CHAPITRE ô

Dans la vieillesse de Justinien, l'empire, épuisé par de longs efforts, approchoit de sa décadence. Toutes les parties de l'administration étoient négligées: les loix étoient en oubli, les finances au pillage, la discipline militaire à l'abandon. L'empereur, lassé de la guerre, achetoit de tous côtés la paix au prix de l'or, et laissoit dans l'inaction le peu de troupes qui lui restoient, comme inutiles et à charge à l'état. Les chefs de ces troupes délaissées se dissipoient dans les plaisirs; et la chasse, qui leur retraçoit la guerre, charmoit l'ennui de leur oisiveté. Un soir, après cet exercice, quelques-uns d'entr' eux soupoient ensemble dans un château de la Thrace, lorsqu'on vint leur dire qu'un vieillard aveugle, conduit par un enfant, demandoit l'hospitalité. La jeunesse est compatissante; ils firent entrer le vieillard. On étoit en automne; et le froid, qui déjà se faisoit sentir, l'avoit saisi: on le fit asseoir près du feu. Le soupé continue; les esprits s' animent; on commence à parler des malheurs de l'état. Ce fut un champ vaste pour la censure; et la vanité mécontente se donna toute liberté. Chacun exagéroit ce qu'il avoit fait, et ce qu'il auroit fait encore, si l'on n'eût pas mis en oubli ses services et ses talens. Tous les malheurs de l'empire venoient, à les en croire, de ce qu'on n'avoit pas sçu employer des hommes comme eux. Ils gouvernoient le monde en buvant, etchaque nouvelle coupe de vin rendoit leurs vues plus infaillibles. Le vieillard, assis au coin du feu, les écoutoit, et sourioit avec pitié. L'un d'eux s'en apperçut, et lui dit: bon homme, vous avez l'air de trouver plaisant ce que nous disons là? plaisant, non, dit le vieillard, mais un peu léger, comme il est naturel à votre âge. Cette réponse les interdit. Vous croyez avoir à vous plaindre, poursuivit-il, et je crois comme vous qu'on a tort de vous négliger; mais c'est le plus petit mal du monde. Plaignez-vous de ce que l'empire n'a plus sa force et sa splendeur, de ce qu'un prince, consumé de soins, de veilles et d'années, est obligé, pour voir et pour agir, d'employer des yeux et des mains infidelles. Mais dans cette calamité générale, c'est bien la peine de penser à vous! Dans votre tems, reprit l'un des convives, ce n'étoit donc pas l'usage de penser à soi? Hé bien la mode en est venue, et l'on ne fait plus quecela. Tant pis, dit le vieillard, et s'il en est ainsi, en vous négligeant on vous rend justice. Est-ce pour insulter les gens, lui dit le même, qu'on leur demande l'hospitalité? Je ne vous insulte point, dit le vieillard; je vous parle en ami, et je paie mon asyle en vous disant la vérité. Le jeune Tibére, qui depuis fut un empereur vertueux, étoit du nombre des chasseurs. Il fut frappé de l'air vénérable de cet aveugle à cheveux blancs. Vous nous parlez, lui dit-il, avec sagesse, mais avec un peu de rigueur; et ce dévouement que vous exigez, est une vertu, mais non pas un devoir. C'est un devoir de votre état, reprit l'aveugle avec fermeté; ou plutôt c'est la base de vos devoirs, et de toute vertu militaire. Celui qui se dévoue pour sa patrie, doit la supposer insolvable; car ce qu'il expose pour elle est sans prix. Il doit même s'attendre à la trouver ingrate; car si le sacrifice qu'il lui faitn'étoit pas généreux, il seroit insensé. Il n'y a que l'amour de la gloire, l'emthousiasme de la vertu qui soient dignes de vous conduire. Et alors, que vous importe comment vos services seront reçus? La récompense en est indépendante des caprices d'un ministre et du discernement d'un souverain. Que le soldat soit attiré par le vil appas du butin; qu'il s'expose à mourir pour avoir de quoi vivre; je le conçois. Mais vous, qui nés dans l'abondance, n'avez qu'à vivre pour jouir; en renonçant aux délices d'une molle oisiveté, pour aller essuyer tant de fatigues, et affronter tant de périls, estimez-vous assez peu ce noble dévouement, pour exiger qu'on vous le paie? Ne voyez-vous pas que c'est l'avilir? Quiconque s'attend à un salaire est esclave: la grandeur du prix n'y fait rien; et l'ame qui s'apprécie un talent est aussi vénale que celle qui se donne pour une obole. Ce que je dis de l'intérêt, je le dis de l'ambition; car leshonneurs, les titres, le crédit, la faveur du prince, tout cela est une solde, et qui l'exige se fait payer. Il faut se donner ou se vendre; il n'y a point de milieu. L'un est un acte de liberté, l'autre un acte de servitude: c'est à vous de choisir celui qui vous convient. Ainsi, bon homme, vous mettez, lui dit-on, les souverains bien à leur aise! Si je parlois aux souverains, reprit l'aveugle, je leur dirois, que si votre devoir est d' être généreux, le leur est d'être justes.-vous avouez donc qu'il est juste de récompenser les services?-oui; mais c'est à celui qui les a reçus d'y penser: tant pis pour lui s'il les oublie. Et puis, qui de nous est sûr, en pesant les siens, de tenir la balance égale? Par exemple, dans votre état, pour que tout le monde se crût placé et fût content, il faudroit que chacun commandât, et que personne n'obéît; or cela n'est guére possible. Croyez-moi, le gouvernement peut quelquefois manquer de lumiéreset d'équité; mais il est encore plus juste et plus éclairé dans ses choix, que si chacun de vous en étoit cru sur l'opinion qu'il a de lui-même. Et qui êtes-vous, pour nous parler ainsi, lui dit, en haussant le ton, le jeune maître du château? Je suis Bélisaire, répondit le vieillard. Qu'on s'imagine, au nom de Bélisaire, au nom de ce héros tant de fois vainqueur dans les trois parties du monde, quels furent l'étonnement et la confusion de ces jeunes gens. L'immobilité, le silence exprimerent d'abord le respect dont ils étoient frappés; et oubliant que Bélisaire étoit aveugle, aucun d'eux n'osoit lever les yeux sur lui. ô grand homme! Lui dit enfin Tibére, que la fortune est injuste et cruelle! Quoi! Vous, à qui l'empire a dû pendant trente ans sa gloire et ses prospérités, c'est vous que l'on ose accuser de révolte et de trahison, vous qu'on a traîné dans les fers, qu'on a privé de la lumiére!Et c' est vous qui venez nous donner des leçons de dévouement et de zéle! Et qui voulez-vous donc qui vous en donne, dit Bélisaire? Les esclaves de la faveur? Ah quelle honte! Ah quel excès d'ingratitude, poursuivit Tibére! L'avenir ne le croira jamais. Il est vrai, dit Bélisaire, qu'on m'a un peu surpris: je ne croyois pas être si mal traité. Mais je comptois mourir en servant l'état; et mort ou aveugle, cela revient au même. Quand je me suis dévoué à ma patrie, je n'ai pas excepté mes yeux. Ce qui m'est plus cher que la lumiére et que la vie, ma renommée, et sur-tout ma vertu, n'est pas au pouvoir de mes persécuteurs. Ce que j'ai fait peut être effacé de la mémoire de la cour; il ne le sera point de la mémoire des hommes; et quand il le seroit, je m'en souviens, et c'est assez. Les convives, pénétrés d'admiration, presserent le héros de se mettre à table. Non, leur dit-il, à mon âge la bonneplace est le coin du feu. On voulut lui faire accepter le meilleur lit du château; il ne voulut que de la paille. J'ai couché plus mal quelquefois, dit-il: ayez seulement soin de cet enfant qui me conduit, et qui est plus délicat que moi. Le lendemain Bélisaire partit, dès que le jour put éclairer son guide, et avant le réveil de ses hôtes, que la chasse avoit fatigués. Instruits de son départ, ils vouloient le suivre, et lui offrir un char commode, avec tous les secours dont il auroit besoin. Cela est inutile, dit le jeune Tibére; il ne nous estime pas assez pour daigner accepter nos dons. C'étoit sur l'ame de ce jeune homme que l'extrême vertu, dans l'extrême malheur, avoit fait le plus d'impression. Non, dit-il, à l'un de ses amis, qui approchoit de l'empereur, non jamais ce tableau, jamais les paroles de ce vieillard ne s'effaceront de mon ame. Enm'humiliant il m'a fait sentir combien il me restoit à faire, si je voulois jamais être un homme. Ce récit vint à l'oreille de Justinien, qui voulut parler à Tibére. Tibére, après avoir rendu fidélement ce qui s'étoit passé, il est impossible, ajouta-t-il, seigneur, qu'une si grande ame ait trempé dans le complot dont on l'accuse; et j'en répondrois sur ma vie, si ma vie étoit digne d'être garant de sa vertu. Je veux le voir et l'entendre, dit Justinien, sans en être connu; et dans l'état où il est réduit cela n'est que trop facile. Depuis qu'il est sorti de sa prison, il ne peut pas être bien loin; suivez ses traces, tâchez de l'attirer dans votre maison de campagne: je m'y rendrai secrétement. Tibére reçut cet ordre avec transport, et dès le lendemain il prit la route que Bélisaire avoit suivie.

CHAPITRE 2

Cependant Bélisaire s'acheminoit en mendiant, vers un vieux château en ruine, où sa famille l'attendoit. Il avoit défendu à son conducteur de le nommer sur la route; mais l'air de noblesse répandu sur son visage et dans toute sa personne, suffisoit pour intéresser. Arrivé le soir dans un village, son guide s'arrêta à la porte d'une maison, qui, quoique simple, avoit quelque apparence. Le maître du logis rentroit, avec sa béche à la main. Le port, les traits de ce vieillard fixerent son attention. Il lui demanda ce qu'il étoit. Je suis un vieux soldat, répondit Bélisaire. Un soldat, dit le villageois! Et voilà votre récompense! C'est le plus grand malheur d'un souverain, dit Bélisaire, de ne pouvoir payer tout le sang qu'on versepour lui. Cette réponse émut le coeur du villageois; il offrit l'asyle au vieillard. Je vous présente, dit-il à sa femme, un brave homme, qui soutient courageusement la plus dure épreuve de la vertu. Mon camarade, ajouta-t-il, n'ayez pas honte de l'état où vous êtes, devant une famille qui connoît le malheur. Reposez-vous: nous allons souper. En attendant, dites-moi, je vous prie, dans quelles guerres vous avez servi. J'ai fait la guerre d'Italie contre les goths, dit Bélisaire, celle d'Asie contre les perses, celle d'Afrique contre les vandales et les maures. à ces derniers mots, le villageois ne put retenir un profond soupir. Ainsi, dit-il, vous avez fait toutes les campagnes de Bélisaire?-nous ne nous sommes point quittés.-l' excellent homme! Quelle égalité d'ame! Quelle droiture! Quelle élévation! Est-il vivant? Car dans ma solitude, il y a plus de vingt-cinq ans que je n'entends parlerde rien.-il est vivant.-ah! Que le ciel bénisse et prolonge ses jours.-s' il vous entendoit, il seroit bien touché des voeux que vous faites pour lui!-et comment dit-on qu'il est à la cour? Tout puissant? Adoré sans doute?-hélas! Vous sçavez que l'envie s'attache à la prospérité.-ah! Que l'empereur se garde bien d'écouter les ennemis de ce grand homme. C'est le génie tutelaire et vengeur de son empire.-il est bien vieux!-n' importe; il sera dans les conseils ce qu'il étoit dans les armées; et sa sagesse, si on l'écoute, sera peut-être encore plus utile que ne l'a été sa valeur. D'où vous est-il connu, demanda Bélisaire attendri? Mettons-nous à table, dit le villageois: ce que vous demandez nous meneroit trop loin. Bélisaire ne douta point que son hôte ne fût quelque officier de ses armées, qui avoit eu à se louer de lui. Celui-ci, pendant le souper, lui demanda desdétails sur les guerres d' Italie et d'Orient, sans lui parler de celle d'Afrique. Bélisaire, par des réponses simples, le satisfit pleinement. Buvons, lui dit son hôte vers la fin du repas, buvons à la santé de votre général; et puisse le ciel lui faire autant de bien qu'il m'a fait de mal en sa vie. Lui! Reprit Bélisaire, il vous a fait du mal!-il a fait son devoir, et je n'ai pas à m'en plaindre. Mais, mon ami, vous allez voir que j'ai dû apprendre à compatir au sort des malheureux. Puisque vous avez fait les campagnes d'Afrique, vous avez vu le roi des vandales, l'infortuné Gelimer, mené par Bélisaire en triomphe à Constantinople, avec sa femme et ses enfans; c'est ce Gelimer qui vous donne l'asyle, et avec qui vous avez soupé. Vous Gelimer, s'écria Bélisaire! Et l'empereur ne vous a pas fait un état plus digne de vous! Il l'avoit promis.-il a tenu parole; il m'a offert des dignités; mais je n'en ai pas voulu. Quand on a été roi, et qu'on cesse de l'être, il n'y a de dédommagement que le repos et l'obscurité.-vous Gelimer!-oui, c'est moi-même qu'on assiégea, s'il vous en souvient, sur la montagne de Papua . J'y souffris des maux inouis. L'hiver, la famine, le spectacle effroyable de tout un peuple réduit au désespoir, et prêt à dévorer ses enfans et ses femmes, l'infatigable vigilance du bon Pharas, qui, en m'assiégeant, ne cessoit de me conjurer d'avoir pitié de moi-même et des miens, enfin ma juste confiance en la vertu de votre général me firent lui rendre les armes. Avec quel air simple et modeste il me reçut! Quels devoirs il me fit rendre! Quels ménagemens, quels respects il eut lui-même pour mon malheur! Il y a bientôt six lustres que je vis dans cette solitude; il ne s'est pas écoulé un jour que je n'aie fait des voeux pour lui.Je reconnois bien là, dit Bélisaire, cette philosophie qui, sur la montagne où vous aviez tant à souffrir, vous faisoit chanter vos malheurs; qui vous fit sourire avec dédain, en paroissant devant Bélisaire; et qui, le jour de son triomphe, vous fit garder ce front inaltérable dont l'empereur fut étonné. Mon camarade, reprit Gelimer, la force et la foiblesse d'esprit tiennent beaucoup à la maniere de voir les choses. Je ne me suis senti du courage et de la constance, que du moment que j'ai regardé tout ceci comme un jeu du sort. J'ai été le plus voluptueux des rois de la terre; et du fond de mon palais, où je nageois dans les délices, des bras du luxe et de la molesse, j'ai passé tout-à-coup dans les cavernes du maure, où, couché sur la paille, je vivois d'orge grossiérement pilé et à demi cuit sous la cendre,réduit à un tel excès de misére, qu'un pain, que l'ennemi m'envoya par pitié, fut un présent inestimable. De-là je tombai dans les fers, et fus promené en triomphe. Après cela vous m'avouerez qu'il faut mourir de douleur, ou s'élever au-dessus des caprices de la fortune. Vous avez dans votre sagesse, lui dit Bélisaire, bien des motifs de consolation; mais je vous en promets un nouveau, avant de nous séparer. Chacun d'eux, après cet entretien, alla se livrer au sommeil. Gelimer, dès le point du jour, avant d'aller cultiver son jardin, vint voir si le vieillard avoit bien reposé. Il le trouva debout, son bâton à la main, prêt à se remettre en voyage. Quoi, lui dit-il, vous ne voulez pas donner quelques jours à vos hôtes! Cela m'est impossible, répondit Bélisaire: j'ai une femme et une fille qui gémissent de mon absence. Adieu, ne faites point d'éclat sur ce qui me reste à vous dire: ce pauvre aveugle,ce vieux soldat, Bélisaire enfin n'oubliera jamais l'accueil qu'il a reçu de vous.-que dites-vous? Qui, Bélisaire?-c' est Bélisaire qui vous embrasse!-ô juste ciel, s'écrioit Gelimer, éperdu et hors de lui-même! Bélisaire dans sa vieillesse, Bélisaire aveugle est abandonné! On a fait pis, dit le vieillard: en le livrant à la pitié des hommes, on a commencé par lui crever les yeux. Ah, dit Gelimer, avec un cri de douleur et d'effroi, est-il possible? Et quels sont les monstres? ... les envieux, dit Bélisaire. Ils m'ont accusé d'aspirer au trône, quand je ne pensois qu'au tombeau. On les a cru, on m'a mis dans les fers. Le peuple enfin s'est révolté et a demandé ma délivrance. Il a fallu céder au peuple; mais en me rendant la liberté, on m'a privé de la lumiére.-et Justinien l'avoit ordonné!-c' est-là ce qui m'a été sensible. Vous savez avec quel zéle et quel amour je l'ai servi. Je l'aime encore, et je leplains d'être assiégé par des méchans qui déshonorent sa vieillesse. Mais toute ma constance m'a abandonné, quand j'ai appris qu'il avoit lui-même prononcé l'arrêt. Ceux qui devoient l'exécuter n'en avoient pas le courage; mes bourreaux tomboient à mes pieds. C'en est fait, je n'ai plus, grace au ciel, que quelques momens à être aveugle et pauvre. Daignez, dit Gelimer, les passer avec moi, ces derniers momens d'une si belle vie. Ce seroit pour moi, dit Bélisaire, une douce consolation; mais je me dois à ma famille, et je vais mourir dans ses bras. Adieu. Gelimer l'embrassoit, l'arrosoit de ses larmes, et ne pouvoit se détacher de lui. Il fallut enfin le laisser partir; et Gelimer le suivant des yeux, ô prospérité! Disoit-il, ô prospérité! Qui peut donc se fier à toi? Le héros, le juste, le sage, Bélisaire! ... ah! C'est pour le coup qu'il faut se croire heureux enbéchant son jardin. Et tout en disant ces mots, le roi des vandales reprit sa béche.

CHAPITRE 3

Bélisaire approchoit de l'asyle où sa famille l'attendoit, lorsqu'un incident nouveau lui fit craindre d'en être éloigné pour jamais. Les peuples voisins de la Thrace ne cessoient d'y faire des courses; un parti de bulgares venoit d'y pénétrer, lorsque le bruit se répandit que Bélisaire, privé de la vue, étoit sorti de sa prison, et qu'il s'en alloit, en mendiant, joindre sa famille exilée. Le prince des bulgares sentit tout l'avantage d'avoir ce grand homme avec lui, ne doutant pas que, dans sa douleur, il ne saisît avidement tous les moyens de se venger. Il sut la route qu'il avoit prise; il le fit suivre par quelques-uns des siens; et vers le déclin du jour Bélisaire fut enlevé. Il fallut céder à la violence, et monter un coursier superbe qu'on avoit amené pour lui. Deux des bulgares leconduisoient; et l'un d'eux avoit pris son jeune guide en croupe. Tu peux te fier à nous, lui dirent-ils. Le vaillant prince qui nous envoie honore tes vertus, et plaint ton infortune. Et que veut-il de moi, demanda Bélisaire? Il veut, lui dirent les barbares, t'abreuver du sang de tes ennemis. Ah! Qu'il me laisse sans vengeance, dit le vieillard: sa pitié m'est cruelle. Je ne veux que mourir en paix au sein de ma famille; et vous m'en éloignez. Où me conduisez-vous? Je suis épuisé de fatigue, et j'ai besoin de repos. Aussi vas-tu, lui dit-on, te reposer tout à ton aise, à moins que le maître du château voisin ne soit sur ses gardes, et ne soit le plus fort. Ce château étoit la maison de plaisance d'un vieux courtisan appellé Bessas, qui, après avoir commandé dans Rome assiégée, et y avoir exercé les plus horribles concussions, s'étoit retiré avec dix mille talens. Bélisaire avoitdemandé qu'il fût puni selon les loix; mais ayant pour lui à la cour tous ceux qui n'aiment pas qu'on examine de si près les choses, Bessas ne fut point poursuivi; et il en étoit quitte pour vivre dans ses terres, au sein de l'opulence et de l'oisiveté. Deux bulgares, qu'on avoit envoyés reconnoître les lieux, vinrent dire à leur chef que dans ce château ce n'étoient que festins et que réjouissances; qu'on n'y parloit que de l'infortune de Bélisaire; et que Bessas avoit voulu qu'on la célébrât par une fête comme une vengeance du ciel. Ah le lâche, s' écrierent les bulgares! Il n'aura pas long-tems à se réjouir de ton malheur. Bessas, au moment de leur arrivée, étoit à table, environné de ses complaisans; et l'un d'eux chantant ses louanges, disoit dans ses vers, que le ciel avoit pris soin de le justifier, en condamnant son accusateur à ne voir jamais la lumiére. Quel prodige plus éclatant,ajoutoit le flatteur, et quel triomphe pour l'innocence! Le ciel est juste, disoit Bessas, et tôt ou tard les méchans sont punis. Il disoit vrai. à l'instant même les bulgares, l'épée à la main, entrerent dans la cour du château, laissant quelques soldats autour de Bélisaire, et pénétrent avec des cris terribles jusqu'à la salle du festin. Bessas pâlit, se trouble, s'épouvante; et comme lui tous ses convives sont frappés d'un mortel effroi. Au lieu de se mettre en défense, ils tombent à genoux, et demandent la vie. On les saisit, on les fait traîner dans le lieu où étoit Bélisaire. Bessas, à la clarté des flambeaux, voit à cheval un vieillard aveugle; il le reconnoît, il lui tend les bras, il lui crie grace et pitié. Le vieillard attendri, conjure les bulgares de l'épargner lui et les siens. Point de grace pour les méchans, lui répondit le chef: ce fut le signal du carnage: Bessas et ses convives furent tous égorgés. Aussitôt se faisant amener leurs valets, quicroyoient aller au supplice, vivez, leur dit le même, et venez nous servir, car c'est nous qui sommes vos maîtres. Alors la troupe se mit à table, et fit asseoir Bélisaire à la place de Bessas. Bélisaire ne cessoit d'admirer les révolutions de la fortune. Mais ce qui venoit d'arriver l'affligeoit. Compagnons, dit-il aux bulgares, vous me donnez un chagrin mortel, en faisant couler autour de moi le sang de mes compatriotes. Bessas étoit un avare inhumain: je l'ai vu dans Rome affamer le peuple, et vendre le pain au poids de l'or, sans pitié pour les malheureux qui n'avoient pas de quoi payer leur vie. Le ciel l'a puni; je ne le plains que d'avoir mérité son sort. Mais ce carnage, fait en mon nom, est une tache pour ma gloire. Ou faites moi mourir, ou daignez me promettre que rien de pareil n'arrivera tant que je serai parmi vous. Ils lui promirent de se borner au soin de leur propre défense; mais le château de Bessas futpillé; et après y avoir passé la nuit, les bulgares, chargés de butin, se mirent en marche avec Bélisaire. Leur général, comblé de joie de le voir arriver dans son camp, vint au devant de lui, et le recevant dans ses bras, viens, mon pere, lui dit-il, viens voir si c'est nous qui sommes les barbares. Tout t'abandonne dans ta patrie, mais tu trouveras parmi nous des amis et des vengeurs. En disant ces mots, il le conduisit par la main dans sa tente, l'invita à s'y reposer, et ordonna qu'autour de lui tout respectât son sommeil. Le soir, après un soupé splendide, où le nom de Bélisaire fut célébré par tous les chefs du camp barbare, le roi s'étant enfermé avec lui, je n'ai pas besoin, lui dit-il, de te faire sentir l'atrocité de l'injure que tu as reçue. Le crime est horrible; le châtiment doit l'être. C'est sous les ruines du trône et du palais de votre vieux tyran, sous les débris de sa ville embrasée, qu'il faut l'enseveliravec tous ses complices. Sois mon guide, apprends-moi, magnanime vieillard, à les vaincre et à te venger. Ils ne t'ont pas ôté la lumiére de l'ame, les yeux de la sagesse; tu sçais les moyens de les surprendre et de les forcer dans leurs murs. Reculons au-delà des mers les bornes de leur empire; et si dans celui que nous allons fonder, c'est peu pour toi du second rang, partage avec moi, j'y consens, tous les honneurs du rang suprême; et que le tyran de Bisance, avant d'expirer sous nos coups, t'y voie encore une fois entrer sur un char de triomphe. Vous voulez donc, lui répondit Bélisaire, après un silence, qu'il ait eu raison de me faire crever les yeux? Il y a long-temps, seigneur, que Bélisaire a refusé des couronnes. Carthage et l'Italie m'en ont offert. J' étois dans l'âge de l'ambition; je me voyois déja persécuté; je n'en restai pas moins fidéle à mon prince et à ma patrie. Le même devoir qui me lioit, subsiste, et rien n'apu m'en dégager. En donnant ma foi à l'empereur, j'espérois bien qu'il seroit juste; mais je ne me réservai, s'il ne l'étoit pas, ni le droit de me défendre, ni celui de me venger. N'attendez de moi contre lui ni révolte ni trahison. Et que vous serviroit de me rendre parjure? De quel secours vous seroit un vieillard privé de la lumiére, et dont l'ame même a perdu sa force et son activité? Votre entreprise est au-dessus de moi, peut-être au-dessus de vous-même. Dans le relâchement des ressorts de l'empire, il vous paroît foible; il n'est que languissant; et pour le relever, pour ranimer ses forces, il seroit peut-être à souhaiter pour lui qu'on entreprît ce que vous méditez. Cette ville, que vous croyez facile à surprendre, est pleine d'un peuple aguerri; et quels hommes encore il auroit à sa tête! Si le vieux Bélisaire est au rang des morts, Narsès est vivant, Narsès a pour rivaux de gloire, Mundus, Hermès, Salomonet tant d'autres qui ne respirent que les combats. Non, croiez-moi, n'attendez que du temps la ruine de cet empire. Vous y ferez quelques ravages; mais c'est la guerre des brigands; et votre ame est digne de concevoir une ambition plus noble et plus juste. Justinien ne demande plus que des alliés et des amis; il n'est point de rois que ces titres ne doivent honorer, et il dépend de vous... non, reprit le bulgare, je ne serai jamais l'ami, ni l'allié d' un homme qui te doit tout, et qui t'a fait crever les yeux. Veux-tu regner avec moi, être l'ame de mes conseils et le génie de mes armées? Voilà de quoi il s'agit entre nous. Ma vie est en vos mains, dit Bélisaire; mais rien ne peut me détacher de mon souverain légitime; et si dans l'état où je suis, je pouvois lui être utile, fut-ce contre vous-même, il seroit aussi sûr de moi que dans le temps de mes prospérités. Voilà une étrange vertu, dit le bulgare! Malheurau peuple à qui elle paroît étrange, dit Bélisaire. Et ne voyez-vous pas qu'elle est le fondement de toute discipline; que nul homme, dans un état, n'est juge et vengeur de lui-même; et que si chacun se rendoit arbitre dans sa propre cause, il y auroit autant de rebelles qu'il y auroit de mécontens? Vous qui m'invitez à punir mon souverain d'avoir été injuste, donneriez-vous à vos soldats le droit que vous m'attribuez? Le leur donner, dit le bulgare! Ils l'ont, sans que je le leur donne; mais c'est la crainte qui les retient. Et nous, seigneur, c'est la vertu, dit Bélisaire; et tel est l'avantage des moeurs d'un peuple civilisé, sur les moeurs d'un peuple qui ne l'est pas. Je vais vous parler avec la franchise d'un homme qui n'espére et qui ne craint plus rien. à quels sujets commandez-vous? Leur seule ressource est la guerre; et cette guerre, où ils sont nourris, leur fait négliger tous les biens de la paix, abandonner toutes les richesses du travailet de l'industrie, fouler aux pieds toutes les loix de la nature et de l'équité, et chercher dans la destruction une subsistance incertaine. Pensez avec effroi, seigneur, que pour ravager nos campagnes, il faut laisser les vôtres sans laboureurs et sans moissons; que pour nourrir une portion de l'humanité, il faut en égorger une autre; et que votre peuple lui-même arrose de son sang les pays qu' il vient désoler. Hé quoi, la guerre, dit le bulgare, n'est-elle pas chez vous la même? Non, dit Bélisaire, et le but de nos armes, c'est la paix après la victoire, et la félicité pour gage de la paix. Il est aisé, dit le bulgare, d'être généreux quand on est le plus fort. N'en parlons plus. J'honore en toi, illustre et malheureux vieillard, cette fidélité digne d'un autre prix. Repose près de moi cette nuit dans ma tente. Tu diras demain où tu veux que je te fasse remmener. Où l'on m'a pris, dit Bélisaire; et il dormit tranquillement.Le lendemain le roi des bulgares, en prenant congé du héros, voulut le combler de présens. C'est la dépouille de ma patrie que vous m'offrez, lui dit Bélisaire: vous rougiriez pour moi de m'en voir revêtu. Il n'accepta que de quoi se nourrir lui et son guide sur la route; et la même escorte le remit où elle l'avoit rencontré.

CHAPITRE 4

Il n'étoit plus qu'à douze milles du château où sa famille s'étoit retirée; mais fatigué d'une longue course, il demanda à son jeune guide s'il ne voyoit pas devant lui quelque village où se reposer. J'en vois un, lui dit celui-ci; mais il est éloigné: faites-vous y conduire. Non, dit le héros, je l'exposerois à être pillé par ces gens-là; et il renvoya son escorte. Arrivé au village, il fut surpris d'entendre, le voilà, c'est lui, c'est lui-même . Qu'est-ce? Demanda-t-il: c'est toute une famille qui vient au devant de vous, lui répondit son conducteur. Dans ce moment un vieillard s'avance. Seigneur, dit-il à Bélisaire en l'abordant, pouvons-nous sçavoir qui vous êtes? Vous voyez bien, répondit Bélisaire, que je suis un pauvre, et non pas un seigneur.Un pauvre, hélas! C'est ce qui nous confond, reprit le paysan, s'il est vrai, comme on nous l'a dit, que vous soyez Bélisaire. Mon ami, lui dit le héros, parlez plus bas; et si ma misere vous touche, donnez-moi l'hospitalité. à peine il achevoit ces mots, qu'il se sentit embrasser les genoux; mais il releva bien vîte le bon homme, et se fit conduire sous son humble toit. Mes enfans, dit le paysan à ses deux filles et à son fils, tombez aux pieds de ce héros. C'est lui qui nous a sauvés du ravage des huns. Sans lui le toit que nous habitons auroit été réduit en cendre; sans lui vous auriez vu votre pere égorgé et vos enfans menés en esclavage; sans lui, mes filles, vous n'auriez peut-être jamais osé lever les yeux: vous lui devez plus que la vie. Respectez-le encore davantage dans l'état où vous le voyez; et pleurez sur votre patrie. Bélisaire, ému jusqu'au fond de l'ame, d'entendre autour de lui cette famillereconnoissante le combler de bénédictions, ne repondoit à ces transports qu'en pressant tour à tour dans ses bras le pere et les enfans. Seigneur, lui dirent les deux femmes, recevez aussi dans votre sein ces deux innocens dont vous êtes le second pere. Nous leur rappellerons sans cesse le bonheur qu'ils auront eu de baiser leur libérateur, et de recevoir ses caresses. à ces mots, l'une et l'autre mere lui présenta son fils, le mit sur ses genoux; et ces deux enfans souriant au héros, et lui tendant leurs foibles mains, sembloient aussi lui rendre graces. Ah! Dit Bélisaire à ces bonnes gens, me trouvez-vous encore à plaindre? Et croyez-vous qu'il y ait au monde en ce moment un mortel plus heureux que moi? Mais dites-moi qui m'a fait connoître. Hier, lui dit le pere de famille, un jeune seigneur nous demanda si nous n' avions pas vu passer un vieillard qu'il nous dépeignit. Nous lui répondimes que non. Hé bien, nous dit-il,veillez à son passage, et dites-lui qu'un ami l'attend dans le lieu où il doit se rendre. Il manque de tout; ayez soin, je vous prie, de pourvoir à tous ses besoins. à mon retour je reconnoîtrai ce que vous aurez fait pour lui. Nous répondimes que chacun de nous étoit occupé, ou du travail des champs, ou des soins du ménage, et que nous n'avions pas le loisir de prendre garde aux passans. Quittez tout plutôt, nous dit-il, que de manquer de rendre à ce vieillard ce que vous lui devez. C'est votre défenseur, votre libérateur, c'est Bélisaire enfin que je vous recommande; et il nous conta vos malheurs. à ce nom, qui nous est si cher, jugez de notre impatience. Mon fils a veillé toute la nuit à attendre son général, car il a eu l'honneur de servir sous vos drapeaux quand vous avez délivré la Thrace; mes filles, dès le point du jour, ont été sur le seuil de la porte. à la fin nous vous possédons. Disposez de nous, de nos biens:ils sont à vous. Le jeune seigneur qui vous attend vous en offrira davantage, mais non pas de meilleur coeur, que nous le peu que nous avons. Tandis que le pere lui tenoit ce langage, le fils, debout devant le héros, le regardoit d' un air pensif, les mains jointes, la tête baissée, la consternation, la pitié, et le respect sur le visage. Mon ami, dit Bélisaire au vieillard, je vous rends grace de votre bonne volonté. J'ai de quoi me conduire jusqu'à mon asyle. Mais dites-moi si vous étes aussi heureux que bienfaisant. Votre fils a servi sous moi; je m'intéresse à lui. Est-il sage? Est-il laborieux? Est-il bon mari et bon pere? Il fait, répondit le vieillard attendri, ma consolation et ma joie. Il s'est retiré du service, à la mort de son frere aîné, couvert de blessures honorables; il me soulage dans mes travaux; il est l'appui de ma vieillesse; il a épousé la fille de mon ami; le ciel a béni cette union. Il est vif; mais sa femmeest douce. Ma fille, que voilà, n'est pas moins heureuse. Je lui ai donné un mari jeune, sage et homme de bien, qu'elle aime et dont elle est aimée. Tout cela travaille à l'envi, et me fait de petits neveux, dans lesquels je me vois revivre. J'approche de ma tombe avec moins de regret, en songeant qu'ils m'aimeront encore, et qu'ils me béniront quand je ne serai plus. Ah mon ami, lui dit Bélisaire, que je vous porte envie! J'avois deux fils, ma plus belle espérance; je les ai vu mourir à mes côtés. Dans ma vieillesse il ne me reste qu'une fille, hélas, trop sensible pour son malheur et pour le mien. Mais le ciel soit loué: mes deux enfans sont morts en combattant pour la patrie. Ces dernieres paroles du héros acheverent de déchirer l'ame du jeune homme qui l'écoutoit. On servit un repas champêtre: Bélisaire y répandit la joie, en faisant sentir à ces bonnes gens le prix de leurobscurité tranquille. C'est, disoit-il, l'état le plus heureux, et pourtant le moins envié, tant les vrais biens sont peu connus des hommes. Pendant ce repas le fils de la maison, muet, rêveur, préoccupé, avoit les yeux fixés sur Bélisaire; et plus il l'observoit, plus son air devenoit sombre, et son regard farouche. Voilà mon fils, disoit le vieux bon homme, qui se rappelle vos campagnes. Il vous regarde avec des yeux ardens. Il a de la peine, dit le héros, à reconnoître son général. On a bien fait ce qu'on a pu, dit le jeune homme, pour le rendre méconnoissable; mais ses soldats l'ont trop présent pour le méconnoître jamais. Quand Bélisaire prit congé de ses hôtes, mon général, lui dit le même, permettez-moi de vous accompagner à quelques pas d'ici. Et dès qu'ils furent en chemin, souffrez, lui dit-il, que votre guide nous devance: j'ai à vous parler sans témoin. Je suis indigné,mon général, du misérable état où l'on vous a réduit. C' est un exemple effroyable d'ingratitude et de lâcheté. Il me fait prendre ma patrie en horreur; et autant j'étois fier, autant je suis honteux d'avoir versé mon sang pour elle. Je hais les lieux où je suis né, et je regarde avec pitié les enfans que j'ai mis au monde. Hé, mon ami, lui dit le héros, dans quel pays ne voit-on jamais les gens de bien victimes des méchans? Non, dit le villageois, ceci n'a point d'exemple. Il y a dans votre malheur quelque chose d'inconcevable. Dites-moi quel en est l'auteur. J'ai une femme et des enfans; mais je les recommande à Dieu et à mon pere; et je vais arracher le coeur au traître qui... ah! Mon enfant, s'écria Bélisaire, en le serrant dans ses bras, la pitié t' aveugle et t'égare. Moi, je ferois d'un brave homme un perfide! D'un bon soldat un assassin! D'un pere, d'un époux, d'un fils vertueux et sensible un scélérat, un forcene!C' est alors que je serois digne de tous les maux que l'on m'a faits. Pour soulager ton pere et nourrir tes enfans, tu as abandonné la défense de ta patrie; et pour un vieillard expirant, à qui ton zéle est inutile, tu veux abandonner ton pere et tes enfans! Dis-moi, crois-tu qu'en me baignant dans le sang de mes ennemis, cela me rendît la jeunesse et la vue? En serois-je moins malheureux quand tu serois criminel? Non; mais du moins, dit le jeune homme, la mort terrible d'un méchant effraiera ceux qui lui ressemblent; car je le prendrai, s'il le faut, au pied du trône ou des autels, et, en lui enfonçant le poignard dans le sein, je crierai: c'est Bélisaire que je venge . Et de quel droit me vengerois-tu, dit le vieillard d'un ton plus imposant? Est-ce moi qui te l'ai donné, ce droit que je n'ai pas moi-même? Veux-tu l'usurper sur les loix? Qu'elles l'exercent, dit le jeune homme; on s'en reposera sur elles. Mais puisqu'elles abandonnentl'homme innocent et vertueux, qu'elles ménagent le coupable, et laissent le crime impuni, il faut les abjurer, il faut rompre avec elles et rentrer dans nos premiers droits. Mon ami, reprit Bélisaire, voilà l'excuse des brigands. Un homme juste, un honnête homme gémit de voir les loix fléchir; mais il gémiroit encore plus de les voir violer avec pleine licence. Leur foiblesse est un mal, mais un mal passager; et leur destruction seroit une calamité durable. Tu veux effrayer les méchans; et tu vas leur donner l'exemple! Ah! Bon jeune homme, veux-tu rendre odieux le noble sentiment que j'ai pu t'inspirer? Feras-tu détester cette pitié si tendre? Au nom de la vertu, que tu chéris, je te conjure de ne pas la déshonorer. Qu'il ne soit pas dit que son zéle ait armé et conduit la main d'un furieux. Si c'étoit moi, dit le soldat, qu'on eût traité si cruellement, je me sentirois peut-être le courage de le souffrir; maisun grand homme! Mais Bélisaire! ... non je ne puis le pardonner. Je le pardonne bien, moi, dit le héros. Quel autre intérêt que le mien peut t'animer à ma vengeance? Et si j'y renonce, est-ce à toi d'aller plus loin que je ne veux? Apprends que si j'avois voulu laver dans le sang mon injure, des peuples se seroient armés pour servir mon ressentiment. J'obéis à ma destinée; imite moi: ne crois pas sçavoir mieux que Bélisaire ce qui est honnête et légitime; et si tu te sens le courage de braver la mort, garde cette vertu pour servir au besoin ton prince et ton pays. à ces mots, l'ardeur du jeune homme tomba comme étouffée par l'étonnement et l'admiration. Pardonnez-moi, lui dit-il, mon général, un emportement dont je rougis. L'excès de vos malheurs a révolté mon ame. En condamnant mon zéle, vous devez l'excuser. Je fais plus, reprit Bélisaire, je l'estime, comme l'effet d'une ame forte et généreuse. Permets-moide le diriger. Ta famille a besoin de toi; je veux que tu vives pour elle. Mais c'est à tes enfans qu'il faut recommander les ennemis de Bélisaire. Nommez-les moi, dit le jeune homme avec ardeur; je vous réponds que mes enfans les haïront dès le berceau. Mes ennemis, dit le héros, sont les scythes, les huns, les bulgares, les esclavons, les perses, tous les ennemis de l'état. Homme étonnant, s'écria le villageois, en se prosternant à ses pieds! Adieu, mon ami, lui dit Bélisaire en l'embrassant. Il y a des maux inévitables, et tout ce que peut l'homme juste, c'est de ne pas mériter les siens. Si jamais l'abus du pouvoir, l'oubli des loix, la prospérité des méchans t'irrite, pense à Bélisaire. Adieu.

CHAPITRE 5

Sa constance alloit être mise à une épreuve bien plus pénible; et il est tems de dire ce qui s'étoit passé depuis son emprisonnement. La nuit qu'il fut enlevé, et traîné dans les fers, comme un criminel d'état, l'épouvante et la désolation se répandirent dans son palais. Le réveil d' Antonine sa femme, et d'Eudoxe sa fille unique, fut le tableau le plus touchant de la douleur et de l'effroi. Antonine enfin revenue de son égarement, et se rappellant les bontés dont l'honoroit l'impératrice, se reprocha comme une foiblesse la frayeur qu'elle avoit montrée. Admise à la familiarité la plus intime de Théodore, compagne de tous ses plaisirs, elle étoit sûre de son appui, ou plutôt elle croyoit l'être. Elle se rendit donc à son lever; et en présence de toute lacour, madame, lui dit-elle, en se jettant à ses genoux, si Bélisaire a eu plus d'une fois le bonheur de sauver l'empire, il demande pour récompense que le crime qu'on lui impute lui soit déclaré hautement, et qu'on oblige ses ennemis à l'accuser en face, au tribunal de l'empereur. La liberté de les confondre est la seule grace qui soit digne de lui. Théodore lui fit signe de se lever, et lui répondit avec un front de glace: si Bélisaire est innocent, il n'a rien à craindre; s'il est coupable, il connoit assez la clémence de son maître, pour sçavoir comment le fléchir. Allez, madame; je n'oublierai point que vous avez eu part à mes bontés. Ce froid accueil, ce congé brusque avoit accablé Antonine. Pâle et tremblante elle s'éloigna, sans que personne osât lever les yeux sur elle; et Barsamès, qu'elle rencontra, passoit lui-même sans la voir, si elle ne l'eût abordé. C'étoit l'intendant des finances, le favori de Théodore. Antonine le suppliade vouloir bien lui dire quel étoit le crime dont on accusoit Bélisaire. Moi, madame, lui dit-il? Je ne sçais rien, je ne puis rien, je ne me mêle de rien, que de mon devoir. Si chacun en faisoit autant, tout le monde seroit tranquille. Ah! Le complot est formé, dit-elle, et Bélisaire est perdu. Plus loin elle rencontra un homme qui lui devoit sa fortune, et qui la veille lui étoit tout dévoué. Elle veut lui parler; mais sans daigner l'entendre, je sçais vos malheurs lui dit-il, et j'en suis désolé; mais pardon: j'ai une grace à solliciter; je n' ai pas un moment à perdre. Adieu madame; personne au monde ne vous est plus attaché que moi. Elle alla retrouver sa fille; et une heure après on lui annonça qu'il falloit sortir de la ville, et se rendre à ce vieux château qui fut marqué pour leur exil. La vue de ce château solitaire et ruiné, où Antonine se voyoit comme ensevelie, acheva de la désoler. Elle y tomba malade en arrivant; et l'ame sensible d'Eudoxe fut déchirée entre un pere accusé, détenu dans les fers, livré en proie à ses ennemis, et une mere dont la vie, empoisonnée par le chagrin, n'annonçoit plus qu'une mort lente. Les jours, les plus beaux jours de cette aimable fille étoient remplis par les tendres soins qu'elle rendoit à sa mere; ses nuits se passoient dans les larmes; et les momens que la nature en déroboit à la douleur, pour les donner au sommeil, étoient troublés par d' effroyables songes. L'image de son pere au fond d'un cachot, courbé sous le poids de ses fers, la poursuivoit sans cesse; et les funestes pressentimens de sa mere redoubloient encore sa frayeur. La connoissance profonde et terrible qu'Antonine avoit de la cour, lui faisoit voir la haine et la rage déchaînées contre son époux. Quel triomphe, disoit-elle, pour tous ces lâches envieux, que, depuis tant d'années, le bonheurd' un homme vertueux humilie et tourmente, quel triomphe pour eux de le voir accablé! Je me peins le sourire de la malignité, l'air mystérieux de la calomnie, qui feint de ne pas dire tout ce qu'elle sçait, et semble vouloir ménager l'infortuné qu'elle assassine. Ces vils flatteurs, ces complaisans si bas, je les vois tous, je les entends insulter à notre ruine. ô ma fille! Dans ton malheur tu as du moins la consolation de n' avoir point de reproche à te faire; et moi, j'ai à rougir de mon bonheur passé, plus que de mes calamités présentes. Les sages leçons de ton pere m'importunoient: il avoit beau me recommander de fuir les piéges de la cour, de mettre ma gloire et ma dignité dans des moeurs simples et modestes, de chercher la paix et le bonheur dans l'intérieur de ma maison, et de renoncer à un esclavage dont la honte seroit le prix; j' appellois humeur sa triste prévoyance, je m'en plaignois à ses ennemis. Quel égarement! Quelaffreux retour! C'est un coup de foudre qui m' éclaire; je ne vois l'abîme qu'en y tombant. Si tu sçavois, ma fille, avec quelle froideur l'impératrice m'a renvoyée, elle à qui mon ame étoit asservie, elle dont les fantaisies étoient mes seules volontés! Et cette cour, qui la veille me sourioit d'un air si complaisant! ... ames cruelles et perfides! ... aucun, dès qu'on m'a vu sortir, les yeux baissés et pleins de larmes, aucun n'a daigné m'aborder. Le malheur est pour eux comme une peste, qui les fait reculer d'effroi. Telles étoient les réflexions de cette femme, que sa chûte, en la détrompant de la cour, n'en avoit pas détachée, et qui aimoit encore ce qu'elle méprisoit. Un an écoulé, rien ne transpiroit du procès de Bélisaire. On avoit découvert une conspiration; on l'accusoit de l'avoir tramée; et la voix de ses ennemis, qu'on appelloit la voix publique, lechargeoit de cet attentat. Les chefs obstinés au silence, avoient péri dans les supplices, sans nommer l'auteur du complot; c'étoit la seule présomption que l' on eût contre Bélisaire: aussi, manque de preuve, le laissoit-on languir; et l'on espéroit que sa mort dispenseroit de le convaincre. Cependant ceux de ses vieux soldats qui étoient répandus parmi le peuple, redemandoient leur général, et répondoient de son innocence. Ils souleverent la multitude, et menacerent de forcer les prisons, s'il n'étoit mis en liberté. Ce soulévement irrita l'empereur; et Théodore ayant saisi l' instant où la colére le rendoit injuste, hé bien, dit-elle, qu'on le leur rende, mais hors d'état de les commander. Ce conseil affreux prévalut: ce fut l'arrêt de Bélisaire. Dès que le peuple le vit sortir de sa prison, les yeux crevés, ce ne fut qu'un cri de douleur et de rage. Mais Bélisaire l'appaisa. Mes enfans, leur dit-il, l'empereura été trompé: tout homme est sujet à l'être: il faut le plaindre et le servir. Mon innocence est le seul bien qui me reste; laissez-la moi. Votre révolte ne me rendroit pas ce que j'ai perdu; elle m'ôteroit ce qui me console de cette perte. Ces mots calmerent les esprits. Le peuple offrit à Bélisaire tout ce qu'il possédoit; Bélisaire lui rendit grace. Donnez-moi seulement, dit-il, un de vos enfans, pour me conduire où ma famille m'attend. Son aventure avec les bulgares l'ayant détourné de sa route, Tibére l'avoit devancé. Le bruit d'un char, dans la cour du château, avoit fait tressaillir Antonine et Eudoxe: celle-ci avoit accouru, le coeur saisi et palpitant; mais hélas! Au lieu de son pere, ne voyant qu'un jeune inconnu, elle retourne vers sa mere. Ce n'est pas lui, dit-elle en soupirant. Un vieux domestique de la maison, appellé Anselme, ayant abordé Tibére,Tibére lui demande si ce n'est point là que Bélisaire est retiré. C'est ici que sa femme et sa fille l'attendent, répondit le fidéle Anselme; mais leur espérance est tous les jours trompée. Hé plut au ciel moi-même être à sa place, et le sçavoir en liberté! Il est en liberté, lui dit Tibére; il vient; vous l'allez bientôt voir; il devroit même être arrivé.-ah! Venez donc, venez donner cette bonne nouvelle à sa famille. Je vais vous annoncer. Madame, s'écria-t-il, en courant vers Antonine, réjouissez-vous. Mon bon maître est vivant; il est libre; il vous est rendu. Un jeune homme est là qui l'assure, et qui croyoit le retrouver ici. à ces mots, toutes les forces d'Antonine se ranimerent. Où est-il, cet étranger, ce mortel généreux, qui s' intéresse à nos malheurs? Qu'il vienne, ah! Qu'il vienne, dit-elle. Non, plus de malheurs, s'écria Eudoxe, en se jettant sur le lit de sa mere, et en la pressant dans ses bras. Mon pere est vivant; il est en liberté; nous l'allons revoir. Ah, ma mere! Oublions nos peines. Le ciel nous aime; il nous réunit. Me rendez-vous la vie, demanda Antonine à Tibére? Est-il bien vrai que mon époux triomphe de ses ennemis? Le jeune homme pénétré de douleur, de n'avoir à leur donner qu'une fausse joie, répondit, qu'en effet Bélisaire étoit libre, qu'il l'avoit vu, qu'il lui avoit parlé; et que le croyant rendu auprès de sa famille, il venoit lui offrir les services d'un bon voisin. Eudoxe, qui avoit les yeux attachés sur Tibére, fut frappée de l'air de tristesse qu'il tâchoit de dissimuler. Vous portez, lui dit-elle, dans notre exil la plus douce consolation; et loin de jouir du bien que vous nous faites, vous semblez renfermer quelque chagrin profond! Est-ce notre misére qui vous afflige? Ah! Que mon pere arrive, qu'il rende la santé à cette moitié de lui-même; et vous verrez si l'on a besoin de richesse pour être heureux.La nature dans ces momens est si touchante par elle-même, qu'Eudoxe n'eut besoin que de ses sentimens pour attendrir et pour charmer Tibére. Il ne vit point si elle étoit belle; il ne vit qu'une fille vertueuse et tendre, que son courage, sa piété, son amour pour son pere élevoit au-dessus du malheur. Ne prenez point, madame, lui dit-il, ce sentiment que je ne puis cacher, pour une pitié offensante. Dans quelque état que Bélisaire et sa famille soient réduits, leur infortune même sera digne d'envie. Que parlez-vous d'infortune, reprit la mere? Si on a rendu à mon époux la liberté, on a reconnu son innocence; il faut donc qu'il soit rétabli dans ses honneurs et dans ses biens. Madame, lui dit Tibére, ce seroit vous préparer une surprise trop cruelle, que de vous flatter sur sa situation. Il n'a dû sa délivrance qu'à l'amour du peuple. C'est à la crainte d'un soulévement qu'on a cédé; mais en y cédant,on a renvoyé Bélisaire aussi malheureux qu'il étoit possible. N'importe, ma mere, il est vivant, reprit la sensible Eudoxe; et pourvu qu'on nous laisse ici un peu de terre à cultiver, nous ne serons pas plus à plaindre que tous ces villageois que je vois dans les champs. ô ciel! La fille de Bélisaire s'écria le jeune homme, seroit réduite à cet indigne état! Indigne! Et pourquoi, lui dit-elle? Il n'étoit pas indigne des héros de Rome vertueuse et libre. Bélisaire ne rougira point d'être l'égal de Régulus. Ma mere et moi, depuis notre exil, nous avons appris les détails et les petits travaux du ménage; mon illustre pere sera vêtu d'un habit filé de ma main. Tibére ne pouvoit retenir ses larmes, en voyant la joie vertueuse et pure qui remplissoit le coeur de cette aimable fille. Hélas! Disoit-il en lui-même, quel coup terrible va la tirer de cette douce illusion! Et les yeux baissés, il restoit devant elle, dans le silence de la douleur.

CHAPITRE 6

Bélisaire, en ce moment même, entroit dans la cour du château. Le fidéle Anselme le voit, s'avance, reconnoît son maître, et transporté de joie, court au-devant de lui. Mais tout-à-coup s'appercevant qu'il est aveugle, ô ciel, dit-il! ô mon bon maître! Est-ce pour vous revoir dans cet état, que le pauvre Anselme a vécu? à ces paroles entrecoupées de sanglots, Bélisaire reconnoît Anselme, qui, prosterné, embrasse ses genoux. Il le releve, il l'exhorte à modérer sa douleur, et se fait conduire vers sa femme et sa fille. Eudoxe en le voyant ne fait qu'un cri, et tombe évanouïe. Antonine, qu'une fiévre lente consumoit, comme je l'ai dit, fut tout à coup saisie du plus violent transport. Elle s'élance de son lit avec les forces que donne la rage, et s'arrachant desbras de Tibére et de la femme qui la gardoit, elle veut se précipiter. Eudoxe, ranimée à la voix de sa mere, accourt, la saisit et l'embrasse: ma mere, dit-elle, ah ma mere! Ayez pitié de moi. Laissez-moi mourir, s'écrioit cette femme égarée. Je ne vivrois que pour le venger, que pour aller leur arracher le coeur. Les monstres! Voilà sa récompense! Sans lui vingt fois ils auroient été ensévelis sous les cendres de leur palais. Son crime est d'avoir prolongé leur odieuse tyrannie... il en est puni; les peuples sont vengés... quelle férocité! Quelle horrible bassesse! ... leur appui! Leur libérateur! ... cour atroce! Conseil de tigres! ... ô ciel! Est-ce ainsi que tu es juste! Vois qui tu permets qu'on opprime; vois qui tu laisses prospérer. Antonine, dans ses transports, tantôt s'arrachoit les cheveux et se déchiroit le visage; tantôt ouvrant ses bras tremblans, elle couroit vers son époux, le pressoit dans son sein, l'inondoit deses larmes; et tantôt repoussant sa fille avec effroi, meurs, lui disoit-elle; il n'y a dans la vie de succès que pour les méchans, de bonheur que pour les infâmes. De cet accès elle tomba dans un abatement mortel; et ces violens efforts de la nature ayant achevé de l'affoiblir, elle expira quelques heures après. Un vieillard aveuglé, une femme morte, une fille au désespoir, des larmes, des cris, des gémissemens, et pour comble de maux, l'abandon, la solitude et l'indigence, telle est l'état où la fortune présente aux yeux de Tibére une maison trente ans comblée de gloire et de prospérité. Ah, dit-il, en se rappellant les paroles d'un sage, voilà donc le spectacle auquel Dieu se complaît, l'homme juste luttant contre l'adversité, et la domptant par son courage! Bélisaire laissa un libre cours à la douleur de sa fille, et lui-même il s' abandonna à toute son affliction; mais aprèsavoir payé à la nature le tribut d'une ame sensible, il se releva de son accablement avec la force d'un héros. Eudoxe étouffoit ses sanglots de peur de redoubler la douleur de son pere. Mais le vieillard qui l'embrassoit se sentoit baigné de ses pleurs. Tu te désoles, ma fille, lui dit-il, de ce qui doit nous affermir, et nous élever au-dessus des disgraces. Après avoir expié les erreurs de sa vie, ta mere jouit d'une éternelle paix; et c'est elle à présent qui nous plaint d'être obligés de lui survivre. Cette froide immobilité, où elle laisse sa dépouille, annonce le calme où son ame est plongée. Vois comme tous les maux d'ici-bas sont vains: un soufle, un instant les dissipe. La cour et l'empire ont disparu aux yeux de ta mere; et du sein de son dieu, elle ne voit ce monde que comme un point dans l'immensité. Voilà ce qui fait dans le malheur la consolation et la force du sage.-ah! Donnez-la moi, cette force que la natureme refuse, pour résister à tant de maux. J'aurois supporté la misére; mais voir une mere adorée mourir de douleur dans mes bras! Vous voir, mon pere, dans l'horrible état où la cruauté des hommes vous a mis! ... ma fille, lui dit le héros, en me privant des yeux, ils n'ont fait que ce que la vieillesse ou la mort alloit faire; et quant à ma fortune, tu en aurois mal joui, si tu ne sçais pas t'en passer. Ah, le ciel m'est témoin, dit-elle, que ce n'est pas sa perte qui m'afflige. Ne t'afflige donc plus de rien, lui dit son pere; et de sa main il essuya ses pleurs. Bélisaire, instruit qu'un jeune inconnu attendoit le moment de lui parler, le fit venir, et lui demanda ce qui l'amenoit. Ce n'est pas le moment, lui dit Tibére, de vous offrir des consolations. Illustre et malheureux vieillard, je respecte votre douleur, je la partage, et je demande au ciel qu'il me permette de l'adoucir. Jusque-là, je n'ai qu'à mêlermes larmes à celles que je vois répandre. Bientôt vint le moment de rendre à Antonine les devoirs de la sépulture; et Bélisaire, appuyé sur sa fille, accompagna le corps de sa femme au tombeau. La douleur du héros étoit celle d'un sage: elle étoit profonde, mais sans éclat, et soutenue de majesté. Sur son visage étoit peint le deuil, mais un deuil silentieux et grave. Son front élevé, sans défier le sort, sembloit s'exposer à ses coups. Tibére lui-même assista à cette triste cérémonie. Il fut témoin des regrets touchans qu'Eudoxe donnoit à sa mere, et il en revint pénétré. Bélisaire alors s'adressant à lui, brave jeune homme, lui dit-il, c'est vous, je le vois, qui avez pris soin de me recommander sur la route; apprenez-moi qui vous êtes, et ce qui peut m'attirer cet empressement généreux. Je m'appelle Tibére, répondit le jeune homme, j'ai servi sous Narsès en Italie; j'ai faitdepuis la guerre de Colchide. Je suis l'un de ces chasseurs à qui vous avez demandé l'asyle, et dont vous avez si bien réprimé l'imprudence. Je n'ai pas eu de paix avec moi-même, que je ne sois venu vous demander pardon, et une grace encore plus chere. Je suis riche: c'est un malheur peut-être; mais si vous vouliez, ce seroit un bien. J'ai près d'ici une maison de campagne; et toute mon ambition seroit de la consacrer, en en faisant l'asyle d'un héros. Ma tendre vénération pour vous est un titre si simple, que je n'oserois m'en prévaloir: il suffit d'aimer la patrie, pour partager la disgrace de Bélisaire, et pour chercher à l'adoucir. Mais un intérêt digne de vous toucher, c'est le mien, c'est celui d'un jeune homme, qui désire passionnément d'être admis dans l'intimité d'un héros, et de puiser dans son ame, comme à la source de la sagesse, de la gloire et de la vertu. Vous honorez trop ma vieillesse, luirépondit Bélisaire; mais je reconnois une belle ame à la sensibilité que vous témoignez pour mon malheur. Dans ce moment je désire d'être seul avec moi-même: mon ame ébranlée a besoin de se raffermir en silence. Mais pour l'avenir, j'accepte une partie de ce que vous me proposez, le plaisir de vivre en bons voisins, et de communiquer ensemble. J'aime la jeunesse: l'ame encore neuve dans cet âge heureux, est susceptible des impressions du bien; elle s'enflame et s'éleve au grand; et rien encore ne la retient captive. Venez me voir; je serai bien aise de converser avec vous. Si vous me croyez digne de ce commerce, reprit Tibére, pourquoi ne le serois-je pas de vous posséder tout-à-fait? Mes aïeux seront honorés de voir leur héritage devenir votre bien, et leur demeure votre asyle. Vous y serez révéré, servi avec un saint respect par tout ce qui m'environne; et c'est à mon exemplequ'on s'empressera de remplir ce pieux devoir. Jeune homme, lui dit Bélisaire, vous êtes bon; mais ne faisons point d'imprudence. Dites-moi, car il y a dix ans que je vis éloigné du monde, quel est l'état de votre pere, et quelles vues il a sur vous. Nous sommes issus, lui dit Tibére, de l'une de ces familles que Constantin appella de Rome, et qu'il combla de bienfaits. Mon pere a servi sous le régne de Justin avec assez de distinction. Il étoit estimé et chéri de son maître. Sous le nouveau règne, on obtint sur lui des préférences qu'il croyoit injustes: il se retira: il s'en est repentit; et il a pour moi l'ambition qu'il n'eut pas assez pour lui-même. Il suffit, lui dit Bélisaire: je ne veux mettre aucun obstacle à l'avancement de son fils. En suivant le mouvement de votre coeur, vous ne sentez que le plaisir d'être généreux; et en effet c'est une douce chose. Mais je vois pour vous le danger de vous envelopperdans la disgrace d'un proscrit. Mon ami, que la cour ait raison, ou qu'elle ait tort, elle ne revient pas. Elle oublie un coupable qu'elle a puni; mais elle hait toujours un innocent qu'elle a sacrifié; car son nom seul est un reproche, et son existence pése, comme un remord, à ses persécuteurs. Je me charge, dit le jeune homme, de justifier ma conduite. L'empereur a pu se laisser tromper; mais il suffira qu'on l'éclaire. Il ne faut pas même y penser, dit le héros: le mal est fait: puisse-t-il l'oublier pour le repos de sa vieillesse! Hé bien donc, insista Tibére, soyez encore plus généreux. épargnez-lui le reproche éternel de vous avoir laissé languir dans la misére. L'indigne état où je vous vois, est un spectacle déshonorant pour l'humanité, honteux pour le trône, révoltant pour les gens de bien, et décourageant pour vos pareils. Ceux qu'il découragera, réponditBélisaire, ne seront point mes pareils. Je crois au surplus, comme vous, que mon état peut inspirer l'indignation avec la pitié. Un pauvre aveugle ne fait point d'ombrage, et peut faire compassion. Aussi mon dessein est-il de me cacher; et si je me suis fait connoître à vos compagnons, c'est un mouvement d'impatience contre de jeunes étourdis, qui m'a fait commettre cette imprudence. Ce sera la derniere de ma vie; et mon asyle sera mon tombeau. Adieu. L'empereur peut ne pas sçavoir que les bulgares sont dans la Thrace; ne négligez pas de l'en faire avertir. Le jeune homme se retira bien affligé de n'avoir pas mieux réussi; et il rendit à l'empereur ce que lui avoit dit Bélisaire. Justinien fit marcher quelques troupes; et peu de jours après on l'assura que les bulgares avoient été chassés. à présent, dit-il à Tibére, nous pouvons aller sans danger voir ce malheureux vieillard. Je passerai pour votrepere; et vous aurez soin de ne rien dire qui puisse le désabuser. Une maison de plaisance, à moitié chemin de la retraite de Bélisaire, fut le lieu d'où l'empereur se dérobant aux yeux de sa cour, alla le voir le lendemain.

CHAPITRE 7

Voilà donc où habite celui qui m'a rendu tant de fois vainqueur! Dit Justinien, en avançant sous un vieux portique en ruine. Bélisaire, à leur arrivée, se leva pour les recevoir. L'empereur, en voyant ce vieillard vénérable dans l'état où il l'avoit mis, fut pénétré de honte et de remords. Il jetta un cri de douleur, et s'appuyant sur Tibére, il se couvrit les yeux avec ses mains, comme indigne de voir le jour que Bélisaire ne voyoit plus. Quel cri viens-je d'entendre, demanda le vieillard? C'est mon pere que je vous amene, dit Tibére, et que votre malheur touche sensiblement. Où est-il, reprit Bélisaire, en tendant les mains? Qu'il approche, et que je l'embrasse; car il a un fils vertueux. Justinien fut obligé de recevoir les embrassemens de Bélisaire; et se sentantpressé contre son sein, il fut si violemment ému, qu'il ne put retenir ses sanglots et ses larmes. Modérez, lui dit le héros, cet excès de compassion: je ne suis peut-être pas aussi malheureux qu'il vous semble. Parlons de vous, et de ce jeune homme, qui vous donnera de la consolation dans vos vieux ans. Oui, dit l'empereur en s'interrompant à chaque mot, oui... si vous daignez permettre... qu'il vienne recueillir les fruits de vos leçons. Et que lui apprendrois-je, dit le vieillard, qu'un pere sage et homme de bien n'ait pu lui apprendre avant moi? Ce que peut-être je connois le moins, dit l'empereur, c'est la cour, c'est le pays où il doit vivre; et depuis long-tems j'ai si peu communiqué avec des hommes, que le monde est pour moi presque aussi nouveau que pour lui. Mais vous qui avez vu les choses sous tant de faces diverses, de quel secours ne lui serez-vous pas, si vous voulez bien l' éclairer? S'il vouloit apprendre à fixerla fortune, dit Bélisaire, il s'adresseroit mal, comme vous voyez; mais s'il ne veut être qu'un homme de bien à ses périls et risques, je puis lui être de quelque utilité. Il est bien né, c'est l'essentiel. Il est vrai, dit Justinien, que sa noblesse est ancienne.-ce n'est pas ce que j'ai voulu dire; mais cela même est un avantage, pourvu qu'on n'en abuse pas. Sçavez-vous, jeune homme, poursuivit Bélisaire, ce que c'est que la noblesse? Ce sont des avances que la patrie vous fait, sur la parole de vos ancêtres, en attendant que vous soyez en état de faire honneur à vos garants. Et ces avances, dit l'empereur, sont quelquefois bien hazardées. N'importe, reprit le vieillard, ce n'en est pas moins une très-belle institution. Je crois voir, lorsqu'un enfant de noble origine vient au monde, foible, nud, indigent, imbécile, comme le fils d'un laboureur, je crois voir la patrie qui va le recevoir, et qui lui dit: enfant je vous salue, vous qui meserez dévoué, vous qui serez vaillant, généreux, magnanime comme vos peres. Ils vous ont laissé leur exemple; j'y joins leurs titres et leur rang, double raison pour vous d'acquérir leurs vertus. Avouez, continua le vieillard, que parmi les actes les plus solemnels il n'y a rien de plus magnifique. Cela l'est trop, dit Justinien. Quand on veut élever les ames, dit Bélisaire, il faut en agir grandement. Et puis, croyez-vous qu'il n'y ait pas de l'économie dans cette magnificence? Ah! Quand elle ne produiroit que deux ou trois grands hommes par génération, l'état n'auroit pas à se plaindre: il seroit bien dédommagé. Mon ami, dit-il au jeune homme, il faut que vous soyez l'un de ceux qui le dédommagent. Là, s'adressant à l'empereur, vous m'avez permis, lui dit-il, de lui parler en pere? Ah je vous en conjure, lui dit Justinien. Hé bien, mon fils, commencez donc par vous persuader que la noblesse est comme la flamme,qui se communique, mais qui s'éteint dès qu' elle manque d'aliment. Souvenez-vous de votre naissance, puisqu'elle impose des devoirs; souvenez-vous de vos aïeux, puisqu'ils sont pour vous des exemples; mais gardez-vous de croire que la nature vous ait transmis leur gloire comme un héritage, dont vous n'ayez plus qu'à jouir; gardez-vous de cet orgueil impatient et jaloux qui sur la foi d'un nom, prétend que tout lui céde, et s'indigne des préférences que le mérite obtient sur lui. Comme l'ambition a un faux air de noblesse, elle se glisse aisément dans le coeur d'un homme bien né; mais cette passion, dans ses excès, a sa bassesse tout comme une autre. Elle se croit haute, parce qu'elle range au-dessous d'elle tout les devoirs de l'honnête homme; et si vous voulez sçavoir ce qu'elle en fait, regardez un oiseau de proie, planer le matin sur la campagne, et choisir d'un oeil avide, entre mille animaux tremblans, celui dont illui plaira de faire sa pâture: c'est ainsi que l'ambition délibére à son réveil, pour sçavoir de quelle vertu elle fera sa victime. Ah, mon ami, la personnalité, ce sentiment si naturel, devient atroce dans un homme public, sitôt qu'elle est passionnée. J'ai vu des hommes qui, pour s'avancer, auroient jetté au hazard le salut d'une armée et le sort d'un empire. Envieux des succès qui ne leur sont pas dûs, ils ont toujours peur qu'on ne leur enleve l'honneur d'une action d'éclat: s'ils osoient même, ils feroient échouer celle dont ils n'ont pas la gloire: le bien public est un malheur pour eux, s'il ne leur est pas attribué. Voilà l'espece d'hommes la plus dangereuse, soit dans les conseils, soit dans les armées. L'homme de bien fait son devoir sans regarder autour de lui. Dieu et son ame sont les témoins dont il va mériter l'aveu. Une bonne volonté franche, un courage délibéré, un zéle prompt à concourir au bien, voilà les signes d' unegrande ame. L'envie, la vanité, l'orgueil, tout cela est petit et lâche. C'est peu même de ne pas prétendre à ce que vous ne méritez pas; il faut sçavoir renoncer d'avance à ce que vous mériterez; il faut supposer votre souverain sujet à se tromper, car il est homme, regarder comme très-possible que votre patrie et votre siécle vous jugent aussi mal que lui, et que l'avenir ne soit pas plus juste. Alors il faut vous consulter, et vous demander à vous-même: si j'étois réduit au sort de Bélisaire, m'en consolerois-je avec mon innocence, et le souvenir d' avoir fait mon devoir? Si vous n'avez pas cette résolution bien décidée et bien affermie, vivez obscur: vous n'avez pas de quoi soutenir votre nom. Ah! C'est trop exiger des hommes, reprit Justinien avec un profond soupir; et votre exemple est effrayant. Il est effrayant au premier coup d'oeil, dit le vieillard, mais beaucoup moins quand on y pense. Car enfin supposons que laguerre, la maladie, ou la vieillesse m'eût privé de la vue; ce seroit un accident tout naturel, dont vous ne seriez point frappé. Hé quoi, les vices de l'humanité ne sont-ils pas dans l'ordre des choses, comme la peste qui a désolé l'empire? Qu'importe l'instrument que la nature emploie à nous détruire? La colére d'un empereur, la fléche d'un ennemi, un grain de sable, tout est égal. En s'exposant sur la scene du monde, il faut s'attendre à ses révolutions. Vous-même, en destinant votre fils au métier des armes, n'avez-vous pas prévu pour lui mille événemens périlleux? Hé bien comptez-y les assauts de l'envie, les embuches de la trahison, les traits de l'imposture et de la calomnie; et si votre fils arrive à mon âge sans y avoir succombé, vous trouverez qu'il a eu dubonheur. Tout est compensé dans la vie. Vous ne me voyez qu'aveugle et pauvre, et retiré dans une masure; mais rappellez-vous trente ans de victoires et de prospérités, et vous souhaiterez à votre fils le destin de Bélisaire. Allons, mon voisin, un peu de fermeté: vous avez les allarmes d'un pere; mais je me flatte que votre fils me fait encore l'honneur de me porter envie. Assurément, s'écria Tibére! Mais c'est bien moins à vos prospérités, dit l'empereur, qu'il doit porter envie, qu'à ce courage avec lequel vous soutenez l' adversité. Du courage, il en faut sans doute, dit Bélisaire; et il ne suffit pas d'avoir celui d'affronter la mort: c'est la bravoure d'un soldat. Le courage d'un chef consiste à s'élever au-dessus de tous les événemens. Sçavez-vous quel est pour moi le plus courageux des hommes? Celui qui persiste à faire son devoir, même aux périls, aux dépens de sa gloire; ce sage et ferme Fabius, qui laisse parler avec mépris desa lenteur, et ne change point de conduite; et non ce foible et vain Pompée, qui aime mieux hazarder le sort de Rome et de l'univers, que d' essuyer une raillerie. Dans mes premieres campagnes contre les perses, les mauvais propos des étourdis de mon armée me firent donner une bataille, que je ne devois ni ne voulois risquer. Je la perdis. Je ne me le pardonnerai jamais. Celui qui fait dépendre sa conduite de l' opinion, n'est jamais sûr de lui-même. Et où en serions-nous, si, pour être honnêtes gens, il falloit attendre un siécle impartial et un prince infaillible? Allez donc ferme devant vous. La calomnie et l'ingratitude vous attendent peut-être au bout de la carriére; mais la gloire y est avec elles; et si elle n'y est pas, la vertu la vaut bien: n'ayez pas peur que celle-ci vous manque: dans le sein même de la misére et de l'humiliation, elle vous suivra; eh, mon ami! Si vous sçaviez combien un sourire de la vertu est plus touchantque toutes les caresses de la fortune! Vous me pénétrez, dit Justinien attendri et confondu. Que mon fils est heureux de pouvoir de bonne heure recueillir ces hautes leçons! Ah, pourquoi cette école n'est-elle pas celle des souverains! Laissons les souverains, dit Bélisaire; ils sont plus à plaindre que nous. Ils ne sont à plaindre, dit Justinien, que parce qu'ils n'ont point d'amis, ou qu'ils n'en ont pas d'assez éclairés, d'assez courageux pour leur servir de guides. Mon fils est né pour vivre à la cour: peut-être un jour admis dans les conseils, ou dans l'intimité du prince, aura-t-il lieu de faire usage de vos leçons pour le bonheur du monde. Ne dédaignez pas d'agrandir son ame, en l'élevant à la connoissance de l'art sublime de regner. Instruisez-le, comme vous voudriez que fût instruit l'ami d'un monarque. Justinien va descendre au tombeau; mais son successeur plus heureuxque lui aura peut-être pour ami le disciple de Bélisaire. Hélas, dit le vieillard, que ne puis-je encore une fois, être, avant de mourir, utile à ma patrie! Mais ce que l'expérience et la réflexion m'ont fait voir, seroit pris pour les songes de la vieillesse. Et en effet, dans la spéculation tout s'arrange le mieux du monde: les difficultés s'applanissent; les circonstances naissent à propos et se combinent à souhait; on fait tout ce qu'on veut des hommes et des choses; soi-même on se suppose exempt de passions et de foiblesses, toujours éclairé, toujours sage, aussi ferme que modéré. Douce et trompeuse illusion, qu'une légere épreuve auroit bientôt détruite, si l'on tenoit en main les rênes d'un état. Cette illusion même a son utilité, dit le jeune homme; car la chimére du mieux possible devient le modéle du bien. Je le souhaite, dit Bélisaire, mais je n'ose l'espérer. Le plus mauvais état des choses trouve partout des partisans intéressésà le maintenir. Et moi, je vous réponds, dit l'empereur, que les fruits de votre sagesse ne seront point perdus, si vous les confiez au zéle de mon fils. Vous méritez, dit le héros, que je vous parle à coeur ouvert. Mais j'exige votre parole de ne rien divulguer, sous ce regne, de mes entretiens avec vous. Pourquoi, demanda Justinien? Pour ne pas affliger de mes tristes réflexions, dit Bélisaire, un vieillard qui ne sent que trop les maux qu'il ne peut réparer. Tel fut leur premier entretien. Quelle honte pour moi, disoit l'empereur en s'en allant, d'avoir méconnu un tel homme! Mon cher Tibére, voilà comme on nous trompe, comme on nous rend injustes malgré nous. La nuit, le jour suivant, il ne vit dans sa cour que l'image de Bélisaire; et vers le soir, à la même heure, il revint nourrir sa douleur.

CHAPITRE 8

Bélisaire se promenoit avec son guide sur la route. Dès que l'empereur l'apperçut, il descendit de son char; et en l'abordant, vous nous trouvez plongés, lui dit-il, dans de sérieuses réflexions. Frappé de l'injustice que l'on a fait commettre au malheureux vieillard qui vous a condamné, je méditois avec mon fils sur les dangers du rang suprême; et je lui disois qu'il étoit bien étrange qu'une multitude d'hommes libres eut jamais pu s'accorder à remettre son sort dans les mains d'un seul homme, d'un homme foible et fragile comme eux, facile à surprendre, sujet à se tromper, et en qui l'erreur d'un moment pouvoit devenir si funeste! Et croyez-vous, dit Bélisaire, qu'un sénat, qu'un peuple assemblé soit plus juste et plus infaillible? Est-ce sous le regne d'un seul que lesCamilles, les Themistocles, les Aristides ont été proscrits? Multiplier les ressorts du gouvernement, c'est en multiplier les vices, car chacun y apporte les siens. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a préféré le plus simple; et soit que les états aient été conquis, ou fondés; qu'ils aient mis leur espoir dans la bonté des loix, ou dans la force des armes; il est naturel que l'homme le plus sage, le plus vaillant, le plus habile ait obtenu la confiance, et réuni les voeux du plus grand nombre. Ce qui m'étonne, ce n'est donc pas qu'une multitude assemblée ait voulu confier à un seul le soin de commander à tous; mais qu'un seul ait jamais voulu se charger de ce soin pénible. Voilà, lui dit Tibére, ce que je n'entends pas. Pour l'entendre, dit le vieillard, mettez-vous à la place et du peuple et du prince dans cette premiere élection. Que risquons-nous, à dû se dire un peuple, que risquons-nous en nous donnantun roi? Du bien de tous nous faisons le sien; des forces de l'état nous faisons ses forces; nous attachons sa gloire à nos prospérités; comme souverain, il n'existera qu'avec nous et par nous; il n'a donc qu'à s'aimer pour aimer ses peuples, et qu'à sentir ses intérêts pour être juste et bienfaisant. Telle a été leur bonne foi. Ils n'ont pas calculé, dit Justinien, les passions et les erreurs qui assiégeroient l'ami d'un prince. Ils n'ont vu, reprit Bélisaire, que l'indivisible unité d'intérêt, entre le monarque et la nation: ils ont regardé comme impossible que l'un fut jamais de plein gré et de sang froid l'ennemi de l'autre. La tyrannie leur a paru une espece de suicide, qui ne pouvoit être que l'effet du délire et de l'égarement; et au cas qu'un prince fût frappé de ce dangereux vertige, ils se sont munis de la volonté réfléchie et sage du législateur, pour l'opposer à la volonté aveugle et passionnée de l'homme ennemi de lui-même.Ils ont bien prévu qu'ils auroient à craindre une foule de gens intéressés au mal; mais ils n'ont pas douté que cette ligue, qui ne fait jamais que le petit nombre, ne fût aisément réprimée par l'imposante multitude des gens intéressés au bien, à la tête desquels seroit toujours le prince. Et en effet avant l'épreuve, qui jamais auroit pu prévoir qu'il y auroit des souverains assez insensés, pour faire divorce avec leur peuple, et cause commune avec ses ennemis? C'est un renversement si inconcevable de la nature et de la raison, qu'il faut l'avoir vu pour le croire. Pour moi, je trouve tout simple qu'on ne s'y soit pas attendu. Mais à qui l'élection d'un seul, pour dominer sur tous, a dû inspirer de la crainte, c'est à celui qu'on avoit élu. Un pere de famille qui a cinq ou six enfans à élever, à établir, à rendre heureux dans leur état, a tant de peine à dormir tranquille! Que sera-ce du chef d'unefamille qui se compte par millions? Je m'engage, a-t-il dû se dire, à ne vivre que pour mon peuple; j'immole mon repos à sa tranquillité; je fais voeu de ne lui donner que des loix utiles et justes, de n'avoir plus de volonté qui ne soit conforme à ces loix. Plus il me rend puissant, moins il me laisse libre. Plus il se livre à moi, plus il m'attache à lui. Je lui dois compte de mes foiblesses, de mes passions, de mes erreurs; je lui donne des droits sur tout ce que je suis; enfin, je renonce à moi-même, dés que je consens à regner; et l'homme privé s'anéantit, pour céder au roi son ame toute entiere. Connoissez-vous de dévouement plus généreux, plus absolu? Voilà pourtant comme pensoient un Antonin, un Marc-Auréle. je n'ai plus rien en propre, disoit l'un; mon palais même n'est pas à moi, disoit l'autre; et leurs pareils ont pensé comme eux. La vanité du vulgaire ne voit dans le suprême rang que les petites jouissancesqui la flatteroient, et qui lui font envie, des palais, une cour, des hommages, et cette pompe qu'on a cru devoir attacher à l'autorité pour la rendre plus imposante. Mais au milieu de tout cela, il ne reste le plus souvent que l'homme accablé de soins, et consumé d'inquiétude, victime de ses devoirs, s'il les remplit fidélement, exposé au mépris s'il les néglige, et à la haine s'il les trahit, gêné, contrarié sans cesse dans le bien comme dans le mal, ayant d'un côté les soucis dévorans et les veilles cruelles, de l'autre l'ennui de lui-même et le dégoût de tous les biens: voilà qu'elle est sa condition. L'on a bien fait ce qu'on a pu pour égaler ses plaisirs à ses peines; mais ses peines sont infinies, et ses plaisirs sont bornés au cercle étroit de ses besoins. Toute l'industrie du luxe ne peut lui donner de nouveaux sens; et tandis que les jouissances le sollicitent de tous côtés, la nature les lui interdit, et sa foiblesses'y refuse. Ainsi, tout le superflu qui l'environne est perdu pour lui: un palais vaste n'est qu'un vuide immense où il n'occupe jamais qu'un point; sous des rideaux de pourpre et des lambris dorés, il cherche en vain le doux sommeil du laboureur sous le chaume; et à sa table le monarque s'ennuie, dès que l'homme est rassasié. Je sens, dit Tibére, que l'homme est trop foible pour jouir de tout, quand il a tout en abondance; mais n'est-ce rien que d'avoir à choisir? Ah, jeune homme, jeune homme, s'écria Bélisaire! Vous ne connoissez pas la maladie de la satiété. C'est la plus funeste langueur où jamais puisse tomber une ame. Et sçavez-vous quelle en est la cause? La facilité à jouir de tout, qui fait qu'on n'est ému de rien. Ou le desir n'a pas le temps de naître, ou en naissant il est étouffé par l'affluence des biens qui l'excédent. L'art s'épuise en rafinemens pour ranimer des goûtséteints; mais la sensibilité de l'ame est émoussée; et n'ayant plus l'aiguillon du besoin, elle ne connoît ni l'attrait ni le prix de la jouissance. Malheur à l'homme qui a tout à souhait: l'habitude, qui rend si cruel le sentiment de la privation, réduit à l'insipidité la douceur des biens qu'on posséde. Vous m'avouerez cependant, reprit Tibére, qu'il est pour un prince des jouissances délicates et sensibles, que le dégoût ne suit jamais. Par exemple? Demanda le vieillard. Mais, par exemple la gloire, dit le jeune homme.-et laquelle?-mais, toute espece de gloire, celles des armes en premier lieu.-fort bien. Vous croyez donc que la victoire est un plaisir bien doux? Ah! Quand on a laissé sur la poussiere des milliers d'hommes égorgés, peut-on se livrer à la joie? Je pardonne à ceux qui ont couru les dangers d'une bataille, de se réjouir d'en être échappés; mais pour un prince né sensible, un jour qui a faitcouler des flots de sang, et qui fera verser des ruisseaux de larmes, ne sera jamais un beau jour. Je me suis promené quelquefois à travers un champ de bataille: j' aurois voulu voir à ma place un Néron; il auroit pleuré. Je sais qu'il est des princes qui se donnent le plaisir de la guerre, comme ils se donneroient le plaisir de la chasse, et qui exposent leurs peuples comme ils lanceroient leurs chiens; mais la manie de conquérir est une espece d'avarice qui les tourmente, et qui ne s'assouvit jamais. La province qu'on vient d'envahir est voisine d'une province qu'on n'a pas encore envahie; de proche en proche l'ambition s'irrite; tôt ou tard survient un revers qui afflige plus que tous les succès n'ont flatté; et en supposant même que tout réussisse, on va, comme Alexandre, jusques au bout du monde,et comme lui on revient ennuyé de l'univers et de soi-même, ne sachant que faire de ces pays immenses, dont un arpent suffit pour nourrir le vainqueur, et une toise pour l'enterrer. J'ai vu dans ma jeunesse le tombeau de Cyrus; il étoit écrit sur la pierre: je suis Cyrus, celui qui conquit l'empire des perses. Homme, qui que tu sois, d'où que tu viennes, je te supplie de ne pas m'envier ce peu de terre qui couvre ma pauvre cendre . Hélas! Dis-je en détournant les yeux, c'est bien la peine d'être conquérant. Est-ce Bélisaire que j'entends, dit le jeune homme avec surprise! Bélisaire sçait mieux qu'un autre, dit le héros, que l'amour de la guerre est le monstre le plus féroce que notre orgueil ait engendré. Il est, reprit Tibére, une gloire plus douce, dont un monarque peut jouir, celle qui naît de ses bienfaits, et qui lui revient en échange de la félicité publique. Ah! Dit Bélisaire,si en montant sur le trône on étoit sûr de faire des heureux, ce seroit sans doute un beau privilége, que de tenir dans ses mains la destinée d'un empire, et je ne m'étonnerois pas qu'une ame généreuse immolât son repos à cette noble ambition! Mais demandez à l'auguste vieillard qui vous gouverne, s'il est aisé de la remplir. Il est possible, dit l'empereur, de persuader aux peuples qu'on a fait de son mieux pour adoucir leur sort, pour soulager leurs peines, et pour mériter leur amour. Quelques bons princes, dit Bélisaire, ont obtenu ce témoignage pendant leur vie; et il a fait leur récompense et leur plus douce consolation. Mais à moins de quelque événement singulier qui fasse éclater l'amour des peuples, et rende solemnel cet hommage des coeurs, quel prince osera se flatter qu'il est sincere et unanime? Ses courtisans lui en répondent; mais qui lui répond de sescourtisans? Tandis que son palais retentit de chants d'allégresse, qui l'assurent qu'au fond de ses provinces, le vestibule d'un proconsul et la cabane d'un laboureur ne retentissent pas de gémissemens? Ses fêtes publiques sont des scènes jouées, ses éloges sont commandés; il voit avant lui les plus vils des humains honorés de l'apothéose; et tandis qu'un tyran, plongé dans la mollesse, s'enivre de l'encens de ses adulateurs, l'homme vertueux qui, sur le trône, a passé sa vie à faire au monde le peu de bien qui dépendoit de lui, meurt à la peine, sans avoir jamais sçu s'il avoit un ami sincere. J'ai le coeur navré quand je pense que Justinien va descendre au tombeau, persuadé que je l'ai trahi, et que je ne l'ai point aimé. Non, s'écria l'empereur avec transport (et s'interrompant tout-à-coup) non, dit-il, avec moins de chaleur, un souverain n'est pas assez malheureux pour ne jamais sçavoir si on l'aime.Hé-bien, dit Bélisaire, il le sait; et ce bonheur qui seroit si doux, est encore mêlé d'amertume. Car, plus un prince est aimé de ses peuples, plus leur bonheur lui devient cher; et alors le bien qu'il leur fait et les maux dont il les soulage, lui semblent si peu de chose dans la masse commune des biens et des maux, qu'arrivé au terme d'une longue vie, il se demande encore, qu'ai-je fait? obligé de lutter sans cesse contre le torrent des adversités, voyez quelle douleur ce doit être pour lui, de ne pouvoir jamais le vaincre, et de se sentir entraîné par le cours des événemens. Qui méritoit mieux que Marc-Auréle de voir le monde heureux sous ses loix? Toutes les calamités, tous les fléaux se réunirent sous son regne.On eût dit que la nature entiere s'étoit soulevée, pour rendre inutiles tous les efforts de sa sagesse et de sa bonté; et celui des monarques qui le premier fit élever un temple à la bienfaisance, est peut-être celui de tous qui a vu le plus de malheureux. Mais sans aller chercher d'exemple loin de nous, quel regne plus laborieux et plus prospére en apparence que celui de Justinien? Trente ans de guerres et de victoires dans les trois parties du monde; toutes les pertes que l'empire avoit faites depuis un siécle, réparées par des succès; les peuples du nord et du couchant repoussés au delà du Danube et des Alpes; le calme rendu aux provinces d'Asie; des rois vaincus et menés en triomphe; les ravages de la peste, des incursions, des tremblemens de terre comme effacés de l'univers par une main bienfaisante; des forteresses et des temples sans nombre, les uns élevés de nouveau, les autres rétablis avec plus de splendeur: quoi deplus imposant et de plus magnifique! Et voir après cela dans sa vieillesse, son empire accablé pencher vers sa ruine sans que ses mains victorieuses aient jamais pu le raffermir: voilà le terme de ses travaux et tout le fruit de ses longues veilles. Apprenez donc, mon cher Tibére, à plaindre le sort des souverains, à les juger avec indulgence, et surtout à ne point haïr l'auguste vieillard qui vous gouverne, pour le mal qui lui est échappé, ou pour le bien qu'il n'a pas fait. Vous me consternez, dit Tibére; et le premier conseil que je donnerois à mon ami, chargé d'une couronne, ce seroit de la déposer. De la déposer, reprit le héros! Non, mon ami, vous avez trop de courage, pour conseiller une lâcheté. Les fatigues et les dangers vous ont-ils fait quitter les armes? L'épée ou le sceptre, cela est égal. Il faut remplir avec constance sa destinée et ses devoirs. Ne cachez point à votre ami qu'il seravictime des siens; mais dites-lui en même-tems, que ce sacrifice a des charmes; et s'il veut en être payé, qu'il se pénétre, qu'il s'enivre de l'enthousiasme du bien public, qu'il s'abandonne sans réserve à ce sentiment courageux, et qu'il attende de sa vertu le dédommagement et le prix de ses peines. Et où est-il donc ce prix, demanda le jeune homme? Il est, dit le vieillard, il est dans le sentiment pur et intime de la bonté, dans le plaisir de s'éprouver humain, sensible, généreux, digne enfin de l'amour des hommes et des regards de l'éternel. Croyez-vous qu'un bon roi calcule le matin le salaire de sa journée? éveille-toi, se dit-il à lui-même, et que ton réveil soit celui de la justice et de la bienfaisance. Laisse les petits intérêts de ton repos et de tavie: ce n'est pas pour toi que tu vis. Ton ame est celle d'un grand peuple; ta volonté n'est que le voeu public; ta loi l'exprime et le consacre. Regne avec elle, et souviens-toi que ton affaire est le bonheur du monde... vous êtes ému, mon cher Tibére; et je sens votre main qui tremble dans la mienne. Ah! Soyez sûr que la vertu, même dans les afflictions, a des jouissances célestes. Elle n'assure point de bonheur sans mêlange; mais en est-il de tel au monde? Est-ce à l'homme inutile, au méchant, au lâche qu'il est réservé! Un bon prince donne des larmes aux maux qu'il ne peut soulager; mais ces larmes, les croyez-vous améres, comme celles de l'envie, de la honte, ou du remors? Ce sont leslarmes de Titus, qui pleure un jour qu'il a perdu: elles sont pures comme leur source. Annoncez donc à votre ami, avec la même autorité que si un dieu parloit par votre bouche, annoncez-lui que s'il est vertueux, dans quelque état pénible où le sort le réduise, il ne lui arrivera jamais de regarder d'un oeil d' envie le plus fortuné des méchans. Mais cette confiance, l'appui de la vertu, ne s'établit pas d'elle-même: il faut y disposer l'ame d'un jeune prince; et demain nous verrons ensemble les moyens de l'y préparer. Il fait ce qu'il veut de mon ame, dit Tibére à Justinien: il l' éleve, l'abat, la releve à son gré. Il déchire la mienne, dit l'empereur; et ces mots échappés avec un soupir, furent suivis d'un long silence. Sa cour essaya, mais envain de le tirer de sa tristesse; il fut importuné des soins qu'on prenoit pour la dissiper; et le lendemain ayant annoncé qu'il vouloit se promener seul, il s'enfonça dansla forêt voisine. Tibére l'y attendoit; ils partirent ensemble, et vinrent trouver le héros. Le jeune homme ne manqua point de lui rappeller sa promesse; et Bélisaire reprit ainsi.

CHAPITRE 9

On demande s'il est possible d'aimer la vertu pour elle-même. C'est peut-être le sublime instinct de quelques ames privilégiées; mais toutes les fois que l'amour de la vertu est réfléchi, il est intéressé. Ne croyez pas que cet aveu soit humiliant pour la nature: vous allez voir que l'intérêt de la vertu s'épure et s'ennoblit comme celui de l'amitié: l'un servira d'exemple à l'autre. D'abord l'amitié n'est produite que par des vues de convenance, d'agrément et d'utilité. Insensiblement l'effet se dégage de la cause; les motifs s'évanouissent, le sentiment reste; on y trouve un charme inconnu; on y attache par habitude la douceur de son existence: dès-lors les peines ont beau prendre la place des plaisirs que l'on attendoit; onsacrifie à l'amitié tous les biens qu'on espéroit d'elle; et ce sentiment, conçu dans la joie, se nourrit et s'accroît au milieu des douleurs. Il en est de même de la vertu. Pour attirer les coeurs il faut qu'elle présente l'attrait de l' agrément ou de l'utilité: car avant de l'aimer, on s'aime; et avant d'en avoir joui, on cherche en elle un autre bien. Quand Regulus, dans sa jeunesse, la vit pour la premiere fois, elle étoit triomphante et couronnée de gloire: il se passionna pour elle; et vous savez s'il l'abandonna, lorsqu'elle lui montra des fers, des tortures et des buchers. Commencez donc par étudier ce qui flatte le plus les voeux d'un jeune prince. Ce sera vraisemblablement d'être libre, puissant et riche, obéi de son peuple, estimé de son siécle et honoré dans l'avenir; hé bien, répondez-lui que c'est de la vertu que dépendent ces avantages; et vous ne le tromperez pas. Un secret que l'on cache aux monarques superbes, et qu'un bon prince est digne de savoir, c'est qu'il n'y a d'absolu que le pouvoir des loix, et que celui qui veut régner arbitrairement est esclave. La loi est l'accord de toutes les volontés réunies en une seule: sa puissance est donc le concours de toutes les forces de l'état. Au lieu que la volonté d'un seul, dès qu'elle est injuste, a contre elle ces mêmes forces, qu'il faut diviser, enchaîner, détruire, ou combattre. Alors les tyrans ont recours, tantôt à des fourbes qui en imposent aux peuples, les étonnent, les épouvantent, et leur ordonnent de fléchir; tantôt à de vils satellites, qui vendent le sang de la patrie, et qui vont le glaiveà la main, tranchant les têtes qui s'élevent au-dessus du joug et osent réclamer les droits de la nature. De-là ces guerres domestiques, où le frere dit à son frere: meurs, ou obéis au tyran qui me paie pour t'égorger. Fier de regner par la force des armes, ou par les effrayans prestiges de la superstition, le tyran s'applaudit; mais qu'il tremble, s'il cesse un moment de flatter l'orgueil, ou d'autoriser la licence de ses partisans dangereux. En le servant, ils le menacent; et pour prix de l'obéissance, ils exigent l'impunité. Ainsi pour être l'oppresseur d'une partie de sa nation, il se rend l'esclave de l'autre, bas et lâche avec ses complices, autant qu'il est superbe et dur pour le reste de ses sujets. Qu'il se garde bien de gêner, ou de tromper dans leur attente les passions qui le secondent: il sçait combien elles sont atroces, puisqu'elles ont pour lui rompu tous les liens de la nature et de l'humanité. Les tigres que l'homme éleve pourla chasse, dévorent leur maître, s'il oublie de leur donner part à la proie. Tel est le pacte des tyrans. à mesure donc que l'autorité penche vers la tyrannie, elle s'affoiblit et se rend dépendante de ses suppots. Elle doit s'en appercevoir aux déférences, aux égards, à la tolérance servile dont il faut qu'elle use envers eux, à la partialité de ses loix, à la mollesse de sa police, aux priviléges insensés qu'elle accorde à ses partisans, à tout ce qu'elle est obligée de céder, de dissimuler, de souffrir, de peur qu'ils ne l'abandonnent. Mais que l'autorité soit conforme aux loix, c'est aux loix seules qu'elle est soumise. Elle est fondée sur la volonté et sur la force de tout un peuple. Elle n'a plus pour ennemis que les méchans, les ennemis communs. Quiconque est intéressé au maintien de l'ordre et du repos public, est le défenseur né de la puissance qui les protége; et chaque citoyen,dans l'ennemi du prince, voit son ennemi personnel. Dès-lors il n'y a plus au-dedans deux intérêts qui se combattent; et le souverain, ligué avec son peuple, est riche et fort de toutes les richesses et de toutes les forces de l'état. C'est alors qu'il est libre, et qu'il peut être juste, sans avoir de rivaux à craindre, ni de partis à ménager. Sa puissance affermie au dedans, en est d'autant plus imposante et plus respectable au-dehors; et comme l'ambition, l' orgueil, ni le caprice ne lui mettent jamais les armes à la main, ses forces qu'il ménage, ont toute leur vigueur, quand il s'agit de protéger son peuple contre l'oppresseur domestique ou l'usurpateur étranger. ô mon ami! Si la justice est la base du pouvoir suprême, la reconnoissance en est l'ame et le ressort le plus actif. L'esclave combat à régner pour sa prison et pour sa chaîne; le citoyen libre et content, qui aime son prince et qui en est aimé, défend le sceptrecomme son appui, le trône comme son asyle; et en marchant pour la patrie, il y voit partout ses foyers. Ah! Vos leçons, lui dit Tibére, se gravent dans mon coeur avec des traits de flamme. Que ne suis-je digne moi-même d'en pénétrer l'ame des rois! Vous voyez donc bien, reprit Bélisaire, que leur grandeur, que leur puissance est fondée sur la justice, que la bonté y ajoute encore, et que le plus absolu des monarques est celui qui est le plus aimé. Je vois, dit le jeune homme, que la saine politique n'est que la saine raison, et que l'art de regner consiste à suivre les mouvemens d'un esprit juste et d'un bon coeur. C'est ce qu'il y a de plus simple, dit Bélisaire; de plus facile et de plus sûr. Un bon paysan d'Illyrie, Justin a fait chérir son regne. étoit-ce un politique habile? Non; mais le ciel l'avoit doué d'un sens droit et d'une belle ame. Si j'étois roi, ce seroit lui que je tâcherois d'imiter. Uneprudence oblique et tortueuse a pour elle quelques succès; mais elle ne va qu'à travers les écueils et les précipices; et un souverain qui s'oublieroit lui-même, pour ne s'occuper que du bonheur du monde, s'exposeroit mille fois moins que le plus inquiet, le plus soupçonneux, et le plus adroit des tyrans. Mais on l'intimide, on l'effraie, on lui fait regarder son peuple comme un ennemi qu'il doit craindre; et cette crainte réalise le danger qu'on lui fait prévoir: car elle produit la défiance, que suit de près l'inimitié. Vous avez vu que dans un souverain les besoins de l'homme isolé se réduisent à peu de chose; qu'il peut jouir à peu de frais de tous les vrais biens de la vie; que le cercle lui en est prescrit, et qu'au-delà ce n'est que vanité, fantaisie et illusion. Mais tandis que la nature lui fait une loi d'être modéré, tout ce qui l'environne le presse d'être avide. D'intelligence avec son peuple, il n'auroit pas d'autre intérêt, d'autreparti que celui de l'état; on séme entr' eux la défiance; on persuade au prince de se tenir en garde contre une multitude indocile, remuante et séditieuse; on lui fait croire qu'il doit avoir des forces à lui opposer. Il s'arme donc contre son peuple; à la tête de son parti marchent l'ambition et la cupidité; et c'est pour assouvir cette hydre insatiable qu'il croit devoir se réserver des moyens qui ne soient qu'à lui. Telle est la cause de ce partage que nous avons vu dans l'empire, entre les provinces du peuple et les provinces de César, entre le bien public et le bien du monarque. Or dès qu'un souverain se frappe de l'idée de propriété, et qu'il y attache la sûreté de sa couronne et de sa vie, il est naturel qu'il devienne avare de ce qu'il appelle son bien, qu'il croie s'enrichir aux dépens de ses peuples, et gagner ce qu'il leur ravit; qu'il trouve même à les affoiblir l'avantage de les réduire; et de-là les ruses et les surprises qu'il emploieà les dépouiller; de-là leurs plaintes et leurs murmures; de-là cette guerre intestine et sourde qui, comme un feu caché, couve au sein de l'état, et se déclare çà et là par des éruptions soudaines. Le prince alors sent le besoin des secours qu'il s'est ménagés: il croit avoir été prudent: il ne voit pas qu'en étant juste, il se seroit mis au-dessus de ces précautions timides, et que les passions serviles et cruelles qu'il soudoie et tient à ses gages, lui seroient inutiles s'il avoit des vertus. C'est-là, Tibére, ce qu'un jeune prince doit entendre de votre bouche. Une fois bien persuadé que l'état et lui ne font qu' un, que cette unité fait sa force, qu'elle est la base de sa grandeur, de son repos et de sa gloire, il regardera la propriété comme un titre indigne de la couronne; et ne comptant pour ses vrais biens que ceux qu'il assure à son peuple, il sera justepar intérêt, modéré par ambition, et bienfaisant par amour de soi-même. Voilà dans quel sens, mes amis, la vérité est la mere de la vertu. Il faut du courage sans doute pour débuter par elle avec les souverains; et quand de lâches complaisans leur ont persuadé qu'ils regnent pour eux-mêmes, que leur indépendance consiste à vouloir tout ce qui leur plaît, que leurs caprices sont des loix sous lesquelles tout doit fléchir, un ami sincére et courageux est mal reçu d'abord à détruire ce faux systême. Mais si une fois on l'écoute, on n'écoutera plus que lui: la premiere vérité reçue, toutes les autres n'ont qu'à venir en foule, elles auront un libre accès; et le prince, loin de les fuir, ira lui-même au devant d'elles. La vérité lui aura fait aimer la vertu; la vertu, à son tour, lui rendra la véritéchere. Car le penchant au bien que l'on ne connoît pas, n'est qu'un instinct confus et vague; et désirer d'être utile au monde, c'est désirer d'être éclairé. Or la vérité que doit chercher un prince, est la connoissance des rapports qui intéressent l'humanité. Pour lui le vrai, c'est le juste et l'utile; c'est dans la société, le cercle des besoins, la chaîne des devoirs, l'accord des intérêts, l'échange des secours, et le partage le plus équitable du bien public entre ceux qui l'opérent. Voilà ce qui doit l'occuper et l'occuper toute sa vie. S'étudier soi-même, étudier les hommes, tâcher de démêler en eux le fond du naturel, le pli de l'habitude, la trempe du caractére, l'influence de l'opinion, le fort et le foible de l'esprit et de l'ame; s'instruire, non pas avec une curiosité frivoleet passagére, mais avec une volonté fixe et imposante pour les flatteurs, des moeurs, des facultés, des moyens de ses peuples, et de la conduite de ceux qu'il charge de le gouverner; pour être mieux instruit, donner de toutes parts un libre accès à la lumiére; en détestant une délation sourde, encourager, protéger ceux qui lui dénoncent hautement les abus commis en son nom: voilà ce que j' appelle aimer la vérité; et c'est ainsi que l'aimera, dit-il, s'adressant à Tibére, un prince bien persuadé qu'il ne peut être grand qu' autant qu'il sera juste. Vous lui aurez appris à se rendre indépendant et libre au milieu de la cour; c'est à présent de sa liberté même qu'il doit savoir se défier; c'est avec elle que je vous mets aux prises, et c'est encore ici que votre zèle a besoin d'être courageux. Il le sera, dit le jeune homme, et vous n'avez qu'à l'éclairer. à ces mots ils se séparerent. C'est une chose étrange, dit l'empereur,que par-tout et dans tous les tems, les amis du peuple aient été haïs de ceux qui, par état, sont les peres du peuple. Le seul crime de ce héros est d'avoir été populaire: c'est par-là qu'il a donné prise aux calomnies de ma cour, et peut-être à ma jalousie. Hélas! On me le faisoit craindre! J'aurois mieux fait de l'imiter.

CHAPITRE 10

Le lendemain, à la même heure, Bélisaire les attendoit sur le chemin, au pied d'un chêne antique, où la veille ils s'étoient assis; et il se disoit à lui-même: je suis bien heureux dans mon malheur, d'avoir trouvé des hommes vertueux, qui daignent venir me distraire, et s'occuper avec moi des grands objets de l'humanité! Que ces intérêts sont puissans sur une ame! Ils me font oublier mes maux. La seule idée de pouvoir influer sur le destin des nations, me fait exister hors de moi, m'éleve au-dessus de moi-même; et je conçois comment la bienfaisance, exercée sur tout un peuple, rapproche l'homme de la divinité. Justinien et Tibére qui s'avançoient, entendirent ces derniers mots. Vous faites l'éloge de la bienfaisance, dit l'empereur; et en effet, de toutes les vertus,il n'en est point qui ait plus de charmes. Heureux qui peut en liberté se livrer à ce doux penchant! Encore, hélas! Faut-il le modérer, dit le héros; et s'il n'est éclairé, s'il n'est réglé par la justice, il dégénére insensiblement en un vice tout opposé. écoutez-moi, jeune homme, ajouta-t-il, en adressant la parole à Tibére. Dans un souverain, le plus doux exercice du pouvoir suprême, c'est de dispenser à son gré les distinctions et les graces. Le penchant qui l'y porte a d'autant plus d'attraits, qu'il ressemble à la bienfaisance; et le meilleur prince y seroit trompé, s'il ne se tenoit en garde contre la séduction. Il ne voit que ce qui l'approche; et tout ce qui l'approche, lui répéte sans cesse, que sa grandeur réside dans sa cour, que sa majesté tire tout son éclat du faste qui l'environne, et qu'il ne jouit de ses droits et du plus beau de ses priviléges, que par les graces qu'il répand et qu'on appelle ses bienfaits...ses bienfaits, juste ciel! La substance du peuple! La dépouille de l'indigent! ... voilà ce qu'on lui dissimule. L' adulation, la complaisance, l'illusion l'environnent; l'assiduité, l'habitude le gagnent comme à son insçu; il ne voit point les larmes, il n'entend point les cris du pauvre qui gémit de sa magnificence; il voit la joie, il entend les voeux du courtisan qui la bénit; il s'accoutume à croire qu'elle est une vertu; et sans remonter à la source des richesses dont il est prodigue, il les répand comme son bien. Ah! S'il savoit ce qu'il lui en coûte, et combien de malheureux il fait, pour un petit nombre d'ingrats! Il le saura, mon cher Tibére, s'il a jamais un véritable ami: il apprendra que sa bienfaisance consiste moins à répandre qu'à ménager; que tout ce qu'il donne à la faveur, il le dérobe au mérite; et qu'elle est la source des plus grands maux dont un état soit affligé. Vous voyez la faveur d'un oeil un peusévére, dit le jeune homme. Je la vois telle qu'elle est, dit le vieillard, comme une prédilection personnelle, qui dans le choix et l'emploi des hommes, renverse l'ordre de la justice, de la nature et du bons sens. Et en effet, la justice attribue les honneurs à la vertu, les récompenses aux services; la nature destine les grandes places aux grands talens; et le bons sens veut qu'on fasse des hommes le meilleur usage possible. La faveur accorde au vice aimable ce qui appartient à la vertu, elle préfére la complaisance au zéle, l'adulation à la vérité, la bassesse à l'élévation d'ame; et comme si le don de plaire étoit l'équivalent ou le gage de tous les dons, celui qui le possede peut aspirer à tout. Ainsi, la faveur est toujours le présage d'un mauvais regne; et le prince qui livre à ses favoris le soin de sa gloire et le sort de ses peuples, fait croire de deux choses l'une, ou qu'il fait peu de cas de ce qu'il leur confie, ou qu'il attribue à son choixla vertu de transformer les ames, et de faire un sage, ou un héros, d'un vieil esclave, ou d'un jeune étourdi. Ce seroit une prétention insensée, dit Tibére; mais il y a dans l'état mille emplois que tout le monde peut remplir. Il n'y en a pas un, dit Bélisaire, qui ne demande, sinon l'homme habile, du moins l'honnête homme; et la faveur recherche aussi peu l'un que l'autre. C'est peu même de les négliger, elle les rebute, et par-là, elle détruit jusques aux germes des talens et des vertus. L'émulation leur donne la vie, la faveur leur donne la mort. Un état où elle domine, ressemble à ces campagnes désolées, où quelques plantes utiles, qui naissent d'elles-mêmes, sont étouffées par les ronces; et je n'en dis pas assez: car, ici ce sont les ronces que l'on cultive, et les plantes salutaires qu'on arrache et qu'on foule aux pieds. Vous supposez, insista Tibére, quela faveur n'est jamais éclairée et ne fait jamais de bons choix. Très-rarement, dit Bélisaire; et en tirant au sort les hommes qu'on éleve, on se tromperoit beaucoup moins. La faveur ne s'attache qu'à celui qui la brigue; et le mérite dédaigne de la briguer. Elle est donc sûre d'oublier l'homme utile qui la néglige, et de préférer constamment l'ambitieux qui la poursuit. Et quel accès le sage ou le héros peut-il avoir auprès d'elle? Est-il capable des souplesses qu'elle exige de ses esclaves? Son ame ferme se pliera-t-elle aux manéges de la cour? Si sa naissance le place auprès du prince et dans le cercle de ses favoris, quel rôle y jouera sa franchise, sa droiture, sa probité? Est-ce lui qui trompe et qui flatte le mieux? Qui étudie avec le plus de soin les foiblesses et les goûts du maître? Qui fait feindre et dissimuler avec le plus d'adresse? Taire et déguiser ce qui offense, et ne dire que ce qui plaît? Il y a milleà parier contre un, qu'un favori n'est pas digne de l'être. Le favori d'un prince éclairé, juste et sage, dit l'empereur, est toujours un homme de bien. Un prince éclairé, juste et sage, dit Bélisaire, n'a point de favori. Il est digne d'avoir des amis, et il en a; mais sa faveur ne fait rien pour eux. Ils rougiroient de rien obtenir d'elle. Trajan avoit dans Longin un digne ami, s'il en fut jamais. Cet ami fut pris par les daces; et leur roi fit dire à l'empereur, que s'il refusoit de souscrire à la paix qu'il lui proposoit; il feroit mourir son captif. Sçavez-vous quelle fut la réponse de Trajan? Il fit à Longin l'honneur de prononcer pour lui, comme Regulus avoit prononcé pour lui-même. Voilà de mes hommes, et c'est d'un tel prince qu'il est glorieux d'être l' ami. Aussi, le brave Longin s'empoisonna-t-il bien vîte, pour ne laisser aucun retour à la pitié de l'empereur.Vous m'accablez lui dit Tibére. Oui, je sens que le bien public, dès qu'il est compromis, ne permet rien aux affections d'un prince; mais il peut avoir quelquefois des prédictions personnelles, qui n'intéressent que lui seul. Il n'en peut témoigner aucune, dit Bélisaire, qui n'intéresse l'état. Rien de lui n'est sans conséquence; et il doit sçavoir distribuer jusques aux graces de son accueil. On se persuade que la faveur n'est qu'un petit mal dans les petites choses; mais la liberté de répandre des graces a tant d'attraits, et l'habitude en est si douce, qu'on ne se retient plus après s'y être livré. Le cercle de la faveur s'étend, l'espoir d'y pénétrer donne lieu à l'intrigue; et la digue une fois rompue, le moyen que l'ame d'un prince résiste au choc des passions et des intérêts de sa cour? Cette digue, mon cher Tibére, qu'il ne faut jamais que l'intrigue perce, c'est la volonté du bien. Un prince, qui dans le choix des hommesn'a pour régle que l'équité, ne laisse d'espoir qu'au mérite. Les vertus, les talens, les services sont les seuls titres qu'il admette; et quiconque aspire aux honneurs, est obligé de s'en rendre digne. Alors l'intrigue découragée, fait place à l'émulation; et la perspective effrayante d'une disgrace sans retour interdit aux ambitieux les manéges et les surprises. Mais sous un prince qui se décide par des affections personnelles, chacun a droit de prétendre à tout. C'est à qui saura le mieux s'insinuer dans ses bonnes graces, gagner les esclaves de ses esclaves, et de proche en proche s'élever en rampant. L'homme adroit et souple s'avance; l'homme fier de sa vertu, s'éloigne et demeure oublié. Si quelque service important le fait remarquer dans la foule, si le besoin qu'on a de lui le fait employer dignement, tous les partis, dont aucun n'est le sien, se réunissent pour le détruire; et il est réduit au choix de s'avillir, en opposantl'intrigue à l'intrigue, ou de se livrer sans défense à la rage des envieux. Dès qu'une cour est intrigante, c'est le cahos des passions, et je défie la sagesse même d'y démêler la vérité. L'utilité publique n'est plus rien; la personnalité décide et du blâme et de la louange; et le prince que le mensonge obséde, fatigué du doute et de la défiance, ne sort le plus souvent de l'irrésolution, que pour tomber dans l'erreur. Que n'en croit-il les faits, reprit Tibére? Ils parlent hautement. Les faits, dit le vieillard, les faits mêmes s'altérent; et ils changent de face en changeant de témoins. D'après l'événement on juge l'entreprise; mais combien de fois l'événement a couronné l'imprudence, et confondu l'habileté? On est quelquefois plus heureux que sage, quelquefois plus sage qu'heureux; et dans l'une et dans l'autre fortune, il est très-mal aisé d'apprécier les hommes, sur-tout pour un prince livré aux opinions de sa cour.Justinien dans sa vieillesse en est la preuve, dit l'empereur: il a été cruellement trompé! Et qui sçait mieux que moi, dit Bélisaire, combien ses faux-amis ont abusé de sa faveur, et tout ce que l'intrigue a fait pour le surprendre! Ce fut par elle que Narsès fut envoyé en Italie, pour traverser le cours de mes prospérités. L'empereur ne prétendoit pas m'opposer un rival dans l'intendant de ses finances; mais Narsès avoit un parti à la cour; il s'en fit un dans mon armée; la division s'y mit, et on perdit Milan, le boulevard de l'Italie. Narsès fut rappellé; mais il n'étoit plus temps: Milan étoit pris, tout son peuple égorgé, et la Ligurie enlevée à nos armes. Je suis bien aise que Narsès ait trouvé grace auprès de l'empereur: nous devons au relâchement de la discipline d'avoir sauvé la vie à ce grand homme. Maisdu temps de la république, Narsès eût payé de sa tête le crime d'avoir détaché de moi une partie de mon armée, et de m'avoir désobéi. Je fus rappellé à mon tour; et pour commander à ma place, une intrigue nouvelle fit nommer onze chefs, tous envieux l'un de l'autre, qui s'entendirent mal et qui furent battus. Il nous en coûta l'Italie entiere. On m'y renvoie, mais sans armée. Je cours la Thrace et l'Illyrie pour y lever des soldats. J'en ramasse à peine un petit nombre, qui n'étoient pas même vêtus. J'arrive en Italie avec ces malheureux, sans chevaux, sans armes, sans vivres. Que pouvois-je dans cet état? J'eus bien de la peine à sauver Rome. Cependant, mes ennemis étoient triomphans à la cour, et ils se disoient l'un à l'autre: tout va bien, il est aux abois, et nous l'allons voir succomber. Ils nevoyoient que moi dans la cause publique; et pourvu que sa ruine entraînât la mienne, ils étoient contens! Je demandois des forces, je reçus mon rappel; et pour me succéder, on fit partir Narsès, à la tête d'une puissante armée. Narsès justifia sans doute le choix qu'on avoit fait de lui; et ce fut peut-être un bonheur qu'il eut été mis à ma place; mais pour me nuire, il avoit fallu nuire au succès de mes armes: on achetoit ma perte aux dépens de l'état. Voilà ce que l' intrigue a de vraiment funeste. Pour élever ou détruire un homme, elle sacrifie une armée, un empire s'il est besoin. Ah! S'écria Justinien, vous m'éclairez sur tout ce qu'on a fait pour obscurcir votre gloire. Quelle foiblesse dans l'empereur d'en avoir cru vos ennemis! Mon voisin, lui dit Bélisaire, vous ne sçavez pas combien l'art de nuire est rafiné à la cour; combien l'intrigue est assidue, active, adroite, insinuante. Elle se garde bien de heurter l'opinion duprince ou sa volonté, elle l'ébranle peu-à-peu, comme une eau qui filtre à travers sa digue, la ruine insensiblement, et finit par la renverser. Elle a d'autant plus d'avantage, que l'honnête homme qu'elle attaque est sans défiance et sans précaution; qu'il n'a pour lui que les faits qu'on déguise, et que la renommée, dont la voix se perd aux barriéres du palais. Là c'est l'envie qui prend la parole; et malheur à l'homme absent qu'elle a résolu de noircir. Il n'est pas possible que dans le cours de ses succès, il n'éprouve quelques revers; on ne manque pas de lui en faire un crime; et lors même qu'il fait le mieux, on lui reproche de n' avoir pas mieux fait: un autre auroit été plus loin, il a perdu ses avantages. D'un côté le mal se grossit, de l'autre le bien se déprime; et tout compensé, l'homme le plus utile devient un homme dangereux. Mais un plus grand mal que sa chûte, c'est l'élévation de celui que l' intrigue met à saplace, et qui communément ne la mérite pas; c'est l'impression que fait sur les esprits l'exemple d'un malheur injuste et d' une indigne prospérité. De-là le relâchement du zéle, l'oubli du devoir, le courage de la honte, l'audace du crime, et tous les excès de la licence qu'autorise l'impunité. Tel est le regne de la faveur. Jugez combien elle doit hâter la décadence d'un empire. Sans doute, hélas, c' est dans un prince une foiblesse malheureuse, dit l'empereur; mais elle est peut-être excusable dans un vieillard, rebuté de voir que depuis trente ans il lutte envain contre la destinée, et que malgré tous ses efforts le vaisseau de l'état, brisé par les tempêtes, est sur le point d' être englouti. Car enfin ne nous flattons pas: la grandeur même et la durée de cet empire sont les causes de sa ruine. Il subit la loi qu'avant lui le vaste empire de Belus, celui de Cyrus ont subie. Comme eux il a fleuri; il doit passer comme eux.Je n'ai pas foi, dit Bélisaire, à la fatalité de ces révolutions. C'est réduire en systême le découragement où je gémis de voir que nous sommes tombés. Tout périt, les états eux-mêmes, je le sais; mais je ne crois point que la nature leur ait tracé le cercle de leur existence. Il est un âge où l'homme est obligé de renoncer à la vie, et de se résoudre à finir; il n'est aucun tems où il soit permis de renoncer au salut d'un empire. Un corps politique est sujet sans doute à des convulsions qui l'ébranlent, à des langueurs qui le consument, à des accès qui, du transport, le font tomber dans l' accablement: le travail use ses ressorts, le repos les relâche, la contention les brise; mais aucun de ces accidens n'est mortel. On a vu les nations se relever des plus terribles chûtes, revenir de l'état le plus désespéré, et, après les crises les plus violentes, se rétablir avec plus de force et plus de vigueur que jamais. Leur décadence n'est donc pas marquée,comme l'est pour nous le déclin des ans; leur vieillesse est une chimére; et l'espérance qui soutient le courage, peut s'etendre aussi loin qu'on veut. Cet empire est foible, ou plutôt languissant; mais le remede, ainsi que le mal, est dans la nature des choses, et nous n'avons qu'à l'y chercher. Hé bien, dit l'empereur, daignez faire avec nous cette recherche consolante; et avant d'aller au remede, remontons aux sources du mal. Je le veux bien, dit Bélisaire; et ce sera plus d' une fois le sujet de nos entretiens.

CHAPITRE 11

Justinien plus impatient que jamais de revoir Bélisaire, vint le presser le jour suivant, de déchirer le voile qui depuis si long-tems lui cachoit les maux de l'empire. Bélisaire ne remonta qu'à l'époque de Constantin. Quel dommage, dit-il, qu'avec tant de résolution, de courage et d'activité, ce génie vaste et puissant se soit trompé dans ses vues, et qu'il ait employé à ruiner l'empire plus d'efforts qu'il n'en eût fallu pour en rétablir la splendeur! Sa nouvelle constitution est un chef-d' oeuvre d'intelligence: la milice prétorienne abolie, les enfans des pauvres adoptés par l'état, l'autorité du préfet divisée etréduite, les vétérans établis possesseurs et gardiens des frontiéres, tout cela étoit sage et grand. Que ne s'en tenoit-il à des moyens si simples? Il ne vit pas, ou ne voulut pas voir que transporter le siége de l'empire, c'étoit en ébranler, et au physique et au moral, les plus solides fondemens. Il eut beau vouloir que sa ville fût une seconde Rome; il eut beau dépouiller l'ancienne de ses plus riches ornemens, pour en décorer la nouvelle; ce n'étoit-là qu'un jeu de théâtre, qu'un spectacle fragile et vain. Vous m'étonnez, interrompit Tibére, et la capitale du monde me sembloit bien plus dignement, bien plus avantageusement placée sur le Bosphore, au milieu de deux mers, et entre l'Europe et l'Asie, qu'au fond de l'Italie,au bord de ce ruisseau qui soutient à peine une barque. Constantin a pensé comme vous, dit Bélisaire, et il s'est trompé. Un état obligé de répandre ses forces au dehors, doit être au dedans facile à gouverner, à contenir et à défendre. Tel est l'avantage de l'Italie. La nature elle-même sembloit en avoir fait le siége des maîtres du monde. Les monts et les mers qui l'entourent, la garantissent à peu de frais des insultes de ses voisins; et Rome, pour sa sûreté, n'avoit à garder que les Alpes. Si un ennemi puissant et hardi franchissoit ces barriéres, l'Apennin servoit de refuge aux romains, et de rempart à la moitié de l'Italie: ce fut là que Camille défit les gaulois; et c'est dans ce même lieu que Narsès a remporté sur Totila une si belle victoire. Ici nous n'avons plus de centre fixe et immuable. Le ressort du gouvernement est exposé au choc de tous les revers.Demandez aux scythes, aux sarmates, aux esclavons, si l'Hébre, le Danube, le Tanaïs, sont des barriéres qui leur imposent. Bisance est contre eux notre unique refuge; et la foiblesse de ses murs n'est pas ce qui m'afflige le plus. à Rome, les loix qui regnoient au dedans pouvoient étendre de proche en proche leur vigilance et leur action, du centre de l'état jusqu'aux extrémités: l'Italie étoit sous leurs yeux et sous leurs mains modératrices: elles y formoient les moeurs publiques, et les moeurs, à leur tour, leur donnoient de fidéles dispensateurs. Ici nous avons les mêmes loix; mais comme tout est transplanté, rien n'est d'accord, rien n'est ensemble. L'esprit national n'a point de caractere; la patrie n'a pas même un nom. L'Italie produisoit des hommes qui respiroient en naissant l'amour de la patrie, et qui croissoient dans le champ de mars. Ici quel est le berceau, quelle est l'école des guerriers? Les dalmates, les illyriens,les thraces sont aussi étrangers pour nous que les numides et les maures. Nul intérêt commun qui les lie, nul esprit d'état et de corps qui les anime et les fasse agir. souvenez-vous que vous êtes romains, disoit, à ses soldats, un capitaine de l'ancienne Rome; et cette harangue les rendoit infatigables dans les travaux, et intrépides dans les combats. à présent que dirons-nous à nos troupes pour les encourager? souvenez-vous que vous êtes arméniens, numides, ou dalmates? l'état n'est plus un corps, c'est le principe de sa foiblesse; et l'on n'a pas vu qu'il falloit des siécles pour y rétablir cette unité qu'on appelle patrie, et qui est l'ouvrage insensible et lent de l'habitude et de l'opinion. Constantin a décoré sa ville des statues des héros de Rome: vain stratagême, hélas! Ces images sacrées étoient vivantes au Capitole; mais le génie qui les animoit n'est pas monté sur nos vaisseaux: ils n'ont transporté que des marbres. LesPaul émiles, les Scipions, les Catons sont muets pour nous: Bisance leur est étrangere. Mais dans Rome ils parloient au peuple, et ils en étoient entendus. Je ne vois pas, dit Justinien, qu'à Rome l' empire ait été plus tranquille, ni plus heureux depuis long-tems. Le peuple y étoit avili, et le sénat plus avili encore. Un empire est foible et malheureux partout, dit Bélisaire, quand il est en de mauvaises mains. Mais à Rome il ne falloit qu'un bon regne pour changer la face des choses. Voyez de quel abaissement l'état sortit sous Adrien; et à quel point de gloire et de majesté il arriva sous Marc-Auréle. La vertu romaine s'éclipsoit sans s'éteindre; le prince digne de la ranimer en retrouvoit le germe dans les coeurs. Ce germe a péri dans Bisance: il faut le semer de nouveau; et ce doit être le grand ouvrage d'un regne juste et modéré. Sans ce prodige tout est perdu. Les succèsmêmes de nos armes sont ruineux pour l'état. L'empire a sur les bras cent ennemis qui n'en ont qu'un. On croit les détruire; ils renaissent, ils se succédent l'un à l'autre, et par des diversions rapides ils se donnent mutuellement le tems de se relever. Cependant leur ennemi commun s' affoiblit en se divisant: ses courses le ruinent, ses travaux le consument, ses victoires mêmes sont pour lui des plaies qui n'ont pas le tems de se fermer; et après des efforts inouis pour affermir sa puissance, un seul jour ébranle et renverse vingt ans des plus heureux travaux. Combien de fois, sous ce regne, nos drapeaux n'ont-ils pas volé du Tibre à l'Euphrate, de l'Euphrate au Danube? Et tous les efforts de nos armes, sous Mundus, Germain, Salomon, Narsès, et moi, si j'ose me nommer, tout cela s'est réduit à subir la loi de la paix. Il le faut bien, dit l'empereur, puisque la guerre nous accable.Le moyen d'éviter la guerre, dit le vieillard, ce n'est pas d'acheter la paix. Les barbares du nord ne cherchent qu'une proie, et plus elle se montre foible, plus ils sont sûrs de la ravir. Les perses n'ont rien de plus intéressant que de venir, les armes à la main, piller tous les ans nos provinces d'Asie. On les renvoie avec de l'or! Quel moyen de les éloigner, que de leur présenter l'appas qui les attire! La rançon même de la paix devient l'aliment de la guerre, et nos empereurs, en épuisant leurs peuples, n'ont fait que rendre leurs ennemis plus avides et plus puissans. Vous m'affligez dit Justinien. Quelle barriere voulez-vous donc qu'on leur oppose? De bonnes armées, dit Bélisaire, et sur-tout des peuples heureux. Quand les barbares se répandent dans nos provinces, ils n'y cherchent que le butin. Peu leur importe de laisser après eux la désolation et la haine, pourvu qu'ils laissent la terreur. Il n'en est pasainsi d'un empire qui veut garder ce qu'il posséde: s'il ne fait pas aimer sa domination, il faut qu'il y renonce: l'autorité fondée sur la crainte s' affoiblit et se perd dans l'éloignement; et il est impossible de regner par la force, depuis le Taurus jusqu'aux Alpes, depuis le Caucase jusqu'au pied de l'Atlas. Qu'importe en effet à des malheureux, dont on exprime la sueur, d'avoir pour oppresseurs les romains ou les perses? On défend mal une puissance dont on est accablé soi-même; et si on n'ose s'en affranchir, on s'en laisse au moins délivrer. L'humanité, la bienfaisance, la droiture, la bonne foi, une vigilance attentive au bonheur des peuples que l'on a soumis, voilà ce qui nous les attache. Alors le coeur de l'état est partout, et chaque province est un centre d'activité de force et de vigueur. Je vous parlerai souvent de moi, jeune homme, ajouta-t-il; et vous m'y autorisez en consultant mon expérience.Quand je portai la guerre en Afrique, je commençai par ménager ces contrées comme ma patrie. La discipline établie dans mon armée y attira l'abondance, et j'eus bientôt le plaisir de voir les peuples d' alentour prendre mon camp pour asyle, et se ranger sous mes drapeaux. Le jour que j'entrai dans Carthage à la tête d'une armée victorieuse, on n'entendit pas une plainte: ni le travail ni le repos des citoyens ne fut interrompu: à voir le commerce et l'industrie s'exercer comme de coutume, on croyoit être en pleine paix: aussi ne tenoit-il qu'à moi de regner sur un peuple qui m'appelloit son pere. J'ai vu de même en Italie, les naturels du pays venir en foule se donner à nous, et les goths à Ravenne supplier leur vainqueur de vouloir bien être leur roi. Tel est l'empire de la clémence. Et ne croyez pas que je m'en glorifie: je n'ai fait que suivre les leçons que les barbares me donnoient. Oui, les barbares ont commenous leurs Titus et leurs Marc-Auréles. Théodoric et Totila ont mérité l'amour du monde. ô villes d'Italie, s'écria le vieillard, quelle comparaison vous avez faite de ces barbares avec nous! J'ai vu dans Naples égorger sous mes yeux les femmes, les vieillards, les enfans au berceau. Je courois, j'arrachois des mains de mes soldats ces innocentes victimes; mais j'étois seul, mes cris n'étoient point entendus; et ceux qui auroient dû me seconder, étoient occupés au pillage. Cette même ville a été prise par le généreux Totila. Heureux prince! Il a eu la gloire de la sauver de la fureur des siens. Il s'y est conduit comme un pere tendre au milieu de sa famille. L'humanité n'a rien de plus touchant que les soins qu'il a pris du salut de ce peuple, qui venoit de se rendre à lui. Il a été le même dans Rome, dans cette Rome où nos commandans venoient d'exercer, au milieu des horreurs de la famine, le monopole le plus affreux. Voilà commenos ennemis ont su gagner le coeur des peuples. Leur justice et leur modération nous ont plus nui que leur valeur. Mais en revanche, ce qui les a bien servis, c'est l' avarice, la dureté, la tyrannie de nos chefs. Dès que j'eus quitté l'Italie, ces mêmes goths, dont je venois de refuser la couronne, indignés des vexations de ceux qui m'avoient remplacé, résolurent de secouer le joug: de-là le regne de Totila et nos malheurs en Italie. Après avoir défait les vandales en Afrique, j'avois persuadé aux maures de vivre en paix avec nous. Mais quand je fus parti, nos illustres brigands, nos gens de luxe et de rapine, loin de les traiter en amis, exercerent en liberté sur leurs villes et leurs campagnes les plus horribles violences. Les maures prirent le parti de la vengeance et du désespoir: le sang inonda nos provinces. Ainsi l'oppression excite la révolte, qui rompt tous les noeuds de la paix.Il en est de même au-dedans. Des préfets indolens, des proconsuls avides, tyrans absolus et impitoyables des provinces et des cités: voilà ce que j'ai vu par-tout. Par eux, les charges publiques sont devenues si accablantes, que pour retenir sous le faix les principaux citoyens, il a fallu leur interdire la milice, le sacerdoce, la vente même de leurs biens, et, ce qu'on ne croira jamais, la ressource de l'esclavage. Comment voulez-vous que des peuples si cruellement tourmentés aiment un joug qui les écrase? Peuvent-ils se croire liés ou d'intérêt ou de devoir avec de si durs oppresseurs? Au premier murmure que leur arrachent la misere et le désespoir, on crie à la révolte, à l'infidélité; on fait marcher dans les provinces des armées qui les ravagent. Triste et cruel moyen de réduire les hommes, que celui de les ruiner! Et que faired'un peuple abattu de foiblesse? Il faut qu'il soit docile et fort. Il sera l'un et l'autre, s'il n'est point excédé par tous ces tyrans subalternes, qui, du regne d'un prince équitable et doux, ne font que trop souvent un regne intolérable. C'est de ces dépositaires de l'autorité qu'il dépend de la faire aimer ou haïr. C'est donc sur eux que doit se fixer l'oeil vigilant et sévére du prince. Il n'a pas de plus dangereux ni de plus cruels ennemis; car ils l'exposent à la haine publique; et c'est pour lui le plus grand des maux. Tout ce que leur dicte l'orgueil, la cupidité, le caprice, ils l'appellent sa volonté. à les entendre, ils ne font qu'obéir en exerçant leurs violences; et par eux le prince est à son insçu le fléau des peuples qu'il aime. Mon cher Tibére, ajouta le héros, si un souverain a le bonheur de vous avoir pour ami, dites-lui bien de ne jamais lâcher les rênes de l'autorité; et que tous ceux qui l'exercent sous lui, sentent lefrein de sa justice. Car les excès commis en son nom, calomnient son regne, et font retomber sur lui les larmes du foible opprimé; au lieu que si les peuples savent qu'il les protége et qu'il les venge, ils se plaindront à lui sans se plaindre de lui; et la haine publique attachée aux artisans des malheurs publics, laissera le prince équitable en possession du coeur de ses sujets. Rien de plus beau dans la spéculation, dit Justinien, qu'un prince attentif et présent à tout ce qui se passe dans son empire. Mais le détail en est immense; et s'il faut qu'il écoute les plaintes de ses peuples, qu'il les examine et les juge, il n'y suffira jamais. C'est avec ces phantomes de difficultés qu'on l'effraie, dit Bélisaire; mais ils s'évanouissent, quand on les observe de près; et vous verrez demain que l'art de gouverner est moins compliqué qu'on ne pense. Adieu, mes amis. Vous voyez que de moi-même je m'engage plus loinque je n'aurois voulu. Regner est la folie de la plupart des hommes; et il en est peu qui, dans leurs rêveries, ne s'amusent, comme je fais, à régler le sort des états. C'est le délire du vulgaire, dit Justinien, mais la plus digne méditation du sage. L'empereur se retira frappé de tout ce qu'il venoit d'entendre; et le soir même, à son souper, il ouit dire à ses courtisans que jamais l'empire n'avoit été plus florissant et plus heureux. Sans doute, leur dit-il, l'empire est florissant, et vous nagez dans l'abondance; il est heureux, car vous vivez dans le luxe et l'oisiveté. Ici les peuples ne sont comptés pour rien, et la cour est pour vous l'empire. Ces mots leur firent baisser les yeux. Ils ne douterent pas que la mélancolie où l'empereur étoit plongé, ne fût la suite des entretiens qu'il avoit eus avec Tibére. Tibére, disoient-ils, est un jeune enthousiaste, qui a la folie de l'humanité. Rien de plus dangereuxici qu'un homme de ce caractére; il faut tâcher de l'éloigner.

CHAPITRE 12

Le lendemain, tandis que cette intrigue occupoit la cour, le bon aveugle et ses deux hôtes avoient repris leurs entretiens. Un prince qui veut regner par lui-même, leur disoit-il, doit savoir tout simplifier. Son premier soin est de bien connoître ce qui est utile à ses peuples, et ce qu'ils attendent de lui. Cela seul, dit Tibére, est une étude immense. Elle est très-simple, dit le héros; car les besoins d'un seul sont les besoins de tous, et chacun de nous sait par lui-même ce qui est utile au genre humain. Par exemple, demanda-t-il au jeune homme, si vous étiez laboureur, qu'attendriez-vous de la bonté du prince?Qu' il m'assurât le fruit de mon travail, dit celui-ci; qu'il m'en laissât jouir, le tribut prélevé, avec mes enfans et ma femme; qu'il protégeât mon héritage contre la fraude et la rapine, et ma famille et moi contre la violence, l'injure et l'oppression. Hé bien, dit Bélisaire, voilà tout; et chaque citoyen, dans son état, n'en demande pas davantage. Et le prince à son tour, poursuivit le héros, qu'exige-t-il de ses sujets?-l' obéissance, le tribut, et des forces pour le maintien de sa puissance et de ses loix.-cela est encore simple et juste, dit Bélisaire. Et les sujets, quels sont leurs devoirs réciproques?-de vivre en paix, de ne pas se nuire, de laisser à chacun le sien, et d'observer dans leur commerce la concorde et la bonne foi. Voilà, mon ami, dit le vieillard, l'abrégé du bonheur du monde; et pour cela, vous voyez bien qu'il ne faut pas des volumes de loix. Il fut un tems où celles de Rome étoient écritessur douze tables; ce tems valoit bien celui-ci. Le juste n'est que la balance de l'utile, et la mesure de ce qui revient à chacun de la somme du bien public. Que la seule équité préside à ce partage, son code ne sera pas long. Ce qui l'embrouille et le grossit, c'est le caprice minutieux d' une volonté arbitraire, qui érige en loix ses fantaisies, dont elle change à tout propos; c'est la crainte pusillanime de ne pas donner à la liberté assez de liens qui l'enchaînent; c'est le jaloux orgueil de dominer, qui ne croit jamais faire assez sentir ses droits; c'est la manie de vouloir régler une infinité de détails, qui se réglent assez et beaucoup mieux d'eux-mêmes. On a fait sous ce regne une ample collection d' édits et de décrets sans nombre; mais c'est l'école des jurisconsultes; ce n'est pas l'école du peuple: or c'est le peuple qu'il s'agit d' instruire de ses devoirs et de ses droits. Chacun doit être son premier juge; chacun doit doncsçavoir ce qui lui est prescrit, défendu, permis par la loi. Il faut pour cela des loix simples, claires, sensibles, en petit nombre, et faciles à appliquer. C'est-là sur-tout ce qui abrégera les détails de l'administration. Car dès que le peuple est instruit de ce qu'il doit et de ce qui lui est dû, il est fier de sa sûreté et content de sa dépendance; il voit ce qui lui revient des sacrifices qu'il a faits; et dans le bien public appercevant le sien, il révére l' autorité qui fait concourir l'un à l'autre. Pourquoi le voit-on si souvent impatient du joug des loix? Parce que la rigueur est toute du côté des loix qui le gênent, et la mollesse et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui doivent le protéger. Or la simplicité d'un code populaire remédieroit encore à cet abus; car les juges voyant le peuple assez instruit pour lesjuger par eux-mêmes, et en état de réclamer contre eux une loi précise et constante, ils n'oseroient plier la régle, ni changer de poids à leur gré. Les plus abusives des loix, sont celles qui donnent prise sur les biens. Car on n'en veut guére à la vie ni à la liberté des peuples; et quand on leur lie les mains, ce n'est que pour les dépouiller. Aussi de mille excès commis par les dépositaires de l'autorité, à peine y en a-t-il un seul qui ne soit pas le crime de l' avarice. C'est donc là que le prince doit porter la lumiére, et commencer par éclairer la perception de l'impôt. Tant que l'impôt sera multiplié, vague et compliqué comme il l'est, la régie, quoi que l'on fasse, en sera trouble et frauduleuse: il faut donc le simplifier. Que la loi qui le réglera soit précise et inaltérable; que le tribut lui-même,ce besoin de l'état, soit égal, aisé, naturel; qu'il soit un, qu'il soit appliqué à des biens réels et solides, réglé par leur valeur, et le même partout, le tribut, par exemple, que l'heureuse Sicile payoit avec joie aux romains, celui dont la douceur fit adorer César dans les provinces de l'Asie. La fraude n'aura plus à se réfugier dans un dédale ténébreux d'édits absurdes et bizarres: l'évidence même du droiten marquera les limites; et en cessant d'être arbitraire, il cessera d'être odieux. Vous savez bien, dit l'empereur, ce qu'on oppose à vos principes? Simplifier l'impôt, ce seroit le réduire. Je l'espére, dit le héros. Et puis, ajouta l'empereur, si le peuple est trop à son aise, il sera, dit-on, paresseux, arrogant, rebelle, intraitable. ô juste ciel, s'écria Bélisaire! Quel moyen de dégoûter le peuple du travail, que de lui en assurer les fruits! Quel moyen de le rendre intraitable et rebelle, que de le rendre plus heureux! On craint qu'il ne soit arrogant! Ah, je sais bien qu'on veut qu'il tremble comme l'esclave sous les verges. Mais devant qui doit-il trembler, s'il est sans crime et sans reproche? Sous quel pouvoir doit-il fléchir, si ce n'est sous celui des loix et du souverain légitime? Quel empire sera jamais plus sûr de son obéissance, que celui qui par les bienfaits, la reconnoissance et l' amour, s'est acquis tousles droits du pouvoir paternel? Croyez-moi, je connois le peuple: il n'est pas tel qu'on vous le peint. Ce qui l' énerve et le rebute, c'est la misére et la souffrance; ce qui l'aigrit et le révolte, c'est le désespoir d'acquérir sans cesse, et de ne posséder jamais. Voilà le vrai, et on le sçait bien; mais on le dissimule: on s'est fait un systême que l'on tâche d'autoriser. Ce systême des grands est, que le genre humain ne vit que pour un petit nombre d'hommes, et que le monde est fait pour eux. C'est un orgueil inconcevable, dit l'empereur, mais il est vrai qu'il existe dans bien des ames. Non, dit Bélisaire, il est joué: il n'a jamais été sincere. Il n'y a pas un homme de bons sens, quelque élevé qu'il soit, qui, se comparant en secret avec le peuple qui le nourrit, qui le défend, qui le protége, ne soit humble au-dedans de lui-même; car il sent bien qu'il est foible, dépendant et nécessiteux. Sa hauteur n'est qu'un personnage qu'il a prispour en imposer; mais le mal est qu'il en impose et parvient à persuader. Fasse le ciel, mon cher Tibére, que votre ami ne donne pas dans cette absurde illusion. Obtenez qu'il jette les yeux sur la société primitive: il la verra divisée en trois classes, et toutes les trois occupées à s' aider réciproquement, l'une à tirer du sein de la terre les choses nécessaires à la vie, l'autre à donner à ces productions la forme et les qualités relatives à leur usage, et la troisieme à la régie et à la défense du bien commun. Il n'y a dans cette institution personne d'oisif, d'inutile: le cercle des secours mutuels est rempli: chacun, selon ses facultés, y contribue assiduement: force, industrie, intelligence, lumiéres, talens et vertus, tout sert, tout paie le tribut; et c'est à cet ordre si simple, si naturel, si régulier, que se réduit l'économie d'un gouvernement équitable. Vous voyez bien qu'il seroit insenséque l'une de ces classes méprisât ses compagnes; qu'elles sont toutes également utiles, également dépendantes; et qu'en supposant même qu'il y eût quelque avantage, il seroit pour le laboureur; car si le premier besoin est de vivre, l'art qui nourrit les hommes est le premier des arts. Mais comme il est facile et sûr, qu'il n'expose point l'homme, et n'exige de lui que les facultés les plus communes; il est bon que des arts utiles, et qui demandent des talens, des vertus, des qualités plus rares, soient aussi plus encouragés. Ainsi les arts de premier besoin ne seront pas les plus considérés, et ils ne prétendent pas l'être. Mais autant il seroit superflu de leur attribuer des préférences vaines, autant il est injuste et inhumain d'y attacher un dur mépris. Que votre ami, mon cher Tibére, se garde bien de ce mépris stupide; qu'il ménage, comme sa nourrice et comme celle de l'état, cette partie de l'humanitési utile et si dédaignée. Il est juste que le peuple travaille pour les classes qui le secondent, et qu'il contribue avec elles au maintien du pouvoir qui fait leur sûreté: c'est à la terre à nourrir les hommes. Mais les premiers qu'elle doit nourrir, sont ceux qui la rendent fertile; et l'on n'a droit d'exiger d'eux que l'excédent de leurs besoins. S'ils n'obtenoient, par le travail le plus rude et le plus constant, qu' une existence malheureuse, ce ne seroient plus dans l'état des associés, mais des esclaves: leur condition leur deviendroit odieuse et intolérable; ils y renonceroient, ils changeroient de classe, ou cesseroient de se reproduire, et de perpétuer la leur. Il est vrai, dit Justinien, qu'on les a mis trop à l'étroit; mais heureusement il faut si peu de chose à cette espéce d'hommes endurcis à la peine! Leurambition ne va point au-delà des premiers besoins de la vie: qu'ils aient du pain, ils sont contens. En vérité, mon voisin, dit Bélisaire, on diroit que vous avez passé votre vie à la cour, tant vous en savez le langage. Voilà ce qu'on y dit sans cesse, pour engager le prince à dépouiller ses peuples, à les accabler sans remors. Oui, je conviens avec vous qu'ils n'ont pas les besoins insensés du luxe. Mais plus leur vie est frugale et modeste, plus on les reconnoit sobres et patiens; plus on est sûr, quand ils se plaignent, qu'ils se plaignent avec raison. Dans le langage de la cour, manquer du nécessaire, c'est n'avoir pas de quoi nourrir vingt chevaux inutiles, vingt valets fainéans: dans le langage du laboureur, c'est n'avoir pas de quoi nourrir son pere accablé de vieillesse, ses enfans, dont les foibles mains ne peuvent pas l' aider encore, et sa femme enceinte ou nourrice d'un nouveau sujet de l'état; c'est n'avoir pasde quoi faire à la terre les avances qu'elle demande, de quoi soutenir une année de grêle ou de stérilité, de quoi se procurer à soi-même et aux siens, dans la vieillesse ou la maladie, les soulagemens, les secours dont la nature a besoin. Or, mes amis, je vous demande si cette premiere destination des produits de l'agriculture n' est pas sainte et inviolable, plus que ne devoit l'être le trésor de Janus? Hélas! Dit l'empereur, il est des tems de calamité, où l'on ne peut se dispenser d'y porter atteinte. Il faut pour cela, dit Bélisaire, que toutes les ressources du superflu soient épuisées, et qu'il n'y ait plus d'autre moyen de sauver un peuple que de le ruiner: je n'ai jamais vu ces tems-là.Mais parlons vrai: sçavez-vous ce qui accable la classe laborieuse et souffrante d'un état? C'est le fardeau que rejette sur elle la classe oisive et jouissante. Ceux qui par leur richesse participent le plus aux avantages de la société, sont ceux qui contribuent le moins aux frais de sa règie et de sa défense. Il semble que l' inutilité soit un privilége pour eux. Obtenez que cet abus cesse; qu'on distribue, selon les forces et les facultés de chacun, le poids des dépenses publiques; ce poids sera léger pour tous. Que n'a-t-on pas fait, dit l'empereur, pour établir cette égalité désirée? N'a-t-on pas condamné au feu les décurions infidéles, qui, en distribuantl'impôt de leur cité, surchargeroient les uns pour exempter les autres? Hélas! Je sais, dit Bélisaire, que ce n'est pas à ces malheureux qu'on fait grace. Pour n'avoir pas vexé le peuple avec assez de dureté, on les met dans les fers, on les meurtrit de coups, on les réduit à envier la condition des esclaves. Mais y a-t-il des verges, des cachots, des supplices pour vos recteurs, vos proconsuls et vos préfets? Et quand il y en auroit, quoi de plus inutile, si on ferme la bouche aux peuples, et si on étouffe leurs cris? Donnez-leur des loix moins sévéres, avec la pleine liberté d'en poursuivre les infracteurs. De tous tems, dit Justinien, il a été permis aux peuples de se plaindre. Oui, reprit Bélisaire, pourvu que leurs tyrans veuillent bien les y autoriser.N' a-t-on pas exigé l'attache des présidens et des préfets pour que les villes et les provinces pussent dénoncer à la cour les excès dont ils sont eux-mêmes ou les auteurs ou les complices? Et y avoit-il un plus sûr moyen d'en assurer l'impunité? Les loix recommandent à leurs dépositaires de s'opposer aux vexations; et ce sont eux qui les exercent. Les loix leur font un devoir religieux de garantir le foible des injures du fort; et c'est dans leurs mains qu' est la force, avec le droit d'en abuser. Les loix déterminent la somme de l'impôt; mais les préfets, les proconsuls, les présidens le distribuent; et ils ne manquent jamais de prétextes pour l'agraver. Les loix permettent de citer les créatures du préfet au tribunal du préfet lui-même; mais elles défendent d'appeller de ce tribunal à celui du prince, par la raison, disent-elles, que le prince n'éleve à cette dignité que des hommes d'une droiture et d'une sagesse éprouvée. Il ne peut donc jamais se tromper dans son choix? Quelle imprudence de risquer le sort d'un peuple sur la foi d'un homme! Justinien en a senti l'abus: il a rétabli les préteurs, avec le droit de s'opposer aux déprédations des préfets: nouveaux oppresseurspour les peuples. Leur résidence dans les provinces a bientôt donné prise à la contagion; et de surveillans devenus complices, ils n'ont fait que grossir le nombre des tyrans. Voilà d'où vient qu'on voit tant d'abus impunis, tant de bonnes loix inutiles. Que feriez-vous, lui dit l'empereur? J'écouterois le cri du foible, dit Bélisaire, et l'homme injuste et puissant trembleroit. Parmi les institutions de nos empereurs, il en est une que je révére, et que je désire ardemment de voir remettre en vigueur. Lorsque dans la foule des préposés au maintien de l'autorité souveraine,j' ai trouvé des agens spécialement chargés du soin d'aller dans les provinces recevoir les plaintes du peuple, pour en informer l'empereur; j'ai senti mon ame s'épanouir, et l'humanité respirer en moi. Je fais des voeux pour qu'un bon prince donne à cette charge importante tout l'éclat qu'elle doit avoir; qu'il y nomme ses amis les plus vertueux, les plus affidés, les plus intimes; que dans la pompe la plus solemnelle et la plus imposante, il reçoive au pié des autels, le serment qu'ils feront au ciel, à ses peuples et à lui-même, de ne jamais trahir les intérêts du foible en faveur de l'homme puissant; qu'il les envoie tous les ans à ses peuples sous le nom sacré de tuteurs; et qu'il les rappelle vers lui, aussi-tôt leur tâche remplie, pour ne pas les livrer à la corruption. Quel effet ne produira point et leur présence et leurattente! Voyez, à l'arrivée de l'homme juste dans les provinces, la liberté lever un front serein, et la licence et la tyrannie baisser les yeux en frémissant: voyez vos préfets, vos présidens, vos proconsuls, et leurs préposés subalternes pâlir, trembler devant leur juge, et les peuples l'environner comme leur pere et leur vengeur. Les monarques se plaignent que la vérité les fuit! Ah, mes amis! Elle les cherche, même au travers des lances et des épées. Combien plus aisément les aborderoit-elle, s'ils lui donnoient ce libre accès! Et ce ne seroit point le cri séditieux d'une populace en tumulte; ce seroit la voix modérée de l'homme sage et vertueux qui porteroit au pié du trône la plainte de l'humanité. ô que les abus, que les excès commis au nom du prince en seroient bien plus rares, s'ils devoient ainsi, tous les ans, passer sous les yeux attentifs et sévéres de la justice; et sison glaive du haut du trône étoit levé pour les punir! De toutes les conditions, la milice est sans doute celle où la licence et le désordre semblent devoir regner le plus impunément. Mais qu'on rende à la discipline son austérité, sa vigueur; que la faveur ne se mêle point d'en mitiger les loix sévéres; et quelques exemples, comme celui que Justinien a donné au monde, imposeront bientôt aux plus audacieux. Et quel est cet exemple demanda l'empereur? Le voici, reprit Bélisaire: c' est à mon gré, le plus beau moment du regne de Justinien. Ses généraux, dans la Colchide, avoient trempé leurs mains dans le sang du roi des laziens, son allié. Il envoya sur les lieux mêmes un homme intégre, avec pleine puissance de prononcer et de punir, après qu'il auroit entendu laplainte du peuple lazien, et la défense des accusés. Ce juge suprême et terrible donna à cette grande cause tout l'appareil dont elle étoit digne. Il choisit pour son tribunal une des collines du Caucase; et là, en présence de l'armée des laziens, il fit trancher la tête aux meurtriers de leur roi. Mais tout cela demande au moins quelques hommes incorruptibles; et par malheur l'espéce en est rare, sur-tout depuis l' abaissement, l'avilissement du sénat. Quoi, dit Tibére, regrettez-vous ces tyrans de la liberté, ces esclaves de la tyrannie? Je regrette dans le sénat, dit le héros, non ce qu'il a été, mais ce qu'il pouvoit être. Toute domination tend vers la tyrannie: car il est naturel à l'homme de prétendre que sa volonté fasse loi. La dureté du sénat envers le peuple, et son inflexible hauteur a fait préférer à son regne celui d'un maître qu'on espéra de trouver plus juste etplus doux. Ce maître, jaloux d'exercer une autorité sans partage, a fait plier l'orgueil du sénat sous le joug; et le sénat saisi de crainte, a été plus bas et plus vil que son maître n'auroit voulu: Tibére s'en plaignoit lui-même. Mais il est aisé de concevoir qu'en cessant d'être dangereux, le sénat devenoit utile, qu'il donnoit à l'autorité un caractere plus imposant, et qu' établi médiateur entre le peuple et le souverain, il eût été le point d'appui de toutes les forces de l'empire. Ce n'est pourtant pas sous ce point de vue que je regarde le sénat. Je regrette en lui une pépiniere d'hommes exercés à tenir l'épée et la balance, nourris dans les conseils et dans les combats, instruits dans l'art de gouverner et par les loix et par les armes. C'est de cet ordre de citoyens, contenu dans de justes bornes, et honoré comme il devoit l'être, qu'unempereur auroit tiré ses généraux et ses ministres, ses préfets et ses commandans. Aujourd'hui, qu'on ait besoin d'un homme habile, vertueux et sage; où s'est-il fait connoître? Pour essai lui donnera-t-on le sort d'un peuple à décider? Est-ce dans les emplois obscurs de la milice palatine qu'il se forme des Regulus, des Fabius, des Scipions? Au défaut d'une lice où les ames s' exercent, où les talens mesurent leurs forces, où le caractere s'annonce, où le génie se développe, où les lumiéres et les vertus percent la foule et se distinguent, on a presque tout donné au hazard de la naissance, au caprice de la faveur. Ainsi s'accumulent les maux sous lesquels un état succombe. Que voulez-vous, dit l'empereur? Quand les hommes sont dégradés, quand l'espéce en est corrompue, etqu'avec tout le soin possible on n'y fait que de mauvais choix, il faut bien que l'on se rebute, et qu'on se lasse de choisir. Non, dit Bélisaire, jamais on ne doit se décourager. La corruption n'est jamais totale; il y a par-tout des gens de bien; et s'il en manque, on en fait naître. Il suffit qu'un prince les aime, et qu'il sache les discerner. Adieu, mes amis. Ce sera demain un entretien consolant pour nous. Car il est jour de voir que pour remédier au plus mauvais état des choses, un seul homme n'a qu'à vouloir. Bélisaire fait tout dépendre de notre foible volonté, dit Justinien à Tibére; mais est-on libre de se donner le discernement et le choix des hommes? Et ne sçait-il pas à quel point ils se déguisent avec nous? Ce qui me confond, dit Tibére, c'est qu'il prétende que les hommes naissent tels que vous les voulez, comme si la nature vousétoit soumise. Cependant Bélisaire est sage: les ans, le malheur l'ont instruit: il mérite bien qu'on l'entende.

CHAPITRE 13

Le jour suivant, à leur arrivée, ils les trouverent dans son jardin, s'occupant de l'agriculture avec Paulin son jardinier. Un moment plutôt, leur dit-il, vous auriez pris, comme moi, une bonne leçon dans l'art de gouverner: car rien ne ressemble tant au gouvernement des hommes que celui des plantes, et mon jardinier que voilà en raisonne comme un Solon. Alors l'empereur et Tibére se promenant avec le héros, le jeune homme lui proposa les réflexions qu'ils avoient faites, et les raisons qu'ils avoient de craindre qu'il ne se fît illusion. Oui, leur dit-il, celui qu'au fond de son palais un cercle épais de courtisans et d'adulteurs environne, connoît peu les hommes, sans doute; mais qui l'empêche de s'échapper de sonétroite prison, de se communiquer, de se rendre accessible? L'affabilité dans un prince est l'aimant de la vérité. Ses esclaves la lui déguisent; mais l'homme du peuple, le laboureur, le vieux soldat brusque et sincere, ne la lui deguiseront pas. Il entendra la voix publique: c'est l'oracle des souverains, c'est le juge le plus intégre du mérite et de la vertu; et l'on ne fait que de bons choix lorsqu'on se décide par elle. Du reste, les choix d'un monarque ne roulent que sur deux objets, sur ses conseils et ses agens; et s'il a bien choisi les uns, je lui répons du choix des autres. Tout dépend d'avoir près de lui quelques amis dignes de l'être. Théodoric n'en avoit qu' un, le vertueux Cassiodore; et l'univers sçait avec quelle sagesse et quelle gloire il a regné. Or il est des signes certains auxquels on peut, même à la cour, choisir ses conseils et ses guides. La sévérité dans les moeurs, le désintéressement, la droiture,le courage de la vérité, le zéle à protéger le foible et l'innocent, la constance dans l'amitié mise à l'épreuve des disgraces, une tendance vers le bien que nul obstacle ne dérange, un attachement fixe aux loix de l'équité; voilà des traits auxquels un prince peut distinguer les gens de bien, et se choisir de vrais amis. Les motifs de l'exclusion me semblent encore plus sensibles: car la vertu peut être feinte, mais le vice n'est point joué. Dès qu' il s'annonce, on peut le croire. Par exemple, si j'étois roi, celui qui m'auroit une fois parlé de mes peuples avec mépris, de mes devoirs avec légéreté, ou de l'abus de mon pouvoir avec une servile et basse complaisance, celui-là seroit à jamais exclu du nombre de mes amis. Or, rien n'est plus aisé, en observant les hommes, que de surprendre, à leur insçu, des traits de caractere, qui trahissent et qui décélent même les plus dissimulés. J'ai beaucoup entendu parlerde cette dissimulation profonde qu'on attribue aux courtisans; il n'en est pas un qui ne soit connu comme s'il étoit la franchise même; et si le prince a pu s'y méprendre, la voix publique le détrompera. Il ne tient donc qu'à lui de placer dignement son estime et sa confiance; et la vertu, la vérité une fois admises dans ses conseils, il peut se reposer sur elles du soin de l'éclairer sur tous ses autres choix. Mais pensez-vous, dit l'empereur, à cette foule d'hommes vertueux et sages, dont il aura besoin pour dispenser ses loix et pour exercer sa puissance? Où les prendre? Dans la nature, dit Bélisaire: elle en produit quand on sçait bien la diriger.-et pour la diriger a-t-il d'autres moyens que des loix justes et sévéres?-c' est beaucoup, ce n'est pas assez, reprit Bélisaire; et les moeurs ne sont pas du ressort des loix. Que fera-t-il donc pour changer cesmoeurs dès long-tems dépravées? Demanda Justinien. Mon jardinier va vous l'apprendre, dit Bélisaire; et il l'appella. écoute, Paulin, lui dit-il: lorsqu'il vient quelque mauvaise herbe parmi tes plantes, que fais-tu? Je l'arrache, dit le bon homme.-au lieu de l'arracher, que ne la coupes-tu?-elle repousseroit sans cesse, et je n'aurois jamais fini. Et puis mon bon maître, c'est par la racine qu'elle prend les sucs de la terre: c'est là ce qu'il faut empêcher. Vous l'entendez dit Bélisaire: c'est la critique de vos loix. Elles retranchent tant qu'elles peuvent les crimes de la société; mais elles laissent subsister les vices; et ce seroient les vices qu'il faudroit extirper. Or, cela n'est pas impossible; car presque tous les vices, au moins ceux de la cour, ont une racine commune. Et c'est, lui demanda Tibére? C'est la cupidité, répondit le vieillard. Oui, sous ce nom soit qu'on entende le desird' amasser, ou l'ardeur de jouir, il n'est rien d'indigne et de bas que la cupidité n'engendre. La dureté, l'ingratitude, la mauvaise foi, l' iniquité, l'envie et jusqu'à l'atrocité même, sont comme les ramaux de cette passion avide, cruelle et rampante. De sa proie elle nourrit encore la mollesse, la volupté, la dissolution, la débauche et cette lâche oisiveté qui les couve dans son sein. Ainsi toute la masse des moeurs est corrompue par l'amour des richesses. S'il anime l'ambition, il la rendra perfide et noire; s'il se mêle au courage, il le déshonore par les excès les plus crians. Il imprime la tache de la vénalité aux talens les plus estimables; et l'ame qui en est esclave, est sans cesse exposée en vente, pour se livrer au plus offrant. De-là tous les crimes publics que l'on commet pour amasser. Et cette tyrannie dont l'univers gémit, c'est le luxe qui en est le pere: car il fait naîtreses besoins, ceux-ci font naître l'avarice, et l'avarice pour s'assouvir a recours à l'oppression. C'est donc au luxe qu'il faut s'en prendre; c'est par lui que doit commencer la révolution dans les moeurs. Attaquer le luxe, dit l'empereur, c'est attaquer une hidre: on lui coupe une tête, il en repousse mille. Ou plutôt c'est comme un Prothée qui, sous mille formes diverses, échappe à qui veut l'enchaîner. Je vous dirai bien plus, ajouta-t-il: les causes du luxe et ses influences, ses liaisons et ses rapports font un mélange de biens et de maux si compliqués dans ma pensée, qu'en supposant qu'il fût possible de l'enchaîner ou de le détruire, je douterois si l'un seroit permis, et si l'autre seroit utile. Oui, je conviens, dit Bélisaire, que le luxe est dans un état, comme ces malhonnêtes gens qui ont fait de grandes alliances: on les ménage par égard pour elles; mais on finit par les enfermer.Je n'irai pourtant pas si loin. Commençons par les faits que j'ai vus par moi-même. On dit que le luxe est bon dans les villes. J'ai peine à le croire; mais je suis bien sûr qu'il est funeste dans les armées. Pompée, en voyant les soldats de César se nourrir de racines sauvages, disoit, ce sont des bêtes brutes: il devoit dire, ce sont des hommes . Le premier courage d'un guerrier est d'exposer sa vie; le second est de la réduire aux seuls besoins de la nature; et celui-ci est le plus pénible pour qui a vécu mollement. Un peuple qui veut jouir au sein de la guerre des délices de la paix, n'est en état de soutenir ni les succès, ni les revers. C'est peu de la victoire, il lui faut l'abondance; et dès que celle-ci lui manque, ou menace de le quitter, l'autre l'appelleroit en vain. Une armée sobre a des aîles; le luxe énerve et appesantit l'armée où il est répandu. La frugalité ménage les ressources du dedans etdu dehors; la prodigalité les épuise et n'en laisse aucune au besoin: elle entraîne la dévastation, la famine, l'épouvante et la fuite honteuse. Tout est pénible pour des hommes que la mollesse a nourris: le courage leur reste, mais les forces leur manquent: l'ennemi qui sçait les fatiguer, n'a pas besoin de les vaincre, et les lenteurs de la guerre lui tiennent lieu de combats. Mais le luxe fait plus que d'énerver les corps; il amollit et corrompt les ames. L'homme riche, qui dans les camps traîne le luxe à sa suite, en donne l'émulation au pauvre, qui pour éviter l'humiliation d'être effacé par son égal, cherche des ressources dans le deshonneur même. L'estime s'attache aux richesses, la considération à la magnificence, le mépris à la pauvreté, le ridicule à la vertu modeste et désintéressée; c'est alors que tout est perdu. Voilà ce que j'ai vu du luxe. Je sçais que vous l'aviez banni de vosarmées, lui dit Tibére; comment y étiez-vous parvenu? Le plus aisément du monde, dit le vieillard: je l'avois banni de ma tente, et je l'avois dévoué au mépris. Le mépris est un puissant reméde contre le poison de l'orgueil! Je sçus qu'un jeune asiatique avoit porté dans mon camp les délices de sa patrie; qu'il dormoit sous un pavillon de pourpre, qu'il buvoit dans des coupes d'or, qu'il faisoit servir à sa table les vins les plus exquis et les mets les plus rares. Je l'invitai à dîner, et en présence de ses camarades, jeune homme, lui dis-je, vous voyez qu'on fait ici mauvaise chere; c'est quelquefois bien pis, et il faut s'y attendre: car ceux qui courent après la gloire sont exposés à manquer de pain. Croyez-moi, votre délicatesse auroit trop à souffrir de la vie que nous allons mener: je vous conseille de ne pas nous suivre. Il fut sensible à ce reproche. Il demanda grace, il l'obtint; mais il renvoya ses bagages.Et cette leçon vous suffit? Lui demande le jeune homme. Oui, sans doute, dit le héros; car mon exemple l'appuyoit, et l'on me connoissoit une volonté ferme.-vous dûtes exciter bien des plaintes!-quand la loi est égale et nécessaire, personne ne s'en plaint.-non, mais il est dur pour le riche d'être mis au niveau du pauvre.-en revanche il est doux pour le pauvre de voir le riche au niveau de lui; et par-tout les pauvres sont le plus grand nombre.-mais les riches sont à la cour les plus puissans et les mieux écoutés.-aussi n'ont-ils pas mal réussi à me nuire. Mais ce que j'ai fait, je le ferois encore: car la force de l'ame, comme celle du corps, est le fruit de la tempérance. Sans elle point de désintéressement; sans le désintéressement point de vertu. Je demandois à un berger pourquoi ses chiens étoient si fidéles. C'est, me dit-il, parce qu'ils ne vivent que de pain. Si je les avoisnourris de chair, ils seroient des loups. Je fus frappé de sa réponse. En général, mes amis, la plus sûre façon de réprimer les vices, c'est de restraindre les besoins. Tout cela est possible dans une armée, dit l'empereur, mais impraticable dans un état. Il n'en est pas des loix civiles comme des loix militaires: celles-ci resserrent la liberté dans un cercle bien plus étroit. Aucune loi ne peut empêcher le citoyen de s'enrichir par des moyens honnêtes; aucune loi ne peut l'empêcher de disposer de ses richesses et d'en jouir paisiblement. Il est censé les avoir acquises par son travail, son industrie, ses talens, son mérite, ou celui de ses peres. Il a le droit de les dissiper, comme celui de les enfouir. J'en suis d'accord, dit Bélisaire. Je vais plus loin, dit l'empereur: si les richesses d'un état se trouvent accumulées dans les mains d'une classe d'hommes, il est bon qu'elles se répandent,et que le travail et l'industrie les tirent des mains de l'oisiveté. Je conviens encore de cela, dit le héros. J'ajoute, poursuivit Justinien, que la délicatesse, la sensualité, l' ostentation, la magnificence, les fantaisies du goût, les caprices de la mode, les recherches de la mollesse et de la vanité sont de ces détails qui échappent à la police la plus sévére, et que les loix ne peuvent s'en mêler sans une espéce de tyrannie. à dieu ne plaise, dit le vieillard, que je veuille que les loix s'en mêlent. Voilà donc le luxe protégé, reprit Justinien, par tout ce qu'il y a de plus inviolable parmi les hommes, la liberté, la propriété, peut-être aussi l'utilité publique. J'accorde tout, excepté ce point-là, dit Bélisaire. Mais enfin, dit le prince, vous avouerez que le luxe anime et fait fleurir les arts; qu'il rend les hommes industrieux, actifs, capables d'émulation; qu'il oppose à leur indolence et à leur penchant vers l'oisiveté, l'aiguillondes nouveaux besoins, et le désir des jouissances. Je conviens, dit Bélisaire, que le luxe est doux à ceux qui en jouissent, et profitable à ceux qui les en font jouir; et que les loix doivent laisser ce commerce libre et tranquille. N'est-ce pas ce que vous voulez? Je veux plus, reprit l'empereur: je prétends que, de proche en proche, son influence se répand sur toutes les classes de l'état, même sur celle des laboureurs, à qui elle procure un débit plus facile et plus avantageux des fruits de leurs travaux. C'est ici, dit Bélisaire, que l'apparence vous séduit: car ce qui revient à la classe des laboureurs, des prodigalités du luxe, a déja été pris sur elle; et tous les hommes qu'il emploie, sont autant d'étrangers qu'il lui donne à nourrir. Rappellez-vous l'idée que nous nous sommes faite de la société primitive. Quel en est le but? N'est-ce pas de rendrel'homme utile à l'homme? Et dans cette institution, le droit de l'un sur le travail de l'autre n'est-il pas le droit de l'échange? Si donc un homme en occupe mille à ses besoins multipliés, sans contribuer lui-même aux besoins d'un seul, n'est-ce pas comme une plante stérile et vorace au milieu de la moisson? Tel est le riche fainéant au sein du luxe et de la mollesse. Objet continuel des soins et du travail de la société, il en reçoit nonchalament le tribut comme un pur hommage. C'est à flatter ses goûts, à combler ses désirs, que la nature est occupée: c'est pour lui que les saisons produisent les fruits les plus délicieux; les élémens, les mets les plus exquis; les arts, les plus rares chefs-d' oeuvre. Il jouit de tout, ne contribue à rien, dérobe à la société une foule d'hommes utiles, ne remplit la tâche d'aucun, et meurt sans laisser d'autre vuide que celui des biens qu'il a consumés.Je ne sçais, dit Tibére, mais il me semble qu'il est moins onéreux, moins inutile que vous ne croyez. Car si dans la masse des biens communs il ne met pas le fruit de ses talens, de son activité et de son industrie, il y met son argent, et c'est la même chose. Hé mon ami! L' argent, dit le vieillard, n'est que le signe des biens que l'on céde, et le gage de leur retour. Dans le commerce de ces biens, il en exprime la valeur; mais celui qui dans ce commerce ne présente que le signe, et jamais la réalité, abuse évidemment du moyen de l'échange, pour se faire céder sans cesse ce qu'il ne remplace jamais. Le garant mobile qu'il donne, le dispense de tout, a lieu de l'engager. Que le magistrat veille, que le soldat combatte, que l'artisan et le laboureur travaillent sans cesse pour lui; ses droits acquis sur leurs services se renouvellent tous les ans, et le privilége qu'il a de vivre inutile est gravé sur des lames d'or.Ainsi donc l'opulence tient le monde à ses gages, dit le jeune homme. Oui, mon ami, dit le vieillard, sans qu'il en coûte à l'homme opulent d'autre fatigue et d'autre soin, que de rendre en détail à la société les titres de la servitude qu'elle a contractée avec lui. Et pourquoi cette servitude, demanda Tibére? Pourquoi des riches dans un état? Parce que les loix, dit le héros, conservent à chacun ce qui lui est acquis; que rien n'est mieux acquis que les fruits du travail, de l' industrie et de l'intelligence; qu'à la liberté d'acquérir se joint celle d'accumuler; et que la propriété comme la liberté doit être un droit inviolable. C'est un mal sans doute qu'il y ait des hommes qui puissent imposerà la société tous les frais de leur existence, et de celle d'une foule d'hommes, qu'ils n'emploient que pour eux seuls; mais ce seroit un plus grand mal encore d'ôter à l'émulation, au travail et à l'industrie l'espérance de posséder et la sûreté de jouir. Ne vous fâchez donc pas d'un mal inévitable. Tant qu'il y aura des hommes plus actifs, plus industrieux, plus économes, plus heureux que d'autres, il y aura de l'inégalité dans le partage des biens; cette inégalité sera même excessive dans les états florissans, sans qu'on ait droit de la détruire. Avouez donc, dit l'empereur, que le luxe est bon à quelque chose; car c'est lui qui, par ses dépenses, diminue et détruit cette inégalité. C'est-à-dire que le luxe est bon à tarir les sources du luxe: je l'avoue, dit Bélisaire; et je consens qu'on laisse aux richesses tous les moyens de s'écouler. Je n'entends pas qu'on oblige celui qui les posséde à les enfouir, ni qu'on lui en prescrive l'usage.Les loix, je vous l'ai dit, ne doivent se mêler que d'imposer la charge des besoins publics sur la propriété commune, en laissant intacte et sacrée la portion de la subsistance, pour ne toucher qu'à l'excédent de l' aisance de chaque état. L'opinion fera le reste. L'opinion! Dit l'empereur. Oui, c'est elle, dit Bélisaire, qui, sans gêne et sans violence, remet chaque chose à sa place; et c'est d'elle qu'il faut attendre la révolution dans les moeurs. Cette révolution vous paroît difficile; elle dépend de la volonté et de l'éxemple du souverain. Dès qu'à mérite égal, l'homme le plus modeste et le plus simple dans ses moeurs sera le mieux reçu du prince, qu'il annoncera son mépris pour des dépenses fastueuses et pour un luxe efféminé, qu'il jettera un oeil de dédain sur les esclaves de la mollesse, et qu'il fixera un regard de complaisance et de respect sur les victimes du bien public; le goût d'une simplicité noble et d'une sageéconomie sera bientôt celui de sa cour. Le faste, loin d'y être honorable, n'y sera pas même décent. Des moeurs pures et austéres y prendront la place des moeurs licentieuses et frivoles; tous les respects s'y tourneront vers le mérite personnel, et laisseront le luxe et la vanité s'admirer seuls et se complaire. ô mes amis! Avec quelle rapidité l'on verroit tomber leur empire! Vous sçavez combien la ville est attentive, docile et prompte à suivre l'exemple de la cour. Ce qui est en honneur est bientôt à la mode. L'antique frugalité rétablie produiroit le désintéressement, et celui-ci les moeurs héroïques. L'homme en état de se rendre utile, n'ayant plus dans les bienséances un motif de cupidité, et délivré de l'esclavage des besoins avilissans du luxe, sentiroit se développer en lui le germe des sentimens honnêtes; l' amour de la patrie, le désir de la gloire se saisiroient d'une ame libre et fiere de sa liberté; tous les ressortsd'une émulation noble s'y déploiroient en même tems. Ah, si un souverain sçavoit quel ascendant il a sur les esprits, et comme il peut les remuer sans contrainte et sans violence! C'est de toutes ses forces la plus irrésistible; et c'est la seule qu'il ne connoît pas. Et quelle force, dit Justinien, peut balancer le goût des plaisirs, l'attrait des jouissances, le désir de posséder l'équivalent de tous les biens? Qu'importe à l'homme que la volupté enivre par tous les sens, que la cour le blâme ou le loue? Un souverain peut-il empêcher que cet homme, tout à lui-même, ne dispose à sa fantaisie d'un peuple industrieux, ardent à le servir? Que les plaisirs ne l'environnent? Que les arts ne lui soient soumis? Non dit Bélisaire; mais s'il le veut bien, il peut attacher la honte à la mollesse, le mépris à l'oisiveté; il peut interdire aux richesses le droit d'élever l' indolence, le vice et l'incapacité aux premiers emplois de l'état; il peutfaire que les jouissances les plus sensibles, les agrémens les plus doux de la vie soient attachés à l'estime publique, et aillent avec elle au devant du mérite; il peut du moins humilier le luxe et lui ôter son orgueil. C'en est assez: le luxe humilié, n'humiliera plus l'indigence, n'éclipsera plus la vertu. Il y aura des biens dont les richesses ne seront plus l'équivalent; la connoissance et l'estime publique, les honneurs et les dignités seront réservés au mérite; l'or n'effacera plus les taches du blâme et de l'infamie, et la bassesse d'ame ne se cachera plus sous l'éclat d'un faste arrogant. Croyez, mes amis, que le luxe a peu de jouissances indépendantes de l'orgueil. Ses goûts les plus rafinés sont factices; et l'opinion qu'on attache à ses plaisirs vains et fantasques, est ce qu'ils ont de plus flatteur. Détruisez cette opinion, vous réduirez les richesses à leur valeur propre et réelle; et alors celui qui les possédera, s'il veut s'honoreret les ennoblir, en fera un plus digne usage. Le luxe met l'homme opulent dans l'impossibilité d' être généreux: ses besoins le rendent avare; et son avarice est un mêlange de toutes les passions qu'on satisfait avec de l'or. Mais si les plus ardentes de ces passions, l'orgueil, l'ambition, l'amour même, car il suit la gloire, ne tiennent plus aux objets du luxe, voyez combien il perd de son attrait, et l'avarice de sa force. Les avantages réels de la richesse, l'aisance, les commodités, les délices de l'abondance, l'indépendance et le repos, enfin l'empire que le riche exerce sur une foule d'hommes occupés de lui, tout cela, dis-je, est plus que suffisant pour émouvoir les petites ames; et je suis bien loin d'espérer ou de craindre la ruine entiere des arts dont la richesse est l' aliment. Mais si les distinctions honorables n'y sont plus attachées, les ames à qui la nature a donné de l'énergie et de l'élévation, les ames susceptiblesdes passions nobles et des grandes vertus, dédaigneront les objets de la vanité, et chercheront ailleurs la louange et la gloire. Ce ne sera jamais, reprit Tibére, dans un empire opulent, que le stérile éclat des honneurs effacera celui des richesses. Leur lustre est le seul qui éblouit le peuple; et les dignités, la majesté même, en ont besoin pour lui imposer. Lequel des deux, à votre avis, lui demanda le vieillard, ajoutoit le plus à la dignité, à la majesté du sénat romain, du riche Lucullus ou du pauvre Caton? Cette demande interdit Tibére. Je vous parle d'un tems de luxe, reprit le héros; et dans ce tems-là même, avec quelle vénération la plus saine partie de l'état, le peuple, ne se rappelloit-il pas les beaux jours de Rome libre, vertueuse et pauvre, l'âge où son modique domaine étoit cultivé par des mains triomphantes, et où le soc de la charrue étoit couronné de lauriers? Rendezplus de justice au peuple; et croyez qu'un sage monarque, environné de guerriers et de ministres dénués de faste, mais chargés d'ans et d'honneurs, offrira un spectacle cent fois plus imposant, qu'un prince voluptueux entouré d'une cour brillante. Les gens en place, qui veulent être honorés sans qu'il leur en coûte, ne cessent de dire que leur rang, pour imprimer le respect, a besoin d'être revêtu de pompe et de magnificence; et en effet, c'est comme un vêtement dont l'ampleur cache les défauts du corps; mais c'est une raison de plus pour écarter cet appareil qui déguise et confond les hommes. Quand la vertu se présentera dans les places éminentes, comme l'athléte dans l'arêne, on l'y distinguera bien mieux à sa force et à sa beauté; et si le vice, la bassesse, l'incapacité s'y montrent, ils auront bien plus à rougir. Un autre avantage des moeurs simples dans les grandeurs, c'est de soulagerl'état des frais ruineu de la décoration, et d'alléger pour lui le poids des récompenses. Des honneurs bien distribués tiennent lieu des plus riches dons; et le prince qui en sera économe, le sera du bien de ses peuples. C'est-là l'objet essentiel. Il ne s'agit pas d'empêcher les riches de se livrer au luxe: c' est un feu qui bientôt lui-même consumera son aliment. Il s'agit de préserver du goût du luxe et de la soif des richesses ceux qui, n'ayant que des talens, des lumiéres et des vertus, seroient tentés de les mettre à prix. Pour cela il faut leur réserver des distinctions que rien n' efface, et qu'on ne profane jamais. J'ai servi mon prince avec zéle et avec assez de bonheur; et je sçais par moi-même combien l'or est vil au prix du chêne et du laurier, quand ceux-ci sont le gage de la reconnoissance et de l'estime du souverain. Or cette estime, si touchante lorsque la voix publique y applaudit, le prince a droit de la réserver à ce quiest utile et louable, en la refusant constamment à ce qui n'est que vain, frivole ou dangereux. Voilà sa grande économie. Mais tout cela demande une résolution courageuse et inébranlable, une équité sans cesse en garde contre la surprise et la séduction, une volonté ferme qui jamais ne varie, et qui ôte jusqu'à l'espoir de la voir mollir ou changer. Elle sera telle, si elle est éclairée et soutenue de l'amour du bien; et c'est alors que l'opinion du prince fera l'opinion publique, et que son exemple décidera le caractére national. Vous avouerai-je, lui dit Tibére, une inquiétude qui me reste? Cette cour d'où vous voulez bannir la faveur, l'intrigue et le luxe, sera peut-être bien sérieuse; et un jeune prince... j'entens, vous avez peur qu'il ne s'ennuie; mais, mon ami, je ne vous ai pas dit que régner fût un passe-tems. Peut-être cependant, au milieu de ses peines, aura-t-il des momensbien doux. Un ministre, par exemple, lui annoncera les progrès de l'agriculture dans des provinces qui languissoient; et il se dira à lui-même: un acte de ma volonté vient de faire cent mille heureux. Ses magistrats lui apprendront qu'une de ses loix aura sauvé l'héritage de l'orphelin des mains de l'usurpateur avide; et il dira: béni soit le ciel! Le foible en moi trouve un appui. Ses guerriers ne lui donneront pas des consolations si pures. Mais lorsqu'ils lui raconteront avec quel zéle et quelle ardeur ses fidéles sujets auront versé leur sang pour leur prince et pour leur patrie, la pitié, le regret de les avoir perdus seront mêlés d'un sentiment d'amour et de reconnoissance qui mouillera ses yeux de pleurs. Enfin les voeux et les louanges du siécle heureux qui le posséde, la jouissance anticipée des bénédictions de l'avenir, tels sont les plaisirs d'un monarque. Si pour le sauver de l'ennui ce n'est pas assez, ilira, comme les anciens rois de Perse, parcourir des yeux ses provinces, distribuant des récompenses à qui fera le mieux fleurir l'agriculture et l'industrie, l'abondance et la population, et déposant ceux dont l'orgueil, l' indolence ou la dureté auront produit les maux contraires. Dans Bisance comme dans Rome, les empereurs ont pris sur eux le soin de visiter les greniers publics; seroit-il plus indigne d'eux d'aller voir si dans les campagnes, sous l'humble toit du laboureur, il y a du pain pour ses enfans? ô qu'un prince connoît bien peu ses intérêts et ses devoirs, s'il permet que l'ennui l'approche! Du reste ne croyez pas que dans le peu de momens tranquilles que son rang peut lui laisser, la majesté se refuse aux familiarités touchantes de la confiance et de l'amitié. Il aura des amis; ils lui feront goûter le charme des ames sensibles. Les gens de bien contens de peu ont dans leur vertueuxcommerce, une sérénité riante, qui prend sa source dans la paix de l'ame, et que le faste assiégé de besoins, le vice entouré de remors ne connoissent pas. Les devoirs de l'honnête homme en place lui laissent peu de loisir, sans doute; mais les instans en sont délicieux. Ni le reproche, ni la crainte, ni l' ambition ne les trouble; et la cour d'un prince avec qui l'innocence, la droiture, la vérité, le zéle courageux du bien n'auront aucun piége à éviter, aucune disgrace à prévoir, aucune révolution à craindre, ne sera pas la cour la plus brillante, mais la plus heureuse de l'univers. Elle sera peu nombreuse, dit l'empereur. Pourquoi, dit Bélisaire? Quelques ambitieux oisifs, quelques lâches voluptueux s'en éloigneront; mais en revanche les gens utiles, les gens de bien y aborderont en foule. Je dis en foule , mon cher Tibére, et je le dis à la louange de l'humanité. Quand la vertu est honorée, elle germe dans tousles coeurs. L'estime publique est comme un soleil qui la fait éclore et pousser avec une vigueur extrême. N'en jugez pas sur l'état d'inertie et de langueur où sont les ames. Comment voulez-vous qu'un fils à qui son pere n'a jamais vanté que l'argent, qui n'a jamais entendu louer et envier que l'opulence, qui dans les villes et les campagnes n'a vu dès son enfance rien de plus méprisé que l'industrie et le travail, qui sçait que les grandeurs s'abaissent, que la rigueur des loix fléchit, que les voies des honneurs s'applanissent, que les portes de la faveur s'ouvrent devant la fortune; que par elle, et par elle seule on se soustrait à la force et on l'exerce impunément; qu'elle décore jusqu'au vice, qu'elle ennoblit jusqu'à la bassesse, qu'elle tient lieu de talens, de lumieres, et de vertus; comment voulez-vous que l'homme imbu de ces idées ne confonde pas l'honnête avec l'utile? Mais que l' opinion change,que l'arbitre des moeurs, le souverain donne l'exemple; que l'éducation, l'habitude fassent à l'homme un premier besoin de sa propre estime et de celle de ses semblables; qu'on accoutume son ame à s'élancer hors d'elle-même pour recueillir les suffrages de son siécle et de l'avenir; que sa renommée et sa mémoire soient pour lui, après la vertu, le plus précieux de tous les biens; que le soin de cette existence morale lui rende l'honneur plus cher que la vie, et la honte plus effrayante, plus horrible que le néant; on verra combien les inclinations basses auront peu d'empire sur lui. Hé mes amis, qu'étoient les Décius, les Regulus, et les Catons, sinon des hommes dont l'ame exaltée vivoit de gloire et de vertu? Mais cette institution demande des encouragemens réels. On auroit beau prescrire aux peres de famille d' élever leurs enfans à la vertu, si la vertu languissoit oubliée, et si le vice, honoré seul, avoitle droit de l'insulter. Il faut donc, pour rétablir l'ordre, attacher le bien au bien, le mal au mal, l'utile au juste et à l'honnête. Cet ordre rétabli, vous prévoyez sans peine comme les moeurs seconderoient les loix, et comme l'opinion soulageroit la force. Les espérances et les craintes, les récompenses et les peines, les jouissances et les privations; voilà les poids que la politique doit sçavoir mettre à propos dans la balance de la liberté; avec cela elle est sûre de régir à son gré le monde. Mais je m'en tiens à ce qui nous occupe. Les moeurs fastueuses des grands les rendent avides et injustes; des moeurs plus simples les rendroient modérés, humains, généreux; et le plus grand intérêt du vice ayant passé à la vertu, le même penchant qui les portoit vers l'un, les rameneroit tous vers l'autre. Voilà un beau songe, dit Justinien! Ce n'en est pas un, dit Bélisaire, que de prétendre mener les hommes parl'amour propre et l'intérêt. Rappellez-vous comment s'étoit formé dans la république naissante, ce sénat où tant de vertu, où tant d'héroïsme éclatoit. C'est qu'il n'y avoit alors dans Rome rien au-dessus d'une grande ame; c'est que l'estime publique étoit attachée aux moeurs honnêtes, la vénération aux moeurs vertueuses, la gloire aux moeurs héroïques. Tels ont été dans tous les tems les grands ressorts du coeur humain. Je sçais qu'une longue habitude, et sur-tout celle de la tyrannie, ne céde pas sans résistance aux motifs mêmes les plus forts. Mais pour un homme injuste et violent qui se roidiroit contre la crainte du blâme, de la disgrace et du mépris, il y en a mille à qui ce frein, joint à l'aiguillon de la gloire, feroit suivre le droit sentier de l'honneur et de la vertu.Je poursuis donc, et je suppose d'honnêtes gens à la tête des peuples. Dès-lors je réponds sur ma vie de l'obéissance, de la fidélité, du zéle de cette multitude d'hommes, qu' on n'opprimera plus, qu'on ne vexera plus, et dont les jours, la liberté, les biens seront protégés par les loix. Dès-lors l'empire se releve, ses membres épars se réunissent; le plan de Constantin, élevé sur le sable, acquiert des fondemens solides; et du sein de la félicité publique, je vois renaître le courage, l'émulation, la force, l'esprit patriotique, et avec lui cet ascendant que Rome avoit sur l'univers. Tandis que Bélisaire parloit ainsi, Justinien admiroit en silence l'enthousiasme de ce vieillard, qui oubliant son âge, sa misére, et le cruel état où il étoit réduit, triomphoit à la seule idée de rendre sa patrie heureuse et florissante. Il est beau, lui dit-il, de prendre un intérêt si vif à des ingrats. Mes amis,leur dit le héros, le plus heureux jour de ma vie seroit celui où l'on me diroit: Bélisaire, on va t'ouvrir les veines, et pour prix de ton sang tes souhaits seront accomplis. à ces mots, son aimable fille, Eudoxe, vint l'avertir que son souper l'attendoit. Il rentra; il se mit à table; Eudoxe, avec une grace mêlée de modestie et de noblesse, lui servit un plat de légumes, et prit place à côté de lui. Quoi! C'est-là votre soupé, dit l'empereur avec confusion? Vraiment, dit Bélisaire, c'étoit le soupé de Fabrice, et Fabrice me valoit bien. Allons nous-en, dit Justinien à Tibére. Cet homme-là me confond. Sa cour espérant de le dissiper, lui avoit préparé une fête. Il ne daigna pas y assister. à table il ne s'occupa que du soupé de Bélisaire; et en se retirant, il se dit à lui-même: il est moins malheureux que moi, car il s' est couché sans remors.

CHAPITRE 14

Je ne vis plus qu'auprès de lui, dit l'empereur à Tibére le lendemain, en allant revoir le héros: le calme et la sérénité de son ame se communiquent à la mienne. Mais sitôt que je m'en éloigne, ces nuages qu'il a dissipés se rassemblent, et tout s'obscurcit de nouveau. Hier je croyois voir dans son plan le tableau de la félicité publique; à présent ce n'est à mes yeux qu'un amas de difficultés. Le moyen, par exemple, qu'avec les frais immenses dont cet empire est chargé, on puisse soulager les peuples! Le moyen de renouveller des armées que vingt ans de guerre ont anéanties, et de réduire les impôts à un tribut simple et léger! Il a tout prévu, dit Tibére, et il aura tout applani. Proposez-lui vos réflexions. Ce fut par-là qu'ils débuterent.Je sçavois bien, dit le vieillard, après les avoir entendus, que je vous laisserois des doutes; mais j'espere les dissiper. Les dépenses de la cour sont réduites: nous en avons banni le luxe et la faveur. Passons à la ville, et dites-moi pourquoi un peuple oisif et innombrable est à la charge de l'état? Le blé qu'on lui distribue nourriroit vingt légions. C'est pour peupler sa ville et pour imiter Rome que Constantin a pris sur lui cette dépense ruineuse. Mais à quel titre un peuple fainéant, qui n'est plus ni roi ni soldat, est-il à la charge publique? Le peuple romain, tout militaire, avoit le droit d'être nourri, même au sein de la paix, du fruit deses conquêtes; encore ne demandoit-il dans les plus beaux jours de sa gloire, que des terres à cultiver; et quand l'état lui en accordoit, vous sçavez avec quelle joie il se répandoit dans les champs. Ici que faisons-nous de cette multitude affamée qui assiége les portes du palais? Est-ce avec elle que j'ai chassé les huns qui ravageoient la Thrace? Qu'on n'en retienne que ce que l'industrie en peut occuper et nourrir; et que du reste on fasse d'heureuses colonies: elles repeupleront l'état, et vivront du fruit de leur peine. L'agriculture est la mere de la milice; et ce n'est pas au sein d'une oisive indigence que s'élevent de bons soldats. Toutes les loix simplifiées, et surtout celle du tribut, la milice palatinetombe d'elle-même par sa propre inutilité; et vous sçavez de quels frais immenses nous sommes par-là soulagés. La dépense la plus effrayante qui nous reste, est celle des troupes. Mais elle se réduit aux seules légions. Les colonies de vétérans établies sur les frontieres vivent de leur travail; et leurs immunités leur tiennent lieu de solde. Ces colonies, le chef-d' oeuvre du génie de Constantin, ne sont pas éteintes encore; et pour les voir revivre, on n'a qu'à le vouloir: tant de braves soldats, que vous laissez languir dans la misére et l' oisiveté, ne demandent pas mieux que d'aller cultiver etgarder leur champ de victoire. Il en est de même des troupes répandues aux bords des fleuves: ces bords qu'elles rendent fertiles, nourrissent leurs cultivateurs. Des essains de barbares se présentent en foule pour être admis dans nos provinces. On les y a reçus quelquefois avec trop peu de précaution; mais le danger n'est que dans le nombre. Qu'on les disperse, et qu'on leur donne des terres vagues et incultes: vous n'en avez que trop, hélas! Un gouvernement doux et ferme en fera des sujets fidéles et des soldats disciplinés.Il n'y a donc plus que les légions qui soient à la solde du prince, et le seul tribut de l'égypte, de l'Afrique et de la Sicile en nourriroit trois fois autant que l'empire en a jamais eu. Ce n'est donc pas sur elles que doit porter l'épargne; et ce n'est pas de leur entretien, mais de leur rétablissement que l'état doit s'inquiéter. Il fut un tems, où l'honneur d'y être admis étoit réservé aux citoyens, et où l'élite de la jeunesse se disputoit cetavantage. Ce tems n'est plus; il faut le ramener. Et que ne fait-on pas des hommes avec de l'honneur et du pain! Les hommes ne sont plus les mêmes dit l'empereur. Rien n'est changé, dit Bélisaire, que l'opinion souveraine des moeurs; et il ne faut que l'ame d'un seul, que son génie et son exemple, pour entraîner tous les esprits. De mille traits qui me le prouvent, en voici un que je crois digne des plus beaux jours de la république, et qui fait voir que dans tous les tems les hommes valent ce qu'on les fait valoir. Rome étoit prise par Totila. Un de nos vaillans capitaines, Paul, à la tête d'un petit nombre d'hommes, s'étoit échappé de la ville, et retranché sur une éminence où l'ennemi l'enveloppoit. On ne doutoit pas que la faim ne l'obligeât de se rendre; et en effet, il manquoit de tout. Réduit à cette extrêmité, il s'adresse à sa troupe: " mes amis, leur dit-il, il faut mourir ouêtre esclaves. Vous n'hésiterez pas, sans doute; mais ce n'est pas tout de mourir, il faut mourir en braves gens. Il n'appartient qu'à des lâches de se laisser consumer par la faim, et de sécher en attendant une mort douloureuse et lente. Nous qui, élevés dans les combats, sçavons nous servir de nos armes, cherchons un trépas glorieux: mourons, mais non pas sans vengeance, mourons couvert du sang de nos ennemis; qu'au lieu d'un sourire insultant notre mort leur cause des larmes. Que nous serviroit de nous déshonorer pour vivre encore quelques années, puisqu'aussi bien dans peu il nous faudroit mourir? La gloire peut étendre les bornes de la vie; la nature ne le peut pas " . Il dit. Le soldat lui répond qu'il est résolu à le suivre. Ils marchent, l'ennemi juge à leur contenance qu'ils viennent l'attaquer, avec le courage du désespoir; et sans les attendre, il leurfait offrir le salut et la liberté. Je crois connoître, mes amis, deux cens mille hommes dans l'empire, capables d'en faire autant, s'ils avoient un Paul à leur tête; et de ces dignes chefs vous en avez encore: la victoire vous les a nommés. Ne croyez donc pas que tout soit perdu avec de pareilles ressources. Ignorez-vous à quel point la prospérité, l'abondance, la population peuvent multiplier les forces d'un état? Rappellez-vous seulement ce qu'étoient autrefois, je ne dis pas les Gaules, que nous avons perdues, et lâchement abandonnées; mais l'Espagne, la Gréce, l'Italie, la république de Carthage, et tous ces royaumes d'Asie, depuis le Niljusqu'au fond de l'Euxin. Souvenez-vous que Romulus, qui n'avoit d'abord qu'une légion, laissa en mourant quarante-sept mille citoyens sous les armes; et jugez de ce que peut le regne d'un homme, habile, actif et vigilant. L'état est ruiné, dit-on. Quoi, l'Hespérie et la Sicile, l'Espagne, la Libie et l'égypte, la Béotie et la Macédoine, et ces belles plaines d'Asie qui faisoient la richesse de Darius et d'Alexandre, sont-elles devenues stériles? Elles manquent d'hommes! Ah! Qu' ils y soient heureux; ils y viendront en foule; et pour lors, mes amis, j'oserai proposer le vaste plan que je médite, et qui seul rendroit cet empire plus puissant qu'il ne fut jamais. Quel est-il donc ce plan, demanda l'empereur? Le voici, reprit Bélisaire.La guerre, comme nous la faisons, excede les armées par de trop longues marches et par des travaux excessifs. Elle donne à nos ennemis le tems de nous surprendre par des incursions soudaines, que les lignes de vétérans et de soldats cultivateurs, dont on a bordé nos limites, n'ont pas la force de soutenir; et avant que les légions aient volé au point de l'attaque, l'épouvante, la désolation, le ravage ont fait de rapides progrès. Pour opposer à ces torrens une digue toujours présente, je demanderois qu'on rendît tout cet empire militaire: ensorte que tout homme libre seroit soldat, mais seulement pour ladéfense du pays. Ainsi chaque préfecture composeroit une armée, dont les cités formeroient les cohortes, les provinces, les légions, avec des points de raliement, où le soldat, au son de la trompette, se rangeroit sous les drapeaux. Ces troupes auroient l'avantage d' être attachées à leur pays natal, qu'elles cultiveroient, qu'elles feroient fleurir, qu'elles peupleroient elles-mêmes. Et vous prévoyez avec quelle ardeur elle défendroient leur foyer. Dans un vaste empire, rien de plus difficile à établir que l'opinion de la cause commune. Des peuples séparés par les mers s'intéressent peu l'un et l'autre. Le midi ne prend aucune part aux dangers qui menacent le nord. Le dalmate, l'illyrien, ne sçait pas pourquoion le fait passer en Asie: il lui est égal que le Tigre coule sous nos loix ou sous les loix du perse. La discipline le retient, l'espoir du butin l'encourage; mais la réflexion, la fatigue, l'ennui, le premier mouvement d'impatience ou de frayeur lui fait abandonner une cause qui n'est pas la sienne. Au lieu que dans mon plan, la patrie n'est plus un nom vague, une chimere pour le soldat; c'est un objet présent et cher, auxquels chacun est attaché par tous les noeuds de la nature. " citoyens, pourroit-on leur dire, en les menant à l'ennemi, c'est le champ qui vous a nourri, c'est le toît qui vous a vus naître, c'est le tombeau de vos peres, le berceau de vos enfans, le lit de vos femmes que vous défendez " . Voilà des intérêts sensibles et puissans. Ils ont fait plus de héros que l'amour même de la gloire. Jugez de leur effet sur des ames accoutumées dès l'enfance aux rigueurs de la discipline et à l'image des combats.Rien ne me plaît tant, je l'avoue, que le tableau de cette jeunesse laborieuse et guerriere, répandue autour des drapeaux dans les villes et les campagnes, préservée par le travail des vices de loisiveté, endurcie par l'habitude à des exercices pénibles, utile à l'ombre de la paix, et toute prête à courir aux armes au premier signal de la guerre. Parmi ces troupes, la désertion seroit un crime contre nature; tout ce qu'il y a de plus sacré au monde répondroit de leur courage et de leur fidélité. L'état n'en auroit pas moins ses légions impériales, qui, comme autant de forteresses mouvantes, se porteroient d'un poste à l'autre, où le danger les appelleroit. L'esprit militaire établi, et l'émulation donnée, ce seroit à qui mériteroit le mieux de passer dans ces corps illustres; et au lieu de ces levées faites à la hâte, que la faveur,la collusion, la fraude ou la négligence font accepter sans examen, nous aurions l'élite du peuple. Alors quelle comparaison des forces de l'empire, avec ce qu'il en eut jamais, dans ses tems même les plus heureux? Et quels peuples du midi ou du nord oseroient venir nous troubler, nous qui les avons repoussés tant de fois avec des troupes sans discipline, presque sans armes et sans pain? Et qui vous répond, lui dit Justinien, que dans un empire tout militaire les peuples seront bien soumis? Qui m'en répond? Leur intérêt, dit le vieillard, la bonté de vos loix, l'équité d'un gouvernement modéré, vigilant et sage.Oubliez-vous que j'ai demandé que les peuples fussent heureux? Non dit Justinien; mais je les crois amis des nouveautés, enclins au changement, inquiets, remuants, crédules pour le premier audacieux qui leur promet un sort plus doux. Vous voyez le peuple, dit Bélisaire, dans l'état présent, dans l'état de souffrance, et tel qu'on le voyoit à Rome lorsqu'il y étoit malheureux. Mais croyez que les hommes sçavent ce qui leur manque, et ce qui leur est dû; qu'ils ne seroient point insensibles au soin qu'un prince bienfaisant prendroit de soulager leurs peines, et que l'amour qu'il leur témoigneroit seroit payé par leur amour. Qu'il essaye d'être envers eux juste, sensible, secourable; qu'il n'emploie à regner sous lui que des gens dignes de leseconder; qu'il veille en pere sur ses enfans; je lui réponds qu'ils seront dociles. Et par quel prestige voulez-vous que quelques mécontens, quelques séditieux fassent d'un peuple fortuné un peuple parjure et rebelle? C'est au prince qui laisse gémir ses sujets dans l'oppression, à craindre qu'ils ne l'abandonnent; mais celui qu'on sçait occupé du repos et du bonheur des siens, n'a point d'usurpateurs à craindre. Est-ce en entendant célébrer ses vertus, publier ses bienfaits, qu'on osera troubler son regne? Est-ce dans les campagnes où regneront l'aisance, le calme et la liberté; dans les villes où l' industrie et la fortune des citoyens, leur état, leurs droits et leur vie seront sous la garde des loix; dans les familles où l'innocence, l'honneur, la paix, la sainteté des noeuds de l'hymen et de la nature auront un asyle sacré; est-ce là, dis-je, que les rebelles iront chercher des partisans? Non, si l'empire de la justicen'est pas inébranlable, rien ne l'est sur la terre. Je suppose avec vous cependant qu'il y ait du risque et de l'audace à rendre ses sujets puissans, pour les rendre heureux et tranquilles; c'est cette audace que j'aurois, dut-elle entraîner ma ruine; et je leur dirois hautement: je vous mets à tous les armes à la main, pour me servir si je suis juste, et pour me résister si je ne le suis pas. Vous me trouvez bien téméraire! Mais je me croirois bien prudent de m'assurer ainsi à moi-même et aux miens un frein contre nos passions, et sur-tout une digue contre celle des autres! Avec ma couronne, et au-dessus d'elle, je transmettrois à mes successeurs la nécessité d'être justes; et ce seroit pour ma mémoire le monument le plus glorieux qu'un monarque eût jamais laissé. Je sçais, mes amis, que la vertu n'a pas besoin du frein de la crainte; mais quel homme est sûr d'être vertueux à tous les instans de sa vie?Un prince est au-dessus des loix: vos loix le disent et cela doit être; mais ce seroit la premiere chose que j'oublierois en montant sur le trône; et malheur au flatteur infâme qui m'en feroit souvenir. Adieu mes amis. C'est un travail pénible que de changer la face d'un empire. Il est tems de nous reposer. Cependant il me reste encore à vous parler d'une calamité qui m'afflige sensiblement, et à laquelle je veux demain intéresser mon cher Tibére. Il a sans doute de grandes vues, dit l'empereur, en s'en allant. Mais si l'exécution en est possible, ce n'est que pour un jeune prince qui portera sur le trône un esprit mâle, une ame droite, du courage et de la vertu. Encore, hélas, aura-t-il besoin d'un long regne, pour achever une grande révolution. Je ne sçais, dit Tibére, mais il me semble avoir vu dans le projet de ce héros biendes choses qui ne demandent qu'un seul acte d'une volonté ferme; et si le reste veut du tems, ce tems du moins n'est pas si éloigné, qu'on ne puisse à tout âge espérer d'y atteindre. Mon cher Tibére, lui dit l'empereur, vous voyez les difficultés avec les yeux de la jeunesse. Votre activité les franchit; mais ma foiblesse s'en effraie. Si l'on veut faire de grandes choses, ajoûta-t-il en gémissant, il faut s'y prendre de bonne heure. Il n'est pas tems de commencer à vivre quand on n'a plus besoin que de sçavoir mourir. Je veux pourtant revoir encore cet homme juste. Il m'afflige; mais j'aime mieux aller m'affliger avec lui, que de participer à la joie insultante de tous ces hommes froids et durs dont je me vois environné.

CHAPITRE 15

Le jour suivant l'empereur et Tibére étant arrivés à l'heure accoutumée, trouverent le héros assis dans son jardin, à l'aspect du soleil couchant. Il ne m'éclaire plus, mais il m'échauffe encore, leur dit-il d'un air sérein; et j'adore en lui la magnificence et la bonté de celui qui l'a fait. Que j'aime à voir, dit Justinien, ces sentimens dans un héros! C'est le triomphe de la religion. Son triomphe, dit Bélisaire, c'est de consoler l'homme dans le malheur, c'est de mêler une douceur céleste aux amertumes de la vie. Et qui l'éprouve mieux que moi? Accablé de vieillesse, privé de la vue, sans amis, seul avec moi-même, et n'ayant devant moi que la caducité, la douleur et la tombe, qui m'ôteroit l'idée du ciel me réduiroit peut-être au désespoir. L'homme de bien est avec Dieu; il estassuré que Dieu l'aime: voilà ce qui le remplit de force et de joie au milieu des afflictions. Je me souviens que dans des momens de détresse, où tout m'abandonnoit, où tout conjuroit ma ruine, je me disois, courage, Bélisaire, tu es sans reproche, et Dieu te voit. Cette pensée me dilatoit le coeur que la tristesse avoit serré, elle rendoit la vie et la force à mon ame. Je me parle de même encore; et quand ma fille est avec moi, qu'elle s'afflige, et que je sens ses larmes baigner mon visage; hé bien, lui dis-je, as-tu peur que celui qui nous a créés, ne nous délaisse et ne nous oublie? Ton coeur est pur, sensible, honnête; ton pere n'est pas plus méchant que toi; comment veux-tu que la bonté même n'ait pas soin des bonnes gens? Laisse, ma fille, laisse venir le moment où celui qui d'un souffle a produit moname, l'enveloppera dans son sein; et nous verrons si les méchans y viendront troubler mon repos. Ma fille, que ce langage éclaire et persuade, pleure en m'écoutant; mais ce sont de plus douces larmes; et peu-à-peu je l' accoutume à regarder la vie comme un petit voyage, où l'on est dans la barque assez mal à son aise, mais dont le port sera délicieux. Vous vous faites, dit l'empereur, une religion en effet bien douce! Et c'est la bonne, reprit Bélisaire. Ne voulez-vous pas que je me représente le dieu que je dois adorer, comme un tyran triste et farouche qui ne demande qu'à punir? Je sçais bien que lorsque des hommes jaloux, superbes, mélancoliques nous le représentent, ils le font colére et violent comme eux; mais ils ont beau lui attribuer leurs vices; je tâche moi, de ne voir en lui que ce que je dois imiter. Si je me trompe, au moins suis-je assuré que mon erreur est innocente. Dieu m'a créé foible, il seraindulgent; il sçait bien que je n'ai ni la folie ni la malice de vouloir l'offenser; c'est une rage impuissante et absurde que je ne conçois même pas. Je lui suis plus fidele encore, et plus dévoué mille fois que je ne le fus jamais à l'empereur; et je suis bien sûr que l' empereur qui n'est qu'un homme, ne m'eût jamais fait aucun mal, s'il avoit pu lire comme lui dans mon coeur. Hélas! Ce dieu, reprit Justinien, n'en est pas moins un dieu terrible. Terrible aux méchans, je le crois, dit Bélisaire; mais je suis bon; autant l'ame d'un scélérat est incompatible avec cette divine essence, autant je me plais à penser que l'ame du juste lui est analogue. Et qui de nous est juste, dit l' empereur? Celui qui fait de son mieux pour l'être, dit Bélisaire: car la droiture est dans la volonté. Je ne m'étonne pas, dit le jeune Tibére, si votre pensée aime à s'élever jusqu'à lui: vous le voyez si favorable! Hélas, dit le vieillard, je sens bienqu'en m'efforçant de le concevoir, je fatigue envain ma foible intelligence à réunir tout ce que je sçais de meilleur et de plus beau, et qu'il n'en résulte jamais qu' une idée très-imparfaite. Mais que voulez-vous que fasse un homme qui tâche de connoître un dieu? Si cet être incompréhensible se plaît à quelque chose, c'est à l'amour de ses enfans; et ce qui me le peint sous les traits les plus doux, est ce que je saisis le plus avidement, pour en composer son image. Ce n'est pas assez, dit l'empereur, de se le peindre bienfaisant, il faut ajouter qu'il est juste. C'est la même chose, dit le vieillard: se plaire au bien, haïr le mal, récompenser l'un, punir l'autre, c'est être bon: je m'en tiens-là. N'avez-vous jamais, comme moi, assisté en idée au lever de Titus, de Trajan, et des Antonins? C'est une de mes rêveries les plus fréquentes et les plus délicieuses. Je crois être au milieu de cette cour, toute composée devrais amis du prince; je le vois sourire avec bonté à cette foule d'honnêtes gens, répandre sur eux les rayons de sa gloire, se communiquer à eux avec une majesté pleine de douceur et remplir leur ame de cette joie pure, qu'il ressent lui-même en faisant des heureux. Hé bien, la cour de celui qui m'attend sera infiniment plus auguste et plus belle. Elle sera composée de ces Titus, de ces Trajans, de ces Antonins, qui ont fait les délices du monde. C'est avec eux et tous les gens de bien, de tous les païs et de tous les âges, que le pauvre aveugle Bélisaire se trouvera devant le trône du dieu juste et bon. Et les méchans, lui dit Tibére, qu'en faites-vous?-ils ne seront point là. J'espere y voir, ajouta-t-il, l'auguste et malheureux vieillard, qui m'a privé de la lumiere: car il a fait du bien, et il l'a fait par goût, et s'il a fait du mal, il l'a fait par surprise. Il sera bien aise, je crois, de me retrouver mes deux yeux! En parlantainsi, son visage étoit tout rayonnant de joie; et l'empereur fondoit en larmes, penché sur le sein de Tibére. Mais bientôt l' attendrissement faisant place à la réflexion, vous espérez trouver, dit-il à Bélisaire, les héros payens dans le ciel! Y pensez-vous? écoutez, mon voisin, dit Bélisaire: vous n'avez pas envie d'affliger ma vieillesse? Je suis un pauvre homme, qui n'ai d'autre consolation que l' avenir que je me fais. Si c'est une illusion, laissez-la moi: elle me fait du bien; et Dieu n'en est point offensé: car je l'en aime davantage. Je ne puis me résoudre à croire qu'entre mon ame et celle d'Aristide, de Marc-Auréle et de Caton il y ait un éternel abîme; et si je le croyois, je sens que j'en aimerois moinsl'être excellent qui nous a faits. Jeune homme, dit l'empereur à Tibére, en honorant dans ce héros cet enthousiasme généreux, n'allez pas le prendre pour guide. Bélisaire ne s'est jamais piqué d'être profond dans ces matieres. Profond! Hélas! Et qui peut l'être, dit le vieillard? Quel homme assez audacieux peut dire avoir sondé les décrets éternels? Mais Dieu nous a donné deux guides qui doivent être d'accord ensemble, la lumiere de la foi et celle du sentiment. Ce qu'un sentiment naturel et irrésistible nous assure, la foi ne peut le désavouer. La révélation n'est que le supplément de la conscience: c'est la même voix qui se fait entendre du haut du ciel et du fond de mon ame. Il n'est pas possible qu'elle se démente, et si d'un côté je l'entens me dire que l'homme juste et bienfaisant est cher à la divinité, de l'autre elle ne me dit pas qu'il est l'objet de ses vengeances. Et qui vous répond, dit l'empereur, que cette voixqui parle à votre coeur soit une révélation secrette? Si elle ne l'est pas, Dieu me trompe, dit Bélisaire, et tout est perdu. C'est elle qui m'annonce un dieu, elle qui m'en prescrit le culte, elle qui me dicte sa loi. Auroit-il donné l'ascendant irrésistible de l'évidence à ce qui ne seroit qu'une erreur? ô, qui que vous soyez, laissez-moi ma conscience: elle est mon guide et mon soutien. Sans elle je ne connois plus le vrai, le juste ni l'honnête; le mensonge et la vérité, le bien et le mal se confondent; je ne sçais plus si j'ai fait mon devoir; je ne sçais plus s'il y a des devoirs: c'est alors que je suis aveugle; et ceux qui m'ont privé de la clarté du jour, ont été moins barbares que ne seroit celui qui obscurciroit en moi cette lumiere intime. Que vous fait-elle donc voir si clairement, reprit Justinien, cette lueur foible et trompeuse? Qu'une religion qui m'annonce un dieu propice etbienfaisant, est la vraie, dit Bélisaire, et que tout ce qui répugne à l'idée et au sentiment que j' en ai conçu, n'est pas de cette religion. Vous l'avouerai-je? Ce qui m'y attache, c'est qu'elle me rend meilleur et plus humain. S'il falloit qu'elle me rendît farouche, dur, impitoyable, je l'abandonnerois, et je dirois à Dieu: dans l'alternative fatale d'être incrédule ou méchant, je fais le choix qui t'offense le moins. Heureusement elle est selon mon coeur. Aimer Dieu, aimer ses semblables: quoi de plus simple et de plus naturel! Vouloir du bien à qui nous fait du mal: quoi de plus grand et de plus sublime! Ne voir dans les afflictions que les épreuves de la vertu: quoi de plus consolant pour l'homme! Après cela qu'on me propose des mysteres inconcevables; je m'y soumets, et je plains ceux dont la raison est moins éclairée ou moins docile que la mienne. Mais j'espere pour eux en la bonté d'un pere dont tous les hommessont les enfans, et en la clémence d'un juge qui peut faire grace à l'erreur. Par-là, reprit Justinien, vous allez sauver bien du monde! Est-il besoin, dit Bélisaire, qu'il y ait tant de réprouvés? Je sens comme vous, dit l'empereur, qu'il est plus doux d'aimer son dieu que de le craindre; mais toute la nature atteste ses vengeances, et la rigueur de ses décrets. Moi, dit Bélisaire, je suis certain qu'il ne punit qu'autant qu'il ne peut pardonner, que le mal ne vient point de lui, et qu'il a fait au monde tout le bien qu'il a pu.Telle est ma religion. Qu'on la propose à tous les peuples, et qu'on demande si elle n'est pas digne de vénération et d'amour; toutes les voix de la nature vont s'élever en sa faveur. Mais si la violence et la cruauté lui mettent la flamme et le fer à la main, si les princes qui la professent, faisant de ce monde un enfer, tourmentent, au nom d'un dieu de paix, ceux qu'ils devroient aimer et plaindre, on croira de deux choses l'une, ou que leur religion est barbare comme eux, ou qu'ils ne sont pas dignes d'elle. Vous élevez-là, dit Justinien, une question bien sérieuse! Il ne s'agit pas de moins que de sçavoir si un prince a le droit d'exiger dans ses états l'unité de dogme et de culte. Car s'il a ce droit, il ne peut l'exercer sur des rebelles obstinés que par la force et les châtimens.Comme je suis de bonne foi, dit Bélisaire, je conviens d'abord que tout ce qui peut influer sur les moeurs et intéresser l'ordre public, est du ressort du souverain, non pas comme juge de la vérité et de l'erreur, mais comme juge du bien ou du mal qui en résulte: car le premier principe de toute croyance est que Dieu est ami de l'ordre et qu'il n'autorise rien de ce qui peut le troubler. Hé bien, dit l'empereur, doutez-vous que les moeurs publiques n'aient des rapports intimes et nécessaires avec la croyance? Je reconnois, dit Bélisaire, qu'il y a des vérités qui intéressent les moeurs; mais observez que Dieu en a fait des vérités de sentiment, dont aucun homme sensé ne doute. Au lieu que les vérités mystérieuses, et qui ont besoin d'être révélées, ne tiennent point à la morale. Examinez-les bien: Dieu les a détachées de la chaîne de nos devoirs, afin que, sans la révélation, il y eût par-tout d'honnêtes gens. Or,si la providence a rendu indépendans de ces vérités sublimes l'ordre de la société, l'état des hommes, le destin des empires, les bons et les mauvais succès des choses d'ici-bas; pourquoi les souverains ne font-ils pas comme elle? Qu'ils examinent de bonne foi, si en croyant ou ne croyant pas tel ou tel point de doctrine, on en sera mieux ou plus mal, meilleur ou moins bon citoyen, et sujet plus ou moins fidéle. Cet examen sera leur régle; et vous voyez par-là de combien de disputes je les dispense de se mêler. Je vois, dit l'empereur, que vous ne leur laissez que le soin de ce qui intéresse les hommes; mais y a-t-il pour eux de devoir plus saint que d'être les ministres des volontés du ciel? Ah! Qu'ils soient les ministres de sa bonté, s'écria Bélisaire; et qu'ils laissent aux démons l'infernal emploi de ministres de ses vengeances. Il est dans l'ordre de la bonté, dit l'empereur, de vouloirque l'homme s'éclaire et que la vérité triomphe. Elle triomphera, dit Bélisaire; mais vos armes ne sont pas les siennes. Ne voyez-vous pas qu'en donnant à la vérité le droit du glaive, vous le donnez à l'erreur? Que pour l'exercer, il suffira d'avoir l'autorité en main? Et que la persécution changera d'étendarts et de victimes, au gré de l'opinion du plus fort? Ainsi Anastase a persécuté ceux que Justinien protége; et les enfans de ceux qu'on égorgeoit alors, égorgent à leur tour la postérité de leurs persécuteurs. Voilà deux princes qui ont cru plaire à Dieu, en faisant massacrer les hommes; hé bien? Lequel des deux est sûr que le sang qu'il a fait couler est agréable à l'éternel? Dans les espaces immenses de l'erreur, la vérité n'est qu'un point. Qui l'a saisi ce point unique? Chacun prétend que c'est lui; mais sur quelle preuve? Et l'évidence même le met-elle en droit d'exiger, d'exiger le fer à la main, qu'unautre en soit persuadé? La persuasion vient du ciel ou des hommes. Si elle vient du ciel, elle a par elle-même un ascendant victorieux; si elle vient des hommes, elle n'a que les droits de la raison sur la raison. Chaque homme répond de son ame. C'est donc à lui, et à lui seul, à se décider sur un choix, d'où dépend à jamais sa perte ou son salut. Vous voulez m'obliger à penser comme vous! Et si vous vous trompez, voyez ce qui m'en coûte. Vous-même, dont l'erreur pouvoit être innocente, serez-vous innocent de m'avoir égaré? Hélas! à quoi pense un mortel de donner pour loi sa croyance? Mille autres, d'aussi bonne foi, ont été séduits et trompés. Mais quand il seroit infaillible, est-ce un devoir pour moi de le supposer tel? S'il croit parce que Dieu l'éclaire, qu'il lui demande de m'éclairer. Mais s'il croit sur la foi des hommes, quel garant pour lui et pour moi! Le seul point sur lequel tous les partis s'accordent,c' est qu'aucun d'eux ne comprend rien à ce qu'ils osent décider; et vous voulez me faire un crime de douter de ce qu'ils décident! Laissez descendre la foi du ciel, elle fera des prosélites; mais avec des édits, on ne fera jamais que des rebelles, ou des fripons. Les braves gens seront martyrs, les lâches seront hypocrites; les fanatiques de tous les partis seront des tigres déchaînés. Voyez ce sage roi des goths, ce Théodoric dont le regne ne le céda que vers sa fin au regne de nos meilleurs princes. Il étoit arien; mais bien loin d'exiger qu'on adoptât ses sentimens, il punissoit de mort dans ses favoris cette complaisance infâme et sacrilége. " comment ne me trahiriez-vous pas, disoit-il, moi qui ne suis qu'un homme, puisque vous trahissez pour moi celui que vos peres ont adoré " ? L'empereur Constance pensoit de même. Il ne fit jamais un crime à ses sujets d'être fidéles à leur croyance; il en faisoit un à ses courtisansd'abjurer la leur pour lui plaire, et de trahir leur ame pour gagner sa faveur. ô plût au ciel que Justinien eût renoncé comme eux au droit d'asservir la pensée! Il s'est laissé engager dans des querelles interminables; elles lui ont coûté plus de veilles que ses plus utiles travaux. Qu'ont-elles produit? Des séditions, des révoltes et des massacres. Elles ont troublé son repos, et le repos de ses états. Le repos des états, reprit l'empereur, dépend de l'union des esprits. C'est une maxime équivoque, dit Bélisaire, et dont on abuse souvent. Les esprits ne sont jamais plus unis, que lorsque chacun est libre de penser comme bon lui semble. Sçavez-vous ce qui fait que l'opinion est jalouse, tyrannique et intolérable? C'est l'importance que les souverains ont le malheur d'y attacher; c'est la faveur qu'ils accordent à une secte, au préjudice et à l'exclusion de toutes les sectes rivales. Personne neveut être avili, rebuté, privé des droits de citoyen et de sujet fidéle; et toutes les fois que dans un état on fera deux classes d'hommes, dont l'une écartera l'autre des avantages de la société, quel que soit le motif de l'exhérédation, la classe proscrite regardera la patrie comme sa marâtre. Le plus frivole objet devient grave, dès qu'il influe sérieusement sur l'état des citoyens. Et croyez que cette influence est ce qui anime les partis. Qu'on attache le même intérêt à une dispute élevée sur le nombre des grains de sable de la mer; on verra naître les mêmes haines. Le fanatisme n'est le plus souvent que l'envie, la cupidité, l'orgueil, l'ambition, la haine, la vengeance qui s'exercent au nom du ciel; et voilà de quels dieux un souveraincrédule et violent se rend l'implacable ministre. Qu'il n'y ait plus rien à gagner sur la terre à se débattre pour le ciel; que le zéle de la vérité ne soit plus un moyen de perdre son rival ou son ennemi, de s'élever sur leurs débris, de s'enrichir de leurs dépouilles, d' obtenir une préférence à laquelle ils pouvoient pretendre; tous les esprits se calmeront, toutes les sectes seront tranquilles. Et la cause de Dieu sera abandonnée, dit Justinien. Dieu n'a pas besoin de vous pour soutenir sa cause, dit Bélisaire. Est-ce en vertu de vos édits que le soleil se leve, et que les étoiles brillent au ciel? La vérité luit de sa propre lumiére; et on n'éclaire pas les esprits avec la flamme des buchers. Dieu remet aux princes le soin de juger les actions des hommes; mais il se réserve à lui seul le droit de juger les pensées; et la preuve que la vérité ne les a pas pris pour arbitres, c'est qu'il n'en est aucun qui soit exempt d'erreur.Si la liberté de penser est sans frein, dit l'empereur, la liberté d'agir sera bientôt de même. Point du tout, reprit Bélisaire: c'est-là que l'homme rentre sous l'empire des loix; et plus cet empire se renfermera dans ses limites naturelles, moins il aura besoin de force pour maintenir l'ordre et la paix. La justice est le point d'appui de l'autorité; et celle-ci n'est chancelante que lorsqu'elle est hors de sa base. Comment voulez-vous accoutumer les hommes à voir un homme s'ériger en Dieu, et commander, les armes à la main, de croire ce qu'il croit, de penser comme il pense? Demandez à vos généraux si l'on persuade à coup d'épée? Demandez-leur ce qu'a fait en Afrique la rigueur et la violence exercée sur les vandales. J' étois en Sicile; Salomon y arriva furieux et désespéré. " tout est perdu en Afrique (me dit-il): les vandales sont révoltés; Carthage est prise, elle est au pillage; et dans sesmurs et dans les campagnes on nage dans des flots de sang; et cela, pour quelques rêveurs qui ne s'entendent pas eux-mêmes, et qui jamais ne seront d'accord. Si l'empereur s'en mêle, s'il donne des édits pour des subtilités où il ne comprend rien, il n' a qu'à mettre ses docteurs à la tête de ses armées: pour moi j'y renonce; je suis au désespoir " . Ainsi me parla ce brave homme. Entre nous il avoit raison. C'est bien assez des passions humaines pour troubler un si vaste empire, sans que le fanatisme encore y vienne agiter ses flambeaux. Et qui appaisera les troubles élevés? Demanda l'empereur. L'ennui, répondit Bélisaire, l'ennui de disputer sur ce qu'on n'entend pas, sans être écouté de personne. C'est l'attention qu'on a donnée aux nouveautés, qui a produit tant de novateurs. Qu'on n'y mette aucune importance; bientôt la mode en passera; et ils prendront d'autres moyens pourdevenir des personnages. Je compare tous ces gens-là à des champions dans l'arêne. S'ils étoient seuls, ils s'embrasseroient. Mais on les regarde; ils s'égorgent. En vérité, dit le jeune homme, ses raisons me persuaderoient. Ce qui m'en afflige, dit l'empereur, c'est qu'il rend le zéle d'un prince inutile à la religion. Le ciel m'en préserve, dit Bélisaire! Je suis bien sûr de lui laisser le plus infaillible moyen de la rendre chere à ses peuples: c'est de faire juger de la sainteté de sa croyance par la sainteté de ses moeurs; c'est de donner son regne pour exemple et pour gage de la vérité qui l'éclaire et qui le conduit. Rien de plus aisé, en faisant des heureux, que de faire des prosélites; et un monarque juste a lui seul plus d'empire sur les esprits, que tous les persécuteurs ensemble. Il est plus commode sans doute de faire égorger les hommes que de les persuader; mais si les souverains demandoientà Dieu, quelles armes emploierons-nous pour vous faire adorer comme vous devez l'être? Et que Dieu daignât se faire entendre, il leur répondroit, vos vertus . Quand l'ame de Justinien, que cette dispute avoit émue, se fut calmée dans le silence, il se rappella les maximes et les conseils des sectaires qui l'entouroient, leur violence, leur orgueil, leurs animosités cruelles. Quel contraste, disoit-il en lui-même! Voilà un homme blanchi dans les combats, qui respire l'humanité, la modération, l'indulgence; et les ministres d'un dieu de paix ne m'ont jamais recommandé qu'une contrainte tyrannique, et qu'une inflexible rigueur! Bélisaire est pieux et juste: il aime son dieu, il désire que tous l'adore comme lui; mais il veut que ce culte soit volontaire et libre. C'est moi qui me suis trop livré à ce zéle qui, dans mon ame, n'étoit peut-être que l'orgueil de dominer sur les esprits.

CHAPITRE 16

Le lendemain l'empereur et Tibére, en allant trouver le héros, coururent un danger qu'ils n'avoient pas prévu; et la gloire de les en délivrer fut un triomphe que le ciel voulut donner encore à Bélisaire. Les bulgares, qu'on n'avoit poursuivis que jusqu'au pied des montagnes de la haute Thrace, n'avoient pas plutôt vu la campagne libre, qu'ils s'y étoient répandus de nouveau; et l'un de leurs corps détachés faisoit des courses sur la route du château de Bélisaire, lorsqu'ils apperçurent un char qui annonçoit un riche butin. Ils l'environnent, lui coupent le passage, et se saisissent des voyageurs. Ceux-ci, en donnant ce qu'ils avoient, obtinrent aisément la vie. Mais on mit à leur liberté un prix qu'ils n'étoientpas en état de payer sur l'heure; et on les emmenoit captifs. L'empereur ne vit qu'un moyen d'échapper aux bulgares, sans en être connu. Conduisez-nous, leur dit-il, où nous avons dessein de nous rendre: de-là nous nous procurerons la rançon que vous demandez. Je vous réponds sur ma tête que vous n'avez point de surprise à craindre; et si je manque à ma parole, ou si je vous fais repentir de vous être fiés à moi, je consens à perdre la vie. L'air d'assurance et de majesté dont il appuya ces paroles, fit impression sur les bulgares. Où faut-il vous mener, lui demanda leur chef? à six mille d'ici, répondit l'empereur, au château de Bélisaire. De Bélisaire! Dit le bulgare. Quoi vous connoissez ce héros! Assurément, dit l'empereur, et j'ose croire qu'il est mon ami. S'il est vrai, dit le chef, vous n'avez rien à craindre: nous allons vous accompagner. Bélisaire, au bruit de leur arrivée,croit qu'on vient l'enlever une seconde fois; et sa fille toute tremblante le serre dans ses bras, avec des cris perçans. Mon pere, dit-elle, ah mon pere! Faut-il encore nous séparer! à l'instant même on vient leur dire que la cour du château se remplit d'hommes armés, qui environnent un char. Bélisaire se montre; et le chef des bulgares l' abordant avec ses captifs, héros de la Thrace, lui dit-il, voilà deux hommes qui te réclament, et qui se disent de tes amis. Qu'ils se nomment, dit Bélisaire. Je suis Tibére, dit l'un d'eux, et mon pere est pris avec moi. Oui, s'écria Bélisaire, oui sans doute, ce sont mes voisins, mes amis. Mais vous, qui me les amenez, de quel droit sont-ils en vos mains? Qui êtes-vous? Nous sommes bulgares, dit le chef; et nos droits sont les droits des armes. Mais il n'est rien qui ne céde au respect que nous avons pour toi. Ce seroit mal servir un prince qui t'honore, que demanquer d'égards pour ceux qui te sont chers. Grand homme, tes amis sont libres, et ils te doivent leur liberté. à ces mots l'empereur et Tibére tendirent les bras à leur libérateur; et Bélisaire se sentant enveloppé de leurs chaînes, quoi, dit-il, vos mains sont captives! Et il détacha leurs liens. Quels furent dans l'ame de l'empereur l'étonnement, la joie et la confusion! ô vertu, dit-il, en lui-même, ô vertu, quel est ton pouvoir! Un pauvre aveugle, du fond de sa misere, imprime le respect aux rois! Désarme les mains des barbares! Et rompt les chaînes de celui! ... grand dieu! Si l'univers voyoit ma honte! ... ah! Ce seroit encore un châtiment trop doux. Les bulgares vouloient lui rendre tout ce qu'il leur avoit donné. Non, leur dit-il, gardez ces dons, et soyez sûrs que j'y joindrai la rançon qui vous est promise. Leur chef, en quittant Bélisaire, luidemanda s'il ne le chargeoit d'aucun ordre auprès de son roi. Dites-lui que je fais des voeux, répondit le héros, pour qu'un si vaillant prince soit l'allié de ma patrie, et l'ami de mon empereur. ô Bélisaire! S'écria Justinien, quand il fut revenu du trouble que ce péril lui avoit causé, ô Bélisaire! Quel ascendant vous avez sur l'ame des peuples! Les ennemis mêmes de l'empire sont vos amis! Ne vous étonnez pas, lui dit Bélisaire en souriant, de mon crédit chez les bulgares. Je suis fort bien avec leur roi. Il y a même très-peu de jours que nous avons soupé ensemble. Où donc, lui demanda Tibére? Dans sa tente, dit le vieillard: j'ai oublié de vous le dire. Lorsque je me rendois ici, ils m'ont arrêté comme vous sur la route, et ils m'ont mené dans leur camp. Leur roi m'a bien reçu, m'a donné à souper, m'a fait coucher sous ses pavillons; et le lendemain je me suis fait remettre au lieu même où l'on m'avoitpris. Quoi, dit Justinien, ce roi sçait qui vous êtes, et il ne vous a pas retenu! Il en avoit bien quelque envie, dit Bélisaire; mais ses vues et mes principes ne se sont pas trouvés d'accord. Il me parloit de me venger! Me venger, moi! La digne cause pour mettre mon pays en feu! Je l'ai remercié, comme vous croyez bien; et il m'en estime davantage. Ah! Quels remors! Quels remors éternels pour l'ame de Justinien, lui dit Justinien lui-même, s'il sçait jamais quel a été l'excès de son ingratitude! Où trouvera-t-il un ami comme celui qu'il a perdu? Et n'est-il pas indigne d'en avoir jamais, après son horrible injustice? Non, reprit Bélisaire, ne l'outragez pas. Plaignez, respectez sa vieillesse. Vous allez voir comment il a été surpris. Ma ruine a eu trois époques. La premiere fut mon entrée dans Carthage. Maître du palais de Gelimer, je fis deson trône un tribunal où je siégeai pour rendre la justice. Mon intention étoit de donner aux loix un appareil plus imposant; mais on n'étoit pas obligé de lire dans ma pensée; et lorsqu'on s' assied sur un trône, on a bien l'air de l'essayer. Je fis donc là une imprudence: ce ne fut pas la seule. J'eus la curiosité de me faire servir à la table de Gelimer, et à la maniere des vandales, par les officiers de leur roi. C'en fut assez pour faire croire que je voulois prendre sa place. Le bruit en courut à la cour. Pour le détruire, je demandai mon retour après ma victoire; et Justinien récompensa ma fidélité par le plus beau triomphe. Je menois Gelimer captif, avec sa femme et ses enfans, et les trésors accumulés que les vandales, depuis un siécle, avoient ravis aux nations. L'empereur me reçut dans le cirque; et en le voyant sur ce trône élevé qu'entouroit un peuple innombrable, tendre la main à son sujet, avec une grace mêléede douceur et de majesté, je tressaillis de joie, et je dis en moi-même: cet exemple va lui donner une foule de héros: il sçait le grand art d'exciter l'émulation et l'amour de la gloire; on se disputera l'honneur de le servir. Mais si mon triomphe lui préparoit des succès, il m'annonçoit bien des traverses! Ce fut dès lors que l'envie se déchaîna contre moi. Cinq ans de victoires lui imposerent silence; mais lasse enfin de mes succès, elle perdit toute pudeur. J'assiégeois Ravenne, où les goths s'étoient retirés, chassés de toute l'Italie. C'étoit leur unique refuge; ils ne pouvoient plus m'échapper. On fit entendre à l'empereur que la place étoit imprenable, que la ruine de son armée seroit le fruit de son obstination; et lorsque réduits à l'extrémité les goths m'alloient rendre les armes, arrivent des ambassadeurs, que Justinien envoie pour leur offrir la paix. Je vois clairementqu'on l'a surpris, et que ce seroit le trahir que de manquer l'instant de gagner l'Italie: je différe de consentir à la paix qu'il fait proposer; la ville se rend; et je suis accusé de révolte et de trahison. Ce n'étoit pas sans quelque apparence, comme vous voyez: j'avois désobéi, j'avois fait encore plus. Les assiégés mécontens de leur roi, m'avoient offert sa couronne: un refus pouvoit les aigrir; je les flattai par ma réponse, et cette acceptation, en effet simulée, passa pour sincere à la cour. Je fus rappellé; et mon obéissance déconcerta mes ennemis. Je menai captif aux piés de l'empereur ce roi des goths, dont on m'accusoit d'avoir accepté la couronne. Mais cette fois le triomphe ne me fut point accordé. J'en eus une douleur mortelle. Non que j'en fusse humilié: mon cortége faisoit ma pompe; et l'affluence et les acclamations dupeuple qui m'environnoit, auroient satisfait une vanité plus ambitieuse que la mienne. Mais le froid accueil de Justinien m'annonçoit qu'il n'étoit point dissuadé; et par malheur, cette cruelle atteinte qu'on avoit portée à son ame, fut encore envenimée par l'enthousiasme imprudent d'un peuple enivré de ma gloire. Ici, de bonne foi, mettez-vous à la place de l'empereur, déja prévenu contre moi. N'auriez-vous pas été blessé des éloges qu'on me donnoit, et qui étoient pour lui des reproches? N'auriez-vous pas pris quelque ombrage de l'ambition d'un sujet, que la voix publique élevoit jusqu'au ciel? N' auriez-vous pas vu avec quelque dépit tout un peuple, dans son ivresse, affecter de me venger de vous, en me décernant un triomphe plus beau que celui qu'on me refusoit? Auriez-vous fermé l'oreille aux réflexions de la cour, sur l'insulte faite à la majesté par ce tumulte populaire? Mon voisin, le plus grand princeest homme; il n'en est point qui ne soient jaloux de leur gloire et de leur pouvoir; et quand Justinien n'auroit pas eu la force de se vaincre et de me pardonner, cela devroit peu nous surprendre. Il le fit cependant: il se mit au-dessus des foiblesses de la vanité, et des soupçons de la jalousie; il daigna me confier encore l'honneur de ses armes et la défense de ses états. Mais un dernier événement le fit pencher enfin du côté de mes ennemis. J'étois au bout de ma carriere. Narsès, qui m'avoit succédé en Italie, me consoloit par ses victoires, de ma triste inutilité; je croyois n'avoir plus qu'à mourir tranquille; quand les huns vinrent désoler la Thrace. L'empereur se souvint de moi, et daigna charger ma vieillesse d'une expédition, dont l'issue décidoit du sort de l'état. Je couvris mes rides et mes cheveux blancs d'un casque rouillé par dix ans de repos.La fortune me seconda; je chassai les huns, qui n'étoient plus qu'à quelques milles de nos murailles; et le succès d'une embuscade me fit regarder comme un dieu. Ce fut dans toute la ville, à mon retour, une folie, un égarement dont je gémissois en moi-même; mais le moyen de l'appaiser? L'empereur étoit vieux: cet âge a des foiblesses; et l'extrême faveur du peuple, les honneurs excessifs qu'il me rendoit, firent croire à ce prince qu'on étoit las de son regne, et qu'on l'avertissoit de céder le trône à celui qui le défendoit. L'inquiétude et le chagrin se saisirent de son ame; et sans me traiter comme criminel, ilm'éloigna comme dangereux. Ce fut alors que se forma contre lui cette conspiration, dont les complices sont morts dans les tortures, sans en avoir nommé le chef. La calomnie a suppléé au silence des coupables; et ce silence a été pris lui-même pour un aveu qui m'accusoit. J'ai été arrêté; le peuple s'en est plaint; une longue prison l'a ému de pitié; l'indignation a produit la révolte; et l'empereur obligé de me livrer au peuple, n'a cru faire, en m'ôtant les moyens de lui nuire, que désarmer son ennemi. Je ne le fus jamais, le ciel m'en est témoin; mais le ciel qui lit dans les coeurs, n'a pas permis aux souverains d'y lire; et celui que vous accusez est plus malheureux que coupable, d'en avoir cru des apparences qui vous auroient peut-être abusé comme lui. Oui sans doute, il est malheureux, et le plus malheureux des hommes, dit Justinien, en se précipitant sur lui, et en le serrant dans ses bras. Quel est cetransport de douleur, lui demanda Bélisaire étonné? C'est le tourment d'une ame déchirée, lui dit Justinien. ô mon cher Bélisaire! Ce maître injuste, ce tyran barbare, qui vous a fait crever les yeux, et qui vous a réduit à la mendicité, c' est lui, c'est lui qui vous embrasse. Vous, seigneur! S'écria le héros.-oui mon ami, mon défenseur, oui le plus vertueux des hommes, c'est moi qui ai donné au monde cet horrible exemple d'ingratitude et de cruauté. Laissez-moi subir à vos pieds l'humiliation que je mérite. J'oublie un trône que j'ai souillé, une couronne dont je suis indigne. C'est la poussiere que vous foulez que je dois mouiller de mes larmes; c'est-là que mon front doit cacher l'opprobre dont il est couvert. Hé bien! Lui dit Bélisaire, qui le retenant dans ses bras le sentoit suffoqué de sanglots, hé bien, seigneur! Allez-vous succomber au repentir d'une faute? Vous voilà dans l'abattement, comme sivous étiez le premier homme que la calomnie eût séduit, ou que l'apparence eût trompé! Mais votre erreur fût-elle un crime, y a-t-il de quoi vous dégrader et vous avilir à vos propres yeux? Non, grand prince, un moment de surprise ne doit pas vous ôter l'estime de vous-même, et le courage de la vertu. Que votre ame flétrie et consternée se relève au souvenir de tout le bien que vous avez fait aux hommes, avant ce malheureux moment. Bélisaire est aveugle; mais vingt peuples par vous sont délivrés du joug des barbares; mais les ravages de tous les fléaux sont réparés par vos bienfaits; mais trente ans d'un regne marqué par des travaux utiles, ont prouvé à tout l'univers que vous n'êtes pas un tyran. Bélisaire est aveugle; mais il vous le pardonne; et si vous croyez devoir expier encore le mal que vous lui avez fait, voyez combien cela vous est facile. Ah! Remplissez un seul des voeux que je fais pour le bonheurdu monde, et je suis trop dédommagé. Venez donc, lui dit l'empereur, en le serrant de nouveau dans ses bras, venez m'aider à expier mon crime; venez l'exposer dans toute son horreur aux yeux de ma perfide cour; et que votre présence, en rappellant ma honte, atteste aussi mon repentir. Bélisaire eut beau le conjurer de le laisser dans sa solitude; il fallut, pour le consoler, qu'il consentît à le suivre. Alors Justinien s'adressant à Tibére, que ne vous dois-je pas, lui dit-il, mon ami! Et quels bienfaits égaleront jamais le service que vous m'avez rendu? Non, seigneur, lui dit le jeune homme, vous n'êtes pas assez riche pour m'en récompenser. Mais chargez Bélisaire de la reconnoissance. Tout pauvre qu'il est, il posséde un trésor que je préfére à tous les vôtres. Mon trésor est ma fille, dit Bélisaire; et je ne puis mieux le placer. à ces mots il fit appeller Eudoxe. Ma fille, lui dit-il, embrassez les genouxde l'empereur, et demandez-lui son aveu pour donner votre main au vertueux Tibére. Au nom, à la vue de Justinien, le premier mouvement de la nature, dans le coeur de la fille de Bélisaire, fut le frémissement et l'horreur. Elle jette un cri douloureux, recule, et détourne la vue. Justinien s'avance vers elle. Eudoxe, lui dit-il, daignez me regarder: vous me verrez baigné de larmes: elles expriment le repentir qui me suivra dans le tombeau. Ni ces larmes, ni mes bienfaits ne peuvent effacer mon crime; mais Bélisaire me le pardonne; et voici le moment de vous montrer sa fille, en me pardonnant comme lui. Ce fut pour Justinien une consolation d'unir Eudoxe avec Tibére; et il commença dès ce moment à sentir rentrer dans son coeur la douce paix de l'innocence. Jamais révolution plus soudaine et moins attendue, n'avoit renversé les idées et les intérêts de la cour. L'arrivéede Bélisaire y jetta le trouble et la consternation. Le voilà, dit l'empereur à ses courtisans, le voilà ce héros, cet homme juste, que vous m'avez fait condamner. Tremblez lâches: son innocence et sa vertu me sont connues; et votre vie est dans ses mains. La pâleur, la honte et l'effroi étoient peints sur tous les visages: on croyoit voir dans Bélisaire un juge inéxorable, un dieu terrible et menaçant; il fut modeste comme dans sa disgrace; il ne voulut connoître aucun de ses accusateurs; et honoré jusqu'à sa mort de la confiance de son maître, il ne lui inspira jamais que l'indulgence pour le passé, la vigilance sur le présent, et une sévérité imposante pour tous les crimes à venir. Mais il vécut trop peu pour le bonheur du monde, et pour la gloire de Justinien. Ce vieillard foible et découragé, se contenta de lui donner des larmes; et les conseils de Bélisaire furent oubliés avec lui.


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Bélisaire. Bélisaire. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC63-8