ZINGHA, REINE D'ANGOLA. HISTOIRE AFRICAINE, EN DEUX PARTIES.

PAR Mr. L. Castilhon.

PREMIERE PARTIE.

A Bouillon & ſe trouve, A PARIS, chez Lacombe, Libraire, rue Chriſtine. M. DCC. LXIX.

ZINGHA,

REINE

D'ANGOLA.

HISTOIRE AFRICAINE, EN DEUX PARTIES.

PAR M. L. CASTILHON.

A BOUILLON, & ſe trouve, A PARIS, chez Lacombe, Libraire, rue Chriſtine. MDCC. LXIX.

PREFACE.

LE caractère de Zingha m'a paru mériter d'être développé. D'après l'hiſtorien Anglois, j'en ai rapporté quelques traits dans le Journal Encyclopédique, & j'ai ſenti que les faits même que je tranſcrivois m'intéreſſoient pour cette ſouveraine moitié ſauvage & moitié policée. Perſuadé que bien des gens penſeroient comme moi, j'ai raſſemblé ces faits, & je n'ai fait, dans la vue de les rendre encore plus intéreſſans, que leur ôter autant qu'il a été en moi, l'aridité qu'ils ont dans les ſimples notices publiées à Londres ſous le titre d'Aventures de Zingha. Les premieres années de cette Reine ont vraiſemblablement échappé aux recherches de l'auteur Anglois qui en eût aſſurément parlé, comme on en peut juger par les ſoins qu'il a pris de rendre compte des plus légeres circonſtances. J'ignore, comme lui, quels événemens ont rempli l'enfance de cette princeſſe: mais quand j'aurois à ce ſujet, tous les éclairciſſemens qui me manquent, je n'en ferois aucun uſage. C'eſt Zingha que je me ſuis propoſé de faire connoître; c'eſt une reine ambitieuſe, fiere & farouche que j'ai voulu montrer, & non pas les amuſemens frivoles d'un enfant qui n'a point encore de caractere décidé. Je me ſuis permis auſſi quelques réflexions; mais j'ai écarté celles qui ne naiſſoient point des faits, ou qui ne contribuoient pas à donner une connoiſſance exacte de la reine d'Angola, de ſes mœurs & de celles de ſes ſujets, des projets & des vues des nations qui ont conbattu contre elle, qui ont envahi ſes états, & qui n'ont pu la ſubjuguer. En un mot, cet ouvrage n'eſt rien moins qu'une traduction exacte & littérale. L'auteur Anglois rappor-te quelques-uns des faits que je raconte: voilà tout ce qu il y a de commun entre nous; ainſi donc ſi cette hiſtoire a quelque ſuccès en France, c'eſt aux faits que je le devrai: ſi elle n'en a point, je n'en imputerai la fau-te qu'à ma maniere de narrer & à mes réflexions. Cependant quoi qu'il arrive, l'événement ne me ravira point le plaiſir que j'ai eu d'employer quelques momens à tracer d'après la vérité, un caractere ſingulier & preſque inconcevable. Car, quelle ame a jamais préſenté comme celle de Zingha le biſarre & monſtrueux aſſemblage de tous les vices & de toutes les vertus? Quelle autre a réuni la fermeté la plus inébranlable à la plus grande inconſtance, l'héroiſme le plus intrépide à la plus étonnante foibleſſe, l'indulgence la plus facile à la ſévérité la plus outrée, la bienfaiſance à la férocité? Telle fut la reine Zingha qui ne méritoit ni de reſter ignorée en Europe, ni d'y être auſſi défigurée qu'elle l'a été dans les relations fabuleuſes du voyageur Dapper, & dans les récits menſongers de Ludolf. C'eſt cependant ſur la foi de ces écrivains que les éditeurs du Dictionnaire de Moreri ont cru devoir conſacrer un aricle au regne de Zingha qu'ils appellent Xinga, & à laquelle ils donnent un Prince Ineve pour ayeul. Les aventures que Dapper & Ludolf ont fournies aux rédacteurs de cet article, ne méritoient guere l'honneur qu'on leur a fait; & parmi les habitans d'Angola, de-même que parmi tous ceux du pays des Giagues ou Jagas, je doute que perſonne reconnût la célebre Zingha aux traits peu reſſemblans ſous leſquels elle eſt peinte dans cet article, ainſi que dans les relations, ou plutôt, dans les fables des voyageurs qui ont fourni les matériaux d'une partie de l'article Angola, dans ce dictionnaire. C'eſt dommage queles fautes & les erreurs de toutes les eſpeces qui abondoient dans les premieres éditions de cet ouvrage, d'une ſi grande utilité d'ailleurs, n'aient point été corrigées, mais qu'elles ſe ſoient au contraire ſi fort multipliées dans les nombreuſes éditions qui en ont été ſucceſſivement publiées. L'auteur Anglois d'après lequel j'ai entrepris d'écrire l'hiſtoire de Zingha, a puiſé dans de meilleures ſources: c'eſt du royaume même d'Angola qu'il a tiré les faits dont il a rendu compte, & ces faits ſont conformes aux relations des miſſionnaires Portugais, & preſque tous conſignés dans les mémoires du Frere Antoine de Gaête, Caputin, miſſionnaire & préfet de Métamba, confeſſeur de Zingha, & député du ViceRoi de Loando San-Paulo, vers cette reine dont il fut l'ami, le confident, le miniſtre & le directeur. A ces titres & au ton de vérité & de déſintéreſſement qui regne dans les récits du Capucin Antoine, j'ai cru que ces mémoires méritoient plus de confiance que les relations hazardées, les recherches ſuperficielles, & les vagues conjectures de quelques voyageurs qui n'ont fait, ſans s'y arrêter, que traverſer le royaume d'Angola, & qui ont ignoré juſqu'à la langue des habitans de ce royaume. Nous aurions d'excellens mémoires des pays les plus éloignés & des peuples ſauvages, ſi tous les miſſionnaires que le zele y attire avoient l'intelligence, les talens & l'adreſſe qui caractériſoient l'infatigable P. Antoine: mais il n'eſt pas donné à tous les hommes de ſervir utilement leur patrie & de gagner en même temps la confiance des ennemis de leur patrie & c'eſt-là toutefois l'important & pénible rôle que l'induſtrieux P. Antoine a rempli avec diſtinction à Loando, à Mapongo, & à Métamba, ainſi qu'on l'apprendra dans la ſeconde Partie de cette intéreſſante hiſtoire.

ZINGHA, REINE D'ANGOLA.
PREMIERE PARTIE.

Loin des brûlantes régions où le héros d'Utique ranimant le courage de ſes amis vaincus, raſſembla ſous ſes étendarts les reſtes malheureux de la journée de Pharſale; loin des ſables arides & des féroces habitans de la triſte Nubie, la nature plus riante offre aux voyageurs effrayés du ſilence des ſolitudes où ils viennent d'errer, les payſages enchanteurs, les champs féconds, les plaines agréables & les bruyantes villes de la riche Éthiopie, la plus heureuſe de toutes les contrées qui compoſent l'Afrique. Le ſoleil qui n'envoie ſur le reſte de cette vaſte partie de la terre que des rayons d'une ardeur exceſſive, modere la chaleur de ceux qu'il répand dans toute l'étendue de l'Éthiopie; enſorte que, quoique bazannés ou même noirs, les peuples qui l'habitent, y cultivent ſous l'influence d'un climat tempéré des ſols fertiles, également affranchis des rigueurs des frimats de l'Europe & de l'Aſie, & des feux dévorans qui rendent preſque inabitables la plûpart des autres pays ſitués ſous la zone torride.

L'Éthiopie ne jouit pourtant pas des mêmes avantages dans tou-te ſon immenſité. L'Abiſſinie preſqu'entiere eſt infertile, déſerte, par l'extrême chaleur qui brûle juſques aux racines du petit nombre de végétaux que la nature languiſſan-te produit de loin en loin au milieu des ſables enflammés qui couvrent cette région. C'eſt au-delà de ce pays inculte, & dans la baſſe Ethiopie qu'on reſpire un air pur. C'eſt là que la fertilité naturelle du ſol, la douceur du climat, & la vigueur de la végétation perpétuent les charmes du printemps & les richeſſes de l'automne. C'eſt-là que la nature offre dans tous les temps aux peuples qui s'y ſont raſſemblés, tous les dons & tous les agrémens qu'elle n'accorde que ſucceſſivement dans les autres contrées. Le Tybre qui s'enorgueillit de baigner les murs de Rome; le Tybre qui coule avec tant de majeſte dans la plus brillante contrée de l'Europe, arroſe dans ſon cours des plaines moins riantes & des champs moins féconds que ne le ſont les prairies toujours emaillées & les belles campagnes ſituées ſur les bords des Camerones, riviere d'une immenſe étendue, & qui ſert de frontiere à différens royaumes. C'eſt en ſuivant le cours de ſes rapides eaux, qu'on apperçoit les menaçantes tours où ſe tient, environné de ſes ſujets eſclaves, le deſpote de Benin, dont les états confinent avec les trois royaumes de Cacombo, & avec ceux d'Angra, de Gabom & de Congo, qui renferme ſeul plus de villes, d'habitans, de métaux, & de richeſſes naturelles de toutes les eſpeces, qu'il n'y en a dans tout le reſte des états de l'Afrique, ou même dans les mines du riche Potoſi, & dans les plus vaſtes empires de l'Europe & de l'Aſie.

A ne conſidérer que l'étendue de ſa domination, le nombre preſque infini de ſes ſujets, l'entaſſement prodigieux de ſes tréſors & de ſes revenus, l'Empereur de Congo devroit être ſans-doute regardé comme le plus puiſſant de tous les ſouverains. Les rois de Lovango, de Pango, de Batta, reſpectent ſon autorité; ceux de Songo, de Sunda, de Pemba, de Bamba, ſont ſoumis à ſes ordres: ſa couronne eſt indépendante, & du fond de ſon palais, ſitué ſur la coline de Banza ou de San-Salvador, il impoſe des loix à preſque toutes les nations de la baſſe Ethiopie. L'impétueux Zaïre, l'un des fleuves les plus étendus qu'on connoiſſe, n'arroſe dans ſon cours que des terres cultivées par les eſclaves du puiſſant empereur de Congo: les bords de ce fleuve, ainſi que les deux rives du profond Goanza, & celles de la Lelunde, dont les eaux claires & limpides roulent ſur un gravier parſemé de ſable d'or, ſont ornés de palmiers, d'orangers & de citroniers, couverts dans toutes les ſaiſons ou de fleurs ou de fruits. Les titres de la plûpart des ſouverains ſont faſtueux, outrés; ceux du roi de Congo ſont modeſtes: il pourroit ſans bleſſer la vérité en prendre de plus impoſans, il ſe contente de ſe dire Mani , ou Seigneur de Congo, par la grace de Dieu, roi de Manicuma, d'Ocanga, de Cumba, de Lulla, de Zouza, Seigneur des Duchés de Batta, de Sunda, de Bamba, Comte de Songo, d'Angoy, de Cacongo, Deſpote des Amboudes & ſupréme Dominateur du grand fleuve de Zaire . Mais ſi ce prince dédaigne d'ajouter à ces titres ceux de pluſieurs autres royaumes & de beaucoup de ſouverainetés qu'il poſſede réellement, il affecte en même temps par une étrange biſarrerie de prendre la qualité de Roi de Mazingan & d'Angola , quoiqu'il n'ait aucune ſorte de droit ſur ces deux royaumes poſſédés par des Princes auſſi indépendans qu'il peut l'être lui-même dans ſes vaſtes états. Il eſt vrai qu'autrefois la ſouveraineté de Congo s'étendoit ſur toutes les contrées de la baſſe Ethiopie, & qu'alors Angola formoit ſous le gouvernement d'un Sava ou ViceRoi, la plus conſidérable & la plus riche des provinces de ce puiſſant empire. Mais l'ambitieux Men-Ben-di, peu flatté du titre de Sava, forma l'audacieux projet de s'élever au rang ſuprême, d'ériger en ſouveraineté indépendante le gouvernement qui lui étoit confié, & de fonder pour lui & ſa poſtérité un trône au milieu même des terres qu'il s'étoit propoſé d'envahir. Men-Ben-di réuſſit même au-delà de ſon attente, & le ſuccès de ſon uſurpation fut plus brillant qu'il n'avoit oſé l'eſpérer. Il commença par refuſer inſolemment de reconnoître la ſupériorité du Mani de Congo, & ſe liguant avec les Portugais, il battit ſucceſſivement & mit en fuite les Savas ou Vice-Rois des provinces voiſines qu'il envahit & qu'il joignit à ſon ancien gouvernement, dont il forma le royaume d'Angola. Cette nouvelle monarchie fondée par l'uſurpation & l'infidélité au milieu des états, & preſque ſous les yeux du Mani de Congo, s'eſt ſoutenue contre les efforts de ce ſouverain, qui ne pouvant la recouvrer, a fini par reconnoître la légitimité du titre des ſucceſſeurs de Men-Ben-di, qui ſous la protection du Vice-Roi de Portugal, ſont reſtés paiſibles poſſeſſeurs des plus belles & des plus fertiles contrées de la baſſe Ethiopie. Le royaume d'Angola borné au nord par le Congo, par la ſouveraineté de Mulemba au levant, au midi par le royaume de Mataman, & au couchant par la mer atlantique, renferme huit vaſtes provinces toutes preſque également fertiles, arroſées par mille ruiſſeaux qui vont tous ſe jetter dans la grande riviere de Calucala, dont les rives ornées d'une double allée d'orangers, de grenadiers & de citroniers, offrent au voyageur le ſpectacle le plus brillant & le plus enchanteur: des vignobles immenſes, des champs qui tous les ans ſe couvrent d'une double moiſſon, de riches paturages, &, de diſtance en diſtance, des chemins entretenus avec le plus grand ſoin, & qui conduiſent dans les huit principales provinces du royaume d'Angola; dans la riche Ilamba qui, par ſa fécondité, ſon étendue, & le nombre de ſes habitans pourroit ſeule former une puiſſante monarchie, dans l'agréable Dovando, où la bonté des paturages raſſemble plus de troupaux qu'il n'y en a peut-être dans l'Ethiopie entiere, & dont les frontieres touchent à celles de la province de Songo, qui fournit à ſes habitans les vins les plus délicieux, comme les fruits de l'Icolo ſont les plus exquis de la terre. C'eſt à travers les vergers d'Icolo que l'on paſſe pour ſe rendre dans la province d'Enſaca, qui ſe ſuffit à elle-même, & qui renfermant pluſieurs villes & une infinité de bourgs, trouve dans la fécondité naturelle de ſon ſol nonſeulement de quoi fournir à la ſubſiſtance de tous ſes habitans, mais qui envoie encore un excédent conſidérable de ſes vins, de ſes fruits dans la vaſte province de Mazingan, où les forêts & les mines nuiſent à l'agriculture, & rendent la condition des habitans moins douce que ne l'eſt celle de leurs concitoyens établis dans la délicieuſe province de Cambamba, où la nature ſemble prendre plaiſir à raſſembler tous les avantages que ſes mains bienfaiſantes n'accordent que ſéparément dans les autres contrées, & que l'on ne trouve point également réunis dans la province d'Emvaca, dont le ſol eſt pourtant de la plus étonnante fertilité.

Quoique noirs, les habitans du royaume d'Angola ſont en général fort adroits, d'une vigueur peu commune dans nos climats, & trèsingénieux: en un mot, pour être des hommes, il ne leur manque qu'une ſage légiſlation, un ſouverain qui les chériſſe, & l'eſpoir de la liberté: mais abattus comme ils le ſont ſous les chaînes du plus dur eſclavage, aſſujettis au deſpotiſme le plus cruel, forcés de reſpecter les caprices d'un tyran, maître ſuprême de la vie & des biens de ſes ſujets, qu'il égorge ou qu'il vend aux avares Européans, qui vont lui acheter des hommes, comme on achette ailleurs des troupeaux & des bêtes de ſomme, les malheureux habitans d'Angola, ne poſſédant rien, & n'ayant que des jouiſſances précaires, ſont lâches, pareſſeux; ils ſont même perfides, par l'habitude que leur fait contracter la néceſſité où ils ſont de diſſimuler les injures & les outrages qu'ils reçoivent de leur prince, de ſes favoris inſolens, ou de ſes avides miniſtres.

Au centre de la province d'Ilamba, s'éleve juſqu'aux nues un rocher eſcarpé, le ſourcilleux Mapongo; ſon circuit eſt de deux lieues, & dans ſa partie inférieure, il eſt de toutes parts entouré d'un côteau d'une pente douce & facile, qui ſe termine en une vaſte plaine agréablement variée de bois, de champs, de vignobles, & de prairies arroſées par mille ruiſſeaux & toujours émaillées de fleurs. Sur la cime de ce rocher, eſt un palais antique, ou plutôt, un redoutable fort, où ſe tient le tyran d'Angola. C'eſt-là que, livré tout entier à ſes brutales paſſions, il s'abandonne tour-à-tour, à ſon goût pour la débauche, & aux excès de la plus inhumaine férocité. C'eſt dans cet antre ténébreux que des gardes cruels conduiſent chaque jour aux piés de leur barbare maître, tantôt ſes plus belles ſujettes, qui forcément conſacrées à ſes ſales plaiſirs, paſſent de ſes bras impur dans ceux de ſes vils favoris, tantôt les citoyens que leurs biens, leurs vertus, des plaintes indiſcretes ou d'infâmes délateurs lui ont rendus ſuſpects, & qui maſſacrés ſous ſes yeux, expient l'irrémiſſible crime d'avoir oſé lui inſpirer ou des ſoupçons, ou des remords. Vers les premieres anées du 17me. ſiecle, c'étoit au fond de ce palais, tant de fois inondé du ſang des victimes humaines, que le farouche N-Gola Ben-di, le ſouverain le plus cruel qui juſqu'alors eût déſolé l'Afrique, tenoit dans ſes mains ſanguinaires le ſceptre d'Angola. A l'ame la plus décidément perverſe, N-Gola Ben-di joignoit un cœur faux & perfide; ſcélérat d'autant plus dangereux qu'exercé dès ſa plus tendre enfance, dans l'art affreux de ſe jouer & du ciel & des hommes, il cachoit la noirceur de ſes vices ſous les dehors ſéduiſans des plus aimables qualités. Sombre, cruel, impitoyable, la ſérénité de ſes yeux & l'enjouement qu'il affectoit n'annonçoient que des tempêtes, des horreurs, des proſcriptions; & l'impie, dans le temps même qu'il enfonçoit le poignard dans le ſein des malheureux qu'il avoit condamnés, imploroit la tendre humanité: ſenſible en apparence aux cris de ceux qu'il égorgeoit, il les exhortoit à ſouffrir avec conſtance la mort qu'il leur donnoit, & qu'il rendoit auſſi lente qu'il le pouvoit par ſa fauſſe pitié, & auſſi douloureuſe qu'il lui étoit poſſible par les coups mal aſſurés que leur portoit ſa feinte compaſſion.

Déja le féroce Ben-di avoit ſacrifié ſa famille & les amis de ſes parens à ſa noire défiance; déjà ſes parricides mains teintes du ſang de ſes oncles, de leurs enfans & de ſon frere, aiguiſoient le poignard qu'il avoit juré d'enfoncer dans le ſein de Zingha, la plus jeune de ſes ſœurs, qu'il redoutoit, qu'il vouloit immoler, dont il n'ignoroit point les ambitieux projets, & qu'il n'avoit encore oſé punir, ſoit que ſa beauté, ſa jeuneſſe lui euſſent inſpiré des deſirs qu'il s'étoit flatté de ſatisfaire, ſoit que cette fiere princeſſe eût acquis ſur l'ame de ce monſtre, un empire qu'il ſe ſentoit malgré lui-même forcé de reſpecter. Cependant ſa fureur irritée avoit marqué l'inſtant de la mort de Zingha qui, à la douceur du barbare, à ſes ſoins aſſidus, aux témoignages empreſſés de ſa fein-te tendreſſe, aux aſſurances réitérées de ſon amitié, ne douta point que ſon arrêt fatal n'eût été prononcé. Ses ſoupçons n'étoient que trop fondés; elle touchoit à ſon dernier inſtant, lorſque des événemens imprévus détournerent le glaive qui étoit ſuſpendu ſur ſa tête: ce fut un malheur pour Zingha; car elle eût péri innocente, & elle eût emporté l'amour & les regrets du peuple d'Angola; au lieu que juſqu'aux derniers jours de ſa caducité, ſa vie ne fut plus qu'un épouvantable tiſſu de crimes & d'horreurs. Il eſt vrai que ces crimes ne doivent pas être tous imputés à Zingha; les cruelles circonſtances où elle ſe trouva en enfanterent pluſieurs, l'impétuoſité naturelle de ſon caractere & le deſir véhément qu'elle avoit conçu de ſe venger de l'injuſtice & des outrages de ſes ennemis, lui en firent commettre beaucoup d'autres, & les diſgraces preſque continuelles qu'elle eſſuya, changerent enhumeur ſombre & tyrannique la fierté de ſon ame, & la ſenſibilité de ſon cœur en inhumanité. Ses talens, ſes vertus, ſes rares qualités euſſent fait le bonheur des peuples d'Angola, ſi le ſort lui eût été moins contraire; ou ſi renverſant ſon frere du trône qu'il deshonnoroit, Zingha eût pris les renes du gouvernement, & retenu le ſceptre qui ne pouvoit alors paſſer dans de plus dignes mains. Tous les jours de ſon regne euſſent vraiſemblablement été marqués par des bien-faits & des vertus, & elle ne ſe fût ſignalée que par des actes d'héroiſme. En effet, dans le temps même que la noirceur de ſes forfaits la faiſoit abhorrer, ſes ennemis les plus irréconciliables ne pouvoient s'empêcher d'avouer & de publier qu'elle étoit née généreuſe, le cœur ſenſible, l'ame grande, digne, en un mot, du rang ſuprême, ſi on lui eût permis de choiſir pour y monter des voies légitimes.

Iſſue d'une longue ſuite de rois, Zingha n'ignoroit point les droits que ſa naiſſance lui donnoit à l'autorité ſouveraine; elle n'ignoroit pas que, placée ſi près du trône de ſes peres, elle étoit indépendante, & que tous les ſouverains réunis ne pourroient ſans la plus énorme injuſtice attenter à ſa liberté: cependant elle ſe vit contrariée, gênée, preſque eſclave dans le palais de ſes ayeux: mais trop haute pour s'exhaler en plaintes, en reproches, elle aima mieux porter avec courage des chaînes qu'elle ne pouvoit rompre, que tenter d'inutiles efforts contre le tyrannique joug & l'outrageante inſolence de N-Gola Ben-di, ſon frere, de ce cruel deſpote qui, par ſes injuſtices & ſes atrocités, jetta enfin dans le cœur de Zingha un levain de férocité, qui des lors ne fit plus qu'y fermenter, s'accroître & ſe développer.

Les premiers jours du regne de N-Gola avoient été marqués par le meurtre de ſon neveu, par le barbare aſſaſſinat du jeune fils de Zingha, que le roi d'Angola avoit fait maſſacrer ſous ſes yeux, dans la crainte qu'un jour cet enfant ne voulût lui diſputer le trône. Trop foible encore pour venger le ſang de ſon malheureux ſils, Zingha jura la perte de ſon lâche aſſaſſin: mais pour mieux tromper le monſtre qui l'avoit immolé, elle lui déroba ſes larmes, lui cacha ſes ſentimens, diſſimula ſa haine, ſes projets de vengeance, & feignit même de reſter attachée à ſon frere. Ce fut cette apparente inſenſibilité qui trompant ſon perſécuteur, lui fit croire qu'il lui ſeroit auſſi aiſé de ſacrifier la mere, qu'il lui avoit été facile de poignarder le fils; & il ſe préparoit à cet acte de barbarie, quand l'intêret le plus preſſant, le deſir de conſerver le ſceptre qui s'échappoit de ſes mains, arrêta ſon bras ſanguinaire, & le força de recourir à la médiation de cette même princeſſe qu'il vouloit égorger.

Le perfide Ben-di qui haiſſoit les Portugais autant qu'il déteſtoit ſes proches, avoit armé contr'eux, &, ſans leur déclarer la guerre, il avoit ravagé en brigand quelques-unes de leurs poſſeſſions: mais bientôt, il ſe vit arrêté dans ſa courſe: inveſti de toutes parts, il combattit en lâche, il fut battu, ſon armée fut miſe en fuite, & les deux ſœurs de ſa femme, ainſi que cette ſouveraine tomberent au pouvoir des vainqueurs. Zingha dont la tête étoit déjà proſcrite, n'avoit point eu la liberté d'accompagner ſon frere dans cette expédition, & elle étoit reſtée entourée de gardes dans le palais de ſes peres. Cependant la reine & ſes deux ſœurs ne s'apperçurent de leur captivité qu'à la différence extrême des mœurs & des manieres de leurs vainqueurs, avec l'atroce caractere & les procédés outrageans du prince d'Angola: elles furent traitées par leurs généreux ennemis avec tous les égards que les nations Européannes ont pour les ſouverains. Ben-di humilié, envoya des ambaſſadeurs aux Portugais pour négocier la rançon des trois princeſſes captives. Les Portugais refuſerent les riches dons qui leur étoient offerts, & renvoyerent leurs trois illuſtres priſonnieres de guerre chargées de préſens, & pénétrées de la douceur & de l'honnêteté de leurs vainqueurs. Le peuple d'Angola donnoit hautement des éloges à la nobleſſe & à la généroſite de la nation Portugaiſe: la cour même du tyran retentiſſoit des louanges que la reconnoiſſance arrachoit aux parens & aux amis des trois princeſſes. Il n'y eut que N-Gola Ben-di qui au récit de ces traits de grandeur d'ame & de déſintéreſſement ſentit redoubler la haine que ſon ame féroce avoit conçue contre les Portugais. Non-ſeulement il refuſa de remplir les conditions auxqu'elles il s'étoit ſoumis à la ſuite d'une guerre injuſte & malheureuſe qu'il avoit entrepriſe long-temps avant ſa derniere invaſion; mais il oſa tenter de nouvelles incurſions; & obligeant par ſes hoſtilités les Portugais à le combattre encore, il fut vaincu & réduit par les ſuccès & les victoires de ſes ennemis à une telle extrémité, qu'il n'imagina plus d'autre moyen de conſerver ſon ſceptre & ſes états, que d'envoyer vers la nation qu'il avoit irritée, ſa ſœur Zingha, cette même Zingha dont il avoit aſſaſſiné le fils, & dont il s'étoit propoſé d'abattre également la tête. Le lâche tombant à ſes genoux qu'-il tenoit embraſſés: O ma ſœur! lui dit-il, vous que j'aimai dès ma plus tendre enfance, & que j'adore encore juſqu'à l'idolâtrie; vous, qui euſſiez régné ſur mes peuples & leur prince, ſi les nœuds déteſtables qui nous uniſſent, ne m'euſſent point défendu de vous offrir le moitié de mon trône! je vous ai offenſée, belle Zingha, je vous ai outragée: vous étes généreuſe, & je ſuis malheureux. Mes parricides mains ont répandu le ſang de votre fils; il m'étoit odieux; ſa préſence importune ranimoit ſans ceſſe dans mon cœur le déſeſpoir & la fureur que m'inſpira ce jour, ce jour affreux où le chef de nos Gangas vous unit irrévocablement à un autre qu'à moi. Je me ſuis exercé depuis à vous hair, à vous rerſécuter: peut-être même, ſi j'en euſſe eu la force, ô Zingha! vous ne ſeriez plus, & du méme poignard qui vous eût arraché la vie, je me ſerois percé le ſein. Irrité par vos froideurs, déſeſpéré de votre indiſſérence à quels excès d'horreur votre ſarouche ament ne ſe ſeroit-il pas porté, ſi le ciel depuis quelques jours n'eût éclairé ſon ame, & ramené ſon cœur à des ſentimens plus humains! Mon amour éperdu ne ſe ſignalera plus deſormais par des crimes; il ne va me dicter que des vertus; belle Zingha, je veux vous imiter: j'en atteſte nos Moquiſies; je le jure à vos pieds, il ne me reſte plus de mes forfaits paſſés, de mes affreux complots, de mes aſſaſſinats que la dévorante amertume de les avoir commis. Ma ſœur ne ſera point inſenſible à mes larmes, ſa grandeur d'ame oubliera les injuſtices de N-Gola, pour ne ſonger qu'à l'honneur de ſon frere. Soyez l'appui de mon trône; allez en qualité de mon ambaſſadrice, offrir la paix aux Portugais; & acceptez pour moi toutes les conditions qu'ils voudront m'impoſer, & que le revers qui m'accable me forcera de regarder comme de douces loix. Si vous croyez, ſage Zingha, qu'en embraſſant ou feignant d'adopter la religion de ce peuple, vous puiſſiez le rendre plus facile à m'accorder la paix, abjurez hautement le culte de nos peres, le ciel vous le permet, nos Moquiſies vous l'ordonnent; ne balancez pas un inſtant, & faitez pour ma gloire tout ce qui dépendra de vous.

Les dangers qui menaçoient Zingha, le ſouvenir des perſécutions qu'elle avoit eſſuyées, l'affreux tableau de ſes oncles, de ſes freres & de ſon fils expirans ſous le fer des bourreaux, ou ſous le poignard de Ben-di, la fureur de ce monſtre toujours altéré de carnage prê-te à ſe ranimer, la rendirent attentive aux prieres du tyran; & elle conſentit d'autant plus volontiers à ſe charger de l'épineuſe négociation qui lui étoit offerte, que cherchant depuis pluſieurs années un prétexte pour s'éloigner de Mapongo, elle ſe flatta de trouver dans le cours même de ſa députation, quelques moyens heureux, quelque favorable occaſion de faire eclatter ſa vengeance, & d'exécuter les projets d'uſurpation que ſon ame ambitieuſe nourriſſoit depuis longtemps. Dans ces diſpoſitions qui étoient pour tout autre qu'elle un ſecret impénétrable, elle conſentit à tout, promit tout; on dit même qu'afin de mieux tromper ſon frere, elle ſcella ſa feinte reconciliation de la plus criminelle des complaiſances; du moins l'inſolent Ben-di ſe vanta d'avoir été le maître, s'il l'eût voulu, d'étouffer dans ſes bras cette fiere princeſſe. Quoi qu'il en ſoit, Zingha, qui depuis ſon enfance, avoit vécu en eſclave dans le palais de Mapongo, partit en ſouveraine, & ſe rendit accompagnée d'une brillante ſuite, à Loando San-Paulo, auprès du ViceRoi Portugais qui la reçut avec diſtinction, & lui rendit tous les honneurs qu'il crut devoir à la hau-te naiſſance d'une telle ambaſſadrice.

Ce Vice-Roi, Dom Jean Corréa, Da Souza, étoit un gentilhomme diſtingué par ſa valeur, ſa probité, rempli d'excellentes qualités; mais ſes vertus étoient ternies par une vanité outrée, & qui lui faiſoit trop ſouvent oublier les devoirs de la bienſéance. Cet orgueil le dirigea dans la premiere audience qu'il donna à Zingha: cette princeſſe fut introduite dans une ſalle, où elle fut très-ſurpriſe de ne voir qu'un fauteuil occupé par le ViceRoi, & aux pieds de cette eſpece de trône ſurmonté d'un dais, un tapis étendu ſur le parquet, avec un couſſin de velours préparé pour l'ambaſſadrice. C'étoit de temps immémorial un uſage obſervé à Loando, que tous les étrangers admis à l'audience du ViceRoi, s'inclinoient profondément devant lui: les ſouverains eux-mêmes étoient aſſujettis à cette ancienne loi. Zingha refuſa de s'y ſoumettre: elle ne voulut point ſe proſterner: mais cachant ſon dépit, elle ordonna, ſans ſe déconcerter, à l'une des femmes de ſa ſuite, de ſe mettre à genoux & ſur ſes mains, à côté du couſſin, & le plus près qu'il ſeroit poſſible du trône. Cette femme obéit, & Zingha s'aſſéyant ſur ce ſiege vivant, dit à Dom Corréa qu'il pouvoit maintenant propoſer les conditions du traité de paix & d'alliance qu'elle étoit venu négocier.

Le Vice-Roi qui s'attendoit à des excuſes pour Ben-di & à d'humbles ſupplications, fut étonné de ce ton de fierté; mais ſe remettant bientôt, il exigea que pour réparer ſon audace & les dommages cauſés dans ſes dernieres invaſions, N-Gola ſe reconnût vaſſal des Portugais, & qu'il s'obligeât pour lui & ſes ſucceſſeurs à un tribut annuel. Zingha, frémiſſant de colere à ces propoſitions, & regardant le Vice-Roi avec indignation: „ Sava chrétien, lui dit-elle, cherche ailleurs tes vaſſaux: cherche tes tributaires parmi les ennemis que tu pourras ſoumettre les armes à la main: mais n'eſpere jamais de contraindre à de telles baſſeſſes un monarque puiſſant, jaloux de ſon indépendance, & qui ne m'envoie ici que pour te demander ton amitié, & pour t'offrir avec la ſienne ſes forces redoutables, & juſqu'à ce jour invincibles."

Cette réponſe prononcée d'un ton ferme & impoſant, fit une ſi forte impreſſion ſur les Portugais, que ſuppoſant au prince d'Angola des reſſources qu'ils ne lui connoiſſoient pas, & une armée prête à fondre ſur Loando, ils ſe hâterent d'accepter la paix qui leur étoit offerte aux conditions les plus honorables pour Ben-di. Zingha ſatisfaite de ce premier ſuccès, prit congé de Corréa qui, la conduiſant hors de la ſalle, l'avertit que cette femme qu'elle avoit fait ſervir de tabouret, ne vouloit ni ſe lever, ni changer d'attitude qu'elle n'en eût reçu l'ordre de ſon auguſte ſouveraine. “Dans ſon palais, répondit la princeſſe, une femme telle que moi, ne ſe ſert jamais deux fois du même ſiege: la vue de cette malheureuſe me reprocheroit ſans ceſſe l'eſpece d'humiliation, & le manque d'égards que j'ai eſſuyés ici; qu'elle évite déſormais ma préſence, & que mes yeux ne puiſſent jamais tomber ſur elle“.

La hauteur de ces reparties, l'intrépidité de Zingha & l'air de majeſté qu'elle mettoit dans ſes propos comme dans ſes actions, en impoſerent à l'orgueil de Corréa, qui cherchant à réparer ſes torts, parvint à force d'honêteté, de prévenances & de diſtinctions, à faire oublier à Zingha les mécontentemens qu'elle croyoit avoir reçus lors de ſa premiere viſite. Flattée de la conſidération dont elle jouiſſoit à Loando, des hommages qu'on lui rendoit, & de la politeſſe reſpectueuſe des Portugais, elle paſſa quelques mois parmi eux. Auſſi peu attachée au culte ridicule des Moquiſies qu'à toute autre doctrine, ou plutôt, toute entiere à ſes projets d'ambition, elle crut devoir feindre du zele pour la religion chrétienne, demanda d'être inſtruite, & parut ſi convaincue de la vérité des dogmes que quelques miſſionnaires chargés de l'éclairer, lui expliquerent, que ceux-ci ne doutant point de la ſincérité de ſa converſion, l'admirent au baptême qu'elle reçut très-ſolemnellement en 1622, vers le commencement de la quarantieme année de ſon âge.

Mais tandis que Zingha ne paroiſſoit occupée que des intérêts ſacrés de la religion qu'elle venoit d'embraſſer, elle ne ſongeoit qu'aux moyens de captiver la confiance de la nation Portugaiſe, & de s'aſſurer du zele & de l'attachement de Corréa. Les confidences adroites qu'elle lui avoit faites du caractere ſoupçonneux & cruel de ſon frere, des injures qu'elle en avoit reçues, & de l'exceſſive rigueur de l'eſclavage où elle avoit été réduite dans le palais de Mapongo, émurent vivement le Vice-Roi qui, pénétré juſqu'aux larmes des récits de Zingha: "Vous connoiſſez, lui dit-il, la barbarie & l'inhumanité du monſtre qui vous attend: la paix qu'il vient d'obtenir eſt votre ouvrage; l'ingrat vous punira des bienfaits dont vous l'avez comblé: teint du ſang de ſes proches, accoutumé au crime, aux lâches trahiſons, aux noirs aſſaſſinats, quel autre prix attendezvous du ſervice important que vous venez de lui rendre, qu'un eſclavage aviliſſant, ou la plus affreuſe des morts? Reſtez dans mon palais, reſpectable Zingha; ne vous éloignez pas des murs de Loando, & laiſſez à mon zele, aux Portugais vos amis & vos alliés, le ſoin de vous venger: laiſſez nous le ſoin de renverſer le traître N-Gola de ſon trône, & de vous y placer, ſous la protection du roi de Portugal mon maître „. La princeſſe d'Angola flattée intérieurement des offres du Vice-Roi; mais feignant d'en être offenſée: “Eſt-ce, lui répondit-elle, au nom du Roi que vous repréſentez, ou de vous-même, Corréa, que vous oſez me donner ces conſeils? Si c'eſt le Vice-Roi qui m'offre ſon palais & Loando pour aziles, il oublie dans ce moment, qu'ambaſſadrice d'un puiſſant ſouverain, rien ne ſçauroit me dégager de la parole ſacrée que je lui ai donnée de retourner vers lui, & que la certitude même de la plus dure ſervitude, ou de la mort la plus deshonorante, ne pourroit m'autoriſer à manquer au ſerment que j'ai fait de me rendre à Mapongo, dès que j'aurai mis fin à la négociation dont je me ſuis chargée. Si c'eſt par intérêt, par amitié, par zele que vous croyez devoir me donner ces avis; Corréa, je vous en tiens compte, & votre attachement m'eſt infiniment précieux. Ces dangers qui menacent ma tête à Mapongo ſont plus preſſans peut-être que vous ne l'imaginez: je connois mieux que vous la perfidie & la férocité de l'impitoyable Ben-di: mais tandis que ma prudence, mes ſoins & l'aſcendant que j'eus toujours ſur l'eſprit de mon frere, rendront inutiles peut-être ſes vues ſanguinaires, conſervez-moi ces mêmes ſentimens d'eſtime & d'amitié. A l'égard de la protection du Roi de Portugal, votre maître, quelques événemens qui puiſſent arriver, je ne puis, ni ne dois l'accepter. Les ſouverains d'Angola ſe protegent eux-mêmes; ils n'ont & ne veulent avoir que des alliés: des protecteurs quelque puiſſans qu'ils fuſſent, aviliroient la majeſté de leur couronne. Si le ſort m'éleve quelque jour au trône de mes peres, je recevrai avec reconnoiſſance l'amitié du Roi votre maître; je lui donnerai la mienne, & chacun de nous deux protégera les ſujets du ſouverain ſon allié".

Satisfaite des heureuſes diſpoſitions des Portugais, raſſurée ſur l'avenir, & n'ayant plus d'affaires qui la retinſſent à Loando-San-Paulo, Zingha, quelques inſtances que lui fit Corréa, ne voulut point différer plus long-temps ſon départ; & craignant qu'une plus longue abſence ne la rendît enfin ſuſpecte au prince d'Angola, elle reprit la route de Mapongo, où elle ne fut pas plutôt arrivée qu'elle eut grand ſoin de faire ratifier par Ben-di, tous les articles du traité qu'elle venoit de conclure. N-Gola parut approuver tout, remercia publiquement ſa ſœur des ſervices importans qu'elle avoit rendus à l'état, lui donna devant ſes courtiſans les marques les plus diſtinguées de ſa reconnoiſſance, & en particulier, les preuves les plus tendres & les moins équivoques de ſon amitié: le fourbe pouſſa plus loin la perfidie, & déclara que depuis quelques jours, il ſe ſentoit enflamme du deſir d'embraſſer la religion chrétienne.

Informé par Zingha de ces ſentimens reſpectables, Dom Jean Corréa ſe hâta d'envoyer à Mapongo, un prêtre negre de Métamba, & un des principaux officiers de Loando, pour ſervir de parrein à Ben-di qui ne pouvoit plus, diſoit-il, réſiſter aux vives impulſions de la grace, & au deſir preſſant dont il ſe ſentoit embraſé. N-Gola fit aux deux députés, l'accueil le plus honnête: le prêtre voulut l'éclairer, & le trouva déjà tout préparé; il l'interrogea, & ne voyant en lui que la docilité la plus ſatisfaiſante aux dogmes du catholiciſme, il le crut ſuffiſamment inſtruit, & lui propoſa de ſe faire baptiſer. Pendant ces entretiens, Ben-di avoit tramé des complots qui lui parurent ſi bien concertés, que ne jugeant point à propos de diſſimuler plus long-temps, & feignant de regarder comme un outrage, la propoſition du prêtre negre:“ Homme vil, lui dit-il, le Dieu dont tu me parles, t'a-t-il permis de franchir la diſtance qui ſépare ta baſſeſſe du trône de tes maîtres? Crois-tu que je conſente à me dégrader au point de permettre que tu me baptiſes? Crois-tu que je conſente à fléchir les genoux devant toi, devant toi qui n'es que le fils de quelqu'un de mes eſclaves? Malheureux! ſi je n'écoutois que la voix de mon reſſentiment, la mort ſeroit le prix de ta préſomption: mais j'excuſe ton inſolence, & veux bien t'accorder la vie, à condition que demain le lever de l'aurore ne te trouvera point dans mes états'.

Zingha, quelque éclairée qu'elle fût ſur le caractere faux & perfide de Ben-di, ne s'attendoit point du tout à cette nouvelle preuve de ſa duplicité: elle tenta tous les moyens poſſibles de le ramener: il étoit lâche; elle chercha à l'ébranler en lui peignant les ſuites du reſſentiment de Dom Jean Corréa qui ſe croyant offenſé, & l'étant en effet, ne manqueroit pas de ſoulever la nation Portugaiſe. Ces avis, ces menaces, ne firent qu'irriter le farouche N-Gola qui, changeant en fureur le feint attachement qu'il avoit juré à ſa ſœur, la traita avec indignité, la fit charger de chaînes, & jetter au fond d'une des priſons du palais, où il lui promit d'aller dans peu de jours la voir pour ſe donner le plaiſir de l'embraſſer encore, & de la poignarder.

Ce même jour Ben-di refuſa hautement d'exécuter aucun des articles de paix qu'il avoit ratifiés; il fit en même-temps égorger tous les Portugais qui ſe trouverent à Mapongo, & ne doutant point du ſuccès de ſes complots, il ſe mit à la tête d'une formidable armée, réſolu d'aller ſaccager LoandoSanPaulo, & d'immoler à ſa vengeance Dom Jean Corréa.

Mais pendant que ce monſtre regardoit déjà les Portugais comme vaincus & maſſacrés; pendant qu'il ſe réjouiſſoit par avance du plaiſir qu'il auroit à ſe baigner dans des torrens de ſang, il ignoroit que dans l'armée qu'il commandoit, & qui le déteſtoit, Zingha, ſa ſœur, avoit une faction puiſſante, qui au premier ſignal avoit juré de mettre à mort ſon ſouverain, ou de l'abandonner aux traits des ennemis: il ignoroit que Bar-ba, ſa belle-ſœur, avoit déjà rendu la liberté à Zingha qui, maitreſſe du palais de Mapongo, avoit pris les plus ſages meſures pour s'emparer du trône.

L'armée de N-Gola n'eut pas plutôt joint celle des Portugais, que feignant d'être frappée d'une terreur ſoudaine, elle fuit & ſe diſperſa, laiſſant Ben-di ſeul, entouré de quelques eſclaves, & expoſé au feu de l'armée Portugaiſe. Celle-ci mépriſant un ſi foible ennemi, entra dans le royaume d'Angola, s'empara des plus riches provinces, & ôta tout eſpoir de retraite à N-Gola qui, ſe voyant preſſé de toutes parts, & à l'inſtant d'être fait priſonnier & puni de ſes crimes, s'empoiſonna lui-même, ou, comme le bruit s'en répandit, par les ſoins de Zingha qui, dans la ſuite, dédaigna de ſe juſtifier de s'être rendue maîtreſſe des derniers inſtans de ſon frere.

Il eſt dans la partie intérieure de l'Afrique, loin des frontieres de Congo, quelques lieues au-delà de la riviere de Cuança, une nation guerriere, féroce, antropophage, l'effroi de tous les peuples qui habitent ces régions barbares: ce ſont les terribles Giagues ou Jagas, célebres par leurs crimes, par leurs goûts déteſtables & les excès de leur atrocité. Les Jagas raſſemblés ne forment point une ſociété; c'eſt une foule de monſtres plus affreux les uns que les autres, tous altérés de ſang, & jamais raſſaſiés de crimes. Ils ſe rendent formidables par la terreur qui les précede dans leurs excurſions, & par la ſombre horreur qui accompagne la déſolation qu'ils portent dans toutes les contrées voiſines. Jamais peuple ne fut ni plus cruel, ni plus férocement ſuperſtitieux que les Giagues; car chez eux, l'inhumanité eſt ordonnée par la religion, & puiſſamment autoriſée par les loix. Les tigres ni les léopards ne cultivent point la terre; mille fois plus cruels que les léopards & les tigres, les Giagues ne la cultivent pas non plus; la ravager, la dévaſter, en maſſacrer les habitans, eſt leur unique occupation. Toujours ou errans ou campés dans l'immenſe pays que leur fureur a ſubjugué, ils brûlent, ils détruiſent tous les lieux habités par où ils paſſent. Le même inſtinct qui porte les lions à ſortir des forêts, & pourſuivre les voyageurs, porte auſſi les farouches Jagas à ſe jetter ſur leurs voiſins pour en prendre autant qu'ils peuvent, & ſe nourrir de la chair des malheureux qu'ils ont fait priſonniers, qu'ils gardent quelques jours, pour s'amuſer de la terreur qu'ils tâchent de jetter dans leur ame; ils les déchirent enſuite lentement, les mangent à demi-vivans, & s'abreuvent de leur ſang; nourriture exquiſe pour eux, & qu'ils préferent à tout autre genre d'alimens.

Les Jagas ont eu pluſieurs chefs qui tous ſe ſont rendus célebres par l'excès de leur férocité; mais dans le nombre de ces chefs, on compte quelques femmes qui les ont ſurpaſſés en noirceur. Telle fut l'infernale Ten-ban-dumba qui, par l'aſſaſſinat de ſa mere, acquit des droits inconteſtables au commandement ſuprême, & qui jugée digne de gouverner ſes concitoyens, leur donna la légiſlation la plus propre à étouffer en eux tous les ſentimens de la nature & de l'humanité. Ten-ban-dumba, dans la vue de rendre la promulgation de ſes loix plus reſpectable & plus ſacrée, aſſembla les Jagas, & leur dit que l'ombre de ſa mere étoit venue des enfers lui ordonner d'initier tous les Giagues aux myſteres de leurs ancêtres, parce qu'il n'y avoit que cette initiation qui pût les rendre déſormais invincibles, riches, puiſſans & redoutés. Après ces mots, l'affreuſe légiſlatrice ſit apporter au milieu de l'aſſemblée, ſon fils unique, encore enfant, qu'elle jetta dans un mortier, où l'épouvantable furie, ſans donner aucun ſigne d'émotion, le pila, le broya tout vif, & ne ceſſa de frapper ſur la jeune victime, que quand elle l'eut réduite en une eſpece de pâte: alors elle jetta dans le mortier quelques herbes, quelques racines, & fit un onguent dont elle s'oignit tout le corps en préſence des Giagues, qui trop ſtupidement féroces pour ne pas admirer leur reine, & ſe ſentant à ſon exemple, tranſportés de la même fureur, allerent chercher leurs enfans, les porterent au même lieu où venoit de ſe paſſer cette ſanglante ſcene, les maſſacrerent, & imiterent la monſtrueuſe Ten-ban-dumba, auſſi exactement que le leur permettoit la rage qui les agitoit.

Cette abominable coutume s'eſt ſcrupuleuſement perpétuée chez ce peuple qui, à chaque occaſion importante, ne manque point de l'obſerver. Ce maſſacre preſque perpétuel d'enfans anéantiroit, pour le bonheur du reſte de l'Afrique, la race des Giagues, s'ils n'avoient ſoin de réparer ces pertes par l'attention qu'ils ont de conſerver tous les enfans qu'ils prennent dans le ours de leurs brigandages; enfans qui, élevés parmi ce peuple, ſe forment aiſément à ſes mœurs & à ſa cruauté.

Cette loi ſeule étoit capable de remplir les vues ſanguinaires de Ten-ban-dumba, & de briſer chez cette nation, tous les liens de la ſociété: mais l'affreuſe légiſlatrice ne la crut point encore ſuffiſante: elle ordonna par un réglement digne d'elle, aux Jagas de préférer la chair des hommes, celle des femmes exceptée, à toute autre nourriture; & elle eut peu de peine à ſe faire obéir. Toutefois, cette excluſion donnée à la chair des femmes irrita le goût des Jagas au point, que donnant bientôt toute la préférence à la chair proſcrite, les plus diſtingués d'entr'eux faiſoient tuer tous les matins une femme pour leur table. Tenbandumba ne punit point les infracteurs, & toléra par prudence une infraction qu'elle ne vit aucun moyen de réprimer, & qui depuis n'a point ceſſé d'être tolérée. A l'égard de la chair des hommes, elle elle ſe vend chez les Giagues excluſivement à toute autre chair dans les boucheries publiques. Par une troiſieme loi, Ten-ban-dumba voulut que les Jagas réſervaſſent les femmes ſtériles, pour être ſacrifiées lors des obſeques des grands de la nation, à moins que les maris n'aimaſſent mieux les égorger pour s'en nourrir.

Afin de réunir dans ſon code, la plus révoltante impudence à la plus horrible cruauté, Tenbandumba voulut que les Jagas avant que de partir pour une expédition militaire, fuſſent tenus de ſe raſſembler tous, chacun avec ſes femmes, dans la plaine conſacrée à cet uſage; & là de remplir en préſence les uns des autres, les obligations les plus ſecretes du devoir conjugal.

Quant à la religion, les dogmes des Giagues étoient en petit nombre, ils conſiſtoient à regarder tous les uſages nationnaux comme autant de loix ſacrées venues des enfers, & avouées par les dieux; à porter dans une boëte ſuſpendue au col, quelque partie du corps de ſon pere; d'offrir de temps en temps à cette boëte des victimes humaines, & de l'arroſer du ſang des hommes que l'on étoit obligé d'immoler toutes les fois qu'on s'étoit propoſé de la conſulter. C'eſt auſſi un ancien uſage religieuſement obſervé par les Giagues, d'honorer par de nombreux homicides & par des hécatombes humaines les obſeques des guerriers qui ſe ſont illuſtrés: outre tous leurs eſclaves & leurs principaux officiers que l'on enterre vivans dans le même tombeau, on choiſit auſſi deux de leurs femmes les plus chéries, qui n'étant pointe ſclaves, ni deſtinées à ſervir l'ombre de leur époux, ne ſont enterrées vivantes qu'après que leurs plus proches parens leur ont caſſé les bras.

De tous les peuples de l'Afrique, N-Gola n'aimoit que les Giagues dont les mœurs, les uſages & la férocité lui inſpiroient la plus profonde vénération: auſſi avoit-il fait bien des efforts pour introduire leur légiſlation dans ſon royaume; mais le caractere moins dur de ſes ſujets, ayant rendu toujours ſes tentatives inutiles, il ſe flatta qu'un jour ſon fils opéreroit cet-te révolution. Ce fut dans cette vue que peu de temps avant ſa mort, il avoit envoyé ſon fils au chef des Giagues, ſon ami, qui s'étoit engagé à inſpirer à ſon éleve toute la rage & toute la noirceur de l'ancienne Ten-ban-dumba.

Outre le deſir de rendre ſon ſucceſſeur le plus féroce des hommes, N-Gola avoit été déterminé par un autre motif à éloigner pour quelque temps, ſon fils de Mapongo; & il ne le croyoit en ſureté que parmi les Jagas contre les attentats de Zingha dont il n'ignoroit point les projets de vengeance. Il ne ſe trompoit pas dans ſes ſoupçons; mais ſes précautions devinrent inutiles. Le ſceptre d'Angola ne ſatisfaiſoit qu'en partie l'ambition de Zingha qui ne fut pas plutôt aſſiſe ſur le trône, que le deſir d'affermir ſa puiſſance, & la crainte de perdre le fruit de ſon uſurpation, lui firent mettre tout en uſage pour corrompre le chef des Giagues, & le déterminer à lui livrer le fils de N-Gola Ben-di. Les droits inconteſtables de ce prince à la couronne qu'elle lui avoit ravie, n'étoit pas le ſeul ſujet des allarmes de cette ſouveraine; la proximité des Portugais, maîtres encore d'une partie de ſes états, augmentoit d'autant plus ſon inquiétude, que Corréa ne prenant plus à elle qu'un très-foible intérêt, elle le ſoupçonna d'être d'intelligence avec le fils de N-Gola qui, s'il venoit, ſuivi des Giagues ſe joindre à l'armée Portugaiſe, pourroit facilement achever la conquête du royaume d'Angola, ſe rendre maître de Mapongo, & venger la mort de Benles bruits qui s'en répandoient, les factions qui diviſoient la cour de Mapongo, la conduite des Portugais, celle du Vice-Roi, paroiſſoient juſtiſier les craintes de Zingha qui, ſans perdre de temps en vaines délibérations, ſans s'arrêter à punir les factieux, à diſſiper des troubles que ſa rigueur n'eû peut-être fait qu'augmenter, ne s'attacha qu'à la principale cauſe du déſordre & des révolutions qu'elle avoit à redouter, sûre de voir renaître le calme dans ſa cour, lorsqu'elle ſe ſeroit délivrée du rival odieux, qui ſuſcitoit ces troubles.

Dans ces vues qui, pour être avouées par les principes & les regles de l'injuſte politique, n'en ſont pas moins proſcrites par les loix de la nature & de l'humanité, Zingha feignit un dégoût invincible pour l'autorité ſuprême, & affectant une tendreſſe extrême pour le fils de N-Gola, elle lui fit dire qu'elle n'attendoit pour deſcendre du trône, que de le ſçavoir aux environs de Mapongo; qu'il connoiſſoit depuis longtemps ſa modération, ſon gout pour la vie tranquille, & ſurtout l'éloignement qu'elle avoit toujours eu pour l'éclat des grandeurs & de la royauté; mais que quelque preſſans que fuſſent ſes deſirs pour la retraite, elle ne croyoit pas devoir abandonner le diadême de ſes peres aux Portugais, ni à quelqu'autre qu'au véritable & légitime héritier de Ben-di; qu'en un mot, c'étoit à lui ſeul qu'elle vouloit, comme elle s'y croyoit obligée, confier le fardeau du gouvernement, en attendant que des circonſtances plus heureuſes lui permiſſent de placer ſur ſa tête la couronne d'Angola. Le chef des Giagues étoit par goût & par état, le plus cruel des hommes; mais il ne joignoit point la perfidie à la férocité: ces brillantes promeſſes le ſéduiſirent, & il crut pouvoir envoyer ſon éleve à Mapongo. Zingha diſſimulant ſa joie, fut au devant de ſon malheureux neveu, lui fit l'accueil le plus flatteur, le conduiſit dans ſon palais, convoqua les grands du royaume, mit le ſceptre entre les mains du jeune prince, s'inclina devant lui, & lui dit qu'il ne lui reſtoit plus qu'à lui révéler des ſecrets de la plus grande importance. A ces mots, le jeune imprudent fit écarter ſa ſuite; mais à peine Zingha ſe vit ſeule avec lui, que tirant un poignard de ſon ſein:“ Déteſtable rejetton d'un frere que j'ai abhorré, lui dit-elle, meurs du même poignard qui a tué mon fils, & va dans les enfers, lui dire que ſa mere le venge. En achevant de prononcer ces terribles paroles, Zingha perça le cœur de ſa victime, & ſortant ſans donner la plus légere marque d'émotion, elle ordonna froidement à ſes gardes de jetter le cadavre de ſon neveu dans les eaux de Calucala.

Les Portugais furent bientôt inſtruits de cet acte d'atrocité, & rallumant les feux mal éteints de la guerre, ils ravagerent les provinces qu'ils avoient déjà conquiſes, & porterent la déſolation juſqu'au pied de Mapongo. Zingha n'avoit qu'un ſeul moyen de détourner l'orage, & elle s'en ſervit. L'aſſaſſinat du jeune Prince étoit trop affreux, trop horrible pour n'avoir pas fait la plus forte impreſſion ſur les Giagues: c'étoit un titre fort puiſſant pour obtenir leur confiance & même leur vénération; auſſi Zingha eut peu de peine à ſe reconcilier avec le chef de cette nation, & beaucoup moins à obtenir l'amitié des Jagas qui ne parloient qu'avec admiration de l'ame ſanguinaire de la Reine d'Angola.

Formidable par la terreur qu'une telle alliance inſpiroit aux peuples Africains, Zingha ne tarda point à former une puiſſante ligue contre les Portugais, avec toutes les nations voiſines, & dans laquelle elle eut l'adreſſe de faire entrer les Hollandois par un traité ſecret. Les Princes Africains preſque toujours armés les uns contre les autres, ſuſpendirent leurs querelles, & embraſſant la cauſe de la Reine d'Angola, formerent par la réunion de leurs forces la plus puiſſante armée qui eût paru jusqu'alors dans tou-te l'étendue de l'Ethiopie. A la tê-te de cette armée rédoutable, Zingha ſe ſignala par mille actions héroiques, & remporta de glorieux avantages ſur ſes ennemis: mais la fortune abandonna bientôt ſes étendarts; les Portugais réparerent leurs pertes, envahirent les plus riches provinces d'Angola, pouſſérent leurs conquêtes juſqu'aux val-lons de Mapongo, & par leurs victoires multipliées, réduiſirent dès la ſeconde campagne, la Reine d'Angola à une telle extrémité, qu'abandonnée de ſes alliés, trompée par ſes Généraux, & trahie par ſes ſujets, elle fut obligée de s'éloigner de ſes états, & d'aller ſeule & déguiſée, ſe cacher dans les déſerts les plus inacceſſibles.

Dans la partie la plus méridionale de l'Éthiopie, au-delà des plaines embraſées du Zanguebar, eſt un vaſte pays, aride, inhabité. Depuis la formation du globe, ces contrées, l'effroi des hommes & des animaux, ſont couvertes de ſable perpétuellement ſoulevé par les vents. L'ame plus agitée par la haine & par la fureur, que les ſables de ces ſyrthes ne le ſont par les vents, Zingha ſe commet ſans pâlir dans ces lieux qu'elle ne connoît pas, & pénetre avec ſécurité dans ces triſtes régions. Là, trop voiſin de la terre, le ſoleil en brûle la ſurface, & la pouſſiere enflammée étouffe dans leur germe & conſume les végétaux. La bienfaiſance des dieux ne s'étend point ſur ce malheureux continent; la nature y languit, & dédaigne de varier par la richeſſe & l'agrement de ſes productions, le ſol qui jamais n'y change de face. Libre dans ſon impétuoſité le vent regne ſur ces plaines arides, s'y déchaîne, & ne trouvant aucun obſtacle qui contraigne ſa violence, éleve juſqu'au deſſus de l'athmoſphere des nuages de ſable qui obſcurciſſent le jour. Les tourbillons de flamme que vomit le Véſuve ſont moins impétueux que ces flers ouragans. Leur violence ne peut rien contre la valeur intrépide de la reiné d'Angola, qui n'ayant pour ſe garantir des dangers qui l'environnent, que ſon arc & ſes fleches, marche ſans crainte, mais non pas ſans difficulté, au milieu de ce vaſte déſert. Sappée par la fougue des aquilons, la terre ſe dérobe ſous ſes pieds chancellans, & les tourbillons de pouſſiere qui du haut de l'athmoſphere, retombent devant elle, lui préſentent à chaque inſtant le plus affreux ſpectacle, celui de ſon tombeau; car, combien n'a-t-elle pas à craindre, ſi la terreur pouvoit pénétrer dans ſon ame, de reſter enſévelie ſous ces monceaux de ſable? De tems en tems, la force de rayons du ſoleil ſuſpend la violence des ouragans, & paroît enchaîner leur fureur; mais de nouveaux dangers ſuccedent à ceux de la tempête. L'ardeur de ces rayons enflamme l'air que le ſouffle des vents rafraîchiſſoit. O Zingha! ſi la vertu accompagnoit tes pas, ſi l'injuſtice ou les complots de l'uſurpation arrachant de tes mains un ſceptre légitimement acquis, t'euſſent obligée de dérober ta tête à des factieux conjurés; quel héros, même environné de l'éclat de ſes conquêtes, mériteroit de t'être comparé dans ton intrépide retraite? Quel conquérant eût effacé ta gloire? Cette fuite courageuſe au milieu des déſerts, ſeroit pour toi plus glorieuſe mille fois qu'une marche triomphale, ſi l'infortune & non le crime eût cauſé ta diſgrace, & ſi la rage, la fureur, l'eſpoir de la vengeance, la haine des Dieux & des hommes ne ſoutenoient ta féroce valeur dans ces lieux iſolés!

Cependant Zingha reſpire un air moins embraſé; la terre s'affermit ſous ſes pas, les vents n'ont plus de violence, la nature ſe ranime; Zingha croit même appercevoir dans le lointain & au-dela des ſables, qu'elle acheve de parcourir, des plaines verdoyantes & des forêts ombragées. Ce tableau inattendu adoucit pour quelques momens, les penſéès ſiniſtres & les pojets criminels qui occupent ſon ame; les charmes de l'eſpérance renaiſſent dans ſon cœur; & s'élançant avec rapidité ſur cette nouvelle contrée, elle y voit de toutes parts la terre féconde & couverte, ſans culture, de tous les végétaux qui ſont ailleurs le prix des efforts les plus pénibles de l'induſtrie humaine. Ces apparences ſont perfides, & Zingha ſe flatte vainement de trouver dans ces lieux une retraite paiſible; de nouveaux périls l'y attendent. Ces plaines, d'un aſpect ſi riant, abondent en ſerpens, en reptiles venimeux, en monſtres dévorans, en animaux féroces: l'air en eſt infecté, la terre en eſt couverte. Ici la perfide couleuvre rampe ſous l'herbe des prairies, s'arrête au moindre bruit, étend ſon cou nuancé de mille brillantes couleurs, & attend le timide voyageur qui, voulant l'éviter, va tomber dans les griffes cruelles du tigre ou du fier léopard. Plus loin, le furieux dragon aux écailles dorées, fond du haut des airs ſur la proie que ſes yeux perçans ont fixée; il l'embraſſe de ſes plis tortueux, la frappe de ſa queue, la met en pieces, la dévore; le fort taureau, l'éléphant même ne lui réſiſte pas, & tombe ſous ſes coups. L'aſpic dont la piquure glace les ſens: la ſepe, dont la morſure briſe les nerfs, diſſout les muſcles & corrompt les chairs: la dypſade, dont l'aiguillon funeſte por-te dans les entrailles un poiſon dévorant: le dard, qui s'élançant plus rapidement que l'éclair, por-te une mort ſoudaine, quelque légere que paroiſſe la bleſſure qu'il fait: l'hémorrois, le ſcorpion, & tout ce que la terre renferme de plus venimeux & de plus féroce, ſe diſputent l'empire de cette région. Mais plus farouche encore,, Zingha porte ſes pas au milieu de ces monſtres, terraſſe à coups de fleches les plus audacieux, & preſſée par la faim, ſe nourrit de la chair crue des tigres qu'elle a mis à mort.

Excédée de fatigue, & le crépuſcule du ſoir annonçant les ombres de la nuit, elle cherche des yeux un azile, où elle puiſſe réparer ſes forces abbatues: elle apperçoit bientôt au pied d'une coline une large caverne; elle y vole, elle eſt prête à y pénétrer, lorſqu'un lion énorme, s'élançant du fond de cet antre, vient à Zingha les yeux étincelans & la criniere hériſſée: l'air retentit au loin de ſes rugiſſemens: déjà la fureur du monſtre s'irrite; il va ſaiſir & dévorer la Reine d'Angola qui, ſans terreur, ſans émotion, prend la plus forte de ſes fleches, bande ſon arc, & mire ſon terrible ennemi; la fleche part, ſiffle & porte la mort dans le cœur du lon qui, nageant dans ſon ſang, tombe, expire, & ferme de ſon vaſte cadavre, l'entrée preſque entiere de la caverne.“ Tu me ſerviras de barriere, dit en entrant dans la grotte ſauvage, la Reine d'Angola; ton corps, pour cette nuit, me défendra des approches des habitans de ce déſert . Elle dit, paſſe, & s'enfonce dans l'épaiſſeur des ténebres de l'antre. L'immenſité de l'eſpace qui la ſépare de Mapongo & qu'elle a parcouru, la rapidité de ſa courſe, les dangers qu'elle a rencontrés, les animaux féroces qu'elle a bravés & combattus, ont envain épuiſé ſes forces; vainement le ſilence qui regne dans cette caverne, ſemble l'inviter au repos; le ſouvenir des revers qui l'y ont conduite, remplit ſon ame d'amertume, & la livre au trouble les plus accablant.

“Dieux cruels & barbares, s'écrie-t-elle, déteſtables miniſtres des arrêts du deſtin! votre injuſte courroux n'eſt-il point encore aſſouvi? Vous reſte-t-il des traits plus accablans à lancer ſur ma tête? Dieux impuiſſans, tonnez: l'intrépide Zingha ne craint ni votre foudre, ni les horreurs de l'infortune où vous l'avez plongée: elle ne redoutoit que les fers de la ſervitude, & la fuite l'a dérobée aux tyrans qui, par vos ſuggeſtions infernales, ſe propoſoient de l'enchaîner. Reine, je vivrai libre, & mourrai dans l'indépendance. Le parjure & la perfidie ont renverſé mon trône; mais je reſpire encore, & de ſes débris raſſemblés, je parviendrai peut-être à écraſer un jour mes ſujets infideles. Quoi! mes mains parricides ont pris plaiſir à ſe baigner dans le ſang de mon frere, de ſon fils, de mes proches; & affoiblies par le crime, elle n'oſeroient répandre celui d'une foule d'eſclaves! Non, au défaut des Dieux, les enfers ſeconderont les projets de ma vengeance. La terreur & la mort, le maſſacre & la déſolation entreront avec moi dans les provinces ravagées du royaume de mes peres. Juſqu'alors, affreuſe caverne, ſers moi de palais & de trône. Ma puiſſance & mon autorité ſont ici plus grandes encore qu'elles ne l'ont été ſur le faîte du Mapongo. Fiers habitans de ces contrées, tigres cruels, hyennes, léopards! vous ſerez mes ſujets, tandis que les couleuvres, les ſerpens, les viperes & les reptiles venimeux qui infeſtent ces plaines, me tiendront lieu de courtiſans. Oui ſans doute, ils m'en tiendront lieu, & me retraceront ſans ceſſe, ceux qui ailleurs formoient ma cour. Eh quelle autre différence que celle de la forme, pourrois-je remarquer entre eux? perfides les uns & les autres, leur ſort n'eſt-il pas de ramper & de répandre leur funeſte poiſon dans le cœur des princes imprudens qui les rechauffent dans leur ſein? Un ſeul trait de diſſemblance les ſépare; les viperes & les couleuvres annoncent par des ſifflemens, les dangers de leur préſence; & les graces apparentes de la candeur couvroient la diſſimulation, la fauſſeté, les perfidies, la trahiſon de mes lâches courtiſans. Traîtres! vous tomberez ſous le glaive de ma colere, & vos baſſes adulations ne ſerviront qu'à aigrir ma vengeance. Hâte tes pas tardifs, ô temps! amene-le, ce jour, ce jour de vengeance & d'horreur; il ſera le plus beau, le plus glorieux, le plus doux de ma vie: dut mon dernier ſoupir accompagner ſa derniere heure.“

Tandis que livrée à ſon reſſentiment Zingha par ces imprécations exhaloit les impies tranſports dont elle étoit agitée, l'accablante lenteur de l'aſſoupiſſement, appeſantiſſoit par dégrés ſa tête criminelle. Ce n'étoient point les doux pavots d'un ſommeil agréable qui s'étendoient ſur ſes yeux; c'étoit l'épuiſement de la fureur qui alloit pour quelques heures, lui procurer un pénible engourdiſſement; elle ne goûta point les charmes du repos; elle ne fit que s'endormir dans les bras de la rage.

Telle que l'antique Diane qui, devançant dans les forêts les premiers feux de l'aurore, avant le lever du ſoleil, avoit atteint déjà de ſes fleches meurtrieres les dams & les ſangliers, que leur fatale deſtinée avoit entramés dans ſes toiles: ou, pour comparer entr'eux des objets moins diſſemblables, telle que le ſublime Homere peint l'infernale Até, s'élançant des bords du Cocyte, ſur la terre qu'elle infecte de ſa préſence impure, & marchant ſur la tête des hommes qui tombent ſous ſes pas dans les bras de la mort, comme les épis de Cérès tombent ſous le tranchant de la faulx du moiſſonneur: telle & plus redoutable encore, la Reine d'Angola réveillée par la fureur, ſortit de ſa caverne, avant que la lueur du crépuſcule du matin eût ranimé la férocité naturelle des habitans de cette région. Armée de ſes fleches & altérée de carnage, elle avoit jonché la terre de ſerpens, de lions & de tigres; ſa route étoit marquée par le ſang de tous les animaux venimeux ou paiſibles qu'elle avoit rencontrés; & le ſoleil ſortoit à peine des barrieres de l'orient, que répandant l'épouvante & la mort dans toute la contrée, elle étoit déjà loin du ténébreux azile où elle avoit paſſé la nuit, & où elle ſe promettoit de ne rentrer qu'après avoir nettoyé cette plaine étendue des horribles reptiles & des monſtres qui la peuploient. Avide de deſtruction, elle pourſuivoit le cours de ſes nombreux ſacrifices, lorſqu'une victime nouvelle, inattendue dans ces ſieux, vint ſe préſenter à ſes coups. Zingha! quelle fut ta ſurpriſe, quelle fut ton indignation, quand à l'entrée d'une épaiſſe forêt, tes yeux enflammés de colere, apperçurent un homme, un effroyable negre, armé comme toi d'un carquois, & livrant aux animaux une guerre cruelle? La foudre qui ſe précipite aux pieds du voyageur, ne fait pas ſur ſon ame une auſſi vive impreſſion que celle que cet aſpect imprévu fit ſur le cœur ulcélé de Zingha. Ses mains impatientes prennent dans ſon carquois l fleche la plus acérée: dans la fureur qui l'anime, elle deſireroit que toute l'eſpece humaine fût concentrée dans le ſein du malheureux qu'elle fixe & qu'elle dévoue aux enfers. L'arc eſt tendu, & le trait homicide va dévorer ſa proie; mais l'intrépide Caffre ſe prépare ſans émotion à ce combat terrible, & dans le nombre de ſes fleches empoiſonnées, choiſiſſant celle dont la funeſte atteinte doit porter la mort la plus prompte & la plus douloureuſe: "Frappe, Zingha, s'écria-t-il, frappe! j'ai pu te prévenir, & j'ai dédaigné de le faire: ſur d'éviter tes traits & de diriger les miens avec plus de juſteſſe, j'aime mieux te céder l'inutile avantage d'engager le combat, que de t'immoler en traître. Hâte-toi, digne ſœur du plus ſcélérat des tyrans. Que n'eſt-il à ta place, le barbare N-Golà! Quelle joie j'aurois à répandre ſon ſang! ſon ſang que je déteſte, & que le tien verſé par mon bras impitoyable ne ſçauroit ſuppléer.“

Plus étonnée de s'entendre nommer dans ces lieux éloignés d'Angola, que ſurpriſe de l'intrépidité de ce défi, Zingha ſent le deſir de connoître ce fier negre qui l'intéreſſe par ſa férocité, ſuccéder dans ſon ame à limpatiente fureur qui l'avoit agitée en le voyant paroître. “Homme libre, ou vil eſclave, lui dit-elle, la journée eſt à nous, & ta valeur m'aſſure qu'une fuite prudente, mais honteuſe, ne dérobera point ta tête à la haine implacable que j'ai vouée à la race entiere des hommes. Toi, qui me connois, qui me nommes, & qui oſes me parler avec tant d'inſolence, qui es-tu? Quel eſt ton pays? Où as-tu vu Zingha? Le ſon de ta voix ne m'eſt point inconnu; mais je ne me ſouviens pas que jamais tes yeux farouches & le hideux enſemble de tes traits aient frappé mes regards. Approche, malheureux, & inſtruis-moi ſans crainte de ton nom, de ta patrie, de ton ſort, des malheurs ou des crimes qui t'ont forcé de t'exiler dans cette ſolitude“.

A ces mots, le Caffre s'avance: “Comment, répond-il, trois années d'abſence ont-elles pu me rendre auſſi méconnoiſſable? Tes provinces, Zingha, tes provinces que mon avidité a tant de fois ravagées par ordre du tyran; les familles qui peuplent les états de ton frere, tous ſes ſujets que mes mains homicides ont plongés ſi ſouvent dans le deuil, n'oublieront jamais l'inflexible Dron-co, le plus féroce des miniſtres qui aient ſecondé la ſanguinaire autorité des deſpotes africains. C'eſt lui-même, Zingha, c'eſt Dron-co que tu vois; non tel qu'il fut jadis dans le palais de Mapongo, lâche adulateur des caprices du barbare NGola, fidele exécuteur de ſes ordres farouches, toujours prêt à tremper ſes mains dans le ſang de l'innocence, toujours prêt à ravir par les plus noires délations les biens des malheureux que je ſacrifiois aux ſoupçons de ton frere; mais libre, indépendant, ſans remords pour mes crimes paſſés, & les aſſaſſinats, les exactions, les noirceurs ſont des crimes; cédant par goût, & ſans aucun motif d'avarice ni d'ambition, au penchant irréſiſtible que la nature & l'habitude m'ont donné pour le carnage, & dévoré d'un ſeul regret, de n'avoir pu avant que de m'éloigner d'Angola, maſſacrer le tyran, & ſon fils, & toi-même. Tu ne fus pas témoin de ma diſgrace, & tu en ignores la cauſe; je vais la dévoiler: écoute & tremble.

Un meurtre qui eût du me rendre pluscher que je ne l'avois été juſqu'alors à l'ingrat que je ſervois; un ſimple aſſaſſinat que le traître eût du récompenſer, détermina ma chûte. Depuis deux mois, Ben-di qui m'avoit confié ſes projets inceſtueux, ſes vues & l'irrévocable deſſein qu'il avoit pris de t'immoler à la ſureté de ſon regne, après qu'il auroit aſſouvi ſa passion déteſtable, te retenoit par mes conſeils, à Loando: car mon autorité, la faveur dont je jouiſſois, mon rang, l'impreſſion que tes attraits, ton caractere & tes fauſſes vertus faiſoient ſur moi, l'impétuoſité de mes deſirs, & ſur-tout, l'intime connoiſſance que j'avois de ta haine contre Ben-di, de tes vaſtes projets, & de ton cœur profondément diſſimulé, élevant mon ambition, c'étoit à moi que je te deſtinois, & la mort adroitement précipitée de ton époux favoriſoit mes eſpérances. Un incident que ma prudence ne devoit pas prévoir dérangea tout, & vint placer entre le trône & moi qui croyois y toucher, une diſtance immenſe. Dans le nombre des plus belles ſujettes de Ben-di que je faiſois chaque jour arracher du ſein de leurs familles, de leurs meres, de leurs époux, & que je réſervois aux plaiſirs du tyran, Zirca, par ſa jeuneſſe, par ſes pleurs, & je ne ſais quel charme répandu ſur toute ſa perſonne, m'inſpira des deſirs que toi ſeule, Zingha, avois pu m'inſpirer. Ses larmes, ſa beauté n'eurent point l'avantage d'attendrir mon cœur impitoyable; dur & cruel, il eſt inacceſſible aux étincelles d'un amour ordinaire: je deſirai de poſſéder cette jeune perſonne comme le vautour deſire de s'élancer ſur la colombe qui a eu le malheur d'irriter ſa voracité. Je dérobai cette proie à N-Gola; je la gardai pour moi. Zirca me déteſtoit; mais la captivité où je l'avois réduite, ma force & mon inſenſibilité à ſes pleurs, à ſes cris me répondoient de ſon obéiſſance; j'étois heureux à ma maniere: qu'importe à mes pareils le moyen qu'ils choiſiſſent, pourvu qu'ils contentent leurs goûts?

Cependant la trahiſon vint troubler mes plaiſirs. Un eſclave inſolent que j'avois menacé de mettre à mort, & dont j'avois eu la foibleſſe d'épargner les perfides jours, alla découvrir à Ben-di le tréſor que j'avois eu l'audace de lui ravir, & que je récelois dans ma maiſon. A ce récit, la noire jalouſie s'empara de N-Gola qui, bouillant de colere & enflammé du deſir de m'enlever Zirca, jura de me punir avant la fin du jour: mais trop fourbe pour me laiſſer entrevoir le ſiniſtre complot qu'il méditoit, jamais il ne m'avoit donné des marques plus flatteuſes de confiance & d'amitié, qu'il m'en donna dans ces mêmes inſtans où ſon ingratitude & ſon reſſentiment étoient ſur le point d'éclater. Les courſes des Portugais dans Angola, & la crainte qu'il paroiſſoit avoir d'être inveſti dans ſon palais, furent le prétexte qu'il prit pour m'envoyer au pied du Mapongo porter ſes ordres aux chefs de ſon armée. Le trajet étoit court, & j'obéis avec d'autant plus de zele, que je ne pouvois ſoupçonner la véritable cauſe de la commiſſion que j'avois à remplir.

Mais j'étois à-peine parti, que ſuivi de ſes gardes, Ben-di entrant chez moi, en fit ſortir mes enfans, mes eſclaves, & laiſſant ſa ſuite à ma porte, il reſta ſeul avec Zirca. Rempli d'impatience d'aller oublier dans les bras de ma jeune captive les fatigues de la journée, j'eus bientôt exécuté les ordres du tyran, & remontant au faîte du Mapongo, je goûtois par avance les délices dont j'allois m'enivrer: mais à mon arrivée, quelle fut ma ſurpriſe de voir ma maiſon entourée par les gardes de NGola! J'en demandai la cauſe; on me dit qu'il n'y avoit point d'ordres qui me défendiſſent d'entrer: je volai à la priſon de Zirca. Quel horrible tableau! Juge, Zingha de mon étonnement & de la violence de ma fureur, quand je vit ton odieux frere le glaive à la main, menacer la timide Zirca, & la preſſer de répondre à l'inſtant même à ſes deſirs. Il m'apperçut, & à l'indignation de mes regards, jugeant des mouvemens de haine & de colere qui agitoient mon ame: “Approche, me dit-il, & ſois témoin de mes plaiſirs: je veux bien en faveur de la beauté de ma Zirca, excuſer pour cette fois ton infidélité; mais ſonge qu'on ne m'offenſa jamais impunément; qu'en m'enlevant Zirca, tu m'avois fait le plus ſenſible outrage: & toi, Zirca, jure à mes pieds d'oublier cet infâme, & de n'être qu'à moi. “Non, barbare, m'écriai-je, non, Zirca ne le fera point, cet horrible ſerment. Que je l'aie ſouſtraite à ton féroce amour, ou qu'elle n'ait jamais été deſtinée à tes ſales plaiſirs; que la contrainte, l'injuſtice, ſa tendreſſe ou ſon conſentement l'aient miſe dans mes bras, elle n'appartient qu'à moi ſeul, & nul autre que moi, tant que mon cœur palpitra, n'aura des droits ſur elle, Eſclave, tu t'oublies! repart le furieux Ben-di, les yeux étincellans de rage: tombe à mes genoux, traître, & renonce à Zirca, ou ton ſang vil répandu à mes yeux, va me venger de ton audace & de ta perfidie. „Tranſporté de couroux, & ne reſpectant plus ni la préſence de mon maître, ni l'innocence de Zirca, je m'élançai ſur elle & lui perçant le ſein de vingt coups de poignard:“ Reçois-la maintenant, déteſtable tyran, dis-je à Ben-di; contente tes amoureux deſirs: punis encore cet outrage, & profite pour te venger de la vie que le mépris que tu m'inſpires & mes bontés t'accordent„. Monſtre, auſſi lâche que cruel, N-Gola foudroyé à ces mots, & redoutant ma main armée, n'oſa s'oppoſer à ma fuite; & le laiſſant auprès de Zirca expirante, je m'éloignai de Mapongo, & traverſant ſans obſtacle les provinces d'Angola, je vins dans ces déſerts me punir par l'ennui du ſilence & de la ſolitude, de la foibleſſe que j'ai eue d'épargner les jours de ton frere. Maintenant, ô Zingha, tu ſais tout, & ſi la ſoif de la vengeance t'a conduite dans ces lieux, bénis le ſort, ou plutôt, femme infortunée, maudis le funeſte moment qui t'a offerte à mes regards. Prends tes armes, recommençons le combat homicide que nous deſirons l'un & l'autre, & que ta curioſité n'a que trop longtemps différé“.

Zingha étoit bien éloignée de le haſarder, ce combat, & d'attenter aux jours du Caffre: non que l'atrocité du monſtre ne la fit frémir d'horreur; mais à cauſe des reſſources que pouvoient lui fournir ſon ame abandonnée au crime & ſon eſprit fertile en noirceurs & en perfidies. A peine il eut fini ſon abominable récit, que Zingha tournant ſur lui des yeux dépouillés de colere, & qui ne brilloient plus que de leur naturelle férocité, elle lui tendit la main.„ Dieux des enfers, s'écria-t-elle, c'eſt vous qui m'envoyez le fidele Dron-co! c'eſt vous qui dans ces lieux ſauvages, avez pris ſoin, pour le malheur des hommes & la déſolation d'un peuple qui m'eſt odieux, de réunir nos infortunes & nos reſſentimens. Ceſſe de te plaindre, Dronco; le barbare N-Gola qui t'avoit outragé n'eſt plus, & ſon fils l'a rejoint dans l'empire des morts: une main qui t'a été chere a rempli ta vengeance. Le tombeau de Ben-din avoit point encore englouti ſon trop oupable fils, que j'ocupois le trône d'Angola Je croyois la couronne affermie ſur ma tête: nais la haine des Dieux & la trahiſon des hommes m'ont forcée d'abandonner les rênes du gouvernement. Ligués avec les Portugais, mes indignes ſujets m'ont arraché le ſceptre. Contrainte de céder à l'orage, je ſuis venue ici, non, comme toi, cacher ma honte & dérober ma tête à mes perſécuteurs; mais pour y méditer les moyens les plus sûrs de confondre mes ennemis, & pour y former dans le ſilence, les projets les plus funeſtes aux Portugais & à mes peuples que je déteſte également. Ta rencontre imprévue eſt pour moi, ſinon le gage, du moins le garant du ſuccès. Les vœux que tu formas autrefois pour la royauté, les deſirs que te eux, peut-être téméraires alors, de poſſéder Zingha, ton ambition outrée; tout eſt rempli, Dron-co: je ſuis reine; j'approuve ta noble audace; tes conſeils me ſont néceſſaires; ton inhumanité peut me ſervir; nous ſommes proſcrits l'un & l'autre: uniſſons nos deſtins: ma main te donne un titre inconteſtable à la ſouveraine puiſſance; ton intrépidité, tes rigueurs inflexibles & la terreur de ton nom rétabliront mes droits: ſois mon époux, je ſuis ta femme; le jour baiſſe, allons dans mon antre, cimenter par nos ſermens & nos imprécations cette union fatale à nos communs ennemis; demain je te ſuivrai dans la caverne ou la cabane qui te ſert de palais„.

Ebloui d'une auſſi brillante propoſition, Dron-co, ſoit que pour la premiere fois il ſentit les tendres émotions de la reconnoiſſance, ſoit qu'accoutumé à feindre, il cherchât à paroître ſenſible, ſe précipita aux pieds de Zingha qui jettant ſur lui de ſéveres regards: “Laiſſe-là, lui dit-elle, tes manieres d'eſclave. Roi d'Angola, ſois flatté, ſi tu peux l'être, du rang ſuprême où je t'éleve; mais épargne moi l'ennui dé tes froids remerciemens. Ce n'eſt point de la reconnoiſſance, ni les expreſſions des vulgaires amans que j'exige de toi; c'eſt de l'activité, du zele, de la valeur, & les plus héroiques efforts pour conquérir nos États uſurpés.

Suivie de ſon hideux époux, Zingha fut bientôt rendue auprès de ſa caverne; ils y entrerent l'un & l'autre. Couple affreux! ce ne fut point le brillant flambeau de l'amour qui éclaira votre hyménée; ce fut à la pâle clarté de la torche des Euménides, que vos embraſſemens ſuſpendirent pour quelques momens, la fureur & la rage qui dévoroient vos cœurs. Les rugiſſemens des lions & les ſifflemens des couleuvres furent les cris d'allégreſſe qui célébrerent vos plaiſirs.

Les rayons du ſoleil perçoient déjà au fond de la caverne, quand Zingha s'éveillant, conſidéra aveshorreur le Cafſre étendu auprès d'elle; mais renfermant dans ſon ſein, le dégoût & l'effroi qu'un tel époux lui inſpiroit: „Dron-co, dit-elle, en l'arrachant aux douceurs du ſommeil, eſt-ce pour végéter dans un lâche repos que nous ſommes unis? Levetoi, ſortons de cet antre; ſonge que les momens que nous paſſons dans ces déſerts, ſont perdus pour notre gloire & pour notre royaume: hâtons nos pas, conduis-moi dans ton habitation, & allons y former des complots dignes de nous. Le Caffre ouvrant les yeux, regarda la belle Zingha, & rappellant dans ſa vile ame, la délectable nuit qu'il venoit de paſſer, il voulut ſourire à ſon épouſe; mais ſon affreux ſourire le rendit mille fois plus effroyable encore.

Au-delà de la plaine où Dron-co, & Zingha s'étoient rencontrés la veille, eſt une fondriere, vaſte, immenſe, profonde; abyme qu'à ſa. deſcente on prendroit pour l'une des iſſues du ténébreux Cocyte: le jour le plus éclatant n'y envoie qu'un foible crépuſcule; les animaux les plus féroces n'oſent y pénétrer. Le ſilence & la terreur qui regnent ſur les bords de cet énorme précipice en défendent l'entrée, & repouſſent le hardi voyageur qui voudroit entreprendre d'en aller parcourir l'étendue. L'Afrique entiere, la Libie elle-même & les Syrtes inhabités ne renferment point de lieu plus triſte, ni de ſéjour plus effrayant. Au milieu de cette excavation, eſt une double enceinte de pierres entaſſées par la nature, & qu'on croiroit, ſi elles étoient moms enormes, y avoir été ſymétriquement atrangées par la main des hommes, pour ſervir de repaire à des troupes de brigands, ou de priſon à des ſcélérats condamnés à y languir dans l'horreur de l'obſcurité. Des troncs d'arbres chargés de mouſſe couvrent la ſeconde enceinte dans toute ſon étendue, & en épaiſſiſſent les profondes ténebres. Ce fut dans cet abyme, digne aſyle d'un monſtre, que Dron-co conduiſit par mille routes ſinueuſes la Reine d'Angola: tel la fable nous repréſente l'inflexible & hideux Caron, conduiſant la belle Eurydice à travers les ombres du Stix. Au fond d'une forêt qui s'étend juſques ſur les bords de cette fondriere s'élevent en berceau pluſieurs chênes antiques, liés les uns aux autres par leurs branches entrelacées, & qui laiſſent entr'eux un eſpace impénétrable aux rayons du ſoleil. Au pieds de l'un de ces chênes, eſt une foſſe qui paroît avoir été creuſée par les racines de l'arbre; dans cette foſſe couverte de racines, Dron-co a pratiqué à deux pieds de profondeur, une trape connue de lui ſeul, & qui ſert de porte à un ſouterrein étroit d'une longueur prodigieuſe, mais d'une pente douce & facile, qui aboutit au centre de la double enceinte du précipice, où arrivent après une pénible marche, les deux nouveaux époux.

Le premier ſoin du Caffre, après s'être félicité de la brillante compagne qu'l amene dans ce tombeau, eſt de jetter du bois dans le foyer, & de le rallumer par la vigueur de ſon haleine. A la lueur de la flamme il montre d'un air ſatisfait à Zingha, tout ce que récele cette noire habitation: un large lit de mouſſe qu'il a cueillie dans la forêt voiſine, & qu'il peut chaque jour renouveller; ſa maſſue, ſa zagaie ou demi-javelot, ſes fleches, & les différens venins dont il ſe ſert pour empoiſonner ſes armes; les animaux féroces qui ſont tombés ſous ſes coups, & que ſa faim n'a point encore dévorés, la ſource d'eau qui appaiſe ſa ſoif, les tablettes volumineuſes où il écrit en caracteres caffres, les projets infernaux qu'il a jadis exécutés, & les complots encore plus affreux que ſa noirceur médite, les pieges deſtructeurs qu'il tend aux lions & aux léopards, pieges terribles, d'une telle induſtrie que la preſſion la plus légere en fait mouvoir les reſſorts, & d'une telle force qu'ils briſent & partagent les pierres les plus dures.

A la ſuite d'un repas auſſi ſomptueux qu'il pouvoit l'être dans ce lieu ſauvage, Dron-co après avoir englouti un tigre qu'il n'avoit fait que préſenter au feu, entraîna Zingha ſur le lit nuptial, où bientôt il s endormit, tandis que la ſœur de Bendi livrée aux réflexions les plus inquiétantes, rouloit dans ſon ame agitée, les moyens qu'elle auroit à choiſir, pour ſe ſervir le plus utilement qu'il lui ſeroit poſſible de l'atrocité de Dron-co, & pour ſe délivrer enſuite & d'un tel ſcélérat & de l'horreur de la ſituation où elle étoit réduite.“Roi d'Angola, lui dit-elle, quand elle le vit éveillé, ce ne ſera point en reſtant perpétuellement enſevelis dans cet abyme, que nous remonterons au faîte des grandeurs d'où nous ſommes tombés: les jours en s'écoulant, emportent avec eux le zele des amis qui peuvent nous reſter dans nos états; les Portugais, nos ennemis communs, des factieux accrédités, peuvent placer notre couronne ſur la tête d'un uſurpateur heureux: dans cet inſtant, peut-être notre palais & notre trône paſſent irrévocablement dans une famille étrangere: hâtons-nous, s'il en eſt temps encore, de prévenir ces trop funeſtes révolutions; ou ſi le ſort propice à nos ſujets ingrats les ont amenées, ſuſcitons au maître d'Angola, quel qu'il ſoit, les ennemis les plus puiſſans; liguons-nous avec eux; portons le fer & la flamme dans le ſein de notre patrie, & ſi nos deſtinées ne nous permettent point de régner paiſiblement, périſſons du mois écraſés ſous les débris du trône où nous appellent les droits de ma naiſſance & ceux de ton épouſe. Tu ſais, Dron-co, qu'Angola formoit jadis une des plus vaſtes provinces de l'empire de Congo: le grand Y-ven Ben-di, l'un de mes ayeux, plein d'une noble ambition, érigea en monarchie ce pays où il gouvernoit ſous le titre ſubalterne de Sava ou de commandant. Le ſuccès légitima l'injuſtice & la témérité de ſon entrepriſe. Il n'y a d'uſurpateurs criminels, que ceux qui ſuccombent: le célebre Y-ven ſe ſoutint, il fut craint, il fut admiré, & malgré les efforts des Menis de Congo, il tranſmit à ſes deſcendans, le ſceptre d'Angola. D'heureuſes négociations, & pluſieurs alliances ont depuis cette époque, uni à ma famille, la famille régnante de Congo, & depuis environ trois ſiecles, il n'y a point ſur la terre de domination plus abſolue que la mienne, ni dans l'Afrique de couronne que ſoit plus indépendante. Les invaſions des Portugais, l'eſprit de conquête qui les caractériſe, les progres qu'ils ont faits, ceux qu'ils peuvent faire encore, & ſur-tout l'avidité naturelle aux nations européannes, doivent néceſſairement inſpirer au Meni de Congo les plus grandes inquiétudes & à ſes ſujets les plus vives allarmes. Une fois maîtres d'Angola, les Portugais toujours dévorés du deſir d'étendre leur domination, ne tarderont point à inſulter les frontieres de Congo, & à jetter par leurs fréquentes irruptions, le trouble & la déſolation parmi les habitations de cette vaſte monarchie. Tu vois donc, intelligent Dron-co, qu'il eſt du plus grand intérêt pour la cour de Congo, d'arrêter les Portugais au milieu de leurs conquêtes, de briſer dans leurs mains les fers qu'ils préparent aux peuples étonnés, & de garantir cet empire, en les forçant les armes à la main, d'abandonner mes états, & de ſe retirer dans le territoire de Loando San-Paulo où les peuples Africains ont eu la foibleſſe de les laiſſer s'établir. Il eſt vrai que juſqu'à-préſent, le Meni de Congo n'a paru prendre aucun intérêt à la guerre qui ravage mon royaume, ni aux révolutions qui ont renverſé mon trône: mais devoit-il m'offrir un ſecours que je ne lui demandois pas? Je croyois ma puiſſance affermie, mes armées invincibles, & j'étois bien éloignée de chercher auprès des ſouverains étrangers des ſecours que je voyois dans mes états, dans ma puiſſance & ma ſuprême autorité. Les circonſtances ſont chargées, mais pour moi ſeulement; car l'intérêt du Meni de Congo eſt reſté toujours le même, & il eſt au contraire d'autant plus preſſant, que mon royaume occupé par les Portugais, leur donne une entrée facile ſur les terres de Congo. Ta prudence, Dron-co, me diſpenſe de te prouver par de longs raiſonnemens combien il nous importe de ſuſciter contre les Portugais ce puiſſant Empereur: hâte-toi de te rendre à ſa cour; fais valoir les liens du ſang & l'intérêt qui l'uniſſent à Zingha: parle, non comme mon époux, ce titre qu'il n'eſt pas temps encore de prendre hautément, pourroit te rendre ſuſpect; mais parois à Congo & ſoutiens mes intérêts comme mon fidele miniſtre; diſſimule la véritable cauſe de ma fuite de Mapongo, & perſuade au ſouverain dont tu vas réclamer l'appui, que je ne me ſuis éloignée de mes états, qu'afin d'aller moi-même ſoulever contre mes ennemis les nations voiſines. Va, cher Dron-co, & reviens le plutôt qu'il te ſera poſſible auprès de ton épouſe qui, après ſon trône & le deſir de ſe venger, ne connoît rien ſur la terre de plus digne d'elle que toi".

L'ambition du noir Caffre enflammée par l'eſpoir du ſuccès, & ſon cœur vil enorgueilli par le titre peu fait pour ſes pareils, de confident & d'époux d'une reine, il ſe leva avec précipitation, prit ſon arc & ſes fleches, & ſans ſonger dans ſon empreſſement à donner avant que de partir les plus légeres marques de tendreſſe à Zingha qui, ſatisfaite de ſon obéiſſance, excitoit ſon zele, il ſortit avec elle des ténebres de ſa caverne, traverſa la route ſouterraine, & plus rapide que l'éclair dirigea ſa route vers Congo, laiſſant Zngha livrée à ſes penſées, & au ſilence de cette ſolitude, moins affreuſe pour elle depuis qu'elle n'y voyoit plus cet objet d'épouvante & d'horreur.

Les tourmens de l'incertitude, l'obſcurité des événemens, la crain-te d'échouer, l'eſpoir de réuſſir, le ſouvenir amer du rang & des honneurs dont elle avoit joui, le regret de ſa gloire paſſée, l'image des revers qu'elle avoit eſſuyés, le deſir de ſe venger des outrages qu'elle croyoit avoir reçus des Portugais & de ſes peuples, le reſſentiment, la rage, la fureur, & la déſeſpérante idée de ſe voir en quel-que ſorte contrainte malgré ſoi d'abandonner ſon ame au crime qu'elle abhorroit, & de fuir la vertu, la douce bienfaiſance, la tendre humanité qui auroient eu pour elle les plus puiſſans attraits, ſi ſon cœur eût été moins ambitieux & moins ſenſible, s'emparoient tour-à-tour de la reine d'Angola qui, tantôt accablée ſous les poids de ſes diſgraces, paſſoit des journées entieres abſorbée dans le ſilence & la ſombre mélancolie, enveloppée des ténebres qui régnoient dans ſon habitation, & qui tantôt agitée comme l'antique Oreſte, ſous le fouet des furies, s'abandonnoit ſans retenue à l'impétuoſité des paſſions qui la tyranniſoient: alors armée de ſes fleches, & rempliſſant les bois & les vallées des cris de ſa fureur, malheur aux animaux féroces que le haſard conduiſoit ſur ſes pas! Plus formidable mille fois que les Bacchantes armées de leurs tyrſes & pleines du puiſſant Evohé , elle frappoit d'une main aſſurée tout ce qui s'offroit devant elle, & l'inflexible Parque conduiſoit tous ſes coups.

Déjà les ombres de la nuit avoient fui pour la neuvieme fois, depuis le départ de Dron-co devant la riante aurore; précédée de la déſolation, de la terreur & de la mort, Zingha ſortoit de ſa ténébreuſe caverne pour aller détruire les hôtes de la forêt des environs, lorſqu'elle entendit ſon nom retentir dans les rochers qui formoient l'enceinte de l'abyme: elle s'arrête étonnée, regarde, s'entend nommer encore, & apperçoit Dron-co qui venant rapidement à elle, s'écrioit hors d'haleine: “Reine d'Angola! mon épouſe chérie! puiſſante ſouveraine, livre ton ame à la joie; nous allons nous baigner dans des torrens de ſang: nos vœux ſont exaucés, nos ennemis ſeront détruits, ils ſeront maſſacrés, exterminés, anéantis; les traîtres périront, le carnage va s'étendre dans toutes les parties de nos états; le ſceptre eſt preſque dans nos mains; le trône nous attend; allons vers Mapongo; l'invincible Roi de Congo nous accorde ſon amitié, ſes armées ſeconderont nos projets de conquête, ſes nombreux bataillons ſont prêts à marcher ſous nos ordres: ſuis-moi, belle Zingha, mettons nous à la tête de cette formidable armée, & portons le fer & la flamme, le ravage & la mort dans toute l'étendue de notre domination: qu'un maſſacre général, impitoyable, affreux de tous nos ſujets révoltés effraie les races futures, & apprenne aux nouveaux habitans d'Angola à reſpecter leurs maîtres“. Zingha trop éclairée pour ſe livrer aveuglément à ces brillantes eſpérances: „Quelles ſont, dit-elle, ô Dron-co, les preuves que tu m'apportes du ſecours que je dois attendre de la cour de Congo? Sur quoi fondestu ces promeſſes ſi ſéduiſantes de fortune, & cet eſpoir flatteur de vengeance & de gloire?" Épouſe injuſte & ſoupçonneuſe, répond le Caffre avec impatience, tes queſtions m'offenſent, & tes doutes m'outragent. Quand je n'aurois à te donner de la vérité des nouvelles que je viens t'annoncer, d'autres preuves que mes aſſertions, ce témoignage devroit être pour toi auſſi ſacré que l'évidence même. Penſes-tu que Dron-co ſe ſoit laiſſé ſéduire par de vagues promeſſes, ou par l'incertaine eſpérance d'un ſecours éloigné? Non, Zingha: le ſuccès de ma négociation eſt complet: il eſt tel que j'aurois eu moi même de la peine à le croire, ſi le Roi de Congo ne m'eût chargé de t'aſſurer de ſes vœux, de ſon zele & de ſon amitié, comme je penſe qu'il t'en donne lui-même ſa parole royale dans cette lettre qu'il t'adreſſe, que j'ai reçue de ſes mains, écrite en caracteres qui me ſont inconnus , & qui contient ſans doute les preuves & la certitude que tu demades“. Zingha ouvrit la lettre, & lut avec étonnement ces propoſitions bien différentes des nouvelles que Dron-co venoit d'annoncer.

ZILET-ZAEB, MENI CONGO, Par la vertu du ciel & le décret de Dieu, Roi de Congo, d'Angola, de Manicumba &c. &c. dominateur du grand fleuve de Zaïre, à Zingha Ben-di, Sava de Mapongo, d'Ilamba & d'Angola, notre alliée & fidelle ſujette.

Le confident de tes projets, miniſtre de tes ordres, ou, comme il nous l'a dit, ton époux, l'ancien miniſtre de N-Gola Ben-di ton frere, notre ſujet & allié, s'eſt rendu de ta part aux pieds de notre trône pour implorer en ta faveur notre puiſſante protection contre tes ennemis. La peinture qu'il nous a faite de tes malheurs & de ta triſte ſituaon, a touché notre cœur, & nous avons reçu d'autant plus ſavorablement tes reſpectueuſes demandes, que nous n'avons pu entendre ſans douleur, le récit des maux qui affligent les habitans de notre royaume d'Angola. Il eſt juſte, Zingha, que tu les venges de leurs ennemis & des tiens; nous approuvons ce deſir, & nous le ſeconderons de toute notre puiſſance. Dans cette vue, nous oſfrons de faire paſſer juſqu'au pied de ton gouvernement de Mapongo, notre invincible armée, de combattre & de diſperſer les uſurpateurs qui t'oppriment, de te rétablir toi & tes ſucceſſeurs, dans tout l'ancien éclat de ton autorité, à condition que tu réconnoîtras nos droits inconceſtables ſur le royaume d'Angola, comme ils ſont reconnus dans l'univers entier; que tu rendras à notre couronne, l'hommage qui lui eſt du; que toi & les Savas d'Angola tes ſucceſſeurs, nous payerez à perpétuité un tribut, tel que nous jugerons à propos de le fixer, fixer, lorſque notre invincible armée aura délivré les provinces dépendantes de ton gouvernement des ennemis qui s'en ſont emparés; enfin que tu n'entreprendras aucune guerre ſans nous avoir fait part des motifs qui t'auront engagée à l'entreprendre, & que tu ne contracteras aucune ſorte d'alliance qui puiſſe bleſſer directement ou indirectement nos intéréts. Si tu remplis ces conditions, tu peux compter, Zingha, ſur notre généroſité, comme ſur la protection de Dieu même, que nous prions de conſerver tes jours.

L'impétuoſité des vents déchaînés ſur la mer, en agite les flots avec moins de violence, que l'ame de Zingha ne le fut en liſant cette lettre: mais renfermant avec effort les mouvemens de ſa colere dans ſon cœur ulcéré:“ Tu ne m'as point trompée, dit-elle au Caffre ſatisfait, le Meni de Congo m'inſtruit de ſes bontés & des ſoins que tu as pris pour le déterminer à nous être favorable. Ses offres font ſur moi l'impreſſion qu'elles doivent faire: mais comme les effets de ſes promeſſes ſont ſuſpendus juſqu'à ce que j'aie accepté les conditions qu'il me propoſe, & que j'aie ratiſié toutes celles que tu as cru pouvoir accepter en mon nom; tu vois, Dron-co, qu'il eſt d'une importance extrême, que chargé de ma réponſe tu retournes tout de ſuite à Congo, aſin que n'ayant plus à douter de mes volontés & de ma ſoumiſſion aux loix qu'il me preſcrit. l'Empereur de Congo donne ſes ordres, & raſſemble l'armée formidable qui doit ſe rendre ſous nos ordres au pied de Mapongo. Prépare-toi à un ſecond voyage, tandis que je vais écrire: il ne te reſte plus que cette courſe à faire; elle eſt pénible, j'en conviens, mais ſonge à la brillante récompenſe qui t'attend. D'ailleurs, tu ne feras, Dron-co, que précéder de quelques jours ſeulement ton épouſe qui ne peut, ſans ſe manquer eſſentiellement à elle-même, ſe montrer dans les états de ce bon ſouverain, avant que de l'avoir informé de ſes ſuprêmes intentions. Un départ auſſi précipité bleſſeroit ma dignité, & déceleroit en nous une ſituation déſeſpérée, qui bien loin de nous procurer les reſſources & les ſecours que nous voulons nous procurer, tourneroit à notre honte.

Quelque impatientant que Dronco trouvât ce délai ſur lequel il n'avoit pas compté, les raiſons de Zingha lui parurent ſi lumineuſes, que n'ayant pour les affoiblir aucune objection à faire, il attendit la réponſe que la Reine faiſoit à l'inſultante lettre qu'elle venoit de lire. Enorgueilli du ſuccès de ſont ambaſſade, jugeant à la tranquillté apparente de ſon épouſe, qu'el le ne tarderoit point comme elle venoit de le dire, à le ſuivre à Congo, Dron-co n'appercevant déjà entre le trône & lui qu'un très-petit eſpace, ſon ambition flattée de l'eſpérance de ſe voir inceſſamment à la tête d'une formidable armée, il ſe promit d'accélérer ſa courſe, & d'abréger autant qu'il le pourroit, le tems qu'il avoit mis dans ſon premier voyage pour ſe rendre à la cour du Prince, où il ne comptoit pas de recevoir l'acqueil que Zingha lui préparoit par cette réponſe écrite en caracteres Congois, & qu'elle remit entre les mains du Caffre.

ZINGHA Ben-di, Par le droit & la force Reine d'Angola, d'Ilamba, de Calucala &c. ſuprême & invincible dominatrice de Mapongo; à Zilat-Zaeb, Roi de Congo.

Nous n'avons point envoyé de miniſtre auprès de ta perſonne. Celui que tu as eu l'imprudence d'écouter & la ſoibleſſe de charger d'une lettre pour nous, eſt un vil impoſteur auquel nous n'avons confié aucune ſorte de négociation à ta cour, ni ailleurs. S'il a eu l'inſolence de ſe dire notre époux à Congo, il a porté plus loin encore l'effronterie ici, par l'impudent récit qu'il a fait hautement des bontés & des faveurs dont il aſſure avoir été comblé dans ton palais par tes femmes, à ton inſçu. Nous euſſions puni ce traître, & la mort la plus douloureuſe nous eût vengés l'un & l'autre, ſi nous n'avions pas jugé plus convenable de le renvoyer vers toi, afin que par la rigueur des tourmens tu puiſſes parvenir à la découverte affligeante ou heureuſe, de ſes attentats, vrais ou faux. Cette peinture qu'il a faite à Congo de nos revers & du malheur de nos peuples, n'eſt qu'un incroyable tiſſu de calomnies. Nous avons, il eſt vrai, dés ennemis, mais la force de notre bras eſt ſupérieure à leur malice, & les nations qui nous ſont alliées infiniment plus formidables & plus nombreuſes que les puiſſances qui oſeroient nous déclarer la guerre. Tu peux donc, Roi de Congo, ceſſer de t'affliger ſur la ſituation où tu nous ſuppoſes. Nous n'avons, graces à la ſageſſe de notre regne & à l'intrépidité de notre courage, nul beſoin de former de nouvelles alliances, & nous te proteſtons que nous n'avons jamais songé à rechercher la tienne. A l'égard des conditions auxquelles tu nous offres avec tant de généroſité le ſecours de tes armes, elles nous ont paru ſi outrées & ſi peu réfléchies, que nous aurions voulu pouvoir douter, pour ton honneur, que tu te fuſſes oublié au point de nous faire de ſemblables propoſitions. Il n'y a dans l'univers que toi ſeul qui ignores l'indépendance entiere de notre couronne, & notre indignation pour quiconque voudroit limiter ou géner notre autorité abſolue. Roi de Congo, tu n'es ni plus libre, ni plus diſpotiquement ſouverain dans tes états, que nous le ſommes dans les nôtres; & tu n'es guere jaloux toi-méme du ſuprême pouvoir, ſi tu te flattes que dans quelques circonſtances que Zingha ſe trouvât, elle pût ſe dégrader juſques à conſentir à te rendre un aviliſſant hommage, ou à ſe déclarer ta tributaire. Nous formerons des alliances telles que nous l'inſpirera notre libre volonté. Les habitans de nos états n'ont d'autre ſouverain que nous, qui voulons bien reconnoître des égaux parmi les rois indépendans, mais nulle part des maîtres, ni des ſupérieurs. Punis par la violence des châtimens l'audace de l'eſclave qui t'a fait tomber dans de ſi honteuſes erreurs; & compte ſur l'oubli que nous voulons bien faire de ta lettre & des propoſitions outrageantes qu'elle renferme.

Dron-co, ſans ſe douter qu'il voloit au ſupplice, & qu'il portoit lui-même l'arrêt fatal de ſa condamnation, s'éloigna de Zingha, qui le voyant partir: „Que l'enfer t'accompagne, s'écria-t-elle, en lançant vers le ciel un regard de fureur! monſtre odieux! puiſſe-je ne jamais te revoir, ou du moins ne te voir qu'accablé de tous les maux que ma haine & mon cœur te ſouhaitent: la noirceur de ton ame m'eſt déſormais inutile; ta vie eſt pour moi un tourment, un reproche dont j'ai du me délivrer. Cependant, ſi la fortune qui ſemble quelquefois prendre plaiſir à protéger les ſcélérats, te fait éviter les chaînes & la mort que ma prévoyance t'a préparées à la cour de Congo, termine ici la trop longue durée de ta criminelle exiſtence, quand le deſir de te venger de ma haine implacable t'y aura ramené: viens-y mourir bleſſé, déchiré pan tes propres ames, & n'emporte pas chez les morts la conſolation de ſavoir que Zingha plus inhumaine, plus féroce que toi, eſt allée toute entiere à ſa rage, continuer le cours de ſes atrocités chez la plus déteſtable nation de la terre, chez le ſeul peuple qui fût digne de nous recevoir l'un & l'autre“.

Après ces mots, la Reine d'Angola rentra dans la caverne, & prenant tous les poiſons que Dronco y avoit raſſemblés pour en imbiber ſes fleches, elle les répandit dans la fontaine, afin que chaque goutte d'eau portât une mort aſſurée dans le ſein de ſon époux: enſuite elle tendit de diſtance en diſtance, tous les pieges deſtinés à détruire les tigres, les lions & les bêtes féroces qui peuploient cette contrée; en ſorte qu'il n'étoit pas poſſible que Dron-co fît un pas dans ces lieux, ſans y trouver inévitablement la mort. Zingha moins agitée alors, & goûtant par avance le ſuccès de ſes funeſtes ſoins, ſourit à ſon ouvrage, & quittant pour jamais cette triſte habitation, elle alla s'enfoncer dans les mêmes déſerts qu'elle avoit parcourus, ſurmonta les obſtacles qu'elle avoit eus à vaincre, & malgré les tourbillons de ſable, l'impétuoſité des vents, l'effrayante multitude de ſerpens, de couleuvres, d'animaux carnaſſiers de toutes les eſpeces qui s'oppoſoient à ſon paſſage, elle parvint à pénétrer de contrée en contrée, de dangers en dangers, juſques dans la partie la plus intérieure de l'Afrique méridionale, d'où elle ſe rendit chez les affreux Giagues; chez ces mêmes Giagues qui n'euſſent pu la voir qu'avec horreur, ſi le crime, le parricide & l'inhumanité n'euſſent point été auprès d'eux, les titres les plus reſpectés & les plus recommandables. Ce fut le chef des Giagues lui-même, celui dont la ſœur de Bendi avoit aſſaſſiné l'éleve, qui la reçut avec le plus d'empreſſement, & qui par ſes éloges inſpira à ſes concitoyens, autant d'admiration pour la férocité de Zingha, qu'ils en avoient pour la mémoire de leur légiſlatrice.

Par une ancienne coutume des Giagues, mais que leur férocité ne leur permet d'obſerver que fort rarement, les étrangers que le haſard, l'infortune ou la force des armes ont malheureuſement fait tomber dans leurs mains, ſont libres, lorſque les boucheries ſont d'ailleurs abondamment fournies, de ſe faire adopter par l'état: mais dans ce cas, l'indiſpenſable obligation de celui qui ſe fait adopter, eſt de manger publiquement de la chair humaine, telle qu'elle lui eſt préſenée, & c'eſt communément un homme ou un enfant récemment éorgés, dont les membres ſont palpitans encore, qu'on lui offre à dévorer, & qu'il eſt obligé d'engloutir, s'il ne veut point exciter contre lui, l'indignation générale, & ſervir lui-même d'aliment à ce peuple antropophage. Informée de cet abominable uſage, Zingha promit de s'y conformer, & malgré l'extrême répugnance qu'elle ſe ſentoit pour une telle nourriture, ſa haine contre les Portugais & le deſir de ſe concilier l'eſtime & la confiance des Jagas, l'emporterent ſur le dégoût du repas qu'on lui ſervit, & qu'elle dévora ſans témoigner aucune ſorte de contrainte ni d'émotion. Cet acte de férocité acheva de lui captiver le chef de la nation, qui lui apprit que depuis ſon départ de Mapongo, les Portugais irrités du meurtre du fils de Ben-di avoient placé ſur le trône d'Angola, un prince du ſang royal qui s'étoit fait Chrétien, mais qui n'ayant que le titre de Roi, & ſe voyant perpétuellement contrarié par ceux qui avoient dépoſé le ſceptre dans ſes mains, n'avoit régné que peu de temps, & étoit mort de chagrin, laiſſant ſes états aux Portugais qui lui avoient donné pour ſucceſſeur un autre prince qui avoit régné plus long-temps, & tout auſſi tranquillement que le lui permettoit la dépendance où il étoit du Vice-Roi de Loando.

Furieuſe à ces nouvelles, la reine d'Angola couvrant du prétexte infernal de la haine implacable dont elle ſe diſoit enflammée contre l'eſpece humaine, le déſeſpoir où elle étoit de ſe voir arracher le ſceptre, embraſſa dans tou-te leur horreur, & les loix & les mœurs des Giagues, abjura publiquement le Chriſtianiſme & tous les ſentimens de pudeur & d'humanité. Afin de s'élever au rang que ſon ambition deſiroit d'obtenir, & qu'elle occupa bientôt chez cette nation, elle s'attacha à mériter à force de noirceurs & de ſcélérateſſe, la vénération publique, & elle y parvint en ſe livrant ſans retenue à tout ce que le crime & la férocité ont de plus exécrable.

J'ai dit que les Giagues ſont de tous les Ethiopiens les plus barbares, les plus impitoyables & les plus intrépides: j'ai dit d'après la vérité des faits, que perpétuellement altérés de ſang & de butin, le plaiſir de déchirer & de manger leurs ennemis, ou quand ils ne ſont point en guerre, leurs propres concitoyens, a un attrait pour eux irréſiſtible, & qui les porte à ſe précipiter au milieu des bataillons les plus épais, quelqu'obſtacle qu'on leur oppoſe. Zingha étoit née cruelle, mais non pas antropophage: cependant l'amour de la vengeance & le deſir de dominer, lui firent aiſément ſurmonter l'horreur naturelle qu'elle avoit eue juſqu'alors pour ces déteſtables goûts. Elle ſurpaſſa même, non-ſeulement les Giagues, mais les tigres les plus féroces & tout ce qu'on raconte des antiques Cyclopes dans ſes homicides repas. Elle paroiſſoit ne ſe plaire qu'aux combats, au meurtre & au carnage; c'étoit entre ſes mains que les farouches Singhillos ou prêtres des Jagas, avoient confié le couteau des ſacrifices, & c'étoit elle qui dans les fêtes publiques égorgeoit les victimes humaines. Elle affectoit ſur-tout un éloignement extrême pour les plaiſirs ſéduiſans de l'amour, ou plutôt pour la ſatiété de la débauche; cependant un penchant effréné l'entraînoit vers la volupté, ſi l'on peut donner ce nom aux excès & à l'impudence du plus ſale libertinage.

Le deſir de ſe ſatisfaire, la crain-te de paſſer parmi les Singhillos, monſtres voués au crime, & qui ſemblables aux antiques Dactyles, feignoient de ne connoître d'autre vertu, ſi c'en eſt une, que la loi d'une auſtere continence, & la privation totale du commerce des femmes; la crainte de paſſer au jugement de ces impitoyables miniſtres des idoles, pour une femme ordinaire; le mépris qu'elle affichoit pour les mœurs efféminées, les châtimens ſéveres dont elle vouloit, à l'exemple de la cruelle Tenbadumba, qu'on punît les foibleſſes de ce genre les moins repréhenſibles, &, malgré la barbare rigidité de ſes maximes, la violence & les preſſantes impulſions du penchant qui l'entraînoit vers ces mêmes foibleſſes, tyranniſoient ſon ame & enflammoient ſes ſens avec d'autant plus de fureur, qu'elle ne voyoit pas qu'il lui fût poſſible de céder à ſon goût naturel, & de ſe plonger, comme elle l'eût voulu, dans les plus immondes pratiques de la corruption. C'étoit dans ces momens réitérés d'efferveſcence, que n'oſant ſe livrer à la fougue de ſes ſens, aux plaiſirs de l'amour, de la débauche, & à l'épuiſement de la ſatiété, elle cherchoit à éteindre dans le ſang des malheureux qu'elle ſacrifioit, & dans l'ivreſſe de ſes feſtins antropophages, la dévorante ardeur dont elle ſe ſentoit conſumée: c'étoit alors qu'on la voyoit multiplier les hécatombes, immoler avec avidité les captifs des Giagues, enfoncer lentement le poignard dans leur ſein, & ſe venger en outrageant la nature, des feux que la nature allumoit dans ſon cœur corrompu.

La terreur que les loix ſanguinaires de Zingha répandoient dans ces accès de délire & de rage, ſur tous ceux qui l'environnoient, les meurtres & les aſſaſſinats qu'elle ordonnoit, les nouveaux genres de ſupplices qu'elle inventoit, euſſent fini peut-être par la rendre un objet d'épouvante & d'horreur aux yeux mêmes des Giagues qui, exercés au crime dès leur plus tendre enſance, ne concevoient déja plus comment une femme étrangere, qui n'avoit point ſuccé avec le lait la férocité des Jagas, pouvoit les ſurpaſſer en inhumanité. Cet affreux caractere qui ne reſpiroit que la mort & la déſolation, cette effroyable tyrannie, & ces proſcriptions qui ſembloient ſe propoſer pour but l'extinction totale de la nation, euſſent fini par révolter & ſoulever le peuple contre ſon deſpotiſme, ſi dans un de ces momens où la ſombre brutalité de ſa paſſion contrariée par la haine irréconciliable qu'elle affectoit contre les hommes dont elle deſiroit ſi ardemment la jouiſſance, elle n'eût découvert par les conſeils d'une exécrable confidente, les moyens d'aſſouvrir ſes deſirs, & de s'abandonner aux excès de la plus impudente proſtitution, ſans qu'elle eût jamais à craindre l'indiſcrétion d'aucun des complices, ou plutôt, d'aucune des victimes de ſa perverſité.

De toutes les femmes Giagues qui s'étoient attachées à la Reine d'Angola, celle qui s'empreſſoit avec le plus de zele à lui donner des preuves d'eſtime, de reſpect & de vénération, étoit la cruelle Run-lan; Run-lan qu'à ſes actions barbares, à ſon eſprit de haine & de diſcorde, au trouble & à la confuſion que ſa voix ſéditieuſe répandoit dans tous les lieux où le deſir de nuire portoit ſes pas, on eût pris pour l'une des furies qui s'étoit échappée du ſombre palais de Pluton. Dans un de ces momens où Zingha tourmentée par ſa paſſion & ſa fureur, s'apprêtoit à éteindre dans des torrens de ſang l'impudique chaleur des deſirs que ſon ambition ne lui permettoit pas de ſatisfaire, elle parla ainſi à ſa hideuſe conſidente. O Run-lan, inflexible Run-lan! fais paſſer dans mon ame la haine & la noirceur qui te caractériſent, ſeconde mes projets & mes complots de rage & de deſtruction: arme-toi de tes fleches, de ton glaive formidable, prends tes poiſons, ſuis-moi; allons porter la mort & la déſolation dans le ſein des nos captifs; hâtons leur ſacrifice; rempliſſons les boucheries par le nombre & l'énormité de nos aſſaſſinats: piſſions-nous en maſſacrant tous nos priſonniers de guerre, exterminer avec eux la race entiere des hommes! Raſſemblons la nation; faiſons parler les Dieux, ordonnons de leur part d'horribles hécatombes, & ne confions qu'à nos bras le ſoin de frapper les victimes. Ils loueront mon zele & mes noirs attentats, tes cruels Singhillos, ces prêtres homicides qui approuvent en nous le meurtre, l'inhumanité, & qui nous interdiſent le plus doux charme de la vie, la paſſion la moins condamnable, & de tous les penchans que nous tenons de la nature, le plus irréſiſtible. Allons les ſatisfaire, ces monſtres reſpectés, & que l'effroi qu'inſpireront nos efforts réunis, s'étende juſqu'à eux“.

A ces mots, l'infernale Run-lan ſouriant à Zingha d'une affreuſe maniere:“Reine d'Angola, lui dit-elle, n'impute qu'à toi-même la violence des tranſports qui t'agitent, & les tourmens d'une contrainte dont je t'aurois affranchie, ſi tu avois eu pour moi autant de confiance que je crois en mériter par mon attachement & l'exacte reſſemblance de nos inclinations. J'approuve ton humeur ſanguinaire comme toi, je me plais aux noirceurs, aux crimes, aux combats: comme toi, c'eſt pour mes yeux avides de carnage, le plus beau des ſpectacles que celui de la terre jonchée de morts & de mourans; les cris des malheureux qui tombent ſous mes coups, ſont pour moi les ſons les plus doux: mais je n'enveloppe point comme toi, toute l'eſpece humaine dans mes vœux de deſtruction; l'anéantiſſement des hommes me priveroit du plus flatteur & du plus agréable de mes amuſemens, après celui de nuire. Tu ne connois que la cruelle rigidité de nos loix, & tu ne ſais point encore les moyens de les pouvoir enfreindre. Le chef de nos concitoyens t'a fort mal inſtruite, Zingha; je te plains, & je ſens par moi-même, combien la privation où je te vois réduite doit t'être inſupportable. Ecoute, je vais t'éclairer.

Ces Singhillos qui t'en impoſent par des dehors auſteres, ne ſont intérieurement rien moins qu'irréconciliables ennemis des plaſirs qu'ils condamnent en public avec tant de rigueur. Dévoués comme nous au ſervice des Dieux, ils ont promis de paſſer leur vie dans les langueurs d'une ſévere continence; mais ces promeſſes ſi ſolennelles ne ſont pour eux qu'un moyen de plus de tromper le peuple Giague. Entraînés comme nous, par la fougue de leurs penchans, ils y cedent ainſi que nous, & ſont bien éloignés d'attacher quelque gloire à l'impuiſſante réſiſtance qu'ils tenteroient de faire à l'impétuoſité toujours victorieuſe de leurs deſirs. Tout leur mérite, à cet égard, ne conſiſte qu'à dérober au peuple leurs foibleſſes, leurs plaiſirs, ou, ſi tu veux, l'excès de leur débauche; & le ſilence de la mort eſt le gage aſſuré de la diſcrétion des objets de leurs vœux, de leurs ſoins & de leurs infractions au célibat. Ces femmes que nos loix ordonnent de jetter toutes vivantes dans les tombeaux de nos guerriers, ſont la proie de Singhillos, & il n'en eſt aucune d'elles qui avant d'être précipitée dans la nuit du tombeau, n'ait paſſé pluſieurs jours dans les bras de ces prêtres mêmes qui, après leur avoir perſuadé qu'elles ne mourront point, & qu'ils viendront les rendre à la lumiere, préſident à leur enterrement, & trompent leurs eſpérances, en les faiſant étouffer ſous le poids de la terre & des pierres qui comblent la foſſe profonde où ils les ont fait deſcendre.

Conſacrée, comme les Singhillos, au culte de nos Dieux, penſes-tu que je ſois plus fidelle qu'ils ne le ſont eux-memes à la loi de continence que mon état m'impoſe? Lorſque jugée digne de remplir les fonctions du ſacré miniſtere, j'allai, ſuivant l'uſage, ſur la tombe redoutée de Tem-ba-dumba, jurer de reſter inſenſible aux vœux de la nature, d'éteindre mes deſirs, de vivre dans le célibat, penſes-tu que j'euſſe prononcé ces ſermens inſenſés que mes ſens révoltés ne me permettoient point de prononcer, ſi l'on ne m'eût inſtruite des moyens de concilier avec les apparences de la plus rigide continence, les plaiſirs & les délicieux égaremens de la paſſion qui m'entraînoit? Il eſt pour nos pareilles deux moyens également heureux & également ignorés du reſte des Jagas, de ſatisfaire nos deſirs, & de nous livrer ſans crainte, à l'ivreſſe de nos ſens. L'un eſt de nous lier avec les Singhillos, & de choiſir dans leur ordre ceux que nous deſirons de nous attacher: leur état & l'intérêt qu'ils ont de ſe rendre reſpectables à force de ſévérité dans leur conduite extérieure, nous aſſurent de leur diſcrétion. L'autre eſt de nous abandonner aux priſonniers de guerre deſtinés au ſacrifice & à ſervir après leur mort d'aliment aux Giagues. Leur garde nous eſt confiée, & tu ſais qu'il dépend de nous, de hâter ou de retarder l'inſtant où nous devons arroſer de leur ſang les autels de nos Dieux. Douces & complaiſantes, nous allégeons leurs chaînes, nous leur marquons de l'intérêt; & quand les fauſſes eſpérances de liberté que nous leur avons données, ont calmé leur inquiétude, nous tâchons, toujours avec ſuccès, de leur inſpirer la chaleur des deſirs que leur préſence a excitée en nous. C'eſt alors que nous recevons les preuves de leur reconnoiſſance: leurs ſoins empreſſés, la vigueur de leurs ſens, les aſſurances qu'ils nous donnent juſqu'à l'épuiſement, de la force & de l'ardeur de leur ſenſibilité, ſont le prix enchanteur des bontés que nous leurs témoignons.

Par un ancien uſage religieuſement obſervé parmi nous, depuis le rétabliſſement de nos loix & de notre culte, dans le nombre des victimes dévouées aux Dieux, & que nous devons égorger, il nous eſt ordonné de n'en épargner qu'une à laquelle nous n'accordons la vie avec la liberté, qu'à l'inſtant même où notre bras armé du funeſte poignard, eſt prêt à lui percer le ſein. Le captif rendu par cette voie aux douceurs de la vie, dans le moment où il voyoit les ombres de la mort s'étendre ſur ſa tête, eſt non-ſeulement libre, mais adopté par la nation, & réputé Giague, comme ſi la naiſſance l'eût rendu notre concitoyen. Tu ſens, Zingha, que nous ne manquons point de promettre à chacun de nos captifs, que ce ſera lui ſeul qui recevra de nous & la vie & la liberté. C'eſt là l'unique cauſe de leur tranquillté, quand ils ſont conduits au pied de nos autels; c'eſt là l'unique cauſe de leur intrépidité, quand renverſés ſur nos genoux, il voyent briller dans nos mains le poignard homicide. Au fond, Zingha, c'eſt leur rendre ſervice, que de les faire ainſi paſſer du ſein de la volupté dans la nuit du tombeau, & cela, ſans qu'ils s'en doutent, ſans qu'ils aient le temps de s'en appercevoir, ſans qu'ils ſentent, pour ainſi dire, le coup fatal qui les anéantit. Et en effet, quelle ſeroit l'horreur de leur ſituation, ſi pendant leur captivité, nous ne les entretenions que du funeſte ſort que nous leur réſervons? Cette ſévérité ſeroit ſans doûte trop cruelle pour eux, & tout-à-fait inutile pour nous; car, quel ſervice, quels ſoins, quelle tendreſſe attendre de malheureux troublés & abattus par l'affreuſe certitude d'une mort inévitablement prochaine? Telle eſt la déplorable ſituation de celui de nos priſonniers, auquel, moins par humanité que pour obéir à la loi, nous accordons réellement la vie: c'eſt celui là que nous traitons avec la plus déſeſpérante rigueur; c'eſt celui- là qui n'entend jamais de nous que des arrêts de mort. Quant aux autres, tu juges du ſoin que nous prenons, lorſqu'ils ſont une fois placés autour de nous, auprès de nos autels, de leur percer le ſein. Leur mort eſt terrible, mais prompte, inattendue, & d'autant plus aſſurée, qu'il eſt pour nous du plus grand intérêt qu'ils ne puiſſent, avant que de mourir, nous accuſer de perfidie, divulguer les promeſſes que nous leur avons faites, le prix acquitté par leur reconnoiſſance, & que nous avions mis à la vie & à la liberté que nous nous étions engagées de leur procurer.

De ces deux moyens, Zingha, le premier t'eſt interdit: tes vues d'ambition, & l'eſpérance fondée que tu as de ſuccéder un jour au chef de la nation, ne te permettent point de t'attacher aux Sighillos; non que celui d'entr'eux ſur qui ton choix s'arrêteroit, ne fût infiniment flatté de tes bontés & de la préférence que tu lui donnerois; mais à cauſe de l'invincible réſiſtance que tu éprouverois de la part de l'ordre entier de Singhillos qui ne manqueroient pas de s'oppoſer à ton élévation, par la crainte de l'autorité que te donneroit ſur eux l'eſpece de dépendance où ils ſeroient d'un chef informé par lui-même du relâchement de leurs mœurs, de leur profonde hypocriſie & du libertinage outré que cachent des apparences ſi trompeuſes, & cette impraticable auſtérité qu'ils affichent & qui ſemble les caractériſer. C'eſt donc à nos captifs que tu dois recourir, & goûter dans leur jouiſfance ces plaiſirs dont la privation irrite & révolte tes ſens. Flatte-les, trompe-les, & comme nous, perfide par humanité, éteins tes feux, & couvre avec adreſſe la paſſion que tu aſſouviras, du voile ſéduiſant que tu auras étendu ſur tes victimes, & que tu feras durer juſqu'au moment où rendue à toimême, & aux terribles fonctions de ton miniſtere, la mort que tu leur donneras, ſoit en public, ſoit en ſecret, & toujours au nom des Dieux, & ſous prétexte de pourvoir à la ſubſiſtance du peuple, te réponde de leur ſilence.

L'atrocité de ces conſeils fit horreur à Zingha; non pas que ſon bras ſanguinaire ſe refuſât au meurtre & aux aſſaſſinats; mais parce que ſon ame ne pouvoit ſe réſoudre à acheter le plaiſir au prix d'une perfidie, & qu'il lui paroiſſoit indigne d'elle de violer la foi qu'elle auroit jurée aux captifs, & de les égorger après leur avoir promis de leur accorder la vie. Accoutumée dès l'enfance à la diſſimulation, mais non pas au parjure, elle eût fini peut-être par rejetter avec indignation les moyens qu'on lui propoſoit, ſi Run-lan ne s'étoit point chargée de lui fournir des captifs toujours prêts à ſervir ſes deſirs, ſans que Zingha fût obligée de recourir pour exciter leur zele, à de fauſſes promeſſes, à de trompeuſes eſpérances. Le rang auguſte & reſpecté de premiere prêtreſſe que Run-lan occupoit, lui donnoit ſur toutes ſes compagnes & ſur les Singhillos eux-mêmes cet avantage, qu'elle diſpoſoit à ſon gré de tous les priſonniers de guerre, depuis le premier moment de leur captivité juſqu'à celui de leur ſacrifice. “Quelque inſenſée, dit-elle à la Reine d'Angola, que puiſſe me paroître ta délicateſſe ou la pitié que t'inſpirent nos priſonniers de guerre. Je veux bien par un attachement dont nulle autre que toi ne me trouveroit capable, compatir à ta foibleſſe, te céder le plus grand nombre de mes captifs, & leur ordonner même d'aller gagner auprès de toi, le prix qu'ils ſeront perſuadés que j'ai mis à l'affranchiſſement de leur vie & de leur liberté. Je ferai plus, aſin qu'il ne te reſte aucune ſorte de crainte, je les immolerai moi-même, à meſure que leurs forces épuiſées te paroîtront exiger que de nouvelles victimes aillent attendre dans tes bras, le ſort que mon glaive & nos loix auront fait éprouver à leurs prédéceſſeurs.

Calmée par la certitude d'une vie moins iſolée, & qu'elle ſe propoſoit de donner tour-à-tour au crime & aux plaiſirs, Zingha dès ce moment ſe livra ſans retenue à ce genre nouveau de perfidie & de débauche. Run-lan fidelle à ſes promeſſes, faiſoit parmi les priſonniers de guerre des levées de jeunes hommes, les plus robuſtes qu'elle pouvoit trouver, leur juroit qu'ils ne ſeroient point ſacrifiés, les faiſoit enfermer dans l'habitation de la Reine d'Angola, & chaque jour, à proportion que l'incontinence de Zingha énervoit leur vigueur, Run-lan les poignardoit & leur ſubſtituoit de nouvelles victimes.

Cependant le chef des Giagues, le formidable Tre-benda, celui-là même qui avoit élevé le fils de N-Gola Ben-di, mourut aſſaſſiné dans un tumulte que ſon inhumanité portée dans un moment d'ivreſſe, aux excès les plus féroces avoit ſuſcité; il périt égorgé par deux Jagas qu'il vouloit immoler à ſon reſſentiment, & qui plus forts que lui, déchirerent ſes membres, & lui firent ſubir la mort la plus douloureuſe, telle qu'il l'avoit méritée par ſa ſcélérateſſe.

Le commandement de Giagues n'eſt point héreditaire; ce n'eſt pas non plus la nation aſſemblée qui ſe donne des chefs: c'eſt la force réunie à la férocité qui ſeule peut donner des droits au plus barbare, à celui qui ſe ſent l'ambition & le courage d'aſpirer à cette dignité. Auſſi-tôt que le chef ceſſe de reſpirer l'autorité ſuprême réſide tou-te entiere entre les mains de Singhillos; c'eſt alors que le ſang coule à grands flots ſur les autels des Dieux, & que la plus épouventable ſuperſtition regne deſpotiquement. Mais cette tyrannien eſt que momentanée, & elle ceſſe après l'enterrement du chef: car, dès la veille de cette pompe funebre, tous les Giagues qui prétendent à la ſouveraineté, pourvu que leur nombre n'excede pas celui de quatre cens, ſe rendent nuds, & chacun un poignard à la main dans la plaine des morts , champ conſacré à cette horrible ſcene. Là, ſéparés en deux troupes égales, ils s'élancent, ſemblables aux enfans de l'antique Cadmus, les uns ſur les autres, & ils ſe portent en ſilence les coups les plus affreux. Le ſang ruiſſelle, la mort moiſſonne avec une incroyable rapidité les combattans qui, acharnés à leur deſtruction, ne ſont ſenſibles qu'au deſir de ſe maſſacrer, & de la plus ſtoique indifférence ſur les bleſſures qu'ils reçoivent, pourvu que leurs mains ſanguinaires puiſſent avant que d'expirer, étendre le carnage. Les mourans ne ceſſent point, juſqu'au dernier ſoupir, de frapper leurs vainqueurs qui tombent à côté de ceux qu'ils viennent d'immoler; & cette boucherie dure juſqu'à ce que le nombre des quatre cens rivaux ſoit réduit à celui de trois combattans ſeulement. Telle eſt la premiere épreuve. La ſeconde eſt plus funeſte encore aux trois Jagas victorieux. Épuiſés de fatigue, affoiblis par le ſang qu'ils ont perdu, bleſſés & ſouvent mutilés, ils ſe rendent le lendemain ſur les bords de la foſſe où doit être inhumé le dernier chef de la nation: là, dépouillés de tous leurs vêtemens, & chacun d'eux armé par le premier d'entre les Singhillos, d'un poignard & d'une maſſue, ils s'élancent tous trois en même temps, dans la foſſe, y combattent, s'y déchirent, juſqu'à ce que le plus heureux des trois ait mis à mort ſes deux compétiteurs. Pour gage de ſa victoire, il jette au milieu de la foule aſſemblée la tête de chacun de ſes deux adverfaires. Souvent ce combat ſe termine par la mort des trois concurrens, & alors, une nouvelle troupe de quatre cens Giagues va ſubir la premiere épreuve, & joncher de funérailles le champ des morts.

Lorſque l'événement du ſecond combat eſt heureux, & que l'un des trois rivaux ſurvit à ſes compétiteurs, il ne lui reſte plus pour obtenir le ſuprême commandement, que deux épreuves à ſubir, épreuves très-légeres pour une ame Giague: la premiere conſiſte à célébrer ſon triomphe par des chants de victoire, & à ne donner aucun ſigne de douleur, tandis que deux Singhllos le tourmentent & le bleſſent, l'un avec un tiſon ardent qu'il applique ſucceſſivement ſur toutes les parties de ſon corps, l'autre qui d'un couteau lui coupe des lambeaux de chair du dos & des épaules. Enfin, pour derniere épreuve, le Giague vainqueur eſt conduit ſur le tombeau de Tenbadumba, où avant que de promettre de veiller à l'exécution des loix de cette légiſlatrice, il eſt obligé d'égorger un priſonnier de guerre, de lui ouvrir la poitrine, d'en arracher le cœur & de le dévorer. A ce trait de férocité, ſes preuves ſont complettes, le peuple ſe proſterne; il eſt proclamé chef par les Singhillos, & il jouit de tous les honneurs & de toute la puiſſance de la ſouveraineté.

Les ſervices que Ten-ba-dumba avoit rendus jadis à ſes compatriotes, l'éclat de ſes exploits, l'énormité de ſes crimes, l'atrocité connue de ſon ame, ſa fureur homicide & la terreur qu'elle inſpiroit, avoient ſuffi pour l'élever au ſuprême pouvoir, ſans qu'elle eût été obligée de s'expoſer aux périls & à l'incertitude des deux premieres épreuves: nul Giague n'avoit été aſſezhardi pour diſputer contre elle de rage & d'inhumanité: ſes droits acquis par un horrible parricide ſuivi d'un incroyable nombre d'aſſaſſinats & de noirceurs, la placerent ſans concurrence au rang de chef des Jagas, & la nation qui l'avoit proclamée, n'a point ceſſé depuis de regarder cette élection comme l'ouvrage des Dieux mêmes.

Les titres de Zingha n'avoient ni l'évidence, ni la force de ceux de Ten-ba-dumba: bien des raiſons au contraire ,paroiſſoient s'oppoſer à ſon élévation, & l'exclure du rang où elle deſiroit de monter. Etrangere, ſoupçonnée, & accuſée même par ceux d'entre les Giagues qui aſpiroient à la domination, de n'avoir qu'une feinte férocité, & de chercher par des actions barbares à la vérité, mais contraintes, plutôt à ſe concilier la faveur du peuple & les ſuffrages des Singhillos, qu'à maintenir dans toute leur vigueur les coutumes nationales, quand une fois elle ſeroit placée à la tête du gouvernement; elle n'eût jamais applani les obſtacles en apparence invincibles, que ſes rivaux lui oppoſoient, ſi ſa conſtance & ſon courage, merveilleuſement ſecondés par l'activité de Runlan & la protection décidée des Singhillos, n'euſſent forcé ſes concurrens eux-mêmes à lever les difficultés qu'ils avoient ſuſcitées, & à ſacrifier leurs vues à ſes projets ambitieux.

Zingha, quoique digne par la noirceur de ſon caractere d'avoir reçu la naiſſance parmi les Giagues, leur étoit étrangere; mais ils l'avoient adoptée: née d'ailleurs de peres ſouverains, elle n'étoit tombée du trône d'Ángola que par le meurtre du fils de Ben-di ſon frere: meurtre qui joint à l'empoiſonnement de N-Gola, équivaloit au parricide de l'ancienne Tenbadumba. Run-lan étayoit ces raiſons du poids de ſon autorité. Les Singhillos, par les penchans mêmes qu'ils ſuppoſoient à Zingha vers l'inconſtance & l'inhumanité, ſe flattant de régner ſous ſon nom, firent parler les Dieux, ordonnerent aux Jagas concurrens de différer les épreuves, juſques après l'enterrement de Tre-benda, & d'aller demanderaux manes de Tenbadumba de les éclairer ſur le choix du ſujet qu'elle jugeroit le plus digne de commander à la nation. Les Giagues murmurerent; mais la crainte d'offenſer les Singhillos & leur légiſlatrice, enchainant leur reſſentiment, ils ſe ſoumirent, & après les obſeques de Tre-benda, le peuple entier, précédé de ſes prêtres, de trente captifs enchaînés & deſtinés au ſacrifice, & des quatre cens concurrens, ſe rendit au champ des morts. Ce champ peu étendu, & reſſerré par l'antique forêt qui l'environne de toutes parts, inſpire la terreur par ſon aridité, ſa lugubre ſituation, & la prodigieuſe quantité d'oſſemens qui y ſont entaſſés. Au milieu de ce ſol funebre, eſt un large tombeau, preſque chaque jour arroſé du ſang des victimes humaines: c'eſt la tombe de Ten-ba-dumba.

Déjà le peuple proſterné attendoit en ſilence l'effet des magiques évocations. Déja par leurs cris forcenés, leurs geſtes convulſifs, & leurs imprécations, les Singhillos avoient diſpoſé les eſprits aux plus ſuperſtitieuſes cérémonies, & au ſpectacle de terreur que l'impoſture réunie à l'inhumanité alloit offrir. Les captifs n'attendoient plus pour recevoir la mort, que le ſignal du ſacrifice, & leur indomptable courage inſultoit, ſuivant l'uſage de ces peuples barbares, à la cruauté des Giagues par les plus outrageantes injures, & par dimpuiſſantes menaces. L'ancien des Singhillos appelloit pour la derniere fois l'ame de Tenbadumba, lorſqu'un bruit ſouterrein, ſuivi de cris aigus, ſe fait entendre tout-à-coup, & paroît s'élever du fond de ce tombeau. Les Singhillos feignent d'être effrayés; les Giagues ſont conſternés; les quatre cens compétiteurs frémiſſent, & la crainte s'empare pour la premiere fois de leur imagination. De nouveaux cris ſe font entendre, & dans le même inſtant, on voit les oſſemens qui couvrent le tombeau, s'agiter, rouler les uns ſur les autres, & ſe diſperſer d'eux-mêmes. L'épouvante s'accroît & devient générale; les Jagas les plus intrépides ne portent qu'en tremblant leurs regards ſur ce monument, & voient s'élever du milieu de ces oſſemens qui en fermoient l'entrée, un ſpectre affreux, une horrible Euménide; c'étoit Zingha ellemême, Zingha qui, nue, les yeux étincellans du feu de la colere, un poignard à la main, s'élance au milieu des captifs, les frappe, les immole, les maſſacre, ouvre la poitrine du dernier qu'elle viens d'égorger, en arrache le cœur, le dévore, & s'avançant, formidable comme la foudre, vers ſes quatre cens concurrens:“Quel d'entre vous, leur dit-elle, oſera me diſputer la dignité ſuprême, que Tem-ba-dumba elle-même vient de me conſier? Qu'il ſe montre, qu'il approche, qu'il vienne, qu'il me ſuivre dans les ténebres du tombeau de notre légiſlatrice, & bientôt ſes concurrens m'en verront ſortir victorieuſe, couverte de ſon ſang, & traînant après moi ſes membres déchirés„.

Des quatre cens Giagues qui s'étoient propoſés de ſuccéder à Trebenda, nul n'oſa ſeulement jetter les yeux ſur la fiere Zingha qui, retournant vers le tombeau: Manes de Ten-ba-dumba, dit-elle, en s'inclinant, ô vous, qui ſatisfaits des flots de ſang que j'ai verſés; ô vous, qui pour prix de mon zele, avez daigné remettre dans mes mains les renes du gouvernement! écoutez mes ſermens; & ſi parjure à mes promeſſes, je manque dans quelque circonſtance que ce puiſſe être, aux engagemens ſacrés que vos décrets & vos bontés m'ordonnent de remplir, puiſſe le jour où j'enfreindrai vos loix être le dernier de ma vie! puiſſe ma tête criminelle ſéparée de mon corps, ſervir de pature aux vautours! que mes entrailles diſperſées ſoient foulées aux pieds de mon peuple & de ſes ennemis! puiſſent les plus vils eſclaves m'outrager impunément, & mes bras abattus par la crainte & la terreur, n'oſer repouſſer les attaques de mes plus foibles agreſſeurs! Auguſte Ten-ba-dumba! je jure par mon glaive & par le ſang des lâches tranſgreſſeurs de ta légiſlation, de t'imiter autant que mon courage & ma ſuprême autorité pourront me le permettre, de veiller perpétuellement à la défenſe des Jagas & à la conſervation de tes dogmes: je jure d'étendre les horreurs de la déſolation dans toutes les contrées habitées par nos ennemis & les infracteurs de tes loix; de ne jamais permettre qu'aucun de nos captifs échappe au ſacrifice; d'être perpétuellement en guerre avec les nations voiſines, afin que nos autels ſoient toujours inondés du ſang des victimes, & nos boucheries publiques toujours abondamment remplies. A ton exemple, ô Ten-ba-dumba! je dévoue aux enfers quiconque parmi nous, oſeroit entreprendre de réformer ou d'adoucir la rigueur de ta légiſlation, & tout Giague dont la voix ſacrilege oſeroit propoſer des changemens dans nos mœurs ou dans notre culte, dans nos loix ou dans nos uſages, à moins que ces changemens ne tendent à rendre nos concitoyens plus terribles aux peuples ennemis, plus durs, plus inflexibles & plus impitoyables: enfin, pour me lier encore plus étroitement, ô Ten-ba -dumba! je promets & je jure de te ſurpaſſer toi-même, autant qu'il me ſera poſſible, dans ma conduite, mes actions, ma valeur, mon intrépidité, mes vengeances, mon inſatiabilité dans les combats, dans les proſcriptions, les meurtres, & les dévaſtations„.

Zingha eut à peine fini de prononcer ces terribles ſermens, ſermens auxquels elle ne fut que trop fidelle dans les premiers mois de ſon regne, qu'il s'éleva dans l'aſſemblée un murmure d'aprobation, ſuivi de cris tumultueux d'acclamation & d'applaudiſſement. La nouvelle Ten-ba-dumba fut portée en triomphe du champ des morts dans le temple des Jagas, où l'ancien des Singhillos la revêtit, ſuivant l'ancien uſage, d'une peau de léopard récemment égorgé; c'étoit-là le manteau des ſouverains ou des chefs des Giagues.

Dès ce moment Zingha ne ſongea plus, quoiqu'il en coûtât à ſon ame, moins ſanguinaire & moins féroce qu'elle ne deſiroit de le paroître, qu'aux moyens d'en impoſer au peuple par la crainte, la terreur & l'effroi qu'inſpireroient les loix nouvelles qu'elle publieroit, par le ſpectacle chaque jour répété des malheureux qu'elle livreroit aux ſacrificateurs, par les horreurs de la plus infernale ſuperſtition. Le ſang ne ceſſoit point de couler autour d'elle. Le crime ſeul mettoit les Jagas à l'abri de ſes arrêts de mort; la plus légere marque de foibleſſe, le ſigne le plus équivoque d'humanité attiroient ſur les coupables les châtimens & les ſupplices. Toujours ſuivie d'une troupe de barbares exécuteurs de ſes volontés, elle ne faiſoit que leur indiquer les victimes, ils ſe jettoient ſur elles, & ſous fes yeux, les monſtres les maſſacroient, & ſe raſſaſioient de leur ſang & de leur chair. Ces abominations la faiſoient reſpecter, & la rendoient d'autant plus chere au peuple, qu'il la croyoit animée de l'eſprit meme de la féroce Ten-ba-dumba.

Zingha auſſi cruelle envers les femmes qu'elle l'étoit envers les hommes, affectoit une rigueur extrême à l'égard de celles qui avant le temps preſcrit par les loix nationales, s'étoient laiſſé ſéduire, & qui avoient le malheur de porter les marques de leur foibleſſe. L'implacable ſouveraine faiſoit traîner ces malheureuſes à ſes pieds, leur ôtoit elle-même leurs vêtemens, les attachoit étendues aux pieds de ſon trône, les faiſoit violer par ſes ſatellites, & quand la brutalité de cette nombreuſe cohorte étoit aſſouvie, elle leur fendoit les entrailles, en arrachoit l'enfant, & le fouloit aux pieds.

Afin de commettre impunément ces crimes dont l'atrocité même lui donnoit tant d'autorité, Zingha, de concert avec les principaux d'entre les Singhillos, avoit eu l'art de perſuader aux ſtupides Giagues qu'elle liſoit tout ce qui ſe paſſoit dans les cœurs, & que ſupérieure à l'ancienne Ten-ba-dumba, elle égaloit en prévoyance la Divinité même. Cette ſuperſtition étayée de toutes les fureurs du fanatiſme, une fois accréditée, Zingha ne vit plus devant elle que des ſujets tremblans, & des victimes prêtes à recevoir le coup fatal que ſes mains homicides aimoient tant à porter. A l'exemple de la légiſlatrice des antiques Jagas, la nouvelle ſouveraine déclara qu'elle avoit en horreur les enfans mâles, & qu'elle étoit déſeſpérée de n'avoir pas un fils à immoler, afin de le broyer dans un mortier, & de compoſer de ſes chairs le merveilleux onguent qui rend invulnérable. Elle étoit âgée alors de cinquante quatre ans, & comme elle etoit trop vieille pour eſpérer malgré l'excès de ſes proſtitutions d'avoir jamais un fils, elle adopta un enfant de deux ans, fit aſſembler le peuple, égorgea cette jeune victime, la broya dans un mortier, en compoſa une eſpece de pâte, ſe dépouilla publiquement, & s'oignit tout le corps de cet affreux onguent.

Abrégeons la révoltante hiſtoire des crimes de cette furie: quel homme aſſez barbare, aſſez dénaturé pourroit entendre ſans frémir le récit de toutes les actions d'horreur & de férocité, qui marquerent preſque tous les inſtans des premieres années du ſéjour de Zingha chez les Giagues? Quel tyran pourroit ſupporter l'affligeante lecture des loix de ſang qu'elle ajouta à l'ancienne légiſlation? Je dirai ſeulement qu'elle fit publier un édit par lequel il étoit ordonné à toutes les femmes Giagues de poignarder le premier de leurs enfans mâles: je dirai qu'à certains jours elle faiſoit raſſembler toutes les jeunes filles de quinze ans juſqu'à vingt, & tous les hommes qui n'avoient point encore atteint leur cinquantieme année, que donnant elle même l'exemple de la plus effrénée proſtitution, elle puniſſoit de mort ceux ou celles qui paroiſſoient ne s'abandonner qu'avec peine & par contrainte aux ſcandaleux excès de ce libertinage. Malheur aux jeunes filles que ce jour de débauche rendoit fécondes! & plus malheureux encore les enfans que produiſoient ces immondes embraſſemens! ils périſſoient avec leurs meres ſous les pieds, ou par le glaive de Zingha qui, ces jours exceptés, affichoit une pudeur ſévere, & puniſſoit avec atrocité la plus légere apparence de relâchement dans les mœurs. Quand on lui dénonçoit deux jeunes perſonnes de ſexe différent, amoureuſes l'une l'autre, elle les faiſoit conduire devant elle, & les forçoit de ſe plonger mutuellement un poignard dans le ſein.

Tel fut le regne de Zingha, juſqu'à ce que raſſaſiée de crimes & de ſang, elle ſe fut aſſurée de la terreur, du zele & de la vénération des Giagues, de leur empreſſement à ſervir ſes projets de conquête, & les complots que ſon cœur ulcéré méditoit contre les Portugais.

Fin de la premiere Partie.

ZINGHA, REINE D'ANGOLA.
SECONDE PARTIE.

Si l'énormité des crimes & les excès les plus outrés de la dépravation pouvoient rendre heureux les tyrans, la cruelle & perverſe Zingha n'auroit eu d'autre deſir à former que celui de raſſembler, s'il eût été poſſible, dans l'étendue de ſa domination l'eſpece humaine entiere, afin de s'aſſurer que jamais les alimens ne manqueroient à ſa férocité: car ſes proſcriptions, ſon fanatiſme deſtructeur, le nombre preſque infini de captifs & de citoyens dévoués aux enfers, & qui tomboient à chaque inſtant ſous le glaive des Singhillos, de Run-lan & de ſes compagnes, avoient déjà porté le coup le plus funeſte à la population, & la Reine d'Angola eût fini par exterminer la race impie des Jagas, pour peu qu'elle eût encore prolongé la durée de ſes homicides fureurs. Mais des penſées affligeantes qui la tourmentoient ſans ceſſe, & dont peut-être elle avoit cru pouvoir adoucir l'amertume à force d'inhumanité, arrêterent enfin le cours trop étendu de ſes atrocités. Les diſgraces qu'elle avoit eſſuyées, le ſceptre qu'elle avoit perdu, les revers imprévus qui l'avoient obligée jadis de s'éloigner de Mapongo, l'eſpoir de recouvrer la couronne de ſes peres, & de tirer la plus éclatante vengeance des outrages qu'elle croyoit avoir reçus, avoient ulcéré ſon cœur qui peut-être eût été généreux & compatiſſant, ſi la rigueur du ſort, le malheur des circonſtances, les projets de ſon ambition & la nécefſité où elle étoit réduite de flatter le caractere des Giagues, n'euſſent pas inſenſiblement accoutumé cette fiere princeſſe aux plus infernales noirceurs.

Mais en vain cette ſouveraine étoit-elle parvenue à ſurpaſſer en barbarie & en ſcélérateſſe le plus féroce des Jagas; en vain inſpiroit-elle à ſon intrépide nation plus de terreur que ne put lui en inſpirer durant ſon regne affreux l'antique Ten-ba-dumba; vainement elle paroiſſoit avide de carnage, toujours prête à frapper, à maſſacrer & à détruire; elle n'avoit pu encore éteindre dans ſon ame la voix de la nature & de l'humanité; voix puiſſante, & plus terrible aux tyrans qui affectent ou de la mepriſer ou de la méconnoître, que les ſupplices mêmes inventés par la cruauté de ces dévaſtateurs. Plus émue, plus agitée par les reproches ſecrets de ſa conſcience, que les ſables de la Lybie ne le ſont par la violence des ouragans les plus impétueux, elle luttoit perpétuellement contre l'aiguillon du remords qui déchiroit ſon ame. L'inutilité même des efforts qu'elle faiſoit pour ſe dérober à la force & à la continuité des accuſations de ce juge intérieur, ne ſervoit qu'à ajouter encore au trouble & à l'effroi de ſon imagination juſtement allarmée.

Son ambition exceptée, Zingha eût tout ſacrifié au bonheur de goûter cette tranquillité d'eſprit qu'elle avoit cru trouver dans la ſuprême autorité, & qu'elle avoit perdue en ſe livrant au crime: mais l'impoſſibilité où elle étoit de s'en impoſer au point de vivre dans l'abyme du vice, auſſi paiſiblement qu'elle eût vécu dans le ſein de la vertu; l'impoſſibilité où elle étoit d'éteindre dans des torrens de ſang la lumiere de la raiſon, flambeau perçant & plus cruel pour les ames criminelles, que celui des furies ne l'eſt aux ſcélérats dévoués à leur tyrannie, accroiſſoit la violence des ſoucis qui la dévoroient.

Triſte, ſombre, inquiete, tantôt Zingha s'abandonnoit au plus vif déſeſpoir, & tantôt honteuſe des larmes que le repentir lui avoit arrachées, elle cherchoit à ſe diſtraire par des crimes nouveaux, du ſouvenir amer de ſes atrocités paſſées. Quelquefois tendre & généreuſe, elle déroboit aux ſupplices les malheureux qu'elle avoit condamnés; mais plus ſouvent encore forcenée, éperdue, elle ne reſpiroit que le carnage & la déſolation: l'effroi la precédoit, la terreur & la mort accompagnoient ſes pas: toute ſociété lui devenoit inſupportable, & elle lui préféroit le ſilence de la ſolitude, quelqu'horrible qu'il fût à ſon cœur déchiré de remords. Abattue, tremblante, elle ſe fuyoit elle-même, ſe retrouvoit ſans ceſſe, & traînant avec ſoi l'implacable vautour qu'elle nourriſſoit dans ſon ſein, la fureur pein-te ſur le front, on la voyoit errer, lançant au ciel & ſur les hommes des regards menaçans, porter ſes pas vers les priſons où l'on retenoit les captifs, déſigner les premiers qui ſe préſentoient à elle, les conduire auprès des Dieux de la nation, les regarder, pleurer, les égorger & dévorer avec voracité leurs entrailles palpitantes. D'autres fois, à l'inſtant même où le poignard ſuſpendu ſur leur tête, elle alloit leur donner la mort, tout-à-coup elle s'arrêtoit, les regardoit d'un œil compatiſſant, rompoit elle-même les chaînes qui les lioient & leur rendoit la liberté. Souvent telle qu'une Bacchante, elle paroiſſoit en public, nue, les cheveux épars, le carquois ſur l'épaule, & ſon arc à la main; la poitrine élevée, les yeux étincellans, on l'entendoit appeller à grands cris ſes généraux, ſes prêtres, convoquer précipitamment une aſſemblée générale, ordonner de la part des Dieux, de nombreux ſacrifices, défendre cependant d'immoler les victimes avant qu'elle fût venue annoncer les décrets du deſtin. Le peuple docile à ſa voix s'aſſembloit auſſi-tôt; toujours prompte à remplir des ordres ſanguinaires, la barbare Run-lan paroiſſoit à la tête des priſonniers de guerre deſtinés à tomber ſous ſes coups: tout étoit prêt: pour inonder de ſang les autels des divinités, on n'attendoit plus que Zingha: mais violemment entraînée par ſa fureur & ſes remords, Zingha ne ſe ſouvenant plus des décrets qu'elle avoit promis de publier, avoit été cacher ſon déſordre & ſes pleurs dans la nuit du tombeau de Ten-ba-dumba, ou dans l'épaiſſeur des forêts.

Là, ſeule & toute entiere aux horreurs de ſa ſituation, elle couroit & s'arrêtoit tour-à-tour, au gré de ſon délire & de la véhémence des tranſports qui l'agitoient. Comme une formidable hyenne errante autour des cimetieres, & qui cherche à ſe nournr de cadavres, au défaut d'hommes vivans & d'animaux qu'elle n'a pu trouver, glace par la férocité de ſes regards, le voyageur tremblant à ſon aſpect; ſi d'un vol rapide une fleche vient lui percer le flanc, auſſi-tôt le monſtre s'élance, remplit les airs du bruit de ſes rugiſſemens, cherche ſon meurtrier en écumant de rage, & le premier objet qu'il rencontre ſert de pature à ſa voracité. Telle & plus cruelle encore dans les tranſports & le délire du déſeſpoir, Zingha livroit ſon ame à l'inhumanité des conſeils que lui ſuggéroit ſa fureur irritée par l'inutilité des efforts qu'elle avoit faits pour étouffer ſes remords. Malheur dans ce moment à quiconque, Giague ou étranger, oſoit être le témoin de ſon trouble & de ſes larmes! Plus funeſtes encore que les traits d'Apollon, ſes fleches ne quittoient ſon arc que pour aller porter la mort dans le ſein de tous ceux contre qui la main de la Parque elle-même ſembloit les diriger.

Mais à peine Zingha voyoit les malheureux qu'elle venoit d'immoler à ſa rage, tomber & expirer, que la pitié ſuccédant à ſa rage une terreur ſoudaine s'emparoit de ſon ame, une ſueur froide couloit de ſes membres tremblans, ſes ſoupirs, ſes regrets, & ſes gémiſſemens exprimoient le repentir qui pénétroit ſon cœur. C'étoit pour s'épargner de nouvelles noirceurs qu'elle s'étoit enfoncée dans le ſilence des forêts, & le crime étoit venu la chercher dans la ſolitude. Mais, ſoit que pendant la durée de ces accès de délire périodiques & fréquens, la Reine d'Angola eût répandu le ſang de l'innocence, ſoit que ſans recourir à de nouveaux aſſaſſinats, ſon farouche déſeſpoir ſe fût exhalé en plaintes, en ſoupirs, en imprécations, ſon ame étoit toujours également tourmentée, également en proie aux plus inquiétantes agitations.

Trop inſtruite, trop éclairée pour pouvoir ſe diſſimuler l'horreur de ſa conduite, mais auſſi trop ambitieuſe & trop fortement attachée à ſes complots de vengeance pour renoncer à des noirceurs qui la rendoient ſeule plus redoutable que tous les monſtres de l'Afrique reunis, Zingha flottoit perpétuellement entre le crime & le deſir de retourner à la vertu, ou plutôt entre l'habitude du vice & le tourment de ne pouvoir arracher de ſon cœur les remords qui le flétriſſoient. Inquiete, incertaine, elle étoit tour à tour impie & pénétrée de la crainte des Dieux, ſacrilege & ſuperſtitieuſe: elle inventoit, elle ordonnoit, ou pour braver le ciel, ou pour déſarmer ſon courroux, des cérémonies abſurdes, ſcandaleuſes, révoltantes, & toujours ſanguinaires.

Elles ſont trop odieuſes, ces barbares cérémonies, pour que je puiſſe conſentir à les décrire ici, je craindrois d'offenſer les mœurs ſi je me permettois de tracer, quoique d'après la vérité, d'auſſi affreux tableaux. Je dirai ſeulement que l'une des inſtitutions religieuſes de Zingha conſiſtoit à raſſembler, ſoit de gré, ſoit de force, le plus de jeunes filles que les promeſſes réunies à la brutalité de ſes ſatellites pouvoient en raſſembler; enſuite dépouillées par les plus jeunes & les plus vigoureux des Singhillos, à qui toute licence étoit permiſe dans cette occaſion, elles étoient placées & fortement liées ſur les genoux des idoles. Là, ces prêtres cruels après avoir aſſouvi leurs infâmes deſirs, les déchiroient à coups de fouet, pendant que Zingha, ranimant de la voix & des yeux la force des bourreaux, exhortoit ces jeunes malheureuſes à ſoutenir ſans ſe plaindre, & quelquefois juſqu'à la mort, la brutalité outrée des cruels exécuteurs des ordres de leur ſouveraine.

Moins ſévere à l'égard des Singhillos, Zingha qui connoiſſoit leur impudence & leur dépravation, les obligeoit à certains jours fixés par le culte Giague, de paroître tout nuds & une baguette à la main dans les places publiques; là, de ſe diviſer, de courir de tous côtés, de frapper de leurs baguettes toutes les jeunes femmes ou filles qu'ils trouvoient ſur leurs pas, & qui à leur exemple étoient à l'inſtant même obligées de ſe dépouiller & de ſuivre les Singhillos qui les avoient rencontrées, juſqu'à la forêt voiſine, où bientôt ils ſe rendoient tous chacun ſuivi de pluſieurs femmes nues, & où ils paſſoient la nuit dans la plus dégoûtante débauche. La premiere de ces femmes qui enſuite portoit des marques de ſécondité, étoit impitoyablement ſacrifiée aux Dieux, & ſon corps ſervoit d'aliment à ceux d'entre les Singhillos qui pouvoient avoir coopéré à ſa fécondité. Zingha que ſon âge mettoit à l'abri des rigueurs de la loi, s'étoit ſoumiſe à cette inſtitution, & ne manquoit point de ſortir pendant ces jours, & de ſe rencontrer ſur le paſſage des Singhillos.

Toutefois, ces horreurs, ces abominations loin d'adoucir les chagrins de Zingha, ne faiſoient au contraire qu'ajouter au poids de ſes remords, qui l'euſſent à la fin ou conſumée, ou rendue entiérement furieuſe, ſans eſpoir de réſipiſcence, ſi un nouvel aſſaſſinat qu'elle ne méditoit pas, & que les ſuites rendirent excuſable, n'étoit venu fixer ſes irréſolutions, l'arracher pour jamais au crime, & la déterminer à marcher déſormais dans la route de la vertu.

Run-lan qui ne prenoit d'autre intérêt à la ſituation & aux inquiétudes de ſa ſouveraine, que celui de profiter de l'accablement où elle la voyoit pour régner avec empire ſur les Jagas, & arracher de la foibleſſe, de la ſuperſtition & de l'impiété de Zingha les ordres les plus inhumains, ne ſongeoit qu'à accroître par ſes conſeils & ſes inſpirations, le repentir & les fureurs de la Reine d'Angola, sûre de conſerver ſon crédit & les renes du gouvernement, tant que cette princeſſe ſe livreroit au crime, aux réflexions ameres du remords, & à l'abattement du déſeſpoir. C'étoit dans ces perfides vues que Run-lan fertile, inépuiſable en noirceurs, en atrocités, inventoit chaque jour des ſupplices nouveaux, des débordemens étranges, d'infâmes cérémonies, des ſuperſtitions cruelles, & les plus infernales inſtitutions. C'étoit à elle que les Jagas devoient la plus grande partie des loix religieuſes ajoutées au culte établi depuis deux ou trois ſiecles par la célebre Ten-ba-dumba: c'étoit à elle auſſi que la Reine d'Angola devoit les plus affreux aſſaſſinats dont ſes mains s'étoient ſouillées.

Témoin de la douleur, des ſoupirs & des pleurs de Zingha, Runlan, ſoit dans la vue de diſtraire ſa ſouveraine, ſoit pour lui préparer de nouveaux repentirs, lui dit un jour qu'afin de faire diverſion à ſa profonde triſteſſe, elle avoit imaginé une délicieuſe partie de plaiſir pour la nuit ſuivante, dans le temple même, où ſeule elle devoit braver les forces réunies de douze d'entre les plus jeunes des Singhillos, & ſur-tout la valeur éprouvée de celui qui juſqu'alors avoit montré le plus d'empreſſement à ſervir les amoureux deſirs de Zingha qui, au reſte ſeroit libre de prendre telle part qu'elle voudroit à cette débauche, ou d'y aſſiſter ſeulement comme ſimple ſpectatrice.

Peut-être dans un autre temps Zingha eût écouté ſans colere cet-te propoſition: mais, ſoit qu'elle eût dévoilé la perfidie de Run-lan & ſon horrible caractere, ſoit que la jalouſie enflammât ſon couroux, elle prit à l'inſtant même une réſolution cruelle, & prononçant dans ſon ame l'arrêt de ſon odieuſe rivale:“Tu m'y verras, dit-elle, Run-lan; tes plaiſirs me diſtrairont de mes ſombres penſées, tu ne te trompes pas: prépare toi à recevoir Zingha qui, ſenſible autant qu'elle doit l'être au ſpectacle que tu veux lui offrir, ſe diſpoſe à t'accorder auſſi le prix que ſa juſte reconnoiſſance te réſervoit depuis longtems.

Ces paroles prononcées d'un ton à inſpirer de la terreur à toute autre qu'à Run-lan, ne lui donnerent aucune défiance. Familiariſée dès ſa plus tendre enfance avec les plus féroces abominations, elle étoit fort éloignée de ſuppoſer qu'il y eût rien de repréhenſible dans les excès de ſes proſtitutions, & il eſt vrai que c'étoit là l'une de ſes moins criminelles occupations. D'ailleurs, la faveur diſtinguée dont elle jouiſſoit, & les confidences affreuſes que Zingha lui avoit faites, ne lui permettoient pas de ſoupçonner dans l'ame de cette princeſſe du zele pour les mœurs.

Impatiente de goûter les flétriſſans plaiſirs de la ſatiété qui lui étoient promis, Run-lan, ſans prévoir la tragique cataſtrophe qui devoit mettre fin à ſes honteux débordemens, ne ſongea qu'à s'abandonner ſous les yeux de ſa ſouveraine, aux plus ſcandaleux excès, tandis que vivement ulcérée d'une impudence auſſi outrée, Zingha ne penſoit qu'aux moyens les plus sûrs & les plus prompts de délivrer la nation Giague de cette effroyable furie.

Déja depuis deux heures les voiles de la nuit couvroient l'Ethiopie, lorſque renvoyant ſur la terre une foible partie de la maſſe de lumiere qu'elle reçoit du ſoleil, la lune vint avertir Zingha de remplir la promeſſe trompeuſe qu'elle avoit faite à Run-lan, ou plutôt, d'aller exécuter le projet de vengeance, ou l'acte de juſtice qu'elle avoit médité: c'étoit l'inſtant fixé par Run-lan elle-même à la Reine d'Angola, qui revêtue de tous les attributs de la ſouveraineté, accompagnée du général de ſes armées, & ſuivie de ſes gardes, dirigea ſes pas vers le temple, obſervant le plus profond ſilence. A peine elle a donné le ſignal convenu entr'elle & ſa rivale, que la porte du temple s'entr'ouvre; la Reine entre; le Singhillo qui l'attendoit, veut refermer, les gardes & le chef des armées pouſſent avec effort, pênetrent dans l'intérieur & juſques dans le ſanctuaire, où Runlan, nue & entourée des complices de ſon libertinage, ſe livroit ſans retenne à la brutalité de leurs deſirs, & à ſes goûts effrénés pour la licence & la proſtitution.

A l'aſpect inattendu de cette troupe armée, au feu de la colere qui brilloit dans les yeux de Zingha, les Singhillos épouvantés quittant leur ſale proie, s'enfuient, ſe diſperſent, & glacés par la crainte du châtiment que leur impiété mérite, ils vont ſe refugier aux pieds de ces mêmes idoles qu'ils viennent d'outrager. Run-lan ſeule intrépide à la vue du danger, & furieuſe d'avoir été troublée dans le cours de ſes débordemens, ſe leve, & jettant ſur Zingha des regards pleins d'audace, elle alloit ſans doute l'outrager, & pour juſtifier ſes ſcandaleux excès, dévoiler, à la honte de ſa ſouveraine, un infâme tiſſu d'horreurs & de proſtitutions, ſi Zingha prévenant ſes reproches, ſes injures & ſes indiſcrétions, n'eût fait ſigne à l'un de ſes gardes, qui d'un coup de cimeterre abattit la tête criminelle de Run-lan, dont la vile ame alla dans les enfers ſe réunir aux Euménides.

Depuis environ trente années Zingha ſe ſignaloit par des aſſaſſinats, & chacun de ſes jours, durant cet eſpace de temps, avoit été marqué par quelque action de barbarie, par un meurtre, ou le ſacrifice de quelques malheureux: mais ſes mains homicides ne s'étoient jamais teintes du ſang de l'innocence, qu'elle n'eût auſſi-tôt reſſenti dans ſon cœur l'aiguillon du remords: le repentir avoit toujours ſuccédé à ſes crimes; il n'en fut pas de-même à l'égard de ce dernier acte de ſévérité; le corps immonde de Run-lan ſéparé de ſa tête, & nageant dans ſon ſang, ne porta ni trouble, ni regrets dans l'eſprit de Zingha qui ſentoit au contraire l'amour de la vertu, des mœurs, & de l'humanité renaître dans ſon cœur, à meſure que ſes yeux ſatisfaits de la juſte punition qu'ils avoient dirigée, conſidéroient le cadavre de cette irréconciliable ennemie de toutes les vertus.

Zingha paſſa le reſte de la nuit dans le temple, fit approcher les douze Singhillos, leur reprocha leur inconduite, leur licence effrénée, leur lâche hypocriſie, les menaçant des plus cruels ſupplices ſi jamais ils la contraignoient par leurs égaremens, leurs impoſtures ou leur dépravation, à réprimer leur audace & leur libertinage.

L'aurore commençoit à répandre ſur les nuages l'éclat de ſes couleurs, quand Zingha, ſuivie de ſes gardes, & précédée du cadavre de Run-lan, qu'elle fit porter ſur la place publique, raſſembla les principaux Giagues, fit venir ſes miniſtres, les chefs de Singhillos, leur rendit compte de la perfide hypocriſie de Run-lan, de ſes atrocités, & des crimes qui avoient attiré ſur ſa tête le châtiment, trop doux pour ſa ſcélérateſſe, qu'elle venoit de ſubir. Enſuite exhortant les Jagas à profiter de la terreur de cet exemple, à renoncer à la férocité de leurs mœurs, à leurs goûts déteſtables, & à la barbarie outrée de leurs anciens uſages: Ce ſont les Dieux eux-mêmes, leur ditelle, ô Jagas, qui m'ont guidée auprès de l'impie Run-lan, & qui m'ont ordonné de punir ſes noirceurs! Ce ſont eux qui vous déclarent par ma voix que leur colere eſt appaiſée; que ſatisfaits des flots de ſang que nos mains ont verſés, ils proſcrivent déſormais nos ſacrifices homicides, nos coutumes antropophages, & le meurtre de nos captifs. Obéiſſez au ciel, ſoumettez-vous à ſes décrets, & que le glaive des ſacrificateurs reſte dans ſon fourreau, juſqu'à ce que les Dieux aient remis à votre ſouveraine la nouvelle légiſlation que leur bonté vous prépare; juſqu'alors, ô Giagues! la chair des animaux & les fruits de la terre ſeront vos alimens: juſqu'alors, nos priſonniers de guerre ne ſeront que nos eſclaves & non pas nos victimes. Malheur à celui d'entre vous qui rebelle à ces ordres du ciel, oſera les enfreindre! l'impie périra d'une mort lente & douloureuſe, chaque jour accablé des traits de ma vengeance, & chaque jour expoſé aux plus affreux tourmens, juſqu'à ce que la mort, qu'il aura tant de fois implorée, vienne enfin terminer l'horreur de ſon ſupplice. Tremblez, indociles Jagas, s'il en eſt parmi vous qui méditent de rejetter les loix que je preſcris! les Dieux m'ont remis leur puiſſance, leur foudre eſt dans mes mains„.

Quelque révoltans que paruſſent ces nouveaux réglemens aux farouches Giagues, l'empire que donnoit à Zingha l'idée qu'ils avoient de ſa divinité, de ſa toute-puiſſance, étouffa leurs murmures; ils ſe ſoumirent ſans ſe plaindre: la crainte & la vénération qu'elle leur inſpiroit, étoient telles qu'ils reçurent avec une joie apparente ces loix qu'ils abhorroient intérieurement, & qui leur paroiſſoient d'autant plus tyranniques, qu'elles contrarioient leurs goûts, leurs penchans, leurs uſages, leurs vices & leur attachement à l'inhumanité des anciennes inſtitutions qu'ils regardoient comme ſacrées.

Cependant la Reine d'Angola ſatisfaite du conſentement des Jagas, ne ſongea plus qu'à réunir dans la légiſlation qu'elle leur avoit annoncée, les principes & les préceptes les plus propres à adoucir leurs mœurs, & à leur inſpirer la bien-faiſance & les vertus. Revenue elle-même de ſes égaremens, elle ne s'occupa que du ſoin d'éclairer la nation qu'elle gouvernoit: ce n'étoit plus cette Zingha, barbare, ſanguinaire, & toujours prête à ſurpaſſer en cruauté le peuple ſur lequel elle régnoit par la terreur & la ſuperſtition. Ses crimes, ſes aſſaſſinats, loin d'avoir juſqu'alors favoriſéſes vues d'ambition & ſes projets de vengeance, n'avoient fait au contraire que hâter ſes diſgraces. Irrités de ſa férocité, les Portugais avoient envahi ſes états, & elle étoit abandonnée de tous ſes alliés; enſorte qu'il ne lui reſtoit plus que les Giagues dont elle mépriſoit la ſtupidité, & dont malgré la barbarie de ſes actions, elle avoit toujours déteſté l'infâme caractere.

Accablée par les pertes qu'elle avoir eſſuyées, cette fiere Princeſſe en voyant plus d'autre reſſource que celle de paſſer ſes jours à a tête d'un tel peuple, elle voulut du moins rendre utile à l'humanité le reſte de ſon regne. Dégoûtée de crimes, & peut-être affoiblie par l'âge, car elle étoit déjà plus que ſeptuagénaire, elle crut qu'il étoit temps encore d'effacer par la ſageſſe & les vertus de ſa caducité les noirceurs de ſa jeuneſſe. Les flots de ſang qu'elle avoit fait couler, les victimes qu'elle avoit immolées, les complices de ſes ſales débauches qu'elle avoit livrés à Run-lan, & qu'elle avoit vu poignarder de ſang froid, les enfans qu'elle avoit égorgés, les repas affreux qu'elle avoit pris; tous ces objets de terreur & de dégoût pénétroient ſon ame de repentir, mais invariablement déterminée à renoncer aux vices de ſon cœur, & à ſes cruelles habitudes, ſes remords mêmes rallentirent l'impétuoſité naturelle de ſon caractere, & l'affranchirent déſormais des tourmens & des crimes auxquels elle s'étoit portée tant de fois dans les accès de ſon farouche déſeſpoir. Jadis Chrétienne, elle n'avoit pu oublier ni les préceptes de bienfaiſance & d'humanité, ni les arrêts terribles prononcés contre les pervers par le divin inſtituteur de cette religion; & ne pouvant ſe rappeller ſans hon-te d'avoir été pendant près de trente ans le fléau de tous les Chrétiens qui avoient eu le malheur de tomber entre ſes mains, elle ceſſa de les perſécuter: elle ordonna même aux Giagues de s'abſtenir de la chair des Portugais, des Hollandois, en un mot de tous les étrangers qu'ils prendroient, & ſur-tout des prêtres & des moines. Zingha fit plus, elle deſira d'avoir auprès d'elle quelques-uns de ces mêmes prêtres qu'auparavant elle ne vouloit voir que pour aſſiſter aux ſupplices auxquels elle les avoit condamnés, ou pour les maſſacrer elle-même.

Le Vice-Roi de Portugal informé de la révolution inattendue qui venoit de ſe paſſer chez les Jagas, des progrès que les mœurs, la modération, l'amour de la ſageſſe & les vertus ſociales faiſoient chez cette nation ſauvage, corrompue, antropophage juſqu'alors, & du grand changement qui s'étoit opéré dans la conduite & le caractere de Zingha, députa vers cette ſouveraine quelques capucins établis à Loando San-Paulo, eſpérant qu'ils ſeroient favorablement accueillis; il ne ſe trompa point; la Reine de Giagues les reçut avec bonté, & ne leur refuſa rien de ce qu'ils lui demanderent lors de la premiere audience. Enhardis par ce ſuccès ineſpéré, les bons capucins abuſerent avec fort peu d'intelligence des bontés & de la douceur de cette ſouveraine: ils entamerent dans la ſeconde viſite un ſujet qui eût été très- dangereux pour eux, ſi la Reine d'Angola eût conſervé dans ſon ame ſon ancien goût pour la férocité; ou même, ſi arrivant quelques mois plus tard, ils ne fuſſent point venus dans ces premiers jours de zele, où Zingha ſoutenue par ſa ferveur, ne cherchoit qu'à dompter ſa fierté, ſon orgueil, à triompher de ſes penchans; car, il faut avouer qu'il y eut plus d'amertume & d'indiſcrétion que d'adreſſe & de charité dans les diſcours de ces religieux qui, ſans égard & même ſans beaucoup d'honnêteté, lui reprocherent durement, au milieu de ſa cour, ſon apoſtaſie, ſes meurtres, & la menacerent de l'exécration des hommes, de la haine du ciel, & des vengeances éternelles ſi elle perſiſtoit dans ſes paſſions & dans ſes crimes. Zingha, malgré la réſolution qu'elle avoit priſe d'être déſormais auſſi douce & auſſi modérée, qu'elle avoit été violente & cruelle, ne put entendre ces reproches & la hauteur de ces menaces ſans frémir d'indignation; elle balança quelque temps, incertaine, & délibérant ſi elle puniroit ces propos audacieux, ou ſi elle réſiſteroit au deſir de vengeance qui enflammoit ſon cœur. Elle ne s'arrêta qu'avec effort à ce dernier partit; & la victoire qu'elle venoit de remporter ſur elle-même lui arrachant des larmes, elle ſoupira, & regardant le ciel:“Maître des trônes & des Rois, dit-elle, Etre ſuprême, ô vous dont les Chrétiens adorent la bienfaiſance & la douceur! ne ſeriez-vous ſévere, impitoyable que pour Zingha, moins criminelle encore, qu'elle n'eſt infortunée? Jugerez-vous avec ſévérité une reine malheureuſe, qui n'a été cruelle & inhumaine que parce que ſes lâches ennemis l'ont offenſée avec indignité, & parce que d'accord avec ſes ennemis, le ſort injuſte lui a ravi ce qu'il y avoit pour elle de plus précieux ſur la terre? Vous, qui ſans reſpecter mon rang & ma puiſſance, mes droits, ma ſenſibilité, oſez me condamner, & me parler ſur un ton menaçant, je veux bien excuſer votre imprudence, & m'abaiſſer même juſques à me juſtifier. Je ſais que ma ſituation eſt pénible & plus affligeante que vous ne le penſez: mais enfin, eſt-ce ma faute, ſi vous me trouvez réduite dans cet état vraiement inquiétant? Eſt-ce ma faute, ſi malgré les remords qui m'accablent & me déchirent, je me ſuis vu forcée de perſiſter dans l'exécrable cours de mes atrocités? Jamais, Prêtres trop prompts à accuſer, & trop ſéveres dans vos condamnations! jamais je n'euſſe été cruelle, ſcélérate, ſi reſpectant ma couronne & les droits de ma naiſſance, les Portugais n'euſſent point ſoulevé contre moi mes ſujets, s'ils n'euſſent point uſurpé mes états & renverſé mon trône. Je me perds, ditez-vous, & mes mains homicides ont creuſé ſous mes pas l'abyme des enfers. Je le ſais, & c'eſt là l'unique cauſe de mes peines, de mes chagrins, de mes douleurs: mais ceux qui m'ont ravi mon patrimoine, ceux qui m'ont arraché le ſceptre de mes peres, ne ſont-ils pas les auteurs de ma perte, & ne méritent-ils pas de tomber dans le même abyme? Contre la généroſité naturelle de mes ſentimens, & contre la douceur de mon caractere, je ſuis devenue inhumaine, barbare, & ſi vous voulez, un monſtre de férocité. Eh quoi! ne ſont-ils pas plus féroces que moi, ceux qui à force d'outrages & d'uſurpations ont irrité ma colere, & pénétré mon ame du feu de la vengeance. J'ai apoſtaſié, & ce crime eſt à vos yeux épouvantable irrémiſſible. Je ſais, comme vous, tout ce que cette démarche a de repréhenſible; mais n'eſt-ce point encore aux Portugais & non à moi qu'elle doit être attribuée? Car enfin, ne faut-il pas cru que je devienne un objet de mépris pour la nation que je gouverne, ou que je continue d'errer juſqu'à ce que mes uſurpateurs m'aient reſtitue mon rang & mes états? Apprenez, ô vous qui ajoutez l'inſulte à l'amertume de ma ſituation! apprenez que je ſouffre mille fois plus que n'ont ſouffert ſous mon poignard ces malheureux que j'ai ſacrifiés, puiſque ennemie du carnage, je me ſuis vu forcée de recourir, pour me mettre à l'abri des attentats de me perſécuteurs, au meurtre & aux aſſaſſinats. Toutefois, quelque fondées que ſoient les plaintes que j'ai à former contre vos concitoyens, allez leur dire de ma part, que ſi je puis me dégager des fers qui m'enchaînent au trône des Giagues, ſans pour cela deſcendre du rang où le ſort m'a placée, que ſi le ſceptre d'Angola m'eſt rendu, alors je donnerai aux Portugais ma foi royale, que non-ſeulement je me hâterai de rentrer dans le ſein du catholiciſme, mais que je ferai même tout ce qui dépendra de moi, de ma puiſſance, de mon zele, pour que vous puiſſiez étendre la lumiere de l'évangile ſur toutes les terres de ma domination".

Quelque candeur qu'il parût y avoir dans ces promeſſes & les larmes de la reine des Giagues, les capucins qui ne s'attendoient point à trouver autant de réſiſtance dans une femme de cet âge, & qui s'avouoit elle-même coupable & abattue ſous le poids des remords, comprirent qu'il n'y avoit preſque rien à eſpérer de ſa converſion; & ne jugeant point à-propos de l'irriter une ſeconde fois par d'indiſcretes menaces, ils prirent congé d'elle après avoir, dirent-ils à Loando, refuſé les riches préſens qu'elle leur avoit offerts.

Le Vice-Roi connoiſſoit les deſirs de vengeance que la Reine d'Angola nourriſſoit dans ſon cœur; il ignoroit l'avilſſante chaîne qui l'avoit unie à Dron-co, les tentatives de ce Caffre audacieux auprès du Méni de Congo, la réponſe outrageante que cette princeſſe offenſée avoit faite aux offres de ce ſouverain: le gouverneur de Loando ne connoiſſoit que le grand intérêt que cet empereur avoit d'éloigner les Portugais des frontieres de ſon empire, & jugeant néceſſaire de s'aſſurer de ſa fidélité, il raſſembla, dans la vue de l'empêcher de s'unir à Zingha, une puiſſante armée, & fit enſuite annoncer au Roi de Congo, que s'il vouloit prévenir la ruine totale de ſes états, il eût à réparer tout le mal qu'il avoit fait aux Portugais, en s'alliant avec les Hollandois.

Quoique cette alliance n'eût jamais exiſté, & que le Méni de Congo n'eût ſongé dans aucun temps à inſulter les poſſeſſions des Portugais qui n'avoient eu aucune guerre offenſive ni défenſive à ſoutenir contre lui; ce Prince cependant intimidé par ces menaces, promit de réparer tous les dommages qu'on jugeoit à propos de lui imputer, & de donner à la nation portugaiſe toutes les ſatisfactions qu'on voudroit exiger de lui. Alors le Vice-Roi envoya l'un de ſes plus habiles miniſtres à Zingha, pour lui offrir une paix éternelle & l'amitié des Portugais, pourvu qu'elle abjurât les dogmes affreux des Giagues, & qu'elle ſe hâtât de rentrer au ſein de l'égliſe. Zingha répondit aux députés du gouverneur de Loando, qu'elle conſentoit volontier à ces propoſtions, pourvu toutefois qu'elle fût rétablie dans ſes poſſeſſions héréditaires; mais comme elle prévoyoit que ces conditions ne ſeroient pas acceptées, à moins qu'elles ne fuſſent appuyées par la force, elle garda ſon armée, & ne diſcontinua point les hoſtilités, quoique le ViceRoi ne ceſſât de lui repréſenter, ſoit par les miſſionnaires qu'il lui envoyoit, ſoit par les preſſantes lettres qu'il lui adreſſoit, les motifs de religion qu'il croyoit les plus propres à la perſuader.

Plus éloquentes que ces miſſionnaires zélés, & que ces édifiantes lettres, les réflexions de Zingha agiſſoient plus efficacement que tout ce qu'on eût pu faire pour l'émouvoir & la convaincre. Le remords de ſa vie paſſée opéroit fortement ſur ſon cœur. Ce n'étoit plus cette Reine barbare, altérée du ſang des hommes: c'étoit une femme ſenſible, en proie au repentir. Ce changement fut ſi grand que les principaux Giagues murmuroient hautement de ſon humanité. Pour calmer cette fermentation qui, eût été infailliblement ſuivie de quel-que funeſte cataſtrophe, Zingha dans l'effroi que lui inſpiroit l'orage qui ſe formoit contre elle, ſe crut indiſpenſablement obligée de recourir à l'uſage infernal des Giagues, lorsqu'ils ont à prouver leur attachement à la férocité nationnale; c'eſt-à-dire, qu'elle ſacrifia à la religion du pays un nombre très-conſidérable d'enfans mâles, qu'elle maſſacra impitoyablement devant le peuple aſſemblé.

Le Vice-Roi inſtruit de cet acte de cruauté, mais informé auſſi des motifs qui avoient engagé la Reine à cet horrible ſacrifice, feignit de l'ignorer, & lui envoyant une ambaſſade ſolemnelle avec de riches préſens, il lui propoſa une alliance offenſive & défenſive, à des conditions ſi flatteuſes pour Zingha, qu'elle ne balança plus à rendre toute ſa confiance à la nation Portugaiſe. Un événement ſingulier hata, lit-on dans les Mémoires du P. Antoine, la converſion de cette Reine. Les Giagues, après un combat opiniâtre, ayant remporté la victoire, & mis les ennemis en fuite, les vainqueurs s'emparerent de tout ce qu'il y avoit dans le camp des vaincus: un ſoldat Giague prit un crucifix d'argent, & alla le préſenter à ſon Général; celuici regardant ce préſent avec mépris, ordonna au Giague d'aller dans la forêt voiſine jetter ce crucifix dans une fondriere, afin qu'il ne fût plus retrouvé. Le ſoldat obéit; mais le Général des Jagas réfléchifſant, pendant la nuit, à l'ordre qu'il avoit donné, ſe ſentit, pour la premiere fois, & ſans en pénétrer la cauſe, le cœur déchiré de remords; il ſe repentit amérement d'avoir traité avec tant d'indignité la repréſentation du Dieu des ennemis. A peine le jour eut paru, qu'il ordonna à quelques Ofſiciers d'aller au plus vîte dans la forêt chercher l'image qu'il y avoit fait jetter. On obéit; le crucifix fut retrouvé & rapporté au Général qui, après lui avoir fait rendre par toute ſon armée les plus grands honneurs, le préſenta à la Reine: "Voilà, lui dit-il, le Dieu que vous ſervîtes autrefois; un ſoldat qui fut fait priſonnier hier, me le préſenta; je le traitai avec mépris, & il s'eſt cruellement vengé par les remords qu'il a fait naître dans mon ame „. Zingha répandit quelques larmes: Oui ſans doute, dit-elle au Général de ſon armée, c'eſt là le Dieu que j'eus le bonheur de connoître, & que mes lâches paſſions m'ont fait abandonner. Vous qui ignoriez ſa puiſſance, jugez par les remords que vous inſpire votre faute, de l'excès de mon repentir: mais il eſt temps encore, ſi non de réparer entiérement, du moins de diminuer l'énormité de mes crimes. Il y a pluſieurs Chrétiens dans mes états; il faut pour nous les attacher, accorder des honneurs à leur Dieu; ainſi, allez dire à mon peuple qu'on ne ſoit point ſurpris des reſpects que je veux que l'on rende à cette image. Auſſi-tôt la Reine des Giagues fit ranger ſon armée dans une plaine, au bout de laquelle étoit une petite tour qu'elle érigea en chapelle, & qu'elle fit orner trèsrichement: elle s'y rendit; le crucifix y fut ſolemnellement porté au bruit du canon & au ſon de tous les inſtrumens de guerre. A la porte de la chapelle, Zingha reçut le crucifix, ſe proſterna devant lui, alla le placer ſur l'autel, & jura publiquement de punir, avec ſévérité, quiconque manqueroit déſormais de reſpect à cette image du Dieu crucifié. Les Giagues s'appercevant de la converſion de la Reine au Chriſtianiſme, devinrent furieux: ils méditoient déjà de la renverſer du trône, & de la maſſacrer, lorſque, dans la vue d'arrêter leurs complots, elle fit placer l'urne qui contenoit les cendres de ſon frere, auprès du crucifix, afin, dit-elle, aux Giagues, de pouvoir plus commodément continuer de conſulter l'eſprit du feu Roi ſon frere. Les Chrétiens ſcandaliſés de cette idolatrie, murmurerent hautement. Zingha ſe voyant condamnée par les deux partis qu'elle deſiroit de ménager, imagina pour les appaiſer l'un & l'autre, un nouvel expédient. Les chefs des Giagues préſident à deux conſeils, l'un compoſé de quatre membres, pour les affaires civiles, & l'autre de Singhillos, ou Prêtres, pour les affaires religieuſes. Ces Singhillos ſont comme on a eu pluſieurs fois occaſion de s'en convaincre dans le cours de cette hiſtoire, des fourbes qui, pour de l'argent, diſent de la part du ciel tout ce qu'on veut qu'ils diſent; & tout ce qu'ils prononcent, eſt regardé par le peuple comme autant de décrets céleſtes. Zingha dit au conſeil civil que l'eſprit de ſon frere l'ayant informée des mauvaiſes diſpoſitions des Giagues & des Chrétiens à ſon égard, ſon deſſein étoit de conſulter, ſuivant l'uſage pratiqué dans les plus preſſantes occaſions, les mânes de ſes ancêtres, afin de ſçavoir ſi le ciel vouloit qu'elle reçût le Dieu des Chrétiens, ou qu'elle le bannît pour jamais du pays.

Le conſeil civil ſuppoſant que les Singhillos ne manqueroient pas de proſcrire le Chriſtianiſme, applaudit aux intentions de Zingha; mais il fut trompé dans ſon attente: après de nombreux ſacrifices humains pratiqués en ſemblable occaſion, les Singhillos déclarerent que le ciel ordonnoit aux Giagues de reſpecter & d'adorer le Dieu crucifié des Chrétiens.

Afin de donner plus de poids à ce grand changement, Zingha qui avoit à craindre dans ces inſtans critiques une révolution, avoit eu ſoin de faire ranger ſon armée devant le lieu où les Singhillos ſe tenoient aſſemblés. Lorſque ceux-ci eurent fait parler le ciel, Zingha ſortant d'un air tranquille & ſatisfait, s'avança à la tê-te de l'armée, & lançant une fleche à une prodigieuſe diſtance: “Peuple Giague, s'écria-t-elle, j'ai aſſez longtemps reſpecté vos uſages barbares; je ne me ſuis que trop longtemps baignée, pour vous plaire, dans des flots de ſang humain. Le Dieu que j'adore eſt doux; il déteſte le meurtre, il abhorre l'impiété: je veux l'adorer ſeul; quel d'entre vous oſera me blâmer? Vous connoiſſez la force de mon bras; quel d'entre vous ſeroit aſſez audacieux pour tâcher de lutter contre moi?“ A ce diſcours, le peuple étonné battit des mains; & ſes chefs s'écrierent: „ô Reine puiſſante, invincible, remrempliſſez vos deſſeins, aucun de vos ſujets ne vous réſiſtera. Zingha s'avançant vers une éminence, s'y plaça, & parla en ces termes: “Vous connoiſſez ma force & mon intrépidité: ſi mes ennemis ont toujours redouté ma valeur; ſi je vous ai vu vous mêmes, ô fidelesſujets, expoſer votre vie pour ſeconder mes entrepriſes, & me donner les preuves les plus marquées d'attachement & de zele; pourquoi refuſeriez-vous en ce jour d'aplaudir à la plus glorieuſes de mes actions, à la paix ſain-te & éternelle que je veux vous procurer? Mes yeux ont ſouvent, après la victoire, parcouru le champ de bataille, & j'ai toujours vu mes triomphes achetés par des torrens de ſang. Chacun de mes ſuccès m'a coûté l'irréparable perte d'un nombre infini de ſujets. O mon peuple! le Maître du ciel, non ces Dieux ſanguinaires que vous ſervez, mais ce Dieu paiſible des Chrétiens vient d'éclairer mon ame: il m'ordonne de me lier par une paix durable avec les Portugais, & je ſouſcris avec reconnoiſſance à ce décret de bienfaiſance. Oui, je veux vous donner la paix, à vous qui n'aimez que la guerre, le meurtre, le carnage. J'abhorre les dogmes affreux que je n'ai que trop longtemps ſuivis; dogmes qui par mes mains ont cauſé la mort à tant de malheureux! Je déteſte, j'abhorre la ſecte impie de vos Prêtres, je la proſcris de toute l'étendue de ma domination. Et vous, que votre férocité naturelle a rendus ſi volontairement les eſclaves & ſouvent les victimes de mon caprice & de ma barbarie, je vous conjure & vous exhorte de ſuivre mon exemple, & de recevoir à la place de vos fêtes impies, les préceptes ſacrés de l'évangile. Si parmi vous il reſte quelque homme endurci qui refuſe d'adopter cet-te douce religion, qu'il quitte mes états; qu'il m'abandonne; je ne lui ferai point de mal, je le protégerai dans ſa retraite, & plaindrai ſon aveuglement“.

Zingha, malgré l'aſſurance avec laquelle elle venoit de prononcer ſon abjuration, étoit fort peu tranquille; le ſilence de l'armée l'étonnoit, & plus encore le goût effréné des Giagues pour le ſang humain. Cependant elle eut à peine ceſſé de parler, qu'il s'éleva un murmure d'approbation de tous les rangs de l'armée, ſurpriſe & tranſportée de la majeſté de Zingha de ſa mâle aſſurance & de l'intrépidité qu'annonçoient ſes regards & ſes expreſſions. Au plus léger ſigne d'inquiétude, d'embarras ou de crainte elle eût vu ſe ſoulever contre elle ces mêmes ſoldats qui lui jurérent tous l'attachement le plus conſtant, ſoit à ſon trone, ſoit pour la religion qu'elle vouloit leur perſuader d'embraſſer. Les peuples les plus ſauvages, comme les nations les plus policées reſpectent l'autorité des Rois, lorſqu'elle eſt ſoutenue par la fermeté du courage.

Zingha ſe hâta de faire part de cet heureux événement au ViceRoi de Portugal, auquel elle fit demander l'amitié de ſon maître, la liberté de la Princeſſe Bar-ba, ſœur de Zingha, & quelques capucins miſſionnaires, afin qu'elle pût faire entre leurs mains une plus ſolemnelle abjuration. Toutes ſes demandes lui furent accordées: les Portugais qui ſe flattoient que Zingha convertie renonceroit plus aiſément au ſceptre d'Angola, lui députerent le capitaine Emmanuel Floris. Mais celui-ci ayant témoigné à Zingha que ſes compatriotes eſpéroient qu'elle ſe démettroit de toutes ſes prétentions au trône qu'elle avoit occupé; Zingha le regardant avec des yeux pleins de colere, lui déclara que ſi telles étoient les intentions du Vice-Roi, elle lui juroit dès cet inſtant une guerre éternelle. Floris n'inſiſta point, il ſortit & envoya vers cette Reine le Pere Antoine de Gaëte, capucin fort intelligent, & auſſi diſtingué par les ſuccès des diverſes negociations dont il avoit été chargé, que par le zele de ſes travaux apoſtoliques. Son aſſiduité aux fonctions les plus pénibles de ſon état & ſon expérience dans les affaires lui avoient procuré les emplois les plus éminens, & il s'en étoit acquitté avec tant d'intelligence, que, regardé avec raiſon, comme un des plus utiles ſujets du Roi de Portugal, il avoit toute la confiance du conſeil de Loando, l'eſtime & l'amitié du ViceRoi. Rien ne paroiſſoit épineux au Pere Antoine, ſon zele & ſon activité ne connoiſſoient point d'obſtacles, ou du moins, il n'y en avoit pas que ſa conſtance & ſon adreſſe ne parvinſſent à ſurmonter. Les périls les plus effrayans ne l'intimidoient pas, & par tout où il y avoit des hommes, il étoit aſſuré de trouver des amis. Il avoit pénétré juſques dans les contrées les plus intérieures de la Caffrerie, & il n'avoit pas craint de ſéjourner dans les bourgades les plus barbares & les plus indociles au joug de la foi. Les Noirs les plus cruels ne réſiſtoient point à ſa candeur & à la douce perſuaſion qui couloit de ſes levres; il avoit eu l'art d'inſpirer aux nations les moins ſuſceptibles de mœurs, les vertus ſociales. Attirés, convaincus par la force de ſes exhortations, les plus ſauvages ſe raſſembloient & recevoient avec reconnoiſſance les loix que leur donnoit ce bon religieux qui, pour les humaniſer encore davantage, leur apprenoit enſuite les arts les plus néceſſaires à la vie. L'amour de la religion & le deſir d'en étendre la lumiere n'étoit point, comme je l'ai dit, la ſeule qualité qui caractériſât le P. Antoine de Gaëte; il avoit une adreſſe ſinguliere à manier, toujours à la ſatisfaction de tous les partis, quelqu'oppoſés qu'ils fuſſent, les affaires les plus difficiles, & il n'étoit pas moins homme d'état qu'excellent miſſionnaire. On ne parle encore de lui à Loando, qu'avec admiration, & l'on raconte mille faits qui prouvent qu'elle fut la ſupériorité de ſes talens, & ſur-tout de ſa vigilance, de ſa fermeté, ou de ſa ſoupleſſe, ſuivant les circonſtances. Les membres du conſeil étoient-ils diviſés dans leurs vues ou leurs opinions, & les haines particulieres menaçoientelles la patrie de dégénérer en factions ſéditieuſes? Le P. Antoine de Gaëte ramenoit d'un ſeul mot, le calme dans les eſprits, & engageoit par la force & la vérité de ſes raiſonnemens, les citoyens les plus déſunis à ſe rapprocher les uns des autres, & à travailler de concert au bien de la cauſe commune. Le Vice-Roi de Portugal informé pluſieurs fois des confédérations que des peuples voiſins avoient formées contre ſa nation, députoit auſſitôt vers eux le Pere Antoine, dont la préſenée & les diſcours diſſipoient ſans êffort les ligues les plus formidables, tant il poſſedoit l'art de ſe concilier l'eſtime, le reſpect & l'amitié de tous ceux qui l'entendoient, & des ennemis mêmes les plus envenimés de ſes concitoyens.

Il y avoit environ vingt années que la Reine d'Angola avoit eu occaſion de connoître ce capucin à Loando, & elle avoit conçu pour lui la plus profonde vénération. Depuis ce temps, le Pere Antoine de Gaëte, quoiqu'éloigné de cette ſouveraine, avoit conſervé ſur elle un tel empire, qu'elle ne pouvoit ſonger à lui ſans ſe ſentir pénétrée d'eſtime & de reſpect pour ſes vertus, & d'admiration pour ſes rares qualités. Dès qu'elle ſut que c'étoit le P. Antoine que le conſeil de Loando lui envoyoit, ſon cœur treſſaillit de joie, & elle avoua que cette nouvelle étoit pour elle auſſi flatteuſe qu'auroit pu l'être le ſceptre même d'Angola, ſi on fût venu lui annoncer que les Portugais conſentoient à le lui reſtituer. Zingha reçut le P. Antoine à la tête de ſon armée, environnée de toute ſacour; elle lui fit rendre les honneurs les plus diſtingués, & allant ellemême au devant de lui: “Saint Prêtre, lui dit-elle, ce jour ſera pour moi l'un des plus heureux de ma vie; béni ſoit à jamais celui qui vous envoie pour me reconcilier avec l'Étre unique & ſuprême, & pour rendre à mon cœur la paix & la tranquillité„! Après ces mots, la Reine des Giagues prenant la main du miſſionnaire, le conduiſit dans ſon palais, s'aſſit ſur ſon trône, fit aſſeoir le Pere Antoine à ſa droite, l'Ambaſſadeur Floris à ſa gauche, & les Officiers de la cour debout à l'extrémité de la chambre. Ce capucin donna dans cette occaſion de grandes preuves de ſon intelligence: en effet, il eut l'adreſſe, ſans offenſer la ſenſibilité de Zingha, de la déterminer à céder ſon royaume au Roi de Portugal. La Princeſſe Bar-ba arriva, & fut reçue avec la plus grande magnificence; Zingha alla au devant d'elle, ſe jetta à ſes pieds, la remercia de ſes bontés, & la preſſant contre ſon ſein, répandit un torrent de larmes. Il y eut à ce ſujet des fêtes ſomptueures qui durerent huit jours.

Mais ces fêtes n'exprimerent que l'amitié des deux ſœurs, l'allégreſſe publique, & le tendre intérêt que les Jagas prenoient au bonheur de leur ſouveraine & à la joie naturelle des deux princeſſes. La licence, la débauche & le libertinage furent bannis pour lapremierefois des divertiſſemens & des jeux auxquels les Giagues ſe livrerent ſinon avec beaucoup de modération, du moins, ſans indécence & ſans inhumanité. Le fanatiſme & la ſuperſtition ne ſouillerent point ces fêtes par la férocité des anciennes inſtitutions. Le temple des idoles reſta fermé, les Singhillos furent délaiſſés, le ſang ne ruiſſela point, & les priſonniers de guerre ne furent point placésſous le couteau des ſacrificateurs; de ferventes prieres pour la proſpérité de la Reine, & des vœux adreſſés dans la chapelle de Metomba, au Dieu des Chrétiens, furent les ſeules pratiques obſervées par les Giagues dans cette occaſion. Ils imitoient autant qu'il étoit en eux, la douce piété de Zingha qui ne paroiſſoit s'occuper que des intérêts ſacrés de la religion, & du ſoin de répandre dans ſa cour & parmi tous ſes ſujets la lumiere de l'évangile. Dans cette vue, elle fit publier les plus ſages réglemens, réforma beaucoup d'abus, introduiſit de nouvelles coutumes, & d'après les avis du Pere Antoine de Gaëte, éloigna ſous différens prétextes des dignités & des honneurs, les Singhillos les plus obſtinément attachés à la barbarie de l'ancien culte. Son conſeil ne fut plus compoſé que de Catholiques, & l'on ne parloit à ſa cour que des moyens de rendre le Chriſtianiſme la religion dominante dans le pays. Afin de préparer le peuple à cette grande révolution, Zingha ſe hâta de faire conſtruire une égliſe dans ſa capitale. Tous ſes eſclaves & même ſes ſoldats travaillerent à la conſtruction de ce bâtiment qui fut dédié à la Vierge, & qu'on appella depuis l'égliſe de Sainte Marie de Metomba. Ce fut là que furent baptiſés, à l'exemple de la Reine, & par les mains du Pere Antoine, une foule de Giagues qui jurerent ſur l'évangile de ne jamais retomber dans l'idolâtrie.

Quelques jours après cette folemnité, Zingha fit publier un édit par lequel elle défendoit, ſous peine de la vie, à tous ſes ſujets d'invoquer les démons, & de ſacrifier aux idoles; elle défendoit auſſi aux femmes groſſes d'expoſer leurs enfans, & plus ſévérement encore de les immoler, leur ordonnant au contraire de les faire baptiſer auſſi-tôt qu'elles les auroient mis au monde: cet édit renouvelloit avec beaucoup de force la défenſe qui avoit été faite depuis quelques mois, & aſſez inexactement obſervée, de l'uſage antropophage que l'on avoit fait juſqu'alors de la chair humaine. La loi fut rigoureuſement exécutée, & tous ceux qui la tranſgreſſerent furent découverts par les eſpions de Zingha, & ſévérement punis.

Il reſtoit encore quelques anciens uſages à réformer, tels que la pluralité des femmes & l'eſclavage des vaſſaux. Plus nuiſibles qu'utiles, ces uſages devoient être abrogés ſans doute; mais les moyens que Zingha prit pour engager les Giagues à y renoncer d'eux-mêmes, ne furent point auſſi généralement approuvés qu'elle s'en étoit flattée, & il faut avouer que les motifs qui la guiderent, ne paroiſſent pas tout-à-fait déſintéreſſés. Quelques mois avant l'arrivée du P. Antoine de Gaëte, un jeune homme d'une rare beauté, d'une taille d'Alcide & de la plus agréable figure, étoit venu ſe refugier à Métomba; il avoit imploré la protection de la Reine d'Angola, qui n'avoit pu voir ſans émotion un tel ſuppliant à ſes pieds: elle l'avoit reçu avec bonté, lui avoit accordé ſa protection; & le jeune étranger s'appercevant de l'impreſſion qu'il faiſoit ſur le cœur de la Reine, profitoit avec beaucoup d'adreſſe des ſentimens qu'il lui avoit inſpirés. Salvador, c'étoit le nom de ce jeune homme, étoit le fils d'un eſclave fugitif de Loando; mais ſa beauté, ſes graces réparoient aux yeux de Zingha l'obſcurité de ſa naiſſance; il étoit entreprenant, hardi, fier, rempli d'amourpropre, & ces qualités mêmes le rendoient encore plus cher à la Reine d'Angola, auprès de laquelleil n'avoit qu'un rival à combattre, l'ambitieux Y-venda, Général des Giagues, guerrier illuſtre par ſa valeur, & qui depuis plus de cinquante années, rempliſſoit l'Éthiopie entiere du bruit de ſes exploits. Y-venda, qui ne connoiſſoit que les fureurs de la guerre, le tumulte des armes, la cruauté de la vengeance, Y-venda, qui touchoit aux derniers jours de la vieilleſſe, étoit inacceſſible aux douceurs de l'amour, & Zinghapreſque auſſi âgée que lui, n'étoit rien moins que propre à inſpirer une véhémente paſſion: mais les honneurs militaires enflammoient ſans la ſatisfaire l'ambition extrême d'Yvenda qui, pour régner avec empire ſur les Jagas, n'avoit plus a franchir que le petit eſpace qui le ſéparoit du trône. Environnée de nations ennemies, & commençant à craindre les langueurs & les infirmités de la vieilleſſe, Zingha, pour ſoutenir juſqu'à la fin de ſa carriere le poids de la couronne, étoit intéreſſée à s'attacher le chef de ſes armées, dont elle connoiſſoit les vertus, & dont le mécontentement pouvoit cauſer les plus funeſtes révolutions. Les projets d'Y-venda étoient vivement appuvés par les vœux des Jagas, & la Reine d'Angola n'avoit pour ſe débarraſſer de ſes ſoins empreſſés, de ſes demandes & de ſes importunités, qu'à fonder ſon refus ſur ſon âge avancé: mais le jeune Salvador ne laiſſoit point à Zingha qui eût été ſon ayeule, la liberté de penſer qu'elle étoit à la veille de tomber dans la caducité: enflammée du deſir de poſſéder ce jeune homme, elle imagina un moyen qui lui parut heureux, de ſatisfaire ſa paſſion, ſans irriter Y-venda, ni les Giagues; ce fut de s'allier, ſans l'épouſer pourtant avec ce vieux guerrier, & de choiſir en même temps Salvador pour époux: l'uſage de la pluralite des femmes qu'elle vouloit proſcrire, fut le prétexte qu'elle prit pour former cette double union. Ainſi pour réprimer cet abus, la Reine d'Angola prétendant que ſa qualité de ſouveraine des Glagues lui impoſoit l'obligation de donner l'exemple à ſes ſujets, elle ſe maria ſolemnellement avec Salvador, & contraignit ſa ſœur Bar-ba qui n'étoit guere moins vieille qu'elle, à donner ſa main à Y-venda. Zingha diſſimula avec tant d'adreſſe les vrais motifs qui la faiſoient agir, que le P. Antoine ne put ſe diſpenſer de trouver ce mariage très-édifiant, quelque ridicule qu'il parut aux Jagas. Barba ne fut nas plus contente des liens qui l'uniſſoient à Y-venda qui, peu peu jaloux de la conquête de Salvador, ne ſe vit pas plutôt beau-frere de la Reine, que devenant, ſuivant l'uſage des ames baſſes & groſſieres, lorſque le ſort les favoriſe, inſolent & injuſte, il maltraita cruellement ſon épouſe, à laquelle Zingha ne promit pour toute conſolation, que de ne plus ſe mêler de faire des mariages. Cependant elle réuſſit à proſcrire entiérement la polygamie: elle eut plus de peine à faire conſentir les Seigneurs à adoucir la condition de leurs vaſſaux: mais le peuple étoit pour elle, & bientôt les vaſſaux furent libres.

Zingha ne formoit plus que des projets heureux; le ſuccès couronnoit, même au-delà de ſon attente, toutes ſes entrepriſes; elle avoit deſiré de voir le Chriſtianiſme ſuccéder dans ſes états à l'antique & barbare idolatrie, & malgré les efforts, les impoſtures & les propos audacieux des Singhillos, qui avoient à la vérité un ſi grand intérêt à défendre l'ancien culte, le grand nombre des Giagues convertis à la foi catholique saugmentoit chaque jour; & chaque jour auſſi l'atroce caractere de cette nation devenoit moins cruel, moins ſanguinaire, moins féroce. les Jagas n'étoient plus altérés de carnage; ils avoient déjà preſque tous renoncé à l'uſage infernal de ſe nourrir de chair humaine: le deſir de répandre du ſang & de maſſacrer des victimes, n'étoit plus chez la plûpart d'entr'eux un penchant indomptable; leurs cœurs ſenſibles à la voix de la tendre humanité, ſentoient déjà le prix des vertus que Zingha leur avoit fait connoître, & la reconnoiſſance que leur inſpiroient ſes bienfaits aſſuroit d'autant plus ſa puiſſance & ſon autorité.

Tout étoit calme dans l'empire; les Giagues & leur Reine ne s'attendoient point aux malheurs, aux déſaſtres, à l'orage qui bientôt changea ces beaux jours en des jours de terreur. Une épouvantable tempête annonça ces calamités, & les annales de l'empire aſſurent que cette tempête fut précédée de l'apparition d'une longue come-te dont l'aſpect étoit effrayant. Par lui-même, ce corps céleſte ne préſageoit ſans doute ni biens ni maux; mais les malheurs qui arriverent peu de temps après cette apparition, la firent regarder comme un ſigne menaçant: les peuples les plus éclairés ſont ſur ce point auſſi abſurdes que les Giagues. Quoi qu'il en ſoit, cette comete à laquelle les Singhillos eux-mêmes n'avoient fait juſqu'alors aucune attention, fut ſuivie d'un ouragan ſi violent, que les maiſons dans les villes, & les forêts dans les campagnes en furent renverſées: l'épaiſſeur des nuages étoit telle que la nuit fut prolongée pendant vingt-quatre heures, & le feu des éclairs qui embraſoit l'athmoſphere, fut la ſeule clarté dont on jouit pendant ce trop long intervalle.

L'orage paroiſſoit ſe calmer, quand tout-à-coup un affreux tremblement de terre vint ajouter à la terreur publique, & renverſer les édifices que limpétuoſité des vents & le feu de la foudre avoient épargnés: ſes ſecouſſes réitérées furent ſi violentes qu'elles fendirent les rochers les plus durs, & que des bourgs & des plaines entieres avec leurs habitans furent engloutis dans les abymes qui s'ouvrirent en différens endroits de ce malheureux royaume. A ces déſaſtres ſuccéderent une famine ſi cruelle & une peſte ſi terrible, que la mort moiſſonnant la plus grande partie des Giagues, il ne reſta plus à Zingha, de tant de millions de ſujets, qu'un petit nombre de citoyens raſſemblés autour de ſon palais. Sa conſtance ne fut point ébranlée; elle invoqua le ciel & conſola ſon peuple: mais malgré l'inébranlable fermeté qu'elle affectoit, ſon ame étoit vivement agitée. L'ordre entier des Singhillos ne fut point anéanti, & ce fut un malheur pour la tranquillité publique; quelques-uns de ces farouches ſanatiques échappés à la deſtruction, imputerent audacieuſement ces déſaſtres à la Reine? “C'eſt elle, diſoient-ils, c'eſt ſon impiété qui arme contre nous la vengeance des Dieux; elle a détruit leur culte; elle a ſubſtitué des dogmes étrangers à la majeſté de nos dogmes; ſes ſacrileges mains ont écarté de nos autels, les victimes humaines; le ſang n'inonde plus le ſanctuaire de nos temples: ils ſont fermés ces temples, & les Dieux courroucés de notre lâche empreſſement à embraſſer la religion nouvelle, & à offrir nos vœux au Dieu de notre ſouveraine, lancent avec juſtice leurs foudres ſur nos têtes: Zingha ſeule devoit périr, & nous périſſons tous pour notre aveugle obéiſſance aux ordres de Zingha“.“ Heureux Jagas! s'écrioient d'un autre côté quelques miſſionnaires entraînés par leur zele, & auxquels le ſage P. Antoine ne pouvoit impoſer ſilence, heureux Jagas! le Dieu des Chrétiens vous éprouve; ſoumettez-vous, remerciez ſa bienfaiſance des graces qu'elle répandſur vous. Vous étiez tous coupables des vices les plus odieux, des crimes les plus déteſtables, & ſa bonté paternelle a daigné différer le châtiment que vous méritiez de ſubir, juſqu'au tems où ramenés à la vertu & éclairés de la lumiere de la foi, vous puſſiez connoître le prix des faveurs dont il vous comble. Oui, peuple fortuné! ces tremblemens de terre, ces funeſtes épidémies, ces tempêtes ſont des faveurs. Les afflictions, les maladies, les ſupplices & la mort même ſont de vrais biens aux yeux des ſages: c'eſt par-là qu'épurés de tout ce qui reſtoit en vous de méchant & de corrompu, vous paſſez de cette vie mépriſable au bonheur de l'immortalité. Ce ne ſera que dans ce monde que vous expierez les crimes de vos peres, & votre ancienne perverſité: béniſſez la main qui vous frappe, & ne voyez que des ſujets de joie & de félicité dans ces douces corrections“.

Quelqu'eſtimable que pût être le motif de ces bons miſſionnaires, les Giagues abattus ſous le poids des revers, ne trouvoient ces raiſonnemens rien moins que conſolans; bien loin de ſe rendre à la force & au zele de ces exhortations, ils étoient ébranlés par les fanatiques tranſports des Singhillos, & peut-être ils euſſent fini par retourner aux pratiques meurtrieres de leur ancienne idolatrie, ſi Zingha ſecondée par les conſeils & par les ſoins du P. Antoine de Gaëte ne ſe fût hâtée d'appaiſer les eſprits, en ordonnant également aux Singhillos & aux miſſionnaires de garder le ſilence, & en donnant elle-même à ſon peuple l'exemple d'une généreuſe conſtance, d'une ſage réſignation & de la plus fervente piété.

Cependant les fléaux qui venoient de ravager ſes états, avoient fait périr ſon armée, & lui avoient ôté juſqu'à l'eſpoir de raſſembler aſſez de ſoldats pour pouvoir s'oppoſer aux invaſions des nations voiſines qui n'avoient ſuſpendu le cours de leurs hoſtilités qu'à la faveur d'une trêve qui alloit expirer. Zingha ne comptoit pas non plus ſur l'amitié des Portugais; poſſeſſeurs de ſon royaume d'Angola, ils paroiſſoient l'avoir abandonnée, & ne & ne prendre aucun intérêt à ſes malheurs: Zingha ſe trompoit cependant; le Vice-Roi de Portugal ne l'avoit point oubliée; ce fut au contraire au moment où retirée au fond de ſon palais, elle s'abandonnoit aux plus vives allarmes qu'il envoya vers elle des députés cnargés de lui préſenter le projet d'un traité de paix.

Toutefois les conditions que la nation Portugaiſe impoſoit à Zingha, étoient ſi dures & ſi humiliantes, qu'elle jura de s'enſévelir plutôt ſous les débris de ſon trône, que de les accepter. Le Vice-Roi profitoit de ces circonſtances pour donner des loix à cette infortunée Reine. Ce n'étoit plus de Souverain à Souverain qu'il prétendoit traiter: il fit dire à Zingha, 1o. qu'auſſi-tôt que les Portugais ne pourroient plus douter de la ſincérité de ſa converſion, ils lui accorderoient en préſent quelques provinces du royaume de Dongo ou d'Angola, dont ils étoient en poſſeſſion. 2. Qu'en reconnoiſſance de ce préſent qu'on ne pourroit jamais conſidérer comme une inveſtiture, la Reine ſe ſoumettroit à payer un tribut annuel au Roi de Portugal qui reſteroit toujours en droit de retirer ces provinces au moindre refus de paiement. 3. Que déſormais le commerce d'eſclaves & de marchandiſes ſeroit libre entre les deux nations. 4. Que la Reine n'inquiéteroit, ni ne rechercheroit en aucune maniere les Seigneurs féodaux Postugais, quelques incurſions qu'ils euſſent pu faire, & quelques dommages qu'ils euſſent cauſés pendant la derniere guerre ſur les terres de Métomba. 5. Que Zingha rendroit au Vice-Roi tous les eſclaves Portugais qui ſe ſeroient refugiés dans ſes états. 6. Qu'enfin la Reine livreroit le Giague Colanda qui s'étoit révolté contre les Portugais pendant la derniere trêve.

L'Afrique entiere n'avoit point d'habitant plus cruel, ni de guerrier en même temps plus redoutable & plus perfide que ce Giague Co-landa; il avoit tour-à-tour vendu ſes ſervices à ſa patrie & aux ennemis de ſa patrie qu'il haïſſoit & déteſtoit également: il vivoit depuis quelques mois aux environs de Loando; mais fatigué du joug des Portugais, il s'étoit mis à la tê-te de mille conjurés, ſuivis d'une foule d'eſclaves, & ſe retirant au-delà de la riviere de Lucalla, il avoit imploré la protection de Zingha qui la lui avoit accordée d'autant plus volontiers, que prévoyant une nouvelle guerre contre les Portugais, elle crut que Colanda, par ſes incurſions, lui ſeroit d'un grand ſecours. Les ſervices & la valeur de ce Giague étoient d'un trop grand prix, pour que Zingha pût conſentir à livrer ce guerrier au Vice-Roi de Portugal. D'ailleurs les Portugais n'ayant rempli aucune des conditions de la derniere trêve, & profitant avec ſi peu d'humanité des circonſtance cruelles & des fléaux terribles qui venoient de ravager l'empire des Giagues, Zingha, qui juſqu'alors avoit compté ſur l'amitié de Corréa & ſur les forces des Portugais, comprit qu'elle en étoit tout auſſi peu aimée que de ſes anciens peuples, des habitans de ſon Royaume d'Angola. Toujours injuſte & outrée dans ſes reſſentimens, elle s'abandonna aux plaintes les plus injurieuſes, perſuadée qu'il n'exiſtoit point de nation ſauvage ou policée, qui ne préférât la gloire de s'agrandir à la gloire ſterile de reſpecter une princeſſe infortunée, & de la ſecourir dans ſes calamités. Ces affligentes réflexions accablerent Zingha qui, le cœur rempli d'amertume & l'ame pénétrée des plus cuiſans chagrins, fut attaquée d'une fievre violente, qui fit craindre pour ſes jours.

Le Vice-Roi de Loando ne fut pas plutôt informé de la malacdie de Zingha, que prévoyant la mort prochaine de cette Souveraine, & voulant profiter de la foibleſſe de ſes derniers momens, il écrivit au Pere Antoine de mettre tout en œuvre pour diſpoſer cette Reine mourante à accepter pour ſes peuples toutes les conditions qui lui avoient été propoſées. Le Capuein Antoine plus attaché à ſa patrie qu'aux intérêts de la Princeſſe d'Angola & à la gloire de la nation Giague, ſeconda de toute ſa puiſſance les projets & les vues du Vice-Roi. La confiance que ce religieux avoit eu l'adreſſe d'inſpirer à Zingha, lui donnoit ſur ſon eſprit un aſcendant preſque ſans bornes; mais cette fois, ſes eſpérances furent trompées: il crut que le plus ſur moyen de réuſir étoit de parler ſans ménagement, & d'ôter à Zingha toute lueur d'eſpérance. A cet effet, il commença par lui annoncer qu'elle mourroit bientôt, enſuite il l'exhorta à ſe reconcilier avec l'Être ſuprême; "& le moyen, ajouta-t-il, le plus sûr de vous rendre le ciel favorable, eſt de faire en faveur des Portugais qui s'intéreſſent au ſalut de votre ame, le ſacrifice de votre trône d'Angola & du ſceptre des Giagues; en un mot, d'accepter les conditions que le Vice-Roi votre ami a bien voulu vous propoſer. Les loix qu'il vous impoſe ſont légeres, & les conditions qu'il preſcrit ſont pour vous mille fois plus honnorables qu'onéreuſes. Poſſeſſeurs de vos états les Portugais étoient les maîtres de vous dépouiller même du titre de Reine d'Angola; mais les nations Européannes ne ſont point dans l'uſage d'abuſer inſolemment des droits de la victoire: touché d'ailleurs de la ſincérité de votre converſion, le Roi de Portugal veut bien vous témoigner dans cette occaſion ſa bien-faiſance & l'étendue de ſa généroſité. Recevez avec reconnoiſſance celles d'entre les provinces du royaume de Dongo qu'il daigne vous donner. Deſirer dans l'état où vous êtes, vaincue & expirante, de remonter ſur le trône d'où la juſte providence vous a forcée de deſcendre, ce ſeroit en vous une marque d'orgueil, un crime irrémiſſible, une preuve évidente de votre amour déſordonné pour les choſes de ce monde, & conſéquemment le ſigne avant-coureur de votre impénitence, & le funeſte ſceau de votre réprobation. Si la force de l'habitude vous dompte & vous entraîne dans ces derniers momens, au point de conſerver encore ou des regrets ou des deſirs pour une couronne qui ne vous appartient plus, hâtez-vous de les étouſſer ces coupables deſirs, afin que le mérite du ſacrifice que vous en ferez, ajoute un nouveau prix au ſacrifice que le ciel, votre grand âge & votre maladie vous obligent de faire d'une vie que la mort va bien-tôt vous ravir“.

Quoiqu'abattue par la violence du mal, & affoibhie par le poids des années, Zingha regardant avec des yeux ſéveres le P. Antoine, & rappellant toute ſa fermeté: “Vos prédictions, dit-elle, ne ſont rien moins que prêtes à s'accomplir, & malgré mon grand âge, qui ne me laiſſe guere eſpérer de vivre encore pluſieurs années, je ſens que cette maladie ne me conduira point au tombeau; la chaleur de la vie ſe ranime au contraire dans mon corps qui n'eût point eſſuyé cette violente ſecouſſe, ſi le chagrin que m'a cauſé la conduite inatendue de votre maître, n'eût allumé la fievre dans mon ſang. A l'égard de ma réconciliation avec l'Étre ſuprême, je vous rends graces des inſtructions que votre zele me donne à ce ſujet: mais apprenez, & n'oubliez jamais que, comme ni mon trône, ni mon rang, ni la paix, ni la guerre, ni l'amitié des Portugais, ni le deſir de m'aſſurer l'attachement du Vice-Roi, en un mot, que comme aucun motif humain n'a dirigé ma converſion, aucun motif de crainte ne ſauroit me troubler au point de méconnoître les droits de ma naiſſance, & de m'avilir juſques à préférer à la majeſté demon rang une ſuperſtitieuſe & puérile obſcurité. C'eſt du ciel même & non des hommes que je tiens ma couronne, c'eſt donc au ciel & non à mes injuſtes ennemis qu'il appartient d'en diſpoſer. J'aime à le dire hautement, j'aime à le publier, c'eſt le Dieu des Chrétiens, ce ſont les vives impulſions de ſa grace, qui m'ont fait renoncer aux dogmes de mes peres; & quoi qu'il puiſſe m'arriver d'heureux, ou de funeſte, je promets de reſter Chrétienne juſqu'au dernier ſoupir. Quant à mon apoſtaſie paſſée, je m'en repens ſans doute; mais je proteſte en même temps que ce ne ſont que les mauvais traitemens du Vice-Roi de Portugal, & ſes uſurpations qui m'ont portée à recourir aux Giagues, à adpoter leur culte impie dans la vue de me venger des maux que votre nation a faits à mes ſujets. Le Roi de Portugal, dit-on, conſent à m'accorder quelques Provinces de mon royaume d'Angola. Quels droits a-t-il ſur mes états? En ai-je ſur les ſiens? eſt-ce parce qu'il eſt aujourd'hui le plus fort? Mais la loi du plus fort ne prouve que la puiſſance, & ne légitime jamais de pareilles uſurpations. Le Roi de Portugal ne fera donc qu'un acte de juſtice, & non pas de généroſité, en me reſtituant, non quelques provinces, mais mon royaume, ſur lequel, ni ſa naiſſance, ni ſa force ne lui donnent aucun titre. Pour prix de la ceſſion qu'il prétend me faire de quelques-unes de mes provinces, il exige de moi un tribut, un hommage. O pieux miſſionnaire! votre Roi voudroit-il ſe ſoumettre à une loi auſſi aviliſſante? Ce n'eſt point connoître Zingha, que de lui ſuppoſer l'ame aſſez lâche & le cœur aſſez bas pour accepter, fût-ce même au prix de la vie, de telles conditions. Je les aurois refuſées lors même que j'étois errante dans les déſerts d'Éthiopie; jugez ſi Chrétienne & rendue à mon rang, je pourrai conſentir à les recevoir? Non, je ne dois d'hommage qu'à Dieu ſeul, de qui je tiens & l'exiſtence & la couronne. Toutefois, s'il y avoit dans mes états, dans mon palais, dans touteletendue de ma domination, quel-que choſe qui flattât le Roi de Portugal, je m'empreſſerois de le lui offrir, perſuadée de ſa généroſité, de ſes nobles ſentimens & de ſa reconnoiſſance. Quant aux autres articles qui m'ont été propoſés; dites à votre maître que je deſire ſi ſincérement la paix, que j'accepterai volontiers tous ceux qui ne bleſſeront ni l'indépendance de mon ſceptre, ni les loix de mon royaume, ni la liberté de mes ſujets".

Cette proteſtation fort peu ſatisfaiſante pour le conſeil de Loando, qui regardoit déjà la ſouveraine d'Angola comme tributaire du Roi de Portugal, affligea le bon P. Antoine; mais il devoit s'y attendre, & elle ne l'auroit point ſurpris pour peu qu'il eût réfléchi ſur les preuves multipliées qu'il avoit de ſa fermeté. Après une telle déclaration, il ne reſta plus au P. Antoine de Gaëte qu'à écrire au ice-Roi qu'il n'obtiendroit rien de plus, & qu'on verroit plutot la terre s'écrouler, que lngha changer de ſentimens. Le conſei & le Vice-Roi penſerent comme leur Agent, & la paix fut conclue aux conditions que cette ſouveraine voulut accepter.

Quelques dures que paruſſent à Lingha les condinions propoſées par le conſeil de Loando, la ſupériorité des Portugais, leurs ſuccès, leurs conquêtes ne lui permirent point de rejetter, comme elle eut fait dans d'autres circonſtances, les loix que ſes vainqueurs lui impoſoient. Elle imagina cependant, un moyen de dérober Co-landa à la rigueur des châtimens que la nation portugaiſe lui préparoit. Avant que de ſigner le traité qui devoit ramener la concorde entre les deux puiſſances, elle ſit appeller le Giague proſcrit, & ne lui laiſſant point ignorer les dangers qui le menaçoient, elle lui dit que quoiqu'elle eut lieu d'eſpérer que le Vice-Roi lui feroit grace, toutefois elle lui conſeilloit de ſortir au plûtot du Royaume, de s'établir loin des poſſeſſions portugaiſes; mais ſur-tout de ne faire dans ſa retraite aucun acte d'hoſtilité; parce qu'à la moindre inſulte qu'il feroit aux Portugais, elle ne pourroit point ſe diſpenſer de les venger, & de l'accabler du poids de ſon reſſentiment. Senſible en apparence à la généroſité de ces avis, Co-landa remercia la Reine, & promit de ſe conformer aux ordres qu'elle lui donnoit: mais à peine il eut rejoint ſa troupe, qu'infidele à Zingha, furieux contre les Portugais, il commença par ſe fortifier autant qu'il lui fut poſſible, & groſſiſſant ſa troupe de tout ce qu'il y avoit de mécontens & de plus ſcélérats parmi les Giagues & les habitans d'Angola, il ſe répaeuit à la téte de ceue amée peu nombreuſe, mais formidable, ſur les terres de ſes voiſins, les dévaſta, porta le fer & la flamme, le ravage & la mort dans tous les environs, maſſacrant ſans pitié, ſans diſtinction de ſexe ni d'âge, tous les Portugais que leur fatale deſtinée faiſoit tomber entre ſes mains.

Les Portugais qui n'avoient point ſans fondement ſoupçonné la Reine Zingha d'avoir favoriſé la fuite de ce féroce brigand, ſe plaignirent hautement, & lui demanderent compte des flots de ſang qu'il répandoit. Zingha, ſans s'arrêter à ſe juſtifier, répondit que la nation Portugaiſe auroit bientôt des preuves de ſon exactitude à remplir ſes engagemens & de ſa ſévérité à punir les rébelles. En effet, peu de jours après ayant fait raſſembler ſes troupes devant l'égliſe de Ste. Marie, elle s'y rendit en habit de guerre, exerça ſes troupes par un combat ſimulé, pendant lequel les Portugais admirerent la juſteſſe & la célérité de ces bataillons africains, non ſeulement à l'égard du maniment des armes européannes, mais auſſi relativement à toutes ſortes d'évolutions qu'ils excuterent avec autant de préciſion que de légéreté. Telle que l'on nous peint la valeureuſe Thomiris, animant le courage de ſes fieres Amazones ſur les rives du Thermodon, telle, & plus redoutable encore parut Zingha, qui paſſant de rang en rang, & inſpirant à ſes ſoldats le mépris de la vie, le deſir des combats & l'intrépidité, manioit ſes armes, malgré leur peſanteur, avec tant de facilité quoique preſque octogénaire, que le Capucin Antoine qui n'étoit guere fait pour ſe trouver au mileu d'une armée, émerveillé des yeux étincelans, de la vigueur & de l'air impoſant de la Reine, lui dit ingégénieuſement qu'il croyoit voir la guerriere Pallas elle-même à la tê-te des Grecs confédérés contre l'adultere Paris.

Zingha ſatisfaite de la bonne diſpoſition de ſon armée, partit & la mena contre le Giague Co-landa qui l'attendoit tranquillement, &qui ne ſavoit pas que la veille, la Reine s'étoit aſſurée de tous les défilés & de tous les paſſages qui pouvoient favoriſer ſa fuite ou ſa retraite, dans le cas où il ſuccomberoit. Le lendemain, le camp du Giague rebelle fut inveſti de toutes parts. Colanda qui ne comptoit point avoir à ſe défendre contre une auſſi puiſſante armée, & qui ſe vit reſſerré de tous côtés, eut recours aux reſſources des traîtres; il ſe préſenta ſeul & ſans armes aux ennemis, leur dit qu'il ſe rendoit, & les pria de les conduire à leur Général: quelques ſoldats Giagues l'amenerent devant la Reine; le fourbe ſe jetta à ſes pieds, reconnut l'atrocité de ſes crimes, dit qu'il méritoit la mort, implora la clémence de Zingha, & proteſta que juſqu'à ſon dernier inſtant il conſacreroit ſes armes, ſa valeur & ſon ſang au ſervice des Portugais & des ſouverains d'Angola. Les remords du coupable, ſes larmes & ſa ſoumiſſion paroiſſoient attendrir Zingha, lorſque les ſoldats du traître ſe jetterent, comme il le leur avoit ordonné, ſur les troupes de la Reine, & par cette attaque imprévue la mirent en déſordre. Mais ſans ſe déconcerter, Zingha rétablit l'ordre, & attaquant les ennemis qu'elle fit envelopper de tous côtés, ils furent maſſacrés preſque tous, à l'exception d'un petit nombre qui ſe refugierent chez les Portugais, ſe flattant d'y être traités avec moins de ſévérité: ils ſe tromperent; aucun d'eux ou preſqu'aucun d'eux ne fut épargné; enſorte que de l'armée entiere commandée par ce chef de rebelles, il ne fut conſervé que 15oo priſonniers; tout le reſte périt: la tête du Giague Colanda qui étoit reſtéſur le champ de bataille, fut préſentée à la Reine qui l'envoya à Loando SanPaulo, afin que le Vice-Roi pût juger de la fidélité de Zingha à tenir ſa parole, & de la ſévérité de ſon reſſentiment contre les ſujets infideles qui oſoient lui manquer. Cette expédition glorieuſe fut terminée par une marche triomphale de l'armée vers la capitale, Ste. Marie de Métomba.

La deſtinée de la Reine d'Angola étoit de vivre perpétuellement agitée par les viciſſitudes de la fortune. Le calme & les douceurs de la paix régnoient dans ſes états; admirée de ſes voiſins, redoutée de ſes ennemis, chérie & reſpectée de ſes peuples, elle commençoit à goûter les charmes de la tranquillité, quand le zele indiſcret d'un ſeul homme, l'entêtement fort déplacé d'un capucin penſa la replonger dans les excès de ſon ancienne barbarie, & faire renaître le trouble, la confuſion & l'inhumanité dans ſes états. Le P. Antoine, trop inſtruit & trop politique pour s'obſtiner mal à propos, n'eût jamais ſuſcité cet orage; mais il étoit allé répandre au loin la lumiere de l'évangile, & viſiter les provinces d'Angola. Sa préſence étoit néanmoins d'autant plus néceſſaire à Métomba, que la Reine elle-même avoit eu tropſouvent occaſion d'obſerver que toutes les fois qu'elle ne l'avoit plus ſous ſes yeux, elle avoit beaucoup de peine à réſiſter à ſes penchans, & à ne point s'abandonner à ſes anciens goûts, à ſes goûts ſi déteſtables & ſi cruellement ſuperſtitieux.

Salvador avoit cru que le titre d'époux de la Reine des Giagues lui donneroit le droit de commander en maître à cette nation. La paſſion qu'il avoit inſpirée à Zingha, ſa jeuneſſe, les ſoins & les attentions qu'il avoit pour ſa vieille épouſe autoriſant en quelque ſor-te ſes projets d'ambition, il s'étoit perſuadé que le ſceptre des Jagas ſeroit inévitablement remis entre ſes mains. Son eſpérance fut trompée, & l'honneur de partager la couche de ſa Souveraine, fut le ſeul avantage de l'union illuſtre qu'il venoit de former: ce n'eſt pas que Zingha ne fût toujours épriſe de ſon nouvel époux: elle l'aimoit, elle l'idolâtroit; mais comme elle étoit encore plus jalouſe de ſon autorité que ſenſible au plaiſir, elle avoit préféré la baſſeſſe & l'obſcurité de Salvador à la naiſſance & à l'illuſtration du général Y-venda; parce qu'elle ſuppoſoit qu'une telle alliance, ſi fort au-deſſus des vues du fils d'un vil eſclave, ſatisferoit aſſez ſon ambition pour ne pas lui laiſſer d'autres vœux à former. Salvador qui n'avoit aucune connoiſſance de ce plan, & qui s'étoit flatté d'arracher de la tendreſſe de ſon épouſe toutes les graces, toutes les dignités & toutes les faveurs qu'il paroîtroit ambitionner, attendit quelques temps, & ne voyant point que Zingha ſe diſpoſât à lui faire part de ſon trône, il laiſſa éclater ſon mécontentement, ſe plaignit, & demanda à tenir, ainſi que ſon épouſe, les renes du gouvernement. Zingha chériſſoit trop Salvador pour ſe déterminer à punir cet excès d'audace; mais elle étoit auſſi trop fiere, trop impérieuſe pour conſentir à partager avec qui que ce fût la majeſté du trône, & moins encore pour ſouffrir que ſa couronne couvrît la tête d'un eſclave.“ Salvador, lui dit-elle, le ſceptre n'eſt pas fait pour tes mains, à peine dégagées des chaînes de la ſervitude: je vois avec plaiſir mon époux abandonner ſon ame aux conſeils de l'ambition: mais ſonges-tu combien eſt immenſe l'eſpace que ta naiſſance a mis entre ton rang obſcur & la ſuprême autorité? Songes tu à l'indignation générale & méritée qu'attireroit ſur ta tête & la mienne, le ſuccès de tes vues, ſi j'avois la foibleſſe de ſeconder tes deſirs inſenſés? Songes-tu à l'impreſſion défavorable que doit faire ſur moi ton audacieuſe demande? Rentre en toimême, Salvador, & ne me force point à punir ton orgueil! J'aime en toi mon époux; mais en toi je déteſterois la ſouveraineté; & j'avilirois trop cet auguſte caractere, ſi je portois l'aveuglement & le délire de l'amour juſques à te permettre de t'aſſeoir ſur le trône. Renonce à tes projets, crois-moi, réprime ces deſirs téméraires; jouis paiſiblement des honneurs, de l'autorité, de la conſidération que tu dois à ma bienfaiſance; mais ne te flatte point de voir jamais Zingha ſe dépouiller en ta faveur de la plus petite partie de la ſouveraine puiſſance. Tout ce que je puis faire, c'eſt de t'écouter ſans courroux, de pardonner à ton audace, en un mot, de ne me ſouvenir de tes hardis deſſeins, que pour mettre d'éternelles & d'inſurmontables barrieres entre mon trône & toi“.

Trop impatient de régner & trop préſomptueux pour avoir pu prévoir le refus de Zingha, Salvador s'irrita de cette réſiſtance; & l'ingrat dans la vue de ſe venger, ou peut-être dans l'eſpérance d'amener ſon épouſe au but qu'il s'étoit propoſé, changea de conduite avec elle, la négligea, ceſſa preſqu'entiérement de la voir, & ſe livra ſans retenue à toute la brutalité de ſes goûts pour la débauche & le libertinage. Peu ſenſible à ces procédés, procédés, la Reine d'Angola n'eut ou du moins feignit de ne conſerver pour lui que la plus froide indifférence.

Salvador plus furieux encore du mépris qu'il inſpiroit à ſon épouſe qu'il ne l'avoit été de ſes refus, ne ſongea plus qu'aux moyens d'obtenir par la force le rang ſuprême que ſa feinte tendreſſe n'avoit pu lui procurer. Dans cette vue, il ſe la avec tout ce qu'il y avoit de plus corrompu parmi les Jagas; il feignit un zele ardent pour le rétabliſſement du culte récemment proſcrit, & qu'il promit de rétablir; il abjura le Chriſtianiſine qu'il avoit embraſſé, entretint par ſes diſcours ſéditieux les fanatiques eſpérances de quelques Singhillos qui reſtoient attachés aux anciennes ſuperſtitions, & excitant autant qu'il le pouvoit, la haine des Giagues contre les Chrétiens & la Reme, il ſe vit en très-peu de temps à la tête d'une troupe nombreuſe de ſcélérats prêts à tout entreprendre, à tout exécuter. déjà le jour où Zingha & tous les Chrétiens devoient être maſſacrés, étoit fixé, les conjurés étoient convenus du moment, du ſignal & du lieu, lorſqu'inſtruite du complot, la Reine d'Angola prévint par ſa prudence & ſon activité, l'exécution de l'attentat médité contre ſa vie & contre la partie la plus conſidérable des habitans de Métomba. Au moment même où Salvador alloit raſſembler ſes complices, il fut arrêté dans le temple où il étoit avec cinqou ſix Singhillos ſes plus intimes confidens, & les plus redoutables d'entre les conjurés; le Général Y-venda ſuivi des gardes de la Reine, parut & ſe ſaiſit des coupables. Salvador fut conduit dans une étroite priſon; les Singhillos qui ne trouverent point dans le peuple le ſecours qu'ils en avoient attendu, furent enchaînés & traînés devant le conſeil aſſemblé de la nation, accuſés, convaincus, jugés, condamnés à périr du ſupplice des traîtres, & exécutés dans la même journée.

A l'égard de Salvador, Zingha ne voulut point permettre qu'on inſtruiſit ſon procès: elle lui accorda la vie; mais dès le lendemain elle fit publier qu'il étoit mort dans ſa priſon, ſoit de chagrin, ſoit d'une violente maladie qu'il s'étoit attirée par l'excès de ſes débauches: le peuple crut ce qu'il voulut; on devina ſans peine la véritable cauſe de cette mort ſi prompte; mais comme Salvador s'étoit rendu très-mépriſable par ſes mœurs & l'ingratitude de ſon caractere, il n'y eut parmi les Giagues que lesplus ſcélérats qui parurent ſenſibles à ſaperte. Zingha témoigna de la douleur, & elle voulut même que l'on rendît au corps de ſon épouxotous les honneurs qu'il méritoit, ſinon par lui-même, dumoins par le rang diſtingué de ſon épouſe. Il avoit été baptiſé, mais quoiqu'il eût vécu dans le déſordre, & que même il eût abjuré le Chriſtianiſme, la Reine d'Angola certifia que quelques heures avant ſa mort, il avoit paru deſirer de ſe convertir, de rentrer dans le ſein du Catholiciſme, & que ce n'étoit point de ſa faute s'il étoit mort ſans avoir pu ſe reconcilier avec l'égliſe: qu'ainſi ce défaut de conſeſſion occaſionné par la violence du mal beaucoup plus que par la négligence ou l'impiété du malade, n'empêchoit en aucune maniere de l'enterrer parmi les Chrétiens, & avec toute la pompe des cérémonies funebres.

Un moine dur, le Pere Bennet, Capucin ſoi-diſant indigne, ſeul Prêtre de ſon Ordre qu'il y eût alors à Métomba, refuſa d'une maniere peut-être fort pieuſe en elle-même, mais auſſi très-offenſante pour la Reine, de permettre qu'on inhumât Salvador, & dit décidément qu'on l'enterreroit plutôt lui-même, que de le faire conſentir à cette cérémonie. Ligha irritée du ton impérieux & de la réſiſtance de ce Capucin, répondit que puiſqu'un Prêtre oſoit le refuſer à une cérémonie auſſi religieuſe qu'elle eût été édifiante, Salvador ſeroit enterré ſuivant le rit atroce des Giagues. A peine eut-elle donné ces ordres, que tout ce qu'il y avoit de Giagues autour d'elle ſe hâterent d'aller préparer la ſépulture: le nombre de victimes humaines déterminées par les loix des Jagas, ſuivant le rang de ceux que l'on enterre, fut conduit au milieu de la forêt voiſine, où le même tombeau étoit ouvert pour les morts & pour les vivans. La fureur de la Reine fut telle, qu'accompagnée de ſa cour, elle ſe rendit à l'endroit deſtiné pour aſſiſter à l'infernale cérémonie. déjà ſa voix terrible avoit annoncé la mort aux victimes, & ſa main armée d'un glaive homicide, alloit en égorger quelques unes, tandiſque ſes courtiſans maſſacreroient les autres, quand l'accident le plus heureux & le plus inattendu vint arrêter la ſuite de ces horreurs.

Il y avoit auprès du rigide Bennet un frere capucin, homme doux, indulgent & plein d'humanité; frerelgnace, (c'étoit ſon nom), avoit fait les plus grands efforts pour adoucir dans cette occaſion l'amertume de Bennet; mais vainement, dans cette vûe, il avoit peint le caractere altier de la Reine, & les excès auxquels il étoit vraiſemblable qu'une telle réſiſtance la porteroit. L'inflexible Bennet répondit ce qu'il avoit déjà répondu, qu'on pouvoit l'enterrer lui-même, & non l'engager à permettre l'enterrement canonique d'un homne erconmuniée rrrrre lence in ſiſta, Bennet le menaça des plus ſéveres punitions & de toute l'autorité que ſa qualité de Pere lui donnoit ſur la ſimple condition de Frere.

Ignace garda le ſilence; mais informé du départ de la Reine, des ordres qu'elle avoit donnés, & de l'exécution prochaine du maſſacre preſcrit, il ſe ſaiſit d'un grand cruciſix, & le tenant entre ſes bras, il prit avec empreſſement la route de la forêt, criant à haute voix: S'il eſt parmi les hommes quelqu'un qui ait à cœur les intérêts de Dieu, qu'il ſuive cette image de ſon fils crucifié . Sur ſon chemin, le reſpectable Ignace rencontra le ſecrétaire de la Reine qui alloit, accompagné d'un miniſtre d'état, tâcher d'obtenir par la voie de la douceur, de la menace ou de la force, le conſentement de Bennet. La viſion du frere capucin, ſurchargé d'une lourde croix, les étonna beaucoup, & ils lui demanderent où il alloit: Servir Dieu & l'humanité , leur répondit Ignace, empécher la mort des victimes, & fléchir l'ame de Zingha . Le ſecrétaire & le miniſtre trouvant plus de bon ſens dans ce frere qu'ils n'eſpéroient trouver de douceur & d'aménité dans le cœur de Bennet, ils changerent d'avis, & ſuivirent le frere, l'un à ſa droite & l'autre à ſa gauche, imitant ſon zele autant qu'ils le pouvoient, & invitant à les ſuivre tous ceux qu'ils rencontroient. Bientôt ils arriverent auprès de la pompe funebre & des victimes qu'on alloit immoler aux mânes de l'époux de la Reine.

Arrêté par l'innombrable foule des ſpectateurs qui ſe preſſant les uns les autres pour voir cette ſcene d'horreur, gardoient tous un morne ſilence, le frere Ignace groſſiſſant de toutes ſes forces le ſon de ſa voix, fug-am mena , s'écria-t-il, ce qui veut dire en langue caffre, mettez-vous à genoux . A ces paroles inattendues les ſpectateurs ſe tournent, & frappés du ton de frere Ignace, de ſon air impoſant, de cette croix qu'il portoit entre ſes bras, & ſurtout de le voir entre le ſécretaire & le miniſtre de leur Souveraine, ils ſe précipiterent à genoux, & lui ouvrirent un paſſage. Ignace pénétra juſqu'à la garde de Zingha, criant toujours fug-am mena, fug-am mena : ſes cris ne firent pas la même impreſſion ſur cette troupe que ſur le reſte des ſpectateurs, & elle refuſa de laiſſer paſſer le Capucin.

La Reine d'Angola qui étoit ſous un portique, le couteau à la main, au centre des victimes placées en cercle autour d'elle, enchaînées & la poitrine découverte, prêtes à recevor le coup fatal, entendit cette rumeur, & reconnoiſſant la voix d'Ignace, elle courut à lui, fort iritée d'une telle hardieſſe: mais quand elle le vit armé d'un crucifix, frappée d'étonnement, de crainte & de remords, elle ſe jetta à genoux, & ſes yeux ſe couvrirent de larmes. Ignace profitant de ce moment de repentir reprocha vivement à la Reine l'excès de ſon impiété, & lui ordonna, de la part du ciel, de jurer ſur ce crucifix, non-ſeulement qu'elle déteſtoit cette infernale cérémonie, mais auſſi qu'elle la proſcriroit, ſous les peines les plus ſéveres, de toute l'étendue de ſes états. Zingha prononça ce ſerment, promit d'abolir à jamais ces affreux ſacrifices, rendit la liberté aux victimes, fit combler la tombe qui alloit les engloutir, & ſuivit Ignace accompagnée de tous les ſpectateurs, qui euſſent applaudi à la barbarie homicide de cet enterrement, & qui par des cris de joie témoignerent combien ils étoient enchantés de cet heureux dénouement.

Le changement qui s'opéroit dans les mœurs des Giagues, les liens de la concorde qui les uniſſoit avec les Portugais, les douceurs de la paix qui avoit ſuccédé aux déſordres d'une longue & funeſte guerre; tout ſecondoit les vues de Zingha, tout ſembloit concourir au ſuccès de ſes entrepriſes & de ſes généreux projets: elle n'attendoit plus pour voir s'étendre avec rapinité les progrès du Catholiciſme dans ſes états, que l'arrivée du vaiſſeau, qui d'Europe, lui diſoiton, devoit inceſſamment tranſporter ſur les côtes d'Afrique de nouveaux miſſionnaires. Toujours impatiente dans ſes deſirs, & tout auſſi ardente, mais par de plus reſpectables motifs, qu'elle l'avoit été dans ſes égaremens, Zingha, pour hâter l'arrivée des propagateurs de la foi, députa vers la cour de Rome une ambaſſade ſolemnelle, chargée uniquement de préſenter ſes hommages au Pape, & de l'inſtruire de la flatteuſe eſpérance qu'elle avoit de voir bientôt tout ſon peuple ſoumis à la loi de l'évangile. Elle fonda une ville nouvelle, la décora d'un palais digne des Souverains de ce pays, & d'une égliſe aſſez vaſte pour contenir tous les Chrétiens qu'il y avoit dans cette capitale. Juſqu'à ce jour, l'architecture avoit été de tous les arts le plus profondément ignoré dans cette région; ainſi la conſtruction de la ville, du palais & de l'égliſe fut très-ſimple, & même fort groſſiere; l'égliſe fut dédiée à Ste. Anne, dont elle porta le nom.

Dans la ſuite, Zingha fit venir à grand fraix, un jeune peintre d'Italie pour faire en grand le portrait de Ste. Anne, & ce tableau qui fut fait ſous les yeux & au grand étonnement de la Reine d'Angola, paroit le maître autel de cette égliſe.

A cet ornement, la Reine ajouta les plus riches de ſes tapiſſeries, ſes joyaux les plus précieux, & une lampe d'argent d'une groſſeur démeſurée. Le P. Antoine avoit un tel empire ſur l'eſprit de Zingha qu'il obtenoit de cette Reine tout ce qu'il demandoit: il lui ordonna de la part de Dieu même de conſacrer à l'égliſe tous ſes joyaux, ſes pierres précieuſes, ſes riches bracelets, ſes bagues, ſes pendans d'oreille:“Tous inſtrumens de luxe & de perverſité, ajouta d'un ton ſévere l'édifiant Antoine, objets d'idolâtrie, lorſqu'ils ne ſervent qu'à parer de périſſables créatures“! La Reine d'Angolafit plus encore qu'on ne lui demandoit; non-ſeulement elle ſe dépouilla de tout ce qu'elle avoit de précieux; mais elle contraignit toutes les femmes de ſa cour d'en faire autant, & chacune, à l'exemple de cette pieuſe Souveraine, alla remettre en ſoupirant ſes joyaux aux P. Antoine qui, dans cette circonſtance, eut pû, ſans preſque qu'il y eût paru, s'enrichir en ornemens, lui & tout ce qu'il y a de Capucins au monde; mais il déclare dans ſes mémoires, & l'on doit s'en rapporter à lui, qu'il fut de la plus grande fidélité, & que toutes ces pierres précieuſes furent fort exactement diſtribuées dans l'égliſe de Ste. Anne.

La piété ſolide de Zingha, les marques réitérées qu'elle donnoit du repentir de ſa vie paſſée, ſon zele pour le Catholiciſme, & les dons multipliés qu'elle prodiguoit à l'égliſe & à ſes miniſtres, lui valurent enfin la récompenſe après lar quelle elle ſoupiroit depuis quelques années. Le Capucin Antoine la ju geant digne d'être admiſe au ſacrement de l'euchariſtie, cette ſolemnité fut célébrée avec la pompe la plus majeſtueuſe. Laferveur de lingi ha pendant toute cette journée, l'affoiblit conſidérablement; elle fut attaquée d'une maladie très-dangereuſe, & d'une fievre ſi violente qu'on craignit pour ſes jours, & le péril étoit d'autant plus preſſant, que l'extrême vieilleſſe de Zingha déjà plus qu'octogénaire, ne lui laiſſoit aucune ſorte d'eſpérance. Cependant la vigueur de ſon tempéramment l'emporta pour cette fois encore ſur la violence du mal, & les Giagues que cet accident avoit jettés dans la conſternation, eurent le bonheur de voir leur Souveraine revenir des portes du tombeau. L'allégreſſe publique & celle de la Reine furent conſidérablement augmentées peu de jours après, par un courier qui arrivoit de Loando, chargé de deux lettres importantes, l'une du Pape, & l'autre au non du college de la Propagande; la premiere adreſſée à Zingha, la ſeconde aux Miſſionnaires, & dans laquelle on leur donnoit avis des intentions du Pape qui nommoit le Capucin Antoine de Gaëte, préfet & ſupérieur, non-ſeulement des miſſions de Métomba, mais auſſi de celles qui étoit établies, ou qui le ſeroient dans la ſuite dans toute l'étendue du royaume d'Angola. La Reine ne put diſſimuler la joie que ſon cœur reſſentit en recevant à genoux & des mains du Pere Autoine, la lettre que le Pape li adreſſoit: elle l'arroſa de larmes de joie, & fit tout ce qu'elle put pour retarder le départ de ſon directeur; mais celui-ci tout entier à l'obéiſſance qu'il devoit aux ordres du Pape, & n'ayant rien d'ailleurs qui le retint à Métomba, ne voulut accorder aucun délai à la Reine qui ne pouvant le retenir plus long-temps auprès d'elle, le conjura du moins de lui accorder deux graces avant que de partir; l'une de conſacrer l'égliſe de ſainte Anne, & l'autre l'autre de lui faire préſent d'un vieux froc de Capucin, dans lequel elle deſiroit qu'on envoloppât ſon corps quand elle ſeroit morte, & cela dans la vue d'effacer de la mémoire des hommes, les idées d'orgueil qu'elle avoit ſi long-temps nourries dans ſon cœur, & ſur-tout l'impiété qu'elle avoit eue de paſſer parmi les Giagues pour un être au-deſſus de l'humanité: en effet, quel vêtement plus capable que ce froc, de pénétrer Zingha de toute l'abjection & de toute l'humilité de la condition humaine!

Le P. Antoine de Gaëte donna généreuſement l'un de ſes vieux habits à Zingha qui le fit envelopper dans une étoffe précieuſe; il conſacra la nouvelle égliſe, & partit pour Loando, laiſſant auprès de la Reine le Pere Jean, & ce même Frere Ignace dont nous avons parlé. Afin de ſe conſoler de la perte qu'elle venoit de faire, Zingha imagina de recevoir plus ſolemnellement qu'elle ne l'avoit fait, la lettre du Pape, & de la communiquer à ſes ſujets. Pour cet effet, quelques jours avant la fête de Ste. Anne, la Reine fit publier qu'elle célébreroit ſolemnellement cette fête, & qu'elle feroit lire publiquement la lettre du chef de la chrétienté. Cette nouvelle attira une prodigieuſe quantité de Giagues à Métomba. Dès le matin du jour de Ste. Anne, Zingha, ſuivie de ſa cour & ſomptueuſement parée, la lettre du Pape ſuſpendue à ſon col par une chaîne d'or, & enfermée dans une bourſe étincellante de diamans, ſe rendit à l'égliſe. Le Pere Jean, après la célébration de la meſſe, prononça un diſcours, après lequel il lut la lettre du pape, écrite en langue Portugaiſe, & qu'un interprête expliquoit phraſe par phraſe, en langue Caffre. Zingha, qui, pendant la lecture, étoit reſtée debout, s'avança aux derniers mots de la lettre, ſe mit à genoux devant le Pr-Jean, & reçut de lui la lettre, après lui avoir baiſé la main. Enſuite Frere Ignace lui préſentant le livre de l'évangile, Zingha fit hautement ſa profeſuon de foi, jura un attachement inviolable au St. Siege, baiſa la lettre, la plia, la remit dans la bourſe, & retourna dans ſon palais au bruit des acclamations du peuple émerveillé.

Cette ſolemnité fut ſuivie d'un feſtin ſomptueux que la Reine des Giagues donna au député des Portugais & aux premiers officiers de ſa cour. Deux portiques très-vaſtes & récemment conſtruits, ſervirent de falle à manger; & Zingha conſentit à être ſervie à l'europeanne pour la premiere ſois de ſa vie, c'eſt-à-dire, aſſiſe dans un fauteuil, la table couverte d'une nappe, & ornée de vaiſſele plate, de couteaux & de fourchettes d'argent doré. Cet-te maniere de manger dut lui paroître fort étrange, ainſi qu'à tous ceux d'entre les Giagues qui étoient invités au feſtin; car elle etoit tout-à-fait oppoſée à l'uſage ordinaire de cette nation. Ce n'eſt pas que les chefs des Jagas ne priſſent dans certains jours fixés par la coutume, leurs repas en public: mais alors il n'y avoit pour toute décoration qu'un couſſin au milieu de la ſale, ſur lequel Zingha s'aſſéyoit ſeule & les jambes croiſées; on portoit devant elle, ſur une planche à terre, quelques lambeaux de chair à démi-crue, ſans nape, ni couteau, ni fourchette, ni plat: Zingha ſe ſaiſiſſoit de ces morceaux de viande, qu'elle déchiroit avec ſes doigts, & qu'elle dévoroit les uns apres les autres, tandis que dix des trois cens femmes occupees à la ſervir, & qui ſe relevoient tous les dix jours, ſe tenoient aſſiſes, mais ſans couſſin, à environſix pas, derriere leur Souveraine. Zingha touchoit, ſuivant ſes goûts & a voracité, à tous ces différens morceaux entaſſés devant elle, en mangeoit une partie, & jettoit par deſſus ſa tête, les reſtes à ces femmes qui ſe les diſputoient & les mangoient avec une incroyable avidité, regardant ces morceaux dégoûtans comme des marques diſtinguées de la plus haute faveur. Toutes les fois qu'il prenoit fantaiſie à la Reine de boire, les ſpectateurs frappoient des mains & pouſſoient de grands cris en ſigne d'aplaudiſſement, & le premier miniſtre qui, pendant tout le repas ſe tenoit à genoux à côté de Zingha, lui ſerroit le petit orteil du pied gauche, pour exprimer les vœux de la nation, qui deſiroit que cette liqueur mêlée avec les alimens, nourrit chaque partie du corps de la Souveraine, depuis le ſommet de la tête juſqu'à l'extrêmité des doigts des pieds. Le repas fini, la Reme faiſoit diſtribuer tout ce qui reſtoit d'alimens aux ſpectateurs, pendant que le premier miniſtre ramaſſoit tous les os & toutes les parcelles de viande qui pouvoient être tombées, & qu'il alloit dépoſer gravement dans un coffre qu'il refermoit ſoigneuſement, de crainte que quelqu'enchanteur ennemi ne ſe ſervît de ces reſtes pour enſorceler la Reine. Quelque ſauvage que fût cette coutume, Zingha ne manquoit pas de l'obſerver exactement, & ne s'en écartoit qu'en faveur des ambaſſadeurs étrangers qu'elle admettoit à ſa table. A la ſuite de ce ſeſtin la Reine d'Angola fit de riches préſens à ſon premier miniſtre, au député de Loando & à ceux de ſes courtiſans qu'elle eſtimoit le plus. Vers le ſoir du même jour elle ſortit avec toutes ſes femmes, habillées comme elle en amazones, & elles ſe livrerent ſur la place de Métomba, une eſpece de combat, dans lequel Zingha, quoiqu'àgée de près de 8z ans, ſe diſtingua par la plus ſurprenante agilité, par la rapidité de ſa courſe & le feu qui brilloit dans ſes regards. Ces apparences de force & de ſanté étoient cependant trompeuſes, & la Reine d'Angola touchoit à ſes derniers jours: mais ce qui lui donnoit cet air de vigueur & de ſérénité étoit la douce ſatisfaction qu'elle avoit de voir tous ſes projets, toutes ſes entreptiſes réuſſir au gré de ſes eſpérances. Il ne lui reſtoit plus qu'à veiller à l'exécution des édits qu'elle avoit publiés en faveur du Catholiciſme, & contre les abominables ſuperſtitions de l'ancien culte. Elle donnoit tous ſes ſoins à les détruire, ces horribles cérémonies; mais quel-que inflexible que fût ſa ſévérité ſur ce point, elle n'avoit pu encore anéantir ces affreuſes pratiques, & chaque jour elle avoit à punir les crimes de quelques infracteurs.

L'un de ces infracteurs fut découvert, pris ſur le fait, & dans le moment même ou il égorgeoit un enfant, pour rendre les enfers dociles à ſes évocations; il fut conduit aux pieds de Zingha, qui le condamna à être brulé vif ſur la place publique. Le capucin chargé de diſpoſer ce malheureux à recevoir la mort, alla conjurer Zingha de lui faire grace, perſuadé que cet acte de bonté opéreroit plus sûrement ſa converſion que ne pourroit le faire la vue du ſupplice. "Vous ne connoiſſez-point, lui répondit Zingha, la noirceur & la perfidie de ceux d'entre les Giagues qui préférant à mes loix les anciennes mœurs nationnales, ont refuſé de renoncer aux dogmes infernaux, au culte & aux cérémoniesnies fondées autrefois par l'impie Ten-ba-dumba, & approuvées par les barbares Singhillos. Tel fut toujours le caractere des Jagas, que la douceur ne peut qu'irriter leur atrocité; la ſévérité les abat, la clémence les enhardit. Mais, afin que vous ſoyez convaincu par vous même de l'invincible obſtination de ces ames perverſes, je veux bien accorder la vie au malheureux auquel vous vous intéreſſez, quelque aſſurée que je ſois de le voir ſe replonger bientôt dans toutes ſes anciennes abominations.“

Zingha ne ſe trompoit pas, ce ſcélérat n'eut pas plutôt reçu la nouvelle de la grace qui venoit de lui être accordée, qu'indocile aux avis & aux exhortations du miſſionnaire, il alla ſoulever quelquesuns de ſes pareils, & ceux-ci ne doutant point que la Reine ne lescraignît, puiſqu'elle n'oſoitles punir, s'abandonnerent à toutes les anciennes ſuperſtitions, & pouſſerent même l'audace juſques à demander hautement qu'on retablît & le culte fondé par Ten-ba-dumba & l'uſage des victimes humaines; enſorte que Zingha fut obligée, ainſi qu'elle l'avoit prévu, de recourir à la plus exemplaire ſévérité, & d'effrayer les coupables que ſes bontés n'avoient pu ramener.

Pendant que cette Souveraine conſacroit tous ſes ſoins au bonheur de ſon peuple, & aux moyens d'étendre la lumiere de l'évangile, le Capucin qui avoit ſuccédé auprès d'elle au P. Antoine de Gaëte, fut obligé d'aller vifiter ſes catécumenes ſur les frontieres d'Angola; il en demanda la permiſſion à Zingha qui ne la lui ayant accordée que malgré elle, le vit avec douleur s'éloigner de Métomba, où, contre ſon attente, il devoit cependant rentrer inceſſamment. En effet, il n'y avoit que deux jours que ce religieux étoit parti, lorſque pluſieurs couriers volerent ſur ſes pas, & vinrent l'avertir de ſe hâter de ſe rendre à Métomba, où la Reine des Giagues dangereuſement malade, le demandoit avec empreſſement, perſuadée qu'il ne lui reſtoit plus que peu de jours à vivre: il revint auſſi-tôt, & trouva la Reine expirante, violemment attaquée d'une inflammation de gorge, à peine elle pouvoit parler. La ue de ſon directeur ne ranima ſes forces que pour quelques momens: elle le conjura de ne pas l'abandonner dans ſes deruiers inſtans, & ſurtout, auſſi-tôt qu'elle auroit ceſſé d'être, de faire envelopper ſon corps dans le froc de Capucin qu'elle conſervoit depuis deux ans dans ſon palais. Enſuite, faiſant approcher le Général de ſon armée, ſes Miniſtres & ſa Sœur, elle leur ſit promtettre d'exécuter ſes derniees volontés, déclarant qu'elle vouloit que Teudela, ſon premier ſécretaire, fût chargé ſeul de l'adminiſtration pendant l'interregne, & que ſon confeſſeur réglât toutes les cérémonies de ſes obſeques, enfin, qu'ils travaillaſſent tous à concourir autant qu'ils le pourroient à la propagation du Catholiciſme, & à l'extirpation totale des erreurs de l'ancien culte. Ces ſoins & le zele de Zingha hâterent le progrès de l'inflammation, qui bientôt gagnant la poitrine, ne laiſſa plus à la Reine d'Angola que le temps de recevoir les derniers ſecours de l'égliſe: elle expira le 17 Décembre 1764, à l'âge de 82 ans, laiſſant la nation Giague à démi policée, & inconſolable de ſa perte.

Cependant le miniſtre Teudela n'avoit point attendu la mort de la Reine des Giagues; elle reſpiroit encore, quand dans la vue de prévenir tout déſordre & toute confuſion, il fit raſſembler l'armée devant les portes du palais de la Souveraine expirante; il n'y avoit point d'autre moyen de contenir les eſclaves & d'empêcher leur évaſion, effrayés comme ils l'étoient par la crainte d'être ſacrifiés aux manes de Zingha, ſuivant l'uſage conſtamment obſervé juſqu'alors à la mort des chefs des Jagas. Les eſclaves n'étoient pas ſeuls en proie à la terreur; les femmes de la Reine & généralement toutes les Dames qui compoſoient ſa cour étoient tout auſſi agitées que les priſonniers de guerre: elles allerent implorer la protection du Capucin Bennet & lui faire part de leurs craintes; Bennet eût pu les raſſurer d'un mot; il eut la dureté d'ajouter à leur conſternation, par les ordres qu'il leur donna de ſe tenir renfermées dans le palais, dont il fit fermer les portes & garder toutes les iſſues par des ſoldats armés.

Pendant ces momens de terreur, le conſeil aſſemblé diſpoſa de la couronne en faveur de la Princeſſe Bar-ba, Sœur de la Reine d'Angola. Dès que cette élection fut faite, on ouvrit la grande porte du palais, où les principaux officiers du royaume furent convoqués: on alla recevoir la Princeſſe Barba qui ſe montra au peuple les yeux baignés de larmes. Dans toute autre eirconſtance, les Giagues qui chériſſoient& reſpectoient Bar-ba, eaſſent témoigné par descris d'acclamation l'intérêt qu'ils prenoient à l'élévation de leur nouvelle Souveraine: mais dans ces momens de douleur, Bar-ba n'entendit autour d'elle que des gémiſſemens: elle étoit elle-même trop pénétrée de la mort de ſa ſœur pour ſe livrer à quelqu'autre ſentiment qu'à celui de la triſteſſe, & l'on mit entre ſes mains, & ſans qu'elle parût y prendre aucune part, l'arc royal & les fleches ſacrées.

Tandis qu'on s'occupoit des cérémonies du couronnement devant la nation aſſemblée, les femmes de Zingha s'empreſſoient dans l'intérieur du palais à parer ſon corps des plus riches vêtemens; enſorte que quand le miſſionaire chargé de la direction de la pompe funebre arriva pour envelopper le cadavre d'un froc de Capucin, ſuivant les ordres de Zingha, il fut fort étonné de cette ſomptueuſe décoration, & il eut beaucoup de peine à obtenir des femmes qui avoient habillé Zingha, qu'elles ſubſtituaſſent à ces étoffes précieuſes l'habit religieux qu'elle avoit elle-même ſi ſoigneuſement conſervé pour cet uſage: ſes dernieres intentions furent cependant ſuivies, & le corps de Zingha fut tranſporté dès le ſoir même hors du palais, dans une petite chapelle, ou il fut dépoſé, aſfis ſur une eſpece de couche on de lit de parade, les jambes croiſées & la tête appuyée ſur la poitrine de l'une des femmes de la Reine. Le convoi fut fixé au lendemain matin; il fut pompeux; le corps porté par douze Dames Giagues, étoit accompagné de cent ſoldats ſans armes, précédés de toute la muſique militaire, qui faiſoit retentir les airs des ſons les plus plaintifs: ces ſoldats étoient ſuivis de l'armée entiere rangée ſur quatre colomnes, & commandée par le Général Y-venda.

Ce fut dans cet ordre que le convoi funebre ſe rendit à l'égliſe de Métomba, & c'étoit à la premiere des Dames d'honneur de la Reine qu'Y-venda devoit, ſuivant l'uſage, remettre le corps de Zingha; mais à l'inſtant où celle qui devoit remplir cette cérémonie s'avançoit pour recevoir le corps, elle fut ſaiſie d'une telle terreur en jettant les yeux ſur la foſſe où la Reine Reine devoit être inhumée, qu'elle jetta des cris perçans, & ſe mit à prendre la fuite: toutes les femmes raſſemblées dans l'égliſe, firent comme elle; les eſclaves qui marchoient deux à deux à la ſuite du convoi, ſuivirent l'exemple des femmes; enſorte que la crainte du ſacrifice ſe communiquant de proche en proche, des eſclaves aux femmes, de celles-ci aux ſoldats, des ſoldats à leurs Officiers juſqu'à Yvenda lui-même, il ne reſta plus dans l'égliſe que le corps de Zingha & deux vieux Capucins qui acheverent ſeuls lenterrement & comblerent la foſſe. Ce ne fut que trois ou quatre heures après que quelques Giagues s'étant hazardés à rentrer dans l'égliſe, & n'appercevant plus de tombe ouverte, allerent raſſurer le peuple, les ſoldats, les eſclaves & les femmes. Il y eut le lendemain un ſervice ſolemnel dans la même égliſe, auquel la Reine Bar-ba ne ſe ſentit point la force d'aſſiſter, tant ſon ame étoit abattue par la douleur. Ce ſervice étoit à peine fini, que pluſieurs d'entre les principaux Officiers de l'armée, vinrent dire au ſupérieur desmiſſionnaires qu'il convenoit de célébrer un Tom-ba en mémoire de Zingha, que les ſoldats s'y attendoient, & qu'il ſeroit très-dangereux de leur refuſer ce ſpectacle.

Le Tom-ba des Giagues conſiſte à immoler un très-grand nombre des victimes humaines, qui ſont préparées enſuite, & ſervies aux parens & aux amis du chef en l'honneur duquel ces horribles ſacrifices ontlété faits; & ce repas eſt ſuivi de danſes très-laſcives. Le bon religieux frémit d'horteur à cette étrange propoſition; mais le ton de ces Officiets lui faiſant juger que leur réſolution étoit priſe, & qu'il ſeroit très-imprudent d'imiter dans cette circonſtance l'exemple du P. Bennet lors de l'enterrement de Salvador, il répondi d'un air tranquille, que c'étoit également l'intention de la nouvelle Reine, que l'on célébrât un Tomba; mais qu'il ſe flattoit que cette fête s'exécuteroit ſuivant les volontés ſuprêmes de Zingha qui l'avoit ordonnée avant que de mourir: qu'ainſi l'on permettoit à l'armée & au peuple d'obſerver dans ces jeux tout ce que les anciens Giagues avoient été juſqu'alors dans l'uſage d'y obſerver, à l'exception néanmoins des victimes humaines, dont la coutume étoit ſévérement proſcrite, de-même que celle des danſes laſcives; que quant au reſte, la nouvelle Souveraine s'en rapportoit au zèle des ſoldats & à l'amour du peuple pour la mémoire de Zingha. Contens de la permiſſion qui leur étoit accordée les Officiers promirent d'épargner le ſang humain, & cette fête qu'un refus abſolu n'eût point empêchée & qu'il eût au contraire rendue abominable, ſe paſſa avec autant de décence que ſi Zingha elle-même y eût préſidé.

Le Regne de Bar-ba fut trèscourt; elle avoit des vertus, mais beaucoup moins de talens que la Reine d'Angola; ce ne fut point elle, ce fut Y-venda qui régna; ce guerrier féroce n'étoit rien moins que propre à policer une nation ſauvage: auſſi les loix cruelles de Ten-ba-dumba ne tarderent que peu d'années à prévaloir ſur les ſages réglemens de Zingha, ou plutôt du Pere Antoine de Gaëte, qui eut avant ſa mort la douleur de voir les Giagues plongés dans tous les vices de leur ancienne corruption & dans l'affreuſe nuit de leur premiere idolâtrie.

FIN.

Appendix A

Note: (1) Prêtres du Royaume d'Angola.
Note: (2) Ce ſont les Dieux du peuple d'Angola.
Note: (1) Les ſouverains d'Éthiopie connoiſſent tous la langue de Congo, quoique dans chaque royaume on parle une langue particuliere & dfférente du langage Congois.

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