Lettre I. Paris, 17

J'Ai reçu ta lettre, Charles; mon premier soin, en arrivant, est de te remercier d'une attention qui m'oblige. Je ne t'ai pas quitte sans regret, mon attendrissement à dû te le prouver. On se trompe fort sur l'objet de mon voyage. Ni le dessein de comparer deux nations rivales, ni cette mélancolie vague, qui porte une foule de nos compatriotes à passer la mer, ne m'attirent ici. Le besoin d'une distraction nécessaire à mon repos, peut-être à ma raison, la crainte de succomber à la plus vive tentation, de justes égards, un principe grave dans le fond de mon coeur, m'imposent seuls l'espèce de bannissement où je me condamne. Je viens essayer de perdre à Paris des idées fantastiques dont je m'occupois trop à Londres. Si l'inconstance naturelle du climat influe sur moi, dissipe une séduisante erreur, je reverrai bientôt l'Angleterre et des amis dont l'éloignement se fait déjà sentir à mon coeur.

Si je m'arrêtois à plusieurs de tes expressions, notre correspondance commenceroit comme finissent les sublimes entretiens de ton cousin Dunstan et de sir George, c'est-à-dire, par une querelle. Pourquoi ce long article sur ma

négligence, pourquoi t'en plaindre avant de l'éprouver? Depuis un peu de tems tu me grondes sans motif. Je suis paresseux, dis-tu? Je veux bien convenir de ce défaut, mais si mon indolence te fâche, penses-tu que ta vivacité ne m'impatiente pas? Eh bien, est-ce que je t'en aime moins, est-ce que je te tourmente dans l'espoir de te corriger? Soyons indulgens tous deux. Supporte ma lenteur, comme j'excuse ta pétulance, et la paix subsistera toujours entre nous.

Je remercie lady Mary de son souvenir, de ses graves avis et du soin qu'elle veut bien prendre pour garantir mon coeur des attraits étrangers. Sa bonté me touche. Mon absence l'afflige, l'ennuie; je l'intéresse, elle m'aime. Tendre fille elle m obstinoit, me railloit impitoyablement à Londres, et ses voeux m'accompagnent à Paris! Charmante contradiction! puisse ton mariage avec elle ne pas tromper ta longue attente, puisse-t-il ajouter de nouvelles douceurs à ton heureuse situation. Ma cousine possède assurément des qualités rares et bien désirables dans une femme; mais accoutumée à la complaisance de tous ceux qui l'environnent, je ne sais si elle s'est jamais dit qu'on pourroit un jour en exiger, ou du moins en attendre d'elle.

Sans doute tes idées se sont portées sur tous les inconvéniens d'une union, convenable en apparence, et pourtant peu assortie. Deux personnes dont les goûts, dont les habitudes sont si parfaitement opposées, s'accordent difficilement, et la plus sensible s'engage à de pénibles sacrifices. Si lady Mary en obtient de toi, si elle te fait abandonner de vains projets, et de plus vains désirs, si sa société devient la tienne, si elle t'arrache de ce cabinet où tu passes tant de jours perdus pour

tes amis, si elle t'enlève à sir George, j'admirerai son pouvoir et lui saurai are de l'exercer sur toi.

Adieu, Charles, je t'écrirai souvent, et suis à Paris ce que j'étois à Londres, ton plus zélé serviteur et ton plus tendre ami.

Lettre II. Au même

TON cousin y songe-t-il de me faire cette foule de questions? Comment y répondrois-je? J'ai seulement vu notre ambassadeur et cinq ou six anglois nouvellement arrivés d'Italie. Avant de me laisser présenter, je veux m'accoutumer aux inflexions de la langue françoise, et m'étudier à perdre, s'il est possible, cet air étranger qu'en tous pays on doit plus, je crois, à sa contenance, qu'à sa physionomie.

Assure ton cousin et mylord Bellasis de ma complaisance, s'ils veulent m'accorder le tems de satisfaire leurs désirs. Mon premier séjour ici ne me donna pas de grandes lumières sur une nation que je vis en passant, et dans un âge où l'empressement de jouir détourne du soin d'examiner. Quand je connoîtrai les moeurs des françois, je ferai part à mylord Bellasis de mes remarques. Cependant qu'il ne s'attende point à de profondes observations. Un naturel indulgent et cette indolence si souvent reprochée, me rendent peu propre à l'emploi dont vous me chargez tous trois. Je suis assez dans le monde, comme sont au théâtre ces paisibles spectateurs qui, cherchant à s'amuser de la pièce, l'écoutent sans s'embarrasser si elle pouvoit être mieux faite, mieux écrites; et quelquefois maudissent un voisin trop difficile ou trop instruit, plus fâchés de perdre une partie de leur plaisir, que satisfaits d'être éclairés par sa critique.

La conformité des principes lie plus solidement que celle des goûts. Je le pense comme toi, Charles. Notre amitié le prouve, dis-tu? Ta maxime peut être vraie, sans que ta conséquence soit juste. Entre deux personnes du même sexe, il n'est pas rare de trouver cette mutuelle condescendance si nécessaire à l'entretien d'un commerce intime; en se destinant à vivre ensemble, deux esprits raisonnables se l'imposent volontairement, s'habituent à supporter de petits défauts compensés par des qualités capables de plaire et d'attacher.

Malheureusement la différence des sexes forme une espèce de société où l'on ne semble pas apporter les mêmes dispositions. Soit que la convenance ou l'inclination l'établisse, elle se soutient difficilement. Chacun des associés se prête moins, exige davantage, s'attend à des égards, oublie qu'il en doit; se croit en droit d'être sans cesse oblige, néglige d'obliger à son tour, et par un sentiment trop personnel, détruit l'égalité, base de la concorde, et de cette harmonie d'où naissent les douceurs de toute espèce d'association.

Mais à quoi servent ces propos? Si tu ne peux vivre sans lady Mary, si le penchant de ton coeur est plus fort que ta raison, j'aurois tort de le combattre. Ce seroit te contredire, sans espoir de te persuader. Dans ta position actuelle, tout conseil parois dur, s'il n'est dicte par la complaisance.

En écrivant à ta soeur, dis-lui que je me plains d'elle. J'ai peine à concevoir comment le séjour rustique, et l'entretien plus rustique encore, de lady Orkney, offrent des amusemens assez vifs à une femme du caractère de mylady Orrery,

pour remplir tous ses momens. Quoi, pendant deux mois ne pas trouver le tems de répondre à son meilleur ami! ma pupille se tait aussi, Sir Francis m'apprend, et même avec assez d'humeur, que ses efforts ne peuvent déterminer miss Rutland en faveur de sir Edmond. Après avoir donné, dit-il, une sorte d'espérance, remis cent fois l'instant où elle décideroit le sort du baronnet, elle continue à rejeter ses voeux avec un dédain très-offensant, se montre fatiguée, même irritée de sa constance, se déplaît à Lemster, parle sans cesse de Londres, veut y retourner. II accuse lady Mary de l'inviter par ses lettres à revenir partager les plaisirs de la capitale. Pourquoi ma cousine s'expose-t-elle aux reproches de lady Lesley, en voulant la priver de sa soeur? Edmond m'écrit très-souvent, il me prie, il me conjure de l'obliger, de presser miss Rutland de lui accorder sa main. L'en presser, moi! et pourquoi tenterois-je de gêner l'inclination de ma pupille? Le testament de son père m'assure sa fortune, si elle se marie sans mon aveu. Mais comme le droit de l'en priver est injuste dans mes idées, je ne m'en servirai jamais, ni pour lui indiquer un choix, ni pour la punir d'en avoir fait un sans me consulter. Je ne sais pourquoi sir Edmond pense que je puis la contraindre. Quand à la prière de lady Morton, j'appuyai sa recherche, il m'inspiroit une véritable compassion, peut-être lui en ai-je donne depuis des preuves qu'il ignore. A présent je laisse son succès au hasard. Je l'avouerai pourtant, je ne suis pas sans intérêt sur l'événement, je sens assez d'impatience d'apprendre ou la réussite de ses desseins, ou l'entier abandon de sa poursuite.

Mes complimens à tous nos amis. Tu m'effaies en m'annonçant une lettre de sir George. Il veut m'écrire, eh! d'où vient donc? il m'obligera fort s'il se dispense de ce soin.

Sur mon honneur, il est de tous les hommes du monde celui qui m'inspire le plus d'éloignement.

Lettre III. Au même.

EN m'exprimant sans détour sur sir George, je ne croyois pas te mortifer, Charles. Tu ne m'as jamais vu dispose à I aimer. Quand je revins d'Écosse, ton intime liaison avec lui me déplut extrêmement. Je prévis qu'il séduiroit ton esprit l'égareroit dans les folles spéculations où le sien se perd. Tu admires son ardent amour pour l'humanité, tu lui sais are de t avoir inspiré cette noble passion, tu veux t'en occuper le reste de ta vie! Prends-y garde, Charles; comme ton ami, je t'exhorte à t'y livrer avec plus de retenue. En pensant trop au bien général, crains de négliger le bien particulier, ton propre bonheur et tes devoirs les plus réels.

Les mots ne peuvent m'en imposer, je n'attache aucun sens à ceux de sir George. Aimer les hommes! aimer tous les hommes! Eh mais, c'est n'aimer rien, c'est exprimer un

sentiment vague, sans objet, plus propre à rompre les liens de la société qu'à les étendre. Tenir ses yeux ouverts sur l'univers entier! comme tu le dis, c'est voir en grand. Mais je doute que ce soit bien voir.

L'éloge pompeux qui termine ta lettre, ne détruit pas ma première opinion sur le caractère de George. J'apperçois plus d'ostentation que de bonté dans sa conduite, plus d'orgeuil que de sensibilité dans ses véhémentes déclamations. Si tous les hommes lui sont si chers, pourquoi méprise-t-il, pourquoi hait-il ceux qui ne pensent pas comme lui? Cesse-t-on de faire partie du genre humain, en s'éloignant des idées de sir George?

J'ai vu peu d'amis des hommes agir conséquemment avec leurs principes. Te souviens-tu de sir Henry Montford, le frère de ma mère? j'étois à la campagne chez lui, où je m'ennuyois assez de son commerce. Studieux et mélancolique, il ne parloit guère, écrivoit beaucoup; et quand j'arrivois d'une longue et solitaire promenade, je trouvois fort désagréable d'attendre qu'il lui plut de poser sa plume, et de venir s'asseoir à une table servie depuis trois quarts-d'heure.

Un soir, ses cris, un bruit terrible, me firent courir à son cabinet. Je le vis, sa canne à la main, poursuivant un très-joli petit nègre dont j'aimois la douceur et l'ingénuité. Je sauvai cet enfant de la fureur de son maître, et m'informai du crime qui lui attiroit un si dur châtiment. Sans le vouloir, il venoit de répandre un peu d'eau sur les papiers de l'infatigable écrivain. Eh de quoi traitent donc ces cahiers si précieux, demandai-je à mon parent irrité? Ils traitent du bonheur d'une partie des hommes, me répondit-il avec chaleur, c'est l'ouvrage de ma sensibilité, c'est l'ouvrage favori de mon coeur, il m'est dicté par la tendre humanité; j'y démontre la cruauté de nos planteurs, l'injustice des européens qui, peu consens d'encourager un trafic infame, d'en profiter, s'arrogent le droit barbare de maltraiter d'infortunes esclaves dont les travaux les enrichissent. Pénétré de compassion pour ces noirs malheureux... A votre place, mon oncle, interrompis-je

brusquement, je commencerois à montrer ma pitié en n'assommant pas le seul dont le sort dépendroit de moi.

Tu ne priseras jamais cette espèce d'avis, ce que le protecteur des noirs l'estima. Il me priva de quinze mille livres sterlings qui dévoient me revenir de sa succession, et les donna à ma soeur. S'il a cru me punir, il s'est trompe.

Je reçois toujours des plaintes du château de Lemster. Edmond me tourmente, sa tante me fatigue, miss Rutland garde le silence, ta soeur m'oublie, tu me querelles! patience.

Lettre IV. Au même

MA foi, Charles, j'en suis fâche; mais sur mon honneur, je pense précisément comme tu espères que je ne pense pas Je ne voudrois point t'irriter, cependant je veux encore moins t'en imposer. Pardonne-moi donc ma franchise, et ne prends pas l'aveu de mes sentimens pour une critique des tiens.

Le genre humain ne m'est point indifférent, mais je l'aime sans passion. Je ne crois pas devoir m'inquiéter de ce qui se passe sur ce globe, où j'occupe une si petite place. Ma plus sérieuse attention est de m'y mouvoir sans me laisser gêner et sans embarrasser les autres. N'est-il pas plus raisonnable de se prêter à l'ordre établi, que de se faire un malheur de suivre des loix adoptées et des usages reçus. Comment un simple particulier s'avise-t-il de vouloir se placer au centre de l'univers, d'entreprendre de changer ses mouvemens? C'est aux rois, à leurs ministres, aux chefs des nations à s'occuper du bien général: ils ont le pouvoir et les moyens de le procurer. Mais sir George le tenter! Quelle folie!

Je ne doute pas plus de ton coeur que du mien. Je connois tes intentions, et j'en révère le principe. Tu es bon, sensible, généreux; ta fortune te permet de suivre le plus noble des penchans; céde à tes seules inspirations. Cesse d'étendre tes vues, crains de passer le but où tu veux atteindre. L'enthousiasme peut en éloigner, la nature y guide sûrement. Perds l'idée des objets qui te sont étrangers, fixe tes regards sur ceux dont tu te trouves environné.

N'as-tu pas des parens, des alliés, des amis, des voisins, des vassaux; une foule d'hommes pauvres attachés à ta personne? eh bien, rends tout cela heureux. Oblige tes parens, sers tes amis, aide tes voisins, protège tes vassaux; mets tes valets à l'abri du besoin; accorde ton appui au foible opprimé, tes secours à l'indigent laborieux. Soutiens l'enfance, console la vieillesse; prête, donne; mais toujours près de toi, autour de toi; plutôt aux environs de ta demeure, qu'à un mille de distance. Si tous les grands, si tous les riches s'assujettissoient à cette conduite, ne penses-tu pas, Charles, qu'elle vaudroit bien les calculs de sir George? Si chaque homme seulement se faisoit une loi de remplir les devoirs que la nature et la société lui imposent, le bien général naîtroit tout simplement de cette disposition uniforme. Dis à ton réformateur de changer le plan de son travail. Qu'il trouve un moyen de rendre les hommes plus honnêtes, il aura vraiment trouvé celui de les rendre moins malheureux.

Lady Mary croit donc qu'une passion mal éteinte m'a fait quitter l'Angleterre? Je ne sais si je puis donner le nom de passion à l'espèce de penchant qui m'entraînoit vers lady Laurence? Mais assurément ma pénétrante cousine n'a pas bien deviné, et mon dessein n'est point de l'éclairer sur la cause de mon éloignement. Me supposer une furieuse humeur contre son sexe, c'est s'abuser encore. Tompé dans l'opinion que j'avois conçue d'une femme, je n'ai pas l'injustice de juger sur ses défauts toutes les créatures de son espèce, et je n'en estimerai pas moins celles qui offriront à mes yeux les mêmes apparences dont mon coeur se laissera séduire. Loin de fuir les femmes, je m'empresse fort auprès d'elles. Leur commerce me plaît, m'amuse, m'attache. Et si lady Mary ne veut pas absolument me permettre d'aimer une françoise, qu'elle redouble ses conjurations et signe promptement son pacte magique, car je suis en grand danger d'en aimer au moins deux.

Elle demande si les dames de France sont coquettes? Eh mais, elles ne ressemblent pas mal à celles de la Grande-Bretagne. Avec cette différence pourtant, que la coquetterie des françoises est obligeante; il est doux d'en être l'objet, quand on possède l'art de ne pas en devenir la victime. Loin d'affecter, comme nos belles compatriotes, un dédain marque pour celui dont elles reçoivent, ou veulent s'attirer l'hommage; de le maltraiter, de l'humilier, de le déconcerter par de piquantes railleries; c'est avec une politesse insinuante, les plus flatteuses attentions qu'une françoise cherche à fixer près d'elle l'homme qu'elle entreprend de rendre riducule ou malheureux. On peut sans danger se prêter à son badinage, si l'on conserve assez de sang-froid pour se jouer autour du piège et n'y pas tomber. Comment l'esprit ne s'amuseroit-il pas d'un manége dont l'amour-propre n'est jamais blessé? Lady Mary sera, je crois, de mon sentiment. Trompe pour trompe, il est moins fâcheux de l'être par des préférences, que par des duretés.

Tu m'annonçois une lettre de ta soeur, je ne l'ai point reçue. Le retour de miss Rutland à Londres ne m'étonne

point. Ce qui me surprend, et même avec raison, c'est qu'elle ne daigne plus m'instruire de ses démarches. Adieu.

Lettre V. Au même.

MON séjour en France inquiète! eh, qui donc, Charles? On s'occupe de moi, on s'attriste de mon absence? c'est un badinage, sans doute. Lady Mary se plaît à m'éprouver, elle exagère les expressions de cette personne dont le nom est un mystère. Tu l'ignores toi-même. Si je ne hâte pas mon retour, ma cousine me déclare indigne de l'estime que mes attentions pourroient changer en un tendre sentiment? Je ne m'appliquerai point à chercher le sens de cette énigme. La situation actuelle de mon ame ne me porte point à désirer de le trouver.

Tu me parles de beauté, de fortune, de convenance: mon ami, le plus bel objet du monde contemple tout le jour, parois le soir un objet ordinaire; la fortune ne peut me tenter. A l'égard des convenances, s'en rendre l'esclave, ce n'est pas se marier pour soi. si jamais je prends une compagne, je m'efforcerai de faire un choix raisonnable; mais je consulterai mon goût sans m'embarrasser de celui des autres. Si ma femme me convient, il m'importera peu que le public approuve ou blâme une démarche dont l'événement m'intéressera seul.

Mes idées s'éloignent des tiennes? je le savois, Charles; nous ne pensons pas, nous ne voyons pas de même? Non

assurément. Mais nous n'aurons pas le plus léger débat à ce sujet. Je dis mon sentiment, parce que je suis vrai; je ne m'offence point quand on le conteste, parce que je ne le donne pas comme une loi. Je hais un homme impérieux, capable de préférer ses opinions à son ami, de montrer de l'humeur contre cet ami, s'il ne veut adopter ni ses fantaisies, ni ses passions. Ne te détourne point, suis ta route ordinaire. Ta façon d'envisager les objets, ne sauroit affoiblir mon estime, ni diminuer mon amitié. A ton tour ne sois pas exigeant. Passe-moi mes petites idées, mon peu d'ardeur; car aussi obstine que toi, je ne veux changer ni de pensée, ni de conduite.

On m'a présente. J'ai vu la cour. Introduit dans les maisons où se rassemble ce qu'on appelle ici, comme à Londres, la bonne compagnie, je regarde, j'écoute, je compare, mais je suis loin encore de juger. J'ai peu de tems à moi. Assailli par une foule de nos compatriotes, curieux et désoeuvrés, je ne dispose pas de mes momens. Beaucoup vont repasser la mer, et j'en suis charme. Ils sont venus ici avec le seul projet de changer d'air, de parcourir les maisons royales, de voir les spectacles et de se promener dans les jardins publics. Ils n'entendent point la langue, ne comprennent rien, brament tout, et s'en retourneront très-persuadés qu'ils ont acquis la plus parfaite connoissance d'un peuple dont ils n'ont pu même interpréter les mouvemens.

Je ne prétends pas charger mes seuls compatriotes de ce ridicule, je l'ai remarque dans la plus grande partie des voyageurs. Dernièrement je vis à la campagne un homme dont on cherchoit à me faire admirer l'esprit et la pénétration. Rien ne me surprit en lui que son impudence. après un mois de séjour à Londres, il connoissoit parfaitement les trois royaumes. II me parla de nos loix, de nos conventions politiques, de nos moeurs, de nos usages, d'un ton si positif, m'en donna des raisons si singulières, me peignit ma patrie avec des couleurs si bizarres, que j'eus besoin de toute ma politesse pour ne pas lui demander s'il étoit bien sur d'avoir été en Angleterre. Adieu, Charles. Je t'embrasse de tout mon coeur, malgré la diversité de nos opinions.

Lettres VI. Lady Mary Courteney, à mylord Rivers.

CONVENEZ-EN, votre réponse à ma question vous à paru très-fine, très-spirituelle et très-malicieuse. Moi, je la trouverois fort impertinente, mon cher cousin, si j'avois la foiblesse de priser assez votre sexe pour m'occuper du soin de l'attirer, d'en fixer une partie près de moi. Je ne m'offense point de vos expressions, ou si elles me blessent, c'est uniquement par l'injustice et la prévention qui vous les dictent.

Comment mylord Rivers, un sage, un philosophe! est-il assez susceptible d'amour-propre, pour accorder une préférence si décidée à l'espèce de coquetterie la plus dangereuse et la plus blâmable? Que reproche-t-il à ses belles compatriotes? De n'être ni insinuantes, ni fausses.

S'armer d'un dédain, ou feint, ou véritable, contre l'amant qui prétend nous séduire, est-ce l'attirer? le mortifier par des railleries, est-ce l'engager à nous suivre? humilier l'orgueil, est-ce attaquer le coeur? C'est jouir, un peu durement peut-être, du privilège que donnent les graces, l'esprit et l'enjouement; c'est, tout au plus, abuser du pouvoir de la beauté, saisir un moyen de s'amuser de l'homme d'un importun, et badiner d'un sentiment très-propre à causer beaucoup d'ennui, quand on l'inspire sans le partager.

Mais faire naître l'amour par de flatteuses attentions, par une douceur insinuante, par des égards, par des préférences! c'est employer à nuire l'apparence de la bonté; c'est tendre un piège à la candeur, c'est couvrir de fleurs les bords du précipice où l'on s'efforce d'entraîner un malheureux; c'est se servir d'un art pernicieux, capable de réussir également sur une ame sensible et sur un esprit vain, car la vanité est aussi confiante que la bonne foi.

Enchanté de ce manége obligeant, de cette inhumaine politesse, vous êtes prêt à aimer deux françoises! c'est-à-dire, deux coquettes polies. Eh bien, suivez votre penchant. Pourquoi redoublerois-je mes conjurations? ai-je intérêt à vous défendre? Je signerois en vain mon pacte magique, il perd sa force dans l'éloignement. Ma puissance bornée par la mer, n'agit point au-delà des rives de la Grande-Bretagne.

En parlant de la personne dont je tais le nom, je n'exagère ni sa beauté, ni ses sentimens. Avec un mérite si réel, une figure si gracieuse, dans l'âge où l'on plaît, mylord Rivers est-il si modeste qu'il lui soit difficile de se croire regrette? de se croire aimé? Mais au milieu de la France, recherché, attiré, préféré! est-il étonnant que les dispositions d'une angloise à son égard lui inspirent peu de curiosité? Elles changeront, ces dispositions, le tems doit naturellement les altérer, et peut-être pleurerez-vous un jour la perte d'un bien que vous négligez follement.

Tout en vous grondant, mon cher cousin, je vous demande une grace. Voudrez-vous bien me l'accorder? Depuis douze jours miss Rutland est à Londres. A son arrivée du château de Lemster, mylady Morton l'a reçue avec froideur, lui montré à chaque instant plus d'humeur, et ne sauroit lui pardonner de ne pas aimer son neveu. Cette dame, dont vous prisez les vertus, est naturellement assez aigre; ses

plaintes, ses reproches fatiguent miss Rutland, leur séparation devient nécessaire, même indispensable. Voulez-vous permettre à votre charmante pupille de venir partager mon appartement chez ma tante? Miss Rutland vous prie de satisfaire nos mutuels désirs, mylady Ormond vous en presse, moi, je vous en conjure. Adieu, repondez vîte et ne faites pas attendre votre décision.

Lettre VII. Mylord Rivers, à lady Mary Courteney.

ASSUREMENT, Madame, vous n'avez pas dû craindre d'attendre ma réponse dans une occasion où vous me donnez le pouvoir de vous obliger. Je consens de tout mon coeur aux arrangemens proposés, et je rends grace à mylady Ormond de sa complaisance pour les voeux de miss Rutland. Mais plus j'y réfléchis, plus il me paroît étrange que vous ayez pris seule le soin de m'en instruire. Un tuteur de mon âge ne cherche guère à se rendre imposant, je suis fort éloigné d'être exigeant ou formaliste; cependant je trouve un peu extraordinaire que miss Rutland ne m'informe point elle-même de ses intentions. après avoir promis à sa soeur de rester tout l'été à Lemster, des affaires bien importantes, sans doute, l'ont rappelée à Londres? elle n'a pas daigné me les communiquer? ce procédé est au moins singulier, peut-être un autre lui donneroit-il un nom plus désagréable. Je suis fâché de son peu de confiance, je m'en plains comme son ami. Trois mois sans m'écrire! ses parens ne m'ont pas traite avec tant de négligence. J'ai reçu beaucoup de lettres de Lemster. Voulez-vous bien le dire à votre amie?

Je me défendrois sur la partialité dont vous m'accusez, s'il me convenoit de soutenir un sentiment contraire au vôtre, ou de prononcer définitivement entre deux espèces de coquetterie. Ce seroit m'établir juge d'une cause sans en connoître le fond. Je vous sais mieux instruite, et m'en rapporte

à vos lumières. Mais je vous en prie, ne me nommez jamais ni sage, ni philosophe. Je vous ai souvent entendu designer un pédant, ou un ennuyeux, par ces deux épithètes. Sans croire absolument que vous me placiez dans l'une ou l'autre classe, je préfère le titre de votre ami à tous ceux dont on voudroit m'honorer.

Me permettrez-vous, ma charmante cousine, de vous représenter l'extrême inconséquence de vos reproches? Vous m'imputez de la foiblesse, vous me dites séduit par l'amour-propre; un instant après vous me bramez d'en manquer quand vous voulez exciter ma vanité, élever en moi des désirs curieux, et peut-être indiscrets.

Une simple observation prouve-t-elle contre moi? Me suis-je dit l'objet de ce manége qui vous révolte, sur quoi m'attaquez-vous! Si vos insinuations n'éveillent point ma sensibilité, ou si je réprime le désir de m'éclaircir, peut-être est-ce moins par indifférence que par raison, je connois trop le prix d'une liberté recouvrée avec effort, pour risquer imprudemment de la perdre en donnant l'essor à mon imagination, ou bien en vous priant de la fixer.

II m'importe trop de conserver la bonne opinion de ma chère lady Mary, pour lui laisser penser que j'aime deux folles. Prenez une idée plus juste de mes nouvelles amies. Elles

sont veuves. La plus âgée a trente et un ans. Elles vivent ensemble. De mutuelles complaisances laissent appercevoir en elles un désir commun de s'obliger, mais leur amitié est sans affectation, et sans ces égards minutieux, dont souvent la feinte est prodigue. Leur cercle n'est pas étendu; un goût délicat leur a fait exiger des qualités solides et des dehors aimables dans les personnes choisies pour le composer. La confiance y préside. On y dit ingénuement sa pensée. Mais la franchise s'y montre sans rudesse, et la liberté sans licence. Unies par l'inclination, ces deux dames s'aimèrent dès leur plus tendre enfance. Différentes fois séparées, l'absence, ni l'éloignement ne purent affoiblir leurs sentimens. On dit, et vous aurez peine à le croire, que l'amour, même la rivalise, n'ont point porte d'atteinte à cette sincère et constante amitié. On m'a promis des particularités sur ce fait singulier; si on me les donne, je vous les communiquerai. Je serai bien aise de vous prouver, que si j'aime jamais une françoise, vous ne pourrez m'accuser d'aimer une coquette polie.

Lettre VIII. Mylord Rivers, à sir Charles Cardigan.

malgré tes bons offices, sir George à donc voulu m'écrire? Je reçus hier le plus maussade essai critique, ou philosophique, qui soit encore sorti de sa lourde plume. Je suis fort tente de l'envoyer promener, seul remerciement dû à ses impertinentes leçons. II m'accuse de borner mes vues, de peur d'étendre mes soins. Il me reproche un désintéressement

propre à me rendre un être inutile dans la nature capable d'étouffer en moi cette activité de l'âme, source de l'amour du bien, principe des nobles efforts qui conduisent à l'immortalité.

Ma foi, Charles, j'ai beaucoup de respect pour ceux qui s'immortalisent, et pas la moindre envie de les imiter. Passager sur ce globe, où j'erre au gré de mon caprice, je n'y élèverai point de monument. Jamais je ne désirai l'admiration des hommes, heureux d'espérer leur amitié, la bienveillance de mes contemporains me suffit, et je n'ambitionne point d'honneur d'embarrasser la postérité du soin de conserver ma mémoire. être content de moi, ne mériter le reproche de personne, servir quand je puis, ne jamais nuire, voilà toutes les prétentions de ton serviteur et de ton ami.

En attendant qu'un accès de mauvaise humeur me mette en état de répondre à sir George, dis-lui que je tiens fort à ma coupable inaction. Au reste, ses raisonnemens prouvent bien peu de connoissance de ce monde dont il entreprend la réformation. Le désintéressement, soit qu'il naisse de la paresse ou de la réflexion, est de toutes les qualités la plus généralement estimée et la moins enviée. Rarement on la conteste à son possesseur. Elle ne blesse point l'orgueil, elle ne gêne point l'avidité du commun des hommes. Dans son ami désintéresse, l'ambitieux voit un concurrent de moins, l'avare, l'insensible sont à leur aise avec un caractère qui laisse un libre cours à leur dureté. Son naturel bannit la crainte, rend la précaution inutile et lui ouvre tous les coeurs.

De graves personnages ont regardé tous les peuples répandus sur la terre, comme une grande famille, un peu

désunie, à la vérité; si je les envisage sous cet aspect, je crois pouvoir assurer sir George, que le parent le moins désagréable à l'immense famille, doit être le modeste héritier, content de posséder la plus petite portion.

Ton entretien avec Morgan promet peu. Je pense pourtant qu'il est convenable de lui parler encore, de mieux sonder ses dispositions. Il est nécessaire de les biens connoître avant d'agir en faveur de son jeune frère. Ou je me trompe fort, ou ce riche baronnet a le coeur dur et l'esprit faux. Qu'appelle-t-il être maître de ses actions, ne devoir compte à personne de l'emploi de sa fortune? Assurément, aucun homme n'a droit de le citer devant une cour de justice pour l'obliger à se montrer sensible et généreux. Mais la société forme un tribunal où tous les membres sont forcés de comparoître, de subir un rigoureux examen: qu'ils répondent ou se taisent, ils n'en sont pas moins juges, et l'estime publique, ou le mépris général résulte de l'arrêt qu'elle prononce. Adieu, mon ami.

Lettre IX. Mylady Orrery, à mylord Rivers.. A Windsor.

VOILÀ bien les femmes, dites-vous! n'écrivez pas, elles se fâchent; écrivez, elles ne répondent point. Le caprice les guide, l'inconséquence les caractérise, que de patience il faut

avec elles! La, doucement; sans vous fâcher, écoutez, croyez, pardonnez. J'ai tort. Diriez-vous mieux? diriez-vous plus? Je vous ai négligé, c'est une faute, mais je n'ai pas cesse de vous aimer; et si je mérite vos reproches, je puis encore m'attendre à votre indulgence.

Assez d'inquiétude, un chagrin très-ridicule, des résolutions prises, combattues, rejettées; une contrariété de désirs des projets fous, des craintes sensées m'ont cause du dépit, des regrets, de l'aigreur, et pendant mon séjour chez lady Orkney, m'ont absolument éloignée de toute occupation raisonnable.

Vous le savez, quand de sombres nuages obscurcissent la nature à mes yeux, je ne veux ni voir mes amis; ni chercher la plus légère distraction. La solitude m'est nécessaire alors, je me cache, je cesse de parler et même d'écrire. Vive dans mes affections, sensible au plaisir, je le suis mille fois davantage à la douleur. Dès que sa pointe augue se fait sentir à mon coeur, tout change à mes regards; un voile noir s'étend devant moi, mes esprits s'abattent; je souffre, je ne pense plus. Ou si je pense encore, c'est pour redoubler par mes réflexions la tristesse où je m'abandonne.

Dans ces momens, dégoûtée des autres, à charge à moi-même, je me demande pourquoi je suis là? Comment deux indiscrètes créatures ont osé se croire permis d'en former en se jouant une troisième, sans s'embarrasser si elle approuveroit un jour leur impertinente fantaisie. Heureusement, quand j'ai eu la complaisance.pour ma mauvaise humeur d'être bien maussade, bien impatiente, bien insupportable! un coup de vent souffle sur ce flambeau presque éteint; rallume cette lumière vacillante, appelée raison. Je rassemble mes petites idées philosophiques, je reprends ma petite portion de courage, et lasse de murmurer, je me soumets.

Allons donc, me dis-je, souffrons les inconveniens de la vie; marchons dans cette route épineuse, où d'incommodes

voyageurs nous observent, nous gênent: où l'on est poussé, heurté; où souvent le pied trouve à peine où se reposer. Traversons des plaines arides, gravissons les montagnes, élançons-nous de rochers en rochers; fermons les yeux pour ne point considérer d'effrayans précipices. Tombons, relevons-nous; espérons toujours découvrir un sentier moins rude; et si quelquefois le hasard nous guide vers une riante prairie, reposons-nous au bord du ruisseau qui l'arrose: goûtons un moment de douceur, dussions-nous en continuant notre course, la trouver plus pénible encore.

Vous riez. Vous vous moquez de moi. Le sexe qui se prétend fort, sait maîtriser ses passions. Dès que le vent agite la surface des eaux, menace de soulever les vagues, au défaut du trident de Neptune, il s'arme de ce grand mot, je suis homme! Aussi-tôt la tempête s'appaise et le calme renaît. C'est au moins ce qu'un stoïque a le front de me soutenir. L'orgueilleux personnage ment. Et s'il disoit vrai, je ne l'en estimerois pas davantage. L'insensibilité est-elle une vertu? ou seroit-ce un mérite d'en feindre?

Mais d'ou vient, mais pourquoi chérissons-nous tant cette sensation si contraire à notre repos? La sensibilité rendit-elle jamais une femme heureuse! Ah, si vous saviez à quelle épreuve on à mis la mienne! Devinez ce que j'ai pensé ramener d'Oxford? un écureuil? point du tout. Un Singe? fi. Un perroquet? bon! c'est un animal bien plus doux en apparence et souvent bien plus capricieux. Un chat peut-être? encore pis; c'est un mari.

On m'interrompt. Ce soir, je vous dirai comment j'ai vu ce malheur tout prêt à m'arriver.

A minuit.

N'êtes-vous pas surpris de m'entendre parler de mari! Veuve à vingt-cinq ans, après en avoir passe onze à disputer ma fortune et ma liberté contre les attaques intéressées de mille amans, ne paroissois-je pas à l'abri de toute espèce de

séduction? Eh bien, mon ami, ce n'est point à la cour, ce n'est point à Londres, c'est dans la retraite que le diable m'a tentée, et très-violemment tentée.

Un jeune sauvage, ne au pied des montagnes de la Jamaïque, plein de droiture, de candeur, d'agrémens, étoit chez lady Orkney, sa parente. J'arrive, on me le présente; ma vue le frappe, ma conversation l'attache; il me cherche, me suit, s'empresse à me servir, à m'obliger. Ses regards timides et pourtant expressifs, me parlent avec une tendre, une persuasive éloquence. Lady Orkney, officieuse, indiscrète à son ordinaire, fait cent remarques, me les communique, m'entretient sans cesse d'Edouart, de son amour. je ris, je badine de ma conquête; bientôt je m'en occupe. Mon ame s'émeut, la présence de mon jeune admirateur me cause un trouble agréable. Attentive à ses mouvemens, je les observe avec plaisir, ses moindres discours m'intéressent. Mon imagination court, s'égare, trace sous mes yeux une flatteuse perspective: les biens que je possède n'ont plus d'attrait pour moi. Qu'est-ce que la liberté, la paix? comparées aux douceurs fantastiques dont je me forme l'idée! Je me demande tout bas, si l'indépendance me rend heureuse, si l'amour n'est pas le bien suprême? si l'inspirer, si le partager n'est pas le plus grand, n'est pas l'unique bonheur de la vie?

Prête à perdre la tête au milieu de cet enchantement, je vois arriver ma cousine Henriette. Elle vient me retirer du palais d'Armide. Sa jolie figure, image du printems, produit sur moi l'effet du bouclier qui fit rougir Renaud de sa parure, et jeter loin de lui ses guirlandes de fleurs. En considérant la fraîcheur d'Henriette, l'éclat, les graces que donne la première jeunesse, je songe à mon âge, à celui d'Edouart

je calcule en soupirant ses années, les miennes: j'en ai dix de plus que lui. Quatre hivers amèneront pour moi ce nombre fatal à mon sexe, ce tems ou l'amour l'avilit, le rend l'objet de la risée, tout au plus celui d'une humiliante compassion. Je crois voir le possesseur de ma personne et de ma fortune, prodiguer l'une, négliger l'autre; me livrer au regret, à la jalousie, à des peines insupportables. J'imagine entendre mes bonnes amies me plaindre et s'écrier, mais aussi quelle folie! La crainte de l'avenir efface les charmes du présent. Alarmée, frémissant du danger où m'expose l'oubli de moi-même, je repousse les traits de l'amour. Je les repousse avec douleur, mais avec force: je fuis; je m'arrache de cette compagne qui m'attire et m'effraie. Je m'en éloigne, chagrine, fatiguée, abattue, comme un foible oiseau qui vient de rompre en se débattant les fils du piège où son imprudence l'avoit fait prendre.

Seule dans ce séjour paisible, où depuis un mois je me dérobe aux importuns, parcourant les routes de la forêt de Windsor, libre de réfléchir, vous croyez peut-être que bien vaine de mon triomphe, bien satisfaite de ce courageux effort, je m'applaudis de ma victoire? Pas le moins du monde, mon ami, je pleure comme une folle. Je maudis la raison, l'esprit, la prévoyance, toutes les belles qualités

dont on me loue, et je me répète à chaque instant: Ah, qu'à ma place une étourdie eût été heureuse!

Cette sotte aventure est l'excuse de mon silence. Gardez ce secret. Je me plais à le déposer dans votre coeur. Adieu. Soyez sûr que mon extravagance actuelle ne porte aucune atteinte aux sentiments d'estime, de confiance et de tendresse, que je vous conserverai toute ma vie.

Lettre X. Mylord Rivers, à mylady Orrery.

LOIN de m'apaiser, votre excuse m'irrite, Madame, et je ne la reçois point. Le tems où l'on s'afflige est celui de se rappeler un véritable ami, de chercher de la consolation dans son coeur. J'aurois moins de peine à vous pardonner ce long silence, si vous aviez perdu mon idée au milieu des fêtes et des plaisirs.

Je vous ai négligé sans cesser de vous aimer? Cela se comprend-t-il? c'est dire, je m'occupois de vous en n'y songeant point du tout. Ne me traitez plus avec cette froideur. Elle me feroit douter de vos bontés. Différente de l'amour, l'amitié ne se nourrit point des erreurs de l'imagination. Elle a besoin d'être entretenue, d'être animée; l'activité soutient son existence délicate. Douce, égale, paisible, elle s'assoupit aisément; et quand une fois elle est endormie, il est bien difficile de la réveiller.

Vous allez me demander si j'ai l'audace de vous menacer? d'insinuer que mon attachement peut s'affoiblir? Non, mon aimable amie, non. Mes sentimens tiennent à vos qualités, ils dureront toujours. Je cesse de vous gronder, je vous remercie de votre obligeante confiance, et vous félicite du noble effort qui vous rend à vos amis, à vous-même, et vous conserve dans l'heureuse position où le sort vous à placée.

Rire, me moquer de vous! Eh, bon dieu, de quoi rirois-je! Je suis homme, il est vrai. Mais un homme est une foible

créature, moins capable que vous, peut-être, de résister à l'impulsion de ses sens, d'arrêter la fougue de ses désirs. Un esprit juste, des lumières acquises, de solides réflexions; la nécessité sentie d'être en paix avec nous-mêmes, la louable ambition de mériter l'approbation des autres, nous donnent comme à vous, la force de modérer des passions violentes, de les réprimer, de les immoler à nos devoirs, mais jamais le pouvoir de ne pas souffrir en leur imposant une sévère contrainte.

Oui, sans doute, un stoïque ment. Mais soyez-en sûre, un stoïque n'existe pas, ne sauroit exister. Laissons parler, laissons écrire ces enthousiastes, dont le coeur froid et l'esprit exalté peignent l'humanité sous des traits où l'homme se méconnoît. Vouloir faire passer à la nature les limites qu'elle ne peut franchir, ce n'est pas élever l'âme, c'est la décourager.

Croyez-en l'expérience et la vérité. On ne fait point de sacrifice à la raison, qui ne couse un effort pénible. Sans cesse notre volonté s'oppose à ses conseils. Elle ne nous guide pas, elle nous entraîne. On lui cède, on se soumet à son empire. Eh, si l'on n'éprouvoit point une résistance intérieure toutes les fois que l'on préfère la justice à son propre intérêt, ses devoirs à son penchant, le besoin de s'estimer au plaisir de se satisfaire, qu'auroit-on à combattre, qu'appelleroit-on se vaincre, triompher de soi-même? Les noms de vertu, de générosité, de grandeur d'âme, n'offriroient que des idées vagues et seroient des mots vuides de sens.

Cessez donc de vous traiter de folle. Ne vous reprochez point une foiblesse pardonnable; n'aigrissez pas vos chagrins en vous refusant de l'indulgence. Pleurez, ma charmante amie, pleurez. Permettez-vous de regretter un bien dont vous avez eu le courage de vous priver. Pourquoi rougiriez-vous d'être aussi sensible que raisonnable.

En vérité, je hais cet américain. II est venu troubler bien cruellement votre repos. Reste-t-il en Angleterre, ne le verrez-vous point à Londres? Adieu, mon aimable, ma chère

amie. Soyez sûre de ma discrétion et du tendre intérêt que je prendrai toujours à vos peines et à vos plaisirs.

Lettre XI. Mylady Orrery, à mylord Rivers.

JE hais cet américain! Eh, d'ou vient, eh, pourquoi le haïssez-vous? Ce n'est pas lui, c'est ma propre fantaisie qui trouble mon repos. Vous avez bien de l'esprit, vous êtes très-sensible, très-sensé, un fort bon ami, mais un mal-adroit confident, un plus mal-adroit consolateur. Pleurez ma charmante amie, pleurez. Est-ce la ce qu'il falloit dire? En vous exposant la situation de mon coeur, je m'attendois peut-être à vous voir combattre mes scrupules; peut-être esperois-je que vous me trouveriez trop sévère; que bramant l'austérité de ma conduite, vous m'engageriez à plus de complaisance pour moi-même. II s'agissoit bien de vanter mon courage; ne pouviez-vous relever à mes yeux les charmes de ma personne, me dire: formée pour plaire, pour être aimée, ne doutez point de fixer le coeur de votre amant; mariez-vous, ma charmante amie, mariez-vous. Avec de la pénétration, de la finesse, voilà comme on parle. Mais point. Vous avez le front de m'admirer! vous ne vous appercevez seulement pas, qu'approuver le sacrifice de ma tendresse, c'est positivement convenir que j'eusse été folle de m'y livrer.

II est apparent que je l'ai pensé avant vous. Cependant, mon sage ami, répondez à ma question. Dans une pareille position auriez-vous résisté, auriez-vous immolé vos désirs? non, certainement. D'ou vient? C'est qu'il a plu à d'impertinens législateurs de consulter leur intérêt, de négliger le notre; de se ménager des plaisirs, de nous réserver des privations. Ces vilains hommes, comme ils ont étendu leurs

prérogatives! comme ils ont borne nos droits! que de contrainte ils nous imposèrent! que de travers ils créèrent pour nous! Par exemple, voilà cet imbécile lord Carnegui, âgé de cinquante-six ans, laid, goûteux, voûté, ridé, qui épouse à la face de l'univers une jeune et bonne citadine. Le vieux fou n'en sera pas plus ridicule, pour montrer sa mine flétrie à cote des traits enfantins de sa pauvre petite compagne. Et moi, si j'avois cédé à mon penchant, mille voix se seroient élevées contre ma démarche, auroient interprété mes intentions! A trente-six ans, épouser un jeune homme? quelle carrière ouverte à la malignité! les jolies idées que l'on auroit eu l'insolence de me supposer? Eh pourquoi cette différence? parce que je suis femme, obligée par état d'être raisonnable, et qu'un homme peut se dispenser de l'être autant que moi.

J'ai de l'humeur, n'est-ce pas? plus d'une circonstance m'en donne. Cet Edouart qui m'intéresse, n'est point heureux. Avec de grandes possessions ses revenus sont modiques. Reste fort jeune sous la tutelle d'un parent peu soigneux, la négligence de cet homme, des économes infidèles, des déprédations ordinaires dans ces climats, réduisent Edouart Cliford à la nécessité de vendre ses héritages pour le tiers de leur valeur, ou d'employer des sommes considérables sur ses habitations. Quand les lettres de lady Orkney, ses pressentes invitations m'attirèrent chez elle, son dessein étoit sans doute de séduire mon coeur, et de s'emparer de ma fortune. Je ne soupçonne point Edouart d'avoir connu, ni seconde son projet. A présent elle en à mille de la même espèce. On m'écrit d'Oxford qu'elle fait sa cour à toutes les héritières des environs. II est doux, docile, complaisant. Elle officieuse, ardente, pressée, insupportable! Elle va l'unir à

quelque riche monstre, le perdre, le rendre ridicule, peut-être à jamais infortune.

Bon dieu, cette pensée me désole! Edouart m'aimoit, je pouvois l'épouser, lui faire un sort brillant, et la vanité m'a retenue, et des craintes frivoles m'ont privée du bonheur inexprimable de changer le sort de cet homme aimable! Tenez, ne me parlez jamais raison. Je hais, je déteste la mienne, je la maudis du fond du coeur. Ah! voilà bien le moment de me répéter « Pleurez, ma bonne amie, pleurez.

Lettre XII. Mylord Rivers, à mylady Orrery.

MAIS oui, vous avez de l'humeur, la petite querelle le prouve. A votre tour, ma chère Mylady, souffrez une question. Vous devois-je des conseils sur une résolution prise, en exigiez-vous? Votre confiance m'imposoit seulement l'obligation de vous plaindre, de partager vos chagrins, et de vous indiquer les moyens d'en affoiblir le sentiment. Sur quoi me grondez-vous? malgré vos reproches, le mal-adroit consolateur ne se corrigera pas; il peut pleurer avec vous, mais jamais vous exhorter à prendre un époux, sur que tout assujettissement deviendroit un poids insupportable pour vous.

Pensez-y sérieusement. Les douceurs du lien le mieux assorti compenseroient-elles à vos yeux les biens dont vous risqueriez la perte? l'estimable vanité, que vous venez de satisfaire aux dépens de vos désirs, n'est-elle pas la passion dominante de votre coeur, et la base de votre félicité? Belle, aimable, éclairée, vous avez trouvé l'art difficile d'attirer le respect sans effaroucher les graces et l'enjouement. L'amour, dénué d'espoir, voltige encore autour de vous, cache ses traits sous ceux de l'amitié, vous forme une cour brillante, composée d'admirateurs secrets et soumis. Tout vous rit, tout s'empresse à vous plaire! Une situation si délicieuse vous paroît une situation naturelle. Votre première

lettre m'assure combien l'habitude d'être heureuse vous rend sensible à la plus légère contradiction. Dans cette route que vous nommez épineuse, un grain de sable suffit pour blesser votre pied délicat, le plus petit chardon pour embarrasser le sentier où vous marchez.

Comment résisteriez-vous à des chagrins véritables? Aime-t-on sans trouble, sans inquiétude? Et puis, si peu de personnes vous ont semblé dignes de votre estime, un si petit nombre est parvenu à vous inspirer de l'amitié; quelles qualités n'exigeriez-vous pas dans un amant, dans un mari, dans un homme que vous examineriez avec intérêt? dont toutes les démarches, tous les principes, tous les sentimens, porteroient la joie ou la tristesse au fond de votre ame? Existe-t-il une créature capable de remplir les idées que je vous connois sur l'amour? Laissez-moi donc vous féliciter encore d'avoir consulte cette raison, haïssable, il est vrai, quand elle s'oppose à d'agréables fantaisies; mais qu'il faut écouter, qu'il faut croire, si l'on veut recouvrer une paix interrompue par des accidens passagers, et conserver l'avantage d'être content de soi-même.

Si ma position actuelle vous étoit connue, vous ne me demanderiez pas, seriez-vous capable d'un pareil sacrifice? Que savez-vous si mon brusque départ pour la France n'est pas un effort de cette raison dont vous accusez mon sexe de s'affranchir quand elle gêne ses penchans. Laissez penser à ma cousine que lady Laurence m'occupe encore, et soyez certaine du contraire. Cette rupture forcée m'affligea sans doute. II est dur, il est humiliant de se voir séduit par l'artifice, prêt à serrer de honteux liens, à se préparer d'éternels regrets? Mais, vous ne l'ignorez pas, l'espèce de passion que m'inspiroit cette fille si basse, si méprisable, ne subsista pas un instant après la découverte de ses viles intrigues. Elle avoit fait plus d'impression sur mes sens que sur mon coeur. Sa feinte tendresse excitoit mes désirs, m'attachoit à elle; le

voile déchiré, je me sentis peu touche de sa perte, mais fort sensible au désagrément d'un éclat inévitable, à la cruelle nécessité de renoncer à sa main au moment où j'allois la recevoir.

Les tristes idées que me laissoit cette fâcheuse aventure s'effacèrent vîte, et trop vîte peut-être! Je trouvai dans les preuves d'une innocente amitié, une dangereuse consolation. La flatteuse espérance de plaire r'ouvrit mon coeur aux émotions de l'amour. Les regards attendris de la plus charmante des créatures m'offroient l'image attrayante du bonheur, je me voyois l'objet de ses soins, de ses préférences! Ah! pourquoi, pourquoi me suis-je éloigné d'elle? Mais des circonstances particulières, la certitude de désoler un homme honnête, des égards indispensables, une sorte d'engagement qu'il auroit pu m'accuser de rompre volontairement, ne me permettoient pas de lui ravir le bien où depuis long tems il aspiroit, que moi-même j'avois souhaite de lui faire obtenir. Est-il un intérêt assez puissant pour excuser l'injustice? Assurer sa félicité en détruisant celle d'un autre, n'est-ce pas violer les droits de l'humanité? est-on heureux quand on se reproche les moyens dont on s'est servi pour le devenir? Qui peut se dire tranquillement, j'ai établi ma propre satisfaction sur le malheur d'autrui? Je ne l'ai pas voulu, parce que je n'ai pas dû le vouloir. Ma conduite répond à votre question. Elle vous prouve qu'un homme ne cède pas toujours à l'emportement de ses passions. Gardez-moi le secret sur cette petite confidence.

Lettre XIII. Le même, à sir Charles Cardigan.

SI je n'écris point à mylord Bellasis, c'est qu'en vérité je n'ai rien de particulier à lui dire. Sur la foi d'une infinité d'observateurs, ou mal instruits, ou peu sincères, je croyois voir ici des hommes très-différens de mes compatriotes;

cependant la plus exacte attention ne me découvre point ces différences extrêmes remarquées par une foule de nos écrivains. Peut-être est-ce ineptie de ma part, mais je n'apperçois dans les françois aucune idée qui s'éloigne des nôtres. Leurs démarches ont les mêmes principes, tendent vers les mêmes objets. Sur mon honneur, ces françois, dont une partie de notre nation se forme une image si fausse, me paroissent tout aussi peu extraordinaires que les habitans de la Grande-Bretagne.

Pendant le cours de mes premiers voyages je pensai partout comme je pense actuellement à Paris. En arrivant chez un peuple dont on se propose d'étudier les moeurs, je l'avouerai, quelques usages étonnent, semblent offrir aux yeux d'un étranger des hommes nouveaux, des hommes qui ne lui ressemblent pas. Mais l'examen fait bientôt disparoître ces nuances légères, et ramène tout sous le même point de vue. Si je m'en rapporte à mes propres observations, au résultat de mes comparaisons, j'oserai le dire, les nations européennes se vantent sans raison d'une marque distinctive entr'elles. Si cette marque existe, elle est dans leurs habitudes, elle n'est point dans leurs sentimens. Montre-moi parmi ces diverses nations un homme agite par une passion qui ne puisse émouvoir mon coeur, et cet homme sera vraiment un étranger pour moi.

Tu me demandes si on s'amuse à Paris? modérément, je crois. Ou la façon de vivre est prodigieusement changée

dans cette fameuse capitale, ou ceux qui nous l'ont peinte la connoissoient mal. Je cherche inutilement ici ces êtres composés d'air et de feu, toujours actifs, que la saillie et l'enjouement caractérisent; je trouve les françois, s'il m'est permis de le dire sans enfreindre les loix de l'hospitalité, oui, ma foi, Charles, je les trouve tout aussi ennuyeux que nous.

Penseurs, politiques, raisonneurs; l'agriculture, la législation et la philosophie, sont le sujet des entretiens de leurs cercles les plus polis. Tout le monde projette, tout le monde établit des principes, tout le monde forme des plans d'administration. Les femmes même s'occupent de ces graves objets. L'esprit de parti s'introduit à la toilette, siège à table, se mêle à tous les jeux. Une jeune beauté choisit et protège un système politique, proscrit les autres, dispute, et quelquefois s'emporte. Chaque société à ses vues, ses idées, ses calculs. Et malheur au citoyen paisible qui demeure neutre, écoute, se tait. On l'étourdit par-tout, on ne le considère nulle part.

La profondeur est devenue la folie d'une nation autrefois inspirée par les graces et guidée par le plaisir. L'espèce de dissipation où tu m'invites à me livrer, que tu crois si propre à charmer l'ennui, n'existe plus. Les spectacles sont fort tristes, je te l'assure. On pleure à tous les théâtres. Enveloppée de sombres voiles, Thalie a jetté loin d'elle son masque riant. On hait ici l'éclat de la gaité, il y est le partage du peuple et de la jeunesse imbécile. La sensibilité, l'extrême sensibilité est l'universelle manie, et nos sujets les plus noirs sont à peine juges assez sérieux pour composer des opéra burlesques.

Adieu, Charles, assure lady Mary de mon tendre attachement. Je ne dis rien à miss Rutland. Elle est sans doute fort occupée, et le tems n'est plus où elle mettoit quelque prix à mon amitié.

Lettre XIV. Miss Adeline Rutland, à mylord Rivers.

Vous ne voulez pas vous rendre imposant, Mylord, eh bon dieu! que prétendez-vous donc par ces graves insinuations et ce ton boudeur! Je devois vous écrire, dites-vous à lady Mary, vous communiquer mes importantes affaires. Apparemment vous m'en supposez exprès pour vous plaindre de mon peu de confiance? Me seroit-il permis de trouver ce reproche injuste? Ou ma mémoire me trompe, ou je ne devois pas vous écrire, mais seulement vous répondre. Vous me promîtes en partant d'entretenir une correspondance exacte avec moi. j'oserois vous demander si vous avez rempli cet engagement, et peut-être me plaindre à mon tour de tant de négligence, si vous n'étiez pas mon tuteur. Mais ce titre m'arrête, il me rappelle mes obligations et m'impose le silence. Conviendroit-il à la reconnoissante pupille de mylord Rivers, de s'appercevoir qu'il peut avoir tort? Je me tais donc; et sans douter que la mauvaise humeur où vous paroissez être contre moi, ne soit très-fondée, très-raisonnable, j'attendrai pour me défendre une accusation positive. Daignez m'apprendre en quoi ma conduite à pu vous blesser; quand vous l'aurez dit, ma plus importante affaire sera de la justifier à vos yeux.

Vous chargez lady Mary de m'annoncer que vous avez reçu plusieurs lettres de Lemster. On y est fort prévenu contre moi. Sans doute ma soeur et son mari vous font part de leur mécontentement. II m'en auroit coûté trop cher pour les satisfaire, et je ne crois devoir à personne le sacrifice de ma liberté, ni celui de mes sentimens.

Lettre XV.

Mylady Orrery, à mylord Rivers.

EH bien, mon ami, soyez content. Vos voeux sont remplis. J'ai pris terre, et le coup de vent le moins attendu m'a fait aborder. Me voilà sur la plage où vous me désiriez.

Savez-vous que cette lady Orkney est la plus odieuse des créatures? En partant de chez elle, j'y laissai Henriette avec mistriss Audley, sa gouvernante. Lundi dernier, on m'annonce la bonne Audley. Je la vois toute embarrassée. après une foule d'expressions mystérieuses, de soupirs, d'hésitations, elle me dit enfin, qu'Henriette, la simple, la timide la modeste Henriette s'est laissé surprendre par une forte inclination; l'aimable innocente est malade; sa langueur, son abattement peuvent se tourner en consomption. Le danger est pressant, elle se meurt! et l'assommante campagnarde pleure, crie, se lamente et croit déjà porter son élève au tombeau.

Assez surprise et fort émue, je m'informe de l'objet qui fait naître cette passion? on me nomme Edouart Clifort. L'événement me paroît naturel, cependant il me fâche, et beaucoup: mais une lettre de lady Orkney me révolte bien davantage. J'y trouve la confirmation du penchant d'Henriette pour Edouart, un désir extrême de la nommer sa nièce, et le plus grand regret de ne pouvoir contribuer au bonheur de cette charmante fille; dix mille livres sterling ne suffisant point aux besoins actuels de son neveu. Et tout de suite, bien franchement, sans le moindre détour, elle me demande, si une parente si bonne, si libérale ne voudra pas se prêter à l'établissement d'une jeune personne qui lui est chère et dont le coeur est absolument engagé.

Concevez-vous comment cette imbécille, après m'avoir tant vante l'amour de son neveu, cent fois dit, cent fois

répété qu'il m'adoroit! a le front, l'audace, l'impudence de me proposer ce mariage, de recourir à ma libéralité; dites, concevez-vous cela? Avec du sens, de la raison, eut-on jamais osé tenter ce moyen d'arriver à ses fins? Mais les sots hasardent tout, et tout leur réussit.

Mon premier mouvement a été de haïr Henriette, de détester Edouart, d'envoyer promener sa bégueule de tante. Et puis un autre mouvement m'a retenue, et puis j'ai pensé, et puis je me suis adoucie, attendrie même. D'ou s'élevoit mon dépit? au fond, quel attrait me déterminoit en faveur d'Edouart? que souhaitois-je vivement, quand je songeois à m'unir à lui? de rétablir sa fortune, d'assurer son bonheur. Pourquoi ne saisirois-je pas l'occasion offerte de lui faire un présent considérable, sans l'humilier, sans lui imposer le poids de la reconnoissance? à quel usage plus satisfaisant pourrois-je employer les grands biens dont je jouis?

Après ce petit raisonnement, l'âme exaltée, toute fière de ma résolution, j'ai demande mes gens d'affaires. Tout est rangé, tout est terminé. Je double la fortune d'Henriette. Je laisse à l'impertinente lady Orkney le soin des préparatifs, du tems, des articles, de tout le tatillonage qui l'enchante. Je veux ignorer si Edouart est entraîné par elle, s'il m'aimoit, s'il aime ma cousine, que m'importe tout cela! je pars. Mylady Roscomond, sa soeur, son mari et moi, nous allons visiter la Hollande, une partie de l'Allemagne, la Grèce, et peut-être l'Egypte. Mylord Roscomond, amoureux de l'antiquité, connoisseur en vieux monumens, sera charme de comparer les ruines de la superbe Memphis avec celles de ses jardins, élevées à grands frais dans le plus beau lieu du monde pour en gâter l'aspect, rappeler l'idée de la destruction et mêler la tristesse au plaisir de la promenade.

Mon frère crie, lady Mary pleure, miss Rutland boude, mes amis se plaignent, veulent me retenir; je suis sans pitié. Depuis mon retour à Londres, je m'y vois excédée de fêtes et de noces. Tout le monde se marie. Dimanche, on maria miss Belford; hier, Jenny Murray; Arabelle Nelson se marie demain: c'est une fureur! Je veux absolument m'éloigner

d'un pays où l'on ne peut s'amuser qu'à se marier, où le mariage me persécute, où j'ai moi-même été tentée de me marier, où je n'ai pu obliger l'objet d'une tendre préférence, qu'en le mariant. Ne croyez pourtant pas me perdre, être des années sans me revoir. Nos courses se borneront à moins d'étendue, et nous reviendrons après avoir contente notre curiosité sur la Hollande.

Je garderai fidèlement votre secret; et pour vous prouver ma discrétion, je vous en tais un où vous êtes intéressé. Votre séjour en France inquiète, occupe deux petites têtes qui peut-être vous préparent de l'embarras. Je ne puis m'expliquez davantage. Adieu. Je vous écrirai, je me le promets au moins. Si je manque à cet engagement, accusez-moi de paresse et jamais, jamais d'indifférence.

Lettre XVI. Mylord Rivers, à miss Adelin Rutland.

SI vous étiez seulement engagée à me répondre, Madame, vous avez raison de me taxer d'injustice. Ou je me rappelle mal nos conventions, ou vous deviez m'écrire en arrivant au château de Lemster. Mais je ne veux pas contester avec vous. II est des occasions où l'on peut se charger d'une faute, si par cette condescendance on diminue le nombre de celles d'une personne que l'on se plaît à excuser.

Le jeune Osborne partant ce soir pour retourner en Angleterre, je lui donne ma lettre. Vous trouverez dans ce paquet trois feuilles écrites par votre soeur. A l'exception de ce qui m'est adresse, leur lecture ne vous offrira rien de nouveau. Je mets le tout sous vos yeux, dans l'espoir qu'en voyant vos propres expressions retracées de la main de lady Lesley, vous vous étonnerez qu'elles soient échappées à votre plume.

Peut-être suis-je aussi révolté que sir Francis de la légéreté de votre style et de ce badinage inconsidéré. Sans prendre

le même intérêt au succès des voeux du baronnet, je pense comme vos amis, que cet amant peut se plaindre, non de votre indifférence, mais de cette longue irrésolution dont je ne puis imaginer la cause.

Je perdrois avec bien du regret ma première opinion sur le cactère de miss Rutland. L'aimable amie que ma tristesse n'éloignoit point de moi, qui dans la terre de lady Morton partageoit ma solitude et souvent mes chagrins, dont les douces, les complaisantes attentions en affoiblissoient chaque jour le souvenir, est-elle insensible? est-elle incapable de sacrifier un peu de tems, quelques vains amusemens, au plaisir d'obliger une soeur chérie, un parent estimable? et peut-elle s'applaudir, d'exercer un dur empire sur ceux dont elle est aimée?

Si je me suis trompe à vos qualités, ma méprise me fâche sans me surprendre. L'intelligence bornée d'un homme s'égare aisément dans l'examen d'un sexe, distingué du nôtre par sa réserve et sa finesse. Comment la vue pénétreroit-elle au travers des voiles mystérieux dont il sait s'envelopper? Je l'ai beaucoup étudié, tous les jours je m'apperçois que je ne le connois point. Mes recherches m'ont seulement appris à n'en plus faire. Assurément de toutes les opérations que la nature cache à nos yeux, la moins concevable et le ressort secret qui meut l'esprit et le coeur d'une jolie femme.

Des motifs peu importans pour vous, me défendent de blâmer ou d'approuver vos dispositions à l'égard de sir Edmond, mais je ne puis vous taire combien je suis blessé du peu de confiance que vous m'avez montre. Eh pourquoi, pourquoi donc ne pas vous expliquer avec moi sur sa recherche? Ni je ne comprends, ni je ne vous pardonne cet étrange procédé.

Paquet venu de Lemster

Lady Lesley, à mylord Rivers.

SI je ne connoissois pas à ma soeur des idées justes, un naturel tendre, une ame capable de générosité, si elle ne

m'avoit pas donné, quand nous vivions ensemble à Londres, mille et mille preuves d'une sensibilité, dont elle affecte à présent de se montrer peu susceptible; je la croirois très-légère, très-étourdie, très-indiscrète, et je ne me plaindrois ni de son empressement à quitter Lemster, ni des plaisanteries que depuis son retour dans la capitale elle se permet sur mon caractère et sur mes sentimens. Jugez-en, Mylord, en lisant la copie d'une de ses lettres à sir Francis.

Miss Adeline Rutland, à sir Francis Lesley.

« POURQUOI je n'écris point à lady Lesley? c'est que je sais apprécier mes talens, connoître l'étendue de mon esprit; c'est qu'en essayant plusieurs fois de lui écrire, j'ai trouvé mon style très-peu digne d'attirer l'attention d'une personne aussi sublime dans ses pensées, aussi exaltée dans ses sentimens, aussi profondément abîmée dans ses tendres méditations, que votre charmante compagne.

» Réellement, sir Francis, j'ai cherché ma soeur à Lemster et ne l'y ai pas trouvée. Votre femme m'a présenté ses traits, mais point du tout son caractère. Depuis deux ans j'aspirois à la douceur de revoir l'amie dont votre mariage me separoit. Je croyois pouvoir embrassez chez vous cette gaie, cette vive lady Rutland, l'âme des plus brillans cercles de Londres; ah! bon dieu, quelle étrange métamorphose ont opérée les noeuds chers et sacres de l'hymen! une fille élevée à la cour, une fille de mon sang, ma propre soeur! être devenue une dame si posée, si grave, si pénétrée des devoirs de son état, si ardente à les remplir, si soumis aux loix d'un époux! A vingt-deux ans, belle comme un ange, faite comme une déesse, abandonner le monde, ses plaisirs séduisans; passer ses jours au fond d'une solitude embellie par les soins de l'amour, se livrer toute entière à sa douce passion, toujours se montrer sensible, toujours aimer, toujours le dire, ne vivre, ne respirer que pour son mari; ah, ma pauvre soeur!

» Et tous deux vous me souhaitez un pareil sort. Vous me pressez de m'ensevelir avec votre taciturne voisin sous les

épais ombrages, où il promène mon idée et ses rêveries. Moi, je l'épouserois! j'imiterois ma soeur, je m'enivrerois des charmes de la vie champêtre et des délices de l'amour! Ah, que je suis éloignée de vouloir occuper mon coeur de ce triste sentiment.

» Le ton plaintif de sir Edmond & sa langueur pastorale ne me toucheront pas. Je ne veux ni moutons, ni bergers. Les champs ne me plaisent point, des amusemens rustiques et uniformes sont sans attraits pour moi; le silence des bois m'assoupit, et le murmure des eaux m'endort. Ramenez ma soeur à Londres, j'irai vivre chez vous. Mais vos bosquets, vos cascades, vos tapis verds, m'inspirent tant de mélancolie, que si j'avois cédé à vos instances, reste huit jours de plus, vous auriez pu m'élever un mausolée sous le magnifique dôme chinois, où sir Edmond m'a tant ennuyée de mes agrémens, de son ardeur et de ma cruauté.

» Convenez-en, mon très-aimable frère, vous êtes un peu humilié. Votre petit plan étoit bien imaginé. En attirant le baronnet à Lemster, en m'exagérant votre bonheur, vous pensiez m'engager à me marier? L'exemple de mon heureuse soeur devoit me faire courir à l'autel. Mais j'ai vu le piège, et me suis fort divertie à déconcerter vos projets.

» Docile à vos avis, je me suis encore conssultée sur la recherche de cet amant obstiné. J'ai tout examiné, tout comparé. II résulte de cette mûre delibération, que je ne veux point de sir Edmond.

» De bonne foi, mon frère, pourquoi me marierois-je par raison, n'ai-je pas le tems d'attendre, la facilité de choisir? serois-je excusable de donner ma main, sure de ne pouvoir donner mon coeur.

» On me dit en ce moment que votre ami vient d'arriver à Londres. Cela n'est-il pas insupportable! Logée chez sa tante, je ne puis éviter ses visites. Fier de votre appui, de celui de ma soeur, il va redoubler ses importunités; il m'impatientera, je le maltraiterai; il s'en plaindra, car il est injuste. S'il se croit en droit de m'ennuyer, je puis me croire en droit de le chagriner.

» Je hais tous ceux qui me désirent, tous ceux qui me cherchent. Je le dis hautement. On ne veut pas me croire. Ma cour grossit, et mon humeur augmente, je ne distingue aucun de mes sujets, ils sont tous avertis que leurs services seront sans récompense, que je régnerai sur eux avec un sceptre de fer. malgré ma franchise, un nouvel esclave vient chaque jour se soumettre à mon dur empire. Mes amans veulent être malheureux? qu'ils le soient donc. Plus on me tourmentera, plus on m'éloignera de l'amour et du mariage.

Mais n'est-il pas fâcheux d'être riche, jeune, d'une figure passable; de s'entendre continuellement prier, conjurer, de quoi? de contenter la fantaisie d'un autre, comme si je n'avois pas la mienne. Quelquefois je voudrois être aussi vieille, aussi laide, aussi maussade que mylady Morton.

» Elle me pressoit ce matin de lui dire si j'avois prononcé le voeu de ne jamais me marier? A mon âge, me suis-je écriée, ce voeu seroit imprudent, même téméraire. Mon neveu n'est donc pas sans espérance, a-t-elle repris? Pardonnez-moi, madame. Elle m'a répondu par une grimace à faire peur. adieu, j'embrasse mes deux tendres, mes deux chers amis.»

Vous venez de voir, Mylord, sous quels traits il plaît à miss rutland de peindre notre conduite et nos amusemens. Sir Francis est fort offense de ses railleries, et plus encore de se voir soupçonne par elle de tendre des pièges à sa liberté. II n'a pas voulu lui répondre, et même à paru désirer que je prisse parti dans la querelle. Mais pardonnant de tout mon coeur à la jolie petite fille qu'il boudoit, j'écrivis à ma soeur. Sa réponse m'a vraiment fâchée. Et comme personne ne peut mieux que vous juger d'un différend entre vos deux pupilles, je vous prie de vouloir bien lire ma lettre, pour vous assurer que je n'ai point mérite de miss Rutland le reproche d'attenter à son indépendance, ni mon mari celui de se mêler de disposer d'elle.

LETTRE de lady Lesley, à miss Adeline Rutland

Est-ce une soeur, est-ce une amie, dont je viens de lire les expressions? Comment, ma chère Adeline peut-elle allier des qualités opposées? comment se permet-elle de mortifier par des railleries piquantes et déplacées, ses plus proches parens, ses plus tendres amis?

Serez-vous toujours un enfant, ne réfléchirez-vous jamais? L'esprit est-il un avantage quand la raison ne le règle pas? Sur qui tombent vos plaisanteries, et de quoi badinez-vous? de l'affection mutuelle de deux personnes, dont l'intérêt le plus réel est de conserver les sentimens qu'elles se sont inspirés, de les entretenir soigneusement, de mêler sans cesse l'attrait du plaisir aux devoirs qu'elles s'imposèrent en s'unissant, et par une continuelle attention à s'obliger d'éloigner d'elles l'insipide tiédeur, trop souvent compagne de l'habitude.

Vous applaudiriez-vous de cette espèce de satyre, si on vous disoit qu'en s'amusant de votre lettre, sir Francis en à saisi l'esprit? ne voir plus en moi l'épouse prévenante qu'il chérissoit, l'indulgente amie dont la société le rendoit heureux; mais une femme passionnée, une amoureuse folle, plus exaltée que tendre, moins sensible que romanesque?

Assez blessée de votre ton, je suis encore portée à vous rendre justice, ma soeur. En écrivant, vous n'avez point du tout pensé. L'effet que pouvoir produire cet indiscret badinage ne s'est pas même offert à votre imagination. Vous ignorez combien le moindre ridicule, jeté sur l'objet qui nous séduit, est d'une dangereuse conséquence, combien il est capable de dissiper l'illusion qui détermine notre préférence et fixe nos goûts. Illusion si nécessaire à l'amour! charme secret, émane de lui-même, répandu sur nos yeux, cache au fond de notre coeur; puissant et fort tant qu'il est senti sans être apperçu, pour jamais détruit dès qu'on en découvre la trace.

Vous badinez de mon bonheur. Puissiez-vous, ma chère amie, ne pas l'envier un jour, ne pas regretter, dans l'amertume

de votre coeur, l'amant estimable dont vous trompez si cruellement l'espoir. Nous pensons bien différemment, et je m'écrierois volontiers avec autant de surprise que vous: une fille de mon sang, ma propre soeur, ne point aimer!

Si mon mari vous a vanté la constance de sir Edmond, s'il a pensé que tant d'établissements considérables refusés pour vous, le sacrifice récent de la plus riche héritière de Londres, un ardent amour, une longue soumission, et son mérite reconnu devoient vous toucher, est-ce donc vous tendre un piège? est-ce former un plan contre vous?

Parmi tant d'admirateurs, dont votre vanité s'amuse peut-être, en est-il un plus propre à la flatter? L'âge du baronnet, sa fortune, son esprit, sa figure, ses moeurs vous laissent sans objection. Si vous étiez forcée de dire pourquoi vous ne l'aimez pas, répondriez-vous sans hésiter, touveriez-vous aisément des motifs d'un éloignement que rien en lui ne peut inspirer? Par où l'aimable ami de sir Francis s'attire-t-il l'aversion d'une fille éclairée?

Je ne saurois sans peine lire écrit de votre main, je hais, je déteste ceux dont je suis recherchée. Eh! depuis quand le coeur d'Adeline se livre-t-il à des mouvemens si contraires à sa bonté naturelle? Vous êtes bien changée, ma chère, si vous pouvez vous plaire à faire des malheureux.

Ma gravité vous fatigue et vous cause sans doute autant de langueur que le silence de nos bois. Cet article de votre lettre est bien choquant, en vérité. Une fille élevée à la cour, être assez peu polie pour paroître mépriser si fort la vie champêtre, en parlant à un homme qui en fait ses délices. Trouveriez-vous sir Francis honnête s'il traitoit de puérilités, ou de sottises les plaisirs vantés de la capitale? plaisirs si séduisans pour vous, que leur privation momentanée mettroit vos jours en danger. après cet aveu je ne vous conseille pas de reprocher à personne l'ivresse de ses goûts.

Celui de mon mari n'a rien de ridicule. Sans adopter la fadeur pastorale, on peut aimer la campagne. Ses amusemens,

loin d'être uniformes, sont variés à l'infini. Toute personne, qui ne porte point aux champs un coeur agité par de violentes passions, éprouve à l'aspect des bois, des eaux, des plaines cultivées, ce mouvement doux et sensible qui fait imperceptiblement rentrer en soi-même, rappelle la première institution de la nature, avertit l'homme qu'il a méconnu l'ordre et change le dessein; lui montre où réside cette paix intérieure, ce bonheur où tout être pensant aspire; bonheur toujours souhaite, vainement cherche au milieu du tumulte et du bruit. Les avantages produits par la société compensent-ils vraiment tant de peines, de soins, d'embarras, de maux, qui ne tiennent point à l'humanité simple, isolée; mais à l'humanité rassemblée, aux loix, aux usages, aux biens de convention, à tous les préjugés nés de l'association, à tous les liens dont elle nous enchaîne malgré nous.

A votre âge il est permis sans doute de ne pas se marier par raison. Vous êtes belle et jolie, fraîche, charmante! mais l'éclat de la jeunesse disparoit comme celui des fleurs. Craignez de perdre votre indifférence ou mal à propos, ou trop tard. Le tems où vous récitiez des fables n'est pas si éloigné que vous ne puissiez vous souvenir du heron de la Fontaine. Mon amitié pour vous me rendroit inconsolable, si je vous voyois éprouver le sort de cet orgueilleux oiseau.

Réponse de miss Rutland

« OH c'est bien vous, ma chère lady Lesley, qui êtes un enfant, et même un foible enfant. Paroitre mortifiée d'une innocente plaisanterie, craindre qu'elle ne puisse porter atteinte à votre bonheur, détruire en un instant l'inaltérable tendresse du plus sensible des maris? c'est me garantir à jamais d'envier cette félicité que vous avouez fondée sur une illusion.

» Mais si j'écris sans penser, comme vous avez l'indulgence de le supposer, des personnes réfléchies devroient-elles s'offenser de mes expressions? Mon badinage peut être indiscret; impoli; mais dangereux! On riroit à Londres de vous voir traiter ce sujet si sérieusement.

» Si j'ai pris un ton léger en écrivant à sir Francis, c'est moins par étourderie que par égard pour vous. Je voulois éviter de lui faire un reproche plus grave; et s'il faut m'expliquer sans détour, je vous demanderai, ma soeur, de quel droit votre mari prétend me guider dans une affaire où je suis seule intéressée? Libre, indépendante, maîtresse de disposer de moi-même; excepté mon tuteur, quelqu'un peut-il gêner ma volonté? De quoi se mêle donc sir Francis? Iui convenoit-il de me promettre, de vouloir disposer de ma main, de mon coeur; de tourmenter mylord Rivers pour l'engager à seconder les projets de lady Morton, ceux de son neveu? Savoit-il si je n'en avois point de contraires, s'il ne me dérangeoit pas dans mes vues, dans mes désirs, dans mes plus douces espérances!

» Regretter sir Edmond, avec amertume encore! Ah, bon dieu, cela peut-il se lire sans impatience? II a refusé des partis considérables! eh d'ou vient, et pourquoi les refusoit-il? est-ce à ma prière, est-ce de mon aveu? Pour la riche héritière dont vous me vantez le sacrifice; si vous parlez de miss Cambel, vous me pardonnerez de ne pas tirer vanité de la préférence. Je puis sans beaucoup de présomption, me placer fort au-dessus d'une petite citadine, très-riche, il est vrai, mais laide, sotte, impertinente, assez difficile à marier, maigre l'or dont on la charge.

» Je n'hésite point à répondre sur la question que vous jugez embarrassante. Peut-être a-t-on peine à dire pourquoi l'on aime; une femme à si rarement raison d'aimer! mais l'indifférence à toujours des motifs dont on se rend aisément compte. L'aimable ami de sir Francis ne me plaît pas. Je ne me fais point une étude de le chagriner, mais il m'inspire depuis long-tems le désir de l'éviter. Nous cédons tous deux à notre pente naturelle. La sienne le conduit à me chercher,

la mienne à le fuir. Une passion violente lui donne de l'humeur, j'ai la bonté de n'en point prendre. II s'agite, je suis calme. II se tourmente, je reste paisible. II s'emporte, je ne sens pas la moindre émotion. II se plaint, il a tort. Je ne suis point cruelle, je ne suis point inhumaine, je suis tranquille.

» Mais comment expliquer mes dédains pour un homme dont le mérite me laisse sans objection? Eh, je vous prie, lady Lesley, connoissez-vous un défaut plus révoltant que cette insoutenable constance, si souvent alléguée en sa faveur? ne suffit-elle pas pour justifier le dégoût, même l'aversion! Quoi, je lui saurois are des sacrifices faits à sa propre fantaisie? II m'assiège, cabale, s'appuie contre moi du suffrage de mes parens, du consentement de mylord Rivers, et je lui devrois de la reconnoissance? de quoi recompenserois-je cet estimable amant? de l'ennui qu'il me cause? Je me croirai assez généreuse, si je consens jamais à le lui pardonner.

» Abandonnez-nous tous deux à notre sort. Ses attaques et mes défenses sont entre nous un combat d'obstination. II se flatte de m'épouser, décidément je ne veux pas me marier. II a mis son bonheur à vaincre ma résistance, peut-être ai-je mis ma vanité à tromper son attente. Certaine du triomphe, je jouirai sans remords de ma victoire. Je ne dois rien à l'homme qui prétend m'assujettir à son caprice. Ni son amour, ni sa persévérance ne m'imposent l'obligation de préférer sa satisfaction à la mienne. Je ne veux point de lui. Je ne veux de personne. Je le répète, ma soeur, je hais tous ceux qui me cherchent, et vous assure dans la sincérité de mon coeur, qu'actuellement les trois royaumes ne renferment pas un seul objet capable de changer mes dispositions.

» Le tems où l'on peut craindre d'imiter l'oiseau que vous rappelez à ma mémoire, est encore bien éloigné pour moi. Le jour luit à peine, et vous parlez déjà du soir. J'habite une rive poissonneuse où les espèces les plus recherchées se presentent sous ma main. On me les voit repousser. Mais qui sait si je n'ai pas jeté ma ligne dans un endroit écarté, où les yeux des autres ne l'appercoivent point où mes regards sont fixes sur

elle. Ma pêche peut n'être pas heureuse, mais j'attendrai l'événement. S'il me réduit à la disette, plus constante dans ma délicatesse, plus fière que le héron, je ne m'abaisserai pas comme lui à faire un chétif, un vil repas. Sobre par orgueil et par raison, j'irai tout doucement me coucher sans souper. »

Malheureusement sir Francis étoit avec moi quand on m'apporta cette lettre de ma soeur. Elle le mit fort en colère. II voulut y répondre. Souffrez encore l'ennui de lire cette réponse, Mylord. Celle d'Adeline ne vous fatiguera pas, elle ne contient que deux lignes, et nous force à ne plus prendre de part à ce qui la concerne.

Sir Francis Lesley, à miss Adeline Rutland.

JE ne contesterai ni vos droits, ni votre indépendance, Madame; je n'insisterai point en faveur d'un amant si positivement rejeté; mais comme je vous dois de la sincérité, j'oserai vous dire que sans être injuste, sir Edmond peut se plaindre de vous, s'en plaindre beaucoup, vous nommer cruelle, inhumaine et vous reprocher une conduite très-dure et très-blamable. Quant à ma prière, à celle de lady Morton, mylord Rivers voulut bien vous présenter le baronnet comme un homme dont l'alliance vous convenoit à tous égards, pourquoi ne dites-vous point alors, je ne veux pas de lui? Pourquoi demandâtes-vous du tems? pourquoi remîtes-vous votre réponse à la fin des fêtes que l'on préparoit pour le mariage de mylord Rivers? pourquoi la rupture de ce mariage n'amena-t-elle point cette réponse desirée avec tant d'ardeur? pourquoi l'éloignâtes-vous de mois en mois sur des prétextes frivoles? si décidée dans vos volontés, aviez-vous besoin de vous consulter près d'un an pour les connoitre?

Soyez impartiale, soyez vraie, miss Rutland, et, dites-moi, si tenir un amant déclaré dans une si longue suspension, ce n'est pas lui donner de l'espérance, si ce n'est pas au moins lui en laisser prendre? Quand il seroit possible d'attribuer

votre irrésolution à des circonstances particulières, comment justifieriez-vous vos dédains, vos railleries, cet empire tyrannique exercé sur mon ami? Si vous ne l'éprouviez pas, si vous ne vous proposiez point de récompenser un jour ses complaisances et sa douceur, falloit-il abuser de votre pouvoir et de sa foiblesse, le rendre le jouet de vos caprices? Vous ne devez rien à l'homme qui cherche en vous sa propre satisfaction. Je vous l'accorde. Mais ne devez-vous rien à l'homme dont vous avez laisse naître l'espoir, dont vous avez prolonge les peines? Ne devez-vous pas de la compassion au malheur? et n'en est-ce pas un bien grand de vous aimer?

Si les empressemens de sir Edmond, si sa recherche contrarioit vos desseins, il falloit le dire avec la noble franchise qui convient à une femme de votre naissance et de votre caractère; mais vous taire, admettre ses visites, les refuser, le traiter avec hauteur, ne jamais le chasser et le désobliger sans cesse, c'est un procède peu digne de miss Rutland. Et je suis vraiment fâché qu'on puisse le reprocher à la soeur de lady Lesley.

Réponse de miss Adeline Rutland, à sir Francis Lesley.

« SIR Francis obligera la soeur de lady Lesley, s'il veut bien croire qu'elle justifieroit sa conduite et ses procédés, si elle n'étoit certaine de n'en devoir compte ni à lui, ni à personne. »

Lettre XVII. Mylord Rivers, à sir Charles Cardigan.

EST-IL vrai, Charles, tu n'espères rien? On ne peut engager sir Thomas à se prêter aux désirs de son frère. Ses délais me l'ont fait présumer. Cependant son mauvais coeur m'étonne. Est-il possible de donner tant à des goûts frivoles,

et de ne pas accorder mille, ou douze cens guinées, à l'avancement d'un jeune homme, dont les heureuses dispositions méritent d'être encouragées. Refuser de contribuer au bonheur de son parent, de son frère! c'est une impardonnable dureté.

En vérité, Charles, toi qui, de concert avec sir George, veux reformer tous les abus, que j'ai vu méditer sérieusement sur le plus fou des systèmes, t'enivrer du désir de voir régner l'égalité entre les hommes; tu devrois bien essayer de l'établir dans les familles, entre les frères au moins.

Si le droit le plus fort, malheureusement très-naturel, et très-incontestable; droit qu'aucun principe, aucun raisonnement ne peut détruire, si ce droit te parois cruel, odieux! combien celui d'un aîné, fondé seulement sur les conventions de l'orgueil, est il plus révoltant, plus contraire à la justice, à l'équité, aux loix de l'humanité?

Si jamais je suis père, le premier-né de mes enfans sera l'égal de ses cadets, et non pas leur supérieur. II ne les privera pas de leur partage dans ma fortune, pour étaler le faste insolent dont sir Thomas se glorifie, tandis que son frère James, officier reforme, demi chasseur, demi-fermier, languit loin du monde, où sa figure, son esprit et ses talens le rendent si digne de paroitre.

II est mon allié par sa mère. Ce titre ne lui sera point inutile. II m'autorise à l'obliger, et je me trouve heureux de pouvoir le faire. Cesse de presser sir Thomas. En prévoyant le succès de ta négociation, j'ai pris des mesures en conséquence. J'ai traite, tout est arrangé, l'accord établi, l'agrément

obtenu, la commission prête à être délivrée. James sera place dans le régiment des gardes. C'étoit l'unique objet de ses voeux. Sir Robert Askam m'a seconde: son zèle et sa promptitude ont applani toutes les difficultés. Je t'envoie un ordre pour prendre chez Burnet l'argent nécessaire. Dès que le brevet sera signe, fais partir un exprès, et mets dans le paquet adresse à James un billet de banque de cent livres sterling. Mais cache-lui soigneusement la main qui l'oblige. Laissons ses idées errer et ne les fixons pas. Tant de personnes lui doivent de la protection et des secours! Je voudrois lui épargner ce moment de trouble, d'embarras, souvent d'humiliation, cette honte, mal-entendue peut-être, qu'un bienfait reçu excite au fond d'un coeur honnête. Mais as-tu besoin de leçon, n'est-ce pas de toi que j'appris à servir noblement un ami?

Je mets sous ton enveloppe ma réponse à la dernière lettre de James. Fais-la parvenir entre ses mains avant le brevet. Elle l'éloignera de porter ses soupçons sur moi. II à des parens si riches! comment aucun d'eux ne s'est-il avisé de le placer? c'est apparemment que peu de personnes s'occupent de l'intérêt ou du bonheur des autres.

Je ne sais que penser de miss Rutland. Plusieurs expressions des lettres dont je viens de lui envoyer les copies, me causent assez d'inquiétude. Ses regards se sont arrêtés, dit-elle, sur un endroit écarté, on n'apperçoit point l'objet de ses observations, cet objet fixe toute son attention. Dans un autre tems j'aurois peut-être interprété ce langage, il m'embarrasse aujourd'hui. Assurément de nouvelles circonstances ont change son esprit et son coeur. Celle elle ne quitte guère lady Mary, tu pourrois veiller sur ses démarches, remarquer ses mouvemens et m'en instruire. Si en effet elle distingue quelqu'un, il te sera facile de le connoître. II m'importe beaucoup de savoir si elle a commencé à s'en occuper avant son depart pour Lemster ou depuis son retour à Londres. Adieu.

Lettre XVIII. Le même, à monsieur James Morgan.

VOTRE confiance me touche, Monsieur; elle m'engage à redoubler mes instances auprès d'un ami de sir Thomas; mais je n'ose vous flatter du succès de ses soins. Votre frère a des goûts si variés, des fantaisies si coûteuses, il se donne tant à lui-même, qu'à peine ses immenses revenus suffisent-ils à ses dépenses journalières. Vos chagrins sont fondés: vous blâmer de les sentir, ce seroit être dur. Je vous exhorte seulement à vous en occuper moins. Ne contractez pas l'habitude de vous attrister. Une humeur sombre nuit aux plus aimables qualités. Il faut rire avant d'être heureux, dit un sage, de peur de mourir sans avoir ri.

Votre position actuelle ne fixe pas vos regards sur une perspective bien agréable, je l'avoue. La campagne vous déplaît, l'inaction vous ennuie, et la solitude vous livre à d'amères réflexions? Cet état, dites-vous, est horrible, affreux! Hélas! peut-être un jour regretterez-vous dans le tourbillon du monde cet état que vous trouvez affreux, ces paisibles instans que vous nommez perdus, cette liberté, ce loisir dont mille embarras vous apprendront à connoître l'inestimable prix.

Le bonheur ne me parois point attaché à une situation, mais à l'idée qu'on se forme de la sienne et de celle des autres. Les besoins réels sont si peu étendus, qu'il seroit facile d'être content si on se regardoit seul. Mais sans cesse blessés par des objets de comparaison, nos yeux se ferment sur nos propres avantages, notre coeur s'ouvre au désir; le faste, l'éclat nous en imposent, et celui qui les étale à notre vue nous fait sentir

la privation d'une infinité de biens dont peut-être il ne jouit pas.

Au fond, l'envie qu'excitent les riches et les grands est l'effet d'un premier coup d'oeil jeté sur eux. Si on pénètre dans l'intérieur de ces maisons brillantes, où le bonheur habite en apparence, qu'y trouve-t-on? de bas complaisans de vils parasites, de feints amis, d'heureux valets, et souvent d'infortunes maîtres.

Ces hommes que vous croyez les dieux de la terre, à qui vous voyez tant de moyens de remplir leurs souhaits, acheteroient à grand prix vos désirs. Tout leur est insipide; la langueur préside à leurs fêtes, ils paient avec prodigalité l'espérance du moindre amusement: mais le plaisir vient-il quand on l'appelle? vainement promis, plus vainement attendu, il fuit devant eux. Tout ce qui les environne à l'art de s'approprier leur fortune, d'en jouir; c'est à eux seuls qu'elle devient inutile. Ils ressemblent à ces grands arbres dont l'ombrage épais donne au voyageur une retraite fraîche et délicieuse, tandis que leurs faites élèves dans la nue, sont continuellement desséchés par l'ardeur du soleil.

Quand sir Thomas consentiroit à vous obliger, en vous comparant à lui vous seriez toujours dans une condition médiocre. Ne vous livrez donc point à des idées capables de répandre le dégoût sur toute votre vie. N'enviez pas votre frère: enviez encore moins les parens que vous avez dans la chambre haute. Estimez plus vos qualités que la fortune; soutenez votre nom par des actions nobles; méritez un titre, et ne rougissez jamais de n'en point avoir.

J'approuve vos études et votre amour pour la philosophie. Ne cessez pas d'entretenir cet amour, il est nécessaire

à la conduite, il influe sur les moeurs et réprime la fougue des passions. Mais craignez de vous tromper et d'errer avec les auteurs que vous me citez. Gardez-vous d'adopter leurs suppositions, de voir un monde qui n'est pas, des hommes qui ne peuvent être. Ne vous formez point des vertus gigantesques, des sentiments outrés, une sensibilise factice. II est peu d'occasions dans la vie d'un particulier, où l'héroïsme, où la magnanimité puissent lui devenir des vertus familières; mais il a tous les jours celle de se montrer honnête, sociable et obligeant.

Étudier la nature et son propre coeur, chercher à diminuer les peines attachées à la vie, à notre position dans le monde; étendre les ressources que la raison nous présente pour les adoucir; craindre de blesser les autres; se respecter soi-même, avant de se permettre une démarche, s'assurer de pouvoir s'estimer après l'avoir faite; voilà, mon jeune et cher ami, une partie des règles de la saine morale, de l'utile philosophie: règles dont je vous invite à ne jamais vous écarter.

Adieu. Soyez patient. Espérez, mais avec assez de modération pour ne pas vous affliger trop si vos voeux sont déçus. Continuez à m'écrire, et comptez sur ma plus tendre affection.

Lettre XIX. Miss Adeline Rutland, à mylord Rivers.

Sir Edmond se disposant à partir pour l'Écosse, ou pour la France, dans la crainte, s'il se rend à Paris, que son amour-propre offense ne l'engage, même involontairement, à représenter notre rupture comme la suite de cette légèreté, dont ma soeur et son mari m'accusent; je me hâte, Mylord, de vous instruire des particularités de cette affaire. Elle s'est passée

sous les yeux de tant de témoins, qu'il me seroit difficile d'en changer les circonstances, ou d'en altérer la vérité. Mais je puis en expliquer les motifs, très mal interprétés par le baronnet.

Sir Charles vous aura sans doute parle de la superbe fête que mylady Ormond a donnée à la jeune duchesse de Crafton? La veille de ce jour destine à plusieurs sortes d'amusemens, sir Edmond et sir Richard dînèrent chez elle. Pendant le repas, on s'entretint du bal, qui devoit prolonger les plaisirs et les terminer. Tout de suite les deux baronnets s'empressèrent à me demander l'honneur de danser avec moi.

Vous ne connoissez pas sir Richard. Absent depuis cinq années, il arrive récemment à Londres et semble précisément s'y occuper du soin de m'ennuyer. C'est un grand enfant, indiscret, étourdi, sans esprit, sans idées, sans jugement. Il n'a vu dans les pays étrangers que la différence des batimens, du service de la table et de la façon de se mettre. Quelques epigrammes françoises, deux ou trois ariètes italiennes, cinq ou six sentences espagnoles, une douzaine d'epithètes allemandes forment le fond de ses connoissances acquises. Au reste il n'est point mal. Une taille assez haute, assez svelte donne de l'aisance, même de la noblesse à ses mouvemens. Ses yeux sont vifs, sa physionomie est fine, et quand il ne dit rien, on le croiroit capable de dire quelque chose. J'ai cru devoir vous peindre exactement la personne dont lady Morton et son neveu assurent que je suis fort éprise.

Je me taisois, je ne répondois point aux instances mutuelles des deux prétendants. Mon silence blessa l'orgueil de sir Edmond. Il me conjura de décider entr'eux; mais avec des expressions si exigeantes, un ton si supérieur, un dédain si marque pour sir Richard, en laissant paroître tant de surprise de me voir balancer, qu'en ce moment me déclarer en faveur

de l'un ou de l'autre, ce n'est pas été faire un choix, mais se conformer à la volonté de sir Edmond.

Loin de m'expliquer sur mes intentions, je répondis, qu'ignorant si la fantaisie de jouer ou celle de danser me viendroit le lendemain, il seroit tems de me déterminer quand le bal commenceroit. Sir Edmond se leva furieux, alla bouder auprès de lady Mary, sortit ensuite, courut chez lui composer un volume de plaintes, de reproches, de menaces de n'aimer plus, de sermens d'aimer toujours; un assemblage de folies, de contradictions; pas le sens commun! mais d'assez graves, d'assez impertinentes réflexions sur mon sexe, sur son indécision, sur sa cruauté, suivies du rabâchage ordinaire sur l'inhumain abus de son pouvoir.

Moi, Mylord, douce, bonne, vraiment indulgente, je réponds: Sir Edmond peut s'épargner une vaine inquiétude. Si je danse demain, je ne réglerai point le choix d'un partner sur de hautaines prétentions, mais sur ce qui sera décent et convenable.

Le lendemain arrive; le jour se passe dans un agrément continuel. La nuit amène l'heure du bal. A peine je parois à l'entrée du salon où l'on commençoit à danser, que je me vois assiégée par une foule d'aspirans à l'honneur d'être mon partner. Sir Edmond et sir Richard accourent, poussent, écartent ceux dont je suis environnée. Sir Richard approche le premier, s'incline avec grace, étend le bras, cherche à saisir ma main. Je la retire et m'efforce d'adoucir mon refus par la politesse de ma révérence. II se déconcerte, porte des regards irrités sur sir Edmond. Le fier écossois jouit sans pitié de la confusion de son rival, l'augmenté par un souris malin. La honte, la colère se peignent sur le front de sir Richard; le bal s'interrompt, l'attention de toute l'assemblée est fixée, mon choix en devient l'objet. Sir Edmond plein de

confiance me presente sa main d'un air triomphant, il ne doute point de recevoir la mienne. Je sens le danger d'accorder une préférence dont les suites peuvent être funestes aux deux rivaux; elle va paroître à tant de témoins l'aveu d'un sentiment que sir Edmond ne m'inspire pas. J'apperçois à peu de distance mylord Stairs, rêvant, baillant, dormant à son ordinaire. Je l'appelle, je lui demande s'il veut danser avec moi? Ma proposition l'éveille, l'étonne, l'enchante! Le bon vieux fou, transporte de joie, bénit son heureux destin. On lui fait place, il me joint, me remercie, reçoit ma main à genoux, et regarde en pitié tous ces jeunes prétendans trompés dans leur attente.

Un éclat de rire universel, suivi d'un long battement de mains, me fait connoître que ma bizarrerie apparente est généralement approuvée. Sir Edmond pâlit, rougit, mord ses lèvres, me lance un regard terrible, se perd dans la foule et ne se montre plus. Moi, contente de ma prudence, satisfaite d'avoir maintenu la paix entre les contendans, de voir sir Richard console, et l'orgueilleux confondu dans ses vains projets, je me promène, je cause avec mon gracieux partner, tout charme de mes bontés, de la glorieuse préférence dont j'ai daigné l'honorer.

Je pense vous devoir ces détails, Mylord. Sir Edmond traite mon procédé d'offense préméditée, d'affront public. II ne veut pas regarder ma conduite comme l'effet nécessaire de sa présomption, de l'embarras où lui-même me mettoit. La façon dont il l'envisage m'est bien indifférente. L'approbation de mylady Ormond, de lady Mary, de toutes mes amies me suffiroit, si la crainte de ne pas obtenir la vôtre ne me causoit un peu d'inquiétude. Je suis fâchée de n'avoir pas montre plus d'égards à votre protégé. Cent fois j'ai désiré pouvoir surmonter mes dégoûts et l'épouser pour vous obliger. Mais un éloignement invincible ne m'a pas permis de vous donner cette preuve de ma condescendance.

J'allois fermer ma lettre, quand monsieur Osborne s'est fait annoncer et m'a remis le paquet dont vous l'avez charge pour moi. Un coup d'oeil jetté sur ces papiers m'a fort

étonnée. Ma soeur y songe-t-elle? Quoi, vous entretenir des petitesses de son mari, vous ennuyer d'un caquet de famille! Je ne veux relire ni ses expressions, ni les miennes, mais répondre aux vôtres. Oui, l'intelligence d'un homme s'égare aisément. Si cela n'étoit pas, mylord Rivers douteroit-il des qualités qui m'acquirent son estime? m'accuseroit-il d'avoir manque de confiance quand il ne m'en demandoit point, quand lui-même manqua d'amitié en promettant ma main sans me consulter, sans daigner s'instruire des dispositions de mon ame? Je devois m'expliquer sur la recherche de sir Edmond. Vous ne me pardonnez point mon silence? Je vous pardonne bien moins peut-être l'aveu que vous donnâtes à cette importune recherche, mais je hais le reproche. Sure de n'en point mériter, si je me vois forcée de mécontenter les autres, au moins conserverai-je l'avantage d'être satisfaite de moi-même.

Lettre XX. Mylord Rivers, à miss Adeline Rutland

L'AVENTURE du bal vous délivre enfin d'un amant, dont j'ai juge comme vous la constance mêlée d'un peu d'obstination. Sa tante et lui viennent de m'écrire. Ils ne content pas l'histoire aussi gaiement. Je ne sais si je dois plaindre Edmond ou le féliciter. S'il tient sa parole, s'il renonce à vous, si sa colère éteint son amour, je serai porte à dire de lui ce qu'on répète souvent en parlant d'un malade expire après de longs tourmens, il est bien heureux, il ne souffre plus.

Inquiète de mon approbation! Assurément c'est une plaisanterie. Cache-t-on ses desseins et ses démarches à un ami dont on souhaite l'approbation? Iui reproche-t-on avec aigreur une faute commise innocemment? Sans me croire coupable à votre égard, j'ai plus d'une fois regretté ma complaisance pour les voeux du baronet. Elle ne l'a point servi,

et peut-être a-t-elle nui aux intérêts d'un autre. Parmi la foule de vos amans j'en connois un aussi sensible, aussi tendre qu'Edmond, j'ai craint de vous le montrer. Je doute pourtant que sa poursuite vous eut importunée si long-tems, sur que le moindre de vos dédains l'auroit assez mortifie pour l'éloigner à jamais.

Je trouve de la hauteur et de l'injustice dans la fin de votre lettre. Vous m'accusez d'avoir offensé l'amitié en me prêtant aux vues de vos parents? Vous présenter un homme dont vous étiez maîtresse d'admettre ou de rejeter les soins, étoit-ce manquer à l'amitié? Ne la blessâtes-vous pas vous-même en vous taisant sur vos intentions, en ne me parlant point avec la confiance que j'avois droit d'attendre de ma pupille et de mon amie?

Ne confondez-vous point les tems et les circonstances, ma chère miss Rutland? Quand on proposa votre mariage avec le neveu de lady Morton, n'étiez-vous pas indifférente sur tous les partis qui s'offroient? n'étiez-vous pas disposée à consulter vos parens sur un choix dont vous paroissiez vouloir les rendre arbitres? L'énigmatique avec que vous faites à votre soeur prouve un changement arrivé dans vos idées et dans vos sentiments. Cette différence me frappe, et tout m'assure qu'elle est récente.

Quand je vous rendois de fréquentes visites chez lady Morton, vous n'observiez personne; pendant notre séjour à sa terre, un endroit écarté ne fixoit point vos regards. Raisonnable, gaie, paisible, vous vous plaisiez à la campagne, vous goûttez de simples amusemens, vous vantiez les charmes de cette belle retraite et n'y souhaitiez point les plaisirs bruyans de la ville. Que vous étiez aimable alors! Comment avez-vous perdu cette douceur, cette sensibilité qui ajoutoient des graces si touchantes à vos agréments personnels? Ah, pourquoi, pourquoi miss Rutland ne se ressemble-t-elle plus?

Mais votre esprit est préoccupé, vous formez des projets, vous avez des doutes, des craintes. Votre pêche peut n'être pas heureuse! Eh d'ou vient ne le seroit-elle pas? Vous m'alarmez sur l'objet de vos observations, sur son état, sur

sa fortune. Par quel art dérobez-vous ces observations aux yeux des autres, et pourquoi cacher une préférence que vous êtes libre d'accorder? La dépendance où vous êtes de mon consentement vous sembleroit-elle un obstacle insurmontable? J'ai le pouvoir de gêner vos dispositions, il est vrai, mais vous me connoissez trop pour me croire capable de m'en servir contre votre inclination. Si j'attache un prix à l'autorité qu'on me donna sur vous, c'est en la regardant comme le droit de veiller à vos intérêts, de m'en occuper, de mettre tous mes soins à faire votre bonheur. Honorez-moi donc d'une entière confiance. Parlez, exprimez-vous sans réserve et sans détour, et soyez sûre de trouver dans votre tuteur, un tendre, un indulgent ami, prompt à satisfaire vos goûts, à combler vos voeux, même en les supposant contraires à ses propres désirs, à sa volonté, au choix qu'il eut fait pour vous, au plaisir qu'il eut senti de contribuer par ce choix à vous rendre un jour la plus heureuse des femmes. Adieu.

Lettre XXI. Le même, à sir Charles Cardigan

ASSURÉMENT, Charles, tu n'as pas cru me donner une marque d'amitié en m'adressant ton maudit voyageur. II étoit cruellement presse de me voir! Une heure après son arrivée, il m'apporta les livres dont tu l'avois charge, et me remit ta lettre d'un air très-confiant. Deux de mes compatriotes et trois françois dînoient chez moi. J'invitai ton homme de mérite, et sur ta parole je le présentai comme un génie profond, capable de plaire et d'instruire. Mais dès le premier service je pénétrai le personnage et vis ta malice. Depuis dix jours il m'excède. Heureusement je pars demain pour la campagne, déterminé à n'en point revenir qu'il n'ait pris la route de Vienne.

Ce riche cosmopolite est savant, dis-tu? je veux le croire. Mais en lui supposant les plus rares connoissances, je lui en désirerois une bien essentielle, celle de l'ennui qu'il inspire. Vingt fois je me suis senti vivement tente de la lui donner. Ne seroit-ce pas lui rendre un service important de lui apprendre combien il est insupportable.

Cet homme semble avoir étudié l'art de contredire. II nie les faits, rejette l'expérience, dément la nature, n'admet point la vérité. II veut vous ôter vos idées, vous donner les siennes. Si vous les adoptez, il les abandonne, vous en présente de nouvelles. II dispute contre vos sens, contre votre raison, vous refuse la faculté de voir et celle de sentir. Partant toujours d'un principe contraire aux vôtres, détruisant, édifiant, contestant, parlant sans cesse et n'écoutant jamais, il vous réduit à la nécessité de lui céder, ou de l'assommer.

Une très nuisible politesse entretient l'espèce incommode de ces tyrans de la société, et les confirme dans la haute opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Dès qu'un docte bavard, bien aigre, bien suffisant, bien obstine, parois au milieu d'un cercle, il en devient la terreur et le maître. On craint de l'irriter; on préfère le malheur de l'entendre à l'inutile fatigue de disputer avec lui. On le laisse donc s'emparer de l'entretien. II propose, objecte, résout. Personne ne veut l'interrompre, n'ose élever la tempête qu'exciteroit un mot hasarde. On se tait, on baille, on s'attriste: les moins patiens se dérobent à l'ennui, s'échappent furtivement, tandis que l'orateur charme s'enivre du plaisir de parler, s'applaudit du silence de l'auditoire assoupi, admire sa respectueuse attention, et la prend pour une déférence due à la supériorité de son génie.

Je reçois en ce moment ta lettre datée de Cantorbery et celle de mylord Courteney. Je te félicite d'un retour si longtems souhaité. Tu vas donc enfin recevoir lady Mary des mains de son frère? Ces instans sont doux, Charles, et je partage bien sincèrement ta joie.

Tu m'obliges fort par ta complaisance pour les désirs des deux charmantes amies. Tu consens à ne les point séparer, et je t'en remercie. La société de ma cousine convient mieux à l'âge et aux goûts de miss Rutland, que celle de mylady Ormond. Je te recommande cette jolie, cette singulière, cette incompréhensible créature, dont le caractère échappe à l'instant où l'on croit le saisir. Elle m'a jeté dans plus d'une erreur. Combien il est facile de s'abuser sur les mouvemens des autres, sur les siens! A quelle ridicule crainte je me suis livre! En faisant la plus inutile démarche, je me suis applaudi de ma raison, de mon courage, j'ai pris une sorte de respect pour moi-même. Je me trouvois juste, généreux, capable de sacrifier l'espoir d'un bien précieux aux loix de l'équité. Au moment où j'admirois ma force et ma grandeur d'âme, une découverte imprévue me prouve, que si je n'étois au moins un imbécile, trompe par sa propre folie.

Tu ne devines guère où tend ce propos. Je ne puis m'expliquer à présent. Est-ce le tems de te parler de moi? Je t'embrasse. Je te félicite encore sur ton prochain bonheur, et j'invite ma cousine à la combler en avouant qu'elle le sent comme toi.

Lettre XXII. Lady Mary Courteney, à mylord Rivers.

SAVEZ-VOUS bien que vous avez mortifié, même chagriné miss Rutland? étoit-il nécessaire de lui envoyer ces lettres venues de Lemster? Pourquoi prenez-vous parti dans cette querelle? Aussi révolté de son badinage que sir Francis! d'ou vient, que vous importe si son style est léger, ou sérieux?

Vous vous croyez fort doux, fort indulgent, le juge le plus équitable! moi, je vous trouve sévère, capable de prévention, et je vous accuse d'une partialité très-prouvée.

Sir Edmond peut se plaindre de mon amie, dites-vous. Je le nie positivement. Que lui a-t-on fait? En vérité cet homme est ingrat. Ne pouvant éviter ses visites, elle les à reçues; elles à souffert ses soins. En quoi sa bonté le désobligeoit-elle? II a joui du plaisir de la voir, de lui parler, de l'entendre; d'exciter l'envie de ses rivaux, de s'attirer les félicitations de ses amis sur l'espoir de posséder une fille charmante. Est-ce là le sujet de ses plaintes si graves, si fondées?

On ne sait comment traiter votre sexe, il est si déraisonnable! Sir Francis reproche aigrement à sa belle-soeur de ne s'être pas expliquée d'abord sur le sort de son ami? Ne semble-t-il pas qu'en disant au baronnet je ne veux point de vous, elle l'eut rendu le plus content des hommes? Elle s'est déclarée enfin, est-il satisfait? Non. II regrette son incertitude, il voudroit se voir encore le jouet des caprices de l'inhumaine, il annonce son départ, ne s'en va point; écrit à la cruelle, implore la compassion de ma tante, l'appui de sir Charles, ma pitié, mes secours. Je lui ai décidément refusé ma protection. Un amant malheureux est ma bête d'horreur. C'est une créature si triste, si rampante, si ennuyeuse! L'ivresse de l'amour m'est aussi désagréable que celle de ce vilain Silène dont j'ai débarrassé le grand salon de ma tante.

Vous ne comprenez point la cause de l'irrésolution de miss Rutland, cependant vous la condamnez. Rien n'est moins juste, ni plus inconséquent. Dans le tems où tous les suffrages se réunissoient en faveur de sir Edmond, peut-être miss Rutland avoit-elle une raison d'essayer s'il seroit en son pouvoir d'obliger ses parens, de céder aux instances de lady Morton, aux conseils de son tuteur, prêt à lui donner l'exemple de l'engagement qu'il la sollicitoit de prendre.

Peut-être aussi des événemens imprévus la firent-ils réfléchir sur la complaisance exigée d'elle. En y songeant mieux, son indépendance, sa liberté lui parurent préférables à des noeuds qu'elle ne souhaitoit pas former. Ses dispositions changèrent. Elle pensa plus avantageux de suivre sa propre fantaisie que celle des autres. En s'attachant à cette idée le baronnet l'embarrassa. De l'impossibilité d'aimer on passe

aisément au dégoût d'être aimée. Cet amant pressa, il devint importun, et puis fâcheux, et puis absolument insupportable. La froideur, les délais, l'humeur même ne le rebutant point, il fallut bien lui montrer un peu d'antipathie, et rire quelquefois de ses lamentations, pour ne pas mourir d'impatience ou d'ennui de les entendre.

Au reste je parle au hasard. Je ne sais rien. J'imagine, je suppose. II seroit prudent à vous de m'imiter, de ne pas blâmer et de chercher à deviner. J'ai pourtant une certitude, c'est que mon amie se conduit par de sages principes, et si mylord Rivers en doute, il nous offense toutes deux.

Voulez-vous bien vous charger de me faire passer les livres dont je vous envoie le catalogue. Joignez-y des nouveautés pour amuser ma tante. Consultez vos bonnes amies sur le choix. On vous laisse le maître d'employer vingt-cinq ou trente guinées.

Vous devenez bien françois à Paris. Plus d'attention, plus d'exactitude. Cette histoire promise, ces merveilleux détails annonces, vous n'y songez plus. Ces pauvres angloises, comme vous les oubliez!

Miss Rutland vient d'entrer dans mon cabinet. Je lui ai demande si elle vouloit vous écrire? elle à pris un petit air moisie grave, moisie boudeur; s'est assise, à choisi du papier, essaye dix plumes, tache d'encre un de ses jolis doigts; puis elle a rêvé, considéré Ia table, l'écritoire, moi; et puis elle s'est levée; et d'un ton doux, amical, elle m'a dit: En vérité, ma chère, je ne sais pas pourquoi j'écrirois à mylord Rivers. Vous le voyez, elle est fâchée. Adieu, souvenez-vous de ma commission et sur-tout de l'histoire de vos deux amies.

Lettre XXIII. Mylord Rivers, à sir Charles Cardigan.

TA crainte est ridicule, Charles. Pourquoi tes détails et ta joie me paroîtroient-ils puériles, ou ennuyeux? suis-je

aussi grave, aussi contrariant que sir George? d'ou vient traiterois-je de foiblesse un sentiment naturel? sentiment donne, je crois, à l'homme pour compenser les maux nécessaires dont il ne peut éviter, ni repousser les atteintes. Tu aimes, tu es aimé. De quel bien plus vrai se formeroit-on l'idée? Si j'en juge par mon propre coeur, des diverses modifications de l'intérêt personnel, source des passions qui nous maîtrisent, ou nous tourmentes, l'amour est la seule dont les sensations délicieuses peuvent nous faire éprouver un plaisir pur, intérieur, réel; indépendant du tems, des lieux, des autres, et quelquefois de nous-mêmes.

Est-on vraiment heureux dans le secret de son ame, par de hautes dignités, par d'immenses possessions? Parvenu au dernier degré de la faveur, l'ambitieux semble avoir rempli ses voeux; il paroît content; on le croit satisfait. Écartez de sa vue une foule jalouse de son élévation, cachez-lui ses concurrens humiliés et chagrins, son bonheur n'existe plus. Séparons l'homme opulent du pauvre qui l'envie, et le plaçant au milieu de ses égaux en richesses, osons-lui tout objet d'une flatteuse comparaison; en cessant de regarder sa fortune comme une distinction, il cessera de la priser. Mais l'amour, Charles! l'amour se suffit à lui-même. II n'établit point ses jouissances sur les privations d'autrui; qu'un peuple entier soit heureux par lui, la félicite de tous n'altérera jamais le bonheur d'un seul.

Ta lettre m'a fait une sorte d'impression que j'aurois peine à t'exprimer. Elle m'a rappelé le tems de ma vie le plus agréable; tems où la contrainte imposée à mes sentimens ne détruisoit pas le charme d'une douce illusion; je la perds, Charles, et je la regrette. Oui, je regrette l'habitude de sentir

mon coeur occupe. Une tendre passion rend notre existence plus active, plus animée; elle fixe un point à nos voeux, à nos projets; à ces désirs vagues, inconstans, qui dans une entière indifférence fatiguent notre imagination errante d'objets en objets. Souvent à la vérité, cette passion trop ardente, trouble, inquiète, agite! Eh qu'importe, si elle nous arrache à l'indolence, à l'ennui? Quand j'aimois, quand je me croyois aime, deux momens de plaisir effaçoient de mon idée huit jours de souffrance. L'insipide paix que j'ai cru devoir chercher loin de ma patrie, loin de mes amis, vaut-elle une seule des émotions dont j'ai redoute la suite? Mais l'ai-je recouvrée cette paix, suis-je tranquille... Quittons ce sujet; il me conduiroit à te laisser voir un fou dans le sage dont tu crains la censure.

J'arrive de la campagne. L'ennui m'en à chasse. Loin de jouir dans le plus beau lieu du monde des agrémens que je m'y prommettois, j'y ai retrouve le faste de la ville, sa contrainte gênante, ses frivoles amusemens, tout ce qui détourne de l'intéressante contemplation de la nature, d'un exercice utile et de la douceur de se recueillir en soi-même.

Les françois, fort amoureux de 1'agriculture, en parlent beaucoup à Paris et ne s'en occupent guère à la campagne. Rien de simple, rien de champêtre ne m'a fait appercevoir d'un changement de séjour. Donner des spectacles, des feux d'artifice, soutenir un gros jeu, faire servir sa table avec une recherche très-nuisible à la sente, avec une abondance capable d'étonner le plus avide parasite; rassembler chez soi vingt ou trente maîtres, souvent davantages; voilà ce qu'une partie des françois riches, ou distingués, appellent éviter la foule et goûter les douceurs de la retraite.

La rupture de miss Rutland avec sir Edmond m'expose à quelques inconveniens. Lady Morton me fait une tracasserie avec sir Francis. Sa femme me reproche d'avoir abandonne son ami. Des admirateurs de ma pupille, dont les prétentions croissent apparemment depuis la disgrâce du baronet, m'écrivent et me fatiguent. Puisque miss Rutland semble décidée dans son choix, elle m'obligeroit fort de me débarrasser de tant d'importuns, en le déclarant.

Lady Cardigan est instruite du secret que l'on me cache. Ne pourrois-tu le pénétrer? Jamais mystère ne fut plus déplacé, ne fraude-t-il pas me le dévoiler un jour, me demander mon consentement? Pourquoi se taire, m'inquiéter sur le rang, sur le mérite de la personne que l'on ne veut pas nommer? Prie ma cousine, presse-la de parler. Toutes mes idées sont dérangées. II me reste des doutes. Ils sont la suite d'une prévention que j'ai peine à me pardonner. Tu me rendrois un service véritable si tu les confirmois, peut-être un plus essentiel si tu les détruisois absolument. Adieu.

Lettre XXIV. Lady Cardigan, à mylord Rivers.

LE voeu d'obéissance que j'ai prononcé avec plaisir, avec dessein de l'observer, m'engage à vous écrire, sans faire attention si vous avez daigné répondre à ma dernière lettre. Sir Charles me prie de dissiper vos inquiétudes, et sir Charles doit tout obtenir de moi.

Vouloir me faire parler! employer l'autorise de mon mari pour me faire parler! est-il bien, est-il honnête à mylord Rivers de me demander le secret de ma compagne, de mon amie? Un préjugé vulgaire et plat, démenti par l'expérience, entretenu par la sottise, mère et conservatrice de tant d'autres, traite de phénomène la discrétion d'une femme. Vous adoptez donc ces erreurs populaires? si cela n'étoit pas, diriez-vous à votre ami de me presser de parler?

Je devrois vous gronder. Mais depuis mon mariage je suis devenue si douce, si bonne, si prompte à excuser une faute, à la pardonner, que mon indulgence m'étonne. Vous profiterez de ce changement d'humeur. Loin de vous quereller, je veux vous satisfaire.

Voyons, quel est le sujet de vos alarmes sur les dispositions de miss Rutland? des desseins formés, des résolutions prises, dites-vous; un choix décidé. II n'y à rien de tout cela.

Vous traitez bien sérieusement de simples vues, dépendantes du hasard. Eh vîte, vous rappelez votre pouvoir. II faut vous déclarer ses intentions, vous confier ses pensées, vous demander votre consentement. Et vraiment oui, il faut vous le demander, on le sait bien. Cette nécessité est très-embarrassante. Elle exige une démarche difficile, sujette à mille inconveniens. Dire ce qu'on pense, demander ce qu'on désire, cela paroît aise; mais il est des circonstances où les moyens les plus ordinaires deviennent des moyens impraticables.

Cependant soyez tranquille. Miss Rutland n'est liée par aucune promesse. Elle ne prendra point l'engagement que son tuteur ne puisse approuver. Elle rejettera tous les partis offerts, tous les avantages proposés. Jamais elle ne donnera sa main sans l'approbation de ce tuteur rigide, dont elle ne dispute point les droits. En vous assurant de sa condescendance sur ce point, je vous proteste que je serois bien trompée, bien surprise, confondue même, si elle vous nommoit, si elle vous désignoit seulement la personne qui fixe son attention. Vous demander votre consentement? elle, miss Rutland? Impossible. Renonce-t-elle à se marier? Non. Renonce-t-elle à sa fortune? Non. Mais, dites-vous encore, cela n'a pas le sens commun. Oh, d'accord. je le pense comme vous. Adieu. Et l'histoire la ferez-vous toujours attendre? Et mes livres? y songez-vous?

Lettre XXV. Mylord Rivers, à lady Cardigan.

IL me seroit difficile, ma chère lady Cardigan, de comprendre l'objet de vos deux dernières lettres, si quelques mois d'absence avoient pu me faire oublier la pente naturelle que je vous vis toujours à m'impatienter. Ma complaisance vous à long-tems laisse jouir de cet amusement, et peut être consentirois-je à vous le donner encore, si je n'entrevoyois beaucoup de malice cachée sous vos mystérieuses expressions.

Vous me permettrez de ne pas entrer dans le labyrinthe où vous cherchez à m'égarer.

Excusez ma prière à sir Charles. Et pour reconnoître votre indulgence, je ne vous dirai point combien vos reproches sont peu fondés. Vous avez voulu m'apprendre le secret d'une femme dont vous me faisiez offrir le coeur et la main. Sans intérêt sur ses sentimens, j'ai négligé de vous en parler, vous m'avez grondé. J'engage sir Charles à vous demander le secret d'une autre femme, secret que je veux pénétrer pour son propre avantage, et vous me querellez, et me voilà coupable, malhonnête, accuse d'une impardonnable indiscrétion!

Eh bien, dans la crainte d'augmenter mes torts je n'entreprendrai point de me justifier. Vous aurez toujours raison avec moi, mon aimable cousine. Si les dispositions de miss Rutland vous paroissent sages, je les approuve de tout mon coeur. Si ses projets vous plaisent, je l'exhorte à s'en occuper. Si je l'ai mortifiée, c'est assurément contre mon intention. Si elle boude, je prendrai patience. Si elle se fâche, je supporterai son humeur. Si elle ne s'appaise point, je la plaindrai, car c'est un grand malheur d'être inflexible et de conserver un long ressentiment. A l'égard de l'impossibilité de me demander mon consentement, vous avez prévenu ma réponse à cet article, et je n'ai rien à dire de plus.

Vos livres partiront à la fin du mois. Le chevalier Monk se charge de cette lettre et de la petite histoire. Elle vous paroîtra bien fade et bien insipide, si vous croyez y trouver des détails merveilleux. Elle est écrite de ma main. Mais vous êtes trop accoutumée à lire des ouvrages françois, pour me croire l'auteur de ce cahier. Un parent de madame de Belosane l'a composé et m'a permis d'en prendre une copie. Ainsi, ma chère lady Cardigan, s'il vous cause de l'ennui, ne m'en accusez point.

Le pauvre Edmond vient de quitter Londres. II est parti pour Lemster. On le dit triste, abattu, malade même. Comme je n'ai point d'aversion pour les amans malheureux, son état me touche et m'inspire une véritable pitié.

PARTICULARITÉS Concernant madame DE BELOSANE et madame DE CHAZELE.

ELISABETH de Layrac, et Claire de Parthenai, élevées dans le même Abbaye, s'attachèrent l'une à l'autre dès leur plus tendre enfance. Des humeurs différentes les caractérisoient. Mademoiselle de Parthenai étoit vive, enjouée, aimoit à s'amuser. Sa compagne sérieuse, sensible et réfléchie se plaisoit à rêver. Toutes deux jolies, bien faites, également chéries dans le couvent, y trouvoient cette douce paix, dont l'enfance jouit sans s'en appercevoir.

Le peu de fortune de mademoiselle de Parthenai força I'unique parente qui lui restoit, de sacrifier le bonheur présent de sa pupille à des avantages éloignés. Le marquis de Chazele, âgé, singulier, mais riche et libéral, acheta par des dons considérables le plaisir d'enlever à la société une jeune personne aimable, pour l'enfermer au fond d'un château, situé près de Nantes. Depuis long-tems il formoit le projet de s'y retirer. Son mariage l'y détermina. Un mois après cette triste union, madame de Chazele, regrettant l'asyle où elle laissoit sa compagne désolée de sa perte, suivit son mari dans sa vaste et solitaire habitation. Le tems, sa raison, la soumirent à son sort, et sa gaieté naturelle le lui fit supporter avec assez de patience.

De flatteuses apparences annonçoient un plus heureux destin à mademoiselle de Layrac. Héritière de sa maison, les plus grands partis s'offroient pour elle. Mais la richesse ne donne pas toujours le bonheur qu'elle semble promettre, et souvent elle nous éloigne de la félicité dont nos désirs nous présentent l'image.

La maison du comte de Grancé touchoit à celle de monsieur de Layrac. Les deux familles lices par l'amitié vivotent ensemble dans une grande intimité. Le chevalier de Grancé, depuis trois ans à Malthe, arriva chez son père le même jour que la marquise de Layrac retira sa fille de l'abbaye de Montmartre. Cet effet du hasard devint l'objet d'une petite fête. Les deux maisons s'unirent pour la célébrer. Ceux qui causoient cette joie la partagèrent vivement. Attendris par le plaisir de se voir chéris, ils s'examinèrent avec un intérêt que rien encore ne leur avoit inspire. Formés l'un et l'autre pour plaire, tous deux sentirent en même tems cette émotion qui ouvre le coeur à l'amour et rend ses premières agitations si sensibles et si délicieuses.

Le chevalier de Grancé joignoit à la plus agréable figure beaucoup d'esprit et des connoissances assez étendues. Sage dans sa conduite, réservé dans ses discours, il parloit peu, pensoit juste et s'exprimoit avec une noble simplicité. Un air de candeur et de bonté annonçoit la douceur de son caractère, toute sa personne étoit gracieuse, il possedoit plusieurs talens; mais loin de tirer vanité de tant d'avantages, il sembloit les ignorer. La moindre louange l'embarrassoit, excitoit sa rougeur et découvroit en lui cette estimable timidité, qui naît d'une modeste appréciation de son propre mérite.

Si le chevalier de Grancé s'abandonna d'abord à la première surprise de ses sens, si touche des charmes de mademoiselle de Layrac, ses soins, ses regards, son empressement lui montrèrent combien elle prenoit d'empire sur son ame; de tristes réflexions l'engagèrent bientôt à renfermer son ardeur dans le secret de lui-même. Cadet de deux frères, destiné à l'ordre de Malthe, devoit-il souhaiter de plaire, d'inspirer une passion pénible? Sa position éteignit en lui le désir d'être aime. L'honnêteté de son coeur ne lui permettoit pas de troubler la tranquillise de mademoiselle de Layrac, de lui faire partager l'amertume attachée à d'inutiles voeux, à l'amour privé de toute espérance.

Des idées bien différentes séduisoient l'imagination de mademoiselle de Layrac, et la livroient à un penchant dont

elle ne croyoit pas devoir se défendre. Prévenue qu'en la retirant de l'Abbaye, on se disposoit à la marier, toutes ses pensées s'arrêtoient sur monsieur de Grancé. L'accueil qu'il recevoit à l'hôtel de Layrac, sa naissance, ses qualités supérieures, l'union de leurs familles, la liberté qu'on lui laissoit de l'entretenir, tout la jettoit dans une dangereuse erreur. Elle ignoroit encore par quelles considérations les parens font un choix, et combien le mérite influe rarement sur les motifs propres à le déterminer.

Ce choix étoit déjà fixe sur le comte de Belosane, neveu d'un ministre puissant et riche. Six mois après son retour dans la maison paternelle, mademoiselle de Layrac fut avertie de se préparer à changer d'état. On rappela le comte d'une province où le régiment qu'il commandoit l'obligeoit alors de séjourner. En attendant son arrivée on convint des articles, on dressa le contrat, et les deux personnes, dont cet acte intéressoit si particulièrement le bonheur, n'en eurent connoissance qu'à l'instant où leurs signatures exigées devoient faire paroître cet engagement volontaire et les conduire à prononcer des voeux que peut-être leurs coeurs désavoueroient également.

La surprise et le saisissement de mademoiselle de Layrac furent inexprimables en apprenant des dispositions si contraires à ses désirs. On ne lui laissoit ni la liberté de s'y opposer, ni le tems de former des objections contre un mariage si prochain. Eh, qu'auroit-elle ose dire? trop modeste pour avouer une secrète inclination, trop timide pour résister à des ordres absolus, elle se vit dans la dure nécessité d'obéir, d'immoler toutes ses espérances de bonheur à un devoir dont rien ne pouvoit la dispenser.

Instruit avant elle des projets de sa famille, le chevalier de Grancé s'étoit ménagé un prétexte de quitter Paris avant la signature du contrat. Mademoiselle de Layrac assistoit à la toilette de sa mère, au moment où il prit congé d'elle. Ce départ imprévu redoubla toutes les peines de son coeur. La marquise passant pour un moment dans un cabinet où elle nourrissoit des oiseaux, la fille, pale, interdite, oppressée,

voulut parler et prononça seulement, vous partez! Le chevalier s'approcha d'elle, lui demanda ses ordres et lui dit adieu. Son trouble, l'altération de sa voix augmentèrent l'émotion et la douleur de mademoiselle de Layrac. Leurs regards se rencontrèrent, des larmes retenues avec effort s'échappèrent en même tems de leurs yeux, et ces preuves touchantes d'un mutuel attendrissement furent le premier aveu de leur amour et l'unique langage qu'ils osèrent employer pour s'en instruire et s'en assurer.

L'éclat dont la jeune comtesse de Belosane se vit environnée, et les fastueux dehors d'une apparente félicité, n'effacèrent point de son ame l'idée d'un bonheur moins envie, mais plus vrai. Le crédit de la maison où elle venoit d'entrer, n'éleva point en elle un mouvement d'orgueil. La justesse de son esprit et la bonté de son coeur lui firent priser la faveur par ses plus nobles avantages; elle s'en servit seulement pour aider le mérite, trop souvent éloigné de la source des graces, ou par sa propre modestie, ou par l'extrême difficulté d'en approcher.

Attachée à d'estimables principes, madame de Belosane s'efforçoit de perdre un souvenir trop présent et trop cher. Elle se reprochoit de l'entretenir, quand toutes ses affections devoient se réunir sur un autre objet. Mais plus elle vouloit oublier monsieur de Grancé, plus une affligeante comparaison lui rappeloit les qualités aimables qui l'avoient touchée, et la rendoit sensible au regret d'être la compagne d'un homme uniquement distingué par son rang et sa fortune.

Les traits du comte de Belosane n'offroient rien d'irrégulier, ni rien d'agréable. Magnifique dans sa dépense, il aimoit à la faire remarquer et prodiguoit l'or pour entendre vanter son goût. II possedoit supérieurement l'art d'ordonner une fête, d'en varier les amusemens, et s'applaudissoit fort de ce talent frivole. De petits soins, de petites recherches, lui donnoient une foule de petites affaires, et ne lui laissoient pas le loisir de s'occuper d'objets plus importans. II ne connoissoit ni les douceurs de l'amitié, ni les charmes de l'amour. Peu susceptible de compassion, il obligeoit quand on l'importunoit

par des demandes réitérées; mais si le malheur attiroit quelquefois ses secours, il n'excitoit jamais sa pitié ni ses réflexions.

La beauté de la comtesse sembla d'abord le toucher. Flatte de présenter par-tout une femme dont la figure attrayante fixoit les regards sur son heureux possesseur, il se plut à paroître en public avec elle. Mais s'il rendit cette espèce d'hommage aux agrémens de sa personne, il ne s'apperçut jamais de ceux de son esprit, encore moins des qualités de son ame. Madame de Belosane n'en découvrant aucune en lui, ne put ni l'aimer, ni le respecter. Elle lui montra de la considération en public et beaucoup de réserve en particulier. II fit aussi peu d'attention à sa froideur qu'à son mérite. Une mutuelle politesse, peu de familiarise, une égale indifférence rendirent leur commerce très-insipide, mais fort paisible. Trois mois après leur union, ils commencèrent à se former des sociétés différentes. Ils ne se cherchoient, ni ne s'évitoient, se rencontroient sans peine et sans plaisir, et pendant plusieurs années deux personnes, si opposées dans leur caractère, ne se donnèrent pas un sujet raisonnable de se plaindre l'une de l'autre.

Depuis son mariage madame de Chazele entretenoit une exacte correspondance avec son amie. Ce commerce intime et tendre charmoit l'ennui de sa solitude. Instruite du secret penchant de madame de Belosane, elle partageoit ses chagrins, désiroit affoiblir un regret toujours vif, naïvement exprime dans ses lettres, et s'appercevoit avec peine qu'une affection si capable de détruire son repos devenoit le sentiment habituel de son coeur.

Madame de Belosane conserva plus de deux ans une extrême mélancolie. Le tems et la dissipation firent enfin sur elle leur effet ordinaire. Mais comme un nouvel objet n'effaça point ses premières impressions, il lui resta toujours un tendre souvenir de monsieur de Grancé. Si quelquefois elle perdoit son idée au milieu des amusemens où sa fortune et son âge la forgoient à se livrer, elle se plaisoit à la retrouver dans ses heures de retraite. Elle aimoit à s'occuper de lui, et

jamais elle n'y pensoit sans intérêt, sans émotion, sans s'abandonner à ces mouvemens tristes, mais pourtant doux que les ames vraiment sensibles mettent au rang des plaisirs.

Cinq années s'ecoulèrent, sans altérer les dispositions de madame de Belosane. Un accident arrive à monsieur de Chazele fut le premier événement qui fixa son attention. Les suites de cet accident pouvoient lui rendre une compagne long-tems regrettée. Elle attendit impatiemment des nouvelles du marquis, et reçut celle de sa mort au moment où monsieur de Belosane alloit joindre l'armée sur les bords du Rhin. Soit pressentiment, soit qu'en s'éloignant d'elle, il sentît combien elle méritoit d'être aimée, il parut fort touche en lui disant adieu. Sa tristesse et l'idée des dangers où le cours de la campagne l'exposeroit, attendrit la comtesse. Elle le serra plusieurs fois entre ses bras, et lui demanda la permission de passer le tems de son absence à Chazele; il consentit à ses désirs, et deux jours après son départ madame de Belosane prit la route de Nantes.

Elle se faisoit un plaisir délicat de surprendre son amie, de lui donner une marque de son empressement à la revoir. Ces deux dames goûtèrent en s'embrassant cette joie pure que l'on éprouve en recouvrant un bien dont on à douloureusement supporte la privation. Elles se trouvèrent plus grandes, plus formées, plus aimables. Chacune félicita l'autre sur les nouveaux agrémens de sa personne, et toutes deux remarquèrent avec satisfaction combien le tems avoit dévelopé leur esprit en étendant leurs connoissances.

Pendant que madame de Belosane jouissoit des plaisirs de l'amitié, admiroit les beautés de la nature, ranimées par le printems, sentoit ce charme attache au calme, à la simplicité, dont la campagne offre par-tout l'image, son séjour à Chazele lui faisoit éviter une surprise capable d'exciter dans son coeur des mouvemens d'une espèce bien différente.

A l'instant où elle partoit de Paris, les plus nobles motifs y ramenoient le chevalier de Grancé. Des cinq années de son absence il en avoit employé deux à voyager et passe trois alternativement à Malthe, ou sur les vaisseaux de la religion.

II s'étoit distingué par d'heureux combats et des prises considérables. L'ordre craignoit de le voir quitter Malthe; on le pressoit de prononcer ses voeux, et le grand-maître joignoit à ses instances le don d'une commanderie, actuellement à sa nomination.

Rien n'éloignoit monsieur de Grancé d'un engagement qu'il s'étoit toujours propose de prendre. II se préparoit à remplir les souhaits du grand-maître, quand la déclaration de la guerre suspendit ce dessein, réveilla dans son coeur l'amour de sa patrie, ce zèle, cette ardeur dont la noblesse françoise donna toujours de si généreuses preuves à ses princes. Aucun avantage personnel ne put le retenir à Malthe, au moment où il devoit partager les dangers et la gloire de ses compatriotes. II se hâta de s'embarquer, prit terre à Marseille, d'ou il se rendit à Paris pour jouir de la satisfaction de voir son père; il y resta dix jours, joignit ses frères avant l'ouverture de la campagne, et servit en qualité de volontaire dans le régiment d'infanterie que l'ainé commandoit.

Le passage du chevalier à Paris et son départ pour l'Allemagne, se trouvèrent dans les lettres de madame de Belosane parmi d'autres détails. Comme elle les lisoit haut, la marquise s'apperçut au son de sa voix que le nom de monsieur de Grancé lui causoit un peu d'altération. Elle s'en étonna; et la regardant d'un air qui exprimoit en partie sa pensée: Eh quoi, dit-elle, un sentiment, dont tout devoit effacer le souvenir, a-t-il encore le pouvoir de vous troubler? Oui, répondit ingénuement madame de Belosane, et mon coeur s'émeut à la seule idée de ce retour, qui sans un effet du hasard l'eût offert à mes yeux.

Je ne saurois vous le taire, ajouta madame de Chazele, une constance si extraordinaire est un peu romanesque. Je dirai plus, elle est bizarre; l'absence, le tems, vos réflexions, suffisoient pour détruire ce penchant inutile. Permettez-moi de le croire, vous auriez oublie monsieur de Grancé si vous l'aviez voulu.

Je ne sais, reprit madame de Belosane, s'il est possible d'oublier. Je l'ai vainement tente. Comment détourner ses

pensées d'un objet digne de les fixer, devenu par l'habitude de s'en occuper, le point où se rassemblent toutes nos idées? après de fatigans combats, d'infructeux efforts, j'ai cesse de me reprocher un attachement qui ne portoit aucune atteinte à mes principes. Peut-être dois-je à cette constance, ou folle ou singulière, la facilité de remplir des obligations, que le caractère de monsieur de Belosane, le peu d'agrément de son commerce, et l'exemple d'une partie des femmes de mon rang pouvoient me rendre moins respectables, ou plus pesantes. J'ai tiré de cet attachement l'avantage d'être indifférente pour tout le reste des hommes, il m'a garantie des pièges de la séduction et des surprises de ma propre sensibilité. Le désir de conserver l'estime de monsieur de Grancé m'a guidée dans toute mes actions, ne m'a laissé négliger aucune occasion de m'attirer le suffrage public pour m'assurer du sien.

Je me suis accoutumée à l'établir en secret le juge de mes sentimens, de ma conduite, à me croire sans cesse sous ses yeux; j'aurois senti de la honte, je rougirois encore de me permettre une démarche dont il ne put être le témoin et l'approbateur.

Je l'avoue, dit alors la marquise, vous avez trouvé des motifs bien spécieux pour allier vos principes et votre indulgence. Mais si l'éloignement de monsieur de Grancé prêtoit de la décence, même de la noblesse à ces motifs, son retour et la nécessité de le voir ne rendroit-ils pas cette indulgence dangereuse? Je ne connois ni l'amour, ni ses effets. Cependant, si je m'en rapporte aux longs et minutieux récits, dont monsieur de Chazele lassa souvent mon attention, notre sexe est bien foible, ma chère, et sa défense la plus sure est décarter de son coeur le sentiment où le vôtre se livre avec tant de confiance.

Si la foiblesse est le partage du commun des femmes, reprit madame de Belosane, je crois me connoître assez pour ne pas redouter la mienne. Cependant j'éviterai la présence du chevalier de Grancé, elle m'embarrasseroit, je le sens, et si vous passez l'hiver à Chazele, j'engagerai monsieur de Belosane à me laisser partager votre solitude. La marquise

approuva ce dessein; mais au moment où elles s'occupoient de cet arrangement, les dispositions du sort en détruisoient la nécessité.

Les armées étoient en présence. L'attente d'une action répandoit de vives alarmes dans les familles doublement intéressées aux succès de la France. On n'ouvroit point ses lettres sans craindre d'y trouver de funestes nouvelles. Madame de Belosane vit arriver deux couriers sans recevoir les siennes. L'attention du marquis de Layrac causoit ce retard apparent. II prit le soin d'écrire à madame de Chazele, de mettre sous son enveloppe les lettres adressées à sa fille, laissant à la prudence de son amie le choix du moment où elle pourroit les lui rendre.

Ce paquet renfermoit les détails d'une journée malheureuse. Madame de Chazele s'attendrit sur les pertes de sa patrie, partagea les regrets de tant de coeurs attachés à ces guerriers dont les noms composoient la fatale liste qu'on lui envoyoit. Ceux du comte de Belosane et des deux aines de la maison de Grancé la commençoient. après l'avoir parcourue plusieurs fois, s'être assurée que le chevalier ne s'y trouvoit point, elle se sentit moins embarrassée à s'acquitter de la triste commission dont on la chargeoit.

Aucun sentiment vif, aucun intérêt personnel ne pouvoit exciter madame de Belosane à pleurer la perte du comte. Mais le mouvement d'une compassion naturelle, de cette sorte d'affection que forme l'habitude de se voir, et le respect d'un lien dont l'indifférence ne détruit pas toute la force au fond d'une ame honnête, lui firent donner des larmes à la mort d'un homme si jeune, si heureux aux yeux des autres, et dans ses propres idées. Elle se rappela ses adieux, sa tristesse, et le plaignit d'avoir peut-être prévu sa cruelle destinée.

L'été passa, l'automne s'avança, sans que madame de Belosane montrât le désir de revoir Paris. Monsieur de Grancé y étoit. On lui avoit accorde le régiment d'un de ses frères. Devenu le chef de sa maison, le changement de sa fortune le fixoit en France. Souvent nommé avec éloge dans les lettres du marquis de Layrac, la comtesse les lisoit à son

amie, mais sans rien ajouter à ce qu'on lui marquoit, et sembloit même éviter de le rendre jamais le sujet de leur entretien.

Ou vous ne me donnez pas toute votre confiance, lui dit un jour madame de Chazele, ou vous être vraiment singulière. Depuis la mort d'un mari que vous n'aimiez pas, je vous vois triste. Cet événement à pu toucher votre coeur, mais il n'a pas du le blesser. II ne vous fait sentir aucune privation. Maîtresse de concevoir de flatteuses espérances, cessez-vous de souhaiter un bien que vous regrettiez? En recouvrant la liberté d'aimer, devenez-vous moins sensible? Ne conserviez-vous une passion si tendre, que par la certitude de n'être jamais heureuse? Et cette constance obstinée étoit-elle plutôt un caprice de votre imagination, que la suite d'un fort attachement?

Je crois être toujours la même, répondit madame de Belosane, mais l'événement, qui semble me rapprocher de monsieur de Grancé, ne me fait point envisager l'avenir où vos vues se portent. Je me suis accoutumée à m'occuper de lui sans projet, et sans désirs. Jamais depuis mon mariage l'espoir n'anima mes sentimens, jamais l'idée du bonheur, et celle de monsieur de Grancé, ne s'offrirent ensemble à ma pensée. Je trouve au fond de mon coeur ces mouvemens tristes et tendres que son souvenir y éleva toujours, et je ne saurois me persuader qu'ils puissent se changer en des sensations plus agréables.

Quoi, vous ne souhaitez pas voir monsieur de Grancé, s'écria la marquise, vous n'avez point d'empressement de connoître s'il vous aime encore? Eh, suis-je sure qu'il m'ait aimée, reprit la comtesse? j'étois bien jeune, ma chère, bien peu capable de cacher le plaisir dont sa vue me pénétroit, j'ai pu flatter sa vanité sans toucher son coeur. Ses regards m'exprimoient sa tendresse, il est vrai, mais jamais sa bouche ne confirma ce qu'ils sembloient me dire. J'ai pu me tromper à leur langage. Mais en le supposant sensible pour moi, le tems, l'absence, ne m'auroient-ils pas effacée de sa mémoire.

En vérité, dit en riant madame de Chazele, vous vous plaisez à contrarier vos désirs. Dans votre position j'aimerois à penser que l'objet de mes affections partage mes sentimens, et ma constance me paroîtroit un garant de la sienne.

Ce garant seroit peu sur, reprit madame de Belosane. J'ai même une raison de ne pas juger du naturel de monsieur de Grancé par le mien. En parlant des qualités estimables qui lui attiroient tant d'amis, ma mère l'accusoit d'un défaut. J'y faisois peu d'attention alors, mais depuis un peu de tems je me rappelle ses discours. Elle lui reprochoit une extrême facilite à prendre des goûts qu'il conservoit rarement. Avant son départ pour Malthe, disoit-elle, tout lui plaisoit au premier aspect; mais l'attrait qui le séduisoit cédoit bientôt au charme d'un nouvel objet, dont un autre effaçoit souvent la trace.

Madame de Chazele commençoit à badiner son amie sur les doutes que lui donnoient les remarques de sa mère, quand on vint avertir la comtesse qu'un exprès envoyé par le marquis de Layrac venoit d'arriver. Inquiète elle courut au-devant du courier. II lui apportoit une fâcheuse nouvelle. La marquise attaquée d'un mal dont elle craignoit les suites, demandoit sa fille avec instance. Vivement alarmée, madame de Belosane donna ses ordres pour partir à l'instant. Son amie ayant encore des affaires à Chazele, ne pouvoit s'en éloigner avant un mois. Elles convinrent de se rejoindre à Paris dans ce tems, et de loger ensemble à l'hôtel de Layrac en attendant qu'elles eussent une maison convenable à toutes deux.

En arrivant chez elle, madame de Belosane eut la consolation de trouver sa mère hors de danger. Monsieur de Grancé étoit à Fontainebleau. Son père accablé de la perte de ses deux fils, passoit une partie du jour à l'hôtel de Layrac, où l'on partageoit sa douleur. Ses amis compatissans pleuroient avec lui ses enfans chéris, qu'eux-mêmes avoient tendrement aimés.

A son retour de Fontainebleau, le premier soin du marquis de Grancé fut d'aller féliciter madame de Layrac sur sa

convalescence. Au moment où il entra, la comtesse, occupée à lire auprès de sa mère, sentit autant de surprise et d'agitation que si elle n'eût pas dû s'attendre à le revoir. En jettant les yeux autour d'elle, son trouble augmenta. Elle se trouvoit dans ce même cabinet où elle avoit reçu ses adieux, où ses larmes s'étoient mêlées aux pleurs de monsieur de Grancé. Conservoit-il la mémoire de cet instant, alloit-il se le rappeler avec sensibilité, ou comme un de ces événemens dont le souvenir reste long-tems après qu'ils ont cesse d'intéresser?

Monsieur de Grancé, prévenu du retour de la comtesse, ne pouvoit s'étonner de la voir chez sa mère. Sa présence ne parut ni l'émouvoir, ni l'embarrasser. Les tristes complimens qu'ils se devoient l'un à l'autre, rendirent leur entretien fort grave. La comtesse osoit à peine lever les yeux sur lui, et dans la crainte de lui laisser appercevoir son trouble, elle évita pendant plusieurs jours de recevoir ses visites particulières.

Tout semblois autoriser le marquis à reprendre avec madame de Belosane le ton de la confiance. Mais loin de tirer avantage de leur ancienne amitié, il n'en parloit jamais. II étoit auprès de la comtesse comme un étranger nouvellement admis dans sa société. Ses égards, son respect, montroient plutôt le désir de s'attirer son attention, que le souvenir de s'en être vu l'objet. Cette conduite fit douter madame de Belosane si jamais monsieur de Grancé l'avoit aimée.

Combien notre imagination nous séduit et nous égare, écrivoit-elle à son amie, que ma prévention m'a trompée! j'ai craint le retour d'un homme dont la présence eût été moins dangereuse pour moi, que l'erreur où m'entretenoient son éloignement et mes idées. Jamais je ne possédai le coeur de monsieur de Grancé; mon mariage ne l'affligea point, ne lui fit point quitter la France. Mais d'ou vient, mais pourquoi pleuroit-il en me disant adieu? quel sentiment lui arrachoit des larmes! je ne sais, mais ce n'étoit pas le même qui faisoit couler les miennes; auroit-il pu ne laisser aucune trace dans son coeur?

Madame de Belosane expliquoit mal de silence du marquis. II l'avoit véritablement aimée, il s'étoit trouvé malheureux

de ne pouvoir aspirer à sa main; il se sépara d'elle pénétré de douleur et de regret. Mais après quelques mois d'absence, loin de se plaire comme elle a nourrir un penchant inutile, il chercha les moyens de rendre le calme à son ame agitée, et d'écarter de fâcheux souvenirs. Des préjugés moins austères, de différentes habitudes, cette liberté qu'un sexe s'est réservée, dont il se permet de jouir et d'étendre l'usage, lui offroient des dissipations; il s'y livra. Des femmes complaisantes servirent à le distraire. Elles l'amusèrent sans l'attendrir, lui plurent sans l'attacher, le dégagèrent sans l'intéresser. Dans ces commerces momentanés, où les hommes assurent que le coeur ne prend point de part, une passion délicate diminue, languit et se perd: chaque infidélité ôte au sentiment sa force, son attrait, et pare un plaisir passager des charmes qu'elle dérobe à l'amour.

A son retour en France, monsieur de Grancé conservoit à peine un légère idée de ses premiers désirs. Cependant il ne put voir tous les jours madame de Belosane sans les sentir renaître. Mille graces nouvelles l'embellissoient, mais une réserve imposante avoit pris la place de cette ingénuité qui laissoit autrefois pénétrer tous les mouvemens de son coeur. Son accueil, ses regards, ses discours montroient le soin d'obliger; une noble fierté cachoit l'envie de plaire, et monsieur de Grancé pouvoit douter comme elle si le tems où son coeur paroissoit sensible pour lui n'étoit point entièrement efface de son souvenir.

Peu à peu ce tems se rétraça fortement à sa mémoire. Il trouva de la douceur à s'en occuper, à rapprocher des circonstances éloignées, à se rappeler cette joie naïve qui se peignoit dans les yeux de sa jeune amie quand il entroit chez sa mère. Il se souvint de ses distinctions, de ses préférences, de toutes les preuves de son innocente tendresse, comment se les représenter et s'accoutumer aux simples prédilections de l'estime? comment ne pas souhaiter reprendre ses droits sur

un coeur dont il étoit sur d'avoir excité les premières émotions?

La vanité blessée inspire des mouvemens qu'il est facile de confondre avec le retour d'une affection véritable. Monsieur de Grancé s'y trompa. Il osa parler, se plaindre, réclamer des bontés nécessaires à son bonheur, gémir d'en être privé, demander la récompense d'une passion, qu'en ce moment il croyoit avoir toujours sentie avec la même ardeur.

La surprise, l'attendrissement et le plaisir animèrent à la fois tous les traits de madame de Belosane. La noble franchise de son caractère ne lui permettoit pas de prolonger l'incertitude de son amant, ou de l'affliger par une vaine affectation. Tous deux charmes de se parler, de s'entendre, se communiquèrent des peines long-tems senties, s'exprimèrent la joie dont ces mutuels aveux pénétroient leurs coeurs. Des assurances de s'aimer toujours, une promesse de s'unir terminèrent cette douce explication. Ils convinrent d'attendre la fin du grand deuil de la comtesse, avant de laisser connoître leurs desseins. Madame de Chazele fut seule dans la confidence de ce secret. En le lui écrivant, la comtesse lui rappela les arrangemens pris en Bretagne. Son mariage les facilitoit. L'hôtel de Grancé, spacieux et commode par ses divisions, pouvoit les loger toutes deux sans causer d'embarras au comte, ni à son fils.

Madame de Chazele vint elle-même la féliciter et partager sa joie. Son arrivée combla les voeux de la comtesse. Elle désiroit impatiemment de l'entendre approuver une constance dont elle l'avoit raillée. Monsieur de Grancé alloit la justifier aux yeux de la marquise et joindre le suffrage éclairé de l'amitié à la prévention toujours reprochée à l'amour.

Son attente ne fut point trompée. Madame de Chazele trouva le marquis digne de l'attachement de sa compagne. Il vit en elle l'assemblage des qualités les plus aimables. Une douce familiarité s'introduit aisément entre ces trois personnes, et pendant six semaines rien ne troubla l'agrément de leurs entretiens. Insensiblement madame de Chazele y mit une sorte de froideur, elle sortit souvent, rentra tard, prit un

air de réserve avec monsieur de Grancé, cessa de l'admettre dans son appartement, et se dispensa même d'entrer chez son amie aux heures où il s'y rendoit.

Madame de Belosane remarqua le changement de sa conduite, et crut en connoître la cause. La marquise de Teligni soeur de sa mère, étoit plus souvent chez elle que le marquis. Son mari, ambassadeur à Rome, la pressoit de s'y rendre, mais elle s'obstinoit à vouloir être accompagnée par sa nièce dans ce voyage, et le différoit exprès pour avoir le tems de l'engager à la suivre. Madame de Belosane fort éloignée de céder à ses instances, s'en défendoit; et sa tante attribuant ses refus à son amitié pour madame de Chazele, s'en plaignoit hautement, en parloit avec aigreur, et ne perdoit aucune occasion de lui montrer qu'elle ne l'aimoit pas. Mortifiée du caprice et des brusqueries de sa tante, la comtesse en faisoit de continelles excuses à son amie. Madame de Chazele charmée de son erreur la lui laissoit, mais elle continuoit d'être sérieuse, et souvent elle paroissoit inquiète et triste.

Un matin, que madame de Belosane avoit marqué pour travailler avec ses gens d'affaires, la marquise lui fit demander si elle vouloit l'accompagner à l'abbaye de Montmartre où elle alloit revoir leurs anciennes amies? Elle ne le pouvoit en ce moment, et madame de Chazele sortit seule. A l'heure du dîner son carosse rentra, et ses gens avertirent de ne pas l'attendre. Le soir ses femmes reçurent ordre d'aller la trouver et de remettre une lettre à la comtesse.

Elle lui écrivoit d'un ton badin sur l'espèce de violence qu'on lui faisoit au couvent, en lui imposant une retraite de plusieurs jours. Elle lui disoit plus sérieusement, qu'elle s'étoit vue dans la nécessité de céder aux prières de l'abbesse et de ses religieuses, ou de montrer de l'ingratitude à des dames, dont les anciennes bontés et les nouvelles caresses méritoient bien le petit sacrifice exige de sa réconnoissance.

Madame de Belosane ne trouva rien d'extraordinaire dans une complaisance qu'elle-même avoit eue plusieurs fois, et la crainte d'un funeste événement réunit bientôt ses idées sur un autre objet.

Deux jours après l'entrée de madame de Chazele à Montmartre, monsieur de Grancé se plaignit d'une violente migraine, il sentit le lendemain de plus grandes douleurs, la fièvre s'y joignit, et ses accès redoublés portèrent la consternation et l'effroi dans tous les coeurs attachés à sa conservation. L'ardeur de son sang se ralentit enfin, la fièvre diminua, et le douzième jour elle cessa entièrement. Mais une extrême foiblesse et beaucoup de langueur modérèrent la joie d'une convalescence si désirée. Le marquis ne se ranimoit point, une sombre mélancolie l'éloignoit de tous les amusemens. Rêveur et triste, de longs soupirs lui échappoient, et ses yeux humides de pleurs prouvoient qu'il sentoit une peine intérieure dont le poids l'accabloit.

L'altération de son humeur affligea madame de Belosane. Elle n'appercevoit aucun changement dans sa conduite, et n'en soupçonnoit point dans ses sentimens. Assidu près d'elle, il paroissoit souhaiter l'instant de leur union avec empressement, en attendre le retour de sa gaieté: et pourtant elle se sentoit moins persuadée de sa tendresse, des doutes vagues élevoient en elle des craintes indéterminées, et ses espérances de bonheur sembloient insensiblement s'évanouir et se perdre au fond de son coeur.

Un jour qu'elle revenoit de l'abbaye, fâchée de n'avoir pu ramener madame de Chazele, obstinée à n'en point sortir encore, monsieur de Grancé entra chez elle. Occupée du refus de son amie, elle en parla, s'en plaignit avec assez de vivacité, et lui demanda plusieurs fois s'il ne pourroit l'aider à découvrir la cause de ce caprice?

Le marquis pâlit, baissa les yeux et resta dans un morne silence. Madame de Belosane continuant à chercher des raisons à l'absence de son amie, et le pressant de répondre: Eh quoi, Madame, lui dit-il d'un air embarrassé et d'un ton chagrin, ne pouvez-vous être contente sans la présence d'une compagne dont vous avez été si long-tems séparée? l'agrément de vos jours dépend-t-il de vivre avec madame de Chazele? présumerois-je trop de vos bontés, si je m'attendois à

une préférence que l'amour à droit d'obtenir sur la plus vive amitié?

Ce langage laissoit entrevoir une jalousie trop romanesque, et trop éloignée du caractère de monsieur de Grancé, pour ne pas surprendre madame de Belosane; elle le pria de s'expliquer sur le reproche qu'il sembloit lui faire.

Ne vous offensez pas, Madame, continua-t-il, si le désir d'assurer à jamais la douceur de notre union m'engage à ce moment à vous demander une grace nécessaire à mon repos à notre commune tranquillité. J'ai souvent hésité, j'ai craint de vous déplaire, même de vous révolter en paroissant mettre une condition à l'honneur que vous daignez me faire. Oserai-je le dire, Madame? le don précieux de votre main ne peut me rendre parfaitement heureux sans un sacrifice, que votre intérêt, le mien, et la perspective d'un fâcheux avenir me forcent d'exiger.

Madame de Belosane plus étonnée encore, levant sur lui des yeux où le trouble de son coeur se peignoit, lui demanda avec beaucoup d'émotion, si ce sacrifice exige étoit celui de son attachement pour madame de Chazele?

Je ne souhaite pas, Madame, reprit le marquis, que vous cessiez de la voir, ou de l'aimer, mais je vous conjure de ne point m'obliger à vivre intimement avec elle. La présence de madame de Chazele m'attriste, elle élève en moi des mouvemens pénibles; elle me gêne, elle m'inquiète, elle trouble le plaisir que je goûte à vous voir. Ne la pressez point de revenir ici, renoncez au projet de la loger. Son séjour à l'hôtel de Grancé aigriroit l'humeur où je m'abandonne maigre moi, je manquerois peut-être à des égards dont vous me reprocheriez l'oubli, et votre amie deviendroit entre nous l'objet d'une continuelle division.

Qu'entends-je, s'écria la comtesse! quoi, c'est vous, Monsieur, c'est le marquis de Grancé qui s'abaisse à cette feinte mal-adroite! quel détour! est-il digne de vous? Madame de Chazele peut-elle inspirer de l'aversion? Si vous craignez de vivre avec elle, vous l'aimez. Ah, n'interprêtez point si cruellement mes expressions, Madame, reprit

monsieur de Grancé. N'approfondissez point le caprice d'un coeur, égaré peut-être, qui cherche dans vos bontés un appui contre sa propre foiblesse. Si mes dispositions présentes ont besoin d'une généreuse indulgence, je l'attends de la noblesse de votre ame; accordez-moi cette grace demandée; et fidèle à mes engagemens... Des engagemens, interrompit la comtesse! vous n'en avez plus, Monsieur, et je vous déclare libre en ce moment.

Non, je ne lui suis point, s'écria le marquis, en tombant à ses genoux, je me trouverois bien malheureux de l'être. Eh quoi, Madame, un seul instant me priveroit-il de votre estime, de votre confiance? pourriez-vous m'affliger, me mépriser? Et saisissant une de ses mains, la baisant et mouillant de ses pleurs: Au nom de tout ce qui vous est cher, Madame, lui dit-il d'un ton tendre et pressant, si je vous parois coupable, osez me pardonner une erreur passagère, osez vous livrer à ma foi, vous reposer sur mon honneur. Je le jure à vos pieds, jamais votre époux ne trahira ses sermens. Vous serez chérie, vous serez heureuse; oui, Madame, vous le serez, et mon bonheur se renouvellera sans cesse par la certitude de faire le vôtre.

Levez-vous, Monsieur, levez-vous, lui dit madame de Belosane, en le repoussant doucement. Le voile que vous venez de déchirer ne peut plus se baisser sur mes yeux. Je ne souhaite pas vous affliger. je ne vous méprise point. J'ignore quels sentiments remplaceront dans mon coeur ceux qui le remplirent si long-tems. Mais je brise à jamais des liens devenus pesans pour vous. Il n'est plus en notre pouvoir de me rendre heureuse, et je ne dois, ni ne veux accepter l'inutile sacrifice que vous voulez faire à mon bonheur.

Le marquis insistoit, elle le pria de la laisser seule. Sa présence lui causoit une cruelle oppression, en retenant ses larmes prêtes à s'ouvrir un passage. A peine l'eut-elle perdu de vue, que, donnant un libre cours à ses pleurs, elle s'abandonna sans contrainte à toute la douleur dont cet éclaircissement pénétroit son ame.

La conduite de madame de Chazele prouvoit que si elle connoissoit les sentimens de monsieur de Grancé, elle ne les

approuvoit pas. Dans l'amertume de ses premières agitations, madame de Belosane crut hai un infidèle. Elle trouva de la douceur à penser que les dédains de son amie la vengeroient, puniroient l'inconstant, le rendroient aussi malheureux qu'il lui sembloit coupable. Mais la justesse de ses idées la ramena bientôt à des mouvemens plus nobles, plus conformes à sa générosité naturelle, à la tendre inclination qu'elle s'étoit toujours sentie pour monsieur de Grancé.

Elle passa une partie de la nuit à s'affliger, le reste à s'affermir dans une résolution convenable à sa situation présente. Décidée à n'en point changer, elle écrivit à madame de Teligni. Dès que l'heure le permit elle envoya sa lettre, demanda ses chevaux, et se fit mener à Montmartre.

Son abattement et la trace visible de ses pleurs jettèrent madame de Chazele dans une vive inquiétude, elle se hâta de lui demander la cause d'un chagrin si apparent et si subit. Madame de Belosane lui redit l'entretien qu'elle avoit eu la veille avec monsieur de Grancé.

Une extrême pâleur se répandit sur le visage de madame de Chazele pendant ce récit. Le serrement de son coeur et sa confusion lui otèrent un moment la faculté de s'exprimer. Elle leva sur son amie des yeux baignes de larmes; et lui tendant une main, pressant tendrement la sienne: Vous ne me soupçonnez point d'une basse dissimulation, lui dit-elle. Je n'ai pas cru devoir troubler votre heureuse sécurité, en vous communiquant des idées incertaines.

Eh quoi, dit la comtesse avec émotion, vous saviez... Non, je vous le jure, interrompit madame de Chazele. J'évitai monsieur de Grancé sur un doute, et même assez léger. Alors elle apprit à son amie, qu'ayant un matin laisse sur sa toilette une boîte enrichie de diamans, qui refermoit son portrait, la miniature ne s'y trouva plus le soir. Surprise d'un larcin de cette espèce, sans parler de sa perte, elle s'informa si personne n'étoit entre dans son cabinet. Une de ses femmes lui dit, sans l'assurer, qu'elle croyoit en avoir vu sortir monsieur de Grancé, à l'heure où l'on jouoit chez madame de Layrac; mais au déclin du jour cette femme pouvoit s'être méprise.

Eh comment sûtes-vous si elle ne se trompoit pas, demanda madame de Belosane? Le lendemain, au moment où je finissois de m'habiller, poursuivit la marquise, monsieur de Grancé vint chez moi. La boîte encore sur ma toilette fixa ses regards. J'y portai la main comme pour la prendre. Je le vis rougir et se déconcerter. Je m'éloignai de la table, il se remit. Depuis ce jour je cessai de vivre aussi familièrement avec lui, et formant le dessein de retourner à Chazele, je vins attendre ici la saison de partir, espérant trouver des moyens de vous faire consentir à notre séparation.

Eh d'ou vient vouliez-vous partir, vous exiler, dit madame de Belosane? m'avez-vous cru capable de vous imputer mes peines? Le trait qui déchire mon coeur ne l'ouvre point à de vils soupçons. Venir répandre mes douleurs dans votre sein, c'est vous prouver assez que je ne vous accuse point de mes larmes.

Cette assurance toucha madame de Chazele. Elle voulut parler, ses soupirs étouffèrent sa voix. La comtesse voyant son visage inonde de pleurs: Cessez, ma chère, cessez, lui dit-elle, de vous abandonner au chagrin que je me reproche de vous donner. Vous pouvez adoucir le mien. Ah, s'il m'est possible d'aider à le dissiper, s'écria la marquise, parlez. Rien ne sera difficile à mon zele. Que je hais, que je méprise celui dont la légéreté...

Non, o non, ma chère, ne la hai pas! interrompit madame de Belosane. Je me mépriserois moi-même, si le désir d'une basse vengeance me portoit à souhaiter le malheur d'un homme, si long-tems l'objet de mes plus tendres affections. Nos engagemens ignorés me laissent la liberté de les rompre. Quand les circonstances me forcent à renoncer à monsieur de Grancé, pourquoi ne pourroit-il espérer de vous voir favorable à ses voeux?

Favorable à ses voeux, répéta la marquise avec indignation! quoi, Madame, vous penseriez!... Je vous parle dans la sincérité de mon coeur, interrompit encore la comtesse, et ne vous fais pas l'injure de sonder le vôtre. Je ne serai jamais la femme de monsieur de Grancé. Capable de le fuir, de

m'éloigner des lieux qu'il habite, je ne le suis point de me dire sans douleur, il soupire, il gémit, il souffre! Je lis dans vos yeux combien ma foiblesse vous étonne? Pardonnez-la-moi. Etendez même votre indulgence. Laissez un coeur tendre implorer votre pitié pour un homme aimable dont le sort est actuellement entre vos mains.

Si je vous connoissois moins, dit madame de Chazelle cet excès de bonté me paroîtroit incroyable. Mais votre générosité vous trompe, et vous me mépriseriez si je consentois à vos désirs.

Mes sentimens ne peuvent m'abuser, reprit madame de Belosane. Aucune violence n'altère ma raison. Je suis bien triste, bien affligée, ma chère, mais mon intérêt ne me rend point injuste. Je le dis avec réflexion, avec vérité, l'unique adoucissement à la perte de tant de flatteuses illusions, seroit la certitude de vous toucher en faveur du marquis de Grancé, de me dire un jour dans une situation plus paisible, je me suis vue l'arbitre de son destin, et j'ai voulu qu'il fut heureux: en m'éloignant de la France et de lui, je le laisse en possession de tous les biens dont lui-même m'a privée.

En vous éloignant, répéta madame de Chazele, bon dieu, quel projet méditez-vous? Je me suis trace pendant la nuit un plan de conduite, reprit la comtesse, et viens de m'oser la liberté de le changer. Madame de Teligni reçoit en ce moment ma promesse formelle de l'accompagner à Rome.

Quelle cruelle précipitation vous à déterminée, s'écria madame de Chazele? avez-vous pu faire cette démarche avant de me voir? Si vous ne vouliez pas rester à Paris, pourquoi ne pas le quitter ensemble? Je me serois trouvée heureuse dans vos terres, dans les miennes, par-tout où j'aurois partage vos peines, essaye de les calmer, ou du moins mêlé mes pleurs à vos larmes.

Ce n'est point auprès de vous, ma chère amie, reprit madame de Belosane, que je puis recouvrer une paix désirée. La facilité d'ouvrir mon coeur l'entretiendroit dans l'habitude de s'occuper d'un seul objet. Le tems n'est plus où cette habitude me paroissoit un bien. J'ai besoin de contrainte,

une distraction forcée m'est nécessaire pour prendre une longue erreur et me garantir contre de honteux regrets.

Perisse l'homme ingrat, s'écria madame de Chazele toute en pleurs, qui rompt ses noeuds et les nôtres, m'enlève mon amie, me rend l'objet de son indifférence, peut-être celui de sa haine!

Cette imprécation blessa le coeur de madame de Belosane, mais la crainte de la marquise l'affligea sensiblement. Elle voulut la rassurer sur son affection, en passant quelques jours à l'abbaye. Elle entra dans le couvent, et fit dire chez elle le tems où elle comptoit y retourner. On étoit dans une grande surprise à l'hôtel de Layrac, quand sa voiture y entra. Madame de Teligni venoit d'apprendre à sa soeur la complaisance inattendue de madame de Belosane. Le comte de Grancé présent à leur entretien, crut d'abord se méprendre aux expressions de la marquise de Teligni. Sans lui avouer qu'il étoit aime, son fils lui avoit confie l'espoir d'obtenir la main de madame de Belosane. Il sortit, le chercha et lui répéta ce qu'il venoit d'entendre à l'hôtel de Layrac.

Madame de Belosane part, répéta le marquis, elle s'éloigne! elle me fuit! quelle révolution mon imprudence vient d'exciter dans cette ame sensible! Elle doit bien me hai, si elle s'arrache du sein de sa famille, des bras de l'amitié, pour m'éviter, pour ne me plus voir! Alors ne cachant rien à son père, il l'instruisit de toutes les particularités de cet événement.

Le désir de vous donner tout entier à madame de Belosane, dit le comte, vous a fait hasarder une démarche plus honnête que réfléchie. Comment n'avez-vous pas prévu l'aveu où devoit vous conduire la proposition d'eloigner madame de Chazele, et quelle étrange légéreté vous à fait préférer cette dernière! Qu'aimiez-vous en elle que vous ne dussiez aimer dans son amie? quel charme vous attiroit qui n'eût dû vous retenir? Je ne sais, répondit le marquis d'un air consterne, mais tous mes souvernirs aigrissent mes peines, et de tant de regrets, le plus vif, le plus insupportable est la certitude d'avoir porte l'amertume dans l'ame de la comtesse,

de m'être préparé l'éternel remords qui suit l'ingratitude. Je ne penserai plus à madame de Belosane sans rougir en secret, sans me dire, pour prix de son amour, d'une affection si tendre, si fidèle: j'ai pu l'affliger. Elle vouloit mon bonheur, et j'ai détruit inhumainement le sien. Son père s'efforçoit de le consoler, quand cette lettre apportée de Montmartre vint encore augmenter sa douleur.

LETTRE de madame de Belosane, à monsieur de Grancé.

« Tant que mon inclination pour vous est restée cachée au fond de mon coeur, j'ai pu ne pas combattre ma foiblesse et chérir un penchant dont le secret et l'innocence formoient le charme décevant. Vous m'en arrachâtes l'aveu dans un tems où tout sembloit m'autoriser à vous traiter avec confiance. Je pourrois me plaindre de votre ardeur à découvrir mes sentimens, vous demander d'ou naissoit ce désir de les connoître, et si tant d'empressement convenoit à la simple curiosité? Mais loin, loin de moi tout reproche. Je ne vous accuse point d'une faute préméditée. Les qualités qui vous acquirent mon estime, vous la conservent et vous donnent encore des droits à mon amitié. Il ne m'est plus possible d'être à vous. Il me le sera toujours de rendre justice à votre caractère et de vous souhaiter une félicité constante.

» Je vous dégage à jamais de vos promesses. Perdez le souvenir des miennes. Madame de Chazele est instruite de vos dispositions. Elle peut sans trahir l'amitié recevoir vos soins et combler vos voeux. Je l'affranchis comme vous, de tous les égards dont je paroîtrois l'objet à ses yeux ou aux vôtres.

» On vous aura dit que je vais en Italie. Si vous ne pouvez vous dissimuler la cause de mon départ, ne vous trompez point à ses motifs. Je vous fuis, il est vrai, mais je ne vous hais pas. Ni dépit, ni colère ne me portent à vous éviter. Je vous reverrai, monsieur, vous recevrez mes adieux chez ma mère. En vous donnant ces assurances, je ne prétends pas à

la vaine gloire de me montrer indifférente sur un événement où rien ne me préparoit. Vous avez pénétré mon coeur par un trait rapide et déchirant. Pour en fermer la blessure douloureuse, j'emporte la consolante certitude de n'avoir pris conseil ni d'un fol orgueil, ni de cet intérêt personnel capable de tout immoler à sa propre satisfaction.

» Adieu. Ne m'écrivez point, ne cherchez point à m'entretenir. Vous m'avez tout dit. J'ai tout entendu. Tout est fini. »

Tant de douceur, une bonté si vraie touchèrent sensiblement le marquis. Il baigna de ses pleurs les assurances que madame de Belosane daignoit lui donner de son estime. Recevoir ses adieux, disoit-il à son père, paroître devant elle, moi! Eh comment soutiendrai-je ses regards, sa tristesse, le regret de la perdre, et l'humiliation de lui voir remporter une victoire si noble sur la même passion qui vient de me rendre si foible, si imprudent et si coupable!

Le comte voulant respecter le secret de madame de Belosane, craignit que l'agitation de son fils ne le découvrît s'il se montroit à l'hôtel de Layrac. Il lui conseilla de partir à l'instant pour une de ses terres, et se chargea de trouver un prétexte à son éloignement. Le marquis obéit, et quitta Paris avec ce sentiment douloureux où livre le reproche d'avoir troublé la félicité d'un autre, en renoncent à son propre bonheur.

L'absence de monsieur de Grancé épargnoit à madame de Belosane les efforts qu'elle se disposoit à faire sur son coeur pour soutenir sa vue. Le moment de laisser madame de Chazele arriva. Les adieux de ces deux amies furent tristes. Peu de jour après sa sortie du couvent, madame de Belosane partit. Elle écrivit de Lyon à la marquise, et ranima vivement sa douleur et sa tendresse par cette lettre.

LETTRE de madame de Belosane, à madame de Chazele.

« QUELLE distance nous sépare déjà, ma chère! et combien je me sens oppressée quand je considère l'espace que

peu de jours vont mettre entre vous et moi. Ce pénible éloignement me paroîtroit moins difficile à supporter, si cessant de vous faire d'inutiles reproches, vous adoptiez mes idées et remplissiez ma plus consolante espérance.

» Vous dire que la préférence dont vous êtes devenue l'objet ne m'ait pas cause une extrême, une accablante douleur! ce seroit démentir ma conduite et des aveux plus sincères. Une si cruelle découverte à fait sur moi la plus vive impression. J'ai pleuré, j'ai gémi du fond de mon coeur, de mon coeur profondément blessé. La légéreté de monsieur de Grancé m'a paru le plus sensible des malheurs. Mais une circonstance étrangère à l'événement n'a point ajoute au regret de ma perte. Pourquoi s'aigriroit-il, parce que vous êtes aimée?

» Je ne possedois pas le bien que vous vous accusez de m'avoir enlevé. Non, je ne le possedois pas. L'estime, la convenance, formoient les fragiles liens qui attachoient monsieur de Grancé. Ils alloient nous unir, ces liens si foibles! Qu'ils seroient devenus tristes et pesans! Eh quoi, j'aurois été pour jamais à monsieur de Grancé, je me serois vue sa compagne, et chaque jour, chaque instant de ma vie m'eût assuré que le don de mon coeur ne le rendoit point heureux! Loin de vous affliger, félicitez-vous, ma chère, d'arracher une amie au plus grand des supplices.

» Rappelez-vous nos entretiens et mes prières. Changez vos résolutions, bannissez vos scrupules, retournez à l'hôtel de Layrac; consolez ma mère de mon absence. Pourquoi monsieur de Grancé vous éloigneroit-il d'une maison où l'on vous désire? S'il s'étoit offert à vous libre de tout engagement, auriez-vous refusé de l'écouter? Eh bien, il est libre, il vous aime! recevez son hommage, faites son bonheur. Ne lui laissez pas croire qu'en me parant d'une feinte générosité, je vous ai chargée du soin de venger. Ah, que jamais il ne me soupçonne d'un vil artifice, que jamais il ne m'impute une seule de ses peines; qu'il obtienne le coeur de madame de Chazele, qu'ils s'aiment, qu'ils s'unissent, et que dans ses plus doux moments la marquise de Grancé se souvienne avec

attendrissement d'une amie, trop foible encore peut-être pour se rendre témoin de sa félicité, mais trop noble pour l'envier, et trop attachée à elle pour ne pas la partager, quand le tems aura dissipe l'illusion qui lui fut si chère.»

Cette lettre produisit un effet bien contraire à celui que la comtesse s'en promettoit. Triste, abattue depuis leurs adieux, madame de Chazele se disoit à tous les instans du jour, j'ai perdu mon amie. Son ame exaltée par l'amour, par la fierté, suspendoit ses ressentimens. Bientôt elle ne verra plus en moi que l'objet des amertumes de son coeur. Les touchantes assurances d'une amitié dont elle ne se flattoit plus, la charmèrent. Avec quel attendrissement elle lut la lettre de madame de Belosane! elle en pesa toutes les expressions, et reconnut à chaque ligne cette candeur, ce naturel aimable qui jamais ne s'étoit démenti. Ses yeux s'arrêtèrent sur les dernières, elle les relut avec une vive émotion. Que dans ses plus doux momens la marquise de Grancé se souvienne d'une amie... La marquise de Grancé, répéta-t-elle! ah, dieu! quel nom me donne-t-elle! m'est-il permis de la porter jamais! Un profond soupir accompagna cette réflexion, la lettre tomba de ses mains, des larmes inondèrent son visage et son sein. Elle s'avoua son penchant pour le marquis de Grancé, elle osa même examiner si, sans être blâmable, elle pouvoit céder aux instances de madame de Belosane, se prêter à ses désirs, jouir d'un bien où elle renonçoit. Mais rejetant cette pensée, honteuse de s'y être arrêtée, rougissant des larmes qu'elle venoit de répandre, elle releva la lettre de la comtesse, la lut encore, et la pressant contre ses lèvres: O ma compagne, ma soeur, mon amie, s'écria-t-ellel je ne devrai point de doux momens à l'ingrat qui vous à cause une extrême, une accablante douleur! des remords déchirans ne se mêleront point à votre souvenir, une basse complaisance pour moi-même me rendra point indigne de votre estime. Pourrois-je tenir mon bonheur de l'homme qui vous afflige, vous éloigne, et nous sépare?

Sa réponse ne laissa point de doute à madame de Belosane sur sa résolution. Elle partit pour Chazele. L'idée de

monsieur de Grancé l'y suivit, et madame de Belosane la conserva sous le ciel étranger où elle croyoit la perdre.

Le commerce de ces deux dames se soutint avec la même exactitude et la même confiance qu'auparavant; trois années s'écoulèrent. Au milieu de la quatrième, monsieur de Teligni, nécessaire à la négociation d'une paix desirée, fut rappelé pour passer dans une autre cour. Madame de Belosane s'arrêta en Provence où elle possedoit des terres. Tendrement invitée par elle à l'aller joindre, madame de Chazele se disposoit à partir, quand un funeste événement les ramena toutes deux à Paris.

Malgré les préliminaires de la paix, la campagne s'ouvrit au printems, et les difficultés qui retardèrent le progrès des conférences la laissèrent s'avancer. Monsieur de Grancé, commande pour l'attaque d'un fort, fut dangereusement blessé. Pendant plusieurs jours on espéra le rendre à la vie, mais madame de Belosane étoit destinée à sentir toutes les peines que peut causer un attachement tendre et malheureux. La mort du marquis ranima sa première sensibilité. Elle oublia ses torts et pleura sa perte. Elle voulut mêler ses larmes à celles d'une famille désolée, partager les douleurs du père de cet ami cher). Elle trouvoit une sorte de douceur à se voir entourée par tous ceux qui regrettoient l'aimable marquis de Grancé. Madame de Chazele se montra pénétrée des mêmes sentimens, leur commune tristesse ressera les liens qui les unissoient. Depuis ce tems elle ne se sont plus quittées. Tout ce qui les environne est heureux par elles, mais un fond de mélancolie les éloigne souvent du grand monde. Elles se plaisent à la campagne. Toutes deux ont renonce à l'amour, au mariage, et le souvenir de monsieur de Grancé les garantit à jamais contre une passion dont elles ont éprouvé, senti toutes les amertumes sans en avoir connu les plaisirs.

Lettre XXVI. Mylord Rivers, à sir Charles Cardigan.

DONNER le matin à l'étude, le jour à des soins nécessaires, le soir au plaisir? ma foi, Charles, c'est faire du tems un emploi raisonnable, et j'applaudis fort à ce sage arrangement. Lady Cardigan veut bien amer avec tes graves amis, tu consens à souper avec les siens? Elle s'instruit pour te plaire, tu t'amuses pour l'obliger? Rien n'est mieux entendu. Cette mutuelle condescendance, en rapprochant vos goûts, lie plus fortement vos coeurs, vous lui devrez votre commune felicite. C'est la complaisance qui prépare deux amans satisfaits à remplacer les douceurs passagères de l'amour, par le sentiment durable d'une solide amitié.

Le procédé dont tu te plains est révoltant, sans doute. Tu dois mépriser ton ingrat parent. Mais tu as tort de regretter ta généreuse conduite à son égard; plus grand tort de rejeter sur toute l'humanité le mauvais caractère d'un particulier. Eh quoi, serai-je forcé de défendre le genre humain contre toi, contre son ami! Tu le chéris, et pour une seule créature qui t'offense, te voilà prêt à les haïr toutes.

Effet naturel des sentiments passionnés, Charles. Moi, dont la bienveillance raisonnée manque d'ardeur, je suis moins blesse des fautes de mes semblables. Je les remarque sans émotion, je les supporte sans me fâcher. Comme toi, je me laisse aisément séduire. Un homme peut s'en imposer, me persuader qu'il est honnête. Si je découvre le contraire, j'éloigne le trompeur, il cesse d'exister pour moi. Mais je me croirois injuste, si je retirois ma confiance à tous les autres.

Beaucoup ne méritent pas mieux peut-être mes services ou mes secours; cependant l'équité ne permet pas de les juger sur une supposition, encore moins de les punir sans savoir s'ils sont coupables.

Tu me demandes à quoi je m'occupe? à rien du tout. Si je m'amuse! je ne sais. Si mon indécision dure? oui. Quelquefois j'espère, plus souvent je crains. L'apparence contrarie mon espoir. Londres m'attire, un triste présage m'en éloigne. Mon retour dans ma patrie peut être l'écueil de mon bonheur, ou celui de ma liberté. Grand sujet d'hésiter, Charles!

Mais laissons mes folies, parlons de celles des autres. L'attention de Paris est actuellement fixée sur un procès fort bizarre. Deux citoyens s'accusent réciproquement d'un fait très-malhonnête. Tous deux s'accablent d'injures, et chacun présente sa partie adverse comme un monstre à rejeter de la société.

Hier un homme de mérite m'engagea d'aller au palais avec lui. Deux célèbres orateurs parloient sur cette étrange cause, et mon conducteur m'assura que j'aurois un extrême plaisir à les entendre. Son attente ne fut point trompée. J'admirai le savoir, l'éloquence et l'art ingénieux des deux avocats. Mais j'admirai plus encore l'étonnante intrépidité des deux plaideurs, présens à l'audience, et le soin qu'ils prenoient, d'un consentement unanime, d'instruire le public d'une foule d'anecdotes dont la moindre suffisoit pour les rendre à jamais ridicules et méprisables.

Comme nous sortions, un homme de robe nous aborda. Ses discours me firent comprendre que mon compagnon alloit souvent au palais. Eh quoi, lui dis-je en revenant, vous aimez les procès? Au contraire, me répondit-il, je les crains et les déteste. J'ai de bon coeur abandonné des droits considérables pour en éviter un. Si l'on me voit suivre avec une sorte de plaisir les affaires de cette espèce, c'est que j'aime à contempler en tout l'inconséquence et la sottise de ces hommes, si grands, si petits, si nobles, si vils; capables de s'élever si haut, de tomber si bas; que l'intérêt, la vengeance, un léger

dépit, une simple obstination conduisent à dévoiler d'odieux secrets, à mettre en évidence les vices des autres et leurs propres iniquités.

L'un déshonore son fils pour le priver du droit que la nature lui donne à son héritage; l'autre couvre d'opprobres la mère de ses enfans; le frère reproche à son frère de s'être frauduleusement emparé d'une partie de leur bien commun, et pour montrer ce frère séducteur, taxe d'injustice ou d'imbécillité l'auteur de ses jours. Ne d'un commerce illégitime, un enfant nourri dans l'obscurité, essaye d'en sortir, en élevant ses clameurs contre sa mère imprudente. Il offre de prouver qu'elle est une infâme, et veut la forcer de l'avouer, ou de lui donner le père que l'équité l'oblige de lui refuser. Une femme hardie, renonçant à la pudeur, à la modestie, par des détails indécens expose la foiblesse d'un malheureux, l'insulte, le défie impudement, veut que la loi l'en sépare, ou lui donne un pouvoir que Thémis ne dispense pas. Ces hommes, dont la longue enfance et la prompte vieillesse semblent les avertir combien des besoins réciproques leur rendent l'amitié nécessaire, ces hommes rassemblés pour s'aider, se servir, se prêter de mutuels secours, se haïssent, s'attaquent, se déchirent! Eh pourquoi? par le désir de conserver, ou d'acquérir quelques avantages, dont la possession accordée, ou continuée, paroîtra toujours aux yeux de la raison un bien foible dédommagement de la honte soutenue en les poursuivant

J'aurois pu joindre mes réflexions à celles de ce françois, ajouter des exemples à ceux dont il les appuya; ce sujet s'étendit fort loin, et nous convîmmes ensemble que l'habitude pouvoit seule nous rendre supportable l'étonnante contradiction de nos moeurs et de notre raison. Je ne sais si en nous examinant bien, un hottentot ne seroit pas fondé à

à déclarer les sauvages d'Europe moins sensés que ceux du Cap.

Je suis un peu fâche contre sir Robert, il n'a pu se taire, James sait tout. Il m'écrit de Londres. Ses expressions me touchent par leur noble simplicité. Sa reconnaissance est décente, vraie, et sans affectation. assurément, Charles, ce jeune homme est ne généreux, il se plairoit à faire en faveur d'un autre ce que d'heureuses circonstances m'ont permis de faire pour lui. Une preuve de la bonté du coeur est d'apprécier avec justesse un service reçu. Celui qui se l'exagère est tout prêt à se sentir gêné du poids de l'obligation. Adieu.

Lettre XXVII. Lady Cardigan, à mylord Rivers

LE chevalier Monk m'a remis votre lettre et la petite histoire annoncée depuis si long-tems. En vérité, mon cher cousin, elle n'a pas rempli mon attente. Des particularités concernant deux femmes, jeunes, jolies, riches, et françoises, me promettoient une foule d'agréable événemens, je croyois m'amuser ou m'attendrir à chaque page de ce cahier. Je l'ai trouvé très-long, très-froid, le marquis n'intéresse point Madame de Chazele est une bonne femme, caractère assez insipide; et votre comtesse, si sensible, si raisonnable! est à mes yeux la plus folle des créatures.

Jamais entêtée galoise fut-elle plus obstinée dans ses opinions, que madame de Belosane dans ses sentiments. Cinq

années de constance! et puis au retour de monsieur de Grancé, le voir indifférent et l'aimer toujours? découvrir son penchant pour une autre, et l'aimer encore! aimer à la fois son amant et sa rivale? Un naturel si aimant est insupportable. Oh, comme je m'impatientois à ce parloir, pendant cet éternel entretien. Prier madame de Chazele de faire le bonheur de cet ingrat, lui parler avec douceur, avec amitié, avec tendresse. De la tendresse, dans ce moment? bon dieu! cela peut-il se soutenir?

Je suis sensible, vous le savez, capable d'une ardente, d'une fidèle amitié. Miss Rutland m'est bien chère; mais quand vous consentîtes à combler ses souhaits et les miens en lui permettant de vivre chez moi, si ses attraits eussent affoibli mon pouvoir sur le coeur de sir Charles, s'il eut montre pour elle, je ne dis pas de l'amour, mais seulement une attention marquée, la plus légère préférence! sur mon honneur, je me serois sentie plus portée à lui arracher les yeux, qu'à la conjurer de vouloir bien l'épouser.

Je ne prétends pas tout blâmer. Le caractère de madame de Belosane est vraiment noble, il doit lui donner beaucoup d'amis, et jamais lui attacher un amant. A la honte de votre sexe, l'égalité, la franchise, la bonté sont des qualités peu propres à le fixer. Le coeur de l'homme, toujours en contradiction avec lui-même, n'est point forme pour goûter les charmes d'un commerce paisible. II à besoin de craindre, d'espérer. Celle qui veut s'en rendre la maîtresse, doit élever ses doutes, les dissiper, les faire renaître encore. L'inquiétude entretien l'activité de vos passions, elle seule bannit la langueur où vous jette la certitude de plaire. Demandez à sir Charles combien il se trouvoit heureux quand je le tourmentois? après l'avoir négligé pendant deux heures, bien querelle, bien boude, bien impatiente, quelle joie je répandois dans mon ame par un seul petit souris! A présent il me voit

toujours riante, toujours prête à l'écouter, à lui répondre; plus de nuages sur le front d'une épouse soumise. Cette nouveauté l'enchante. II en jouit, il en sent, dit-il, tout le prix; mais si le calme l'assoupissoit, je saurois bien vîte exciter le trouble et ramener la tempête.

Miss Rutland ne peut souffrir le marquis de Grancé. II me déplaît aussi. On le peint comme un homme supérieur, que fait-il? Au commencement il se tait. A son retour il ne dit rien, et quand il parle, c'est mal à propos. Quel étoit donc le danger de sa position? d'ou naissoient son embarras, sa tristesse, ses craintes? Passer ses jours avec deux femmes charmantes, posséder l'une, jouir de la vue et de l'entretien de l'autre, cela forme-t-il une perspective effrayante? Cette situation ne lui faisoit-elle pas réunir autour de lui tous les plaisirs que donne le sentiment... Mais je suis bien malhonnête, bien ingrate, n'est-ce pas? Loin de vous remercier de la peine que vous avez prise en copiant pour moi ces détails, je vous ennuie par de sottes observations. Pardon, Mylord, j'oubliois que ce petit roman est une histoire, et même celle de vos bonnes amies.

Un esprit de justice me donne l'envie de réparer ma faute, en vous offrant l'occasion de censurer à votre tour. Je veux vous conter une aventure récente; le héros est françois, et je l'aime à la folie. c'est un militaire. II n'est ni jeune, ni vieux; ni beau, ni laid. Mais on ne sauroit être mieux fait, ni se mouvoir avec plus de graces. II est grand, à l'air noble, martial, et possède cette aisance que donne l'habitude de s'attirer des égards sans avoir besoin d'en exiger. Sa première visite à Londres fut chez ma tante. II lui étoit si particulièrement recommandé, qu'en lui ouvrant sa maison elle le pria de ne pas s'y regarder comme un étranger. Assez de facilite à s'énoncer dans notre langue, une extrême franchise, de la douceur, de la gaieté, une bonhommie rare nous accoutumèrent tout de suite à lui. après deux ou trois entretiens, on croyoit en lui parlant causer avec un ancien ami.

Hier nous dînions ensemble chez mon frère. Pendant le repas on s'occupa fort à blâmer l'union précipitée de miss

Robert et d'une jeune hanovrien arrive depuis six semaines en Angleterre. On épuisa tous les raisonnemens sur la nécessité de se connoître avant de se lier par des noeuds indissolubles. Le françois rioit, se taisoit, écoutoit, me regardoit, revoit les épaules et me répétoit tout bas: lls n'ont pas le sens commun. Se connoître! est-ce que l'on se connoît? est-ce qu'il est possible de se connoître!

Le soir, dans un cercle moins nombreux, je le priai de me dire s'il croyoit vraiment impossible de s'assurer du caractère et des sentimens d'une personne que l'on observoit avec intérêt? Si je le crois? très-fort, Madame, me répondit-il. Qui vous le persuade, lui demandai-je? Ma propre expérience, me dit-il; et si vous saviez la raison de mon séjour ici, vous pardonneriez une opinion qui peut-être vous paroît ridicule. J'insistai pour en être instruite, et voici ce qu'il me dit:

« J'étois à peine majeur, quand je devins amoureux d'une jeune personne très-bien faite et fort jolie. Un frère aîné me rendoit alors un assez mauvais parti. Ma maîtresse étoit riche. La crainte d'un refus me fit hésiter à la demander. Son père pouvoit me croire tente par sa fortune. Pendant que je me consultois on maria ma jeune amie. J'en fus fâche, elle aussi. Nous pleurâmes, le tems nous consola. Connu de son mari, je ne perdis pas le plaisir de la voir souvent. Mon coeur lui demeura toujours attaché. Et comme aucune femme ne me plut autant qu'elle, je n'en pris point.

» Quatre ans après son mariage, elle devint libre et me proposa de nous unir. Je le voulois bien. Mais la garde-noble d'un fils lui assuroit une fortune considérable. Trop peu riche pour la dédommager d'un si grand sacrifice, je ne crus pas devoir l'accepter. Nous prîmes donc patience, et sans beaucoup d'effort. Elle tenoit une bonne maison, je faisois partie de sa société, soupois tous les soirs chez elle. Je passois l'hiver à lui prouver mon amitié, mes lettres l'en assuroient pendant l'été, et je me trouvois heureux toute l'année.

» Son fils mourut, je perdis mon frère et devins riche. Je ne songeois point à changer ma façon de vivre, elle me paroissoit douce, commode et satisfaisante. Mais des idées

de mariage se réveillèrent dans l'esprit de ma bonne amie. Elle écouta de ridicules propos, des caquets la troublèrent. Elle s'inquiéta, me fit part de ses chagrins, me pria de les calmer. L'honnetêté ne me permettoit pas de résister à ses désirs. Je tenois beaucoup à mes habitudes, j'aimois ma liberté, mais je devois de la complaisance à mon ancienne amie. Et puis que risquois-je en l'épousant? je la connoissois si bien! Elle étoit moins belle, il est vrai, mais j'étois moins Jeune, et j'envisageons déjà le tems où son esprit et sa condescendance me seroient plus nécessaires que ses attraits. Je me mariai donc. Mais dès le lendemain, j'appris qu'une femme charmante, depuis six heures du soir jusqu'à minuit, pouvoit être une furie le matin et tourmenter tout le long du jour les malheureux forces de l'approcher.

» A peine quittois-je le lit de ma nouvelle compagne, que de l'appartement où l'on se disposoit à m'habiller, j'entends un bruit sourd, il augmente, redouble, m'importune, m'impatiente. Des sons confus, des voix glapissantes, de dures epithètes, des menaces, frappent mes oreilles; j'imagine que le gens de ma femme se querellent. Mais si près d'elle, de moi, cela m'étonne. Je veux m'instruire, sors, retourne sur mes pas et trouve dans l'antichambre de la marquise un vieux valet tranquillement occupe à lire. Je lui demande pourquoi ce bruit chez sa maîtresse, et ce qui l'excite? Du bruit, Monsieur, répond cet homme, on n'en fait point. Quoi, m'ecriai-je, tu n'entends pas ces cris insupportables? Pardonnez-moi, réprend-t-il, mais cela, c'est l'ordinaire. Madame assemble ses gens le matin, ils vont tous recevoir ses ordres. Actuellement elle gronde sur le service d'hier, demain elle grondera sur celui d'aujourd'hui. C'est la regle. Elle crie autant qu'il lui plaît, personne n'y prend garde, et quand elle nous accable d'injures, c'est comme si elle ne parloit pas.

Consterné de cette découverte, immobile, appuyé sur une cheminée, pressant mon front d'une de mes mains, je regardois ce valet sans m'appercevoir où je portois les yeux. II prit mon abattement pour de l'attention ou de la curiosité. II

s'étendit sur l'humeur de sa maîtresse, conta comme elle traitoit ses gens d'affaires, ses marchands, ses ouvriers, répétant toujours, c'est son habitude; il faut s'y faire.

» Je rentrai dans mon appartement, pénétré d'un regret douloureux. Loin de songer à m'habiller, je renvoyai mes gens, me jetai sur un siège le coeur serre. Mon oppression me laissoit à peine la force de penser. Je quittois une maison où des visages riants m'environnoient sans cesse, pour vivre dans une autre où j'allois voir autour de moi des mécontens et des malheureux. Combien je me reprochois ma fatale complaisance! j'en prevoyois les plus fâcheuses suites, et me désolois quand on vint me dire de la part de madame de passer à l'instant chez elle.

» Cette invitation me fit trembler. Incertain si je m'y rendrois, j'allois et revenois sur mes pas sans pouvoir me déterminer; mais la porte s'ouvrant brusquement, je vis entrer ma femme à demi-coëffée, sans poudre, sans rouge, et très-différente de la veille. Elle ne me parut ni fraîche, ni jolie, et ce que je venois d'apprendre l'enlaidissoit fort à mes yeux. Vous attendrai-je tout le jour, Monsieur, me dit-elle avec aigreur? prétendez-vous me laisser des soins dont vous devez vous occuper comme moi? Je hais l'indolence. Et me considérant d'un air surpris: Quoi, s'écria-t-elle, votre toilette n'est pas faite, n'est pas même commencée? seriez-vous dans l'habitude de conserver le matin cette odieuse parure, de vous montrer avec cet abominable turban de toile, qui vous rend noir comme un démon? En cachant vos cheveux, vous êtes à faire peur. J'avois oublie combien un homme est affreux en négligé. Bon dieu, si je vous y avois vu une seule fois, rien au monde ne m'auroit engagée à vous épouser.

» Vivement choque de cette impertinente sortie: Madame, lui dis-je, mon négligé peut m'aller mal; le vôtre ne vous sied peut-être pas mieux, je ne ne veux pas disputer d'agremens avec vous. Vous m'avez cru plus beau, je vous ai cru plus sociable. La méprise est grande, elle deviendroit cruelle si nous consentions d'en être les victimes. Je n'ai jamais contrarie le goût de personne, mais vous voyez en moi

l'homme du monde le moins capable de donner à quelqu'un le pouvoir de faire son malheur.

» Que signifie ce langage altier, Monsieur, me demanda-t-elle d'un ton fort haut? Qu'il faut nous quitter, lui dis-je, et très-promptement. Je suis malade, Madame, j'avois oublie de vous en avertir. J'ai besoin de prendre les eaux de Bath. Ce soir quatre médecins me les ordonneront, et demain, de grand matin, je serai sur la route de Calais. Elle cria, s'emporta, pleura, ménaga; j'imitai son vieux valet, je ne l'écoutai pas. On m'habille, je sortis, rentrai tard, couchai seul et partis au point du jour. Eh bien, Madame, me dit-il en finissant, ne suis-je pas fondé à soutenir qu'il est possible de passer un long tems ensemble et de ne pas se connoître? »

Vous trouvez sûrement mon petit conte bien plat, bien peu digne d'accompagner le délicat manuscrit que je vous renvoie? Donnez-vous le plaisir de me le dire. Je vous permets d'être vrai, d'oublier la complaisance due à mon sexe. Fade compliment qui ne signifie rien. Sur-tout ne vous avisez pas de me répéter, vous aurez toujours raison avec moi. De ma vie je n'entendis un homme dire à une femme, vous avez raison, sans lire sur visage de l'impertinent qu'il n'en croyoit rien. Je cède ma plume à miss Rutland. II est tems, n'est-ce pas?

De miss Adeline Rutland.

L'ARTICLE où je suis nommée dans votre dernière lettre à lady Cardigan m'étonne, en vérité. j'ignore ce qu'elle m'a fait penser, ou dire, mais j'ai fort à me plaindre de ses expressions, si elles me peignent à vos yeux comme une petite fille boudeuse et dépitée. Sensible à vos bontés, Mylord, je vous prie de réserver votre généreuse indulgence pour le tems où mes fautes me la rendront nécessaire. Comme je ne m'en reproche aucune à présent, je ne vois point encore d'occasion où vous puissiez en faire usage à mon égard.

Ma position est assez singulière. Elle m'affligeroit et j'en pensois sérieusement. J'ai perdu beaucoup d'amis. Ma soeur

ne m'écrit plus, son mari me hait, lady Morton me déchire, mon tuteur brame ma conduite, mes sentimens; montre un secret désir d'être débarrassé de moi; chacun des maussades amans que je refuse, augmente le nombre de mes ennemis. Eh bon dieu! c'est donc un crime irrémissible devant les hommes de ne pas se marier? S'il plaît à vingt extravagans d'enchaîner une personne libre, elle ne peut résister à leur fantaisie sans révolter les spectateurs? L'attentat est protégé, la défense traitée de rébellion. Quelle injustice!

Vous parler sans détours, eh, sur quoi, Mylord? la folie que vous traitez d'énigmatique aveu, vous donne assurément des idées bien étranges. J'ai peine à me persuader vos inquiétudes obligeantes.

En supposant qu'il existe un homme plus propre à s'attirer mon attention que sir Edmond, que tous ses rivaux, est-ce une raison de me juger éprise, passionnée? de m'offrir vos bons offices? vous vous engageriez dans des démarches? et de quelle espèce seroient-elles? auriez-vous dessein d'attirer cet homme sur mes pas, de l'avertir, de l'appeler, de lui crier, miss Rutland vous désire, vous veut? fi, donc, Mylord.

Modérez ce zèle affectueux; doucement, patience, rien ne presse. Je regarde, j'observe, mais je suis très-calme, très-paisible. J'ai mis un billet à la loterie, voilà tout. Si le hasard me favorise, j'aurai beaucoup; si je perds, j'aurai trop peu risque pour regretter ma mise.

Lettre XXVIII. Mylord Rivers, à lady Cardigan

Ni je ne m'offense de votre critique, ma chèle lady Cardigan, ni je ne veux vous censurer à mon tour. Mais sans défendre un personnage qui vous déplaît, j'oserai ne pas penser comme vous sur la situation du marquis de Grancé. Ses craintes me paroissent fondées, et quand vous nommez agréable la position où son mariage alloit le mettre, je doute

si vous avez jamais bien examiné l'imparfaite créature, que vous prétendez dominer par la connoissance de son naturel; la Juger par vos propres sensations, c'est risquer de vous tromper beaucoup sur les siennes.

Dans le coeur d'une femme réservée et délicate, l'amour peut être une passion douce, il peut occuper son ame sans la troubler; l'attendrir sans l'égarer, amuser son imagination sans l'écarter des bornes de la modération et des règles de la décence. Mais cette même passion agite, tourmente un sexe plus libre, plus hardi, moins accoutume à maîtriser ses sens: elle se change dans son sein en une ardeur pénible, il souffre de l'impétuosité de ses désirs, et leur violence lui impose la nécessité de les satisfaire ou celle de les éteindre. Si la vue d'un objet aime offre à chaque instant l'image du bonheur c'est à l'amant écouté, cheri, dont on calme l'impatience en animant l'espoir. Loin de rassembler autour du marquis de Grancé tous les plaisirs que donne le sentiment, madame de Chazele lui en auroit rendu l'idée si présente, et la privation si douloureuse, qu'en vérité, il me semble impossible d'envisager un supplice plus sensible, plus continuel et plus insupportable.

La petite aventure, contée militairement, est véritable dans toutes ses circonstances. Cette brusque séparation à fait plus d'éclat que votre nouvel ami ne le désiroit. On en a parlé, on en a ri, on n'y pense plus. Tout passe rapidement ici. Un événement ridicule est bientôt suivi d'un plus ridicule encore, et cet enchaînement conduit à les oublier tous.

Recevez, je vous prie, mes remercîmens de l'accueil que vous avez bien voulu faire à mon ami James. II m'écrit transporte de vos bontés. Ce jeune homme est d'un naturel doux et d'un caractère aimable; je le crois digne d'être admis dans votre société. Des avantages de son état présent, vous connoître, vous plaire, vivre intimement avec vous, avec sir Charles, ce sont les plus grands et les seuls dont je voudrois qu'il se souvînt de m'être redevable.

Lettre XXIX

Le même, à miss Adeline Rutland

QUAND on ne veut point paroître une petite fille boudeuse et dépitée, il faut se montrer une personne sensée, réfléchie; ne pas garder un silence désobligeant, encore moins le rompre au bout d'un mois pour badiner étourdiment sur le premier objet qui s'offre à l'imagination. Feindre de se tromper aux intentions d'un ami afin de trouver un moyen de traiter son zèle de sottise, de jeter du ridicule sur les soins qu'il veut bien prendre; reconnoître ses attentions et sa complaisance par un fi, Mylord! c'est bien être une petite fille très-inconsiderée, très-accoutumée à ne jamais faire de justes distinctions, très-capable d'écrire à son tuteur du même style qu'elle se croiroit permis d'employer avec un de ses maussades amans, si elle l'honoroit de sa correspondance.

Je veux me débarrasser de vous? ce reproche est-il fondé? eh, quel intérêt ai-je à décider votre choix, à le hâter? si j'avois souhaite le diriger, vos réclamations sur votre indépendance m'auroient appris à réprimer ce vain desir.

Vous supposer des sentimens passionnés, moi! non assurément, je ne vous en suppose point. Je ne vous crois pas même l'espèce de goût que vos observations sembloient annoncer. Avez-vous le loisir de penser, de rapprocher vos idées, de les fixer? Avant de préférer on examine, on compare; on se rend compte du sujet de sa prédilection, on se met en état de la justifier à ses yeux, à ceux des autres. Un homme de mérite seroit-il flatte de se voir au rang d'un billet de loterie? vous sauroit-il are d'attendre son coeur au hasard? ne seroit-il pas en droit de vous dire: je me trouverois heureux d'être l'objet de votre penchant, mais je risquerois trop en me prêtant au caprice qui m'attire une attention momentanée.

Je vous ai cru moins légère, ma chère miss Rutland, moins attachée à ces amusemens qui vous séduisent. peut-être même m'avez-vous paru susceptible d'une tendre passion.

Mais après tout, l'amour vous est-il nécessaire? ces nombreuses assemblées où l'on court se montrer, le jeu, les spectacles ne remplissent-ils pas tous vos instans? sans cesse dissipée, sentez-vous le besoin d'occuper votre ame? Non, miss Rutland, non, vous n'aimez point, vous ne pouvez aimer. Et je ne sais si je ne dois pas vous en féliciter.

Depuis assez long-tems j'hésite à prononcer sur un point conteste, et je commence à douter si la sensibilise est un bien? Peut-être avez-vous raison de la redouter, de fuir la solitude qui l'entretient, de chérir le grand monde où elle se perd. Au milieu du bruit des villes, du tumulte des cours, on évite ces attachemens si vifs, si forts! charme et tourment de la vie retirée. N'est-ce point une imprudence de renfermer ses affections dans un cercle étroit, de craindre toujours les événemens qui peuvent le resserrer encore? En suivant ce tourbillon dont la rapidité vous entraîne, l'esprit amuse par un tableau changeant, où mille images se peignent, s'effacent, se retracent de nouveau, conserve à peine un souvenir confus des objets qui disparoissent sans retour.

Je vous renvoie une lettre de mylady Falmouth. Elle se trompe, comme vous le verrez, puisqu'elle me croit de l'influence sur votre coeur. Ma réponse l'assure de sa méprise. malgré votre indifférence sur le tirage de la loterie où vous avez mis si peu, je souhaite que vous ayez beaucoup. Si la fortune vous maltraite, votre désintéressement me consolera de ce malheur. Peut-être le sentirai-je plus que vous. Comme votre tuteur, et plus encore comme votre ami, je m'affligerai toujours de vos pertes.

Lettre XXX. Le même, à sir Charles Cardigan.

LE docteur Rimers t'assure donc que l'uniformité caractérise les François? qu'en examiner un, c'est les approfondir tous? Ce judicieux et fin observateur me rappelle l'honnête Richard, ton ancien voisin, qui s'etant mis en tête de visiter la France, après six jours de residence à Paris, fit ses adieux à l'ambassadeur d'Angleterre et les demanda ses ordres pour Londres. Quoi, vous partez, s'écria mylord surpris, auriez-vous reçu de fâcheuses nouvelles? Non, répondit gravement Richard, mais l'ennui me chasse. Que diable faire dans une maudite ville où l'on ne trouve rien à voir, ni rien à manger?

Ma foi, mon ami, je n'ai pas l'habileté de ton docteur. Je crois appercevoir tant de variété dans les habitans de la capitale, que les remarques du jour élèvent mes doutes sur celles de la veille, et loin de pouvoir fixer mes idées, j'en recois à chaque instant de nouvelles.

L'esprit de parti, qui nous divise, traite d'esprit national par des personnes peu réfléchies, est l'effet naturel et nécessaire de deux pouvoirs, dont nous nous efforçons de maintenir l'équilibre. Ici cet esprit se forme seulement de la diversité des opinions, et ne sert qu'à faire naître des disputes frivoles et d'inutiles animosités. Toutes les classes dont se compose l'état semblent être de petites nations séparées. Elle se craignent, se méprisent, et se haïssent mutuellement. Liées par

des conventions politiques, désunies par l'ambition, rapprochées par l'intérêt, elles entretiennent une sorte de trève; mais toutes s'observent avec defiance, et chacune est toujours prete à se precautionner, ou à se defendre contre l'usurpation de ses rivales, à étendre ses prérogatives, à réclamer ses droits, à borner ceux des autres.

Les sociétés particulières se ressentent de cette espèce d'inimitié de tous les ordres de l'état. On estime celle où l'on vit, on s'amuse à jeter du ridicule sur celles où l'on n'est point admis. On blâme aigrement dans une maison ce qu'on approuve hautement dans une autre. L'événement qui paroît concerner le corps entier des citoyens ne les frappe pas de même. II est envisagé sous mille aspects, on lui attribue des causes différentes, on en prévoit des suites opposées. Voulant me conformer aux sentimens de ceux qui m'honorent de leur bienveillance, il m'est souvent arrivé de me réjouir le matin au milieu de vingt personnes, d'un arrangement nouveau, admirable! et de m'en affliger le soir dans un cercle aussi nombreux, consterne de l'affreuse révolution.

Ce que j'écris de Paris, on pourroit peut-être l'écrire de toutes les capitales de l'Europe. Je ne saurois recoudre les questions de mylord Bellasis. Je ne comprends point ses idées. Je vois ici, j'ai vu par-tout le caractère de l'humanité, plus contraint sous un gouvernement, plus développé sous un autre, offrant toujours le mêlange des vices, des vertus, de la sagesse et de la folie. Si dans nos contrées, si dans celles que j'ai parcourues, il est vraiment un caractère distinctif, marqué par des traits sensibles, je ne l'ai point saisi. Si vous voulez tous deux vous instruire sur ce point intéressant, faites voyager le docteur Rimers. Ma pénétration n'égale point la sienne.

Tu te trouves l'être le plus heureux qui respire! j'en suis vraiment charme, Charles. J'aime à t'entendre répéter les louanges de ma cousine. J'espérois peu qu'elle changeât si promptement de conduite avec toi. Malheureusement elle se montre plus constante à mon égard, et cet ange de lumière est toujours un lutin pour moi.

Lettre XXXI. Miss Adeline Rutland, à mylord Rivers.

DISSIPÉE, étourdie, sans égards, incapable de distinction, d'attachement; est-ce bien-là mon caractère, Mylord? eh mais, je l'aime assez. Si ce portrait me ressemble, j'en rends grace au ciel, il m'a douce d'un très-heureux naturel. En le conservant, je pourrai n'être pas fort utile à la société, mais il ne me portera point à la troubler. Sure que notre propre bonheur est le premier, et le plus indispensable de nos soins, je me confirme avec plaisir dans la certitude qu'àucune affection étrangère ne me détournera de m'appliquer à répandre un continuel agrément sur mes jours.

Je reçois de tout mon coeur vos félicitations sur l'insensibilité dont vous me bramez dans une page et m'applaudissez dans l'autre. Votre morale et mes idées s'accordent parfaitement. Ah, oui: regarder sans intérêt ce tableau changeant, fixer à peine les personnages qui le forment; ne point partager leurs passions, rire de leurs folies; c'est jouir à l'écart d'un spectacle amusant, et se préserver avec sagesse du danger de paroître à son tour sur la scène pour divertir la multitude.

Je ne sais qui de nous deux à plus de droit à se plaindre du style de l'autre. Je ne défends pas le mien. Mais le vôtre, Mylord, est-il toujours sensé, toujours poli? Vous me reprochez d'être indifférente, cela est-il raisonnable? d'être sans passion, cela est-il philosophique? Vous m'assurez qu'il n'est point flatteur de me plaire, cela est-il obligeant? En, bon dieu, vous étiez donc bien fortement engagé dans le plan de ma soeur, bien déterminé à diriger mon choix sur cet ennuyeux sir Edmond? Si révolté contre moi depuis mes refus? je le vois, je vous ai déplu. C'est un malheur, et très-grand; mais il m'en eut trop coûté pour l'éviter.

Je ne comprends pas pourquoi mylady Falmouth à pris la peine de vous écrire. Ma réponse sur les intentions de son neveu, étoit assez positive pour me débarrasser de cette

nouvelle poursuite. Mais, quelle persécution! m'offrira-t-on toujours des partis? n'entendrai-je parler que de maris! Je voudrois posséder une baguette de fée, soumettre tout à mon pouvoir, gouverner l'univers entier. J'en changerois l'ordre et j'y mettrois la reforme. J'anéantirois l'amour, le mariage, ses suites odieuses. Le monde finiroit, m'allez-vous dire? Qu'importe. Quand je ne serai plus, son existence me parois assez inutile.

Lettre XXXII. Mylord Rivers, à miss Adeline Rutland.

TOUJOURS des plaisanteries; jamais sérieuse, jamais solide; mais piquante et prompte à saisir l'occasion d'interprêter malignement ce qui échappe à la négligence du style, peut-être à l'ingenuité du coeur. En vérité, miss Rutland, vous éloignez la confiance, vous affligez l'amitié. Comment adoptez-vous des qualités, que même en vous les reprochant, je ne crois pas le fond de votre caractère, mais la suite de cette indépendance dont vous étendez trop et les droits et l'usage.

Les jolies idées! Refuser de rendre à la société une partie des avantages que vous en retirez, envisager l'univers comme étant forme pour votre seul amusement? vous avouer hautaine, insensible, personnelle, et chérir cet heureux naturel! c'est exciter un bien triste sentiment dans l'ame de ceux dont vous êtes aimée; c'est anéantir leurs plus douces espérances.

II est fâcheux, très-fâcheux de s'intéresser vivement à vous, et de ne pouvoir contribuer à votre bonheur ni par de justes représentations, ni par une entière condescendance à vos volontés.

Engagé dans le plan de votre soeur, moi? vous vous trompez. Je n'ai favorisé qu'un instant les voeux du baronnet. Jamais je ne souhaitai vivement vous voir lady Blanford; si vous l'étiez devenue, j'en aurois senti du regret, peut-être même de la douleur. Cet aveu vous étonne? N'égarez pas vos idées, je vais les fixer autant que je le puis sans compromettre le secret d'un ami.

Dans les tems des plus fortes espérances d'Edmond, un coeur bien touche de vos charmes s'ouvrit à moi. J'y découvris une passion ardente. Je ne pus me défendre d'une partialité dont je me reprochai l'injustice. Cent fois prêt à vous laisser connoître la tendresse de mon ami, ma parole engagée au baronnet retint sur mes lèvres la confidence que je brûlois de vous faire. Force de refuser mes secours à son rival, je lui promis de tout tenter pour le servir près de vous, si l'événement trompoit l'attente d'Edmond. Votre rupture avec lui m'a rendu la liberté, j'ai pu parler. Mais seroit-ce obliger l'homme qui vous aime de le livrer au supplice de se voir confondu parmi vos esclaves, destine à grossir le nombre de ces sujets accablés sous le poids d'un sceptre de fer? non, miss Rutland, non. Je n'exposerai point volontairement à cette infortune le seul de vos amans dont le bonheur m'intéresse. Le détacher de vous, c'est un ouvrage pénible. Mais j'ai entrepris de lui rendre ce service essentiel, et maigre l'opiniâtre résistance de son coeur, je mériterai votre reconnaissance en vous préservant d'un nouvel importun.

La route où vous prétendez marcher, ne vous conduira point à répandre un continuel agrément sur vos jours. Plus vous la suivrez, plus elle deviendra fatigante et embarrassée. Séparer son intérêt de celui des autres créatures, essayer de rompre la chaîne invisible où tout être sensible est nécessairement attache, c'est se préparer un sort particulier, il est vrai, mais très-malheureux. Le personnage de spectateur peut satisfaire tant que des nouveautés varient la scène. Mais quand on à tout vu, l'uniformité de la représentation lasse les yeux et plus encore l'attention. On cesse de rire des foiblesses de l'humanité, on les remarque avec humeur, les ridicules

choquent, les travers irritent, la déraison révolte. Tout déplaît, on devient chagrin, misantrope; on hait, en est haï et l'on finit par ne trouver dans ce monde, où pour se singulariser on à choisi de vivre à l'ecart, que des sujets d'ennui, de dégoût et d'amertume.

Vous ne vous attendez pas à des complimens sur votre plan de réforme? II est très-doux, et très-humain, en vérité.

Lettre XXXIII. Le même, à sir Charles Cardigan.

EH bon dieu, mon ami, avec quelle véhémence tu t'exprimes sur la folie d'Arthur! d'ou vient excite-t-elle ton indignation? Sa conduite dément ses principes? Eh bien, tu le croyois raisonnable, tu le vois en démence, plains son égarement, oublie la bonne opinion que tu te formols de ses qualités, cesse de le voir, de t'étonner sans sujet et de te fâcher sans réflexion.

Pourquoi te persuader qu'Arthur te trompoit? ne pouvoit-il s'en imposer à lui-même? La modicité de son revenu contraignoit ses penchans, les lui chachoit peut-être lui laissoit ignorer ses goûts et l'étendue de ses désirs. L'impossibilité de les satisfaire l'accoutumoit à détourner sa pensée des objets places loin de son atteinte. II se croyoit simple, modéré; se montroit ennemi du faste, des plaisirs que l'extrême aisance procure; un héritage inattendu brise les liens qui tenoient ses passions captives, il se livre à tous les travers, il devient fat, insolent, vicieux même! et toi, sans t'appercevoir que la fortune n'a point change son naturel, mais l'a seulement développé, tu t'emportes contre le siècle,

contre la richesse; tu détestes l'or, tu le maudis, tu 1'accuses de corrompre les moeurs, d'être un fléau pour la foible humanité; et dans la chaleur de cette rapide déclamation, tu oublies que tu es riche, que ce vil métal est entre tes mains un baume adoucissant, capable d'appaiser les plus vives douleurs, et s'est trouvé cent fois la source des plus délicieuses sensations de ton ame.

Rappelle-toi ce jour où venant d'arracher à la misère une famille honnête, mêlant des pleurs d'attendrissement aux larmes de joie que tes bontés faisoient couler, tu te jetas dans mes bras, en criant: O mon ami, que n'ai-je tous les trésors de la terre!

L'or ne corrompt point les hommes, Charles: sa possession, il est vrai, donne à des hommes corrompus les moyens de faire germer le vice, par-tout où ils en découvrent la semence, mais jamais le pouvoir d'écarter un coeur noble du sentier de l'honneur.

Crois-moi, mon ami; des biens que procure l'association, la richesse est le réel et le plus désirable. Elle ne nous met point à l'abri de toutes les peines, mais elle en diminue le nombre et sert à dissiper le souvenir des maux dont l'indigence prolonge le sentiment. Le riche et le pauvre semblent pleurer également la mort d'un objet chéri, semblent éprouver la même douleur; mais quelle différence dans les réflexions qui aigrissent, ou calment leurs regrets! L'un se dit, j'ai tout fait, tout tente pour le sauver; l'autre se répète, des secours que je n'ai pu payer me l'auroient peut-être rendu.

Tes chagrines exclamations sur la perversité du siècle m'ont fait rire. Où prends-tu cette idée qu'autrefois on pensoit, on agissoit mieux? ce n'est assurément pas dans l'histoire. Le premier écrivain connu traite ses contemporains de

race dégénérée et d'âge en âge l'homme existant essuie toujours le reproche de s'être forme des routes nouvelles, d'avoir perdu les traces de ses vertueux ancêtres. Cependant parcours les annales de la triste humanité, elles t'offriront dans tous les tems les vices qui subsistent, les vertus qu'on exerce. D'autres erreurs ont distingué les siècles passés. Nos pères ont successivement change de loix, de coutumes d'idées, de modes, de préjugés! Mais de naturel, Charles l'homme peut-il en changer, et le supposer n'est-ce pas une

Attache au siècle qui m'a vu naître, je ne joindrai point ma voix aux clameurs de ces prétendus sages qui le décrient par un excès d'humeur. J'aime à penser qu'il acquerra dans la postérité le degré de gloire dont sa jeunesse le prive encore. Nos neveux vanteront notre modestie, notre désintéressement, notre équité, nos talens, notre esprit, la régularité de nos moeurs, peut-être l'austérité de nos principes: et pour imiter leurs prédécesseurs, nous représenteront comme de respectables modèles, qu'on ne peut trop se proposer pour exemple.

Adieu. Console-toi de l'impertinence d'Arthur, et ne te punis pas de ses fautes en les sentant trop vivement.

Lettre XXXIV. Lady Cardigan, à mylord Rivers.

CET ange de lumière est toujours un lutin pour moi! voilà bien le propos d'un ingrat. Prenez garde, ne rebutez pas ma bonne volonté. Je tiens peut-être le fil propre à vous guider dans le labyrinthe où vous croyez n'être pas entré, où je vous vois prêt à vous perdre. Vos expressions me donnent mille idées, votre conduite en dissipe une partie. J'ai besoin d'être mieux instruite. Soyez vrai, mon cher cousin. Répondez avec candeur, avec exactitude à mes questions.

Je demande d'abord les véritables raisons de votre rupture avec lady Laurence. La fable dont on essaya de satisfaire la curiosité publique, ne persuada personne. Des difficultés sur un point d'intérêt n'ont pu vous engager à retirer votre parole le jour de la signature du contrat. Les articles étoient accordes long-temps avant ce prétendu débat. Et puis, vous êtes riche, généreux, vous aimiez et vous auriez contesté une augmentation de douaire? Impossible! La querelle fut concerté entre sa mère et vous. Elle ne montra ni dépit, ni colère, relégua sa fille en province où elle éprouve encore l'indignation de sa famille; elle eut donc tort, cette fille exilée, un tort connu de ses parens? L'histoire répandue est fausse. j'exige un récit sincère et circonstancie de toute cette affaire.

II faut m'apprendre aussi l'instant précis où le chagrin de cette aventure cessa de se faire sentir; si l'image d'une autre femme n'aida point à bannir de votre coeur celle de lady Laurence? pourquoi vous avez si brusquement quitte l'Angleterre? si vous étiez sensible ou indifférent quand vous partîtes? quel bien vous attendiez de l'inconstance du climat? si vous êtes paisible ou agité; libre ou engagé? enfin, quel est actuellement l'état de votre ame et la cause de ce long séjour à Paris? Vous allez me dire, mais à propos de quoi cette espèce d'inquisition? Chut, paix. Cela ne se dit point. Cela ne peut s'écrire; c'est un secret impénétrable.

Lettre XXXV. Mylord Rivers, à lady Cardigan.

LA première de vos questions m'étonne. Est-il bien, est-il honnête de me demander le secret d'une femme? Comment vous permettez-vous une faute que vous m'avez si sévèrement reprochée? n'êtes-vous pas méchante de me tendre ce piège? conservois-je votre estime si j'avois la mal-adresse d'y tomber?

Les aveux que vous exigez ne vous découvriroient pas la situation actuelle de mon ame. Les mouvemens dont elle fut autrefois agitée sont bien étrangers à ses émotions présentes. Laissons le passe sous le voile où il se cache. On ne doit point de sincerité sur les événemens où l'on n'est pas seul intéresse, et l'on peut se dispenser d'être vrai toutes les fois que l'indiscrétion est inséparable de la confiance.

J'ai cesse d'aimer Lady Laurence, quand j'ai cesse de la croire destinée à me rendre heureux. A l'instant de notre rupture aucune image n'effaçoit la sienne. Afflige de la quitter, je ne la regrettai point. Je m'éloignai de ma patrie dans la crainte d'y prendre de nouvelles impressions. Détaché de l'objet de mon amour, je ne l'étois pas de l'habitude d'aimer. Toutes les femmes m'attiroient, me paroissoient sensibles, disposées à me traiter avec bonté. Vous auriez peine à croire dans combien d'erreurs me jettoient leurs moindres égards. Je voulus dissiper de vains prestiges et voir si je ne recouvrerois point en France mon repos et ma raison.

Si je suis libre? vous m'embarrassez. Plus je m'examine, plus je crais de vous tromper, même en répondant avec candeur. Détailler mes sentimens! en ai-je de fixes! Ce que je suis, le sais-je bien? Une variété si continuelle préside aux dispositions des foibles humains! Cette variété à tant d'influence sur nos volontés, elle rend nos voeux si changeans, nos désirs si momentanés! Ce qui nous eut combles de joie hier nous causera demain si peu de plaisir, qu'en vérité chaque instant du jour nous trouve dans une position différente. En vous le disant je l'éprouve. Vous confiez mon état présent seroit-ce vous assurer comme je serai quand vous lirez ma lettre?

Vivant au milieu de vingt femmes charmantes, pas une n'est l'objet de mes attentions particulières. Toutes me plaisent, aucune ne me touche. Suis-je libre? je ne sais. Jugez-en. Une aimable creature m'intéresse et m'occupe. Ses traits, son esprit, ses qualités me rendent insipide tout ce qui ne lui ressemble pas. Je la désire et ne la cherche pas. Je voudrois la voir toujours et n'ose m'exposer à la voir un moment.

Sans l'instruire de mon penchant, je me plains quelquefois de son indifférence. Je ne forme pas le projet d'être à elle, mais j'ai bien celui de n'être jamais à une autre.

Sur cet aveu ne me placez point au rang de cette espèce vile et rampante, de ces amans malheureux, indignes de votre protection. Je ne me rangerai jamais dans cette classe. En supposant que ce penchant devienne une forte passion, je saurai me garantir de l'humiliante position où met trop souvent l'amour rejeté. Celle qui peut-être m'en inspire, ne s'amusera point de ma foiblesse; elle ne s'applaudira point d'un triomphe ignore, elle n'abusera ni de ma soumission, ni de mes complaisances, je ne supporterai ni ses dédains, ni ses caprices, et j'oserai soigneusement à son bon coeur la facilite de me rendre heureux, comme le pauvre Charles l'étoit, par votre attention à lui ménager de doux momens.

Si cette femme est angloise, allemande, italienne, ou françoise, ne me le demandez pas. Rien au monde ne m'engageroit à vous le dire. Ce secret est mille fois plus impénétrable que le votre. Ma propre expérience m'a appris combien il est imprudent de parler quand on n'est pas sur d'être favorablement écouté. C'est risquer de changer une connoissance agréable, une amusante amie, en une maîtresse impérieuse; c'est perdre la douceur d'être bien traite pour se réduire au plus dur esclavage. Convenez-en, ma belle cousine, dire à une jolie femme, ma joie et mon bonheur dépendent de vous; n'est-ce pas mettre un jouet délicat entre les mains d'un enfant, l'avertir qu'il est fragile, et lui faire naître l'envie de le briser, seulement pour essayer sa force et jouir de son pouvoir.

Vos livres sont partis. Le supplément au catalogue est le choix d'un homme dont on m'a vante le goût. je souhaite que mylady d'Ormond en soit contente.

Adieu ma chère cousine. Pardonnez-moi si je ne remplis pas entièrement vos désirs curieux, et comptez toujours sur ma plus tendre affection.

Lettre XXXVI. Miss Adeline Rutland, à mylord Rivers.

ON m'oblige, Mylord, de recourir à vous pour contracter un engagement indispensable. Vos gens d'affaires viennent de me dire qu'un acte signe de moi seule seroit invalide. Voulez-vous bien m'autoriser pour assurer un sort à la pauvre mistriss Atkins? Des infirmités, suites d'une dangereuse maladie, ne lui permettent plus de rester près de moi. Elle-même à besoin des soins qu'elle me prodigua dans mon enfance. Reconnoissante de ses services et de son attachement, j'ai dessein de rendre sa vieillesse moins fâcheuse en lui procurant un peu d'aisance. Elle jouit déjà d'une petite rente dont j'ai pris le fonds sur la somme destinée à mes amusemens, je souhaite y joindre une pension de quarante livres sterling. Elle se retirera dans ma terre en Yorkshire, où elle trouvera de la compagnie et des secours. Je garde sa nièce, et lady Cardigan me donne une autre femme. Cette séparation forcée m'afflige. Je ne puis voir sans regret cette bonne, cette attentive creature s'éloigner de moi; ses larmes pénètrent mon coeur et font à tous momens couler les miennes.

Ma soeur cesse enfin de me bouder. J'ai reçu d'elle une lettre fort tendre. Mais pour troubler la satisfaction que je sens du retour de son amitié, la fortune se plaît à détruire mes espérances. Mes observations n'ont plus d'objet. La loterie est tirée, mon billet blanc, et ma mise perdue. Un astre bien malin préside actuellement à tout ce qui m'intéresse. Mes serins s'envolent, ma perruche se mord, je déchire mes dentelles, brûle mes robes, casse mes porcelaines, perds mon argent à tous les jeux, et pour comble de disgrace, j'ai fait la conquête de sir George. Me voilà rivale du genre humain.

Lettre XXXVII. Mylord Rivers, à miss Adeline Rutland.

VOS observations n'ont plus d'objet? comment, d'ou vient, depuis quand? Votre billet est blanc! cette perte est-elle sûre, ne vous trompez-vous point? Est-il un homme au monde assez insensible pour fixer l'attention de miss Rutland sans s'en appercevoir, sans se trouver heureux d'en être remarque? Vous devriez bien entrer à ce sujet dans quelques détails.

J'écris à Burnet de remplir vos désirs en faveur de mistriss Atkins. J'aime à vous voir reconnoissante et juste. En vérité, ma chère miss Rutland, vous êtes une surprenante fille! plus on examine séparément les différentes parties du jolie tout que vous composez, moins il parois possible de les unir. Pourquoi n'en peut-on former une créature aussi raisonnable que charmante?

La fin de votre lettre est-elle supportable? après l'aveu d'une prédilection assez forte pour vous engager à refuser de si brillans partis, pouvez-vous parler du renversement de vos projets avec tant d'indifférence? Permettez-moi de vous plaindre de cette orgueilleuse insensibilité. Où vous conduira-t-elle? L'éclat de la jeunesse, l'avantage de la beauté, ces graces touchantes, cet air séduisant, tant d'attraits dont la nature vous a parée ne vous serviront-ils à rien; les rendrez-vous volontairement inutiles pour vous, dangereux pour les autres, et le tems vous les ravira-t-il sans que vous en ayez connu ni le prix ni l'usage? Je n'ose m'étendre sur ce sujet. Je le sens, je mettrois de l'humeur dans mes réflexions, si je me livrois à toutes les idées que m'inspire la fin de votre lettre. Adieu. Puissiez-vous n'éprouver jamais des peines plus réelles que les disgraces dont vous me faites l'enumeration.

Lettre XXXVIII. Le même, à sir Charles Cardigan.

LE détail de ton petit voyage dans le comte de Kent m'a vivement intéressé, Charles. Mais pourquoi traiter de foiblesse les mouvemens de ton coeur? II est bien naturel de sentir une douce émotion à l'aspect des lieux où nous avons reçu le jour, des objets qui ont attiré nos premiers regards! ils nous tracent les jeux de notre enfance, d'innocens plaisirs, et ce tems heureux où le souvenir du passé, ni l'inquiète idée de l'avenir ne troublent encore notre joie.

La description de l'antique et vaste demeure de tes pères, de ces chênes respectés par tant d'hivers, qu'à l'exemple des soldats de César, ton vieil intendant frémit de voir abattre, m'a fort amusé. Mais que j'aime la peinture opposée du riant hermitage de ce parent dont tu viens d'étendre le petit domaine. Qu'elle est attrayante cette simple retraite, habitée par la sagesse, par l'amour, par l'amitié! Comment l'ennui s'introduiroit-il au sein d'une famille nombreuse, unie, qui mêle le goût des arts agréables à des occupations utiles, et compte parmi les soins du jour celui de préparer les amusemens du soir?

Tes réflexions sur le bonheur de ton cousin m'ont frappe. Elles sont justes, Charles, et tout homme sensé doit nécessairement les faire. Oui, sans doute, l'éducation, les préjugés, l'exemple, nous conduisent à négliger des biens réels, pour des biens de conventions; à suivre par habitude la route où l'on nous apprit à marcher, où nous voyons les

autres aller comme nous. Entraînés par le tourbillon du monde, à peine essayons-nous de lui résister. Avec le dessein de vivre un jour à notre fantaisie, nous continuons à vivre au are de la multitude, et poursuivant un bonheur chimérique entrevu dans l'éloignement, nous atteignons la fin de notre carrière sans avoir ni satisfait, ni perdu ce désir d'être heureux, toujours senti, toujours trompe tant que nous le cherchons hors de nous-mêmes, parmi des objets étrangers à notre coeur. j'ai vu peu d'hommes affaires qui ne souhaitassent ardemment le repos. après avoir quitte de grandes et de fatiguantes occupations, j'ai vu peu d'hommes en repos ne pas regretter leurs embarras.

Ta lettre, écrite avec tant de chaleur, si propre à exalter l'imagination de ton ami, ne causeroit pas un pareil effet sur un françois. Ici les riches et les grands connoissent peu les charmes d'une félicité domestique, d'un bonheur véritable, intérieur, indépendant des dehors fastueux qui par-tout en offrent l'imparfaite image. A Paris on immole volontiers les jouissances de l'ame à celle de la vanité, et les françois cherchent moins, je crois, à se sentir heureux, qu'à le paroître.

Ta question me touche par la tendre expression qui la suit. J'aimerois à déposer mes secrets dans ton coeur. Je t'ouvrirois le mien, si les lettres de lady Cardigan ne m'apprenoient que tu ne lui caches rien. Ni la France, ni la Grande-Bretagne n'ont jamais produit une créature plus aimable et plus tourmentante. Elle veut mon bonheur, dis-tu? mais d'ou vient, mais pourquoi le veut-elle? elle m'inquiète, elle me chagrine; je crais sa pénétration, ses conseils, son amitié, peut-être! jamais je ne me suis trouvé plus mécontent des autres et de moi-même, que depuis où ma zélée cousine s'est avisée de vouloir me rendre heureux. Adieu.

Lettre XXXIX. Lady Cardigan, à mylord Rivers.

VOUS vous conduisez mal. Une demi-confidence blesse l'amitié, anime un desir curieux et change ses motifs. après avoir eu dessein de s'instruire pour obliger, on veut punir la défiance et prouver à une personne dissimulée qu'elle peut être bien fine, mais non pas impénétrable.

Vous demander où vous aimez, moi? je le sais. En général des allemandes sont bonnes, franches; les italiennes vives, caressantes; les françoises, civiles, attirantes; vous craignez des hauteurs, des railleries? Ia beauté qui vous captive est donc angloise. Je loue votre goût patriotique, mais je désapprouve fort l'esprit de mutinerie, de rébellion dont vous tirez vanité. Vous éloigner, vous taire! dérober à une femme la connoissance du pouvoir que l'amour lui donne, la priver de la facilite de l'exercer, c'est porter atteinte à la prérogative de tout son sexe; c'est une félonie, c'est un crime de haute trahison, un attentat digne d'une punition capitale et exemplaire.

Je ne sais si le climat où l'amour changent votre heureux naturel, mais vous devenez d'assez mauvaise humeur. D'inutiles réflexions, une maussade morale remplissent en partie vos lettres. Miss Rutland ne veut plus vous écrire, ne veut point vous donner des détails sur l'événement de la loterie. Son billet est sorti, rien n'est plus vrai. Elle dit qu'il est blanc, rien n'est plus faux. Pour terminer à jamais cette plate allégorie, je vous dis, moi, qu'elle est ardemment aimée de celui dont elle souhaitoit l'hommage. Elle forme des doutes, je n'en ai point. Lui-même m'a découvert ses sentimens, m'en à donne des preuves certaines. L'incrédule Adeline les rejette, ne les trouve pas suffisantes, c'est entre nous le sujet d'une dispute continuelle.

Un coeur bien touché de ses charmes, s'étoit ouvert à vous? II me vient une idée: cet ami que vous croyez devoir détacher d'elle, ne seroit-il pas précisément l'objet observé?

Vous feriez assurément une jolie tracasserie en dégageant ce coeur bien touché; mais cela ne peut être. Sans doute votre ami est un homme raisonnable? et je ne sais que penser du personnage où le choix de miss Rutland s'est fixé. Il possède d'estimables qualités; il a de la naissance, de la fortune, beaucoup d'esprit, une figure noble, des traits charmans! mais, entre nous, je ne lui crois pas le sens commun.

On vous embarrasseroit assez si on vous demandoit pourquoi vous contez cette petite anecdote à votre pupille? est-il obligeant de l'entretenir des impertinens motifs qui vous portent à lui cacher les sentimens qu'elle inspire? Et votre ami, vous sait-il are d'un zèle si officieux, si gauche? que risquoit-il en se déclarant? d'être admis, ou refusé. Il jouoit au moins, pouvoit perdre ou gagner. Votre admirable prévoyance a décidé de son sort. Comme le compagnon de certain solitaire, vous avez bonnement assomme votre ami pour le garantir de la piquure d'une mouche.

Je suis donc aimable et tourmentante? La seconde de ces qualités m'est la plus chère, parce que je l'ai acquise. La première m'assure des amis, l'autre de l'amusement. Toutes deux varient mon caractère et rendent mon commerce plus vif, plus piquant. Souvent bonne, quelquefois méchante, toujours volontaire, je vis pour moi dès le commencement de ma carrière, de peur de la terminer comme ces imbécilles imitateurs dont vous parlez à sir Charles.

A propos d'imbécille, est-ce que son cousin Dick n'a pas pense lui renverser l'esprit? mon pauvre mari, il est revenu du comte de Kent, si dégoûté des vains plaisirs de la ville, si charme de la vie rurale, que j'ai vu l'instant où transformant notre hôtel en cabane, nos chevaux en moutons, nous allions

garder nos troupeaux, jouer de la cornemuse et danser sur l'herbette. Heureusement mes plaisanteries, un joli bal, la musique céleste de l'opéra nouveau, on efface le souvenir des concerts rustiques, des jeux champêtres, et des innocens plaisirs de l'heureuse famille.

Adieu. Vous ai-je dit que miss Rutland ne veut plus vous écrire? elle n'est point malade, point occupée, mais elle ne veut pas vous écrire.

Lettre XL. Mylord Rivers, à lady Cardigan

Sl une demi-confidence blesse l'amitié, des expressions mystérieuses, marques certaines d'un dessein d'inquiéter, la blessant davantage. Vous me parlez sans nécessité d'un secret, vous insinuez qu'il intéresse mon bonheur; si vous ne pouvez me le révéler, pourquoi me donner la curiosité de le connoître. Mon silence ne peut vous paroître repréhensible. Celui qu'on interroge à droit d'avouer, ou de supprimer les circonstances capables de lui nuire. J'en userai maigre vos plaintes, et quand je devrois subir un jugement, éprouver la sévérité des loix pour le crime impardonnable dont vous m'accusez, je ne déclarerai point si mon goût est patriotique ou étranger. Peut-être m'est-il pénible de taire, mais un danger prévu m'y force. Entre deux maux, je choisirai toujours celui qui me laissera dans l'indépendance, et j'aime mieux être malheureux par ma propre vanité, que par celle d'un autre.

Votre reproche sur l'anecdote seroit assez fonde, si priver miss Rutland d'un amant, c'étoit la désobliger. Je ne sais pourquoi j'en ai parlé. Mais vous, d'ou vient répéter avec tant d'affectation, miss Rutland ne veut pas vous écrire? Elle

est bien la maîtresse de continuer ou d'interrompre un commerce, au fond peu intéressant. Quand on s'écrit sans confiance et sans amitié, c'est à peu près comme si on ne s'écrivoit pas.

Celui qu'elle préfère n'a pas le sens commun! parlez-vous sérieusement? ce ne seroit pas une raison de rejeter vos doutes. Un homme raisonnable! eh l'est-on quand on aime? Je suis plus mal-adroit que l'ours. Cet ami, assommé de ma main, est encore bien animé, bien impatientant. Mon pouvoir sur lui chancèle, s'affoiblit chaque jour, et je crois son coeur tout prêt à le trahir. Vous le peignez pourtant sous des traits où je ne le reconnois point. Tant d'esprit, une figure si attrayante, en vérité cet homme ne sauroit être mon ami.

Mais cette erreur de miss Rutland est inconcevable. D'ou naissoit sa certitude, sur quoi fondez-vous la vôtre? elle se trompoit, ne vous trompez-point aussi? une méprise de cette espèce est bien extraordinaire! elle doute, vous êtes certaine; rien ne la persuade, vous êtes convaincue: voilà l'énigme la plus enveloppée! Je vous amuserois bien si je vous priois de me l'expliquer. Mais d'ou s'élèveroit en moi cette vaine curiosité?

Dites à votre amie que sans m'écrire elle ne peut être heureuse; mais qu'une ligne de sa main suffira pour obtenir tout de moi. J'accorderai sans hésiter mon consentement à l'heureux possesseur de ses affections. Je pourrois lui rappeler cet oiseau dont elle se promettoit d'éviter le sort et de ne jamais suivre l'exemple. de l'esprit, des traits enchanteurs, pas le sens commun! Cela ressemble bien au souper du héron.

Lettre XLI. Mylady Orrery, à mylord Rivers.

COMME les lettres d'une paresseuse commencent ordinairement par une excuse, vous aurez peut-être peine à me croire si je vous dis qu'arrivée ici avec la fièvre j'ai garde mon

lit pendant trois semaines, ma chambre jusqu'à ce moment, et suis seulement assez forte pour espérer m'embarquer avant la fin du mois.

Mon frère n'a pu vous apprendre cet accident. Le même courrier l'a instruit de mon mal et de ma convalescence. Son inquiétude et sa tendresse l'auroient amené ici. J'ai voulu lui épargner un dérangement inutile et le chagrin de se séparer d'une femme adorée et digne assurément de l'extrême passion qu'elle lui inspire. Nous jugions bien mal de ses sentimens en la croyant capable de traiter son mari avec aussi peu d'égard qu'elle en montroit à son amant. Vous souvient-il de nos projets contre cette lady Mary, si fière, si exigeante, prête à tous momens à rompre avec mon frère? nous voulions le détacher d'elle, lui donner du goût pour miss Disney. De quel bonheur nous l'aurions privé! il trouve dans son aimable compagne l'enjouement d'une maîtresse animée par le désir de plaire, les attentions d'une amie soigneuse d'obliger. Son coeur l'a mieux guide que notre prudence ne pouvoit le faire. Mon ami, trop de précaution nuit. Il faut moins s'assurer sur ses propres lumières, se livrer quelquefois au hasard. Tout ce raisonnement vous semble déplacé, et ne l'est pas autant qu'il le paroît.

Resterez-vous encore long-tems en France? votre position n'est-elle point changée? rien ne vous rappelle-t-il à Londres? Vous m'avez promis une confidence, je la demande actuellement, et je l'exige très-étendue. Ouvrez-moi votre ame toute entière. Instruisez-moi de tous ses mouvemens depuis l'instant où elle éprouva les premières émotions de l'amour. Je suis curieuse de savoir par quelle singularité mylord Rivers, si bien fait, possèdant une supériorité si reconnue, tous les agrémens de la figure, tous les avantages de l'esprit, avec un naturel si tendre, une humeur si douce, n'a pu trouver encore son bonheur et sa sensibilité, dans une

passion qu'il a dû faire naître quand il l'a ressentie, et que souvent il inspira sans la partager.

On me croit en Angleterre des talens pour la négociation, et l'on me charge d'en entamer une assez importante par son objet. Elle sera difficile à traiter avec la circonspection et les ménagemens dus à une puissance délicate sur le point d'honneur. Je dois chercher ses intérêts sans compromettre sa fierté, cacher sous des menaces de guerre un désir paisible, le dessein d'une alliance sous celui d'une rupture ouverte. Tout cela n'est pas trop compatible avec mon caractère, je hais la finesse et la dissimulation. N'importe. J'ai promis. J'entamerai bientôt les conférences et médite actuellement sur la forme des préliminaires. Je vous entretiendrois de cette affaire, si je ne sentois ma tête légère et ma plume lourde. Et puis mes idées politiques ne sont point encore en ordre. A mon retour à Londres je recevrai de nouvelles instructions et des pouvoirs sans bornes. Peut-être aurai-je recours à vos conseils pour rédiger les articles du traité, remplir le devoir d'arbitre impartiale et mériter le titre d'habile conciliatrice.

Pendant l'ardeur de ma fièvre je parlois, dit-on, d'amour et de mariage. Toutes mes rêveries étoient chagrines et tendres. En bonne foi, mon ami, si c'est une folie d'aimer, c'en est une bien plus grande et bien moins naturelle de s'arracher avec violence à l'objet qui nous plaît; de se priver du plaisir de le voir, même de la douceur d'y penser. j'attribue ma maladie aux efforts que vous avez tant admirés, et si votre coeur est touche, je vous invite à ne pas m'imiter.

J'attends avec impatience l'histoire de ce coeur sensible. Je veux des détails, de la confiance, ne me cachez rien, point de réserve. Je serai discrète. Adieu, mon aimable et cher ami. Adressez-moi votre réponse à Londres. Si les vents le permettent, j'y serai dans dix jours.

Lettre XLII. Mylord Rivers, à mylady Orrery.

JE venois d'apprendre par sir Charles la nouvelle dont votre lettre est la confirmation, et je reçois avec un extrême plaisir, ma chère lady Orrery, cette seconde assurance du retour de votre sente. Vous ne doutez pas combien cette sente, précieuse à tous vos amis, m'intéresse particulièrement.

Votre retour à Londres deviendroit un motif pressant de m'y rendre, si un obstacle toujours subsistant ne s'opposoit à ce dessein. A quelques égards ma position est changée. Un événement m'a laisse la dangereuse liberté de faire éclater des mouvemens que plusieurs circonstances m'engagent à réprimer. Je me crains moi-même? Un coeur foible, un esprit incertain me retiennent ici. Depuis long-tems tout me contrarie, rien ne me decide. Mon ame erre au are d'une imagination vive, toujours occupée, jamais fixée. Ce que je désire, je n'ose le vouloir. Mes idées de bonheur varient sans cesse. Quand je jouis de ma raison, elles se réduisent à voir de frêles espérances s'anéantir entièrement. J'envisage alors la paix, une tranquilité parfaite comme le souverain bien. Dans un autre instant, la moindre apparence de perdre une flatteuse illusion m'afflige, me tourmente, me livre à des passions inquiètes. Un sentiment jaloux me trouble, excite en moi ce dépit, cette colère où s'abandonne un amant trahi. Je me sens près de haïr un objet trop chéri. Je l'accuse d'insensibilité? injuste, insensé, je reproche de la dureté à une femme qui n'adoucit point des chagrins qu'elle ignore, ne partage

point des voeux dont elle n'eut connoissance, et n'est point touche de la vérité d'un sentiment que je lui cache.

Puis-je sans rougir, laisser lire ma charmante amie dans une ame si peu maitresse d'elle-même? La confidence que vous exigez vous donnera le droit de vous croire plus philosophe et plus forte que moi. Une sorte de fatalité présida toujours à mes engagemens. L'histoire de mon coeur est assez ridicule, et je ne sais pourquoi vous m'obligez à la conter. Je n'hésite pas à vous obéir. Vous voulez un récit détaillé; au risque d'être long et ennuyeux je veux vous contenter.

Permettez-moi de passer rapidement sur mes premières aventures, de ne point rappeler ce tems où séduit par mes désirs, entraîné par l'exemple, cherchant avidement le plaisir et poursuivant sans cesse la vaine image du bonheur, je voyois mes jours s'écouler dans cette ivresse, qui charme les sens, assoupit la raison, et laisse en se dissipant, ou le regret de la perdre, ou la honte de s'y être abandonne.

Je n'avois pas vingt ans quand le dégoût et la réflexion me tirèrent de ce sommeil agité. En m'éveillant, le vuide de mon coeur m'étonna, me parut insupportable. Un naturel tendre me fit penser que l'amour pouvoit seul le remplir: mais cet amour sincère, délicat, ne de l'estime, de la confiance: sentiment flatteur, délicieux! préférable à tous les biens, source inépuisable des plaisirs et du bonheur.

Rebute pour jamais du commerce de ces femmes instruites par l'intérêt à caresser nos vices, déjà sérieux, même un peu philosophe, de profondes recherches sur le caractère distinctif d'un sexe dont j'attendois ma félicité, me parurent devoir précéder le choix d'un objet digne de me toucher. Jamais étude ne m'appliqua tant et ne me réussit moins. Je la commencai pendant mes voyages et la continuai dans ma patrie. Le premier fruit que j'en recueillis fut de me tromper lourdement. Une impertinente prude m'en imposa par son affectation; je lui rendis des soins, et j'allois l'aimer, quand je découvris en elle un esprit faux, de l'austérité sans principes, tout le faste de la vertu, sans aucune qualités propres à la rendre aimable. Je cessai mes poursuites, mais je tombai

bientôt dans une erreur aussi grossière, et qui malheureusement dura davantage.

après une longue résidence à la Caroline, mistriss Surrey, veuve, riche, mère de deux filles charmantes, venoit d'arriver à Londres. La cour et la ville s'entretenoient de la fortune et de la beauté des deux miss Surrey; on couroit dans tous les lieux où l'on s'attendoit à les voir; on les suivoit avec ce fol empressement qui fatigue et desoblige l'objet d'une indiscrète curiosité. D'abord elle plaisoient également, mais l'ainée obtint bientôt la préférence sur sa cadette, et tous les suffrages se réunirent en sa faveur.

Pendant qu'elles occupoient l'attention de la capitale j'étois à la campagne et n'en revins qu'assez tard dans la saison. Le lendemain de mon arrivée, le hasard me fit voir mistriss Surrey et ses filles. Elles se trouvoient intimement lices avec une de mes parentes qui formoit déjà le projet de m'attacher à l'une ou à l'autre de ses jeunes amies. A peine mes yeux se fixèrent-ils sur ces deux aimables soeurs, que je crus voir dans l'ainée la compagne destinée à me rendre pour jamais heureux.

Parée de tout l'éclat de la jeunesse, miss Naincy brilloit de mille attraits. Elle unissoit les graces à la beauté, des talens acquis à des dons naturels, une intelligence fine à l'esprit le mieux cultive. Elle avoit de l'art, savoit le cacher sous cet air de négligence qui voile si bien le désir de plaire et l'envie de tout assujettir. Les louanges prodiguées à ses agrémens ne sembloient point la toucher. Un son de voix doux, une apparente défiance d'elle-même, peu d'empressement à parler, une sorte de répugnance à se montrer en public, me persuadoient que si elle connoissoit toute sa supériorité, elle étoit assez raisonnable pour n'en pas tirer vanité, assez généreuse pour ne pas la regarder comme un droit de mépriser celles que la nature avoit moins favorisées.

Dès les commencemens de mes assiduités chez mistriss Surrey, ma parente me combla de joie en m'assurant que si j'obtenois l'aveu de miss Naincy, sa mère me préféroit à tous ceux qui désiroient son alliance. Le soin de mériter cet aveu

devint mon unique affaire. J'étudiai les goûts de miss Naincy, je m'y conformai; sa volonté régla la mienne. Elle me traitoit avec politesse, même avec douceur; elle sembloit me distinguer beaucoup, pas assez cependant pour satisfaire l'ardente passion d'un coeur vraiment épris. J'attendis, j'espérai, je souffris, me fâchai, m'appaisai dans le secret de moi-même; cédant enfin à mon impatience, j'osai me plaindre. Seul un jour auprès d'elle, je lui montrai le chagrin dont son indifférence, ou sa réserve me pénétroit. Je la priai, je la conjurai de prononcer sur mon sort, de me déclarer celui qu'elle me destinoit.

Une surprise dédaigneuse se peignit sur son visage. Elle me demanda avec la plus insultante ironie quel intérêt l'engageoit à se rendre l'arbitre de mon sort? Sa mère pouvoit protéger mes prétentions, mais une fortune indépendante lui permettoit de ne pas craindre de contrainte. Sa main et son coeur n'étoient pas des dons si peu précieux, pour qu'on osât se flatter de les acquérir si facilement; on devoit les souhaiter long-tems, les attendre de ses bontés, et les mériter par sa soumission, par des preuves de fidelité, de constance, capables de justifier à ses propres yeux l'abandon qu'elle daigneroit peut-être faire un jour de ses droits sur elle-même.

Une réponse si romanesque, tant d'indifférence et de vanité me dévoiloient un caractère bien oppose à l'idée que je m'étois formée de miss Naincy. Mon premier mouvement fut de renoncer à elle; mais je l'aimois. Son orgueil m'affligea sans me rebuter. Je m'obstinai. Humilie, chagrin, mortifie, je continuai d'aimer, de servir, d'espérer qu'un tendre retour seroit enfin le prix de mon attachement. Sure de son pouvoir, miss Naincy me traita comme un esclave trop foible pour briser sa chaîne, elle se plut à me railler, à me tourmenter; pendant un an je fis le plus ridicule personnage auprès de ma hautaine maitresse, et je ne sais comme je me serois

affranchi de son insupportable empire, si le hasard ne m'eut appris que j'aimois une folle.

On s'entretenoit un soir chez mistriss Surrey de l'histoire des amazones, qu'un petit poëme nouveau rappeloit à la mémoire. Les uns la traitoient de fabuleuse, les autres en soutenoient la réalité, s'amusoient à inventer des anecdotes plaisantes, et les contoient avec tant de politesse et d'enjouement, que loin de s'en offenser, les femmes présentes à cette contestation en rioient, et pour la faire durer excitoient les deux partis par leurs applaudissemens. La seule miss Naincy s'en irrita, et prenant la parole avec indignation, elle changea subitement la conversation en une aigre dispute. La haute opinion qu'elle avoit d'elle-même, s'étendit en ce moment sur tout son sexe; elle s'emporta, fit éclater le plus grand mépris pour le reste de l'humanité, soutint l'homme un être très-inférieur à sa compagne, prétendit qu'elle se dégradoit en s'unissant à lui, en ne le tenant pas à la plus grande distance, en souffrant qu'il osât régler sa conduite ou ses sentimens. Son peu de raison, sa colère et son insensibilise portèrent dans mon ame un trait de lumière. En détruisant ma prévention il éteignit et mes désirs et mon amour. J'avois garde le plus profond silence pendant tout le soir. Au moment où l'on sortoit, miss Naincy me demanda pourquoi je m'étois dispense de prendre parti dans la dispute, et ce que je pensois à ce sujet? Je pense, Madame, lui dis-je, qu'un sentiment modeste de soi-même, la condescendance et la bonté sont les qualités les plus désirables aux deux sexes. à l'égard de la prééminence, je l'accorde au plus indulgent.

Je me retirai sans attendre sa réponse. Déterminé à ne jamais la revoir, je donnai chez moi les ordres nécessaires à me mettre en état de prendre au point du jour la route de l'Ecosse. Avant de partir j'écrivis à mistriss Surrey, et

j'enfermai sous la même enveloppe ce billet adresse à miss Naincy.

« Ni les graces, ni l'esprit ne dédommagent dans la plus belle femme de la douceur et de la sensibilise qui peuvent seules rendre sa société agréable et satisfaisante. J'ignore si votre sexe fut crée pour dominer le mien, je ne conteste point ses avantages, mais je me sers de ceux dont vous m'aviez fait oublier que je suis doué. Au défaut des attraits qui vous distinguent, la nature m'a donne la force. En voulant me soumettre, vous m'avertissez de l'employer à me défendre et contre vous, et contre ma propre inclination. J'ai combattu, Madame, j'ai remporté la victoire, et je crois vous apprendre une heureuse nouvelle, en vous déclarant que je renonce pour jamais à l'honneur d'être à vous.»

Au moment où j'instruisois miss Naincy de ma retraite, j'étois déjà loin de Londres et ne puis vous dire si ma résolution lui causa du dépit ou de la joie. Six mois après mon départ elle fut attaquée de cette maladie fatale à la vie, plus fatale à la beauté. Le pourpre s'y joignit et mit ses jours en danger. Elle guérit pourtant, mais ce mal affreux lui enleva ces charmes dont elle étoit si vaine. Elle n'en put soutenir la perte, l'excès de sa douleur la jeta dans une langueur, qui, se tournant en consomption, la conduisit enfin au tombeau.

La nouvelle de sa mort m'affligea sensiblement. Un destin cruel reveilla dans mon coeur ma première tendresse. Je pleurai miss Naincy, j'oubliai les peines que m'avoit causées sa fierté; je me rappelai son esprit, ses attraits; je me plus à m'en retracer l'intéressante image, son souvenir me livroit à la plus sombre mélancolie, quand à votre retour de Lisbonne vous m'invitâtes par des lettres pressantes d'aller vous trouver à Bath.

Peut-être me suis-je appesanti sur ces détails. La situation de mon ame rend ce tems bien présent à ma mémoire.

Comment me suis-je laissé toucher par un objet qui me fait craindre d'éprouver encore des dédains? par une femme désirée, recherchée, accoutumée au vain triomphe dont la beauté s'applaudit? Bon dieu! quand j'y songe, je sens un éloignement invincible pour Londres. O, ma chère amie, il me semble que le chagrin et l'humiliation m'y attendent.

Le plaisir de vous revoir, l'agrément de votre entretien, la liberté de Bath et ses amusemens commençoient à ramener une douce paix dans mon ame, quand l'arrivée de lady Laurence, norer, y fait renaitre peu-à-peu une partie des agitations de l'amour.

Cette fille perfide, adroite, capable des plus vils projets, vous en imposa comme à moi. Prévenu en sa faveur, vous aidâtes à me persuader de la vérité d'une passion qu'elle feignoit. Comment aurions-nous soupçonne ses basses critiques? Heureux de les avoir découvertes au moment où de honteux liens alloient m'unir à son sort, je m'étonne encore de sa hardiesse et de sa fausseté. Un mépris trop fonde détruisit promptement l'effet de ses charmes; mais vous avouerai-je le caprice inconcevable de mon coeur, ou plutôt d'une imagination séduite? En méprisant lady Laurence, je regrettois de doux instans passes près d'elle, et de plus douces idées. Elle étoit la première femme aimable à mes yeux, qui m'eut montre de l'amour, un désir vif d'être à moi. Le souvenir de ses trompeuses caresses me causoit de l'émotion, entretenoit en moi une sensibilise active, je ne sais quelle ardeur de plaire, d'être aime! C'est dans cette disposition inquiète que je pris sans m'en appercevoir une tendresse plus vraie, plus forte, plus pénible que tous les mouvemens dont j'avois éprouvé la violence.

Une simple bienveillance, des égards, que peut-être je pouvois attendre d'une amitié déjà formée, un soin de me distraire, de la complaisance, des attentions, me parurent l'effet d'un sentiment, dont les regards de la plus charmante des créatures sembloient encore m'assurer. Mille traits échappés à sa vivacité annonçoient un désir de me plaire, de m'attacher. Elle se montroit sensible, je la croyois touchée;

étois-je vain? me trompois-je? Oui, je me trompois, le tems me l'a trop fait connoitre.

Gêné par de fâcheuses circonstances, contraint à cacher mon penchant, plus il prenoit de force, plus je craignois de m'y livrer. L'équité m'engageoit à le taire, à respecter les droits d'un autre; dans cette embarrassante position je pensai comme vous le fites à Oxford, que la fuite pouvoit seule m'arracher au danger de succomber. Je partis. J'abandonnai ma patrie, mes amis, l'objet le plus cher à mon coeur! Un si triste sacrifice ne m'a rendu ni ma tranquillité, ni ma raison.

Depuis mon séjour en France l'obstacle qui s'opposoit à mes voeux a cessé d'exister. J'ai pu parler. Mais l'idée d'être aime s'est evanouie. On m'a négligé, badiné, inquiété, fâché; on m'a donné du chagrin, de la jalousie; on m'a traité sans confiance, sans amitié; et puis on m'a montré tant d'indifférence, de légéreté; un naturel si personnel! pas le moindre égard, pas le moindre soin de s'attirer mon approbation n'a pu me persuader que l'on prisas mon estime. Enfin, on m'a si bien rejeté de la foule, que plus j'y pense, plus je m'assure qu'en feignant de me distinguer, de me préférer, on se proposoit seulement de rire un jour de ma crédulité, ou de me railler de ma présomption.

Voilà précisément où finit l'histoire de mon coeur. Je n'imagine pas que mes mémoires puissent servir au traité politique dont les préliminaires vous occupent. Ils vous prouveront qu'aucun caprice ne m'éloigne de mes amis. Je me souviens encore des mortifications que me fit sentir miss Naincy, et ne donnerai jamais volontairement à une autre le pouvoir de me causer les mêmes peines. Rien ne se ressemble absolument, mais tout se rapproche assez pour m'alarmer. Adieu. Ne me pressez point de repasser la mer. Encouragez,vmoi plutôt à me priver du plaisir de vous voir, et croyez que cet effort est un de ceux qui coutent le plus à mon coeur.

Lettre XLIII.

Le même, à sir Charles Cardigan.

ASSURÉMENT, Charles, l'humeur te dominoit en m'écrivant. Par quelle fantaisie reviens-tu sur une de mes lettres, seulement pour me blâmer de préférer le tems où j'existe, au tems où je n'étois point; les hommes que je vois, à ceux dont on me parle; et d'ou vient me faire une querelle avec l'honnête sir Maurice par tes indiscrètes communications? S'il s'irrite de mes opinions, j'en suis fiche. Je respecte son âge, j'estime sa franchise, un peu moins son austérité, et point du tout ses lumières. Ainsi tu me permettras d'en croire ma raison plus que son expérience. Sir Maurice à vu quatre générations et les a vu se pervertir, se surpasser en mal. Et c'est très-sérieusement que tu dissertes sur ce radotage?

En bonne foi, Charles, ne seroit-il pas plus simple de supposer la variation des idées de ton grand oncle, que la successive dépravation de ses contemporains? sa façon de voir altérée, que le désordre général de tous les esprits? Eh quoi, si un voyageur fatigue bronche à chaque pas dans la route où il couroit autrefois, la croirai-je devenue raboteuse ou impraticable, quand je m'y promène sans obstacle et la vois parcourir aisément aux autres?

Mon ami, pendant la courte durée de la plus longue vie, rien ne change, que nos désirs et nos passions; le monde, les hommes, les objets restent les mêmes; mais la disposition où nous sommes en les observant met une différence frappante dans leur aspect, et nous les jugeons par le rapport qu'ils ont avec nos goûts présens, sans nous souvenir de nos affections passées, ou prévoir celles dont le tems nous rendra susceptibles.

Comme on sent avant de réfléchir, on jouit avant d'apprécier. En sortant de l'enfance on jette autour de soi des regards curieux, et l'admiration précède l'examen. Le charme de la nouveauté rend tout aimable aux yeux de la jeunesse; la nature semble se développer, s'animer et s'embellir pour elle. Tout la flatte, tout l'intéresse. L'attrait du plaisir, l'émotion des passions naissantes, l'activité de ses sens, multiplient ses jouissances en étendant ses désirs. Une douceur goûtée lui promet une satisfaction plus grande; quel monde enchanteur s'offre à sa vue! que de délices il prodigue à ses heureux habitans!

Peu à peu des biens réels, biens, dont la source est en nous-mêmes, cessent de remplir nos voeux inconstans. L'illusion répand ses ombres sur la vérité, de brillantes chimères éblouissent, leur vain éclat séduit. L'image d'un bonheur entrevu affoiblit un bonheur senti. L'intérêt et l'ambition agitent, les soins succèdent aux plaisirs, les inquiétudes à de flatteuses sensations. L'avidité, l'orgueil ouvrent l'ame à des mouvemens pénibles et violens. On veut, on craint, on espère. On obtient des succès, on éprouve des revers. Le mêlange du bien et du mal est alors apperçu. Le monde est déjà change, mais encore supportable. La suite des événemens, ou propice, ou contraire, fixe enfin l'opinion qu'on prend et l'idée qu'on s'efforce d'en donner. C'est ainsi que par un calcul relatif à nous-mêmes, nous décidons du mérite des hommes et des tems. Si la somme de nos dégoûts l'emporte sur celle de nos plaisirs, ce monde, ou fut toujours méchant, ou s'est perverti sous nos yeux. Et s'il nous fâche,

ou nous contrarie, nous disons comme sir Maurice, ce siècle est la lie des siècles.

J'aimerois à trouver dans tes lettres plus d'amitié que d'esprit, plus de confiance que de philosophie. En adoptant mille systèmes, tu m'engages souvent à combattre tes opinions. Si tu te passionnois moins pour le sentiment des autres, si tu ne m'exprimois que les tiens, nos idées se rapprocheroient. Adieu. je crois mylady Orrery à Londres, et je te félicite du retour de cette soeur chérie.

Lettre XLIV. Lady Cardigan, à mylord Rivers.

MA tante, partie pour la campagne, m'a laisse le soin d'examiner ses livres et de vous remercier de votre envoi. Une des deux commissions me dispense de l'autre. J'ai tout feuilleté, tout parcouru et trouve trente guinées assez mal employées par votre homme de goût. êtes-vous sûr qu'il ait choisi? Si ces productions plaisent à Paris, les françois ne sont donc bien écartés de ce naturel, de cette élégante et noble simplicité, vrai caractère de leur langue. La clarté, la justesse, la précision, une maie éloquence distinguent les auteurs, que ma mère élevée en France, en rapporta et m'apprit à goûter. Les vôtres ne leur ressemble point.

Ces nouveautés, si bien choisies, me présentent un style affecte, une continuelle prétention à la force, à l'énergie; de petites phrases composées de grands mots, ceux des arts transposés sans nécessité de l'un à l'autre; beaucoup de recherches, peu d'expression, point de vérité; la raison immolée sans cesse à l'esprit, et le sentiment à l'enthousiasme.

Depuis long-tems nos très-sensibles romanciers me fatiguent. Ils veulent émouvoir, passionner, exciter des cris, des gémissemens! lls inventent de pitoyables malheurs, les pressent, les accumulent, en surchargent, en accablent un misérable

héros, et parviennent à révolter, sans avoir trouve le moyen d'intéresser.

Mais ce qui me conduira, je crois, à cesser pour jamais de lire, c'est cette manie commune actuellement aux écrivains de tous les genres, de toutes les nations; c'est cette furie, cette rage de vertu qui excite en eux des transports approchans de la folie. Quoi, ne pouvoir écrire dix lignes sans s'écrier, ô bonté! ô bienfaisance! ô humanité! ô vertu! Ces noms si répétés, si profanés, appliqués à des objets si peu propres à les rendre respectables, si éloignés de pouvoir seulement inspirer le désir d'être honnête, jettent du ridicule sur les meilleurs principes. On seroit tente de les abandonner d'impatience et d'ennui, comme on fait l'auteur qui les déplace, les affoiblit et les dégrade.

En lisant hier un drame insoutenable, dont le principal personnage choisi dans la classe du peuple s'efforce de ressembler à Titus, comme le rat à l'éléphant, il me prit un si grand dégoût des êtres sensibles, des êtres bienfaisans, des vertueux citoyens! que si dans ce moment on se fût avisé de vanter ma bonté, de louer mes vertus, j'aurois, je crois, exigé une réparation d'honneur pour cette insulte.

Oh non, non assurément, l'amant de miss Rutland n'est pas votre ami. II est assez mal dans mon esprit, mais ce n'est pas à moi qu'il lui importe de plaire. Vous manquez de mémoire, et quelquefois d'intelligence, mon cher cousin. Vous donnerez votre consentement? eh vous le demande-t-on? ne vous ai-je pas dit que jamais on ne vous le demanderoit?

Plus j'y songe, plus il me paroît que nous sommes un peu grands pour jouer à la climusette. Depuis long-tems vous clignez, miss Rutland se cache, moi je triche en vous faisant des signes équivoques. L'amusement est bien uniforme au moins, il me lasse, et je vous avertis que je ne suis plus du jeu.

Milady Orrery nous est enfin rendue. Sa présence à comble de joie sir Charles, et j'ai verse de douces larmes en serrant dans mes bras ma charmante belle-soeur. Adieu. Je lui donne ce soir une fête et vous quitte pour m'en occuper.

Lettre XL. Mylady Orrery, à mylord Rivers.

J'AI reçu votre lettre, en arrivant à Londres, et vous remercie d'une complaisance dont je n'abuserai point. assurément, mon ami, je m'intéresse fort à vous. Je désire vous revoir, et vous revoir heureux. Mais avant de vous faire part de mes idées sur les moyens de concilier mes désirs et votre satisfaction, j'ai besoin de me débarrasser d'une espèce d'arbitrage entre deux grands enfans, mutins, obstinés, qui ont trouvé l'art de se fâcher sans sujet, de se brouiller sans se parler, de s'irriter sans savoir pourquoi, et se sont fait une loi d'éviter toutes sortes d'explications, de peur de s'avouer mutuellement qu'ils se querellent à propos de rien.

L'un a des soupçons, l'autre des craintes, tous deux des caprices; et me voilà tout au travers des caquets, des tracasseries, des fausses interprétations, des si, des mais; feuilletant les pièces du procès, cherchant les griefs, examinant les dits, les contredits; admettant une plainte, rejettent l'autre; examinant, comparant, perdant la tête, ne pouvant décider; prête à chaque instant de condamner les deux parties, ou d'abandonner l'affaire. Pourtant je voudrois bien l'arranger! Rien d'impossible si vous m'aidez. Voici les faits. Donnez-moi des moyens.

Agée environ de douze ans, par je ne sais quel événement, une bien jolie petite fille fut confiée à la protection d'un lord qui en avoit à peine vingt-deux. Il étoit l'homme d'Angleterre le mieux fait, elle la plus attrayante des créatures. Ils s'aimèrent, allez-vous dire, s'épousèrent, ne s'aiment plus, veulent se séparer? Point du tout, ils ne se virent seulement pas. Le lord courut le monde, sa pupille élevée chez une dame attachée à la cour, resta toujours à Londres; grandit, se forma; acquit des talens agréables, d'utiles connoissances. On lui enseigna l'art de plaire, son coeur lui apprit celui d'obliger. Chaque année l'embellissoit, attiroit sur ses pas une foule d'admirateurs. Sans cesse elle entendoit vanter les

graces de sa figure et les charmes de son esprit. Mais dans l'âge où l'amour-propre rend si crédule, elle sut distinguer la louange de l'adulation, mériter l'une, dédaigner l'autre, apprécier avec justesse ses avantages réels, les dons de la nature, les faveurs de la fortune; se défendre également des pièges de l'amour et des séduisantes exagérations de la flatterie.

En lisant ce portrait, ma gentille héroïne vous paroît une fille parfaite. Quelques observateurs intéressés pourroient ajouter des traits à la peinture. Elle n'est pas coquette, diroient-ils, mais assez vaine, assez haute; toujours railleuse et souvent étourdie; n'estimant guère le monde ne l'en aimant pas moins; tendre pour ses amies, cruelle pour ses amans, elle maltraite et déteste les malheureux qu'elle fait. On ne peut l'approcher sans l'aimer, on ne peut l'aimer sans se préparer le sort le plus rigoureux.

Ne m'en parlez plus, ma chère amie, dites-vous, une femme insensible est un monstre à mes yeux. Eh mais, c'est qu'elle ne l'est point. Ceux qui la voient ainsi la voient mal, ne percent pas le voile étendu entr'eux et son coeur. Une obligeante amie vouloit en diminuer l'épaisseur, elle à tente d'en soulever un coin; les cris de la belle mystérieuse ont arrêté sa main. Plus hardie, moins complaisante, j'ai bien envie de l'enlever, et céderai, je crois à la tentation.

Je conte longuement, n'est-ce pas? mon papier se remplit, l'histoire n'avance point. Mais on m'a précisément recommandé de parler sans rien dire. Ainsi, mon ami, prenez patience.

La charmante orpheline avoit un peu plus de dix-sept ans quand le lord charge de sa tutèle revint à Londres. II visita souvent sa pupille, prit de l'estime et de l'amitié pour elle, lui

montra de délicates attentions, un extrême désir de la voir heureuse, beaucoup d'ardeur à l'obliger, et pas le moindre dessein de lui plaire. Son coeur touche des attraits d'un objet moins aimable, vit ceux de sa pupille, les admira et n'en ressentit point le pouvoir.

La jeune miss n'eût pas la même indifférence pour les qualités distinguées et les agrémens de la personne de son nouvel ami. Elle préféra sont entretien à tous les amusemens, sa vue à tous les plaisirs, ses plus simples égards à l'empressement de l'amour, aux hommages continuellement rendus à sa beauté. pendant sa longue absence ce tuteur, occupe de bien des soins, n'avoit pas négligé les intérêts de sa pupille. Sa fortune étoit considérablement augmentée; elle le savoit, se plaisoit à lui devoir de la réconnoissance, à dépendre de lui. Que de charmes elle trouvoit dans l'amitié! que ce sentiment lui paroissoit flatteur! Hélas! son expérience lui prouva trop tôt que la sensibilité est dans le coeur d'une femme la source de mille mouvemens pénibles, et que même une innocente amitié peut y exciter les plus douloureuses sensations.

Un événement se préparoit. Elle l'ignoroit, l'apprit, le vit certain. Sa surprise, son trouble, ses chagrins furent inexprimables. Elle pleura, s'affligea, s'étonna de sa douleur, se demanda cent fois la cause du serrement de son coeur, ne put se répondre, se désola toujours. Une réflexion modéra enfin la violence de ses sentimens. La félicité de son tuteur alloit être la suite de cet événement. La généreuse fille se reprocha ses larmes. La joie de mylord devoit-elle lui inspirer de la tristesse? comment, d'ou vient pleuroit-elle quand il étoit content? pouvoit-elle ne pas partager la satisfaction d'un ami si cher? Ie perdoit-elle, seroit-elle privée de sa vue? au contraire, elle vivroit chez lui, avec lui. Certaines circonstances mêloient de l'amertume à cette idée consolante, mais plus elle y pensoit, plus elle se persuadoit qu'elle trouveroit son bonheur dans tout ce qui augmenteroit celui de son aimable tuteur.

Paix. Taisez-vous. Je vois d'ici votre mine inquiète, vos regards impatiens; vous mourez d'envie de m'interrompre,

de vous écrier, quoi, comment, que dites-vous? bon dieu! l'aimoit-elle ce tuteur? L'aimer! fi donc, Mylord. Une fille noble, modeste, aime-t-elle avant d'être préfeerée, désirée, récherchée? Eh quand elle aimeroit! la décence lui permettroit-elle de l'avouer, de le laisser seulement soupçonner? Et moi, me conviendroit-il de le laisser entrevoir? Lisez comme j'écris. Sans dessein, sans malice. N'ajoutez rien. Vraiment on admireroit fort ma discrétion si je vous permettois de croire tout ce qu'il vous plairoit d'imaginer.

La charmante amie de mylord, tendre, désinteressée, se promit de cacher au fond de son coeur la sincère affection dont ses chagrins n'alteroient point la force. Elle n'exigeoit rien, elle n'attendoit aucune preuve de l'amitié de son tuteur. Cependant une marque décidée de son indifférence lui fut si sensible, qu'elle la rendit à toutes les agitations dont elle se croyoit délivrée.

Mylord se laissa persuader d'appuyer les prétentions d'un amant déjà importun. II consentit à le lui présenter comme un ami qu'il chérissoit. II la pria, il la pressa de le traiter favorablement. Confuse, irritée, vivement blessée de ses sollicitations, dans son dépit elle souhaita pouvoir y ceder, elle crut possible de s'y rendre. Emportée par sa colère elle prit une sorte d'engagement, promit, refusa; donna de l'espérance, l'ôta; demanda du tems; ne sut ce qu'elle disoit, ce qu'elle faisoit, ce qu'elle pensoit, ce qu'elle vouloit. Son embarras mal interprété parut un consentement, lui prépara de longues persécutions, des reproches, et tout l'ennui qui suit une fatigante poursuite quand elle fâche et déplaît.

Un changement inattendu en apporta beaucoup dans son coeur et dans celui de mylord. Ce qui devoit arriver n'arriva point. En dévoilant de terribles mystères, un malin génie dissipa les charmes d'une agréable illusion. Tout prit une face nouvelle. Ceux qui alloient s'unir se séparèrent. Mylord, confondu, chagrin, honteux d'une longue méprise s'éloigna de la ville. II se retira dans une belle solitude où sa pupille étoit alors. En voyant son ami triste, elle oublia ses propres peines. Elle le plaignit, elle partagea tous les mouvemens de

son coeur, mit ses soins à le consoler, à le distraire au moins. La mélancolie de mylord diminua. II perdit peu à peu le souvenir d'une fâcheuse aventure.

L'aimable fille croyoit appercevoir dans ses yeux une reconnoissance animée; elle y voyoit quelquefois de l'inquiétude, souvent du plaisir, toujours de l'intérêt. Ses tendres émotions renaissoient. L'espoir ramenoit au fond de son ame les premières douceurs que l'amitié lui avoit fait éprouver. Elle s'y livroit. L'absence de son importun amant rendoit encore sa situation plus heureuse, elle entrevoyoit le plus grand des biens, tout lui en annonçoit la possession, quand son ami, cet ami si cher! perdant le sens, l'esprit, la raison, partit comme un fou, s'éloigna de l'Angleterre, emportant avec lui les regrets, la paix, l'espoir, toute la félicité de la plus tendre, de la plus aimable des femmes.

Une conduite si étrange la révolta. Loin de pleurer, de gémir, elle s'indigna contre un sexe ingrat, méprisa des créatures si peu capables d'attachement, jura de les haïr toutes. Elle devint une petite furie; éloigna, maltraita, railla, désespéra tous ses amans. Le protété de mylord, principal objet de son ressentiment, paya cher l'appui qu'il avoit obtenu. On s'étonna du changement de son humeur, on lui fit des représentations, rien ne la toucha, rien n'arrêta le cours de son dépit. Tous les jours plus belle, plus suivie, plus recherchée, elle continue à se venger, n'importe sur qui! Son tuteur s'est un peu mêlé de contrarier sa conduite; ses leçons, sa morale, ont aigri son esprit. Elle est actuellement comme un vrai lutin. Elle sait qu'il aime. On lui dit, on lui répète, c'est vous. Elle n'en veut rien croire. Elle s'obstine, elle soutient qu'un autre objet l'engage, jure de ne jamais le voir, de ne jamais lui parler, de ne jamais lui écrire.

Et son tuteur, me demandez-vous, que fait-il? tout le contraire de ce qu'il devroit faire. Chagrin, inquiet, jaloux, indécis, il se tient à l'écart, et comme un timide écolier que son précepteur appelle après une faute grave, il crie de loin, je ne viendrai pas, j'ai peur.

Rapprochez, examinez, pesez, jugez, venez, parlez et terminez.

Lettre XLV. Mylady Orrery, à mylady Ormond

ENGAGER mis Rutland à vous aller trouver, ou vous la mener moi-même? vraiment vous prenez bien votre tems pour l'attirer à la campagne. Elle se marie dans huit jours. Vous vous eecriez, vous levez les mains, vous avez peine à me croire. Vous me demandez pourquoi, comment, à qui? oh, devinez. Mais je ne veux pas vous laisser rêver, chercher, vous tromper cent fois; elle épouse l'ami de votre coeur, le parent dont vous parlez si souvent avec complaisance, avec vanité; la plus noble des créatures, le plus aimable de tous les hommes! Quoi, c'est... Oui, ma bonne amie, c'est mylord Rivers. Mais il est en France. Non. II est à Londres. Mais, il n'aimoit pas miss Rutland. Pardonnez-moi. Mais elle ne songeoit pas à lui. Oh que si! Mais contez-moi donc? Je ne veux rien conter. Revenez, on vous instruira de tout. On vous dira comment votre nièce favorite, dont vous mettez l'esprit et la finesse au rang des merveilles du monde, n'a pu, pendant près d'un an, rapprocher deux coeurs formes pour s'aimer. Je suis un peu fâchée d'humilier ma belle-soeur, mais en dépit de mon frère et de vous, elle doit reconnoître ma supériorité. Combien elle s'est donne de peine pour engager son cousin à repasser la mer! Moi, sans art, sans esprit, en parlant tout bonnement, tout franchement, je lui ai dit, venez. Et le voilà. La reconnoissance et l'amour lui ont prêté des ailes, l'on rendu à sa patrie, à sa maîtresse, à mon frère, à moi qui désirois passionnément le revoir.

Mylord Rivers est transporté, miss Rutland charmée, sir Charles enchante, lady Cardigan folle de joie. Et moi, vraiment heureuse de les voir se jeter tour-à-tour dans mes bras,

me presser tendrement, me répéter en versant de douces larmes, qu'ils me doivent leur bonheur.

On vient de dépêcher un courier à lady Lesley. Je vous envoie le mien en diligence. Venez, accourez, ma chère amie venez bénir mon aimable Rivers, sa jolie compagne, et redoubler par votre présence le plaisir de tous ceux qui vous aiment et vous son chers. Adieu.

Fin


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Lettres de Mylord Rivers à Sir Charles Cardigan. Lettres de Mylord Rivers à Sir Charles Cardigan. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC5A-3