OPUSCULE D'UN CÉLÉBRE AUTEUR EGYPTIEN. CONTENANT L'HISTOIRE D'ORPHÉE, PAR LAQUELLE ON POURROIT SOUPÇONNER QU'IL EST PEU DE FEMMES FIDELES.
A LONDRES.
M. DCC. LII.
AVERTISSEMT.
UN de mes amis ayant hérité d'une Terre, il a trouvé dans le Château une ancienne Bibliothéque, qu'on n'avoit peut-être pas viſitée depuis plus de ſoixante ans, parmi un tas de Livres rongés par la pouſſiere il s'eſt rencontré un Manuscrit Egyptien qu'il m'a montré: je l'ai lû, & je lui en ai rendu compte. Il m'a prié de le traduire; je l'ai fait: il veut maintenant le faire imprimer malgré toutes les raiſons que je lui donne pour ne pas donner au Public un Ouvrage ſi mauvais & ſi peu utile: j'avertis donc tout Lecteur que c'eſt contre ma volonté que cet Ouvrage verra le jour. S'il m'en croit, il s'en tiendra à la lecture de cet Avertiſſement, par-là, il évitera l'ennui dont je voudrois le ſauver, ſi la curioſité prévaut, qu il ne s'en prenne qu'à à lui ſeul; a mon égard me voila à l'abri de ſa mauvaiſe humeur, & peu m'importe de la maniere dont il jugera d'un Opuſcule dont le ſort devoit être la pâture des Rats.
LETTRE
De M. le Comte de *** à M. le Duc de ***.
Vous allez être content, Mosieur, je vous envoye la Traduction de ce vieux Manuſcrit Egyptien que vous trouvâtes l'année paſſée dans votre Bibliothéque: je ne veux pas m'en faire un mérite auprès de vous, mais la peine que cet Opuſcule m'a couté eſt inconcevable. Il y avoit des feuilles entieres preſqu'effacées par le tems, & je ne ſcai ſi je n'ai pas mal deviné pluſieurs endroits, peut-être interprétés loin du ſens de l'Auteur; quoiqu'il en ſoit, j'ai remplis mes engagemens, & je me trouverai fort heureux ſi je puis contribuer à votre amuſement, & par - là vous prouver l'attachement ſincere & inviolable avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Votre très-humble & très-obéiſſant Serviteur.
OPUSCULE D'UN CELEBRE AUTEUR EGYPTIEN.
NE' de parens aſſez riches pour jouir des commodités de la vie, trop ſages pour déſirer tout ce qui tendant au faſte, ne ſert ſouvent qu'à troubler la tranquillité de nos jours, aſſez honnêtes gens pour s'être acquis avec juſtice cette réputation de probité qui fait la ſatisfaction la plus réelle de ceux qui la méritent, je de vois être heureux; je jouinois d'une vie paiſible: les paſſions n'avoient jamais eu d'empire ſur mon cœur, l'ambition n'avoit jamais empoiſonné les douceurs de mon ſommeil, ni mêlé l'amertume dans les plaiſirs innocens qui occupoient mon oiſiveté, l'avouerai - je? je n'étois pas content. Il manquoit quelque choſe à mon bonheur: l'uniformité de ma ſituation me levenoit inſipide: mon ame s'ennuyoit de ſon indolente enveloppe; inſenſible à tout, elle ne goutoit qu'imparfaitement le plaiſir de l'exiſtence; les paſſions ſont des défauts ſans doute lorſque portées à l'excès elles conduiſent l'eſprit au point de ſe méconnoître, qu'elles l'abſorbent ſous le poids de la matiére, & qu'elles lui enlévent enfin les facultés de ſon eſſence; mais au contraire, quand leur empire n'eſt pas deſpotique, les impreſſions de déſirs modérés, portent à l'ame cet agrément de variété ſeul capable de la ſatisfaire: ce mouvement qui conduit au bien être, me manqua auſſitôt que j'eus perdu la divine Zeleuſis; qui auroit pû me tenir lieu d'elle? Sa mort m'accabla; je tombai dans le déſeſpoir; mon ame fatiguée de ce corps dont les organes immobiles s'oppoſoient à ſon bonheur, voulant ſe délivrer d'un poids ſi onéreux pour retrouver d'ame d'une femme de la perte de laquelle je ne pouvois me conſoler, profita de la liberté que lui avoit donnée la divine Oſiris de ſe dépouiller de la matiére qui l'embaraſſoit, & de ſe purifier par cette ſéparation. Elle prit donc ſon eſſort, & abandonnant les parties terreſtres qui l'environnoient, elle ſuivit le ſort des eſprits, & s'élevant tout-à-coup au-deſſus de ce qui étoit étranger à ſon eſpece, elle ſe trouva dans le ſéjour des Ames qui ſéparées de leur individu jouiſſent du bonheur de la liberté, débaraſſées des liens qui les retenoient antérieurement attachées à l'humiliante nature. Je parcourus en un inſtant cette immenſité de vuide qu'occupent les ſubſtances ſpirituelles: rendues à elles mêmes, elles ſont heureuſes: les peines attachées à l'humanité dont elles font la comparaiſon avec l'indépendance de leur exiſtence préſente, ajoutent aux douceurs de leur être cette ſatisfaction dont jouit le Nautonier, qui rendu au Port malgré l'orage après avoir cent fois enviſagé les horreurs de la mort, voit impunément de deſſus la rive les efforts inutiles des flots, qui un moment auparavant menaçoient de l'enſevelir.
Le ſeul déſir qui m'embaraſſoit étoit de rencontrer l'ame de l'adorable Reine d'Egypte; j'errois de tous les côtés pour y parvenir: j'en vis une qui voltigeoit, je la joignis; mais hélas ce n'étoit pas Zeleuſis: c'étoit celle qui autrefois occupoit le corps d'Orphée. Je m'attachai à la conſidérer; elle s'arrêta & me parla en ces termes: Iu vois en moi la ſubſtance divine qui préſidoit à l'Etre du Chantre de la Thrace, né d'Apollon & de Clio. La Divinité puiſſante que nous adorons donna aux organes du corps dans lequel j'habitois cette diſpoſition néceſſaire à la perfection des talens. En peu de tems je devins le plus habile Muſicien de la Thrace; ma voix enchantoit les cœurs, & le ſon de ma lyre rempliſſoit les eſprits de cette aimable volupté qui ne laiſſant plus de place à aucune autre ſenſation ſuſpend les chagrins les plus violens. Je ne bornois cependant pas là les dons que le Ciel m'avoit prodigué, l'étude de la Philoſophie faiſoit ma plus chére occupation, & je ne regardois la Muſique que comme un amuſement propre à raſſembler les eſprits diſſipés par un travail plus abſtrait. Cet Art que j'avois pouſſé à ſa perfection, s'il eſt poſſible à un mortel d'y atteindre, délaſſoit mon imagination & renouvelloit pour ainſi dire à mes organes leur aptitude aux impreſſions de l'ame: mon premier ſoin fut de connoître le principe de ma création.
L'exiſtence me paroiſſoit ſi précieuſe, que je ne pouvois comparer à rien l'obligation que j'avois à l'Etre ſupérieur qui en étoit la premiere cauſe; je voulus approfondir toutes les obligations que j'avois au Créateur, la vérité ſe préſentant à mon eſprit par degré, j'apperçus le rayon de lumiere qui y conduit. Je ne vis plus ces Etres malfaiſans & imparfaits qui induiſent les hommes au mal & qui les entraînent. Je ne vis plus cet aſſemblage défectueux de crimes, de vertus, de bonté, de caprice, enfin le caractere odieux qu'on imprime à ces Divinités payennes & fantaſtiques qu'on s'étoit efforcé de me perſuader ſupérieures en tout à mon eſpece; je ne vis plus dis-je dans Taikma qu'un Etre bon, parfait, inſuſceptible d'aucun défaut, un Etre qui ne m'avoit produit à la lumiere que pour faire ma félicité; enfin je conçus tout le bonheur de le ſervir.
Je ne fus pas longtems ſans comprendre que la vertu eſt le ſeul bien après lequel on doit ſoupirer. J'étois rempli de cette idée lorſque le fils de Vénus ſe préſenta à moi avec tous ſes charmes, ce Dieu parla à mon cœur, il l'inſpira, & ſa victoire fut complette. La charmante Zirphée fut la premiere qui conduiſit mes pas encore chancelans ſur le chemin des plaiſirs: elle n'avoit point cette beauté dont l'élégante régularité inſpire plutôt le reſpect que l'amour: elle n'en plaiſoit que d'avantage; les graces l'avoient formée pour être aimable, tout peignoit en elle le ſentiment, & ce même ſentiment répandu ſur ſon viſage donnoit un heureux préjugé de la tendreſſe de ſon cœur.
Je l'aimai: que ce mot exprime foiblement l'ardeur de l'amour que j'avois pour elle; peu accoutumé au déſir de plaire, je craignois de ne pas réuſſir; la timidité me donnoit cet air de contrainte qu'on prend ſi ſouvent pour la modeſtie, & qui ajoute de nouveaux charmes à la jeuneſſe, Zirphée vouloit être aimée, mais elle craignoit l'amour : ce Dieu pour ſe vanger de ſon inſenſibilité lui fit partager avec moi la flamme qui me conſumoit: trop ſenſible pour ne le pas paroître; elle me donnoit en tout tems la préférence ſur mes rivaux. Elle prêtoit une oreille attentive à mes chanſons, elle les écoutoit avec plaiſir & cherchoit à les apprendre: quelquefois elle me faiſoit l'aveu de ſa tendreſſe, bientôt elle rougiſſoit, & ſon trouble m'aſſuroit de la vérité de ſes paroles: l'amour qui nous enflammoit s'augmentant par dégré, nous ne fûmes pas longtems maîtres de nous cacher nos ſentimens: elle ne me laiſſoit plus ignorer ceux qu'elle avoit pour moi ſans être épouvantée de ſon aveu, elle me le répétoit & ſe trouvoit ſoulagée par cette confidence; depuis que je vous connois , me diſoit-elle un jour, j'aime la ſolitude, les louanges que donnent les autres hommes à ma beauté ne me touchent plus ... Ah mon cher Orphée ſi vous me trouvez belle, que m'importe leurs ſuffrages! Le vôtre ne me ſuffit-il pas, puiſque je vois tout dans vous ſeul: mon amour ne peut être plus grand, il fait mon bonheur, puiſſiez-vous le partager avec moi; je déſire trop ardemment pour ne pas craindre...
Arrêtez Belle Zirphée, m'écriaije, ceſſez d'accabler par vos ſoupçons l'Amant le plus tendre; ſi vous m'aimiez comme vous le dites ne me croiriez-vous pas digne de vous, & le ſerois-je ſi je ceſſois jamais de vous aimer? Ah détournez de votre eſprit cette penſée qui me fait injure: rendez plus de juſtice à ma fidélité, & connoiſſez mieux la puiſſance de vos charmes; non, vous ne m'aimez pas, continuai je; peut-être un autre occupe - t - il dans votre cœur une place qui n'eſt due qu'à ma tendreſſe: en effet, ne m'en avez vous pas cent fois refuſez le prix. Cruelle Zirphée vous êtes inſenſible à ma douleur, mes larmes ne vous touchent pas. J'en répandois pendant ce dialogue: attendrie par ces propos, ma Maîtreſſe avoit les yeux baiſſés, ſa reſpiration précipitée m'étoit une preuve de l'agitation de ſon ame; ſon cœur palpitant me donnoit un heureux préjugé de l'effet de mon diſcours: je voulus en recueillir le fruit; je pris ſa main tremblante; je la portai à ma bouche, je la couvris des baiſers les plus amoureux; bien-tôt revenu de mon extaſe je levai les yeux pour chercher les ſiens, & y lire mon bonheur: mais quel fut mon embarras quand je la trouvai évanouie. Les pâleurs meſſagères de la mort n'étoient pas peintes ſur ſon viſage, il ſembloit ſeulement qu'elle dormoit. Peu accoutumé à ces ſortes d'événemens, ſon état m'effraya: aller chercher du ſecours, c'étoit trop riſquer.
Quel parti prendre? Je crus que le feu qui me conſumoit pourroit rappeller ſes eſprits: je colai ſur ſa bouche un baiſer de flâme; ce premier expédient ne m'ayant pas réuſſi, j'en eſſayai pluſieurs autres; le Dieu cauſe de cet accident m'inſpira, je ſuivis ſon conſeil, & bien-tôt ma Maîtreſſe revenant à elle-même: Ah cruel, s'écria-t-elle, que t'avois-je fait pour profiter de ma foibleſſe.
Crains la colere de Diane, protectrice de l'innocence: ſans doute elle ſe vangera ſur toi du crime que tu viens de commettre, & moi malheureuſe, que vais-je devenir: comment oſerai - je paroître devant les hommes après m'être rendu l'objet de leur mépris!Appaiſez votre colére, belle Zirphée, répondis-je, pardonnez une faute que vous ne regarderiez pas comme telle, ſi vous aviez pour moi les mêmes ſentimens que j'ai pour vous: ne craignez pas Diane, ne brûlat-elle pas des mêmes feux pour Endimion, & put-elle réſiſter aux traits de l'amour: qu'avons-nous à appréhender, puiſque ce Dieu m'inſpire, il nous protégera ſans doute:les yeux de ma maîtreſſe étoient cependant baignés de larmes, elle ne me répondoit rien, & je voyois avec chagrin les marques de la douleur répandues ſur ſon beau viſage. Je commençois moi-même à me repentir d'avoir ſuivi les conſeils de ma paſſion, lorſque Zirphée me regardant tendrement ſembla me demander de me rendre une ſeconde fois coupable; j'obéis: mais loin de m'attirer ſa colére: Mon cher Orphée, me ditelle, que je ſerois heureuſe, ſi je pouvois compter ſur votre conſtance, cette vertu me ſeroit d'autant plus agréable en vous qu'elle eſt rare dans les autres hommes. Pour moi je ſens que je vous ſerai toujours fidèle, rien ne pourra jamais me faire changer: j'en atteſte les Dieux témoins de notre bonheur réciproque, ils ſont trop juſtes pour ne me pas punir ſi je devenois parjure; ah puiſſent ſur moi les Divinités épuiſer les ſupplices du Tartare, m'écriai-je auſſitôt ſi je ceſſe un inſtant de vous adorer, oui je vous adore, c'eſt l'hommage qu'on doit aux Dieux, & vous êtes la ſeule Mortelle qui reſſemble parfaitement à Vénus. Le crépuſcule du ſoir qui préparoit à l'obſcurité, mit fin à notre converſation, & nous obligea de nous ſéparer, non ſans répandre des larmes & nous promettre de renouveller nos plaiſirs. Le matin les vit renaître comme le ſoir les avoit vû finir. L'aimable volupté ſe préſentant à moi avec tous ſes charmes, je concevois alors toute la reconnoiſſance que je devois à l'amour. Cet agréable commerce dura trois mois: pendant cet eſpace de tems nos deſirs loin de s'affoiblir prenoient de nouvelles forces: j'aimois Zirphée, elle partageoit l'amour que j'avois pour elle; pouvoit-il manquer quel-que choſe à mon bonheur.
L'inconſtance ſeule pouvoit v mettre obſtacle; mais hélas, Zirphée que j'adorois, qui m'avoit cent fois juré l'amour le plus tendre, devint parjure.
Je la trouvai un jour triſte & rêveuſe: Qu'avez - vous belle Zirphée, lui dis-je, vous craignez de me regarder; je ne vois plus en vous cette tendre amante prête à me faire éprouver de nouveaux plaiſirs; ne ſuis-je donc plus digne de votre tendreſſe; ai-je fait quel-que choſe qui puiſſe vous déplaire? parlez, je ſçaurai punir le coupable; je préférerois la mort à votre indifférence: elle me regardoit d'un air interdit, & ſon ſilence ne me prouvoit que trop ſon changement: vous ne me répondez pas, continuai-je, vous m'aſſurez donc que je ſuis le plus malheureux de tous les hommes; c'en eſt aſſez, vous voulez ma mort, vous ſerez contente: croyez-vous que je puiſſe ſurvivre à votre infidélité. Ne m'accuſez pas, repliqua-t'elle: ſi je ſuis inconſtante, m'en croyez-vous la cauſe? l'Amour conduit mon inclination à un autre objet; j'aime Iphis: ce jeune Berger a ſçû l'emporter ſur vous: cet aſcendant qu'il a ſur moi part de la Divinité qui a ſçû nous unir; vous devez reſpecter ſes decrets: c'eſt elle qui parle, obéiſſez: il faut nous ſéparer, & laiſſer le champ libre au nouveau vainqueur.
Croyez-vous que je puiſſe vous obéir, cruelle Zirphée, m'écriai-je; non, je vous ſuivrai par-tout, & je troublerai du moins les plaiſirs de mon rival, ſi je ne puis être aſſez heureux pour vous toucher.
Votre conduite ne ſerviroit qu'à m'irriter, reprit la parjure avec vivacité, & loin de conſerver pour vous aucun ſentiment de tendreſſe; je vous regarderois comme un tyran qui me deviendroit odieux; oubliez-moi, ſi vous pouvez, & ſur-tout ne me voyez jamais.Elle n'eut pas plutôt prononcé ces derniers mots qu'elle s'éloigna de moi. Je reſtai alors dans une ſituation peu facile à être définie; j'étois, pour ainſi dire, accablé ſous le poids du chagrin qui me dévoroit. Zirphée infidèle, me diſois-je en moi-même, Zirphée qui craignoit mon inconſtance, qui me juroit, il va peu de jours, un amour éternel, elle eſt heureuſe & je languis: pourrai-je ſurvivre à mon infortune! Non, ſans doute, mais ſi je ſuccombe, je veux entraîner dans ma perte un rival odieux; je percerai le ſein de l'Amant & de l'Amante & je mourrai content: mais je m'égare, reprenois-je auſſitôt, oublions cette inconſtante Maîtreſſe, les juſtes Dieux puniront ſon parjure par le repentir, & je ſerai vengé. Moneſprit agité flottoit ainſi entre le deſir de la vengeance & le mépris; le tems mit fin à l'embarras de mon ame, je commençai alors à jouir de cette aimable ſécurité, heureux fruit de l'indifférence, les doux plaiſirs de l'étude avoient ſuccédé à toute autre paſſion: je me félicitois de mon retour; plus j'enviſageois les peines de l'Amour, plus je chériſſois mon état préſent; je vouois aux Muſes un culte détaché d'aucun autre ſentiment; je bravois l'Amour, il me paroiſſoit n'avoir plus aucune puiſſance ſur mon ame; que je connoiſſois peu ce Dieu! il ſçut bientôt me prouver ſon empire ſur les cœurs.
Euridice étoit charmante, on ne pouvoit la voir ſans l'adorer; mais le reſpect qu'on avoit pour elle épouvantoit l'Amour. Elle étoit l'image de la ſageſſe; cette aimable naiveté, ſimbole de l'innocence, étoit peinte ſur ſon viſage. Elle plaiſoit parce qu'elle ne ſe ſoucioit point de plaire: elle n'étoit point ſemblable à ſes compagnes: celles ci demandoient les ſuffrages, & ſembloient les exiger: Euridice, au contraire, étoit redevable de ſa beauté à la ſeule nature; ſon eſprit trop ſupérieur pour n'être pas ſimple, étoit toujours au niveau de ceux à qui elle parloit: on ſortoit d'auprès d'elle pénétré d'amour - propre; elle penſoit pour les eſprits médiocres, & leur approprioit ſes penſées: elle raiſonnoit avec ceux dont l'imagination plus élevée approchoit davantage de ſa perfection: les Dieux enfin en la formant avoient voulu donner une preuve de leur puiſſance.
J'allois ſouvent les ſoirs pour me délaſſer des fatigues de l'étude de la journée, me promener dans une prairie: là je cherchois à raſſembler mes eſprits diſſipez par le travail, en répétant ſur ma Lyre les airs les plus agréables; les jeunes filles de cette contrée venoient écouter mes chanſons, & Euridice s'y trouvoit quelquefois avec ſes compagnes, elle m'animoit par ſa préſence, & ſembloit prendre plaiſir à mes concerts.
Je m'apperçus bientôt de l'effet que produiſoit ſur mon cœur les charmes d'Euridice, je voulus me ſervir de ma Philoſophie pour conſerver l'état d'indifférence dont je faiſois tant de cas; vains efforts, eit-il poſſible de réſiſter à l'amour? La raiſon eſt un foible obſtacle à ſes progrès: l'expérience même de ſa fatalité ne put rien contre ſa puiſſance. J'aimois Euridice, mais je l'aimois trop pour oſer eſpérer. Je devins triſte, & la maladie de mon ame plongea bientôt mon corps dans un anéantiſſement preſque total.
Je cherchois la ſolitude, je fuyois tout ce qui n'étoit point Euridice, je la cherchois partout: lorſque je la trouvois, ſa préſence m'inſpiroit l'amour & le reſpect, & ces deux ſentimens ſe combattant mutuellement me plongeoient dans les réfléxions les plus cruelles.
Rien n'eſt plus affreux ſans doute que d'aimer ſans eſpérance de retour. Le propre de l'amour vertueux eſt d'inſpirer la timidité. Plus on eſtime l'objet aimé, plus on craint & moins on eſpere: Euridice s'apperçut de mon accablement.Un jour que je me promenois à l'écart rêvant à la ſituation de mon ame, elle m'aborda: Orphée, me ditelle, vous êtes plongé depuis quelques tems dans une triſteſſe continuelle: quels ſont les chagrins qui agitent votre ame? Votre lyre ne raiſonne plus que de languiſſans accens: vous cherchez la ſolitude; mes compagnes étonnées de votre changement, me chargent de vous en demander la cauſe: cruelle Euridice, repartis-je auſſitôt, ne pouvez-vous lire dans mes yeux les ſentimens de mon cœur; je jouiſſois de la plus douce tranquillité. Cet état ſi déſirable repandoit dans mon ame l'aimable ſérénité qui paroiſſoit ſur mon viſage, ce n'eſt plus cela: j'aime, & quel objet eſt ici digne d'amour que vous-même, pourriez-vous vous y méprendre....
Je ne pus continuer, les larmes coupérent ma reſpiration, & perdant connoiſſance, je ne revins à moi que quel-que tems après par les ſoins que prit Euridice elle-même de me rappeller à la lumiere.
Ah cruelle, lui dis-je, pourquoi me rendre une vie, qui ne peut m'être que déſagréable, ſi vous refuſez de vous intéreſſer à mon amour: votre état me fait pitié, repartit Euridice; mais que vous ſerviroit-il que j'euſſe pour vous les mêmes ſentimens que vous avez pour moi. La vertu s'oppoſe à votre bonheur, n'eſpérez jamais que je manque aux loix qu'elle m'impoſe, ceſſez de m'aimer Orphée, laiſſez-vous guider par la ſageſſe, je veux bien même vous avouer que je ne m'oppoſerois point à votre amour ſi cette Déeſſe y pouvoit conſentir.Je voulus ramener Euridice, mais confuſe de ſon aveu elle s'échappa, & ma foibleſſe ne me permit pas de la ſuivre. Cependant les dernieres paroles de cette adorable perſonne m'avoient donné quel-que eſpérance, je voulois m'unir à elle par les liens les plus ſacrés, & rien dans mon amour ne pouvoit allarmer ſa pudeur: je cherchai donc l'occaſion de lui déclarer mes ſentimens, mais elle évitoit avec un tel ſoin de ſe trouver ſeule avec moi que je fus fort longtems ſans pouvoir y réuſſir: j'y réuſſis enfin. Je l'apperçus aſſiſe au bord d'une Fontaine; je m'approchai, elle voulut encore m'échapper: je la pourſuivis; je la joignis, & me jettant à ſes genoux, vous voulez donc ma mort, lui dis-je, ç'en eſt fait, vous allez me voir expirer à vos pieds ſi vous ne conſentez pas à mon bonheur: ma paſſion n'a rien de contraire à l'auſtére vertu que vous vous êtes impoſée; je veux m'unir à vous par les liens les plus indiſſolubles, allons aux pieds des Autels de Minerve: c'eſt-là où je veux vous jurer une foi éternelle. Euridice étonnée de mes tranſports ne s'oppoſa pas à mes déſirs: elle y mit cependant pour condition que nous irions conſulter l'Oracle de la Déeſſe, & que nous obéirions abſolument à ſes ordres: elle m'accompagna au Temple, l'Oracle fit une réponſe conforme à nos vœux. Nous nous jurâmes mutuellement un amour conſtant.
La vertu ſeule fait naître des plaiſirs parfaits. Je n'ai jamais mieux reconnu cette vérité que dans cet inſtant.
Je jouiſſois d'un bien que les remords ne rendoient point amer: j'aimois, & la pureté de mon amour lui donnoit de nouvelles forces, une félicité ſi parfaite ne pouvoit pas durer longtems; les Dieux jaloux de mon bonheur ſçurent m'en priver bientôt, le Soleil avoit à peine parcouru les douze ſignes du Zodiaque depuis notre union, qu'un Roi voiſin de la partie de la terre que nous habitons, ayant entendu vanter les charmes d'Euridice , ſe traveſtit & voulut en juger par lui-même. Il la trouva ſi belle qu'il voulut la poſſéder. Il la fit enlever un jour qu'elle ſe baignoit dans une Fontaine, une de ſes compagnes qui en fut témoin vint m'annoncer cette triſte nouvelle: j'en penſai mourir de douleur, & je fus quelques inſtans accablé ſous le poids de mon chagrin, je formai d'abord cent réſolutions plus violentes les unes que les autres & qui tendoient toutes à m'arracher la vie; enfin je m'arrêtai à celle-ci, je pris le parti d'aller trouver le Roi, cauſe de mes malheurs, ne doutant pas que touché par mes larmes, il ne me rendît Euridice; je par vins à ſon Falais; je me jettai à ſes pieds; je les embraſſai & je le ſuppliai en répandant un torrent de larmes de ne pas me ſéparer d'une épouſe qui m'étoit plus chere que la vie, & de rendre Euridice à ma tendreſſe, la vraie douleur a une éloquence d'autant plus perſuaſive, qu'elle eſt fille de la vérité: elle fit l'effet que j'en avois attendu, le Roi touché de mon amour me permit de voir Euridice & de la ramener avec moi: mais il y mit pour condition que je ne ferois valoir auprès d'elle que mon amour & non les droits d'époux, que pouvois-je déſirer de plus! perſuadé de la vive tendreſſe de mon adorable Euridice, je m'en cru déja poſſeſſeur; je volai à ſon appartement, bien perſuadé de ſon conſentement, mais quelle fut ma ſurpriſe lorſque loin de me montrer ces empreſſemens ſi naturels quand on a été longtems ſéparé d'un objet chéri, elle me reçut avec l'abord le plus glacé. Je lui rendis compte de la grace que le Roi m'avoit accordée, & je la preſſai de me ſuivre: Orphée, me dit-elle, je vous ai aimé, & je vous aimerois ſans dou-te encore ſi je ne connoiſſois pas le Prince qui nous a ſéparé; mais un penchant invincible m'entraîne vers lui, & je ne pourrois vivre ſi j'en étois éloigné, pardonnez cependant mon inconſtance; je voulus repliquer, ne m'accablez pas, pourſuivit-elle, de reproches inutiles, oubliez Euridice, elle ne mérite plus les tendres ſentimens que vous aviez pour elle: à ces mots les Gardes qui étoient reſtés préſens à notre entrevûe m'obligèrent de ſortir, & me laiſſèrent hors des portes du Palais livré au déſeſpoir le plus affreux. Je revins dans mon pays tranſporté de fureur, là je formai la réſolution de déteſter toutes les femmes, perſuadé qu'il ne pouvoit en avoir de fidéles; je fuyois tous les lieux où elles ſe trouvoient & je les évitois avec ſoin. Le mépris que j'avois pour elles fut cauſe de ma mort: un jour qu'elles célébroient les fêtes de Bacchus, elles me trouvèrent au pied d'un arbre chantant ſur ma Lyre les douceurs de la paiſible indifférence, & les dangers de l'amour; animées par le Dieu qui les inſpiroit & par la haine qu'elles avoient pour moi, les Bacchantes me déchirèrent & emportèrent avec elles chacune une partie de mon corps.
Tel fut le récit que me fit Orphée de ſes malheurs, & de ſa fin déplorable. J'allois lui dire combien l'Hiſtoire qu'il venoit de me rapporter m'avoit touché; mais l'apparition imprévûé de l'adorable Reine d'Egypte me coupa la parole, & me fit treſſaillir de tant de joie & de plaiſir, que toutes mes ſenſations ſe tournèrent du côté de cet objet chéri. Je vous retrouve donc enfin, ô ma chere Zeleuſis, lui dis-je, après vous avoir tant pleuré; vous ſouvenez-vous encore de l'infortuné Phares: en perdant la vie n'avez - vous point perdu le ſouvenir d'un époux qui vous fut ſi cher, & auquel vous en avez donné tant de marques précieuſes. Non Phares, non mon époux bien-aimé, reprit l'ame de mon adorable femme, votre image trop chère a toujours été préſente à mon eſprit, ſi vous cherchiez à me rejoindre, je n'étois de mon côté ſans ceſſe occupée que du déſir de vous retrouver pour ne plus être jamais ſéparée de vous; mais hélas ce même amour dont je brûlai ſans ceſſe pour vous y avoit mis un obſtacle invincible: rappellez-vous ce jour terrible où je penſai vous perdre, ce jour affreux où combattant ces fiers ennemis de l'Egypte qui vouloient envahir ces vaſtes Royaumes, vous fûtes précipité de votre char par le géant Tanfocles, vous me fûtes rapporté tout couvert de bleſſures & prêt à expirer dans mes bras. O Phares, apprenez un ſecret que je vous ai toujours caché; je portois dans mon ſein le dernier ſoupir de Calbalis, ce premier demi-Dieu de l'Egypte à qui nous devons l'ouverture des bouches du Nil, il m'avoit été tranſmis par la Reine Kelmalis ma mere qui les tenoit auſſi de la ſienne: ce Taliſman précieux a la vertu de retenir l'ame dans le corps de celui qui le porte quelqu'accident qui lui arrive.
Vous alliez mourir; je n'héſitai point; je profitai du ſeul moment qui vous reſtoit pour vous ſauver la vie; je détachai le cordon où pendoit le aliſman & vous le mis au col; à peine y fut-il attaché que vous reprîtes la connoiſſance & que j'expirai dans vos bras: oui, cher époux, je voulus par le ſacrifice que je vous fis dans ce moment de ma vie, vous convaincre combienvous étiez aimé; mais, hélas! que n'ai je point ſouffert depuis cette cruelle ſéparation, mon ame plaintive n'a gouté depuis ce moment que la fatale douceur de s'applaudir de vous avoir conſervé la vie, & de vous avoir donné une preuve ſi complette de mon amour....
A peine Zeleuſis achevoit-elle ces mots, que Phares jetta un cri de joye & expira: pénétré de reconnoiſſance & d'amour, il n'avoit pas plutôt entendu quel étoit l'obſtacle qui l'empêchoit de ſe réunir pour jamais à une épouſe ſi tendre, qu'il détacha avec précipitation le cordon où étoit pendu le Taliſman & le jetta loin de lui. Enfin s'écria-t-il en mourant, je vais donc être pour jamais avec vous, divine & chére Zeleuſis: en effet le corps de Phares tomba, & ſon ame ſe trouva réunie à celle de la Reine d'Egypte: la belle Zeleuſis pénétrée du ſacrifice & de la reconnoiſſance de ſon époux, alloit lui dire les choſes les plus tendres, quand le Ciel s'ouvrit tout-à-coup avec des éclats de foudre & un million de feux & d'éclairs qui ſembloient annoncer le bouleverſement de toute la nature.
L'ame timide de Zeleuſis vouloit s'enfuir & appelloit déjà celle de ſon époux, une voix ſonore, mais douce, leur dit: Arrêtez, ô couple fidèle dont la conſtance & les vertus méritent des autels. Dans le même moment que ces paroles ſe prononçoient, les nuées ſe fendirent, un char environné de rayons brillans dont de foibles Mortels n'auroient pû ſoutenir l'éclat, parut dans les airs: Approchez, Phares, & vous admirable Zeleuſis, modéle des femmes de votre ſéxe, continua la voix, venez jouir l'un & l'autre de la gloire que vos vertus vous ont méritée, que vos ames rentrent dans ces deux corps que vous voyez ſans vie à mes pieds, ce ſont les vôtres, pour ne les jamais quitter, pour être éternellement heureux & pour vous aimer toujours, apprenez que je ſuis Anubis, ſi connu ſous le nom de Calbalis, un décret de la deſtinée m'avoit promis d'être immortel, pourvû qu'après avoir une fois perdu la vie, la Sultane entre les bras de laquelle je mourois recueillît mon dernier ſoupir, l'enfermât dans un cœur de criſtal préparé pour cet effet, me reſtât fidéle, & que la vertu de ce Taliſman ceſſât par un ſacrifice réciproque de la vie en connoiſſance de cauſe, dans ma poſtérité: cette épouſe fidéle a commencé; ſon tendre amour pour moi lui a fait perdre la vie pour la conſerver à une fille unique de mon ſang qu'elle ſçavoit que j'aimois tendrement. Cette fille chérie, ô Zeleuſis, étoit votre mere, vous ſçavez que pour vous rendre immortelle elle a ceſſé de l'être: tant d'actions héroïques ont aſſuré pour jamais mon bonheur & celui de tout ce qui m'eſt cher; venez en jouir, venez dans les bras de votre ayeule & d'une tendre mere, prouver à la Poſtérité que les Dieux récompenſent toujours les vertus quand les hommes s'attachent à les aimer, & qu'ils placent leur félicité à les pratiquer.
Appendix A
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Opuscule d'un célèbre auteur égyptien, contenant l'histoire d'Orphée par laquelle on pourroit soupçonner qu'il est peu de femmes fidèles. Opuscule d'un célèbre auteur égyptien, contenant l'histoire d'Orphée par laquelle on pourroit soupçonner qu'il est peu de femmes fidèles. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC93-1