J'étois avant-hier, selon mon usage, au caffé de Guillaume. Après avoir épuisé la conversation sur diverses matières de politique, discuté gravement les prétentions de nos colons du nouveau monde, et cherché les moyens de concilier nos intérêts, en donnant la paix à l'Europe, on vint à parler de philosophie et de philosophes. Les uns se déclarèrent pourBacon comme le premier qui étoit entré dans le labyrinthe des arts, et nous en avoit laissé le fil; les autres pour Locke, le seul raisonneur peut-être qui ait cherché de bonne-foi la vérité; d'autres enfin pour Clarke, pour Newton, et ce dernier avoit le parti le plus considérable: on penchoit assez unanimement à le regarder comme le héros des sages de la Grande-Bretagne; il étoit le créateur d'un systême adopté de presque toutes les nations; sa chronologie de l'histoire avoit même de zélés partisans, tant la réputation a le droit de nous en imposer! Ne pourroit-on comparer les faiblesses d'un grand-homme aux taches du soleil? L'éclat de cet astre les absorbe, et l'on n'est frappé que de sa lumière.
Un gros homme qui nous écoutoit avec une espèce d'indifférence critique, et qui nous envoyoit au nez d'épais tourbillons de fumée, pose tranquillement sa pipe sur la table, et nous dit d'un ton imposant: messieurs, vous n'avez pas la moindre idée de sagesse et de philosophie. Comment, nous écrions-nous tous à la fois! Oui, poursuit-il sans se déconcerter, mon philosophe à moi est sans faste, ainsi que sans ambition; il n'aspire qu'à faire du bien à ses semblables, et n'envie pas assurément la vaine gloire de ces rêves-creux qui bornent leur petit orgueil à bâtir des romans scientifiques. Des vertus, messieurs, des vertus, force actions de bienfaisance, et non des amas de livres! Nous sommes inondés de ces extravagances, de ces redites que multiplie l'impression! À la bonne heure qu'Isaac Newton soit un grand-homme, et que notre isle s'applaudisse de lui avoir donné naissance, je souscris de tout mon coeur à un si juste éloge: mais je connais un plus grand-homme que lui.
Il n'a pas achevé ces mots, qu'il reprend sa pipe, et fume avec la même dignité. Ces dernières paroles avoient excité une sorte de rumeur dans l'assemblée. Un plus grand-homme que Newton! Quel est donc ce mortel si rare? On s'approche du fumeur, et une personne de la coterie le prie avec politesse de nous apprendre quelle étoit cette créature singulière qui l'emportoit sur ce philosophe, la gloire du peuple anglais.-Très-volontiers; je suis charmé qu'on rende des hommages publics à la vertu: elle n'a point d'autre salaire que la considération; il faut donc saisir toutes les occasions de s'acquitter avec elle d'une dette qu'un silence ingrat lui raviroit. D'ailleurs le nombre des bons exemples est si borné qu'on ne sçauroit trop les mettre sous les yeux... je ne doute pas que mon sage ne soit le vôtre... holà, garçon, apporte-nous une bouteille de vin de Porto . Il est bon, messieurs, d'humecter le récit.
La franchise de cet homme extraordinaire nous sollicite à l'entendre; il annonçoit dans son extérieur et dans ses manières quelques traits de ressemblance avec ce digne chevalier Roger de Coverly, un des plus intéressants personnages de notre spectateur; rangés tous autour de lui, nous le pressons de commencer son histoire. Oui, messieurs, reprend-il, après s'être abreuvé d'un grand verre de vin, je me flatte de vous faire connaître le vrai philosophe; il y en a tant de faux! C'est un or si dénaturé par son alliage! Je vous avouerai que, depuis quelque temps, je suis bien fatigué, bien excédé de tous ces pédants et de leurs sublimes productions; il n'y a point d'écoliers à Cambridge ou à Oxfort, point de femmelettes qui, en versant son thé, ne bégayent le jargon philosophique; et god-dam ! Continue-t-il en agitant sa pipe avec violence, je ne me lasserai point de le redire: ce n'est pas à faire des livres encore une fois qu'éclate la vertu: c'est à multiplier les bonnes actions, à se rendre utile aux hommes, à les soulager sous ce fardeau de malheurs qui semble être imposé à notre nature, à mériter en un mot le nom de leur bienfaiteur: c'est le plus beau des titres. Ce début nous attache. Tel que vous me voyez, j'ai lu comme d'autres, beaucoup de sottises sérieuses; je me suis rempli la tête de mille fadaises magnifiques qu'il a plu au stupide orgueil d'appeller des connaissances; j'ai changé de place, j'ai voyagé; j'ai vû une infinité de pygmées qui se croyoient des colosses, une multitude de nains qui s'élevoient ridiculement sur de hautes échasses, et dont la chûte seule peut amuser, une quantité de gens qu'à leur impuissance de penser, j'aurois pris pour les plus hébétés des animaux, pour des végétaux rampants, si leur extérieur ne m'avoit attesté qu'ils appartenoient à l'espèce humaine. J'ai connu aussi des insensés moins divertissants, qui crioient de toute leur force qu'ils étoient des sages, et qui, d'une façon grave et mesurée, vous jettoient au nez des vessies, dont j'ai pris plaisir, en les crevant, à faire sortir l'air qui les boursouffloit. J'ai été frappé d'une foule d'erreurs grossières et pernicieuses qu'on vouloit me donner pour des vérités incontestables, et j'ai éprouvé que les préjugés les plus absurdes étoient quelquefois pour notre bonheur, préférables à ces prétendues lumières métaphysiques qui nous brouillent la vûe, au lieu de nous éclairer. Ennuyé d'un spectacle aussi insipide que monotone, retrouvant par-tout de puériles vanités, de fastidieux mensonges, un impudent charlatanisme, et des opinions plus cruelles encore que bisarres, après avoir fait deux fois le tour du globe, je rencontre dans les Indes un de nos compatriotes nommé Sidney. Il étoit dans le service de terre, et riche sans dureté et sans insolence; c'étoit l'homme le plus simple et le plus modeste; on eût dit qu'il avoit servi de modèle à ce rare personnage imaginé par notre célèbre Richardson, à ce chevalier Grandisson que bien des gens ont traité de création romanesque. Je m'empressai de me lier avec cet honnête breton; chaque jour je découvrois en lui de nouvelles vertus... je me hâte d'arriver à mon histoire, et je supprime un nombre de traits dont un seul formeroit un brillant panégyrique.
Voici donc la belle action de notre concitoyen, telle que je l'ai apprise de la bouche d'un de ses intimes amis: car il se garde bien de révéler ses bienfaits au grand jour. Vous ne serez pas étonnés que je vous la raconte avec tant d'exactitude; je l'ai écrite de ma propre main: cela vaut mieux à mon avis que toutes les prouesses tant vantées de vos soi-disant héros les Alexandres, les Césars, dont on se charge la mémoire avec si peu de fruit. Je ne sçai quand nos infatigables barbouilleurs de papier, menteurs à gages ou compilateurs imbécilles, se lasseront de consacrer la petitesse, la fausse grandeur, le crime: l'oubli devroit bien être la punition des sots et des méchants. Nous avions dans l'Indeune guerre à soutenir contre un nabab; Sidney occupoit un de nos premiers emplois militaires. Dans une rencontre où nous obtinmes l'avantage, il apperçoit parmi les marates un européen qui combattoit avec furie; cet homme s'étoit élancé dans nos bataillons; il étoit pâle, égaré, tout couvert de sang; il avoit déjà tué plusieurs des nôtres; au moment qu'il frappe les regards de Sidney, il étoit acharné sur un soldat qui expiroit sous lui. Cette action atroce excita dans l'ame de l'anglais un mouvement de surprise presque égal à son indignation; il ne peut croire qu'une telle barbarie n'ait pas une cause: il ordonne qu'on se saisisse de cet homme, et qu'on le lui amène vivant: on tombe sur ce furieux; on a de la peine à l'arracher de dessus sa proie, et on l'emporte privé de connaissance, et perdant tout son sang dans la tente de Sidney.
Notre compatriote approche de ce forcené: il lui trouve une physionomie noble et intéressante, de ces traits qui décèlent une ame sensible. Sidney ne sçauroit concilier ce que le visage de cet inconnu sembloit annoncer, avec cet esprit de fureur qui l'avoit précipité dans le combat: il fait panser avec soin ses blessures. Malheureux jeune-homme, s'écrie Sidney en le regardant! Peut-on avoir une physionomie si touchante avec une ame aussi cruelle, aussi barbare? D'où peut naître une contrariété si révoltante?
On avoit bandé les plaies du prisonnier; il ouvre les yeux:-voir encore le jour, des hommes, et ne pouvoir leur déchirer le coeur! Ne pouvoir détruire toute la race humaine! Ô dieu!
Cet infortuné s'étoit élancé en proférant ce peu de paroles; il retombe, referme les yeux, et veut s'arracher les linges appliqués sur ses blessures: on s'oppose à ses efforts, et il perd une seconde fois l'usage des sens.L'intérêt qu'il avoit fait naître augmente; Sidney recommande qu'on en ait un soin particulier, et il donne ordre qu'on l'avertisse, aussi-tôt que le prisonnier viendra à sortir de l'espèce de léthargie où il étoit enseveli. Il faut, dit notre respectable concitoyen, que cet homme soit subjugué par quelque violente passion, ou que des malheurs éclatants lui aient rendu le genre-humain en horreur. Il n'est point de coeur qui se livre de soi-même, et sans être poussé par quelque grand mouvement, à un tel excès de cruauté. Sidney est ramené auprès de l'inconnu par le sentiment qui l'avoit déjà prévenu en sa faveur. À peine est-il arrivé, que le blessé r'ouvre une paupière mourante, et tente une seconde fois de déchirer l'appareil. Notre breton, cédant à sa générosité ordinaire, lui retient les mains:-que faites-vous, monsieur? Vous n'êtes pas parmi des sauvages; les anglais sont des hommes... des hommes, s'écrie avec un sombre désespoir l'étranger! Des hommes! ... Et voilà les monstres que je voudrois étouffer! S'il vous reste une étincelle de pitié, que vous ne soyez pas tout-à-fait des lions, des tigres, laissez-moi courir à ma fin; c'est la seule consolation que j'attends, puisque je ne puis entraîner au tombeau tous ces perfides humains... ô ciel! Termine des jours affreux; délivre-moi d'une existence qui m'est insupportable... vos efforts, continue-t-il, s'adressant au généreux Sidney, sont inutiles; je sçaurai me procurer la mort malgré vos secours odieux.
À ces derniers mots, il se replonge la tête dans le lit, et il lui échappe une abondance de sanglots.
Ce spectacle attendrit Sidney de plus en plus; il redouble encore ses attentions pour ce malheureux, et en prend les mêmes soins qu'un pere tendre eut pris de son fils. Le malade, par degrés, et comme malgré lui, revenoit à la vie; on l'entendoit pousser de profonds gémissements; il versoit souvent de ces larmes que les ames sensibles, qui sçavent distinguer les diverses expressions de la douleur, reconnaissent pour être les larmes du coeur, bien différentes de celles que fait couler la faiblesse ou la tristesse pusillanime.
Le prisonnier enfin parut être forcé de céder aux soins généreux de notre concitoyen; il se montra même plus tranquille, et le regardant avec des yeux moins farouches: quoi!Monsieur, lui dit-il, vous êtes un homme, et vous n'avez pas un coeur de fer! Ah! Croyez... soyez persuadé que je suis capable de reconnaissance... mais, monsieur, quel est votre espoir? De me conserver la vie, la vie, qui est pour moi la source des maux les plus cruels, les plus inouis! Oh! Puisqu'enfin j'ai trouvé un être compâtissant, laissez-moi mourir!Par pitié, ne retenez point mon dernier soupir: ce n'est plus qu'un souffle que j'abandonne au créateur. Eh quoi! Interrompt Sidney en prenant avec bonté les deux mains de l'inconnu, vous ne voulez pas m'aimer! Je suis anglais, vous me paraissez français: mais il n'y a point d'ennemis pour le coeur de Sidney; il sçaura vous consoler... il est l'ami des infortunés.-Il seroit des amis! ... Ah! Monsieur, j'ai trop vécu; mon ame est accablée de douleur; vous m'avez vû égaré, furieux, m'acharnant sur des hommes... ils m'ont rendu barbare! À ce mot, un torrent de larmes amères s'échappe dans son sein; il reprend: non, monsieur, je ne suis point un cruel, un monstre; j'ai un coeur, oui, j'ai un coeur, et c'est-là mon supplice!
Il répand de nouvelles larmes. Sidney l'embrasse:-allons, jeune-homme, du courage! Mon ame vous est ouverte; je n'en doute pas; la cruauté ne vous est point naturelle: vous n'êtes point barbare; à travers cet excès de fureur, j'ai démêlé votre caractère; il étoit empreint sur votre front, au milieu des traces de sang qui le souilloient.-Eh! Monsieur, je suis bien loin d'être inhumain; jugez de mon désespoir: ils m'ont contraint à me dégrader, à me dénaturer... je me fais horreur à moi-même! Hommes si indignes de ce nom... vous sçavez, cruels, si j'étois fait pour vous aimer!-Mais, cher étranger, où avez-vous donc vécu? Parmi les monstres des forêts?-Plût-au-ciel que je n'eusse pas eu d'autre société! Eh! Quelle bête féroce est plus à craindre que l'homme! C'est parmi mes semblables, chez le peuple le plus doux, le plus poli que j'ai vécu, en France, à Paris.
Sidney l'amène insensiblement à lui confier ses peines; il se relève sur un bras, cherche à rassurer sa voix languissante:-vous me paraissez digne que je me justifie à vos yeux: apprenez donc mes malheurs, et jugez si ma haine pour la vie et pour les humains n'est pas fondée. Paris m'a vû naître; je suis originaire d'une province où la noblesse est peu favorisée de la fortune; tous mes ayeux ont servi avec honneur; mon père avoit cru trouver dans la capitale la récompense de leurs services, et ces distinctions qui seules peuvent flatter et payer la vertu: c'est au vice qu'il faut abandonner le faste et l'éclat de l'or.Entraîné par un parent maternel qui s'étoit opposé à son goût pour les armes, mon père avoit cédé, et embrassé un état où l'intrigue et l'art de s'enrichir doivent nécessairement appuyer le mérite. Il ne fut que trop puni de sa complaisance; loin d'acquérir du bien, il perdit même celui qu'il avoit reçu de sa famille. Trompé par des espérances sur lesquelles vingt ans de revers assidus n'avoient pu l'éclairer, il crut adoucir sa triste situation, en épousant une demoiselle très-bien née, qui joignoit à la beauté une sagesse inaltérable et fortifiée par d'heureux principes. Ma mère partagea avec fermeté la malheureuse destinée de mon père; son courage augmenta avec ses disgraces, elle eut à combattre plus que l'infortune, les séductions audacieuses de ces hommes puissants qui, ne croyant point à la vertu, imaginent que rien ne leur doit résister, parce qu'ils ont pour eux le crédit et l'opulence. Deux de mes frères moururent les armes à la main; ma mère survécut peu à cette perte; de tous ses enfants, il ne restoit qu'une fille et moi; mon père avoit beaucoup de peine à nous élever; l'indigence même commençoit à nous presser.
Je passerai rapidement sur mes premières années. J'étois né sensible: c'est-là, monsieur, la principale source de mes infortunes et de mes chagrins. Mon ame se peignoit sur ma physionomie; elle n'exhaloit que l'humanité, la tendresse; funeste présent du ciel! Je m'affermissois dans l'idée que la vertu, la probité, la sensibilité peuvent rendre heureux, que les hommes étoient obligeants, empressés à consoler, à secourir leurs semblables. Je n'étois pas sorti du berceau, que j'avois déjà des livres entre les mains; voilà les premiers séducteurs qui m'ont égaré! Qu'ils m'ont trompé cruellement! C'est dans ces miroirs imposteurs que j'avois observé et étudié la race humaine. J'avois lu qu'il y avoit des héros, des sages, des coeurs bienfaisants, des amis zélés, des hommes en un mot, et mon ame aimoit à s'ouvrir à cette chère illusion, et à s'en remplir; je regardois la politesse comme l'expression fidèle du sentiment; je ne pouvois pas croire que la bouche ne fût point l'organe du coeur; tout ce qu'on me disoit avoit pour moi l'attrait de la vérité: c'est avec cette façon de penser ou plutôt de sentir, que j'entrai dans le monde. Ma naissance, quelque goût que j'avois pour ces chimères qu'on appelle les beaux-arts, et qui ne servent dans la plûpart des hommes qu'à affaiblir et effacer la nature, au-lieu qu'elles l'affermissoient et l'enflammoient en moi, mon extrême envie de plaire, ce besoin d'aimer que je répandois sur tout ce qui m'entouroit, ma candeur enfin, ce sont les titres que j'apportois dans la société, et je leur attachois quelque valeur. Je ne tardai pas à croire à tous les mensonges grossiers de la vie; j'embrassai avidement tous les fantômes, ceux-mêmes qui sont les plus faciles à s'évanouir; je crus aux grands, aux amis, aux bienfaiteurs, aux honnêtes-gens, aux ames compatissantes, à ces ames sublimes qui aiment la vertu pour elle-même; je crus à tout ce qui devoit être et qui n'est pas; j'avois respiré avec la vie une hauteur d'ame qui répugnoit à ce qu'on appelle le talent de faire fortune. J'étois d'une délicatesse peut-être trop scrupuleuse sur les moyens; ces souplesses parées du coloris de la bienséance, et qu'arrache souvent la nécessité, me paraissoient des bassesses honteuses et dégradantes, et je pensois que mes amis, car les amis étoient ma chimère favorite, me sçauroient quelque gré de cette noblesse de caractère. Je cherchois à mériter l'estime qu'ils sembloient me prodiguer: mais sur-tout j'étois jaloux de conserver ma propre estime, ce sentiment qui seul maintient la dignité de l'homme. C'étoit toujours d'après mon coeur que j'agissois: il guidoit toutes mes démarches; son approbation étoit mon premier objet, et s'il me l'eût refusée, celle d'autrui, les suffrages de la terre entière ne m'en auroient pu dédommager. Les plus brillantes sociétés m'ouvroient l'entrée de leurs maisons. Je ne vous parlerai point des femmes: j'ai beaucoup moins à m'en plaindre que des hommes; elles sçavent répandre des graces jusques sur leurs imperfections, et l'on pardonne leur légéreté, leurs inconséquences, et leur faiblesse de caractère, en faveur de leurs agréments. Du moins ont-elles une teinte de douceur et d'attendrissement qui corrige le révoltant des mauvais procédés; elles n'offrent pas, comme les hommes, le tableau en grand de l'insolence et de la dureté. Autre songe dont j'aimois à entretenir l'illusion: j'imaginois que lorsqu'on étoit riche, on ne devoit connaître et goûter de bonheur que celui d'être utile, et de verser des bienfaits; hélas! C'étoit le seul plaisir que j'enviois à l'opulence.
Au milieu de cette ivresse, je m'apperçus qu'il falloit m'occuper sérieusement de moi; je voyois l'adversité approcher à grand pas; on me disoit que j'avois des talents, et qu'il me seroit aisé de dompter mon inflexible destinée. Que vous dirai-je, monsieur? Me voici arrivé au moment où les hommes se présentent à mes regards dans leurs véritables attitudes: le flambeau de l'infortune éclaire bien plus que celui de la raison. Mon père m'annonce que la perte d'un procès vient d'entraîner sa ruine totale; il n'avoit eu d'autre appui que son bon droit. Je n'eus pas besoin d'être excité par le devoir; le penchant seul me dictoit ce que je devois faire. Durant quelques années, je saisis tous les moyens honnêtes de procurer à mon digne père des adoucissements dans son indigence; il étoit pauvre, et il en devint plus cher, et plus intéressant à mon coeur; je prononçai le nom sacré de père avec plus de respect et de tendresse. Admis dans les cercles des grands, je me flattois qu'ils seroient attendris sur mes peines; sans rougir de ma situation, ni sans m'enfler de cet orgueil ridicule dont souvent s'étaye le malheur, je découvris la fâcheuse extrêmité où j'étois réduit; je leur présentai sur-tout les larmes de mon père, une longue vie irréprochable, les derniers soupirs d'une honorable vieillesse: ils mirent dans leurs promesses une dignité familière, et me développèrent tout le faste et toute la morgue du protecteur, à moi qui aurois cru les avilir, si j'avois été assez méprisable pour descendre au rôle de protégé. Insensé! Je les aimois, et l'on ne sçauroit aimer, que l'on ne s'avoue dans l'ame une certaine égalité, sans laquelle ne peuvent exister, ni amitié, ni même plaisirs de société.Ces esclaves de cour ont d'autres esclaves plus dénaturés cent fois que leurs maîtres, et ces lâches valets me firent boire le malheur et l'humiliation jusqu'à la lie; cette premiere épreuve me pénétra d'indignation. Croiriez-vous qu'un de ces petits grands , disoit un jour à plusieurs de ses pareils, à propos de quelques plaintes touchantes et énergiques qui m'étoient échappées: il seroit fâcheux que cet homme fît fortune! Il est amusant avec ses plaintes: cela lui donne un ressort d'imagination qui produit des saillies divertissantes. Ne voulant donc pas servir de spectacle ni de pâture à l'oisiveté cruelle de ces barbares élégants, je crus que je trouverois dans les gens de lettres, ces sentiments que leurs prétendus mécènes m'avoient refusés. Je me disois: oh! Ces précepteurs des hommes doivent posséder toutes les vertus: ils en font à chaque instant l'éloge; ils leur prêtent sur le théâtre tous les charmes de l'esprit, toute la force du génie. Que sera-ce des philosophes, de ces sages qui ne sont enflammés que de l'amour de l'humanité, qui de ce mot sanctifient tous leurs discours, toutes leurs pages, qui ont évalué toutes les chimères dont les autres hommes sont la dupe, et qui ne respirent que leur instruction et leur bonheur? Je volai à ces espèces de législateurs de la raison humaine, avec une noble confiance; je versai mes larmes dans leur sein: leur sein fut une terre aride où mes pleurs se perdirent, sans aucune sorte de consolation; je vis avec douleur que l'esprit, bien différent du génie, est un imposteur qui prend tous les masques, que ces superbes déclamateurs, ces froids panégyristes des vertus étoient de vils charlatans qui se rioient tout bas de l'enseigne qu'ils affichoient, qu'en un mot ils étoient durs par systême, que hors d'eux, de la sphère étroite de leur petite réputation, hors de leurs intérêts, ils étoient étrangers à tous ces plans de politique et de sagesse qu'ils consignoient avec un faste dégoûtant dans leurs compilations informes; je fus convaincu qu'ils étoient dévorés plus encore que tous les autres humains, d'envie, d'avarice, de vanité, d'ambition, d'amour-propre, de haine, que leur basse et inquiète jalousie, leur sourde méchanceté ne connaissoit rien de sacré, et étoit toujours prête à s'immoler de nouvelles victimes, qu'ils étoient d'autant plus coupables, qu'ils avoient plus d'expérience et de lumières.
Je ne vous offrirai point des détails plus cruels les uns que les autres; je reçus mille outrages; mon coeur fut percé de mille coups, et ces blessures si profondes, si vives, se multiplient à l'infini pour les malheureux. À l'égard des riches, ma rage se ranime à cette seule idée; ils sont prostitués à tous les vices, à tous les crimes; leur insolence peut seule égaler leur inhumanité; ils ne prennent pas même la peine de cacher l'airain de leur ame, au lieu que les grands s'efforcent de parer leur dureté d'un extérieur de politesse. Il semble que l'opulence soit un titre pour cesser d'être homme, et le spectacle sans doute le plus indifférent pour ces vils favoris de la fortune, ce sont les souffrances du malheureux; peut-être même cette image augmente-elle leur bonheur, grace à la perversité qui les dénature! Oui, monsieur, les forêts, les cavernes ne renferment point d'êtres plus féroces! Ah! Si un infortuné veut s'arracher à sa douleur, à la conscience de sa misérable situation, qu'il rejette, qu'il fuye la société des riches, qu'il espère plutôt des secours du dernier des indigents: il en obtiendra du moins la pitié, ce sentiment de compassion qui console, et qui arrête les larmes du coeur.
Ce n'est pas à moi que quelqu'un aura le front de dire que je n'ai point vû dans leur véritable jour ces diverses espèces de monstres qu'endurcit l'opulence. Que je les hais! Et que dans mon coeur, je les ai couverts de la boue du mépris le plus diffamant! Le bourgeois hébété pourroit penser, sentir, s'il avoit la force de se dégager de cet esprit servile d'imitation, qui le rend le singe mal-adroit des grands, et lui insinue cette funeste passion du luxe, la mort de tout sentiment d'honnêteté. Il se courbe tout entier sous le travail de sa fortune, parce qu'il attache sa considération, ses plaisirs mêmes, toute son existence, à la fortune; il calcule par ses revenus les degrés de son bonheur et de sa vanité, cette vie factice, le tourment de la vie réelle. Mes chagrins n'auroient fait que glisser sur cette classe d'hommes, à qui cependant il ne manque que de céder à son bon naturel pour être de la première espèce. Pour ce qu'on appelle le peuple, c'est de la fange à peine animée, qui ne se conduit que par un intérêt sordide, dont le grossier méchanisme est aisé à saisir: ils pleureront sur le sort d'un infortuné, et dans le même instant, ils lui perceroient le coeur, si sa mort leur faisoit gagner un denier de plus que ce qu'ils retirent de leurs travaux.
J'avois enfin parcouru tous les états, et j'aspirois à découvrir un homme. Ce coeur sensible, me dis-je, sera parmi ces créatures arrachées aux prestiges du monde, qui professent une religion, l'ouvrage d'un Dieu de bienfaisance, qui, tous les jours, vont au pied des autels se pénétrer du pur esprit du christianisme. Ces derniers coups, monsieur, m'étoient réservés: c'est-là que j'ai trouvé des sécheresses de sentiment, le tuf de la dureté même. La pieuse inhumanité est la plus barbare de toutes. J'en ai reçu des consolations plus mortifiantes, plus homicides que des outrages. Quelle compassion que celle d'un faux dévot!
Alors désespéré, plein d'une sombre fureur, je tombe aux genoux de mon père:-ô mon père, nous touchons à la plus affreuse extrêmité; je me flattois que ma jeunesse vous serviroit d'appui; mes espérances s'évanouissent; tous les coeurs sont fermés à mes larmes, et elles ne coulent que pour vous; ah! Qu'allez-vous devenir? Tout ce qui plaira, mon cher enfant, au maître souverain, me répond le digne vieillard; me seroit-il difficile de mourir? Je suis au bout de ma carrière. C'est toi qui m'arraches des pleurs, ô mon fils! Ma vie, tout mon bonheur étoient en toi, et je vais expirer en te laissant pour héritage mes larmes et mon adversité. J'ai vécu: près de soixante ans d'un malheur insurmontable doivent enfin m'avoir appris à ne plus rien attendre des hommes; leur barbarie inflexible ne m'étonne plus; tu aurois fait naître ma surprise, si tu m'eusses annoncé que tu avois trouvé une ame susceptible de compassion; il n'en est point, non, il n'en est point qui ayent un caractère constant d'humanité; s'il leur échappe des sentiments ou des actes de pitié et de bienfaisance, c'est par intervalle; elles retournent bientôt à cette dureté qui fait leur essence. L'homme, mon fils, est bien différent de ce que nous promet son nom! Va, Dieu est le seul qui ne trompe point; ce n'est plus qu'à lui qu'il faut avoir recours. Que mon sort ne t'inquiéte pas; il est à son terme: cherche seulement à conserver tes jours, ces jours qui sont réellement les miens, et laisse-moi sur le bord de ma fosse, où je tomberai sans peine, si l'être suprême se désarme à ce prix, et rend sur la terre mon cher enfant plus heureux.
À ces mots, mon tendre père me presse dans ses bras avec des sanglots, me serre contre sa poitrine... ah! Monsieur, cette image est encore sous mes yeux! Il est inutile de vous présenter toutes les démarches humiliantes et sans effet où je descendis: c'étoient autant de degrés de douleur par lesquels je passai, et qui m'enfonçoient de plus en plus dans le malheur.
Je n'envisageois que mon père, et son infortune: voilà le seul objet qui frappoit mes regards, le seul motif qui me déterminoit. Dans ma médiocrité, le dirai-je, monsieur? Dans mon indigence même, j'avois goûté la douceur de rendre quelques services; souvent j'avois fait plus que de me priver du nécessaire: je m'étois exposé aux humiliations, aux menaces d'être traîné en prison, pour obliger des infortunés; je leur avois, en quelque sorte, ouvert mon coeur pour les soulager; après de telles actions, comment ne me serois-je pas flatté que j'avois des amis? Et tous ces amis se perdirent à mes yeux, comme de faibles vapeurs; ils ne me laissèrent voir que des ingrats, ou des ennemis implacables, acharnés à ma perte et à celle de mon père; quel étoit mon crime? Je les avois vûs dans l'abbaissement de la misère, et ils avoient eu besoin de mes secours.
Il nous restoit une ressource: ma soeur arrivoit à l'instant d'Amérique; elle avoit épousé un gentilhomme qui, sans être opulent, se trouvoit dans une situation agréable; il aimoit beaucoup sa femme, et elle avoit reçu de mon père les marques de bonté les plus tendres. Je ne doutai pas un moment qu'elle n'engageât son mari à nous être de quelque utilité dans des circonstances si pressantes; ils venoient d'acheter une terre à peu de distance de Paris. Je cache avec soin mon projet à mon père: je craignois d'allarmer sa délicatesse; je vole vers ma soeur qui m'oppose une froideur que mon amitié m'empêcha d'abord de remarquer. Je lui fais part de nos peines; elle apprend le sujet qui m'amenoit: à chaque parole, son visage s'altéroit, et perdoit des traits d'attachement et de familiarité; son insensibilité la trahissoit et se déployoit par degrés sur son front. Elle me répond, en balbutiant des mots entrecoupés, que son mari n'avoit pas entiérement acquitté l'achat de sa terre, qu'il avoit des enfants, que les devoirs d'une mère étoient de s'immoler à sa famille. Mon père, ajoûta-t-elle, a manqué de conduite; il a rendu service à des parents, à des amis qui aujourd'hui sont plus riches que nous: qu'il leur découvre son état; j'en suis fachée, je ne puis que le plaindre. Et vous, continue-t-elle en prenant le ton protecteur, avec vos talents, par quelle singularité n'obtenez-vous pas une place? Il faut se dompter, se conformer à sa situation... si vous étiez venu en Amérique... vous n'aurez jamais l'esprit de la fortune.-Je n'aurai jamais un coeur de fer, le coeur d'une soeur dénaturée; adieu, barbare; votre père expire de misère, et c'est vous qui le laissez mourir, vous qu'il aimoit si tendrement! Allez, malheureuse, puissent vos enfants ne vous pas punir de votre crime! Vous ne me reverrez jamais. Je m'arrache avec précipitation de cette détestable demeure. Je reviens auprès de mon père; je veux lui dérober ce nouveau sujet de chagrin: il pesoit trop sur mon coeur, il m'échappe:-sçachez ce qui m'a éloigné de vous pendant quelques jours. J'ai cru que vous aviez encore une fille, que j'avois encore une soeur: j'ai rencontré un monstre d'inhumanité; mon père, elle m'a refusé les moindres secours, des secours pour vous, et elle vous doit la vie, son état! Mon enfant, repart le vieillard courageux qui s'efforçoit de repousser ses pleurs, sans doute c'est un coup affreux d'essuyer des traits de dureté de ceux qui tiennent de nous leur être, que nous avons portés dans nos bras, pressés contre notre coeur... c'est le comble de l'infortune: mais mon Dieu et mon fils, poursuit-il en m'embrassant, et en me couvrant de ses cheveux blancs et de ses larmes, me consolent; ils recevront mon dernier soupir. Il faut encore pardonner à ta soeur; elle est dépendante d'un mari, et ses enfants...-eh! Mon père, c'est-là ce qui devoit lui faire sentir tous vos droits!
Vous pleurez, interrompt l'inconnu! Hélas! Monsieur, je ne vous ai encore rien dit.
On plonge mon père, mon malheureux père dans le fond d'une prison; je vais me jetter aux pieds du créancier impitoyable; je les embrasse avec des cris; il n'est point de prières, point d'humiliations auxquelles je ne m'abaisse: rien ne peut l'attendrir; il me repousse avec férocité; et j'ai été couvert de tant d'opprobes, sans me venger! Je ne lui ai point arraché la vie! L'infortune anéantit, et c'étoit celle de mon père qui remplissoit toute ma sensibilité; j'en étois pénétré.J'implorai tous les secours les plus faibles, les plus sacrés: ils me furent tous refusés. Je me défis du peu d'effets que je possédois. Enfin, monsieur, je vais vous offrir le tableau le plus horrible et le plus déchirant: mon père en prison, y succombant sous l'indigence, n'ayant d'autre soutien, d'autre consolateur que son fils malheureux, son fils abandonné de la terre entière, dénué lui-même de tout, entouré de monstres, de rochers... monsieur... je suis homme de condition... j'ai l'ame la plus haute, la plus éloignée de ramper... il s'agissoit d'un vieillard, d'un père dont je retenois le dernier soupir... la nature me parle; la voix du sang me crie: je m'immole; je me dompte; je me résous pour ce père infortuné à la situation la plus dégradante... ici des sanglots étouffent la voix du prisonnier.
Généreux anglais, le croiriez-vous? Que vais-je vous révéler? ... Je fus réduit par ces cruels à demander l'aumône pour l'auteur de mes jours; j'attendois la nuit, et d'une voix noyée dans les pleurs, de cette voix sombre, l'accent de la douleur profonde, je réclamois la pitié de ces monstres dont j'aurois voulu déchirer le sein. À ces derniers mots, Sidney avec des larmes qui couloient le long de ses joues, presse l'étranger dans ses bras.-Excellente créature! Que votre ame est belle! Et que vous méritez des amis!
Je comptois, poursuit l'inconnu, ces aumônes, quel mot, monsieur! Par autant de parties de mon coeur qui sembloient se détacher de mon sein; avec de si honteuses et de si faibles ressources, j'avois du moins la consolation d'arrêter le souffle d'un père expirant. Mais je n'étois pas assez brisé sous le fléau de la fortune: on m'arrête comme un de ces misérables de profession qui mendient pour entretenir leur lâche et punissable fainéantise. Je crie aux tigres qui m'entourent: c'est pour mon père, c'est pour mon père que je suis descendu à cette bassesse; il est en prison, et sa vie dépend de ma promptitude à lui porter des secours; au nom de l'humanité... si vous avez un père... on ne m'entend point; on m'enferme dans une espèce de cachot destiné aux malfaiteurs. Je demande à être traîné aux pieds du magistrat; j'y suis conduit; il s'arme d'abord d'un front sévère, et me fait les questions d'un juge qui va prononcer contre moi. Hélas! Monsieur, lui dis-je, oui, je demandois l'aumône; assurément je ne suis pas fait pour m'abaisser à des moyens si ignominieux; je suis homme de naissance, et je sçaurois peut-être mourir mieux que tout autre: mais, monsieur, mon père est dans la plus affreuse misère; il est en prison, et c'est pour lui que je réclamois la charité publique, la charité pour l'auteur de mes jours! Le magistrat touché me renvoie, et me promet son appui; il meurt, et je perds avec lui toutes mes espérances.
L'âge enfin est le seul protecteur qui agisse en faveur de mon père; les loix lui ouvrent la porte des prisons; il en sort; j'obtiens sur un vaisseau marchand un poste des plus médiocres, et qui me procuroit à peine de quoi vivre. Vous concevez que mon premier sentiment fut pour mon père; je cours à lui; nous sommes impatients de nous rendre au lieu fixé pour notre embarquement; je prends mon père dans mes bras, et je le porte au vaisseau. Allons, cher et malheureux père, hâtons-nous de fuir cette terre de crimes, où la vertu, l'humanité sont écrasées sous les pieds insolents du riche et du coupable; abandonnons les sauvages d'Europe: les tigres d'Asie nous seront peut-être moins cruels; puisque j'ai de quoi entretenir mes déplorables jours, vous vivrez, ô mon père, vous vivrez... hélas! Je n'ai d'amis que vous! Oublions jusqu'au nom de ma patrie! Eh! Mon père... ce n'est pas aux malheureux qu'il convient d'aimer!
Je ne vous ai raconté jusqu'ici qu'une partie de mes disgraces: mon coeur en connaît d'autres, monsieur, et sans doute les plus amères, après celles que me faisoit éprouver la déplorable situation de l'auteur de mes jours.
Les infortunés ont l'ame plus préparée que celle des heureux à recevoir les impressions de la tendresse; le malheur entraîne avec soi une sombre mélancolie où se concentrent les grandes passions, et d'où elles s'échappent: j'osai donc aimer. Je vous dérobe des détails que je dois éloigner. L'objet de mon amour étoit une jeune personne, fille unique, et qui avoit des prétentions à une fortune trop considérable, pour que je m'exposasse à demander sa main; et quelle femme auroit voulu partager l'effroyable destinée qui me poursuivoit? La raison, l'honnêteté m'imposoient donc la nécessité de me taire; tout m'ordonnoit de subjuguer un penchant qu'il m'étoit défendu d'inspirer. Je n'écoutai point la raison, le devoir; je fermai les yeux sur mon affreux état: j'écoutai l'amour; je ne vis que les charmes de Julie; c'est le nom de l'adorable personne qui regnera dans mon coeur jusqu'au dernier soupir. Elle vola en quelque sorte au devant de mon aveu, soit qu'elle m'aimât autant que je l'aimois, ou soit qu'elle attachât de la délicatesse à prévenir l'ardeur timide d'un infortuné, et qu'elle voulût par sa tendresse me dédommager de mes peines, et me consoler. La générosité prête une nouvelle flamme à l'amour, et alors il a d'autant plus de pouvoir qu'il prend à ses propres yeux les traits et toute la grandeur de la vertu. Nous nous dîmes enfin tous deux que nous brûlions l'un pour l'autre. Que ces épanchements versoient de douceurs dans mon ame! Quelles délices je goûtois à me prosterner aux pieds de Julie, comme à ceux de ma divinité suprême! ... Non, monsieur, il n'y a que les malheureux qui sçachent aimer, et c'est
pour eux que cette passion a toute sa force et tout son enchantement. Quelle volupté m'enivroit, lorsque c'étoit la main de ma maitresse qui essuyoit mes larmes! Quelle plénitude ravissante ses assurances de m'aimer toujours apportoient dans mon sein! Julie m'aidoit à supporter le fardeau de la vie; notre amour, malgré sa vivacité, étoit exempt de remords; la vertu n'avoit rien à nous reprocher. Cette passion dévorante étoit l'unique secret que j'avois pour mon père.
Un parent de la demoiselle lit dans nos coeurs: de jeunes personnes connaissent peu l'art de la dissimulation; il me demande un entretien particulier. Monsieur, me dit-il, je débuterai avec vous par une confiance qui ne vous offensera point; je crois que vous méritez l'estime de tous les honnêtes-gens, et on vous l'accorde déjà malgré votre extrême jeunesse; vous êtes d'une naissance et d'une figure qui semblent m'assurer que la probité vous conduira. Je me suis apperçu que ma nièce étoit peut-être trop pénétrée des sentiments qui vous sont dûs; je vous le redis avec plaisir, monsieur, vous me paraissez avoir l'ame délicate et éclairée sur les devoirs de l'honneur; vous êtes sans bien, et ma nièce aura quelque fortune... je le sçais, monsieur, interrompis-je avec quelque dépit, je sçais que votre niéce est la plus adorable des femmes, et que je suis le plus malheureux des hommes; je n'ai point vû ses richesses, monsieur, j'ai vû ses charmes, ses vertus. Oui, il y auroit de la lâcheté à moi de vous le cacher: j'aime éperduement la divine Julie; je mourrois mille fois plutôt que de cesser de l'adorer; c'est un sentiment trop cher, trop nécessaire à mon coeur, et il ne s'éteindra qu'avec ma vie. Je pourrois, monsieur, vous offrir l'avantage de ma naissance, vous dire que j'ai droit de prétendre à tous les emplois: mais qu'est-ce que la naissance, la vertu, la pure tendresse, quand on est sans fortune? Je l'ai trop éprouvé! Voilà mon crime, monsieur... eh bien! Vous me connaîtrez, vous me connaîtrez... je quitte brusquement ce parent de Julie en versant un torrent de larmes; j'ai pourtant la force de me contraindre en présence de mon père: mais lorsque je me trouve seul, c'est en ce moment que je ressens toute l'horreur de ma situation. Renoncer à voir Julie! Renoncer à l'aimer! Étois-je capable d'un tel effort? Je pouvois mourir privé de sa vûe: mais vaincre une passion qui étoit mon ame même! Jamais le coeur humain ne fut livré à des combats plus violents; non, jamais il ne fut plus bouleversé.
Au milieu de ce désordre de ma raison et de tous mes sens, la vérité, l'honneur faisoient entendre leur voix:-ne suis-je pas insensé, coupable même de séduction de céder à un penchant qui blesse les intérêts de ce que j'aime le plus au monde? Un amour qui ne sçait pas se sacrifier connaît-il la délicatesse et toute l'étendue du sentiment? Quelle est donc ma tendresse? Je balance à m'immoler à tout ce que j'adore! Goûtons le plaisir d'aimer assez Julie pour m'oublier, pour m'anéantir entiérement; n'envisageons qu'elle seule; rendons à cette fille divine tous les droits que la pitié sans doute plus que l'amour, semble m'avoir donnés sur son coeur; qu'elle soit heureuse, et que j'expire de mille morts! ... Qu'elle soit heureuse... et le sera-t-elle, si un autre me ravit sa main? Quel est le comble du bonheur sur la terre, si ce n'est l'amour véritable, un amour aussi vif, aussi pur, aussi vertueux que le nôtre?Personne, non, personne n'aimeroit Julie comme je l'aime; et elle partage mes transports; elle jouira de la félicité même, elle trouvera tout dans un coeur qui ne sent et ne respire que par le sien; ma naissance appuyée de sa fortune, m'élevera à des places qui dédommageront sa famille de mon adversité... la dédommager du malheur où je l'entraînerai, car mon affreuse destinée est une contagion que je répans sur tout ce qui m'environne! Dérober Julie à l'éclat qui l'attend et qui lui est dû! Vouloir qu'elle verse avec moi des larmes, qu'elle se couvre de mon humiliation! ... Je n'aurai point cette barbarie; content d'adorer Julie en secret, il me restera encore la satisfaction de répandre des larmes pour elle... je hâterai l'instant de ma mort; je m'arracherai une vie odieuse... et mon père, qui prendra soin de ses jours?
Je n'achevois pas ces mots que ce digne vieillard s'offre à ma vûe; je cours à lui, comme emporté par un mouvement involontaire; je tombe à ses genoux: ô le plus tendre des pères, lui dis-je au milieu des sanglots, vous me voyez dans une situation... eh! Pourquoi m'est-il défendu de mourir? Il me relève promptement, m'embrasse avec cette effusion de l'ame qui caractérise la tendresse paternelle:-qu'as-tu, mon cher enfant? Quel nouveau coup nous menace?-C'est moi, mon père, c'est moi que tous les coups ont frappé! J'ai du moins cette consolation, que vous ne partagez pas avec moi l'excès de l'infortune; pardonnez si jusqu'ici je vous en ai fait un mystère; je sens toute ma faute, j'en suis puni; mon père... j'aime, je succombe sous une passion que je dois étouffer.-Quoi! Mon fils, tu connaîtrois l'amour!-J'en ressens toutes les fureurs, tous les maux; mon état n'étoit pas assez déplorable!
Enfin, monsieur, j'apprends à mon père l'origine et les progrès malheureux d'un penchant que j'emporterai dans le tombeau; je ne lui cachai point le cruel entretien que je venois d'avoir avec ce parent de Julie, toutes les mortifications qu'avoient essuyées mon amour, ou plutôt mon orgueil. Mon père m'écouta avec bonté; ce n'étoit pas un censeur sévère, un vieillard endurci par les disgraces et par les années qui combattoit ma tendresse: c'étoit un ami indulgent et secourable, qui me plaignoit et qui me consoloit, en m'ouvrant les yeux sur les dangers liés nécessairement aux passions. Mon fils, me disoit-il, ce dernier trait manquoit à tous ceux qui nous accablent. Nous! Oser être sensibles! Aimer! Sçais-tu que c'est une espèce de grace qu'on fait aux infortunés que de les laisser exister? Cher enfant! Les malheureux ne sçauroient trop resserrer les besoins de leurs coeurs. Hélas! Tu vois où l'amour conduit!
Ce respectable père s'arrête-là en gémissant, et me serrant contre sa poitrine:-mon fils, si je n'avois pas aimé, aurois-je la douleur de souffrir dans un autre moi-même? Que dis-je? Tes malheurs me touchent mille fois plus que les miens; j'ai peu de jours à vivre, et je te laisse peut-être une longue carrière de chagrins à parcourir: quel présent, mon fils, je t'ai fait, en te donnant la vie! Crois-moi: c'est ton ami qui te parle, qui t'embrasse; repousse un sentiment qui ne peut qu'ajoûter à tes peines; on endure tout, jusqu'aux horreurs de la mort: mais on ne peut supporter l'humiliation, et la famille de Julie ne te pardonnera jamais notre adversité. Accoutumons-nous à nous suffire à nous-mêmes; viens puiser dans mon sein des consolations que tout l'univers nous refuse; ayes le courage de ne plus chercher la présence de Julie; tu l'aimes, dis-tu?-Si je l'aime, mon père! Jugez-en par le désespoir où vous me voyez; c'est vous, c'est vous qui me retenez à la vie; mon faible appui vous est nécessaire...-hélas! Mon fils, le fardeau de ma misérable existence ne t'embarrassera pas long-temps; ce sont tes seuls intérêts qui m'animent. Puisque Julie t'est chère, ne vas pas suivre mon exemple; j'ai rendu ta mère malheureuse: eh! Qu'il est cruel de faire couler les larmes de ce qu'on aime! J'adorois ta mère; le même amour nous unissoit, et je l'ai vû souffrir, se dessécher de douleur sous mes yeux. Ah! Mon fils quel spectacle! Épargne-toi, épargne-toi de pareils tourments. N'arrache pas Julie au bonheur que tout semble lui promettre... et sans doute je supporterois mon infortune avec plus de résignation, s'il n'y avoit sur la terre que moi seul de malheureux!
Je ne pouvois quitter les bras paternels; on diroit que la nature a mis l'adoucissement de nos maux dans le sein des auteurs de nos jours. Ô ciel! Que la mort est plus affreuse lorsqu'on ne peut exhaler sa vie dans leurs embrassements! Que mon père ne m'a-t-il fermé la paupière!
Je lui obéis; je ne retournai plus dans la maison de Julie: mais quel horrible suplice j'éprouvai! Combien de fois je fus prêt de manquer à la parole qui m'engageoit! Je revoyois incessamment sa demeure; mes yeux y étoient toujours rappellés; mon ame, si je puis le dire, ne la quittoit point. J'obtiens enfin l'emploi dont je vous ai parlé. Je pressai notre départ; eh! Pouvois-je assez-tôt abandonner un pays où tout paraissoit armé contre moi? Nous nous éloignions du rivage. Si je jettois quelques regards sur la France, c'étoit pour me dire en secret: c'est-là que je laisse tout ce que j'adore; chaque instant, chaque flot ajoûte à l'intervalle qui me sépare de Julie; c'en est fait, je ne la verrai plus! Non, je ne la verrai plus! Cependant je lui avois écrit cette lettre au moment que j'entrois dans le vaisseau qui m'emportoit loin de cette partie du monde... où mon amour, où mon coeur est demeuré.
"Mes transports, divine Julie, peuvent enfin éclater. Je ne doute point que vous ne soyez instruite des raisons qui m'ont forcé à fuir votre présence; votre parent est venu m'éclairer sur mes devoirs; il auroit pu ménager davantage ma sensibilité: mais il faut être malheureux comme je le suis, pour connaître ces délicatesses que le monde ignore; et ne suis-je pas au comble de l'infortune?Je vous adore, je ne sçaurois avoir d'autre sentiment, et je ne puis aspirer à votre main! N'ayons point de vanité aux regards d'une femme qui mérite mon estime autant que mon amour. Hélas! Mon seul orgueil étoit de vous idolâtrer. Julie, je suis le plus malheureux des hommes, et ce n'est que dans le ciel que nos ames peuvent être unies. Arrachez donc mon image de votre coeur: c'est moi qui vous en conjure; la vôtre me suivra par-tout, en Asie, au bout du monde: je lui adresse mes regrets, mes larmes. Je vous aime plus que jamais, et je vous presse de m'oublier; oui, oubliez-moi, oubliez-moi, faites le bonheur de votre famille, de celui qui est destiné... ah! Julie, qu'ai-je dit? Quelle idée insupportable! Ma souveraine maitresse... un autre sera votre époux! C'est avec ce trait dans le coeur que je vous quitte, que je pars, que je vais mourir; et comment vivrois-je? Il est impossible de résister à cet excès du malheur. Ce sont mes dernières larmes, mon dernier soupir que je vous envoie. Adieu, adieu pour toujours, mon adorable Julie! Lorsque vous recevrez cette lettre, mon sort, n'en doutez point, sera terminé." Et j'ai vécu, monsieur, pour un père... il n'est plus! Avec quelle tendresse durant tout le voyage il essayoit d'adoucir mes maux! Comme il ouvroit son sein à mes pleurs! Nous arrivons en ce pays; un scélérat guidé par le seul esprit de méchanceté me fait perdre mon poste; nous sommes précipités dans la plus affreuse indigence; je vois mon père défaillant de faim; je crie à l'humanité; je montre à tous les yeux ma désolation, l'horreur de ma misère, les rides respectables d'un vieillard expirant de besoin, dans le sein d'un malheureux fils, ses cheveux blancs trempés de mes pleurs, sa tombe prête à s'ouvrir: tous les yeux se détournent, tous les coeurs se ferment; je tombe à genoux: on me repousse, monsieur, on me rejette! Ah! L'humanité n'est point sur la terre! Les monstres des Indes n'ont pas moins de férocité que les monstres d'Europe. Enfin, monsieur, nous nous traînons dans une caverne aux bords de la mer; c'est-là que mon père succombe dans mes bras; il veut me parler; il me fait signe que quelques aliments pourroient encore le rappeller à la vie: je cours chercher des herbes dont j'exprime le suc sur ses lèvres arides et mourantes; je le couvre de mes baisers; je le serre contre mon coeur; j'appelle la nature à mon secours... il pousse le dernier soupir.
La douleur, le désespoir, la rage s'emparent de tous mes sens; je m'élance de la caverne; la fureur précipite mes pas; je vois un parti indien qui alloit se battre contre des européens: ceux-ci sur-tout sont les objets de ma haine et de mon indignation, eux qui se prétendent éclairés sur les devoirs de la nature! Eux qui se disent les premiers des hommes! ... Vous avez été témoin de mon emportement: j'aurois voulu détruire, anéantir la nature entière... mon père est mort... il est mort de faim... ah! Monsieur, pourquoi m'avez-vous sauvé la vie? Laissez-moi me délivrer d'un fardeau insupportable: vous connaissez tous mes malheurs; eh! Le moyen de les réparer, et de ne pas mourir! ... Vous me paraissez différent des hommes, de ces barbares... vous êtes susceptible de pitié! Ne reculez donc pas la fin d'une existence surchargée de douleurs!
Vous ne mourrez point, s'écrie Sidney, en l'embrassant! Digne jeune homme! Vous avez trouvé un coeur, un ami; ne croyez pas que tous les hommes soient des monstres d'inhumanité; vous éprouverez qu'il est des ames sensibles: oui, je veux vous servir de père... comment vous nommez-vous?-Mon nom est Volsan.-Eh bien! Mon cher Volsan, vous serez mon fils...-ah! Monsieur, on ne retrouve point un père!
Sidney redoubloit de soin et de tendresse pour rappeller à la vie ce malheureux jeune-homme. Il y avoit déjà deux jours que sa santé commençoit à se rétablir, quoiqu'il demeurât enseveli dans un sombre désespoir. Sidney entre. Monsieur, lui dit aussi-tôt Volsan, puisque j'ai pu vous inspirer quelque sentiment de compassion, qu'on m'aide à retrouver cette caverne où mon malheureux père... il m'a été impossible de lui conserver la vie... du moins j'aurai la force de lui creuser une fosse, de lui rendre les derniers devoirs; ses tristes restes ne seront pas exposés... je verserai sur eux mes larmes, j'attacherai encore mes baisers, mes pleurs sur cet infortuné qu'ont laissé périr ces hommes cruels... je viens, mon ami, interrompt Sidney, pour vous réconcilier avec ce genre humain...-que dites-vous?-Suivez-moi seulement, allons.
Il lui donne le bras et le conduit à une tente prochaine.
Quel objet frappe les regards de Volsan! Mon père, s'écrie-t-il, je vous tiens dans mes bras!
On ne sçauroit exprimer ces situations; le français étoit tombé sur le sein d'un vieillard qui ne pouvoit prononcer que ces paroles entrecoupées: mon fils! Mon cher fils! Cher enfant! Tantôt il embrassoit Volsan; tantôt il alloit couvrir de ses baisers les mains de notre digne compatriote:-vous me rendez mon fils, généreux anglais! Vous rendez deux ames l'une à l'autre! Goûtez bien ce spectacle; il est digne de la divinité même; c'est l'ouvrage délicieux de votre bienfaisance.
Volsan r'ouvre les yeux.-Quoi! Mon père, je vous revois encore! Vous vivez!-Oui, mon fils, et voilà, ajoûte-t-il en montrant Sidney, l'auteur de notre bonheur! C'est moi qui suis assez heureux, interrompt l'honnête breton, pour vous avoir donné cette preuve de sensibilité; croyez que ma félicité l'emporte sur la vôtre. Mon cher Volsan, j'ai couru moi-même à la caverne que vous m'aviez indiquée; j'y ai trouvé votre père entre les bras d'un banian, qui cherchoit à ranimer ses forces défaillantes; vous voyez qu'il y a des hommes; je l'ai fait transporter ici; vivez tous deux pour m'aimer... pour vous adorer comme notre suprême bienfaiteur, reprend vivement le vieillard. Mon fils, poursuit-il en s'adressant à Volsan, tu ne sçaurois témoigner assez de reconnaissance à cette ame généreuse. J'expirois: par un dernier effort, je relève ma paupière pour te voir encore; au lieu de toi, un inconnu s'offre à mes yeux; il versoit dans ma bouche une liqueur dont le prompt effet me met en état d'user de quelques aliments que cet étranger charitable m'avoit apportés; je revois enfin la lumière: mais je ne voyois pas mon cher fils; il m'est rendu, et j'ai la satisfaction, continue-t-il, de rendre grace à un second soutien de ma vieillesse. Il veut se prosterner aux pieds de Sidney. Mon père, que faites-vous, dit notre digne concitoyen en le relevant et en le pressant dans ses bras? Je vous le répète, je suis mille fois plus heureux que vous: j'oblige deux coeurs sensibles; regardez-moi désormais comme votre fidèle ami. Les anglais, ajoûte-t-il en souriant avec bonté, ne font pas toujours la guerre aux français. Volsan et son père, en s'avouant qu'il leur étoit impossible de s'acquitter envers Sidney, goûtoient le plaisir des ames sublimes, celui de faire céder la hauteur qui nous est si naturelle, aux douceurs de la reconnaissance. Et en effet il y a plus de mérite peut-être à recevoir un bienfait qu'à le dispenser; la vanité et la noble estime de soi-même peuvent se mêler à la générosité, au lieu qu'un coeur reconnaissant cède tous ses droits de supériorité; son sentiment est plus pur; le sacrifice de l'orgueil est sans contredit l'effort des vertus humaines. Si le bon Sidney étoit le modèle des bienfaiteurs, nos deux français étoient les héros de la reconnaissance; lorsqu'ils s'approchoient de leur ami, qu'ils lui parloient, ils laissoient couler ces douces larmes qui ont tant de volupté pour les ames sensibles. Je n'ai encore rien fait, leur disoit sans cesse l'excellent anglais; ce n'est pas assez de vous avoir conservé la vie: il faut que vous me deviez cette seconde existence sans laquelle la première n'est qu'un fardeau; que je serois satisfait de contribuer à votre bien-être! Mon ouvrage n'est qu'à moitié, et j'aspire à l'achever. Puis se tournant vers le jeune Volsan: ne m'avez-vous pas dit, bon jeune-homme, que vous aimiez une personne digne de votre tendresse?-Ah! L'amour, mon cher bienfaiteur, doit mourir dans mon sein; je ne veux avoir d'autre transport, d'autre passion que la reconnaissance; généreux Sidney, qu'elle remplisse tout mon coeur: c'est peu que ce coeur pour tout ce que je vous dois! Mon cher fils, répond l'anglais en le serrant contre sa poitrine, je partage pour vous les sentiments de votre père; encore une fois, mon projet est de m'occuper de votre bonheur; tout le mien y est attaché; et seriez-vous heureux, si vous ne possédiez pas ce que vous aimez? Croyez, mon ami, que je connais l'amour, et ses charmes, et ses peines; j'ai trop de sensibilité pour ne pas me pénétrer de votre situation; je retourne incessamment en Europe; je ferai un voyage à Paris, et je vous y accompagnerai. Sidney fit connaître aux deux Volsans le généreux indien qui avoit rendu la vie au père. Le banian étonné de la chaleur qu'ils mettoient dans leurs remerciements, se contenta de leur dire avec cette noble simplicité qui rend la vertu si aimable: eh! Qu'ai-je fait pour mériter ces transports de reconnaissance? Est-ce que dans votre Europe la première des actions n'est pas de secourir les malheureux? C'est moi qui dois vous remercier; vous m'avez offert l'occasion de goûter le plus pur des plaisirs, de soulager mon semblable; notre pitié s'étend sur tout ce qui existe; les plus vils animaux ont droit à notre bienfaisance. Mais votre religion est différente de la nôtre, interrompit le jeune Volsan! Pensez-vous, reprend le banian, que Brama nous ordonne d'être inhumains? Et quelle religion pourroit condamner la nature? Assurément vous n'êtes pas assez chéri du ciel pour croire à la purification du Gange, et aux cinq paradis; les clartés immortelles de Wistnou ne se sont point manifestées à vos yeux; vous n'êtes point au nombre des enfants prédestinés de Périmal: mais quand ce vieillard (il montroit le vieux Volsan,) eût été le rebut de l'Inde, au nombre de ces ignobles halachores , ces justes objets de notre mépris, j'aurois volé au secours de cet infortuné; je lui ai conservé ses jours: je suis payé de mon bienfait: j'ai rempli mon devoir d'homme; j'ai fait du bien. Je prie seulement Brama d'achever son ouvrage; c'est lui qui m'a guidé vers cette caverne; puisse-t-il vous appeller tous deux à lui! Au reste, votre erreur ne vous fera jamais rien perdre des sentiments que l'humanité vous doit; je vous rendrois service en vous plaignant; c'est au ciel à dessiller les yeux des aveugles, et à nous à leur prêter le bâton qui peut les soutenir, à leur tendre la main; il n'y a que des méchants qui les poussent dans le précipice; la justice et la grandeur appartiennent aux dieux, et la bonté aux hommes.
Les deux français écoutoient avec admiration cet indien respectable; ils se lièrent avec lui, ainsi que Sidney; enfin ils quittent ces riches contrées, et reprennent le chemin de l'Europe.
Sidney surprit plusieurs fois le jeune Volsan qui regardoit la mer avec mélancolie, et en laissant couler des larmes. L'image de Julie revenoit toujours plus puissante dans son ame; loin de ressentir une joie secrète à la vûe des bords qui l'approchoient de sa patrie, il laissoit éclater une tristesse plus sombre. Où vais-je, se disoit-il? En Europe, enFrance, pour être le témoin du bonheur d'un autre qui possède tous les charmes de Julie, et qui en est aimé? Et ne devois-je pas plutôt m'éloigner pour toujours d'une patrie ingrate qui va m'être encore plus odieuse? Ne devrois-je pas suivre en Angleterre mon cher bienfaiteur? Et... je ne reverrois pas Julie? ... Je n'aurai pas la force de la fuir; non, je ne la fuirai point; j'irai... malheureux! N'es-tu point las d'avoir épuisé toutes les infortunes? Quelle fureur te précipite au devant du coup assassin qui t'attend? ... Et si Julie n'étoit pas mariée! ... Pourrois-je devenir son époux? Est-ce à moi d'abuser des bontés de Sidney? N'est-ce pas être ingrat que de mettre sa bienfaisance à de nouvelles épreuves?
Il prononçoit à haute voix ces dernières paroles. Non, lui dit Sidney qu'il n'avoit point apperçu, et qui vole à lui pour l'embrasser, non, vous ne devez pas craindre de fatiguer l'amitié d'un homme que vous avez obligé, en lui présentant les moyens de se livrer à sa sensibilité; et quel plus doux plaisir, mon cher Volsan, que celui d'être utile? Puisse Julie n'avoir point encore formé d'engagement! Vous serez en état de lui offrir votre main, c'est moi qui vous l'assure. Volsan ne peut que regarder ce modèle de générosité, et laisser couler des pleurs:-vous êtes donc une créature céleste! Je suis votre ami, répond Sidney en le pressant encore dans ses bras.
Ils arrivent à Paris. Le jeune-homme emporté par l'amour, court à la demeure de Julie: il apprend que le père est mort, et que la mère et la fille se sont retirées en province; il s'empresse de sçavoir si Julie est mariée: on ne peut lui donner d'éclaircissement sur cette nouvelle circonstance. Ses premières idées ne s'arrêtent que sur une fatale image: Juliel'a oublié!
Julie en aime un autre! Un autre est son époux! Tous ses pressentiments lui confirment cet excès du malheur. Mais pourquoi ont-elles quitté Paris? Avec la fortune dont elles jouissoient, ne devoient-elles pas rester dans la capitale? Julie aura cédé à l'amour; son mari l'aura emmenée avec sa mère dans le fond d'une province, où il fait tout son bonheur de ne vivre que pour son épouse, de l'adorer uniquement; et quel autre sentiment peut faire naître Julie? L'univers entier disparaît devant elle; lorsqu'on possède Julie, que peut-on voir? Que peut-on desirer?
C'étoient-là les réflexions accablantes où se plongeoit le malheureux Volsan: il ne veut cependant pas se refuser la moindre lumière sur sa funeste destinée. Il y a des moments où il se représente Julie dans le tombeau; et alors il aimeroit mieux qu'elle fût vivante, dût-elle être dans les bras d'un rival heureux: un véritable amour ne connaît point de bornes dans ses sacrifices. Volsan avoit fait des perquisitions; rien ne peut l'éclairer sur le sort de Julie et de sa mère; il ne sçauroit cacher sa douleur aux regards paternels et à ceux du plus sensible des amis. Les douceurs de l'amitié, les tendresses du sang ne suffisent donc point à la satisfaction du coeur humain! Et n'appartient-il qu'à l'amour de nous faire saisir cette ombre de bonheur que nous poursuivons sur la terre?
Il désespéroit de réussir dans ses recherches; il erroit un jour abandonné à sa sombre mélancolie. Quoi! Monsieur, lui dit-on, vous êtes à Paris! Il lève les yeux, et démèle dans les traits de la personne qui lui parloit, une vieille domestique qu'il avoit connue au service de Julie.-Angélique! Qu'as-tu fait de ta maitresse? Sans doute un époux... il n'a pas la force de continuer; toute son ame s'élançoit, si l'on peut s'exprimer ainsi, au devant de la réponse...-ah! Monsieur! N'achève pas, s'écrie Volsan. Il s'arrête, et est prêt à tomber de faiblesse. Voilà, reprend-il, le coup que je craignois tant! Et en pouvois-je douter? Dis-lui, Angelique, dis lui... jamais je ne cesserai de l'aimer, et... du moins est-elle heureuse? Son bonheur... son bonheur sera le mien. Que voulez-vous dire, monsieur, répart Angelique en montrant un air affligé? Vous parlez de mariage! Vous ignorez donc l'état de mademoiselle! Elle est réduite à la plus affreuse pauvreté...-Julie malheureuse!Angélique, que je coure à ses pieds; je conserverai ses jours; elle m'en est mille fois plus respectable, plus chère... quels lieux habite-t-elle? Sa mère...-elles s'étoient d'abord retirées en Normandie, dans la petite ville de *: elles ont perdu une pension que leur faisoit un de leurs parents, et elles sont revenues à Paris cacher leur indigence. J'ai eu le bonheur de les retrouver; je desirerois bien leur être d'une plus grande utilité, poursuit-elle en laissant échapper quelques pleurs: mais je leur donne tous mes soins, toute mon ame: hélas! Elles sont bien à plaindre! Vous ne sçaviez donc pas que monsieur étoit mort, et qu'un dérangement dans ses affaires a entraîné la ruine totale de sa fortune?
Cette domestique entre dans plusieurs autres détails; Volsan apprend que la mère et la fille sont obligées de vivre du travail de leurs mains, et que Julie, au milieu de tant d'infortunes ne l'a point oublié, et même prononce toujours son nom avec des témoignages de regret et de tendresse. Il eut succombé à des nouvelles si affligeantes, sans son impatience de voler aux genoux de Julie et de la secourir:-allons, ma chère Angélique, montre-moi le chemin.-Comment, monsieur!-Que je les voye, que je tombe à leurs pieds; que j'adoucisse le triste sort de tout ce que j'aime.-Permettez, monsieur...-je ne veux rien entendre, volons.-Du moins différez votre visite de quelques moments.-De quelques moments! Y penses-tu? Julie malheureuse! ... Ah! Mon ame a déjà dévancé mes pas.-Que j'aie le temps, monsieur, de prévenir mes maitresses, et ensuite j'irai vous avertir.
Tous ces retardements ne font qu'enflammer le jeune français; chaque minute qui lui dérobe la présence de Julie lui paraît un délai insupportable; enfin il convient avec Angélique qu'il l'accompagnera jusqu'à la porte de leur réduit, et qu'il n'entrera, que lorsqu'elle sera venue de la part de Julie et de sa mère lui en accorder la permission.
Volsan la suit avec tout l'empressement que la généreuse envie d'obliger peut ajoûter aux transports de l'amour; ils s'arrêtent dans une rue détournée, montent au cinquième étage. Cette fille heurte doucement à une porte qu'on lui ouvre aussi-tôt; Volsan prête une oreille attentive; tout son coeur est livré à mille agitations différentes. Dans quelle situation retrouve-t-il Julie? Un tel séjour peut-il être sa demeure? Julie que tout sembloit appeller à l'éclat de l'opulence et du rang, être précipitée dans cet abîme d'infortune!Mais il est aimé; il pourra adoucir ses peines. Il entend ces mots:-ma chère Angélique, nous apportez-vous quelque nouvelle consolante?-Je ne me suis point acquittée de ma commission, mademoiselle.-Et quelle raison...-Je n'ai pas eu le temps de poursuivre ma route; j'ai rencontré... vous ne vous y attendez ni l'une ni l'autre; seriez-vous fâchées de revoir Monsieur Volsan? Volsan, s'écrie Julie! Tu sçaurois... il vous aime toujours, interrompt Angélique. Il m'aimeroit, répond Julie en jettant un cri! Volsan! Ah! Sans doute il ignore notre adversité... Volsan ne la laisse pas achever; il pousse avec vivacité la porte, et court se jetter aux pieds de Julie qui étoit tombée évanouie dans le sein de sa mère, immobile elle-même d'étonnement et de joie.-Non, je n'ignore point vos malheurs, divine Julie; ce sont de nouveaux titres pour mériter mes respects, mes adorations, et ils vous rendroient encore plus chère à mon coeur, si je pouvois vous idolâtrer davantage. Monsieur Volsan, dit la mère! Est-il possible? ... Ah! Monsieur, vous nous revoyez dans un état bien différent de celui où vous nous avez laissées!-Je vous revois plus dignes que jamais de mes hommages, de ma vénération; vous êtes aussi des victimes du caprice et de l'ingratitude de la fortune!
Julie avoit repris ses sens. On n'exprime point les transports de deux coeurs réunis par l'amour le plus vif et le plus tendre, et que lie encore davantage le noeud du malheur. Rien n'égale une passion cimentée par le temps et à l'épreuve de l'infortune; il entre même dans ces attachements une fierté d'ame, et une noblesse de sentiment qui prêtent de nouvelles forces à la tendresse, et la mettent à l'abri du changement et de l'inconstance.-Quoi! C'est vous, Volsan, c'est vous qui venez nous consoler! Votre présence ne nous fait point rougir; jugez combien nous vous estimons! Volsan, nous avons perdu tous nos amis! Et voilà le seul coeur dans l'univers qui se montre sensible à nos chagrins. Julie, en disant ces mots, tendoit son bras à Angélique qui le couvroit de baisers et de larmes. Vous avez perdu tous vos amis, reprit Volsan, vous si digne d'être aimée, d'être adorée! Les perfides! ... Divine Julie, n'y auroit-il que moi qui sçusse aimer? Ces deux infortunées racontent à Volsan toutes leurs disgraces: méconnues de leurs parents, secourues par un seul qui venoit de mourir, livrées à l'indigence la plus dure, la plus humiliante, elles n'avoient point de sein qui s'ouvrît à leurs plaintes. Votre présence, ajoûte Julie en s'adressant à son amant, nous fait oublier notre cruelle situation; vous le voyez: je suis obligée de travailler pour soutenir les jours de ma mère, et les miens qui lui sont nécessaires; c'est Angélique qui va vendre mes travaux, et qui nous en rapporte le prix. Volsan se prosterne devant elle:-laissez-moi baiser avec vénération ces mains si respectables; que je les arrose de mes pleurs. Ah! Julie, que dans cette situation vous êtes bien plus élevée à mes yeux, que lorsque vous étiez environnée des prestiges de la fortune! Julie secourant sa mère, sera toujours l'objet de mes adorations, ma divinité. Il se lève avec transport:-mes chères amies, pardonnez-moi cette expression: espérez... j'adoucirai votre sort... mon coeur est le vôtre; j'ai un ami... je vous arracherai à cet état affreux.
Volsan court à son père qui étoit avec Sidney:-mon père... mon père... et vous mon sublime ami, j'ai trouvé... j'ai vû Julie. Il s'élance dans les bras de Sidney:-mon cher bienfaiteur!Elle est malheureuse; et à ces mots, il fond en sanglots. Il reprend la voix, et expose tous les détails de leur triste situation. C'en est assez, interrompt Sidney; mon ami, éloignez ces fâcheuses images; vous avez toujours le dessein d'épouser Julie?-Eh! Monsieur, mon coeur auroit-il pu changer? Épouser Julie! Je l'élèverois sur le trône du monde, si la fortune m'y plaçoit: mais comment unir nos destinées? Nous ne devons, ô ciel! Connaître d'autres liens que la chaîne du malheur. Si du moins je pouvois les retirer de cette horrible indigence! Et avez-vous douté que vous le puissiez, répond notre honnête compatriote? Oubliez-vous que Sidney est votre ami?
Jamais Sidney n'avoit été plus tendre et plus caressant; vingt fois il embrasse Volsan et son fils; il les regardoit avec cet intérêt si puissant qu'inspire l'amitié. Souvenez-vous, leur dit-il en leur prenant à tous deux la main, que c'est vous qui m'avez obligé. J'ai pu être de quelque utilité à deux amis dignes de ce nom; c'est le comble du bonheur; et je vous le dois.Daignez m'aimer: voilà ma récompense; en est-il une qui touche davantage? Que Sidney soit toujours dans votre coeur! Me le promettez-vous? Les deux français ne répondent que par leurs larmes. Le mien, continue-t-il, vous sera sans cesse ouvert; vous aurez en Angleterre, (s'adressant au vieillard) un fils tendre et respectueux; et vous, mon cher Volsan, le frère et l'ami le plus zélé.
Avant que de les quitter, il les presse encore contre son sein, en leur disant: ô mes amis! Que vous m'avez rendu heureux! Le lendemain matin nos deux français se préparoient à voler chez le digne Sidney; le jeune Volsan reçoit cette lettre: "mes affaires me rappellent dans ma patrie! J'ai voulu nous épargner à tous trois l'appareil d'une douloureuse séparation; ma sensibilité cependant me trahissoit, et elle n'a jamais été plus vive qu'au moment où je vous quitte. Peut-être, mes amis, ne nous reverrons-nous plus! Ce qui me console, c'est que je pars en vous laissant quelques faibles témoignages d'une amitié que j'emporterai au tombeau. Si je meurs, que je revive dans votre souvenir! Mais ce n'est pas à moi de faire couler vos pleurs; l'amitié est le plus doux spectacle pour le maître suprême, et en faveur de ce sentiment, il permettra que je jouisse encore de votre présence, et que je puisse vous donner de nouvelles preuves de mon attachement. Jeune Volsan, c'est à vous que je m'adresse: vous êtes sage, instruit par le malheur; il vous sera donc plus aisé d'être raisonnable, et de sentir le prix de cette médiocrité décente, le partage des vrais plaisirs et des vertus; épousez Julie; avez-vous pu croire, mon ami, que je ne fusse pas empressé de hâter cet engagement, sans lequel il n'y auroit point de bonheur pour vous? Je sçais trop combien l'amour honnête est nécessaire à un coeur sensible: je l'ai éprouvé; et cette consolation m'est retirée pour la vie. Mais il s'agit en ce moment de votre félicité: vivez avec votre père, qui est votre ami; ne formez qu'une famille de gens estimables qui servira d'exemple aux hommes. Je vous aurois prié de me présenter à Julie et à sa mère; j'ai craint que ma vûe ne leur fût pas aussi agréable, que la leur m'eût intéressé; elles sont dans l'infortune, et l'adversité exige des égards et des circonspections qui sont connus de vous. Adieu, je vous aimerai en quelque pays que le sort me jette; vous recevrez de mes nouvelles; donnez-moi souvent des vôtres; parlez-moi de votre amitié, de votre tendresse, de votre situation, et ne me parlez jamais de reconnaissance: eh! C'est moi qui en suis pénétré. Je vous dois tout, si vous m'estimez assez pour regarder de faibles bienfaits comme votre propre bien. Adieu encore une fois. Votre ami, Sidney. P s. Je vous recommande cette pauvre Angélique; elle mérite d'avoir quelque part à nos attentions." Volsan n'a pas achevé de lire la lettre, qu'un inconnu lui remet de la part de Sidney trois mille livres sterlings. Le jeune homme et le vieillard restent sans pouvoir proférer une parole, accablés des bontés de leur ami. Le fils s'écrie le premier: ô coeur céleste, tu te dérobes à nos adorations! C'est altérer tes bienfaits que de nous priver de la douceur de nous prosterner à tes pieds, de t'idolâtrer comme le modèle des bienfaiteurs; va, nos coeurs te suivront partout. Quel homme, disoit le vieillard! Mon cher enfant, ce n'est point un être de notre espèce! Sidney! Nous ne pouvons mourir de reconnaissance à vos genoux! Il est inutile de nous arrêter sur tous les transports avec lesquels le jeune Volsan courut chez sa maitresse; il s'enivre du bonheur de faire celui de tout ce qu'il aime; il contente l'amour, la nature; il épouse Julie, achète un petit bien de campagne, où il va demeurer avec sa femme, son père et la mère de Julie; Angélique fut au nombre des heureux qu'avoit faits Sidney. Le jeune Volsan qui joignoit à un coeur sensible l'esprit d'un sage, s'étoit mis à la tête d'une manufacture dont le produit passa ses espérances. Chaque jour, chaque moment ajoûtoit à leur fortune comme à leur félicité et à leur gratitude; ils bénissent l'être suprême et Sidney dans tout ce qu'ils possèdent; tout leur parle, tout les entretient, tout les enflamme pour leur bienfaiteur. Alors le jeune Volsan lève les yeux vers le ciel, reconnaît que le malheur a son terme, que les vertus ont même leur récompense sur la terre, qu'il est enfin des hommes qui honorent l'humanité, et dans les traits desquels on reconnaît ce modèle divin, si défiguré dans la plûpart de ses images.
Sidney remplissoit fidèlement sa promesse: il écrivoit souvent à ses amis dont les réponses étoient pleines du sentiment le plus vif et le plus pur; ils ne recevoient jamais assez-tôt de ses nouvelles; ils accusoient la lenteur des courriers. Quelle fut leur douleur, lorsqu'ils apprirent que Sidney faisoit un second voyage aux Indes! Il étoit impossible que leur commerce épistolaire subsistât avec la même exactitude. Ces coeurs si attendris, si reconnaissants, sont saisis d'allarmes; ils tremblent sans cesse pour leur ami: il est l'unique objet de leurs conversations, de leurs pensées. Les papiers publics sont leur seule lecture; la moindre circonstance d'un naufrage les frappe de terreur pour Sidney; leurs ames, si l'on peut le dire, traversent avec lui les mers, envisagent le danger dans chaque vague, sont impatientes de le voir arriver au port; tous les anglais étoient devenus leurs concitoyens, leur famille. Une lettre qu'ils reçurent de Sidney leur fit goûter une joie inexprimable; ils l'arrosèrent de leurs pleurs, la portèrent vingt fois à leurs bouches; le jeune Volsan la mettoit continuellement dans son sein. Il semble, disoit-il, que ce soit mon ami que je tiens contre mon coeur; cet écrit s'anime, il me parle, il ressent mes témoignages d'amitié! Ô Sidney, quel long intervalle nous sépare! Que nos coeurs de si loin ne peuvent-ils s'entendre, s'approcher! Sidney! Quand pourrai-je te serrer dans mes bras? Je ne t'ai point assez dit, non, tu ne sçais point assez combien tu nous es cher, combien nous t'adorons! La bonne Angélique mêloit ses transports à ceux de ses maîtres; elle répétoit souvent en joignant les mains, et les levant au ciel: ce Monsieur Sidney pour un anglais, est un homme excellent! Je prie Dieu de tout mon coeur qu'il le conserve; il est bien digne de se convertir!
Des nouvelles de Sidney se font attendre: nos français sont en proie à toutes les agitations de l'incertitude; leurs craintes, leur trouble augmentent; ils se livrent à de noirs pressentiments; ils s'allarment d'après les vaines illusions des songes: la sensibilité conduit quelquefois à la faiblesse; les coeurs tendres ne sont jamais rassurés: ils ont les yeux continuellement ouverts sur des dangers, où les indifférents s'endorment dans une pleine sécurité.
Les appréhensions de cette famille reconnaissante ne furent que trop justifiées: la foudre vient les anéantir: ils apprennent que Sidney n'est plus.
Il n'est pas possible de peindre les horreurs de cette situation: le jeune Volsan tombe sur la terre, en poussant un cri; la femme éplorée est expirante sur le corps de son mari qu'elle s'efforce, au milieu des sanglots, de rappeller à la vie; leurs enfants les entourent en pleurant, tandis que le vieillard immobile, la tête appuyée sur les mains, versoit des torrents de larmes. Une désolation générale est répandue dans la maison; le fils r'ouvre les yeux et les referme; le nom de Sidney étoit la seule parole qui échappoit à son morne désespoir. Son épouse lui montroit sa famille qui n'avoit d'appui que lui: il les repoussoit avec fureur, et faisoit signe qu'il ne vouloit plus que mourir. Sans cesse on ramenoit ses enfants dans son sein; Julie à ses genoux le pressoit de vivre pour leur conservation, lui parloit de sa tendresse; il sort de cet accablement pour traîner une mélancolie ténébreuse; il observoit un silence farouche, et cherchoit les lieux les plus écartés. Vouloit-il proférer quelques mots, sa voix expiroit sur ses lèvres; il serroit avec un lugubre gémissement sa femme et ses enfants dans ses bras; ensuite il lançoit un regard furieux au ciel, comme pour lui reprocher la perte de son ami; son père frappé de cette foudroyante nouvelle, étoit, depuis ce moment, malade, et demandoit avec instance d'aller rejoindre au tombeau leur malheureux bienfaiteur; Volsan goûtoit pourtant quelque consolation à mêler ses larmes aux siennes; ils se représentoient mutuellement tout ce que Sidney avoit fait pour eux, et toujours avec des regrets plus amers. Julie partageoit le profond chagrin de son mari. Il s'étoit un jour enfoncé dans un bois voisin de la grande route, s'abandonnant à la rêverie, la tête baissée vers la terre, et affaissé sous le poids de l'affliction. L'aspect des campagnes, des bois sur-tout, semble être un spectacle réservé aux regards de la tristesse; la sombre verdure des arbres lui offre un appareil convenable à l'espèce de deuil dont elle cherche à s'envelopper; tous ces témoins muets paraissent s'animer pour ressentir ses peines, pour recevoir le dépôt de ses larmes; ces asyles solitaires prêtent à la mélancolie une teinte touchante, et lui font goûter une sorte de volupté à s'entretenir en silence de sa douleur et à s'en pénétrer.
Volsan se relève de son anéantissement, emporté par une ame trop pleine qui brûloit de se répandre: il s'écrie d'une voix concentrée: Sidney! Sidney! Je ne te reverrai plus! Quoi! Je ne te reverrai plus! Je ne pourrai plus te presser contre ce coeur, qui n'est rempli que de ta perte! Les vertus n'affranchissent donc point de la mort! Toi, l'honneur de l'humanité, tu lui es enlevé! Pour jamais! Ah! Mon ami, mon tendre ami, que ne puis-je mourir cent fois pour te rendre l'existence, pour te voir, t'embrasser un seul instant, pour te dire encore combien tu m'es cher! Hélas! Je ne te l'ai jamais dit avec ces transports qui font aujourd'hui mon supplice; non, je ne te l'ai jamais dit assez, et comme je le ressentois! Ame angélique, m'entends-tu du haut des cieux? Tu ne peux être dans un autre séjour; eh! Sur la terre, qui ressembloit plus que toi à l'être suprême? Il est juste: il ne nous auroit pas accordé l'immortalité, que tu jouirois de cette récompense! Sans doute il t'aura reprise dans son sein!Eh! N'en étois-tu pas une des émanations les plus pures? Abaisse tes regards sur moi; vois mes larmes, celles d'une famille entière dont tu étois le créateur, les délices... et tu n'es plus! ... Si du moins j'étois assuré que mes regrets, mes pleurs pussent parvenir jusqu'à toi... ô mon cher Sidney!
Il est dans tes bras, dit quelqu'un qui se précipite au cou de Volsan;-Sidney! ... (Et en effet c'étoit lui-même) c'est tout ce que peut dire Volsan.-Oui, c'est ton ami, mon cher Volsan, qui accourt du bout du monde jouir du spectacle de l'amitié, et goûter de nouveaux plaisirs, t'offrir de nouveaux services.
Volsan revenu à lui, retombe dans les bras de son bienfaiteur:-Sidney! Je ne vous ai point perdu! C'est vous! C'est vous, ami adorable!-J'ai été sur le point de succomber à une maladie; le faux bruit de ma mort s'est même répandu pendant quelques jours; le ciel sans doute m'a retiré du tombeau pour t'aimer encore plus tendrement; je te suis donc toujours cher? Volsan ne peut que le serrer contre sa poitrine avec un nouveau transport, et l'inonder de ses larmes. Sidney continue: je te cherchois; un paysan m'a dit que tu étois dans ce bois, et je me suis fait un plaisir de te surprendre; me le pardonneras-tu? Volsan s'élance des bras de Sidney:-il faut que vous voyez votre ouvrage, que vous recueilliez le prix de vos bienfaits, que mes enfants... ils sont les vôtres... (il appelle un de ses domestiques que le hazard conduisoit vers cet endroit) cours vîte chez moi... mon bienfaiteur... il nous est rendu! ... Il nous est rendu! ... Qu'on vienne se jetter à ses pieds, mon père, ma femme, mes enfants, Angélique... non, interrompt Sidney, c'est moi qui vole au-devant de ta chère famille.
Et aussi-tôt il précipite ses pas vers la maison de Volsan.
Ils entrent dans l'appartement du vieillard qui veut parler: il reste la bouche ouverte, et n'a que la force de tendre ses bras languissants à Sidney. Une femme charmante et modeste qui n'avoit pas vingt-cinq ans, trois enfants dont le plus âgé à peine en avoit six, le jeune Volsan, Angélique même, tous courent au généreux anglais, embrassent ses genoux, les arrosent de larmes; on n'entend que ce mot, le seul que l'ivresse de la sensibilité permette d'articuler: notre cher bienfaiteur! Sidney les relève avec toute l'effusion de son ame bienfaisante, les presse dans ses bras, contre son sein! Ma chère femme, mes chers enfants, s'écrie Volsan, vous voyez votre véritable époux, votre véritable père! Voilà l'auteur de vos jours, de ce bonheur si pur dont vous vous remplissez! Rendez-lui vos hommages; prosternez-vous devant lui; c'est l'image de l'être suprême... ô mon cher Sidney, ressentez-vous bien la joie de la bienfaisance? Enivrez-vous à longs-traits de ses douceurs. Sidney donna des éloges à la beauté simple et intéressante de Julie; c'étoit la vertu qui avoit pris les traits de l'amour; il soulevoit dans ses bras ces innocentes créatures, ces enfants qui l'accabloient de leurs naïves caresses; ils lui sourioient avec ce charme ingénu, qui n'appartient qu'aux premiers beaux jours de cet âge heureux; l'aîné lui dit de ce ton enfantin, animé de tant de graces: monsieur, mon bon papa nous avoit bien recommandé de prier Dieu pour vous; nous lui demandions sans cesse qu'il vous fît vivre long-temps, et nous pleurions de ce qu'il n'avoit pas exaucé notre prière; que nous allons le remercier! Vous êtes notre père aussi!
Quel hommage, quelle volupté pour l'ame sensible de notre cher breton! Il étoit aisé de s'appercevoir que toute la famille de Volsan se faisoit une occupation sérieuse de la reconnaissance.
Sidney passa quelques semaines avec ses amis; il leur confia l'état de son coeur; il n'avoit qu'une fois en sa vie connu la passion de l'amour: au moment d'épouser l'objet de son attachement, la mort étoit venue l'enlever à sa famille; il ajoûta qu'il éprouvoit une espèce de satisfaction à lui donner d'éternels regrets, et à pleurer sur sa mémoire. Malheur, disoit-il, à qui ignore le plaisir de répandre des larmes! Mon ami, (il s'adressoit à Volsan) c'est cette conformité de sentiments qui m'a lié encore davantage à vous; j'envisageois ma malheureuse amante dans votre épouse; si l'amour ne se fût pas fait sentir à mon ame, peut-être mon amitié eût-elle été moins vive et moins délicate: quiconque a sçu chérir une maitresse, est disposé à ouvrir son coeur à un ami.
Les moindres paroles de Sidney produisoient un intérêt qui attachoit toujours plus. Le vieillard reprit sa santé et en quelque sorte la vigueur de la jeunesse; son fils entra avec l'anglais dans le détail de ses affaires.
Vous vous ressouviendrez qu'à notre exemple il avoit embrassé la profession de commerçant; il étoit français et gentilhomme, et il avoit le courage de ne pas rougir de cet état qui est plus noble que le méprisable personnage d'être subalterne, le rebut des antichambres de la grandeur et de la fortune.
Chaque jour, Sidney goûtoit dans cette maison de nouveaux plaisirs. Volsan fit plus que de lui présenter un fidèle tableau de son heureuse situation; il lui exposa son ame entière, lui montra la tranquillité dont elle jouissoit. Ce n'étoit plus ce farouche misantrope, l'ennemi de la race humaine: c'étoit un sage instruit et fortifié par la leçon du malheur, qui remercioit incessamment Dieu et Sidney, et qui envisageoit chaque objet dans son véritable point de vûe; il ne haissoit plus les hommes; il les plaignoit, et leur pardonnoit en faveur du bienfaisant anglais. Comment auroit-il pû s'irriter contre une espèce qui avoit produit Sidney? Son bonheur étoit au comble: la fortune de sa soeur s'étoit dérangée au point d'avoir été contrainte de recourir à sa générosité, et il avoit joui de la plus douce des vengeances: il l'avoit obligée. Sa maison respiroit la noble simplicité de son ame; l'art n'y étouffoit point les beautés de la nature; on y voyoit une bibliothèque peu nombreuse à la vérité, mais composée de livres choisis, tels que les essais de Montaigne, les caractères de La Bruyère, Télémaque, le spectateur anglais, etc. Molière et La Fontaine y tenoient le premier rang parmi les écrivains utiles. Tout ce qui contribue à développer les devoirs de la morale, et à la faire aimer, se trouvoit dans cette bibliothèque que n'avoient point grossie le desoeuvrement et le faste. Volsan pensoit de même que les chinois qui rejettent toutes les autres connaissances pour la science de l'homme: c'est à cette étude qu'ils bornent leur application, et c'est la seule qui leur paraisse digne de fixer l'attention d'un être raisonnable. Le jardin de notre vrai philosophe répondoit assez à ses goûts littéraires; il ne renfermoit point de ces plantes d'ornement que l'on acquiert à grand frais, et qui n'ont d'autre mérite que d'être les productions d'un sol étranger: il n'offroit que les présents de notre agriculture, cultivés avec soin, et sur-tout ceux qui sont nécessaires à la nourriture et à la santé. Au bout d'un parc, étoit un bouquet de saules planté sur les bords d'un petit ruisseau qui alloit se perdre dans une espèce de souterrain, et dont la chûte formoit un bruit sourd et mélancolique. C'étoit-là ce que Volsan appelloit sa solitude, l'école de l'homme ; il y venoit tous les jours, (pour nous servir de ses expressions) réparer son ame, s'écouter , et se remplir de la reconnaissance qui l'attachoit à son cher Sidney. Non, disoit-il souvent à sa famille, on n'est jamais plus sensible que lorsqu'on a l'avantage de vivre dans la retraite; les facultés d'une ame isolée s'étendent et s'affermissent par l'épreuve de la réflexion; les gens du monde ne sçavent point aimer; les passions sublimes et courageuses ne naissent et ne se nourrissent que dans le silence et dans la méditation profonde. Un coeur qui peut goûter la jouissance de lui-même, est nécessairement porté à la pure amitié et à la vertu.
Volsan n'oublioit pas dans ce qu'il nommoit sa tâche journalière, le soin de visiter les malheureux, de distribuer des aumônes. Mais sa générosité ne s'arrêtoit point à ces actes de bienfaisance: il soulageoit peut-être davantage les infortunés, en les invitant à lui détailler leurs peines; il ouvroit son sein à toute l'effusion de leurs plaintes; il les consoloit et pleuroit avec eux, et leur faisoit regarder la religion comme la première source des remèdes contre le malheur. Qu'il parloit avec transport de la divinité! Qu'il se plaisoit à peindre sa grandeur, sa bonté, sa clémence! C'étoit un fils tendre qui répandoit l'amour dont il étoit pénétré pour son père. Alors Volsan s'élevoit au-dessus de l'homme; on eût dit qu'il étoit entré dans les secrets du créateur suprême: tant il présentoit avec chaleur et avec noblesse la grande chaîne de ses bienfaits, et les divers rapports qui forment de cet univers un tout merveilleux! Il se faisoit sur-tout une loi invariable du moindre de ses devoirs; ses plus doux plaisirs étoient d'honorer la vieillesse de l'auteur de ses jours, de lui rendre moins effrayantes les approches du tombeau, d'aimer sa femme, de s'occuper de l'éducation de ses enfants, sans les confier à des guides mercénaires, d'inspirer, en un mot, à ses domestiques comme à sa famille, toutes ses vertus, celles de son épouse, et leur tendresse unanime pour son généreux ami. La veille du départ de Sidney, on apporta à la fin du dîner une cassette dont Volsan remit la clef à notre compatriote, en le priant avec instance de l'ouvrir. Sidney ne put se refuser à des sollicitations si pressantes: il ouvre, et voit plusieurs sacs de louis; il est frappé d'étonnement. Volsan se jette à son cou:-mon cher Sidney, voilà les trois mille livres sterlings que vous m'avez prêtées si généreusement; cette somme m'a été profitable au point que je jouis, comme vous le voyez, d'un état qui remplit mes desirs. Oui, digne bienfaiteur, mes sentiments ne sçauroient trop éclater; ma fortune, et bien plus, mon bonheur sont votre ouvrage; cette petite terre est à moi, et avec le produit de mon commerce, j'ai les moyens suffisants d'élever ma chère famille qui vous bénira jusqu'au dernier soupir; et je puis faire du bien! Excellentes créatures, s'écrie Sidney! Que vous méritez ce bonheur qu'il est permis à si peu d'hommes de connaître! Serois-je assez heureux pour y avoir contribué? ... Mes amis! C'est moi qui suis récompensé! Cet argent m'a trop rapporté, pour que je n'en paye pas les intérêts.
Aussi-tôt l'anglais divise la somme en trois parts, et donne chacune aux trois enfants, en leur disant: mes petits amis, reprenez votre bien; c'est la seule fois que vous désobéirez à votre père; ne me refusez pas; car vous me fâcheriez, et embrassez-moi. Volsan, son père, sa femme veulent forcer Sidney de reprendre cet argent: il s'obstine dans ses refus, tire un diamant de son doigt, et le met avec vivacité à celui de Julie: madame, ajoûte-t-il, mon cher Volsan m'aime assez pour permettre que vous portiez ce faible gage de mon amitié. Ce présent étoit un diamant de cinq cent guinées.
Le français n'avoit pas la force de s'exprimer; son ame succomboit sous l'excès du sentiment. Quelle image! Quelle volupté pour notre modèle de bienfaisance! Il s'écrie: eh bien!Mon digne ami, avouez donc que tous les coeurs ne sont pas également corrompus. Que j'aurois de joie de vous avoir réconcilié avec le genre humain! Parce que la mer est exposée à des tempêtes, qu'il s'en élève souvent des orages, me nierez-vous que la navigation n'ait des jours calmes et agréables? Si des volcans, des inondations ravagent la terre; si sa surface est défigurée par des montagnes d'une hauteur immense et surchargées d'une neige éternelle, par des forêts impénétrables qui semblent recéler les profondeurs de la nuit; si son sein déchiré offre des précipices affreux, des cavernes lugubres, n'y voyez-vous pas de vastes campagnes couvertes de riches moissons, des collines parées de fleurs et de fruits, des bois délicieux qui tempèrent l'excessive chaleur, des fleuves nourriciers qui apportent avec eux l'abondance et la vie, des étendues surprenantes de pays où l'oeil est égaré de merveilles en merveilles, où la nature s'est plûe à répandre ses divers bienfaits, et nous sourit en quelque sorte, sous des aspects toujours plus attirants et plus variés? Dussiez-vous ne rencontrer dans le monde entier qu'une seule créature vertueuse et compatissante, elle suffiroit pour vous faire aimer toute la race humaine. Volsan, les hommes sont plus insensés que méchants: ils ne sont dignes que de compassion; la plûpart des crimes viennent de leur faiblesse, et puis, quel sentiment pénible que la haine! Il est si naturel, si doux d'aimer, d'obliger! Ah! Mon ami, interrogeons-nous bien: il n'y a point de plaisir au-dessus de la bienfaisance; c'est le seul dont la jouissance soit pure et durable; les autres sont bientôt évanouis; leur idée même est perdue pour la mémoire, ou quelquefois y laisse des traces affligeantes, et celui-là demeure et se nourrit éternellement dans notre ame. Vous avez eu à vous plaindre de vos parents, de vos sociétés qui se disoient vos amis, des grands, des gens de lettres, de ceux qui sont attachés aux autels: en concluerez-vous qu'il est impossible de trouver un parent qui sente toute la force du sang, un ami véritable, un grand qui soit sensible et humain, un homme d'esprit dont la bonté égale la modestie, un vrai dévot qui mette en pratique tous les préceptes d'une religion émanée du ciel? Que d'exemples, Volsan, s'offrent pour vous combattre, parmi nos anglais, dans votre propre nation! Locke,Newton se sont montrés par leurs vertus, supérieurs à leurs talents. Ils soulageoient la misère; ils adoucissoient ces chagrins qui semblent se refuser à toute espèce de consolation; ils étoient simples, parce qu'ils étoient grands et bienfaisants, et c'est le partage du génie. Il n'appartient qu'au bel-esprit d'être insensible et orgueilleux: c'est une contrefaction, l'ouvrage de l'art, au lieu que le génie n'est autre chose qu'une ame saine et robuste qui jouit de toutes ses facultés; ses besoins sont des vertus; l'ordre ne sçauroit produire le vice. Pouvez-vous oublier que vous avez eu un Fénelon dont le coeur fut le chef-d'oeuvre de l'humanité? La différence des cultes ne nous a point empêchés de lui payer les tributs d'estime et de tendresse qui lui sont dûs.
Est-ce à moi de remettre sous vos yeux cet autre sage aussi estimable à qui votre pays doit s'enorgueillir d'avoir donné la naissance: Catinat ne fut-il pas un exemple rare de vertu, de bravoure et de modestie? Combien chez les français et les anglais est-il encore de grands qui ne font éclater leur noblesse que par leur générosité! Que de riches qui répandent leur fortune sur les calamités publiques! Que de ministres des temples qui ne sont que les économes du bien des pauvres! Ces bonnes actions ne sont pas connues, parce que la vertu se cache: mon ami, il n'y a que le crime qui se montre, et qui, graces à l'imbécillité humaine, fasse parler de lui. Vous-même, dans une contrée éloignée, livrée à toutes les extravagances de l'idolâtrie, n'avez-vous pas éprouvé que l'empire de l'humanité s'étendoit par-tout? Ce banian qui a, pour ainsi-dire, ressuscité votre père, n'est-il pas un homme respectable à vos yeux?
Et moi, Volsan, s'il convenoit de me nommer, doutez-vous que vous ne me soyez cher? Que j'aurois voulu vous donner des preuves encore plus fortes de mon amitié! Chaque jour ajoûte à mes sentiments, et j'aime à croire que le trépas même aura peine à les détruire.
Volsan et tous les autres qui environnoient l'anglais, l'écoutoient avec attendrissement. Le premier se rend assez maître de sa sensibilité, pour faire voir à Sidney que son ame étoit entiérement changée:-Je vous l'ai déjà dit: le calme et la douceur ont succédé à cette sombre mélancolie qui empoisonnoit l'air même que je respirois; je sens qu'il est des plaisirs pour notre existence. Cependant, continue-t-il, n'allez pas imaginer que le repentir ou l'inconstance dans la façon de penser, m'aient conduit: ce n'est qu'en votre faveur que j'ai repris pour les hommes des sentiments qu'avoient éteints leurs procédés cruels; ils sont les mêmes à mes regards, toujours au-dessous du nom qu'ils portent: du moins y en aura-t-il peu à qui j'accorde qu'on doive faire grace. Mais je vois et j'aime mon cher Sidney dans chacun d'eux; non, il n'y aura jamais que lui seul dans le monde entier qui méritera sans exception mon estime et ma tendresse.
Le hazard veut qu'en faisant quelques pas vers son ami pour l'embrasser, Sidney pousse une porte qui s'ouvre: quel spectacle pour notre compatriote! Il apperçoit son portrait entouré de génies caressants, et couronné de fleurs, avec cette inscription: à notre bienfaiteur. Il tombe aussi-tôt dans les bras de Volsan.-Qu'ai-je vu, digne homme?-L'objet, après Dieu, de mon hommage le plus sincère et le plus éclatant; tous les jours, mon père et le reste de ma famille viennent lui présenter leurs purs respects, prononcer de la voix du coeur: voilà l'auteur de notre véritable existence, de la félicité inaltérable dont nous jouissons! Daigne le ciel nous acquitter envers lui! Mon cher Sidney, vous voyez le temple de la reconnaissance, et mes enfants, tous les matins, l'embellissent de fleurs. Les chinois honorent la mémoire de Confucius: pourquoi n'honorerions-nous pas l'image du plus vertueux et du plus bienfaisant des hommes? Je l'ai tracée d'après mon coeur; j'avois quelques éléments de peinture, et c'est le sentiment même qui a conduit ma main; à chaque instant ce portrait, me rappelle mon ami, mon adorable Sidney... oui, poursuivent le père et Julie, c'est l'objet du culte de l'amitié, et vous en êtes, généreux anglais, la divinité.
Sidney ne peut s'arracher de leurs bras; il laisse couler dans leur sein une abondance de larmes, de ces larmes d'une joie pure et céleste. Ah! S'écrie-t-il, anges sur la terre! Que votre ame est supérieure à la mienne! Vous êtes encore plus sensibles que moi! Mes amis, ne nous séparons plus; je n'ai point de femme, ni d'enfants: soyez ma famille, mes enfants, les enfants de mon coeur; soyez tout ce que j'aime. Je ne vous quitterai que pour un voyage aux Indes qui me reste à faire, et je revole auprès de vous.
Sidney leur a tenu parole; il est vrai qu'ils l'ont suivi en Angleterre; ils habitent avec lui une campagne délicieuse où l'on diroit que se sont conservés les beaux jours et l'innocence de l'âge d'or: c'est, en quelque sorte, une nouvelle Philadelphie. Sidney y est entouré d'une foule de malheureux dont il sèche les larmes, et qui l'appellent leur père; il partage avec Volsan les soins qu'exige sa petite colonie, et il revient toujours se féliciter de son bonheur dans le sein de sa chère famille : c'est le nom qu'il a donné à ses amis, dignes en effet de ces sentiments; leur reconnaissance est égale à sa tendresse, et peut-être n'y avoit il sur la terre que leur amitié qui pût récompenser les vertus de notre compatriote.
Cette histoire de Sidney et de Volsan fut terminée par un applaudissement général; toute l'assemblée, d'une voix unanime, proclama l'anglais le héros des coeurs bienfaisants, comme le français remporta les éloges de l'ame la plus sensible et la plus reconnaissante. On étoit embarrassé seulement de sçavoir à qui l'on donneroit le prix: on parla, on s'échauffa beaucoup; tous les lieux communs du pour et du contre furent épuisés; et il arriva ce qui résulte nécessairement de toutes les discussions: on se retira, sans que les opinions eussent pu se concilier. Pour moi, je m'accorde, dit en nous quittant, un de nos amis, à penser que de tels humains ne sçauroient trop recevoir de louanges: mais Newton, messieurs, n'en sera pas moins un grand-homme.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Épreuves du sentiment. Épreuves du sentiment. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BCAE-4