MÉTUSKO, ou LES POLONAIS.
MÉTUSKO,
OU
LES POLONAIS; TROISIÈME NOUVELLE.
PAR PIGAULT-LEBRUN.
A PARIS, Chez BARBA, Libraire, Maison-Égalité.
galerie derrière le théâtre de la République.
no. 51.
AN ONZE.-1802.
MÉTUSKO, OU LES POLONAIS.
Les Sarmates avaient perdu une partie de ces coutumes barbares, qui avaient rendu la moitié de l'univers connu méprisable aux anciens Romains. Les Romains modernes, déchus de leur antique splendeur, concentraient dans la capitale du monde chrétien les arts utiles ou agréables, à l'ombre desquels s'élevèrent avec rapidité les préjugés religieux et l'ignorance des principes, enfans dangereux de l'avilissement et de la langueur du corps politique.
Les papes régnaient par l'opinion; les empereurs d'Allemagne se soutenaient par la force des armes, ou par les divisions qui agitaient l'Europe; les faibles souverains opposaient l'intrigue à l'ambition; les grands vassaux foulaient les peuples, et le vulgaire naissait, travaillait et mourait pour des maîtres injustes et ingrats.
Les Sarmates, les Scandinaves, et les peuples du Nord se rappelaient à peine des ancêtres, dont la valeur balança si long-temps la fortune des aigles romaines; mais les Sarmates, devenus Polonais, conservaient, au milieu des orages qui bouleversaient l'Europe, cette fierté nationale, ce courage fougueux, qui les distinguèrent toujours. Ils alliaient, selon l'usage de ces temps, des vertus grossières, et quelquefois sublimes aux vices les plus révoltans; les plus hauts faits s'accordaient avec les pratiques les plus superstitieuses, et le christianisme avec des usages absurdes ou cruels, qu'avait consacrés la plus aveugle idolâtrie.
A la fin du douzième siècle, les Polonais étouffaient encore les enfans qui naissaient avec quelque imperfection; ils abrégeaient la vie des vieillards infirmes; les Palatins avaient droit de vie et de mort sur leurs paysans, et ne pouvaient être arrêtés pour aucun crime avant que d'en être juridiquement convaincus. Le viol, cet abus de la force, qui dépouille un sexe faible du droit si légitime et si doux de céder au vœu de son cœur, le viol n'était puni de mort que lorsque la femme, outragée dans son honneur et dans ses affections, refusait d'effacer par le don de sa main la tache que lui avoit imprimée un amour féroce. L'esprit chevaleresque balançait seul ces institutions monstrueuses, et maintenait une apparence d'ordre au milieu des germes de l'anarchie.
Cependant un état faible dont les membres étaient divisés d'intérêt ou d'inclination; des diètes où les affaires les plus importantes se discutaient le sabre à la main; le droit de mourir pour la patrie réservé aux nobles, qui seuls en avaient une; des armées intrépides, mais indisciplinables; tant de causes devaient mettre la Pologne sous le joug, et elle avoit subi celui des empereurs d'Allemagne.
Ces fiers Polonais étaient devenus tributaires d'une puissance étrangère, qui alla jusqu'à nommer les maîtres qui devaient les gouverner. Rodolphe, que son mérite seul avait porté au trône impérial, et qui fut le fondateur de cette maison d'Autriche, qui fait depuis des siècles l'admiration et les malheurs du monde, Rodolphe appesantit le joug qui fatiguait les Polonais, mais qui n'avait pas éteint le caractère national.
Un Palatin brave, magnanime, mais emporté, mais jaloux de ses droits, puissant par ses vassaux, par la considération dont il jouissait, instruit dans l'art de la guerre par vingt ans de travaux, Métusko fit entendre le premier le cri liberté toujours si cher aux Polonais.
Ce cri vole de Palatinat en Palatinat. Le nom de Métusko ranime l'espoir presque éteint et commande la confiance. On se lève, on se rassemble, on marche sans ordre, et la valeur tient lieu de discipline. Quelques détachemens de troupes impériales sont battus par des gentilshommes sans chef, mais conduits par le noble orgueil d'affranchir leur patrie. Une armée nombreuse se compose de cent corps qui viennent de toutes les parties de la Pologne se réunir près de Canisco, et qui d'une voix unanime nomment pour les commander l'intrépide et ardent Métusko.
Le guerrier n'avait pas brigué l'honneur du premier rang. Il s'en sentait le plus digne, et il accepta avec une noble franchise le grade que lui conférait l'estime générale. Il jura de la justifier, et fut fidèle à son serment.
Parmi ceux qui s'étaient volontairement rangés sous ses étendards, on distinguait le jeune Sobieski, souche précieuse de cette famille, qui depuis illustra la Pologne. Il joignait aux qualités qui font les grands hommes une modestie rare, une extrême sensibilité, et ces agrémens personnels qui désarment jusqu'à l'envie. Elevé dans la haine des oppresseurs, loin d'une cour que son père méprisoit, son adolescence s'écoulait au château de Moulnicza, où les exercices militaires occupaient la plus grande partie de son temps. Il employait ce qu'il en pouvait dérober à ses inférieurs et à ses égaux à cultiver son esprit en secret, de peur de se rendre ridicule aux yeux de ceux qui faisaient alors de l'ignorance un des attributs de la grandeur.
A quelques lieues de Moulnicza, vivait au château de Blonie le vieux Polinski, jadis compagnon d'armes du père de Sobieski. Ils s'étaient couverts de lauriers ensemble dans les guerres contre les Turcs et les Hongrois, et maintenant les glaces de l'âge les réduisaient à ne former que des vœux pour la liberté de leur patrie. Les deux vieillards se voyaient souvent; et les mêmes habitudes, les mêmes opinions politiques resserraient leur antique amitié.
Polinski avait une fille. Seize ans, une figure enchanteresse, une taille haute et bien prise, des formes déjà prononcées, la douceur d'un ange et un cœur tendre, voilà le portrait de Polinska.
Sobieski la vit pour la première fois à cet âge où, les organes se développant avec une force entraînante, l'homme semble né uniquement pour aimer, où son cœur, semblable à un foyer ardent, communique sa chaleur à tout ce qui l'approche; Sobieski vit Polinska et ne vécut désormais que par elle et pour elle. Il n'avait pas déclaré son amour, et la beauté, toujours observatrice, s'applaudissait de ne s'être pas prévenue en faveur d'un ingrat.
Dans une de ces fêtes où la gaieté s'allie à l'austère décence, où les jeux, les chants, la danse, le tumulte, la clarté mystérieuse des flambeaux, échauffent une imagination déjà exaltée, électrisent un cœur déjà tourmenté du besoin de s'épancher, Polinska, alarmée d'un état si nouveau pour elle, s'échappe du milieu de la foule, et va chercher sous une allée solitaire ce calme des sens que ramène la fraîcheur d'une belle nuit. Assise sur un banc de gazon, elle rêvait, en effeuillant des lys dont pourtant elle effaçait la blancheur.
Rien n'échappe à l'œil attentif d'un amant. Sobieski l'avait vue sortir. Comme elle, il était tourmenté par des desirs qui le pressaient sans qu'il eût cherché encore à les bien définir. L'intimité qui venait de s'établir entr'eux et sur- tout les ténèbres enhardissent l'aimable jeune homme; il est aux genoux de Polinska; il parle et elle tressaille de plaisir; il fait l'aveu de sa tendresse avec cette candeur qui en atteste la sincérité; Polinska avait toute son innocence, et l'innocence ne sait pas dissimuler: elle ne répondit rien; elle laissa tomber sa main dans celle de son amant.
Leurs pères virent naître avec transport une passion que chaque instant semblait accroître. Dès long-temps ils s'étaient proposé de ne plus former qu'une famille; ils se rendirent aux vœux impatiens de leurs enfans et fixèrent le jour qui devait les unir.
Sobieski et Polinska comptaient les heures, les minutes; mais ils les comptaient ensemble. Heureux temps de l'amour, où il se nourrit d'espérances, d'illusions, de caresses pures, de riens charmans, moins piquans sans doute, mais plus doux que la jouissance, et qui comme elle n'amènent ni la satiété, ni les regrets.
Le couple aimable se promenait sous cette allée solitaire, témoin discret et chéri de ses premiers sermens. Des bras entrelacés jouaient amoureusement; deux mains encore oisives se cherchaient, se trouvaient, se caressaient. L'œil animé de Sobieski couvrait le front de Polinska de l'incarnat de la pudeur; c'est un bouton de rose qui voudroit se développer, qui attend et qui craint le rayon du soleil. Tout-à-coup la trompette se fait entendre dans Blonie; le son aigu pénètre sous la voûte de feuillage, asyle paisible des amours. Sobieski et Polinska frémissent sans savoir pourquoi; mais quand on touche au bonheur, on commence à sentir qu'il n'est qu'une ombre fugitive toujours prête à s'échapper.
Sobieski sort des jardins à pas précipités. Son père et Polinski le cherchaient; la joie qui brille sur leur visage dissipe un moment ses alarmes; un froid mortel glace son sang lorsqu'il entend ces mots: „Réjouissez-vous, mon fils, la Pologne a trouvé des vengeurs, et le nom de Métusko enfante des armées. Joignez-vous à la noblesse des environs, qui se rassemble à Blonie. Allez, servez votre pays, comme vous savez plaire à la beauté; revenez libre, et les palmes de la gloire vous seront présentées par les mains de l'amour.“
Le jeune Sobieski soupire, et ses regards se portent sur son amante pâle, tremblante, inanimée. Il ose dérober un baiser, il s'éloigne en silence, il saute à cheval, il tire son cimeterre et jure de se montrer digne de Polinska.
Rodolphe, adoré de ses troupes, estimé de ses sujets, confiant en sa puissance, sommeillait au sein des délices qui entourent le trône, et ne soupçonnait rien de l'orage qui grondait dans le lointain. Avec la nouvelle de l'insurrection des Polonais, il apprit que Métusko avait des forces supérieures aux siennes, qu'il venait de créer cette fameuse Pospolite, cavalerie composée de l'élite de la nation, qui depuis, sous les Jagellons, fut quelquefois défaite sans jamais être vaincue. Il sut que les recrutemens se faisaient avec célérité, que des magasins étaient établis et distribués avec ordre, qu'un plan de finances était conçu et commençait à s'exécuter, méthode inconnue encore en Europe, où les vassaux suivaient leurs seigneurs à la guerre sans approvisionnemens, sans solde, et rentraient dans leurs foyers quand des défaites, des fatigues excessives, le temps des moissons, ou l'approche de l'hiver les y autorisaient, d'après un usage, dont l'origine se perdait dans les siècles les plus reculés.
Rodolphe, chef de l'Empire, mais sans états, sans autorité directe sur des souverains indépendans, ne pouvait lever ni troupes ni impôts que de l'assentiment des cercles. Il convoqua une diète à Ratisbonne; et pendant qu'on y délibérait sur les demandes de l'empereur, Métusko prenait Varsovie, renversait du trône le fantôme de roi qu'avait nommé Rodolphe, dispersait, dépouillait ses partisans, s'en faisait chaque jour de nouveaux, et se préparait à repasser la Vistule pour marcher par Sandomir au-devant des troupes qu'on enverrait contre lui de l'Autriche par la haute Hongrie.
Un comte de Munich, fidèle au parti de l'empereur, avait rassemblé à la hâte les garnisons de Lencici, d'Iezow et de Rava. Il avança à marches forcées vers Varsovie pour disputer à Métusko le passage du fleuve, lui faire perdre du temps et donner aux forces réunies des Cereles celui d'entrer en Pologne, avant que les Palatinats, contenus encore par les troupes impériales, se déclarassent pour les insurgés. S'il avait du désavantage, il comptait se retirer dans les places qu'il venait d'évacuer, devant lesquelles il pouvait arrêter long-temps Métusko.
Son plan était sagement conçu et pouvait réussir, si son adversaire ne l'eût pénétré. Le fier Polonais dompta un moment son caractère fougueux. Il paraissait craindre les Impériaux; il se retirait dans la ville, dès que leurs archers se montraient à l'autre rive de la Vistule; il entamait des négociations, les rompait, se présentait de nouveau pour passer la rivière, et fuyait aux premiers traits qui lui étaient lancés.
Le général allemand connaissait l'intrépidité de Métusko; ses manœuvres ne pouvaient être l'effet de la crainte: il voulait donc l'engager lui-même à passer la Vistule pour le combattre avec plus d'avantage dans le désordre qu'entraîne une semblable opération. Munich était trop inférieur en forces pour hasarder une tentative de cette nature. L'irrésolution apparente des Polonais secondait ses secrets desseins: il prit aussi le parti de temporiser, et campa à deux traits d'arbalète de la rivière.
Métusko sentait bien qu'il passerait aisément malgré les Impériaux; mais il fallait perdre du monde, et il voulait encourager de nouvelles troupes par un avantage éclatant qui ne leur coûta ni sang ni efforts. Il avait remarqué dans les combats partiels qui s'étaient précédemment livrés, l'intelligence, la sagesse et la bravoure de Sobieski: lorsque le comte s'était approché de Varsovie, il avait détaché le jeune Palatin à la tête de six mille chevaux; il lui avait ordonné de suivre la rivière jusqu'à Ploczko, de forcer la ville le sabre à la main, d'y laisser mille hommes-d'armes, de passer la Vistule et de venir en toute diligence prendre le comte de Munich à dos. Dès que Sobieski paraîtrait dans la plaine, il devait, lui, se jeter dans le fleuve avec toute sa cavalerie, et attaquer les Allemands avec fureur. Tels étaient les motifs de la conduite vague et incertaine qu'il affectait depuis quelques jours.
Cependant Munich était un vieux général qu'on ne surprenait pas facilement. Ses éclaireurs lui rapportèrent qu'un corps nombreux paraissait sur les derrières et se déployait en avant de Sohaczow. Le comte conçut alors l'étendue du danger où il était exposé; il ignorait quel était ce gros de cavalerie; il décampa aussitôt et marcha à Sobieski, espérant le battre avant que Métusko eût connaissance de son arrivée.
Les voltigeurs allemands n'avaient reconnu que l'avant-garde, et Munich fut étonné d'avoir en tête un corps d'armée assez fort pour disputer long-temps la victoire. Il chercha à se l'assurer par une position avantageuse. Il se rangea sur une hauteur, défendue d'un côté par un marais inaccessible aux chevaux, et de l'autre par un bois épais où il cacha cinq cents arbalétriers. Ses troupes, toutes composées d'infanterie, pouvaient se porter par-tout selon les circonstances et avec facilité.
Sobieski sentit tout l'avantage de cette position. Cependant une impétuosité naturelle à la jeunesse le portait à attaquer seul et à ne partager avec personne l'honneur de cette journée: un moment de réflexion le ramena à des sentimens plus généreux. Il se reprocha d'avoir voulu sacrifier à son ambition la vie de tant de braves gens. Il dépêcha quelques ordonnances à Varsovie, dont l'accès était libre par la retraite de Munich; il informait Métusko de la position du compte et lui demandait ses ordres.
Cette retraite même annonçait trop clairement que les Impériaux avaient été avertis de l'approche de Sobieski, pour que Métusko eût besoin de cet avis. Les envoyés du jeune Palatin le trouvèrent déjà en avant de Varsovie, marchant en ordre de bataille, et étendant sa gauche vers Czersko, pour empêcher l'ennemi de fuir du côté de Sandomir et de Cracovie qui tenaient encore pour l'empereur: toute autre retraite lui était coupée par la position de Sobieski.
Métusko fit dire au jeune guerrier de mettre pied à terre avec tout son monde, de laisser les chevaux à la garde des valets et d'attaquer à l'instant par le marais. Il comptait arriver assez tôt pour seconder puissamment Sobieski, envelopper Munich de toutes parts; et passer au fil de l'épée ce qui refuserait de mettre bas les armes.
Sobieski exécuta les ordres de son général avec la valeur d'un soldat, et la prudence d'un vieux général. Il passa le marais à travers une grêle de flèches qui s'émoussaient à la vérité sur les armures de ses hommes-d'armes: mais lorsqu'il tenta de gravir la hauteur, les troncs d'arbres, les quartiers de pierres roulèrent sur ses troupes, et renversèrent des pelotons entiers. Il jugea par l'intelligence et l'ordre que Munich mettait dans sa défense, par ses efforts constamment dirigés contre lui, que Métusko n'avait point attaqué encore. Il ne le croyait pas capable d'une trahison; mais, quelle que fût la cause de ce retard, il vit bien qu'il fallait vaincre seul; il s'en applaudit, et s'y prépara.
Il n'était pas possible que les Allemands eussent en aussi peu de temps garni toute la crête du mont de troncs d'arbres et de pierres; ces masses ne pouvaient être facilement transportées sur les différens points où il porterait son attaque: il descendit la montagne, la tourna en partie avec célérité, monta d'un autre côté, sans avoir à redouter que des flèches impuissantes, joignit les Allemands corps à corps; et le cimeterre, l'épée à deux mains, la massue, cherchèrent dans la mêlée, pourfendirent, écrasèrent Impériaux et Polonais.
Métusko était arrivé à la lisière du bois que les arbalétriers défendaient pied à pied; ils avaient jeté leurs arcs, leurs carquois, s'étaient embusqués dans les broussailles, derrière des arbres, et la hache-d'armes abattait les Polonais qui osaient s'approcher, et qui recevaient le coup de la mort avant d'avoir vu leur ennemi. Métusko furieux, traitait de lâches les Allemands, et les défiait, selon l'usage de ces temps, de combattre à découvert, voyait tomber ses plus braves gentilshommes, et n'avançait pas.
Cependant il entendait le cliquetis des armes, et les cris des combattans qui s'égorgeaient sur la montagne. Sobieski avait affaire à des forces trop supérieures, et devait infailliblement succomber: Métusko, aussi généreux que brave, se décida à le dégager ou à périr. Il prit l'élite de ses troupes, ne laissa dans les bois que ce qu'il falloit de monde pour tenir l'ennemi en échec, marcha au marais, le traversa sans être apperçu, monta avec vivacité, et se jeta tête baissée entre les Impériaux et Sobieski: il était temps; il ne restait au jeune héros et aux siens que l'espoir de mourir en braves. L'amant de Polinska avait prononcé pour la dernière fois le nom chéri, et allait se précipiter sur les lances allemandes: un prodige seul pouvait le sauver; Métusko l'opéra.
Déjà les soldats de Munich poussaient des cris de victoire: ils sont étonnés de voir une armée nouvelle qui se range entre eux et ce Sobieski qu'ils avaient cru accablé. Le combat recommence avec fureur; mais les Allemands fatigués ne portent plus que des coups faibles et incertains; un acharnement féroce, le mépris de la vie, une force de corps extraordinaire, rendent ceux de Métusko terribles et sûrs. Ses hommes d'armes, irrités d'une aussi longue résistance, imitent leur chef, et portent par-tout la terreur et la mont. Les Polonais crient victoire à leur tour, et la fixent en effet. Ce qui reste d'Impériaux jette ses armes et demande la vie. Métusko ajoute à sa gloire, en épargnant des ennemis dont l'opiniâtre résistance a rendu son triomphe plus éclatant.
Il ne restait qu'à déloger les arbalétriers du bois: il donna des ordres; Sobieski les avait prévenus. Tourmenté du desir d'être utile encore, il avait inspiré sa noble émulation à ceux qui venaient de partager ses dangers; et lorsque Métusko parut, il recevait la parole d'honneur du chef des arbalétriers qui, se voyant attaqué sur ses derrières, jugea que la bataille était perdue, et se rendit prisonnier avec sa troupe.
Deux guerriers, assez grands pour ne pas connaître la jalousie, doivent nécessairement s'aimer Sobieski adimirait Métuskot: Métusko voyait avec intérêt dans le jeune palatin l'espoir de la Pologne et son digne successeur. Il le combla d'éloges sur le champ de bataille, et s'empressa de lui donner des marques réelles d'estime et de confiance.
Il le chargea d'aller attaquer et prendre les trois villes que Munich avoit évacuées, d'y lever des contributions, et d'engager la noblesse du pays à se rallier à la cause commune.
La mission était honorable sans doute; mais Sobieski avait laissé à Blonie plus que sa gloire, plus que sa vie. Avant de voler à de nouveaux exploits, il brûlait de recueillir le prix le plus doux de ses premiers faits d'armes, un sourire, un mot flatteur de Polinska. L'intérêt de sa patrie l'emporta sur les plus chers sentimens de son cœur. D'ailleurs, comment dérober à la gloire des momens qui n'appartenaient pas à l'amour? Métusko ne savait que combattre, vaincre; il n'avait jamais aimé, et on ne compatit pas aux peines qu'on ignore. Sobieski se disposa à obéir; il écrivit sur le lieu même où il avait combattu; il écrivit avec cette chaleur, ce charme, ce désordre qui jaillissent d'un cœur amoureux comme d'une source inépuisable. Son vieil écuyer Wilfrid, qui dans les combats prodiguait sa vie pour veiller sur la sienne, partit avec le précieux paquet, chargé de dire, de répéter ce qui n'était pas exprimé dans la lettre, qui pourtant disait tout.
Laissons Sobieski suivre le cours de ses conquêtes, s'enfoncer dans le nord de la Pologne, à la tête d'une armée que son courage, sa douceur, son extérieur séduisant, et son éloquence, grossissaient à chaque pas; laissons-le couvrir la frontière, et tantôt attaquant, tantôt se tenant sur la défensive, déjouer tous les projets de l'électeur de Saxe, qui cherchait à pénétrer dans le pays par les marches de Blandebourg. Revenons à Métusko, contre qui Rodolphe s'avançait en personne par l'Autriche, la Moravie et la Silésie.
L'art de vaincre est peu de chose sans celui de profiter de la victoire: Métusko ne voulut pas perdre un moment. Ses troupes reposèrent sur le champ de bataille; au point du jour on se mit en marche, et cette marche fut un triomphe. Les Polonais accouraient de toutes parts pour voir le héros de la patrie; les jeunes gens s'enrôlaient sous ses étendards; les mères le montraient à leurs enfans, trop jeunes encore pour s'associer à sa gloire; les vieillards le comblaient de bénédictions; les jeunes filles semaient de fleurs les chemins par où il devait passer.
Métusko s'avança ainsi jusqu'à Blonie; il en était à peu de distance lorsqu'il vit un grand nombre d'habitans qui venaient au-devant de lui au son des fanfares. Ils étaient conduits par Polinski, courbé sous son antique armure, qu'il avait voulu revêtir encore en ce jour mémorable. Sa fille, parée de ce que l'art peut ajouter aux dons de la nature, marchait à côté de lui, montée sur un superbe palefroi, qui paraissait fier du fardeau qu'il portait. Polinska avait reçu la lettre de Sobieski: elle ne devait pas le voir; mais elle pouvait au moins entendre son éloge de la bouche même de son général, et l'amour ne connaît pas de demi-jouissances.
Métusko reçut Polinski comme un homme doublement respectable par son âge et ses anciens exploits. Polinska, encouragée par cet accueil flatteur, allait parler de celui pour qui seul elle respire: Métusko la regarde; son œil enflammé ne peut se détacher d'elle; Polinska rougit, baisse la vue, et le nom chéri expire sur ses lèvres.
Le fier Polonais avait passé sa vie dans les camps, et jusqu'alors il avait considéré l'amour comme une faiblesse indigne d'un grand cœur. Il conservait à quarante ans les forces de sa première jeunesse, et jamais il n'avait souri à la beauté. Il éprouva, à la vue de Polinska, non ce trouble qui précède un amour vrai et délicat, mais le besoin d'être heureux: extrême en tout, il devait aimer comme il faisait la guerre.
Polinski lui avait offert son château, et le logeait avec ses principaux officiers. Sa fille, intimidée par cet air farouche qui alarme toujours la pudeur, s'était retirée au milieu de ses femmes. Elle seule manquait à un festin somptueux, où les éloges, les honneurs, les marques de déférence et de respect, furent prodigués à Métusko. Uniquement occupé d'une passion naissante, mais déjà dans sa force, parce qu'elle était le premier tribut d'un cœur neuf, Métusko ne s'apperçut que de l'absence de Polinska: il se dérobe aux hommages dont on le comblait; il cherche, il trouve l'appartement de la jeune palatine. Il ne connaît pas ces tournures délicates qui font quelquefois sourire l'innocence; il annonce ses feux avec cette clarté, cette concision, cette énergie qui forcent une réponse positive. Il offrit sa main avec la franchise sauvage d'un soldat qui sait aimer, et qui ne sait pas le dire; il prit et baisa celle de Polinska avec la confiance d'un homme à qui rien ne doit résister, et qui pense honorer la femme, quelle qu'elle soit, qu'il daigne élever jusqu'à lui.
Polinska, frappée d'une proposition aussi brusque, sentit les dangers d'un refus: elle gardait un profond silence; et sa pâleur et ses yeux éteints auraient éclairé tout homme qui aurait eu l'expérience qui manquait à Métusko. Il attribua à la seule modestie une incertitude et des alarmes qui flattaient en secret son orgueil; il n'était pas dans son caractère de douter que la jeune personne partageât les fers qu'elle donnait au libérateur de la Pologne; il rentra dans la salle du festin; et, s'adressant à Polinski: „Un guerrier compte les momens, dit-il, et ceux-ci me sont précieux. Les lauriers qui ornent mon front aujourd'hui, peuvent demain ombrager ma tombe. Votre fille est sensible à l'ardeur qu'elle m'a inspirée; mon nom, mon rang, ma fortune, je mets tout à ses pieds: que le ministre des autels consacre à l'instant mes vœux et les siens; aux premiers rayons du soleil, je m'arrache des bras de mon épouse, je marche contre Rodolphe, et de nouvelles victoires illustreront votre gen“dre et votre maison.“
Avec beaucoup d'usage du monde on peut être embarrassé, interdit. Il est aisé de pressentir l'état où se trouva un vieux chevalier qui ne connaissait que la loyauté franche des siècles reculés: il se recueillit quelques minutes, et pensa que l'unique moyen d'éteindre un amour qui s'annonçait avec cet emportement, était de dissiper jusqu'à l'espoir. Pour la première fois Polinski descendit à la feinte. Il se plaignit que des engagemens antérieurs l'empêchassent de s'allier au plus grand homme dont s'honorât la Pologne; mais il se prévalut de l'inviolabilité de la parole d'un noble Polonais; il insista sur l'obligation qu'impose la nature à un père d'assurer le bonheur de ses enfans; il déclara enfin avec modération, avec des marques de déférence, qu'il regrettait qu'un amour consacré par son consentement unît Sobieski à Polinska.
Métusko se tut à son tour; mais il était aisé de juger, à l'altération de ses traits, de ce qui se passait dans son ame. Furieux d'un refus qui l'humiliait en présence de ses lieutenans, sa poitrine se gonflait, son air était menaçant, sa main pressait la poignée de son cimeterre, il semblait défier Polinski: il se contint cependant, une victoire facile était au-dessous de lui; il se retira avec ses officiers.
Polinski ignorait que sa fille eût refusé les propositions de Métusko. Il passa dans son appartement et la trouva dans un état difficile à décrire. Tout ce qui peut affliger, alarmer l'amour malheureux, agitait, tourmentait l'amante de Sobieski; elle eût inspiré la pitié à Métusko lui-même, si un sentiment de plus eût pu trouver place dans soncœur. Elle écouta son père sans sortir de son profond accablement; elle lui reprocha avec douceur d'avoir nommé son amant, de l'avoir indiscrètement exposé à la haine, à la vengeance de son général. Il fallait, disait-elle, ménager son orgueil, employer des défaites, gagner du temps, laisser partir cet homme terrible, qui eût bientôt oublié, au sein de ses glorieuses entreprises, une femme qu'il n'aurait vue qu'un moment. Polinski, placé entre les craintes qu'inspirait Métusko, les dangers qui menaçaient Sobieski, la douleur qui pénétrait sa fille, Polinski ne savait à quoi se déterminer. Il consola, il chercha à rassurer Polinska éplorée; il lui peignit Métusko trop grand pour qu'une affaire de cœur influât sur ses sentimens envers Sobieski, et lui fît sacrifier à une passion aveugle les grands intérêts dont il s'était chargé. Sa fille parut se rendre à ces raisons; il la crut tranquille, il l'embrassa, et fut invoquer le sommeil, qui de long-temps ne devait fermer ses paupières.
Métusko, renfermé avec ses officiers, s'entretenait de l'affront qu'il croyait avoir reçu. Il ne concevait pas qu'on pût lui préférer un enfant qui à peine avait tiré l'épée. Cependant cet enfant, beau, brave, riche, aimable, n'était pas un rival à dédaigner, et la seule idée d'avoir à lui disputer un cœur irritait son amour-propre blessé, ajoutait à des desirs déjà trop violens. Prétendant soumettre une femme comme il réduisait l'ennemi, il se laissait emporter à mille projets différens: il voulait punir Sobieski du bonheur de plaire en le livrant aux Impériaux; il voulait traîner Polinska à l'autel et la forcer à recevoir sa main; il voulait que son père, que le ministre des autels, se montrassent comme lui insensibles à la résistance et aux pleurs de la beauté; il voulait.... Que ne voulait-il pas?
Un officier, un de ces hommes qui n'ont d'autre mérite que de savoir braver la mort, Ragotzi capable de tout sacrifier au desir de plaire à son chef, Ragotzi plus féroce que lui peut-être, indiqua un moyen affreux qui tranchait les difficultés, qui mettait Polinska dans la dure nécessité de se donner à Métusko, ou de rougir devant tous les hommes. Qu'importait le don de son cœur, premier besoin d'un amour délicat? C'est sa personne que le Palatin voulait, dont il pouvait s'assurer, et des gens à lui répondraient pendant son absence de la vertu et des moindres démarches de son épouse.
Ce conseil atroce devait flatter l'impatiente frénésie d'un homme accoutumé à tout voir ployer devant lui. Il n'envisagea point les suites de cet horrible attentat. Le souvenir des charmes de Polinska, l'idée plus enivrante qu'il se formait de ses appas secrets, de la facilité de se satisfaire, troublèrent sa raison, égarèrent ses sens. Il jette loin de lui les différentes pièces de cette armure qu'il honora dans les champs de la gloire et dont le poids l'empêcherait de se dégrader; il traverse avec la rapidité de l'éclair ces longs corridors qui conduisent à l'asile de l'innocence: c'est un torrent destructeur qui menace, qui va tout renverser. Il entre dans la chambre, où déjà les femmes de Polinska se dépouillaient de leurs vêtemens; son visage enflammé, son œil hagard, son geste menaçant, l'heure, le lieu, tout se réunit pour inspirer les plus vives alarmes. Elles accourent au-devant de lui; elles espèrent défendre l'entrée du sanctuaire, où le seul Sobieski doit pénétrer un jour: les bras nerveux de Métusko les saisissent, les rassemblent, les poussent; la porte est fermée sur elles, Polinska est sans défense.
La malheureuse victime pensait à son amant. Elle lui parlait comme s'il eût pu l'entendre; elle lui jurait fidélité comme si Métusko devait respecter ses sermens........ Il paraît. Les remontrances, les prières, les menaces, les pleurs, les sanglots de la beauté, rien ne le ramène à la raison. Le désordre où il l'a mise porte son délire au comble, il ne se connaît plus, il ose tout, Polinska pousse un cri perçant........ Elle est déshonorée.
Ses femmes avaient couru à l'appartement de son père, et le vieillard s'avançait aussi promptement que le permettait son âge. Il était suivi de ses plus fidèles domestiques, et il portait dans ses débiles mains cette épée jadis si redoutable aux Turcs et aux Hongrois. Il entre........ Un spectacle affreux l'éclaire, le glaive est levé, il va frapper....... „Je suis sans armes, lui dit froidement Métusko, et ce n'est pas contre toi que je me servirais des miennes. Frappe, si tu veux que l'infamie de ta fille soit éternelle; écoute, si tu veux lui rendre l'honneur. Je n'ai pas voulu commettre un crime inutile et obscur; j'ai prétendu m'assurer la possession d'une femme sans laquelle je ne pouvais vivre, et ses suivantes et mes officiers savent qu'elle est à moi: c'est à toi d'achever. Fais venir ton chapelain, nomme-moi ton gendre, je suis heureux, et tout est réparé.“
Ce parti était en effet le seul que pût adopter un père. C'était peut-être aussi l'unique qui convînt à Polinska. Mais comment s'accoutumer à envisager sans horreur l'homme qui venait d'élever une barrière éternelle entre elle et Sobieski? comment se prêter à d'odieuses caresses? comment partager des transports qui lui rappelleraient à chaque instant le bien suprême qu'elle avait rêvé si longtemps? comment enfin se lier pour jamais à un monstre, par la seule raison qu'il s'est rendu criminel? „Non, non, s'écria-t-elle “enveloppée dans ses draperies, celui qui n'a de l'amour que la brutalité, qui m'a rendue indigne de l'homme qui était tout pour moi et pour qui seul je voulais vivre, ne me rangera point sous ses lois. Je pleurerai ma honte et la perte que j'ai faite; mais ce barbare n'obtiendra pas un prix de son lâche attentat. Qu'il retourne à son camp, qu'il verse le sang à flots, qu'il s'en abreuve, qu'il s'en gorge, ce sont là ses plaisirs, il n'en doit pas connaître d'autres.“
Polinski était chevalier, et par conséquent incapable de ces froids calculs de convenance et d'intérêt qui dirigent la plupart des hommes. Il ne voyait dans Métusko qu'un infâme qui avait violé les droits de l'hospitalité, avili une fille digne de ses respects, rompu un hymen sur lequel reposait la consolation de ses derniers jours. Désespéré que la faiblesse de son bras ne lui permît pas de venger son outrage en champ clos, il appelait, il invoquait Sobieski, il marchait à grands pas, il s'arrêtait devant sa fille, il la fixait douloureusement, il essuyait ses pleurs; et s'adressant enfin à Métusko: „Sors, lui dit-il, fuis d'un asile que tu as profané; délivre-nous pour jamais de ton odieuse présence.“
Toute idée de morale ne s'éteint entièrement que dans l'homme profondément pervers. Métusko, soumis à des passions indomptables, incapable de souffrir aucun frein, était loin pourtant d'être un scélérat. Sa première effervescence fut à peine calmée que la raison avait repris quelque empire, et les discours de Polinska et de son père lui firent sentir le trait aigu du remords. Cet homme, si fier, embrassa les genoux de Polinski, descendit à son tour à la prière, et ne recueillit de ces derniers efforts que des reproches d'autant plus amers, qu'il sentait les avoir mérités. Il se leva sans répliquer, sortit sans oser lever les yeux sur sa victime, rassembla tous ses chefs et fit sonner le boute-selle. „L'action que tu m'as conseillée, dit-il à Ragotzi en montant à cheval, est d'un tigre ou d'un lâche. Choisis lequel des deux tu veux être. Mon bras va châtier le premier, ou chasser l'autre d'une armée où il n'est pas digne de servir. -- Si celui qui conseille est un tigre, que dira-t-on de celui qui exécute? -- Qu'il s'est repenti, et qu'il a su punir l'homme froidement atroce, à qui une passion désordonnée ne pouvait servir d'excuse.“
Ragotzi était brave; mais la force du corps décidait tout alors, et personne ne pouvait résister à Métusko. Les deux guerriers sont à peine à cent toises de leurs escadrons, qu'ils se chargent avec fureur. Ragotzi, frappé à la poitrine d'un coup de lance qui fausse sa cuirasse, perd les arçons et roule sur la poussière. Métusko saute de cheval, l'aide à se relever; et tirant l'épée: „Ta vie était à moi, lui dit-il, selon les lois de la chevalerie; mais je n'ai pas voulu ajouter à l'attentat que tu m'as fait commettre, l'infamie de tuer un adversaire sans défense. Que le glaive décide entre nous “. Il attaque, il pare, il avance, il rompt, il s'alonge, il se raccourcit, il joint la vivacité à l'adresse, le feu jaillit des deux armures sous les coups multipliés; le heaume de Ragotzi vole en éclats, une feinte le trompe et lui ouvre le crâne.“ Si le crime n'est pas „réparé, dit Métusko en remontant à cheval, il est au moins lavé dans le sang du premier coupable: il ne reste plus qu'à me rendre justice à moi-même, et je jure de me faire tuer à la première rencontre“. Par-tout en effet il chercha la mort, et par-tout il trouva la victoire.
On sera étonné peut-être que Polinski, dont le courage était devenu impuissant, n'armât point les lois contre un criminel qui avait encouru la peine de mort. Mais faire retentir les tribunaux de ses plaintes, c'était divulguer la honte de sa fille, et ce malheureux secret était concentré entre les officiers de Métusko, qui s'éloignaient, et des femmes dont le dévouement était éprouvé. D'ailleurs que peuvent les lois contre un guerrier à qui tout est soumis et qu'environnent sans cesse l'amour et l'admiration aveugles de ses troupes?
L'infortunée Polinska restait abandonnée à l'horreur de son sort. Seule avec son père, qui lui-même avait besoin de consolation, elle se rappelait en pleurant ces rêves de bonheur qui devaient être suivis de jours si sereins et si doux. C'est lorsqu'on a perdu sans retour un amant adoré, qu'on cherche, qu'on détaille ses agrémens, ses qualités, ses vertus, et que souvent l'imagination toujours créatrice le pare de charmes qu'il n'a point. Polinska était sans cesse occupée de Sobieski; et le moindre souvenir, un mot de son père, la plongeait dans des angoisses mortelles. Ces scènes douloureuses n'étaient suspendues que par une image plus déchirante encore: le jour, la nuit, au milieu même d'un sommeil cent fois interrompu, Métusko se présentait à elle tel qu'il fut à ce moment terrible qu'elle voudrait, qu'elle ne peut oublier. En proie à ce qu'ont d'affreux les songes, elle veut fuir, elle veut jeter des cris: ses pieds et sa voix lui refusent leur secours. Ses bras s'agitent, s'alongent; elle croit saisir ou écarter le monstre: ce sont les colonnes de son lit qu'elle a frappées de ses mains délicates. Les contusions la réveillent; elle est à demi renversée, ses longs cheveux flottent sur le marbre, une sueur froide mouille tout son corps.
Son malheureux père souffre d'autant plus qu'il s'efforce de renfermer son chagrin. Sa fille est-elle devant lui, le calme est sur son front et la mort dans son cœur. Souvent au milieu de ces entretiens, où chacun croit éloigner de l'autre des idées insupportables, Polinska s'échappe pour dérober ses sanglots à son père; elle rentre: le bon vieillard la fuit à son tour. Elle l'appelle, elle le cherche, elle le trouve dans un coin reculé du château, dans les jardins, sur les terrasses. Il s'essuie les yeux à son approche, et il s'efforce de lui sourire.
Les lettres de Sobieski ajoutaient encore, s'il est possible, à l'horreur de leur situation. Toujours tendre, toujours fidèle, il faisait des vœux pour la paix qui pouvait seule le ramener auprès de son amante; il espérait forcer de son côté l'ennemi à reconnaître l'indépendance de la Pologne, et il ne doutait pas qu'un aussi grand homme que Métusko n'abaissât du sien l'orgueil impérial. Alors il revolerait à Blonie; il reverrait cette allée solitaire, où la beauté reçut ses premiers sermens, où elle daigna y répondre. Il reconnaîtrait, il marquerait avec elle l'arbre sous lequel il l'avait trouvée assise; ils cultiveraient ensemble ces lys qu'elle effeuillait en pensant à lui. C'est sous cette allée solitaire que le premier gage de leur union essaierait ses premiers pas; c'est là que, des bras de sa mère chérie, il passerait dans ceux de son trop fortuné père.
Et c'est sous cette allée même, à la place que désignait Sobieski, que Polinska lisait, relisait, dévorait ces lettres désespérantes; c'est là que ses pleurs et ses baisers effaçaient des caractères qui passaient du vélin dans son cœur. Alors elle laissait tomber sa tête sur sa poitrine; un profond accablement succédait à la crise qui l'avait agitée; et revenant tout-à-coup au sentiment de son malheur, elle s'écriait d'un ton de voix lugubre: „Le crime m'a souillée; tu ne reverras plus l'allée solitaire, tu n'as plus d'épouse, tu n'embrasseras jamais ton fils.
Cet état violent durait depuis plusieurs mois; il avait ruiné les organes déjà usés du vieillard, et embrasé le sang de sa fille. Tous deux furent frappés en même temps d'une maladie qui les conduisit rapidement aux portes du tombeau. Le père y trouva un asile contre la douleur; la jeunesse de Polinska, les soins assidus de Clotilde, celle de ses femmes qu'elle affectionnait le plus, la rendirent enfin à la vie. En reprenant l'usage de ses sens, elle nomma, elle demanda son père: elle apprit qu'elle restait abandonnée à son courage.... Hélas, elle n'en avait plus. Ses yeux se refermèrent, elle invoqua la mort, elle eût fini par se la donner peut-être... Des mouvemens prononcés l'avertissent que ses jours ne sont plus à elle, et qu'elle est condamnée à vivre pour un être qui n'est pas coupable du crime de son père.
Les premières lettres qu'on avait répondues à Sobieski, portaient l'empreinte de la plus douce sensibilité et du charme de l'espérance. Celles qu'il avait fallu lui écrire après le fatal événement étaient contraintes, obscures, froides quelquefois. On craignait d'y laisser percer un sentiment qu'il fallait surmonter; on craignait sur-tout de flatter le malheureux jeune homme d'un bonheur auquel ni l'un ni l'autre ne pouvaient plus prétendre: on lui écrivait cependant. Pouvait-on se refuser cette triste consolation? Pouvait-on rompre sans ménagemens avec ce qu'on aimait, ce qu'on aimerait toute la vie.
De toutes les passions qui font la félicité ou le tourment de l'homme, il n'en est point qui s'alarme aussi facilement que l'amour. Sobieski ne retrouvait plus ce style animé, enchanteur, qui l'aidait à supporter une longue séparation. L'absence l'aurait-elle déjà changée? Irait-elle jusqu'à oublier des engagemens que la mort seule devait rompre? Un rival heureux serait-il parvenu à lui plaire? Peut-être ils insultent ensemble à sa crédulité; peut-être le fer ennemi ne l'a respecté que pour le livrer à tous les maux qui peuvent empoisonner l'existence. Déjà il il est en proie à la défiance, aux soupçons, à la jalousie qui, pour n'avoir pas encore d'objet déterminé, n'en est pas moins poignante; il ne peut supporter l'anxiété qui le tue: que devientil, quand la maladie de Polinska l'a mise hors d'état de lui écrire? Il compte les jours, les semaines; vingt courriers sont expédiés pour Blonie; ils reviennent sans réponse, sans avoir pu même approcher Polinska. Sobieski, désespéré, est prêt à abandonner furtivement son armée, à venir disputer la dame de ses pensées à l'audacieux qui croit la lui ravir; il a donné ses ordres au fidèle Wilfrid, qui sent les inconvéniens de cette démarche, mais qui est assez faible pour préférer le repos de son maître à sa gloire; les chevaux sont tirés à l'écart; Sobieski se dérobe de son camp au milieu de la nuit.
A peine a-t-il fait quelques pas, qu'il s'arrête, effrayé de sa désertion. Que dira la Pologne entière qui a sur lui les yeux? que pensera la postérité qui juge sans passion? Qu'il a sacrifié son honneur à l'amour, et sa patrie à une femme inconstante; qu'il a livré pour elle au glaive des Impériaux la fleur de la noblesse polonaise. Il voit sa mémoire flétrie, et son nomrangé parmi ceux des traîtres. Il frémit, il cache son visage dans ses mains, comme si le soleil éclairait déjà sa honte, comme si trente mille témoins la publiaient autour de lui.... „Non, dit-il, non jamais. Laissons la perfidie à un sexe astucieux, brisons d'indignes fers, et ne pensons plus qu'au salut de la Pologne.“
Il rentre dans sa tente, et passe le reste de cette nuit cruelle à combattre alternativement l'amour et le devoir. Il aimait trop, pour que Polinska ne conservât point des droits, que sa raison s'efforçait en vain de proscrire. Il voulut s'assurer d'un malheur, dont il croyait ne pouvoir plus douter; il voulut le connaître dans les moindres particularités; il voulut que la multiplicité des torts armât son orgueil contre son cœur. „Pars, dit-il à Wilfrid, entre en secret à Blonie, informe-toi avec adresse de ce qu'elle fait, de ce qu'elle dit, de ce qu'elle pense même, si cela est possible; sache sur-tout le nom de celui que l'ingrate me préfère “. Wilfrid, également attaché et soumis, monte à cheval à l'instant, et promet à son maître de suivre fidèlement ses instructions.
C'était un vieillard simple et bon, à qui la ruse était étrangère, et qui n'était jamais plus facile à pénétrer que lorsqu'il essayait la dissimulation. Son hôtelier, et tous ceux à qui il parla à Blonie, jugèrent d'abord que les alarmes de Sobieski étaient la cause de son voyage: mais le fatal événement n'avait pas percé au- delà des murs du château, et les officiers polonais qui auraient pu en parler étaient déjà aux prises avec les Impériaux. Wilfrid apprit seulement que Polinska relevait à peine d'une maladie mortelle; que depuis le départ de son amant elle vivait très-retirée, ne recevait aucun homme, et ne voyait les dames de la ville qu'autant que les bienséances l'y forçaient. Il sut encore du médecin de la jeune personne que, pendant la durée de son délire, elle n'avait pensé qu'à son maître, et n'avait prononcé que son nom. Wilfrid était rassuré par ces détails satisfaisans; mais comment les accorder avec ces lettres glacées qui avaient d'abord blessé Sobieski, avec le silence que gardait Polinska depuis sa convalescence? Un homme plus pénétrant que Wilfrid eût été embarrassé comme lui.
Il pensa que la jeune dame était conduite par des motifs qu'elle seule pouvait expliquer. Son maître ne lui avait pas défendu de l'approcher; et, puisqu'il était encore aimé, quel inconvénient que son écuyer demandât un entretien qui devait justifier l'amante, dissiper les soupçons de l'amant, et rétablir l'harmonie entre deux cœurs évidemment faits l'un pour l'autre?
Il arrive au château: personne aux portes. Il entre, il passe d'une piece dans une autre, comme au temps où la beauté modeste allait au-devant de lui, souriait en recevant ses messages, rougissait en lui confiant les siens. Il rencontre enfin Clotilde; il s'attendait à l'accueil affectueux qu'il en recevait autrefois: elle fuit à son approche; les portes se ferment après elle. Il reste stupéfait, anéanti.
Une des compagnes de Clotilde entre dans la salle par une autre porte, lui dit deux mots seulement, attendez ici , et se retire. Wilfrid s'assied et cherche en vain à se rendre compte de cette conduite mystérieuse. Une heure s'écoule; une seconde ensuite: Polinska, Clotilde, personne ne paraît. L'écuyer ne sait que penser, que faire, que devenir. Fatigué d'attendre inutilement, il se lève, et il allait sortir lorsque Clotilde rentre, lui remet une lettre, s'échappe et referme de nouveau les portes, sans vouloir répondre à une seule des questions qui se succèdent avec rapidité. Wilfrid remonte à cheval et reprend le chemin du camp, en prononçant que la raison de la jeune dame et celle de ses suivantes étaient indubitablement altérées.
Polinska avait appris l'arrivée de l'écuyer à Blonie, et sa présence inattendue ajoutait à sa peine et à son embarras. Comment se défendre du desir de le le voir, et d'entendre de sa bouche les moindres choses qui ont rapport à un homme adoré? Mais aussi comment paraître devant lui dans l'état où le crime l'a mise? Depuis qu'elle en a la triste certitude, elle a rompu toutes ses liaisons. Clotilde et sa compagne sont les seules devant qui elle consente à rougir. Cependant cet état ne se manifeste pas encore à un point qu'il ne puisse échapper aux yeux peu exercés d'un vieillard. Si pourtant il en soupçonnait quelque chose, ou si sa confusion la décélait, Sobieski pourrait-il croire qu'elle n'ait point été complice de l'atroce Métusko? En admettant qu'il rendît justice à sa pudeur, que pouvait désormais attendre de lui une femme déshonorée? Ne devait-elle pas persister dans le dessein de lui résister, si un amour aveugle le portait à braver l'opinion publique? „Sa compassion, dit-elle en sanglotant, sa compassion, voilà tout ce que je peux implorer, voilà tout ce qu'il doit à Polinska..... Mais ne pas voir son écuyer; mais le laisser plus long-temps en proie aux alarmes qui le tourmentent sans doute ..... Non, l'affreuse vérité sortira de ma plume; je romprai: le sacrifice est horrible; mais il est indispensable. Je vais renoncer au bonheur de ma vie, et je la supporterai pour l'enfant..... Ah!“
Elle écrit; et l'amour dicte pour la dernière fois. Le commencement de sa lettre est brûlant; son cœur est un foyer d'où s'échappent par torrent des feux si long-temps concentrés. Cependant ces phrases préliminaires ne disent rien encore. Il faut entamer l'horrible récit..... Sa plume tombe de sa main; elle n'a pas la force de tracer ce tableau d'infamie, et sa lettre est en morceaux. „Qu'il me croye capricieuse, ingrate, parjure; mais qu'il ignore à jamais que son amante est avilie. Le temps fermera sa blessure; il apprendra à prononcer mon nom avec indifférence; peut-être d'autres amours..... Et moi, je lui serai fidèle en secret. Seule avec cet enfant, le premier mot qu'il apprendra à prononcer sera le nom de Sobieski. Cruel enfant, que tu coûtes cher à ta malheureuse mère“! Elle écrit de nouveau: cette lettre, plusieurs autres, sont déchirées encore; celle-ci est enfin remise à Wilfrid.
„Nos affections ne dépendent pas de nous. Je vous ai beaucoup aimé; le temps et l'absence ont changé mes sentimens. Je renonce à vous sans retour, et vous feriez de vains efforts pour vous rapprocher de moi. Quelque opinion que vous ayez de mon inconstance, recevez ma dernière et inviolable promesse, que jamais nul homme n'aura de droits sur mon cœur, ni de prétentions fondées à ma main.“
Ce billet devait jeter Sobieski dans le dernier désespoir; mais il fallait qu'il perdît totalement l'espérance; il fallait qu'il fût profondément blessé pour trouver le courage de combattre son amour, et Polinska l'aimait assez pour désirer sincèrement qu'il pût se détacher d'elle.
Le jeune palatin entra en effet en fureur après avoir lu: mais ce qu'avait prévu son amante arriva. Le dépit, l'amour-propre, toutes les petites passions qu'il partageait avec les hommes ordinaires lui furent utiles cette fois, et commandèrent des efforts sur lui-même, qui le ramenèrent à un état supportable. Les travaux de la guerre éloignèrent son imagination d'un objet qui lui fut constamment cher, mais qui du moins ne l'occupa plus que par intervalle.
Cependant Polinska supportait seule le poids de leurs malheurs communs; et souvent sa raison, qu'elle invoquait sans cesse, était insuffisante. Elle semblait s'être attachée plus fortement encore à Sobieski, par le sacrifice qu'elle avait eu la force de consommer. Quelquefois elle desirait qu'il revînt, qu'il lui arrachât son secret, qu'il fût convaincu de son innocence, et qu'il imposât silence à sa délicatesse. Elle se laissa aller à ces illusions qui ont toujours des charmes pour une femme sensible, et qui font trève à ses douleurs: mais si ses yeux se portaient alors sur elle-même, si des tressaillemens intérieurs se faisaient sentir, elle se réveillait aussitôt, le songe s'évanouissait, elle retrouvait sa misère, et devant elle se présentait le long et douloureux avenir.
Elle traîna ainsi son existence jusqu'au moment où elle devint mère. Ce moment si doux pour l'épouse chérie qu'entourent une maman prudente et attentive, un époux qui attend le premier cri de l'enfant desiré, la jeune amie qui elle-même est mère, et qui l'encourage à supporter des douleurs que doivent suivre tant de jouissances nouvelles, ce moment fut aussi dur pour l'infortunée Polinska que les jours qui l'avaient précédé. Seule avec Clotilde et sa compagne, qui toutes deux ignoraient cet art bienfaiteur qui aide à la nature, sans autre appui que leurs plaintes stériles, sans espérer qu'aucune consolation succédera au mal aigu qui la déchire, elle donne le jour à un fils qui a causé tous ses malheurs, et que pourtant elle arrose de ses larmes maternelles.
La fidèle Clotilde avait éloigné les gens du château sous différens prétextes. Elle s'enveloppe dans sa cape; elle cache soigneusement l'enfant; elle sort de Blonie par les rues les moins fréquentées; elle entre dans la campagne sans savoir à quelles mains elle confiera le dépôt dont elle est chargée. La crainte d'être connue de quelquesuns des serfs qui demeurent dans les environs de la ville la détermine à marcher long-temps. Elle arrive à la lisière d'un bois; elle entend résonner la hache, dont le bruit sourd se mêle au chant rustique du bûcheron. Elle s'approche avec timidité: un homme frais et dispos, dont la figure pleine, colorée et ouverte atteste la paix intérieure, attaque un chêne vieux comme le monde. Sa jeune femme sourit à ses efforts: elle est assise à peu de distance; un enfant de l'amour, potelé comme lui, est attaché à un sein blanc comme l'albâtre; sa jeune sœur, qui se soutient à peine, joue avec les cheveux de sa mère, et les quitte de temps en temps pour aller jeter des copeaux sous le vase de terre où cuit le repas de l'heureuse famille: ce tableau de bonheur enhardit Clotilde. Jeune et jolie comme la jeune femme, elles s'intéressent mutuellement; quelques rapports d'humeur et de goûts établissent bientôt l'intimité entr'elles. Le bûcheron quitte sa coignée et vient se mêler gaiement à la conversation. Clotilde s'explique: on était disposé à tout faire pour elle; de l'or présenté à propos achève de persuader; l'innocent partage avec le nouveau né le lait et les soins de la jeune femme, qui se félicite de pouvoir ménager ainsi quelques momens de repos au père de ses enfans. C'est désormais dans ce bois que Polinska, déguisée en femme du peuple, ira avec mille précautions s'affliger et s'applaudir d'être mère.
Quatre ans s'écoulèrent; et les fléaux, enfans de la guerre, avaient alternativement pesé sur les Polonais et les Impériaux. Les grands talens de Métusko, ceux qu'avait insensiblement acquis Sobieski avaient enfin fixé la fortune. Rodolphe, forcé de renoncer à ses prétentions, avait affranchi la Pologne du tribut qu'elle payait, et avait consenti qu'elle se choisit des maîtres. Les Polonais se livraient à la joie et oubliaient au milieu des fêtes leurs sacrifices, leur misère et le sang qu'ils avaient versé.
Sobieski, rassasié d'honneurs et rendu au repos, retrouva dans l'oisiveté le germe des sentimens qu'il avait crus éteints, et qui n'étaient que comprimés au fond de son cœur. L'image de Polinska se reproduisait sans cesse telle qu'elle était lorsqu'elle répondait avec des graces naïves aux expressions de son amour. Elle n'aimait plus, elle l'avait écrit; cependant fidèle à sa promesse, elle évitait les regards de tous les hommes, et la renommée ne parlait d'elle que pour rendre hommage aux vertus modestes qu'elle cultivait dans le recueillement.
Peut-être la présence de l'amant qui lui fut si cher ranimera ses premiers feux; peut-être sa résolution bizarre cédera aux prières, aux supplications, au besoin d'aimer, si naturel à vingt ans. Il suffit d'espérer pour hasarder quel-que chose; et qu'a-t-on à ménager, quand on a tout perdu? Sobieski part du Palatinat de Posnanie; il traverse les montagnes de Lutomirsk, presque seul et dégagé de cette pompe qui embarrasse toujours, et qui satisfait si rarement. Suivi de Wilfrid et de quelques valets, il poussait son coursier et trompoit l'ennui du chemin en s'abandonnant aux douces chimères qui l'avaient si long-temps abusé. Toujours occupé de Polinska, il ne s'apperçoit point que l'animal qu'il monte perd à chaque instant de son agilité et de ses forces. Impatient d'arriver, il continue de l'exciter machinalement de l'aiguillon; il entre dans ce bois où s'élevait le fils de Métusko; il n'est plus qu'à deux lieues de Blonie: le soleil est sur son déclin; mais avant que les ténèbres lui dérobent sa route, il sera aux pieds de celle qui a repris sur lui son premier empire.
Son cheval, excédé de fatigue, s'abat tout-à-coup sous lui, et il fait de vains efforts pour le relever. Il regarde derrière lui: ses gens, moins avantageusement montés, n'ont pu le suivre que de loin. Il appelle: l'écho seul répond à sa voix.
On ne connaissait alors ni ces belles routes entretenues aux frais du public ni ces établissemens utiles où le voyageur reçoit en échange de quelque argent les soins de l'hospitalité. Sobieski prévit bien que Wilfrid et ses valets se dirigeraient sur Blonie par les premier sentiers qui se présenteraient à eux. Le hasard seul pouvait les mettre dans ceux qu'il avait suivis; d'ailleurs il fallait perdre du temps à les attendre, et leurs chevaux moins vigoureux que le sien ne pourraient lui être d'aucune utilité. Il n'était cependant pas à présumer qu'il pût avant la nuit sortir du bois à pied. Il s'exposait à s'égarer, et à reculer le moment qui allait décider de son sort. Si du moins il trouvait un guide. Il se décide à en chercher un, et gagne un plateau élevé, d'où il découvre à une distance assez considérable. La fumée qui s'élève au-dessus des arbres lui indique une habitation; il marche droit de ce côté, en écartant avec son coutelas la ronce ou le flexible arbuste. Il entre dans une simple chaumière que décore la propreté. Une femme, jeune encore, faisait souper trois enfans qu'appelaient la paille fraîche et le sommeil. Elle est effrayée à l'aspect d'un guerrier, dont l'armure bronzée lui rappelle la gloire et les malheurs de la Pologne.
Sobieski lève la visière de son casque, et la douceur de ses traits rassure l'aimable villageoise: il se décoiffe entièrement; ses longs cheveux blonds tombent en boucles sur ses épaules, sans cacher le sourcil noir qui s'arrondit sur un œil bleu; et la jeune hôtesse, tout-à-fait remise, lui demande, en souriant, à quoi elle peut lui être bonne? „A me trouver quelqu'un qui veuille bien me conduire à Blonie, répond le jeune homme d'un son de voix argentin.“
Le mari de la paysanne est allé au-devant de deux dames qui ne doivent pas tarder à arriver, qui s'en retourneront vers minuit, et qu'il reconduira encore. Le preux chevalier pourra les accompagner, et les dames n'en seront pas fâchées, car elles sont peureuses. En attendant, on offre de bon cœur du lait, des fruits, et la galette de farine de seigle. Attendre était précisément ce que Sobieski voulait éviter. Mais comment faire? La jolie petite femme ne pouvait laisser ses enfans à euxmêmes; il fallut qu'il se résignât.
Quelque chagrin qui afflige un jeune chevalier, il n'est pas insensible aux graces simples d'une femme quelconque, et il n'est pas à table avec elle sans lui adresser la parole. On est toujours bien aise de connaître le gentil damoisel à qui on s'attache par les services même qu'on lui rend. La conversation s'engage, les questions suivent: Sobieski y répond franchement.
Le nom du jeune héros a pénétré jusque dans la forêt. La sensible villageoise, frappée d'admiration et de respect, va prendre ses enfans, les amène à ses pieds et y tombe avec eux. Sobieski les relève, les embrasse et prend sur ses genoux le plus beau des marmots. Il lui parle, et il en reçoit des réponses satisfaisantes; il le caresse, et l'enfant enhardi laisse échapper des traits qui annoncent de l'esprit naturel. La galette, le lait, les fruits, tout devient commun entr'eux; et le petit, protégé, enchanté des procédés du chevalier, lui rend ses caresses avec usure.
Sobieski avait le dos tourné à la porte. Au moment où il recevait cent baisers de l'enfant, le maître du logis rentre, accompagné de deux femmes enveloppées dans de longues capes. Une d'elles apperçoit le bambin dans les bras d'un homme qui sans doute ne la connaît pas, et qui ne doit point lui inspirer de défiance. Elle s'avance avec vivacité, les bras étendus en avant: „Mon fils! mon cher fils! s'écrie-t-elle, et fixant le Palatin, Dieu! grand Dieu! c'est lui, c'est la foudre.... Seigneur, je ne suis pas coupable “; et elle tombe sans connaissance sur le carreau.
Sobieski a reconnu cette voix, qui si long-temps flatta son oreille. Il relève l'infortunée, par un mouvement involontaire; et, se rappelant aussitôt ces mots qui l'ont frappé: „Mon fils!... mon fils... je ne suis pas coupable“: sa jalousie se rallume, sa fierté se réveille; il sort déterminé à fuir tous les lieux où la femme perfide et dissimulée pourrait s'offrir à ses regards. Il va se confiner dans ses terres, et y attendre le terme de ses jours douloureux.
Déjà il s'est détaché des bras de Polinka, qui ne saurait parler encore, mais qui a repris ses sens, qui démêle sur son visage les passions qui l'agitent, et qui semble vouloir le retenir pour lui faire entendre sa justification. Déjà il a franchi le seuil de la chaumière; troublé, hors de lui, il marche au hasard; il s'éloigne d'elle, c'est assez. Clotilde ne peut souffrir qu'il emporte une idée défavorable à sa maîtresse; elle court sur ses pas, elle veut l'éclairer et le rendre à la raison; un “mot, seigneur, un mot. -- J'en ai trop entendu. -- Les apparences vous abusent. -- Elle est mère, elle en a fait l'aveu. -- Et pourtant elle est innocente. -- Impossible, impossible. -- Je le jure, et je vais le prouver.“
Clotilde lui raconte l'arrivée de Métusko, son amour et ses propositions, le refus de Polinska, l'action horrible qu'il a produite, les regrets, les larmes, la constance de sa maîtresse, le sacrifice qu'elle a fait de son bonheur à l'homme qui aimait assez pour l'épouser, chargée d'une infamie dont elle n'est pas complice, mais dont il partagerait la honte avec elle. Sobieski passe en un instant de la fureur et du désespoir au comble de la joie; il court, il vole à la chaumière, il embrasse les genoux de Polinska, il demande, il sollicite, il presse son pardon, il ne le mérite pas, puisqu'il a pu douter de sa vertu; mais est-il possible d'aimer à l'excès sans être jaloux sur de telles apparences? Cette excuse est la seule qu'il puisse donner: en faut-il près d'une femme dont on est adoré? Polinska est penchée sur lui; il retrouve dans ses yeux cette tendresse qui ne s'est jamais démentie; elle lui abandonne sa main qu'il couvre de baisers; un rayon de joie brille sur tous les traits de l'infortunée: ce moment est le premier d'un bonheur pur qu'elle ait goûté depuis quatre ans. Elle oublie, au sein du plus séduisant délire, son enfant, son détestable père, et ses premières résolutions. Tout ce que peut accorder l'innocence, elle le prodigue à son amant; toutes les sensations délicieuses qui appartiennent au cœur humain enivrent celui de Sobieski.
Céleste ivresse, qui nous élevez au-dessus de notre être, et qui semblez une émanation de la divinité, pourquoi n'êtes-vous pas éternelle comme votre auteur? A-t-il voulu que nous pussions pressentir l'étendue de sa félicité, et nous avertir, par un prompt retour sur nous-mêmes, qu'elle n'est pas faite pour nous? Insensiblement le charme qui égarait Sobieski et Polinska se dissipe. Elle cherche et retrouve son fils; des larmes s'échappent de ses yeux, et le nom de Métusko de sa bouche. Ce nom fait sur Sobieski une impression terrible. Ce n'est plus cet homme si doux, soupirant aux pieds de la beauté les expressions de l'amour le plus pur et le plus tendre; c'est un soldat blessé dans ce qu'il a de plus cher, qui ne respire que le sang, qui en est altéré, qui brûle de le répandre. Cent lieues le séparent de Métusko, il le croit au moins; mais il les franchira sur les ailes de la vengeance, et la sienne sera affreuse comme le crime qui l'a provoquée.
Ce n'est pas assez pour Polinska de ce qu'elle a déjà souffert; il faut encore qu'elle tremble pour les jours de son amant. Ce que l'éloquence a de plus fort, le sentiment de plus persuasif, sont employés pour le détourner de son sinistre projet; il n'écoute, il n'entend rien. Elle prend son fils, elle ose le lui présenter. „Il est innocent aussi, et vous n'avez pas le droit de lui ôter son père. Ce père est coupable et peut le devenir davantage en versant votre sang. Que deviendrais-je alors, survivrais-je à ce dernier coup.... Ingrat, tu ne le crois point. J'ai regagné ton estime: qu'elle m'aide avec ton amitié à supporter le fardeau de la vie. -- L'amitié, dites-vous! Vous exigeriez encore qu'une ame de feu se réduisît à un sentiment si froid! Vous persisteriez à me punir, à vous punir avec moi d'un forfait qui nous est étranger à tous deux! Vous n'êtes pas moins précieuse à mes yeux, vous n'êtes pas moins respectable à ceux des honnêtes gens, parce qu'un infâme a ravi par la force ce qui était réservé à l'amour. Et vous voulez qu'il vive, ce monstre que je déteste, que je méprise! Hé bien, madame, il vivra, je me sens capable de cet effort. Mais si je vous immole ma haine, vous abjurerez vos préjugés. Soyez mon épouse; j'adopte votre fils, et je suis assez généreux pour lui vouer la tendresse d'un père.“
Que pouvoit répondre Polinska? Exposerait-elle par une plus longue résistance les jours de Sobieski? Sa double proposition ne prouvait-elle pas l'excès de sa délicatesse, ne devait-elle pas la rassurer sur les procédés à venir, et ne comblaitelle point ses vœux les plus doux? Elle serait à l'homme qu'elle adorait; elle pourrait avouer un fils qui lui était cher et à qui son époux donnerait son nom; ils iraient tous trois dans des terres éloignées de Sobieski cacher leur félicité présente, et perdre le souvenir de leurs malheurs passés.
C'est par ces motifs que la raison de Polinska ne pouvait rejeter, que Sobieski et sa fidèle Clotilde essayaient de la vaincre. Elle écoutait, elle applaudissait quelquefois, elle balançait cependant encore, quoiqu'en secret elle brulât de se rendre, tant était forte, dans ces temps qu'on appelle grossiers, l'opinion qu'avait une femme de la retenue et des devoirs de son sexe. „Vous avez opposé cet enfant à ma vengeance, lui dit Sobieski, souffrez qu'à mon tour je l'oppose à vos irrésolutions; ne lui refusez pas un père“. Et l'aimable jeune homme et la bonne Clotilde, et le bûcheron et sa femme, et Wilfrid et les valets, qui arrivent alors, unissent leurs vœux, leurs prières, et la pressent à genoux de consentir à être heureuse. „Puisses-tu l'être toujours toi-même, répond-elle avec une modeste rougeur, et ne jamais oublier que je m'étais jugée indigne de toi.“
Ce fut dans la chaumière même du bûcheron, au milieu des transports d'une joie naïve et pure, que furent arrêtés les préparatifs d'un hymen si desiré. Polinska et Sobieski s'aimaient, se le disaient, ne se lassaient pas de le dire, et ne s'occupaient point de ce qui se passait autour d'eux: l'amour sait être solitaire par-tout. Mais Clotilde ingénieuse et gaie réglait la marche et la succession des fêtes. Wilfrid, partisan de l'antique cérémonial, prononçait sur les choses d'étiquette; les valets se permettaient de glisser leur mot; le bûcheron et sa femme se félicitaient d'avoir trouvé dans leur belle inconnue la dame de leur canton.
Nuits de bonheur passent si vîte! L'aurore commence à dorer le faîte des arbres, et nos amans sont encore à la même place, dans la même attitude; leurs expressions ont le même feu; leurs cœurs éprouvent la même satisfaction: ce sont deux ames candides qui ne se lasseront jamais de s'épancher, de se confondre. Cependant le retour de la lumière amène certaines réflexions. Polinska rentrera-t-elle à Blonie sous un déguisement que la malignité peut interpréter à son désavantage? Clotilde a fait à peine l'observation, que le vieux Wilfrid est à cheval, il court au château, il ramène les femmes de Polinska, des piqueurs, des coursiers, qui depuis quatre ans s'indignent de leur oisiveté; la jeune dame est revêtue de ces habits brillans de soie et d'or, ornemens jadis à charge à la douleur, aujourd'hui symboles de l'éclat qu'elle a perdu, et que l'hymen va lui rendre. Le fils de Métusko est paré de ce qui peut relever les graces de l'enfance; Sobieski est beau de sa seule beauté. Tous sont montés sur des palefrois dont les housses brodées d'argent traînent dans la poussière. Ils entrent à Blonie au milieu des acclamations d'un peuple empressé de revoir celui qui dès long-temps devait faire le bonheur de leur suzeraine, et dont le verbeux Wilfrid n'a pas manqué d'annoncer le retour.
On se demandait quel était ce bel enfant que Polinska regardait avec complaisance, quand ses yeux se détachaient de ceux de Sobieski. Wilfrid était discret, il le croyait du moins; mais, vous le savez, on le pénétrait aisément: quelques mots hasardés avaient circulé et commençaient à voler de bouche en bouche. Bientôt on soupçonna un mystère que Clotilde s'empressa de dévoiler entièrement, pour épargner à sa maîtresse le blâme d'un écart dont elle était incapable; et tels étaient l'amour et le respect qu'on lui portait, qu'elle fut jugée encore la femme la plus chaste, et Sobieski l'homme le plus délicat, comme le plus heureux. Il ne lui manquait en effet que de rendre son digne père témoin de la félicité qu'il lui avait préparée; il venait de payer à la nature le triste tribut que nous lui devons tous.
La noblesse des environs était convoquée, les lices disposées, les amphithéâtres dressés. Les chevaliers arrivaient à Blonie, parés des couleurs de leurs dames, superbement montés, précédés de leurs bannières et suivis de leurs écuyers. Les rues étaient jonchées de fleurs; des drapeaux flottaient à toutes les croisées; le peuple se pressait dans les rues; Clotilde, Wilfrid, répandaient de tous côtés des gages de la magnificence et de l'affection de leurs maîtres; de nombreux orchestres annonçaient l'allégresse générale, et le son majestueux de l'airain, que le plus respectable des nœuds allait être formé sous les auspices de la religion.
Sobieski, radieux comme le soleil levant qui repousse les nuages, passe dans l'appartement de sa Polinska. Elle l'attendait, embellie encore des charmes du desir. Elle se lève, et lui présente la main; un cortége imposant et nombreux les précède et les suit; le pontife et ses diacres, revêtus des habits sacerdotaux, les attendent sur les degrés du temple; ils approchent gardant un silence religieux: tout-à-coup un cri se fait entendre, c'est lui, c'est Métusko. La marche est suspendue; la mort est dans les yeux de Polinska, la fureur dans ceux de Sobieski, l'indignation dans tous les cœurs. On s'inquiète, on s'interroge, on va, on vient, on rapporte qu'un corps de cavalerie entre dans la ville, et qu'il conduit Métusko prisonnier. Ce sont les lieutenans même d'un homme coupable envers Polinska, mais qui a des droits éternels à la reconnaissance publique, qui le traînent à l'échafaud, pour le punir, disent-ils, d'un crime dont la beauté était loin de desirer qu'on la vengeât. En effet, une heure encore, elle était l'épouse de Sobieski, et ce retour inopiné la réduit à l'alternative affreuse de laisser mourir le père de son fils pour se conserver à son amant, ou de donner la main à un homme odieux, sacrifice bien plus cruel que celui qu'elle s'était imposé en renonçant à Sobieski. Cependant la loi est formelle, et veut qu'elle prononce. Ce dernier coup du sort, cette horrible situation, troublent ses sens; on la reporte au château mourante, inanimée; Sobieski, poussé au dernier degré de la rage, insulte, brave, menace Métusko. „Si tu étais chargé de fers, je te ménagerais, lui répondit froidement le guerrier.“
Cet homme, dont la vie entière était une longue suite d'exploits, et à qui on ne pouvait reprocher que la tache dont il s'était couvert à Blonie avait oublié, au sein des plus nobles travaux, les charmes de Polinska: le temps, à qui tout cède, avait insensiblement affaibli le souvenir d'un attentat qu'avaient d'abord suivi des remords déchirans. Métusko, depuis longtemps, ne vivait plus que pour la gloire, qui, fidèle à ses drapeaux, lui tenait lieu des jouissances du cœur.
Constamment opposé à Rodolphe, le plus grand général de son temps, presque toujours inférieur en nombre, mais sachant multiplier ses forces par l'enthousiasme dont il animait ses troupes, Métusko avait détruit successivement trois armées qui s'étaient présentées devant lui. Son activité, sa valeur, sa prudence, forçaient le destin des batailles; sa magnanimité séduisait les vaincus; ses largesses les fixaient dans ses rangs. L'empire, épuisé par une guerre dont l'objet lui était étranger, refusa enfin à l'empereur les nouvelles levées qu'il sollicitait encore: Rodolphe fut obligé de traiter avec cet homme, qu'il n'avait d'abord regardé que comme un rebelle, et que les plus brillans succès mettaient au-dessus de lui.
La Pologne pacifiée pensait à se choisir un roi. Sobieski, qui joignait la douceur aux talens militaires, eût peut-être réuni les suffrages sans son extrême jeunesse, ou plutôt sans cet amour qui le rendait insensible pour tout ce qui n'était point Polinska. Nous l'a-vous vu poser les armes lorsqu'il ne lui resta plus d'ennemis à combattre, laisser les Polonais se donner des lois et un maître, et, satisfait de régner sur un cœur qui étoit tout pour lui, ne s'occuper que du soin de le reconquérir.
Métusko ne doutait pas que la couronne ne fût le prix de ses services; et il avait l'ambition d'y prétendre après avoir su la mériter. Il ne dissimulait plus à quel but il tendait; ses soldats, idolâtres de leur chef, n'attendaient que le moment de le seconder: il montait sur le trône, si ses lieutenans, jaloux de sa gloire, n'avaient redouté autant qu'elle une inflexibilité de caractère, un penchant marqué à l'autorité absolue, qui les réduiraient à n'être que de vains ornemens de la cour d'un tel prince, et à n'y jouir que de la considération qu'il voudrait bien leur accorder.
Le concurrent le plus redoutable que Métusko eût à écarter était Jagellon, duc de Lithuanie, payen encore, ainsi que ses sujets, mais qui avait secouru la Pologne de ses trésors, de ses troupes, et qui, pendant toute la guerre, avait commandé avec avantage un corps d'armée, qui pourtant était subordonné à Métusko. Le due n'était pas sans qualités; mais il était bon, facile, prodigue, défauts dangereux pour le peuple, et toujours utiles aux courtisans. Les Palatins penchaient donc en secret pour Jagellon; mais comment exclure Métusko d'un rang où l'appelait le vœu de l'armée et du reste de la nation.
On sentait qu'il fallait d'abord détacher de lui la multitude. Mais quels moyens employer sur des esprits trop prévenus? Son crime envers Polinska était un ressort sans force sur des soldats disposés à excuser des excès auxquels ils sont toujours prêts à se livrer. Métusko s'était ouvert à ses principaux officiers d'un dessein qu'il nourrissait depuis long-temps, et qu'il comptait exécuter dès qu'il serait sur le trône. C'était d'entretenir, même au sein de la paix, un corps d'armée considérable, qui contînt les Turcs et les Hongrois, ennemis naturels des Polonais; d'introduire parmi ces troupes une discipline sévère, qui garantît les propriétés jusqu'alors dévastées par une soldatesque sans frein. Il voulait ôter aux nobles le droit de vie et de mort sur leurs serfs, les dépouiller de l'impunité que leur assurait le privilége de n'être arrêtés pour un crime capital, qu'après en avoir été juridiquement convaineus; il voulait que la nation s'adonnât au commerce, qu'un orgueil déplacé abandonnait aux étrangers, qui attiraient à eux les richesses du pays; et l'armée, qui ne dépendrait que de lui seul, devait soutenir ces innovations, en réprimant les mécontens.
Ces vues étaient d'un prince digne d'un siècle plus éclairé; mais il fallait les renfermer jusqu'à ce que les circonstances en permissent l'exécution: l'envie et la malignité les tournèrent contre lui. On répandit sourdement parmi la pauvre noblesse, qui composait seule les escadrons, que Métusko comptait, s'il obtenait la couronne, lui associer des paysans. On ajoutait qu'il se proposait de soumettre les troupes polonaises à la discipline allemande, et sur-tout à ce châtiment infamant, toujours odieux à des peuples fiers, qui ne veulent être conduits que par l'honneur. On insinuait aux Palatins que cette armée, destinée en apparence à servir de barrière contre les ennemis extérieurs, ne serait levée en effet que contre eux, et deviendrait, entre les mains du nouveau roi, un instrument avec lequel il détruirait à volonté leurs priviléges consacrés par les siècles, et les plus précieux attributs de leur grandeur. On lui reprochait de vouloir transformer en un vil peuple de marchands la nation la plus belliqueuse et la plus honorée de l'Europe; on le peignait enfin comme un homme emporté, entreprenant, qui abuserait de son autorité, et ploierait ses sujets sous un despotisme inconnu, même sous les maîtres que les empereurs donnaient à la Pologne.
Ces insinuations étaient en partie appuyées de preuves qu'on avait eu l'art de surprendre à Métusko, trop généreux pour être défiant: elles produisirent plus d'effet que ne s'en étaient promis leurs auteurs; elles aliénèrent à l'instant les Palatins et les nobles: tous se détachèrent d'un homme qui prétendait leur ôter des prérogatives dont ils étaient jaloux à l'excès, et cette liberté dont ils jouissaient à peine, et qui leur avait coûté tant de sang. Les différens partis se réunirent en faveur de Jagellon; et, lors de la convocation de la diète, Métusko était le seul qui ignorât qu'il n'avait plus rien à attendre que de la postérité.
Cependant son exclusion, quelqu'injuste qu'elle fût, produisit un bien réel. Les Palatins résolurent unanimement de borner l'autorité du prince qu'ils allaient nommer, et de ceux qui lui succéderaient; ils prononcèrent que le sceptre ne serait point héréditaire; que les rois ne pourraient élever aucune forteresse; qu'ils ne disposeraient pas du trésor public; qu'ils ne lèveraient des troupes que du consentement des diètes; ils consacrèrent enfin cette fameuse formule que le nouveau souverain devait prononcer à son avénement: „J'invite la nation à me détrôner, si je n'observe point les lois que je vais jurer“. Ces institutions, proposées par les confidens intimes de Métusko, l'éclairèrent trop tard sur les véritables desseins de la diète; mais elles empêchèrent la liberté publique de recevoir aucune atteinte jusqu'au temps où trois puissances spoliatrices effacèrent de la carte d'Europe le nom de la Pologne.
Lorsqu'on eut posé ces bases fondamentales, le Palatin, qui présidait la diète, demanda à Jagellon s'il voulait embrasser le christianisme, et réunir à la Pologne son duché de Lithuanie. Le prince se soumit sans résistance à ces conditions, et fut aussitôt proclamé roi. On peut présumer de la tranquillité de cette élection, si différente de celles qui l'ont suivie, que tout était préparé, et même convenu d'avance.
Métusko, outré de la préférence que venait d'obtenir sur lui un étranger, n'eut pas la prudence de cacher son ressentiment: il était révolté sur-tout que ceux qu'il avait comblés de bienfaits, à qui il avait accordé sa confiance la plus intime, et dont les suffrages lui devaient être acquis, eussent lâchement trahi sa cause. Incapable d'aucune mesure, quand il se livrait à l'irascibilité de son caractère, il sortit de l'assemblée en menaçant hautement tous ceux dont il croyait avoir à se plaindre.
On connaissait sa valeur, sa force prodigieuse; on se rappelait son combatcontre Ragotzi; le duel était alors en honneur; aucun Palatin n'eût osé refuser le champ clos; et se mesurer avec Métusko, c'était s'exposer à une mort presque assurée. L'intrépidité n'est, dans la plupart des hommes, que la certitude, ou au moins l'espérance de la victoire, et les Palatins, d'ailleurs, ne desiraient plus que ce calme si doux après de longs orages. Pour conserver leur honneur et assurer leurs jouissances, il fallait perdre Métusko.
On ne complota point contre lui. Il est des sentimens secrets qu'on s'avoue à soi-même, et qu'on ne communique à personne. Aucun Palatin n'eût avoué sans rougir les motifs qui l'animaient contre le héros de la Pologne; mais celui qui l'attaquerait, même indirectement, pouvait compter sur l'assentiment des autres. Le Palatin de Rava s'exprima d'abord d'un ton trèsmodéré sur la violence des procédés de Métusko envers quelques-uns des membres de la plus respectable assemblée. Encouragé par l'air d'approbation qu'il remarqua sur tous les visages, il demanda s'il ne convenait point d'examiner la peine que méritait celui qui attaquait ouvertement la liberté des élections. Il donna à penser au roi que Métusko, puissant par l'étendue de ses domaines, par le nombre et l'attachement de ses vassaux, et sur-tout par son courage indomptable, pourrait lui disputer la couronne à main armée, le renverser du trône, ou livrer au moins sa patrie aux horreurs d'une guerre civile. Ces craintes, qui n'étaient pas sans fondement, furent exagérées encore par les autres Palatins, et le monarque crédule en parut vivement frappé.
Aucune loi cependant ne pouvait s'appliquer au cas dont il s'agissait. Souvent dans les diètes précédentes le sabre avait tranché les discussions, sans qu'on vengeât le sang sur ceux qui l'avaient versé. Métusko n'était pas de ces turbulens obscurs que l'autorité s'immole avec impunité; il était à craindre que la Pologne opposât à des chefs d'accusation imaginaires les services et les grandes qualités de celui qu'on voulait proscrire. Pour mettre de leur côté une apparence de justice, les Palatins rappellèrent cet ancien crime perdu dans une foule d'exploits; ils en aggravèrent les circonstances. Le roi signa l'ordre de s'assurer du coupable, et l'exécution en fut confiée à ses plus ardens ennemis.
On savait que l'amour unissoit Polinska à Sobieski. Elle ne devait voir dans Métusko que le plus odieux des hommes, et il n'était point vraisemblable qu'elle lui rachetât la vie par le don de sa main. Le succès du plan formé contre lui paraissait donc certain: il ne restait qu'une difficulté; c'était d'arrêter un guerrier qui mourrait plutôt que de présenter ses mains aux fers qu'on lui destinait, et on prévoyait de quoi il serait capable, poussé au dernier désespoir. On résolut de le surprendre pendant son sommeil; et, pour qu'aucun de ses amis, s'il lui en restait encore, ne l'avertît du péril qui le menaçait, on prolongea l'assemblée assez avant dans la nuit, et on défendit que personne sortît du lieu de ses séances.
Métusko ne reposait point. Tourmenté par la violence de ses passions, il marchait à grands pas dans son appartement. Ses écuyers attendaient l'explosion qui allait suivre un silence plus énergique que des mots, quels qu'ils soient. „Non, dit-il enfin en s'arrêtant, non, ingrate patrie, je ne te trahirai point; je ne te remettrai pas sous le joug dont je t'ai délivrée; mais je n'ajouterai pas par ma présence au triomphe d'un souverain indigne de régner sur un homme tel que moi. Je me retirerai dans mes terres, j'y vivrai obscur, et j'y formerai des vœux pour la prospérité publique. Qu'on prépare à l'instant mes équipages et mes chevaux“. Ses écuyers allaient lui obéir; des valets annoncent que plusieurs Palatins demandent à être introduits. Qu'ils entrent, répondit Métusko, et sa redoutable épée est à dix pas de lui.
Aux premiers qui paraissent en succèdent d'autres, et de nouveaux à ceux-ci. Métusko est entouré de traîtres, et ne soupçonne rien encore de leurs desseins. Ils se jettent sur lui comme des bêtes féroces, le renversent, le chargent de liens, et le livrent à ses lieutenans, qui, témoins du malheur de Polinska, consentent bassement à déposer contre celui qui les a toujours conduits à la victoire.
Ils s'attendaient à des emportemens, à des efforts qu'il leur serait peut-être difficile de réprimer: jamais Métusko ne parut plus grand que dans son désastre. Il opposa le calme aux orages, et sa grandeur aux mépris. Il marchait au milieu de ses gardes avec cet air de supériorité qui annonçait qu'il avait été leur chef, et qu'il se sentait digne de l'être encore. Le peuple faible et irrésolu se portait en foule sur son passage, le plaignait et n'entreprenait rien. Il semblait attendre un mot de Métusko pour lui former à l'instant un parti. Fidèle à ses dernières résolutions, le guerrier eût continué à dédaigner également l'ingratitude du peuple et la férocité de ses gardiens, si ceux-ci, craignant un mouvement en sa faveur, n'eussent cherché à justifier la rigueur dont on usait envers lui, en l'accusant de crimes imaginaires.
La loyauté de Métusko ne lui permettait pas de dissimuler ses torts; et son austère franchise devait s'irriter de ceux qu'on lui supposait. Il répondit à ces accusations mensongères avec l'énergie qui le caractérisait; et, lorsqu'il eut franchi les bornes qu'il avait imposées à son ressentiment, il s'y livra tout entier. Il reprocha à ses gardiens l'indignité de leur conduite; il rappelà ses services aux spectateurs, parmi lesquels il reconnut plusieurs de ses compagnons d'armes. Il les anima par son éloquence, par le feu de sa physionomie, et sur-tout par son malheur. Ce que ses gardes avaient voulu éviter, fut le fruit de leur imprudence. Le peuple s'exhalte, s'échauffe et s'émeut: on court, on s'arme à la hâte de ce qu'on trouve sous sa main; on voit briller la lance à côté de l'instrument aratoire, et le casque près de l'humble capeline. On environne, on presse, on va attaquer l'escorte, que le nombre intimide, et qui pourtant se met en défense; les Polonais sont sur le point de s'entr'égorger Métusko seul peut empêcher l'effusion du sang, et il est assez généreux pour le faire, quelque sort qui lui soit réservé. „Mon siècle, dit-il, peut être ingrat; les républicains le furent toujours; mais la postérité ne me reprochera point d'avoir volontairement ensanglanté ma patrie. Je l'ai affranchie, j'ai fait mon devoir, elle méconnaît les siens: hé bien, je verrai s'il est des juges assez pervers pour envoyer à l'échafaud le libérateur de la Pologne. Mes vrais, mes fidèles amis, vous n'exposerez pas vos jours, vous ne compromettrez pas la sûreté de vos femmes, de vos enfans. Je n'attends, je ne veux de vous qu'un service, mais il me sera cher. Montez à cheval, conduisez votre général à Blonie, qu'il paraisse devant le tribunal, environné des témoins de sa gloire; que leur présence le justifie, et que ceux qui m'ont traîné jusqu'ici se bornent désormais au vil rôle d'accusateurs: il convient à des ames de boue“.
Ces paroles ajoutent l'étonnement et le respect à l'admiration et à l'amour qu'inspirait déjà Métusko; on le sépare de son escorte; un rempart vivant se porte entre elle et lui; c'est à qui touchera son habit, ses éperons, la housse de son cheval; chacun veut le suivre, entendre sa justification, ou arracher sa grace de vive force, si en effet il est coupable; on le délivre de ses indignes liens, on lui rend une épée; ce n'est plus un criminel que de vils satellites traduisent devant ses juges; c'est un grand homme qui va au milieu de ses amis braver l'injustice, et suocomber, s'il le faut, comme il a vécu. Ses lieutenans confus se retirent à la queue du cortège; la rage et l'envie sont toujours dans leurs cœurs; mais ils n'osent lever les yeux sur les héros.
Tant de grandeur, tant de désintéressement étonneront sans doute de la part d'un guerrier que la circonstance pouvait rendre à la liberté et venger de ses ennemis. Mais peut-être était-il effectivement persuadé qu'il ne trouverait pas des juges qui osassent le condamner; peut-être savait-il que Polinska était libre encore; peut-être se flattait-il que le temps avait affaibli le sentiment de son outrage, et qu'elle mettrait quelque gloire à sauver un homme tel que lui: il est au moins certain qu'il plaçait la sienne fort au-dessus de sa vie, et qu'il prétendait l'emporter sans tache dans sa tombe.
A peine il est entré à Blonie, à peine il a prononcé le nom de Polinska, et il sait qu'il est père. Un sentiment nouveau se fait jour dans son cœur, et remplace le mépris de la vie. Il s'y attache, il y tient, et espère la devoir à son fils. Illettré, comme tous les seigneurs de ce temps, il fait écrire à Polinska du palais, où sa parole seule le retient prisonnier. Sa lettre n'exprimait rien de tendre; elle était dictée par la roideur de son caractère. Il sollicitait simplement une entrevue que la loi l'autorisait à exiger, et dont le rang de Polinska ne la dispensait point.
Cette infortunée déplorait son sort: son fils essuyait ses larmes, et Sobieski était à ses genoux, lorsqu'elle reçut cette lettre cruelle. Voir Métusko, l'entendre, lui parler, était pour elle un supplice affreux: s'y refuser était impossible. Sobieski, combattu par mille mouvemens opposés, essayait de la retenir dans son château; il voulait fuir avec elle, et la pressait avec soumission de prendre ce parti; l'instant d'après il exigeait impérieusement qu'elle se donnât publiquement à lui, après avoir laissé périr un homme que rien ne l'obligerait à sauver, et dont la patrie seule devait embrasser les intérêts. Bientôt touché de l'ingratitude des Polonais, il oubliait son amour et s'attendrissait sur le sort d'un héros dont il admirait les grandes qualités, et dont il eût été le plus ardent défenseur, s'il, n'eût pas prétendu comme lui à la main de Polinska. L'abandonner lui semblait affreux; lui sacrifier l'objet de sa vive tendresse était au-dessus de ses forces; cette idée seule le ramenait à celle d'un crime qui lui paraissait impardonnable, et à l'animosité qu'il avait voudu à son auteur.
Il fallait se déterminer. Sobieski ne trouvait que des plaintes, des imprécations contre le sort; et son amante, des soupirs, des pleurs et la promesse d'être toujours fidèle. Un second message de Métusko annonce que le temps presse, et qu'il prétend jouir de la faveur que lui accorde la loi. La malheureuse Polinska se lève, traverse ses appartemens, soutenue par ses femmes et suivie par Sobieski, qui ne peut se détacher d'elle, et qui la suit encore des yeux, après l'avoir conjurée vingt fois de ne pas oublier ses sermens.
Les forces manquèrent tout-à-fait à Polinska lorsqu'elle entra dans la salle où l'attendait le coupable. La présence, l'air froid'et sévère des juges, assemblés pour recevoir l'expression de sa volonté, ajoutèrent à sa confusion. Métusko fit quelques pas au-devant d'elle et parut vouloir lui aider. Son crime, les malheurs qu'il avait causés, ce que cette entrevue aurait de révoltant pour elle, tout ce qui peut frapper une imagination affaiblie vient l'assaillir à la fois; elle recula avec horreur, ferma les yeux et se laissa tomber dans les bras de Clotilde, qui la conduisit à un fauteuil. Le guerrier ne s'attendait pas que sa vue produisît un effet si terrible. Il avait préparé des moyens qu'il croyait propres à ramener Polinska; son trouble, sa pâleur, sa faiblesse, l'agitèrent lui même fortement: ses remords se réveillèrent; et ce que n'avaient pu les forces réunies de l'Empire, une femme timide l'opéra en un instant. Métusko, embarrassé, confus, sans courage et sans voix, était prêt à tomber à ses pieds.
Ils s'observèrent quelque temps dans un profond silence: les juges invitèrent Métusko à parler. Plus maître de lui, il reprit le libre usage de ses sens. „Madame, dit-il, ne rappelons pas le souvenir du passé; il serait cruel pour vous et humiliant pour moi: occupons-nous du présent. Votre sort est tellement lié au mien, que ce que j'ai à vous dire ne peut vous être indifférent. Ecoutez-moi avec tranquillité: mes expressions seront mesurées sur le respect que je vous dois. Je ne tiens pas assez à la vie pour vous engager à la racheter, ne dût-elle vous coûter que la démarche que vous faites, si je n'envisageais que moi. Mais, madame, si je suis comptable à vos parens, à vos amis, à la Pologne entière, d'une faute que rien ne peut excuser, vous le seriez, vous, du refus de rétablir votre honneur que je me propose de vous rendre. Je ne vous parlerai pas de mes sentimens: depuis long-temps je n'ai conservé pour vous que ceux de la plus profonde estime. C'est l'état parfaitement tranquille de mon cœur qui doit vous rassurer sur les suites d'un hymen, qui sans doute vous paraît odieux. Reprenez la place que vous devez occuper dans la société, la considération dont j'ai mérité seul d'être dépouillé, et je jure par l'honneur, vous savez si Métusko est capable d'y manquer, je jure de me séparer de vous en descendant de l'autel, de vous laisser libre en quelque lieu qu'il vous plaise choisir, de ne plus vous revoir, si vous l'ordonnez, et sur-tout de ne jamais penser à des droits dont je sens trop combien je suis indigne.“
Il attendit une réponse que Polinska était hors d'état de lui faire. Elle n'avait entendu que des sons, dont son extrême désordre ne lui avait pas permis de saisir le sens, et elle restait immobile et muette. Les juges, touchés de son pénible état, l'engagèrent à terminer elle-même la séance, en déclarant si elle acceptait ou non Métusko pour époux. „Non, non, dit-elle d'une voix entrecoupée, jamais ...... Non, jamais. Je sais, reprit le guerrier, qu'un autre amour vous engage. Sobieski vous fait seul rejeter un arrangement qu'approuverait votre raison. Mais, madame, doit-il rassembler sur lui toutes vos affections? Les droits de votre fils ne balancent-ils pas ceux de votre amant? C'est pour lui que j'ose encore élever la voix. Consentirez-vous à lui rendre compte un jour du sang de son père qu'il vous redemandera, de l'état civil que vous lui aurez refusé; et, quand ce penchant, auquel vous sacrifiez tout, sera éteint par le temps, et que vous pourrez vous juger sans passion, vivrez-vous entre la haine de votre fils et le mépris de vous-même? Songez-y, madame, vous êtes mère, vous l'êtes par un crime, mais ce titre ne vous impose pas moins des devoirs sacrés.“
Au nom de son fils, Polinska était devenue attentive; et le tableau que Métusko venait de lui mettre sous les yeux, l'affectait profondément. Elle ne se sentait pas capable de renoncer à l'estime publique, et sur-tout à la tendresse de son enfant, premier besoin d'une bonne mère. Elle oublia un moment Sobieski; elle balançait..... Clotilde lui rappela à voix basse ces paroles solemnellement prononcées dans la cabane du bûcheron: J'adopte votre fils, je lui donne mon nom, et je lui voue les sentimens d'un père. Les raisonnemens de Métusko l'avaient ébranlée: ces derniers mots de Clotilde la rendirent à l'amour; elle ne vit plus que Sobieski; elle répéta à haute voix le refus de s'unir à Métusko, et sortit.
La force seule semblait pouvoir désormais sauver le grand homme; l'arrêt de mort allait s'échapper de la bouche de ses juges: „Je ne vous demande qu'une heure, leur dit-il; et si Polinska persiste dans sa résolution, je marche à la mort“. On ne refuse pas un délai aussi court au coupable le plus obscur: on s'empressa d'accéder à la demande d'un héros. Celui-ci avait lieu d'espérer encore: un de ceux qui avaient adouci sa captivité sur la route, avait profité de l'absence de Polinska. Il s'était introduit dans son château, et des bijoux et de l'or lui avaient ménagé un libre accès auprès de l'enfant. Son extrême jeunesse ne l'empêcha pas d'éprouver l'intérêt que doit inspirer un père; ses tendres organes furent vivement frappés du danger où il était exposé, et son esprit naturel lui fit saisir les moyens qu'on le pressait d'employer. Le geste, les inflexions de voix, les expressions, tout lui fut répété plusieurs fois; et la conviction intérieure se joignant à une mémoire sûre, la scène devait être énergique, déchirante, et l'effet n'en était plus douteux.
Polinska revenait s'applaudir de sa résistance auprès de Sobieski, et recevoir de lui le prix de tant d'amour. Elle était tranquille, heureuse même. Son fils l'apperçoit, il court, il vole, il se jette en travers du pont-levis; et, le visage sur la poussière, et pressant de ses mains innocentes les vêtemens de sa mère: „Jamais, dit-il, jamais je ne quitterai cette position, que vous ne m'ayez accordé la grace de mon père. Si vous rejetez ma prière, arrachez-vous de mes bras, repoussez-moi loin de vous, foulez ces larmes dont vos pieds sont déjà mouillés, allez vous réunir à votre amant, dont je dédaigne, dont je refuse les bienfaits, et moi je cours près d'un grand homme, dont je suis fier de porter le nom, je le console, je soutiens son courage, mes tendres caresses lui dérobent l'approche du coup mortel, et je reviens, couvert de son sang, vous dire et vous répéter tous les jours: Madame, voilà votre ouvrage “.
Rien de ce discours n'appartenait à l'enfant, que le ton pénétré avec lequel il le prononça. Il n'était pas même d'âge encore à apprécier des menaces qu'il n'était pas en droit d'adresser à sa mère, mais auxquelles il n'était pas possible qu'elle résistât. Elle était presque vaincue: l'enfant acheva de la gagner par ces traits d'ingénuité et de sentiment, par ces doux embrassemens, par ces brûlantes prières, auxquels un cœur maternel ne résiste jamais. „Qu'il vive, dit Polinska, que son fils lui apprenne que je me rends, et que je suis prête à jurer le malheur du reste de ma vie“. L'enfant est enlevé dans les bras de l'ami de son père; ils arrivent au lieu où on le garde; Polinska se renferme et défend sur-tout que Sobieski s'approche d'elle: si elle le revoit, Métusko est perdu.
Le jeune chevalier avait appris que son amante venait d'abandonner son rival à son sort. Il accourait plein de reconnaissance et d'amour. Clotilde lui déclare qu'il n'a plus rien à espérer, et qu'il n'aura pas même la consolation de faire entendre ses plaintes à Polinska. Il devait être accoutumé aux alternatives de malheur et d'espoir entre lesquelles il traînait depuis long-temps son existence. Cependant il est des coups qu'on ne saurait prévoir et contre lesquels la raison est impuissante. Celui qui le frappait le replonge dans une de ces crises où l'homme qui tient le plus aux convenances, aux procédés, à la vertu, n'est plus maître de lui. Sobieski force l'entrée de l'appartement de Polinska; il ne ménage plus rien; les reproches se mêlent aux caresses, et l'injure à la prière. Polinska éperdue, Polinska toujours faible quand la présence de son fils ne la soutient pas contre ellemême, Polinska cependant fait un dernier effort. Elle parle à son amant avec cette dignité qui en impose à l'homme le plus exaspéré; elle oppose l'inflexibilité aux instances, et le calme à l'emportement; elle ordonne à Sobieski de sortir du château; elle lui défend d'y rentrer jamais, et se retire dans un cabinet solitaire. Il était temps: elle avait épuisé ce que son sexe a de forces. Il fallait fuir, ou tomber dans les bras de Sobieski.
Resté seul, abandonné à ses pensées, le jeune homme se livra à tous les excès qui annoncent la démence, ou qui du moins y conduisent. Les imprécations, les sanglots, font retentir la salle que Polinska vient de quitter; ce qui tombe sous sa main est brisé ou en lambeaux. Clotilde frémit, elle appelle Wilfrid... Sobieski avait tiré son épée, la pointe était tournée sur sa poitrine, il allait mourir et combler l'infortune de son amante..... Le vieillard, des valets, lui arrachent le fer meurtrier, le saisissent, l'enlèvent, le tirent de ce château où chaque objet lui rappelle Polinska, et ajoute à sa fureur. Ils se flattent de le conduire hors de la ville, et de parvenir à calmer ses transports: il leur échappe dans la rue; il court au palais où on garde encore Métusko.
Le guerrier pressait pour la première fois son fils dans ses bras, et il oubliait sa brillante carrière et les disgraces qui l'avaient suivie. Un homme s'offre à lui dans un désordre affreux et se jette à ses pieds. „Ils m'ont empêché d'attenter à ma vie, arrachez-la moi, ou rendez-moi ce qui peut seul me la rendre supportable“. Sobieski ne réfléchit pas que c'est la mort de Métusko qu'il lui demande à lui-même: le héros le lui fait observer en le relevant avec douceur; et le jeune homme voit, à travers le voile qui obscurcit ses idées, que l'un d'eux ne peut être parfaitement heureux que par le trépas de l'autre. Métusko en convient, et refuse le combat que son rival lui propose. „Ma réputation de bravoure est faite, lui dit-il, je ne m'armerai pas contre un homme cher à Polinska, et personne au monde ne prendra ma modération pour de la lâcheté“. Sobieski sent alors que son amante est perdue pour lui sans retour; sa tête se trouble tout-à-fait, ses membres se roidissent, il est privé de sentiment. On profite de cette circonstance, on l'emporte dans un château voisin de la ville, où les secours de l'art lui sont prodigués, et Wilfrid ne le perd pas de vue un moment. „Hélas! dit Métusko en le-voyant sortir, je fais deux malheureux, qui constamment ont cultivé la vertu, et je n'ai de titre au bonheur et même à la vie que mon crime.“
Cependant les juges sont retirés, l'appareil de la captivité a disparu, et on vient avertir le guerrier que Polinska va se rendre à l'autel. Il prend son fils par la main: il faut que cet enfant soit toujours entre lui et sa mère: lui seul peut affaiblir l'horreur que sa présence inspire. Il rencontre l'infortunée au milieu de ses femmes. Leur abattement lui annonce l'état de leur maîtresse. Elle seule se fait violence; elle paraît calme et lui présente la main. Métusko la prend, mais il n'ose la presser; il craint de lever les yeux sur Polinska. Le dernier effort de la vertu était de rassurer l'homme qu'elle allait prendre pour époux; cet effort était digne de Polinska; elle eut assez d'empire sur elle pour le faire.
La cérémonie commence; les paroles redoutables vont être proférées; la victime conserve sa fermeté. Elle jure à Métusko une fidélité qu'elle est incapable de violer, et un amour qu'il ne dépend pas d'elle de sentir. Mais à peine le terrible serment est-il prononcé, qu'elle tombe sur les marches de l'autel. „C'en est trop, dit Métusko, elle a rempli tous ses devoirs, et elle m'apprend à connaître les miens; et s'adressant à Clotilde: Ramenez votre maîtresse; quand elle reprendra ses sens, mettez son fils dans ses bras, dites-lui que Métusko veut qu'elle vive, et qu'il lui en donnera la possibilité.“
Elle rentre dans son château, la douleur sur le front et la mort dans le cœur. Les caresses de son fils la rendent au sentiment de son malheur. Ses regards s'étendent douloureusement, lentement autour d'elle; elle ne nomme point son époux; mais on voit qu'elle a remarqué son absence, et qu'elle lui sait gré de ses égards. Un écuyer se présente, triste, accablé, et remet un paquet. Polinska l'ouvre et lit:
„Je n'étais pas fait pour périr sur un échafaud, y porter l'idée d'un fils rejeté du sein de la société, d'une femme déshonorée, et d'un jeune homme épris au point de partager sa honte. J'ai voulu être votre époux, j'ai dû le vouloir, vous avez dû y consentir; mais je ne dois pas vous faire expier ma faute par un supplice qui durerait autant que votre vie. Vous avez été juste envers votre fils et son père; je le suis envers vous et Sobieski. Je vous laisse l'héritier de mon nom et de ma gloire; il vous apprendra à me plaindre, et mon dévouement me rendra votre estime.“
Métusko, en sortant du temple, s'était renfermé dans l'appartement que Polinsha lui avait destiné. Fatigué de l'obscurité à laquelle le condamnait l'ingratitude des Polonais, frappé du désespoir de Sobieski, de l'espèce d'héroisme de son épouse, il avait voulu la surpasser en générosité. Un poison actif avait coulé dans ses veines, et il eut à peine la force de dicter ses dernières expressions au ministre qu'il fit appeler pour l'aider à son dernier moment.
Dès qu'il eut cessé d'être entre Polinska et son amant, elle sentit les grandes qualités de l'époux qu'elle n'avait plus, elle oublia son attentat, elle ne vit en lui que le père de son enfant, et elle le regretta sincèrement. Ces regrets, cependant, ne pouvaient être durables: Sobieski rentrait chaque jour dans des droits que le devoir n'eût pu que restreindre, et qu'aucune puissance n'aurait anéantis. Une année, qui parut longue, malgré les charmes d'un espoir que rien ne pouvait plus altérer, une année fut donnée aux bienséances, et le reste de leur vie à l'amour.
De cet hymen sortirent les ancêtres de ce fameux Sobieski, qui, n'étant encore que grand maréchal de la couronne, délivra la Pologne du joug des Turcs. La victoire de Chokzim lui donna le sceptre qu'il illustra par la délivrance de Vienne, et par une réunion de talens qu'on trouve trop rarement dans les souverains.
LE AGES.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Métusko, ou les polonais. Métusko, ou les polonais. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC90-4