ZABETH, OU LA VICTIME DE L'AMBITION.

ZABETH, OU LA VICTIME DE L'AMBITION. Par l'Auteur de SOPHIE DE BEAUREGARD. TOME PREMIER. A PARIS, Chez LE PRIEUR, Libraire, rue de Savoie, N.° 12. An septième.

ZABETH, OU LA VICTIME DE L'AMBITION.

M. de Saint-Silvain, sans être gentilhomme, jouissoit de toutes les prérogatives de la noblesse. Il étoit entré très-jeune au service, qui n'est pas, il s'en faut de beaucoup, l'école des mœurs. Il avoit aimé un peu le jeu, un peu la table, beaucoup les femmes, et n'avoit pas toujours eu pour les choisir un goût très-délicat. Celle qui lui accordoit ses faveurs étoit toujours à ses yeux, jolie, bien faite, spirituelle. Cette manière de voir paroissoit étrange aux gens qui le connoissoient; car il n'étoit pas sans esprit, et avoit même reçu une très-bonne éducation: mais il étoit foible, et se laissoit volontiers subjuguer par la femme avec laqu-elle il vivoit.

M. de Saint-Silvain, avant son mariage, ne pouvoit pas citer, parmi ses conquêtes, une seule femme que l'on pût avouer. Son inclination le portoit à n'avoir que des grisettes. Ses affaires le forcèrent de prendre une femme. Il épousa mademoiselle de Fermon l'aînée, qui joignoit à toutes les grâces de son sexe un très-grand attachement pour son mari, qui se retira du service, et fut vivre dans sa terre.

Une sœur unique de madame de Saint-Silvain étoit venue vivre avec elle. Son caractère plus gai que le sien rendoit leur solitude agréable; et leurs jours s'écouloient dans une douce uniformité. Mais il n'est point de bonheur durable. Madame de Saint-Silvain devint enceinte, et mit au monde une fille, que l'on nomma Zabeth. Sa naissance laissa sa mère dans un état de santé très-foible. Elle n'étoit pas d'ailleurs sans avoir des peines secrètes. Elle ne pouvoit pas se dissimuler que son mari ne regardât favorablement mademoiselle Dupuis, sa femme-de-chambre, qui, fière de partager le lit de son maître, prenoit souvent avec elle des tons on ne peut plus déplacés. Elle voulut un jour la remettre dans son devoir; une scène très-vive eut lieu. On en parla à M. de Saint-Silvain, qui, pour toute réponse, dit qu'il aimoit la paix et détestoit le commérage des femmes. -- Quoi! mon frère, dit mademoiselle de Fermon, vous appelez commérage les reproches que l'on est en droit de faire à une fille de service quand elle manque à sa maîtresse! Ma sœur vous en défère par bonté, car assurément elle est bien libre de chasser une servante qui oublie ce qu'elle lui doit, et qui, chaque jour, prend un ton que vous ne devriez pas souffrir. -- Une servante! une servante! .... Pourquoi ce ton de hauteur, ma sœur? Une servante est une femme comme une autre; et quand elle a des qualités essentielles, on doit la considérer. Mademoiselle Dupuis est née de parens très-honnêtes, et l'est elle-même beaucoup. Elle prend le plus grand intérêt à tout ce qui nous regarde, et a bien soin de la maison. Elle a des défauts; c'est possible: nous en avons tous. Ne parlons plus de cela: je veux la paix; je vous la demande; qu'il ne soit plus question de rien .... Pendant cette conversation, madame de Saint-Silvain pressoit son enfant contre son sein, et des larmes involontaires inondoient le visage de cette innocente créature. Quand M. de Saint-Silvain fut sorti, sa femme s'abandonna à toute sa douleur. Je vois bien, dit-elle, que j'ai perdu le cœur de mon époux: et pour qui, grands Dieux! pour la fille la plus astucieuse et la plus fausse! Comme elle a changé son caractère! ... Lui qui, au milieu de ses égaremens, avoit conservé toujours une certaine fierté! .... ah! il est tout-à-fait avili. Ma sœur, promettez-moi, si le ciel disposoit de mes jours, de tenir lieu de mère à cette enfant? Elle n'aura que vous au monde. Je ne serois point étonnée, quand M. de Saint-Silvain auroit la bassesse de donner cette fille pour belle-mère à machère Zabeth. Mademoiselle de Fermon fit les plus grands efforts pour tranquilliser l'esprit de sa sœur; mais cela fut impossible. Chaque jour de nouveaux déplaisirs ne firent qu'aggraver son mal. Elle mourut, après avoir passé quatre ans dans un état de langueur épouvantable; ce qui avait achevé d'éloigner en totalité son mari. Quand elle sentit sa fin approcher, elle remit Zabeth à sa tante, en exigeant d'elle le serment de lui tenir lieu de mère, et de ne la jamais abandonner. Elle en exigea la promesse de son époux, qui, la voyant au lit de la mort, ne put lui refuser cette demande. Il se vit forcé, presque malgré lui, de garder mademoiselle de Fermon à son château. La plus grande partie de sa fortune venoit de sa femme; et il étoit très-embarrassé. Sa belle-sœur lui devenoit un témoin incommode. La province avoit les yeux sur lui. Il étoit retenu par une certaine considération publique; et, d'un autre côté, vivement pressé par mademoiselle Dupuis, qui vouloit, à toute force, se rendre unique maîtresse de la maison. Elle n'avoit pu gagner sur cet homme foible qu'il renvoyât sa belle-sœur; mais elle avoit espéré qu'à force de lui causer des désagrémens, peut-être prendroit-elle un grand parti. Pour mademoiselle de Fermon, elle étoit bien résolue de remplir les promesses qu'elle avoit faites à sa sœur de ne point abandonner sa nièce. Elle auroit volontiers quitté la maison de son beau-frère, si on lui eût permis d'emmener l'enfant avec elle. Mais cette question n'avoit point été agitée; et chaque jour elle essuyoit de nouvelles mortifications. Elle attendoit le moment favorable de faire cette demande à M. de Saint-Silvain; mais l'occasion ne s'en étoit pas présentée. Un jour, M. de Saint-Silvain se plaignit de ce que sa fille n'avoit pas assez de contenance à table. Que demandez-vous, mon frère, dit mademoiselle de Fermon, à un enfant de cinq ans? -- Vous la gâtez, ma sœur. Je crois qu'il seroit très à sa place que mademoiselle Dupuis, lorsque nous sommes seuls, prît ses repas avec nous? Cela la maintiendroit davantage. -- Comment, mon frère! même aux heures des repas, cette enfant ne pourroit se passer de mademoiselle Dupuis, qui, puisqu'il en est question, la traite souvent, je ne puis vous le cacher, avec trop de dureté? Zabeth est douce: je crains qu'on ne la rende malheureuse! Une larme vint mouiller la paupière de mademoiselle de Fermon. Ah! dit-elle, en se penchant vers sa nièce, et en lui baisant le front, mon infortunée sœur l'avoit prédit .... Chère enfant! ... M. de Saint-Silvain se mit à parler à son laquais, sortit de table sans dire un mot, prit son fusil, et fut faire un tour à la chasse. Zabeth suivit sa tante au jardin: elle s'abandonnoit aux plaisirs de son âge; et mademoiselle de Fermon se livroit avec amertume aux plus tristes réflexions.

Que la maison de M. de Saint-Silvain étoit changée depuis la mort de sa femme! Mademoiselle Dupuis y commandoit en souveraine maîtresse. Elle chassoit les valets les plus fidèles, et en prenoit à sa dévotion, qui tous étoient ses créatures. Elle étendoit son despotisme sur les habitans du village; et plus d'une fois le paysan avoit murmuré de son ton dur et hautain. Ce n'est pas, disoit-il, l'air affable de notre défunte dame. Elle étoit douce et bonne à ceux qui souffroient. Quelle différence entre une personne née pour commander, et celle qui se trouve élevée, par la faveur d'un maître, à une place qui n'étoit pas faite pour elle! Un être qui pense bien aime à descendre jusqu'au pauvre pour le soulager: et l'ingrat né dans une classe commune rebute ses semblables, et se persuade qu'en les méconnoissant, il fera oublier son origine.

Enfin, mademoiselle Dupuis étoit tout chez M. de Saint-Silvain. Les valets l'appeloient mademoiselle, et on lui ôtoit le chapeau. Elle avoit même l'impudence, lorsque l'on se rendoit à l'église, de prendre le pas sur mademoiselle de Fermon, qui avoit jusqu'alors tout supporté en silence. Elle sentoit son courage prêt à l'abandonner, et ne pouvoit jeter les yeux sur ce qui l'entouroit sans se sentir profondément affectée. Quoi! disoit-elle, je serois forcée d'être le témoin de ce qui se passe ici? .... Je verrois une servante audacieuse y prendre insolemment la place de ma malheureuse sœur? ... Je me trouverois manger à ses côtés? .... Ce n'est pas chez moi une fierté mal-entendue qui me donne cette répugnance. Mais .... le motif .... et Zabeth .... cette aimable enfant .... pourrois-je l'abandonner? Ne seroitce pas trahir les vœux que ma sœur a formés à son heure suprême? La laisserai-je en de pareilles mains? ..... Ma chère .... et très-chère enfant! .... je ne le ferai pas. Je t'aime autant que si je t'eusse portée dans mon sein! Toutes ces réflexions lui firent verser un torrent de larmes. Zabeth cesse ses petits jeux, s'arrête, considère sa tante un moment, et vient se jeter dans ses bras. En essuyant ses yeux avec ses petites mains, elle lui disoit, en la baisant: Ne pleure pas, bonne tante; Zabeth t'aime bien. Ne pleure pas, je t'en prie, ou je pleurerai aussi. Mademoiselle de Fermon la pressa tendrement contre son sein, et jura, dans le fond de son cœur, que rien au monde ne lui feroit abandonner cette aimable et douce créature. Elle reprit un peu d'empire sur elle-même, et se promit bien de profiter de la première occasion pour demander à M. de Saint-Silvain la permission de se retirer de chez lui, et d'emmener sa nièce.

Les visages s'étoient très-rembrunis depuis quelque tems. M. de Saint-Silvain étoit sérieux; mademoiselle de Fermon très-silencieuse; et la Dupuis avoit l'air de concentrer une violente humeur. La pauvre Zabeth n'avoit que les bontés de sa tante qui pussent lui procurer quelqu'agrément. Son père la repoussoit quand elle venoit l'embrasser; et sa chère gouvernante la traitoit avec plus de dureté que jamais. Mademoiselle Dupuis ne mangeoit plus, depuis quelques tems, avec les autres domestiques. On la servoit dans sa chambre, pour faire voir qu'elle ne seroit plus classée avec eux. Enfin, tout déterminé à faire un coup de maître, M. de Saint-Silvain fit mettre un jour son couvert. Mademoiselle de Fermon, en entrant dans la salle à manger, fut frappée de cette vue. Elle se retourna du côté de son beau-frère, et lui demanda s'il y avoit du monde? -- Non, ma sœur, dit-il en balbutiant un peu; nous ne sommes que nous. -- En ce cas, ce couvert est de trop ou le mien; dites, monsieur, lequel faut-il ôter? -- Aucun, ma sœur. -- Aucun, monsieur? En ce cas, j'ôte le mien; je vois qu'il est de trop ici. Mais ce n'est pas le moment de vous parler: je vais manger dans ma chambre avec la fille de ma sœur ..... Elle appuya fortement sur cette phrase. M. de Saint-Silvain alloit parler: son air déceloit son embarras; mais mademoiselle Dupuis entra, et, d'un regard ferme, lui redonna du courage. Il reprit un air d'assurance, et dit: Mademoiselle, vous pouvez faire ce que bon vous semblera; mais pour ma fille ..... Mademoiselle Dupuis avança la main pour prendre celle de l'enfant, et la placer à table. La petite se pressa contre les jambes de sa tante, et se mit à pleurer. Venez, mon enfant, dit mademoiselle de Fermon, venez avec votre seconde mère. N'oubliez pas, monsieur, que ma sœur, au lit de la mort, vous a fait donner votre parole que je lui en tiendrois lieu? J'espère que vous n'oublierez jamais un pareil engagement pris avec une femme respectable à son dernier soupir? ..... En disant ces mots, elle se retira avec fierté, emmenant sa nièce, et lançant sur la Dupuis le coup-d'œil du mépris et de l'indignation. Elle n'avoit pas fait dix pas pour s'éloigner, qu'elle entendit cette dernière rire aux éclats, et M. de Saint-Silvain, qui disoit: Chut ... chut .... chut ....

Mademoiselle de Fermon rentra chez elle, accablée sous le poids de la douleur; non pas pour elle: sa sœur n'étant plus, la conduite de son beau-frère lui devenoit très-étrangère. Elle avoit de la fortune, et n'attendoit rien de lui; mais cette enfant si jeune, si intéressante; cette image vivante de la plus chérie des sœurs! O ma chère Zabeth! lui dit-elle en la prenant dans ses bras, que tu vas me causer de peines! Je n'ai jamais voulu former d'engagement: j'ai toujours eu la plus grande répugnance pour le mariage; et tu me fais connoître toutes les sollicitudes de la maternité! Cette aimable enfant avoit passé ses petits bras autour du col de sa tante; et, tout en pleurant, elle lui dit: Va, ma tante, ne te fâche pas; tu seras maman, et moi, je serai ta fille: et puis, je t'aimerai tant .... tant ..... que tu seras bien contente! Allons-nous-en chez toi? dis, petite maman, veux-tu? car papa ne m'aime plus; et puis ... Elle n'acheva pas, et cacha sa jolie mine dans les cheveux de sa tante.

La vieille Cateau, servante de basse-cour, que les changemens que mademoiselle Dupuis avoit faits dans la maison n'avoient pas atteint, fut la seule qui voulût bien se charger d'apporter à dîner à mademoiselle de Fermon. Les autres domestiques étoient trop dans les bonnes graces de mademoiselle, pour se permettre une telle attention. Elle entra, et interrompit les doux épanchemens de la tante et de la nièce. Elle approcha une table; et, tout en la servant, disoit entre ses dents: Un de ces jours la maison écroulera ..... il n'est pas possible ..... ça fait frémir! La servante à table .... et la maîtresse qui ne peut pas y être! ah! mon bon Dieu! ... mon bon Dieu! ... qu'est-ce que ça? ... sans ce qu'on sait d'ailleurs! ... Allez, mademoiselle, ne pleurez pas; Dieu les punira: c'est Cateau qui vous le dit. On ne prend pas garde à moi, parce que je suis là à mes vaches; mais j'ai des oreilles. On entend ..... on sait .... enfin n'importe; tout se découvrira. Mademoiselle de Fermon ne répondit rien. Elle ne savoit si cette femme étoit de bonne-foi, quoiqu'elle fût dans la maison bien avant mademoiselle Dupuis. Elle mangea très-peu. Zabeth ne vouloit pas manger non plus, parce qu'elle vouloit faire comme sa chère petite maman; mais on lui fit entendre raison, et elle dîna fort bien. Age heureux, où les impressions effleurent à peine le sentiment, où l'ame, semblable à une glace sur laqu-elle on souffle, se ternit un petit moment, et reprend aussi-tôt son éclat! Zabeth n'eut pas fini son repas, qu'elle se mit à jouer, chanter et courir avec autant de joie que de coutume. Sa tante lui demanda si elle vouloit aller promener? Elle dit que non, et qu'elle resteroit avec elle. Cette attention, dans un âge si tendre, fit le plus grand plaisir à mademoiselle de Fermon. Elle passa sa journée à réfléchir sur le parti qu'elle avoit à prendre; et sur le soir, après avoir couché Zabeth, elle descendit prendre l'air au jardin. Elle étoit dans une allée très-sombre, où assurément on ne la supposoit pas. Elle vit venir M. de Saint-Silvain avec la Dupuis. Mademoiselle de Fermon avoit l'ame trop noble pour chercher à approfondir le secret de qui que ce soit, en faisant le vil rôle d'écouter ce que l'on disoit. Son premier mouvement fut de se lever, et de s'éloigner. La réflexion la remit à sa place, Le sort de sa nièce l'occupoit uniquement. Le hasard qui sert quelquefois si bien, et plus souvent si mal, vint placer le couple déhonté assis près d'elle, pour qu'elle pût entendre leur conversation. M. de Saint-Silvain se plaignit de ce que mademoiselle Dupuis avait exigé un coup d'éclat qui ne pouvoit que lui faire tort; car enfin, lui dit-il, tout se sait. Si vous m'aviez cru, nous aurions encore patientés quelque tems. J'aurois mis ma fille au couvent; et sa tante, ou l'y auroit suivie, ou auroit été demeurer chez elle. Ma chère Lise, vous faites de moi tout ce que vous voulez. Ce n'est pas que j'aie de préjugés. Vous savez ce que je vous ai dit? Je vous aime tendrement, et vous regarde comme ma meilleure amie. Maintenant, tous les gens avec lesquels j'étois le plus lié vont s'éloigner de moi ..... M. de Saint-Silvain garda un moment le silence. Mademoiselle Dupuis lui prit la main, la serra tendrement, et lui dit en pleurant, qu'il rougissoit de l'aimer; qu'il n'ignoroit pas les sacrifices qu'elle avoit faits pour lui? Enfin, vous avez vu les lettres, lui dit-elle; je ne vous en ai point imposé? J'ai renoncé, pour vous, à un établissement très-avantageux et assorti à mon âge. Moi qui n'ai jamais servi! ... Hélas! c'est à la dureté de mes parens que je dois l'état où je suis. Ici, les larmes redoublèrent: Ne pleure pas, ma chère amie, lui dit son maître; je te tiendrai lieu de tout, et n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. Sois sûre que je te ferai un sort. Je ne serai jamais ingrat. Mais je suis embarrassé avec ma belle-sœur: je ne sais quel parti prendre? Les larmes cessèrent alors. Elle avoit amolli ce caractère foible par des protestations de tendresse, et profita du moment pour lui donner les conseils les plus perfides. Quel embarras, monsieur? dit-elle avec un ton décidé. Vous n'avez du courage que pour m'affliger. Il faut lui faire dire qu'elle s'en aille: elle est ici chez vous. Je le sais, dit M. de Saint-Silvain; mais enfin, j'ai des égards à avoir avec la famille de ma fille. -- Votre fille! si ce que l'on m'a dit est vrai, je crois qu'elle ne peut l'être .... Il faut avoir de la fermeté. Je renverrois la tante, et l'on garderoit l'enfant jusqu'à l'âge de la mettre au couvent. -- Je crois que je ferois très-bien de l'y mettre tout de suite? -- Non, non, dit mademoiselle Dupuis: mademoiselle de Fermon iroit l'y joindre, et l'éleveroit en prude. Gardons-la encore cinq ou six aus; alors il sera tems de s'en débarrasser. Mais, je vous prie, jusqu'à ce que la tante soit dehors, de ne me point exposer à la voir? Elle a cru me mortifier beaucoup, en me regardant avec dédain, avant de s'en aller, lorsque nous allions nous mettre à table. Je n'avois point envie de rire; mais j'ai fait un éclat, pour lui faire voir que je ne la crains pas. Et vous avez eu tort, ma petite ...... Non, mon ami, je n'ai point eu tort. Et, en disant ces mots, elle se mit à lui flatter la joue. -- Tu m'aimes donc bien? lui dit-il. -- Tu le vois, mon cher ami; je m'expose à tout pour rester avec toi. -- Les douces paroles! dit M. de Saint-Silvain. Mademoiselle de Fermon étoit restée dans la stupéfaction d'entendre cette audacieuse créature accuser la plus digne des femmes d'avoir manqué à ses devoirs. Elle n'en avoit pu quitter la place où elle étoit. -- Voilà donc les moyens odieux que l'on a employés, pour ôter à ma sœur le cœur de son époux! ..... Cette réflexion la jeta dans un tel accablement, qu'elle n'entendit plus ce qui se passoit auprès d'elle. Elle les vit s'éloigner, sans avoir prêté la moindre attention au reste de la conversation. Elle reprit enfin le chemin de la maison, regagna son appartement, et se jeta au lit, sans la moindre envie d'y prendre du repos. Son ame étoit affaissée sous le poids de ses peines. Elle avoit toujours regretté sa sœur avec amertume: mais ce qu'elle venoit d'entendre la lui fit trouver fort heureuse. Quand le sort nous accable de ses rigueurs, un des plus grands bienfaits de la nature, est de nous retirer d'une vie pénible et malheureuse! ..... C'est alors qu'elle se félicita d'avoir fui les liens du mariage. Et toi, ma pauvre Zabeth, si tu veux suivre les conseils de ta tante, tu ne formeras jamais un pareil nœud! Le sommeil avoit fui les yeux de cette bonne mademoiselle de Fermon. Elle se leva de bonne heure, bien décidée à parler à M. de Saint-Silvain. Pour prendre des forces, elle s'approcha du petit lit de Zabeth: elle ouvrit son rideau, et contempla avec plaisir cette douce créature. Le plus beau rose coloroit ses joues blanches et rebondies. Sa petite bouche entr'ouverte laissoit voir deux petits rangs de perles égales et séparées les unes des autres. O chère enfant! lui dit-elle, dors, dors paisiblement, et goûte un repos qui n'est fait ni pour les méchans, ni pour les ames insensibles! ..... A peine sortie des mains de la nature, la calomnie a été te souiller dans les entrailles de ta mère! Tu nais au monde, et l'envie et la méchanceté assiégent ton berceau! Mais ma tendresse veillera, ma chère enfant! dors, et sois sûre que ta tante emploiera tous ses moyens pour te sauver de la main du méchant. En finissant ces mots, elle posa un baiser sur cette petite bouche si fraîche et si vermeille, et descendit à l'appartement de M. de Saint-Silvain. Elle entra; et ce ne fut pas sans éprouver la plus vive peine, qu'elle vit mademoiselle Dupuis étalée dans la bergère où sa sœur avoit coutume de s'asseoir. Cette vue fit gonfler son cœur; mais elle reprit courage, et demanda à son frère un moment d'entretien. Il étoit un peu déconcerté, et fit un mouvement pour lui approcher un siége, qu'elle refusa d'un geste, en redemandant un moment d'entretien. La Dupuis ne s'étoit pas levée, et affectoit de ne point voir mademoiselle de Fermon. Enfin, M. de Saint-Silvain, à qui cette conduite hardie ne put échapper, la pria, avec une sorte d'embarras, de vouloir bien sortir. Elle ne s'attendait pas à cela, se leva avec le rouge au visage, et sortit en jetant un coup-d'œil très-impertinent sur mademoiselle de Fermon, qui dit (quand elle fut partie): Présentement, monsieur, je puis m'asseoir. Je viens vous demander quelles sont vos intentions sur votre malheureuse fille? Je ne vous parle pas de moi. Je ne suis restée chez vous que parce que je ne m'y croyois pas de trop. Je vois qu'une personne, que je ne puis nommer sans rougir, s'est rendue maîtresse absolue dans cette maison. Je n'ai aucun droit, monsieur, de trouver à redire à votre conduite. Le tems vous éclairera sur vos torts. Je souhaite, pour votre bonheur, que le bandeau ne reste pas long-tems sur vos yeux; mais, dans tous les cas, ne souffrez jamais qu'une bouche impure et mensongère attaque les cendres de la plus respectable des femmes, à laqu-elle, dans le fond de votre cœur, je suis sûre que vous rendez justice. Il s'agit de sa fille et de la vôtre. Comptez-vous la laisser entre les mains d'une femme sans pudeur et sans principes? Est-ce là l'éducation que vous voulez lui donner? Je viens réclamer la parole que vous avez donnée à sa mère lorsqu'elle étoit au lit de la mort, de ne point la confier à d'autres qu'à moi. Voulez-vous me permettre de me retirer avec elle, ou dans un couvent, ou chez moi? Pendant ce discours, M. de Saint-Silvain rongeoit ses ongles, et avoit l'air d'être absorbé dans la plus profonde réflexion. -- Vous ne me répondez pas, monsieur? Voulez-vous bien me dire quelles sont vos intentions? -- Mais .... dit-il d'une voix altérée, je n'ai point encore pris de parti ..... je verrai .... vous ne vous en allez point aujourd'hui, mademoiselle? -- Tout-à-l'heure, monsieur, si je pouvois emmener ma nièce. Je verrai cela dans quelque tems. Elle est encore jeune. -- Monsieur, faites-moi la grace de vous décider. Que voulez-vous faire de cette enfant? Elle vous gênera: daignez me la confier; que j'aie la consolation de lui tenir lieu de mère, puisque la pauvre infortunée a perdu la sienne. Laissez-vous toucher: votre cœur ne vous dit-il rien pour cette aimable petite créature? Un soupir se fit passage malgré M. de Saint-Silvain. Il n'étoit pas méchant, mais il étoit foible. Un être foible fait quelquefois plus de mal qu'un être méchant! .... Mademoiselle de Fermon vit le moment d'aller jusqu'au cœur de son beau-frère; et le desir de réussir dans cette démarche fit qu'elle se jeta à ses pieds. Elle lui demanda en grace qu'il ne la refusât pas. Ah, ma sœur! levez-vous, lui dit-il avec attendrissement; emmenez votre nièce; mais que cela ne se sache pas dans la maison qu'au dernier moment. J'ai des raisons pour cela. Mademoiselle de Fermon fut touchée de l'état pénible où étoit M. de Saint-Silvain. Elle lui serra les mains, en attachant sur lui le regard de la pitié. Il voulut parler; mais sa bouche s'ouvrit et se referma. La confusion étoit peinte sur son visage. Sa belle-sœur étoit trop délicate pour abuser de son embarras. Elle garda de son côté le plus grand silence. Ils se regardèrent, soupirèrent, et elle se retira, bien décidée à prendre, le plus promptement possible, les moyens de s'éloigner de cette maison. Rentrée dans son appartement, elle fit tous les préparatifs pour son départ, envoya chercher une voiture, des chevaux, et comptoit à midi être bien loin d'un lieu qu'elle ne pouvoit plus considérer que comme une maison de désolation. Dans le fond de son cœur, elle plaignoit M. de Saint-Silvain. Elle connoissoit trop les foiblesses attachées à l'humanité, pour ne pas voir que cet homme étoit d'un caractère plus malheureux que coupable. Mais ne le devient-on pas, quand on se laisse aller sans réflexion aux volontés des gens assez perfides pour abuser de l'empire qu'ils croyent pouvoir prendre sur un homme foible? Ne devroit-on pas s'armer de toutes ses forces contre ceux qui nous caressent le plus, quand on voit que l'on se laisse aller trop facilement aux suggestions qui nous sont faites? Mais non: on se livre sans réserve aux mains perfides qui nous égarent et qui nous perdent. Que de malheurs! que de victimes! A qui s'en prendre? Est-ce à celui qui les fait, ou à celui qui les fait faire? Qu'importe à l'opprimé que ce soit à la volonté de celui qui le frappe, qu'il doive son malheur, ou à la volonté d'un autre? En souffre-t-il moins? Non, sans doute: mais si vous chérissez l'auteur de vos maux, il est bien doux, au milieu de vos peines, de pouvoir dire: «Je ne les dois pas à son cœur. Son organisation foible est seule cause des chagrins qu'il me fait.» Et on baise encore avec plaisir la main qui s'appesantit sur notre cœur.

Pendant que mademoiselle de Fermon se hâtoit de tout arranger pour son prochain départ, Zabeth se livroit à mille gaietés. Elle sautoit autour de sa tante, lui pressoit les mains, se pendoit à son cou quand elle se baissoit, et disoit: «Que je suis contente, petite maman, de m'en aller avec toi! Je serai bien sage: je ne serai plus grondée par ma bonne! Mais, ma tante, dis-moi donc pourquoi on me la fait appeler ma bonne? .... -- Pourquoi? dit mademoiselle de Fermon: mais, ma bonne amie, c'est que c'est le nom que l'on donne à une domestique. -- Mais alors, dit Zabeth, si c'est son nom, elle devroit être bonne; et mademoiselle Dupuis ne l'est pas toujours. Je ne suis pas si méchante qu'elle le dit. Tu verras quand je serai avec toi!

L'arrivée de la vieille Cateau, qui apportoit à déjeûner à mademoiselle de Fermon, interrompit Zabeth. -- Ah, notre bonne demoiselle! je suis bien fâchée de vous voir en aller; et tous ceux qui savent que vous partez en sont bien affligés: pas de cette graine qui est à présent dans ce château; ils ressemblent tous à leur maîtresse: mais, dame, c'est tous ceux du village. -- Et comment sait-on cela, ma chère Cateau; je ne l'ai dit à personne? -- Pardi, la demoiselle vient de faire un grand train à notre maître: l'a entendu qui a voulu. Elle a pleuré; elle s'est trouvée mal: elle a dit comme çà, qu'elle aimoit tant Zabeth, qu'elle en mourroit. Monsieur la calmoit comme il pouvoit, en lui disant qu'il la feroit revenir avant peu; mais qu'il ne falloit point d'éclat. Elle a demandé sa parole d'honneur: il l'a donnée, et ils se sont raccommodés. Cette fille l'a, ma fine, ensorcelé. Il y a quelque chose là-dessous qui n'est pas naturel. -- C'est bon. Ma chère Cateau, je sais que vous êtes une bonne femme; mais il faut respecter les foiblesses de votre maître: il est assez à plaindre. -- Et où allez-vous, mademoiselle? -- Je vais à deux lieues d'ici, dans la maison que j'ai à Boulogne. -- J'irai vous voir, si vous le permettez? car cette chère enfant! ..... je suis une des premières qui l'aient embrassée! Quand elle est venue au monde, on n'auroit pas cru que çà tourneroit comme çà! Cateau essuyoit ses yeux du revers de sa main, et embrassoit Zabeth tant qu'elle pouvoit. Le bruit de la voiture, qui venoit chercher mademoiselle de Fermon, interrompit les tendres épanchemens de la bonne Cateau. Doux Jésus! dit-elle, qu'est-ce que cette maison va devenir? v'là le plus bon qui s'en va! .....

Mademoiselle de Fermon fit descendre ses malles; et, au moment de s'en aller, elle prit Zabeth pour la mener à son père, et lui dire adieu. On ne pouvoit trouver M. de Saint-Silvain. On avoit beau le chercher; on ignoroit où il étoit. La Dupuis ne parut pas davantage. Sa belle-sœur ne voulut pas s'en aller, sans lui laisser un mot d'honnêteté. Elle lui écrivit qu'elle étoit fâchée de ne pouvoir le remercier de la confiance qu'il lui accordoit, en lui laissant le soin de son aimable fille; qu'elle alloit s'occuper de l'éducation d'une si chère enfant, et qu'elle ne cesseroit de lui imprimer dans le cœur l'amour et le respect que l'on doit à un bon père. Elle conduisit la main de Zabeth, qui, au bas de la lettre, griffonna: Adieu, cher papa; je t'aimerai toujours.

Elles montèrent en voiture, et s'éloignèrent toutes deux avec plaisir, mais par des motifs bien différens. Zabeth étoit bien aise, comme tous les enfans, de changer de place. Mademoiselle de Fermon se trouvoit soulagée d'une grande inquiétude; car elle n'imaginoit pas sortir si facilement de chez son beau-frère avec sa chère nièce. Elle craignoit quelque scène violente, et que sa proie ne lui échappât. Elles arrivèrent en peu de tems à Boulogne. L'approche de la maison paternelle, où elle avoit passé son heureuse enfance avec une sœur charmante et des parens respectables, lui fit éprouver une sensation qu'elle n'avoit point encore connue les autres fois où elle y étoit venue. Mais les circonstances changent la manière de voir et de sentir. Depuis la mort de madame de SaintSivain elle n'y avoit pas mis les pieds. Un vieux serviteur et sa femme habitaient cette maison: ils avoient vu naître mademoiselle de Fermon et sa sœur, et elle les considéroit on ne peut davantage.

On frappe à la porte: le bonhomme vient ouvrir. Quand il vit sa jeune maîtresse pâle, la figure altérée et les yeux rouges, la petite Zabeth qui tenoit sa tante embrassée, les bras qu'il avoit levés en signe de joie, lorsqu'il l'aperçut, tombèrent le long de son corps, et il ne put proférer une parole. Sa femme arriva, et le même étonnement se peignit sur son visage. Ils se regardèrent: mademoiselle de Fermon, le cœur un peu gros, dit: Eh bien, mon bon Thomas, est ce que vous ne me reconnoissez pas? Il regarda sa femme. -- Mais ..... c'est mademoiselle Mélanie! -- Ah, mon Dieu! oui, c'est elle! dit cette bonne femme. Pendant ce tems, Zabeth et sa tante étoient descendues de cette voiture. Cette dernière fut à la mère Thomas, et l'embrassa, non sans répandre des larmes. Elle entra, tenant ces bonnes gens chacun par une main. En traversant la cour, elle promenoit ses regards sur la maison: elle arrêta ses yeux sur la fenêtre de la chambre qu'elle avoit occupée avec sa sœur. Plus loin elle vit les croisées de l'appartement de son père et de sa mère. Ces lieux, témoins de son enfance, firent éprouver à son cœur un saisissement cruel: elle ne pouvoit parler, mais elle serroit les mains de Thomas et de sa femme. Ils lui dirent avec attendrissement: Mais qu'avez-vous, ma chère demoiselle? -- Ah! dit-elle en versant un torrent de larmes, que les tems sont changés! O ma chère Eugénie! qu'on est loin, dans l'enfance, de prévoir les adversités qui nous sont réservées dans le cours de notre vie! Je vous ai perdus! je vous regrette; mais vous êtes plus heureux que moi! Elle entra dans une salle basse, se jeta sur un siége, et se plongea dans mille réflexions plus amères les unes que les autres.

Elle compta à ces bons domestiques la cause de son retard, et qu'elle avoit enfin obtenu la grace de soigner sa nièce, qui seule lui restoit de toute sa famille. Elle est à-la-fois, dit-elle, mon tourment et ma consolation!

Voilà donc mademoiselle de Fermon dans la maison qui l'a vue naître, entourée de tout ce qui pouvoit lui causer des souvenirs pénibles et douloureux. Elle regrette le passé, s'afflige du présent, et redoute l'avenir. Heureux! cent fois heureux ceux qui ne voient ni devant eux, ni derrière, et dont la vue foible voit à peine la soirée du jour qui commence! Les regrets sont inutiles; la prévoyance ne mène pas à grand'chose. On se tourmente, et l'on ne peut rien contre les événemens.

Mademoiselle de Fermon augmenta sa maison d'une jeune domestique, pour soulager le bon Thomas et sa femme; et, comme elle avoit des talens agréables, elle s'occupa, avec une tendresse toute maternelle, de l'éducation de son aimable nièce. Laissons-la toute entière à cette digne tâche, et voyons un peu ce que deviennent M. de Saint-Silvain et la demoiselle Dupuis.

Nous avons su, par la bonne Cateau, la scène qu'elle fit à son maître, parce qu'il avoit accordé à sa belle-sœur la grace qu'elle avoit demandée avec tant d'instance, de ne pas quitter sa nièce. Mademoiselle Dupuis, comme tous les gens bas et vils, ne s'étoit pas fait un scrupule d'écouter à la porte ce que mademoiselle de Fermon avoit à dire à son beau-frère. Elle ne fut pas peu étonnée de lui entendre répéter ce qu'elle avoit dit d'odieux au sujet de madame de Saint-Silvain, sur la naissance de sa fille. Elle se vit approfondie, et à-peu-près jugée, par une personne que l'amour n'aveugloit pas, et qui, par conséquent, ne pouvoit être long-tems abusée sur la perfidie de sa conduite. Son premier projet avoit été de s'opposer, à force ouverte, au départ de Zabeth, sur laqu-elle elle avoit de grandes vues. Mais elle sentit que mademoiselle de Fermon n'abandonneroit pas aisément l'espoir de l'emmener; que cela ameneroit de trop vives explications; qu'elle pourroit lui reprocher des vérités qu'il étoit inutile que M. de Saint-Silvain entendît, et se reploya sur les grands moyens de comédie, de pleurer, de se trouver mal, et de feindre pour Zabeth une tendresse infinie, tout en jetant sur sa légitimité les doutes les plus cruels pour le cœur d'un père, parce que cela étoit nécessaire à ses projets. Enfin elle obtint la parole de M. de Saint-Silvain de la faire revenir sous peu de tems. Il s'étoit absenté au moment du départ de sa belle-sœur et de sa fille. Malgré sa foiblesse pour le monstre qui avoit subjugué son cœur, ce départ l'affligeoit. Mademoiselle de Fermon depuis sept ans vivoit dans sa maison, et son caractère doux, affable, ses talens, son esprit avoient plus d'une fois embelli la solitude de la campagne. La femme avec laqu-elle il vivoit étoit sans éducation, et ne soutenoit la longueur de la journée qu'en l'excitant à s'abandonner, de tems à autre, au goût qu'il avoit pour la table, qu'elle tenoit fort longuement avec lui, et dont il ne sortoit pas toujours frais, grace à la Dupuis.

Toutes les personnes qui avoient l'habitude de venir chez M. de Saint-Silvain, se retirèrent tout doucement. Il s'en aperçut, et en fut privé. Mais avec quelques caresses et une bouteille de vin de Champagne, on lui faisoit oublier toute la terre: alors les tendres épanchemens de la Dupuis suffisoient à son bonheur.

Il étoit réduit à cette existence vile, et si peu faite pour un homme comme lui, qui, avec l'esprit et l'amabilité dont il étoit doué, étoit fait pour faire le charme de la bonne compagnie.

Un soir que M. de Saint-Silvain étoit à souper, et chantoit gaiement, ayant à ses côtés sa bouteille et sa mie, on entendit une contestation s'élever dans l'antichambre. On distinguoit une voix inconnue, et on insistoit pour entrer. Cette voix, qui n'étoit point étrangère à la Dupuis, lui fit baisser un verre de vin qu'elle portoit à sa bouche; et, le cou tendu, et l'œil fixé sur la porte, elle écoutoit avec attention ce qui s'y disoit, quand sur-le-champ on vit entrer un grand homme, basané, de trente-cinq à trente-huit ans, et dans un délâbrement d'habits qui n'avoit rien d'agréable. Il tenoit par la main un petit garçon de dix ans, qui, pieds et tête nus, avoit l'air d'un petit mendiant. Cette apparition fit jeter un cri à mademoiselle Dupuis: mais la réflexion n'est jamais tardive chez les méchans. Elle fit un bond sur sa chaise, et se jeta sur la main de M. de Saint-Silvain, qui étoit posée sur la table, parce qu'il étoit resté dans l'attitude d'un homme qui attend ce qu'on lui veut. Ah! dit-elle en baisant cette main, mon cher maître! c'est mon pauvre Jacques dont je vous ai tant parlé! c'est ce frère malheureux qui, comme moi, a été chassé de la maison paternelle; et c'est mon cher neveu qu'il tient par la main! Viens me baiser, mon enfant; et viens toi-même, mon cher Jacques. En disant ces mots, elle s'étoit levée, et avoit été se jeter dans les bras de cet homme, qui, une fois entré, étoit resté immobile à la place où il s'étoit trouvé. Elle lui avoit serré fortement les mains, pour lui faire sentir ce qu'il avoit à dire. Quand elle eut embrassé le père et l'enfant, elle se retourna du côté de son maître, vint le supplier, avec un air doucereux, de permettre qu'il se rafraîchît. -- Qu'il aille, dit M. de Saint-Silvain; et, pendant ce tems, il finissoit de boire le vin qu'il avoit dans son verre. -- Non, dit-elle, il va, si vous voulez le permettre, se placer là, et manger un morceau? Il fit de la tête un signe d'approbation. Jacques se mit à table, le petit garçon aussi, et ils mangèrent comme deux enragés. Cette apparition subite avoit donné un air un peu sérieux à M. de Saint-Silvain. Pour Jacques (puisque c'est le nom qu'on lui donne), tout en mangeant beaucoup, il jetoit, à la dérobée, des yeux sombres sur mademoiselle Dupuis et sur son maître. Elle sentoit l'orage s'amasser sur sa tête; et, pour détourner toute attention de la part de M. de Saint-Silvain, elle parloit beaucoup, et avec une volubilité qui auroit étourdi vingt personnes. Elle assommoit son prétendu frère de questions, auxqu-elles il ne répondoit que par oui ou par non, et plus souvent encore d'un signe de tête. Enfin, M. de Saint-Silvain se leva de table, prit une lumière, et se retira dans son appartement. La Dupuis se trouva très-soulagée de son départ. Elle s'approcha du petit Pierre (c'est ainsi que se nommoit l'enfant), et lui prodigua mille caresses. Que tu me coûtes de sacrifices, lui dit-elle, mon cher ami! -- Et quels sacrifices? dit le prétendu Jacques. D'être dans une bonne maison; d'y tenir la place de la maîtresse, et d'oublier un homme qui a tout fait pour vous? Femme ingrate et parjure! j'ai enfin découvert le lieu de votre retraite. Voyant que vous m'aviez tout-à-fait oublié, j'ai pris le parti de venir, et de vous amener votre enfant. Je ne vous demande rien pour moi: mais, au moins, ne le laissez pas dans la misère. Je ne puis rien pour lui. Vous savez que, pour moi-même, je manque de tout? -- Voilà comme on se hâte de juger, reprit la Dupuis. Avec l'air de vous oublier tous deux, depuis cinq ans, je ne suis occupée que de vous, et de vous assurer un sort qui vous mette à l'abri de toute infortune. Elle se leva, vit que tout le monde étoit retiré, ferma bien les portes; et, sûre de n'être point entendue, elle parla ainsi: „Tu te rappelles, mon cher Duval, que, lorsque l'argent que nous avions pris à tes parens fut mangé, tu fus obligé d'aller de ton côté, et moi du mien? Nous nous étions promis de nous rejoindre à Marseille. Je trouvai, après ton départ, une place près d'une dame qui alloit voyager. Je me mis à son service; et, de quelques nippes qui me restoient, je fis de l'argent que je donnai à la nourrice de Pierre, pour qu'elle en eût soin jusqu'à mon retour. Comme ma maîtresse étoit généreuse, je pus, pendant trois ans, lui envoyer de quoi la dédommager des soins qu'elle donnoit à notre enfant. Tu dois te rappeler tout cela, puisque je te l'écrivis à ton régiment? -- Je me rappelle aussi, dit Duval, que, depuis quatre ans, on n'a reçu de vous ni nouvelle, ni argent. Laisse-moi finir, dit la Dupuis, et tu verras si j'ai des torts? Duval soupira, et la laissa continuer. -- Ma maîtresse fit un voyage en Angleterre. Je l'y suivis. Elle y éprouva une forte maladie, et mourut. Elle me laissa une jolie garde-robe et de l'argent. Je revins en France; et, débarquée à Boulogne, bien décidée à aller te rejoindre, et à reprendre notre enfant avec nous, je t'écrivis où j'étois. Je m'étois mise dans une petite chambre garnie: et mon air de candeur et ma bonne conduite me valurent l'amitié de mon hôtesse. Elle me proposa une place de femme-de-chambre auprès de madame de Saint-Silvain, qui vivoit alors. Je pensai que l'argent que j'avois n'iroit pas loin, s'il falloit acheter ton congé, et j'acceptai la place qui m'étoit proposée. J'entrai donc ici. Mon empressement à faire mon devoir, et le peu d'agrémens que le ciel m'a donnés, me firent bientôt distinguer du maître. Il me fit entendre qu'il m'aimoit. Je vis que la plus belle occasion se présentoit pour arrondir mes petites affaires. J'avois approfondi son caractère. Je ne l'aimois pas, puisque tu sais combien je te suis attachée; mais je ne voulois pas négliger les moyens de nous procurer un sort. Je résistai long-tems; mais enfin je cédai. Il crut que c'étoit ma première foiblesse, et cela redoubla sa passion. Il s'éloigna de sa femme, qui, peu de tems après, mit au monde une petite fille. Je lui donnai une boisson, pendant qu'elle étoit en couche, qui altéra sa santé ..... Ici Duval fit un mouvement d'horreur .... -- Mais écoute, dit la Dupuis, et juge si je t'aime! Madame de Saint-Silvain s'en alloit en langueur. J'avois pris sur son mari tout l'empire possible. Il est d'un caractère foible: il se croyoit aimé éperdument; et cela flattoit sa vanité. J'étois tout dans cette maison. Madame de Saint-Silvain s'aperçut du changement de son époux. Le chagrin augmenta ses maux, et elle mourut il y a un an. Je jetai dans l'esprit du mari des doutes sur la légitimité de sa fille. Je fis chasser une belle-sœur dont la présence gênoit mes projets; et mon intention est de l'épouser. Je comptois, quand je l'aurois amené là, faire venir Pierre dans la maison, comme un de mes neveux, et le marier avec la petite de Saint-Silvain, qui sera une très-riche héritière; t'introduire ici avec le tems, et faire à tous notre bonheur. Ton arrivée subite a un peu dérangé cela: mais, avec l'empire que j'ai sur l'esprit de mon maître, cela s'arrangera. Je t'ai nommé Jacques, parce que je lui ai fait une histoire, dans laqu-elle j'avois parlé d'un frère de ce nom. Je retournerai cela d'une autre manière: reste ici; tout s'arrangera; et j'espère venir à bout de mes desseins. Avant la fin du discours de la Dupuis, Duval s'étoit levé, et marchoit à grands pas dans la chambre. Pour l'enfant, il s'étoit endormi. Elle se tut, se leva, et fut pour prendre la main de Duval, et lui demander ce qu'il pensoit sur une chose si bien combinée pour leur bonheur commun? Laissez-moi, monstre que vous êtes, dit Duval. Si, jusqu'à présent, vous m'avez mené d'égarement en égarement, votre empire est fini. Je reconnois la vérité de ce que mes parens me disoient. Ne croyez pas que je vienne ici pour partager vos forfaits! Je sais ce que l'on dit de vous dans la province. J'ai obtenu mon congé, et suis venu à Marseille pour savoir si l'on avoit de vos nouvelles. La femme qui avoit soin de cet enfant étoit morte, et il vivoit du pain de la charité que chacun vouloit lui faire. Une voisine m'a fait voir votre dernière lettre. Elle m'a appris que vous étiez dans le Boulonnais. Je me suis chargé de vous amener le fruit de ma fatale passion. Poursuivez vos horribles projets. Je me retire, et ne veux jamais entendre parler de vous. Je vais expier, dans les angoisses de la misère, la coupable foiblesse que j'ai eue pour vous. Je ne forme plus qu'un vœu: c'est que mon digne père me pardonne, à l'heure de sa mort, tous les chagrins que je lui ai causés pour un monstre tel que vous ......

Mademoiselle Dupuis ne s'attendoit pas à une pareille sortie. Elle voulut lui dire quelque chose: il la repoussa avec mépris, ouvrit les portes, et se mit à fuir un lieu qui lui faisoit horreur.

La Dupuis resta un moment dans la plus profonde réflexion: elle sentoit qu'elle n'avoit pas assez ménagé Duval. Il savoit tous ses secrets, et elle avoit tout à craindre des remords qui s'étoient emparé de son cœur: il pouvoit la perdre .... mais, non .... il se perdroit lui-même ... Cette idée fit rentrer la sécurité dans son ame: d'ailleurs, dit-elle, il faut attendre l'événement; et, sans s'amuser à prévoir l'avenir, il faut tirer parti du présent. Le sérieux qui s'étoit emparé de M. de Saint-Silvain, à la vue du faux Jacques et de l'enfant, ne laissoit pas de lui causer de l'inquiétude. Il falloit d'abord effacer de son esprit les idées singulières que cette visite inopinée auroit pu lui faire naître.

Quand mademoiselle Dupuis eut arrangé dans sa tête l'histoire qu'elle vouloit faire à M. de Saint-Silvain, elle réveilla l'enfant, fut le coucher, et elle-même se mit au lit. Mais le sommeil ne vint pas s'appesantir sur ses paupières: les événemens de la journée la tenoient dans une sorte de trouble qu'elle ne pouvoit vaincre. Le succès avoit toujours couronné ses crimes; tout étoit enseveli dans l'ombre du mystère. Vivant sans crainte et sans remords, jamais le repos de ses nuits n'avoit été troublé. Le méchant ne connoît le repentir qu'au moment où il craint le châtiment.

Elle avoit réellement eu le projet d'introduire Duval et l'enfant dans la maison de son maître, aussi-tôt que l'occasion s'en fut présentée. Mais Duval ne pensoit plus de même: et dans quel état l'enfant avoit-il paru? presque nu: une chemise en lambeaux cachoit à peine ses épaules, et le reste de son corps n'étoit couvert que d'une vieille culotte de Duval, ou d'un autre, qui lui servoit de pantalon, tant elle étoit longue.

L'amour-propre de la prétendue tante se trouvoit un peu mortifié. Elle qui avoit fait accroire à toute la maison qu'elle étoit de bonne origine; que sa famille étoit fort riche; mais qu'un mariage en secondes noces, qu'avoit fait son père, étoit cause de tous ses malheurs, ainsi que de ses frères et sœurs: qu'une marâtre inflexible les avoit fait chasser de la maison paternelle! Elle avoit bien dit qu'elle avoit un frère marié; mais ce frère, selon elle, étoit dans l'aisance.

Si son projet eût réussi, elle pouvoit présenter Duval comme homme de bonne maison, parce que, effectivement, il avoit reçu une très-bonne éducation, et étoit bien né; mais ce frère et ce neveu presque nus de la tête aux pieds .... leur apparition subite, si elle ne dérangeoit pas ses projets, y nuisoit ......

Elle comptoit bien, avant de les introduire chez M. de Saint-Silvain, les faire habiller d'une manière convenable. Le jour la surprit repassant tout cela dans sa tête; et elle se trouva, à son lever, plus irrésolue que la veille. Il falloit pourtant bien prendre un parti: les valets sont plus difficiles à tromper que les maîtres. Elle étoit moins embarrassée de persuader M. de Saint-Silvain que tout le reste de la maison: enfin, il fallut paroître. Elle descendit donner ses ordres, et surprit plus d'un rire moqueur que l'on cherchoit à lui cacher. La fille de cuisine, qui étoit plus hardie que les autres, lui dit: Qu'est devenu votre frère, mam'selle? est-ce qu'il défait sa malle? Cette très-mauvaise plaisanterie fit partir un éclat de rire général: la Dupuis, pour la première fois de sa vie, se trouva déconcertée. Elle sentit tout ce que cette question avoit d'humiliant; elle ne put se dissimuler que les domestiques alloient ne la plus considérer. Quand les subalternes n'ont plus de respect pour ceux qui les commandent, ils les méprisent plus que des gens au-dessous d'eux. Le règne de mademoiselle Dupuis alloit cesser; tous les gens de la maison se moquèrent d'elle. Elle n'est pas plus que nous, disoient-ils: avec toutes les histoires qu'elle a faites, c'est une enjoleuse, et pas davantage .... Pas plus que nous, dit le garde de chasse! mais pas un de nous n'a de parens qui demandent l'aumône, et je parie que le frère et le petit garçon sont deux gourgaux? Qu'il ne vienne pas manger à la cuisine, dirent-ils; il n'a qu'à manger avec monsieur et mademoiselle Dupuis; mais, pour nous, nous n'en voulons pas.

Pendant que les domestiques parloient ainsi, et montroient, par leur langage, le peu d'estime qu'ils faisoient de leur maître, la Dupuis étoit allé le trouver. Elle entra, un mouchoir à la main. Des larmes qu'elle versoit à volonté, inondoient son visage. En entrant, elle fut se jeter aux pieds de M. de Saint-Silvain. O mon cher maître! dit-elle, je n'ai plus que vous au monde! si vous ne me protégez, je suis perdue! ... -- Qu'est-ce, mon cher enfant? dit M. de Saint-Silvain. Assieds-toi, et conte-moi tes peines? Hélas! dit-elle, vous ne pouvez vous imaginer tous les chagrins que j'ai? .... Mon frère! ... mon pauvre frère! .... -- Effectivement, il n'a pas l'air à son aise. Qu'est-il venu faire ici? -- Mais ....... il venoit me voir. Il était en voiture avec son fils: ils ont été volés il y a quatre jours. On leur a tout pris, chevaux, voiture, habits; et on leur a donné les haillons qui les couvroient. -- Ton frère auroit dû te faire avertir, et tu lui aurois envoyé de l'argent pour le r'habiller; mais paroître comme cela, et vouloir entrer absolument! ..... Ici les larmes de la Dupuis redoublèrent. Ah! dit-elle, vous ne connoissez pas toutes mes peines! avant de venir ici, il s'étoit informé de ma demeure bien exactement; en la lui donnant, on lui a dit des choses très-mortifiantes sur mon compte. Il paroît que personne n'ignore l'amour que j'ai pour vous, et celui que vous avez pour moi; cela fait tenir des propos ... Redoublement de larmes ... -- Eh bien? dit M. de Saint-Silvain, après? ... -- Eh bien, monsieur, mon frère a insisté d'entrer, pour s'assurer par ses yeux de la manière dont je vivois avec vous; il nous a vu rire et chanter, et cela l'a rendu furieux. Il m'a fait les reproches les plus amers quand vous avez été parti. Il m'a dit que je déshonorois ma famille, que j'étois un monstre, que j'avois oublié ma naissance, et que, si sous peu de tems, le mariage n'effaçoit pas le scandale que je causois, il me feroit enfermer ...... Ah! je mourrois de chagrin! ...... Et, en disant ces paroles, elle se penchoit sur sa chaise, avec l'air du désespoir. -- Et où est-il? -- Monsieur, il s'est en allé tout de suite; il n'a pas voulu coucher dans une maison où sa sœur a manqué à sa vertu; et comme son fils étoit trop fatigué, il me l'a laissé. Ah! il l'a laissé! mais ....... pour un homme si délicat ...... -- Il m'a dit qu'il repasseroit dans un mois, et que, si alors vous n'aviez pas réparé l'outrage fait à ma famille, je m'en repentirois toute ma vie, et qu'il vous apprendroit ce que c'étoit que de séduire une fille bien née ..... Suis-je assez malheureuse? .... Ah, mon cher maître! je n'ai d'espoir que dans vos bontés: je vais être montrée au doigt par tout le monde! il n'y a pas jusqu'à vos domestiques qui ne me rient au nez, parce qu'ils ont vu hier mon frère dans le pitoyable état où il s'est présenté. Malgré sa dureté, j'aime son fils comme s'il étoit le mien. Est-ce la faute de ce cher enfant, si son père est cruel à mon égard? ........ Mais il ne l'est pas ... Il a bien raison! ... j'ai manqué à la vertu ... Ah! on est bien à plaindre quand on se laisse aller au sentiment de l'amour! Si je ne vous avois jamais connu, je serois encore vertueuse! ... Daignez me permettre de prendre soin de mon neveu, et de l'admettre à manger avec nous? -- Très-volontiers, ma chère amie; je ne souffrirois pas que cet enfant mangeât à la cuisine, quand tu manges avec moi. Console-toi, ma petite; tes larmes me déchirent le cœur! je sais que je dois tout à ton attachement; tout s'arrangera; un peu de patience, et sois sûre que je ne t'abandonnerai jamais. Ces paroles calmèrent toutes les inquiétudes de la Dupuis. M. de Saint-Silvain avoit eu plus d'une fois les larmes aux yeux pendant cette conversation, et cela lui prouva toute la part qu'il prenoit à ses peines. Il donna des ordres pour faire habiller le jeune Dupuis (c'est le nom qu'on lui donna), le reçut à sa table, eut l'air d'avoir pour lui le plus tendre intérêt; et la Dupuis, très-adroitement, fit tomber, pendant le repas, la conversation sur l'accident qui étoit arrivé à son prétendu frère. L'enfant étoit soufflé; on lui avoit appris son rôle. Digne fils de son indigne mère, il savoit déjà dissimuler avec une grande adresse, et, malgré les questions insidieuses qui lui furent faites, il ne dit que ce qu'il vouloit dire, et fut impénétrable sur ce qu'il falloit cacher. Toute la maison finit par être persuadée de l'histoire qu'avoit faite la Dupuis, et on ne parla plus de rien.

Laissons M. de Saint-Silvain, et revenons à l'estimable mademoiselle de Fermon et à son intéressante nièce.

Cette aimable enfant répondoit au soin que l'on prenoit de son éducation; sa tante étoit sa première institutrice, et Zabeth apprenoit avec une facilité surprenante. Elle étoit douce, et annonçoit le plus heureux caractère. Un peu de fierté se laissoit voir à travers l'affabilité qui régnoit dans toutes ses actions; elle étoit la première à reconnoître un tort quand elle en avoit un; mais quand on lui en donnoit mal-à-propos, sa petite ame se révoltoit; on voyoit qu'elle se trouvoit offensée. Sa tante ne regardoit pas cela comme un défaut; une élévation d'ame bien entendue est la sauve-garde de beaucoup d'erreurs.

Aussi-tôt que l'on sut mademoiselle de Fermon établie dans sa maison, les anciens amis de sa famille vinrent la voir avec empressement. Elle étoit estimée généralement; mais le plaisir le plus grand qu'elle éprouva fut de retrouver une amie avec laqu-elle elle et sa sœur avoient été au couvent. Elles s'étoient perdues de vue depuis plus de douze ans. Eléonore de Quinville avoit été mariée à un Anglais, nommé William Noriss; il l'avoit emmenée, aussi-tôt après son mariage, en Angleterre, et elle y avoit vécu dans le sein de la famille de son mari. Elle eut le malheur de le perdre, et il ne lui restoit de l'union la plus fortunée, qu'un enfant âgé de neuf ans. Les lieux où elle avoit vécu avec un homme adoré lui devinrent insupportables; elle repassa en France, et revint à Boulogne, lieu de sa naissance, où résidoit encore une partie de sa famille.

Elle n'étoit occupée que de son cher Enneric Noriss, qui seul pouvoit la consoler de la perte de son époux. Elle vint voir mademoiselle de Fermon; et ces deux aimables femmes se retrouvèrent avec un plaisir que l'on ne peut rendre: elles se promirent de se quitter le moins possible; et toutes les deux occupées de l'éducation de leurs aimables enfans, elles partagèrent leurs soins aux deux petits êtres qu'elles aimoient si tendrement. L'amitié qui unissoit les deux mères (nous pouvons donner ce titre à mademoiselle de Fermon, qui en tenoit vraiment lieu à sa nièce); l'amitié, dis-je, de ces aimables femmes fut bientôt communiquée aux deux élèves. Une tendresse vraiment fraternelle s'étoit fait sentir à leurs jeunes cœurs; on ne pouvoit plus les séparer.

On ne pouvoit avoir un spectacle plus agréable: deux femmes jeunes encore, d'une figure intéressante, qui se livroient sans relâche aux soins que demande l'éducation! Il n'y a que la plus profonde amitié qui puisse faire passer sur les dégoûts d'une tâche aussi pénible: il faut savoir allier l'indulgence à la fermeté; et cet équilibre à garder n'est pas sans difficulté.

Il est vrai que nos deux aimables enfans étoient doués par la nature du plus heureux naturel. Zabeth étoit pétulante et folâtre, quoique très-attachée à ses devoirs; et le jeune Enneric étoit froid et posé, comme tous les hommes du pays où il avoit pris naissance. Il avoit un caractère ferme et décidé; et quand il vouloit quelque chose absolument, sa petite sœur Zabeth (c'est ainsi qu'on l'appeloit), malgré qu'elle eût aussi ses petites volontés, lui cédoit avec plaisir tout ce qui pouvoit lui être agréable.

C'est ainsi que s'écouloit le tems. Zabeth apprit l'anglais, la musique, le forte-piano; et Enneric partageoit son tems entre ces études d'agrémens et les sciences faites pour son sexe. Ce qui plaisoit le plus à ce joli couple, étoit la danse; ils prenoient cette leçon avec plaisir, et cela leur servoit de récréation. Ce talent convenoit à la vivacité de Zabeth; la gaieté brilloit dans ses yeux quand on annonçoit le maître à danser. Pour Enneric, il étoit enchanté de pouvoir faire quelque chose qui amusât sa chère petite sœur.

Pendant que ces deux aimables enfans grandissoient en agrémens et en science, la Dupuis poursuivoit ses projets près de M. de Saint-Silvain; elle avoit écrit à la vieille femme qui l'avoit élevée, qui demeuroit dans un des faubourgs de Lyon; et elle lui avoit dicté la lettre qu'elle desiroit recevoir pour hâter la décision de son maître. Cette femme, qui, pour de l'argent, faisoit tout et se prêtoit à tout, s'étoit déja chargée d'écrire les lettres dont il a été question plus haut, par lesqu-elles un grand mariage et de grands avantages étoient offerts à la Dupuis. Elle les avoit montrées à son maître, et avoit eu l'air de faire le sacrifice d'un bon établissement par amour pour lui.

La même ruse fut mise en jeu; et un jour qu'ils étoient à se promener maritalement, on apporta une lettre à la Dupuis; elle étoit, soi-disant, de son frère. Il lui faisoit les reproches les plus amers sur sa conduite, et insistoit fortement pour que l'outrage fait à sa famille fût réparé promptement. Après le sermon le plus sévère, il lui mandoit qu'il étoit fort malade, et que cela l'empêchoit d'aller reprendre son fils, et de réclamer de M. de Saint-Silvain la réparation qu'il devoit à une famille qui avoit été sans reproches jusqu'à ce jour, etc.

La lecture de cette lettre le fit tomber dans une profonde rêverie: il tenoit à la Dupuis, parce qu'elle avoit su ployer son caractère sur le sien, et qu'elle s'étoit, sans qu'il s'en fût douté, emparée de toutes ses volontés; mais le public .... sa fille .... tout cela l'arrêtoit au bord du précipice. Elle le vit balancer; elle employa à propos tous les grands ressorts qu'elle savoit mettre en jeu; elle se jeta à ses pieds, en fondant en larmes: elle lui fit entendre que le cri de sa conscience commençoit à la tourmenter; qu'elle ne pouvoit pas être plus long-tems l'auteur de la honte et du déshonneur de sa famille; qu'elle sentoit que le sacrifice qu'elle alloit faire lui coûteroit la vie; mais que, s'il vouloit avoir la bonté de payer sa dot, elle étoit toute déterminée à se jeter dans un cloître, pour y demander pardon à Dieu de toutes ses fautes, et qu'elle feroit tous ses efforts pour oublier un amour qui, jusqu'à ce jour, avoit fait le bonheur de sa vie .... M. de Saint-Silvain ne put résister aux expressions touchantes qu'elle sut employer. Il la releva, l'embrassa, et lui dit: Eh bien, ma chère amie, il ne sera pas dit que je ferai le malheur d'une créature si intéressante; je braverai l'opinion publique .... Que m'importe, après tout, les propos de gens qui ne savent apprécier ni tes qualités, ni ton cœur? Console-toi; tu seras ma femme; je ne te demande qu'une chose, c'est de laisser ma fille entre les mains de sa tante? Elle y consentit d'autant plus volontiers, que, venant d'obtenir un des articles principaux à ses vues, elle avoit le tems d'en disposer, quand une fois elle seroit sa belle-mère; d'ailleurs, rien ne pressoit: Zabeth étoit encore jeune, et il étoit instant qu'elle s'occupât de ses intérêts, avant de penser à ceux de son fils.

Peu de tems après, M. de Saint-Silvain l'épousa. On ne peut pas dire qu'il l'éleva jusqu'à lui, mais qu'il s'abaissa jusqu'à elle. A tous égards, c'étoit une femme de mauvaises mœurs: la preuve est la conduite qu'elle avoit tenue avant de se donner à M. de Saint-Silvain. Il est vrai qu'il ignoroit qu'elle eût eu un enfant: il ne voyoit que la conduite qu'elle avoit tenue dans sa maison; et, ne pouvant approfondir le motif qui en avoit fait une femme si réservée, il la croyoit réellement un être estimable. Il auroit dû sentir pourtant qu'une fille, qui a vraiment de la vertu, ne se donne point à un homme marié, et à un homme qui, par son état étant au-dessus d'elle, ne peut jamais lui donner l'espoir de légitimer une foiblesse, à moins qu'il ne soit pas assez délicat pour calculer la distance qui doit exister entre une servante et un maître. Le fait est que M. de Saint-Silvain ne voyoit pas si loin: la fille lui convenoit; il s'étoit laissé séduire par l'amour qu'il lui supposoit pour lui; il n'étoit pas très-difficile d'ailleurs: pourvu qu'il eût une femme .... là .... il ne s'inquiétoit guère qui elle étoit.

Plus d'un lecteur sera sans doute étonné de voir cette Dupuis qui, pendant près de dix ans, poursuit son projet avec une persévérance étonnante, et qui, pendant ce nombre d'années, ne se dément pas un moment du rôle qu'elle a pris pour parvenir à son but? Cela n'est pas sans exemple. Elle gagnoit de l'âge; M. de Saint-Silvain, qui touchoit à la cinquantaine, tenoit, par raison, à une créature qui lui étoit devenue nécessaire plus que jamais. L'isolement dans lequel sa foiblesse pour elle l'avoit jeté, faisoit que, pour ainsi dire, elle lui restoit seule. Il étoit d'un caractère si apathique sur ce qui l'entouroit, que la présence même du petit Dupuis, qui, depuis long-tems étoit dans sa maison, et qui, au premier moment où il y vint, n'y devoit rester qu'un mois, ne lui fit faire aucune réflexion. C'étoit un homme qui se laissoit entraîner par le tems et par les circonstances; et il crut récompenser la vertu, en épousant cette fille.

Lorsque mademoiselle de Fermon sut la bassesse dans laqu-elle son beau-frère venoit de tomber, elle ne put pas envisager le sort de sa nièce sans pleurer amèrement. Les malheurs auxquels cette chère enfant sembloit être destinée, la jetèrent dans la plus cruelle douleur. Elle la tenoit dans ses bras, et elles confondoient leurs larmes. Zabeth faisoit tous ses efforts pour consoler sa tante. Ah, ma chère maman! lui disoit-elle, ne me ramène jamais chez papa. Je l'aime, je t'assure, malgré tous les chagrins qu'il t'a causés; mais pour cette Dupuis ...... je ne veux jamais la revoir; et, malgré tout ce que l'on me dira, je ne l'appellerai jamais maman. Mais ne pleure pas, tendre maman: Zabeth ne te quittera jamais. Si on vouloit m'avoir, nous irions dans le pays de mon frère Enneric ...... Comme elle prononçoit ces mots, il entra avec sa mère. Depuis le tems qu'ils vivoient familièrement ensemble, on n'avoit vu couler aucune larme. Les enfans, quand ils avoient tort, étoient réprimandés avec plus ou moins de rigueur, selon l'exigence du cas; cela les rendoit très-sérieux, moins par humeur, que parce que réellement ils sentoient qu'ils avoient eu tort; et ils ne pleuroient pas, parce que, quoique jeunes, la raison chez eux ne laissoit pas d'être formée. C'est à quoi on s'étoit particulièrement attaché.

Lorsqu'Enneric vit mademoiselle de Fermon et sa chère Zabeth en larmes, il s'élança de la porte avec une promptitude extrême, et leur demanda ce qu'elles avoient? Madame Noriss fit la même question; et son amie lui conta ce qui venoit de se passer à Château-neuf (nom de la terre de M. de Saint-Silvain). Elle ne dissimula pas ses craintes sur le sort de sa nièce, si jamais elle tomboit entre les mains de la créature que son père venoit d'épouser. Pendant qu'elle entroit dans les détails les plus intéressans, le jeune Enneric prenoit une attitude fière: il se faisoit grand, en se redressant avec affectation. Comment! dit-il, c'est cela qui vous fait pleurer? parce que son père a épousé une méchante femme qui n'est pas digne de lui? Il faut ne les pas voir. Je ne souffrirai pas que l'on rende ma sœur malheureuse. Ce ton de maître arracha aux deux amies un sourire involontaire, qui se fit passage à travers les larmes qu'elles versoient. -- Eh bien! que ferois-tu, mon cher Enneric, si l'on venoit ici m'enlever ta sœur? -- Ce que je ferois? dit-il avec un ton d'assurance tout-à-fait aimable; je me battrois contre ceux qui viendroient: je cacherois Zabeth, et je l'emmenerois à Wenstead, chez ma bonne maman Noriss. Et puis je grandirai; je ne serai pas toujours petit; et, quand une fois je serai grand comme un homme, je réponds bien que personne n'osera faire de la peine à Zabeth, ou ils auront à faire à moi. Zabeth étoit si contente de voir son frère prendre ainsi son parti, qu'elle fut l'embrasser, en lui disant: Je savois bien que tu nous défendrois contre les méchans. Je l'ai dit à maman; il ne faut pas s'inquiéter. Sois sûre, dit-elle en s'adressant à mademoiselle de Fermon, que, si on vouloit nous chagriner, mon cher Enneric sauroit bien nous défendre. La sécurité de l'une, et la petite audace de l'autre, firent que les deux mères se regardèrent. -- Voilà un défenseur, dit madame Noriss. -- Oui, ma chère Eléonore, dit mademoiselle de Fermon, je me permets de lire dans l'avenir, et j'en accepte l'augure. En disant ces mots, elles s'embrassèrent, prirent chacune la main de leur enfant, les joignirent, et leur dirent avec attendrissement: Aimez-vous, mes amis; et puisse le ciel vous permettre un jour de vous aider dans les vicissitudes de la vie! N'oubliez jamais ce moment-ci. -- Oh! jamais, dit Enneric avec feu. On ne rendra ma sœur malheureuse, que quand je serai mort. -- Comment, mort? dit Zabeth; mais je ne veux pas que tu meures: et, en disant cela, elle se mit à pleurer. -- Il ne mourra pas, ma chère fille, dit madame Noriss: il vivra pour vous aimer, et pour vous rendre heureuse. Embrassez-vous, et allez vous promener et jouer. Ils s'embrassèrent tous deux, et furent au jardin. Mais ce jour là le jeu ne les occupa pas beaucoup. Enneric étoit grave: il pensoit au tems où il seroit un homme, et où il pourroit faire valoir ses volontés. Il en parloit à sa sœur avec un air d'assurance qui en imposoit à son jeune esprit; et, depuis ce jour, elle regarda son frère comme un personnage plus important qu'elle ne l'avoit vu jusqu'alors. Elle avoit mis sa confiance et son espoir en lui, et cela avoit fait naître en elle une espèce de considération.

Mademoiselle Dupuis, que nous ne pouvons nous résoudre à appeler madame de Saint-Silvain, garda, pendant la première année de son mariage, le même ton de déférence qu'elle avoit toujours eu avec son maître. Trop accoutumée à dissimuler, pour jeter si-tôt le masque, elle avoit continué à se ployer à tout. Si, de tems à autre, quelques éclairs de son caractère altier se faisoient jour à travers son ton doucereux, elle savoit le réparer si promptement, et reprenoit si bien le langage de la bonté, que son époux admiroit son heureux caractère, et lui trouvoit beaucoup plus de mérite, que si elle avoit toujours eu la même égalité d'humeur. De son côté, le petit Dupuis s'étoit maintenu, d'après les conseils de sa mère, de façon à se faire aimer de tout le monde. Mais le moment où elle se livra à ce qu'elle étoit réellement, fut le signal où le fils ne trouva plus de bornes à ses vicieux penchans. Chaque jour on trouvoit des effets qui disparoissoient. Les domestiques, dans la crainte d'être accusés, épièrent le coupable. On surprit Dupuis, et on le dit à M. de Saint-Silvain. Il en parla à sa femme, en lui conseillant d'écrire à son frère de venir le reprendre; qu'il ne l'avoit laissé que pour un mois; et que, depuis quatre ans, il n'y avoit pas pensé. La Dupuis se mit fort en colère. Elle prétendit que c'étoit une pure calomnie; que son neveu n'étoit pas capable de pareils torts; que c'étoit ses ennemis qui faisoient répandre ce bruit; qu'elle n'ignoroit pas qu'elle en avoit; qu'un de ces jours, elle seroit aussi en butte à de pareils soupçons; qu'elle aimoit son neveu; qu'elle avoit desiré de le garder; et que son frère, la voyant mariée, ne s'y étoit pas opposé; que, s'il falloit qu'il sortît de la maison, elle s'en iroit avec lui; qu'il n'y avoit rien de plus affreux que de prêter l'oreille à de pareilles horreurs ....... Après s'être déchaînée avec une violence qui avoit fort étonné M. de Saint-Silvain, elle se mit à pleurer, selon sa louable coutume. Elle ne voulut pas dîner; et il fut obligé, pour appaiser cette furie, de lui demander mille pardons. Il aimoit la paix, comme il le disoit très-bien; et l'aimoit tellement, qu'avec le moyen d'une scène, on le menoit où l'on vouloit.

Le petit bon homme prit aussi de l'humeur. Piqué contre les valets qui l'avoient épié, il leur joua les tours les plus sanglans. Ils demandèrent leurs comptes; et, au bout de deux ans de ménage, pas un domestique ne vouloit entrer au service de M. de Saint-Silvain. Cette désertion lui ouvrit un peu les yeux. Il étoit devenu sombre. Seul avec la mère et le fils qui le dominoient, cet homme se trouva sans amis, sans parens, et presque sans domestiques. Des scènes fréquentes finirent par lui rendre sa maison insupportable. Depuis quatre ans que mademoiselle de Fermon étoit sortie de chez lui, elle s'étoit contentée de lui écrire, de lui donner des nouvelles de sa fille; mais elles n'avoient point été à Château-neuf. Lui-même ne desiroit pas de les voir. La présence de ces deux êtres-là lui étoit une sorte de reproche; et, malgré tous ses torts, son cœur n'y étoit pas totalement fermé. On se laisse tromper long-tems .... très-long-tems! ..... mais enfin on finit par voir clair. Quand le mal est sans remède, on cherche soi-même à rattacher le bandeau que le tems avoit soulevé. L'amour-propre s'en mêle; et l'on aime mieux souffrir en silence, que d'avouer publiquement sa turpitude.

M. de Saint-Silvain sortoit souvent. La chasse lui étoit devenue plus agréable que jamais. Un jour qu'il s'étoit éloigné plus que de coutume, il fut tout étonné de se trouver presqu'à la porte de Boulogne. Il jeta un soupir ...... et sa fille Zabeth ..... et cette femme si douce qui n'étoit plus .... vinrent se présenter à son esprit. Un mouvement involontaire lui fit continuer sa route. Il arrive, et gagne, presque machinalement, la maison de feus M. et madame de Fermon. La porte étoit ouverte; il avance, regarde. Personne ne s'offre à sa vue: il continue d'avancer. Des rires vinrent frapper son oreille ..... Il dit en soupirant: On rit ici .... et chez moi, il y a long-tems que cette expression du plaisir n'existe plus! ... Il arrive, ouvre la porte d'une salle au rez-de-chaussé, et voit mademoiselle de Fermon et madame Noriss qui s'amusoient beaucoup des folies de leurs jeunes élèves. La première jette un cri, en disant: M. de Saint-Silvain! ..... Zabeth se retourne; et, d'un mouvement précipité, vint se jeter dans les bras de sa tante. Enneric s'avance promptement, et a l'air de vouloir leur faire un rempart de son corps. Tout le monde étoit pâle. M. de Saint-Silvain seul avoit le rouge au visage. Je vous effraie, ma fille? -- Non, monsieur, dit mademoiselle de Fermon. Qu'avez-vous donc, Zabeth? Est-ce là l'accueil que l'on fait à un père? Zabeth fut au-devant de lui, les yeux baissés, et lecœur palpitant. Il l'embrassa avec tendresse. Elle étoit grande. La plus jolie taille et la plus jolie figure étoient ses moindres agrémens. Son père prit un siége, en approcha un de lui, et fit asseoir sa fille à ses côtés. Il l'examinoit avec plaisir. -- Que je vous ai d'obligations, mademoiselle! dit-il à mademoiselle de Fermon. -- Aucunes, monsieur. J'ai rempli mes devoirs. J'ai satisfait aux engagemens que j'ai pris avec votre femme; puissiez-vous ne point oublier les vôtres! .... Il garda un moment le silence, et lui dit: Vous voyez que je les tiens aussi? Je n'ai point retiré ma fille d'avec vous, et j'y pense moins que jamais. -- Ah, mon père! dit Zabeth en se jetant à ses pieds, pardonnez à votre fille l'accueil qu'elle vous a fait! Je craignois ..... -- Relève-toi, mon enfant. Je suis fâché de t'avoir fait peur. -- Ah! ce n'est pas vous! dit Zabeth en rougissant. M. de Saint-Silvain rougit aussi, et tout le monde garda le silence.

Mademoiselle de Fermon, dont l'ame généreuse souffroit quand elle voyoit à la gêne des gens même qu'elle n'estimoit pas, rompit ce silence fatigant pour tout le monde, et présenta à son beau-frère le jeune Noriss. Il avoit connu son père dans les fréquens voyages qu'il faisoit en France, avant d'épouser mademoiselle de Quinville. Enneric avoit quatorze ans, et etoit très-grand pour son âge. M. de Saint-Silvain le trouva fort aimable, assura qu'il seroit très-bel homme, et lui fit bon accueil: le jeune Noriss reçut ces complimens très-froidement, et parla très-peu. Mademoiselle de Fermon voulut faire voir les talens que Zabeth avoit acquis; elle chanta, joua du fortepiano; mais jamais on ne put obtenir d'Enneric de faire voir le moindre talent. Il s'en défendit même avec humeur; Zabeth le regardoit, et n'étoit pas contente de cet entêtement; elle auroit eu tant de plaisir que son père vît combien il excelloit dans tout ce qu'il faisoit!

M. de Saint-Silvain oublia l'heure, et la soirée étoit avancée lorsqu'il pensa à s'en retourner; il embrassa mademoiselle de Fermon, qu'il appela sa sœur, et lui dit qu'il lui demandoit la permission de venir de tems à autre jouir de leur aimable compagnie. Ah! que vous nous ferez de plaisir, mon cher papa! dit Zabeth. Son père la pressa dans ses bras; et son cœur, pour la première fois depuis long-tems, éprouva une vraie jouissance. Il s'en retourna doucement, occupé du spectacle qu'il venoit d'avoir. Les approches de sa maison resserrèrent son cœur, et il déposa à la porte toute la joie qu'il avoit puisée dans la petite société de Boulogne; il se promettoit d'y revenir. Aussi-tôt qu'il fut rentré, on l'accabla de questions, étonnée de le voir revenir si tard. Il crut nécessaire de ne pas faire mention de la visite qu'il avoit rendue à sa belle-sœur.

Il ne pensoit pas sans plaisir aux grâces naissantes de sa fille: elle avoit alors onze ans; sa taille commençoit à se former, et sa figure vive et piquante annonçoit gaieté et franchise. Il pensa au jeune Noriss qui en avoit quatorze; il crut avoir vu des regards d'intérêt de la part de Zabeth. Enneric étoit très-grand pour son âge; il étoit blond, et cela n'ôtoit point à sa figure un air de fierté et de grandeur qui convient à un homme: son air grave et froid annonçoit un caractère qui, avec l'âge, ne feroit que se prononcer davantage. Il pressentoit qu'une douce union pourroit, par la suite, se former entre deux êtres qui, élevés ensemble et amalgamés l'un sur l'autre, ne pourroient qu'être heureux. Il étoit loin de blâmer à cet égard les projets qu'il supposoit à sa belle-sœur.

L'apparition de M. de Saint-Silvain chez mademoiselle de Fermon avoit d'abord causé de l'effroi; mais le plaisir qu'il témoigna de voir sa fille, et la promesse qu'il avoit renouvelée de ne la point ôter à sa tante, avoient fait rentrer le calme dans tous les cœurs. Zabeth aimoit son père; on l'avoit accoutumée à le respecter, comme l'auteur de ses jours, à plaindre sa foiblesse, et à ne point se permettre d'en murmurer. On avoit appris, par la vieille Cateau, que la paix étoit bannie de Château-neuf; et cet homme si coupable par sa foiblesse, n'étoit plus qu'une victime intéressante et malheureuse.

Mademoiselle de Fermon avoit trouvé M. de Saint-Silvain très-changé; la tristesse étoit peinte dans ses yeux; elle fut touchée de l'état de son beau-frère, et son sensible cœur en fut véritablement affecté. Elle en parla à mademoiselle Noriss avec toute la sensibilité dont elle étoit capable; elles s'attendrirent toutes les deux sur le sort d'un homme qui auroit pu être heureux, et qui, par sa coupable condescendance, s'étoit plongé dans le malheur, et s'étoit voué au mépris général; car les hommes, les hommes les plus immoraux sont ceux qui jugent avec le plus de rigueur leurs semblables ....... La tendre Zabeth versa des larmes sur le sort de son père; et, dans son attendrissement, se dépitoit de penser que le mal étoit sans remède. Ah! disoit-elle, je hais bien cette méchante femme que je ne puis appeler maman! Mais pourtant, si je croyois que ma présence pût adoucir la tristesse de mon malheureux père, je crois que j'irois sur-le-champ vivre auprès de lui. Cet élan d'un bon cœur fit tressaillir madame Noriss et mademoiselle de Fermon; elles embrassèrent toutes les deux Zabeth, en la couvrant des larmes de l'admiration. Pendant cette scène intéressante, Enneric étoit assis dans le fond de la chambre, les bras croisés et les jambes alongées, et ne paroissoit pas prendre la moindre attention à ce qui se passoit si près de lui. Sa mère l'appela, et lui demanda ce qu'il faisoit là? Je ne fais rien, dit-il avec un air assez triste; j'écoute mademoiselle Zabeth, qui veut s'en aller d'ici, et qui ne demande pas mieux de nous quitter. Elle n'a qu'à venir à présent me dire qu'elle m'aime de tout son cœur, et qu'elle ne veut jamais se séparer de moi! -- Il vous sied bien, M. Noriss, dit Zabeth d'un ton piqué, de vous fâcher contre moi? vous qui avez reçu mon père avec un air si froid, et qui n'avez jamais voulu ni chanter, ni danser avec moi, malgré toutes les instances qui vous ont été faites. -- Je ne suis pas une marionnette, dit Enneric; je ne danse, ni ne chante à commandement; encore moins devant des gens que je ne puis aimer. -- Comment! vous n'aimez pas mon père? si je le croyois, je ne vous aimerois plus. Ici les larmes de la pauvre Zabeth recommencèrent. Voilà le sort des femmes, dit madame Noriss en soupirant. Nous naissons pour être toujours à la gêne entre nos devoirs et le sentiment. Ecoutez, mon fils; vous ne pouvez mieux prouver à Zabeth que vous l'aimez réellement, qu'en considérant l'auteur de ses jours: vous devez le respecter comme elle-même. Je le respecte, dit Enneric; mais cela n'engage ni à chanter, ni à danser. -- Non, sans doute, dit sa mère; mais c'est un acte de complaisance que l'on doit à la société. -- Je ne suis pas complaisant; cela est bas: je respecterai M. de Saint-Silvain tant que l'on voudra; mais voilà tout. -- Vous avez, mon cher Enneric, dit mademoiselle de Fermon, tout le caractère des hommes de votre pays, froid et sec. Je suis franc, dit Enneric; d'ailleurs, je me fais gloire de leur ressembler. En disant cela, il se leva pour sortir. Zabeth courut après lui, lui fit mille innocentes caresses, et le pria de n'être pas fâché. Je ne le serai plus, lui dit-il, si tu me promets de rester avec nous? -- Je te le promets, dit-elle, si mon père n'a pas besoin de moi pour son bonheur. Ah! mon cher frère! ne te fâche pas contre moi, je t'en prie. Je t'aime bien, je t'assure; mais songe donc qu'il est bien malheureux! C'est sa faute. -- Et qu'importe? en est-il moins à plaindre? et mon devoir ne me fait-il pas la loi d'oublier ses torts, et de servir à sa consolation si cela est possible? -- Je connois mon fils, dit madame Noriss; il a l'ame trop belle, pour n'être pas le premier à conseiller une belle action, si les circonstances l'exigeoient; et plus sa chère sœur se montrera généreuse à cet égard, plus il aura d'estime pour elle. Mais je ne la verrois plus, dit Enneric, si elle alloit chez son père; et je ne veux pas la quitter. -- Ne nous inquiétons pas de l'avenir, dit mademoiselle de Fermon; mes enfans, vous êtes jeunes, formez vos cœurs à la vertu et à la patience; c'est ce dont on a le plus grand besoin dans cette vie!

Enneric se raccommoda avec sa sœur; et ils se promirent de nouveau de ne se quitter jamais. Au bout de quelques jours, M. de Saint-Silvain revint voir mademoiselle de Fermon; il fut reçu avec le plus grand intérêt de la part de sa fille: aussi-tôt qu'elle l'aperçut, elle courut se jeter dans ses bras, en l'embrassant et en l'appelant son cherp apa! Le cœur de ce malheureux père éprouva la plus douce satisfaction. Il rendit à sa fille ses caresses, et ne cessoit de faire l'éloge de cette intéressant enfant. Enneric lui fit un accueil plus gracieux que la première fois qu'il l'avoit vu, et eut même pour lui mille petits égards qui touchèrent Zabeth jusqu'au fond du cœur. Elle en témoigna toute sa satisfaction; et, avec son petit air engageant, elle lui demanda s'il vouloit chanter? il y consentit; et ces deux charmans enfans firent voir à M. de Saint-Silvain qu'ils avoient autant de talens que de graces et d'esprit. La soirée fut agréable pour tous; tant il est vrai que le bonheur n'existe qu'au sein d'une amitié franche; le tourbillon des indifférens nous étourdit, et ne laisse rien dans le cœur qu'un vuide épouvantable.

M. de Saint-Silvain avoit une peine infinie à quitter la maison de mademoiselle de Fermon; enfin, avec un soupir, il annonça qu'il alloit se retirer. Zabeth demanda à sa tante d'aller reconduire son père à une certaine distance. On acquiesça à cette demande, et on sortit. A vingt pas de la maison, M. de Saint-Silvain fit un mouvement de surprise, en voyant un jeune garçon qui se couloit le long d'un mur, et qui le suivoit. Il dit: C'est toi, Dupuis? A ce mot, le petit Dupuis disparut et s'enfuit. Il avoit un an de plus qu'Enneric; mais il avait la tête de moins. Celui-ci vouloit courir après, et le ramener. Ce n'est pas la peine, dit M. de Saint-Silvain; je le retrouverai assez tôt: il dit cela en soupirant; il lui étoit aisé de voir que l'on espionnoit ses démarches. On se sépara, et chacun fut retrouver sa maison.

M. de Saint-Silvain n'avoit pas dit à sa femme qu'il avoit vu sa fille; il craignit que cela ne fût le sujet d'une scène violente, et il les redoutoit on ne peut davantage; il craignoit de rentrer chez lui, et qu'à son arrivée on ne l'accueillît des plus amers reproches. Il fut fort étonné de trouver le visage de madame de Saint-Silvain fort gracieux. Elle ne lui parla de rien; mais comme il savoit qu'elle l'avoit fait suivre, il lui dit qu'il avoit été faire une visite à mademoiselle de Fermon. Vous avez très-bien fait, mon ami, dit sa femme; je vous assure qu'il me tarde de voir votre fille, qui doit être charmante? Je n'ai point osé vous en parler, de peur de vous déplaire; mais si vous me procuriez ce plaisir, je vous en aurois la plus sensible obligation. M. de Saint-Silvain, qu'un rien désarmoit, fut on ne peut plus sensible aux douces paroles de sa femme. Il aimoit sa fille, et l'espoir de la voir chez lui quelquefois, s'il étoit possible de réunir les esprits, fit éprouver à son cœur une vraie satisfaction. Il en témoigna toute sa joie; et cette créature adroite, qui connoissoit bien le moyen de l'amener à ses vues, vit qu'elle n'avoit point encore perdu l'empire qu'elle avoit sur son ame, malgré tous les différends qui s'élevoient souvent dans le ménage; mais qui étoient bientôt appaisés, parce que M. de Saint-Silvain cédoit toujours à la volonté de sa femme.

L'apparition de Dupuis avoit étonné mademoiselle de Fermon. Elle n'ignoroit pas qu'il y avoit dans la maison de son beau-frère un neveu de sa femme. Sa délicatesse souffroit de voir M. de Saint-Silvain esclave d'une créature assez vile pour éclairer ses démarches, et un jeune homme assez bas pour se prêter à une chose qui, en soi, est humiliante. Elle ne pouvoit que gémir sur son sort. Il vint le surlendemain avec une figure rayonnante de satisfaction: il étoit tout glorieux de n'avoir point été grondé par sa dame et maîtresse. Madame Noriss et son fils n'étoient point dans ce moment chez mademoiselle de Fermon. M. de Saint-Silvain n'étoit pas fâché de la trouver seule. Il pria Zabeth de vouloir bien faire un tour de jardin. Elle se retira, mais avec une sorte d'inquiétude du sujet qui alloit être traité. Malgré tout son bon cœur et sa tendresse pour son père, la crainte d'aller chez lui ..... non pour lui, cette idée étoit loin d'elle; mais cette femme qui tenoit la place d'une mère qu'elle auroit tant aimée, à en juger par la tendresse qu'elle éprouvoit pour cette si bonne tante! ..... et ce petit garçon qu'elle n'avoit qu'entrevu, mais qui lui paroissoit si laid! .... et son cher Enneric! .... son petit cœur soupira. C'étoit un tribut à l'amitié. A l'amitié ....... ah, Zabeth! vous touchez tout-à-l'heure à l'âge où ce sentiment doux jette des racines profondes, et devient bientôt, en prenant plus d'empire, une passion forte et dominante qui absorbe toutes les facultés ..... Zabeth fut s'asseoir dans un coin solitaire du jardin, et sa petite tête faisoit un grand chemin de conjectures en conjectures.

Lorsque M. de Saint-Silvain se vit en liberté avec sa belle-sœur, il s'approcha d'elle, et ne savoit par où commencer ce qu'il avoit à dire. Il tiroit ses bottes, toussoit, prenoit son mouchoir, sans aucun besoin de s'en servir, le remettoit dans sa poche, et tout son maintien annonçoit un homme à la gêne. Mademoiselle de Fermon, si bonne et si compatissante, souffroit de le voir souffrir. Elle se sentoit contrainte par l'embarras de son beau-frère: elle prit le parti de l'aider à s'expliquer. -- Vous avez quelque chose à me dire, monsieur? parlez sans crainte; soyez sûr d'avance que tout ce qui dépendra de moi, et qui ne sera pas contraire aux engagemens que j'ai pris avec ma sœur, je le ferai avec plaisir. -- Je ne doute pas, ma chère sœur, mais ..... je crains ..... -- Ne craignez rien. De quoi s'agit-il? -- J'aime beaucoup ma fille. -- Je le crois: elle le mérite. -- Je desirerois ..... que ..... enfin ma sœur, si ..... mais vous n'y consentirez pas ..... et pourtant cela me feroit bien plaisir! .... -- Mais dites, mon frère, ce que vous desirez. Vous me faites peine: avez-vous oublié combien je mets de prix à faire ce qui peut être agréable à quelqu'un, quand cela n'est contraire ni à mes devoirs, ni à mes engagemens? -- Eh bien, ma sœur, je me regarderois très-heureux si vous vouliez me faire la grace de venir dîner un jour chez moi, et d'amener ma fille: que j'aie le plaisir de la recevoir avec vous de tems à autre. Le soir même vous serez ramenées chez vous; croyez-en ma parole d'honneur. -- Quoi! monsieur, vous voulez me forcer à me trouver avec une femme qui a usurpé la place d'une épouse respectable? et cette épouse étoit ma sœur! et cette sœur infortunée a vu de son vivant celle qui, un jour, devoit lui succéder! Cette idée a hâté l'heure de sa mort. Vous n'ignorez pas les chagrins qu'elle a éprouvés ...... A ces mots, mademoiselle de Fermon ne put retenir ses larmes. M. de SaintSivain lui-même en avoit les yeux remplis. Il ne pouvoit proférer une parole: il prit la main de sa belle sœur, la porta contre son cœur, et lui dit d'une voix entrecoupée: Par pitié, ma sœur, n'enfoncez pas le trait qui me déchire. Je vous fais un aveu que je ne puis risquer qu'avec une ame aussi généreuse que la vôtre ..... Je sais mes torts ..... je les reconnois tous ..... Il est trop tard! ah! beaucoup trop tard! ..... je le sais ..... j'ai assez de chagrins ..... ne les aggravez pas .... Dans tout ceci, ne considérez que moi, que le père de Zabeth ..... que le trop coupable époux de votre aimable sœur ..... Si elle vivoit encore, son cœur généreux me pardonneroit! Faut-il que je sois privé à jamais du bonheur de recevoir ma fille? c'est la seule consolation qui me reste! ... me la refuserez-vous? ... Non .... non .... dit mademoiselle de Fermon en lui prenant les mains, et en les lui serrant tendrement. Homme foible et malheureux! ....... vous verrez votre fille ..... il seroit trop barbare de vous accabler davantage. Quand on reconnoît ses torts, on mérite tous les pardons. Je saurai vaincre ma répugnance; je vous donnerai l'exemple du courage: j'irai chez vous, et j'aurai la force de renfermer dans le plus profond de mon cœur, tous les déplaisirs que je pourrois éprouver ..... Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et confondirent leurs larmes. Hélas! ce M. de Saint-Silvain que l'on ne peut estimer, mais que les ames sensibles doivent plaindre, éprouva dans ce moment une douceur à laqu-elle, depuis long-tems, il n'étoit plus accoutumé. Leurs yeux étoient encore humides quand on annonça madame Noriss. Elle entra avec son fils. Les traces des larmes qu'avoit répandues mademoiselle de Fermon, firent frémir Enneric jusqu'au fond du cœur. Son tête-à-tête avec son beau-frère, l'absence de Zabeth, tout cela lui fit croire que M. de Saint-Silvain avoit redemandé sa fille, et qu'il alloit l'emmener. Il ne prit pas de siége, et courut promptement chercher sa chère sœur. Il la trouva solitaire et rêveuse. Aussi-tôt qu'ils s'aperçurent, ils s'embrassèrent sans pouvoir se parler. Zabeth se mit à pleurer. Ah! dit-elle, mon cher Enneric, j'ai bien peur que mon papa ne vienne me chercher! Il a voulu parler à ma tante, et on m'a renvoyée. Si je vais chez lui, je serai bien malheureuse, si vous ne voulez pas venir me voir; et, puisque vous n'aimez pas mon père, vous n'y viendrez pas ..... Elle se tut, et arrêta sur son jeune ami le regard le plus doux. -- Je ne sais, dit Enneric, ce dont il est question: ta tante a pleuré: ton père lui-même a les yeux un peu rouges. Mais je te jure, Zabeth, que, telle chose qui arrive, je te verrai toujours; et, quand on t'emmeneroit au bout du monde, j'irois pour jouir du plaisir de voir mon aimable sœur. Je t'aime bien, dit-il en soupirant. Je ne sais comment ça se fait ...... j'aime bien ma mère, pourtant il me semble que je t'aime encore mieux. Et moi, mon ami, il me semble que je t'aime encore mieux que tout le monde. Ils se regardèrent, soupirèrent, et ne dirent plus mot. Ils revinrent à la maison en se tenant par la main, et se trouvèrent à la porte, sans avoir proféré une parole. Zabeth n'osoit entrer: Enneric entra le premier, et trouva la conversation engagée d'une façon calme qui n'annonçoit rien d'inquiétant. Mademoiselle de Fermon demanda sa nièce: celle-ci l'entendit, et vint sur-le-champ. A peine si elle osoit arrêter les yeux sur ceux de sa tante, dans la crainte d'y lire de fâcheuses nouvelles. M. de Saint-Silvain caressa beaucoup sa fille, et lui demanda si elle seroit bien aise de venir dans deux jours dîner chez lui avec sa tante? Elle répondit, en rougissant, qu'elle feroit tout ce que lui et sa tante voudroient. Ma fille, lui dit-il, l'obéissance est ce que l'on doit attendre de votre âge; mais quand un père desire de vous voir, il seroit flatteur pour lui de croire qu'il y entre un peu d'inclination. Zabeth fut se jeter dans les bras de son père, et l'embrassa tendrement: ce ne fut pas sans répandre quelques larmes; son cœur étoit un peu gonflé, et elle ne put les empêcher de couler. Je suis fâché, dit M. de Saint-Silvain, de te causer du chagrin chaque fois que je viens. Je t'assure, mon enfant, que cela me peine. Ce n'est pas mon intention: je voudrois que ma présence portât de la joie dans ton cœur, comme la tienne en porte au mien. Je remets mes intérêts à ton aimable tante; elle te parlera, et tu verras qu'il n'y a pas de quoi te chagriner.

Comme la soirée étoit avancée, il se leva pour se retirer. Zabeth étoit fâchée d'avoir fait de la peine à son père. Elle ne lui répondit rien; mais elle le caressa beaucoup, et il s'en alla content.

Quand il fut parti, mademoiselle de Fermon communiqua à madame Noriss la conversation qu'elle avoit eue avec son beau-frère, et avoua combien son cœur étoit affligé de le voir malheureux. C'est à nous, dit-elle, en prenant Zabeth par la main, à avoir la générosité de soulager ses ennuis; il faut être indulgent pour les foibles; j'espère, ma chère amie, dit-elle à sa nièce, que tu partages mes sentimens, et que, dans la visite que je me prépare à faire à ton père, tu te conduiras en fille respectueuse, et que tu ne perdras pas de vue tout ce que sa position exige d'égards? Il faut fermer les yeux sur ses torts, et ne te ressouvenir que de tes devoirs. Zabeth baisa la main de sa tante, et l'assura qu'elle feroit tout ce qui seroit en son pouvoir pour le rendre heureux, si cela dépendoit d'elle. Enneric fut fort content de savoir que tout cela se termineroit à une visite, et se promit bien d'aller le soir de ce jour-là au-devant de sa jeune sœur.

Le jour pris par M. de Saint-Silvain arriva: il envoya une voiture à Boulogne, pour chercher sa belle-sœur et sa fille. Elles montèrent dedans, et leurs cœurs n'étoient pas contens. Quel effort de générosité à mademoiselle de Fermon! quelle peine pour la tendre Zabeth! Sa mère lui revint dans l'esprit, et cela lui fit pousser plus d'un soupir. La maison de son père lui étoit devenue étrangère: qui alloit-elle y voir? ..... Sa tante, qui la vit rêveuse, chercha à lui donner un courage qu'elle avoit à peine pour elle-même. Quand on rêve que l'on parle de choses pénibles, et que l'on redoute le terme où l'on va, la route paroît courte. Elles étoient à la porte sans s'en douter; et, quand la voiture arrêta, Zabeth s'écria: Quoi! déjà! .... O ma tante! ..... -- Songe, mon enfant, lui dit celle-ci, que ton père va te recevoir .... Oui .... mais il n'est pas seul! et elle soupira. M. de Saint-Silvain étoit déjà à la portière. La joie brilloit dans ses yeux. Il prit la main de sa belle-sœur et celle de sa fille, et les conduisit ainsi jusqu'au salon. Mademoiselle de Fermon s'attendoit à chaque instant à voir la nouvelle madame de Saint-Silvain. Zabeth étoit tremblante à ne pas pouvoir se soutenir. Son père s'en aperçut, lui serra la main, et lui dit tendrement: Tu oublies dans ce moment, ma chère fille, combien tu fais plaisir à ton père! ..... Elle le regarda, et, en lui serrant la main à son tour, l'assura qu'elle ne l'oublioit pas. On s'assit. Mademoiselle de Fermon fit un grand effort pour avoir l'air satisfait, et soutint la conversation avec une grande liberté d'esprit. Pourtant, de tems à autre, elle jetoit les yeux sur la place où avoit été le portrait de sa sœur. Il n'y étoit plus. Vous cherchez quelque chose? lui dit M. de Saint-Silvain; j'ai cru devoir vous priver d'une vue qui auroit renouvelé les peines de votre cœur: c'est une attention de ma part ..... Elle s'inclina en signe de remercîment. Chaque bruit qui se faisoit entendre, portoit le trouble dans l'ame de Zabeth. Enfin on entendit approcher quelqu'un, et madame de Saint-Silvain entra avec son prétendu neveu. Mademoiselle de Fermon se leva, la salua très-joliment. Sa nièce en fit autant; mais elle devint si pâle, que l'on crut qu'elle alloit se trouver mal. Sa tante, qui s'en aperçut, remonta son courage en parlant avec une liberté d'esprit toute admirable. Madame de Saint-Silvain avoit l'air le plus gracieux; elle fit les plus grands éloges de la figure et de la taille de Zabeth. Elle la trouva charmante; mais elle l'appela toujours mademoiselle; ce qui fit beaucoup de plaisir à la tante et à la nièce, car celle-ci étoit bien décidée à ne l'appeler que madame. Le jeune Dupuis étoit assis en face de mademoiselle de Saint-Silvain, et la regardoit sans détourner les yeux un seul moment.

On ne sera peut-être pas fâché de savoir quelle figure avoit Dupuis? Il avoit une petite taille ramassée et commune, une figure courte, le nez retroussé; deux gros yeux noirs très-saillans rouloient dans sa tête; deux grosses lèvres épaisses, et preque toujours ouvertes, laissoient voir les plus vilaines dents; des cheveux noirs et crêpus lui rendoient la tête prodigieusement grosse. Point de contenance. Ce jour-là, il fit ses efforts pour avoir du maintien, et cela lui donnoit un air roide et guindé qui ne faisoit qu'ajouter un ridicule de plus à toute sa personne.

Zabeth ne pouvoit jeter les yeux sur lui sans être révoltée. Elle comparoit cette grotesque figure à son cher Enneric, qui étoit grand, bien fait, qui avoit {??}aisance et les grâces que l'on peut de-{??}rer dans un homme. Sa tête, qu'il por-{??}it toujours haute, étoit ornée des plus {??}aaux cheveux blonds, et sa figure étoit {??}aîche et vermeille. Une bouche un peu {??}ande laissoit voir, quand il rioit, deux {??}ngs de perles d'une égale blancheur. {??}Cette comparaison fit faire un petit sou-{??}r à notre aimable Zabeth; et, presque {??}nteuse de cette foiblesse, elle l'étouffa {??}moitié.

On passa dans la salle à manger. M. de Saint-Silvain donna la main à sa belle-sœur: Dupuis s'avança pour offrir la {??}enne à Zabeth. Un mouvement involontaire, et plus prompt que l'on ne peut croire, lui fit retirer la sienne avec {??}ne sorte d'effroi. -- Pardi, mademoiselle, je ne la mordrois pas! Cette bêtise {??}ossière fit sourire mademoiselle de Fer-{??}on, et, pour excuser la petite franchise de sa nièce, elle dit: Monsieur, il ne faut pas vous étonner de la retenue de ma nièce; elle est très-timide. Zabeth sentit qu'il ne falloit pas toujours manifester sa façon de penser d'une manière si peu polie; elle sourit elle-même, et donna sa main à Dupuis. Ils furent placés à côté l'un de l'autre. Le repas se passa comme il devoit se passer. La maîtresse de la maison fut aussi honnête qu'elle pouvoit l'être, quand on manque de contenance et d'usage. Elle avoit plus l'air d'être faite pour manger à la cuisine qu'à la table des maîtres. Enfin elle fit de son mieux en fait de politesse; mais en quoi elle se surpassa, c'étoit en flatterie; ce qu'elle savoit posséder au suprême degré. Un air caressant et doucereux, profitant de toutes les occasions qui se présentoient pour dire des choses agréables et flatteuses. M. de Saint-Silvain reconnut ce jour-là cette Dupuis qui l'avoit si bien séduit sous cette apparence de bonhomie qui l'avoit charmé, et qui l'avoit fait regarder comme une excellente créature. S'il eût été capable de réflexion, cela auroit pu lui en faire faire de profondes sur la séduction que l'on avoit employée avec lui. Il auroit vu que cette adroite créature prenoit à volonté le masque qu'elle croyoit nécessaire à ses vues; mais cela ne lui vint point dans la tête. Il la trouva ce jour-là toute charmante. Mademoiselle de Fermon même, toute prévenue qu'elle étoit, en faisant grace à son maintien, la trouva d'une cordialité qui lui fit plaisir. Zabeth parla très-peu. Le voisinage de Dupuis lui fit trouver le repas très-long. Pour paroître aimable, il étoit d'une gaîté bruyante, et faisoit des éclats de rire à fendre la tête; et comme ce qui excitoit sa gaîté n'étoit rien moins que drôle, on le voyoit se pâmer sur le dos de sa chaise, pendant que le reste de la compagnie étoit sérieux. Malgré les domestiques qui étoient là pour servir, il vouloit faire l'empressé; se levoit avec promptitude pour aller chercher des choses dont même on n'avoit pas besoin; et chaque fois que cela lui arrivoit, il ne manquoit jamais de renverser sa chaise avec fracas, et d'emporter des morceaux de la robe de linon de Zabeth, sur laqu-elle il remettoit sa chaise quand il reprenoit sa place à côté d'elle. Enfin, au dessert, il voulut aller chercher quelque chose que M. de Saint-Silvain demandoit; il s'étoit si bien entortillé les pieds dans les lambeaux de la robe de sa voisine, qu'il tomba par terre, et manqua l'entraîner dans sa chute, parce qu'il voulut se retenir après elle. Cela fit jeter un cri à Zabeth, et madame de Saint-Silvain ne put s'empêcher de le reprendre de son étourderie. Elle dit, avec un air de tendresse, en regardant Dupuis: Ce jeune homme est d'une vivacité! .... j'aime la jeunesse pétulante, c'est signe d'un bon caractère. Personne ne répondit rien. La fin du dîner tira enfin notre aimable Zabeth du martyre affreux qu'elle avoit éprouvé pendant le repas, à côté d'un voisin aussi incommode.

Quand la grande chaleur fut passée, on fut faire un tour de promenade. Si Zabeth avoit voulu croire Dupuis, ils auroient couru, joué à la boule, aux quilles; mais elle ne se prêta pas à ces amusemens, dont le genre n'étoit pas dans son éducation. D'ailleurs, la présence des lieux où elle avoit passé sa tendre enfance, lui fit faire des retours pénibles. Sa tante l'avoit accoutumée de bonne heure à réfléchir, et son esprit étoit formé au delà de son âge. Elle avoit déjà une petite teinte de philosophie, et ce qui l'entouroit étoit toujours pour elle un sujet de méditation.

Le moment du départ vint; et mademoiselle de Fermon, en montant en voiture pour revenir à Boulogne, fut remerciée bien tendrement par M. de Saint-Silvain de l'agréable journée qu'elle lui avoit procurée. Il lui dit en l'embrassant: J'espère, ma chère sœur, que ce ne sera pas la dernière fois que vous me procurerez un pareil bonheur? Elle l'assura que non. Il caressa beaucoup sa fille, et, en lui donnant la main pour la faire monter en voiture, il glissa quelque chose dedans, et lui dit tout bas de le mettre dans sa poche. Elle rendit à son père toutes ses caresses, et on s'éloigna de Château-neuf.

Quand elles furent en route, mademoiselle de Fermon demanda à sa nièce comment elle avoit passé la journée? -- Avec beaucoup d'ennuis, ma chère maman. J'étois obligée de regarder souvent mon père, pour raffermir mon courage, qui, plus d'une fois, a manqué m'abandonner. Mon pauvre père! dit-elle en soupirant, quelle vie il doit mener! comme il est entouré! mon Dieu! que je le plains! si j'étois à sa place, je mourrois d'ennuis et de chagrin. Mademoiselle de Fermon assura sa nièce que, malgré que M. de Saint-Silvain ne fût pas très-heureux, il étoit d'un caractère à se ployer à tout; et que, quoique bien souvent il se trouvât à plaindre, il l'étoit moins qu'un homme qui auroit plus de caractère que lui. Elles s'entretenoient ainsi, lorsqu'on entendit crier au cocher d'arrêter. C'étoit Enneric qui venoit au-devant de sa sœur. Oh! qu'il y a long-tems que je vous attends! dit-il. Ma très-chère Zabeth, te voilà donc? je ne pouvois vaincre mes inquiétudes. Je me disois sans cesse: Si je voyois mademoiselle de Fermon revenir seule, qu'est-ce que je ferois? j'irois me jeter aux pieds de M. de Saint-Silvain, le prier de me recevoir chez lui, pour que je pusse, de tems à autre, voir ma petite sœur; et s'il me refusoit, j'en mourrois de douleur! ..... Voyez, ma tante, dit Zabeth, comme mon cher Enneric est aimable! ... quelle différence avec ce petit vilain rustre que nous venons de voir! Tiens, mon frère, lui dit-elle en lui montrant sa robe, j'en suis quitte pour cela. -- Comment! et pourquoi t'a-t-il déchiré ta robe? -- En se mettant si près de moi, dit-elle, qu'il m'en étouffoit. -- Ce petit impudent! dit Enneric: et pourquoi l'avoir souffert? si j'avois été là, je l'aurois envoyé d'un coup de pied manger à la cuisine. -- Eh bien, eh bien, dit mademoiselle de Fermon, taisez-vous, mon ami. Il faut se soumettre aux circonstances: ce que vous dites là n'est pas bien. Si vous aviez été avec nous, vous auriez fait comme nous avons fait. Par considération pour son père, on souffre de certaines choses; et sûrement vous vous seriez soumis à ce qui auroit pu vous déplaire, quand vous auriez réfléchi que vous étiez chez le père de Zabeth. -- J'ai tort, dit Enneric; pardon, ma tendre maman. Je ne suis pas maître de mon premier mouvement; mais, avec la réflexion, je sais que je fais mal. -- Oui, mon ami; je sais que vous revenez promptement; mais vous vous laissez trop aller à ce premier mouvement. J'espère qu'avec l'âge vous vous en rendrez plus maître; car agir sans réflexion ne fait faire que des sottises. Voilà ce qui a causé le malheur de M. de Saint-Silvain. C'est un homme qui n'a jamais réfléchi: extrêmement bon dans le fond, et ayant pourtant fait des sottises toute sa vie.

Tout en parlant ainsi, on se trouva arrivé. Aussi-tôt que Zabeth put voir ce que son père lui avoit donné, elle regarda ce que contenoit la boîte. Elle fut enchantée de voir qu'elle renfermoit son portrait et celui de sa mère. Elle les couvrit de baisers, et promit bien qu'elle ne se sépareroit jamais d'un bijou si précieux.

Aussi-tôt que mademoiselle de Fermon et Zabeth furent parties de Château-neuf, le bon M. de Saint-Silvain remercia sa femme de la manière affable dont elle avoit reçu sa belle-sœur et sa fille. Mais c'est que j'aime beaucoup cette chère enfant, dit-elle; elle seroit ma fille que je ne pourrois lui être plus attachée: je la trouve charmante, et ne lui trouve qu'un défaut, celui d'être un peu sérieuse. Au lieu de jouer avec Dupuis, comme un enfant de son âge, elle a gardé un certain quant à elle qui, je crois, ne lui vient que de l'éducation qu'elle a reçue; mais cela se corrigera: Dupuis la trouve charmante. -- Je le crois, dit M. de Saint-Silvain; c'est qu'il a bon goût; et cela se termina là.

Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi en visites réciproques, de M. de Saint-Silvain chez mademoiselle de Fermon, et de mademoiselle de Fermon et Zabeth chez M. de Saint-Silvain. Plus cette dernière voyoit Dupuis, plus l'antipathie qu'il lui inspiroit prenoit de force: chaque fois qu'elle le voyoit, elle lui remarquoit un défaut de plus. Un jour, à table, il eut l'effronterie de lui dire qu'il l'aimoit bien, qu'il seroit bien content si elle demeuroit avec lui. Dame, dit-il, je vous rendrois gaie, moi; c'est que je suis drôle! Vous finiriez par m'aimer: moi, je vous aime bien, et quand nous serions grands, je vous prendrois pour ma petite femme. A ce mot, Zabeth le regarda avec dédain, et fit voir, par la grimace qu'elle fit, toute la répugnance qu'il lui inspiroit. Cela n'échappa pas à madame de Saint-Silvain, qui eut la plus grande peine à retenir son courroux. Elle lui dit, d'un ton assez sec: Mademoiselle, ne faites pas la grimace; mon neveu vous vaut bien; il aura de la fortune. -- Eh! madame, dit mademoiselle de Fermon, c'est de l'hébreu pour une fille de l'âge de ma nièce, que de lui parler mariage; elle a une très-grande répugnance pour cet état là. A ce que je puis remarquer, elle tiendra de moi; je n'ai jamais trouvé, depuis que je suis au monde, un homme qui me plût assez pour en faire mon époux; j'en ai pourtant vu de très-aimables; mais comme c'est un lien de toute la vie, il faut se convenir infiniment pour se prendre: on ne commande point à son cœur, et je crois qu'il n'y a d'heureux que les mariages d'inclination. Madame de Saint-Silvain se radoucit beaucoup; elle prit cela pour un compliment que l'on faisoit à son époux; elle s'en rengorgea, et sa figure reprit son calme accoutumé. Pendant ce tems, la pauvre Zabeth avoit les yeux baissés; elle étoit devenue très-rouge, et ses larmes étoient prêtes à couler. Son père lui flatta la joue, en disant: Oh! nous n'en sommes point encore là! nous avons le tems. Va, ma chère amie, sois toujours aimable, tu ne manqueras pas de mari. Une fille qui sait plaire, en trouve plus qu'il ne lui en faut; elle n'est embarrassée que du choix. Cette petite scène se termina là, très-heureusement.

Cet incident, qui, au premier aperçu, n'étoit rien, n'en jeta pas moins le trouble dans l'ame prévoyante de mademoiselle de Fermon. Elle crut entrevoir les projets de madame de Saint-Silvain, et pensa que son beau-frère y étoit consentant; que cela étoit peut-être la raison qui l'avoit amené chez elle, pour pouvoir se rapprocher et venir à ce but. Elle prit sur-le-champ le parti de lui en parler au premier moment où ils se trouveroient seuls; ce qui ne fut pas éloigné. Trois jours après ce repas, il vint à Boulogne, accompagné de Dupuis. L'apparition de ce personnage jeta tout le monde dans l'étonnement; M. de Saint-Silvain s'en aperçut, et dit à sa belle-sœur qu'il avoit voulu venir absolument, et que, pour ne pas faire de peine à sa tante, qui l'aimoit beaucoup, il l'avoit amené. Mademoiselle de Fermon soupira, en voyant cette continuelle foiblesse de son beau-frère, qui ne savoit jamais avoir une volonté, telle juste qu'elle pût être. Dupuis entra donc avec son air grossier, et fut rire au nez de Zabeth, en lui souhaitant le bonjour. Enneric étoit à côté d'elle; ils faisoient une lecture instructive. Elle le salua d'un petit air de tête assez froid, et son frère ne le regarda pas; il crut être très-plaisant en arrachant le livre des mains d'Enneric, et en disant, en ricanant: Que vous êtes drôle avec votre livre! qu'est-ce que vous y voyez? du noir et du blanc? ... Enneric reprit le livre, devint fort rouge, et lui dit, en faisant le geste de le lui jeter à la tête: Qu'est-ce que ce drôle-là? Est-il honnête d'arracher ainsi ce que les personnes tiennent? Si ce n'étoit par respect pour les personnes chez qui je suis, je vous apprendrois à être poli? ..... Dupuis étoit violent; il donna un coup de pied dans les jambes d'Enneric, en lui disant: C'est vous qui êtes un drôle. Enneric se leva avec feu, le prit à la gorge, et, d'un bras déjà nerveux, le fit reculer dix pas, le jeta sur une commode, lui ploya les reins dessus, et alloit continuer sa correction, quand les cris de Zabeth et ceux de Dupuis firent rentrer M. de Saint-Silvain, mademoiselle de Fermon et madame Noriss, qui étoient sortis un moment pour voir quelque chose dans la pièce voisine. M. de Saint-Silvain dégagea Dupuis, et demanda à sa fille pourquoi cette scène? Elle la conta tout en pleurant. Dupuis lui donna des démentis, et vouloit s'excuser, en disant qu'il n'avoit pas commencé. M. de Saint-Silvain le gronda, et lui dit: Je sais que vous êtes menteur; je crois ma fille et M. Noriss plus que vous. -- Eh bien, c'est bon, dit Dupuis; je vais aller le dire à ma tante; et sur-le-champ il s'en alla. M. de Saint-Silvain resta un peu confus; il sentit la scène qui alloit lui être faite à son retour. Mademoiselle de Fermon profita de ce moment pour le prendre à part, et lui parler de ses craintes sur les projets qu'elle croyoit pouvoir supposer à madame de Saint-Silvain; d'unir un jour le petit Dupuis à Zabeth. Fi, ma sœur, dit M. de Saint-Silvain; jamais pareille idée ne pourroit m'entrer dans la tête: me croyez-vous capable de sacrifier mon aimable fille à ce jeune homme-là qui, je crois, ne sera jamais un bon sujet? D'ailleurs ........ Il s'arrêta; on vit qu'il étoit prêt à dire qu'il n'étoit pas fait pour elle; il n'osa proférer cette idée; c'étoit faire l'aveu trop ouvertement qu'il avoit fait lui-même une bassesse. Quand l'amour n'aveugle plus, on s'aperçoit davantage des distances. Mademoiselle de Fermon sentit la réticence; elle hasarda de demander à son frère pourquoi il gardoit chez lui le neveu de sa femme? Que voulez-vous, ma sœur? lui dit-il, j'aime la paix; vous le savez? Je l'achète à tous les prix. Elle aime cet enfant à la folie; j'ai déjà dit quelques mots à ce sujet; mais c'est une corde que l'on ne peut toucher sans risquer de grandes scènes; je ne vous cache pas que je crains celle qui m'attend ce soir. Il ne put dire cela sans soupirer; et mademoiselle de Fermon, toujours bonne et sensible, fit tous ses efforts pour lui donner du courage et de la fermeté.

M. de Saint-Silvain s'en retourna, et n'approcha de chez lui qu'avec inquiétude; mais sa femme, qui ne disoit rien, et ne faisoit rien sans but, ne lui parla nullement de ce qui s'étoit passé à Boulogne; elle avoit l'air aussi calme que si elle n'avoit pas été offensée dans l'objet de sa prédilection.

Mademoiselle de Fermon et madame Noriss firent une vive réprimande à Enneric sur la pétulance de son caractère. Zabeth avoit beau l'excuser; rien n'empêcha la leçon d'être un peu sévère. Il étoit debout, avec son air froid comme de coutume. Il ne répondit pas un mot; mais il jura, dans le fond de son ame, que, par-tout où il trouveroit Dupuis, il lui donneroit à son tour des leçons de politesse. Zabeth pleura beaucoup de ce que son cher Enneric avoit été grondé pour elle. Ne te chagrine pas, lui dit-il quand ils furent seuls. Je te réponds qu'il me paiera tout cela. Si jamais il ose te regarder en face, ou te parler, je le foulerai à mes pieds. Elle voulut appaiser son frère; mais cela fut inutile. Son caractère bouillant, et une certaine haine qu'il ne pouvoit vaincre pour ce petit Dupuis, le rendirent sourd à toutes les demandes de sa chère Zabeth. A quelque tems de cette scène, mademoiselle de Fermon fut invitée à aller à Château-neuf, pour la fête de M. de Saint-Silvain. Il avoit fait une tournée dans les environs, avoit cherché à se raccrocher à d'anciennes connoissances. On savoit que sa belle-sœur y retournoit. Elle avoit toujours excusé, le plus qu'il lui avoit été possible, les erreurs de M. de Saint-Silvain, par considération pour elle, et pour Zabeth, qui étoit trouvée charmante, et dont on plaignoit le sort. Quelques personnes (des hommes seulement) acceptèrent de venir ce jour-là chez lui. Il en fut très-flatté, et crut pouvoir inviter madame Noriss et son fils. Il pensoit que cette politesse seroit agréable à sa belle-sœur et à sa fille; mais madame Noriss, lui voyoit l'antipathie qui se manifestoit autre son fils et Dupuis, n'accepta pas. Enneric lui en sut bon gré, et lui dit {??}ut franchement que si elle y avoit été, ne l'auroit pas accompagnée, parce n'à coup sûr cela se seroit mal passé. Combien Zabeth fut affligée! Voyez, mon cher frère, lui dit-elle, ce que c'est ne d'être colère! Si vous aviez plus de patience, je n'ose pas dire plus de douleur, j'aurois passé une journée agréable; {??}vous aurois vu. Chaque fois que j'ai été {??}ez mon père, je ne m'y suis pas amusée; mais je vais m'ennuyer bien davantage. Je dirai en moi-même: Il seroit {??}i, s'il vouloit être plus sociable. Il ne {??}m'aime point assez pour vaincre sa répunance, et préfère passer une journée {??}ns me voir, que de faire une chose qui ne lui plaît pas. Ah, Enneric! je vous aime plus que vous ne m'aimez! car je souffrirois pour vous voir tous les désagrémens imaginables. En disant ces mots ses beaux yeux étoient baignés de larmes. Que veux-tu, ma sœur? lui dit Enneric; il n'est pas dans mon caractère de montrer une figure affable à des gens que je hais. Les femmes ont, à ce qu'il me semble, le talent tout particulier de paroître ce qu'elles ne sont pas. C'est un don du ciel, parce qu'elles sont plus exposées que nous à faire ce qui leur convient le moins. Mais quand on veut se dispenser d'agir contre son gré, il me semble que l'on fait bien de suivre les impulsions de son cœur. Sans cela, je crois que ce seroit fausseté; et je ne suis pas faux. -- Ce que tu dis là, dit Zabeth, me servira de leçon. Je commence à t'approuver, mon cher ami; tu as raison. Je me conduirai ainsi, quand il ne s'agira ni de mon père, ni de ma tante. Pour eux seuls, je renfermerai dans mon cœur la répugnance que je pourrois sentir à faire ce qui leur conviendroit, et ne me plairoit pas. -- Oh! cela a encore un terme, reprit Enneric. J'aime bien ma mère: je t'aime encore davantage; mais si vous vouliez exiger, l'une ou l'autre, des choses tout-à-fait contraires à ce qui me conviendroit (déraisonnable s'entend), je n'y consentirois pas. -- Comment, mon frère! si je te priois bien fort d'une chose ... C'est selon, dit Enneric: mais ne parlons pas de cela; nous ne sommes pas dans le cas d'en juger. Cette petite conversation rendit Zabeth un peu rêveuse. Enneric veut ce qu'il veut, disoit-elle en elle-même. Il est, comme dit ma tante, dominant. S'il a raison, il fait bien. On est bien à plaindre quand il faut céder à tout le monde, et faire ce qui ne plaît pas! Elle dit que c'est le sort des femmes. Eh bien, je ferai toujours ce que voudra mon frère: cela ne coûtera rien à mon cœur, et nous serons heureux tous deux.

La nature avoit formé ces deux êtres l'un pour l'autre. Enneric étoit volontaire, violent, entier dans ses sentimens, avec l'air de n'y pas penser. Il ne heurtoit personne de front, mais marchoit à son but. Zabeth étoit douce, complaisante. Depuis sa tendre enfance, elle étoit accoutumée à condescendre à toutes ses volontés. Cela ne lui coûtoit rien. Elle seule pouvoit être heureuse avec lui; et lui n'auroit jamais trouvé un caractère qui ployât si aisément à ses desirs. Les femmes généralement sont despotes. Elles ont presque toutes une volonté déterminée. Ne pas leur céder, c'est devenir leur ennemi .... Les hommes et les femmes ont troqué leur caractère. Les femmes commandent d'un ton absolu; et les hommes sont d'une complaisance et d'une docilité serviles. Quand reprendront-ils chacun les apanages de leur sexe? ....

Le jour de la fête de M. de Saint-Silvain arriva. Zabeth s'y prépara sans plaisir. Ce n'est pas qu'elle n'aimât vraiment son père; mais ce Dupuis qui devoit y être, et qui étoit la cause de ce qu'Enneric n'y venoit pas! .... Cette idée la chagrina tellement, qu'elle eut beaucoup de peine à se déterminer de faire une certaine toilette. Mais mademoiselle de Fermon l'exigea; et il fallut céder. Elle parut chez son père avec toutes les grâces qui lui étoient naturelles, et elles étoient relevées par une parure pleine de goût. Les anciens amis de M. de Saint-Silvain lui firent les plus grands complimens de sa fille, appuyant fortement sur ce qu'elle étoit tout le portrait de sa mère, dont on fit un éloge pompeux, qui n'amusa pas infiniment sa nouvelle épouse. Comme les personnes qui étoient là n'étoient tenues à aucuns égards vis-à-vis d'elle, toutes les attentions, tous les soins furent pour mademoiselle de Fermon et Zabeth. Madame de Saint-Silvain eut une peine infinie à cacher son dépit; et, malgré tous ses efforts, il n'échappa pas à mademoiselle de Fermon, qui, par un excès de générosité dont elle seule étoit capable, la combla de politesses, pour lui faire oublier le déplaisir qu'elle éprouvoit.

Il se trouva chez M. de Saint-Silvain un officier de ses amis, homme brusque et sévère, que l'on nommoit M. de la Combe. Il avoit un fils, âgé de dix-sept ans, qui étoit arrivé depuis quinze jours de Paris, où il prenoit son éducation. C'étoit un jeune homme de la plus agréable figure. Il remarqua notre Zabeth, dont les grâces et le maintien étoient faits pour fixer l'attention. Le soir, tous les paysans vinrent danser dans la cour du château. M. de Saint-Silvain voulut que sa fille ouvrît la fête, en dansant avec le jeune Frédérique la Combe. Il accepta avec grand plaisir cette proposition. Ils dansèrent avec toutes les grâces imaginables. Dupuis voulut danser avec Zabeth, et l'invita pour une contredanse. Elle n'osa refuser, malgré toute la répugnance qu'elle se sentoit pour lui. Elle étoit assise près M. de la Combe père, qui lui dit, avec un ton un peu dur: Quoi, mademoiselle! vous allez danser avec ce petit drôle? Il va vous briser les bras. Il n'a pas l'air habile à la danse. Je crois qu'il feroit mieux le coup de poing. Dupuis l'entendit; et son humeur grossière ne lui permit pas de passer cela sous silence. Il répondit à M. de la Combe quelque chose de malhonnête. Celui-ci, qui détestoit l'alliance qu'avoit contractée son ancien camarade, et qui avoit le caractère d'une franchise un peu brusque, se leva avec colère, et le menaça de lui faire sentir la pesanteur de son bras. M. de Saint-Silvain demanda ce que c'étoit? Il lui dit franchement: Tenez, mon ami, tant que vous aurez chez vous un butor de cette sorte, personne n'y mettra les pieds. On regrette de ne pouvoir venir chez vous, parce que l'on vous aime; mais vous avez un entourage qui en éloigne. Madame de Saint-Silvain, qui avoit entendu tout cela, ne put résister au déplaisir qu'elle éprouvoit depuis long-tems. Elle éclata en reproches fort amers contre Zabeth, en lui reprochant que c'étoit à elle que son neveu devoit tous les désagrémens qu'il éprouvoit; qu'il la valoit bien à tous égards; qu'elle étoit une petite bégueule, et qu'elle avoit une hauteur que l'on sauroit bien rabattre. Pendant cette scène mortifiante pour Zabeth, révoltante pour tous les convives, et humiliante pour M. de Saint-Silvain, il gardoit le plus profond silence, et fit voir, par sa contenance embarrassée, toute la pusillanimité de son caractère. M. de la Combe se leva avec promptitude, s'approcha de lui, lui serra la main vivement, et lui dit: Mon ami, je suis désolé, en honneur, de vous voir dans l'état où vous êtes. Si c'est pour contempler votre foiblesse que vous avez invité vos anciens amis, ce n'étoit pas la peine. Vous leur faites voir qu'ils ont fort bien fait de s'éloigner de chez vous: quand on vous aime, c'est vous en donner une preuve que de n'y pas venir. Pauvre Saint-Silvain! ... je plains bien ton aimable fille! ... En disant ces mots, il prit son fils par la main, et se retira brusquement. Chacun fila, et s'éloigna de cette maison avec le plus vif regret d'y être venu. Les indifférens rioient de la foiblesse du maître de la maison. Ses véritables amis soupiroient, et avoient presque les larmes aux yeux de voir l'espèce de dégradation dans laqu-elle cet homme étoit tombé. Il resta seul avec cette furie, sa belle-sœur et sa fille. Chacun s'étoit éloigné, comme je viens de le dire. Les paysans même qui dansoient dans la cour, emmenèrent leur violon, et furent plus loin. Cette désertion générale tira M. de Saint-Silvain de l'état de stupidité dans lequel il étoit tombé. Il voulut dire un mot. Taisez-vous, monsieur, dit sa femme. Il est affreux que vous fassiez venir du monde chez vous pour m'insulter, et que votre impertinente fille vienne ici pour exciter les personnes qui s'y trouvent contre mon neveu. -- Moi, madame? dit Zabeth; je n'ai parlé à personne de M. Dupuis. Vous êtes une impertinente, dit cette femme, qui étoit égarée par la colère. Si vous m'apparteniez, je vous apprendrois à vous conduire autrement, ou vous passeriez mal votre tems. Zabeth étoit fière. quand on lui manquoit à un certain point, sa petite ame se révoltoit. Elle dit à madame de Saint-Silvain: Heureusement, madame, je ne vous appartiens pas .... En disant ces mots, elle fut se jeter dans les bras de son père, le couvrit de caresses, en fondant en larmes. M. de Saint-Silvain crut devoir éloigner sa fille, et il la repoussa avec une humeur à laqu-elle la pauvre enfant ne s'attendoit pas. Elle fut si sensible à cela, qu'elle se trouva très-mal. Mademoiselle de Fermon s'empressa pour la faire revenir; et, quand elle eut retrouvé ses sens, on partit pour Boulogne, avec le projet de ne jamais remettre les pieds à Château-neuf.

Mademoiselle de Fermon rentra dans sa maison avec le cœur gonflé par la douleur. La pauvre Zabeth n'avoit fait que pleurer pendant le chemin. Elles trouvèrent madame Noriss et son fils, quoiqu'il fût tard. Madame Noriss étoit elle-même affligée, et Enneric avoit les yeux pleins de larmes. Ils se demandèrent réciproquement le sujet de leur affliction. Mademoiselle de Fermon conta à son amie la scène qui avoit eu lieu. Enneric dit avec feu: Eh bien! avois-je raison de ne pas vouloir y aller? Si j'avois été là, Dupuis ne seroit plus de ce monde, j'en réponds ... Et qu'est-ce que ce Frédérique la Combe? ... Il n'a donc pas de sang dans les veines, d'avoir souffert que ce petit drôle réponde mal à son père? .... -- Ah! dit Zabeth, il est très-doux, mon cher frère! -- Très-doux? .... C'est un beau mérite pour un garçon de dix-sept ans!... Il vous plaît, mademoiselle, parce qu'il a le caractère d'une fille? .... -- Tu vas te fâcher, mon frère? Mon Dieu! j'ai assez de peine! personne ne me plaît. Je voudrois être morte ..... j'ai trop de chagrins! .... Ses larmes recommencèrent à couler avec abondance. Enneric en fut touché, et l'embrassa tendrement, en la priant de ne plus s'affliger de cela. Qu'il y avoit bien d'autres sujets de douleur!

Madame Noriss fit part à mademoiselle de Fermon d'une lettre qu'elle avoit reçue dans la journée, par laqu-elle on lui mandoit qu'il falloit qu'elle vînt en Angleterre: que la mère de M. Noriss étoit tombée très-malade à Waustead, où est sa maison de plaisance; et que, dans l'incertitude où elle étoit de la suite de sa maladie, elle desiroit voir son petit-fils, qu'elle aimoit tendrement: qu'il devoit être grand, et qu'elle craignoit de mourir sans l'avoir embrassé. Quoi! ma chère Eléonore, vous allez nous quitter! dit mademoiselle de Fermon. Ah! que cette séparation va être pénible à mon cœur! Mon existence étoit douce entre vous et ma chère Zabeth: vous avez remplacé dans mon cœur une sœur tendrement aimée, et vous m'en teniez lieu. Ces deux aimables femmes s'embrassoient tendrement; et cette séparation coûtoit autant à l'une qu'à l'autre. Madame Noriss aimoit mademoiselle de Fermon, et regardoit Zabeth avec les yeux d'une mère. Son cœur étoit brisé: elle détestoit l'Angleterre; ce voyage lui coûtoit plus que l'on ne peut imaginer. Elle proposa à son amie de l'accompagner. Je ne puis dans ce moment, dit mademoiselle de Fermon: ma santé, depuis long-tems, n'est pas excellente, et je crains que le changement d'air ne me soit pas salutaire; sur-tout celui que l'on respire dans un pays que le soleil ne semble éclairer qu'à regret. -- Ah, ma chère maman! dit Enneric, que je serois content si vous pouviez venir! je ne quitterois pas ma chère Zabeth. J'en ai pleuré toute la journée; ma mère le sait bien? J'ai dans l'idée que, si je la quitte, je ne la reverrai jamais .... Pendant cette conversation, la pauvre Zabeth fondoit en larmes; elles ne pouvoient se tarir. La scène de la journée, et le départ d'un frère .... d'un ami qu'elle aimoit tant, étoient trop de choses à-la-fois pour son jeune cœur: elle finit par se trouver encore mal. Enneric ne put voir sa sœur dans cet état sans tomber dans le désespoir: il jura qu'il ne partiroit point, et qu'il ne vouloit pas la quitter. Cette maison, qui, depuis plusieurs années, n'avoit été que le théâtre de la douce amitié, de la concorde et du bonheur, devint, en vingt quatre heures, l'asyle de la peine et de la douleur. Qu'est-ce qui peut compter sur un bonheur constant? Plus il y a de tems qu'on est heureux, plus on est proche du malheur! Ces quatre personnes si bien faites les unes pour les autres, et dont la tendre union dans laqu-elle elles vivoient avoit fait les délices, étoient à la veille d'être séparées pour long-tems. Zabeth, qui avoit à peine atteint l'aurore de sa vie, étoit déja assaillie par l'adversité. O pauvre Zabeth! faites-vous une ame forte .... Vous n'êtes point au bout des chagrins qui vous sont réservés! ... Est-il un terme aux peines, quand on a l'ame sensible? ... Oui .... il en est un .... c'est la mort .... Triste vérité .... dont les cœurs tendres ne font que trop la fatale expérience! ... Il étoit tard, il fallut enfin se séparer. Madame Noriss s'en alla chez elle avec son fils, qu'elle eut une peine incroyable d'arracher d'auprès de Zabeth, que les chagrins de la journée et ceux qu'elle venoit d'éprouver avoient rendue malade. Elle avoit un mal de tête accablant, et le poulx étoit fort élevé. On la mit au lit; mais elle ne put fermer l'œil de la nuit. L'absence prochaine de madame Noriss et de son fils lui faisoit éprouver les plus grands chagrins: elle se désoloit de ce que la santé de sa tante ne lui permettoit pas de faire un voyage qui lui auroit été bien agréable. Trop jeune encore pour se rendre compte de ses secrets sentimens, elle ne voyoit que de l'amitié là où il y avoit un commencement d'amour.

Pour Enneric, la rage étoit dans son cœur; il ne pouvoit se résoudre à s'éloigner d'un lieu où il laissoit ce qu'il avoit de plus cher. Depuis sa tendre enfance, il n'avoit pas quitté un seul jour sa chère Zabeth, et son esprit ne pouvoit se ployer à penser qu'il seroit plusieurs jours ... peut-être plusieurs mois sans la voir. Le sommeil ne lui fut pas plus favorable qu'à sa sœur. Il avoit trois ans plus qu'elle; il n'ignoroit pas qu'il existoit entre les deux sexes un sentiment plus vif que l'amitié. Il sentit dans son cœur toutes les émotions qui caractérisent l'amour: il se dit à lui-même qu'il aimoit Zabeth, et qu'il l'aimoit d'amour. Eh bien! elle sera ma femme; elle m'aime: quand elle sera plus grande, elle m'aimera davantage, et nous serons heureux. Làdessus, il fit mille projets qui flattèrent son cœur et son esprit; et cela le détermina plus aisément à passer quelquetems loin d'elle. Les hommes sont si-tôt consolés! ...

Il se leva le lendemain de grand matin, et passa dans la chambre de sa mère, qu'il trouva triste. Il lui fit part des réflexions qu'il avoit faites. J'aime Zabeth, lui dit-il; je l'aime pour en faire ma femme, et j'espère ne point y trouver d'obstacles. Si, par hasard, il en survenoit, j'ai le courage de les vaincre; et j'espère, ma mère, que vous approuvez ma façon de penser? Madame Noriss embrassa son fils. -- Oui, mon ami, je l'approuve; cette idée me charme: tu trouveras dans une pareille compagne tout le bonheur que l'on peut espérer du mariage. Mais .... elle est encore bien jeune .... la santé de sa tante est bien foible .... et, si elle avoit le malheur de la perdre, elle retomberoit au pouvoir de son père; ou, pour mieux dire, d'une femme qui profiteroit de l'empire qu'elle a sur l'esprit de M. de Saint-Silvain pour empêcher une union qu'assurément elle ne desire pas. Qui sait si son projet n'est pas de la marier à Dupuis? -- Fi donc! n'ayez pas cette crainte, ma mère: avant qu'elle soit victime d'un pareil monstre, il auroit ma vie ou j'aurois la sienne. -- Point de ces emportemens, mon ami, lui dit sa mère: espérons tout du tems, et allons voir comment se porte cette chère Zabeth.

Ils la trouvèrent dans un grand accablement. La vue de son cher Enneric lui fit du bien; mais, quand elle pensa que bientôt elle n'auroit plus le plaisir de le voir, ses larmes coulèrent. Mademoiselle de Fermon fit tout son possible pour la consoler, en lui promettant qu'aussi-tôt qu'elle se sentiroit mieux, elle étoit décidée à aller faire un tour en Angleterre. Cet espoir remit un peu de calme dans son ame. Son cher Enneric, qui se trouva seul avec elle, lui conta tout uniment les projets qu'il avoit faits, et l'assura qu'elle seroit sa femme, et qu'il n'en auroit jamais d'autre qu'elle. Zabeth, pour la première fois de sa vie, rougit, et sentit palpiter son cœur. Ah! dit-elle, j'avois une idée confuse du bonheur dont tu me parles; mais je ne pouvois la développer. Tu viens de m'éclairer, mon cher Enneric! En disant ces mots, elle l'embrassa tendrement, et lui fit les plus douces caresses .... Dans cet âge heureux où l'on ne distingue point le bien d'avec le mal, où le cœur pur et sans détour suit les douces impulsions de la nature ... on se rendroit coupable sans en avoir eu la volonté ... La tendre Zabeth ne fit point les grimaces d'une fille de dix-huit ans, qui veut paroître novice: elle l'étoit en effet, et croyoit ne point pécher contre la pudeur, en caressant un homme qu'elle aimoit, et duquel elle comptoit devenir la compagne .... Ce doux épanchement de part et d'autre en fit deux êtres tout différens. Zabeth se vit à la veille d'être madame Noriss: encore trois ou quatre ans, et c'étoit un bonheur assuré pour la vie ... Enneric vit dans cette aimable créature la femme qu'il se destinoit; il la regardoit déjà comme un bien qui lui appartenoit, et lui dit, d'un ton tout marital, qu'il vouloit qu'elle vînt en Angleterre aussi-tôt que sa tante se porteroit mieux. Les choses ainsi arrangées dans leurs jeunes têtes, ils se trouvèrent bien plus contens; et ce départ tant redouté, qui leur faisoit pourtant une certaine frayeur, leur parut moins cruel, par les projets dont ils s'étoient bercés.

Mademoiselle de Fermon et madame Noriss étoient bien loin de se flatter d'une chose aussi agréable: elles y voyoient plus d'obstacles que leurs enfans. Quand on a acquis un certain âge, et qu'on a de l'expérience, on ne se laisse pas aller aussi aisément aux douceurs de l'illusion! Il n'est qu'un tems pour ces agréables chimères!

Elles ne voulurent point affliger ni Zabeth ni Enneric, en levant un coin du rideau qui cachoit l'avenir, et leur faire voir tous les événemens prévus et imprévus qui, d'un moment à l'autre, renversent les plus flatteuses espérances. Elles eurent l'air d'être de leur avis; et, tout en approuvant leurs projets, des soupirs involontaires sortoient de leur bouche.

Comme ils venoient de sortir de table, on annonça M. de la Combe: il venoit avec son fils faire des excuses à mademoiselle de Fermon sur son indiscrétion de la veille; indiscrétion qui avoit causé tant de peines à Zabeth, et une scène si cruelle à M. de Saint-Silvain. Que voulez-vous, mademoiselle? lui dit-il, j'ai la franchise d'un vieux soldat; je ne puis voir des choses qui me choquent à un certain point, et me taire. C'est un très-grand défaut dans le monde, j'en conviens: si j'eusse pensé trouver Saint-Silvain sous la férule d'une mégère, et un petit drôle insolent et grossier, à-coup-sûr je n'aurois point accepté son invitation. Je savois bien qu'il s'étoit mésallié en épousant une domestique; mais j'étois loin de croire qu'il n'étoit pas le maître chez lui; si je l'eusse pensé, je n'aurois point été dîner chez madame ......

Pendant la conversation de M. de la Combe et de ces dames, Enneric n'ôtoit point les yeux de dessus le jeune Frédérique, qui avoit deux ans de plus que lui, et qui étoit plus grand; il se hasarda de lui demander comment il avoit souffert que Dupuis manquât à son père en sa présence? Frédérique étoit froid et réfléchi; il se mit à sourire de cette question, et lui dit que, dans une assemblée, on ne pouvoit corriger une pareille impertinence; que, par-tout ailleurs, il l'auroit remis dans son devoir, malgré la répugnance qu'il se sentoit pour se compromettre avec un pareil individu. Enneric lui dit: Vous avez donc du sang-froid? -- Beaucoup. Je ne vous ressemble pas; je ne suis pas maître de mon premier mouvement. Tant pis; cela fait faire quelquefois des choses dont on se repent. -- Cela est possible; je suis ainsi. -- Mon père est de même. -- A-t-il fait beaucoup de sottises? -- Il s'est battu souvent. -- Eh bien, je me battrai souvent; ce n'est pas un grand malheur. -- Non, sans doute, dit Frédérique, quand c'est pour une bonne cause; mais pour un mot dit sans réflexion ..... -- Vous avez raison .....

Tout en jasant, ils furent faire un tour de promenade. Enneric, qui étoit franc, conta à Frédérique son projet de mariage avec Zabeth, son départ pour l'Angleterre, et l'espoir qu'il avoit qu'elle viendroit sous peu l'y rejoindre. Je suis charmé de cet aveu, dit la Combe; puisque vous vous aimez, je ne dois plus penser qu'à être votre ami à tous deux; je vais vous parler franchement à mon tour. Si mademoiselle de Saint-Silvain n'avoit été promise à personne, et qu'elle eût pu disposer de son cœur, j'aurois cherché à lui plaire; car je la trouve charmante. J'ai vu beaucoup de jeunes personnes à Paris, qui est le centre où tout ce qu'il y a d'aimable vient se réunir et y briguer des regards et des amans; je n'ai trouvé que de la coquetterie ou des modesties affectées; je n'ai vu à personne ce maintien ouvert et modeste, cette candeur naïve et franche de mademoiselle de Saint-Silvain. Son ame est dans ses beaux yeux, qu'elle ne baisse point à propos de rien, et qu'elle n'arrête point sur vous avec l'air de vouloir être remarquée. J'en avois parlé à mon père; mais c'est une affaire finie d'après la confiance que vous avez eue en moi; vous serez heureux, je n'en puis douter; et je vous en fais mon compliment du plus profond de mon cœur. Enneric se jeta avec pétulance dans les bras de son nouvel ami (à cet âge on est si bon! .....) le remercia de sa confiance, et lui jura une amitié à toute épreuve. Comme il étoit sur son départ, et que l'on n'attendoit qu'un vent favorable pour partir, ils se promirent de s'écrire; et, depuis ce moment, ils furent toujours liés par l'amitié; il s'étoit établi entr'eux une confiance intime, et Zabeth en étoit le principe.

Quand ils rentrèrent, Enneric vouloit absolument que son amiembrassât son aimable petite femme; comme ces trois cœurs étoient sans détour, ils se parlèrent ouvertement de tout ce qu'ils pensoient. Frédérique fit connoître combien il desiroit de voir l'Angleterre; il fit le projet, si son père y consentoit, d'y accompagner mademoiselle de Fermon et Zabeth, quand elles en feroient le voyage.

M. de la Combe se leva pour s'en aller, et demanda à mademoiselle de Fermon la permission pour que son fils eût l'honneur de lui faire sa cour. Elle l'assura qu'elle le recevroit toujours avec plaisir, et ils s'en furent.

Enneric étoit enchanté de son nouvel ami; son ame ardente embrassoit avec vivacité tout ce qui se présentoit, et qui lui paroissoit agréable. Le soir même, on annonça à madame Noriss que le bâtiment qui devoit la passer en Angleterre partiroit le surlendemain; on ne croyoit pas avoir si-tôt un vent favorable. Zabeth en soupira; mais l'espoir d'aller bientôt rejoindre son aimable frère, soutint son courage. Enneric auroit desiré voir son ami avant son départ; mais cela lui fut impossible. Il passa le peu de tems qui lui restoit près de Zabeth, qu'il chargea d'une lettre pour Frédérique. Le moment cruel arriva: mademoiselle de Fermon ne pouvoit s'arracher des bras de son amie, et Enneric ne pouvoit tarir les larmes de Zabeth; toutes ses caresses et ses protestations d'un attachement éternel ne pouvaient calmer les douleurs que cette tendre fille ressentoit; enfin on se sépara, et la tante et la nièce rentrèrent accablées par la tristesse. Quand Zabeth revit la maison, et qu'elle pensa que son Enneric n'y reviendroit pas de si-tôt, ses larmes recommencèrent. Elles passèrent toutes les deux la journée dans la plus grande tristesse. Melle de Fermon avoit peine à supporter l'éloignement d'une amie qui lui étoit chère, et qui l'aimoit tendrement. L'amitié a ses peines comme l'amour; en général, la vie n'est qu'une longue suite de sacrifices.

Les premiers jours de cette séparation furent infiniment pénibles; mademoieelle de Fermon voulut faire de vains efforts pour donner à sa nièce l'exemple du courage; mais à travers une gaieté affectée, on voyoit que son cœur souffroit. Zabeth étoit sérieuse, et son caractère, ordinairement très-gai, l'avoit abandonnée. Le jeune la Combe vint faire une visite à mademoiselle de Fermon; Zabeth ressentit une espèce de joie de voir l'ami d'Enneric; elle lui remit sa lettre. Frédérique la reçut avec plaisir, et lui promit qu'avant peu il lui répondroit. Ils s'entretinrent longuement de l'objet de leur tendresse, et cette conversation avoit pour Zabeth un charme inexprimable.

On reçut des nouvelles de madame Noriss. Mademoiselle de Fermon remit à sa nièce une lettre d'Enneric; elle étoit remplie des expressions les plus tendres: il lui répétoit, à vingt endroits différens, qu'elle seroit sa femme, et qu'il l'aimeroit toujours. Elle couvrit cette lettre de baisers et de larmes, et lui répondit les choses les plus flatteuses.

Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi dans une correspondance mutuelle. Madame Noriss ne pouvoit revenir en France. La grand-mère de son fils se portoit beaucoup mieux; mais des affaires qui intéressoient sa fortune à venir la forçoient de rester: elle ne vouloit point abandonner les intérêts d'un enfant qui lui étoit si cher. Zabeth trouvoit le tems bien long; mais il falloit se soumettre. La seule chose qui pouvoit l'aider à supporter l'absence de son ami, c'étoit les lettres fréquentes qu'elle en recevoit. Dans toutes celles qu'il lui écrivoit, il lui demandoit toujours quand elle viendroit le rejoindre? Les jours commençoient à devenir beaux; mademoiselle de Fermon se portoit assez bien; elle prit le parti de faire ce voyage. Zabeth ne se sentoit pas de joie; et, depuis six mois que son cher Enneric étoit parti, c'étoit le seul plaisir que son cœur eût ressenti. On en fit part à Frédérique; il ne put profiter de cette agréable occasion; son père étoit dans ce moment-là atteint d'une attaque de goutte si violent, qu'il ne pouvoit le quitter.

Mademoiselle de Fermon, résolue de partir par la première occasion, écrivit à M. de Saint-Silvain, qu'elle n'avoit pas vu depuis l'époque de sa fête; elle le prioit de venir chez elle. Il y vint, mais avec l'air le plus confus. Il fut reçu avec amitié et empressement, comme s'il ne s'étoit rien passé. Il fut sensible à cet accueil, auquel il ne s'attendoit pas. Mademoiselle de Fermon lui demanda la permission de mener sa fille passer quelque tems en Angleterre. Il y consentit de la meilleure grâce du monde; et Zabeth lui en témoigna toute sa reconnoissance, avec une tendresse qui le charma Il s'en retourna content, et laissa sa fille bien satisfaite de la permission qu'il avoit accordée.

Il ne s'agissoit plus que de se préparer à un départ qui charmoit agréablement l'esprit de notre aimable Zabeth. Elle écrivit à son cher Enneric pour lui mander cette heureuse nouvelle, et lui apprit que son ami Frédérique ne pouvoit être du voyage.

Le moment desiré arriva; et Zabeth, en mettant le pied sur le bâtiment qui devoit la conduire où étoit son ami, ne fut susceptible d'aucune espèce de crainte; elle qui pourtant n'avoit jamais envisagé l'Océan qu'avec effroi. Mais l'espoir de voir ce qu'on aime rend les plus timides capables de tout; on se sent le courage de vaincre tous les élémens. Le vent étoit favorable: la traversée est très-courte de Boulogne à Douvres; et, en fort peu de tems, elle se trouva dans les bras de son cher Enneric. Il l'attendoit sur le port avec sa mère, et une jeune personne de la figure la plus agréable. Zabeth ne fut pas maîtresse d'une certaine inquiétude, en la trouvant si jolie; son cœur palpita. Quand son frère l'eut bien embrassée, ainsi que sa mère, il dit à Zabeth: Veux-tu bien, ma bonne amie, que je te présente miss Anna? C'est ma cousine, et j'espère que vous serez bientôt amies inséparables. Ce peu de mots remit le calme dans l'ame de Zabeth. Un mouvement de jalousie, dont elle connoissoit à peine le nom, avoit fait palpiter son cœur; car l'instinct de la nature nous porte à craindre de perdre l'objet de nos affections.

Madame Noriss et mademoiselle de Fermon ne pouvoient contenir la joie qu'elles avoient de se revoir. Cette dernière se portoit assez bien depuis quelque tems, et le plaisir de revoir son amie lui donnoit une satisfaction inexprimable. On monta en voiture, et l'on fut à Londres faire une pause, avant de se rendre à Wanstead. Je ne ferai pas la description d'un pays que tout le monde connoît, et que beaucoup de gens aiment plus par mode que par inclination.

Zabeth se lia d'amitié avec AnnaWilliams. Elle eut un peu de peine, dans le premier moment, à se faire à cet air froid et empesé des Anglaises qu'elles appellent un air de modestie. Elle, de son côté, prit l'air aisé, affable et riant de Zabeth pour un maintien hardi. Le maintien ne signifie rien: on devroit être persuadé de cette vérité. Il n'est pas toujours une preuve suffisante de ce qu'est une femme. Il y en a qui, sous un air vif et décidé, cachent un cœur pur et sans détour; et d'autres qui, sous les dehors de la modestie, ont des mœurs très-relâchées, tout en rougissant à chaque mot.

Après quelques jours de repos, on partit pour se rendre à Wanstead, chez madame Noriss la mère. Mademoiselle de Fermon et sa nièce furent enchantées de la situation de la maison qu'elles alloient habiter pendant quelque tems. Le site le plus varié et le plus délicieux s'offroit par-tout à leurs regards. Beaucoup de maisons de plaisance dispersées dans des prairies coupées par des bois frais et touffus, offroient à-la-fois les plaisirs de la société et des promenades agréables. O quel charmant séjour! dit Zabeth; je voudrois, ma chère tante, passer ma vie ici avec vous et mon cher Enneric.

Madame Noriss la mère reçut la compagnie que sa bru lui amenoit, avec tout le plaisir imaginable. La plus nombreuse société étoit invitée à prendre le thé. Comme Zabeth parloit anglais dans la dernière perfection, elle put jouir de la conversation. On lui fit le plus flatteur accueil. Enneric étoit enchanté de voir celle qu'il aimoit tant, surpasser en grâces et en agrémens toutes les jeunes miss qui étoient là. Le soir, on fut faire un tour de promenade dans la forêt de Wapping, qui est un séjour enchanteur. Zabeth donnoit le bras à son frère. Dans le ravissement qu'elle éprouvoit, elle le lui serroit de tems à autre, en lui témoignant toute sa joie. Oh! lui dit-elle, depuis que je suis au monde, je n'ai point encore joui d'une journée aussi agréable! elle restera long-tems dans ma mémoire et dans mon cœur .... -- Eh bien, lui dit Enneric, si tu veux te fixer dans ce pays, que j'aime mieux que le tien, nous pourrons avoir une maison dans ce canton, et chaque jour ressemblera à celui-ci. Quelle idée charmante! dit Zabeth. Tu fais goûter à mon cœur l'avant-goût d'un bonheur qui ne se réalisera peut-être jamais!

Le lendemain, madame Noriss la mère avoit invité une plus nombreuse compagnie que la veille. La journée fut terminée par un concert et par un bal dont Zabeth eut toute la gloire. Enneric, qui étoit rempli de vanité, triomphoit dans l'objet de son attachement. Chaque jour étoit marqué par une fête nouvelle. Ils s'écouloient avec une rapidité surprenante. Les jours heureux passent si vîte! ... et passent sans retour! ....

Depuis un mois, Zabeth étoit dans l'ivresse du bonheur. Mademoiselle de Fermon, pour ne point troubler ses plaisirs, lui cachoit combien sa santé étoit mauvaise. Les jours des habitans de Wanstead étoient filés d'or et de soie. Madame Noriss la mère avoit pris mademoiselle de Fermon et Zabeth dans la plus grande amitié, et avoit fini par convenir que, pour deux Françaises, elles étoient fort aimables. Miss Anna, qui étoit sans préjugé, aimoit Zabeth avec une tendresse infinie, sans s'inquiéter du pays où elle avoit pris naissance. Des momens si heureux ne pouvoient être durables. Un jour que l'on étoit à prendre le thé, on entendit un grand bruit, et l'on vit paraître un grand homme basané, qui, d'une voix de tonnerre, demanda à mistriss Noriss la mère, si elle ne le reconnoissoit pas? -- Non, sur ma vie, dit-elle avec une certaine émotion. -- Goddam, si le Swist, mon cheval de course étoit ici, il me reconnoîtroit. Comment! Clara, vous ne remettez pas votre frère John Wilton? A ces mots, madame Noriss se pencha sur son fauteuil et perdit connoissance. -- Au diable soient les femmes, dit-il avec colère; cela se trouve mal pour oui et pour non; parce qu'il y a vingt ans qu'elle ne m'a vu! Holà! Patrice, que l'on m'apporte du punch et ma pipe; pendant ce tems, elle reviendra de sa foiblesse.

Sir John Wilton se mit près d'une table, jeta sur tous ceux qui s'empressoient autour de sa sœur un œil soucieux, et ne dit pas un mot. Pendant que madame Noriss reprenoit ses sens, on lui apporta son punch et sa pipe. Il se mit à fumer du plus beau sang-froid du monde. Aussi-tôt qu'elle put proférer quelques mots, elle lui dit: Ah, mon frère! que je suis charmée de vous voir! mais pourquoi n'avez-vous jamais donné de vos nouvelles? Depuis vingt ans que vous avez pris le parti de voyager, on n'a jamais eu une seule lettre de vous. -- Je n'aime point à écrire, dit-il en avalant un verre de punch. -- D'où venez-vous à présent? -- Des Indes .... et j'apporte une fortune que je ne puis nombrer. -- Vous n'êtes pas marié? -- Fi donc ...... Entre chaque réponse de M. Wilton, il y avoit un intervalle très-long. Ma fille, dit madame Noriss en parlant à sa bru, voilà l'oncle de feu votre mari: il l'aimoit beaucoup. -- Votre serviteur, madame. Est-ce que c'est vous qu'il a épousée? -- Oui, monsieur; et voilà son fils, dit-elle en lui présentant Enneric. -- Viens çà, jeune drôle, dit son grand oncle: quel âge as-tu? -- Seize ans, mon oncle. -- Seras-tu comme ton père? auras-tu la fureur d'aller dans cette maudite France? -- Mon oncle, j'y ai été élevé. -- Comment diable! Clara, vous avez souffert que votre petit-fils fasse son éducation dans ce chien de pays? Mais, mon frère ..... -- Aimes-tu ce pays? .... dis? .... approche ici .... goddam, si je le croyois, tu n'aurois pas un sou de ma succession. En disant cela, il tenoit la main d'Enneric, qu'il serroit avec tant de violence, que son neveu en étoit violet. Mais réponds donc, ou, sur mon ame, tu auras affaire à moi ..... M. Wilton étoit déjà très en colère. Enneric lui dit qu'il aimoit mieux l'Angleterre. Viens çà, mon ami; je vois que le sang breton domine dans tes veines. Viens, que je t'embrssse, et sois sûr que je te ferai un sort brillant: je te marierai à quelque lady, et tu siégeras au parlement. En disant ces mots, il serroit son neveu dans ses bras, avec une violence et une tendresse qui étoient aussi redoutables que sa colère. Il en avoit cassé sa pipe et renversé son punch. Enneric ne répondit rien: il jeta les yeux sur Zabeth, et soupira. Elle-même étoit dans une situation pénible. Ses yeux étoient baissés; la rougeur étoit sur ses joues, et sa respiration étoit élevée.

Quand Patrice eut rapporté à son maître et une autre pipe et un autre bowl de punch, il reprit sa position, et se mit à boire et à fumer. Il ne dit pas un seul mot de la journée, et finit par s'endormir profondément et ronfler d'une manière désagréable pour la société. Madame Noriss la mère invita la jeun esse à aller faire un tour de promenade. Mademoiselle de Fermon et son amie se retirèrent dans leur chambre; l'une et l'autre le cœur peiné du retour d'un homme qui, par ses discours, ne paroissoit pas d'humeur à laisser son petit-neveu disposer de sa personne à son gré. Mademoiselle de Fermon, quand elle fut libre, se mit à pleurer. Qu'avez-vous? lui dit madame Noriss. -- Ah, ma chère Éléonore! lui dit-elle, je vois un avenir affreux qui se prépare pour ma chère Zabeth! je ne crois pas vivre long-tems ..... ce n'est pas que je redoute la mort: elle ne m'effraie que parce que je laisserai cette chère enfant sans appui et sans secours. Elle sera obligée de retourner chez son père, si je viens à mourir ..... et de retomber au pouvoir d'une femme qui la rendra malheureuse pour le reste de sa vie; et vous savez aussi bien que moi, que ma chère Zabeth est digne d'un meilleur sort? J'espérois, d'après votre tendresse pour elle, et celle qui lie nos enfans, lui laisser en vous une mère tendre, et dans Enneric un époux, un protecteur ..... Mais je vois que cette flatteuse espérance est détruite à jamais! .... -- Pourquoi, dit madame Noriss, toutes ces sombres idées? Vous avez encore le tems de vivre pour assurer à Zabeth un sort à l'abri des événemens. Vous connoissez ma tendresse pour elle; je l'aime autant que mon cher Enneric, et vous avez reconnu en lui une fermeté de caractère qui ne laisse point d'inquiétude. Il aime Zabeth, il la veut pour sa femme, et il n'est point aisé de lui faire changer de projet. Tout jeune qu'il est, il veut avec fermeté ce qu'il a mis dans sa tête .... -- Ma chère amie, dit mademoiselle de Fermon, à cet âge, on est susceptible de varier ..... et l'ambition! -- Non, mon amie, mon fils n'a pas l'ame assez basse pour se laisser conduire par un motif aussi vil ....

Pendant qu'elles s'entretenoient ainsi, Anna Williams, Zabeth et Enneric étoient allé se promener dans la forêt de Wapping; ils s'entretenoient aussi de M. Wilton. Quel homme! disoit Zabeth; il m'a fait trembler ... oh, qu'il a l'air méchant! il n'aime pas la France! ... -- C'est qu'il ne la connoît pas, disoit Enneric. -- Ah! mon cher frère, lui dit Zabeth, en lui serrant le bras qu'elle tenoit, votre oncle ne voudra jamais que je sois votre femme? Que m'importe? dit-il: est-ce que je ne suis pas mon maître? il gardera ses millions .... S'il a sa volonté, moi, j'ai la mienne. Va, ma chère amie, ne t'inquiète pas: tu n'auras jamais d'autre mari que moi .... -- Ah! c'est bien vrai? dit-elle: mais, toi, tu pourras avoir une autre femme? Et, tout en disant cela, elle fondoit en larmes. Anna la caressoit, l'embrassoit, et faisoit tout son possible pour la tranquilliser. Enneric, de son côté, lui prodiguoit toutes les protestations possibles, et faisoit tous ses efforts pour remettre le calme dans son ame. Ils s'entretenoient tous trois doucement d'un avenir toujours trop incertain, quand des soupirs et des sanglots vinrent frapper leurs oreilles. Paix .... dit Zabeth: j'entends les plaintes de quelqu'un qui est dans l'affliction ... Je ne suis pas la seule malheureuse .... écoutons .... Le bruit s'approchoit; tous trois suspendoient leur respiration, pour saisir quelques mots entrecoupés qui échappoient à la personne qui se plaignoit. Ils virent bientôt une femme, dans l'épaisseur du bois, dont l'abandon de la toilette annonçoit la douleur. Des cheveux épars et sans ordre couvroient ses épaules: une robe fixée sur sa taille avec une seule épingle, étoit son seul vêtement; des larmes abondantes couloient de ses yeux, l'empêchoient de voir ce qui se passoit auprès d'elle. Elle n'aperçut pas les trois personnes dont elle étoit assez proche; elle se jeta au pied d'un arbre; et, en pressant la terre de ses deux bras, elle s'écria: O terre! quand me recevras-tu dans ton sein! ... quand l'herbe verdoyante recouvrira-t-elle ma tombe! ... Que je serai heureuse! .. alors .... je ne souffrirai plus .... mon cœur ne sera plus déchiré de souvenirs douloureux! ... mes yeux fermés pour l'éternité ne seront plus inondés de larmes! .. j'aurai cessé de sentir ... j'aurai cessé de souffrir .... Elle resta dans le silence un moment, se releva, et appuya sa tête contre l'arbre près duquel elle étoit assise. Ses yeux étoient fermés; ses deux mains se pressoient fortement contre son cœur.

Ah! dit Zabeth, volons à son secours; je crois que l'infortunée se trouve mal. Ils coururent près d'elle; Anna la prit par la main, et lui demanda si elle n'avoit pas besoin de secours? Cette femme ouvrit les yeux: elle les promena d'un air surpris sur ceux qui étoient près d'elle; elle leur fit signe de la main de s'éloigner. Non, dit Zabeth; nous ne vous quitterons pas que vous ne soyez rendue chez vous, et que vous ne soyez plus calme. En disant ces paroles, elle pressoit les mains de l'étrangère, et versoit des larmes. Douce et tendre créature! dit cette malheureuse: si vous êtes sensible, retirez-vous; ne fatiguez pas votre ame neuve encore du spectacle de l'humanité souffrante. Ah! le sort nous réserve à chacun en particulier des maux assez cuisans pour ne pas s'occuper de ceux des autres .... -- Ah, madame! dit Zabeth, vous ne rendez pas justice à mon cœur! Telles peines que le ciel me réserve, je ne serai jamais indifférente à celles de mes semblables! .. -- Que je vous plains! dit cette malheureuse, en arrêtant sur Zabeth deux beaux yeux dans lesquels se peignoit la plus profonde tristesse. Mademoiselle, le ciel nous traite avec rigueur, quand il place dans notre ame la sensibilité! ... C'est la source de tous les maux de la vie! .. La mienne m'a perdue ... et mon triste cœur opprimé par des ingrats, ne soupire plus qu'après la fin d'une existence trop pénible, et que je n'ai plus le courage de supporter .... -- Le tems ... dit Enneric ... Le tems, reprit cette femme, détruit d'une main et répare de l'autre; mais avec les siècles .... Pour nous, chétifs mortels ... notre bonheur une fois détruit ... est sans retour .... Le seul bien que nous puissions en attendre, c'est qu'il nous pousse au tombeau. Arrivée à ce but, nous cessons de souffrir ... En attendant il faut tout supporter ... Ne me croyez pas sans courage, continua-t-elle en les regardant tous trois l'un après l'autre. J'en ai déployé beaucoup dans le cours de ma vie, qui a été bien orageuse! ... mais les ressorts se lâchent, les forces s'épuisent .... et l'on ne forme plus de vœux que pour cette dernière demeure, qui nous met à l'abri de tous les maux .... Les hommes, avec indifférence, foulent à leurs pieds cette terre qui couvre leurs semblables, et ne pensent pas qu'un jour ils seront trop heureux de trouver cet asyle pour être à l'abri de leurs oppresseurs. Vous êtes jeunes encore; vous apprendrez avec le tems que ce monde n'est rempli que de tyrans et de victimes; qu'il faut être l'un ou l'autre, avant de finir sa carrière. Que ferez-vous, jeune homme? -- Moi, madame? dit Enneric, j'espère ne rendre jamais personne malheureux. Si je me croyois capable l'opprimer quelqu'un, je préférerois mourir! ... -- C'est le langage de votre {??}ge, dit-elle; mais si jamais la corruption se glissoit dans votre cœur, res-{??}ouvenez-vous de la forêt de Wapping, et de l'infortunée que vous y avez con-{??}emplé dans un moment de désespoir. Apprenez, dit-elle en se levant et en prenant Zabeth et Anna par la main; apprenez, jeunes gens, que j'ai passé ma vie à être victime des êtres qui m'étoient les plus chers; que mon cœur trop sensible a connu l'amour et l'amitié; que j'ai tout sacrifié à ces deux sentimenslà; que je n'ai aimé et oblige que des ingrats; que ma fortune s'est évanouie, parce que j'étois compatissante; et que mon cœur est déchiré{??} parce que j'ai aimé d'amour l'homme le plus perfide. Je suis bien à plaindre sans doute .... mais je préfère mes maux à leur prospérité. Je mourrai peut-être de ma douleur .... mais à mon heure dernière, mon ame sera sans remords. Peu d'êtres peuvent se flatter d'une fin aussi paisible .... S'il est en votre pouvoir mes jeunes amies, fuyez l'amour! E{??} vous, jeune homme, ne faites jamais le malheur du cœur que l'on vous aura abandonné! ... Elle donna un baiser sur le front à chacune de ces belles filles, serra la main d'Enneric, et s'éloigna, en leur défendant de la suivre. Le malheur est respectable: ils restèrent tous dans la plus parfaite immobilité. Zabeth revint la première de l'état dans lequel la vue de cette infortunée l'avoit jetée: elle tendit les bras vers le chemin qu'elle avoit pris pour s'éloigner. Oui .... oui .... dit-elle, je me ressouviendrai de la forêt de Wapping .... et de cet arbre .... et de vos pleurs! ... Peut-être viendrai-je un jour y presser la terre de mes bras, et lui demander de m'ouvrir son sein, pour me soustraire à tous mes maux! ... -- Quelle extravagance! dit Enneric. Tu ne vois pas que cette femme est presque folle? Elle est à plaindre sans doute; mais je lui crois la tête un peu dérangée ... Enneric! ... mon cher Enneric! ... je n'aime pas ce langage, dit Zabeth; il part d'un cœur dur. Quand on souffre beaucoup, on ne parle pas comme quand on est paisible. Elle a dit des choses bien fortes! ... trop vraies peut-être! ... Elle n'est pas folle; mais elle est bien malheureuse! -- Oh, oui! bien malheureuse dit Anna. Ils reprirent le chemin de la maison de madame Noriss, et ne purent se rien dire pendant le chemin. Le cœur des deux jeunes filles étoit oppressé: Enneric étoit rêveur.

Quand ils furent arrivés, Zabeth demanda sa tante. On lui dit qu'elle étoit dans sa chambre. Elle y monta, contente de pouvoir se dispenser de paroître au salon dans l'état d'agitation où elle se trouvoit.

Mademoiselle de Fermon étoit encore avec son amie. Elle fatiguoit son esprit à prévoir le sort de sa nièce. Elle la vit paroître pâle et les yeux gros de larmes. Zabeth lui conta la rencontre qu'elle avoit faite à la promenade, et ne put rendre à sa tante et à madame Noriss les expressions douloureuses de l'infortunée qu'elle avoit vue, sans que son cœur sensible ne payât le tribut que l'on doit au malheur. Elle accompagna son récit des larmes de la pitié. M.elle de Fermon soupira, et lui dit: Ma chère Zabeth, cette rencontre imprévue peut un jour vous servir. Qui que ce soit ne peut lire dans l'avenir. Si jamais le sort vous réservoit de certaines peines, accoutumez-vous de bonne heure à supporter avec courage les adversités de la vie. Quand les jours du malheur sont arrivés, il est d'une grande ame de se roidir contre les événemens. -- Ah, ma tante! je crois qu'il en est contre lesquels le courage se brise! -- N'amollissez pas votre ame par de semblables pensées, ma chère fille, lui dit madame Noriss. Vous ne savez pas l'histoire de cette femme. Elle est bien à plaindre, je le crois; mais nous ignorons jusqu'à quel point elle a mérité son malheur. -- Ma chère maman, elle nous a dit que son plus grand tort étoit d'avoir été trop sensible. Est-ce un crime? .... -- C'est selon les circonstances, dit mademoiselle de Fermon. -- Je serois donc bien criminelle! dit Zabeth avec l'expression de la douleur; car mon pauvre cœur est bien sensible! ..... On vint avertir que le souper étoit servi. Zabeth pria sa tante de la dispenser de paroître -- Eh! pourquoi, mon enfant? cela te distraira des impressions pénibles que tu as reçues à la promenade. -- Moins que vous ne croyez, ma chère tante. Je me sens le besoin d'être seule. Elle insista tellement pour rester, que l'on fut obligé d'y consentir. Enneric vint la chercher; mais ses sollicitations furent inutiles. Il resta près d'elle, et ne voulut pas souper non plus. Zabeth lui sut bon gré de cette attention, et son ame reprit un peu de calme. Elle se coucha de bonne heure; mais le repos étoit loin d'elle. L'image de cette femme la poursuivoit. Elle ne pouvoit fermer les yeux, qu'elle ne la vît pressant la terre avec douleur. Ses cris retentissoient au fond de son ame. Elle se réveilloit en sursaut, en disant: Pauvre créature! pauvre créature! que tu dois passer de cruels momens! Le repos de la nuit, qui est un bienfait de la nature pour tout ce qui respire, est devenu étranger à ton existence! il n'en est plus pour toi! .... Vers le point du jour, ses esprits fatigués s'appesantirent: elle s'endormit.

Elle commençoit à goûter un sommeil bien nécessaire pour réparer la fatigue de ses esprits, quand des cris perçans vinrent frapper son oreille. Elle écouta ce que ce pouvoit être. Elle distingua la voix de sir John Wilton, qui faisoit retentir la maison, et qui, d'une voix formidable, appeloit ses valets. Un moment après, elle entendit appeler son cher Enneric. Ce nom lui arracha un soupir.

Enneric se rendit près de son oncle, qu'il trouva fumant et buvant. Viens ici, jeune homme, lui dit-il. Pendant que ces femmes dorment encore, il faut que je te parle. Qu'est-ce que cette Française qui est avec ta mère? -- Mon oncle, c'est une amie avec laqu-elle elle a été élevée. Et la jeune fille qui est avec elle? C'est sa nièce. -- Tu la connois beaucoup? -- Nous avons été élevés ensemble. Belle éducation pour un homme! élevé avec une fille! et une fille Française! .... Mon oncle, elle est charmante! Est-ce que tu l'aimes? dit-il en élevant la voix. -- Mon oncle ... -- Parle? ou je ... Oui, mon oncle. -- Ecoute, jeune drôle. Je suis ton oncle. Tu n'as plus de père, et je veux bien t'en tenir lieu. Je veux être respecté et obéi. Tu n'as jamais eu à faire qu'à des femmes. Mais je te préviens que l'on ne me mène pas comme ces poupées-là. Tu es la seule cause qui m'a ramené dans mon pays. Je ne me suis pas marié, pour te faire un sort brillant. Avec la fortune que je te donnerai, tu seras le plus riche gentilhomme des trois royaumes. Je veux te faire faire un chemin brillant. Mais si tu t'avisois d'épouser une Française ... si tu étois assez bêlitre pour te marier à une de ces sauterelles .... sur mon honneur, tu le paierois plus cher que tu ne penses. Rien n'égale mon antipathie pour tout ce qui vient de ce pays-là; et, si ces Françaiseslà restent encore long-tems chez ta grand'mère, j'irai prendre logement ailleurs .... Tu ne me réponds rien? ...... Enneric ... veux-tu parler? ... Goddam ... ne me mets pas en colère ... Veux-tu bien dire tout-à-l'heure que tu ne seras jamais le mari d'une pareille femelle? ......... Mais, mon oncle, je suis encore si jeune! ..... -- Ce n'est pas répondre, monsieur; c'est éluder. Dites ..... tout-à-l'heure .... dites ..... ou ..... M. Wilton s'étoit mis dans une telle colère, qu'Enneric, qui avoit toutes les dispositions nécessaires pour n'être pas plus endurant que son oncle, alloit lui répondre fortement, lorsque madame Noriss, la grand'mère, entra. -- Quel train, mon frère! depuis deux heures, personne ne peut prendre de repos dans la maison. Je vais avoir ma migraine toute la journée. Comme vous voilà rouge! Que vous a fait Enneric? vous paroissez tout en colère? -- Les femmes ne se mêlent pas des affaires des hommes. -- Mais enfin, mon frère? .... -- Que voulez-vous savoir? Je demande à ce petit garçon s'il veut épo u-{??}er une Française? -- Quand cela seroit, mon frère? une femme vaut une femme. J'en connois ..... -- Taisez-vous; taisez-vous, reprit M. Wilton avec fureur. Voilà comme vous avez fait de votre fils. Eh bien, mon frère, dit madame Noriss tout effrayée, je me tairai. Enneric est encore jeune: il ne fera que ce que sa famille voudra. N'est-ce pas, mon ami? lui dit-elle en se retournant de son côté, et en lui faisant signe. -- Oui, ma bonne maman, dit Enneric. Je n'ai pas dit non. Mon oncle ne s'est pas donné la peine d'entendre ma réponse. -- Bien ..... bien ..... comme cela, dit M. Wilton; bois ce verre d'eau-de-vie; sois bon garçon, et sois tranquille. Je te ferai un sort digne d'envie.

L'heure du thé arriva. Zabeth s'y rendit avec sa tante. Mais sa figure annonçoit, par sa pâleur et par son abattement, qu'elle avoit passé une mauvaise nuit. Enneric s'approcha d'elle, et lui demanda, en lui serrant la main, comment elle se portoit? -- Très-bien, lui dit-elle: je suis sensible à votre attention. A votre attention .... reprit-il. Mais, Zabeth, d'où vient ce ton froid? -- Ah! dit-elle, il faut que je m'accoutume de bonne heure à vous parler comme on le doit dans le monde. Ma tante m'a fait sentir ce matin que la familiarité qui convient à l'enfance n'est plus à sa place à un certain âge. Nous ne sommes plus des enfans .... -- Quoi! ma bonne amie! tu vas me dire vous? Oh! je ne pourrois m'accoutumer à ce ton: je croirois que tu ne m'aimes plus. -- Il faut bien, dit-elle, s'accoutumer à cela, et pourtant être bien persuadé, mon cher ami, que je vous aimerai toute ma vie. Pendant cette petite conversation, M. Wilton n'ôtoit pas les yeux de dessus son neveu. Il les rouloit dans sa tête d'une manière effrayante. Cela n'échappa pas à madame Noriss, ni à mademoiselle de Fermon. Elles se poussèrent le genou; et cela les confirma dans l'idée qu'elles avoient que cet homme s'opposeroit de tout son pouvoir au mariage de leurs aimables enfans.

Mademoiselle de Fermon ne put supporter cette idée, sans sentir renouveler dans son cœur toutes ses inquiétudes sur le sort à venir de sa nièce. Elle voyoit clairement que, quoique dans l'âge le plus tendre, son cœur s'étoit ouvert au plus vif attachement pour le jeune Noriss; et que, tôt ou tard, cette fatale passion la rendroit malheureuse ... Sa santé, qui tous les jours déclinoit, lui ôtoit la force de supporter une pareille perspective. Comme on se levoit de table, elle se trouva très-mal. On la porta dans sa chambre: la fièvre se déclara, et on fut obligé de la mettre au lit. Zabeth étoit près du lit de sa tante: elle ne pouvoit la voir dans l'état où elle étoit, sans éprouver la plus vive douleur. Ne pleurez pas, ma chère fille, lui dit mademoiselle de Fermon: vous augmentez mes maux; il faut espérer que cela ne sera rien.

Madame Noriss et son fils lui tinrent fidèle compagnie: ils furent obligés de se rendre, à l'heure du dîné, avec le reste de la société. M. Wilton n'avoit pas témoigné une joie si bruyante depuis deux jours qu'il étoit arrivé: il ne s'étoit encore que mis en colère, avoit beaucoup bu et beaucoup fumé. Vers la fin du repas, il dit à sa sœur: Clara, avez-vous envoyé chercher le médecin? -- Non, mon frère, dit madame Noriss. -- Patrice, informez-vous où il est, et qu'on l'amène sur-le-champ; je veux lui parler, dit-il; il faut qu'il conseille à la Française l'air natal ... et il se mit à rire aux éclats. C'est fort bon, l'air natal ... cela remet la santé, et nous en débarrassera. Madame Noriss et son fils se sentirent cruellement blessés de cette saillie anglaise. Cela te fait faire la grimace? dit-il à son neveu, en lui frappant sur l'épaule, de façon à la lui briser. -- Mais, mon oncle, je ne croyois pas une amie de ma mère de trop dans cette maison .... La fera-t-on partir dans l'état où elle est? ... -- Bah! bah! dit-il, l'air de la mer lui fera du bien; et, si elle crève en chemin .... il y a la planche .... peste .... le trou est bientôt rebouché .... Juste ciel! s'écria madame Noriss en se levant de table; oubliez-vous, monsieur, qu'elle est mon amie? -- Vous la reconduirez si vous voulez, chère nièce. Madame Noriss la mère, qui étoit une excellente femme, quoique peu spirituelle, ne put tenir à ce discours. Mon frère, lui dit-elle, je vous prie de ne point oublier que vous êtes chez moi? Vous n'êtes pas ici avec vos nègres .... Vous vous fâchez, Clara? Je suis gai quand je m'y mets, et drôle tout comme un autre. C'est pour rire que je dis cela; et, en le disant, il rioit à faire casser les vîtres; et son ventre en touchoit à son menton.

Madame Noriss se retira chez elle; son fils vint l'y rejoindre, et lui conta la conversation qu'il avoit eue le matin avec son oncle. Eh bien! mon fils, lui dit-elle, quel parti prendrez-vous? -- Il est tout pris, ma mère; je ne serai pas toujours obligé d'entendre mon oncle comme je l'ai été depuis son retour. Je renonce à sa fortune, et Zabeth sera ma femme; mais, dans ce mo-{?K} ment-ci, que puis-je opposer à sa volonté? Je ne suis pas dans le cas de faire connoître la mienne; Zabeth n'a pas encore treize ans; je ne puis devenir son époux. Il faut, mon cher ami, lui dit sa mère, patience et constance. Vous ne voudriez pas faire le malheur d'une fille aimable qui mérite toute votre tendresse, et qui vous aime tendrement? Enneric promit à sa mère que rien ne pourroit le faire changer, et que tous les trésors de l'univers ne lui feroient point abandonner Zabeth.

Le soir, la fièvre de mademoiselle de Fermon augmenta; et l'on fut obligé d'envoyer chercher le médecin, qui, quoiqu'il n'eût pas vu M. Wilton, n'en conseilla pas moins à la malade de changer d'air. Il lui administra quelques drogues qui calmèrent la fièvre. Au bout de quelques jours, elle se sentit mieux, et annonça qu'elle désiroit retourner en France. L'infortunée Zabeth n'apprit pas la volonté de sa tante sans se trouver très-mal. Voilà, dit-elle à Enneric qui étoit près d'elle, voilà, mon ami, le moment que je redoutois arrivé ... Il faut nous séparer! ... et je ne sais pourquoi un funeste pressentiment parle à mon cœur ... et me dit que je ne vous reverrai plus! .... O Enneric! n'oubliez jamais qu'il existe en France une fille infortunée qui vous aime plus que sa vie .... et qui ne vous oubliera jamais! .... Le pauvre Enneric ne savoit quels moyens employer pour la tranquilliser. Les larmes, les sermens, tout fut mis en usage. Mais Zabeth ne pouvoit vaincre ses inquiétudes. Le moment du départ arriva. Madame Noriss auroit desiré accompagner son amie; mais elle étoit nécessaire près {??} son fils, vu l'autorité que M. Wilton {??}uloit prendre sur lui. Elle croyoit pou-{??}ir tout concilier, en ne heurtant point {??}t homme de front; ce qu'elle auroit {??}it, si elle avoit emmené avec elle Enneric. Elle prit le parti de rester. Mademoiselle de Fermon se mit en route avec Zabeth et sa femme-de-chambre. Il est {??}tile de dire combien de larmes furent {??}rsées. Celles qui partoient et celles qui {??}stoient en versèrent abondamment. {??}ette nouvelle séparation ne parut drôle {??}'à M. Wilton, qui en fut si joyeux, {??}ue ce jour-là il s'enivra au point que {??}on fut obligé de le porter à quatre dans {??}on lit. La pauvre Anna promit à Zabeth {??}e lui écrire bien exactement. Elle se sé-{??}aroit d'une amie à qui elle étoit tendre-{??}ent attachée.

Les larmes de Zabeth ne pouvoient se {??}rir; et chaque tour de roue qui l'éloignoit de Wanstead étoit pour elle u{??} supplice. Mademoiselle de Fermon fi{??} tout son possible pour relever son courage, et lui donner un espoir qu'elle n'a{??} voit pas elle-même. Elle envisageoit cette séparation comme éternelle; et, malgre la pureté de ses intentions, elle se repro-{??} choit d'avoir contribué au malheur de sa nièce, en aidant son cœur à former un{??} attachement qui, d'après les circonstances où elle se trouvoit, devoit faire le supplice de sa vie.

On se rendit à Douvres à très-petites journées. Mademoiselle de Fermon fut obligée de prendre quelques jours de repos; la fièvre, quoique légère, ne la quittoit pas. La veille du jour où elle devoit s'embarquer pour revenir en France, elle se sentit assez bien pour aller faire un tour de promenade, à l'aide du bras de sa nièce et de sa femme-de-chambre. Elle prenoit l'air assise sous des arbres, quand un valet de l'auberge arriva tout essoufflé, et lit assez haut: Qui est-ce qui s'appelle mademoiselle de Saint-Silvain? Voilà une lettre de Londres. Il y a pressée dessus, et je suis venu sur-le-champ. -- C'est moi, dit Zabeth; elle prit la lettre, et dit à sa tante: C'est encore de mon cher Enneric! Elle se mit à la lire. Pendant qu'elle étoit occupée de cette agréable lecture, un grand homme basané passoit et repas-{??}oit, en la considérant. Comme elle étoit très-jolie, mademoiselle de Fermon ne {??}ut point étonnée de voir qu'on la remarquoit. D'ailleurs, les larmes qu'elle ver-{??}oit en lisant les expressions de l'amour le son cher Enneric, étoient faites pour exciter la curiosité. Elles se levèrent pour {??}evenir à l'auberge; au moment d'entrer, mademoiselle de Fermon reconnut le même homme qui les avoit suivies. Elle ne pouvoit imaginer d'où provenoit cette affectation de la part d'un homme qu{??} portoit les livrées de la misère. Elle dit{??} sa femme-de-chambre que, si cet homme avoit quelques besoins et qu'il s'adressâ{??} à elle, elle lui donnât l'aumône; que, s'i{??} étoit Français, et qu'il voulût retourne dans sa patrie, elle lui en procureroit le{??} moyens, si c'étoit la cause de son embarras. D'après ces ordres, la femme-de{??} chambre, quand elle eut remis sa maî{??} tresse dans sa chambre, revint sur la porte de l'auberge. Elle ne tarda pas d'être accostée par ce même homme, qui lu{??} dit d'un ton honnête: Je vous demande pardon, mademoiselle, si je vous aborde{??} Votre maîtresse ne s'appelle-t-elle pas mademoiselle de Saint-Silvain? -- Oui, monsieur. -- D'où est-elle? -- De Boulogne. -- De Boulogne! .... Est-elle fille d'un M. de Saint-Silvain qui demeure{??} {??}rès de cette ville? -- Oui, monsieur. Est-il marié? -- Oui: mais pourquoi les questions? -- Pardonnez, mademoiselle; mais votre maîtresse est belle, elle est intéressante! sa présence inattendue a replacé dans mon esprit des choses qui en étoient effacées depuis plus de sept ans. Quelle est la personne qui l'accompagne? Sa tante. -- Sa tante! c'est cela précisément! ..... Pourrois-je parler à madame {??}a tante sans que sa nièce y soit? -- Monsieur, je ne crois pas cela possible; mais {??}e le demanderai à mademoiselle. -- De-{??}andez-lui, et dites-lui que j'ai des choses intéressantes à lui communiquer. -- Oui, Mnonsieur. Elle remonta faire part à mademoiselle de Fermon de la conversation qu'elle venoit d'avoir. -- Je n'ai rien d'intéressant à apprendre, dit-elle; cet homme {??}eut sans doute avoir quelque secours. Allez le rejoindre, qu'il vous fasse connoître ses besoins; s'il est en mon pouvoir, j'y satisferai.

La femme-de-chambre vint redire cela à l'homme, qui attendoit sa réponse. Il rougit. -- Je n'ai besoin de rien, mademoiselle; dites à votre maîtresse que ce que j'ai à lui dire la regarde seule, et intéresse mademoiselle sa nièce. -- Faites-le monter, dit mademoiselle de Fermon, quand elle apprit que cet homme insistoit pour la voir. Que ma nièce se retire avec vous dans votre chambre; mais soyez au guet du moindre bruit qui se passeroit chez moi; je ne connois pas les intentions de cet homme, et sa mine n'est pas recommandable.

Il vint, et se présenta avec l'aisance d'un homme comme il faut. Pardonnez, mademoiselle, la démarche que je fais aujourd'hui: j'aurois dû chercher à la faire plutôt, puisque le sort de mademoiselle de Saint-Silvain dépend des avis que {??}i à vous donner; mais des égaremens {??} jeunesse m'ont jeté tantôt dans un {??}ys, tantôt dans un autre. Balotté par {??}dversité, obligé de lutter contre elle, {??}da ne s'est pas présenté à mon esprit. {??} hasard aujourd'hui m'a fait entendre {??} nom; cela a renouvelé dans mon {??}e des souvenirs cruels! J'ai sur-le-{??}amp pris le parti de m'adresser à vous. {??}paroît que le monstre qui projetoit sa {??}ine, ne l'a pas encore consommée? Le {??}me est quelquefois lent à se développer. {??}l est encore tems, je me croirai heureux {??}pourvoir vous donner des lumières qui, {??}Portant sur moi un jour affreux, seront {??}les à une personne belle et intéressante.

Vous me faites frémir, monsieur, dit Mademoiselle de Fermon! hâtez-vous, {??} vous prie, de me tirer de l'inquiétude {??}e vous venez de jeter dans mon ame. -- Je suis désolé, mademoiselle, de reporter votre esprit sur des souvenirs douloureux. Permettez que je vous fasse le récit de mes aventures: elles tiennen{??} essentiellement à ce que j'ai à vous dire{??}

Je suis fils d'un très-gros négociant de Lyon. Mon père n'épargna rien pour m{??} donner une éducation brillante. La fortune dont il jouissoit me mettoit à porté{??} de goûter tous les plaisirs auxquels un jeune homme est enclin. J'étois plus sen{??} sible que libertin. Je fis connoissance d'une jeune fille jolie, et dont l'air de décence me charma: elle vivoit dans un des faubourgs de la ville, avec une vieille femme qui se disoit sa tante. Quand elle vit que mon cœur étoit engagé sérieusement, elle irrita ma passion par des difficultés simulées; et fit si bien, que je ne vis d'espoir à mon amour qu'en en faisant ma femme. Elle me fit accroire tout ce qu'elle voulut. Je vous éviterai les détails des séductions qu'elle et sa prétendue tante mirent en jeu.

Mon père apprit mes assiduités près d'elle; il m'en parla, et me dit tout ce que la raison lui suggéra pour me retirer d'une maison qui étoit regardée comme une maison de débauche. On savoit que cette vieille femme changeoit de nièce de tems en tems, et que, quand elle en avoit produit une dans le monde, il lui en revenoit une autre. J'étois tellement séduit par l'air modeste de cette fille, que l'on ne put rien gagner sur moi. L'amour avoit mis sur mes yeux le bandeau le plus {??}épais: elle devint enceinte; cette nouvelle me combla de joie; mais elle affecta un si grand désespoir, que je craignis pour ses jours. Je fus me jeter aux pieds de mon père, et lui demander de m'unir avec ma femme, qui, quoique peu riche, avoit toutes les vertus. Il se mit dans une s{??} grande colère, qu'il me chassa de chez lui. Cette rigueur consomma ma perte{??} je rassemblai le plus d'argent qu'il me fu{??} possible, et je vins m'établir chez ma maîtresse; je lui offris de l'épouser. Jusqu'alors cela avoit fait l'objet de ses plus ardens desirs; mais, quand elle me vit banni de chez mon père, elle s'y refusa, sous l'apparence de la générosité, en disant, qu'elle ne vouloit pas irriter davantage sa colère.

Depuis que j'étois lié avec elle, j'avois, outre les menus plaisirs que mon père me donnoit, fait une très-grande quantité de dettes. Quand on sut que j'étois sorti de la maison paternelle, il me fut impossible de trouver la moindre ressource; j'étois au désespoir, et ne savois de quel côté donner de la tête, lorsqu'un jour la vieille Dupuis ..... -- Ah, ciel! dit mademoiselle de Fermon, quel nom venez-{??}ous de prononcer! Vous glacez mon sœur! Cette fille est la Dupuis ........ la {??}mme ... Je n'en puis plus ... En disant {??}es mots, elle se pencha sur sa chaise, et {??} trouva mal. Duval (car c'étoit lui-même) appela du secours. Zabeth et la femme-de-chambre arrivèrent. Elle eut bientôt repris l'usage de ses sens, les fit {??}tirer, et invita, d'un geste, Duval à continuer son histoire. Il reprit ainsi: {??}a vieille Dupuis me prit un jour à part, {??} me tint le langage le plus extraordinaire; elle me représenta la misère où j'allois tomber, moi et ma femme; elle se {??}ervit de cette expression: Vous êtes fils {??}nique, me dit-elle: tout ce que votre père possède vous appartient de droit, s'il {??}enoit à mourir. Je possède un secret que {??} puis vous donner; c'est une drogue que j'ai apportée d'Italie, où j'ai voyagé dans ma jeunesse. En lui en faisant prendre une dose légère dans son café, en trois ans de tems votre père aura fini sa carrière, sans qu'il reste de traces qui puissent vous compromettre. Une pareille proposition me fit frémir d'horreur; je lui dis tout ce qui se présenta à mon imagination, et la traitai comme la dernière des malheureuses. La Dupuis vint voir d'où provenoit une pareille scène. Je lui communiquai les horribles propositions que cette infernale créature m'avoit faites. Elle se mit de mon côté, et ne la ménagea pas plus que moi. Quand nous fûmes seuls, elle se jeta à mes pieds, et me pria, en versant un torrent de larmes, de la sortir d'une maison où un pareil monstre existoit. Je le lui promis; mais j'ignorois les moyens d'y parvenir: je ne possédois pas un sol, et ne trouvois aucune ressource. Le même soir, je reçus une lettre anonyme, dans laqu-elle on me marquoit que mon père sollicitoit un ordre pour me faire enfermer, et qu'il devoit l'obtenir sous huit jours; cette nouvelle me terrassa. La Dupuis, après s'être livrée à toutes les grimaces qui annoncent un violent désespoir, me demanda si je ne pourrois pas me ménager quelque intelligence dans la maison de mon père, m'y introduire, et tâcher de m'emparer de quelque argent? Cette action répugnoit à mon ame; mais ma position étoit désespérée; il falloit prendre un parti, et le prendre promptement. Je m'adressai à un vieux serviteur qui m'avoit élevé; il possédoit toute la confiance de mon père. Je lui parlai d'un repentir qui étoit loin de mon cœur, et lui dis que je desirerois lui parler plus à mon aise; que, s'il vouloit m'indiquer un moment où mon père ne seroit pas chez lui, j'irois, et que nous aviserions aux moyens nécessaires pour calmer sa colère. Ce digne homme y consentit. Le lendemain matin il me fit dire que si, sur les six heures du soir, je voulois me rendre à la porte de derrière, il me l'ouvriroit; que mon père étoit à la campagne pour deux jours, et que nous aurions le tems de parler à notre aise des heureuses dispositions qui étoient entrées dans mon ame.

Je me rendis très-exactement à l'heure qu'il m'avoit indiquée. Je rentrai dans la maison paternelle comme un fugitif. Les précautions qu'il falloit prendre pour que je ne fusse pas vu des autres valets humilièrent mon cœur. Les raisons qui m'amenoient me firent frémir. Les remords étoient prêts à s'emparer de ma conscience: mais l'idée de la Dupuis, l'état où elle étoit, la crainte que j'éprouvois pour ma liberté, tout cela vint se représenter dans mon esprit, et les étouffa dans leur naissance. Une main invisible me conduisoit à ma perte. Je tins un très-long discours à ce pauvre Pierre, où j'étalai le plus sincère repentir. Il me crut, et me promit d'employer tout ce qui seroit en son pouvoir pour calmer la colère d'un père justement irrité. La nuit étoit avancée. J'avois eu soin de prolonger le tems le plus qu'il me fut possible. Il me dit qu'il étoit tems de me retirer. O mon cher Pierre! lui dis-je, ne me refusez pas une grace: laissez-moi coucher ici cette nuit. Cet homme ne crut pas pouvoir refuser au fils de son maître une chose si simple. Il y consentit. Il m'apporta quelques rafraîchissemens. Je l'invitai à les partager avec moi: je mis dans un verre de vin que je lui présentai une poudre assoupissante, et un quart-d'heure après il étoit dans le plus profond sommeil. Je savois où étoient toutes les clefs; je m'en emparai, et mis la main sur les bijoux les plus précieux. Je pris tout l'or qui se présenta à ma vue, le plus d'argent blanc que j'en pus porter, et je revins chez la Dupuis, non sans un trouble que je ne puis vous rendre. Je me hâtai de m'assurer d'une voiture; je pris des chevaux; je laissai à la vieille tante une somme raisonnable, et à la pointe du jour, j'étois loin des lieux qui m'avoient vu naître. La Dupuis me combloit de mille caresses, et tâchoit d'éloigner de mon esprit toutes les idées fâcheuses qui pouvoient s'y présenter.

Nous vînmes à Marseille. Je changeai de nom. La Dupuis y mit au monde le fruit de mon amour. C'est cet enfant-là qu'elle fait passer aujourd'hui pour son neveu. Mademoiselle de Fermon fit un geste d'horreur, et s'écria: O monsieur de Saint-Silvain! que vous êtes abusé! ... On mit cet enfant en nourrice dans un faubourg de la ville. Nous donnâmes à la femme qui s'en chargea une somme assez forte, pour qu'elle ne pût, de long-tems, le trouver à charge. Nous parcourûmes plusieurs provinces. Nous eûmes bientôt trouvé la fin du vol que j'avois fait à mon père. Il fallut user de ressources. Je me fis joueur; et je dois, pour l'expiation de la bassesse dans laqu-elle j'étois tombé, vous avouer qu'à force d'adresse, j'avois su fixer la fortune. Plusieurs années s'écoulèrent ainsi. Mais à la longue, je fus découvert. Je me lassai d'une vie qui n'étoit pas faite pour moi. Je ne voulus plus faire le vil métier d'escroc. La misère approchoit à grands pas. Je conseillai à la Dupuis de tâcher de se tirer d'affaire; que, quant à moi, mon parti étoit pris; que j'étois décidé à prendre le parti des armes. Elle y consentit. Je m'engageai. Nous nous donnâmes rendez-vous à Marseille, en cas que la fortune favorisât un de nous deux. Elle trouva une place de femme-de-chambre près d'une dame qui partoit pour l'Angleterre: elle la suivit. Elle perdit sa maîtresse, revint en France, débarqua à Boulogne, et entra près de madame votre sœur. Elle avoit toujours eu soin de m'écrire: elle avoit envoyé à la femme qui soignoit notre enfant de quoi continuer ses soins. Comme elle avoit toujours nourri dans son cœur l'espoir de m'épouser; se flattant que tôt ou tard je rentrerois en grace avec mon père, elle n'avoit pas cessé de m'entretenir de la tendresse qu'elle prétendoit avoir pour moi. C'est une femme que la longueur du tems ne rebute point: elle ne perd jamais de vue le but qu'elle s'est proposé d'atteindre. Tout-à-coup je cessai de recevoir de ses nouvelles. Je ne pus me procurer aucuns renseignemens sur son sort. Mon régiment s'embarqua, et je fus deux ans absent. La fortune m'avoit favorisé de ce côté. J'eus le bonheur de sauver la vie à mon capitaine: revenu en France, il me donna mon congé. Aussi-tôt que je me vis libre, je me rendis à Marseille. Je trouvai la nourrice morte, et l'enfant abandonné à la charité de ceux qui vouloient bien lui donner du pain. Je pris les informations. Une voisine de cette femme me montra la dernière lettre que {??}'on avoit reçue de la Dupuis: elle disoit qu'elle étoit du côté de Boulogne. Je pris l'enfant avec moi, et j'entrepris cette {??}oute. Je ne pouvois laisser un être qui {??}enoit de moi l'existence dans l'état de misère auquel il étoit réduit. J'étois loin de penser à profiter de la position où cette femme se trouveroit pour mon propre compte; mais je desirois au moins qu'elle n'abandonnât pas cet enfant. J'arrivai dans le voisinage de la terre de M. de Saint-Silvain. On me parla d'elle avec le mépris que sa conduite méritoit. Personne n'ignoroit qu'elle vivoit avec son maître. Pardonnez, mademoiselle; mais on me parla de lui avec peu de considération. J'arrive un soir à Château-neuf ... Quoi! c'est vous qu'elle fait passer pour son frère? dit mademoiselle de Fermon. -- Oui, mademoiselle. Je la trouvai à table avec M. de Saint-Silvain. La hardiesse avec laqu-elle elle soutint ma présence, les mensonges qu'elle débita avec une facilité qui annonçoit qu'elle étoit exercée dans l'imposture, firent tomber le reste du bandeau que j'avois encore, après tant d'années, sur les yeux. Nous restâmes seuls. Elle me fit l'aveu de tous les forfaits qu'elle avoit commis. Son projet est de faire épouser mademoiselle de Saint-Silvain au fruit de notre détestable amour; et, pour parvenir à ce but, elle a commencé par amener le père de la jeune personne à en faire sa femme, après avoir abrégé les jours .... de madame votre sœur ..... avec la détestable poudre que sa tante possédoit .... Mademoiselle de Fermon ne put entendre ce dernier aveu sans se livrer au plus cruel désespoir .... O crime! .... ô abominable créature! ... Quoi! monsieur, lui dit-elle en fondant en larmes, et vous n'avez pas révélé plutôt cet odieux secret! .... -- Quelle preuve en ai-je, mademoiselle, que l'aveu qu'elle m'en a fait, et qu'elle nieroit, s'il en étoit question? Elle m'a fait horreur .... je lui ai laissé son fils, et j'ai fui ce lieu où ce monstre respire. J'ai erré depuis ce tems, et j'ai vécu de quelques secours qu'une main invisible m'a fait passer. Je ne doute point que ce ne fût celle de mon père. J'ai fait les plus grands efforts pour rentrer en grace, mais inutilement. Depuis six mois, j'ai eu le malheur de le perdre. J'étois déterminé à me présenter pour obtenir sa succession: des parens avides s'en sont emparés, et ont obtenu un ordre de me faire enfermer. Je n'ai eu que le tems de passer dans ce pays, pour éviter leurs persécutions. -- Ah! dit mademoiselle de Fermon, que vous aviez raison, monsieur, en me parlant des lumières affreuses que vous alliez faire passer dans mon cœur! Je ne doute pas que la main parricide de cette odieuse créature ne se soit étendue jusqu'à moi. Je porte dans mon sein le fatal poison dont mon infortunée sœur a été la victime. Voilà ses projets qui touchent à leur exécution: quand je ne serai plus, ma nièce sera obligée de retourner chez son père, et ce monstre accomplira sur elle ses funestes desseins. M. de Saint-Silvain est un homme foible; il sacrifiera ma pauvre Zabeth à votre indigne fils, qui porte sur sa figure tous les crimes de sa mère. Je me demande au ciel qu'assez de jours pour mettre Zabeth à l'abri des malheurs qu'on lui prépare. -- Je ne connois d'autre moyen, dit Duval, que d'éclairer M. de Saint-Silvain sur le compte de la femme qu'il a prise. Je vais, mademoiselle, écrire les aveux pénibles que je viens de vous faire, et il faudra les lui faire passer.

Mademoiselle de Fermon demanda à Duval si elle pouvoit lui être de quelque utilité dans la position où il se trouvoit? Il la salua profondément, et se retira, en lui faisant entendre qu'il n'avoit besoin de rien.

Aussi-tôt que Zabeth sut sa tante seule elle s'empressa de venir la rejoindre. Elle ne put supporter la vue de sa nièce sans éprouver la plus vive douleur. Elle la prit dans ses bras, et ne pouvoit cesser de la presser contre son triste cœur, qui venoit d'être déchiré de la manière la plus cruelle. Ses larmes étoient abondantes. Ce fut en vain que Zabeth lui demanda ce qu'elle avoit. Mademoiselle de Fermon ne put lui répondre que par des larmes. D'ailleurs, elle ne croyoit pas nécessaire de l'éclairer sur la mort de sa mère et sur la sienne, qu'elle sentoit être prochaine. Elle brûloit d'être en France, pour employer tous les moyens qu'elle croiroit nécessaires pour mettre sa nièce à l'abri des malheurs qui l'attendoient.

La fièvre, qui depuis long-tems ne la quittoit pas, augmenta dans la nuit, et le lendemain elle étoit beaucoup plus mal. Le vaisseau sur lequel elle devoit partir mettoit à la voile le jour même. C'est en vain que Zabeth l'engagea à différer son départ; elle voulut absolument profiter de cette occasion. Duval vint le matin, et lui remit le paquet qu'il lui avoit promis. Mademoiselle de Fermon ne put recevoir cette preuve non équivoque des crimes de la Dupuis, sans se sentir défaillir. Elle donna à Duval une boîte dans laqu-elle étoient renfermés quelques louis, et le pria de ne l'ouvrir qu'après son départ. Il voulut la refuser, se doutant de ce qu'elle renfermoit. Ne la refusez pas, monsieur, dit mademoiselle de Fermon; qu'un amour-propre mal-entendu ne vous y force pas. Pardonnez ce que je vais vous dire à une femme qui se trouve, sans vous connoître, victime de vos premières erreurs. Voyez quel enchaînement d'horreur suit l'oubli de ses devoirs! .... Que de victimes! .... Votre famille ..... la nôtre .... vous ...... qui porterez peut-être encore long-tems les remords qui doivent vous déchirer dans un état de détresse qui n'étoit pas fait pour vous! ... Acceptez, monsieur, cette légère marque de l'intérêt que vous m'inspirez. Le foible secours que je vous offre est, depuis long-tems, le seul argent dont vous puissiez disposer sans avoir à rougir du motif qui vous le met entre les mains .... Duval rougit. Il avoit de l'honneur; et, sans la fatale passion qui l'avoit dégradé et entraîné malgré lui dans l'abîme de l'ignominie, il auroit tenu sa place au rang des hommes estimables. Il se retira confus, et n'eut rien à répondre à une vérité dont il sentoit toute la justesse.

On fut obligé de porter mademoiselle de Fermon à bord du vaisseau. Sa nièce l'accompagnoit en fondant en larmes. Que de choses comprimoient le cœur de cette intéressante fille! S'éloigner de son amant, avec la crainte de ne le revoir jamais, et avoir sous les yeux le spectacle déchirant d'une femme mourante qui lui avoit tenu lieu de mère! Son courage étoit à chaque instant prêt à l'abandonner.

La traversée, quoique très-courte, mit mademoiselle de Fermon dans un état désespéré. On craignoit de la voir expirer avant d'être à terre. On la débarqua qu'il lui restoit à peine un souffle de vie. Il fallut user des plus grandes précautions pour la transporter chez elle. Quand le bon Thomas et sa femme la virent revenir ainsi, ils remplirent la maison de leurs cris. Le médecin arriva, et vit avec peine que son art étoit inutile. Il lui fit donner quelques cordiaux, et se retira sans rien prononcer sur le sort de la malade. Mademoiselle de Fermon étoit dans son lit, sans parole et sans force. Ses yeux seuls pouvoient peindre ce qui se passoit en elle; car elle avoit toute sa connoissance. La mère Thomas étoit agenouillée près de sa maîtresse et prioit Dieu à haute voix pour qu'il lui retranchât le peu d'années qui lui restoient à vivre, et qu'il les reportât sur cette bonne maîtresse qu'elle avoit vue naître. Zabeth, dans l'abandon de la douleur, tenoit une main de son infortunée tante, et la couvroit de larmes. La voix lui revint sur le soir, mais bien foiblement. Elle demanda un notaire, et fit partir un exprès pour aller chercher M. de Saint-Silvain. Le notaire venu, elle dicta ses dernières volontés. Elle laissa à Thomas et à sa femme, leur vie durant, la jouissance de la maison où elle étoit; le reste à sa nièce, si elle épou-{??}it Enneric Noriss, et demandoit à M. de Saint-Silvain que l'on conservât {??}rès de Zabeth, dans tel couvent où elle {??}oudroit se retirer, un revenu de mille {??}cus, et sa femme-de-chambre Victoire, {??}lors de service auprès d'elle. Ce petit arrangement fait, elle se trouva plus tranquille.

L'exprès revint, et annonça que M. de Saint-Silvain étoit hors d'état de se rendre {??}rès de sa belle-sœur. Depuis quinze jours {??} avoit une attaque de goutte qui le rete-{??}oit au lit. Mademoiselle de Fermon fut {??}rès-affectée de ce contre-tems. Elle au-{??}oit desiré lui remettre le paquet de Du-{??}al, et lui demander, avec instance, que Zabeth fût libre de se retirer dans un {??}ouvent.

Aussi-tôt que messieurs de la Combe {??}rent son retour, ils vinrent la voir. Frédérique aimoit toujours son ami Enneric, et leur correspondance étoit suivie avec exactitude.

Mademoiselle de Fermon, frustrée de l'espoir d'ouvrir les yeux à M. de Saint-Silvain avant de finir une vie dont elle sentoit la fin prochaine, prit le parti d'ouvrir son cœur à M. de la Combe. Elle demanda à être un moment seule avec lui. Zabeth, la triste Zabeth se retira avec Frédérique. Elle lui conta, non sans verser un torrent de larmes, toutes les craintes qu'elle avoit que l'oncle d'Enneric, M. Wilton, ne mît un grand empêchement à leur mariage. Frédérique crut pouvoir répondre du cœur de son ami, et fit tous ses efforts pour tranquilliser le cœur de Zabeth. Ah, monsieur! lui dit-elle, je n'ai plus de bonheur à espérer: je suis à la veille d'être de toutes les créatures la plus à plaindre! ..... Je vais perdre ma tante, ma mère, mon amie! .... elle étoit tout pour moi! .... Je {??}ais rester seule au monde ..... et retom-{??}er au pouvoir d'une femme que je ne {??}uis regarder qu'avec horreur, qui a {??}ausé le malheur de mon père, et qui {??}n'a forcée de fuir la maison qui m'a vue {??}aître! Que vais-je devenir .... sans amis {??}ui puissent me soutenir contre l'oppres-{??}on à laqu-elle je vais être réduite? -- Ne {??}ous inquiétez pas, dit Frédérique; soyez {??}ûre, mademoiselle, que ni mon père, {??}i moi, ne vous abandonnerons. Il a de {??}out tems été l'ami de monsieur votre {??}ère. S'il a cessé de le voir, c'est à cause {??}u mariage qu'il a fait. Mais vous, dans {??}a maison, y ferez retourner tous les amis de votre famille. Il n'y a pas un {??}tre, dans tous ceux qui vous connois-{??}nt, qui ne prenne à vous le plus vif intérêt ... Zabeth le remercia avec reconnoissance du zèle qu'il lui témoignoit; mais elle sentoit que rien ne pourroit au monde la dédommager de la perte de sa tante et de l'éloignement d'Enneric.

Mademoiselle de Fermon fit les plus grands efforts pour mettre M. de la Combe au fait de tout ce qui regardoi{??} sa nièce. Elle lui confia le paquet d{??} Duval, et lui recommanda de ne le re{??} mettre à M. de Saint-Silvain, que dans un cas désespéré pour sa nièce. Il renferme, lui dit-elle, un secret odieux S'il consent que sa fille se retire au couvent, évitons-lui la connoissance des horreurs qu'il y verroit. Je vous recommande, monsieur, les intérêts d'une malheureuse enfant que le sort poursuit depuis sa naissance. Jusqu'à présent, je lui ai tenu lieu de tout. Ma mort va la livrer à toutes les peines. Je m'étois flattée de lui laisser une mère en madame Noriss, et un mari dans le jeune Enneric. Je crains que cette douce espérance ne soit déçue; et, de toutes les peines qui attendent ma chère Zabeth, celle-là ne sera pas la moindre pour son trop sensible cœur. Je lui recommanderai de mettre toute sa confiance en vous. Soutenez son courage dans les chagrins qu'elle pourra essuyer; protégez sa foiblesse contre ceux qui voudroient l'opprimer. Promettez-moi de ne jamais l'abandonner? ... M. de la Combe se leva avec feu. -- Mademoiselle, j'espère que cette maladie ne sera rien; mais, dans tous les cas, recevez le serment que je fais, dit-il en portant la main sur son cœur, que je ne pordrai jamais de vue le bonheur de mademoiselle de Saint-Silvain, et que je la protégerai de tout mon pouvoir et de mon épée, s'il le faut, contre ceux qui voudroient la rendre malheureuse, fût-ce son père .... Mademoiselle de Fermon, dont les forces s'épuisoient à chaque instant, ne put lui répondre que par un léger signe de tête. Elle fit venir sa nièce, lui prit la main, la mit dans celle de M. de la Combe, et lui dit, d'une voix que l'on entendoit à peine: Ma fille, voilà celui qui vous secourra dans vos peines. Mettez toute votre confiance en lui. M. la Combe réitéra à Zabeth tout ce qu'il avoit dit à sa tante, et se retira, avec son fils, le cœur serré de ce qui venoit de se passer.

Zabeth resta près de sa tante dans un état d'abattement qui l'empêchoit de verser des larmes. Elle ne voulut rien prendre le soir, et se détermina à ne la point quitter de la nuit, malgré les instances de la mère Thomas et de Victoire. Non, dit-elle, pour le peu de tems que mes yeux ont à la voir, ils ne s'écarteront pas d'elle .... Thomas vint aussi: cette scène étoit déchirante. Une foible lumière éclairoit la chambre de mademoiselle de sermon: elle étoit sur le lit de mort, les {??}eux fermés. De tems à autre, elle fai-{??}oit un effort pour les ouvrir, et son regard incertain s'arrêtoit sur Zabeth: alors un foible soupir cherchoit à se faire passage. Thomas et sa femme étoient agenouillés, qui prioient Dieu du plus profond de leur cœur. Zabeth, assise près de ce lit de douleur, avoit sa tête penchée sur l'épaule de Victoire, et étouffoit dans son cou les sanglots qui la suffoquoient.

Comme l'horloge de la ville sonnoit minuit, mademoiselle de Fermon étendit les bras vers sa nièce. Celle-ci, qui vit ce mouvement, se précipita sur cette main froide et défaillante, et tomba agenouillée, en la couvrant de baisers et de larmes. Mademoiselle de Fermon poussa un soupir, et termina une vie qui n'avoit été employée qu'à faire le bien. Son cœur sensible et compatissant cessa de battre. Thomas et sa femme, qui virent que tout étoit fini, vinrent à Zabeth pour l'arracher d'un lieu si funeste. Ils la trouvèrent sans connoissance. On la porta dans sa chambre; et, malgré tous les secours qu'on lui donnoit, on eut une peine affreuse à la rappeler à la vie, ou plutôt aux douleurs! Elle ne r'ouvroit les yeux que pour s'abandonner au plus cruel désespoir. Elle vouloit absolument voir les restes inanimés de celle qui l'avoit tant aimée. On eut toutes les peines du monde à la faire rester dans sa chambre. On envoya cette fâcheuse nouvelle à M. de Saint-Silvain, qui, malgré les douleurs aiguës auxqu-elles il étoit en proie, se fit mettre dans sa voiture, et vint pour chercher sa fille. Victoire étoit près d'elle, et détournoit ses esprits de la cruelle perte qu'elle venoit de faire, en lui parlant d'Enneric. Cela seul pouvoit distraire ses douleurs; mais, par intervalles, elle se levoit avec précipitation, couroit à sa porte, à sa fenêtre, et, les bras tendus, crioit: Ma tante! ma chère et très-chère tante! je ne vous verrai plus! ...... Elle étoit dans un de ces momens où l'ame exaltée ne connoît plus de bornes, quand on vint lui annoncer que son père arrivoit. Mon père! ah! je suis perdue! dit-elle en se jetant dans les bras de Victoire. Ma chère amie, sanvez-moi! aidez-moi à fuir, que je ne le voie pas! ... M. de Saint-Silvain se présenta à sa porte, soutenu par deux domestiques. -- Eh! pourquoi me fuir, ma fille? lui dit-il en entrant. Depuis quand la présence de votre père vous effraie-t-elle? Je viens vous chercher, et j'espère vous faire oublier la perte que vous avez faite, et à laqu-elle je suis plus sensible que vous ne croyez peut-être ..... Ah! sans doute, dit Zabeth, j'en ai fait une bien grande! ... j'ai perdu tout ma famille, en perdant ma bonne tante ma bien-aimée tante! -- Il vous res{??} un père. -- A moi, monsieur? ... il {??} me reste plus rien .... -- Je vois bien ma chère amie, que la douleur vo{??} égare ... venez chez moi. -- Chez vous?.. non, monsieur, je n'irai pas ... la dernière volonté de ma tante est que j'entr{??} au couvent, et je ne quitterai cette maison que pour m'y retirer ... -- Mais, Zabeth tu oublies que tu parles à un père qui t'aime? -- Un père qui aime sa fille, dit elle en se jetant à ses pieds, ne la sacrifi{??} pas à une .... Pardonnez .... ô mon père pardonnez-moi .... mais ne me force{??} point à vous suivre ... -- Allons, allons{??} ma chère enfant, ta tête est égarée. Il ne seroit pas décent que tu restasses seule ici{??} viens avec moi: quand tu auras choisi un{??} couvent, je ne te retiendrai pas. En disam{??} t{??}es mots, il la prit par la main pour l'emmener. Elle fit des cris perçans, voulut faire quelque résistance; mais la nature épuisée par tout ce qu'elle avoit éprouvé de peines depuis huit jours, ne put résister plus long-tems; elle tomba évanouie dans les bras de sa femme-de-chambre. Son père profita de ce moment: on la transporta dans sa voiture. Victoire soutenoit la tête de sa maîtresse, et on se rendit à Château-neuf.

Quand madame de Saint-Silvain vit arriver sa victime, un sourire amer se fit voir sur ses lèvres. On porta Zabeth à la chambre qui lui étoit destinée; on la mit au lit, et on fit venir un médecin. Elle ne recouvrit l'usage de ses sens que très-long-tems après. Elle promena un œil égaré sur ceux qui l'entouroient. Son père et Victoire étoient près d'elle: madame de Saint-Silvain sur un siége un peu plus éloigné, la regardoit. Quan Zabeth l'aperçut, elle referma les yeux, et dit avec un ton douloureux: O ma tante! ... Le médecin lui trouva de la fièvre, et dit qu'il falloit la laisser seule. Il ordonna ce qu'il crut nécessaire, et s'en alla. On exécuta ses ordres, et chacun se retira. Victoire, la bonne Victoire resta près de sa maîtresse. Elle regrettoit sincèrement mademoiselle de Fermon, et l'état où se trouvoit sa jeune maîtresse augmentoit encore sa douleur. Quand Zabeth se vit seule avec elle, elle se mit à déplorer son sort. Me voici donc, dit-elle, dans une maison où je n'aurois jamais voulu entrer! et le ciel seul sait quand j'en sortirai! .... Elle alloit s'abandonner de nouveau à toute sa douleur, quand elle vit entrer Frédérique la Combe. Excusez-moi, mademoiselle, lui dit-il; j'ai insisté pour entrer: je viens vous apporter quelques consolations. Mon père sait que vous êtes ici; il n'y viendra que quand votre santé sera rétablie. On lui a appris l'état dans lequel vous êtes parti de Boulogne. Calmez vos esprits. Quand vous serez plus tranquille, il compte venir ici avec le notaire; on fera la lecture du testament de feue mademoiselle de Fermon, et mon père fera tout ce qui sera en son pouvoir, pour que vous soyez mise au couvent. J'ai écrit à Enneric le malheur qui vous est arrivé; je lui ai mandé de m'adresser les lettres qu'il vous écriroit. Mon père m'a dit que cette précaution étoit nécessaire, d'après ce que lui avoit dit mademoiselle de Fermon. Comptez sur nous, et croyez que l'intérêt que vous nous inspirez ne se réfroidira jamais. Vous avez des amis qui ne cesseront de veiller à votre bonheur. -- Ah, monsieur! que j'ai besoin d'en avoir! ... Je ne suis plus qu'une pauvre orpheline, sans appui, sans consolation! ... j'ai tout perdu dans ma respectable tante! ... je n'oublierai jamais les bontés avec lesqu-elles elle a soigné sa pauvre Zabeth! Je n'ai plus que vous au monde ... car, pour mon cher Enneric, qui sait si on voudra me le laisser? ... -- Calmez-vous, mademoiselle; je vous le demande en son nom. Si vous l'aimez, conservez-vous pour lui. Voudriez-vous le rendre malheureux pour le reste de sa vie? ... Zabeth promit tout ce qu'on voulut, au nom de son Enneric, et le jeune la Combe se retira.

Zabeth fut pendant plus de quinze jours avec une fièvre violente; et, de tems à autre, ses esprits s'égaroient; mais son âge et une lettre d'Enneric, que Frédérique la Combe remit pour elle à Victoire, et qui étoit remplie des plus douces protestations, rétablirent l'équilibre de sa santé. La fièvre cessa peu-à-peu; elle commençoit à se lever et à marcher dans sa chambre. Son père, que la goutte avoit abandonné, venoit souvent la voir; et madame de Saint-Silvain, qui avoit entendu parler de couvent, et qui craignoit que l'on ne prît ce parti avant que d'avoir pu s'emparer de la volonté de son mari, dont elle ne se rendoit maîtresse qu'avec le tems, et avec une adresse qui faisoit qu'il s'apercevoit à peine que l'on lui faisoit faire autre chose que ce qu'il auroit voulu lui-même; madame de Saint-Silvain, dis-je, venoit aussi avec un air de bonté et d'intérêt qui auroit désarmé une personne plus ferme que Zabeth dans ses volontés. Elle s'étendoit complaisamment sur les rares qualités de mademoiselle de Fermon; et, quand elle parloit ainsi, Zabeth l'écoutoit avec un plaisir qui lui faisoit oublier celle qui l'entretenoit.

M. de la Combe venoit souvent s'informer de la santé de cette intéressante fille. Il crut devoir dissimuler l'intérêt qu'elle lui inspiroit, et la voyoit rarement. Un jour M. de Saint-Silvain lui dit qu'il espéroit que le lendemain elle pourroit descendre au salon. -- Eh bien, dit M. de la Combe, permetttez-moi d'user de notre ancienne amitié, pour vous demander sans façon à venir dîner demain avec vous? Très-volontiers, assurément; monsieur votre fils vous accompagnera-t-il? -- Non, dit M. de la Combe; c'est uniquement pour vous parler d'affaires. Il fit prévenir le notaire de se rendre dans la journée à Château-neuf.

Zabeth parut à la table de son père: la présence de M. de la Combe, la vue de la place que sa tante avoit occupée si souvent, l'habit lugubre qu'elle portoit pour la première fois depuis la cruelle perte qu'elle avoit faite; tout cela renouvela dans son cœur des souvenirs douloureux, et des larmes involontaires couvrirent son visage. M. de Saint-Silvain la pressa tendrement contre son sein, et l'engagea du geste et du regard à calmer son émotion. Le repas fut sérieux: madame de Saint-Silvain n'osoit manifester sa façon de penser; elle étoit trop politique pour cela; mais elle voyoit avec peine un homme qu'elle détestoit. Elle n'avoit point oublié que M. de la Combe avoit maltraité Dupuis, et qu'il avoit dit des choses peu flatteuses pour elle; malgré cela, elle se maintint avec politesse. Aussi-tôt après le dîner, le notaire arriva; on passa dans le cabinet de M. de Saint-Silvain; sa femme y vint. M. de la Combe, avec son air peu courtois, dit à son mari: Mon ami, nous avons besoin d'être seuls; ceci ne regarde que votre famille .... Elle sentit que l'on vouloit l'éloigner; et, malgré le dépit qui s'étoit emparé d'elle, elle se leva, et se retira, sans faire connaître jusqu'à quel point elle étoit mortifiée. Le notaire fit la lecture du testament de mademoiselle de Fermon: Zabeth ne put entendre les tendres expressions dont sa tante s'étoit servie, en parlant d'elle, sans éprouver une émotion pénible. Quand on fut à l'article où elle insistoit pour que sa nièce eût la liberté de se retirer au couvent, M. de Saint-Silvain regarda sa fille avec tendresse, et lui dit: Est-ce que tu veux me quitter, ma chère Zabeth? ... Ah, mon père! dit-elle en se jetant à ses pieds, si vous étiez seul!!! Son père la releva, l'embrassa, et lui demanda avec instance de ne point l'abandonner. M. de la Combe prit la parole: Mon ami, je suis chargé par feue mademoiselle de Fermon de faire exécuter les articles de son testament; je sais que ce droit ne peut rien contre l'autorité d'un père; mais vous ne pouvez vous refuser à la raison. Il ne convient pas que votre fille soit chez vous avec les gens que vous y avez établis, et qui s'y sont rendus maîtres; car, pour vous, mon ami, vous ne pouvez vous dissimuler que vous n'y êtes rien du tout ... Vous êtes entouré de la plus vile espèce ......... M. de Saint-Silvain rougit. Zabeth, qui vit combien son père étoit humilié, se hâta d'interrompre M. de la Combe. -- Monsieur, ménagez mon père, je vous supplie ..... -- Mademoiselle ..... je sais des choses .... -- Ah, monsieur! si votre intention est de m'obliger, donnez-m'en une preuve; n'affligez pas l'auteur de mes jours. M. de la Combe étoit violent; il se mit en colère. -- C'est donc comme cela, mademoiselle, que vous me secondez? Voilà le seul moment dont on pouvoit profiter pour vous soustraire à une femme qui veut vous perdre ...... j'ai des preuves affreuses contr'elle ... Voulez-vous rester? Zabeth fondoit en larmes. -- Oui, monsieur, si mon père me peut croire utile à son bonheur, et qu'il veuille me donner sa parole que, si je me trouvois malheureuse dans sa maison, il consentira à me laisser aller au couvent: je suis toute décidée à ne lui pas refuser de rester chez lui. -- Vous le voulez, mademoiselle? dit M. de la Combe en se levant en courroux; je ne puis rien contre votre volonté et la sienne: restez; mais ne me demandez jamais mon assistance dans vos peines. Aujourd'hui, ce sont des roses ... Quand les épines vous piqueront, vous vous repentirez, mais trop tard, de votre foiblesse. Je suis fâché de vous le dire; mais je suis trop franc pour vous le cacher, ne comptez plus sur moi. Il s'en alla avec précipitation, et n'attendit ni la réponse de Zabeth, ni celle de son père. Le notaire leva le siége, et s'en fut. Zabeth restée seule avec son père, ne savoit quel parti prendre. M. de Saint-Silvain lui dit avec émotion: Il est violent la Combe! il y a long-tems que je le connois ainsi; mais, ma chère fille, sois tranquille; je te donne ma parole que si quelqu'un osoit te rendre malheureuse, sur-le-champ je te menerois moi-même au couvent. Je sais que je supporte pour moi beaucoup de choses pour avoir la paix; mais pour les autres, pour une fille qui m'est si chère, je ne souffrirois pas que l'on abusât de la bonté de mon caractère; non, ma chère Zabeth, sois tranquille; tu n'auras jamais à te plaindre de la bonté que tu as pour moi. Ah, mon père! ne vous servez pas de ce mot! il m'humilie; je ne fais que mon devoir. Il ne coûte rien à mon cœur, lorsque je vous considère; mais vous n'ignorez pas que Madame de Saint-Silvain a le caractère violent? .. Je me ressouviens que, dans mon enfance, j'en ai eu à souffrir ..... et ce petit bonhomme? ...... Eh bien, ma chère enfant, ce petit bonhomme n'a rien de commun avec toi; et sois sûre que jamais personne n'osera te faire la moindre peine. Zabeth soupira, et se jeta dans les bras de son père, qui éprouva, dans ce moment, un bien doux plaisir! ....

Zabeth se retira dans sa chambre, contente de ce qu'elle venoit de faire. Elle sentoit que c'étoit un grand sacrifice; mais elle s'applaudissoit d'avoir pu l'accomplir. D'ailleurs, la parole que son père lui avoit donnée la tranquillisoit pour l'avenir. A la vérité, elle n'auroit pas de grands plaisirs; mais son cœur pouvoit-il en desirer, quand elle venoit de perdre la meilleure des tantes, et qu'elle se trouvoit loin de son cher Enneric et de sa tendre mère? Il ne falloit que de la patience; elle les reverroit un jour. En attendant ce doux moment, le tems se passeroit à ses études, à la promenade, et à recevoir de leurs nouvelles; leur écrire seroit sa plus délicieuse récréation.

Laissons Zabeth s'applaudir d'avoir fait son devoir; et voyons ce qui se passe autour d'elle.

M. de la Combe se retira furieux de la foiblesse qu'elle avoit montrée, et se promit de ne plus se mêler des affaires d'une petite fille qui n'avoit pas plus de caractère que son père. Frédérique ne put venir à bout de calmer son courroux. -- Quelle différence, mon père, disoit-il de quelqu'un qui n'est foible que par générosité, ou d'un homme qui l'est par vice! Ah! je trouve que la conduite de mademoiselle de Saint-Silvain doit lui mériter toute votre estime; elle se sacrifie pour les autres, et sa foiblesse dans ce cas est une vertu; et son père a sacrifié les autres à ses goûts avilissans. La comparaison ne peut avoir lieu; vous lui devez plus que jamais vos secours, si elle en avoit besoin. M. de la Combe eut un peu de peine à se rendre à de si bonnes raisons; mais enfin il y céda, en disant pourtant qu'il n'iroit pas chez son ancien camarade, à moins que le besoin ne fût urgent. Pour Frédérique, il se promit de voir souvent mademoiselle de Saint-Silvain: il étoit chargé de la correspondance d'Enneric, et il ne pouvoit, ni ne vouloit abandonner deux êtres auxquels son cœur prenoit le plus vif intérêt.

Zabeth, comme nous l'avons dit, après avoir satisfait aux desirs de son père, étoit remontée dans sa chambre, {??} s'y applaudissoit de l'effort qu'elle venoit de faire. Madame de Saint-Silvain, aux aguets, étoit sur-le-champ entrée dans le cabinet de son mari pour savoir le résultat de la conversation. Elle commença {??}ar se plaindre de la manière dont M. de la Combe la traitoit. M. de Saint-Silvain excusa son ami de son mieux; et sa fmme eut l'air de lui pardonner. Mais, dans le fond de son cœur, elle l'avoit {??}ris dans la haine la plus prononcée. Quand elle sut que Zabeth restoit chez mon père, elle en fit paroître la joie la plus vive. Oui; mais c'est à une condition, dit-il: c'est que personne ne la tourmentera. Je veux que ma fille soit heureuse, et qu'elle n'ait point à se re-{??}entir de cette condescendance. Personne ici n'a rien à lui dire; et, sur-tout, que Dupuis ne s'avise pas de vouloir l'assimiler aux petits vagabonds du village avec lesquels il ne cesse de jouer? Cette réflexion fit faire un peu la grimace à sa chère moitié; mais elle eut assez d'adresse pour ne pas dire ce qu'elle en pensoit. Zabeth restoit, et ses vœux étoient remplis. Elle se promit bien d'employer toutes ses manières de séductions pour s'emparer de l'esprit de la fille, comme elle avoit fait de celui du père. Toutes les attentions, tous les petits soins furent prodigués à notre aimable Zabeth. Elle étoit sensible à tant d'égards, y répondoit de son mieux, mais ne pouvoit vaincre l'éloignement qu'elle sentoit au fond de son cœur pour une femme qu'elle ne pouvoit ni aimer, ni estimer. Son plus doux amusement étoit d'écrire à son cher Enneric et à madame Noriss, qui n'avoit pu apprendre la mort de son unique amie, maddemoiselle de Fermon, sans éprouver les plus vifs regrets. Leurs lettres, que Frédérique se chargeoit de lui faire passer, toujours pleines des plus tendres témoignages d'amour et d'amitié, la soutemoient au milieu de la vie ennuyeuse et monotone qu'elle passoit à Château-neuf.

Fin du premier Volume.

Quelques mois se passèrent ainsi, quand un jour madame de Saint-Silvain fit entendre à son mari qu'il avoit tort de souffrir les fréquentes assiduités d'un jeune homme de dix-huit ans près d'une fille de quatorze, qui étoit douée de la plus jolie figure. M. de Saint-Silvain repoussa les soupçons de sa femme. -- Je n'ai aucune inquiétude, dit-il. Zabeth est sage; et je crois le jeune la Combe trop délicat pour chercher à séduire ma fille. Je ne vois rien entr'eux qui puisse effrayer la prudence d'un père. -- Non, devant vous .... mais je les ai surpris qui s'embrassoient d'une manière peu décente.

J'ai acquis l'expérience, dit-elle a eu un air de fausse modestie, que l'on e bien foible près de ce que l'on aime! .... vous devez vous le rappeler, mon cher ami? .... Je ne vous en parle que par intérêt et amitié. Remarquez que lorsque Zabeth le voit arriver, ses yeux pétillen de joie. Elle est vive, et je crains.... M. de Saint-Silvain approuva très-for les avis que sa femme lui donnoit. J'avoue pourtant, dit-il, que je doute que ma fille soit capable d'oublier ce qu'elle se doit. Elle a été élevée par une fille d'une grande vertu. La gaieté qui paroît sur son visage à l'arrivée du jeune la Combe, ne seroit qu'une semi-preuve.

Elle vit ici bien isolée, et peut trèsinnocemment être charmée de voir un jeune homme aimable et intéréssant.

-- Oui, mon ami; mais ces baisers? ....

-- Il est vrai que cela me paroît fort.

-Je ne vous conseille pas d'attendre que le mal soit sans remède, dit cette femme perfide. Il faut prier M. Frédérique de ne pas revenir chez vous, ou bien vous vous mettez dans le cas de la voir séduite... M. de Saint-Silvain avoit de la peine à se déterminer à un si grand parti. Mais sa femme insista jusqu'à ce qu'elle eût obtenu ce qu'elle desiroit. Monsieur de la Combe le père étoit absent. Elle étoit bien aise de profiter du moment pour faire éconduire le fils, sans paroître pour rien dans tout ce qui concernoit Zabeth. Elle vouloit l'isoler de tous ses amis.

M. de Saint-Silvain, bien persuadé de ce que sa femme lui avoit dit, donna des ordres pour pouvoir parler à Frédérique aussi-tôt qu'il se présenteroit. Il en eut l'occasion dans la journée même. Comme il entroit, un domestique lui dit que monsieur le demandoit dans son cabinet. Il s'y rendit. -- Je suis fâché, mon cher Frédérique, lui dit M. de Saint-Silvain, d'être obligé de vous dire que votre présence, trop fréquente ici, pourroit nuire au repos de ma fille et à sa réputation.

Il n'est point à sa place qu'un si jeune homme voie aussi souvent une jeune per sonne, à moins qu'il ne soit question d'union. Ma Zabeth n'a encore que quatorze ans. Je ne vous crois pas d'ailleurs, mon cher ami, dans le cas de songer à un établissement. Ainsi, aucune raison honnête ne peut vous porter à venir ic souvent? -- Monsieur, dit Frédérique, si mademoiselle de Saint-Silvain m'eût fait l'honneur de me distinguer, il y a long-tems que vous en seriez instruit, et que je vous aurois demandé votre aveu. Les simples nœuds de l'amitié nous unissent.

En douter, seroit ne rendre justice ni à votre estimable fille, ni à ma loyauté....

Pour vous prouver que je n'ai aucune vue qui puisse alarmer votre délicatesse, je viendrai beaucoup plus rarement. Mon ami, vous me ferez plaisir de ne pas revenir du tout ...... -- Du tout, monsieur? ...... c'est une rigueur que je ne croyois pas mériter? Cette volonté n'est pas la vôtre..... -- Comment? -- Non, monsieur, elle n'est pas la vôtre; mais je m'y soumettrai. M.elle de SaintSilvain donne un trop bel exemple de soumission, pour que tous ceux qui l'admirent et qui l'estiment ne s'empressent pas d'en profiter. Frédérique salua M. de Saint-Silvain, et se retira extrêmement mortifié d'une pareille éconduite. Il trouva Victoire sur son chemin, et lui dit ce qui venoit de se passer. -- Ah, monsieur! dit cette fille, ma maîtresse va donc être privée du seul être qui s'intéressoit à son sort! Et comment recevra-t-elle les lettres de M. Noriss?.... -- Ma chère Victoire je vais penser aux moyens de les lui faire parvenir. Voilà, à ce qui me semble. un premier essai que vient de tenter contr'elle sa plus grande ennemie. Veillons tous, et tâchons, en réunissant nos efforts, d'empêcher le mal de devenir plus grand.

Victoire fut conter à sa maîtresse ce que venoit de lui dire Frédérique. Zabeth ne put s'empêcher de verser des larmes. Ah! dit-elle, on veut me priver de la seule consolation qui me restoit! Et comment vais-je faire pour avoir des nouvelles de mon cher Enneric? O mon aimable frère! n'est-ce point assez d'être séparés, et d'ignorer le moment qui nous réunira, sans encore être privée du bien suprême de recevoir tes lettres, et de lire les expressions d'un sentiment qui seul fait mon bonheur!.... Zabeth versa tant de larmes, que les traces qui en restèrent sur sa figure prouvèrent à M. de Saint-Silvain que sa femme avoit très-bien vu. Elle-même profita de cette preuve pour faire valoir sa prudence. Elle n'avoit jamais vu Frédérique embrasser mademoiselle de Saint-Silvain; mais elle avoit vu le plaisir dans ses yeux lorsqu'il arrivoit. Elle ne vouloit point d'un pareil concurrent, quand il seroit tems de mettre Dupuis sur les rangs; et elle avoit commencé par le faire éloigner. Les traces des larmes de Zabeth lui firent penser qu'elle avoit deviné juste; et elle étoit enchantée d'imaginer que son premier coup d'essai, en cherchant à altérer l'amitié du père pour la fille, fût tombé sur une chose aussi juste. Cette première réussite lui donnoit les plus flatteuses espérances.

C'étoit un premier pas difficile à risquer; mais son heureux succès ne lui laissant plus de doute pour le reste, elle en profita habilement; et, dans une longne conversation qu'elle cut avec son mari, elle sema la défiance sur la conduite de sa fille, et alla jusqu'à attaquer l'éducation qu'elle avoit reçue chez mademoiselle de Fermon. M. de Saint-Silvain n'avoit rien à répondre, convaincu par une preuve incontestable. Il se laissa persuader tout ce que l'on voulut. Quel triomphe pour cette méchante femme!

M. de Saint-Silvain vouloit en parler à sa fille. -- Ne commettez pas cette imprudence! lui dit-elle; la hardiesse de sa conduite ne pourroit plus venir jusqu'à vous; elle prendroit les plus grandes précautions pour la masquer. Ah! que les femmes sont trompeuses! une figure si douce!.... une tante qu'elle disoit tant regretter! qui n'auroit pas cru son ame pleine de candeur? ....... Je ne m'étonne pas qu'elle ait consenti si facilement à rester près de vous; ne lui en ayez aucune obligation; au couvent elle n'auroit pas pu voir son amant. Elle a eu l'air de vous faire un grand sacrifice; vous lui en aviez une grande obligation. Elle ne vous aime pas, soyez-en sûr? Elle a tout sacrifié à sa foible passion; cela seul l'a déterminée à céder au desir que vous aviez de l'avoir chez vous. -- Si je le croyois, dit-il, je la menerois demain au couvent. -- Gardez-vous en bien! aujourd'hui elle l'accepteroit volontiers, parce qu'elle y seroit plus libre de faire ce qu'elle voudroit. C'est au contraire le moment de tenir bon; et, telle chose qui arrive, il ne faut point y consentir. Vous êtes son père, et personne ne peut vous ôter le droit que vous avez sur elle.... M. de Saint-Silvain resta convaincu de tout ce que sa femme lui avoit dit. Sa fille auroit desiré lui parler du soupçon mal fondé qu'il avoit eu sur Frédérique; mais l'air sérieux et froid qu'il prit avec elle, l'empêcha d'en avoir la force. Cela la rendit triste, et l'on profita encore de cela pour fortifier les soupçons de son père: ce mutuel éloignement remplissoit tous les vœux que pouvoit former madame de Saint-Silvain.

Victoire avoit concerté avec sa maîtresse les moyens d'avoir des nouvelles de Frédérique. La vieille et bonne Cateau, dont on se ressouvient sans doute, avoit une de ses filles mariée à un paysan du village de M. de la Combe. Zabeth écrivit une lettre à Frédérique; et, sous le prétexte d'aller voir sa fille, la bonne femme, sans consulter son âge, se chargea de la porter. Zabeth, dans cette lettre, le prioit de ne pas négliger de lui faire tenir celles de son cher Enneric. Elle lui demandoit avec instances la continuité de ses bons offices, et l'assuroit d'une reconnoissance sans bornes. Frédérique, en lui envoyant une lettre qu'il venoit de recevoir de Noriss, lui fit les plus fortes protestations d'un dévouement sans bornes: cela remit un peu de calme dans l'ame de cette aimable fille. Il est si doux de pouvoir compter sur un ami! on ne connoît le prix d'un pareil bonheur que quand on a des peines! ...

Plusieurs mois se passèrent ainsi, lorsque M. de Saint-Silvain tomba dangereusement malade; sa fille voulut le garder; mais sa femme l'éloignoit du lit de son père; et, malgré les vives instances qu'elle fit, elle ne put lui prodiguer aucuns soins. On lui dit au contraire que son père exigeoit qu'elle ne sortît pas de sa chambre: cet ordre rigoureux lui causa les plus vifs chagrins: d'où pouvoit venir un traitement si dur? ..... En quoi avoit-elle pu le mériter? ..... Elle céda pendant plusieurs jours, et se tint dans une cantivité des plus rigoureuses. Elle demandoit souvent à Victoire comment alloit son père; mais elle n'en savoit rien. Elle avoit beau questionner elle-même les antres domestiques; personne ne répondoit à ses demandes. Zabeth, désolée d'ignorer l'état dans lequel il étoit, se hasarda de lui écrire un mot; et, dans le style le plus tendre et le plus soumis, elle s'informoit de sa santé, en le priant instamment de vouloir bien ne pas l'éloigner de lui dans un moment où elle pourroit lui prodiguer les marques de son respectueux attachement. Victoire se chargea d'aller porter cette lettre; elle vint à la porte de M. de Saint-Silvain, et demanda à lui parler de la part de sa fille. Madame de Saint-Silvain lui dit d'un ton dur et menaçant, qu'elle étoit bien hardie de se charger d'un tel message; que M. de Saint-Silvain ne vouloit point entendre parler de sa fille; et que, pour elle, elle alloit avoir son compte, pour lui apprendre à suivre les ordres d'une enfant rebelle, qui étoit cause, par la hardiesse de sa conduite, de l'état dans lequel il étoit. Victoire, confuse d'une pareille réception, fut compter à sa maîtresse ce que madame de Saint-Silvain lui avoit dit. Zabeth fondit en larmes. Ah! dit-elle, je vois que l'on a prévenu l'esprit de mon père contre moi! Voilà donc les prédictions de ma chère tante accomplies! Me voilà prisonnière dans la maison paternelle, et en butte à toutes les horreurs de la calomnie, et à la haine d'une femme méchante, qui n'a tardé à la montrer que pour la faire éclater avec plus de rigueur! Ma chère Victoire, voilà le moment où M. de la Combe peut me rendre service? Qu'il vienne parler à mon père; qu'il me tire de cette maison, et protége mon entrée au couvent: je me recommande à ton amitié. Hélas, ma chère amie! je n'ai plus rien à attendre que de la pitié d'autrui! Je suis étrangère au sein de ma famille: mon père me repousse; qui est-ce qui va s'intéresser à la malheureuse Zabeth!

Elle s'étoit jetée dans les bras de sa femme-de-chambre, et la pressoit contre son sein, en lui demandant en grace de ne pas l'abandonner. Victoire, de son côté, fondoit en larmes, et lui jura mille fois qu'elle feroit tout ce qui dépendroit d'elle. On vint interrompre ce tendre épanchement, et l'on dit à Victoire de descendre; que M. de Saint-Silvain la demandoit. Tout se faisoit en son nom, malgré qu'il ne prît part à rien, parce qu'il étoit dans un état désespéré. Victoire obéit, et reçut son congé, avec ordre de sortir sur l'heure du château, et de ne pas parler à sa maîtresse. On lui fit prendre ses hardes, et on la mit à la porte. Il lui fut impossible de dire un mot à Zabeth; on l'avoit suivie jusqu'au moment où ello avoit mis le pied dehors. Elle fut sur-le-champ chez M. de la Combe; mais depuis long-tems il étoit à Paris, où il suivoit un procès d'où sa fortune dépendoit. Il ignoroit que l'on eût congédié son fils de chez M. de SaintSilvain; celui-ci n'avoit pas jugé à propos de le lui écrire. Son père n'auroit pas manqué d'entrer en fureur; il sentoit que cela ne l'auroit encore qu'aigri contre mademoiselle de Saint-Silvain.

Victoire ne trouva que Frédérique, qui elle conta, en pleurant, le triste sort de sa maîtresse. On m'a renroyée, dit-elle, parce que j'aimois mademoiselle, et que, dans son infortune, j'étois pour elle un sujet de consolation. Je ne sais plus, monsieur, comment vous allez faire pour que ma maîtresse reçoive des lettres d'Angleterre.

lle n'a plus auprès d'elle personne qui puisse les lui remettre. -- Ah, ma chère Victoire! dit Frédérique, mademoiselle de Saint-Silvain est dans ce moment en butte à toute la rigueur de son sort? Voilà quatre courriers qui passent, et je n'ai point eu de nouvelles de Noriss. Je ne puis me défendre d'une secrète inquiétude. D'où vient ce silence? lui qui étoit si exact! S'il étoit malade, sa mère écriroit: son cœur ne seroit-il plus le même? Les brillantes promesses de son oncle ont-elles fini par l'éblouir? Auroit-il la barbarie d'oublier la plus aimable des femmes, et la plus faite pour être aimée? Sa vanité l'éare: le bonheur n'est pas dans l'éclat; l est dans une union douce. Le cœur le la trop tendre et trop malheureuse Zabeth pouvoit seul lui offrir: il ne connoît pas le prix d'un sentiment partagé. Victoire ne put entendre cela sans que ses larmes n'augmentassent. -- Oh! dit-elle avec l'expression de la douleur, ma pauvre maîtresse! ma pauvre maîresse! Je la connois, elle mourra de douleur! Elle n'étoit soutenue dans ses peines que par l'idée d'être aimée de M. Noriss! L'espoir de l'avenir lui faisoit upporter le présent avec courage; s'il faut qu'elle le perde, elle ne pourra résister à sa douleur. C'est un bonheur que je ne sois plus près d'elle dans ce moment: l'impossibilité où elle sera de recevoir des lettres, lui laissera ignorer qu'il n'y en a pas pour elle; et, d'ici à quelque tems, on en recevra peut-être d'une manière ou d'une autre. Ma chère maîtress que je vous plains!.......

Frédérique fit rester Victoire dans le château, en attendant que l'on ait vu que les choses alloient devenir. Il écriv à son père tout ce qui se passoit à Châteauneuf.

Voyons un peu maintenant quell sont les raisons qui empêchent Enneri Noriss d'écrire à sa sœur, à son amie à cette aimable fille qu'il avoit tant di qu'il ne vouloit jamais quitter.

Le lecteur se rappelle sans doute que John ilton, son oncle, fut si charme du départ de mademoiselle de Fermon, que ce jour-là il s'enivra un peu plus que de coutume. Le lendemain, il se livra à toute la gaieté anglaise; c'estàdire, qu'il dit beaucoup de grosses sottises fort grossières, qu'il trouvoit fort plaisantes, et dont seul il rioit aux lats. Il n'ent aucun égard pour les rerets de madame Noriss la jeune, qui erdoit une amie à qui, depuis son enance, elle étoit fort attachée. Il fit à on neveu des plaisanteries fort amères ur les Françaises; plaisanteries qu'Eneric prit fort mal. Il avoit une tristesse ffreuse du départ de sa chère Zabeth; tsa seule consolation étoit d'aller avec na sa cousine, se promener dans la rêt de Wapping, et d'y revoir les eux où il s'étoit promené avec elle. Le usé Wilton vit que, plus il accabloit on neven de mauvaises plaisanteries, lus il s'éloignoit lui; et que même, lusieurs fois, il lui avoit répondu avec ne fierté à laquelle il ne s'attendoit pas. fit réflexion que les actions feroient lus d'effet que les paroles; il fit don à on neveu de deux chevaux de course très. eaux, lui donna plusieurs valets, et lui monta le train d'un homme très-rich Les bijoux, les parties de plaisir, tor fut mis en usage. Enneric fut sensible ce nouvel éclat, et, sans perdre de v son amour pour Zabeth, il profitoit ave satisfaction des agrémens qui hui étoier prodigués. Son oncle ne lui parloit pl de rien, et ne se voyant plus contrar sur l'objet de sa passion, il se livra tot entier à la séduction que l'on avoit mi en jeu.

La saison ramena toute la famille Londres. On ne fut pas rendu à la cap tale, que John Wilton aigmenta le trai de son neveu, le mit en état de paroîtr avec éclat, et même de l'emporter su beaucoup de jeunes seigneurs. A dix-sep ans on se laisseroit éblouir à moins. Oi le jeta dans une société de jeunes gen sans principes, qui traitoient l'amon lestement, qui ne le connoissoient ou de de nom, et auquel leurs cœurs étoient tout-à-fait étrangers. Il vit aussi beaucoup de femmes galantes, et pas une de sensible ne s'offrit à ses regards, quoique tontes eussent des amans. Il s'étoit particulièrement lié avec un baronnet, que l'on nommoit Anderson. Celui-ci l'avoit conduit chez une lady Barimor, qui avoit beaucoup vovagé en France, et qui en avoit tous les vices. C'étoit une femme extrêmement belle: sa toilette, son maintien coquet et recherché, lui donnoient une cour nombreuse. Un homme qui n'étoit pas admis chez elle, ne pouvoit se présenter nulle part. Anderson conseilla à Noriss de lui offrir les prémices de ses dix-sept ans, et l'assura que ce début dans le monde lui donneroit la plus brillante réputation. Il allégua sa tendresse pour Zabeth, et dit qu'il ne pouvoit aimer qu'elle. Les rires d'Anderson, à ce propos, ne peuvent se décrire. Il fut un quart-d'heure sans retrouver la parole. Pendant ce tems, Noriss, la bouche ouverte, le considéroit sans pouvoir imaginer d'où venoit cette excessive gaieté. Quand Anderson eut recouvré son sang-froid, il lui dit: Quoi! mon cher Enneric, pour une provinciale Française, vous dédaignez la conquête de la plus délicieuse femme possible!... mais vous êtes fou! défaites-vous de cette crasse de collége: vous sentez votre écolier de cent lieues. Je suis trop votre ami pour ébruiter un pareil travers; sans cela, tout le monde vous montreroit au doigt. Vous avez l'air d'un preux du tems du roi Arthur. Vous brûlez pour une petite fille qui sûrement est droite comme un piquet? qui n'a ni contenance, ni aisance, et qui rougit à chaque mot? Mais si vous continuez ainsi, vous serez l'homme le plus ridicule qui soit au monde. Cachez cette foiblesse, je vous en supplie, ou, en honneur, chacun rira de vous. Enneric resta pétrifié d'une pareille sortie, et commença, pour la première fois, à rougir de son amour. Zabeth étoit belle sans doute, fraîche et intéressante, bonne par-dessus tout; mais, à la vérité, elle n'avoit pas cet air agaçant qui entraîne, et que lady Barimor possédoit au suprême degré. Cette belle ludy avoit jeté un œil de desir sur Enneric. Sa fraîcheur de dix-sept ans, son air timide, cette taille déjà bien prise, ces grâces naturelles, tant de choses lui avoient fait naître le violent desir de se l'attacher, et d'ébaucher son éducation. Elle en avoit parlé à Anderson, qui étoit une de ses anciennes aventures, et ne lui avoit pas caché le goût qu'elle avoit pris pour son jeune ami. Anderson demanda un pot-de-vin pour faire le marché. On ne lui refusa pas cette légère faveur, que l'on regardoit sans conséquence, et il fit tous ses efforts pour lier les parties. D'après ce qu'il avoit appris de la bouche même de Noriss, il dit à lady Barimor que son ami avoit le goût romanesque, et qu'il falloit jouer avec lui la passion. Tous les airs étoient familiers à cette femme. La première fois qu'il vint, elle joua l'embarras, elle rougit, et tout son maintien étoit d'un abandon frappant. Cela n'échapna pas à Enneric. Il fit part do sa remarque à Anderson, qui dit qu'il n'ignoroit pas d'où cela venoit. -- Elle est amoureuse, mon ami, et elle raffole d'un homme qui lui fait tourner la tête. Vous ne le connoissez pas? -- Non, en honneur. -- Eh bien, mon cher Noriss, c'est vous... -- Moi? ... -- Oui, vous. Elle m'a avoué qu'elle n'avoit jamais aimé jusqu'à ce jour; mais que votre vue lui avoit fait perdre sa liberté. Enfin, elle est si occupée de la passion que vous lui avez inspirée, qu'elle ne veut plus sortir ni voir personne. Vous avez dû remarquer qu'aujourd'hui sa toilette étoit moins recherchée? Voilà l'effet d'une grande passion chez une femme tendre. nfle oublie tout, pour ne penser qu'à l'objet de son amour ... elle oublie même les moyens de lui plaire... Noriss s'abandonna aux plus grandes réflexions, et ne répondit rien à son ami. L'autre le regardoit, et tâchoit de deviner ce qui se passoit dans son ame. Après un quartd'heure du plus profond silence, Anderson le rompit, en lui demandant à quoi il pensoit? -- Je ne sais... lady est belle... mais Zabeth.... -- Encore, mon cher Enneric..... mais vous êtes fou avec votre Zabeth!... vous ne la reverrez peut-être jamais! Vous allez refuser le plus grand des bonheurs, pour une fille qui ne pense peut-être pas à vous. -- Ah! si, elle pense à moi! j'en suis bien sûr! elle me l'écrit souvent, et je la crois. Je lui ai donné ma parole qu'elle seroit ma femme. -- O certes! voilà qui est à ravir, mon ami, vous l'épouserez. En attendant, vous pouvez vous amuser. -- Mais je la tromperai? ... -- Est-ce que l'on trompe sa femme? D'ailleurs, elle ne l'est pas. D'ici à ce tems, vous ne lui devez rien. Profitez du bonheur qui se présente. Soyez heureux avec lady; nous avons du tems devant nous.

Enneric, malgré ses projets de constance, voyoit tous les jours lady Barimor. Les plus douces attentions lui étoient prodiguées. Les complimens flatteurs, les regards tendres et langoureux, tont fut mis en usage. Il ne sortoit d'avec elle, que pour entendre Anderson vanter l'excès de sa passion. Pour lui, la séduction commençoit à faire son effet. Il pensoit moins à mademoiselle de SaintSilvain. Le style tendre et naïf finit par lui paroître fade, auprès du ton agréable et léger de lady. Il tomba dans le piége qui lui étoit tendu. Elle l'avoua publiquement pour son amant en chef. Tous les jours on les voyoit ensemble à cheval, aux courses, aux spectacles. Ils ne se quittoient plus. Joln Wilton triomphoit: et, sans s'inquiéter si son neveu perdoit sa santé et dépensoit beaucoup d'argent, il ne voyoit que le bonheur de ce qu'il n'aimoit plus la petite Française. Il l'encourageoit par tout ce qu'il croyoit propre à l'entretenir dans sa folle passion. Un jour, à table, il lui fit compliment sur sa brillante conquête. Noriss baissa les yeux, et ne répondit rien. Sa mère le regarda long-tems. Il sentoit qu'elle avoit les yeux sur lui, et n'osoit relever les siens. M. Willon tint à ce sujet les propos les plus libres. Madame Noriss la mère voulut le faire taire, lui allégnant qu'il devoit être plus circonspect devant Anna: mais rien ne put l'engager à finir une conversation qu'il sentoit bien que sa nièce ne pouvoit entendre sans peine. -- Eh bien, madame! lui dit-il, en dépit de l'éducation sotte que vous lui avez donnée, vous voyez que mon neveu devient un homme raisonnable, et qu'il n'épousera pas cette petite sauterelle de Française? -- Monsieur, dit madame Noriss, je vous prie, dans votre gaieté, de ne point oublier que je la suis, et je m'en fais honneur. La fausse pudeur de vos femmes, et la grossièreté de vos compatriotes ne donnent pas le desir d'être d'une nation qui n'est estimable sous aucun rannort. En finissant ces mots, elle sortit de table, et dit à son fils, d'un ton assez ferme: Monsieur, vous viendrez après le repas me parler dans mon appartement? Noriss s'inclina, et ne répondit rien à sa mère. M. Willon fit éclater toute sa fureur lorsqu'elle fut sortie. Madame Noriss la mère voulut le calmer; mais elle n'avoit pas beaucoup de droits sur son esprit. Il la fit taire, et continua à déclamer contre les Françaises, en accompagnant cela de tous les juremens dont les Anglais son prodigues.

Après le repas, Enneric se retira chez lui, fort incertain s'il iroit dans l'appartement de sa mère. Il étoit à délibérer sur le parti qu'il prendroit, lorsqu'Anna vint le chercher de la part de sa tante. Elle avoit les yeux très-rouges. Elle n'étoit pas comme les trois quarts et demi des femmes de son pays. qui sont jalouses et envieuses. Anna étoit du très-petit nombre des Anglaises qui n'envient pas le bonheur des autres, sur-tout quand elles sont Françaises. Sans grimaces ni affectation, sans jouer le sentiment, elle étoit sensible et compatissante. Elle aimoit sa chère Zabeth. Elle n'avoit point envié le bonheur dont elle jouissoit, lorsqu'elle l'avoit connue; et aujourd'hui qu'elle étoit dans la peine, son cœur v prenoit le plus sensible intérêt. Elle entra donc chez son cousin, et portoit sur sa figure les traces des larmes qu'elle avoit versées. -- Ma tante vous demande, mon cousin? lui dit elle sans le regarder: elle vous prie de venir lui parler. -- Qu'avez-vous donc, Anna? vous avez pleuré? -- Oh! oui, j'ai pleuré... ma tante pleure aussi: cette chère Zabeth pleure bien davantage. C'est bon, c'est bon, ma chère Anna: vous allez aussi me tourmenter? -- Ah, mon cousin! tout me rappelle ce que disoit cette bonne amie, le jour que nous fûmes dans la forêt de Wapping... -- Taisez-vous, Anna; laissez-moi. Allez-vous-en... ces choses-là ne vous regardent pas. En disant cela, il sortit avec précipitation, et se rendit chez sa mère. Madame Noriss le reçut froidement. Il avoit un air d'assurance qui l'étonna. -- Eh bien, mon fils! lui dit-elle, vous voilà donc au rang des jeunes débauchés? et vous faites votre apprentissage avec la femme la plus affichée et la plus déhontée qu'il soit possible de connoître!... Vous avez oublié la créature la plus douce... la plus tendre... celle avec qui vous avez passé vos premières années... celle que vous aimiez tant... et que vous ne vouliez jamais quitter... celle qui mettoit tout son espoir en vous, à qui seul vous restiez sur la terre, quand elle a eu le malheur de perdre sa tante.... Zabeth enfin.... est onbliée!... et pour qui?.... Que sont devenues toutes les protestations que vous lui avez faites, et sur lesquelles elle comptoit, parce qu'elle vous croyoit homme d'honneur? .... Son jeune cœur ne s'est donc ouvert à l'amour que pour avoir des peines de plus! Aujourd'hui, sans amis, sans parens, elle languit dans l'attente de voir réaliser les promesses que vous lui avez faites cent fois. Il faudra qu'elle meure de vous avoir aimé, et d'avoir ouvert son cœur à un sentiment dont vous n'êtes pas digne. Votre oncle vous a égaré, mon fils!... La fortune qu'il vous destine ne pourra jamais vous dédommager de ce que vous perdez. Vous ne pouvez plus tenir votre rang dans la classe des hommes estimables. Vous allez ruiner votre santé, perdre vos mœurs, et faire le malheur d'une fille charmante. Je ne puis, ni ne veux être plus long-tems témoin des odieux encouragemens que votre oncle vous donne. Vous croyez qu'il vous aime? Vous êtes dans l'erreur. En vous perdant, il satisfait à la haine qu'il me porte, parce qu'il sait combien vous m'êtes cher. Il ne peut vous pardonner d'avoir reçu le jour d'une femme dont il abhorre la nation. Il a tous les vices de la sienne, et ce n'est pas peu dire: dur, vindicatif, ivrogne, grossier, croyant qu'un Anglais est le premier homme de l'univers, mettant tout son mérite à avoir amassé des millions qui n'ont rien coûté à son génie: ce n'est que le résultat de ses rapines. Des milliers d'individus sont morts à la peine, et ont gémi sous le fouet, pour enrichir un homme sans mérite, qui n'use aujourd'hui de sa fortune que pour vous perdre, et qui ne soulageroit pas d'une guinée l'honnête indigent qui languit dans la misère. Je vous préviens que je sors à l'instant de cette maison. Il m'en coûte d'abandonner votre grand'mère, à qui je suis tendrement attachée. Elle a donné le jour à un homme qui ne cessera jamais de m'être cher! Si votre digne père vivoit, il ne souffriroit pas les travers dans lesquels vous donnez. Pour moi, je ne veux plus être en butte aux sottises grossières et triviales de l'homme que je méprise le plus. Vous avez de l'esprit. Je n'ai rien négligé pour vous former le cœur à la vertu. Faites vos réflexions: si elles sont dignes de l'éducation que vous avez reçue, vous retrouverez votre mère. Sans cela, je vous conseille de m'oublier. Tant que vous vous conduirez comme vous le faites, je ne veux pas entendre parler de vous...... Vous pouvez vous retirer....

Enneric étoit accoutumé à ne pas répondre à sa mère: il lui fit une profonde révérence, et se retira. Il remonta dans son appartement, où il trouva Anderson qui l'attendoit, pour aller, avec lady Barimor, au Renelagh. Il n'eut pas le loisir de faire la moindre réflexion sur ce que sa mère venoit de lui dire: il partit. La soirée fut charmante. Lady fut plus tendre que jamais. On le mena à un souper délicieux: beaucoup de jolies femmes, de bons vins, des liqueurs, l'encens u'on lui prodiguoit, les complimens qu'il recevoit sur la beauté de ses chevaux et de ses voitures. Il ne pensa ni à sa mère, ni à Zabeth. Enivré de plaisirs, tout avoit disparu à ses yeux. Il n'étoit sensible qu'à l'éclat dont il étoit environné. Il rentra fort tard. A peine avoit-il joui de deux heures de repos, qu'il entendit frapper rudement à sa porte. La voix de son oncle se fit entendre; il crioit: Victoire!..... victoire! ..... Noriss!.... victoire!..... Il se leva, en se frottant les yeux, et demanda ce que c'étoit? -- Je te dis, mon ami, que nous avons remporté la victoire. -- De quoi, mon oncle? -- Ta mère, ta française de mère, est partie ce matin au point du jour pour Vanstead. Je suis parvenu à t'en débarrasser. Goddam! quel beau coup! Tiens, Noriss, voilà un billet de banque de cent livres sterling. Amuse-toi, mon ami. Quand il sera tems de faire une fin, je te trouverai quelque lady. Ne t'inquiète de rien... ais qu'as-tu? te voilà comme un therme... Est-ce que tu regrettes cette... -- Mais, monsieur, c'est ma mère.... -- Dont bien je suis fâché, mon ami; mais le mal est fait. Nous en voilà quitte; c'est beaucoup. Dors .... et compte sur moi. Il s'en fut. Enneric se rejeta dans son lit. Il vouloit faire quelques réflexions; mais la fatigue de la veille, l'excès du souper lui rendoient le sommeil nécessaire: il se rendormit. A peine éveillé, des plaisirs d'une autre espèce lui furent présentés. Entraîné dans un tourbillon continuel, il eut bientôt perdu de vue sa mère, et n'écrivoit plus à la malheureuse Zabeth.

Pendant qu'il se livroit ainsi à toutes les folies qui peuvent égarer un jeune homme, mademoiselle de Saint-Silvain, enfermée dans sa chambre, languissoit dans l'ennui et la douleur; et son plus grand chagrin étoit d'être séparée de l'homme qu'elle aimoit tendrement, et pour qui seul elle existoit. Elle étoit loin de soupçonner les égaremens dans lesquels il étoit tombé! elle le supposoit toujours le tendre et bon Enneric, qui aimoit tant et sa mère et sa petite sœur. Revenons à cette intéressante fille Frédérique avoit reçu une lettre d son père. M. de la Combe y fulminoit contre elle, de ce qu'elle avoit manquè le oment favorable pour se mettre à l'abri en entrant dans un couvent. Je ne puis, disoit-il, retourner à présent; mes affaires ne seront terminées que dans un mois: si le sort de mademoiselle de Saint-Silvain est compromis à un certain point, sa tante m'a dit que, dans une occasion pressante, je remisse à M. de Saint-Silvain un paquet qu'elle m'a donné cacheté. Vous le trouverez dans mon secrétaire, dans le second tiroir à droite: portez-le vous-même, et qu'il prenne connoissance de ce qu'il renferme: je l'ignore.... N'oubliez pas qu'il ne faut le remettre qu'à lui.

Frédérique trouva effectivement le paquet que Duval avoit donné à mademoiselle de Fermon, à Douvres; il s'en chargea, et fut à Château-neuf; mais il ne put parvenir jusqu'à M. de SaintSilvain. On lui refusa absolument l'entrée de sa chambre: il demanda à voir Zabeth; on lui dit qu'elle n'étoit point au château, qu'elle étoit partie depuis trois jours pour voir une dame de la connoissance de feue sa mère. Frédérique ne crut pas un mot de ce mensonge: il s'en retourna très-affligé de n'avoir pu faire sa commission, persuadé qu'il étoit, que le bonheur de mademoiselle de Saint-Silvain tenoit à ce que son père prît connoissance de ce que renfermoit la lettre dont il étoit porteur.

Il s'en retournoit, en cherchant quels moyens on pourroit employer pour tromper la surveillance de madame de SaintSilvain, lorsque la vieille Cateau l'accosta dans l'avenue. Il fut charmé de voir cette bonne créature; elle étoit la seule qui s'intéressât au sort de Zabeth. Ah, mon bon monsieur! lui dit-elle, en lui faisant une profonde révérence, tout va bien mal! Notre maître ne veut plus voir sa fille, à ce qu'on dit: moi, je ne le crois pas; d'abord, il y a encore là-dessous quelque chose que je vois pas bien clair. Tout ce que je sais, c'est que je suis bien fâchée de tout ce qui se passe: je ne puis chasser de mon esprit ni feue ma maîtresse, ni sa sœur; et le sort de leur chère enfant me grossit le cœur à chaque fois que j'y songe. Cateau en auroit dit bien plus long, si Frédérique l'eût laissé continuer: il lui demanda si elle pouvoit aller dans la chambre de mademoiselle de SaintSilvain? -- Oh! non, dit-elle, personne n'y peut entrer que la femme-de-chambre le madame, qui est une fine matoise, ussi bien qu'elle. Frédérique demanda donnoient les fenêtres de mademoiselle le Saint-Silvain? Cateau lui montra une enêtre que l'on voyoit de côté, et qui lonnoit sur l'endroit le plus isolé du arc. Il pensa que la nuit on pourroit u moins venir lui parler. -- Non, dit ateau, on lâche deux chiens qui tueoient dix hommes; je ne vous conseillerois pas d'y venir, ou ce seroit fait le vous. Elle lui demanda s'il n'avoit pas de lettres pour sa jeune maîtresse? Il dit, avec un soupir, qu'il n'en avoit pas reçu depuis long-tems. Ils se quittèrent.

Zabeth avoit vu de sa fenêtre Cateau parlant à Frédérique. Elle pensoit qu'il y avoit une lettre de son cher Noriss, et brûloit de la posséder, et de lui faire passer celles qu'elle avoit écrites: mais le moyen d'y parvenir n'étoit pas facile.

Il y avoit deux mois que M. de Saint Silvain étoit au lit avec une fièvre qui le menoit au tombeau. Il paya le tribut En perdant la vie, il laissa Zabeth au pouvoir d'une femme qui depuis long tems convoitoit sa fortune, et vouloit l'envahir. Sa mort causa quelques mouvemens dans le château. Sa fille eut beau s'informer du sujet qui causoit tant d'allées et de venues, on ne lui répondit pas un mot. Elle ne connut son malheur que lorsqu'elle entendit sonner son enterrement. Elle éprouva un tel saisissement, qu'elle tomba sans connoissance. La fille qui la servoit la trouva étendue sur son plancher. Elle appela du monde pour la secourir. Zabeth, en revenant à elle, se trouva dans les bras de Dupuis. La figure de cet homme manqua la faire retomber dans l'état d'où elle sortoit. Elle assembla le peu de forces qui lui restoit our demander s'il étoit vrai qu'elle eût erdu son père? -- Oui, ma bonne amie, i dit Dupuis en ricanant; et mainenant vous allez être la fille du monde aplus heureuse, car j'ai signifié que je oulois que vous vinssiez promener avec moi. Un pareil discours jeta mademoille de Saint-Silvain dans le plus grand tonnement. Le ton familier de cet auacieux jeune homme lui fit croire qu'elle isoit un mauvais rêve. Elle se releva ur son séant, et fut très-étonnée du déordre de sa toilette. Elle rajusta à la hâte on fichu; et, se retournant du côté de upuis, elle le considéra avec la plus rofonde attention. -- Comme vous me gardez! dit-il en ricanant. Vous êtes ien aise de me voir, n'est-ce pas? J'ai éjà dit que Zabeth allioit la douceur à fierté. -- Moi, bien aise de vous voir? ... si peu, lui dit-elle, que je vous prie d sortir sur-le-champ de ma chambre. vous trouve bien hardi d'y être venu.... Sortez, et ne me le faites pas dire deu fois. Le dépit lui avoit rendu toutes se forces. Elle se jeta à bas de son lit, lui montroit la porte. -- Qu'est-ce qu c'est donc, ma petite? lui dit Dupuis d'u air insolent. Songez que vous êtes icie mon pouvoir, et que, si quelqu'un avoit sortir, ce seroit vous. Si l'on vous v garde c'est parce que je le veux bien. Je vou aime, et je veux faire votre bonheur. prenez pas d'airs insolens; vous pourrie vous en repentir: le parti de la douceu est le seul qui vous reste. Elle ne putr sister à tant d'andace, se jeta sur u siége, et y fondit en larmes. -- Suisassez malheureuse!.... Plus de tante!.. plus de père!...... plus d'amis! ..... M voilà donc au pouvoir de deux monstre u que j'abhorre!... Dupuis, à ce doux compliment, sortit de la chambre, et fut chercher sa mère. Madame de SaintSilvain arriva avec la figure d'une mégère: les yeux lui sortoient de la tête. -- Comment! petite impertinente, vous osez nous appeler deux monstres?..... Vous allez enfin me paver la haine que je sais que vous nourrissez dans votre cœur contre moi.... Je suis maîtresse de ce château durant ma vie. Votre père, en mourant, m'a nommée votre tutrice; et si vous n'épousez pas Dupuis, vous êtes déshéritée. Telles sont ses dernières volontés; et je puis vous le prouver, si vous doutez de ce que je vous dis.... Zabeth se leva, et lui dit avec véhémence: Eh bien, madame, gardez tout. Je ratifierai les dons de mon père; mais je n'épouserai jamais cet homme-là... la mort me paroîtroit mille fois préférable... Ma personne le touche moins que ma fortu ne: je la lui donne, et demande à quitter sur-le-champ un séjour qui me fait horreur. -- Cela ne sera pas ainsi, ma petite... vous resterez, et vous l'épouserez... -- Ma dame, je saurai m'y soustraire.... et vous prouverai que, s'il le faut, je saurai mourir... -- Ma tante, dit Dupuis, il faut y prendre garde. Elle a été en Angleterre: on dit que dans ce pavs-là ils se tuent comme des mouches. -- Taisez-vous, Dupuis, dit madame de Saint-Silvain, et ne craignez rien: on ne se tue point ainsi.

L'assurance et la fermeté de Zabeth lui en avoient un peu imposé. Elle emmena Dupuis, et en s'en allant, elle prit la précaution de fermer la porte à double tour. Elle ne se vit pas plutôt débarrassée de ces deux affreuses personnes, qu'elle se précipita contre le balcon. Elle mesura de l'œil la hauteur qu'il v avoit de sa fenêtre en bas. Deux grands étages la firent trembler. Comment franchir cette distance?... Elle retomba sur un siége, et s'abandonna de nouveau à la plus amère douleur. L'horreur de sa destinée la faisoit frémir. Elle appela son Enneric à son secours; mais elle ignoroit que, livré à toutes les illusions du plaisir, il ne s'occupoit pas même de son sort. Si elle eût pu soupçonter un tel malheur, elle n'auroit pas trouvé sa fenêtre trop haute.

A l'heure du repas, Dupuis lui apporta ce qu'il lui falloit. Elle ne jeta pas même les yeux sur lui. -- Regardez-moi donc, ma bonne amie; j'aime ces yeux.... et il hasarda de lui prendre la main. Zabeth fit un cri perçant, et l'autre tout effrayé se retira. Ma bonne amie! dit-elle quand il se fut retiré. Cet insolent!.... et cette autre femme.... quel ton elle prend avec la fille de son maître!... et je resterois ici!... ah!... cela est impossible! ... Il faut trouver les moyens d'en sortir, à tel prix que ce soit! Je suis seule à la vérité, et ne puis être secondée par personne. Armons-nous de courage .... et soutenons avec fermeté le moment d'épreuve où je me trouve.... Le desir de vous rejoindre, mon cher Enneric, me donnera les forces nécessaires pour tromper la vigilance de mes ennemis! J'irai rejoindre votre respectable mère. Elle me recevra dans son sein: elle aura pitié d'une pauvre orpheline qui n'a plus qu'elle au monde!....

Elle ne voulut prendre aucune nourriture, et le soir on trouva le repas comme on le lui avoit apporté. On en avertit madame de Saint-Silvain, qui fut assez effravée de cette résolution. Elle savoit u'une jeune fille, qui a du caractère, est capable de tout. Elle vouloit venir au but qu'elle s'étoit proposé; mais elle vit que la rigueur ne pouvoit avoir lieu. S'il arrivoit un malheur à mademtoiselle de Saint-Silvain, tout le monde en prendroit fait et cause, et lui demanderoit compte de la conduite qu'elle auroit eue avec elle. Elle n'ignoroit pas que tout le village la détestoit, autant qu'il chérissoit la fille d'une femme qui avoit été adorée, et dont le souvenir étoit encore cher aux habitans. Elle prit le parti de monter à sa chambre, et lui demanda, avec une douceur affectée, pourquoi elle avoit refusé de prendre les alimens qui lui avoient été apportés? Zabeth ne la regarda ni ne lui répondit. Mais, mademoiselle, dit madame de Saint-Silvain, j'ignore les raisons qui vous portent à un excès aussi ridicule? ... -- J'ignore, moi, madame, quelles sont les raisons qui vous portent à me garder comme votre prisonnière, et me forcer à recevoir la grossière familiarité de votre neveu?... Puisque mon père vous a laissée maîtresse de ce lieu, je n'y suis plus qu'une étrangère sur laquelle vous n'avez nuls droits. -- Mademoiselle, j'ai ceux que votre père m'a laissés en mourant: c'est de disposer de votre main en faveur de mon neveu, sans consulter la folle passion que vous avez prise pour un autre. -- Mon père, madame, ne peut avoir eu une pareille volonté. Elle lui a sans doute été arrachée dans un moment où sa tête étoit égarée. Je respecte ses volontés dans tout autre cas; mais, pour celuilà, je m'y refuse, et je vous signifie que la mort me paroîtroit préférable.... -- Mais qu'exigez-vous, mademoiselle? -- Madame, je veux ma liberté. -- Donnezvous le tems de connoître davantage Dupuis: il a vraiment des qualités. Je ne veux pas les connoître. Je ne veux plus le voir: sa présence me fait horreur.... -- Voulez-vous vous retirer dans un couvent? -- Oui, madame. -- Eh bien, mademoiselle, sous quinze jours vous serez satisfaite. Elle sortit, et ne laissa pas à Zabeth le tems de lui demander pourquoi le terme de quinze jours.

Madame de Saint-Silvain, forcée de dissimuler, vouloit prendre le tems de préparer un départ, et d'emmener Zabeth loin de ceux qui prenoient un intérêt pressant à ce qui la regardoit. Elle écrivit à cette fomme de Lyon, qui lui avoit servie de mère, lui donna ordre de louer une petite maison isolée dans les environs de Lyon, et de ne pas perdre un moment pour suivre ses volontés.

Pour Zabeth, plus tranquille en croyant que, lassé de sa fermeté, on la mettroit au couvent, elle prit quelque nourriture, et se coucha. A peine avoit-elle fermé les yeux, qu'un léger bruit se fit entendre à la porte. Elle prêta l'oreille, et demanda très-bas qui étoit là? -- C'est moi, mademoiselle; c'est Cateau. Je me suis glissée dans le château, à la brune, et me suis cachée, pour vous parler un moment. -- O ma bonne mère! dit Zabeth en se jetant à bas de son lit, que vous êtes bonne!... Mais je ne puis vous ouvrir; je suis enfermée. Quelles nouvelles avez-vous à me donner?... Avez-vous quelques lettres? passez-les sous la porte. -- Non, doux Jésus! non, je n'en ai pas, dit la vieille. M. Frédérique n'en a pas reçues depuis long-tems. Il me l'a dit en soupirant, avec un air bien triste, qui m'a fendu le cœur. Mais il m'a dit aussi que vous preniez patience, et qu'il ne cesseroit jamais de s'intéresser à vous... Point de nouvelles d'Enneric!... Ce mot glaça d'effroi la pauvre Zabeth. -- O ma bonne! je suis perdue!... voilà le dernier coup que le sort me réservoit! Voyez Frédérique... qu'il me sauve des mains de mes bourreaux! Dans quinze jours, on me mène au couvent; qu'il tâche de savoir lequel, et quand on ne surveillera plus mes démarches, qu'il fasse ses arrangemens, et nous partirons pour l'Angleterre. J'irai rejoindre ma seconde mère, madame Noriss. Dites-lui bien que je me recommande à toute sa pitié: je n'en eus jamais tant de besoin!... Elle ne put finir ces mots sans verser un torrent de larmes. Les sanglots lui coupoient la parole. Elle se rejeta dans son lit, et se livra au plus affreux désespoir. Elle avoit trop de candeur pour soupçonner Noriss de lui être infidèle. Elle jugeoit de son cœur par le sien. lui étoit plus aisé de le croire mort qu'inconstant.

La bonne et compatissante Cateau fut se remettre dans sa cachette, et au point du jour, elle fut regagner sa basse-cour, avec beaucoup de précaution, pour que personne ne la vît. Elle se rendit de bonne heure chez M. de la Combe. Elle conta à Frédérique la petite ruse qu'elle avoit employée pour parler à sa jeune maîtresse. Il lui demanda avec empressemont si elle lui avoit dit qu'il n'y avoit point de lettres d'Angleterre. Mon Dieu, oui, monsieur, dit Cateau. C'est la première chose que je lui ai dite. -- Et c'est précisément ce qu'il falloit taire. Mademoiselle de Saint-Silvain est assez à plaindre, sans aggraver sès maux. -- Ah dame! elle a bien pleuré, allez: ça fendoit le cœur de l'entendre.

Frédérique fut désolé de l'indiscrétion de Cateau; mais il n'y voyoit plus de remède. Quand elle lui eut dit que dans quinze jours on devoit mener Zabeth au couvent, et qu'elle le prioit de savoir dans lequel on la mettroit, il dit à Cateau de se servir du même moyen, et d'assurer mademoiselle de Saint-Silvain qu'il feroit toutes ses diligences en conséquence, et qu'elle pouvoit compter sur lui, à la vie et à la mort.

La deuxième nuit après, elle fut le dire à sa maîtresse. La pauvre Zabeth fut enchantée de penser qu'avant peu elle recouvreroit sa liberté, et qu'elle pourroit aller rejoindre madame Noriss et son fils. Cet espoir remit un peu de calme dans son cœur. Elle comptoit les jours. Il y en avoit huit de passés depuis la promesse que madame de Saint-Silvain lui avoit faite de la mener au couvent. Elle s'étoit couchée avec l'idée agréable que, huit jours encore de patience, et elle sortiroit de sa prison. Elle commençoit à goûter quelque repos, lorsqu'elle entendit entrer dans sa chambre. Elle vit madame de Saint-Silvain qui étoit habillée, et qui lui dit avec un ton caressant, qu'elles alloient partir. Et pour où, madame? dit Zabeth. -- Pour le couvent, mademoiselle. -- A cette heure? voilà minuit qui sonne. -- Il est vrai; mais la chaleur est fort grande, et il vaut mieux voyager la nuit. -- A quel endroit me menez-vous? -- A Paris. -- Mais, madame, mes malles ne sont pas faites? -- On vous fera parvenir ce qu'il vous faudra par la suite. J'en ai fait mettre une derrière la voiture, qui renferme ce qui vous est le plus essentiel. Partons. Zabeth ne pouvoit rien alléguer pour éloigner le départ. Elle en étoit au désespoir. Frédérique ne pouvoit se mettre sur leurs traces. Plusieurs jours de difference devoient déranger tous ses projets. Elle étoit dans cette mortelle inquiétude, lorsqu'il lui vint dans l'esprit u'elle pourroit sans doute écrire. Cette idée la calma un peu. Elle monta en berline avec madame de Saint-Silvain, et fut très-charmée de voir que Dupuis n'étoit pas du voyage. Elles étoient toutes les deux seules: l'homme qui couroit devant la voiture lui étoit même inconmu. Lorsqu'ils s'éloignèrent de Château-neuf, tout le monde y étoit enseveli dans le plus profond sommeil. Zabeth, malgré le plaisir qu'elle avoit de partir, éprouvoit un serrement de cœur qu'elle ne pouvoit concevoir. Aussi-tôt que le jour parut, elle jeta les yeux sur sa compagne. Elle surprit dans ses regards une joie maligne et insultante qui la fit frémir: mais l'espoir d'être bientôt délivrée d'un objet qu'elle ne pouvoit qu'envisager avec effroi, lui donna le courage d'aller jusqu'au bout. Madame de Saint-Silvain ne vovagea que la nuit. Elle s'arrêta plusieurs jours à Paris, pour faire perdre ses traces, dans le cas où, par la suite, on voudroit s'informer de Zabeth. Elle changea plusieurs fois d'hôtels garnis, s'y fit nommer de différens noms, et repartit pour Lyon. Zabeth l'avoit questionnée vingt fois, pour savoir dans quelle ville elle étoit. Madame de Saint-Silvain en nomma une quelconque; et comme mademoiselle de Saint-Silvain ne connoissoit pas Paris, elle crut ce qu'on lui disoit. On l'avoit tenue, pendant son séjour, dans une retraite absolue. Elle avoit toujours été logée dans des appartemens sur le derrière des maisons où elle avoit été. Enfin, elles arrivèrent à Lyon. Madame de Saint-Silvain fit arrêter à la maison de sa vieille connoissance. Il étoit alors deux heures du matin. On eut beaucoup de peine à se faire entendre. Enfin madame Dupuis arriva, avec une chandelle à la main. Elle eut un peu de peine à remettre sa prétendue nièce. Celle-ci descendit de voiture, lui dit un mot à l'oreille, et fit descendre Zabeth. On la fit entrer dans une maison assez propre, grace aux bienfaits de madame de SaintSilvain, qui avoit toujours eu soin d'une femme qui, maîtresse de ses secrets, pouvoit la perdre, mais dont l'intérêt avoit lié la langue. Quand on se fut débarrassé des valets, madame de Saint-Silvain demanda à madame Dupuis si le couvent étoit bien? si Zabeth auroit à se louer du choix que l'on avoit fait? -- Très-fort, en vérité, dit la vieille. Mais elle ne pourra y entrer que demain, et je n'ai rien ici de prêt pour vous garder jusqu'à cet instant. Si vous voulez venir avec moi, j'ai une de mes amies qui vous logera jusqu'à ce moment. Sa maison n'est pas très-loin d'ici, et vous serez plus commodément. Madame de Saint-Silvain accepta l'offre qui lui étoit faite; on sortit. La lune étoit dans son plein: l'on voyoit parfaitement à se conduire. On sortit du faubourg. Au bout d'un petit chemin fort désert, on entra dans une maison qui s'ouvrit au premier coup de marteau. Zabeth ne put vaincre son effroi. Un pressentiment affreux s'empara d'elle. Au lieu d'entrer, elle recula en jetant un cri. La vieille Dupuis, d'un bras sec et nerveux, la fit entrer assez brusquement. Elle éprouva un tel saisissement, qu'elle tomba sans connoissance. La cour étoit sablée, et sa chnte ne fut pas dangereuse. On la porta dans une chambre. La vieille Dupuis lui donna des soins; et, quand elle fut revenue, on la laissa seule, et on se retira. Madame de Saint-Silvain ne resta pas dans la maison. Elle reprit le lendemain la poste, et revint nuit et jour à Châteauneuf. Elle avoit donné ordre à sa femme-de-chambre de faire courir le bruit que Zabeth s'étoit enfuie, et qu'elle avoit fait ses diligences pour tâcher de la rejoindre.

A son retour, elle jeta feux et flammes contr'elle, et dit qu'elle n'avoit pu se mettre sur ses traces, mais qu'elle avoit laissé à son neveu le soin de la découvrir.

Dupuis étoit parti la veille du jour où madame de Saint-Silvain avoit emmené Zabeth. On crut qu'ils étoient partis ensemble à la recherche de mademoiselle de Saint-Silvain. Les habitans furent dupes de ce mensonge. Pour Frédérique, il ne savoit que penser. Cateau lui avoit été dire la disparution subite de madame de Saint-Silvain, de Zabeth et de Dupuis. Mais étoient-ils partis ensemble ou séparément? ... Voilà ce que l'on ignoroit. Il mit des espions en campagne, et se chargea lui-même de découvrir de son côté le mystère qui enveloppoit la ſuite de mademoiselle de Saint Silvain. Il se mit en route; et, de poste en poste, il vint jusqu'à Paris. On lui avoit dit à chaque endroit que deux femmes étoient passées en berline. Dupuis n'avoit donc pas enlevé mademoiselle de Saint-Silvain?... Il demanda par-tout si la jeune personne avoit l'air affligée. On lui dit que non: qu'elle avoit l'air fort tranquille. Ils n'y a plus de doute qu'elle n'eût suivi cette femme avec confiance. Mais où l'avoit-on mise? ... Etoit-ce au couvent?... Frédérique se faisoit toutes ces quéstions, et ne pouvoit rien approfondir. Arrivé à la capitale, il perdit totalement les traces de madame de SaintSilvain. Il alla chez son père, à qui ilconta et la mort de son ancien camarade, et l'absence de Zabeth. M. de la Combe se mit fort en colère à cette nouvelle. Il ne doutoit nullement que cette femme ne l'eût soustraite à l'intérêt que ses amis vprenoient. Je ne trahirai pas, dit-il, la confiance dont mademoiselle de Fermon m'a honorée. Aussi-tôt mes affaires finies, je retournerai chez moi, et je ferai sommer madame de Saint-Silvain de dire ce qu'est devenue la fille de son mari. Mais il m'est malheureusement impossible, dans ce moment, de quitter mes affaires. Elles sont à la veille de finir avantageusement: je veux les suivre jusqu'à la fin. Il conseilla à son fils de rester à Paris avec lui; qu'ils s'en retourneroient ensemble; et que, pendant qu'il solliciteroit ses juges, lui pourroit poursuivre ses recherches. Qu'un hasard heureux les mettroit peut-être à même de découvrir mademoiselle de Saint-Silvain. Frédérique accepta la proposition de son père, et se détermina à ne rien négliger pour acquérir les lumières nécessaires sur le sort d'une femme à laquelle il prenoit le plus pressant intérêt. Laissons-le à cette intéressante occupation, et retournons près de l'infortunée Zabeth.

Le lecteur se rappelle sans doute qu'elle avoit perdu connoissance en entrant dans la maison où madame de Saint-Silvain l'avoit menée; et à peine eut-elle recouvré ses sens, on la laissa seule dans sa chambre.

En se retirant, la vieille Dupuis avoit fermé la porte à double tour. Zabeth, qui entendit cela, jeta un cri de douleur. Ah, ciel! dit-elle, me voilà encore dans une prison? Et dans quelle maison suis-je?Quel est le coin de la terre que j'habite?... Oui pourra me secourir dans ma détresse?... O pauvre Zabeth! à quel sort es-tu réservée! Noriss!..... Noriss!..... qu'êtes-vous devenue!... Le sort me prive de tout à-la-fois!..... Elle continua ses plaintes jusqu'au jour. Lorsqu'elle commença à le voir paroître, elle se leva avec peine, et se traîna vers la fenêtre. Grands Dieux! elle étoit grillée!.... Elle attacha ses mains aux barreaux de fer; et, tout en fondant en larmes, elle contemploit l'affreuse solitude dont elle étoit environnée. Une grande tour, entourée de murs très-hauts, étoit tout ce qui s'offroit à ses regards. Ses jambes tremblantes ployoient sous elle. Elle fut obligée de quitter la position où elle étoit; et, d'un pas incertain et chancelant, elle vint retrouver son lit, qu'elle continua à tremper de ses larmes.

Nul bruit ne se faisoit entendre dans la maison. Elle entendit sonner dix heures, et ne pouvoit concevoir pourquoi personne ne se présentoit. Au bout d'une demi-heure, on mit la clef dans la serrure: elle vit paroître la vieille Dupuis. La figure dure et commune de cette femme la fit frémir. L'autre lui apnortoit un bouillon, et se préparoit à se retirer sans proférer un mot, lorsque Zabeth se hasarda à lui adresser la parole: O madame! lui dit-elle, qui que vous soyez, ayez pitié d'une infortunée..... .Oi suis-je?.... Qu'est devenue madame de Saint-Silvain? .... La vieille reprit d'un ton dur: Madame de Saint-Silvain est bien loin, si elle court toujours. Vous êtes chez moi, et je réponds de vous. Quand vous serez lasse de faire la sucrée, et que vous voudrez répondre à l'amour d'un joli jeune homme qui vous aime, t qui veut bien vous faire l'honneur de vous prendre pour sa femme, on vous rendra votre liberté: alors vous jouirez de tous les plaisirs que l'on aime à votre ge: mais jusqu'à ce moment on vous gardera de près. Elle n'eut pas fini, qu'elle s'en alla, en fermant la porte à louble tour.

Zabeth jeta un œil égaré autour d'elle; et ses esprits, frappés d'horreur, ne pouvoient revenir: insensiblement ils reprirent leur cours ordinaire. Elle ne douta plus que ce ne fût de Dupuis dont il étoit question. On imagine, dit-elle, m'amener à donner la main à ce monstre à force de me rendre victime! Je ne t'aimerois pas, Enneric, que jamais je ne m'unirois à cet homme-là! La mort..... oui, la mort... c'est le seul parti qui me reste... et le seul que je prendrai. Si jamais tu anprends le sort de Zabeth, tu sauras qu'elle est morte en t'aimant..... et tu ne pourras t'empêcher de donner une larme à ses infortunes!.... A force de gémir, elle tomba dans le plus grand accablement, et trouva le sommeil au milieu de ses douleurs.

Elle fut réveillée à deux heures par le bruit que l'on fit en ouvrant la porte. La vieille Dupuis entroit avec des provisions pour faire un repas. Elle mit trois couverts. Zabeth se jeta à bas de son lit. Elle étoit tout habillée depuis deux jours. Elle gagna avec peine un siége près de la fenêtre: elle s'assit dessus, en tournant le dos à ce qui se passoit dans la chambre. Quand la table fut couverte, la vieille sonna, et Dupuis entra. Il vint à mademoiselle de Saint-Silvain. Il voulut lui prendre la main, en l'engageant à venir prendre sa place à table. Elle se releva avec effroi, et se mit à pousser des cris cris perçans. La vieille, avec l'air de l'effroi, vint à elle les poings fermés. -- Mort de ma vie! voulez-vous vous taire, péronnelle, ou vous aurez affaire à moi!.... Zabeth courut vers la table; et, v orenant un couteau, elle dit à la vieille Dupuis, avec une véhémence à laquelle on ne s'attendoit pas d'une fille si jeune: ſuez-moi, infame bourreau.... mais ne croyez pas m'en imposer! Non, je n'épouserai jamais ce monstre que j'abhorre, dit-elle en montrant Dupuis: je mourrai plutôt.... Mais j'ai des amis; et ils sauront vous faire rendre compte de l'horrible persécution que vous exercez contre moi..... Et de quel droit me garde-t-on ici? Tremblez, vieille mandite; vous payerez cher l'affreux rôle que vous avez pris... Et, quand je n'aurois pas d'amis, quels sont les êtres qui pourroient voir avec indifférence une malheureuse en butte à la haine d'une mégère qui ne méritoit pas de porter le nom de mon père?... Dupuis, pendant qu'elle parloit ainsi, saisit le couteau et le lui ôta. La colère étinceloit dans ses yeux. Il lui prit le bras, et le lui serra jusqu'à lui marquer ses doigts dans les chairs. Zabeth jeta de nouveaux cris. La vieille fut si effrayée, qu'elle prit Dupuis, le fit sortir, emporta les couteaux, et laissa Zabeth seule, et maîtresse de prendre quelques alimens, si elle en avoit la volonté. Quand elle se vit débarrassée de ses deux persécuteurs, elle ne put résister au pressant besoin qu'elle se sentoit de quelque nourriture.

Bien parfaitement déterminée à onposer la plus forte résistance à leur odieuse tyrannie, elle passa le reste de la journée assez tranquille. Elle avoit remarqué que les cris qu'elle avoit poussés avoient jeté de l'effroi dans l'ame de la vieille femme, et cette découverte lui fit croire que peut-être elle étoit à portée d'être entendue. Cela lui donna quelque espoir. Elle passa la journée les yeux attachés sur sa fenêtre, et ne vit pas un être vivant à qui elle pût s'adresser. Lorsque la nuit fut venue, elle s'attendoit à voir paroître quelqu'un qui lui apporteroit de la lumière; mais, à son grand étonnement, personne ne vint. Déterminée à se mettre au lit, elle visita sa porte pour voir si elle pouvoit la fermer en-dedans; mais elle étoit sans verroux. Elle poussa la table tout contre, et se coucha. Le sommeil étoit loin de ses yeux; mais son corps avoit besoin de repos. Elle se livra à mille réflexions plus amères les unes que les autres. Sa position étoit affreuse. Etrangère à tout le monde, que deviendroitelle? Elle repassoit dans son esprit toutes les bontés que sa tante avoit eues pour elle. Oh! comme son cœur étoit brisé, quand elle pensoit que la mort lui avoit enlevé une mère si tendre, une si bonne amie! Et vous, Enneric, qu'êtes-vous devenu? .... Par quel hasard Frédérique n'avoit-il plus de vos nouvelles?... Le jour parut, qu'elle n'avoit pas pris une minute de repos. Elle se leva de bonne heure, et fut se fixer près de sa fenêtre. A peine y avoit-il une demi-heure qu'elle y étoit, que l'on vint pour ouvrir sa porte. La table qui étoit derrière opposoit une résistance à laquelle on ne s'attendoit pas. La voix de la vieille Dupuis se fit ontendre. Elle demanda à Zabeth de la laisser entrer: u'elle lui diroit quelque chose qui lui feroit plaisir. Celle-ci avoit grande envie de n'en rien faire; mais, par réflexion, elle fut retirer la table, et revint à sa place. La Dupuis entra, prit une chaise, et se mit à côté d'elle. Elle voulut lui prendre la main: Zabeth la retira avec dédain. -- La, la, mademoiselle! dit cette femme, vous êtes farouche comme un ours: on ne peut ni vous parler, ni vous toucher. Vous prenez un mauvais parti, je vous en préviens. Rien ne fera changer madame de Saint-Silvain. Tôt ou tard vous serez obligée d'épouser Dupuis. Eh! pourquoi ne pas s'y prêter de bonne grâce, plutôt que de forcer les gens à employer la rigueur? -- Je ne la crains pas, dit Zabeth, et je défie à l'univers de me faire faire quelque chose contre mon gré... Je sais que je suis ici en son pouvoir. Je vois le sort que l'on me prépare.... Je le braverai. Je l'ai dit à cette femme abominable: j'aimerois mieux mourir, que d'épouser son neveu. Elle et tout ce qui lui appartient m'est odieux!.... -- Mais si on vous y forçoit, en vous laissant manquer de tout? o bien si, le pistolet sur la gorge, on vou arrachoit cet aveu?... -- On ne me l'ar racheroit pas .... On peut me tuer.... C crime vous manque: vous pouvez le com mettre quand vous voudrez... Je sais que je serai vengée; et c'est une consolatior que j'emporterois en mourant. Mes ami veillent, je vous l'ai dit. Ma position es affreuse... la vôtre sous peu sera pent-être plus terrible! .... La Dupuis fut troublé. du ton ferme avec lequel Zabeth lui parloit. Elle n'étoit pas sans crainte: d'ur moment à l'autre tout pouvoit se découvrir. Elle voulut balbutier quelques mots; mais mademoiselle de Saint-Silvain ne lui en laissa pas le tems: Allez... allez... lui dit-elle, débarrassez-moi de votre présence: allez dire à mes persécuteurs que je ne les crains nullement. Le pire qu'ils puissent faire, c'est de me donner la mort... et je ne la crains pas... La Du pis se leva, et se retira avec un trouble qu'elle ne pouvoit cacher.

Zabeth vit qu'un ton ferme lui réussissoit: cela lui donna un courage au-dessus de ses forces et de son âge. Une fille douce et timide qui se voit à quinze ans en proie à toutes les perfidies et à toutes les atrocités de gens qui ont vécu dans le crime auroit pu trembler; mais cette fille étoit unie par deux sentimens qui donnent bien du ressort. Elle nourrissoit dans son cœur une passion qui élève et agrandit l'ame: c'étoit son amour pour Enneric; et de l'autre côté, la haine et le mépris bien prononcés qu'elle avoit pour madame de Saint-Silvain. Elle se félicitoit d'opposer à l'orage une fermeté qu'à peine elle auroit osé se supposer.

Dupuis entra chez elle. La vue de cet homme lui fit la plus violente impression. Elle sentit ses forces prêtes à l'abandor ner, en remarquant sur son visage l traces d'une fureur concentrée. Il s'a procha, prit un siége, et la regardoit face. Ses gros yeux noirs la contemploim avec colère. Après un moment de silence il lui dit avec une voix étouffée par l fureur: C'est donc vous, fille ingrate qui préférez la mort, plutôt que de de venir ma femme? Aporenez que je vou aime, et que je veux vous posséder: an prenez aussi que j'y employerai la force si je ne puis faire autrement .... Votr résistance a changé mon caractère: me sens capable de tout. Je n'ai suivi jusqu'à présent, que la volonté de madame de Saint-Silvain; mais aujourd'hui c'est la mienne; et elle change roit d'avis, que je n'en changerois pas. Je vous aurai de force ou de gré. Je ne vous donne que huit jours pour faire vos réflexions. Si, dans ce tems, vous n'avez pas pris un parti qui me soit favorable, tremblez.... Il se retira après ces paroles, en jetant sur Zabeth des regards terribles. Elle n'avoit pas répondu un mot, et n'avoit opposé à cette bouillante sortie, que l'air du mépris. Jamais elle n'avoit entendu Dupuis parler si long-tems de suite. Elle ne l'avoit vu que ricaner d'un air bête. Sa figure avoit toujours eu l'air méchante; mais, animée par la passion, elle étoit devenue effrayante; et l'amour qu'il avoit conçu pour mademoiselle de Saint-Silvain avoit pris le caractère de son ame: c'étoit un amour effréné et sans délicatesse.

Elle resta absorbée dans les réflexions, et l'arrivée de la vieille Dupuis, qui lui apportoit à souper, la fit revenir à ellemême. Eh bien, lui dit cette femme, comment trouvez-vous notre garçon? Il ne badine pas, oui!... C'est qu'il le ſure comme il vous l'a dit.... Dame! c'ost ui gaillard!.... Zabeth ne daigna pas lui répondre.

Plusieurs jours s'écoulèrent, et la vieille Dupuis avoit paru seule dans sa chambre, pour lui donner ce qu'il lui falloit. Le septième au soir, elle la prévint que les huit jours expiroient le lendemain, et que Dupuis se préparoit à venir savoir à quoi elle s'étoit déterminée. -- Hélas! lui dit Zabeth, il peut s'éviter la poine de venir chercher ma réponse: elle sera toujours la même. Il me donneroit un siècle, qu'au bout de ce tems je lui dirois encore que je le déteste. Le lendemain, Dupuis entra dans sa chambre, et d'une voix forte, il lui domanda à quoi elle s'étoit déterminée? -- A mourir, monsieur, lui dit-elle; ne me demandez pas autre chose. -- Eh bien, tu mourras .... et il sortit avec précipitation. La Dupuis lui apporta à manger, et se retira sans dire un mot. Elle ne vit personne de la journée, et un instinêt secret la porta à ne pas se coucher. Elle resta près de sa fenêtre, où elle versa les larmes les plus amères. Elle s'attendoit à chaque instant à le voir entrer armé d'un pistolet. Elle pensoit à son cher Noriss, et son plus grand regret n'étoit pas de mourir, mais de ne pas le voir avant de quitter la vie. Elle étoit occupée de cette idée, quand elle entendit ouvrir sa porte très-doucement. On fut droit à son lit. Dupuis (car c'étoit lui-même) dit: Elle n'y est pas. Où est-elle donc? Il s'approcha du côté de la fenêtre. Zabeth, à son approche, se mit à crier de toutes ses forces. Dupuis vouloit la faire taire. Il l'avoit prise dans ses bras; les cris de Zabeth augmentèrent. Elle se tenoit cramponnée aux barreaux. La peur lui donnoit la force de résister. Il ne pouvoit l'arracher de la fenêtre et lui boucher la bouche en même-tems. Les cris continuoient, quand on entendit frapper à la porte à coups redoublés. Elle espéra que l'on venoit à son secours, et cela lui redonna de nouvelles forces. Elle cria encore plus-fort. La Dupuis monta tout effrayée, et dit à Dupuis: Sortons vîte, ou nous sommes perdus.... Ils s'en allèrent, et l'enfermèrent dans sa chambre. Quand elle se vit seule, elle se remit à crier de nouveau, en demandant du secours. Dupuis rentroit un pistolet à la main, quand il entendit sur l'escalier plusieurs hommes qui arrivoient. Zabeth ne fit qu'un saut à la porte, et fut pour se jeter dans leurs bras. Elle tomba sans connoissance dans ceux du premier qui se présenta.

Quand elle eut repris ses sens, elle se trouva dans une chambre très-propre, et sur un lit, entourée de différentes personnes, qui toutes s'empressoient auprès d'elle. Elle promena long-tems ses regards, sans pouvoir se rappeler l'événement qui lui étoit arrivé. Une femmo d'une trentaine d'années, dont la figure prévenoit en sa faveur, lui demanda comment elle se sentoit? -- Ah, madame! dit Zabeth, je me sens extrêmement fatiguée. Mais, an nom du ciel, tirez-moi d'inquiétude. Où suis-je?... avec qui suis-je?... -- Mademoiselle, vous êtes avec des gens qui s'intéressent à votre sort. -- N'ai-je plus rien à redouter de mes persécuteurs? .... -- Non; vous pouvez vous livrer au repos. Prenez ce bouillon, et croyez que vous n'avez plus rien à craindre. Un grand homme brun s'aporocha d'elle, et lui demanda si elle ne s'appeloit pas mademoiselle de SaintSilvain? -- Oui, monsieur. -- Les monstres! dit-il avec colère; ils étoient au moment d'accomplir leurs abominables projets!... Ah, mademoiselle! je rends graces au ciel de m'avoir choisi pour vous sauver des malheurs qui alloient vous accabler! mais je ne puis vous en dire davantage. Quand vous serez remise de tous les maux que vous avez eu à souffrir, je vous instruirai de tout; je vous invite à prendre du repos. Bannissez sur-tout toute inquiétude; vous êtes en sûreté, et les monstres qui vouloient vous perdre sont arrêtés. Zabeth voulut témoigner sa reconnoissance; mais le médecin qui étoit là, lui conseilla de ne pas parler beaucoup; elle avoit de la fièvre, et avoit besoin de tranquillité. Tout le monde se retira.

Quand elle fut seule, et qu'elle se ranpela tout ce qui s'étoit passé, cela lui paroissoit un songe. Que je suis heureuse, dit-elle, d'être enfin délivrée des méchans au pouvoir desquels j'étois! Je ais pouvoir disposer de moi, et je vous reverrai, mon cher Enneric! Voilà deux ans que je suis privée de ce bonheur! J'ai reçu long-tems de vos nouvelles; mais, hélas! depuis bien long-tems aussi j'en suis privée! Qu'êtes-vous devenu? ... Tout occupée de mille idées différentes, ses sens s'appesantirent, et elle se livra au sommeil. Elle en avoit un grand besoin. Il fut long et paisible. Elle ne se réveilla que bien avant le lendemain dans la journée. En ouvrant les yeux, la première personne qu'elle aperçut, ce fut la dame à qui elle avoit parlé la veille, qui, assise près de son lit, attendoit qu'elle ouvrît les yeux. Elle lui demanda avec empressement de ses nouvelles. -- Oh! que vous avez de bonté! dit Zabeth. Comment pourrai-je jamais reconnoître tout ce que vous faites pour moi! ... -- Eh! qui ne s'intéresseroit pas à vous! lui répondit cette dame. Vous méritez, mademoiselle, tous les sentimens. On ne peut vous voir sans éprouver le plus vif intérêt! Le médecin entra: il trouva son pouls fort tranquille, et lui permit de se lever. On lui envoya une femme-de-chambre; et, quand elle fut prête, la maîtresse de la maison, qui étoit la dame qu'elle avoit vue, la conduisit au salon. Elle y trouva le grand homme brun qui lui avoit parlé. Il eut pour elle les plus grands égards, et l'invita à prendre quelque nourriture. Quand ils furent seuls, il lui demanda des nouvelles de sa tante. -- Hélas, monsieur! dit Zabeth, j'ai eu le malheur de la perdre; et, depuis ce moment, je n'ai connu que la peine! J'ai perdu aussi mon père, et suis restée au pouvoir d'une belle-mère qui a épuisé sur moi tout ce que l'on peut imaginer de plus affreux. -- Quoi! M. de Saint-Silvain est mort? Mademoiselle, avez-vous des amis? -- Oui, monsieur. -- Permettez-moi de me mettre de ce nombre: je ne serai pas celui qui vous sera le moins utile dans la circonstance où vous vous trouvez. Je ne puis vous en dire davantage pour le moment. Ecrivez aux personnes qui s'intéressent à vous: je me joindrai à eux, et nous parviendrons à vous mettre à l'abri de la méchanceté des gens qui vouloient vous perdre. D'ici à cet instant, ne me demandez aucun éclaircissement: je ne puis vous en donner. Tout ce que je puis vous dire, c'est que la vieille femme chez laquelle vous étiez, est en prison, ainsi que l'homme qui vouloit abuser de votre innocence. Regardez cette maison comme la vôtre, jusqu'au moment où vous serez tout-à-fait à l'abri des tentatives que l'on pourroit faire contre vous. Mademoiselle de Saint-Silvain témoigna à cet homme toute sa reconnoissance. Les expressions lui manquoient pour en faire connoître toute l'étendue; mais ses grâces et son amabilité tenoient lieu de tout.

Elle écrivit sur-le-champ à M. de la Combe et à son fils, et leur demandoit avec instance de faire le voyage de Lyon; qu'elle vouloit se remettre entre leurs mains. Elle faisoit mille excuses au père de n'avoir pas suivi ses conseils; mais elle espéroit, disoit-elle, qu'il voudroit bien lui pardonner, en faveur du motif qui l'avoit déterminée. Elle leur mandoit succinctement les événemens qui lui étoient arrivés.

Ces lettres ne trouvèrent pas M. de la Combe; ils étoient encore à Paris; on les leur envoya. Quand M. de la Combe sut ce qui étoit arrivé à mademoiselle de Saint-Silvain, ce fut pour lui un nouveau sujet de se mettre en fureur. Ses affaires étoient heureusement finies; il envoya son fils chercher le paquet que lui avoit remis mademoiselle de Fermon, partit pour Lyon, et lui donna ordre de venir l'y retrouver. Frédérique ne se sentoit pas de joie d'imaginer que Zabeth avoit échappé aux dangers dont elle avoit été environnée. Il n'avoit pas d'amour pour elle; mais une amitié si tendre, un si vif intérêt! Elle auroit été sa sœur, qu'il n'auroit pu l'aimer davantage. Il prit la poste, et fut, jour et nuit, pour chercher le paquet de papiers que son père demandoit. De son côté, M. de la Combe ne perdit pas un moment pour venir à Lyon.

Il se fit annoncer chez M. Dubreuil (c'est le nom du négociant chez lequel Zabeth avoit trouvé un asile); made moiselle de Saint-Silvain fut au-devant de lui, et ne put exprimer que par des larmes la joie qu'elle avoit de le revoir. Il est bien tems, lui dit-il avec un ton brusque, mais bon, de pleurer, quand on n'a voulu suivre que sa tête! A qui rendrez-vous graces, mademoiselle, d'avoir échappé à votre maudite belle-mère? Au hasard? ... car la bonne volonté de vos amis étoit enchaînée. On ignoroit ce que vous étiez devenue. -- Ah, monsieur! lui dit-elle en lui prenant la main, ne m'accablez pas davantage.... Ne me retirez pas votre amitié.... Vous savez que je n'ai plus rien à attendre que de la pitié des ames sensibles qui voudront bien s'intéresser à mon sort? J'ai perdu la meilleure des tantes!... j'ai perdu mon père!... -- Ne me parlez pas, dit-il, de cet homme-là; c'étoit un imbécille qui s'est déshonoré, tqui vous a jetée dans le gouffre. Monsieur, je vous prie de me méager sur cet article: j'oublie les torts qu'il peut avoir eus, et ne me ressouiens que du titre qu'il portoit. Il étoit non père..... -- Oui; il n'en étoit pas ligne.

Madame Dubreuil rompit cet entretien; elle vit que mademoiselle de Saintilvain souffroit; et, malgré que ce que M. de la Combe disoit fussent des vérités, elles étoient de trop, en parlant à sa fille. Il demanda où étoit M. Dubreuil? qu'il desiroit le remercier des ecours qu'il avoit donnés à Zabeth. Car, dit-il, dès ce moment je l'adopte; elle sera ma fille, et je lui tiendrai lieu de père, mais pour son bonheur. Je veux qu'elle soit heureuse, parce qu'elle le mérite. Elle voulut le remercier .... Trève de complimens, dit-il; moi, je n'y entends rien. Je suis franc: je vous dis cela, parce que je le pense. Je vous estime, je vous plains; et je veux vous servir de rempart contre ceux qui voudroient vous tourmenter. Je ne suis pas un Saint-Silvain, moi; on ne me mène pas; c'est moi qui mène les autres; et, parbleu, votre infernale belle-mère va trouver à qui parler.

Quand il eut fini, madame Dubreuil lui dit que son mari, tout occupé des affaires de mademoiselle de SaintSilvain, étoit parti depuis huit jours; que ce vovage avoit rapport à elle; que, sous peu, il reviendroit, et qu'en attendant, elle le prioit d'accepter un logement dans leur maison, et de vouloir bien la regarder comme la sienne. Il accepta volontiers cette offre obligeante.

M. Dubreuil fut encore huit jours bsent, et revint au bout de ce tems. fut enchanté de trouver M. de la ombe. Je suis charmé, lui dit-il, monieur, de vous trouver ici; je suis muni le toutes les pièces nécessaires, et nous llons nous réunir pour faire rendre à nademoiselle de Saint-Silvain la justice qui lui est due. Je suis porteur d'un ordre du ministre: la vieille Dupuis et le jeune homme qui vouloit attenter à l'honneur et à la vie de mademoiselle, vont être punis. L'une sera enfermée pour le reste de ses jours, et l'autre va partir pour les colonies. Je sais qu'il mériteroit un sort plus rigoureux; mais j'ai des raisons particulières pour que sa peine soit commuée. Un homme pris les armes à la main devroit être puni plus sévèrement, mais je ne puis prendre sur moi de le livrer à toutes les rigueurs de la justice. M. de la Combe insistoit pour qu'il fût puni comme il le méritoit. M. Dubreuil lui dit que cela étoit impossible, et qu'il en conviendroit lui-même, quand il seroit plus instruit du fond de l'affaire. Zabeth auroit desiré qu'on leur eût pardonné à tous. Fi.... fi.... dit M. de la Combe; il faut que ces coquins-là périssent. N'allez-vous pas encore venir vous attendrir sur leur sort?... Voilà comme vous êtes, mademoiselle; c'est votre foiblesse qui est cause de tous vos maux. Si vous aviez suivi mes conseils, vous ne seriez pas où vous en êtes. -- Mon Dieu! ne vous fâchez pas, monsieur, lui dit-elle; mon intention n'étoit pas de vous faire de la peine. -- En ce cas, ne vous mêlez pas de vos affaires: laissez-nous agir, et ne vous inquiétez de rien. M. Dubreuil et moi, nous nous chargeons de tout. Le lendemain, on fit mettre à exécutiontion l'ordre dont M. Dubreuil étoit porteur; et la vieille Dupuis et le jeune homme subirent leur sort.

Cela fini, M. Dubreuil annonça qu'il falloit partir pour Château-neuf; que sa femme accompagneroit mademoiselle de Saint-Silvain, pour qu'elle ne fût pas seule de femme; et que lui ne la quitteroit que lorsqu'elle seroit tout-à-fait à l'abri. Frédérique arriva muni des pièces que son père lui avoit demandées. M. de la Combe fit voir à M. Dubreuil le paquet que lui avoit remis mademoiselle de Fermon en mourant. Il ne put le voir sans trouble. Quoi! dit-il, M. de Saint-Silvain ne l'a pas vu? On lui conta tout ce qui s'étoit passé. Ah! indigne femme, dit-il; elle s'étoit rendue maîtresse de ses derniers momens.... et a eu l'adresse d'éloigner sa fille et tout le monde! Mais tout s'arrangera vous serez étonné de tout ce que vous verrez. Partons: remettez-moi ce paquet, qui, aujourd'hui, vous est inutile; je vous en rendrai bon compte.

Frédérique et Zabeth se firent mille tendres amitiés: elle ne cessoit de le questionner sur son cher Enneric. Il étoit bien embarrassé de lui répondre; il ne doutoit pas, dans le fond de son cœur, qu'il n'eût changé de façon de penser; mais il auroit été désolé de lui faire naître cette idée. Il sentoit que cela la rendroit trop malheureuse: il lui dit qu'il supposoit que sir Wilton interceptoit les lettres. Cela parut probable à Zabeth; et elle se consola, en pensant que, lorsque toutes ses affaires seroient arrangées, elle pourroit faire un voyage en Angleterre, et aller passer quelque tems près de madame Noriss, de l'amitié de qui elle ne doutait pas.

En remontant le soir à son appartement, elle fut étonnée d'y voir sa chère Victoire; elle fit un cri de joie, et fut pour se jeter dans les bras de cette digne fille, qui étoit déja à ses genoux, et qui les embrassoit étroitement. Relève-toi, dit Zabeth; relève-toi, ma chère amie, et embrasse ta maîtresse! Oh! que je suis aise de te voir! Comment! tu es veune au-devant de moi? -- Ah, mademoiselle! dit Victoire, lorsque M. Frédérique m'a dit qu'il venoit où vous étiez, j'ai voulu venir absolument. Il m'avoit gardée chez lui; je n'ai pas eu un jour de repos depuis le moment où l'on m'a chassée de votre service. Je vous suis si attachée! vous êtes si bonne! -- Victoire! que je suis aise de te revoir! Voilà encore une amie de retrouvée! Tu ne me quitteras plus, mon enfant, et la volonté de ma tante sera exécutée. Ma chère tante!... (elle ne put penser à mademoiselle de Fermon sans répandre de nouvelles larmes); je ne l'oublirai jamais!... -- Ni moi, dit Victoire; elle étoit bien bonne aussi! Elles pleurèrent ensemble une personne qui méritoit tous les regrets, et dont les vertus étoient gravées dans tous les cœurs.

On fit tous les préparatifs nécessaires pour aller à Château-neuf. M. de la Combe fut fort étonné de voir monter dans une des voitures un homme qu'il ne connoissoit pas: il demandoit qui il étoit. M. Dubreuil lui dit qu'il l'anprendroit lorsqu'ils seroient arrivés.

Quand ils entrèrent dans la cour du château, le bruit qu'ils firent amena madame de Saint-Silvain sur le perron; la vue de Zabeth, de M. de la Combe et d'une dame qu'elle ne connoissoit pas, lui fit éprouver le plus grand trouble. Elle rentra promptement, et se jeta sur un siége, avec une émotion violente. M. Dubreuil dit à sa femme d'emmener mademoiselle de Saint-Silvain, et qu'elles fussent dans le parc un moment. Tout le reste de la compagnie entra au château: lorsque M. Dubreuil se présenta sur la porte avec M. de la Combe, madame de Saint-Silvain jeta un cri perçant, et se cacha le visage dans ses deux mains. Ne vous effrayez pas, lui dit-il, madame. Vous devez à ma présence ici la modération avec laquelle on en agira avec vous: vous avez comblé la mesure de vos forfaits; et, sans moi, l'indigne fruit que vous avez porté dans votre sein arrachoit la vie à mademoiselle de SaintSilvain. Je l'ai heureusement sauvée de la fureur de ce scélérat; sans moi, il auroit expié sur l'échafaud ses horribles desseins. Remettez les clefs d'ici à M. de la Combe, et suivez monsieur, dit-il, en montrant l'exempt qui l'accompagnoit; on va vous mener dans une maison honnête; et je m'occuperai de vos intérêts, pour que vous y receviez une pension suffisante à vos besoins. M. de la Combe étoit resté stupéfait de l'effet qu'avoit produit sur madame de Saint-Silvain la présence de M. Dubreuil. Elle se leva avec fureur, et voulut accabler Duval (car c'étoit lui-même) de mille invectives. Je ne redoute pas, lui dit-il, les élans de votre colère; je sauve une famille respectable de vos noirs projets; et, en m'étant rendu le médiateur de cette affaire, je vous épargne une punition plus rigoureuse. L'exempt lui montra la lettre de cachet dont il étoit porteur, et lui offrit la main pour l'emmener; elle se mit à pousser des cris perçans. Zabeth les entend; effrayée, et ne sachant ce qui so passoit, elle accourut: lorsque madame de Saint-Silvain la vit, elle voulut se jeter sur elle; on n'eut que le tems de se mettre entr'elles deux. Outrée de ne pouvoir assouvir sa rage sur la seule personne qui restât d'une famille dont chaque membre avoit été sa victime, elle lui dit mille injures, et finit par dire que son seul regret étoit de l'avoir plus ménagée que les autres; que, si elle eût prévu ce qui arrivoit, elle l'auroit envoyée rejoindre sa mère, son père et sa tante.... -- Emmenez cette furie, dit M. Dubreuil; elle me fait horreur. L'exempt la prit par le bras; et M. de la Combe, qui avoit peine à maintenir son humeur, la prit par l'autre; et, en la secouant violemment, la reconduisit ainsi à la chaise qui l'attendoit. Mademoiselle de Saint-Silvain, effrayée de ce qui se passoit, avoit presque perdu le sentiment. M. Duval ou M. Dubreuil (comme on voudra l'appeler) étoit lui-même dans un état pénible; sa figure annonçoit l'ame la plus agitée. Il dit à M. de la Combe: Vous devez être étonné, monsieur, de tout ce qui vient de se passer vis-à-vis de vous? La mission que je viens de remplir a beaucoup coûté à ma délicatesse; mais j'ai senti que j'étois nécessaire ici, et que ma présence seule pouvoit en imposer à cette femme. Après le dîner, je vous apprendrai combien j'ai eu de rapport avec elle, et mon récit vous fera frémir plus d'une fois. Il m'en coûtera de le mettre au jour; mais l'inconduite de ma jeunesse me cause de continuels regrets; et c'est en les faisant connoître que j'expie mes erreurs. A peine avoit-il parlé, que des cris de joie se firent entendre de tous les côtés. Tous les paysans, aussi-tôt qu'ils eurent appris le retour de mademoiselle de Saint-Silvain, et le départ d'une femme qu'ils ne pouvoient souffrir, avoient quitté leurs ouvrages, et venoient en foule manifester leur joie. Elle reçut leurs complimens avec une grâce et une modestie touchantes qui charmèrent tous les cœurs.

Zabeth fit les honneurs de la table; mais elle ne put manger: sa figure annonçoit la tristesse la plus profonde; M. de la Combe fit tous ses efforts pour la distraire. -- Pardonnez-moi, dit-elle, un air aussi peu gracieux. Vous devez penser que mon cœur est oppressé; ces lieux me causent des souvenirs douloureux. Je vois des amis à qui j'ai les plus grandes obligations; mais je n'y vois plus une seule des personnes qui m'étoient si chères! .... Je suis bien jeune, et n'ai pas un parent!... Tous les liens de la nature sont rompus. Je me vois orpheline, dans un âge où l'on a grand besoin des auteurs de ses jours! Ils sont descendus au tombeau....... et je reste seule!........ Ici les larmes lui coupèrent la parole; elle avoit de trop grands sujets de s'affliger, pour que qui que ce soit cherchât à lui donner des consolations, qui sont toujours déplacées quand les peines sont effectives; le tems seul porte un baume consolateur, quand l'ame est profondément affectée.

Aussi-tôt après le repas, elle demanda la permission de se retirer. M. Dubreuil ne fut pas fâché de son absence. Ce qu'il avoit à dire de relatif à sa famille n'auroit qu'enfoncé plus avant dans le cœur de cette infortunée les traits dont il étoit déchiré. Il fit à M. de la Combe le récit qu'il avoit fait à mademoiselle de Fermon, lorsqu'il la rencontra à Douvres. Ce qu'il dit de plus, et ce que nous ignorons, c'est qu'après le départ de mademoiselle de Saint-Silvain et de sa tante, il eut le bonheur de rendre service à un de ses compatriotes, qui étoit un homme puissant. Cet homme ayant trouvé dans Duval un ton d'éducation qui ne cadroit point avec l'air de misère que ses vêtemens annonçoient, lui demanda, avec instances, quelles étoient les raisons qui l'avoient mis dans une position si peu faite pour lui? M. Duval conte qu'il avoit fui sa famille, qui, après la mort de son père, vouloit le faire enfermer, pour le punir des égaremens qu'il avoit eus dans sa jeunesse. La personne qu'il avoit obli gée revenoit en France, et lui promit qu'elle s'intéresseroit à son sort. Effectivement, elle l'avoit fait rentrer dans les biens de son père. Il s'étoit marié, et portoit depuis ce tems le nom de Dubreuil, qui étoit celui des aînés de sa famille.

Il n'avoit pu mettre au jour les attentats de la Dupuis sur madame de Saint-Silvain et mademoiselle de Fermon, sans nspirer à monsieur de la Combe les mouvemens de la plus grande indignation. -- Ah, monsieur! lui dit celui-ci, que vous avez bien fait de ne me pas apprendre toutes ces horreurs plutôt! J'en suis, en honneur, charmé; car je vous jure que si j'en avois eu connoissance quand nous sommes arrivés ici, cette indigne créature n'auroit péri que de ma main. Je conçois à présent les raisons que vous avez eues de ne pas mettre trop de rigueur dans la punition de Dupuis. J'approuve votre retenue, et je l'admire; mais si mon fils, que j'aime tendrement, étoit un aussi mauvais sujet, je lui passerois mon épée au travers du corps. Mais comment avez-vous su ce qui se passoitdans la maison de cette vieille sorcière? -- Voici, dit monsieur Dubreuil, ce qui en est, et ce que je ne pouvois vous dire plutôt; car cela vous auroit causé une grande impatience de savoir le reste, en apprenant que je connoissois la vieille femme et le jeune homme au pouvoir desquels étoit mademoiselle de Saint-Silvain.

Lorsque je fus retourné à Lyon, je ne cherchai point à v punir la vieille femme chez laquelle je m'étois égaré. Je pensai seulement qu'en veillant ses actions, c'étoit tout ce que la prudence exigeoit. Intime ami du premier magistrat de la ville, je lui en parlai: il connoissoit mes aventures. Comme nous n'avions aucune preuve matérielle sur l'histoire des empoisonnemens, je me tins tranquillo. Je ne pouvois pas attaquer une femme, parce que j'avois trouvé chez elle une fille qui m'avoit plu: on se contenta donc d'examiner sa conduite. Pendant plusieurs années, elle vécut fort tranquille, et dans une sorte d'aisance: ie pensois bien que madame de Saint-Silvain n'étoit point ingrate avec elle, et en prenoit soin. Il y a deux mois à-peu-près que mon ami me dit qu'elle avoit loué une maison seule et très-écartée, peu distante du faubourg. Nous conclûmes que cela cachoit quel-que projet, et qu'il falloit ne pas cesser d'avoir les yeux sur elle. J'avoue même que, dans tout cela, je ne pensois point à mademoiselle de Saint-Silvain: je croyois qu'elle étoit à l'abri, d'après ce que j'avois dit à sa tante. Malgré que la maison fût louée, elle n'étoit point occupée. Mademoiselle de Saint-Silvain y étoit même déjà, que personne ne s'en doutoit, tant les précautions avoient été bien prises; mais comme tôt ou tard il faut que les crimes soient punis, le ciel permet que tout se découvre.

Le jour même où Dupuis devoit user de violence avec elle, en passant devant un armurier, sa figure me frappa. Je l'examinai à loisir, et le reconnus parfais tement. Ah! dis-je en moi-même, il se passe quelque chose dans cette maison, et madame de Saint-Silvain n'y est pas étrangère: voilà son fils. Je dis à un domestique qui étoit avec moi, de ne pas perdre cet homme de vue, et de me rendre compte de ce qu'il feroit. Il revint deux heures après me dire que la personne qu'il avoit suivie avoit acheté une paire de pistolets, des balles, de la poudre, et qu'elle étoit allée dans une maison à tel endroit. Je reconnus la maison que la vieille Dupuis avoit louée. Je fus sur-le-champ en instruire mon ami. Il avoit de la peine à mettre du monde sur pied sur un soupçon aussi frivole. Il me dit que dans tout cela il ne voyoit rien d'extraordinaire: qu'un homme étoit maître d'a cheter une paire de pistolets, et que la raison n'étoit pas suffisante pour l'arrêter. Je lui dis que mon cœur n'étoit pas tranquille; que je connoissois ces gens-là, et qu'ils étoient capables de tout. Le magistrat me demanda si je voulois me charger d'entrer dans cette maison? -- Je l'accepte, lui dis-je; donnez-moi du monde, et je vous réponds que nous y trouverons quelque victime.

Aussi-tôt que la brune parut, je fus faire ma ronde. Il n'y avoit pas une demiheure que j'y étois, que des cris vinrent jusqu'à moi. Je fis frapper à la porte avec force. On ne répondoit pas, et les cris se faisoient entendre encore plus fort. Je pris le parti de la faire jeter en-dedans. Quand nous fûmes dans la cour, les cris qui continuoient nous guidoient. Le premier objet qui me frappa, fut la vieille: je la fis arrêter. Je vis un homme qui montoit, d'un pas précipité, par un escalier dérobé. Je le suivis avec mon escorte. A peine sur le palier, une jeune personne vint se jeter dans mes bras, et v resta sans connoissance. Je vis Dupuis dans le fond de la chambre: il étoit armé d'un pistolet. On le désarma, et on l'arrêta. Vous savez le reste; et vous voyez que, sans mes soupçons, qui n'étoient malheureusement que trop fondés, mademoiselle de Saint-Silvain perdoit ou la vie ou l'honneur.

M. de la Combe ne pouvoit se lasser de témoigner toute sa reconnoissance à M. Dubreuil. -- Ne me louez pas, dit-il; je n'ai fait que mon devoir. J'ai encore bien de bonnes actions à faire avant d'avoir effacé mes foiblesses.

Mademoiselle de Saint-Silvain qui s'étoit retirée dans sa chambre, s'y étoit occupée à écrire à madame Noriss. Elle n'a voit point encore osé le faire, qu'elle ne se vît tout-à-fait hors d'inquiétude sur son sort. Elle lui mandoit tout ce qui lui étoit arrivé, et la prioit de lui donner des nouvelles d'un homme qu'elle n'osoit pas nommer, mais qu'elle ne pouvoit oublier ...... Elle écrivit aussi à sa chère Anna Williams.

Le lendemain, on fit venir des hommes de lois; et messieurs de la Combe et Dubreuil s'occupèrent des affaires de Zabeth. On fit casser le testament extorqué à M. de Saint-Silvain; et M. de la Combe fut nommé tuteur de sa fille. On fit à la plus infame des femmes une pension de douze cents livres, sa vie durant. Zabeth insista pour qu'elle fût de cette somme, malgré les représentations de son tuteur. Je ne serai pas plus pauvre, lui dit-elle, monsieur, pour quelquos cents francs de moins par an. Je desire qu'une femme qui porte le nom de mon père vive avec aisance dans la retraite où elle est pour le reste de ses jours. La moindre des actions de Zabeth déceloit une générosité et une grandeur d'ame peu communes dans un âge si tendre; mais elle avoit été éprouvée par tant de peines!.... On vieillit de bonne heure dans l'adversité!... Quand tout fut arrangé selon les desirs de ses amis, madame Dubreuil, qui avoit pris pour elle la plus tendre amitié, lui demanda où elle comptoit se fixer; que, si jeune encore, elle ne pouvoit tenir sa maison, et qu'il seroit affreux d'aller s'enfermer dans un cloître: que, si elle vouloit accepter la sienne pour asile, elle se trouveroit trop heureuse de posséder une aussi aimable personne. -- Vous me flattez, madame, lui dit Zabeth. Je suis plus sensible que vous ne pouvez le croire à une offre si obligeante; mais je dépens à présent de mon tuteur. Pou. avoir négligé ses avis, j'ai manqué mo perdre: mon intention est de ne rien faire sans son aveu. M. de la Combe entra comme mademoiselle de Saint-Silvain finissoit de parler. Madame Dubreuil lui dit ce qui venoit de se passer, et lui demanda quelles étoient ses intentions? Mais, dit-il, j'espère que ma charmante pupille n'aura pas d'autre maison que la mienne, jusqu'au moment où elle prendra un établissement: d'ailleurs, je ne prétends pas la gêner. Elle me trouvera rigide, quand je verrai que son bonheu pourra être compromis; mais, dans tout autre cas, je ne prétends point abuser du titre dont on m'a honoré, pour la gêner dans ses inclinations. Si ellese croyoit mieux chez vous, madame, elle peut prononcer. -- A quoi vous décidezvous, ma chère Zabeth? lui dit madame Dubreuil. -- Madame, certainement j'irai vous remercier de toutes vos bontés, qui sont à jamais gravées dans mon cœur; mais, dans ce moment, des affaires auxquelles le repos de ma vie est attaché, me retiennent dans ce pays-ci; et j'irai prendre mon domicile chez monsieur, puisqu'il a la bonté de m'en offrir un.

A peu de jours de là, M. et madame Dubreuil, après avoir reçu les témoignages les plus flatteurs de la vive reconnoissance des messieurs de la Combe, de mademoiselle de Saint-Silvain, et de tous les habitans de Château-neuf, qui savoient que c'étoit à eux qu'ils devoient le retour de leur jeune maîtresse, partirent au milieu de toutes les bénédictions qu'on leur donnoit.

M. de la Combe confia à un homme sûr la régie de la terre de sa pupille, et l'emmena chez lui. Elle desira que la bonne Cateau, qui lui avoit donné des marques d'un attachement bien tendre, vécût sans rien faire, et jouît, dans ses derniers jours, des douceurs de la vie. Cet acte de bienfaisance n'éprouva aucune objection de la part de M. de la Combe. La seule chose qui lui faisoit une peine réelle, c'étoit la tristesse dont rien ne pouvoit tirer mademoiselle de SaintSilvain. Il n'en ignoroit pas la cause, mais il n'y pouvoit apporter aucun remède.

Elle reçut une lettre de sa chère Anna; elle lui mandoit que madame Noriss vivoit dans son particulier; qu'elle s'étoit séparée de sa belle-mère, ne pouvant résister aux grossièretés de sir John Wilton; qu'elle occupoit une maison à Wanstead; que, depuis long-tems, sa santé étoit altérée, et que, dans le moment actuel, elle étoit très-malade; ce qui l'empêchoit de lui répondre. -- Je suis, disoit-elle, auprès de ma tante, et je ne la quitte pas. Je voudrois que la tendresse que j'ai pour elle pût la consoler des chagrins qui la minent. Les malheurs que vous avez éprouvés, ma chère Zabeth, lui ont fait verser des torrens de larmes. Elle me charge de vous dire que son cœur éprouve toujours pour vous l'amitié de la plus tendre mère. Elle seroit heureuse de vous voir; mais elle n'ose se flatter de cet espoir.... Je ne puis vous donner des nouvelles de mon cousin Noriss; nous n'en recevons pas. Il voyage depuis huit mois, et nous le croyons présentement en France... Elle finissoit sa lettre en assurant mademoiselle de Saint-Silvain de l'amitié la plus tendre, et lui demandoit avec instances de venir les voir, si cela étoit possible.

Quoique Anna eût été très-circonspecte dans sa lettre, sur les égaremens d'Enneric, mademoiselle de Saint-Silvain ne douta pas un moment qu'elle n'en fût oubliée, et même qu'il n'eût de mauvais procédés pour sa mère. L'illusion qu'elle s'étoit faite depuis long-tems fut détruite en un instant; elle s'abandonna au plus affreux désespoir. -- J'ai donc tout perdu!...... dit-elle; ce malheur me restoit pour mettre le comble à mon infortune. O Enneric, Enneric! qu'est devenu le tems où vous ne vouliez jamais quitter votre sœur?.... Des momens si doux ont-ils pu s'effacer de votre ame? ...... Avez-vous aussi oublié la forêt de Wapping, et l'infortunée qui nous y a brisé le cœur par l'expression de sa douleur ...... et ce qu'elle vous a dit? ..... Quelle prophétie, grands Dieux!..... Ah! je suis à présent aussi à plaindre qu'elle!!! Que la terre m'ouvre son sein et me réunisse à mes infortunés parens! Ah, ma tante! si, du du lieu que vous habitez, ce qui se passe ici vous est connu; plaignez votre infortunée Zabeth, et appelez-la vers vous: la mort seule peut me sauver des tourmens que j'éprouve. O le plus ingrat des hommes! vous conduirez aussi votre respectable mère au tombeau, et quand vous aurez perdu les êtres qui vous aimoient tant, vous les regretterez.... mais en vain..... ils ne vous entendront plus.

Victoire fit les plus grands efforts pour calmer le désespoir de sa maîtresse; mais tout fut inutile. Elle fut dire à messieurs de la Combe ce qui se passoit; ils vinrent auprès d'ello. Les larmes qu'elle versoit l'empêchèrent de pouvoir proférer une parole; elle montra la lettre qu'elle venoit de recevoir. M. de la Combe n'avoit à lui donner que des consolations stériles. Il vaut mieux pleurer avec les affligés que de les consoler. Il gémit avec elle sur ses infortunes, et se fit écouter: il lui proposa d'aller faire un tour en Angleterre. -- Mon fils, dit-il, desire voir ce pavs, mais, tout vieux que je suis, je ne serai pas fâché de voir en masse les originaux de la Grande-Bretagne. Allons porter quelques consolations à cette digne mère; vous vous affligerez avec elle, et vous en serez soulagées toutes deux. Les malheureux se consolent ensemble. Partons..... Le mal n'est peut-être pas aussi grand que vous le supposez. On voit mieux de près que de loin... Cette proposition vous plaît-elle?.... -- O monsieur! que vous êtes bon! que je suis reconnoissante!... -- Eh! point de remercîmens; je vous l'ai déjà dit, je ne les aime pas. Allons voir ce qui ce passe; si le mal est sans remède, il sera tems de perdre l'esprit quand nous en aurons la certitude.

Rien ne pouvoit flatter davantage l'infortunée mademoiselle de Saint-Silvain, que d'aller mêler ses larmes avec celles d'une femme qu'elle regardoit comme sa mère, et dont elle s'étoit long-tems flattée de devenir la fille. L'espoir de la rejoindre sous peu calma ses douleurs. L'espoir nous trompe souvent; mais au moins il console et soutient les malheureux!...

M. de la Combe fit tout préparer pour un voyage auquel il se prêtoit avec plaisir. Il prenoit le plus sincère intérêt à sa pupile; et les malheurs qu'elle avoit éprouvés lui faisoient desirer qu'elle obtînt la récompense de tant de maux qu'elle avoit si peu mérités. Zabeth desira venir à sa maison de Boulogne quelques jours avant de s'embarquer. Elle écrivit au bon Thomas de tout préparer pour la recevoir avec messieurs de la Combe. Le père lui représenta que la vue de cet asyle, où elle avoit coulé plusieurs années de sa vie dans une si heureuse position, ne pouvoit que renouveler les plaies de son cœur à tous égards. -- Hélas! dit-elle, mon cœur n'est plus susceptible que de peines, et je chéris tout ce qui peut les nourrir! née pour souffrir, le sort s'est plu à m'accabler de toutes façons; je m'y soumets .. Cette douce et n'en murmure pas..... résignation étoit un charme de plus que possédoit Zabeth. On ne l'entendoit jamais, au milieu de ses infortunes, déclamer contre les personnes. Elle ne s'en prenoit qu'à sa destinée, et savoit souffrir en silence. Mais aussi combien souffroit-elle!.... La douleur que l'on renferme dans son cœur est un poison mortel.

Quand M. de la Combe se fut assuré du bâtiment qui devoit les passer à Douvres, il vint en avertir mademoiselle de Saint-Silvain, et on fut attendre à Boulogne le moment du départ. Elle ne put entrer dans la maison qu'elle avoit occupée avec sa tante, sans se rappeler tout ce qu'elle devoit à sa tendresse. Elle se hâta d'en parcourir tous les endroits où elle avoit été avec Noriss. Chaque coin du jardin lui rappeloit un jeu ou une tendresse enfantine. Oh! dit-elle, que j'étois heureuse alors! mon cœur ne connoissoit que la douce amitié! Aujourd'hui il est accablé par des peines bien cruelles!... L'amour!... un amour malheureux l'onpresse continuellement! Je n'existe plus que pour souffrir!... mais je souffre pour vous, le plus aimé des hommes! J'aime mieux les peines que vous me causez que tout le bonheur qu'un autre pourroit m'offrir!... Frédérique vint la rejoindre sous le berceau où elle s'abandonnoit à ses regrets. Il employa tout ce que la raison pouvoit lui fournir de moyens pour combattre la douleur à laquelle elle étoit en proie. Le tems seul, lui dit-elle, pourra peut-être cicatriser la plaie de mon cœur.... mais, en attendant, croyez, mon cher ami, que toutes les consolations que l'amitié voudroit me donner, seroient inutiles. Le plaisir finit au milieu des jouissances: la douleur s'éteint au milieu des souffrances.... 'out prend fin.... rien n'est stable.... le bonheur s'envole au moment où l'on s'y attend le moins.... Mes chagrins s'effaceront.... Je crois pourtant que jamais mon cœur ne pourra s'ouvrir à d'autres sentimens. J'ai fait le projet de me retirer dans un cloître aussi-tôt que je serai de retour d'auprès de madame Noriss; et là, je vivrai loin des hommes, et serai à l'abri de toutes les perfidies dont ils se font un jeu. Je suis bien jeune, et déja j'ai éprouvé toutes les peines!... J'ai été victime de la foiblesse de mon père.... j'ai été victime de la cupidité d'une femme qui vouloit envahir ma fortune.... et, pour mettre le comble à mes maux, je suis victime d'un sentiment dans lequel j'avois mis tout mon espoir! Je croyois que l'amour me dédommageroit de tout .... et c'est lui qui aujourd'hui remplit mon ame de la plus amère douleur!... Lui.... qui m'a soutenue dans toutes mes infortunes... m'échappe au moment où je pouvois tout en attendre!...

Frédérique n'avoit rien à onposer à des vérités malheureusement trop grandes. Il plaignoit du plus profond de son ame une créature qui, par ses charmes et les rares qualités de son cœur, méritoit un meilleur sort.

Ils restèrent huit jours à Boulogne; et, pendant ce tems, mademoiselle de Saint-Silvain paya un tribut de regrets à tous les endroits d'une maison où son enfance s'étoit écoulée dans le bonheur. Quand il fallut partir, elle ne la quitta pas sans peine, malgré le desir qu'elle avoit de voir madame Noriss. Mais, pour les ames sensibles, tout est plaisir, tout est peine! Tout ce qui n'est rien pour mille autres, devient pour elles un objet intéressant. Zabeth voulut absolument emmener un chien qui s'étoit donné à cette maison, et que Noriss avoit caressé. Oui, lui disoit-elle, pauvre bête! je suis sensible à ce que tu m'as reconnue! Ton cœur n'a point oublié ta petite amie! Eh bien, tu ne me quitteras plus! Tu n'es pas beau; mais tu es bon, et tu sais aimer!

L'instant où elle mit le pied sur le vaisseau, fut encore pour elle un moment cruel. Elle se rappela le voyage qu'elle avoit fait; et qu'alors sa position étoit différente! Elle étoit accompagnée d'une tante qui l'adoroit, et elle alloit rejoindre un homme sur le cœur duquel elle ne pouvoit compter. Oh! que les tems sont changés! Seule maintenant, ne pouvant plus compter au monde que des étrangers qui s'intéressent à son Sort!

Elle fut, pendant la traversée, plus triste que jamais. Mille idées fatigantes venoient assiéger son ame. Dans quel état alloit-elle trouver madame Noriss?... Sa vie est-elle en danger?... Auroitelle encore cette perte à pleurer?... Qu'alloit-elle apprendre d'Ennerie? ..... Ah! combien cela l'inquiétoit!....

Ils ne firont point de séjour à Londres, et se rendirent sur-le-champ à Wanstead. Anna, qui étoit toujours près de sa tante, se présenta à la porte, quand elle entendit la voiture pour recevoir sa chère Zabeth. Ces deux intéressantes filles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, et furent long-tems sans pouvoir proférer une parole. Madame Noriss parut à la porte de son parloir, soutenue sur le bras de sa femmedechambre. -- Eh, quoi! c'est vous, ma chère Zabeth! Venez, lui dit-elle, venez, trop infortunée enfant, dans les bras de votre mère! Mademoiselle de Saint-Silvain ne fit qu'un saut quand elle l'aperçut. Mais, au lieu de se jeter dans ses bras, elle tomba à ses pieds sans connoissance. Madame Noriss elle-même ne se trouvoit pas beaucoup mieux. Une espèce de langueur dans laquelle elle étoit tombée depuis les égaremens de son fils, lui ôtoit la force de supporter de certaines émotions. Anna, la sensible Anna, prodigua les plus prompts secours à sa tante et à son amie, et on les vit reprendre leur entière connoissance avec la plus grande joie. Je n'entreprendrai pas de rendre ce qui se passa dans ce premier moment. Les questions, de part et d'autre, se succédoient avec une rapidité extrême, sans attendre la réponse des premières qui avoient été faites.

Madame Noriss parla avec beaucoup de retenue de la folie de son fils. Elle vouloit ménager à-la-fois la délicatesse et la pudeur de Zabeth; mais elle lui en dit assez pour qu'elle vît qu'une autre s'étoit emparée, non de son cœur, mais de son esprit. Ce n'est que çà? dit M. de la Combe. Ah, madame! tranquillisezvous: je connois les jeunes gens; j'ai été jeune, et très-jeune.... Une femme comme celle dont vous me parlez, n'a pu toucher le cœur de votre fils. Il s'est égaré par les attraits d'une jouissance facile: il n'a personne auprès de lui capable de le rappeler à lui-même. Si on lui parloit de vous, de mademoiselle de Saint-Silvain; si on réveilloit dans son cœur les vertus que vous y avez formées, et l'amour qu'il ressent pour ello, vous le verriez revenir à vos pieds, abjurer ses erreurs, en rougir, et redemander un pardon que, ni l'une ni l'autre, ne pourriez lui refuser..... -- Pour moi, monsieur, dit Zabeth, je suis bien loin de lui demander le moindre sacrifice.... Celui de mon bonheur est fait.... Je suis toute décidée à me jeter dans un couvent. Qu'il rende sa respectable mère heureuse; c'est le seul vœu qu'il me soit permis de former. -- Quelle fierté, ma chère pupille! Vous ne connoissez pas les hommes? -- Non, dit madame Noriss? ma chère Zabeth ignore qu'il faut tout leur pardonner, et que, quand ils reviennent à vous, et qu'ils sont repentans, on est encore trop heureuse de les revoir. -- Je ne pense pas ainsi, ma chère maman: j'imagine que tout doit être égal entre les deux sexes, et que ce que l'on ne passeroit pas à une femme, on ne doit pas le passer à un homme. Vous êtes trop bonne et trop généreuse pour penser ainsi, dit Frédérique: un petit moment de dépit et de jalousie vous fait tenir ce langage; mais si Enneric étoit à vos pieds, et que vous lisiez dans ses yeux l'expression de l'amour et du repentir, il seroit bientôt pardonné?... Mademoiselle de Saint-Silvain ne répondit rien; mais elle baissa les yeux en rougissant; et cela vouloit dire que Frédérique ne se trompoit pas.

M. de la Combe demanda à madame Noriss, pourquoi elle n'avoit pas écrit plutôt à sa chère fille? -- Ah! dit-elle, c'est un sacrifice que je faisois à son repos. Je voulois retarder le plus possible le moment où elle apprendroit que son frère étoit coupable. -- Mais il ne l'est pas, madame: c'est un enfantillage. -- Moi, je vois cela tout autrement que vous. -- Il reviendra, je vous le dis, plus amoureux que jamais. -- Vous parlez, monsieur, en père indulgent? -- Oh! je n'ai pas besoin de l'être avec mon fils: il est sage comme une fille. -- Ah! dit Anna, celle que monsieur aimera sera donc bien heureuse! Frédérique la regarda, et sourit. Anna baissa les yeux, et sentit qu'elle s'étoit trop pressée de parler.

Madame Noriss apprit à mademoiselle de Saint-Silvain, que sa belle-mère étoit, depuis quinze jours, revenue dans le canton, et que sir John Wilton étoit revenu avec elle. Elle conta, à ce sujet, les disgraces qu'il lui avoit fait essuyer, et ne cacha pas qu'il étoit le premier qui eût embarqué son neveu dans de mauvaises sociétés, et qu'il étoit enchanté des chagrins qu'elle en ressentoit. -- Je voudrois bien voir un pareil original, dit M. de la Combe. -- Mais c'est un plaisir que vous aurez, monsieur; car, quoiqu'il me déteste, lorsque ma belle-mère vient me voir, il ne manque pas de l'accompagner: il vient jouir de ma peine et y insulter. Par considération pour madame Noriss, je n'ose pas le mettre à la porte; d'ailleurs, c'est le grand-oncle de mon fils, et j'honore la mémoire de mon mari, en ne me brouillant point avec sa famille. -- J'admire, madame, votre délicatesse à cet égard: mais, moi, qui n'ai pas l'honneur d'être de sa famille, s'il s'avisoit de me chatouiller les oreilles, je lui mettrois les siennes dans sa poche, et lui ferois voir qu'un officier français en vaut, au moins, quatre anglais. -- Allons, allons, mon père, ne vous montez pas la tête, je vous prie, dit Frédérique: ne voulez-vous pas réformer la rudesse des Anglais? -- Qu'appelez-vous, réformer? sans doute, je veux apprendre à vivre à ces butors-là. Je suis encore sur mes jambes, au moins? et parbleu, je n'en crains aucun, entendez-vous? M. de la Combe étoit prêt à se-mettre en colère; mais madame Noriss le calma.

Le lendemain, il lui fit demander un entretien particulier. Il lui communiqua les vues qu'il avoit. Je crois, dit-il, qu'il seroit à sa place que miss Anna écrivît à son cousin que vous êtes très-mal, et que vous le demandez, sans délai, pour assister à vos derniers momens; car il est de nécessité urgente de le retirer d'où il est. Je parierois l'impossible qu'il ne reverra pas ma jolie pupile sans tomber à ses pieds. Les premières impressions de l'enfance ne s'effacent presque jamais. Vous avez dû la trouver très-embellie? -- Oui, je vous assure, dit madame Noriss. Elle promettoit d'être jolie; mais elle est devenue belle: elle a une taille de nymphe. -- Est-ce que vous croyez, madame, que cette lady, qui a mené le genre de vie le plus dissolu, puisse approcher des appas naissans de mademoiselle de SaintSilvain? S'il peut la voir, votre bonheur à tous trois est assuré pour jamais. -- J'v vois un obstacle, monsieur; c'est que son oncle habitant le canton dans ce moment-ci, cela causera le plus grand éclat. Il ne veut pas entendre parler d'une Française pour son neveu, ou il le déshéritera. -- Ah! vous tonez aussi à la succession? Pardonnez, madame; je vous croyois au-dessus de cette foiblesse. Savez-vous la fortune de mademoiselle de SaintSilvain? Les biens de sa mère et de sa tante réunis lui forment douze mille livres de rente, une maison à Boulogne qui peut être vendue huit mille francs, si l'on veut porter ces fonds-là ailleurs, et la terre de son père, qui rapporte mille écus, année commune. Qu'avez-vous à lui donner? -- Mais, du chef de son père, il jouira de huit mille livres de rente: après moi, il lui en reviendra autant, sans compter la succession de sa grand'mère, qui est intéressante. -- Comment, madame! vous parlez du bien de ce Wilton, quand votre fils, en se mariant à présent, peut jouir de vingt-cinq mille livres par chaque année, et être très-heureux, en souhaitant à tout le monde de longs jours! Oue voulez-vous de plus? Il faut le faire venir. Vous avez le droit de le marier, et d'envoyer promener l'oncle avec son argent. S'il n'est pas content, il s'en ira d'où il vient. Si vous le voulez permettre, je me charge de l'y renvoyer? -- Je desirerois, monsieur, que les choses se passassent avec plus de douceur; et, si l'on pouvoit tout concilier de façon que tout le monde fût content, cela me seroit plus agréable. Si mon fils pouvoit revoir ma chère Zabeth par-tout ailleurs qu'ici, je serois plus contente. Ne pourroit-on pas lui mander, dans quelque tems, que je suis à Boulogne, et que j'y suis tombée malade? Il s'y rendroit; et vous y ménageriez une entrevue entre les jeunes gens, sans que ni l'un ni l'autre puisse s'en douter. -- Eh bien, volontiers, madame; mais vous devriez y venir. -- Ma santé ne me le permet pas pour le moment: attendons quelque-tems. Si l'espoir que vous me donnez de voir mon fils revenir de ses égaremens pouvoit remettre l'équilibre dans mes esprits, je vous y accompagnerois bien volontiers. Les choses ainsi décidées, ils se quittèrent.

Zabeth ne tarda pas à venir voir sa chère maman. Elle lui donna mille témoignages de tendresse, et l'assura qu'elle étoit à présent ce qu'elle avoit au monde de plus cher. Madame Noriss lui soutint qu'elle se trompoit en parlant ainsi; que son cœur nourrissoit un sentiment plus vif que celui qu'elle ressentoit pour elle. -- Oh! oui, maman, dit Zabeth; j'ai bien aimé mon frère; mais je ne veux plus entendre parler de lui! Qu'il reste avec sa lady tant qu'il voudra, cela m'est à présent d'une indifférence parfaite. Que vous me faites de peine, ma chère ille, de me parlerainsi! Quoi! s'il reenoit repentant de ses torts, vous le reousseriez? Il faut donc que je perde l'esoir de vous voir unis, et de passer mes ours avec deux êtres qui me sont si chers! Je ne puis croire que vous pensiez ce que ous dites? Mademoiselle de SaintSilain ne répondit à cela que par des larmes. l étoit aisé de voir qu'elle se trompoit dans es propres sentimens. Dans le moment lu dépit, l'on croit haïr; et c'est l'insant où l'on aime davantage!

Dans la journée, mademoiselle de aint-Silvain témoigna le desir d'aller lans la forêt de Wapping. Elle engagea Frédérique à l'accompagner avec sa chère Anna. Il fut enchanté de cette proposition; car il trouvoit à la jeune miss une figure qui lui plaisoit beaucoup. Elle étoit moins belle que Zabeth; mais elle avoit un air bon, qui faisoit l'éloge de son cœur. Ils furent tous trois faire cette promenade. Quand ils furent arrivés près de l'arbre où ils avoient vu cette malheureuse étrangère, Zabeth ne put retenir l'expression de sa douleur. Ah! dit-elle en se jetant à genoux sur le gazon, c'est là...... c'est là ..... ma chère Anna, où étoit cette infortunée, où elle versoit un torrent de larmes! Enneric étoit ici..... nous là ..... j'étois heureuse alors!.... et pourtant mon ame ne pouvoit se défendre du pressentiment qu'un jour, à la même place, je déplorerois l'oubli de l'homme que j'aimois! Me voilà donc arrivée à ce fatal moment! Les larmes inondoient son visage. Frédérique et son amie firent tous leurs efforts pour la tranquilliser, en l'assurant qu'un jour elle retrouveroit son cher Noriss bien amoureux, bien repentant. -- Oh! jamais..... jamais.... lit-elle, je ne veux le revoir!.... je veux nême qu'il ignore les larmes qu'il me ait verser!.... Quand elle eut bien cédé toutes les amertumes dont son cœur toit plein, la conversation prit insensilement une tournure plus calme. Frélérique demanda à Anna si elle avoit auant de chagrins que son amie? si son œur étoit donné aussi à un ingrat? Non, dit-elle, je n'ai jusqu'à présent rien aimé, et je compte bien garder ma iberté. -- Ainsi donc, mademoiselle, un homme qui vous feroit l'hommage de son cœur ne pourroit avoir l'espoir de vous plaire? -- Si c'étoit un homme, dit Anua, qui fût bien sage, et qui ne ressemblât pas à mon cousin..... -- Si c'étoit moi, mademoiselle? Anna rougit, et ne répondit rien. -- Ma chère amie, dit Zabeth, si Frédérique vous offroit ses vœux, et que vous vous sentissiez de l'inclination pour lui, je crois pouvoir vous ré pondre que vous seriez heureuse. Je le connois; il est incapable de donner l moindre chagrin à la femme qui lui seroit attachée. Anna rougit davantage, et ne répondit encore rien. On voyoit que son cœur étoit dans l'irrésolution. Le moment de rentrer arriva, et la pauvre Anna étoit rêveuse: elle le fut toute la soirée, et ne parla presque pas. Frédérique craignoit de lui avoir déplu. Il parla de ce qui s'étoit passé à son père. -- Mais, dit M. de la Combe, je l'aimerois assez pour ma bru: elle a l'air toute bonne. Je crois que tu peux nourrir quelque espoir; car j'ai surpris des petits coupsd'œil hypocrites. Je crois qu'elle te regarde avec plaisir. Il n'est pas étonnant qu'elle balance; le sort de son amie doit la faire trembler.... Mais j'en parlerai à sa tante; et si elle te convient, et qu'elle ait ait du goût pour toi, tu sais bien que mon intention n'est pas de te gêner? Il en parla le lendemain à madame Noriss, qui avoit remarqué aussi que sa nièce étoit plus rêveuse que de coutume.

Un jour qu'elles étoient seules, elle lui demanda comment elle trouvoit Frédérique? Anna, qui ne s'attendoit pas à cette question, rougit beaucoup, et les larmes vinrent dans ses yeux. -- Pourquoi, ma chère Anna, lui dit sa tante, ne pas m'ouvrir votre cœur? Je sais qu'il vous aime; s'il vous plaît, pourquoi ne le diriezvous pas? Anna allégua les chagrins qu'elle voyoit à son amie, et dit qu'elle craignoit, comme il étoit Français, encore une opposition de sa famille. -- Cette raison est assez bonne, dit madame Noriss; mais tout peut s'arranger. Sir John Wilton sera bien obligé de renoncer à sa haine; et, en lui laissant sa fortune, il ne peut empêcher l'établissement de son neveu et de sa nièce, quand, d'ailleurs, il ne peut faire aucune juste objection. Cette bonne Anna se jeta dans les bras de sa tante, et lui avoua, en cachant son visage dans son sein, qu'elle aimoit beaucoup M. Frédérique, et que, si elle osoit espérer d'être à lui, elle se regarderoit comme heureuse. A peine avoit-elle fini de parler, qu'il entra. -- Venez, monsieur, lui dit madame Noriss, remercier ma nièce des sentimens favorables qu'elle éprouve pour vous. Anna voulut fuir; mais Frédérique la retint par sa robe. Il se jeta à ses pieds; et, en lui couvrant les mains de baisers, il l'assura que tout son bonheur étoit attaché à être aimé d'elle. -- Nous ne ferons plus, dit-il, qu'une seule famille, et notre félicité sera inaltérable! Elle avoit attaché ses yeux sur lui; et il v pouvoit lire tout ce qui se amans. Anna, dont les traits étoient animés par le plus vif incarnat, regardoit Frédérique, et ses yeux étoient baignés des larmes de la modestie vaincue. Pour lui, tout son visage peignoit l'expression de l'amour heureux et satisfait. -- Fort bien, dit M. de la Combe; je suis content de ce tableau. Il me dit que tout le monde ici est content; et moi je le suis aussi. Venez embrasser votre vieux père, ma bru, et défaites-vous de cet air anglais que je n'aime pas. Pourquoi renfermer dans son cœur un sentiment qu'il est si doux d'exprimer, quand on trouve son bonheur à le sentir? Anna vint l'embrasser; et, de là, fut se jeter dans les bras de Zabeth. Celle-ci la serra tendrement contre son cœur. -- Je goûte, dit-elle, une bien grande satisfaction, en pensant que deux êtres qui me sont si chers seront heureux! -- Vous le serez aussi, ma fille, dit madame Noriss; j'en crois M. de la Combe. Il a fait passer dans mon cœur l'espoir qu'il nourrit dans le sien.

Un bruit soudain se fit entendre. Ciel! dit Anna, c'est mon oncle! -- Eh bien, je le verrai, dit M. de la Combe; il y a huit jours que je suis ici, et je n'ai point eu ce plaisir. -- Mon père, lui dit son fils, j'espère que vous modérerez la pétulance de votre caractère, et que vous ne causerez pas de désagrémens à ces dames? -- Croyez-vous, monsieur, régenter votre père, et lui apprendre à se conduire? votre réflexion m'offense; je sais ce que j'ai à faire. L'arrivée de la vieille madame Noriss et de son frère mit fin à cette contestation.

Ha, ha! dit le grand Wilton en entrant, c'est la petite Française!...... -- C'est mademoiselle de Saint-Silvain, reprit M. de la Combe avec un ton ferme. Wilton jeta les yeux sur lui, et ne répondit rien. M. de la Combe, sans être officier de marine anglaise, joignoit à une haute stature un air décidé. Madame Noriss la mère fit le meilleur accueil à Zabeth, et lui demanda pourquoi elle ne l'avoit pas vue depuis qu'elle étoit dans le canton? -- Je craignois, madame, que ma visite ne vous fût point agréable, lui dit-elle. -- Je ne crois pas, mademoiselle, vous avoir laissé cette idée lorsque vous êtes partie de chez moi? J'ai toujours eu pour mademoiselle votre tante et pour vous la plus sincère amitié. Mademoiselle de Saint-Silvain s'inclina, en signe de remercîment, et la conversation tomba. Wilton rompit le silence le premier; il ne pouvoit ôter les yeux de dessus elle. -- Etes-vous mariée, mademoiselle? Elle rougit, en disant que non. -- Goddam, vous ne devez pas manquer d'adorateurs! Savez-vous que vous êtes belle? Si vous étiez Anglaise, je veux que le diable me torde le col, si je ne vous prenois pour ma femme. Il seroit dommage que vous devinssiez le partage d'une grenouille Française..... -- Monsieur, dit madame Noriss, ces messieurs sont Français? -- Que m'importe? reprit Wilton; tant pis pour eux.... -- Ou pour vous...... dit M. de la Combe en rongissant de colère. Wilton roula ses yeux dans sa tête avec un air furieux. M. de la Combe, sans affecter cet air rodomont, arrêta les siens sur lui, et le regarda avec une fermeté qui lui faisoit voir qu'on ne le craignoit nullement. Il adressa la parole à madame Noriss, et lui demanda quand son fils reviendroit? -- J'espère, dit-elle, qu'il ne tardera pas; il y a assez long-tems que je ne l'ai vu... Un soupir accompagna ces paroles. -- Je voudrois, dit-il, que vous ne le revissiez jamais. -- Que vous êtes singulier, mon frère! Vous savez bien la peine que vous faites à ma fille quand vous lui parlez ainsi. -- Taisez-vous, Clara; je ne veux pas que vous vous mêliez de mes affaires. Est-ce que vous lui avez écrit? dit-il, en continuant de parler à madame Noriss la jeune. Est-ce qu'il sait que toute votre sequelle de France est ici? -- Que voulez-vous dire, monsieur? Avez-vous des droits sur ce qui me regarde? Et même quels sont coux que vous avez sur mon fils? -- J'ai ceux d'un parent riche qui peut lui faire une grande fortune, et qui no souffrira pas qu'il fasse une bassesse, comme son père en a fait une. -- O grands Dieux! Wilton, que dites-vous? ... -- Taisez-vous, Clara... -- Mais, mon frère. -- Taisez-vous, vous dis-je? ..... Est-ce que vous ne voyez pas ce qui se trame ici? En disant cela, il se promenoit avec fureur dans la chambre. Mesdames Noriss s'étoient approchées l'une de l'autre, et parloient bas; Zabeth et Anna trembloient comme des feuilles; et messieurs de la Combe debout, suivoient des yeux le farouche Wilton. Le père fit un mouvement pour le prendre et le jeter à la porte. Le fils, plus prudent, qui vit son mouvement, l'arrêta par le bras. Wilton s'aperçut de cela; il se mit à les considérer d'un air moqueur, et dit entre ses dents french dogs. Frédérique s'avança vers lui, pour lui prendre la main et lui dire un mot; l'autre leva le poing Pardonnez, dit-il en se retirant, je ne suis point accoutumé à me battre avec les porte-faix. -- Eh bien, sors, grenouille, lui dit Wilton. -- Je sortirai, dit Frédérique, et je purgerai la terre du plus insolent personnage qui soit au monde. M. de la Combe le père voulut parler; il étoit bouillant de colère; il sauta sur son épée, qui étoit sur un fauteuil, et vouloit vuider cette affaire sur-le-chamn. -- Laissez, mon père, dit Frédérique, ce n'est pas le moment; nous avons le tems de nous revoir; je vous prie de me laisser cette affaire; elle me regarde seul. Le père ne le vouloit pas; il vouloit que ce fût lui qui eût l'avantage de redresser les torts de sir Jol. Pendant cette contestation, l'autre avoit gagné le large, et on fut fort étonné de ne plus le retrouver dans la chambre. Les quatre femmes, qui avoient été témoins de cette scène, gémissoient de cette cruelle aventure. Madame Noriss, en s'en allant, disoit: Je parlerai à mon frère; j'ai du pouvoir sur son esprit... Elle oublioit que tous ceux qui étoient là, avoient été témoins du ton avec lequel il la faisoit taire.

Quand ces deux bizarres personnages furent en allés, madame Noriss témoigna tous ses regrets à M. de la Combe. Ce n'est rien, madame, dit le père; tant qu'il n'a injurié que sa famille, je ne me suis point arrogé le droit d'en prendre fait et cause; mais quand ses sottises s'adresseront à moi ou à mon pays, il m'est impossible, en homme d'honneur, de les supporter. -- Consolezvous, dit-il à Anna qui fondoit en larmes; votre Frédérique vous sera conservé; je me charge de tout; je suis accoutumé à me battre; cela fera ma vingt-troisième affaire, et je m'en suis bien tiré; car vous voyez que je me porte bien? Morbleu, dit-il, en se frottant les mains, je ne serai pas fâché de coucher un coquin d'Anglais sur le carreau.... Je n'avois pas encore pensé à cette haine des deux nations. Eh bien, en vérité, je leur pardonne; car j'en sens autant dans le fond de mon cœur.

Il est impossible de rendre ce qui se passoit dans l'ame de ces trois malheureuses femmes; elles étoient désolées. Des femmes conçoivent difficilement ces sortes d'affaires; trop souvent l'homme le plus modéré se voit obligé d'en avoir. Messieurs de la Combe eurent toutes les peines imaginables à leur faire comprendre que l'honneur les forçoit à demander raison d'une insulte qui n'avoit été que trop grave. Quand ils furent retirés le soir, le père et le fils discutèrent long tems à qui auroit l'avantage d'être tué. Frédérique persuada son père, et sur-le champ écrivit un mot à John Wilton. M. de la Combe insista pour qu'il y eût un second, et qu'au moins il pût en être. Il écrivit de son côté, et demanda que la partie fût quarrée. Ils assignoient le rendez-vous pour le lendemain, à cinq heures du matin.

Ils furent fort étonnés de recevoir de sir Joln ilton une lettre fort insolente en réponse à leur cartel. Il la terminoit en assurant qu'il ne vouloit point avoir affaire à des Français, qu'il les méprisoit trop pour cela; que, s'ils avoient envie de faire les spadassins, ils pouvoient retourner dans leur pays. La lecture de cet insolent écrit jeta messieurs de la Combe dans la stupéfaction. Ils restèrent long tems sans pouvoir se parler, et se regardoient avec étonnement .... Le père rompit le premier le silence; et, partant d'un éclat de rire à fendre les nues: Comment! ce sont là ces fiers Bretons? ...... Mais ces gens-là ne sont donc bons qu'un fouet à la main pour déchirer les flancs d'un malheureux esclave qui leur amasse leurs trésors à la sueur de son corps? Ils sont insolens et plats comme tous les gens qui aiment l'argent... -- Mon père, dit Frédérique, il ne faut pas juger d'une nation sur un individu sans honneur et sans foi. -- Non, mon ami, ce n'est pas non plus ma façon de penser pour le général; mais je crois que, dans ce pays-ci, il y a plus de fanfarons que de vrais braves: une nation qui ne connoît que l'argent, et qui y attache son principal bonheur, n'est pas très-belliqueuse. Il peut y avoir quelques êtres privilégiés; mais on doit les compter. Frédérique avoit de la peine à revenir de sa surprise; il laissa coucher son père, et fut voir si réellement c'étoit le dernier mot de sir Wilton, et s'il étoit décidé à refuser le combat. Sa surprise augmenta, quand on lui dit qu'il étoit parti depuis une heure pour se rendre à Londres. Il demanda s'il y avoit loin? On lui dit qu'il y avoit sept milles; il pensa qu'il étoit trop tard pour se mettre sur les traces de Wilton, et rentra se mettre au lit.

Le lendemain, à l'heure du thé, M. de la Combe conta à ces dames l'aventure de la veille. Il ne pouvoit s'empêcher d'en rire; et sa gaieté se communiqua à la petite société. On s'étoit attendu à passer une matinée dans les plus vives alarmes; et l'on étoit tout content de ce que cela s'étoit terminé aussi heureusement. -- Eh bien! disoit M. de la Combe, cet homme qui roule deux gros yeux à faire peur à tous les petits enfans, et qui jure à faire trembler tout le monde; vous voyez, mesdames, que, quand on lui parle ferme, il est doux comme un agneau? Une grenouille de mon pays feroit fuir un escadron de ces rost-beefs. -- Mon Dieu! dit Anna, que cela m'étonne! Je n'ai pas dormi de la nuit, parce que je pensois à ce que mon oncle nous a conté plusieurs fois. Il nous a dit qu'il ne pouvoit nombrer la quantité de Français qu'il avoit mis sur le carreau. Allez, ma chère bru, dit M. de la Combe, tous les Français qu'il a tués se portent fort bien.

Frédérique communiqua à son père, dans la journée, le desir qu'il avoit d'aller relancer Joln Wilton jusqu'à Londres. -- Fi donc, mon ami! c'est se compromettre... Tu veux courir après les oreilles de cet homme? Elles n'en valent pas la peine. Nous le reverrons; il sera toujours tems de les lui ôter de la tête; laisse-lui encore cet ornement pendant quelque tems. Occupons-nous, puisque nous voilà quittes de ce butor, du bonheur de mon intéressante pupile; cela vaudra beaucoup mieux. Il se concerta avec madame Noriss, et il fut décidé qu'Anna écriroit à son cousin que sa mère étoit très-mal, et le demandoit sans délais. On ne communiqua pas cela à mademoiselle de Saint-Silvain; elle s'y seroit opposée de tout son pouvoir. Elle nourrissoit toujours dans son cœur l'amour le plus malheureux; mais par fierté elle n'en vouloit pas convenir. Sa tristesse alloit toujours en croissant; le seul plaisir qu'elle éprouvoit étoit d'aller dans la forêt de Wapping, et de s'asseoir au pied de l'arbre où elle avoit vu cette femme si malheureuse. Elle s'étoit amusée à graver sur son écorce le chiffre de Noriss et le sien: an-dessous étoit un cœur que des serpens se plaisent à ronger. On lisoit plus bas ces mots: O Enncric! c'est ainsi qu'est le cœur de la trop sensible et trop malheureuse Zabeth, depuis que vous l'avez abandonnée! Que sont devenus vos sermens!

Madame Noriss et Mrs. de la Combe avoient calculé le tems où Enneric devoit avoir reçu la lettre qu'on lui avoit écrite, et comptoient le voir arriver sous quelques jours, lorsqu'ils reçurent un billet en mauvais français, conçu en ces termes: „Les deux Français qui sont à Vanstead sont priés de se rendre à Londres, pour y faire raison à quelqu'un de ce qu'ils savent bien.“ Ils ne doutèrent pas que cela ne vînt de la part de John Wilton. Bon, dit M. de la Combe, dans un moment où il étoit ivre de punch, le courage lui est venu. Partons sans délai, pour tâcher de le trouver digne de porter le nom d'homme. Il demanda sa voiture, prit ses armes pour lui et son fils, et ils partirent sans dire à madame Noriss le sujet de leur voyage.

Ce jour-là, Zabeth fut à la promenade avec Anna, dans la forêt de Wapping. Frédérique avoit coutume de les accompagner; mais il ne put y aller, puisqu'il se rendoit avec son père à l'invitation qu'ils avoient reçue. A peine ces deux aimables filles furent-elles dans l'épaisseur du bois, que quatre hommes masqués se présentèrent à elles: ils se jetèrent sur mademoiselle de SaintSilvain, la mirent dans une voiture qui étoit près de là; et, malgré ses cris, l'emmenèrent au plus vîte. La pauvre Anna en poussoit de violens, mais en vain: personne ne se présentoit pour aller au secours de son amie. Elle revint chez sa tante toujours courant: elle arriva toute pautelante, sans pouvoir proférer une parole. A peine entrée, elle se jeta sur un siége, et y perdit l'usage de ses sens. Madame Noriss ne voyoit plus Zabeth, et ne pouvoit imaginer d'où venoit l'effroi qu'on lisoit sur le visage d'Anna, malgré qu'elle fût privée de sa connoissance. Après bien des soins, elle revint à elle, mais pour pousser de nouveaux cris. Sa tante lui demandoit ce qu'elle avoit? où étoit Zabeth? -- Ah! ... Zabeth!.... elle est perdue!.... Pauvre Zabeth!... Oh!... nous ne la reverrons plus!.... mon oncle.... On ne pouvoit rien tirer d'elle que des plaintes sans suite, et qui ne donnoient aucunes lumières sur le sort de mademoiselle de Saint-Silvain. A la longue, elle s'expliqua plus clairement, et apprit à Madame Noriss que l'on avoit enlevé Zabeth; que ce ne pouvoit être que son oncle; qu'elle ne s'étoit pas trompée, et qu'elle avoit bien distingué sa voix, parce qu'en s'en allant, il avoit dit: Nous la tenons. Madame Noriss fut accablee de cette nouvelle. -- Pauvre enfant! pauvre enfant! Ah, M. de SaintSilvain! si vous pouviez voir les malheurs qu'entraîne un moment de foiblesse, vous frémiriez d'horreur! Votre femme et sa sœur, descendues dans le tombeau avant le terme que la nature nous prescrit! votre infortunée fille sans parens, et n'ayant d'autre espoir que l'intérêt que son sort inspire à des étrangers! en proie à toutes les persécutions, et aujourd'hui entre les mains d'un homme barbare et tyrannique, qui est capable de tout!

Note de l'Editeur.

Zabeth peut fournir de sages réflexions. Il est certain qu'un être de plus ou de moins, introduit dans le sein d'une famille, en change toute l'harmonie. Sans la Dupuis et sir John Wilton, cette histoire n'auroit pas en lieu, et nous serions privés de l'avantage de la mettre sous les veux de nos lectenrs.

Quand madame Noriss eut donné les premiers momens aux regrets de ce qui venoit d'arriver à mademoiselle de SaintSilvain, elle envoya prier sa belle-mère de se donner la peine de passer chez elle. Elle arriva aussi-tôt, et sa bru lui conta l'indigne procédé de son frère. -- Mais il n'est pas possible, ma fille; voilà huit jours qu'il est retourné à Londres pour des affaires très-essentielles. John est brusque, mais il n'est pas méchant. -- Non, dit Anna, qui étoit désolée de la perte de son amie; il n'est pas méchant avec les hommes, mais il l'est avec les femmes, parce qu'elles ne peuvent pas.... -- Taisez-vous, ma chère Anna, dit sa tante: que veut donc dire cette petite fille? -- Rien, madame: écoutez-moi, et permettez que je vous reprécente ce qui peut arriver d'un pareil attentat. Mademoiselle de SaintSilvain a des amis qui prendront fait et cause de ce rapt. M. de Wilton risque un procès criminel, si toutefois il ne perd pas la vie; car on le rejoindra tôt ou tard; et, quoiqu'il n'aime pas à se battre avec un Français, il faudra qu'il fasse raison de la violence qu'il exerce sur une fille qui est d'une naissance distinguée. -- Mais, en vérité, je ne vous comprends pas: ma fille: est-on sûr que c'est lui qui soit l'auteur.... -- Oui, ma bonne maman, reprit vivement Anna; je le dirois à tout le monde, parce que j'en suis sûre: je l'ai vu et entendu. Sa voix est bien reconnoissable; car je ne crois pas que personne parle aussi haut dans le monde! -- Je n'en reviens pas, dit madame Noriss la mère en se levant, et en s'en allant avec le sang-froid qui ne la quittoit jamais; je vais lui écrire une lettre trèssévère, et l'envoyer à Londres par un exprès. Adieu.... ma fille.... adieu..... Anna.....

Quel flegme! dit sa bru en la regardant aller: autant le frère est violent, autant la sœur est posée. Et M.rs de la Combe qui ne sont point ici!.... Que faire? ... quel parti prendre?... En vérité, la tête me tourne..... Je ne puis rendre tout ce qui se passe dans mon cœur! cœur! Pauvre Zabeth!... La tante et la nièce ne purent dire autre chose de la journée. A chaque instant un soupir se faisoit entendre, accompagné de ce mot: Pauvre Zabeth!

M. de la Combe revint de Londres avec son fils, l'un et l'autre très-bien portans. Le père étoit dans une joyeuse colère contre ce Wilton; mais le fils étoit rêveur. D'un caractère plus froid que son père, il étoit moins pressé de se battre; mais une fois offensé, cela le touchoit profondément. Il se regardoit comme joué, et nourrissoit dans son cœur le vif desir d'en tirer vengeance. La pétulance de l'un et le froid de l'autre, les empêchèrent de remarquer l'état dans lequel étoient madame Noriss et Anna. L'absence de mademoiselle de Saint-Silvain ne les frappa pas. Comme sa tristesse lui faisoit aimer la solitude, ils la crurent retirée dans sa chambre. -- Que je vous conte, dit M. de la Combe, que je vous conte, madame, le trait de votre oncle! Le plat personnage!... Voilà le billet qu'il nous écrit.... Nous partons à la hâte... nous croyons qu'il est enfin revenu à des sentimens d'honneur.... nous n'avons trouvé personne.... on ne l'a pas même vu à Londres depuis huit jours qu'il est parti d'ici. Oh! je jure, sur mon honneur, que, par-tout où je le trouverai, je le vilipendrai d'importance, et je lui casserai mon épée sur la figure. -- Je crois, monsieur, que vous ne l'avez pas trouvé. Pendant qu'il vous éloignoit d'ici, il consommoit sur la pauvre Zabeth le plus noir attentat.... il l'a enlevée.... -- Enlevée! .... dirent à-la-fois M.rs de la Combe! Ah, madame! éclaircissez-nous cela! Madame Noriss leur dit ce qui s'étoit passé. Frédérique ne put entendre ce récit, sans sortir du caractère qui lui étoit naturel: il se leva, et jura avec feu que John Wilton auroit sa vie ou qu'il auroit la sienne. A ces mots, les pleurs d'Anna recommencèrent de plus belle. Bon Dieu! que je suis à plaindre, ditelle! Que j'avois raison de ne pas vouloir aimer M. Frédérique! N'ai-je point assez de chagrins pour mon amie, sans encore craindre pour vos jours!... -- Eh! vous badinez, dit M. de la Combe, dont la fureur ne pouvoit se décrire: croyez-vous, ma belle demoiselle, que, parce que vous aimez mon fils, il va se faire capucin? .... Il faut qu'il se batte, morbleu! et tant qu'il coulera une goutte de sang dans les veines du père et du fils, elle servira à tirer raison de ce.... -- Ah, monsieur! dit madame Noriss, calmez votre emportement; je crois qu'il faudroit mieux que, comme tnteur, vous fissiez votre déposition chez un juge-de-paix? -- Madame, dit-il en montrant son épée, voilà mon jugedepaix; les officiers français n'en connoissent point d'autre. Vous reverrez ma pupille, mais vous ne reverrez jamais ce scélérat de Wilton.... Il sortit en prononçant ces mots. Frédérique s'approcha d'Anna qu'il vouloit consoler: il lui dit tout ce que sa tendresse pour elle pouvoit lui suggérer; mais ce qui la calma davantage, c'est qu'il lui fit envisager que sir John n'étoit pas un dangereux adversaire.

Il fut rejoindre son père. Allons, mon ami, lui dit-il, prenons chacun un valet; montons à cheval. Le rendez-vous est ici: il ne faut point y remettre le pied, que quand Wilton aura rendu sa vilaine ame. Tu iras de ton côté, et moi du mien. Partons: nous n'avons pas un moment à perdre. Ils partirent effectivement, quoique la nuit fût commencée, et furent chacun de leur côte, en s'informant dans tous les environs si l'on n'avoit pas vu une voiture, dans laquelle étoit une jeune personne qu'on emmenoit malgré elle? Laissons-les s'occuper d'une recherche aussi ifficile qu'intéressante.

Madame Noriss avoit éprouvé une secousse trop violente pour l'état de santé dans lequel elle étoit. Dans la nuit même, elle eut un accès de fièvre assez fort, et fut plusieurs jours plus mal qu'elle n'eût encore été. Il y avoit quatre jours que messieurs de la Combe étoient partis, lorsque Noriss arriva. La lettre qu'il avoit reçue de sa cousine Anna avoit réveillé dans son cœur la tendresse qu'il avoit toujours eue pour sa mère. La crainte de la perdre lui donna des ailes. Elle prenoit un peu de repos quand Anna arriva près de son lit, en courant et en criant: Ma tante! ma tante! c'est mon cousin! c'est Enneric! -- Ah, ciel! c'est vous, mon fils! lui dit-elle d'une voix foible. Je vous revois donc après une année d'absence et d'oubli? -- Croyez, ma tendre mère, que jamais l'oubli n'est entré dans mon cœur! -- Mon ami, je n'ai point envie de vous faire des reproches. Vous n'en entendrez pas sortir de la bouche d'une mère qui n'a jamais cessé de vous aimer, et qui est prête à oublier tous vos égaremens, si votre ame est ouverte au repentir. Je n'ai qu'une question à vous faire, et vous prie de m'y répondre franchement. Avez-vous été heureux? Votre cœur ne s'est-il jamais fait le moindre reproche? .... -- Ma mère..... -- Répondezmoi, mon fils? ..... -- Je serois fort embarrassé de vous satisfaire sur ce point; car il me semble que je n'ai rien pensé et rien senti depuis le moment où j'ai été jeté dans le monde. Etourdi.... enivré... j'ai joui, sans penser si je jouissois. -- Où est votre lady? -- Ma lady?... -- Sans doute. Vous a-t-elle suivi dans votre retour ici? -- Voilà deux mois que je suis brouillé avec elle. -- Que faisiez-vous donc en France? -- J'y jouissois des plaisirs que l'on ne goûte que dans ce pays. -- Et ces plaisirs vous ont fait oublier...... Revenez de vos égaremens, mon ami. Faites un retour sur vous-même. Rappelez dans votre cœur les vertus qu'un honnête homme doit professer; et je mets en fait que, quand vous serez de sang-froid, vous serez étonné de vous-même. Anna, montrez à votre cousin la chambre qui lui est destinée. Il se retira avec sa cousine. Elle le fit entrer dans sa chambre, et revint près de sa tante. Madame Noriss lui demanda si son fils avoit vu Victoire? -- Non, ma tante. -- Eh bien, ma chère enfant, préviensla de ne se pas montrer à lui; qu'il ignore que mademoiselle de Saint-Silvain étoit ici. S'il t'en parloit, ne réponds pas à ses questions. Demain, de bonne heure, demande-lui de t'accompagner dans la forêt, et mène-le du côté de l'arbre dont tu m'as parlé. Tâche de n'y point aller avec lui; mais observe ce qui se passera dans son ame, et tu m'en rendras compte.

Anna étoit si pressée de remplir les desirs de sa tante et sa petite curiosité, qu'une heure après s'être endormie, elle se réveilla en sursaut, croyant qu'il étoit jour, et qu'elle avoit dormi trop longtems. Quoi! dit-elle en sonnant sa montre, il n'est que deux heures! Que la nuit va me paroître longue! Que je suis impatiente de voir la figure que fera mon cousin!... Tout en se parlant ainsi, elle se rendormit.

Mais le lendemain, de bonne heure, elle étoit debout. Elle fut frapper à la porte de Noriss. -- Mon cousin, dormezvous? -- Non, dit-il; je n'ai pas dormi de la nuit. -- Mais vraiment vos yeux sont gros.... Est-ce que vous avez pleuré? -- Non, mais je n'ai pas dormi. Comment se porte ma mère? -- Je ne l'ai pas encore vue. -- Elle a donc eu bien des chagrins? .... -- Oh! beaucoup! On a cru qu'elle en mourroit. -- Qu'elle est bonne, ma mère! -- Pourquoi ne lui avez-vous pas écrit, puisque vous l'aimez? -- Je n'ai point osé; et, quand l'envie m'en prenoit, la honte me retenoit. -- Vous avez donc été bien méchant, mon cher cousin? -- Non; mais je me suis laissé aller à mille plaisirs que je ne connoissois pas; et, une fois abandonné à mes passions, je n'ai plus réfléchi. Le mot que ma mère m'a dit hier m'a frappé: Avez-vous ét heureux? Je ne m'étois pas encore fait cette demande. Je n'ai pas même pensé ce que c'étoit que le bonheur. Ne dormant pas cette nuit, j'ai interrogé mon cœur; ce qui ne m'étoit pas arrivé depuis un an au moins: j'y ai trouvé un vuide effrayant. Depuis que je suis en chemin pour venir, ma tête a eu le tems de se réfroidir; et j'avoue que je suis comme un homme qui se réveille, et qui a fait des rêves fatigans. Je suis tout étourdi. Voulez-vous, Anna, venir faire un tour de promenade, en attendant qu'il fasse jour chez ma mère? Anna étoit enchantée de ce que son cousin lui avoit proposé: elle accepta. Ils partirent. Noriss prit la route de la forêt. Il levoit la tête, et respiroit avec plaisir l'air pur du matin. -- Comme cela rafraîchit mes sens! dit-il. Cela me fait un bien que je ne puis rendre: mes poulmons se dilatent!........ Quelle différence avec l'air chaud que l'on respire dans un spectacle ou dans un bal! On se fatigue toute une nuit; on rentre harassé: on se couche; on dort d'un sommeil pesant; on se lève tard, pour recommencer une pareille journée; et l'on appelle cela s'amuser!... -- Mais, mon cher cousin, il me semble que cela vous a plu long-tems; car, si on ne vous eût pas écrit l'état de ma tante, vous y seriez encore? -- C'est possible. Je ne pensois pas à revenir, j'en conviens. J'étois entraîné..... un jour succédoit à un autre: je n'avois pas le tems de la réflexion... Anna, attends-moi ici un moment: je m'en vais revenir. -- Bon, dit Anna, il va du côté de l'arbre: je vais me cacher ici, et je verrai ce qu'il fera...

Enneric prit le chemin qui conduisoit à l'arbre où il s'étoit assis plusieurs fois avec Zabeth. Il avoit l'air de chercher à reconnoître les places qu'ils avoient occupées ensemble. Il regardoit de côté et d'autre avec un intérêt particulier. Quand il en fut à une certaine distance, les caractères qui étoient dessus frappèrent ses yeux: il avança d'un pas précipité. A peine eut-il lu ce qui y étoit écrit, qu'il jeta un cri, et tomba à genoux, les mains jointes. En le considérant, des larmes rouloient sur ses joues. O Zabeth! ma chère Zabeth! où êtes-vous?... Venez voir votre indigne amant; venez voir cet être avili qui n'est plus digne de vous. Le bandeau est tombé! je me fais horreur!... O Zabeth, Zabeth! où êtes-vous? Je ne suis plus votre frère, le compagnon de votre aimable enfance!... Que les tems sont changés!... non pour vous; toujours chaste et constante, votre cœur s'est conservé pur!... mais le mien!... Anna accourut à lui, effrayée de le voir dans un si grand chagrin. -- Qu'avezvous, mon cousin? -- Où est Zabeth? dit-il avec l'air égaré. -- Elle n'est point ici. -- Elle y est donc vonue? -- Oui, mon cousin. -- Où est-elle? -- Elle est bien à plaindre! -- Zabeth à plaindre!... dites, dites, ma cousine, où est-elle? Il faut que je la voie sur-le-champ, et que je meure à ses pieds! -- Je ne puis vous le dire, je l'ignore. Il n'en demanda pas davantage. Il laissa là sa cousine, et se mit à courir comme un fou jusqu'à la maison de sa mère. Sans s'informer s'il pouvoit entrer, il se précipita dans son appartement, tira brusquement les rideaux de son lit, et d'une voix altérée: Où est Zabeth? madame, dites-moi où elle est? ou votre fils va périr. -- Comment! mon cher Noriss, lui dit sa mère, vous serez toujours fougueux dans vos sentimens? -- Je n'ai pas besoin de conseils, madame: mon cœur me donne les seuls que je puisse suivre. Il faut que je la voie, que je me jette à ses pieds, et que j'y meure de regrets. Je n'oserois jamais lui demander pardon, je n'en mérite pas... je ne mérite que la mort.... -- Asseyez-vous, mon fils: écoutez-moi. -- Je n'ai pas le loisir de vous entendre... Pardonnez, ma mère, à mon impatience; mais ce n'est pas là du tout le moment d'une conversation; il faut que je voie Zabeth.... -- Mais enfin, mon fils, si vous êtes fou, je ne peux y rien faire; en un mot, j'ignore où elle est: votre oncle l'a enlevée .... -- Enlevée!... mon oncle!... lui! Zabeth! où sont-ils? -- Vous ne me donnez pas le tems de rien expliquer: messieurs de la Combe sont à leur poursuite. -- A leur poursuite! Frédérique! ô mon ami! je te reconnois là! Que je suis encore coupable envers toi! Madame, je pars, je vais chercher aussi à découvrir ma tendre Zabeth. Mais où irez-vous, mon fils? Voilà quatre jours qu'ils sont partis; ils reviendront d'un côté, quand vous irez de l'utre, et vous éloignerez le moment de la revoir. -- Vous avez raison; mais, dans le trouble où je suis, je ne puis rester en place... il faut que j'aille absolument... -- Mon cher fils! calmez-vous, au nom de l'amitié que j'ai pour vous! Ecoutez le récit des malheurs de cette intéressante fille; sans vous, elle en eût eu moins. Si, au lieu de vous lier avec des gens perdus de mœurs, vous fussiez resté près de moi, nous l'aurions sauvée de bien des peines! Hélas! vous avez manqué la perdre pour jamais!.... Asseyez-vous, mon cher ami. -- Non, madame. Je cède à vos raisons: je vais écouter le récit que vous allez faire, mais je l'écouterai debout; car, dans la position d'esprit où je suis, il m'est impossible de rester en place. Abrégez, je vous prie, le plus que vous pourrez. Ce qui la regarde vous intéresse donc bien peu?.... -- Pardonnez-moi: quand vous aurez fini, si elle n'est pas de retour, je vous préviens que rien ne m'arrête: je pars, et vais de mon côté m'informer de ce qu'elle est devenue.

Anna arriva dans ce moment, et gronda son cousin de l'avoir laissée seule ainsi. Il ne lui répondit rien, et marchoit à grands pas dans la chambre. Tous ses gestes annonçoient l'agitation de son esprit. On apporta un bouillon à madame Noriss, et le thé pour son fils et sa nièce. -- Vous allez déjeûner, ma mère? Vous n'allez donc pas me commencer l'histoire de Zabeth? -- Mais, mon ami, il faut que toi-même tu déjeûnes? -- Moi? je ne veux rien manger avant de l'avoir vue. -- Quelle folie! O mon fils! que l'on fait de sottises avec une tête comme celle-là! Mais où allez-vous? -- Tenez, ma mère, si vous allez vous amuser à me faire des sermons, je vais prendre un cheval et partir. -- Vous allez à Paris, mon cousin? -- A Paris, moi! Je voudrois que la foudre m'eût écrasé le jour où l'envie m'a pris de quitter ma mère! -- Que voulez-vous donc, mon cher Enneric? -- Je veux, madame, que vous me parliez de Zabeth; que vous ne me parliez que d'elle, ou je cours la chercher. Madame Noriss, pour satisfaire à l'impatience de son fils, se hâta de prendre son bouillon, et commença le récit des malheurs de mademoiselle de SaintSilvain. Il l'écouta, comme il l'avoit dit, debout et dans une agitation continuelle.

Elle en étoit à l'endroit où, au pouvoir de Dupuis, elle ne savoit par quel moyen échapper à la prison dans laquelle on la tenoit enfermée, quand on annonça madame Noriss la mère. Elle entra, en demandant pourquoi son cher petit-fils n'étoit pas venn la voir, puisqu'il étoit arrivé de la veille? -- Madame, dit-il, je répondrai à cette question quand ma Zabeth sera hors de prison. Eh bien, ma mère? -- Comment, hors de prison? est-ce que mon frère l'a fait mettre en prison? -- Je voudrois bien voir cela, dit Noriss: est-ce qu'il auroit cette audace? -- Mais expliquez-vous, mon fils? -- Je n'ai pas le tems de vous dire tout cela: j'écoute ma mère; cela est beaucoun plus intéressant. -- Mais, ma fille, est-ce que votre fils est devenu fou depuis son vovage à Paris? -- Non, dit-il; c'est avant que je le suis devenu: c'est quand j'ai suivi les perfides conseils de monsieur votre frère, et que je me suis laissé éblouir par l'argent qu'il m'a prodigué. Il a séduit ma crédule jeunesse; il m'a égaré, il m'a perdu: j'ouvre enfin les veux, et je vois avec horreur le précipice dans lequel il m'avoit jeté. -- Mon fils, dit madame Noriss, jugez-vous moins sévèrement. A dix sept ans, on peut tomber dans bien des erreurs; et quand on en revient à dix-huit et demi, le mal n'est pas grand. L'expérience que vous avez acquise vous sera utile pour ne plus vous rendre coupable des mêmes fautes. -- Je n'entends rien à tout cela, dit la vieille madame Noriss. Je me retire, car il paroît que vous êtes dans de grandes explications. Comme vous parlez français, et que je ne suis pas familière avec cette langue, je ferai aussi bien de m'en aller. Adieu, mes enfans. J'espère, mon fils, que vous viendrez me voir. Enneric la salua respectueusement, et fut fort charmé de s'en voir débarrassé. Sa mère continua l'histoire qu'elle avoit commencée.

Il ne put entendre le récit des infortunes de sa chère Zabeth sans verser des larmes. -- Voilà, dit-il on les ramassant avec ses doigts sur ses joues, voilà les premières larmes qui sortent de mes yeux. C'est d'aujourd'hui seulement que je sais qu'un homme peut pleurer. Qu'elles sont amères! mais qu'elles seroient douces, ô Zabeth! si, en vous prouvant mon repentir, je pouvois obtenir mon pardon! -- Vous l'obtiendrez, mon ami, lui dit sa mère. Vous êtes aimé tendrement; et on pardonne tout à l'homme qui nous est cher. Un bruit de voiture empêcha madame Noriss de continuer. Polly, sa femme-de-chambre, entra, et lui annonça M. de la Combe, qui avoit l'air blessé. Enneric ne fit qu'un saut pour aller le recevoir. Ils montèrent ensemble. -- Quelle nouvelle, monsieur? dit-elle aussi-tôt qu'elle le vit. -- Aucune, madame; ma maudite goutte m'a repris, et j'ai été obligé de prendre une voiture pour revenir. Mais mon fils vous rendra avant peu bon compte du Wilton. Il est sur ses traces. Vous voilà donc, jeune homme? dit-il à Noriss. On a bien de la peine à vous avoir pour vous marier à une belle et tendre fille? -- Ah, monsieur! ménagez-moi: vous me voyez honteux de mes égaremens..... -- C'est une folie; il n'y faut plus penser. Je l'ai dit à madame votre mère: étourderie de jeunesse; le cœur n'étoit pas gâté. J'étois sûr qu'une fois revenu ici, vous reprendriez vos premières chaînes. -- Monsieur, dit Noriss, si vous me disiez où je pourrois rejoindre mon ami, je partirois sur l'heure pour l'aider à retrouver Zabeth? -- Il n'a pas besoin de vous: un neveu ne doit pas se mêler de cette affaire-là. Savezvous, mon ami, que votre oncle ne se bat pas souvent? -- J'en rougis de honte, monsieur, et cela ne fait qu'accroître le mépris qu'il m'inspire. -- Mais votre ami le fera battre, je vous en préviens; on nous en rapportera le nez et les oreilles. Je lui ai dit que je ne voulois le revoir que muni de ces bijoux-là. Je suis fâché de vous parler ainsi; mais il nous a manqué de façon à ne pouvoir faire autrement; et Frédérique est trop homme d'honneur, pour laisser là une pareille affaire, sans parler qu'il nous doit compte de l'enlèvement de mademoiselle de Saint-Silvain. Restez avec nous en attendant, et, pour passer le tems, vous me conterez vos fredaines: cela me rappelle mon jeune tems. J'ai été, tel que vous me voyez, l'acteur de plus d'une aventure galante. -- Ah, monsieur! de grace, laissez-moi oublier, s'il est possible, toutes les sottises que j'ai faites? -- Vous n'en vaudrez que mieux apès, jeune homme. Il faut connoître la laideur du vice, pour aimer la vertu d'une amitié solide. J'ai été trèsextravagant, et pourtant je me suis très-bien conduit avec ma femme. Madame de la Combe n'a jamais eu à se plaindre de moi; et vous n'auriez pas mademoiselle de Saint-Silvain, si je n'étois sûr de vos principes. -- Je conçois ce que vous me dites, si mes folies n'avoient pas été la cause des violens chagrins qu'elle a éprouvés: si je n'avois pas eu la barbarie de l'oublier dans le moment où je lui étois le plus nécessaire, je me pardonnerois aisément; mais j'ai vraiment été coupable avec la plus aimable des femmes, et celle qui méritoit le mieux tous mes hommages.

Noriss sentit qu'effectivement sa position étoit délicate, et qu'il ne pouvoit prendre fait et cause contre un oncle dans une circonstance pareille. Il céda donc aux conseils de M. de la Combe, et resta. Pour charmer son impatience, il s'amusa à jeter sur la toile une allégorie pour mettre à la place de ce que Zabeth avoit gravé sur l'arbre de la forêt de Wapping. On le voyoit à genoux devant mademoiselle de Saint-Silvain, qui, d'une main, conduite par l'amour, arrachoit le bandeau que la folie tenoit sur ses veux: dans le lointain, on distinguoit le temple de l'hymen, et la vertu leur en montroit montroit la route. Il suspendit cette esquisse à l'arbre chéri, effaça tout ce qui y étoit gravé, et ne laissa subsister que les chiffres.

M. de la Combe, qui étoit revenu depuis deux jours, commençoit à s'impatienter du retard de son fils. -- Il devroit être de retour, disoit-il; je l'ai quitté qu'il n'avoit plus qu'une demi-journée à faire pour se rendre où étoit Wilton. Nous nous sommes séparés en partant d'ici; et les mêmes renseignemens que nous avons reçus nous ont mis sur la même route. Un paysan nous avoit dit qu'il étoit resté dans une ferme, à quatre milles d'où nous étions, parce que la jeune personne étoit malade..... -- Malade? ..... dit Noriss. Mais, monsieur, vous ne m'aviez pas dit cela? -- Non sans doute; c'étoit inntile. D'après le calcul que j'ai fait, je comptois les voir de retour hier. S'ils ne sont pas revenus ce soir, demain, de grand matin, tous nous nous mettrons en route. Je commence à être inquiet pour mon fils et pour mademoiselle de Saint-Silvain. Un poltron est plus à craindre qu'un brave homme, parce qu'il emploie la trahison. -- Mais partons sur-le-champ? disoit Noriss. -- Non, mon ami, pas avant demain, s'il vous plaît. Je commence à me mieux sentir, et je vous promets que nous serons en route de bonne heure. Ils passèrent le reste de la journée dans une inquiétude affreuso. La bonne Anna prenoit les mains de son cousin en pleurant, et lui disoit que si elle avoit le malheur de perdre son cher Frédérique, elle en mourroit de chagrin! Accablé ohacun de leurs peines, ils se retirèrent de bonno heure dans leur appartement.

A une heure du matin, on entendit frapper à grands coups à la porte de derrière. Chacun fut promptement sur pied. Enneric fut le premier en bas: il arracha les clefs de la main du valet, qui alloit trop doucement à son gré, et se jeta sur la porte pour l'ouvrir. La palpitation de son cœur lui coupoit la respiration. Il voit une voiture; il se précipite à la portière: il lui est impossible de proférer une parole: il touche une main de femme, la saisit avec violence, l'arrache de sa place, la prend dans ses bras, et s'enfuit avec jusqu'à la chambre basse, dans laquelle il y avoit de la lumière. -- Ciel! ce n'est pas Zabeth! Où est-elle? dites? .... dites? .... où est-elle? .... -- Dans la voiture, monsieur, répond cette femme. Il retourne, et, plus prompt que l'éclair, il étoit à la portière, que mademoiselle de Saint-Silvain ne commençoit qu'à mettre le pied sur le brancard. Sa foiblesse l'empêchoit d'aller plus vîte. Il la saisit, et l'enlève. En traversant la cour, il la pressoit contre son sein, et disoit d'une voix étouffée: Zabeth! ma chère Zabeth! c'est vous!.... vous que je tiens contre ce cœur qui vous adore! Mademoiselle de Saint-Silvain poussa un soupir, pencha sa tête sur l'épaule de Noriss, et y resta presque sans sentiment. Il la posa sur un siége, et se précipita à ses genoux. Tout ce que je viens de dire avoit été si prompt, que MM. de la Combe et madame Noriss, qui se portoient mieux, ne faisoient que d'entrer dans la salle, quand Enneric parut chargé de son précieux fardeau. -- Où est mon fils? dit M. de la Combe d'un ton ému. Monsieur, dit la femme qui accompagnoit Zabeth, il nous suivoit à cheval: je suis étonnée qu'il ne soit pas ici. Comme elle finissoit de parler, Frédérique se présenta sur la porte. Son père vola dans ses bras; et le pressant tendrement: Viens, mon ami, viens...... Que tu m'as inquiété!.... et, en lui tâtant le corps, n'es-tu pas blessé? -- Non, mon père; je me porte très-bien. Je vous conterai tout cela. Secourons mademoiselle de Saint-Silvain: elle a besoin de renos. Et où est miss Anna? -- Me voilà, dit-elle toute tremblante; je n'osois paroître, dans la crainte de quelque fâcheuse nouvelle. Il lui baisa la main, la porta sur son cœur, et lui jura qu'il n'avoit pas été un moment sans penser à elle. Il n'avoit pas vu Noriss, qui, aux pieds de mademoiselle de Saint-Silvain, inondoit ses mains de ses larmes, en les couvrant de baisers. Il étoit caché par madame Noriss et ses femmes, qui donnoient des secours à cette infortunée. -- Vous voilà, Enneric? Que vous nous cansez de maux! -- Ah, mon ami! dit-il en se relevant et en se jetant à son cou, que je t'ai d'obligations! Que je t'aime! Me pardonnes-tu? ..... Il faut que tout ce que j'aime me pardonne! Zabeth, toi, ma mère, il faut que tout le monde oublie mes torts, ou il faut me tuer! Je ne pourrois vivre sous le poids de l'indifférence. -- Tenez, dit Frédérique en montrant mademoiselle de SaintSilvain, voilà l'objet dont serl vous devez obtenir votre absolution. Elle est bien irritée contre vous! Pendant cette scène, le médecii que l'on avoit été réveiller, arriva.

Il ordonna que l'on mît Zabeth au lit, et qu'on la laissât reposer. Elle avoit beaucoup de fièvre et une oppression considérable. Elle avoit recouvré tout-à-fait sa connoissance; mais elle tenoit sa main sur ses yeux, et avoit l'air de craindre la vue d'Enneric. Madame Noriss lui dit: Ma chère fille, votre frère est là: voulez-vous lui permettre de s'approcher? Elle ne répondit rien, et ne fit aucun signe. -- Allons, dit le docteur, il faut la porter au lit; je vous dis que le poulx est dans un état alarmant: elle pourroit reperdre de nouveau la connoissance. -- Je vais la porter, dit Enneric: je ne souffrirai pas que personne la touche. -- Mais, mon fils.... -- Il n'y a pas de mais .... ma mère; personne n'a plus de droits sur elle que moi: je l'ai retrouvée, je ne la quitterai plus; c'est mon bien. Il la prit dans ses bras, et l'emporta comme une plume. Il étoit arrivé dans sa chambre avant tout le monde: il la posa doucement sur son lit, et prit sur sa bouche le plus doux baiser. Voilà, dit-il avec feu, le premier baiser de l'amour! Oui, ma Zabeth, je sens à ce qui se passe dans mon ame, que je n'ai jamais cessé de t'adorer! Les personnes qui entrèrent l'empêchèrent d'en dire davantage. Mademoiselle de Saint-Silvain, pâle et foible, ne pouvoit proférer une parole: ses yeux baignés de larmes étoient attachés sur Noriss. -- Pleurez, pleurez, mademoiselle, dit le médecin; cela ne peut que vous soulager. Allons, que tout le monde sorte, continua-t-il, et qu'on la mette au lit. -- Moi, je ne sors pas, dit Noriss: c'est ma femme, c'est ma sœur, c'est mon amie; et tout l'univers ne me feroit pas sortir d'auprès d'elle! -- Mais, mon fils, dit sa mère, ayez de la raison?... vous avez manqué la faire mourir en l'abandonnant; voulez-vous causer sa mort, après l'avoir retrouvée, en lui faisant éprouver des émotions qui peuvent être dangereuses dans l'état où elle est? Vous reviondrez quand elle sera au lit? -- Eh bien, je m'en vais.... mais je veux lui dire un mot avant de sortir. Il falloit bien y consentir. Il vint près de son lit: elle lui tendit la main. -- O ciel! elle me pardonne! ma chère Zabeth.... ma tendre amie!.... Il couvrit sa main de baisers.... et, s'approchant d'elle, il lui dit tout bas: Songe, divine femme, que je suis ton époux, et que mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi!.... Il lui prit encore un baiser, et s'en alla, comme un homme égaré. -- Voyez, dit M. de la Combe, l'aime t-il?... j'en étois sûr.... Vous serez heureuse, ma belle pupille; c'est moi qui vous le dis, et vous savez que je ne me trompe jamais.... Enfin, tout le monde sortit.

Madame Noriss resta avec Anna, Victoire et une autre femme. On déshabilla mademoiselle de Saint-Silvain avec précaution: on la coucha, et on lui fit prendre ce que le médecin avoit ordonné. Sa foiblesse étoit si grande, qu'elle ne pouvoit dire une parole. Elle témoigna sa reconnoissance, en serrant légèrement la main de madame Noriss et d'Anna. Cette dernière voulut passer le reste de la nuit près de son amie: sa tante y consentit et se retira. A peine étoit-elle sortie, qu'Enneric entra tout doucement. Les rideaux du lit étoient tirés: il fit signe de la main que l'on ne parlât pas, et se mit sur un siége, à côté de sa chère Zabeth. Il resta là, sans se permettre le moindre mot. Le jour commençoit à être grand: il fit signe à sa cousine de voir si elle dormoit. Anna s'approcha, et lui dit qu'oui. Il hasarda de la regarder. -- Grands Dieux! qu'elle est belle! comme ses traits se sont formés! Voilà donc cet ange que j'ai quitté pour des femmes perdues! -- Mais taisez-vous donc, mon cousin; vous allez la réveiller? Il garda le silence; mais il ne pouvoit arracher ses yeux de cet objet si intéressant. Zabeth, en ouvrant les siens, vit son amant: une légère rougeur colora ses joues: elle soupira: il n'osoit lui parler, mais il ne détournoit pas ses regards. Anna lui demanda si elle avoit besoin de quelue chose? Elle demanda madame Noriss; Victoire fut la chercher. Quand elle entra, elle fut fort étonnée de voir son fils. -- Que faites-vous ici, mon ami? -- Ma mère, j'ai resté près d'elle; mais je n'ai pas dit un mot: demandez à ma cousine, à Victoire, à Polly? -- Que voulez-vous, ma chère fille? -- Madame, dit Zabeth, je voudrois que M. Noriss se retirât, et nous laissât seules? -- Allez, mon fils, et laissez-nous un moment. -- Vous me chassez donc, Zabeth?... Voulez-vous ma mort?... dites-le .... vous serez bientôt satisfaite... -- Allez, dit sa mère, et soyez tranquille: je me charge de faire votre paix. Il prit sa mère à bras le corps, et la baisa de tout son cœur. -- O ma mère! je vous devrai encore une seconde fois la vie!....

Quand mademoiselle de Saint-Silvain le vit sorti, elle tendit la main à madame Noriss; et, en la regardant de l'œil le plus tendre, faites-moi un plaisir, madame; je vous le demande avec instance? Monsieur votre fils est-il revenu ici de lui-même? Comme un petit mensonge n'étoit que pour un plus grand bien, madame Noriss n'hésita pas à le faire. -- Oui, ma chère fille; il a fait de sages réflexions, et est revenu à la vertu. Vous voyez que son cœur est toujours à vous? -- Ah, ma tendre mère! que ce que vous me dites-là me fait de bien! il m'est donc permis de croire au bonheur! Je n'ai jamais été si heureuse! j'ai acheté la félicité par bien des sacrifices! mais peut-on la paver trop cher!....

Le médecin arriva, et fut fort étonné de trouver la malade on ne peut mieux, à cela près de la foiblesse qui étoit extrême. Noriss étoit derrière ses talons, qui écontoit ce qu'il disoit. -- Il n'y a que de la foiblesse, dit-il; je me charge de la porter où elle voudra aller. Ma chère et très-chère amie! me voilà près de vous, pour faire tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner.... voyez en moi votre frère, votre amant, votre époux!... Le docteur se retourna en riant: -- Mademoiselle, je vois que mon ministère vous est très-inutile? monsieur est le meilleur médecin que vous puissiez avoir: je me retire, et ne doute pas qu'avant peu vous ne jouissiez d'une santé parfaite. Il salua tout le monde de l'air le plus gracieux, et s'en fut. Madame Noriss demanda à Zabeth si elle vouloit voir le reste de la société, et permettre que l'on prît le thé dans sa chanbre? -- Volontiers, dit-elle, ma chère maman; il v a long-tems que je n'ai eu le bonheur de voir réuni dans le même lieu tont ce qui est cher à mon cœur: il ne manque ici que ma bonne tante.... Sa voix s'attendrit en finissant ces mots. Paix..... paix.... dit Enneric; ne pense point à cela, ma chère belle; laisse ton ame se livrer toute entière au bonheur présent. Pourquoi empoisonner par des souvenirs douloureux le plus beau moment de notre vie?... Nous voilà réunis pour ne nous quitter qu'à la mort..... Je veux, ma chère et tendre Zabeth, te tenir lieu de tout, et te faire oublier, à force d'amour et de soins, les chagrins qui ont assailli l'aurore de ta vie!.. Mademoiselle de Saint-Silvain tourna sur lui des yeux pleins d'amour et de larmes, et ne lui répondit que par le soupir le plus tendre.

Madame Noriss avoit fait avertir messieurs de la Combe, et ordonné qu'on lui apportât le thé dans la chambre de abeth. Quand Enneric les vit, il fut se jeter dans les bras du père et du fils, et les serra tour-à tour avec l'expression de la plus tendre reconnoissance. -- Bon jeune homme, dit M. de la Combe, j'aime votre pétulante franchise; je goûte en ce moment le plus vif plaisir; vous allez faire le bonheur de la plus intéressante fille qui soit au monde! Mon fils va s'unir à une bonne et ingénue créature qui l'aime aussi de tout son cœur. Madame (en s'adressant à madame Noriss), voulez-vous me faire l'honneur d'accepter mes hommages? Vous êtes encore, j'en conviens, trop jeune et trop jolie pour un vieux grenadier; mais son cœur est loyal, et vous est tout dévoué. Laissons l'amour unir cette bouillante jeunesse; que l'estime nous lie, et serre les nœuds que je vous offre de former. Devenone les père et mère de ces quatre aimables enfans: ne faisons plus qu'une famille? ... -- Ah!... oui.... oui..... maman!... madame!...... disoient tous ensemble Enneric, Zaheth, Anna, Frédérique; trois étoient à ses pieds et tenoient ses genoux embrassés; mademoiselle de SaintSilvain, de son lit, lui tendoit les bras; M. de la Combe se tenoit incliné sur sa canne, ne pouvant se mettre à genoux, à cause de sa goutte. -- Allons, madame, j'attends, dans cette humble posture, la réponse que vous allez me faire?.... Madame Noriss, confuse, embarrassée, s'étoit jetée sur un siége, et, son mouchoir sur son visage, balançoit à répondre. Chacun étoit resté dans la même posture, et attendoit ce qu'elle alloit dire. Elle sortit de sa rêverie, fit retirer tous ces aimables enfans; et, en tendant la main à M. de la Combe, elle lui dit: Monsieur, malgré le vœu que j'avois fait de ne plus former d'engageinent, en faveur de l'estime que vous m'inspirez, et de l'intérêt que je prends à cette jeunesse, j'accepte votre proposition; unissons-nous pour veiller à leur bonheur commun. J'avois pourtant bien promis, dit-elle en soupirant, de ne jamais reprendre de mari. -- Ma foi, madame, dit M. de la Combe, c'est à-peu-près la même chose... Je vous tromperois, si je vous promettois...... Noriss et Frédérique se mirent à rire. -- Riez, riez, jeunes gens, vous en viendrez là aussi...... On ne peut pas avoir été et être...... Il baisa la main de madame Noriss, et se retournant du côté de son fils: -- Allons, monsieur, rendez vos hommages à votre bellemère? -- Et moi, à mon beau-père, dit Enneric, en s'aporochant de lui. -- Viens, viens, mon ami: je t'aime, en vérité, autant que mon fils. Dis-moi? as-tu goûté autant de plaisir depuis que tu fais des folies, que tu viens d'en avoir dans ce moment? -- Ah, jamais! dit Enneric; ne me parlez pas de cela, je vous prie? -- Je te crois; va, mon ami, rien n'égale le bonheur dont on jouit au sein de la vertu; tout ce qui entraîne avec soi des remords ne procure jamais à l'ame de vraies jouissances.

Le thé étoit prêt. -- Ha ça, dit M. de la Combe à son fils, conte-nous un peu ce que tu as fait de ce butor de Wilton? -- Je vais, dit Frédérique, vous mettre au fait de ce qui s'est passé; et, pour éviter à mademoiselle de Saint-Silvain la peine de vous dire ce qui la regarde, je vais vous conter ce qui lui est arrivé jusqu'au moment où j'ai eu le bonheur de la délivrer des mains de cet homme méprisable.

„Quand il se fut emparé d'elle dans la forêt, il la fit entrer dans une chaise peu éloignée. Elle remplissoit l'air de ses cris. Il ordonna que l'on s'enfonçât dans une route isolée; et là, il lui mit un mouchoir sur la bouche, et vouloit la maltraiter: ce fut un de ses valets qui l'empêcha de se livrer à cette infamie. Il continua de l'emmener ainsi jusqu'au village où vous savez (dit-il à son père) que nous nous sommes rejoints. Plusieurs hommes qui travailloient dans le bois furent témoins de ce qui s'étoit passé, et nous donnèrent des renseignemens sur la route qu'avoit prise la voiture. Nous prenions quelques rafraîchissemens dans une ferme; et un homme nous dit que Wilton avoit été obligé d'arrêter chez des paysans, parce que la jeune personne que l'on emmenoit étoit malade; mais la meilleure raison, c'est u'il y avoit un rayon de cassé à la roue de la voiture; car il s'inquiétoit fort peu de la santé de sa prisonnière. Comme mon père se sentoit tourmenté de sa goutte, je ne voulus pas sonffrir qu'il vînt avec moi. Je n'étois qu'à quatre milles de l'endroit que l'on nous avoit indiqué, et je me trouvois suffisant, avec mon domestique, pour mettre à la raison sir John Wilton; j'exigeai done qu'il revînt ici, et ne perdis pas un moment pour me rendre où il étoit; je fis ensorte de n'arriver qu'à la nuit; je demandai à une vieille femme qui jasoit avec une autre, si elle ne pouvoit pas m'indiquer la maison où étoit une jeune personne malade, que l'on avoit amenée dans une chaise de poste? -- Ne m'en parlez pas, dit-elle; cela feroit saigner le cœur d'un tigre. Elle a beau se désoler, rien ne touche lo méchant homme qui est avec elle: il la traite si durement, que cela fait même peine à ses valets. Voyez-vous cette maison à main gauche, où il y a sur la porte un petit onfant qui joue avec un gros chien? El bien, c'est là; mais vous ne pourrez voir la jeune Miss; car il l'a fait enfermer dans une chambre haute, pendant que l'on raccommode sa voiture: il s'en est rendu le gardien; personne ne peut seulement lui porter une tasse de thé. Je frémissois d'indignation; je dirigeai mes pas vers la maison qui m'étoit indiquée; je fis demander, par mon valet, à parler à quelqu'un? Il vint un homme entre deux âges. N'est-ce point chez vous qu'un gentilhomme a pris gîte? -- Oui, monsieur. -- Voulez-vous lui dire que quelqu'un demande à lui parler seul à seul? -- Oui, monsieur. Au bout d'un moment, il revint me dire qu'il refusoit de descendre, parce qu'il n'avoit à parler à personne. -- En ce cas, lui dis-je, je vais y aller. -- Monsieur, il m'a défendu de laisser entrer qui que ce fût dans la maison. Je lui montrai un pistolet, et lui dis que j'étois déterminé à user de la force, si on ne vouloit pas céder de bonne grâce. A ces mots, l'homme se dérangea, et me laissa le passage libre. Je demandai une lumière pour me gnider: j'entendis Wilton qui juroit après un valet. Je montai l'escalier au haut duquel j'entendois sa voix. Je le trouvai armé de deux pistolets à la porte d'une chambre: toute sa figure annonçoit une violente fureur. Aussi-tôt qu'il me vit, il tira sur moi un coup de pistolet: il me manqua. Il en tira un second, mais pas plus heureusement. -- Vil assassin! lui dis-je en mettant le bout du mien sur sa poitrine, si je n'avois pas plus d'honneur que toi, je profiterois de ce que tu es sans armes, pour t'ôter ta détestable vie. Ouvremoi cette porte, et rends-moi mademoiselle de Saint-Silvain? -- Tu ne l'auras pas, bêlitre, me dit-il en levant sur moi son poing: tu ne l'auras que quand Wilton ne sera plus. -- Eh bien, descends, lui dis-je: viens me faire raison de tes attentats sur cette respectable fille, et le sort des armes en décidera ..... -- Je te dis que je ne me bats pas avec les grenouilles de ton pays. A moi!... Patrice!... Paul!... -- Quoi, coquin! tu appelles tes valets? .... Ils vinrent: il leur ordonna de me jeter à bas de l'escalier. Je m'adossai contre le mur, et dis que le premier qui m'approcheroit le payeroit de sa vie.... J'entendois, pendant ce tems, les plaintes et les gémissemens de mademoiselle de Saint-Silvain. Le sort qui la persécutoit sans relâche, me donnoit le courage de ne point craindre mes trois assaillans. Wilton, qui vit ses domestiques balancer, et ne point oser m'approcher, vint sur moi comme un furieux. J'eus beau lui présenter mon pistolet; quoiqu'un lâche pense que tout le monde lui ressemble, il avoit apparemment assez bonne opinion de mon honneur, pour ne pas craindre pour sa vie. Il voulut me saisir saisir le bras: je vis qu'il n'y avoit pas moyen de résister à ses infames projets, si je ne tirois pas sur lui, et que j'allois être précipité au bas de l'escalier. Je tirai de façon à ne faire que le blesser; mais, malgré mes précautions, il fit un mouvement, et reçut la balle dans le miliou du corps..... -- Que je te plains!..... dit M. de la Combe en frappant sur la table avec force; que je te plains, d'avoir été obligé d'en venir là!..... Mais ce diable d'homme ne vouloit pas se battre. -- Me pardonnez-vous? dit Frédérique à Noriss en lui tendant la main. -- Ah, mon ami! je n'eusse pas pardonné à mon oncle de t'avoir assassiné; et ceci n'étoit qu'à ton corps défendant. -- Que de désastres!.... que de désastres! ...... disoient madame Noriss et Anna. Que j'ai de regrets, disoit mademoiselle de Saint-Silvain, d'être la cause de tant de malheurs! .... -- Calme-toi, lui disoit Enneric, calme-toi, ma chère Zabeth! J'en aurois fait autant pour te ravoir des mains de cet homme barbare! Il se fit un silence assez long. Cet événement, quoique naturel, fatiguoit toutes ces ames délicates...... -- Eh bien! dit M. de la Combe en rompant le premier le silence, dis-nous le reste?

-- Je n'entreprendrai point, continua Frédérique, de vous peindre ce qui se passa en moi, à la vue du corps sanglant de Wilton qui rouloit au bas de l'escalier. Je frémis.... Ses valets s'enfuirent: pas un valet ne prit fait et cause de ce qui venoit d'arriver à leur maître. Je fis do vains efforts pour entrer dans la chambre où étoit mademoiselle de Saint-Silvain: la porte étoit fermée. Je lui demandai de m'ouvrir, et elle ne me répondit pas. J'appelai le maître, qui, tout tremblant, vint m'apporter un marteau pour faire sauter la serrure. Nous entrâmes, et la trouvâmes sur son lit, sans connoissance. Elle avoit eu la fièvre depuis deux jours qu'elle étoit au pouvoir de Wilton; et la frayeur qu'elle éprouva en m'entendant parler, la mit dans cet état. Craignant le combat que je lui avois proposé, le bruit de mon arme lui fit croire que j'étois tombé sous ses coups. La femme et les filles du maître arrivèrent; et, à force de secours, on la rappela à la vie. Lorsque je la vis plus tranquille, je fus avec l'hôte faire ma déposition chez le jugedepaix. J'eus tous les habitans pour témoins de la violence qu'il vouloit faire à une étrangère sur laquelle il n'avoit aucuns droits, et je revins près d'elle. Je la trouvai dans un accablement si grand, que je ne voulus point risquer de la faire mettre en route. J'attendis trois jours: sa foiblesse étoit toujours extrême. Elle me dit qu'elle vouloit partir, quitte à aller très-doucement; qu'elle seroit mieux ici. Je m'étois précautionné d'une voiture; et une des filles de l'homme chez lequel nous étions se chargea de l'accompagner: moi, je vins à cheval pour la laisser plus à son aise dans le carrosse. Voilà ce qui m'est arrivé: et, malgré l'atroce caractère de Wilton, je vous avoue que je regrette de ne m'en être pas défait d'une manière plus conforme à mes principes....

Ce récit avoit fait impression sur tout le monde; et, malgré la justice de l'événement, chacun souffroit de ce qu'il avoit été aussi tragique..... On levoit la table du thé, lorsque madame Noriss, la mère, se fit annoncer. En entrant, elle se jeta sur un siége: elle étoit trèsessoufflée: son extrême embonpoint ne lui permettoit pas d'aller vîte. Elle avoit appris le retour de Frédérique et la mort de son frère dans le même moment. Elle fut un long tems sans pouvoir parler. Celui-ci se retira par ménagement pour elle. Elle le regarda aller en silence; et ramenant ses yeux sur son petit-fils: C'est donc là, monsieur, lui dit-elle avec une voix étouffée, celui qui vous a privé d'un oncle qui vous adoroit, et moi, d'un frère qui m'aimoit beaucoup?..... J'ai appris ce matin, par Patrice, la fin malheureuse de mon pauvre John!.... -- Vous m'en voyez, madame, lui dit Noriss, tout aussi affligé que vous..... Mais sans doute Patrice ne vous a point laissé ignorer la manière dont cela s'est passé? -- C'est vrai; mais votre oncle avoit une répugnance affreuse pour se battre avec un Français ..... -- Il n'en avoit pas pour l'assassiner; car, s'il eût été plus adroit, Frédérique ne seroit plus de ce monde....

Chacun s'empressa à la consoler; et, comme son ame tiède ne prenoit pas les choses fort à cœur, on finit par calmer la douleur qu'elle avoit de la perte de son cher John. On lui demanda son consentement pour le mariage de Frédérique et d'Anna. Elle eut un peu de peine à v consentir; mais enfi elle céda aux excellentes raisons qu'on avoit à lui donner.

Au bout de quelques jours, Zabeth jouissoit de la plus brillante santé. Son amant lui proposa un tour de promenade dans la forêt. Il ne manqua pas de la mener auprès de l'arbre où il avoit mis sa petite allégorie. Elle n'eut pas jeté les yeux dessus, et compris ce que cela avoit de flatteur pour elle, qu'elle se précipita dans les bras d'Enneric. Jamais leurs cœurs n'avoient goûté un moment si doux! Leur passion s'étoit développée avec l'âge, et ils goûtèrent, dans ce doux embrassement, tout ce que le cœur peut éprouver de sensations délicieuses. Noriss sentit bien que le plaisir que l'on goûte près de l'objet qu'on aime, est la vraie félicité!

Cela lui donna le plus vif desir de se voir uni à l'objet de son amour, pour connoître enfin un bonheur qu'il n'avoit fait encore qu'effleurer. Il en parla à sa mère en rentrant, et ne voulut consentir à aucun délai, malgré tout ce qu'on put lui dire. Il fut décidé que, sous peu de jours, on feroit les trois mariages. M. de la Combe étoit devenu tout galant: ses soins et ses égards pour madame Noriss ne le cédoient en rien à ceux des jounes gens.

Le même jour vit s'unir ces six personnes. Rien ne put altérer leur félicité, et jamais ils ne cessèrent de s'aimer et de se rendre heureux. Mademoiselle de Saint-Silvain, qui avoit passé une partie de sa vie dans les chagrins, pouvoit à peine croire à son bonheur.

Fin du second et dernier Volume.

Rechtsinhaber*in
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Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Zabeth, ou la Victime de l'ambition. Zabeth, ou la Victime de l'ambition. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC8A-C