Lettre première
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey, sa fille.
Compiègne, 15 juin 1765.
Que j'aime la bonne foi avec laquelle vous me peignez l'étonnement qu'a produit mon voyage! Combien mes meilleurs amis sont prompts à me blâmer! Je les entends s'écrier : "Madame de Foix, vieille, infirme, aller à Compiègne! à Compiègne, qui, dans ce moment, renferme tout ce que la cour, la capitale et l'armée ont de plus brillant!" Ma fille, dites-leur que, si l'expérience nous apprend à cacher quelquefois nos erreurs sous des formes graves, souvent aussi des folies apparentes voilent des projets sérieux.
Nous arrivâmes ici avant-hier au soir, après une journée qui m'aurait paru bien fatigante, sans les soins de votre jeune soeur. Elle est partie dans un véritable enchantement ; car elle se fait une grande idée des plaisirs que le spectacle d'un camp peut procurer. Emilie m'a souvent entretenue de bals, de fêtes, d'évolutions militaires, qu'elle se représente pareils aux anciens tournois. Mais les preux et leurs belles dames ne l'occupent pas encore : cependant j'y pense pour elle, et j'espère que bientôt elle aura un chevalier.
Le duc de Candale est ici : d'après les soins de nos amis communs, on le croit disposé à terminer nos anciens procès. Que je serais heureuse, si mon Emilie pouvait lui plaire, s'il s'en faisait aimer, et si leur mariage réunissait les deux branches d'une maison dont la division amènerait la ruine! J'aime à me livrer à cette espérance, surtout dans ce moment où le grand âge de votre père l'a fait tomber dans un état d'enfance qui ne lui permet plus de protéger sa famille, et où ma faible santé me fait craindre de ne pouvoir le remplacer long-temps.
On me mande : "Monsieur de Candale joint aux avantages d'un titre illustre, ceux d'une fortune immense ; il a une figure noble qui rend excusable l'orgueil de ses manières, et une magnificence prodigue qui porte à le croire susceptible de générosité." Vous voyez, ma fille, que la vanité est le grand faible de monsieur de Candale. C'est un défaut sans doute ; mais qui en est exempt? celui-là est peut-être le plus facile à bien diriger. Avec des soins, des éloges, il mettra sa fierté à rendre sa femme heureuse ; il sera vain de sa beauté, de son amour, de la prudence de sa conduite. Je ne sais si c'est le désir extrême de faire ce mariage qui m'aveugle ; mais, loin de trouver ce défaut un obstacle, je commence à me persuader qu'il est presque nécessaire au bonheur.
Emilie se propose d'entretenir avec votre fille une correspondance suivie. J'ignore si elle me communiquera les réflexions que le monde va lui faire naître ; je le désire, mais je me garderai bien de le lui demander. Que ces aimables et jeunes personnes se livrent, sans réserve, aux charmes de la confiance : elles justifient si bien celle que nous leur avons accordée! Toutes deux du même âge, élevées ensemble, elles ont l'une pour l'autre une amitié de soeurs ; aussi ai-je toujours voulu qu'elles en prissent le nom. Ma fille, on ne sait pas assez combien un nom plus tendre influe sur les affections. S'il n'empêche pas les petits différens du moment, au moins il doit les adoucir. Combien il rend le souvenir plus cher, l'avenir plus sacré! Avec ce nom de soeur, tout devient commun, tout devient personnel. Qu'elles le conservent donc, et qu'Emilie voie en vous une seconde mère!
Je ne vous parlerai point de ma santé; chaque jour diminue mes forces, augmente mes douleurs. Je ne m'abuse point sur le danger de mon état ; c'est ce danger même qui me fait désirer avec passion d'établir bientôt Emilie.... Mais, ma fille, pour ce moment, éloignons toutes deux ces idées d'une si cruelle séparation... Ma fille, tous mes enfans me sont si chers ; vous me l'êtes si particulièrement, que je suis peut-être trop attachée à la vie ; je ne la quitterai qu'avec un regret inexprimable. Croyez au moins que ma dernière pensée, mes derniers voeux seront pour le bonheur et la gloire de ma famille.
Adieu, ma chère enfant.
Lettre II
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Compiègne, 15 juin.
Oui, mon aimable amie, je vous ferai un journal exact de mes occupations, de mes plaisirs, de mes sentimens. Je vous communiquerai toutes les impressions que je recevrai des nouveaux objets qui vont m'environner : si ma mémoire est fidèle, mes récits seront vrais. Puisse ma première amie, ma soeur d'adoption, m'aimer encore mieux, lorsqu'après avoir lu dans mon coeur, elle se dira : Je la connais précisément comme elle se connaît elle-même.
Arrivée seulement d'avant-hier au soir, je me levai hier matin de très-bonne heure, pour me promener dans un bois presque contigu à la maison, mais enfermé dans l'enceinte du parc. Un ruisseau de l'eau la plus vive et la plus limpide y serpente ; il est bordé par un joli sentier qui conduit à un rocher naturel, d'où la source s'échappe à travers des groupes de saules pleureurs et d'arbres verts : c'est là que je portais mes pas. Le soleil était depuis fort peu de temps sur l'horizon ; la terre, émaillée de fleurs et brillante de la rosée du matin, le silence, la solitude, tout me charmait. Je m'abandonnais à mes rêveries en remontant le ruisseau, et m'arrêtais souvent pour jouir du calme qui m'environnait. Je me croyais seule, lorsque j'aperçus aux environs de la source, un jeune homme qui descendait lentement par ce même chemin ; il avançait le regard baissé, absorbé dans une mélancolie profonde. Je pus le considérer long-temps, avant qu'il m'eût aperçue. Sa figure me frappa ; mais si j'essayais de vous la peindre, sûrement vous accuseriez mon esprit romanesque de l'embellir. Cependant, mon aimable soeur imaginera de longues paupières noires couvrant de grands yeux qui ne daignaient pas se lever ; des traits d'une beauté et d'une régularité parfaites, dont l'expression triste et douce inspire la pitié; une taille élégante et noble, que la lenteur et l'abandon de sa marche empêchaient d'être trop imposante. Lorsqu'il fut près de moi, il se rangea pour me faire place, me salua avec respect, mais sans me regarder, et continua sa promenade et sa rêverie. Je le suivis des yeux, aussi long-temps qu'il me fut possible de l'apercevoir : la tristesse de ce jeune homme m'avait émue ; son air était si bon, si sensible! Il continuait de descendre le sentier, sans regarder derrière lui. S'il eût essayé de m'aborder ; s'il eût seulement paru me voir, j'aurais eu peur de me trouver seule avec un inconnu ; cependant cette tristesse devait bannir toute inquiétude ; car il me semble que les personnes malheureuses ont une sorte de timidité qui laisse sans défiance.
En arrivant à la source, je remarquai mille petits morceaux de papier que le vent entraînait dans le ruisseau. J'en ramassai un par hasard, et jugez combien mon indiscrétion fut punie, en le voyant écrit dans une langue qui m'était-étrangère. Pendant que je cherchais à en pénétrer le sens, le vent en fit voler plusieurs autres de la cime du rocher : j'y montai aussitôt, et j'aperçus un vieux saule sous lequel sûrement cet inconnu s'était assis. Je m'y reposai. Sans le vouloir je regardai encore les papiers qui y étaient restés, quoique j'eusse bien pu imaginer qu'ils seraient toujours écrits dans cette même langue. Ma soeur, cette lettre a dû faire sur ce jeune homme une très-forte impression ; car ces papiers déchirés, jetés loin de lui, paraissaient l'effet du dépit, peut-être même de la colère. Cependant sa mélancolie avait une sorte de douceur. Il paraissait si affligé, que je désirais savoir le motif de ses peines, et j'en étais occupée malgré moi.
Je m'oubliais depuis long-temps à cette même place, lorsque, me rappelant tout-à-coup qu'il devait être tard, je pensai que ma mère m'avait sans doute demandée, et que, pour la première fois peut-être, ce ne serait pas moi qu'elle verrait en s'éveillant. Je me levai bien vite, et courus de toutes mes forces pour réparer le temps perdu. La course, l'air, le mouvement eurent bientôt éloigné le souvenir de l'inconnu ; j'ignore même si je ne lui savais pas mauvais gré d'avoir été la cause de ma négligence.
Ma mère était à sa toilette lorsque j'arrivai ; mes cris, mes regrets, en l'y apercevant, l'amusèrent. Avec quelle tendresse je lui répétai que ce serait l'unique fois de ma vie! "Maman," lui demandai-je, "avant que vos rideaux fussent ouverts, avez-vous dit, comme de coutume : Bonjour mon Emilie? " - "Oui ; et lorsque je n'ai pas entendu la voix de mon enfant...." - Je ne l'ai pas laissée achever ; je me suis jetée dans ses bras, j'ai baisé ses mains, son visage, en me grondant moi-même : elle s'est plu à me railler sur ma promenade..... si la première nouveauté la faisait oublier ainsi, que ne devait-elle pas craindre des fêtes, des bals, des grands plaisirs?..... Quoique ces reproches fussent faits en riant, ils m'ont empêchée de lui parler de l'étranger. Il m'a semblé, qu'effectivement, ma mère aurait pu trouver mauvais d'avoir été négligée, pour quelqu'un que je ne connais pas. Je lui ai donc caché cette rencontre. Mais, jusqu'à ce jour, je ne lui avais pas dissimulé la plus légère pensée : je lui rendais compte de toutes mes impressions, aussi fidèlement que si elle les eût vues passer dans mon ame. Aussi cette réserve, quoique dans une circonstance bien indifférente, m'a-t-elle laissé une peine secrète, une humeur contre moi-même, qui n'a pu s'adoucir qu'en vous écrivant. - Adieu, mon aimable soeur.
Lettre III
La comtesse de Foix à la marquise d'Astey.
Compiègne, 26 juin.
Nous avons été hier chez la maréchale de B. Votre soeur a paru dans le monde pour la première fois ; et je vous avoue, ma chère enfant, que j'ai été bien fière du succès qu'elle y a eu. Les principaux officiers de l'armée, les jeunes gens les plus élégans, les plus à la mode, étaient chez le maréchal lorsque nous arrivâmes. Dès qu'on nous vit paraître, chacun se demanda qui elle était. C'était à qui se presserait pour la voir ; mais à mesure que nous avancions, tous se rangeaient avec respect pour nous faire place. Ma fille, quel délice pour une mère, d'entendre ce murmure flatteur de louanges, d'étonnement, de curiosité qui accompagnait Emilie! A peine étions-nous passées, qu'on cherchait à la suivre : aussi notre entrée dans le dernier salon où était la maréchale, avait presque l'air d'un triomphe. Elle m'en félicita ; et, après les complimens d'usage, Emilie s'assit près de moi, très-embarrassée de se trouver l'objet de tous les regards ; elle se tenait dans le silence, osant à peine répondre quand on lui parlait. Cette réserve, cette touchante modestie l'embellissaient encore. Pour moi, ma fille, je contemplais avec joie tous les yeux fixés sur elle : j'ignorais si le duc de Candale était présent ; mais, en voyant l'enthousiasme qu'elle excitait, je me disais intérieurement : "Il l'aimera ; il est impossible qu'il ne l'aime pas!"
Pendant que tout entière à mes projets, je le cherchais au milieu de la foule qui nous environnait, je l'entendis annoncer. Le bruit qu'occasionait sa présence, celui qu'il faisait lui-même, ne purent attirer l'attention de votre soeur ; mais je fus dédommagée de cette indifférence par l'admiration qu'elle lui inspira.
Dès que monsieur de Candade fut arrivé, je ne le perdis plus de vue ; aucun de ses mouvemens ne m'échappa : que de fois je l'entendis se récrier sur la beauté d'Emilie! Enfin, il parla long-temps bas à la maréchale, qui, l'instant d'après, vint me demander la permission de me le présenter. Notre ancienne division fournit au duc mille plaisanteries, auxquelles je répondis de manière à lui persuader que je souhaitais de la voir bientôt terminée. Aussi, dès qu'il m'en témoigna le désir, je consentis à le recevoir pendant mon séjour à Compiègne ; et il me pria gaiement d'oublier que nous étions parens, pour tâcher de devenir amis.
Voilà donc, ma chère fille, un commencement de liaison avec l'homme du monde dont nous paraissions le plus éloignées. Si son caractère n'a point d'inconvénient ; s'il peut plaire à mon Emilie, avec quel bonheur je lui verrai partager la fortune brillante que monsieur de Candale peut lui offrir! Mais je ne veux pas considérer long-temps les avantages d'une union dont les dehors sont trop séduisans, pour ne
pas la regretter beaucoup, si, malgré la conformité de noms et les rapports d'intérêts, ce mariage ne devait pas avoir lieu.
Lettre IV
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Compiègne, 1er juillet.
Cette après-dînée, comme beaucoup de monde était réuni près de ma mère, on nous a annoncé le duc de Candale. Il me semble, ma tendre amie, que nous n'avions pas beaucoup perdu, lorsque d'anciens procès l'ont éloigné de nous. Je me suis sentie prévenue contre lui dès la première vue ; et cette seconde visite ne lui a pas été plus favorable. Hier, chez la maréchale de B., il n'a cessé de s'occuper de moi avec une affectation qui m'embarrassait, de parler bas à des jeunes gens qui étaient entrés avec lui, de rire, de s'agiter ; et ce mouvement, portant sur moi l'attention générale, me jetait dans un malaise que je ne lui pardonnais pas. Ce qui m'étonnait le plus, c'est l'assurance de son regard, qui ne m'a pas permis de lever les yeux une seconde fois, après avoir rencontré les siens. Aujourd'hui, j'avoue que, pour un moment, il ne m'a plus paru le même, et que je me reprochais déjà de l'avoir jugé la veille avec trop de sévérité. Il est entré chez ma mère d'un air posé, respectueux ; son maintien était assez modeste, sa politesse indiquait un grand usage du monde ; sa conversation, sans avoir rien de brillant, devenait agréable, par l'attention avec laquelle il disait à chacun ce qui pouvait lui plaire. Il a parlé à ma mère de sa santé, avec toutes les apparences de l'intérêt : il lui a adressé quelques complimens sur l'effet que ma figure avait produit, sur l'extrême ressemblance qui existe entre nous : il m'a dit qu'il était bien fier de m'avoir pour parente ; qu'à l'avenir il apporterait tous ses soins à terminer à l'amiable nos anciennes discussions.
La présence du duc causait à ma mère une satisfaction extraordinaire, qui brillait sur son visage. Elle a été très-aimable pour lui, a souri particulièrement aux éloges qu'il faisait de moi, et l'a invité à ne pas négliger ses nouvelles connaissances. Mais, à mesure que la politesse de ma mère devenait plus prévenante, monsieur de Candale reprenait l'air de confiance dont j'avais été si choquée. Au bout d'une demi-heure, il était presque familier, ne me nommait plus que sa jolie cousine, se promenait dans la chambre, se regardait dans toutes les glaces, fredonnait deux ou trois chansons nouvelles, parlait de ses chiens, de ses chevaux, et du regret épouvantable qu'il aurait, lorsqu'il serait obligé de quitter Compiègne. En prononçant ces derniers mots, il me regardait d'un air d'intelligence, comme si je devais partager sa peine, ou que nos regards pussent s'entendre : mais il a dû lire dans mes yeux l'étonnement que sa vanité m'inspirait ; et je sens déjà que le lendemain de ce départ sera un des jours que j'aimerai le mieux.
Concevez-vous que ma mère, à qui nous avons toujours vu une aversion invincible pour les airs et la fatuité, accueille le duc de Candale avec tant de préférence, je dirais même d'aveuglement? Dès qu'il a été parti, elle m'a demandé comment je le trouvais? - "Il ne me plaît point du tout," lui ai-je répondu vivement. - "Vous avez tort, m'a-t-elle dit ; sa figure est bien." - "Oui, s'il en était moins occupé." - "Sa taille est élégante...., ses manières sont nobles...., sa façon de s'exprimer agréable." - Ma mère a remarqué ainsi tout ce qui peut frapper à une première vue. A chaque éloge, j'étais obligée de dire oui , parce que, dans le vrai, il était fondé; mais à chacun de ces prétendus agrémens, je sentais attachée une déplaisance que je ne peux bien définir, et sur laquelle je n'ai eu garde d'insister, pour ne pas contrarier notre excellente mère. Qu'elle est bonne cependant! combien elle vaut mieux que moi! Car, si toutes deux nous voyons le duc de Candale avec prévention, au moins elle ne s'arrête que sur le bien qu'elle peut saisir dans l'homme qu'elle ne connaît pas, au lieu que je n'ai aperçu que ses ridicules.
O ma bonne, mon indulgente mère! puisque monsieur de Candale vous plaît, je tâcherai de m'accoutumer à ses faux airs. Lorsqu'il reviendra, j'invoquerai votre douce bienveillance, avant de le regarder une seconde fois. Et vous, mon aimable amie, ne le jugez point d'après moi. Je déchirerais même cette lettre, si je ne vous avais promis de vous rendre compte de tous mes sentimens, et de laisser courir mes idées comme elles viennent.
Lettre V
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Compiègne, 5 juillet.
J'aurai bien de la peine à m'accoutumer au duc de Candale, mon aimable amie ; et ce qu'il y a de bizarre, c'est qu'à mesure que ma répugnance pour lui s'accroît, la prévention de ma mère semble augmenter. Elle le traite avec une distinction étonnante. Elle est toujours de son avis ; elle sourit à ses propos, à sa gaieté; tandis que cette gaieté me cause une tristesse inconcevable. Cet homme rit dès qu'il vous aperçoit, rit en parlant, rit de ce qu'il a dit, rit lorsqu'il vous quitte, rit sans cesse. Je ne sais si c'est pour reconnaître les bontés de ma mère, qu'il m'honore d'une attention particulière ; mais ses soins me désolent. Il fait tant de bruit, se donne tant de mouvement, qu'il attire sur moi tous les regards : alors il se plaît à augmenter mon embarras ; il se divertit de ma rougeur, de ma timidité; j'entends qu'il les fait remarquer ; et il rit encore.
Nous allâmes hier à un grand bal. L'étranger y était aussi. Quelle différence de son maintien à celui de monsieur de Candale! La même tristesse paraissait toujours le dominer ; mais on voyait qu'il essayait de la surmonter, pour répondre aux égards qu'on lui témoignait. Au milieu de ce grand cercle où tout m'était nouveau, il me semblait qu'il y avait entre nous des rapports dont il devait être saisi comme moi. Etranger à la France, je me sens étrangère au milieu du monde, puisque je n'ai jamais quitté la maison paternelle ; il était chagrin, j'étais loin de m'amuser. Bientôt la société devint si nombreuse que la foule le porta vers nous. Chaque pas qu'il faisait, le rapprochait de ma mère, et j'espérais que le hasard la mettrait à portée de lui parler : son air mélancolique et souffrant aurait suffi pour l'engager à le prévenir. Déjà il était près de moi ; elle le considérait même avec intérêt : mais monsieur de Candale vint précisément s'asseoir sur le seul siége vacant qui fût à côté de nous ; alors il fallut ne s'occuper que de lui. Quelle fatigue! il me nomma assez haut les personnes les plus remarquables, ou les plus ridicules, qui étaient présentes. Son bavardage m'impatientait d'autant plus, qu'obligée de lui répondre, de paraître l'écouter, on aurait pu croire que son persiflage m'était agréable. Il m'apprit que l'inconnu était fils du duc d'Al..., grand d'Espagne de la première classe, possédant à lui seul une portion considérable du Mexique. "Cependant, ajouta-t-il, ce bel indifférent dédaigne ces trésors et fuit la société; toutes nos dames le poursuivent de coquetteries dont il paraît fatigué, comme de politesses importunes. Elles lui trouvent l'air d'un héros de roman, ne le nomment que le bel Espagnol, le sensible Alphonse, le superbe étranger! Mais le malheur l'a marqué de son sceau, et aucune d'elles n'a pu jusqu'ici lui arracher un sourire." - Je l'écoutais encore, lorsque le duc voyant Alphonse près de moi, se leva, et, sans m'en demander la permission, sans même l'en prévenir, il nous présenta l'un à l'autre, disant que les deux plus belles personnes du monde devaient se connaître. Egalement surpris, nous nous saluâmes sans nous parler ; j'éprouvais un embarras inexprimable. Le duc riait aux éclats de ma timidité; il en jouissait d'autant plus que je suis peut-être la première femme qui ait reçu Alphonse avec si peu d'égards ; du moins la joie de monsieur de Candale me l'a fait sentir. Il me remerciait, de préférer les Français à un étranger : je ne songeais guère aux complimens qu'il me faisait ; j'étais frappée de la crainte qu'Alphonse ne prît ma réserve pour du dédain, et surtout qu'il ne me jugeât capable de faire plus de cas du faux brillant du duc que de la noble simplicité de ses manières. J'avais tort de m'effrayer ; Alphonse, absorbé dans un profond chagrin, ne prêtait aucune attention au persiflage de monsieur de Candale, et ne pensait même pas à moi. Il parut charmé de trouver une Française qui n'eût aucun désir de plaire, qui ne s'occupât point de lui ; et il se cacha derrière mon fauteuil, comme dans un asile où il pourrait se livrer en paix à ses réflexions. Il se trompait ; la coquetterie l'y poursuivit. Presque toutes les femmes vinrent le plaisanter sur son indifférence, sur sa mélancolie ; toutes lui répétaient les mêmes petites phrases, avec des minauderies semblables. Qu'il devait être ennuyé de ce jargon! Mais ce n'était rien encore ; elles imaginèrent de le forcer à danser : alors ce fut une véritable persécution ; il s'y refusa long-temps.... Enfin, j'imagine que, pour se délivrer d'un pareil tourment, il me demanda si je voulais l'accepter pour la première contredanse. J'y consentis, sans me rappeler que j'étais engagée avec le chevalier de Fiesque, ami de monsieur de Candale, et dont, à ce titre, j'aurais dû craindre le même esprit moqueur.
Comme Alphonse et moi nous traversions la salle pour prendre nos places, le chevalier s'avança vers moi. En le voyant, je me souvins qu'il m'avait priée. Mais, loin de me reprocher ma distraction, de chercher à augmenter mon embarras, ou d'affecter les airs bruyans et légers de son ami, il me salua profondément, et me dit tout bas : "Vous m'avez oublié, Mademoiselle ; au moins daignez remarquer que mon respect ne me permet pas de me plaindre." - Il resta près de nous pendant la contredanse : je l'entendis parler de moi avec éloge, d'Alphonse avec intérêt, et je sentis diminuer la répugnance que sa liaison avec monsieur de Candale m'avait inspirée.
Après la danse, nous fûmes rejoindre ma mère ; Alphonse reprit sa place derrière mon fauteuil, et retomba dans sa rêverie : mais moi, ma soeur, moi qui compâtissais si réellement à sa peine, croiriez-vous que je n'ai pas même osé me retourner pour le regarder? Ce qui rend mon silence, mon impolitesse impardonnables, c'est qu'avant de le connaître, j'avais la simplicité de penser qu'à la première vue, il devinerait la pitié que sa tristesse m'inspire ; que nos premiers mots seraient presque des paroles d'amitié; et dès que j'ai été près de lui, je me suis persuadée que le moindre empressement me ferait paraître trop confiante, trop familière. Eh bien, à peine l'avais-je quitté, que je me suis reproché de ne lui avoir point parlé; au moins aurais-je dû lui faire une de ces demandes par lesquelles on commence toutes les conversations avec les étrangers : - "Y a-t-il long-temps que vous êtes en France? vous y amusez-vous?" enfin de ces phrases qu'on dit tous les jours : et je trouve actuellement que je n'ai évité des avances ridicules, que pour tomber dans une froideur stupide. Je ne sais comment il se fait que, dans tout ce qui a rapport à cet inconnu, c'est moi que je trouve à blâmer, même sur les choses qui me paraissent les plus contraires, et sur celles qui me déplaisent le plus.
Adieu, mon aimable soeur.
Lettre VI
Le chevalier de Fiesque à madame de....
Compiègne, 15 juillet.
Me venger sans peine, et m'amuser sans recherche, voilà, ma chère cousine, les jouissances qui m'attendent. La fatuité du duc de Candale, et la vanité de la marquise d'Artigue vont me procurer cette satisfaction : je compte sur un hiver délicieux. Mais il faut, malgré votre jolie pruderie et votre petit air boudeur, que je vous explique le sujet de si flatteuses espérances.
Je vous dirai donc qu'il nous est tombé du ciel un ange de perfection et de grâces. L'exaltation des poëtes ne saurait parvenir à peindre la beauté de mademoiselle de Foix ; et le langage mystique n'a point d'expressions assez pures, assez célestes pour parler de sa candeur, de son innocence, du charme qui règne autour d'elle. Son amour pour sa mère est si vrai, ses yeux sont si tendres et si doux, que leurs regards portent la paix dans l'ame, en y laissant des traces qui ne s'effacent plus. Le duc de Candale s'en croit amoureux ; et peut-être le serais-je devenu, si je n'avais pour maxime suprême de veiller à ma tranquillité, de me tenir détaché de toutes choses, et de n'assister aux différentes scènes du monde que comme à des spectacles, dont les acteurs jouent pour mon plaisir, mais me sont étrangers. Du moins, voilà ce que je prétends être ; et si je ne parviens pas à me garantir de toute illusion, ce ne sera ni la faute de la société, ni la mienne.
Vous n'étiez pas encore dans le monde, lorsque la marquise d'Artigue y parut. Avant de passer aux détails qui m'occupent aujourd'hui, je veux vous raconter le commencement d'une existence dont les travers vous amuseront.
La marquise avait pour père un homme très-dérangé, et qui, malgré son âge assez avancé, courait encore après tous les plaisirs. Sa mère, vaine, acariâtre, mais fort régulière, avait passé sa vie à contraindre toutes ses impressions. Aussi, accablait-elle son mari du poids de l'estime qu'elle avait pour elle-même, et des sacrifices qu'elle s'était imposés depuis l'enfance. Chaque jour, leur fille était le témoin de leurs éternelles disputes. Ce père, ennuyé chez lui, s'en vengeait, en se permettant d'imprudentes railleries sur des principes qu'il aurait dû respecter, au moins devant cette jeune personne. La mère, irritée par un persiflage insupportable, par des contrariétés habituelles, y opposait d'amers sarcasmes, et des reproches trop fondés. Elle ne manquait pas de les accompagner d'airs repoussans et de regards dédaigneux. Enfin, c'était une de ces épouses qui répondent toujours, et ne laissent rien passer. Elle nuisait ainsi à la cause qu'elle voulait défendre ; et ses vertus étaient cachées sous des formes à faire fuir les anges.
Leur fille les examinait, les jugeait en silence ; car elle n'aurait pas osé élever la voix, dire un mot, devant des gens toujours fâchés. Ils ne la connaissaient donc point ; ils ne savaient pas l'effet que le contraste de leurs sentimens faisait sur sa jeune tête ; et tous deux, comme s'ils eussent rempli une tâche, égaraient également son esprit.
On la maria à dix-neuf ans avec monsieur d'Artigue : il avait trop d'agrémens pour ne pas exiger d'amour ; mais trop peu de qualités pour l'inspirer. De plus, il n'avait pas une grande rectitude dans les idées. Peu de temps après son mariage, il entoura sa jeune femme d'étourdis bien avantageux, bien à la mode, de femmes très-frivoles, très-légères, sans lui donner un guide sûr pour la conduire, ni pouvoir l'être lui-même. Aussi madame d'Artigue, se rappelant les leçons d'une mère rigide, et voyant tout-à-coup la vie molle et dissipée des gens du monde, nous traita tous de pervers. Mais cette sévérité de raison lui passa bien vite, et elle commença à croire que les défauts de son père pouvaient être plus sociables. D'ailleurs, elle avait appris dans les continuelles disputes de sa famille à défendre le pour et le contre, et à saisir habilement les motifs propres à tout excuser.
Elle sentait qu'elle n'aimait pas son mari, mais elle se flattait que sa coquetterie la préserverait du moindre attachement. Je ne sais combien de temps elle aurait suivi ce beau système, lorsqu'une mort inopinée vint enlever monsieur d'Artigue. Il y avait à peine dix-huit mois qu'ils étaient mariés.... Jeune, belle et riche, elle devint bientôt l'objet de tous les hommages, quoiqu'elle annonçât la résolution de ne plus sacrifier sa liberté. Son esprit fin, brillant, avait aussi contribué à lui faire acquérir une célébrité qui inspirait aux plus sages l'ambition d'être admis chez elle, et aux plus indifférens le désir de lui plaire.
Le duc de Candale voyageait alors dans les différentes cours de l'Europe. On lui manda de toutes parts le bruit que faisait cette nouvelle beauté. Tant d'éloges réunis excitaient son impatience et sa curiosité: il écrivit à chacun de nous, pour connaître ses entours, ses goûts, ses dispositions. Toutes ses lettres, tous ses calculs l'avaient pour objet ; et, en revenant à Paris, il la connaissait mieux qu'elle ne se connaissait elle-même. Plus âgé qu'elle de dix ans, il avait encore l'avantage d'un grand usage du monde, d'un coeur froid, et d'un amour-propre qui ne s'oubliait jamais. La marquise avait souvent entendu parler de lui, de ses succès, de sa magnificence, de plusieurs aventures, fausses ou véritables, qu'il avait publiées avec éclat, soutenues avec hauteur, et quelquefois justifiées par une bravoure chevaleresque : elle désira lui plaire, quoiqu'elle fût déterminée à ne jamais aimer.
J'étais un peu parent de monsieur d'Artigue : ce fut à la cérémonie même de son mariage que je vis sa femme pour la première fois ; je la trouvai charmante. Bientôt je m'attachai à ses pas ; elle me crut rangé à sa suite, et employa, alternativement ; les séductions pour me soumettre, et l'abus de son pouvoir pour en constater la force. Pendant plusieurs mois je fus le jouet de tous ses caprices ; et, je dois l'avouer, son triomphe fut complet. Cependant je commençais à surmonter ma faiblesse, lorsqu'on apprit le retour de monsieur de Candale.
Dès qu'il fut arrivé, il se fit inviter à souper dans une maison où la marquise devait se rendre. On se préparait d'avance à s'amuser des efforts qu'ils feraient pour se surpasser mutuellement ; car leur vanité était bien connue, et ils semblaient créés l'un pour l'autre. Cependant madame d'Artigue est bien supérieure au duc de Candale, qui n'a pour tout mérite que sa belle figure, dont il est lui-même enchanté, sa grande naissance qui le place naturellement au premier rang dans le monde, et son immense fortune qui l'environne d'un éclat très-propre à éblouir des têtes qui ne réfléchissent guère.
Mais je reviens au souper où madame d'Artigue était si vivement attendue. A dix heures, elle arriva parée avec une recherche qui ne laissait pas douter de ses intentions. Elle salua la maîtresse de la maison sans la voir, promenant ses regards autour de la chambre ; mais à son grand étonnement, ses yeux ne rencontrèrent que des visages connus qui lui plaisaient la veille, et que ce jour elle ne daignait pas remarquer.
Je devinais tous les petits projets de cette petite tête, et fus au moment de m'oublier jusqu'à en être jaloux. Je crains même de n'y avoir pas été aussi insensible que j'aurais dû l'être, en m'apercevant combien ces détails me sont encore présens, et avec quel plaisir et quelle exactitude je vous les raconte. Quoi qu'il en soit, je ne veux point m'examiner trop sévèrement. Il entre dans mon système de ne rien approfondir ; et c'est en vivant en paix avec mes faiblesses, comme avec celles des autres, que je jouis de la tranquillité.
La marquise ne voulut pas jouer ; il semblait que la soirée ne commencerait pour elle qu'au moment où le duc paraîtrait. Cependant les portes avaient beau s'ouvrir ; ce n'était jamais pour l'entendre annoncer. Enfin on vint dire que le souper était servi. - "Avertissez le duc de Candale," s'écria la maîtresse de la maison ; "il nous oublie pour jouer au billard." - La marquise me parut piquée de cette négligence ; et pour ne pas lui laisser l'espoir que monsieur de Candale ignorât qu'elle fût dans le salon, j'eus la petite méchanceté de reprendre d'un air insouciant : "Je ne sais quelle fureur de jeu saisit le duc aujourd'hui ; je lui ai cependant appris que vous êtes ici, et je vous engage à le bien maltraiter." - "Sûrement," répondit-elle en souriant, "le jeu est considérable?" - "Non, il est spectateur indifférent." - Elle passa dans la salle à manger : je m'assis à table à côté d'elle, en me promettant de l'observer le reste de la soirée.
Au dessert le duc parut ; mais, au lieu de s'approcher de la marquise, de s'arrêter au moins pour la voir, il alla se placer auprès d'une jeune personne qui réunissait une grande timidité à beaucoup d'innocence et de candeur. Rien ne blesse plus une femme que d'avoir l'air de n'admirer devant elle que les qualités qui lui manquent : aussi, dès cet instant, la marquise résolut de soumettre le duc à quelque prix que ce fût. Avant la fin de la soirée, elle réussit à l'attirer près d'elle, et l'invita à venir la voir. Depuis ce jour, elle ne fut plus occupée que de lui ; le flattant par des louanges indirectes, par un persiflage délicat, par des préférences d'autant plus flatteuses qu'elles paraissaient involontaires ; le cherchant lorsqu'il la négligeait ; s'éloignant dès qu'il l'avait distinguée. De même il ne s'occupait d'elle, que lorsque des étourderies, ou un oubli apparent lui faisaient craindre qu'elle ne lui échappât ; mais plus froid, ayant plus d'expérience que la marquise, il la devinait, la voyait venir, et lui tendait des piéges qu'elle ne pouvait ni prévoir ni éviter.
Depuis trois ans la vanité les tient unis. Souvent le duc a paru l'oublier ; mais comme le coeur n'entre pour rien dans leur liaison, elle souffre ses légèretés, à condition qu'il soit toujours avec elle aux spectacles, dans ses promenades, à toutes les fêtes. Comme jamais elle n'a senti pour lui le besoin de la solitude, ni le charme de la confiance, elle ne désire qu'un esclave ; et, pourvu qu'il paraisse soumis, elle s'inquiète peu de l'emploi de ces heures ignorées qu'elle ne daigne pas compter dans la vie.
Jusqu'ici, de son côté, monsieur de Candale se trouvait heureux. Ses richesses immenses lui permettaient de satisfaire toutes ses fantaisies. Il avait une petite maison charmante, où il donnait de grands soupers auxquels il nous invitait tous, plusieurs engagemens passagers qu'un vain faste parait de l'éclat de la fortune. La marquise, qu'il appelait son amie , était la femme la plus à la mode et la plus spirituelle de Paris. Il ne lui manquait, à ses propres yeux, que d'épouser une jeune personne qui réunirait, à toutes les perfections, le respect de ses devoirs et la plus ardente passion pour lui. C'est dans ces dispositions que le hasard vient de lui offrir mademoiselle de Foix. Il se persuade facilement que sa beauté, ses grâces effaceront celles de tous les femmes : mais le moindre mérite d'Emilie est d'être belle. Emilie est naturelle, bonne, vraie, simple, et possède au suprême degré cette douceur enchanteresse, ce charme inexprimable qui attire tous les coeurs. En voyant l'enthousiasme qu'elle inspire, le duc m'a déjà dit plusieurs fois : "C'est celle que je souhaitais ; le hasard me la donne la plus belle, la plus ingénue, sûrement la plus sensible." Ivre de vanité, il croit être éperdu d'amour : il croit aimer, lui qui n'a jamais eu un sentiment ; lui dont les goûts ont toujours été décidés par les éloges de la mode, ou les avances de la coquetterie. Entouré de flatteurs, idolâtre de lui-même, incapable de résister à un ridicule, esclave de tout le monde et de toute chose, c'est là l'homme qui se propose d'obtenir mademoiselle de Foix! Et que dira madame d'Artigue? A quels excès se portera son amour-propre humilié? Certainement, j'en serai instruit un des premiers ; j'entendrai les éclats de ce grand courroux : car n'ayant pu lui plaire, je suis resté au moins son ami ; si toutefois l'on doit accorder ce nom à ces liaisons frivoles, qui font qu'on se voit par l'habitude de s'être vu, et qu'on croit se confier ce qu'on ne peut s'empêcher de dire.
Ah! céleste Emilie! si l'ambition de votre famille vous sacrifie à la vanité de monsieur de Candale, que de malheurs vous menacent! Sera-t-il permis de chercher à vous en garantir, à vous consoler? Mais je m'arrête, mon aimable cousine ; c'est assez vous parler d'un monde, dont cependant les moeurs doivent vous donner toujours le sentiment de votre supériorité.
Lettre VII.
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Compiègne, 30 juillet.
O ma soeur, ma tendre amie! nous avons été bien près de ne jamais nous revoir ; et peut-être que ma mère n'existerait plus, sans le généreux dévouement d'Alphonse. A présent, une sorte de superstition m'explique l'intérêt extraordinaire qu'il m'avait inspiré; je ne puis m'empêcher de croire que mon coeur avait pressenti le danger de ma mère, et l'obligation que j'aurais à cet inconnu. Avant de vous parler du péril dont il nous a sauvées, je veux vous rendre compte de tous les sentimens que je viens d'éprouver.
Le duc de Candale, sous prétexte de célébrer sa réunion avec notre famille, nous donna hier une grande fête, dont il me répéta souvent que j'étais l'objet ; car sa délicatesse ne laisse rien deviner à celle des autres. Il avait invité tout ce qu'il y a de personnes distinguées à Compiègne. Alphonse y fut prié; quoique monsieur de Candale affecte de se moquer de sa mélancolie, Alphonse est d'un rang qui ne permet pas de l'oublier.
On s'était promis de se rendre chez le duc à une heure marquée : les hommes la devancèrent un peu ; et lorsque nous arrivâmes, il s'en trouva un grand nombre qui attendaient ma mère au bas de son carrosse. Cette prodigieuse affluence de chevaux, de voitures, avait aussi attiré la misère : plusieurs pauvres étaient accourus, dans l'espoir d'obtenir quelques légers secours ; le duc leur parla durement, les renvoya sans pitié. Un d'eux, dont l'âge avait appesanti la marche, ne fuyant pas assez vite, fut poursuivi par un grand chien qui appartient à monsieur de Candale ; le chien courant, hurlant, se jeta sur ce vieillard, et déchira son habit déjà en lambeaux. Le duc riait, tandis que le malheureux, qui avait un bâton pour se soutenir, n'osait pas en user pour se défendre. Alphonse courut délivrer le pauvre, et lui remit sa bourse. Mon coeur en fut ému, et lui en sut gré. Le chien revint haletant, triomphant, près de son maître, qui me donnait la main. Lorsque je vis approcher ce vilain animal, il me fut impossible de dissimuler l'horreur qu'il m'inspirait : je voulus fuir ; aussitôt le duc, qui prenait ce mouvement pour de la crainte, chercha à me rassurer en disant : "N'ayez point peur, il ne fait de mal qu'aux pauvres....." Il voulait parler des gens sans aveu, des mendians ; mais quelle expression! Ma mère ne l'entendit pas ; et je me garderai bien de la lui répéter ; elle se reprocherait sûrement la prédilection qu'elle témoigne à monsieur de Candale.
Je demeurai pensive le reste du jour ; le spectacle de la société m'effraya. Parmi les personnes qui étaient présentes, aucune n'avait témoigné, ni pitié pour le pauvre, ni indignation contre le duc ; et toutes étaient contentes et gaies. Alphonse seul avait été compâtissant, généreux, et seul il paraissait accablé par le malheur! Que de réflexions et de craintes dans ce contraste! Je ne sais quel retour sur moi-même m'apprenait que ma jeunesse ne serait pas plus heureuse que celle d'Alphonse ; qu'avec mon caractère, toutes les peines de la vie m'atteindraient, et que les amusemens du monde ne sauraient me toucher. Triste, oppressée, j'étais cependant bien aise que, par une sorte de conformité avec moi, Alphonse se montrât si prêt à oublier son chagrin pour secourir un malheureux, et incapable d'en être distrait par les plaisirs.
Monsieur de Candale avait fait venir une troupe de comédiens qui devaient jouer une pièce analogue au rapprochement de notre famille. Une salle en bois construite à la hâte ne pouvait pas être bien solide ; cependant tout le monde s'y porta avec fureur. Aussi, à peine le spectacle fut-il commencé, qu'un cri général avertit que la charpente fléchissait. Chacun voulant sortir en même temps, plusieurs personnes furent blessées. Le duc, occupé dans ce moment à donner des ordres sur le théâtre, ne put nous secourir ; mais Alphonse, qui se trouvait près de nous, me saisit, et malgré mes cris qui ne lui recommandaient que ma mère, il m'entraîna hors de la salle ; et sans s'arrêter, fermant les yeux sur le péril auquel il s'exposait encore, il courut la chercher, et bientôt la ramena.
Le duc était revenu ; une foule immense s'empressait autour de moi : mais dès que j'aperçus ma mère, je les oubliai tous. Fondant en larmes, je me jetai à ses pieds : je remerciais le ciel, je bénissais Alphonse, je baisais les mains de ma mère. Cette excellente mère me pressait dans ses bras, sur son sein, et ne pouvait se détacher de moi, que pour contempler Alphonse. Elle le supplia de regarder notre maison comme la sienne, et votre Emilie comme sa soeur. Je ne lui parlai point ; mais en entendant ma mère, j'éprouvai une joie extrême ; et jamais je n'ai senti plus vivement combien il fallait que j'en fusse aimée, pour que sa reconnaissance s'exprimât avec tant de chaleur.
P.S. Je n'ai pas pu dormir cette nuit ; j'avais été trop émue tour à tour de frayeur et de joie. Je vous écris depuis six heures ; il n'en est pas encore sept ; le temps est superbe, je vais essayer de me promener. Jusqu'à présent, je n'avais pas osé retourner au rocher, me persuadant que c'était le but des promenades d'Alphonse, et que peut-être son chagrin lui faisait chercher la solitude. Je répugnais également à y aller seule, et à y mener du monde : mais aujourd'hui qu'il est trop matin pour craindre de l'y rencontrer, j'avoue que j'ai besoin de me retrouver à la place où je l'ai vu pour la première fois ; il me semble que là je jouirai mieux, s'il est possible, du bonheur que je lui dois.
Lettre VIII
Madame la comtesse de Foix à la marquise d'Astey.
Compiègne, 31 juillet.
O ma fille! quelle mère peut se flatter d'avoir la confiance de son enfant, puisque ma tendresse n'a pu m'obtenir celle de votre soeur? Emilie aime un étranger, et j'ignorais même qu'elle le connût : elle l'aime, ma fille ; et peut-être cette première impression va-t-elle préparer le malheur du reste de sa vie.
Emilie m'a dit avoir mandé à votre fille le danger que nous avions couru, et celui qu'Alphonse avait bravé pour nous sauver. Avec quels transports je le remerciai de m'avoir rendu votre soeur! devais-je craindre alors que ma reconnaissance dût être si promptement changée en une cruelle inquiétude?
Hier, dès neuf heures du matin, j'entendis la voix d'Emilie dans la chambre qui précède la mienne. J'étais encore dans mon lit, à peine éveillée, lorsque je la vis paraître suivie d'Alphonse. En entrant elle s'écria : "Le voilà, Maman, le voilà!" Actuellement je me rappelle que sa voix avait un accent de sensibilité et de satisfaction qui aurait dû me frapper ; mais j'avoue que je ne le remarquai point : cependant, je ne comprenais pas trop comment ils se trouvaient ensemble de si bonne heure. Tout occupée des obligations que nous avons à ce jeune homme, je l'en remerciai de nouveau. Il faut que la tendresse et la joie qui étaient dans mon ame aient passé dans mes expressions, car il parut touché de ma gratitude, et félicita votre soeur d'avoir des parens bons et indulgens.... Ces derniers mots lui arrachèrent un profond soupir : à l'instant, ma fille, le visage d'Emilie changea ; elle était gaie, contente ; aussitôt elle devint triste, et des larmes parurent dans ses yeux. A l'instant aussi je fus éclairée, je fus sûre qu'elle l'aimait.
Emilie voulant, je crois, distraire Alphonse, se mit à parler avec volubilité de la manière dont elle l'avait trouvé dans le parc. "Maman, me dit-elle, en arrivant à la cime du rocher, j'ai aperçu monsieur qui dessinait. Il était si absorbé, qu'il ne m'a pas entendue venir ; et je l'ai regardé long-temps travailler, sans qu'il s'en doutât. Il a fait de cette partie du jardin un paysage charmant : la source, la rivière, les groupes d'arbres y sont représentés ; et sous le saule, à l'endroit même où il était assis, il a placé une femme dont il s'occupait à retoucher les traits, lorsqu'enfin il m'a vue." En même temps elle le pria de me montrer son ouvrage. Après en avoir loué l'ensemble, je remarquai que le portrait devait être celui d'une très-belle femme. - "C'est une figure d'imagination," reprit vivement Emilie. - "Non, mon enfant, c'est un portrait." - Ma fille, que j'ai souffert, en voyant de quel air sombre et inquiet votre soeur a répondu : - "Vous croyez, Maman?" - "Si monsieur eût travaillé d'idée, il aurait formé des traits plus parfaits ; cette tête a des défauts et des grâces qui n'appartiennent qu'à la nature." - Alphonse avoua que c'était une personne qu'il avait connue en Espagne. - "Ce qui m'empêchait de le croire," reprit sèchement Emilie, "c'est qu'il me semble que vous auriez dû la placer dans les lieux où vous l'avez vue." Mais, honteuse, et peut-être étonnée d'avoir montré de l'humeur, elle ajouta : "Si je faisais un dessin où je voulusse vous représenter, ce serait dans le petit sentier." - "Quel sentier?" repris-je ; car chaque mot venait accroître ma surprise et mon trouble. "Celui qui est près de la rivière." - "Vous y avez donc vu monsieur?" - "Oui, Maman." - Emilie me laissa le dessin entre les mains, et s'en alla prendre son ouvrage à l'autre bout de la chambre. Pendant ce temps, Alphonse m'expliqua que, s'étant promené souvent dans cette solitude, il avait désiré d'en conserver le souvenir, et qu'il y était venu ce jour même, pour achever d'en tracer la vue, avant que personne fût éveillé dans le château.
Ma fille! quelle douleur je ressentais en examinant votre soeur! je la voyais travailler avec une agitation qui augmentait à mesure que je la regardais. Il est bien certain qu'elle ne m'a point parlé de sa rencontre avec Alphonse. Lui-même convient qu'il est venu souvent dans cette retraite. Emilie l'a-t-elle rencontré par hasard? l'aurait-elle vu plusieurs fois? Que peut donc avoir le sentier de si remarquable?... Cependant, quoique le trouble de votre soeur me persuade qu'elle n'a pas vu sans émotion un jeune homme dont tous les traits ont une expression si mélancolique et si touchante, au moins l'ingénuité d'Emilie, son propre étonnement me prouvent qu'elle l'ignore elle-même.
Tous trois livrés à nos différentes pensées, nous gardions le silence depuis long-temps, lorsque tout-à-coup Alphonse nous dit qu'il était venu demander nos ordres pour l'Espagne. - "Vous allez donc partir," reprit douloureusement Emilie. - "Demain à votre réveil je serai déjà loin de Compiègne." Il ajouta qu'il espérait la voir le soir an bal. - "Ce sera peut-être la dernière fois de notre vie!..." répliqua votre soeur avec une voix si faible, qu'Alphonse prit le même ton, et lui répondit trop bas pour que je pusse l'entendre. - Alors j'appelai Emilie ; je la priai de me rendre mille petits services qui devaient la rapprocher de moi, et lui laisser le temps de se remettre : c'était mes cousins à replacer,... un livre à chercher.... On m'apporta une lettre ; aussitôt je la chargeai d'aller répondre pour moi ; et désirant qu'elle ne revît plus Alphonse, je profitai de son absence pour lui souhaiter un heureux voyage ; je lui dis adieu d'un ton sérieux mais poli, et il me quitta à l'instant.
A peine était-il sorti qu'Emilie rentra. Elle fut si frappée de ne plus retrouver Alphonse, qu'elle devint pâle, et restait immobile à la porte : je l'appelai près de moi ; car quoiqu'elle me fît pitié, je résolus de donner un motif naturel à des larmes qui étaient près de couler. Je la grondai donc sur sa lettre ; je lui dis que l'écriture en était mauvaise, le style obscur. Emilie pleura, mais elle s'excusa ; j'espérai qu'en lui causant cette légère peine, je l'empêcherais de s'étonner du chagrin qu'elle ressentait, et d'en connaître la source. - Tout le jour, j'ai rempli cette ame active d'émotions qui devaient éloigner Alphonse de son esprit. Pour la première fois, je lui ai parlé de ma santé. Jusqu'à présent Emilie a vu mes souffrances avec chagrin, mais sans réfléchir que de vives et constantes douleurs sont presque toujours les symptômes d'une maladie mortelle. Dans ce moment, en l'éclairant sur le danger de mon état, je lui ai avoué que je me sentais plus malade qu'à l'ordinaire. Emilie, qui m'entendait me plaindre pour la première fois, s'est désespérée : elle a passé la journée entière à côté de moi ; le plus souvent à genoux près de ma chaise longue, la tête appuyée sur mes mains, elle fondait en larmes. Alors je ne me suis plus occupée que de la rendre à l'espérance. Je savais bien que ce premier coup porté ferait sur elle une impression assez forte, pour qu'Alphonse fût oublié long-temps. Qui sait même si, en l'empêchant de sentir ce vide immense qui suit l'éloignement de la première personne qu'on a distinguée, je n'aurai pas réussi à l'aveugler sur l'intérêt qu'il lui inspire?
Ma fille, quoique ma tendresse, mes soins n'aient pu garantir Emilie d'un sentiment si dangereux, que cela ne vous empêche pas d'être bonne et indulgente pour vos enfans ; n'oubliez pas que, si leur affection pour vous ne peut les préserver d'une erreur, au moins elle vous laissera le moyen d'en affaiblir les effets.
Lettre IX
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Compiègne, 1er août.
Saviez-vous ce fatal secret? Notre mère attaquée d'une maladie mortelle, frappée sans ressource! plus de ressource!.... elle a prononcé ces terribles paroles... Je ne puis le croire : la mort de ma mère est un malheur sur lequel je ne m'étais jamais arrêtée ; jamais je n'avais pensé que je pusse la perdre. Ah! ma soeur, est-ce par elle qu'il me faut envisager, pour la première fois, la nécessité et les horreurs d'une éternelle séparation!
O mon Dieu! si vous daignez m'écouter, conservez ma mère ; accordez-lui de ma vie les jours auxquels ma jeunesse peut prétendre... Veillez sur elle ; ayez pitié de moi et jetez un regard sur ma douleur!...
Ma soeur, je ne saurais écrire davantage.
Lettre X
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey.
Compiègne, 10 août.
Je vais quitter Compiègne, ma chère fille ; je crains que le bois, la rivière, le sentier ne rappellent trop à votre soeur l'aimable Alphonse. Depuis qu'Emilie connaît le danger de mon état, elle n'a consenti à se promener qu'une seule fois. A son retour, je vis qu'elle avait pleuré; mais je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, et lui demandai seulement si elle avait été loin : je me doutais bien qu'elle revenait du rocher ; mais je désirais lui donner l'occasion de me le dire. Je ne veux point qu'elle croie devoir me cacher un de ses sentimens. C'est à moi à la distraire d'Alphonse : et si je ne puis y réussir ; s'il faut qu'il l'occupe malgré mes soins, je dois la disposer peu à peu à m'en parler quand elle y pense, et même le nommer la première, plutôt que de la voir s'abandonner à ses rêveries. Je ne m'étais point trompée, ma fille ; votre soeur me répondit qu'elle avait été jusqu'au grand saule. - "Ce pauvre Alphonse!" repris-je sans la regarder, et comme si je me parlais à moi-même, "il nous a retirées d'un grand péril." - Elle détourna la tête, et répondit après un profond soupir : "Au moins on pouvait échapper à ce danger!" Je vis qu'elle faisait allusion à mon état ; et ne voulant pas la laisser s'arrêter sur une idée si pénible, je profitai de cette occasion, pour lui demander ce qu'Alphonse lui avait dit le jour de son départ. Elle m'apprit que, lorsqu'elle lui avait témoigné la crainte de ne plus le revoir, il y avait paru sensible. Emilie ajouta, en levant les yeux au ciel : "Il mérite bien d'être heureux!" - "Vous l'aviez donc rencontré dans le parc?" - "Oui, Maman ; vous savez que je l'avais trouvé si attaché à son ouvrage, qu'il ne m'avait pas entendue venir ; mais aussitôt qu'il m'eut aperçue, je le remerciai de vous avoir rendue à vos enfans..." Ici elle soupira encore ; cependant, après quelques minutes, elle se ranima tout-à-coup, et reprit : "Ce jeune homme a un bien bon coeur. Vous savez, Maman, comme il a l'air affligé; eh bien, lorsque je lui exprimais ma reconnaissance, je voyais qu'il jouissait du bonheur de nous avoir sauvées ; son visage s'est éclairci ; la joie y a brillé un instant, et il s'est écrié que, sans le plaisir de nous avoir été utile, rien ne l'aurait attaché à la France ; mais qu'à présent il se la rappellerait toujours.... C'est un sentiment bien aimable, Maman." - Oui, répondis-je, sans lever les yeux ; car je craignais qu'elle n'aperçût le trouble que me causait son émotion. Elle continua vivement : "Je l'ai assuré qu'il était impossible qu'à l'avenir je me trouvasse près d'un malheur, sans penser à lui. Maman, j'ai voulu qu'il vînt vous voir aussitôt : mais en chemin, je me suis imaginée que peut-être il nous croirait indifférentes à ses peines, si je ne lui en parlais point ; et ce serait bien mal, lorsque lui n'a pas hésité à nous secourir. Cependant, ne sachant comment lui témoigner mon intérêt, j'ai dit à voix basse que je m'étais bien aperçue qu'il avait des chagrins... Il a paru surpris ; et de peur de l'avoir embarrassé, j'ai bien vite ajouté que je n'en demandais point le motif ; mais que je désirerais bien qu'il fût plus heureux!... Ah! Maman, il a dû voir que ce désir était sincère!" - Hélas! je ne le voyais que trop moi-même ; car depuis que je lui ai parlé du danger qui me menaçait, c'est la première fois que votre soeur a paru contente. Mes souffrances peuvent toujours la distraire d'Alphonse ; mais Alphonse seul a pu suspendre son inquiétude.
Que je suis faible, ma fille, en m'inquiétant de voir l'intérêt qu'il lui inspire! Sa gaieté me causait une satisfaction involontaire ; j'étais bien aise de retrouver quelques signes de joie sur ce visage que j'avais toujours vu si satisfait!
Vous devez juger que mes projets sur le duc sont suspendus. D'ailleurs, Alphonse réunit tous les avantages de naissance et de fortune que monsieur de Candale peut offrir : s'il revient.... si votre soeur était l'objet de son retour!..... Il est des instans où le désir de voir Emilie heureuse m'aveugle jusqu'à me dissimuler les difficultés d'un pareil mariage. Un étranger!... dont probablement la famille a décidé le sort, comme j'avais cru pouvoir disposer de celui de votre soeur..... Que puis-je espérer? Ah! suivons ce que la raison prescrit ; tâchons d'arracher Emilie à ce dangereux intérêt ; mais avec douceur, sans augmenter sa peine, et bien résolue de faire son bonheur, s'il est possible un jour d'y parvenir.
Lettre XI
Le chevalier de Fiesque à madame de.....
Compiègne, 25 août.
Elle n'est plus à Compiègne! elle par excellence, celle que tout le monde regrette, que chacun loue, dont nous parlons tous sans avoir besoin de la nommer. La belle, la charmante Emilie a quitté Compiègne : et jugez, ma cousine, si je n'ai pas les plus grands droits à votre estime, à ma propre considération, en vous assurant que sa présence m'enchantait, et que son départ me ravit. Oui, je suis charmé qu'elle soit éloignée de monsieur de Candale : jamais sa vanité ne m'a paru plus ridicule, que depuis qu'il veut être distingué par mademoiselle de Foix. Je crois aussi que tous nos jeunes gens se sont donné le mot, pour lui persuader que sa gloire est intéressée à l'obtenir ; ils ne cessent d'exalter en sa présence le bonheur de celui qui la possédera. L'enthousiasme qu'elle inspire est si vif, qu'on ne voit qu'elle, on ne parle que d'elle, qui seule reste calme au milieu de cette admiration générale.
Il y a quelques jours que monsieur de Candale a donné une fête à madame de Foix. Il n'a pas quitté un instant Emilie ; il était à table près d'elle. Le hasard m'avait placé vis-à-vis d'eux. Pendant tout le repas, il n'a cessé de l'occuper de ses propres agrémens, de son bon goût, de ses succès, de ses possessions. Il lui parlait de la variété de ses connaissances, de la protection qu'il accordait aux lettres et aux arts. La vue d'un camp ayant réveillé ses prétentions militaires, il l'a entretenue de l'étonnante discipline de son régiment, et de l'espoir que la guerre le mettrait à portée de se distinguer. Il s'étendait sur la conduite qu'il aurait alors ; sévère avec les officiers, exact avec le soldat, supérieur à tous, camarade le jour d'une bataille ; peu s'en est fallu que mademoiselle de Foix n'ait cru voir en lui le sauveur de son pays, qui fort heureusement se trouve en pleine paix. Cependant, à chaque éloge qu'il se donnait, elle baissait la tête par politesse ; mais je remarquai avec plaisir que sa sincérité ne lui permettait pas d'y joindre le plus léger compliment. Ce qui me toucha davantage, c'est que deux fois ses yeux rencontrèrent les miens, et deux fois elle rougit, en s'apercevant que je devinais l'ennui que le duc lui causait. Depuis cet instant, lorsque la vanité de monsieur de Candale se montrait d'une manière plus triomphante, elle me regardait involontairement, et ne pouvait s'empêcher de sourire. Alors je me suis imaginé qu'il lui serait peut-être agréable que quelqu'un se moquât de lui, et je l'ai persiflé sur toutes ses prétentions. Emilie riait ; mais madame de Foix affectait un sérieux imposant, qui, je lui en demande pardon, ne pouvait guère m'arrêter, quand le sourire naïf de sa fille excitait ma gaieté.
Ah! je n'oublierai jamais ce regard qui venait chercher les miens, sans qu'elle s'en doutât! Sa jeune innocence croyait ne me rien dire, parce qu'elle ne m'avait pas parlé!..
Lettre XII
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey.
Aumale, 1 septembre.
Je ne vous écrirai qu'un mot, ma chère fille, et seulement pour vous apprendre que nous sommes heureusement revenues à Aumale. Mais quelle différence de ce voyage, à celui que j'ai fait pour me rendre à Compiègne! Alors j'étais bercée d'orgueilleuses chimères ; Emilie l'était de l'espoir de tous les plaisirs : un seul instant, une première impression a détruit mes illusions et sa gaieté; je la ramène triste ; ses couleurs ont disparu ; elle sourit quelquefois, mais elle ne rit plus.
En sortant de Compiègne nous avons passé devant le rocher d'Alphonse ; car c'est ainsi que votre soeur et moi l'avons nommé, pour ainsi dire, à notre insu. Emilie a baissé les yeux : ô bizarrerie inexplicable! Tant qu'elle aurait pu voir le rocher, ses regards l'ont évité; mais à l'instant où nous allions descendre une montagne qui devait nous le dérober sans retour, elle a penché sa tête hors de la voiture, pour l'apercevoir une dernière fois. Se trompait-elle elle-même, ou croyait-elle que, parce que l'horizon était agrandi, je ne devinerais pas le seul point qu'elle y cherchait? Quand il n'a plus été possible de le distinguer, elle s'est appuyée doucement contre la portière, est restée quelque temps rêveuse ; mais bientôt elle s'est ranimée pour ne s'occuper que de moi. Avec quelle tendre inquiétude elle s'appliquait à deviner ce qui pouvait me soulager! Quelquefois elle lisait, chantait les airs que j'aime, quoique l'air et le bruit l'obligeassent de forcer sa voix d'une manière pénible. Sa sensibilité, sa douceur paraissent augmentées. Malheureuse enfant! faut-il que, non-seulement son ame soit livrée à une affection qui peut lui causer tant de peines, mais encore qu'elle s'attache plus vivement à tout ce qu'elle a aimé jusqu'ici!
En arrivant, nous avons été d'abord dans la chambre de votre père. Il nous a reçues avec plaisir, mais à peine nous reconnaissait-il. "C'est madame," lui criait-on ; "c'est mademoiselle;" et il souriait, sans comprendre ce qu'on voulait lui dire. Emilie l'a embrassé. Hélas! c'est par elle qu'il a commencé à se souvenir de moi ; aussi, est-ce par mes enfans que, malgré la différence de nos âges, j'ai senti pour lui cet extrême attachement que rien n'a jamais altéré.
Lettre XIII
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Aumale, 20 septembre.
Il y a bien long-temps que je ne vous ai écrit, mon aimable soeur. J'ai été si occupée de ma mère, si effrayée de son état, qu'il semblait que toutes les autres affections de mon ame fussent suspendues. Je pensais à vous ; mais il m'aurait été impossible de vous le dire. Je devinais votre inquiétude ; et cependant, je ne pouvais ni pleurer avec vous, ni même chercher à vous rassurer. Aujourd'hui, je crois pouvoir vous mander que notre mère est mieux, oui, sensiblement mieux : depuis huit jours son sommeil est tranquille et son visage serein. Avant-hier, je me suis mise à genoux près de son lit ; j'étais tremblante, car elle m'a paru si frappée de son état, que je craignais qu'elle ne voulût pas me croire, et ne détruisît ma confiance : "Maman," lui ai-je dit, "vous êtes mieux." - "Oui, ma fille." - "Maman, vous nous serez rendue!" - "Je le souhaite autant que mon Emilie." - "Maman!" ai-je ajouté en joignant les mains, "dites-moi que vous le croyez aussi!" Elle m'a regardée en souriant, a levé les yeux au ciel, et m'a répondu : "Je l'espère." Mon amie, ce mot a pénétré mon ame.... Je baisais ses mains, sans que mes larmes pussent s'arrêter ; je remerciais le ciel ; je le suppliais de nous la conserver.
Ma mère a repris avec ses forces l'habitude de faire le bien, de s'occuper des autres. Vous savez les malheurs arrivés à monsieur de Cezanne. Ma mère avait sollicité une place de chanoinesse pour sa fille aînée. Ayant appris hier qu'elle serait admise au chapitre d'Epinal, elle m'a envoyée lui porter cette bonne nouvelle. Après trois lieues d'un chemin de traverse détestable, je suis arrivée à une petite ferme, seul bien que madame de Cezanne ait conservé de son ancienne fortune. En approchant de cette humble retraite, je me suis sentie rougir du nombreux domestique qui m'environnait. Dans ce moment ma fortune me causait une sorte d'embarras. Il me semble, mon amie, que le pauvre né dans la misère peut voir notre luxe, avec l'espoir qu'il en obtiendra plus facilement des secours ; mais cet aspect doit réveiller les regrets de celui qui a joui des mêmes avantages, et, peut-être, lui donner cette espèce d'humiliation qui accompagne l'adversité. Je suis descendue à quelque distance de la maison. En y entrant, j'ai trouvé tous les enfans si mal vêtus, leur mère si triste, que mon coeur s'est serré, au point de ne savoir comment leur annoncer leur bonheur. Enfin, avec une timidité inexprimable, j'ai présenté à mademoiselle de Cezanne le ruban et la croix qui assurent son existence. Ma soeur, toute la famille me regardait avec ravissement. Que j'aimais ma mère! comme mon ame s'élançait vers elle! Vous m'accusez d'être romanesque ; est-ce l'être, mon amie, que d'éprouver cette passion pour la vertu, qui me fait tressaillir à la vue d'une bonne action, et de ressentir jusqu'au fond de mon ame la gratitude comme l'affliction des infortunés?
Ce matin, à peine ma mère a-t-elle été éveillée, qu'on lui a annoncé madame de Cezanne et ses enfans. Elle est entrée avec cet air de dignité qui lui est naturel, a pris la main de ma mère, l'a pressée contre son coeur ; et lui montrant sa nombreuse famille : "Jugez, Madame, a-t-elle dit, de mon malheur et de ma reconnaissance."
Je me suis empressée de lui offrir un fauteuil près du lit de ma mère. Tous ses enfans se sont assis autour d'elle, à l'exception d'une petite-fille de trois ans qui est restée debout, appuyée contre les genoux de madame de Cezanne. Pendant qu'elle parlait de ses peines, je voyais la petite enfant qui levait les yeux avec timidité jusqu'à ma mère. Puis, lorsqu'elle croyait n'être pas remarquée, elle approchait ses petites lèvres l'une contre l'autre, comme si elle eût voulu l'embrasser : mais dès que ma mère la regardait, elle baissait bien vite les yeux, et refermait sa petite bouche. Je sentis qu'on lui avait souvent répété d'aimer la bonne dame qu'elle allait voir. Comme le sentiment profond de madame de Cezanne se peignait bien mieux par l'affection de cette petite fille, que par ses propres remercîmens! Je fis observer à ma mère cette aimable enfant : elle me dit de la mettre sur son lit ; aussitôt, le visage de la petite changea ; elle allait pleurer, mais je courus lui chercher du bonbon, des joujoux, enfin les biens à sa portée. C'est alors qu'elle embrassa ma mère, qu'elle commença à lui parler. Dès qu'elle eut dit le premier mot, elle ne cessa de rire, de babiller, et sa petite ame s'ouvrit à la reconnaissance, avant d'avoir connu l'infortune. Une matinée comme celle-là doit avancer la guérison de ma mère : je crois même qu'en voyant cette heureuse famille, une personne triste eût oublié un moment ses propres chagrins.
Lettre XIV
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey.
Aumale, 9 octobre.
Vous avez bien raison, ma fille ; et j'aurais souhaité, comme vous, que votre soeur pût épouser Alphonse. Ce n'est pas que je croie insurmontable l'intérêt qu'il lui a inspiré; mais je suis sûre que cette préférence qui m'inquiète aujourd'hui, aurait fait son bonheur s'ils avaient dû être unis. Cependant c'est une chimère dont il ne faut point s'occuper. Je sais, à présent, qu'Alphonse n'est venu à Compiègne que pour obéir aux ordres de son père ; qu'aussitôt après son retour en Espagne, il doit épouser une jeune personne charmante qui lui est destinée depuis long-temps. Je l'ai dit à votre soeur, comme si le hasard me l'avait appris. Sa tristesse ne m'a point paru augmentée ; elle ne parle même plus d'Alphonse ; mais, comme je vous l'ai déjà mandé, sa sensibilité s'accroît chaque jour. Ce ne sont plus, comme autrefois, les maux du corps, ou les revers de la fortune qui seuls excitent sa pitié: ce sont les peines dont elle ignore la cause ; c'est un air triste, une expression touchante, qui lui donnent de l'émotion. Elle semble avoir appris tout nouvellement qu'on peut porter de la consolation, là même où les secours ne sont pas nécessaires. Cependant, si ce n'est plus d'Alphonse qu'elle s'occupe, je suis obligée de m'avouer que tout ce qui le rappelle la frappe et l'intéresse encore. Mais en même temps je m'aperçois, avec plaisir, que ce sentiment a pris la teinte douce et tendre de son caractère ; et j'espère que bientôt l'absence effacera une impression que la pitié a fait naître, et qu'aucun espoir ne doit entretenir. Je me persuade même que cette espèce de mélancolie contribuera peut-être à rendre le cours de sa vie plus tranquille.
Ma fille, en entrant dans le monde, je croyais que le bonheur était dû à ma jeunesse ; je le cherchais dans tout ce qui m'environnait, et ne me disais pas que chercher, désirer les plaisirs, c'est déjà n'être plus heureux. Enfin je devins mère : c'est près de votre berceau que je retrouvai mes vertus et ma raison. L'amour maternel est la seule félicité qui surpasse toutes les promesses de l'espérance, la seule à laquelle l'imagination ne puisse atteindre. Pourquoi ne me flatterais-je pas, si je réussis dans mes anciens projets, que le même sentiment rendra aussi mon Emilie heureuse? Comme moi, elle chérira sa famille, sans avoir cru, comme sa mère, aux illusions du monde. Si l'amour a pu causer son premier trouble, un autre amour, et plus tendre et plus doux, remplira son ame et sera sa récompense.
Ma chère fille, embrassez vos enfans pour moi. En les tenant dans vos bras, rappelez-vous que j'éprouvais une satisfaction semblable à vous presser dans les miens. Que la tendresse qu'ils vous inspirent ajoute à celle que vous avez pour moi, comme à celle que je ressens pour vous.
Lettre XV
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey.
Aumale, 25 octobre.
Je ne vous écrirai qu'un mot, ma chère fille, pour vous dire que demain nous célébrons le jour de la naissance d'Emilie. Le duc de Candale m'a écrit pour me demander la permission de se joindre à ma famille dans cette circonstance : j'ai accepté avec empressement cette marque d'intérêt. Chaque jour me ramène plus vivement à mes anciens projets. Alphonse doit être marié actuellement ; ainsi je ne sais pourquoi j'aurais la faiblesse de ménager un penchant qui n'est plus qu'une folie. Monsieur de Candale apportera à sa femme toutes les jouissances que l'ambition peut offrir, une grande fortune, quelques défauts il est vrai, mais qui tiennent à des agrémens : d'ailleurs il réunit tant d'avantages, qu'il n'est pas une mère qui ne souhaitât de lui donner sa fille ; et votre soeur a une ame tendre, un esprit doux, flexible, qui me persuade que, si même elle l'épousait sans l'aimer, l'habitude, l'amour de ses devoirs l'attacheraient promptement à lui. Je suivrai donc mes premières idées, mais sans en presser l'exécution.
Je vous quitte pour donner divers ordres ; car je veux que ma maison ait un air de fête : il y aura un concert, un bal. Le duc amènera avec lui plusieurs jeunes gens, entre autres le chevalier de Fiesque ; ils se disent amis et sont toujours ensemble. Vous rappelez-vous ce bel esprit qui disait : "Il y a dans la société les amis qui s'aiment, et les amis qui ne s'aiment pas." J'ignore dans quelle classe ces deux là se trouvent ; mais vous jugez quel intérêt j'ai à soigner un homme qui pourra tant influer sur le bonheur d'Emilie, si mes espérances se réalisent. Je ne puis cependant m'empêcher de rire encore d'une ingénuité de votre soeur, qui me demandait l'autre jour : "Est-ce par goût, ou par malheur que ces messieurs sont inséparables? car ils ne se quittent point, et se moquent toujours l'un de l'autre." Il est vrai que ce persiflage continuel doit étonner beaucoup une ame jeune et vive. Cet âge est sans indulgence ; il croit à la perfection, et ne sait pas qu'il faut composer avec mille petits inconvéniens, avant de trouver une qualité réelle. Emilie ignore que ce qu'on appelle l'usage du monde consiste à parler légèrement de toute chose. Quand on entend ces gens qui se jouent de leurs sentimens, de leurs ridicules, des défauts, des vertus des autres, on croit les voir courir sur la glace. Cependant, ils se gardent bien d'aller assez loin, pour se nuire à eux-mêmes, ni offenser l'amour-propre de personne. Il faut, si l'on veut être reconnu aimable, que celui qui est l'objet d'une plaisanterie puisse en rire autant que celui qui la fait. Ma fille, pour l'ordinaire il ne reste de ces conversations frivoles, qu'un besoin, une habitude de s'égayer sur tout ce qui est sérieux, et une insouciance dangereuse pour tout ce qui est répréhensible. Mais telle est l'élégance du jour ; nous ne la réformerons pas. J'avoue que le chevalier de Fiesque m'a quelquefois amusée, jusqu'à m'en étonner moi-même. Je suis forcée de convenir que souvent j'ai aperçu assez de bon sens à travers sa légèreté.
P.S. J'oubliais de vous dire que je n'ai point appris à votre soeur que monsieur de Candale viendrait demain ; je veux que la surprise ajoute encore au mérite d'une attention si agréable.
Lettre XVI
Le chevalier de Fiesque à madame.....
Aumale, 26 octobre.
D'après vos conseils, j'avais fait les plus belles résolutions de me sacrifier à la vertu, d'éviter mademoiselle de Foix : cependant, c'est de chez sa mère que je vous écris, ma belle cousine ; c'était hier le jour de la naissance d'Emilie. Le duc de Candale a été averti qu'on devait le célébrer à la campagne, chez madame de Foix : il m'a proposé de venir voir ce qu'il appelait cette fête sentimentale . Peut-être la curiosité, peut-être un penchant secret dont je ne veux pas me rendre compte, m'ont-ils entraîné, et je l'ai suivi.
Toute la famille était à table lorsque nous arrivâmes. Je vous répète que madame de Foix a le projet de donner sa fille à monsieur de Candale. Quand nous entrâmes, quoiqu'elle nous attendît, que sûrement elle se fût préparée à nous recevoir, elle regarda avec inquiétude si Emilie était dans son jour de beauté, s'il ne manquait rien à l'élégance de sa robe, et elle ne put s'empêcher de retoucher quelque chose à sa coiffure : sont-ce là des prétentions?
Vive le mariage dans ce bon pays de France! Ce n'est jamais, non jamais à son heureux époux, que sa jeune compagne cherche à plaire. Je vous entends vous récrier sur ce mot jamais . Hé bien! mettons rarement, et ne grondez pas. Après l'union, les femmes les plus vertueuses prétendent à l'estime de leurs maris ; quelques-unes, plus tendres, désirent en être aimées : mais leur plaire! bien peu s'en donnent la peine. Avant la célébration, c'est la mère qui parle pour sa fille, dont le seul devoir est de garder le silence, et de laisser contempler sa beauté. Après, si sa coquetterie vient à paraître, c'est toujours pour inquiéter son mari. Il n'y a pas dix de ces messieurs qui connaissent la moitié des qualités aimables de leurs femmes ; mais en revanche, elles leur montrent tous leurs défauts sans aucun voile. Il me semble que je suis fort en train de moraliser ; ne serait-ce pas l'annonce de quelque grand malheur?.... Si j'allais sérieusement aimer mademoiselle de Foix!.... Déjà rien de ce qui la concerne ne m'est indifférent ; je me suis même surpris plusieurs fois, doutant que mon ancien système fût propre au bonheur... Oh! je ne veux plus réfléchir... Continuons le récit de cette fête.
On avait entouré de chiffres et de fleurs la place qu'occupait mademoiselle de Foix. Son extrême beauté, l'éclat de sa parure, frappèrent le duc d'une admiration nouvelle ; et jugez si je suis disposé à être amoureux, en apprenant que je me suis senti jaloux!... Le même instant me fit voir et réunir les perfections d'Emilie, et tous les ridicules du duc. J'étais indigné que le hasard d'une plus grande fortune lui donnât le droit de former des prétentions que je n'oserais manifester.
Au dessert, on vint avertir que plusieurs paysans des villages voisins demandaient à féliciter mademoiselle de Foix ; ils furent admis sans avoir attendu, et reçus avec cordialité. Emilie accepta, avec plaisir, les présens rustiques qu'ils lui offraient. J'entendis qu'elle leur promettait tout bas des secours analogues à leurs besoins ; et, dans ce moment, je lui sus gré d'être belle, d'être bonne, comme si elle n'eût désiré l'être que pour moi. Malgré l'état d'enfance où se trouve monsieur de Foix, il était présent à cette fête. Sa femme et lui se joignirent à leurs fermiers, pour boire à la santé et au bonheur d'Emilie. La moindre marque de déférence d'un père et d'une mère pénètre l'ame si vivement, que cette jeune personne se jeta aux pieds de ses parens, et s'écria qu'elle avait toujours été trop heureuse!
Le duc, spectateur muet de cette scène touchante, s'attendrit aussi ; du moins parlait-il à tout le monde de sa sensibilité. Je crois réellement que, depuis le dernier drame, il ne s'était pas senti aussi ému. Mais ce tableau, loin de le porter à se rapprocher de la nature, à partager ses plus douces affections, lui rappela seulement les sensations factices que les pièces de théâtre, ou les romans lui avaient procurées. Au lieu de jouir comme moi du bonheur de cette famille, il m'emmena dans une autre chambre pour exalter le respect filial d'Emilie, l'amour de ses parens, la pieuse vénération de leurs domestiques. Il leur prêtait à tous des vertus exagérées dont ils n'avaient jamais senti l'effort, ni connu le besoin. Il est vrai qu'en parlant d'eux, il me forçait à l'écouter ; et si j'eusse voulu l'entendre, il parlerait encore!
Le soir, il y eut un concert où Emilie put chanter en s'accompagnant, un bal où elle dansa avec une grâce enchanteresse : c'était la reine de la fête. Ah! combien elle aurait été plus heureuse, si, perdue dans la foule, aucune distinction n'eût excité la vanité de monsieur de Candale! Eh bien! malgré sa sottise il sera heureux, et moi!... moi!... je ne sais quel pressentiment m'annonce le trouble du reste de ma vie.
Lettre XVII
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Aumale, 3 novembre.
J'ignore si ma mère s'est donné trop de fatigue, ou si elle a éprouvé trop d'émotions, le jour où elle a bien voulu célébrer ma naissance ; mais le lendemain elle a été saisie d'une fièvre assez forte, qui ne fait qu'augmenter depuis trois jours. Cependant, loin de paraître inquiète, il règne sur son visage une joie extraordinaire, et qui me rassure ; j'ose espérer, ma soeur, que ce n'est qu'un accident étranger à sa maladie.
Le duc de Candale est encore ici ; il n'a point voulu s'en aller pendant que ma mère était souffrante. Que je suis injuste! croiriez-vous que, loin de lui savoir gré des soins qu'il lui rend, ses attentions me gênent, et que je ne puis même rester près d'elle, lorsqu'il s'en approche? Mais, après m'être livrée à mon impatience, je m'en repens, et, pour l'amour d'elle, je reviens lui dire quelques mots obligeans. Heureusement, elle ne s'aperçoit pas que mes égards sont toujours la suite de quelque humeur qu'il faut réparer.
Mon amie, ce n'est pas en vain que ma mère aura été bonne ; je le deviendrai pour l'imiter, et surtout pour lui plaire. Allons, je descends la retrouver ; je vais prendre mon ouvrage, m'asseoir auprès de monsieur de Candale, et l'écouter tant qu'il lui plaira de m'ennuyer....; un sourire de ma mère sera ma récompense.
Adieu, mon aimable soeur ; je vous donnerai, avec exactitude, des nouvelles de notre chère malade. Elle me paraît trop tranquille, pour que nous devions craindre que cette fièvre soit dangereuse.
Lettre XVIII
Madame la comtesse de Foix à madame la marquise d'Astey.
Aumale, 12 novembre.
Je me sens bien mal, ma chère fille ; et mes souffrances sont si cruelles, que je vous prie d'obtenir de votre mari la permission de venir me trouver. J'ai besoin de vous revoir ; venez ma fille, et je suis obligée d'ajouter, venez promptement .
Emilie me soigne avec une extrême tendresse ; je lui cache mes maux le plus qu'il est possible. Pourquoi l'affliger si long-temps d'avance? Pourquoi la faire mourir de mille morts, pour se préparer à une séparation inévitable, il est vrai, mais si douloureuse? Vous seule savez mon secret, ma fille, parce que depuis bien des années vous les possédez tous ; parce que c'est à vous que je veux confier votre père et votre jeune soeur. Ah! sans ces raisons si puissantes, je vous aurais caché aussi les approches de ce cruel moment. Je souhaite de vous revoir, ma fille ; je veux vous embrasser, vous bénir : mais que le mot adieu ne se prononce pas entre nous ; détournons même cette affreuse pensée.
Le duc de Candale ne me quitte point : il m'a demandé un entretien secret...; je crois en deviner le motif...... Je ne finirai cette lettre qu'après l'avoir vu.
Il sort de chez moi ; il m'a priée de lui accorder la main d'Emilie. Je m'y attendais, et cependant mon coeur en a battu de joie. Au moins je ne la laisserai point sans appui, sans fortune : et puisque cette fatale substitution assure à monsieur de Candale les biens de votre père, c'est un grand dédommagement pour moi qu'une de ses filles en jouisse. Quoique ce mariage soit l'objet de tous mes voeux, j'ai différé d'y donner mon consentement, jusqu'à ce que j'aie celui de votre soeur ; mais je ne doute point qu'elle ne cède à mes raisons et à mes conseils. Venez donc, ma fille : deux devoirs vous appellent....; votre mère à besoin de vous, pour adoucir ses derniers instans ; et il faut protéger Emilie à son entrée dans le monde.
Lettre XIX
Le chevalier de Fiesque à madame....
Aumale, 13 novembre.
C'en est fait, mon sort est décidé! le duc de Candale a fait sa proposition ; madame de Foix l'a écouté favorablement, et lui a promis de parler à sa fille. La joie de la mère ne me permet point de douter du consentement de la jeune personne : lui sera-t-il permis d'avoir une volonté?
La voilà donc livrée à un homme qu'elle ne pourra jamais aimer! Cependant madame de Foix est ce qu'on appelle dans le monde une femme de mérite......, mère tendre, épouse fidèle, amie attentive, toujours prête à remplir tous ses devoirs. Elle va froidement immoler sa fille à l'ambition ; elle la donne à la fortune, sans même y être condamnée par le besoin ; et elle sera généralement applaudie.... Il est vrai que si j'avais sacrifié au bonheur de posséder Emilie, mes projets, mes espérances, l'ordre de Malte, les commanderies, enfin tout ; si, malgré mon peu de bien, sa mère l'avait accordée à mon amour, le monde nous aurait tous blâmés ; et si même Emilie s'était trouvée heureuse, on ne l'aurait pas cru, ou du moins aurait-on assuré que le repentir suivrait bientôt. Quels usages! quelles moeurs! Mais je m'admire de m'en étonner, ou de m'en fâcher.
Imaginez qu'il est venu hier me conter, avec une orgueilleuse satisfaction, ce qu'il avait dit à madame de
Foix, et combien elle y avait été sensible ; mais, en même temps, il m'a avoué l'embarras où il se trouve envers madame d'Artigue.... Il ne veut point renoncer à la voir, à être son ami ; cependant il craint ses éclats : il désirerait la ménager, concilier l'attachement de la marquise, et l' idolâtrie de sa jeune femme ; car il ne faut pas moins que l'idolâtrie pour le satisfaire. Il parle de mademoiselle de Foix comme d'un bien qu'il va acquérir, et qu'il n'aura pas besoin de soigner, parce que rien ne pourra le lui ôter. "D'ailleurs," m'a-t-il répété plusieurs fois, "Emilie est encore un enfant ; je ne lui dirai que ce qu'il faudra lui dire, la marquise en sera contente....." Et voyant que je l'écoutais patiemment, il m'a cru trop heureux de lui complaire, et a fini par me prier d'aller, en ami commun, prévenir madame d'Artigue de ce mariage. J'avais bien envie de m'y refuser ; car je désirais voir mademoiselle de Foix, juger sur sa figure des sentimens que la proposition du duc lui inspire. Mais il m'a tant sollicité, ses premières idées deviennent si vite des désirs pressans, que je ne pouvais plus m'y refuser, sans risquer de me brouiller avec lui. Ainsi donc je pars, et je pars sans revoir mademoiselle de Foix. Voilà, j'espère, ce qu'on appelle de la conduite!
Le duc, sorti d'embarras, est d'une joie, d'un ravissement, qui donnent à ses manières envers moi une tendresse que je pourrais prendre pour de la gratitude, ou de l'amitié. Mais je ne m'y trompe pas : loin de me savoir gré de ma complaisance, il me suppose trop heureux de le servir, et serait plutôt porté à me croire un sot de me déranger pour lui, que de réfléchir sur le motif qui me guide. Au surplus, rien n'est si dangereux que de jouer au plus fin ; car peut-être que, dans cet instant, nous sommes tous deux à notre bureau, à nous moquer l'un de l'autre.
Adieu ; je suis un peu de meilleure humeur, en finissant cette lettre qu'en commençant à vous écrire. Un beau détachement de moi-même ne m'avait d'abord laissé considérer que le malheur d'Emilie ; en y pensant mieux, qui sait si une arrière-pensée ne me fait pas envisager une sorte de douceur à porter à madame d'Artigue l'affreuse nouvelle!..... Car, malgré ses continuelles déclarations de vouloir rester libre, j'avais toujours cru qu'elle finirait par épouser monsieur de Candale, et qu'elle attendait seulement que la confiance, l'habitude de se voir, lui en inspirassent le désir. Tant qu'il n'était pas marié, on pouvait supposer qu'elle était la seule femme à laquelle il voudrait consacrer sa vie ; mais à présent que dira-t-elle?... Au moins, vais-je voir son amour-propre aussi humilié qu'il lui plaisait jadis d'offenser le mien ; je doute qu'elle s'en tire avec la même philosophie. Adieu ; adieu, je pars.
Lettre XX
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Aumale, 14 nov., 6 h. du matin.
La voilà donc expliquée, cette étonnante prévention de ma mère! Monsieur de Candale est l'homme qu'elle a choisi pour gendre, sans savoir si ma préférence justifierait la sienne, sans avoir même cherché à la faire naître ; aussi ne puis-je me résoudre à l'épouser. Monsieur de Candale, si plein de son mérite, si constamment satisfait! quel bonheur pourrai-je lui offrir? Non, non, jamais.... jamais! Est-ce moi, qui ose prononcer que je ne me soumettrai pas aux volontés de ma mère, moi qui lui étais si soumise!... Mais sûrement ma répugnance pour monsieur de Candale est naturelle, invincible ; car jusqu'ici ses manières ne faisaient que me déplaire ; à présent que je connais ses projets, il m'est devenu insupportable.
Hier au soir, ma mère me dit de m'approcher d'elle, prit ma main dans les siennes, et me fit part de la demande de monsieur de Candale. Je me hâtai de refuser ce mariage : elle ne me laissa point le temps d'exprimer mes motifs ; et me fermant la bouche avec une de ses mains, elle me représenta cette fatale substitution qui doit nous laisser sans fortune..... les avantages que celle de monsieur de Candale me procurera..... l'éclat attaché à son rang, à ses places..... De tels calculs ne pouvaient influer sur mon coeur ; à peine daignais-je y prêter attention : je regardais ma mère, je l'écoutais sans oser l'interrompre ; mais j'étais bien décidée à ne pas changer de résolution. Cependant je fus bouleversée, quand elle crut pouvoir se faire obéir, en me déclarant que la mort devant bientôt nous séparer, un mari qui me serait cher, et une existence considérable me rendraient cette perte moins sensible. - Ma mère parler de mourir, et pouvoir m'ordonner de la quitter, d'entrer dans une nouvelle famille!.... Mon amie, je ne voulus plus rien entendre : à genoux à côté de son lit, je la suppliai de me garder auprès d'elle. - Ma vivacité sembla l'offenser ; elle me protesta qu'elle ne voulait, ni ne devait me laisser sans appui. Persuadée que le seul désir d'assurer mon sort déterminait ma mère, je m'écriai : "Disposez de votre fille, vous en avez le droit ; mais mariez-moi à un de vos amis, à un homme de cette province, qui vivra près de vous. Ah! du moins, que de ma maison je puisse toujours apercevoir la vôtre!" Je levai les yeux, et vis les siens remplis de larmes. "Rassurez-vous," me dit-elle ; "je ne désire que votre bonheur." - Après ces mots, elle m'embrassa et me renvoya, disant qu'elle voulait reposer : comme j'ouvrais la porte de sa chambre, elle me rappela de nouveau et m'embrassa encore.
Mon amie, qu'ai-je fait au ciel pour être distinguée par monsieur de Candale? Je ne lui pardonnerai jamais d'avoir tenté de me séparer de ma mère, d'avoir causé la première résistance que j'aie apportée à ses volontés.... Hélas! je serais née sous une étoile trop funeste, si l'homme qui m'a inspiré le plus d'éloignement, était celui qui m'est destiné!
Lettre XXI
14 novembre à midi.
O! ma soeur, quelle scène vient de se passer! Jamais ma mère ne m'a paru si sévère : ce n'était plus la même personne ; et son courroux m'a inspiré une fermeté dont je ne me croyais pas capable. Je n'aurais pu me refuser à ses prières, et j'ai osé braver son injustice.
Ce matin, après vous avoir écrit, je suis descendue chez elle avec un empressement plus tendre qu'à l'ordinaire : j'espérais être délivrée de ce mariage, et tout enchantée, j'éprouvais une joie que je ne puis exprimer. Je me suis assise sur son lit, et l'ai comblée de caresses ; elle me regardait sans me parler. Je ne savais pas bien me rendre compte de cette sécheresse qu'elle n'avait jamais eue avec moi ; mais elle me surprenait, sans cependant diminuer ma gaieté. "Maman," lui ai-je dit en l'embrassant, "êtes-vous bien aise de me voir?" - "Oui, ma fille." - "Cette nuit, avez-vous pensé à la peine que vous auriez eue à me dire adieu? Pour moi, je crois que je serais morte au moment de nous séparer." - "J'y serai bien sensible." - "Comment, penseriez-vous encore?..."
A ces mots, elle m'a interrompue et m'a ordonné de l'écouter : mais quel air de hauteur régnait sur sa figure, dans ses manières! il semblait que, tout-à-coup, elle eût pris le droit et la volonté de faire mon malheur. Pour la première fois aussi, j'ai senti la force de lui résister ; mais elle m'a imposé silence, et m'a représenté de nouveau les avantages d'une pareille union. Elle n'examine pas s'il me sera difficile d'aimer le mari qu'elle m'a choisi, et elle ne sait plus lire dans mon coeur. Ce n'est point la religion, ce n'est point l'amour qu'on invoque ; c'est l'intérêt que l'on consulte, c'est l'intérêt qui décide de ma destinée. "Au moins," me suis-je écriée, "vous qui m'avez appris à ne jamais dissimuler ma pensée, ne trouvez pas mauvais que j'apprenne à monsieur de Candale l'éloignement que j'ai pour lui." - Cette menace a mis ma mère hors d'elle-même ; ses yeux étaient animés du plus grand courroux : "Quels motifs peuvent donc vous faire refuser monsieur de Candale?" - J'en sentais mille, et il n'en revenait aucun à mon esprit. "Il me déplaît.... parce qu'il me déplaît," ai-je repris, désolée de ne pouvoir alléguer de meilleures raisons. - "Lui préférez-vous quelqu'un?" - "Tout le monde." - "Ce n'est pas une réponse. Je demande s'il est quelqu'un qui vous plaise plus que lui?" - "Non." - Alors ma mère s'est rapprochée de moi, et passant de la colère à une froideur extrême : "Je craignais," m'a-t-elle dit, "que cet étranger ne vous eût inspiré une sorte d'intérêt." Je devinais bien qu'elle voulait parler d'Alphonse ; mais j'ai eu l'air de ne pas la comprendre : - O ma mère! c'était pour m'offenser que vous qualifiez Alphonse d'étranger ; pouviez-vous avoir oublié son nom? - Je ne me trompais pas : car lorsque je lui ai dit que j'ignorais qui elle voulait désigner ; - Alphonse , a-t-elle repris avec un profond soupir. - Ce soupir qui semblait partir du coeur, m'a vivement émue. - "Non, ma mère, je ne vous aurais pas quittée pour suivre Alphonse." - Ce n'est donc que notre séparation qui cause vos regrets?" - Je ne lui ai répondu que par mes larmes. Elle a paru plus tranquille ; peut-être même serais-je parvenue à la toucher, lorsque, malheureusement, nous avons entendu la voix de monsieur de Candale dans la pièce voisine. Je me suis sauvée pour lui cacher mes pleurs.
Il est resté long-temps chez ma mère : dès qu'il a été sorti, elle m'a fait appeler : "Toutes les difficultés sont aplanies," m'a-t-elle dit avec joie ; "monsieur de Candale consent que vous restiez auprès de moi, jusqu'à mon rétablissement ; et dès que je serai mieux, je vous suivrai à Paris." - Ma soeur, la complaisance de monsieur de Candale a achevé de m'irriter contre lui. J'ai éprouvé une douleur affreuse, en me voyant enlever le seul motif raisonnable que je pusse donner à des refus invincibles... "Jamais... jamais!" me suis-je encore écriée, ne croyant parler qu'à moi-même...... à ces mots, ma mère n'a pu contenir son indignation. Elle m'a accablée de reproches, m'a dit que je voulais hâter sa mort, et m'a renvoyée, en me défendant de paraître à ses yeux.
Depuis cet instant, je suis seule avec moi-même ; je me désole, me blâme, me révolte, et me trouve digne de pitié. Faudra-t-il donc, si jeune, renoncer au bonheur?
Lettre XXII
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Le même jour dans la nuit.
Ce soir, j'ai fait demander à ma mère la permission de descendre chez elle ; notre ancienne gouvernante, Louise, est venue me dire, de sa part, qu'elle était trop faible pour me recevoir. Le visage de Louise exprimait les reproches qu'elle n'osait me faire ; elle m'a inspiré une sorte de crainte. Le malheur donne-t-il donc à tout le monde le droit d'ajouter à nos chagrins? "Comment est ma mère?" lui ai-je demandé en baissant les yeux. - "Elle est bien souffrante, Mademoiselle ; et c'est la première fois que je l'ai vue répandre des larmes." - En disant ces mots, la pauvre Louise pleurait aussi. Croit-elle avoir plus de tendresse pour ma mère que moi-même? - "Ma mère restera-t-elle seule cette nuit?" - "Non, Mademoiselle, je la veillerai ; il faut qu'elle se sente bien mal pour déranger quelqu'un." - Je l'ai suppliée de consentir que je passasse la nuit cachée dans la chambre de ma mère. - "Hélas! non, a-t-elle dit en soupirant ; votre présence l'affligerait." - Les gens de la maison savent donc que je lui ai causé de la peine? Quelle situation!... il faut que je prononce le malheur de ma vie, ou que je remplisse d'amertume les derniers momens de la sienne!
Je me suis jetée sur mon lit tout habillée. A minuit, une voiture est sortie ; c'était un médecin qu'on allait chercher. Je suis descendue chez elle ; j'ai écouté à sa porte ; j'ai regardé à travers la serrure ; elle écrivait. Louise était là, je n'ai pas osé entrer. J'ai entendu ma mère se plaindre du chaud, demander plusieurs fois à boire, dire que la fièvre la dévorait, et ordonner d'ouvrir la porte. Alors je suis retournée dans ma chambre, craignant qu'elle ne m'aperçût. Je ne puis vous exprimer l'excès de ma douleur! je pleurais, je sanglotais, sans rien résoudre, sans même avoir une pensée. Enfin, après quelque temps, je me suis déterminée à aller chez elle, pour lui dire que je serais malheureuse en épousant monsieur de Candale ; mais que, si elle pouvait m'y condamner, je subirais sa loi. Cette espèce de résignation a été pour moi un trait de lumière. J'ai descendu l'escalier ; je croyais être décidée à m'unir à monsieur de Candale ; mais je me flattais intérieurement qu'elle renoncerait à son projet. Je lui dirai que je serai malheureuse, me répétais-je à chaque marche que je descendais ; et chaque pas ranimait mon courage.
Je suis arrivée ainsi à sa porte ; je l'ai ouverte bien doucement. Elle reposait ; Louise dormait aussi. Ma soeur, quelle inquiétude m'a saisie, en entrant dans cette chambre éclairée par la seule lueur d'une petite lampe! Cette obscurité, ce silence m'ont glacée de crainte ; il semblait que la mort fût présente ; je ne sais quelle voix secrète m'a crié: "Si ta mère n'existait plus, quels remords poursuivraient ta vie!" Que de pleurs alors ont coulé de mes yeux! un autre sentiment plus doux, mais plus faible, me soutenait, en me rappelant que je pouvais réparer ma coupable résistance.
Ces ténèbres augmentaient ma frayeur ; j'ai été allumer une bougie : je me suis retournée, et la chambre m'a paru aussi sombre. Cette lumière ne faisait qu'éclairer un peu plus le lit où ma mère reposait ; ce lit où elle se réveillerait pour souffrir, et où j'allais bientôt la perdre. Je suis tombée à genoux, fondant en larmes ; et là, ma tête enveloppée d'un mouchoir pour étouffer mes sanglots, j'ai senti mon ame près de s'échapper. Cependant, il m'a été impossible de ne pas regarder encore ce lit, objet de mes terreurs. L'obscurité qui l'environnait m'a épouvantée : je me suis levée bien vite ; j'ai allumé une seconde bougie, puis une autre ; il ne pouvait y avoir assez de jour pour me rassurer. Hélas! cet éclat m'a frappée d'une nouvelle horreur ; je me suis représenté ma mère entourée d'une pompe funèbre.... J'ai mis mes mains sur mes yeux, et me suis approchée de son lit, décidée à attendre son réveil, et à lui crier alors de disposer de moi, sans même lui faire envisager que je serais malheureuse. Plus de désobéissance, jamais de désobéissance, pas même un mot! Je me suis donc avancée bien doucement jusqu'à son lit. En approchant d'une petite table qui était près d'elle, j'ai vu sur son écritoire une lettre qui m'était adressée ; je l'ai prise, j'ai osé l'ouvrir, et jugez quel a été mon effroi, en lisant ce qui suit:
"Justement irritée, je pourrais, ma fille, vous ordonner de m'obéir, ou vous abandonner aux regrets qui suivraient vos refus ; mais je veux essayer de toucher votre coeur, de parler à votre raison, sans risquer des éclats qui nous font trop de mal à l'une et à l'autre.
Vous ignorez, ma fille, qu'il n'y a ni considération ni bonheur dans la vie, si l'on ne possède pas tous les avantages de son état quel qu'il soit. Vous croyez aujourd'hui mépriser la grandeur, les richesses, parce que votre âge ne tire vanité que des dons personnels ; mais à mesure que votre jeunesse passera, vous sentirez la valeur des biens d'opinion. Le respect succédera à cette sorte d'enchantement que vous faites naître ; la bienfaisance remplacera vos premiers plaisirs. Cependant, je serais loin de permettre que vous fissiez à la fortune le sacrifice de vos goûts, ou de vos principes. Mais votre coeur est libre, vous me l'avez juré: laissez-moi donc vous préparer des jouissances pour tous les âges. Si vous saviez avec quelle tendre, quelle constante sollicitude, une mère veille sur tout l'avenir de son enfant! Combien de fois, j'ai réfléchi sur tout ce que vous pouvez attendre de l'union que je vous propose! depuis combien d'années elle est l'objet de mes désirs et de mes soins! Ma fille, tromperez-vous en un moment tant de prévoyance? Faudra-t-il vous quitter, avec le désespoir de vous laisser sans appui? Emilie, je crois qu'il y a dans la mort un dernier moment qui doit être affreux : c'est celui où la pensée existe encore, quand l'expression n'est déjà plus ; celui où l'on peut encore serrer la main de son enfant, sans pouvoir même lui dire adieu. Ah! si mon dernier regard se porte sur vous, comme il s'y portera, et que je vous voie sans protecteur, sans fortune, seule dans la vie!.... Emilie, ma chère fille, épargnez-moi cette douleur, ou du moins pensez-y avant de me répondre."
J'ai cru, à cette lecture, que mon coeur allait se briser ; je me suis sentie abîmée, anéantie, et n'ai repris mes sens qu'à la voix de ma mère qui m'appelait et m'embrassait. Louise m'avait posée sur son lit ; ma mère me regardait et pleurait. Mon premier sentiment a été la joie de me trouver dans ses bras ; mais bientôt j'ai été alarmée par la crainte de lui causer trop d'émotion : - "Ma mère, lui ai-je dit, j'épouserai monsieur de Candale." - "Non, m'a-t-elle répondu toute tremblante, s'il vous en coûte trop." - A mon tour, j'ai osé fermer sa bouche avec une de mes mains. - "Ma mère, c'est le chagrin de vous avoir fâchée qui m'avait tant émue ; je n'ai pas songé à monsieur de Candale." - Elle a souri en m'embrassant encore.
Hé, mon Dieu! je ne songeais même point à lui, en consentant à l'épouser ; c'est ma mère, c'est sa santé, c'est son repos qui me déterminent. Ah! si j'envisageais l'avenir que je me prépare ; si je pensais à monsieur de Candale, jamais je ne trouverais la force d'être à lui. Ce n'est qu'en éloignant son souvenir ; ce n'est, pour ainsi dire, qu'en me séparant de moi-même, que je pourrai lui donner ma main.
Lettre XXIII
Le chevalier de Fiesque à madame de.....
Paris, 25 novembre.
Je quitte madame d'Artigue. A peine m'a-t-elle aperçu dans le salon qui précède sa chambre, qu'elle m'a demandé si le duc était revenu avec moi. J'ai répondu le non le plus triste que j'aie pu affecter. Elle a repris avec une gaieté aussi peu naturelle : "Croiriez-vous qu'on s'est amusé ici à faire courir le bruit qu'il allait se marier?" En disant ces mots, elle a éclaté de rire, mais d'un rire forcé, auquel j'ai eu bien de la peine à n'en pas joindre un très-véritable ; je m'en suis tiré par une révérence assez profonde pour qu'elle ne vît pas ma figure.
Pendant un quart d'heure, elle a répété toutes les raisons qui rendaient complétement ridicule une pareille histoire. Elle parlait si vite, que je ne sais si elle voulait me convaincre, ou si, pressentant que je pouvais l'éclairer, elle en redoutait le moment. Je me suis bien gardé de l'interrompre ; seulement j'ai conservé ma gravité de circonstance. Enfin elle s'est arrêtée et m'a dit : "Vous ne répondez rien!" - Alors, je lui ai remis une lettre de monsieur de Candale. Elle l'a lue, est devenue fort pâle, et sans dire un mot, elle l'a considérée long-temps après avoir fini de lire le peu de lignes qu'elle contenait. Je crois en vérité que c'est un malheur qu'elle ne sentira, que lorsque les autres en seront instruits. Elle ne respirait, ni ne parlait, ni même ne levait les yeux ; toutes les forces de son ame paraissaient employées à en dissimuler les impressions. J'aurais pu lui sauver un grand embarras, en commençant à parler le premier ; mais j'étais résolu à me taire, jusqu'à ce que j'eusse vu la tournure qu'elle donnerait à cette affaire. Après un long silence, elle m'a demandé, sans me regarder, si je savais ce que contenait cette lettre : j'ai répondu encore un non plaintif, qui aurait dû lui apprendre qu'au moins le sens m'en était connu. - Elle me l'a présentée, en me priant de la lire tout haut, soit pour avoir le temps de se remettre, soit pour prendre celui de former une résolution.
Après quelques phrases assez insignifiantes, monsieur de Candale ajoutait : "J'ai rencontré un ange de beauté, de jeunesse, d'innocence. Mademoiselle de Foix réunit tous les avantages que je pouvais désirer ; et je respire, en pensant que cette union va terminer mon éternel et ennuyeux procès : vous voyez que c'est un mariage de convenance. Ne vous affligez donc point, mon aimable amie : conservez-moi votre affection, et puissé-je mourir avant de vous être indifférent.
DUC DE CANDALE."
"Quel âge a ce prodige?" a repris madame d'Artigue avec aigreur. - "Dix-sept ans," ai-je répondu les yeux baissés ; car cette femme humiliée m'imposait, dès que je la croyais malheureuse. En vérité, il faut que je sois né avec un bien bon coeur, puisque, malgré tant d'efforts pour l'endurcir, il est encore sensible. Si madame d'Artigue eût versé une seule larme, elle m'aurait attendri ; par bonheur, elle n'a montré que du ressentiment, et sa colère m'a rendu mon sang-froid.
"Cette merveille n'est-elle donc jamais sortie du château de sa mère?" m'a-t-elle demandé d'un ton dédaigneux. - "Jamais." - "En ce cas, le duc pourrait bien prendre sa gaucherie pour de l'innocence." - "L'amour s'y trompe facilement." - "L'amour! vous verrez que ce sera quelque fol engouement que ses amies n'oseront défendre.... D'ailleurs," a-t-elle ajouté avec hauteur, "un homme sage ne doit jamais se marier par amour ; et après les succès de monsieur de Candale, il faudrait au moins que la femme qu'il choisit fût parfaite."
Ici, j'ai pris un air pénétré qui m'a paru réussir. Jusque-là, tout allait assez bien pour moi ; mais j'ai maladroitement répliqué, d'un ton que je croyais galant : "N'est-il pas bien flatteur, après tous les succès dont vous parlez, d'avoir à nous montrer un jour, dans la femme qu'il a choisie, le modèle d'une constance à toute épreuve?"
Elle m'a lancé un regard terrible, et m'a dit avec ironie : "Si c'est là ce qui le décide, je crains qu'il ne se prépare de grands chagrins.... Monsieur de Candale a fait tant de jaloux, que ce sera une joie publique de le savoir exposé aux mêmes inquiétudes." - La tournure de cette conversation me rendit sans pitié; aussi repris-je d'un air de confidence : "J'imagine qu'il ne permettra à sa femme qu'une société assez sévère, pour la mettre à l'abri de la séduction, ou de l'exemple."
Je dois vous avouer que cette idée me venait à l'instant ; mais au cas qu'elle se présentât à l'esprit du duc, j'étais charmé que madame d'Artigue pût se croire intéressée à en empêcher l'effet. Je ne me trompais pas ; car c'est alors que l'indignation a remplacé la colère froide et concentrée qui l'oppressait. Elle s'est ranimée, a ri avec amertume, sans me communiquer ses pensées. Elle se regardait dans sa glace, se parlait à elle-même sans former un son intelligible. Ne sachant plus comment la quitter, je l'ai priée de me donner ses ordres : - "Vous allez donc rejoindre monsieur de Candale?" m'a-t-elle demandé avec amertume. - "Oui." - "Et à quand ce beau mariage?" - "Dès que je serai arrivé," ai-je répondu comme un sot ; car je n'avais nul besoin de venir me mêler à sa haine : aussi a-t-elle jeté sur moi des yeux que je n'oublierai jamais. Il semblait qu'elle m'accusât de son malheur ; du moins elle me l'a fait entendre, en me disant : "Vous m'y paraissez un témoin nécessaire." Elle a ajouté: "Je vais répondre." - Voilà, me suis-je dit ce qu'on gagne à s'occuper des affaires des autres.
Pendant qu'elle écrivait, la colère, la haine, la vengeance, toutes les passions se peignaient sur son visage. Il me semblait que cette lettre devait contenir les plus sanglans reproches ; jugez donc de ma surprise, lorsqu'en me la donnant à lire, j'ai trouvé ce qui suit:
"Mon sort est décidé, et je sens qu'il ne me reste plus aucun intérêt dans la vie! mais je renonce à moi-même, pour ne m'occuper que de vous.
Les hommes que vos succès ont blessés, vont entourer votre jeune femme de toutes les séductions ; permettez que j'aie toujours les yeux sur elle...., je veux au moins contribuer encore à votre bonheur, en la rendant digne de vous."
Je croyais connaître madame d'Artigue ; mais je suis forcé de convenir que cet empire sur elle-même m'a étonné. Ecrire une lettre si douce après un si cruel abandon!... "Quoi! Madame," me suis-je écrié, "pas un reproche?" - "Les reproches demandent des excuses dont je dispense monsieur de Candale." - "Et la colère?..." - "La colère n'est souvent qu'un besoin de pardonner, et je n'ai ni pardon, ni plaintes à lui offrir." Ses lèvres étaient pâles et tremblantes ; on voyait combien elle souffrait : mais toutes les puissances de son ame étaient employées à ne pas laisser échapper une douleur dont elle aurait été humiliée...... Elle se leva, et me regarda d'un air si imposant que, sans me parler, elle me fit sentir qu'elle désirait être seule.
Lettre XXIV
Mademoiselle de Foix à mademoiselle d'Astey.
Aumale, 27 novembre.
Quelle journée! quelle affreuse journée! Je me désole, et me désespère ; mais malheureusement je ne succombe point. Mon amie, j'existe pour assurer le malheur du reste de mes jours, et voir mourir tout ce que j'aime. Ma mère est très-mal : aujourd'hui, elle a entendu presque en même temps la lecture de son testament, et celle de mon contrat de mariage. Nous étions tous réunis dans sa chambre, pour assister à ces déchirantes lectures, car elle a voulu que sa famille connût d'avance ses dispositions. En ce moment, je ne sais quel instinct nous a amené mon pauvre père ; il est venu s'asseoir près de son lit, observant nos pleurs avec inquiétude. Il a écouté la lecture du testament avec la plus grande attention. Tous les articles par lesquels ma mère donnait ce qui lui avait appartenu, l'ont frappé: "Et moi, a-t-il dit, à qui me laisserez-vous?" A ces mots, des larmes ont coulé de ses yeux. Ma soeur, pour la première fois, j'ai regardé monsieur de Candale d'un air qui sollicitait son intérêt. Je sentais qu'il pouvait m'inspirer une véritable reconnaissance, s'il me permettait de prendre soin de mon vieux père, et si, par un coup-d'oeil, il m'autorisait à lui promettre qu'il ne nous quitterait pas. Oh! mes regards le suppliaient vainement ; les siens ne me cherchaient point ; il considérait mon père d'un air indifférent, et fort ennuyé... Quoi! ni pitié pour la vieillesse, ni respect pour la mort! Mon amie, ma soeur, quels sont donc les sentimens qui peuvent arriver à son coeur?
Ces mouvemens ont échappé à ma mère. Tout entière à la crainte de mourir avant d'avoir disposé de mon sort, elle a voulu, aussitôt après avoir fini son testament, entendre et signer mon contrat de mariage. Loin de prêter attention à cette lecture, je m'efforçais d'en détourner ma pensée ; ma mère seule m'occupait ; je me disais : En me croyant heureuse sa fin sera plus tranquille. Cependant, lorsqu'il a fallu écrire mon nom, j'ai été saisie d'un tel tremblement que je ne distinguais plus aucun objet ; le notaire me montrait le papier, et je ne l'apercevais pas. Ma mère, effrayée de mon trouble, a voulu, je crois, fournir à monsieur de Candale l'occasion de me rassurer. Elle l'a prié de traiter ma jeunesse avec indulgence, de se rappeler que j'avais été élevée avec une douceur, une tendresse qui devaient me rendre bien difficile sur le reste de ma vie. En voyant de quel air suppliant elle s'adressait à monsieur de Candale, je n'ai pu retenir mes sanglots ; le duc, loin d'en être touché, a pris ma main, et a répondu à ma mère : "Que la douleur lui sied bien! ces pleurs la rendent plus belle." Comme mes pleurs ont redoublé à ce sot compliment! Ma mère a été frappée de cette insensibilité: pour la première fois elle m'a regardée en soupirant ; elle m'a tendu ses bras ; je m'y suis précipitée, et, serrées l'une contre l'autre, nous avons éprouvé les plus cruelles angoisses.
Depuis cet instant, ma mère est dans un profond accablement ; elle m'a demandé plusieurs fois si le courrier qu'on avait envoyé à ma soeur, avait eu l'ordre de ne point s'arrêter ; elle l'attend avec impatience. Pour moi, mon amie, j'ignore si je souhaite, ou si je redoute que vous arriviez pour la célébration de ce mariage. Il me semble, qu'au moment de prononcer le serment irrévocable, mes yeux ne chercheraient que les vôtres, que votre pitié briserait mon coeur ; et si une première larme tombait, je ne pourrais plus retrouver mon courage. Oh! non, non, ma soeur, ne venez que lorsque mon sort sera décidé sans retour ; que victime du malheur, il ne me restera plus ni crainte, ni espérance.
Lettre XXV
Le chevalier de Fiesque à madame....
Aumale, 30 novembre.
Je suis arrivé chez madame de Foix, au moment où le duc allait chercher Emilie pour la conduire à l'autel. Quelle tristesse régnait sur la figure de cet heureux époux! avec quelle attention il a évité mes regards! Je lui ai remis la lettre de madame d'Artigue. Loin d'y trouver, comme moi, un sentiment violent qui devait lui inspirer de la pitié ou de l'inquiétude, sa vanité n'y a vu qu'un attachement invincible ; il l'a relue deux fois, a soupiré, et s'est oublié jusqu'à se dire presque tout haut : "Il est trop tard." Dans l'instant, on est venu lui annoncer qu'on l'attendait : il a pris mon bras, et a marché avec des mouvements brusques et irréguliers qui prouvaient assez son agitation. Nous sommes entrés dans la chambre de madame de Foix, sans qu'il m'eût parlé. Emilie était près du lit de sa mère ; elle avait une robe de mousseline, sans parure, sans bouquet : tout en elle annonçait la douleur. En nous voyant, elle a détourné les yeux ; et depuis, je ne l'ai pas vue jeter un seul regard sur monsieur de Candale.
Madame de Foix ne pouvant se lever, on avait préparé un autel dans sa chambre. Lorsqu'Emilie s'en est approchée, la pâleur de la mort s'est répandue sur tous ses traits. C'est alors que j'ai commencé à me repentir de n'avoir pas détourné le duc de ce mariage ; rien ne m'eût été si facile.
Au moins aurais-je pu rester, comme autrefois, spectateur indifférent. Mais j'ai été étourdiment me mêler à la troupe légère, qui, en riant, sans y penser, préparait le malheur de toute la vie d'Emilie, d'Emilie si belle, si bonne et si innocente! Ah! je me trouve coupable de tout le mal que j'aurais pu empêcher.
Cette femme mourante, cette jeune personne désespérée m'ont rendu aux sentimens de la nature. J'ai reconnu trop tard combien la vanité est trompeuse : dès qu'elle atteint son but, elle sent le vide de ses espérances et de ses désirs. Ce mariage, que tout le monde avait souhaité, ne contentait personne. Le duc s'indignait des pleurs d'Emilie ; il voyait enfin qu'il se sacrifiait lui-même, après avoir cru tout immoler à son orgueil. Madame de Foix, triste, consternée, semblait se repentir de n'avoir pas écouté davantage les répugnances de sa fille.... Emilie ne daignait pas cacher son indifférence pour le duc, et la compassion qu'elle avait pour elle-même : et moi, je ne comprenais pas comment j'avais pu contribuer au malheur de celle qui n'avait éprouvé que de la joie avant de me connaître. Après avoir essuyé les dédains de madame d'Artigue, il eût été si généreux à moi de lui rendre monsieur de Candale! Une plaisanterie sur le mariage, des éloges sur les liaisons libres et passionnées, l'eussent ramené à ses pieds. Ils auraient été heureux l'un et l'autre ; et peut-être mademoiselle de Foix serait-elle parvenue à l'être loin de nous tous. Au lieu de cela, un sot mouvement d'amour-propre m'a porté à humilier cette femme, dont sûrement je me suis fait une ennemie mortelle. L'envie de m'amuser, de voir jusqu'où la vanité d'un fat peut être conduite, m'a engagé à piquer celle du duc. Je crois même que, dans ma folie, je me regardais comme un grand philosophe qui se jouait de la faiblesse humaine.
Pendant que chacun était occupé de différentes pensées, la cérémonie s'avançait. Lorsque le prêtre est venu demander à Emilie si elle consentait à épouser le duc, elle est restée dans le silence ; elle semblait être étonnée qu'on eût besoin de son aveu. Il a répété une seconde fois la même question. Un murmure involontaire de tous les assistans a rappelé Emilie à elle-même. Elle a répondu un oui à peine articulé, un oui qui a expiré sur ses lèvres, et qui cependant l'engageait pour jamais.
Adieu, ma bonne cousine, je ne puis bannir l'impression de tristesse que la douleur de cette jeune personne m'a laissée.
Lettre XXVI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
28 février.
Nous voilà donc séparées, mon aimable soeur ; nous, dont tous les désirs, tous les projets, depuis l'enfance, avaient pour but de ne nous jamais quitter! On m'emmène à Paris, et demain vous partez pour la Provence. Chaque pas, chaque heure va nous éloigner l'une de l'autre. Cette distance affreuse me pèse peut-être autant que notre séparation. Je sais que si vous fussiez restée à Aumale, je ne vous aurais pas vue davantage ; mais je vous aurais sentie plus près de moi ; je me serais flattée chaque jour que la moindre circonstance pourrait nous rapprocher : au lieu qu'une fois établie si loin, il n'y a plus que des malheurs qui puissent nous réunir.
En vous quittant ce matin, j'avais l'ame brisée ; cependant je puis dire que je ne me doutais pas encore de toute ma douleur. Tant que j'ai vu le château, que j'ai distingué vos fenêtres, que je suis restée dans l'enceinte du parc, j'espérais que peut-être un accident suspendrait mon voyage...... Mais la voiture avançait ; et lorsqu'elle a passé le dernier arbre qui termine nos possessions, un cri involontaire m'est échappé; je me suis jetée dans le fond du carrosse, et j'ai pleuré. Je ne sais si monsieur de Candale s'est offensé de mes larmes, de mes regrets, ou s'il a voulu me prouver qu'il ne faisait pas attention à ma peine ; mais il s'est mis à chanter un mauvais air, ce qui chez lui annonce toujours l'humeur. Il s'impatientait et grondait, comme s'il eût été fatigué de se trouver près de moi : quoique les chevaux allassent au galop, il a ordonné aux postillons de se hâter. Me sentant emportée loin de vous, j'ai remis précipitamment ma tête hors de la voiture. Hélas! tout s'éloignait, tout disparaissait ; et bientôt je n'ai plus aperçu aucune trace de notre ancienne demeure. Comme un seul instant m'a offert à la fois le souvenir de tant d'années heureuses, et toutes les inquiétudes d'un avenir effrayant! Je ne connais aucun des objets qui vont m'environner ; la mort de ma mère, votre éloignement me laissent seule dans la vie. Quels regrets, quelles craintes!
Ne me sentant pas la force de me rapprocher de monsieur de Candale, je me suis appuyée sur la portière du carrosse, et, couvrant mon visage avec mes mains, j'ai pleuré encore. - "Vous êtes bien libre, Madame, de vous affliger à présent, m'a-t-il dit ; mais lorsque vous serez arrivée à Paris, tâchez de dissimuler un peu cette fastueuse douleur. Dans ce pays, les éclats ne sont permis qu'à la gaieté; ceux que le chagrin produit ne servent qu'à rendre ridicule et à amuser les autres."
Après cette belle harangue, il s'est enfoncé dans le coin de la voiture, et a fait semblant de dormir. Hélas! ce moyen lui a mieux réussi que son humeur ou ses représentations ; car si j'étais assurée qu'il ne dormait pas, du moins je me flattais que son silence et le mien lui procureraient peut-être un sommeil véritable. Je cachais mes pleurs ; à peine osais-je respirer : pendant qu'il reposait, je ne craignais point de l'entendre et d'avoir à lui répondre. Ma soeur, je suis effrayée de l'éloignement qu'il m'inspire ; cependant, si je ne puis le vaincre, je m'efforcerai de le dissimuler. Encore si monsieur de Candale me permettait de vivre dans la retraite ; s'il consentait pendant quelque temps à m'abandonner à moi-même, je parviendrais peut-être à m'accoutumer à ma situation présente. La solitude pourrait seule me procurer ce calme devenu mon seul bonheur, ce calme avec lequel on voit passer, sans regret et sans désir, les jours après les jours, et enfin la vie.
Lettre XXVII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 1er mars.
J'arrivai hier au soir à l'hôtel de Candale. Je ne saurais vous rendre compte du saisissement que j'éprouvai, en entrant dans cette grande maison dont on me croit la maîtresse, et où je me trouve si étrangère. Monsieur de Candale me montra mon appartement : et comme plusieurs valets nous éclairaient, il mit devant eux une sorte d'affectation à m'en faire les honneurs ; car dès qu'un témoin nous voit ensemble, son humeur habituelle se change aussitôt en soins et en prévenances. A peine les gens furent-ils sortis, qu'il me laissa seule.
Ma soeur! que je me sentais triste! Dans cette chambre immense, je n'apercevais aucune place qui me convînt. Tous les siéges étaient rangés avec tant de symétrie que je n'avais ni envie de les déplacer, ni goût pour m'établir où ils étaient posés. Je restais debout devant la cheminée, regardant de temps en temps autour de moi, et répugnant à m'asseoir. Que vous dirai-je? c'était quelque chose que de retarder à prendre possession de cette maison, où je prévois des jours si longs, et des années si vides pour le souvenir.
Ne sachant que faire, je parcourus ce grand appartement. Le hasard me fit entrer dans une galerie où il y a de très-beaux tableaux. Chacun de ceux qui pouvaient convenir à ma situation arrêtait mes regards.
Un de ces tableaux représente une jeune personne jouant avec un enfant ; et, sans qu'elle s'en aperçoive, le Temps passe derrière elle, et lui enlève une fleur de sa coiffure... Au moins, me dis-je, c'est en s'amusant qu'elle perd ses beaux jours ; et je soupirai.
J'avançai encore : l'image d'une noce me fit tressaillir. Je me retournai pour m'en aller ; mais justement en face de ce tableau, j'en aperçus un autre, représentant un jeune Espagnol debout, appuyé contre un arbre. Il semble absorbé dans une profonde rêverie, tandis qu'un vieillard lui parle avec la plus grande attention. Le jeune homme ne paraît s'occuper ni de ce qu'on lui dit, ni de ce qu'il fait ; il tient une baguette avec laquelle il finit un chiffre, il l'a déjà tracé plusieurs fois autour de lui. Ce costume espagnol, cette tristesse, me rappelèrent Alphonse. Quoique le jeune homme n'eût aucun de ses traits, je ne pouvais m'en détacher ; il me semblait qu'à force de le regarder, je découvrirais quelque ressemblance entre eux. J'étais comme immobile devant ce tableau, lorsque je fus rappelée à moi-même par un grand éclat de rire si près de mon oreille, qu'un cri de frayeur m'échappa ; c'était monsieur de Candale et le chevalier de Fiesque qui revenaient souper. Ne m'ayant pas trouvée dans ma chambre, ils étaient venus me chercher dans cette galerie ; et ma préoccupation leur avait permis de s'approcher, sans que je les entendisse. Ils affectèrent une grande gaieté; mais que leur rire me parut contraint! et quelle inquiétude j'éprouvai! J'ignorais combien de temps j'étais restée devant ce tableau, et pourquoi ils s'étaient fait un jeu de me surprendre!
Cet Espagnol avait réveillé en moi tant de souvenirs!...... Alphonse est la première personne que j'aie vue en entrant dans le monde..... il a sauvé ma mère d'un grand danger..... elle avait pu croire un moment qu'il m'intéressait.... je me le rappelais pour la première fois. J'osai m'interroger, me demander si, dans ce temps de trouble, de chagrins, ma mère n'avait pas mieux connu que moi ce qui se passait dans mon ame. Quoiqu'une voix intime me répondît que je n'avais jamais aimé Alphonse, cependant, je ne puis me le dissimuler, Alphonse m'avait inspiré cette sorte d'attrait qui n'est pas de l'amour, mais qui le serait peut-être devenu s'il en avait ressenti. Je regardais monsieur de Candale avec effroi : mes yeux lui demandaient peut-être s'il avait lu dans ma pensée ; le chevalier de Fiesque seul parut l'avoir pénétrée : du moins j'en jugeai à l'affectation qu'il mit à distraire, ou plutôt à étourdir monsieur de Candale. Seul il soutint la conversation ; sans prendre le temps de respirer, il lui parla de mille sujets différens. Pendant qu'il s'agitait ainsi, je restais toujours sans mouvement devant ce tableau. La frayeur avait glacé mes sens, et je paraissais attachée à la place où ils m'avaient trouvée. Je crois que j'y serais encore, si le chevalier de Fiesque ne m'eût offert son bras pour retourner dans le salon. Je me laissai conduire. En chemin, il me dit tout bas : "J'osais déjà vous plaindre, Madame ; mais faut-il qu'un souvenir ajoute encore à vos chagrins?" - Il me fallut cette sorte de force que donne la prudence, pour oser lui répondre que je ne le comprenais pas. - "Ah! ne niez point," reprit-il en riant ; "vous êtes si vraie, que vous ne pourriez tromper : daignez voir en moi un ami." - Dans ce moment, il éleva la voix, parla à monsieur de Candale ; et le reste de la soirée, il se tint toujours trop loin de moi, pour qu'il me fût possible de le désabuser. Cependant, il agissait comme un confident, faisait cent plaisanteries pour dissiper mon embarras, et amuser monsieur de Candale. Quelquefois même il m'invitait à sourire, en me faisant des signes d'intelligence ; tandis que moi qui n'ai rien à me reprocher, je me sentais l'air coupable, et m'indignais contre mon ignorance du monde et de ses usages, qui m'avait rendue si interdite dans une occasion si simple.
Ma soeur, mon amie, je ne suis pas née pour la société avec laquelle je vais vivre.
Lettre XXVIII
Le chevalier de Fiesque, à madame de..
Paris, 1er mars.
Je veux que vous me félicitiez, et que vous me plaigniez tout ensemble, mon indulgente cousine ; car je suis, en même temps, satisfait et troublé. Et qui cause toute cette agitation? c'est l'arrivée de madame de Candale ; ce sont ses sentimens que j'ai pénétrés. A peine me croyais-je amoureux, et je suis jaloux. Des idées de vengeance m'ont déjà passé par le coeur ; je hais cet Espagnol qui ne sait même pas s'il existe un chevalier de Fiesque. La beauté d'Emilie m'entraîne, sa douceur m'enchante ; j'adore sa vertu, et je voudrais lui inspirer de l'intérêt ; je ne lui plais même pas, et je prétends en être aimé.
Hier, pendant que j'étais à une grande assemblée chez madame d'Artigue, le duc y tomba comme des nues : personne ne l'attendait, et tout le monde l'entoura avec les apparences de l'intérêt. C'était la première fois qu'il venait chez elle depuis son mariage. Croiriez-vous qu'elle l'a reçu sans colère, ni émotion? On aurait pu imaginer qu'elle retrouvait une simple connaissance perdue de vue depuis long-temps, et dont elle se souvenait à peine. Quoique je susse très-bien qu'ils avaient continué à s'écrire, et que, par conséquent, il ne pouvait y avoir rien d'imprévu entre eux, cependant cette force d'esprit m'a confondu.
Monsieur de Candale a été accablé de plaisanteries sur sa sensibilité, de questions sur les grâces et le caractère de sa femme. Il semblait qu'on voulût deviner Emilie, puisqu'on ne pouvait pas la voir encore. On l'attend avec impatience, les uns pour lui chercher des défauts, les autres pour en paraître amoureux ; car ce pauvre duc doit être également tourmenté, soit qu'on ne trouve pas sa femme parfaite, ou que trop à la mode, elle devienne l'objet de la médisance.
Un mari des plus jaloux ne s'est-il pas avisé d'accourir féliciter monsieur de Candale sur son mariage, en disant : "Eh bien, mon cher duc, vous voilà donc des nôtres!" Le cher duc a rougi, et tout le monde a éclaté de rire.
Monsieur de Candale est très-surpris qu'on ose le persifler, lui qui brillait toujours aux dépens d'une victime. Il était si décontenancé, que j'ai entendu plusieurs personnes se dire : "Mais il est tout changé depuis son accident!" et cet accident, s'il vous plaît, c'est son mariage. Je vous entends d'ici crier au scandale ; cependant il faut bien vous raconter avec exactitude des détails dont votre perfection daigne s'amuser.
Vous connaissez l'esprit piquant et léger du vicomte de ***, et comme il lui a donné le droit de se moquer de tout le monde, sans que personne ose s'en fâcher : "Prenez garde à vous, disait-il au duc ; votre femme doit être parfaite, car vous l'avez choisie. Si, comme moi, vous eussiez épousé une grande fortune, il n'y aurait eu que votre notaire, ou vos créanciers qui se fussent informés si vous aviez fait une bonne affaire ; mais dans un mariage de goût, c'est nous tous qui allons vous juger." - "Il me semble, répondit le duc, qu'il suffit que je me trouve heureux." - "Ah! oui vraiment, que vous vous trouviez heureux! répliqua le vicomte en riant : jolie phrase! Cela ne suffit pas, mon cher ; il faut que nous décidions si vous êtes heureux, si vous avez lieu de l'être, si vous le serez toujours." - Un nouvel éclat de rire imposa au duc l'obligation de sourire à cette folie. Alors le vicomte se laissa aller à toute sa gaieté. La marquise feignait d'en être mécontente ; mais en effet l'excitait par ces petits reproches qui encouragent la méchanceté. "C'est horrible," disait-elle en minaudant ; "taisez-vous donc, vicomte:" et si quelqu'un n'avait pas entendu une de ces plaisanteries, c'était à cette personne-là même qu'elle s'adressait pour la faire répéter. Sa vanité jouissait de voir celle de monsieur de Candale humiliée ; elle en devenait fière ; et ses yeux lui disaient : "Quand nous étions amis, personne n'eût osé vous attaquer."
Le duc ne pouvant plus soutenir l'air sottement dégagé qu'il affectait, me proposa d'aller souper chez madame de Candale. J'y consentis avec une palpitation de joie qui m'étonna, mais à laquelle je me plaisais à abandonner mon ame. En chemin, je m'enivrais du plaisir de voir Emilie, d'être admis dans sa solitude. J'adoucirai ses peines, me promettais-je intérieurement ; et je flattais déjà monsieur de Candale de tout mon pouvoir.
Nous trouvâmes Emilie devant un tableau qu'elle considérait si attentivement, que nous étions tout près d'elle, et qu'elle ne nous avait pas entendus. Jugez de mon humeur, en la voyant regarder avec tant d'intérêt un jeune Espagnol. Quel charme aurait-il à ses yeux, sans le rapprochement que son coeur a fait, et que le mien a deviné? Hélas! tous mes rêves de bonheur ont disparu!.... Concevez-vous, mon amie, qu'après m'être tant vanté de mon indifférence, je sois si peu maître de ma raison?
Lettre XXIX
Madame la duchesse de Candale a mademoiselle d'Astey.
10 mars...
Je commence à me reconnaître un peu, ma douce et tendre amie, et à reprendre même de la tranquillité. En arrivant ici, tout me déplaisait : aujourd'hui je suis loin d'être heureuse ; mais au moins je m'accoutume à ce qui m'environne.
Je me suis fait une petite retraite dans un des coins de ma chambre ; j'y ai placé une seule chaise, mon piano, ma harpe, quelques livres, une jolie table sur laquelle sont mes dessins et mon écritoire ; et là je me suis tracé une sorte de cercle idéal, qui me sépare du reste de l'appartement. Vient-on me voir? je sors bien vite de cette barrière pour empêcher qu'on n'y pénètre. Si par hasard on s'avance vers mon asile, j'ai peine à contenir ma mauvaise humeur ; je voudrais qu'on s'en allât : et pourquoi me reprocherais-je ce désir? ai-je jamais celui de voir arriver aucune de ces nouvelles connaissances?
Monsieur de Candale m'a amené madame d'Artigue. La veille, il m'en avait fait un long et pompeux éloge, quoique je ne lui eusse pas disputé un seul de tous les agrémens qu'il lui suppose. J'ai très-bien deviné qu'il voulait former mon opinion sur elle, et m'engager à l'aimer ; aussi dès-lors je me suis senti une répugnance à la recevoir, que j'ai eu peine à cacher. Ma soeur, avez-vous jamais éprouvé combien sont révoltantes les préventions bonnes ou mauvaises, qu'on veut vous donner, pour ainsi dire, malgré vous?
Lorsque madame d'Artigue est entrée chez moi, je l'ai reçue très-froidement. Elle n'a point paru s'en apercevoir ; son obligeance ne dépendait pas de la mienne ; elle arrivait résolue d'être aimable ; et elle y est parvenue. Peu à peu la conversation s'est animée : sans le vouloir, j'ai parlé avec plus d'intérêt ; aussitôt elle m'a fait sentir qu'elle le remarquait avec satisfaction. Ce grand usage du monde qui apprend à dominer toutes les impressions naturelles, pour n'en montrer que d'agréables ; qui n'a l'air d'observer que ce qu'il convient de voir, lui donnait sur moi une supériorité dont je suis forcée de convenir ; et cependant je me disais : Mon coeur, ma franchise valent mieux que cet art trompeur.
J'étais à ma toilette quand elle est arrivée. Elle a loué vivement la beauté de mes cheveux, l'éclat de mon teint, la douceur de mon regard, les grâces de mes manières ; enfin elle n'a rien oublié. Je ne savais que répondre à tant de complimens ; ils me paraissaient ridicules, et cependant je n'étais point trop fâchée de les entendre. Serait-il donc possible de se persuader que les autres vous donnent de bonne foi les éloges dont vous reconnaissez l'exagération? ou qu'après l'isolement dans lequel je me suis trouvée en arrivant ici, j'aie pu être flattée de plaire à la première personne qui m'a témoigné de la bienveillance?
Lorsque madame d'Artigue m'a vue plus à mon aise, elle m'a fait mille caresses, m'a assurée qu'elle serait "mon guide, mon amie." A ces mots si doux, je n'ai pu m'empêcher de lui demander si vraiment elle pensait à être mon amie? Sa légèreté, ses prévenances mêmes, m'avaient mise en garde contre elle. Peut-être trouverez-vous que ma prévoyance s'étendait peu, en se bornant à lui demander si je pouvais la croire? Mais comme je ne lui connais aucun motif pour me tromper, pourquoi douter plus longtemps de sa sincérité? Madame d'Artigue m'a répondu en m'embrassant, en me nommant son aimable amie.... ses caresses lui ont ouvert mon coeur : "Ah! Madame," ai-je repris, ne pensant point à monsieur de Candale, "je n'osais faire un pas dans le monde ; je m'y sentais sans appui. - Comment, a-t-il répondu, ne dois-je pas suffire pour vous diriger?" - "Je désire ne jamais vous déplaire...... mais, dans mon ignorance de la société, de ses usages, les conseils d'une amie m'intimideraient moins, et me guideraient aussi sûrement." - Madame d'Artigue l'interrompit en lui disant : "Allons, vous fâcherez-vous, parce que je veux remplacer près d'elle, ses soeurs et sa famille?" - "Mais," a-t-il dit sévèrement, "je veux qu'elle ait de la confiance en moi." - Si vous saviez quel ton il prenait pour exciter cette confiance! "Oui, oui," a reparti madame d'Artigue, "vous voulez qu'elle éprouve à la fois tous les extrêmes, et l'amour qui lui ferait souhaiter d'être parfaite, et la confiance qui l'engagerait à vous avouer qu'elle est loin de l'être..... N'est-ce pas assez pour vous, qu'elle aspire à vous paraître aimable? laissez-moi lui en apprendre les moyens."
Monsieur de Candale est resté mécontent ; mais en voyant que madame d'Artigue osait le contredire, j'ai réfléchi qu'elle pourrait me protéger contre lui. Dès-lors, elle n'a plus rien fait qui n'ait attiré mon attention ; ses mouvemens, ses paroles, ses regards, excitaient mon intérêt ou ma curiosité. Je l'avais reçue froidement ; et lorsqu'elle m'a quittée, je l'ai reconduite, désirant la revoir, et résolue à la rechercher.
Adieu, mon aimable soeur, adieu.
Lettre XXX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
20 mars.
Ah! mon amie, ma tendre amie, oserai-je en convenir, même avec vous à qui je n'ai jamais caché aucun de mes sentimens? Chaque jour ajoute à la crainte que m'inspire monsieur de Candale ; et loin de laisser calmer mon esprit, agir ma raison, il voudrait que je lui payasse un tribut d'amour et d'admiration, qui répugne également à ma franchise et à ma fierté. Sommes-nous seuls? il passe le temps en reproches sur le passé, en avis pour l'avenir. Survient-il quelqu'un? il me sourit, me loue, comme s'il voulait persuader aux autres que je puis être aimable, mais que c'est un secret difficile à découvrir. Dès qu'il y a du monde, il suit mes mouvemens avec inquiétude, répond pour moi le plus souvent, ou ne manque jamais d'expliquer ce que j'ai dit. Si, par hasard, on daigne quelquefois m'approuver, il vient, d'un air protecteur, m'honorer de ces légères caresses qui flatteraient un enfant. J'avoue qu'il m'est impossible de ne pas les repousser avec hauteur : alors il plaisante sur ma prétendue sauvagerie, appelle ma froideur de l'innocence, et donne à tous mes défauts le nom d'une vertu. Lorsque nous sommes de nouveau sans témoins, il se livre à l'aigreur, à l'amertume, et ma franchise l'irrite encore. Ah! ma soeur! faut-il donc être heureux, pour qu'il soit permis de montrer sans danger toutes ses impressions? Jusqu'ici, j'avais cru que la sincérité faisait pardonner les erreurs et même les fautes.
Hier, après une scène semblable à celle que je viens de peindre, nous montâmes en voiture pour aller souper chez madame d'Artigue. Après divers conseils sur la manière dont je devais me conduire, monsieur de Candale me demanda tout-à-coup, et pour la première fois, si je l'aimais? - Ne pouvant mentir, et craignant de l'offenser, je voulus me jeter dans des distinctions qui me servissent d'excuse : "Je ne connais point l'amour, répondis-je ; mais....." - "Point d'amour!" s'écria-t-il d'un air révolté; "ah! du moins feignez-le si bien, que personne ne puisse soupçonner votre indifférence ; sachez que si quelqu'un la pénétrait......." - Ma soeur, quel courroux altérait sa voix! heureusement que l'obscurité m'empêchait de voir ses yeux, et j'en rendis grâces au ciel.
Nous arrivâmes chez madame d'Artigue ; elle me reçut avec une affection vraiment surprenante. Je me flattai, un instant, que la société m'enlevant à mon intérieur, pourrait me devenir agréable ; mais on jouait, et j'ignore tous les jeux ; on causait, et toutes les personnes dont il était question me sont inconnues ; je ne comprenais même aucune des plaisanteries dont on paraissait s'amuser beaucoup. Hélas! me disais-je, le monde m'ennuie, et le malheur m'attend chez moi!
Madame d'Artigue parla d'un homme cher à la société, qui venait de perdre un ami intime. On le plaignit vaguement ; et lorsqu'il arriva, j'étais peut-être la seule qui n'eût pas oublié sa peine. Il la rappela néanmoins par l'air triste et composé qu'il affectait. Dès qu'on se fut souvenu qu'il devait être affligé, chacun prit une figure analogue à la circonstance ; on l'entoura, on lui demanda de ses nouvelles avec intérêt. - "Ah!" dit-il d'une voix lugubre, "je pars demain pour la campagne ; je vais dans la maison où j'ai perdu mon ami..... Je veux m'entourer de son souvenir, me promener dans le bois où il se promenait, travailler à la table où il travaillait...." Je crus de bonne foi à la douleur fastueuse de cet homme et m'écriai, en le plaignant : "Dieu! habiterez-vous sa chambre?" - "Non," répondit-il, "elle est trop humide." Je restai confondue : le chevalier de Fiesque, dont je rencontrai les yeux, sourit, et je ne pus m'empêcher de lui faire un signe d'indignation.
Madame d'Artigue aperçut la petite intelligence qui régnait entre nous ; elle lui en fit compliment, mais voulut en savoir le motif. Lorsqu'il le lui eut expliqué, elle m'engagea à ne pas le croire plus sensible qu'un autre ; "c'est son esprit," dit-elle, "qui a deviné votre coeur." Il se récria contre cette accusation : elle continua à le persifler ; il finit par lui demander grâce. Ils parlèrent long-temps bas, riant beaucoup tous deux : il me semblait qu'elle le menaçait sans colère, et qu'il s'humiliait sans repentir ; mais j'ignore le sujet de leur gaieté. Ce qui est sûr, c'est qu'ils avaient parlé de moi, et qu'en se quittant, le chevalier de Fiesque lui dit d'un air encore incertain : Amis! - Amie! répondit madame d'Artigue en mettant la main sur son coeur, comme si elle s'engageait à l'être.
Adieu, ma bonne, mon aimable soeur.
Lettre XXXI
Le chevalier de Fiesque à madame....
25 mars.
J'aime Emilie, et tous ceux qui voudraient l'affliger, trouveraient en moi un ennemi irréconciliable. Mais s'il faut, pour parvenir à lui plaire, lui causer quelque chagrin, mon coeur s'y résout sans peine ; j'y trouve même une espèce de satisfaction. Pourquoi est-elle venue troubler ma tranquillité? pourquoi n'osé-je encore former aucune espérance de bonheur? Tant que j'ai craint pour Emilie la vengeance de madame d'Artigue, j'ai cru cette femme dangereuse ; aujourd'hui qu'elle m'a juré ne détester que monsieur de Candale, cette haine m'a paru bien excusable, après ses procédés envers elle.
J'ai voulu lui confier mes sentimens pour Emilie. Elle les avait devinés, et m'a fait d'elle un grand éloge. "D'abord," m'a-t-elle dit, "je n'ai senti qu'une douleur mortelle, en me voyant abandonnée, humiliée, sacrifiée.... Que sais-je?.... tous ces grands mots que je me répétais me déchiraient le coeur ; car enfin, je suis veuve, et je savais qu'on s'attendait à voir finir par mariage mon ancienne liaison avec monsieur de Candale. Je le croyais aussi ; mais un certain amour de liberté, d'indépendance, m'en faisait éloigner l'instant. J'ai été bien punie.... J'ai bien souffert!.... Heureusement que mon bon sens est venu à mon secours ; qu'il m'a dit que le public serait pour moi, si je me rendais le guide et l'appui de cette jeune personne ; qu'il finirait même par m'admirer, et par trouver monsieur de Candale très-coupable."
Je l'ai assurée qu'elle avait bien raison ; que je l'admirais moi-même. Elle y a paru sensible ; mais aussitôt, elle m'a avoué tout simplement qu'elle prétendait rendre Emilie assez coquette pour bien tourmenter son mari, sans qu'elle eût jamais aucun tort dont il eût le droit de se plaindre.
"Hé! que vous importe," me suis-je écrié, "qu'il ait le droit de se plaindre?" - "Bien plus que vous ne pensez," a-t-elle repris en riant ; "s'il avait des raisons vraisemblables de se fâcher, son humeur paraîtrait bizarre, sans être ridicule ; et c'est ridicule que je veux qu'il devienne. Il s'y prêtera de reste, et cela m'amusera." - "Quoi!" me suis-je écrié d'un air follement tragique ; car sa conversation s'était montée sur un ton de gaieté qui m'avait gagné, "quoi! si je devenais éperdu d'amour pour Emilie ; enfin si j'avais une de ces passions dont la vie dépend, vous le verriez sans pitié?" - "Hélas! oui," m'a-t-elle dit, en prenant aussi un air pénétré qui nous a fait éclater de rire en même temps ; "mais soyez tranquille : j'écouterai vos soupirs ; je vous donnerai des consolations. Quant à Emilie, elle me plaît, sa jeunesse m'intéresse ; et, mon cher chevalier, jamais personne n'aura à se louer d'elle." - "Au moins," lui ai-je dit, "n'allez pas prévenir monsieur de Candale contre moi." - "Oh!" a-t-elle repris gravement, "ceci devient sérieux : vous devriez savoir que je suis incapable d'une méchanceté. Monsieur de Candale a offensé mon amour-propre : lui seul doit en souffrir ; ma vengeance s'arrêtera là."
Ces derniers mots m'ayant un peu rassuré, je lui ai promis de l'aider, dans tout ce que sa malice inventera pour désoler ce pauvre duc. Elle part la semaine prochaine pour aller passer quelques jours dans une terre qu'elle a près de Fontainebleau, où la cour se trouve maintenant.
La réunion de tous les plaisirs rendra la maison de madame d'Artigue très-brillante. Le duc de Candale lui a promis d'y aller avec elle ; car elle paraît reprendre son empire sur lui : on aurait dû le prévoir. Les longues habitudes de confiance se rompent difficilement. D'ailleurs, de quoi Emilie pourrait-elle parler à cet homme si plein de lui-même? Elle n'a ni expérience, ni prévoyance ; il n'y a donc entre eux ni passé, ni avenir.
Cependant, comme la voilà sa femme, il faut bien qu'elle l'accompagne. Elle viendra chez madame d'Artigue ; j'y suivrai tous ses pas. Si nous donnons trop d'humeur au duc, s'il excite ses larmes, ne serai-je pas auprès d'elle pour la consoler? Il doit y avoir une grande satisfaction à essuyer des pleurs qu'on n'a pas fait répandre ; il y en a peut-être à les laisser couler. L'amour m'a réconcilié avec toutes les folies dont je me moquais jadis ; cependant il ne maîtrise pas mon ame entière. Loin d'éteindre mes goûts, il les ranime tous, et je pourrais dire comme La Fontaine:
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.
Vous attendiez-vous à me trouver mélancolique? Ce mot m'a fait rire malgré moi.
Lettre XXXII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Au château d'Artigue, 10 avril.
Si ma lettre vous paraît aussi bizarre que mes idées me semblent incohérentes, elle vous étonnera. Depuis que je suis arrivée ici, je ne me reconnais plus : est-ce bien moi qui éprouve tous les sentimens dont je suis agitée?
Madame d'Artigue a beaucoup de monde chez elle. Chacun paraît disposé à s'amuser, surtout à trouver bon ce que font les autres. Moi-même je me plais ici ; sans pourtant qu'aucun des plaisirs, dont on y jouit, soit celui que j'aurais préféré si j'eusse été heureuse, ni que la société soit celle que j'aurais choisie : mais enfin la journée se passe sans savoir comment, et, s'il faut l'avouer, sans presque voir monsieur de Candale. Ah! mon amie, qu'il faut être à plaindre, pour regarder cette dernière circonstance comme un bonheur!
Je suis tellement environnée, qu'à peine trouve-t-il le temps de me parler ; et vous ne sauriez concevoir le petit travail que je fais pour l'éviter sans l'offenser. On joue très-gros jeu ; jamais je ne m'absente qu'il ne soit occupé: reste-t-il oisif, j'ai toujours quelque prétexte qui me fixe dans le salon. Combien de fois il m'arrive de parler ou d'écouter, avec l'apparence de l'intérêt, des choses auxquelles je ne pense même pas? Mais, par-là, j'évite ses regards, ses reproches, sa présence ; et je sens que, si nous pouvions vivre quelque temps ainsi, la répugnance qu'il m'inspire s'affaiblirait.
Quoique madame d'Artigue n'ait pas encore vingt-quatre ans, elle se plaît à me nommer sa fille, et a l'air d'oublier sa jeunesse, en parlant de la mienne. Son intérêt me touche ; cependant je suis obligée de convenir que ses conseils et sa conduite m'étonnent souvent. Par exemple, elle a obtenu de moi l'aveu des dispositions de mon ame à l'égard de monsieur de Candale. Loin de me blâmer, de chercher à me ramener à des sentimens qui me procureraient peut-être un sort plus tranquille, elle m'éclaire sur plusieurs de ses défauts que je n'avais point remarqués. Sommes-nous seuls? elle s'amuse à le contrefaire ; et je ne puis m'empêcher de rire en la grondant. Mais l'autre jour elle continua cette plaisanterie devant le chevalier de Fiesque : je voulus l'arrêter, elle se récria contre ma pruderie ; je me fâchai sérieusement, elle me persifla. Depuis cet instant, elle ne parle plus que de mon ardent amour pour monsieur de Candale. Dites-moi pourquoi, étant blessée qu'on me fasse sentir ses ridicules, je serais cependant humiliée qu'on me crût capable de ne les pas apercevoir?
Depuis cet instant, je me suis un peu éloignée de madame d'Artigue, mais aussi je m'amuse beaucoup moins. Hier matin, ne sachant à quoi employer le temps que je passais ordinairement à sa toilette, je voulus aller me promener.
Me trouvant seule, je lui fis demander un roman : elle m'envoya un traité sur la sagesse, avec une plume et du papier pour y faire des additions. Cette plaisanterie, toute mauvaise qu'elle était, me donna de l'humeur, et je laissai le livre que j'aurais mieux fait de lire. En passant sous ses fenêtres, je l'y aperçus avec le chevalier de Fiesque : elle me demanda si je boudais encore. Cette belle question m'étourdit ; je croyais qu'elle me devait des excuses, et j'avais résolu de lui faire sentir très-sérieusement son indiscrétion. Mais elle prit un ton si léger, que je ne savais plus qui avait tort d'elle ou de moi. - "Venez-vous déjeuner?" me dit-elle en riant. - Je balançais. - "Ah! je n'y pensais pas," ajouta-t-elle, "il faut bien vous faire prier un peu, sans cela vous seriez jeune sans être enfant..... Allons, chevalier, allez la chercher." - Monsieur de Fiesque quitta la fenêtre. - "Je vous prie de remarquer," me dit aussitôt madame d'Artigue, "qu'hier vous vous ennuyâtes complétement....." ce qui est vrai ; "que depuis que je ne me mêle plus de votre parure, vous êtes moins jolie ; et," ajouta-t-elle en baissant la voix, "que vous ne pouvez pas m'obliger à avoir pour votre mari des égards qui vous coûtent trop, à vous qui en auriez le mérite, pour qu'ils me soient possibles, à moi qui n'en aurais que l'ennui."
Comme elle achevait ces mots, le chevalier de Fiesque parut : il m'emmena en feignant de m'entraîner ; et quoique je sentisse bien que cette violence n'était qu'un jeu, j'aimais assez qu'il crût devoir ainsi me contraindre. Il y a je ne sais quoi d'humiliant à revenir de soi-même, après s'être éloigné volontairement, et qui pis est avec fierté.
En me voyant entrer dans sa chambre, madame d'Artigue m'embrassa ; mais elle voulut encore reparler avec emphase de ma prétendue passion pour monsieur de Candale. Je la suppliai de ne plus le nommer entre nous. Toute cette grande querelle, où j'avais si complétement raison, a donc fini par lui demander une grâce qu'elle ne m'a pas accordée. Madame d'Artigue m'a protesté qu'il fallait absolument qu'elle se moquât de lui ou de moi.
Elle m'a priée de prendre un rôle dans une comédie, dont elle doit jouer un des personnages sous peu de jours. - "Tout le monde l'ignore," m'a-t-elle dit ; "monsieur de Candale n'en sera pas instruit.... C'est une charmante surprise que votre tendresse lui ménagera." - Son obstination à parler de ma tendresse me fâchait ; mais comment résister à madame d'Artigue? elle m'a assurée que je lui ferais un plaisir extrême ; que monsieur de Candale serait enchanté; que lui-même avait partagé cet amusement l'année précédente. En ce cas, pourquoi l'en exclut-elle aujourd'hui?
Il y a des instans où j'ai grande envie de confier à monsieur de Candale ce petit secret, qui ne devrait pas en être un. Mais pour cela, il faudrait lui parler ; et vous ne savez pas combien je tremble de me trouver avec lui : car alors il commence de si graves remontrances, il m'accable de conseils si longs et si minutieux, que je ne suis occupée qu'à fuir ces entretiens.
Au fait, madame d'Artigue est sa meilleure amie ; il m'a prescrit de lui donner toute ma confiance : c'est elle qui me répond de lui ; et s'il me désapprouve, mes excuses, et la promesse de renoncer pour toujours à cet amusement, devanceront ses reproches.
Adieu, ma bonne, mon aimable soeur.
Lettre XXXIII
Le chevalier de Fiesque à madame.....
Au château d'Artigue, 16 avril.
Ma chère cousine, vous avez un instinct de circonspection que j'admire toujours. En me demandant, sans la nommer, le portrait de celle que j'aime, vous avez agi plus discrétement que vous ne comptiez. En effet, Emilie et madame de Candale sont fort différentes. Si vous saviez combien Emilie est belle! Quoique sa taille soit noble, majestueuse, tous ses mouvemens sont doux. La tristesse paraît être dans son coeur ; mais dès qu'elle parle, le sourire est sur ses lèvres. Ses grands yeux bleus sont habituellement baissés, mais son regard n'est jamais indifférent. Il y a dans toutes les manières d'Emilie une grâce particulière qui fait qu'un simple mot d'elle, un coup-d'oeil, la moindre attention paraissent des préférences qui vous flattent, et vous entraînent malgré vous. Je me rappelle que son attachement pour sa mère ressemblait à l'amour : que serait-elle donc si elle devait un jour éprouver cette passion? Voilà ce qu'Emilie est pour moi, pour le reste du monde ; mais elle distingue monsieur de Candale, et c'est comme sa femme qu'il me reste à la peindre.
Madame de Candale n'aime point son mari, et jamais son éloignement pour lui n'est aussi visible, que lorsqu'elle s'efforce de le cacher. Dès qu'il paraît, elle devient sérieuse ; ses mouvemens sont contraints, embarrassés : ou, si l'espoir de dissimuler sa peine l'engage à paraître gaie, son rire est si mélancolique, qu'il excite plus la pitié que ne feraient des plaintes. Quelquefois, j'aperçois le visage de monsieur de Candale s'enflammer de courroux ; ses yeux sont menaçans : mais tout son ressentiment vient se briser contre l'inaltérable douceur de sa femme. Elle est avec lui d'une politesse qui ne permet d'exprimer ni la colère ni l'amour. Ce sont des égards si glacés, lorsqu'il la force à s'occuper de lui ; c'est un oubli si profond, lorsqu'il la laisse à elle-même, qu'elle lui répond toujours, mais ne lui parle jamais.
Vous croyez peut-être que ces portraits devraient me donner de la confiance ; non, assurément. Qu'oser dire à une personne également bien envers tout le monde, d'une humeur inaltérable, et si éloignée de partager vos sentimens qu'elle ne les soupçonne même pas? Je deviens presque aussi fâcheux, je suis aussi chagrin que monsieur de Candale ; et si j'avais la prétention d'être aimé, je serais vraisemblablement traité comme lui.
Lettre XXXIV
Le chevalier de Fiesque à madame.....
Au château d'Artigue, 25 avril.
Je suis loin d'être content de madame d'Artigue. Elle entretient, il est vrai, la répugnance d'Emilie pour monsieur de Candale ; mais elle cherche, en même temps, à la rendre inaccessible à toute affection, et cependant toujours plus aimable. Elle excite sa vanité, soigne sa figure, cultive son esprit, la prévient des dangers du monde, lui apprend les moyens d'y réussir, et voudrait en faire une coquette qui pût la surpasser et la venger.
Madame d'Artigue a réduit ses leçons en maximes. Vous savez comme les formes sentencieuses ont un air imposant, et combien tout ce qui ressemble à un résultat doit séduire l'inexpérience : cependant, grâce à mon bon génie, elle étonne Emilie sans la persuader encore.
Je veux vous faire juger jusqu'à quel point madame d'Artigue porte l'envie d'être admirée. Elle devait donner un grand bal hier au soir, et avait fait venir Henri pour la coiffer, ainsi que madame de Candale. J'assistais avec madame d'Artigue à la toilette d'Emilie. Je fus surpris d'entendre Henri s'écrier qu'elle serait d'une extrême beauté la beauté n'est qu'un accessoire ; l'élégance et la tournure sont tout." - "En vérité," reprit madame d'Artigue, "Henri parle de son talent en peintre." - "Eh! ne suis-je pas peintre?" répondit-il ; "combien de femmes qui sont affreuses avant que je les aie coiffées!..... Réellement, quand je considère certaine laideur, et que je me dis : Voilà une figure que je vais rendre charmante ; je trouve qu'elles devraient me donner la moitié de leur fortune." - "Vous êtes donc persuadé de les embellir toutes?" - "Oui, Madame la marquise ; quand je veux, la belle, la laide deviennent également jolies." - "Ah!" reprit madame d'Artigue en minaudant, " également est injuste." - "Ou est même obligé quelquefois d'être cruel, répondit-il...: quand j'ai de bonnes intentions, j'ajoute au bien, et je corrige le mal ; mais il est des dames trop fières que je suis obligé de punir malgré moi......; des figures renfrognées que j'ombrage....; de grands fronts que je découvre impitoyablement. Ces jours-là, je suis bien sûr que des migraines de commande les empêcheront de se montrer ; je suis toujours tenté d'avertir le médecin en m'en allant." - Tout cela était accompagné d'une impertinence si confiante que j'en étais choqué. Madame d'Artigue faisait de ces rires d'approbation qui flattent plus qu'un éloge. Elle lui demanda s'il avait jamais cherché à l'enlaidir? Vous jugez bien que Henri se récria sur l'impossibilité. Elle lui sourit avec complaisance, et le trouvait charmant, quand il citait les femmes qui ne devaient qu'à son habileté la réputation d'être jolies.
Lorsqu'il fut parti, je ne pus m'empêcher de reprocher à madame d'Artigue de s'être mise en frais, pour qu'Henri la proclamât la plus belle de toutes les femmes. Elle m'interrompit, en me disant : "Henri est le premier homme de son état ; et l'on n'atteint jamais à aucun genre de perfection sans une sorte de mérite." - "Ah!" repris-je toujours en me moquant, car elle m'avait paru complétement ridicule ; "élever son ambition jusqu'à désirer de pareils éloges!" - "Apprenez de moi, me dit-elle, que la vraie coquetterie n'est point celle qui se contente d'inspirer l'amour ; souvent, elle s'indignerait de l'exciter : c'est ce besoin de plaire qui porte à vouloir inspirer tous les sentimens flatteurs. La vraie coquette veut être trouvée bonne par le pauvre, affable par l'artisan ; elle distingue le mérite, prévient l'homme modeste. Le sage lui croira l'amour des vertus paisibles ; le héros lui trouvera l'exaltation de la gloire. A toutes les distances, il est des hommages qu'elle va chercher ; mais l'amour, et même l'amour malheureux, elle ne le permet qu'à ceux qui sont dignes de plaire." - En finissant ces mots, elle me jeta un coup-d'oeil où je retrouvai la haine, la hauteur qui m'avaient frappé, le jour où je lui appris le mariage de monsieur de Candale. Je la regardai avec inquiétude ; elle se remit aussitôt, et, me tendant une main qu'à peine j'osai presser, elle me dit : "Pourquoi faut-il que vous veniez toujours m'affliger, me contrarier?" - Le reste de la journée, elle me combla de soins flatteurs ; elle souriait à toutes les folies qui m'échappaient. Mais ce regard m'inquiète malgré moi. Je suis comme un homme qui aurait éprouvé une douleur aiguë dont le souvenir le fait encore tressaillir.
Lettre XXXV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Au château d'Artigue, 30 avril.
Auriez-vous cru, mon aimable soeur, que votre Emilie si sensible, si romanesque, qui s'était formé des idées d'un bonheur et d'une perfection, peut-être imaginaires, non-seulement se livrerait ici à une folle dissipation, mais qu'elle y prendrait goût? Une circonstance, bien légère en apparence, m'a rendu ma raison et mes chagrins. Il faut que toutes mes faiblesses vous soient connues.
Depuis que je suis ici, on ne m'a environnée que d'illusions et d'orgueil ; je n'ai cessé d'être suivie, louée, admirée. Il semblait que j'étais devenue le modèle des femmes et l'arbitre des hommes. Enfin le besoin de briller m'avait tellement saisie, qu'imitant madame d'Artigue, il n'y avait plus personne dont le suffrage me fût indifférent.
Elle donna un grand bal il y a quelques jours. Je n'ai pas besoin de vous avouer combien de temps j'avais donné à ma toilette. Dès que je parus, l'admiration générale me fit juger que mes soins avaient réussi. Loin de sentir l'embarras que j'éprouvais jadis, en me voyant l'objet de tous les regards, je m'abandonnai bientôt à l'espèce d'enthousiasme dont on se plaisait à m'enivrer. Quand je dansais, tous les hommes se tenaient derrière moi pour admirer mes pas : si je me reposais, ils environnaient la place que j'avais choisie. Le bal languissait dès que je ne l'animais plus.
Il y a plus de trente personnes dans le château ; et il en était arrivé un nombre bien plus considérable de Paris. La fête était superbe, et madame d'Artigue semblait ne la donner que pour moi. Comment résister à tant de séductions? Une seule femme, madame de Villars, parut balancer mes succès. Je suis obligée de convenir que je m'en aperçus avec surprise. Mais combien je me sentis plus choquée, en entendant le chevalier de Fiesque se vanter qu'il venait de soutenir qu'elle ne pouvait m'être comparée. "Je serais fâchée," repartis-je en passant devant lui, "que vous vous fussiez livré, pour moi, à une dispute trop vive." Et de peur qu'il ne soupçonnât l'étonnement dont j'étais frappée, je courus joindre madame de Villars. Comme je lui parlais, un de mes plus ardens admirateurs se mit à citer tout bas cette phrase de je ne sais quel auteur anglais : "La première chose que font deux jeunes femmes qui se rencontrent, est de se chercher des ridicules, et la seconde de se dire des flatteries." En vérité, je crois qu'il m'avait devinée ; car je disais à madame de Villars des choses très-aimables, et je l'avais regardée de la tête aux pieds, pour examiner si réellement elle méritait les éloges qu'on lui donnait.
Ma tendre amie, pardonnez-moi ; c'est un instant d'erreur dont je rougis, que je n'oublierai point, et dont le souvenir, toujours présent, me portera à excuser les autres, et à me défier de moi-même.
Madame de Villars se plaignit de la chaleur, en se servant d'un éventail de bois de sandal. L'odeur de ce bois pénétra tous mes sens. Alphonse en portait une petite canne que le hasard m'avait fait remarquer le jour où il me dit adieu. Ce bois m'étant inconnu alors, je l'avais regardé avec attention, j'en avais respiré l'odeur plusieurs fois, et depuis, je n'en avais jamais vu à personne. Madame de Villars ne pouvait plus agiter cet éventail, sans me causer de l'émotion. Alphonse, que je croyais avoir oublié, se présenta à mon esprit, comme si je l'apercevais encore ; et avec lui, je retrouvai le souvenir de tous les sentimens qui ont troublé mon ame depuis mon séjour à Compiègne : je voyais ma mère dans sa bonté, aux jours de sa rigueur, à l'instant de sa mort, et je me sentais défaillir.
Madame de Villars jouait toujours avec son éventail : je le lui ôtai comme pour le voir ; mais, dans le vrai, parce que ses mouvemens en portaient l'odeur jusqu'à moi, et qu'il m'était impossible de la soutenir. Je le tins long-temps sans le regarder, sans penser à m'éloigner. C'est le souvenir d'Alphonse qui m'avait rappelé ma mère, et je ne pensais plus à lui ; c'était elle qui m'occupait tout entière.
Ma mère, plaignez-moi d'avoir si peu profité de vos leçons ; pardonnez-moi surtout de n'avoir pas eu assez d'égards pour celui qui a été l'objet de votre choix. Mais comment avez-vous pu m'unir à un homme qu'il m'était si difficile d'aimer? Vous me connaissiez une ame vive ; vous m'aviez formé un coeur sincère, et vous alliez me laisser sans conseil et sans guide.
Lettre XXXVI
Le chevalier de Fiesque à madame....
Au château d'Artigue, 4 mai.
Est-ce à vous que j'oserai avouer toutes les passions qui m'agitent? Oui, votre douce amitié, vos sages avis adouciront ma colère.
Hier, dans une conversation en apparence insignifiante, je me suis hasardé à dire à Emilie de ces demi-mots qui devaient ne lui plus laisser ignorer que je l'aimais, et combien le sentiment que j'éprouvais m'avait rendu différent de moi-même. Son regard sévère a arrêté sur mes lèvres l'aveu imprudent que j'allais faire. Malgré sa rigueur, j'aurais pu la chérir encore, si elle ne m'eût éloigné que sous le prétexte de ses devoirs ; mais je l'ai vue aussitôt aller rejoindre madame d'Artigue ; je les ai entendues rire ; je crois même qu'elles me regardaient. Sans doute Emilie méprise ma passion, et s'est moquée de mes chagrins, comme s'il était impossible que l'on m'aimât. N'apprendra-t-on jamais aux jeunes femmes qu'il ne faut pas humilier l'amant dédaigné qui vient se soumettre? Car l'homme assez fier, assez généreux pour mépriser un outrage, ne le méritait pas ; et celui qui s'en offense, ne le pardonne jamais.
Il y a bien long-temps que je ne vous ai écrit ; je vous dois de si longs détails, que je ne sais par où les commencer. Je vous ai mandé que je croyais avoir à me plaindre de madame d'Artigue. Le soir même, j'ai reconnu mon injustice, en apprenant qu'elle me destinait à jouer la comédie avec madame de Candale, et m'avait favorisé jusqu'à me donner près d'elle le rôle d'un amant.
Avec quelle joie j'espérai profiter de cette occasion, pour faire entendre à Emilie, sans avoir la crainte de lui déplaire, ces assurances de tendresse que je n'avais pas osé prononcer. En effet, pendant quelques jours, j'étais devenu enfant ; et mille petits bonheurs, inconnus aux ames froides, naissaient pour moi des plus légères circonstances. Il me semble que mon coeur s'était rajeuni avec une passion nouvelle.
Emilie a un son de voix charmant : je m'étais chargé de lui montrer son rôle ; je lui apprenais à y mettre de l'expression. Combien de fois je lui faisais répéter les mots où, sans m'avoir pour objet, elle disait, en me regardant qu'elle aimait! Croiriez-vous que j'étais assez fou pour lui en savoir gré, et me dissimuler que jamais elle n'était moins occupée de moi, que lorsqu'elle jouait le mieux son rôle?
Les plaisirs entraînaient Emilie depuis son arrivée ici ; l'admiration l'enchantait. Je commençais à me flatter que ce besoin de plaire la disposerait à un sentiment plus doux ; lorsque tout-à-coup, à un bal où elle s'était surpassée, nous la vîmes sortir, avant que personne eût encore pensé à se retirer. Madame d'Artigue crut qu'elle était malade, et monta chez elle. Emilie était renfermée, et refusa de lui ouvrir, sous prétexte qu'étant fatiguée, elle voulait reposer.
Le lendemain, elle vint au déjeuner, sans parure, et remarquez bien, sans désir de plaire : on aurait pu croire qu'elle n'avait jamais connu la coquetterie. Nous nous regardions, madame d'Artigue et moi, sans comprendre ce qui avait pu opérer un changement si complet et si subit ; mais nous fûmes confondus, lorsque nous lui vîmes, pour monsieur de Candale, mille petites attentions qu'elle n'avait jamais eues. Pendant le déjeuner, elle ne fut occupée que de lui ; elle le servait, prévenait tous ses désirs, et elle ne se donna pas la peine de parler à aucun de nous.
Dès que madame d'Artigue fut seule, elle s'informa si madame de Candale n'avait point reçu de lettres ; - aucune : - Si elle avait vu du monde ; - personne. - Elle porta même la curiosité jusqu'à demander, si elle n'avait pas lu quelque traité de morale ; - depuis qu'Emilie s'était livrée à la dissipation, elle n'avait pas ouvert un livre, et il ne s'en trouvait point dans sa chambre. - J'avoue qu'indépendamment de mon amour déjoué, je voudrais, pour savoir jusqu'où va la mobilité des femmes, découvrir la grande raison qui a pu arracher Emilie aux plaisirs, et la porter vers son mari qu'elle détestait et craignait si fortement. Quelle cause étonnante a produit de si grands effets, et nous reste inconnue? Voilà, par exemple, un problème digne d'occuper l'homme sage comme l'insensé. Une jeune femme sans expérience, sans secours, entourée de séductions et de chagrins, échapper à la fois à la sagacité de madame d'Artigue, et à la pénétration d'un homme qui cherche à lui plaire ; une jeune personne toute naturelle, vaincre ses goûts, surmonter son aversion : cela surpasse mon intelligence et mes calculs.
Heureusement qu'Emilie ne met pas plus de mesure en revenant à son mari, qu'elle n'employait d'adresse à s'en éloigner ; la même sincérité la guide. J'admire cette impossibilité de tromper ; mais je n'ai pas le courage de la défendre contre madame d'Artigue, qui, désespérant aujourd'hui de gouverner Emilie, s'est tournée entièrement du côté de monsieur de Candale. Hier au soir, je l'entendis ; elle lui présentait la première indifférence de sa femme comme un tort, et ce brusque retour comme un caprice. Aussi disait-il, en regardant Emilie : "La chose la plus insupportable est une femme bizarre." - "J'en ai connu," répondit madame d'Artigue, "qui se livraient alternativement à une dissipation folle, ou à une retraite absolue ; qui, toujours dans les extrêmes, tantôt parlaient avec mysticité, tantôt souriaient avec coquetterie, ne faisant rien à temps, rien à demi, rien avec suite." - Est-il possible qu'un sentiment blessé m'ait réduit à ne pas protéger une femme que je crois être bien mal jugée?...
Lettre XXXVII
Le chevalier de Fiesque à madame....
Cinq heures du matin, 10 mai.
Chaque jour il me devient plus difficile de vous rendre compte de moi-même. Je ne sais quel trouble m'agite, à quelles contradictions mon coeur est en proie. J'aime Emilie, et je craindrais presque d'en être aimé. En vérité, je pense que ce bonheur serait mêlé de trop de remords. Est-ce donc moi qui sentirais du repentir, en me livrant à ces entraînemens que je regardais comme une des bienséances de mon âge!.... Il faut que la seule présence d'Emilie ait purifié mon coeur.
Il y a quelques jours que, l'ayant trouvée un peu séparée de la société, je parvins à m'approcher d'elle, et lui dis que j'étais affligé qu'elle eût confié à madame d'Artigue l'aveu qui m'était échappé. Elle prit un air froid, imposant, mais doux, et me répondit : "Vous vous êtes trompé: je n'ai rien dit à madame d'Artigue ; je ne parle jamais de ce que je veux oublier." - "Ah!" me suis-je écrié, "bénie soit l'heure où vous me traitez si sévèrement ; peut-être retrouverai-je mon insouciance et ma gaieté."
Depuis ce jour, je l'ai évitée ; mais, à tout moment, il arrive quelque circonstance nouvelle qui nous rapproche malgré moi. Aujourd'hui même, sans qu'elle s'en doute, son intérêt me ramène vers elle. Vous savez que madame d'Artigue avait obtenu d'Emilie qu'elle prît un rôle dans la comédie des Moeurs du temps, et que, sous le prétexte de ménager une de ces surprises, dont presque tous les amusemens de société ont besoin, elle avait exigé que madame de Candale en fît un mystère même à son mari. Je sais que ce mystère avait pour objet d'inquiéter ce pauvre duc, lorsqu'il verrait, sans savoir pourquoi, les fréquens entretiens, les rendez-vous secrets que nécessitent les répétitions. Mais enfin, Emilie devant jouer le rôle de Julie, celui de Dorante m'était tombé en partage. Oser me montrer amoureux de madame de Candale, en paraître aimé, ne fût-ce que par une illusion, me semblait un bonheur au-dessus de mes espérances.
Hier au soir, vers neuf heures, elle me dit tout bas qu'elle voulait répéter son rôle, et me fit signe de la suivre dans la bibliothèque de madame d'Artigue. Peu de momens après, comme je sortais du salon pour me rendre à ses ordres, le duc me demanda où j'allais. Cette question m'étonna, sans pouvoir m'en rendre raison ; aussi ne pris-je pas la peine d'y répondre.
L'appartement de madame d'Artigue est au rez-de-chaussée ; en y entrant, je ne remarquai point que les volets de ses fenêtres n'étaient pas fermés.
Emilie me reçut avec beaucoup d'embarras ; c'était la première fois que je la voyais sans témoins importuns, depuis que j'avais osé lui faire entendre le demi-aveu qui l'a offensé. Elle me dit, sans lever les yeux, que dernièrement elle avait sollicité madame d'Artigue de la dispenser de jouer la comédie, et n'avait pu l'obtenir......; qu'au moins elle ne paraîtrait que dans cette seule pièce....; et même qu'il lui en coûtait beaucoup....." Elle craignait sans doute que je n'abusasse de la nécessité où elle était de me voir, pour la ramener sur mes sentimens ; aussi je crus devoir la tranquilliser : "S'il vous est trop pénible, Madame," lui dis-je, "de jouer avec moi, je rendrai mon rôle, et m'éloignerai d'ici, afin de vous éviter les reproches de madame d'Artigue." - "Non," me répondit-elle ; "je rougirais de lui voir éprouver une si forte contradiction, d'entendre ses regrets, en lui cachant que je les aurais causés." Elle ajouta en souriant : "Répétons plutôt bien vite, afin d'être promptement débarrassés, vous de l'ennui que je vous donne, et moi, de la frayeur que m'inspire la seule idée de paraître dans ce spectacle." - Nous nous mîmes donc en scène. Emilie ne me regarda pas un instant ; sa timidité avait quelque chose de si doux, de si craintif, que j'en étais attendri. Mille fois je fus tenté de lui jurer que je ne chercherais jamais à me faire aimer d'elle ; et toujours je fus arrêté par la crainte de lui rappeler que j'avais osé y prétendre. Tous les deux troublés, tous les deux incertains, nous répétâmes nos rôles, moi comme un imbécille, elle comme un enfant. J'étais à genoux près de madame de Candale : je répétais le serment que Dorante fait à Julie de l'adorer toujours, lorsque nous entendîmes un cri sur la terrasse. Je me levai précipitamment ; je prêtai l'oreille avec attention : madame de Candale courut ouvrir la fenêtre ; et nous crûmes entendre fuir quelqu'un, que l'obscurité nous empêcha de distinguer.
Emilie ne fit aucune réflexion sur cet incident ; j'ignore même si elle n'en sourit pas, croyant simplement qu'on s'était amusé à lui faire peur... Pour moi, j'en conçus toute l'importance ; car, si c'était monsieur de Candale qui m'eût surpris aux pieds de sa femme, quels soupçons ne devait-il pas avoir? Je ne sais cependant si, pour la réputation d'Emilie, je n'aimerais pas mieux que ce fût lui. Ces volets ouverts, cette sécurité, prouvent l'innocence ; et l'amour-propre de monsieur de Candale aura sans doute remarqué tout ce qui devait le tranquilliser. Je suis également certain que, si ce n'est pas lui, l'indiscrétion et la méchanceté se garderont bien de parler d'aucune des raisons qui pourraient excuser Emilie. A travers mes craintes, au milieu de tant d'incertitudes, je m'arrêtai à la seule résolution de cacher à madame de Candale le danger qui la menace, et de l'en préserver s'il est possible.
En entrant dans le salon, j'examinai attentivement la figure de monsieur de Candale ; et, aux efforts qu'il faisait pour prendre un air riant, je fus assuré qu'il nous avait vus. Lui dire tout de suite que nous devions jouer la comédie, c'était l'éclairer sur mon inquiétude. L'aveu tardif de ce misérable secret ne lui eût paru qu'une ruse habile ; et je le connais assez, pour être convaincu qu'il aurait pris la vérité pour un détour. J'aimai donc mieux l'attendre et le voir venir ; bien déterminé à lui parler légèrement, dans le premier entretien qu'il aurait avec moi, du projet de ce spectacle, et de l'enfantillage de n'en avoir rien dit.
Soit hasard, soit pour prévenir ce qui pourrait arriver, madame d'Artigue, après souper, amena la conversation sur la jalousie. On disserta longuement sur cette cruelle passion ; et chacun répéta tous les lieux communs qui se sont dits dans tous les pays, et dans toutes les langues. Je pris une part très-vive à la dispute ; car en persiflant les jaloux, j'espérais persuader à monsieur de Candale qu'il y avait une sorte de honte à l'être, ou du moins à le paraître.
Comme nous étions parvenus à parler tous ensemble sans nous entendre, je vis madame d'Artigue tourner plusieurs fois auprès d'une petite table, y prendre un livre, le mettre sur la cheminée, comme si ce n'était pas celui qu'elle cherchait, et en feuilleter ensuite plusieurs autres, sans s'arrêter à aucun.
Vous connaissez ma détestable habitude d'ouvrir tous les livres que je vois. Je me levai pour regarder celui qu'elle venait de poser avec affectation. Il était marqué à un endroit qui me parut si plaisant, si à propos, que, sans savoir si la bonté, ou la malice de madame d'Artigue me l'avait offert, sans même y penser, je m'écriai : "Messieurs, Messieurs, écoutez les réflexions qui frappent ces dames!" et je lus bien haut:
"Il y a, parmi les Français, des hommes très-malheureux que personne ne console ; ce sont les maris jaloux : il y en a que tout le monde hait ; ce sont les maris jaloux : il y en a que tous les hommes méprisent ; ce sont encore les maris jaloux."
MONTESQUIEU, Lettres persanes .
Ce fut une joie générale : chacun riait, applaudissait ; le duc était au supplice. Peut-être voyait-il dans ma gaieté un triomphe offensant ; mais sa colère m'importait peu. Je voulais lui faire sentir la nécessité de se respecter lui-même, et le danger de se livrer à son ressentiment.
Je pouvais juger que madame d'Artigue avait la même intention que moi ; car je l'entendais dire au duc mille petits mots pour le calmer : j'apercevais ses pieds qui venaient presser ceux de monsieur de Candale, lorsqu'elle le voyait s'agiter ; et, me rappelant que c'était elle qui m'avait donné le livre, je répétais, commentais Montesquieu avec des rires inextinguibles. Chacun voulant montrer sa philosophie et son savoir, on s'accabla de citations, toutes contre la jalousie.
Que ce pauvre duc était embarrassé! Avec quelle gaucherie il passait de l'éclat d'un rire forcé à la plus profonde tristesse! - "Tout cela est charmant," s'écria le vieux commandeur de **, "et les femmes ont leurs raisons pour accabler les jaloux. Mais moi, je crois qu'un bon mari doit surveiller sa femme de très-près, et s'en faire obéir sévèrement ; car ROUSSEAU dit fort bien : - Qu'il répond de sa conduite, soit pour l'avoir mal choisie, soit pour la mal gouverner . - Oui, oui, Mesdames, l'avoir mal choisie, ou la mal gouverner : mal gouverner," répétait-il en se promenant dans la chambre, d'un air vainqueur, sans vouloir rien écouter, et répliquant à toutes les objections : "Mal choisie, ou mal gouvernée." - "Il aurait bien dû ajouter aussi," repris-je, "pour n'avoir pas su la rendre heureuse?" - "Pas su la rendre heureuse!" répondit le commandeur, comme si on lui eût proposé d'examiner une découverte ; "la rendre heureuse! ROUSSEAU n'a pas dit cela...; il n'a pas dit cela...." - Je voyais le duc prêt à laisser éclater sa rage, pour avoir l'air d'un mari bien gouvernant, ou bien obéi.
Le commandeur continuait à nous étourdir par de sottes réflexions, qu'il débitait avec une voix de fausset insupportable. C'est un vieil imbécille qui ne manque pas d'un certain esprit, mais qui se mêle de tout à tort et à travers, et qui ne réussit à se faire écouter, que lorsqu'une dispute devient assez vive, pour qu'on ne s'entende plus. Quand on le voit s'empresser, se réjouir, c'est qu'il est arrivé quelque malheur, qu'il aggrave toujours par le besoin de s'entre-mettre, et le désir de faire effet. Malgré cela, on le reçoit partout, parce qu'il donne souvent des fêtes brillantes où chacun veut aller. Alors, il faut bien aussi l'inviter chez soi. Ce que je ne comprends point, c'est comment, dans sa jeunesse, il ne s'est pas attiré quelque affaire qui en ait délivré la société. A présent que son âge oblige à des égards, il semble qu'on se soit entendu, pour achever de lui tourner la tête. Madame d'Artigue même s'est divertie à lui persuader qu'il ne faisait rien comme un autre, et qu'il était un original. Ce beau titre lui inspire une fierté très-comique : pourtant hier au soir, elle voulut mettre fin à son bavardage, et termina la soirée en nous renvoyant tous.
Quoiqu'il fût fort tard, vous jugez que je n'ai guère dormi. Je vous écris depuis cinq heures du matin ; il en est huit, et madame d'Artigue repose encore. J'ai déjà fait demander trois fois à la voir. Je suis agité, impatient ; il faut absolument qu'elle protège Emilie ; et j'ose à peine m'en flatter. Depuis quelques jours, elles sont fort mal ensemble. Madame d'Artigue ne lui pardonne pas de s'être éloignée d'elle, sans qu'elle puisse en concevoir le motif.
Cependant, il est certain qu'elle a empêché monsieur de Candale de me provoquer, de faire un éclat qui eût amené un malheur. Assurément, j'étais bien résolu à ne pas lui passer un mot qui eût pu faire soupçonner Emilie. Qu'il l'afflige, qu'il s'en fasse haïr! j'y consens volontiers ; peut-être même l'ai-je quelquefois désiré, pour que, dans son chagrin, elle se tournât vers moi : mais la laisser soupçonner! jamais.
Lettre XXXVIII
Le chevalier de Fiesque à madame....
10 heures du matin.
Je sors de chez madame d'Artigue. A peine avait-elle les yeux ouverts, que je suis descendu dans sa chambre.
Il est trop vrai que le duc de Candale nous a vus ; et madame d'Artigue, en riant de sa jalousie, s'est amusée à vouloir me persuader qu'elle la croit très-fondée, et que sans doute je parlais à Emilie de mes sentimens. J'ai eu beau lui jurer que nous répétions nos rôles, elle m'a assuré que je ne le persuaderais à personne. "Car enfin," m'a-t-elle dit, "dans la scène où il vous serait permis d'être aux pieds de Julie, Cidalise doit être présente ; et vous étiez seul avec Julie." - "Mais," lui ai-je répondu, "vous savez bien que, dans ce moment, madame de Candale n'a presque rien à dire ; et que, dans son rôle, toute la scène difficile se passe avec moi." - Ces mots ont fait éclater de rire madame d'Artigue. - "Ah! la scène difficile est tête-à-tête! je l'imagine ; eh bien! comment votre déclaration a-t-elle été reçue?" - La patience m'est échappée ; je me suis emporté contre elle ; je l'ai accusée de vouloir perdre l'innocence. Ma colère l'a rendue sérieuse ; et elle m'a dit avec une hauteur imposante : - "Je ne m'attendais pas que monsieur de Fiesque osât jamais employer avec moi le ton et les expressions dont il vient de se servir. Cependant, je veux bien les oublier en mémoire de notre ancienne amitié. Veut-il apprendre, ou non, les détails qu'il venait probablement me demander?..." - J'ai bien été obligé de dire oui, et de me taire.
"Vous saurez donc, Monsieur, qu'hier au soir le duc de Candale me proposa de venir prendre l'air sur la terrasse. J'ignorais que vous fussiez avec sa femme : et je l'aurais su, que ce m'eût été une nouvelle raison de le suivre, pour occuper son esprit ; pour l'empêcher de remarquer que, depuis l'espèce de conversion de madame de Candale, elle n'admet que vous dans sa solitude." - "Que moi dans sa solitude!" ai-je reparti indigné; "quelle horreur! n'est-ce pas vous, qui avez exigé qu'elle prît un rôle? Ne fallait-il point qu'elle le répétât?" - "Pour la seconde fois, Monsieur, voulez-vous m'entendre, ou me laisser?" - Je me suis tu. - "En passant devant les fenêtres de ma bibliothèque, je vous aperçus tête à tête avec madame de Candale. Le duc s'écria qu'il ne s'était pas trompé: alors il m'apprit qu'il avait vu Emilie vous faire signe de la suivre ; et que c'était pour me parler de cette étonnante intelligence qu'il m'avait priée de venir avec lui. Il me demanda donc ce que je pensais de l'empressement que vous témoignez à madame de Candale. J'essayai de détruire son inquiétude. Quoiqu'Emilie se soit éloignée de moi depuis quelques jours, avec une insouciance que peu de femmes pardonneraient, j'ai oublié sa légèreté lorsqu'il fallait la servir. J'ai donc insisté sur sa jeunesse qui ignore les convenances, sur son bonheur d'avoir un mari qu'elle aime, et sur votre amitié pour lui, que vous ne voudriez pas trahir.... Tout en parlant, je l'éloignais insensiblement de cette malheureuse fenêtre, et j'espérais qu'il n'y reviendrait plus : mais il m'y ramena malgré moi ; et jugez de mon trouble, quand je vous vis aux pieds d'Emilie. Il voulut se précipiter contre la fenêtre ; c'est moi qui le retins, qui jetai un cri pour attirer du monde, et forcer monsieur de Candale à se retirer. Malgré la persuasion où j'étais que vous parliez à Emilie de votre amour, cette même comédie que vous alléguez, s'offrit à ma pensée ; j'eus la présence d'esprit de dire que sûrement vous répétiez vos rôles." - "Grands dieux!" me suis-je écrié, "il ne me reste rien à lui apprendre ; et je ne pourrai pas le détromper!" - "Ne regrettez pas ce moyen ; il vous aurait mal servi : car c'est monsieur de Candale qui m'a objecté le tête-à-tête où vous vous trouviez, et sur lequel je viens de plaisanter ; c'est lui qui m'a fait remarquer que, si ç'eût été une répétition, les autres acteurs vous auraient joints."
Je me désolais, je me promenais à grands pas ; madame d'Artigue est restée impassible. - "J'ignore," a-t-elle continué, "pourquoi vous vous désespérez tant d'une chose que vous auriez dû prévoir, et que je vous ai vu désirer." - "Moi j'ai désiré perdre Emilie!" - "Je crois que vous avez souhaité qu'elle vous préférât ; et elle est fort loin d'être perdue : vous en jugerez, si vous avez la patience de m'écouter." - J'ai été obligé de me rasseoir encore une fois. - "A peine eus-je jeté le cri qui vous avertit, que différentes personnes accoururent. Dès que je les vis s'approcher, j'entraînai monsieur de Candale en lui disant : Voulez-vous faire un esclandre, causer un scandale public?... On peut venir...; on vient.... A la seule menace d'un ridicule, le duc sacrifie tout : il me suivit ; et bientôt ce fut lui qui me traînait et m'enlevait, pour qu'on ne nous aperçût pas. Dès que l'ombre nous eut cachés, il s'arrêta comme un homme en démence. Je ne l'ai point quitté dans ce moment de crise ; je lui ai fait sentir la nécessité de dissimuler ses inquiétudes ; j'ai toujours appuyé sur cette prétendue comédie, et je croyais de bonne foi vous fournir une excuse.... Faites qu'Emilie soit en état de jouer dans deux jours. Lorsque monsieur de Candale vous verra dans la situation où était Dorante, il se persuadera qu'effectivement vous répétiez vos rôles. En attendant, si vous le jugez convenable, parlez-lui....; rejetez même sur moi le mystère qu'on lui a fait de ce spectacle. Je m'en suis déjà accusée ; mais, si j'ose avoir un avis, je vous conseillerais de garder le silence jusqu'après le spectacle, sans donner des explications qui supposent des torts, et qui par-là même seraient mal reçues.... Du reste, je vous réponds qu'il ne sera pas question de tout ceci ; car en vous voyant aux pieds de sa femme, le premier mouvement de monsieur de Candale a bien été de se venger ; mais le second l'a porté à me dire avec effroi:.... Si d'autres que nous eussent passé!... Vous voyez qu'il n'a nulle envie de mettre le public dans son secret. Imitez sa prudence ; ne vous offrez pas trop à ses yeux aujourd'hui ; et laissez-moi empêcher des malheurs que je n'avais pas prévus." - "Ce que vous me dites est raisonnable," lui ai-je répondu, "et cependant j'avoue que je répugne à vous croire." - "Si cela est ainsi," a-t-elle repris, "je vais lever tous vos doutes, en vous ouvrant mon ame, et vous répétant ce que je vous ai déjà dit.
Emilie me plaît ; je l'aimerais même, si dernièrement elle ne s'était pas éloignée de moi. A la vérité je n'aurais pas voulu que, par sa soumission, par un amour extrême pour monsieur de Candale, elle ajoutât à son triomphe ; qu'on eût pu dire qu'il avait eu raison de me la préférer. Mais la perdre, lorsque vous jurez qu'elle est innocente ; la perdre, lorsqu'il n'y a pas encore huit jours que je me nommais son amie, j'en suis incapable! Si vous n'en êtes pas convaincu, je vous avouerai encore que, loin de souffrir qu'Emilie soit soupçonnée pour vous, jamais je n'aurais permis qu'elle écoutât vos sentimens. Je ne voulais qu'humilier la vanité de monsieur de Candale. Peut-être eût-il été plus généreux de lui pardonner sans réserve ; cependant, je me persuade qu'il n'est personne qui ne me trouve digne d'excuse. En effet, quelle comparaison de ses torts avec les miens! Hier, en le voyant livré à toutes les horreurs de la jalousie, ne l'ai-je pas empêché de faire un éclat, de vous provoquer? Lors même que j'encourageais l'éloignement que sa femme a pour lui, n'étais-je pas occupée à cultiver son esprit, à la préserver des séductions, à la rendre l'objet de l'admiration générale?"
Ma cousine, pour la première fois j'ai cru madame d'Artigue sincère ; et ce qu'il y avait de fâcheux pour moi dans ses aveux m'a rassuré pour Emilie.
P.S. Madame d'Artigue m'a prié de la rejoindre au déjeuner. Il faut donc que je vous quitte. Que de choses cependant j'aurais encore à vous dire!
Lettre XXXIX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
10 mai, 4 heures du soir.
Monsieur de Candale est venu chez moi ce matin. Grand dieu, quel courroux! et qu'avais-je fait alors qui pût l'exciter?
J'étais à ma toilette quand il est entré dans ma chambre ; heureusement que mes femmes étaient près de moi. Il s'est promené d'un air brusque ; quelquefois il me regardait fixement ; la colère étincelait dans ses yeux, et il paraissait n'être contenu que par la présence de mes femmes. Dans d'autres instans, il s'arrêtait tout-à-coup, et les examinait comme s'il n'attendait que leur départ pour éclater. Je tremblais qu'il ne les renvoyât ; mais il recommençait sa promenade. Je me suis hâtée de finir ma toilette ; et, saisissant un moment où il avait le dos tourné, j'ai ouvert la porte, je lui ai demandé bien vite s'il venait déjeuner ; et j'ai fui sans attendre sa réponse.
Ma soeur, lorsque je m'accusais avec sévérité d'avoir manqué aux égards que je devais à monsieur de Candale, j'étais injuste envers moi-même. Quels torts ai-je eus avec lui? aucun. Je l'ai traité froidement, il est vrai ; mais, avant de m'épouser, avait-il daigné solliciter mon amour? le lui avais-je promis? avait-il même cherché à m'en inspirer? Lorsqu'on m'a demandé si je consentais à appartenir à monsieur de Candale, trois fois j'ai hésité avant de répondre ; trois fois la même question m'a été répétée ; il a fallu, en quelque sorte, m'arracher les mots qui m'assuraient le malheur d'être à lui.
Pardon, ma soeur, si je vous exprime ainsi les peines qui m'oppressent, sans vous avoir appris ce qui les a causées.
Après m'être dérobée, comme je vous l'ai dit, à la colère de monsieur de Candale, j'ai couru dans le salon. Madame de Villars, qui est restée ici depuis le bal, chantait lorsque je suis entrée. En me voyant, elle s'est tue avec une affectation marquée, a posé sa musique sur la table, et a long-temps ri et chuchoté avec des jeunes gens qui étaient près d'elle, ceux mêmes qui m'environnaient, avant que j'eusse reconnu la petitesse et les dangers de la coquetterie. Ils s'agitaient beaucoup, faisaient des éclats de rire étouffés dont je m'apercevais facilement que j'étais l'objet. Mon embarras s'est accru. Madame d'Artigue, le chevalier de Fiesque n'y étaient point ; monsieur de Candale même n'arrivait pas...... Et dans ce moment je le désirais, tant j'avais besoin d'un appui. Ne sachant quelle contenance me donner, j'ai pris, sans réfléchir, le morceau de musique que madame de Villars avait mis sur la table. Alors les rires ont redoublé; ces jeunes gens se cachaient avec leurs mouchoirs, ou se plaçaient les uns derrière les autres, comme pour voir ce qui allait se passer. J'ai cru que cette chanson était faite contre moi ; et, remettant ce papier sur la table, j'ai dit que je ne voulais pas commettre d'indiscrétion : mais je vous avoue que je désirais fort de savoir ce qu'il contenait.
Sans doute j'ai eu l'air mécontente ; vous savez que j'ai une figure sur laquelle se peint tout ce que j'éprouve. Madame de Villars m'a répondu avec aigreur, "qu'il ne pouvait pas y avoir de secret dans une chanson que tout le monde avait entendue ; qu'ainsi j'étais libre de la lire." - Chacun l'a regardée avec surprise ; quelques personnes même ont paru indignées.
Ces différentes impressions que je voyais clairement ne m'ont point arrêtée ; je voulais savoir ce qu'on avait pu dire de moi. Une voix secrète m'avertissait de ne pas regarder ce papier ; et cependant je n'ai pu résister à ma curiosité. Je l'ai ouvert, presque persuadée que je ne le lirais pas....; j'en ai lu les premiers vers, en me disant encore que je ne ferais que le parcourir....; et j'ai fini par tout lire, parce que nous sommes condamnés, je crois, à vouloir connaître ce qui nous est désagréable, plutôt que d'ignorer la moindre petite circonstance qui nous concerne. Vous voyez que j'ai eu tort, que j'en conviens : quoique bien peu avancée dans la vie, j'ai déjà pu remarquer que nos plus grands chagrins viennent souvent d'avoir cédé à ces mouvemens imperceptibles auxquels on s'abandonne, peut-être parce qu'on ne croit pas qu'il y ait un grand mérite à y résister.
Je m'étais trompée ; cette chanson n'était point faite contre moi. Mais elle peignait si parfaitement monsieur de Candale, et le tournait si bien en ridicule ; l'époque de son mariage avec moi y était si précise ; mon indifférence pour lui si bien exprimée, qu'il était impossible de ne pas le reconnaître. Cependant, comme il n'était pas nommé, je n'ai pas trouvé convenable de m'en fâcher ; et j'ai cru plus décent, plus habile, de ne pas paraître m'apercevoir qu'il en était l'objet. Hélas! aucun détour ne me va ni ne me réussit : tout le monde a semblé étonné que je n'eusse point fait d'application. Soit que madame de Villars me jugeât mieux que les autres, ou qu'elle trouvât plaisant d'ajouter au petit spectacle que je donnais à la société, elle m'a proposé de chanter avec elle cette chanson. Quelle noirceur! j'avais pu lire des plaisanteries sur monsieur de Candale, sans avoir l'air de les comprendre, mais les chanter! Je tenais encore cette malheureuse chanson, lorsqu'il a paru. Alors le courage m'a manqué; et, par une autre prudence moins bien calculée que la première, j'ai mis aussitôt la musique dans ma poche, sans réfléchir à ce qu'on en pourrait penser. Un rire général m'a déconcertée si visiblement, que monsieur de Candale m'a demandé quel papier j'avais caché lorsqu'il était entré? J'ai voulu lui répondre légèrement, affecter de la gaieté; mais j'étais trop émue pour qu'il ne fût pas inquiet. Il a feint de plaisanter à son tour ; et, ne pouvant obtenir que je lui donnasse de bonne volonté ce papier, il s'est baissé comme s'il voulait le prendre, malgré moi, dans ma poche ; mais tout bas il m'a ordonné de le lui remettre à l'instant même. Mon embarras était au comble, et je ne voyais là personne qui pût me secourir. Comme, dans ce moment, je désirais madame d'Artigue, et même le chevalier de Fiesque! J'avais négligé l'amitié de madame d'Artigue, rejeté les sentimens du chevalier ; et je les souhaitais, parce qu'ils m'avaient dit un instant qu'ils m'aimaient, et que je me sentais complétement malheureuse.
Monsieur de Candale ne m'a point laissée en paix que je ne lui eusse remis cette affreuse chanson. Ma soeur, je le vois encore s'efforçant de sourire avec des lèvres blanches qui tremblaient de colère. Il a eu la force de supporter le premier couplet ; mais le second l'a blessé mortellement : il me l'a rendue, en disant que j'avais eu raison de la cacher, et que dorénavant il n'aurait plus l'indiscrétion de lire mes papiers.
J'étais presque mourante. Assurer monsieur de Candale qu'on ne m'avait pas dit qu'il était l'objet de cette chanson, paraissait une folie ; et cependant je le lui ai dit, parce que c'était vrai ; parce que, dans ce dernier excès d'embarras, je n'apercevais de ressource que dans la vérité tout entière. Je lui ai donc avoué qu'après avoir lu cette chanson, j'avais espéré convaincre les autres que je n'y trouvais point d'application ; et qu'en le voyant arriver, je l'avais tout de suite cachée, de peur qu'il ne s'y reconnût. - "Vous me trouvez donc bien ressemblant?" m'a-t-il dit avec fureur. - "Je ne sais ce que je dis, ce que je fais," ai-je répondu fondant en larmes ; "mes précautions tournent encore plus mal que mes étourderies : laissez-moi rentrer dans la solitude dont je ne voulais pas sortir....." - Les pleurs me suffoquaient. Madame d'Artigue est venue ; je me suis réfugiée dans ses bras. Elle m'a reçue, comme si elle n'eût pas eu à se plaindre de moi, et a blâmé sévèrement madame de Villars ; monsieur de Candale l'a défendue.
Je n'avais pas vu entrer le chevalier de Fiesque ; et je l'ai entendu m'adresser des paroles consolantes, élever la voix pour m'excuser. Monsieur de Candale s'est offensé d'une intervention qui lui paraissait très-déplacée. Le chevalier lui a répondu avec hauteur ; aussitôt ils ont parlé à la fois ; on les a entourés. Je ne les comprenais plus ; je mourais...... On m'a emportée, avant que je fusse revenue à moi-même. Madame d'Artigue m'a suivie, mais n'a pu rester près de moi. Sa présence était nécessaire dans le salon, pour apaiser la nouvelle scène qui s'y passait.
En me quittant, elle m'a enfermée et a emporté la clef. Peut-être a-t-elle craint que monsieur de Candale ne vînt m'effrayer.
Depuis, elle est revenue plusieurs fois me dire d'être tranquille, que tout se calmait. Cependant elle était bien pâle, bien agitée!... Je viens d'entendre beaucoup de bruit ; mais il m'est impossible d'en apprendre la cause : l'on ne saurait parvenir jusqu'à moi, et je ne puis sortir! Ma soeur, que de tourmens j'éprouve!......
Lettre XL
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 11 mai.
Peu d'instans après vous avoir écrit, madame d'Artigue est entrée dans ma chambre. Elle avait l'air si émue, elle me regardait avec tant d'intérêt, que je ne savais quel nouveau malheur me menaçait. J'ai demandé, en tremblant, où était monsieur de Candale.... - "Il se porte bien," m'a-t-elle répondu. Cette assurance me suffisait. Je me répétais à moi-même : Il est bien, et je remerciais le ciel de l'avoir conservé. Mon Dieu! quelle reconnaissance j'ai éprouvée lorsque j'ai entendu ces mots, il est bien, et que j'ai senti que je n'aurais ni sa perte, ni ses souffrances à me reprocher!
Peu à peu madame d'Artigue m'a appris que, depuis plusieurs jours, monsieur de Candale et le chevalier de Fiesque étant fortement aigris l'un contre l'autre, aux premiers mots qu'ils s'étaient dits hier, leur violence les avait portés à s'offenser d'une manière trop grave pour qu'on pût les réconcilier. Le chevalier de Fiesque est grièvement blessé; monsieur de Candale ne l'est pas. J'ai causé leur querelle, innocemment il est vrai ; mais enfin c'est moi qui l'ai causée : par quelle fatalité? par quelle faute?....
Monsieur de Candale est parti pour Versailles, afin d'expliquer cette malheureuse affaire avant qu'elle y soit connue ; il s'en est allé sans me voir, et m'a seulement envoyé le billet qui suit:
"Madame d'Artigue consent à vous accompagner à Paris. Restez-y, Madame, jusqu'à ce que vous receviez de mes nouvelles.
DUC DE CANDALE. "
Madame d'Artigue m'accablait de caresses ; elle se jetait quelquefois à mes genoux, baisait mes mains, fondait en larmes. Je ne sais pourquoi sa pitié n'arrivait pas jusqu'à mon coeur. J'étais glacée, consternée, je ne pouvais pleurer.
Nous sommes montées en voiture, madame d'Artigue et moi. Pendant le chemin elle voulait toujours me parler ; mais le son de sa voix me faisait un mal horrible ; je frémissais au moindre bruit. Elle cherchait vainement à me consoler : son agitation aigrissait mes peines.
Monsieur de Candale n'a point encore écrit, n'est pas de retour.... Je suis anéantie, et je crains d'envisager l'avenir..... Madame d'Artigue voudrait sans cesse être près de moi ; elle prétendait même me veiller : mais je ne saurais supporter la présence de personne ; tout m'épouvante! Où trouverai-je la force de paraître devant monsieur de Candale?
J'ose vous le demander, ô mon Dieu, qui avez lu dans ma
pensée, qui avez pu juger du profond regret que m'inspiraient des fautes légères, et commises sans intention ; qu'ai-je fait pour m'attirer de si grands chagrins?
Lettre XLI
Le chevalier de Fiesque à Madame....
Au château d'Artigue, 12 mai....
On vous a déjà mandé les suites de notre malheureuse affaire. Me sentant grièvement blessé, incertain de mon sort, je vous prie, ma bonne cousine, de me renvoyer par cet exprès toutes les lettres que je vous ai écrites concernant madame de Candale. Je n'ose rien dire de plus, étant obligé de me servir d'une main étrangère ; dans ma faiblesse, je puis à peine dicter ce peu de mots.
Vous compléteriez tout ce que votre amitié, tout ce que votre indulgence a fait pour moi jusqu'à ce jour, si vous m'apportiez vous-même les lettres que je réclame. Vous pouvez seule juger de ma douleur, de mes regrets, et combien il m'est nécessaire de vous parler et de vous voir.
Lettre XLII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 13 mai.
Monsieur de Candale continue à garder le silence. Trois jours se sont déjà passés depuis cette cruelle affaire : je n'entends parler de rien ; aucune personne de sa famille n'est venue chez moi. Madame d'Artigue seule me reste : je ne saurais m'expliquer pourquoi elle paraît être encore plus épouvantée que je ne le suis. Quelquefois cet excès de compassion m'en fait soupçonner la sincérité. Je ne sens rien dans mon ame qui justifie ce profond attachement pour moi ; et lorsque sa pâleur, son agitation me prouvent qu'en effet elle partage toutes mes peines, j'ai besoin de faire un effort pour y être sensible, de m'exciter, de me gronder pour le lui dire. Mon amie, déjà le chagrin a aigri mon esprit, a desséché mon coeur.
Je serais désespérée si monsieur de Candale se séparait de moi ; et je ne sais comment il me sera possible de le revoir. Croiriez-vous que j'ai constamment les yeux arrêtés sur la porte de ma maison? Il me semble qu'à force de la regarder, je verrai entrer monsieur de Candale. Je souhaite, je désire passionnément son retour ; et si je cesse un instant de fixer mes yeux sur cette porte, je crains qu'il n'ait profité de ce moment pour revenir. J'écoute en tremblant si l'on n'approche pas de ma chambre ; tout mon sang se glace au moindre bruit. Ma soeur, je ne pourrai supporter long-temps l'agitation que j'éprouve.
Lettre XLIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 13 mai.
Mon sort est décidé, ma tendre amie ; je suis condamnée sans avoir été entendue, sans même savoir de quoi l'on m'accuse. Hier, après avoir passé une nuit affreuse, m'être réveillée vingt fois en sursaut pour le moindre bruit, je m'étais endormie vers le matin. Pendant quelques heures, j'ai goûté le premier repos dont j'aie joui depuis mon départ d'Artigue. Hélas! j'avais besoin de ce moment de calme, pour soutenir avec force l'épreuve qui l'a suivi. A peine ouvrais-je les yeux, que l'intendant de monsieur de Candale m'a apporté une lettre de son maître. Je ne vous en envoie qu'une copie. Lisez-la, et jugez avec moi ce qui a pu m'attirer tant de rigueur.
"J'ai l'ordre de rejoindre à l'instant mon régiment ; je pars sans retourner à Paris. Je désire, Madame, que vous passiez le temps de mon absence dans une terre que j'ai près des Pyrénées. Comme je vais à Toulouse, vous paraîtrez m'avoir suivi ; et cela, du moins, sauvera les apparences.
Si vous croyez encore devoir déférer à mes volontés, vous vous rendrez le plus tôt possible au château de Foix ; vous y vivrez, Madame, dans la solitude que vous avez dit regretter. Mais si la solitude ne vous convient plus, si vous aimez mieux former une demande en séparation, je ne m'opposerai à aucune des démarches que les personnes qui ont votre confiance vous indiqueront.
Cependant je pense qu'après tout ce qui s'est passé, il serait sage de laisser au public le temps de nous oublier l'un et l'autre.
Recevez mes voeux pour votre bonheur, Madame, et mes regrets de n'avoir pu y contribuer.
DUC DE CANDALE."
Ma soeur, il m'éloigne de sa maison ; il m'envoie dans une terre qu'il n'a jamais habitée, qu'il ne connaît même pas, et qu'on m'assure être presque sauvage.
Pourquoi ne pas me laisser chez lui? ou s'il craint de me livrer à moi-même étant si jeune encore, avec si peu d'expérience, que ne me permet-il d'aller dans ma famille? M'envie-t-il la tranquillité, la douceur que je trouverais près de vous? Mais il faut obéir à monsieur de Candale, ou m'en séparer ; dès-lors mon choix n'est pas douteux. Voici ce que je lui ai répondu:
"Je serai partie pour la terre que vous me désignez, lorsque vous recevrez cette lettre. Mon empressement vous prouvera que je ne formerai jamais la moindre opposition à vos volontés.
J'étais trop loin de songer à une séparation, pour n'avoir pas été saisie d'étonnement, lorsque vous m'en avez exprimé la pensée. Je pars, sans oser vous demander les motifs qui ont pu la faire naître. Mais si, à mon insu, j'ai pu vous offenser, je serais très-reconnaissante que vous me donnassiez les moyens de me justifier auprès de vous. Toutefois, si vous préférez me laisser à mon incertitude, je respecterai votre silence sans me plaindre, ni même vous importuner de mon souvenir. Enfin, Monsieur, je resterai absente aussi long-temps que vous le jugerez convenable ; je reviendrai dès que vous le désirerez ; et jusqu'à mon dernier jour, un seul mot de vous décidera de mon sort.
EMILIE DE FOIX, duchesse DE CANDALE."
A peine cette lettre a-t-elle été partie, que madame d'Artigue est venue me voir. Elle a paru consternée de mon exil ; car c'est ainsi qu'elle nomme ce voyage. Elle s'est emportée contre monsieur de Candale, pour avoir osé m'y condamner ; elle m'a également blâmée d'avoir obéi si facilement. Elle a soutenu que j'aurais dû disputer ma liberté; et qu'il aurait sûrement fini par être honteux de sa tyrannie, et par me permettre au moins de choisir celle de ses terres qui m'aurait convenu davantage. Tout cela peut être vrai, mon amie ; mais lorsqu'on se sent innocente, il serait trop pénible de solliciter comme une grâce, ce qu'on devrait attendre de la plus rigoureuse justice ; d'avoir à remercier, lorsqu'on se sent offensé. Non, ma soeur ; j'éprouve même une secrète satisfaction à me résigner à l'instant, sans faire entendre ni murmure, ni demande. D'ailleurs, monsieur de Candale croit-il réellement que j'aie eu des torts envers lui? Je suis bien sûre qu'alors il m'aurait accablée de reproches ; il se serait plaint, ne fût-ce que pour se justifier. Craint-on de confondre celle qu'on croit coupable, et qu'on ose punir? Je me trompe fort, ou son silence même prouve, non-seulement que je suis innocente ; mais encore qu'il en est persuadé.
Comme a fini promptement cette existence brillante à laquelle on m'a sacrifiée! Ma mère serait trop malheureuse si elle voyait mon sort ; aussi, pour la première fois, les regrets que me cause sa perte ont été un moment suspendus.
Lettre XLIV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 16 mai.
Ah! ma soeur, ma tendre amie, quelle funeste clarté vient de m'éclairer! mais je dois me taire. C'est à l'instant où les apparences sont contre moi, qu'il m'est interdit de me justifier, sous peine de devenir réellement coupable. Oserais-je compromettre une seconde fois la vie de monsieur de Candale? Pourrait-il excuser la correspondance que je viens de lire?
Hier au soir on me remit un paquet immense du chevalier de Fiesque ; en le recevant, je ne sus que penser, et je tremblai pour lui, tandis qu'il n'a pas craint de détruire mon repos pour toujours, Jugez-le par ce qu'il m'écrit:
"Daignerez-vous, Madame, jeter un regard sur les papiers que je vous envoie? Ils vous justifieront auprès de monsieur de Candale ; et dès-lors je ne balance pas à lui en permettre la connaissance. Ce sont, depuis que je vous ai vue, plusieurs lettres que j'ai écrites à une amie confidente de mes plus secrètes pensées. Vous y trouverez, Madame, l'hommage d'un sentiment, d'abord peu digne de vous, devenu plus pur en vous voyant davantage, mais toujours également insurmontable.
J'espère, Madame, que peut-être ces lettres vous ramèneront monsieur de Candale ; je sais trop, qu'après qu'il les aura lues, il faudra me résigner à ne jamais vous revoir..... Jugez si votre réputation et votre repos me sont sacrés, et si mon affection était sincère!
Le chevalier DE FIESQUE.
P.S. Je me suis permis d'effacer quelques phrases qui ne vous avaient pas pour objet, Madame, et dont je ne me crois pas obligé de rendre compte à monsieur de Candale."
Il m'aimait, me dit-il ; et il n'a pas craint d'ajouter aux malheurs dont il avoue lui-même que j'étais accablée. Ah! s'il eût été assez généreux pour m'avouer ses torts, et me prémunir contre les périls qui m'environnaient, je le regarderais aujourd'hui comme mon ange tutélaire.... Je le bénirais ; au lieu que son nom se mêle à tout ce que j'éprouve de pénible.
Ces lettres étaient encore éparses sur ma table, lorsque madame d'Artigue est arrivée. En reconnaissant l'écriture du chevalier de Fiesque, il m'a paru qu'elle se troublait. Elle a pris ces papiers, les a considérés avec attention, et remarquant toutes ces phrases soigneusement effacées, elle m'a demandé si je ne devinais pas la femme qu'elles auraient pu compromettre? - "Hélas!" lui ai-je répondu, "je n'y ai pas encore pensé." - "Hé bien," m'a-t-elle dit, "c'est moi ; oui c'est moi dont sûrement il parlait." - Un froid mortel a glacé mon coeur. Les deux seules personnes que je croyais avoir quelque attachement pour moi, s'étaient donc unies pour me nuire!
J'étendis vers elle des mains suppliantes, pour l'empêcher d'en dire davantage ; car je craignais de nouvelles et désolantes lumières ; je n'avais plus la force de rien entendre. Elle voulut prendre mes mains dans les siennes ; je me sentis frémir, et je les retirai avec effroi.
Ce mouvement ne put lui échapper ; il parut l'affliger. "Aujourd'hui," me dit-elle, "vous pouvez me haïr, je le conçois. Cependant, je suis votre meilleure, votre unique amie ; et dans ce moment, où vous me refusez votre affection, je vous préfère à tout, et je vous le prouverai un jour." - Elle remarqua mon étonnement ; aussitôt elle me dit : "Ecoutez-moi." - Je ne me rappelle plus trop ce qu'elle me raconta de ses anciennes liaisons avec monsieur de Candale..., des torts qu'il avait eus.... Elle parla long-temps ; je la comprenais à peine. Je me souviens seulement qu'elle m'a avoué que, dans son ressentiment, elle avait voulu me prévenir contre lui, et l'éloigner de moi..... Mes yeux étaient fermés ; il m'était impossible de la regarder. Je ne sais si mon silence l'effraya, ou si elle fut touchée de ma douleur ; mais elle se mit à genoux en me disant : "Parlez-moi du moins ; accablez-moi de reproches, j'y consens ; je ne prétends pas me défendre. Songez que dans cet instant je puis tout réparer, pourvu que vous m'ouvriez votre coeur. Je suis bien jeune encore ; mais je veux être pour vous une mère ; vous serez ma fille."
- "Votre fille!" m'écriai-je avec indignation ; et malgré moi, mes yeux se rouvrirent, et s'attachèrent sur les siens, comme s'ils eussent voulu pénétrer jusqu'au fond de son ame... "Votre fille!" répétai-je en fondant en larmes, "pouvez-vous prononcer ce nom? Vous qui en avez une, encore enfant il est vrai, mais qui, comme moi, sera exposée un jour aux dangers de l'inexpérience : lui souhaitez-vous une amie, qui soit pour elle ce que vous avez été pour moi?"
A cette question, sa tête tomba sur mes genoux : elle pleurait avec plus d'amertume que moi-même ; et cette connaissance de ses torts, que je ne devais qu'à elle seule, ne me permettait plus de les lui reprocher. Mes yeux se refermèrent encore, car sa vue me faisait mal.
Elle releva sa tête, et à travers ses sanglots elle me dit : "Rappelez-vous ma douleur, au moment de cette cruelle affaire que j'avais été loin de prévoir...! Dès-lors je me détestais... Si vous saviez ce que j'ai souffert! tout ce dont est capable l'orgueil blessé, un sentiment trahi! J'étais née avec une ame ardente, mais généreuse ; et votre malheur fera le supplice de ma vie."
Sa tête retomba encore sur mes genoux.... Je ne sentais que le besoin de m'éloigner, et je n'avais pas la force de la repousser.... je craignais de la trop humilier. Sans doute ma faiblesse ranima ses espérances, lui rendit du courage, car elle m'entoura de ses bras en me disant : "Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez pardonné!" - Oh! c'est alors que je me levai avec effroi ; je m'arrachai de ses bras : "Laissez-moi en paix, "lui dis-je," et je vous pardonnerai." - A ces mots elle se releva, me considéra attentivement, et comme si elle formait une résolution inébranlable : "Mes projets sont arrêtés," me dit-elle, "mon parti est pris ; je vous promets le retour de monsieur de Candale."
Je ne puis vous expliquer la terreur dont je fus saisie : monsieur de Candale ramené par elle, ne pouvait m'apporter que du malheur. Il me semblait qu'elle venait d'ouvrir devant mes yeux un abîme dans lequel j'allais tomber... Les pressentimens les plus funestes s'emparèrent de mon ame. "Ne vous mêlez plus de mon sort," m'écriai-je ; "je veux mourir dans la retraite qui m'est choisie." - Je lui fis signe de me laisser, car je ne pouvais soutenir sa présence.
Elle n'insista pas, et sortit en répétant : "Vous me connaîtrez quand nous nous reverrons!" - Dès que je fus seule, je retombai anéantie ; j'éprouvais une terreur dont je ne puis me rendre compte.... Je ne pensais plus...., je ne me rappelais plus le passé.... Tout entière à un avenir menaçant, je ne sentais qu'un froid mortel qui avait pénétré mon coeur.
Lettre XLV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Paris, 17 mai.
Je suis moins troublée que je ne l'étais hier en vous écrivant. Après m'être sévèrement examinée, j'ai osé juger, et les autres, et moi-même. Les torts de madame d'Artigue peuvent être excusés par l'abandon de monsieur de Candale. Mon indifférence pour lui a sûrement encouragé les prétentions du chevalier de Fiesque. D'ailleurs ils ont vécu dans un monde, où l'on respecte peu les devoirs qui m'étaient imposés. Mais moi! que personne n'avait offensée ; qu'aucun exemple n'avait pu égarer ; moi, sortant des mains de ma mère, comment ai-je pu m'oublier, jusqu'à avouer à madame d'Artigue l'éloignement que je me suis senti pour monsieur de Candale, dès le premier jour où je l'ai vu? Puisque j'avais consenti à l'épouser, cet éloignement, sans doute invincible, ne devait-il pas être le secret de ma vie? Loin de-là, mes regards, mes mouvemens, et jusqu'au son de ma voix le laissaient pénétrer. Ah! que j'ai de reproches à me faire!
Je viens de renvoyer à monsieur de Fiesque ses lettres que je regrette d'avoir lues, en le conjurant de les brûler ; et je l'ai supplié, au nom des droits que me donne le malheur, de ne jamais les laisser parvenir à monsieur de Candale. Je n'ai pu m'empêcher de lui demander de les relire lui-même.
J'ai l'espérance qu'en voyant les suites de sa légèreté, il se promettra de ne plus jouer avec la destinée de celles qui seraient déjà assez à plaindre. Je lui pardonne, je ne veux pas de mal à madame d'Artigue ; oublions-les, s'il est possible, et du moins n'en parlons jamais.
Je veux vous dire un dernier adieu avant de sortir de cette maison que je suis bien étonnée de quitter avec peine. Je ne sais ce que la solitude des Pyrénées peut avoir de redoutable pour moi qui aime la campagne, et qui ai fait une si triste expérience du monde ; mais je ne puis y penser sans effroi. Il y a tant de vague, d'obscurité dans une situation tout-à-fait nouvelle, et qu'on n'a pas choisie! J'ai sans cesse devant mes yeux une retraite qui m'est imposée;... des lieux qui me sont inconnus..... Il semble qu'une voix secrète me poursuive, et me dise que je regretterai peut-être mes anciens chagrins, et qu'ils étaient préférables au sort qui m'attend.
Près de m'éloigner de cette maison, et je crois pour la vie, j'ai voulu revoir mon appartement, et examiner, comme le premier jour, les différens objets dont j'étais entourée : ils ont fait naître en moi un sentiment bien plus mélancolique. Alors j'avançais avec inquiétude ; mais j'avançais, laissant promptement les choses que j'avais sous les yeux, pour en chercher d'autres qui pussent me devenir agréables. Aujourd'hui je me suis arrêtée à chaque pas ; je les regardais toutes attentivement, comme si j'eusse voulu en fixer le souvenir dans ma pensée.
J'ai revu la galerie, les tableaux ; j'ai considéré celui de cette jeune fille à qui le temps enlève à son insu une fleur de sa couronne.... Hélas! je n'ai que dix-huit ans, et toutes les fleurs qui devaient me parer ont été brisées.
Comme la première fois, le tableau qui représente un jeune Espagnol, m'a rappelé Alphonse! Je retrouvais sa tristesse..... Je retrouvais aussi la pitié qu'elle m'avait inspirée.... Il a pu la voir ; elle aurait dû le consoler.... Je le sens moi! qui aurais tant besoin qu'une amie vînt me dire : Vous êtes à plaindre, et je vous plains.
Lettre XLVII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Au château de Foix, 10 juin.
Me voilà donc enfin arrivée au terme de mon voyage, ma bonne soeur, ma tendre amie. J'avais bien raison de redouter cette solitude ; elle est vraiment affreuse : et quoique le monde ne m'ait rien offert qui ait excité mes regrets, cependant, à l'aspect des ruines qui m'environnent, un secret effroi s'est emparé de mon ame. Je veux vous peindre ma demeure, vous faire connaître ma nouvelle société, afin qu'à chaque instant votre amitié sache où me chercher, où me reprendre, et qu'entre nous, le souvenir et les rêveries n'aient jamais rien de vague.
A mi-côte d'une montagne des Pyrénées, se trouvent les restes du vieux château que j'habite. Berceau jadis de la maison de Foix, il a été tout-à-fait abandonné par ses maîtres, et je ne crois pas qu'un seul y ait paru depuis cent ans. Une vieille concierge, quelques servantes et d'anciens domestiques qui, de père en fils, sont demeurés au service des ancêtres de monsieur de Candale, occupent le château. Lorsque j'arrivai, madame Robert, la concierge, vint, toute tremblante, au-devant de moi ; elle me conduisit dans une espèce de grande salle à laquelle tiennent plusieurs chambres immenses, formant ce qu'on nomme l'appartement de la maison.
Je m'assis tristement dans un coin de cette chambre, sans donner un ordre, sans former une plainte. J'étais consternée ; mais je n'aurais pas voulu que l'intendant de monsieur de Candale s'aperçût de l'horreur que m'inspirait ce séjour. Il fut moins patient que je ne paraissais l'être. Il regardait autour de lui avec mépris, dérangeait ces vieux meubles, en laissant échapper des exclamations dédaigneuses ; il grondait tout le monde, et montrait plus d'humeur d'avoir à passer une seule nuit dans cette maison, que moi qui venais pour l'habiter.
On apporta le souper ; je me contentai d'un peu de lait que Marianne me servit : c'est une jeune fille fort naïve, assez jolie, qui semble m'avoir prise en affection. Dès que j'eus fait ce léger repas, je voulus aller me coucher ; la fatigue me fit dormir quelques instans : mais quel réveil, ma bonne soeur! Moi! si soignée dans mon enfance, et si entourée dans ma jeunesse! A cette pensée tout mon courage m'abandonna.
Je continuerai demain à vous écrire.
Lettre XLVIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
11 juin.
Ce matin, les deux femmes que j'avais amenées de Paris, sont venues me dire qu'il était impossible que je restasse dans cette masure ; elles ne s'étaient pas même déshabillées, ajoutaient-elles!...... La chambre qu'on leur avait donnée, en l'annonçant comme celle des demoiselles de compagnie des anciennes dames de Foix, était un véritable grenier!... La salle où, dans ces temps, on se réunissait pour travailler, n'était qu'une grange!..... Je devais, suivant elles, retourner à Paris dans l'instant, et y confondre tout le monde par ma présence. Elles ont ajouté à cela leurs observations, leurs conseils ; et le tout accompagné d'airs si impertinens, que j'ai bien vu qu'elles me seraient insupportables, et qu'il valait mieux les renvoyer, que d'attendre qu'elles me quittassent. Je leur ai donc signifié qu'elles repartiraient avec l'intendant de monsieur de Candale. D'ailleurs cette petite Marianne m'était restée dans la tête. Elle est habituée à ce séjour ; peut-être y vit-elle contente ; et sa simplicité est assurément bien préférable à la mauvaise humeur de ces merveilleuses demoiselles.
Dès que j'ai été levée, j'ai voulu parcourir ma nouvelle habitation. Ce château a eu cinq tours, dont il ne reste plus que celle que j'occupe. Représentez-vous de grands fossés, autrefois remplis d'eau, maintenant comblés çà et là de débris, d'arbustes et de lières ; un pont-levis que la rouille empêche de hausser, des portes à moitié brisées ; des chaînes, des grilles qui ne servent plus, enfin toute l'apparence d'une ancienne prison, à laquelle a succédé une dégradation peut-être moins effrayante, mais d'un aspect aussi mélancolique. J'ai bientôt cessé ma promenade, craignant de découvrir de nouvelles horreurs.
Je crois avoir inspiré une grande pitié à l'intendant de monsieur de Candale ; il m'a offert de peindre à son maître la tristesse de ce séjour ; mais je l'ai prié très-positivement de s'en abstenir. J'ai affecté même de la gaieté, nommant agreste ce qui était sauvage, sauvage ce qui était inculte : les plus affreux précipices n'étaient, selon moi, que des jeux de la nature, bien préférables à la symétrie, et aux vains efforts de l'art. Mon amie, je sentais une secrète mais dernière satisfaction, à me montrer inaccessible aux chagrins qu'on m'avait préparés.
J'ai engagé cet homme à partir de bonne heure, afin de descendre la montagne avant la nuit. Je l'ai vu emmener mes femmes et les gens qui m'avaient suivie. Je l'avais désiré; cependant, dès que j'ai entendu le bruit de la voiture qui s'éloignait, des larmes ont coulé de mes yeux ; une tristesse insurmontable s'est emparée de mon ame. Je me voyais séparée de tout ce qui m'avait connue, dans des temps plus heureux..... Ah! croyez-moi, c'est quelque chose que de perdre ceux qui auraient fait, comme vous, les comparaisons qui ne vous échapperont pas... Ces femmes, uniquement occupées jadis à chercher ce qui pouvait me plaire, s'en allaient. J'avais beau me dire que c'était par mes ordres, que je l'avais voulu ; je n'en souffrais pas moins.
Me voilà donc entièrement livrée aux anciens domestiques de ce vieux château. Ils ne sont, à vrai dire, que de bons villageois, fort incapables de me rendre la plus légère partie des soins auxquels je suis accoutumée ; eux-mêmes n'ont jamais été l'objet de la sollicitude de leurs maîtres ; aussi paraissent-ils dans une profonde misère. Comme mon arrivée a dû les surprendre! Que peuvent-ils penser? A qui parler ici des perfidies, des dangers d'un monde, dont les dehors ont tant de charmes. Dans l'esprit du pauvre, le malheur ne va pas au-delà des privations ; et loin de me plaindre, je suis persuadée qu'ils m'envient.
Il y avait déjà long-temps que je me livrais à ces douloureuses réflexions, lorsque madame Robert est venue m'annoncer le curé du village. J'étais trop accablée pour le recevoir. Ma soeur, je sentais que mes chagrins n'étaient pas à la portée de ce qui m'environnait ; d'ailleurs il me semble qu'il y a des peines dont on ne consent à pleurer que seule.
Lettre XLIX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
12 juin.
Quelle longue et cruelle journée! Il a fait un temps affreux : la pluie, le vent courbaient tous les arbres de ces montagnes ; plusieurs ont été brisés à mes yeux ; car j'ai passé la plus grande partie du jour à contempler ce spectacle.
J'apercevais à de grandes distances de misérables chaumières placées çà et là, et dont à peine je pouvais découvrir l'humble toit à travers les arbres. Leurs paisibles et pauvres habitans y vivent trop loin les uns des autres pour s'aider mutuellement, et ils ne doivent guère connaître que leurs familles. Je me promis d'aller leur porter des consolations. Peut-être, à leur insu, m'en donneront-ils eux-mêmes, si, malgré leur détresse, ils sont contens de leur sort? La résignation est le meilleur, le plus utile exemple que je puisse recevoir.
Pendant la tempête je considérais la vaste solitude qui entoure ce château.... Je pensais que le lendemain il serait possible que je regrettasse l'orage qui, dans cet instant, m'effrayait. Que ferai-je du calme que je prévois, de cet éternel silence?
Lettre L
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
13 juin.
Quelle situation que la mienne! L'amour de monsieur de Candale n'aurait pu me rendre heureuse, et sa haine fait le supplice de ma vie. Quelquefois je m'étonne de ne pas recevoir de ses nouvelles ; mais bientôt je reconnais mon erreur : nous n'avons rien à nous dire.
Souvent aussi je suis tourmentée de l'opinion que le public prendra de moi ; quelles couleurs monsieur de Candale donnera-t-il à mon départ, pour justifier sa rigueur? S'il se bornait à m'accuser auprès de ceux qui chercheront à me défendre, je lui pardonnerais ; mais la calomnie ne se contente pas de rompre des affections anciennes : elle va prévenir jusqu'aux indifférens ; elle sème la haine dans des coeurs qui ne vous connaissent même pas, et dessèche à l'avance des amitiés qui auraient pu se former. Lorsque je rentrerai dans le monde, peut-être verrai-je, à mon nom, s'éloigner de moi des gens qui eussent été disposés à m'aimer. Ah! que du moins monsieur de Candale laisse oublier sa victime!
Ma soeur, il a fait beau aujourd'hui ; et comme je le prévoyais hier, j'ai passé bien moins de temps à ma fenêtre : je ne suis même pas sortie.
Lettre LI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
22 juin.
Au bas de la montagne que j'habite est une espèce de village qui dépend du château. J'y suis descendue aujourd'hui pour la première fois, et j'ai été effrayée de l'horrible misère qui y règne. Représentez-vous des femmes, des enfans presque nus, et couverts de lambeaux si dégoûtans que je ne pouvais m'empêcher d'en détourner les yeux. J'ai donné le peu que j'avais sur moi ; et ces bonnes gens m'ont entourée, m'ont bénie, comme si j'effaçais tous leurs maux, ou que je leur eusse fait de grands sacrifices. Autrefois leur reconnaissance m'aurait causé une joie bien vive ; aujourd'hui elle m'attriste : ah! combien ils doivent être à plaindre, puisqu'un si léger secours les satisfait!
Le curé est venu au-devant de moi ; son grand âge, ses cheveux blancs, la bonté qui respire sur son visage, m'ont inspiré de la vénération. Mais quel a été mon étonnement, lorsque je l'ai entendu s'exprimer dans les meilleurs termes? Toutes ses paroles avaient une onction angélique ; il ne se servait jamais que des mots les plus simples ; et je trouvais toujours que le goût le plus parfait n'aurait pas mieux choisi. Je n'ai pu m'empêcher de paraître surprise qu'on l'eût relégué dans un pays perdu comme celui où il se trouvait. - "J'ai pensé comme vous, Madame, dans ma jeunesse," m'a-t-il répondu en souriant : "et alors j'étais toujours agité; un reste d'amour-propre m'abusait. Depuis long-temps, j'ai reconnu mon insuffisance ; et je me suis convaincu que, particulièrement dans ce hameau, il est des devoirs qui surpassent beaucoup mes faibles moyens."
Ma soeur, il y a dans sa voix, dans son regard, dans ses discours, un accord de douceur et de piété qui calmait mon ame. J'étais fâchée lorsqu'il cessait de parler, et je l'interrogeais pour l'entendre encore. - "Ici," me dit-il, "tous sont également infortunés ; le pauvre ne rencontre que des pauvres. Il faudrait une persuasion vraiment céleste, pour parvenir à consoler des hommes qui sont dans l'excès de la misère." - "Vos paroissiens sont donc bien à plaindre?" - "Oui, Madame ; et si à votre âge il était possible d'avoir déjà connu le malheur, sûrement il serait adouci par le bien que vous pouvez répandre parmi nous." - Oh, oui!" ai-je repris, "j'ai connu le malheur!....." A ces mots l'expression de la pitié a paru dans les yeux du bon vieillard ; elle avait quelque chose de si affectueux, de si divin, que j'ai été sur le point de lui ouvrir mon ame.
Lettre LII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
24 juin.
Frappée de tout ce que le curé m'avait dit hier sur la déplorable situation du village qui dépend de moi, j'y suis descendue de nouveau aujourd'hui ; le bon vieillard m'accompagnait. Combien il est aimé de ces pauvres paysans! comme la figure la plus altérée par le travail, celles mêmes qui semblaient le plus détruites par les souffrances du besoin, s'épanouissaient à son approche! Il m'a rappelé ces vers, portrait du sage, dans La Fontaine:
Homme égalant les rois, homme approchant des Dieux,
Et comme ces derniers satisfait et tranquille.
Depuis nombre d'années, ce respectable vieillard consacre aux malheureux tout ce qu'il possède ; mais ses secours peuvent à peine suffire au soulagement du malade et de l'enfance. Si la religion lui commande de tels sacrifices, c'est son coeur qui les inspire ; et chez lui la pitié donne avant que la charité commence.
A chaque chaumière nous avons fait la note de ce qui manquait ; presque toujours nous avons trouvé qu'il fallait tout apporter, tout renouveler, et même les chaumières. Nous avons d'abord pourvu aux choses les plus essentielles ; et je me flatte qu'avant peu ce petit village aura pris un autre aspect. Mon amie, les maisons seront réparées, l'indigent sera secouru ; la propreté régnera dans toutes les familles, la propreté, qui est la parure du pauvre, et le premier bonheur de l'aisance. Oh oui, j'espère faire un peu de bien! Que tout ce qui m'environne soit content! et si je ne retrouve pas la paix de l'ame, j'aurai du moins quelques souvenirs consolans.
P.S. J'ai adopté deux petites filles de huit à dix ans, dont le père mourut hier ; leur mère est infirme et dans l'impossibilité de les nourrir. Je compte m'occuper de leur éducation ; trop heureuse si je pouvais me créer ici des objets d'attachement!
Lettre LIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
29 juin.
Ma soeur, pardonnez au désordre de mes lettres ; mes pensées se heurtent, mes dispositions changent à tous les instans. Quelquefois je me persuade que j'aime la retraite ; je m'excite à jouir du calme qu'elle présente ; et tout-à-coup le vide qui m'environne me glace d'horreur. Je sors;.... rien n'attire mes pas, rien ne presse mon retour.... Je ne sais si c'est l'effet d'une solitude absolue, ou la suite de mes chagrins, mais je ne saurais trouver la tranquillité. Je passe successivement d'un travail extrême à un dégoût insurmontable ; ou je me promets d'embrasser tous les genres d'études, ou je ne puis me livrer à la plus légère occupation. Alors la promenade m'ennuie, le repos me fatigue, je suis à charge à moi-même.
Cette après-dînée, ne sachant que faire du temps, je suis allée pour la première fois sur une des montagnes qui m'environnent. J'étais triste ; et, sans y faire attention, je me suis tellement éloignée du château, que tout-à-coup je n'ai plus aperçu aucune trace d'habitation. Mon amie, j'étais seule, entièrement seule dans la nature, et je ne saurais vous exprimer l'espèce d'effroi que j'ai ressenti. Ce n'était point de la peur : cette montagne est trop pauvre, trop éloignée des grandes routes, pour avoir rien à craindre des passans ; c'était une horreur secrète à me trouver ainsi séparée du reste du monde.
A l'instant je suis retournée sur mes pas : mais il faut que je me sois égarée, ou, qu'en allant, je fusse trop pensive pour rien voir de ce qui m'environnait ; car c'est à mon retour seulement, que j'ai remarqué une espèce de caverne à l'entrée de laquelle je me suis assise. Ma soeur, j'étais oppressée par la mélancolie, épuisée de fatigue, et je ne pouvais plus me soutenir.
Il y avait déjà quelques minutes que je me reposais à l'entrée de cette caverne, lorsqu'en levant les yeux, j'ai aperçu des vers gravés sur une des pierres du rocher. Je ne saurais vous rendre le sentiment de joie qu'ils ont fait passer dans mon ame. J'ai senti que je n'étais plus seule, et je me suis levée aussitôt pour les lire. Les quatre premiers étaient écrits dans une langue que je n'entends point ; je les ai copiés ; je les joins ici : tâchez, ma soeur, de les faire traduire. C'est une société que j'ai trouvée, lorsque tout m'abandonnait : je veux les comprendre ; peut-être parleront-ils à mon coeur.
Ay muerte arrebatada!
Por ti me estoy quexando
Al cielo, y enojando
Con importuno llanto al mundo todo.
Ces vers étaient suivis de deux vers anglais dont le sens m'a glacée d'effroi ; ils m'ont paru écrits par la même main.
What is the world it self? the world. - A grave.
Where is the dust that has not been alive?
Cette pensée si vraie sur la mort a réveillé mes regrets : non-seulement elle me rappelait ma mère, mais encore elle faisait disparaître à mes yeux tout ce qui m'est cher, et moi-même.
Ma soeur, je pleurais.... Vous me direz, sans nouveau motif de m'affliger ; je le sais : mais je pleurais parce que j'étais triste, profondément triste. Cependant, j'éprouvais une sorte de douceur à regarder ces vers ; et je me sentais moins isolée après les avoir lus. Ils semblaient me dire : "Avant toi, dans cette même place, un autre a pensé, a souffert, a pleuré comme toi." Je les ai copiés ; et quoiqu'il y eût quatre vers que je n'entendisse point, je les répétais avec les autres, comme si à force de les dire, j'eusse pu parvenir à les comprendre. En m'en allant, mon dernier regard a été pour le rocher sur lequel on avait écrit ; je croyais me séparer d'un nouvel ami. Ah! je reviendrai souvent dans cette caverne ; et je me suis surprise disant tout haut, à demain . Le profond silence qui a succédé à ma voix, m'a fait reconnaître ma folie.
Lettre LIV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
30 juin.
Hier en rentrant, je trouvai mes gens fort inquiets de ma longue absence ; après les avoir rassurés, je vous écrivis. A peine ma lettre était-elle finie, que madame Robert vint me faire de sérieuses représentations sur le danger de rester trop tard sur ces montagnes. Je voudrais que vous eussiez vu comme elle se redressait, comme elle prenait un air grave, pour me persuader que cette grande forêt de pins est remplie de revenans. Elle m'en commença des histoires terribles, et sa crédulité m'amusa un instant.... J'étais loin de prévoir que bientôt après je la partagerais.
Lorsque je fus seule, et que je ne croyais plus songer aux radotages de madame Robert, je me mis à ma fenêtre. La nuit était superbe ; la lune éclairait ma chambre ; et n'ayant ancune envie de dormir, je pris ma harpe, je m'approchai tout près de la fenêtre pour mieux jouir de la beauté du temps, et je chantai.
Ma soeur, il y a un sombre plaisir à donner à sa voix toute la mélancolie qu'on éprouve. Dans mon éternelle solitude, penser et toujours revenir aux mêmes pensées est un vrai supplice ; chanter quelquefois, c'est presque se parler ; c'est aussi se répondre.
Imaginez qu'après le second couplet, je crus entendre sous les arbres et tout près de moi, soupirer et se plaindre. Aussitôt, je me souvins des revenans de madame Robert ; mais je me moquai de ma faiblesse, et je chantai le troisième couplet. Cependant ce qui prouverait que j'étais déjà craintive, c'est que je donnai à ma voix tout l'éclat dont elle est susceptible ; il semblait que je voulusse dire : "Je n'ai pas peur." Après avoir fini ce troisième couplet, je m'arrêtai encore, et prêtai l'oreille attentivement, mais toujours me parlant à moi-même, et me répétant que mon imagination troublée avait créé ces plaintes. Eh bien, ma soeur, j'entendis réellement soupirer et gémir une seconde fois. Oh! je ne saurais vous rendre la frayeur dont je fus saisie. Elle était d'autant plus vive que, comme la lune n'éclairait que le sommet des pins qui environnent ma maison, il m'était impossible de rien distinguer au milieu de ces arbres. Je n'osais me mouvoir, je tremblais ; et cependant je craignais de m'éloigner. Je me persuadais que tant qu'on verrait quelqu'un, personne n'oserait approcher. Je chantai donc le quatrième couplet ; mais combien ma voix était faible!... je ne saurais mieux m'exprimer, qu'en vous disant que je chantais tout bas, pour ne rien perdre du moindre bruit extérieur. Un profond silence succéda à ce quatrième couplet. J'écoutai long-temps ; le même silence continua. Je me retirai dans un état d'inquiétude et de terreur impossible à décrire.
Ma soeur, qui peut, dans ce village, se promener et gémir à une telle heure? Ses pauvres habitans sont trop épuisés par le travail, pour ne pas donner la nuit au repos. Quelquefois je me dis que je me suis trompée ; et cependant ces plaintes me sont si présentes que je m'imagine les entendre encore. Ah! si c'était un malheureux que le chagrin poursuit! si j'espérais que la musique pût calmer ses douleurs, je chanterais quelques instans tous les soirs : je trouverais même une sorte de jouissance à adoucir ses peines sans le connaître, sans qu'il me vît, sans lui parler ; enfin, à penser qu'il croirait peut-être devoir au hasard cette légère distraction.
Mon amie, je suis superstitieuse, et je me persuade que tous les infortunés sont comme moi. Si celui qui se plaignait hier trouvait quelque plaisir à entendre chaque soir des airs touchans, des paroles mélancoliques, peut-être s'accoutumerait-il à attendre du moment ou de l'avenir des consolations imprévues?... Un premier hasard heureux doit rouvrir le coeur à l'espérance.
Lettre LV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
12 juillet.
Ma soeur, mon amie, je ne sais si je dois me plaindre ou me féliciter : je tremble, je m'inquiète ; mon coeur vient d'éprouver une émotion inexprimable, une peine profonde, qui cependant n'était pas sans douceur.
Attirée par la beauté du jour, j'ai entrepris ce matin une longue promenade, et j'ai emmené avec moi les deux petites filles dont je prends soin. Leur bonne humeur faisait naître la mienne, et me rendait la fatigue supportable : cependant, l'extrême chaleur me forçant à me reposer, elles ont offert de me conduire à une caverne où je pourrais m'asseoir. Le croiriez-vous, ma soeur? j'ai craint qu'elles ne voulussent parler de celle où j'avais trouvé des vers si mélancoliques. J'éprouvais un moment de repos ; pourquoi réveiller mes souvenirs et mes chagrins? Hélas! je les sentais si près du coeur!.... "Demain, demain," me disais-je intérieurement ; "aujourd'hui respirons."
Mes petites compagnes avançaient toujours, et je les suivais sans oser déranger leur marche ; car en même temps, je trouvais une espèce d'ingratitude à ne point retourner vers ce rocher consolateur qui m'avait parlé, qui m'avait entendue, lorsque je me croyais seule dans la nature. De la reconnaissance pour une pierre, direz-vous? Oui, mon amie ; dans la solitude on anime tout.
Je suivais donc ces petites en silence, m'abandonnant à leur fantaisie ; mais j'avoue que je leur ai vu prendre un autre sentier avec plaisir. Après avoir gravi avec peine plusieurs passages escarpés, nous sommes parvenues à la caverne dont ces jeunes filles m'avaient parlé. Jugez de ma surprise, lorsqu'en y entrant j'ai vu un enfant d'environ quinze mois, couché sur des feuilles, et dormant d'un profond sommeil. La mousseline de son petit fourreau était superbe ; ses mains blanches et potelées annonçaient le soin qu'on prend de lui ; toute sa petite personne avait cette recherche, dont l'amour maternel se plaît à parer un enfant : quel contraste avec l'abandon où il était laissé!
Je me suis mise à genoux près de lui ; alors j'ai remarqué qu'il avait une ceinture de ruban noir ; ce signe de deuil m'a attristée. Avant de sentir, me suis-je dit, cette innocente créature serait-elle donc déjà frappée par le malheur? aurait-elle déjà fait des pertes cruelles? Dans la crainte de l'éveiller, j'ai approché doucement mes lèvres de son joli visage. En l'embrassant, j'ai aperçu près de lui une boîte sur laquelle était un portrait de femme. J'étais à le considérer, lorsque mes jeunes paysannes ont fait un cri terrible, et se sont enfuies toutes les deux en même temps. Effrayée par leur peur, je me suis retournée, et j'ai découvert au fond de cette caverne un homme vêtu de noir. Sans doute qu'en nous entendant venir, il s'était caché, et que nos yeux, éblouis de l'éclat du soleil, n'avaient pu d'abord le distinguer. Il couvrait une partie de son visage avec une de ses mains. Cette retraite, cet habit de deuil, je ne sais quoi de sauvage dans son attitude, ont augmenté mon effroi.
Je me suis levée pour fuir : mais probablement dans mon trouble j'ai touché l'enfant ; car il s'est éveillé, a souri, et m'a tendu les mains pour que je le prisse. Une pitié secrète, involontaire, plus prompte que la pensée, m'a fait sentir que si je l'abandonnais dans cet état, il pouvait tomber et se blesser. Je l'ai donc pris, je l'ai emporté, sans savoir ce que je faisais. Aussitôt cet homme a crié: "Laissez ma fille;" et s'est précipité pour la reprendre. En s'approchant de l'entrée de la caverne, le jour a éclairé ses traits ; et j'ai vu Alphonse!... mais Alphonse pâle, défiguré, presque égaré; il ne m'a point reconnue. Saisie, ne pouvant plus me soutenir, je me suis appuyée contre une pierre, tenant toujours l'enfant dans mes bras. - "Avez-vous oublié," lui ai-je dit, "que vous m'avez sauvé la vie?" - "Moi! est-il possible que j'aie fait quelque bien?" - "Oui, vous vous êtes exposé par bonté, par générosité." - Il m'a regardée plus attentivement, il m'a reconnue ; alors ses traits ont retrouvé un instant leur douceur naturelle : - "Ah!" s'est-il écrié, "qu'il faudrait d'actions semblables pour porter le calme dans mon ame!.... Qui peut vous attirer dans ces lieux sauvages, vous, destinée à un monde si brillant!" - "Le malheur m'a conduite ici," lui ai-je répondu ; "mais je ne m'en plains plus." - J'ai sans doute prononcé ces derniers mots, avec l'expression de cette bienveillance que je désirais faire passer dans son ame ; car il m'a regardée d'un air étonné, puis il m'a dit : - "Vous malheureuse? non, non ; vous pouvez sourire.... connaître la pitié.... moi! je me déteste." - Tout-à-coup il a ajouté: - "Savez-vous ce que c'est que la douleur?... c'est lorsque tout fait couler des larmes.... c'est lorsque tout ramène à la même idée.... réveille le même chagrin, quoique continuellement senti." En finissant ces mots, il a pris l'enfant, et s'est éloigné. - "Alphonse," me suis-je écriée! Il est revenu aussitôt sur ses pas. "Alphonse!" a-t-il répété; "vous savez mon nom? Ah! ne dites à personne que vous m'ayez vu." - J'ai hésité; car j'aurais voulu pouvoir l'apprendre au curé, et chercher avec lui les moyens de soulager cet infortuné; mais Alphonse voyant que je tardais à lui répondre, m'a dit : - "Voudriez-vous aggraver mon malheur? Par pitié, promettez que vous ne parlerez jamais de moi." - Je n'ai pas eu le courage d'ajouter à ses peines, même dans l'espoir de les adoucir ; je lui ai donc promis de garder son secret, et nous nous sommes séparés.
Ma soeur, lorsqu'il ne m'a plus été possible de l'apercevoir, je suis entrée dans la caverne, et n'y ai trouvé aucune trace d'habitation. Sûrement il y est venu comme moi pour se reposer ; mais peut-être demeure-t-il dans les environs? Quel malheur l'y a conduit? quel malheur l'y retient? - Depuis que je l'ai vu, il est toujours devant mes yeux. - Qu'il est changé! qu'il a dû souffrir!
Lettre LVI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
13 juillet.
Je me suis promenée aujourd'hui sur la montagne, mais sans trop m'éloigner de ma maison. Je désirais rencontrer Alphonse ; cependant je n'ai pas osé aller jusqu'au rocher. Il me quitta hier avec tant de précipitation, que je crains de le troubler : certainement il veut être seul. Non, non, même par bonne intention, je ne lui causerai pas la plus légère peine. S'il me revoyait encore aujourd'hui, il croirait peut-être que je reviendrais tous les jours, qu'il ne jouirait plus de la solitude. Les malheureux s'exagèrent si facilement leurs craintes! Ma soeur, j'attendrai un peu pour le chercher : puissé-je le trouver! et puisse-t-il croire que c'est le hasard qui nous rapproche l'un de l'autre!
Depuis hier je n'ai cessé de penser à lui. Sa présence a rappelé dans mon esprit tout le passé, mon arrivée à Compiègne, mes rêves de bonheur, les instans trop rapides de ma première jeunesse, les jours orageux qui ont précédé mon mariage, et jusqu'à l'espèce d'inquiétude que ma mère avait conçue de mes sentimens pour Alphonse. Ce souvenir m'a tourmentée ; il me pesait plus que tous les autres. Je suis descendue dans mon ame ; je me suis examinée avec une attention sévère. Au moins, ma soeur, ai-je acquis la >certitude de pouvoir me livrer sans crainte à la compassion que j'éprouve.
Si ma mère le voyait dans l'état d'égarement et de douleur où il est tombé, sans doute elle-même m'ordonnerait de veiller sur lui. D'ailleurs, après les chagrins qui nous ont accablés l'un et l'autre, il me semble que les jours de la jeunesse sont bien loin de nous! Dans ces temps d'illusion, où tout me riait, où je croyais pouvoir choisir mon avenir, j'ai pu sentir pour Alphonse une sorte de préférence ; mais ce sentiment était si faible, si différent de l'amour, qu'aujourd'hui je voudrais connaître celle qu'il aime, le savoir heureux par elle, y contribuer s'il m'était possible. Un objet bien cher peut seul le retenir dans cette solitude, l'avoir arraché à sa famille, à ses espérances!... Mais pourquoi ces plaintes, cette haine de lui-même? Oh! que ne donnerais-je pas pour ramener la paix dans son ame! avec quelle passion, quel désintéressement, je désire son bonheur! et comme ce désir rend purs et faciles les soins que je veux avoir de lui!
Lettre LVII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
14 juillet.
Promenade inutile! je n'ai vu personne. Il me semblait que plus je m'éloignerais du château, plus je devais espérer de le rencontrer! - Personne! - Me fuirait-il? ou m'aurait-il cherchée hier? En voyant que je n'ai pas même daigné sortir de chez moi, ni courir le hasard de le trouver une seconde fois, il a dû me croire bien indifférente, bien tranquille sur ses peines! Aussi, pourquoi inventé-je toujours ces délicatesses qui ne sont entendues que par moi? Eh bien! s'il m'avait vue hier, il aurait senti que ses chagrins m'affligeaient : quel mal y a-t-il à montrer sa sensibilité? Comment ai-je pu m'imaginer que les témoignages de la mienne lui seraient importuns? Rien ne me réussit.
Adieu, ma soeur ; j'ai fait un chemin horrible ; je suis trop fatiguée pour écrire davantage.
Lettre LVIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
15 juillet.
Personne encore! il n'a paru que pour troubler la tranquillité dont je commençais à jouir. J'ai passé la journée sur la montagne sans l'y apercevoir. Si je prenais un chemin, j'étais convaincue qu'Alphonse en aurait choisi un autre. Cela m'inquiétait, me faisait regarder en arrière avec regret. A chaque instant, j'étais tentée de retourner sur mes pas ; et si je suivais cette impulsion, dès-lors je n'espérais plus le trouver dans la nouvelle route que je commençais à suivre. Depuis qu'il s'est offert à moi, ma pensée me porte toujours loin de l'endroit où je suis.
Ah! j'aimerais bien mieux ne l'avoir pas revu! sa douleur, son changement ne me poursuivraient pas sans cesse ; je ne me dirais pas à chaque instant : Il est malheureux! Que dis-je malheureux? il est désespéré! c'est son égarement qui me trouble et m'alarme, jusqu'à me faire craindre qu'il ne termine son existence. Cette idée m'assiége à tel point, que si tout-à-coup on parvenait à l'écarter, je crois que je ne penserais plus à Alphonse. Et ce pauvre enfant, livré à un infortuné qui ne peut rien pour lui-même...!
Cet événement a détruit tout le repos dont je commençais à jouir. Je suis mécontente de chacune de mes démarches, et je me reproche toutes celles que je néglige. Au milieu de ma promenade, je me suis rappelée que mon bon curé avait la goutte : j'ai senti la nécessité d'aller le voir ; mais je m'y suis rendue le plus tard possible. Eh bien! pendant tout le temps qu'a duré ma visite, je pensais que j'étais rentrée trop tôt, et qu'Alphonse devait avoir choisi ce moment pour se promener.
Pourquoi ma figure, mon langage n'ont-ils pas su lui exprimer l'intérêt que sa douleur m'inspirait? S'il avait pu lire dans mon ame, il me chercherait, ne fût-ce que pour parler de ses peines.
Lettre LIX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
17 juillet.
Je l'ai revu! il habite une petite chaumière de l'autre côté de la montagne : elle est assez près de ma maison ; cependant je ne puis l'apercevoir. Je pense avec effroi, que sans le hasard de cette rencontre, il aurait pu consumer sa vie dans le malheur ; et j'aurais vraisemblablement passé la mienne, sans que mon existence fût nécessaire à personne, enfin sans savoir que nous étions si près l'un de l'autre.
Depuis plusieurs jours, je continuais mes éternelles promenades, et ne le trouvais jamais. J'avais presque renoncé à le voir ; je n'avançais plus qu'avec une secrète répugnance, qui semblait m'avertir à chaque pas que mes recherches seraient vaines. Cependant, je ne pouvais demeurer tranquille. Hier encore je marchais bien tristement, lorsque tout-à-coup il parut à mes yeux ; j'en ressentis une joie inexprimable. Il avait donc pu supporter ses chagrins! Je lui parlai ; il me répondit en passant, comme s'il allait me quitter. Sa petite fille était avec lui ; je la pris pour la caresser : quel père ne s'arrête pas pour laisser caresser son enfant? Aussitôt que j'eus cette petite dans mes bras, je recommençai ma promenade, sans demander à Alphonse s'il voulait m'accompagner, car je sentais qu'il suivrait sa fille ; sans elle il n'aurait pas songé à venir avec moi.
Nous allâmes long-temps ainsi : il était triste ; mais au moins il ne me fuyait pas. Avec quel plaisir je le voyais plus calme, mesurant sa marche sur la mienne! Peut-être il croyait seulement continuer son chemin, et ne remarquait pas que nous étions ensemble.
Ma soeur, que la vraie sensibilité est prévoyante, attentive! Quelle pitié secrète m'avertit constamment de tout ce qui peut le troubler! Je portais sa fille depuis long-temps ; j'étais très-fatiguée, et cependant je n'osais pas m'asseoir : il me semblait qu'un changement de situation inspirerait à Alphonse l'envie de s'éloigner. M'asseoir, c'était me reposer, m'établir, peut-être lui faire craindre de rester plus qu'il n'avait pensé.
Nous arrivâmes à une espèce de plateau, d'où l'on découvre le plus beau pays du monde : Alphonse y portait ses yeux, je crois, sans le voir ; mais je saisis le moment où il était préoccupé, pour poser son enfant sur le gazon, et me placer auprès de lui. Je le fis jouer, sauter ; et lorsque sa petite figure fut brillante de joie, je dis à Alphonse de la regarder ; il lui sourit : que je fus contente de saisir un mouvement de satisfaction sur le visage de cet infortuné!
Dès que je l'eus tiré de sa rêverie, je l'invitai à se mettre près de son enfant ; il y vint : ... mais considérant de nouveau cette immense étendue, il détourna les yeux d'un air effrayé, et se rangea de manière qu'il ne lui fût plus possible de l'apercevoir. - "Ah!" me dit-il, "un vaste horizon est une image de l'avenir! Qui peut y penser sans inquiétude? comment prévoir sans crainte une longue suite d'années?" - Je m'étais promis de ne l'effaroucher par aucune question ; je voulais toujours dire comme lui : cependant, un retour sur moi-même me porta à répondre qu'il était presque aussi difficile de s'arrêter sur le passé. - "Le passé!" s'écria-t-il ; "ne me le rappelez pas! quel plaisir trouvez-vous à rouvrir mes blessures! pour la première fois j'éprouvais un moment de repos!" - Il se leva avec vivacité; il voulut reprendre sa fille ; mais je ne pus me résoudre à la lui donner. Je sentis que, s'il me quittait dans cette disposition, je resterais pour lui un objet d'éloignement. - "Oh! non, non, Alphonse!" m'écriai-je! "Dieu me préserve d'augmenter votre affliction! C'est sur moi-même que je gémissais ; vous savez que j'ignore ce qui vous concerne." - Sa figure était décomposée ; je le priai, le suppliai de se rasseoir près de moi. - "Remettez-vous, Alphonse : vous avez une amie ; parlez-lui de vos souffrances ; j'en ai été si touchée dès l'instant où je vous ai vu! peut-être pourrai-je les adoucir?" - Jamais , se disait-il à lui-même, jamais! - Son visage exprimait le plus profond chagrin ; cependant il ne songeait plus à me quitter.
Je ne savais si je devais chercher à le distraire de ses malheurs, ou insister pour qu'il me les confiât. Comment apaiser des maux dont j'ignore la cause? - "Alphonse," lui dis-je les mains jointes, "regardez-moi." - Il leva les yeux. "Si la vérité, si l'affection savent persuader, reconnaissez l'intérêt qui m'anime ; croyez que je partagerai toutes vos peines.... les plus vives, comme les plus légères... toutes passeront par mon coeur ; je les sentirai toutes, et peut-être trouverai-je des consolations, ou des excuses qui vous ont échappé... Ne refusez pas une amie." - Il resta long-temps dans le silence, la tête appuyée sur ses mains ; en la relevant, je vis des larmes dans ses yeux. - "Que vous êtes bonne!" me dit-il ; "comme votre voix a le pouvoir de me calmer! Je l'avais déjà éprouvé à Compiègne, et je m'en étonnais! - Vous êtes bonne comme celle qui m'a aimé!... Oui, je crois à votre pitié; vous lirez dans mon coeur. Cependant, laissez reposer mon ame aujourd'hui;.... vous ne savez pas ce qu'il m'en coûtera, pour retracer de si grandes douleurs... Je souffre sans cesse ; mais chaque jour ne m'offre qu'une circonstance isolée ; je ne les sens que l'une après l'autre, et il me faudra les rassembler toutes, pour vous les apprendre." - Quel empire l'infortune a sur moi! Si dans cet instant, il eût voulu me confier ses chagrins, j'aurais refusé de l'entendre ; ai-je besoin d'en être instruite pour le plaindre? "Alphonse," lui répondis-je, "vous me parlerez de vos peines sans ordre, sans suite ; vous me direz une circonstance après l'autre, comme elles se succéderont dans votre ame. Soyez certain qu'elles se graveront dans la mienne, et que mon intérêt suffira pour les rapprocher. Seulement, promettez-moi de penser tout haut, et de ne fuir ni les consolations ni l'amitié." - Il a paru plus tranquille : en me quittant, il s'est engagé à se rendre demain à cette même place où nous étions ; et où je viendrai le chercher. Ma soeur, j'attendrai que le temps et mes soins lui rendent la confiance moins pénible.
Lettre LX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
18 juillet.
J'ai éprouvé un moment de satisfaction aujourd'hui. Non-seulement Alphonse m'a devancée à la place où je l'avais prié de m'attendre, mais aussitôt qu'il m'a aperçue, il est venu au-devant de moi : c'est beaucoup! il y a deux jours qu'il me fuyait encore.
Sa petite fille, la douce Angélina, n'étai pas avec lui ; il m'a dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'il l'avait laissée avec Anna. - J'avais bien envie de demander ce que c'était qu'Anna ; mais je n'ai osé le troubler par aucune question. Son ame est si sensible, si irritable, que je ne lui parle qu'en tremblant ; j'ai toujours peur de réveiller en lui quelque douleur nouvelle.
S'il m'avait confié ses peines, je serais bien sûre de ne rien omettre de ce qui pourrait lui plaire, de ne rien dire qui pût l'affliger ; mais je veux le consoler, et j'ignore ses chagrins ; il me faut pénétrer dans son coeur, pour ainsi dire, sans qu'il me voie venir. Aussi, quand je cause avec lui, je ne hasarde que des demi-mots ; et mes yeux cherchent long-temps les siens, avant de finir une phrase. Enfin je me sens comme si je marchais dans les ténèbres, avec la nécessité de n'être pas entendue, et la crainte que chaque pas ne fasse du bruit.
Il m'a demandé ce qui m'avait conduite dans ce désert. Je lui ai raconté les tristes événemens qui ont rempli le peu de jours que j'ai passés dans le monde. Ma soeur, je ne pouvais me fixer sur moi-même, que lorsque ses réflexions m'y ramenaient. Quel tableau à offrir à un homme dégoûté de la vie, que la société où j'ai vécu! Il a plaint mes malheurs. "Mais du moins," a-t-il dit, "vous ne devez les vôtres qu'à la perfidie de vos entours ; et il n'est pas un des miens que je ne me sois attiré..... Demain, a-t-il ajouté, vous concevrez mes tourmens." - Je l'ai remercié de sa confiance, en le suppliant d'éloigner ces souvenirs jusqu'au lendemain. - Il a souri d'un air de pitié. - " Eloigner ces souvenirs! ...."a-t-ilrépété;"c'estcommesivous me demandiez de suspendre ma vie. Ah! Emilie," a-t-il ajoutéensoupirant, "nilespeines, nilesaffections de l'ame ne vous sont encore connues!"
Ma soeur, je ne saurais vous dire combien ce nom d'Emilie m'a fait tressaillir. Tout ce qui m'aimait avant mon mariage, m'appelait Emilie ; et j'ai presque remercié Alphonse de s'être servi de cette expression. Hélas! peut-être ai-je été trop sensible à un nom que je croyais effacé de son esprit, et qui m'a rappelé les temps les plus heureux de ma vie!......
En nous séparant, c'est lui qui m'a demandé à quelle heure je reviendrais le lendemain.
Lettre LXI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
19 juillet.
Aujourd'hui Alphonse a paru effrayé de l'engagement qu'il avait pris la veille. Il me suppliait d'en différer l'exécution : mais je n'y ai pu consentir ; je désirais trop connaître les secrets de son ame! Aussi ai-je insisté vivement ; je lui ai rappelé que ma confiance avait précédé la sienne, et j'ai réclamé sa parole. Après un profond soupir, il a commencé le récit de ses peines.
"Tous mes maux viennent de ce qu'après m'avoir élevé avec l'indulgence la plus imprévoyante, mes parens ont voulu disposer de mon sort avec l'autorité la plus arbitraire. Don Louis d'Al***, frère du duc d'Al*** mon père, vit à Paris une jeune personne qu'il aima, à laquelle il inspira le même amour, et qu'il épousa, quoiqu'elle fût d'un rang fort inférieur au sien. Notre famille fut si irritée de ce mariage, que mon oncle n'osa point retourner en Espagne. Il se fixa en France avec sa jeune épouse, et en eut un fils et une fille.
Don Louis donna à son fils l'amour et l'exemple de toutes les vertus. Justement indigné de l'orgueil de ses proches, il chercha à le rendre inaccessible aux préjugés, principalement à ceux qui sont attachés au hasard de la naissance. Au milieu d'une éducation qui devait lui aplanir les difficultés de la vie, ce jeune homme fut attaqué d'une maladie qui l'enleva en peu de jours. Ses parens en éprouvèrent une douleur que rien ne put modérer.
Don Louis voulut que sa fille, qui avait toujours assisté aux leçons de son frère et à ses lectures, continuât les mêmes études. C'était le même emploi du temps ; et quoique chaque minute, chaque pensée vînt déchirer son coeur, don Louis ne se plaisait qu'à se retracer les habitudes de son fils, et à en ranimer le souvenir. Sa fille profita de cette éducation : elle joignit aux grâces de son âge et de son sexe, des talens et des connaissances qui eussent fait honneur à des hommes éclairés. Mais en même temps, son esprit et son caractère prirent des idées fortes et indépendantes, qui, si elles rendent supérieur au malheur, l'attirent quelquefois.
Un parent très-éloigné laissa à don Louis une succession qui le força de retourner en Espagne, il y a environ trois ans. Aussitôt après son arrivée, il vint voir mon père, et en fut reçu avec une politesse froide et contrainte ; cependant il m'ordonna de saluer mon oncle. Je m'en acquittai comme un jeune homme qui, depuis l'enfance, n'avait cessé d'entendre parler des fautes d'un parent qu'on aurait dû lui apprendre à respecter. Je lui fis donc une de ces petites révérences, moitié protectrices, moitié indulgentes, à laquelle il ne répondit que par un sourire de pitié. Sa visite fut courte ; mais en partant, mon oncle ayant demandé à son frère s'il viendrait voir sa belle-soeur et sa nièce, mon père lui répondit sèchement qu'il m'enverrait les assurer de mon respect ; et je remarquai qu'il reconduisait don Louis avec ce ton de cérémonie qui repousse toute intimité.
Dès que nous fûmes seuls, mon père m'apprit que le sien, indigné du mariage de don Louis, lui avait fait jurer en mourant de ne jamais voir, ni sa belle-soeur, ni ses enfans. "Mais," ajouta-t-il, "je serai moins sévère que lui ; d'ailleurs, il pouvait punir son fils, et je n'ai que le droit de blâmer mon frère. Allez donc leur rendre vos devoirs : s'ils ne sont pas chez eux, votre tâche sera remplie ; si vous les trouvez, ne restez qu'un instant, parlez peu ; et qu'ils s'aperçoivent que mes égards pour le nom que je ne puis leur ôter, sont le seul motif de votre visite."
Deux jours après, je partis avec ces instructions, que j'étais bien résolu à suivre ; car j'avais hérité de tout l'orgueil de ma famille. Mon oncle me présenta à sa femme sur laquelle je ne daignai point lever les yeux. Je m'assis, regardant autour de moi d'un air distrait, et ne répondant que par des monosyllabes que je consentais avec peine à articuler. Dans l'espace de dix minutes, je regardai plusieurs fois à ma montre. Ma tante, fatiguée, je crois, de tant d'impertinence, me dit avec une douceur imposante : "Il me semble que vous avez peu de temps à nous donner ; pour ne pas vous retenir davantage, je vais faire venir ma fille, qui veut faire connaissance avec vous." - Elle sonna : aussitôt on ouvrit la porte de sa chambre ; et une femme entra si légèrement, que je ne la sentis s'approcher que par le mouvement de l'étoffe dont elle était vêtue. Je levai les yeux pour la première fois ; et je vis ma cousine dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. A la vue de Camille, je ne fus plus le même : elle me parut céleste ; mon coeur la reconnut à l'instant pour ma plus proche parente, et la désira pour amie. Sa présence me réconcilia avec sa famille, et me fit sentir le ridicule de ma conduite, mais sans oser en convenir ; car un des plus dangereux effets de la vanité, est de nous empêcher d'avouer les fautes qu'elle nous a fait commettre.
J'étais resté debout, lorsque ma tante, que la présence de sa fille avait adoucie, se rapprocha de moi en me disant : "J'ignore les préventions dont on a pu entourer votre enfance. Quant à moi, respectant les droits d'une branche aînée, je n'ai cessé d'apprendre à ma fille que, malgré votre jeune âge, elle doit toujours vous considérer comme son protecteur naturel ; et j'espère que lorsque je ne serai plus, vous serez unis comme des parens aussi proches doivent l'être." - Lorsqu'elle ne sera plus, repris-je intérieurement ; et je me sentis de l'inquiétude pour cette même personne dont, un instant auparavant, j'aurais maudit l'existence. - "Pourquoi," lui demandai-je, avec un embarras aussi imprévu que mon intérêt, "pourquoi ne jouiriez-vous pas d'une union que vous avez préparée?" - "Ma faible santé n'a pu résister à la perte de mon fils!" - "Ah! ma mère," reprit Camille, "mes soins vous rendront heureuse ; et le bonheur vous rendra la santé."
Alors j'osai prendre la main de ma tante, et lui demander si je ne pourrais pas aussi contribuer à sa tranquillité. Mon retour parut la toucher : elle me fit asseoir près d'elle, causa long-temps avec moi, devina tout ce qui avait pu m'intéresser jusqu'alors, m'en fit parler, enfin chercha à me plaire, à moi jeune homme qu'on n'avait encore traité que comme un enfant ; à moi, qui avais eu l'intention de l'offenser ; à moi, qui pour la première fois sentais mon ame et le premier frémissement de l'amour. Cette visite que j'avais eu l'intention de borner à peu de momens, se prolongea plusieurs heures, sans que je m'en aperçusse. Chaque instant me découvrait un charme nouveau dans Camille, un nouveau trait de bonté dans sa mère. Bientôt je craignis de n'être plus admis chez elles, et je leur demandai avec instance la permission de revenir les chercher. Mon oncle ne répondit point ; mais ma tante s'empressa d'assurer qu'ils seraient tous bien aises de me revoir.
En les quittant, j'allai dans plusieurs assemblées, non par goût, mais pour voir mon père le plus tard possible. Je craignais qu'il ne s'aperçût de mes nouvelles dispositions ; il me semblait que mon visage devait être aussi changé que mon ame. En tous lieux je portais le souvenir de Camille ; partout je me trouvais seul au milieu du monde. Ce fut dans la foule que je réfléchis pour la première fois. Je m'effrayai de l'orgueil qu'une grande naissance inspire ; j'en craignis les suites : car j'entrevoyais déjà qu'il n'y avait plus pour moi de vrais biens que ceux que Camille partagerait, de vrai malheur que celui d'être éloigné d'elle.
A mon retour, mon père, loin de deviner mes sentimens, me plaignit de la visite que j'avais été obligé de faire, et crut me consoler beaucoup, en disant que je pouvais m'en tenir à celle-là. Il ne me fit aucune question sur la famille de son frère.
Le lendemain, je retournai chez mon oncle : il en parut surpris, et me demanda si son frère était instruit de mon empressement. Après un peu d'embarras, je lui avouai que mon père conservait encore les préventions que le sien lui avait inspirées ; mais que j'espérais un jour les voir finir, et je lui demandai la permission de l'en dédommager par mon respect. - Mon oncle me regarda avec étonnement ; et, après un assez long silence, il me dit : "Jeune homme, tu dois plus à ton père qu'à moi ; ainsi ne te laisse pas aveugler par une apparente générosité. On n'a pas plus le droit de blâmer son père par ses actions que par ses paroles. Si d'anciens préjugés, et une longue haine l'éloignent de nous, ne viens point, mais reste indifférent ; respecte sa conduite sans l'approuver. Aux yeux des honnêtes gens, le silence d'un fils, ou d'un ami, exprime assez ce qu'il ne lui est pas permis de dire."
Ma tante vint encore à mon secours : elle promit pour moi que, dès que mon père expliquerait ses volontés, je m'y soumettrais sans murmure : "Mais," ajouta-t-elle, "si cet excellent jeune homme pouvait contribuer à vous faire retrouver les affections d'un frère, mon ami, ne vous opposez pas à ses bonnes intentions." - "Oui," repris-je vivement, "au premier mot de mon père, je cesserai..." Un regard de Camille suspendit l'engagement que j'allais prendre ; et je sentis une secrète joie de n'avoir fait aucune promesse. Mon oncle hésitait ; mais vaincu par mes prières, par l'espoir que la réunion de notre famille rendrait sa femme plus heureuse, il consentit à me recevoir.
Me voilà donc établi dans la maison de Camille. Mon âge, ma figure rappelaient à don Louis le fils qu'il avait perdu. Pendant un mois je les vis chaque jour. Une fois j'arrivai à l'heure du repas ; ils m'engagèrent à dîner avec eux : et depuis cet instant, j'eus ma place à leur table, une place qu'on appelait la mienne, que personne ne prenait, que je retrouvais toujours, une chaise près de Camille, la place de son frère. En m'y voyant, don Louis et sa femme me tendirent leurs mains ; je pris celles de Camille, et dans mon émotion, je les baisai toutes, en appelant don Louis mon père. Ce mot rouvrit sa blessure ; il sortit de table, baigné de pleurs. Je me jetai dans ses bras ; il m'y serra long-temps : mon fils, mon cher fils! répétait-il bien bas, comme s'il eût craint de troubler les cendres de l'enfant qu'il pleurait encore. Cependant, après un long soupir, il fit un effort, et me dit : "Je vous adopte ; puissiez-vous me fermer les yeux!" - Ma tante m'embrassa, elle pleurait ; Camille, dont j'avais repris la main, pressa la mienne contre son coeur, mais ne me nomma que son ami. Probablement, la crainte de réveiller la douleur de son père par une expression nouvelle l'empêcha de me donner le nom de frère ; mais sans m'en rendre raison, je fus bien aise qu'elle ne m'eût appelé que son ami.
Pendant deux autres mois, je ne cessai d'aller chez mon oncle. Il ne prévoyait pas le danger qui menaçait deux ames jeunes et vives. Camille et moi nous entrions à peine dans notre vingtième année : son repos, le mien étaient déjà perdus sans retour ; et don Louis ne soupçonnait pas encore que nous pouvions nous aimer.
Camille avait une hauteur de caractère qui l'empêchait de me dissimuler ses sentimens, et de douter des miens. Je lui disais que je l'aimais ; elle le croyait, et parce que je le lui disais, et parce qu'elle s'en trouvait digne. Dès qu'elle sentit que son coeur répondait au mien, elle me l'avoua sans détour, sans embarras, et sans exagération.
Alors nous fîmes tous les sermens qu'un premier amour inspire : il semblait qu'il ne pût y avoir entre nous d'engagement assez sacré, de lien assez intime. Cependant, j'obtins de Camille qu'elle n'instruirait ses parens de notre mutuelle affection, que lorsque j'aurais ramené mon père vers le sien. Hélas! je ne doutais pas de son retour, dès que je le solliciterais. Que j'étais heureux! je croyais encore à tous les mensonges de la vie : je croyais au désintéressement ; je me confiais à l'empire de la nature ; j'étais persuadé que sa voix subjuguerait mon père. Dans ma crédule confiance, je pensai même au bonheur qu'il préparerait à sa vieillesse. Je le voyais soigné par Camille, entouré de mes enfans ; et ma félicité s'accroissait de toutes les illusions de l'espérance. Ah! pardonnez, si je vous parle de ces premiers momens avec tant de détails ; c'est le temps le plus heureux, le seul temps heureux de ma vie!"
Alphonse s'arrêta, comme si là finissait son bonheur, et qu'il craignît d'avancer dans un récit pénible. Il me regarda plusieurs fois, avant de se résoudre à reprendre la parole ; mais voyant avec quelle attention, quel intérêt je l'écoutais, il fit un profond soupir, et continua:
"Tous les jours, dès que mon père était sorti, je courais chez mon oncle, j'y passais ma vie. Mon père, qui savait que je sortais beaucoup, et que cependant on ne me voyait plus dans le monde, crut devoir me demander compte de mon temps, et des sociétés que je fréquentais. Je ne sus que lui répondre. Il me semblait, qu'indubitablement, il allait nommer Camille, et me défendre de jamais la revoir. Aussi lorsqu'à travers un long discours, je compris qu'il craignait que je ne me fusse livré à des sociétés peu convenables, je fus ravi de joie, et lui répondis vivement qu'il avait bien raison, que je serais très-coupable. Enfin je parus si content d'être soupçonné, que mon père se persuada que je traitais ses sollicitudes avec dérision, et me menaça de m'éloigner de Madrid, ou au moins de faire suivre mes démarches. Je m'empressai de lui promettre que je serais plus sédentaire à l'avenir. - "J'ai toujours bien pensé," me dit-il, "que ce n'était qu'une inconduite de jeune homme ; mais pour vous faire aimer votre maison, j'ai résolu de vous marier." - Cette idée m'épouvanta mille fois plus que la première. Je pâlis, je chancelai : mon père, effrayé de mon changement, me fit asseoir à sa place, et se tint debout devant moi, en me regardant avec attention. Sa surprise qui était visible, ses yeux attachés sur moi augmentèrent mon embarras ; je couvris mon visage avec une de mes mains ; je ne savais plus ce que je faisais, ce que je disais. Dans mon trouble, je prétendis qu'ayant passé plusieurs nuits à jouer, je me sentais faible. - "Comment, plusieurs nuits dehors!" s'écria mon père ; "mes gens m'ont assuré que vous étiez toujours rentré à onze heures." - En effet, ma tante ne veillait jamais plus tard ; et je retournais chez moi dès qu'elle s'était retirée. - "Mon fils," ajouta-t-il, "vous me trompez, ou mes gens me trompent ; peut-être tous les deux." - "Peut-être tous les deux!" repris-je indigné; "voilà une assimilation flatteuse!" Je m'élançai hors de la chambre, et laissai mon père transporté de colère. C'était la première fois que je lui manquais aussi essentiellement ; mais ne pensant qu'à m'échapper, la peur même avait excité mon audace.
Comme je vous l'ai déjà dit, mon père avait toujours satisfait les petits désirs de mon enfance. Il me passait, disait-il, les fautes légères, pour rester mon maître dans les occasions importantes. Mais il ne s'apercevait pas, qu'à cet âge les choses qu'il regardait comme des fantaisies étaient les objets de mes volontés les plus absolues, et que je ne le laissais disposer de moi dans les choses graves, que parce que je n'avais pas assez d'expérience pour y réfléchir. Ma soumission n'était que de l'insouciance, et ces fantaisies étaient mes passions.
Jusqu'à son premier amour, un jeune homme a peu l'envie de résister : c'était donc la première fois que j'avais osé fâcher mon père, et que je l'avais vu réellement mécontent. Je courus dans ma chambre ; il m'y suivit aussitôt. Sa fureur était extrême ; il me parut un homme nouveau. J'en fus effrayé. Je voulus sortir... "Restez," me dit-il avec une voix de tonnerre, "restez!" mais il fut long-temps sans pouvoir parler. A la fin, craignant peut-être une explication, redoutable pour tous deux, il se borna à me demander si je voulais bien venir avec lui passer quelques jours à la campagne ; j'y acquiesçai par une profonde inclination de tête. Il m'ordonna d'être prêt le lendemain matin ; et en s'en allant, il tremblait encore de colère.
A peine m'eut-il quitté que je sortis. Après mille détours, car je craignais qu'il ne me fît suivre, j'arrivai chez mon oncle. Il lisait auprès du feu ; ma tante travaillait à côté de lui ; Camille dessinait sur une table peu éloignée. N'osant pas lui parler, je pris une grande feuille de papier, sur laquelle je représentai mon père bien en colère, et moi avec les apparences du désespoir ; j'écrivis au bas : "Demain je vous quitte, peut-être pour toujours." - Ma tante me demanda ce que je faisais : je lui montrai de loin mon dessin, et le déchirai aussitôt. Don Louis me reprocha en riant de ne pas faire assez de cas de mes ouvrages ; il revint près de nous, et s'appuya sur le dos de ma chaise pour me voir travailler.
Ne pouvant plus rendre compte à Camille de ma situation, j'imaginai de dessiner sa maison ; et pour marquer l'heure de la nuit, j'y ajoutai quelques ombres, afin de lui faire comprendre que la lune avait déjà cessé d'éclairer une fenêtre au rez-de-chaussée. Je dessinai encore un jeune homme jouant de la guitare près de cette même fenêtre ; ensuite, je jetai négligemment ce dessin sur la table, comme si, n'ayant voulu que m'amuser, j'allais me remettre à travailler. Je commençai donc à faire une belle tête romaine, qui fixa toute l'attention de mon oncle ; mais je ne perdis pas de vue Camille, qui prit le petit dessin, le regarda long-temps, et finit par placer une tête de femme à cette fenêtre ouverte. Elle le posa aussitôt sur la table : nous allâmes souper sans nous être parlé; mais nous nous étions entendus.
A onze heures je partis : au lieu de rentrer chez moi, j'attendis dans la rue le moment où Camille paraîtrait. Dès que la lune fut de l'autre côté de sa maison, je me rendis sous la fenêtre : elle y était déjà; je lui appris la colère de mon père, et ce voyage imprévu. Camille ne montra ni étonnement ni regret. Elle trouva tout simple que mon père s'inquiétât de mes démarches, et qu'il voulût m'emmener, pour avoir le temps d'obtenir ma confiance, ou de surprendre mes secrets. Suivant elle, tout arrivait comme j'aurais dû le prévoir. Cette insouciance me blessa. "Mais," lui dis-je, peut-être un peu trop vivement, "s'il allait découvrir notre amour, que lui répondre?" - Cette question l'offensa ; elle me demanda si elle m'avait inspiré un sentiment dont je n'oserais pas convenir. - Je me plaignis de son injustice, sans parvenir à la calmer. - "Quels que soient les aveux, ou les excuses que vous ferez à votre père," me dit-elle avec une froide hauteur, "ils décideront de notre avenir. Dites-lui, j'y consens, la vérité tout entière, si vous croyez que jamais un homme d'honneur ne déguisa sa pensée ; cependant, si vous jugez nécessaire de lui cacher l'état de votre ame, je seconderai votre prudence par l'oubli de votre amour. - "Je la suppliai en vain de me dire encore une fois qu'elle m'aimait ; elle s'y refusa. "Non, non," s'écria-t-elle ; "nous avons pu nous livrer inconsidérément à des espérances trompeuses. Je pouvais me flatter qu'un jour nous réunirions nos parens : mais dans cet instant, où la volonté d'un père est près de se manifester ; où peut-être elle va nous séparer sans retour, ne répétons pas des promesses qui, aujourd'hui, nous lieraient à jamais, ou livreraient à des remords cruels celui de nous qui serait assez faible pour les enfreindre." - Elle exigea seulement que j'écrivisse, chaque soir, ce que mon père m'aurait dit dans le courant du jour, ce que je lui aurais répondu, et elle s'éloigna.
Le lendemain, je partis avec mon père. Il ne m'avait point dit où il me conduirait : je fus étonné de lui voir prendre un chemin qui m'était inconnu. Vers le soir, nous arrivâmes à un magnifique château ; il appartenait au comte de C***, qui vint au-devant de nous : sa femme nous reçut aussi avec le plus grand empressement. Mais toutes ces distinctions ne me flattèrent point. Je me mis tristement dans un coin à penser à Camille : quelques idées consolantes se mêlaient à d'amères réflexions. La comtesse de C*** m'arracha à ma rêverie, en me proposant de faire de la musique avec dona
Eléonore sa fille, qui venait d'entrer. J'y consentis par égard pour mon père ; et j'accompagnai cette jeune personne dans une salle où étaient divers instrumens. Tout le monde nous suivit. Par malheur, c'était l'heure où Camille chantait aussi ; son souvenir me rendit odieux le son de la voix d'Eléonore. La méthode de son chant me parut un art trompeur, qui devait se répandre sur ses moindres actions : si elle eût chanté plus simplement, j'aurais trouvé qu'elle n'avait ni talent ni goût. Après avoir reçu de nombreux applaudissemens, elle vint s'asseoir près de moi, peut-être pour attendre les miens ; aussi allai-je à l'instant me placer à côté du piano qu'elle avait quitté.
Je voyais les yeux de mon père constamment occupés à me suivre. Quelquefois je me contraignais pour ne pas lui déplaire ; dans d'autres instans, je n'étais pas fâché de le tourmenter un peu, puisqu'il causait la contradiction que j'éprouvais.
Le jour suivant, il ne me parla point de la scène que nous avions eue à Madrid ; mais il me pria d'être plus aimable que je n'avais été la veille, et il me demanda bien finement ce que je pensais d'Eléonore. Cette question confirma tous mes doutes, et me la fit prendre en aversion. Le soir il y eut un bal, où quoique triste, quoique de la plus mauvaise humeur, je fus obligé de danser toute la nuit avec elle. Il fallait voir de quel air je la conduisais, comme j'affectais de ne pas la regarder, et avec quelle maligne joie je brouillais les contre-danses que je savais le mieux! Le lendemain, ce fut une autre fête ; pendant la semaine entière, il y eut chaque jour de nouveaux divertissemens. Partout je traitais Eléonore avec la même indifférence. Quelquefois je voyais mon père prêt à entrer en fureur : mais n'ayant pas le courage de lui déclarer nettement que je ne voulais pas me marier, j'étais résolu à me faire rejeter par cette jeune personne, et à obtenir ainsi ma liberté. J'espérais y parvenir ; car la plus grande froideur avait remplacé en elle cette inquiétude, ce trouble involontaire qui l'animaient lorsqu'on nous présenta l'un à l'autre. Une jeune fille reçoit avec tant d'embarras l'époux qu'on lui destine, qu'Eléonore n'avait jamais osé fixer ses regards sur moi. Mais lorsqu'elle se flattait de n'être pas aperçue, je la voyais m'examiner avec attention. Plusieurs fois je l'avais surprise, les yeux attachés sur des glaces d'où elle pouvait suivre mes mouvemens.... alors je m'étais dérangé avec affectation. Bientôt, loin de me regarder, elle détournait les yeux lorsque le hasard m'offrait à sa vue.
Un soir que je m'étais retiré dans le jardin où je me croyais seul, je l'entendis venir. Pour l'éviter, je me cachai promptement derrière des arbres, auprès desquels elle vint précisément s'asseoir. - "Non," disait-elle à une jeune personne qui paraissait la plaindre, "non, ma chère, je ne serai jamais heureuse avec lui. Mon ame a besoin d'aimer et d'être aimée. S'il ne m'avait pas montré un si grand éloignement, j'aurais hasardé de lui parler ; mais il m'impose. Mon père refuse aussi de m'écouter ; il traite une mutuelle affection de chimère, les sentimens du coeur de folies, et m'assure qu'on ne mettra pas un mot de tout cela dans le contrat." - J'allais sortir de ma retraite pour solliciter sa confiance ; car je cessai de la haïr dès que je ne craignis plus d'en être aimé: mon père et le sien parurent tout-à-coup. Aussitôt que ces jeunes personnes les virent, elles s'éloignèrent, et nos parens vinrent se placer sur le même banc qu'elles avaient quitté. Leurs sentimens n'étaient pas aussi délicats ; ils ne parlaient que de la grandeur de leur famille, et de l'éclat qui résulterait de notre union. Ils arrêtèrent que notre mariage se ferait le mois suivant ; que tel jour on signerait les articles ; que tel autre on célébrerait la cérémonie : ils décidèrent quel serait le partage, l'emploi de nos biens. Mais plus je les voyais disposer de moi d'une manière si arbitraire, plus je me promettais de ne pas leur obéir. Du reste, ils ne dirent pas un mot de notre bonheur ; ni doute, ni espérance ; ils n'y pensèrent même pas. Nous fûmes sacrifiés à la mémoire d'ancêtres qu'ils n'avaient jamais vus, et à la gloire d'une postérité qu'ils ne connaîtraient jamais. Dès qu'ils furent partis, je courus aussi sur ce banc ; mais ce fut pour y jurer d'appartenir à Camille jusqu'à mon dernier jour.
En rentrant dans le salon, je trouvai Eléonore qui s'efforçait d'arracher à son amie un cachet que cette jeune personne lui avait dérobé. Je me mêlai à leur innocente dispute, et me saisis de cette pierre, sur laquelle était gravé pour devise : Heureuse, ou mourir . Eléonore baissa les yeux, en disant qu'il fallait souvent plus de courage, pour parvenir à êtreheureux que pour mourir. - "Oui" repris-je ; "mais souvent avec le plus léger effort, on domine lafortune......" Nous nous regardâmes attentivement ; et par une inspiration de l'amour, je lui avouaitout-à-coup que je venais de l'entendre dans le jardin. "Soyons sincères l'un avec l'autre,m'écriai-je ; peut-être pourrons-nous surmonter les obstacles qui nous environnent....." Eléonorerougit, pâlit ; elle ne pouvait se persuader que je l'eusse entendue. "Quoi!" lui demandai-je,"n'avez-vous pas dit que jamais vous ne seriez heureuse avec moi?" - Elle soupira. Je l'entraînai,ainsi que son amie, dans un salon éloigné. Là, je la suppliai de m'ouvrir son ame : mais loin d'ytrouver un sentiment qui pût m'excuser, j'y découvris une prévention pour moi qui m'étonna, et quepeut-être elle ne connaissait pas elle-même, une douceur qui m'attendrit. Elle m'avoua naïvement quema froideur, ma tristesse lui avaient persuadé que je l'épousais malgré moi. "Alors," ajouta-t-elleen baissant les yeux, "j'ai dit que jamais je ne pourrais être heureuse." - Cet aveu, si contraire àcelui que j'attendais, me consterna. Nous restâmes long-temps sans nous parler. Enfin je lui demandai, si elle voulait être mon amie : elle y consentit tristement. La femme la plus ingénue devine-t-elle donc que l'amant qui prononce le nom d'ami, va lui percer le coeur? Je pris la main d'Eléonore et celle de sa compagne ; et après leur avoir fait jurer de garder fidèlement mon secret, je leur avouai tout ce que je viens de vous raconter ; mais sans nommer Camille, ni rien dire qui pût la compromettre. Cependant j'étais attendri, lorsqu'en peignant l'amour que j'avais pour Camille, je voyais Eléonore se troubler, étouffer sa respiration, dans la crainte que je n'entendisse un soupir. Ah! celui qui ressent un véritable amour, ne saurait trouver de bonheur à inspirer un sentiment qu'il ne partage pas. Combien Eléonore m'intéressait! Excepté mon amour, j'aurais tout sacrifié pour la rendre heureuse.
Elle promit de me seconder pour rompre notre mariage. "Mais au moins," ajouta-t-elle, "je serai votre meilleure amie!" - "Ma bonne, ma douce amie!" - "Non," reprit-elle, "on ne préfère pas toujours la bonne, la douce amie : c'est une place de prédilection qu'il me faut ; et votre amitié peut encore me l'offrir." - Pour la première fois je la trouvai belle. Eléonore dans un cercle, Eléonore indifférente, n'attirait point les regards ; mais dès qu'elle parlait, qu'elle s'animait, il était impossible de ne point partager tous ses sentimens. Triste, elle vous eût fait répandre des larmes ; gaie, elle vous eût donné toutes les impressions de la joie. Le reste de la soirée, non-seulement elle me permit de lui parler de mon amour, mais elle eut l'air bien aise de me voir plus calme. Avant de la quitter, le nom de Camille, la haine de nos parens, mes inquiétudes sur l'avenir, tout lui fut confié sans réserve. Dès cet instant, la douce complaisance, les soins délicats, les longues causeries succédèrent à ma mauvaise humeur : je ne fus plus le même ; et la plus tendre intimité s'établit entre nous.
Nos pères avaient passé plusieurs fois devant le salon où nous nous étions retirés. Ils s'étaient bien gardés de nous interrompre ; mais en rentrant, ils nous parurent extrêmement satisfaits. Mon père vint me serrer la main ; celui d'Eléonore l'embrassa. Leur erreur me rendant un peu de tranquillité, je désirai plaire à ma nouvelle amie ; je cherchai à être aimable ; et j'y parvins peut-être, car tout le monde se regardait avec étonnement, et me parlait avec une affection nouvelle. Plus ma gaieté me rendait à moi-même, plus Eléonore devenait sérieuse.
Depuis le jour où je lui avouai ma passion pour Camille, elle resta pensive ; ses yeux furent sans cesse obscurcis par la mélancolie. Ma gaieté seule pouvait quelquefois la distraire ; mais son sourire était toujours près des larmes ; ses petites fâcheries étaient à côté du pardon. Ah! douce, douce Eléonore! tu ne fus point l'objet de mon premier amour, de mon plus tendre attachement ; mais tu seras celui de mes éternels regrets.
Nous restâmes encore huit jours à la campagne. On nous laissait une liberté dont nous profitions pour être continuellement ensemble. C'est ainsi que, sans nous en apercevoir, nous rendions plus difficile la rupture de notre mariage ; car comment persuader à nos parens que des gens qui ne pouvaient plus se quitter, seraient malheureux d'être unis? Mais nous n'avions pas tant de prévoyance ; et pendant que nos pères se félicitaient de notre affection, nous ne parlions que des moyens de nous séparer.
Eléonore m'aimait ; je le voyais, je le sentais, et cependant j'avais la cruauté de l'entretenir sans cesse de Camille. La veille de mon départ, elle me fit voir un portrait de moi que sa mère lui avait donné, lorsque notre mariage avait été arrêté; elle y avait joint une espèce de journal, que mon père prétendait avoir été commencé depuis mon enfance. De bons mouvemens, quelques heureuses dispositions, des emportemens qui finissaient toujours par un vif repentir, ou par des actions courageuses ; les défauts que toutes les femmes aiment, des vertus sur lesquelles elles s'appuient ; voilà ce qui avait séduit Eléonore. Je ne sais si réellement ce journal avait été écrit pour flatter la tendresse aveugle de mon père, ou s'il l'avait inventé pour toucher la simple Eléonore ; mais il est certain que mes torts y étaient tellement adoucis, mes vertus si bien présentées, qu'elle m'aima comme celui qui devait faire le bonheur de sa vie. D'ailleurs, comment se serait-elle méfiée d'un récit commencé lorsqu'elle-même n'était qu'un enfant? Elle m'avoua qu'elle l'avait relu mille fois, et que ces détails l'avaient fait consentir sans peine à m'épouser.
Dès que nous fûmes revenus à Madrid, je volai chez mon oncle. Il me reçut avec une franchise, une ouverture de coeur, qui m'attachèrent encore plus à sa fille. Aurais-je voulu l'affliger dans ce qu'il avait de plus cher? Camille trouva le moyen de m'avertir qu'elle serait le soir à cette fenêtre où je l'avais vue la veille de mon départ. J'y allai à la même heure, et lui rendis compte de tout ce que j'avais éprouvé loin d'elle. Le rang, la fortune, les grâces d'Eléonore l'effrayèrent ; mais elle était flattée que je la lui eusse sacrifiée. Elle me fit répéter plusieurs fois, qu'auprès de cette jeune personne son souvenir m'avait seul occupé. Avec quelle joie je voyais son inquiétude! avec quel tendre empressement je cherchais à la rassurer! - Dans cet instant, la fière Camille devint sensible et douce ; elle me reconnut pour son maître, son époux, son amant. Dans son ivresse, elle jura de m'être à jamais soumise, et ne cessait de répéter qu'elle m'aimait! J'écoutais ses sermens ; n'était-ce pas assez, pour me croire engagé sans retour? Cependant, une secrète inquiétude m'empêchait de jouir de mon bonheur. Je ne pouvais être heureux sans Camille, il est vrai ; mais je ne savais, ni comment résister à mon père, ni où trouver la force d'affliger Eléonore.
Les jours suivans ajoutèrent à mon agitation. Camille devint jalouse, mais jalouse avec l'emportement de son caractère. Je n'en connaissais pas encore toute la violence. Si quelquefois elle m'avait paru exigeante, impérieuse, le plus léger reproche, un simple regard la ramenait aussitôt. Il semblait qu'elle ne laissât voir un défaut, que pour en faire mieux sentir le sacrifice. Son orgueil même s'était immolé à la crainte d'offenser celui de mon père, et de me causer des peines. Mais que toutes les passions sont faibles auprès de la jalousie! L'amour seul avait adouci le caractère de Camille ; le premier soupçon lui rendit toute son impétuosité. Dès qu'elle crut qu'Eléonore était sa rivale, il ne me fut plus permis de prononcer son nom ; et cependant elle en parlait sans cesse, attaquant sa figure, niant son esprit, contrefaisant ses manières. Si j'essayais de défendre mon amie, Camille entrait dans des fureurs qui me désespéraient ; et si, pour ne point l'irriter, je l'écoutais en silence, elle tombait dans la consternation, se désolait, s'écriait que je ne l'aimais plus, puisque ses torts m'étaient indifférens. Embrassant tour à tour des partis extrêmes, quelquefois elle se décidait à ne jamais me revoir ; l'instant d'après, de peur que je ne lui échappasse, elle exigeait que je fusse toujours près d'elle. De retour chez moi, il me fallait lutter contre un père violent et offensé. A toute heure, il me poursuivait pour hâter ce mariage ; mes refus le jetaient dans une espèce de frénésie. Je fuyais ma maison, et courais me réfugier chez la bonne, la douce Eléonore. Elle que j'avais dédaignée, elle qui m'aimait d'un amour sans espoir, m'écoutait sans jamais se lasser, me consolait avec une amitié infatigable. Près d'elle seule je goûtais un peu de tranquillité.
Je savais par mon père que les parens d'Eléonore la persécutaient aussi, pour qu'elle consentît à notre union, ou qu'au moins elle avouât le motif de ses refus. Mais fidèle à mon secret, exacte à ses promesses, elle se contentait de les supplier de ne pas la contraindre ; et jamais elle ne me parla de ce qu'elle souffrait pour moi.
Tant de générosité exalta mon ame, et l'enivra de je ne sais quel sentiment aussi tendre que l'amour, mais plus pur, plus doux, moins exigeant que lui. Ne pensant qu'à mes obligations, je cherchais tous les moyens de plaire à Eléonore ; j'étudiais ses goûts, j'épiais dans son regard ses moindres volontés, car j'aspirais d'avance au bonheur de lui obéir. Enfin je me plaisais à croire que mon amitié surpasserait jusqu'à l'idée qu'elle avait pu se former de l'amour. Hélas! j'étais loin de réfléchir que la haine eût été moins cruelle que de pareils soins, puisqu'ils achevaient de me livrer son ame, et que je ne pouvais lui donner la mienne. Mais qu'il doit être froid, insensible, celui qui à mon âge peut sentir la reconnaissance pour la première fois, et n'en pas faire un culte religieux!
J'avais divinisé celle qu'Eléonore m'inspirait, et j'étais indigné que Camille s'inquiétât de ce sentiment : c'était comme ami d'Eléonore que je voulais qu'elle me crût incapable d'une perfidie. C'est ainsi que m'ignorant moi-même, désolant Camille, complétant la séduction d'Eléonore, je me trompais sur mon amour, m'aveuglais sur mon amitié, et préparais la perte de tout ce qui m'aimait.
Camille ne me souriait plus qu'avec amertume ; son regard avait quelque chose de sinistre ; le plus souvent elle gardait un farouche silence. Un jour que je la suppliais de m'épargner des peines qui surpassaient mes forces, "Epousez-moi en secret," me dit-elle ; "alors, certaine de votre coeur, loin d'être jalouse d'Eléonore, je la chérirai aussi." - Je ne saurais vous exprimer l'extrême étonnement que me causa cette proposition. Cependant à mesure que mon amour s'affaiblissait, mes liens me semblaient plus sacrés ; et c'était au milieu de mes plus tendres soins pour Eléonore, qu'intérieurement je renouvelais la promesse de tenir mes sermens à Camille.
Je lui étais fidèle : je voulais l'être ; et l'idée d'un refus n'approcha pas de mon coeur ; mais je crus entrevoir une dernière ressource, pour retarder l'instant qui allait décider de mon sort.
Je rappelai à Camille mon âge qui rendait mes engagemens nuls. Ce ne fut pas un obstacle : - "Je n'aime que vous dans la vie, me répondit-elle ; les lois, les intérêts, les jugemens du monde me sont indifférens. Demain matin allons devant Dieu ; qu'un de ses ministres nous unisse. Si le rang, la puissance de votre père l'effraie, cachez-lui votre nom ; mais que le ciel voie nos coeurs, entende vos sermens ; je n'en demande pas davantage."
Elle avait prévu, aplani toutes les difficultés. Camille avait un air si tendre, en me priant de consentir à cette cérémonie! A mes yeux, elle n'ajoutait rien à la force de nos engagemens, de ces engagemens que j'avais renouvelés chaque jour dans le secret de ma conscience. Camille invoquait à la fois ma probité, mon amour, ma compassion, et tombait dans le désespoir, lorsque je voulais seulement demander un jour pour réfléchir... J'ai causé son malheur ; mais j'ai fait le mien en même temps : je me suis trompé; mais au moins rien de vil n'est approché de mon ame. J'avais promis de lui appartenir ; et je ne formai pas la pensée de manquer à ma parole. Je m'engageai donc à être le lendemain à cinq heures du matin dans l'église qu'elle m'indiqua.
Je restai fort tard chez Camille. Les emportemens de mon père m'avaient éloigné de sa maison ; je ne pouvais à cette heure consulter Eléonore : ainsi je ne quittai Camille, que pour la rejoindre le lendemain.
Je passai une nuit affreuse. Je voyais mon père me reprocher d'avancer sa vieillesse ; tous les soins dont il avait comblé mon enfance vinrent se présenter à mon esprit. Ah! si lorsqu'il voulut décider de mon sort, il m'avait seulement traité avec moins de rigueur, jamais je n'aurais osé lui enlever son fils. Je serais entré cette nuit même dans sa chambre ; j'aurais imploré sa bonté; je l'aurais prié de me guider ; au moins aurais-je essayé de l'attendrir. J'allai même jusqu'à sa porte ; mais la crainte de ses fureurs me fit remonter chez moi.
Je succombai un instant au sommeil qui m'accablait, et des songes affreux vinrent bouleverser mon ame.
Je vis ma bonne Eléonore : son visage était d'une pâleur mortelle ; douce comme un ange, elle essuyait mes pleurs ; mon ame s'élançait vers elle. Mais Camille, avec ce regard sévère qui m'avait effrayé tant de fois, semblait me tenir enchaîné à la place où j'étais. Eléonore disparut comme une vapeur légère. Je jetai un cri qui m'éveilla. Il n'était pas encore quatre heures ; je me levai à la hâte ; je courus toute la ville, sans savoir ce que je faisais!.... Enfin j'arrivai à l'église, où je trouvai Camille, un prêtre qui reçut nos sermens, des témoins que je ne connaissais pas ; et je fus lié pour le reste de ma vie.
Dès que j'eus prononcé le serment irrévocable, Camille se jeta dans mes bras ; elle demanda à Dieu de la punir, de la rendre odieuse à mes yeux, si jamais elle me donnait le plus léger chagrin!... Nous retournâmes dans la maison d'un des témoins, le frère d'Anna, jeune femme de chambre de Camille, et nous y restâmes jusqu'à l'instant où elle fut obligée de reparaître chez sa mère.
En devenant l'époux de Camille, j'étais parvenu au comble de ce que, peu de temps auparavant, je croyais mes plus ardens désirs ; et cependant j'étais accablé d'une tristesse insurmontable. Que direz-vous de mon faible coeur, en apprenant que le souvenir d'Eléonore me poursuivait? Je voyais sa douce affliction ; je ne sais quel pouvoir irrésistible m'entraînait vers elle ; mais il est certain que je ressentais plus sa douleur que ma propre satisfaction. Je me trouvais entre Camille, qui la première m'avait fait connaître l'amour, avait développé en moi toutes les passions, et Eléonore, qui d'un regard calmait les orages que sa rivale excitait.
Je me traînai chez cette tendre amie ; je tombai à ses pieds, et dans l'excès de ma douleur, je m'écriai : "Bonne Eléonore, ne m'abandonnez pas ; jamais votre amitié ne me fut aussi nécessaire. Par pitié, par générosité, souffrez-moi près de vous! Si vous ne me guidez pas, je ferai le malheur de Camille, le vôtre, le mien, celui de mon père, celui de tout ce qui m'approchera. Je suis marié." - "Marié!" dit Eléonore en levant les yeux au ciel. - "Oui, oui, marié sans l'aveu de mon père, sans même avoir essayé de l'obtenir." - Elle pleura sur moi, mais ne me repoussa point. J'étais encore à genoux près d'elle, lorsque son père et le mien entrèrent dans la chambre. Je me relevai bien vite. "Restez," s'écria mon père en riant ; "je me joins à lui, belle Eléonore ; daignez consentir à entrer dans une famille qui se dévouera entièrement à votre bonheur." - Eléonore, avec une bonté qui fait encore tressaillir mon coeur, lui répondit qu'elle ne se marierait jamais ; qu'elle venait de me le déclarer. - Son père ne daigna pas l'écouter ; il la menaça de sa colère, de sa haine, si elle ne se rétractait à l'heure même. Je m'écriai qu'elle les trompait ; que c'était moi qui ne pouvais pas leur obéir. - "Vous, vous!" s'écrièrent-ils l'un et l'autre. - "Pourquoi donc à ses pieds?" poursuivit le comte ; "au moins vous me répondrez de cette étrange conduite." - Eléonore se précipita entre son père et moi. Elle se prosterna devant lui ; et lui tendant des mains suppliantes, elle le conjura de la laisser vivre près de lui, comme elle avait fait jusqu'alors."Non," lui dit-il, "l'homme qui a tenu vos mains dans les siennes, et que j'ai surpris à vos genoux, sera votre mari : s'il s'y refusait, sa vie ou la mienne en répondrait." - "Vous me décidez," reprit Eléonore d'un ton grave ; "accordez-moi seulement jusqu'à demain, sans qu'il soit question de la scène qui vient de se passer." - "Demain," dit son père. - "Demain," répéta le mien enchanté. - "Demain," reprit-elle avec une solennité qui me frappa de terreur. Elle ajouta : "J'ose encore vous prier de me laisser seule avec Alphonse." - Ils balancèrent long-temps, mais finirent par nous quitter.
A peine furent-ils sortis, que je retombai aux pieds d'Eléonore. Tout ce qu'elle souffrait pour moi me désespérait. "Rassurez-vous," lui dis-je ; "demain je fuirai de Madrid, et mon absence vous rendra la tranquillité. - "Non, mon père ne verrait dans votre fuite qu'une injure qu'il voudrait venger... Je n'ai point de courage contre vos dangers ou les siens..... Laissez-moi le temps de me consulter." - Elle resta quelques instans les yeux levés vers le ciel, sans que son regard se baissât jusqu'à moi. Si je voulais parler, elle me faisait signe de garder le silence. En sortant de cette longue méditation, elle me dit avec une candeur, une affection vraiment céleste : "Je vous aime de toute mon ame, Alphonse : j'ose l'avouer pour la première et la dernière fois ; mais j'ai besoin que vous le sachiez." - Elle fondait en larmes. J'étais plus désespéré qu'elle ; j'aurais voulu mourir. Après un cruel effort, à travers de longs sanglots, Eléonore ajouta : "Je devais être votre femme, et je me croyais la plus heureuse qu'il y eût sur la terre. Fortune, grandeurs, vertus, rien n'était assez brillant pour mes espérances... Je perds tout... tout en un jour, et je ne regrette que vous... Vous me devez quelque consolation ; promettez-moi donc de m'accorder ce que je vous demanderai." - "Parlez, ordonnez!" - "Demain vous aurez de mes nouvelles."
Ce mystère, ce retard me firent frémir : plusieurs fois j'avais souhaité de finir mes tourmens en quittant la vie ; je craignis qu'Eléonore n'attentât à la sienne. Elle me rassura, mais sans me délivrer de l'inquiétude mortelle qui m'avait saisi. Avec quelle ardeur je la conjurais de m'apprendre ses résolutions! Elle me répondait toujours qu'elles dépendaient d'une dernière tentative auprès de son père, sans me laisser pénétrer ni ses projets, ni ses espérances.
Jusqu'alors la plus grande réserve avait réglé tous ses mouvemens. Ce jour, sa confiante innocence et sa vertu sévère ne la quittèrent pas ; mais emportée malgré elle, quand il fallut nous séparer, elle se jeta dans mes bras en me criant : "Dites-moi que vous aimez Camille ; dites-le moi, je vous en prie ; dites-le moi." - Je la pressai contre mon coeur ; elle s'y appuya un moment : mais tout-à-coup retrouvant son courage, elle s'arracha de mes bras, et s'enfuit dans une chambre dont elle referma la porte sur elle, sans qu'il me fût possible de l'ouvrir. Je la conjurai de revenir un instant, un seul instant. Je me jetai à genoux vis-à-vis de cette porte ; je me prosternai contre terre. Mes cris, mes prières furent inutiles. Que de frémissemens j'éprouvai! quelles cruelles angoisses traversèrent mon coeur!.. Cependant, ne sachant même pas si j'étais entendu, si elle ne s'était pas éloignée pour avoir la force de me résister, je sortis de chez elle. D'ailleurs un impérieux devoir me rappelait chez Camille, elle avait dû m'attendre toute la matinée. J'eus peur de l'avoir affligée ; j'étais trop navré de douleur pour ne pas craindre de rendre quelqu'un malheureux.
En entrant chez Camille, je me sentis fort mal ; mon oncle assura que j'avais une fièvre ardente, et me fit coucher sur un canapé, sans me permettre de parler. Que ce calme apparent cachait de passions et d'orages! L'image d'Eléonore était devant mes yeux, d'Eléonore, dont sans moi tous les jours auraient été paisibles!
Je revins chez mon père ; quelle soirée! quelle nuit? Seul dans ma chambre, il me prenait des accès de fureur auxquels succédait un profond accablement. Ne pouvant plus me supporter moi-même, dès que le jour commença à paraître, je courus chez Eléonore. Je savais bien que je ne la verrais point ; mais je croyais que la seule pensée d'être près d'elle, me soulagerait.
Je m'assis en face de ses fenêtres ; les volets n'en étaient point fermés ; je l'aperçus à travers les jalousies : elle avait encore la même robe dont elle était vêtue en me quittant. Elle me parut absorbée dans une profonde méditation. Mais l'horloge de la ville ayant sonné l'heure, elle se leva, alla chercher un écrin rempli de diamans, le regarda longtemps.... le referma.... cacheta une lettre.... coupa une boucle de ses cheveux... prit mon portrait, celui que sa mère lui avait donné et que je reconnus trop bien ; elle le regarda, leva les yeux au ciel, joignit les mains, se mit à genoux, et eut l'air de prier avec une ferveur qui semblait annoncer qu'elle n'attendait plus rien que de Dieu. Je jetai un cri affreux et tombai sans connaissance.
Lorsque je fus revenu à moi, je me vis entouré de plusieurs personnes. Ne sachant où cacher mon trouble, j'allai chez le frère d'Anna. Ma pâleur, mon désordre l'effrayèrent : sans m'en prévenir, il courut chercher Camille. Elle vint aussitôt ; je la fis asseoir auprès de moi, et appuyant ma tête sur elle : "Camille," lui dis-je, "ma raison est près de m'échapper : ne fais point de bruit ; sois bonne, sois indulgente : je ne demande point de bonheur ; fais-moi seulement trouver le repos." - Elle me regarda avec pitié, mais ne m'accorda pas une larme : je refermai les yeux ; j'aurais voulu mourir.
Après un long silence, elle me dit qu'en sortant de chez elle, on lui avait remis un paquet de la part d'Eléonore, et qu'elle me l'avait apporté. Je le pris en tremblant : combien de fois j'hésitai avant de l'ouvrir! Camille en eut le courage, et jugez quelle fut ma terreur, lorsque je trouvai le même écrin, la lettre, les cheveux que je lui avais vu serrer la veille. La voilà cette fatale lettre, dit Alphonse, en la tirant de son sein ; elle ne me quittera jamais:
"O mon cher Alphonse, recevez les premiers mots que ma main ose écrire, à vous qui deviez m'être si cher! Engagez
Camille à accepter les diamans que mon père m'avait donnés pour m'embellir, le jour que vous m'auriez conduite à l'autel... Lorsque vous l'en verrez parée, souvenez-vous qu'Eléonore avait dû être à vous. Que de fois mon coeur a tressailli, en répétant tout bas le serment que j'aurais dû prononcer! - Dès que notre union fut résolue, ma mère, mes gouvernantes, les femmes qui m'entouraient, ne cessèrent de vous louer, d'exalter mon bonheur. Mon ame reçut trop facilement ces impressions décevantes. Je vous aimais avant de vous connaître ; jugez si depuis j'ai pu changer de sentiment. Excusez-moi, plaignez-moi ; mais sans vous reprocher les voeux qui vont m'engager : c'est mon père qui les a provoqués ; d'ailleurs le monde ne pouvait plus me rendre heureuse. Mon unique ami, soyez donc sans remords. Je vous remercie de m'avoir chérie, estimée, d'avoir confié votre secret à mon affection, d'avoir cru à ma parole ; enfin d'avoir été bon pour moi, lorsque vous ne me deviez rien. Quand vous recevrez cette lettre, des voiles, des grilles nous sépareront pour toujours. Ah! ne rendez pas inutile le sacrifice que je fais à votre tranquillité. Je vous le demande à genoux ; respectez votre bonheur, c'est le mien, c'est le seul qui me reste sur la terre. Obéissez-moi une seule fois! conservez, chérissez ma mémoire, et que tout le monde ignore pour qui j'ai voulu vivre ou mourir. ELEONORE."
Dans mon désespoir, je résolus d'aller apprendre mon mariage à toute la terre. Camille se jeta à genoux devant moi, en me conjurant de ménager son père que le mien viendrait accabler. A cette image de don Louis insulté par mon père, je promis de garder encore ce fatal secret ; mais je laissai Camille à genoux dans cette même chambre, et courus chez Eléonore. Sa maison était dans le plus grand trouble ; son père, sa mère se désolaient et me redemandaient leur fille, à moi qui savais si bien pour qui elle s'était sacrifiée ; à moi qui aurais voulu mourir pour elle. Ils me lurent la lettre qu'elle leur avait laissée en partant : Eléonore s'accusait d'une injuste prévention, implorait leur pardon, le mien, et suppliait son père de m'adopter pour fils, puisqu'il m'avait jugé digne de sa fille. Mon coeur fut près de se briser, lorsqu'en s'adressant à mon père, elle l'exhortait à ne jamais abuser de son autorité, à profiter de l'exemple qu'elle donnait, pour ne pas forcer mes inclinations, et me porter à des partis désespérés ; ensuite elle me priait d'oublier le sentiment invincible qui l'éloignait de moi, et de ne me souvenir d'elle que pour consoler sa famille. A la manière dont cette lettre était conçue, il était impossible de me soupçonner d'avoir eu part à sa résolution.
Ses parens se perdaient en conjectures sur les motifs qui avaient pu la déterminer. - "Si douce, si soumise autrefois!" disait sa mère. - "Ah!" reprenait son père, "je ne parus inflexible, que parce que je la croyais incapable de me résister." - Je leur promis de la chercher : mais nous ignorions quel couvent elle avait choisi pour asile ; nous ne pûmes même découvrir par quels agens elle avait été servie. Sûrement la récompense qu'ils en avaient reçue était trop forte, pour qu'ils osassent l'avouer, ou qu'ils ne craignissent pas d'être punis.
Nous passâmes le reste du jour en perquisitions infructueuses. Mon père, apprenant qu'on ne trouvait plus les diamans d'Eléonore, fut persuadé qu'elle ne s'était pas retirée dans un couvent : j'eus encore la douleur d'entendre qu'il soupçonnait la vertu la plus pure qu'il y eût sur la terre. Il blâma la chaleur avec laquelle je m'étais engagé à suivre Eléonore ; et, avant la fin de la soirée, il me parla d'autres mariages, à la vérité moins avantageux, mais qui, après elle, étaient les premiers partis du royaume. Je ne sais pas comment je pus lui cacher mon indignation.
A minuit, je me rendis chez mon oncle. Anna trouva moyen de m'introduire dans la chambre de Camille. Elle employa les prières, les larmes, la fureur, pour m'empêcher de suivre Eléonore ; mais l'idée de rester en repos, de ne point essayer au moins de retrouver celle qui avait tout perdu pour moi, me révoltait. Camille jura de ne jamais me revoir : je la laissai s'emporter sans en être ému ; son amour ne put m'attendrir ; ses éclats ne m'effrayaient plus. Après les sacrifices que je lui avais faits, un mot, une plainte me paraissaient le comble de l'ingratitude.
Cependant je lui promis de me dévouer à son bonheur, dès que j'aurais rendu Eléonore à sa famille et à sa fortune. "Jusque-là, lui dis-je, cessez de déchirer mon coeur ; et laissez-moi suivre un devoir dont l'oubli remplirait ma vie de remords." - Rien ne put la calmer, et nous nous séparâmes plus irrités que jamais.
Je partis le lendemain, ainsi que je l'avais annoncé. Je ne vous ferai point le récit de mon voyage : il vous suffira de savoir que je m'arrêtais à chaque monastère, demandant toujours si une jeune personne ne venait point de s'y renfermer. Je vis même plusieurs nouvelles religieuses : ou elles affectaient une joie insensée d'avoir quitté le monde, ou elles laissaient éclater le regret d'en être séparées. L'orgueilleuse satisfaction des unes, la douleur impatiente des autres, différait tant de l'aimable simplicité d'Eléonore!
Les premiers jours après mon départ, j'écrivis à Camille. N'en ayant pas reçu de réponse, je profitai, par la suite, de son exemple pour garder le silence ; car, bien injustement, je la rendais responsable de ma peine, et je rejetais sur elle l'amertume de mes chagrins.
Après avoir erré quatre mois, sans rien découvrir qui m'indiquât la retraite d'Eléonore, une tristesse profonde s'empara de mon ame. Je me retirai dans un vieux château qui autrefois m'était échu par héritage. La beauté de sa situation, l'air pur qu'on y respirait, avaient décidé mon père à m'y faire passer les premières années de mon enfance. Malgré ma douleur, mon coeur palpita quand j'entrai dans l'avenue. Je reconnus tous les arbres qui avaient été si souvent le but de mes courses, et l'objet de mes jeux ; je retrouvai mille souvenirs que j'avais crus effacés. Les plaisirs du monde ne laissent point de semblables impressions ; lorsqu'ils sont passés, c'est sans retour. Mais aussi, malheur, malheur à celui qui, comme moi, a gâté sa jeunesse, qui ne peut plus se rappeler ses premiers beaux jours, sans éprouver des remords qui désoleront sa vie, et viendront déchirer ses derniers momens!"
Ici Alphonse a paru désespéré: "Eléonore! Camille! " s'est-il écrié, "pourquoi m'avoir fait jurer de vivre?" - Vous croyez bien, ma soeur, que je n'ai point essayé de lui offrir des consolations ; il les aurait repoussées : mais j'ai cherché à le distraire. Je lui ai parlé de son enfant ; il l'aime, et il l'avait laissé malade. - J'ai osé lui donner de l'inquiétude pour sa fille : dès-lors il n'a plus pensé à ce qu'il venait de me dire ; une douleur nouvelle, mais qui devait cesser, a balancé dans son ame celle qu'il avait coutume d'y sentir. - Il m'a quittée pour aller voir Angélina.
Demain je dois apprendre la suite de ses chagrins.
Lettre LXII
20 juillet.
Je reprends le récit d'Alphonse, ma soeur ; je suis bien sûre que vous éprouverez la tendre pitié qu'il m'inspire.
"Vous m'avez laissé, me dit-il, dans ce château où je retrouvai quelque-unes des impressions de ma jeunesse. Les premiers jours, j'en parcourus tous les environs. Un chemin m'en rappelait un autre, et me rendait mille souvenirs. Mais les petits compagnons de mon enfance avaient grandi, et je ne les reconnaissais plus ; cependant, aucun d'eux ne m'avait oublié. Celui-ci venait me dire : Ne vous souvenez-vous plus de Charles qui vous suivait toujours? - Celui-là était tombé d'un arbre où il cueillait des fruits pour moi ; - un autre avait manqué de se noyer, en passant la rivière pour venir me joindre : car, sans le savoir, j'étais le petit souverain de cette jeune peuplade. Avec quel délice ils parlaient de cet heureux temps! la plus légère circonstance leur était présente. Mais lorsqu'ils virent qu'il ne m'en restait plus qu'un vague souvenir, ils devinrent tristes, embarrassés, timides ; ils crurent que je méprisais leur attachement, leurs plaisirs. Je m'affligeai d'avoir détruit l'intérêt qu'ils prenaient à des histoires si souvent répétées, et que, sans moi, ils auraient racontées dans leur vieillesse avec complaisance.
L'impression que j'avais ressentie en me retrouvant dans le séjour de mon enfance, avait été trop forte et trop vive, pour n'avoir pas un moment suspendu mes chagrins ; mais mon coeur reprit bientôt l'habitude de souffrir.
Le sort d'Eléonore m'arrachait des larmes, lors même que je croyais être le moins occupé d'elle. Quelquefois je prenais un livre, je commençais une lecture ; et bientôt, tout entier au souvenir de cette généreuse amie, je frémissais du sacrifice qu'elle m'avait fait, et de l'avenir qu'elle s'était préparé. J'allais dans la campagne ; je hâtais mes pas pour tâcher de me distraire : Eléonore revenait occuper mes pensées ; ma marche se ralentissait sans que je m'en aperçusse. Je retournais lentement reprendre mon livre, qui m'intéressait aussi peu, et que bientôt après je quittais encore.
Camille se présentait aussi à mon esprit : son silence me paraissait impardonnable, et j'y attachais des intentions répréhensibles. M'érigeant en époux sévère, je lui reprochais de manquer aux égards qu'elle me devait. Plus souvent je me souvenais de mon mariage, de ma coupable faiblesse, lorsque, pour calmer ses soupçons jaloux, j'avais exposé la tranquillité de ma vie, offensé mon père, sacrifié Eléonore ; enfin je ne pensais plus à Camille sans une sorte de fureur. Mais, par une fatalité trop commune, plus je croyais avoir à m'en plaindre, et plus elle m'occupait. Il m'arriva même de me rappeler ces premiers momens de notre affection, où, dans le printemps de notre âge et de notre amour, nous osâmes dire que nous étions trop heureux. Trop heureux!... quelle présomption! aussi en ai-je été puni, comme si j'avais prononcé un blasphème.
Mille fois je fus tenté de retourner vers Camille ; je ne sais quel orgueilleux démon me retenait. Un jour je me décidais à aller l'accabler de reproches, et à la quitter aussitôt, sans lui donner le temps de se défendre. Le lendemain, mon coeur, qui après tant d'orages avait besoin de repos, me criait d'aller la retrouver, de jeter un voile sur le passé, et de la charger de mon bonheur, s'il pouvait y avoir encore du bonheur pour moi. De nouvelles réflexions me persuadaient qu'il valait mieux revenir inconnu à Madrid, ne point m'exposer aux persécutions de mon père, et m'informer adroitement de ce qu'avait fait Camille pendant mon absence. C'est ainsi qu'aux prises avec moi-même, je vivais seul depuis deux mois.
Mon père m'avait rappelé plusieurs fois, et j'avais toujours refusé de lui obéir. Enfin je reçus une lettre de lui, qui m'ordonnait de faire un voyage en France, et d'aller à Compiègne voir le camp qui s'y préparait : au moins je dus à cette nouvelle fantaisie la consolation de vous avoir été utile.
Bientôt après, il exigea que je revinsse à Madrid. Que d'émotions j'éprouvai en approchant de cette ville! J'avoue cependant que le souvenir d'Eléonore m'était devenu plus sensible par sa douceur que par sa vivacité: c'était
Camille qui agitait tous mes sens, qui bouleversait toute mon ame. Obligé de passer devant sa maison pour arriver dans la mienne, je baissai les stores de ma voiture afin qu'elle ne me vît pas. Je ne sais quelle secrète folie me persuadait que sans doute elle serait a sa fenêtre, pour me voir, et s'enorgueillir de mon retour. Comme je résolus intérieurement de la bien convaincre quelle n'en était pas le motif! Je tirai de ma poche la lettre par laquelle mon père me rappelait ; je ne l'ouvris point ; mais, pour ainsi dire sans le savoir moi-même, je la serrais avec plus de force, à mesure que j'approchais de la maison de Camille. En passant devant ses fenêtres, où je me l'étais figurée souriant avec son air de mépris, je m'étonnai de les voir fermées ; et à quelques pas plus loin, je vis sur sa porte un suisse vêtu de noir. Grand dieu! comme alors je tremblai! les torts de Camille furent effacés ; je sentis les miens. Cependant, ma voiture avançait sans que j'eusse la force de dire un mot, de faire une question. J'arrivai chez mon père si changé, que, dans son inquiétude, il fit aussitôt venir un médecin : heureusement que c'était un homme éclairé, qui se borna à me prescrire le plus grand repos ; à ma prière, il ordonna qu'on me laissât seul.
Dès que je fus livré à moi-même, mille idées sinistres m'effrayèrent. Je me rappelai la force d'ame de Camille ; je la vis préférant la mort à la honte d'être abandonnée par un ingrat ; et mon respectable oncle! ma bonne tante! Que de douleurs! il m'en venait toujours de nouvelles. Enfin, j'écrivis au jeune homme qui avait assisté à mon mariage ; je le conjurai de voler chez moi à l'instant même. Il arriva aussitôt : je crus que mon coeur allait se briser, quand j'entendis les premiers mots qu'il prononça. - Je le priai de s'arrêter..... de suspendre:....... puis, je le regardais fixement pour écouter ce qu'il avait à me dire. J'aurais eu besoin qu'il devinât si j'avais retrouvé un peu de force, ou s'il fallait ménager ma faiblesse. - Mais c'était une de ces ames froides qui font juste ce qu'on leur dit, comme on leur dit ; et le malheureux attendait mes ordres pour me déchirer l'ame. Je fus donc obligé de lui demander où était Camille : je fermai les yeux, et frémis de tout mon corps, en attendant sa réponse. J'étais bien malheureux ; cependant je crus l'être davantage, lorsqu'il me répondit qu'il n'en savait rien. - "Rien!" repris-je attéré. - "Rien," répliqua-t-il froidement. "Après votre départ, ma soeur Anna me disait souvent que mademoiselle Camille était d'une tristesse profonde. Trois mois s'étaient déjà écoulés, lorsqu'un soir elle m'embrassa, et m'apprit qu'elle partait dans une heure avec mademoiselle, et qu'elle me donnerait de ses nouvelles. Je lui demandai vainement où elle allait : mademoiselle ne le lui avait pas dit... Au bout de deux mois, elle est revenue chez nous. Depuis cet instant, je l'ai toujours vue bien triste : aussi je ne lui parle plus de mademoiselle ; et loin de la questionner, je voudrais qu'elle l'oubliât." - "Où est ta soeur? mon ami, mon cher ami, où est-elle?" - Chez nous ; mais je ne veux pas que vous la voyez ; elle pleurerait, et elle a bien assez pleuré." - Vous jugez que je n'écoutai point sa défense : je me levai à la hâte pour me rendre chez Anna. Mon père, qui avait recommencé ses habitudes d'observation autour de moi, et que mes gens avaient été avertir de ma résolution, vint pour s'y opposer ; il me fallut disputer pour avoir la liberté de sortir. Sa tendresse m'avait déjà causé tant de chagrins, qu'elle me révolta : je lui reprochai mes malheurs ; je l'accusai de me faire maudire une vie qu'il ne m'avait donnée que pour me tyranniser. Le son de ma voix m'échauffant moi-même, mon emportement naturel ne connut plus de bornes. Je lui avouai qu'Eléonore avait été ma victime ; que j'étais l'époux de Camille, peut-être son bourreau : car j'ignorais son sort. Je le menaçai de mettre fin à ma funeste existence, s'il prononçait une parole, s'il faisait un mouvement pour m'arrêter ; et me saisissant d'un pistolet qui était sur mon secrétaire, je franchis l'escalier, la cour, la porte, sans savoir où j'étais.
J'arrivai ainsi chez Anna. Elle fut effrayée en me voyant : avec quel tremblement je la suppliai de m'apprendre le sort de Camille! Elle voulut à son tour me demander d'où je venais, où j'allais ; mais Camille seule pouvait m'occuper. "Camille? où est Camille?" m'écriai-je. - "Et pourquoi donc l'avoir abandonnée, puisque vous l'aimez tant?" - "Ah! je suis un monstre, et cependant mon coeur est pur ; Dieu sait que je n'ai point à rougir de mes sentimens : où est Camille?" - "Elle m'a défendu de vous le dire." - "Pourquoi l'as-tu quittée?" - "Pour venir ici savoir où vous étiez, lui donner de vos nouvelles." - "Elle m'aime donc toujours?" - "Oui ; mais elle ne veut pas que vous le sachiez." - "Anna, ma chère Anna," repris-je, "elle m'aime! Eh bien! je vais mourir à tes yeux, si tu ne me donnes pas les moyens de la retrouver." - Mon égarement l'épouvanta ; elle consentit à tout révéler, et m'apprit que d'abord Camille, irritée de mon départ, n'avait pas voulu me répondre ; mais que peu de temps après, ayant eu la certitude qu'elle portait dans son sein un fruit de notre union, elle avait souhaité vivement de me l'apprendre. Comme elle ne savait où m'écrire, elle avait envoyé plusieurs fois chez mon père demander où j'étais. Sans doute qu'il avait défendu à ses gens de le dire, car ils répondaient toujours que le duc me ferait passer les lettres qu'on m'adresserait. - Camille n'osant pas risquer ce moyen, et plusieurs mois s'étant écoulés sans entendre parler de moi, elle se détermina à aller cacher sa honte et ses regrets dans quelques lieux retirés, où personne ne pût suivre ses traces. - "Mademoiselle résolut de repasser en France," ajouta Anna ; "je la suivis. Je ne vous parlerai pas de sa douleur en quittant ses parens. Abandonnée de celui qu'elle aimait, obligée de fuir ceux à qui elle était chère, combien elle souffrit dans une route difficile, seule avec moi, moi si peu capable de la consoler, et sans aucune des commodités de la vie! Elle avait laissé chez son père tout ce qui lui avait appartenu, et n'avait emporté que le plus strict nécessaire. Cependant elle supportait les plus grandes privations sans se plaindre.
Nous arrivâmes dans les Pyrénées : là elle se sentit si mal, que ce fut avec la plus grande difficulté que nous pûmes gagner un misérable village où j'eus bien de la peine à trouver pour elle un mauvais lit.
Le curé nous secourut, nous consola de son mieux. Ma maîtresse lui parla long-temps : j'ai su depuis que, dans l'affreux délaissement où elle était, elle lui avait confié toutes ses peines. Au lieu de la blâmer sans pitié, de vous condamner sans retour, il la plaignit, pleura avec elle, et adoucit ses maux, en lui persuadant que peut-être vous n'étiez pas si coupable qu'elle le croyait. Il nous invita à rester dans son village, et donna à ma maîtresse une petite maison qu'il avait sur la montagne."
C'est ma cabane! dit Alphonse en soupirant : après un long silence, il continua le récit d'Anna.
"Je restai encore un mois avec ma maîtresse. Nous allions voir le curé tous les jours ; et mademoiselle m'avoua un matin, que, pour la première fois, elle avait dormi tranquille. La veille, le saint homme l'avait fait prier avec lui. Elle avait prié pour vous, Monsieur, pour votre bonheur : elle avait reconnu la folie de son amour, l'imprudence de sa conduite, et s'était résignée à son sort. Cependant elle me chargea de venir ici vous attendre, vous faire part de sa situation, et vous engager à supplier votre père de sanctionner votre mariage, et de légitimer votre enfant. Mais s'il s'y refusait, elle m'a défendu de vous apprendre sa retraite, ne voulant plus troubler votre repos."
Ce fut chez Anna même que j'écrivis à mon père, pour lui demander s'il consentait à recevoir Camille comme sa fille, puisque je la reconnaissais pour ma femme. Le respect que je lui dois m'empêchera de vous montrer sa réponse. Qu'il vous suffise de savoir qu'il traitait mon mariage de folie, et jurait de ne jamais l'approuver ; il ajoutait qu'il me chasserait de sa maison, et maudirait l'heure de ma naissance, si je ne m'engageais pas à ne jamais revoir Camille. Vous croyez bien que je n'en eus pas même la pensée.
Dès que j'eus reçu cet ordre barbare, j'y répondis en disant à mon père un éternel adieu. Je partis aussitôt de Madrid pour me réunir à Camille. J'emmenai Anna : combien de fois, durant le chemin, lui fis-je répéter les mêmes détails! Je les savais aussi bien qu'elle ; mais j'espérais toujours apprendre quelque circonstance nouvelle : et si elle variait d'un seul mot dans ses récits, que de questions cette différence occasionait!
Lorsque j'arrivai dans ces montagnes, je sentis tout mon sang se glacer. Quelle horreur me saisit lorsque, de loin, Anna me montra la misérable chaumière où Camille s'était retirée! Nous descendîmes de voiture : Anna me défendit de paraître qu'elle ne m'appelât ; je la suivis doucement. Avant d'entrer dans la cabane, nous regardâmes à travers la porte : Camille travaillait à une robe d'enfant ; un petit bonnet était sur la table ; un berceau dans la chambre..... des larmes coulaient des yeux de Camille, sans que son aiguille s'arrêtât. De temps en temps, elle regardait son ouvrage, portait la main à sa tête, à son coeur, et se remettait à coudre.
Vous ne sauriez croire combien ce travail me la rendit plus chère. J'étais si troublé, que, pouvant à peine me soutenir, sans y faire attention, je m'appuyai contre la porte ; elle s'ouvrit aussitôt, et Camille m'aperçut avant que j'eusse eu le temps de me cacher. Elle se leva, étendit les mains, et retomba sans connaissance. Par combien de caresses je cherchai à la ranimer! combien de fois je l'appelai, la conjurai de me regarder! Elle ouvrit les yeux ; mais son émotion avait été si grande, qu'elle ne reprit la vie que pour souffrir des douleurs horribles. Elle m'ordonna de m'éloigner ; ses cris me rappelaient malgré elle et malgré moi-même.
Quelquefois je la quittais, et j'allais comme un insensé courir sur la montagne ; bientôt j'étais ramené près de ce lit de douleur. Enfin Camille donna le jour à Angélina, à cet enfant qui me rengagea avec la vie, lorsque tout m'en détachait.
Sa malheureuse mère tomba dans une faiblesse qui fit craindre qu'elle n'existât plus. Elle se ranima cependant, et ses premiers mots furent pour me demander pardon des peines qu'elle m'avait causées. "Je vous prie d'aimer ma fille," me dit-elle, "de lui apprendre à me plaindre. J'espère que Dieu qui m'a punie, qui a vu mes regrets, mes souffrances, me pardonnera. Mais vous, Alphonse!... mais Eléonore!... mon père, le vôtre, ma mère!... j'ai tout oublié pour mon amour." Tout-à-coup elle se releva : "Alphonse," s'écria-t-elle, "ma vie avait été pure ; je l'aurais donnée pour vous.... Je vous aimais passionnément ; je vous aimais de toutes les forces de mon ame.... J'ai tout sacrifié au seul espoir de vous enchaîner à moi. Peut-être n'est-il pas une victime des passions qui ait plus de droits que moi à la pitié.... Cependant, que d'objets immolés à ma folie!..."
Elle parut se faire horreur à elle-même. Sa tête se perdit : elle se cacha contre moi ; elle imaginait voir Eléonore ; elle s'arrachait les cheveux, croyant lui ôter ses voiles.... puis, de peur que je ne lui échappasse, elle me retenait fortement, et s'écriait : "Ne t'éloigne pas, Alphonse!... ne t'en va pas ; je ne vivrai qu'un jour!" Elle appela sa fille à grands cris.... "Ma fille!... ma fille!" Je lui apportai l'enfant ; Camille le prit, me fit jurer de vivre pour lui ; et avec un accent qui me fit frémir : "Sais-tu," me dit-elle, "qu'il est moins cruel de tuer son enfant que de l'abandonner?" - Son délire devint affreux. Dans ce moment surtout elle me glaça de terreur : ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; ses yeux étaient fixés sur moi ; ses deux mains posées sur la faible poitrine de son enfant, elle invoquait la mort avec ardeur, mais tout bas, mais comme si elle eût craint que je ne l'entendisse. Elle lui demandait d'enlever sa fille, avant qu'elle eût été trompée, délaissée... Tout-à-coup elle la regarda. Je ne sais quel sentiment horrible passa dans son ame, quelle contraction se fit dans ses bras, dans ses yeux ; tous ses membres se roidirent ; je crus qu'elle allait presser mon enfant, et d'un seul mouvement arrêter sa respiration pour jamais. - Je me saisis des mains de Camille, je les soulevai ; mes forces suffisaient à peine pour les contenir : l'enfant était entre nous ; il dormait paisiblement, sans entendre les cris de sa mère, qui voulait le soustraire à la douleur, tandis que je cherchais à lui conserver une vie, que peut-être il détestera un jour. D'autres fois Camille implorait ma pitié; plus souvent elle m'accablait de reproches cruels. Je vis en peu d'heures tout ce que cette ame ardente avait dû souffrir depuis notre séparation.
Sur le soir, la fièvre tomba ; mais Camille était si faible qu'il ne me resta aucune espérance. Elle me fit asseoir sur son lit, prit mes mains dans les siennes : je m'efforçais de lui cacher mes larmes ; mais elle les vit, m'en remercia ; elle me sourit même.... Ah! que le sourire de celle qu'on va perdre est déchirant!
Vers le milieu de la nuit, elle me parla : la faiblesse de sa voix m'empêcha de la comprendre. Elle s'en aperçut, et leva les yeux au ciel douloureusement.... Si près de la mort, fallait-il que je lui causasse encore une peine! Je la pris dans mes bras, et pendant que je la couvrais de mes baisers, de mes larmes, elle m'échappait sans retour. Camille était morte, morte, sans que ni mes cris, ni mes pleurs pussent me la rendre jamais.
Je m'aveuglais encore ; je ne la croyais qu'assoupie ; j'imaginais même voir sur ses lèvres quelques mouvemens de respiration. Le silence qui m'environnait n'était interrompu que par des sanglots ; moi seul je ne pleurais pas : mon existence entière était en quelque sorte suspendue. Je ne puis dire combien de temps je demeurai dans cet état ; des plaintes du malheureux enfant qui venait de naître, vinrent tout-à-coup m'en tirer.
Je m'élançai vers lui ; il était dans la chambre voisine : une paysanne, à qui on avait confié ses premiers instans, et qui ignorait nos malheurs, le tenait dans ses bras. Je m'arrêtai un moment près de ma fille,...... innocente créature! Le contraste du calme qui régnait dans cette chambre, avec l'horreur de ce lit de mort, fit sur moi une impression affreuse.
J'avais été entraîné vers ma fille par un sentiment irrésistible ; un mouvement plus fort me repoussa vers l'infortunée que je venais de quitter. Quel changement, grand Dieu! sa tête, que, sans doute, j'avais soutenue sans m'en apercevoir, était tombée en arrière ; le froid, la roideur de ses membres ne me permirent plus de douter de mon malheur ; tout sentiment m'abandonna. Ah! pourquoi cet instant n'a-t-il pas été le dernier de ma vie!
J'ignore par quels soins elle m'a été rendue. Le premier moment dont le souvenir me soit resté, est celui où, sans aucune transition sensible, je me trouvai couché dans une chambre que je n'avais jamais vue, entouré d'hommes que je ne connaissais pas. J'ouvris les yeux ; je me soulevai péniblement du lit où l'on m'avait placé, et je demandai où était Camille : je suppliai qu'on me rendît Camille. A ces mots, le curé fit un signe, et Anna parut, tenant mon enfant. Elle s'approcha de mon lit : "Voilà, me dit le vieillard, ce qui vous reste de Camille ; voilà ce qu'elle vous confie." Il ajouta, du ton le plus attendri, et en même temps le plus imposant : "Voilà ce qui vous condamne à vivre." Ces mots rappelèrent mes esprits en rouvrant toutes les plaies de mon ame ; je crus entendre la voix de Dieu même. Saisi de respect pour le vénérable vieillard : "Mon père, lui dis-je, elle n'est donc plus!" Je retombai sur mon lit, et, pour la première fois, je versai des larmes.
Un cri de mon enfant, qu'Anna voulut approcher de moi, me fit éprouver une émotion surnaturelle : je me relevai avec force, j'étendis mes bras vers lui ; mes mains tremblantes le touchèrent, mes pleurs inondèrent son petit visage. Dès qu'il eut senti la chaleur du mien, ses cris cessèrent ; et ce premier bien que je lui faisais, quelque léger qu'il fût, me causa un soulagement extraordinaire. C'est de cet instant qui ne s'effacera jamais de ma pensée, de cet instant où la nature fut si puissante, que date ma nouvelle existence. Depuis mon malheur, elle n'avait été que machinale ; alors, en devenant plus douloureuse, elle fut du moins volontaire : je me promis d'être l'appui de cette frêle créature ; je me consacrai à elle, et mon désespoir cessa d'appeler la mort.
Le bon vieillard, qui n'avait point quitté le chevet de mon lit, et dont l'oeil perçant lisait au fond de mon ame, saisit aussitôt une de mes mains, et la prenant dans les siennes, me dit d'une voix forte : "Alphonse, Dieu a parlé à votre coeur ; jurez que vous obéirez à sa volonté suprême, que vous vivrez pour Angélina." - "Oui, lui dis-je, je le jure!" - Et ce serment a été sacré pour moi......."
Lettre LXIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
22 juillet.
Comme Alphonse était pâle aujourd'hui! comme un jour l'a changé! Il faut aussi que ses malheurs aient fait sur moi une grande impression, car il m'a demandé si j'étais malade. Mon amie, cette question a retenti dans mon coeur, et y a porté une sorte de satisfaction. Partager ses chagrins jusqu'à paraître malade, c'est lui prouver assez combien l'intérêt que je lui avais promis est sincère.
Réellement je souffrais ; je me sentais faible, et me soutenais avec peine : il s'en est aperçu, m'a offert son bras, et nous avancions sans presque nous parler. Sûrement, la même pensée nous occupait ; mais nous n'osions l'exprimer, dans la crainte de réveiller un souvenir trop douloureux. Le silence seul pouvait éloigner le nom de Camille ; il fallait ne rien dire, ou parler d'elle.
Nous nous promenions depuis assez longtemps, lorsque, sans y faire attention, et par un chemin nouveau, nous sommes revenus à la place même où Alphonse m'avait raconté ses malheurs. Je l'ai remarqué la première ; et pressentant la peine qu'il allait éprouver, j'ai voulu retourner sur mes pas ; mais peut-être ce mouvement a-t-il été trop vif, car voyant l'endroit que je voulais éviter : "Oh!" m'a-t-il dit, "ne fuyons pas un souvenir de Camille!" - Il m'a entraînée ; je me suis laissé conduire, et nous nous sommes arrêtés, assis, sans oser nous regarder.
Alphonse est resté quelques minutes la tête cachée dans ses mains ; tout-à-coup il m'a dit : "Croyez-vous que, presque toutes les nuits, Camille m'apparaît dans le délire où je l'ai vue à ses derniers momens? Aussi, loin d'appeler le sommeil comme font tous les infortunés, je le repousse, effrayé d'avance par les fantômes qu'il va m'offrir. Combien de fois, sentant mes yeux se fermer malgré moi, ne me suis-je pas jeté à genoux pour invoquer Camille, pour la supplier de se montrer telle qu'elle était dans les premiers instans de notre amour! jamais je n'ai pu obtenir cette grâce.... Ah!" s'est-il écrié, "qu'une seule fois, qu'un seul moment, je revoie Camille heureuse, et j'abandonne le reste de ma vie à la douleur." - Sa tête commençait de nouveau à s'égarer : "Alphonse," lui ai-je dit, "votre affliction me désespère." - Il s'est levé d'un air effrayé: "Moi, vous affliger!" a-t-il répété plusieurs fois, comme s'il se parlait à lui-même : "Vous.... vous!" Il a repris mon bras avec la douceur d'un enfant, et nous avons continué notre promenade.
Lettre LXIV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
20 juillet.
Ma soeur, que je suis habile à me tourmenter! Lorsque je suis arrivée ici, je voyais avec horreur cette retraite sauvage, et je craignais d'y finir ma vie ; à présent que j'ai trouvé Alphonse, que son amitié me console, que je sens surtout combien je lui suis nécessaire, j'imagine toujours que monsieur de Candale va me rappeler. Oh! ma soeur, excepté par vous, puissé-je être oubliée, quelque temps encore, de tout ce que j'ai connu! Qu'on me laisse ici, du moins jusqu'à ce que j'aie ramené cet infortuné à un état plus tranquille.
Ses malheurs vous ont touchée, me dites-vous ; et en même temps, vous paraissez étonnée de l'extrême intérêt qu'il m'inspire. Vous ne concevez pas comment la simple compassion peut me rendre sensible à ses peines, jusqu'au point d'oublier les miennes. Mais Alphonse n'a que moi au monde : je me le dis ; et alors ce n'est pas à lui, c'est à moi que je promets de ne point l'abandonner. Je regarde sa solitude ; et j'aime à penser que mes soins seuls la lui rendent supportable. Aussi mon intérêt pour Alphonse ne dépend pas de ses sentimens ; il tient à ses chagrins. Je ne désire pas son affection ; je ne veux que le distraire de lui-même. Il est habituellement triste ; eh bien! ma soeur, quand il m'aperçoit, son visage s'éclaircit. Que de fois il m'est arrivé d'approcher de lui sans en être vue, de considérer l'abattement dans lequel il était plongé, et de me dire : "Dès que je lui parlerai, un demi-sourire viendra sur ses lèvres." Quel ravissement j'éprouvais alors! mon ame s'élançait vers le ciel ; je le remerciais de m'accorder ce pouvoir sur la douleur.
Mon amie, ajouter à la satisfaction des heureux, est un plaisir sans doute ; mais, d'un regard changer l'impression de la souffrance en signe de joie, c'est le comble de la félicité; c'est un pouvoir presque divin.
Lettre LXV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
8 août.
La tristesse d'Alphonse a pris une teinte plus douce ; je remarque même qu'il se contraint pour me la dissimuler. Vous allez me supposer contente ; eh bien! ma soeur, j'éprouve, au fond de mon ame, un accablement insurmontable : à mesure que la mélancolie d'Alphonse diminue, la mienne semble augmenter.
Aujourd'hui, après avoir passé plusieurs heures avec moi, il m'a paru plus tranquille. Je me félicitais du succès de mes soins, lorsque tout-à-coup une réflexion subite, involontaire, m'a ramenée sur moi-même, et m'a présenté tout ce que j'ai fait pour Alphonse depuis que je le sais malheureux ; cette attention continuelle avec laquelle je vais toujours au-devant de sa pensée, et devine toujours ce qui peut le consoler ou lui plaire ; cette amitié infatigable qui me fait écouter mille fois les mêmes détails, et toujours avec un nouvel intérêt.... Une voix secrète m'a demandé: - Qu'aurais-tu donc fait si tu avais été aimée? - J'ai senti de nouveau mon isolement, le vide de mes jours.... rien qui m'attache ; personne à qui je sois chère!... En présence d'Alphonse, sans pouvoir m'en empêcher, sans vouloir lui en dire le motif, des larmes ont coulé de mes yeux. - Il m'a suppliée de lui confier mes chagrins ; il m'appelait "sa soeur, son amie, la consolation que le ciel lui avait envoyée." - Ces expressions touchantes me faisaient regretter plus vivement encore de n'avoir jamais pu aimer ni être aimée. Ah! si l'on m'eût donné un mari de mon choix, je sens aujourd'hui combien j'aurais été heureuse! Avec quelle passion, quel respect je lui eusse été dévouée! Que n'aurais-je pas fait pour l'amour, puisque la pitié m'a rendue si sensible? Que vous dirai-je? Bientôt une multitude de sentimens douloureux, quoique vagues, m'ont absorbée tout entière : j'entendais bien qu'Alphonse me parlait ; mais je l'écoutais si peu, que je ne me rappelle point ce qu'il m'a dit. Je me souviens seulement qu'il m'a crié d'une voix forte : "Emilie, mon Emilie, n'entendez-vous plus votre ami?" - Ce nom d'Emilie, qui m'avait causé tant de plaisir la première fois qu'il le prononça, m'a fait frémir en ce moment. "Ne dites pas mon Emilie," lui ai-je répondu ; "je ne suis l'Emilie de personne." - Sûrement Alphonse partageait mes peines ; mais loin de me troubler par de nouvelles questions, il a respecté mon silence. Pour s'affliger avec moi, il lui suffisait de me croire malheureuse.
Sur la fin du jour, j'ai songé à regagner ma demeure. Il m'a reconduite tout près de la maison : là, il s'est arrêté, incertain s'il devait me suivre ou me quitter. Je lui ai dit adieu, et m'en allais tristement toute seule ; il est revenu aussitôt : "Vos larmes me font un mal affreux," m'a-t-il dit ; "et cependant je souffre encore plus en m'éloignant de vous. J'aime à vous sentir appuyée sur moi : près de vous, ma douleur n'a jamais été sans consolation ; avec moi, vos chagrins seraient toujours partagés."
Comme ses yeux exprimaient la reconnaissance! Nous avons fait quelques pas ensemble ; mais je me suis rappelé la crainte qu'il avait de voir mes gens, la répugnance que lui cause toute figure nouvelle. Je lui ai donc dit de s'arrêter ; cependant nous n'avons pu nous séparer, qu'après avoir répété bien des fois, "à demain."
Lettre LXVI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
9 août.
En nous quittant hier, Alphonse et moi, nous eûmes tort de répéter si souvent "à demain:" qui peut répondre d'un jour? Celui-ci est bien sombre : il est impossible d'aller sur la montagne. Encore si c'était un de ces orages qui laissent espérer le prompt retour du beau temps! mais c'est un ciel gris, une de ces petites pluies qui semblent ne devoir jamais finir. Alphonse est seul, et la tristesse de la nature redoublera sa mélancolie : Alphonse sera plus malheureux, et je ne serai pas auprès de lui pour le consoler.........................
Une visite du curé a interrompu ma lettre. "Je savais bien, Madame," a-t-il dit en riant, "que je parviendrais à vous trouver." - Je l'avoue à ma honte, j'avais presque oublié ce bon vieillard ; et cependant son souvenir devrait toujours se mêler à celui de Camille et d'Alphonse. - "Vous ne savez pas, Madame," a-t-il ajouté, "que j'ai fait prier pour la pluie ; sans le mauvais temps je désespérais de vous revoir." - Il m'adressait avec tant de douceur ces petits reproches ; il paraissait si enchanté de se retrouver avec moi, que je ne cessais de lui dire qu'il était bien bon. - "En effet, mon indulgence a bien plus de mérite que vous ne pensez," a-t-il répondu : "vous m'avez oublié, c'est déjà une grande peine ; mais de plus, vous avez réuni toutes les affections d'un infortuné qui n'a plus songé à moi, depuis qu'il vous a vue."
J'étais embarrassée de l'entendre parler d'Alphonse ; je n'osais pas avouer que je le connaissais ; il m'avait tant priée de ne le dire à personne!
"Je l'ai vu ce matin," a repris le curé; "en me parlant de votre extrême bonté, il ne m'a rien appris. Mais moi, je lui ai montré qu'elle s'étendait sur tous les genres d'afflictions. Je lui ai fait voir notre village réparé par vos bienfaits, tous les habitans rendus à l'aisance et au bonheur. Il m'a reproché de ne l'avoir pas mis à portée de vous prévenir ; j'ai été charmé qu'il regrettât de n'avoir pas devancé votre bienfaisance. Un regret pour Alphonse est l'engagement de vous imiter ; et faire le bien, c'est commencer à être heureux."
Il a soupiré, a gardé quelque temps le silence;....... puis tout-à-coup il m'a parlé de Camille. "Elle a bien souffert," m'a-t-il dit ; "mais on ne lui avait jamais appris à examiner les motifs qui la faisaient agir. Son orgueil, blessé des mépris du duc d'Al*** pour sa mère, lui fit souhaiter de subjuguer Alphonse. Loin de réprimer ce premier désir, qui devait porter le trouble dans sa famille, elle l'encouragea. Un obstacle à vaincre ne paraissait à Camille qu'un triomphe à remporter. Elle chercha à plaire, voulut être aimée, crut l'être, et s'attacha véritablement : de-là, tous ses malheurs et la perte d'Alphonse. Ah! Madame, j'ai vu bien des larmes! combien de fois la superbe Camille est venue pleurer près de moi, et chercher quelques paroles consolantes!" - "Mais au moins," ai-je repris, "jusqu'à l'instant où le duc d'Al*** voulut marier son fils, Camille a été heureuse : Alphonse l'aimait!" - Non, ma soeur ; il prétend qu'Alphonse n'avait de passion ni pour Camille, ni pour Eléonore, puisqu'il n'aimait exclusivement ni l'une ni l'autre ; qu'il fut séduit par la beauté de Camille, enchanté par la douceur d'Eléonore ; que, peut-être même, il fut plus entraîné par ce besoin d'aimer qu'on éprouve à son âge, surtout par cette confiance qui vous livre sans réserve aux premiers objets qui s'intéressent à vous. Enfin, ma soeur, il assure qu'Alphonse a connu l'amitié, a senti la reconnaissance, mais qu'il ignore encore ce que c'est que l'amour. "Ah! que je crains pour lui cette passion!" a-t-il ajouté: "Alphonse a un de ces caractères énergiques, exaltés, dont les qualités sont peut-être plus à craindre que les défauts." - "Croyez-vous donc possible," ai-je dit, "de contenir, de modérer ce caractère impétueux?" - Hélas! ma soeur, je pensais à moi en faisant cette question. Oubliant ma jeunesse, mon inexpérience, je me voyais sa plus tendre amie et son guide. - "Si j'avais été près de lui," me répondit cet excellent homme, "je n'aurais même pas essayé de l'arrêter. Avec une ame si noble, mais toute de feu comme la sienne, il ne faut qu'obtenir du temps ; j'aurais cherché à le mettre en garde contre ses premières impressions, à l'empêcher de s'y livrer.... Madame," a-t-il continué en jetant sur moi un regard que je n'oublierai jamais, "Madame, combien de victimes des passions auraient évité leur ruine, si elles avaient eu la force de penser aux malheurs qu'elles se préparaient!"
Après un long silence, le respectable homme a baissé les yeux ; puis il a ajouté en soupirant : "Ces tardives réflexions ne peuvent réparer le passé: mais il est bien jeune ; il peut encore compter sur un long avenir. Si vous vouliez m'aider à l'éloigner de cette retraite, vous contribueriez à sa tranquillité." - Il joignait les mains, comme s'il priait : "Le malheur d'Alphonse vous a touchée ; rendez-le à sa famille ; qu'il retourne chez son père ; qu'il se soumette à ses volontés. Je sais que près de lui, il ne trouvera pas de bonheur ; mais ce n'est pas le bonheur qu'on peut espérer pour une ame livrée au repentir. Il faut d'abord lui rendre sa propre estime, la réconcilier avec elle-même ; et l'on ne saurait y parvenir, qu'en lui imposant des devoirs, des sacrifices. Dans ce moment, Alphonse ne s'occupe que de Camille, parce qu'il a causé sa perte. Mais si aujourd'hui son père mourait, en l'accusant d'avoir avancé sa vieillesse, tous les sentimens naturels reprendaient leur première force, et de nouveaux mais éternels remords viendraient l'accabler. Ah!" s'est écrié le bon vieillard, avec un attendrissement qui m'a pénétrée, "arrachez mon fils, il m'a permis ce nom, arrachez l'ame la plus pure, la plus généreuse, le meilleur des hommes enfin, à des malheurs qui le menacent, et qu'il ne prévoit pas." - "Mon père," lui ai-je dit.... - "Quoi! vous daignez aussi m'appeler votre père?" a-t-il repris avec la plus tendre reconnaissance. - Je m'étais servie de cette expression sans m'en apercevoir, mais je la répétai avec plaisir : "Mon père, que faut-il faire?" - "Engager Alphonse à écrire au duc d'Al***: qu'il lui donne seulement cette première marque de respect ; ensuite, le temps, une correspondance suivie les ramèneront l'un vers l'autre." - J'ai promis au bon curé de le seconder. Alphonse! Alphonse! serez-vous heureux?
Lettre LXVII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
11 août.
Alphonse est venu au-devant de moi aujourd'hui. Avec quel intérêt il m'a regardée! Comme il semblait chercher sur ma figure, s'il n'y avait pas encore de nouvelles traces de larmes! Il se rappelait sans doute celles qu'il m'avait vue répandre dernièrement, et dont, pour la première fois, ses malheurs n'étaient pas l'objet.
Sa petite fille était avec lui. Elle me tend les bras dès qu'elle m'aperçoit : son père paraît lui savoir gré de l'instinct qui la porte vers moi ; il l'embrasse avec plus de plaisir lorsqu'elle m'a souri, et il lui sourit quand elle me caresse.
En passant près du village, il s'est arrêté tout-à-coup, et m'a dit : "Est-il possible de s'affliger quand on a fait tant de bien? Regardez autour de vous ; il n'y a personne ici que vous n'ayez secouru, ou consolé: mais moi! oh! moi surtout, je vous dois plus que la vie. Le malheur ne m'avait rien laissé; vous m'avez tout rendu, la paix de l'ame, le désir du bien! Avant de vous connaître, les agitations de la veille me faisaient redouter le jour qui devait suivre ; près de vous, le passé s'adoucit, et l'avenir peut encore avoir des charmes." - Ma soeur, je sentais bien qu'il exagérait ses obligations pour me distraire de mes chagrins ; cependant je l'écoutais avec un plaisir que je n'ai jamais éprouvé.
Le reste du jour, il s'est servi des expressions les plus douces, attachant toujours à mon nom quelque épithète tendre ou flatteuse : c'était toujours "bonne Emilie, douce Emilie;" d'autres fois il m'appelait "ange du ciel." Mon ame reçoit avidement ces éloges : je ne me flatte pas de les mériter ; mais j'aime à me persuader qu'il croit me les devoir.
Alphonse était si calme aujourd'hui, que je n'ai pas osé lui proposer d'écrire à son père ; il y aurait eu de la barbarie à lui rappeler ses peines, lorsque pour la première fois il en paraissait moins occupé.
Lettre LXVIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
17 août.
Ma soeur, le croiriez-vous? dans ce désert on m'a donné une fête, et une fête où j'ai été plus heureuse et plus gaie qu'au milieu de mes anciennes grandeurs.
C'était hier l'anniversaire de ma naissance. Il y a déjà long-temps que, dans un moment de tristesse, je l'avais dit à Alphonse, en ajoutant que je voulais consacrer ce jour à la mélancolie. Depuis, je l'avais oublié; jugez de ma surprise, lorsqu'hier matin, le curé, accompagné de tout le village, vint me chercher. Alphonse était à leur tête : Angélina, qu'il portait entre ses bras, me présenta une rose ; je la pris : aussitôt la pauvre petite trouva très-mauvais que je lui eusse ôté cette fleur, et cria pour la ravoir. Anna, le curé, Alphonse, les femmes du village, cherchèrent à lui faire comprendre qu'elle me l'avait donnée ; jamais elle ne voulut me la laisser : plus on lui parlait, plus elle s'obstinait ; enfin je lui rendis cette rose, que cependant j'aurais aimé à porter. Angélina, très-satisfaite, me permit de l'embrasser ; puis elle effeuilla la rose, et m'en jeta même quelques feuilles, lorsque je ne la lui demandais plus. - Le curé me dit : "Cet enfant nous a devancés ; car nous allons aussi vous offrir des dons que vous aurez la bonté de nous rendre."
Il me pria de venir au village ; les paysans qui nous accompagnaient s'éloignèrent de nous insensiblement. Le curé et Alphonse essayaient de me distraire, et s'arrêtaient quelquefois pour ralentir ma marche. Je ne remarquai cet innocent manége, que lorsqu'en entrant dans le village, j'en vis tous les habitans à la porte de leurs chaumières. Sur un des côtés de la place étaient les troupeaux que je leur avais procurés ; sur l'autre, on avait dressé des espèces de boutiques où étaient réunis les meubles, les instrumens d'agriculture, les habits, les toiles, des pièces de drap, enfin tout ce que peu à peu j'avais distribué dans chaque famille, et qui, rapproché ainsi, paraissait considérable. Au milieu de la place, on avait élevé une sorte d'arc de triomphe sur lequel était écrit : Nous n'avons que ce qu'elle nous a donné . - Ma soeur, que les émotions que j'éprouvais dans ce moment étaient douces! Ah! je pouvais bien dire que j'étais heureuse!
On me fit asseoir sous cet arc, et les anciens du village vinrent me remercier. Le curé n'avait point voulu leur apprendre de fastidieux complimens, ou des vers qu'ils auraient difficilement retenus ; c'était par un mot, par un geste, ou en me montrant leurs femmes, leurs enfans rendus au bonheur, qu'ils m'exprimaient leur reconnaissance.
Ils firent place aux jeunes filles du village ; elles portaient trois énormes bouquets, m'en présentèrent un, et offrirent les deux autres à Alphonse et au curé. C'était aussi une surprise que leur attachement avait ménagé à ce bon vieillard. Il fut honteux qu'on eût pensé à lui, qu'on eût mêlé son souvenir au jour de ma fête. Je sus bien bon gré à ces pauvres gens de n'avoir pas oublié celui qui, si long-temps avant moi, les consolait de leurs peines.
Alphonse reçut son bouquet avec cet air distrait, cette indifférence qui se répand sur toutes ses actions depuis qu'il est malheureux ; sans le regarder, il le donna à un enfant qui était près de lui. Ces jeunes filles parurent affligées ; aussitôt je repris le bouquet, et dis tout bas à Alphonse : "Ne refusez pas leurs hommages ; les dons du pauvre viennent du coeur." - A l'instant, il choisit les deux plus belles fleurs, et les attacha à son habit ; mais je vis que le bouquet allait encore être abandonné: je le pris de nouveau, j'en donnai deux fleurs à chacune des jeunes filles qui m'entouraient ; alors leur tristesse se changea en gaieté. Alphonse me demanda par quel charme je parvenais toujours à les rendre contentes : "Je tâche de ne pas oublier, lui dis-je, que les bonnes gens ont un instinct de délicatesse, qui les avertit aussi sûrement que la nôtre, quoiqu'ils ne sachent comment l'exprimer. Laisser ce bouquet tout entier à une seule, c'était un signe de préférence ou de dédain ; donner à chacune de ces jeunes filles autant de fleurs que vous en avez gardé, c'est les rapprocher de vous, c'est partager avec elles." - Alphonse me promit, en riant, de ne pas oublier cette leçon. On goûta, on dansa sur la pelouse ; et vers le soir, Alphonse et le curé me ramenèrent chez moi. En entrant dans ma chambre, Alphonse, qui y venait pour la première fois, vit ma harpe, et m'apprit qu'il m'avait déjà entendue.
Ma soeur, c'est lui qui se promenait sur la montagne, cette nuit où des soupirs et des plaintes me causèrent une si grande frayeur. Il aime beaucoup la musique : je jouai plusieurs variations ; il avait l'air satisfait ; j'étais plus heureuse que lui.
Dès que le jour fut tout-à-fait tombé, le curé me pria de me montrer à ma fenêtre. Jugez de mon étonnement, à la vue d'un fort joli feu d'artifice, suivi d'une illumination assez bien ordonnée, et qui, éclairant la montagne, produisait un effet enchanteur. La nuit était superbe ; je la passai presque tout entière à me promener avec Alphonse. De temps en temps, nous entendions dans le lointain les rires, les éclats de la grosse joie des paysans, auxquels succédaient des intervalles de silence et de repos ; alors nous éprouvions cette espèce de calme qui naît du plaisir d'être ensemble. Satisfaits l'un près de l'autre, nous nous parlions à peine, et livrés à notre rêverie, nous étions sûrs d'être également heureux. Cependant il fallut nous séparer ; mais avant de quitter Alphonse, n'osant lui demander la promesse de ne plus songer à ses anciens chagrins, je me permis de lui dire : "Un beau ciel, un air pur, des jours consacrés à de bonnes actions, voilà des biens que ni la méchanceté des hommes, ni même nos erreurs, ne peuvent nous ôter." - "Oui," répondit-il, "je le sens d'aujourd'hui ; le bonheur des autres est encore à moi." - Il prit une de mes mains dans les siennes, et ajouta : "Je m'engage à ne jamais entendre la plainte de l'infortune sans la secourir, et ses remercîmens sans penser à vous." - Mon coeur et mes yeux se portèrent vers le ciel ; j'osai le remercier du sentiment que j'éprouvais : un plaisir aussi doux ne pouvait venir que de lui.
Lettre LXIX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
18 août.
Mon amie, est-ce à moi à parler de bonheur! comment n'ai-je pas tremblé, en vous écrivant que j'étais heureuse? Je puis à peine vous exprimer le trouble qui m'agite. Ce soir, Angélina, qui commence à balbutier quelques mots, pour la première fois m'a appelée maman . - Alphonse a pâli. - "Grand Dieu! a-t-il dit, qui peut lui avoir enseigné cette expression?"
Hélas! ma soeur, c'est moi qui la lui ai apprise, mais dans l'innocence et le secret de mon coeur. Mille fois, en tenant cette petite sur mes genoux, je me suis plu à lui répéter ce nom, comme si les sentimens de mère y étaient attachés ; il me semblait qu'en le prononçant, je m'engageais à en remplir les devoirs. Souvent, avec l'affection d'une tendre mère, pendant le sommeil d'Angélina, je l'embrassais ; mes caresses ne la réveillaient pas, et cependant je la caressais avec délice. De même, par un autre enchantement, lorsqu'elle ne pouvait encore que sourire, ou se plaindre, je ne pensais pas qu'elle pût me comprendre, et je lui parlais sans réflexion.
"Malheureuse enfant!" s'est écrié Alphonse, "tu n'as plus de mère ; c'est moi qui t'ai privée de ta mère!" Il a pris sa fille, et s'est enfui avec elle. Ma soeur, j'entends encore le bruit de ses pas lorsqu'il s'éloignait ; si j'allais ne plus le revoir!
Lettre LXX
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
19 août.
Ma soeur, ma soeur, où vais-je? où m'entraîne un sentiment que j'étais loin de prévoir, et que je ne puis plus vaincre? je repousse la réflexion.....; ne puis-je aimer comme jusqu'ici, dans l'ignorance de mon coeur!
Hier, suivant ma coutume, je me mis en chemin pour rejoindre Alphonse. Je ne le trouvai ni à la caverne, ni au rocher, ni près de son arbre favori ; il avait évité tous ces lieux de prédilection, et je crus deviner que c'était pour me fuir. Mais je pensai que peut-être, lorsque l'heure où j'arrive ordinairement serait passée ; il viendrait aussi à l'un de nos rendez-vous. Voulant lui apprendre que je l'avais cherché, je nouai mon mouchoir à son arbre chéri. J'avais un voile, je courus le poser à l'entrée de la caverne ; et j'allai, avec le même empressement, attacher mon chapeau près du rocher. - Alphonse, me dis-je avec une amère satisfaction, partout vous trouverez des marques de souvenir : et, pour la première fois, je sentis à quel point je l'aimais.
Renonçant à l'attendre, ou peut-être me flattant de le rencontrer, je gagnai la montagne. Tous les sentimens qu'Alphonse m'avait exprimés repassaient par mon coeur, à mesure que des sites, semblables à ceux qui les avaient fait naître, s'offraient à mes yeux. Une vue magnifique se présenta : comme lui, j'en détournai mes regards ; je me rappelai qu'il m'avait dit "qu'un vaste horizon est une image de l'avenir." Sans trop distinguer les malheurs que je redoutais, je croyais n'avoir plus que des peines à attendre.
Je me détournai donc, et me mis à gravir le côté le plus escarpé; bientôt je n'aperçus plus aucun signe de végétation. Ce sol, entièrement aride, me fit horreur. Il y avait là quelque chose de cet isolement, de cet abandon, que je ne pouvais m'empêcher de trouver en moi-même. Dans ce moment, une voix secrète me cria qu'étant éclairée sur mes sentimens, il fallait aussitôt me séparer d'Alphonse.
Je redescendis, et de loin je l'aperçus étendu près de l'arbre où nous avions été si souvent ensemble, et absorbé dans la plus profonde rêverie. Mais jugez ce que je devins, en voyant qu'il avait détaché mon mouchoir, et l'avait jeté loin de lui. Un cri involontaire m'échappa ; cette volonté d'éloigner jusqu'à mon souvenir, dissipa mon inquiétude et mes remords. L'amour ne me paraissait plus ni dangereux, ni criminel ; ce n'était qu'un malheur affreux et insurmontable.
Alphonse me voyant chanceler, se leva précipitamment pour me soutenir ; mais je le repoussai. - "Ah! ne me haïssez pas," s'écria-t-il : " si vous saviez ce qu'il m'en a coûté pour vous fuir!" - Et pourquoi me fuyait-il? n'est-ce pas le repos de ma vie que j'ai perdu pour adoucir ses peines? Cette fuite m'a appris combien il m'était cher : j'étais si heureuse de l'aimer, sans m'en apercevoir!
"Ecoutez-moi, par pitié écoutez-moi!" reprit-il ; "ce nom de mère que vous a donné mon enfant, m'a causé une émotion surnaturelle..... J'avais presque oublié Camille ; je ne me rappelais plus Eléonore!.... Oui, depuis plusieurs jours, je n'étais plus sensible qu'à ce qui venait de vous........ Hier, en vous quittant, j'errai toute la nuit ; mes remords ou mon malheur m'ont conduit sur la tombe de Camille. Là même, je ne pouvais penser à elle, sans vous mêler à son souvenir..... Je crus qu'il lui fallait une réparation ; je promis de vous éviter..... je ne sacrifiais que moi, et je croyais que cela me serait facile. Mais aujourd'hui, déterminé à ne pas m'approcher de vous, je voulais cependant vous voir ; et je n'ai pu m'empêcher de venir où nous nous rencontrons toujours....: je vous ai précédée, de loin je vous ai aperçue.....; tout ce que j'ai pu rassembler de force m'a suffi à peine pour m'éloigner, lorsque vous êtes arrivée..... Je vous ai vue me chercher, nouer votre mouchoir à votre arbre favori ; et seul, je me répétais avec ardeur le nom de Camille, pour être bien sûr de ne pas vous rejoindre." - "Ingrat Alphonse," m'écriai-je! "et ce mouchoir jeté loin de vous?" - "C'est parce qu'après m'en être saisi, j'ai été effrayé du prix que j'y attachais. Emilie, guidez-moi, pardonnez-moi ; mais parlons de Camille, d'Eléonore ; empêchez-moi de les oublier." - Quelle tendresse régnait dans ses paroles, dans son regard! J'étais émue, je tremblais, moi! enchaînée par des liens qui ont fait mon malheur, mais qui n'en sont pas moins sacrés! Non, je n'oublierai ni mes sermens, ni Camille. Je me rappelai ce que m'avait dit le curé; et je sentis la nécessité de rendre Alphonse à d'autres objets d'affection. "Je comptais, lui dis-je, vous ramener insensiblement à des devoirs dont rien ne peut dégager." - "Quel nouveau crime ai-je commis?" me répondit-il d'un air effrayé. - "Vous offensez votre père ; savez-vous s'il ne succombe pas à la douleur de vous avoir perdu? Camille a partagé vos fautes, vous a pardonné en mourant : mais si votre père n'existait plus ; s'il vous avait haï à sa dernière heure?" - "Dieu, détournez de moi cette affreuse pensée!" - Il se recula comme si, en s'éloignant de moi, il eût évité le malheur dont je le menaçais.
Hélas! je savais bien que l'idée d'un père mourant et offensé ferait revenir Alphonse vers le sien ; que vraisemblablement elle le déciderait à quitter ces montagnes : aussi, au moment où j'ai prononcé ces paroles, tout mon sang s'est retiré vers mon coeur.
Il m'a promis d'écrire à son père. - Ma soeur, je lui rendrai une famille, des amis, une patrie : peut-être sera-t-il heureux? Je le désire, je l'espère ; mais, ô mon Dieu! jetez un regard sur ma faiblesse! je ne vous demande
point de bonheur ; mais que j'obtienne seulement de n'avoir ni souvenir, ni regrets!
Lettre LXXI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
20 août.
Voici la lettre qu'Alphonse m'a apportée pour son père ; je ne doute pas qu'elle ne les réconcilie, qu'ils ne se réunissent. J'ai fait ce que j'ai dû; et cependant, je suis loin d'en trouver encore la récompense dans mon coeur. Mon amie, savez-vous le seul sentiment qui me soutienne, qui quelquefois me porte à défier le malheur? c'est que mon amitié sera aussi pure, aussi généreuse que celle d'Eléonore.
"Mon père, il y a long-temps que j'aurais dû vous écrire ; mais j'ai bien souffert : Camille n'est plus! Oserai-je l'avouer? souvent entraîné vers vous, j'ai craint que ce malheur ne vous donnât une secrète satisfaction. Oh! non, non ; faites-moi ce dernier sacrifice ; accordez un regret à celle dont j'ai causé la mort.
Je suis père ; et ce titre cher et sacré a réveillé tous les devoirs qui me soumettaient à vous. En voyant mon enfant, je ne puis penser que vous soyez inexorable pour le vôtre. Dieu le préserve de me causer les chagrins dont je vous ai accablé. Qu'il le préserve aussi du regard d'un père mécontent! Mon père, c'est à genoux, c'est près de mon enfant, que je vous conjure de l'adopter, de le reconnaître, de renouer les liens qui m'attachaient à vous ; c'est près de lui, que je vous promets l'amour, le respect que je désire lui inspirer. Mon père, croyez que les sermens faits sur le berceau de ma fille seront sacrés pour moi.
ALPHONSE."
Lettre LXXII.
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
22 août.
La lettre d'Alphonse est partie ; notre digne ami ne doute pas que son père ne le rappelle. Soyez tranquille, ma soeur ; bientôt nous serons séparés. Je ne jouis même pas du temps que nous avons à être ensemble. Nous ne causons plus ; je me promène avec lui, sans pouvoir lui parler ; de loin en loin quelques mots interrompus...; à présent, je cherche toujours ce que je dois lui dire.... Quelquefois, après être restée long-temps à rêver, je le regarde, et il me sourit d'un air si triste! il croit que c'est son tour de me consoler ; et il souffre sans savoir, sans demander ce qui m'afflige.
Aujourd'hui, répondant peut-être à ma conscience qui m'accusait d'avoir trop oublié monsieur de Candale, je me suis mise tout-à-coup à parler de lui. Il faut l'avouer, c'était la première fois, depuis le jour où j'avais confié mes malheurs à Alphonse : aussi en a-t-il témoigné un étonnement dont j'ai été interdite ; je me suis tue. - Après quelques instans, il m'a dit : "Madame, parlons de ce qui vous intéresse ; je me reproche de ne m'en être pas occupé." - Jamais il ne m'avait appelée madame;.... Ah! qu'il y a peu de jours encore, j'aurais reproché à Alphonse la moindre altération dans son amitié! Aujourd'hui, ce nom si froid m'a consternée ; cependant je n'ai pas osé m'en plaindre ; ma conscience même le répétait après lui. Oui, il faut revenir;... je me croyais sa soeur, son amie, sa consolation.... il faut revenir de bien loin......
Lettre LXXIII
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
30 août.
Comme mes chagrins passés me semblent misérables aujourd'hui! Que je suis honteuse d'avoir été accessible aux éloges, ou à la méchanceté! Comment ai-je pu donner le nom de malheur aux peines qui ne venaient pas d'Alphonse? Souvent, je me demande quelle fatalité me l'a fait rencontrer, aux premiers jours de ma vie, dans mes rêves de bonheur, et me le ramène encore après mes infortunes?
A chaque instant nous attendons une réponse du duc d'Al***: peut-être que ce soir, demain, Alphonse recevra l'ordre de rejoindre son père. Et moi, malheureuse! que deviendrai-je, lorsqu'il ne sera plus ici? que ferai-je de la vie?.... Je n'ai pas un souvenir où son idée ne vienne se joindre, une espérance où je ne cherche à la rattacher. Le croiriez-vous, ma soeur? près de me séparer de lui, mon esprit et mes voeux me transportent au déclin de mon âge, à ce temps où les passions n'existent plus ; je me demande si nos derniers jours ne pourraient s'écouler ensemble? Je bénirais même mon existence actuelle, s'il m'était promis de consacrer à sa vieillesse les soins que je donnais à ses peines. Oui, sans plaintes, sans résistance, je consentirais à souffrir, je me soumettrais au malheur, pourvu que, dans l'avenir, je pusse espérer de revoir Alphonse.
Lettre LXXIV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
4 septembre.
La voici cette réponse ; le duc d'Al*** l'a adressée au curé: il vient de me la remettre, en me priant de la porter à Alphonse. Il croit que je puis seule obtenir de lui qu'il se soumette aux ordres de son père. Je n'ai pas voulu qu'il me les fît connaître ; c'est encore trop de les apprendre avec Alphonse.... Ma soeur, il s'en ira.... soyez-en sûre;... bientôt je l'entendrai me dire adieu! Je suis bien malheureuse ; et cependant, je sens que cet instant ne sera pas le plus affreux : je le verrai du moins:... mais demain.... mais les jours qui suivront!.... Mon amie, Dieu vous préserve de peines semblables! Ce n'est pas un de ces malheurs qui arrivent du dehors, et dont le premier choc est le plus sensible : c'est une douleur profonde qui a pris sa place, qui s'est établie, qu'on ne peut plus vaincre, et qui bientôt saisira tout le coeur. - Alphonse, si depuis quelques jours vous avez aperçu un sourire sur mes lèvres, c'est qu'alors je pensais avec joie que je puis mourir.
Lettre LXXV
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Madrid, 20 octobre.
Je suis à Madrid. Ne me condamnez pas sans m'entendre : après plus d'un mois de silence, je vous écris pour vous dire un éternel adieu.
Les malheurs qui m'ont accablée vous sont déjà connus ; mais vous en ignorez les détails les plus douloureux. Mon coeur a besoin de vous les confier, de se dire que le vôtre approuvera ma retraite, sentira qu'elle est devenue inévitable. Si vous plaignez ma jeunesse, que ce soit seulement parce qu'il me reste encore long-temps à souffrir. Mon amie, vous saurez tout, mes erreurs, mes regrets, et le sentiment qui me domine toujours.
Je me souviens que je vous ai quittée, pour aller remettre à Alphonse la lettre de son père. Alphonse! j'y pense sans cesse.... A ce nom seul que je viens d'écrire, tout mon coeur a tressailli. - Le temps était orageux ; mais je continuais d'avancer, tellement occupée de cette fatale lettre, que je ne voyais rien de ce qui m'environnait.
En apercevant Alphonse, je frémis, comme s'il prononçait déjà le malheur de ma vie : cependant c'était moi, qui lui apportais les ordres qui devaient décider de la sienne.
Comment vous exprimer le trouble que j'éprouvais! Je n'osais lui donner cette lettre qui allait bientôt nous séparer ; il m'était même impossible de lui en parler. Au lieu de m'asseoir près de lui comme de coutume, je poursuivais mon chemin. Je serrais fortement cette lettre qui me faisait tant de mal : à peine pouvais-je me soutenir, et je m'obstinais à marcher. M'arrêtant à chaque pas, m'appuyant sur chaque arbre, je me sentais défaillir ; et si Alphonse me pressait de me reposer, je m'éloignais bien vite. Aussi, se bornant à me suivre, il me considérait avec un étonnement mêlé de pitié; il ne se doutait point de la part qu'il avait à mes peines.
Le temps s'obscurcissait, et je ne le remarquais pas ; Alphonse me pria de gagner un abri. Il m'entraîna sous un immense quartier de rocher, d'où je découvrais tous les endroits où nous avions été le plus souvent ensemble. Je voyais cette première caverne où je l'avais retrouvé; je pouvais même distinguer son arbre favori. Hélas! me disais-je, bientôt c'est tout ce qui me restera ; je les regardais tour à tour pour y trouver, ou y attacher des souvenirs.
Le vent, le tonnerre retentissaient dans la montagne ; Alphonse tremblait pour moi, tandis que je devenais plus tranquille. Je ne sais si ce bouleversement extérieur peu à peu calmait mon ame, ou si cet orage, qui semblait devoir tout détruire, en me faisant envisager la vie comme moins assurée, m'en faisait aussi moins redouter les tourmens.
Je vis plusieurs fois Alphonse jeter les yeux avec horreur sur ce rocher sous lequel il m'avait placée. Tout-à-coup, nous nous trouvâmes au milieu d'un ouragan épouvantable : pas un arbre qui ne fût ployé; le sol même sur lequel nous étions parut ébranlé. Alphonse m'enleva du rocher qui m'avait servi d'asile ; et nous vîmes aussitôt plusieurs pierres énormes s'en détacher, rouler du haut de la montagne, et briser tout ce qu'elles rencontraient. Le croiriez-vous? je n'éprouvai aucune émotion, jusqu'au moment où une de ces pierres vint frapper notre arbre chéri : ma soeur, je le vis se rompre, tomber, et un cri m'échappa! Malheureuse, aimais-tu donc assez, pour qu'il n'y eût de sensible pour toi que ce qui tenait à ton affection!
Alphonse ne vit même pas son arbre brisé; je le lui fis remarquer : "Dieu," reprit-il, "que nous sommes différemment affectés!... Ah! je ne tremble que pour elle!..." Au milieu de son trouble, il s'écria : "Je ne connaissais pas encore l'amour!" - Ma soeur, ces paroles vinrent se graver dans mon coeur ; mais j'eus assez d'empire sur moi pour ne point paraître les avoir entendues ; il put croire qu'avec le bruit de l'orage, elles s'étaient perdues dans la montagne.
Des précipices se formaient sous nos yeux, et nous ne savions si la terre qui nous portait, n'allait pas s'entr'ouvrir. J'ignorais où me conduisait Alphonse ; je n'avais ni le désir de m'éloigner, ni la force de lui résister. Nous arrivâmes à une petite cabane adossée à une chaîne de rochers ; c'était la retraite d'Alphonse. Je ne l'avais jamais vue ; il en ouvrit la porte, et me plaça, presque mourante, sur une chaise qui se trouvait à l'entrée de la chambre. Il appela Anna à grands cris ; elle vint aussitôt. Tous les deux cherchaient à me rendre à la vie ; mes yeux étaient fermés ; ils me croyaient évanouie. Mais faut-il vous l'avouer, ma soeur? je me trouvais chez Alphonse sans l'avoir prévu, et je me livrais à une secrète satisfaction de n'avoir pu m'y opposer. Cependant, le sentiment de ce que je me devais à moi-même me rappela bientôt que je ne pouvais m'arrêter davantage. Je voulus m'en aller ; le temps ne me permettait pas de sortir : je témoignai à Alphonse le désir de passer dans la chambre d'Anna. Je sais que, dans la sévérité de mes remords, c'était toujours être chez Alphonse ; mais pour moi, mais dans ce moment, quelle distance me semblait exister entre ces deux cellules! A peine eus-je mis le pied dans celle d'Anna, que je me retournai pour regarder encore la retraite d'Alphonse. Je vis des livres, quelques arbustes consacrés au deuil et à la mélancolie, un portrait de Camille, des pistolets sur la cheminée... Au milieu de ces déserts, peut-être les avait-il pour sa sûreté, pour celle de son enfant : mais dans ma tristesse, je me figurai, combien de fois depuis ses malheurs, il avait pu les regarder comme la fin de ses peines! Aussi ces armes meurtrières firent-elles sur moi une impression extraordinaire ; j'aurais voulu les emporter, les cacher, les rendre introuvables. Que n'osai-je alors prendre mon effroi pour une inspiration! mais il faut être heureux, pour se croire averti par le ciel.
J'entrai dans la chambre d'Anna. Angélina dormait ; je m'assis à côté de son berceau ; je l'embrassai, elle ne s'éveilla pas ; je l'embrassai encore. Auprès de cette innocente créature, je repris courage, et donnai à Alphonse la lettre de son père. Peut-être aussi, ma soeur, cet effort purifiait-il à mes yeux ma présence chez Alphonse.
Il ouvrit cette lettre avec une inquiétude visible. Pendant qu'il la lisait, je pris la main d'Angélina ; tout ce qui me rapprochait d'elle avait le pouvoir de calmer mon ame. - "Jamais...!" s'écria Alphonse. - Je lui demandai le motif d'une résolution si fortement exprimée. - "Mon père veut que je quitte cette retraite...., que j'aille à ses pieds avouer mes torts...., solliciter mon pardon.... Moi!.... m'humilier jusqu'à ce point! Il veut que je m'en rapporte à lui du sort de mon enfant... Jamais, jamais!"
Dans cet instant, ma soeur, je ne pensai plus à moi : que me faisaient et le malheur et la vie, si j'obtenais qu'Alphonse retrouvât tous les biens auxquels les hommes attachent du prix!.. si je méritais qu'il m'estimât, même encore plus qu'Eléonore! J'osai défendre son père, et le justifier de ce qu'il exigeait de lui des marques de soumission, avant de croire à ses regrets. La fortune, l'éclat du rang, les honneurs, la gloire, un mariage avantageux, tels étaient les biens dont je voulais qu'Alphonse pût jouir ; mais en les désirant pour lui, je sentais cependant qu'il n'en était aucun qui méritât qu'on les lui fît envisager. C'est le sort de sa fille sur lequel je portai ses regards ; voudrait-il risquer que son père ne la reconnût pas, la condamnât à n'appartenir à aucune famille, la privât des biens auxquels elle avait droit? - "Il m'est impossible de quitter ce séjour," me dit Alphonse.
Aussitôt je pris son bras, je l'entraînai dans sa chambre, dans cette chambre d'où je venais de sortir avec l'embarras de m'y être trouvée, et où, dans ce moment, je rentrais avec la confiance que donne la certitude de faire le bien. Plaçant Alphonse vis-à-vis du portrait de Camille : "Osez," lui dis-je, "ne pas assurer le sort de son enfant?" Alphonse voulut s'échapper. J'appelai Anna ; je lui ordonnai de m'apporter Angélina ; et la prenant dans mes bras, me rappelant la fin terrible de Camille, je m'écriai : "Malheureuse enfant! faudra-t-il, en t'aimant comme ta mère, qu'à son exemple je te dévoue aussi à la mort? Alphonse, souvenez-vous comme elle l'invoquait à ses derniers momens! Avez-vous oublié qu'il lui paraissait moins cruel de tuer son enfant, que de l'abandonner? " - "Dieu, grand Dieu!" reprit Alphonse, "cessez de déchirer mon ame. Vous voulez m'éloigner de vous, m'enlever mon dernier bonheur : je me soumets."
Alors j'éprouvai de nouveau toute l'horreur qu'il y aurait à me séparer de lui. Tant que son départ avait été incertain, je n'avais vu que la nécessité de l'y décider ; mais dès qu'il y fut résolu, je ne sentis plus que son éloignement.
"Je n'emmènerai point ma fille," me dit Alphonse ; "une si longue route serait trop fatigante pour son jeune âge : la rejetterez-vous aussi! M'envieriez-vous la douceur de la laisser près de vous?" - "Non," lui répondis-je avec une dernière et douloureuse satisfaction ; "non, confiez-la moi ; elle sera ma fille, mon unique enfant." - Alphonse la remettait dans mes bras.... A l'instant la porte s'ouvrit, et je vis entrer monsieur de Candale, accompagné de madame d'Artigue. - "Votre enfant!" s'écria monsieur de Candale d'un air furieux! Il s'élança sur ces pistolets qui m'avaient causé tant d'effroi ; et je perdis connaissance.....
Continuation par madame d'Artigue.
"C'est à moi à vous faire le récit d'un malheur que j'ai causé sans le vouloir, et que je n'ai pu empêcher, quoique je fusse présente. Madame de Candale, insensible aux pieds de son mari, a du moins évité le spectacle horrible qui me poursuivra toujours. Mais il faut d'abord vous expliquer le hasard inconcevable qui nous a amenés près d'Alphonse, dont nous ignorions même le séjour dans ces montagnes.
Lorsque madame de Candale partit pour s'y rendre, elle me laissa avec le regret d'avoir causé ses chagrins. Je l'aimais véritablement, si vous consentez à nommer amitié un désir réel pour tout bonheur qui ne lui viendrait pas de monsieur de Candale. Je résolus de la rendre au monde et à sa fortune ; de reporter sur moi, par ce sacrifice, l'intérêt que je croyais m'être dû; et enfin, d'effacer, par ma générosité, la honte que l'abandon de monsieur de Candale m'avait fait éprouver.
J'attendais son retour avec impatience : je savais bien qu'il me chercherait aussitôt après son arrivée. Il était trop habitué à me parler de lui, pour n'avoir pas besoin de moi.
Dès qu'il parut, je le fis rougir de sa conduite envers sa femme ; et me servant, pour regagner sa confiance, des fautes mêmes que la passion m'avait fait commettre, je lui avouai tous mes torts envers Emilie ; je la justifiai en m'accusant ; et je vis monsieur de Candale s'enorgueillir de mes aveux. Si je l'eusse voulu dans cet instant, il revenait à moi pour toujours ; mais un pareil triomphe aurait humilié ma fierté; je consentais qu'il appartînt à Emilie, si c'était à moi qu'elle devait son retour.
Il me serait facile de donner à ma conduite des motifs plus purs ; mais je me suis jugée avant de vous écrire : croyez donc également et le bien et le mal ; car je ne vous demande point d'éloges, et je ne redoute aucune haine.
Je fis sentir à monsieur de Candale la nécessité d'aller chercher Emilie ; je voulus l'accompagner. Lorsque nous arrivâmes, des paysans nous dirent qu'elle se promenait sur la montagne. Un orage affreux nous donnait de l'inquiétude pour elle ; ils crurent nous rassurer, en disant qu'elle était avec Alphonse. Monsieur de Candale pâlit : "Je le connais cet Alphonse," me dit-il avec un regard qui m'effraya. Sa jalouse vanité, son indomptable orgueil commençaient à le tourmenter. Il voulut aller trouver Emilie, à l'heure même : je le suivis, sans trop savoir ce que je redoutais, car je n'avais jamais entendu nommer Alphonse. Les paysans qui nous avaient parlé de lui, reçurent l'ordre de nous conduire. Ne trouvant pas Emilie assez tôt au gré de son impatience, monsieur de Candale voulut être mené chez Alphonse ; nous y entrions, lorsque Emilie prononçait ces mots : Mon unique enfant . - L'éclair n'est pas plus prompt que le fut l'emportement de monsieur de Candale : il se saisit des pistolets qui étaient chez Alphonse, l'insulta, lui cria de se défendre ; tous deux tirèrent presqu'en même temps, et tombèrent ensemble.
Mon premier soin fut de faire éloigner Emilie, avant qu'elle eût repris connaissance. Les paysans qui nous avaient accompagnés la portèrent chez le curé. Ils coururent chercher des secours, pendant qu'Anna et moi nous tâchions d'arrêter le sang qu'un moment de réflexion aurait empêché de couler.
Alphonse, blessé moins dangereusement que monsieur de Candale, le reconnut, se traîna près de lui, et chercha à justifier Emilie. Il n'y serait point parvenu, si le curé qui était arrivé n'eût rendu compte à monsieur de Candale de la conduite de sa femme. Aussi, avant de mourir, loin de lui offrir un pardon humiliant, il crut avoir des excuses à lui faire, et me chargea de lui dire que s'il eût vécu, il eût réparé ses torts. Il justifia Alphonse, et se reprocha cette espèce de bouillant et faux courage, qui si souvent lui avait fait risquer sa vie, et dont il finissait par être la victime. Il expira, avant qu'on eût eu le temps de lui ramener Emilie.
Madame de Candale ne voulut point rentrer dans sa maison ; malgré les paroles de paix que je lui avais portées, elle se regardait comme la cause de la mort de son mari.
Elle resta chez le curé, se livrant à une douleur qui repoussait toute consolation : et si d'abord elle m'a reçue, c'est peut-être parce que ma présence, en lui rappelant toutes ses peines, les lui rendait plus sensibles.
Obligée de fuir la société qui nous condamne toutes deux, puisqu'elle me rend responsable des fautes apparentes et du malheur d'Emilie, je lui consacrerai mes soins ; l'amitié de sa rivale prouvera combien elle mérite d'affection. Peut-être aussi fera-t-elle penser que, si j'eusse été élevée d'après d'autres principes, et placée dans un autre monde, je serais restée digne d'estime ; que si du moins j'avais été aimée de l'homme qui a cherché à me séduire, j'aurais conservé toutes les vertus qui peuvent survivre à une première faute."
Lettre LXXVI
Madame la duchesse de Candale à mademoiselle d'Astey.
Madrid, 21 octobre.
Ma soeur, j'étais tombée sans connaissance à la vue de monsieur de Candale. En rouvrant les yeux, je me trouvai dans la maison du curé, entourée de plusieurs femmes du village, qui me plaignaient, me consolaient, sans que je susse quel nouveau malheur excitait leur pitié. Je le compris bientôt ; et me précipitant hors de la maison malgré elles, je courus vers la montagne. Madame d'Artigue vint à ma rencontre ; sa présence me fit frémir ; je voulus la repousser : mais lorsque le curé qui la suivait m'apprit la perte que j'avais faite, je cessai d'éloigner madame d'Artigue. Avais-je le droit de condamner personne? moi, cause certaine, quoique innocente, de la mort de mon mari! Je restai accablée à la place où j'étais : sans savoir encore si la pitié, ou la haine de madame d'Artigue l'avait ramenée sers moi, je m'appuyais sur elle, tant j'avais besoin d'un soutien!
Le respectable vieillard me conduisit chez lui ; peu à peu il m'apprit les détails dont elle vient de vous rendre compte.
Le pardon de monsieur de Candale releva mon courage, excita mes regrets. Oui, je crus le perdre une seconde fois ; et mes remords ne se bornèrent point aux derniers instans qui avaient décidé de sa vie. Je reconnus toutes mes imprudences : fondant en larmes, je ne formais point de plaintes, ni ne cherchais de consolation. Seule avec moi-même, mes douleurs augmentaient ou s'affaiblissaient, en proportion des reproches ou des excuses que me présentait ma conscience.
Je savais Alphonse blessé; je ne me permis point d'en demander des nouvelles : mais lorsque son état donnait quelques lueurs d'espoir, le curé trouvait moyen d'en instruire madame d'Artigue, de manière à ce que je l'entendisse. Cependant il respectait mes devoirs, me les rappelait, même en accordant quelque chose à la pitié. Depuis cette funeste rencontre, il ne nomma plus Alphonse devant moi ; c'était toujours "l'infortuné jeune homme, son malheureux ami;" toujours une épithète à laquelle mon coeur le distinguait, jamais un nom qui pût me faire rougir. - Je bénissais ce bon vieillard ; et souvent il m'échappait un regard, un geste qui trahissait ma reconnaissance.
Depuis huit jours je vivais ainsi, croyant ne penser à Alphonse que lorsque le curé venait de le quitter, et pouvait m'instruire de son état. Un soir il revint si pâle, si changé, que toutes mes inquiétudes se réveillèrent ; je m'approchai de lui en tremblant : "Mon père," lui dis-je.... Je craignis de lui faire une question, et j'attendais sa réponse. - Il soupira. - "Mon père," m'écriai-je une seconde fois? - "Il existe encore, mais il n'a plus que quelques heures à vivre." - Je levai les yeux au ciel ; oubliant que monsieur de Candale, qu'Alphonse avaient attenté à leur existence, j'osai lui reprocher une mort si cruelle, si prématurée. Hélas! il ne devait plus y avoir de lendemain, pour celui dont la jeunesse avait compté sur tant de brillantes, tant de longues années!
Dès que le curé et madame d'Artigue furent retirés, je sortis doucement de la maison : il était près de minuit ; la lune m'éclairait. Je savais bien que la mort de monsieur de Candale me défendait de revoir Alphonse : mais j'avais besoin d'aller pleurer près de sa demeure.
Pour sortir de chez le curé, il faut traverser le cimetière. Je sentis sous mes pieds la terre fraîchement remuée : c'était une tombe qu'on venait de couvrir. Je me mis à genoux malgré moi ; et m'appuyant sur la croix au bas de laquelle étaient écrits le nom, l'âge de la jeune paysanne morte la veille, et que je connaissais : "Grand Dieu!" m'écriai-je, "si jamais elle a envié mon sort, que ne peut-elle apprendre combien en ce moment j'ambitionne le sien!"
En me relevant, j'aperçus l'église encore tendue de noir, et couverte des armoiries de monsieur de Candale. Aucune plainte, aucun mot ne sortit de ma bouche. Joignant les mains et versant des larmes, je m'humiliai devant Dieu, sans même pouvoir prier. Je succombais à ma douleur, lorsque je vis le curé, suivi de tout le village, qui sortait de l'église. Ils gagnèrent lentement le sentier qui conduit à la maison d'Alphonse. Je m'éloignai pour les laisser passer, et, à une grande distance, je les suivais. De temps en temps, le vent portait jusqu'à moi les dernières prières qu'ils faisaient pour les mourans, et mon coeur se brisait.
Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la cabane d'Alphonse. Ce qui ne put pénétrer dans cet humble asile se mit à genoux à la porte. Et moi, bien loin d'eux, me cachant à tous les regards, je me prosternai aussi : je n'osais demander qu'il me fût permis d'offrir ma vie pour sauver celle d'Alphonse, mais j'appelais la mort sur moi-même.
Lorsque les paysans se retirèrent, je ne pus les suivre. Abîmée de douleur, je demeurais à la place où j'étais ; quand tout-à-coup, craignant que chaque minute que je passais ainsi ne fût la dernière accordée à Alphonse, je hasardai de m'approcher de sa cabane.
La fenêtre en était ouverte ; j'avançai bien doucement ; je vis le curé près de son lit. Le visage d'Alphonse était déjà couvert de la pâleur de la mort : il me nomma ; il voulut savoir si je lui avais pardonné. - O puissance du devoir! t'ai-je assez obéi? je ne prononçai pas un mot ; et un mot lui aurait porté la dernière consolation qu'il pût recevoir! - Il était agité; sa voix était forte ; il ne proférait que des paroles sans suite. Comme je l'écoutais! - "Elle ne voudra plus de ma fille," s'écria-t-il, "je désire, j'ordonne qu'on la mène à Eléonore." - Bien bas je répétai : "C'est moi qui la mènerai à Eléonore." - Sa tête s'égarait....... Pardonnez, ô mon Dieu! si j'ose me rappeler, que moins il lui restait d'empire sur lui-même, plus mon souvenir revenait à son esprit et à son coeur;.... il ne cessa plus de parler de moi.
Je succombais ; je ne pouvais plus étouffer mes sanglots. Deux fois le curé avait regardé la fenêtre près de laquelle j'étais : Alphonse entendit aussi ces sanglots, et demanda qui pouvait le pleurer? - "C'est quelqu'un bien malheureux," répondit cet excellent homme. - Je me jetai à genoux ; je cachai ma tête contre la terre, pour ne pas crier à Alphonse que cette douleur si profonde ne pouvait venir que de moi.
Bientôt il ne me fut plus possible de le comprendre. - "Encore quelques minutes," dit le curé à Anna, "et il aura cessé de souffrir." Alors, ma soeur, je ne pus résister : je m'élançai dans cette chambre ; et tombant près de son lit, je pris sa main, et l'assurai de nouveau que je mènerais sa fille à Eléonore. - Il rouvrit les yeux ; ses esprits déjà éteints se ranimèrent ; oui, un instant je le disputai à la mort. Il me reconnut..... me remercia.... me bénit ; et je ne sais si en me voyant, il ne prononça pas le mot de bonheur. Il retomba sur son lit, expira ; et même après sa mort, sa figure conserva l'impression consolante que ma présence y avait fait naître.
Que vous dirai-je, ma soeur? Depuis cet instant, je ne sais rien de ce qui m'est arrivé. Seulement je me rappelle que j'étais douce, tranquille, tant qu'on laissait Angélina près de moi ; mais que si on voulait l'en éloigner une seule minute, j'éprouvais toutes les horreurs du désespoir.
Madame d'Artigue ne m'a point quittée ; sa présence ne me causait ni peine, ni consolation ; tout m'était indifférent hors Angélina. Il y a deux mois que le curé me rappela qu'il fallait la conduire à Eléonore. Les volontés d'Alphonse étaient sacrées pour moi ; et je pouvais m'y soumettre lorsqu'il n'était plus. J'allai donc à Madrid, et je parvins à découvrir la retraite de cette généreuse amie. Le curé se chargea de lui apprendre la mort d'Alphonse et mes malheurs ; elle y parut sensible, et permit que je restasse dans son couvent. Mais, ma soeur, quelle différence de ses sentimens aux miens! Eléonore consent avec peine à parler d'Alphonse ; elle cherche à l'oublier! et moi, s'il me fallait perdre son souvenir, je ne voudrais pas de la vie.
Emilie, sans prononcer de voeux, s'enferma dans le couvent d'Eléonore. A dix-huit ans elle renonça au monde, se consacra à l'éducation d'Angélina, et trouva une secrète et dernière satisfaction à lui faire chérir un père qu'elle n'avait point connu.
Le duc d'Al*** traîne, dans l'isolement, une longue vieillesse ; d'autant plus infortuné, qu'il s'en prend à lui-même de la mort de son fils.
Madame d'Artigue, n'osant point retourner en France, où on l'accuse de la mort de monsieur de Candale, et des malheurs de sa femme, se fatigue dans de grands et inutiles voyages ; et revient toujours dans la retraite d'Emilie, qui la reçoit avec douceur, mais ne peut, ni lui inspirer le goût de la solitude, ni la dédommager des illusions du monde.
La mère de Camille étant morte très-peu de jours après le départ de sa fille, don Louis alla cacher sa douleur dans une retraite inaccessible aux hommes ; reconnaissant que sa désobéissance aux ordres de son père ne lui laissait pas le droit de se plaindre de sa fille, ni d'oser condamner une faute dont il lui avait donné l'exemple.
Le bon curé a fini ses jours près d'Emilie : souvent il lui parlait de ses peines, pour qu'elle préservât Angélina du danger des passions.
Si cet enfant intéresse quelques âmes sensibles, nous pourrons leur apprendre le sort de celle qui, même avant de naître, semblait destinée au malheur.
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- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Émilie et Alphonse. Émilie et Alphonse. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC72-7