Et tu voulois ſervir de témoin pour ces Meſſieurs, lui dis-je? Eh oui ſans doute, je m'entends bien, repartit le Batelier; je recevrai leur argent, pour dire que j'ai vû le perroquet auprès de leur manteau; & le vôtre pour aſſurer qu'il n'a pû y porter de dommage. Ce ſeroit deux au lieu d'un. On dit bien vrai, qu'un bonheur ne vient jamais ſans l'autre. Que je vous ſçais gré de m'avoir porté ſi bonne chance. Ces Meſſieurs de Paris, la fortune les ſuit par tout. Je n'en ſuis pas envieux, puiſque je dois m'en reſſentir. Le mal que je vous veux m'arrive. Nous débarquâmes à Mantes ſur la brune. Le Marchand nous conduiſit à l'Auberge indiquée par Madame de Blemicourt; il nous témoigna combien il étoit mortifié que ſa maiſon ne fut pas en état de nous recevoir. Madame Hugon ne fut pas en reſte & l'invita à venir ſouper avec nous. Deſpêches & lui s'étoient tout-à-fait raccommodés dans le Bateau. Le Marchand, qui dès-lors avoit ſes vûes: crût faire ſa Cour à Madame Hugon, en offrant à Deſpêches un Sur-tout de chaſſe. Deſpêches, dont l'acoutrement n'étoit pas préſentable, l'accepta ſans héſiter. Le Marchand ne fit qu'un ſaut de l'Auberge chez lui, & revint avec une honnête ſouguenille; eh comment nommer autrement le ſac qu'il lui préſenta? Au reſte les choſes ne tirent leur prix que du moment & de la façon dont elles nous ſont offertes. Comme nous étions à table, nous entendîmes entrer une voiture; on demande ſi M. Hugon eſt arrivé: oui, dit la femme qui portoit toujours la parole; qu'eſt-ce qu'ily a? C'eſt un équipage que Madame de Blemicourt envoye au-devant de vous, répondit la Servante. Un équipage, répondit Madame Hugon; vraiment mon mari, cela eſt fort honnête: je ne ſçavois pas que ma niéce eût des équipages à ſa diſpoſition. Que l'on ait bien ſoin du Cocher: ma fille, recommandezle bien à votre Maîtreſſe lui & ſes Chevaux.
Nous voulions partir de bonne heure. Le Marchand prit congé de nous, nous aſſurant qu'il nous rejoindroit bien-tôt; il étoit de la connoiſſance de Madame de Blemicourt, & ſon Commiſſionaire, & s'appelloit Euſtache Babonin, à l'enſeigne du Veau pendu, EpicierMercier, près du Pont de Mantes.
Je l'appris par une carte qu'il me gliſſa dans la main, en me diſant à Dieu.
Je n'avois pû joindre ma petite Maîtreſſe un ſeul inſtant; nous nous dîmes du coin de l'œuil un bon ſoir des plus tendres. Je demandai à l'Hôte s'il y avoit loin de Mantes à Blemicourt, une bonne lieue, me répondit-il; & tenez, voilà celui qui doit demain vous conduire. N'eſt-ce pas Jean, une demie lieue d'ici à Blemicour? oui repartit-il, en moins de deux heures je vous y mene; j'ai deux bons Chevaux. D'ailleurs je vous montrerai à la premiere métairie un ſentier qui vous racourcira de moitié, ſi vous voulez prendre les devants. Voilà pour m'en faire reſſouvenir, lui dis-je, en lui donnant un écu; Jean m'entendit, & m'aſſura que je pouvois conter ſur ſa mémoire. J'allai me mettre au lit l'imagination toute remplie de l'exécution du projet du lendemain.
CHAPITRE XIII.
Intereſſant pour l'Auteur.
Des le grand matin, Madame Hugon n'eût qu'un cri pour l'équipage, elle penſa tomber de ſon haut, quand on lui montra une eſpece de Fourgon rempli de paille. Le Charretier arrangea les paquets tout de travers; j'engageai cependant tout le monde à ſe fourer dans la Voiture; nous étions mal à notre aiſe faute d'ordre; je l'empêchai pour remplir mes vûes à un petit Village où nous arrêtâmes pour rafraîchir les Chevaux, que Jean avoit mené grand train; je deſcendis avec Madame Hugon & ſon frere, comme nous faiſions mine de remonter, eh! Que faites-vous donc là vous autres jeunes gens, nous dit-il; vous avez des bonnes jambes, gagnez moi ce ſentier; vous irez juſqu'à cette Ferme que vous voyez ſur la hauteur, & là vous trouverez votre chemin droit comme un I; en tous cas il ne vous fera faute de gens'pour l'enſeigner; à votre place, j'y ſerois déja. Mademoiſelle Hugon demanda à ſa mere d'être de la partie, elle lui permit; ſur ce que le Prieur l'aſſura qu'il connoiſſoit le chemin, & que pouvant facilement arriver avant eux, nous anoncerions ſon arrivée. Le petit Hugon nous ſuivit; je pris ma petite Maîtreſſe par deſſous le bras; & nous décampâmes au plus vîte crainte d'un contre-ordre. Tant que l'on pût nous appercevoir, nous allions grand train, au détour de la Ferme, nous ralentîmes notre marche. Le petit drôle m'enbarraſſoit; je pris mon parti ſur le champ, & je réſolus d'énivrer mon futur beau-frere, Jean m'avoit indiqué un Village ſur la gauche, cela nous écarta de deux grandes lieues; je feignis d'être fort étonné en l'aprenant, Mademoiſelle Hugon fit la fâchée, ſon petit frere en rit & s'en mocqua. C'eſt ſur moi que tombera tout le blâme, dis-je à Mademoiſelle Hugon, il eſt près de midi; le meilleur parti à prendre eſt de dîner ici & nous repoſer en attendant la fraîcheur; le petit Hugon avoit de qui tenir pour la gourmandiſe. L'idée d'un repas où il eſperoit d'avoir ſes coudées franches, lui fit trancher du grand garçon; il gronda ſa ſœur qui ſembloit ne pas ſe rendre à mes raiſons, & tint pluſieurs propos puéril, que je ne manquai pas d'appuyer; elle mouroit d'envie de ſe rendre, & le fit en apparence avec bien de la peine Allons Madame, du vin frais, dis-je, en entrant dans l'Auberge; & le déjeûné le plus prompt. Le vin fit tout l'effet que je m'étois promis, à peine eûmes nous mangé un morceau que nous nous trouvâmes débarraſſé de notre ſurveillant. C'eſt un enfant, il a en chaud, le vin l'a ſurpris, dis-je à l'Hôteſſe, que l'on en ait ſoin; le ſommeil reparera tout, voyez ce que vous pourrez nous donner; nous attendrons ici que la chaleur foit paſſée, il n'y a pas bien loin d'ici à Blemicourt; & c'eſt-là où nous voulons nous rendre, tranquilliſez vous, me repliqua l'Hôteſſe; en partant au déclin du jour, vous y ſerez de reſte.
J'ordonai le repas auſſi fin & auſſi délicat que l'on peut l'eſpérer dans une Hôtellerie de Vlllage. C'étoit un repas de Nôce, dont l'Amour devoit faire les honneurs & nous tenir lieu de parens, amis, témoins, & de toute cette ennuyeuſe ſéquelle que de pareils Feſtins entraînent.
En attendant que l'on fût en état de nous ſervir, nous gagnâmes le fond du Jardin, dans l'eſpoir d'y trouver ce que nous cherchions depuis long-tems. Il étoit partagé par pluſieurs treilles, dont une partie formoit par intervalle des berceaux fort touffus. L'Hôteſſe me parut phiſionomiſte, point d'incommode néceſſaire ne vint nous interompre de ſa part.
Mademoiſelle Hugon, dont toutes les réſolutions étoient priſes me ſuivit ſans héſiter; nous nous établîmes à l'ombre du berceau le plus éloigné. Je l'avoue, je n'ai jamais connu de fille plus pénétrante; elle comprit dès l'inſtant ce que je prétendois lui enſeigner. Après ce qui ſe ſent mieux qu'on ne l'exprime; nous fûmes obligés d'appeller le ſommeil à notre ſecours.
L'Hôteſſe vint elle-même nous réveiller, nous nous mîmes joyeuſement à table, & après un repas des plus prompt, où les yeux firent preſque tous les frais de la converſation; il fallut partir, l'heure preſſoit, je payai, & promis de revenir pendant mon ſéjour. L'Hôteſſe m'en remercia, elle m'a été utile comme on l'aprendra. Le petit Hugon étant retabli, nous nous remîmes en marche.
CHAPITRE XIV.
Arrivée à Blemicourt.
Nous tardâmes peu à gagner Blemicourt le chemin nous ſut bien enſeigné, & rien ne nous portoit à le manquer, Madame Hugon avec ſa Compagnie ne nous ayant pas trouvez au Château, y répandit l'allarme. Elle redoubla de moment en moment; tous les Manants du Hameau furent envoyés à la quête. L'un d'eux que nous rencontrâmes dans une eſpece d'avenue, ſe doutant avoir trouvé ce qu'il cherchoit, nous aborda avec empreſſement, Monſieur & Madame, nous dit-il, vous êtes ſans doute les perſonnes dont on eſt inquiet chez Madame de Blemicourt. Vraiment la groſſe Madame qui eſt arrivée ce matin fait un beau tapage, elle ne va pas mal vous laver la tête; (& ſans attendre notre réponſe,) je vais vî-te lui dire que vous voilà, cela la fera bien aiſe. Nous nous ſommes écartés, m'écriai-je, comme il doubloit le pas. Oh vraiment, cela ſe voit de reſte, me répondit-il tout en courant; mais n'allez pas prendre à gauche, ſuivez moi, vous y ſerez bien-tôt. Le petit Hugon tâcha de le joindre, pour nous ſans aller ſi vite, nous nous donnâmes le tems de concerter les excuſes que je me chargai de faire; je raſſurai ma petite maîtreſſe: comme nous nous étions concerté, Madame de Blemicourt vint à notre rencontre ſuivie de toute la Compagnie: vraiment M. me dit-elle; vous nous avez fort allarmé. Oh! je ne vais pas mal les ajuſter, dit Madame Hugon: cette petite coureuſe-là, en s'adreſſant à ſa fille, je voudrois bien ſçavoir ce que cela a fait toute la journée.
Le petit Hugon lui coupa la parole. Oh dame! ma chere mere, ſi vous ſçaviez en vérité ... tiens fripon, lui repliquat'elle, en lui appliquant deux ſoufflets: cela t'apprendra une autre fois à les ſuivre; pour vous Monſieur, c'eſt bien malhonnête de nous mettre dans des trances pareilles.
Mademoiſelle Hugon eut recours aux larmes, & je juſtifiai reſpectueuſement notre retard comme j'en étois convenu.
L'on ſe contenta de mes excuſes, M. Hugon même ſe mêla du racommodement, Madame de Blemicourt nous prit ſous ſa protection, & la paix faite on gagna la Maſure antique & recrepie, dont les dedans me parurent aſſez commodes. On n'attendoit que nous pour ſe mettre à table, Madame de Blemicourt me plaça à côté d'elle; je fis l'aimable, mes ſaçons ne lui déplurent pas, tout ſe paſſa gayement, & l'eſcapade fut oublié.
Les Dames étoient fatiguées, elles ſe retirerent de bonne heure. Le Prieur & moi nous paſſâmes dans le Jardin pour jouir de la promenade au clair de la Lune.
Vous êtes un méchant garçon, me dit-il, doit-on inquiéter ſes amis de la ſorte? Je vous ſélicite au reſte de la façon dont on a pris la choſe. Ne vous y riſquez pas une autre fois, ou ſçachez bien prendre vos meſures. La cauſe du retardement eſt comme je l'ai expoſé, lui repartis-je, très-naïvement. Je ſuis diſpoſé à vous croire, je le ſuis trop à être votre ami pour penſer autrement, me dit-il; croyez-moi ſi vous n'êtes pas abſolument votre Maitre ſoyez ſage. Vous m'embarraſſez Prieur, ſi vous êtes plus ſincere, que curieux, nous en reſterons là. Soit, me dit-il, profitons de la promenade: c'eſt ma folie, & le calme qui régne pendant la nuit me la rend plus agréable. A propos, lui dis-je, vous me devez; ſeriez vous d'humeur à vous acquitter? Vous me prenez par mon foible, repliqua-t'il, aſſeyons nous ſur ce banc, je vais achever de vous conter mes malheurs & mes folies; puiſſiez vous tirer quelque profit de l'exemple.
CHAPITRE XV.
Suite de l'Hiſtoire du Prieur.
Ma mere, comme je vous ai dit, s'étoit donné bien des ridicules, elle ſe ſervit du manteau de la dévotion pour en cacher les traces. Que cette dévotion mal-entendue nous a cauſé de maux; elle donna l'entrée de la maiſon à des gens qui acheverent de bouleverſer notre fortune. Pour plaire à ma mere, ayant connu ſon foible, ils l'a flatterent, & mirent tout en uſage pour ſatisfaire ſa vanité, tandis qu'ils tiroient des ſommes réelles, ils repaiſſoient ſon eſprit de grandeurs imaginaires. Mon frere aîné & ma ſœur furent élevés auprès d'elle. Mon ſecond frere & moi, nous fûmes confinés dans une Penſion, à peine avions nous atteint l'âge de prendre un parti, que l'on nous ſignifiat que nous devions nous deſtiner à l'Egliſe. Les idées chimériques de ma mere devoient déterminer notre vocation; mon frere & moi ne nous ſentions aucun panchant pour cet état, nous pliâmes cependant ſous le joug, eſpérant par là avoir un peu plus de liberté. En effet, nous n'eûmes pas plûtôt arboré le petit Colet, que l'on nous introduiſit dans le monde. Je fis alors connoiſſance d'une perſonne, dont le ſouvenir trouble encore ma tranquillité. Hélene, je ne vous la ferai connoître que par ſon nom de fille; Hélene venoit ſouvent ſous la conduite d'une tante, dans une Maiſon où l'on m'avoit donné accès. Je ne l'eû pas plutôt vû, que je l'aimai à la folie: c'étoit ma premiere inclination. Je dis adieu à toutes les places dont on ne ceſſoit de m'entretenir. Que les premiéres impreſſions ſont dangereuſes! Je ne ſongeai qu'à trouver les moyens de détruire les projets que l'on faiſoit pour mon avancement.
Mes aſſiduités me firent parvenir au point de tirer un aveu que je ne déplaiſois pas. Ce petit Colet étoit un obſtacle, il paroiſſoit inſurmontable; je formai un deſſein que je ne pû mettre à exécution. L'on veilloit ſur mes démarches & dans la crainte de me trouver trop engagé, quand on voudroit diſpoſer de moi, l'on m'anonça que je ne devois plus chercher à la voir. La tante d'Hélene que mes parens intimiderent, me ſignifia cet ordre de la maniere la plus dure. L'on eut beau m'éclairer de près: vaine précaution, les miennes étoient trop bien priſes. Une Fille-de-Chambre que j'avois ſçu mettre dans mes intérêts me ménagea une entrevûe. Ma paſſion y parût dans ſon plus beau jour; que de raiſons ſpécieuſes en apparences ne me fournit-elle pas en ce moment? Hélene ſéduite par l'efficacité de mes larmes, & encore plus par la paſſion que je lui avois inſpiré, me promit de me ſuivre. Je ne me rappelle qu'en tremblant les ſuites du projet qu'elle nous avoit ſuggeré; que de regrets, ſi nous l'euſſions rempli. Nos biens, nos rangs étoient ſortables; nous croyons qu'un coup d'éclat tireroit de nos parens un conſentement, que nous n'eſperions avoir d'eux qu'à ce prix. Hélene eût été la victime du reſſentiment de mes parens; la honte de cette démarche en ſeroit réjailli plus ſur elle que ſur moi; & j'aurois eu les remords en partage. Un cœur délicat ne peut jamais ſe pardonner d'avoir perdu ſa Maîtreſſe de réputation; vû l'inflexibilité de mes parens, voilà l'abime où je l'aurois précipitée! Le crédit de leurs conoiſſances n'auroit pas manqué de me tirer d'affaire, & ma Maîtreſſe eût été deshonorée; un heureux incident rompit les meſures que nous avions priſes. Je l'appelle ainſi, puiſqu'il m'épargna des chagrins que j'euſſe enviſagé comme plus grands encore, que ceux que la perte d'Hélene m'eût cauſé.
Il faut d'abord que vous ſçachiez que ma mere avoit ſacrifié la meilleure partie de ſon bien, pour faire entrer ma ſœur dans une famille dont elle a été la riſée & le jouet tant qu'elle a vécu. Mon frere aîné eut un Régiment, il fit cent ſottiſes: fruit de la mauvaiſe éducation qu'il avoit reçû. On les repara à force d'argent; grande reſſource des ſots quand ils ſont riches. Il fallut néanmoins vendre le Régiment. On s'aviſa d'une Charge à la Cour; il y a de certains Sujets à qui l'agrément d'y être coûte bien chere. Je regarde ce Pays-là comme un Couvent, où certaines perſonnes payent beaucoup, afin d'y pouvoir recevoir gratis pour ainſi dire les gens de talent.
Epuiſée par tant de dépenſes, ma mere voulut s'emparer de la légitime de mon frere & de la miene. Selon les premieres diſpoſitions de mon pere, cette légitime étoit conſidérable: pour nous en priver & nous réduire à la penſion la plus modique, elle abuſa du pouvoir qui ne lui avoit été confié qu'en cas de déſobéiſſance, qu'elle interprêta à ſon avantage.
On nous dit poſitivement qu'il falloit nous préparer à prendre les Ordres, malheureuſement nous avions entrevû les charmes ſi ſéduiſant de ce monde pour qui n'en connoît pas le tuf. Nous réſiſtâmes: conſeils amicals, dévotes inſinuations, repréſentations des plus graves, ménaces; tout fut inutile, notre opiniâtreté en devenoit plus grande; on la traita de revolte, & un ordre ſupérieur que l'on ſurprit, nous renferma à titre de libertinage dans une Maiſon de force.
Nous voilà donc deshonorés, deshérités & privés de la liberté, pour ſatisfaire l'orgueil de la plus injuſte de toutes les femmes.
Pour ravoir cette liberté qui nous tenoit tant à cœur, nous réſolûmes en étourdis, mon frere & moi d'eſcalader les murs du jardin de notre Priſon, où l'on nous permettoit quelquefois de nous promener ſur le ſoir. Mon frere fut plus heureux que moi, il grimpa à l'aide d'une paliſſade, & ſe laiſſa gliſſer ſans accident de l'autre côté. Je montai après lui, une barre qui rompit ſous moi, me fit retomber dans le Jardin: je me caſſai la cuiſſe & ne pû le ſuivre: mon frere s'évada. Attiré par mes cris, l'on vint me relever; en dépit du peu de ſoins que l'on y apporta je me rétablis entierement. J'étois las de tant de ſouffrances; je fis ce que l'on exigeoit de moi, & paſſai de ma Priſon dans un Séminaire. Mon frere aîné étoit mort pendant le cours de ma maladie, ma ſœur avoit auſſi perdu la vie ſans laiſſer d'héritiers. Après des procès à l'infini, pour ravoir vainement la dot, ma mere mourut: j'appris tout ce détail en ſortant du Séminaire. La nouvelle de ma mort que l'on avoit répandu, & les ſollicitations en conſéquence, déterminerent Hélene à remplir les vûes de ſes parens. Un Gentilhomme l'avoit recherché en mariage depuis mon abſence, ayant perdu tout eſpoir elle ſe réſolut d'obéir; moi qui avois ſacrifié ma liberte, je fus aſſez injuſte pour lui vouloir mal d'avoir diſpoſé de la ſienne. Une jalouſie déplacée m'inſpiroit ce ſentiment: c'étoient les reſtes d'une paſſion, que les exercices & les méditatous de mon état n'avoient pû éteindre. Je cherchai à revoir Hélene; & quel étoit mon but? De l'accabler des reproches les plus vifs, elle qui les méritoit ſi peu; mais elle évita toutes les occaſions de m'entretenir, & dans une vûe bien plus ſage, puiſqu'elle ignoroit mon deſſein; elle empêcha ſans doute que nous ne tombaſſions dans l'abime, où infailliblement nous nous ſerions précipités. J'employai vainement tous les moyens pour me procurer le plaiſir de la voir, Hélene refuſa conſtamment de m'en donner la ſatisfaction. Une fiévre lente qui la minoit depuis l'inſtant de ſon mariage la mit au tombeau au bout de deux ans. Sa mort ſembla me rendre la liberté de l'ame, ſi ſouhaitable dans les gens de mon état. Je m'armai de tout ce qu'une piété ſolide me pût fournir contre les premiers mouvemens de la douleur; & grace au Ciel, je ſuis parvenu à la vaincre! J'ai ſait plus: j'ai appris à reſpecter la mémoire d'une mere dont je n'ai éprouvé que des rigueurs. Après avoir recueilli les reſtes d'une fortune délabrée; je m'habituai à Mantes, ayant obtenu un Bénéfice auprès de cette Ville. Enfin mon frere que je cherchois en vain, me donna de ſes nouvelles de Lyon, où il avoit toujours demeuré depuis notre ſéparation. J'y volai, notre premiere entrevûe fut arroſée de nos larmes. Nous nous aimions dès l'enfance, & la conformité de nos malheurs n'avoit pas peu contribué à reſſerrer les nœuds du ſang. Ce fut pour moi un grand plaiſir de le revoir; je l'avoue, & cela au moment que je déſeſperois d'y parvenir. Je le trouvai marié avec la fille d'un Négociant fort accommodé. Je crûs leur apprendre la nouvelle de la mort de ma mere & celles de nos aînés. C'eſt la nouvelle de la mort de cette femme impétueuſe qui vous a fait recevoir des miennes, me dit mon frere: tant qu'elle a vécu, j'ai trop redouté ſon pouvoir tyrannique pour découvrir mon azile. Voilà donc le fruit de toutes ſes prétentions chimériques, les idoles de ſon ambition en ſont devenues les victimes, une éducation plus ſage, un autre état; nous les aurions peut-être encore. Je ſuis le ſeul qui ait eu le bonheur de ſe ſouſtraire à ſa vengeance; pour toi, tu n'a pû échapper. C'eſt notre mere, lui repliquai-je; nous lui devons toujours aſſez pour tirer le rideau ſur toutes ſes actions: oui dit-il, n'y penſons plus. Il me raconta enſuite que la peur qui l'avoit fait éloigner de Paris, le conduiſit ſur le chemin de Lyon, dont il prit la route ſans la moindre reſſource, après avoir vendu le peu de hardes qui le couvroit, il tomba dans la derniere miſere. Il entra dans Lyon, dans un équipage affreux, la faim chaſſa ſa honte. Il offrit de rendre les ſervices les plus vils: que ne fait-on pas quand il faut du pain?
Un Marchand à qui ſa phiſionomie revint, le retira chez lui, & l'ayant ſait habiller le prit pour ſon Domeſtique. Tant de douceurs ineſperées lui firent bien-tôt perdre de vûe la ſituation dont il ſortoit. La fille de la Maiſon étoit fort aimable. Mon frere conçut de l'amour pour elle, les ſoins qu'un Domeſtique peut ſe permettre, des attentions & du reſpect, furent les premiéres marques de ſon attachement; il eſt bien fait, & d'une figure agréable; il s'apperçut que ſes prévenances ne déplaiſoient pas, il redoubla de zéle, en attendant le moment favorable pour ſe déclarer. Il ne tarda pas à venir. Un Particulier en dînant chez ſon Maître, parla de ma mere, & la peignit avec des traits peu avantageux: on peut dire ce que l'on en penſe, pourſuivit-il; elle vient de mourir, mon frere m'a avoué qu'il treſſaillit de joye. La réflexion en modéra l'excès, & me faiſant ſentir la faute que je commettois, me dit-il, il eut beau me l'aſſurer, je préſumai facilement que le premier mouvement avoit prévalu. Je lui en repréſentai toute l'horreur, il en convint avec moi, & ne chercha plus à s'excuſer.
Mon frere ſe fit connoître au Marchand pour ce qu'il étoit; beaucoup d'excuſes du Marchand en ſe retranchant ſur ſon ignorance. Reproches obligeants au ſujet du peu de confiance, offre de ſervice réaliſés à l'inſtant même; & ſans beaucoup d'examen, le Marchand reçut ſa demande pour ſa fille, & le traita comme ſon gendre; à mon arrivée je preſſai la concluſion, & après les avoir mis en poſſeſſion de la meilleur partie de mes biens; je me ſuis borné à l'uſufruit d'une rente ſuffiſante pour un homme qui tient legerement à la Société. Ma belle-ſœur & ſon mari doivent me venir voir ces vacances, je ſerois charmé de leur procurer votre connoiſſance, peut-être ne ſerez vous pas fâché de lier amitié avec eux. Pardonnez-moi la longueur des détails, les gens qui ſont dans le même cas ſe plaiſent trop à deſcendre, & abuſent ſouvent de la complaiſance que l'on a à les écouter. Il faudroit s'être trouvé dans le même cas pour leur pardonner facilement. Pour moi je ſouhaite que vous puiſſiez toujours regarder pareille choſe comme un Roman. Mille graces de l'attention que vous avez bien voulu prêter à mes diſcours. Nous nous ſouhaitâmes un grand bon ſoir, & chacun de nous gagna ſa chambre.
CHAPITRE XVI.
Chaſſe.
Je comptois dormir la grace matinée: je comptois mal, au levé de l'Aurore on fit un bruit du diable à ma porte, je fus contraint de me lever pour voir ce que l'on vouloit de moi. Qui m'a donné des pareſſeux comme cela, s'écrioit-on, en frappant de plus belle: alerte jeuneſſe, tout le monde eſt aux champs. Eſt-ce que l'on dort à la campagne? Ah vraiment! vous n'y êtes pas.
Je reconnus, en ouvrant, M. Babouin notre Marchand de Mantes, qui nous avoit quitté la ſurveille. Je an manque pas à ma parole, me dit-il en entrant, & en me ſautant au coû; je ſuis ponctuel à remplir ma promeſſe. Eh dame, me voilà! C'eſt bien moi. Allons habillez-vous, nous irons chercher du gibier; je viens de le dire à ces Dames, que j'ai été embraſſer dans leur lit. Sçavez-vous que cette petite Demoiſelle Hugon eſt bien apetiſſante. Dieu me pardonne, ſi je n'ai pas envie d'en faire ma ſeconde: car je ſuis veuf depuis trois mois, afin que vous le ſçachiez. Ma femme ne m'a laiſſé qu'un enfant malingre qui mourra bien-tôt, & mes affaires ſont bien faites; on ne peut m'inquieter pour le bien, & ſans vanité j'ai un bon commerce; que nous menons là; venté. Faites cette affaire-là, vous Monſieur, à moins que: voyez-vous. Je ne ſçai pas vos idées, je n'en ſuis pas moins votre ſerviteur. Son projet me ſurprit & me fit rire par réflexion; ſon flux de paroles m'empécha de lui répondre; nous en diſcourerons plus amplement, continuat'il; & puis arrive qui plante. Je m'habillai promptement & nous deſcendîmes à la cuiſine pour joindre ceux qui nous attendoient en déjeûnant. Je trouvai le Prieur & trois grands Meſſieurs en habits de chaſſe. On me les préſenta comme voiſins, amis du Logis; Gentilhommes de création, & Chaſſeurs déterminés de proſeſſion. La connoiſſance ſe fit avec un reſte de Pâté & quelques bouteilles de vin.
M. Hugon voulut être de la partie, on lui chercha des armes. Oh! point de fuſil, dit-il, il y a ſi long-tems que je n'ai jamais manié de cà; car nous autres gens de Paris, nous n'allons à la chaſſe qu'à la Vallée. Si fait parbleu, je me trompe; on m'a mené une fois à l'affut au Lapin dans le Parc de Vincennes. Je fus ma foi deux grandes heures couché à plat-ventre par un brouillart des plus épais: auſſi j'y gagnai une colique qui m'en dégoûta pour toujours, je vous parle de loin, nous étions jeunes dans ce tems-là; mais cela ne me fait pas peur, je veux être des vôtres; & puis j'irai bien à la Chaſſe ſans fuſil, cela me promenera d'autant: notre chaſſe fut des plus malheureuſes. Ces tireurs que l'on m'avoit tant prôné épouvanterent quelques Liévres qui nous montrerent le derriere.
A trois quarts de lieue de la Maiſon une pluye affreuſe nous ſurprit, elle fut paſſablement longue: bien nous en prit de nous réfugier dans une Cenſe. Pour le coup j'y laiſſai ma liberté, la niéce du Metayer me tourna la cervelle dans le moment: c'eſt l'inſtant le plus critique de ma vie; & ſans un évenement favorable, j'aurois payé cher ma folie. Nous demandâmes des œufs frais, j'aidai à la belle Colette à les dénicher; je ne l'a trouvai ni offenſée ni ſupriſe des petites libertés que je prenois avec elle; cependant ſon air honteux & modeſte tout enſemble m'en impoſa: je fus la duppe, de l'air innocent qu'affectoit ſi parfaitement la jeune Fermiere, je la pris bonnement pour la fille la plus ſimple & la plus ingenue; & commençant à aimer véritablement, je ſentis des remords qui modererent ma vivacité; ainſi je réſolus de traiter ſérieuſement la choſe.
C'étoit une de ces petites phiſionomies chiffonnées qui n'en ſont que plus extravagantes. Ses cheveux étoient noués en touffe ſur ſa tête; un chapeau de paille mis négligeamment de côté & rataché par-deſſous le menton; un petit cottillon blanc, une juſte de ſoye, une colerette qui au moindre mouvement laiſſoit échapper une gorge naiſſante. L'air naif, deux beaux yeux, tein frais, & de ces propos dont on ne ſent le prix que quand on aime. Tout contribua à ma défaite, & je me crûs aſſervi pour jamais.
L'orage ceſſé, nous reprîmes le chemin du Château. Je regardai tendrement Colette, qui demeura ſur ſa por-te tant quelle pût nous appercevoir; j'augurai bien de cette façon, & me promis de tourner ſouvent mes pas de ce côté. Comme nous étions prêt de rentrer, M. Hugon nous dit qu'il voyoit une compagnie de Perdrix dans un champ de ſaraſin: chacun ouvroit les yeux & ne voyoit rien, on le plaiſanta. Parbleu Meſſieurs j'en ſuis ſi ſûr, que ſi elles oſent m'attendre, nous dit-il, en s'emparant d'un fuſil, j'en tirerai parti. Notre homme prend un ſentier qui conduiſoit au ſaraſin. Il avance à petits pas, & ſe croyant à portée, lâche ſon coup ſur cinq à ſix Canards domeſtiques qui ne s'attendoient pas à pareille aubade. A moi, s'écria M. Hugon; je les ai manqué, mais ils n'iront pas loin. Nous tous mîmes à entourer la piéce de ſaraſin le fuſil bandé; mais en nous rapprochant les uns des autres, qu'elle fut notre ſupriſe de voir des Barbotteux qui rendoient les derniers ſoupirs. On félicita M. le Procureur ſur la chaſſe, & nous le chargeâmes du Gibier en l'acompagnant en triomphe.
Un Payſan à qui les Canards appartenoient, vint tout courant en demander le payement. Il fallut débourſer, & nous les mîmes au plus haut prix, au grand regret de notre nouveau Chaſſeur, qui jura de ne tirer de ſa vie. Nos Dames étoient levées & venoient en ſe promenant au-devant de nous. Je leur fis un détail très-circonſtancié des hauts ſaits de M. Hugon; mon récit lui attira de nouveaux complimens qui redoublerent ſa mauvaiſe humeur.
Le Colombier & la baſſe-Cour ſuppléerent au Gibier, ſans oublier les Canards que l'on mit à toute ſauſſe; à la Campagne l'apetit aſſaiſonne tous les mets & les fait trouver excellens. Nos Chaſſeurs en fourniſſoient la preuve: qu'ils étoient expéditifs! ils me ravirent en extaſe. De la table qui dura long-tems, l'on paſſa à de petits jeux. On donna des gages, on impoſa des pénitences; Madame de Blemicourt en impoſa une, ce fut de faire ſur le champ une hiſtoire pour amuſer la Compagnie. Celui qui tenoit les gages montra un vieux couteau à guaine, il s'éleva un murmure agréable en faveur de celui à qui il appartenoit. Je ſuis charmé d'avoir ſi bien encontré, dit la Blemicourt, puis s'approchant de mon oreille: vous allez convenir que la Province à ſes beaux eſprits auſſi bien que votre Paris. Je n'en ai jamais douté, lui repliquai-je: je me mis à conſiderer le perſonnage: c'étoit un de nos Chaſſeurs, un grand homme ſec, qui tira d'un air ſuffiſant un vieux brouillon de la poche de ſon ſurtout. C'eſt du nouveau, nous dit-il, & vous conviendrez, j'oſe le croire, que vous n'avez jamais rien entendu de pareil. Il y a environ quatre-vingt ans que cette hiſtoire parut avec un manteau gotique; mais je l'ai r'habillé de maniere à la faire paſſer pour neuve.
CHAPITRE XVII.
Converſation.
Ayant déroulé ſon papier, notre homme tira d'un deſſus d'Almanach qui lui ſervoit d'étui, une vieille paire de lunettes qu'il eſſuya à diverſes repriſes. Après les avoir bien aſſurées, commençons par le titre, nous dit-il. Oh oui! le titre, repartit Madame Hugon: c'eſt fort bien. C'eſt ce qui fait toujours juger d'un ouvrage. Le Parfait Ecuyer mes Dames, voilà le titre, pourſuivit notre Campagnard, d'un ton naſal. Le Parfait Ecuyer, que vous en ſemble? Le Parſait Ecuyer, dit M. Hugon; j'ai vû cela quelque part. Je ne lis cependant jamais. Eh! oui vraiment, je l'ai vû affiché aux coins des rues. On m'a même expliqué ce que c'étoit, car je ſuis curieux. Ah! Monſieur, ſeriez-vous l'Auteur de ce Livre-là: je ne ſçais pas de quel Livre vous voulez parler, repondit le Campagnard, j'en ai compoſé pluſieurs; mais à moins que l'on ne m'ait dérobé mes Manuſcrits, je ne crois pas qu'aucun ait vû le jour: à préſent le goût eſt ſi ſingulier, que le beau qui eſt toujours ſimple & dépouillé d'ornemen ſuperflus, n'eſt pas ce que l'on recherche le plus. Ma foi je ne ſçais ce que vous voulez me dire, repliqua M. Hugon; mais pour le Livre dont je vous parle, Il traite à ce que l'on m'a dit, de la ſaçon dont on monte à cheval, dont on dreſſe les Chevaux: que ſçais-je? enfin on y parle de tout cela.
Eh non! répondit M. Deboiſcaré, c'étoit le nom du perſonage, eh non, Monſieur! c'eſt une métaphore. Une métaphore; je ne vous entens point, reprit M. Hugon. Un titre allégorique dit notre Auteur. Auſſi peu l'un que l'autre, repartit le Procureur; ces termes-là me ſont inconnus & nous n'en employons jamais de pareils, je n'ai pas lû au reſte tous les Procès-verbaux, ils s'y pourroient bien trouver, & j'en ai vû d'auſſi ſinguliers.
Trêve à vos diſgreſſions, dit Madame de Blemicourt. Diſgreſſions, Eh? que diable eſt cela, répondit M. Hugon. Auſſi mon mari vous parlez comme un Avocat, dit Madame Hugon, vous ne finiſſez point. Ne vous ai-je pas répété cent fois, que rien n'étoit ſi ennuyeux que de vous entendre bavarder à tout propos. Vous avez raiſon ma femme, repartit M. Hugon: voila qui eſt fini. Je ne dis plus mot de toute la ſoirée. Vous nous faites-là une grande menace: vraiment, repondit Madame Hugon, on y perdra beaucoup. On y perdra ce que l'on y perdra, dit M. Hugon, mes paroles en valent bien d'autres, je ne tire pas de mauvais argent de mes Ecritures. Oh! le voilà ſur ces Ecritures, repliqua Madame Hugon, nous n'avons qu'à nous bien tenir. Eh! paix donc ma femme, lui dit-il, paix, reſpect à la Compagnie & attention à M. Vous allez entendre comme il va parler de Chevaux: ſelon ce que l'on m'a dit, cela doit être fort amuſant, & je m'aprête à bien rire; commencez Monſieur, commencez: je ne vous interomprai pas.
Je commence dit Boiſcaré; mais c'eſt à condition que l'on me laiſſera continuer tout d'une haleine. Ah! mon Dieu, lui dit Madame Hugon; c'eſt pour vous étouffer, ne vous y jouez pas: eh non! reprit Boiſcaré, qui commençoit à ſe fâcher, c'eſt une métaphore. Auſſi, dit Madame Hugon, que n'avertiſſez-vous, on ne s'attend point à cela; tout d'une haleine, une métaphore. Au moins, vous remarquerez, Meſſieurs, nous dit M. Hugon; que ce n'eſt pas moi qui parle Corbleu, dit Boiſcaré, qui que ce ſoit je quitte la partie; tous de concert obſerverent un profond ſilence; & il commença comme on peut le voir dans le Chapitre ſuivant.
CHAPITRE XVIII.
Le Parfait Ecuyer.
Si le déſir inſatiable d'entaſſer connoiſſance ſur connoiſſance a été funeſte à ceux qui s'en ſont laiſſé ſéduire, la volupté inépuiſable dans ſes recherches n'a pas cauſé moins de maux à ſes ſectateurs.
Prêtez, je vous prie une grande attention au commencement: car il renferme toute la morale dont on peut profiter en écoutant cette Hiſtoire. C'eſtàdire, que la morale eſt au commencement, dit Madame Hugon, que Boiſcaré pétrifia d'un coup d'œil; ces paſſions ſi néceſſaires pour nous rendre la vie agréable, deviennent les inſtrumens de notre malheur, quand nous ne ſçavons pas ſagement leur impoſer un frein, & les empêcher de paſſer le but qu'il nous ſuffit d'atteindre pour jouir autant qu'il eſt en notre pouvoir d'une félicité parfaite. Cette phraſe eſt un peu longue, mais elle renferme un très-grand ſens.
Ce ſeroit l'affoiblir, repartit judicieuſement Madame de Blemicourt, que d'ôter un de ſes membres. Un de ſes membres, dit Madame Hugon avec vivacité, je ne ſçavois pas que les phraſes euſſent des membres, je m'imaginois. Eh! c'eſt par métaphore, reprit Boiſcaré. Foin de la métaphore je m'y trompe toujours, dit la Hugon. Boiſcaré continuant.
De toutes les victimes de la curioſité, je n'en ai pas trouvé qui mérita mieux de l'être qu'un jeune Médecin, dont je vais vous raconter l'aventure.
Après avoir mérité d'endoſſer la robe du vénérable Rabelais, il vint faire montre de ſon ſçavoir dans la bonne Ville de Paris. Bien-tôt on n'entendit parler que de ſes cures merveilleuſes. Chacun couroit en foule chercher ſa guériſon auprès de lui; & ſa réputation ſurpaſſa de beaucoup celle de ſes devanciers, la nouveauté autant que ſon mérite perſonnel lui procura ce concours prodigieux de malades de toute eſpece. C'étoit à qui pourroit obtenir un moment d'audience, ſon étoile, ſon exactitude, ſa ſagacité, & la prudence le tirerent avec honneur de toutes ſes entrepriſes. L'amour de la patrie fit chercher les moyens de fixer ce phénomene en ce ſéjour pour le bien de la Société. Il étoit garçon, & il n'y eut perſonne qui ne rechercha ſon alliance. Le pere préſentoit ſa fille la plus aimable avec une riche dot. L'oncle vouloit ſe dépouiller en faveur de ſa niéce. Le frere ſe relâchoit de ſes droits, pourvû qu'il préferat ſa ſœur. Il n'y eut point de tuteur, qui n'offrit de rendre le compte le plus clair, ſi le choix tomboit ſur ſa pupille. Entre mille, un heureux. Alidor Bourgeois opulent, l'emportat ſur tous ſes rivaux. La beauté, la jeuneſſe & ce que notre Médecin mettoit au-deſſus; l'ingenuité de la charmante Laure, lui firent remporter la victoire. Le nouvel Eſculape vouloit une épouſe qu'il pût former à ſa fantaiſie, & ayant trouvé ſon fait, ne tarda pas à conclure le mariage. Le voilà donc poſſeſſeur du plus beau préſent de la nature. Dans quel détail voluptueux n'entre-t'il pas! Les proportions d'un corps moulé ſur celui des Graces, lui faiſoient admirer la texture de l'ouvrage, rien n'échappa à ſon avide curioſité. Mais quelle ſatisfaction peuvent procurer les tranſports de l'amour le plus ardent quand ils ne ſont pas rendus avec la même vivacité; à peine notre jeune Médecin étoit-il revenu de l'yvreſſe de ſes ſens, qu'il ſe trouvoit entre les bras d'une ſtatue froide & inſenſible. Le marbre le plus dur vaincu par des cauſes auſſi preſſantes, ſe ſeroit plutôt animé que la jeune Laure.
Mais dit Madame Hugon je n'entens pas cela. Je penſe que, ah! M. je vous demande excuſe: Boiſcaré continuant; immobile & toute honteuſe elle n'oſoit dire une ſeule parole, & la pudeur dans l'inſtant même du plus beau déſordre ranimoit l'incarnat de ſes joues, & lui fermoit les paupieres. Notre Docteur chagrin d'un plaiſir imparfait, en témoignoit ſa mauvaiſe humeur à ſa jeune épouſe; ainſi l'homme au ſein du bonheur ſe plaint encore de ſa deſtinée: quel mari n'eut pas envié la ſituation de celui-ci! Quel bien, le plus avare n'eût-il pas donné pour en jouir; tant la trop grande ſenſibilité de leur épouſe leur est à charge.
La mauvaiſe étoile du Médecin le fit paſſer des plaintes aux reproches, & aux reproches les plus durs, auſſi déraiſonnables qu'ils étoient déplacés. Laure avoit recours aux pleurs: ſon époux attendri & ranimé par ſes larmes, cherchoit envain à rendre Laure plus ſenſible: nouveau ſujet de mauvaiſe humeur qui terminoit la ſcene la plus tendre.
Eh! reveillez-vous donc mon mari, dit Madame Hugon, en le pouſſant, il ſemble que vous... qu'eſt-ce qu'il y a, dit M. Hugon en ſe frottant les yeux? Ah! ma foi pardon Monſieur, j'écoutois avec tant d'attention, que cela ma un peu aſſoupi; mais cela eſt bien beau, il étoit donc queſtion d'une ſtatue qui étoit animée ſans l'être: c'eſt comme qui diroit le Fluteur automate. Voyez ſi je dors, n'eſt-ce pas que j'y ſuis: c'eſt trop fort, dit Boiſcaré, je n'y puis plus tenir: heureuſement l'arrivée de nouveaux perſonnages d'empêcha d'éclater.
CHAPITRE XIX.
Ouelles étoient les perſonnes anoncées
Eh! voilà ma belle-ſœur & mon frere qui viennent à nous, ſi je ne me trompe, dit le Prieur; mais je ne remets pas bien le Monſieur qui les accompagne; je crois cependant le connoître. Ils étoient à vingt pas de nous: le Prieur courut à ſa belle-ſœur & l'embraſſa nous profitâmes de l'exemple, & Madame Hugon de l'occaſion pour donner & recevoir de ces gros baiſers, bourgeois que l'on entend de vingt pas. Madame de Blemicourt fit fort bien les honneurs de chez elle, & ſe félicita d'avoir privé par un heureux haſard ſon voiſin le Prieur du plaiſir de recevoir une Compagnie auſſi aimable. Il fut décidé que le Prieur nous les laiſſeroit quelques jours, & que nous irions le viſiter enſuite. Le Prieur me fit faire connoiſſance avec ſa belle-ſœur & ſon frere. Le Cavalier qui les avoit accompagnez me regardoit fixement, il me cherchoit & moi de même, nous ne pouvions nous rappeller où nous nous étions vûs. N'eſt-ce pas M. que j'ai apperçu avec vous dans la Forêt de Saint Germain, dit-il au Prieur. Dans la Forêt de Saint Germain, repliqua le Prieur, nous n'avons pas eu l'honneur de vous y voir, vous ne vous en ſeriez pas fait honneur, repartit le Cavalier. Vous rappellez-vous, continua-t'il cet homme lié & garotté qu'un des Archers vous dit avoir été arrêté par mépriſe, à ce que prétendoit le Priſonnier. C'étoit moi: eh! par quel bonheur, dit le Prieur, vous êtes vous tiré de leurs mains. La choſe eſt ſimple, répondit-il, je ſuis connu de M. votre frere, je m'étois joint à lui pour avoir le plaiſir de vous voir. La Marechauſſée nous a arrêté à Saint Germain à notre arrivée, parce que je reſſemble parfaitement à un homme que l'on fait paſſer pour l'aſſaſſin d'un Gentilhomme de notre Province. Votre frere qui ſçait la vérité du fait, & qui ſçait de plus que ce n'eſt pas moi, m'a ſuivi juſqu'à Rouen. Il a vû ſes amis & n'a pas eu de peine à prouver mon innocence. Bien m'en a pris cependant d'avoir eu votre frere avec moi, ſans lui je ne men ſerois pas tiré ſi facilement. Voilà un Cavalier, dit-il en me montrant avec lequel je me ſens porté d'inclination à faire connoiſſance. Sa phiſionomie me plaît, & s'il eſt auſſi prompt que moi à ſe déterminer, nous ſerons bien-tôt des plus intimes. Je répondis comme je devois à ſes avances; le Prieur qui avoit eu le tems de s'informer de ſon frere, quel étoit ce Cavalier, ſe rapprocha de nous en ſouriant. Eh bien mon cher Baron, vous voilà donc prêt à vous lier avec M. c'eſt aller bien vîte, lui dit-il. C'eſt mon défaut, répondit le Baron, je me prens de goût facilement; je l'avoue, quand on me revient je crois que l'on pourra s'impatiſer avec moi; je juge des autres par moi-même, j'ai le cœur ſur les lévres, je me livre avec franchiſe; le premier mouvement me détermine, les honnêtes gens doivent-ils héſiter à ſe connoître & à s'aimer. D'ailleurs, ne nous avez vous pas dit que M. étoit votre ami; il ne peut l'être ſans que vous l'eſtimiez, & votre eſtime eſt mon excuſe; ſi je l'aime. Je ne pûs démêler en ce moment ce qui ſe paſſoit dans mon cœur. L'amour propre étoit-il flaté de tant de prévenances? A-t'il été le ſeul à m'engager à y répondre? Oui ſans doute, j'ignorois de quoi il étoit queſtion; j'en étois, comme on dit à cent lieues. On fait ordinairement connoiſſances avec trop de précipitation. Cela eſt bien dangereux, c'eſt un des grands écueils de la Société; bien loin de m'être funeſte, je n'ai eu lieu que de me ſéliciter de cette connoiſſance. M. de Liſle, frere du Prieur, fit beaucoup la guerre au Baron qui ſe déſendoit avec tant d'eſprit que Madame de Blemicourt en fut enchantée. Je m'apperçûs qu'il lui revenoit beaucoup. La Dame étoit prompte à s'enflâmer, le Baron s'en eſt amuſé quelque tems & l'a abandonnée dans le moment le plus critique. La concluſion du Roman devoit-elle me regarder.
CHAPITRE XX.
Suite du Parfait Ecuyer.
Monſieur de Boiſcaré par ſon attention à geſticuler avec ſon manuſcrit, nous fit aſſez connoître qu'il ne vouloit point ſe relâcher des droits que notre ſotte curioſité lui avoit donné ſur nous, pour nous en débarraſſer, je fus le premier à l'inviter à continuer ſa lecture. M. & Madame Hugon s'imterrompant à l'envie l'un de l'autre, chercherent envain à mettre les nouveaux venus au fait de ce que l'on leur avoit déja lû. Le Baron rit beaucoup de leur galimathias, & engagea Boiſcaré à recommencer. Il le fit, & Boiſcaré donnoit carriere à ſon imagination libertine, la réflexion m'en fait ſupprimer la peinture; il ſuffit de ſçavoir que l'on lui prodigua des éloges qu'il ne dut qu'à l'uſage établi de gâter les Auteurs par ignorance ou par malice.
CHAPITRE XXI.
Ce que l'on verra.
JE n'avois point oublié la petite Colette, il me falloit un prétexte pour autoriſer mes abſcences, je prévoyois qu'elles ſeroient fréquentes. Je m'érigeai en Chaſſeur; & afin de ne pas manquer de Gibier, je courus chez l'Hôteſſe où j'avois célebré mes Nôces clandeſtines avec la petite Hugon, pour concerter avec elle comment je pouvois ſaire pour m'en procurer. Quel bon vent vous amene chez moi: me ditelle, vous ennuieriez-vous déja à Blemicourt? Tant s'en faut lui répondis-je; tout m'y plaît, mais j'ai des raiſons pour faire ſemblant de m'en écarter, ſous prétexte dela Chaſſe: j'ai jetté les yeux ſur vous, & me ſuis flaté que vous ne refuſeriez pas de me ſéconder. De quoi s'agit-il, & que puis-je faire pour vous obliger, me dit-elle? Je ſuis humaine & des plus traitables, tout le monde me connoît ſur ce pied-là dans le canton: il faut me procurer en payant une certaine quantité de Gibier que je viendrai prendre tous les matins. J'ai votre affaire, ſoyez tranquille, me dit l'Hôteſſe; mon couſin eſt un des plus alertes Braconniers du canton, & ſi vous en voulez dès aujourd'hui vous n'en manquerez pas. Bon, lui dis-je, il eſt tout au plus cinq heures, & je vais battre le buiſſon juſqu'à dix. Eh oui, battre le buiſſon: adieu le beau Monſieur: du vin frais au retour, & voilà pour le déjeûner, lui dis-je, en lui jettant de l'argent. Mais voyez un peu quelles façons: allez toujours & comptez ſur moi.
Je gagnai la Ferme où j'eſperois trouver Colette. En effet, je la rencontrai à deux pas; où allez-vous belle Collette, lui dis-je en l'abordant? Porter les ordres de mon oncle à ces ouvriers qui ſont là-bas vers ce taillis. Me ſeroit-il permis de vous accompagner? Ohl Monſieur, me répondit-elle, la candeur peinte ſur le viſage, que diroit-on devoir un Monſieur acompagner comme cela une ſimple Payſanne. Voyez-vous Monſieur, il y a des yeux aux Champs comme à la Ville, & de malignes gens. On prend ſouvent tout en mauvaiſe part; & ſi l'on rapportoit que l'on ma vû avec vous, aucune de mes camarades ne voudroit plus ſe trouver en ma compagnie. Quoi vous quitter ſi-tôt, lui dis-je; il le faut bien me dit-elle: du moins que je baiſe cette main, avant que de partir. Eh! Monſieur, ne ſçauriez vous partir ſans cela? Non belle Colette, je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez accordé cette ſaveur. Tenez donc, je ne ſçais qui me porte à ne vous pas refuſer, ſi je fais mal au moins ne vous en fâchez pas contre moi, je ſens que cela me cauſeroit bien du chagrin: vous reverai-je demain, lui dis-je, en retenant la main que je baiſois. Finiſſez donc, me dit-elle, voilà mon oncle; s'il s'eſt apperçu de quelque choſe, il me grondera & vous en ſerez la cauſe; elle s'échappa, & je regagnai le Logis de mon obligeante Hôteſſe. Voilà de quoi régaler vos Dames, s'écria-t'elle d'auſſi loin qu'elle m'apperçût; elle me préſenta ſon couſin. Je fus bien-tôt d'accord, & il n'a pas manqué de me tenir ma proviſion prête tous les jours. Je retournai au Château très-ſatisſait: Mademoiſelle Hugon vint à ma rencontre; elle s'étoit levée de grand matin, dans l'eſperance que nous irions faire un tour de promenade enſemble; elle voulut ſe fâcher, elle croyoit en avoir le droit. Je ne voulus pas la bruſquer, & l'imagination remplie de Colette, je mis tout en uſage pour la calmer: j'y parvins. Nous revenions tranquillement, quand Babouin parut. Je ne ſçais ce que cet homme-là m'a fait, me dit-elle, je ne le puis ſouffrir; nous ſommes trop prêts pour l'éviter, lui dis-je; écartons tout ſoupçon de notre intelligence. Babouin nous joignit: je crois, Dieu me pardonne, que nos jeunes gens ſe font l'amour, dit-il en nous abordant. J'ai rencontré M. par hazard, & je ne vois pas qui peut vous porter à me tenir un pareil propos, lui dit-elle, d'un ton fort ſec. Mon Dieu que vous êtes revêche ma belle Demoiſelle, repliqua Babouin, je ne prétens pas vous fâcher ſi j'en parle, quolque je n'aye pas lieu d'être jaloux, vous êtes aſſez aimable pour que je le devienne. Que veut-il dire avec ſa jalouſie: c'eſt bien à vous qu'il conviendroit d'en avoir; je vous ai déja répeté que vos propos d'amour, de jalouſie & de mariage m'ennuyoient beaucoup. Laiſſez-moi tranquille, vous ne pouvez mieux faire, nous dit-elle, en s'en allant; eh, bon Dieu! elle eſt bien de mauvaiſe humeur, elle m'avoit embraſſé l'autre jour de ſi bon cœur, que j'avois conçu de l'eſperance. Je vous en ai touché quelques mots; mes intentions ſont bonnes, qu'a-t'elle donc? Bon lui repartis-je, ne ſçavez vous pas ce qu'ont les filles quand elles ſont d'âges à être mariées. Ah! vous avez raiſon, dit-il, il leur manque toujours quelque choſe. Oh! bien, bien, il ne tiendra pas à moi qu'elle ne ſoit bien-tôt contente. J'en veux parler, & dès aujourd'hui, qu'en dites-vous. Ma foi je vous le conſeil, lui dis-je: quitte à être refuſé, repliqua-t'il; qui ne demande rien n'a rien: en tout cas je n'en mourrai point. Vous avez raiſon, lui dis-je; mais je ſuis chargé, avançons.
Ah! vraiment, je n'y prenois pas garde, me répondit Babouin; diable, votre carnaciere eſt bien pleine: comme vous y allez, il n'y a qu'à vous laiſſer faire. Dame excuſez, quand on a l'amour en tête, on ne croit que cela; qui auroit dit cela de moi, j'ai pourtant quarante-cinq bonnes années ſur la tête. Je ne l'aurois pas crû, lui dis-je, à vous voir le tein ſi frais & ſi fleuri. Sans flaterie me trouvez-vous bien, me dit-il? Au mieux repliquai-je. Dame, c'eſt que je n'ai jamais été libertin, me répondit-il: voyez-vous, je n'ai connu que la défunte; cela fait votre éloge, lui repliquai-je. Oh! je ne vous parle pas de ma jeuneſſe, me dit Babouin, elle a paſſé ſi vîte, & puis mon pere s'eſt hâté de me marier. Diable, il ſçavoit ce qui en étoit lui, & j'aurois eu de qui tenir; mais mon commerce m'a toujours ſi fort occupé, que je n'ai pas eu le tems de ſonger à la bagatelle: vous avez fort bien fait, lui dis-je, car la bagatelle nous mene bien loin; c'eſt ce que m'a toujours dit mon oncle le Chanoine, repliqua Babouin. La bagatelle l'avoit rendu ſi vieux lui; qu'à cinquante ans il en paroiſſoit quatre-vingt-dix, voyez vous. Que cette bagatelle change bien les gens.
Mademoiſelle Hugon avoit annoncé mes ſuccès; l'on vint au-devant pourm'en féliciter. Ma foi c'eſt à faire à vous, me dit M. Hugon. Oh! pour aujourd'hui nous ne mangerons pas de Canards, lui répondis-je. Ne me parlez plus de ces vilains Canards, repliquat'il, je les ai encore ſur le cœur.
CHAPITRE XXII.
Arrangement.
Je partageai mon tems de façon, que je donnois les premiers momens du jour à Colette, le reſte de la matinée à la petite Hugon, & l'aprèsdîné aux amuſemens de la Société: je devenois plus amoureux de la petite Fermiere; elle ne manquoit pas de m'attendre, tous les matins elle paroiſſoit me voir avec un nouveau plaiſir; mais à peine étions nous enſemble quelques inſtans, qu'elle trouvoit de nouveaux prétextes pour me quitter. J'étois enchanté de ſa retenue, je voulus m'émanciper; mais envain & dans l'idée que je m'étois formée de cette petite fille, je ne ſçais pas de quoi j'aurois été capable. Le Prieur me propoſa un jour de m'accompagner à la Chaſſe, je refuſai aſſez légerement; il ſentit qu'il y avoit du myſtere, ſon frere & le Baron m'en firent la guerre, je leur donnai d'aſſez mauvaiſes défaites. Le Baron ſur-tout, qui ne ceſſoit de me lutiner, voulut abſolument être le dépoſitaire de mes ſecrets; je fus contraint pour m'en débarraſſer de lui faire de fauſſes confidences; il m'épia, & étant au fait, je fus obligé de convenir de tout. Il me fit des reproches de mon peu de confiance, & m'engagea inſenſiblement à lui ouvrir mon cœur. Il parut en agir de même avec moi, il ſe dépeignit comme un homme qui s'étoit donné bien des travers en ſe livrant à ſes paſſions. Sa jeuneſſe ſelon lui avoit été des plus orageuſes. Les réflexions qu'il me fit faire à cette occaſion me parurent très-ſenſées. C'eſt un mauvais tems à paſſer, me dit-il, tous les hommes en ſont-là; heureux celui qui ſçait profiter de ſes fautes. Allons je veux être votre Mentor; mais ſoyez ſincere. Je lui fis le détail de ma ſituation, je lui avouai mon amour pour Colette, & mon commerce avec la petite Hugon: il me dit qu'il ne me manquoit que de faire la conquête de la Blemicourt, elle m'a fait bien des avances, me dit-il; mais n'étant pas d'humeur d'y répondre, j'ai fait la ſourde oreille. Un motif bien ſingulier le faiſoit agir, j'ai été bien étonné quand je l'ai découvert: à propos de la Blemicourt, la connoiſſez-vous: pas autrement, lui dis-je: Eh quoi! Faut-il qu'un nouveau venu ſoit plus au fait que vous, me dit-il: Je ne vous ai précedé que de quelques jours, lui répondis-je. Eh bien! me dit le Baron, j'ai fait paſſer Madame Hugon ſur le compte de ſa niéce, je louois beaucoup la Blemicourt, & témoignois combien j'étois ſatisfait de la façon dont-elle nous avoit reçus. Ma niéce à cela, de bon m'a-telle dit, elle ne ſe méconnoît pas, elle ſe ſouvient toujours d'où elle eſt ſortie. Son grand-pere étoit Fermier, afin que vous ſçachiez; il s'étoit établi dans le Maine, & avoit ſi bien pris l'eſprit du Pays, qu'il avoit autant de bien en procès qu'en fonds de terre; pour ſe venger des torts que la chicanne lui avoit fait, il fit M. Hugon ſon fils, & mon mari, Procureur, & le pere de la Blemicourt Huiſſier. M. Hugon a aſſez bien profité; pour l'Huiſſier, il a eu du malheur, ſa fortune prenoit un aſſez bon train, mais on la déſſervit: il fut interdit, & pour réparer ſon interdiction, il travailla ſous le nom de tant d'autres, que l'excès de ſes occupations l'a mis au tombeau. C'étoit un grand ſujet, & il a été fort regretté: Sa fille s'eſt établi Lingere au bas du Palais, en mémoire de ſon chere pere. Sa Boutique étoit le rendez-vous des beaux eſprits: cela a ſervi à cultiver ſon eſprit, & a fait fort ſon commerce. M. de Blemicourt en fit connoiſſance, elle ſçût lui plaire, & ſe trouve aujourd'hui par ſa mort uſufruitiere de ce Château.
Je ſuis bien inſtruit comme vous voyez, me dit le Baron; auſſi-tôt que je m'établis dans un endroit, je m'attache à connoître mes originaux. Je vous charge de tirer de Boiſcaré ce qu'il peut être lui-même, & ce qu'il ſçait de la Blemicourt depuis ſon ſéjour en ce Pays; nous nous amuſerons faute de mieux. Il ne faut point de vuide dans la vie, les momens où l'eſprit & le cœur demandent du relâche, doivent être employés à la curioſité. Au reſte, continua-t'il, chargez-vous de m'acquitter envers la Blemicourt; ſes importunités me deviennent à charge, c'eſt un ſervice d'ami que je vous demande & dont je vous tiendrai compte quelque jour; en tout ceci j'ai mes vûes, je prétens vous faire goûter du dérangement, pour que votre épouſe future ne ſoit pas dans le cas de ſe plaindre de vous. Quand les premiers feux de la jeuneſſe ſont paſſés on goûte mieux le plaiſir qu'il y a de s'attacher au même objet. On eſt revenu du frivole avantage de la variété; paſſer d'un objet à l'autre eſt la reſſource des gens dont le goût eſt épuiſé, que leur ſituation eſt triſte, l'ennui les ronge; je vous parle une langue que vous n'entendez pas à préſent. Un jour viendra où je m'expliquerai mieux, adieu, j'apperçois Babouin qui vient implorer ſans doute votre ſecours pour ſon futur mariage. Ne le traverſez pas, croyez moi; il eſt d'un galant homme de procurer un établiſſement à l'objet qu'il aime. On appelle cela un procédé; & il eſt trop bien établi pour ne pas s'y conformer.
CHAPITRE XXIII.
Mariage à la mode.
Impatient Babouin ne tarda pas à me joindre: les choſes ſont plus avancées, que vous ne croyez au moins, me dit-il en m'abordant: j'en ai gliſſé deux mots à Madame de Blemicourt; elle eſt d'avis d'en parler à l'inſtant même, la voilà qui entraîne M. & Madame Hugon. M. le Prieur qui ſçait mes intentions, eſt auſſi de la partie, & je viens en raiſonner avec vous, & vous prier d'appuyer ma propoſition. On ne manquera pas de vous demander conſeil. Madame de Blemicourt peut beaucoup; mais on n'a pas trop de tout le monde. Eh! mais à propos; ſçavez-vous bien que vous lui plaiſez à cette Madame? Je m'en ſuis apperçû, moi qui vous parle: A quoi donc, lui dis-je? Oh! vous faites le diſcret reprit Babouin. Eh! Là, là, nous voyons clair; pendant tout le repas elle n'eſt occupée que de vous; vous faites toujours ſemblant de ne regarder que Mlle. Hugon, vous paroiſſez tout occupé d'elle & tout cela je ſçais bien pour quoi; vous ſervez la Dame à ſon goût, j'ai toujours entendu dire qu'elle aimoit le myſtere; elle vaut la peine que l'on la ménage, on ne trouve pas toujours un Château en état & un revenu auſſi clair. Au reſte ce ſont vos affaires, revenons aux miennes: je vous promet de m'y employer de tout mon pouvoir, lui dis-je: que la petite Hugon vous ſera obligée, me répondit Babouin. C'eſt un établiſſement tout fait que vous lui procurez, il me faudra auſſi un peu d'honneur. Ces gens de Paris veulent de cela quand ils marient leur fille en Province. Qu'à cela ne tienne; je ſuis déja Marchand, je fais la banque quelquefois; j'ai une Charge d'Huiſſier, quoique je ne l'exerce pas c'eſt toujours un titre; je pourrai la troquer contre quelque autre choſe, avec un peu d'aide de la famille, je pourrois bien devenir Maire ou Bailly d'un endroit ici près. Il n'y a que les harangues qui m'embarraſſeroient; croiriez-vous bien que je n'ai jamais pû dire par cœur deux mots de ſuite, & ſi je ne parle pas mal quand je m'y mets. Tout coup vaille, ſi la Fête arrive nous la chomerons; nous ferons comme bien d'autres, je ne ſerai pas le premier qui ſera reſté court, cela me conſole.
Boiſcaré nous joignit: je vous laiſſe, me dit Babouin, en le voyant, ne m'oubliez pas, je rejoins Monſieur & Madame Hugon, & puis il partit comme un éclair. Diable, dit Boiſcaré, quelle vivacité, comme il nous quitte; qu'a-t'il donc? Hé! ne le devinez-vous pas, lu dis-je: il eſt amoureux, le vieux ſou, reprit-il: je parie que c'eſt de la Blemicourt, en tout cas, c'eſt grand ſujet de m'en plaindre. Vous me prenez dans un bon moment, il faut que je vous faſſe part de mon Hiſtoire: je commencerai par celle de mon pere, j'aime l'ordre; le tout ne ſera pas long. Quoiqu'il en ſoit, vous êtes complaiſant; & les évenemens m'en ont paru trop ſinguliers, pour craindre d'abuſer de la patience de mes auditeurs.
CHAPITRE XXIV.
Hiſtoire de Boiſcaré.
Mon pere étoit un cadet de Normandie, conſéquemment peu riche. Son aîné l'aimoit beaucoup; mais par malheur ſon aîné étoit honêtement gueux; huit cens livres de rente formoient ſon revenu; ſes ayeux l'empêchoient de l'augmenter: belle excuſe pour les pareſſeux. Il ſe confina dans ſa métairie, & forma le grand deſſein de relever ſa famille: un cadet devenu ſon idole... une laborieuſe œconomie ſoutenue par beaucoup de léſine, le mit en état de procurer une Lieutenance au cadet.
Mon pere tenoit de ſon Pays, il aimoit le bien; laſſé de faire la guerre en garniſon, il s'attacha à la niece d'un Receveur fort riche & des plus roturiers. On m'a voulu aſſurer qu'elle étoit iſſue de parens nobles, vrai ou faux, elle étoit héritiere du Receveur: c'eſt le plus beau titre que je lui ai connu. Je me ſuis peu embarraſſé d'approfondir les autres: mon pere épouſa donc la niéce & la caiſſe. Le Receveur eut l'honêteté de ſe laiſſer mourir peu après, à la ſatisfaction des deux parties qui ne l'aimoient gueres. Sans ſon bien on lui auroit volontiers dit en face qu'il étoit un fort vilain homme; il n'a pas été le ſeul. Le frere de mon pere, bien loin de bénir cette alliance en créva de dépit; ce que c'eſt que certains préjugés, ſi l'on n'en revenoit pas, que de gens à plaindre.
Heureuſement j'étois né avant cette mort & je profitai des huit cens livres. Ma mere étoit ſans doute une de ces bonnes-femmes dont nous parlions tout à l'heure: car mon pere l'a long-tems regretté. Comme on ſe guérit de tout; à peine ſon veuvage étoit-il expiré, qu'il épouſa une fille de condition: il ſembloit vouloir appaiſer par là les mânes de ſon frere.
Ma belle-mere après avoir ſurieuſement ravagé les biens du Receveur eut le chagrin d'enterrer ſon cher époux.
Ce chagrin étoit fondé, non ſur la perte de ſon mari, mais du bien qui m'étoit ſubſtitué. Il fallut ſe retirer dans une Communauté, ou plus par vanité que par bonne façon de penſer; on m'engagea à lui continuer la petite penſion que les parens lui avoient alloué.
Juſqu'à la mort de mon pere on m'avoit laiſſé dans une Métairie. Une baſſecour & les gens qui l'habitent ne forment pas une école bien inſtructive. Je paſſai de-là chez des Moines qui me farcirent de Grec & de Latin: mon Tuteur, pour moins d'embarras me rendit le mauvais office de me faire émanciper. Jugez parce qu'il en reſte, du beau préſent que l'on fit au monde en m'y introduiſant, il m'en coûta quelques piéces de terre pour me décraſſer, cela me fâcha. Je tenois un peu du Receveur mon oncle, & comme j'aimois les plaiſirs, je cherchois à m'en procurer à peu de frais; le nom d'héritier donne un accès facile: j'étois ſoupçonneux, je ſentis les appas que l'on me tendoit & me tins en garde, je crûs attraper quelques meres. Hélas! Je ne pûs me reprocher la ſéduction de leurs filles, l'on m'avoit prévenu dès long-tems. Une aventure d'éclat m'écarta de ma Province: j'avois rendu des ſoins à une Demoiſelle; nous nous étions vûs de près; j'en craignis les ſuites, ne me ſentant point porté pour le mariage, je me croyois ſeul favoriſé; quelle fut ma ſurpriſe, un autre s'en fit honneur, & par probité crut reparer ſa faute.
Je me jettai du côté des femmes; après bien des aſſiduités & des dépenſes qui me faiſoient ſervir de riſée, on m'accordoit ce dont les amans étoient las & les maris ne vouloient plus. La guerre ſurvint, mon Régiment étoit en Flandres, je l'y joignis; nous reſtâmes quelque tems dans une des Villes de cette Province. Je filai le parfait amour auprès d'une ſemme fort aimable, & qui menoit une vie aſſez retirée. Je recherchai l'amitié de ſon mari: (c'eſt l'uſage.) C'étoit un galant homme, je me reprochai mes prétentions; mais j'aimois d'autant plus, que je croyois avoir lieu d'eſtimer; les refus de la Dame étoient obligeans, & n'éloignoient pas tout-à-fait, j'attendois tout du tems; nous entrons en campagne, l'adieu fut tendre & rien de plus. On étoitſage, on l'affectoit du moins; de façon que j'en fus la dupe, j'enviois le ſort du mari. Je ſuis bleſſé, j'écris, réponſes tendres, crainte ſur mon ſort, deſir de me voir, j'envoye mon Valet-de-Chambre, & ſans l'en avertir le ſuis de près; le hazard veut que je le précede de quelques inſtans: j'entre dans la maiſon: perſonne ne ſe trouve à ma rencontre. Je gagne l'appartement & me cache ſous le lit de la Dame, je voulois jouir du trouble que cauſeroit ma lettre; vous le dirai-je, la Dame entre avec mon Valet-de-Chambre; ſa ſageſſe s'évanouit, ils ſont ſeuls, ils en profitent; ma poſition étoit fâcheuſe, l'honneur de me retirer d'embarras étoit réſervé au mari. Il entre, les ſurprend; l'homme prend la fuite, la femme alloit devenir la victime de ſon époux; je parois, jugez de leur étonnement en les ſéparant; mon récit fut vif, & ma ſincérité me rendit ami du mari. Pour la femme elle prit ſans héſiter le parti qui lui convenoit, un prétexte autoriſat ſa retraite & tout ſe calma.
Je n'étois pas au bout, Patience, je tire à la fin. Je me marie, mariage de garniſon; belle paſſion: femme que l'on ne voit qu'au retour de la campagne comme les Chaudronniers pour avoir des enfans. J'en ai eu trois, les enſans à un certain âge pouſſoient ma patience à bout par leur dépenſe. Ils ſe noyent tous les trois: j'ai pris mon parti, j'ai partagé mes revenus; me reſervant toujours la propriété des fonds; ma femme s'eſt retirée avec ſon douaire, & je vis tranquille en Chaſſeur, ſans ſoins, ſans ſouci; & comme les paſſions ne parlent plus, je me venge à coup de langue, des travers qu'elle m'ont occaſionné. Je veux croire que les hommes ne ſont pas tous ſi malheureux; mals avouez qu'il eſt bien ſingulier, qu'après tant de recherches, je n'aye pû trouver un de ces fortunés mortels, qui ont en partage ces femmes aimables, vertueuſes; & dont le commerce fait les délices des honnêtes gens, & le bonheur de ceux qui les poſſedent. Je fais une réflexion bien ſinguliere: bien loin de me fâcher, je dois peut-être ſcavoir bon gré à mon étoile, car j'ai entendu dire, que quand une femme veut vous tromper, elle ſe rend plus attrayante, que celle qui y va de bonne foi. Cependant j'aurois voulu goûter du contraire. Je ſuis un vieux fou; n'eſt-ce pas? Motus, voici venir Babouin, qui me paroit bien content. Eh bien! cette petite Hugon eſt-elle à nous enfin, lui dit-il? Oh! pour le coup, répondit Babouin, il n'y a pas moyen de s'en dédire, les paroles ſont portées, & nous danſerons. Le Tabellion va venir, & M. le Prieur qui veut bien nous marier dans la Chapelle, vient de partir pour Mantes, afin d'avoir les diſpenſes néceſſaires. Vous me ferez l'honneur de ſervir de témoins, Meſſieurs. Ne pouvez vous faire cette ſotiſe-là ſans moi, répondit Boiſcaré: il ne faut pas refuſer M. Babouin, lui dis-je: vous ſerez donc de moitié, reprit Boiſcaré. Je ne l'aurois pas ſoupçonné, je vous croyois amoureux de la petite fille. Oh! que non dit Babouin, j'y ai regardé, & puis M. m'a bien aſſuré qu'il n'y prétendoit pas. Tout en diſcourant nous rejoinimes la compagnie.
CHAPITRE XXV.
Situation.
Je ne pûs voir ſans quelque jalouſie, Babouin prêt de m'enlever ma conquête: comme on eſt peu d'accord avec ſoi-même, j'enviois un bien dont je ne voulois pas m'aſſurer la poſſeſſion L'air interdit & boudeur avet lequel Mademoitelle Hugon recevoit toutes les carefſes de ſon futur, réveilla ma paſſion pour elle; j'en devins tout rêveur. Madame de Blemicourt m'en fit la guerre; pour ne lui donner aucun ſoupçon, je réſolus de lui faire une fauſſe confidence. Le bonheur de M. Babouin excite mon envle, lui dis-je: quoi donc, Monſieur, en ſeriez-vous jaloux! Oui Madame, mais non pas de la façon que vous pouriez l'entendre; & tout de ſuite, je lui fis en Héros de Roman une déclaration qui tenoit plus du galimathias que du ſentiment: elle me répondit de maniere à pouvoir concevoir eſperance. Je n'avois rien de mieux à faire pour le moment; je pourſuivis ma pointe, on reçut la choſe ſi bien, que l'aveu du réciproque ſuivit de près. Je fus pris pour dupe, il fallut pour ne me pas démentir que je témoignaſſe combien j'étois ſenſible à un retour, dont je ne pouvois ſi-tôt me flater: c'eſt un effet de la ſympathie: me répondit-on difficilement: peut-on lui reſiſter. Nous jouâmes le ſentiment; je crûs en être quitte pour des mots: elle n'étoit pas femme à s'y tenir. Veillez-vous quelquefois: me dit-elle? Eh mais! comme on vent: lui répondis-je. L'artifice étoit groſſier de ſa part, cependant j'ai été convaincu plus d'une fois, que quand une ſemme a pris ſon parti, elle ne cherche plus à y entendre fineſſe.
Venez me trouver à ma chambre quand nos gens ſe ſeront retirés, me dit la Blemicourt, nous paſſerons quelmomens enſemble. Je promis; que faire? Je m'étois embarqué trop avant, il n'y avoit plus moyen de reculer. Je me rendis à l'appartement de la Dame, elle avoit fait retirer ſes Domeſtiques. Elle ne manqua pas de m'en faire appercevoir, pour que je n'en prétendiſſe cauſe d'ignorance. On a beau bien penſer, dit-elle, ces ſortes de gens ne ſemblent pas être faits pour nous rendre juſtice.
Venez jeuneſſe, & mettez-vous ſur ce canapé, nous allons bien dire des folies; n'eſt-ce pas? La Dame étoit ſous les armes; ſon deshabillé galant & bien entendu. Un air libertin prit la place du maintien prude qu'elle affectoit ordinairement. Je remarquai que cet air libertin lui alloit mieux. Ce que c'eſt que le naturel! quand il en trouve l'occaſion, il revendique bien ſes droits. Nous badinâmes long-tems, la Dame m'agaçoit & s'oppoſoit tout de ſuite à l'impetuoſité de mes mouvemens. Enfin, elle laiſſa un libre cours à ce que je voulus entreprendre. Je l'avoue; il n'y eut plus pour moi de Colette ni d'Hugon; alors, je ne vis & ne voulus voir que ma vieille coquette, qui malgré ſes yeux éperonnés, ſes rides & ſon fard me parut une Déeſſe qui me tendoit les bras, pour me procurer l'immortalité. Ses careſſes me tinrent dans l'enchantement juſqu'au jour. L'aurore nous ſurprit, & fit évanouir mon ſonge. J'en apperçus le vuide en m'éloignant. Quel retour! il glaça mes ſens.
CHAPITRE XXVI.
Evenement ſingulier.
Sous prétexte de chaſſer, je m'éclipſois tout les matins, & gagnois la Ferme. Mes affaires y prirent bien-tôt un aſſez bon train, l'oncle de Colette commença à n'y pas regarder de ſi près, & j'eus tout le tems de m'entrenir avec elle. La petite me tenoit la dragée haute, je ne pus parvenir qu'aux plus légeres faveurs. On me témoignoit tant d'amour, que l'excès de ſa retenue me cauſa de la défiance. Je ne pouvois accorder cette retenue avec ſon ingénuité & la paſſion violente, dont elle paroiſſoit épriſe. Je me mis en tête de découvrir ce qui pouvoit cauſer ſes refus, j'inſtruiſis mon fidele Braconnier; il me promit de m'en rendre compte, & ne tint que trop ſa parole comme on le verra. Voici ce qui ſe paſſa dans l'interval.
Dans un taillis voiſin de Blemicourt, la petite Hugon ſous prétexte de prendre l'air, m'attendoit au paſſage tous les matins au retour de ma chaſſe. Ses careſſes me conſoloient pour le moment, elles ſatisfaiſoient mon amour propre révolté contre Babouin. Que de gens ont récriminé contre leur ſucceſſeur? Le plaiſant droit que l'on veut s'arroger! L'idée de Colette troubloit toujours mes plaiſirs; on me demandoit la cauſe du chagrin qui les ſuivoit de ſi près, le bonheur prochain de Babouin me ſervoit d'excuſe. L'on m'offroit une main que je n'étois pas en diſpoſition d'accepter, je faiſois naître des difficultés inſurmontables; quand l'amant raiſonne en cas pareil, la fille pleure. Celle-ci ſe réſolut de ſubir ſa deſtinée, & ſe promit de faire répentir M. Babouin de la témérité de ſa recherche.
Le Baron m'obſédoit, & exigeoit de moi un détail des plus circonſtanciés & des plus ſinceres de toutes mes intrigues; je ne ſçavois à quoi attribuer l'aſcendant qu'il avoit ſur moi. Je ſuis plus intéreſſé que vous ne penſez à tout ce qui vous regarde, me diſoit-il: continuez, amuſez-vous. Il n'y a que cette Colette qui m'inquiette, je crains les engagemens ſérieux.
D'autre part, les agaceries continuelles de la Blemicourt m'embarraſſoient furieuſement à ce qu'il me parut, j'avois tout à redouter, ſi elle venoit à découvrir ma double intrigue.
Cependant ce bois ſi favorable à entretenir mes premieres amours, penſa un jour m'être bien fatal. Je vis le moment que ſans un bonheur imprévû, j'aurois été ſurpris avec la petite Hugon. Je revenois de ma chaſſe ordinaire, je trouvai la petite au rendez-vous qui m'attendoit comme de coutume. Après une converſation aſſez triſte, elle touloit toujours ſur ſon prochain mariage, pour chaſſer la mauvaiſe humeur que cette idée nous procuroit à tous deux, nous nous mîmes à badiner; un bruit que l'on fit de l'autre côté de la haye, au pied de laquelle nous étions aſſis, interrompit nos petits jeux. N'avez-vous pas entendu quelque choſe, dit-on à voix baſſe: non non, répondit d'un ton ferme, Deſpêches que je reconnus d'abord, ne craignez rien ce n'eſt perſonne. Raſſurée, par Deſpêches, Madame Hugon, car c'étoit elle; Madame Hugon ſe livra à toute l'impetuoſité de la paſſion qu'une vieille peut reſſentir pour un jeune homme. J'eus blen de la peine à m'empêcher de rire, en voyant l'air interdit & pétrifié de la petite Hugon; nous nous écartâmes nous nous enfonçâmes dans le bois, un diable de Renard ayant une meute en queue, traverſa nos plaiſirs. Aux cris des Chiens nous nous levâmes, Mademoiſelle Hugon s'en fuit; j'apperçois le tremblant Animal qui ſe blotiſſoit à vingt pas. Pour me venger de ſon indiſcretion je le tire. Les Chiens & les Chaſſeurs viennent au bruit. Deſpêches & Madame Hugon décampent, je les appelle, ils m'attendent; & nous joignons les Chaſſeurs, en tête deſquels je trouve Babouin & M. Hugon.
Je compris par leurs diſcours, qu'ils avoient batu le taillis un quart d'heure avant notre arrivée; un quart plus tard c'étoit deux ménages au diable. M. Babouin donna le bras à ſa future. M. Hugon en fit de même; jamais le beau-pere & le gendre ne furent mieux traités. Boiſcaré émerveillé de leur attention réciproque, ne ceſſa de me dire qu'il étoit enchanté du tableau. Deſpêches voulut me faire des contes: vous avez éclairci mes doutes, lui dis-je, je vous ai ſauvé la ſurpriſe, mon coup de ſuſil étoit le ſignal pour éviter le péril qui vous ménaçoit. Soyez diſcrets, ce ſera ma récompenſe; il m'entendit baiſſa la tête, & j'eus lieu de me louer de leurs égards pendant mon ſéjour.
CHAPTIRE XXVII.
Eclairciſſement.
Colette, cette Colette que j'idolâtrois, & dont j'avois attribué la retenue à un excès de ſageſſe que je reſpectois; n'étoit point ce qu'elle me vouloit paroître. Je découvrois que l'on cherchoit à me tromper, l'amour la rendoit perfide; elle avoit lié depuis plus de ſix mois un commerce avec le Seigneur du Fermier ſon oncle. La fantaiſie du Seigneur étoit paſſée, il cherchoit à s'en ſéparer; Colette lui avoit fait confidence de mon amour, & ſe conduiſoit par ſes avis. Voilà ce que je ſçûs de mon fidel Braconnier; il avoit tiré les vers du nez à ſa couſine. Elle étoit la confidente du Marquis, & c'étoit chez elle que les rendez-vous ſe donnoient. Si j'avois écouté les premiers mouvemens de ma colere; j'aurois fait bien des ſottiſes. Le Braconnier à qui je communiquai ſur le champ mes idées, en modéra la vivacité; n'étant point amoureux, il enviſageoit tout de ſans froid, & m'amena au point d'en faire de même. L'eſpoir de la vengeance ramena ma tranquillité; je réſolus de concert avec le Braconnier de faire avertir la femme du Marquis des menées de ſon mari. La vieille jalouſe ſe diſpoſa à profiter de l'avis au premier ſignal.
Cependant Madame de Blemicourt qui ne s'accommodoit nullement de mes froideurs, cherchoit l'occaſion de s'expliquer, je l'avois évité plus d'une fois. Un beau ſoir que je me retirois tranquillement, la Dame me ſaiſit par le bras, & m'entraîna pour ainſi dire avec elle. Daignez me ſuivre me dit-elle: je le fis ſans réſiſtance, ne pouvant pas honnêtement m'en diſculper; quand nous fûmes ſeuls, la Dame ſe mit à pleurer. Beau début! Les larmes ne lui alloient plus, & ne produiſirent aucun effet ſur moi; elle s'apperçut de ma froideur, & ſe livrant à l'excès de ſa rage, elle m'accabla des reproches les plus vifs. Je n'ai jamais eu de criſe plus violente! Cette femme s'oubliant de plus en plus, paſſoit ſucceſſivement de la violence aux larmes, & des larmes aux careſſes. Elle dégrada ſon ſexe par des baſſeſſes & des folies qui me firent rougir; & je ſentis qu'une femme déplacée eſt bien à charge. Je voulus raccommoder mes mauvais procédés, par des raiſons encore plus mauvaiſes; on les reçut, j'en demeurai ſtupéfait, & me trouvai contraint de faire par honneur les frais de la moitié du raccommodement. La jeuneſſe me tira d'un auſſi mauvais pas, & je faſcinai les yeux de la Dame, au point de me faire des offres que j'acceptai à tout hazard; je fis par ce moyen connoiſſance avec ſon coffre-fort. Elle en tira dans ſon entouſiaſme une ſomme que j'avouerai ſans honte avoir mis à profit. La refuſer dans le moment l'eut offenſé, & peut-être réveillé ſes ſoupçons, ſon âge l'autoriſoit à en avoir; le ſecours m'eût très-utile. La Blemicourt perſuadée de m'avoir attaché par l'endroit le plus ſenſible, fut la premiere à m'avertir de me retirer. Je ne lui fit pas dire deux fois, & la laiſſai auſſi ſatisfaite que j'avois peu lieu de l'être.
CHAPITRE XXVIII.
Qui pourra ſervir au dénouement
J'attendois avec impatience des nouvelles de Colette. Le Baron m'aborde & me tire de la rêverie où j'étois plongé en me queſtionnant ſur l'état de mes affaires. Eh! bien notre féal, me dit-il; nous en voilà donc réduit à la Blemicourt. Colette vous trompe, la petite Hugon ſe marie. La vanité vous guerira de Colette, le dégoût vous détachera de Madame Babouin. Je ne crains que l'ennui qui pourra vous gagner. Après bien des caravanes il faudra en revenir au mariage. Je veux vous donner une femme de ma main: je ſuis encore trop éloigné de tous engagemens pour accepter vos offres, lui repliquai-je: dites que Colette vous tient au cœur. Je ſuis bien bon, pourſuivit-il, de prendre tant de part à vos folies. Vous n'en démêlez ſûrement pas le motif, je ne vous perdrai pas de vûe, & ſi je vois jour à me déclarer, vous apprendrez des choſes qui vous ſurprendront: comment, lui dis-je? Oh! comment, reprit-il, il n'eſt pas tems; allez votre train, & parlons de ce qui m'inquiette. Je viens de recevoir un avis qui pourroit me chagriner, ſi je pouvois me laiſſer abbattre; heureuſement que je ſuis doué d'une gayeté à toute épreuve. L'homme que j'ai bleſſé eſt à la mort. Son état ne me cauſe aucune émotion, il a eu ce qu'il méritoit; mais les ſuites pourroient devenir fâcheuſes, ſa famille prend feu & pourſuit vivement; ce qu'il y a de plaiſant, c'eſt qu'il a déclaré qu'il croyoit ſur le rapport que l'on lui a fait depuis le combat, que ce ne pouvoit-être qu'une femme avec qui il avoit eu affaire. C'eſt un galimathias que je vous débarbouillerai; je vous dirai ſeulement que cet homme étant maître de diſpoſer de la meilleure partie de ſes biens, veut les laiſſer à cette femme. Au reſ-te il faut toujours ſonger à ma sûreté, l'idée de cette femme me donne envie d'en prendre l'habit. Le frere du Prieur eſt dans ma confidence. Je vais me retirer chez un ami connu à Paris, vous aurez de mes nouvelles, amuſezvous; mais point d'engagement ſérieux. Adieu, je m'en fuis. Le Prieur prendra mon adreſſe & la vôtre à Paris. Je m'embarraſſai peu de tout cet arrangement, je promis toujours; mais je ne ſongeois qu'à Colette.
CHAPITRE XXIX.
Racommodement.
Mon Braconier ſuivant ce dont nous étions convenus, vint m'avertir de m'aller mettre en ſentinelle prêt du Cabaret en queſtion, & que je ne tarderois pas à voir arriver nos gens. La Marquiſe eſt-elle inſtruite, lui dis-je? Elle eſt en chemin pour les ſurprendre, répondit-il. Je vais prendre les devans pour vous faire ſigne d'avancer quand il en ſera tems. Le dépit de me voir joué combatoit contre l'amour que je reſſentois. Je m'en allai, dévoré par le chagrin le plus noir, me poſter dans un coin, où ſans être apperçu, je pouvois facilement tous découvrir. Je vis paſſer mon rival, je n'étois pas porté à lui rendre juſtice, auſſi le trouvai-je bien peu digne d'entrer en concurence avec moi. La petite perfide le ſuivit de près. Jamais elle ne me parut plus belle, je penſai m'échaper & courir lui reprocher ſa trahiſon, je me retins dans l'eſperance de la voir bien-tôt confondue.
La vieille Marquiſe ne ſe fit pas attendre, elle étoit bien informée; elle alla droit à la Chambre où ils étoient, je compris par un geſte que me fit mon homme, qu'il étoit tems d'arriver. Le Marquis le nez dans un manteau s'éloigne avec autant de précipitatlon, que j'en mets à arriver. Colette en proye aux invectives & aux coups de la Marquiſe, eſt l'objet qui me frappe en entrant. La furie de la Marquiſe me fait perdre ma fermeté, je ne vois plus que le péril où étoit Colette, je me jet-te au-devant de la Marquiſe: qui êtes-vous, me dit-elle, en ſe connoiſſant à peine, pour prendre la défenſe d'une petite créature qui me débauche mon mari. Je lui contai naïvement mon hiſtoire en deux mots, & redoublai la confuſion de Colette que mon récit ſembla anéantir: je vous plains, me dit la Marquiſe, vous êtes bien jeune, & cette petite coquine bien aimable. Fuyez Monſieur, il en eſt tems encore; après cet avis je me retire, je ſouffrirois trop à ne vous en voir pas profiter.
Que fis-je? je reſtai, mon triomphe ne me paroiſſoit pas complet. Je voulus jouir à plaiſir de l'embarras affreux où Colette étoit plongée, je parcourois toute ſa perſonne d'un air mépriſant, & reſſentois une joye maligne à la voir ainſi humiliée.
L'Hôteſſe d'une chambre voiſine avoit tout entendu, elle arriva ſur ces entrefaites & ſe mit à ſermoner Colette, qui ne repartit que par ſes larmes.
Il n'eſt pas queſtion de cela, dis-je à l'Hôteſſe: le Marquis collationne ordinairement quand il vient ici avec Mademoiſelle, ſervez-nous ce que vous lui avez reſervé, je vous payerai auſſi bien que lui. Oh! Monſieur, me dit l'Hôteſſe, je n'en doute pas, & je vais vous obéir. C'eſt que je ne ſçaurois paſſer de pareiles choſes ſous ſilence, & un galant homme agiſſant comme vous faites, méritoit plus de ménagement. Laiſſez-nous ſeuls, vous reviendrez quand je vous appellerai. Soit, Monſieur, l'on ne vous fera plus attendre.
Eh! bien Colette, que dois-je penſer de tout ceci, lui dis-je. Hélas, Monſieur, je ne ſens que mon tort, & puis c'eſt tout. Voilà donc votre réponſe Colette. Qu'elle autre puis-je vous ſaire, Monſieur? & de quel front vous êtes vous déterminée à me tromper: ce n'eſt pas ma faute M. Comment perfide, vous oſez me parler ſur ce ton? Vous êtes maître de mon ſort, & vous pouvez faire de moi tout ce qu'il vous plaira; car auſſi bien dans l'état où je ſuis, je me ſouci peu de la vie; mais je vous le répete encore, ce n'eſt pas ma faute! c'eſt la vôtre. Malheureuſe, m'écriai-je: qu'elle audace: Monſieur, me dit-elle, toute en larmes, en ſe jettant à mes genoux; daignez m'entendre, l'aveu que je vais vous faire me coûtera cher, mais je vous le dois. Je n'ai jamais aimé le Marquis, il s'eſt ſervi de la violence pour m'obtenir; il a répandu ſes bienfaits ſur ceux qui pouvoient l'empêcher de continuer à me voir, & les a mis dans la triſte néceſſité, en tenant tout de lui, & pouvant changer leur ſort d'un quart d'heure à l'autre, de me contraindre à le recevoir. Il me flatoit de me donner de quoi paſſer le reſte de mes jours: voilà qu'elle étoit ma ſituation avant de vous avoir connu.
Depuis le hazard vous amene à la Ferme, je vous vois, je vous aime; vous me dites que vous m'aimez, vous me le prouvez; vous me l'avez cent fois juré, que je me plaiſois à recevoir vos ſermens. Dans la poſition où j'étois je ne pouvois y répondre comme vous le ſouhaitiez. Oui j'étois capable de concevoir de l'eſtime. Je n'attendois que le moment de vous déclarer ma malheureuſe ſituation, pour vous prier de m'en tirer.
Vous cherchez à m'abuſer, perfide: non me répondit-elle, après un aveu auſſi honteux, je n'ai plus rien à eſperer. Souffrez pour la derniere fois que je vous diſe que je vous aime. Répondez-moi cent fois que vous me haiſſez; mépriſez-moi tout à plaiſir, chaſſez-moi avec ignominie: voilà ma Sentence, je la prononce, je profite du tems que vous croyez me contraindre à vous voir. Hélas! c'eſt pour la derniere ſois, elle fondit en larmes, & ſe trouva réellement très-mal.
L'excès de ſa douleur la juſtifia, tout fut pardonné, & ſi je m'étois trouvé aſſez libre pour en faire la réflexion, j'aurois béni, je crois, le moment où j'avois tout découvert, tant la ſuite me fit de plaiſir.
J'appellai du ſecours, l'Hôteſſe vint toute effarée; elle m'aida à la délaſſer, & la porter ſur un lit. Colette reſta plus de trois quarts d'heure ſans ſentiment; à force de ſoins elle revint à elle. En ouvrant les yeux elle me trouva à ſes genoux, la bouche colée fur ſa main: que faites-vous, me dit-elle, eſt-ce là votre place? Laiſſez-moi périr, c'eſt la ſeule grace que je vous demande, ſi vous daignez m'en accorder: vivez, lui dis-je, & vivez pour faire mon bonheur; partagez ma fortune, c'eſt toute la peine que je veux vous mpoſer. Eſt-ce bien vous répliquat'elle qui me faites cette propoſition? Penſez-vous à ce que vous m'offrez? Moi! partager votre fortune? Promettez-le moi, lui dis-je, & je ſuis ſatisfait; à ce prix j'oublierai tout. Hélas! vous vous en ſouvenez encore, répliqua-t'elle, en pleurant, quel que ſoit mon ſort, pourvû que je ne vous quitte pas, je me tiendrai très-heureuſe.
L'Hôteſſe fut d'abord ravie en extaſe d'entendre nos propos; puis elle ſe mit à pleurer auſſi en nous baiſant les mains. J'eus bien de la peine à m'empêcher de rire de la part qu'elle prenoit à tout cela. Ah! le bon tems, s'écriat'elle, que celui où vous êtes. Oh! cà, çà, je vais faire ſervir la colation, vous prendrez bien quelque choſe & la peti-te auſſi. J'engageai Colette à prendre un peu de nourriture. Notre réunion fut ſincere, la ſuite m'en parut unique: d'en entreprendre la peinture, j'y réuſſirois mal. Je m'arrachai des bras de Colette le lendemain, pour retourner à Blemicourt; je la recommandai à l'Hôteſſe en lui laiſſant de quoi ſe reſſouvenir de mes ordres.
CHAPITRE XXX.
Les adieux de Blemicourt.
Lemicourt me parut ennuyeux dès que j'y arrivai. Je ne ſongeai qu'aux moyens d'en ſortir en dérobant le motif de mon départ. Je trouvai tout le monde inquiet de mon abſence, & chacun m'accabla de careſſe en me faiſant cent queſtions. J'y ſatisfis tant bien que mal. Madame de Blemicourt commençoit à perdre la tête, la petite Hugon ſe contenoit à peine; le Prieur qui étoit revenu de la veille, me témoigna avoir été fort inquiet de mon abſence. Je ne fus ſenſible qu'au chagrin que j'avois pû lui cauſer; étant trop préocupé d'ailleurs, pour prendre part à celui des autres. J'en fis mine par politeſſe, & ſur-tout à la Dame de Blemicourt, que je ſentois avoir beſoin de ménager dans l'embarras où je venois de me jetter. Je n'avois enviſagé que mon amour dans les promeſſes faites à Colette: je poſſedois à la vérité par les bienfaits de la Blemicourt, une ſomme plus que ſuffiſante pour me tirer des premiers pas de la fauſſe démarche que je me propoſai; ce n'étoit pas aſſez, il falloit m'aſſurer de l'avenir juſqu'à nouvel ordre. Je regardai la choſe comme un emprunt, dont je ſentois bien devoir d'avance payer un intérêt bien dur, me promettant bien de rendre le capital, dès que je me verrois maître de ma fortune. Je calmai de cette façon ma délicateſſe, elle céda par arrangement à mon amour.
J'appris que M. de Liſle & ſon épouſe étoient partis avec le Baron. Le Prieur étoit revenu muni de pleins pouvoirs, pour enchaîner à jamais M. Babouin & Mademoiſelle Hugon. Ils furent fiancés dès le foir même. Boiſcaré me ménaça de leur épitalame, j'en eſquivai la lecture; je ne fus pas auſſi heureux avec la Blemicourt, il me fallut ſans délai renouer notre dernier entretien; mon projet m'y portoit.
Que l'on me rende compte de la conduite que l'on a tenu pendant ſon abſcence libertin, me dit-elle, en me donnant un petit coup ſur la joue. La Chaſſe a été toute mon occupation Madame, lui répondis-je, en affectant beaucoup d'ingénuité; la nuit m'a ſurpris, j'ai été trop heureux de trouver un azyle dans je ne ſçai quel Hameau, dont je ſuis ſorti au lever de l'Aurore: je vous le paſſe pour cette fois, continuat'elle, dorénavant je ne veux point que l'on découche; ſouvenez-vous-en je vous prie, & ne m'expoſez plus à paſſer de nuits auſſi triſtes que la derniere; que d'inquiétudes vous m'avez donné, tout le monde a pû s'appercevoir du déſordre où j'étois; valez-vous tous les chagrins que votre abſence m'a fait éprouver? Voyez comme il reçoit tout cela, dit-elle, s'appercevant que je baillois. Mille pardons, lui dis-je, en me remettant. Le ſommeil m'accable malgré moi, & j'ai toutes les peines du monde à le vaincre. L'ennui y avoit autant de part que la fatigue que je pris pour excuſe. Cela eſt décidé, ditelle, je ne veux plus que vous alliez à cette maudite Chaſſe; elle vous donne un air mauſſade qui ne me revient point, entendez-vous. Allez-vous repoſer, & venez me trouver demain à mon lever. Quel ordre! je promis, mon bonheur dépendoit de mon exactitude à le remplir.
CHAPITRE XXXI.
Départ.
Mon premier ſoin en m'éveillant fut de me dérober au plus vîte; j'allai tirer Colette de l'inquiétude où je préſumois qu'elle devoit être plongée. Quelle abſence pour deux amans nouvellement unis, qu'un intervalle de douze heures? Mon retour diſſipa ſes craintes; & ce qu'il y a de plus expreſſif confirma les ſermens réciproques d'être l'un à l'autre à jamais: pour ſe mettre à l'abri des recherches de l'oncle, & des pourſuites du Marquis, je jugeai qu'il valoit mieux que Colette déguiſée en Payſan, paſſa quelque tems chez le Braconier, dans un Hameau plus proche de Blemicourt; juſqu'à ce que je puſſe trouver un prétexte pour m'en retourner à Paris former l'établiſſement que je me propoſois. Je payai le ſecret de l'Hôteſſe, le Braconnier par de nouvelle libéralités me fut acquis; le tout arrangé, je partis ſur le champ, & me rendis à l'appartement de Madame de Blemicourt, elle m'avoit déja ſait chercher: quel homme, dit-elle, en m'appercevant, jamais en place; avez-vous déja oublié ma défenſe. Je me ſuis fait un devoir, lui répliquai-je de me ſoumettre aveuglement à vos ordres; ne voulant pas troubler votre ſommeil, j'étois allé faire un tour de promenade; jamais la campagne ne m'a paru plus belle l'idée du bonheur que j'y goûte m'entretenoit dans une rêverie agréable, qui m'a fait porter mes pas plus loin que je ne m'étois propoſé. Le fripon, ditelle, en ſouriant, qu'il ſçait donner un bon tour à toutes ſes excuſes! bien différente des ſemmes, qui font conſiſter leur plaiſir à tromper, j'aime à l'être; entretenez toujours mon erreur, & me dérobez ce qui pourroit la détruire. Je crains à tout moment de vous perdre, je ſens que je n'y ſurvivrois pas: quelle femme, diſois-je, en moi-même! que n'eut-elle été Colette, ou que n'en eut-elle eu les agrémens, je me ſerois fait conſcience de la tromper; mais auſſi je pouvois lui dire, comme on le répe-te à tant d'autres dans un ſens différent. Mon excuſe eſt dans vos yeux, ſi je ſuis encore dans votre ſouvenir, compenſez tout Madame de Blemicourt, vous me rendez juſtice, nous n'étions pas faits l'un pour l'autre.
Que ne promet-on pas, quand on reſſent un véritable amour! que ne promet-on pas, quand on a des raiſons indiſpenſables à feindre! Les ſermens les plus forts avoient été employés, pour perfuader à Colette que je n'épargnerois rien pour m'aſſurer ſa poſſeſſion. Je fis plus encore pour me débarraſſer de la Blemicourt, & en tirer les ſecours qui m'étoient ſi néceſſaires. L'action n'eſt pas louable, mais quand la mode en paſſerat'elle?
J'éblouis la Dame par mes exagérations, elle étoit trop aveuglée pour en ſentir le ridicule. L'Amour eſt la clef du coffre-fort, j'avois déja fait connoiſſance avec lui, la Blemicourt me preſſa de ſi bonne grace, que je me laiſſai vaincre, j'y pris une ſomme aſſez ſuffiſante, pour ne pas me mettre dans le cas de la récidive du contrat qu'il me fallut faire. Mes deſirs étoient au comble, j'étois aſſuré de Colette, l'image du bonheur que je me figurois, la préſence de la bienfaictrice qui me le procuroit; tout concourut à rendre ma reconnoiſſance éclatante.
Je comptois reſter quelques jours encore, pour amener le dénouement; je ne ſçavois comment m'y prendre, les réflexions ne m'en ſourniſſoient aucun moyen. Le hazard me ſervit; une lettre de mon pere me tira d'embarras; il me marquoit de retourner à Paris ſur le champ pour affaire preſſante, un parent dont il me donnoit l'adreſſe, devoit me mettre au fait pour agir en conſéquence de ſes ordres. Je montrai ma lettre, & quelques raiſons que l'on put me dire je fixai mon départ au lendemain.
Babouin me témoigna combien il étoit mortifié de ne me pas voir un des témoins de ſon bonheur. La petite Hugon voulut m'arrêter, je me fis honneur de la circonſtance; elle fut la dupe de ma prétendue ſenſibilité, je lui devois les apparences. La Blemicourt reçut mes adieux toute en larmes. Boiſcaré me fit préſent de ſes ouvrages, le Prieur m'aſſura de ſon amitié que je mettois bien au-deſſus. Je partis chéri de la Blemicourt, regretté de la petite Hugon; mais au grand contentement de ſa mere, qui vit mon éloignement avec bien du plaiſir ainſi que le MaîtreClerc. Pour M. Hugon, je ſuis sûr qu'il ne regretta que la penſion que l'on lui faiſoit pour moi. Je l'ai aſſez pratiqué pour en juger moi-même.
Après mainte embraſſade je volai à Mantes rejoindre Colette, où le Braconier, inſtruit de l'incident, s'étoit chargé de la conduire.
CHAPITRE XXXII.
Qui tire à la fin.
Je paſſe la mauvaiſe nuit que nous eſſuyâmes dans la flotte, eſpece de galiote, qui remonte de Mantes à Poiſſi: l'incident des Nourrices que je pris pour un tas de linge ſale, la peur que me fit une d'elle en ſe retournant comme j'appuyois mon pied ſur ſa croupe; les cris des nourriſſons qui nous étourdirent à diverſes repriſes, l'inquiétode que me donnoit mon nouveau Domeſtique, que je conduiſis enfin heureuſement juſqu'à Paris.
Les détails du petit ménage me procuroient chaque jour de nouveaux agrémens; il faut y avoir paſſé pour ſentir le plaiſir que l'on y goûte.
Grace aux bontés de la Blemicourt, j'étois en état de me ſatisfaire. Colette dont je devenois amoureux de plus en plus, me parut mériter que je me donnaſſe des ſoins pour ſon éducation.
Avant d'introduire les Maîtres, j'augmentai le train. Je m'aviſai d'une Femme-de-Chambre: meuble critique en pareille ſituation, l'entretien en eſt à charge; &.... mais, c'étoit une eſpece de compagnie; je crûs qu'il étoit même de la décence de l'introduire. Colette en fut flatée, cependant ſes talens ne tarderent pas à ſe développer; la Femme-de-Chambre ne ſe contenta pas de les admirer, elle fit ſentir à Colette, combien il étoit ſatisfaiſant d'en faire uſage; on m'en fit la propoſition, par amour propre je topai; je repris quelques liaiſons qui me mirent à même de contenter Colette & ma vanité, je ne tardai guere à ſentir ma faute. Chacun rechercha ma connoiſſance, & voulut cultiver mon amitié. Ah! Blemicourt que votre argent vous a bien vengé! il m'a fait de ces admirateurs autant d'envieux de mon ſort. Alors la Femme-de-Chambre joua un grand rôle. Plus adroite qu'intereſſée, elle m'inſtruiſoit des offres, j'allois à l'enchere, je vis bien-tôt la fin de mes finances, il me fallut céder la place, Colette m'honora de ſes regrets. Belle conſolation.
Un jour que j'allois diſſiper mon chagrin, je rencontrai le Prieur, je ſuis charmé de vous voir: j'ai bien des choſes à vous apprendre, me dit-il. D'abord votre famille eſt fort irritée; mais tranquilliſez-vous, j'ai tout calmé par l'incident que vous allez ſçavoir. Le Baron m'a inſtruit de vos menées, il ne vous a pas perdu de vûe, gens appoſtés ne vous quittoient pas. C'eſt lui qui vous a ſuſité tant de rivaux; enfin il eſt parvenu à vous faire prendre votre parti; mais êtes vous guéri: je le crois, lui dis-je: vous ſoupirez encore, repliqua-t'il. Venez avec moi, & voyons s'il n'y auroit point de remede, tout en marchant il m'apprit que ce prétendu Baron étoit une veuve fort aimable, elle avoit été recherchée par un Gentilhomme de ſes voiſins, qui, voyant qu'elle ne vouloit pas l'écouter, s'étoit déterminé à l'enlever, eſperant qu'elle n'oſeroit après un coup d'éclat lui refuſer ſa main. Son projet manqua, la veuve en eut vent; elle ſe déguiſe en homme, & va au nom de ſon frere lui en demander ſatisfaction; elle ſe bat, le bleſſe & s'enſuit. Le frere & la ſœur étant jumeaux & ſe reſſemblant parfaitement, il ne la reconnut. Etant à toute extrêmité, il donna tous ſes biens à la ſœur en pardonnant au frere: la Juſtice a voulu prendre connoiſſance du fait; mais l'on a prouvé que depuis quelques mois, le frere étoit à ſon Régiment, nomément les jours qui ont ſuivi & précedé le combat; on l'a traité d'imaginaire, & les pourſuites ont ceſſé. C'eſt dans l'intervalle que la veuve déguiſée& ſous le nom du Baron eſt venue me joindre avec mon frere & ſon épouſe; elle fut arrêtée, mon frere étant en pays de connoiſſance la tirée facilement d'affaire, en faiſant connoître ſon ſexe. A propos, j'ai vû Colette & ſon époux; ils ſont enfin mariés, & font le meilleur ménage du monde; mon amour pour la veuve, les épreuves que l'on m'a fait ſubir avant que d'y répondre, n'ayant nulle relation avec le voyage que je m'étois propoſé d'écrire, je n'entrerai pas dans ces détails. Il ſuffit au Lecteur le plus curieux de ſçavoir que j'épouſai la veuve; & qu'après avoir rendu l'emprunt fait à la Blemicourt, j'oubliai tout le reſte. Béniſſant le ſort de m'être tiré heureuſement de toutes les eſcapades.
- Holder of rights
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Citation Suggestion for this Object
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le voyage de Mantes. Le voyage de Mantes. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BCBD-3