LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE ***

PREMIERE PARTIE.

Juvenilibus annis, Luxuriant animi, corporaque ipſa vigent.

Ovid.

A L****.

Et ſe vend, à Paris, Chez Rozet, Libraire, rue St Severin, au coin de la rue Zacharie.

M. DCC. LXX.

AU LECTEUR.

JE prends la plume; j'écris, & j'écris mon Hiſtoire. Ami Lecteur, je demeure à Paris; je ſuis jeune & François: voilà mes excuſes.

AU LECTEUR.

JE ne fais point de Préface pour ce petit Ouvrage, parce que rarement les lit-on. J'ai écrit l'Hiſtoire de ma vie pour ma propre ſatisfaction; je ſouhaite, ami Lecteur, qu'elle te procure quelque amuſement. Je ſuis jeune, je m'amuſe de peu de choſe; voilà une excuſe. Ce n'eſt pas un Roman que je préſente au Public; ce ſont des faits qui arrivent tous les jours, mais dont la lecture réfléchie ne peut être que très-utile aux deux ſexes.

LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE ***

TU m'étonnes, mon ami, employer les prières pour obtenir de moi un récit de mes Avantures! eſt-il poſſible que tu ſois déſœuvré au point qu'elles puiſſent t'amuſer? Je t'en ai ſi ſouvent entretenu; tu t'ennuyes à la campagne; les ſermons de ce bon M. le Curé ne font pas ſur toi l'effet qu'en attend ton pere, & tu lorgnes ſa Lizette en l'écoutant. Oh! je te vois d'ici, choiſir pour aller lui rendre viſite, le temps où tu le crois occupé à donner la bénédiction à ſes vignes. Tu t'empreſſes auprès de la Sunamite; ſi tu ne perds pas tes peines, je t'en félicite, mon ami: on eſt bien heureux quand on pent entrer en partage avec l'Egliſe; les hommes ſacrés qui la compoſent ont reçu du Ciel l'heureux don de répandre un charme ſecret ſur tout ce qui les environne. Bien différens de nous autres profânes, des fleurs qu'ils ont ſoigneuſement cultivées, ils les cueillent ſans les flétrir. D'ailleurs, ils ont le coup d'œil juſte, &

Dieu prodigue ſes biens
A ceux qui font veux d'être ſiens.

tu ſçais ſi j'ai raiſon. Au reſte, ne t'attends pas ici à une narration brillante & fleurie, je ne t'écris pas un Roman.

J'avois 15 ans, lorſque par je ne ſçai quel caprice, mon pere craignant les écueils de Paris, m'envoya en Province finir des études commencées fort nonchalamment, & que je continuai avec autant de négligence. J'entrois en Rhétorique, c'eſt à peu près le temps où l'on ceſſe d'être poliſſon pour devenir libertin. Avec des diſpoſitions & des camarades intelligens, je ne doute pas que mes progrès n'euſſent été rapides ſans un incident, qui depuis... mais alors, il me retint ſur le bord du précipice.

Arrivé dans le lieu de ma deſtination, j'examinai mes condiſciples, & je fis connoiſſance avec un jeune Ecolier de mon âge; ſes inclinations, qui s'accordoient parfaitement avec les miennes, m'attacherent à lui, bientôt il s'établit entre nous une intimité parfaite.

Dulis, c'étoit ſon nom, étoit fils d'un homme, qui jadis Maire, s'étoit diſtingué dans ce haut grade de la Magiſtrature provinciale: vingt fois, en dépit de M. le Procureur du Roi, il avoit fait brûler des Eſtampes beaucoup plus décentes que les peintures que promenent quantité de nos voitures: vingt fois il avoit fait décamper plus vîte que le pas de pauvres diables de colporteurs, qui avoient tâché de débiter le Jardin d'Amour, ou le Cathéchiſme à l'uſage des Filles qui veulent ſe marier: il avoit laiſſé en mourant ce fils, dont je te parle, & une fille. Comme elle ſera l'héroïne de mon Hiſtoire, je vais t'en faire le portrait: c'eſt dans l'ordre.

Mademoiſelle Dulis, déclarée majeure par toutes les Loix divines & humaines, avoit vingt-ſix ans lorſque je la connus; elle étoit blonde, le pied un peu grand, la main médiocrement belle, mais la peau fort blanche, l'œil gracieux, la taille aiſée & la démarche élégante: elle gagnoit à n'être pas vue en face; c'étoit le contrepied de la ſemme d'Horace . Quant à l'eſprit, elle l'avoit délicat & même cultivé. Ma liaiſon avec le fils me rendoit familier chez Madame Dulis; j'y allois ſouvent, mais ſans intérêt: je ne ſongeois pas à préparer chez moi des ſenſations que la nature y devoit développer dans peu.

Un beau jour d'été, j'allois à mon ordinaire voir mon ami, & comme la chambre de ſa ſœur étoit près de la ſienne, j'y entrai. Mon deſſein étoit d'y faire quelques niches; mais que j'en changeai bien! Couchée nonchalamment dans un fauteuil, Mademoiſelle Dulis dormoit profondément. Son ſein découvert offroit à mes yeux deux globes charmans, que l'amour lui-même ſe fut fait gloire d'avoir arrondi. Que devins-je à cet aſpect! moi qui n'avois encore rien vû de ſemblable; mes regards, fixés ſur cette gorge divine, épioient avec ardeur l'inſtant où la reſpiration la dégageoit davantage: qu'elle me parut belle alors! Le ſommeil qui donnoit à ſon teint un air repoſé & de plus vives nuances, un jour obſcur, un air chaud, tout ſembloit concourir à célébrer la volupté: je demeurai plus d'un quart-d'heure à la conſidérer avec tranſports qui me précipitoient à ſes fureur, & pouvant à peine retenir des pieds, je m'arrachai d'un endroit où j'aurois voulu paſſer toute ma vie.

Je m'éloignois vainement; mon imagination trop fidelle, me retraçoit ſans ceſſe ce ſein d'albâtre que j'avois pû admirer à mon aiſe; je le voyois dans mes ſonges, & mes ſonges m'occuje pas donné pour pouvoir encore une poient toute la journée. Que n'auroisfois le contempler! A quoi ne me ſeroisje pas expoſé pour y appliquer mes lévres brûlantes! Cette idée me tranſportoit hors de moi-même; j'allois toujours chez Madame Dulis, mais ce n'étoit plus pour y voir ſon fils; cependant quoique j'épiaſſe avec ſoin l'heureux inſtant qui m'avoit été ſi favorable, le haſard ne me ſervit plus de même, & le reſte de l'année étoit paſſé, que je ne m'étois apperçu d'aucun progrès dans le cœur de ma Maîtreſſe.

A l'entrée des vacances j'écrivis à mon pere que je reſtois en province pour me diſpoſer à entrer en Philoſophie, & ébaucher avec ardeur mes cahiers que j'obtiendrois aiſément de mon Profeſſeur: reſpectant ma diligence, mon pere, en me laiſſant diſpoſer de moi, m'envoya de l'argent, m'exhortant à ne pas me livrer à un travail immodéré, & à me divertir quelquefois; ce dernier conſeil étoit trop de mon goût, auſſi me promis-je de le ſuivre.

Cependant Mademoiſelle Dulis m'avoit démêlé. Les vacances me laiſſoient une entière liberté; & je paſſois près d'elle tout le temps qu'il m'étoit libre dy paſſer. Son maintien, qui d'abord m'avoit paru ſérieux, ſe déridoit tous les jours & je voyois ſes regards s'éclaircir: ſa préſence faiſoit toujours le même effet ſur mon cœur, il ſe dilatoit à ſa vue, mon teint s'animoit, & mes yeux avides de tous ſes mouvemens, n'en laiſſoient échapper aucuns. Cette inquiétude ardente, bien plus clairvoyante que la curioſité, me fit faire une découverte qui me déplut; mon Profeſſeur futur venoit ſouvent chez ma Maîtreſſe, & je crus avoir ſurpris entr'eux un coup d'œil d'intelligence qui me déſeſpéra: envain fisje mon poſſible pour en perdre la penſée; envain voulus-je par de beaux raiſonnemens me convaincre que je me tourmentois par une obſervation chimérique, qu'un homme conſacré à Dieu avoit mis par-là une barrière inſurmontable entre lui & les femmes; que jamais l'amour ne pouvoit naître dans un cœur qui avoit pris d'autres engagemens; ce maudit regard me tourmentoit toujours; je ſentois que moi-même euſſai-je fait des vœux, je les aurois compté pour rien près de Mademoiſelle Dulis; quant aux graces d'état, je ne ſçavois trop ſi je devois y avoir beaucoup de foi. Je devins ſombre, rêveur; mon maintien changea viſiblement: Mademoiſelle Dulis s'en apperçut, & cela ne ſervit pas peu à accélérer mes affaires.

Je t'ai dit qu'elle m'avoit deviné: elle s'attendoit chaque jour, car chaque jour elle m'en donnoit l'occaſion, à une déclaration de ma part; mais j'étois trop jeune pour n'être pas timide. Lui dire que je l'aimois, j'aurois crû lui manquer eſſentiellement. Jamais je n'aurois eu aſſez de réſolution pour m'expoſer à ſon courroux: elle eut pitié de mon inexpérience.

Un de ces beaux ſoirs du commencement de Septembre, où la vapeur blanchâtre qui ſe répand dans les airs, ſemble y faire nâger le plaiſir, aſſis dans la cour de la maiſon de Madane Dulis, j'attendois avec impatience que l'objet de mes vœux y parut, elle vint; je volai vers elle, & retournant à la place que j'avois quittée, je m'aſſis le premier & l'attirai doucement ſur mes genoux; quel inſtant! mon cœur palpitoit avec une violence extrême; je la ſerrois dans mes bras avec un tranſport dont je n'étois plus le maître, lorſque faiſant un effort pour ſe débarraſſer: „Laiſſez-moi, me dit-elle, je ne veux “pas paroître nourrir un amour dont “je ne puis plus douter. Je ſuis donc “au comble du malheur, lui répondis je, oui, oh! oui, je vous aime, “mais pardonnez un aveu que vous “m'arrachez & que toute l'ardeur “d'une paſſion extrême ..... & quel “eſt votre eſpoir? me dit-elle en m'interrompant, à quoi ſongez-vous en “m'aimant? ſommes-nous faits l'un “pour l'autre? penſez-vous donc qu'au “dépens de ma vertu je veuille jamais ...“ Ah! ne m'accablez pas, repris-je, en mouillant de mes larmes une de ſes mains qu'elle m'abandonna, ma conduite mérite-t-elle des reproches? Je voulois vous cacher “mes ſentimens; plaignez moi, puiſque vous les déſaprouvés; vous “m'allez fuir, vous le devez, & que “ne puis-je n'en pas murmurer. Je “colai ma bouche ſur une de ſes “mains, en attendant ſa réponſe; ah! “laiſſez, me dit-elle en la retirant, “vous abuſez ... Non .. il ne faut “plus nous voir, nous ferions mutuellement notre malheur“.

Les meſures qu'elle me propoſa pour que ſans affectation nous puſſions parvenir à nous voir moins ſouvent d'abord, & point du tout enſuite, me parurent ſi juſtes que je n'oſai pas même les combattre. Je la quittai dans le deſſein de ſuivre ſes conſeils, ſi chagrin, que je ne pus preſque fermer l'œil de la nuit. Je me levai, toujours occupé de cette cruelle réſolution; mais comme pouſſé par une force inconnue, mes premiers pas ſe porterent ſans réflexion vers ce même objet que je me promettois ſi fort de ne voir jamais; cependant l'idée fatale que j'agiſſois contre le parti que j'avois pris intérieurement, & dont malgré mes efforts je ne pus me diſtraire aſſez long temps, me ramena de la moitié du chemin. Je rentrai déterminé à ne pas ſortir de la journée, & je me tins parole.

A peine fus-je dans mon azile, que j'y fus aſſailli par mille penſées diverſes. Le contour enchanteur de cette gorge charmante, tableau toujours répété & toujours nouveau pour mon cœur; ces yeux ſi tendres & ſi pleins de feu; le doux charme de cette voix ſonore, dont la moindre inflexion jettoit le déſordre dans mon ame; ces images m'agitoient avec tant de violence, que je fus vingt fois ſur le point de rompre mes ſermens. J'avois beſoin de toute ma force pour réſiſter au tourbillon qui m'entraînoit; & me trompant moi-même, je regardois, du moins avec avidité, par une fenêtre d'où je découvrois les ſiennes. Ne l'appercevant point, je retournois à mon imagination. Qu'il ſera fortuné, m'écriois-je, l'heureux mortel qui pourra la poſſéder! Je me rappellois cet inſtant d'attendriſſement pendant lequel elle m'avoit abandonné ſa main; je me flattois de pouvoir lui faire changer la loi cruelle qu'elle m'avoit impoſée, lorſque mes réflexions, gagnant pays , me la repréſenterent entre les bras de mon Profeſſeur: Ah! dis-je, il n'y faut plus penſer, elle l'aime, ils s'adorent, & peut-être tout ce qu'elle m'a dit n'eſt-il que pour écarter un témoin incommode. Dans ces inſtans peut-être goûtent-ils enſemble des plaiſirs ſans bornes. Cette idée me tranſporta tellement que, je t'ai parlé des cahiers de mon Profeſſeur, je fus tenté dans un accès de fureur de les brûler ou de les déchirer, & ſi je ne ſuccombai pas, ce fut à la multitude des projets de vengeance que je formai, que mon rival dût l'inexécution de celui-là. Je ne dinai point, je ſoupai peu, je me couchai ſans attendre le ſommeil, mais je m'endormis enfin, & ſi profondément, que je ne me reveillai le lendemain, que fort tard.

Je n'avois pas laiſſé de faire d'aſſez jolis rêves, & je m'en entretenois, lorſque mon ami entra dans ma chambre; il commença par badiner ſur ma pareſſe; il me raconta fort exactement les avantures qu'il avoit eu le jour précédent à la chaſſe: il finit en me diſant que ſa ſœur l'avoit chargé de venir me prendre & que nous irions enſemble à leur campagne. Juge ſi je fus bientôt habillé. Je le ſuivis, & j'abordai ſa ſœur avec un air d'embarras, dont heureuſement perſonne ne s'apperçut qu'elle. Nous déjeunâmes & nous partîmes.

Mon ami s'étoit emparé d'un fuſil; pendant le chemin, il vit quelques beccafigues: il s'éloigna pour les tirer, & nous reſtâmes ſeuls. Je ſerrois tendrement contre mon ſein le bras de Mademoiſelle Dulis qu'elle avoit paſſé dans le mien, & j'attendois les yeux baiſſés qu'elle daignât entamer la converſation. Nous marchâmes quelquestemps en ſilence: elle le rompit enfin. “On ne vous a point vû d'hier.. “Non je n'ai pas cru devoir ... Ah! “je ſuis trop heureux. Vous vous êtes “apperçue de mon abſence. Que ne “puis-je.. moi? & pourquoi “voulez-vous que ... Non, reprit-elle après m'avoir regardé d'un air “touchant, nous ne ſommes pas nés “l'un pour l'autre.“ Son frere nous joignit alors, & la converſation devint générale à mon grand regret.

Arrivés, nous cueillîmes des pêches, des noix, & Mademoiſelle Dulis ayant témoigné avoir envie de manger du raiſin, je me diſpoſai à aller lui couper du muſcat qui étoit au haut de la vigne. Pour l'intelligence de mon hiſtoire, il faut abſolument que je te faſſe la deſcription du lieu où nous étions.

Sur une aſſez belle pleine pour le pays, s'éléve un côteau pierreux, chargé de vignobles, qui produiſent un raiſin délicieux; au bas eſt un pré terminé par un étang qui borne la vue à un horiſon bleu infiniment agréable; le côteau eſt ſéparé du pré par un ancien chemin, bordé de haies vives tellement élevées, qu'elles forment un berceau preſqu'impénétrable aux rayons du ſoleil, au pied du côteau, le chemin fait un coude, de ſorte qu'il eſt impoſſible d'y arriver ſans ſe faire entendre. Je t'ai dit que pour ſatisfaire au goût qu'avoit marqué Mademoiſelle Dulis j'avois grimpé au haut de la vigne, j'y demeurai quelques-temps, ne trouvant pas d'abord les ſeps que je cherchois, & lorſque je deſcendis, j'apperçus Mademoiſelle Dulis, qui marchoit ſeule vers le chemin que je viens de te décrire. Je me hâtai de la joindre, elle me dit que ſon frere étoit allé ſur les bords de l'étang, dans l'eſpérance de faire lever quelques ſarcelles ou quelques poules d'eau, & que nous l'attendrions à l'ombre. En entrant dans cette eſpéce de boſquet, je ſentis un doux frémiſſement; je regardois Mademoiſelle Dulis, elle s'en apperçut, aurois-je cru qu'elle eût dû m'entendre? Ce fut dans un endroit un peu ſombre & où le gazon formoit un petit amphithéâtre qu'elle voulut s'aſſeoir; je m'aſſis auprès d'elle un peu plus haut cependant; je lui parlois peu & ſans beaucoup de ſuite, mais mes yeux la dévoroient, & que je liſois de tendreſſe dans les ſiens! Elle repoſa ſa tête ſur un de mes bras; je voyois ſa reſpiration ſe preſſer, ſes couleurs devenoient plus vives: nous étions tombé dans le ſilence. J'avois feint de placer plus commodément ma main ſous ſa tête, elle s'égaroit doucement ſous ſa reſpectueuſe, & mon cœur ſembloit prêt à ſe liquéfier à l'inſtant où j'atteindrois à ce but tant deſiré, lorſqu'elle l'arrêta cette main, & la porta ſur ſa bouche. Que devins-je alors, mon ami, un feu brûlant ſe gliſſe dans mes veines, j'uſai du privilége accordé à ma main; un premier baiſer fut ſuivi d'une foule d'autres. Qu'elle ſçut me les rendre délicieux! Mon ame errante ſur mes lévres s'enyvroit de volupté, & ma main qui n'avoit plus rencontré d'obſtacles, preſſoit délicieuſement ce ſein délicat qui m'étoit enfin abandonné. J'y portai ma bouche enflammée; oh! mon ami, le ſalpêtre ne s'embraſe pas auſſi promptement: étoit-ce la ſympathie! ſes yeux ſe fermerent en même-temps & ſes ſoupirs précipités ſe mêlerent aux miens. Dans quel torrent de plaiſirs me trouvai-je plongé! Uu fleuve de délices couloit dans mes veines, la volupté m'avoit pénétré; je la ſavourois; heureux moment, tu ſeras toujours pour moi une ſource féconde de ſenſations délicieuſes.

Cet état charmant auroit fini ſans doute, mais il auroit duré trop long-temps s'il eut dû ſa fin à la nature, il étoit trop parfait. Un des chiens de mon ami vint nous en tirer ſa ſœur & moi; ſon maître n'étoit pas loin: nous nous levâmes tous les deux & nous fûmes à ſa rencontre.

Je n'ai jamais fait de plus agréable promenade que ce jour. Nous reprîmes le chemin de la Ville, elle s'appuyoit ſur ſon frere & ſur moi, j'avois ſa main dans une des miennes, je la lui ſerrois de temps en temps, & ſes regards me parcouroient avec complaiſance. Nous nous quittâmes; je revins à ma penſion l'eſprit content & ſatisfait.

Je devois applaudir à ma bonne fortune, après des progrès auſſi marqués, je pouvois ſans témérité porter loin l'eſpérance. Auſſi le lendemain dès que l'heure où je devois la rencontrer fut arrivée, je volai chez elle; on me dit qu'elle étoit ſortie. J'y retournai l'après dîner, elle étoit allée ſe promener avec une Couſine & mon Profeſſeur. Cette nouvelle me détermina à courir ſur leurs traces; mais je ne pus jamais les rencontrer. Pendant quatre jours je fis de vains efforts pour pouvoir la voir ſeule un inſtant, elle en éloigna toutes les occaſions, & quand j'étois avec elle en compagnie, elle gardoit un air triſte, affectant de ne jamais jetter les yeux ſur moi. Ce manége, qui m'étoit une énigme inſoluble, me déſeſpéroit; l'ombre du bonheur que j'avois embraſſée, s'étoit évanouie entre mes bras. Enfin ennuyé de faire tant de pas inutiles, je réſolus, comptant peut-être que comme la premiere fois mon abſence me ſeroit de quelque utilité; je réſolus, dis-je, de paſſer quelque temps ſans la voir. Je ne réuſſis pas; voyant qu'au bout de trois jours je n'en avois point de nouvelles, j'allai lui faire une viſite. Je fus plus heureux cette fois-ci; je la trouvai ſeule. Elle ſe leva en me voyant; quel miracle vous amene, me dit-elle, je vous ai cru malade? Pouvez-vous, lui dis je, en la regardant tendrement, me demander ce que vous ſçavez ſi bien, votre indifférence m'avoit éloigné, & mon amour me ramène malgré moi & malgré vous ſans doute. Ses yeux, qu'elle avoit arrêté ſur moi, ſe baiſſerent alors; elle s'aſſit; je tenois une de ſes mains; je me mis à ſes genoux pour goûter à mon aiſe la douce ſatisfaction de la couvrir de baiſers. Ce fut alors qu'elle reprit la parole. Je ne pourrai donc plus vous regarder ſans rougir; j'ai perdu cette pureté de vertu qui me répondoit de votre eſtime. O! vertu, s'écria-t-elle, qu'il en coûte pour te conſerver! un moment, un moment détruit les fruits d'une réſerve cruelle. Cette apoſtrophe, & quelques larmes que je crus appercevoir le long de ſes joues, me toucherent ſenſiblement; j'ai le cœur tendre.

J'eſſayai de la juſtifier à elle même: „De quoi donc êtes-vous coupable: „mon ardent amour vous deshonoret il? il égale votre mérite. “Seriez-vous avilie par les légères „marques que vous m'avez données “de votre ſenſibilité? Il eſt ſi beau de “porter une ame ſenſible. Concevez “des idées plus nobles d'un ſentiment „ſi pur; partagez-le plutôt; vous verrez qu'il eſt la ſource des plus doux „plaiſirs. Et pouvez-vous douter que “je ne le partage, me répliqua-t-elle; “oui, quoiqu'il m'en coûte à le dire, “je ne puis plus le diſſimuler, je vous “aime; mais, mon tendre ami, promettez-moi que ſatisfait de mon “cœur, vous n'exigerez jamais autre “choſe, & que vous reſpecterez ma „foibleſſe. Je le promis: aurois-je cru qu'elle n'agiſſoit pas de bonne foi!

Elle me parut enchantée de ma promeſſe, un baiſer ſcella notre racommodement; elle me fit lever de ſes genoux, aſſeoir auprès d'elle, & bien-tôt il ne reſta pas la moindre teinte de la triſteſſe du commencement de notre entretien.

La préſence d'une Maîtreſſe adorée faiſoit ſur mes ſens un trop puiſſant effet; mes deſirs ſe ranimerent, je voulus rentrer dans mes droits; mais pour n'avoir point obſervé le moment favorable à ces ſortes d'entrepriſes, je les perdis. Mademoiſelle Dulis réprima mon audace, & trop bien; elle me reprocha un ſi prompt oubli de ma parole; je prétendis envain me diſculper, elle voulut que je ne fuſſe juſtifié qu'à titre de pardon: elle le voulut, elle y perdit. Au reſte étoit-ce ſa faute; pouvoit elle penſer qu'après tant de vivacité je ſerois ſi circonſpect?

Je m'en tins déſormais au baiſer; c'étoit envain qu'elle s'évanouiſſoit dans mes bras, que ſon viſage ſe coloroit d'un vermillon plus décidé, que ſes yeux paroiſſoient s'éteindre, & que je ſavourois ſur ſes lèvres ce nectar précieux, avant-coureur de la volupté, je n'oſois aller plus loin. Criblé de deſirs, brûlé de feux, je réſiſtois à mes tranſports. J'aurois vû plus d'une fois que ma réſerve ne lui faiſoit pas tant de plaiſir, avec un peu plus d'expérience: j'en manquois.

Les vacances ſe paſſerent, il fallut rentrer en claſſe; adieu ces doux momens de liberté, il falloit dorénavant y renoncer, ou uſer d'une adreſſe infinie pour faire naître quelques minces occaſions, dont ſouvent même je ne profiterois pas.

Mon Profeſſeur, qui m'inquiétoit toujours, fut celui ſur qui je voulus me vanger. Il avoit de l'eſprit; mais il n'étoit rien moins que ſçavant: je m'appliquai avec une ardeur incroyable à l'étude pour avoir le plaiſir de le chicaner ſur tous ſes ſentimens: je l'embarraſſai plus d'une fois: mes camarades divulguoient ſouvent nos diſputes; on m'aimoit, je fis du bruit, & quelques mauvais couplets de chanſons fixerent ma réputation. On ne me regarda preſque plus comme un apprentif Philoſophe.

Mademoiſelle Dulis même ne fut pas inſenſible à ma gloire. Elle ſe prêtoit avec grace à toutes les entrevues que je pouvois lui propoſer; mille baiſers donnés & mille fois rendus en étoient la ſuite; je n'avois pas le courage de paſſer outre. J'étois ce Voyageur, qui mourant de ſoif pendant les chaleurs de l'été, voit couler dans un enclos le criſtal limpide d'une fontaine. Je périſſois, lorſqu'enfin l'heureux inſtant arriva.

Le Mardi gras je vis Mademoiſelle Dulis; elle avoit été au bal le jour précédent, & notre converſation roula ſur le plaiſir qu'on y goûte. Elle m'en fit une deſcription brillante & voluptueuſe: je l'interrompois par de fréquens baiſers. J'eſſayai à la fin de ſon diſcours, de me remettre en poſſeſſion de ces aimables collines, dont la vue momentanée n'avoit fait qu'irriter mes deſirs; mais je l'avois ſi fort accoutumée à mon reſpect, qu'elle s'oppoſa à mes premieres tentatives. „Eh! quoi lui dis-je, en la regardant, de l'air le plus touchant: ce que vous accordez “dans un bal aux regards d'une foule “de ſpectateurs, vous le refuſeriez au “plus tendre de tous les hommes? Quelle injuſtice eſt la vôtre. Je ne ſçai ſi ce furent mes paroles ou le ton que je leur donnai qui la perſuada, ou ſi plutôt elle ſe laſſoit de ſa réſiſtance; car je n'avois pas perdu un inſtant mon objet de vue: mais enfin elle ſe laiſſa vaincre.

Je vis tout mon avantage, & je réſolus d'en profiter. Je me jettai à ſes genoux, & tenant mes levres colées ſur ſon ſein: Je m'apperçus qu'elle partageoit le délire où j'étois tombé. Elle pencha la tête ſur ſon fauteuil, & l'épithéte de méchant qu'elle me donna, en laiſſant tomber ſes bras ſur les miens, acheva de me perdre. Je quittai la poſture où j'étois, & bientôt cueillant ſur ſa bouche les faveurs que ſon ſein m'avoit prodiguées; je me vis au comble du bonheur. La nature libérale prolongeoit mes plaiſirs; mais quel fut mon étonnement, lorſque Mademoiſelle Dulis, que je croyois les partager, ſe débarraſſe bruſquement de mes bras, & me fait les reproches les plus amers. Je reſtai pétrifié: je voulus vainement lui balbutier quelques mots d'excuſe; les paroles expirerent dans ma bouche: je ſortis ſans avoit pû lui répondre. Pendant quelques jours elle fut inéxorable, lorſque je parvenois à m'approcher d'elle, ſans paroître émue de mes paroles: elle m'écoutoit en ſilence; mon crime commençoit à me paroître grave, quand enfin elle voulut bien ſe prêter à ma juſtification. Qu'il eſt doux de ſe reconcilier avec une Amante que l'on aime! Je crus la conquérir une ſeconde fois. Peu de façons: je vis ce qui l'avoit miſe en colère; une répétition de mon ſecret nous mit l'un & l'autre à notre aiſe. Quels heureux jours que ceux que je paſſai depuis!

Mademoiſelle Dulis étoit ſi voluptueuſe, qu'elle en paroiſſoit tendre, & cette volupté, on la reſpiroit auprès d'elle. Je me la rappelle dans ces momens ſi doux ſe refuſant à mes deſirs, & ſollicitant elle-même mes faveurs: je l'ai vu réſiſter à mon empreſſement, m'animer par un ſouris, & ſe livrer enſuite à mon ardeur avec toute la vivacité poſſible: Je l'ai vû me prodiguer les témoignages les plus paſſionnés de ſon amour, & m'accabler des plus tendres careſſes: toujours différente & toujours la même; toujours impregnée du goût le plus vif pour les plaiſirs, je goûtois dans ſa poſſeſſion tous les charmes du changement. Je vis couler cette année avec une rapidité qui m'étonne encore aujourd'hui. Seulement mon Profeſſeur me chagrinoit de temps en temps; mais ma Maîtreſſe qui obſervoit ces nuages, les diſſipoit avec tant d'adreſſe, qu'ils ne troubloient qu'à peine la ſérénité des beaux jours qui ſe levoient pour moi. Au reſte ma jalouſie m'étoit fort utile: je lui dois le peu de progrès que j'ai fait dans l'étude; & mon Profeſſeur, qui ne ſoupçonnoit pas mon intrigue, lui faiſoit ſouvent ma cour en me rendant juſtice. Ta cour, diras-tu, oui, ma cour. Les éloges qu'il ne pouvoit s'empêcher de me donner flattoient ſon amourpropre. Cette paſſion, qui ne perd ſes droits nulle part, les conſerve ſur-tout chez les femmes. Dans un homme de rien & dans un ſot, les femmes ſont flattées du pouvoir de leurs charmes, & elles ſe plaiſent à voir un bel eſprit ou un millionnaire, partager la ſecrete admiration qu'elles ont pour ellesmêmes. J'avois donc atteint le faîte du bonheur; amoureux & me croyant aimé: quel ſort aurois-je préféré au mien, & quel ſort encore me paroît préférable à celui-là? Tous les inſtans que je pouvois dérober à la contrainte où l'on me retenoit, je les donnois à Mademoiſelle Dulis, & tous ceux que nous pouvions employer, l'étoient. Indifférents ſur le théatre de nos plaiſirs, pourvu qu'il fut ſecret, les occaſions naiſſoient de l'envie que nous avions de les trouver, & l'amour, dont nous ſuivions les conſeils, ne nous en fit jamais repentir.

Enfin les vacances arriverent: je l'avois prévu; mon pere voulut abſolument me revoir: il me fallut quitter Mademoiſelle Dulis. Que de larmes nous répandîmes avant de nous féparer! Que de ſermens d'être toujours fidèles nous nous fîmes mutuellement! tu jugeras de leur ſincérité.

J'étois réellement triſte en arrivant à Paris. Pendant les premiers jours, je fis avec mon pere pluſieurs viſites, qui ne contribuerent pas à me faire perdre ma mélancolie. Enfin, il me mena chez Madame V... nous y fûmes parfaitement reçus, & j'apperçus dans ſa politeſſe une diſtinction qui me fit plaiſir.

Madame V... avoit été très-bien, & n'étoit point encore mal: elle avoit à la vérité perdu ſa taille; mais elle avoit la main charmante & la gorge d'une blancheur à éblouir. Cette derniere eſpéce de beauté m'a toujours trouvé très-ſenſible. Elle m'invita gracieuſement à venir lui tenir compagnie pendant les après-dîner, que je n'aurois pas deſtinés à quelque amuſement plus intéreſſant. Comme je lui répondis que je ne voyois rien qui fut capable de me dédommager du plaiſir que j'aurois auprès d'elle; elle m'invita à revenir le lendemain, & je l'aſſurai qu'elle me prévenoit ſur la permiſſion que j'allois lui en demander. Nous la quittâmes aſſez tard; elle m'embraſſa en ſortant, & j'eus l'audace de me ſervir de la méthode charmante que la nature & la Dulis m'avoient ſi bien appriſe, elle ne m'en parut pas autrement ſcandaliſée.

J'attendis, avec une ſorte d'impatience, l'heure fixée; elle vint: je courus où je croyois que m'appelloit le plaiſir. Je trouvai Madame V... dans un négligé piquant, l'art n'y paroiſſoit point; ſes cheveux arrangés à l'air de ſon viſage, lui prêtoient preſque la fraîcheur de la jeuneſſe.

Un mouchoir noir de deux grands doigts trop court,
Sous ce mouchoir, ne ſçai quoi fait au tour,

Je m'imaginai trop bien le reſte. La poſition où elle ſe trouvoit, lui étoit très-avantageuſe; deſorte que ce que je te décris ici, je l'avois enviſagé du premier coup d'œil: elle ſe leva nonchalamment; mais un déſordre .. Oh! mon compliment m'échappa; à peine lui fis je une très-gauche révérence, car je ne ſçavois ce que je faiſois.

Madame V... s'en apperçut bien; mais mon trouble la flattoit trop pour qu'elle ne l'excuſat pas. Elle me prit par la main, & me la ſerrant doucement, elle me fit aſſeoir auprès d'elle. Je voulus raſſurer ma contenance & la regarder: mes regards s'arrêterent ſur ſon ſein; & mes idées ſe confondant de plus en plus, je rougiſſois, je pâliſſois, & je ne diſois mot.

La converſation ne prenoit pas un tour à devenir brillante, & je doute que j'euſſe parlé de moi-même, ſi Madame V... ne m'eût enfin adreſſé la parole. „Je me veux mal de vous “avoir engagé à venir me voir: vous “vous ennuyez. Moi, Madame, repris-je avec feu; pouvez-vous me traiter auſſi injuſtement, & peut-il “naître auprès de vous l'ennui? Non, „vous inſpirez de plus doux ſentimens; &..hé bien, vous en “reſtez-là, quels ſont donc ces ſentimens que j'inſpire, me dit-elle? “que penſez-vous donc? quoi vous me refuſez, reprit-elle encore d'un ton perſuaſif, voyant que je ne répondois pas. „Ah! Madame, ne me preſſez point, que ſçais-je, ſi l'aveu de “mes ſentimens vous ſeroit agréable; “& puis, lui dis-je, pourrois-je vous “exprimer ce que je reſſens? Je me “tus.“ Le pauvre enfant, dit Madame V... en badinant avec mes cheveux; mais ſçavez-vous que vous êtes un petit fripon; j'avois deſſein hier de vous gronder: aujourd'hui vous avez été ſage.

Je ſentis que ſes applaudiſſemens étoient des reproches; je ne l'avois point embraſſée: je voulus réparer ma faute. Elle s'y oppoſa foiblement: que dis-je? elle s'y prêta; & enſuite? Oh! bientôt je ne me ſouvins plus de Mademoiſelle Dulis, où ſi ſon image vint ſe retracer dans mon imagination, elle ne ſervit qu'à me faire plus amplement violer tous les ſermens que je lui avois faits. Nous n'eûmes ce jour-là Madame V... ni moi le loiſir de nous ennuyer.

Je revins chez mon pere yvre de plaiſirs; le feu de la volupté avoit animé mon teint; mes deſirs ſatisfaits ſembloient ſe repeindre avec plus d'avantage dans mes regards: jamais je ne me ſuis ſenti plus d'ardeur.

Je vis en entrant chez nous une jeune voiſine qui étoit venu voir ma ſœur; un air d'innocence, que ſon âge, qui ne paroiſſoit pas de plus de dix-ſept ans, faiſoit trouver vraiſemblable; un ſourire ingénu & des regards timides, m'engagerent à lui dire ce que mon imagination échauffée pût me fournir de plus flatteur: elle paroiſſoit craindre de prendre plaiſir à m'écouter: elle feignoit de ne point m'entendre; mais une aimable rougeur qui coloroit alors ſes joues, la décéloit malgré ſes précautions. Je l'accompagnai juſques chez elle; je lui demandai la permiſſion de l'embraſſer: elle ne voulut pas me l'accorder; je tenois ſa main; il fallut me contenter d'y appliquer mes lévres, dans l'inſtant où elle la retiroit; me trompois-je? Je crus l'entendre ſoupirer.

Occupé de Madame ... je retournai le lendemain chez elle, le ſurlendemain. Je ne paroiſſois preſque pas chez nous. Madame V. .. m'avoit donné la clef d'une porte de derriere qui donnoit dans un jardin: je pouvois aller la voir quand je le voulois: point de prélude, l'amour tenoit toutes prêtes les couronnes dont il ceignoit nos fronts. Madame V... étoit preſſée de jouir.

Elle me dit un jour qu'on l'avoit engagée à partir pour la campagne, mais que ſon voyage ſeroit court. Que huit jours ſans moi lui paroîtroient trop longs; & qu'elle ne partiroit que le jour ſuivant: j'employai toute mon éloquence pour la remercier; quel plaiſir d'avoir de ſemblables obligations! Le tour que je donnai à mon compliment toucha Madame V... Nos adieux furent des plus tendres.

Quoique le beſoin, plutôt que l'amour, m'eut attaché à Madame V... ſon abſence ne laiſſoit pas de me faire un vuide déſagréable. Je m'aviſai par un motif de galanterie Eſpagnole d'aller me promener dans ſon jardin. En m'avançant vers un cabinet de verdure, je crus entendre ſa voix; j'en treſſaillis; je me félicitois déjà de mon bonheur; je m'approchai: Chevalier, diſoit-elle, car je ne m'étois pas trompé; „vos frivoles excuſes vous condamnent encore; je prodigue tout à un “ingrat qui me trahit, & pour qui, “peut-être.“ Ah! ma chere Maman, répondoit une voix que je ne connoiſſois pas. „Quels reproches vous me “faites! manquai-je à tous les rendez-vous que vous me donnez? Il “eſt vrai que je ne vous arrache pas “vos faveurs; mais l'amour n'exige-t-il pas une entiere liberté? Je vous “vois rarement; puis-je pourrir ignoblement dans mon appartement, en “attendant le moment de vous ennuyer dans le vôtre? D'ailleurs, “comment manquer des parties arrangées, & dont on me met quelquefois malgré moi? Je vous trahis; “moi? Je ſerois puni par mon cri“me même,

Ce diſcours que j'entendis trèsdiſtinctement me rendit curieux; j'écartai quelques feuilles, & j'apperçus Madame V... aſſiſe ſur un banc de gazon, le Chevalier étoit ſur un de ſes genoux, il avoit la main dans le ſein de Madame V.. qui de ſon côté .... Je fus ſi ému à cet aſpect, que faiſant du bruit pour me dégager, je donnai le temps à Madame V... & à mon Rival de ſe remettre. Je tournai vers la porte du cabinet, & m'avançant vers Madame V ... Je lui préſentai ſa clef; Madame, lui dis-je, „elle m'eſt inutile pour ſortir“. Madame V. ... me parut ſurpriſe au dernier point: elle ne me répondit pas: je ſortis, & ne l'ai pas revue depuis.

Mon amour-propre mortifié me fit ſupporter cette trahiſon avec un chagrin extrême; je reſtai chez nous tout ce jour, & le ſuivant où j'étois dans la même réſolution, m'y confirma encore. Je liſois dans la chambre de ma ſœur, lorſque notre jeune voiſine entra: je quittai mon livre promptement, & lui préſentant un fauteuil, je l'y fis aſſeoir avec un empreſſement dont elle rougit: je la trouvai charmante, & je m'étonnai de l'avoir ſi peu remarquée la premiere fois que je l'avois vue.

Elle me demanda par quel haſard on me rencontroit à la maiſon, ſa demande m'embarraſſa; mais aidé par ma ſœur, je me remis & nous jasâmes bientôt à qui mieux mieux.

Il y avoit à peine une heure que la belle Mathilde étoit avec nous, qu'elle ſe diſpoſa à nous quitter; je fis mes efforts pour la retenir ou pour l'accompagner: elle refuſa l'un & l'autre, & ſortit en diſant quelques mots à l'oreille de ma ſœur.

Il fallut peu preſſer ma ſœur pour en obtenir le ſecret de ſa compagne. Les femmes ne ſont diſcrettes que ſur ce qui les regarde perſonnellement. Elle m'apprit que Mademoiſelle Mathilde alloit ſe marier, que ſon prétendu devoit la venir prendre, elle & ſa mere, pour les conduire dans une maiſon qu'il avoit ſur le Boulevard. Je lui demandai ſon nom; elle me dit qu'il s'appelloit Moranval, & que Mademoiſelle Mathilde ne l'aimoit pas. Je n'eus pas de peine à le croire. En effet, peins -toi M. Moranval; c'étoit un grand homme ſec, vieux, dégoûtant, ladre & quinteux; pouvoit-elle aimer un pareil animal? Il étoit riche, à la vérité; mais quoi, cette qualité peut-elle ſuppléer à celles qui manquent d'ailleurs? Crois-tu Mademoiſelle J... plus heureuſe pour avoir épouſé B....?

N'être plus fille & l'être cependant.

Ma ſœur me dit encore qu'elle étoit fort liée avec Mademoiſelle Mathilde qui venoit la voir réguliérement tous les jours: je feignis de prendre peu de part à toutes ces nouvelles; mais qu'il s'en falloit que je fuſſe indifférent!

Ce commencement de paſſion avoit tellement effacé Madame V.... de mon eſprit, que je voyois entr'elle & moi une eſpace de ſix mois au moins: Mademoiſelle Dulis conſervoit plus de part à mon ſouvenir: je me reprochois ma légéreté; mais je l'avois déjà trahie pour Madame V.... Il en eſt de la fidélité comme de l'honneur:

L'on n'y peut plus rentrer dès qu'on en eſt dehors;

D'ailleurs, à quoi lui auroit ſervi ma conſtance? La belle Mathilde vint le lendemain; je la regardai tendrement; je parlai ſentiment, amour pur, fadeurs, langage de Roman; & à la fin de la viſite, qui fut longue, j'étois en poſſeſſion de lui ſerrer la main ſans qu'elle s'en défendit. Juge des eſpérances que durent me faire concevoir de pareils commencemens?

Il me fut permis de la reconduire, & je ne perdis pas mon temps: j'étois preſque amoureux, il me fut aiſé de jouer le paſſionné.

Il me vint dans l'idée de faire une Lettre que je lui rendrois le lendemain; j'en fis cinq ou ſix brouillons: je ne ſçais par quel hazard je les ai conſervés; je t'en envoie un.

Mademoiselle,

Je ſerois bien malheureux, ſi en vous diſant que je vous aime je vous apprenois une nouvelle. Vous êtes trop pénétrante pour n'avoir pas lu dans mes yeux l'ardeur qui me conſume; je vous adore, je ne puis plus le taire. Ce libre aveu va vous irriter, je le ſens; mais il m'eſt auſſi impoſſible de réſiſter à la violence de ma paſſion, que de modérer mon déſeſpoir ſi vous devez y reſter inſenſible.

Je lui remis ma Lettre le lendemain; & pour qu'elle ne fit pas difficulté de la recevoir, je la lui donnai comme une chanſon dont je la priois de me dire ſon ſentiment. Elle ne s'y trompa pas, elle rougit en la prenant; & ſa main tremblante ſe déroba à la mienne qui vouloit la ſerrer.

Le reſte du jour & la nuit qui le ſuivit me parurent d'une longueur effroyable. J'étois ſur les épines une heure avant celle où elle arrivoit ordinairement. Je craignois que ma démarche ne l'eut éloignée pour quelque temps, pour toujours peut-être. Je me promenois à grands pas dans la chambre de ma ſœur qui étoit ſortie, lorſqu'elle vint enfin avec ma ſœur elle-même, qui, en paſſant, l'avoit été prendre chez ſa mere.

Sa vue me débarraſſa d'un poids de cent livres; elle paroiſſoit changée; ſes couleurs étoient moins vives, & ſes yeux étoient remplis d'une douce langueur. Je m'informai de ſa ſanté du ton le plus affectueux, elle ne me répondit rien; mais quelque temps après, pendant que ma ſœur étoit occupée à faire quelque choſe, elle me remit d'une main timide un papier que je jugeai bien contenir une réponſe à ma chanſon prétendue: je le pris avec empreſſement, & ſous je ne ſçai quel prétexte je ſortis pour le lire. Le Billet étoit conçu en ces termes:

J'ai reçu votre Lettre, & je vous fais réponſe; c'eſt bien moi qui ſuis malheureuſe. Il eſt vrai, je me ſuis apperçue de votre tendreſſe, & vous même avez bien connu que je n'y étois pas inſenſible, autrement vous n'auriez pas oſé me la découvrir. Je vais devenir la femme d'un autre; il ne me reſtera que le chagrin de vous avoir vu. Que ne puis-je vous oublier!

Je retournai chez ma ſœur; Mademoiſelle Mathilde en étoit partie. Que te dirai-je? Depuis nous nous écrivions réguliérement tous les jours. Comme ſa mere lui permettoit de venir paſſer les après-dîner chez nous, le ſoir je l'accompagnois, & je profitois de ce temps pour lui parler de mon amour.

Après pluſieurs inſtances j'obtins la liberté de monter avec elle dans ſa chambre. O! mon ami, qui n'auroit pas été téméraire? l'aimable Mathilde me ſouffroit à ſes genoux; ſes mains étoient en proie à mes tranſports; ſa bouche, ſon ſein .... je touchois ſans doute au moment heureux, lorſque nous entendîmes frapper à la porte.

Je me jettai dans un cabinet de toilette. Elle ouvrit, & nous vîmes entrer ſa mere & le mauſſade Moranval. On la gronda de ce qu'elle s'enfermoit ainſi ſeule: Mathilde, en ſe remettant ſur ſon lit, s'excuſa ſur une migraine affreuſe. La mere & le futur diſſerterent ſur la nature & ſur la cauſe de cette maladie; & pendant que Moranval jugeoit à ſon pouls, qu'il trouvoit extrêmement ému, qu'elle avoit une fiévre violente, ſa mere, je ne ſçais par quel haſard, vint me découvrir. Quel fut ſon étonnement! Elle voulut s'écrier, & les ſons ſemblerent ſe refuſer à ſes efforts: pâle de colère, elle ſortit ſans rien dire, emmena mon indigne rival, & ferma la porte dont elle emporta la clef.

Je m'approchai de Mathilde, me doutant bien que je ne reſterois pas long-temps ſeul avec elle: ma chere Mathilde étoit évanouie: je fis mes efforts pour la faire revenir; mais avant que j'euſſe pû réuſſir, ſa mere reparut. „Ah! Madame, lui dis-je, „en me jettant à ſes genoux, ſecourez Mademoiſelle votre Fille. Si vous „avez quelques reproches à faire, „c'eſt à moi que vous devez les adreſſer, elle n'en mérite aucuns. Sortez, Monſieur, répondit-elle d'un “ton aigre, ſortez, & n'achevez-pas de la déshonorer. Qu'aurois-je „pû faire? Je ſortis.“

Vainement tentai-je de revoir ma chere Maîtreſſe, toute eſpèce d'accès me fut interdit auprès d'elle; ma ſœur même ne put l'entretenir; & huit jours après je ſçus qu'elle étoit Madame Moranval.

Cette aventure me toucha ſenſiblement. Je m'ennuyai bientôt à Paris; & mon imagination qui me rappelloit la Dulis, me fis voler en Province, où je voulois achever mon cours de Philoſophie. Seulement j'obtins de mon Pere une Lettre par laquelle il demandoit pour moi plus de liberté que je n'en avois eu juſqu'alors.

Les vacances n'étoient pas encore finies, je partis; & Mademoiſelle Dulis me reçut avec une effuſion de cœur entière. L'abſence lui redonnoit à mes yeux tout le charme de la nouveauté. Que de plaiſirs je goutai dans ſes bras! Qu'elle parut bien les partager!

Les claſſes recommencerent; mais muni des pleins-pouvoirs que mon Pere m'avoit donnés, je ne diſcontinuai point mes viſites. On s'en apperçut, ou du moins Mademoiſelle Dulis me le fit-elle appréhender. Je ne cherchai point à pénétrer ſes motifs, & je me rendis, quoiqu'avec peine, aux exhortations qu'elle me fit, de faire ſemblant de m'attacher à quelque jeune Demoiſelle pour dérouter les obſervateurs.

Un vieux Gentilhomme qui paſſoit tout l'été dans ſes Terres, & qui venoit réguliérement à la ville pendant l'hiver, me fournit l'objet de mon apparente infidélité. Il avoit une Fille de dix-neuf ans. Elle n'étoit pas belle, mais elle étoit fort jolie, l'œil vif, les ſourcils noirs & épais, les dents blanches, & les lévres du plus beau carmin. Sa taille étoit un peu ramaſſée, mais elle avoit la gorge charmante; au reſte, l'humeur douce & le caractère le plus aimable.

Un frere qu'elle avoit en Philoſophie me fit faire connoiſſance. Ma premiere viſite fut de bienſéance; que te dirai-je? la ſeconde fut d'inclination. Je ſondai ſa façon de penſer; je travaillai à me rendre agréable; mon tour d'eſprit plût, & je me vis aimé, ſans même avoir découvert mon amour.

J'allois toujours chez Mademoiſelle Dulis; mais j'aurois preſque ſacrifié un plaiſir certain à celui de voir ſeulement ma nouvelle Maîtreſſe. Qu'elle s'en apperçut promptement! Elle connut alors la faute qu'elle avoit faite: elle voulut la réparer, & le voulut trop tard, ſi le ſort ne l'eût ſervie comme elle pouvoit le deſirer.

Le vieux Pere de ma Maîtreſſe, grand bavard de ſon naturel, employoit à jaſer & à médire des Femmes & des Filles, tous les momens qu'il ne donnoit pas au jeu. Conduite des plus imprudentes dans tout homme qui tient de maniere ou d'autre à quel-que femelle. Je ne ſçai quel Démon, jaloux de mon bonheur, lui fit ombrage de mes viſites: il défendit à ſa Fille de me voir & à ſon Fils de me fréquenter davantage.

Je me ſerois peu ſoucié de ſes défenſes, s'il ne les eût appuyées, en emmenant ſa Fille à la campagne huit jours après, quoique le Primtemps fut à peine de retour. Nous n'eûmes ſa Fille & moi qu'un ſeul inſtant pour nous dire adieu: Elle pleura, & je répandis à mon tour des larmes ſincères.

Cet événement me rendit à Mademoiſelle Dulis: elle le vit avec plaiſir. Notre intimité ſembla s'accroître. J'étois trop aſſidu près d'elle pour ne pas la gêner; cependant elle ne voulut pas s'expoſer à me perdre, en m'occupant comme elle avoit fait la premiere fois. Elle réveilla chez moi le goût de l'étude: j'eus bientôt rattrapé mes camarades, qui n'avoient point fait d'excès. Les heures que Mademoiſelle Dulis me forçoit à lui dérober, je les employois à chanter nos amours.

Je vais te faire part d'un de mes eſſais en ce genre.

Dans un vallon ſombre
Où, l'œil de Phébus
Ne peut percer l'ombre
Des Myrtes touffus;
Où la Violette,
Qui ſe cache aux yeux,
Sous la tendre herbette,
Embaumant ces lieux,
Trahit ſa retraite.
La Nymphe s'arrête
Pour parer ſon ſein,
Et mêle à deſſein
L'odeur amoureuſe
De la Tubéreuſe
A celle du Thin.
Par leur doux murmure
Les flots argentins
D'une ſource pure,
Sous les Aiglantins
Endorment les peines,
Les ſoucis mutins,
Et les craintes vaines.
Le Zéphir badin,
Sur ſes bords ſoupire,
Et Flore y reſpire
Le frais du matin.
Reine triomphante
Des Chantres des airs,
Philomèle enchante,
Par ſes doux concerts;
Et des Alouettes,
Des Bergeronnettes,
Des jaunes Bruants;
La voix moins ſonore
Fait briller encore
Ses ſons éclatans.
Dieu de cet aſile,
L'amour, ſans bandeau,
Sans arc inutile,
N'a que ſon flambeau.
Les gazons propices,
Témoins précieux,
Des tendres délices
Du Maître des Cieux,
Compoſent le Trône,
D'où, l'Amour joyeux
Sourit à nos vœux;
D'où ſa main couronne
Les Amants heureux.
Les graces touchantes
Font avec des fleurs,
Les chaînes charmantes
Qu'il donne à nos cœurs.
La troupe enfantine
Des jeux & des ris,
Cueille l'aubeſpine
L'œillet, & les lis.
Moins vif & plus tendre
Le Satyre ardent,
N'y vient point ſurprendre
Chloé qui l'attend.
Avec la Jonquille,
Hilas plein de feux,
De ſon Amarille
Orne les cheveux:
Les vives careſſes
Répandent ſur eux,
Les douces yvreſſes,
Et la volupté
Joue à leur côté.
Allons ma Sylvie
Dans ce beau ſéjour,
Paſſons-y la vie,
Soumis à l'amour.
Viens, toi qui fit naître
Mes premiers deſirs,
M'y faire connoître
Encor les plaiſirs.

Je ne te parle pas des bouquets, des complimens, des chanſons & de mille autres ſemblables gentilleſſes; je brûlois avec ſoin tout ce qui auroit pû nous découvrir; c'eſt le ſeul brouillon que j'aye conſervé. Tant mieux, va tu dire. A la bonne heure.

Aux vacances de Pâques, je fus invité à aller paſſer en campagne les quinze jours accordés dans ce tempslà. Je fis de vains efforts pour m'en diſpenſer: il fallut me rendre.

La maiſon où je fus étoit celle d'un vieil ami de mon Pere, qui me reçut, comme le repréſentant d'un homme avec qui il avoit été intimément lié. Dans ſon voiſinage, vivoit un ancien Officier, avec une Fille & une Niéce. Deux jours après moi, il vint avec ſa famille voir mon Hôte, qui l'engagea à demeurer quelques jours chez lui avec les Demoiſelles qui l'accompagnoient.

J'eus bientôt fait connoiſſance avec les Couſines: je les trouvai charmantes, elles l'étoient en effet. Le jour ſe paſſa en politeſſes; on ſoupa & chacun ſe retira. Comme il étoit encore de bonne heure, & que je ne me ſentois point d'envie de dormir, je fus me promener dans le Jardin. la chambre des Couſines prenoit jour de ce côté; au-devant étoit un gros orme, dont les branches touchoient les fenêtres. Elles avoient encore de la lumiere: rien n'étoit fermé; je m'en apperçus & je montai ſur l'orme aſſez doucement pour n'être pas entendu.

Les deux Couſines folâtroient, & le déſordre de leur habillement laiſſoit leurs appas découvertes. Imagine, mon Ami, les plus ſéduiſantes ſituations; ce fut celles qu'elles prirent touràtour; elles meſuroient la rondeur de leur gorge, la diſtance qui en ſéparoit les globes; elles ſe baiſoient de temps en temps avec tranſport; enfin elles éteignirent la lumiere; & leurs ſoupirs me firent connoître qu'elles ne donnoient pas au ſommeil les premiers momens qu'elles paſſoient dans leur lit.

Une ſcène auſſi voluptueuſe ne pouvoit manquer de faire ſur mes ſens la plus forte impreſſion: l'obſcurité la redoubla de maniere à me mettre hors d'état d'y réſiſter. Je me gliſſai dans la chambre, & pour empêcher les Couſines épouvantées, de réveiller peut-être toute la maiſon: je me hâtai de parler. „Meſdemoiſelles, leur dis-je, j'avois “deſſein de jouir quelques inſtans des “charmes de votre converſation; j'étois heureuſement parvenu au haut “de l'orme, quand vous avez éteint “votre lumiere. J'entre néanmoins; “pour cauſer, on n'a pas beſoin d'y “voir clair: au reſte, je m'en irai “quand il vous plaira. Eh! mais, “Monſieur, me répondit l'une d'entr'elles; il faut, s'il vous plaît, que “ce ſoit tout-à-l'heure. Que diroit“on ſi l'on ſçavoit? ...... Que “voulez-vous qu'on ſçache, hors vous “& moi tout dort ici?.. N'importe, “il faut que vous vous retiriez, ou “bien nous dirons à M. D..... que “vous êtes venu nous faire enrager. “Tout ce que vous voudrez, pourvu “que je reſte: je ne chicane pas ſur “les conditions“. Et pendant ce colloque, je m'étois approché du lit. „Les inſupportables Lutins que ces “hommes, je voudrois qu'ils fuſſent “tous ... Les aimables créatures que “ces femmes; il en eſt quelques unes “pour qui je donnerois le ſceptre de “l'Univers. Et je terminai cette phraſe par un baiſer que je pris ſur une “main errante hors du lit. Mais “quelle idée! de paſſer par une fenêtre .... Elle eſt toute ſimple, & “ne pouvoit manquer de venir à quiconque vous auroit vu.

Ma main faiſoit des efforts inutiles d'abord; mais quoi? être couché n'eſt pas une poſition avantageuſe pour ſe défendre; je ſentis que la réſiſtance avoit pour objet, non de m'empêcher de vaincre, mais de cacher la défaite. En converſant, je m'emparai d'un ſein, d'une rondeur, d'une délicateſſe. Oh mon ami! il eût animé les marbres, qu'il égaloit en fermeté.

J'étois dévoré de deſirs; mais quelle apparence de les ſatisfaire! Une main envieuſe ſurprit la mienne, au milieu de ſes conquêtes. Cet incident me détermina. Il ne faut pas, me dis-je, laiſſer un avantage à la moins complaiſante peut-être; & changeant de batterie, je m'addreſſai à l'indiſcrette Couſine. L'exemple opéroit; je réuſſis avec la derniere facilité. Mes mains licentieuſes parcouroient mille appas ſans ſe fixer à aucun: point d'obſtacles; les portes du Palais de la volupté s'ouvroient: j'y fut introduit. Quel raviſſement! Elles en ſoupirerent; l'une de plaiſir & l'autre de regret.

Elle avoit tort, ſon ardeur ranima la mienne, & je ceignis mon front d'un double myrthe. Avec quelle uſure mes careſſes me furent rendues! Mon ami, ſi le Grand Seigneur avoit tous les ans une nuit pareille, il ſeroit le plus heureux de tous les Potentats.

Je ne te dirai pas que je me gardai bien d'attendre que le jour vint m'éclairer au milieu de mes deux aimables Maîtreſſes. Après avoir regagné mon appartement, je laiſſai le ſommeil, couronner mes exploits, & prendre la place de l'amour.

Il étoit dix heures, & je dormois encore. La plus jeune des deux Couſines vint me reveiller. Je l'attirai auprès de moi; une douce langueur paroiſſoit dans ſes yeux: je les vis ſe couvrir de ces larmes voluptueuſes, compagnes de l'ivreſſe des amours; l'aimable nonchalance avec laquelle elle céda, ajouta encore des charmes au plaiſir; la vivacité prit bientôt chez elle la place de cette timide complaiſance. Il falloit jouir rapidement de ces inſtans, que nous ne pouvions prolonger à notre gré: nous n'en perdîmes rien. Elle s'échappa de mes bras, & je me levai glorieux. Perſonne ne s'étoit apperçu de ſon abſence, & je parus ſans que l'on ſe doutât de la viſite que j'avois reçue.

Les regards des deux Couſines ſe confondoient ſur moi; ils exprimoient l'ardeur des deſirs, & l'attente de la volupté. Sur le ſoir, nous nous égarâmes dans des boſquets aſſez peu éloignés de la maiſon; quel avant goût de félicité leur ſombre retraite nous procura! Que de ſoupirs s'unirent ſur nos lévres! Le Soleil ſe couchoit dans un lit éclatant; ſes rayons obliques teignoient les nuages d'une couleur de pourpre étincelante; non je ne connois rien qui ajoute une nuance plus flatteuſe au plaiſir, que le ſpectacle de la nature.

Le ſouper fut des plus gai, & la nuit une répétition de la précédente. Le lendemain je fus réveillé de grand matin par un Domeſtique qui m'inſtruiſit du départ des Couſines. L'Officier venoit d'apprendre que le feu avoit pris chez lui, & que ſa préſence y étoit abſolument néceſſaire, non pour éteindre l'incendie qui l'étoit déjà, mais afin de réparer les dommages qu'un pareil accident cauſe toujours. Je me levai promptement, & trouvai l'Officier prêt à partir. Il me fit ſes adieux, & m'invita en même temps à lui ſacrifier quelques-uns des jours que je devois encore avoir à moi. Je le promis; & l'air des deux Couſines me dit combien elles en ſeroient charmées.

Il s'en fallut peu que je ne ſatisfiſſe à ma promeſſe; mon Hôte fut obligé d'aller à la Ville trois jours après; il me rappella l'invitation de ſon ami: j'allois y répondre, lorſque je reçus cette Lettre:

Voici ſix jours, mon cher ami, que tu es abſent; j'en ai compté toutes les heures & tous les momens. Quel temps perdu! Ma mere partit avant-hier pour un voyage de huit jours: les laiſſeras-tu paſſer à ton amie dans la ſolitude? On m'avoit bien dit que les plaiſirs qui nous attachent à vous ſi ſortement, ſont ſur votre eſprit un effet tout contraire. Dis, dois-je faire avec toi l'épreuve de la vérité de cette mavime? J'aurois été bien trompée; j'ai cru ſerrer nos chaînes, & donner un aliment à ta paſſion: j'aurois peut-être mieux fait de te cacher que j'y fuſſe ſenſible, mais je ne m'en repens pas. Mon ami eſtgénéreux. Il ſe ſouviendra que c'eſt à moi qu'il a engagé ſon cœur; qu'il a les prémices de mes affections, & je ne crains pas qu'il change, puiſqu'il m'éprouve ſi fidelle. Je t'attend demain dans ce boudoir, témoin fréquent de ta ſatisfaction & de la mienne. Tout m'y rappelle des inſtans .... Ah! ne me ſais point de réponſe, mais viens.

Cette Lettre me remplit ſi entiérement de Mademoiſelle Dulis, que malgré la perſpective que m'offroit un ſéjour dans la maiſon des deux Couſines, je me refuſai aux plaiſirs qui m'y attendoient; & prétextant une affaire indiſpenſable, je partis.

La campagne de Madame Dulis, dont je t'ai parlé au commencement de mon Hiſtoire, & où j'avois accompagné ſa Fille, ſe trouve ſur la route qui me conduiſoit à la Ville. En approchant, je rencontrai un des Fermiers, à qui je demandai ſi ſa jeune Maîtreſſe étoit à la campagne; il me répondit, qu'elle étoit venue le matin, & qu'il l'y croyoit encore. Cette nouvelle me fit grand plaiſir. Je formai ſur le champ le projet d'aller l'y ſurprendre. On arrivoit à la maiſon par une aſſez belle avenue; je me détournai, & prenant par un chemin bordé de hayes, où paſſoient les charretes, je parvins ſans pouvoir être apperçu,

Comme cette maiſon n'eſt qu'à demi-lieue de la Ville, j'y avois vû plus d'une fois Mademoiſelle Dulis. Auſſi la porte quoique fermée, ne l'étoit pas pour moi. Je traverſai doucement une antichambre, & m'arrêtant à la porte de la piéce où je la ſoupçonnois, j'examinai par un trou qui ſembloit fait exprès, à quoi elle s'occupoit, vis-à-vis de cette eſpèce de lentille de microſcope, étoit un canapé, ſur lequel je vis Mademoiſelle Dulis. Elle n'étoit pas ſeule, mon ami; entre les bras de mon Profeſſeur, dans le plus ample déſordre, la perfide lui prodiguoit les plus tendres carreſſes; jamais elle ne m'avoit traité ſi affectueuſement. Baiſers flatteurs, aimable emportement, noms voluptueux, tout fut mis en uſage, & bientôt je n'entendis plus que le doux murmure des ſoupirs. Quel ſpectacle pour moi! je fus prêt vingt fois à entrer, & à les couvrir l'un & l'autre de la confuſion qu'ils méritoient. Je l'aurois fait ſans doute, ſi je n'euſſe entendu la voix du jeune Dulis, qui venoit en chantant, il leur donna le temps de ſe remettre, & à moi, celui de m'avancer vers l'entrée, comme ſi je ne faiſois que d'arriver.

Il fut ſurpris de me trouver-là; je lui expliquai en deux mots par quel haſard il m'y rencontroit, & nous entrâmes enſemble. Tu juges bien, qu'après ce que je venois de voir, je ne devois pas être tranquille. Mademoiſelle Dulis étoit devenue rouge en me voyant; mon air altéré, & mes regards hautains n'étoient pas propres à la remettre: Je me hâtai de la délivrer de ma préſence.

Enflé par mes ſuccès, cette aventure me rendoit furieux. Je me promis de ne plus la revoir, & j'euſſe bien fait; cependant dès que le moment où elle pouvoit être de retour fut arrivé, je courus chez elle.

Il eſt vrai qu'elle ne dût pas être fort ſatisfaite de cette viſite; je lui fis les plus durs reproches, & lui dis les choſes les plus outrageantes. Ce fut envain qu'elle voulut m'attendrir par des priéres & des plaintes. Je ne répondis à ſes diſcours que par d'amères ironies, & des ſarcaſmes ſanglants. Elle voulut me ſerrer dans ſes bras; je la repouſſai avec une eſpèce d'horreur, & la laiſſai fondant en larmes.

Nous ſommes bien ſinguliers; ſi Mademoiſelle Dulis avoit ſçu toutes les infidélités que je lui avois faites, j'en aurois obtenu un pardon facile. Que dis-je? Peut-être elle m'en auroit aimé davantage. Les hommes & les femmes ſe jugent mutuellement. D'où vient les femmes ſont-elles charmées de voir pluſieurs d'entr'elles, de leur avis, ſur le mérite de celui qu'elles aiment, & pourquoi leur faiſons-nous un crime de ne pas s'en tenir au ſentiment d'un ſeul, ſur le pouvoir de leurs charmes? Aurions-nous plus d'amourpropre qu'elles?

Quatre jours s'étoient écoulés, & je n'avois point vû Mademoiſelle Dulis. Les ſoirs, au lieu d'aller chez elle, je me promenois dans notre jardin; j'y rêvois à ſa trahiſon: lorſque j'entendis du bruit dans une eſpèce de berçeau qui étoit vers le fond. Je voulus voir ce qui le cauſoit; à peine y fus-je entré, que je me ſentis embraſſer. Tu devines ſans peine à cette action, que c'étoit Mademoiſelle Dulis; je n'eſſayai que foiblement de m'en débarraſſer: elle me connoiſſoit trop, pour ne pas ſçavoir que mon tempérament ſouffroit de notre querelle, ſurtout n'ayant perſonne pour la remplacer; elle me fit aſſeoir, & s'aſſit elle-même ſur mes genoux: ſa gorge étoit découverte; elle m'obligeoit à la baiſer, & m'accabloit de careſſes. Dans ces momens, ſans tenter ſa juſtification: „Laiſſe-moi dumoins, me diſoit-elle, croire que „tu ne me hais pas; ne te refuſe pas „à mon empreſſement. Il étoit un “temps où tu me faiſois les mêmes “prieres, j'ai cédé, ſeras-tu moins “facile?

Qu'on trouve un jeune homme de dix-huit ans, qui puiſſe réſiſter à d'auſſi douces attaques; qu'on le trouve, & je conviendrai que j'eus tort de me rendre. Mes tranſports excités ne pouvoient plus s'augmenter, je n'en étois plus le maître. Ma vivacité ſembla diminuer la ſienne. Je compris qu'elle vouloit ſe ménager la gloire, de s'être laiſſé dérober des faveurs qu'elle venoit m'offrir. Je la contentai.

Nous renouâmes donc. Mais quelle différence de nous à nous! Ce n'étoit préciſément qu'au feu de l'âge qu'elle devoit mes viſites; je lui faiſois des reproches: je manquois aux rendez vous qu'elle me donnoit: ſouvent je contrariois ſes volontés, & toujours les plaiſirs que je goûtois avec elle, étoient ſuivis d'une froideur qui amena bien-tôt le dégoût.

Trop indolent, pour faire naître des occafions qui ne ſe préſentoient point: je ne fis plus d'autre Maîtreſſe, & je paſſai le reſte de l'année à me brouiller, & à me raccommoder avec Mademoiſelle Dulis.

Dans cette intervalle, j'appris que les deux Couſines s'alloient marier. On ſe diſoit tous bas, que les époux n'avoient pas attendu de l'être pour en avoir les droits. Je n'en fus point étonné.

Je fus plus ſurpris d'une autre nouvelle. J'avois entretenu une coreſpondance avec l'aimable fille du vieux Gentilhomme dont je t'ai parlé, par le moyen de ſon frere. Elle duroit depuis quatre mois; ſi dans ce temps-là j'avois fait quelques traités de morale, j'y aurois inſéré en ſa faveur un chapitre de la conſtance des femmes; je me ſerois trop preſſé. Il y avoit quinze jours que je n'avois reçu de ſa part aucune épître, lorſque le bruit ſe répandit qu'un jeune Militaire, qui étoit venu voir le Château comme voiſin, l'avoit enlevée. Je n'en crus rien d'abord, mais ce bruit fut trop bien confirmé, pour que je puſſe en douter long-temps.

Le mois d'Août vint; j'en vis approcher le milieu avec plaiſir: c'étoit le terme de ma carrière littéraire. J'allois jouir enfin d'une entière liberté; & cette idée me flattoit infiniment.

Quelqu'un qui dût attendre, au moins avec autant d'impatience que moi, la ſin du coursy ce fut mon Profeſſeur. Depuis que je l'eus ſurpris avec Mademoiſelle Dulis tête-à-tête à la campagne, je pris un ton d'inſolence avec lui, qui lui fit ſentir mon avantage. Il étoit bouillant, emporté, & je le pouſſois à bout vingt fois par jour. Ce ne fut pas tout; le dernier jour arrivé, j'en exigeai une ample atteſtation, d'exactitude, & ſur-tout de docilité, que je lui dictai moi-même.

Je quittai Mademoiſelle Dulis ſans regret; & de ſon côté, je crois qu'elle n'en eut guères à me voir partir. Elle pleura, il eſt vrai, mais je pleurai auſſi, & je t'aſſure que ma douleur étoit des moins profondes.

Depuis que je ſuis de retour à Paris, tu ſçais que tout mon plaiſir a été celui que donne le commerce d'un ami tel que toi. Je ne ſçais, tout m'attire auprès des femmes, & rien ne m'y attache. Elles ſont la plûpart ſi coquettes, ſi capricieuſes!

Tu me mandes que tu ſeras ici dans un mois. Ce temps eſt bien long, tâche de l'abréger; conſerve ta ſanté, mon ami, aime- moi toujours. Adieu.

P. S. Je fus hier aux Thuilleries; j'y vis Madame Moranval. Elle ſe promenoit au milieu d'une Croix de Saint Louis & d'un Abbé: je penſe qu'elle m'a reconnu; mais apparemment ma vûe ne lui a pas fait plaiſir, car elle n'a plus repaſſé dans l'allée où j'étois. Ma ſœur ne la voit plus depuis ſon mariage, parce que, pour bonnes raiſons, on ne l'invita point à la nôce.

L'Abbé paroiſſoit rempli de cette attention que l'on a pour l'objet de ſes feux; il m'a ſemblé qu'on recevoit ſes ſoins avec reconnoiſſance. On m'a dit qu'il étoit très-bien avec le mari, qui le conſidéroit beaucoup. Monſieur Moranval a raiſon; l'Abbé lui rend plus de ſervices qu'il ne penſe.

Fin de la premiere Partie.

LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE ***

NON, Madame, ce que j'ai fait pour l'amitié, je ne le refuſerai pas à l'amour; complaiſant pour mon ami, je ſuis l'eſclave de ma Maîtreſſe; vos deſirs ſeront toujours mes Loix.

J'avois prié Gar .... de me garder le ſecret; il ne m'a pas tenu parole: je lui pardonne. Son indiſcrétion me fournit l'occaſion de vous témoigner mon dévouement.

Ne me jugez pas ſur mes aventures, Madame, ou plutôt voyez que vrai Caméléon, l'objet de mon attachement a décidé mon caractère; & ſongez que je vous adore.

Point de grands traits de morale; point de belles diſſertations ſur la vertu; point de brillant étalage de ſentimens: mes actions dégraderoient mes maximes, & j'aurois un ridicule de plus, ſans avoir un défaut de moins. Des faits contés ſans emphaſes, quelques occaſions ſaiſies à propos: voilà mon hiſtoire.

Que ne puis-je atteindre à la manière de l'Auteur charmant , que vous admirez tous les jours! Les Recueils ſcientifiques de nos doctes Perſonnages ſont l'hiſtoire de l'eſprit; ſes écrits ſont l'hiſtoire du cœur. Ah! l'un eſt bien inférieur à l'autre.

Vous me pardonnez cet accès d'enthouſiaſme: je continue mon récit.

J'avois rencontré, Madame Moranval aux Thuilleries, comme je le marque en P. S. à mon ami: je l'y vis encore quelques jours après; elle étoit aſſiſe dans la grande allée: je fus prendre une place auprès d'elle. A peine fus je aſſis, qu'elle m'adreſſa la parole, & me demanda des nouvelles de ma ſœur & de toute ma famille. Je répondis à ſes queſtions, & mes réponſes ayant eu le bonheur de plaire à M. Moranval qui étoit avec elle; il m'invita gracieuſement à profiter de l'agrément d'une ſociété peu nombreuſe, à la vérité, mais qui valoit bien mieux qu'une grande, par la maniere dont elle étoit compoſée. Un coup d'œil, dont adame Moranval appuya l'invitation de ſon mari, contribua plus à me déterminer que ce vain bavardage.

Je fus le jour ſuivant de fort bonne heure chez Madame Moranval. On ſortoit de table. Son mari, avec le Marquis de l'Arc, faiſoit une partie de Trictrac; elle, appuyée ſur un balcon, regardoit dans un Jardin. Les premiers complimens faits, je me plaçai à côté d'elle. „Je vous ſçais bon “gré de votre exactitude. Jouez-vous ... Non Madame, je me reprocherois d'employer ſi mal les “momens que le ſort me permet de “paſſer près de vous ... Comment, “vous vous ſouvenez encore?.. “De ce que vous avez oublié? Oui “Madame, mon cœur conſerve précieuſement ... Quoi tout de bon? “mais vous êtes donc un Céladon “nouveau; comment depuis deux “ans? ... Il eſt vrai, Madame, & “vous avez lieu d'en être ſurpriſe: je “ne croyois cependant pas que l'on “pût effacer de ſa mémoire.. “Oui, l'on ſe ſouvient toujours... “tenez parlons d'autre choſe.. “Voilà M. l'Abbé qui vient, nous “allons jouer une partie ... Je vous “demande pardon Madame, j'imaginois vous dire quelque choſe d'intéreſſant. Venez, l'Abbé, dit elle, “en s'avançant vers lui, voici un jeune “Cavalier, avec qui nous allons faire “un brelan; ne le jouez-vous pas?.. “Tout ce qu'il vous plaira, Madame.

M. l'Abbé avoit fait une légère révérence; mordu ſa lévre inférieure, & s'étoit radouci la phiſionomie pour complimenter Madame, qui avoit ſouri à ſa fleurette; M. de Moranval, ſans quitter le cornet, lui avoit pris la main, en diſant, bon jour mon ami. Le Marquis s'étoit incliné ſans rien dire, en faiſant même la grimace; & moi après les politeſſes d'uſage, j'avois aidé à compter des jettons ſur une table: nous voilà au jeu. „Prenez garde, Monſieur, me dit le Marquis, “vous avez affaire à forte partie; “Madame s'entend avec M. l'Abbé, “& M. l'Abbé eſt Grec.

Il avoit raiſon, l'Abbé jouoit ſerré, alloit avec un ſeul as contre la Dame, & ſe trouvoit toujours trente-un en main contre moi. Dans un moment de diſtraction, j'avois avancé mes pieds ſous la table; Madame Moranval qui cherchoit ceux de l'Abbé, ſe trompa; l'Abbé de ſon côté prit les miens pour ceux de ſa Maîtreſſe & tous les deux me les preſſerent fort tendrement: je les regardai; ils me parurent cruellement embarraſſés. Des Amans devroientils jamais jouer avec un tiers?

Le jeu fini, on m'invita à venir prendre ma revanche le lendemain; M. de l'Arc s'offrit à me ramener, & nous laiſsâmes M. l'Abbé avec les Maîtres de la Maiſon. „Que dites-vous de ce M. l'Abbé, me dit-il, quand nous fûmes enſemble? „Ne vous ai-je “pas dit qu'il étoit grec? Mais, répondis-je, il a peu gagné: d'ailleurs il haſarde aſſez.... avec Madame Moranval; mais avec vous, je gagerois “bien qu'il n'a jamais été qu'avec la “plus grande probabilité du gain. Ce “bon Moranval, il s'imagine que ſa “Femme & ſon Abbé ....Comment?.... Vous n'avez pas vû que “l'Abbé eſt au mieux, avec Madame Moranval? Il n'y a que vous & “ſon mari à qui cela ne ſaute pas aux “yeux....Quoi vous croyez que “Madame .... Entre nous, c'eſt une “des plus franches coquettes de Paris. “Oh! je la démaſquerai..Son “Abbé eſt le plus fat, & le plus impertinent perſonnage....Je veux “vous en donner le divertiſſement. “Ils ſont invités à venir paſſer quelques jours à ma campagne: ſoyez “de la partie. Je promis, & nous “nous ſéparâmes.

Me voilà donc encore en concurrence avec un Abbé, me dis-je, lorſque je fus ſeul. Que vous êtes changée, Mademoiſelle Mathilde; cet air ingénu, ces diſcours naïfs, où ſontils? Ces yeux timides & modeſtes ſont devenus hardis; ce maintien réſervé, qui faiſoit paroître tant d'innocence: on ne peut pas s'y méprendre à préſent. Elle ne m'aime plus, au fond, que me fait ſon inconſtance? Rien certainement. Laiſſons-là donc recevoir tranquillement les hommages de ſa nouvelle conquête. Rompons le projet du Marquis; mais d'où me vient tant d'agitation? l'aimerois-je encore? Non, ce me ſemble .... Cependant j'aurai du plaiſir à la voir punir de ſa perfidie .... Oui, M. le Marquis, je ſuis des vôtres.

Dès que le moment d'aller chercher ma revanche fut venu, je me trouvai chez Madame Moranval. Tout ſe paſſa comme le jour précédent: nous perdîmes l'Abbé & moi: Madame, qui gagna tout, joua avec un agrément infini.

Je paſſe ſur quelques incidens légers, pour venir à l'hiſtoire de la campagne. Le jour du départ arrivé, Monſieur, Madame Moranval & l'Abbé, ſe mirent dans un carroſſe: le Marquis & moi, ſous pretexte d'aller tout préparer, nous montâmes dans un cabriolet, & prîmes les devans.

La Maiſon du Marquis eſt charmante; la Rivière en baigne les murs, & les appartemens ſont diſtribués d'une manière agréable & commode. Nous les parcourûmes; il me fit remarquer un cabinet de glaces le plus élégant du monde: on n'y voyoit d'autres meubles qu'un canapé que les glaces multiplioient gracieuſement; ce petit réduit paroiſſoit le ſéjour de la volupté, & l'aſyle des plaiſirs. Madame Moranval en aura la clef, me dit-il, deſcendons, ils doivent arriver inceſſamment.

Effectivement, l'inſtant d'après, nous entendîmes une voiture, c'étoit celle de nos gens. Le déjeûner étoit prêt; chacun y fit honneur ſuivant ſon appétit. Après ce déjeûner, on fit la viſite de la Maiſon, & chacun fut enchanté du cabinet des glaces. On ſe promena juſqu'au dîner, & après le dîner, notre Hôte nous dit, „je ne croirois “pas mériter que l'on me fit le plaiſir „de venir me voir, ſi l'on avoit une „entière liberté chez moi. Voici le ton “de ma Maiſon; chacun y eſt ſon “maître; on s'y lève quand on veut: „on ſe raſſemble pour dîner: on joue „ou l'on s'amuſe autrement. Si ces “Meſſieurs ſont chaſſeurs, ils pourront „ſe contenter.“ Moranval remercia; l'Abbé fit le mauvais plaiſant, ſur ce que ſon petit colet jureroit avec un fuſil; pour moi, ſelon les inſtructions que j'avois reçues, avant l'arrivée de la compagnie, je m'érigeai en amateur de la chaſſe. Madame continua-t'il, en s'adreſſant à la Moranval, vous voudrez bien accepter la clef de la petite pièce qui vous a plû; elle eſt faite pour vous: un portrait auſſi charmant que le vôtre, ne peut trop être répété. On ſe promena; l'on joua juſqu'au ſoir: & j'obſervai que M. de l'Arc ne quitta pas un inſtant Madame Moranval.

Après ſouper chacun ſe retira dans ſon appartement; attendez que je vienne vous prendre pour ſortir de chez vous, me dit le Marquis, en me quittant. J'avois l'eſprit dans une ſituation ſingulière; je n'aimois pas, & j'aurois voulu, ſinon être aimé, du moins ne point voir d'Amant à Madame Moranval. Ses agrémens ſe retraçoient dans mon imagination; c'étoit encore cette Mathilde, ſi jolie, ſi touchante, mais qui ne m'aimoit plus. Je fus long-temps à m'endormir; enfin le ſommeil s'empara de mes ſens. Il me ſembloit que je n'en goûtois la douceur que depuis un moment, lorſque le Marquis vint me réveiller bruſquement: levez-vous, me dit-il, & ſuivez moi.

Je fus étonné de voir qu'il étoit grand jour. Je m'habille à moitié & ſors à la hâte; il me conduifit par un eſcalier dérobé, & me fit entrer dans une chambre obſcure qu'il ouvrit trèsdoucement. Il me plaça devant un grand miroir, dans lequel d'abord je ne diſtinguai rien, mais les objets s'éclairciſſant peu-à-peu, je reconnus la diſpoſition du cabinet des glaces, & Madame Moranval ſur le ſopha. Surpris, j'allois me récrier; mon guide me mit la main ſur la bouche.

Dans une poſition voluptueuſe, mon ancienne Maîtreſſe en cherchoit une qui le fut davantage. Une jambe mignonne repoſoit mollement dans toute ſa longueur, tandis que l'autre ſuſpendue avec nonchalance, étaloit toutes les graces d'un pied des plus petits. Sa gorge aſſez découverte, pour faire ſouhaiter qu'elle le fut entièrement; ſes yeux qui parcouroient, pleins d'une douce langueur, les différentes manières dont elle étoit reproduite; c'eſt ainſi qu'on eût peint Vénus attendant Adonis; & ce portrait peut-être eût flatté la Déeſſe. A la figure de l'Amant près, Madame Moranval étoit dans la même circonſtance.

Nous vîmes la porte s'entrouvrir; M. l'Abbé entre doucement & la referme. On lui préſente une main qu'il baiſe avec ardeur; il parcourt des beautés qu'on abandonne à ſa paſſion. Quelles images de volupté répétoient ces glaces enchantereſſes! Je ne vous peindrai pas, Madame, les tranſports de ces deux Amans, ni l'excès de leurs plaiſirs: ils firent un tel effet ſur moi, que ſerrant la main à notre Hôte; je fis une exclamation qui les troubla; ils ſe levèrent de deſſus le canapé, prêtant de tous côtés une oreille attentive; ils parurent prêts à ſortir du cabinet, & le Marquis craignant une ſeconde indiſcrétion de ma part, me fit quitter notre perſpective.

„Vous êtes jaloux de l'Abbé, me „dit-il en chemin. Il eſt vrai, lui répondis-je, convenez qu'il eſt bien „heureux, & qu'il jouit d'une aimable femme... Eh! mais, ſi ſon bonheur vous tente, vous n'avez qu'à “dire ... S'il me tente .... ah! je „donnerois ... C'eſt aſſez: à demain. L'inſtant d'après je vis le Marquis que je venois de quitter, avec l'Abbé & ſa Maîtreſſe, dans le jardin.

Je tarde trop à vous expliquer, Madame, comment il ſe pouvoit faire que d'une piéce on vit tout ce qui ſe faiſoit dans l'autre: l'artifice eſt aiſé à comprendre. Une des glaces ſupérieures paſſoit du cabinet dans l'appartement adjacent qui n'avoit que fort peu de jour; elle jettoit les objets du cabinet ſur un grand miroir qui les réfléchiſſoit à ceux qui regardoient attentivement, dans le plus grand détail. Denis le Tyran avoit dans ſa maiſon un endroit où l'on ne pouvoit parler ſans être entendu; ici l'on voyoit juſqu'au moindre geſte; le premier étoit bien dangereux pour des mécontens, & le ſecond ne pouvoit guère nuire qu'à des Amans heureux.

Occupé des paroles du Marquis, je fus plus galant auprès de Madame Moranval; je pris auprès d'elle ce ton inſinuant & flateur, qui plaît ſouvent, & qui amuſe toujours. Tous les momens de la journée furent remplis, à la table, au jeu, ou à la promenade, & l'Abbé ne put profiter d'un ſeul inſtant de tête-à-tête.

Tout le monde étant retiré, le Marquis monta dans mon appartement avec moi. „Je vous ai pris en “amitié, me dit-il, votre caractère “me plaît; c'eſt ſans compliment, „ajoûta-t-il, voyant que j'allois l'interrompre. Je vais vous en donner “une preuve... J'ai aimé Madame “Moranval, elle a répondu à ma paſſion; vous avez vû que l'Abbé a pris “ma place: ſi elle eut fait un autre “choix, je n'en aurois pas été fâché; “je ſens bien qu'à mon âge je ne ſuis “plus le fait d'une jeune femme; „mais je crois valoir encore mieux „qu'un Abbé. Il eſt vrai, lui dis je, „que les femmes les courent, je ne „ſçais pourquoi. Par la raiſon même „qu'ils n'ont rien de recommandable, „me répondit-il; les femmes qui dans “le fond n'en font pas grand cas, “n'imaginent pas qu'une autre puiſſe „être flatée de la conquête d'un Abbé: „il paroît donc un homme ſans occupation, & prêt à ſe donner tout entier à celle qui voudra bien le recevoir. Or, les femmes ſont toujours “bien-aiſes de poſſéder le cœur d'un „homme ſans partage: d'ailleurs on “les croit diſcrets, parce qu'ils ſont “obligés de l'être; quoique grace à “la dépravation de notre ſiécle, peu “de jeunes gens aient autant d'indiſcrétion qu'eux. Ajoûtez que ces déſeuvrés mortels ſont ſans ceſſe autour „des femmes, complaiſans, flateurs, “poſſédant toujours à merveille l'hiſtoire du jour & la chronique ſcandaleuſe; attendant avec opiniâtreté “le moment favorable, adroits à le „faire naître, prompts à le ſaiſir.... “J'interrompis M. de l'Arc; je gage „lui dis-je, que vous en aurez rencontré quelques-uns en chemin de “bonne fortune, & que c'eſt-là ce „qui vous irrite ſi fort contre le „corps entier. Non, en vérité, excepté auprès de Madame Moranval; “je n'ai jamais été remplacé, ni pré“cédé par aucun; j'ai même trouvé “dans cette claſſe des individus aimables & honêtes, mais j'en hais le “général; & dans le fait n'eſt-ce pas “une choſe ridicule qu'il n'y ait point “de compagnie où l'on ne trouve des „Abbés? Aucune jolie femme qui n'ait “le ſien? En public, en particulier, “toujours à ſes côtés; c'eſt ſon Sigisbée, ſon ſecond mari; c'eſt bien “plus encore, il décide le goût, fait “vouloir, renvoie le Laquais, choiſit „la femme de chambre, ordonne les “parties, arrange, diſpoſe de tout, “&, ce qu'un galant homme auroit „peine à obtenir après les plus longs „ſervices, eſt offert avec ardeur à ces „figures hermaphrodites. Mais finiſſons ſur leur chapitre, auſſi-bien ne “dirois-je pas tout ce que j'en penſe. “Vous ſçavez que Madame Moranval “a été ſéparée de ſon Abbé dans un „inſtant critique; ils doivent ſe trouver demain à la même heure au cabinet; votre rival n'aura garde d'y “venir: il a pris ce ſoir, ſans s'en „appercevoir, une potion qui le retiendra dans ſon lit au moins juſqu'à „deux heures; vous irez prendre ſa „place: uſez de votre avantage, je “ferai le guet; je vous promet d'écarter & le Mari & l'Amant lui-même “ſi quelque diable nous l'amenoit.

„Je voulus tourner ce qu'il me diſoit en plaiſanterie. Je vous parle ſérieuſement; vous manqueriez une „bonne fortune: faites ſentir que l'Abbé eſt arrêté: profitez du moment, „il lui ſera difficile de ſe défendre. Les „femmes ſurpriſes ſe défendent mal „des impudens, en tout autre cas, “cela peut être différent.

„A ce propos, il faut que je vous „raconte une aventure qui m'eſt arrivée, il y a ma foi près de 25 ans. Je „ſoupois chez un de mes amis avec une “Dame fort aimable; c'étoit une brune „piquante que j'accompagnai chez elle. “En chemin elle me parla de ſon mari; “il étoit toujours valétudinaire, & “d'un très-foible tempérament. Je la “plaignis en plaiſantant; elle prit parfaitement le badinage: nous arrivons, “je lui donne la main juſqu'à ſon appartement. Elle ſe fait deshabiller en „me faiſant des excuſes; on la met au „lit, je veux me retirer, elle me retient; nous cauſerons un moment “M. le Marquis: enfin, on nous laiſſe “ſeuls. Après quelques diſcours généraux, je crus le moment venu, & je “tentai l'aventure. Sans trop chercher „à ſe défendre, elle attrape un cordon “de ſonnette, le tire, une de ſes femmes vient; apportez, dit-elle, d'un “grand ſang froid, un verre d'eau à “la glace à Monſieur, il eſt échaufſé, „il en a beſoin.

“Le tour étoit cruel, dis-je, en „étouffant de rire; & comment vous “tirâtes-vous de-là? Je n'y pûs tenir: „je la quittai déconcerté & plus honteux qu'un Renard pris par une poule.... Et ſi pareille choſe m'alloit “arriver?... Vous n'avez rien à craindre: les circonſtances ne ſont pas les “mêmes. D'ailleurs, il n'eſt point de „ſonnettes dans le cabinet.... Convenez que c'eſt bien fait exprès, & que „ſi les glaces pouvoient parler..... Il „ſourit. Je vous empêche de repoſer; „il eſt tard, me dit-il, adieu.“

Je me couchai, réfléchiſſant à la poſition originale où je me trouvois. Le deſir, la crainte, l'eſpoir, une foule d'idées, qu'il m'eût été impoſſible de démêler, me laiſſerent dans un état difficile à définir.

Suivant ſa promeſſe, le Marquis me vint prendre; en avançant vers le cabinet, le cœur me battoit avec violence, j'en ouvris la porte en tremblant. Madame Moranval parut ſurpriſe en m'appercevant, eh! mon Dieu, c'eſt “vous, s'écria-t'elle.... Oui, Madame, je viens de renfermer M. “l'Abbé, M. le Marquis & votre époux „dans la Salle, où ils font un piquet; “je ne vous croyois pas ici, Madame, “& je ne puis trop me félicirer, que “le haſard m'ait auſſi bien ſervi.... “Vous ne lui aurez, je vous aſſure, pas beaucoup d'obligation. Je ne reſterai „pas ſeule avec vous (en minaudant)“ je ſçai trop combien il eſt dangéreux.... „Ah! Madame, quels inſtans vous „me rappellez; ſe peut-il que vous les „ayez ſi entiérement oubliés? ... Il „faut bien que non, puiſque je vous „en parle, mais aſſéyez-vous donc, “(me voyant toujours debout), j'obéis. S'il vous en ſouvient, Madame, “repris-je, je tenois votre main, (je “la lui ſerrai), j'oſois la preſſer de “mes lévres, (je la baiſai) tenez, Madame, mon cœur vouloit s'échapper de mon ſein, (je lui en fis ſentir “la palpitation). Quel doux nectar je „pûs cueillir ſur cette belle bouche!“ Elle rougit; je l'embraſſai. Cette gorge charmante: j'oſai... & que n'oſai-je pas? J'oubliai dans ſes bras qu'elle étoit infidelle & perfide, pour ne me ſouvenir que de ſa beauté.

Sortis de ce tendre délire, elle me raconta les particularités de ſon mariage. Sa mere l'avoit traitée avec beaucoup de dureté après nous avoir ſurpris; on l'avoit, pour ainſi dire, traînée à l'Autel: elle avoit épouſé M. Moranval, non-ſeulement ſans amour, mais même avec une eſpéce d'horreur: elle avoit d'abord ſouffert beaucoup avec lui; mais depuis elle avoit acquis tant d'empire ſur ſon eſprit, qu'elle étoit abſolument la Maîtreſſe. Enfin, elle me fit remarquer qu'il étoit temps d'aller délivrer mes Priſonniers. Je ne pus m'empêcher de rire: elle voulut ſçavoir dequoi, & je lui avouai bonnement que je m'étois ſervi de cette ruſe pour la tranquilliſer.

Elle en parut plus empreſſée à quitter le cabinet. Je remontai chez moi, où je trouvai le Marquis. Je vous fais mon compliment, me dit-il, me croirezvous une autrefois? Je fus fâché qu'il nous eût épié; j'avois compté qu'il veilleroit pour notre ſureté, & qu'il n'auroit pas le temps de nous examiner. „J'ai tremblé, continua-t-il, en vous voyant prendre un ſi “long détour; aſſurément vous con“noiſſiez déjà Madame Moranval: “vous n'auriez pas réuſſi avec une autre en vous conduiſant de même. “Il en ſçavoit trop pour lui cacher “quelque choſe, je lui contai mon “hiſtoire.

Après cette marque de confiance, je crus pouvoir exiger quelque choſe de la ſienne. „M'apprendrez-vous, “lui dis-je, par quel haſard vous “avez fait conſtruire un pareil cabinet, & qui vous en a donné l'idée? “Je n'ai rien à vous refuſer, me répondit-il, & il continua en ces “termes.

“Ce fut un pauvre Mathématicien “qui m'en fit concevoir le deſſein.“ Cet homme auſſi riche en ſçavoir, “que pauvre en moyens, s'étoit ruiné “à faire des expériences; je lui fourni de quoi ſatisfaire ſon goût, & “j'en ai bien été récompenſé: il m'a “laiſſé des choſes uniques.

“J'amenai ici une Nymphe de l'Opéra que j'avois alors, quelques temps “après que mon cabinet eut été achevé; “je lui en donnai la clef, comme je l'ai „toujours donnée à toutes les femmes. “Un matin que j'avois fait ſemblant „de vouloir aller rendre viſite à un “de nos voiſins, je vins me mettre “en embuſcade dans l'autre piéce où “aucun de mes gens n'eſt jamais entré. Je n'attendis pas long-temps; “ma Déeſſe parut avec mon Valet de “Chambre, & j'eus de quoi me convaincre de ſa fidélité.

“Cette avanture me dégoûta de “l'Opéra. Je voulus tâter de ces femmes qu'on nomme honnêtes, & “qu'on ſuppoſe fideles à leurs Amans, “parce qu'elles ne le ſont pas à leurs “maris. Madame d'Hancourt, à qui “j'offris mes vœux, avoit reçu ceux “d'un jeune Mouſquetaire; cepen“dant elle ne refuſa pas les miens. “Voyant que des progrès légers, comme ceux que je faiſois auprès d'elle, “annonçoient quelque obſtacle ſecret; “je voulus connoître mon Rival. J'arrangeai une partie de campagne, “dont fut M. de Lodi, c'étoit le nom “de ſon Amant, & celui qui m'inquiétoit davantage; au moyen de la “liberté que je lui laiſſai, j'eus bientôt la certitude de ce que je n'avois “fait que ſoupçonner. Mais le Mouſquetaire étant inopinément parti “pour Paris, je profitai de ſon abſence. Ayant un jour conduit la “cruelle d'Hancourt dans ce même “cabinet; je me plaignis ſi vivement “des tourmens qu'elle me faiſois “ſouffrir, que touchée de mon déſeſpoir: elle voulut bien le calmer. “De retour à Paris, le premier Amant “revint; on voulut le ménager; j'en “témoignai de la jalouſie, peut-être “l'auroit-elle quitté: j'aimai mieux la “quitter moi-même.

“Je fis une autre épreuve. La veuve d'un Conſeiller venoit paſſer la “belle ſaiſon près d'ici; elle étoit aimable, jeune encore. Je la voyois “ſouvent; que dire à une femme, ſi “on ne lui dit des douceurs? Elle affichoit la réſerve & la retenue; je pris “le ton d'un homme à ſentiment, & “dans un dialogue très-philoſophique “& dans le vrai goût de Platon, je “l'aſſurai d'un amour éternel. Elle ſe “fâcha de cet aveu, & me défendit “de prononcer jamais le mot d'amour devant elle. Toutes les fois “que je la voyois, elle me réitéroit “cette défenſe; je lui fit voir un jour „qu'elle vint chez moi, le cabinet “des glaces: elle en parut enchantée. “Le beau lieu! diſoit-elle; convenez “Madame, lui répondis-je, que ſi “vous n'aviez pas banni l'amour, il “ſeroit bien ici. Elle voulut me prouver que l'amour eſt une paſſion folle toujours ſuivie du repentir. Pour “me convaincre, il falloit faire une “longue diſſertation. Quand on parle “longtemps, il faut s'aſſeoir; vous “ſçavez qu'il n'y a pour tout ſiége “que le ſopha: elle ſe mit deſſus; “je pris place à ſes côtés: hélas! ma “modeſte veuve n'eut pas la force “d'achever ſon diſcours.

“Je me ſouviendrai toujours d'une “aventure comique, qui m'arriva “quelques-temps après. Je reçus la “viſite de la femme de l.. le “Financier; elle étoit avec un jeune “Poëte, qui avoit donné une piéce “aux François; comme il avoit eu “quelque réuſſite, il ſe crût bientôt “plus de nerf que Corneille, d'harmonie que Racine, & de feu que “Crébillon. Madame N... avoit “la clef du cabinet: elle y vint avec “l'Auteur. Je ne ſçais ſi elle avoit trop „uſé du pouvoir de ſes charmes, ou “ſi le pauvre diable avoit moins de “corps que d'eſprit. Je la vis le repouſſer avec une eſpéce de dédain; “& lui levant les yeux aux ciel en “Héros de Théâtre, il alla faire des „vers ſur ſon tragique accident; pour “moi, dès qu'il fut retiré, je ſortis “de ma guérite, & étant entré dans “le cabinet, je conſolai l'infortunée “N.. du peu d'énergie des “hommages de ſon frêle adorateur. “Ce fut une choſe plaiſante que la “ſcène muette qui ſe fit entr'eux à “table, auſſi bien que l'air contrit “de l'Eléve de Melpomène. On put “voir alors un Poëte humble. Je “pourrois vous raconter nombre d'hiſtoires dans le même goût, mais une “plus longue converſation donneroit “des ſoupçons à la Moranval.

Nous deſcendîmes dans la ſalle; n'y ayant trouvé perſonne, nous fûmes dans l'appartement de M. Moranval, où nous rencontrâmes ſa femme. Elle nous demanda avec beaucoup d'empreſſement des nouvelles de l'Abbé: nous lui dîmes que nous le croyons encore au lit. Je lui demandai, en la regardant malignement, ſi elle lui avoit donné quelque rendez-vous auquel il eût manqué; elle ſe déconcerta, & il me ſembla lire dans ſes yeux qu'elle l'accuſoit d'indiſcrétion, en même-temps qu'elle m'appelloit mauvais plaiſant.

Monſieur, Madame Moranval, le Marquis & moi, nous allâmes chez l'Abbé, qui dormoit encore trèsprofondément. En ouvrant les yeux, il ſe félicita d'avoir auſſi bien paſſé la nuit, & ayant apperçu Madame Moranval; “vous allez être en colère contre moi, “Madame, lui dit-il; mais en vérité... “Pourquoi Monſieur, en colère contre vous? répondit-elle.. Et “oui, oui, je vous avois promis... “& quand ... Vous rêvez M. l'Abbé, “répliqua-t-elle d'un ton indigné; “reveillez-vous, je vous prie. Meſſieurs laiſſons lui réprendre ſes ſens “& ſa raiſon. Deſcendons: elle ſortit de la chambre & nous entraîna.

Quelques temps après l'Abbé parut; on dîna. Madame Moranval le parcouroit d'un air de courroux, qui loin de l'humilier, ſembloit le rendre plus aſſuré; cette bravade la piqua réellement: elle tira ſur lui à boulets rouges; il ſe défendit d'abord aſſez bien; mais s'étant vû toute la compagnie ſur les bras, il ſe battit en retraite, & nous le pouſſâmes ſans quartier. Son orgueil fut terraſſé; l'orgueil eſt le côté foible par lequel on ne pardonne pas d'être attaqué: auſſi l'Abbé ſe voyant traité à outrance, dit quelques impertinences à Madame Moranval, que ſon mari n'entendit pas, & que nous eûmes la bonté de ne pas relever, & feignant après dîner des affaires à Paris, il partit ſans qu'on s'empreſsât beaucoup à le retenir. Nous reſtâmes huit jours à la campagne, après quoi nous revînmes à la Ville.

La grande paſſion de Madame Moranval, après la galanterie, étoit le jeu; elle y paſſoit un temps trèsconſidérable. J'y pris goût, & je devins bientôt un joueur déterminé. Ce fut même au point, que ſans m'en appercevoir, je m'éloignai d'elle; & que je fus remplacé avant de connoître que j'avois perdu ſes bonnes graces.

Son changement ne fit que gliſſer ſur moi; je n'aimois plus que le jeu. Je gagnai d'abord conſidérablement, mais dans peu je perdis tout, & le double avec. Quel Démon que celui du jeu! Je ne penſois, je ne rêvois plus que cartes. Le repos avoit fui loin de moi; je ne dormois plus la nuit, & le jour je n'étois bien que dans quelques unes de ces dangereuſes maiſons, qu'on appelle Académies; où les jeunes gens perdent ſouvent & leur honneur & leur ſanté, & où à coups ſûr ils dérangent leur fortune.

J'y fus un jour témoin d'un trait frappant. Un homme aſſez bien mis, jouoit depuis long-temps avec un guignon marqué, & perdoit conſidérablement; il paroiſſoit tranquille. Mais ſur un coup extrêmement piquant, & qui annonçoit une infortune décidée, ſon viſage s'altère; il ſe léve furieux, traverſe rapidement la Salle, & va frapper de la tête l'angle ſortant que formoit la cheminée. Il ſemble bondir deſſus, fait cinq ou ſix pas à reculons, & vient tomber à mes pieds. Il ſe releve, retombe. Son crâne étoit ouvert; ſes cheveux pleins de ſang. On le porta chez un Chirurgien, où malgré tous les ſecours, il mourut au bout de quelques heures.

Ce ſpectacle me fit horreur; mais on eſt accoutumé dans ces ſortes de lieux à des ſcènes infernales. Imaginez, Madame, une Aſſemblée de frénétiques tourmentés tour-à-tour par la crainte, l'eſpérance & le déſeſpoir, & vous aurez à peu près l'idée d'une Salle de Jeu.

L'un déchire les cartes, l'autre les mord: celui-ci ſe tord les bras, celui-là grince les dents: un Peintre qui voudra jamais travailler ſur le ſéjour des damnés, doit venir prendre des mémoires dans un tripot.

Le plus terrible de cette paſſion, c'eſt qu'elle vous occupe tout entier. Je perçai les nuits, m'allumai le ſang, & tombai malade. Mon pere qui m'aime tendrement, eut pour moi ces attentions qui caractériſent les ſoins paternels; je lui dûs la vie une ſeconde fois.

On me fit promettre de quitter le jeu; nous le remplaçâmes, un de mes amis & moi par les ſpectacles, amuſement honnête & décent, propre à former l'eſprit & le cœur, & plus utile aux mœurs, quoiqu'en diſent tous les Déclamateurs de l'Univers, que ces traités de morale volumineux, où l'on bâille bien plus qu'on ne s'inſtruit.

J'aimois la Comédie; mon ami l'Opéra: nous nous faiſions mutuellement le ſacrifice de nos goûts. Le jour de la repriſe de T... Je l'accompagnai; nous nous mîmes dans une loge, où avant-nous étoit une femme ſeule. A peine m'eût-elle entendu parler, que ſe retournant elle me regarda fixement.

Il me ſembloit que ſa phiſionomie ne m'étoit pas étrangere; mais je craignois de me tromper. „Monſieur, me dit „cette femme, ne ſeriez-vous pas le “Chevalier D...? Je balbutiai un oui, “pendant lequel l'ayant reconnue,“ ah! c'eſt Mademoiſelle Desforts, m'écriaije.

Vous vous rappellez, Madame, cette Maîtreſſe avec qui j'avois entretenu une ſi longue correſpondance, & qu'un Officier avoit enlevée à ſon pere, c'étoit elle à qui je parlois. Et par quel miracle, lui dis-je, vous rencontraije ici? Je vous en inſtruirai, me répondit-elle, venez demain dîner avec moi. Elle me donna ſon adreſſe.

L'Opéra me parut long, mon ami s'y amuſa beaucoup & le trouva divin, accoutumé à n'y rien entendre; je me rendis à ſon ſentiment; je voulois accompagner Mademoiſelle Desforts qui me pria de remettre la partie au lendemain.

Je volai chez elle; je la trouvai dans un appartement ſuperbe & du dernier goût. Dès qu'elle m'eût apperçu, elle ſe précipita dans mes bras, je l'y ſerrai avec ardeur, & nous fîmes une ſcène muette pleine de tendreſſe. Je reſpirois ſur ſa bouche l'haleine du plaiſir; elle fut émûe: l'émotion étoit encore faite pour elle, qu'elle me la communiqua promptement! Ah! laiſſe, me dit-elle, tu me fais mourir. Telle eſt l'expreſſion de la volupté. Je mourois moi-même, & mon ame s'exaloit en ſoupirs enflammés.

Ce fut ainſi que ſe paſſa le premier moment de notre entrevûe. Elle appella, on ſervit, & nous dînâmes. De temps en temps elle me prenoit la main qu'elle ſerroit avec force; je preſſois ſes genoux avec les miens. Il nous tardoit d'être libres.

Un bon dîner fait couler dans nos veines,
Des paſſions les ſemences ſoudaines.

“Viens, viens encore réaliſer mon „bonheur, me dit avec le ſourire des „graces, cette charmante Desforts; „près de toi mes ſens s'égarent: ils “cherchent le plaiſir.“ Qui pourroit réſiſter à d'auſſi douces inſtances! „Ah! tu m'as trahi, mais je t'aimai „toujours, lui répondis-je.“ Son ame étoit dans ſes yeux, que les deſirs enyvroient; la mienne étoit ſur mes lèvres. On fait rarement à l'amour des ſacrifices, qu'il puiſſe regarder d'un œil auſſi favorable.

Je brûlois d'envie de ſçavoir comment elle étoit à Paris, ce qui lui étoit arrivé depuis qu'elle avoit diſparu. Voici ce qu'elle me raconta.

“Quelques-temps après notre départ de la Ville, mon Pere qui aime „la chaſſe comme un Gentilhomme de “campagne, y rencontra un jeune “Officier, qu'il invita à ſouper. De “Ville, c'étoit ſon nom, avoit de ton „air, ne manquoit pas d'eſprit, & “me regarda de la manière la plus “paſſionnée. J'avois beau baiſſer les “yeux, ſi je les relevois un inſtant, je „rencontrois les ſiens. Il me dit mille „choſes flateuſes, & trouva le moment de me jurer un amour éternel. “Il devoit repartir inceſſamment pour „Paris; mon Pere lui fit promettre “de venir paſſer quelques jours avec „nous: il promit, & revint deux jours “après. Je ne te dirai pas que j'en fus “fâchée: il te reſſembloit; je l'avois “regardé avec plaiſir: je ſentis que je „le revoyois avec joie. La journée fut “ſatisfaiſante pour moi. De Ville fut “aux petits ſoins, & te rappella à „mon imagination. Après ſouper chacun monta dans ſa chambre; je me „retirai la dernière. Avant de me coucher, je relus ta dernière Lettre, „elle me ſembla ſi tendre...J'en „ſoupirai. Je me mis au lit; quel fut “mon étonnement! De Ville lui-même étoit à mes côtés. C'eſt le plus „amoureux des hommes, me diſoit-il, „raſſurez-vous. Je voulus crier ... “Qu'allez-vous faire, vous vous perdez. Je réſiſtai.... mais peut-on ré„ſiſter long-temps en pareil cas? Ton “idée, ſes careſſes, ah! ma raiſon „étoit confondue .... Il vainquit. La „faute faite, je la vis toute entière; je m'abandonnai à la douleur. Un „torrent de larmes couloit de mes „yeux; vainement il mit tout en uſa“ge pour me conſoler. Je me déſeſpérois ..... Je me voyois la fable du “public, la honte de ma famille, & “peut-être la victime de la colère pa“ternelle. Enfin, il épuiſa toute ſa “rhétorique, & finit par me propoſer “de m'emmener à Paris. Je ſaiſis ſon “idée & j'acceptai. De Ville en uſa “d'abord très-bien, mais il n'étoit pas „riche, & moins encore délicat. Il “parla de moi au Duc de... ſon Colonel. Le Duc vint un jour ſouper “chez nous, & mon indigne Amant „s'étant retiré, me livra à lui. Je „ſuis donc au Duc; généreux, complaiſant, il m'aime beaucoup. Il m'a „pris dernièrement une envie d'écrire „à mon Pere; je lui raconte mon hiſtoire avec toute la franchiſe poſſible, „ſans pourtant nommer le Duc; je “lui mande que j'ai quitté ſon nom, “& que déſormais il ne s'attende plus “à recevoir de mes Lettres.

„Pourquoi donc, lui dis-je, tu “peux redevenir une femme eſtimable; le Duc qui t'aime, peut te mettre en état de te paſſer de lui, tu pourrois alors.... Redevenir décente? Non, non, je ne crois pas “que l'envie m'en prenne de ſitôt... “Quoi! l'eſtime ... la conſidération? „Que veux-tu dire avec ton eſtime & “ta conſidération? L'une & l'autre „me manquent-t-elles? Compare une „femme honnête avec moi, & juge “laquelle de nous deux réuſſira le „plus facilement dans quelque entrepriſe que ce ſoit, auprès des Magiſtrats, des Prélats ou des Grands? „Depuis que je ſuis à Paris, j'ai fait “réuſſir vingt affaires, & placé dix “jeunes gens. J'ai eu des emplois pour „les uns, & des bénéfices pour les autres. Dans toutes ces occaſions, on “m'a mis des femmes en tête, car „les femmes ſe mêlent de tout, & “je l'ai toujours emporté. Qu'eſt-ce “que tout cela, ſi ce n'eſt des marques “d'eſtime & de conſidération? Tu me “diras que c'eſt le Duc que l'on regardoit en moi, je ſçais ce que je pourrois te répondre, mais quand cela „ſeroit, que m'importe? En aurai-je “moins joui, de tous les dehors de “cette eſtime, & de cette conſidération ſi ſenſibles? Que ſeroit mon „crédit comme honnête femme? Rien, „tant que je voudrois l'être ſtrictement; “& en vérité, pour ne l'être qu'à moitié, ce n'eſt pas la peine.“

Je ſouriois à tout ce beau diſcours. „Tu crois bonnement, repris-je, que „l'on t'eſtime, & que l'on te conſidère? ... Sans doute.... Eſſaie de „te trouver avec des femmes honnêtes, tu verras .... Quoi? les hommes paroître pleins d'attention pour „elles, & en avoir réellement pour „moi; leur adreſſer des complimens “qui veulent être paſſionnés, & qui “ne ſont que polis, tandis qu'ils me “lancent des regards mille fois plus „flateurs. Encore ſouvent ne ménagentils pas tant tes héroïnes. Il n'eſt „pas rare de voir dans une aſſemblée “mêlée de femmes de différens dégrés de vertu: il n'eſt, dis je, pas “rare de voir la foule autour de mes “pareilles. Je ſçais bien que les dragons d'honneur nous déchirent, nous „mépriſent; mais c'eſt un vice de „tempérament qui n'a rien d'étonnant chez les femmes; elles ſe haïſſent, ſe méſeſtiment toutes, & penſent de leurs meilleures amies ce „qu'elles diſent de nous. Nous ſommes „au fond bien dédommagées de leurs „vaines clameurs, par les éloges des “hommes; & de leurs mépris par les „confidences des malheureux qui vien„nent ſe conſoler dans nos bras. Crois-moi, d'ailleurs, il n'eſt peut-être pas „tant de différence entre une femme “eſtimée & une qui ne l'eſt pas. J'ai conſolé le Duc d'avoir une femme, & le “jeune Marquis de ...conſole la „Ducheſſe de n'avoir plus de mari. “Je voudrois bien ſçavoir pourquoi “la Ducheſſe ne ceſſe pas d'être eſtimable, & pourquoi je ne le ſuis “plus? Dis-moi, interrompis-je, le “Duc eſt-il informé de ce que tu me “dis-là? ... Je le tiens de lui. Oh! „c'eſt un bon mari, point formaliſte. “Je veux t'en faire faire connoiſſance, “il peut t'être utile.... A moi? ah! “bien obligé. Ne te fâche pas ſi je “te parle auſſi franchement; mais je “t'aſſure que je n'obtiendrai jamais „de graces par ſon canal. Je ſçais „bien que ce n'eſt plus la mode d'être „glorieux en pareil cas. Je ne ſuis “pas à la mode. Me fâcher, me répondit-elle, & pour quel ſujet? Tu “ne veux pas parvenir par le moyen “des femmes; je ſouhaite que tu „réuſſiſſe ſans elles; j'en doute cependant. Comment veux-tu qu'on devine le talent, ſi le ſujet n'eſt porté, & mis en ſituation de le faire „valoir? Vois Meſſieurs tels & tels; “l'un doit ſa fortune à ſa mere, l'autre à ſa femme, celui-ci à ſa ſœur, “celui-là à ſa couſine, & un autre à ſa “Maîtreſſe. De quelque trempe que “ſoit un génie, comment ſeroit-il poſſible qu'il ſe fit jour à travers cette “multitude innombrable de protégés “prônés ſur les toîts; ſi quelque petite “Maîtreſſe qui le rencontre par hazard, “ne le relevoit par pitié, & ne le ſoutenoit par orgueil? Au reſte de toutes les voies que tente le peuple “ſémillant, des prétendans à la fortune, il n'en eſt pas de plus honorable que celle des femmes. Non „aſſurément, repris-je, d'un ton ironique, pas même celle de la vertu... “Bon, la vertu, eſt-ce qu'on parvient “par là? ... Rarement; mais les ſectateurs idiots de cette chimère, ont „des opinions ſingulières; ils prétendent que la conſcience de leur droiture, & leur eſtime propre, les dédommagent bien amplement des caprices & des injures du ſort; ils “vont plus loin, ils diſent que les “marques extérieures de l'eſtime d'une “partie du public, que l'eſtime réelle „même du public entier, met bien „au-deſſous d'eux certaines perſonnes „qui ſe connoiſſent mieux qu'on ne „les connoît. Je conviens qu'ils ont „tort, que l'aiſance, de quelque manière qu'on l'acquiert, réconcilie „avec ſoi-même; mais .... malgré „moi je ſuis de leur avis. Ici je vis “le rouge colorer le viſage de la Deſforts: finiſſons, me dit-elle, cette “déſagréable diſpute, & parlons d'autre choſe.“

Je me tus, & nous prîmes des meſures pour nous revoir. Le Duc venoit ſouper avec elle trois fois la ſemaine; les autres jours me furent réſervés.

L'amour occupa d'abord toute la capacité de l'ame de la Desforts; mais dans ſes ſoupers avec le Duc, ſoit pour s'étourdir, ſoit pour ſuivre ſon exemple, elle apprit à ſabler le Champagne comme un Allemand; & comme elle avoit imité le Duc, je la copiai au point que depuis tous nos ſoupers finiſſoient par noyer notre raiſon dans la liqueur vermeille de Sillery.

Elle étoit ſinguliérement folle dans cet état; & de mon côté, il me ſemble que j'étois fort gai. Un jour nous eûmes une diſpute, je ne ſçais trop à propos de quoi; mais comme je ne lui répondois qu'en ricanant, elle devint furieuſe. Elle me fit des menaces qui ne m'émurent point du tout; au contraire, je continuai de plus belle à faire le goguenard. Enfin, elle prit un couteau, & s'avança ſur moi pour m'en frapper. Son action me déconcerta peu dans l'état où j'étois, au moment où elle me portoit le coup qui perça mon habit & m'effleura le ſein: j'avançai devant elle un flambeau, à l'inſtant le feu prit à ſes cheveux; & l'enragée au lieu de l'éteindre, ſe mit à la fenêtre en criant à l'aſſaſſin. Ses cris me rendirent mon ſang froid, je deſcendis promptement; les Domeſtiques accoururent. J'étois dans la rue, où je fis un bon vœu de de ne plus revoir une auſſi extravagante Créature. La Desforts fit envain depuis pluſieurs tentatives pour notre raccommodement; j'y réſiſtai.

Quand mes Amourettes ont fini, mes Amis ou l'étude ont toujours profité de l'interregne: j'avois perdu de vue celui à qui j'ai adreſſé la premiere Partie de mon Hiſtoire. Nous nous rencontrâmes quelques temps après cette aventure. Je la lui racontai, il en rit beaucoup & me fit à ſon tour confidence de tous ſes faits & geſtes. Pour le punir de ſon indiſcrétion; je devrois vous inſtruire de ſa vie; mais vous connoîtriez ſon cœur comme le mien, cette prérogative m'eſt trop chere pour la partager.

Comme il étoit deſtiné au génie, il faiſoit un cours de Mathématique. J'avois quelque teinture de cette ſcience; il me prit envie de m'y perfectionner. Nous fûmes enſemble chez le même Maître; & je fis des progrès aſſez rapides pour m'encourager à continuer.

Notre Maître commun, que je n'avois pas inſtruit de mes premières études, en parut étonné. J'ai parlé de „vous, me dit-il un jour, à une Dame fort aimable, jadis mon Ecoliere „auſſi; elle ſeroit charmée de vous „connoître. Voulez-vous lui rendre „une viſite? Très-volontiers, repris-je ... Hé bien, nous irons demain, “.... Aujourd'hui ſi vous voulez .... „Non, elle nous attend demain.

Je fus préſenté à Madame de Broncourt, qui me reçut fort bien. Elle avoit avec elle un petit homme qui parloit ſans ceſſe, & j'apperçus qu'on me parcouroit avec attention. J'affectai l'air hypocrite que doit avoir un ſujet à l'examen; je parlai peu: elle me prit pour un penſeur, & le petit homme me regarda comme un ſot. Je fus invité à revenir, & l'on remercia beaucoup M. Léti, c'étoit le nom du Mathématicien.

Madame de Broncourt, qui avoit bien 30 ans, ne trompoit perſonne ſur ſon âge. Elle n'étoit pas mal, mais ſans grace. Belle peau, point de couleurs, taille élégante, & point de gorge; elle remédioit au premier de ces défauts par le rouge, & au ſecond par le ſoin extrême avec lequel elle cachoit ſon ſein. Tel étoit ſon portrait quant à l'extérieur. On ne pouvoit lui refuſer de l'eſprit, mais il étoit comme ſa perſonne, plus ſec que juſte, plus emphatique que gracieux; parlant vers, proſe; ſe croyant, avec un peu d'Algèbre & d'Aſtronomie, plus profonde que Newton, & plus habile que Caſſini. Veuve de bonne heure d'un homme fort riche & fort avare: elle avoit eu pendant ſa vie & depuis ſa mort, pluſieurs affaires de cœur; on voyoit encore à ſa ſuite de jeunes Proſélytes de l'art d'Euclide & d'Archimède; mais ſes diſcours éternels ſur la vertu, ſur l'empire que l'ame doit avoir ſur les ſens, fermoient la bouche à la critique.

Telle que je viens de la dépeindre, Madame de Broncourt, pouvoit paſſer pour une bonne fortune. Je la revis; elle étoit avec un Officier, petit Maître décidé; un Académicien, bavard impitoyable; deux Chymiſtes gravement taciturnes & le plus diſtrait de tous les Aſtronomes. On fit d'abord une comparaiſon neuve entre Newton & Deſcartes: on péſa leur ſyſtême; & le ſublime, l'immortel flambeau d'Albion, fut exalté à perte de vue ſur les débris du Temple, que le vulgaire des Sçavans, qui veulent comprendre ce qu'ils liſent, avoit élevé à la mémoire du Héros de l'évidence.

Au milieu de la converſation, l'Aſtronome l'interrompit. „Que dites-vous de l'ouvrage de M. de la C... „Madame ... eh! mais il eſt aſſez “bon ... oui, il y a des démonſtrations ... & vous? je ſuis entiérement de votre avis, Madame.

Juſqu'ici les deux Chymiſtes n'avoient pas dit un mot, l'un des deux parut ſortir de ſa l'éthargie; „Sthall, “divin Sthall, s'écria-t-il; quel “homme! Madame, quel homme! „il a connu les vrais principes chymiques; il a vu la nature dans ſon “atelier. Nous n'avons plus perſonne à préſent, le ſiécle..Vous „avez, répondit la Dame, M. R... “il paſſe pour habile, & l'eſt effectivement... Oui, mais Sthall, Sthall... “& il retomba dans ſon aſſoupiſſement.

“Il eſt vrai, reprit Madame de “Broncourt, que le ſiécle eſt bien dégénéré; il n'eſt plus d'hommes, plus „d'ouvrages: tout eſt colifichet. Un “Auteur a-t-il rangé un grand nombre de matieres dans l'ordre qu'il “ſuppoſe naturel; a-t-il ſemé çà & “là quelques réſlexions ſuperficielles “& couſu, le tout avec quelques “phraſes un peu ſaillantes, il croit “fermement avoir inſtruit ſon ſiécle; “il ſe regarde avec reſpect, & penſe “prouver que le feu du génie n'eſt “pas encore éteint.“ Dès le commencement de la phraſe de la Maîtreſſe de la maiſon; l'Académicien rougit. Il avoit fait un Livre, & comptoit ſur une exception en ſa faveur; cependant il ne releva pas le propos de Madame de Broncourt. L'Officier l'interrompit; „ah! Madame, “permettez, nous avons dans certains genres des génies pleins d'élégance & de gentilleſſe. Pour les “Spectacles; l'Opéra-comique, par “exemple, c'eſt une découverte de “notre ſiécle. Nous ne nous appercevons pas que Racine ni Corneille “nous manquent. Car enfin, abjurons ce reſpect outré que l'on porte “à l'antique, une Ariette ne vaut-elle pas bien certaines ſcènes de nos “grands Tragiques? Ces jeunes filles qui diſent de ſi jolies choſes, ſi “naturelles ...“ ah! que c'eſt beau les rues; la molleſſe qui repoſe avec les maux; l'abſence & la gêne, que l'on ſouffre ſans peine quand on aime bien.

“Je vous abandonne tout le reſte, “dans quoi nous n'avons plus, il eſt “vrai, que des Auteurs nains, avortons; mais grace pour le Spectacle “de la Nation.... Oui de la Nation, “ajoûta-t-il, voyant que l'on ſourioit; “la Tragédie eſt Grecque, l'Opéra-comique eſt François, & né en France comme Deſcartes; mais à propos, je ſuis chargé d'en faire réuſſir un aujourd'hui; Madame, Meſſieurs, vous voudrez bien excuſer... “& il ſortit“. C'étoit à peu près l'heure où des Gens de Lettres, ſont cenſés devoir rentrer dans leur cabinet: auſſi mes Sçavans défilèrent l'un après l'autre, & je reſtai ſeul avec Madame de Broncourt. Je voulus l'inſtant d'après les imiter: elle me retint.

“Quelque choſe de preſſant vous appelle-t-il ailleurs? ... Je craignois, “Madame, de vous incommoder ... „Reſtez, vous ne m'incommodez “point

Les Perſonnages qui venoient de nous quitter firent le ſujet de notre entretien: elle m'en fit l'hiſtoire critique, parla légérement de leurs connoiſſances, & s'étendit modeſtement ſur les ſiennes. Elle avoit, diſoit-elle, ſecoué le joug injuſte que les hommes veulent impoſer à ſon ſexe, en le condamnant à l'ignorance & à la futilité. Elle s'étoit à la vérité aſſujettie aux ridicules de la mode, parce qu'elle ſçavoit qu'on ne lui pardonneroit jamais de les fronder par un uſage contraire; mais la mode n'étoit qu'extérieure, & en s'y ſoumettant, on lui permettoit d'en penſer ſelon ſes principes, (c'étoit ainſi qu'elle excuſoit ce vernis de coquetterie répandu ſur toutes ſes actions). Elle s'étendit enſuite ſur les avantages de la ſcience, qui conſoloit de tout, cauſoit les plaiſirs les plus vifs, rappelloit le paſſé, fixoit le préſent, & tranſportoit notre exiſtence dans l'avenir; ſur-tout plaçoit l'ame ſur un trône élevé au deſſus des paſſions, à qui elle commandoit comme à ſes eſclaves.

J'ai remarqué depuis, que cette dernière phraſe étoit preſque toujours le terme où aboutiſſoit toutes les converſations de Madame de Broncourt. Elle s'étoit fait une réputation de vertu, comme bien des gens s'en font de bravoure, en diſant à tout le monde qu'ils ſont braves.

Elle me demanda ſi j'avois quelque teinture d'Aſtronomie, je lui répondis que non: „j'en ſuis fâchée, dit-elle, “nous aurions fait quelques obſervations enſemble. Ah! Madame, repris-je, je n'ai jamais auſſi vivement „ſenti quel tort peut faire l'ignorance, que dans une occaſion où elle me „prive du bonheur de paſſer quelques „inſtans auprès de vous.“

Les Sçavans & les Sçavantes ſurtout, aiment la louange. C'eſt un parfum délicieux qu'ils reſpirent à longs traits, & dont ils s'enyvrent avec une volupté modeſte. Madame de Broncourt, ſenſible à mon compliment, me dit que peu de jours ſuffiroient pour me donner des connoiſſances, qu'elle ſe feroit un plaiſir de perfectionner. Je lui témoignai ma reconnoiſſance autant par mes regards que par mes diſcours, & ſi elle ne répondit pas aux uns d'une manière bien déciſive, elle parut aſſez ſatisfaite des autres, pour m'engager à prendre inceſſamment de M. Léti les premières leçons.

Le lendemain j'en parlai à M. Léti, “vous allez donc obſerver? me dit-il, “je l'avois prévu. Qu'entendez vous “par-là? Moi? Rien... Mais Qu'avez-vous prévu? ... Ce que vous dites, que Madame de Broncourt vous „aſſocieroit à ſes obſervations.... „Après?.. Prenons notre leçon, Monſieur, & dépêchez-vous d'être aſſez „inſtruit.“ Il ſourit malignement.

J'appris en aſſez peu de temps l'état du Ciel d'une manière paſſable, & je rendis compte à Madame de Broncourt de mes progrès. Elle en parut charmée, & pour les accélérer, elle me communiqua un recueil rempli des détails élémentaires, qu'elle-même avoit rédigés. Je l'emportai chez moi, & ce fut en le liſant que je m'éclairai un peu ſur le compte de ma docte Maîtreſſe. J'y trouvai cette Lettre originale.

Madame,

Vous me faites tort en me reprochant que je ne vous aime pas. Notre ame étant faite pour être touchée de ce qui eſt beau, il eſt clair qu'elle doit l'aimer, dès qu'elle le connoit. Or, j'ai l'honneur de vous connoître, vous êtes douée d'une beauté parfaite, il eſt donc évident que je dois être touché de la beauté de vos appas, & que je vous aime. C. Q. F. D.

Oui, Madame, je vous aimerai toute ma vie, & je n'aimerai que vous, & comme Archimède fit graver ſur ſon tombeau une ſphère circonſcrite à un cylindre, je ferai mettre ſur le mien un cube, ſur lequel on verra un cercle avec ſa tangente; le cube ſera l'emblême de mon immuable ardeur, & le cercle que la tangente ne peut toucher que dans un ſeul point, repréſentera mon cœur, que l'amour n'aura pu toucher que pour vos ſeuis attraits. Marculfe.

Je demandai à M. Léti s'il connoiſſoit le nom de Marculfe.... „ M. “Marculfe? je le connois, & Madadame de Broncourt auſſi. Ils ont obſervé long-temps enſemble. Son Pere “l'a rappellé en Allemagne, & je vous “crois deſtiné à le remplacer. Il me “regarda. Léti connoiſſoit le Monde “mieux que les Mathématiciens ne le „connoiſſent ordinairement.“

Cette rencontre me rendit moins timide. La Société de Madame de Broncourt contenoit auſſi des Poëtes, & je fis encore mes preuves dans ce genre, par des déclarations rimées; Madame de Broncourt les reçut aſſez favorablement, pour me perſuader qu'elle les avoit entendues, quoi qu'elle n'en fit pas ſemblant. Certains regards, qui dans le temps où l'on avoit du monde, me diſtinguoient du reſte de la compagnie; des ſouris d'approbation pour tout ce qui partoit de ma muſe, que ſçais-je encore? Je me perſuadai que je pouvois bien n'être pas haï.

Voici comment je fus confirmé dans mon idée. Les Poëtes qui compoſoient la petite Académie de Madame de Broncourt, avoient entrepris de s'exercer dans tous les genres de Vers; on avoit commencé par des Chanſons, des Epigrammes, des Rondeaux, des Ballades, des Sonnets, &c. & l'on prétendoit pouſſer juſqu'aux PoëmeEpique. C'eſt de-là que viennent de temps à autre cette foule d'ouvrages qui inondent la Ville. Il n'y pas long-temps qu'on en étoit aux Héroïdes; vous ſçavez, Madame, avec quelle fureur le Public les a vû ſe répandre. C'eſt à preſent le règne des OpérasComiques, & des Epîtres Philoſophiques. Dans le temps dont je vous parle, les Contes étoient en vogue. Chacun choiſiſſoit ſon ſujet, je fus le premier à en préſenter, & voici le mien.

LE CONSEIL MAL SUIVI CONTE.

VEUVE à ſeize ans d'un vieil mari,
L'aimable Iris, dans le fonds d'un bocage,
Avec plaiſir en ſon cœur attendri,
D'un jeune amant gravoit la douce image.
Novice en amoureux plaiſirs,
Elle n'avoit de ſon ménage
Nuls agréables ſouvenirs
Pour s'occuper dans ſon veuvage;
Las un vieillard glacé, glace auſſi les deſirs.
A ſeize ans novice! à cet âge!
Après ſix mois de mariage!
Ah! les femmes de ce temps-ci
N'ont pas à craindre un tel ſort, Dieu merci.
Tant-mieux, dira quelqu'un, c'eſt pour en faire uſage,
Qu'à ſeize ans on a des appas;
N'eſt-ce pas être fou, que de ſe croire ſage,
Poſſédant un tréſor, de ne s'en ſervir pas?
Mon Iris raiſonnoit peut-être ainſi tout bas.
Gazons fleuris, coves où ſommeille
Un jeune objet, dont le cœur veille;
Confidens de ſes vœux, de ſes tendres projets
Vous vous taiſez ſur ſes diſcours ſecrets.
Iris habitoit un village
Aſſez éloigné de Paris;
Comme Dame de haut parage.
Elle voyoit un antique Marquis,
Seigneur haut & puiſſant d'un fief du voiſinage,
Conſidéré dans le pays,
Aimant la joie, & dans ſon hermitage
Ayant toujours quelques amis.
Il avoit invité Damis.
Damis étoit un perſonnage
Fort ſingulier, moitié fou, moitié ſage:
Tour-à-tour tendre amant & léger papillon.
Tantôt bruyant plumet, tantôt grave Caton.
Il avoit ſur-tout un ſiſtême,
Pas trop nouveau, mais bien d'une ſottiſe extrême:
Il prétendoit que dès qu'une beauté,
Soit dévote, prude ou coquette
Avoit une fois écouté
Et fait réponſe à la fleurette;
Son but étoit, ... ce que tous mes Lecteurs
Devineront ſans être grands docteurs.
D'ailleurs d'un très-bon caractere,
Et le plus aimable garçon....
Du plus grand air... du meilleur ton..
Figurez-vous l'Amour en Mouſquetaire.
En arrivant dans ce canton
Il apperçoit Iris, rêvant ſur le gazon,
Admire ſon gentil corſage
et les graces de ſon viſage.
Sa perſonne à ſon tour, frappa les yeux d'Iris.
„Voilà ſans doute un hôte du Marquis,
Dit-elle, „il eſt très-bien, faiſons une viſite
“Au voiſin, je veux voir ſi ce beau Cavalier
“En bonne mine auroit tout ſon mérite,
“Il faut un peu l'étudier.
Elle vient, un beau rouge en entrant la colore,
Damis qui la regarde avec attention,
Par ſes regards l'augmente encore;
Ils ſont ſeuls un moment, heureuſe occaſion!
Damis lui jure qu'il l'adore;
Elle paroît ſurpriſe, & ſon émotion
De charmes nouveaux la décore.
Jadis en pareil cas, on rougiſſoit toujours,
Défaut paſſé de mode ainſi que le myſtère;
Mais ce qu'on a continué de faire,
C'eſt qu'elle crut Damis, & qu'au bout de deux jours
Elle lui répondit. Les échos de Cithère
Firent dès-lors leur principale affaire,
De répéter à cent petits amours,
Leurs ſermens de s'aimer, & leurs tendres diſcours.
Se trouvoient-ils en compagnie,
On ſe ſerroit la main, on ſe parloit des yeux,
Quel langage a plus d'énergie,
Pour deux cœurs bien épris qu'Amour veut rendre heureux!
J'ai prévenu le Lecteur bénévole
Sur les vices de mon héros;
Il avoit la tête un peu folle,
Où ſont-ils ceux qui n'ont point de défauts?
Or certain jour qu'il vit Iris chez elle,
Il la trouva ſi piquante, ſi belle,
Que .... l'on m'entend aſſurément.
Mais ſoit qu'il s'y prit mal, ſoit que dans ce moment,
Iris eut réſolu de ſe montrer cruelle,
Soit grimace, tempérament,
Ou par vertu, comme bien d'autres femmes;
(Car je déclare hautement
Que je crois fort à la vertu des Dames)
Il fut repouſſé vertement,
On lui reprocha vivement
Son entrepriſe criminelle.
Damis réfléchit un inſtant,
Changea de ton, & lui dit tendrement,
„A mes deſirs, ſoyez toujours rébelle
“Oui, l'amour, belle Iris, demande un “aliment
“Entretenu par l'eſpérance
“L'ingrat meurt dans la jouiſſance:
“Des liens d'une vive ardeur;
„Pourquoi faut-il qu'on ſe dégage?
“Je ſuis heureux, j'ai votre cœur,
“Je ne le ſerai plus ſi j'obtiens davantage.
Un auſſi ſot propos peut donner de l'humeur;
Auſſi d'Iris il échauffa la bile;
“Monſieur, répondit-elle, il me ſera facile
De vous conſerver ce bonheur,
“Votre conſeil m'étoit fort inutile,
“Il vous fait un peu trop d'honneur.
Damis ſe tut. Que dire? une affreuſe migraine,
Ce mal ſi familier près de quelqu'un qui gêne,
Termina bientôt l'entretien,
Elle congédia le galand. Et fit bien;
Que ne retenoit-il ſa langue?
Pourquoi lui faiſoit-il cette inepte harangue?
Pourquoi? Cenſeur, je n'en ſais rien.
J'ai copié ceci d'un manuſcrit gothique
Qui ſe tait ſur tous ces points-là;
Et quant à moi, qui ne me pique
Que de bien copier, je le ſuis en cela.
J'aime l'exactitude, & jamais je n'altère;
Un Ecrivain hardi vous auroit ſans myſtère
Mis du ſien au récit, il l'auroit arrangé;
Il l'eut brodé, tronqué, changé:
Mais quoi, chacun n'a pas les talens de V...
Cependant de Damis la naiſſante faveur
Perdit beaucoup dans cette circonſtance,
On ne recevoit plus ſes ſoins qu'avec froideur,
Diſtraction ou nonchalance.
Venoit-il voir Iris,
Elle eſt, répondoit-on, ſortie, elle repoſe,
Un autre jour c'étoit une autre choſe,
Il étoit ſûr de ne pas être admis.
On dit qu'alors, c'eſt un très-bon ſyſtême
De ne point perdre de terrein,
De ne rien voir, d'aller toujours ſon train,
Sauf un meilleur avis, je penſerois de même.
Mons Damis du ſuccès ſe prétendoit certain,
En pratiquant juſqu'à la fin
Cette maxime non pareille.
Auſſi ſans prendre garde au mépris, au dédain,
Qu'on avoit eu pour lui la veille,
Il revenoit le lendemain.
Ami Lecteur, vous ſavez qu'au Village
On n'eſt pas entouré de l'immenſe Equipage
Qu'à la ville on fait tant valoir;
Vous ſavez que l'on peut aller matin & ſoir
Dans toutes les maiſons ſans trouver à la porte,
Un large Suiſſe à barbe forte,
Qui vous ſifle, & ſon Maître, & ceux qui vont le voir;
Et ſans être obligé de percer la cohorte
De vingt faquins, fainéans par devoir,
Et payés par un ſot pour lui ſervir d'eſcorte.
Claude lui ſeul eſt Cuiſinier,
Portier, Laquais & Palfrenier;
Enſuite on a Marthe ou Liſette,
Qui ſert de façon de Soubrette,
Et voilà tout. Un beau matin Damis,
Comme entre gens de connoiſſance,
A la Campagne il eſt permis,
De s'écarter un peu de la triſte décence:
Vertu nouvelle inconnue entre amis.
Damis donc un matin, s'en va chez ſa Déeſſe.
Liſette étoit abſente, & ſa belle Maîtreſſe
Dormoit alors tranquillement.
L'Amant uſant du privilége,
Pénètre dans l'appartement.
Il faiſoit chaud, un ſein plus blanc que neige,
Un col d'albâtre, un bras charmant,
S'offrent d'abord à ſa vue enchantée;
Il les conſidère un moment;
Mais à ces doux objets ſon ame eſt tranſportée.
Il s'agite, il ſoupire; Iris au même inſtant
Se réveille, le voit, dans ſon lit ſe rejette,
Parcourt Damis des yeux; & demeure muette
De colère ou d'étonnement.
A ſes genoux tomba, le bon Apôtre;
„Ah pouvez-vous, lui dit-il, triſtement,
„Par vos rigueurs percer cruellement
“Un cœur qu'amour pour toujours a fait „vôtre,
“Vous que ce cœur adore, objet cher ...
„Vous, m'aimer?
“Vous qui jamais n'avez ſçu m'eſtimer
“Dont les diſcours offenſans pour ma „gloire,
“M'ont laiſſé voir le plus lâche ſoupçon.
“Vous m'aimez? Vous? je ne le ſçaurois “croire,
Lui répondit Iris. Eh! perdez la mémoire
„De cet inſtant où privé de raiſon,
“Je pus vous offenſer, lui répliqua le Sire,
“Charmante Iris, un inſtant de délire
„Sur votre eſprit aura-t-il plus de poids
Qu'un mois entier de ma perſévérance?
Il lui ſerroit le boût des doigts.
“Laiſſez, Monſieur, il n'eſt pas d'apparence
“Qu'on ait ſitôt oublié vos avis.
“Quelle perte pour vous, s'ils n'étoient “pas ſuivis!
“Laiſſez. Alors pourtant avec molleſſe,
Elle tâchoit de retirer ſa main,
Lorſque l'amour qui ſe montra ſoudain,
Fut pour l'Amant. Qu'auroit fait la Maîtreſſe?
Il décida même pour un baiſer:
Iris envain voulut le refuſer,
Le ſcélérat. L'Amour ce petit traître,
De ce baiſer, fit un baiſer ſi doux,
Qu'adieu dépit, adieu haine & courroux,
Du cœur d'Iris il ſe rendit ſeul maître:
Pleurs précieux qui craignent de paroître;
Soupirs éteints, vifs tranſports retenus,
Tendres regards, déſirs qu'on ſent renaître,
Qu'on veut cacher. O! trop heureux Damis!
De ces inſtans il connut tout le prix,
Roſes & lys, ſa main voluptueuſe
Put à ſon gré cueillir facilement;
De Cupidon la cour tumultueuſe
Couvrit de fleurs & l'un & l'autre amant.
Rien n'y manqua: tendre raviſſement,
Ardens tranſports, langueur délicieuſe;
Combien ce jour s'écoula promptement!
On ſe quitta, mais ce fut pour attendre
Un lendemain; Cloton le ſila d'or,
Et le ſuivant, & plus d'un autre encor.
Mais enfin à Paris, Damis devoit ſe rendre;
Son Iris qu'il juroit d'adorer conſtamment,
Iris ſuivit un amant jeune & tendre.
Peut-on ſe défier d'un amoureux ſerment?
Dans un premier amour porte-t-on la prudence
Juſques à ſoupçonner ſon Amant d'inconſtance?
Devoit-il la quitter? non; il le fit pourtant;
Lucinde moins aimable, enflamma le volage,
Iris piquée au vif d'un ſi ſenſible outrage,
En reproches amers exhala ſon courroux.
“Eh! belle Iris, de quoi vous plaignez-vous?
Lui dit Damis, uſant de tout ſon avantage,
“Vous avez négligé mon conſeil, entre “nous;
„Pourquoi ceſſer d'être cruelle?
Le monſtre! Iris ſentit l'amour s'éteindre en elle,
Le meſura des yeux, ſans daigner lui parler,
Lui fit la moue, & ſut ſe conſoler
Entre les bras d'un amant plus fidelle.

Comme je connoiſſois les beaux Eſprits, je ne fus point leur dupe. Les louanges dont ils me comblerent à l'envi, me firent connoître que mon Conte ne valoit pas grand choſe; mais je fus bien plus encore convaincu de ſa médiocrité, dès qu'ils eurent voulu me perſuader de le faire imprimer chez J... avec Eſtampe, Vignettes & Cul-de-lampe. Je réſiſtai, & c'eſt plus à l'indulgence que vous m'avez toujours témoignée, qu'à mon amour propre, que vous en devrez la lecture.

En général, ce n'eſt que dans leurs Ouvrages qu'il faut voir nos Auteurs; ils ſont preſque toujours inſoutenables dans la Société. Narciſſes incorrigibles, rarement ils excuſent des défauts dans les autres, & jamais ils ne pardonnent le ridicule. Avides d'une vaine fumée qu'ils appellent la gloire; il n'eſt intrigues ſourdes, manœuvres indignes, baſſeſſes mépriſables, qu'ils ne ſoient capables de faire pour en acquérir; ce qui eſt aſſez étonnant, puiſqu'au fond de leur ame, il n'eſt aucun d'eux qui ne s'adjuge ſans façon la première place. Peut-être leur orgueil eſt-il bleſſé de voir que tout le monde ne ſoit pas de leur avis, ou peut-être la prédilection intérieure dont ils s'honorent, a-t'elle beſoin de porter ſur l'eſtime de ceux qui les entourent. On pourroit même croire que leur paſſion pour la renommée tient à ces deux idées, puiſque pour être leur ennemi, il ne faut que dire du bien de leurs rivaux, ou poſſéder l'eſpèce de mérite auquel ils prétendent. Liſez leurs écrits: c'eſt la vertu, la raiſon, l'humanité, dont ils défendent la cauſe. Voyez-les de près: vous êtes tout étonné de trouver des hommes ſans mœurs, ſans principes, de francs charlatans, qui font parade d'un vain babil, & qui dans le fait, n'ont d'autre Dieu que leur intérêt perſonnel, qui de la même bouche dont ils ont vanté la modération & la probité, déchirent & calomnient leurs Confrères; & ſi comme dans le ſiècle des Scaliger, des Cardan & des Muret, ils ne ſe traitent pas préciſément de fous, de fripons, de bêtes, d'Athées, & de deſcendans des Concitoyens de Loth, le Public n'y perd rien. Un malheureux n'empoiſonne pas moins ſûrement, en frottant de miel les bords de la coupe qui contient le breuvage mortel; encore ne faut-il pas tant prôner leur retenue, depuis qu'un des premiers d'entr'eux a ſi bien ſçu allier dans les petites gaités qu'il nous a données, le perſiflage du petit Maître le plus élégant, aux injures les plus groſſières d'un Matelot Hollandois, ou d'un Porte-faix de la nouvelle Halle.

Cependant j'avois pris une ſorte de conſiſtance dans l'aréopage Littéraire; & Madame de Broncourt me jugeant des connoiſſances ſuffiſantes en Aſtronomie, déſigna le grand jour où nous devions obſerver enſemble. Il étoit à-peu-près dix heures & demi du ſoir, lorſque nous montâmes à l'Obſervatoire formé par une terraſſe d'environ dix pas de long ſur huit ou neuf de large. Avant d'y arriver, on rencontroit un petit appartement mieux meublé que les Cabinets des Aſtronomes ordinaires; on y voyoit parmi les Aſtrolabes, les Globes, les Lunettes, les Microſcopes, & les autres inſtrumens de Mathématiques qui en tapiſſoient les murs; quelques Eſtampes fort gaies, une Ottomane, & deux chaiſes longues chargées de couſſins.

En y entrant, Madame de Broncourt, qui ſe trouvoit fatiguée, ſe jetta ſur ſon Ottomane, tandis qu'avec la bougie, j'examinois les ornemens de ce joli réduit. Par haſard ou autrement, la lumière s'éteignit entre mes mains, & nous nous trouvâmes dans l'obſcurité. Madame de Broncourt, que je croyois devoir me gronder, n'en fit rien; j'en fus fâché: car m'étant arrangé pour l'être, ſon ſilence déconcertoit toutes mes meſures. Il falloit pourtant nous rejoindre; „Madame, lui dis-je, voudriez„vous me donner la main? Je ne ſçais pas ce qu'elle me répondit, ni comment il arriva, que ce ne fut pas ſa main que je rencontrai; mais ma maladreſſe, dont elle ne ſe plaignit point, étoit d'un genre à me mériter toute ſon indignation, ſi j'euſſe cherché à la réparer autrement qu'en la pouſſant à bout. J'eus preſque honte de la ſacilité avec laquelle cette femme, ſi fort au-deſſus des paſſions, cédoit à la mienne. A moins qu'elle ne crut conſerver toute ſa ſublimité, par un certain air digne, & par le ſilence conſtant qu'elle gardoit dans les plus doux momens. Il étoit tel, que ſans quelques ſoupirs qui lui échapperent, il n'auroit tenu qu'à moi de me croire en bonne fortune avec la Maîtreſſe de Pigmalion.

Quand nous fûmes un peu revenus à nous mêmes, ma ſilentieuſe Déeſſe tira d'une petite armoire, tout ce qu'il falloit pour rallumer la bougie; & lorſqu'à la clarté je voulus lui témoigner ma reconnoiſſance par mes carreſſes: „Prudence, diſcrétion & fidé„lité; j'ai juré de les réconcilier avec “l'amour, me dit-elle: Chevalier, „ſoyez ſage, on peut nous épier, & „cette lumière nous trahir vous & „moi.“ Je me le tins pour dit. Nous deſcendîmes gravement; & quand je lui donnai le bon-ſoir, elle m'indiqua tout haut, un autre jour de la ſemaine pour continuer ce que nous avions commencé.

Une Comette nouvelle qui paroiſſoit alors ſur l'horiſon, fourniſſoit un prétexte à nos fréquentes obſervations. Bientôt nous en eûmes une ſuite fort honnête. Madame de Broncourt me parut y prendre goût; je m'en apperçus aux paroles entrecoupées, à quelques démonſtrations vives & tendres, qu'elle ne pouvoit plus retenir dans certains inſtans de l'obſervation, & ſurtout au ton froid qu'elle prenoit avec moi, pendant que nous étions en cercle.

L'Extérieur compoſé que l'on emploie pour cacher une intrigue, eſt un reſſort uſé qui ne trompe plus perſonne. Il eſt impoſſible qu'après un temps, on ne démente ſon air ſévère, au moins par une politeſſe pour celui qu'on aime; or, cette ſimple politeſſe, indifférente à l'égard d'un autre, frappe quand elle s'adreſſe à quelqu'un que l'on affecte de maltraiter; en outre il eſt des momens où, malgré ſes réſolutions, la Prude la plus réſervée va, par un coup d'œil animé, réveiller la volupté dans le cœur de ſon Amant, & la curioſité dans l'eſprit de la compagnie. On penſe volontiers le mal dans le ſiécle où nous ſommes: il n'en faut pas davantage pour faire naître des doutes: on interroge, on corrompt les Domeſtiques, on vous épie; & bientôt les ſoupçons ſe changent en certitude.

Quoiqu'il en ſoit de la manière dont ma bonne fortune fut découverte, elle le fut; & un beau jour ma ſavante Maîtreſſe fut nichée dans un flon-flon , & moi côte-à-côte avec elle. Un des beaux Eſprits de notre Société, vint le lui communiquer en confidence, & en ſe récriant ſur une abomination de cette eſpèce; nous ſûmes depuis qu'il en étoit l'auteur.

L'Idole de Madame de Broncourt, après ou avant le plaiſir, je n'oſerois décider, étoit la réputation. Le Vaudeville avoit porté quelqu'atteinte à la ſienne; elle crut que j'avois parlé: les obſervations ceſſerent; l'ennui vint ſe peindre ſur ſa phiſionomie, & quant à moi, je me laſſai ſi fort des converſations frivoles ou pédanteſques, & ſouvent l'un & l'autre du ſénat lettré; que je m'en retirai inſenſiblement, ſans que l'on parut avoir envie de me retenir. Pour comble de bonheur, M. Marculfe revint tout à propos; je lui cédai la place, & je deſcendis du trône plus gaiement que je n'y étois monté.

Ce fut à-peu près vers ce temps-là, que m'arriva cette aventure, que je puis bien nommer heureuſe, puiſque c'eſt elle qui m'a procuré le bonheur de vous connoître. Vous en ſçavez déja le fond, Madame; mais comme vous m'avez ordonné l'exactitude & la ſincérité, je vais la reprendre d'un peu plus haut, & vous en donner tous les détails.

Un jour que j'allois chez Mademoiſelle Desforts, je rencontrai ſur l'eſcalier une petite fille qui pleuroit. Je lui demandai ce qu'elle avoit, elle me répondit qu'elle avoit faim; je lui dis qu'il falloit demander à ſa Mere de quoi manger. „Ma Mere, répliqua-t'elle, a faim auſſi bien que „moi, nous n'avons point de pain.“ Cette réponſe me pénétra; j'entrai chez Mademoiſelle Desforts, & je lui fis part, le cœur ſerré, de ce que je venois d'entendre. Mon récit la toucha; ce jeune enfant qu'elle connoiſſoit, demeuroit avec ſa Mere au ſixieme; nous y montâmes. Vous retraceraije le tableau de misère affreuſe dont nous fûmes ſpectateurs! Dans un coin de grenier, étoit un réduit fait avec de vieilles planches. La porte n'en étoit pas fermée; pour tout meuble, nous y apperçûmes un tas de paille briſée, un pot à l'eau dont les bords caſſés, avoient été rejoints avec du fil d'archal, deux aſſietes, & un teſt de plat: ſur la paille, une femme à demi-couverte de haillons, relevoit péniblement ſa tête, & s'appuyoit ſur ſon coude pour nous conſidérer: ſes yeux paroiſſoient deſſéchés; on voyoit la trace profonde de ſes larmes le long de ſes joues avalées; ſa peau jaune & livide, laiſſoit percer la forme de ſes os: la petite fille remontée avant nous, couchée à ſes pieds, appelloit en pleurant ſa mere; elle ne lui répondoit pas; elle ne nous dit rien à nous-mêmes.

Au premier aſpect de cette ſcène d'horreur, Mademoiſelle Desforts fit un cri, elle vouloit parler à cette femme. „Mademoiſelle, lui dis je, ce “ne ſont pas des conſolations, ce ſont „des ſecours qu'il faut ici.“ Je vuidai ma bourſe ſur les genoux de la malheureuſe à qui mon action ne fit pas interrompre ſon ſilence, mais ſa poitrine ſe gonfla d'une manière violente dont je craignis les ſuites: je pris la main de Mademoiſelle Desforts; nous redeſcendimes: & elle donna des ordres preſſans à ſes gens, pour le ſoulagement de ces déplorables victimes de l'indigence. Ils trouvèrent la Mere verſant un torrent de larmes, & l'enfant qui tâchoit de les eſſuyer avec ſes petites mains; ils leur firent prendre quelques gouttes de vin à l'une & à l'autre, & enſuite un peu de bouillon, & quand ces Eſtomachs furent accoutumés au liquide, on leur donna d'autres alimens, qui au bout de quelques jours les rétablirent tout-à fait.

Je m'informois avec ſoin, lorſque je voyois Mademoiſelle Desforts, de l'état de cette pauvre famille. Une fois elle ne m'en donna pas d'autres nouvelles que de l'envoyer chercher. la Mere vint, qui me remercia avec beaucoup de décence, & qui ſur la première queſtion que je lui fis, me conta ſon Hiſtoire.

Elle étoit née à vingt ou vingt-cinq lieues de Paris. Son Pere & ſa Mere, morts preſqu'en même temps, l'avoient laiſſée orpheline dès l'âge de quatorze ans. Une de ſes Tantes, l'appella dans la Capitale où elle demeuroit, & la plaça auprès d'une Dame, dans l'année de ſon arrivée. Jeune & jolie, le fils de cette Dame en étoit devenu amoureux. Ses tranſports, ſes préſens, la perſpective d'une voiture & d'une belle Maiſon, l'avoient déterminée à l'écouter. Dix-huit mois de jouiſſance, firent de ſon Amant un inconſtant qui l'abandonna. il eut des ſucceſſeurs, le dernier chéri tendrement, étoit mort depuis huit ans, lui laiſſant une fille & une penſion par ſon Teſtament. Des Parens avoient attaqué cet acte, qui fut caſſé, & la reſſource du travail lui reſta ſeule pour vivre. Elle en avoit ſubſiſté trois ans, comme elle avoit pu avec ſon enfant; mais une maladie longue & ſérieuſe, ayant conſumé tout ſon avoir; dans ſa convaleſcence, elle avoit été obligée de vendre pièce à pièce tous ſes meubles; bientôt elle s'étoit trouvée réduite à la plus cruelle extrêmité. Quelques perſonnes de ſa connoiſſance, à qui elle avoit fait écrire, n'avoient pas répondu; ſe voyant ſur le point de manquer de pain, elle avoit eu le courage de s'en paſſer trois jours, pour le réſerver à ſa fille, c'étoit dans le moment où il lui manquoit entiérement, que nous l'avions ſi genéreuſement aſſiſtée. „Ainſi, ajouta-t'elle, votre “bienfait ſi eſſentiel par lui-même, “devient d'un prix infini pour moi, “dans cette conjoncture, & ſera toujours au-deſſus de tout ce que je “pourrois entreprendre, pour vous “témoigner ma reconnoiſſance.“

Je louai beaucoup ſa piété maternelle. Mademoiſelle Desforts lui dit, que déſormais elle devoit être tranquile, qu'elle ne ſe borneroit pas au peu qu'elle avoit fait, qu'elle la prioit d'accepter un louis par mois, & le payement de ſon loyer, & que joint à ſon travail, ce léger ſecours l'empêcheroit d'être ſi gênée.

Vous avez vû comment & pourquoi je me brouillai avec Mademoiſelle Desforts. Quelques temps après notre rupture, je fus tout étonné de voir cette femme entrer chez moi. Je lui demandai ce qui l'amenoit. Elle me répondit qu'elle eſpéroit que je ne lui ſçaurois pas mauvais gré de ſa démarche, mais que la triſteſſe & le déſeſpoir de Mademoiſelle Desforts dont elle avoit été témoin, la pitié qu'elle lui inſpiroit, & ſa généroſité à ſon égard qu'elle n'oublieroit de ſa vie, l'avoient fait haſarder à me venir parler, qu'elle me conjuroit de la revoir, & de renouer avec elle, puiſqu'au fond, une extravagance amoureuſe portoit ſon excuſe auprès d'un Amant. Je lui dis que ma réſolution étoit priſe de rompre cette liaiſon ſans retour; que je connoiſſois mieux qu'elle le caractère de cette Demoiſelle, & que j'étois ſûr de ſon inclination à ſe conſoler d'un chagrin tel que celui que mon abſence pouvoit lui cauſer. Je la preſſai enſuite de me dire comment elle avoit été inſtruite de notre querelle. Elle m'apprit que les Domeſtiques accourus au bruit, avoient trouvés cette folle de Desforts, la tête encore en feu, que comme ces gens ne ſont pas fort ſecrets, une auſſi ſingulière circonſtance avoit fait éclat dans la Maiſon, & que tout le monde en parloit, les uns d'une manière, les autres d'une autre. (Jugez ſi cette petite particularité devoit fort m'engager à m'y remontrer) que s'étant préſentée à ſon ordinaire chez Mademoiſelle Desforts, d'auſſi loin que celle-ci l'avoit apperçue, elle lui avoit crié, je ne veux plus ni vous voir ni vous rien donner, après la manière dont votre beau Protecteur s'eſt conduit avec moi; qu'effectivement elle avoit tenu parole, mais que la douleur où elle ſçavoit ſa Bienfaitrice plongée, lui avoit fait prendre de ſon chef la liberté de venir eſſayer de me fléchir en ſa faveur. Je la raſſurai de nouveau ſur le chapitre de la triſteſſe; j'ajoûtai que j'étois fâché de ce que notre brouillerie empêchoit Mademoiſelle Desforts de faire une bonne action, & je lui promis que je m'en chargerois moi-même, & continuerois la petite penſion qui lui avoit été faite à mon occaſion.

Il faut que les actes gratuits d'humanité, ſoient bien rares dans notre ſiècle. Elle crut rêver en m'écoutant, & quand enfin elle ſe fut bien convaincue que ma promeſſe étoit trèsréelle & très-ſérieuſe, elle m'exprima ſa ſenſibilité avec le plus vif enthouſiaſme. Ses tranſports me toucherent: en vérité, j'eus honte du peu que je faiſois, & je m'en trouvai trop payé. Cette dépenſe n'étoit preſque rien pour moi: je ne jouois plus; je n'ai jamais acheté mes plaiſirs; & j'avois ainſi de l'argent de reſte.

Deux ans s'écoulèrent, pendant leſquels je fus exact envers ma penſionnaire. De temps à autre elle venoit me voir, & me conter ſes petites affaires. Un matin elle arriva d'un air miſtérieux. „Monſieur, me dit-elle, “je vais revenir dans un inſtant, voudriez-vous écarter votre Domeſtique, j'aurois beſoin de vous parler “en particulier & dans le plus grand “ſecret.“ Elle ſortit. J'appellai mon Laquais; je lui donnai aſſez de commiſſions pour l'occuper le reſte de la matinée, & lui défendis de rentrer, qu'il ne les eut toutes remplies.

Un demi-quart d'heure après la femme reparut. Elle s'aſſied, & me tint le diſcours ſuivant: Monſieur, vous êtes “mon ſoutien, mon appui, le plus „généreux des hommes, daignez m'écouter, (craignant d'être interrompue) les années s'amaſſent ſur ma “tête, bientôt je ne ſerai plus en état „de m'aider. Je ne veux pas abuſer de „vos bontés. Je vous dois tout; ma “vie, celle de ma fille. ... ma fille.“Dieu veuille qu'elle ſoit plus heureuſe que ſa Mère. Je l'ai élevé juſqu'ici dans une entière ſolitude. Il “y a trois jours que je la conduiſis au „Palais Royal. On nous ſuivit. Le “Courier de l'Envoyé de.... vint nous “faire de la part de ſon Maître, les „plus belles propoſitions; je les rejettai. Hier l'Envoyé lui-même eſt „venu chez nous les mains pleines „d'or & de bijoux. Que vous dirai-je. “Je lui demandai du temps, & ne „lui ôtai pas toute eſpérance. O! mon “Patron; je n'ai que Dorothée; elle “eſt gentille: la misère ne lui laiſſe “pas la liberté d'être vertueuſe: il faut „qu'elle m'acquitte, qu'elle s'acquitte „envers vous, avant de paſſer en „d'autres mains.“

Moins je m'attendois à une chute pareille, plus l'excès de ma ſurpriſe fut grand. Sa fille étoit reſtée dans mon anti-chambre; elle l'appella....

„Ma chere Dorothée, ſouviens-toi de ce que Monſieur a fait pour nous, je „te laiſſe avec lui; je viendrai te reprendre, & ſur le champ elle ſe retira.

Si le propos de la Mère m'avoit ſtupéfait, la beauté de la fille m'éblouit. De grands yeux noirs, pleins de feu; un teint de Lys & de Roſes; une petite bouche vermeille, plus fraîche que la fleur nouvelle; une haleine auſſi douce que l'odeur du Jaſmin; un cou blanc comme l'yvoire; des tréſors naiſſans, qui à la faveur d'une gaze claire, laiſſoient l'œil s'égarer voluptueuſement; une taille élégante; la jambe & le pied d'une Nymphe: jamais je n'ai vu un même objet raſſembler tant de charmes; & tous ces appas alloient avoir quinze ans dans huit jours: ainſi que me le dit Dorothée elle-même.

Elle m'avoit fait une grande révérence en rougiſſant, & en croiſant ſes beaux bras ſur ſon eſtomach. „Venez, “charmante Dorothée, dis-je, en lui “prenant une main: venez vous aſſeoir auprès de moi. Je remarquai “qu'elle trembloit; ne craignez rien, “quand je ſerois le plus féroce de “tous les hommes, votre regard m'adouciroit, & vous m'ôteriez bien “vîte le courage de vous faire du “mal“. Ah! Monſieur, me réponditelle, avec un ſon de voix qui alloit au cœur. „Ma Mere m'a dit ſouvent que vous aviez bien des bontés pour nous ... Des bontés ... “Ah! je ſuis en reſte avec elle ſi “vous voulez m'aimer. Dites, aimable Dorothée, voulez-vous m'aimer?... Ma Mere m'a recommandé de vous aimer beaucoup, “Monſieur .... Votre Mere vous a “recommandé,..& ſçavez-vous “pourquoi elle vous a amené ici?.. “Pour vous voir, Monſieur, nous “vous avons tant d'obligations! Elle “me diſoit qu'elle vouloit que je fuſſe “bien complaiſante avec vous; mais “je ne ſçais pas pourquoi elle étoit “toute troublée en m'habillant; il “m'a ſemblé qu'elle avoit les yeux “rouges, comme quelqu'un qui vient “de pleurer.

Son air ingénu, ſon minois gracieux & ce vernis d'innocence répandu ſur ſes paroles & ſur tous ſes geſtes, m'embraſerent violemment. Je pris ſur ſa bouche de corail un baiſer de flamme: elle ne ſe défendit pas. Ces pommes qui croiſſoient ſur l'arbre d'amour, je voulus les cueillir: elle me laiſſa faire; cependant elle n'étoit point émue, ſon cœur ne parloit pas: c'eſt ainſi que la jeune Syrinx ne fut qu'un froid roſeau entre les bras du Dieu des Bergers.

Entraîné par mes deſirs, je devins plus téméraire, & j'allois ſans doute... quand Dorothée, qui avoit les deux mains ſur ſon viſage, lâche la bonde à ſes larmes, détourne la tête, ſe met à crier: „Iſidore, mon pauvre Iſidore, & ſe débarraſſant de moi elle tombe à mes pieds: „Oh! ma Mere, Oh! Monſieur, pardonnez-moi ... „écoutez-moi, Monſieur, je ne ſçaurois ... Je ne puis ... Oh! mon “Dieu, faites-moi mourir.

L'étonnement, le chagrin de rencontrer en ce moment un obſtacle à mes plaiſirs, & l'impreſſion de douleur que me cauſoit la ſienne, m'agitoient cruellement. Je ne ſongeois pas à relever cette tendre enfant, qui pleuroit à mes genoux. Enfin étant un peu revenu à moi-même; je me jettai ſur un ſiége: elle en fit autant. Je n'ai jamais conçu ces hommes remplis ou de brutalité ou d'amour-propre, qui contens de gouter le plaiſir, ne s'embarraſſent pas de le procurer. Je demandai à Dorothée, qui étoit cet Iſidore qu'elle regrettoit tant: voici ce qu'elle me répondit:

“Iſidore eſt un couſin de ma Mere, “qui vint à Paris il y a ſix mois. Son “pere étoit vieux; il envoya ſon fils “ſolliciter pour lui-même un nouveau “bail de ſa ferme; le Maître lui demanda une caution: il n'en put pas “donner une tout d'abord, & pendant “ce temps, des Meſſieurs qui ſont à “Paris en offroient davantage; Iſidore “fut refuſé. Il étoit ſi chagrin, qu'il “n'oſa pas retourner dans ſon pays. Ma “Mere le nourriſſoit; elle lui propoſa “d'entrer en maiſon: il ne voulut “pas; mais pour ne pas nous être à “charge, il ſe mit Porteur d'eau. Il “travailloit toute la journée, & puis le “ſoir, il nous apportoit tout l'argent “qu'il avoit gagné. J'avois eu beaucoup de joie à voir qu'il reſtoit à “Paris; mais j'en eus bien encore “plus, après qu'un jour, il m'eut “dit: ma Couſine, c'eſt par rapport “à vous tant ſeulement que je reſte “ici. Si j'ai été ſi triſte de ne pas „avoir la ferme de mon Pere, c'eſt “parce que je voulois propoſer à votre Mere, de vous marier avec moi, “& de venir avec nous au Pays. Ma “petite Couſine, cela vous auroit-il “fait de la peine? Oh! non, mon “Couſin, lui répondis-je, au con“traire, je vous aſſure que j'en aurois “été bien-aiſe. Quand je lui eus dit “cela, il ſe mit à pleurer: je ne ſçais “pas ſi c'étoit de triſteſſe; moi, je “me mis à pleurer auſſi; mais je n'avois pas le cœur ſerré comme quand “il eſt parti, il y a quinze jours. Ah! le pauvre Iſidore, comme il étoit “auſſi déſolé lui-même. Son chagrin “m'oppreſſoit; il me peſoit preſque “plus que le mien .... Et pourquoi “vous a-t-il quitté? Son Pere eſt “mort, ſa Mere lui a écrit qu'elle “avoit beſoin de lui: il eſt parti. “Ma Couſine Dorothée, me dit-il, “en s'en allant, il n'y avoit rien au “monde que ma Mere, qui pût me “faire ſortir de Paris. Ah! Monſieur, “je ſuis bien triſte, je ne ſerai jamais “la femme de mon Couſin, ma Mere “me l'a dit, & je l'aimerai toujours... “Et comment eſt-il fait votre Couſin? Il eſt un peu plus grand que “vous, ſes cheveux ſont blonds, ils “friſent tout ſeuls, ſes yeux ſont... “Ah! Comm'il faiſoit ſauter mon cœur quand il me regardoit; il avoit “les lévres plus rouges que vous; & “puis de jolies couleurs. Il étoit un “peu devenu maigre depuis qu'il étoit “ici: cela n'étoit pas étonnant, il “avoit tant de fatigue ... De ſorte que “vous me trouvez plus laid que lui?.. “non pas, mais .... Mais quoi? ... “je .... je le trouvois plus beau.

Je ſouris à cette réponſe de la ſimple nature. Sa préſence réveilloit mes deſirs, ſon diſcours m'attendriſſoit. il ſe fit en moi un combat furieux; l'amour, l'honneur, les ſens, la raiſon: le choc fut rude, le devoir l'emporta. Je me levai bruſquement, & je recommandai à Dorothée de m'attendre.

Elle avoit dans ſa narration, nommé le pays d'Iſidore. C'étoit le même endroit où j'avois envoyé la premiere Partie de mon Hiſtoire. Je ſçavois que mon ami y poſſédoit du bien. Depuis long-temps il étoit ſon Maître. Je courus chez lui, & après lui avoir raconté ce que je viens de vous dire, je le preſſai de s'intéreſſer pour Iſidore. Rien ne pouvoit arriver plus à propos; un de ſes Fermiers le quittoit, après avoir ramaſſé à ſon ſervice dequoi acheter des terres qu'il alloit cultiver pour ſon propre compte. Il me donna ſa parole pour le Couſin de ma petite, quoiqu'on lui eut déja préſenté quelqu'un, & je retournai chez moi.

La Mere de Dorothée rentra preſqu'en même-temps. „Madame, lui “dis-je, je crois trop vous connoître, pour ne pas être perſuadé, que “le déſeſpoir ſeul, pouvoit vous réſoudre à prendre le parti que vous “preniez au ſujet de votre Fille. Vous “ſçavez ainſi que moi le triſte ſort de “la plupart de celles que la trompeuſe “amorce de la fortune jette dans le “déſordre. Les premieres années de “la vie, ſe paſſent d'une maniere “brillante; mais enſuite les appas & “les Amans s'envolent tout à la fois. “Les hôpitaux, & les aſiles honteux, “réſervés à la débauche, ſont remplis de ces miſérables, qui ont autrefois vêcu dans le plus grand “éclat, & à qui il ne reſte aujourd'hui que la honte & les regrets “cuiſans attachés à la ſuite du vice. „Dorothée aime ſon Couſin; il faut “qu'elle l'épouſe. Je lui fis part de “ce que je venois de faire pour lui.

Cette femme n'étoit pas corrompue. Elle m'appella ſon bon Ange, ſon Dieu tutélaire; elle me remercia avec une effuſion d'allégreſſe, qui ne pouvoit être comparée qu'à celle de ſa fille. Dorothée me ſauta au cou, m'embraſſa, ſans pouvoir parler. J'eus toutes les peines du monde à modérer l'excès de leur reconnoiſſance.

Il eſt doux de faire le bien; mais quand il a coûté un peu cher, il laiſſe dans l'ame une certaine eſtime de ſoi-même, qui double la ſatisfaction. Nous écrivîmes au Couſin qui accourut à Paris. Il épouſa ſa Maîtreſſe; mon ami, en faveur de la nôce, ſe contenta de la moitié du prix de la Ferme pour la premiere année; je fis préſent de vingt-cinq Louis à la nouvelle mariée, qui partit avec ſon Epoux & ſa Mere quelques jours après, en me comblant de bénédictions. Tout ce monde eſt heureux; j'ai contribué à leur bonheur; cette idée me le fait partager.

Mon ami vous conta cette avanture, Madame, vous applaudîtes à ma conduite. Il me le redit, & me fit naître l'envie de vous être préſenté. Vous daignâtes m'accorder cette faveur. Je vous vis, & ne vous quittai qu'avec le deſir de vous revoir encore. La douceur de votre converſation, la beauté de votre caractère, l'égalité & la douceur de votre commerce, me firent connoître cette véritable volupté, après laquelle on court envain dans le tumulte & le fracas du monde. Ce n'eſt qu'avec l'eſtime ſentie, & la confiance entière qu'on peut la rencontrer, mon expérience me l'apprend tous les jours.

Je fus quelques-temps à m'appercevoir que je vous aimois: je ne me trouvois bien qu'auprès de vous, il eſt vrai; je m'occupois volontiers de votre idée: vous rempliſſiez mon ame; mais c'étoit d'une manière douce, ſans fureur, ſans yvreſſe. M'arrivoit-il quel-que événement? Ma premiere penſée étoit toujours d'aller vous faire part de ma joie ou de mon chagrin. Rencontroisje dans mes lectures quelques traits frappans? Ou je me rappellois d'abord de vous avoir entendu dire les mêmes choſes, ou je me plaiſois à ſonger que je vous en entretiendrois. Je ne prenois pas tout cela pour de l'amour, parce que mon reſpect étouffoit mes deſirs, & votre vertu mes eſpérances.

C'eſt à ce mauſſade Baron dont vous avez eu tant de peine à vous défaire, que je dois la connoiſſance de l'état de mon cœur. Il prétendoit à votre main. Il étoit ſûr de votre honnêteté, diſoit-il, puiſque s'étant trouvé pluſieurs fois avec des Prudes & des Petits-Maîtres de votre connoiſſance, il avoit toujours vû les femmes ſe taire; tandis que tous les hommes de concert, faiſoient votre éloge. Je ne pouvois pas ſouffrir le perſonnage; en m'examinant, je conçus que je l'aurois moins haï, ſi je ne vous eûſſe pas aimée. Il vous ſouvient de l'eſpèce d'acharnement avec lequel je le contrariois. Je crois, Dieu me pardonne, que je l'aurois contredit, s'il vous eût louée. Vous-même me demandâtes un jour d'où provenoit mon aigreur contre lui. Je n'y tins pas: „Comment vou„lezvous que je puiſſe être d'accord „avec un homme qui penſe à devenir “votre Epoux? vous répondis-je; ah! “me dites-vous, rendez-lui votre “bienveillance, ſi c'eſt-là le ſujet qui “vous le fait haïr. M. le Baron peut „mériter mon eſtime; mais jamais il “n'obtiendra de moi d'autres ſentimens, & celui-là ne me ſuffira pas “pour diſpoſer une ſeconde fois de „ma liberté.“ Comme ſi cette réponſe eût contenu quelque choſe de flateur pour moi, je vous pris la main, & je la baiſai avec ardeur. Je ne ſçavois ce que je faiſois. Vous me regardâtes; je revins à moi: je n'oſai pas jetter les yeux ſur vous. Depuis, vous m'avez dit, que je vous avois fait pitié.

De retour chez moi, je réfléchis ſur ma ſituation actuelle. Je ſentis toute la différence des ſeux folets qui m'avoient amuſé l'imagination juſqu'à ce moment, au goût ſolide que vous m'aviez inſpiré. Ce n'étoit pas un vain délire qui m'agitoit; c'étoit une perſuaſion intime, que la félicité m'attendoit auprès de vous, & qu'elle dépendoit entièrement de l'union de mon ſort au vôtre.

Je vous parlai de ma paſſion; vous m'écoutâtes ſans colère & ſans me répondre. Je vous en reparlai ſouvent depuis, & vous me permîtes d'eſpérer. Après une eſpace de temps qui me parut fort long, vous me promîtes que ſi dans un an je vous aimois encore, ſi nos humeurs ſe convenoient, vous me promîtes que vous conſentiriez à changer de nom. En attendant, vous exigeâtes de moi une confiance ſans bornes. Vous m'en donnâtes l'exemple. C'eſt-là, me diſiez-vous, le lait de l'amour; & vous avez raiſon ſans doute; une femme accorde quelquefois des faveurs aſſez légèrement; mais l'objet de ſa confiance, eſt ſûrement choiſi par ſon cœur, & approuvé par ſon eſprit.

Je viens de vous donner une preuve de la mienne, telle que vous l'avez deſirée. Soyez généreuſe en faveur de mon obéiſſance; abregez le temps de ma pénitence. Ne craignez plus de nouvelles erreurs. Je vous connois; ſi vous étiez moins modeſte, vous jugeriez que cela ſuffit pour me garantir de toute autre impreſſion. Songez que tous les jours qui reculent le moment où je vous jurerai d'être à vous pour jamais, ſont autant de retranchés de mon bonheur. Eh! Quoi? faire un heureux; eſt-ce donc quelque choſe de ſi commun, ou de ſi peu méritoire, que vous ne ſoyez pas tentée de preſſer la perfection d'un pareil ouvrage.

FIN.

Appendix A

Note: * Mulier formoſa ſupernè, dit Horace.
Note: * Qui n'a pas nommé l'élégant Auteur des Egaremens du Cœur & de l'Eſprit, de Tanzai, du Sopha, &c.? une notte eſt fort inutile.
Note: * Sigisbée, c'eſt un Homme, qui dans certaines Villes d'Italie, fait auprès d'une * Dame toutes les fonctions d'un Epoux hors la principale, dont il a quelquefois auſſi la complaiſance de ſe charger. Voyez tous les Voyages d'Italie. Nos Abbés pourroient bien en introduire la mode en France.

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