HISTOIRE DES GALLIGENES.
HISTOIRE DES GALLIGENES, OU MÉMOIRES DE DUNCAN. PREMIERE PARTIE. A AMSTERDAM, Chez Arkstée, & Merkus, Libraires; Et se trouve à Paris, Chez la Veuve Durand, Libraire, rue du Foin. M. DCC. LXV.
HISTOIRE DES GALLIGENES, OU MÉMOIRES DE DUNCAN. CHAPITRE I.
Embarquement, naufrage, & arrivée de Duncan dans une isle inconnue, où il se trouve en pays de connoissance.
Un Navigateur François, embarqué sous de mauvais auspices, avoit essuyé dans un long voyage toutes les disgraces réservées aux gens de mer, qu'elles ne corrigent point. Presque tout l'équipage avoit succombé; qui n'étoit pas mort, étoit mourant. Le vaisseau, sans Pilote, flottoit au hazard dans une mer inconnue, & Duncan (c'est le nom de notre Voyageur) accablé de tant de maux, n'attendoit plus que le dernier de tous. Il ne tarda pas; le vaisseau toucha un écueil & se brisa. Le reste de l'équipage infortuné périt; Duncan seul échappa à la faveur d'une planche qui le soutint une journée entiere, & le déposa sur le soir dans une iste inconnue de toute la terre.
Son premier sentiment fut un mouvement de joie; il venoit d'échapper à une mort presque certaine. L'inquiétude succéda; il étoit à l'autre bout du monde, dans une terre inconnue, & ne sçavoit ce qu'il devoit craindre le plus, des hommes ou des bêtes féroces qui pouvoient l'habiter. Il passa une partie de la nuit, occupé de pensées aussi tristes qu'inutiles. Enfin, accablé de fatigues & de réfléxions, il s'endormit.
Dès l'aurore en ouvrant les yeux, il apperçut auprès de lui deux hommes qui attendoient son réveil, pour lui présenter des rafraîchissemens, & lui offrir leurs services. Le sommeil de Duncan avoit un peu calmé ses sens, & réparé ses forces. Mais son estomac oisif depuis plus de vingt-quatre heures, demandoit, & vivement. Il se saisit avec empressement de ce qu'on lui présentoit, & mangea avec tant d'avidité & d'action qu'il ne lui restoit pas un moment pour porter la parole aux deux inconnus qui le régaloient. Ceux-ci, ne voulant pas troubler un opération si active, garderent aussi le silence.
A mesure que son estomac s'appaisoit, Duncan prenoit plus de part à ce qui se passoit autour de lui. Il regardoit successivement & les deux inconnus, & l'intérieur des terres, & la mer où il venoit de faire naufrage. Enfin il prit la parole: “puis-je sçavoir, dit-il, quels sont les généreux „inconnus qui m'ont accueilli avec „tant d'humanité?“
„Nous l'entendons, s'écrierent avec „vivacité les deux inconnus, nous „l'entendons; c'est un de nos freres „Européens. Suivez-nous, ne craignez „rien, vous êtes en pays de connoissance. N'êtes-vous pas François? „Nous le sommes aussi. Comment „vont nos freres en Europe? Et „vous, par quel accident vous trouvez-vous ici, en si mauvais équipage?“
A tant de questions, & faites en si bel ordre, Duncan, tout stupefait, répondit de son mieux. „Je suis „François; je voyageois; je viens de „faire naufrage. Vos freres vont com-„me ils peuvent, & comme le tems „le veut. Pour moi, je ne sçais où je „suis, je n'entends rien à ce que vous „me dites de pays de connoissance „& de fraternité, & je doute si je „suis éveillé ou si je rêve.“
Tout en discourant ils avançoient dans l'intérieur de l'isle, &, après une demi-heure de chemin, ils entrerent dans une grande ville. „Venez citoyens, s'écrierent les deux introducteurs de Duncan, venez voir un „de vos freres d'Europe.“ Et aussi-tôt hommes, femmes, enfans, d'accourir, de regarder, & de suivre. Le Voyageur François, encore tout mouillé, & qui ne représentoit pas comme un ambassadeur qui fait son entrée, n'étoit rien moins que flaté du concours. Il traversa toute la ville, & enfin on l'introduisit dans un château qui ne lui parut habité que par des vieillards. Il en fut reçu avec humanité; on lui donna un appartement dans le château même, où il trouva des habits & tout ce qui lui étoit nécessaire.
CHAPITRE II. Description de l'isle & de la ville des Galligènes.
Quand Duncan, dont la tête resta un peu étonnée pendant quelques jours, eut repris toute sa raison, & se fut assuré qu'il ne dormoit pas, il commença à parcourir l'isle où il se trouvoit, & voici la description qu'il en a faite.
L'isle des Galligènes a douze lieues de longueur sur huit de largeur, & s'étend du nord au midi. Sa surface s'incline un peu vers l'orient & semble se déployer & s'ouvrir à toute la bénignité des rayons du soleil levant. Quoique peu éloignée de l'un des Tropiques, l'air y est habituellement plutôt froid que chaud; & ce qu'il y a de plus singulier, il n'y pleut presque jamais. Apparemment que la chaleur tempérée par les vapeurs abondantes qui s'élevent des mers spacieuses dont l'isle est environnée, ne s'affoiblit point assez pour que ces vapeurs rapprochées tombent en pluyes. Ce n'est pas que les nuits ne soient pour l'ordinaire très fraîches, mais cette fraîcheur n'occasionne que des rosées copieuses qui humectent la terre, & raniment les plantes.
De toute part l'isle est environnée d'amas de roches, dont les piéces rompues & confusement entassées, annoncent l'effet du désordre & du bouleversement. Entre cette ceinture de rochers, une plaine unie & le sol presque partout de niveau, annoncent l'effet du repos & de l'ordre; choses qui seroient incompréhensibles sans l'évenement qui a donné lieu à la naissance de l'isle, & dont nous parlerons dans la suite.
Comme les terres forment une pente douce du côté de l'orient, il n'est gueres d'endroits d'où l'œil n'embrasse tout le territoire des Galligènes. Dans les détails, on découvre des campagnes labourées, des vergers, des vignobles, de longues avenues, de bosquets, des parterres, tout ce que l'industrie champêtre a pu imaginer & pour l'utilité & pour l'agrément.
Les Galligènes n'ont qu'une seule ville. Elle forme un quarré long. L'une des extrémités est occupée par un grand bâtiment, où l'on éleve les enfans de la république, jusqu'à l'âge de sept ans. Cet édifice est très-bien bâti. Il présente du côté de la ville une belle colonnade, décorée de statues d'un goût médiocre & d'un grand nombre de bas-reliefs, dont l'exécution n'a rien de rare, mais dont les sujets emblématiques sont très-singulierement imaginés. Au-dessus de la grande porte, par exemple, on a représenté la nature & ses bienfaits. Le sculpteur a tâché de réunir dans ses traits la délicatesse, la majesté & plus de beauté que de finesse. Son aspect n'est ni gai ni mélancolique, mais serein & intéressant. Elle est comme soutenue en l'air; ses pieds portent sur un croissant, sa robe est parsemée d'étoiles, & sa tête est couronnée du soleil. Plus bas se déploye & se perd dans le lointain une campagne couverte des productions de la terre les plus utiles & les plus riantes; la nature a le sein découvert; elle le presse de ses mains & fait jaillir deux jets qui à leur chûte sur la terre forment de chaque côté un ruisseau de lait, qui serpente dans la plaine. Sur le bord de ces ruisseaux, sont représentés des enfans nuds, sans nombre. Les uns couchés par terre boivent dans le ruisseau même; les autres, formant un vase étroit de leur main, puisent & se rassasient; d'autres boivent dans des coquilles. Quelques-uns dorment d'un sommeil profond; quelques autres, distribués par groupes, s'amusent aux jeux de l'enfance. Plusieurs, élevant leurs mains vers la nature, semblent, avec un visage riant, rendre hommage à cette nourrice commune de tous les êtres.
A l'extrémité opposée de la ville, un autre grand bâtiment, appellé la maison d'occident ou le palais des anciens, répond à l'hôtel des enfans. De l'un à l'autre de ces palais, à droite & à gauche, un grand nombre de maisons plus agréables les unes que les autres & dont aucune ne se ressemble, forment des rues assez courtes, mais larges, & toutes tirées au cordeau. Du palais d'orient à celui d'occident (c'est-à-dire l'espace de plus d'un mille) regne une grande & belle rue de plus de trois cens pas de largeur, au milieu de laqu-elle coule un ruisseau bordé d'un gazon toujours verd. De distance en distance des réservoirs décorés de différens morceaux d'architecture & de sculpture, reçoivent le ruisseau & forment des fontaines aussi agréables à la vue que commodes aux citoyens. Toute la ville est ceinte de quatre rangées d'arbres qui forment trois allées à perte de vue & donnent un ombrage impénétrable aux rayons du soleil; c'est la promenade ordinaire des Galligènes.
Les maisons & les rues sont tellement distribuées, qu'en fermant un petit nombre de portes, on peut couper toute communication de tel quartier que l'on veut, avec le reste de la ville.
Les enfans, à l'âge de sept ans, quittent, comme nous l'avons dit, la maison d'orient; les filles vont à droite, les garçons à gauche, habiter les maisons voisines. Ils changent de domicile; à mesure qu'ils avancent en âge, ils approchent de la maison d'occident, où les hommes qu'une mort précoce n'a point enlevés, vont terminer leur carriere, en administrant la république sous le nom d'anciens.
CHAPITRE III. Mœurs des Galligènes.
Les Galligènes tirent leur origine des François, leur nom l'indique assez, & nous ne tarderons pas à dire par quelle avanture extraordinaire, ils se trouvent transplantés si loin de leur pays natal. Soit à cause du climat, soit à cause du gouvernement, le naturel françois se trouve très-alteré dans ces hommes expatriés. Cette légereté inattentive, cette gaieté de distraction, cette aisance à tout effleurer, ces graces dans toute les petites choses; à peine en reste-t-il quelque trace; & Duncan ne sçait si les Galligènes y perdent ou y gagnent. La langue n'est pas moins défigurée, elle est pourtant intelligible pour un François. Le fond de l'idiome est l'ancien gaulois que les Galligènes parloient dans leur origine. Mais outre que la plûpart des constructions sont changées, ils ont ajouté beaucoup de mots, la plûpart tirés de la nature des choses qu'ils vouloient désigner, & non du grec, ni du latin, ni de toute autre langue qu'ils ignorent. Il est arrivé de-là que leur langue a peut-être plus de rudesse, mais aussi plus de force que la nôtre.
Une isle aussi petite que celle qu'ils habitent, ne peur nourrir un grand peuple. Aussi les Galligènes ne vont pas tout-à-fait à cent mille. Comme ce n'est en quelque sorte qu'une famille qui s'est acrue peu-à-peu, rien ne les a empêché de former une république, telle à peu près que celle de Platon, & de s'accommoder d'un gouvernement qui ne s'est jamais établi nulle part, qui, sans doute partout ailleurs, seroit impraticable, & qui même ne subsistera peut-être pas long-tems parmi eux. Ils vivent en commun: terres, alimens, habitations, femmes, enfans, tout est à tous, rien n'est à personne en particulier.
Ils n'ont aucune église, aucune synagogue, aucune mosquée, aucun minarès. L'univers, disent-ils, est le seul temple digne de Dieu, & nous devons l'adorer partout. Ils s'assemblent pourtant dans certains jours, tantôt en un endroit, tantôt en un autre; on chante quelques hymnes, on fait la lecture de leur loi; des vieillards exhortent le peuple, & c'est en quoi consiste le culte des Galligènes. Ils n'ont point de prêtres, & même ils entrent si peu dans la sagesse de nos établissemens, qu'ils demandent d'où vient qu'il se trouve parmi nous des hommes spécialement destinés à Dieu, puisque tous sont également tenus envers lui, & que les devoirs de religion doivent être communs à chaque membre de la société.
Tout enfant appartient à la république, comme nous l'avons dit. Dès l'instant de sa naissance, on l'enléve à sa mere, à laqu-elle on ne permet pas même de le considérer, dans la crainte qu'elle ne le reconnoisse à l'avenir. Ainsi chez les Galligènes point de mere, de pere, de parens, d'époux, d'alliés; ils sont tous freres, disent-ils, & la république est leur mere.
L'éducation est la même pour les deux sexes, quant à ce qui regarde les sciences; & quand Duncan leur racontoit de quelle maniere nous nous comportons à cet égard, ils lui demandoient si nous étions dans l'opinion, que les femmes ne pensent pas. On auroit peine à croire à quel point cette conduite leur réussit. Quant aux connoissances, au génie, au goût, les femmes égalent les hommes, & réussississent beaucoup mieux dans certains genres.
Leur histoire seroit une mauvaise école pour un militaire. Aucune guerre n'illustra jamais cette nation assez heureuse pour rester dans l'obscurité. Ils ne s'exercent à l'art militaire, que pour se défendre, s'il arrivoit qu'ils fussent attaqués.
Il n'existe aucune sorte de distinction entr'eux. Personne ne s'éléve, personne ne rampe. On ne connoît ni cet abaissement qui flétrit le cœur, ni cette élévation qui enorgueillit l'ame. Nul n'est petit, parce que nul n'est grand. Conséquemment tous doivent le travail de leurs mains à la République. L'impuissance de l'âge qui acquiert des forces, ou les perd, en exempte les jeunes gens & les vieillards; de sorte qu'il n'y a guère que la moitié des citoyens qui soient employés, & cela deux fois la semaine seulement. Les autres jours sont des jours de loisir. Ce travail leger suffit, parce que leur terroir produit beaucoup, & que le luxe ne dévore rien.
De toute société naît l'ambition, & de l'ambition, l'amour de la propriété. Où tout est commun, comme chez les Galligènes, on ne peut satisfaire cette passion, & c'est une peine pour chacun d'eux. Où les loix donnent le droit de propriété, les uns ont beaucoup, les autres peu, la plûpart rien. Ceux qui n'ont rien, desirent quelque chose; ceux qui ont beaucoup, desirent encore plus; & voilà encore des sujets de peine & de trouble. Prenez à cet égard comme à tout autre, tel parti que vous voudrez, vous rencontrerez toujours des obstacles au bonheur des hommes; vous les verrez toujours desirer d'être autrement qu'ils ne sont. Il y a pourtant des gens paisibles & peu ambitieux qui s'accommodent du gouvernement des Galligènes, où rien ne leur manque: comme il y a parmi nous des gens remuans & pleins d'ambition qui s'accommodent de notre gouvernement, où leurs desirs peuvent se déployer. Dans l'un & dans l'autre, il se trouve encore des esprits éclairés, des hommes sages qui s'accommodent par raison des loix du pays où ils ont pris naissance, & vivent en paix: mais ceux-là sont rares.
L'industrie, les arts, les sciences, rien, parmi les Galligènes, ne peut être encouragé par les récompenses & les prérogatives. Il ne peut y avoir de récompense où rien n'est en propriété, ni de distinction où tous doivent rester dans une parfaite égalité. Le desir même de s'attirer l'estime de ses concitoyens, desir si louable par-tout ailleurs, est suspect, & passe pour une foiblesse qui approche du vice; tant on craint que quelqu'un ne s'éléve audessus du niveau. Ainsi la vertu est sa propre récompense, & n'a d'autre aiguillon que l'amour de ses compatriotes & le desir de leur être utile. Est-ce un grand mal? „Oui, dit notre voyageur, „& très-grand. Par elle-même la vertu „ne peut rien; & quand elle pourroit „sur certaines ames, combien d'autres „ne se remuent que par l'esprit d'intérêt? Si vous voulez multiplier les actions vertueuses, attachez-y des récompenses“. Je doute que Duncan ait raison. Où se trouve des récompenses, des rangs, des titres, des distinctions, là se multiplient les concurrences, qui souvent, au lieu d'exciter l'émulation, sont une source intarissable d'animosités & de désordres. Le méchant qui ne se soucie que du prix & non du mérite, pour y parvenir, essaye souvent des voies indirectes & des crimes couverts. Enfin les mains qui distribuent les fruits destinés à la vertu, ne s'en acquittent presque jamais avec intégrité, & cette conduite enhardit le mauvais citoyen, & décourage les bons. L'abus des récompenses produit au moins autant de mal, que le bon usage qu'on en fait quelquefois produit de bien. Ne vaudroit-il pas autant qu'il n'y en eût point du tout?
Comme les Galligènes n'ont rien en propre, on ne voit personne se ruiner, ni personne s'enrichir; on ne connoît ni prodigalité, ni libéralité, ni avarice. Cependant ils naissent comme les autres avec les dispositions naturelles qui font l'avare, l'économe, le prodigue, & chacun voudroit que les biens de la République fussent administrés à sa maniere. „Nous n'usons d'aucune „précaution, disent les uns; nous ne „mettons presque rien en réserve, & „nous abandonnons au hasard la vie „des citoyens. Que deviendroit-on, „par exemple, si nos moissons alloient „manquer deux ou trois années consécutives. Nous ne jouissons pas, disent „les autres: à quoi bon ces magasins „fournis jusqu'au toît de tant de denrées, dont la plûpart se gâtent? On „voit bien que nous sommes gouvernés par des vieillards qui, toujours „inquiets sur l'avenir, ne pensent jamais à jouir du présent“. Un homme laborieux voudroit que l'on doublât les jours de travail, & s'employe lors même qu'on n'exige rien de lui. Le paresseux voudroit les diminuer, & s'esquive comme il peut, dès qu'il s'agit de se mettre à l'ouvrage. L'homme de lettres ne sçauroit se résoudre à quitter la plume pour la bêche & le rateau: il voudroit qu'on employât chacun selon son talent; qu'on donnât des filets au pêcheur, & des livres au curieux, & qu'on dît à l'un & à l'autre, voilà de quoi vous occuper toute votre vie. D'un autre côté, l'artiste & l'ouvrier ne comprennent pas comment on tolére les oisives occupations de la littérature: ils pensent que les lettres ne sont propres qu'à fomenter l'indolence, & donner de la maladresse dans les travaux essentiels à la vie. „On voit, disent-ils, des gens „qui font de très-bonnes odes, & qui „ne pourroient pas faire cuire un pain „à propos. Voilà des hommes grandement utiles à la société. Quand un „poëte se présente à table, on devroit „lui servir les meilleures épigrammes „& les plus beaux vers qui se soient faits „dans la République“. Avec une religion, des loix, des usages & des mœurs si différentes de ce qu'on remarque parmi toutes les autres nations, les Galligènes ont, comme on voit, les mêmes défauts, font les mêmes plaintes, & sont sujets aux mêmes troubles.
CHAPITRE IV.
Querelles & injures d'un nouveau genre. Etonnement de Duncan. Il s'explique & s'étonne de plus en plus.
Deux citoyens se disputoient un jour avec aigreur: Duncan étoit présent, & s'en applaudissoit; car il vouloit connoître à fond les Galligènes, & trouvoit l'occasion de s'instruire sur leur maniere de quereller. Mon Dieu, disoit l'un, ne me force point à te dire des vérités que tu trouverois sans doute un peu dures. Je ne crains rien, disoit l'autre, tu peux parler; je veux même que tu t'expliques: à t'entendre, on me prendroit pour un homme des plus coupables; &, grace au Ciel, je n'ai rien à me reprocher. Ne diroit-on pas, reprit l'agresseur, que voilà l'ame la plus nette qui existe? Tout le monde sçait pourtant que c'est l'ami le plus ardent qui se trouve dans la République. Qui, moi, un ami ardent, repliqua l'accusé? Jamais personne ne le fut moins. Je conviens que j'ai quelques habitudes, puisqu'aujourd'hui c'est la mode; mais d'amitié, je n'en eus jamais. Et vous, Monsieur le Censeur, y a-t-il long-tems que vous n'avez vu celui qui, l'autre jour, comme vous vous noyiez, se donna tant de peine pour vous sauver la vie? On n'ignore pas combien vous êtes reconnoissant: vous ne pouvez plus perdre votre bien-faiteur de vûe, & vous vous êtes entiérement dévoué à lui. Voilà bien le reproche le plus mal fondé que l'on me puisse faire, reprit l'autre: depuis cette aventure, je n'ai pas vu trois fois celui à qui je dois la vie; au contraire, je le fuis, & je ne crois pas qu'on puisse oublier plus parfaitement un bienfait.
A côté de Duncan, étoit un Galligène de sa connoissance, appellé Dorville, qui, comme lui, écoutoit tranquillement cette belle dispute. Duncan lui adressa la parole: Est-ce l'usage, dit-il, dans ce pays-ci, de laisser courir les rues aux foux.
Dorville.
Il est vrai que voilà deux têtes bien vertes. Ils ne pensent guère à quoi ils s'exposent. S'ils sont tels qu'ils se disent, & que nos Magistrats viennent à l'apprendre, on pourroit bien faire un exemple, & renfermer ces querelleurs. Peut-on se dire de pareilles duretés!
Duncan.
Miséricorde! je me trouve sans doute dans les petites-maisons de l'Isle. Mon cher Monsieur Dorville, la tête vous a donc aussi tourné? Je vous le disois bien, vous vous appliquiez à l'étude d'une force .... Mais consolez-vous, cela pourra revenir; j'en ai vu d'aussi fous que vous....
Dorville.
Entendons-nous, mon frere. Vous dites qu'en bonne police on devroit renfermer ces querelleurs; j'en conviens avec vous: que trouvez-vous d'extravagant en cela?
Duncan.
Qu'y pourrois-je trouver? Voilà deux gens qui, pour s'insulter, se traitent d'amis zélés & d'hommes reconnoissans; & vous ajoutez, s'ils sont tels, il faut les renfermer. Oh! tout cela est sans doute fort sensé.
Dorville.
Je voyois bien que nous ne nous entendions pas. Ainsi, Monsieur Duncan, depuis que vous êtes parmi nous, examinant nos figures & nos mœurs, vous n'avez pas encore appris que nous regardons les liaisons particulieres & l'amitié, comme des pestes dans la République.
Duncan.
A dire vrai, je pourrois bien avoir tort. J'ai vu & entendu ici tant de choses extraordinaires, & directement opposées à l'opinion générale & au sens commun, que je devois bien penser que l'amitié si respectée & si respectable par-tout ailleurs, seroit ici en discrédit & de nulle estime.
Dorville.
Un peu plus de douceur, Monsieur Duncan, & ne pensez pas que nous regardions l'amitié prise en elle-même, comme quelque chose de reprochable. Nous respectons trop les liens qui peuvent unir les hommes entr'eux, leur assurer des secours mutuels, & adoucir les peines inséparables de l'humanité. Où rien ne peut suppléer aux ressources de l'amitié, là nous la croyons nécessaire & digne des belles ames: mais ici d'autres liens nous unissent, & ces liens ne pourroient être qu'affoiblis par l'amitié; nous la rejettons avec justice. Ainsi ces liaisons si étroites, ce commerce si agréable, cette tendre sollicitude, ces doux épanchemens des plus secrettes pensées, tout cela est fort louable en Europe, & très-blâmable ici. En Europe, formez prudemment des liaisons particulieres, & soyez ami fidéle; c'est une vertu. Ici, point de liaisons particulieres, ni d'amitié; c'est un crime.
Duncan.
Ce que vous dites-là peut être raisonnable, mais certainement n'est pas clair. Voudriez-vous bien me développer cette énigme, & m'expliquer comment les hommes qui cherchent à vivre dans la paix & l'union, peuvent se faire un crime de l'amitié?
Dorville.
Dans votre pays, chacun seme pour soi, moissonne pour soi, ne s'occupe que de soi. Le bien public présente une idée vague des devoirs que l'on doit à la collection de tous les citoyens, & n'emporte point l'idée des secours que l'on doit à chaque particulier. Il est bon que l'on cultive ce qu'on appelle amitié; il est bon qu'elle multiplie les liaisons particulieres; il est bon que ses liens soient respectés, & ses loix appellées saintes. Sans elle, à qui auroit recours le citoyen dans ses besoins les plus pressans? Souvent ceux qu'il appelloit ses amis, l'abandonnent, que feront les autres? Mais ici, c'est à la République à remplir les besoins de chaque particulier: on ne doit donc s'occuper qu'à mettre la République en état d'y pourvoir. L'un n'a pas plus de bien que l'autre; rien n'est à personne; tout est à tous: on n'a donc pas plus de secours à se promettre de celui-ci, que de celui-là; les liaisons particulieres deviennent donc inutiles, & ne peuvent soulager le citoyen: il y a plus, elles sont nuisibles. Nous n'avons qu'une mere, qui est la République; nous sommes tous freres, & ne faisons qu'une famille; & pour le bien d'une famille, il faut que ceux qui la composent s'aiment également. Dans une société où des liaisons particulieres forment d'autres petites sociétés, les intérêts se divisent, & bientôt la jalousie, le mécontentement, la cabale & la haine y jettent le trouble & les malheurs qui le suivent. Chacun de nous travaille pour tous les autres; c'est la loi. Il faut donc les aimer tous, afin de trouver de la douceur dans les peines que nous nous donnons pour eux. Mais, comme le cœur humain n'a qu'une mesure d'attachement, ce que nous en donnons de plus à quelques citoyens, nous l'ôtons à la totalité; & si nous donnons tout notre attachement à quelques particuliers, il ne nous reste pour les autres qu'un intérêt vague & de nul effet. Jugez-en par vous-même & par vos compatriotes: votre amitié ne va-t-elle pas toujours en diminuant, de vos enfans à vos amis, de vos amis à vos parens, de vos parens à vos connoissances, où elle s'éteint presque totalement? Qu'en reste-t-il pour ceux qui ne sont que vos concitoyens? Que feriez-vous pour eux, & que ne feriez-vous pas pour un ami? Ainsi notre constitution qui se propose de lier intimement chaque citoyen à tous les autres, ne peut se dispenser de rejetter l'amitié, & de la regarder comme un foible du côté du cœur, & un vice à l'égard de la société.
Duncan.
A ce que je vois, vous pouvez justifier tellement quellement votre aversion pour l'amitié. Mais comment justifierez-vous l'ingratitude, peut-être le plus odieux de tous les vices? C'est où je vous attends.
Dorville.
Pour rendre suspecte la reconnoissance, & nous la faire regarder comme contraire aux bonnes mœurs, il suffiroit de considérer que c'est une des sources des liaisons particulieres & de l'amitié: mais nous avons encore d'autres raisons. La République nous reçoit dès le berceau, prend soin de notre enfance & de notre éducation, &, tant que nous existons, pourvoit à tous nos besoins. C'est donc à la République que nous devons toute notre reconnoissance: nous ne la devons point à la nourrice qui nous a donné le lait, au maître qui nous donne des leçons, au citoyen qui nous délivre d'un péril; mais à la République, qui nous a donné une nourrice, un maître, un concitoyen officieux. Nous sommes bien éloignés d'exiger qu'on oublie un bienfait; nous voulons au contraire qu'on s'en souvienne toujours, non pour chérir particuliérement la main de laqu-elle nous le tenons, mais pour chérir plus que jamais la République qui nous a présenté cette main. Ainsi nous n'anéantissons pas la reconnoissance; nous lui donnons feulement un autre objet, & d'autant supérieur à celui que vous lui proposez, qu'il est plus vaste, & qu'il embrasse tous les citoyens. Il y a plus, les services sont également, & peut-être plus récompensés dans nos mœurs, que dans les vôtres. Car si celui que j'oblige partage sa reconnoissance & l'étend à tous les citoyens, ces citoyens, obligés par d'autres, partageront aussi leur reconnoissance, & l'étendront jusqu'à moi. Ce que j'aurois reçu en totalité d'un seul, je le reçois de tous en détail.
Duncan.
Peut-être n'y a-t-il guère de solidité dans tout ce que vous dites; au moins y a-t-il quelque chose de bien spécieux. Mais, je vous prie, éclaircissez-moi sur un point. Chez nous, où l'amitié est si vantée & si utile, nous n'avons presque point d'amis. En trouver un, c'est trouver un trésor. Chez vous où l'on crie tant contre l'amitié, comment vous en trouvez-vous?
Dorville.
Nous nous plaignons aussi, & non sans raison. Nos mœurs se corrompent visiblement. Les liaisons particulieres se multiplient de jour en jour, & l'amitié lie chacun des citoyens à un autre. Chez vous, le refroidissement sur le bien public & la rareté des amis, annoncent le déclin d'un état: chez nous, le refroidissement sur le bien public & la multiplicité des amitiés, annoncent la décadence des mœurs & la chûte de la République.
CHAPITRE V.
Histoire d'Almont. Il fuit sa patrie, & s'embarque. Son vaisseau menace de couler à fond. Il se lie au mât, pour plus de sûreté, & l'instant d'après est englouti.
Ici Duncan juge à propos de raconter quelle a été l'origine des Galligènes. Des choses qu'on va lire, il en a vu plusieurs, & garantit celles-là. Moi qui ne suis pas moins prudent que Duncan, & qui n'ai rien vu, je ne garantis rien du tout.
Almont, victime d'une querelle de religion, fuyoit la France, sa patrie, & la persécution de quelques compatriotes, dont le zéle s'acharnoit à le perdre. Sa propre infortune le touchoit peu; mais une épouse vertueuse, une fille âgée de quinze mois, un fils âgé de deux ans, partageoient ses malheurs, & fuyoient avec lui: pere tendre, époux fidéle & affectionné, leur sort le pénétroit de douleur. Il s'étoit embarqué avec eux, & alloit chercher le repos auprès d'un frere richement établi dans un climat fort éloigné. Sa navigation fut heureuse pendant trois mois; mais la fortune, qui sembloit l'avoir oublié, lui préparoit des malheurs plus grands qu'il n'en eut effuyé. Vers le commencement du quatriéme mois, la femme d'Almont mourut; & ce fut le premier signal des infortunes qui l'attendoient. Peu de tems après, le vent, changé & devenu impétueux au point de n'y pouvoir plus résister, emporta le navire, pendant quinze jours, loin de sa route, dans une mer vaste que les navigateurs ne fréquenterent jamais.
A cette tempête en succéda une autre beaucoup plus dangereuse. Le vent tomba, le ciel étoit sans nuages, aucune vague ne ridoit la surface des eaux, lorsqu'on entendit tout-à-coup un bruit sourd, assez semblable à celui du tonnerre qui gronde dans le lointain. A l'instant l'air s'obscurcit, sans pourtant se troubler; la mer commença à bouillonner de toute part; des vagues sans nombre se portoient impétueusement en tout sens, &, grossissant peu à peu, formerent enfin des collines d'eau qui s'élevoient de tous côtés, se précipitoient les unes sur les autres, & se brisoient avec un horrible fracas. Le navire ne résista pas long-tems aux chocs violens qu'il essuyoit. La charpente lâchée en plusieurs endroits, ouvrit des voies à l'eau qui pénétra de tous côtés. Alors les matelots, perdant tout espoir, abandonnerent la manœuvre, & n'attendirent plus que l'instant où le vaisseau alloit couler à fond. Egarés dans une mer immense, & presque sûrs qu'aucune terre ne leur offriroit un refuge, que pouvoit leur servir de se jetter à la mer, & de lutquelque tems contre les flots? On se persuade toujours qu'un heureux hazard peut nous arracher au péril le plus éminent; & la derniere chose qui s'éteigne dans le cœur humain, c'est l'espoir. Matelots & passagers, tous se disposerent à se jetter à la nage: „Prolongeons, disoient-ils, notre vie autant que nous „pouvons, & donnons à la fortune le „tems de nous mettre en sûreté“.
Le seul Almont ne prit point ce parti. Chacun des autres ne s'occupoit que de lui-même; & dans la douleur que leur causoit le souvenir de leur famille & de leurs amis, au moins avoient-ils la consolation de penser que ceux qu'ils regrettoient n'étoient pas exposés au même danger. Mais ce qui restoit de plus cher au malheureux Almont, éprouvoit le même sort que lui. Ses enfans étoient sous ses yeux; il leur donnoit les derniers embrassemens, & les arrosoit de ses larmes. Le plus âgé répondoit à sa tendresse d'une maniere d'autant plus touchante, que, hors d'état de connoître le péril, il mêloit à ses caresses une sérénité qui perçoit le cœur de l'infortuné Almont. A quoi se résoudre? Se chargera-t-il de ses deux enfans, & se jettera-t-il à la mer comme les autres? Mais ce cher fardeau, en lui ôtant la liberté des mouvemens, l'empêcheroit de nager; il faudroit périr avec lui. Les abandonnera-t-il dans le vaisseau qui va s'ensevelir sous les eaux? Essayera-t-il de se sauver seul? Mais l'image de ses enfans abandonnés, engloutis & suffoqués, est pour lui mille fois plus cruelle que la mort. Il ne peut se sauver avec eux; il ne veut pas se sauver sans eux. Sans mouvement & le regard fixe, il resta un instant comme tranquille, car rien ne ressemble tant à l'insensibilité, que l'extrême accablement, & comme se réveillant d'un assoupissement: „Enfin, dit-il, voici „le terme que la Providence a prescrit „à mes infortunes: elle finit les malheurs du pere, & prévient ceux des „enfans. Innocentes victimes, pourquoi m'attendrir sur votre sort? Nés „dans le sein de l'adversité, quels „biens auriez-vous à espérer? La fortune acharnée contre moi, m'auroit „encore poursuivi dans vous. Terminons une vie consumée par moi dans „l'amertume, & commencée par vous „sous de si malheureux auspices. Quand „on est ainsi né, le meilleur est de „mourir au plutôt“. En disant ces paroles, il plaça ses enfans sur son fein, s'enveloppa avec eux dans son manteau, &, afin que la mort même ne pût les séparer, il se fit lier au pied d'un mât, par un matelot qui, malgré son propre malheur, trouvoit encore des larmes pour pleurer celui d'Almont. Ainsi ce pere tendre préféra la douceur de mourir dans les embrassemens de ses enfans, à l'espoir qu'il pouvoit, comme les autres, conserver, de sauver sa vie.
Cependant le moment fatal approche, l'eau gagne de plus en plus, les gémissemens & les cris redoublent, le navire, hors d'équilibre, plonge & s'ensevelit.
CHAPITRE VI. Almont sort du fond de la mer, accompagné d'une isle.
Almont ne peut dire combien de tems il resta sous les eaux; il perdit bientôt connoissance. En reprenant ses sens, il vit avec étonnement qu'il n'étoit plus au fond de la mer, mais en plein air. Cet étonnement fit place à une passion plus forte: l'aîné de ses enfans pleuroit amerement, & sa fille étoit sans mouvement. Il perdit de vûe tout autre objet; & prenant entre ses bras cet enfant qu'il croyoit mort, il ne vit point sur son visage ces traits tristement défigurés qui annoncent une destruction irrémédiable. Il lui entrouvrit la bouche, & y appliquant la sienne, son souffle souleva à différentes reprises la poitrine de l'enfant, qui ensuite s'abaissoit d'elle-même. Ce mouvement répété remit peu à peu le sang en mouvement, & bientôt des pleurs & des cris lui annoncerent qu'il avoit rendu la vie à sa fille. Alors le pere mêlant ses larmes avec celles de ses enfans, les pressa sur son sein, & tâchoit de leur faire passer le peu de chaleur & de vie qui lui restoient. Enfin leurs forces se rétablirent peu à peu, le sang reprit ses routes ordinaires, & leurs esprits se calmerent.
Ce fut alors qu'Almont jetta les yeux autour de lui, & n'apperçut que quelques piéces de roches où le navire s'étoit engagé; à quelques pas de-là, des plantes extraordinaires, & dans le lointain, une plaine que ses yeux ne pouvoient suivre jusqu'à son extrémité. Le vaisseau, tout maltraité qu'il étoit, ne s'étoit pas entiérement brisé, & gardoit encore sa forme: il le quitta pour reconnoître le pays. Les eaux que différentes profondeurs avoient retenues, étoient salées; les plantes qu'il appercevoit de toutes parts, étoient des plantes marines; à chaque pas il rencontroit des poissons, ou morts, ou expirans. Son étonnement redoubla; & ce ne fut qu'après bien des réflexions, qu'il conçut enfin comment il étoit sorti du fond des eaux, & se trouvoit dans une isle.
L'ouragan qu'il avoit essuyé, n'avoit point été causé par une tempête ordinaire. Les vents les plus impétueux ne mettent en mouvement que la superficie des eaux; ici la mer s'étoit soulevée jusques dans ses profondeurs; les fonds s'étoient ébranlés, & leurs secousses portant les eaux en sens contraires, avoient formé ces collines liquides qui se heurtoient & se brisoient avec tant de fracas. Une secousse plus forte que les autres, avoit détaché & élevé au-dessus des eaux un terrein de plusieurs lieues d'étendue; & dans le déplacement confus des matériaux, le hazard avoit fourni à ce terrein des fondemens assez solides pour qu'il restât au-dessus du niveau de la mer. C'est ainsi qu'un tremblement de terre avoit sauvé Almont, & en même tems lui avoit formé une habitation.
CHAPITRE VII.
Belle économie d'Almont. Il seme; il plante; met des œufs à couver, & fait des réflexions morales très-profondes.
Almont retira du navire, seule ressource qui lui restoit, les matériaux & les outils dont il avoit besoin, & se bâtit une cabane de planches. Il en retira aussi quelques vivres à moitié corrompus par l'eau de la mer. De poissons & de coquillage, il n'y en avoit presque point encore autour de cette nouvelle terre. Les jours suivans, il fit le tour de son habitation, & vit que c'étoit une isle. Il fit quelques observations astronomiques, & fixa sa position. Enfin il parcourut l'intérieur, examinant les ressources qu'on en pouvoit tirer. Le résultat de ses recherches fut, premiérement, qu'il se trouvoit au milieu d'une mer vaste, dans une isle jettée loin de la route des navigateurs, & qu'il n'y avoit nulle apparence que personne vînt le délivrer; secondement, que toute l'isle étoit sablonneuse, & conséquemment décidée stérile; troisiémement, qu'il ne s'y trouvoit pas un seul ruisseau, une seule source d'eau douce: trois observations après lesqu-elles il ne restoit qu'à mourir. Almont n'en fit pourtant rien.
Quelques jours après, en cheminant dans cette isle qu'il regardoit moins comme son habitation, que comme son tombeau, il apperçut, dans un endroit où les terres s'étoient éboulées, les différentes couches qui formoient le sol. La premiere, qui étoit de sable, avoit un demi-pied de hauteur, & couvroit tout le territoire de l'isle; celle de dessous étoit d'une tetre franche, & promettoit la plus grande fécondité. A l'instant il s'éloigne, fouille en divers endroits, & trouve par-tout la même chose: un mineur qui, après un travail opiniâtre, retrouve enfin la veine qu'il avoit perdue, n'est pas saisi d'une joie si vive. Almont courut avec empressement au navire, &, jettant un coup-d'œil de mépris & d'indignation sur les riches marchandises dont il étoit chargé, sur cet or & cet argent si estimés, & qui lui étoient si inutiles, il chercha des richesses plus réelles. Il passa plusieurs jours dans les perquisitions les plus exactes, & trouva les trésors dont l'Historien nous laisse la liste suivante. Une grappe de raisin, quatre pommes & deux poires flétries & presque entiérement desséchées. Dix noyaux de différens fruits, trouvés dans la chambre du Capitaine. Deux noix, deux marons & six noisettes, trouvées dans les poches d'un habit de matelot. Beaucoup de menues graines tirées d'un mauvais foin qui avoit servi à des emballages. Une poignée de différens bleds, engagés entre des planches mal unies en différens endroits du navire. Un cornet de papier plein de toutes sortes de graines de légumes & de fleurs, trouvé dans la cassette d'un passager. Une grande pannerée d'œufs de différentes volailles, dont trois douzaines se trouverent sains & entiers. Voilà les richesses d'Almont; richesses immenses qui dans la suite couvrirent l'isle & nourrirent un peuple.
Il confia ses graines à la terre, après avoir pris toutes les précautions qu'il put imaginer. Quant aux œufs, il les fit éclore suivant la méthode de M. de Réaumur; & c'est la premiere fois qu'un François l'ait employée utilement. Les grains répondirent au-delà de ses vœux, & ses volatiles prospérerent assez pour en pourvoir l'isle. Trois mois n'étoient pas écoulés, qu'il commença à jouir du fruit de ses travaux. Des légumes fraîches & salubres revivifierent son sang & celui de ses enfans qui de jour en jour dépérissoient: leur santé se fortifia peu à peu, & celle d'Almont fut bien-tôt rétablie.
Almont étoit pourvu des choses de premiere nécessité: son isle ne lui fournissoit point d'eau, mais il espéroit que les pluies y suppléeroient abondamment; il commença d'être un peu plus tranquille sur son sort & celui de ses enfans. Jusqu'alors il avoit été plongé dans une continuelle mélancolie. Ses malheurs lui étoient toujours présens, & l'idée de ce qu'il avoit perdu, lui causoit un chagrin qui étouffoit la joie que les avantages qui lui restoient eussent dû lui causer. „Les hommes sont „donc ainsi faits, disoit-il; la privation de ce qu'ils n'ont pas, corrompt „le plaisir dont ils jouissent. Ce qui est „à nous, est vil à nos yeux; ce qui „nous manque, paroît seul digne de „considération, &, comme le reste, „s'avilit dès que nous en jouissons. „Notre raison ne sçauroit mettre un „juste prix aux choses, & l'expérience, „qui tous les jours nous instruit, ne „peut ni convaincre, ni corriger. Quelle „conduite est la mienne? Je me nourris d'amertume, en réfléchissant perpétuellement sur les infortunes que „j'ai essuyées; & rien de ce qui m'environne maintenant, n'est capable de „faire renaître la sérénité dans mon „ame. Les forces croissent à proportion qu'on en use: essayons de sortir de cette langueur qui retient mes „sens dans les glaces de la mélancolie. Si je ne puis être sage au point „de faire mon bonheur, soyons-le du „moins assez pour n'être pas malheureux“.
Les efforts d'Almont ne furent point infructueux; le calme se rétablit peu à peu dans son esprit, &, dès ce moment, sa tristesse, comme une maladie parvenue à son plus haut point, se dissipa par degrés. Il attribua sa guérison à la sagesse de ses réflexions; mais le tems, sa santé rétablie, son sang humecté & rafraîchi, y contribuerent peut-être encore plus.
CHAPITRE VIII.
Soucis d'Almont, qui ne trouva pas une goutte d'eau à boire. Il court après un brouillard. Arbre singulier. Duncan le décrit, n'en désigne ni le genre, ni l'espéce, & fait de belles phrases dont les Naturalistes lui sçauront peu de gré.
Cependant le tems n'amenoit point les pluies qu'avoit attendues Almont. L'eau que le navire lui avoit fournie, commençoit à lui manquer, & ce qui lui restoit, tendoit à la corruption. Il voulut s'assurer si la terre ne renfermeroit point quelque veine cachée de cette eau tant desirée. Avec des peines incroyables, il creusa dans les endroits qui lui parurent les plus propres à en contenir. Plusieurs mois se passerent dans cette sollicitude & ces travaux: peines inutiles; il ne trouva que de l'eau salée, ou amere, ou d'un goût rebutant. Désespérant de trouver ce qu'il cherchoit, toutes les extrémités où le réduiroit la disette d'eau, se présenterent à son imagination, qui les grossit encore; il ne crut plus pouvoir subsister dans son isle, & n'eut plus devant les yeux, que les besoins, la langueur, & même la mort dont il étoit menacé.
Un jour d'été, le soleil, deux heures après son lever, commençant à échauffer l'air, Almont, que la tristesse avoit retenu dans sa cabane, en sortit, &, jettant les yeux sur son habitation aride, il apperçut, à près de trois lieues de lui, sur le bord de la mer, un brouillard épais qui lui parut sortir de terre, & prendre de l'étendue dans l'atmosphere, à mesure qu'il s'élevoit. Surpris & réjoui d'un phénomene qui sembloit lui promettre de l'eau douce, il marcha vers cet endroit: mais à proportion qu'il avançoit, le brouillard devenoit moins sensible; & quand il fut sur le lieu même, il n'en apperçut plus du tout.
En cet endroit, la mer forme un golphe d'une lieue de large. L'eau n'y monte qu'à peu de hauteur, & les plus bas fonds ne sont pas à quatre pieds de profondeur. Mais ces fonds, formés de sables, de fragmens de coquilles, de terres limoneuses, s'imbibent aisément, de sorte qu'autant que l'eau surmonte ces fonds, autant elle les pénetre. Les plantes qu'Almont, vers l'origine de l'isle, avoit observées dans ce golphe, dès-lors surmontoient l'eau de plusieurs pieds. Depuis elles s'étoient élevées considérablement, mais ne ressembloient plus à ce qu'elles avoient été. Dès qu'elles furent exposées à l'air, les anciennes feuilles, qui avoient pris leur naissance & leur accroissement au fond des eaux, n'étant plus environnées du même élément, moururent; & le tronc en avoit jetté de nouvelles & d'une autre forme. Ces plantes, distribuées d'endroit en endroit, par touffes, sembloient de jeunes arbres pleins de vigueur, & paroissoient regorger de suc. C'est tout ce qu'Almont observa sur le lieu: il ne voyoit point d'où avoit pu procéder le brouillard qui faisoit l'objet de ses recherches. Il prit le parti de rester & d'attendre le serein, dans l'espoir que ce brouillard se renouvelleroit. Il s'assit à l'extrémité d'une petite langue de terre qui s'avançoit dans le golphe, & passa le reste du jour sous une touffe formée par ces plantes déja assez grandes pour le protéger de leur ombre.
Il ne se trompa point: la fraîcheur qui succéda au coucher du soleil, fit reparoître les vapeurs; mais il ne fut pas plus instruit sur leur origine. Tandis qu'il méditoit profondément sur ce phénomene extraordinaire, le brouillard, qui s'étoit épaissi peu à peu, se dissipa de même, de maniere qu'à l'entrée de la nuit, il n'en restoit aucun vestige. Au même instant, Almont sentit tomber quelques gouttes d'eau sur lui; il observa en même tems qu'il n'en tomboit point aux environs, mais seulement au-dessous des arbrisseaux sous lesquels il s'étoit mis à couvert. Surpris, il se leva, & porta la main aux feuilles qui se trouverent à sa portée; elles étoient toutes mouillées. Il goûta cette liqueur, & trouva que c'étoit de l'eau pure, sans la moindre saveur.
Ainsi les arbres du golphe pompoient l'eau de la mer, la filtroient abondamment, & la rendoient potable. Dans le cours de la journée, la chaleur réduit l'eau filtrée en vapeurs déliées, inappercevables; vers le soir, la fraîcheur condense ces vapeurs, & les rend visibles; pendant la nuit, le froid augmente; il se fait peu d'évaporation & point de brouillard; l'eau filtrée par les pores des feuilles, se rassemble sur ces feuilles mêmes, forme des gouttes, & tombe: on peut alors présenter des vases aux arbres filtrans, & recevoir l'eau qui découle. C'est ainsi qu'Almont découvrit, avec une joie qu'on ne peut exprimer, les sources d'eau vive qui devoient le désaltérer, lui & sa race future.
Almont ne connut pas d'abord tout le prix de la découverte qu'il venoit de faire. Peu de tems après, le Verseau (c'est ainsi qu'il nomma cet arbre singulier) donna des fleurs; ces fleurs donnerent des fruits; ces fruits, de l'huile contenue dans une pulpe, & au milieu de cette pulpe, une coque divisée en cellules pleines de petites semences farineuses. En même tems il se forma sur le pédicule des feuilles, de petites excrescences de la forme d'une figue, couvertes d'une pellicule assez mince, mais impénétrable à l'eau, & remplies d'une espéce de gomme saline: de maniere qu'en filtrant l'eau de la mer, le Verseau la décompose en quelque sorte, & présente à part chacun de ses principes; l'eau coule des feuilles, le sel s'accumule dans la gomme, les parties huileuses & bitumineuses se logent dans la pulpe.
Un seul arbre donne du pain, de l'huile, du sel, de l'eau, & seul peut suffire à la nourriture de l'homme. Mais ce n'est pas-là le plus merveilleux: la gomme saline s'unit à l'eau & à l'huile, & forme avec elles une liqueur transparente, nourrissante, singuliérement agréable à l'œil & au goût, & si parfaitement combinée, que rien ne peut la décomposer. Duncan ne se souvient pas d'avoir bu aucune liqueur rafraîchissante qu'on puisse mettre en paralléle.
Si jamais nous pouvons joindre nos freres les Galligènes, nous ferons bien d'acheter d'eux pour rien, & de vendre en Europe très-cher, cette admirable gomme. Il ne sera pas difficile de la mettre en crédit parmi nous: on sçait comme nous donnons dans tout ce qu'on veut. On pourroit, par exemple, prendre quelques arrangemens avec la Faculté: les Médecins mettroient la gomme saline sous leur protection, & bientôt elle fortifieroit l'estomac, rassureroit la tête, dissiperoit les vapeurs; que sçais-je moi. Par curiosité, par fantaisie, par mode, chacun s'empressera de s'en pourvoir. Bien-tôt l'habitude en feroit un besoin; & à proportion qu'elle deviendroit nécesfaire, à proportion on en augmenteroit le prix. Quelle nouvelle source pour la Finance! Mais c'est trop insister sur des réflexions que nos gens à projets feront bien sans moi, & avec bien plus de sagacité: je reviens aux Galligènes.
Dans la suite, les fils d'Almont couvrirent d'une voûte spacieuse, presque toute l'étendue du golphe. Cette voûte forme en-dehors une plate-forme, &, d'espace en espace, est percée de trous ronds à peu près d'un pied de diamétre. Le verseau qui naît & végete au-dessous, se courbe quand il atteint la voûte, & rampe jusqu'à ce qu'il rencontre une de ces ouvertures, par laqu-elle il passe, s'éleve & se déploie en plein air. La plate-forme est tellement disposée, que les gouttes qui tombent du verseau, s'y rassemblent par petites veines, qui, par leur réunion, forment un ruisseau assez considérable. C'est ce ruisseau qui traverse la ville, comme nous l'avons dit, & fournit aux besoins des Galligènes.
CHAPITRE IX. Le fils & la fille d'Almont se disent des douceurs qui les menent un peu loin.
Almont s'accoutumoit à sa solitude. Le tems s'écouloit insensiblement, & les années ne lui parurent pas plus longues qu'en Europe. Ses enfans croissoient sous ses yeux; & le plaisir de les voir, lui tenoit lieu de tout autre. Enfin ils toucherent au printems de l'âge. La nature ornoit Almontine (c'étoit le nom de sa fille) de ces graces touchantes destinées à inspirer les tendres sentimens, & disposoit son cœur à recevoir les mêmes impressions. Telle une fleur long-tems cachée sous les enveloppes de son calice, se dégage peu à peu, &, pénétrée d'une chaleur vivifiante, s'épanouit, & étale toute sa beauté.
Almont avoit plusieurs fois réfléchi sur cet objet: il n'ignoroit pas que le frere & la sœur ne se verroient pas toujours d'un œil tranquille, & ne sçavoit comment se comporter à cet égard. „Hors de la société, se disoit-il à lui-même, leur prescrirai-je ce que la „société exige? Si je pouvois détourner leurs desirs, & les fixer sur un „autre objet, je ne balancerois pas un „instant; mais ne pouvant leur donner „un autre cours, il faut les éteindre. „Que dis-je, les éteindre? Est-il en „mon pouvoir? Si je puis seulement „les engager à les vaincre: mais, si „l'amour doit les enflammer, mes soins „seront inutiles; mes précautions même pourroient être dangereuses“. Almont prit donc le parti de fermer les yeux sur la conduite du frere & de la sœur.
Almontine, toujours aux côtés d'un frere dont elle étoit aimée tendrement, ne le chérissoit pas moins: elle n'avoit de plaisirs, que ceux qu'elle partageoit avec lui; & si la mort l'eût enlevé, elle n'auroit pu survivre. Quel nouveau nœud pouvoit encore resserrer un tel attachement? L'amour; ce sentiment flateur, ce charme puissant, ce penchant impérieux, maître de tous les autres qu'il absorbe, ou dont il tient lieu.
Almontin, son frere, jouissoit encore de toute la tranquillité de l'enfance, lorsque sa sœur ressentit les premieres atteintes de l'amour. Elle ne le vit plus sans émotion. Presque sans cesse elle fixoit sur lui des regards tendres, qu'elle n'en détournoit qu'en soupirant. Agitée, inquiéte, troublée par un mélange de peine & de plaisir qu'elle ne pouvoit concevoir, elle perdit cette gaieté vive de l'enfance, & tomba dans une douce mélancolie qui peut-être ne la valoit pas. „Almontin, cher Al-„montin, m'aimes-tu toujours, disoit-elle quelquefois? Toujours avec la „même tendresse, répondoit-il. Et „c'est de quoi je me plains, reprenoit „vivement sa sœur. Je t'aimai long-tems comme tu m'aimes: mais aujourd'hui mon attachement croît; je „voudrois que le tien augmentât de „même. Cet attachement que j'avois „pour toi, je crois plutôt que je ne l'ai „plus: un autre bien différent, & infiniment plus touchant, a succédé; „un charme que je ne puis comprendre, te rend, à mes yeux, tout autre que tu n'étois. Que ne puis-je „t'expliquer tout ce qui se passe dans „mon cœur; mais je ne le conçois pas „moi-même: que ne puis-je plutôt te „le communiquer, & t'inspirer tout „ce que tu m'inspires! Mais non: comme un jeune arbre planté & cultivé „des mains d'Almont, ta beauté croît „de jour en jour, & ma tendresse croît „à proportion: chez toi l'âge ne fait „rien en ma faveur; ton attachement, „qui reste toujours au même point, ne „le prouve que trop“. Almontin ne répondoit à ces tendres reproches, que par d'innocentes caresses, qui, loin de porter le calme dans le cœur d'Almontine, ne faisoient qu'en augmenter le trouble.
Le frere ne tarda pas à partager les sentimens de la sœur; le même feu se glissa dans ses veines; le même charme se répandit sur ses sens: Almontine fut pour lui ce qu'il étoit pour elle. Atteints d'une ardeur dont ils ignoroient la nature, inquiétés par des desirs dont ils ne voyoient pas le but, ils languissoient tout près de la volupté, entre les plaisirs & les peines. Quelquefois, en comparant leur ancien attachement à la passion dont ils étoient agités, ils regrettoient le repos dont ils avoient joui; mais ils aimoient leut trouble actuel. „Si nous ne ressentions „que des peines, disoient-ils, nous ferions nos efforts pour vaincre nos penchans: mais pourrions-nous nous priver du plaisir de nous aimer? Tant de „douceur peut-elle être mêlée d'amertume“?
Enfin la nature ou le hazard éclaira ces amans. Almont devint grand-pere, & ne sçut s'il devoit s'en applaudir, ou s'en affliger. D'un côté, l'image de la population future de son isle, le flattoit; d'un autre côté, l'origine des insulaires le chagrinoit. Il ne put cependant résister long-tems à la joie de donner à son isle, des habitans dont il se promettoit de faire le bonheur, par un sage gouvernement; &, tant les sentimens des hommes sont variables, lui-même, dans la suite, autorisa, par ses loix, ce qu'il n'avoit pu voir d'abord qu'avec répugnance.
CHAPITRE X.
La famille d'Almont est menacée d'une nudité générale. Après bien des perquisitions inutiles, il fait un faux pas, tombe, & trouve ce qu'il cherchoit. Description d'une plante aérienne. Etoffes qui rajeunissent à l'usé.
La famille d'Almont augmentoit d'année en année, & les soins paternels croissoient à proportion. Du côté des alimens, l'isle étoit suffisamment pourvue; mais du côté des vêtemens, tout manquoit. Parmi les semences dont il avoit tiré un parti si avantageux, il ne s'en trouva pas une de lin. Un grain unique de chanvre, semé & suivi avec soin, avoit donné une plante vigoureuse, mais une plante femelle qui, n'étant pas atteinte des émanations fécondes du mâle, ne fournit que des semences mortes qui ne produisirent rien. Il n'y avoit pas un seul quadrupede dans toute l'isle, & conséquemment point de laine, point de peaux dont on pût se revêtir. Almont avoit fait des essais sur l'écorce d'un grand nombre d'arbres & d'arbrisseaux, & n'en avoit pu tirer parti. Cependant le magasin d'étoffes tirées du navire, distribuées avec économie, & ménagées avec tout le soin possible, commençoit à s'épuiser: la famille d'Almont étoit menacée d'une nudité générale & prochaine. Il résolut de parcourir de nouveau toute son habitation, & d'y faire une derniere recherche. Lorsque l'isle sortit des eaux, elle étoit couverte de plantes: la plûpart périrent, n'ayant plus d'eau qui les environnât & les nourrît; quelques-unes tirerent leur nourriture de la terre, &, de marines qu'elles avoient été, devinrent maritimes. Ces plantes avoient multiplié, & couvroient tous les endroits de l'isle qui n'étoient pas cultivés, sur-tout ceux qui se trouvoient à peu de distance de la mer. C'étoit parmi toutes ces plantes, que notre pere de famille en cherchoit qu'il pût substituer au lin & au chanvre. Ses perquisitions durerent plusieurs jours, & furent inutiles. Il désespéra de trouver ce qu'il cherchoit; &, pénétré de chagrin, il reprenoit le chemin de sa cabane, lorsque son pied, engagé dans une sorte de mousse très-déliée, mais très-forte, lui fit faire un faux pas: il perdit l'équilibre, & tomba assez rudement. A peine relevé, il porta les yeux sur ce qui l'avoit arrêté avec tant de force, & vit que c'étoit une plante formée d'un assemblage de filets plus minces, plus legers & plus forts que la soie: c'étoit un lin aërien. Il s'éléve dans l'air, & flote au gré des vents. Telles, sous les eaux de la mer, ces plantes, ornées de différentes couleurs, & composées de filamens presque imperceptibles, sans force dans leur tige, sans roideur dans leurs parties, se soutiennent à la faveur de l'eau, & s'agitent au gré des flots. Heureuse chûte, dit-il, qui me fait découvrir ce que je cherche de puis si long-tems! Il apperçut autour de lui, de côté & d'autre, quelques touffes de la même plante: mais à peine eut-il fait cinquante pas, qu'il n'en trouva plus du tout. Il n'en chercha point ailleurs; il lui tardoit d'annoncer à ses enfans cette heureuse découverte. Il se rendit auprès d'eux, & leur montra quelques échantillons de la plante aërienne. Allez, leur dit-il, répandez-vous dans l'isle; cherchez les endroits qui produisent un lin qui nous devient de jour en jour si nécessaire; moissonnez la moitié de ce que vous trouverez, & revenez le plutôt qu'il sera possible.
Les fils d'Almont partirent, la joie dans le cœur: en peu de jours, ils eurent parcouru toute l'étendue de l'isle. Le lin aërien y étoit rare; ils n'en trouverent qu'en trois endroits différens & de peu d'étendue. La récolte fut donc peu abondante; à peine eut-on de quoi fournir une robe à chacun des enfans d'Almont. Mais cela ne troubla point la joie que cette découverte leur causoit: ils comptoient que la culture multiplieroit ce dont la nature sembloit si avare.
Almont enseigna aux femmes les différentes manieres de filer, & aux hommes, l'art ingénieux du Tisseran. On pense bien que ces nouveaux ouvriers ne firent pas des chefs-d'œuvre: mais les matériaux qu'ils employoient, étoient d'une si grande beauté, que, malgré le peu d'art, les étoffes se trouverent d'un éclat & d'une qualité qui les rendoit égales, & peut-être supérieures à ce que les Européens vantent le plus dans ce genre.
Il n'y a point de couleurs, il n'y a pas même de nuances, dont le lin aërien ne soit varié; & les couleurs sont si vives, que l'œil à peine en contient l'éclat. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'à mesure que l'étoffe s'use, les couleurs, au lieu de se ternir, deviennent plus vives; de sorte que les habits les plus frais, les plus éclatans & les plus recherchés, sont ceux qui ont été portés le plus long-tems. D'un autre côté, les étoffes sont très-fortes, quoique très-minces, & résistent des siécles. Duncan a vu des habits presque aussi anciens que la République, & c'étoient les plus beaux qu'il y eût dans l'isle.
Les étoffes des Galligènes ont encore une autre qualité, & non moins admirable. La moindre chaleur, telle que celle du corps humain, en tire des émanations qui embaument l'air. Ces odeurs n'ont de force, que ce qu'il en faut pour être senties, & varient comme les couleurs. Un bon fabriquant d'étoffes, est un bon parfumeur: non-seulement il nuance les couleurs de maniere qu'elles frappent agréablement les yeux, mais encore de maniere que les odeurs combinées frappent agréablement l'odorat. Pour l'ordinaire, quand les couleurs sont bien entendues, le parfum est très-suave; & dire qu'une robe sent bon, c'est dire qu'elle est belle & de bon goût. C'est par les émanations, qu'on distingue les habits: on dit, mon habit odeur d'œillet, odeur de violette, fleur d'orange, &c. Il y a plus; dans les assemblées & les cercles, les odeurs de divers habillemens se mêlent, se confondent, & n'en forment plus qu'une, plus ou moins agréable, suivant les circonstances. Il y a même des Galligènes qui jugent du succès d'une entreprise, par l'odeur combinée des habits de ceux qui se réunissent pour l'exécution. „Si une „chasse a manqué, & n'a pas fourni, „faut-il s'en étonner, dira-t-on? Quand „les chasseurs se sont assemblés, l'odorat étoit offensé à s'en trouver „mal“. Comme parmi nous, on dit chez les Galligènes, avoir bon nez, pour signifier être habile à prévoir les événemens: mais ils prennent l'expression au sens propre, & nous la prenons au figuré. Pour prédire l'avenir, les anciens examinoient la fumée, le feu, le vol des oiseaux, & autres choses de cette importance: les Galligènes vont flairant, & réussissent tout aussi-bien.
On crut long-tems que le lin aërien étoit une plante; le nom qu'on lui conserve encore, le désigne: mais un observateur trouva que c'étoit la production d'un insecte très-mince, & si leger, qu'il n'est guère plus pesant qu'un égal volume d'air. Cet insecte forme un très-petit bouton qui termine chaque filet de la plante aërienne. Quand il a cessé de filer, il se forme une coque, dans laqu-elle il dépose un nombre infini d'œufs presque imperceptibles, que l'on prenoit pour des graines. Il vit probablement d'air, comme la plûpart des coquillages vivent probablement d'eau; & file le lin aërien, comme la moule file la soie dont elle se sert pour s'attacher aux rochers. Mais la moule est pourvue d'une sorte de colle qui lui sert à fixer, sur le rocher, l'extrémité de son fil; & l'insecte dont nous parlons, en est dépourvu. La colle dont il a besoin, sort des pores d'une plante. Par-tout où l'on applique cette matiere gluante, les œufs s'y attachent, s'y développent avec la plus grande facilité, & l'insecte, à peine éclos, entame son travail. Ces découvertes ont demandé du tems: il n'y a guère que soixante ans qu'on connoît tous ces mysteres. Auparavant, les étoffes étoient très-rares parmi les Galligènes, parce qu'ils ne pouvoient réussir à multiplier l'espéce. Ils semoient des œufs, comme on seme du grain, & s'étonnoient de ne rien moissonner.
CHAPITRE XI.
La famille d'Almont découvre, d'elle-même, des vérités qu'il n'auroit pas dû leur cacher. Disputes de religion. Almont les appaise comme il peut; &, pour affoiblir les sectes, il les tolere toutes.
La découverte du lin aërien, fut la derniere que fit Almont; mais elle ne laissoit plus de besoins à sa famille. Cette sûreté, & pour les fils d'Almont, & pour leurs descendans, fit naître, dans les esprits, un calme qui acheva de faire le bonheur de cette République naissante. Dans la suite, Almont devint bisayeul; &, voyant l'isle que la Providence avoit tirée des eaux pour lui servir d'habitation, en état de fournir aux besoins, & même aux plaisirs, il porta ses regards au-delà de ceux de ses descendans qui étoient autour de lui, & vit, dans l'avenir, le peuple entier qui devoit naître de son sang. Ce tableau toucha son cœur: ses soins s'étendirent jusqu'à ce peuple futur; &, pour en assurer le bonheur, par des loix sages, il conçut le projet, je n'ose dire le plus dangereux, mais le plus singulier qui pût lui tomber dans l'esprit.
Les affaires de religion lui avoient jadis attiré tant de malheurs, &, malgré les loix & la police de son pays, il avoit essuyé tant de disgraces, qu'il résolut de laisser sa famille dans une parfaite ignorance, & de ces loix, & de cette religion. Craignant aussi d'en substituer d'autres qui valussent moins, il crut que le plus prudent étoit d'abandonner ses descendans à leur propre naturel, & de les laisser se former eux-mêmes des maximes de conduite & des mœurs, dont il auroit soin de tirer des loix pour l'avenir. La seule chose qu'il leur recommanda, fut de s'aimer mutuellement. „Le même sang coule „dans vos veines, leur disoit-il, & „tous vos freres sont d'autres vous-mêmes. L'intérêt de l'un, doit être l'intérêt de l'autre. Faites donc du bien „à celui qui vous en fait, à celui qui „ne vous en fait pas, à celui qui vous „fait du mal, s'il s'en trouve dont le „cœur soit assez dur. Aimez, & pardonnez; c'est le seul moyen d'être „heureux, & de faire des heureux, „de vivre en paix avec les autres, avec „soi-même“. Chéri & respecté comme celui auquel ils devoient tout, Almont avoit, sur ses fils, toute l'influence qu'il devoit avoir. Il examinoit leur conduite, leurs plaisirs, leurs peines, leurs liaisons, leurs querelles. Il encourageoit les uns, reprimandoit les autres, & les exhortoit tous, & toujours, à s'aimer, à s'obliger, à s'excuser réciproquement. D'après ce qu'il observoit, il dressoit son plan de législation, qu'il continua de perfectionner le reste de sa vie, & qu'il ne publia que peu de tems avant sa mort.
En formant le cœur de ses descendans, il ne négligeoit pas leur esprit: il leur donnoit le principe de toutes les sciences & de tous les arts nécessaires, utiles & d'agrément. Jamais il ne toucha un mot des usages, des loix, des mœurs, de l'histoire des autres habitans de la terre; & dans la suite on sçaura pourquoi. Ainsi l'agriculture, un petit nombre d'arts & l'étude des sciences partageoient les occupations de la lignée d'Almont.
Un jour qu'il étoit environné de sa famille, un de ses fils prit la parole en ces termes: „Ecoute, sage Almont: „tes enfans te parlent par ma bouche: „ils vont aujourd'hui t'exposer des doutes sur lesquels ils réfléchissent depuis „plusieurs années. Ils se sont tus jusqu'à ce jour, parce que toi-même tu „gardes le silence sur l'objet de leurs „recherches. Maintenant leurs réflexions les accablent; ils vont s'expliquer: écoute & juge. Nous voyons „bien qu'une plante naît d'une autre „plante; un animal, d'un autre animal: mais les premieres de toutes „ces plantes, les premiers de tous ces „animaux, qui leur a donné l'être? „Nous voyons que le feu est un principe d'activité qui met toute la nature „en mouvement: mais ce principe lui-même, quelle main l'a mis en jeu? „Il existe des corps; chacun de ces „corps a sa place dans l'ordre des êtres, „& tout obéit à des loix immuables: „mais ces corps, pourquoi existent-ils; „cette place qu'ils occupent, qui la „leur a désignée; ces loix qui réglent „leurs mouvemens, qui les a prescrites? L'ouvrage annonce l'ouvrier; „le navire, un constructeur; & l'univers, un être suprême. C'est lui qui „allume le soleil pour éclairer les habitans de la terre, comme Almont, „dans l'ombre de la nuit, allume un „flambeau pour éclairer sa famille. „Voyez les cantons de notre isle, où „nos travaux ne se sont pas étendus: „une nature sauvage annonce que la „main intelligente de l'homme n'en a „point approché. Voyez les lieux où „nous avons planté des bosquets, alligné des avenues, construit des habitations, & semé nos grains: tout y „marque la sagesse d'Almont, le travail de ses fils, & l'intelligence active des uns & des autres. Si les élémens étoient confondus, & que l'univers ne formât qu'un cahos, je demanderois encore pourquoi cette „masse informe existeroit. Mais les élémens mis en œuvre, toutes choses „rangées à leur place, les êtres orga-„niques naissant, croissant, mouvant „selon les loix qui leur font imposées, „l'univers entier déployé avec tant „d'ordre & de magnificence: un tel „ouvrage peut-il laisser le moindre „doute sur l'intelligence & la puissance infinie de l'ouvrier? O sage Almont, que ne devons-nous pas à tes „soins! Tu nous as donné le jour; tu „as pourvu à notre subsistance; tu nous „as enseigné les arts qui font la douceur de la vie; tu as développé les „facultés de notre ame, & tu nous „apprends à penser. Mais que ne devonsnous pas encore à celui qui nous „a donné l'être, qui répand autour de „nous de quoi satisfaire nos besoins, „de qui nous tenons ce germe d'intelligence que tu prends tant de soin à „cultiver? Que ne devons-nous pas à „celui auquel nous te devons toi-même? Comment nous expliquer à lui; „comment lui marquer notre recon-„noissance; comment lui rendre les „hommages qui lui sont dûs? Eclaire „tes enfans, sage Almont; ôte-les „d'erreur, s'ils y sont tombés; &, s'ils „ont entrevu la vérité, acheve de la „développer à leurs yeux“.
Pénétré des raisons que sa bouche annonçoit, l'Orateur des fils d'Almont parloit avec feu; sa voix avoit je ne sçai quoi de touchant; il intéressoit, il faisoit aimer les vérités qu'il montroit. Ses freres portoient leurs regards, tantôt sur lui, & sembloient l'encourager, tantôt sur Almont, & tâchoient de voir, dans ses yeux, ce qui se passoit dans son cœur. Almont, comme un homme qui apprend inopinément le succès d'un projet important, prêtoit une oreille attentive: son ame, surprise & émue, goûtoit un plaisir inexprimable, & ses yeux se mouilloient de ces larmes délicieuses que répandent la tendresse & la joie. Il embrassa ses enfans, & les félicita d'être parvenus d'eux-mêmes aux grandes vérités dont il attendoit avec impatience qu'ils lui parlassent. Il les exhorta à se pénétrer de plus en plus de la reconnoissance qu'ils devoient à cet Être créateur & bien-faisant, que les seules lumieres naturelles leur avoient décelé. Enfin il institua des fêtes particuliérement destinées à lui rendre hommage: & telle fut la premiere lueur de religion qui éclaira les Galligènes.
Plusieurs années s'écoulerent, sans que les descendans d'Almont avançassent plus loin, du côté de la religion: mais, dans la suite, de nouvelles réflexions leur firent faire de nouveaux progrès. Ils se demandoient, les uns aux autres, quelle étoit la substance qui, dans eux, sentoit, desiroit, raisonnoit. Les uns crurent que la matiere, par l'organisation, prend la faculté de penser, & la perd par la destruction de ces mêmes organes. Les autres ne concevoient point qu'un élément pût devenir pensant, par la seule raison qu'il se trouve posé d'une certaine maniere à côté d'un autre: ils crurent que l'ame est immatérielle. L'opinion des premiers arrête l'imagination à la destruction de la machine: mais l'opinion des autres ouvre une porte aux conséquences les plus étendues. Si ce qui pense dans nous est immatériel, il est indestructible: que devient-il à la mort? Rentre-t-il dans une masse totale de substance pensante, comme le corps retourne à la masse totale des élémens? Va-t-il animer un autre corps? Tombet-il entre les mains de l'Être tout-puissant, qui lui fasse un sort heureux, ou malheureux, selon son mérite? Chacune de ces opinions, & plusieurs autres trouverent des partisans; de sorte que la famille d'Almont se divisa en je ne sçai combien de sectes. Les disputes devinrent fréquentes, & s'animerent; & la dissension vint à tel point, qu'Almont s'en apperçut. Il frémit, en apprenant quelle en étoit la cause. „O „ciel! s'écria-t-il, des hommes ignorans, & qui passent leur vie sans penser, ne sont guère au-dessus de la „brute; & des hommes instruits qui „réfléchissent, ne peuvent vivre en „paix“. Il calma, de son mieux, les esprits, en remontrant que chacun voyoit à sa maniere, & qu'il ne falloit, ni s'en étonner, ni s'en choquer; que celui qui se croyoit le plus près de la vérité, en étoit souvent le plus éloigné; qu'il falloit se défier de sentimens que l'on prend & que l'on quitte avec des raisons toujours les mêmes, & qui ne perdent ou n'acquierent de poids, que selon notre façon de les envisager; que la diversité des opinions devoit diminuer la confiance que nous avons aux nôtres, & non pas nous aigrir contre celles de nos freres; qu'enfin l'erreur étoit digne de pitié, & non pas de haine. En même tems il prit le parti de porter une loi qui établiroit une pleine liberté de penser sur tous ces objets.
Jamais loi ne fut mieux observée. Il n'y a peut-être pas aujourd'hui cent Galligènes qui tiennent la même opinion; & la République est divisée en un nombre infini de sectes. De-là, l'esprit de parti, les disputes éternelles, les invectives substituées aux raisons, les repliques ameres, les animosités, dont la plûpart se terminent en haines & en persécutions sourdes: & voilà les hommes. Forcez-les d'adopter telle opinion, la moitié perdra plutôt la vie: laissez-leur la liberté de penser, ils en abuseront, & la moitié sera haïe de l'autre, & la haïra.
CHAPITRE XII. Siécles d'or des Galligènes. Belles Sentences de Duncan: on les refute.
Le bonheur qui peut se troubler par la disette, & s'affermir par l'abondance, a toujours son principe dans le cœur: c'est-là qu'il faut le faire germer. Tant qu'Almont vécut, il contint les esprits, non par cette sévérité que les loix opposent au vice, mais par cette crainte filiale qui attache au devoir & le fait aimer. Dans ces tems fortunés, les Galligènes furent vraiment heureux; ils avoient de la vertu & le nécessaire.
De quelque côté qu'on portât les yeux dans l'intérieur & sur les bords de l'isle, tout annonçoit l'abondance. Les herbes marines étoient devenues des pâturages. Mille espéces de poissons en tiroient leur subsistance, & habitoient les grottes humides formées par les vuides qui se trouvoient entre les rochers. Des coquillages de tout genre, y trouvoient aussi leur nourriture. Ceux-ci, immobiles & fixés sur les fonds, recevoient leur aliment de l'eau dont ils étoient environnés. Ceux-là, rampans sous les eaux, alloient de côté & d'autre chercher une nourriture plus solide. Divers oiseaux marins s'étoient aussi établis sur les côtes. Les uns voloient en rasant les eaux, observoient leur proie, & se plongeoient rapidement pour la saisir. Les autres, rassasiés & sans besoins, s'élevoient dans l'air, planoient à perte de vue, sembloient s'éloigner pour ne plus revenir, & reparoissoient l'instant d'après: l'air retentissoit des cris que la nature tiroit de leurs organes agréablement affectés. D'autres, pour construire leurs nids, se retiroient au midi de l'isle, où la chaleur favorisoit leurs travaux. Là ils bâtissoient leurs nids; là prenoient naissance leurs petits; là se traçoit le tableau des sollicitudes maternelles.
Dans l'intérieur de l'isle, les oiseaux domestiques multiplioient de toute part. De jour en jour les plantations s'embellissoient. Nourris dans un terroir neuf & fertile, les arbres s'élevoient avec vigueur; les ombrages devenoient plus épais; les promenades plus agréables; les fruits plus abondans & plus savoureux; les moissons plus étendues & plus riches: tout prenoit, autour des Galligènes, une face riante, & leur ame, que nul chagrin ne resserroit, s'ouvroit toute entiere à ces sentimens délicieux qu'inspire la simple nature.
Un travail aisé les occupoit de tems en tems, sans les fatiguer. C'est ainsi que le sage, qui jouit à la campagne du repos que ne goûterent jamais les habitans des villes, occupe quelquefois son loisir des travaux, des arts & de l'agriculture.
Ils ne connoissoient point ce desir inquiet d'être tout autre chose que ce que l'on est; fruit malheureux de la différence & de l'inégalité des conditions. Ils avoient tous le même sort, & l'un n'étoit point un objet d'envie pour l'autre. Les biens & les maux leur étoient communs: dans l'origine ils avoient eu les mêmes craintes, en considérant ce qui leur manquoit; dans la suite ils eurent la même joie, en considérant qu'ils étoient pourvus de tout ce qui leur étoit nécessaire. Sans idées que celles que leur avoit données Almont, ils ne connoissoient d'autres usages, d'autres vertus, d'autres plaisirs, d'autres biens que les leurs. Sans doute on ne peut être plus heureux qu'ils étoient, si on le peut: ils l'ignoroient, & nul desir ne troubloit leur tranquillité.
Peu versés dans cette morale subtile, qui fait tant de dissertateurs & si peu de vertueux, ils avoient cette simplicité de cœur qui embrasse la vertu par instinct, & la trouve aimable par elle-même, sans savoir pourquoi.
Almont, qui avoit pourvu à leur nourriture, qui leur avoit donné des vêtemens, qui leur enseignoit les arts, qui leur prêchoit la vertu, la pratiquoit & la faisoit aimer, Almont, qui ne s'étoit occupé que de leur bonheur, étoit l'objet de leur tendresse & de leur vénération. „Quelle douleur pour Almont, disoient-ils, si je néglige ce „devoir, si je me venge de cette injure, si je donne ce chagrin à mon „frere“! „Quel plaisir pour Almont, „si je rends ce service à sa famille, si „je fais cette action vertueuse, si je „sauve mon frere de ce péril“! La satisfaction d'Almont étoit la mesure de celle de ses descendans; son chagrin faisoit le leur, & sa volonté étoit leur loi. Que de vertus sous la conduite de ce vieillard vertueux! C'étoit vraiment le siécle d'or des Galligènes.
Duncan, qui raconte tout ceci d'après la tradition, fait en cet endroit de profondes réflexions, comme à son ordinaire. Il ne croit pas plus au siécle d'or des Galligènes, qu'au siécle d'or des poëtes, & au regne des dieux d'Egypte. „Voilà comme les peuples sont „faits, dit-il; ils voyent ce qu'ils sont, „& sentent ce qu'ils devroient être. „On se forme l'idée d'une societé „beaucoup plus vertueuse que celle „dont on fait partie; on réalise ensuite cette idée en l'attachant à ses „ancêtres, &, comparant cette société imaginaire avec la société actuelle, on crie à la corruption. On a „tort; les hommes ont toujours été „les mêmes, quant au fond; ils n'ont „changé que dans la forme; il y a tou-„jours eu des méchans, des gens bas, „des traîtres, des scélérats. Un tems „peut se comparer à l'autre; si nous „ne valons rien, nos peres ne valoient „pas mieux, & sans doute les Galligènes ont toujours été ce qu'ils sont“.
Je ne suis point du tout de l'avis de Duncan, & je crois assez au siécle d'or de la famille d'Almont. Tous les établissemens sont admirables dans leur nouveauté. L'ardeur des chefs qui veulent fonder solidement leur ouvrage; le zèle des particuliers qui s'attachent à affermir un établissement dont ils se regardent, sinon comme auteurs, du moins comme coadjuteurs; le desordre qui n'ose encore se montrer dans ces tems de ferveur; tout cela contient les esprits, & maintient la loi. Mais, dans le laps des tems, quand l'établissement est devenu solide, les fondateurs & les coadjuteurs n'existent plus; on cesse de s'intéresser à soutenir, avec fermeté, un régime qu'on n'a ni établi, ni perfectionné; le zèle se refroidit & s'éteint. Les desordres perdent peu-à-peu ce qu'ils avoient d'odieux, se multiplient, & même deviennent de mode. Les loix sont mal observées; les vices s'accréditent; un siécle de fer succede au siécle d'or. Et, comme avec le tems, la société s'est formée & perfectionnée, avec le tems, & par degrés, elle dégénere, décline & tombe. Ainsi rien n'empêche de croire que les Galligènes ont été beaucoup mieux qu'ils ne sont, qu'entr'eux les vertus sont bien plus rares qu'autrefois, & que leur République penche vers sa chûte, comme beaucoup d'autres.
CHAPITRE XIII.
Loix qui ne plairont pas à bien des Lecteurs. Duncan n'en dit rien; mais il n'en pense pas moins.
Comme un vieux chêne que la seve abandonne peu à peu, laisse chaque année quelques rameaux sans feuilles, & finit par se dessécher entierement, Almont, après une longue vie, déchut peu à peu de sa vigueur, & menaçoit ruine. Après avoir essuyé une longue syncope, sentant que sa fin n'étoit pas éloignée, il fit assembler sa nombreuse famille. „Mes enfans, leur dit-il, je „vous ai tous appellés, pour vous faire „mes derniers adieux. Je termine une „carriere dont le commencement a été „orageux, la fin consolante, & la totalité laborieuse. Depuis votre existence, je me suis oublié moi-même, „pour ne m'occuper que de vous. „Toutes vos passions m'ont ému, comme vous-mêmes: j'ai vu vos fautes „avec amertume, comme si je les eusse „commises, & vos vertus avec joie, „comme si votre mérite eût été le „mien. Je vais maintenant, dans le sein „de la Providence, goûter le repos „que j'ai toujours desiré, & dont je „n'ai jamais joui. Je vous quitte; mais „mon cœur reste parmi vous, & ma „tendresse ira au-delà du tombeau. „Souvenez-vous de votre pere commun; souvenez-vous de son amour „pour vous; souvenez-vous d'Almont, „non pour rendre un vain hommage „à sa mémoire, mais pour vous affermir dans la pratique des vertus.
„Tant que j'ai vécu, j'ai été le lien de „votre société: maintenant que la mort „m'enleve pour jamais de ces lieux, „qui me représentera parmi-vous? „Qui veillera sans cesse à la paix & au „bon ordre? Ecoutez, mes enfans, „j'ai rédigé des loix, dans lesqu-elles „j'ai fait passer toute mon ame. Almont ne mourra pas totalement, il „respirera dans ces loix; il continuera „de vous éclairer, de vous guider, de „veiller à votre bien-être. Jurez de les „observer; jurez pour vous, pour vos „descendans, pour toute votre postérité; donnez à votre pere commun „la consolation de voir que vous affermissez pour jamais votre repos & „votre bonheur“.
On fit ensuite la lecture des loix; elles étoient conçues en ces termes:
„Nous adorerons Dieu, & nous „l'adorerons en esprit; sans lui élever „aucun temple, car il est par-tout; „sans lui dresser aucune statue, car on „ne le peut figurer; sans lui faire aucun sacrifice, car il ne demande que „l'hommage du cœur.
„Nous nous aimerons mutuelle-„ment comme enfans de la même „mere, qui est la République: les „liens du sang que nous ne connoîtrons pas, ne réuniront point, sur une „seule famille, un attachement que „nous devons au corps des citoyens.
„Aucun n'aura rien qui soit à lui; „tout sera à la République, tout appartiendra à tous.
„On ne dira jamais, cette femme „est à moi; car chaque femme sera „l'épouse de tous les citoyens, chaque „citoyen sera l'époux de toutes les „femmes.
„Nul ne verra personne au-dessus „de soi, ni personne au-dessous; nous „serons tous égaux: les vieillards nous „serviront de Magistrats; mais la souveraineté résidera dans le peuple assemblé.
„De toutes les occupations de la „vie, aucune ne nous paroîtra préférable aux autres; car celles qu'on „pourroit prendre pour les moins relevées, sont toujours les plus utiles: „tel, livré hier aux sciences les plus sublimes, aujourd'hui, la bêche à la „main, labourera la terre, & saura „qu'il y a tems pour penser & tems „pour agir.
„Aucun de nous ne prétendra satisfaire toutes ses passions, & n'aspirera „point à une félicité parfaite qui ne se „trouve nulle part: nous tendrons au „plus grand bonheur possible, & nous „le trouverons en ne nous écartant „jamais des loix“.
Pendant le discours d'Almont, pendant la lecture des loix qu'il proposoit, l'assemblée étoit l'image de la désolation. Les uns, prosternés contre terre; les autres, tristement penchés sur le lit d'Almont; ceux-ci, la tête baissée & le regard abattu; ceux-là, les yeux & les mains élevés vers le ciel; tous baignés de leurs larmes, annonçoient, par des sanglots, leur reconnoissance, leur tendresse, leur douleur & leur soumission.
Almont les fit approcher l'un après l'autre, & leur fit prêter serment entre ses mains. Il les embrassoit ensuite, en leur recommandant la douceur, la paix & l'amour de leurs freres.
Cette triste cérémonie demanda du tems. Almont sembloit devoir succomber; mais l'importance qu'il attachoit à cet acte authentique, son amour paternel porté au plus haut point, en ce moment où il alloit s'éteindre avec sa vie, enfin le spectacle de sa famille affligée & soumise, avoient ému ses sens: un mouvement de fievre lui prêta une force passagere; son visage s'étoit revivifié; ses yeux éclatoient d'une lumiere douce & vive, & sa voix avoit quelque chose de plus qu'humain.
Mais à peine eut-il achevé, que la fiévre tombée l'abandonna à toute sa foiblesse: son teint pâlit; ses yeux s'obscurcirent; sa voix mal assurée à peine se fit entendre: „Je meurs, dit-il; adieu, chers enfans, soyez fidèles „à vos sermens, & sur-tout aimez-vous mutuellement“. Il ne prononça pas distinctement ces derniers mots: il expiroit.
En ce moment fatal, les fils d'Almont jetterent des cris douloureux: ils s'embrassoient, ils se serroient étroitement, en gémissant. Ils jurerent de nouveau, sur le cadavre de leur pere commun, qu'ils seroient à jamais observateurs de ses loix. „Almont est „mort, disoient-ils, &, avec lui, notre plus douce satisfaction. Ses yeux „ne verront plus le bonheur de ses enfans; ses paroles ne nous encourageront plus à la vertu. Qui nous aimera „comme il nous aimoit? Qu'aimeronsnous autant que nous l'aimions? „Il n'est plus: qu'au moins ses dernie-„res volontés vivent à jamais parmi „nous, & passent chez nos derniers „neveux“.
Ainsi mourut Almont; & telles sont les loix qu'il laissoit aux Galligènes. De ces loix tirent origne leurs usages divers, leurs opinions dominantes, leur morale, souvent si singuliere, & quelquefois bisarre. Les anciens lui succéderent sous le nom de Magistrats. On suivit exactement ses plans, & pour le gouvernement, & pour les établissemens qu'on devoit faire, à proportion que la population augmenteroit. On bâtit la ville sur le lieu même qu'il avoit désigné. Enfin toutes ses volontés ont été exécutées de point en point: Almont semble encore gouverner les Galligènes. Mais tout est bien déchu, disent-ils, quant aux mœurs, aux vertus, & conséquemment au bonheur.
CHAPITRE XIV. Profonde sagesse de Duncan, qu'on n'en veut pourtant pas croire.
Outre ces loix, il y a, chez les Galligènes, bien des réglemens, que notre frere de France n'a jamais pu goûter. Tel est, par exemple, celui dont nous allons parler. L'étendue & la fécondité de l'isle considérées, & calcul fait, Almont avoit trouvé que son habitation ne pouvoit fournir à une subsistance aisée, que pour cent mille hommes. En conséquence, il avoit fait un réglement, par lequel il étoit ordonné que, dès que le nombre des citoyens auroit monté à plus de cent mille, on feroit abstinence des femmes, jusqu'au tems où ce nombre seroit diminué. Voilà ce que Duncan ne pouvoit passer à un Législateur de Galligenie.
„Un principe que toute saine politique doit se proposer, disoit-il, „c'est de favoriser la population. Dans „une société, comme dans une famille, „c'est une chose horrible que de dire, „nous aurons soin de n'avoir que tel „nombre d'enfans. Favoriser la population, c'est être, après Dieu, le „créateur des hommes. Mettre obstacle à leur naissance, équivaut à les „tuer. Plus les hommes multiplient, „plus l'industrie trouve de ressources à „leur subsistance. Ces terres sont-elles „aussi fécondes, qu'elles peuvent le „devenir par un travail assidu? A quoi „bon ces bosquets & ces promenades? „Que ne desséche-t-on cet étang d'eau „salée, plus propre à vos plaisirs, qu'à „rien d'utile“?
En vain on lui représentoit qu'il ne suffisoit pas de multiplier les hommes, pour les nourrir seulement, qu'il falloit aussi penser à leur bonheur; qu'on ne voyoit pas qu'il fût si beau de donner l'être à des hommes, pour les attacher à des rochers, & leur faire gagner, à force de travail & de sueur, une vie qui ne promettroit qu'une continuation de peines. Duncan vouloit absolument qu'on multipliât, qu'importe quel dût être le sort des multipliés.
„Nous autres, ajoutoit-il, qui sommes philosophes, & qui entendons „si bien les intérêts de l'humanité, „quoique nous ne pensions guère à „rendre les hommes heureux, cela „n'empêche pas que nous ne cherchions tous les moyens possibles d'en „accroître le nombre; & nous avons „là-dessus les beaux livres du monde. „Parmi vos freres d'Europe, beaucoup „ne se marient point: ce sont autant „de fleurs qui avortent & ne produisent aucun fruit. De ceux qui se marient, la plûpart ne veulent avoir „qu'un petit nombre d'enfans, & se „comportent en conséquence: ils craignent autant d'en avoir une certaine „quantité, que de n'en avoir point du „tout. La politique n'a jamais pu réussir à détruire ces systêmes dangereux, „& même la religion a menacé en vain. „Quoi qu'on leur dise à cet égard, ils „vous répondent tous: rendez-nous „heureux, nous voudrons bientôt avoir „des enfans auxquels nous puissions „faire part de notre bonheur. Mauvais „raisonnement, comme vous voyez; „car il faut commencer par avoir des „enfans, avant que de s'occuper de „leur subsistance & de leur bien-être. „Quand on a vu donc qu'il n'y avoit „rien à gagner sur ces gens-là, la politique s'est tournée habilement d'un „autre côté, & l'on a pris un biais. On „s'est avisé d'introduire & de favoriser „de toutes ses forces, les arts purement de luxe. Des familles sans nom-„bre y trouvent leur subsistance, & „multiplient à la place de ceux qui se „refusent à la population, mais dont „les dépenses nourrissent les autres. „Outre cela, nous avons des terres stériles, & nous avons dit, plaçons là „des hommes qui multiplient, & qui „tirent, comme ils pourront, leur „nourriture de ces terroirs ingrats. „Vous voyez qu'assez peu soucieux de „ce qu'ils deviendront, nous faisons „pourtant tout ce qu'il est en nous pour „avoir des hommes. Il est vrai que „nous ne réussissons guère. Il n'y a pas „un siécle que nous avions beaucoup de „terres en friche, & qu'à peine on „avoit une idée du luxe: la population cependant alloit beaucoup mieux „qu'aujourd'hui. Mais cela viendra: „au moins tous nos livres disent que „cela doit venir“.
J'admire les raisonnemens de Duncan: mais mon avis est qu'Almont avoit raison, & que les Galligènes ont une bonne loi.
CHAPITRE XV.
Des connoissances, interdites aux Galligènes, deviennent, comme de raison, les plus répandues parmi eux.
Les deux Galligènes qui, les premiers, avoient accueilli Duncan sur le bord de la mer, avoient eu raison de lui dire que, si loin de sa patrie, il se trouveroit pourtant en pays de connoissance. Il vit, avec étonnement, qu'un peuple, reclus dans une petite isle, & sequestré du reste des nations, les connoissoit pourtant, comme s'il les avoit fréquemment pratiquées. A chaque instant, ils entroient avec lui dans les détails les plus curieux; &, comme il le dit lui-même, il trouvoit à s'instruire sur ses propres mœurs, à plusieurs milliers de lieues loin de chez lui.
Il leur demanda comment, sans avoir aucune communication avec les hommes, ils les connoissoient si bien, & par quels moyens inouis ils pouvoient se faire un tableau si précis de toute la terre, sans qu'aucun d'eux eût jamais sorti de son étroite habitation. „Nous „n'avons eu qu'un Maître, lui réponditon, mais un grand Maître: c'étoit Almont. Almont, heureusement „pour ses descendans, étoit instruit. „Consommé dans plusieurs genres, il „avoit, sur les autres, ces principes „lumineux qui menent si loin un esprit „clairvoyant. Il se fit un devoir de „faire passer à ses fils, toutes ses connoissances, sur-tout celles qui concernoient la physique, les mathématiques, les arts & métiers. Ce que les „circonstances & le petit nombre des „siens lui permettoient, il le mettoit „en pratique; le reste, il l'enseignoit „de bouche; il en écrivoit des traités, „& donnoit ainsi des leçons à ses des-„cendans futurs. Tandis qu'Almont „s'occupoit de ces écrits utiles, qui „devoient passer dans les mains de „tous ses descendans indistinctement, „il travailloit à un autre, qui, tant „qu'il vécut, ne fut lu de personne, „& qui, après sa mort, ne devoit être „confié qu'aux seuls anciens. Plusieurs „fois il fut tenté de jetter ce manuscrit „au feu. Il n'en fit rien, &, dans sa „préface, il en dit les raisons. Les choses, dit - il, que je traite ici, sont d'une telle nature, que je ne sçai s'il n'eût pas été prudent de les laisser pour jamais dans l'oubli. Le bien qui peut résulter des connoissances qu'on y trouvera répandues, m'a paru d'un assez grand poids, pour l'emporter sur le mal qui pareillement peut en résulter. Il est des connoissances utiles, tant qu'elles ne passent qu'aux sages, & qui deviennent dangereuses, dès qu'elles se divulguent. Celles-ci, ou nulle autre, sont de ce genre. Si les anciens se les transmettent successivement, je ne doute nullement qu'elles ne leur soient très-avantageuses; mais, s'ils les rendent publiques, je crains que le fruit qu'ils en auroient retiré, ne devienne un poison entre les mains des autres. Au reste, j'écris pour le bien: malheur à quiconque y puisera le mal. Vous ne diriez jamais de quoi traitoit ce „livre, interdit avec tant de rigueur. „C'étoit un abrégé raisonné de l'histoire & des mœurs de toutes les nations. En Europe, vous faites lire ces „sortes d'ouvrages à des enfans; cela „même entre dans le plan de leur éducation; & le sage Almont à peine „permet cette lecture à des vieillards „affermis dans la vertu. On vit dans „la suite, & nous voyons encore aujourd'hui, combien ses idées étoient „judicieuses, & ses craintes bien fondées. Son manuscrit, comme il l'avoit exigé, resta inviolablement entre les mains des anciens: jamais Galligène n'en lit une seule ligne, que „l'âge, en le mettant au nombre des „Magistrats, ne lui ouvre ce livre sacré. Mais en quel lieu de la terre, des „connoissances secrettes, confiées à „plusieurs personnes, ne se sont jamais répandues au-delà? Une liqueur „versée successivement dans plusieurs „vases, en trouve toujours quelques-uns qui la laissent fuir. C'est ce qui „ne manqua pas d'arriver au secret des „anciens. Toujours quelqu'un d'entre „eux hazardoit quelques lignes du livre „défendu: peu à peu tout fut révélé. „Vous sçavez avec quelle facilité les „connoissances qui nous sont interdites, se placent dans la mémoire. Aujourd'hui, il n'est peut-être pas un „Galligène qui ne soit aussi instruit „que les anciens, de l'histoire des différentes nations, de leur politique, „de leurs loix, de leurs religions. Chacun voit toutes ces choses à sa maniere: les uns, avec des passions douces & peu de lumieres, admirent la „bizarrerie des autres peuples. Quoi! „disent-ils, nous sommes sur la terre les „ seuls hommes raisonnables! Les Européens, ces gens si ingénieux, nos freres même, plus ingénieux que tous les autres, ont une conduite & des loix si éloignées de la simple nature! Chacun d'eux a une femme qui est à lui, & n'en a point d'autres; il a des enfans qui sont les siens, & ceux des autres ne le touchent en rien; il a un coin de terre en propriété, & n'a droit à nul autre! Qu'arrive-t-il donc, quand sa terre ne rapporte point, quand ses enfans meurent, & qu'il se dégoûte de sa femme? Se passe-t-il du sexe, demeure-t-il sans appui, & meurt-il de faim? Les autres, avec des passions fortes, & sur-tout ceux que l'ambition domine, donnent toute leur approbation à la politique étrangere, qui les mettroit „à portée de satisfaire leurs passions. „A les entendre, nos loix ne sont bonnes que pour des enfans. Les étrangers ont connu l'homme, & lui donnent les moyens de satisfaire ses passions, sans troubler l'ordre. Chez „eux, par exemple, un ambitieux peut „parvenir aux plus grands honneurs, „& les actions qui l'y conduisent, sont „précisément les plus utiles au bien „général. Plusieurs, en considérant „tant de religions, de loix, d'usages „divers & souvent opposés, voyant „que ce qui étoit juste dans un pays, „étoit injuste ailleurs, & que les vertus d'un peuple étoient les vices d'un „autre, ont cru que toutes ces choses „étoient de convention, & qu'il n'y „avoit essentiellement, ni bien, ni „mal moral, ni vice, ni vertu. Quelquesuns, & ceux-ci sont les plus rares, toutes réflexions faites, ont pensé „qu'à l'égard de la société, il n'existe „qu'une seule vertu élémentaire & „immuable, qui est l'amour de ses semblables; que, de cette vertu universellement reconnue & applaudie de „toutes les nations, découlent celles „qui varient selon les climats, les caracteres, les besoins des différens „peuples. Ils sçavent que, dans toute „société, il faut un frein aux cupidités, & sont les premiers à se l'imposer. Ils se soumettent strictement à „la loi, qu'ils respectent lors même „qu'ils ne l'approuvent pas; &, toujours prêts d'excuser les négligences „des autres, ils ne s'en permettent „aucune“.
CHAPITRE XVI.
Duncan reçoit une leçon de morale d'une Galligène. Il se fâche, s'appaise, & convient de ses torts.
Il y avoit, parmi les Galligènes, une femme célebre, & généralement considérée: son nom étoit Alcine. Elle étoit belle, disoit-on, & l'ignoroit seule; sçavante, & n'en avoit point les prétentions; judicieuse, & ne s'en doutoit pas. Duncan, qui sçavoit qu'on est toujours indulgent pour le sexe, & que, parmi les femmes, de petits métites se font souvent de grandes réputations, voulut juger Alcine par lui-même. Il eut plusieurs entretiens avec elle, & parla, avec éloge, de ses graces, de son esprit & de ses connoissances.
Un jour, ils s'entretenoient de littérature, & Duncan apprécioit les talens des nations. Pour les belles choses, disoit-il, je veux croire que les Galligènes & les autres peuples y réussissent aussi-bien que nous autres François; mais, pour le joli, à nous la palme. Par exemple, il n'est point d'endroit, dans le monde, où l'on tourne aussi adroitement un vaudeville, une chanson bachique, un air tendre.
Alcine.
Nous avons aussi nos chansonniers, & leur verve n'est point à mépriser. Je vous citerois mille petites choses de ce genre, plus charmantes les unes que les autres. Que trouvez-vous de celle-ci, par exemple:
* Cruelle Eglé, pourquoi me fuyez-vous, comme le poisson fuit devant l'oiseau cruel qui s'élance dans l'eau pour le dévorer. Mes soins & mon amour n'adouciront-ils jamais cette fierté sauvage qui s'oppose à mon bonheur? Comme vous, le fruit de la vigne a d'abord je ne sçai quoi d'austere; mais bientôt il prend cette douce saveur qui nous le rend si agréable. Que craignez-vous de moi ? Ai-je jamais prétendu vous engager dans ces longues passions qui font le tourment du cœur, juste punition de la constance? Non, Eglé, votre amant est digne de vous: toute la République n'en peut fournir un plus inconstant & plus leger. Semblable à la diligente abeille, je voltige de fleurs en fleurs, &, sans m'arrêter nulle part, je cueille par-tout le miel de la volupté.
Duncan.
Il y a toujours, dans vos écrits, je ne sçai quoi d'étranger & d'extraordinaire, tout-à-fait éloigné du goût François, c'est-à-dire, du bon goût. Par exemple, dans cette bagatelle que vous venez de me citer, à propos de quoi cette froide plaisanterie qui la termine.
Alcine.
Où est-elle cette plaisanterie? Où prenez-vous cet air étranger? Quoi! vous trouvez extraordinaire qu'un amant qui veut plaire, s'annonce par ses bonnes qualités!
Duncan.
Au contraire, je trouve extraordinaire qu'il s'annonce par ses mauvaises. Se donner pour le plus inconstant des hommes, si l'on ne plaisante pas, c'est une extravagance des plus complettes; &, si c'est plaisanterie, c'en est une bien froide.
Alcine.
Je crois vous entendre, & ne suis plus surprise que, n'étant pas entré dans le sens du poëte, vous ne puissiez le goûter. Vous lui rendrez plus de justice, quand vous sçaurez qu'en amour l'inconstance est une vertu.
Duncan.
L'inconstance, une vertu?
Alcine.
Très-recommandable.
Duncan.
Et la constance?
Alcine.
Un vice très-repréhensible.
Duncan.
Je crois que les Galligènes me feront perdre l'entendement. Les vertus de mon pays sont des vices: ce que j'appellois bien, est mal; ce que j'appellois mal, est bien; je ne sçai plus comment qualifier les choses, & toutes mes idées se bouleversent.
Alcine.
Il faut pourtant tâcher d'arranger tout cela dans votre tête, & vous persuader que les Galligènes pensent très-sensément à l'égard de l'amour.
Duncan.
Quoi! cette constance si recherchée & si applaudie, cette force qui résiste à tous les plaisirs qu'une imagination déréglée montre par-tout ailleurs que dans l'objet auquel on a voué son cœur, cette qualité qui fait les délices de l'amour, cette vertu ...
Alcine.
Mais sçavez-vous, Monsieur Duncan, que vous tenez-là le langage du libertin le plus décidé. Tout autre oreille seroit choquée de vos discours. Pour moi, je sçai combien un étranger, en parlant de la vertu, doit s'éloigner de la raison. Votre intention est bonne; mais les préjugés vous aveuglent d'une maniere à me faire pitié.
Duncan.
Adieu, je vous quitte, & ne veux plus de conversation suivie avec aucun Galligène. Le sens commun de mon pays, n'est plus ici sens commun. J'ai beau parler raison, j'ai toujours tort; &, quand je tiens le langage d'un homme vertueux, je dis des choses à faire trembler.
Alcine.
Un instant, Monsieur Duncan, & ne vous fâchez pas. Vous êtes un honnête homme; & je suis persuadée qu'il y a, dans vous, de quoi faire l'amant le plus inconstant, c'est-à-dire, le plus estimable qui soit. Deux mots seulement, & vous sentirez la nécessité de devenir tel. Vous verrez que, si vous avez raison, nous n'avons pas tort; & que le sens commun de France, est celui de ce pays-ci & de toute la terre. Où les femmes sont en communauté, comme chez les Galligènes, la constance s'oppose au bon ordre; car une femme ne doit pas être à un seul, & c'est ce que la constance exigeroit: elle doit être à tous, & c'est à quoi dispose la légereté. Chez vous, au contraire, une femme doit s'attacher à un seul: le bon ordre demande donc de la constance, & condamne la légereté. Ainsi la légereté doit être un vice dans votre pays, & une vertu dans le nôtre; la constance doit être une vertu parmi vous, & un vice parmi nous.
Duncan.
J'entre à présent dans vos vûes, belle Alcine, & je commence à croire qu'il faut vous laisser tranquille sur vos vertus, puisque vous me laissez tranquille sur les miennes. L'éloge que je faisois de la constance, est bon pour mon pays, & mal sonnant dans celui-ci. Je ne désapprouve plus votre maniere de penser; toutefois je garde la mienne. Au reste, je vous félicite sur votre morale. Un précepte qui ordonne la légereté, doit être aisé à observer. Sans doute vous ne manquez pas de vertueux en ce genre; à cet égard, la conduite des Galligènes est irréprochable.
Alcine.
Vous vous trompez. Tandis qu'on nous prône l'inconstance, on ne voit, parmi nous, que fermeté, longues passions, amours sans fin.
Duncan.
Cela m'étonne infiniment. O que vos freres de France auroient de mérite dans ce pays-ci. Il n'y en a pas un qui ne restât scrupuleusement soumis à votre morale admirable; car, chez nous où l'on exige de la solidité, on ne voit qu'inconstance.
Alcine.
Vous vous trompez encore. Je ne sçai par quelle fatalité l'esprit humain se porte toujours à ce qui lui est interdit. Vos François, tout legers qu'ils sont, deviendroient probablement constans parmi nous.
Duncan.
Si cela est, il faut que l'espéce humaine soit bien violemment induite à la contradiction.
Alcine.
On ne peut plus violemment.
Duncan.
Mais est-il bien sûr que l'esprit humain soit ainsi tourné, & qu'il suffit de commander, ou d'interdire une chose, pour que nous nous sentions portés à ce qu'on interdit, & éloignés de ce que l'on commande? Ne seroit-ce point une erreur qui procede de ce que nous n'avons pas assez réfléchi sur les motifs de nos actions. Il y a des gens soumis aux loix, & attachés à la vertu; il y en a qui ne sortent jamais du désordre. Les premiers ne sont pas vertueux, parce qu'on leur prescrit de l'être; les seconds ne sont pas vicieux, parce qu'on leur interdit le vice: mais ceux-là sont vertueux, & ceux-ci vicieux, parce que la raison, & peut-être plus encore le naturel, guident les uns, & manquent aux autres.
Alcine.
Il y a quelque chose de plus. L'homme est né libre; &, à proportion que son esprit se fortifie, à proportion il chérit la liberté. Ainsi, lorsque la morale se présente pour lui donner des entraves, la premiere impression est un mouvement de répugnance. De soi-même il se porte à haïr une chose, par cette seule raison qu'on la commande; il se porte à l'aimer, par cette seule raison qu'on la défend. Nés avec le penchant de faire tout ce qui nous plaît, nous nous refroidissons nécessairement sur ce qu'on exige de nous. Commandez à quelqu'un ce qu'il desire le plus; cet ordre seul est capable d'éteindre son desir. Il ne faut donc pas s'étonner si, lorsqu'on exige de la légereté, on a tant de gens constans, & si, lorsqu'on exige de la constance, on a tant de gens legers. Vous voyez par-là combien se trompent ceux qui, considérant les mœurs d'une nation, & voyant qu'elle se porte avec ardeur à tout ce qui paroît opposé à l'esprit de ses réglemens & de sa morale, s'imaginent que les loix de ce peuple ne sont pas analogues à son caractere. Ils ne voyent pas qu'une des raisons de cette conduite, est qu'on en prescrit une autre: de maniere que, si l'on venoit à l'autoriser, & qu'on lui prescrivît de se comporter comme il fait, cela suffiroit pour faire une révolution dans les mœurs, & les changer totalement: tant l'esprit de liberté est inhérent à l'homme. Un politique qui examine l'inconduite & le désordre d'un peuple, ne doit donc pas, comme on fait tous les jours, conclure qu'il faudroit abroger les anciennes loix, pour en substituer de nouvelles: car cette inconduite peut venir du penchant que tout homme a pour s'élever contre ce qu'on lui commande, & courir après ce qu'on lui défend. Alors ce ne seroit pas les loix qu'il faudroit changer; ce seroit les esprits qu'il faudroit refrener & ramener à la raison.
CHAPITRE XVII. Un Galligène s'enivre pour mieux parler raison.
Dans les divers quartiers de la ville, il y a des endroits où l'on prépare à manger. Les Galligènes vont y prendre leur repas à telle heure que bon leur semble; chacun selon son régime, l'habitude, le besoin, la fantaisie. On se renferme solitairement, ou l'on se place dans de grandes sales très-fréquentées. L'aventure du jour, le dernier bon mot, jolies femmes, hommes connus, liaisons, amours, débats des uns & des autres; tout peut s'y proposer, & se discuter. Cependant vous êtes servi dans la plus grande exactitude, & vous vous retirez quand vous jugez à propos.
Un jour, Duncan ayant pris son repas, se retiroit, lorsqu'un Galligène de sa connoissance l'arrêta. Quoi! lui dit-il, vous ne vous souciez donc pas d'entendre l'oracle? De quel oracle venez-vous me parler, répondit Duncan? Je vois bien, reprit le Galligène, que la chose, peut-être la plus curieuse de ce pays-ci, vous est encore inconnue. Avez-vous fait attention à ce grand homme sec, que vous voyez à dix pas de vous? Oui, répliqua Duncan, &, de long-tems, je n'ai vu boire aussi largement qu'il vient de faire. Aussi, poursuivit le Galligène, va-t-il nous dire vraisemblablement des choses bien admirables. C'est donc, reprit Duncan, un homme qui s'enivre pour mieux parler raison? Précisément, dit le Galligène, c'est la tête la plus singuliérement constituée qui ait jamais existé.
Voyez-le, le matin, à jeûn, c'est un imbécille, mais un imbécille dans toute la force du mot: qu'il déjeûne & qu'il boive d'autant, c'est un homme qui pétille d'esprit, non de cet esprit qui s'évapore en propos legers, mais de cet esprit solide & aisé qui vous éclaire en même tems qu'il vous amuse. C'est une espéce d'oracle dans la République. Il donne ses réponses à table, & le verre à la main. Ceux que vous voyez autour de lui, sont probablement venus le consulter: il boit sa dose, & vous allez bientôt entendre sa réponse.
Duncan s'approcha. L'oracle bachique tenoit quelques propos généraux, en attendant que sa tête se montât, & que son démon vînt s'emparer de lui. „Il y a, disoit-il, des vins querelleurs, babillards, dévots, amoureux; tout le monde sçait cela: mais „je sçai, moi, qu'il y a des vins conteurs, raisonneurs, géometres, physiciens, & autres. J'ai fait, depuis „long-tems, ces utiles observations, & „je me conduis en conséquence. L'autre jour, je fus cité au tribunal des „anciens, pour une bagatelle dans laqu-elle je n'étois nullement coupable. Il falloit plaider ma cause; je „vins ici puiser de l'éloquence. Je demandai du vin du côteau sud-ouest : „les échansons se tromperent; on m'en „donna du côteau sud-est. Je venois „pour me faire orateur, je bus, & je „devins poëte. Me voilà donc au tribunal, plaidant en vers, faisant des „épigrammes, des ballades, des rondeaux, & jouant sur tout ce qui s'offroit à mon imagination. Je ne sçai „si j'amusai mes Juges; mais je sçai „que je ne les persuadai pas: on m'envoya quelques mois aux champs, pour „me rafraîchir un peu la tête. Mon „affaire étoit excellente; mais je m'étois trompé en vin; je perdis mon „procès. Ce malheureux vin sud-est est „le plus poëtique que je connoisse: il „n'y a point de bouteille qui ne fournisse son ode, & point de verre qui „ne donne sa strophe. Celui que nous „buvons actuellement, éclaire l'entendement. J'en use sur-tout pour „éclaircir les questions de morale, & „je ne manque guère mon coup. Vous „allez bientôt en être témoins; car je „sens qu'il ne tardera pas d'opérer“.
En effet, à peine l'homme aux oracles eut-il achevé de débiter ces maximes, que la scène changea. Ses yeux se fermerent; ses condes, sur la table, reçurent le poids de son corps chancelant, & ses mains fixerent sa tête mal assurée. Duncan, singuliérement étonné (&, pour le coup, je crois que je l'aurois été tout autant que lui), admiroit comment des gens qui paroissoient sensés, se faisoient un amusement d'enivrer un homme, pour avoir le plaisir de le voir s'endormir, en discourant comme le vin le vouloit. Mais il fut encore bien plus étonné, quand il vit le prétendu dormeur se lever subitement, & répondre, en ces termes, à ce qu'on avoit demandé de lui.
„Vous voulez que je vous parle de „la nature, de l'origine & des progrès „de la décence circonspecte, & de „la pudeur craintive: écoutez; voici „ce que m'inspire le génie puissant qui „s'empare de moi. Le grand jour, la „multiplicité des objets, la distraction sont contraires à la volupté. Ne „voyons-nous pas ceux qui entendent „les plaisirs de la table, se faire, en „plein jour, une nuit artificielle, & „préférer la foible lueur des flambeaux, „à la lumiere trop éclatante du soleil? „Si les plaisirs de la table croissent dans „la retraite, que n'y doivent pas gagner ceux de l'amour? N'en doutons „point; dès que les hommes commencerent à les bien connoître, ils les „environnerent d'un voile. Le silence „de la nuit, le demi-jour des grottes, „l'ombre des bois firent les délices des „amans; le soleil n'éclaira plus leurs „caresses, & la solitude devint le séjour de la volupté. De-là, les occasions plus rares, & les desirs plus „vifs; les rencontres ménagées, & les „larcins amoureux; de-là, les plaisirs „plus piquans. On vit alors que l'amour croissoit par la difficulté, & „que ses faveurs devenoient plus précieuses, à proportion de la peine „qu'on avoit à les obtenir. Ainsi les „hommes apprirent à desirer; les femmes, à résister; &, semblable aux „eaux qui accélerent leur mouvement „à proportion que leurs canaux se rétrécissent, l'amour devint plus actif, „par les régles étroites qu'on lui prescrivit. Le voile jetté sur les actions, „s'étendit bientôt sur les paroles. Ce „qu'on ne pratiquoit plus qu'en ca-„chette, on ne le demanda plus ouvertement: on mit du mystere à exprimer ses desirs, comme à les satisfaire. Amans heureux, qui demandez, qui pressez, qui obtenez ces „tendres aveux qui vous comblent de „plaisirs, & vous en font espérer d'autres plus grands encore, c'est à vous „de dire combien votre sensibilité s'aiguise par le mystere. Ceux qui, plus „emportés qu'amoureux, négligerent „ces ménagemens, passerent pour gens „grossiers, incapables d'être affectés „de ce que l'amour a de plus délicat, „& dont les lourdes mains fanoient les „fleurs qu'elles touchoient. Enfin, „quand on vint à réfléchir sur des desirs dont il ne falloit point suivre les „impressions que dans l'ombre, & qu'il „ne falloit montrer qu'en les cachant, „la plûpart des hommes n'eurent pas „de peine à se persuader qu'il y avoit „quelque chose d'indécent & de honteux“.
Ici l'Orateur s'arrêta. Pour fournir aux dépenses qu'il faisoit en esprit, il but trois grands verres de vin; puis, allégre comme un voyageur reposé, il poursuivit.
„Voilà donc la pudeur qui naît parmi les hommes; cette pudeur qui „marque le desir en même tems que „l'éloignement; qui veut & ne veut „pas; qui jamais n'accorde qu'en refusant. Autant qu'elle semble contraire à l'amour, autant elle lui est „favorable; lors même qu'elle en condamne les transports, elle leur donne „un prix qu'ils n'avoient pas. Quel jugement devons-nous maintenant porter sur ces écrivains inattentifs qui „la regardent comme le fruit d'un aveugle préjugé? Qu'ils remontent à son „origine; qu'ils voyent le genre humain qui ne se trompe jamais sur ses „plaisirs, en dicter les loix; qu'ils la „voyent elle-même accroître, pro-„longer, animer les plaisirs, & même „les faire naître où, sans elle, il n'en „eût jamais existé; qu'ils la suivent „dans ses développemens, lorsqu'elle „s'épanouit sur le visage qu'elle colore, se montre dans toutes ses nuances, s'affoiblit peu à peu, & se perd „enfin dans les délices de l'amour „qu'elle vivifie; &, s'ils l'osent, qu'ils „l'appellent encore foiblesse & chimere. Mais gardons-nous de nous „tromper sur ses différentes espéces. „Il en est de deux sortes. Celles des „hommes éclairés, qui connoissent la „nature de la volupté, n'en approchent qu'avec circonspection, & n'y „touchent que légerement, de crainte „d'en ternir la fleur. Celles des hommes vulgaires, qui, pensant que les „desirs qu'inspire l'amour, ont en eux-mêmes je ne sçai quoi de honteux, „ne s'y livrent qu'avec modération, & „comme contraints & emportés par „une passion excessive. L'une & l'autre vont au même but, je veux dire „aiguisent, multiplient, prolongent „nos plaisirs, & conservent, dans „l'homme, le trésor le plus précieux „dont il puisse jouir, la fraîcheur du „sentiment. Ayons-en, de quelque „espéce qu'elle soit; c'est l'ame de la „volupté. Si nous manquons de l'une „& de l'autre, non-seulement nous „annonçons une honteuse incapacité „de goûter ce que les délices du cœur „ont de plus délicat, mais encore, en „nous livrant sans réserve au plaisir, „nous ne tarderons pas à cesser d'en „être touchés, &, parcourant rapidement la carriere de l'amour, nous „rencontrerons bientôt son tombeau, „qui est la satiété. Que nos discours „même soient modestes, &, s'il se „peut, jusqu'à la timidité. Le propos „libre équivaut presque à l'abus réel: „on s'accoutume bientôt à des choses „dont on parle avec si peu de retenue, & dès qu'on est accoutumé „aux plaisirs, ils cessent d'être plaisirs. „Les faveurs de l'amour n'ont que le „prix qu'on y attache: un homme trop „libre dans ses paroles, les déprécie; „une femme les avilit: l'un & l'autre „les dégradent à leurs propres yeux, „& se rendent tout-à-la-fois incapables „de goûter & d'inspirer la volupté, „dont ils flétrissent toutes les graces“.
Duncan soutient que ce discours se sent un peu de l'état du discoureur.
CHAPITRE XVIII. Duncan disserte avec un Ancien, & a toujours raison.
Plus notre voyageur examinoit certaines branches de la police des Galligènes, moins il les approuvoit: non pas qu'il vît clairement par quel endroit elles étoient contraires au bon ordre; car Duncan n'étoit pas un politique de la premiere force; il en jugeoit par une certaine répugnance qu'il pensoit tenir de la nature, & qu'il regardoit comme beaucoup plus sûre que le raisonnement. Un jour il s'en expliquoit à un Ancien, l'homme de toute la République, qui passoit pour le plus instruit dans les loix des Galligènes. Je ne vous le déguise point, lui disoit-il, vous avez des usages que je ne puis goûter. Cette communauté des femmes, par exemple, me répugne singuliérement. Que vous êtes à plaindre de ne pouvoir jouir des douceurs de ces heureuses unions, où deux cœurs vertueux, guidés par l'estime & inclinés par l'amour, se dévouent pour jamais l'un à l'autre! Les soins & les peines deviennent des plaisirs, parce qu'un objet aimé doit en goûter le fruit. Les succès & les heureux événemens flattent moins en ce qu'ils nous regardent, qu'en ce qu'ils touchent l'autre moitié de nous-mêmes. Une seule ame semble animer deux corps, ou l'ame de l'un animer l'autre. Les enfans qui naissent de ces unions fortunées, sont encore de nouvelles sources de douceurs. Ils croissent autour de nous, comme de jeunes plantes cultivées avec soin, qui doivent un jour donner des fruits qui feront nos délices.
l'Ancien.
Vous avez raison: le lien conjugal a bien des douceurs, & j'en imagine encore plus que vous n'en dites; mais je crois que les Galligènes ont à se féliciter d'en être privés. On les achete par bien des sollicitudes, & quelquefois on n'en jouit jamais: la peine est sûre; la récompense, incertaine. Qu'il est rare d'avoir une femme & des enfans selon son cœur! Si l'amour & la tendresse n'aveugloient pas un pere de famille, qu'il seroit souvent à plaindre! Le lien conjugal & paternel multiplie les plaisirs, j'en conviens; mais aussi il multiplie les chagrins, & dans la même proportion; car tout ce qui nous affecte croît alors en action. Une épouse & des enfans sont autant de miroirs qui réfléchissent tout, agréable & désagréable. Ainsi je ne vois pas qu'il y ait à gagner; &, si vous calculiez bien, peut-être trouveriez-vous qu'on y perd. En général, il est bon de vanter les mariages dans votre pays; mais il est prudent de s'en abstenir. D'ailleurs ne pensez pas qu'il ne se trouve parmi nous aucune trace de cet attachement tendre qu'un pere ressent pour ses enfans. Un homme, pour peu qu'il ait de naturel, ne sera-t-il pas ému à la vûe d'une troupe d'enfans, dont quelques-uns lui doivent probablement le jour. Ne s'intéressera-t-il pas à leur sort? Ne s'attendrira-t-il pas à la vûe de leurs maux? Ne se réjouira-t-il pas à la vûe de leur bien être? Et ces affections vraiment paternelles ne seront-elles pas d'autant plus utiles au bien général, qu'aucun citoyen ne peut & ne doit les fixer sur un objet particulier. Chacun de ces enfans lui sera cher, parce qu'il aura toujours à se dire, c'est peut-être celui-ci qui est mon sang. Quant aux douceurs que vous attachez à l'union de deux époux, nous en sommes totalement privés, il est vrai: mais l'amour en est-il moins réel, moins vif, moins piquant, pour n'être pas conjugal?
Duncan.
Quand il n'y auroit rien à gagner dans nos mœurs, quand même il y auroit à perdre, au moins notre conduite n'a point cet air de libertinage que l'on respire ici. Des femmes qui, par devoir, se livrent au premier venu, ne méritent l'attachement de personne, & sont dignes du mépris de quiconque aime l'ordre & la modération.
l'Ancien.
Vous avez raison. Des femmes livrées à toute l'ardeur d'un tempérament effréné; des filles enivrées de débauches; un trafic honteux qui couvre d'infamie les plus douces faveurs que la nature ait faites aux hommes; voilà ce que vous imaginez dans la communauté des femmes. Sous ce point de vûe, vous l'avez, & vous devez l'avoir en horreur. Mais une femme qui suit, avec modération, des desirs & des goûts qui naissent dans son cœur, ou qu'elle fait naître dans le cœur des autres, qui pourra la condamner, si la loi ne la condamne pas? Qui, au contraire, ne l'approuvera pas, si la loi l'approuve? Tels sont les Galligènes. La seule chose que la nature recommande, dans l'usage des plaisirs, c'est la tempérance: mais les divers besoins des sociétés ont obligé à les restreindre plus ou moins; notre République leur a laissé le plus de liberté, tant mieux pour les citoyens.
Duncan.
Je doute qu'il y ait beaucoup de justesse dans ces raisonnemens & dans la façon de penser des Galligènes, à l'égard des femmes; mais je sçai certainement qu'il n'y a guère de délicatesse.
l'Ancien.
Vous avez raison. Aussi sommes-nous bien éloignés de vouloir y en mettre; &, sans y penser, vous nous faites un compliment très-flateur. Cette délicatesse est un des vices que tout honnête Galligène évite avec le plus d'attention: elle naît de l'amour propre. On veut des plaisirs qui soient à soi: celui que l'on partageroit, cesseroit d'en être un; on veut jouir des douceurs d'une propriété exclusive. Je m'étonne que, chez vous, on ne se dispute pas aussi l'air qu'on respire, & que l'on puise paisiblement à la même riviere. Votre politique nourrit cette délicatesse, & même en fait une sorte de vertu, parce que naturellement elle incline à l'observation de la loi, qui défend aux femmes la pluralité des hommes, & aux hommes la pluralité des femmes. Pour s'attacher exclusivement une femme, on prend sur soi de renoncer à toutes les autres; & c'est ce que la loi demande. Par une raison contraire, notre politique dégrade cette même délicatesse, & en fait un vice; car, parmi nous, une femme doit être l'épouse de tous les hommes, & un homme, l'époux de toutes les femmes.
Duncan.
Mais enfin vous conviendrez qu'une femme qui s'attache inviolablement à un seul homme, qu'elle regarde comme un autre soi-même, vaut bien celle qui se donne à tous, & ne s'attache à personne.
l'Ancien.
Vous avez encore raison. En Europe, un état n'est point chargé de nourtir, d'élever, d'éduquer les enfans; chaque pere de famille est chargé du soin des siens: c'est un fardeau, & il faut toute la tendresse paternelle pour le rendre leger. Il est donc très-important pour le bon ordre, que les peres de famille soient assurés, par la conduite de leurs épouses, que les peines qu'ils se donnent ne sont pas pour les enfans des autres. De-là, ce genre de sagesse d'une femme, qui consiste à s'attacher fidélement à un seul homme; & c'est en effet une vertu très-recommandable, relativement à vos mœurs. Quant à nous, la République se charge de l'éducation des enfans: il lui importe peu quel en est le pere; il importe peu au citoyen quel est son fils. Ainsi l'attachement inviolable à un seul homme, devient inutile; &, comme en elle-même cette union trop gênante a de grands inconvéniens, nous la rejettons, & nous avons raison. En Europe, on passe sur ces inconvéniens, à cause de la nécessité de s'assurer des générations, & l'on a raison aussi. Chaque loi se conforme au besoin: nous sommes aussi conséquens les uns que les autres, & nos femmes se valent bien.
Duncan.
Au moins m'avouerez-vous que votre législateur n'a pas fait assez d'attention aux inconvéniens qui, entre le pere & la fille, la mere & le fils, le frere & la sœur, peuvent résulter de la communauté des femmes. Pour moi. cette seule idée me révolte.
l'Ancien.
Vous avez toujours raison, & votre répugnance est très-louable. Je vous parlois tantôt de la nécessité où, dans votre pays, un état se trouve de tenir la main à la vertu des femmes, pour multiplier les mariages, & encourager les soins paternels. Les filles doivent donc être sages; premiérement, parce que les enfans qui naîtroient hors le mariage, au lieu d'être une richesse pour l'état, lui seroient plutôt à charge; secondement, afin que les hommes y attachent leur confiance, & les épousent. Ainsi la politique, qui doit punir tout commerce illicite, doit punir plus rigoureusement ceux qui, par état, ayant un accès aisé dans les familles, des occasions fréquentes, de l'influence sur les esprits, & d'autres voies ouvertes à la séduction, oublient leur devoir, au point d'abuser de ces facilités. Vos loix sévissent, à bon droit, contre un maître qui séduit une éleve, un frere qui séduit sa sœur, un pere .... Mais sans doute il n'en est point d'assez lâches pour jetter l'opprobre dans leur propre sein. Ce n'est donc pas sans raison que vous voyez avec horreur ces mélanges en effet très-criminels, puisqu'ils sont capables de jetter le trouble & la confusion dans la société. Mais chez nous, où de semblables désordres ne sont point à craindre, ces sortes de commerces cessent d'être criminels; & ce que vous verriez en Europe avec un œil d'indignation, vous le devez voir ici avec un œil d'indifférence.
Duncan.
Je ne puis: ces mélanges monstrueux nous répugnent par eux-mêmes. Cela est si vrai, que le mariage, qui, chez nous justifie tout, est interdit entre parens. Si nous en tolérons quelques-uns, c'ést en dérogeant à la loi, qui les défend tous; & je crois que vous auriez peine à trouver par quel endroit cette conduite manque de sagesse.
l'Ancien.
Vous aurez raison jusqu'à la fin. On interdit, dans votre pays, le mariage entre parens, & cela doit être; non pas que ces alliances soient contre nature, mais parce qu'elles sont contraires aux vûes de la loi. Vous le sçavez, chacun, chez vous, se fait centre, & tâche de ramener tout à soi: la politique fait tout ce qu'elle peut pour faire sortir de ce centre, & intéresser un citoyen pour l'autre. De-là, cette recommandation où elle met les amitiés, les alliances, les liaisons particulieres: on les multiplie le plus qu'il est possible, afin qu'il ne reste aucun sujet isolé, qui, dans le besoin, manque de ressource. Les peres & les enfans, les freres & les sœurs, les parens proches, on les regarde comme unis par les liens du sang; on ne croit pas nécessaire d'y joindre les liens du mariage: on les attache donc à d'autres, aux-quels ils ne tenoient en rien; on tâche que tous les citoyens soient, ou amis, ou parens, ou alliés les uns des autres, afin qu'ils s'aiment réciproquement, & qu'ils se rendent des services mutuels. Ici nous n'avons qu'une mere, qui est la République, & nous sommes tous freres; nous devons aimer l'un autant que l'autre; & tout lien qui tendroit à nous attacher spécialement à qui que ce soit, seroit contre l'esprit de nos loix. Vous faites tout pour multiplier les liaisons particulieres; nous faisons tout pour les abolir. Dans votre constitution, vous avez raison; dans la nôtre, nous avons aussi raison. Que l'un ne blâme donc pas les mœurs & les loix de l'autre; que chacun vive en paix, & qu'il soit vertueux à la mode de son pays.
HISTOIRE DES GALLIGÊNES, OU MÉMOIRES DE DUNCAN. CHAPITRE I.
Anatomie de la volupté. Est-ce découverte réelle? Est-ce plaisanterie physique? Duncan n'en dit rien: & quand il le diroit ...
Je crois vous avoir parlé de cette ceinture d'arbres touffus qui environne la ville des Galligènes. C'est tout-à-la-fois leur promenade, leur école, leur académie. Chacun y va publier ses découvertes, ou s'instruire de celles des autres. Tous les genres y sont reçus. Le mathématicien trace des figures sur le sable; le peintre & le sculpteur exposent leurs desseins; l'architecte déploye ses plans; le musicien tente le goût du public. Ici l'orateur déclame; plus loin on essaye des danses; à quelques pas de-là on parle morale: tout est bon. L'un se fixe; l'autre parcourt successivement ces grouppes de poëtes, d'artistes, d'orateurs, de danseurs, de philosophes; un autre se promene, sans prendre part à rien: grande liberté à tous égards. Hommes, femmes, jeunes, vieux, chacun montre, ou regarde, écoute, ou parle, prend avis, ou le donne; tout est égal; on fait ce qu'on veut faire; on est ce qu'on veut être.
Un jour Duncan étoit à cette promenade singuliere, examinant, discourant, critiquant, sur-tout s'étonnant grandement de beaucoup de choses; car c'étoit son fort. Il apperçut un petit auditoire qui se formoit sur des siéges de gazon; il s'approche, & prend séance. Le dissertateur, jugeant son assemblée assez considérable, après avoir captivé la bienveillance de ses auditeurs, par un compliment assez froid, commença la dissertation suivante.
„En vain on voudroit se le dissimuler: nous avons en commun avec les „animaux, la plûpart des facultés dont „nous nous applaudissons le plus. Mais, „à mon sens, une des prérogatives les „plus précieuses de l'humanité, c'est „celle qu'elle a du côté de l'amour: non-seulement elle releve la dignité du „genre humain, mais, ce qu'on trouvera peut-être plus important, elle „est la source de ceux de nos plaisirs „qui nous touchent le plus.
„Parmi les animaux, l'amour n'est „qu'un desir aveugle qui les porte à „la reproduction: parmi les hommes, „c'est une réunion de deux sentimens „qu'il faut bien se garder de confondre. Le premier de ces sentimens est „le desir de la reproduction, celui „dont nous venons de parler: le second procede de la sympathie; c'est „ce goût, cette inclination, ce je ne „sçai quoi qui nous attache avec tant „de douceur.
„Le penchant reproductif nous porte indifféremment vers l'autre sexe; „le sympathique nous arrête sur un „objet: le premier nous promet le „plaisir des organes; le second, la „volupté du cœur: celui-là ne semble „fait que pour le corps; celui-ci pour „l'ame.
„Le desir de la reproduction & ses „plaisirs, sont communs aux hommes „& aux animaux: que sçai-je si les „plantes n'en sont pas susceptibles? „Ces petits filets couverts d'une fine „poussiere que vous voyez au milieu „des fleurs, sont les parties mâles des „plantes; l'éminence qui s'éleve du „centre, est la partie femelle; ces „feuilles, qui contiennent les unes & „les autres, & dont vous admirez les „vives couleurs, forment le lit que la „nature prépare au mystere de la génération. Que ce mystere se consomme sans aucune volupté, qui osera le „décider?
„La nature a varié les ressorts de la „reproduction dans les plantes & dans „les animaux: mais, quels qu'ils soient, „leur action est périodique, & n'a lieu „qu'en certains tems. A l'égard de „l'homme, la nature n'a point posé „ces limites; l'amour germe dans son „cœur, selon les circonstances, & non „pas selon les tems; & c'est un avantage qui l'éleve au-dessus de la brute „& de la plante, même en ce qu'il a „de commun avec elles. En vain les „neiges & les glaces couvrent la surface de la terre, & jettent dans l'engour dissement tout ce qui croît & „végete; la volupté de l'homme résiste à la rigueur des hivers, & la nature qui se cherche en vain par-tout „ailleurs, se retrouve encore dans le „cœur humain. Dans un cercle où l'on „demandoit pourquoi les femelles des „animaux ne se prêtoient que rarement, & dans certains tems, aux „mâles, la fille d'un Empereur célebre „répondit que cela venoit de ce que „ces femelles n'étoient que des bêtes. „Les uns trouvent de l'esprit & de la „vivacité dans cette réponse; d'autres y trouvent du libertinage: pour „moi, j'y vois une vérité philosophique.
„Le desir sympathique & le desir „reproductif ont chacun leur apanage. „Mais quel est-il? Quelles sont les influences de l'un & de l'autre? Quels „sont les effets & les plaisirs qui leur „sont particuliers? Jamais question „ne fut plus intéressante, & jamais „question ne fut moins approfondie. „Faisons nos derniers efforts, &, s'il se „peut, démêlons les prérogatives de „l'humanité.
„Puisque les animaux n'ont que le „desir reproductif, tout ce qui se passe „entr'eux, du côté de l'amour, se doit „nécessairement à ce desir. La même „cause se trouve dans l'homme, & „doit y produire les mêmes effets. Ce „qui se passe donc à cet égard parmi „nous, & ressemble à ce qui se passe „parmi les animaux, est pareillement „dû au desir reproductif. Mais tout ce „qui, dans ces circonstances, se remarque parmi nous, & ne se remarque point parmi les animaux, sort „d'une autre source; & cette autre „source ne peut être que le desir sympathique. Par ce partage fondé sur la „nature même, on voit combien se „retrécit l'apanage du desir reproductif, & combien s'étend celui du desir sympathique. Les effets du premier sont vifs, mais passagers; ce „sont des fusées qui s'élancent, brillent & s'éteignent. Le second semble „un feu lent, mais doux & durable. „Que ne puis-je vous peindre ici ces „épanchemens du cœur, ces élancemens de l'ame, ces caresses touchantes, ces douces langueurs! Je l'entreprendrois en vain: de telles impressions sont faites pour être senties, „non pour être décrites. Que celui qui „n'a point aimé, aime; & tous concevront ce que je veux dire.
„On connoît assez le but que se „propose le penchant reproductif: on „ne voit pas si clairement à quoi tend „le desir sympathique. Bien des philosophes trouvent, dans l'amour, un „desir de s'unir intimement à l'objet „aimé; de confondre, en quelque „sorte, sa substance avec la sienne; „de ne faire qu'un avec lui. Je pense „qu'ils ont raison; & je n'en juge pas „sur leur parole, mais sur ce que les „amans éprouvent tous les jours. Qu'on „se les représente lorsqu'ils se prodiguent les plus tendres caresses: le „lierre embrasse-t-il plus étroitement „l'arbre auquel il s'est attaché? Demandeton encore quel est le but du „desir sympathique? N'est-il pas manifeste qu'il tend à la pénétration réciproque des corps, à la transmutation de substance? Ce que l'attraction est au fer & à l'aiman, au verre „électrique & à la paille, le desir sympathique l'est à l'amant & à l'objet „aimé: tous tendent à n'avoir qu'un „centre commun, à n'occuper que le „même espace, à se perdre l'un dans „l'autre. Vains efforts: la nature oppose une barriere invincible à des „desirs qu'elle ne fait naître que pour „unir les amans par les liens les plus „tendres.
„De ce que nous avons dit, il est „aisé de conclure que l'organe du toucher est le plus intéressant pour le „desir sympathique, & que c'est de-là „qu'il tire plus de volupté, en approchant le plus de son but. Aussi la nature nous a-t-elle favorisés à l'égard „du tact. Les animaux ont les autres „sens plus parfaits que nous; nous „avons le tact plus parfait que les animaux. Qu'ils ayent l'ouie de la plus „grande subtilité, la vûe perçante, „l'odorat exquis: ne leur envions point „ces foibles avantages; nous avons la „délicatesse du toucher au plus haut „point, & cela suffit pour nous combler de plaisirs.
„Quoiqu'en général l'organe du toucher soit exquis, il ne l'est pourtant „pas également par toute la surface du „corps. Il est, par exemple plus parfait dans les doigts, que dans les autres parties, & plus dans les levres, „que dans les doigts. Tout le corps est „donc pour nous une source de volupté; mais cette volupté réside plus „particuliérement dans la main, plus „particuliérement encore sur la bouche. C'est-là que se rencontrent & „s'unissent ces tendres soupirs, ces „doux murmures, ces paroles entrecoupées, langage expressif des amans „heureux: c'est-là que s'appaise, sans „s'éteindre, le feu pénétrant de l'amour; plus on y puise, plus on y „veut puiser, & la source de ces plaisirs „purs ne tarit jamais.
„Avancerai-je dans ces sentiers détournés, mais couverts de fleurs, ou „je me trouve engagé? Dévoilerai-je „à vos yeux les mysteres de l'amour? „Mais pourquoi vous cacherois-je les „ressorts de la volupté, & l'une des „plus intéressantes opérations de la nature? La connoissance des causes „physiques de nos plaisirs, n'est-elle „pas elle-même un plaisir?
„Vous le sçavez, cette séve féconde „d'où les nations tirent leur origine, „commence à se former dans l'un & „l'autre sexe, vers l'âge de puberté. „Elle séjourne quelque tems dans les „organes où elle s'est filtrée, & bien-tôt après elle est repompée en partie, „remonte à sa source, & repasse dans „le sang: alors elle se distribue à toutes les parties, & donne lieu à des „changemens trop connus, pour que „je m'arrête à les détailler. Je la suivrai seulement dans les voies qu'elle „s'ouvre sur la surface du corps, & „j'essayerai de dévoiler les phénomenes cachés qu'elle y produit.
„Quiconque examine dans l'homme l'organisation de la peau, & n'est „point saisi d'étonnement, ne connoît „point le prix des ouvrages de la nature. Mais ce qui, sans doute, est le „plus digne d'admiration, c'est la multitude prodigieuse de petits corps „glanduleux, de petits filtres, de petits réservoirs, de petits canaux de „tout genre, dont la peau de l'homme „est parsemée, & dont celle des animaux est dépourvue. A quoi bon, je „vous prie, ces glandes, ces filieres, „ces réservoirs? Est-ce pour séparer & „transmettre au-dehors la matiere de „la transpiration insensible? Mais „quoi, ne perce-t-elle pas par-tout ailleurs? Les simples pores dont la peau „est pénétrée de toutes parts, ne lui „ouvrent-ils pas un libre passage? A „quoi bon la nature lui auroit-elle préparé si curieusement les organes dont „nous parlons? Sans doute elle a destiné à d'autres usages, des ressorts d'une structure si recherchée.
„Disons-le: c'est-là que se porte & „s'accumule la portion la plus spiritueuse & la plus subtile de la liqueur „vivifiante dont nous avons parlé. A „la vûe d'un objet aimé, une émotion „subite s'empare de ces organes, & „inspire le desir sympathique, le desir „du tact. Alors la titillation & la pression font épancher le fluide invisible „contenu dans les petits réservoirs de „la peau: il en jaillit de toutes parts un „esprit de volupté; & c'est le mystere „que j'avois à vous dévoiler“.
CHAPITRE II.
Peu d'estime attachée à de grandes choses. Duncan disserte. Il s'échauffe, & ne s'en défend pas mieux.
Depuis quelque tems, il couroit un de ces bruits incertains qui affligent toujours le bon citoyen, inquietent le magistrat, & qui, même lorsqu'ils sont faux, sont encore dangereux. On disoit qu'il se formoit dans la République un parti considérable, & qui ne se proposoit pas moins que d'anéantir l'ancienne discipline. Trois citoyens soupçonnés d'être entrés dans le complot, furent cités au tribunal des anciens. L'un d'eux vint trouver son juge, & lui remit une sorte d'attestation du censeur de son quartier. Duncan étoit présent, & fut fort étonné d'entendre lire la lettre suivante.
Je suis d'autant plus alarmé des bruits qui se répandent, que j'ai de fortes raisons pour les croire fondés. A portée d'observer les mœurs dans le plus grand détail, je les trouve si déchues de leur ancienne simplicité, & je vois la dépravation faire des progrès si rapides, qu'il y auroit à s'étonner si l'esprit de sédition manquoit où tant de vices pullulent. Mes soupçons n'ont pourtant jamais tombé sur celui qui vous présente cette lettre. Simple, paisible, fort éloigné du goût des innovations, penchant plus à la stupidité qu'à l'emportement, mille fois je l'ai proposé pour modéle. Qu'il seroit à souhaiter en effet que la plûpart de ses compatriotes lui ressemblassent! Je ne pense pas que, dans toute la République, il y ait un homme plus pusillanime; qualité d'autant plus précieuse, qu'elle devient rare de jour en jour. Pour ceux avec lesquels il se trouve compliqué, je n'en ai pas la même idée. Leur réputation, à beaucoup près, ne réclame pas en leur faveur; au contraire, elle déposeroit contre eux; &, pour vous dire en un mot combien on a droit de les soupçonner, c'est qu'ils ont toujours passé pour magnanimes. O que cette magnanimité devient de mode, & que je crains que toute cette grandeur d'ame n'accable quelque jour la République!
Le Galligène, enchanté des éloges que le Censeur lui donnoit, avoit peine à contenir sa joie: le Magistrat, charmé de rencontrer un si heureux naturel, lui dit mille choses obligeantes; & Duncan, dans un étonnement dont il ne pouvoit revenir, ne sçavoit trop si cette scène étoit sérieuse, ou badine, plaisante, ou ridicule. Enfin, le Citoyen congédié, il prit la parole: Telle est donc, dit-il au Magistrat, l'estime que l'on fait, dans ce pays-ci, des cœurs magnanimes?
le Magistrat.
Oui; & je crois qu'on leur rend justice.
Duncan.
Et le soupçon de magnanimité suffit pour incliner les Juges à croire un accusé, coupable?
le Magistrat.
Il est sûr que, dans bien des circonstances, on en doit tirer des inductions qui ne lui sont pas favorables.
Duncan.
Il faut bien que la justice se conduise comme le reste, afin que tout soit ici dans l'ordre renversé. Mais sçavez-vous que, de tout tems & par toute la terre, on a regardé la grandeur d'ame comme la plus éminente de toutes les qualités? Sçavez-vous qu'on ne se contente pas de l'estimer, on l'admire, on la croit digne de vénération? Toute la terre est-elle dans une erreur grossiere, & les Galligènes sont-ils les seuls qui sçachent apprécier les choses?
le Magistrat.
Je ne dis pas cela. Les autres hommes ont leurs raisons pour penser comme ils font; & nous avons les nôtres, pour ne pas être de leur avis.
Duncan.
Et quelles raisons pouvez-vous avoir pour mésestimer ce que tout le monde admire?
le Magistrat.
Et quelles raisons a-t-on pour admirer ce que nous mésestimons? Voyons, montrez-nous ces rares & sublimes qualités qui doivent attirer tant d'hommages au magnanime.
Duncan.
Que voulez-vous que je vous montre, & que puis-je objecter à gens qui, par principes, approuvent ce que les autres blâment; aiment ce que les autres haïssent; interdisent ce que les autres recommandent; dont les vertus sont des vices par-tout ailleurs, & qui sont perpétuellement en contradiction avec tout le genre humain? Que me servira de vous dire que, de tout sexe, de tout âge, de toute condition, la magnanimité forme également le citoyen paisible & vertueux, & le guerrier intrépide, l'honnête bourgeois, & le sublime héros. Capable de soutenir la prospérité & l'adversité, le magnanime reste inébranlablement le même dans la pauvreté & l'opulence, dans les derniers rangs de la société, & dans la plus haute élévation. Sa constance s'accroît par les obstacles, son courage, par les dangers; & jamais il n'est si grand, que dans l'avilissement, les pertes, l'infortune.
le Magistrat.
Je vous avoue que, si vous n'alléguez rien autre chose en faveur de la magnanimité, vous aurez peine à la rendre recommendable dans ce pays-ci. Que voulez-vous qu'un Galligène fasse d'une vertu qui lui apprenne à supporter, sans émotion, la perte de son patrimoine, la mort de ses enfans, le renversement de sa famille, lui qui n'a ni patrimoine, ni enfans, ni famille? La magnanimité montre comment on doit se comporter dans les derniers ou les premiers rangs de la société: mais ici nous n'avons point de rangs, nous sommes tous égaux. Elle donne la vaillance militaire, & forme les héros: mais nous n'avons ni guerre, ni besoin d'héroïsme. Nous sommes gens paisibles, qui ne nous brouillons jamais avec nos voisins, parce que nous n'en avons point. Le destin nous a cachés aux yeux de toute la terre, & nous avons lieu d'espérer que jamais les Européens ne nous apporteront ni leurs bonnes loix, ni leurs mauvaises mœurs, ni leurs maximes d'humanité, ni leurs vertus politiques, guerrieres & sanguinaires. Depuis que la République existe, vous êtes le seul étranger qui ait abordé dans cette isle; & fasse le ciel que vous soyez le dernier.
Duncan.
Cependant, si l'on en croit le bruit commun & la judicieuse lettre dont vous avez bien voulu me faire part, n'êtes-vous pas menacés d'une révolte? De mauvais citoyens ne vont-ils pas s'armer contre la Republique? De meilleurs citoyens ne s'armeront-ils pas pour sa défense? Vous touchez à une guerre civile, & vous dites que vous n'avez besoin ni de héros, ni de magnanimité?
le Magistrat.
Mais cette malheureuse guerre, supposé qu'en effet elle nous menace, qui l'excite & la fomente? Est-ce un pusillanime?
Duncan.
Je ne sçai; mais ce n'est certainement pas un homme magnanime.
le Magistrat.
Cela peut être: mais voyons s'il n'y a pas plus à craindre d'un côté que de l'autre. Des vûes étendues, des passions fortes, de la confiance en soi-même, & de l'attachement à la vertu, voilà ce qu'on appelle magnanimité. Des vûes étroites, des passions foibles, de la défiance de soi-même, & de l'attachement à ses devoirs, voilà ce que nous appellons pusillanimité. Ainsi le pusillanime & le magnanime sont vertueux. S'ils ne l'étoient pas, la magnanimité dégénérée deviendroit orgueil; la pusillanimité dégénérée deviendroit bassesse. L'un & l'autre soutient l'adversité, pardonne les injures, & tombe dans l'humiliation, sans tomber dans le découragement: le pusillanime, parce qu'il ne sent pas vivement; le magnanime, parce qu'il voit au-delà. L'un est au-dessus des événemens; l'autre est au-dessous. Il n'y a que les caracteres moyens qui s'affectent jusqu'à perdre courage, ou s'enorgueillir. Mais vous m'avouerez qu'il n'est guère de magnanimes toujours tels dans la riguenr du terme; je veux dire, si attachés à la vertu, qu'ils ne la perdent jamais de vûe.
Duncan.
J'en conviens; & c'est en quoi la magnanimité mérite d'autant plus nos hommages: plus il y a de difficulté, plus il y a de gloire.
le Magistrat.
Il en est de même du pusillanime: rien n'est si ordinaire que de le voir dégénérer, & s'éloigner de ses devoirs. Vous conviendrez encore que, de deux bonnes qualités qui dégénerent, on doit donner la préférence à celle dont la dégradation entraîne les suites les moins fâcheuses. Voyez maintenant, & jugez vous-même. La magnanimité dégénere en orgueil, ambition, témérité, audace: ses grandes vûes restent, car elles tiennent à l'esprit, qui demeure le même, quoique le cœur se corrompe. Mais quels malheurs n'occasionnent pas l'orgueil & l'audace occupés de grandes vûes & de vastes desseins. Ouvrez vos histoires, & passez en revue les calamités des différens siécles; voyez les campagnes arrosées de sang; des villes en cendre; des trônes renversés; des régions ravagées, & toute la terre couverte de crimes: voilà l'ouvrage de la magnanimité, ou manquée, ou dégénérée. En peut-il être ainsi de la pusillanimité? dégénérée, c'est bassesse & lâcheté; & ces vices rampans ne s'occupent que de vûes étroites & de petits objets: ses crimes sont de particulier à particulier; le repos public n'en est point altéré. L'attention des Magistrats peut réprimer ces désordres de détail: mais qui résistera aux efforts puissans d'une ambition audacieuse & éclairée? Vous voyez donc que le magnanime doit être incomparablement plus suspect dans un état, que le pusillanime; & que, si notre République est menacée en ce moment d'une sédition, c'est dans la magnanimité dégénérée, qu'il en faut chercher le principe.
Duncan.
Je le suppose: mais, pour arrêter les progrès menaçans de cette vertu dégénérée, il faut avoir recours à cette même vertu pure & soutenue.
le Magistrat.
Point du tout. Il est d'autres ressources; & l'on peut très-bien se passer de la magnanimité, dans quelque circonstance que ce soit. Entre les combinaisons sans nombre qui se font des qualités de l'esprit & des penchans du cœur, il en est deux auxqu-elles nous faisons une singuliere attention dans ce pays-ci. L'une réunit de grandes vûes, des passions foibles & de la probité; l'autre, de petites vûes, des passions fortes & de la vertu. Avec le premier caractere, on est fait pour conseiller; avec le second, on est fait pour agir. Nous consultons les uns, nous employons les autres à l'exécution.
Duncan.
Mais ne voyez-vous pas que, par cette conduite, vous unissez les grandes vûes, les passions fortes & la vertu. & que vous en composez une vraie magnanimité.
le Magistrat.
J'en conviens; mais c'est une magnanimité dont les piéces séparées appartiennent à différens hommes, & ne forment point un tout suspect. S'il n'étoit que des citoyens semblables à ceux que nous consultons, ou que nous faisons agir, nous jouirions de tous les avantages de la magnanimité, sans avoir un seul homme magnanime, toujours à craindre quand il dégénere, & qui dégénere si aisément. Mais c'est trop s'arrêter à disserter: la République est peut-être en danger. Vous voyez l'importance de l'objet qui nous occupe, souffrez que je vous quitte, & que j'y donne mon attention.
Duncan.
Il y auroit de l'indiscrétion à se donner, parmi vous, pour magnanime; & ce seroit être vain, que de se croire de la pusillanimité: mais, quel que je sois, si le mauvais sort de la République lui prépare des périls, & qu'elle juge à propos de m'employer, commandez, ma vie est à elle.
CHAPITRE III. Etat de la philosophie parmi les Galligènes.
J'ai dit quelque part, que les Galligènes donnent une éducation complette, & exactement la même, à tous les jeunes gens de l'un & l'autre sexe. Qu'il naisse entr'eux un de ces heureux génies faits pour éclairer les autres, les soins de la République, qui s'étendent à tous les citoyens, ne manquent jamais d'en favoriser le développement, & de lui donner tous les secours qui lui sont nécessaires. C'est le seul pays où la nature ne travaille jamais en vain: rien de ce qu'elle présente n'est négligé; aucun talent ne reste dans l'abandon & dans l'oubli; tout est mis en œuvre, & les Galligènes avancent, de toutes leurs forces possibles, dans la carriere des sciences & des arts. Voici l'idée que Duncan donne de leurs progrès.
Dans la physique, ils se sont presque toujours attachés à d'autres branches que celles que nous cultivons; de sorte que nous avons beaucoup de connoissances qu'ils n'ont pas, & qu'ils en ont beaucoup que nous n'avons point. Je parle des connoissances expérimentales, & de la science des faits; car, quant aux causes, nos expériences détruisent leurs systêmes, & nos systêmes sont détruits par leurs expériences.
Entr'autres, ils ont fait une découverte qu'ils vantent peut-être un peu trop: c'est ce qu'ils appellent variation du centre de la terre & des corps graves. Un plomb suspendu en l'air, à un fil de plus de cent pieds de haut, leur a décélé ce mystere. Ce plomb s'éloigne deux fois par jour, & deux fois se rapproche de la perpendiculaire. Cette variation, trop légere pour ébranler les corps solides qui sont sur la surface de la terre, est, selon eux, assez considérable pour émouvoir les fluides qui environnent le globe. Dans l'air, elle occasionne, ou dissipe, suivant les circonstances, les vents, les pluies & les orages; &, dans les eaux de la mer, elle produit le flux & le reflux.
Ils sont aussi avancés que nous dans la métaphysique; je veux dire qu'à cet égard leur ignorance égale la nôtre: mais ils se sont égarés par d'autres routes. Duncan fut tout étonné de la singularité de leurs erreurs; & ils ne furent pas moins étonnés de la singularité des siennes. Chacun se familiarise avec ses folies: on n'est jamais surpris que de celles des autres.
Si nous en croyons Duncan, nous laissons les Galligènes fort en arriere, à l'égard de la morale. „Croiroit-on, „dit-il, qu'ils ne sçavent pas encore „que l'intérêt personnel est le seul mobile de toutes les actions des hommes. „Ils s'imaginent que chacun de nous „n'est pas incessamment occupé de soi. „Ils ignorent que c'est nous-mêmes que „nous aimons dans les autres, & que „nous ne faisons jamais de bien, qu'en „vûe de celui que nous attendons“. Ce qui fâcha le plus Duncan, c'est qu'il perdit son tems à leur dire de trèsb-elles choses, pour leur apprendre à connoître l'homme & à le mépriser: il ne réussit point à leur persuader qu'ils ne pouvoient trouver la vertu aimable par elle-même, ni faire, dans aucune circonstance, le bien, pour le seul plaisir de le faire. Toute erronnée qu'il trouve la morale des Galligènes, il nous en donne pourtant une idée, à cause de la singularité.
„L'amour de ses semblables est gravé dans tous les cœurs, disent les Galligènes. L'amour de soi-même l'affoi-„blit souvent, mais ne l'éteint jamais. „Dans les contrées même où chacun a „sa terre, sa moisson, sa femme, ses „enfans, sa famille, ses amis; contrées où le droit de propriété donne „tant de force à l'intérêt personnel, „l'amour de ses semblables se décele „souvent, lorsqu'on paroît s'en occuper le moins: témoin cet attendrissement que la pitié arrache si fréquemment aux hommes les plus dévoués à eux-mêmes; pitié que quelquesuns ont en vain voulu confondre avec la crainte de subir un sort tel „que celui qui nous attendrit; comme si ces deux sentimens, lors même qu'ils se réunissent, n'étoient pas „manifestement distincts.
„La Providence nous inspire l'amour „de nous-mêmes, pour que nous veillions à nous, & l'amour de nos semblables, pour que nous nous intéressions à eux; afin que, chacun étant „attaché à soi & à ceux qui l'environnent, tous vivent dans l'union, la „concorde & la paix. C'est donc manquer à la Providence, & sortir de „l'ordre, que de ne pas suivre ces inspirations, & à notre égard, & à l'égard des autres.
„Ainsi, quand les circonstances sont „telles, qu'en faisant notre bien-être, „nous faisons celui des autres, non-seulement nous pouvons, mais encore nous sommes tenus d'agir. Mais „s'il arrive que, pour faire notre bien, „il faille nuire aux autres, nous ne „pouvons agir sans nous rendre coupables envers la Providence, qui „veut le bien-être de tous les hommes, & conséquemment ne veut pas „qu'aucun fasse le sien aux dépens de „celui des autres, puisqu'elle nous „inspire l'amour de nos semblables.
„C'est donc un devoir indispensable „pour nous, d'étudier en quoi nous „pouvons être utiles ou nuisibles à ceux „qui nous environnent, afin de ne jamais nous écarter de ce que nous „leur devons. Les hommes vivent en „société, & le bonheur des membres „dépend de l'harmonie du corps. Chaque peuple a ses loix, ses usages, ses „maximes de conduite, dont l'observation fait l'harmonie du tout, & le „bonheur de chaque citoyen. Manquer à ces loix, c'est occasionner une „dissonance; c'est troubler l'ordre; „c'est ébranler l'économie politique. „Il faut donc nous soumettre aux maximes de conduite qu'admet la patrie.
„En conséquence de la variété des „climats, des tempéramens, des caracteres, des besoins, des circonstances, la plûpart des choses qui sont „utiles à un peuple, pourront être préjudiciables à un autre. Les loix doivent donc varier; & un homme vertueux dans un pays, se rendroit cri-„minel dans tel autre, s'il se comportoit de la même maniere dans les „deux.
„Il y a donc beaucoup de choses indifférentes par elles-mêmes, auxqu-elles les circonstances donnent le „caractere de bien & de mal, de vice „& de vertu. Par exemple, c'est une „chose indifférente en elle-même, que „vous n'ayez qu'une femme unique, „ou que vous en ayez quatre, ou que „toutes les femmes d'un pays soient „vos épouses. Mais, chez nos freres „les Européens, il y a une loi qui „porte que chacun des citoyens n'aura „qu'une femme: un François qui regarderoit toutes ses compatriotes „comme ses épouses, & s'accommoderoit aujourd'hui de l'une, & demain d'une autre, sortiroit de l'ordre, auroit une conduite préjudiciable à la société, & se rendroit criminel. Parmi nous, il y a une autre „loi, qui porte que toutes les Galligènes seront les épouses de chaque „citoyen: celui d'entre nous qui s'en „tiendroit à une seule, & négligeroit „les autres, iroit contre le bon ordre, „& se rendroit coupable. C'est que ce „qui étoit indifférent par soi-même, a „cessé de l'être en vertu de la loi.
„Parmi les nations où le droit de „propriété est établi, le larcin est un „crime. Mais qu'un peuple, en réfléchissant sur soi-même, & se trouvant „dans un engourdissement, une paresse, une indolence qui pourroient „lui devenir funestes, imagine de tolérer les larcins, pour réveiller l'attention, en forçant le propriétaire „à veiller sur ce qui lui appartient, „& pour remuer l'imagination assoupie, en permettant de s'approprier „par adresse tout ce qu'ils pourront; „dès-lors le larcin cesse d'être un crime.
„Ainsi, dans tel pays, où le larcin, „la pluralité des femmes, toute autre „chose vous est interdite, vous devez „vous soumettre & vous abstenir; non „pas que rien de tout cela soit mauvais en lui-même, mais parce que „la loi, qui marque ce qui est utile ou „nuisible aux citoyens, vous le défend, „& que l'amour inné de vos semblables vous prescrit de ne pas nuire aux „citoyens pour satisfaire vos passions.
„Loin de nous ces raisonneurs insensés, ces esprits étroits, qui, considérant que ce qui est louable dans „un pays, est condamnable dans un „autre, disent que le bien & le mal „moral ne sont que des choses de convention, & blasphêment contre la „vertu. Ils ne voyent pas que l'amour „pur & désintéressé de ses semblables „est la vraie vertu; vertu primitive; „vertu mere de toutes les autres; vertu „qui ne varie jamais, ni dans son but, „qui est le bonheur de l'humanité, ni „dans ses moyens, qui sont la bien-faisance, la soumission aux loix, tout „ce qui peut être utile à la société; „vertu regardée comme telle dans tous „les tems, dans toutes les circonstances, & par toutes les nations; vertu „qui seule fait le mérite de nos actions; „vertu qui nous fait estimer les hommes, en nous donnant de la considération pour leurs sentimens & leur „penchant naturel, & fait disparoître „le mépris qu'inspireroit pour eux „l'idée seule que chacun se guide en „tout par le seul intérêt personnel; „vertu, le plus précieux don de la „Providence, dont chacun trouve le „germe dans son cœur, dès qu'il veut „l'y chercher; vertu enfin qu'il faudroit supposer, quand bien même „elle n'existeroit pas.
„Que ceux qui avilissent l'homme „au point de lui refuser tout autre „mobile que l'intérêt, calculent avec „lui, & lui persuadent, s'ils le peuvent, qu'il est de son utilité de ne jamais sortir des bornes de l'honneur „& de la probité. Pour nous, qui regardons l'homme sous un plus noble „aspect, nous ne négligerons rien „pour ranimer en lui ce pur amour de „ses semblables, que l'amour de soi-même ne refroidit que trop souvent. „Nous nourrirons ce feu sacré émané „de la sagesse éternelle; nous en tirerons une lumiere sûre qui éclaire notre conduite & dirige nos actions: s'il „se peut, nous lui donnerons cette activité qui éleve l'homme au-dessus de „lui, & en quelque sorte l'approche „de la Divinité“.
CHAPITRE IV.
Vûes neuves des Galligènes sur l'agriculture. Plante admirable, mais de laqu-elle Duncan ne s'oblige pas à donner de la graine.
Un jour Duncan se promenoit dans les champs, &, suivant sa coutume, faisoit de profondes réflexions, & tomboit dans d'étranges surprises au sujet des mœurs, du gouvernement & de la morale de ses freres les Galligènes. S'il y voyoit du bon, il y voyoit aussi beaucoup à réformer; &, tout bien considéré, il concluoit que, pour rendre une société heureuse, il faudroit lui prescrire partie des loix de son pays, partie de celles des Galligènes. Tandis qu'il imaginoit le plan d'une République, & faisoit un mauvais assemblage de choses bonnes prises en particulier, il fut distrait par la vûe de vingt ou trente hommes qui préparoient un champ, & trompoient leur travail par des chansons que l'un d'eux fredonnoit d'une voix assez discordante. Le frere Européen trouva encore ici un nouveau sujet d'étonnement & de critique. La terre que l'on préparoit, étoit noirâtre, grasse & médiocrement pesante, c'est-à-dire, très-féconde. Les Galligènes s'occupoient à y mêler en abondance, des cailloux, du gravois & du sable aride. Si c'est amusement, dit en lui-même Duncan, c'en est un bien imbécille; & si c'est une maniere de préparer la terre, c'en est une bien inepte. Il s'approcha: mes enfans, leur dit-il en souriant, j'ai lu beaucoup de livres d'agriculture, mais je ne connoissois pas encore l'espéce d'amendement dont je vous vois faire usage. Je veux croire que vous avez beaucoup lu, répondit un des travailleurs; mais vous n'avez pas tout vu. Chacun a sa méthode: voici la nôtre.
Duncan.
Elle est assûrément bien nouvelle pour moi: mais je crois qu'il vous faudroit bien des années d'une semblable culture pour augmenter la fécondité de ce terroir.
le Galligene.
Aussi notre dessein n'est pas de l'augmenter, mais de la diminuer.
Duncan.
C'est-à-dite que ces Messieurs cultivent la terre, afin de la rendre plus stérile.
le Galligene.
Précisément.
Duncan.
Et vous avez sans doute de bonnes raisons pour vous comporter d'une maniere qui semble si opposée au sens commun?
le Galligene.
Nous le croyons; &, si vous les sçaviez, peut-être en parleriez-vous avec un peu plus de circonspection.
Duncan.
Je cherche à m'instruire: ne pourrois-je pas connoître sur quels principes vous fondez une agriculture si extraordinaire?
le Galligene.
Rien n'est plus aisé; mais, avant tout, je vous prie de m'éclaircir vous-même sur un point. Nous préparons ce terroir pour la vigne: quel climat pensez-vous convenir le mieux à ces sortes de plantations?
Duncan.
La vigne, pour prospérer, demande un climat qui ne soit ni excessivement chaud, ni excessivement froid. Le trop grand froid fait languir la digestion des sucs; le fruit reste acerbe. La trop grande chaleur précipite la digestion; les combinaisons trop hâtées ne se font point avec justesse; le raisin manque de qualité.
le Galligene.
Fort bien. Et, dans les climats tempérés où l'on cultive la vigne avec succès, ne peut-on pas encore distinguer ceux qui inclinent au chaud, comme l'Italie, de ceux qui inclinent au froid, comme votre France?
Duncan.
Sans doute; & les premiers semblent les plus propres à la culture de la vigne. Là, vous pouvez, en quelque sorte, l'abandonner à elle-même. Qu'elle se nourrisse d'un suc abondant, qu'elle croisse & prenne toute l'étendue dont elle est capable, il n'importe: la chaleur du climat cuit & digere tous les sucs, quelque abondans qu'ils soient. Il n'en est pas de même des climats qui inclinent au froid. Ils demandent des vignes qui ne s'étendent pas trop, qui ne prennent pas trop de nourriture, qui donnent des grapes dont les grains soient petits, menus & rares, afin que la chaleur, toute modérée qu'elle est, puisse suffire à la coction des sucs.
le Galligene.
Ainsi, dans ces sortes de climats, une terre succulente & fertile n'est pas ce qu'il faut à la vigne. Où l'on n'en trouve que de telle, il faut l'amaigrir & la détériorer: il faut y mêler du gravois, du sable aride & des cailloux. Vous avez donc vous-même trouvé les principes qui, à cet égard, servent de fondement à notre agriculture.
Duncan.
J'entre maintenant dans les raisons de votre conduite, & ne puis les désaprouver. Mais ce qui me surprend en ce moment, c'est que je ne vois pas ici une seule vigne semblable à celle d'Europe. Pourquoi avez-vous d'autres espèces que nous? & si vous avez trouvé le moyen de vous procurer, à volonté, de nouvelles espèces, pourquoi n'en cherchez-vous pas qui ait plus de rapport à votre terroir, & à votre climât, & vous donne de meilleur vin?
le Galligene.
Aussi, depuis long-tems, en cherchonsnous: mais cela est plus long & pénible que vous ne l'imaginez. Lorsqu'Almont, notre pere & notre fondateur, confioit à la terre les germes précieux & féconds qui devoient nourrir sa nombreuse postérité, il vit que les menues graines lui donnoient des espèces précisément semblables aux plantes qui les avoient produites. Mais les pépins & les noyaux, quoique provenus de bons arbres fruitiers, ne lui donnerent que des arbres sauvages, & des fruits agrestes, qui étoient sans saveur, ou bien en avoient une désagréable. Il crut que le terroir de son isle n'étoit point favorable à ces especes, & long-tems il en négligea la culture. Un jour, considérant que le germe de fruits excellens n'en avoit produit que de mauvais, il conçut que le germe de mauvais fruits en pourroit donner de bons. Excité par le besoin, né avec l'esprit observateur, & pourvu de la patience nécessaire à quiconque entreprend de pénétrer dans les magasins de la nature, & d'approfondir ses ressources, il ne balança point à tenter l'expérience. Il sema, tous les ans, les germes des mauvais fruits que ses arbres sauvages lui donnoient, & le succès répondit à ses vues. Dans une multitude d'arbres de nulle valeur, il en trouva quelques-uns de bons: en moins de vingt ans, il se vit riche de plusieurs sortes de fruits, plus savoureux les uns que les autres, & qui, plus ou moins précoces ou tardifs, ne le laissoient jamais dépourvu. Dès-lors, il cessa de semer, &, par le moyen des greffes, il multiplia les especes. De tous les arbres qu'il sema & cultiva, la vigne seule ne répondit pas à ses soins; quelques différentes especes qu'il plantât, aucune ne lui donnoit d'aussi bon raisin qu'il eût voulu. Depuis Almont, ces semis de vignes ont été long-tems interrompus. Nous les avons repris il y a plusieurs années, sans avoir encore pu trouver cette espece parfaitement convenable à notre terroir. En attendant, nous profitons des autres; &, pour en tirer le vin le moins mauvais qu'il soit possible, nous leur préparons la terre comme vous voyez. Ah! M. Duncan, il y a bien des mysteres à dévoiler, & bien des avantages à découvrir à l'égard des plantes; & l'homme ne tire pas, à beaucoup près, tout le parti qu'il pourroit de ces animaux silentieux.
Duncan.
Que me venez-vous dire d'animaux silentieux? Une telle idée peut-elle entrer dans une tête aussi-bien organisée que la vôtre me paroît l'être? Quoi! vous croyez du sentiment aux plantes, & vous les prenez pour des especes d'animaux?
le Galligene.
Sans doute. Et vous, pour qui les prenez-vous donc? Est-ce que des individus qui naissent, vivent & meurent, qui croissent & multiplient, qui sont sains & malades, peuvent être autre chose que des animaux?
Duncan.
Quelques physiciens d'Europe nous ont dit la même chose, avec les mêmes raisons. Mais nous avons pris tout cela pour un jeu d'esprit; nous n'en avons fait que rire.
le Galligene.
Je ne doute pas qu'en Europe on ne sache rire très-à-propos; mais je ne vois pas, qu'à cet égard, on en ait un ample sujet. Dites-moi, n'avez-vous pas, dans votre pays, des plantes qui fuyent l'attouchement, & donnent des signes manifestes de sensibilité?
Duncan.
Oui, nous avons des plantes automates; mais nous expliquons méchaniquement leurs mouvemens, non pas très-clairement, à la vérité; mais cela vaut toujours mieux que de les croire des animaux.
le Galligene.
Puisque vous avez des plantes qui fuyent, vous en avez sans doute aussi qui se plaignent?
Duncan.
Qu'appellez-vous des plantes qui se plaignent?
le Galligene.
Oui, des plantes qui, quand on les blesse, s'agitent & se retirent en soupirant. Entrons un moment dans cette cabanne. Voyez, dans cette caisse, un arbrisseau de hauteur d'homme. Ce verd tendre, ces rameaux déliés, ces feuilles minces & presque sans consistence, vous annoncent la mollesse de son tissu, & la foiblesse de sa constitution. Aussi est-il d'une délicatesse extraordinaire, & nous avons une peine extrême à l'élever. Il en naît quelques-uns dans nos champs; mais ils meurent bientôt. Celui-ci a près de dix ans, & nous coûte des soins infinis. Il semble que la nature, pour dédommager cette plante de la débilité de ses organes, lui ait fait don de la voix, afin qu'en manifestant ses douleurs, elle pût attendrir l'homme & l'intéresser à son sort. Vous pouvez la toucher légérement, & comme en la flattant, elle restera dans le silence. Mais si, pressant un peu fortement ses feuilles, vous allez jusqu'à rompre quelque fibre, elle gémit, elle se plaint des douleurs que vous lui faites ressentir. Entendez-vous ces petits soupirs, qui paroissent sortir des fleurs, & qui en effet sortent du calice globuleux qui les soutient. Quand elle a soif, quand elle a chaud, quand elle a froid, quand elle manque d'air, quand elle en a trop, elle fait les mêmes plaintes; ce sont des gémissemens réels; elle implore votre secours, & votre cœur seroit bien dur s'il n'en étoit touché. La voilà bientôt au moment où la génération des germes doit s'opérer. C'est le tems des amours des plantes. Si vous l'entendiez alors, comme elle babille. Ce ne sont plus des cris douloureux; mais des sons pleins de douceurs, des soupirs de volupté; on diroit de deux amans heureux.
Duncan.
Vous me montrez-là une plante bien extraordinaire: il y a plus, vous me la faites entendre; j'en suis stupéfait. Mais, enfin, est-ce un animal? Ces soupirs ne sont que de petites explosions de l'air, renfermé dans le calice. Les fibres du calice, en se resserrant, le font sortir par secousse & avec précipitation; de-là, ces sons que vous prenez pour des plaintes.
le Galligene.
Sans doute; & le cri des animaux ne vient-il pas d'un pareil jeu dans les organes de la voix. Comme eux, le plaintif (c'est ainsi que nous nommons cet arbrisseau) a son organe vocal; c'est, dans son espece, un animal qui a de la voix. La sensitive est une autre espece d'animal muet, qui a du mouvement. La plûpart des autres plantes, n'ont ni voix, ni mouvement spontané, & n'en sont pas moins des animaux, dont le caractere essentiel est la sensibilité. Mais je passe à discourir, un tems que je dois au travail. Adieu, Monsieur Duncan. Souvenez-vous qu'il ne faut pas rire, quand on vous dira que les plantes pourroient bien être des animaux; & qu'un homme qui améliore sa terre avec du gravois & des cailloux, n'a pas toujours tort.
CHAPITRE V.
Conjuration de Montmor. Etat des Galligènes. Leurs mœurs ne s'améliorent pas plus que celles de bien d'autres nations. Caracteres de Montmor & d'Alcine. Amours qui ne ressemblent à rien.
Vers ce tems la République reçut une secousse, dont elle fut ébranlée jusques dans ses fondemens. Duncan, qui se lassoit d'écrire ces mémoires, peut-être autant que le lecteur se lasse de les lire, nous transmet l'histoire de cette révolution, telle qu'elle fut donnée, peu de tems après, par un Historien de Galligénie. Ce n'est pas qu'il la trouve bien écrite; mais c'est qu'il la trouve écrite.
Je suis fort éloigné de penser qu'il y ait une grande utilité à retirer de l'histoire. La connoissance qu'elle donne des hommes, les entreprises de tout genre dont elle décrit la conduite & l'issue, en un mot, les affaires humaines dont elle tient registre, sont autant de leçons données aux méchans comme aux bons; sans doute elle peut également encourager le crime & la vertu: j'écris pour satisfaire ce desir inné, qui nous porte à transmettre à la postérité, ce qui, de notre tems, s'est fait & pensé de plus mémorable; comme si, laissant un long souvenir, nous nous dédommagions de notre courte existence. Malheureusement je n'ai pas à montrer, des mœurs réglées, douces & uniformes, des hommes vertueux à l'envi les uns des autres, des tems heureux, qui ne soient illustrés par aucune action d'éclat. Je décrirai des objets plus faits pour l'histoire, des mœurs perverties, des complots atroces, des citoyens égorgés les uns par les autres.
Tant que les Galligènes ne formerent qu'une famille naissante, la paix & la vertu furent leur partage. Dès que leur nombre s'accrut, l'attachement à la patrie & aux devoirs diminua; & l'homme, je ne sçais par quelle fatalité, étant contagieux pour l'homme, notre société devint vicieuse, dès l'instant qu'elle devint nombreuse. D'abord, foible & timide, le vice se cachoit, & pulluloit en rampant; dans la suite, il prit de la hardiesse en prenant des forces; enfin, nous venons de le voir, à son plus haut point, tenter le plus horrible de tous les projets. Montmor, assez connu de ses concitoyens, & non assez craint; Alcine, la femme de la République la plus considérée, & qui le méritoit sans doute, mais non pas à tous égards; l'un, par une ambition audacieuse, l'autre, par une conduite imprudente, viennent de porter, à leur patrie, un coup dont elle se ressentira long-tems, & qui, peut-être, deviendra mortel.
Montmor étoit d'une taille avantageuse, d'une physionomie prévenante, & d'un abord séduisant. Il connoissoit les hommes; il avoit l'art dangereux de les faire agir, pour ses intérêts, en leur persuadant qu'ils agissoient pour les leurs. A des passions fortes, il joignoit la plus grande activité d'esprit; caractere également propre aux plus belles actions & aux plus grands crimes, & toujours à craindre dans un Etat tranquille. Né avec des vues étendues & des désirs vastes, il avoit toutes les qualités, bonnes & mauvaises, qui peuvent faire réussir des projets ambitieux. Ailleurs, en suivant ses penchans, c'eût été, peut-être, un héros; chez les Galligènes, ce ne pouvoit être qu'un séditieux.
Alcine n'étoit point de ces beautés piquantes, qui n'appellent qu'à la volupté. Elle inspiroit du respect, en même tems que de l'amour; & la moindre attention de sa part étoit plus estimée, que les faveurs les plus marquées des autres. Son caractere étoit formé de toutes les qualités qui manquoient à Montmor. Elle avoit moins de vivacité, & plus de justesse; moins d'activité, & plus de prudence; moins de passions fortes, & plus de douceur; moins d'ambition, & plus d'élévation dans l'ame.
Montmor aimoit Alcine, il en étoit aimé. Par elle-même, elle avoit tout ce qu'il faut pour toucher un cœur, &, malheureusement, pour le fixer. De plus, elle jouissoit d'une considération générale; aucun citoyen ne lui refufoit ces hommages, dûs à la beauté unie au mérite & à la vertu. Porté par inclination vers Alcine, Montmor s'y portoit, peut-être, encore plus par ambition; il aimoit à s'attacher un cœur qui faisoit l'objet des vœux de tous ses compatriotes.
Il est, dans la nature, de désirer d'être aimé, quand on aime; y est-il de vouloir être aimé seul? Montmor ne se contenta pas d'avoir fait pancher Alcine en sa faveur; il forma le dessein de se l'attacher pour toujours, à l'exclusion de tout autre; il vouloit contracter avec elle, cette union criminelle & scandaleuse, connue sous le nom de mariage. Mais le devoir retenoit la vertueuse Alcine; elle ne pouvoit se résoudre à se donner à un seul. Montmor ne se découragea pas; il devint si pressant, il sçut si adroitement émouvoir une ame déja vaincue par son malheureux penchant, qu'Alcine, ébranlée par tant de sollicitations, & par sa propre passion, résolut de satisfaire, en partie, les desirs de son amant, sans trop s'éloigner de ses devoirs, & crut en avoir trouvé le moyen. Elle lui promit de l'aimer seul; voilà ce qu'elle donnoit à son amour. Elle ajouta, qu'elle ne feroit jamais rien pour aucun autre; mais, que jamais non plus, elle ne feroit rien pour lui-même; voilà ce qu'elle donnoit à son devoir: elle aimoit mieux vivre dans une continence perpétuelle, que d'accorder à lui seul, ce qu'elle devoit à tous. Cette déclaration flattoit Montmor; mais ne le satisfaisoit pas. Son parti étoit pris, le crime étoit consommé; il vouloit vivre, avec Alcine, à la maniere d'Europe. Il redoubla ses assiduités & ses empressemens, ce fut en vain. Alcine, ferme dans sa résolution, s'expliqua tant de fois, & si positivement, qu'enfin Montmor perdit tout espoir.
Depuis long-tems, cet esprit ardent & ambitieux, rouloit des projets de révolte. Il eût voulu faire disparoître l'égalité des Galligènes, établir entre eux divers rangs, & s'emparer du premier. Il eût voulu introduire le commerce, lier avec toutes les nations, étendre sa renommée par toute la terre. Enfin, il eût voulu substituer les loix européennes, à celles de la République, & réunir, sur lui, tous les avantages qu'elles donnent aux uns, aux dépens des autres. Balancé entre ces vues séditieuses, & les difficultés du succès, l'amour le détermina Les loix d'Europe établies, sa passion rentroit dans l'ordre, ses prétentions devenoient légitimes, & la vertu invitoit Alcine à se donner à lui sans réserve. Son amour, d'accord avec son ambition, emporta la balance; il prit le parti de sacrifier sa patrie à l'un & à l'autre, & ne s'occupa plus que de la conduite de ce projet barbare.
CHAPITRE VI.
Grande sagesse de Montmor, à faire de grandes sottises. Il prépare une révolution, assemble des conjurés, & leur fait entendre que, pour le bien de la République, il faut la bouleverser.
Montmor connoissoit le caractere de la plûpart de ses compatriotes; il les passa tous en revue dans son esprit, & destina, dès-lors, à ses desseins ceux qui, distingués dans quelque genre, croiroient aisément gagner aux nouveautés, & qui, naturellement remuans, sembloient devoir applaudir à son entreprise. Esprit souple & délié, il les enveloppa de ses ruses, & les amena, par degrés, à son but. Il se glissoit, comme un serpent, & laissoit par-tout des traces du poison qu'il nourrissoit dans son cœur.
Il félicitoit les citoyens laborieux, sur leur amour pour le travail, exagéroit les obligations que leur avoit la République; &, leur représentant malignement l'impossibilité légale où elle étoit de les récompenser, il leur laissoit à penser combien étoit défectueuse une police qui ne pouvoit leur rendre justice, ni les distinguer des fainéans, que leur travail entretenoit dans l'oisiveté. Il applaudissoit au travail des gens de lettres, prodiguoit les plus grands éloges à leurs ouvrages, & les plaignoit, sur la nécessité où ils étoient, de s'employer, comme les autres, aux travaux les plus vils, eux qui étoient faits, disoit-il, pour donner des leçons au genre humain, & pour être servis & honorés par des disciples soumis. Il ajoutoit que, dans l'avilissement où ils vivoient, les talens ne pouvoient se déployer qu'imparfaitement, & que les meilleurs écrits annonçoient seulement, ce que leurs auteurs auroient pu faire sous un gouvernement plus favorable au génie. Il flattoit ceux auxquels il connoissoit de la vanité & de l'ambition, qu'il appelloit la source du courage, & l'aiguillon des grandes ames. Il admiroit cette noblesse de sentiment, qui leur faisoit sentir toute la supériorité qu'ils avoient sur le reste des hommes. Mais que leur servoit, disoit-il, ces grandes qualités, dans un Etat qui les confondoit avec les ames les plus viles? Que leur servoit d'être nés pour s'élever aux plus hauts rangs, dans un pays où l'on ne trouvoit ni premiers ni derniers? Que leur servoit enfin cet attrait puissant, qui les portoit aux actions d'éclat, dans une République dont les loix les retenoient dans une éternelle inaction?
Après avoir laissé fermenter quelques mois le levain de la séduction, on le vit bientôt s'expliquer avec plus de clarté, & se plaindre plus hautement de la constitution de l'Etat. Mais en cela, il se comportoit avec une telle adresse, qu'il sembloit prendre les sentimens des autres, & non leur faire adopter les siens. Il échauffoit leur esprit; &, partant d'après les paroles qui leur échappoient, pour en tirer de plus positives, il les amenoit enfin à hasarder des propos manifestement séditieux. Par cette conduite, il s'assuroit d'autant plus du secret, qu'ils pensoient avoir été les premiers à ouvrir le conseil de la révolte, & se regardoient comme plus emportés que Montmor. De sorte qu'il n'y eut pas un des conjurés qui ne se crût l'un des premiers mobiles de la sédition.
Montmor, actif & vigilant, ne tarda pas à former de petits conseils avec ses confédérés, en assemblant tantôt les uns, tantôt les autres. Là, il présentoit le prétexte de l'intérêt public, à ces citoyens pervertis, & déja disposés à tout entreprendre, par intérêt personnel. „Si votre avantage & le mien „étoient nos seuls motifs, leur disoit-il, vous ne me verriez pas presser, „avec tant d'ardeur, l'exécution de „notre généreuse entreprise. Mais la „voix de la patrie parle à mon cœur, „& doit toucher le vôtre. Le gouvernement actuel pouvoit convenir, „dans ces premiers tems de la République, tems obscurs, où l'ignorance „& la simplicité ne mettoient aucune „différence entre les Galligènes. Mais „aujourd'hui, que les qualités personn-elles rendent les citoyens si supérieurs, ou si inférieurs les uns aux „autres, l'égalité & la communauté „ne sont plus qu'une injustice, qui „confond celui qui mérite, avec celui „ne mérite pas. La République n'a-t-elle pas enfin acquis toute sa force, „& la conduite d'une jeunesse vigou-„reuse, doit elle être celle de l'enfance? „Jusqu'ici sans idées, en petit nombre, & seulement occupés du nécessaire, les Galligènes n'ont pas „même porté les yeux au-delà de leur „isle; maintenant, de nouveaux avantages, & de nouveaux plaisirs, leur „sont réservés; il ne s'agit que de vouloir, le commerce va nous ouvrir „tous les trésors de la terre. Dans la „distribution que la nature a faite de „ses productions les plus rares aux différentes habitations des hommes, la „nôtre a, peut-être, été la plus favorisée de toutes. La plante aërienne, „que notre isle seule produit, & dont „les autres nations n'ont pas même „d'idée, est d'un prix inestimable. Faisons part de ce lin précieux aux autres habitans de la terre, & recevons, „de leurs mains, ce que leurs climats „produisent de plus utile & de plus „flatteur. Dès-lors, nous aurons des „vivres pour cent fois plus d'habitans „que nous ne sommes; &, dès-lors „tombera, d'elle-même, cette loi „barbare, qu'une dure nécessité fit établir; cette loi, qui arrête le cours des „générations, & prescrit des bornes „étroites à la nature, dans celle de „toutes ses opérations où l'on devroit „le plus favoriser ses efforts. Jusqu'à „quand resterons-nous isolés & femblables à des fugitifs qui craignent „l'aspect des autres hommes? Si vous „n'êtes pas sensibles à l'état d'abjection „où vous vivez, qu'au moins l'intérêt „de la patrie réveille votre zèle. Ouvrez les yeux, voyez ce qu'elle est, & „ce qu'elle pourroit être. Elle vous tend „les mains, que sa langueur vous touche. Armez-vous en sa faveur; abolissez un gouvernement inactif, qui „engourdit l'ame & flétrit le cœur des „citoyens; établissez les loix européennes, ces loix sages, qui doivent „faire votre bonheur, & donner une „nouvelle vie à la République; construisez des vaisseaux, & que votre „commerce appelle, des bouts de la „terre, l'abondance & la prospérité“.
Ainsi les allicioit ce perturbateur dangereux du repos public; ainsi, prétextant l'utilité de sa patrie, il en préparoit la ruine. Séduits par ces apparences captieuses, plus encore par leur intérêt partieulier, ils se liguoient avec lui, & juroient d'appuyer, de toutes leurs forces, les résolutions que prendroient les confédérés assemblés. Il les congédioit, en exhortant chacun d'eux à sonder, avec adresse, les esprits; à faire entrer, dans la confédération, ces hommes ardens, nés pour les grands projets; à disposer seulement aux changemens futurs, ceux qui ne mériteroient qu'une demi-confiance; à se cacher soigneusement de ces ames foibles, que révolte l'idée seule des innovations.
Ces assemblées particulieres, ne lioient pas assez les conjurés entre eux; &, d'ailleurs, on ne pouvoit prendre les derniers arrangemens, que dans une assemblée générale. Elle fut indiquée.
CHAPITRE VII.
Vertus, d'une part; crimes, de l'autre. Conseil des Conjurés. L'un d'entr'eux veut qu'on se défasse de la moitié des citoyens. On prend le parti de ne tuer que ce qu'il y a de plus respectable.
Tous les ans les Galligèns célebrent, dans la belle saison, la naissance de leur législateur. Cette fête est moins remarquable par la pompe, que par le zèle du peuple. Dans le cours du mois qui la précede, on entend chanter des vers à la gloire d'Almont: il semble qu'on accuse la lenteur du tems, & qu'on appelle le jour de la solemnité. Ce jour arrivé, les Galligènes s'assemblent, au bruit des fanfares. Tout ce qu'ils ont pu imaginer d'agrément dans leur maniere de s'habiller, est mis en usage, & chacun s'est pourvu de bouquets, de couronnes, & de festons de fleurs. Ils se mettent en ordre, sortent de la ville du côté de l'orient, avancent un quart de lieue dans la plaine. Là, sur une petite éminence, fut inhumé leur législateur. Les Galligènes passent successivement à côté de son tombeau, & le couvrent de fleurs. Cependant l'air retentit, tantôt des acclamations du peuple, tantôt du chant des hymnes, & des éclats harmonieux des symphonies. Des danses se forment de tous côtés: tout est en mouvement; tout inspire la joie, le zèle & la vénération pour Almont. L'hommage rendu aux cendres de leur pere commun, les Galligènes se séparent. Les uns reprennent le chemin de la ville; les autres se distribuent par troupes dans les bosquets des environs; tous prennent un repas frugal; mais où regne une gaieté d'autant plus vive & touchante, qu'elle est universelle. La plûpart continuent de s'entretenir des vertus d'Almont. Les danses & les chants se renouvellent. Le reste du jour s'écoule dans ces amusemens dignes des premiers tems de la République; il est nuit, & les échos répetent encore, de toutes parts, les louanges du législateur des Galligènes.
Ce jour même, consacré au fondateur de la République, fut choisi par les Conjurés, pour délibérer sur sa ruine. La cessation des travaux, qui, dispersant les citoyens, en appellent une partie dans les endroits de l'isle les plus écartés, la joie publique, que l'inattention ne manque jamais d'accompagner, tout favorisoit leur assemblée furtive. Ce fut sur le bord de la mer, entre des rochers escarpés, dont les amas stériles & confus inspiroient je ne sais quoi de féroce à ces ames déja altérées du crime, que l'horrible complot de Montmor fut cimenté & prit sa derniere forme. Les Conjurés, réunis à l'heure indiquée, commencerent par nommer un chef; ce qui ne tarda pas. D'une voix unanime, on élut Montmor. Ils jurerent ensuite, de lui rester inviolablement attachés, d'obéir aveuglément à ses ordres; &, s'il en étoit besoin, de répandre leur sang & sacrifier leur vie à l'intérêt de la cause commune. Ils fixerent pourtant son pouvoir, & leur dépendance, jusqu'au tems où les anciennes loix seroient abrogées, les nouvelles établies, & le peuple tranquille. Alors, ils devoient reprendre leur ancienne liberté, & nommer des Magistrats, pour gouverner selon la nouvelle législation. Restriction vaine, qui, ne désignant rien de précis, ni pour le tems, ni pour les circonstances, laissoit à Montmor un pouvoir sans terme & sans limites.
Ils consulterent ensuite, sur ce qu'ils avoient à faire, pour se soumettre la République, se rendre les maîtres absolus de leurs concitoyens, & établit leurs nouvelles loix. L'un d'entr'eux, & sans doute, le plus farouche de tous, prit la parole: „Compagnons, leur „dit-il, nous avons formé un projet, „peut-être autant utile à la République, que glorieux pour nous; mais „qui peut aussi devenir funeste aux uns „& aux autres. Si nous n'affoiblissons „les Galligènes, jamais ils ne descendront jusqu'à nous obéir; &, loin „d'établir l'ordre que nous nous proposons, nous mettrons tout en confusion. „C'est à regret que j'ouvre un avis qui „vous paroîtra, & qui me paroît à „moi-même, violent & sanguinaire. „Mais nous sommes en petit nombre, „& nous ne pouvons devenir forts, „que par la foiblesse des autres. Elevonsnous au-dessus des préjugés, & „regardons comme vertu, un crime „d'état qui mene à la gloire & à la „prospérité de la République. Il faut „épuiser un corps que nous ne pouvons dompter autrement; il faut faire „périr la plûpart des Galligènes qui „sont en état de porter les armes; il „faut faire périr nos Magistrats, ces „vieillards trop respectés, pour que „leur seul aspect ne réveille pas l'amour d'un gouvernement que nous „voulons abolir. Alors, nous verrons „la République, sans force & sans „ressources, se soumettre à toutes nos „vues; &, lorsque le tems, la paix „& l'abondance lui auront rendu sa „premiere vigueur, elle se trouvera „pliée à la nouvelle administration; „&, bientôt, elle perdra jusqu'au souvenir de ses anciennes mœurs“.
Un autre conjuré remontra qu'ils ne s'étoient pas confédérés, pour verser le sang de leurs freres; mais pour leur faire adopter de nouvelles loix, & les forcer à devenir opulens & heureux; qu'ils étoient en petit nombre, il est vrai; mais que parmi ceux des Galligènes qui seroient en état de leur résister, la plûpart penchoient aux innovations; que beaucoup pressentoient les changemens qui se préparoient, & paroissoient disposés à y donner les mains; que le reste se trouveroit dans la nécessité de suivre le torren; qu'il ne voyoit pas non plus ce qu'on avoit à craindre des Magistrats, ces vieillards foibles, dont toute l'influence & le crédit tomberoient avec le gouvernement actuel; que son avis étoit, qu'on devoit seulement s'emparer des arsenaux, & de-là, appeller le peuple; &, les armes à la main, lui dicter les loix qui devoient faire son bonheur.
Ces deux avis partageoient les esprits, lorsqu'on en ouvrit un troisiéme qui les réunit. On représentoit que ceux des citoyens qui se trouveroient en état de porter les armes, pourroient, sans répugnance, se prêter aux vues de la nouvelle administration; mais qu'il se pourroit faire aussi, qu'une innovation si subite, ne fût pas de leur goût; sur-tout si des Magistrats, toujours respectés, venoient à les aiguillonner, & à réveiller en eux l'amour de l'ancienne législation; qu'il se pouvoit faire que les anciens, déchus de la considération dont ils jouissoient, ne tenteroient rien, ou tenteroient vainement; mais qu'ils pouvoient aussi essayer & réussir; qu'il falloit étouffer une force, qui deviendroit funeste aux confédérés, ou la puissance qui la dirigeroit contr'eux, & faire périr des hommes, qui, tôt ou tard, se rangeroient du côté des Magistrats, ou les Magistrats même; que dans une telle extrémité, le plus prudent sembloit être, de sacrifier, à la sûreté de leurs succès, des vieillards caducs, qui, ne pouvant à l'avenir être utiles, pouvoient être si nuisibles, & de conserver à la République, une jeunesse florissante, nécessaite aux vues même des confédérés, qui se proposoient de lier avec toutes les nations, & d'étendre leur commerce par toute la terre.
Ainsi fut résolu le massacre de ces hommes vénérables. On sçait de quelle bassesse & de quels crimes est capable, par lui-même, l'intérêt personnel: mais lorsqu'il s'appuye d'un prétexte spécieux, & se masque de l'amour du bien public, il est incroyable à quel point il peut porter l'atrocité & la barbarie.
Vers ce tems, il parut quelques phénomenes, auxquels à peine fit-on attention; mais que dans la suite, l'événement de la conjuration fit regarder comme des signes qui avoient présagé les malheurs dont la République étoit menacée. Dans une nuit obscure, on vit s'avancer, du côté du midi, une masse enflammée, qui s'arrêta sur la ville, qu'elle sembloit menacer, éclata, & disparut comme un éclair. Quelques jours après, la foudre tomba sur le palais des anciens, où elle fit un fracas énorme, sans causer aucun dommage. Sous les voûtes du verseau, on avoit entendu des bruits sourds, comme d'une tempête, qui murmuroit, & cherchoit à se faire jour. A ces présages, si c'en est, les amateurs du merveilleux ajouterent, & ajoutent encore tous les jours, des prodiges, des fantômes gigantesques, errans dans l'ombre de la nuit, des voix nocturnes & plaintives, entendues dans le silence des bois, des soupirs & des gémissemens sortis du tombeau d'Almont, & beaucoup d'autres choses de cette nature, qu'on ne s'étonnera pas que l'historien supprime.
CHAPITRE VIII.
Avis donnés en pure perte. Entretien d'Alcine & de Montmor. Il frémit d'avoir eu la seule bonne pensée qui lui tomba dans l'esprit.
Flatté des premiers hommages que les Conjurés venoient de lui rendre, comme à leur chef, ébloui par les dispositions qui promettoient le plus heureux événement, Montmor commençoit à goûter les douceurs de la domination. Mais, tandis que son ame ambitieuse s'épanouissoit, son cœur se resserroit, & l'amour troubloit son bonheur. Quelle idée se formera la tendre, la vertueuse, la judicieuse Alcine, sur la conduite des Conjurés? Montmor sera-t-il à ses yeux un grand homme, ou un séditieux; un héros, ou un scélérat? Peu lui importe de se rendre le maître de la République, s'il ne peut rien sur le cœur de son amante; & le trône n'a rien de flatteur pour lui, s'il n'y monte avec Alcine. Comment éclaircir ces doutes inquiétans? Hasarderat-il toutes ses espérances? Exposerat-il la vie de ceux qui se sont dévoués à lui, en revelant le secret d'une conjuration qui, peut-être, le rendroit odieux? Pour satisfaire à son amoureuse impatience, sans nuire à la conduite de ses projets, il eut recours à ses ruses ordinaires; il entreprit de faire entrevoir & désirer à son amante, l'événement qu'il préparoit.
Il lui dit un jour, que les choses ne pouvoient subsister long-tems dans l'état où elles étoient. Qu'il appercevoit, dans les esprits, une fermentation, qui, probablement, finiroit par un changement total dans la forme du gouvernement. Qu'on se lassoit des loix qui, n'accordant rien au mérite, retrécissoient l'ame, éteignoient les talens, étouffoient le germe des grandes actions. „Que je serois heureux, ajouta-t-il, si nos usages faisoient bientôt „place aux mœurs des Européens. J'aurois, alors, le bonheur de me dévouer à vous sans réserve. Cette affection, qui embrasse toutes les femmes „de la République & n'en épouse aucune, cette affection, dis-je, aujourd'hui si recommandée, deviendroit alors criminelle. Mon amour, „d'accord avec mon devoir, ne me „montreroit que vous. Epoux fortuné, „je serois tout à Alcine; Alcine seroit „toute à moi; &, par un renversement „que nous avons peine à comprendre, „on appelleroit cela vertu“.
A ces propos téméraires, & qui, de toute autre part, eussent révolté la vertueuse Alcine, elle répondoit: que dans ce qu'il désiroit, il y avoit sans doute plus de vanité que d'amour; que l'un & l'autre l'aveugloient sur les suites de ces sortes d'innovations, & ne lui montroient que le bonheur imaginaire, qu'il plaçoit dans la possession exclusive & paisible de ce que l'on aime; que ce bonheur n'étoit pas tel qu'il se le figuroit; que la grande recommandation où la constance est en Europe, prouve qu'elle y est bien rare, & qu'en amour, le droit de propriété semble en être la fin; que d'ailleurs, la révolution qu'il paroissoit désirer, & qu'il devroit craindre, ne pourroit avoir lieu, sans jetter un trouble universel dans la République, & sans exposer la vie de la plûpart des citoyens; que ce n'étoit que par des sentiers arrosés de sang, que l'on passoit d'un genre de gouvernement à un autre tout opposé; que la révolution terminée, & les nouvelles loix établies, elle ne voyoit pas qu'on dût être plus heureux qu'auparavant; qu'au moins il ne paroissoit pas que les Européens, dont le bonheur sembloit si doux, en jouissent d'un plus parfait que les Galligènes. „Quant „à nous, poursuivit-elle, je ne vois „pas non plus quel avantage nous pourroit être réservé dans une telle révolution. Le République détruite, l'égalité des citoyens évanouie, si Montmor & Alcine se trouvoient dans les „derniers rangs de la société, verroient-ils, avec tranquillité, des citoyens orgueilleux daigner à peine les „honorer d'un coup-d'œil“?
„Alcine, reprit vivement Montmor, vous êtes faite pour commander, & Montmor n'est pas fait pour „ramper. Dans l'état d'inégalité, chacun se propose le rang où il veut vivre, & son industrie l'y fait monter. „On est artisan de sa fortune, & .... „Et voilà précisément, interrompit „Alcine, l'origine des maux qui désolent ces sortes de gouvernemens. „Comme chacun court à la fortune, „on se rencontre, on se heurte, on se „renverse. Une telle société semble „plutôt un corps dont les ressorts s'ébranlent & se détruisent, qu'un corps „dont les parties concourent au bien-être de tout. Il n'y a point de gouvernement qui n'ait ses inconvéniens. „Avec les siens, le nôtre est celui qui „semble nous convenir le mieux. Les „Galligènes ne forment pas un peuple „nombreux; ils se connoissent tous; „c'est une famille que gouverne un „pere tendre. De sages vieillards, nos „égaux par la loi, nos supérieurs par „le respect que nous avons pour eux, „gouvernent sans être maîtres; &, les „mains liées pour le mal, font tout le „bien qu'ils peuvent faire. Ne désirons „point une autre administration; il en „est, peut-être, d'aussi bonnes, mais „il n'en peut être de meilleures; „vivons en paix, Montmor; &, s'il „se peut, ne nous aimons plus“.
Confondu par des réflexions si sages; attendri par la douceur insinuante d'Alcine; pressé par un amour dont il commençoit à n'être plus le maître, Montmor prend enfin le parti de dévoiler à son amante toute la trame de la conspiration, dans le dessein de lui sacrifier ses vues, s'il ne gagnoit pas sur elle de les approuver. „Alcine, lui dit-il, „voyez à quel excès...... Il n'acheva pas: tout son corps tressaillit, son front se rida, & le feu que l'amour allumoit dans ses yeux s'éteignit. L'image des Conjurés, dont il trahissoit les intérêts & la perspective de la fortune éclatante qu'il se promettoit, s'offrent en ce moment à cette ame altiere: l'amour cede à l'ambition. Il feint un empressement qu'il n'a plus, entretient encore un instant Alcine, lui jure un amour éternel, & se retire au plus vîte. Il fuit un objet qui prend trop d'empire sur lui; il va, dans l'éloignement, raffermir son ame ébranlée, & ranimer cette fougue orgueilleuse, qu'il sentoit s'amortir à la vue seule de son amante.
CHAPITRE IX.
Grand effet de l'esprit patriotique sur deux Conjurés. Vertu notable de Mirmond. Il découvre la conjuration, ou par prudence, ou par hasard, comme on voudra.
Il n'étoit guère possible qu'il ne transpirât rien de la conjuration. On parloit de mécontens, de confédérations, de révolutions prochaines. Montmor sentit toutes les conséquences de ces rumeurs, & pressa l'exécution de ses projets. Un de ses plus grands embarras, fut de se pourvoir d'armes. Il ne s'en trouve en aucun lieu de la République, hors ses magasins. On les en tire, ou pour les exercices militaires, ou pour la garde qui veille au palais des anciens, & sert de main-forte à la justice, ou pour la chasse & la pêche. On les y rapporte immédiatement après; & c'est une sage police, qui, de tout tems, s'est exercée dans la derniere rigueur. Montmor, au moyen de quelques ouvriers en fer qu'il s'étoit attachés, fit faire furtivement, & avec le plus de diligence possible, autant de poignards qu'il comptoit de conjurés: toute autre arme n'auroit pu se fabriquer, sans s'exposer au danger d'être découvert. Ces armes prêtes, Montmor tint un dernier conseil, avec ceux de ses gens auxquels il avoit le plus de confiance, fit sçavoir aux autres le parti qu'il avoit pris, & leur marqua la nuit, l'heure, & le lieu où ils devoient s'assembler pour mettre en exécution ce qu'ils projettoient depuis si long-tems.
Le jour fatal arrivé, deux conjurés, Marsil & Givry, liés par la conformité de leurs talens, & depuis par le complot où ils avoient entré l'un & l'autre, s'étoient retirés ensemble dès la chûte du jour, & attendoient, dans la campagne, l'heure désignée pour se rendre à l'assemblée générale. Marsil s'étoit trouvé ce jour même au tribunal des anciens. Il avoit vu ces respectables vieillards, sans cesse occupés du bon ordre de la République & de la concorde des Galligènes, & ce concours de peuple respectueux, qui reçoivent les sentences de leurs Juges comme des oracles, & qui, se soumettant sans répugnance à leurs décisions, semblent des enfans bien nés, qui exécutent les ordres du pere de famille. Subitement attendri par ce tableau: „Quel autre „tribunal, dit-il, veut-on substituer „à celui-ci? Où trouvera-t-on des Juges plus respectables & plus respectés? Voilà donc le désordre qu'il „faut arrêter; voilà les têtes coupables „qu'il faut immoler! Ces Juges, dignes de l'immortalité, s'occuperont „encore de notre bien-être, lorsque „nous viendrons leur percer le sein! „O Montmor, ô Confédérés, nous „sommes, sans doute, les plus coupables des hommes“! Frappé de ces réflexions, & l'ame pénétrée de remords, il sortit, presque dans la résolution de révéler la conspiration. Mais l'image qui l'avoit touché, n'agissant plus sur ses yeux, son cœur cessa bientôt d'en être ému; le souvenir de ses sermens, & l'attachement qu'il avoit pour plusieurs des conjurés, reprirent leur ascendant. Il passa le reste du jour dans ces combats intérieurs, qu'éprouve un homme foible qui médite un grand crime; &, sur le soir, il s'étoit joint à Givry. Son extérieur se ressentoit de ce qui se passoit intérieurement. Il se tournoit, de tems en tems, du côté de la ville, & soupiroit. Une contenance triste, un morne silence, une air d'inquiétude, tout annonçoit son trouble. „Et quoi, lui dit Givry; „vas-tu montrer à tes compagnons un „extérieur de si mauvais augure? N'as-tu pas encore bien pris ton parti? „Est-il tems de balancer, & d'écouter „un vain remords qu'enfante le préjugé“? Ce remords m'accable, répondit Marsil; plus l'instant fatal approche, plus je sens que mes forces „m'abandonnent. „Chasse, loin de toi, „des réflexions si tardives, reprit Givry. Est-il tems de se tourner du côté „de la République? D'ailleurs, irois-tu trahir bassement des citoyens qui „se sont confiés à toi? Donneras-tu la „mort à ceux qui te destinent tant de „biens“? Ces biens, je les déteste, interrompit brusquement Marsil; „ceux „qui me les promettent, sont des scélérats, & je le suis moi-même. Malgré leur crime, je me sens une répugnance invincible à les déceler. „Faisons mieux, gardons le secret, & „ne les perdons pas; mais ne nous joignons point à eux, & ne souillons „point nos mains du sang de nos freres. „Restons dans l'inaction, puisque nous „ne pouvons agir sans nous rendre „coupables envers nos confédérés, ou „notre patrie. Selon l'événement, nous „trouverons aisément quelque prétexte „pour justifier notre conduite“. Un tel parti trahissoit également les Conjurés & la République; mais il sembloit le plus doux, & convenoit à deux ames sans forces: ce fut celui qu'ils prirent. Ils retournerent donc à la ville, & rentrerent dans leur quartier. La nuit s'avançoit; d'un côté, les Conjurés se répandoient dans la campagne, & s'approchoient du rendez-vous; de l'autre, la plûpart des habitans s'étoient retirés. Bien éloignés de soupçonner ce qui se tramoit contr'eux, ils s'abandonnoient à un sommeil tranquille, dont le réveil devoit être si funeste. Touché de la paix & du silence qui regnoit de toute part: „ô calme trompeur, dit Marsil, de „quel affreux orage tu vas être suivi!“
Le censeur de ce quartier, s'appelloit Mirmond, l'homme de la République dont les mœurs étoient les plus exactes & les plus séveres: c'étoit le Caton des Galligènes. Jamais citoyen n'a pu lui reprocher d'avoir eu, dans tout le cours de sa vie, un seul ami. Son cœur ignora toujours les dangereuses impressions de la reconnoissance, & ne connut de l'amour, que ces desirs vagues dont toutes les femmes sont successivement l'objet. Il aimoit singulierement tous les citoyens; mais jamais il ne donna son estime à aucun d'eux, & jamais il ne rechercha celle de personne. Sans cesse il crioit contre l'émulation, le desir de se distinguer, les vues de renommée, & ne vouloit d'autres motifs de nos actions, que l'humanité & le patriotisme. L'œil toujours ouvert sur la conduite des Galligènes, il avoit vu quelques traces de la conjuration; mais il n'avoit pu les suivre, ni rien approfondir. Ce jour même, il apperçut des mouvemens, qui lui donnerent du soupçon & de l'inquiétude. Etant aux aguets, & cherchant à s'éclaircir, il avoit entendu le dernier propos de Marsil, & ne douta plus que le danger le plus pressant ne menaçât la République. Il suivit les deux conjurés, sans qu'ils s'en appercussent. A peine étoient-ils entrés dans leur logis, qu'il y entra lui-même. „Quoi! leur dit-il, vous connoissez le „danger qui menace vos freres, & „vous restez dans l'inaction. Vous verrez d'un œil tranquille, le renversement de cette République qui vous „donna le jour, qui prit soin de votre „enfance, qui, même dans ce moment „fatal, occupée de vos besoins & de „votre bien-êtte, ne voit pas le péril „dont elle est environnée! Citoyens „dénaturés, voici l'un de ces anciens „destinés à être ensevelis sous les ruines de l'Etat: que l'horrible sacrifice „commence par lui; percez ce cœur, „déja nâvré de toutes les horreurs qui „l'environnent: ou plutôt, que l'amour de la patrie se rallume dans vos „ames; que sa chûte imminente réveille votre sensibilité; parlez, développez-moi ces affreux mysteres, „joignez vos efforts aux miens, & „sauvons la République, s'il en est „encore tems“.
Marsil & Givry, frappés d'étonnement, déchirés de remords & saisis de crainte, crurent que tout étoit découvert; &, dans leur émotion, ne balancerent point à donner à Mirmond, les éclaircissemens qu'il leur demanda. Il les quitta, en les rassurant de leur frayeur, & leur disant que la part qu'ils avoient prise à la conjuration, n'étoit pas tant un crime, qu'une ressource que la Providence avoit réservée à la République chancelante.
Sans perdre de tems, Mirmond prit toutes les mesures qu'exigeoit le danger qui pressoit l'Etat. Il s'assura des deux conjurés qui venoient de s'ouvrir à lui, & qu'une fausse compassion eût pu porter à donner avis à leurs confédérés de tout ce qui se passoit. Il fit fermer le quartier des femmes & des enfans, afin de ne recevoir aucun empêchement d'où il n'avoit aucun secours à espérer. Il fit distribuer des armes à près de trois mille hommes, dont il connoissoit le courage & l'attachement à leur patrie. Six à sept cens se rendirent au palais des anciens; les autres, sous la conduite d'Orville, marcherent à la place des exercices, où sont les magasins d'armes & de munitions de guerre. Ces arrangemens futent pris en moins de deux heures; &, ce qui doit étonner dans un danger aussi grave & aussi pressant, tout se passa dans le silence & sans la moindre confusion.
CHAPITRE X.
Propos de femmes. Inquiétudes d'Alcine. Evénement de la conjuration. Belle résolution de Montmor, qui prend le parti de se faire égorger avec toute sa suite.
Les femmes étonnées de l'ordre inattendu qui les renfermoit dans leurs quartiers, alarmées de ce qu'elles entendoient dire qu'une guerre civile armoit les citoyens les uns contre les autres, étoient dans une perplexité qu'on auroit peine à décrire. Elles marchoient de tous côtés, sans se proposer d'aller nulle part; s'assembloient par pelotons; se demandoient, les unes aux autres, quelle étoit l'origine, la cause, le but de la révolte: les chefs, le nombre, les armes des révoltés; les troupes, les forces & l'état de la République. Les causes probables, ou sans apparence, les suites imaginaires, possibles & impossibles; tout fut soupçonné, excepté le vrai. A l'impression de la curiosité, succédoit celle de la crainte. Elles se disoient, les unes aux autres, que sans doute la famille d'Almont étoit à son dernier jour; qu'elles étoient réservées à périr les dernieres dans les langueurs de l'abandon & de la solitude; qu'il étoit bien plus avantageux pour elles, de périr avec la République; que si le vertige qui agitoit les citoyens pouvoit s'appaiser, ce seroit, sans doute, à l'aspect de leurs femmes; que la douceur opere souvent plus que les efforts de la force ouverte; qu'on leur amenât leurs enfans, qu'elles se joindroient à eux, & que les caresses de ces innocentes victimes de leurs discordes, ne pourroient manquer d'adoucir les cœurs les plus féroces; que si les hommes perséveroient à s'acharner les uns contre les autres, ils commençassent par les massacrer elles & leurs enfans; qu'en pareille circonsconstance, c'étoit un bienfait de leur donner la mort, & une cruauté de leur laisser la vie, en les abandonnant seules & sans ressources, dans une isle, pour laqu-elle le reste de la terre est comme s'il n'étoit pas.
Au milieu de ce tumulte général, Alcine, immobile & dans le silence, étoit plus agitée qu'aucune autre. Le trouble dans le cœur, la pâleur sur le visage, la tristesse & l'abattement dans les yeux, elle n'interrogeoit personne, & ne répondoit rien à celles qui l'interrogeoient. De tems en tems, elle répandoit quelques larmes; & d'autres fois, tout son corps étoit ébranlé par des frémissemens subits. Elle se rappelloit les discours que Montmor lui avoit si fréquemment tenus, & sçavoit combien il étoit entreprenant & présomptueux. Jusqu'alors sa passion l'avoit aveuglée; en ce moment le voile tomba, elle vit l'abîme où sa conduite la précipitoit. Qu'un cœur tendre se fait aisément illusion, & que l'amour a d'adresse à voiler les malheurs qu'il entraîne!
Alcine avoit une confidente; l'amour peut-il s'en passer? Cette confidente se nommoit Saphire; & c'est d'elle que nous tenons les détails des intrigues amoureuses de Montmor. Saphire cherchoit Alcine, & la trouva, dans le trouble dont nous venons de parler. „Chere Saphire, lui dit-elle, „je te vois alarmée comme les autres, „& non sans raison: sans doute un „danger pressant menace la République; comme toi, je partage l'inquiétude commune; mais mon destin y mêle des malheurs particuliers „à moi scule. Ah si tu lisois dans „mon cœur! Montmor, (non je ne „crains point de te confier mes tristes „soupçons) Montmor est sans doute à „la tête d'une troupe de séditieux, & „marche contre sa patrie. Si un heureux destin affermit la République „contre ses attentats, il subit une mort „ignominieuse, qu'il n'a que trop méritée. Si la République succombe, „pourrai-je le voir, sans horreur, venir à moi, au-travers des ruines de „sa patrie, & souillé du sang de ses concitoyens. C'en est fait, il faut le perdre ou le haïr“. En vain Saphire essaya de calmer l'esprit d'Alcine; un noir pressentiment enveloppoit son ame, & en excluoit toute consolation.
Cependant les Conjurés, au nombre de près de cinq cens, s'étoient rendus au lieu indiqué. Montmor, le feu dans les yeux, les haranguoit, & tâchoit de faire passer dans leur cœur, toute la fureur qui dévoroit le sien. Il leur fit distribuer les poignards, armes peu avantageuses, disoit-il, mais qui suffisoient à de grands courages, & qui leur ouvriroient les redoutables arsenaux de la République. Il distribua ses gens en deux corps, l'un de trois cens cinquante hommes; l'autre de cent cinquante. Le premier eut ordre d'aller s'emparer des magasins d'armes & de munitions de guerre; il marcha avec l'autre vers le palais des anciens.
A quelque distance de la ville, du côté du midi, est une grande esplanade qui sert aux exercices. Deux gros pavillons, éloignés l'un de l'autre de près d'un quart de lieue, se trouvent sur l'un de ses bords, du côté de la campagne. Du côté de la ville, un autre pavillon, à pareille distance, semble placé au troisieme angle d'un triangle. Dans les deux premiers, sont en dépôt des provisions immenses de poudre & autres munitions de guerre; le troisieme est le magasin d'armes. La place est environnée, de tous côtés, de bois taillis si épais, qu'il n'est pas possible d'y pénétrer. Deux seuls chemins y conduisent; l'un du côté de la ville; l'autre du côté des champs. Ce fut à l'embouchure de ce dernier, que Dorville conduisit les deux mille hommes qu'il commandoit. Il les disposa en forme de croissant, dont les deux extrémités touchoient au bois taillis, à droite & à gauche du chemin, dont l'issue resta libre. A peine les Conjurés, qui marchoient en peloton très-serré, eurent débouché dans la place, que les extrémités du croissant que formoient les troupes de la République, s'approcherent, & se fermant, envelopperent les Conjurés de toutes parts. Au même instant nos soldats, suivant l'ordre qu'ils avoient reçu, pousserent des cris féroces, que les bois & les vallées des environs renvoyerent, en les multipliant, & dont le calme & l'om-bre de la nuit augmentoient encore l'horreur. Dès que le silence fut rétabli, „vos attentats sont connus, dit „Dorville, deux mille hommes bien „armés vous enveloppent; si vous avancez, vous êtes morts; si vous rendez „les armes, la République vous fait „grace“. Sans leur donner le tems de se reconnoître, il les fit désarmer: il les avoit en son pouvoir, qu'ils n'étoient pas encore revenus de leur premiere frayeur.
Tandis que la République triomphe avec tant de facilité aux environs des arsenaux, une scene plus sanglante se passe au palais des anciens. A peine le détachement que Mirmond avoit envoyé fut distribué comme on le jugea le plus à propos, que Montmor & sa troupe avancerent en silence vers la porte de la cour. Dès qu'ils parurent, vingt ou trente gardes s'enfuirent, comme effrayés de l'approche d'une telle multitude, & les Conjurés entrerent, en riant de la défense que la garde venoit de faire. Tandis qu'ils s'empressoient d'allumer des flambeaux, quatre hommes armés de haches s'avancerent pour forcer la porte du palais. A peine avoient-ils porté le premier coup, que les deux battans s'ouvrirent, & laisserent voir l'intérieur du palais sans lumiere & dans la plus grande obscurité. Montmor frémit à cet aspect. „Compagnons, dit-il aux Conjurés, les sentinelles ont „fui, même sans s'assurer qui nous „étions; lorsque nous pensons forcer „la porte du palais, elle s'ouvre d'elle-même; nous sommes trahis, & l'on „s'est disposé à nous recevoir. Rendronsnous les armes, & attendronsnous l'ignominie du supplice, ou la „honte du pardon? Les grands dangers ne doivent qu'enflammer les „grandes ames: si vous en croyez votre „chef, marchons à notre destination; „tentons ce que peut l'intrépidité; & „s'il faut mourir, mourons les armes „à la main“. Un cri général & atroce, annonça le dévouement & l'acharnement de ses soldats. Montmor profite de ce moment de fureur, & marche à leur tête.
A l'instant cinq cens hommes, armés chacun de dix coups de feu, sortirent impétueusement du palais, & donnerent le signal à cinq cens autres qui étoient en embuscade, & qui entrerent dans la cour par la porte des gardes. Tous à la fois, firent feu sur les Conjurés, qui, se voyant attaqués de tous côtés par tant d'hommes armés si supérieurement, la rage dans le cœur, s'élançoient avec furie sur les soldats de la République, semblables à ces bêtes féroces, qui, hors de défense, mordent le fer dont on leur perce les flancs. L'action ne fut pas de longue durée; en un moment, les Conjurés furent accablés par le nombre; & l'on se saisit de Montmor, au moment où il se baissoit pour s'emparer des armes d'un citoyen, qui, blessé à mort, venoit de tomber à ses pieds. A peine avoit-il été légérement atteint, dans cette affreuse mêlée. Vingt-cinq hommes périrent du côté de la République; tous périrent du côté de Montmort, à la réserve de dix, dont quelquesuns même se trouverent blessés mortellement.
CHAPITRE XI.
Assemblée générale des Galligènes. Harangue très-sage, qui, parmi nous, meneroit le harangueur aux petites-maisons.
Ceux des Conjurés qui avoient rendu les armes à Dorville, & le peu qui avoit échappé au carnage dont nous venons de parler, furent conduits au tribunal des anciens, qui passerent le reste de la nuit à rechercher l'origine, le progrès, le moteur & les fauteurs de la conjuration. Le lendemain le peuple fut convoqué, & l'assemblée se trouva complette sur les dix heures du matin. Les anciens, placés à l'endroit le plus éminent, formoient un demi-cercle, au centre duquel étoit une grande table couverte des poignards des conjurés. En face, & s'étendant à droite & à gauche, le peuple remplissoit un spatieux amphithéâtre. Au milieu de l'assemblée étoient les Conjurés, gardés par plus de quinze cens hommes sous les armes. L'étonnement & la consternation étoient peintes sur tous les visages. Les anciens, dans une contenance triste, sembloient accablés de leurs réflexions. Le peuple jettoit les yeux sur ses Magistrats & s'attendrissoit; sur les Conjurés, & s'indignoit; sur lui-même, & frémissoit: ceux qui avoient le plus de penchant aux innovations, les détestoient en ce moment, à la vûe des suites funestes qu'elles entraînent. Montmor, & ce qui lui restoit de sa troupe, conservoient encore toute leur férocité, & accabloient de reproches ceux de leurs confédérés, qui s'étoient rendus à la merci de la République. Ceux-ci, combatus par l'espoir, la crainte & la honte, n'osoient porter les yeux, ni sur le peuple, ni sur Montmor, ni sur eux-mêmes.
Un des anciens, ouvrit l'assemblée en ces termes. „Ne pensez-pas, ô citoyens, que la tristesse où vous voyez „vos Magistrars plongés, vienne du „danger qu'ils ont encouru. Qu'importe que le fer des conjurés, ou les „glaces de la vieillesse, éteigne un „soufle de vie, & termine une carriere dont il nous reste si peu à parcourir. L'événement qui vient de se „passer n'est pas non plus l'unique sujet de notre tristesse. Si nous devons „nous affliger des noirs complots qui „se sont tramés contre la République, „nous devons aussi nous réjouir de les „voir frustrés de leur but. Ce qui nous „jette dans la consternation, c'est la „vue d'une source de malheurs, toujours subsistante parmi vous. Vous le „sçavez; cette source fatale, est la dé-„cadence des anciennes mœurs. Les „vertus des Européens, font des progrès effrayans & corrompent tout. „Des amitiés formées de toutes part, „& malheureusement soutenues avec „constance, resserrent entre particuliers, une bienveillance qui devroit „embrasser tous les citoyens. Chacun „cherchant à s'attacher une femme, „chaque femme commençant à se faire „un point d'honneur de se donner à un „seul, les jalousies, & toutes les suites „funestes de l'amour, sont sur le point „d'accabler l'Etat. Déja, par une curiosité indiscrette, & que les loix „ont toujours désavouée, on tâche de „discerner, dans la foule des enfans de „la République, celui auquel on a „donné le jour, pour réunir sur sa tête, „une tendresse dûe à tous. Qu'est devenue cette ancienne candeur, cette „simplicité de nos peres, cette vertu „naïve? Où trouve-t-on un cœur vraie-„ment pusillanime; où n'en trouve-t-on pas de magnanimes? Enflés de „je ne sçais quelle vanité nous ne „trouvons plus de quoi nous satisfaire, „ni dans nos loix, ni dans nos arts, ni „dans notre isle. Il nous faut de ces „distinctions qui font le chagrin de „ceux qui n'en jouissent pas, & qui „ne remplissent jamais le cœur de „ceux qui en jouissent; de ces fortunes particulieres qui ne peuvent „exister sans des miseres générales; „de ces femmes pour jamais attachées „à des époux qui les négligent, & séparées pour toujours de ceux qui les „adorent. Amitié constante, amour „fidele, tendresse paternelle, grandeur d'ame, vertus pernicieuses, „nous venons d'éprouver ce que vous „pouvez sur nous & sur notre patrie! „Encore trois heures, ô citoyens, & „vos Magistrats étoient égorgés; vous „étiez esclaves, & la République n'e-„xistoit plus. O nuit funeste, où des „fils d'Almont réyoltés contre leur „famille qui les chérissoit, ont tenté „de porter, dans son sein, l'esclavage „& la mort! O jour déplorable, qui „assemble les freres pour délibérer sur „le suplice de leurs freres! En est-ce „assez, concitoyens? Une fatale expérience vous a-t-elle convaincus? „Ouvrez-vous les yeux, & concevez-vous enfin qu'il n'est de sûreté, pour „la République & chacun de vous, „que dans l'exacte observation des „loix, & dans la pratique des vertus „de votre pays“.
Un autre ancien alloit prendre la parole & entamer l'affaire des Conjurés, lorsqu'une femme, au milieu de quelques gardes, entra dans l'assemblée, & attira tous les regards.
CHAPITRE XII. Hauteur de Montmor. Noblesse d'Alcine. Morts tragiques. Fin de la conjuration.
Les amours d'Alcine & de Montmor avoient été conduits avec autant de discrétion qu'en peuvent avoir deux amans passionnés, c'est-à-dire, que le mystere n'avoit pas été impénétrable, & que les yeux clair-voyans ne s'y étoient pas mépris. La constance d'Alcine, dont on ne tarda pas à tenir quelques propos, étoit la seule tache qu'on pût lui reprocher; encore en parloiton avec circonspection, & comme d'une chose dont on n'avoit que des soupçons. Mais l'affaire de Montmor fit trembler pour elle. On craignoit d'aprofondir leur liaison, parce qu'on craignoit de trouver Alcine coupable. Cependant la sûreté publique exigeoit des éclaircissemens; &, en cas de crime, exigeoit un exemple. On fit donc arrêter Alcine; &, peu de tems après, elle parut dans l'assemblée, au milieu des gardes qui la conduisoient. La vue de Montmor dans les fers, ne l'émut point, ou ne parut pas l'émouvoir: elle avança d'un pas assuré vers les anciens. Ces graces modestes & majestueuses ne l'avoient point abandonnée, & la sérénité d'une ame tranquille s'annonçoit dans ses yeux & sur son front. „Alcine est innocente, s'écria le peuple, „Alcine est innocente“. „Elle est coupable, dit Alcine en élevant la voix; „mais apprenez quel est son crime“. „Non, elle n'est point coupable, interrompit Montmor. Alcine garde „dans toute sa pureté cette vertu que „vous honorez, & qui n'est pas toujours capable d'arrêter les saillies des „ames fortes. Elle n'eut aucune part à „la conjuration, dont je lui cachai toujours le secret: & si j'eusse adopté ses „maximes, j'aurois langui sous le gouvernement que je voulois éteindre. „Seul j'ai conçu ce projet malheureux, „seul j'en ai conduit les ressorts. J'ai „succombé, je suis au pouvoir de ceux „que je voulois soumettre au mien; „je dois mourir, puisque je n'ai pu „m'élever au-dessus de la loi qui me „condamne. Mais Alcine, qui eût „donné son sang pour la République, „Alcine est digne de votre amour & „de votre vénération“.
„Séditieux, indigne du jour, reprit „l'amante de Montmor, oses-tu bien „encore prononcer mon nom? Coupable envers le ciel & la terre, oses-tu parler de vertu, & plaider pour „l'innocence? Penses-tu, par cette arrogance, donner un air de grandeur „à ton crime, ou incliner mes juges à la „clémence? O citoyens, connoissez Alcine! J'ai aimé Montmor; je l'ai aimé „seul; je l'ai aimé avec constance. Je „lui ai abandonné ce cœur, qu'entraî-„noit un malheureux penchant auquel „je n'ai pas assez résisté; ce cœur que „la vertu veut que nous partagions à „tous nos amans, & qu'elle défend de „donner à un seul. Je n'ai rien fait pour „les autres, & n'ai rien fait de plus „pour lui. En lui donnant tout mon „cœur, & me dévouant en même tems „à une continence perpétuelle, j'essayois de contenter mon amant, & „de satisfaire à mon devoir; j'ai manqué l'un & l'autre objet. Le desir „d'obtenir ce que je lui refusois, l'ambition qui, toujours dévora cette „ame altiere, l'ont enfin porté au plus „horrible excès. J'ai donc ourdi moi-même la trame de la conjuration, par „une fidélité constante que la loi condamne, que je condamnois moi-même intérieurement, & que pourtant „j'ai toujours gardée. Il y a plus, ô citoyens; voyez à découvert l'ame „d'Alcine, & frémissez. Ce Montmor, „ce furieux, armé contre sa patrie, „altéré du sang de ses freres, chargé „des fers qu'il vous préparoit; ce „Montmor, que l'ambition & l'amour „ont précipité, dans l'abîme où il „m'entraîne avec lui; ce Montmor, „l'objet de votre indignation & de la „mienne, il m'est encore cher; en détestant le crime, j'aime encore le „coupable, & je trouve de la douceur „à le dire. Jugez, & condamnez Alcine; vous la connoissez maintenant“.
Tandis qu'Alcine parloit, un profond silence regnoit dans l'assemblée; les esprits incertains, trouvoient de quoi l'absoudre & de quoi la condamner. On écoutoit attentivement, & l'on attendoit, avec impatience, quel-que nouvel éclaircissement, qui pût déterminer en sa faveur. Quand elle eut cessé de parler, un murmure confus succéda; on prenoit conseil les uns des autres, & l'on ne sçavoit à quoi se résoudre, lorsqu'une voix s'éleva, & fit entendre ces mots: „sauvons la belle „Alcine“. Aussi-tôt, tout le consistoire répéta, „sauvons la belle Alcine“; ainsi, elle fut absoute, par l'acclamation publique.
Le silence fut à peine rétabli, qu'Alcine reprit la parole.“ Citoyens généreux, dit-elle, une telle conduite à „mon égard, montre votre bénignité, „& non pas mon innocence. J'accepte, „avec reconnoissance, la vie & la liberté que vous m'accordez, & je „m'en félicite; non que je veuille prolonger des jours qui me sont odieux, „mais parce que je puis maintenant „les terminer avec honneur. Cette vie „que vous me donnez, je la dévoue, „dès cet instant, à la République. „Que la mort d'Alcine, serve à jamais d'exemple; & puisse son sang, „éteindre les dernieres étincelles de la „sédition. „Elle dit, elle court à la table, qui est chargée des armes des conjurés, saisit un poignard, & se le plonge dans le sein.
A cette vue, Montmor tressaillit; & frappé d'horreur & d'amour, il fit un effort si violent, qu'il brisa ses liens; courut à sa chere Alcine. „Malheureuse „Alcine, s'écria-t-il, reçois la seule „expiation, qui soit au pouvoir du „plus coupable des Amans. „Il n'avoit pas encore achevé, qu'il s'étoit percé le cœur. Alcine expiroit; ses paupieres appésanties, se rouvrirent à ces paroles: ses yeux mourans, s'égarerent sur l'assemblée, & se fixerent sur Montmor, qu'ils cherchoient encore. Tandis que le sang qui couloit de leurs blessures, se mêloit l'un à l'autre, leurs regards se pénétroient mutuellement, & leurs derniers soupirs se confondirent.
Le reste du jour, & le lendemain, on examina les détails de la conjurarion; on condamna ceux que l'on crut les plus coupables, & l'on fit grace aux autres.
CHAPITRE XIII.
Beau discours de Duncan, pour prouver aux Galligènes qu'ils doivent lui donner un vaisseau & des hommes, pour le conduire chez lui. Il l'obtient. Troisieme, &, pour le coup, dernier naufrage dont il soit parlé dans cette histoire.
Les Galligènes, effrayés du danger qu'ils avoient encouru, frappés des supplices de ceux qu'ils avoient condamnés, touchés de la mort d'Alcine, tomberent dans une mélancolie dont ils ne pouvoient revenir. Les Magistrats, pour les rappeller à la gaieté, ordonnerent des Fêtes, qui ressemblerent à des obseques. Rien ne pouvoit dissiper les nuages dont leur ame étoit offusquée. Toute cette longue tristesse ne tarda pas à ennuyer Duncan. D'ailleurs, il trouvoit les Galligènes plus singuliers qu'aimables; & pendant le long sejour qu'il avoit fait chez eux, il s'étoit plus étonné qu'amusé. Jamais il n'avoit pû goûter leurs maximes, ni s'accoutumer à leur usage. Que faire dans un pays, où l'on n'a ni fortune à espérer, ni place à solliciter, ni récompense à attendre? En Europe, un concurrent vous écrase, & vous en écrasez un autre; un grand vous humilie, & vous humiliez votre inférieur: celui-ci vous dupe, & vous dupez celuilà. Vous avez des amis, & à tout moment l'occasion de vous en plaindre; une femme qui est à vous, & que vous avez droit de mal mener; des enfans, dont vos sueurs & vos veilles préparent de loin l'aisance & la dissipation: tout cela occupe; on passe le tems: mais chez les Galligènes, c'est à périr de langueur. Il n'y avoit pas à balancer; Duncan prit le parti de retourner en Europe. Mais comment faire? Il étoit seul; avoit des mers immenses à parcourir, & ne voyoit autour de lui que de petites chaloupes.
Plusieurs fois, il avoit parlé aux Galligènes, des secours que les Européens tirent des chevaux, bœufs, chevres & autres quadrupedes. „Ce sont, leur disoit-il, des animaux faits pour le soulagement de l'homme, & dont vous „ne vous passez qu'à force de sueurs. „Dans le labour des terres, & les travaux des arts, l'homme met leur „force à la place de la sienne; ils portent, ils traînent, ils agissent pour „lui; & son industrie oisive, ne s'occupe qu'à les diriger. Un avantage „encore plus grand, c'est qu'il en tire „une nourriture salubre, & qui, d'elle-même, se multiplie & croît autour „de lui. Que ne devriez-vous pas entreprendre, pour faire une acquisition „de cette importance; & pouvez-vous „balancer, lorsque rien n'est plus aisé „que de vous en pourvoir? Qu'on me „permette de construire un vaisseau, „qu'on me donne cinquante hommes, „des vivres pour six mois, & quelques „balots de vos étoffes de lin aërien, je „m'embarque, & vais prendre terre „dans une île, où j'échangerai les „étoffes pour des quadrupedes. Vos „gens remettront à la voile, & vous „apporteront de quoi pourvoir votre „habitation, de ces animaux utiles; „moi, je continuerai ma route, & rejoindrai une famille, dont le souvenir „me dévore. „Si Duncan avoit envie de partir, les Galligènes se soucioient assez peu de le garder. L'étalage qu'il ne cessoit de faire des vertus d'Europe, & de la sagesse des loix de son pays, avoit toujours été assez mal placé, & le devenoit bien plus, depuis l'événement de la conjuration. Il n'eut pas de peine à obtenir ce qu'il demandoit. On prit seulement la précaution de lui faire jurer, ainsi qu'à tous ceux qu'on lui confioit, qu'ils ne révéleroient jamais, en quel parage de la mer, est située l'île des Galligènes. Ses dispositions faites, & le serment prêté, il s'embarqua.
La navigation de Duncan, fut encore malheureuse; il fit naufrage à peu de distance de l'île où il se rendoit. Tout fut englouti par la mer; il se sauva seul; & de toutes les rares étoffes qu'il avoit embarquées, il ne lui resta qu'une écharpe, dont il s'étoit ceint les reins, pour nager avec plus de force.
Après avoir erré près de deux ans, Duncan est enfin arrivé depuis quelques mois à Paris, & montre, à ceux qui le vont voir, son écharpe curieuse, & tissue de lin aërien. Il compte incessamment aller en cour, & la montrer à leurs Majestés, & à quelques Seigneurs qui, probablement n'en feront pas grand cas; après quoi, il la déposera au cabinet du Roi, tout à côté des habits enfumés des sauvages, où sans doute, elle figurera avec distinction, & servira de titre à la vérité de tout ce que je viens de narrer comme j'ai pû.
J'ai oui-dire que Duncan s'obstine à cacher la position de l'île des Galligènes: je ne le conçois pas. Il est vrai, que ce lin aërien, & cette gomme saline du verseau, sont deux choses bien tentantes; nous ne pourrions nous dispenser de nous emparer d'une île, qui produit des matériaux si rares. Mais, en dépouillant les Galligènes, nous aurions soin de leur transmettre nos mœurs & nos usages, & les voilà dédommagés de reste. Qu'on voye l'Amérique, elle a été envahie, arrosée de sang; mais aussi, elle devient policée de jour en jour, & les Amériquains n'ont rien à dire. Duncan a juré; Duncan est lié: il faut qu'il se taise. Cela est fort, sans doute: mais, en représentant à Duncan, que c'est pour le bien des Galligènes, qu'on iroit leur ôter la liberté, & s'emparer de leurs terres; en appuyant de si bonnes raisons, par ces moyens qu'on connoît, ces moyens si insinuans, & qui élargissent si fort les consciences, je doute que Duncan, pût résister à des objections présentées d'une maniere si victorieuse. Je crois même qu'il s'attend qu'on le tentera par cette voie; & comme il est esclave de sa parole, il a de l'inquiétude; il craint de succomber.
Appendix A
- Holder of rights
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Citation Suggestion for this Object
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Histoire des Galligènes ou Mémoires de Duncan. Histoire des Galligènes ou Mémoires de Duncan. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC51-C