Le lord Thaley entroit dans l'âge des passions; il étoit né avec une ame droite, et beaucoup de sensibilité; un rang élevé, de la fortune, une société de gens corrompus, c'est-à-dire la société du grand monde, la facilité de céder à ses penchans, tous ces ennemis du sentiment et de la raison étouffoient en lui la nature, qui, pour peu qu'on l'écoute, nous ramene toujours à la vérité et à la vertu; il brilloit parmi ces étourdis qui vont se crever aux courses de Newmarket; l'Angleterre retentissoit de ses paris exorbitans; Handel le regardoit comme un de ses partisans déclarés, et personne ne chassoit le renard avec plus de grace et d'adresse; le modèle, en un mot, des beaux du jour, Thaley se distinguoit par tous les agrémens et les travers. Il possédoit une très-belle terre dans le comté d'Essex.
Sir Thoward étoit de toutes ses parties. Ce gentilhomme avoit la figure avantageuse, et un esprit séduisant; c'étoit le professeur le plus éloquent du vice; il sçavoit répandre des charmes sur les différentes matieres qu'il traitoit; le plaisir parloit par sa bouche: il ne lui étoit donc pas difficile d'entraîner Thaley au gré de ses volontés. Une ame jeune et enflammée est dépendante des sens, et elle reçoit aisément les impressions qui la flattent.
Thaley, après un dîner agréable avec ses amis, la tête échauffée d'images voluptueuses, se promenoit seul dans une des allées de son parc; elle le conduisit insensiblement à la maison de son fermier, que l'on appelloit James. Il entre: toute la famille s'empresse à marquer sa joie d'être honorée d'une telle visite; le bon fermier présente ses enfans au lord, en lui disant: Mylord, ils doivent tout à vos bienfaits; je les éleve pour vous consacrer leurs services; ils ne pourront acquitter la reconnaissance et le respect de leur pere. Ce vieillard accompagnoit ses expressions de ce ton de sentiment qui anime la véritable éloquence; destiné dès le berceau à l'emploi de ministre, il avoit fait d'excellentes études à Oxford; des disgraces inattendues l'avoient forcé d'embrasser un autre état: mais son caractere eut anobli les conditions les plus obscures.
Thaley jette les yeux sur les enfans de l'honnête fermier; il est frappé à la vue de la plus jeune de ses filles. Elle touchoit à sa seiziéme année; l'Irlande, si vantée pour ses beautés, n'en a point à nous opposer d'aussi ravissante. Fanny étoit un ange descendu sur la terre; la dignité même de l'ame éclatoit sur son front ingénu, et la pudeur coloroit ses joues de rose; toutes les graces se réunissoient autour de sa bouche vermeille; elle avoit la peau d'une blancheur éblouissante, les cheveux du plus beau châtain; le charme de ses yeux ne sçauroit se représenter; il suffit de dire qu'on ne pouvoit voir Fanny, sans éprouver à la fois deux sentimens rapides, celui de l'admiration et celui de l'amour: ce dernier fit de prompts ravages dans les sens du lord.
Fanny parla: chaque mot se lance en traits de flamme dans le coeur de Thaley, et acheve de le subjuguer; il veut donner des ordres à James: il n'est plus le seigneur, le maître de Fanny, de la fille de son fermier; il laisse échapper quelques expressions mal articulées; Fanny l'avoit troublé. Le lord s'en retourne, transporté d'amour:-ah! Thoward, c'en est fait, je ne suis plus à moi; j'ai vu la beauté, la vertu, les graces mêmes; j'ai vu l'éternelle maitresse de mon coeur: oui, divine Fanny, triomphez de toute ma fierté... mon ami, je voudrois passer ma vie à l'adorer, à lui parler de ma tendresse; il n'en peut être de plus pure, de plus vive. Eh! Quelle est donc cette infante si admirable, lui dit sir Thoward avec un souris railleur?-C'est Fanny, la fille de mon fermier, faite pour être la reine, la souveraine du monde entier.-La fille d'un paysan! Mon cher lord, tu extravagues! Voilà bien le langage des amans!-Sir Thoward, tréve de badinage. Vous ne pouvez juger de ma passion: vous n'avez point vu Fanny.L'angélique créature! C'est une taille, un air, un son de voix! ... Oh! Mon ami, ce trait restera toujours dans mon coeur! Comment posséder Fanny? Et j'en mourrai, si je ne la possede pas.-Qu'est-ce que tu dis? Quoi! Tu mourras, si tu ne possédes pas la fille de ton fermier, de ton domestique! Eh! Mon pauvre Thaley, tu perds entiérement la tête; tu déraisonnes. Qui t'empêche de te satisfaire? Parle, ordonne, fais-la venir, et... contente-toi: elle est trop heureuse de te plaire.-C'est toi, Thoward, qui n'y penses pas; tu veux que j'aille couvrir d'opprobre cette famille, qui s'étend sous ma protection, que j'abuse de mon autorité, que le fort écrase le faible! Fanny est trop belle, pour n'être pas honnête.-Ma foi! Mon ami, l'amour fait d'étranges métamorphoses! Te voilà monté sur un ton de dignité que je ne passerois pas à un irlandais qui voudroit attirer dans ses filets quelque riche veuve. Comment! Mais... mais tu es plaisant! Ne vas-tu pas imaginer que ta Fanny est un trésor qu'on ne sçauroit acquérir? De l'argent, mon cher Thaley, de l'argent! James t'aura de grandes obligations, et la petite Fanny... entre nous, là, crois-tu qu'elle en soit bien fâchée? ... Avec ces sortes de gens...-Thoward, Thoward, l'esprit t'a gâté; ce sont ces sortes de gens, qui ont de la vertu, et James voudroit-il m'abandonner sa fille, son honneur, pour de l'argent? Non, Thoward, non, je n'irai pas déchirer ce coeur paternel; je ne puis m'y résoudre. Et comment oserois-je proposer? ... Fanny... mon ami, il faut l'oublier; je l'aime déjà assez pour la respecter. Thoward l'interrompit par des éclats de rire:-du respect aussi?
Extravagant! Il ne te manquoit plus que cette sottise. Oh! Voilà une passion bien établie! Allons, mon cher, prends courage. Depuis quand l'espérance n'est-elle plus à la suite de l'amour? James avoit donné une éducation cultivée à sa fille; on la citoit dans tout le district du comté d'Essex, comme un exemple de graces et de sagesse; un de ses parens, ministre d'un village voisin de la ferme, avoit pris plaisir à l'instruire et à la former; elle lui devoit des connaissances au-dessus de son âge. Les leçons du ministre n'avoient pas empêché Fanny d'avoir un coeur, et elle le sentit à la vue du jeune lord. Il étoit revenu plusieurs fois chez le fermier, et chaque fois il trouvoit de nouveaux charmes à Fanny; il devenoit rêveur; tout l'art de la plaisanterie de Thoward ne pouvoit le tirer de cet état; cette mélancolie, qui naît de la tendresse, est peut-être la premiere des voluptés: c'est le caractere du véritable amour. Le sentiment fuit la dissipation et la joie; il tire ses forces de la solitude, et rien n'approche de la douceur de ses larmes. Un jour Fanny présente un bouquet à Thaley. Monseigneur, lui dit-elle en rougissant, je voudrois bien que ces fleurs fussent plus belles; je les ai choisies exprès pour votre grace .-Des fleurs de votre main, divine Fanny! Elles seront contre mon coeur.
Cette réponse pénétra l'ame de Fanny; son beau teint se colora d'une nouvelle rougeur. De retour chez lui, Thaley couvre ces fleurs de mille baisers; il leur parle, comme s'il eût parlé à Fanny même. Tu ne sens pas, disoit-il à Thoward, tout le charme attaché à ce bouquet! C'est l'amour que je respire. Tiens, admire quelles brillantes couleurs! Quelles odeurs délicieuses! C'est ma chere Fanny qui l'a cueilli; j'y reconnois encore la trace de ses doigts; cette rose a conservé le parfum de son haleine: oh! Si sa bouche en avoit approché!
Sir Thoward, à ces transports, opposoit l'amertume de la froide raillerie:-il faut, mon cher Thaley, que tu ayes lu ces misérables romans français; te voilà perdu pour Londres!Sçais-tu bien qu'on te montrera au doigt, quand tu reviendras? Je croyois avoir fait de toi un second Lovelace, et tu joues le berger langoureux! Thoward accompagne Thaley chez le fermier; il voit Fanny: il est déconcerté, tant la beauté naïve a d'empire sur nos sens! Il a besoin de rappeller toute son audace et la corruption de son coeur, pour se parer lui-même du trait qui avoit frappé le lord. Il veut employer le ton de la ville, ce ton de familiarité insolente, auprès de la respectable villageoise; elle parle: il est confondu; il en a de l'humeur en secret. Thoward s'enhardit; il reprend son ton plaisant; il a enfin un entretien particulier avec James. Ce digne vieillard revient, en levant les yeux au ciel, égaré, pâle, défait, la mort sur le visage:-mes enfans, sortez, sortez... ah! Monseigneur, (en se jettant, les mains jointes, aux pieds de Thaley, et suffoqué par les sanglots,) que vous ai-je fait pour que vous juriez ma perte et mon deshonneur?Ma femme, voilà monsieur, (montrant Thoward,) qui vient m'offrir de l'argent, t'y serois-tu attendue, afin que je livre notre fille Fanny à Mylord. Quelle proposition! Nous croire capables d'une pareille bassesse! Prostituer cette chere enfant que nous avons élevée, qui n'a vu parmi nous que des exemples de vertu et d'innocence! ... Mylord, ôtez-nous la vie: mais laissez-nous l'honneur; c'est le seul bien que nous possédions sur la terre; nous n'envions point les richesses. Eh quoi! Ne sommes-nous plus vos dignes serviteurs? ... Vous vous troublez, Mylord! Ah! Vous n'avez jamais eu cet abominable dessein: c'est vous, monsieur, qui donnez à Mylord de semblables conseils. Que diroit, hélas! Monseigneur son pere? Il nous traitoit comme ses enfans. Non, mon cher James, interrompt Thaley, je n'ai jamais eu cette affreuse idée; c'est une plaisanterie déplacée de mon ami; rassurez-vous. Oh! Je m'en doutois bien, poursuivit le bon vieillard, que vous ne pouviez à ce point dégrader votre protection, et oublier vos bontés pour des créatures reconnaissantes, qui vous bénissent tous les jours de leur vie... au reste, monsieur, (s'adressant à sir Thoward,) voilà d'horribles plaisanteries! Nous pouvons être pauvres: mais nous connaissons l'honneur aussi bien que vous. Si un de nos pareils, ajoute-t-il en sanglotant, m'avoit osé faire ces infames propositions, j'en serois venu à des extrémités,... que le respect m'interdit.-Je vous le répete, mon cher James, mon ami n'a point prétendu vous insulter: c'est un badinage dont je vous demande pardon pour lui; et il sort.
Tu lui demandes pardon pour moi, dit Thoward!-Sans contredit; on doit des excuses au dernier des hommes, quand on l'a offensé; alors il est notre supérieur et notre maître... ah, cruel! Tu fais tous mes malheurs: tu as manqué au pere de Fanny. J'ai dépeint Thaley comme le coryphée de ces petits seigneurs qui cachent tous les défauts sous un vernis d'agrément; je ne me déments pas: mais l'amour opere des prodiges: il avoit fait du lord frivole et audacieux, un amant respectueux et timide; son ame, en recevant les impressions d'une tendresse pure, s'ouvroit à l'honnêteté. Ce discours du pauvre James, l'avoit désolé; il falloit que sir Thoward eût avec lui une liaison aussi intime, pour qu'une rupture déclarée n'eût pas suivi, dans l'instant, la démarche de ce méprisable ami, bien digne de remplir le rôle d'homme du monde.
Thaley étoit désespéré: il adoroit Fanny; il n'osoit la revoir; il craignoit les regards de James et ceux de sa fille. Ses amis l'arrachent à sa terre, l'entraînent à Londres, et le replongent dans toutes ces folies et ces égaremens que la ville appelle des plaisirs.
James, depuis ce moment, avoit perdu cette gaiété, le partage heureux des habitans de la campagne; peu rassuré par les promesses du lord, il regardoit, en soupirant, sa fille qui croissoit en agrémens, et quelquefois les pleurs venoient sur les bords de sa paupiere.
Mon pere, lui dit un jour Fanny, oserois-je vous demander le sujet de votre tristesse? Depuis quelque temps, vos regards s'attachent sur moi; vous soupirez; il vous échappe des larmes: vous aurois-je, mon tendre pere, causé quelque chagrin? N'aimeriez-vous plus votre fille Fanny?-Ma fille, écoutez-moi, et répondez avec franchise.-Mon pere, je vous ai toujours dit la vérité.-Ma fille, que pensez-vous de monseigneur? Comment le trouvez-vous? Parlez vrai.-Fort aimable, (et elle disoit cela en rougissant, et les yeux baissés) mon pere, ne le trouvez-vous pas de même?-Fanny, apprenez à connaître les hommes: eh bien! Ce lord qui vous paraît si aimable, il vouloit me faire mourir de douleur, moi, et votre pauvre mere, me priver de ce que j'aime le plus, de ma chere Fanny.-Comment? Que dites-vous?-Il vouloit, mon enfant, (en la serrant contre son sein, et l'arrosant de ses pleurs) me deshonorer... te prendre pour le jouet de son libertinage... pour sa maitresse... (et là, il tombe dans les bras de sa fille. ) Ah, s'écrie Fanny, quels monstres que les hommes! Qui auroit cru cela de monseigneur?-Prends garde, ma fille, aux piéges qu'on peut te dresser: ne reçois point de lettres; ne reste point seule aux champs; sois, s'il se peut, toujours dans le sein de ton pere et de ta mere; songe que le premier des biens est l'innocence; embrasse-moi, ma fille, et sois notre honneur et notre consolation. Fanny répandoit des larmes.-Non, mon pere, non, vous n'aurez jamais à rougir de moi... je n'aurois pas attendu ce trait de monseigneur! Il est bien barbare de venir ainsi troubler notre tranquillité! ... Qu'il ne vienne jamais ici! ... Oh! Qu'il n'y vienne jamais...-nous lui devons la reconnaissance et le respect, ma fille; et c'est à vous de garder un profond silence; profitez seulement de mes conseils.
Fanny seule se répéta mille fois dans le fond de son coeur: peut-on être si aimable avec des sentimens si indignes d'un honnête homme? La détestable ville que Londres! C'est elle qui aura gâté l'esprit de monseigneur; s'il fût toujours resté ici, assûrément il n'auroit pas cherché à s'avilir par une telle trahison. Thaley s'étoit en vain rendu au tourbillon de ses amusemens passés: il avoit porté à Londres le trait qui le déchiroit; le souvenir de Fanny triomphoit de tous ses plaisirs et en détruisoit l'illusion; il la revoyoit par-tout.
Il n'attend pas la belle saison pour voler à sa terre, accompagné de ses amis, qui réunissoient tous leurs efforts pour le guérir d'une passion, disoient-ils, si dégradante et si méprisable. Un pair de la Grande-Bretagne soupirer et se prendre d'un amour de roman pour une petite fille des champs! Ne voilà-t-il pas un rôle bien distingué?
Telles étoient les représentations dont on l'accabloit. Thaley, le verre à la main, et enivré des plus excellens vins de France, promettoit quelquefois d'oublier Fanny; il se levoit le lendemain plus épris que jamais.
On doit bien s'attendre que Mylord, arrivé à sa terre, courut plutôt à la ferme qu'au château. Il aimoit; il étoit timide, et il en étoit plus aimable; il ne pouvoit vaincre une espece d'embarras qu'il ressentoit toujours à la vue de James. Pour Fanny, elle eut bien voulu haïr Thaley: mais il avoit rapporté de nouveaux agrémens. Elle se retiroit, lorsqu'il entroit chez son pere; cependant elle le regardoit, baissoit vîte les yeux, et ce regard la laissoit dans un trouble qu'elle avoit de la peine à cacher. Thaley, de son côté, imaginoit mille prétextes pour la voir; sa présence étoit nécessaire à son bonheur.
Il rencontre, un jour, Fanny à quelques pas de la ferme: elle lui paroît plus belle, plus séduisante qu'il ne l'avoit encore vue; un joli chapeau sur la tête, des fleurs de prés qui tomboient négligemment à son côté, les cheveux dans un désordre préférable à toute l'élégance de l'art, le sein agité, quelques larmes qui s'échappoient de ses beaux yeux sur ses joues de roses: c'est sous cet aspect enchanteur qu'elle s'offrit aux regards de Thaley; elle étoit assise au pied d'un arbre, et l'on découvroit aisément qu'un chagrin profond occupoit ce jeune coeur. Le lord s'élance à ses genoux:-vous pleurez, Fanny! Aussi-tôt elle se leve en s'écriant: monseigneur! Il veut lui prendre la main: elle la retire avec précipitation, s'efforce de s'éloigner, et de regagner la ferme.-Non, belle Fanny, vous ne me quitterez pas. Eh! Que vous ai-je fait, ma chere Fanny? Quel crime ai-je commis?-Ah! Monseigneur, laissez-moi, laissez, que je coure à mon pere; il m'a défendu de vous parler, de vous voir; monseigneur, cela est bien affreux, ajoûte-t-elle, en laissant échapper ses larmes avec plus d'abondance, d'avoir voulu abuser de notre pauvreté! ...
Vous avez chagriné mon pere, tous mes parens! Je n'ai point mérité cet affront de votre grace. En prononçant ces dernieres paroles, elle s'avançoit vers la maison, et elle pleuroit, laissant tomber sa main, dont le lord s'étoit saisi une seconde fois.-Ah! Divine Fanny, ne m'accusez pas: c'est mon ami qui est le seul coupable; non, jamais, jamais je n'ai eu cette détestable pensée; soyez-en bien assurée. Moi! Ne vous point respecter, quand je vous aime à la fureur! Et qui sur la terre mérite des hommages plus que vous? Belle Fanny, soyez la maitresse, la souveraine de Thaley; dictez-lui des loix, et sa gloire sera de vous obéir. Il apperçoit James qui marchoit vers eux avec un air de mauvaise humeur, et comme pour gronder sa fille. Mon cher James, poursuit le lord, je le redirai devant vous, à la face du ciel, j'adore votre charmante fille; c'est la vertu même sous les traits des graces, et je m'applaudis de mettre à ses pieds mes richesses, mon rang, mon coeur.
Fanny rougissoit, levoit ses beaux yeux mouillés de larmes, regardoit Thaley, le trouvoit moins criminel que son pere ne l'avoit dépeint, et rebaissoit les yeux.
Oui, continue-t-il, je vous le déclare, James, Fanny m'apprend que le sentiment doit triompher de tous les préjugés.
Il entre dans la maison, et devant la femme et les autres enfans, il ajoûte: Fanny sera ma digne épouse; qu'elle partage mon nom, mes honneurs, mes biens; elle aura toute mon ame. Reçois mes sermens, mon adorable Fanny, tu vois ton amant et ton mari à tes genoux.
Quelle agitation, quels transports dans le coeur de Fanny! Que faites-vous, monseigneur, dit James, en relevant Thaley? C'est nous qui devons nous prosterner devant vous; je sens tout le prix de vos bontés: mais, quoique peu instruits et gens grossiers, nous sçavons nous rendre justice; ma fille n'est point née pour porter le nom de lady Thaley; ce titre appartient à des demoiselles de votre rang; Fanny, monseigneur, est votre humble servante; elle n'a qu'un seul maître au-dessus de vous, l'honneur. Non, monseigneur, je ne soufrirai point que vous vous mésalliez; je serois un domestique indigne de vos bienfaits, et de ceux de monseigneur votre pere, dont la mémoire me sera toujours chere et sacrée, si je cédois à cette passion qui vous aveugle aujourd'hui. Ma femme et Fanny même auront cette façon de penser, et j'ai l'honneur pour elles de vous représenter votre devoir et le nôtre. N'est-il pas vrai, ma fille, que ce sont là tes sentimens?-Oui, mon pere; et ce oui est prononcé d'une voix tremblante; on auroit dit que le coeur de Fanny eût voulu reprendre ce oui fatal.
Quel triomphe pour la fille de James! Elle aimoit le lord, car il ne faut pas le dissimuler; et avec quelle joie secrete elle voyoit combien elle en étoit aimée! Il franchissoit l'intervalle des rangs, il l'élevoit jusqu'à celui de son épouse. Thaley n'en resta point à cette démarche; tous les jours, il revenoit auprès de James; même obstination à lui demander sa fille en mariage, même refus de la part de ce digne pere. Mylord prend la résolution d'écrire à Fanny; il pose la lettre au pied d'un arbre; il sçavoit qu'elle ne pouvoit passer par un autre chemin, et il comptoit assez sur cette curiosité, qui nous est si naturelle, pour espérer que la fille du fermier ramasseroit cet écrit; il n'y avoit point mis d'adresse. Fanny arrive, voit le billet à terre, et balance si elle y portera la main; elle se retiroit sans l'avoir ramassé: elle tourne la tête, revient sur ses pas, cède à un mouvement involontaire qui l'emporte, prend la lettre, l'ouvre en tremblant, et lit ces mots: "vous reconnaîtrez aisément de qui est cette lettre, et à qui elle est adressée; elle est de l'homme le plus tendre et le plus passionné à la femme la plus adorable et la moins sensible. La belle Fanny peut elle ignorer que le bonheur du lord Thaley dépend d'elle seule et du respectable James? Je ne puis que lui donner ma main et mon coeur; cet hommage est bien faible au gré de mon amour; je le sçais: mais c'est tout ce qui est en mon pouvoir. Si vous m'aimiez, si vous aviez un seul sentiment de pitié pour le malheureux Thaley, il seroit bientôt au comble de ses voeux; l'amant de la divine Fanny deviendroit son époux. Ah! Cruelle, voulez-vous me causer la mort, à moi, qui ne laisse pas échapper un soupir qui ne soit pour vous, pour vous seule? Pressez votre pere de se rendre à mes desirs. Croyez que vous serez la plus heureuse et la plus adorée des femmes;James m'oppose d'inutiles obstacles: il me parle de naissance, de grandeur: la vertu et la beauté mettent tous les rangs au niveau. D'ailleurs, je vous l'ai dit: la nature a constaté l'éclat de votre noblesse, en vous prodiguant tous les charmes; eh! Quelle souveraine a l'empire de Fanny? J'ajoûterai un mot. Vous avez lu Paméla: son égale doit avoir le même sort, et recueillir la même récompense. Votre réponse décidera si Thaley finira une vie déplorable, ou s'il goûtera le bonheur suprême. Votre fidele amant, " Thaley.
Ah! Monseigneur, s'écrie Fanny, pourquoi ne suis-je pas lady? Pourquoi ne suis-je pas reine? Vous n'auriez rien à desirer. Oh! Il ne souffre pas tous mes tourmens. Que n'est-il de ma condition! J'irois me jetter aux genoux de mon pere et de ma mere, et je serois sa femme. Le pauvre seigneur! Comme il m'aime! Non, assurément, il n'a jamais eu l'idée d'abuser de mon honnêteté; je me suis toujours bien doutée que c'étoit une invention de ce méchant Thoward.
Fanny tenoit cette lettre à la main, la relisoit cent fois, et toujours avec un intérêt plus vif et des exclamations de tendresse et de douleur. Elle est incertaine si elle la montrera à son pere; elle voudroit bien cependant ne lui rien cacher. Elle l'apperçoit, court vers lui, et en versant des pleurs qui lui coupoient la parole:-tenez, mon pere, voici une lettre de monseigneur, que j'ai trouvée... le bon seigneur! Il est bien malheureux! S'il alloit mourir! James lit la lettre:-Fanny, vous ne m'avez jamais rien déguisé; aimeriez-vous monseigneur? (C'est alors qu'elle éclate en sanglots. ) Tu m'as tout dit, chere enfant; tu n'es point devant un juge: tu es dans le sein d'un pere, d'un ami tendre. Fanny, qu'attends-tu de cette malheureuse passion? L'honneur t'est cher?-Oh! Mon pere, mille fois plus que la vie.-Comment pourrois-tu te flatter de parvenir au rang de la femme de mylord? Veux-tu que j'abuse d'un moment de faiblesse pour trahir tout ce que je dois à mes maîtres, à mes bienfaiteurs? Rougirois-tu de ton état, et de ma pauvreté? Mon pere, dit Fanny fondant en pleurs et joignant les mains, le ciel m'est témoin combien je vous chéris et vous respecte!-Eh bien! Ma fille, si tu m'aimes, si tu aimes l'honneur, ton devoir, la religion, tu étoufferas cette tendresse qui seroit pour toi la source des plus grands malheurs, et peut-être d'une honte éternelle; nous nous séparerons pour quelque tems; tu iras te retirer à dix mille d'ici chez ta tante Harris, où tu resteras cachée jusqu'à ce que mylord quitte sa terre et retourne à Londres, où il t'oubliera.-Monseigneur m'oublieroit, hélas!-Va, ma chere Fanny, tu ne connois pas les seigneurs; tu t'imagines qu'ils sont comme nous autres gens de la campagne; j'ai habité Londres pendant quelques années: leurs amitiés ne sont point de longue durée. Prends un mari de ta sorte, si tu veux être aimée et rendre ta famille heureuse. C'est l'égalité qui produit la confiance, et sans la confiance, mon enfant, il ne sçauroit y avoir de bon mariage. Demain tu partiras; je dirai à ta mere que ta tante te demande, et je la préviendrai. Va tout préparer pour ton voyage. La foudre avoit écrasé Fanny; son pere la laisse seule; c'est alors qu'elle sent toute la force, tout l'empire de l'amour. Elle s'assied, la tête appuyée sur les deux mains, et se répandant en sanglots amers:-ne plus voir monseigneur! M'en séparer! Fouler aux pieds sa tendresse, son bonheur, le mien! ... Me briser à ce point le coeur! ... Eh! Pourrai-je y résister? ... Ah! Mon pere, qu'exigez-vous de moi? Aurai-je le courage de vous obéir, de me traîner jusqu'à mon exil, jusqu'à mon tombeau? Ma tante recevra mes derniers soupirs! ... Oh! J'en mourrai... ah! Lord Thaley, lord Thaley... James étoit assez clair-voyant pour lire dans le coeur de sa fille: il vit le trouble qui l'agitoit; il l'aimoit tendrement, et il croyoit lui donner une preuve de son affection paternelle, en la dérobant à la passion du lord. Le moment fut arrêté pour le départ fatal; personne ne sçavoit où alloit Fanny, excepté sa mere, qui s'affligeoit avec sa fille, en la voyant plongée dans un chagrin qu'elle s'efforçoit de dissimuler.
Fanny, en faisant ses apprêts, laissoit échapper des soupirs; elle rencontre un des garçons de la ferme, qui lui étoit fort attaché; elle craignoit à chaque instant d'être surprise par son pere.-Dis-lui, mon cher Williams, (en tournant toujours la tête) dis-lui que je ne l'oublierai jamais, et que je suis bien à plaindre.-Et à qui voulez-vous, miss, que je porte ce message?-Et ne te l'ai-je pas dit, mon ami? C'est à monseigneur qui m'aime et qui desireroit m'épouser... et mon pere s'y oppose. Un moment après:-non, mon ami, ne lui dis rien; j'offenserois mes parens, mon devoir; je manquerois à la vertu... peut-être, un jour, il apprendra que je suis morte... et que c'est pour lui. Williams, je suis bien malheureuse! Mon pere ne sent pas ce que je souffre!
Tandis que cette infortunée étoit en proie aux sentimens les plus opposés, James paroît:-allons, ma fille, embrassez votre mere, vos freres et vos soeurs; partons. Je me charge moi-même de vous conduire, et sur-tout observez le secret. Quel moment terrible pour Fanny! Elle quittoit ces lieux qui l'avoient vu naître, qui avoient vu s'échapper ses premiers soupirs; elle tournoit ses yeux chargés de larmes vers le château: et de quels coups alors elle étoit frappée! C'étoit une victime qui se traînoit au devant du coûteau mortel. Un domestique arrive de la part de mylord:-Monsieur James, venez vîte, mylord vous demande; il est au lit, bien malade. Bien malade, s'écrie Fanny! Voilà son coeur plein de nouvelles agitations.
James court au château; il trouve en effet mylord accablé d'une grosse fiévre: Thaley ordonne qu'on le laisse seul avec son fermier. Asseyez-vous, mon cher James, lui dit-il d'une voix mourante.-Mais, monseigneur...-asseyez-vous, vous dis-je... James, vous voyez votre ouvrage!-Comment, monseigneur!-Oui, vous vous obstinez à me refuser Fanny: hélas!Vous serez bientôt débarrassé de mes sollicitations; le chagrin de ce refus me conduit au tombeau.-Ah! Monseigneur, vous me percez le coeur: moi, être la cause de votre mort, tandis que je donnerois mille fois ma vie pour vous! Mais, monseigneur, jugez vous-même de ce que je dois faire: ma fille est-elle de votre rang? Est-ce à des domestiques à s'allier avec leur seigneur? Cette passion finira; vous reviendrez de votre aveuglement.-Non, James, non, je ne cesserai jamais d'adorer votre fille. Je la venge des torts de la fortune, en l'élevant à moi; et qu'est-ce que seroit la noblesse, si elle ne s'enorgueillissoit pas d'être associée à la beauté et à la vertu? La premiere reine fut la plus belle et la plus vertueuse des femmes. Fanny mériteroit l'empire de l'univers.-Monseigneur, voilà le langage de l'amour: mais c'est à moi de vous parler celui de la raison; je vous conjure de l'entendre. Je ne serois point excusable...-mon ami, le dessein en est pris, Fanny sera ma femme, ou vous creuserez ma fosse; voyez, mon cher James, si vous voulez ôter la vie au plus tendre des maîtres.
Il lui tend les bras, prend ses mains, les mouille de ses larmes.
Ce bon vieillard étoit déchiré par mille impressions différentes.-Encore une fois, monseigneur, que dira votre famille, Londres, le monde entier? Non, il ne m'est pas possible de consentir à une pareille union, sans manquer à tous mes devoirs... pourquoi faut-il que vous ayez vu Fanny?-James, je me lierai à Fanny par un mariage secret, que je déclarerai après la mort de mon oncle: il est sur les bords de la tombe. Allons, mon ami, rendez-vous; vous ferez mon bonheur, celui de votre adorable fille et de tous les vôtres; vous serez mon pere, continue-t-il, en embrassant le vieillard qui étoit accablé de sa situation; je vous fais de nouvelles instances: accordez-moi la vie; elle dépend de mon union avec Fanny. Je vous le répete, mon cher James, ne craignez point que mes parens ni la cour s'offensent de mon mariage: ils verront, ils connaîtront Fanny, et toute la terre, n'en doutez point, prendra mes sentimens. Le bon homme étoit immobile; il avoit les yeux baissés, il soupiroit. Thaley appelle ses gens; on l'aide à sortir de son lit; on l'habille; il monte dans sa voiture avec
James, et se rend à la ferme; il s'élance aux pieds de Fanny, qui étoit accourue à la porte, suivie de sa mere.-Oui, voilà mon épouse! C'est la femme de mon coeur, la femme que le ciel m'a destinée, et je n'en veux point avoir d'autres. La mere recule frappée d'étonnement. Son pere, poursuit le lord, consent à mon bonheur, et sans doute, vous ne vous y opposerez pas; vous allez tous trois m'être unis par les noeuds les plus chers et les plus respectables.
Fanny étoit plongée dans les illusions d'un songe. Le lord continue avec vivacité: belle Fanny, c'est à vous de confirmer ce consentement qui fait le charme de ma vie.
Elle lui laisse prendre sa main, qu'il couvre de baisers; Thaley lit enfin son triomphe sur ce front ingénu. C'est dans de tels momens que l'ivresse de l'amour est inexprimable; voilà ce qu'on peut appeller la jouissance du coeur. Et quel plaisir approche du plaisir enchanteur de se dire: je regne sur une ame qui n'est occupée que de moi?
Qu'il est peu d'amants heureux, s'il faut cet aveu du sentiment pour mettre le comble à leur bonheur! Fanny gardoit le silence: mais ses yeux parloient; quelquefois ils se tournoient vers son pere, comme pour le consulter sur sa réponse. Ses parens épuisent encore les réprésentations les plus fortes: le lord passionné sçait les repousser toutes; après bien des combats, des refus, des prieres, des larmes, il est donc réglé que mylord épousera secretement miss Fanny.
Il vole à ses amis. Sir Thoward, depuis quelques jours, étoit venu le rejoindre à la campagne; mylord, après le souper, fait retirer ses domestiques, demande du vin, et apprend à la société qu'il est décidé à donner sa main à Fanny. Thoward reçoit cette confidence avec indignation, et laissant éclater un rire amer, il boit à la santé de mylord Thaley, gendre du paysan James . Le pauvre lord essuie toutes les railleries, toutes les humiliations; il se défend, il présente les graces, la beauté, les vertus de cette fille de fermier: de nouveaux ris plus insultans; on revient toujours à lui montrer l'homme de qualité deshonoré et dégradé par un tel mariage. Il est inutile d'observer que Thaley avoit beaucoup de vanité, et que ce vice affreux du coeur humain y est souvent plus fort et plus dominant que la nature et l'amour.
Cependant il mourra, s'il ne possede pas Fanny; c'est sa derniere réponse à toutes les objections, et il ne sçauroit la posséder, qu'en devenant son époux. S'il employoit la force ou l'artifice, toute cette famille, qui lui étoit chere, périroit de chagrin; Fanny elle-même le regarderoit avec horreur. Il veut être dans ses bras, et en être aimé et estimé; en un mot, il ne peut être heureux, qu'en faisant le bonheur de cette charmante fille. Et comment accorder son amour avec ce qu'il doit à sa dignité, au monde, à ses amis? Sir Thoward, après s'être répandu en déclamations, en projets d'une exécution odieuse ou impraticable, s'écrie: pour celui-ci, messieurs, vous l'adopterez! Tu as donc bien envie, mon cher Thaley, d'être l'heureux possesseur des charmes de la petite Fanny?-Je préférerois le seul plaisir de la voir, à celui de subjuguer toutes les beautés de Londres.-Eh bien! Mon ami, embrasse-moi, rends-moi graces d'un expédient qui conciliera à la fois ton honneur, tes plaisirs, ton rang, qui ne te brouillera ni avec ton oncle, ni avec toi-même; repose-toi sur mes soins de tous ces arrangemens. Que veux-tu dire? Parle, reprit Thaley.-N'est-il pas vrai que ton dessein est de te marier avec Fanny?-Sans contredit.-Apprends donc comme je m'y prendrai, et admire mon intelligence, et ce que peut sur moi l'amitié! J'ai dans le voisinage un honnête ministre qui sera à ma dévotion; cet homme-là a fait plus de mariages que tous tant que nous sommes nous n'avons eu de bonnes fortunes. Nous aurons aussi des témoins gagnés; en un mot, mon ami, tu seras marié, et tu ne seras point marié; tu dois m'entendre: tu le seras assez pour avoir le droit de jouir dans les bras de ta Fanny de tout le bonheur que je te souhaite. Quoi! Interrompt Thaley, je trahirois Fanny! (Et il se leve avec fureur)-un moment; écoute-moi, chevalier aux dignes sentimens, et reprens ta place. Par ce mariage supposé, tu viens à bout de satisfaire tes desirs, sans t'exposer au ressentiment de ton oncle... avec le temps, ton amour s'affaiblira.-Je cesserois d'aimer! ...-Sois-en sûr, mon ami; qui est-ce qui n'a pas éprouvé de ces passions à tourner la tête? Lorsque tu seras revenu de ton ivresse, que tu viendras à rougir toi-même de ton extravagance, tu dédommageras Fanny de cette petite supercherie, en lui assurant un revenu convenable pour son entretien; oh, je ne m'y oppose pas; et ce sera payer assez cher l'honneur d'une fille de campagne. Diras-tu encore que je ne me prête pas aux accommodemens?-Abominable ami, quels odieux conseils! Que j'aille, à la faveur d'un aussi infame artifice, arracher une fille du sein de son pere! ... Que je trompe Fanny, ajoûte Thaley en versant des larmes! Non, cruel, ne l'espérez pas; je l'épouserai à la face du ciel, à la face de la terre. À la bonne heure, que mon mariage demeure secret: mais qu'il soit scellé par la bonne foi, par les sermens les plus saints.-Fou! Me laisseras-tu achever? Si Fanny a toujours ton coeur, qu'elle mérite en effet de porter le nom de ta femme, qui t'empêche, après cette épreuve et la mort de ton oncle, d'assûrer cette union, et de la revêtir alors de ce qu'il y a de plus sacré? Ce sera une nouvelle marque d'amour que tu donneras à ta Fanny, puisque la possession n'aura pas éteint tes feux.
On ne sçauroit exprimer la défense de Thaley, ses larmes, ses refus, les assauts de ses amis, et sur-tout ceux du corrompu Thoward, qui employoit tout son esprit pour entraîner le lord dans l'action la plus deshonorante. Ils triomphent; Thaley cède: la faiblesse est toujours près du crime. Qu'un amour emporté par les sens, differe d'une tendresse délicate qui se plaît dans sa pureté, et qui ne cherche à éclater que par des privations et des sacrifices! Le scélérat Thoward préside à cet affreux complot; tout est arrangé pour cette union simulée. Vingt déchiré de remords, est sur le point de se jetter aux pieds de la malheureuse Fanny, et de révéler ce mystere infernal; son indigne ami l'investissoit de toutes parts, et l'accabloit, en quelque sorte, de son génie de trahison. Le perfide Thaley est enfin dans le sein d'un ange de beauté et d'innocence; il recueille ces plaisirs légitimes, ces plaisirs délicieux qui ne doivent être que le prix de la vertu, et c'étoit le crime même qui les goûtoit. Cependant le lord sentoit un noir poison qui le dévoroit. Fanny n'avoit point quitté la maison paternelle; elle adoroit son mari: c'étoit la tendre Ève, telle que Milton nous la représente, soumise aux volontés d'Adam, et conservant sa pudeur dans les bras de son époux. Il y avoit pourtant des momens où le plaisir fuyoit de son coeur; une cause inconnue y faisoit entrer la mélancolie; son pere et sa mere partageoient sa tristesse. Mais de quels traits étoit frappé Thaley, lorsque ses yeux venoient à s'attacher sur cette adorable créature, si touchante, si ingénue, si innocente dans le sein même des plaisirs, et qu'il avoit trompée! Souvent quand elle voloit au-devant de lui, et qu'elle lui prodiguoit de timides caresses, il la repoussoit; il laissoit couler des pleurs; son crime lui causoit un frémissement continuel. Quelquefois il s'écrioit: ah! Perfide Thoward, perfide Thoward! Revoyoit-il ce VIL séducteur:-cruel! Dans quel piége m'as-tu entraîné! Tu penses avoir servi mon amour? Tu m'as rendu le plus coupable et le plus malheureux des hommes! Une horrible amertume est répandue sur mes plaisirs... mes plaisirs! Eh! Je n'en goûte point; mon coeur se révolte sans cesse; il me reproche comme un larcin honteux jusqu'au moindre regard de Fanny! ... Thoward, je ne l'éprouve que trop! Il n'appartient qu'à la vertu de connaître le bonheur. J'ai pu trahir la candeur, la vérité, la sainteté de la nature, l'amour le plus tendre... j'avouerai tout, je réparerai tout; je brûle de consacrer ces noeuds que l'imposture et l'artifice ont tissus; dût l'Angleterre, le monde entier s'y opposer, Fanny... je serai son légitime époux. Thaley, rappellé à Londres par son oncle, est enfin obligé de quitter Fanny, de s'en séparer quand il en étoit toujours plus épris. Thoward ne le perd point de vue; il craint que la dissimulation ne l'abandonne; il le presse de garder le secret: il est présent à ses adieux. Thaley jure à Fanny une tendresse inviolable; il lui promet de revenir incessamment à ses genoux; elle ne peut s'arracher des bras de son mari. C'est dans ces momens terribles, que l'amour, que l'honneur tourmentent Thaley; il voyoit Fanny à ses pieds, les arroser de larmes. Il se trouble; non, lui dit-il au milieu des sanglots, je ne suis pas digne de te posséder: tant de charmes, et de vertus méritoient un autre sort; apprends...
Thoward l'entraîne dans sa chaise et, le dérobe à un aveu qui pesoit à son coeur et qui alloit lui échapper. Fanny suit le lord des yeux, et dès qu'elle cesse de l'appercevoir, elle tombe évanouie dans les bras de sa mere.
Nos érudits et nos philosophes se récrient contre les pressentimens; ils les traitent de chimeres et d'absurdités: mais il n'y a point d'homme, s'il s'interroge de bonne foi, qui n'avoue que dans les circonstances critiques de sa vie, il a été, pour ainsi dire, averti par une voix intérieure et sourde que l'on pourroit appeller la prédiction du malheur; cette voix s'élevoit avec son accent lugubre dans l'ame de Fanny, qui n'étoit pas même exempte de ces secretes allarmes dans les heures du repos: des songes sinistres venoient ajouter aux tristes pensées que le jour avoit produites. Elle se rappelle les adieux de son mari, son agitation, ce dernier mot qu'il n'avoit point achevé; alors elle est comme frappée d'une effrayante lumiere, et elle ne voit plus qu'un enchaînement de disgraces prêtes à l'accabler.
James ne cessoit de regretter le moment où Fanny s'étoit offerte aux regards du lord. Hélas! Disoit à sa femme ce bon vieillard, notre pauvre fille n'eût-elle pas été plus heureuse d'épouser un homme de sa condition? Il ne l'auroit point quittée; ils se fussent soulagés, consolés dans leurs travaux; je les eusse serrés dans mes bras; ils m'auroient soutenu aux bornes de la vie; ils m'auroient fermé les yeux. Ah! Ma chere Fanny, le bonheur n'est que parmi nous.
Thaley, arrivé à Londres, est emporté par sir Thoward de plaisirs en plaisirs; le perfide connaissoit le coeur humain: il sçavoit que les faiblesses répétées affaiblissent la voix des remords; il entraînoit son ami dans des sociétés qui émoussoient en lui la délicatesse du sentiment; tous les jours, il effaçoit quelques traits de l'image de Fanny.
Thoward avoit fait confidence au lord
Dirton, oncle de Thaley, de l'aventure de son neveu; c'étoit de concert avec ce seigneur qu'il travailloit à ramener son ami à ce tourbillon d'amusemens, la ruine et la mort des grandes passions. Dirton étoit de ces hommes de cour, qui, parvenus à étouffer la nature, ne sont remués que par l'intérêt et la vanité, et traitent de petitesse tout autre sentiment; l'amour sur-tout leur paroît la chimere d'une ame resserrée et sans énergie; ils ne croient ni à son pouvoir, ni même à ses plaisirs; ils regardent la tendresse comme une marque de pusillanimité, et ils pensent que pour s'élever au grand, il n'y a point de sacrifices auxquels on ne doive se soumettre. C'est ainsi qu'ils immolent le vrai bonheur pour courir après un bonheur factice qui les fuit. Dirton s'attendoit à perpétuer son rang et ses dignités dans sa famille, et c'étoit une nouvelle carriere qu'il voyoit s'ouvrir à son ambition démesurée.
Thaley commençoit à être attaqué de l'espece de contagion qui l'entouroit; il perdoit de sa sensibilité; moins empressé à recevoir des nouvelles de Fanny, il trouvoit à peine le tems de lui écrire; son amour diminuoit, s'affaiblissoit; il ne se passoit point de jour que les plus jolies créatures de Londres ne fussent pour lui autant de circés, qui cherchoient à le plonger dans un égarement dont il ne pût revenir. Le premier des ennemis de Fanny étoit la jeunesse de Thaley: à cet âge a-t-on le courage de se rendre compte de ce que l'on sent? L'étourdissement enveloppe le coeur; il est réservé à l'âge mûr de goûter les vrais plaisirs; les premiers momens où l'on entre dans le monde produisent une ivresse aussi dangereuse peut-être pour la véritable volupté que pour la raison.
Thoward, parmi ses séductions, ne négligeoit pas d'intéresser la vanité du jeune lord: c'étoit, comme nous l'avons observé, autant de coups mortels que l'adroit corrupteur portoit à Fanny, plus cruels même que toutes les caresses de ces rivales méprisables de la fille de James. Quand Thoward crut pouvoir être assuré du succès de ses artifices, il confia au lord Dirton les dispositions où il avoit amené son neveu.
Thaley avoit vu au spectacle avec une espece d'émotion lady Cary, fille du lord Dorfon; c'étoit de ces beautés plus jalouses de séduire que d'être aimées, qui négligent la vérité de la nature, pour recourir à tous les mensonges de l'art, et dont l'orgueil ne demande qu'à exciter du bruit, et qu'à étendre le nombre de leurs adorateurs; lady Cary n'avoit pas perdu un coup d'oeil de Thaley, et elle avoit redoublé de coquetterie pour le mettre dans ses fers; ses succès ne lui étoient point échappés. Cette circonstance favorable au projet du lord Dirton lui fut rapportée; il concerta avec le pere de Cary les moyens d'attacher Thaley; la maison du lord Dorfon lui fut ouverte; la jeune lady, à chaque visite, lui paraissoit plus charmante. Sir Thoward, que nous pourrions comparer au héros infernal de Milton, déployoit toutes ses tentations, tous ses artifices; il ajoutoit aux attraits de la fille du lord, aux graces de son esprit; il faisoit parler sur-tout sa haute noblesse, et l'éclat qu'une telle alliance répandroit sur le mortel fortuné qui seroit son époux.Enfin mylord Dirton, instruit des progrès du complot, déclare à son neveu qu'il se propose de demander pour lui en mariage la fille du lord Dorfon; il lui apprend même que c'est une affaire décidée, et qu'il est aimé de la jeune personne; qu'en un mot tout est prêt, et qu'on n'attend plus que son aveu pour sceller cette union. Je me flatte, continue-t-il, que vous ne me désavouerez pas: c'est un des plus riches et des plus brillans partis de l'Angleterre; le roi et toute la cour verront cette alliance avec plaisir. Thaley change de couleur, tombe aux pieds de son oncle, lui expose avec des larmes sa situation, les engagemens qu'il a pris avec Fanny, la nécessité où il est de les consacrer par un mariage légitime. Dirton d'abord l'embrasse, le caresse, lui répond avec une feinte bonté, emploie tout ce qui peut éblouir son neveu: il demeure inébranlable. La fureur, les menaces succédent aux prieres; Dirton chasse Thaley de sa présence; ce malheureux lord va se réfugier dans le sein du serpent Thoward; celui-ci plus insinuant, plus dangereux, le ramene à son oncle; enfin, après bien de la résistance, bien des combats, Fanny est sacrifiée, et le lâche Thaley épouse la fille du lord Dorfon.
S'il est permis de donner des couleurs moins noires à sa perfidie, on dira qu'il fut, en quelque sorte, traîné à l'autel, qu'il pleura dans les bras même de son épouse celle qui étoit la femme de son coeur, la femme avouée et nommée par le ciel; on dira que l'image de Fanny s'élevoit toujours au fond de son ame.
Le cruel Dirton s'étoit chargé d'annoncer à la malheureuse fille de James son arrêt de mort; il avoit promis à son neveu de leur assurer un revenu suffisant qui pourroit, disoit-il, les consoler de ce coup terrible. L'oncle adroit n'en resta point à ce triomphe; il craignoit toujours que Fanny ne disputât la victoire; il fit nommer Thaley envoyé dans une des cours de l'Europe, les plus éloignées de l'Angleterre; Thaley partit donc avec son épouse, accompagné de sir Thoward, qui ne lui laissoit pas un moment de réflexion, et qui l'entretenoit sans cesse de ses dignités et de son éclat, faible dédommagement des douceurs de l'innocence et du véritable amour. Les inquiétudes et la sombre mélancolie de Fanny augmentoient. Quelques semaines s'étoient déjà écoulées, elle n'avoit point reçu de lettre de Thaley; elle ne pouvoit repousser des soupçons cruels. En vain étoit-elle rassurée par son pere, par toute sa famille: comment se dissimuler le silence d'un homme qu'elle adoroit? Elle comptoit les jours, les heures, les momens qui lui restoient à consumer dans les pleurs, jusqu'au retour de la saison où elle devoit revoir son époux. Il faut aimer pour sentir tous les tourmens attachés à l'absence. Fanny avoit toujours les yeux fixés sur le château; elle alloit souvent s'asseoir à l'ombre de l'arbre, au pied duquel le lord s'étoit mis à ses genoux; elle se rappelloit ces expressions de tendresse échappées à Thaley la premiere fois qu'elle lui présenta des fleurs; elle relisoit ses lettres, les baignoit sans cesse de larmes; elle cherchoit à s'aveugler sur des froideurs que le sentiment est prompt à saisir, et qu'avec la même vivacité, il est porté à excuser. Enfin le lord étoit tout ce qui l'occupoit.
Un exprès arrive de la part du lord Dirton; il demande à remettre un billet de ce seigneur à James. Le bon vieillard reçoit avec sa politesse ordinaire le messager; il le fait asseoir, prend l'écrit fatal, et lit ce qui suit: "je n'emploierai point, mon cher James, le ton de l'autorité. Je vous épargne des reproches que votre imprudence et votre conduite mériteroient, et je veux croire que la bonté paternelle vous a aveuglé. Vous avez dû sentir que votre fille n'étoit pas faite pour devenir l'épouse de mon neveu: il faut donc que vous renonciez à toute prétention. Vous trouverez dans cette lettre un billet de cinq cent livres sterlings. Qu'il ne soit plus question de cette folie du lord Thaley, ou craignez de m'offenser." Le lord Dirton.
L'infortuné vieillard n'a pas achevé cette lecture, qu'il tombe sans connaissance; il étoit seul; sa femme et sa fille arrivent; elles le relevent, le font revenir à la vie; il voit sa fille, il frémit:-Ah! Ma tendre fille! Viens, ma pauvre Fanny, dans mon sein.-Mon pere, qu'avez-vous? Pourquoi ce trouble, ces larmes, ces sanglots? Mon pere! ...-Ma fille... ma fille, nous sommes perdus; toutes nos craintes n'étoient que trop fondées; le lord Dirton...-eh bien!-Il veut casser ton mariage, et il a l'inhumanité de m'offrir de l'argent pour prix de notre honneur; mylord ne sera pas ton époux...-je ne serois point sa femme? ... Et que serois-je donc?
Ce peu de mots est suivi d'un évanouissement; on porte cette malheureuse fille dans son lit, où elle demeure dans une espece de léthargie. Reprenez, dit avec fureur le vieillard au messager, reprenez ce billet et ces bienfaits odieux; je ne suis qu'un pauvre homme, ajoûte-t-il avec les sanglots les plus profonds: mais mylord ne m'ôtera point mon honneur; c'est un bien que je tiens de Dieu, et personne sur la terre, pas même le roi, ne sçauroit me l'arracher; il faudra que monseigneur m'assassine, qu'il soit le bourreau de ma fille, de ma famille entiere, avant que nous renoncions à nos droits, avant que nous brisions des noeuds sacrés. Je vais traîner ma déplorable vieillesse aux pieds du lord Dirton; je me rendrai en prison, et l'on nous jugera... la nature est au-dessus des lords, et l'on n'aura pas deshonoré impunément un honnête homme, qui s'est toujours montré le digne serviteur de mylord. Qu'allez-vous faire, interrompt l'exprès, qui pleuroit avec ces bonnes gens? Mon ami, quel sera le fruit de vos plaintes? On ne cassera point le mariage de mylord Thaley...-de quel mariage parlez-vous?-Vous ignoreriez que le neveu du lord Dirton vient d'épouser lady Cary, la fille de mylord Dorfon?-Mylord est marié avec une autre que Fanny! ...-Et il a même quitté l'Angleterre. Ô ciel! (S'écrie James, en se promenant tout égaré de douleur), et l'on se joueroit des liens les plus respectés! Mylord peut-il avoir une autre épouse que Fanny? . Allons, je cours à Londres; je vais y chercher la mort ou la justice: le lord Dirton ne sçauroit me la refuser.
Il entre dans la chambre de sa fille, qui commençoit à r'ouvrir les yeux:-ma fille! Tu ne sçais pas tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley! ... Il est marié.-Marié!-Oui, marié avec une autre que toi.-Thaley m'a trahie!-Prens courage; nous avons pour nous le bon droit, et l'honneur; je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie. Mylord Dirton seroit-il un barbare, un tigre qu'on ne pourroit amollir? Ma chere enfant, (il la presse avec transport contre son coeur) va, ce n'est pas vainement que je porterai le nom de ton pere. On ne sçauroit décrire l'affreuse situation de Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle apprit que le lord Thaley étoit parti! James, après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses enfans, après être revenu plusieurs fois pleurer dans leurs bras, se met en chemin pour Londres, où il accompagne l'exprès du lord Dirton. Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour s'écrier d'une voix expirante: c'est vous, Thaley, qui me trompez, qui jurez à une autre cette tendresse que vous m'aviez jurée! C'est vous qui l'épousez, qui l'aimez! Une autre est votre femme! Vous partez, barbare! Vous partez, et vous me laissez à l'opprobre, au deshonneur, à la mort! Je ne suis plus votre Fanny! Ah! Mylord, étoit-ce vos biens, votre rang que j'aimois? Vous lisiez dans mon coeur, dans ce coeur que vous percez aujourd'hui; vous sçavez que je n'adorois que vous, que vous seul; ô dieu! ... Et c'est vous qui m'assassinez, qui me des honorez, qui faites mourir de douleur mon vertueux pere!
Ensuite elle retomboit dans son accablement. Jamais toutes les scênes de malheur dont la terre abonde, n'avoient offert de spectacle plus touchant. L'exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel, suivi de l'infortuné vieillard. À peine se présente-il aux yeux du lord, qu'il lui demande des nouvelles de son message: on lui remet pour toute réponse dans les mains le billet de cinq cent livres sterlings. Comment, s'écrie Dirton! Cet impudent auroit refusé mes bontés? Il est là, reprit le domestique. Qu'il entre, poursuit mylord avec colere; je sçais comment il faut traiter des gens de cette espece. James paroit, et se jette aux pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux pere, dont la voix expiroit dans les larmes, j'ai refusé ce prix de mon deshonneur, parce que rien ne pourroit le payer. Je n'ignore pas que je suis le serviteur de votre maison, une créature condamnée au respect et à la soumission la plus humble; j'ai fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre neveu de penser à un mariage si disproportionné: il ne m'a point écouté, et ma fille n'a été dans ses bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le maître de notre sort, mylord: mais le ciel a tissu ces noeuds, et il n'est que le ciel seul qui puisse les rompre. Notre unique tache est ma condition obscure, et ma pauvreté; il n'y a jamais eu dans mes parens de lâcheté, ni d'opprobre d'ame... voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un pere, à une mere, à une fille, à des malheureux enfin, qui préferent l'honnêteté à tout ce qui peut être de plus cher? J'embrasse vos genoux; vous leverez les yeux sur un misérable pere qui reclame votre humanité, votre justice...-ma justice seroit de te faire chasser à l'instant de ma maison.
Comment! Avoir l'audace de rejetter mes bienfaits! Quand tu aurois cent filles, insolent vieillard, cinq cent livres sterlings vaudroient mieux qu'elles toutes. Crois-moi, n'abuse pas de ma bonté, reprends ce billet, sors, et ne t'avise jamais de reparaître devant moi. Je ne sortirai point, replique le vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui éleve l'ame au-dessus de tous les rangs, et qui met au niveau tous les hommes; je ne sortirai point; je ne demande que la justice, et je l'obtiendrai. Il faut que vous me perciez le coeur, ici, à vos pieds, ou je cours dans Londres à tous les tribunaux; j'irai jusqu'au trône; j'y porterai mes plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je suis, ajoûte l'honnête James avec des sanglots éloquens, un pauvre fermier: mais je suis pere, et un pere outragé; on entendra mes cris; ils frapperont, ils déchireront tous les coeurs; ils retentiront dans les ames les plus insensibles, et l'on prononcera entre nous. J'ai pour moi la nature et la vérité... je meurs de douleur, mylord; non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé d'autres liens; on a voulu par cette feinte tenter ma probité. Ah! Mylord, encore une fois, voyez à vos genoux un malheureux pere, qui les embrasse avec soumission, qui ne les quittera point qu'il ne vous ait touché. Je n'implore que l'humanité, la seule humanité. Vous futes pere, mylord; c'est un pere expirant de vieillesse et de douleur qui se traîne à vos pieds... non, vous ne serez point capable d'une action aussi indigne de votre rang! Il n'est pas possible... tiens, reprend Dirton, je te donne encore cinq cent livres sterlings, et qu'il ne soit plus question de toi ni de ta fille.-Vous refusez de m'entendre, mylord? Vos nouvelles propositions sont de nouveaux outrages dont vous m'assassinez. Eh bien! Mylord, vous m'arracherez la vie; vous vous souillerez de mon sang; vous me foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à ma fille.-Insolent! Je crois que tu veux chez moi me faire violence!-J'y mourrai, ou vous m'accorderez votre consentement pour un mariage qui ne sçauroit vous deshonorer. Fanny étoit une fille honnête... mylord, attendez tout de mon désespoir: il est affreux...-Tu me menaces, audacieux ver de terre! Apprends toute la faiblesse de tes prétentions: je vois sur quoi se fondent ton opiniâtreté et ton orgueil; tu t'es imaginé que ta fille étoit liée à mon fou de neveu par des noeuds indissolubles. Je voulois devoir à ta complaisance, à ton devoir, ce que j'obtiendrai par des droits légitimes; sçache donc que les tiens sont chimériques, que ta fille a été le jouet de la tendresse de Thaley, que ce mariage, dont tu oses te prévaloir devant moi, n'a été qu'un stratagême pour obtenir ce qui ne vaut pas, en vérité, mille livres sterlings.-Ma fille n'est pas l'épouse de mylord Thaley?-Jamais elle ne l'a été; elle a été sa maitresse, mon ami, et c'est encore bien de l'honneur que t'a fait le lord mon neveu.
Un coup de tonnerre n'eut pas renversé James avec plus de rapidité; il tombe à terre, privé de connaissance. Mylord Dirton sort de son appartement, ordonne froidement qu'on mette cet homme à la porte, lorsqu'il sera revenu à lui, et qu'on lui compte mille livres sterlings. Ce spectacle eut ému les sauvages les plus féroces; ce vieillard étoit étendu sur le pavé, ses cheveux blancs souillés dans la poussiere et dans les larmes; il respiroit à peine, et la pâleur de la mort se répandoit sur son visage. Un domestique, plus homme que son maître, se sent attendri pour cet infortuné; il le prend dans ses bras, le rappelle à la vie; James ouvre les yeux, pousse un cri, et retombe sur la terre:-elle n'est point mariée! On a trompé ma fille! Ah! Dieu! Dieu! Il se releve avec impétuosité; il cherche mylord; il est obligé de se rasseoir; les forces lui manquent, et il ne peut que verser un torrent de larmes, et tourner de tems en tems de longs regards vers le ciel. Ce domestique compatissant s'efforce de le consoler; il l'exhorte à plier sous sa mauvaise fortune; il lui représente la qualité et le crédit du lord Dirton; il finit par lui révéler toutes les circonstances du mariage feint de Thaley avec Fanny. James désespéré, s'arrache les cheveux, parle de poignarder mylord Dirton; l'intendant lui apporte mille livres sterlings:-Tenez: ils sont comptés. Croyez-moi: l'argent est un remede pour bien des maux; la fortune... le vieillard ne le laisse pas achever; il accable cet homme d'un coup d'oeil où éclatoit tout son mépris, et jette la somme loin de lui avec cette vive indignation, l'élan d'une ame navrée de douleur.-Misérable! Que ton maître garde ses infâmes richesses. Va, il a accumulé assez d'affronts sur ma tête chauve; je vois trop que je n'ai d'autre protecteur, d'autre vengeur que Dieu: c'est donc lui que j'implore; c'est à lui que j'en appelle; il punira les scélérats, qui ont trompé ma fille, ma chere Fanny. Mon ami, ajoûte-t-il, en s'adressant au domestique charitable qui lui prenoit les mains, et qui vouloit l'adoucir, si vous sçaviez quelle femme l'on a outragée! Ah! Mes pauvres enfans! Comment aurai-je la force de vous annoncer... je sens que la mort m'attend ici; c'est ici que demeurera mon cadavre; il attestera la vengeance divine, cette suprême justice que peut reclamer le dernier des hommes, et qui ne lui refuse point son appui.
Ce malheureux pere étoit égaré de désespoir; il disoit qu'il vouloit aller se jetter aux pieds du roi, qu'il poursuivroit mylord Thaley, qu'il se présenteroit à la chambre des pairs, qu'il y rendroit les derniers soupirs; qu'il demanderoit que sa biere y restât jusqu'à ce que sa fille eût obtenu justice. Je suis pere et anglais, s'écrioit-il; ma cause est celle de la nature et de la nation; elle intéresse tous les hommes, et Dieu sera mon premier juge; celui-là ne se laisse point corrompre. Le domestique tente de nouveaux efforts pour le ramener peu à peu; il lui fait entendre que tous les éclats, sa mort même seroient inutiles, lui montre l'autorité des grands qui écrasent toujours sous leurs pieds et avec impunité les petits; il l'entraîne enfin à quelques pas de l'hôtel du lord Dirton, dans une chambre qu'occupoit la femme de cette créature compatissante: elle reçoit James avec cette humanité, le partage de ceux que l'audace insolente de la grandeur et de la fortune appelle gens du commun , et qui vaut mieux assurément que la politesse fausse et sans caractère des gens comme il faut .
L'état de James ne peut se dépeindre; il répétoit: ah! Ma chere Fanny, ma pauvre fille, chere enfant de mon coeur, te voilà donc deshonorée, toi, toi qui préferes l'honneur à la vie! Oh! Pourquoi le traître Thaley n'est-il pas venu plutôt t'immoler dans mon sein? Quelle est mon espérance? Ensuite il sembloit qu'il alloit expirer dans les pleurs. Le généreux domestique, sans cesse plus ému, feint d'être malade; et accompagne
James qui avoit eu la noble hardiesse d'écrire au lord Dirton une lettre remplie de tout le sublime de la vertu réduite au désespoir. Il ne doit point paraître étonnant que James parle ainsi: qu'on se souvienne qu'il étoit instruit; et puis, une ame vraiment vertueuse se développe, s'éleve, s'annoblit, et domine dans les circonstances où elle est intéressée fortement. James étoit pere; il étoit offensé. On a de tous tems observé que tous les hommes devenoient des prodiges de valeur, de fermeté, d'éloquence, dès qu'ils étoient emportés par les grands mouvements de la nature, source unique des actions éclatantes et des talens distingués. Voici la lettre de ce vieillard si attendrissant.
"Homme barbare, c'est au nom du maître suprême de l'humanité que je t'écris: il n'y a d'autres titres à ses yeux que ceux de la vérité et de la vertu, d'autre rang que celui de l'honnête homme; tu l'as dégradé ce rang; tu t'es rabbaissé au-dessous des plus vils criminels; tu as enfoncé mes derniers pas dans l'opprobre et dans la souillure. Pour récompense des travaux d'un vieux serviteur, qui mangeoit au prix de ses nobles sueurs un morceau de pain, tu portes la désolation dans son coeur expirant; tu flétris dans son sein même, l'honneur de sa fille! Ah! Cruel, le ciel vous redemandera compte des larmes de sang que vous me faites répandre. Votre détestable neveu... je le cite au tribunal de Dieu, à ce tribunal où l'orgueil de la naissance, l'impunité de la fortune, l'audace du crime, où la séduction ne trouve point d'accès. Nous serons vengés, mylord; vous aurez un jour des remords d'une action si abominable; il ne sera plus temps; vos tristes victimes seront toutes dans la fosse; c'est de cette fosse que s'élévera mon cri, un cri éternel, jusqu'aux cieux... vous avez deshonoré ma vieillesse; vous avez couvert de la boue de l'infamie un homme, une famille entiere qui vous servoit, qui vous aimoit, qui croissoit à l'ombre de votre protection... vous avez opprimé la faiblesse et l'innocence... je vous rends, à vous et à votre perfide neveu, la ferme et les biens qui m'étoient confiés: qu'un abîme, que l'enfer s'y ouvre pour vous engloutir vous et vos pareils! Nous irons arroser de nos larmes une autre terre, nous y dessécher de misere et de douleur, y pousser nos derniers soupirs... inhumain! Puisse ma lettre porter dans votre ame tous les traits dont vous m'assassinez! Un homme réduit à l'extrémité où je suis, est au-dessus de toute crainte; faites-nous donner la mort; ce crime doit suivre nécessairement celui que vous venez de commettre; il sera moins affreux sans doute, et c'est tout ce que James brûle de vous devoir." Ce pere affligé quitte Londres, en chargeant cette ville d'imprécations; son désespoir augmente et éclate à l'approche de sa maison; il ne l'a pas plutôt apperçue qu'il s'écrie avec des sanglots: voilà l'asyle de ma pauvreté! C'est-là que j'élevois ma malheureuse fille dans l'innocence et la vertu! C'est là son berceau, qui a été pour nous la source d'une humiliation éternelle! ... Eh! Comment m'offrir à leurs regards? De quels traits vais-je les frapper? Aurois-je cru que cet opprobre fût réservé à mes derniers jours?
Ce domestique, son guide fidèle, le soutenoit; James se traînoit vers la ferme; sa femme et sa fille venoient au-devant de lui; Fanny marchoit à peine; elle étoit expirante: elle fait un effort pour se jetter dans les bras de son pere; elle s'écrie: eh bien! Mon pere? James la serre contre son sein avec un frémissement affreux; Fanny est trop instruite par ce trouble:-je ne suis point la femme de mylord Thaley? (James ne répond point. ) Je n'ai plus qu'à mourir. Ils s'asseyent. James enfin, au milieu des pleurs et des sanglots, leur raconte de quelle façon outrageante il a été reçu de mylord Dirton; quand il vient à l'horrible trahison de Thaley, au mariage simulé, sa fille avec un cri:-j'ai été trompée à ce point! Je ne suis point sa femme! À peine a-t-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle tombe à terre comme frappée de la foudre. Ce domestique qui avoit accompagné James, a l'ame déchirée par ce nouveau spectacle. Fanny est remise au lit qu'elle n'avoit quitté que pour se traîner au-devant de son pere. James la couvroit de ses baisers et de ses pleurs. Fanny reprend l'usage des sens.-C'est mylord Thaley qui me trompe, qui me trahit! Devois-je m'attendre à de pareils coups?
Aussi-tôt cette infortunée se releve du sein de la mort; une force supérieure paraît l'animer; on eut dit qu'un miracle lui avoit donné un autre coeur. Elle s'appuye sur son bras: le courage prend dans tous ses traits la place de la douleur accablante; elle semble commander à ses larmes de s'arrêter. Allons, mon pere, dit cette fille sublime, oublions jusqu'au nom du scélérat qui a cru me deshonorer; mon honneur est encore tout entier dans mon coeur... c'est lui, c'est ce monstre qui a perdu le sien; il a abusé des noeuds les plus sacrés; il m'a trompée... il ne m'a point ôté l'innocence de l'ame. Serois-je criminelle à vos yeux, aux yeux de Dieu? Mon pere, il me seroit aisé de mourir: qu'ai-je à espérer dans la vie? Mais je veux être votre consolation, votre appui; vous et ma mere vous serez tout pour moi; sortons de cette terre de crimes; allons... où mylord Thaley... où son image ne me suivra point (et là un torrent de pleurs lui échappe.) Ah! Ne prononçons plus ce nom; oublions-le; oublions-le; arrachons-le de mon coeur. Mon tendre pere, je suis prête à me soumettre aux travaux les plus pénibles, les plus humilians, à tout, à tout, pourvû que vous viviez, que vous plaigniez, que vous aimiez votre Fanny, qui n'est point coupable... non, je ne suis point coupable: je suis la plus malheureuse des femmes. À ces mots, de nouvelles larmes trahissent sa fermeté.
Cette déplorable famille se détermine à quitter ce lieu fatal; Fanny ne peut en sortir, sans y tourner plusieurs fois les yeux; et quels regards? Il sembloit qu'elle laissât dans ce séjour la partie la plus sensible, l'étincelle la plus vive de son ame. Sous cette espèce d'héroïsme, l'amour ne perdoit point de sa force; cette Fanny si courageuse pleuroit peut-être davantage en secret; les ames honnêtes sont les plus tendres. Ces infortunés se retirerent chez le ministre leur parent, qui avoit veillé à l'éducation de Fanny. Pour le domestique, il reprit la route de Londres, et ne pouvant se résoudre à demeurer plus long-temps attaché à un homme aussi barbare que le lord Dirton, il demanda son congé.Mylord Thaley, l'époux d'une femme remplie d'agréments, dans le sein des honneurs, et des plaisirs, entouré du faste de la considération, étoit bien loin de goûter le véritable bonheur. Ce n'est point de ce qui nous environne qu'il faut l'attendre: c'est de nous-même, c'est d'une ame innocente et paisible, et celle de Thaley étoit déchirée par un remords éternel. Comment auroit-il été heureux? Il avoit trahi la vertu et l'amour. On eut dit que le projet de mylady étoit de venger l'outrage fait à la malheureuse fille de James. Elle avoit tous les travers d'une femme de qualité: d'une froideur rebutante pour son mari, et animée de tout l'esprit de la séduction à l'égard des autres hommes. Elle étoit belle, vaine, fiere; cette fierté cependant n'empêchoit point qu'on ne lui reprochât une infinité d'aventures dont le bruit vint jusqu'aux oreilles de mylord. Il employa le ton de la douceur et de la représentation: on ne l'écouta point; il menaça de l'autorité d'un époux: on lui répondit par des éclats indécens. La fille du lord Dorfon se sentoit appuyée d'un grand nom, et d'un crédit considérable à la cour: il fallut que mylord dévorât ses peines. Mylady lui procuroit souvent les occasions de se rappeller l'objet infortuné qu'il avoit outragé pour prix de l'ardeur la plus pure; il comparoit sa situation passée à son état présent; il rapprochoit les charmes modestes, la tendresse ingénue, la candeur si touchante de Fanny, de la beauté orgueilleuse, et de la coquetterie d'une épouse qui cherchoit peu à lui plaire. Dans ces moments, il formoit des regrets; il versoit des larmes; il prononçoit, en gémissant, le nom de Fanny: mais Thoward s'attachoit à détruire cette image qui revenoit sans cesse dans l'ame de Thaley; il le précipita dans des égarements continuels, et le plongea enfin dans la débauche de l'esprit et du coeur. Quelques années s'écoulerent pendant lesquelles Thaley demeura enseveli dans cette espèce de mort de l'ame et de la raison; il retourna en Angleterre avec sa femme, qui continua à lui causer les chagrins les plus cruels; elle le deshonora par ses intrigues multipliées, le brouilla avec ses parens, et l'avilit aux yeux de la cour. Mylord, accablé de douleur, eut cependant une consolation: mylady mourut, lui laissant des dettes, des ennemis, des ridicules et des affronts. C'est alors que Thaley se livra sans réserve à une dissipation scandaleuse; il n'y avoit point de taverne à Londres où il ne fût connu comme le héros du libertinage, et Thoward partageoit les honneurs de cette réputation.
Le hazard les conduit avec d'autres amis au caffé de Brown; la conversation tombe sur l'honneur, sujet si rebattu, et qui, graces au peu de progrès de la raison humaine, est encore si neuf. Eh! De quoi parlez-vous là, messieurs, dit un inconnu, dont l'âge mûr et l'extérieur simple annonçoient cependant un homme respectable? Que ne traitez-vous des matières plus à votre portée? Que ne dissertez-vous sur les courses de chevaux, sur les genres de musique, sur les modes de France? Que voulez-vous dire, intérrompt brusquement mylord Thaley? Ce que je veux dire, répond l'inconnu, en regardant Thaley avec une sorte de fermeté? Que vous devriez être le premier à ne tenir jamais de semblables discours.
-Comment! Je ne connaîtrois pas l'honneur?-Vous! ... Eh! Il y a si peu de gens qui le connaissent!-Insolent!-Je ne suis pas un insolent: je suis un homme vrai. Quelqu'un aussi-tôt vient demander cet homme singulier, et l'entraîne hors du caffé. L'assemblée demeure interdite.
Messieurs, dit Thaley, vous êtes bien persuadés que je n'en resterai pas à l'étonnement; je sçais quel est mon devoir, et vous apprendrez s'il me convenoit de parler de l'honneur.Il sort avec son ami Thoward, qui enflammoit encore sa colere; et ils font des perquisitions.
Le lendemain, de grand matin, Thaley va se rendre à la maison où l'inconnu occupoit un appartement de peu d'apparence; il heurte à la porte; l'inconnu, qui étoit sans domestique, ouvre en disant: mylord, je ne vous attendois pas sitôt; souffrez que je me remette au lit.-Vous m'attendiez donc?-Assurément.-J'aime à voir du moins que vous me rendiez cette justice. D'abord, monsieur, qui êtes-vous?-Qui je suis? ... Un homme.-Vos titres?-Mon coeur, et l'amour de la vérité.-Vous sçavez quel est mon rang?-Votre rang, on vous appelle lord, et je le crois: vous ressemblez assez aux gens de votre espèce; mais ni vous, ni eux, encore une fois ne parlez jamais de l'honneur; je vous donne un excellent conseil; c'est une conversation qui vous est si étrangere!-Vous m'insultez, et je me flatte que vous m'en ferez raison; qui que vous soyez, je veux bien me mesurer avec vous.-Je sens tout le prix de cette faveur... vous vous croyez donc digne de m'ôter la vie, ou de la perdre... imprudent jeune homme!-Imprudent jeune homme! Voilà un ton familier qui ajoûte à l'outrage...-qu'est-ce qu'un ton familier? N'allez-vous pas vous mettre dans la tête que je vous dois du respect?-Je vous le prouverai.-Seroit-ce en me perçant le coeur? Vous supposez que le sort vous favorisera; si en effet il est pour vous, et s'il me reste encore la force de m'exprimer, oh! N'attendez pas de moi du respect, n'en attendez... que du mépris, ou plutôt de la pitié.-Du mépris! Votre compassion! Mon ami, hors du lit tout-à-l'heure, et que cette dispute soit terminée par la prompte fin de l'un ou de l'autre: avec quelle audace cet impudent me traite!-Je ne suis point un impudent, et encore moins votre ami; je vais me lever.
L'inconnu se leve, s'habille tranquillement, tandis que le lord Thaley se promenoit à grands pas dans la chambre, agité de fureur. Allons, dit-il, derriere Hidepark, et là, je vous ferai connaître ce qu'est un homme de ma condition outragé.-Un homme de votre condition! Eh! Voilà encore l'expression ordinaire des gens de votre sorte! Un homme de votre condition doit se mettre au-dessus des autres par la probité et la vertu; sans ces deux titres, il est au-dessous de la populace la plus obscure: que dis-je? Il ne peut lui être comparé, si celle-ci s'acquitte de ses devoirs. Thaley frémissoit de colere.
À peine sont-ils arrivés au rendez-vous, que le lord met l'épée à la main, et sollicite son adversaire d'en faire autant.-Un moment, je vous prie; c'est malgré moi que je me bats: cet aveu vous paraîtra singulier; vous me regarderez comme un lâche, un poltron; je ne suis ni l'un ni l'autre; quand je vous aurai dit mon nom, peut-être me rendrez-vous justice; en attendant que vous le sçachiez; voici ce que je puis vous apprendre: l'inconnu découvre son estomach, et montre une multitude de cicatrices; il poursuit.
Le duel est une action infâme, contraire aux loix divines et humaines; c'est un assassinat; on ne doit exposer ses jours que pour son pays; et il y a plus de gloire à vivre, et à remplir ses devoirs, qu'à courir les risques de mourir comme un furieux; il ne faut pas confondre la bravoure avec la vertu, et la premiere n'est sans l'autre, qu'un mouvement aveugle de férocité: mais je cederai à votre envie; j'aurai la complaisance, puisque vous le voulez absolument, de me couper la gorge avec vous. Je ne vous demande qu'une seule chose. De quoi s'agit-il? Je vous ai offensé grievement, parce que j'ai prétendu que vous ne connaissiez pas l'honneur; avant que de nous battre, expliquez-moi, de grace, ce que vous entendez par ce mot honneur , et... tâchez de vous calmer.-Mais je pense que cet homme extravague!-Non, cet homme n'extravague point: qu'est-ce que l'honneur? Daignez me répondre; quelle idée vous en êtes-vous formée? Mylord Thaley bouillant d'impatience de se venger, ne manque pas cependant de revenir à toutes ces définitions si connues et si peu satisfaisantes.-Avez-vous dit, mylord?-Oui... et dépéchez-vous de me faire raison.-Un instant. Vous êtes encore bien peu instruit sur cette matière! Vous en oubliez les premiers principes: l'honneur ne nous impose-t-il point la nécessité de tenir notre parole?-Sans contredit.-Plus l'être auquel on l'a donnée est faible et sans défense; plus notre foi doit être sacrée?-Assurément.-N'y a-t-il pas une lâcheté dégradante à tromper, à trahir, à arracher par des subterfuges le prix de la vérité? Seriez-vous homme, par exemple, à contracter de faux billets? À ces paroles, mylord fait un mouvement d'indignation:-de faux billets!-Vous vous êtes souillé d'une action qui est vingt fois plus flétrissante.-L'épée à la main.-Écoutez-moi, et lorsque vous m'aurez entendu, nous nous battrons. Quand j'aurois mille vies, et que je les perdrois toutes sous vos coups, vous n'en seriez pas moins coupable. Je vous l'ai dit: la vraie grandeur d'ame ne consiste pas à sçavoir mourir: elle consiste à sçavoir vivre. Et comment avez-vous vécu? ... Vous ne feriez pas de faux billets! Et qu'avez-vous fait, barbare, lorsque vous avez abusé de l'honnêteté, de l'amour, de la nature? Lorsque cédant aux suggestions de vos lâches complices, sous l'apparence du serment le plus respecté, le plus solemnel, vous avez deshonoré une malheureuse créature, qui sur la foi des autels, vous a reçu dans ses bras innocens? Qu'avez-vous fait, quand, déchirant un jeune coeur plein d'une tendresse pure, vous y avez porté la désolation et la mort? Qu'avez-vous fait, quand vous avez couvert d'un opprobre éternel un vieillard expirant, des infortunés qui s'honoroient du nom de vos domestiques, qui regardoient votre sein comme un asyle sacré, et que vous auriez dû défendre, au lieu que c'est vous qui les outragez, qui les immolez...? Vous m'entendez? ... L'amour, l'innocence trahie, votre coeur, oui, votre coeur lui-même, si vous osez y descendre, tout s'éleve contre vous; tous vous accuse, tout vous condamne, vous accable, vous punit... vous vous troublez? Ah!S'écrie mylord Thaley en pleurant, oui j'ai manqué à l'honneur, et voici ce qu'il m'ordonne de faire: (il jette son épée) embrassez-moi, généreux inconnu; vous m'éclairez; vous me rendez à moi-même; ah! Dites-moi, dites-moi: qu'est devenue Fanny? Oui, je suis un malheureux, le plus atroce, le plus détestable des criminels.-Ah! Voilà l'honneur, mylord, qui rentre dans votre ame; je reconnois le lord, l'honnête homme! Ce qu'est devenu Fanny? Elle et sa famille traînent leurs jours dans l'amertume et dans la misere; il se sont retirés chez un parent qui soutient leur déplorable vie, et la malheureuse Fanny... elle vous aime toujours. Elle m'aime, interrompt Thaley avec des larmes; elle m'aime! ... Monsieur, je veux la voir, m'aller jetter à ses pieds, y mourir de repentir et de douleur; vous aurez la bonté de m'y conduire.
Sir Thoward, qui avoit suivi de loin son ami, accourt; il le trouve fondant en pleurs. Approchez, Thoward, lui dit Thaley, approchez, venez jouir du triomphe du sentiment: oui, je me reconnais coupable, et monsieur (en présentant l'étranger) avoit bien raison de me reprocher que je n'étois pas fait pour parler de l'honneur; non, je ne le connoissais pas; mes yeux sont ouverts, mon ami, et je vole réparer mes crimes.
Thaley lui explique les détails de cette aventure: Thoward devient furieux, accuse Thaley de lâcheté, et fond l'épée à la main sur l'homme respectable qui avoit ramené le lord à la vertu. L'inconnu tente les représentations les plus fortes pour se refuser à la rage de Thoward; forcé de lui céder, il s'écrie: malheureux Thoward, c'est toi qui as corrompu le sensible Thaley; tu m'obliges à me noircir d'un crime, à t'immoler ma vie, ou à t'arracher la tienne; rien ne peut te toucher: sois donc puni, ou que ma mort assouvisse ta fureur, et te rende au repentir. Je prends le ciel à témoin que c'est malgré moi que je me porte à cette extrémité.
Thaley veut les séparer: Thoward n'écoute plus rien; il se bat; l'inconnu le désarme, et lui rend son épée, en disant: vivez pour connaître le remords et la vertu. Thaley fait de nouveaux efforts pour appaiser son ami: Thoward tombe avec plus de furie sur son généreux adversaire, et en reçoit un coup mortel qui l'étend sur la terre. Aussitôt l'inconnu le prend dans ses bras, aidé de Thaley, qui arrosoit son ami de larmes; le vainqueur s'abandonne à la douleur la plus vive: il faut, dit-il avec des sanglots, que j'aye commis un pareil crime! Moi! Verser le sang humain, détruire mon semblable! Offenser à ce point la nature et la religion! Ah! Mylord, (en s'adressant à Thaley) je partage votre désespoir; Thoward, vous l'avez vu, m'a contraint à me souiller de ce forfait; je devois plutôt me laisser percer le coeur. Les domestiques de Thaley viennent, et ils emportent le corps de Thoward, tandis que mylord et l'étranger, tous deux frappés d'un sombre chagrin, retournent à Londres dans la même voiture. Des paysans avoient été témoins du combat; tous déposerent dans les informations en faveur de l'inconnu.
Thaley, revenu de ses premiers momens de douleur, apprit enfin que celui qui avoit tué Thoward étoit un officier de naissance, du mérite le plus distingué, et connu par sa bravoure; retiré du service, et couvert de blessures, il menoit la vie d'un vrai philosophe, c'est-à-dire, d'un homme, l'appui et l'honneur de l'humanité; il n'avoit point la morgue de ces charlatans de sagesse qui perdent leur faux bel-esprit à consigner dans des livres médiocres et inutiles, des sentimens qu'ils n'ont pas; ses jours étoient une longue suite d'actions vertueuses; cinquante ans de probité et de bienfaisance, voilà ce qu'il opposoit aux volumes entassés du pédantisme, et du sçavoir orgueilleux; il employoit la plus grande partie de ses revenus à soulager les pauvres; d'une piété aussi indulgente que sincere, il étoit toujours prêt à pardonner aux autres ce qu'il condamnoit en lui avec une sévérité scrupuleuse; et ce qui n'est pas moins digne d'éloges, et ce qu'on peut regarder peut-être comme l'héroïsme du sage, il fuyoit l'éclat, et s'enveloppoit de sa vertu; un tel homme vaut bien les Clarke et les Loke, et mérite assurément d'être placé à côté d'eux; on l'appelloit sir Windham. Thaley vole à sa demeure. À peine Windham l'a-t-il apperçu:-mylord, je suivrai bientôt ma malheureuse victime au tombeau: je ne résiste point à cette image; moi, avoir ôté la vie à un homme! Je devois avoir le courage de me refuser à une action aussi détestable. Funeste préjugé, viendras-tu toujours tyranniser la raison? ... Est-ce ainsi que l'on sert sa patrie, l'humanité? Est-ce-là l'objet de nos devoirs? Comme la vertu est près du crime! Une sombre mélancolie le poursuivoit. Thaley, en plaignant le sort de son ami, se trouvoit obligé d'avouer qu'il étoit coupable, et qu'il avoit forcé sir Windham à en venir à ces extrémités; il se dissimuloit encore moins que Thoward étoit l'auteur de tous ses égaremens; qu'il l'avoit entraîné à cette honteuse trahison, la tache de sa vie; que c'étoit lui, en un mot, qui avoit causé les disgraces de la femme la plus digne d'être heureuse. À ce souvenir, la mémoire de Thoward se montroit sous des couleurs moins intéressantes, et s'effaçoit peu à peu aux yeux de l'amitié.
Sir Windham instruisit mylord des procédés cruels du lord Dirton à l'égard de l'infortuné James. Quel tableau pour Thaley! Son ame reprenoit par degrés sa sensibilité, et avec elle l'amour des vertus; ces deux impressions se suivent: il n'est si peu d'hommes vertueux que parce qu'il est bien peu d'hommes sensibles. Windham étoit une espèce de créature céleste qui venoit tirer Thaley de la fange de la terre, de cette contagion du vice dont Thoward l'avoit infecté; bientôt le lord ne respire plus qu'après le moment qui lui rendra Fanny.
Windham entre avec lui dans des détails qui augmentoient encore son impatience de la revoir. Cet homme estimable, en parcourant les différentes provinces de l'Angleterre, avoit été conduit par un heureux hasard chez le ministre, où s'étoient réfugiées Fanny et sa famille; il avoit appris de leur propre bouche leurs malheurs et la perfidie de mylord Thaley.
Sir Windham cede avec plaisir à son empressement; ils prennent tous deux le chemin du village qu'habitoit le ministre. Thaley s'occupoit déjà du bonheur de réparer ses injustices; ils arrivent enfin. Quel coup frappe mylord! Le ministre n'étoit plus, et l'on ignoroit les lieux où James s'étoit retiré avec sa femme et ses enfans: on dit seulement qu'ils doivent languir dans la plus profonde misere, s'ils ont pu résister aux horreurs de leur situation. Et voilà mon ouvrage, s'écrie Thaley! C'est moi qui suis la cause de leur infortune! Oh! Ils auront succombé sous l'indigence! Ils auront cessé de vivre! C'est moi qui suis l'assassin de la femme la plus adorable! N'allons pas plus avant, mon généreux ami: je veux mourir ici, ici où Fanny a sans doute versé des larmes, m'a accusé... non, créature angélique, tu n'as pu m'aimer après tous mes forfaits; je suis un monstre odieux à mes propres regards.
N'en restons point à ce peu de recherches, reprit sir Windham; pourquoi nous défier du ciel? C'est lui qui vous a ouvert les yeux: il faut croire qu'il nous guide, qu'il remettra Fanny dans vos bras, pour que vous répariez tous les torts dont vous êtes coupable envers elle et ses parens: vous reconnaissez vos fautes; le repentir a sa récompense même sur la terre.
Il ranimoit ainsi le courage et l'espérance de Thaley; ils poursuivent leur route, font partout des perquisitions.
Windham commençoit lui-même à désespérer du succès de ce voyage. Mylord étoit plongé dans le plus grand abbatement; ils étoient à cheval, et sans domestiques; sir Windham rencontre un baronet de sa connaissance; il s'arrête quelques moments; Thaley marchoit toujours.
Un enfant, à quelques pas du chemin, pleuroit avec amertume; cette innocente créature paraissoit avoir six ou sept ans; un air de propreté adoucissoit son extérieur de pauvreté, et le rendoit intéressant; ses larmes, ses graces naïves vont tout-à-coup émouvoir mylord; il considère cet enfant; il s'attendrit; ses yeux ne sçauroient s'en détacher.-Eh! Qu'avez-vous, mon petit ami, pour vous affliger ainsi?-Hélas! Monsieur, ma chere maman m'a dit qu'elle mourroit bientôt; elle m'a embrassé en pleurant, et... maman est bien malheureuse! Nous n'avons pas de quoi vivre... maman souffre, et mon grand papa est malade dans son lit. (L'enfant tenoit ce discours si touchant au milieu des sanglots. )-Pauvre créature! ... Et votre pere, mon cher ami?-Oh! Monsieur, je n'ai jamais vu mon papa; tout ce que je sçais bien, c'est que c'est lui qui nous a tous rendus malheureux; maman en parle toujours; elle dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera jusqu'à la mort... quoiqu'il lui ait causé bien des chagrins... et tous les jours elle me fait prier Dieu pour lui: c'est bien mal à mon papa, ajoûte l'enfant, en redoublant ses pleurs!
Mylord troublé descend de cheval, et court à cet enfant, qui, au lieu de fuir, lui tend les bras.-Mon petit ange, embrasse-moi, embrasse-moi: que tu es aimable! ... Et que font tes parens?-Ils labourent la terre.-Ta mere aussi?-Elle est la premiere, monsieur, à travailler, quoiqu'elle n'en ait pas la force; elle a soin aussi de mon grand papa: je voudrois bien être grand pour l'aider! Elle est si bonne, ma chere maman!-Et où demeurez-vous, mon cher enfant?-Là-bas, monsieur. (Il lui montre la chaumiere la plus misérable. )-Voudriez-vous me conduire chez votre chere maman?-Oh! Elle me gronderoit, monsieur: maman ne voit personne. (Mylord l'embrasse encore. )-Ne craignez rien; je ferai votre paix. L'enfant hésite, le regarde, et donne sa main; mylord la prend dans une des siennes, et de l'autre tenoit la bride de son cheval; sir Windham le suivoit de loin. Mylord approche; il découvre une malheureuse maison couverte de chaume, entourée d'une haie fort basse, et une femme qui, à quelques pas de la chaumiere, étoit assise sur les bords d'un fossé, avec un hoyau à la main, et comme accablée de fatigue et de mélancolie. L'enfant s'avance:- maman, ne m'allez pas gronder, je vous en prie, si je vous amene un monsieur qui veut absolument vous voir. Elle leve les yeux; Thaley tombe à ses pieds:-Ma chere Fanny!Mylord Thaley, s'écrie à son tour Fanny! En effet c'étoit elle-même; elle perd aussitôt l'usage des sens; son enfant se jette dans ses bras; au même instant entre sir Windham.Thaley le premier revient à lui.-Ma chere Fanny, c'est vous! ... Mon ami! J'ai retrouvé la maîtresse de mon coeur! C'est vous, femme divine! Je suis à vos genoux! Ouvrez les yeux; envisagez votre amant, votre époux qui meurt de son repentir. Ma chere Fanny, dans quel état t'ai-je plongée! Thaley étoit prosterné à ses pieds, les serroit contre sa bouche, les arrosoit de larmes. Fanny sort de son évanouissement, et se laissant aller dans le sein du lord:-mylord Thaley?-Oui, mon adorable Fanny, c'est ton époux revenu de ses égaremens, qui accourt se rendre dans tes bras à la tendresse, qui répand son coeur à tes genoux, qui brûle de tout réparer, et de faire ton bonheur et le sien.-Mylord, avez-vous embrassé votre fils, lui dit tendrement Fanny? Cher enfant, courez dans les bras de votre pere.-Mon fils! Ô dieu, mon fils! ... Ici les larmes suffoquent mylord; il caresse tour-à-tour Fanny et l'enfant; il les presse dans son sein. Oui, mylord, votre fils, poursuit Fanny; c'est le fruit de notre malheureux amour; je l'ai élevé pour vous aimer, pour me survivre, pour vous parler de sa mere infortunée: car, quelques jours plus tard, vous ne m'eussiez jamais revue; j'étois dans le tombeau. Je lui aurois remis une lettre pour vous, et je me flattois... elle ne peut achever; les pleurs lui coupent la parole, et mylord la reprend dans ses bras:-ah! Ne me parle pas de mes crimes: j'en sens trop la punition; elle est au fond de mon ame. Quoi! C'est moi qui ai pu rendre malheureuse à ce point la plus charmante, la plus respectable, la plus adorable des femmes! Ma chere Fanny, pourrai-je, à force d'amour et d'actions honnêtes, te faire oublier ma barbarie, ma trahison, mon indigne trahison? ... (Il pleure sur ses mains qu'il porte à sa bouche. ) Je ne m'excuserai point en te disant que Thoward m'avoit entraîné à cet excès d'horreur; non, il n'y a point d'excuse pour moi; je veux te paraître aussi criminel que je le suis, pour devoir tout à ta générosité, à ta tendresse; pardonne-moi, ame céleste, pardonne à un homme qui va se faire honneur de porter le nom de ton mari, le nom du pere de cet aimable enfant; (et il serre l'enfant contre son coeur. ) Et où est ton pere, mon pere? Que je le voye!-Il est dans son lit, où le chagrin, plus encore que la misere, le retient malade et expirant.-La misere! Ah! Ciel! ... Mon coeur est prêt à me quitter... ah! Respectable Windham, que je suis coupable! Quoi! Fanny, vous êtes pauvres, et c'est moi qui vous ai réduits à ces extrémités! ... Et qu'est-ce que je vois?-Le pain qui soutient nos malheureux jours... un pain trempé de nos sueurs, de nos larmes. (C'étoit un pain grossier et noir. ) À ce spectacle, Thaley a peine à se soutenir; il leve les mains au ciel; des sanglots l'étouffent.-Quoi!C'étoit-là votre nourriture! ... Tandis que moi... ô! Dieu, dieu! Ah! J'en mourrai; je me fais horreur; je ne puis plus vivre...-ah! Mylord, que ce repentir a de charmes pour votre Fanny! Vivez pour en être adoré; elle vous a toujours aimé.-Elle m'a toujours aimé!-Et pouvoit-elle vous hair? (Elle lui tend les bras. )-Oui, vous serez ma femme, ma souveraine; Londres a été témoin de mes égaremens: il le sera de la réparation; je ne puis la rendre assez éclatante; oui, tu seras l'épouse de mon coeur... chere Fanny, allons, que je tombe aux pieds de ton respectable pere.
Fanny le prie d'attendre qu'elle l'ait prévenu; elle craignoit que la présence subite du mylord n'excitât une révolution funeste à ce vieillard languissant; elle ne sçavoit comment témoigner sa reconnaissance à sir Windham; mylord l'avoit instruite en peu de mots de tout ce que ce digne ami avoit fait pour le ramener au sentiment et à l'honneur. Fanny vole à son pere.-Mon tendre pere, prenez courage; bonnes nouvelles...-mylord Thaley...-Il est venu; il reconnait ses fautes, et...-il seroit ton époux! ... Ma fille, je goûterois avant que de mourir cette consolation! ... Oui, respectable James, s'écrie mylord en se précipitant dans les bras du vieillard, vous avez retrouvé l'époux de votre fille, votre fils, votre fils qui vient pleurer ses fautes dans votre sein, et qui donneroit sa vie pour les réparer. James pénétré de joie, de saisissement, ne peut que dire: ah, mylord! ... Des larmes coulent de ses yeux; il veut se lever et balbutie des mots de respect... restez, mon pere, demeurez, dit Thaley, c'est à moi à vous honorer, à vous respecter; je vous ai offensé; j'ai trahi la vertu, l'honneur, l'amour, le ciel, tout, Fanny: je viens satisfaire à tout, vous demander pardon à vous, à votre chere fille, à l'humanité que j'ai outragée dans l'honnête James; oui, vous serez mon pere, et votre fille mon épouse, l'unique maitresse de mon ame. Il demande à Fanny où est sa mere. Hélas, reprend le vieillard, elle n'est plus! ... Elle adoroit sa fille.-Je vous entends, voilà de mes coups! Coupable et malheureux Thaley, pourras-tu expier tant de crimes? Ah! Mon pere! ... Ah! Fanny!
Ces images ne peuvent se rendre; c'est aux coeurs sensibles à se remplir de cette situation que l'on ne sçauroit représenter.
On parle de dîner. C'est alors que Thaley est pénétré de toute la misere de ces infortunés; à peine avoient-ils assez de ce pain noir, dont l'aspect seul avoit fait reculer le lord d'effroi et de douleur; James expirant étoit encore un tableau qui eut remué les coeurs les plus endurcis. Chaque objet qui s'offroit aux yeux de Thaley dans cette triste demeure, étoit autant de trait mortel qui le frappoit: mais quand ses regards venoient à retomber sur cette femme qu'il idolâtroit, quand il voyoit la pauvreté et la souffrance même empreintes sur son visage pâle et défait, ces bras qu'il avoit serrés dans les siens avec tant de tendresse, dépérissants de maigreur; il étoit déchiré par les remords, par ces tourmens de l'ame, qui sont mille fois plus aigus que toutes les tortures. Ma divine Fanny, redisoit-il à chaque instant, c'est moi qui vous ai précipitée dans cet abîme de maux! ... Et vous m'aimez encore! Fanny lui répondoit en l'embrassant: oui, mylord, vous m'avez toujours été cher, et vous m'auriez donné la mort que j'eusse encore baisé la main qui m'auroit percé le coeur. S'il est un spectacle sur la terre qui puisse attacher les yeux de la divinité, n'en doutons pas, c'est le repentir sincère, c'est l'amour pur et vertueux, ce triomphe du sentiment humain. Mylord apprit que les deux soeurs de Fanny avoient peu sur vêcu à sa mere; que ses freres, obligés par le malheur de s'arracher de la maison paternelle, servoient des fermiers; qu'elle et son pere, après la mort du ministre, tombés dans la plus cruelle indigence, étoient venus cultiver le petit champ où ils avoient construit une chaumiere, et qui à peine leur fournissoit de quoi soutenir leur misérable vie. Fanny aimoit trop mylord pour lui exposer de pareils détails; ils avoient passé par la bouche de Windham.
Thaley fit transporter James dans son château, où ce vieillard reprit bientôt la santé; on prépara pour Fanny le plus bel appartement, et peu de jours après leur arrivée, Fanny, parée d'habits superbes, épousa mylord Thaley. Il n'est pas besoin d'ajoûter que Windham fut un des premiers qui assisterent à cette fête. Quelle agréable surprise pour James, quand mylord lui présenta ses deux fils habillés d'une façon conforme à leur nouvelle fortune! Mon pere, dit-il, j'ai voulu rendre notre famille heureuse; les freres de Fanny doivent être les miens, et mon dessein est qu'ils partagent mon bonheur.
Le soir arrivé, Thaley ordonne à ses domestiques qu'on le laisse seul avec son épouse. Il se jette à ses pieds:-enfin, ma divine Fanny, vous allez être dans le sein d'un époux qui ne respirera que pour vous faire oublier vos chagrins: me pardonnerez-vous mes torts, tous mes affreux procédés, tous mes crimes? ... Les malheurs ne t'ont rien ôté de ta beauté; mes larmes lui rendront son éclat; c'est mon ouvrage que je vois, et tu m'en es plus chere; tu as été ma victime: sois tout ce que j'aime, avec ce tendre enfant, qui te demande la grace de son pere; la lui accordes-tu, femme adorable? Fanny ne peut répondre que par ces pleurs délicieux, l'expression du sentiment, et elle tombe avec cette heureuse ivresse entre les bras de son mari. Ô charmante et pure volupté, voilà bien tes ineffables douceurs! Plaisirs de l'amour, qu'êtes-vous sans ceux de la vertu? Sir Windham étoit prêt à se séparer de mylord Thaley, et à regagner son obscure retraite. La vertu fuit le monde, et ce n'est que dans la solitude, qu'elle jouit d'elle-même, et qu'elle entretient sa sagesse et l'éxercice de sa sensibilité. Quoi! Chevalier, lui dit mylord, vous refuseriez de recueillir le fruit de vos soins! Et où trouverez-vous des objets qui vous flattent davantage? Vous avez raproché deux coeurs qui connaissent tout le prix de vos services: goûtez le plaisir de contempler vos bienfaits; vous m'avez rendu à la probité, à Fanny, au bonheur; eh! Puis-je être parfaitement heureux, si je ne vis pas dans le sein de l'amour et de l'amitié? Fanny joint ses pressantes sollicitations à celles de son époux.-Vous nous quitteriez, généreux Windham! Ne devons-nous pas être votre famille? Ah! Ne vous dérobés point, ne vous dérobés point à notre reconnaissance; qu'à chaque instant ses transports puissent éclater.
Sir Windham embrasse mylord Thaley, en laissant couler ces douces larmes qui partent de l'ame. Allons, mes chers enfans, j'accepte la proposition: je reste auprès de vous; vous consolerez ma vieillesse, en me faisant voir qu'il est encore sur la terre des coeurs sensibles et vertueux.
Ils viennent à Londres; Fanny se montre à la fois la plus charmante et la plus estimable des femmes; elle servit de modèle aux ladys, et prouva par sa beauté et par ses moeurs que les graces et les vertus naissent souvent au village plutôt qu'à la ville. Elle alloit tous les ans revoir cette malheureuse chaumiere, où mylord et sir Windham l'avoient trouvée; elle y versoit des larmes; ce spectacle donnoit une nouvelle force à ses sentimens; l'image de la pauvreté nous ramène toujours à la modestie et à l'humanité, uniques principes des autres vertus. Thaley, méprisé, deshonoré, accablé de chagrin, lorsqu'il étoit lié à la fille du lord Dorfon, dut, en quelque sorte, une seconde existence à la fille du fermier. Le pur amour le conduisit à la pratique des devoirs d'homme, de citoyen et de sujet; il rentra dans le service qu'il avoit quitté, s'y distingua, et y obtint les premiers emplois. Le lord Dirton lui-même, avant que de mourir, reconnut l'injustice et la dureté de ses procédés: il fit une espece de réparation publique à James et à Fanny; il déclara Thaley son héritier, et expira dans les bras de sa niéce. James parvint à une vieillesse avancée, une des récompenses du ciel, et Fanny eut plusieurs enfans, qui mériterent la tendresse de leurs parens, l'estime de leurs concitoyens, et l'éloge de la postérité.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Épreuves du sentiment. Épreuves du sentiment. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC9C-8