LES CINQUANTE FRANCS DE JEANNETTE.

LES CINQUANTE FRANCS DE JEANNETTE. Par le citoyen Ducray-Duminil. TOME PREMIER. A PARIS, Chez Le Prieur, Libraire, rue de Savoie, N.° 12. An VII.

PRÉFACE.

Je m'étais décidé à passer une partie de l'été dernier à S.-O., village à une lieue de Paris, où j'avais, depuis quatre ans, une petite habitation champêtre. J'y faisais ma Cœlina, ou l' Enfant du Mystère, roman en six volumes, qui a paru cet hiver, et pour lequel le Public a daigné montrer autant d'indulgence que pour mes premiers ouvrages: j'y vivais heureux, tranquille, près d'une compagne estimable que je chéris, et dans le sein d'une société agréable d'amis francs, bons, sincères, aimant les arts, artistes eux-mêmes. Quel agréable séjour! je ne me le rappellerai jamais, que des larmes de sensibilité ne viennent humecter mes paupières: mes yeux verront sans cesse ces bords fleuris de la Seine, ces points de vue étendus, variés, entrecoupés par des montagnes, des côteaux boisés, des villages, des hameaux qui paraissent offrir des bouquets de chaumières au milieu d'une plaine cultivée, et présentent aux regards surpris mille nuances diverses de verdure et de légumes nourriciers. Je me transporterai toujours en idée dans ce parc champêtre ensemble, et soumis aux nivellemens de l'art; dans ce parc, asile d'un philosophe, d'un ami de la nature, où l'ombre de La Fontaine souriait sans doute à Mancini - Nivernois, composant, écrivant ses fables dans un bosquet de jeunes châtaigniers. Je mesurerai, avec l'œil pensif du publiciste, la hauteur des arbres touffus qui décorent le parc de Necker, de ce financier Genevois à qui l'Europe doit tant de grands changemens; je penserai souvent, en un mot, aux soirées délicieuses que je passais dans mon petit jardin, assis sur un gazon, au clair de la lune, et voyageant avec ma Cœlina dans les glaciers brumeux de la Savoie.

Qu'elles sont touchantes les occupations de l'homme de lettres! comme elles agrandissent son être! comme elles l'élèvent au-dessus de cette terre qu'il habite! Sa pensée mesure les cieux et la terre; elle le fait errer dans les diverses contrées habitées ou non de ce globe immense: avec elle, sans quitter son manoir agreste, il gravit les sommités du Mont-Blanc; il visite tous les peuples; il converse avec le pêcheur Indien dans son humble case, où il foule aux pieds les tapis luxueux des despotes de l'Asie. Libre de son essor, il le dirige où il lui plaît, et il quitte à son gré les empires où il ne se trouve pas bien. Oh! combien il a vu de choses, quand il quitte son jardin pour s'asseoir à la table frugale de sa compagne! comme il a voyagé!...

Oublierai-je jamais ces bons amis, le citoyen B......., son épouse, leurs aimables enfans, cette société intéressante d'artistes, se réunissant, dans les longues soirées d'automne, pour se livrer aux jeux d'Euterpe ou de Terpsicore? et ne me verrai-je pas sans cesse près d'eux, assis sous le mystérieux acacia, ou respirant le soir la douce odeur des fleurs, le long d'une terrasse qui domine sur la rivière? Etres bons et sensibles, recevez ici le tribut de reconnaissance de l'amitié, et faites-moi partager encore vos innocens plaisirs! J'ai besoin du spectacle de la simplicité de vos mœurs; je dévore les tableaux qui m'offrent des vertus; offrez-les-moi toujours, et je vous devrai mon bonheur.

Ce fut dans une de ces sociétés charmantes, qu'on rencontrait dans ce petit village, qu'il se présenta un jour une dame d'en viron vingt-cinq à vingt-six ans. Elle était accompagnée d'une amie qui paraissait avoir quelques années de plus qu'elle. La plus jeune des deux portait dans ses bras un petit enfant qui se jouait avec les ornemens de sa coiffure. Un cavalier bien fait, le père sans doute de cet aimable enfant, accompagnait ce couple rare aujourd'hui, de deux femmes vivant dans la plus grande intimité de l'amitié. Je m'empressai de féliciter la plus jeune du bonheur de sa maternité: Ah, monsieur! me dit-elle, si je suis mère, si je suis heureuse, si je suis l'amante aimée du plus estimable des époux, regardez cette amie; c'est à elle que je dois tant de félicité!...

Tous les regards se tournèrent sur-le-champ sur l'autre dame, qui rougit, détourna les yeux, sourit, et pria son amie de l'épargner. Non, non, ma bonne amie, s'écria la première, il faut que tout le monde sache que je vous dois le bonheur; et voilà monsieur (me montrant), qui, s'il connaissait le procédé sublime dont vous avez été capable envers moi, s'empresserait sans doute de le transmettre au Public dans une de ses productions.

Avide, comme tout Romancier, de sujets, d'actions, d'intrigues, je priai la jeune dame de me raconter ses aventures. Elle s'y refusa pour le moment, afin de ménager la délicatesse de son amie; mais, le lendemain matin, je me rendis de bonne heure à une charmante maison de campagne qu'elle possédait dans la vallée de Montmorency. La jeune dame et son mari étaient seuls: ils me firent asseoir, et m'apprirent tout ce qui leur était arrivé, ainsi que les obligations qu'ils avaient à la plus sensible comme à la plus généreuse des femmes.

C'est cette histoire que je donne aujourd'hui au Public. Puisse-t-il y trouver quelque charme, un but moral, utile, et sur-tout cet intérêt qu'elle m'inspira lorsqu'elle me fut racontée par les parties intéressées! Peut-être le sublime dévouement de Jeannette, à la fin, paraîtra-t-il un effort au-dessus d'une créature animée: il est réel cependant; et sans doute, s'il honore le sexe aimable qui en a donné l'exemple, en considérant les vertus, la bonté sur-tout, la profonde sensibilité de ce sexe charmant, le nôtre sera obligé de convenir qu'un acte de délicatesse ne peut être jamais surnaturel à une femme.

Les soussignés Auteur et Libraire, préviennent le Public qu'ils ne reconnaissent et n'avouent que cette Édition des Cinquante Francs de Jeannette, et qu'ils poursuivront, conformément aux Lois, tout contrefacteur de cet Ouvrage. DUCRAY-DUMINIL. LE PRIEUR.

LES CINQUANTE FRANCS DE JEANNETTE. CHAPITRE PREMIER. Neuvaine à Saint-Nicolas.

M. d'Eranville avait fait un mariage d'inclination: il était riche, et Rosalie, son épouse, ne lui avait apporté aucuns biens, pas même de successions à espérer. Rosalie était la fille d'un ancien militaire qui, pour honneurs, n'avait que la banale croix de Saint-Louis, qu'on donnait à tout le monde, et, pour existence, la modique pension attachée à cette décoration si multipliée autrefois. Rosalie ayant perdu son père de bonn e heure, avait été élevée par une mère, vertueuse sans doute, mais dont la faiblesse était de s'entourer de prêtres, de religieux de tous les ordres, et de passer ses journées entières à l'église, où elle n'aurait pas manqué les sextes et les nones pour tout l'or du monde. Rosalie avait pris les goûts de sa mère: la dévotion faisait le fonds de son caractère; et son défaut de fortune l'appelant au cloître, genre de vie qui, d'ailleurs, ne contrariait pas son inclination, elle allait se confiner pour jamais dans un couvent, lorsque M. d'Eranville la vit, l'aima, la demanda à sa mère, et l'obtint en mariage. Rosalie perdit sa mère quelques années après son hymen; et, femme douce, vertueuse, elle concentra toutes ses affections dans son époux, l'être le plus cher qu'elle eût alors sur la terre. Rosalie savait bien qu'elle avait encore un parent qui lui avait donné des preuves de tendresse dans son enfance: c'était un frère de sa mère, qui jouissait à Paris d'une fortune immense; mais ce vieillard avait deux enfans; leur éducation l'occupait, et il n'allait plus à Abbeville, près de laqu-elle ville Rosalie fixait son séjour. Elle n'entendait point parler de son oncle, et elle ne pensait qu'à son époux.

Rosalie, toujours attachée à ses devoirs de religion, ne poussait cependant point la dévotion à l'excès. Elle était bien moins exagérée sur ce point que sa mère, à qui elle devait ce léger défaut. Bonne, je le répète, douce, sensible, amie du plaisir et de la dissipation, elle se prêtait volontiers à tous les jeux, à toutes les plaisanteries même de la société; et si elle en faisait souvent le charme par son esprit et les talens qu'elle possédait, elle rendait constamment son mari le plus heureux des hommes par les qualités rares et précieuses de son excellent cœur.

Il ne manquait à ces tendres époux qu'un fruit de leur hymen. Un enfant eût été pour eux le don le plus cher de la nature; et la nature, sourde souvent aux prières de ceux qui l'invoquent, le leur refusait. Ils avaient tout, hors ce bien, pour être heureux. Habitant une charmante terre près d'Abbeville, jouissant de toutes les aisances de la vie, au milieu d'un cercle choisi d'amis éclairés et sûrs, ils semblaient n'avoir rien à desirer; mais Rosalie brûlait d'être mère; M. d'Eranville soupirait aussi après le doux lien de la paternité, et il leur importait peu à tous deux, pourvu qu'ils eussent un enfant, de quel sexe il fût: au contraire, madame d'Eranville souhaitait une fille, et son époux se réunissait à elle pour former le même vœu. Mais ni fille, ni garçon! c'était aussi une trop grande privation.

Déjà onze années s'étaient écoulées, toujours dans le même regret, dans le même desir, lorsqu'un matin M. d'Eranville fut très-étonné d'apprendre que son épouse était partie secrètement de très-bonne heure, portant un petit paquet sous son bras, et sans dire à qui que ce fût le motif de cette brusque sortie. Rosalie était sage, vertueuse; son époux ne pouvait la sonpçonner d'aucune démarche contraire à l'honneur. Où donc était-elle allée sans l'en prévenir, sans le consulter? Il rencontre la femme-de-chambre de Rosalie: Où est votre maîtresse? -- Monsieur... elle est sortie. -- Je le vois bien; mais où est-elle allée? Monsieur,... -- Hein? plaît-il? du mystère? Qu'est-ce que cela veut dire? Où est madame, encore une fois? -- Madame, monsieur? madame ne reviendra que dans deux jours, demain peut-être. Si vous ne me dites l'objet de ce voyage, je vous fais chasser. -- Mon dieu! c'est que madame m'a défendu.... -- De me dire son secret? madame ne peut en avoir d'injurieux à son époux; elle n'en eut jamais pour moi. Parlez, Victoire, ou vous éprouverez l'effet de mon ressentiment.

La femme-de-chambre hésite, pâlit; mais voyant que d'Eranville est égaré, hors de lui, elle prend le parti de tout avouer. Eh bien, monsieur, lui dit-elle, vous saurez tout; et si je suis grondée, monsieur voudra bien prendre mon parti? Monsieur connaît bien père Idulphe, le directeur de la conscience de madame, ce capucin qui demeure au couvent voisin? -- Sans doute: après? -- C'est que père Idulphe.... Monsieur sait bien que madame brûle d'avoir un enfant? -- Eh bien, père Idulphe! comment, parlez? Père Idulphe lui a donné le secret d'en avoir un. -- Je ne vous entends pas. -- Monsieur devrait pourtant m'entendre? -- Oui, si je me laissais aller à la première idée que semble donner votre manière gauche de raconter les choses. -- Mon dieu, monsieur, je dis ce que je sais, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu. Vous avez vu?... -- Oui, le révérend père Idulphe dire à madame: Mon enfant, écoutez-moi: veuillez me suivre demain; je vous promets que vous deviendrez mère. -- L'insolent! -- Père Idulphe continuait: Il ne faut pas que votre mari sache où nous allons; il dérangerait nos projets. -- Je le crois bien. -- Il ajoutait, pardon, monsieur; il ajoutait: Votre mari s'y opposerait; c'est un homme du monde qui tourne en ridicule tous les pieux exercices de notre religion. -- Il appelle cela un pieux exercice? -- Sans doute, monsieur, et très-pieux encore; car ils vont passer deux, trois jours, neuf jours peut-être, à prier ensemble. -- A prier, sotte! -- Sans doute, à prier le bon St. Nicolas! Si le bon St. Nicolas n'y fait rien, madame ira fourrer sa tête dans le trou de St. Frambourg: si le trou de St. Frambourg n'opère pas, elle ira jusqu'au Val-d'Ombre baiser six fois par jour le pied miraculeux de Sainte-Marie de Bon-Recours; et il faudra bien que tous ces saints-là lui donnent un joli petit enfant.

D'Eranville avait éprouvé d'abord un léger mouvement de jalousie. Il était sûr de la vertu de sa femme; mais il craignait les séductions du cafard qui dirigeait sa conscience, et il n'avait pu maîtriser son emportement; mais en entendant Victoire parler de St. Nicolas, de St. Frambourg, de Sainte-Marie de Bon-Recours, de toutes ces pratiques superstitieuses qu'on met dans la tête des femmes qui veulent devenir mères, il se calma, et ne put même s'empêcher de sourire. Ah, voilà le mystère, dit-il; et toi, pauvre insensée! tu n'osais pas me faire part de cette extravagance de ta maîtresse? Allons, ce n'est rien qu'un petit accès de dévotion, que je prétends néanmoins arrêter dans sa source. Dis-moi, elle est donc partie ce matin pour St. Nicolas? -- Oui, monsieur, pour cette église qui, comme vous le savez, est la paroisse d'Orneval, du village voisin. -- Et pourquoi ne t'a-t-elle pas emmenée avec elle? Père Idulphe lui a remontré que son pélerinage devait être fait isolément, et dans la plus grande humilité. -- Ah! fort bien: père Idulphe aime les tête-à-tête! Victoire, dis à Picard qu'il mette les chevaux à la voiture. Nous allons partir, toi et moi, pour Orneval. -- Monsieur, ma maîtresse me grondera. -- Point: tu lui diras.... Ma foi, tu lui diras que de ton côté tu as aussi un pélerinage à faire à St.-Nicolas. -- O monsieur! mon mari Picard et moi, nous n'avons pas besoin des saints du paradis: voilà quatre ans que nous sommes mariés, et, dieu merci, me voilà enceinte de mon troisième sans les secours de St. Nicolas ni du révérend père Idulphe!....

D'Eranville sourit de la naïveté de cette bonne femme, et un moment après il monta en voiture avec elle. Arrivé au village d'Orneval, d'Eranville entra sur-le-champ dans l'église où l'on célébrait la messe. Dans une chapelle à gauche, il y avait une grande statue coloriée représentant St. Nicolas. A ses pieds était une énorme jatte de cuivre remplie d'offrandes de toute espèce, et autour de la chapelle, on voyait agenouillées une douzaine de jeunes femmes toutes plus jolies les unes que les autres. D'Eranville y remarqua bientôt la sienne, qui rougit en l'apercevant. Mon ami, lui dit-elle avec timidité en accourant à lui, pardonne si je ne t'ai pas averti du projet.... Je craignais ta censure, tes objections, ta défense d'entreprendre un saint pélerinage dans lequel j'ai la plus grande confiance. Rosalie, voilà la première fois que tu me caches tes projets: dis-moi où est le père Idulphe? -- Chez M. le curé, mon ami. -- Ah, chez M. le curé! j'espère qu'il y restera, chez M. le curé, et que tu voudras bien revenir, sur-le-champ, chez toi? -- Mon ami, laisse-moi prier? tu desires être père? Un enfant ferait mon bonheur: il ne faut négliger aucun moyen: qui sait si le ciel, si le bien-heureux St. Nicolas..... -- Laisse-là le bien-heureux St. Nicolas, Rosalie, et suis ton époux. -- D'Eranville, tu ne m'as jamais rien refusé: ne commence point à me causer du chagrin. Tiens, voilà une petite place près de moi; prions nous deux, et sois sûr que le pieux dévouement de deux cœurs ne peut qu'être agréable au saint prélat que d'autres femmes viennent invoquer comme moi. -- Effet ridicule du fanatisme! -- Ah, te voilà, d'Eranville, toujours impie! si tu savais quelle peine cela me fait! c'est le seul défaut que je te connaisse.

Rosalie laissa tomber quelques larmes. Son époux les aperçut, et ne se sentit plus la force de contrarier ses projets. Il poussa la complaisance même jusqu'à marmotter quelques mots de l'oraison à saint Nicolas; et Rosalie lui témoignant le desir de faire, au pied du saint, une neuvaine complette, il se détermina à rester avec elle à Orneval pendant tout le tems de sa benoitte ferveur; mais, surveillant toujours Rosalie, éloignant d'elle le moine superstitieux, il passait tous ses momens à chasser avec des amis, outre les plaisirs de la table et ceux des promenades champêtres.

De retour à sa terre avec Rosalie, d'Eranville, qui se proposait d'écarter de chez lui toute espèce de moines, et qui cependant craignait de s'aliéner le cœur de sa femme par ce coup d'éclat, trouva tout naturellement le moyen d'effectuer son projet, en procurant à son épouse un voyage qui pouvait faire diversion à ses pratiques de dévotion.

CHAPITRE II. Voilà Jeannette.

D'Eranville comptait trente-un ans, et sa femme vingt-neuf. Il y avait onze ans qu'ils étaient mariés, et qu'ils s'adoraient comme le premier jour de leur hymen. Il n'était pas étonnant que d'Eranville eût pour son épouse tous les égards que méritait cette femme, adorable, à son travers près. Quant à ce travers, né pour ainsi dire avec elle, fortifié dès son enfance par les conseils et l'exemple de sa mère, il ne pouvait que s'accroître avec l'âge de Rosalie: elle n'avait rien d'ailleurs qui l'occupât, pas d'enfans, rien qui pût fixer son attention, sa tendresse; il fallait bien qu'elle fît quelque chose; et la dévotion, pour une femme qui n'a rien à faire, est une très-grande occupation: cependant, je le répète, elle ne lui prenait que par accès, et toujours dans l'espoir de devenir mère, d'obtenir du ciel ce que la nature lui refusait. Hors ce vœu qui la fixait au pied des autels, c'était une femme de société, bonne, bonne! et sur-tout d'une sen sibilité exquise. Tant de qualités devaient bien faire excuser en elle un défaut; et d'Eranville était trop admirateur des perfections de sa femme, pour la tourmenter, pour se tourmenter lui-même, en répétant toujours ce qu'il lui avait dit déjà cent fois.

En rentrant donc à sa terre, après la neuvaine de Saint-Nicolas, d'Eranville trouva une lettre ainsi conçue: “ Mon cher Neveu, “Je suis, vous le savez, l'oncle de “votre femme, et je ne puis oublier, “sur-tout dans ce funeste moment, “l'enfant de ma sœur, l'intéressante “Rosalie, que j'ai toujours aimée, quoique je l'aie perdue de vue depuis long-tems. Apprenez tous mes malheurs. “Une maladie épidémique, cruelle, “affreuse, a étendu ses ravages sur ma “triste famille: je n'avais que deux enfans; la petite vérole vient de me les “ravir tous deux, déjà grands, déjà “formés... Cette funeste maladie m'atteint moi-même, du moins je le crains, “dans le moment où je vous écris. Je “suis seul, et peut-être vais-je terminer “ma carrière.... Venez, mes chers neveux, mes enfans à présent, oui, les “seuls enfans qui me restent; venez “fermer les yeux d'un oncle, d'un père “infortuné; et si vous le perdez, que “ses bienfaits gravent à jamais dans “votre cœur sa mémoire et son nom.“ François Durand, ancien négociant, rue de la Ferronnerie, etc.

Cette lettre fit verser des larmes à la sensible Rosalie, quoiqu'elle n'eût pas vu son oncle depuis plus de vingt ans. D'Eranville fut sensible sans doute aux malheurs de la famille Durand; mais il était homme, et les calculs de l'intérêt vinrent calmer sa douleur. Quoique riche, il ne put penser, sans émotion, que si le sort enlevait M. Durand, sa fortune allait s'accroître de plus de quarante mille livres de rente. Cette pensée fit sourire son esprit, et, faut-il le dire? elle endormit sa sensibilité. Soudain il fit ses préparatifs pour partir; et, quelques jours après, d'Eranville, après avoir laissé sa terre aux soins d'un régisseur, monta en voiture avec sa femme, Victoire et son mari Picard, qui fit voler la berline jusqu'à Paris. Là, d'Eranville descendit chez un ami, M. de Briceval, qui occupait une fort jolie maison, avec un charmant jardin, dans un des faubourgs, à la porte des boulevards neufs. Briceval fit l'accueil le plus obligeant à d'Eranville, à Rosalie; et le même jour les deux époux se rendirent rue de la Ferronnerie, chez leur oncle Durand, qu'ils trouvèrent presqu'à l'extrémité. Ce vieillard, seul maintenant sur la terre, était livré à des mercenaires qui lui prodiguaient les soins de l'intérêt. Dès qu'il sut que sa nièce et son neveu étaient arrivés, il recouvra ses forces pour les embrasser, et pour faire un testament en leur faveur. Quelques jours après il expira, et d'Eranville se livra aux affaires de la succession, tandis que la bonne Rosalie songea, avec Victoire, aux pratiques de piété qu'exigeait, selon elle, le repos de l'ame du défunt.

Tout se calma néanmoins peu-à-peu; et le séjour de Paris plaisant singulièrement à d'Eranville, il forma, pour s'y fixer, un projet que sa femme approuva. D'abord, il acheta un superbe hôtel, rue du Cherche-Midi, tout près de celui de son ami Briceval; puis ayant pris des laquais, il se forma une maison pour lui, ainsi qu'une autre pour madame; tout cela sans faste, sans prodigalité, mais d'un bon ton, et tel que sa fortune le lui permettait. Le voisinage de Briceval plaisait infiniment à nos époux: c'était un homme d'un commerce sûr, mais assez triste, et qui avait éprouvé des malheurs. Ces malheurs, il ne les avait jamais communiqués à personne, pas même à d'Eranville, ni à Rosalie, qui étaient ses amis les plus intimes. Briceval avait juré de les ensevelir avec lui dans sa tombe; et il vivait retiré, occupé uniquement de l'éducation d'un fils qui avait cinq ans, et qui était l'unique fruit d'un hymen malheureux.

Briceval était âgé au plus d'une quarantaine d'années; bien fait, aimable, il joignait à beaucoup d'esprit un grand fond de sagesse, et sur-tout une exacte probité. Sa parole d'honneur une fois donnée, rien n'aurait pu la lui faire retirer. Il était franc, sincère, bon, sensible, généreux, et sur-tout très-délicat dans ses procédés. Briceval, en un mot, était un ami digne des estimables d'Eranville.

Nos époux, de leur côté, habitués à une vie sédentaire et tranquille, ne voyaient que Briceval, et sortaient rarement de leur quartier. Au bout d'un an de séjour dans le faubourg Saint-Germain, ils ne connaissaient pas encore les autres quartiers de Paris; et lorsqu'ils allaient au spectacle, ce qu'ils se permettaient rarement, leur voiture les y conduisait, et les ramenait chez eux sans qu'ils se fussent arrêtés ailleurs. Ils vivaient donc heureux dans le sein de l'amitié, et riches tant de leur propre fonds, que de l'héritage considérable que leur avait laissé leur oncle Durand.

Ils ne pouvaient s'habituer cependant à la privation d'un enfant, et leur fortune, plus que doublée, leur donnait encore des regrets de n'avoir point un héritier. Douze années d'hymen ne pouvaient calmer leurs regrets; et si d'Eranville avait renoncé au bonheur d'être père, Rosalie avait la preuve que toutes les neuvaines possibles, à tous les saints du paradis, ne pouvaient combler ses vœux. Il fallait se résigner, et même se forger des motifs de consolation, des raisons pour s'applaudir de n'avoir ni l'embarras, ni les soins, ni les inquiétudes que cause toujours un être à qui l'on a donné la vie: c'est ainsi qu'on calcule en pareil cas. Cependant, quand Rosalie voyait une femme de la classe indigente obtenir de l'hymen deux, quatre, et souvent huit enfans que leur mère pouvait à peine nourrir, Rosalie s'écriait dans son langage dévot: Mon Dieu! pourquoi donnes-tu tant d'enfans à ceux à qui tu n'envoies point les moyens de les élever? Pourquoi fais-tu tant de malheureux, quand je ne te demande qu'un seul être qui serait si bien, si fortuné, si tendrement aimé!...

Elle était triste, et ne pouvait voir sans envie le bonheur des autres mères; mais aussi quand des maladies cruelles privaient ces mères de leurs enfans, Rosalie se consolait de n'en point avoir; car elle le sentait, la perte d'un fils chéri lui aurait coûté la vie.

Un jour, Rosalie témoigna à son époux le desir de visiter quelques-uns des principaux monumens de Paris. On lui avait parlé de l'église Notre-Dame, de ses hautes tours, des chefs-d'œuvres de l'art qu'on y admirait. Rosalie demanda à commencer son examen par cette cathédrale antique, qui, suivant ses goûts, piquait le plus sa curiosité. D'Eranville y consent; et, pour comble d'agrément, Briceval demande à être de la partie. Nos époux acceptent son aimable société, et tous trois montent en voiture. D'abord l'aspect imposant de ce gothique monument charme les regards étonnés de Rosalie: elle entre, et la figure colossale de saint Christophe (qu'on a abattue depuis) fixe son attention. Son ame pieuse ramène ensuite ses yeux vers le chœur de l'église, et elle s'agenouille pour faire sa prière, tandis que d'Eranville et Briceval examinent la statue équestre de Philippe-le-Bel. Un silence profond régnait dans l'église, où méditaient seulement quelques fidèles. Tout-à-coup Rosalie est distraite par ces mots qu'on entend prononcer très-haut par une jeune voix:

„N'oubliez pas, s'il vous plaît, les “pauvres petits enfans-trouvés, qui prie “ront bien le bon Dieu pour vous!“

Rosalie se retourne, et appelle son mari: Mon ami, lui dit-elle, qu'est-ce que cela veut dire? As-tu entendu?

Le même cri recommence. Briceval s'approche: Ce sont, madame, lui dit-il, les petits enfans-trouvés, élevés aux frais du gouvernement, qui demandent quelques secours aux ames charitables. -- Où sont-ils? -- Là-bas; suivez-moi: est-ce que vous ne les avez pas vus en entrant?

Rosalie, étonnée comme le sont tous les étrangers quand ils entrent dans un monument très-vaste, n'avait pas remarqué en effet l'espèce de boîte ou de vaisseau dans lequel une religieuse lisait, entourrée de sept à huit petits enfans. Rosalie s'approche: Qu'ils sont jolis! s'écrie-t-elle.

„Ma bonne dame, n'oubliez pas les “pauvres petits enfans-trouvés, qui prieront bien le bon Dieu pour vous!“

Oh non, non, s'écrie Rosalie, non, je ne vous oublierai pas, enfans charmans, intéressans, dont l'aspect m'attendrit jusqu'aux larmes! Tenez, prenez, prenez?....

Elle ouvre sa bourse, et la répand dans les petits tabliers de ces jolis enfans, qui, d'un air sérieux, vont porter tout cela à leur gardienne. Heureux âge! poursuit Rosalie; l'intérêt ne parle point à ces jeunes cœurs: ils prennent froidement l'or qu'on leur présente; un jour ils feront tout pour l'avoir, ils en sentiront le prix: pour le moment, je crois que ceci leur plaira davantage.

Rosalie tire de sa poche une bonbonnière. Tous les petits yeux gourmands se fixent sur ce bijou précieux: elle l'ouvre, et les petites mains s'allongent de tous les côtés. Rosalie dispense également ses bienfaits, et le sourire voltige sur les lèvres de rose de tous ses aimables convives. Rosalie a vuidé sa bonbonnière, et elle s'aperçoit avec peine qu'un petit enfant est resté muet et pensif au fond de la crêche, sans avoir osé se montrer, ni s'avancer. Pauvre petit! dit Rosalie, je t'ai oublié, et malheureusement je n'ai plus rien: aussi, pourquoi ne t'es-tu pas approché comme tes camarades?

L'enfant rougit, et baisse les plus beaux yeux du monde. Tu rougis, mon ami? poursuit Rosalie: je t'ai fait de la peine: j'en suis fâchée: attens, je vais t'en acheter; tu n'y perdras rien.

L'enfant s'approche, retient Rosalie par la main, et lui dit: Non, madame, je n'en ai pas besoin. -- Quoi! tu n'aimes pas les bonbons? -- Si, madame. -- Eh bien? -- Mes camarades les aiment mieux que moi. -- Après? -- Je suis bien aise qu'ils les aient mangés. -- Bon petit cœur! Regarde-moi: mais regarde-moi donc. La charmante figure! Comment t'appelles-tu? -- Jeannette, madame. -- Jeannette? ah! c'est une petite fille! Et ton papa? -- Je n'ai point de papa, madame: nos papas, nos mamans nous ont abandonnés; nous sommes les enfans du bon Dieu. -- Pauvres petits! Ils m'arrachent des larmes!... Les barbares! elles sont mères, et elles abandonnent leurs enfans! et moi, moi, je ne suis pas mère! O mon Dieu! -- Dieu ne nous abandonnera pas; il est le papa de tout le monde. -- Charmante enfant! oui, Dieu est le père commun de tout ce qui respire. Il vous a pris sous sa protection! -- Nous ne prions que lui, et nous le chérissons autant que nos bonnes mères de l'hospice. Quelle facilité à s'exprimer! Quel âge, ma sœur? -- Quatre ans, répond la sœur gardienne. -- Quatre ans! si jeune, et tant de présence d'esprit! Ses petits raisonnemens me charment. Jeannette, viens, oh, viens sur mon cœur, que je t'embrasse, que je te prodigue les tendres caresses que méritent ton sort et ton ingénuité!....

Madame d'Eranville embrasse l'enfant, qui se prête à ses douces effusions.

CHAPITRE III. Adoption.

Vois donc, mon ami, dit Rosalie à son époux, si nous avions un pareil enfant?...

D'Eranville embrasse aussi la petite Jeannette, qui, de ses bras, passe bientôt dans ceux du sensible Briceval. Pendant ce tems, Rosalie interroge ainsi la sœur gardienne: O ma sœur! tous ces enfans sont charmans, sans doute; mais celui qui me plairait le plus, c'est la petite Jeannette; et vous dites qu'elle n'a que quatre ans? -- Peut-être, madame, un mois ou deux avec. -- Mais vous devez raffoler de cette enfant? -- C'est vrai, madame; c'est bien celle aussi que nos dames chérissent le plus: il n'y a pas jusqu'à nos administrateurs qui, lorsqu'ils viennent à la maison, demandent toujours de ses nouvelles. -- C'est l'enfant du malheur? -- Ou de l'indigence: nous l'ignorons. Elle fut apportée, il y a quatre ans environ, par un particulier qui l'avait trouvée dans son allée. -- Dans une allée, grands Dieux! exposer un faible nouveau né aux blessures, aux pas précipités des imprudens! Aucun signe ne vous a fait découvrir?... -- Aucun: la pauvre petite était absolument nue. Pas un vêtement, madame, et cela dans le plus grand froid d'un hiver rigoureux. Un seul papier ployé était à côté d'elle; mais il ne signifiait rien. -- O marâtre! ô femme atroce! en abandonnant ton enfant, tu fus plus féroce que la lionne, que la panthère! exécrable humanité!... Quelle privation qu'un pareil enfant! car la raison, chez Jeannette, a devancé l'âge. -- Comme dit madame: il est impossible d'avoir plus d'esprit, plus de gentillesse. Elle cause, en vérité, oui, elle cause déjà comme une grande personne. Oh! elle tiendra conversation avec vous. A la maison, il n'y a pas de raisons qu'elle ne fasse. Elle questionne, elle s'informe de tout, et elle a déjà la mémoire la plus heureuse. C'est un vrai bijou, et qui ne manque de rien, allez; car elle est adorée de tout le monde. Oh! je suis sûre que si quelque grande dame voulait l'adopter, nous l'enlever, comme tous les jours on nous demande des enfans, nos supérieurs se résoudraient difficilement à en faire le sacrifice. -- Que dites-vous? Quoi! l'on peut chez vous.... -- Oui, madame, cela se voit communément. Des personnes aisées, qui n'ont point d'enfans, viennent aux Enfans-Trouvés, où on leur en confie, quand on sait qu'ils seront bien; mais pour Jeannette, je ne pense pas qu'il faille se donner la peine de la demander. Eh bien, ma sœur, c'est justement Jeannette que je desirerais. Dis donc, mon ami, monsieur d'Eranville, écoute-moi donc? As-tu entendu ce que vient de dire la sœur? Des époux qui n'ont point d'enfans peuvent tromper la nature en en prenant un aux Enfans-Trouvés! -- Je le savais, Rosalie. -- Et tu ne me l'as pas dit plutôt? Regarde donc, mais regardedonc Jeannette? Tu l'embrasses encore; c'est me dire assez qu'elle te plaît. O mon ami! donne-la-moi; fais-moi ce présent flatteur? Tiens, je ne regretterai plus, je ne demanderai plus au ciel un enfant: dès ce moment, je me croirai mère, et j'en remplirai les devoirs!

D'Eranville, frappé de ce desir subit, sent confusément tous les avantages qui en résulteront pour lui s'il y cède. Il aime aussi les enfans; et celui-ci, qui jasait avec lui, pendant que son épouse interrogeait la sœur, vient de capter son cœur, toutes ses affections. Oui, mon amie, répond-il à son épouse; oui, j'y consens: élève Jeannette, élève-la comme ta fille, comme la mienne: si tu es bonne mère, je serai père tendre à mon tour, et nous ferons le bonheur de cette enfant.

O cher époux! s'écrie madame d'Eranville en sautant au cou de son mari! Briceval, témoin de cette scène, verse quelques larmes d'attendrissement, et la sœur murmure tout bas en voyant qu'on projette de lui enlever son plus aimable enfant. Madame d'Eranville reprend Jeannette dans ses bras: Ma petite, lui dit-elle, serais-tu bien aise si je devenais ta maman? -- L'enfant, embarrassé, baisse les yeux. -- Réponds-moi donc, mon ange? continue Rosalie. -- L'enfant balbutie ces mots: Madame, si vous le voulez, je serai toujours bien bonne, bien obéissante!... -- Oh, qu'est-ce qu'elle a dit là! s'écrie la sœur. Par exemple, il faut que madame lui plaise bien, pour qu'elle consente si vîte à une pareille proposition! Voilà la première fois qu'elle s'exprime ainsi; car, à toutes les dames qui lui ont déjà fait la même question, elle a toujours répondu: Non. Je ne veux être que l'enfant du bon Dieu et de mes bonnes mères.

Et les baisers de nos amis de s'imprimer de nouveau sur les joues vermeilles de Jeannette. La sœur continue: Mais, madame, je doute que vous l'obteniez aisément de nos supérieurs, à moins que madame ne soit une bien grande dame, et d'une richesse!... -- O ma sœur! répond Rosalie, sur cela, je ne laisserai rien à desirer, je l'espère; mais j'entends qu'on me la donne, là, entièrement, sans que votre maison puisse avoir jamais aucun droit sur elle. -- Jamais, interrompt Briceval; c'est l'usage, quand les gens sont connus. Elle sera à vous, sans que père, mère, supérieurs quelconques aient jamais le droit de la réclamer! -- Quel bonheur, mon ami! s'écrie madame d'Eranville, je vais avoir un enfant!... Au bout de douze ans de mariage, je crois que nous devons renoncer à l'espoir de donner le jour à un être de notre nom: eh bien, tu seras père, je serai mère, d'Eranville, et nous ferons un heureux!... Mais je suis pressée, mon ami: ce n'est pas demain, ni un autre jour, que je veux avoir cet enfant, il faut que ce soit tout-à-l'heure, que je l'emporte sur-le-champ dans ma voiture.

Briceval sourit; la sœur fait des difficultés; mais Briceval les lève: il connaît les usages de Paris; il se fait conduire sur-le-champ à l'administration de l'hospice des Enfans-Trouvés: là, d'Eranville se fait connaître, donne des preuves de son état, de sa fortune, et l'enfant lui est accordé par les administrateurs, au grand regret des sœurs, qui versent toutes des larmes en voyant partir leur chère enfant, ainsi qu'elles l'appellent. D'Eranville signe la cession qu'on lui en fait: on lui remet les papiers nécessaires, et sur-tout celui qu'on a trouvé autrefois près de l'enfant abandonné; et nos amis partent avec Jeannette, mais accompagnés de la sœur gardienne, qui demande en grace à voir l'asile que va occuper dorénavant son bijou.

Tout le monde pleure de joie et d'attendrissement: l'enfant seul paraît calme, tranquille, froid même au milieu des effusions générales. Les sœurs sont tentées de l'accuser d'ingratitude; mais en lisant dans ses yeux, on remarque plutôt une espèce de pressentiment qui, dès cet âge tendre, lui annonce déjà le bonheur que ce changement d'état doit lui procurer un jour.

Jeannette a embrassé tous ses bons amis, jusqu'à ses plus petits camarades; et bientôt ses nouveaux bienfaiteurs la reportent dans l'église Notre-Dame. Là, sur les marches de la chapelle de la vierge, Rosalie l'élevant dans ses bras vers le ciel, s'écrie:

„Etre éternel, toi qui, jusqu'à présent, m'as refusé la douceur de la maternité, pardonne-moi, si j'ose me “soustraire à tes décrets immuables, en “adoptant cet enfant du malheur, cette “victime de la brutalité des hommes! “Je te la voue, ô vierge sainte, jusqu'à “l'âge de sept ans! veille avec moi sur “cette innocente créature, et que ta “bonté la conserve pour le bonheur que “je lui prépare, pour la fortune que ta “bienfaisance m'a donnée, et que je “dois lui laisser un jour! que je me “croie mère, ô mon Dieu, en élevant “cette aimable enfant, et que sa tendresse reconnaissante me dédommage “des soins que j'aurai pris de sa jeunesse “abandonnée!“

Sans doute que madame d'Eranville ajouta tout bas quelque oraison dominicale, ou autre; car elle marmotta assez long-tems entre ses dents, et M. d'Eranville ne put s'empêcher de sourire, ainsi que son ami, tant de sa prière mentale, que de celle dans laqu-elle elle venait de vouer Jeannette à la bonne Vierge, c'est-à-dire, aux vêtemens blancs, jusqu'à l'âge de sept ans. Au surplus, cette occupation généreuse allait faire une diversion utile aux pratiques oisives de superstition auxqu-elles Rosalie, n'ayant rien de mieux à faire, s'était livrée jusques-là. d'Eranville le desirait, et l'on verra par la suite que son espoir ne fut point déçu.

Madame d'Eranville ayant fini toutes ses prières, remonta dans sa voiture avec son époux, Briceval et la sœur Emilie. Rosalie mit l'enfant sur ses genoux, et elle se livra sans contrainte aux transports de sa joie, en voyant en son pouvoir une aussi aimable créature.

Arrivés à l'hôtel, nos amis introduisirent la sœur Emilie dans un salon superbe, et cette bonne fille n'eut pas assez de ses yeux pour examiner les beautés qu'il renfermait. Victoire fut soudain chargée d'aller acheter des petits vêtemens tout faits à la taille de Jeannette, en attendant qu'on lui en fît faire exprès pour elle: pendant l'absence de Victoire, les deux époux et leur ami s'amusèrent à faire causer l'enfant; et la sœur Emilie, extasiée de l'air de grandeur de cette maison, ne put que s'écrier de moment en moment: Pauvre Jeannette!... Quel bonheur pour elle!.... Là, regardez.... sera-t-elle assez heureuse! Ce matin, je ne voulais pas l'emmener à Notre-Dame; il semblait que j'avais un pressentiment qu'on me l'enleverait!..... Oui, mais c'est pour son bien!... Oh, comme elle sera riche! pourvu qu'elle n'oublie pas sa bonne Emilie, qui l'a tant soignée, tant aimée!...

Jamais, jamais, lui répondit Rosalie: non, ma sœur, j'espère qu'elle ne vous oubliera jamais; vous viendrez la voir souvent, n'est-ce pas? -- Tant que madame voudra bien me le permettre. Vous dînerez avec elle? -- Madame est bien bonne! -- Vous la verrez grandir, s'élever? -- C'est bien honnête à madame. -- Et vous pourrez rendre compte à la maison des soins qu'on aura pour elle. -- O madame! ce n'est pas pour cela; la maison n'a aucun compte à demander à madame, ni à moi. Je la verrai par amitié, et seulement pour présenter mon respect à madame, si madame le permet. -- Tant qu'il vous plaira, ma sœur: on vous verra toujours ici avec plaisir.

Et tout le monde recommençait à baiser, à caresser Jeannette, qui, gaie au milieu d'une timidité bien naturelle à son âge, ne paraissait pas du tout gênée, ni étonnée du changement de sa situation. Au contraire, elle faisait des petits contes, elle riait, caressait tour-à-tour Rosalie, la sœur Emilie et M. d'Eranville. Pour Briceval, il semblait qu'il lui fît peur quand il s'approchait d'elle. Il avait une de ces physionomies sérieuses qui glacent les enfans au premier coup-d'œil, et qui les empêchent de se livrer à l'expansion de leur âge. Brice val s'aperçut de l'espèce de froid que lui marquait la fille adoptive de ses amis, et, bien loin de s'en formaliser, il en sourit: Voilà, dit-il, l'effet des papas sur les jeunes personnes; mais patience, si je ne lui plais pas, j'espère qu'elle aura plus d'amitié pour mon fils: un enfant de six ans, et une petite fille de quatre, cela n'est pas long tems à faire connaissance!...

Victoire revint sur ces entrefaites, chargée de petits ajustemens de toutes les façons. La bonne Victoire qui aimait les enfans, aida sa maîtresse à dépouiller Jeannette de sa robe noire, de son toquet, de son tablier et de ses manches blanches. On lui mit une petite robe de linon, qui parut beaucoup la flatter; puis on rendit sa lugubre défroque à la sœur Emilie, qui se retira, non sans avoir accepté un léger cadeau de la part de Rosalie, qui lui fit renouveler sa promesse de venir de tems en tems voir son bijou.

La soirée se termina gaiement, et Victoire fut chargée de coucher l'enfant dans sa chambre, près d'elle, et de bien veiller à ce qu'il ne lui arrivât rien pendant la nuit.

CHAPITRE IV. Le petit cœur de Jeannette.

Le lendemain matin, Rosalie, éveillée de bonne heure, demanda son enfant. Victoire, qu'elle avait sonné, s'approcha de son lit, et lui dit tout bas: Je l'ai déjà habillée; charmante, madame! tenez, regardez-la; elle est dans votre chambre: la voyez-vous? -- Où donc? -- Là, devant votre grande glace de hauteur.

Rosalie regarde, et aperçoit la petite coquette qui se mire, se pavane, se retourne, admire sa belle robe à queue, sa ceinture, et se donne enfin tous les airs d'une petite-maîtresse. Rosalie ne peut retenir un long éclat de rire. L'enfant, qui la croyait encore endormie, s'aperçoit qu'elle est éveillée, et court à son lit en s'écriant: Maman! -- Tu m'appelles ta maman, Jeannette? oh! tu as raison, tu as bien raison; je la suis, je veux l'être toujours: mais regarde donc, Victoire, elle veut monter sur ce lit; donne-la-moi; donne-la moi donc, elle va se tuer! Ah, mon Dieu, elle est par terre! -- Non, madame, non, la voilà dans mes bras, la voilà dans les vôtres! Aimable enfant! comme elle me caresse! Tu m'aimes donc bien déjà? pourquoi m'aimes-tu tant que cela? Est-ce parce que je t'ai donné une belle robe, un beau bonnet? Parle? -- Non, madame..... c'est parce que vous avez la figure bonne. -- Bon! Victoire; entends-tu? j'ai la figure bonne! -- Oui, et puis parce que vous m'embrassez, enfin parce que vous êtes ma petite maman! -- Chère enfant!

D'Eranville entra, et fut à son tour l'objet des caresses de Jeannette. On la laissa libre ensuite de courir, de jouer dans le jardin, toujours sous la surveillance de Victoire.

Jeannette avait un petit caractère décidé, qui était ennemi de la gêne et de la timidité, quand elle connaissait bien son monde. A midi, elle vint demander à déjeûner. A déjeûner, répond Victoire! Et voilà deux fois ce matin que je t'en ai donné. -- C'est vrai, ma bonne; mais je ne l'ai pas mangé: je l'ai donné au gros chien qui est là-bas. Il avait apparemment plus faim que moi; car il voulait me prendre mon pain; et moi, il faudrait que j'eusse bien appétit pour prendre quelque chose?

Victoire sourit, lui donna de nouveau à déjeûner, et la gronda un peu, en lui remontrant que le chien avait tout ce qu'il lui fallait, et qu'elle ne lui donnerait plus rien, si elle laissait manger son déjeûner par Pataud.

Pendant plusieurs jours, on remarqua que Jeannette mangeait d'une manière gloutonne à dîner: on la suivit, et l'on s'aperçut que cette bonne enfant était toujours à jeun. Tous les matins, elle continuait de donner son déjeûner à Pataud, et elle n'osait le dire, dans la crainte d'être grondée; mais elle souffrait, disait-elle, de voir comme ce bon chien dévorait son pain, et en aurait dévoré bien d'autre, si on le lui eût donné. On admira la bonté de son cœur, et Victoire prit le parti de la faire déjeûner devant elle.

Une autre fois, elle rentra du jardin toute effrayée, et l'on s'aperçut que ses vêtemens étaient tachés de sang. L'effroi fut général: on la questionna, et l'on apprit, dans son petit jargon, que Pataud, déchaîné, avait voulu croquer une poule. Jeannette s'était approchée aux cris de la pauvre bête; son aspect avait fait fuir Pataud, et la sensible Jeannette avait déchiré son mouchoir pour bander les blessures de la poule blessée, à qui sans doute elle avait fait plus de mal que de bien.

La sœur Emilie vint la voir au bout de huit jours de son adoption: l'enfant pleura de joie en la voyant, et cette bonne fille la pressa contre son cœur. Madame d'Eranville fit beaucoup d'accueil à la sœur, qui parla de se retirer, aussi-tôt après le déjeûner. L'enfant voulut absolument la reconduire seule; on ne pouvait deviner son motif: Jeannette en avait un; c'était pour lui remettre une grande quantité de sucreries, de friandises qu'elle avait amassées, dont elle s'était privée à chaque repas. Tiens, sœur, lui dit-elle, tu donneras tout ça à mes petites camarades, à Jacques, à Louis, à Julienne, et tu les embrasseras en leur disant que c'est de la part de leur ancienne petite amie, qui est bien heureuse, mais qui pense toujours à eux.

Voyez, mon ami, dit madame d'Eranville à son mari en lui apprenant ce trait, voyez la précaution, la frugalité d'un enfant de quatre ans! quel excellent petit cœur! Je suis bien trompée si cette petite fille manque jamais de reconnaissance envers nous! -- Elle est on ne peut pas plus intéressante, répondit M. d'Eranville, et ce fut un jour bien heureux pour elle et pour nous que celui qui l'offrit à nos regards: C'est notre enfant, Rosalie, et tout me prouve qu'elle en aura les sentimens.

On lui avait donné, pour jouer avec elle, les deux petits enfans de Victoire, qui étaient à-peu-près du même âge qu'elle; mais l'enfant qu'elle aimait le mieux, qu'elle demandait sans cesse, avec qui elle ne s'ennuyait jamais, c'était le petit Briceval, fils de l'ami de la maison. Ce jeune garçon avait six ans; et il était déjà plein de sens et de raison, ce qui s'accordait parfaitement avec le caractère de Jeannette, dont l'esprit, ainsi que je l'ai déjà dit, avait devancé l'âge. Le petit Briceval venait tous les jours jouer avec Jeannette, et c'était à qui se ferait des cadeaux mutuels: jamais de cris, de pleurs, de brouilleries; toujours bons amis, toujours complaisans, ces deux aimables enfans semblaient le disputer aux grandes personnes en procédés, en délicatesse. Tout était commun entr'eux, et le petit garçon sur-tout se faisait un bonheur de laisser à Jeannette, chez elle, tous les joujoux dont elle paraissait avoir envie.

M. et madame d'Eranville, ainsi que leur ami Briceval, voyaient avec une vive satisfaction cette intelligence précoce, ces affections mutuelles, et ces enfans faisaient le bonheur des deux maisons où ils se réunissaient alternativement.

Rien ne manquait plus à la félicité de Rosalie. Livrée toute entière à l'éducation de Jeannette, qu'elle adorait comme sa propre fille, elle se croyait mère, et en remplissait les devoirs. Son excès de dévotion paraissait s'affaiblir de jour en jour, et ce changement faisait le plus grand plaisir à son époux. Pour amuser l'enfant, on sortait, on allait à la campagne, au spectacle, et l'ennui ne couvrait plus de son voile sombre la maison d'Eranville: les jeux, les plaisirs y étaient réunis; c'était un intérieur aussi gai maintenant qu'il avait été triste autrefois. Ainsi l'enfance anime tout; ainsi le tableau de l'innocence égaie l'été de la vie.

Une circonstance imprévue vint cependant jeter une teinte de tristesse sur ces images riantes du bonheur et de la paix. Briceval, qui paraissait consumé toujours d'un noir chagrin, dont personne ne savait la cause, vint un jour, l'œil humide de pleurs, annoncer à ses amis qu'il allait partir, les quitter peut-être sans espoir de jamais les revoir. Rosalie, son époux, frappés de ce brusque départ, lui en demandent le motif. Briceval soupire. Il ne peut, dit-il, révéler ses malheurs à qui que ce soit; ils sont affreux, et de nature à être renfermés pour jamais dans son cœur. Il quitte Paris enfin; il part, et il est forcé de partir s'il veut conserver son honneur, sa réputation, sa vie même et celle de son fils. Son fils! il l'emmène avec lui! Quelle privation pour Jeannette, qui, depuis un an, s'était attachée beaucoup à son petit mari, ainsi qu'elle l'appelait! Briceval s'arrache avec peine des bras de ses amis, qui respectent trop ses secrets pour vouloir les lui dérober. Briceval promet d'écrire très-souvent; mais il ne dit ni où il va, ni ce qu'il va faire. Il a vendu sa maison, toutes ses propriétés de Paris, sans en prévenir qui que ce soit: il monte en voiture avec son fils, et il s'éloigne en versant des larmes de regret et de sensibilité.

Quelle séparation douloureuse pour les bienfaiteurs de Jeannette! Jeannette elle-même entend dire qu'elle ne verra plus de long-tems son petit mari. Elle pleure, elle crie, et sa douleur augmente encore celle de ses protecteurs, qui rentrent dans leur salon, tristes, pensifs, et aussi isolés que si un vuide affreux s'était formé tout-à-coup autour d'eux. Ils ne reverront plus leur ami Briceval, dont l'esprit, le cœur et la raison étaient si bien d'accord avec leurs caractères! Cet ami précieux leur a toujours témoigné la plus grande confiance, et il a des secrets pour eux! et ces secrets sont d'une nature à compromettre son honneur, sa vie même! Qu'a-t-il donc éprouvé de la part des hommes, cet homme si estimable! Quels sont donc les barbares qui l'ont persécuté, qui le persécutent encore!... Mais tirons, pour le moment, le voile sur ce mystère, que nous éclaircirons peut-être un jour, et revenons à nos héros, à leur aimable fille adoptive.

Jeannette fut long-tems inconsolable de l'absence du jeune Briceval: elle devint triste, sombre, et, dès ce moment, on remarqua qu'elle quitta les joujoux, tout ce qui plaît tant aux enfans de son âge: et comme si la raison lui faisait sentir déjà l'utilité des sciences, elle se livra à l'étude de la lecture, de l'écriture, de la danse même, et du piano, que Rosalie, qui en jouait très-bien, se mit à lui enseigner. A peine ses petits doigts pouvaient-ils rencontrer les touches; cependant elle apprenait avec goût et facilité. A cinq ans et demi, c'était une petite poupée dont chacun s'amusait, que ses bienfaiteurs montraient à tout le monde avec ivresse, avec même une espèce d'orgueil. En société, dont elle faisait le charme, on la faisait tour-à-tour lire, chanter, danser, jouer au piano deux airs simples, mais avec la basse: en un mot, elle était le digne objet de tous les éloges et de toute l'affection de ses bienfaiteurs. Hélas! pauvre Jeannette, ce tableau va changer un peu, et, si jeune encore, tu vas éprouver l'effet du caprice des hommes et de la destinée.

CHAPITRE V. Exemple consolant pour bien des Epoux.

Six mois après le départ de Briceval, d'Eranville revenait un soir d'une mai son de campagne qu'il avait achetée près Paris, lorsqu'il fut tout étonné de voir son épouse lui sauter au cou avec des effusions plus vives qu'à l'ordinaire. Qu'as-tu, Rosalie? lui dit-il; d'où peut venir l'excès de ta joie? As-tu reçu quelque nouvelle de notre ami, qui n'écrit point malgré sa promesse? Sans doute tu as quelque chose d'heureux à m'annoncer? -- Oh, oui, d'heureux, mon ami, des plus heureux! Regarde un peu la bizarrerie des événemens! qui l'aurait dit? qui le croirait? -- Parle, ma Rosalie? S'il faut l'avouer, ta joie paraît tenir un peu du délire. -- Eh! qui n'en éprouverait pas un grand, un bien véritable en cet heureux moment?... Au bout de quatorze ans tout-à-l'heure de l'hymen le plus fortuné, nous désespérions d'en obtenir un gage; eh bien, mon ami, il ne faut jamais jurer de rien! -- Qu'entends-je? tu serais enceinte? -- Eh oui, mon ami, voilà le mystère; je suis enceinte, oh! de plus de trois mois, j'en suis certaine. Je vais être mère, d'Eranville! tu seras père! conçois-tu tout l'excès de notre félicité? O ma Rosalie! combien tu vas me devenir plus précieuse encore! Le voilà donc ce bien inestimable après lequel nous avons tant soupiré! et c'est après quatorze années!... Que la nature est bizarre, et combien nous lui devons de reconnaissance!... Mais cet enfant adopté, cette petite Jeannette!... Si nous avions pu prévoir!... -- Quoi, mon ami! cette petite Jeannette, eh bien, nous la garderons; n'est-elle pas assez intéressante pour partager notre tendresse avec notre enfant? D'Eranville, il y aurait de l'inhumanité à rendre cette petite malheureuse, à diminuer quelque chose de nos bontés pour elle. Il faut qu'elle soit élevée comme notre enfant... Alabonneheure, elle n'héritera pas de nos biens; mais nous lui en laisserons une part, n'est-ce pas? Nous la marierons, nous la doterons, et nous n'oublierons jamais que c'est peut-être le bienfait de son adoption qui nous a mérité cette faveur du ciel: oui, j'ai dans l'idée que Dieu a voulu nous récompenser de ce que nous avons fait pour une pauvre orpheline!

D'Eranville sourit, et répondit à sa femme: Si Dieu a voulu nous récompenser, ma bonne amie, il n'a pas entendu les intérêts de sa petite protégée; car une fois pères, qui sait si notre tendresse, notre bienveillance ne diminueront pas pour cette pauvre enfant? -- Que dis-tu, d'Eranville? peux-tu penser que mon cœur..... Ah! réponds du mien comme je puis répondre du tien!... Jeannette sera heureuse, et cet événement n'influera que très-peu sur sa situation ici.... Mais laissons toutes ces idées qui appartiennent à l'avenir, et ne pensons qu'au bonheur qui nous arrive. Je vais être mère, ô mon ami!... D'abord, je le nourrirai; sois sûr qu'il ne me quittera pas, cet enfant tardif, mais bien précieux. Si ce pouvait être un garçon, Jeannette se ressentirait moins de sa naissance, et nous croirions avoir deux enfans, garçon et fille!... Ce sera un garçon, mon ami; j'en ai l'heureux pressentiment. -- Quel qu'il soit, il nous sera bien cher, n'est-ce pas, ma Rosalie? Oh oui, oui, mon cher d'Eranville!...

Dès ce moment, Rosalie se regarda comme la plus heureuse des femmes. Ses traits, toute sa personne prirent un air de satisfaction qui raffermit sa santé un peu chancelante, et elle s'occupa avec activité du soin de la plus belle, de la plus riche layette. Pauvre Jeannette! tu commences déjà à t'apercevoir du changement que ton sort va éprouver. Presque plus de leçons de piano, moins de fêtes, d'éloges, moins de caresses! des remontrances, des grondes même assez fréquentes, et en général on s'occupe moins de toi. Pauvre Jeannette! sans deviner ce que tout cela veut dire, tu soupires quelquefois, et ta sensibilité te fait souvent verser des larmes, les premières que tes bienfaiteurs aient arraché de tes yeux! mais soumise, docile, reconnaissante, tu ne te plains à personne, pas même à la sœur Emilie, qui vient de tems en tems te demander si tu es bien heureuse, bien contente! -- Toujours, réponds-tu, et ton petit cœur se serre, et tu cours embrasser ta mère adoptive, qui te chérit encore, mais qui, peut-être, bientôt.... Poursuivons.

Au terme de sa grossesse, madame d'Eranville, que son époux, par excès de tendresse, avait presque rendue esclave, dans la crainte qu'il lui arrivât quelqu'accident, mit au monde, non un garçon comme elle l'espérait, mais une jolie petite fille, qu'on nomma Cécile d'Eranville. Je ne décrirai point les fêtes qui eurent lieu, ni les transports de joie du père, de la mère; il me suffira de dire que Jeannette fut écartée de ces plaisirs, et qu'à peine on pensa à elle. Elle avait alors six ans, et déjà elle était en état de réfléchir; mais trop bonne pour se plaindre, trop reconnaissante pour s'apercevoir même de la froideur qu'on lui témoignait, elle se réjouit, avec tout le monde, d'un événement qui faisait le bonheur de ses bienfaiteurs. La sœur Emilie, qui vint la voir dans ce momentlà, sentit le tort que la naissance de Cécile allait faire à son bijou, et elle se retira en secouant la tête.

Je passerai rapidement sur les premières années de Cécile: sa mère la nourrit, et l'on sent que cette occupation, ainsi que le juste sentiment de la tendresse maternelle, détachèrent insensiblement madame d'Eranville de Jeannette. Non-seulement ses premiers talens furent négligés, mais elle devint même la petite servante de Cécile, qu'elle fut obligée de garder, de soigner, de mener promener, de faire jouer, etc. Adieu les belles robes, les belles ceintures, les beaux bonnets! Jeannette, mise simplement, comme Victoire, ne dansait plus, ne chantait plus, avait oublié ses deux airs de piano, et se rendait utile dans la maison, où elle aidait même les domestiques. Elle avait douze ans; Cécile en comptait six, et c'était Cécile qui était devenue à son tour le bijou, le joujou, la poupée de la maison. On la faisait chanter, danser, et Jeannette, pendant ce tems, était occupée à des ouvrages d'aiguille pour parer l'enfant de la maison.

Le caractère de Jeannette était néanmoins toujours le même. Bonne, sensible, spirituelle, complaisante et douce, elle charmait tout le monde par les grâces de sa figure et les qualités de son cœur. D'Eranville savait bien l'apprécier: il l'aimait toujours; mais Rosalie était mère: rien n'était beau, rien n'était parfait comme son enfant; et, à ses yeux, la comparaison entre Cécile et Jeannette était toujours au désavantage de cette dernière. Madame d'Eranville était fâchée avec cela de voir, dans sa maison, une autre fille qui attirait les regards, les éloges, qui les enlevait à sa fille, et dont la charmante figure nuisait aux grâces qu'elle trouvait dans celle de Cécile. Madame d'Eranville aimait cependant encore Jeannette; elle était toujours bonne et généreuse; mais elle était femme, faible et mère!....

Pour la petite Cécile, à six ans il était difficile de juger son caractère. Elle était très-jolie, et elle annonçait de l'esprit, ainsi qu'un bon cœur. Cécile ne pouvait se passer de Jeannette: il n'y avait que Jeannette qui pût la faire jouer, l'amuser; et Jeannette, qui sentait que ce soin la rendait nécessaire, prodiguait à l'enfant mille caresses dont la mère lui savait intérieurement beaucoup de gré; ainsi agissait Jeannette, qui n'était plus l'enfant chéri; elle n'était que la première femme-de-chambre de la jeune Cécile. Jeannette sentait sa position; mais comme elle savait, par la sœur Emilie, qu'elle n'était qu'une pauvre fille prise aux Enfans-Trouvés, elle trouvait son sort très-heureux, et bien au-dessus de ce que la fatalité de sa naissance lui réservait. Ainsi, à mesure qu'elle croissait en vertu, en reconnaissance pour ses bien-faiteurs, madame d'Eranville sentait diminuer de jour en jour sa teudresse et sa bienfaisance pour elle. Cécile avait toutes ses affections, et il faut convenir qu'elle en était digne; car Cécile avait des dispositions à tout; et les talens, comme les dons du cœur et de l'esprit, se développaient de jour en jour chez cette intéressante créature.

Cécile avoit dix ans, et Jeannette seize, lorsque madame d'Eranville, qui desirait que sa fille brillât uniquement chez elle, forma le projet d'en éloigner Jeannette. Rosalie ne craignait que l'attachement que son mari avait pour cette aimable personne; mais comme il était habitué à faire ce qu'elle voulait, elle ne douta pas de réussir encore dans cette occasion. Mon ami, dit-elle à d'Eranville, voilà Jeannette bien grande et bien adroite; cette jeune fille fait tout ce qu'elle veut de ses doigts: j'ai pensé qu'elle nous serait plus utile à la campagne qu'ici. Tu sais que notre maison de Bagneux est sans dessus dessous depuis le long-tems que nous n'y sommes allés: il faut que Jeannette nous l'arrange pour cet été. Mon projet est d'y mener ma fille vers le mois de mai; et, en vérité, si l'on n'y envoyait pas quelqu'un d'avance, nous ne saurions où y mettre les pieds. J'ai acheté des tentures, des lits: Jeannette est en état de nous arranger tout cela là-bas. Qu'en dis-tu?

D'Eranville la regarda un moment, puis il lui dit: Te rappelles-tu, ma Rosalie, qu'à l'époque de ta grossesse, je te fis entrevoir qu'un jour tu te détacherais de la pauvre Jeannette? Oh! réponds de mon cœur comme je réponds du tien, me dis-tu... Jamais Jeannette ne devait nous quitter! Eh bien, aujourd'hui, qu'as-tu à répondre à cela? -- C'est-à-dire, mon ami, que tu prétendais que j'élevasse Jeannette dans la grandeur, dans le luxe, dans l'oisiveté? tu voulais que j'en fisse une demoiselle? En vérité, à quoi servirait-il d'être mère, si l'on ne mettait une nuance entre sa fille et l'enfant d'un étranger? Jeannette n'a pas de biens; elle n'attend rien que de nos bontés; il fallait l'accoutumer au travail, à une honnête aisance; c'est ce que j'ai fait: je ne crois pas avoir manqué envers elle aux lois de la délicatesse, de la générosité? -- Non; mais tu la chasses aujourd'hui. -- Est-ce la chasser que l'envoyer passer quelque tems à la campagne, à une campagne où nous irons la retrouver dans deux mois? -- Ce projet tiendra-t-il? -- Certainement, mon ami: je veux que ma fille, qui est très-délicate, passe quelque tems à la campagne; cela raffermira sa santé qui nous est si chère à tous deux. Tu ne me réponds pas, d'Eranville? cela me fait de la peine, parce que je vois que tu me supposes injuste, froide, et peut-être jalouse des perfections de Jeannette! Au surplus, si cela ne te plaît pas, dis-le-moi: elle restera ici, à ne rien faire que se parer, se mirer du matin au soir; car elle est coquette, la chère enfant! N'en parlons plus, d'Eranville: c'est la première fois que tu t'opposes à ce qui me plaît; n'en parlons plus.

Rosalie, déconcertée, allait se retirer; d'Eranville l'arrêta par la main. Ma Rosalie, lui dit-il, tu interprètes mal mes sentimens pour toi: je t'aime, je t'estime trop pour te taxer d'injustice, encore moins de jalousie; ce vice bas et vil ne peut entrer dans ton cœur. Mais je ne m'aperçois que trop que tu n'aimes plus une enfant que tu as adoptée à la face du ciel, en lui jurant de ne jamais l'éloigner de toi. -- Je suis mère, d'Eranville! -- Eh je le sais, et ne peux que t'en estimer davantage!... Va, ma chère femme, agis, dispose, ordonne; mais sur-tout prends garde à ménager la délicatesse de Jeannette, et ne la réduis pas à la vile condition de la servitude! Tu m'entends? et ton excellent cœur me répond de ta conduite en cette occasion.

D'Eranville se retira, et Rosalie fit venir Jeannette, à qui elle signifia, sans dureté, mais d'un ton froid, l'ordre de se rendre sur-le-champ à la maison de Bagneux. On attela deux chevaux à la voiture, qu'on chargea de toiles, de tentures: Jeannette s'y plaça, et partit, le cœur serré, non sans avoir embrassé sa petite Cécile, qu'elle chérissait, quoique cette enfant fût la cause de cette mortication.

CHAPITRE VI. Caractères communs.

Le tems était brumeux, et le froid piquant, quoiqu'on fût sur la fin de Mars. Toute la nature semblait se conformer à la douleur de la pauvre Jeannette. Ce n'était pas qu'elle connût l'envie, la jalousie, toutes ces passions basses qui n'entrent jamais dans une belle ame; mais sa bien-faitrice qu'elle aimait tant, qu'elle avait nommée si long-tems sa mère, sa bonne mère! madame d'Eranville n'était plus que sa supérieure: Jeannette devait la nommer sa maîtresse, et l'idée de la servitude était bien dure pour elle qui avait été élevée dans la grandeur, pour un autre état. Tout était changé pour Jeannette: elle sentait qu'elle n'était plus qu'une pauvre fille des EnfansTrouvés, élevée par charité, et qui devait, par ses services, reconnaître les bontés qu'on avait pour elle. Elle n'accusait ni M. d'Eranville, ni Rosalie; elle n'accusait personne; mais elle était triste, et ne se plaisait plus qu'avec la sœur Emilie, à qui elle pouvait au moins confier ses plus secrètes pensées. La sœur Emilie n'était pas là près d'elle; il y avait toute apparence que cette bonne religieuse, qui sortait rarement, avec peine, et qui avait très-peu de tems à elle, trouvât celui d'aller à près de deux lieues pour visiter celle qu'elle apelait toujours son bijou.

Jeannette faisait toutes ces réflexions, seule dans la voiture, entourée d'étoffes diverses qu'elle devait employer en meubles, et sentant qu'elle n'était plus maintenant qu'une fille de service.

Elle arriva ainsi à Bagneux, où elle descendit dans la maison de campagne qui allait devenir son séjour. La femme du concierge était une bavarde, jalouse, envieuse et méchante à l'excès. Les subalternes remarquent aisément la dose de soins, d'égards qu'on a pour ceux qu'ils jalousent, et ils règlent toujours là-dessus leur conduite. Madame Dupré, c'était le nom de cette concierge, connaissait la naissance de Jeannette, et sur-tout elle avait distingué la froideur que madame d'Eranville lui témoignait depuis plusieurs années; c'en était assez pour que la Dupré prît un ton avec elle. Ah, vous voilà, Jeannette? dit-elle d'un petit air avantageux; soyez la bien-venue. Vous allez demeurer ici, j'en suis charmée; car j'ai besoin de quelqu'un qui m'aide, et madame m'a fait l'honneur de m'écrire que je pourrais disposer de vous en tout ce qu'il me plairait vous ordonner. Il y a de la besogne ici, mon enfant: dame, ce n'est pas comme à Paris, où vous n'aviez rien à faire du matin au soir qu'à vous parer, qu'à vous mirer: ici, nous n'avons pas le tems de tout cela; il faut prendre l'intérêt de nos maîtres, et quand on veut bien les servir, on trouve toujours de l'ouvrage. Ha ha! c'est que madame me connaît bien pour être fidèle et laborieuse; elle ne m'aurait pas donné sa confiance sans cela.

Jeannette regarda cette femme, et n'eut pas la force de lui répondre, tant elle était indignée de ses expressions. La Dupré continua: Que savez-vous faire? pas grand'chose, n'est-ce pas? Je vous montrerai, moi; j'ai tout plein de petits talens qui pourront vous être utiles; et si vous êtes douce, docile, vous verrez que nous vivrons toujours comme deux bonnes amies. -- Madame, je n'ai pas l'orgueil d'ambitionner le titre de votre amie. -- Vous la deviendrez, Jeannette; oui, ma petite, je sens que tu la deviendras.... Dupré? ( elle appelle son mari ) tiens, reconnais-tu cette petite Jeannette que tu as vue si jeune à Paris? Il n'y va presque jamais, lui, mon ange: c'est toujours moi qui vas chez monsieur et madame quand ils mandentquelqu'und'ici. Mais regarde-la donc, Dupré? Elle est grandie, n'est-ce pas? Dame! ce n'est plus cette morveuse qui criait dans Notre-Dame: Pauvres petits enfans-trouvés! nous prierons bien le bon Dieu pour vous! Qu'elle était gentille alors!

Jeannette ne put s'empêcher d'ajouter en soupirant: Et heureuse! -- Heureuse, reprit la Dupré! Que te manque-t-il, mon enfant? Je crois en vérité que monsieur et madame ont beaucoup fait pour toi; mais ils sont comme cela, bons, oh, bons!... Ha ça, nous perdons le tems à babiller; il faut ranger tout cela. Dupré? eh, Dupré? viens donc nous aider.

Dupré s'avança: c'était une espèce de lourdaud qui ne savait rien dire d'obli geant, et qui se laissait mener par sa femme, qu'il regardait comme un grand génie. On débarrassa tous les objets qui étaient dans la voiture, et Picard, qui avait amené Jeannette, repartit pour Paris, après avoir souhaité une bonne santé à notre héroïne.

La Dupré qui faisait la maîtresse, et voulait, dès l'origine du séjour de Jeannette dans la maison, la maîtriser pour l'empêcher de s'emparer de l'autorité qu'elle y exerçait, la Dupré lui assigna un petit logement très-étroit, dans une mansarde, et non loin des chambres des autres domestiques. Jeannette s'y confina dans l'après-midi; et là, seule, sans témoins, elle laissa échapper un torrent de larmes. O ma maîtresse! s'écriat-elle dans son désespoir, ô femme estimable et adorée! il est donc trop vrai que j'ai perdu ton cœur, que tu m'as retiré tout-à-fait ta tendresse! Quels sont mes torts? daigne me les remontrer. Je brûle de les expier à tes pieds, quels qu'ils soient, ces torts dont je ne puis me rendre raison!.... Rosalie! bonne et sensible Rosalie! avez-vous pu éloigner de vous un enfant que vous chérissiez tant autrefois? avez-vous pu la bannir, l'exposer aux duretés, aux insultes des méchans? Pauvre Jeannette! voilà l'effet de la fatalité qui a présidé à ma naissance. Si j'avais des parens!... Ah! des parens valent toujours mieux que des étrangers... Mon père, ma mère, où sont-ils, où se cachent-ils dans le monde? Qui me les découvrira? qui me jetera dans leurs bras paternels?... Fille de la débauche, de l'indigence, ou peut-être d'un amour malheureux, je dois tout à la commisération des hommes: oh! comme ils vendent cher leurs bienfaits à des cœurs délicats sur-tout!... Elevée chez madame d'Eranville, comme un pauvre enfanttrouvé, habituée à des travaux serviles et rudes, je me serais fait à ce sort rigoureux sans doute, mais propre à ma situation!... Non: on m'élève comme l'enfant de la maison, on m'accable de caresses, on commence à me donner des talens; puis, plus rien! Plus de talens, plus de caresses, le froid de l'humiliante pitié.... Quel état!

Heureusement pour Jeannette, qui déjà jetait les yeux sur la simplicité de sa chambre et de son ameublement, sa croisée donnait sur la campagne, sur Paris même qu'on voyait au loin: elle se mit à sa fenêtre, et l'aspect de la nature, en nourrissant sa mélancolie, la rendit plus supportable. Elle aperçut dans le potager Joseph, le fils du jardinier, que sa mère embrassait pour quelque léger service qu'il venait de lui rendre. Heureux Joseph! s'écria Jeannette, tu as une mère!... et moi....

Elle se remit à pleurer jusqu'à ce que la voix de la Dupré, qui l'appela, la tira de sa rêverie: elle se hâta d'essuyer ses yeux rouges, et elle descendit trouver cette femme, qui n'était pas propre à la consoler, ni à lui plaire. Que faisais-tu donc là-haut? lui dit la Dupré, qui, comme on l'a déjà vu, se donnait les tons de la tutoyer. Tu dormais peut-être? Est-ce que tu crois que tu auras le tems de cela, ici?... Allons, allons, à l'ouvrage, mademoiselle, à l'ouvrage?

Jeannette, douce et timide, fit ce que cette femme lui prescrivit; et ce fut de cette manière qu'elle passa plusieurs années dans cette maison, sans y voir venir aucun de ses bienfaiteurs, malgré le beau projet qu'avait formé madame d'Eranville d'aller y passer l'été avec sa fille. Jeannette et la Dupré préparèrent en vain la maison pour y recevoir les maîtres: personne ne vint, et Jeannette n'eut pas même la douceur de les voir à Paris. La Dupré eut soin de l'empêcher d'y aller. C'était elle qui s'y rendait lorsqu'il y avait quelques commissions à faire; et monsieur, ainsi que madame d'Eranville, parurent oublier tout-à-fait leur ancienne protégée. Pour le mari, il était moins coupable; car il lui était survenu des affaires majeures qui prenaient tout son tems; mais en vérité madame d'Eranville n'était pas excusable, quelque tendresse qu'elle eût pour sa fille, de négliger ainsi celle à qui elle avait promis le bonheur, et à la face du ciel encore; ce qui devenait un devoir pour une femme livrée, comme elle l'était, à la plus ridicule dévotion. Mais Rosalie était mère, et jalouse de Jeannette que tout le monde louait trop inconsidérément devant elle. Rosalie voulait que Cécile brillât seule; et l'absence de Jeannette satisfaisant sa vanité, elle n'était pas fâchée intérieurement de ce que la Dupré, qui entrait dans ses projets sans les connaître, vînt seule à Paris, et laissât, reléguée dans sa triste campagne, Jeannette, qui d'ailleurs ne manquait de rien.

Rosalie élevait sa fille dans la grandeur la plus fastueuse, et ne s'attachait uniquement qu'à la culture de son esprit et de ses talens.

Cependant d'Eranville était occupé par un procès ruineux. Un frère à lui, qu'il n'avait jamais connu, dont il ignorait même l'existence, ayant perdu fort jeune ses parens, était revenu des îles, et revendiquait la moitié de l'héritage de ses pères. Ses titres étaient en règle; il plaida, gagna sa cause, et d'Eranville fut contraint à lui restituer la moitié de sa fortune, même de l'héritage de l'oncle Durand, auquel ce frère avait autant de droits que lui. C'était là le commencement des malheurs de d'Eranville: on verra bientôt qu'il devait lui en arriver de plus douloureux.

CHAPITRE VII. Joli avancement!

D'Eranville, dont la fortune était diminuée de moitié, fut obligé de vendre sa maison de Bagneux. L'on croirait que Jeannette dut alors revenir à Paris; point du tout. Rosalie, qui s'était habituée à son absence, lui ordonna de se rendre sur-le-champ à une petite ferme qu'elle possédait, avec une habitation de plaisance, dans les environs de Meudon, sur les hauteurs de Sève. Jeannette obéit sans murmure; et, sans passer même par Paris, elle se rendit à cette ferme, nommée la Bergerie, où elle trouva au moins, dans le fermier, sa femme et son fils, des gens plus honnêtes, plus doux que la Dupré et son mari. Jeannette était là pour avoir l'œil sur tout. (Il fallait bien un prétexte pour l'y reléguer), et cette espèce d'inspection lui donnant du poids sur le fermier, elle en reçut plus d'égards, et vécut plus heureuse pendant plusieurs années.

Cependant madame d'Eranville avait formé un projet pour ce qu'elle appelait l'avancement de Jeannette. Le fermier de la Bergerie était un homme âgé; sa femme était infirme; mais ils avaient un fils, nommé Richard, qui était un grand garçon plein de force et d'activité. Il avait vingt-cinq ans, Jeannette en avait vingt-deux. Madame d'Eranville songeait à les marier tous deux, et à donner une petite rente au père Richard, afin qu'il laissât sa ferme aux jeunes gens. Rosalie avait fait consentir son faible époux à cet arrangement. Le père Richard et sa femme regardaient ce mariage comme un bonheur pour eux. Leur fils le savait, et Jeannette était la seule qui ignorât tous ces beaux projets.

Elle remarquait bien que, depuis quelques mois, le jeune Richard était plus empressé, plus galant auprès d'elle; mais elle n'en devinait pas le motif. Un jour, elle reçut une lettre qui la prévenait de se rendre à Paris, pour y dîner avec M. et madame d'Eranville. Dîner avec eux! C'était une faveur que Jeannette n'avait pas obtenue depuis bien long-tems. Jeannette, qui chérissait ses bien-faiteurs, sentit son cœur battre délicieusement. Elle se para de ses plus frais ajustemens, et au jour indiqué, elle partit pour Paris. Jeannette, en entrant à l'hôtel d'Eranville, fut bien agréablement surprise, quand elle s'y vit recevoir par une jeune personne charmante, qui, loin de lui témoigner de la hauteur, lui sauta au col en l'appelant sa bonne amie!..... C'était Cécile. Cécile était grande, formée: elle avait seize ans; et tous les charmes de cet âge, comme ceux de la beauté, étaient répandus sur son extérieur, qui était des plus séduisans. Eh quoi! lui dit Jeannette émue jusqu'aux larmes, mademoiselle a la bonté de me reconnaître? -- Me crois-tu donc assez ingrate, ma bonne Jeannette, pour oublier l'amie de mon enfance, la compagne de mes jeux et de mes innocens plaisirs! Jamais, Jeannette, jamais je n'oublierai mon amie.

Et Cécile l'embrassa de nouveau. Une semblable effusion était un bonheur inoui pour la sensible Jeannette: sa reconnaissance fut si vive, qu'elle lui arracha des larmes, que la bonne Cécile s'empressa d'essuyer. Madame d'Eranville entra dans ce moment. Qu'est-ce que c'est donc, dit-elle étonnée, que ces yeux rouges que je vous vois à toutes deux? Ah, maman! il y a si long-tems que je n'ai vu Jeannette!.... -- C'est votre faute, ma fille, répondit madame d'Eranville un peu piquée: il fallait aller la voir à Bagneux, à la Bergerie: puisque vous l'aimez tant, il fallait aller y vivre avec elle. -- Maman, pardon; je ne pense pas t'avoir déplu en témoignant de l'amitié à celle que dès mon enfance tu me prescrivis de chérir comme une seconde sœur. -- Qui vous dit, mademoiselle, que vous m'avez déplu? Croyez-vous que je n'aime pas autant que vous cette bonne fille? Mais je ne pleure pas, moi, là, comme une imbécille.

Jeannette ne disait rien pendant cette petite scène: elle souffrait moins pour elle que pour l'expansive Cécile, à qui l'on faisait un reproche si dur devant elle. Jeannette n'en voulut point à sa bien-faitrice: elle se dit seulement au fond de son cœur: L'absence m'a-t-elle donné de nouveaux torts?

M. d'Eranville parut frappé, en revoyant Jeannette, des charmes que l'âge avait répandus sur toute sa personne: il lui en fit même, tout haut, un compliment qui déplut beaucoup à son épouse. On dîna assez tristement: d'Eranville était soucieux; et Rosalie, qui comptait la cinquantaine, était devenue froide, composée, ce qui n'échappa point à la sagacité de Jeannette. Au dessert, madame d'Eranville prit un ton sérieux qui annonçait bien la gravité et l'ennui du sujet qu'elle allait traiter. Jeannette, dit-elle à notre héroïne, si je vous ai mandée ici aujourd'hui, c'est pour vous faire part d'un projet que monsieur et moi nous avons formé pour votre bonheur, et qui, mieux que mes discours, prouvera à ma fille que nous vous aimons autant que qui que ce soit, et que nous avons su vous aimer avant elle. Ecoutez-moi?

Jeannette baise la main de sa bien-faitrice, et celle-ci continue: Vous vous rappelez, Jeannette, à quelle époque Dieu vous envoya vers nous, pauvre orpheline, et nous prescrivit le devoir de vous retirer de son temple pour vous élever avec tous les soins maternels? Vous n'aviez alors que quatre ans, Jeannette: nous étions privés de la douceur d'être pères, et votre adoption nous donna cette douce illusion jusqu'au moment où Dieu, touché sans doute de mes prières ferventes, m'accorda le bonheur de donner le jour à Cécile. Dès ce moment, je vous l'avouerai, dût-on m'en blâmer, toutes mes affections se tournèrent vers ce fruit tant desiré de l'hymen et de l'amour. Je l'aimai tant, qu'en vous laissant près d'elle une place dans mon cœur, c'est une véritable obligation que vous devez m'avoir...... Ne m'interrompez pas? Cécile devenant, de droit, notre héritière naturelle, je sentis que j'avais fait une faute en vous donnant le goût du luxe, de la parure, et sur-tout des talens qui n'appartiennent qu'au grand monde, et qui vous devenaient inutiles dans l'état que le ciel vous assignait désormais. Je revins sur mes pas, il en était encore tems, et je ne vous donnai plus que l'éducation nécessaire à une femme privée de naissance, de fortune, appelée seulement à un état d'ouvrier dans la société. J'ai réussi à faire de vous une personne très-intéressante, et telle que je la desirais dans l'état que je vous destinais. Diverses circonstances m'ont empêchée de vous établir plutôt; mais vous avez vingt-deux ans; c'est déjà trop pour une fille, c'est l'âge qu'il faut pour une bonne ménagère. Je vous marie donc, et je vous donne douze cents livres de dot. Vous voyez que je remplis mes engagemens envers le ciel et vous?

Jeannette rougit à cette proposition, et sentit ses forces l'abandonner. Ce n'était pas que Jeannette eût une passion dans le cœur: elle n'aimait personne d'amour; mais toujours triste, sombre, mélancolique, elle n'avait aucun goût pour le mariage. La solitude et la liberté, voilà ce qu'elle chérissait. Elle baissa donc les yeux, et ne répondit point.

Vous gardez le silence, Jeannette? lui dit madame d'Eranville étonnée. Vous ne me demandez pas quel est l'homme que j'ai choisi pour l'associer à votre sort?... -- Quel qu'il soit, madame, balbutia Jeannette, je ne doute point que votre choix ne soit dicté par la prudence et la raison. -- A coup sûr, il l'est, mon enfant. Tu connais le jeune Richard?... Richard, madame? -- Oui, mon enfant. C'est lui que je te donne: il est bien fait et très-aimable!... C'est un bon travailleur; cela n'a point de défauts; il t'aime, je le sais: son père se retire; je vous donne la gestion de ma ferme, et vous voilà heureux.... Hein? tu ne dis mot? Vous ne répondez point, Jeannette? vous baissez les yeux, et je m'aperçois qu'une rougeur subite couvre votre front! D'où vient cette rougeur, Jeannette? De plaisir sans doute? car je n'ose supposer qu'elle naisse de l'orgueil..... Je n'ai pas besoin de vous rappeler ce que vous fûtes, ce que vous êtes, et je crois que vous sentez aussi bien que moi, qu'il vous est impossible d'aspirer à un parti plus élevé que celui qu'on vous propose?...

Jeannette se lève: madame d'Eranville lui dit: Où allez-vous? -- Me jeter à vos pieds, s'écrie la pauvre Jeannette en fondant en larmes et en s'y précipitant en effet. Oui, madame, je veux les arroser de mes pleurs, ces pieds que j'embrasse! Daignez croire, ô ma généreuse bien-faitrice, qu'il n'entre aucun motif de vanité dans le refus que j'ose faire de cette dernière preuve de votre tendresse pour moi! Est-ce à une pauvre enfant-trouvée à calculer les rangs? à Dieu ne plaise que j'aie cet amour-propre! Richard est un honnête homme; il me fait sans doute trop d'honneur en me recherchant; mais le mariage est trop loin de ma pensée pour accepter sa main: laissez-moi, madame, vous consacrer mes jours, ma liberté, tout mon être! que je sois sans cesse près de vous, dévouée à vos moindres ordres, et mon sort sera trop heureux. -- Qu'est-ce que cela veut dire, Jeannette? aimeriez-vous quelqu'un? Oui, madame, oui, j'aime, j'adore un être céleste, une créature angélique, qui a pris soin de mon enfance abandonnée, qui m'a retirée du gouffre de l'indigence, pour me recevoir dans ses bras maternels: voilà le seul être que j'aime, la seule personne à laqu-elle je consacre mon existence: elle a tout mon cœur; jamais ce cœur ne battra pour un autre; il est impossible d'y remplacer son image, ni d'y placer un autre à côté de cette image sacrée!....

En disant ces mots, Jeannette baignait les mains de Rosalie des larmes de la reconnaissance: Rosalie attendrie, et dont la bonté fondait le caractère, laissa échapper quelques pleurs, que d'Eranville et sa fille se hâtèrent d'essuyer. Rosalie, touchée de ce dévouement, sentit tous ses projets s'évanouir: elle ne put que dire, émue, à la sensible Jeannette: Relève-toi, ma fille, relève-toi, et réponds-moi avec franchise et sincérité: est-il bien vrai que l'amour ne te parle pour qui que ce soit? -- Oh, pour personne, madame! -- Est-il bien vrai que tu te sens pour l'hymen un éloignement.... -- Irrésistible. -- Tu veux vivre toujours avec nous? -- Toujours, oh, toujours!.... -- Embrasse-moi, mon enfant; je ne veux point forcer ton inclination: je suis fâchée de t'avoir fait de la peine; je croyais au contraire te donner une marque de mon attachement. Cela te contrarie, n'en parlons plus. Reste, Jeannette, reste à la ferme; et pour y adoucir tes ennuis, je veux t'y donner une compagne, que ton cœur sans doute ne refusera pas. C'est ma fille, c'est ma chère Cécile. -- Que dites-vous, madame! quoi, j'aurais le bonheur!... O mon amie!

Jeannette dit ce mot en embrassant Cécile; puis elle ajouta soudain: Pardon, madame, pardon de cette liberté que.... -- Appelle-la ton amie, s'écria madame d'Eranville, elle l'est, je veux qu'elle le soit toujours.... N'approuves-tu pas, d'Eranville, ce projet pour notre tranquillité?.... L'année 1788 t'a été funeste par la perte de ton procès. L'année 1789 qui finit, semble nous annoncer des événemens non moins fâcheux. Cette révolution qui vient de s'opérer dans toute la France, a mis Paris en combustion. Ce séjour n'est pas tranquille. J'ai dessein d'envoyer ma fille à la ferme de la Bergerie; moi-même j'irai y passer quelque-tems avec elle; et, si tu fais bien, mon ami, tu viendras t'y réfugier toi-même pour laisser passer les premiers mouvemens de l'effervescence populaire. -- Ma chère, répondit d'Eranville, il ne serait ni juste, ni prudent que je quittasse Paris dans un moment où cette ville a besoin de tous ses habitans: j'y resterai, moi; mais j'approuve beaucoup ton projet, et j'y souscris de bon cœur. -- Mon ami, si tu restes, je veillerai près de toi, je partagerai tes dangers, ou je tâcherai de les éloigner; mais pour Cécile, il ne serait pas mal ..... Tu as raison; confions Cécile aux soins de Jeannette, qui, plus âgée qu'elle, a toute la raison en partage; et nous, voyons où les événemens nous conduiront!...

D'Eranville laissa échapper un soupir, comme s'il avait un pressentiment des malheurs qui l'attendaient. Son épouse et Cécile accablèrent d'amitiés la bonne Jeannette, qui, pour la première fois depuis long-tems, retrouva les cœurs de ses bienfaiteurs, et toute la tendresse qu'ils lui avaient témoignée dans son enfance.

CHAPITRE VIII. L'Amour au village.

Jeannette passa la nuit dans la maison, et le lendemain matin, elle repartit seule pour la ferme, comblée des caresses et des bienfaits de Rosalie, qui l'aimait au fond, et l'estimait beaucoup. Madame d'Eranville voulut garder encore Cécile avec elle quelque tems. On était dans le mois de janvier: l'hiver était doux; mais Rosalie voulait laisser passer deux mois encore avant de confiner sa fille dans une campagne, séjour toujours triste dans cette saison. Pour Jeannette, amie du repos et de la solitude, elle ne fut pas fâchée de quitter la capitale. Dans ce moment de trouble, Paris n'était hérissé que de bataillons: tous les matins, on était éveillé par le bruit du tambour, et tous les Parisiens ne rêvaient qu'uniformes, fusils et évolutions militaires. Jeannette retourna à la Bergerie dans l'espoir d'y retrouver la tranquillité. Le jeune Richard attendait son retour avec la plus vive impatience: il aimait Jeannette, et savait que c'était à son occasion que madame d'Eranville avait mandé cette jeune personne à Paris.

Jeannette sonne à la porte de la ferme: le père Richard vient ouvrir: Qu'est-ce, mon père? s'écrie le jeune homme qui est occupé dans la ferme à quelques travaux. -- Pierre, répond le père, accours donc; viens donc vîte, c'est mademoiselle Jeannette qui revient de Paris. Eh bien, mademoiselle, qu'y dit-on? qu'y fait-on? y a-t-il toujours bien du bruit? y est-on tranquille?

Les questions multipliées du père Richard sont interrompues par l'arrivée de son fils, qui vient aider Jeannette à trans porter dans la maison quelques petits paquets dont sa voiture était garnie. Jeannette répond, en souriant, au père, qu'elle n'entend rien aux affaires sur lesquelles il l'interroge, et elle suit le jeune Richard, qui, pâle et tremblant, va porter les effets dont il s'est chargé jusqu'à l'appartement de Jeannette. Là, seul avec elle, il reste debout, les mains croisées sur son estomac, dans l'attitude silencieuse d'un homme qui attend une bonne ou une mauvaise nouvelle. Jeannette le regarde, voit son embarras, qui l'affecte, et elle se tait. Le jeune Richard rompt à la fin ce silence: Mademoiselle, lui dit-il avec un ricanement forcé, comment se porte notre bonne maîtresse? -- Très-bien, Richard. -- Et.... notre bon maître? Bien aussi. -- Et..... mademoiselle Cécile? -- Tout le monde jouit d'une bonne santé. -- Ah! ( silence ) il n'y a donc que moi de malade! -- Vous, Richard? Et qu'avez-vous? -- Vous pouvez le demander, mademoiselle Jeannette, quand vous me regardez d'un air froid et glacé qui me tue! -- Moi! il me semble, Pierre, que je vous regarde comme à mon ordinaire. -- Et voilà ce qui me fait de la peine. On ne vous a donc rien dit de moi, cruelle fille!.... Je vois que vous vous taisez? -- Pardonnez-moi, Pierre, on m'a parlé de vous: on a dit que vous aviez la bonté de... m'estimer. -- Vraiment? On vous a dit que j'avais cette bonté-là? mais c'est la bonté de tout le monde, ça; tout le monde vous estime; et moi, je fais plus que tout le monde, je vous aime. -- Vous m'aimez? Ah, Richard! pourquoi faut-il que votre affection se soit si mal placée! -- Vous ne m'aimez donc pas? -- Vous ne méritez pas d'être haï; mais..... -- Eh bien, mademoiselle? -- L'amour et l'hymen sont bien loin de mon cœur et de mes vœux. -- Ainsi?... -- Tenez, Richard, lisez cette lettre que madame d'Eranville m'a remise pour vous. -- Que va-t-elle m'apprendre?

Richard prend la lettre en tremblant: il la décachète, et la lit en s'interrompant de la manière suivante: „Je t'avais promis, Richard, de parler pour toi à Jeannette....“ Ah oui, elle me l'avait promis avec une bonté!....“Je l'ai fait, et je lui ai proposé ta “main, en l'assurant que tu l'aimais...“Que je l'adorais! voilà ce qu'il fallait dire.“Elle m'a écouté avec attention....“ Avec attention! ah! bon; voyons? “Elle m'a écouté avec attention, et “m'a remerciée en me témoignant sa “reconnaissance; mais....“Ah! voilà le mais fatal! “Mais je suis fâchée de t'apprendre, “mon pauvre garçon, qu'elle te refuse...“Elle me refuse! Je n'ai pas besoin d'en lire davantage. Richard met la lettre dans sa poche, et veut sortir. Jeannette l'arrête, Jeannette le presse d'achever sa lecture: Vous verrez, lui dit-elle, les motifs.... -- Et quels motifs, mademoiselle? Quelque puissans qu'ils soient, m'empêcheront-ils de mourir d'une pareille cruauté?....

Richard essuie quelques larmes qui tombent de ses yeux; puis il reprend la lettre, et continue:“Qu'elle te refuse!... Elle est pénétrée “d'estime pour toi; elle apprécie l'honneur que tu lui fais. ( Il hausse les épaules ). Je puis te jurer aussi que son “cœur ne s'est donné à personne.“Cela est-il bien sûr? Je n'ose le croire! “Mais elle renonce au mariage, à “l'amour, à toutes les affections du “cœur, pour n'en conserver qu'une “seule, celle de nous chérir jusqu'à sa “mort, celle de nous dévouer son existence! Prends ton parti, mon pauvre “Richard, et renonce à tes projets “sur Jeannette. Pour te consoler de sa “perte.....“Te consoler! Madame croit qu'on se console comme cela d'un aussi grand malheur! Voyons donc ce qu'elle me promet pour me consoler!....“Pour te consoler de sa perte, je te “ferai épouser une de mes filleules, “bonne fille, assez jolie, et je doublerai “pour elle la dot que j'avais promise à “Jeannette.“ Rosalie d'Eranville.

Voilà une belle proposition! Est-ce que toutes les filleules de madame vous valent, mademoiselle? Est-ce que toutes les dots possibles peuvent empêcher d'aimer une personne aussi accomplie que vous l'êtes? O mon Dieu! que je suis malheureux!

Jeannette voulut calmer la douleur de ce pauvre garçon: cela lui fut impossible; Richard sortit précipitamment, et, le lendemain, on apprit qu'il s'était engagé dans une compagnie de chasseurs qui venait de partir, et de l'emmener avec elle. Si son vieux père fut inconsolable de ce départ précipité, Jeannette n'en ressentit pas moins de douleur. Elle s'accusa de cet acte de désespoir, et regretta même de n'avoir pas fait le bonheur de ce jeune homme de qui elle était si tendrement aimée. Cet événement lui fit éprouver un chagrin qui ajouta à sa mélancolie; et sans là bonne et franche amitié de la sœur Emilie, qui venait de tems en tems la voir à la dérobée, elle aurait passé le reste de l'hiver dans une tristesse qui aurait pu altérer sa santé.

Vers le mois de mars 1790, Jeannette fut mandée à Paris chez madame d'Eranville, qui l'accabla d'amitié et de caresses. Le malheur commençait à peser sur cette famille, dont des brigands sans aveu, et sous l'apparence de cohortes populaires, avaient pillé presque toutes les propriétés de la province. D'Eranville, livré au plus sombre désespoir, ne pouvait se consoler dans la douce société de sa femme et de sa fille: il méditait de sinistres projets; et la douleur et la tristesse avaient remplacé la paix et la sérénité qui naguères régnaient dans ce paisible intérieur. Madame d'Eranville, pour distraire son époux de ses chagrins, voulait l'emmener à la campagne: elle ne put l'y déterminer; et craignant de le laisser seul en butte aux troubles qui agitaient la Capitale, elle persistait dans ses projets de rester près de lui, et de confier aux soins de Jeannette sa fille, dont l'innocence et la tranquillité couraient les plus grands dangers au milieu d'une ville dont tous les habitans étaient soldats. C'était sans doute une terreur panique; mais le lecteur sait que Rosalie était dévote, remplie de préjugés, et que les moindres événemens ajoutaient à l'exagération de ses idées mystiques.

Jeannette fut donc chargée d'emmener Cécile à la ferme, et de la veiller comme une seconde mère. Quel bonheur pour Jeannette et pour Cécile, qui avaient le cœur le plus doux et le plus aimant!... Ces deux amies se serrèrent dans les bras l'une de l'autre, embrassèrent leurs parens, leurs bienfaiteurs, et partirent en se promettant l'avenir le plus heureux. Arrivées à la Bergerie, Cécile et Jeannette voulurent habiter la même chambre, et ne se quittèrent plus; tableau touchant de l'amitié qui les unissait pour la vie, et qui devait un jour exiger des sacrifices bien douloureux pour le bonheur commun de ces deux cœurs formés l'un pour l'autre!... Dès-lors le séjour de la ferme s'embellit; tout y devint riant, aimable, et les oiseaux même semblèrent s'y fixer comme dans un lieu plus propre aux chants de leur félicité. Une bibliothèque choisie était dans une des chambres de la petite maison de maître: Cécile y avait fait transporter son piano; et ces deux amies passaient leur tems soit à des promenades champêtres, soit à lire ou à faire de la musique. Pauvres habitans de Sève et de Meudon! vous vous rappelerez long-tems les visites hospitalières de ces deux anges de consolation! Vous que la misère et les maux du corps retenaient enchaînés sur le grabat de la détresse et de la mort, vous voyez encore, n'est-ce pas? Cécile et Jeannette vous apporter le consommé, les drogues faites de leurs belles mains! et vos enfans vous ont dévoilé les cadeaux d'argent qu'ils recevaient pour vous aider, et à votre insu, tant ces aimables personnes craignaient de blesser votre délicatesse! Pas un infortuné dans le voisinage dont elles n'aient essuyé les larmes! pas un indigent dont elles n'aient adouci la misère!... Hélas! que n'ont-elles pu vivre long-tems dans ce lieu où elles étaient si utiles! et pourquoi la fortune leur a-t-elle retiré les moyens de faire du bien!...

CHAPITRE IX. Événemens rapides.

Une année s'écoula, pour nos deux amies, dans ces plaisirs touchans. M. et madame d'Eranville venaient les voir très-souvent, et ne les quittaient jamais que pénétrés d'estime et de tendresse pour leur fille comme pour Jeannette, qu'ils commençaient à regarder comme leur second enfant.

Cependant les troubles allaient en croissant, et d'Eranville, qui ne pouvait y habituer son caractère, avait pris un tel dégoût pour la vie, qu'il eût abrégé ses jours s'il n'eût pensé souvent qu'il était époux et père. Sa femme s'apercevait de l'effet sinistre que les chagrins de son ame faisaient sur son physique. Il était changé à faire peur, et presque ruiné. Le feu, les dévastations avaient détruit ses plus belles propriétés; il ne lui restait que quelques rentes et sa maison de Paris. Pour comble de malheur, un fils naturel de feu l'oncle Durand, profitant du bénéfice des nouvelles lois, vint revendiquer l'héritage entier de son père, qui était passé improprement entre les mains d'un simple neveu. Cela fit naître un nouveau procès très-long, et pendant lequel il arriva d'autres événemens propres à augmenter le désespoir de d'Eranville. Sa femme voulut, l'été d'après, aller se fixer à la Bergerie près de ses enfans. Elle y vécut quelques mois tranquilles; mais une chûte qu'elle fit lui causa la mort en douze jours de tems!... Quels regrets pour d'Eranville! Rosalie qu'il avait tant aimée, cette Rosalie qui était si nécessaire à son bonheur, à laqu-elle il asservissait toutes ses volontés, qui réglait ses moindres vœux, et soutenait son courage; Rosalie n'existait plus, et tous les malheurs fondaient ensemble sur son époux infortuné!... D'Eranville en aurait perdu l'esprit sans les consolations de Cécile et de Jeannette, qui, non moins affligées que lui, trouvèrent encore la force de surmonter leur douleur, et d'adoucir celle du plus malheureux des hommes. Pour faire distraction à ses chagrins, d'Eranville forma le projet d'aller visiter ses anciennes propriétés en province, et de voir s'il ne lui serait pas possible d'en retirer quelques débris. Il voulut que sa fille l'accompagnât, et Jeannette resta à la maison de Paris pour la diriger, ainsi que la ferme de Meudon, qui étaient presque les seuls biens qui restassent à d'Eranville. Ce dernier partit donc avec Cécile; et leur voyage fut tellement contrarié par diverses circonstances, qu'ils restèrent plus d'une année absens. Il est vrai que d'Eranville, à qui tous les séjours étaient indifférens, restait dans une ville quand il s'y trouvait bien, et que son aversion pour Paris était telle, qu'il retardait toujours à y rentrer.

Pendant son absence, ses intérêts, aux-quels il ne pouvait pas veiller, allèrent de pis en pis. Le fils naturel de l'oncle Durand gagna son procès, par la négligence des hommes d'affaires de d'Eranville; et ce dernier fut condamné à lui restituer tout l'héritage dont il jouissait depuis plus de vingt ans. D'Eranville n'ayant plus assez pour rendre la totalité, on lui prit le peu de bien qu'il avait; et Jeannette, gardienne de la maison de Paris, se vit forcée d'en sortir pour faire place aux gens de justice et au véritable héritier. Jeannette ne vit plus d'autre asile pour elle et ses maîtres, que la ferme de la Bergerie, qu'heureusement pour lui d'Eranville, quelque tems avant, avait fait passer sous le nom d'un ami nommé Lefèvre, pour se ménager cette ressource, en cas qu'il perdît son procès. Jeannette écrivit cette triste nouvelle à d'Eranville, qui était alors en Bretagne, et ce coup le frappa tellement, qu'il en tomba dangereusement malade. Sa tendre fille eut tant de soins pour lui, qu'elle parvint à lui rendre un peu de santé, et assez de forces pour revenir à Meudon.

Quelle entrevue que celle de ces infortunés avec la sensible Jeannette! Des larmes coulaient de tous les yeux: plus de terres, plus de maisons, plus de chevaux, de voiture (Jeannette avait congédié Victoire et son mari Picard), plus de biens, en un mot! D'Eranville ne put survivre à tant de douleurs; il retomba accablé sous le poids de la maladie qu'il venait d'avoir; et en peu de tems, sa fille et son amie eurent la douleur d'apprendre que les gens de l'art désespéraient de ses jours.

Quand d'Eranville vit approcher le moment fatal de sa destruction, il fit approcher de son lit de mort Jeannette et Cécile, qui fondaient en larmes. D'Eranville prit la main de sa fille, et lui adressa ce discours touchant qu'elle n'a jamais oublié depuis:

„Cécile, mon enfant, tu pleures, et ta douleur augmente la mienne. Je ne te dirai point que j'éprouve des regrets de quitter cette terre d'infortune, où la somme de malheurs est toujours au-dessus de celle des félicités: non, ma fille, je ne puis regretter que toi dans ce monde; le reste est bien vil à mes yeux. Tu me regardes! tu examines cet asile plus que modeste, le seul héritage que je puisse te laisser! Tu vois ton père, autrefois si riche, si brillant, tu le vois expirer sur un grabat, pour ainsi dire, manquant presque des choses de première nécessité, et donnant un triste exemple de l'effet des vicissitudes humaines! Cécile! tu sens maintenant, bien cruellement sans doute, ce que c'est que la fortune ici-bas! Tout se culbute, tout change de forme et de nature; les biens échappent des mains de l'opulent, pour aller enrichir le pauvre, qu'il regardait naguères d'un œil dédaigneux; les grandeurs quittent celui-ci pour élever celui-là, et le repos n'est nulle part. Cécile!... voilà mon seul chagrin. Je te laisse dans l'indigence, orpheline, sans état, sans établissement; et, pour comble de malheur, je regrette d'avoir habitué ton enfance aux aisances, disons mieux, au luxe de la fortune. Ton changement d'état t'en sera plus douloureux!... Je vais mourir, ma fille, ignorant quel sera ton destin à venir, te laissant sans parens, sans amis.... sans amis! que dis-je! n'as-tu pas cette bonne, cette estimable Jeannette, qui peut te servir de guide, de soutien, de consolatrice? Elle est plus âgée que toi, elle a plus d'expérience: ne l'abandonne, ne la quitte jamais, ma Cécile! qu'elle te tienne lieu de mère, de tout ce que tu as perdu! Ma fille, je t'ordonne de vivre avec elle, d'unir ton sort au sien, et de l'écouter comme une bonne, comme une sage amie: Me promets-tu de respecter cet ordre de ton père expirant?“

Cécile ne peut que répondre en sanglottant: O mon père! vos moindres vœux seraient sacrés pour moi, quand même mon cœur ne me ferait pas un bonheur de les respecter!

Le moribond fait approcher Jeannette: Et toi, Jeannette, lui dit-il, et toi, fille estimable et chère, si jamais tu te rappelles que jadis, dans la prospérité, mon épouse et moi nous jetâmes un regard de compassion sur le berceau de l'enfant abondonné; si tu te souviens toujours de l'adoption que nous fîmes de toi dans un tems où la pitié des hommes te donnait un pain que les enfans du malheur te disputaient; si tu gardes enfin le souvenir de la tendresse constante que je t'ai témoignée, et qui n'a pu être altérée qu'un moment par la tendre sollicitude d'une épouse devenue mère, ô Jeannette!... veille sur ma fille, sur ce précieux trésor que je te confie; sauve-la des piéges de la séduction, des embûches des méchans, de l'horreur de la pauvreté. Que le travail de tes mains s'unisse à ceux des arts que nous lui avions donnés pour son seul agrément, et que, réunies ensemble comme deux sœurs, tout vous soit commun comme vos deux cœurs! Jeannette, c'est ainsi que tu reconnaîtras les soins que nous avons pris de toi; c'est ainsi que tu consoleras dans la tombe les mânes de Rosalie et les miens! Jeannette, avec la certitude de ton amitié que je laisse à ma fille, je meurs plus tranquille, et cette obligation que je t'aurai m'est une douce récompense du bien que j'ai pu te faire. Ne pleurez pas toutes deux, et recevez, avec mes derniers soupirs, la bénédiction d'un père qui vous a toujours confondu dans son cœur et dans sa pensée! Ne reculez point aux approches de la mort qui va me saisir, et qui depuis long-tems faisait l'objet de tous mes vœux. Elle est terrible pour l'homme heureux; mais pour l'infortuné, elle n'est que le passage du malheur à l'éternelle félicité.

D'Eranville dit; et ses deux enfans, ainsi qu'il les nommait, couvrirent ses mains des larmes du regret et des baisers de la tendresse. Il y parut sensible, et ajouta ces mots à ceux qu'il venait déjà de prononcer avec beaucoup de peine:

„Jeannette, sans doute ton état obscur et l'ignorance de ta naissance sont et doivent être pour toi la source d'une longue sécurité: cependant, si jamais tu éprouves le desir de recouvrer tes parens, desir qui pourrait être pour toi la source de mille chagrins, il est possible que tu réussisses dans cette recherche, quelque difficulté qu'elle paraisse d'abord t'offrir. Lorsque, dans la maison des enfans-trouvés, on te remit à mes soins, on me dit qu'un particulier, voisin, t'avait trouvée, à l'époque de ta naissance, dans l'allée de sa maison; qu'à tes côtés était un papier non cacheté, trop insignifiant pour qu'on se donnât la peine de faire des recherches. On me donna ce papier; je l'ai; tu le trouveras dans le petit coffre où j'ai conservé quelques bijoux de ta mère, ma Cécile. J'aurais pu cependant profiter de différentes indications que me donnait ce papier mystérieux; mais je t'aimais trop, Jeannette, pour m'exposer à la dure nécessité de te rendre à des personnes qui auraient eu le droit de te réclamer. Ma femme et moi nous avons enfermé soigneusement cet écrit, assez vague d'ailleurs, et nous n'avons jamais voulu en faire usage; mais, si tu en as besoin, Jeannette, tu t'en serviras; et peut-être une découverte funeste t'arrachera-t-elle des bras de ma fille!... Jeannette, si tu m'en crois, tu resteras dans l'ignorance où tu as vécu jusqu'à présent. A quoi te servira-t-il de retrouver des parens qui ont été assez dénaturés pour t'abandonner, qui peuvent à présent abuser de leurs droits imaginaires pour te tourmenter! S'ils sont pauvres, quel bien en attendras-tu? S'ils sont opulens, tu t'exposeras à leur mépris, aux vexations peut-être d'héritiers avides dont ta présence détruira les espérances, et qui, te regardant comme j'ai fait du fils naturel de notre oncle Durand, peuvent t'accabler de procédés plus injustes que ceux dont j'ai usés envers ce destructeur de ma fortune. Jeannette, chéris le repos, ma fille, chéris le repos et l'obscurité: c'est là, là seulement qu'on est sûr de rencontrer le bonheur. Tel est le conseil sage et mûri par l'expérience, que te donne ton bien faiteur mourant! Regardele aussi, ce conseil prudent, comme un avis du ciel; car l'homme à ses derniers momens entrevoit l'éternité: son ame s'épure, et son esprit prend déjà une partie de ce feu divin, prophétique qui doit l'animer pendant l'incommensurable éternité.

Jeannette et Cécile s'empressèrent de témoigner au moribond la soumission avec laqu-elle elles écoutaient ses moindres leçons. Il en parut flatté, et quelques heures après il expira.

Ainsi d'Eranville suivit de près au tombeau sa bonne Rosalie; et ces deux êtres, qui, dans le cours de leur vie, avaient fait plus de bien que de mal sur la terre, y laissaient deux jeunes personnes dans l'indigence, au milieu des passions de leurs semblables, et dans le trouble d'une révolution qui donnait encore plus d'activité à ces passions funestes à l'innocence. D'Eranville, Rosalie n'étaient plus! Ils offraient un triste exemple de cette fatalité qui, du faîte de la félicité, précipite certains individus dans une mer d'infortunes, dans le néant.

CHAPITRE X. Tableaux moins sombres.

La mort de d'Eranville sembla jeter nos deux amies dans un vuide affreux. Seules maintenant pour elles sur la terre, elles se regardèrent long-tems avec une espèce d'effroi, et comme se demandant des yeux ce qu'elles allaient devenir. Ce silence stupide se prolongea sans que l'une des deux adressât la parole à l'autre, et sans que leurs yeux répandissent une seule larme. A la fin, des torrens de pleurs s'échappèrent de leurs paupières; et, sans les soins du bon homme Richard et de sa femme, cet état fatal du plus violent désespoir aurait pu devenir funeste à toutes deux. Le bon Richard s'empressa de les consoler; sa femme les fit descendre chez elle, et, pendant ce tems, on eut soin d'inhumer le cadavre, et de détourner tous les effets qui auraient pu rappeler des souvenirs douloureux.

Quelques jours se passèrent dans la douleur générale; mais enfin, il fallut courber la tête sous les coups du sort, et le calme de nos amis fut l'ouvrage d'un ecclésiastique vertueux, et qui était vicaire de la cure de Meudon. Il est tems de faire connaître ce nouveau personnage.

M. de Verneuil (je tais ici son véritable nom) était un homme de trente-six à quarante ans: grand, bien fait, et portant sur sa physionomie les signes caractéristiques de toutes les vertus de son cœur, il était aussi instruit que bon et sensible. Ce n'était point par un goût décidé que M. de Verneuil avait pris l'état ecclésiastique; mais, né dans la classe de la noblesse, et dans un pays où les aînés avaient tout autrefois, tandis que les cadets se voyaient privés de la fortune de leurs pères, M. de Verneuil avait été forcé par sa famille de prendre ce qu'on appelait le petit-collet. Simple dans ses goûts comme dans son ambition, il avait toujours préféré la vie tranquille, un sort médiocre, mais honnête, au fracas des places, au luxe des appointemens; et depuis long-tems il se contentait d'un simple vicariat dans un petit village. Il se rappelait que le facétieux Rabelais s'y était plu autrefois; et sans avoir la folie de cet ingénieux auteur du Pantagruel, il était fier de ce que, dans son logement, il se trouvait une petite tourelle qu'avait jadis habitée cet auteur. M. de Verneuil y avait établi son cabinet; et là, il lisait sans cesse, ou méditait, non sur son breviaire, mais sur les écrits de nos philosophes. M. de Verneuil était un sage, qui jouissait tranquillement de douze cents livres de rente, tandis que ses frères, ses moindres parens, ne trouvaient pas assez, dans leur province, de cinquante mille écus chacun de revenu.

Depuis quelque tems, avant même la mort de Rosalie et de d'Eranville, M. de Verneuil avait fait la connaissance de Jeannette. Il venait souvent à la ferme goûter avec elle, ou l'aider dans quelques amusemens de jardinage. Il avait su distinguer l'esprit juste, la raison formée et le bon ton de Jeannette. Il lui prêtait des livres, ou accompagnait sa jolie voix d'une guittare dont il jouait assez agréablement. Tous deux passaient des momens heureux ensemble; et leur vertu, leur décence reconnues empêchaient la calomnie d'oser noircir leurs aimables entretiens, auxquels d'ailleurs assistaient souvent le bon Richard, ou sa femme. Il est vrai, et je dois le dire pour préparer les événemens qui vont se succéder, que M. de Verneuil ne voyait pas Jeannette d'un œil indifférent. Le bon vicaire était homme, et regrettait souvent que les chaînes ridicules de son état le retinssent dans un célibat qui n'était point de son goût. Son cœur, jusqu'alors insensible, s'était attendri pour Jeannette; et, s'il n'eût pas été ecclésiastique, il lui eût vingt fois proposé sa main. C'était sur-tout depuis que cette passion le dominait, qu'il desirait une liberté à laqu-elle il n'avait jamais pensé; mais, discret, honnête et décent, jamais il n'avait laissé échapper devant Jeannette le moindre mot qui pût déceler son amour. Il se contentait de l'adorer en secret; et Jeannette, bonne et confiante, n'attribuait qu'à l'estime, qu'à l'amitié, des assiduités qui étaient l'ouvrage de l'amour.

M. de Verneuil avait vu Cécile: Cécile était belle, d'une beauté même régulière: les grâces et l'amabilité régnaient dans toute sa personne; e le avait aussi bien plus de talens que Jeannette; mais Jeannette avait une de ces figures piquantes qui, jolies sans exactitude de traits, séduisent plus communément que la beauté. Quoique sérieuse et pensive, Jeannette avait un genre de gaieté aimable: le sourire était sans cesse sur ses lèvres, et son esprit était plus cultivé, peut-être même plus solide que celui de Cécile. M. de Verneuil tenait donc à sa première ardeur; mais s'il ressentait de l'amour pour Jeannette, il avait pour Cécile une estime particulière et un attachement inviolable. C'était l'ami commun de ces deux personnes infortunées; et à l'époque de la perte qu'elles firent de leur père, il ne cessa de leur prodiguer tous les soins, tous les conseils, toutes les consolations qu'on doit attendre, en pareil cas, d'un ami zélé. C'est à lui qu'elles durent le bonheur de ne point succomber à ce coup accablant; ce fut lui qui leur donna ce courage, cette fermeté qu'elles manifestèrent depuis, et dont le sort leur faisait désormais une nécessité. M. de Verneuil ne quittait pas leur simple manoir, et nos amies éprouvaient une sorte d'inquiétude lorsqu'il était loin d'elles.

Un jour que M. de Verneuil était absent, elles reçurent un petit papier de chicane qui les effraya. Autant qu'elles purent le déchiffrer, elles virent qu'on leur ordonnait de quitter la ferme, attendu qu'elle ne leur appartenait point. Quel nouveau coup on allait porter à leur sensibilité! Elles attendirent avec impatience l'arrivée de leur ami, à qui elles montrèrent ce papier. M. de Verneuil le lut, se promena à grands pas dans la chambre, et s'écria: Race humaine!... Quelle perversité!... -- Qu'est-ce, monsieur? Que signifie cet ordre de quitter cet asile? -- Voilà ce que c'est, Cécile: Votre père, quelque tems avant de mourir, et se voyant presque ruiné, a passé cette ferme sous le nom d'un nommé Lefèvre; c'est ce scélérat qui veut aujourd'hui vous en dépouiller. -- Le monstre! -- Le connaissez-vous? -- Nullement. -- Il se donne le titre d'homme d'affaires. S'il en fait beaucoup de pareilles, il ne tardera pas à s'enrichir; mais rien n'est désespéré. Votre père doit avoir laissé, dans ses papiers, un contre-billet de cette vente simulée. Voyons, cherchons?

M. de Verneuil compulse tous les papiers du défunt: il n'y trouve rien qui prouve que la ferme de la Bergerie lui appartienne. Seulement, il en possède tous les titres, et rien n'y annonce qu'elle soit plus à Lefèvre qu'à d'Eranville. Le bon vicaire vole à Paris; il consulte, il remet les pièces à un homme de loi: on plaide, on fait force écriture, et tout cela aboutit, à quoi? à la perte du procès de Cécile. Elle est condamnée à rendre la ferme au fripon qui la vole; et tout prouve que d'Eranville a été la dupe de ce misérable qui lui a fait signer ce qu'il a voulu.

C'était là le dernier trait dont le sort pouvait frapper nos amies: elles n'avaient plus rien à perdre; elles ne devaient plus appréhender de nouveaux malheurs. Les voilà donc tout-à-fait dénuées de ressources, d'asile, sans fortune, sans état, sans moyens même pour se tirer d'affaire; car l'excès de l'infortune avait absolument abattu leurs facultés et toute leur énergie. Pour achever de les désespérer, leur ami de Verneuil, quoiqu'il eût satisfait à toutes les lois rendues contre les prêtres, fut enveloppé dans la proscription générale qui signala le règne de la terreur. L'infortuné fut arrêté, traîné dans un cachot; et, n'ayant aucun parent, aucun ami qui pût veiller à ses intérêts, à ses besoins même, ce fut Cécile et Jeannette qui lui rendirent, en cette occasion, les services, dangereux alors, de l'amitié surveillante et active. Mais comment pouvaient-elles lui faire passer des secours pécuniaires, elles qui en manquaient absolument! Le sentiment porte à tous les sacrifices; Cécile vendit les effets, les bijoux de sa mère, et réussit ainsi à soutenir son amie elle-même, et l'estimable de Verneuil, pendant quelques mois.

Cette ressource épuisée, il fallut s'en créer d'autres: ce fut Cécile qui, la première, proposa à son amie de travailler pour le public à de la broderie, à mille ouvrages de femme. Jeannette ne put retenir quelques larmes, en voyant mademoiselle d'Eranville, destinée jadis à un héritage considérable, réduite à travailler de l'aiguille pour subsister. Jeannette était aussi très-adroite: elle se mit à l'ouvrage comme Cécile, et ces deux amies, habitant un quatrième étage dans une petite rue de faubourg à Paris, se livrèrent à des travaux assidus, peu lucratifs, mais suffisans, vu leur peu de besoins. Depuis quelque tems, M. de Verneuil avait obtenu des secours de sa famille: il n'était plus à charge à l'amitié; et s'il ne rougissait pas des bien-faits qu'il en avait reçus, il ressentait néanmoins une profonde douleur des sacrifices qu'il coûtait à deux cœurs aussi généreux.

Cependant Cécile, qui traitait Jeannette absolument comme sa sœur, à l'exception qu'elle la tutoyait, et que Jeannette n'osait pas prendre tant de liberté avec la fille de son bienfaiteur, Cécile était toujours plongée dans une tristesse continuelle. Rien ne pouvait la distraire; elle soupirait, levait les yeux au ciel, et souvent elle laissait tomber sur son ouvrage quelques larmes qu'elle se hâtait d'essuyer, en regardant si Jeannette les avait remarquées. Jeannette avait cru long-tems que sa mélancolie était une suite naturelle de ses malheurs; mais, en voyant l'espèce de réserve qu'elle gardait, et la crainte qu'elle éprouvait d'être aperçue lorsqu'elle pleurait, tout fit croire à Jeannette que sa douleur avait une cause inconnue. Celle-ci, avec cela, la surprenait quelquefois lisant avec attention des lettres qu'elle cachait avec précipitation. Jeannette n'osait pas demander à Cécile ses secrets; mais elle était persuadée que son amie en avait pour elle, et cela blessait sa délicatesse.

CHAPITRE XI. Est-ce bien une faute?

Un jour Jeannette se hasarda à questionner Cécile: Mademoiselle, lui dit-elle, jusqu'à présent je m'étais flattée d'être honorée de votre amitié, et sur-tout de votre confiance intime; cependant je crains de ne m'en être pas rendue digne autant que je le desirerais.

Cécile la regarde attentivement, et lui demande, d'un air distrait, pourquoi elle a cette crainte? -- C'est que, mademoiselle... pardon de ma témérité; mais je crois que mademoiselle a des chagrins dont j'ignore la source. -- Des chagrins, Jeannette! ah oui, j'en ai! n'ai-je pas perdu mon père, ma mère, toute ma fortune? -- Pour la fortune, mademoiselle a trop de philosophie pour la regretter: quant à la perte de M. et de madame d'Eranville, elle est irréparable sans doute; mais je pense que près de trois années doivent en calmer l'amertume. Jamais, Jeannette, jamais! -- Si telle est la cause de votre mélancolie, je la respecterai, mademoiselle, et je ne vous accablerai plus de questions importunes. -- Importunes!... ( elle lui prend la main ). Mon amie peut-elle employer ce mot avec moi! -- Il me paraît pourtant juste, mademoiselle; car je connais votre cœur, votre franchise, et je crois m'apercevoir que vous me cachez quelque secret! Il est si difficile aux ames grandes de déguiser quelque chose! -- Ah, Jeannette!... ne m'interroge pas. -- Je ne me suis donc point trompée, mademoiselle! et j'ai donc perdu votre confiance!... -- Jeannette, il est de ces secrets dont le cœur seul doit rester dépositaire, quand leur publicité ne peut mener au bonheur; et il est toujours humiliant de faire l'aveu d'une faiblesse! D'une faiblesse, ô ciel! quel mot a employé mon amie! en serait-elle capable?.... -- Jeannette!..... tu vois ma honte, la rougeur qui couvre mon front!... laisse-moi, laisse-moi! -- Que je vous laisse, Cécile, quand vous avez des chagrins! Non, non, je ne vous en parlerai jamais, cachez-les, renfermezles toujours dans votre cœur, ces secrets impénétrables, je ne veux plus les connaître; mais je prétends en adoucir la peine; je veux vous consoler, et.... mademoiselle, ou vous me chasserez d'auprès de vous, ou je parviendrai à vous rendre la sérénité qui doit être le partage de l'innocence. -- L'innocence!.... quel mot as-tu prononcé!.....

Cécile, après cette exclamation, mit les deux mains sur son front, et se retira dans une petite pièce attenante à la chambre de Jeannette. Jeannette resta toute étonnée, ne sachant que penser de Cécile, flottant entre mille soupçons qui se détruisirent tous les uns par les autres, et désesperée du peu de confiance que lui témoignait son amie. Cécile rentra au bout d'une heure, et changea la conversation de manière que Jeannette ne sut et ne put deviner rien.

Quelques jours se passèrent, et Jeannette remarqua que la douleur de Cécile allait toujours en augmentant. Elle s'enfermait seule, lisait, parlait souvent à haute voix, et paraissait se plaindre amèrement. Cet état fit tant de peine à Jeannette, que, malgré sa ferme résolution de respecter les secrets de Cécile, elle se promit de faire tout pour les pénétrer. Cécile n'était plus une enfant, ni même une très-jeune personne: Cécile avait vingt-deux ans; on ne pouvait la soupçonner d'une étourderie indigne de son âge, ni de ses principes. Quelle était donc la cause de sa profonde mélancolie?

Un jour que Cécile était sortie, et que Jeannette était seule à la maison, la nuit commençait à obscurcir les objets, lorsqu'elle vit entrer un homme bien mis, qui lui demanda si ce n'était point ici la demeure de mademoiselle Dascourt? (c'était un nom qu'avait pris Cécile pour cacher le sien, qui était très-connu à Paris). -- Oui, monsieur, lui répond Jeannette, qui peut à peine distinguer ses traits: qu'y a-t-il pour votre service? -- Je viens de la part de madame de Saint-Albin chercher le voile de dentelle qu'elle lui a donné à raccommoder. Voici sa lettre.

L'inconnu cherche la lettre de la personne qui l'envoie, il ne la trouve pas; il fouille dans plusieurs poches, remue vingt papiers, en tire d'autres, et donne enfin, à Jeannette, une lettre qui l'autorise à remettre le voile. L'inconnu donne l'argent convenu, et se retire. Jeannette se procure de la lumière, se remet à son travail. Cécile revient, apprend indifféremment que madame de Saint-Albin a envoyé; et, toujours plongée dans sa tristesse, elle s'approche de la lumière, prend un livre, et lit. Un léger meuble de femme tombe de dessus la table, Cécile se baisse pour le ramasser; elle aperçoit un papier qui lui semble inconnu. Elle le prend, jette les yeux dessus, et s'écrie: Ciel! quelle illusion! il est donc venu? -- Qui, mademoiselle? -- Il est venu, sans doute. C'est bien là, oui, c'est bien là son écriture. Par quel étrange événement ce papier se trouve-t-il ici? -- Je l'ignore, mademoiselle; à moins que ce ne soit le monsieur de ce soir qui l'ait laissé tomber de sa poche, en cherchant la lettre de madame de Saint-Albin? -- Que dis-tu, un monsieur! grand? -- Grand. Bien fait? -- Il me l'a paru. -- Trente ans environ, brun, et de beaux traits? Je l'ai peu remarqué; le jour tombait. -- C'est lui, oh, c'est lui: cher Saint-Ange!...

Jeannette se tait; elle observe; elle attend l'explication de cette énigme: Cécile lit avidement le papier; puis elle s'écrie de nouveau: Jeannette, ô Jeannette! il m'aime toujours!... toujours, Jeannette; tiens, vois. ( Elle lit. )

„Oncle injuste et barbare, à qui je dois la perte de mon repos et de ma liberté, quand cesserez-vous de me persécuter? Eh quoi! vous voulez, vous exigez que je garde ma main pour l'enfant du malheur que je ne connais pas, que je n'ai jamais vu!.... Non, monsieur; tant que mon cœur existera dans ma poitrine, il ne battra que pour mademoiselle Saint-Brice....“

Mademoiselle Saint-Brice! interrompt Cécile hors d'elle-même; il y a bien là mademoiselle Saint-Brice! ( Elle continue de lire. )

„Vous ne savez pas, vous ne connaîtrez jamais l'intérêt puissant qui m'attache à cette femme accomplie; c'est le lien de la nature, de l'amour, de tous les sentimens les plus forts. Et jamais la cupidité, la barbarie.....“

Cécile n'en peut lire davantage: Eh bien, Jeannette, dit-elle, que penses-tu de cette lettre, qu'il n'a pas terminée, comme tu vois? car il en est resté à ces mots: Et jamais la cupidité, la barbarie. Ce n'est sans doute que ce qu'on appelle un brouillon de lettre, dont il n'était pas content, et qu'il aura récrite à son oncle. Tu vois qu'il m'aime toujours? Mademoiselle, pardon: vous avez la bonté de me consulter, comme si je savais de quoi il est question, comme si je connaissais vos liaisons avec cet étranger. Mademoiselle a sans doute une autre confidente que moi; il n'y a que cette confidente que mademoiselle puisse consulter là-dessus. -- O Jeannette! combien tu me fais rougir de mon imprudente exclamation!... Je ne pensais pas.... l'excès de l'amour, du délire, du malheur. Daigne m'excuser, Jeannette, si je ne t'ai pas ouvert plutôt mon cœur. Toi seule étais digne d'y lire; mais quand on s'est avilie une fois à ses propres yeux, combien il est dur de publier sa honte et son déshonneur! -- Est-ce publier, que confier à une tendre amie... -- L'amitié, toute aveugle qu'elle puisse être, ne doit pas pardonner ma faute; elle est trop grave, elle est trop avilissante pour mon sexe, dont j'aurais dû me montrer l'exemple et le modèle. -- Vous avez donc fait une faute, imprudente Cécile! -- Oh! oui: appelle-moi imprudente, ma chère Jeannette; arme-toi de toute ta sévérité pour me punir, pour m'humilier autant que je le mérite. Voilà ce que j'appréhendais de ta part, et voilà ce que je suis en état de supporter aujourd'hui! Prends sur moi dorénavant l'ascendant que doit avoir la vertu sur le crime, et méprise-moi comme une de ces viles créatures qui ont foulé aux pieds l'honneur et la vertu. -- Quelle exagération, mon amie! me persuaderez-vous jamais que vous vous soyiez dégradée à ce point? Si je devine votre faute, elle est grave sans doute; mais elle est si naturelle, si pardonnable à un cœur sensible, qu'il faudrait bien de la rigueur pour ne pas l'excuser. -- Jeannette, as-tu jamais aimé? -- Mademoiselle, cette funeste passion de l'amour n'est pas encore, heureusement pour moi, entrée dans mon cœur. -- Ton cœur est donc de fer? -- Il est sans doute aussi sensible que les autres; mais habituée à la mélancolie, il n'a pas apparemment rencontré encore l'objet qui doit l'attendrir. -- Que ne suis je restée à Paris, Jeannette! je n'y aurais pas trouvé l'homme dangereux qui m'a subjuguée; mais aussi combien il est aimable, Jeannette! tu l'as vu? n'est-ce pas qu'il est bien fait pour triompher du cœur le plus inflexible? -- Je vous répète, mademoiselle, que je l'ai à peine remarqué. -- A peine remarqué, à peine, Saint-Ange! ah, Jeannette! que tu es heureuse d'avoir cette insensibilité! -- C'est donc ce particulier qui ce soir.... Lui-même, Jeannette; apprends, apprends tout, et blâme ensuite ta malheureuse amie de s'être laissée séduire par tant de perfections!

Jeannette brûlait de connaître le secret de Cécile; et Cécile, qui venait d'éclater imprudemment, n'avait plus de motifs pour refuser à son amie cette preuve de confiance. En conséquence, Cécile s'approcha de Jeannette; et, après avoir relu encore une fois, en soupirant, la lettre commencée de Saint-Ange, elle lui fit le récit suivant, qui dut bien étonner l'innocente Jeannette.

CHAPITRE XII. L'attendait - on?

Tu te rappelles, Jeannette, qu'après la mort de ma mère, mon père éprouva, il y a trois ans, un tel dégoût de la vie, un ennui si violent à Paris, qu'il se détermina à voyager pendant quelque tems pour faire diversion à ses regrets? Il m'emmena avec lui, et c'est dans ce fatal voyage, Jeannette, que ton amie a perdu le repos et l'honneur. L'honneur, Jeannette! apprécies-tu cette perte que je dois au sort, au malheur, plus qu'à la faiblesse de mon cœur? Ecoute-moi; tu vas apprendre des choses si singulières, que, si j'écrivais ma vie, on les prendrait pour un canevas de roman.

Il ne nous arriva rien d'extraordinaire en route, jusqu'à la terre que mon père possédait près d'Abbeville, et qu'il voulait visiter la première. Mon père, effrayé des événemens de la révolution qui se déclarait alors en France, craignant que son nom ne le compromît aux yeux de ses vassaux, qui le croyaient immensément riche, s'avisa de prendre le nom supposé de Saint-Brice, en me recommandant de ne jamais prononcer celui de d'Eranville devant qui que ce fût. Il y avait plus de vingt ans que mon père avait quitté cette province; tous ses domestiques étaient changés depuis ce tems. Il ne restait plus à Eranville qu'un vieux fermier, homme sûr, et dont il ne redoutait point l'indiscrétion. Sans doute, Jeannette, tu trouveras de l'originalité sans motifs dans cette conduite de mon père; mais tu l'as connu: tu sais combien il était timide, bizarre, singulier, et la peur le comprimait au point de lui faire commettre même des imprudences. Nous arrivons à Eranville, que nous ne reconnaissons plus. Les habitans croyant que nous avions fui la France comme l'ont fait alors tant de gens riches et titrés, s'étaient presque partagés nos propriétés. Quelques-unes avaient été pillées: il ne restait plus que la ferme, qu'on voulait disputer encore au bon vieux Germain. Cet estimable fermier reconnaît son maître, lui saute au cou, et lui témoigne la plus vive tendresse. Paix, paix, Germain, lui dit mon père; je ne suis plus rien ici; je n'y veux rien être; je ne suis plus que Saint-Brice qui voyage et cherche à se distraire de ses chagrins. Garde-toi d'annoncer mon retour! Ne me fais connaître à personne de ceux qui pourraient se souvenir de moi, et dis-moi seulement en quel état sont mes affaires ici?

Germain satisfait aux questions de son maître: Ah, monsieur! lui dit-il, vous n'avez plus rien à y prétendre. On vous a traité comme émigré, et vos biens ne sont plus à vous. Vous ne pouvez pas espérer seulement un coin de terre dans ces plaines qui furent autrefois votre propriété; mais vous avez la voie de l'appel: vous pouvez vous faire reconnaître, prouver votre séjour constant à Paris. -- Je m'en garderai bien, mon ami! J'aime mieux tout perdre, que m'exposer à des discussions longues et dangereuses peut-être; et puis, que me rendrait-on! des ruines! Non, Germain, non: je me résigne, et je sens que ce sacrifice me coûtera bien peu, après la perte de ma chère Rosalie.

En vain Germain voulut-il faire entendre raison à M. d'Eranville, affaissé sous le poids du malheur et de la terreur, il persista dans son bizarre refus; et après avoir dit un éternel adieu à son ancienne propriété, il voulut aller voir à Dorneval, village voisin, madame Durocher, qui était une ancienne amie de sa famille.

Madame Durocher n'existait plus; elle avait vendu sa maison à une femme de moyenne vertu, qu'on nommait madame de Linval. Cette madame de Linval, à qui nous nous adressâmes pour demander des nouvelles de l'ancienne amie de mon père, nous fit l'accueil le plus gracieux. Je suis désolée, nous dit-elle, de ne pouvoir remplacer ici l'amie que vous y veniez chercher. Sans doute vous vous proposiez de passer quelque tems auprès d'elle? et ç'eût été pour cette dame un véritable bonheur; mais si elle n'existe plus, daignez croire qu'en perdant cette parente, j'ai hérité de son attachement pour ses amis et de son cœur hospitalier. Il est tard, la nuit approche; monsieur n'a peut-être point d'asile dans ces campagnes? -- Hélas! je n'en ai plus, madame, lui répondit, en soupirant, mon père! -- Eh bien, que monsieur daigne accepter un appartement dans ma maison: je mettrai tous mes soins à remplacer mon amie auprès de lui et de cette chère enfant, qui est jolie comme un ange!

Elle s'avança pour me baiser au front, et je ne crus pas devoir me refuser à cette preuve d'intérêt. Mon père craignant de commettre une indiscrétion, voulut se retirer; madame de Linval insista, se dit cousine de feue son amie, et fit tant, que mon père accepta l'asile qu'elle nous offrait.

Funeste démarche! fatale inconséquence! que de maux elle m'a coûtés! Il sembla, Jeannette, lorsque mon père céda à ses instances, qu'un noir pressentiment vînt glacer mon cœur. Une pâleur subite couvrit mon front; et sans me rendre raison de ce que j'éprouvais, je fus intérieurement fâchée de rester chez cette femme, dont l'extérieur et le langage ne me prévenaient pas en sa faveur. Madame de Linval, enchantée de notre soumission, sonna trois ou quatre grands laquais, à qui elle ordonna de préparer soudain l'appartement du petit corps de logis pour mon père et pour moi. Elle nous fit ensuite passer dans son salon, où nous trouvâmes beaucoup de monde; et là, la conversation devint générale. Ce qui me surprit beaucoup, c'est que madame de Linval, qui ne nous connaissait pas du tout, osa nous présenter à sa société comme deux de ses intimes amis qui venaient de Paris, et dont l'intention était de passer quelques mois à sa campagne. Comme mon père la regardait d'un air tout étonné, elle lui dit tout bas: Ne consentez-vous pas que je prenne ce titre flatteur, afin que vous n'ayez pas l'air de tomber des nues ici? A la campagne, il faut éviter les caquets que chacun est toujours disposé à faire.

Puis elle ajouta plus bas encore: Et vous conviendrez que cette affaire-ci pourrait en faire naître une ample provision.

Mon père, ni moi, nous ne comprîmes pas ce qu'elle voulait dire; mais nous aidâmes à faire accroire que nous étions en effet dans sa plus grande intimité.

On causa, on joua, on bâilla; puis on se mit à table, où l'ennui vint s'asseoir aussi, et l'on se sépara. Quand tout le monde fut parti, nous observâmes qu'il ne restait plus chez madame de Linval qu'un vieux militaire et un jeune homme, qui nous parurent être de la maison. Commandeur, dit madame de Linval au vieillard, je vous rends votre liberté dont vous m'avez fait le sacrifice toute la soirée. Vous avez bien dû souffrir, mon cher, vous qui n'aimez ni le jeu, ni la société? -- Ma foi, madame, répondit le vieillard, vous devez m'en savoir gré; car, demandez à mon neveu? jamais ma goutte ne m'a tant fait souffrir que ce soir; et si je n'avais pas su que vous attendiez monsieur et mademoiselle.... -- Hem? plaît-il? interrompit madame de Linval en rougissant, que voulez-vous dire, que j'attendais?... -- Je me trompe, répliqua le vieillard en souriant: j'ai voulu dire que, sans la compagnie de monsieur et de mademoiselle, je me serais vingt fois retiré.

Note, Jeannette, que nous n'avions pas dit un mot de la soirée à ce vieux commandeur, qu'à peine nous avions remarqué. Il nous fit, ainsi que son neveu, une profonde révérence, et tous deux se retirèrent, éclairés par un laquais, qui les conduisit à un appartement prochain.

Madame de Linval nous dit ensuite en riant: Vous avez vu une de mes anciennes, oh! mais très-ancienne connaissance! C'est le vieux commandeur de Mellery, et son neveu le jeune Saint-Ange. Ils logent chez moi depuis un mois, et j'espère les garder toute la belle saison. L'oncle est infirme, un peu grondeur; mais je lui ai de véritables obligations, et il ajoute à l'agrément de ma société. Je suis veuve, riche; il faut bien que je voie du monde; mais, en même tems que j'aime la dissipation, j'estime l'honneur et ma réputation. Vous verrez! avec le tems, j'ose croire que vous m'accorderez votre estime. -- Avec le tems, madame! répondit mon père.... Sans doute il me sera flatteur de cultiver votre connaissance, de me rappeler votre obligeant accueil; mais je vous prie de croire que je n'aurai point l'indiscrétion de prolonger chez vous un séjour qui pourrait vous devenir importun. -- Importun, monsieur! Quel mot employez-vous!... Vous n'y croyez pas; non, vous ne pouvez pas y croire. Il faut bien que vous vous donniez le tems de me connaître.... J'ai intérêt à ce que vous me connaissiez. Pour vous, vos traits qui portent le cachet de la franchise, toute votre personne, décèlent assez en vous un homme de bien, quel que soit le voile dont vous vous enveloppiez; et je crois que M. Saint-Brice.... que.... M. Saint-Brice est un véritable ami de plus que je vais acquérir.

Elle affecta de répéter ce nom de Saint-Brice d'une manière si singulière, que mon père en fut frappé. Madame, lui demanda-t-il, aurait-elle connu quelqu'un qui portât mon nom? -- Votre nom, monsieur? il ne m'est pas inconnu; il y avait un Saint-Brice autrefois dans les chevaux-légers, un autre dans les finances, un autre encore abbé commandataire; mais je pense que vous n'êtes parent d'aucun de ces Saint-Brices-là? Madame devine juste. Je suis étranger, hélas! et je n'ai plus rien de cher sur la terre que ma fille! -- Mademoiselle est accomplie, et doit faire le bonheur de son père: mais je vous retiens là, et je ne pense pas que vous avez voyagé, que vous êtes fatigués: bonsoir, bonsoir; à demain.

Madame de Linval prit sa bougie, rentra chez elle, et nous fûmes nous installer, mon père et moi, dans l'appartement qu'on nous avait destiné. J'y trouvai une femme-de-chambre complaisante à mes moindres ordres, et mon père y fut servi aussi par un domestique intelligent.

Mon père, toujours sombre, taciturne, me dit fort peu de chose: il se retira, et j'entrai chez moi, où je me livrai aux réflexions que m'inspirait la singularité du caractère de notre hôtesse. Je te la peindrai, Jeannette, dans un autre moment; car moi-même alors je ne pus me rendre compte ni de sa fortune, ni de ses liaisons, ni de sa conduite. La suite ne m'éclaira que trop cruellement sur cette femme perfide à qui je dois tous mes maux.

CHAPITRE XIII. C'est sans doute un caprice.

Le lendemain matin, mon père ne me parla pas de poursuivre son voyage, et je respectai ses volontés. Madame de Linval nous fit prévenir que le déjeûner était servi. Nous descendîmes, et retrouvâmes près d'elle le commandeur de Mellery, et son neveu, qui s'informèrent de notre santé. Bon! interrompit madame de Linval, sans attendre notre réponse, est-ce qu'on se porte mal ici? Je veux que chacun y suive mon exemple: la gaieté, le plaisir, voilà la source de ma santé. Vous voyez monsieur de Saint-Brice un peu pâle, taciturne; eh bien, avant un mois d'ici, je veux qu'il ait ces aimables couleurs qui décorent les jolies joues de sa fille.

Ces couleurs dont elle parlait s'amoncelèrent soudain sur mon front, et je baissai les yeux, tandis que Saint-Ange, ce neveu du commandeur, n'eut pas assez des siens pour m'examiner. Mon père sourit, me regarda à son tour, et l'attention générale arrêtée sur moi augmenta mon trouble et ma rougeur. Sans doute, dit mon père, la gaieté de madame et l'agrément de sa maison seraient bien propres à me rendre la santé et le calme de l'ame, si je pouvais prolonger chez elle mon séjour; mais cela m'est impossible; et tout-à-l'heure je vais partir pour Abbeville, où je prendrai la poste. -- Partir tout-à-l'heure! répondit madame de Linval. Ah! vous n'aurez pas cette cruauté. Vous ne vous serez pas montré un moment pour disparaître soudain! Je ne le veux pas: entendez-vous, Saint-Brice, que je ne le veux pas? -- Madame...... -- Qu'avez -vous à faire? Rien. Qui vous fait voyager? le desir de vous distraire, n'est-ce pas? Je veux vous procurer ici plus de distractions que deux cents lieues de pays ne pourraient vous en offrir. Vous resterez, cela est entendu, vous resterez? -- Cependant.... -- Eh! vous ne demandez pas mieux, malin que vous êtes; je lis dans votre cœur, et j'y vois.... plus que vous ne pensez. -- Je vous jure pourtant, madame, que mon cœur ne recèle aucun secret qui ne puisse vous être dévoilé! -- Il en est un peut-être que bientôt.... Mais ne parlons pas de cela avant le tems: c'est à vous d'ailleurs à rompre le premier le silence. Mes amis, le tems et beau aujourd'hui: si nous allions tous dîner à ce joli rendez-vous de chasse de la forêt prochaine? Duvillier et Lornevil y chassent depuis ce matin; nous les surprendrons; hein? Voilà qui est dit, n'est-ce pas? Je cours donner les ordres nécessaires.

Mon père veut lui parler; elle est déjà bien loin, appelant ses domestiques, faisant un tapage affreux sur l'escalier. Mon père me dit tout bas: Voilà une bien singulière femme! je suis curieux de l'étudier; car, ou elle est folle, ou elle a des projets que je ne puis deviner. -- Nous restons donc, mon père? -- Quelques jours: voyons ce que tout cela deviendra.

Mon cœur se serra de nouveau, et je me tus. Je sentais que je n'étais pas à mon aise avec madame de Linval, d'ailleurs plus âgée que moi, et qui me traitait comme une enfant. Mon père voulait rester néanmoins; il fallait bien m'y ressoudre.

Pendant que le vieux commandeur parlait à mon père de la singularité du caractère de madame de Linval, qu'il appelait sa meilleure amie, Saint-Ange trouva l'occasion de me dire des choses flatteuses; et ce jeune homme, que mes yeux avaient déjà distingué, me parut unir l'esprit à la décence et au bon ton. Au bout d'un moment, notre hôtesse rentra: Grace au carillon que j'ai fait, nous dit-elle, tout est prêt, et nous pouvons partir. Mademoiselle Saint-Brice, son père, le commandeur et moi, nous irons dans ma grande berline, et pour notre jeune homme, il ira à pied: il saura bien nous rejoindre; il n'y a que deux lieues d'ici là. La partie est arrangée; mon père y consent, et nous voilà tous quatre emballés dans une voiture gothique, et traînée lentement par deux chevaux étiques. A peine arrivés au rendez-vous de chasse, nous y vîmes accourir Saint-Ange, accompagné de Duvillier, de Lornevil, deux grands jeunes gens que je me rappelai avoir vus, la veille, à la maison, ainsi que plusieurs de leurs amis.

Eh bien, leur dit madame de Linval, convenez que vous ne nous attendiez pas, là? J'ai des idées comme cela, moi, qui tournent toujours au profit de mes plaisirs. Car nous aurions dîné seuls, au lieu que nous aurons de la société.

Tous les jeunes gens se hâtèrent de lui faire leur cour. Duvillier sur-tout me parut le plus empressé. Il baisait la main de cette femme avec des démonstrations de tendresse qui paraissaient même appartenir à un autre sentiment qu'à celui de l'amitié. Est-ce pour moi, dit en riant la dame à cette troupe joyeuse, que vous témoignez tant d'allégresse, ou si c'est pour le plaisir que je vous procure en vous amenant mademoiselle de Saint-Brice?

Cette question donna lien à mille propos galans, dont madame de Linval fut le principal objet. Saint-Ange seul garda le silence, et cette retenue me fit intérieurement plaisir. La journée se passa très-bien, et le soir nous revînmes tous à d'Orneval, où la soirée fut employée à jouer ou à médire. Petit souper ensuite, et toujours les plus grands soins, les plus grandes prévenances de la part de madame de Linval pour mon père et pour moi.

Quand je fus retirée avec monsieur d'Eranville, j'osai lui demander si son intention était toujours de rester dans une maison étrangère où il n'était retenu ni par le lien des affaires, ni par celui de l'amitié? -- Mon enfant, me dit-il, dans l'état de douleur qui me consume, peu m'importe le coin de la terre que j'habite; tout séjour m'est parfaitement indifférent. Il est vrai que celui de la paix, de la tranquillité, me conviendrait mieux que la maison de madame de Linval, où l'on ne songe qu'aux fêtes, qu'à la dissipation, où il se rassemble un essaim d'étourdis dont le caquet m'importune et m'ennuie: il n'y a, dans tout cela, que le vieux commandeur de Mellery dont je fasse cas. C'est un homme d'un excellent commerce; et son neveu lui ressemble pour la solidité de la raison et de l'esprit.

Je ne sais pourquoi mon cœur battit violement à cet éloge de Saint-Ange fait par mon père lui-même. Il ne s'en aperçut pas, et continua. Je n'ai cependant point, ma Cécile, l'intention de rester long-tems dans cette maison; mais le caractère original de l'hôtesse, sa manière de se mettre à son aise avec moi, de me forcer à devenir son ami, ses demi-confidences, son sourire ironique, tout cela me cache un mystère que je veux découvrir avant de me remettre un voyage. Dans tous les cas, ma Cécile, je compte assez sur ton cœur et sur tes principes pour te croire en sûreté au milieu de cette foule d'étourdis dont les mœurs me sont aussi suspectes que celles de la maîtresse du logis. En ne quittant pas ton père, en ne paraissant jamais qu'avec lui, tu ne cours aucun danger. Je te le répète, j'ai toujours mené une vie tranquille, et j'ai dans l'idée qu'on me ménage ici une aventure qui pique ma curiosité; je veux la courir, et je t'expliquerai tout cela, si toutefois cette aventure ne blesse ni la décence, ni la délicatesse dont je me suis toujours fait une loi.

Mon père m'embrassa, et fut se livrer au repos, tandis que le sommeil vint s'appesantir sur mes paupières.

A son réveil, mon père resta fort étonné de trouver sur la cheminée un bijou qu'il n'y avait pas remarqué la veille. C'était une boëte d'or; il l'ouvrit, et fut bien plus surpris encore de reconnaître le portrait de madame de Linval. Qu'est-ce que cela veut dire? Qui a mis là ce portrait? Dans quelle intention?... Est-ce madame de Linval elle-même que..... Allons, c'est une idée folle: on ne donne son portrait qu'à celui qu'on aime; et il n'y a pas d'apparence qu'une femme de trente ans au plus soit devenue, en deux jours de tems, amoureuse d'un homme de cinquante ans passés. C'est un oubli apparemment de quelque domestique, oubli qu'un galant homme doit s'empresser de réparer, en remettant ce bijou à celle à qui sans doute il appartient.

Mon père descendit chez madame de Linval, la trouva seule, et eut avec elle une conversation assez originale, et qu'il me rapporta de point en point. Madame, lui dit mon père, quelqu'un occupait-il, avant moi, l'appartement que vous m'avez donné? -- Personne, monsieur. Il y a un an qu'il a servi à une de mes tantes que j'ai perdue depuis: mais pourquoi cette question? -- C'est qu'apparemment votre femme-de-chambre y aura oublié, hier, ce bijou que j'ai trouvé sur ma cheminée. -- Ha ha! ( d'un air indifférent ), ce bijou? Oui.... je sais ce que c'est.... c'est mon portrait, n'est-ce pas? Vous l'avez..... regardé? -- Et admiré, madame ( il lui tend la boëte. ) Vraiment ( sans la prendre ), il y a un mois qu'il est fait; il me ressemble, n'est-ce pas? -- Beaucoup ( il ouvre la boëte et examine ); et puis, il me paraît bien peint. -- C'est original ( elle rit ); il est heureux que le portrait ne se soit pas trouvé dans l'appartement de quelque amant de mes faibles charmes, car il l'aurait gardé! -- Madame, il serait plus doux de le recevoir comme un bien-fait, que de le voler. -- Bon! ( elle minaude ): voilà qui m'embarrasse: est-ce une demande que vous m'en faites? -- Je n'ai aucun droit à un pareil présent. Fort bien; c'est-à-dire, que monsieur ne m'aime point? -- Aimer d'amour, madame, est le propre d'un jeune homme; un homme de mon âge ne peut plus qu'estimer. -- Votre conduite cependant n'est point une preuve d'estime. -- Ma... conduite? -- Vous devez m'entendre? -- Nullement, je vous jure. -- Vous êtes bien mystérieux, et c'est une véritable injure pour moi. -- Daignez m'expliquer, de grace..... -- Allons, allons ( en colère ),rendez-moice portrait? -- Je n'ai point l'intention de le garder. -- Ni le talent de le mériter. -- Ha ça, ma chère hôtesse, pardon de ma réflexion; mais jouons-nous ici la comédie? -- Si quelqu'un la joue, à coup sûr ce n'est pas moi. -- Ni moi nonplus.Certainement, je ferais un acteur très-ridicule, si, à mon âge, j'allais former une passion, quelque belle que fût la personne qui la causât. -- Qui vous parle ici de passion, monsieur? qui vous dit qu'on prétende à être aimée? -- Pardon; ce portrait... Eh bien, c'est un oubli d'un de mes gens: il vous déplaît, vous me le rendez, rien de plus naturel. -- Ha, ha, ha, madame! il me déplaît! vous me rendez bien peu de justice. -- Et vous, monsieur, vous m'estimez bien peu pour jouer aussi long-tems le rôle que vous prenez ici. -- Voilà encore de l'obscurité. Au surplus, madame, permettez-moi de me retirer, de me remettre en route, et vous n'aurez plus sous les yeux un homme qui, je ne sais pour quel motif, vous paraît insupportable? -- Monsieur.... vous êtes le maître. -- Adieu, madame.

Mon père salue profondément madame de Linval, qui paraît être très-piquée; il monte me rendre compte de cette conversation énigmatique, à laqu-elle nous ne pouvons rien concevoir; et nous nous occupons soudain des préparatifs de notre départ.

CHAPITRE XIV. Intrigue épistolaire.

Pendant que mon père était dans ce singulier tête-à-tête avec notre hôtesse, j'éprouvais des sentimens bien délicieux; et il semblait que l'amour voulût attaquer en même-tems et le père et la fille. J'étais descendue seule au jardin, rêvant, sans former précisément des réflexions, et pensant peut-être confusément aux deux mots d'éloges que mon père avait dits en passant du jeune Saint-Ange. Guidée par ma rêverie, je m'étais enfoncée dans un bosquet touffu pour y respirer la fraîcheur de l'ombre, lorsque j'aperçus un livre ouvert à moitié, mais par terre, et paraissant oublié. Je le ramasse, et je vois que c'est l' Art d'aimer de Bernard. Pendant que je le parcours en marchant, et les yeux fixés sur ce livre, une voix douce me tire de ma méditation; c'est celle de Saint-Ange. Pardon, mademoiselle, me dit-il, j'avais oublié ce livre ici, et je revenais le chercher; mais s'il peut vous intéresser, je vous prie de le garder. -- Moi, monsieur? lui dis-je machinalement en lui tendant le livre. -- Le sujet en est beau, mademoiselle, et digne de votre attention. C'est.... l' Art d'aimer! -- Je ne croyais pas, monsieur, qu'on pût soumettre à l'art le plus beau sentiment de la nature? -- Tous les sentimens sont des vices ou des passions, quand ils ne sont point assujétis aux lois de la délicatesse. -- J'aime à le croire, monsieur; et d'ailleurs je n'ai point lu ce livre, et je ne connais point le sujet que son auteur y a traité. -- Vous n'avez jamais connu l'amour, mademoiselle? -- Monsieur n'a pas cru sans doute que je répondrais sérieusement à une pareille question. Ah, mademoiselle! que ne puis-je en badiner comme vous! Depuis votre séjour ici.... -- Pardon, monsieur, je vais rejoindre mon père. -- Et vous ne daignez pas m'écouter, mademoiselle? Je brûle pour vous, je vous adore, et, pour la première fois, tous les feux de l'amour sont concentrés dans mon cœur ardent! Un mot, mademoiselle, ah! un seul mot? -- Monsieur, monsieur, dois-je vous répondre ailleurs que devant mon père!... -- Et toujours votre père! J'ai un oncle, moi, et je me passe bien de sa présence pour exprimer mes sentimens!...

Je ne pus m'empêcher de sourire à cette naïveté. Il voulut saisir ma main, je la retirai; et, malgré ses prières, ses protestations, je revins jusqu'à la maison, où il me suivit, en me jurant que, malgré mon insensibilité, il me forcerait à répondre à son amour. Je trouvai sa menace peu délicate, et je m'enfermai chez moi, combattant néanmoins entre le devoir, la décence et l'amour qui commençait à pénétrer mon cœur. Saint-Ange était bien fait, aimable, plein de grâces et d'esprit. Il me plaisait, en un mot, et je sentis que son image, en vain repoussée par ma faible raison, était pour jamais fixée dans mon cœur par l'estime et par la tendresse.

Je réfléchissais sur cet état nouveau pour moi, lorsque mon père entra, ainsi que je te l'ai déjà dit, et m'ordonna de l'aider à préparer tout pour notre départ.

Il était près de midi; nous allions donner les ordres aux domestiques pour transporter nos effets à la voiture, lorsque mon père reçut un petit billet ainsi conçu:

„Si vous faites cas de l'estime particulière que j'ai pour vous, et de la ré-“ception que je vous ai faite dans ma “maison, vous différerez votre départ “jusqu'à ce qu'un entretien que je vous “demande, et dont je prescrirai l'heure “et le lieu, vous mette à même de me “rendre justice, et vous dévoile enfin à “mes yeux. J'attends cet égard d'un “homme qui a l'usage du monde, et “qui doit ne rien savoir refuser à une “femme.“ Ursule de Linval.

„Nous aurons beaucoup de monde à “dîner, je vous placerai près de moi.“

Mon père relut deux fois ce billet singulier; et souriant de l'air de l'ironie, il s'écria: Cette femme est folle assurément, et je ne me suis pas trompé sur la négligence de ses mœurs. Est-ce sérieusement qu'elle veut me faire le héros d'une aventure galante? Je ne devrais pas en parler si haut devant ma fille; mais c'est qu'en vérité cela est si extraordinaire!... Et d'ailleurs, cette femme n'a point le ton d'une femme perdue. Il y a ici un quiproquo, à coup sûr; il y a du mal-entendu de sa part ou de la mienne; voyons, attendons encore l'explication qu'elle me demande. Au surplus, cette intrigue m'amuse, me distrait, et il me paraît plaisant de la dénouer. Laissons toujours ces paquets ainsi arrangés: ce soir, ou demain au plus tard, notre départ aura lieu. Voyons cependant; répondons à ma belle!...

Mon père sourit, et cet instant de gaieté, le premier qu'il ait eu depuis la mort de ma mère, me fit un sensible plaisir. A cette satisfaction intérieure, je dois te l'avouer, ma bonne Jeannette, se joignait encore celle que je ressentais de rester, de revoir Saint-Ange. Il m'en eût coûté de quitter cette maison, sans espoir de jamais rencontrer celui que je commençais à aimer. Je me servis donc du voile du badinage pour déguiser l'excès de ma joie, et je fis à mon père des complimens sur sa nouvelle conquête, en l'engageant à répondre du style d'un amant soumis. Mais il ne suivit pas mon avis, car le style de son billet ne fut rien moins que léger et galant. Voici ce qu'il écrivait à la dame:

„Ce qui m'arrive me paraît si extraordinaire, madame, que je ne sais qu'en “penser. Vous me chassez, et vous me “retenez? Je me rappelle d'avoir été “autrefois l'objet de ce petit manège; “mais il n'est plus fait pour mon “âge, ni pour la nature de mes sentimens. Vous voulez que je reste cependant? Eh bien, madame, je vous obéirai, et j'attendrai avec soumission l'instant d'une explication que je desire “plus que vous ne le pensez.“

Il signa ce billet, et l'envoya. Un quart-d'heure après, nouveau billet de la part de la dame.

„Tu te trahis, ingrat, en disant que “tu desires plus que moi l'explication “que je t'ai demandée. Je t'ai deviné “dès le premier moment que tu as mis “les pieds dans cette maison. Il n'est “plus tems de feindre; tu déchireras le “voile que tu as pris, ou tu me prouveras, par ton silence, un mépris trop “injuste pour que je l'aie mérité.“

Tu, toi! voilà du tutoiement à présent! dit mon père. Oh! mais cela devient sérieux. Je crains, ma fille, de ne pouvoir confier à ton innocence la suite de cette aventure digne des plus preux chevaliers. Quoi qu'il en soit, je suis résigné à tout. -- Je commence à croire, lui dis-je, qu'on vous prend pour un autre. Comme vous l'avez fort bien dit, il y a un quiproquo dans cette affaire, et que le tems éclaircira.

Nous nous amusâmes long-tems, nous deux mon père, de ce genre de folie de notre hôtesse; et, la cloche du dîner nous appelant près d'elle, nous descendîmes dans la salle à manger, où nous vîmes beaucoup de monde. Duvillier, Lornevil, tous les chasseurs de la veille étaient là; mais la seule personne que mon cœur devina, que mes yeux distinguèrent avant tout, fut Saint-Ange, dont les regards inquiets, en cherchant les miens, semblaient me demander si j'étais encore courroucée de son audace du matin. Mes yeux lui apprirent qu'ils n'en voulaient à personne; et dans cette amnistie générale, Saint-Ange ne vit que son pardon en particulier.

Madame de Linval plaça en effet près d'elle mon père, qui, ne sachant comment la regarder, avait des envies fréquentes de sourire en me lançant des regards à la dérobée. Le grand Duvillier parut très-piqué de la préférence accordée à M. d'Eranville; et je l'entendis même dire tout bas à Lornevil: Elle a sans doute des raisons que je saurai pénétrer.

Duvillier, qui, par l'effet du hasard, était placé près de moi, affecta de me parler beaucoup, de me faire les complimens les plus flatteurs; et je remarquai que cette conduite de Duvillier fit pâlir plusieurs fois la jalouse madame de Linval. Elle en témoigna même son dépit si visiblement, qu'elle m'adressa quelques mots fort durs, auxquels Duvillier me répliqua par des fadeurs outrées. Ce petit jeu ne me plaisait pas du tout, et je vis qu'il faisait souffrir également le sensible Saint-Ange, placé en face de moi. Il se leva même de table, et sortit sans doute pour cacher l'impression douloureuse que ses traits en éprouvaient. Son oncle l'appela; il revint, et, au dessert, le manége doucereux de Duvillier, la jalousie de madame de Linval, tout cela devint si clair, que le reste de la société s'amusa ouvertement de ces êtres ridicules. Mon père, à qui rien n'échappait, saisit cette occasion pour glisser quelques mots satyriques à l'oreille de sa voisine, et l'on se leva de table, où chacun avait souffert, pour dire, en bâillant, qu'on allait danser.

Le bal s'ouvrit, et ce fut pour aggraver la peine de madame de Linval. D'abord Duvillier vint m'inviter à danser avec lui: je ne sais comment j'eus la hardiesse de lui dire que j'étais retenue, quand je ne l'étais pas en effet; mais j'avais pris le parti, ou de ne pas danser du tout de la soirée, ou de commencer le bal avec Saint-Ange. Duvillier, pour narguer madame de Linval, ne l'invita point: il fut à une petite provinciale assez gauche, qui l'accepta, toute orgueilleuse d'être préférée à la maîtresse de la maison. Pour Saint-Ange, il s'approcha de moi; ce qui me fit grand plaisir, et me dit d'un air timide: On dit, mademoiselle, que vous êtes retenue?... -- Mais par vous, je crois, monsieur, lui répondis-je, sans penser à ce que je disais: soudain la réflexion me vint, et j'ajoutai: Je croyais que tantôt vous m'aviez proposé?... Me serais-je abusée? -- Non, oh non, mademoiselle, et je me trouve bien heureux d'obtenir cette préférence sur tant de rivaux que j'ai ici! -- Vous n'avez rien à en craindre, monsieur; mon cœur n'est plus capable d'en distinguer un seul. -- Charmant aveu! -- Quoi, monsieur! vous prenez pour un aveu?...

Je fus interrompue ici par l'appel des danseurs, au nombre desquels se trouva à la fin madame de Linval, invitée par Lornevil. Elle était si piquée néanmoins, qu'elle dansa mal, gronda les violons, critiqua tout le monde; et, pour l'achever, le peu d'étude que j'ai mise à l'art de la danse, me fit tellement remarquer, que tous les hommages se tournèrent sur moi pendant cette soirée assez agréable, où j'affectai de danser également avec chaque cavalier, pour ne point nourrir l'espoir de Saint-Ange, ni faire remarquer ce que j'avais tant d'intérêt à cacher.

Cette fête terminée, nous nous retirâmes nous deux mon père, qui m'apprit que le fameux entretien demandé par madame de Linval, devait avoir lieu le lendemain matin dans son boudoir. Le choix du lieu fit rire mon père, qui se coucha avec plus de gaieté qu'à son ordinaire.

CHAPITRE XV. Les voilà d'accord.

Tu as connu, ma chère Jeannette, M. d'Eranville et ma mère? tu sais qu'autant ma mère était susceptible, et même outrée sur les convenances sociales, autant mon père, avec de l'honneur sans doute, était léger sur ces mêmes convenances. Vertueux par caractère plus que par principes, mon père riait des folies des autres, et les excusait même parce qu'il savait que s'il fût né avec des passions, il en aurait fait tout autant que ceux que le monde blâmait. Ma mère poussait jusqu'à la rigueur la pratique des vertus. Mon père les observait toutes en applaudissant ceux qui les traitaient de ridicules: ma mère, en un mot, avait un caractère fort énergique, et mon père n'en avait point.

Tu me blâmeras peut-être, Jeannette, de parler avec tant de liberté des auteurs de mes jours; mais je dois à l'un mon amour pour les mœurs; et malheureusement c'est sous les yeux de l'autre, peut-être par le peu de sévérité de ses principes et de son exemple, que j'ai manqué, quoique sans le vouloir, à toutes les règles de l'honneur. Ma mère m'a abandonnée à l'âge des passions, sur le bord du précipice, et mon père ne m'a point tendu la main pour m'empêcher d'y tomber. Revenons à mon récit.

A peine fus-je éveillée, que je vis entrer mon père dans mon appartement. Ma fille, me dit-il, un billet singulier vient de frapper mes regards à mon réveil. On m'y annonce que votre cœur s'est laissé toucher par les propos flatteurs d'un des habitués de cette maison: on ne me l'a point nommé; mais, si j'en juge d'après ce qui s'est passé hier, ce séducteur ne peut être que M. Duvillier. -- Mon père... avant de prononcer, daignez me communiquer ce billet, anonyme sans doute. Oh! très-anonyme, et d'une écriture qui m'est absolument inconnue. Le voici:

Je prends le billet, et lis:

„Vous qui voulez éprouver les autres, “vous qui vous croyez un sage par excellence, et qui fuyez les nœuds de l'hymen, dans la crainte de rencontrer “une compagne peu digne de vous, songez aux dangers auxquels votre célibat “volontaire expose votre fille. Un séducteur l'a rendue sensible à son faux “amour: elle brûle pour lui; et, si vous “ne lui donnez une seconde mère, votre “fille tombera dans un piége dont elle “et vous-même serez à jamais les victimes. Recevez cet avis d'un ami de la “maison que vous habitez.“

Je restai interdite, après avoir lu ce fatal billet: une sueur froide glaça tous mes membres, et il me fut impossible de prononcer d'autres paroles que ces deux mots: Le monstre!

Quel est-il, ma fille, me demanda doucement mon père, ce monstre que vous accusez? Qui supposez-vous capable de m'avoir donné cet avis? -- Je n'en sais rien, mon père; mais si ce n'est pas madame de Linval, c'est quelqu'un d'aussi méchant qu'elle. -- Madame.... de Linval!... Il ne sagit pas ici, Cécile, de méchanceté; il est question de savoir si l'avis qu'on me donne est vrai, si ce freluquet de Duvillier....

J'interromps mon père, profitant avec joie de son erreur: Duvillier, mon père! Eh quoi! vous rendez assez peu de justice à votre fille pour la croire capable de s'attacher à un étourdi de cette espèce! -- Ce n'est donc pas Duvillier, ma fille? Mais qui est-ce donc? car je ne vois ici que ce jeune homme qui puisse être accusé de séduction, de perfidie: d'ailleurs, il vous a peu quittée hier de la journée. -- Eh, mon père, en croyez-vous ces faux rapports? Ne voyez-vous pas que cet avis controuvé ne vous est donné que pour vous préparer à l'entretien secret que madame de Linval veut avoir avec vous? Cette femme sait peut-être que vous êtes veuf, et vous croit riche; elle veut vous épouser. En vérité, c'est une maison infernale que celle-ci!

Mon père reste un moment pensif; puis après un silence, il me dit: Cécile, vous tiendrez de votre mère pour la sagacité, pour la prévoyance. Vous l'avez trouvé, oui, je crois que vous l'avez deviné.... à moins que, voulant me donner le change sur... -- Allez, mon père, allez entendre cette femme dont la démence ou des projets bien noirs guident la conduite, et vous reviendrez, guidé par la confiance dont vous m'honorez, me dire: Cécile, tu m'as éclairé sur les perfides qui voulaient te noicir à mes yeux: ton père te rend justice; il sait qu'il est ton ami, ton premier confident, et que ton cœur ne peut se donner qu'à un époux de son aveu, et digne de le posséder!...

M. d'Eranville, ému par cette sortie énergique, me prit dans ses bras, et me serra étroitement contre son sein. Ma fille, s'écria-t-il, ma Cécile! oh! tu seras toujours digne de moi, et tu es bien faite pour remplacer ta mère dans mon cœur.... Allons, voyons cette femme: mais soudain tantôt, Cécile, nous quitterons cette demeure, où les mœurs, l'innocence, la candeur, la réputation, tout est en danger!... Adieu, ma Cécile: embrasse ton père, et crois qu'il t'estime, qu'il t'aime toujours!

Sûre d'avoir ramené l'auteur de mes jours à des sentimens plus dignes de moi, je le pressai contre mon cœur, et il descendit chez madame de Linval.

A peine était-il parti, que je vis entrer chez moi Saint-Ange lui-même. Quelle fut ma surprise, quel fut mon trouble, en voyant qu'il se permettait une démarche aussi hardie, aussi dangereuse pour moi, après ce qu'on avait écrit à mon père, et qui ne pouvait concerner que lui! Monsieur, lui dis-je troublée, je ne sais qui vous permet de venir.... Souffrez que je sorte? -- Oh non; restez, belle Saint-Brice, restez! Je ne veux être pour vous qu'un amant passionné, mais respectueux et soumis. -- Donnez-moi donc une preuve de cette soumission, monsieur, en vous éloignant sur-le-champ? Je suis prêt à vous obéir, charmante personne; mais avant, jurez-moi que vous ne me haïssez pas? -- Cette question, monsieur, est si fade, si rebattue dans les romans et dans les drames, que je ne puis y répondre: n'est-il pas de nuance entre adorer et haïr?... -- Il n'en est point pour les amans: qui n'adore pas, hait, déteste, et l'amour ne peut se contenter d'un sentiment intermédiaire. Enfin, monsieur, que desirez-vous? que voulez-vous? -- Entendre un seul mot de votre bouche, et je me retire. Ce mot?... -- Est-il si difficile à prononcer? Quand je vous répète cent fois, je vous adore, ne pouvez-vous me dire ces trois mots si doux: Je vous aime? Eh mais! à quoi me servirait cet aveu? Sais-je qui vous êtes? me connaissez-vous? pouvons-nous nous flatter d'être unis? -- Qui nous en empêcherait? L'enfer même n'aurait pas de barrière assez forte pour nous séparer de vous! pour me séparer du moins; car je ne puis ici parler que de moi. -- Vous n'avez point répondu à ma question? Vous flattez-vous, par votre naissance, par votre état, de mériter le consentement de mon père?... Hélas!.... ce serait peut-être le plus facile à obtenir. -- Vous soupirez, Saint-Ange? Vos yeux même se baignent de larmes? Vous ne croirez jamais à quel point vous m'intéressez? -- Adorable personne!... -- Vous n'êtes donc point libre de votre main? -- Oh! je... je le serai. -- Et vous voulez me faire partager une flamme dont vous n'êtes point le maître de régler le cours! Fuyez-moi. Que je vous fuie! -- Laissez-moi ma liberté. -- Rendez-moi donc la mienne.

Il pleurait, Jeannette, il pleurait, ce beau jeune homme! Dis; à ma place, n'aurais-tu pas été attendrie?... J'essuyai ses larmes, Jeannette; j'eus la faiblesse de lui avouer qu'il ne m'était pas indifférent, et nous nous entretînmes long-tems des douceurs de l'amour. Il me quitta enfin en me jurant qu'il me donnerait bientôt des preuves du sien.... Il m'a tenu parole, Jeannette; mais quelles preuves, grand Dieu!... et comment me les a-t-il données!... Poursuivons.

Mon père rentra: l'entretien annoncé avec tant d'importance, et desiré si long-tems, n'avait abouti qu'à faire connaître à M. d'Eranville l'erreur dans laqu-elle on était sur son compte, et que j'avais su deviner. Voici quel fut ce grand entretien.

Mon père entre d'un air très-froid et très-sérieux: Madame, je me rends à vos ordres. -- Ah, vous voilà, monsieur.... monsieur de.... Saint-Brice, comment? n'est-ce pas là votre nom? -- Madame... Vous changez de couleur? on ne m'a donc pas trompée? -- Vous aurait-on parlé de moi? -- Beaucoup, oh, beaucoup. Je vous connais enfin; et c'est assez vous dire que ma fierté a droit de s'irriter de l'espèce de mépris que vous me témoignez. -- Du mépris, madame? -- Oui, monsieur, du mépris, et sur-tout un manque absolu de confiance. Puisque vous m'aviez vue, puisque vous m'aimiez, fallait-il prendre ces détours indignes d'un galant homme? Qu'est-ce que c'est que ce changement de nom; ce prétexte de venir chercher ici madame Durocher, dont vous ne devez pas ignorer la mort? Pourquoi enfin tous ces déguisemens, tous ces mystères? Sans parler encore d'un autre, sur lequel je me tais, mais qui excite justement ma jalousie et mon indignation?... -- Madame, tout ce que vous venez de me dire est tellement obscur pour moi, qu'il m'est impossible d'y répondre. -- Saint-Brice est-il votre nom? parlez... Vous vous troublez? -- Cet interrogatoire me fatigue à la fin. Vous n'avez pas plus le droit de me le faire, que moi je ne dois avoir la patience de l'entendre. Je vois que vous me prenez pour un autre, ou que votre esprit est dérangé. Adieu, madame. -- Non, traître, tu ne sortiras pas. Tu ne me taxeras pas inutilement de démence; et si je t'ai plue, si je t'adore, j'aurai raison au moins de ta perfidie à mon égard. -- Il est fort, par exemple, de m'entendre appeler perfide après quarante ans d'une probité à toute épreuve. -- Voyons, ingrat, voyons? Je vais trancher le mot, et si tu persistes à me tromper, rien ne pourra te soustraire aux effets de ma haine. Regarde-moi bien, là?... Oses me dire à présent que tu n'es pas Dormon? -- Dormon? -- Oui, Dormon. Tu restes interdit? -- Eh quoi, madame! Dormon, ce riche financier qui a plus de cent mille écus de rente! vous me prenez pour lui? -- J'ai tort, n'est-ce pas? -- Eh mais, vous ne l'avez donc jamais vu? -- Ajoute de nouveaux détours. -- Dormon est bien plus grand que moi: vous l'attendiez ici apparemment? -- Oui, et j'ai été trompée dans mon attente. -- Ah ça, c'est une plaisanterie dont, en vérité, je ne puis m'empêcher de rire.

M. d'Eranville éclate, et la dame furieuse l'accuse d'ajouter l'ironie à l'outrage. Mon père, voyant qu'elle persiste dans son erreur, se lève pour sortir, en s'écriant: Eh bien, madame, je suis ce Dormon que vous attendiez, dont apparemment vous ambitionnez la main et la fortune; mais votre conduite vous retire pour jamais mon cœur, et je vais sur-le-champ retourner à Paris, où assez d'autres belles se feront un bonheur de me subjuguer sans me tyranniser.

Mon père sort en disant ces mots que lui dicte cette situation plaisante; et il en rit encore en me racontant ce bizarre quiproquo, dont cependant nous ressentons les effets, sans en avoir la clef. Il est sérieusement question de partir, de quitter cette folle et sa bruyante société: mon père m'en presse; et malgré la douleur que me cause la certitude où je suis de ne plus revoir mon cher Saint-Ange, il me faut obéir. Déjà les domestiques se mettent en devoir de transporter nos effets.... Un nouvel incident vient pour la seconde fois suspendre ce départ, et combler mes vœux.

CHAPITRE XVI. C'est un tour affreux.

Monsieur, s'écrie une femme qui se présente dans le plus grand trouble; monsieur, daignez m'entendre, et me permettre de reconquérir votre estime, que ma funeste étourderie m'a fait perdre sans doute.

C'est madame de Linval qui s'exprime ainsi: mon père la fait asseoir. Il voudrait pouvoir m'éloigner; mais la rapidité des discours de madame de Linval lui en interdit la faculté. Monsieur, poursuit cette femme, j'ai mille, oh mais un million d'excuses à vous demander. Je vois que je me suis abusée à un point... Vous n'êtes pas Dormon, je le vois, je le sais; je viens de m'en convaincre, et, franchement, je vous ai pris pour lui. Votre air, vos traits, des avis secrets, tout m'avait plongée dans une erreur qui m'a fait commettre des imprudences coupables. J'ai même, convenez-en, franchi à vos yeux les bornes de cette décence, de cette retenue qui font l'apanage le plus aimable de mon sexe. Dans la certitude que vous m'aimiez, et que vous ne veniez sous un nom supposé que pour m'éprouver, pour juger de ma conduite, je vous ai fait parvenir mon portrait, je vous ai fait même des avances qui m'ont bien compromise. Pardon, monsieur, mille pardons; mais si vous daignez fermer les yeux sur cette extravagance, m'en promettre un secret inviolable, j'ose exiger de vous que vous me donniez le tems de réparer mes torts, de regagner votre estime. Vous me devez cette complaisance, et mes torts me donnent le droit de l'exiger. De grace, monsieur, veuillez me donner encore deux ou trois jours de votre tems? Restez avec moi. Loin de toute société, de toute dissipation, je veux m'attacher à vous prouver que ma raison et mon esprit sont plus solides que je ne vous ai donné lieu de le penser. Plus de Dormon, plus d'erreurs; c'est un ami que je veux en M. Saint-Brice; et il n'est pas assez inhumain pour refuser d'entendre la justification d'une femme coupable.

Mon père, dont le cœur était franc et confiant, crut voir de la franchise dans cet amendement de madame de Linval: il s'efforça de lui prouver que le terme de coupable, dont elle se servait, était trop fort; qu'il n'y avait eu dans tout cela qu'une erreur bien légère. -- Eh, monsieur! répliqua la rusée, sans cette erreur qui m'aveuglait, vous aurais-je retenu avec tant d'instance le premier jour que vous vous présentâtes chez moi?... aurais-je employé depuis mille moyens pour vous y garder? vous aurais-je adressé des demi-confidences, insignifiantes pour vous, mais cependant intelligibles pour moi? enfin, malgré toute l'estime que vous inspirez et que vous méritez, vous aurais-je traité si vîte en amant attendu et favorisé? Vous voyez que s'il y a de la légèreté de ma part, il y a aussi dans tout cela un jeu du hasard bien singulier, et qui vous étonnera le premier, quand je vous raconterai ce qui a donné lieu à cette méprise.... Monsieur, vous m'avez dit plusieurs fois qu'aucune affaire pressante n'exigeait, ne réglait vos voyages; accordez-moi la grace que je vous demande. Deux jours encore, deux jours seulement? et si ce n'est pour moi, ni pour vous, que ce soit pour cette charmante enfant, qui nous est si nécessaire ici, dont les grâces, les talens et l'aimable caractère font le charme de nos réunions! Obtiendrai-je de vous cette faveur?

Mon père, naturellement peu ferme en ses projets, balance un moment à répondre: ses yeux semblent me consulter; mais les miens se baissent pour ne pas y laisser lire le desir que j'éprouve de prolonger mon séjour dans un lieu dangereux peut-être pour l'innocence, mais où l'amour voudrait toujours me fixer. Je ne réponds rien; et mon bon père, prenant mon silence pour un aveu, touché d'ailleurs du ton honnête et pénétrant de madame de Linval, qui lui demande l'oubli de ses extravagances, mon père consent à prolonger son séjour; et voilà, pour la seconde fois, nos malles remises à leur place, en stagnation.

Je dois te faire remarquer, Jeannette, que, moi qui observais attentivement madame de Linval, sa joie secrète et maligne ne m'échappa point, quand mon père lui promit de souscrire à ses vœux. Elle se pinça les lèvres, et changea même de couleur, lorsqu'elle remarqua l'attention que je mettais à suivre ses moindres mouvemens; mais, en habile politique, elle se remit, fit mille remercîmens à mon père, et me mangea de caresses; car c'est le mot dont il faut se servir avec une femme aussi fausse. Elle se retira donc, et nous restâmes.

A présent, Jeannette, je dois te mettre au fait du caractère, des intrigues et des projets de cette femme vile et méprisable; et tu vas voir dans quel piége l'imprévoyance de mon père avait conduit l'innocence de sa malheureuse fille. Ecoute-moi avec attention: tout ce que je vais te raconter, je ne l'ai su, pour mon malheur, que bien long-tems après.

Madame de Linval était une de ces femmes de moyenne vertu, qui, veuves de bonne heure, se jettent dans la coquetterie et dans tous les travers possibles pour briller. Madame de Linval, après avoir mené à Paris une vie assez dépravée, avait eu le bon esprit d'amasser quelques rentes; et elle vivait depuis trois ans dans une maison de campagne très-vaste et très-belle, qu'elle avait achetée au village de d'Orneval, près d'Abbeville. Là, et pour ses menus plaisirs sans doute, elle recevait une cour infinie de jeunes libertins, de vieux escrocs et de femmes de son genre. Duvillier était l'amant du jour; et Lornevil, ainsi que les autres, attendaient leur tour, qu'ils savaient ne devoir pas être long. Cependant une madame Dumérel, dont elle avait enlevé l'amant, jalouse et furieuse à l'excès contre madame de Linval, imagina, pour se venger d'elle, un moyen assez plaisant, mais, hélas! dont je devais être la triste victime!...

Tu sais, Jeannette, qu'à Paris les sociétés sont composées de toutes sortes de gens? Cette madame Dumérel, qui faisait la prude et la femme honnête, allait dans une maison des amis de mon père. Là, elle entend dire que M. d'Eranville va partir, avec sa fille, pour sa terre près Abbeville, et qu'il ira rendre ses devoirs à une dame Durocher, son ancienne amie, qui demeure au village d'Orneval. Madame Dumérel sait que cette dame Durocher est morte, que c'est son ennemie, madame de Linval, qui a acheté sa maison; et là-dessus, elle dresse ses batteries pour jouer un tour à sa rivale, lui enlever ses amans, et la mistifier. Mais cette méchante femme ne pense pas qu'elle compromet un père de famille respectable, et sa fille vertueuse; ou, si elle y pense, elle s'en moque: tout lui est indifférent pourvu qu'elle se venge.

Il n'était bruit à Paris que de la fortune immense de Dormon le financier, et de ses regrets d'avoir perdu son épouse. Dormon passait néanmoins pour un épicurien, ami du plaisir et des femmes. Madame de Linval ne l'avait jamais vu, et ne le connaissait que de réputation. La Dumérel écrit à celle-ci, avec le style de l'amitié, qu'elle est bien heureuse, que, dans le dernier voyage qu'elle a fait à Paris, Dormon l'a vue au spectacle; que Dormon est devenu amoureux fou de ses charmes, et qu'il ne parle rien moins que de l'épouser, etc. etc. Cette nouvelle tourne la tête à madame de Linval: elle remercie, par écrit, sa fausse amie, de l'intérêt qu'elle lui témoigne en lui apprenant tout cela, et la prie de lui marquer ce qu'il faut qu'elle fasse pour profiter de cette fortune.

La Dumérel lui récrit ces mots qui font la base de toute sa conduite avec mon père et avec moi:

„Ma chère amie, en vérité, quand je “pense au service que je te rends, je suis “convaincue qu'on n'en croira jamais “notre sexe capable. Moi, qui aurais “tant de motifs pour t'en vouloir, c'est “moi qui m'intéresse à ta fortune, aux “dépens même de la mienne!... Mais “n'importe, il faut rendre le bien pour “le mal; et d'ailleurs, je n'ai pas tant de “charmes que toi pour fixer le cœur de “M. Dormon, qui me voit comme son “amie, et toi comme une amante, une “épouse future. Cependant, mon amie, “ce financier est difficile, scrupuleux et “bizarre. Imagine-toi, ma chère, qu'avant de se déclarer, de t'offrir sa main, “il a formé le projet le plus fou, le plus “extravagant!... Si je ne t'en prévenais “pas, tu pourrais en être la dupe; il “faut donc, pour ton bien, que je te le “dévoile, et j'espère qu'un jour ta fortune et ton bonheur seront les doux “fruits de mes soins: voici le fait.

“Dormon doit se présenter chez toi, “à d'Orneval, sous prétexte de demander “une dame Durocher, à qui appartenait “avant toi ta maison. Il prendra un “nom supposé; et, si tu le retiens, s'il “parvient, selon son desir, à passer quelques jours chez toi, tu le verras t'épier, “t'éprouver, toujours sous un nom supposé, et il ne s'ouvrira à toi, que s'il “te juge digne de sa main. Prends bien “garde à le ménager, à ne point sur-tout lui faire entendre que tu es au fait “de la ruse dont il se sert; car alors il “deviendrait furieux, et nul espoir ne te “resterait. Je te préviens en outre qu'il “sera accompagné d'une jeune personne “de dix-huit ans environ, brune, jolie, “remplie de talens, qu'il fait passer “pour sa fille; mais au fond, on sait ce “qu'il en est. Tu penses bien qu'il se gardera de dire à ce tendron le motif de sa “visite chez toi: ainsi sa jolie maîtresse “ne saura rien. Ne fais rien paraître, “ma chère bonne; et, comme tu sais “qu'il aime le plaisir, réunis chez toi des “fêtes, des bals, bonne société, en un “mot; mais sans inconséquence! tu “m'entends?

“Adieu, ma toute belle! arrange-toi “là-dessus. Dormon, homme de cinquante à cinquante-deux ans, brun, “bien fait, sombre, taciturne; sa .... “fille, si tu veux; dix-huit ans, jolie, “mais gauche et pincée; et tout cela demandera, sous un faux nom, la Durocher dont ils feindront d'ignorer la “mort. Si tu te tires bien de cette épreuve, “ta fortune est faite; entends-tu bien? “Adieu encore une fois, ma belle et “bonne: je t'aime à la folie.“ Pulcherie Fare Dumérel.

Ici Jeannette ne put s'empêcher d'interrompre Cécile, pour lui exprimer son indignation et son effroi. O Dieu, ma chère maîtresse, s'écria-t-elle, quel complot! Vous passiez là pour la maîtresse d'un financier! Ah! tout mon sang se glace. Quel sera le résultat de cet odieux mensonge? -- Le malheur le plus grand, ma chère Jeannette! Ecoute-moi; nous y touchons.

CHAPITRE XVII. Comment avouer cela?

Tu devines bien, mon amie, que, d'après une pareille lettre, madame de Linval ne put pas douter un moment, en nous voyant paraître chez elle, que nous ne fussions, mon père, le mystérieux financier Dormon, et moi la jeune personne jolie, mais gauche, qui passait pour sa fille. De-là tant d'égards, d'instances pour nous forcer de rester; puis l'envoi du portrait à mon père, et ces demi-confidences, ces entretiens fameux, en un mot, tout ce manége d'une coquette piquée de ce qu'un homme prend des détours pour l'éprouver. Le billet par lequel on avertissait mon père des dangers que je courais avec un séducteur, était aussi dicté par elle: c'était un moyen de rendre suspecte à Dormon la fidélité de sa maîtresse, et de fixer les regards sur l'aimable objet qui voulait le séduire. Madame de Linval s'était aperçue de la passion naissante de Saint-Ange, et c'était de lui dont elle voulait parler dans son perfide billet.

Je n'ai jamais conçu, par exemple, comment le commandeur et son neveu se trouvaient dans cette maison suspecte. Cependant, si l'on en croit certaine chronique ancienne sur le commandeur, il n'était pas étranger tout-à-fait à la maîtresse du logis. Quant au neveu, il suivait son oncle, à qui il était soumis; et tu verras bientôt que, malgré la pureté de son cœur, ses mœurs se ressentaient de l'air qu'on respirait dans cet asile de la débauche.... O ma mère! vous n'y auriez pas laissé votre fille une seule minute!...

D'après le dernier entretien dans lequel elle avait demandé à mon père s'il n'était pas Dormon, quoique mon père eût nié, eût plaisanté même de son erreur, madame de Linval ne fut pas détrompée; mais persuadée que le prétendu Dormon rejetait sa main, et la dédaignait puisqu'il voulait la fuir, cette femme scélérate avait médité une vengeance horrible. Pour l'exécuter, il fallait nous engager à rester deux jours de plus, et c'est ce qu'elle obtint du trop facile d'Eranville. Enhardie par cette promesse, persuadée plus que jamais que mon père est Dormon, et moi.... une prostituée apparemment, car il faut dire ce mot, quoiqu'il me fasse rougir, la méchante de Linval fait soudain assembler son comité de débauchés, composé de Duvillier, de Lornevil et d'une femme digne de ces scélérats. Là, elle leur raconte, en versant des larmes de dépit, que le malheur des tems, son peu de fortune, l'ont engagée à rechercher la main du riche Dormon, qui même était devenu amoureux d'elle. Elle leur apprend tout ce qui s'est passé entre ce Dormon et elle depuis qu'il est dans sa maison, et finit par implorer leur secours pour se venger d'un volage et d'une petite fille qui le domine. -- Ma foi, dit Duvillier, c'est sur la petite fille que je voudrais me venger. -- Et moi aussi, ajoute Lornevil.

L'idée de se venger sur la petite fille fait rire ces dames aux éclats; et le complot se forme, ainsi que tu vas le voir exécuter. Tu frémis, Jeannette! dans un moment, tu me plaindras bien davantage!

Le soir, à souper, madame de Linval, qui depuis le matin avait changé de ton, de caractère avec nous, demanda à mon père s'il persistait dans son projet de partir le surlendemain! -- Madame, lui répondit mon père, je serais parti aujourd'hui sans la promesse que je vous ai faite, je ne sais pourquoi, de rester deux jours encore. -- Vous ne savez pourquoi, monsieur? Ma conduite vous le dira ce pourquoi singulier qu'un homme honnête comme vous n'aurait pas dû laisser échapper de sa bouche. Pardon, monsieur, de ce léger mouvement de ma sensibilité; ce sera le dernier!...

Mon père ne répondit rien: il m'a avoué depuis que, sans la faiblesse qu'il avait eue de retarder son voyage, il serait parti dès ce moment-là.

Il était facile en effet à madame de Linval, puisqu'elle croyait que mon père était Dormon, de remarquer que ce Dormon était bien loin de lui prouver de la tendresse et même de l'estime. Quoi qu'il en fût, elle dissimula, et proposa pour le lendemain une fête, un bal, afin de faire les adieux à M. de Saint-Brice. Je remarquai qu'elle appuyait avec affectation sur ce nom; ce qui me persuada qu'elle n'était pas encore désabusée. On ne parla plus que des détails de la fête préméditée, et chacun se retira chez soi.

Mon père parlait peu; et sans doute, ennuyé du genre de vie qu'il menait depuis quelques jours, il s'en voulait intérieurement de s'y être livré, sur-tout ayant avec lui sa fille, des yeux de laqu-elle il devait éloigner soigneusement tout tableau un peu cynique. Moi, je dormis fort bien, me réjouissant de l'idée que je verrais le lendemain mon cher Saint-Ange, et que je danserais avec lui. A peine éveillée, madame de Linval me fit appeler: il était question de bonnets, de toilettes: c'était une grande occupation! Elle me fit plus d'amitié qu'à l'ordinaire, mais néanmoins d'un air cavalier qui me surprit sans trop me choquer. Elle présida elle-même à mes ajustemens, et à chaque personne qui entrait, elle disait: Est-elle jolie comme ça? hein? Fera-t-elle tourner des têtes? Allez, elle aura plus de conquêtes qu'elle n'en voudra!....

Le dîner fut gai: on but à la santé de M. de Saint-Brice, mais avec une certaine ironie qui n'échappa pas à mon père, ni à moi. On dansa: je fus fêtée, choyée, vantée avec exagération, et je me serais plaint volontiers de l'excès des éloges de tout le monde, si Saint-Ange ne m'eût tenu une fidèle compagnie, et ne m'eût charmée par des propos moins flatteurs, mais plus vrais. Saint-Ange cependant ne me parut ni aussi galant, ni aussi honnête qu'à son ordinaire. Il me parlait d'une manière un peu libre, et souriait en chœur avec les autres, en me regardant du coin de l'œil. Hélas! on avait débité au pauvre Saint-Ange le conte absurde que j'étais une aventurière, maîtresse et non fille du financier Dormon, etc. et le crédule Saint-Ange avait donné tête baissée dans ces horribles calomnies.

Le bal finit: on servit un souper si beau, si prolongé, où les vins furent prodigués avec tant d'abondance, que, vers la fin, tous les convives se trouvèrent en avoir trop pris. Duvillier, Lornevil étaient dans le dernier état de l'ivresse: mon Saint-Ange était plus qu'étourdi, et j'eus la douleur de voir mon père lui-même, mon père qui usait de tout avec sobriété, s'endormir comme un homme qui a fait un excès. Je me sentis bientôt à mon tour dominer par le sommeil; et croyant cet état naturel, je demandai à me retirer. Non pas, mon ange, me dit madame de Linval, qui seule avait conservé sa raison; non, s'il vous plaît; vous n'irez pas seule: vous coucherez dans ma chambre cette nuit? Voyez donc tous ces hommes?.... O mon Dieu! j'ai une si grande peur des ivrognes! je ne dormirais pas! vous me rendrez ce service, n'est-il pas vrai, mon cœur? -- Madame, mon père...... S'il se trouvait indisposé cette nuit? Je voudrais ne pas le quitter. -- Cela serait naturel, s'il n'avait pas du monde; mais il a Comtois, Saint-Louis, et je vais lui donner Champenois, qui veillera près de lui. Oh! c'est un serviteur unique; vous pouvez vous reposer sur ses soins. Venez, ma belle?

J'insistai pour voir mon père se mettre au lit. On me le permit; mais soudain mes paupières s'appesantirent, et je ne pus ni agir, ni parler.

Frémis, Jeannette! les barbares avaient mis dans mon verre une poudre plus que narcotique: l'effet en était tel, qu'elle donnait au sommeil toute la quiétude de la mort, sans arrêter la circulation du sang, sans nuire au principe ni aux effets de la vie. On me transporta, dans cet état d'impassibilité, jusqu'à un appartement voisin de celui de madame de Linval, où l'on me mit au lit. On laissa ensuite la porte de ma chambre ouverte, pour me laisser en butte aux insultes des jeunes libertins à qui on avait donné carte blanche pour me déshonorer.

Cependant, par un effet de la justice divine sans doute, qui ne permit pas que l'innocence devînt la proie du crime, ces misérables avaient tant pris de vin, qu'il leur fut impossible de songer à autre chose qu'à dormir: Duvillier, Lornevil et leurs dignes camarades, ronflèrent, sans pouvoir s'éveiller, jusqu'au lendemain. Un seul.... Jeannette, dois-je te confier cette particularité! un seul, le jeune Saint-Ange, malgré son état d'ébriété moins fort que celui des autres, rôdait, à ce qu'il m'a dit depuis, pour me défendre, car il savait le projet de vengeance sur la petite fille; et loin d'y entrer, il l'avait combattu. Saint-Ange, ah, Jeannette!... Saint-Ange trouve ma porte ouverte; il entre, guidé par la lumière qu'on m'a laissée; et le cruel, loin de me défendre, de me protéger dans un état d'ailleurs de déraison, le méchant, dis-je, se laisse entraîner par la passion, le lieu, l'heure, le silence, et..... ô Jeannette!...

Toute engourdie que j'étais par le narcotique mortifer qu'on m'avait fait prendre, il me sembla qu'un rêve bien-faisant me rapprochait de Saint-Ange: il me parlait de son amour, et même un baiser qu'il osait me donner me plongeait dans une espèce de ravissement. Voilà, Jeannette, voilà tout ce que je puis me rappeler de cette nuit de déshonneur, où un jeune étourdi, hors de raison, convaincu d'ailleurs qu'il avait affaire à une vile intrigante déjà déshonorée cent fois, osa.... C'en est assez; suivons le cours de cette fatale aventure.

CHAPITRE XVIII. Voilà où cela mène.

Je fus très-long-tems à me réveiller, le lendemain matin; et sans une autre drogue, je crois, qui me fut apportée dans mon lit, je doute que j'eusse pu en sortir, tant j'étais abattue. Je ne fus point étonnée de me trouver dans un appartement étranger; je savais que, la veille, madame de Linval avait desiré m'avoir près d'elle; mais mon premier soin fut de demander des nouvelles de mon père. On me dit qu'il se portait bien, et qu'il m'avait déjà demandée pour partir. Je me hâtai d'aller le trouver; il me témoigna ses regrets de s'être laissé, la veille, dominer par le sommeil, et sur-tout de ce que j'avais passé la nuit loin de lui. Moi, qui ne me doutais nullement de tant de tra hisons, je l'assurai que, près de madame de Linval, j'avais été en sûreté. Ce bon père secoua la tête, non comme pour dire qu'il n'en croyait rien, mais pour exprimer seulement que j'aurais été mieux près de lui. Il s'en fiait néanmoins à mes principes; et moi, je lui aurais juré que j'étais la plus innocente et la plus pure créature du monde.

Nous descendîmes pour faire nos adieux, et nous trouvâmes Saint-Ange auprès de madame de Linval, qui riait aux éclats. Madame de Linval, en nous voyant, ne cessa point de rire d'une manière même indécente; mais pour Saint-Ange, il se retira en rougissant jusqu'aux yeux. Madame de Linval lui cria: Eh bien, eh bien! où va-t-il donc? est-ce qu'il faut être enfant comme cela?

Madame de Linval m'embrassa d'un air ironique, en me disant: Adieu, mon bel ange; plaise au ciel que vous vous souveniez de votre séjour ici!... Elle ne croyait peut-être pas si bien prévoir l'avenir. Elle salua mon père très-froidement: Monsieur retourne donc à Paris? -- Non, madame, je vais à Dunkerque. -- Y a-t-il là quelques recouvremens à faire? Ah, pardon! je crois toujours parler au financier Dormon. -- Madame, vous m'aviez promis de finir cette plaisanterie! -- Mais elle est finie, monsieur; elle est finie dès ce moment. Je vous salue, et vous souhaite à tous deux un bon voyage.

Un sourire sardonique accompagna ce souhait, et nous sortîmes de la maison pour monter en voiture. Tandis que mon père achevait de donner quelques ordres, Saint-Ange s'approcha de moi. Enfin, me dit-il tout bas, malgré vous, je suis le plus heureux des hommes. -- Que veut dire monsieur? -- Que je vous adorerai toujours, parce que je n'ai rien vu d'adorable comme vous. -- Ce ton léger ne vous sied pas, monsieur; il est propre aux jeunes étourdis que vous appelez vos amis; mais si vous continuez de l'employer, il diminuera, je vous l'avoue, le regret que j'éprouvais de vous quitter.

Saint-Ange change de couleur, et prend un ton plus décent. Quoi! vraiment, mademoiselle, vous auriez la bonté de regretter un homme qui vous aime? -- Je ne fus jamais assez ingrate pour n'être pas sensible à l'intérêt qu'on veut me témoigner. -- Ah, mademoiselle! que n'êtes-vous ce que vous paraissez être!

Je fis peu d'attention à cette exclamation que j'expliquai ainsi, d'après l'obscurité des discours des amans: Que n'êtes-vous sensible pour moi comme l'accent de votre voix semble le témoigner! Mon père survint, et notre secrète conversation fut interrompue. Mon cœur se serra quand je vis s'éloigner Saint-Ange, et lui-même se retourna plusieurs fois en me fixant avec des yeux remplis de larmes. Madame de Linval était là, qui souriait, regardait Saint-Ange, m'examinait, et ne pouvait contenir sa joie maligne. Pour les autres libertins, Dieu merci! ils dormaient encore, et je fus ainsi débarrassée de leurs adieux.

Nous montâmes en voiture, et madame Linval adressa encore à mon père et à moi quelques traits équivoques qui nous persuadèrent que cette femme fausse et perfide avait joué la comédie, et qu'elle n'était pas désabusée sur le compte du faux Dormon.

Mon père regretta le séjour qu'il avait fait complaisamment dans cette maison peu décente; et moi, si j'emportai dans mon cœur l'image de Saint-Ange, la suite me prouva que j'emportais encore, de ce séjour de crime, une source féconde de pleurs et de tourmens, le cachet du déshonneur.

Il ne nous arriva rien d'extraordinaire jusqu'à Boulogne-sur-mer, où mon père avait une de ses anciennes propriétés à visiter. Celle-là était perdue comme les autres, et nous nous arrêtâmes dans l'intention de passer quelques mois chez un riche particulier de la connaissance de mon père. Valence, c'était le nom de notre ami, était un homme honnête, d'un excellent ton; et son épouse, femme aussi modeste que sage et spirituelle, s'occuppait avec soin de l'éducation de ses deux enfans en très-bas-âge. Quelle différence du séjour de cette maison avec celui que nous avions fait chez la scélérate de Linval!... Ici, des plaisirs non bruyans, mais honnêtes; une société peu nombreuse, mais choisie; des amis d'un commerce sûr; un chef de famille actif, laborieux, quoique aisé, et une bonne mère qui avait la complaisance de me traiter comme sa fille; ayant soin de ma santé, me questionnant sur les plus petits détails, et me prodiguant les soins les plus tendres. Madame Valence avait été l'amie de ma mère, à laqu-elle tu sais, Jeannette, que je ressemble parfaitement, et madame Valence témoignait à la fille le même attachement qu'elle avait prodigué à la mère.

Nous passâmes six mois dans cette maison, et il s'en fallut bien, ma pauvre Jeannette, que les derniers fussent aussi gais pour moi que les premiers. Un dérangement imprévu dans ma santé m'alarma d'abord singulièrement. Je fis part naïvement de ce changement à madame Valence, qui fronça le sourcil, et m'affligea au point de soupçonner ma vertu. Cet injuste soupçon m'humilia de façon à me faire verser des larmes. Madame Valence, convaincue par mes protestations, que me dictaient la candeur et l'ignorance la plus complète de la constitution de notre sexe, eut néanmoins la prudence de ne point confier mon état à mon père. Elle manda secrètement des gens de l'art, qui tous décidèrent que j'étais enceinte.

Enceinte! moi! juge, Jeannette, de ma surprise, et de la naïveté de mes questions! Enceinte, bon dieu! Et de qui? comment? en quel tems? Jamais femme s'est-elle trouvée dans un pareil embarras! Madame Valence ne pouvait pas raisonnablement ajouter foi à mon ingénuité: elle resta convaincue que j'avais fait une faute, et que la honte m'empêchait de l'avouer. Tu sens bien, Jeannette, que je ne pouvais rien avouer, puisque moi-même j'ignorais comment cet état, que j'appelais une maladie, m'était survenu. Quoi qu'il en soit, convaincue, comme les gens de l'art et madame Valence, que j'étais enceinte, je voulus leur persuader à tous que cela pouvait venir naturellement, et qu'ils étaient tous des ignorans. Pour le coup, les graves docteurs se seraient fâchés, sans la tendre amitié de mon amie qui les appaisa; mais cette amie, sans rien diminuer de son attachement pour moi, me retira néanmoins une partie de sa confiance; et quand je poussai la mienne jusqu'à lui avouer que mon cœur brûlait en secret pour un jeune homme charmant nommé Saint-Ange, madame Valence ne douta plus que, malgré mon obstination à le taire, ce charmant Saint-Ange ne fût le père de l'enfant à qui j'allais donner le jour.

Je la suppliai néanmoins de n'en point parler à mon père: elle me le promit, tint parole; mais elle ne me dissimula pas que je serais bien embarrassée pour cacher cela à l'époque naturelle où je devais devenir mère. Elle regretta de ne pas m'avoir chez elle à cette époque redoutable; et moi, ce fut en vain que je pressai mon père de passer chez ces amis la rigueur de la saison de l'hiver: mon père fut inexorable; il nous fallut partir au bout de six mois de séjour et de ma grossesse, qui déjà devenait très-visible pour tout le monde, excepté, heureusement pour moi, pour mon père, l'homme le moins propre à ce genre de remarque. Nous quittâmes monsieur et madame Valence, pénétrés d'estime, moi particulièrement, pour ces rares et précieux amis, et nous poussâmes jusqu'à Calais, où mon père avait encore d'anciens amis à visiter. Je tremblais de n'en pas trouver là d'aussi indulgens que ceux que je venais de quitter; mais le sort combla mes vœux, en m'en offrant d'estimables au-delà de mes souhaits.

Monsieur de Servol était un ancien militaire que l'hymen avait vu s'enchaîner trois fois au pieds de ses autels. Deux de ses épouses n'étaient plus, et la troisième, âgée au plus de vingt-trois ans, était bien la femme la plus aimable et la meilleure que j'eusse jamais vue. Madame de Servol avait connu ma mère comme madame Valence, et elle me témoigna le plus tendre intérêt. J'osai lui révéler mon état, en l'assurant toujours que j'ignorais absolument comment cela était arrivé: elle sourit, ne me crut point, et eut même la délicatesse de ne point me presser pour lui confier ce qu'elle appelait mon secret. Nous devions attendre le printems dans cet asile de l'amitié. Madame de Servol me promit de m'aider de ses soins pour cacher à tous les yeux le résultat de la faute qu'elle prétendait que j'avais commise, et je vécus plus tranquille.

Conçois-tu mon état, Jeannette? Te mets-tu à la place d'une jeune personne innocente et modeste, qui se voit mère sans savoir comment cela a pu se faire? N'est-ce pas une situation bien cruelle, bien douloureuse? Car enfin, moi qui ne connaissais absolument que mon sexe, moi qui n'avais jamais quitté mon père, pouvais-je me douter que mon malheur provenait de cette seule nuit où je m'étais éloignée de l'asile paternel? Mais toute cette nuit j'avais dormi, ou du moins je croyais avoir bien dormi. Il ne me vint pas même dans l'idée que mon accident pût provenir de cette fatale nuit, qui ne me paraissait pas plus suspecte que les autres. Cependant, je ne tardai pas à être éclairée sur la cause de cette infortune; et c'est ici, Jeannette, où tu vas connaître le cœur grand et vraiment vertueux de celui qui l'avait causée par une étourderie due au lieu, au tems, à sa situation, et aux gens dépravés dont il était environné.

Un jour que nous étions à déjeûner chez M. de Servol avec sa femme et ses enfans, un domestique vint annoncer le commandeur de Mellery, et monsieur son neveu. A cette annonce imprévue, je pâlis, mon cœur palpita, et je fus prête à tomber en faiblesse. Bientôt cependant la certitude de revoir un ami à qui je n'avais pas cessé de penser depuis mon départ d'Orneval, rafraîchit mon sang, et me rendit mes forces et mes couleurs. Pour mon père, il fut enchanté de revoir son vieux Commandeur, le seul homme qui lui avait plu dans la société de madame de Linval. Comment! dit-il à M. de Servol, vous connaissez le commandeur de Mellery? -- Si je le connais! c'est mon ami de quarante ans! Eh, le voilà!...

Le Commandeur entre, et tandis qu'il embrasse son ancien camarade, Saint-Ange m'aperçoit, me reconnaît, et vole à moi en s'écriant: Mademoiselle Saint-Brice! Ah, mademoiselle! que de torts envers vous j'ai à réparer!... On nous a bien cruellement trompés!...

A ces mots.... Mais, Jeannette, il est tard: depuis le tems que je parle, je ne m'aperçois pas que je me fatigue, et que l'heure s'écoule. A demain, Jeannette, à demain soir; je t'acheverai le récit d'aventures non moins singulières que les premières, mais qui vont bientôt finir.“

Cécile et Jeannette se livrèrent au doux repos du sommeil, et, le lendemain soir, Cécile reprit en ces termes sa narration bien intéressante pour la bonne Jeannette.

Fin du Tome premier.

CINQUANTE FRANCS DE JEANNETTE. CHAPITRE XIX.

Refus qui n'a pas d'exemple.

„Je t'ai laissée hier, Jeannette, au moment où le vieux commandeur de Mellery entre avec Saint-Ange chez M. de Servol, son ancien ami et le nôtre, à Calais. Pendant que mon père, enchanté, renoue connaissance avec ce vieillard, Saint-Ange m'aperçoit, vole à moi, et me témoigne le regret d'avoir été bien cruellement trompé sur mon compte. Que voulez-vous dire, monsieur? -- Ah, mademoiselle, mademoiselle Saint-Brice!

la méchante femme que cette Linval! et de quels monstres ma crédule jeunesse s'est trouvée environnée! quels regrets éternels! et quelle honte à jamais ineffaçable sur mon front!... -- Il est vrai, monsieur; la société de ces êtres corrompus n'était pas faite pour vous; et c'est sans doute d'avoir donné quelques momens à cette société, que vous rougissez aujourd'hui? -- Mademoiselle!... vous ne saurez jamais, non, vous ne connaîtrez jamais tous mes torts: je vous deviendrais trop odieux. -- Monsieur, les mœurs de votre sexe sont, m'a-t-on dit, bien moins sévères que celles du nôtre.

Une liaison vicieuse, qu'on fuit quand on la reconnaît telle, ne peut exciter des remords éternels, et l'on a toujours des droits à l'indulgence. -- A l'indulgence! Oh! comme ce mot me rassure, et combien j'en ai besoin! il est trop vrai, mademoiselle, j'ai perdu tout droit à un autre sentiment!...

Son oncle, qui l'appela, m'empêcha de lui faire des questions sur cet excès de repentir, dont je ne pouvais deviner le motif. Eh bien, Saint-Ange! lui dit le commandeur avec un ton d'humeur qui ne m'échappa pas, est-ce ainsi que tu t'empresses de présenter tes devoirs à M.

de Servol, le meilleur ami de ta famille?

-- Mon oncle, pardon; mais j'ai tant de satisfaction à retrouver ici mademoiselle Saint-Brice! -- Je le crois... Voilà mon neveu, mon cher Servol; tu dois le trouver grand et bien fait; et il a des droits à ton attachement, car tu l'as vu naître?

-- Hélas, oui! répondit M. de Servol en soupirant; je n'oublierai jamais ce moment fatal... -- Chut! paix, interrompit le commandeur; il faut qu'une nuit éternelle couvre à jamais tant de malheurs! Ha ça, sans façon, nous venons te demander un asile pour quelques mois peut-être; car j'attends ici des nouvelles des vaisseaux que j'ai envoyés làbas, et qui n'arrivent pas: c'est maintenant ma seule ressource; car, pour ma commanderie, dans ce moment où l'on fait des changemens nécessaires, je crains bien qu'elle n'aille au diable, comme tous les ordres religieux.

Ici la conversation devint générale, et je ressentis un vrai plaisir d'apprendre que Saint-Ange allait passer quelque tems près de nous. Cependant une réflexion douloureuse vint bientôt empoisonner ce plaisir et troubler mon cœur. Trois mois encore, et j'allais être mère! Quel embarras! et quelle honte pour moi de devenir si méprisable aux yeux de l'homme dont l'estime et l'amour étaient si nécessaires à mon bonheur!

Je fis part de cette réflexion à madame de Servol, qui était entièrement dans ma confidence, et elle s'effraya comme moi. Cependant elle me flatta de me servir à cette époque, et de tâcher de cacher mon déshonneur à tous les yeux.

L'arrivée du commandeur et de Saint-Ange répandit, pour tout le monde, un charme infini dans cette maison. Servol, son ami, et mon père, toujours caché sous le nom de Saint-Brice, qu'il avait prié Servol en secret de lui garder, ces trois vieillards, dis-je, étaient inséparables, tandis que Saint-Ange et moi nous formions la société de madame de Servol, qui, connaissant notre tendresse, nous aidait à l'épancher en sa présence.

Les aveux suivirent de près nos demiconfidences, et bientôt nous fûmes, mon amant et moi, de la meilleure intelligence. Cependant il parlait toujours de ses fautes, de ses remords et de l'horreur que lui inspirait madame de Linval. Je le pressai un jour de me donner l'explication de ce que je trouvais d'obscur dans ces exclamations; et il le fit, mais toujours en me cachant son crime envers moi. Il nous apprit que l'astucieuse Linval, n'ayant pas cessé de croire que M.

de Saint-Brice était Dormon, erreur de laquelle il me donna l'explication dont je t'ai fait part hier, ma bonne Jeannette, cette méchante femme m'avait fait passer aux yeux de sa vile société pour la maîtresse de ce faux Dormon: Je l'ai cru comme les autres, ajouta-t-il avec timidité. Pardonnez, mademoiselle; mais j'ai offensé votre vertu au point .... au point de vous croire une de ces créatures qui vivent du produit de leur déshonneur!

Erreur coupable! Votre décence, votre conduite, tout en vous ne devait-il pas la détruire!... Mais ma jeunesse, les mauvais conseils, l'état d'ivresse où l'on se plongcait dans cette maison de débauche, tout m'a porté .... tout m'a fasciné les yeux! ... Cependant, quelque tems après votre départ, nous avons tous été désabusés sur votre compte; et ce fut la Dumérel elle-même qui prit ce soin.

Cette intrigante, qui, pour se venger de la Linval, lui avait ourdi la fable de l'amour et de la visite prochaine, mais incognito, d'un monsieur Dormon, apprit que son ennemie était tombée dans le piège qu'elle lui avait tendu: elle commença à dévoiler par écrit à la Linval le tour qu'elle lui avait joué, ajoutant que celui qu'elle avait pris pour Dormon était un respectable père de famille qui voyageait avec sa fille. Ensuite la Dumérel fit courir des lettres circulaires, où toute cette aventure était relatée; et la vanité, ainsi que l'ambition et la cupidité de la Linval, devinèrent ainsi la fable et la risée de tout le monde. Vous jugez du dépit de la Linval, de l'étonnement de toute sa société, et sur-tout de ma douleur!... Mon oncle apprit ce tour singulier, et cela lui ouvrit les yeux; il fit une scène à son hôtesse, et nous la quittâmes pour jamais. Depuis ce tems nous avons visité quelques amis, et nous nous sommes enfin arrêtés ici, bù le bonheur m'a fait vous rencontrer!“

Je fus indignée, ainsi que madame de Servol, de la conduite de la Linval; et nous l'aurions été bien davantage, si nous avions été instruites de l'outrage auquel elle avait exposé mon innocence.

Saint-Ange se taisait sur ce point, et il était trop coupable en effet pour avouer un tel crime.

Quand mon père apprit du commandeur cette erreur de madame de Linval, il en rit, sans se douter, hélas! de la vengeance inouie que cette femme scélérate avait exercée sur sa fille. Cette vengeance, que Saint Ange connaissait seul, devait bientôt éclater, et me livrer à des regrets éternels.

Cependant l'amour de Saint-Ange croissait de plus en plus, et le mien répondait à l'excès de ses transports. Madame de Servol, témoin toujours de tous nos entretiens, jouait le rôle d'une amie sensible, et n'appréhendait, pour mon amant, que la découverte de ce qu'elle appelait ma faute. Un jour Saint-Ange hasarda le mot d'hymen; il se jeta à mes pieds en me suppliant de lui accorder ma main, qu'il allait demander à mon père.

J'étais prête à l'encourager dans cette démarche; mais madame de Servol, d'un regard expressif, me rendit à la prudence en me rappelant mon funeste état. Ah, monsieur! lui dis-je en mettant mes mains sur mon front, ces nœuds si desirés dans un autre tems, ne sont plus faits pour moi! Ne m'interrogez pas, et cessez d'espérer!..A ces mots, je me précipitai dans une autre pièce, et laissai Saint-Auge, à genoux encore, bien étonné sans doute de ce refus et de cette brusque sortie.

Saint-Ange, frappé comme d'un coup de foudre, questionne madame de Servol, qui lui répond qu'un obstacle invincible s'oppose à notre union. -- Et lequel, grand dieu! en est-il un seul que je ne puisse briser? -- Il en est un, monsieur, terrible, insurmontable!... pour le moment du moins. -- Pour le moment! c'est-à-dire, madame, qu'un jour...

-- Un jour, monsieur, un jour vous saurez tout; et alors, si vous persistez dans votre projet d'hymen, vous n'aurez de reproches à faire à personne! ... -- Des reproches! ... Daignez vous expliquer.

-- Je ne le puis, monsieur; c'est le secret de mon amie, et non le mien. Des secrets!...

Madame de Servol se lève, vient me joindre, et s'empresse d'essuyer les pleurs qui coulent abondamment de mes yeux.

Mon amie, me dit-elle, ce n'est point là le moment d'ajouter à vos remords; mais si Saint-Ange vous eût rendue coupable, voyez quel bonheur ce serait pour vous aujourd'hui de l'épouser! de couvrir de son nom votre déshonneur! h, madame, sais-je qui m'a rendue criminelle!... -- Encore votre incertitude, mon amie? vous sentez bien que je ne puis y croire. Entre nous, il faut bien que quelqu'un... -- Personne, madame, personne! -- Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce qu'on aurait abusé de votre sommeil?... mais encore il faudrait dormir d'une force!... Allons, allons, cela n'est pas possible! ... -- J'ignore, madame, si cela est possible ou non; mais je sais bien, moi, et j'atteste le ciel que Saint-Ange est le seul que j'aie aimé, et qu'avec lui j'ai toujours suivi les loix de la vertu.

Madame de Servol secoua la tête, et ne me pressa pas davantage. Cependant Satint-Ange, persistant toujours dans son projet, fut, avant d'en parler à mon père, demander le consentement de son oncle.

Le commandeur s'emporta. Y pensezvous, monsieur? lui dit-il; ignorez-vous que votre père m'a donné le droit de disposer autrement de votre main, et que j'ai d'autres vues sur vous?

Le commandeur s'opposa formellement aux vœux de Saint-Ange; et ce jeune homme désespéré vint confier à madame de Servol, en mon absence, son embarras et son malheur. Madame de Servol consola cet infortuné, et l'engagea à obéir à son oncle dans cette affaire, sur-tout où il ne pourrait espérer le consentement de son amie. Mademoiselle de Saint-Brice, ajouta-t-elle, vous aime, vous adore; mais elle ne peut vous épouser. Saint-Ange, désolé, fut se livrer en secret à l'excès de sa douleur.

Cependant le terme de ma grossesse approchait, et, grace aux soins de mon amie, elle avait échappé encore à tous les regards. Madame de Servol, pour me tirer de ce fatal embarras, prétexta des affaires à sa maison de campagne. Madame de Servol voulait y faire des réparations, des embellissemens à l'approche du printems. Elle n'eut pas de peine à obtenir de mon père la permission de m'y emmener avec elle; et elle sut si bien arranger ce voyage, que les hommes restèrent tous à Calais, pendant que, nous deux mon amie, nous partîmes pour rester un mois à Rémival, où était située sa maison. Là, nous attendions de jour en jour le moment de la maternité; et notre seule crainte était d'y voir arriver, non M. de Servol, qui avait trop d'affaires à Calais, mais le Commandeur, vieillard fort pour les surprises; ou son neveu, dont l'amour impatient pouvait s'ennuyer de mon absence. Mon amie cependant, au moyen de serviteurs fidèles et sûrs, était instruite de toutes les démarches de nos interrupteurs; et, au moindre avis de leur arrivée, nous aurions quitté Rémival pour un autre séjour.

Heureusement aucun d'eux ne vint troubler notre solitude; et, au bout de trois semaines, je mis au monde un joli petit garçon.“

CHAPITRE XX.

Joie du Papa, et suite funeste.

„Il était neuf heures du matin lorsque je fus heureusement délivrée. Une garde sûre, un accoucheur, madame de Servol étaient près de mon lit; et, depuis deux jours les approches de mon accouchement nous avait tous tellement occupés, que mon amie n'avait pu se livrer à ses précautions ordinaires. J'étais donc mère, Jeannette, et déjà je tenais dans mes bras, en le couvrant de baisers, mon enfant, qui m'offrait la première idée de son sexe, et que j'appelais mon fils, mon cher fils!.....

La porte s'ouvre, et nous voyons paraître, qui, grand dieu! Saint-Ange lui-même, qui reste frappé d'étonnement.

Que vois-je? s'écrie-t-il.... Et soudain je tombe sur mon lit sans connaissance!...

Madame de Servol, outrée de la hardiesse du jeune homme, et désespérée de son imprudence, qui va l'éclairer sur ma faute, lui fait les plus vifs reproches de sa brusque visite, et Saint-Ange interdit n'a pas la force de lui répondre. Mon amie vole à mon secours; elle me prodigue tous ses soins, et je revois enfin la lumière pour la détester. Quelle honte en effet pour moi, quelle honte, Jeannette!... Je m'écrie: Monsieur, monsieur! (Il veut sortir). Ah! restez, restez; ne m'accablez point de votre mépris: ne m'accusez point sans m'entendre?... Cet enfant, il est vrai.... il est le mien! mais je suis innocente! je le suis!

J'ignore comment... O mon dieu! fais éclater mon innocence!.... -- Voilà donc cet obstacle, mademoiselle? répond Saint-Ange pâle et balbutiant avec peine.... C'est donc là ce mystère impénétrable! ... Ah! femme perfide! Je l'aurais crue la vertu sur la terre! -- Elle l'est toujours, monsieur, interrompt mon amie; elle m'aime, elle n'a point de secret pour moi; et, ce qui me confond, c'est qu'elle m'a toujours juré qu'elle n'avait connu personne! Elle est même là-dessus d'une naïveté.... Mais quel mal vous lui faites dans un moment pareil!... Voyez ses larmes, entendez ses sanglots....

Je m'écrie: Il me croit coupable!...

-- Je l'ai toujours dit, interrompt madame Servol; il faut que quelque scélérat, abusant de son sommeil..... -- De son sommeil! que dites-vous? reprend Saint-Ange comme frappé d'un trait de lumière! ... Ah, madame! daignez m'éclaircir.... Combien de grossesse? -- Eh, monsieur, neuf mois: cela se demandetil? -- Neuf mois! il y a neuf mois, juste!... Oui, oui, c'est la vertu même...

Il n'est pas possible qu'un autre!... C'est moi, moi! Ah, mon épouse! ah, mon fils!.. Saint-Ange se jette sur mon lit; il saisit l'enfant, le couvre de baisers; puis se précipitant à genoux, il cherche ma main pour en couvrir son front courbé sous le poids du remords. Madame de Servol, tous les assistans, et moi-même, nous restons interdits des cris de cet insensé, et personne ne sait ce qu'il veut dire: il nous éclaire enfin. Vous me regardez tous, s'écrie-t-il, et vous ne voyez pas que c'est moi qui suis ce scélérat, ce suborneur!... Saint-Brice, Saint-Brice!

rappelle-toi cette nuit, cette dernière nuit que tu passas chez madame de Linval? chez elle, dans son appartement? ....

Pour se venger, l'infame avait engourdi tes sens par une liqueur soporifique: égaré par l'amour, par d'autres passions que je n'ose rappeler, je trouvai ta porte ouverte: tu dormais du sommeil des anges.... et... j'osai te déshonorer!...

Au lieu d'accabler Saint-Ange de mes reproches, il me sembla qu'un baume consolateur venait rafraîchir mon sang: le calme rentra dans mon ame, et je m'écriai: Eh bien, mon amie! avais-je tort? suis-je encore coupable à vos yeux?

Madame de Servol ne peut revenir de son étonnement: Quoi! jeune homme, dit-elle à Saint-Ange, c'est vous, vous qui avez pu outrager à ce point l'honneur et la vertu!... Elle avait donc raison, cette chère enfant, en me jurant qu'elle ignorait.... Mais quel bonheur! tout est réparé: Saint-Ange, voilà votre femme et votre fils. Et nous qui rougissions de lui avouer un état dont il était l'auteur! Rassuretoi, mon amie; ouvre tes bras à Saint-Ange; tu as recouvré tous tes droits à son estime. -- Oh! que ne puis-je mériter la sienne! reprend Saint-Ange.

Moi, moi, élevé dans des mœurs, dans des principes!... me dégrader à ce point!

Oh, quel torrent que le vice!... Madame, obtenez mon pardon?

Saint-Ange, repliquai-je d'une voix faible, vous m'avez confondue avec les plus viles créatures; vous avez servi la cruauté d'un monstre à qui je n'avais jamais fait de mal: vous m'avez causé bien des maux!... Mais je les oublie; je pardonne tout, puisque vous êtes le père de mon enfant, et si vous me jurez sur-tout de ne jamais vous écarter des devoirs que vous impose ce titre sacré.

Saint-Ange saisit ma main, l'inonde des larmes du repentir, et bientôt nous nous livrons tous à l'ivresse dans laquelle l'aveu du coupable et ce fortuné moment devaient nous plonger. Quel heureux hasard avait guidé Saint-Ange à Rémival, ce jour-là, précisément à cette heure? Ennuyé de ma longue absence, s'apercevant s'apercevant bien que madame de Servol l'éloignait de sa maison de campagne, il s'était décidé à s'y rendre secrètement; et au moyen d'un domestique qui lui avait confié la clef d'une petite porte du jardin, il était parvenu, sans obstacle, jusqu'à mon appartement, où le tableau le moins attendu venait de faire son bonheur, après avoir excité sa douleur et son ressentiment.SaintAnge passa la journée à Rémival: il me jura cent fois que je serais son épouse, quelque obstacles qu'on apportât à son bonheur. Ce mot me fit frémir; je vis clairement que Saint-Ange craignait, de la part de son oncle, une onnosition dont il me cachait le motif. Je le pressai de s'expliquer: il détourna les veux, versa quelques larmes, et il repartit pour Calais, où sa longue absence avait sans doute inquiété le vieux Commandeur. Je passai un mois entier encore à Rémival, où Saint-Ange vint me voir presque tous les jours. Mon père lui-même y vint aussi, accompagné de ses deux vieux amis. Madame de Servol leur dit que, depuis mon séjour dans cette campagne, je n'avais pas cessé d'être alitée. Mon père parut sensible à mon indisposition; mais il ne se douta de rien.

Pour Saint-Ange, il devint triste, soucieux, et nous nous aperçûmes qu'un fond de chagrin altérait singulièrement sa santé. Ce fut en vain que nous le pressâmes de verser dans notre sein ses secrètes inquiétudes. Il s'obstina à garder un silence cruel, toujours en me jurant qu'il m'obtiendrait de son oncle inhumain, inflexible, ou qu'il perdrait la vie!...

Nous avions mis mon petit Charles chez une nourrice dont nous connaissions la discrétion, la fidelité, et qui demeurait au bout du village même de Rémival. Il y avait un mois qu'il était dans cette maison sûre, lorsqu'un jour cette femme entra chez madame de Servol en versant un torrent de larmes: Madame, me dit-elle en sanglottant, ô madame!

que je suis coupable! Non, vous ne me le pardonnerez jamais! -- Qu'avez-vous, Hélène? -- On me l'a pris, madame, on me l'a enlevé. -- Qui? -- Je ne sais, madame, qui s'est permis, pendant mon absence ..... -- Ciel! expliquez-vous?

Que vous a-t-on pris? -- Eh, mon dieu, madame, mon nourrisson, le petit Charles. -- Mon fils! on vous a enlevé mon fils! Malheureuse! ... -- Accablez-moi, madame, je le mérite pour une paroille négligence; mais pouvais-je me douter?

pouvais-je prévoir?...

Je jette des cris lugubres: madame de Servol, non moins émue, mais plus réfléchie, me calme, interroge cette femme: Remettez-vous, lui dit-elle, et racontez-nous au moins comment cela s'est passé?

-- J'étais sortie, madame, répond Hélène; j'étais dehors pour un moment.

Ma petite nièce, une enfant de dix ans, était restée auprès du petit Charles. Un monsieur entre, me demande, caresse le petit, l'embrasse, et dit à ma jeune nièce qu'il va me l'apporter chez la voisine Vitry, où je le demande. Il remet une lettre à ma nièce, sort avec le petit dans ses bras, et monte dans une chaise de poste, qui s'éloigne aux yeux de la jeune fille étonnée. Voilà, madame, l'exacte vérité: vous jugez de ma surprise et de ma douleur en rentrant chez moi! -- Et cette lettre, Hélène, l'avez-vous? -- La voilà; c'est à madame qu'elle est adressée.

-- A moi!

Madame de Servol prend la lettre, qui en effet porte son nom sur la suscription, et nous reconnaissons toutes deux l'écriture de Saint-Ange. Voici ce qu'il mandait à mon amie: „Madame, le malheur qui s'est atta“ché à mon berceau dès ma naissance, “vient d'épuiser ses derniers traits sur “moi. Un obstacle invincible me sé“pare à jamais de celle que j'aime, que “j'adorerai jusqu'à la mort. Un oncle “intraitable à qui j'ai tout dit, m'en“traîne, m'arrache des lieux où j'ai “connu l'amour et la paternité. La sé“vérité, dirai-je l'honneur? oui, l'hon“neur même me prescrivent d'autres “nœuds que j'abhorre, mais auxquels je “ne puis me soustraire!.... Il m'a été “impossible d'annoncer cette fatale nou“velle à mademoiselle de Saint-Brice: “j'aurais perdu la vie en voyant sa dou“leur. Il m'a donc fallu m'éloigner sans „la voir.... Mais je suis père; et du “moins, si je lui dérobe son enfant, si je “la prive de ce bien précieux, le seul “qui puisse me consoler loin d'elle, c'est “dans l'espoir de le lui présenter un “jour, en la suppliant d'accepter la main “de son père.

“Amie rare et précieuse, daignez la “consoler, daignez implorer mon par“don pour le larcin que j'ose lui faire.

“Assurez-la du bonheur et de tous les “soins que cette faible créature doit at“tendre de celui qui lui donna le jour, “et jurez-lui que, si mon secret est d'une “nature à ne pouvoir être révélé encore, “un jour viendra où elle saura tout, et “pardonnera tout, j'ose le croire, en “faveur des motifs qui me forcent au “silence. Adieu, madame; c'est sur vous “que je compte pour me donner de tems “en tems des nouvelles de celle que ja“mais je ne cesserai d'adorer.“

Point de signature, Jeannette. Et il partait, pour toujours, avec mon enfant!

Juge de ma situation, ma pauvre Jeannette!...Une fièvre ardente vint consumer mon sang. Mon amie, effrayée de mon état, en prévint mon père, qui vint à Rémival, accompagné de M. de Servol.

Ils nous apprirent que depuis quelques jours le vieux commandeur de Mellery, qui les boudait tous deux, sans leur en dire les motifs, les avait quittés un beau matin, ainsi que son neveu, sans les prévenir de leur départ, sans même les charger de faire leurs adieux aux dames.

M. de Servol était furieux de cette conduite à laquelle il ne comprenait rien, et mon père l'interpréta en disant qu'il avait toujours regardé le Commandeur comme un original. Mon père me témoigna le plus tendre intérêt; et, graces aux soins obligeans de mes amis, je me rétablis assez promptement. Mon père alors me déclara qu'il était dans l'intention de continuer ses voyages, et je partis avec lui, peu curieuse du coin de terre qu'il me fallait habiter désormais. Tu sens bien, Jeannette, que je n'oubliai pas de remercier ma tendre, ma généreuse amie, qui me promit d'entretenir une correspondance suivie avec moi, et de me donner des nouvelles de Saint-Ange, si elle parvenait à en découvrir.

Nous fûmes de là visiter, toujours sous le même nom supposé, les quatre coins de la France, et nous étions en Bretagne lorsque nous apprîmes la mort de madame de Servol, que celle de son époux suivit de près. Une maladie épidémique, qui régnait alors à Calais, me privait de deux amis, sur-tout de la seule femme de qui je pusse attendre des nouvelles de Saint-Ange et de mon fils! Que de coups, Jeannette! que de malheurs accumulés!... Tu nous apprends notre ruine: mon père tombe malade. Il se rétablit: nous revenons à Meudon. J'e perds le meilleur des pères, et tu connais la suite de mes infortunes. Accablée de chagrins de tous les genres, je n'ai pu te faire part alors de ma secrète aventure avec Saint-Ange; et la honte, le regret m'auraient engagée à te la laisser toujours ignorer, si le hasard n'eût pas envoyé ici, hier soir, Saint-Ange lui-même, qui sans doute ignore ce que je suis devenue, et ne se doute guères que son amante est cette pauvre Dascourt qu'il est venu demander, obligée de travailler pour exister! ... Il paraît, par la lettre qu'il a égarée ici, qu'il m'aime toujours, et qu'il est encore libre de sa main! Ah, Jeannette! si je pouvais le découvrir, m'offrir à ses yeux!...

Mais que dis-je? Saint-Ange pourrait-il donner sa main à une femme sans fortune, sans nom, sans état!..... Ah, Jeannette!“

CHAPITRE XXI.

Sa tête va bien travailler.

La bonne et naïve Jeannette resta long-tems muette d'étonnement d'apprendre tant d'événemens bizarres, et dont jusqu'alors elle était bien éloignée de croire que son amie fût l'héroïne. Cécile, Cécile, la décence et la vertu sur la terre, Cécile était amante, mère, et son père était mort sans connaître le mystère de son amour! Elle en avait même fait un secret à Jeannette; et, quoique son erreur fût l'effet du malheur et de la séduction, Cécile rougissait de sa faute: comment Jeannette aurait-elle pu lui en faire des reproches? La sévère Jeannette ne pouvait que plaindre son amie, la consoler et l'aider de ses conseils. O Cécile! lui dit-elle quand celle-ci en fini de parler, quel enchaînement singulier d'infortunes produites par le hasard! Eh quoi! ce Saint-Ange, cet homme qui vous a ravi votre fils d'une manière ainsi étrange, c'est ce même particulier que j'ai vu hier, hier soir, ici! Oh, si j'avais su votre secret, comme je l'aurais examiné! Il v a tout lieu de croire que, ne vous connaissant que sous le nom de Saint-Brice, il ignore ce que vous êtes devenue, puisque le seul confident de votre liaison, cette respectable madame de Servol, n'existe plus. Il est libre comme vous le dites; sa main ne s'est pas encore donnée: s'il savait que mademoiselle existe encore, et qu'elle l'aime toujours, il lui rendrait son fils, et peut-être lui donnerait-il un époux. Mademoiselle, il me vient une idée: madame de Saint-Albin connaît Saint-Ange, puisqu'elle l'a envoyé ici. J'irai, moi, oui, j'irai voir madame de Saint-Albin, je retrouverai Saint-Ange, et je l'amenerai à vos pieds. -- A quoi bon, Jeannette, à quoi bon troubler son repos et le mien? Son oncle vit encore; cet inflexible vieillard veut toujours tyranniser son neveu: tu le vois par la lettre que Saint-Ange lui écrit. Je suis sans parens, sans fortune, sans appui sur la terre. Je ne retrouverais Saint-Ange que pour m'en voir séparer de nouveau par l'ambition et la cupidité!

-- Mais votre fils! -- Ah, mon fils!

Jeannette, tu as raison; j'oubliais que je suis mère!.... Va, Jeannette, vole chez madame de Saint-Albin; informe-toi de mon amant; apprends-lui mes malheurs, ma triste position; non pour qu'il m'offre des services indignes de ma délicatesse, mais pour qu'il me rende mon fils; que je le voie ce fils chéri; que je l'embrasse une seule fois, et j'oublierai toutes mes infortunes! Jeannette ne perd pas de tems: elle vole chez madame de Saint-Albin, qu'elle a le bonheur de rencontrer au moment où elle va sortir: Madame ..... -- Qui êtes-vous, mon enfant? -- C'est moi, madame, qui travaille chez mademoiselle Dascourt. -- Ah, mademoiselle Dascourt! je suis contente de son ouvrage.

-- On vous l'a remis? -- Sans doute.

-- Monsieur.... Saint-Ange? -- Monsieur.... Saint-Ange? Que dites-vous, ma fille? -- Oui, ce monsieur qui est venu? .... -- Eh bien, ce monsieur ne s'appelle point Saint-Ange. C'est le fils d'un des anciens amis de ma famille.

Jamais il n'a porté ce nom. -- Ah! c'est que ce monsieur a laissé tomber chez vous un panther....

..-Important?

-- Non, madame; mais auquel il peut cependant attacher de l'intérêt. -- L'avez-vous? -- Non, madame: je prenais la liberté de demander son adresse à madame pour le lui reporter. -- Son adresse, ma fille: Il est bien loin à présent; il court la poste; et moi, telle que vous me voyez, je monte dans l'instant en voiture pour aller le rejoindre. -- Madame, je vous demande bien pardon. Ce monsieur n'est point M. Saint-Ange, neveu du commandeur de?...

Ici on avertit madame Saint-Albin que la voiture était prête. Cette dame fit signe de la main à Jeannette de se retirer; et Jeannette, timide et confuse, sortit.

Comme elle était dans la rue, elle rencontra une femme qui la fixa, et se jeta bientôt à son col. Est-ce toi, Jeannette?

s'écrie cette femme; ah! quel bonheur pour moi de te revoir après deux ans d'absence! Eh quoi! tu me regardes? Tu ne reconnais plus sous cet habit ton ancienne amie, la sœur Emilie, qui n'est plus religieuse? -- Quoi! c'est toi, Emilie? Eh, par quel hasard? -- Bien simple, ma pauvre Jeannette. Tous les ordres religieux sont supprimés; je suis rentrée dans le monde. J'ai quitté l'hospice il v a deux ans, et j'ai bien vovagé depuis! ... Mais, dis-moi donc toi-même ce que tu es devienne? Je t'ai cherchée à Mendon, par tout Paris; j'avais d'excellentes nouvelles à t'apprendre. -- A moi, Emilie? -- A toi, ma pauvre Jeannette!

Mais, quelle joie! Ta fortune est faite, mon enfant: il ne tient qu'à toi de retrouver tes parens. -- Mes parens? Que me dis-tu? .... Tu les connais? -- Non pas moi; mais je te donnerai les moyens de les retrouver. -- Et ils sont riches?

-- Riches à millions! -- Ah, Cécile, mon amie, vous ne travaillerez plus! Je trouverai donc enfin l'occasion de reconnaître les bienfaits de votre famille!

-- Que dis-tu de Cécile?

Jeannette apprend à Emilie les malheurs de mademoiselle d'Eranville, en lui cachant cependant le secret de ses amours avec Saint-Ange. Emilie prend de ce récit l'occasion de parler des vicissitudes humaines; puis elle fait à Jeannette le récit suivant: „Ainsi, ma chère, pendant que le destin se plaît à abaisser celui-ci, il donne à celui-là les moyens de s'élever, et c'est la providence sans doute qui m'a fait te rencontrer pour te donner avis du bonheur qui t'attend! Ecoute-moi avec attention Tu sauras qu'après avoir quitté 'hospice des enfans-trouvés, je voulus aller retrouver mes parens qui demeurent dans une province très-éloignée d'ici. Eu passant près de Chartres, la nuit me surprit, ou plutôt un orage affreux menaçant d'éclater, je me vis forcée de suspendre ma marche pour chercher un abri. Il n'y avait aucune auberge aux environs. Je tremblais d'être surprise par le mauvais tems, lorsque je découvris près de moi une petite masure de cultivateur, isolée, et absolument la seule qu'il y eût dans quatre lienes d'étendue de plaine. La pluie commençait à tomber; je me hasardai à entrer dans cette cabane pour y demander l'hospitalité. J'y fus parfaitement reçue par un vieillard et une jeune personne qui me parut être sa fille. Thérèse, lui dit le vieillard, donne à madame du lait, quelque chose pour la désaltérer; car elle me paraît être bien fatiguée: vous resterez ici toute cette nuit, n'est-ce pas?

Thérèse partagera son lit avec vous, et c'est un vrai plaisir que vous ferez au bon Jacques. -- Jacques, je vous dérangerai; je crains de gêner .... -- Qui donc? ma fille? Ah, elle sera très-contente de pouvoir vous rendre ce léger service!

„J'accepte, et bientôt je me mets, avec ces bonnes gens, à une table sur laquelle Thérèse a servi une collation frugale. La conversation s'entame. Madame vient de Paris? me demande mon hôte. -- Oui, Jacques; je quitte pour jamais peut-être cette ville, où je croyais bien finir mes jours. -- Y a-t-il toujours du nouveau?

-- Vraiment, il y a de nouveau que moi, qui étais religieuse, on m'a rendu ma liberté. -- Ah! madame était religieuse?

-- Aux enfans-trouvés. -- Aux.....

„Mon hôte pâlit, et détourne les yeux.

-- Qu'avez-vous, Jacques? -- Vous venez de prononcer un mot qui me rappelle bien des fâcheux souvenirs. -- Comment?

-- J'avais un frère, devant Dieu soit son ame! le pauvre garçon, il n'a fait qu'une faute dans sa vie; mais il en a eu tant de regret, qu'au bout du compte il en est mort! -- Ah, oui! j'entends: un enfant, son fils, peut-être, qu'il aura été obligé de mettre aux enfans-trouvés?

-- Non, ce n'était pas son fils, une jolie petite fille à son maître: pauvre petite!

la déposa dans une allée, près de l'hospice même. Un papier déchiré en deux à côté d'elle.... -- Que dites-vous? un papier déchiré près d'elle? et combien va-t-il de tems de cela? -- Vingt-six ans, juste aujourd'hui. -- Le jour de l'ascension? Miséricorde! c'est Jeannette! Vous connaissez cette petite fille? elle vivrait? -- Son père, comment se nommaitil? -- Je ne puis vous dire les noms de ses parens; mais ils sont bien riches! -- Si elle se présentait à eux?

-- Ils la recevraient comme l'enfant du malheur. -- Daignez me raconter, bon Jacques... -- Il ne m'est pas permis de révéler les secrets des autres. Envoyez-moi Jeannette: je lui dirai tout, et la rendrai à sa famille, heureuse de la retrouver. “Enchantée de cet éclaircissement inattendu, je quittai, le lendemain, cet homme sensible et généreux, qui m'assura de nouveau que les parens de Jeannette combleraient tous ses vœux, s'ils la retrouvaient, et je poursuivis ma route. Depuis, mes propres affaires, mes voyages, tout m'a distraite du projet que j'avais de te faire part de cette heureuse nouvelle. J'ai cependant écrit à Meudon; je n'ai point reçu de réponse: depuis mon retour à Paris, je t'ai cherchée inutilement par-tout, et je bénis le ciel de t'avoir offerte à mes regards aujourd'hui. Adieu, ma bonne Jeannette, je suis pressée; voilà mon adresse et celle du bon Jacques, cultivateur près de Chartres; va, cours trouver homme qui doit te rendre à ta famille; et si tu deviens heureuse, que Cécile d'Eranville partage ta félicité!“

La bonne Emilie embrassa Jeannette, et la quitta.

CHAPITRE XXII.

Adieu, Jeannette!

JEANNETTE revint, toute rêveuse, chez Cécile. Ses parens! il lui est possible de les retrouver, et ils sont immensément riches! Ce n'est pas pour elle que Jeannette voudrait la grandeur, la fortune; mais pour son amie, pour Cécile, à qui elle céderait soudain un partage égal de ses biens. Cécile ne travaillerait plus pour exister, Cécile rentrerait dans l'état d'aisance auquel son enfance et ses parens l'avaient accoutumée, et Jeannette paierait ainsi, aux mânes de monsieur et madame d'Eranville, le tribut de reconnaissance qu'elle leur doit! O Jeannette! comme cette idée plaît à ton cœur excellent! Et cette autre idée, Jeannette? si Cécile retrouve un jour ce jeune Saint-Ange et son fils, Cécile, riche, peut prétendre encore à la main de son amant; et c'est Jeannette qui ferait tant d'heureux!... Elle vivrait alors près de ce couple fortuné, avec leur petit Charles, dont elle serait la seconde mère. Toute cette famille lui sourirait; elle en serait l'ame, l'amie tendre et chérie! quel heureux avenir!...

Allons, Jeannette, il n'y a pas à balancer. Pour toi seule, Jeannette, tu ne chercherais pas à quitter l'état obscur auquel tu es habituée; tu n'irais pas t'exposer aux troubles, aux inquiétudes qu'accompagnent toujours une grande fortune, et dont tes bienfaiteurs t'ont donné un funeste exemple! tu ne t'exposerais pas à voir vérifier les prédictions que t'adressa M. d'Eranville mourant, et tu n'irais pas te jeter au travers d'une famille où tu pourrais rencontrer des gens étonnés, fâchés même de te reconnaître..... Mais l'amitié te rend capable de tout; c'est à l'amitié que tu dois sacrifier tes craintes et ton amour pour l'obscurité: Jeannette, il s'agit d'une autre, et non de toi; ce motif doit seul te faire agir, et surmonter toutes les difficultés que ton esprit veut offrir à ton cœur. Voilà qui est décidé: Jeannette va chercher ses parens; mais, pour cela, il faut voyager, il faut quelques moyens pécuniaires, et Jeannette ne possède pas une pièce d'argent. Tont ce qu'elle gagne, elle le donne à Cécile; c'est Cécile qui tient la bourse, et cette bourse est bien peu garnie; mais à propos, Jeannette se le rappelle, madame de Saint-Albin a donné cent francs pour le raccommodage de son voile et de plusieurs autres dentelles: Cécile a ces cent francs encore intacts; si Jeannette lui en demandait la moitié, cela suffirait san doute pour la faire arriver chez ses parens? .... Oui; mais comment oser demander cette somme à une amie gênée? comment lui apprendre qu'on veut la quitter, se séparer d'elle, ne fût-ce que pour un mois? Cécile va se croire seule, abandonnée dans le monde; elle accusera Jeannette d'ingratitude, et Jeannette ne pourra pas lui dire que c'est pour Cécile qu'elle va travailler! Quel embarras! et comment Jeannette s'v prendra-t-elle pour annoncer son départ à son amie, et pour lui demander le partage de sa modique fortune? Allons toujours; peut-être le hasard amenera-t-il un moyen de placer cette explication et ces demandes indiscrètes.

Ainsi réfléchissait encore Jeannette lorsqu'elle entra dans la chambre de Cécile. Celle-ci courut au-devant d'elle: Ah, mon amie! lui dit-elle, ma chère Jeannette, apprends l'événement le plus heureux! heureux! monsieur de Verneuil est libre!

on a reconnu son innocence: il sort d'ici; il a bien demandé de tes nouvelles; il est libre, tranquille maintenant; et, pour comble de bonheur, il se flatte, au moyen des nouvelles lois, de rentrer dans les biens de sa famille, dont les aînés, par une coutume injuste autrefois, étaient enrichis aux dépens des cadets.

Il est heureux, te dis-je, et ce bon ami veut, dit-il, reconnaître au centuple les faibles services que nous avons eu le bonhour de lui rendre. Jeannette, il va voyager, il va dans son pays, et tout lui fait croire qu'il triomphera de la cupidité de ses frères: Jeannette, tu me vois au comble de la joie!... As-tu.... d'aussi heureuses nouvelles à m'apprendre?....

Madame de Saint-Albin?.... -- Madame de Saint-Albin, mademoiselle, ne connaît pas Saint-Ange: le particulier qui est venu ici ne porte point, n'a même jamais porté ce nom.... ce n'est point votre amant .... -- Ce n'est point lui!...

mais le nom de cet étranger? -- Je n'ai pu le découvrir; il vous suffit de savoir que ce n'est point Saint-Ange. -- Mais, Jeannette, cette lettre de l'écriture de mon amant, comment se serait-elle trouvée dans la poche d'un autre? C'est bien pourtant son écriture. -- Qui sait, mademoiselle! cette lettre était adressée au Commandeur: ce vieillard peut l'avoir reçue, perdue ou confiée à quelqu'un.

-- Tu as raison; ainsi plus d'espoir de retrouver celui..... Jamais, Jeannette, jamais je ne le reverrai! Conçois-tu cet excès de malheur? -- Il semble en effet qu'une barrière insurmontable vous en sépare.... Sort bizarre! ou plutôt bizarre amant! quel motif a pu engager ce jeune homme à vous fuir, à vous ravir votre enfant? Je vous l'avouerai, mademoiselle, ce trait de sa part m'a paru très-mal dans votre récit: c'est une cruauté!...

une horreur!... S'il voulait vous fuir, ou s'il était forcé de vous fuir, il n'avait qu'à vous laisser le fruit de son crime; cela aurait pu ..... -- Eh! c'est peut-être pour effacer les traces de ce crime honteux dont je l'ai vu souvent rougir, qu'il m'en a enlevé la preuve vivante. Jeannette, il a de l'honneur, de la délicatesse: il m'aimait, il m'aimera toujours; mais soumis à un oncle barbare, habitué à se plier sous le joug des événemens, Saint-Ange est un sage, un philosophe capable de nourrir vingt ans un projet qui peut le conduire au bonheur....

Enfin, ce n'est pas lui..... Jeannette, n'v pensons plus, et attendons tout du tems. Cécile baisse ses beaux yeux dont s'échappent quelques larmes, et Jeannette, remplie de son projet, ne sait comment en faire part à son amie affligée. Mademoiselle? -- Jeannette, qu'as-tu? tu es pâle et tremblante!... -- Mademoiselle?...

-- Eh, bon dieu, comme tu es agitée! tu tombes à mes genoux, Jeannette! est-ce là ta place? Viens dans mes bras, et parle-moi franchement. Aurais-tu quel-que secret à me communiquer? -- Oh oui, mademoiselle, un secret de la plus haute importance! -- Parle donc; tu m'effraies, et ton état m'afflige sensiblement.Cécile fait asseoir près d'elle Jeannette, qui prend enfin assez de force sur elle-même pour lui parler ainsi: Vous savez, mademoiselle, que je ne suis qu'une pauvre fille abandonnée, élevée jadis par la pitié d'un hospice, et depuis par les bienfaits de vos respectables parens? Mademoiselle, les miens...

ils existent .... je suis libre d'aller me jeter dans leurs bras: on me l'a dit; ils m'attendent et soupirent après moi... -- Que me dis-tu, Jeannette? tu as reçu des nouvelles de ta famille, et tu brûles de la connaître? Ce desir est naturel, Jeannette, très-naturel; mais prends garde aux derniers avis que te donna mon père avant d'expirer! Qui sont-ils tes parens?

Sont ils riches? -- Oui, mademoiselle, très-riches. -- Jeannette, t'a dit mon père, si tu m'en crois, tu resteras dans l'ignorance où tu as vécu jusqu'à présent: tes parens ont été assez dénaturés pour t'abandonner! s'ils sont opulens, tu t'exposeras à leur mépris, au vexations peut-être d'héritiers avides, dont ta présence détruira les espérances, et qui peuvent te tourmenter de mille manières! Jeannette, voilà le moment de peser ces sages réflexions. -- Mademoiselle, je n'ai jamais oublié ces conseils dictés par la prudence; mais je me sens assez de fermeté pour résister à toutes les tracasseries de l'ambition ou de la cupidité. Un motif..

secret.... bien puissant sur mon cœur, m'en donnera la force. Mademoiselle, permettez-moi de vous quitter.... pendant quelques jours seulement: je reviendrai.

Oh! ne doutez pas que je ne revienne vivre et mourir près de vous! -- Mais, Jeannette, comment as-tu découvert l'asile de tes parens?

Jeannette raconte à Cécile sa conversation avec la sœur Emilie; puis elle ajoute: Il n'y a pas un moment à perdre; mademoiselle le voit bien. Depuis deux ans, ce cultivateur, ce bon Jacques peut avoir cessé d'être, ou ne plus demeurer dans le pays; il est cependant essentiel que je m'y rende dès demain.

Je suis désolée sans doute de vous quitter dans le moment où un espoir trompé vous plonge dans une juste affliction; mais c'est un bonheur que monsieur de Verneuil soit libre; cet ami vous verra, vous consolera. ... -- Et il part aussi, Jeannette; tout le monde m'abandonne!

-- Mademoiselle, il me faut sans donte toute l'énergie que me donne... le motif qui me fait agir, pour résister à mon propre cœur, qui se brise à la seule idée de se séparer du vôtre; mais songez que ce n'est que pour un moment; que notre...

que mon bonheur, veux-je dire, dépend à jamais de cette démarche essentielle, et que nous nous reverrons plus.... oh, oui, plus heureuses! -- Ah, Jeannette!

ils n'ont qu'à te garder, ces parens fortunés! s'ils vont t'éloigner de moi! Jamais! ah, jamais! quelle puissanco humaine pourrait m'empêcher de rejoindre mon amie! S'ils en avaient l'intention, je leur dirais: Gardez votre or, vos richesses, tout l'éclat que vous faites briller à mes yeux; je préfère l'indigence à laquelle vous m'aviez condamnée, pourvu que je passe ma vie auprès de ma chère Cécile!... -- Excellent cœur!... Ainsi, Jeannette, tu pars!... tu me quittes!...

je ne te retiens plus... Va, Jeannette, va chercher le bonheur! pour moi, les larmes, les regrets et l'abandon, voilà désormais mon triste partage!... Mais je t'afflige! tu pleures, bonne Jeannette!

ah! loin de moi la pensée de te retenir, d'abuser de l'amitié pour m'opposer à ton avancement! Ce serait une tyrannie, et je dois t'aimer pour toi avant tout... Jeannette, il te faut de l'argent: tu sais ce que nous avons ici? voilà cent francs: acceptes-en la moitié; prends le tout, s'il t'est nécessaire: le travail de mes mains me suffira, et je serai consolée en pensant que cette faible somme peut être utile à mon amie.

Jeannette, émue de ce nouveau trait, couvre de larmes et de baisers la main de Cécile. O mon amie! s'écrie-t-elle, combien vous savez épargner ma délicatesse! cette somme, la moitié seulement était l'objet de mes vœux; je n'osais vous en dépouiller, et vous me l'offrez avec tant de générosité! ... Cécile, mademoiselle, puisque vous l'exigez, j'accepte cinquante francs; et si j'ai le bonheur de les voir fructifier, vous me permettrez bientôt de vous les rendre, avec... les intérêts? Oui, n'est-ce pas?

vous ne rougirez pas de recevoir de la main de votre anrie une restitution qu'elle vous doit, ainsi qu'à la mémoire de vos chers parens, de mes généreux bienfaiteurs!... -- Ne parlons pas de cela, Jeannette; j'estime trop l'amitié pour rougir de ses bienfaits. -- Oh! comme ce mot me console! comme il rafraîchit mon sang! il me donne du courage pour vous quitter, oui, pour vous quitter!...

-- Jeannette, je crois t'entendre; mais je sais que l'amitié doit mettre plus de bornes au plaisir de recevoir qu'à celui d'offrir. Va, Jeannette, cours embrasser un père, une mère sans doute qui s'estimeront bienheureux de retrouver dans leur fille une femme aussi estimable, aussi intéressante que toi. -- Bonne Cécile! -- Voilà, dans ce coffret, le papier qui fut jadis déposé près de toi. Jusqu'à présent aucune de nous deux n'avait témoigné le desir de le lire. Voyons ce qu'il contient.

Ce papier, qui avait été déchiré autrefois, et dont il n'existait qu'une moitié, était ainsi conçu: „Cette enfant s'appelle Jeanne Vic....

“baptisée le jour d'hier; mais sa nais....

“son père. Si vous plaignez la cru....

“défaire, n'accusez ni son cœur ni....

“sa mère. La fatalité qui a poursui....

“sera peut-être de les persécuter. Un jour,....

“trouvés, où l'on est prié de garder ce....

“connaître.

“Passant, ayez pitié de l'enfance “abandonnée? Ces deux lignes: Passant, etc. étaient d'une autre écriture que le corps de la lettre, au crayon et sans orthographe, ce qui annonçait qu'elles avaient été écrites de la main d'un subalterne. Les administrateurs de l'hospice avaient mis au bas de ce papier la date du jour et de l'année où on leur avait apporté l'enfant. Jeannette prit ce papier, sa petite somme, et le lendemain matin elle se sépara, non sans douleur et sans verser des larmes, de sa chère Cécile, à qui elle promit d'écrire souvent, et de revenir le plutôt possible. Suivons Jeannette, à qui il va arriver bien des événemens: nous pourrons être quelque tems sans revoir Cécile; mais ce n'est pas elle, c'est la bonne Jeannette qui est l'héroïne de cette histoire.

CHAPITRE XXIII.

Tendresse réciproque.

Jeannette, son petit paquet sous le bras, ses papiers dans son porte-feuille, mais le cœur serré, l'œil humide de larmes, s'en alla d'abord, sans s'arrêter, jusqu'à Versailles, où elle se reposa quelques momens. De là elle fut dîner à 'rape, et coucher à Rambouillet: c'était avoir considérablement marché pour une femme! Pendant la nuit, elle ne out dormir; elle pensa sans cesse à sa chère Cécile, qui, de son côté, sans doute, ne pouvait goûter de repos; et Jeannette, aussi éloignée d'elle que si elle en eût été séparée par l'immensité des mers, eut du regret d'avoir quitté cette sensible amie. Jeannette n'avait jamais connu l'amour; mais elle plaignait ceux que cette funeste passion dominait: Cécile, loin de son amant, de son petit Charles et de Jeannette, lui parut être parvenue au comble de l'infortune: Jeannette se repentit de l'avoir laissée seule à sa douleur, et peu s'en fallut qu'elle ne projetât de revenir le lendemain à Paris; mais elle réfléchit bientôt au but de son vovage, et sentant combien des changemons dans sa fortune et dans sa situation seraient intéressans pour son amie, elle se raffermit davantage dans son projet. Jeannette était bonne, etmême timide; mais elle avait beaucoup de caractère; et quand elle avait formé une entreprise, rien ne pouvait l'empêcher de l'exécuter: fermeté, constance, prudence et patience, elle réunissait tout pour arriver à son but; et l'on verra nar la suite qu'elle savait entreprendre et réussir. Jeannette, sans avoir dormi, vit paraître le jour, et se remit en route; elle passa successivement Epernon, Maintenon, et vers le soir enfin, elle se trouva à une lieue de Chartres, dont les hauts clochers fixèrent de loin ses regards. Il lui fallait trouver la masure de Jacques, et aucune chaumière ne frappait son œil attentif. Cependant, elle aperçut dans un fond, à un quart de lieue de la route, une petite cabane rustique, vers laquelle elle dirigea soudain ses pas. Le jour était sur son déclin; et si Jeannette s'était malheureusement trompée, il aurait fallu qu'elle fît une grande lieue dans ce site désert avant d'arriver à la ville.

Jeannette frappe à la porte basse de ce manoir isolé. Une voix de femme lui répond: on ouvre. Est-ce ici, lui dit Jeannette, la demeure de Jacques le cultivateur? -- Jacques, ma bonne dame? il y a long-tems qu'il est mort! c'est moi qui lui ai succédé. Si vous avez besoin de quelque chose? ... -- Jacques est mort!... Et Thérèse, sa fille?... -- Thérèse? ah, pardi, Thérèse! est-ce que je connais çà, moi? ses affaires ne me regardent pas. Si elle vous doit, tant pis pour vous, car ça doit à tout le monde; et cependant je lui ai bien pavé cette chaumière pour ce que ça est: un trou, comme vous voyez; il n'y a pas de quoi s'y retourner. -- Thérèse n'est donc plus dans ce pays? -- Je ne sais où elle est, et je ne m'en informe pas: pardi, j'ai bien autre chose à penser! C'est là tout ce que vous me voulez? -- Madame ....

il fait presque nuit; il n'y a pas d'auberge aux environs? -- Pas une seule: bonsoir. -- Mais s'il faut que j'aille jusqu'à Chartres! -- Pardi, il y a loin, n'est-ce pas? une petite lieue: et puis cette plaine est sûre; n'ayez pas peur, on ne vous y enlevera pas! Bonsoir.

Jeannette, choquée de l'impertinence de cette femme, la quitta, l'ame triste et la larme à l'œil. Elle était seule, et sans espoir de découvrir le mystère qui était le but de son voyage. Jacques n'existait plus, et elle ignorait l'asile de sa fille.... qu'allait-elle devenir? quel parti devait-elle prendre?

Celui d'aller au moins passer la nuit à Chartres: elle s'y détermina, et se mit en route avec autant de courage que de résiguation. Il était nuit lorsqu'elle arriva dans cette grande ville, dont on allait fermer les portes. Jeannette prit la première rue qui s'offrit à elle, et se trouva dans la rue de la Visitation.

Vis-à-vis le couvent, une femme du peuple tomba par mal-adresse, et pensa l'entraîner dans sa chûte. Jeannette s'empressa d'aider cette personne à se relever; et la femme, la remerciant avec sensibilité, lui témoigna le regret de ne pouvoir rien faire pour l'obliger. -- Pardonnez-moi, ma bonne, lui répondit Jeannette, vous pouvez me rendre un grand service; car je suis étrangère dans cette ville, et je voudrais trouver un asile où une femme pût passer décemment la nuit.

-- Venez chez moi, madame: mon mari sera charmé de vous recevoir, après la manière honnête dont vous m'avez secourue. Je demeure là: mon mari, Bernard, est compagnon menuisier, et moi, je vends des fruits, des légumes, toutes sortes de petites choses pour subsister: nous avons une chambre à deux lits; vous voudrez bien en accepter un?

Jeannette fut sensible à l'offre obligeante de la jeune Bernard: elle entra chez elle, fut enchantée de l'honnêteté de son mari, jeune encore, et qui berçait sur ses genoux un enfant âgé au plus de quatre à cinq mois. On servit un souper frugal, et Jeannette raconta à ses hôtes le peu de succès qu'elle avait obtenu dans la recherche de Jacques et de sa fille Thérèse. A peine eut-elle prononcé ces noms, que la femme Bernard s'écria: Quoi! c'est Thérèse que vous cherchez, madame? Eh, vous la voyez!

c'est moi qui suis la fille de ce bon Jacques, que j'ai perdu il y a dix-huit mois. Forcée, par des malheurs, à vendre ma chaumière à une femme jalouse et méchante, je me suis mariée depuis à ce brave homme; et le ciel, en nous envoyant un enfant, a béni nos travaux et mon petit commerce, qui va bien selon notre ambition et notre manière d'exister. Eh quoi! c'est vous que le ciel me fait rencontrer par hasard, s'écrie à son tour Jeannette! O mon Dieu, je te remercie!

Je craignais bien de m'en retourner sans savoir ce que je voulais apprendre! Que desirez-vous? -- Avez-vous entendu quelquefois votre père parler d'une pauvre petite Jeannette, abandonnée par son frère, votre oncle, et reléguée aux enfans trouvés, le jour de l'Ascension, il y a vingt-huit ans de cela? -- Comment!

sans doute! Et il y a deux ans qu'une sœur de l'hospice vint nous voir, et nous apprendre que cette Jeannette existait: nons l'attendions à tout moment; elle n'est pas encore venue. Serait-ce vous?

-- Moi même! -- Ah, mon dieu, Bernard! Regarde donc? Voilà la fille de M.

Déricourt!... cette enfant qu'on a tant pleurée! qui était née pour être si heureuse! Ah, mademoiselle! que je suis ravie de vous voir! Votre père n'est plus; mais il vous reste une mère, oh, bien estimable, et qui sera bien contente de vous revoir! -- Où est-elle, madame Bernard? -- Ah, pardi, à deux pas d'ici: c'est notre bienfaitrice, c'est elle qui a daigné nous aider de sa bourse au moment de la mort de mon père; c'est elle enfin qui nous a mariés! -- Quoi! ma mère serait dans cette ville? -- A deux maisons plus bas. Mon dieu, que vous serez étonnée quand vous la verrez!

quand vous apprendrez ses malheurs, ceux de son époux! C'est une femme jeune encore, quarante-huit ans au plus. Belle, grande, bien faite: eh, tiens, Bernard, vois donc si ce n'est pas là tout son portrait? ... Ah! il est frappant; et, à cette seule ressemblance, j'aurais dû deviner que vous êtes sa fille. Allons, demain matin, pas plus tard que demain matin, nous irons la voir ensemble. Quelle sera sa joie! et combien j'éprouve de plaisir à reconnaître ce qu'elle a fait pour moi, en lui rendant sa fille.!

Jeannette questionna beaucoup la bonne Bernard, qui lui apprit seulement que son père était autrefois un militaire distingué. Quant aux infortunes qui avaient traversé sa vie, la femme Bernard les taisait: c'était, disait-elle, le secret de madame Déricourt; elle seule avait le droit de le révéler. Ai-je des frères, des sœurs, demanda Jeannette?

-- Point du tout, mademoiselle; vous êtes fille unique, et vous serez bien riche un jour! -- Si je le suis, bonne et sensible femme, vous ne ferez plus je l'espère, un métier aussi peu lucratif.

Jeannette passa une nuit inquiète, agitée; elle fit des rêves sinistres; il lui sembla même que sa bonne amie Cécile était tourmentée, l'appelait à son secours, et lui reprochait de faire son malheur par une démarche inconsidérée. Jeannette se réveilla triste, les yeux baignés de larmes, et son cœur battit violemment en pensant au moment prochain qui allait la réunir à sa mère, à une grande dame étrangère pour elle jusqu'à ce jour.

La fomme Bernard la fit déjeûner; et s'apercevant de son trouble, elle fit tous ses efforts pour la rassurer, pour lui donner du courage. Bernard se rendit ensuite chez madame Déricourt, pour savoir si elle était visible. Il trouva cette dame, lisant une lettre qui paraissait lui faire beaucoup de plaisir. Bernard saisit ce moment pour la prévenir sur le bonheur inesnéré que le ciel lui envoyait. Il lui apprit que sa femme avait retrouvé Jeannette, et que toutes deux allaient venir se jeter dans ses bras. Rien n'égala l'alégresse de madame Déricourt que son impatience de voir, d'embrasser sa fille. Bernard revint chez lui; et Jeannette sûre enfin de la bonne réception qu'on allait lui faire, suivit la bonne Thérèse, qui la présenta à sa bienfaitrice: Est-il bien vrai, s'écrie madame Déricourt en apercevant Jeannette? Est-ce là cette enfant du malheur? Etes-vous ma fille, Jeannette, et ne me berce-t-on pas d'une vaine illusion? -- Madame, ce papier déchiré, trouvé près de moi....

-- Oui, ce papier, je le reconnais, j'en ai l'autre moitié; je viens de la retrouver: c'est bien cela; en les rassemblant on y lit: „Cette enfant s'appelle Jeanne Victoire Déricourt: “elle a été “baptisée le jour d'hier; mais sa naissance a comblé “les malheurs de “son père. Si vous plaignez la cruelle destinée qui le “force à s'en “défaire, n'accusez ni son cœur ni son indifférence pour “sa mère. La fatalité qui a poursuivi ces infortunés, “se las“sera pent-être de les persécuter. Un jour, on se pré“sentera aux enfans“trouvés, où l'on est prié de garder ce précieux dépôt “qu'on ira re“connaitre.“Pour ces deux lignes en bas, ajouta madame Déricourt, passant, avez pitié de l'enfance abandonnée, elles sont de la main de Ferrand, de ce domestique infidèle qui.... Mais ne pensons qu'au bonheur de te revoir, ma fille! Comme elle est grande, belle! Elle me ressemble; n'est-ce pas, Thérèse, qu'elle me ressemble? -- C'est ce que je lui ai dit, madame, répondit Thérèse; elle est tout votre portrait, et cette preuve suffirait seule pour ne pas douter de sa naissance!

-- La voilà donc enfin, après vingtannées de privations! Voilà cette fille de l'homme que la fatalité a poursuivi jusqu'à la mort! Pauvre Félix! tu es mort sans avoir joui du bonheur d'embrasser ta fille! Que ne peux-tu sortir de ta tombe pour partager la douce ivresse de ta veuve inconsolable! -- Madame.... -- Appelle-moi ta mère, Jeannette; que ce nom si doux frapne pour la première fois l'oreille de celle qui t'a donné le jour! Je crois n'avoir rien en moi qui t'en impose: tu dois être libre de m'exprimer ta tendresse, comme je le suis de te serrer dans mes bras!

Jeanette Jeannette répondit aux tendres effusions de cette bonne dame; et soudain, pour récompenser Thérèse et son mari du zèle qu'ils avaient mis à lui rendre sa fille, madame Déricourt exigea qu'ils quittassent tous les deux leur état. Bernard fut retenu pour être concierge de la maison, et Thérèse entra au service de Jeannette, qu'on n'appela plus que mademoiselle Déricourt. Pour moi, qui suis son historien, je me plairai encore à lui donner, peudant quelque tems, son premier nom, sous lequel elle nous a déjà bien intéressés. Jeannette donc, enchantée de retrouver une mère tendre, et qui lui paraissait si empressée à combler ses vœux, Jeannette bénit sa destinée, et, dès le même jour, elle écrivit à sa chère Cécile l'heureux changement qui venait de s'opérer dans sa situation.

CHAPITRE XXIV.

Il va vîte en amour.

JEANNETTE fut questionnée, comme on doit le prévoir, par sa mère, sur tout ce qu'elle avait éprouvé depuis sa naissance.

Jeannette raconta l'histoire de son adoption par des bienfaiteurs qui n'étaient plus, et elle fit partager à sa bonne mère l'intérêt qu'elle éprouvait pour l'infortunée Cécile, dont néanmoins elle tut l'aventure avec Saint-Ange. Madame Déricourt, les larmes aux yeux, pénétrée de reconnaissance pour ceux qui avaient accablé sa fille de bienfaits, s'écria: Mon enfant, cette Cécile, il faut l'aider, il faut la secourir: faisons mieux, engage-la à venir passer sa vie ici près de nous: c'est un bien faible dédommagement des bontés que ses parens ont eues pour ton enfance abandonnée. -- Ah, ma mère! répondit Jeannette, quel excellent cœur est le vôtre!

Combien je suis heureuse de vous appartenir! Cécile, mon amie! Elle ne connaîtra donc plus le travail, l'indigence! Je vais, je vais lui écrire cette heureuse nouvelle!.... Madame, vous aurez désormais deux enfans qui vous chériront bien tendrement!... Jeannette écrit une seconde lettre à Cécile; et, d'après ce qu'elle lui a dit avant son départ, qu'elle ne peut rougir des bienfaits de l'amitié, Jeannette ne doute pas que son amie ne s'empresse de se rendre près d'elle; et, satisfaite, elle attend sa réponse.

Pendant ce tems, des ajustemens élégans viennent remplacer ses simples habits; des bijoux précieux ajoutent au charme de sa parure; elle prend en un mot le ton convenable à son état, à sa fortune. Madame Déricourt la présente par-tout, à ses amis, à ses voisins, et chacun reste enchanté des grâces et de l'esprit de sa fille.

Cependant, quand les premiers momens de visites et de fêtes sont passés, Jeannette prend la liberté de demander à sa mère le secret de sa naissance, et ce qui a pu résoudre son père à l'abandonner ainsi à la froide pitié des étrangers. Madame Déricourt la fait asseoir, et lui parle ainsi: „Tu n'as pas aimé, ma fille; tu me l'as dit, et je te crois. Tu n'as donc pas hérité du cœur ni des passions funestes de tes parens; et c'est un vrai bonheur pour toi. Ecoute-moi, Jeannette: tu vas apprendre une histoire bien singulière, et ui paraîtra sûrement un conte à tout être indifférent, peu propre à juger le cœur humain. „Félix Déricourt était le plus jeune fils de monsieur le comte Déricourt, maréchaldecamp. Félix avait deux frères plus âgés que lui, mais d'un caractère bien différent du sien. Félix était doux, timide, vertueux. Octave et Roland étaient orgueilleux, ambitieux, et débauchés. Le vieux Maréchal préférait ses deux fils aînés; ensorte que Félix, engagé de bonne heure dans l'état militaire, fut expulsé de la maison paternelle, et se vit seul, livré à lui-même, errant de ville en ville, de garnison en garnison, sans recevoir des lettres de son père, qui était resté veuf de bonne heure. Un officier du corps de Félix était le seul ami digne de lui qu'il eût pu rencontrer. Cet officier, nommé Briceval....“

Ici Jeannette interrompit sa mère: Briceval! dit-elle; ce nom me rappelle des souvenirs!... Il y avait dans mon enfance un M. de Briceval qui était l'ami intime de la maison d'Eranville. Il avait un fils de six ans qui.... -- Cela se peut, répondit madame Déricourt; laisse-moi continuer, mon enfant? Briceval donc était fils d'un homme de condition; Jules, son aîné, passa dans les îles, et fut long-tems sans donner de ses nouvelles. Leur père à tous deux étant mort, sa femme avait fait la sottise de se remarier, et d'épouser un homme sans nom comme sans état. Tu sais qu'autrefois on appelait cela déroger. Cette femme mourut en pou de tems, ainsi que son époux; et il ne resta de leur union qu'une fille en bas âge, qui, orpheline, fut confiée aux soins de Briceval son jeune frère du premier lit. Roselle, c'était le nom de cette jeune enfant, était élevée par son frère, qui l'avait mise en pension dans cette ville, chez une nommée madame Robert, ancienne anrie de la famille des Briceval.

“Le jeune Briceval, qui ne partageait pas le préjugé qui couvrait de l'idée de roture la naissance de sa sœur Roselle, avait pour cette jeune personne tous les soins d'un père tendre, d'un tuteur délicat. Elle avait seize ans lorsqu'il vint la voir à Chartres, accompagné de son ami Félix. Félix ne put résister aux premiers traits de l'amour, qui percèrent à-la-fois son cœur et celui de Roselle; et tandis que celle-ci rêvait sur le changement qui venait de s'opérer en elle, Félix s'en retourna triste, pensif avec son ami, qui, sans prévoir le mal qu'il lui faisait, ne cessa pas de faire l'éloge des charmes et des talens de sa sœur. Voilà donc Félix amoureux; le voilà soupirant, cherchant la solitude, cachant l'état de son cœur à tout le monde, à son ami le premier, qui crut que sa mélancolie provenait des mauvais traitemens que sa famille lui faisait éprouver. Félix sentit bien que jamais son père ni ses frères ne consentiraient à son hymen avec une fille sans nom comme sans biens; et cette certitude, loin d'affaiblir son amour, sembla l'accroître davantage. Irrité par les difficultés qu'il prévoyait, Félix se livra sans réserve à sa passion, et la nourrit, le plus souvent qu'il put, de la vue de celle qui en était l'objet. Félix pressait souvent son ami de faire des voyages à Chartres, pour y voir la jeune Roselle.

Briceval, sans soupçonner le motif de son ami, y consentait, et chaque entrevue augmentait la tendresse des deux amans, qui s'entendaient très-bien sans s'être jamais communiqué leurs mutuels sentimens. “Félix était vif, étourdi, entreprenant; il voulut à tout prix obtenir celle qu'il aimait, et l'excès de la passion le rendit coupable envers l'amitié. Madame Robert, chez laquelle Roselle était élevée, était une de ces femmes sans principes comme sans délicatesse. Elle n'aimait point Roselle, à qui elle trouvait mille défauts, et qu'elle aurait été bien aise d'éloigner de chez elle. Félix, après avoir bien étudié le caractère de cette femme, forma un projet hardi, et qui ne peut trouver d'excuse que dans l'excès du délire qui troublait sa raison. Félix sentait bien qu'il ne pouvait mettre Briceval dans sa confidence, ni obtenir son agrément pour les desseins qu'il se proposait: en conséquence, après avoir combattu long-tems entre l'amour et l'amitié, il donna la préférence à celui de ces deux sentimens qui le dominait davantage. Félix prétexte auprès de Briceval une lettre de son père qui le rappelle près de lui: il quitte son ami, désolé de le perdre; il embrasse cet ami, non sans remords de sa conduite, car il va lui porter un coun mortel; puis, au lieu de retourner chez M. Déricourt, il va droit à Chartres, chez madame Robert, à qui il demande à parler en particulier. J'aime, lui ditn, j'adore mademoiselle Roselle: je suis prêt à l'épouser en secret pour le moment; car je n'obtiendrai qu'à la longue le consentement de mon père; mais je l'obtiendrai. J'ai, à Paris, une tante qui me chérit; c'est dans cette maison respectable que je conduis sur-le-champ votre belle pensionnaire, si vous y consentez.“La Robert fait des difficultés. Une somme d'or la décide, et cette femme méprisable se ligue avec un insensé pour plonger l'innocence dans un piége affreux.

On fait descendre Roselle. On lui dit que son frère l'envoie chercher; on lui laisse à peine le tems de faire ses préparatifs de voyage; et la jeune Roselle, sans méfiance, comme sans expérience, ajoute foi au mensonge qu'on lui fait. Une chaise de poste est à la porte; elle v monte, après avoir embrassé la perfide Robert, et la voilà seule, en tête-à-tête avec un étranger, à la merci de cet amant ardent et passionné.

“Je ne te dirai point, Jeannette, de quels divers sentimens je fus agitée, quand je me trouvai seule avec Félix; car c'est moi qui suis cette infortunée Roselle à qui cette démarche préparait tant de malheurs! La voiture nous amena en un jour jusqu'à Paris, ville que je n'avais jamais vue, etoù je ne croyais pas trouver mon frère, sachant qu'il était d'un autre côté. J'en fis l'observation à Félix, qui me répondit: Cela est vrai.... Il est ailleurs pour le moment; mais il nous rejoindra, mademoiselle; il est sûr qu'il nous rejoindra à Paris.

“Félix ne pensait guères sans donte qu'il lisait si bien dans l'avenir. Je fus fort étonnée, quand Félix prit un domicile dans Paris, de voir qu'il m'y faisait passer pour sa sœur: je voulus parler; il me dit tout bas: Ce soir, mademoiselle, je vous expliquerai ce mystère. En effet, le soir, quand je me trouvai seule avec lui, dominée par de funestes pressentimens, je lui demandai le but de cette conduite, qui avait lieu de me surprendre. Roselle, s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, vous voyez en moi un amant qui a employé la ruse pour vous posséder; mais un amant timide, respectueux, qui brûle d'obtenir de vous son pardon et un retour digne de sa tendresse. -- Eh quoi!

monsieur, ce n'est donc pas à mon frère que vous me conduisez? -- Que vous importe un frère, quand vous pouvez trouver ici un époux? -- Un époux, grands dieux!.... Vous m'avez trompée, vous!...

Laissez-moi vous fuir, homme faux et dangereux! laissez-moi retourner dans ma paisible demeure! j'v étais heureuse, je vous croyais vertueux! -- Eh puis-je cesser de l'être à vos yeux! l'amour est-il un crime? c'est un sentiment qui fait tout excuser. -- Non la séduction, ni un enlèvement. -- Roselle! -- Mon frère! ah ciel, que va-t-il penser de moi! -- Rien que d'avantageux pour nous deux. Dès que vous aurez consenti à me donner la main, je vous présenterai à Briceval comme mon épouse: il est mon ami, il ratifiera ce doux nœud. -- Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé son aveu? il avait donc des raisons pour ne pas le donner? -- Aucune; de sa part il n'y a rien à craindre; mais, Roselle, j'ai un père vain et ambitieux... Briceval aurait craint....

Roselle, votre main, et nous mettrons à la raison et mon père et mon ami!

“Je ne l'écoutai plus; je plaurai, je l'accusai, je voulus sortir, retourner à Chartres.... Mais, Jeannette, te l'avouerai-je?

l'amour parlait à mon cœur en faveur du perfide; il prenait sa défense, et me faisait sentir que de tous les malheurs qui pouvaient m'arriver, celui de le fuir, de me séparer de lui était le plus douloureux .... Je pleurai toujours; je ne cédai point, mais je restai. Pour abréger, Jeannette, tu sauras que des amis, une bonne parente qu'il avait à Paris, les larmes, les prières, tout fléchit ma résistance, et j'eus la faiblesse de contracter avec lui un hymen secret!...

“Cependant Briceval, ne recevant point de lettres de son ami, qu'il supposait bien loin, ni de moi qu'il croyait toujours chez madame Robert, courut à Chartres, et resta fort étonné d'apprendre que Félix était venu me chercher en son nont.

Briceval fit les reproches les plus sévères à la Robert, qui, jouant parfaitement la surprise, s'excusa de sa complaisance sur l'amitié qui liait Félix à Briceval, amitié qui ne lui avait donné aucun souncon sur les intentions du premier -- Où sont-ils allés, madame, ces perfides: -- Je l'ignore, monsieur, puisqu'ils ne sont pas près de vous!

“Briceval est furieux; il jure qu'il retrouvera sa sœur, qu'il se vengera d'un traître ... Mais où les trouver?... Pendant qu'il voyage, qu'il cherche, qu'il s'informe, il nous arrive une aventure que nous devions prévoir, et qui commence le cours de nos longues infortunes ..... Mais attends, Jeannette: que nous veut Thérèse?“

CHAPITRE XXV.

Où l'on verra paraître et disparaître plusieurs héros.

et madame Déricourt est interrompue par Thérèse, qui donne une lettre à Jeannette; Jeannette, par discrétion, veut en remettre la lecture à un autre moment: sa mère l'engage à satisfaire sur-le-champ sa curiosité: C'est, mon enfant, lui ditelle, c'est sans doute une lettre de Cécile, de ton amie? -- Non, madame; je le croyais d'abord, et mon cœur palpitait déjà bien délicieusement; mais cette lettre est d'une écriture qui m'est absolument inconnue. Vous le permettez? voyons de quelle part elle me vient.

Jeannette lit tout haut: „Mademoiselle, je suis la propriétaire “de la maison où vous demeuriez à Pa“ris avec mademoiselle Dascourt...“

Jeannette s'interrompt: Dascourt, ma mère, est le nom que mademoiselle d'Eranville avait pris dans cette maison, pour ne pas compromettre celui de sa famille, livré à l'indigence: poursuivons.

“Avec mademoiselle Dascourt. Excu“sezmoi si j'ai le courage de vous affliger “en vous apprenant un événement af“freux.... Votre amie.... Elle n'a pu ni re“cevoir, ni lire une seule de vos deux let“tres. Le jour même de votre départ ... que “dis-je? c'étaitle soir, un exempt est venu, “chargé d'un ordre pour enlever mademoi “selle Dascourt, pour la conduire dans une “prison d'état. L'exempt et sa suite me “l'ont ravie, mademoiselle; ils l'ont arra “chée de mes bras.... J'ignore où ils l'ont “conduite. Bien loin sans doute; car ils “parlaient de cent lieues au moins .... Le “lendemain, j'ai voulu faire savoir cette “nouvelle à M. de Verneuil, votre ami; “mais il était parti pour le grand vovage “qu'il méditait. Un incident avait pressé “son départ: je n'ai pu trouver de défen“seurs à cette jeune personne, victime sans “doute d'une erreur; car elle est si sage, si “modeste! c'est un ange qu'on persécu“te! .... Pardon, mademoiselle, si j'ai pris “la liberté de décacheter votre dernière “lettre! mais je ne pouvais vous laisser “ignorer l'accident arrivé à votre amie, et “qui doit bien affecter votre sensibilité!

“J'ai l'honneur d'être, etc.

Fare, veuve Auirt.“

Qu'on juge de l'état de Jeannette après la lecture de cette fatale lettre! Cécile enlevée par un exempt!... conduite on ne sait où!... et le jour même du départ de Jeannette! elle a quitté son amie au moment du malheur! .... Et qui la poursuit donc? Pourquoi? Quels sont les barbares?....Jeannette se livre au désespoir, et veut partir sur-le-cham pour Paris. Il fant qu'elle s'informe de son amie, qu'elle la retrouve!.... Madame Déricourt emploie toute la force de sa raison et de sa prudence pour calmer sa fille éplorée. Elle en vient à bout; mais Jeannette persiste toujours dans son projet d'aller à Paris. Madame Déricourt y consent, et veut même l'accompagner; mais la journée est avancée; il faut remettre ce voyage au lendemain matin. Que ce délai paraît long à Jeannette! il est forcé néanmoins, il faut y souscrire: madame Déricourt la voyant un peu consolée, reprend en ces termes le fil de sa narration: „Mon récit ne sera pas long, mon enfant: peut-être t'intéressera-t-il peu à présent; cependant je te crois assez de fermeté pour faire trève un moment à ta douleur: les malheurs de ta famille doivent te toucher autant que ceux de tes amis; et d'ailleurs il est important que je te révèle le secret de ta naissance, afin que tu puisses te soumettre ensuite à ce que j'attends de toi.

„Nous étions donc à Paris, Félix et moi, heureux, tranquilles, et moins époux qu'amans, lorsqu'un jour que je me trouvais seule, je vis entrer deux militaires, qui, d'un air cavalier, et sans m'ôter leur chapeau, me demandèrent si c'était la demeure de monsieur Félix Déricourt? -- Oui, messieurs. -- Il n'y est pas? -- Il va rentrer dans l'instant.

-- Nous allons l'attendre.

“Ces deux insolens s'asseyent, ricanent; et me fixant, l'un dit à l'autre: C'est la petite dont on nous a parlé! -- Qu'en dis-tu, Roland? -- Et toi, Octave? -- Elle n'est pas mal. -- Oui, pour un caprice.

“La rougeur couvre mon front, et je suis prête à tomber en faiblesse lorsque Félix entre, et reste frappé d'étonnement en reconnaissant ses deux frères. Vous ici! leur dit-il avec fierté. -- Tu vois, nous venons te faire compliment sur ta conquête: elle est gentille; mais cela n'est pas sérieux sans doute? -- Très-serieux!...

Et je vous prie de cesser, ou de vous retirer? -- Doucement! nous sommes chargés de l'ordre de notre père qui est à Paris avec nous, et qui vous rappelle près de lui. -- Mon père est ici! -- Il vous ordonne de nous suivre. -- Ciel! jamais!...

-- Sans quoi, monsieur, une bonne lettre de cachet lui répondra de vous et de cette fille. -- Sortez, méchans! sortez, et allez dire au barbare qui vous envoie que rien ne brisera le nœud qui m'attache pour jamais à cette estimable personne.

“Les frères vont repliquer; mais un autre militaire se présente, et sa vue accroît mon trouble et la confusion de Félix; c'est Briceval lui-même!...

“C'était la journée aux surprises. Te dire, Jeannette, comment tous ces importuns avaient découvert notre asile, et se rencontraient là par hasard en même tems, serait entrer dans des détails minutieux, et que les probabilités des événemens de la vie doivent te faire deviner.

Briceval entre donc, et je m'écrie: Mo frère! -- Son frère, reprend Roland Déricourt! quoi! c'est cette petite roturière?

qui la mère de monsieur a donné le jour!

-- Et cette femme serait notre sœur, ajoute Octave en écumant de rage!....

“Félix reste anéanti, tant de l'impru dence de ses frères, que de l'aspect impré vu de son ami, qu'il a trahi. Briceval re connaît les frères de Félix; il les fixe ave indignation; puis se retournant vers Fé lix, il lui dit avec douceur: Est-elle en effet ton épouse? -- Elle l'est, répon timidement Félix. -- Eh bien, j'ap prouve ces nœuds, reprend Briceval, e je les soutiendrai contre tous les insolen qui oseront y trouver à redire! -- Sor tons, mon frère, interrompt Octave; laissons ces gens s'enorgueillir du déshonneur de notre famille!....

“Ils sortent, et Briceval, les suivant jusque sur l'escalier, leur crie: Je vous retrouverai, messieurs!

“Briceval, seul avec nous, nous adresse d'abord de justes reproches; mais il se calme enfin: Eh comment, nous dit-il, comment, ingrats que vous êtes, n'avez-vous pas eu assez de confiance en moi pour me révéler votre secret? croyez-vous que je n'eusse pas consenti à votre bonheur? et ne savez-vous pas que moi-même j'ai été sensible à l'amour?... Apprenez que je suis comme vous, mais en secret aussi, époux et père? Oui, j'ai un fils de deux ans, et j'ai épousé une femme charmante, mais dont la naissance est bien plus obscure que celle de Roselle. Tu me regardes, Félix; et tu as peine à croire, toi qui me quittais rarement, qui vovageais avec moi, que j'aie pu, pendant ce tems, filer une intrigue? Félix, le même préiugé qui t'engageait à me cacher ton amour pour ma sœur, me forçait au silence avec toi; nos cœurs étaient dignes de s'entendre, mais ils se taisaient!...

Venez donc dans mes bras, couple heureux et que j'aime; venez embrasser un homme qui est plus encore votre ami que votre frère!...

“Nous serrons contre nos deux cœurs ce généreux parent; et notre bonheur n'est troublé que par les terreurs de Félix à la seule idée que son père est à Paris. Il ignore son adresse; ses frères sont partis sans la lui donner: s'il savait où trouver ce père irrité, il irait se précipiter à ses pieds; il tâcherait d'obtenir son pardon: mais où est-il? ... Circonvenu par Octave et Roland, il est capable de se porter aux dernières extrémités envers Félix, qu'il n'a jamais aimé: quelle situation!..

Briceval

“Briceval passa la journée avec nous, et à son départ mon époux se sentit plus de courage, plus de fermeté à braver les coups du sort.

“Le lendemain matin, nous reçûmes cet affreux billet de Briceval: “Je suis perdu, si je ne fuis, Félix!

hier soir tes deux frères, que j'ai rencontrés, m'ont insulté: je les ai défiés; ils m'ont attaqué ensemble et comme des lâches! j'en ai couché un sur le carreau; l'autre est grièvement blessé: ils ont crié: A l'assassin; je n'ai eu que le tems de me sauver. Je pars; je ne sais où je vais; je crains tout de la vengeance de leur père: tâche de t'y soustraire; car, dans son désespoir, il est capable de tout. Adieu! ...“

Cette fatale nouvelle me priva de toute connaissance!... J'étais enceinte; je te donnai le jour, mon enfant, un mois avant le terme prescrit à ta naissance!...

Juge de l'embarras de mon époux! il fait soudain baptiser sa fille, et revient chez lui: mais, ô surcroît de douleur! la maison est pleine d'archers! un exempt montre à Félix une lettre de cachet... On demande l'époux, l'épouse, jusqu'à l'enfant!... C'est une confusion, un désordre épouvantables!... Mon époux prend soudain un parti violent: il écrit une lettre, la déchire en deux, en donne la moitié à Ferrand son domestique. Prends ce papier, lui dit-il si bas que je ne pus l'entendre; porte-le avec l'enfant aux enfanstrouvés: c'est le seul asile sûr que je puisse lui donner contre la rage de ses persécuteurs: un jour nous le retrouverons peut-être!... “Ferrand s'échappe en secret avec l'innocente créature; il court comme un fou; mais, dans le parvis Notre-dame, il s'imagine qu'il est poursuivi: la frayeur s'empare de ses sens: il n'a pas la force d'aller jusqu'à l'hospice, et dépose l'enfant, le papier, dans la première allée qu'il trouve ouverte. Il en sort comme um insensé, revient chez son maître, apprend qu'il est enlevé par les gens de justice, et se sauve pour jamais de la maison, jusques dans son pays, ici, près de Chartres, où il raconte tous ces événemens à son frère Jacques.

“En effet, à peine Ferrand était-il parti, que mon époux fut entraîné par l'exempt et sa cohorte: il ne put que me crier: Roselle, Roselle! ne sois pas inquiète de ta fille; elle est en sûreté: un jour .....

“Il ne put m'en dire davantage; en sorte que j'ignorai long-tems ce qu'était devenue mon enfant!...

“Quelle secousse pour une femme qui vient de donner le jour à un être! Je restai long-tems dans le délire du désespoir; et sans doute, sans cet état cruel dont mes bourreaux eurent quelque pitié, les monstres m'auraient fait partager le sort cruel de mon époux. Je dus mon rétablissement aux soins de quelques voisins charitables; et quand je recouvrai ma raison, j'appris, par une lettre de mon époux, qu'il était renfermé à Saint-Lazarre, par le fait de son père, qui en avait obtenu l'ordre injuste et barbare. Mon époux m'écrivait que toutes ses lettres étaient lues, et qu'il ne pouvait me donner d'autres détails que ceux qu'on lui permettait de me transmettre. Il m'apprenait qu'on ignorait l'asile où s'était caché Briceval; que Roland, tué par lui, était mort sur-le-champ; mais qu'Octave, blessé seulement, l'avait accusé d'assassinat. Son père avait intenté un procès criminel, par contumace, au prétendu assassin, et vu le rang de M. Déricourt et ses protections, tout portait à croire qu'il obtiendrait un jugement avilissant pour Briceval et sa famille.....

“Mon époux ne me disait point où il avait mis sa fille dans l'excès de son désespoir: il pensait sans doute que je connaissais son asile par Ferrand qu'il présumait toujours près de moi; mais ce domestique avait disparu dès le jour de notre malheur, et j'étais plongée dans la plus cruelle ignorance sur le sort de mon enfant. Je répondis à Félix; mais ma lettre ne lui parvint point, et l'on poussa la cruauté jusqu'à intercepter toutes les siennes. Je fus avertie aussi qu'il y avait du danger pour moi à rester à Paris. Dès-lors, aidée d'une amie rare, qui avait quelques modiques rentes et un peu de terres dans la Picardie, je fus m'établir avec elle dans les environs d'Amiens. J'espérais obtenir un jour la liberté de mon époux, et je cherchais par-tout des protections: mais l'innocence en trouve-t-elle?

“Quatre années s'écoulèrent, au bout desquelles j'appris la mort du père de mon époux. Ce vieillard, depuis quelque-tems, semblait avoir abandonné le procès qu'il faisait au contumace Briceval. On me dit même que ce dernier, plus tranquille sur les suites de ce procès, était revenu à Paris, où il demeurait du côté du faubourg Saint-Germain, avec son fils seulement; car il avait perdu son épouse. Je revins alors à Paris moi-même, où je fis l'impossible pour découvrir mon frère; mais toutes mes recherches furent infructueuses: et comment en effet trouver quelqu'un qui se cache dans cette grande ville!... “Je fis de nouvelles démarches pour obtenir la liberté de Félix, et je l'eus à la fin; mais, ô regrets! Félix, affaissé sous le poids du malheur, était hors d'état d'en profiter. Un mal incurable le conduisait insensiblement au tombeau; et au moment où j'allais l'arracher de sa prison, je reçus de lui cette lettre, les derniers mots qu'il ait pu tracer: „J'apprends, ma chère Roselle, que mon père est mort, et que mon frère Octave s'est emparé de tous ses biens. On m'assure aussi que tu peux briser mes fers... O ma digne épouse! comment t'apprendraije le coup qui va me frapper!

garde, garde tes soins pour notre enfant, que tu peux maintenant retirer de son triste asile ... Je meurs, j'expire, ma Roselle; et quand tu recevras cette lettre, peut-être ton époux aura-t-il cessé d'exister!.... Je meurs, mon amie, victime de l'amour, victime sur-tout de la rigueur d'un père trompé.... Hélas! il m'attend; ce n'est que dans l'autre vie qu'il connaîtra le cœur de son fils... Adieu, Roselle, adieu, pour jamais.“

“Cette lettre fut un coup de foudre pour moi. Je me rendis à la prison, où l'on m'apprit que je venais de perdre mon époux ..... Dans ma douleur, je voulus aller accabler de reproches l'infame Octave. On m'en empêcha; mais des gens qui suivirent mes affaires, forcèrent ce frère cupide à restituer la moitié de l'héritage de son père. Il y fut contraint, et s'en vengea, en renouvelant le procès criminel que son père avait intenté à mon frère: Octave avait découvert à Paris l'asile de Briceval. Ce dernier se sauva, et échappa une seconde fois aux piéges que lui tendit son ennemi: mais, hélas! Octave gagna son procès, et Briceval, quoique absent, fut condamné à une fin infamante!.....“Je t'épargne, Jeannette, le détail des pleurs que je versai en apprenant cette triste nouvelle. J'étais alors à la campagne. Briceval, qui, par le bruit qu'avait fait mon procès avec Octave, avait découvert mon asile, vint m'y trouver avec son fils, âgé de six ans et demi environ. Nous pleurâmes long-tems ensemble; et ce fut à cette époque que Jules de Briceval, frère aîné de l'infortuné, revint des îles, possesseur d'une fortune considérable.

La voix publique lui apprit nos malheurs 1 et l'opprobre qu'une injuste condamnation répandait sur son nom. Il vint me voir, gronda d'abord; mais convaincu de l'innocence de son frère, il le consola, et jura de tirer vengeance de son ennemi.

Briceval ne put survivre à sa honte. Nous le perdîmes chez moi; il expira de douleur dans nos bras, après nous avoir demandé pour faveur dernière que, si nous retrouvions jamais ma fille Jeanne Victoire Déricourt, elle fût unie à son fils. Il en donna même l'ordre à ce jeune enfant à genoux près de son lit, et Briceval mourut persuadé qu'un jour prospère me rendrait ma fille, et que je réparerais tous les maux que je lui avais causés par mon secret mariage, en unissant ces deux enfans du malheur!....

“Dès qu'il eut fermé les yeux, Jules, mon frère aîné, se chargea de l'éducation du jeune Briceval, son neveu; il prit cet enfant avec lui; et pour se soustraire à l'opprobre dont son nom était entaché, il en changea, en donna un supposé à l'enfant, et l'emmena voyager avec lui. Ainsi, je restai seule à ma douleur, à mes regrets! Un événement vint accroître ma fortune; Octave, ce méchant frère de mon époux, fut tué en duel (j'ai toujours soupçonné Jules d'avoir vengé Briceval); et mon contrat me donnant des droits à sa succession, je me vis l'héritière de toute la fortune des Déricourt. J'étais riche, Jeannette, mais toujours malheureuse.

J'ignorais ce qu'était devenue ma fille....

mon époux était mort, et n'avait point découvert l'asile au fond duquel il l'avait cachée.... Cependant, il y a deux ans de cela tout au plus, j'étais venue me fixer ici dans cette ville, lorsqu'un homme pâle, défait, vint un jour se jeter à mes pieds: Eh quoi! s'écria-t-il, est-ce madame Déricourt que je vois!

ah! que vous allez soulager mon cœur, chargé, depuis long-tems, du poids d'un remords bien cruel!... Reconnaissez Ferrand, madame, l'ancien domestique de votre époux, celui à qui, dans un moment affreux, il confia votre enfant nouveau né!...

“Emue, j'interroge cet homme; il m'apprend l'abandon de ma fille!... Je cours à Paris; je m'informe à l'hospice des Enfans-Trouvés. On me dit qu'on a confié mon enfant aux soins de deux époux, dont on me donne le nom, l'adresse. Je vole chez M. d'Eranville; on ne sait ce qu'il est devenu, non plus que son épouse, ni sa fille, ni cette même Jeannette, orpheline, élevée par eux, et qu'on a bien connue. Toute cette famille est ruinée, me dit-on, plongée dans le malheur; il y a tout lieu de croire qu'elle a quitté Paris!...

Juge de ma douleur, Jeannette! Je reviens ici: Ferrand n'existait plus; mais Jacques, son frère, m'apprend qu'une ex-religieuse est venue chez lui, et lui a dit connaître ma fille. Je gronde cet homme de n'avoir pas pris de plus amples informations. Enfin je me résigne; j'attends du sort qu'il te rende à ma tendresse, et le ciel enfin a daigné m'accorder cette faveur!

“Voilà, Jeannette, le secret de ta naissance, et le douloureux récit des malheurs de ta mère .... une autre fois tu sauras ce qu'elle attend de ta docilité, de ta délicatesse .... Il est tard, Jeannette; demain nous vovageons; je remets à un autre jour les détails que je dois te donner, avant de te prescrire mes volontés“.

CHAPITRE XXVI.

On voit bien des mariages comme cela.

Jeannette, d'après une circonstance du récit de sa mère, pressentit le but des ordres qu'elle devait lui prescrire; mais elle n'y fit pas beaucoup d'attention pour le moment. Attendrie des événemens rapides et singuliers qu'on venait de lui retracer, émue du souvenir de son amie Cécile, victime sans doute d'un ordre arbitraire, Jeannette ne pensa toute la nuit qu'à l'infortunée d'Eranville. Elle se leva, s'habilla à la hâte, et fut rejoindre sa mère, qu'elle trouva prête. Partons, ma fille, lui dit madame Déricourt; ne perdons pas de tems, car il nous faut revenir demain ici: après demain j'attends compagnie (elle sourit) des parens que tu seras sans doute charmée de connaître.

Jeannette et sa mère montent dans la chaise de poste, qui vole à Paris, où elles arrivent un peu avant la nuit.

Elles se rendent soudain au logis de Cécile, où elles n'apprennent de la bouche de l'hôtesse, que ce que cette femme leur avait marqué dans sa lettre.

Madame Aubry n'en savait pas davantage. Jeannette se fait répéter toutes les circonstances de l'enlèvement de son amie: elle apprend que Cécile s'est écriée en suivant l'exempt: Ah, Jeannette!... que n'es-tu témoin du malheur de ton amie!...

Jeannette verse des larmes, et se retire désespérée: le lendemain matin, elle court avec sa mère chez plusieurs magistrats, qui ignorent, ou feignent d'ignorer le sort de Cécile; et l'aprèsmidi, après avoir épuisé tous les moyens d'être éclairées, la mère et la fille repartent pour Chartres, où les suivent la douleur et le regret!

Madame Déricourt employa mille moyens pour calmer la douleur de sa fille; elle ne put que l'étourdir: Jeannette resta inconsolable. Le lendemain de leur retour, madame Déricourt adressa ces mots à Jeannette: „Ma fille, ma chère Jeannette, tu as vu que j'ai fait tout mon possible pour t'aider dans ta recherche: je me suis prêtée à tes moindres vœux; ils prouvaient ta reconnaissance pour ceux dont tu as reçu des bienfaits; ils ne pouvaient que me plaire. A présent, mon enfant, qu'il ne te reste aucun espoir de découvrir les traces de ton amie, attends tout du tems; fais comme ta mère, qui a passé vingt-huit années loin de sa fille, sans espérance de jamais la retrouver, et qui cependant vient d'obtenir cette faveur du ciel. Il est dans la vie, Jeannette, des événemens si extraordinaires, que toute la prudence humaine ne peut ni les calculer, ni les prévoir. Il n'y a que ceux qui n'ont rien éprouvé qui doutent des caprices du sort: nous les connaissons nous deux, Jeannette, et nous nous attendons à tout, pour n'être pas surprises!... Ha ça, ma Jeannette, il faut que je te parle d'autre chose.

“Je t'ai dit, je crois, que Jules de Briceval avait emmené son jeune neveu en Amérique? Ils sont revenus en France depuis quelques années: j'ai revu mon neveu; mais ce neveu n'est plus un enfant: c'est à présent un jeune homme de trente ans, grand, bien fait, et trèsaimable. Jules et son neveu ont profité des nouvelles loix pour faire casser le jugement injuste rendu autrefois contre Briceval; et ils sont parvenus à faire réhabiliter sa mémoire: en conséquence, ils ont repris leur véritable nom, et ce sont eux que j'attends aujourd'hui. Je lisais la lettre qui m'en donne l'assurance, au moment même où Bernard est venu m'apprendre que j'allais embrasser ma fille.... Jeannette, je te recommande ce jeune homme.... rappelle-toi que son père n'a été malheureux que pour avoir approuvé mon union avec le tien. Souviens-toi que Briceval, en mourant, ordonna à son fils de te donner la main; que je lui promis ton aveu pour cet hymen, et qu'ainsi, dès l'enfance, le jeune Briceval et toi, vous êtes destinés à devenir époux. Ne m'as-tu pas dit toi-même que chez M. d'Eranville, tu nommais le petit Briceval ton petit mari? Heureux pressentiment du lien qui devait un jour vous unir! Il va venir, Jeannette: il sait, ainsi que son oncle, que j'ai eu le bonheur de te retrouver; je leur ai fait savoir cette heureuse nouvelle par un exprès que j'ai envoyé au-devant d'eux. J'exige de toi, mon enfant, que tu t'habitues, dès aujourd'hui, à regarder ce jeune homme comme ton futur époux .... Jeannette, tu ne réponds rien?

ton cœur est libre; tu me l'as assuré?

-- Ma mère, il est vrai; mais son cœur l'est-il?... -- Mon neveu! oh, je te réponds de son cœur; je n'ai jamais entendu dire qu'il se soit donné à une autre. Sois tranquille sur ce point....

Eh bien, aurais-je de la peine à obtenir de toi la promesse que je desire?

-- Madame .... j'ai toujours fui les liens de l'hymen. -- C'est pourtant le but de toute personne honnête et vertueuse. -- A mon âge, madame! à vingt-huit ans!

c'est bien tard. -- Tu n'en sentiras que mieux le bonheur conjugal. -- Eh quoi!

à peine ai-je le bonheur d'embrasser ma mère, qu'elle me presse de me séparer d'elle! -- Jamais, non, mon enfant, jamais je ne vous quitterai, toi et ton époux. Nous vivrons ensemble; et peut-être, avant de mourir, aurai-je le bonheur de te voir mère à ton tour.

Oh! donne-moi cette satisfaction? -- Madame, permettez-moi de vous objecter ....

-- Jeannette, songe donc que je suis engagée par un serment fait à un homme expirant, dont les dernières volontés doivent être respectées. J'aurai peine, ma fille, à user des droits que j'ai sur vous; ce n'est qu'à la dernière rigueur que je prendrai sur moi de vous dire: Je l'exige, je le veux“.

Jeannette se jeta sur une main de sa mère, qu'elle couvrit de baisers. Bonne mère, lui dit-elle, vous ne serez point frustrée dans votre attente: tant de bonté me pénètre; oui, je vous obéirai: pour peu que mon cousin ne me déplaise pas trop, je...... je l'épouserai.

-- Oh! il te plaira: c'est un cavalier charmant. Il sait aussi qu'il va voir en toi son épouse; il en est enchanté. Soyez donc sûre, ma mère, de la soumission de votre fille; mais Cécile, madame, Cécile!... Est-ce au moment où l'amitié est noyée dans les larmes, que je dois allumer les flambeaux de l'hymen! Et ses pleurs recommencèrent à couler.... La bonne madame Déricourt s'empressa de les essuyer; elle embrassa sa fille un peu calmée, et l'on annonça messieurs de Briceval.

A ce nom, Jeannette tressaillit. Elle voit entrer un vieillard assez gros et court, mais vif, et d'une physionomie gaie. Voilà l'oncle, se dit Jeannette: pour le neveu, il lui parut bien au-dessus de l'éloge que madame Déricourt en avait fait. Grand, bien fait, doué de toutes les grâces, et d'un ton excellent, son seul aspect décida sur-le-champ Jeannette en faveur de l'hymen projeté. Nous voilà, ma sœur, dit l'oncle à madame Déricourt; mais est-ce là ma nièce, Jeannette, cette enfant d'un frère infortuné? -- Vous la voyez, mon frère. -- Driceval, poursuit l'oncle, tiens, mon anti, regarde donc ta cousine. Est-elle aimable, hein? ... Corbleu, que tu vas être heureux! mais tu la regardes là!... embrasse-la donc, nigaud? A ton âge, est-ce qu'on m'aurait dit ces choseslà? ... -- Mon oncle, répondit le jeune homme avec douceur, c'est une faveur qu'il faut mériter avant d'oser même la demander. -- Je suis charmée, interrompit madame Déricourt, que vous trouviez ma fille aimable: eh bien, ses attraits ne sont rien encore en comparaison des vertus de son cœur. Ou'il sera heureux, celui qui possédera une épouse aussi intéressante!

Briceval soupira, et leva les yeux au ciel. Son oncle, sa tante, et Jeannette elle-même, se persuadèrent que ce soupir était l'effet de l'idée du bonheur dont il allait jouir. Mais vous vous portez bien, mon frère, dit madame Déricourt au gros Jules; je vous trouve encore engraissé depuis quelques mois que je ne vous ai vu: d'où venez-vous comme cela? -- Bah! ne m'en parlez pas, ma sœur; je viens de m'ennuyer à la campagne d'une folle qui m'avait prié d'y diriger quelques travaux. Mon neveu était chez elle, à Paris, pendant ce tems. J'ai fait revenir mon jeune homme; mais dès que j'ai su que la maîtresse de la maison le suivait, crac, je suis parti, et me voilà. -- Toujours gai, toujours le même? -- Que voulez vous, ma sœur, j'ai perdu mes dignités, mes croix, une partie de ma fortune; eh bien, je m'en console en pensant que tout cela est sans doute pour le bien général, et je ris, et je bois toujours. -- Vous faites bien: j'ai fait une visite à ma cave exprès pour vous; j'ai mis à part des vins!..

-- Tant mieux; c'est le trait d'une bonne sœur. Je suis d'avis que nous en fassions sur-le-champ l'examen? -- Volontiers.Madame Déricourt sonne; on apporte à déjeûner; et pendant que l'oncle boit et rit, Jeannette et son cousin s'examinent avec timidité, sans oser se dire un mot. Cependant il semble à Jeannette qu'elle a vu ce jeune homme-là quelque part; et de son côté, Briceval ne sait s'il n'a pas rencontré Jeannette dans une de ses sociétés. Ils se communiquent réciproquement ce doute, et ne peuvent deviner où ils se sont vus.

Au reste, Jeannette est enchantée de son cousin, quoiqu'il paraisse un peu froid et mélancolique. De son côté, le cousin trouve la cousine fort aimable; et ces jeunes gens paraissent bientôt s'entendre très-bien.

Jules et madame Déricourt sont enchantés de voir leurs enfans réunis. La journée se passe en-félicitations réciproques, et tout le monde est content.

Tout le monde!... ai-je pu généraliser ainsi la satisfaction qui ne brille pas également sur tous les visages!... Briceval est mélancolique; il est honnête, galant même avec sa cousine; mais ressent il pour elle autant de tendresse qu'elle commence à en éprouver pour lui?... Jeannette pense aussi sans cesse à son amie, et ce seul souvenir trouble le plaisir qu'elle doit avoir d'un changement d'état aussi heureux pour elle. Cependantpendant la dissipation, l'idée de son mariage, les tendres consolations de sa mère, tout fait quelque diversion à sa douleur, et un mois s'écoule en fêtes, en plaisirs, en préparatifs d'hymen; car tout est arrangé, décidé entre les parens et les jeunes gens. Il n'y a eu pour cela que deux mots de dits entre eux: Mon cousin, je me fais un devoir de remplir le vœu de ma mère.

-- Ma cousine, l'ordre de mon père est encore présent à ma mémoire. Voilà ce que se sont dit Jeannette et Briceval.

Briceval! il a souvent de fréquens entretiens avec son oncle; et il en sort toujours les larmes aux youx, tandis que la colère sillonne le front du vieillard.

Quel est donc le sujet de leurs secrètes conversations? Jeannette le demande à sa mère; sa mère l'ignore comme elle.

Madame Déricourt en parle à Jules Briceval: Jules lui répond que ce n'est rien, sinon quelques reproches qu'il fait à son neveu, de ses anciens tours de jeunesse, et voilà tout.

Enfin tout est arrangé. Il est décidé que le mariage des jeunes gens se fera à Chartres, et que tout le monde ira ensuite passer l'hiver à Paris, où madame Déricourt a du bien. Cette bonne mère est charmée de faire jouir ses enfans des plaisirs que cette grande ville offre dans cette saison. Jeannette y va paraître d'ailleurs dans l'état le plus brillant, et il faut qu'elle jouisse de tous les priviléges de son état et de sa fortune.

Madame Déricourt, en faveur de cet hymen, a doté sa fille de deux ou trois fermes et d'une bonne terre. Elle a de plus un hôtel à Paris: Jeannette est riche au-delà de ses souhaits, et cependant Jeannette n'est pas contente. Dans le silence de ses nuits, fatiguée des divers plaisirs qu'elle a goûtés dans sa journée, elle se dit: Pendant que je jouis de toutes les aisances de la vie, mon amie souffre, et pleure peut-être dans l'horreur d'une prison! Ingrate que je suis! étourdie du chaos des visites, toute entière à la société de mes parens, qui ne me laissent pas un moment de repos, j'oublie Cécile! Cécile, à qui j'avais promis me amitié constante, que je devais venir retrouver, que je n'avais quittée que dans le projet d'adoucir son infortune!

Cécile, elle m'est ravie! elle accuse peut-être Jeannette, et Jeannette peut-elle s'arracher des bras de ceux à qui elle est si chère, pour aller chercher son amie? où? où, grands dieux? Sort injuste et barbare, nous as-tu séparées pour jamais? Ne reverrai-je jamais l'amie de mon enfance, Cécile, que je rendrais aujourd'hui si heureuse? Que dis-je? elle ne peut l'être désormais: loin de son amant, loin de son fils, Cécile .... cachons à jamais ce fatal secret; que cette faute de mon amie ne sorte point de son cœur ni du mien. Ne couvrons point son nom du cachet du déshonneur; elle en souffre assez, l'infortunée....

Ainsi Jeannette pensait souvent à Cécile; mais elle allait à Paris, et c'était moins les fêtes de ce séjour brillant qui souriaient à son imagination, que le desir de chercher Cécile, de s'informer d'elle, et de parvenir peut-être à s'en procurer des nouvelles. Il lui semblait que, dans le séjour que Cécile avait habité, Jeannette aurait moins de peine à la rencontrer. Enfin, elle se promettait de visiter les magistrats, d'employer toutes les protections possibles pour la découvrir, pour briser ses fers, si elle en était encore chargée. Voilà le seul motif qui faisait desirer à Jeannette le voyage de Paris.

Quant à son mariage, comme il était de convention, arrêté, décidé dès son enfance par des parens au lit de la mort, Jeannette n'y mettait ni retard ni empôchement. Elle sentait néanmoins qu'elle aimait mieux Briceval que tout autre, et l'hymen s'offrait à ses yeux sous un aspect aimable. Briceval, de son côté, avait l'air d'agir d'après les mêmes principes; il semblait acquitter une promesse, et ne montrer ni amour ni répugnance.

Ses procédés étaient honnêtes; mais des veux plus clair-voyans que ceux de Jeannette auraient vu qu'il se résignait, et qu'il était tourmenté par quelque chagrin secret. Il ne se plaignait point cependant, et son oncle sans doute était le seul qui fût dans sa confidence. Madame Déricourt, aveuglée par l'excès de son bonheur, après tant d'infortunes, croyait ou voulait croire que les jeunes gens s'adoraient. Elle faisait valoir auprès de Jeannette les moindres complaisances de Briceval; et à ce dernier, les moindres mots de Jeannette étaient interprétés comme des preuves d'amour; ensorte que ces jeunes gens s'épousèrent, persuadés qu'ils étaient amoureux foux l'un de l'autre.

Ainsi se célébra cet hymen, comme tant d'autres qu'on voit souvent, assez froidement, et comme une affaire de calcul et de convention. Quelques jours après, on fixa celui du départ pour Paris: ce jour arriva; mais le vieux Jules, retenu par sa goutte, ne voulut pas accompagner sa famille. Il exigea même qu'elle partît d'avance, lui promettant d'aller la rejoindre bientôt. On le laissa donc aux soins de Bernard et d'autres domestiques intelligens; puis madame Déricourt et ses deux enfans partirent pour aller habiter leur bel hôtel que la mère avait cédé à sa fille.

CHAPITRE XXVII.

Mari comme il y en a tant.

ÉTABLISSONS-NOUS avec nos amis dans leur élégant domicile, situé rue de l'Université, et prenons notre part des bruyans plaisirs qu'ils vont goûter.

D'abord Briceval, que son oncle, immensément riche, comme l'on sait, avait aussi doté de son côté, donna à sa femme une voiture, des gens, et tous les meubles de fantaisie, ainsi que les ajustemens du dernier goût. Jeannette (nous servirons-nous encore de ce nom?) madame de Briceval eut les plus beaux diamans, tout ce qu'elle voulut, et il sembla que son époux se fît un devoir de voler au-devant de ses moindres vœux. Mais cet époux si généreux, si grand en procédés, bornait là les preuves de sa tendresse. Il était toujours triste, mélancolique; et quand sa femme lui faisait la guerre de sa misanthropie, il soupirait, se levait et sortait. Jeannette s'aperçut bientôt que son époux n'avait pour elle que de l'estime, et même une estime très-froide. Elle fit part de cette remarque affligeante à sa mère, qui lui répondit: Mais tu rêves, mon enfant; je ne vois pas cela du tout. Ton mari est plein de procédés, et les petits soins qu'il a sans cesse pour toi sont, je crois, assez de preuves de sa tendresse.

Jeannette crnt sa mère, et elle se fit peu-à-peu au caractère de son mari, qu'elle trouvait d'ailleurs toujours honnête, délicat et empressé de lui plaire.

Malgré la marche rapide de la révolution, l'hiver de cette année fut trèsagréable, et offrit mille plaisirs variés.

'ous ces plaisirs étaient nouveaux pour Jeannette, qui n'en avait jamais joui.

Les concerts du théâtre Faydeau lui plaisaient sur-tout singulièrement. Elle était peu musicienne, mais elle aimait la musique; et depuis son mariage, elle l'étudiait avec passion. Le célèbre Garat lui paraissait être un chanteur par excellence. Mon dieu! disait-elle à son mari, comme ce jeune homme a du goût! et avec quelle ame il fait valoir tout ce qu'il chante! Madame de W..... a du talent sans doute aussi; mais elle n'est pas sûre de ce qu'elle chante. Sa voix fraîche et délicieuse tremble, et la timidité paraît étouffer tous ses moyens. -- C'est dommage, madame, lui répondait Briceval; car il est difficile de posséder une voix plus touchante et plus mélodieuse. Si vous voulez l'entendre, ma chère amie, j'ai l'honneut de la connaître; nous arrangerons un petit concert, et vous verrez qu'elle est toute autre dans un salon.

Madame de Briceval fut enchantée de la partie que lui proposait son époux.

On prit un jour. Briceval se chargea des invitations, et une société brillante et nombreuse vint embellir cette fête nouvelle pour Jeannette. On la pressa de chanter; elle ne se fit pas prier, et un célèbre compositeur italien l'accompagna au piano. Tout le monde s'entretenait de ses grâces, de ses talens et de son aimable caractère. Briceval remarqua que sa femme était le but de l'attention générale, et son légitime amour-propre en fut flatté.

Cette soirée charmante en amena d'autres chez les personnes étrangères qu'on v avait invitées, et Jeannette se trouva lancée ainsi dans la société. Les bals succédèrent, puis les thés, nouvelle mode adoptée en France d'après la coutume des peuples voisins, et l'hiver se passa ainsi pour Jeannette en fêtes et en plaisirs de tous genres. Par-tout elle était, sinon la plus jeune, du moins la plus aimable et la mieux mise. Son époux avait la manie de briller; et Jeannette, qui, femme comme une autre, ne haïssait pas la coquetterie, en profitait sans en abuser. Sa mère l'accompagnait par-tout, et cette femme estimable jouissait des éloges qu'on prodiguait à sa fille.

Cependant les préférences accordées à Jannette par les hommes et dans tous les cercles, excitèrent la jalousie des femmes. On murmura tont bas que ce n'était pas grand chose, une pauvre fille, tout bonnement, élevée aux EnfansTrouvés, adoptée ensuite par charité: on publia même qu'un de ses oncles avait mérité une sentence infamante pour un crime qu'on exagéra, et bientôt la pauvre Jeannette se vit l'objet des coups-d'œil malins, des sourires sardoniques Elle en apprit la cause; et sa raison réprimant ses desirs de jouir, elle renonça soudain à toute société. C'est alors que le souvenir de Cécile lui devint plus amer: elle n'avait pas cessé d'y penser; elle avait même fait quelques démarches vagues; mais entraînée par le tourbillon des plaisirs, elle n'avait pu, ainsi qu'elle l'avait projeté, s'occuper toute entière de son amie. Elle se promit de ne rien négliger pour découvrir ses traces.

Briceval, de son côté, toujours en proie à sa sombre mélancolie, ne s'était livré à la société que pour sa femme, pour laquelle il avait une grande estime et un sincère attachement. Il fut ravi de voir que, d'elle-même, elle se retirait des cercles méchans et corrupteurs où elle s'était jetée d'abord en étourdie. Une nouvelle triste vint encore ajouter à leur goût commun pour la solitude. Le vieil oncle Jules, que sa goutte avait retenu tout l'hiver dans la maison de sa sœur à Chartres, v venait de mourir. Cette circonstance, qui affligea beaucoup plus madame Déricourt que Briceval, ranpela nos amis à Chartres. Briceval était l'unique héritier de cet oncle qui l'avait élevé; il lui fallait faire différens voyages pour recueillir sa succession, et surtout en Amérique, où il possédait de vastes habitations. En conséquence, Briceval, voyant le printems annoncer un été superbe, résolut de ne pas différer plus long-tems son vovage aux îles, voyage qui devait l'éloigner pendant six mois au moins. Jeannette éprouva un véritable chagrin en pensant qu'elle allait vivre quelque tems séparée de son époux; mais décidée à passer ce tems fatal auprès de sa mère, elle mit un régisseur sûr dans son hôtel de Paris, et suivit madame Déricourt, qui voulait finir ses jours dans sa maison de Chartres.

Cependant ces deux femmes isolées et tristes devaient avoir une société agréable pour elles, et à laquelle elles étaient bien éloignées de s'attendre.

Quelques jours avant son départ, Briceval, qui paraissait de plus en plus triste et soucieux, disparut sans rien dire à personne, et ne revint que le surlendemain matin, au grand contentement de son épouse, que son absence avait singulièrement inquiétée.

Briceval descend de voiture, et tient dans ses bras un jeune enfant, beau comme l'amour, âgé tout au plus de quatre ans.

Ma femme, dit-il à Jeannette qui s'est empressée au-devant de lui, jusqu'à présent le ciel n'a pas décidé encore que vous devinssiez mère, soyez-le dès ce moment!

Oui, daignez servir de mère à ce pauvre enfant auquel je m'intéresse... beaucoup!

Je l'ai vu naître; j'ai connu sa mère, sa mère infortunée qu'il a perdue pour jamais. Jeannette, si tu veux faire une chose agréable à ton époux, ce sera d'elever cet enfant comme le tien: j'ai promis à ses parens de ne jamais l'abandonuer, d'égaler leur tendresse pour lui: hélas! il ne les connaîtra jamais! -- Eh quoi, mon ami! répond Jeannette, cet enfant est orphelin, et tu daignes lui tenir lieu de père! Pourquoi me l'as-tu caché jusqu'à présent? Que ne m'as-tu dit plutôt!... -- Je ne le pouvais pas, mon amie. J'ignorais moi-même que cet enfant pût un jour entrer dans ma maison. Il recevait .... alors.... les caresses de son père: -- Qui n'est plus apparemment? Etait-ce un homme.... aisé? -- Un infortuné. -- Un indigent? que tu protégeais? -- Que j'aimais... comme moi-même. Enfin, Jeannette, qu'il te suffise de savoir que je m'y intéresse: prends cet enfant, qu'il adoucisse les ennuis de mon absence, et qu'à mon retour je te voie partager l'affection que je lui ai vouée? -- N'en doute pas, mon ami!

qu'il est joli! comment s'appelle-t-il?

-- Ha ha... Oui, son nom? il est essentiel en effet que tu saches... Il s'appelle...

Auguste. -- Auguste! eh bien, qu'il me soit aussi cher qu'à toi! Quel âge? quatre ans environ, n'est-ce pas? Le voilà au même âge où je fus jadis recueillie par M. d'Eranville, par un bienfaiteur aussi généreux que sensible. Rendons à l'orphelin les mêmes soins qu'on a prodigués à mon enfance abandonnée; oui, faisons pour lui ce qu'on a fait pour la pauvre Jeannette. Enfant! je fus comme toi, et comme toi j'ai trouvé une famille nouvelle, des protecteurs. Sois mon fils dès ce moment, et que jamais ceux que le ciel peut m'envoyer n'altèrent la tendresse que je te dois jusqu'à ton établissement dans le monde. Mon cher Briceval, c'est un véritable cadeau que vous me faites là?

Briceval regarda sa femme avec un intérêt si vif, qu'une larme tomba de ses paupières. Il prit ensuite les mains de Jeannette, et les serrant dans les siennes, il lui dit d'un ton de voix étouffé: Tu es une bien digne femme!...

Il embrassa le petit Auguste, fit ses adieux à son épouse, à sa belle-mère, et partit pour son grand vovage. Madame de Briceval fut d'abord affligée de recevoir les adieux d'un époux qu'elle allait perdre pour long-tems; mais bientôt, en pensant qu'il lui écrirait souvont, et qu'il presserait ses affaires, ainsi qu'il l'avait promis, elle se livra toute entière aux caresses que l'enfant méritait. Elle demanda cependant à madame Déricourt si elle avait entendu quelquefois son neveu parler de cet enfant et de sa famille? Jamais, répondit sa mère; voilà la première fois que je le vois, que j'entends prononcer son nom. Si mon frère vivait, il nous mettrait sans doute au fait; car, lui qui accompagnait par-tout son neveu, il devait connaître ses amis, ses sociétés. C'est sans doute le fils de quelque domestique, de quelque indigent à qui il faisait du bien; car il a un excellent cœur, ton mari, ma chère! oh, le meilleur cœur!...

Il faut néanmoins qu'il ait pris bien de l'intérêt aux parens de cet enfant; car il en parlait!... Il regardait Auguste d'un air si tendre!... Son cœur battait violemment, et j'ai remarqué même que ses veux étaient mouillés de larmes. -- C'est que ces gens-là étaient apparemment bien malheureux! -- J'ai ouï dire à mon frère que ton époux même en vovageant allait secourir l'indigence jusques sur les grabats, dans les greniers qu'elle habite.

C'est un homme, oh, c'est un homme!

tu dois te trouver bien heureuse, Jeannette, d'avoir suivi mes desirs en épousant un si galant homme? -- Bien heureuse, ma mère, parfaitement heureuse!

et le ciel a récompensé la docilité que je vous devais.

Jeannette serra sa mère contre son sein, et bientôt ces deux amies tournèrent toute leur attention sur l'enfant, qui paraissait timide et contraint près d'elles.

Auguste, lui dit Joannette, viens ici?

-- Je ne m'appelle pas Auguste, lui dit timidement l'enfant, je m'appelle Charles. -- Hein? qu'est-ce qu'il dit là, demande Jeannette à sa mère? -- Bon, répond madame Déricourt, Auguste, ou Charles, cela est indifférent; apparemment qu'il a deux noms, CharlesAuguste. Dis-moi, mon petit homme, comment s'appelait ton papa? -- Mon papa?...

Je n'ai pas de papa, moi? -- Oui, il est mort? Et ta maman? -- Ni de maman non plus. -- Pauvre orphelin! Leurs noms? -- (L'enfant ne répond pas). Il l'a oublié; peut-être sont-ils morts depuis long-tems. Et qui est-ce qui a eu soin de toi jusqu'à présent? -- Ma nourrice.

-- En quel endroit? -- (L'enfant se tait).

-- Vous lui faites là des questions, interrompt Jeannette, auxquelles il est impossible qu'il réponde. A cet âge tendre, est-ce qu'or se rappelle?... Il est vrai qu'à quatre ans, moi, je me souvenais de tout ce que j'avais vu à l'hospice, même des noms de mes petits camarades. Voyons, que je l'interroge à mon tour?

Jeannette prend l'enfant sur ses genoux: Tu connais bien, n'est-ce pas, le monsieur qui vient de t'amener ici? -- Monsieur Briceval? c'est mon bon ami. -- Tu l'as donc vu souvent? -- Oh, très-souvent: il m'apportait toujours du bonbon, et puis il m'embrassait: oh, je l'aime bien.

-- C'est chez ta nourrice qu'il allait?

-- Oui, où il y avait un petit garçon bien méchant, qui me pinçait toujours, et le gros chien m'a mordu en voulant me défendre: mon bon ami, qui était là, m'a cru blessé, et il s'est trouvé mal. -- Il s'est ... trouvé mal? -- Oui, et il pleurait, il pleurait, en disant que j'étais mort, qu'il m'avait perdu! et moi, je lui ai dit: Non, mon bon ami, je ne suis pas perdu, me voilà!

Jeannette rougit et pâlit successivement. Sa mère s'aperçut de son trouble: Qu'as-tu, mon enfant? -- Rien, ma mère... Mais c'est que.... Me pardonnerezvous si je vous fais part du soupçon, injuste sans doute, qui s'élève dans mon cœur? -- Parle? -- Cet enfant, s'il était celui de mon époux? -- Oh, non, interrompt l'enfant; il n'est pas mon papa; car il m'a bien défendu de l'appeler comme cela. -- Vous l'entendez, ma mère?... -- Quelle folie, Jeannette!

votre mari serait-il capable de vous présenter.... d'introduire chez vous.... Allons, ne me parlez jamais de cela? J'ai trop d'estime pour lui pour le supposer aussi peu délicat.

Madame Déricourt voulut prouver à sa fille qu'elle avait tort; mais rien ne put détruire des soupçons aussi naturels, et que Jeannette se contenta de dissimuler.

CHAPITRE XXVIII.

Petite cause et grand effet.

Jeannette, seule, réfléchit. Mon époux, se disait-elle, est un homme estimable, mais bizarre. Jamais cet homme-là ne m'a raconté ce qu'il était, ce qui lui est arrivé avant de m'épouser: il a beaucoup voyagé avec son oncle, et il ne m'a jamais parlé de ses voyages. Pas une seule anecdote, pas la moindre confidence qui soit sortie de sa bouche! Ses amis, ses simples connaissances, m'a-t-il dit même les noms de ceux, de celles qu'il avait connus avant moi? .... Toutes les fois que j'ai voulu l'interroger sur ses liaisons antérieures à la nôtre, il a dissimulé, détourné la conversation sur d'autres sujets, et je n'ai rien su. Il m'a toujours traitée avec estue, avec égards; mais m'a-t-il jamais aimée?... Ce que j'anpelle aimée... d'amour? non. Il m'a paru ne céder qu'à une promesse, qu'à des convenances, et non aux sentimens du cœur.

Il est toujours sombre, toujours mélancolique. S'il avait aimé une autre! si cet enfant.... Quel malheur que la faiblesse de son âge l'empêche de se rappeler les noms de ses parens, des villes ou villages où il a été élevé! il paraît qu'il n'a connu et vu que sa nourrice et M. de Briceval: monsieur de Briceval, son bon ami, qui lui a défendu de l'appeler papa!... O les hommes! ils nous accusent de perfidie, de dissimulation: il serait fort d'introduire chez moi son propre fils, l'enfant de l'amour! Eh bien, j'aimerais mieux qu'il me le dise; oui, j'aurais préféré qu'il m'eût tout avoué: ma chère Jeannette, avant de te connaître, avant que tu eusses des droits sur mon cœur, sur ma fidélité, j'ai connu l'amour; tiens, voilà mon mon enfant: sa mère n'est plus; remplacela, et sois assez généreuse pour souffrir chez toi un enfant qui n'est pas le tien!... S'il m'eût dit cela, je lui aurais répondu, en l'embrassant: Mon ami, ta confiance m'honore; elle prouve que tu sais me rendre justice: je ne puis t'en vouloir d'une faiblesse que je n'ai pu prévoir, ni dû empêcher: j'adopte ton fils; qu'il soit le mien, et que ma tendresse pour lui te fasse oublier sa mère en m'accordant tout l'amour qu'elle a su t'inspirer!... Mais me faire un roman! ah, Briceval! Ainsi raisonnait la pauvre Jeannette, qui, pour la première fois, connaissait la jalousie. Dans cette funeste passion, l'imagination travaille, et Jeannette allait jusqu'à craindre que la mère de l'enfant n'existât encore, ne fût la maîtresse de son mari, et ne voyageât même avec lui, tandis qu'elle, Jeannette, avait la complaisance de garder leur enfant. Cette idée folle ne resta pas néanmoins long-tems dans sa tête; mille sages raisons la détruisirent, et Jeannette s'en tint à la seule persuasion que le petit Auguste était le fils de M. de Briceval.

Ceci altéra un peu sa tranquillité et sa gaieté ordinaires; mais rien ne put diminuer la tendresse que l'enfant lui inspira peu-à-peu. Il était si beau, si aimable, si intéressant!... Il avait des petites raisons si drôles!... Jeannette et sa mère finirent par le choyer, par le gâter même; et seul il put consoler ces deux amies de l'inquiétude où les plongea l'absence de Briceval, qui dura une année entière. I écrivit deux fois pendant ce laps de tems, et sa dernière lettre annonçait son retour prochain; mais ce retour, qui tardait, ne pouvait être éloigné enfin, et sans doute, Briceval, en route, devait revenir au prémier jour.

Sur ces entrefaites, il arriva un événement qui fit un bien grand plaisir à la sensible Jeannette. Cécile, son amie, dont elle n'avait point eu de nouvelles depuis près de deux années, reparut tout-à-coup; et voici comment se fit cette touchante reconnaissance.

On se rappelle que la sœur Emilie, en apprenant à Jeannette, qu'elle rencontra dans la rue, que ses parens pourraient se retrouver, lui donna son adresse avec celle du laboureur Jacques: Jeannette, rentrée dans le sein de sa famille, n'avait pas manqué de faire part de son bonheur à cette amie de son enfance, et de lui envoyer même des secours; car cette bonne fille vivait du travail peu lucratif de ses mains. Pendant son séjour d'hiver à Paris, Jeannette avait vu souvent Emilie, et l'avait mise en campagne de son côté pour qu'elle prît des informations sur le sort de l'infortunée Cécile, dont le malheur la touchait. Emilie n'avait pas plus réussi que madame de Briceval, et le voile le plus épais couvrait toujours la destinée de Cécile.

Un jour, Emilie, qui travaillait en broderie, fut mandée chez une dame inconnue, qui avait de l'ouvrage à lui donner. Emilie entre, cause avec cette dame, prend l'ouvrage qu'elle lui offre; et soudain un particulier se présente: Ah, mon frère! vous voilà, lui dit cette dame; eh bien, quelle nouvelle? -- Elle est terrible, ma sœur, toujours la même; cette infortunée! d'une hauteur dans son indigence, elle refuse absolument les secours que vous lui faites passer; elle prétend que son travail suffit pour la faire exister; et quel travail encore! Si elle avait de l'ouvrage! mais elle en manque; la dentelle ne va point; on ne lui donne rien à faire...... Il n'y aurait qu'un moyen; ce serait de lui procurer de l'ouvrage, et de le lui payer un gros prix; cela ne blesserait point sa délicatesse. Si madame (s'adressant à Emilie) pouvait nous rendre ce service dans ses connaissances? -- Monsieur, ce n'est point ma partie; je ne fais que broder. -- C'est pour une femme bien intéressante, et que sa naissance et sa fortune n'avaient point destinée à cet état affreux. -- Ah, monsieur! j'ai connu comme cela une bien aimable demoiselle que des malheurs ont ruinée, et forcée aussi à travailler pour vivre; mademoiselle d'Eranville; tout le monde a connu ce nom là.

-- Mademoiselle d'Eranville! que dites-vous? vous la connaîtriez? eh, c'est pour elle-même que je vous parle.

Emilie reste muette d'étonnement; puis elle s'écrie: Pour elle! c'est elle?

Ah, mon dieu! ah, monsieur! qu'il va long-tems que nous la cherchons!....

-- Qui, Cécile? vous la cherchez? Moi, et sa bonne, sa meilleure amie, sa chère Jeannette. -- Jeannette aussi, vous la voyez! où est-elle? où est-elle?

-- Mais, monsieur, pardon: à qui ai-je l'honneur de parler? -- Vous voyez en moi monsieur de Verneuil, l'ami intime de Cécile, de Jeannette; et voilà ma sœur, madame Dolmont, que j'ai ramenée de la province à Paris.

M. de Verneuil fait à Emilie mille questions auxquelles elle satisfait. M. de Verneuil s'écrie: Jeannette riche, mariée, dans le sein de sa famille? vîte, Labrie, un fiacre; mademoiselle Emilie voudra bien venir avec nous, voir Cécile, lui apprendre tant d'heureux changemens?Emilie y consent; elle monte en voiture avec madame Dolmont, son frère, et tous trois arrivent chez Cécile, qui demeurait à un quatrième étage dans un faubourg de Paris. Emilie recule deux pas en voyant le changement que le mal heur a opéré sur les traits de son ami.

Sainte vierge! dit naïvement cette bonne fille, est-ce mademoiselle d'Eranville que je vois là? -- Moi-même: ah, c'est vous, bonne Emilie! m'apportez-vous des nouvelles de Jeannette? -- Oui certainement, mademoiselle, j'en ai, et de bonnes encore.

Emilie répète à Cécile tout ce qu'elle a dit à M. de Verneuil. Elle ajoute que Jeannette, à présent madame de Briceval, n'a jamais cessé de penser à son amie, et qu'elles ont fait toutes deux mille démarches infructueuses; mais où vous étiez-vous donc fourrée? ajoute Emilie.

-- Ah, ma chère! répond Cécile, demandemoi plutôt où l'on m'avait cachée; je te conterai tout cela: mais Jeannette, cette bonne amie que j'avais l'ingratitude d'accuser, quand la verrai-je?

-- A l'instant nous pouvons partir pour la voir, répond M. de Verneuil: il faut la surprendre bien agréablement. Ne lui écrivons pas; ne lui disons rien, et descendons chez elle au moment où elle s'y attendra le moins. -- Quoi, monsieur!

reprend Cécile, vous voulez que j'aille chez madame de Briceval dans l'état où je suis? avoir l'air de lui demander!...

-- Ce n'est pas votre cœur, Cécile, qui vient de vous dicter ces mots injurieux pour Jeannette; vous ne connaissez pas cette femme rare et bien estimable; mais, pour épargner votre délicatesse, si vous le permettez, ma sœur et moi, nous vous accompagnerons à Chartres; vous n'aurez par l'air de tomber des nues; car c'est là sans doute ce que vous appréhendiez. Quelle heure est-il? pas encore midi. Par la poste nous pouvons y être ce soir; les jours sont longs, et il fait un tems superbe: allons, partons? Ah, monsieur!.... -- Eh quoi, vous hésitez, Cécile? auriez-vous assez d'insensibilité pour refuser d'aller embrasser une amie? -- Monsieur, ne faites pas cette injure à mon cœur.... Mais la misère et le malheur me permettent-ils d'aller m'offrir aux yeux de l'opulence! -- Si l'infortune, Cécile, n'avait pas aigri votre caractère, je me permettrais de blâmer ce mouvement de vanité déplacée; mais je connais votre ame, elle dément la fierté de votre esprit; vous êtes faite pour partager, pour apprécier l'amitié, Cécile; mais, si vous êtes moins heureuse, vous savez quels reproches nous avons à vous faire? -- Ne parlons pas de cela, monsieur; je ne puis accepter des dons que rien ne me fait mériter; j'ai pu rougir un moment de m'offrir à une amie que la fortune a monté sur le sommet du char dont elle m'a précipité; mais je me sens assez grande pour aller partager ses embrassemens, ou mépriser ses dédains, si le bonheur avait changé son caractère: partons. -- Quelle misanthropie! et comme il faut vous connaître pour l'excuser!

M. de Verneuil donne ses ordres pour le départ, et on l'entend murmurer sourdement: Elle est mariée!... un autre possède ce trésor! pauvre Vernenil!....

Cet homme estimable soupire; et Cécile, qui devine seule le motif de son émotion, oublie qu'elle a besoin elle-même de consolations pour en prodiguer à son ami, sans cependant lui faire sentir qu'elle connaît, depuis long-tems, son amour pour Jeannette. Tout est prêt enfin, et M. de Verneuil, madame Dolmont, Cécile, ainsi que la bonne Emilie, montent tous quatre dans une berline, qui soudain vole vers l'objet de tous leurs vœux.

Jeannette, Jeannette, que fais-tu à Chartres? le bonheur est sur la route: est-ce que ton cœur n'est pas agité d'un heureux pressentiment? ....

CHAPITRE XXIX

Touchons-nous au dénouement?

Jeannette était à se promener dans le jardin avec sa mère. La soirée était fraîche et magnifique. Les fleurs flétries naguère par la chaleur du jour, se redressaient sur leurs tiges rafraîchies par ne douce rosée; elles ouvraient leur calice, et parfumaient les airs de mille odeurs délicieuses. La lune, dans son plein, réfléchissait son disque dans l'eau du canal, et le rossignol, perché sur un arbre du bosquet, réjouissait la nature par ses concerts mélodieux. Jeannette était gaie, tranquille; elle s'entretenait avec sa mère du prochain retour de Briceval, qu'on attendait de jour en jour; et ces deux amies ne pensaient point à goûter le sommeil auquel le petit Auguste était livré depuis plusieurs heures, lorsqu'on entendit aboyer le chien de la basse-cour. Qu'est-ce là? dit madame Déricourt; on sonne à la porte de la rue: à cette heure, qui vient nous visiter? Le jardinier ne va pas ouvrir: il est couché; mais sa femme veille encore.... Ah, l'on ouvre: allons voir... mais qui court vers nous avec tant d'impétuosité?...

Dans le jardin? s'écrie une voix: j'y vais!.... madame, madame? madame de Briceval? -- Me voilà: qui est-ce? C'est Emilie, c'est moi: venez donc: bonne nouvelle; je vous amne nombreuse compagnie. -- Qui donc? -- Cécile, votre amie; Cécile, que j'ai retrouvée! -- Est-il possible? où est-elle? La voilà.

Cécile suivait en effet Emilie, qu'on avait envoyée devant pour prévenir doucement Jeannette, mais qui l'avait fait assez brusquement, comme on vient de le voir. Cécile et Jeannette sont dans les bras l'une de l'autre; leurs visages, leurs mains sont inondées des larmes de la sensibilité: elles ne peuvent parler; elles se serrent étroitement; et c'est madame Déricourt qui est obligée de recevoir madame Dolmont et son frère, que Jeannette n'a pas eu le tems de remarquer.

O mon amie, c'est toi! c'est vous! voilà ce que Cécile et Jeannette font entendre, et leur étreinte est si forte, qu'on est obligé de les séparer, dans la crainte que leur santé ne souffre de cette touchante expansion. Jeannette alors aperçoit M.

de Verneuil avec une dame qui lui est inconnue. Jeannette les salue avec affection; mais elle revient à Cécile, et ces deux amies marchent en se serrant encore jusqu'au salon, où madame Déricourt fait entrer la compagnie.

Jeannette fait mille questions à Cécile, qui, sans lui répondre, l'interroge à son tour. Point de questions ce soir, s'écrie madame Déricourt; point d'explications, ma fille; songeons à faire souper ces dames, et à les envoyer coucher; car elles ont voyagé.

La défense de madame Déricourt est observée difficilement; mais cette bonne mère généralise à dessein la conversation, et tous ne s'entretiennent plus que du bonheur de se revoir. Il est décidé que le lendemain, au déjeûner, chacun racontera ses aventures, et l'on sert le souper. Mademoiselle d'Eranville, dit madame Déricourt, quelle obligation ne vous ai-je pas, à vous et à votre généreuse famille, pour m'avoir conservé mon enfant! Ce jour est bien doux pour moi, où je vois, où j'embrasse la bienfaitrice de ma fille! -- Ah, madame! répond Cécile, ne parlez pas de bienfaits; le cœur de Jeannette méritait des amis plus heureux. -- Pouvez-vous encore penser au malheur, interrompit Jeannette, quand nous nous retrouvons, mademoiselle? plus d'infortunes qui puissent nous atteindre! je défie le sort barbare de vous persénter de nouveau. -- Madame, répond Cécile à voix basse, vous seule savez ce qui manquera toujours à mes vœux! -- J'entends, j'entends: point de nouvelles toujours du père, ni du fils? -- Aucune, madame; mais, pardon; laissons mes douleurs secrètes, et ne pensons qu'au plaisir que j'éprouve de vous revoir. -- Mademoiselle, une chose trouble néanmoins ce plaisir .... de mon côté du moins.... autrefois, vous aviez la bonté de me tutoyer; j'étais votre bonne Jeannette.... Madame de Briceval a-t-elle perdu ses droits à ce langage touchant? -- Madame... les tems sont bien changés! -- Mais nos cœurs ne le sont pas; parlez-moi donc comme autrefois?

j'aurais trop perdu à mon changement d'état! -- Souffrez, mon amie, que je sache ce que je dois à vous ainsi qu'à moi; vous me désobligeriez d'insister davantage. Appelezmoi donc au moins votre chère Jeannette? -- Eh bien, soit: ma chère Jeannette! Ah! quelle obligations nous avons toutes deux à cette bonne Emilie, et à ce digne ami, qui nous a toutes enlevées de Paris, sans nous laisser le tems de respirer! -- Monsieur de Verneuil ne laisse plus de bornes à ma reconnaissance.

-- Ah, madame! répondit de Verneuil en soupirant.... mais où est donc monsieur votre époux? -- Mon mari est absent depuis un an; mais je l'attends ces jours-ci; je serais bien flattée qu'il vous vît. -- Madame!....

M. de Verneuil soupira encore, et Cécile comprit que la vue de M. de Briceval était ce qu'il ambitionnait le moins.

Le reste de la soirée se passa ainsi en doux entretiens, et chacun fut se livrer à un sommeil utile après les longues fatigues du corps, et les commotions que le cœur avait essuyées dans la journée. Le lendemain matin, Jeannette, qui avait fait coucher Cécile dans sa chambre, près d'elle, s'aperçut qu'elle ne dormait point. Vous n'avez pas reposé, mon amie? lui dit-elle avec chagrin. -- Trèspeu, mon amie: je ne sais pourquoi l'image de Saint-Ange a troublé mon sommeil pendant toute cette nuit. -- Ainsi point d'espoir de rencontrer cet amant chéri? -- Ah, Jeannette! peut-être n'existetil plus: mais mon fils, qui me le rendra? -- Mademoiselle, les jeux du hasard sont si singuliers, si inexplicables! Voyez, je désespérais du bonheur de vous revoir, et un seul jour a suffi pour vous rendre à ma tendresse. Espérez, mademoiselle; j'ai dans l'idée que Saint-Ange vous sera rendu.

Jeannette ne croyait pas si bien lire l'avenir, comme on le verra par la suile. Cécile et son amie descendirent au salon, où le reste de la compagnie était déjà rassemblé. On déjeûna; puis Jeannette raconta tout ce qui lui était arrivé depuis sa séparation de Cécile. Les circonstances de son hymen avec Briceval parurent affecter beaucoup M. de Verneuil, et Cécile s'aperçut aisément de son trouble. Il fut question ensuite d'entendre l'histoire de Cécile, et de savoir pourquoi toutes les recherches que Jeannette avait faites d'elle, n'avaient abouti à rien. Cécile, que le souvenir de ses malheurs affligeait trop sensiblement, pria M. de Verneuil de s'en charger, ce qu'il accepta; mais Cécile, pendant ce récit douloureux, fut se promener au jardin avec Emilie, dont cette promenade contraria un peu la curiosité. Cela donna à M. de Verneuil la liberté de parler de Cécile sans réserve; ce qu'il fit en ces mots: „Le jour même de votre départ de Paris, madame de Briceval, un de mes amis m'offrit l'occasion d'une voiture pour aller en Bretagne, où je voulais réclamer, d'après nos nouvelles loix, les biens que mes frères s'étaient partagés à mon détriment. Je fus donc, vers deux heures après-midi, faire mes adieux à mademoiselle d'Eranville, que je trouvai baignée dans les pleurs. C'était votre séparation du matin qui les faisait couler. Je lui témoignai le regret que j'éprouvais de l'abandonner à mon tour dans un moment si critique, et je partis. Le soir même, madame Aubry, la propriétaire de sa maison, monte chez elle toute effrayée: Ah, mon enfant! lui dit-elle, sauvez-vous, on vous cherche. -- Qui, moi? -- Vous? mademoiselle Dascourt; c'est bien vous? -- On se trompe, je n'ai rien qui puisse m'exposer.... -- Vous ne voulez pas vous sauver, vous avez tort; car les voilà.

“En effet, des gens de justice entrent en foule. Un exempt montre à Cécile l'ordre de l'arrêter; et malgré les cris, les gémissemens de cette infortunée, ils ont la crnauté de l'arracher des bras de son hôtesse effrayée. On la met dans une voiture, et la voilà qui voyage sans savoir où elle va. Elle passe ainsi quatre jours et quatre nuits er route, sans prendre d'autre nourriture que le peu d'alimens grossiers qu'on lui offre comme à une criminelle; et, arrivée enfin dans la ville de Rennes, on la plonge dans une étroite prison, sans lui dire les griefs qu'on lui reproche.

On l'interroge; et le crime dont on l'accuse est si neuf à ses yeux, qu'elle voit clairement qu'elle n'est prisonnière que pour le nom de Dascourt qu'elle a pris.

Une femme nommée Dascourt était compromise en effet dans une vaste conspiration. On la croyait cachée à Paris, et sa ressemblance de nom avait causé le malheur de Cécile. Vous devinez bien que Cécile n'eut pas de peine à prouver qu'elle n'était pas la grande coupable qu'on croyait tenir; mais il lui fallut déclarer son véritable nom, et cela parut suspect. Pourquoi avait-elle changé de nom? quel était son motif? En vain Cécile s'excusa-t-elle sur l'éclat répandu autrefois sur ce nom brillant, éclat que ternissait son indigence, et la nécessité de travailler pour le public. Cela ne parut point satisfaisant, et ce ne fut plus comme conspiratrice, mais comme suspecte, que la pauvre Cécile fut réintégrée dans les prisons. Elle y resta près d'un an, l'infortunée, au secret, et sans pouvoir correspondre avec qui que ce fût. Je vous passe les détails de ses souffrances dans sa triste prison, pour en venir à sa sortie de ce lieu funeste. J'étais, moi, dans les environs de Rennes, occupé de mes affaires personnelles, lorsque le hasard me conduisit dans le lieu où gémissait votre amie.

J'y allais voir un de mes amis, qui denuis a été reconnu innocent. J'entends parler de mademoiselle d'Eranville; je m'informe: j'apprends que cette estimable demoiselle est détenue: je cours, j'intercède, et je parviens à lui faire rendre sa liberté. Vous me permettrez d'abréger le récit des faibles services que je fus assez heureux pour lui rendre alors ....

Eh quoi! lui dis-je quand elle fut chez ma sœur, chez madame Dolmont que vous voyez ici, est-il possible, mademoiselle, que vous ayez été la victime d'une ressemblance de nom? J'ai bien entendu parler du procès d'une femme Dascourt; et c'était vous qu'on prenait pour ce monstre? Ah! si j'avais su plutôt!

mais enfin nous vous possédons; vous voilà, et j'espère que vous ne nous quitterez plus! -- Et Jeannette, me dit cette femme sensible (car ce fut son premier mot), et Jeannette, monsieur, a-t-on de ses nouvelles? Le souvenir de cette amie, et l'ignorance de son sort, ont été mes seuls délassemens et mon unique souffrance dans ma captivité.

“Je lui répondis, qu'éloigné moi-même de la capitale, je n'avais pu m'instruire du destin de notre amie.... Pardonnez-moi si je me suis servi de cette expression, où je m'honorais de votre amitié. Enfin vous voyez, madame, que la première pensée de Cécile, en revoyant le jour, a été pour vous!...

“Ma sœur pria Cécile de rester chez elle, en attendant que nous revinssions à Paris; ce qui ne tarda pas; car j'avaisvais heureusement terminé mes affaires.

De tous mes frères, de tous mes parens, je n'ai trouvé que cette bonne sœur généreuse, sensible et délicate. Madame Dolmont, veuve sans enfans, m'a aidé de ses conseils et de ses actions. Mes deux mauvais sujets de frères ont été contraints de me rendre ma part de l'héritage de notre père, et je me suis trouvé à la tête d'une fortune assez.... raisonnable. Ma sœur a bien voulu me suivre à Paris, et nous sommes venus tous nous v fixer.... Mais admirez l'effet du malheur sur un cœur tendre comme celui de Cécile? Elle a voulu prendre son particulier, et vivre loin de nous. Madame Aubry, comme vous devez le savoir, avait vendu sa maison pour se retirer je ne sais dans quelle province: Cécile fut d'abord désespérée de ne plus retrouver son logement chez cette femme, qui seule pouvait lui donner de vos nonvelles; mais elle fut se loger ailleurs, dans un faubourg; et malgré la peine que nous fit ce procédé injurieux pour l'amitié, il fallut consentir à la voir habiter une espèce de grenier, travaillant les jours et les nuits, et refusant toute espèce de don de notre part. Impossible de lui faire accepter le plus léger présent. Cécile, fière et misanthrope, prétendait qu'elle ne devait recevoir que ce que son travail avait mérité. Ma sœur s'est vue forcée d'acheter exprès des dentelles usées, pour avoir le plaisir de les lui faire rétablir; et encore lui donnions-nous ces effets comme appartenans tantôt à une amie, tantôt à une autre; car à la fin elle aurait deviné notre intention, et sa fierté s'en serait trouvée offensée. Voilà comme nous avons vécu jusqu'à présent, voyant tous les jours madame d'Eranville, qui ne voulait cultiver que nous; la recevant quelquefois chez ma sœur, et prenant tous les jours des détours nouveaux pour lui procurer, non les aisances, mais les premiers besoins de la vie. Cécile avait renoncé à l'espoir de vous retrouver, et moi, madame!... ie partageais sa douleur, ses regrets, et j'oserai dire son amitié pour vous. Jugez de notre joie à tous deux, quand Emilie nous a découvert votre asile! J'ose me flatter d'avoir déterminé tout le monde à venir vous importuner; et si nous avons voulu vous surprendre, si nous avons agi avec tant de licence, c'est à moi seul que vous en devez adresser les reproches!...“

CHAPITRE XXX.

Bonne intelligence qui ne durera pas.

MONSIEUR de Verneuil cessa de parler; et Jeannette, après l'avoir remercié des choses flatteuses pour elle qu'il avait placées dans son récit, admira, ainsi que sa mère, la noble fierté du caractère de Cécile, qui ne voulait rien devoir à la générosité, tout au travail. Jeannette, qui connaissait mieux que tout autre le cœur de son amie, expliqua sa conduite, en hasardant même quelques réflexions peu agréables pour M. de Verneuil.

Aussi, monsieur, lui dit-elle, peut-on blâmer une jeune personne qui, seule, sans époux, sans parens, peut attirer sur elle les traits de la calomnie, en recevant des bienfaits d'un ancien ecclésiastique, célibataire, et propre à inspirer de l'estime? Le monde est si méchant! Que n'avons-nous pas entendu dire de vos visites chez nous, quand nous demeurions chez madame Aubry! Cette madame Aubry elle-même était la première gazette qui faisait part à tout le monde de ses conjectures sur notre manière d'exister, et vous étiez toujours pour quelque chose dans ses coups de langue. Je conviens que, chez madame Dolmont, le séjour d'une jeune personne était avoué par la décence; mais vous y demeuriez aussi, vous, monsieur, et rien ne pouvait empêcher la malignité de ternir la réputation de mademoiselle d'Eranville.... Au surplus, ami rare et précieux, je vous remercie bien sincèrement de ce que vous avez fait jusqu'à présent pour Cécile. Vous êtes digne de l'estime des honnêtes gens, et je ne trouve plus de termes pour vous exprimer ma S reconnaissance. A présent que Cécile est ici, je vous prie de me permettre d'achever votre ouvrage: daignez m'aider aussi pour l'engager à vivre avec moi, avec ma mère et mon époux. J'ose croire qu'elle ne me refusera pas; mais, si vous joignez vos sollicitations aux miennes, je suis plus sûre d'obtenir d'elle cette faveur. M. de Verneuil et sa sœur promirent à Cécile de la seconder dans ce lonable projet. Cécile rentra avec Emilie, et sachant que tous ses amis avaient appris sa détention avilissante, elle rougit sans oser lever les yeux sur Jeannette. Celle-ci, qui devina le motif secret de sa honte, s'empressa de la distraire de ses lugubres idées: elle lui fit compliment sur son attachement pour M. de Vernouil, qui, ajouta-t-elle, est l'homme le plus estimable que je connaisse!...

Ce mot fit un secret plaisir à M. de Verncuil; mais il reprit sa tristesse en pensant que Jeannette était mariée, qu'il avait perdu tout espoir d'être jamais heureux.Cet homme sensible avait dévoilé son cœur à sa sœur. L'estimable madame Dolmont, jalouse du repos de son frère, l'engagea à fuir une maison où tout nourrissait son inutile passion. En conséquence, pour avoir un prétexte honnête de partir, M. de Verneuil feignant d'entrer dans les vues de Jeannette, annonça, le même soir au souper, que le lendematin matin il retournait à Paris avec madame Dolmont. J'ai tout quitté, ajoutatil, recouvremens, procès, le diable, qui m'occupe journellement dans cette ville, où je n'ai pas un moment à donner à mes plaisirs. Mes affaires souffriraient d'une trop longue absence: mademoiselle d'Eranville voudra bien me faire oublien près de vous. -- Eh mais, répondit Cécile un peu troublée, je croyais, mon ami, que vous me donneriez une place pour revenir à Paris?

Jeannette prend la main de Cécile: Mademoiselle, lui dit-elle d'un ton touchant et attendri, je ne vous rappelle qu'un mot de vous; après cela, vous me quitterez si vous en avez le cœur! Ce mot, vous me l'avez dit avant notre séparation: Jeannette, ma bonne feannette, c'est ainsi que vous vous exprimiez, j'estime trop l'amitié pour rougir..... de partager ton sort. (Jeannette changea là quelques mots; car Cécile lui avait dit pour rougir de ses bienfaits). Partez, mademoiselle, partez à présent, si vous ne m'entendez pas?

Cécile resta interdite: sa méfiance et sa mysanthropie voulurent d'abord lui dicter sa réponse; mais son cœur fit taire ces deux tristes conseillers, et elle ne répondit à Jeannette qu'en lui jetant ses deux bras au col. Je vous entends, s'écria Jeannette! vous restez avec moi, avec ma mère, ma bonne mère, qui, dès ce moment, croira posséder deux filles tendres, également portées à l'aimer, à la respecter! -- Jeannette, je n'ai pas dit cela. -- Non; mais je le dis pour vous.

Veuillez, M. de Verneuil, dès votre retour à Paris, donner congé de la chambre de mademoiselle d'Eranville: (souriant) vous lui donnez bien votre procuration pour cela, n'est-ce pas, mon amie? --- Mais, Jeannette!... -- Plus de mais, un bon oui; voilà ce que je vous demande. -- Eh bien, Jeannette, tu l'emportes! -- Ah, bon cela! Voilà un tu qui me rassure sur vos... -- Pardon, je ne pensais pas que...

-- Voilà un pardon qui m'éloigne à présent! -- Jeannette, ma chère Jeannette, mène-moi donc à ton gré. Oui, je reste avec toi; je m'honore de ton amitié, de tes bienfaits; et cette victoire que tu remportes sur ma... délicatesse, t'est un sûr garant de ma tendresse pour toi!

M. de Verneuil et madame Dolmont félicitèrent Cécile sur sa détermination, et madame Déricourt l'en remercia avec une grace touchante. Le lendemain matin, M. de Verneuil partit avec sa sœur, Emilie, et Cécile resta définitivement près de Jeannette. Toute l'inquiétude de Cécile était de savoir comment M. de Briceval prendrait son séjour dans sa maison: elle ne le connaissait pas; et quoique Jeannette lui assurait que son époux était un homme honnête et complaisant pour sa femme, Cécile craignait avec raison que le mari ne partageât pas l'excès de la tendresse que l'épouse avait pour elle. Cependant elle se rassura sur cette vaine terreur, quand madame Déricourt lui eut répété les mêmes éloges que Jeannette avait faits de Briceval. Cécile, heureuse et tranquille autant qu'elle pouvait l'être loin de Saint-Ange, se livra toute entière aux effusions des deux excellentes créatures qui la recevaient, et elle tâcha de se rendre utile auprès d'elles par quelques petits soins, quelques légers travaux de son sexe. Vois donc, dit-elle à son amie, vois, Jeannette, ce que c'est que la bizarrerie du sort? Me voilà précisément chez toi telle que tu étais chez mon père!

Comme tout change! -- Mademoiselle dit là un mot qui m'affecte beaucoup!

Est-ce que mademoiselle peut se mettre à la place qu'occupait, chez M. d'Eranville, une pauvre orpheline élevée par charité? Mon amie doit se croire autant que moi la maîtresse dans cette maison.

-- Oui, mon amie; mais il y a un maître, ue je n'ai pas encore vu, et qui peut, avec raison, trouver mes prétentions très-ridicules. -- C'est à mademoiselle à attendre qu'elle le connaisse avant de le juger! -- Mais à propos, Jeannette, tu ne m'as pas dit ce que c'est que ce bel enfant que j'ai tant caressé chez toi ces jours-ci? Ce ne peut être ton fils; car il paraît avoir quatre ans, et tu n'es mariée que depuis près de deux? -- Cet enfant!...

(Jeannette palit). C'est un... jeune orphelin que mon époux m'a recommandé avant son départ. Il y prend un vif intérêt. -- L'aimable enfant! je ne sais pourquoi son aspect excite en moi un trouble!... Il me rappelle mon fils, qui serait de son âge!

Cécile soupira: Jeannette soupira aussi de son côté, mais par un motif bien différent. Cécile pensait à son amant, Jeannette était jalouse, et songeait au peu de délicatesse qu'elle supposait à son époux, qui avait introduit chez elle le fils de l'amour ou du libertinage.... Ces deux personnes restèrent quelque tems rêveuses.

Madame Déricourt vint les distraire de leur mélancolie, et la sérénité reparut sur tous les fronts.

Un mois s'écoula sans que Briceval reparût. Jeannette en était inquiète à l'excès, et Cécile redoutait l'arrivée de cet étranger, dont elle appréhendait les froideurs et l'étonnement. Cécile était plus tranquille en ne le voyant pas arriver; mais combien elle coûtait de soins à la délicatesse de Jeannette! Avec quelle poine celle-ci la forçait-elle d'accepter les objets même de première nécessité! Quels détours il fallait qu'elle prît pour lui faire partager quelques vêtemens de luxe, et quelques légers bijoux dont Jeannette feignait de vouloir se défaire, pour l'engager à les recevoir! C'était une véritable étude pour Jeannette, et il lui fallait vraiment tout le courage, toute la constance de l'amitié pour chercher tous les jours de nouveaux moyens d'obliger son amie sans alarmer sa mysanthropie, sans blesser sa délicatesse. Qui n'apprend rien au Lecteur intelligent.

CHAPITRE XXXI.

ENFIN ce jour tant desiré de Jeannette et tant redouté de Cécile, dominée par de funestes pressentimens, e jour qui devait ramener M. de Briceval, arriva pour détruire le bonheur de tout le monde. Un courrier se présente de bon matin chez Jeannette; il a dix lieues d'avance sur son époux; il apporte une lettre dans laquelle cet époux empressé assure sa femme qu'il viendra dîner avec elle.

Il a terminé heureusement ses affaires; il est presque millionnaire, toujours tendre, constant, et brûlant du desir d'embrasser son épouse, sa belle-mère et le petit Auguste, qu'une année de plus doit avoir bien changé.

L'attention de Briceval pour le petit Auguste n'est pas ce qui flatte le plus madame de Briceval; mais enfin elle va revoir son époux: sa lettre est tendre, passionnée; quelle joie pour Jeannette! Elle et sa mère se hâtent d'apprendre cette nouvelle à Cécile, qui pâlit sans savoir d'où lui vient tant de trouble. Jeannette lui en fait la guerre: Cécile s'excuse sur une indisposition; elle prie son amie de lui permettre de garder son appartement toute la journée. -- Je n'entends pas cela, mademoiselle, lui répond en souriant Jeannette: je vous devine; vous craignez toujours que mon époux n'ait pas mon cœur, et vous le redoutez comme on redoute l'aspect d'un étranger sévère et désobligeant. Rassurez-vous, encore une fois, mademoiselle; Briceval ne serait pas digne de ma tendresse, si son caractère différait du mien. Si je chéris cet époux, c'est qu'il me chérit de même, et que les vertus, nous les pensons, nous les pratiquons ensemble. Mon amie, vous voudrez bien paraître à dîner avec nous, et ne pas troubler, par l'ennui de votre absence, le plaisir qu'une famille qui vous aime va goûter en revoyant son chef?

Cécile sait que sa conduite ne serait pas honnête en effet, si elle se célait: elle pense que, tôt ou tard, il faudra bien qu'elle voie ce M. de Briceval, et elle se résout à n'en pas reculer le moment. Mon amie, dit-elle à Jeannette, je ferai tout ce que tu voudras; mais tu permettras à ton tour que je reste chez moi jusqu'à ce que tu aies prévenu ton mari sur mon indiscrétion de m'être établie chez lui: après quoi tu prendras la peine de venir me chercher; nous descendrons alors, et tu me présenteras à cet homme que tout m'engage à estimer d'avance.

Jeannette consent à cet arrangement: elle descend donner des ordres pour qu'on prépare une petite fête à son époux. Un ropas superbe, des bouquets présentés par des groupes de jeunes pâtres, un feu d'artifice même, ainsi que des danses et des illuminations, tout est ordonné; et la rue, le quartier, la ville même, instruits du retour de M. de Briceval, se proposent de contribuer à la fête que son épouse veut lui donner. Jeannette est par-tout; c'est elle qui place les gnirlandes de fleurs et les lampions dans son jardin; des transparens, des chiffres et des légendes sont par-tout; en un mot, M. de Briceval sera bien surpris quand il rentrera chez lui. Oh, oui, il sera bien surpris!...

mais de quelle manière? Poursuivons.

A trois heures après midi, on entend des cris de joie dans la rue de la Visitation, qui est pleine de monde; le fouet d'un postillon annonce l'arrivée de la chaise de poste. Elle entre dans la cour; les applaudissemens, les vivat partent de tous côtés; et Briceval ne descend de voiture que pour tomber dans les bras de sa femme et de sa belle-mère. Le petit Auguste, habillé en amour, lui présente un doublé cœur enflammé, sur lequel on lit: L'Amour et l'Hymen les ont réunis!

Briceval est enchanté de cette devise; et l'on voit que le déguisement d'Auguste lui fait naître plus d'une idée, lui rappelle plus d'un souvenir!...

Enfin Briceval est chez lui, fêté, chanté, embrassé: il a fait un heureux voyage, il revoit ses Dieux pénates, il est au comble de l'ivresse. Madame Déricourt lui fait part du bonheur qu'a eu Jeannette de retrouver mademoiselle d'Eranville, qui a bien voulu se fixer chez lui. C'est bien, trèsbien, ma mère, répond Briceval; mais où est-elle, cette femme intéressante que je n'ai jamais vue, mais dont les parens furent les amis de mon père infortuné!

Moi-même, dans mon enfance, je fus reçu chez son père, et c'est là, Jeannette, où tu m'appelais ton petit mari, sans pouvoir deviner qu'un jour je deviendrais ton grand, ton véritable époux. Que je vous sais gré, madame, d'avoir offert l'asile de l'amitié à cette infortunée dont ma femme m'a si souvent parlé! Mais où estelle? pourquoi ne partage-t-elle pas l'alégresse générale? Me craindrait-elle? feraitelle l'injure à mon cœur de le croire moins sensible que celui de Jeannette son amie? Oh, daigne me présenter à cette fille estimable de tes généreux bienfaiteurs, ma chère Jeannette! je t'en supplie. -- Mon cher Briceval, répond Jeannette, j'avais deviné tes sentimens pour elle: je cours te la chercher.

Jeannette vole en effet à l'appartement de Cécile; et, pendant ce tems, madame Déricourt fait placer son gendre à table. Elle-même s'y met à côté de lui, et quelques voisins et amis, qu'on a invités à cette fête, en font autant, en réservant deux places pour madame de Briceval et son amie.

Madame de Briceval paraît, accompagnée de Cécile, qui, confuse et tremblante, n'ose lever les yeux pour fixer le maître de la maison... Briceval se lève, court à Cécile: Mademoiselle, lui dit-il, daignez .... Ciel! que vois-je?....

Cécile lève les yeux, et s'écrie: SaintAnge! ah! ah! malheureuse! .... Elle tombe sans connaissance.......

Ici la plume, trop faible pour exprimer l'effet que produit cette exclamation, tombe des mains, et c'est un tableau qu'il faut laisser au jugement du lecteur.

Briceval est allé, contre une cloison, appuyer ses mains, dans lesquelles il cache son front.

Madame Déricourt ne sachant ce que cela veut dire, court à Cécile, qui est privée de mouvement, et que Jeannette, trop émue elle-même, n'a pas la force de soutenir. Cette pauvre Jeannette est prête aussi à tomber en faiblesse, et tous les assistans restent muets, dans l'attitude de gens qui attendent une explication.

Cette scène muette se prolonge; et madame Déricourt, ne pouvant rappeler Cécile à la raison, prend le parti de la faire transporter dans son appartement, en la recommandant aux soins de la bonne Thérèse. Pour Jeannette, elle reste long-tems interdite; elle n'ose d'abord interroger son époux, mais elle réfléchit; et, née ferme et entreprenante, elle prend sur-le-champ un parti. Monsieur, dit-elle tranquillement à son époux, que cet événement singulier, inattendu sans doute, mais naturel, ne trouble point le plaisir que nous préparait ce beau jour.

Venez vous mettre à table. -- Madame, souffrez que je me retire chez moi. -- Je conçois, monsieur, votre surprise; elle ne peut égaler la mienne, je vous le jure; mais enfin votre épouse n'aura pas, je l'espère, à souffrir d'une reconnaissance à laquelle elle était bien éloignée de s'attendre. -- Madame, où est mademoiselle Saint-Brice? -- Mademoiselle Saint-Brice, monsieur, n'est point le nom de mon amie: elle s'appelle Cécile d'Eranville.

Saint-Brice est un nom supposé que son père avait pris dans ses vovages; mais ces détails seraient déplacés en cet instant. Veuillez, monsieur, vous prêter aux petites fêtes que votre épouse avait préparées pour votre retour, et ne lui donnez pas le désagrément de voir son espoir déçu, et la tranquillité de sa maison troublée pour une rivale!...

CHAPITRE XXXII.

Jeannette va bien changer de caractère.

BRICEVAL, revenu de son premier étonnement, regarde Jeannette: il ne peut concevoir que ce soit elle qui parle, et qui parle ainsi de son amie, à qui elle a tant d'obligations, de qui elle faisait les plus grands éloges. Ce ton froid et décidé lui en impose. Il s'adresse à madame Déricourt: Ma mère, qu'est devenue mademoiselle d'Eranville? -- Mon ami, elle est chez elle; on lui donne les soins qu'exige son évanouissement. -- Son évanouissement: infortunée! ... Oncle cruel!

elle n'était plus?.. 'u me l'avais persnadé!

Jeannette est pâle: on voit qu'elle souffre; mais elle se contient, et se mettant à table, elle s'efforce de sourirerire à ses convives, en leur disant: Allons, messieurs, que cela ne nous empêche pas de fêter M. de Briceval: il va lui-même présider à cette table: oh, il estime trop sa femme et ses amis pour s'isoler de leur société, le jour de son retour chez lui!

Briceval fixe Jeannette, fait quelques pas vers la porte d'entrée; puis, revenant, il s'assied près de sa femme, et se contente de dire à madame Déricourt: Ma mère! qu'on ait bien soin d'elle? -- Ne t'inquiète de rien, mon fils; dans un moment, je monterai moi-même à son appartement.

Le repas fut triste, comme on doit se l'imaginer: les étrangers invités mangèrent seuls, et se parlèrent à l'oreille, ou fixèrent les maîtres de la maison pendant tout le dîner. Jeannette affecta de la tranquillité, de la gaieté même; elle eut le plus grand soin du petit Auguste, dont elle connaissait maintenant les parens; puis elle eut la feameté de présider aux illuminations, même au fou d'artifice, auquel elle força son époux d'assister. Qu'il était affligé cet époux honnête et délicat!... Plus loin, nous le connaîtrons mieux.

Quand tout le monde fut retiré, Jean nette voulut monter chez son amie; mais madame Déricourt s'v opposa. Pourquoi donc, ma mère? dit-elle tout haut devant Briceval; mon mari et moi, nous desirons y monter ensemble nous informer de sa santé. -- Ma fille, cela ne se peut pas. J'ai voulu vous cacher cela tant que cette cohue nous a gênées ici; mais elle est partie. -- Comment, partie, ma mère! qui, la cohue? -- Eh non, mademoiselle d'Eranville! Revenue à elle, elle n'a fait que pleurer, gémir; puis elle a envoyé chercher une voiture; et après m'avoir remerciée de ce qu'elle appelait nos bontés pour elle, elle a profité de l'embarras où vous étiez tous deux pour se soustraire à vos regards, et partir pour Paris. -- Ma mère! et vous avez souffert que malade, faible, souffrante!... -- J'ai fait l'impossible pour la retenir; je n'ai pu la déterminer à rester. -- Mais il fallait donc m'avertir?

-- Que veux-tu? je te voyais présider à la fête; et d'ailleurs, moi.... c'est une énigme pour moi que tout cela: sais-je ce qui a donné lieu à son évanouissement, à votre extase à tous? -- Et elle pleurait? -- Sans doute elle pleurait, elle gémissait; elle disait entre ses dents: Eh! mon amie est son épouse! Je ne trahirai point l'amitié! je partirai, et jamais on ne me reverra. -- Pauvre Cécile!

elle m'apprend mon devoir!

Jeannette tomba dans un fauteuil, ses mains sur ses yeux, dont s'écoulèrent quelques larmes. Briceval, pâle et défait, laissa échapper ces paroles, qui tirèrent Jeannette de sa rêverie: Elle est partie!... elle a bien fait, oui, oui, elle a bien fait! -- Bien fait, monsieur, s'écria Jeannette en se levant et du ton de l'indignation! ne l'aimeriez-vous plus?

-- Madame, je dois maintenant .... mais vous savez donc? -- Tout, monsieur: je sais que vous avez abusé lâchement de son sommeil chez la perfide de Linval; je sais, en un mot, que cet enfant, ce prétendu Auguste, est son fils et le vôtre. -- Madame!... qui a pu vous apprendre? -- Elle-même: Cécile, avant que je vous connusse, m'avait tout conté; mais vos changemens de noms à tous deux, vos réserves avec moi, tout m'a dépaysée. Si j'avais su que vous eussiez porté le nom de Saint-Ange, j'aurais été éclaircie, et vous n'auriez pas eu la peine de prendre des détours pou introduire chez moi votre enfant. -- Madame, pardonnez; il est vrai, j'ai adoré Cécile, que je n'ai connue que sous le nom de Saint-Brice: je sens, oui, je sens que je l'aime encore! -- J'en suis fâchée, monsieur; mais je suis votre épouse. -- Je le sais, madame .... mais cette chère Cécile!.... -- Je suis votre épouse, vous dis-je! -- Mon dieu, madame, me croyez-vous capable de l'oublier, de manquer aux devoirs que l'hymen m'impose? -- A moins, monsieur, que vous ne trouviez commode de divorcer pour rentrer dans vos premiers liens! -- Ce ton d'ironie me surprend, madame; vous ne m'y aviez pas encore accoutumé? Ne savez-vous pas que j'abhorre le divorce, et que je regarde ce moyen de rompre ses nœuds comme indigne d'un galant homme? D'ailleurs, madame, m'avez-vous donné sujet d'en venir à cette déshonorante extrémité?

-- Je ne le crois pas, monsieur. Au surplus, laissons tout cela: votre amante n'est plus chez moi; elle a senti qu'elle ne pouvait plus rester près de votre épouse: je suis charmée qu'elle ait pris ce parti, qui prouve la pureté de son ame; car, au fond, c'est une femme bien estimable. -- Oh, très-estimable, et bien plus encore à mes yeux, depuis que je sais qui elle est, et quels soins elle et ses parens ont pris de votre jeunesse.

-- Je ne les oublierai jamais, ces soins généreux; mais en vérité (s'efforcant de sourire) ma reconnaissance ne doit pas aller jusqu'à lui céder mon époux. Cet époux chéri est d'un trop grand prix à mes yeux, pour que j'en fasse le sacrifice. -- Ah! (avec ironie) vous êtes bien bonne! -- Oh, plus que vous ne le pensez! Les deux époux se séparèrent; et cette nuit, qni devait leur offrir tant de jouissances après une si longne séparation, cette triste nuit les vit chercher séparément un repos qu'aucun d'eux ne put goûter. Avant de rentrer chez elle, Jeannette avait mis sa mère au fait de l'ancienne liaison de Briceval avec Cécile, et la bonne dame, toute étonnée, avait juré à sa fille que son frère ne lui avait jamais dit un mot de tout cela. Jeannette, au comble de l'étonnement et de la douleur, ne put dormir; et, quelque surprenante que dût paraître sa conduite, elle s'affermit dans le dessein qu'elle avait projeté. Lecteur, vous allez peut-être vous brouiller avec ma Jeannette? je le crains: je suis cependant son historien, je dois ne rien lui passer .... mais daignez prendre patience, vous la jugerez à la fin.

Bernard, le mari de Thérèse, était un garçon intelligent, et d'une discrétion à toute épreuve. Au point du jour, madame de Briceval fit monter ce bon serviteur à cheval, et lui ordonna d'aller en secret, sans débrider, à Paris, porter une lettre à M. de Verneuil, dont heureusement elle avait retenu l'adresse.

Dans cette lettre, Jeannette apprenait à cet ami commun tout ce qui s'était passé: elle le mettait au fait des liaisons de son époux avec Cécile, et le priait de retenir, jusqu'à ce qu'elle l'ait vu, mademoiselle d'Eranville, si toutefois elle s'était réfugiée chez lui. Elle l'engageait en outre à lui faire réponse par le même courrier.

Bernard étant parti, Jeannette descendit au jardin, où elle aperçut son époux qui l'avait devancée: elle s'en approcha avec douceur: Mon ami, vous avez mal reposé? -- Très-mal, madame.

-- Vous sentez bien que mon sommeil à moi a dû être aussi bien troublé?

-- A tort, madame; car enfin, en quoi tout cela pourrait-il vous affecter? je n'avais pas l'avantage de vous connaître lorsque j'ai vu, aimé mademoiselle d'Eranville. Je la retrouve, eh bien.... c'est un coup du sort qui ne peut changer votre position; car je suis marié, honnête homme, et de plus, je vous aime, je vous estime trop pour entretenir aucune liaison avec une autre, quand même je.... brûlerais toujours pour elle! Vous me parliez hier de divorce! oh, comme ce moyen est loin de ma pensée! Moi, je ferais votre malheur! Jeannette, vous ne m'en croyez pas capable? Ce n'est pas moi, soyez-en sûre, qu'on verra jamais venir à cette extrémité: on en abuse tant, qu'elle est déshonorante; eh puis, que m'avez-vous fait, femme estimable et tendre? vous me préparez une fête, j'arrive!... et vous découvrez chez vous une rivale et mon fils!... Ah! c'est cela, Jeannette, qui m'affecte jusqu'aux larmes! vous ne méritiez pas un pareil chagrin! -- Monsieur, tant de franchise, une tendresse aussi forte, calme ce chagrin que j'ai dû avoir sans doute; mais daignez m'apprendre comment vous avez ou contracter d'autres nœuds, aimant toujours une femme dont vous aviez un enfant? car votre dernière lettre que j'ai vue... pardon; mais vous rappelez-vous qu'un soir une madame Saint-Albin vous envoya chercher une dentelle? .....

C'est chez Cécile que vous êtes venu: elle n'y était pas; c'est moi qui vous ai reçu. -- Comment, Jeannette! c'était vous? Il faisait nuit, je vous ai à peine distinguée; mais en effet, quand je vous aperçus ici, votre figure ne me parut point du tout inconnue: mais pouvais-je penser? ... C'est donc là que je perdis le brouillon d'une lettre que j'avais commencée pour mon oncle? je l'ai long-tems cherché; mais alors je ne portais plus le nom de Saint-Ange; et si vous aviez demandé à madame Saint-Albin, elle vous aurait dit.... -- Ce qu'elle m'a dit aussi, que le particulier qu'elle avait envoyé chez nous, ne se nommait pas Saint-Ange. -- Elle ne me connaissait que sous le nom de Briceval, que nous avions eu le bonheur de faire réhabiliter. Ce nom était entaché d'un jugement infamant que les Déricourt avaient obtenu contre mon père. Mon oncle Jules, commandeur de l'ordre de Malthe avant la révolution, se faisait nommer Mellery, et moi Saint-Ange. Il découvre mon amour pour la prétendue SaintBrice; mon domestique infidèle lui apprend tout. Ce vieillard furieux me menace de sa malédiction, d'exhérédation, si j'ai l'audace d'engager ma foi avant d'avoir découvert la fille de Félix Déricourt que je dois épouser: je l'avais promis à mon père mourant; il me mettait toujours cela devant les yeux. Ce vieillard était violent; je le craignais, il m'en imposait!... Dans l'impossibilité de donner ma main à celle que j'aimais, j'osai lui dérober son enfant, le mien, que je mis chez une nourrice qui m'était dévouée. C'est ainsi que, voyageant toujours avec mon oncle, je fis à son insu élever mon fils; mais cet oncle malin, voulant arracher tout-à-fait l'amour de mon cœur, me lut une lettre supposée (à présent je le vois), de madame de Servol, de Calais. Cette amie nous apprenait que mademoiselle de Saint-Brice venait de mourir à Paris.

Vous jugez de ma douleur! j'aurais été capable de me rendre à Calais, auprès de madame de Servol, pour prendre des renseignemens plus précis sur ce malbeur, si nous n'eussions appris, quel-que tems après, que madame de Servol elle-même et son mari venaient d'être plongés au tombeau par une maladie contagieuse. Dès-lors je crus mon malheur certain; ce n'est même que dans cette conviction, Jeannette, que je me suis décidé à obéir à mon oncle, à votre mère, aux mânes de mon père, en vous épousant! Tant que mon oncle a vécu, j'ai caché mon fils chez sa nourrice; mais, après la mort de cet oncle, je n'ai pu résister au dosir d'élever près de moi cet enfant d'une femme que je croyais ne plus exister: voilà, Jeannette, l'exacte vérité. Votre mère elle-même ignore les secrets que je viens de vous confier; mon oncle craignait trop qu'elle me refusât votre main, si cette femme vertueuse avait su que j'en aimais une autre, et que j'avais un enfant de l'amour. Il ne lui a jamais parlé de tout cela; mais vous voyez, par ma confiance, Jeannette, que votre époux vous estime, doit et veut vous aimer, et faire constamment votre bonheur!

CHAPITRE XXXIII.

Ah! Jeannette n'est plus aimable!

BRICEVAL soupira après ces mots, et Jeannette sentit que cet amour dont il la flattait, n'était que la résignation d'un homme vertueux qui pense qu'il ne doit pas faire souffrir sa femme des caprices du sort. Jeannette fit tout son possible pour l'engager à se consoler de perdre une femme adorée; et, ce qui surprit beaucoup Briceval, elle eut l'imprudence d'accroître ses regrets, en faisant le tablean le plus séduisant des vertus et des attraits de Cécile. Ne m'en parlez pas davantage, madame, lui dit-il; vous plaidez sa cause plus que la vôtre.

Et il se leva, prit une autre allée du jardin, et disparut.

Au dîner, qui ne fut pas plus gai que celui de la veille, Jeannette annonça qu'elle avait le projet d'aller se fixer à Paris. Elle pria son époux de l'y accompagner; et Briceval, qui n'était pas accoutumé à refuser la moindre chose à sa femme, y consentit, sans faire attention aux dangers que ce séjour pouvait avoir pour lui. Madame Déricourt fut seule affectée de ce projet; elle aimait sa maison, la ville de Chartres, la tranquillité; elle voulait v rester. Jeannette insista pour son départ, et il fut convenu que Jeannette irait seule avec son époux passer quelques mois à Paris, et qu'ensuite tous d'eux reviendraient vivre auprès de leur mère. En vérité, ce desir de Jeannette avait bien l'air d'un caprice; mais nous allons la voir faire bien d'autres folies.

Bernard rapporta secrètement à Jeannette la réponse de M. de Verneuil. Cet ami lui apprenait qu'en effet Cécile s'était rendue chez lui toute éplorée, qu'elle lui avait raconté, ainsi qu'à sa sœur, sa tendre aventure avec un nommé SaintAnge, et que le plus singulier de tout cela, était que ce Saint-Ange et M. de Briceval ne faisaient qu'un. Du reste, Cécile faisait des vœux pour le bonheur de son amie; elle était désespérée du fatal trait de lumière que, sans le vouloir, elle avait porté dans l'ame de Jeannette; elle jurait de ne jamais revoir Briceval; mais elle regrettait son fils, qui sans doute était ce bel enfant qu'elle avait vu chez son ami. M. de Verneuil finissait en promettant le secret qu'on lui demandait, et sur-tout de retenir Cécile, ainsi que Jeannette le lui avait recommandé.

Cette lettre comblait les vœux de madame de Briceval. Elle pressa son départ; et quelques jours après, elle embrassa sa mère, assez mécontente de ce brusque abandon, et monta en voiture avec son mari. La voilà établie de nouveau dans son hôtel du faubourg Saint-Germain; et ce qui surprit étrangement Briceval, c'est que cette femme si sage, si rangée, si philosophe depuis son séjour en province, prit des laquais en grand nombre, des voitures de tout genre, et afficha un étalage scandaleux. Elle s'était attaché Bernard, qu'elle avait emmené avec elle à Paris; elle avait besoin de ce domestique dont elle était sûre.

Le second jour de son arrivée, elle se rendit, avec Bernard, chez M. de Verneuil: on ne l'y attendait pas; et Cécile, qui ne prévoyait guères cette visite, était là, près de madame Dolmont. Cécile jette un cri en reconnaissant Jeannette, non qu'elle fût jalouse, qu'elle lui en voulût; mais par un effet de la honte, de la douleur et de la surprise. Qu'avezvous, mademoiselle? lui dit timidement Jeannette; est-ce mon aspect qui vous cause un si grand effroi? Jeannette serait bien malheureuse, si cela était! Madame, pouvez-vous présumer?... J'ai perdu votre amitié, je le vois, et je vous jure que peut-être je ne l'ai jamais mieux méritée qu'en ce moment. Jeannette, je ne puis vous en vouloir, ni vous haïr: n'attribuez donc qu'à la surprise l'émotion que j'ai éprouvée en vous voyant. Vous êtes bien heureuse; vous êtes madame de Briceval!... -- Ah, il est vrai, mademoiselle, que je suis l'épouse d'un homme qui vous fut bien cher! mais s'il parut digne de votre tendresso, jugez combien il mérite la mienne! je l'aime, je l'adore; oh! je l'avoue... et je mourrais, s'il fallait m'en voir séparée!...

Jeannette fixe Cécile. Cécile est émue; des larmes cherchent à s'échapper de ses paupières. Madame Dolmont regarde son frère, comme en disant: Voilà un aven bien indiscret qu'elle fait à sa rivale; elle devrait ménager davantage sa sensibilité.

Jeannette remarque tout cela, et ne dit rien. Cécile s'écrie: Mon fils, je ne le verrai donc plus! -- Quand il vous plaira, mademoiselle; venez le voir chez moi; je réside à présent à Paris. Jeannette, si je présumais que la jalousie eût changé votre cœur, je prendrais cette proposition pour une ironie. Me persuaderezvous que vous verrez d'un bon œil la... maîtresse de votre mari? -- Dites mon amie, mademoiselle, toujours mon amie, et vous apprécierez la franchise de mes discours. -- Madame, si vous m'aimez toujours, vous êtes un ange! -- Je ne suis rien, mademoiselle, qu'une femme dévouée à vos moindres vœux. Mes vœux, Jeannette! hélas! je n'en avais qu'un à former! -- Pour celui-là, mademoiselle, il n'est pas en mon pouvoir de vous satisfaire: je suis fâchée de vous le répéter; mais mon époux!... je ne le céderais qu'avec ma vie! et cela vous paraîtra d'autant plus étonnant, que je sais qu'il ne m'aime pas, et que c'est vous qu'il adore. -- Il m'adore? ....

-- Toujours, mademoiselle: oh, plus que jamais! -- Femme, qui osez vous dire mon amie! de quel coup vous me frappez! que ne me persuadez-vous plutôt qu'il me hait? vous diminueriez mes regrets. -- Je ne puis vous dire que la vérité, mademoiselle; mais je m'aperçois que je vous suis importune; je me retire!...Cécile voulut rappeler Jeannette; elle sortit; et passant dans une autre pièce, elle eut avec M. de Verneuil une conversation secrète, dont nous saurons bien-tôt le résultat. Jeannette remonta en voiture, et revint à son hôtel.

Le lendemain, elle ordonna à Bernard de conduire, à l'insu de monsieur, le petit Charles chez M. de Verneuil. Bernard arrive avec l'enfant; il remet une lettre au maître de la maison; puis, demandant mademoiselle d'Eranville: Mademoiselle, lui dit-il, voilà votre fils que je vous amène. -- Mon fils! et de quel ordre? -- De l'ordre de madame. Votre maîtresse vous a ordonné..... Oui, mademoiselle, de vous amener, pour un moment, le petit Charles. Oh, vous le verrez quand vous voudrez; madame est si bonne! -- O maman! s'écrie le petit Charles en courant vers Cécile.

-- Maman! tu m'appelles ta maman, mon petit ami! qui t'a dit de me donner ce nom touchant? -- C'est ma bonne amie Jeannette qui m'a pris à part tantôt, et qui m'a dit: Ecoute, petit Charles, tu ne connaissais pas ta maman; eh bien, on va te mener chez elle, aie soin de bien l'embrasser, de la caresser!....Et, en disant ces mots, l'enfant presse de ses mains innocentes les joues de Cécile, couvertes du feu de l'amour maternel. Oui, mon ami, lui dit-elle; oui, je suis ta mère, ta bonne, ta malheureuse mère! Hélas, que ne puis-je te rendre ton père! -- Oh, je le connais aussi, mon papa! ma bonne amie m'a dit que c'était son mari. -- Comment! elle t'a appris cela?

-- Oui, tout! dame, j'ai cinq ans; elle ne me regarde plus comme un enfant.

Cécile étonnée, fixe Bernard: Qu'elle est bonne votre maîtresse, lui dit-elle; elle ne peut me rendre le bonheur; mais elle fait tout pour adoucir ma peine! elle me procure la douceur de voir mon fils, de le serrer dans mes bras!... O Jeannette!

qui m'eût dit qu'un jour vous seriez ma rivale préférée!

Cécile passa quelques doux momens avec son enfant; puis le domestique le ramena, en promettant à sa mère de lui procurer souvent cette satisfaction.

Le lendemain, Jeannette ordonna à Bernard de conduire monsieur, sans qu'il s'en doutât, chez M. de Verneuil. Et voici comment le fidèle serviteur s'y prit.

Briceval voulait absolument parler à son notaire pour une affaire pressée. Bernard lui dit que ce notaire était sorti; mais qu'il l'avait vu entrer chez un de ses cliens, dans une maison près de la sienne.

Comme il est possible, monsieur, ajouta Bernard, que le notaire v passe la journée, et comme vous n'avez que deux mots à lui dire, je vais vous conduire, si vous le permettez, dans la maison où il est.

Briceval y consentit, monta dans son cabriolet, et Bernard le fit arrêter à la porte de M. de Verneuil. Ils montent tous deux; Briceval entre, et la première personne qu'il aperçoit est... Cécile! Cécile, émue, veut passer dans une autre pièce, pièce, Briceval, non moins étonné qu'elle, l'arrête: Pardon, mademoiselle, j'ignorais que vous demeurassiez ici: j'v venais chercher M. B..., mon notaire, qu'on m'avait dit v être. -- Je me doutais bien, monsieur, que ce n'était pas ma présence que vous recherchiez! -- Ah, Cécile!...

à quoi nous servirait-il de nous voir, de nourrir notre amour inutile maintenant, et qui ne peut que doubler nos regrets?

-- Je n'ai pas la ridicule ambition de vous voir soupirer sans cesse pour une infortunée qui vous doit tous ses maux, sans espoir d'en obtenir jamais la réparation. -- Cécile!... -- Vous êtes marié; vous avez une épouse estimable, digne de votre tendresse; vous lui devez votre cœur.

-- Sans doute, Cécile, je me dois tout entier à ma femme. Je l'ai épousée sans inclination, bien certainement, et dans la fatale certitude que vous n'étiez plus.

Des sermens, une histoire de famille, qu'on vous aura racontée sans doute; tout me portait au seul hymen dont je pusse serrer les nœuds: ma femme, douce, modeste, vertueuse, n'a point mérité qu'un éclat scandaleux, un divorce!...

-- Ah, monsieur! quel mot avez-vous prononcé? repoussez à jamais ce moyen extrême! Voir mon amie malheureuse par ma félicité, serait le comble de mes maux! Jeannette vous aime, monsieur; je juge, d'après mon cœur, à quel point elle souffrirait! -- Elle est ma femme, Cécile. -- Qu'elle le soit toujours! -- Toujours.Et il soupire, et Cécile le regarde, livrée à la même émotion. Ah, Cécile!

poursuit Briceval, qu'elle est bizarre notre destinée! -- Elle est affreuse! pour moi seule. -- Vous ne croyez donc pas, Cécile, que je vous aime encore; que je regrette votre main? -- Monsieur ... vous devez m'oublier! -- Vous oublier! jamais. -- Je vous répéterai vos propres paroles: A quoi vous servira-t-il de nourrir votre amour? -- Il m'est impossible de le chasser de mon cœur. Toujours, Cécile, depuis notre fatale séparation, j'ai pensé à vous. Dans les bras de mon épouse même, je lui prodiguais mon estime; mais votre souvenir m'occupait seul; mon cœur était à vous! -- Que ne m'avez-vous laissé mon fils au moins, cruel! il me dédommagerait de vous avoir perdu! -- Cécile, Charles a besoin de l'éducation d'un père; il doit être un homme un jour, et je ne négligerai rien....

-- Pauvre enfant! quelle sera sa destinée!

-- Heureuse. -- Quels maux nous a coûtés l'absence! -- Nous sommes bien des victimes de la fatalité. Adieu, Cécile.

-- Adieu, Saint-Ange ..... Allez retrouver votre épouse. -- Oui .... comme vous dites .... je vais retrouver une épouse... -- Que vous devez aimer. -- Que j'aime en effet .... beaucoup.

Un soupir encore... et ils se séparent.

CHAPITRE XXXIV.

Cela va de pis en pis.

CEPENDANT Jeannette témoigne à son époux étonné une froideur à laquelle il n'est pas accoutumé. Jeannette, cette femme autrefois si sage, si réservée, ne parle plus, n'agit plus qu'en étourdie, qu'en femme du monde, légère, évaporée. Elle a doublé son train, son domestique; elle ne rêve que fêtes, bals, festins, et semble prendre à tâche de contraster avec son époux, d'insulter à sa sombre mélancolie, à ses justes regrets.

Elle a réuni à sa table tout ce que Paris offre de jeunes gens sots, étourdis; c'est un bourdonnement perpétuel de mots diffus qui ne signifient rien. Madame de Briceval paraît vouloir se mettre à la mode comme ces femme perdues de réputation, dont on cite tout haut les noms aux spectacles et dans les ruelles. Elle n'est jamais chez elle, à son époux, à son intérieur: elle va déjeûner chez madame celle-ci, et prendre le thé chez madame celle-là. Elle gronde, elle tourmente tout le monde, son époux le premier.... Briceval, surpris au dernier point de ce changement, prend le parti d'entrer un matin chez sa femme. Jeannette, lui dit-il doucement, est-ce encore à vous que je parle, à cette Jeannette si douce, si sage, si raisonnable autrefois? Comment donc!

depuis quelques mois le séjour de Paris vous a bien gâtée! vous voilà à la mode, et vous me donnez à moi le ridicule de ces sots époux dont on ne cite que les femmes, parce qu'elles sont à tout le monde, excepté à celui qui a des droits sur leur cœur!... Pardon de cette comparaison; elle est trop forte sans doute; je vous crois toujours vertueuse; mais l'opinion publique est contre vous. -- Eh! que m'importe l'opinion, monsieur, si je suis toujours digne de mon estime? -- Tel est le langage de la vanité... mais les anparences vous accusent. Qu'est-ce que c'est que cet essaim d'étourdis et de femmes frivoles que vous rassemblez journellement ici? et vous nommez cela vos amis! Ils ne sont pas les miens, madame; et il fut un tems où nos amis étaient communs à nous deux. Jeannette, expliquez-moi cette conduite singulière, qui sans doute a un motif secret; car votre caractère n'a pu changer d'une manière aussi tranchante! -- Mon caractère, monsieur, est toujours le même. Tant que je me suis crue aimée de vous, tant que j'ai eu la faiblesse de penser que j'occupais seule votre cœur, j'ai cru devoir sacrifier mes goûts aux vôtres, et régler ma conduite sur la mysanthropie de votre caractère; je me disais: Mon époux est ennemi des plaisirs, je lui ferai ce sacrifice, puisque je suis l'unique objet de sa tendre affection: mes mœurs doivent être pures comme les siennes: voilà, monsieur, ce qui me faisait agir d'une manière conforme à vos desirs. Rappelez-vous cependant notre premier séjour à Paris? je me livrais à toutes les fêtes, tous les plaisirs, parce qu'il était dans mon caractère d'aimer les cercles et la dissipation. Cette vie a paru vous déplaire, j'y ai mis un terme: par complaisance pour vous, je suis retournée dans notre triste province. Vous m'y avez laissée une année entière livrée à l'ennui le plus profond. Vous revenez, et je découvre que vous n'avez jamais eu pour moi que des égards; que votre cœur était, est encore à une autre! je me dis à présent: Puisque je me suis trompée, puisque l'on m'a abusée, je n'ai plus rien à ménager; j'aime le plaisir, le plaisir sera mon unique loi. Je ne crains point l'indifférence de mon mari, elle m'est toute acquise! j'v répondrai par la même froideur, et je n'enterrerai plus ma jeunesse dans la solitude, parce que la solitude lui plaît. Voilà, monsieur, l'explication franche, comme vous le voyez, de ma conduite actuelle.

Briceval, interdit, regarde Jeannette, et lui dit: Vous avez une bien mauvaise société, Jeannette, et qui certainement vous gâte l'esprit, vous donne de mauvais conseils. Pourquoi supposez-vous que je ne vous aime point? Eh! ne vous donnéje pas une assez grande preuve d'amitié en restant dans des liens qui, vous le savez, ne sont pas ceux qu'avait d'abord choisi mon cœur? -- Vous êtes galant, monsieur!

-- Votre franchise excite la mienne. Si je ne vous aimais pas, Jeannette .... Mais je fais plus, je vous estime, je vous estimais du moins! je croyais votre cœur exempt de jalousie; je lui soupçonnais plus d'attachement pour une amie dont les parens vous ont élevée. Au lieu de vous montrer rivale généreuse, amie sensible, vous ne parlez plus de cette amie qu'avec ironie; vous la fuyez, vous fuyez ses amis, ce M. de ernenil dont je vous ai entendu vanter l'esprit et la probité; et pour ajouter à l'inconséquence, vous vous jetez dans tous les travers, et tout cela, dites-vous, parce que vous êtes sûre de n'avoir point mon cœur!... Jeannette, ce n'est pas là le moyen de le ramener vers vous! J'espère que cet entretien suffira pour vous rendre à votre ancienne raison.

Briceval veut sortir, Jeannette l'arrête: Monsieur? -- Qu'est-ce? -- J'ai besoin d'argent. -- Encore, madame?

jamais je ne vous ai vue tant dépenser!...

Au surplus, madame, voilà un rouleau; c'est le sixième, notez cela, depuis votre séjour à Paris. Je vous avertis que vous me ruineriez si vous reveniez souvent à la charge. Jouissez, madame; mais vous me permettrez de vous dire un jour plus clairement, si vous continuez, ma façon de penser.

Briceval se retira furieux; Jeannette ne fit aucune attention aux sages conseils qu'il venait de lui donner. Elle se para avec la plus grande recherche; puis, accompagnée de Bernard, qui ne la quittait pas, elle fut dans ses cercles où, pour la première fois, elle passa la nuit entière.

Qu'on juge de la douleur de son époux, en la voyant revenir le lendemain matin pâle et défaite! Il voulut gronder; elle s'emporta; le pauvre époux se renferma chez lui, où il fit venir Bernard. Bernard, mon bon ami, lui dit-il, je te promets le secret; mais dis-moi où ta maîtresse a passé la nuit? -- Monsieur? ... -- Parle.

Quel que soit le secret que tu vas me confier, j'aurai assez de force pour l'entendre, et de discrétion pour ne pas te mettre en jeu auprès de madame. -- Monseieur...

me le promet? -- Oui, oui. -- C'est que, si madame savait!... -- Elle l'ignorera, dis donc? -- Eh bien, monsieur .... madame a joué. -- Joué? -- Oui, monsieur, et perdu, non-seulement les cent louis que monsieur lui a donnés, mais encore deux cents autres sur sa parole. -- Trois cents louis, bon dieu! Et dans quelle infernale maison? ... -- Oh, ce n'est pas la première fois que madame joue et perd!...

Je suis sûr qu'elle a déjà laissé chez madame des Etanges, cette prétendue baronne, cette intrigante connue dans Paris pour donner à jouer, plus de vingt mille francs! -- Que dis-tu? et où les aurait-elle pris? -- Je l'ignore, monsieur.

-- Ah bien, voilà un joli petit train de vie!

A peine Bernard est-il sorti de l'appartement de Briceval, que celui-ci voit entrer M. B..... son notaire. Pardon, monsieur, si je vous dérange; mais j'ai besoin d'une explication avec vous. Autorisez-vous madame de Briceval à venir me demander aussi souvent des à-comptes sur les fonds que j'ai à vous? -- Comment, monsieur! ma femme va.... outàl'heure encore je viens de lui donner deux mille écus; mais j'ai son reçu?

-- Est-il possible? Eh quoi! monsieur B....

vous avez l'imprudence! -- Monsieur, j'ai son reçu, vous dis-je, et madame est assez estimable sans doute pour que je lui donne avec confiance..... -- Eh!

combien a-t-elle déjà touché chez vous?

-- Mais, sur les quarante mille francs que vous m'aviez laissés pour rembourser ce qu'il vous reste à payer sur la maison de la rue du Bacq, j'en ai donné à madame environ moitié.... -- Grands dieux!

-- C'est, m'a-t-elle dit, pour une acquisition qu'elle fait d'après votre aveu. Eh! monsieur B..... à votre âge, avec tant d'expérience, vous donnez de pareilles sommes à une femme sans la signature de son mari! et vous croyez à ses mensonges!... Mais elle me ruinera si elle a affaire à des gens aussi confians que vous!... Je vous défends de lui donner une obole sans ma permission. Monsieur, si j'avais cru.... -- Laissez-moi, monsieur, je suis au désespoir!...

Le notaire se retire, et Briceval, furieux, veut entrer chez sa femme. Elle est sortie; un grand déjeûner l'appelle chez une femme dont le nom seul est un opprobre!... Quelle journée passe Briceval!... Il veut voir M. de Verneuil pour implorer le crédit qu'il a sur l'esprit de Jeannette! Briceval se rend chez cet homme estimable, et lui confie tous ses chagrins. M. de Verneuil n'en paraît pas étonné. Il sait tout cela; il en gémit, et pense, comme Briceval, que sa femme a l'esprit perdu, le cœur gâté par les mauvais conseils. Bernard vous a donc tout dit, ajoute Verneuil? Vous avez dû être bien surpris d'apprendre que votre femme, vous quittant le soir, et feignant de rentrer chez elle, sort ensuite de son appartement, et va passer toutes les nuits dans ces maisons de jeu où elle a déjà engagé une partie de sa fortune. -- Quoi, quoi!

cette nuit n'est pas la première? -- Vous l'ignoriez? indiscret! ... Puisque j'ai eu l'imprudence de vous l'apprendre, vous saurez qu'il y a deux mois environ, elle m'a emprunté, à moi, dix mille écus que je destinais à un remboursement, et que je me suis fait un plaisir de lui prêter, croyant qu'elle en ferait un bon usage.

-- En voilà bien d'une autre! mais si elle emprunte comme cela à tout le monde, mon cher monsieur, je serai ruiné, ruiné sans ressource, avant la fin de l'année! Rassurezvous, monsieur; ces trente mille franes me gênent fort peu, heureusement, et j'attendrai aisément votre commodité pour .... -- Ce trait me pénètre de reconnaissance! Ah, monsieur! est-ce-là cette Jeannette qui a vécu dix-huit mois si sage, si réservée avec moi? Sa mère ignore cette conduite odieuse! elle l'ignore, sa pauvre mère! -- Elle sait tont, monsieur: madame Déricourt vous plaint, et jure de ne jamais revoir sa fille, que la fortune et le séjour de Paris ont rendue indigne d'elle: ce sont ces expressions!...

-- Que je suis malheureux!...

Une femme entre, c'est Cécile: elle veut se retirer avec effroi. Restez, mademoiselle, lui dit Briceval; oh! restez, consolez-moi du moins, par l'aspect de vos vertus, des vices honteux dont une épouse coupable me donne le funeste exemple. -- Monsieur, on calomnie madame de Briceval; je ne puis croire...

-- A l'évidence, interrompt brusquement M. de Verneuil? Avez-vous perdu toute confiance en moi, Cécile, et me croyez-vous capable de répéter des calomnies, si je n'avais la certitude de la cruelle vérité?

Cécile se tait. Briceval la regarde.

O mademoiselle! que je suis à plaindre d'avoir formé un tel lien? Vous auriez répandu le bonheur chez moi; l'enfer est dans ma maison.

Briceval verse quelques larmes: Cécile, attendrie, s'ompresse de les essuyer; elle se joint à M. de Verneuil, à madame Dolmont pour offrir à cet infortuné des consolations qu'il ne peut plus entendre.

Enfin, après l'entretien le plus doux, qui lui rappelle ses premiers feux, et donne une nouvelle activité à son amour, Briceval sort, et rentre chez lui pour v retrouver la solitude et la douleur.

CHAPITRE XXXV.

Scène violente. Conclusion.

DEUX jours s'écoulent sans que madame reparaisse dans l'hôtel: elle rentre enfin; et son époux, outré de fureur, ne veut pas entrer chez elle, dans la crainte de s'emporter. Il fait monter Bernard. D'où viens-tu? lui dit-il; où ta maîtresse a-t-elle passé ces deux jours-ci? -- Hélas, mon cher maître, ne me le demandez pas! -- Je veux le savoir, ou je te chasse.

-- Monsieur! -- Parle, vil complaisant des désordres d'une femme coupable! Je suis perdu, monsieur, si madame sait .... -- Choisis, dix louis, ou cent coups de bâton et ton compte? -- Eh bien, monsieur, si vous l'exigez, je choisirai les dix louis, et je vous dirai que nous avons été à la campagne chez cette madame des Etanges.... Il y avait grande société .... Madame y a joué, perdu tout, jusqu'à ses bijoux. -- Quelle horreur! mais ce goût du jeu, elle ne l'avait pas autrefois? -- Oh que pardonnez-moi, monsieur; je m'en suis aperçu, moi qui ne suis qu'un ignorant, sur-tout pendant l'année que vous avez été absent. A Chartres, madame avait des sociétés où elle allait jouer, le soir, à l'insu de sa mère. -- C'est cela qui l'a perdue!

et elle a engagé ses diamans? -- Eh puis encore .... -- Hoin? -- Ah! monsieur va se fâcher! -- Dis tout, maraud? -- Eh puis encore une somme qu'un jeune monsieur lui a prêtée bien galamment, oh ca... -- Un jeune monsieur? -- Que madame trouve bien aimable, et qui a bien des soins pour elle. -- Retire-toi, malheureux!...Bernard, effrayé, se sauve. Briceval est désespéré: il connaît, pour la première fois, les transports de la jalousie.... Il marche à grands pas; il frappe les meubles; il est dans un état affreux.

Enfin, il se décide à entrer chez sa femme.

Madame.... je sais tout! -- Tout, monsieur! eh quoi donc? -- Qui est ce jeune homme qui vous suit par-tout chez la des Etanges, cette vile créature chez qui vous avez passé deux jours? -- Ce... jeune homme, monsieur! -- Vous vous troublez!... -- Qui a pu vous dire? -- Je sais tous vos déportemens, vous dis-je! Qu'appelezvous, monsieur, mes déportemens? ne suis-je pas la maîtresse de mes actions? -- Femme indigne! vous me forcez enfin à regretter Cécile! -- Il vous sied bien de prononcer devant moi ce nom qui devrait vous faire rougir!

-- Ah! c'est à moi de rougir! eh bien, madame, vos procédés ont vaincu ma haine pour le divorce. C'est trop souffrir; il faut une fin à ceci, et je vous prie de consentir.... -- Jamais, monsieur. Le divorce est un acte scandaleux, et qui déshonore toujours une femme. -- Il ne pourra rien ajouter à votre réputation.

-- Je vois ce que c'est, monsieur; vous brûlez de revoler dans les bras de Cécile!

c'est affreux, et je suis bien malheureuse d'avoir épousé un homme qui en aimait une autre. -- Ah! vous croyez que je me remarierais, madame? eh bien, faisons mieux; séparons-nous doucement, sans éclat, sans invoquer l'autorité des lois. -- Non, monsieur, non; je veux être libre, moi, de donner ma main à qui bon me semblera. -- Au jeune homme de la des Etanges? -- Bernard m'a trahi!...

mais je m'en vengerai. -- Avant tout, madame, il me faut dire si vous voulez changer de conduite, ou accepter le divorce? -- Non, monsieur; je ne veux ni renoncer à mes sociétés, ni divorcer. Ah! cela est trop fort, par exemple! Eh bien, madame, nous verrons! nous verrons!...Briceval sort furieux; il va faire quelques tours dans la rue, comme un fou, comme un insensé!... Il balance, il hésite; enfin, il se rend chez son notaire, qu'il consulte. Ce notaire l'affermit dans son projet de divorce, et ne le quitte pas qu'il ne l'ait mené chez le juge-de-paix, où Briceval, plus mort que vif, signe l'acte que le notaire fait dresser. Tous deux reviennent à l'hôtel avec le jugedepaix. Jeannette n'est point sortie. Le notaire lui adresse des reproches assez vifs, l'engage à signer. Elle s'emporte, elle crie, elle donne de nouvelles preuves d'un caractère âpre, violent, et elle signe enfin l'acte de divorce par consentement mutuel. Ce n'est pas le tout, dit le notaire en tirant un autre acte de son portefeuille: pour consolider cette séparation, il faut encore que monsieur signe cet autre papier. -- Eh, monsieur, s'écrie Briceval, quand aurez-vous fini?

Il prend la plume, signe sans lire, et se renferme chez lui pour se livrer à l'excès de sa douleur. Jeannette, au comble de ses vœux, monte en voiture avec le notaire, le juge-de-paix, et tous trois se rendent chez M. de Verneuil, qui est prévenu.

Vers trois heures après midi, un carrosse s'arrête à la porte de l'hôtel de Briceval. Une dame en descend; c'est madame Dolmont, qui monte chez l'époux affligé, qu'elle trouve baigné dans les larmes. Monsieur, lui dit-elle, mon frère et moi nous avons appris ce matin l'acte de courage qui vous sépare d'une femme indigne de vous. Je viens calmer vos regrets, vous offrir des consolations, et vous prier de venir passer la journée avec nous. -- Madame... je suis sensible.... mais je veux être seul aujourd'hui, toujours! ... -- Vous ne me refuserez point cette grace, monsieur: vos amis ne peuvent vous abandonner dans l'état affreux où vous êtes; ils doivent vous consoler, vous enlever malgré vous. Je ne puis, madame... après avoir été trompé aussi cruellement. -- Ne regrettez plus une femme volage, et venez avec nous? Cécile est bien affligée aussi! Cécile! ... Vous dites que Cécile? ... -- Elle pleure sur vos malheurs, sur l'inconduite de celle qui fut son amie.... Cécile veut vous voir! -- Elle pleure sur moi, cette bonne Cécile! hélas! je suis libre à présent; mais l'hymen peut-il sourire encore à ma pensée?

Briceval refusait toujours d'aller chez M. de Verneuil; mais madame Dolmont le pria tant, qu'enfin il céda à ses instances. Le desir de revoir Cécile fut sans doute le motif de sa complaisance, et ce desir était bien naturel! Briceval monte en voiture, et le voilà arrivé chez madame Dolmont, où d'abord il ne trouve que Cécile. (Cécile elle-même ignorait que Jeannette, un notaire et un jugedepaix fussent dans la maison: tous trois étaient cachés dans le cabinet de M. de Verneuil). Briceval entre; il regarde Cécile, tombe dans un fauteuil, et met les deux mains sur ses yeux, dont s'échappent des torrens de larmes. Briceval, mon ami, s'écrie Cécile non moins émue, vous êtes bien à plaindre, et Jeannette nous a cruellement trompés! -- Quel cœur différent du vôtre, ô Cécile! -- Qui l'aurait pensé! mais est-elle vraiment coupable? Ne vous a-t-on pas abusé? Non, je ne croirai jamais que cette femme estimable ait pu manquer à ses devoirs. Elle les a tous trahis, tous! -- Briceval, le monde est si méchant! des rapports infidèles .... vous vous êtes trop pressé de rompre. -- Cécile! ... je ne pouvais plus y tenir ... Des liaisons vicieuses, le jeu; ma ruine eût été son ouvrage.

-- Cette pauvre Jeannette! elle était si bonne autrefois, si vertueuse! elle fit long-tems votre bonheur! -- Elle a fait mon désespoir, ma honte!... -- Où est-elle à présent? elle gémit sans doute de vous avoir perdu. -- Elle m'a prouvé que cette séparation comble ses vœux.

-- Impossible, mon ami, impossible!

vous êtes d'un prix!...

Cécile rougit et se tait. Briceval l'examine: Cécile, vous m'aimez toujours?...

-- Puis-je oublier le père de mon enfant?

-- Quoi! vous ne gardez aucun ressentiment d'un hymen malheureux .... dont je suis bien puni! -- Le hasard a fait notre malheur à tous. -- Il peut encore faire notre félicité. -- Qu'entends-je! Briceval!... Vous pourriez espérer!... -- Eh, Cécile, dans ce triste moment, sais-je si je suis digne encore... si votre cœur?...

Pardon, pardon? La cruelle Jeannette a troublé toutes mes facultés; elle a fait.....

Votre bonheur, s'écrie une voix! et soudain une porte s'ouvre; Jeannette paraît accompagnée de M. de Verneuil, de madame Dolmont, du notaire, du jugedepaix et du fidèle Bernard!

Quoi! vous ici, madame, s'écrie Briceval en se levant comme pour sortir!

-- O!, j'y suis, répond Jeannette, pour vous unir, tendres amans, pour vous rendre époux.

Cécile s'écrie à son tour: Qu'entends-je? -- Il est tems, poursuit Jeannette, que vous me rendiez tous justice; il est tems enfin que je me fasse connaître.

Vous m'avez crue légère, volage, dissipée, joueuse, et peut-être épouse infidèle; apprenez que je n'étais rien moins que tout cela, et que je n'ai pas cessé un seul instant de mériter votre estime. -- Osez-vous, interrompt Briceval? -- Laissez-moi parler?

„Vous vous rappelez ce jour, ce jour fatal où Cécile reconnut Saint-Ange dans mon époux? quelle douleur me fit ressentir cette fatale lumière! j'étais la rivale de mon amie! je lui avais enlevé pour jamais tout espoir de bonheur! les plus violens combats s'élèvent soudain dans mon cœur! D'un côté la tendresse et l'estime que j'avais pour mon époux, me fesaient frémir à la seule idée de le perdre. De l'autre, la reconnaissance, l'amitié que j'avais vouées à mademoiselle d'Eranville; tout me faisait une loi de lui rendre son amant. Elle est mère, me dis-je, Cécile! ses droits sont plus forts que les miens. Sans les cinquante francs qu'elle m'a donnés, je n'aurais pu faire le voyage de Chartres; je n'aurais pas retrouvé ma famille, épousé l'amant de mon amie. Son malheur est donc son propre ouvrage! il faut tout réparer, lui rendre un époux, donner un père à son enfant!

Mais comment m'y prendre? M. de Briceval abhorre le divorce: il me le dit souvent; il est impossible qu'il consente au sacrifice que je lui proposerai de sa main en faveur d'une autre. Cécile aussi ne voudra pas être heureuse aux dépens de son amie. Soyons assez adroite pour les forcer tous les deux à s'unir, pour rendre, malgré lui, la liberté à mon époux? Ce projet fut la suite de mille réflexions cruelles; mais enfin je m'y arrêtai, et rien ne me coûta pour l'exécuter!

“Ce qui me répugnait le plus, c'était d'affecter de la froideur envers mon amie que je chérissais davantage, me voyant la cause de son malheur! J'en eus la force; j'eus celle aussi de susciter des querelles à mon mari, de prendre le ton d'une coquette, de feindre la dissipation, une mauvaise conduite en un mol; car il lui fallait de fortes raisons pour l'amener à mon but. Son notaire, que voici, fut mis dans ma confidence, et me servit au-delà de mes souhaits; M. de Verneuil voulut bien aussi entrer dans mon projet après l'avoir vainement combattu. Il poussa les procédés jusqu'à laisser dans l'erreur commune ma chère Cécile, qui ignora mon dessein. Enfin ce fidèle serviteur, le bon Bernard fut chargé de fairo à son maître les fausses confidences qui le poussèrent au dernier degré d'indignation contre moi. Briceval, les nuits que j'ai passées loin de vous, c'est avec madame Dolmont à sa campagne qu'elles se sont écoulées dans la pratique, j'ose le dire, de quelques bienfaits envers des pauvres indigens de son village. Je n'ai point empruté de sommes à M. de Verneuil, ni à M. B.... comme ils vous l'ont fait accroire; et les rouleaux de louis que vous m'avez donnés, je les ai tous déposés entre les mains de votre notaire: il les a, il vous les rendra. Ma mère, instruite par moi de ma conduite, a eu la bonté de l'approuver; en un mot, j'ai l'orguoil de me dire une coupable très-vertueuse; et si ce rôle désagréable m'a fait souffrir, j'en suis bien dédommagée par votre bonheur, qui en est l'ouvrage.

Tout le monde reste muet d'étonnement: Cécile rompt le silence: Je le savais bien, moi, dit-elle, qu'elle ne pouvait être coupable! -- Femme généreuse, s'écrie Briceval! Eh quoi, j'ai pu!...

Quelle honte pour moi! mais je réparerai ma faute: tu seras mon épouse, ange du ciel! je reprendrai tes doux liens. -- Impossible, monsieur, répond Jeannette, (souriant) nous avons divorcé; oh, l'acte est signé; (d'un ton plus sérieux) et puis vous avez signé aussi la promesse d'épouser Cécile! -- Moi? -- La voici: c'est le papier que M. B.... vous a présenté en second.

Briceval se tait. Cécile se jette dans les bras de son amie: elle ne veut point profiter de tant de générosité; et il s'élève alors, entre Cécile, Briceval et Jeannette, un débat où brillent la délicatesse ensemble et la plus touchante amitié. Jeannette prend enfin le parti d'élever dans ses bras le petit Charles entre Briceval et Cécile: Eh bien, leur dit-elle, si vous n'écoutez pas les prières de votre amie, entendez donc, cruels, la voix plaintive de cet enfant qui vous crie: Rendez-moi l'honneur en me donnant un père, une mère que je puisse avouer dans la société où vous avez lancé ma triste existence!

L'enfant, comme par instinct, répète ma triste eistence d'un ton si touchant, que Briceval s'écrie: Eh bien, puisque l'amitié, la nature, tout conspire pour notre bonheur, ô Cécile! soyons donc heureux! Jeannette prend la main de son amie, la met dans celle de Briceval, et les unit en disant: Mes amis!... j'ai le prix de mes soins!... Et voilà, ma chère Cécile, l'intérêt de vos cinquante francs!...

Le notaire rédige sur-le-champ ce nouveau contrat; et Cécile versant dans le sein de Jeannette, des larmes de sensibilité: Mon amie, lui dit-elle, femme généreuse et vraiment sublime, souffrirez-vous encore qu'il existe ici un être malheureux?

M. de Verneuil!... il vous aime depuis long-tems!... il soupire en secret; mais j'ai su deviner sa passion; et certes (souriant) je ne m'étonne pas qu'il ait si bien secondé votre projet-de divorce: je plaisante néanmoins: son cœur m'est trop connu pour que je lui suppose d'autre intention, en se prêtant à la vôtre, que celle de contribuer à mon bonheur...

Jeannette, ferez-vous le sien?

M. de Verneuil se jette aux genoux de Jeannette, et lui dit: Madame, si j'ai toujours caché l'amour timide et respectueux que vous m'avez inspiré, et qui m'a fait verser en secret bien des larmes depuis que je vous ai vue mariée, ce n'est point dans l'espoir d'obtenir votre main que j'ai justifié votre confiance dans cette affaire-ci. Je voyais trois êtres malheureux par une union à laquelle le bonheur ne pouvait plus présider: j'ai admiré la grandeur de votre ame, et la nouveauté de votre sacrifice m'a engagé à vous aider de tous mes moyens; mais, madame, je n'ose pas encore aspirer au bonheur de succéder à M.

de Briceval: tant de félicité passe mes espérances, et je ne demande uniquement que le bien de rester votre ami!

Jeannette sourit, regarda le notaire, et lui dit: Monsieur, un second contrat vous fatiguerait peut-être à écrire? ... Le notaire répondit par la négative, et M. de Verneuil, ainsi que sa respectable sœur, furent au comble de la joie.

Allons tous maintenant, continua Jeannette, vivre dans la retraite, auprès d'une mère chérie, et que je m'y délasse un peu des sociétés bruyantes et méprisables que mon rôle m'a trop long-tems forcée de voir! Cécile, Briceval, M. de Verneuil, sa sœur, madame Déricourt et moi, nons ne formerons tous dorénavant qu'une seule famille. N'oublions pas d'appeler près de nous cette bonne Emilie qui nous a prouvé aussi tant d'amitié, et de bien récompenser ce fidèle Bernard, qui n'a trahi en apparence son maître et sa maîtresse que pour les servir. Occupons-nous tous de l'éducation du jeune Charles, à qui va maintenant appartenir le nom de Briceval; et c'est ainsi qu'au milieu de bons amis, et de serviteurs zélés, nous sommes sûrs de fixer désormais un bonheur constant.

Le juge-de-paix attendri lui-même de la noblesse du procédé de Jeannette, prescrivit aux uns et aux autres ce qu'ils avaient à faire pour suivre les loix du divorce et conclure les deux mariages projetés; puis tous ces amis partirent pour Chartres, où ils furent reçus avec la plus vive tendresse par l'estimable madame Déricourt, qui approuva tout, et ne cessa de faire l'éloge de la conduite de sa fille, de la bonne et généreuse Jannette.

Au bout du terme prescrit par les loix, Briceval épousa Cécile, et Jeannette fut l'épouse de M. de Verneuil. Cécile, un an après, devint mère d'une jeune et jolie petite fille qu'elle nourrit: ces quatre amis vivent encore aujourd'hui dans la plus grande intimité, et sont heureux par le sacrifice surnaturel de l'un d'entr'eux, de Jeannette, le modèle touchant de l'amitié et de la reconnaissance!

Fin du second et dernier Tome.

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