Ma tante Geneviève, ou Je l'ai échappé belle
Dorvigny
Paris, 1800
Exporté de Wikisource le 23 février 2022
Je me trouve mariée, veuve,
et encore fille.
AVANT-PROPOS.
Q uoique j'aie toujours été, ou que j'aie passé pour inconséquente, et même folle pendant les trois premiers quarts de ma vie, j'aime l'ordre, à présent que l'âge m'a mûrie... Ainsi donc, pour procéder par ordre, je crois devoir, en attendant que je sois arrivée au moment où mon histoire personnelle sera assez intéressante pour mériter l'attention du lecteur, commencer par lui faire savoir ce qu'était ma tante Geneviève, qui, tant par son droit d'aînesse que par l'influence majeure que son existence a eu sur la mienne, doit nécessairement être connue avant moi.
Je parle de cette tante exclusivement, parce que de tous les parens que j'ai eus (apparemment comme tout le monde) je n'ai jamais connu qu'elle, qui seule m'a tenu lieu de toute une famille.
Elle m'a enseigné à lire, à écrire... et mon catéchisme, comme aurait pu faire un père habile. Elle m'a appris le tricot, la couture, le blanchissage, le repassage, le ressemelage et la cuisine, comme la mère la plus experte dans tous ces utiles talens. Elle m'a promenée, soignée et nettoyée étant enfant, comme une bonne sœur aînée qui aurait été chargée de cette besogne. Quand je fus plus grandelette, elle jouait avec moi comme aurait aimé à le faire un petit frère espiègle. Lorsque je commençai à être raisonnable, elle me faisait des confidences comme m'en aurait fait une cousine attachée. Dans ses belles humeurs, elle me caressait comme une tante qui aurait été jalouse de ma mère ; dans ses mauvaises, elle me brusquait comme un oncle qui aurait été en procès avec mon père... Et sur ses vieux jours, la pauvre et chère bonne femme me sermonait et me rabâchait comme une vieille grand'mère .
Que de titres pour me ressouvenir d'elle ... aussi je ne l'oublierai jamais : ou près, ou éloignée d'elle, toutes les peines que j'ai endurées, tous les plaisirs que j'ai goûtés, m'ont toujours rappelé sa mémoire. Les premiers mots que j'ai su bégayer, ont été ma tante Geneviève , et les derniers que je pourrai articuler, seront encore ma pauvre tante Geneviève
PRÉFACE, OU AVIS AU LECTEUR.
Q uelques personnes austères diront peut-être qu'il y a des détails un peu libres dans cet ouvrage, et en feront d'avance la critique, sans envisager le but que l'auteur s'est proposé en le composant ; c'est cependant là l'essentiel.
Certes, la jeunesse en sait assez aujourd'hui, et de bien bonne heure même, sur les matières les plus délicates, pour qu'on ne craigne pas que cette lecture apprenne rien à cet égard à ceux ou à celles qui sont dans le cas de lire. Les oreilles sont déjà savantes, quand les yeux sont encore à l'école...
Mais en faisant passer une fille jeune, simple et vertueuse comme Suzon, et une plus éveillée qu'elle, comme l'était sa tante Geneviève dans ses premières années, par tant de différentes situations où beaucoup, même presque toutes les jeunes personnes peuvent se trouver, l'auteur a eu en vue un véritable but moral.
Ça été de faire observer sous combien de formes la séduction peut s'envelopper et se déguiser pour atteindre ce sexe charmant et fragile... sur-tout quand l'innocence l'empêche de deviner et de soupçonner les embûches que le sexe plus fort et plus malin lui tend continuellement, et de le prémunir contre ses attaques.
D'ailleurs la vertu soutenue de Suzon et de sa tante, est toujours délivrée à temps de tous les dangers auxquels elles n'ont jamais eu l'intention de succomber.
Un brave et généreux français meurt à la fin, mais c'est par la suite des blessures glorieuses qu'il a reçues en faisant son devoir, et parce qu'il faut bien que tout le monde finisse à son tour ; même moi, et ceux qui me liront... et encore ceux qui ne me liront pas.
Mais Suzon, qui a encore le temps de vivre et de faire de bonnes choses, comme pourront le voir par la suite ceux ou celles à qui Dieu prêtera vie, aussi curiosité, Suzon est récompensée, ainsi que sa tante, et tous les êtres criminels ou seulement vicieux qui figurent dans cette galerie de tableaux, sont tous punis.
Rendre le vice odieux, a donc été l'intention de l'auteur ; préserver de la séduction, ou de l'envie de l'employer, quelques-uns de ses lecteurs ou lectrices, est la récompense qu'il ambitionne, et sa devise est, Honni soit qui mal y pense .
MA TANTE GENEVIÈVE.
CHAPITRE PREMIER.
Ce qu'était ma tante Geneviève.
L oin de moi les vaines suggestions de l'orgueil La vérité toute nue va présider à mes récits. Dans ce moment où, seule de ma race, inconnue dans le pays que j'habite, et assez avantagée de la fortune pour me faire considérer par mon aisance, titre unique sur lequel on juge si souvent les individus, et on apprécie leurs qualités, je pourrais m'en faire accroire comme bien d'autres qui, étourdis de leur bonheur actuel, oublient les tribulations et la bassesse de leur origine... Mais je pense que j'écris pour l'instruction de mes semblables, et je vais dérouler franchement et naïvement à leurs yeux tous les feuillets de l'histoire de ma vie. Je rougirai quelquefois toute seule, en retraçant mes faiblesses, mais je me flatterai en même temps que les aveux de mes erreurs pourront être de quelqu'utilité aux jeunes personnes de mon sexe... Hélas il est si fragile, que les exemples doivent lui être plus profitables que les leçons
Ma tante Geneviève, dont je n'ai jamais connu la parenté plus que la mienne, exerçait un talent particulier qu'elle avait cultivé avec soin, approfondi et poussé à un haut degré de perfection, et qui l'avait rendue fameuse dans Paris, ville de ressource, où le plus petit genre, quand on y excelle, peut donner de la célébrité. Ma tante donc excellait à placer dextrement une canule et à donner habilement un clystere. Ce n'est pas là sans doute une fonction bien relevée... mais enfin elle pouvait être lucrative, et sa modestie, la bornant dans la sphère qu'elle s'était choisie, l'empêchait de viser plus haut.
C'était même un effet de sa philosophie, car elle avait été plusieurs fois avant dans de belles passes, et aurait pu parvenir à la fortune par un autre canal, mais différens échecs l'avaient dégoûtée de l'ambition. Elle, qui avait été cuisinière dans de grandes maisons, jugea qu'il serait méritoire et réparatoire, après avoir occasionné force indigestions, de travailler à en guérir. De plus, elle était devenue si laide en vieillissant, que, ne pouvant plus espérer de recevoir un compliment quand elle se présentait en face, elle trouvait encore un dédommagement à en mériter en ne se montrant qu'au derrière des gens. Elle se fixa donc à cette humble fonction dans laquelle sa laideur même devait encore, suivant le dicton populaire, provoquer et aider l'effet de ses remèdes. Que de gens à prétention dans la scène du monde, n'ont jamais eu comme elle le bon esprit de s'apprécier juste, et de se borner au seul et véritable emploi auquel la nature les avait destinés ...
Ne se départissant donc plus du fondement sur lequel elle avait cru pouvoir établir sa petite fortune, ma tante ne mérita jamais le reproche que le fameux peintre Apelles fit jadis à un savetier : Ne sutor ultra crepidam . Elle allait droit à sa besogne, et ne se mêlait jamais de fourrer, comme on dit, son nez autre part, ni de jaser à tort et à travers de ce qui n'était pas de son district... et c'est encore là un article essentiel Que de bonnes, que de gouvernantes, que de gardes étourdissent leurs malades d'un bavardage ennuyeux, au lieu de les bien soigner Mais ma tante, naturellement silencieuse dans la posture où elle voyait toujours les siens, s'abstenait de ces colloques inutiles, et toute entière au but de son emploi, elle soulageait ses patiens au lieu de babiller.
Aussi faisait-elle fort bien ses affaires, et sa dextérité, jointe à un procès curieux qu'elle intenta à un chanoine ingrat qui lui refusait ses honoraires, fit voler et éclater sa réputation dans la capitale et dans toutes les provinces.
Ce chanoine était un gros, gras, replet, rebondi, massif et enluminé personnage, mangeant comme quatre, buvant comme six, et pour moins s'ennuyer, passant, outre ses repas, toutes les heures de l'office à table ; ce qui lui valait régulièrement deux ou trois indigestions par jour, qui nécessitaient par conséquent aussi cinq à six lavemens par journée.
Ma tante ayant autant de confiance en la probité du chanoine, qu'elle faisait de fond sur sa gourmandise, laissait tranquillement multiplier le nombre de ses séances, dans l'intention de toucher le tout en masse, et de le placer ensuite avantageusement ; mais l'année entière étant révolue, elle présenta son mémoire et en demanda le paiement.
Le chanoine étonné de la somme, trouvant dur de payer en gros ce qu'il n'avait pris qu'en détail, et piqué de la demande de ma tante, refusa net, et même la cassa aux gages, et la mit scandaleusement à la porte.
La bonne Geneviève, offensée à son tour de cet indigne procédé, attaqua le chanoine en justice, fournit les preuves à l'appui de son mémoire, et fit si bien entendre au conseil, que l'honneur de s'être agenouillée un millier de fois devant le postérieur canonique, n'était pas un dédommagement suffisant pour ses peines, qu'il fut fait droit à sa demande.
CHAPITRE II.
Triomphe de ma tante. Elle veut m'apprendre sa profession. Visite chez un abbé.
M a tante gagna donc son procès contre le chanoine, avec dépens, et en obtint le paiement par arrêt de la cour ; mais ce qui lui fit plus d'honneur encore dans le monde, et ce qui flatta particulièrement son amour propre, c'est que ce même chanoine qui l'avait interdite de ses fonctions et bannie de chez lui, eut une rechute fort grave occasionnée, tant par son intempérance habituelle, que par la colère que lui avait donnée et le procès qui l'avait fait tourner en ridicule, et la condamnation qui l'avait contraint à débourser son argent.
Dans ses cruelles angoisses et les crispations réitérées de ses intestins, il avait eu recours à tous ceux et celles qui passaient pour experts ou expertes dans cet art si utile et si peu estimé... Mais de toutes les mains qui s'étaient exercées à l'embouchure de son énorme fessier, aucunes n'avaient pu parvenir à lui faire oublier la justesse et la dextérité de celles de ma tante ; de sorte qu'excédé de toutes les épreuves nouvelles qu'il tentait chaque jour, et des souffrances qu'on lui faisait éprouver sans lui donner de soulagement, après avoir passé en revue presque tous les pharmacopoles et toutes les gardes de Paris, se voyant prêt à mourir constipé, il se détermina à mettre les pouces devant Geneviève, à la faire prier de revenir, et à lui assurer qu'il était encore tout disposé, non pas à baisser, mais à lever pavillon devant elle.
Sa rentrée dans cette maison fut une entrée triomphale, et sa marche pendant le chemin eut tout l'air d'une fête après une victoire.
La musique la précédait, toute composée d'instrumens à vent ; quatre garçons apothicaires et quatre gardes-malades portaient leurs seringues renversées en signe de leur défaite ; deux autres marchaient ensuite immédiatement après ma tante, dont la seringue haute annonçait et ses anciens succès, et les exploits glorieux qu'elle allait encore mettre à fin : ces deux-là portaient des bassins qui devaient servir après son expédition, et un grouppe de peuple suivait en formant un charivari avec des poêles, des chaudrons et des mortiers que l'on frappait avec des pilons d'apothicaire.
Son entrevue avec le chanoine fut aussi des plus touchantes. Il s'excusa de son mieux pour les mauvais procédés qu'il avait eus avec elle, la conjura de n'en point garder de rancune, comme il déclara n'en avoir aucune de son côté pour le procès qu'elle lui avait intenté, et bref, lui dit que pour la plus grande preuve qu'il pouvait lui donner du plaisir qu'il avait à la revoir chez lui, il allait lui tourner le dos... ce qu'il fit à l'instant ; et ma chère tante, tout-à-fait vaincue par cette démonstration significative, oubliant de même tout son fiel, tomba à genoux, en lui disant : La paix soit faite ... et elle opéra soudain,... et à deux minutes de là les boyaux du chanoine se déployant, s'alongeant et se soulageant, répétaient à l'envi l'un de l'autre, paix paix paix
Ce bruit expressif donna le signal au cortège musical qui était resté dans la cour pour laisser parachever le grand œuvre, et qui s'écria spontanément, victoire Les deux bassins bien et dûment remplis furent exposés sur la fenêtre de la chambre du chanoine ; ma tante redescendit aux acclamations unanimes, et fut reconduite chez elle dans le même ordre, et avec la même symphonie qui l'avait amenée,... et un déjeûner copieux fut payé par le malade soulagé, qui proportionna libéralement l'étendue de sa reconnaissance à l'abondance de l'évacuation qu'on venait de lui procurer.
La bonne Geneviève, enorgueillie de ses nouveaux succès, qui depuis ce moment allèrent encore en augmentant, imagina pour mon bien de m'initier aux secrets d'un art qu'elle professait avec tant de supériorité.
Je commençais déjà à être formée ; j'avais même de la tournure et de l'embonpoint, et je pouvais passer pour une assez jolie petite personne.
Ma tante ayant donc conçu son projet, et ne doutant pas que je ne dusse me conformer à ses vues, sinon avec empressement, du moins avec résignation, me dit un matin, en me mettant deux seringues en main, que j'allais sortir avec elle et commencer mon noviciat, pour parvenir à la gloire et à la fortune.
« Ma chère enfant, me dit-elle », (car elle avait des principes, et elle pensait qu'il fallait toujours convaincre et gagner les esprits au lieu de contraindre les volontés).
« Ma chère nièce tu n'as pas de bien... que celui que tu peux attendre de moi ; mais je suis vieille, et à mesure que tu avances et que tu entres dans le monde, je recule, moi, et j'en vais bientôt sortir ; et je ne te laisserai pas bien riche... Heureusement j'ai eu la satisfaction de t'amener à bien jusqu'à ce jour, et te voilà, dieu merci, en âge de travailler et de gagner par toi-même de quoi pourvoir à ta subsistance. Il te faut donc choisir un état. Or tu vois par ma propre expérience qu'il n'en est guères, j'ose le dire, qui soit dans le cas de mieux te nourrir que celui que j'exerce depuis si longtemps, et avec distinction... Que l'orgueil ne t'aveugle pas, et ne va pas te coiffer l'imagination pour quelque métier qui te paraîtra plus brillant en apparence. Tout ce qui reluit n'est pas or, mon enfant Et souvent les espérances de toutes ces belles marchandes et ouvrières, ne sont que du vent, et leurs coffres et tiroirs ne renferment que du vent, comme nos seringues quand elles sont vides ; toute la différence, c'est que ce vent là nous fait vivre, nous, en le chassant à propos, au lieu qu'elles meurent de faim avec leurs grandes prétentions...
» Je trouve encore un motif bien puissant pour t'engager à prendre ce parti. Te voilà bien faite, jolie, appétissante ; un état qui te mettrait à même de parler aux hommes, de les voir en face, et d'en être regardée, t'exposerait à des piéges, à des embûches de leur part ; car ce sont des serpens qui ne cherchent qu'à tromper et séduire les jeunes filles ... et, après t'avoir ravi ton honneur, qui est et doit être toujours le plus précieux de ton bien, ils t'abandonneraient et te laisseraient dans le malheur et le mépris ... Mais dans le ministère auquel je te destine, tu ne rencontreras jamais les regards de ces perfides ; leur langue ne pourra t'adresser aucun discours corrupteur ; et comme de plus tu n'auras affaire qu'à des malades, ta vertu n'aura aucune attaque dangereuse à craindre de leur part.
» Viens donc avec moi, ma chère nièce, et je vais te donner les premières leçons d'un art qui conservera ton innocence et assurera ta fortune ».
Quoique je ne me sentisse ni goût ni disposition pour cet art merveilleux, qu'elle me vantait tant, ne trouvant rien à lui répondre pour l'instant, et n'osant pas la contrarier, je la suivis, chargée des deux seringues, que j'enveloppai bien soigneusement et doublement, et triplement dans mon tablier, car, sans trop me douter encore de l'exercice qu'on allait m'apprendre, je sentais d'avance que j'aurais rougi si le petit bout seul d'une des canules avait pu s'apercevoir au dehors... et nous arrivâmes à une maison d'assez belle apparence.
Un laquais jeune et bien fait nous conduisit à la chambre de son maître, qui nous attendait couché dans son lit ; après avoir tiré les rideaux des fenêtres, ce valet nous dit en sortant, et en me lançant un coup d'œil malin, mais dont je ne devinais pas encore l'intention : « Mademoiselle va débuter, apparemment ? bon courage Voilà du jour, vous pouvez opérer à votre aise ».
Alors ma tante me fit déployer mon tablier et sortir mes seringues. Il y avait un coquemar tout prêt devant le feu ; on remplit un des deux instrumens ; le malade se tourna dedans son lit et se mit en posture : ma tante me fit avancer, me mit la seringue en main, et m'indiqua l'endroit où je devais poser la canule. A cet aspect hideux je reculai toute frissonnante et révoltée... « Comment ma tante, m'écriai-je, voilà le beau secret que vous avez inventé pour conserver ma pudeur ... fi donc je ne m'attendais pas que vous m'auriez fait voir des choses comme ça
» Qu'est-ce à dire, mam'selle, des choses comme ça ? reprit-elle aigrement, eh qu'est-ce que vous voyez donc là qui ne soit très-naturel ? Ça a beau être naturel, dis-je encore toute tremblante, ça n'en est pas moins très-vilain et très-scandaleux --- Eh mais, voyez donc cette morveuse, avec son scandale ... Il y a vingt ans, mam'selle, que j'en vois comme ça au moins cinq à six par jour, et jamais aucun n'a scandalisé ma pudeur, qui vaut bien la vôtre, entendez-vous ? et c'est avec c'te vue-là que je suis venue à bout de vous nourrir et de vous élever ; et il vous sied très-mal d'en dire fi à présent, et de faire la petite ridicule ... --- Mais dame, ma tante, ça dépend des dispositions, apparemment... et puis vous vous y êtes habituée petit-à-petit ; mais, moi, du premier coup d'œil ça me répugne, et je ne me sens pas de vocation pour c'tapprentissage-là.
» Eh bien eh bien qu'est-ce que c'est donc que cette dispute-là ? nous cria d'une voix dolente le patient, qui attendait toujours l'injection bienfaisante dont il avait besoin, vous me laissez tout refroidir là ; soulagez-moi donc bien vîte, car j'étouffe ».
Là-dessus, ma tante de me reprendre et de me rattirer de plus belle auprès du lit, dont je détournais les yeux, que je couvrais encore avec ma main... « Allons vîte, mam'selle, et dépêchez-vous de soulager monsieur, qui est un gros et riche bénéficier, un abbé respectable, dont l'estomac, paresseux dans ses fonctions, nous invite à être alertes dans les nôtres, et dont cette partie que vous n'osez envisager (quel abus elle faisait des termes) est un fond, pour ainsi dire, inépuisable pour nous une mine enfin qui vous rapportera des rentes... Car monsieur l'abbé m'a promis, si Dieu lui prête vie, et que ses indigestions continuent, ce que j'espère bien, de vous accorder ma survivance auprès de lui ».
Quoique peu convaincue par ces beaux raisonnemens, je voulais essayer de contenter ma tante et de faire violence à l'antipathie que je sentais en moi pour cet humiliant office... Je me rapprochai donc, mais en vain. La vue de ce postérieur décharné et ridé me révolta de nouveau. Je me reculai vivement jusqu'à la porte, que j'ouvris pour sortir, en déclarant positivement à ma tante que ma répugnance était invincible... et que, fusse même un pape , jamais je n'aborderais un homme de ce vilain côté-là... Et en lui disant de l'expédier elle-même, je jetai la seringue sur le lit. Par malheur elle tomba sur les reins du cacochyme bénéficier ; la canule se défit, et l'eau destinée à entrer dans le corps, en baigna copieusement les dehors.
A cette aspersion inattendue et contradictoire, l'homme de Dieu se mit dans une sainte et violente colère, et, nous maudissant canoniquement toutes les deux, il se retourna vivement, et empoignant la seringue, il la lança au visage de ma bonne tante, à qui il fit sauter, par cette apostrophe, une des trois dernières dents qu'elle possédait encore. Ma tante, pour ne pas être en reste, remplit soudain la seringue avec l'eau du coquemare, qui pendant nos colloques avait eu le temps de bouillir, et lui en injectant dans la figure, elle pensa lui brûler un œil, en acquit de la dent qu'il lui avait cassée. Le saint homme, écumant de fureur et se cachant sous ses draps et couvertures pour échapper à ce second baptême bouillant que lui administrait la furieuse Geneviève, s'efforçait d'appeler son valet pour nous mettre à la porte. Nous dégringolâmes de nous-mêmes l'escalier, et nous sauvant avec armes et bagages, excepté la dent que ma tante avait laissée sur le champ de bataille, nous fûmes rattrapées au bas des degrés par le beau laquais qui rit beaucoup en voyant Geneviève ensanglantée, disait-il, à l'attaque de la demi-lune...
Il avait été témoin de toute la scène, ayant eu la curiosité de se poster à une petite porte vitrée qui donnait sur la chambre de son maître. Il loua la valeur de ma tante qui s'était si bien vengée, et me fit beaucoup de complimens sur ma pudeur et le refus que j'avais fait de me prêter à ce vil ministère.
« Mais, mon bon monsieur, disait Geneviève, que va-t-elle devenir à présent ? Il faut pourtant vivre. Il faut bien qu'on mange ... Eh ma chère dame, répondait-il, ne peut-on donc se procurer des vivres que par ce côté-là ?... Ne vous méfiez pas de la providence, elle saura pourvoir à vos besoins ».
Alors, en nous assurant qu'il s'intéressait sincèrement à moi, il nous promit de s'occuper du soin de me procurer un emploi plus agréable... et sur ce que ma tante lui dit qu'elle m'avait appris la couture, le blanchissage, le ressemelage et la cuisine...
« Eh morbleu nous dit-il, que pouvez-vous craindre avec toutes ces ressources-là Voilà l'éducation qu'on devrait donner à toutes nos riches et nobles demoiselles ; le bien peut se perdre, mais avec des talens comme ceux-là on ne saurait jamais manquer ». Et en insistant sur la cuisine, il me promit derechef qu'il me trouverait bientôt une maison où je n'aurais à travailler que pour l'opposé de l'endroit pour lequel je venais de montrer tant de répugnance.
CHAPITRE III.
Ma tante veut former un élève. Complaisance que j'eus pour lui. Ma tante prend mal la chose.
M a tante, de retour à la maison, commença par me tancer rudement, et me reprocher la perte de sa dent, dont effectivement j'avais été involontairement la cause ; mais, comme elle était bonne femme au fond, que d'ailleurs le mal était sans remède, et que je m'efforçai de l'adoucir par mes soumissions et mes excuses, elle finit par se calmer... en pensant sur-tout à la protection dont nous avait flattées le laquais de monsieur l'abbé. L'espérance de me voir bientôt employée pour la bouche, la fit désister de la résolution qu'elle avait formée de me fixer plus bas ; mais elle ne perdit pas l'idée de se donner un adjoint.
Elle avait, comme tous les artistes distingués, la noble ambition de vouloir former au moins un élève. Voyant donc qu'elle ne pouvait plus compter sur moi, elle chercha de côté et d'autre un sujet mâle ou femelle qu'elle pût faire dépositaire et successeur de son talent et de sa réputation... Car un nouveau venu, en métier comme en noblesse, s'ente et profite sur un nom ancien et recommandable, comme, quoiqu'à l'inverse, un arbre de bonne race sur un sauvageon.
Elle fixa enfin ses vues sur un jeune homme, fils d'une de nos voisines, qui depuis quelque temps venait passer les soirées chez nous, et nous faisait des lectures de romans et de journaux qui amusaient beaucoup ma tante.
Elle lui fit d'abord beaucoup valoir, comme elle avait fait à moi, les prérogatives et les revenant-bons de cet intéressant métier, l'assurant qu'outre les honoraires ou rétributions fixes et connues pour la positure et le poussement de la seringue, il y avait encore des profits secrets qu'elle lui ferait connaître en temps et lieu, comme par exemple dans la fourniture des lavemens, manipulation des drogues, composition des tisanes diurétiques, laxatives, rafraîchissantes, etc... Elle le pérora si bien enfin, qu'elle le détermina à lui servir d'aide, et à opérer sous son inspection, en attendant qu'il fût assez profond et adroit pour voler de ses propres ailes.
Elle le mena donc avec elle chez ses malades, et commença à lui faire étudier la carte des pays-bas. Pour moi, afin de me mettre aussi en état d'exercer dignement mon autre office, quand monsieur de Lafleur, le valet de monsieur l'abbé, me l'aurait procuré, comme il l'avait promis, elle se remit à me donner régulièrement le matin et le soir des leçons de cuisine ; et comme j'avais plus de goût pour cette science-là que pour l'autre, je fis des progrès rapides, et je fus en peu de temps en état, non-seulement de faire assez de ragoûts et de sausses pour une petite cuisine, mais même de faire danser l'anse du panier dans une grande.
L'élève en pharmacopolerie mordait de même sur sa partie ; et comme les grands talens, ou du moins ceux qui doivent devenir tels, s'annoncent d'avance par des dispositions, des indications qui percent dans toutes les occasions, ce jeune néophyte, depuis son introduction dans l'état du canon, s'occupait continuellement de ses augustes fonctions ; il ne pensait, ne parlait et ne rêvait que de seringues, de canules, de clystères et d'anus... Tous les soirs, après la rentrée de ma tante qu'il accompagnait chez nous, la conversation ne roulait jusqu'à la nuit (parce qu'alors ma tante se partageait entre lui et moi) que sur nos deux états ; ce qui, par nos interrogations et ses réponses, qui se croisaient de l'un à l'autre, formait l'assemblage et le quiproquo le plus baroque de ragoûts et de lavemens, de pot-au-feu et d'orge mondé, de fricassées de poulets et de miel rosat, de casseroles et de seringues, de pâtés de Godiveau et de décoction de jacinte... De sorte qu'un écouteur à la porte, se serait donné au diable pour deviner s'il était à l'entrée du laboratoire du pharmacien Cadet, ou de la cuisine d'un fermier-général.
Ma bonne tante s'endormait en nous distribuant ainsi ses instructions, et le jeune homme alors, qui auparavant s'était borné à me serrer la main et à me dire bonsoir en se retirant, devenu plus hardi depuis que ma tante l'avait poussé dans le monde, s'émancipait jusqu'à m'embrasser... Permission qu'il me demandait toutefois, pour se dédommager, me disait-il, de n'avoir pas vu un visage dans toute sa journée... et il s'allait coucher, et je réveillais ma tante qui se couchait aussi, et moi de même, pour recommencer à rêver tous les trois, le jeune homme, lavement, moi, cuisine, et ma tante tous les deux.
Or il advint qu'un beau matin notre nouveau et enthousiaste canuliste entra dans notre chambre pour prendre les ordres de ma tante, et l'accompagner à son ordinaire dans ses visites secrètes : il avait à la main sa seringue qu'il ne quittait jamais, car même, tel qu'un brave qui, en se couchant, met son épée sous son chevet pour être toujours prêt au combat, le jeune Anodin (nom que ma tante lui avait substitué à celui de Blondin qui était son véritable) faisait reposer à côté de lui, en dormant, l'instrument honorable dont il attendait et profit et renommée.
Ma tante, qui ce jour-là, par hasard, n'avait ni estomac à soulager, ni colique à appaiser, ni bas-ventre à rafraîchir, ni intestins à détortiller..., était sortie pour ses affaires particulières, ou même, je crois, pour des pratiques de dévotion ; car, sur ses vieux jours, la perspective de la mort commençait à la rendre scrupuleuse sur beaucoup d'articles qu'étant plus jeune elle avait traités de mièvretés.
Le jeune Anodin entra donc avec sa seringue, comme j'ai dit, et ne voyant pas ma tante, il se hasarda, sans permission cette fois, à me donner un baiser, en me disant cependant pour excuse qu'il pouvait bien faire le matin, en l'absence de ma tante, ce qu'il faisait le soir en sa présence...
« Oui mais, lui répliquai-je, en sa présence quand elle dort. Eh bien répondit-il, sa présence, quand elle dort, est comme son absence, quand elle n'y est pas ; par conséquent il n'y a pas plus de mal à l'un qu'à l'autre ».
A cette vive répartie je ne sus que dire, et je supposai qu'il avait raison, puisque personne n'était là pour lui donner tort... D'ailleurs il était gai, aimable, complaisant pour ma tante qui l'aimait beaucoup, et pour moi à qui il ne déplaisait pas... Je ne lui fis donc pas un crime de cette liberté, que je lui laissai même reprendre une seconde fois, pour lui prouver, comme il me le demanda, que je ne lui savais pas mauvais gré de la première.
Alors, pour tuer le temps en attendant le retour de ma tante, nous nous mîmes à parler des deux seules choses que nous savions et qui nous intéressaient, cuisine et lavement.
Quant à la cuisine, il me ferma la bouche en me disant qu'il n'en savait pas assez pour me répondre et m'être utile... mais que sur son article à lui, je pouvais lui être d'une véritable utilité.
« Je ne le crois pas, lui dis-je ; j'ai toujours eu pour cet état une aversion décidée, et je ne saurais pas vous en dire un mot qui puisse vous être profitable.
» Mais, reprit-il en jouant toujours avec sa seringue, je ne demande pas non plus que vous m'en parliez, mais, avec un peu de complaisance, vous pourriez me favoriser pour répéter les leçons que votre bonne tante m'a données... Je suis encore bien novice, et peu au fait pour placer la canule ; d'ailleurs, avec ces hommes d'église pour la plupart, ou ces graves conseillers, ou ces grossiers richards, ou ces insolens parvenus, ou ces vieilles bigottes... je suis tout honteux, et je ne me donne pas le temps ou la hardiesse d'ajuster, de sorte que presque toujours je manque mon coup, et je reçois des affronts, et votre tante des réprimandes ; mais si vous vouliez, vous mam'selle, avec qui je suis plus libre, avoir la complaisance de vous prêter un peu, seulement pour que je puisse prendre le temps et les dimensions... Une épreuve comme ça de pratique me vaudrait mieux que dix leçons de théorie.
» Comment lui dis-je, toute étourdie de sa proposition, qu'est-ce que vous me demandez donc ?... de me donner un lavement, à moi, qui n'en ai que faire et qui me porte bien ...
» Oh je le vois bien, et j'en suis bien aise, et que Dieu vous conserve toujours la santé reprit-il vivement, mais je ne veux pas vous en donner non plus ; je n'en ferai que le semblant... d'ailleurs il n'y a rien dans ma seringue ;... tenez, voyez plutôt... C'est seulement comme un temps d'exercice que je veux répéter pour attraper le tact, comme on dit, et acquérir de l'habileté à rencontrer, ajuster et placer ; ça fait trois mouvemens essentiels, et puis après ça on pousse... Mais c'est que quand on n'est pas bien au fait, comme moi, on tâtonne, on fait languir le malade, et ça l'impatiente. Oh prêtez-vous, je vous en prie, ma bonne petite amie, c'est pour faire plaisir à votre tante, qui voudrait déjà me voir plus avancé que je ne suis, parce que je la soulagerais bien dans sa besogne, au lieu qu'à présent elle n'ose presque me confier aucune expédition d'importance ».
Enfin il me déduisit si naïvement et si sensiblement ses raisons, que je ne pus me défendre de cet acte de complaisance, sur-tout en pensant que c'était entrer dans les vues de ma tante, qui ne désirait que l'avancement de son élève ; et après m'être bien assurée qu'il n'y avait rien dans sa seringue, car jamais je n'aurais voulu consentir à être véritablement clystérisée... je me plaçai donc sur le pied du lit de ma tante dans l'attitude favorable à son désir, et lui m'ayant bien et dûment retroussée, se mit de même en posture et présenta sa seringue.
Il commença par chercher à ajuster... Le mouvement de ses doigts, qui me chatouillaient en tatonnant pour s'assurer, apparemment, me faisait frétiller et dérangeait son instrument... Lui-même occupé, disait-il, et même extasié à contempler des formes agréables, un beau contour, une peau fraîche, blanche, polie et satinée, qui ne sentait pas du tout sa malade, éprouva un redoublement de santé qui lui fit trembler la main ; la seringue lui échappa...
Je ne sais comment il fit pour la retrouver ou la remplacer, mais je lui criais qu'il prît garde, et qu'il se trompait, que la canule était trop grosse... Il poussait et enfonçait toujours, si bien que malgré mes objections et la chute de la seringue, le lavement allait parvenir à sa destination, lorsque ma tante entra subitement et nous surprit tous deux en notre double fonction active et passive.
Toute préoccupée de son état, ses premières pensées, comme ses premiers mots, furent d'approbation, et la vue de mon postérieur tourné vers son élève, la fit équivoquer aussi. « C'est fort bien, mes enfans dit-elle, j'aime à voir qu'on s'exerce ; c'est-là le moyen de parvenir. Je l'ai toujours bien jugé, Anodin a des dispositions étonnantes pour cette partie-là, et il y fera son chemin ».
Mais approchant de plus près, et voyant la seringue à terre, elle commença à soupçonner un quiproquo ; et de suite ayant mis ses lunettes, elle, plus connaisseuse que moi, ne put se méprendre à la canule.
« Comment, petit misérable dit-elle à mon clystériseur, en s'assurant de la main plus encore que des yeux : comment, petit effronté scélérat sont-ce là les lavemens que je vous ai appris à insinuer ?... Et vous, petite dévergondée ? il me paraît que ce jeu-là vous plaît plus que l'autre, et que vous aimez mieux en recevoir qu'en donner
» Eh mon Dieu, ma tante, dis-je en me relevant et recouvrant les parties que j'avais encore à l'air, c'est par complaisance pour vous et votre élève ; mais vous vous fâchez toujours, quand je veux et quand je ne veux pas. Dame, moi, je ne sais plus comment faire pour vous contenter ».
Une paire de soufflets bien appliqués sur mes deux joues, qui étaient à la portée de ses deux mains, lui tint lieu d'une réplique que la colère l'empêchait de trouver à la portée de sa langue ; et le zélé, mais déconfit Anodin, qui la vit venir sur lui avec la seringue qu'elle avait ramassée, se sauva vîte en se contentant de remporter sa canule.
Tout l'orage se concentra donc sur moi seule, qui ne comprenais rien au courroux de ma bonne tante, et qui l'irritais toujours davantage en lui répétant que je ne m'étais prêtée que pour lui faire plaisir, et qu'il y avait contradiction dans ses principes... Heureusement pour moi, monsieur de Lafleur entra justement au plus fort moment de sa fureur, et me sauva la plus grosse part de la débâcle qui me menaçait encore.
A son aspect, ma tante fit sans doute une réflexion de prudence qui servit à la calmer, de même qu'un coup de fusil tiré dans une cheminée enflammée, en éteint soudain le feu. Elle pensa vraisemblablement qu'elle ne devait pas lui laisser savoir ce qui venait de se passer entre l'apprenti apothicaire et moi ; mais ses réponses équivoques et énigmatiques pour moi, qui étais vraiment bien innocente, continuèrent à me prouver qu'elle m'en voulait toujours, et qu'apparemment j'avais fait un gros mal sans le savoir. Monsieur de Lafleur venait pour nous apprendre qu'il m'avait trouvé une condition, et demanda à ma tante si j'étais en état de me présenter.
« Oh que oui, allez, lui répondit-elle brusquement, mam'selle n'est pas gênée pour se présenter.
» Eh mais lui dit-il, remarquant son ton brutal, et voyant rouler des larmes dans mes yeux, qu'avez-vous donc toutes deux ? Il y a de la mauvaise humeur sur jeu Est-ce que la charmante Suzon vous aurait gâté une sauce ? --- Ouï dà, vous y êtes. Si je n'étais pas arrivée à temps, elle allait m'en faire une belle --- Comment donc ça ? une sauce piquante ? --- Oh oui, et des plus piquantes même »
Lui qui voulait rire pour faire diversion à l'humeur de ma tante, ajouta gaiement : « Ah aux cornichons, sans doute ? Eh mais oui, positivement, reprit-elle ; c'est le goût de mam'selle. Mais comme elle n'est pas encore assez avancée pour ça, c'est justement ce que je lui défends, moi, d'employer des cornichons. --- Ah vous voulez qu'elle s'en tienne aux sauces blanches --- Eh laissez-nous donc tranquilles, vous, avec vos sauces ... --- Dame, c'est que dans celles-là il y a un tact à connaître pour bien attraper la liaison. --- Oh elle l'attrape assez ben ; mais je ne veux pas de ces liaisons-là, moi,... souvenez-vous-en, mam'selle --- Mais enfin que sait-elle donc faire de bien ? Est-elle capable de servir un bon rôti, d'embrocher un gigot de mouton, un carré de veau ? --- Ah pardine, ce n'est pas la broche qui la fera reculer. --- Sait-elle faire un bœuf à la mode, piquer, larder une pièce ? --- Ouï, ouï, la lardoire ne l'y fait pas peur non pus.
» En ce cas-là, dit monsieur de Lafleur, en voilà déjà assez pour un commencement, et je vais la présenter à ses nouveaux maîtres ». Et il m'emmena, à ma grande satisfaction ; car l'air et le ton toujours rechignés de ma tante me faisaient appréhender un tête à tête avec elle.
Elle me laissa partir en m'enjoignant bien de ne pas avoir de complaisance en cuisine comme j'en avais eu en apothicairerie.
CHAPITRE IV.
Je déjeûne avec monsieur de Lafleur. Il veut me donner une leçon de cuisine.
S itôt que nous fûmes hors de chez ma tante, monsieur de Lafleur me demanda de quelle complaisance elle voulait donc me parler, puisqu'il avait été témoin lui-même du refus obstiné que j'avais fait chez son maître... et par où j'avais pu la fâcher si fort.
Moi qui y allais à la bonne foi, et qui aurais été très-chagrine de me voir soupçonnée d'un tort par celui qui me témoignait tant de bonne volonté, je lui avouai ingénuement que je croyais que ma tante avait quelque sujet particulier d'humeur, ou quelque lubie qui lui troublait l'esprit, puisque loin de me sentir coupable en rien, je n'avais cherché qu'à faire quelque chose qui lui fût agréable... Bref, que ne pouvant pas prendre sur moi de donner de lavemens pour lui plaire, j'avais cru du moins devoir consentir à m'en laisser donner le semblant d'un par son élève... et le tout pour contribuer à le former.
Ce mot de semblant que je venais d'employer, fournit à monsieur de Lafleur l'occasion de me faire plusieurs demandes inintelligibles pour moi, et auxquelles je ne pus répondre d'une manière satisfaisante apparemment ; car me questionnant toujours, et sur la seringue et sur la canule d'Anodin, que je n'avais pu voir, et sur la façon dont il s'était posté pour opérer, ce que je n'avais pas regardé non plus,... et si le lavement avait pénétré... Sur ma négative, il finit par me dire, en riant cependant, que ma tante avait eu raison de me défendre la sauce aux cornichons.
« Eh mais, monsieur lui dis-je, aussi piquée alors contre lui que contre ma tante, je ne conçois rien aux emblêmes que vous me faites ainsi qu'elle, et il n'y a pas eu de sauce dans tout cela. Tant mieux, reprit-il, et c'est bien heureux pour vous Mais vous l'avez échappé belle, et la bonne tante est arrivée fort à propos ... Au reste, ma chère enfant, je vous conseille très-fort, et pour votre bien, d'oublier ce petit Anodin, et de ne plus recevoir des semblans de lavemens de personne,... à moins que ce ne soit de moi.
» Comment de vous, monsieur ? Est-ce que vous voudriez aussi vous destiner à cet état-là ? Est-ce que monsieur l'abbé, votre maître, voudrait priver ma tante de son emploi pour vous le donner ?... Ah ça ne serait pas généreux à vous d'aller sur ses brisées ; et puisque vous avez la bonté de vouloir faire du bien à la nièce, ayez donc encore celle de ne pas retirer à la tante son gagne-pain
» Soyez bien tranquille, charmante et innocente Suzon, me dit-il en m'embrassant (car nous étions dans une petite rue où il ne passait personne alors) je n'ai pas les intentions plus clystérisantes que les vôtres, et jamais je ne donnerai de lavemens à aucun homme. Je m'expliquerai avec vous sur tout cela quand nous allons avoir fait plus ample connaissance ; mais vous n'avez sans doute pas déjeûné, car il est de trop bonne heure, et comme ce n'est pas encore le moment de vous présenter dans la maison où je vous conduis, nous allons entrer dans une auberge. Tout en mangeant un morceau pour vous remettre de la frayeur et du chagrin que vous a fait la colère de Geneviève, je vous donnerai quelques petites instructions préliminaires dont vous avez besoin pour le nouvel état que vous allez exercer ».
Sensible à l'intérêt qu'il prenait à moi, je le suivis sans rien répondre, mais remerciant intérieurement le ciel de m'avoir envoyé ce digne protecteur.
Nous nous arrêtâmes bientôt après chez un marchand de vin traiteur qui avait des petits cabinets fort propres, et monsieur de Lafleur en ayant choisi un et commandé un joli déjeûner, m'y fit entrer avec lui. La fenêtre donnait sur un petit jardin très-agréable ; il faisait fort chaud, et nous la laissâmes ouverte, tant pour avoir de l'air que pour jouir de la vue des fleurs.
On nous servit un charmant ambigu et d'excellent vin. Peu accoutumée à un ordinaire si délicat, et excitée par les prévenances de monsieur de Lafleur, qui garnissait toujours mon assiette et remplissait mon verre (avis que je donne en passant aux jeunes filles qui déjeûnent avec des hommes jeunes ou vieux) j'officiai de bon courage... Les propos gais qu'il me tenait, assaisonnés toujours de complimens flatteurs sur ma figure, sur ma taille, enfin sur toute ma personne, m'ayant mis moi-même en très-belle humeur... (qu'on prenne aussi garde à cela ; tous ces jolis moyens-là nous enivrent encore plus que le vin) j'oubliai bientôt la tracasserie que ma tante m'avait faite, et le conseil qu'elle m'avait donné en me quittant, de n'avoir plus de complaisance ; et toute pénétrée des bons procédés de monsieur de Lafleur, je pensais au contraire que je n'en saurais avoir assez pour lui.
Sous prétexte de la chaleur, il m'avait débarrassée de mon fichu, et la blancheur de mon cou et de mes épaules m'avait déjà valu de nouveaux éloges. Ma gorge même, qui commençait à se montrer avantageusement, avait aussi été l'objet de son admiration, et innocemment je le laissais regarder et toucher tout cela, parce qu'en même temps il avait l'attention et l'adresse de me dire, comme ma tante, qu'il ne fallait le laisser toucher à personne. Le moyen de se défier d'un mentor qui vous donne de si bons avis ... D'ailleurs l'amour propre... d'ailleurs le vin... (car je commençais à être en pointe) prêtaient encore à la situation, et contribuaient à lui faire plus beau jeu.
Voulant pourtant donner à ses gestes familiers une apparence de nécessité, il me mit sur le chapitre de la cuisine ; et pour juger de ma science, lui qui, disait-il, était expert en cette partie, et joignait à la qualité de valet de chambre de monsieur l'abbé, celle de son cuisinier, il me questionna sur différens ragoûts et accommodages, et rabattit enfin sur l'embrochage et le retroussement d'une pièce de volaille.
N'étant pas content de mes réponses sur cet article, il dit qu'il allait me donner une leçon, et pour me la rendre plus sensible par des exemples, s'appliquer d'abord à me faire bien observer les jointures des membres... Mais comme nous n'avions pas de volaille pour servir à ces démonstrations, il ajouta en plaisantant qu'une jeune et jolie fille comme moi, fraîche et grassouillette, pouvait bien figurer une poularde, et qu'il m'allait faire remarquer sur moi-même tous les détails de l'opération.
J'éclatai de rire à cette proposition, aussi folle que ridicule, et sans y entendre malice, mais seulement pour le prendre en défaut, je consentis à le laisser démontrer. Il me faisait toujours boire à bon compte, et la jeune fille commençait à n'avoir guères plus de raison que l'oiseau qu'elle allait représenter.
Il me tira les bras nus hors de mes manches, et me les retournant doucement par-dessus mes épaules qu'il baisait par occasion : « Voilà, dit-il, comme on place les ailes ; quelquefois on coupe ces extrémités-là », en donnant de petits coups sur mes mains et sur mes pieds : « Mais ici ce serait dommage, et nous conserverons tout. Après, voici comme on arrange les cuisses » ; et sa main préceptorale arrangeait en même temps : « On met une barde ici dessus et une autre par là, et ensuite on embroche par ici ». Alors, emporté par l'intérêt qu'il mettait à sa leçon, je ne sais avec quoi il figurait déjà la broche... quand ma chère tante, que le hasard avait amenée pour ses fonctions dans la maison d'un malade tout vis-à-vis du cabaret où nous étions, se mit à la fenêtre pour vider un bassin, et plongeant directement sur la nôtre toute grande ouverte, elle aperçut sa pauvre nièce que l'on métamorphosait en poularde.
Elle jeta un cri perçant, et du même temps nous lança le bassin tout rempli qu'il était. Il me tomba juste sur le milieu du corps, et s'y étendit désagréablement, en guise de la barde que monsieur de Lafleur n'avait fait qu'indiquer.
Cette immersion subite et fétide, ainsi que le contact douloureux du vase, nous rappelèrent soudain tous deux, monsieur de Lafleur à la prudence, et moi à la raison et au repentir assez tardif, il est vrai, mais du moins encore à temps pour me sauver de plus grand mal. Il est pourtant heureux, me disait-il encore, que vous étiez découverte, ça fait que vos habillemens n'en seront pas gâtés. Je le repoussai vivement, et m'essuyant de ce déluge infect, et me rajustant de mon mieux, je commençais à lui adresser des reproches amers et bien mérités sur son inconséquence et les libertés indécentes qu'il venait de prendre, lorsque ma tante entra furieuse pour partager entre nous deux les apostrophes les plus énergiques.
Sa distribution ne fut pourtant pas égale, car ne pouvant nous sermonner tous deux à la fois au gré de sa colère, elle se contenta d'agir, avec la langue, sur lui qui était le plus coupable, tandis que ses pieds, ses poings et ses ongles marquaient et terminaient toutes ses périodes sur les différentes parties de mon corps.
Monsieur de Lafleur cependant, se reprochant d'être auteur de tout le scandale et de ses suites violentes, par l'abus qu'il avait fait de ma simplicité, se mit entre ma tante et moi, et, au risque de rembourser à ma place quelques-unes des gourmades dont elle me régalait si libéralement, il prit tout sur son compte, lui avouant lestement que tout ce qu'il en avait fait n'était que pour rire, et pour se convaincre par lui-même du degré de mon ingénuité qu'il lui assura être entière.
Au reste, ajouta-t-il, il était bien éloigné d'avoir eu aucun mauvais dessein, puisqu'au contraire, et d'après la preuve qu'il avait acquise par là de mon innocence, son projet était, sous son bon plaisir, de partager avec moi sa petite fortune actuelle qui était déjà en assez bon état, et qui ne pouvait que s'augmenter encore, et fort vîte, par les bontés que monsieur l'abbé, son maître, avait pour lui.
Ma tante fut un peu appaisée par cette explication à laquelle il donnait un grand air de bonne foi, par des caresses et des complimens qu'il sut adroitement lui faire à elle-même, et plus encore par l'aspect d'un pâté de jambon dont il la pressa vivement de faire l'ouverture, après lui avoir versé et fait avaler au préalable un grand verre de vin de Chably, excellent, disait-il, pour lui rasseoir les sens. Elle consentit enfin à s'attabler avec nous, et à oublier la leçon de broche, comme elle avait passé par-dessus celle de la seringue, mais en revenant toujours à son refrein favori, qui était la défense expresse de me laisser jamais endoctriner par d'autre qu'elle, dans tel talent que ce fût.
Cette seconde bourrasque ainsi heureusement calmée, la tranquillité revint parmi nous, et sans plus parler ni de lavemens ni de cuisine, on ne pensa plus qu'à boire et à manger.
On s'acquitta si bien de ce dernier et joyeux office, qu'en peu de temps l'ambigu, qu'à l'exception du vin nous n'avions fait qu'effleurer avant l'arrivée de ma tante, fut absorbé dans nos estomacs complaisans, où il se nicha comme repas préliminaire que monsieur de Lafleur nous offrait à compte du régal prépondérant qu'il devait nous proposer pour la disposition à la convention et à la signature de ses accordailles avec moi ; car il faisait déjà entrevoir à ma bonne et crédule tante, ainsi qu'à moi, que ses vues se portaient uniquement là, sitôt, disait-il, qu'il serait parvenu à m'assurer un état.
La carte payée, il prenait congé de ma tante, et parlait de me conduire chez mes nouveaux maîtres ; mais la fine Geneviève, dont la prudence sommeillait quelquefois un peu, mais ne s'endormait pas tout-à-fait, avertie d'ailleurs par la double expérience qu'elle venait de faire de ma grande simplicité, et du danger qu'il y avait à m'abandonner à moi-même, observa très-poliment à monsieur de Lafleur que quoiqu'elle eût en lui toute la confiance possible, et qu'il devait mériter après la déclaration si honorable pour nous qu'il nous avait faite de ses sentimens, elle croyait qu'il serait plus décent que sa nièce fût présentée en condition par-devant elle, que par un jeune homme tout seul, et qu'en conséquence elle allait nous accompagner.
Monsieur de Lafleur voyant qu'elle était décidée à ne pas démordre de l'article de la société, pensant d'ailleurs en lui-même qu'il retrouverait d'autres occasions plus avantageuses de tête à tête avec moi, ne s'obstina plus à me conduire seul. Nous partîmes donc tous les trois, après qu'il eût obtenu de ma tante, en l'embrassant la première, la permission de m'embrasser aussi pour preuve de notre triple et sincère réconciliation.
CHAPITRE V.
Je suis présentée chez un procureur.
N ous arrivons chez le monsieur et la madame dont monsieur de Lafleur me faisait espérer de diriger la cuisine. Ce monsieur était un procureur qui faisait les affaires de monsieur l'abbé, maître de mon introducteur, et la femme était madame la procureuse : ils étaient à déjeûner ensemble.
Si l'on, veut ici, pour que je ressemble à tous les romans faits ou à faire, avoir les portraits de ce couple dont je vais recevoir et exécuter les ordres, je puis les faire aisément, non sur ce que j'en vis alors, car au premier moment de mon arrivée, honteuse et étourdie des semonces que ma bonne tante m'avait faites en chemin, je restai derrière la porte, et ne pus d'abord connaître de ces futurs maîtres que la voix ; mais ayant eu depuis le temps d'examiner leurs figures, et d'apprécier leurs sentimens, je puis en faire la double description.
Monsieur le procureur était un homme de cinquante ans environ, l'air encore assez frais, mais d'un maintien tartuffe au premier abord, par l'habitude que les gens de cette profession ont de vouloir en imposer, et voir venir les autres. Des yeux très-vifs et très-perçans, recouverts de sourcils noirs et épais qui leur donnaient un regard à double entente, vous épluchaient et vous scrutaient toute une personne, avant que sa langue se fût mise en frais pour un seul mot ; mais lorsqu'ensuite elle avait pris son tour, elle se dédommageait amplement du petit retard que la politique lui avait imposé. Un cou tors et engoncé, un ventre épais, des jambes engorgées et arquées, s'emboîtant dans des genoux cagneux ; une voix rauque quoique glapissante par intervalle, sur-tout dans les finales... manière qu'il avait contractée sans doute par ses éloquens plaidoyers dans le barreau, qui, tout en étendant sa réputation et grossissant sa fortune, avaient affaibli et détérioré ses organes. Tel était son premier aperçu physique : quant au moral, on le jugera par le compte que je rendrai de sa conduite pendant le temps que je fus à son service.
Madame la procureuse, qui paraissait avoir trente-cinq à quarante ans, était maigre et pâle, mais sans l'air de maladie, car elle mangeait et buvait solidement (sur-tout quand elle assistait à des repas qui ne lui coûtaient rien). Des gens plus au fait que moi, et des tempéramens et des symptômes, m'ont appris depuis, que cela provenait d'une certaine chaleur de foie... qui, concomitant avec de certaines privations... entretenait en elle un certain appétit... qui, de l'intérieur exigeant et pâtissant, se manifestant au-dehors... mais je vois que je m'embrouille dans les définitions, et je ne suis pas encore assez savante pour achever celle-ci. Que le lecteur bénévole et plus instruit que moi, supplée donc de lui-même ce qui peut y manquer. Tant y a que madame la procureuse, grande brune à l'œil bien fendu et en coulisse, était maigre, pâle et même presque jaune... Et cependant il y avait quatre clercs dans l'étude... mais ce n'est pas encore là le moment de parler d'eux : chaque chose viendra à sa place, et il ne doit être question à présent que de ma présentation, et des deux individus devant qui elle eut lieu.
Monsieur de Lafleur entra le premier dans le cabinet où cet intéressant couple était assis auprès d'une petite table sur laquelle était un caraffon de vin d'Espagne pour monsieur, avec du beurre et des raves, et une tasse de chocolat pour madame ; plus, un saucisson qui, par sa place équivoque et aussi proche de l'homme que de la femme, ne me permit pas de décider au juste à qui des deux il était destiné... Mais cet article-là n'est pas encore de la compétence de ma narration : allons au fait.
Sitôt que monsieur de Lafleur fut devant les époux, il leur tourna joliment et en bref un petit compliment analogue et à double fin, dont le résultat fut : « Et voilà une cuisinière que je vous amène ».
Ma tante qui, en raison de son âge et de sa qualité, marchait immédiatement après notre introducteur, parut en même temps et fit une petite demi-révérence d'un air de prétention : ce qui n'était pas fierté de sa part, mais l'habitude de voir toujours les plus grands personnages s'humilier devant elle.
« Ah double contrôle » s'écria le procureur, en grimaçant et redescendant un verre de vin que sa main montait à sa bouche « je ne peux pas avaler celui-là ... Comment, morbleu voilà ce joli sujet que vous m'avez annoncé Mieux valait ne pas comparoir, et vous laisser condamner par défaut ; elle est trop vieille, et je n'en veux pas : néant à votre requête, débouté et hors de cour.
» Trop vieille dit monsieur de Lafleur surpris, et sans se retourner, ni voir que ma tante seule était derrière lui.
» Trop vieille reprit aigrement dame Geneviève, ah apprenez que telle qu'on est, on ne se donnerait pas encore pour ben des jeunesses ... Mais ce n'est pas moi, mon bon monsieur, qui veux être vote cuisinière ; non que je n'en sois ben capable pourtant, car sans vanité je l'ai été dans des maisons qui valaient un peu mieux que la vôtre, da ... Je ne vous dis pas ça par mépris mais c'est que vous non plus, il ne faut pas dédaigner les gens pour leur âge... Au surplus, c'est de ma nièce qu'on vous a parlé, et que v'là ».
Et elle vint me prendre derrière la porte où j'étais encore toute confuse, et me fit avancer.
« Oh je n'en veux pas, cria à son tour vivement la procureuse, elle est trop jeune. Si fait bien moi, j'en veux, reprit le procureur, en se déridant... Ah parlez-moi de celle-là. C'est positivement comme cela qu'il me la faut. Approchez, mon enfant, et n'écoutez pas madame. C'est moi qui suis le maître ici, et qui paie les gages. --- Oh monsieur, contentez-vous de choisir vos clercs, et de les renvoyer à propos de botte, comme vous faites si souvent ; moi, je veux avoir l'inspection sur les femmes qui entrent ici. --- Madame, mes clercs sont chez moi pour faire ma besogne, et si je les renvoie, c'est qu'apparemment je trouve qu'ils n'en font pas assez... ou même quelque-fois trop... Et vous, mademoiselle, la première chose que je vous recommande, c'est de ne jamais jouer avec eux.
» Ah dit monsieur de Lafleur, c'est une fille très-vertueuse, très-scrupuleuse même ; car un jour je l'ai vue refuser à monsieur l'abbé, mon maître... Oh oh contez-moi donc ça, dit en ricanant le procureur. Allons, déjà des histoires scandaleuses reprit la dame, en faisant signe à monsieur de Lafleur de se taire... Eh mon mari, vous êtes d'une curiosité ... --- Et vous, ma femme, d'un ridicule ... --- Mais ne voyez-vous donc pas que cette jeune fille rougit ?... --- Eh bien, tant mieux, c'est de bon augure, et ça m'intéresse à elle ; et il ajouta bas à Lafleur : vous me conterez ça une autre fois, mon ami, je veux connaître cet épisode-là.
» Oh madame, dit ma tante, je peux vous répondre de Javotte. Ses inclinations sont droites, et si jamais elle péche, ce ne sera que par ignorance ; mais je vous promets de la surveiller. --- A la bonne heure, car c'est bien scabreux ; et nos clercs sur-tout, sont de terribles pierres d'achoppement pour la vertu des filles --- Ah ah madame, vous en savez donc quelque chose ? Je prends acte de cet aveu-là, et j'y mettrai bon ordre. Le premier qui la regardera seulement, son congé est au bout de ce coup-d'œil là... Mais en voilà assez pour le moment ; ma fille, je vous prends à mon service, et vos gages courent d'aujourd'hui, que cela convienne à ma femme ou non. Pour vous, la bonne tante, je vous dispense de nous rendre de fréquentes visites. Je vous ai déjà dit que je n'aimais pas la vue des vieilles femmes.
» Eh là, là, monsieur, reprit Geneviève en se redressant une seconde fois, ne rebutez donc pas tant les vieilles... Vous ne direz pas toujours fi de moi, peut-être ; et pour peu que votre estomac se dérange, vous serez bien aise de me trouver là, sans me regarder. Je ne vous en dis pas davantage... Mais si le bon Dieu pouvait vous envoyer seulement une bonne colique, ressouvenez-vous de la mère Geneviève, et vous verrez ce qu'elle sait faire ».
Là-dessus monsieur de Lafleur ayant expliqué au procureur que ma tante était une virtuose en son genre, il fut convenu qu'elle aurait la permission de venir me voir une fois par semaine, tant pour s'informer de ma conduite que de l'état des bas-ventres des deux époux. Elle se retira avec monsieur de Lafleur, qui lui donna le bras, et je fus conduite par le procureur et installée dans sa cuisine.
CHAPITRE VI.
*Quiproquo d'un lavement. Grand déchet
pour ma tante.*
M a tante rentrant chez elle, trouva un billet qu'on avait glissé dans sa serrure, qui l'avertissait qu'elle eut à se rendre au plutôt chez le révérend père prieur des Carmes, pour des besoins pressans concernant ses fonctions.
Elle était alors dans un état un peu équivoque, car monsieur de Lafleur, qui voulait à tout prix gagner ses bonnes grâces, afin d'avoir un libre accès auprès de moi, lui avait fait faire en revenant de chez le procureur une seconde station à l'auberge où nous avions déjeûné, et l'avait pansée noblement. Ma tante, quoique fort raisonnable, et naturellement très-ménagère, n'en était que plus disposée à profiter d'une belle occasion quand elle se présentait. Elle s'était donc d'autant plus volontiers abandonnée à celle-ci, qu'elle avait calculé qu'un bon déjeûner et un bon dîner la dispenseraient d'un mauvais souper.
D'après l'injonction du billet, elle se disposa promptement à aller rendre ses devoirs au révérend prieur des Carmes, elle partit munie de sa seringue, et arriva au couvent.
C'était le lendemain d'une fête qu'on avait célébrée aux Chartreux, où le prieur des Carmes avait été invité par les gros bonnets de l'autre ordre, et où la chère avait été complète en poisson, car on sait que c'est la nourriture habituelle et exclusive de ce couvent. Or comme il est naturel de se dédommager d'une privation par une jouissance, ces bons moines auxquels le gras est défendu, se consolent dévotement par la qualité et la quantité du maigre :
Il est avec le ciel des accommodemens.
Le prieur carme, pour qui c'était vraiment un régal, s'en était donné à cœur-joie, comme on dit... Mais peu accoutumé à ce régime, son estomac, dont la capacité ou la chaleur n'avait pu répondre à sa gourmandise, avait bien reçu tout ce qu'il avait plu à sa bouche de lui voiturer, mais n'avait pas su le digérer... de sorte qu'une moitié d'esturgeon qu'il avait voulu emballer de trop, disputant pour trouver place avec les poissons préoccupans, il en était survenu un gonflement, un engorgement,... bref, des crispations, des contractions, et enfin tous les tenans et aboutissans d'une indigestion bien conditionnée. Les douleurs étaient violentes, et l'urgence des remèdes augmentant de moment en moment, il n'y en avait plus à perdre, et le révérend était déjà presque hors de connaissance...
Pour comble de malheur, il n'y avait rien de préparé dans son appartement ; le prieur, peu sujet à ces sortes d'accidens, ayant toujours eu la précaution de garnir plutôt ses armoires de confortans, de restaurans et d'échauffans, que de rafraîchissans et d'évacuans. Ma tante qui croyait trouver les laxatifs tout disposés, n'avait apporté, comme j'ai dit, que l'instrument nécessaire pour les envoyer à leur destination, et le père pharmacien qui était sorti, avait emporté les clefs de l'apothicairerie du couvent.
Dans cette crise embarrassante, ma tante se rappela que dans la même rue et à quelques pas, il devait y en avoir une boutique... Car consommée comme elle l'était dans cette partie, elle savait sur le bout de son doigt, et à en faire l'appel rue par rue, le nom et la demeure de tous les apothicaires qui existaient dans Paris et ses fauxbourgs. Elle y courut donc, ne doutant pas qu'elle n'y trouvât ce qu'il lui fallait tout prêt, parce que dans ces boutiques-là on tient toujours des lavemens à disposition, comme chez les limonadiers, du café devant le feu.
Effectivement, en entrant dans le laboratoire, elle aperçut deux seringues remplies, encore chaudes, et debout contre un fourneau. Le maître apothicaire n'y était pas ; mais le garçon qui venait de les lui voir remplir, pensant naturellement que c'était pour cet office habituel, consentit à les laisser emporter à ma tante, sur-tout quand elle eut dit que c'était pour monsieur le prieur des Carmes ; qu'elle l'avait engagé à lui donner sa pratique, et qu'il acquitterait les fournitures qu'on lui ferait, avec des fioles de cette fameuse eau (des Carmes) dont la composition avait donné tant de renommée à leur couvent.
Or il faut savoir à présent que l'apothicaire absent ne se mêlait pas seulement de pharmacie, et ne se bornait pas à l'humble région des pays-bas ; mais s'étant lancé depuis peu dans la physique, il ambitionnait l'honneur de s'élever jusqu'aux plus hautes régions de l'air. Animé et guidé par les différens procédés des Robert, des Mongolfier et des Blanchard, il avait, à force de rêver, de calculer et de décomposer, imaginé une manière pour faire aussi envoler un globe. Il venait, en un mot, de finir cette nouvelle et intéressante composition ; il avait rempli ces deux seringues d'air inflammable, et avait été se promener ensuite pour se délasser de ses travaux, bien éloigné de se douter de la qualité du ballon qui allait servir à l'expérience qu'il avait projetée.
Ma bonne tante qui ne soupçonnait pas non plus le brillant phénomène dont elle allait donner le spectacle, revint toute essoufflée chez le prieur, et se hâtant d'administrer ces remèdes, dont on attendait un effet si salutaire, elle lui injecta promptement jusqu'à la dernière bulle d'air contenue dans les deux seringues.
« Dieu soit loué, disait-elle, triomphante, en se relevant et secouant, les instrumens devant les assistans, je crois, mes révérends, et je me flatte que cela s'appelle des lavemens donnés proprement et dans le dernier goût ... Voyez, il n'y en a pas une goutte de perdue ».
Mais, ô prodige à peine eut-elle articulé ces mots, que le corps du prieur se gonflant comme un muid, s'enleva de dessus le lit où il gisait, et s'envolant au plafond malgré les efforts des moines qui voulaient le retenir, cassa le né à l'un, pocha un œil à un autre, et enfonçant la porte de sa chambre, enfila le cloître, de là l'église, et s'élevant toujours, creva une fenêtre dans les travées d'en haut, et disparut comme un cerf-volant, à la vue de tous les religieux émerveillés. Les uns couraient par le jardin en criant après lui, d'autres se prosternaient à genoux, et le reste se mit à sonner les cloches du monastère, ou pour annoncer ce miracle à tous les fidèles habitans du quartier, ou dans l'intention de ceux qui font battre la caisse pour retrouver un effet perdu.
A ce bruit, tout le monde accourut en foule et put jouir quelque temps de la vue du révérend père prieur, qui, comme un nouvel Elie, enfilait la route du ciel, à la différence cependant que le premier avait laissé tomber son manteau pour son disciple Elisée, et que ce dernier ne laissait tomber que ses culottes, qui retenues par ses mules, n'arrivèrent heureusement pas jusqu'à terre. Je dis heureusement, car il y aurait eu vraisemblablement bataille entre les moines pour savoir à qui ce précieux vêtement serait demeuré,... à moins que pour s'accorder tous ils n'en eussent fait des reliques pour aider encore à mettre à contribution les dévots et crédules imbécilles du quartier.
Pendant que le prieur volait ainsi au firmament pour s'y nicher comme une nouvelle étoile, les moines qui s'étaient trouvés dans sa chambre au moment de l'injection des remèdes, soupçonnant quelque maléfice nécromancien, avaient arrêté ma pauvre tante, et en l'injuriant et la brutalisant, la menaçaient de l'envoyer au pape et de la faire livrer à l' inquisition pour être brûlée vive comme maudite sorcière... Elle pleurait amèrement, et s'excusait sur ce que ce n'était pas elle qui avait composé les lavemens, ce qui était facile à vérifier. Mais les moines ne sont pas aisés à persuader, encore moins à attendrir, et l'on opinait au moins pour la renfermer à perpétuité dans un cachot souterrain.
Par bonheur pour elle, l'orgueil et le calcul d'intérêt, aussi puissans sur les frocards que la rancune et la vengeance, vinrent à son secours. Les plus politiques d'entre eux ouvrirent l'avis de profiter de cet événement extraordinaire pour confirmer à cette aventure l'air de miracle qu'elle avait déjà. « Un prieur de Carmes enlevé dans le ciel en plein jour, à la vue de tout le peuple disait le père procureur, jugez donc quelle bénédiction pour notre couvent, et comme les aumônes vont nous pleuvoir de tous côtés
» Oui, mais, reprenait le père infirmier, qui était le plus rétif de la bande (sans doute par jalousie de ce que ma tante lui avait soufflé le noble privilége de l'introduction de la canule), cette femme jasera, elle détruira la supposition du miracle en disant que c'est l'effet de son lavement... ou même elle ira dans un autre couvent qui, envieux de notre bonheur, la paiera bien pour renouveler la même épreuve sur un de leurs sujets qu'elle fera envoler pareillement. Ce couvent partagera avec nous la vénération du peuple, et qui pis est, ses aumônes et ses libéralités... Or tout bénéfice partagé diminue et devient bientôt à rien. Je conclus donc à ce que, pour jouir seuls de la faveur dont la providence nous gratifie, ou plutôt du bien que notre adresse et notre prudence peuvent nous procurer en cette occasion, ladite clystériseuse soit séquestrée et mise hors d'état de nous causer ni inquiétude ni dommage ».
On alla aux voix, et le cruel avis de ce féroce vénérable prévalait déjà ; car qu'est-ce pour des moines que la liberté ou même la vie d'un individu, mises en comparaison avec les intérêts de leur avarice et de leur momerie ?... Déjà l'ordre était donné pour enfermer ma pauvre tante ; déjà le frère geôlier s'avançait pour la saisir et l'entraîner dans un caveau, lorsqu'un tumulte étourdissant fit retentir la voûte de l'endroit solitaire où s'était tenu ce mystérieux et effrayant conciliabule. L'église, le cloître, le jardin, le terrein entier du couvent suffisaient à peine à contenir l'affluence du monde qui se pressait pour entrer. Les moines qui avaient jugé ma tante, stupéfaits de ce bacchanale, coururent au-devant pour s'éclaircir de la cause de ce mouvement incroyable et indéfinissable. C'était le révérend père prieur que l'on ramenait.
Emporté dans son vol rapide, on ne peut juger jusqu'où il aurait été, si en passant sur la butte de Montmartre il n'avait été accroché par sa robe à l'aile d'un moulin qui, heureusement pour lui, était alors en panne. Il était donc resté là suspendu, et toujours dans la même attitude qu'il avait en partant, la culotte sur les talons.
Le meunier, qui attendait le vent pour faire moudre du grain qu'on lui avait apporté, voyant la girouette s'agiter, et jugeant le moment favorable, fit sortir ses garçons pour garnir les ailes et les orienter. Le premier objet qui frappa leur vue, parce que le vent, qui soufflait déjà fort, enlevait la chemise du prieur, fut le postérieur béni qui se présentait, en guise de patène, à leurs dévots hommages.
Ces pauvres fariniers se signèrent d'abord d'effroi, pensant qu'il n'y avait qu'un suppôt de Satan qui pût leur offrir un pareil spectacle, et en telle place ; mais bientôt, apercevant le scapulaire, et pleins de respect pour la robe monacale, ils s'agenouillèrent dévotement et récitèrent tant bien que mal le Pater et l' Ave , qu'ils avaient appris de leur vicaire ; de-là ils allèrent chercherle curé, qui ayant entendu le cas, marcha en cérémonie avec son fourniment complet, escorté desmarguilliers, suivi des bedeaux, et précédé du vicaire qui portait la croix, et du sacristain quisonnait en avant, pour aller détacher et redescendre le très-saint et très-humble... mais très-enfléserviteur de Dieu.
CHAPITRE VII.
Suite de l'affaire du lavement.
D 'après la reconnaissance du saint uniforme, le curé s'était cru obligé de reconduire le prieur à son couvent, et sa petite escorte s'était grossie en chemin de tous ceux que la dévotion, la curiosité et l'extraordinaire du cas avaient amenés sur son passage et entraînés à sa suite...... et vraiment il y avait du miraculeux dans cette affaire, même pour ceux qui, n'étant pas instruits du voyage aérien que ce corps avait déjà fait, n'en considéraient que l'énorme volume. Effectivement, pour en avoir une idée, vu l'extension que la force de l'air inflammable avait donnée à toutes ses parties, on doit au moins se figurer le colosse du ci-devant saint Christophe à Notre-Dame, la métropole de Paris.
Aussi chacun, émerveillé du coup d'œil, ne voyait cela que comme un véritable prodige. Les hommes admiraient en masse ; les femmes, plus curieuses, entrant dans les détails et s'extasiant sur de certaines proportions (car malgré la modestie, les vêtemens n'ayant pas subi la même augmentation, ne pouvaient plus se refermer), s'écriaient : « Ah c'est miraculeux » Jusqu'à une vieille bonne femme qui, arrêtée pour voir passer le cortége, faisait faire des remarques à sa voisine, en lui répétant : « Voyez donc, mais voyez donc, ma commère, voilà pourtant la preuve que c'est bien vrai ce qu'on nous a dit des Carmes » Et cette observation, qui ne tomba pas à terre, comme l'on dit communément, servit encore par la suite à propager la réputation des pères de cet ordre.
Le gigantesque prieur était enfin arrivé dans le couvent, et le peuple s'était écoulé petit à petit ; mais des flots de curieux arrivant de nouveau, remplaçaient à mesure les partans. Le révérend, déposé sur un fauteuil, cédait encore momentanément aux impulsions du reste de l'air inflammable qui, malgré l'évaporation, garnissait encore son intérieur, et se serait enlevé derechef ; car deux moines des plus robustes ayant essayé de le contenir, furent soulevés avec lui à quelques pieds ; deux autres qui se pendirent après les jambes de ces premiers, perdaient encore terre, et l'on risquait de voir une enfilade de carmes s'envoler ainsi, accrochés les uns aux autres, si l'on ne s'était enfin avisé, en les redescendant, d'attacher le fauteuil du prieur et lui dessus, avec de fortes cordes, après deux colonnes de pierre qui décoraient sa chambre.
La connaissance ne lui revenait toujours pas, et ce qui avait paru d'abord pouvoir se faire supposer comme un miracle, risquait de finir par être scandaleux. Les plus prudens des moines, voyant le besoin d'assoupir dès l'origine cette histoire équivoque sauf à en tirer parti par la suite, opinèrent donc à commander à ma tante d'aller chercher l'apothicaire chez qui elle avait pris les lavemens...
Il vint au couvent, avoua la cause de l'accident, donna des secours au prieur ballonné , vint à bout de réduire son corps à son état naturel et à la santé, et il ne resta plus du prétendu miracle, l'enflure du moine détruite, que l'enflure de l'imagination du peuple, qui contribua encore quelque temps à enfler aussi les revenant-bons du couvent.
Le secret fut recommandé à l'apothicaire et à ma tante, sous peine de poursuite judiciaire, voire même d'excommunication et de damnation éternelle. Le couvent se referma, le peuple se retira, le pharmacien regagna son laboratoire, et ma tante son grenier ; lui, en promettant de renoncer à la physique, puisqu'elle faisait envoler les prieurs de couvent ; et elle, en jurant de ne plus seringuer d'ecclésiastiques ou de moines, puisqu'on y risquait sa liberté dans ce monde et son salut dans l'autre.
CHAPITRE VIII.
Bataille dans la cuisine du procureur.
C ette malheureuse et ridicule affaire donna beaucoup à penser à ma tante, qui à peine rendue chez elle, réfléchit, pesa et balança beaucoup pour déterminer si elle continuerait ou non l'état de la seringue. Des événemens bien moins conséquens l'avaient déjà fait renoncer à des emplois plus relevés. Sa conscience timorée lui faisait regarder comme un péché doublement mortel, et d'avoir fait, quoiqu'involontairement, voyager en l'air un prieur de Carmes, et d'avoir exposé son postérieur sacré aux regards profanes d'une tourbe mondaine, et la décidait presque à faire abjuration... de l'autre, l'amour propre, car il est permis d'en avoir dans telle partie que ce soit, quand on y excelle, la rattachait à la canule, et la revissait plus que jamais sur la seringue.
Elle s'en remit enfin à se décider par les circonstances, et à voir si cet événement, qui faisait beaucoup de bruit, serait nuisible ou favorable à ses intérêts, en augmentant ou diminuant le nombre de ses pratiques.
Pendant que ceci se passait, j'étais dans la cuisine de mon procureur, et les deux premiers jours s'étaient écoulés assez tranquillement, sauf les vivres, dont on me faisait une part bien mesquine.
Le matin du troisième, monsieur de Lafleur vint me faire une visite. Il commença par m'apprendre l'histoire du lavement inflammable de ma tante, de l'éclat prodigieux qu'elle faisait dans le monde, et me fit craindre que cela ne lui devînt très-préjudiciable. Enfin il me remit sur le chapitre de son amour, me dit qu'il avait des propositions très-sérieuses à me faire pour le projet de notre établissement, et qu'il venait me chercher pour aller déjeûner avec lui en un lieu où nous serions plus à notre aise pour nous expliquer. Moi, qui me ressouvenais de sa leçon de cuisine au cabaret, et qui avais bien promis à ma tante de ne me plus retrouver seule avec lui en pareil endroit, du moins avant le mariage, je lui répondis qu'il m'était impossible de sortir, et que monsieur le procureur me l'avait expressément défendu.
« Eh mais, reprit-il, prenez le prétexte d'aller acheter quelque provision dont on a toujours besoin dans une cuisine ; je vais sortir devant, et vous attendre au coin de la rue. On gagne une heure comme ça, sans que ça paraisse. Oh ce prétexte-là, lui dis-je, ne servirait à rien. Madame sort toujours avec moi pour cela. C'est elle qui achète et qui paie ; moi, je ne fais que porter la marchandise. --- Ah la belle précaution de procureuse ... Eh bien, dites-lui que c'est pour vous aller faire prendre mesure d'une paire de souliers ou d'un casaquin, et je vous demanderai la permission de vous en faire le petit cadeau. --- Non. Cette malice-là est encore prévue. Madame m'a dit qu'elle ne voulait pas qu'on me prît aucune mesure qu'en sa présence. --- La peste soit de sa prévoyance Supposez-lui donc que votre tante est malade, et qu'elle veut vous voir. --- Oh elle ne me le permettrait pas davantage, elle craint trop le mauvais air pour cela, et elle m'a même prévenue d'avance que si je tombais malade, j'irais me faire soigner hors de sa maison. --- Le Diable l'emporte Puisse-t-elle attraper une bonne fièvre elle-même ... Oh mais, pour le coup en voilà une immanquable dites-lui que c'est pour aller à confesse, que votre confesseur vous a remise à aujourd'hui pour vous donner l'absolution. --- Ah ben, oui elle me répondrait ben vîte que si je fais d'assez gros péchés pour qu'on m'ait refusé l'absolution, elle ne veut pas d'un mauvais sujet comme moi chez elle. --- Eh mais, morbleu il n'y a donc pas de ressources ? --- Oh non ; pour sortir il n'y en a aucune. Le mari et la femme m'ont déclaré tous les deux que je devais me regarder comme clouée ici. --- Que Lucifer les y enchaîne, eux, ces maudits tyrans-là ... Oh je vas vous chercher une autre condition que celle-là ; c'est trop incommode ... Mais du moins je peux déjeûner ici avec vous. Ils ne seront pas scandalisés de m'y voir, peut-être bien ? --- Dame, je ne sais pas ; mais comme ils ne me l'ont pas défendu, nous pouvons l'essayer ».
Monsieur de Lafleur se décida enfin pour ce dernier parti. « Avez-vous la clef de la cave ? reprit-il, nous y descendrions ensemble. --- Oh non. C'est monsieur le procureur qui la garde. --- Oh le vilain ladre Je m'en doutais bien. Mais je vois un petit jardin là où il y a un berceau couvert ; allons nous y promener un instant. --- Cela n'est pas possible non plus. Comme il y a beaucoup de fruits, le procureur en serre la clef avec celle de la cave. --- Le chien d'homme a pris ses précautions sur tout Restons donc là, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement... Ah mais à propos, je m'avise encore. Je ne vois pas de lit ici. Vous avez donc une chambre ? --- Oui, au grenier. --- Ah Dieu soit loué Au-grenier soit. Nous y serons toujours plus tranquilles qu'ici, où tout le monde peut venir nous écouter. Montons-y, ma chère Suzon. --- Ça ne se peut pas davantage. C'est madame qui me l'ouvre le soir pour me coucher : elle m'y enferme la nuit, et quand elle m'a rouvert le matin, elle emporte la clef dans sa poche. --- Eh mais, ventrebleu vous êtes donc en prison ici ? --- Oui : c'est bien à-peu-près la même chose. --- Oh c'est trop fort et pas plus tard que demain je vous trouverai une autre maison, où on ne vous enfermera pas. En attendant, déjeûnons toujours, et si vos enragés de maîtres se fâchent, eh bien, tant mieux ; je vous emmènerai tout de suite avec moi. Y a-t-il quelques provisions ici ? --- Oui, il y a du beurre, des œufs, du petit salé, et des pigeons pour faire une compotte pour leur souper. --- Oh morbleu c'est excellent ; nous allons faire sauter tout ça... Ils jureront, et c'est ce que je demande. Où tout ça est-il ? --- Dans ce grand buffet-là, dont madame a toujours la clef aussi. --- Comment, encore cette clef-là ... Eh mais, comment faites-vous donc pour le fricasser ? --- Quand il est l'heure que je commence le repas, elle vient me donner ce qu'elle veut que j'accommode. --- Que le tonnerre la confonde C'est dit et décidé, vous ne resterez pas ici. Je m'en vais chercher du vin et du fricot,... et du pain aussi ; car apparemment on vous en coupe un morceau quand on veut permettre que vous mangiez ? --- Ah mon Dieu, tout fuste. --- Oh les vilains les avares les cancres ... ».
Et il descendit l'escalier en leur prodigant toute sorte d'épithètes.
Un peu après que monsieur de Lafleur fut sorti, un grand, jeune et faraud de clerc, qui avait déjà cherché trois ou quatre fois à me parler, entra dans ma cuisine. En rôdant par les montées, il avait entendu une partie de notre conversation. Après un petit compliment qu'il me fit d'un petit air fat, il me demanda ce que c'était que cet homme qu'il venait de voir descendre. Je lui répondis que c'était un ami de ma tante, le valet de chambre d'un abbé commendataire fort riche, et mon protecteur enfin.
« Ah protecteur, reprit-il d'un ton suffisant, est-ce qu'un homme comme ça est dans le cas de protéger ? --- Oui, monsieur, c'est lui qui m'a fait entrer dans cette maison ; mais il ne se bornera pas là, car il dit qu'il veut m'épouser.
» Fi donc s'écria-t-il avec dédain, une jolie et charmante fille comme vous n'est pas faite pour un malotru de valet. Il lui convient bien d'oser prétendre à cette bonne fortune-là ... Oh ma chère enfant, ajouta-t-il, en commençant à vouloir me caresser et me prendre le menton et les mains, vous devez aspirer à une plus brillante conquête ». Et voyant que je me reculais et me refusais à la liberté de ses gestes : « Oui, si vous voulez vous humaniser un peu, je vous ferais connaître quelqu'un qui vous aura bientôt fait oublier les viles propositions du valet d'un abbé ». Et tout en disant cela il avançait toujours sur moi, et voulait m'embrasser.
Je lui remontrais honnêtement qu'il s'émancipait un peu trop, et que monsieur le procureur n'entendait pas que je me laissasse conter fleurette chez lui, encore moins que l'on prît avec moi de certaines libertés... Sans m'écouter il me serrait toujours, et m'ayant rencognée entre la cheminée et le buffet, il allait, disait-il, m'embrasser de force, pour m'apprendre à faire la petite cruelle... Ne me voyant plus de moyen pour l'éviter, je saisis l'écumoire avec quoi je venais d'écumer le pot-au-feu, et la portant vivement entre mon visage et le sien, qu'il appuya fortement au même instant, il se remplit toute la figure de graisse, et s'écorcha en plusieurs endroits avec les trous de l'écumoire, qui n'étaient que grossièrement limés.
Il se retira furieux, et tout en se débarbouillant avec un fin mouchoir blanc, il m'accabla d'invectives. Il me traita de petite mijaurée, de bégueule... et finit par me dire qu'une dévergondée qui s'abandonnait à un méprisable laquais, devait se trouver trop honorée des caresses d'un homme comme lui.
Monsieur de Lafleur, qui remontait pendant cette scène, avait, comme le clerc, écouté aussi un instant à la porte pour voir ce que la chose deviendrait ; mais à l'apostrophe impertinente que ce dernier venait de nous faire à tous deux à-la-fois, n'étant plus maître de sa colère, il ouvrit et entra brusquement.
« Comment mauvais gratte-papier lui cria-t-il, impudent saute-ruisseau tu as l'audace d'insulter une honnête fille, et de mépriser un brave homme qui vaut mieux que toi » et en même temps il lui fit voler à la tête une bouteille de vin qu'il apportait pour notre déjeûner. Le clerc esquiva heureusement le coup, et la bouteille, en se brisant contre le chambranle de la cheminée, inonda la cuisine des flots de la liqueur que nous aurions dû boire.
Monsieur de Lafleur, fâché de l'avoir manqué, et voulant réparer sa maladresse, ne perdit pas de temps, et en l'ajustant mieux, lui couvrit cette fois le chef, d'un poêlon de côtelettes de porc frais, dont la sauce lui brûla les joues et découla du haut en bas de sa personne. Le clerc, pour se venger, saisit le pot-au-feu à deux mains, et le lança contre son adversaire ; mais il tomba à moitié chemin, se brisa, et le bouillon qui était bien bouillant, éclatant et rejaillissant de tous côtés, nous échauda à tous, et à lui-même, les jambes, et augmenta l'inondation dans laquelle nous barbottions déjà.
Mon défenseur décrocha un saladier, et le lui cassa sur l'estomac. L'apprenti chicanier prit une soupière, et la lui brisa sur les côtes. Leur double fureur augmentant toujours en proportion du mal qu'ils se faisaient mutuellement, en un instant tous les plats, les assiettes et les verres furent en morceaux, et les deux assaillans n'ayant plus rien à se jeter, et ne pouvant avancer l'un contre l'autre pour se gourmer, à cause de l'encombrement des tessons qui arrêtaient leurs pieds, songèrent à s'attaquer de loin avec d'autres armes. Le clerc arracha le manche d'un balai, et en allait épousseter les épaules de mon protecteur, quand celui-ci empoigna la broche et se mit en posture de faire jouer à l'autre le rôle de dindon, un peu plus tragiquement que je n'avais joué celui de poularde.
Au vacarme de tout ce cassement et aux cris que je poussais, le procureur arriva juste à temps pour empêcher un assommage ou un embrochage, et peut-être tous les deux... Il recula d'horreur et de douleur à la vue des débris de tout son vaisselier...
Mais son aspect avait suffi pour faire tomber des mains des deux acharnés champions leurs armes meurtrières, qui bien heureusement n'étaient pas encore teintes de leur sang. Chacun des combattans voulut lui expliquer à son avantage le sujet de la dispute, mais le procureur, dont l'ame saignait à la vue d'un si effrayant déchet, les condamna sans vouloir écouter ni l'un ni l'autre. Il prononça que le délit était constant et constaté ; qu'ils étaient criminels tous deux, pris tous deux flagrante delicto , et qu'ils paieraient également tous deux chacun la totalité du dégât, l'un pour acquit de la perte réelle, et l'autre pour réparation du scandale qui en résultait.
Après ce bel arrêt, il mit monsieur de Lafleur à la porte, lui défendant de remettre les pieds chez lui, et l'assurant qu'il allait le recommander à monsieur l'abbé, son maître, et lui présenter un bon mémoire à défalquer sur ses gages. Ensuite il fit le décompte du clerc, et lui ayant retenu ce qu'il voulut pour la casse, il le congédia de même. Pour moi, il me dit qu'il ne jugeait pas ma cause pour l'instant, parce qu'il était trop en colère ; mais qu'il l'appellerait le soir, et qu'il entendrait mes défenses, si tant était que j'en eusse à produire.
CHAPITRE IX.
*Suite de cette affaire. Procès à huis clos
avec le procureur.*
L es deux condamnés et le juge retirés, et moi demeurée seule dans ma cuisine, toute abasourdie de la scène affreuse dont je venais d'être témoin, n'ayant presque pas entendu ce que le procureur m'avait dit en sortant, à cause de la confusion où était mon pauvre esprit, je m'attendais à tout moment à me voir donner aussi mon congé.
Dans cette pensée, tremblante sur la réception que me ferait ma tante en me voyant revenir ainsi chassée honteusement, je restais anéantie sur une chaise sur laquelle j'étais tombée au moment de l'apparition subite de mon maître... Cependant la force et la raison me revenant petit-à-petit, je me relevai, et me mis d'abord à ramasser les tessons et à balayer la cuisine, qui offrait à la vue le spectacle d'un champ où l'on venait de livrer une bataille.
En me rappelant à-peu-près le propos que le procureur m'avait tenu, je pensais que je n'étais pas quitte, et que même la plus forte moitié de l'abordage me restait à soutenir lorsque la procureuse, plus intéressée encore que lui, et qui n'avait consenti qu'à son corps défendant à me recevoir, serait avertie du furieux ravage qu'on venait de faire dans ses propriétés.
J'étais dans cette cruelle inquiétude quand je vis entrer un crocheteur portant une hotte couverte dans laquelle il y avait en faïence neuve de quoi réparer tout le dégât fait sur la vieille. Le procureur, qui l'amenait, l'ayant congédié, me dit d'un air à double entente, que je voyais déjà une preuve des bontés qu'il avait pour moi... Que ne voulant pas que sa femme fût instruite de cette fatale catastrophe, parce qu'elle me mettrait à la porte sur-le-champ, il avait pris des précautions pour lui en dérober la connaissance ; d'autant, comme il me l'avait déjà dit, qu'il se réservait à lui seul le droit d'éplucher mon affaire, et de prononcer en dernier ressort à mon sujet.
Là dessus, il m'ajouta que pour mieux donner le change à son épouse, que la soustraction du pot-au-feu pourrait mettre aux champs, il allait la retrouver dans une maison où heureusement elle avait été faire une visite ; qu'il lui dirait qu'il avait fait une œuvre charitable, en envoyant le bouillon et la viande à de pauvres gens malades, de son quartier, et qu'il se ferait prier à dîner, ainsi qu'elle... que par ce moyen je n'aurais rien à apprêter, et que conséquemment il me resterait tout le temps de remettre ma cuisine en état, pour que madame ne s'aperçût de rien à son retour, et il partit.
Je fus pénétrée d'une si grande complaisance de la part d'un maître, et je ne pouvais assez admirer la bonté de son caractère, qui lui faisait prendre tant de peine pour m'épargner des réprimandes de ma maîtresse. Il est vrai que je réfléchissais bien que du côté de l'intérêt il n'y perdait rien, puisque monsieur de Lafleur et le clerc lui payaient déjà entr'eux le double de sa faïence ; quant à son pot-au-feu, outre qu'il n'avait sans doute pas oublié de le porter en compte, il le retrouvait encore, et avec un bénéfice, sur un dîner entier et bon, qui allait de plus lui épargner le reste de la consommation qu'il aurait dû faire chez lui ; et il se procurait de surcroît l'honneur d'avoir fait une action charitable, en se vantant d'avoir substanté de pauvres malades. Cependant, j'avais tant de peur de sa femme, que je me croyais très-redevable envers lui de ce qu'il faisait, disait-il, pour me sauver de sa colère. On verra bientôt les motifs qui le faisaient agir, et on jugera si ma reconnaissance lui était bien due.
Je replaçai donc la nouvelle faïence dans les cases vides du vaisselier, comme après une bataille meurtrière, on met des recrues en place des vieux soldats dont le sang a payé la victoire : j'essuyai la graisse sur le buffet et sur les murs ; j'épongeai les carreaux et les lavai à plusieurs reprises avec force eau, pour effacer les traces et enlever jusqu'à l'odeur du vin qui les avait baignés, et j'attendis ensuite la rentrée de mes maîtres et leurs ordres pour le souper.
Monsieur le procureur revint le premier ; il avait eu la politique, après son dîner dans cette maison où il s'était invité de lui-même, d'embarquer sa femme dans une partie de reversi, et avait prétexté une affaire au Palais, où il devait, avait-il dit, comparoir à une audience de relevée, pour prendre des défauts... mais, c'était de celui de madame qu'il pensait à profiter. Je ne fus pas long-temps à m'en apercevoir.
Le bon vin qu'il avait bu copieusement ; l'absence de sa chère, mais pas trop douce moitié ; la supériorité qu'il avait sur moi, et l'espèce de prise que semblait lui donner encore la malheureuse aventure du matin... tout cela, dis-je, réuni, paraissant devoir lui donner beau jeu pour l'exécution d'un projet qu'il avait conçu dès le premier moment de ma présentation chez lui, il ne se gêna pas pour me le déclarer.
Il me sonna donc, et me fit descendre dans sa chambre, dont il ferma soudain la porte, et retira furtivement la clef dès que je fus entrée. Ce préliminaire commença à me paraître de mauvais augure.
S'apercevant d'une espèce d'inquiétude que je ne pus dissimuler, « que ceci ne vous effraye pas, mon enfant », me dit-il gravement en s'étalant dans une large bergère.
« Je vous fais comparoir pour procéder à l'examen de la cause qui est restée en suspens ce matin. Mais, quoique je dusse, vu la gravité du délit, n'être pour vous qu'un juge sévère, je sens que mon cœur, prévenu en votre faveur, veut être votre avocat contre ma bourse ; mais il faut lui fournir des moyens de défense. Voyons, avez-vous des pièces à produire pour constater, ou du moins laisser présumer votre innocence ?...
» --- Moi, mon cher monsieur Eh mon dieu, je n'entends pas ce que vous voulez me dire : je suis certainement très-innocente, mais je n'ai pas de pièces à vous produire. --- Tant pis, mon enfant les meilleurs procès se perdent tous les jours, faute de pièces à l'appui de son bon droit. --- Mais, monsieur, je n'ai pas de procès, moi. --- Si fait, mademoiselle, vous en avez un, très-majeur même ... et qui peut, par la tournure des faits incidens à votre charge, viser au criminel... --- Ah ciel au criminel eh, bonne sainte Vierge, quel crime ai-je donc commis ? Deux hommes se battent dans votre cuisine, et cassent vos faïences, est-ce ma faute, à moi, qui en ai eu toutes les jambes brûlées encore par l'éclaboussure du bouillon ... --- Eh bien, ma fille, voilà déjà un commencement de ce qu'on appelle des pièces au soutien d'une cause : voyons, produisez-les ces jambes brûlées, et je vais procéder à la vérification ».
Alors me tirant vivement à lui, il procédait déjà effectivement à relever ma jupe ; mais je lui dis séchement : Laissez-donc, monsieur, vous êtes procureur, mais vous n'êtes pas chirurgien.
» Mademoiselle, reprit-il, les gens de notre état sont tout : d'ailleurs ici je suis votre juge suprême, et je réunis tous les pouvoirs... Ne croyez pas m'échapper par des faux-fuyans et des semblans de scrupule de pudeur ; il n'y en a pas qui ne doivent céder à l'obligation de faire connaître la vérité. Un attentat énorme a été commis, consommé dans ma cuisine, et vous en êtes complice... --- Moi, complice ... --- Oui, et plus encore... plus responsable envers moi que les deux autres, car vous en êtes la cause première ; et sans vous, le délit n'existerait pas, suivant cet axiome incontestable : Sublatâ causâ collitur effectus.
» --- Mais, mon cher monsieur, tout ce beau jargon-là que je n'entends pas, ne prouve pas non plus que c'est ma faute. Est-ce que c'est moi qui ai dit à ces deux hommes-là de casser vos affaires, et de m'estropier moi-même avec ?
» --- Si votre langue ne le leur a pas conseillé, vos yeux le leur ont ordonné. --- Ah ça n'est pas vrai non plus ; je réponds bien que mes yeux ne leur ont pas plus fait de signes que ma langue. --- Mauvaise défense, tergiversage, nullité dans vos moyens ; la conviction existe contre vous, et je dois vous condamner comme eux à payer le déchet. --- Mais, c'est injuste, ça, monsieur... et d'ailleurs avec quoi voulez-vous que je vous paie, puisque je n'ai rien ? --- Je le sais : depuis le peu de temps que vous êtes chez moi, vous n'avez encore rien gagné, ainsi je ne peux rien vous retenir, ni vous imposer une amende pécuniaire... mais on peut commuer la peine ; et comme il faut toujours que justice soit faite, et que mes intérêts ne doivent pas être lésés, il faut que je trouve avec vous un dédommagement à telles fins que de raison ; et comme dit formellement la loi : Qui ne peut payer en grains, doit au moins payer en farine ».
Alors me prenant la main, et m'attirant encore à lui, mais plus doucement cette fois, il me dit d'un ton patelin, en voulant me faire asseoir sur ses genoux...
« Ecoute-moi, ma pauvre enfant ; je ne suis pas méchant, et loin de te vouloir du mal, je suis tout disposé à te faire du bien. Tu dois penser que je devine le fond de cette affaire-là ; d'ailleurs mon clerc m'a tout dit : tu as la bêtise de t'en laisser conter par ce coquin de Lafleur que je ferai chasser demain de chez son abbé , comme j'ai chassé mon clerc... Il appartient bien à ces misérables gredins-là de convoiter un minois friand comme le tien » ... Et il caressait mes joues. « Une taille élégante comme celle-là » Et il la serrait entre ses deux mains. « Deux jambes fines comme ces pauvres petites, qui ont été brûlées tantôt par leur impertinente extravagance des petites cuisses si rondelettes » ... Et il les pressait également par-dessus ma jupe. « Et cette charmante gorge dont la blancheur m'éblouit, et que je veux absolument baiser... Oui, tiens, ma belle, voilà pour le moment tout le paiement que j'exige de toi pour te mettre hors de cour et de procès »... et il allait joindre l'effet à la parole, quand, me débarrassant de ses mains, je m'échappai brusquement, et courus à la porte pour l'ouvrir... mais il avait poussé un ressort secret que je ne connaissais pas, et il me rattrapa.
« Oh bien dit-il, mademoiselle, puisque vous faites rébellion à justice, et que vous ne vous êtes pas soumise au premier jugement, j'en rappelle moi-même en dernière instance, et vous allez payer le principal, les intérêts et les dépens »... et il s'élança sur moi, les yeux étincelans, la bouche écumante, et grinçant les dents comme un animal carnassier et furieux qui saisit une proie tremblante.
Mes mains étaient comprimées fortement dans une des siennes, ma voix était étouffée par la frayeur et l'épuisement, et mes larmes, seule ressource que je pouvais employer, ne faisaient que l'animer davantage au lieu de le fléchir... C'en était fait, et le loup allait dévorer la brebis ... quand nous entendîmes le bruit d'un fiacre qui arrêtait dans la rue, devant sa porte. Il regarda par la fenêtre, et vit la procureuse qui en sortait : aussitôt il m'ouvrit sa chambre, m'embrassa, me poussa dehors, et me dit de remonter bien vîte à ma cuisine, et sur-tout de ne parler de rien à sa femme.
On juge bien que je ne me fis pas prier pour décamper. J'enfilai rapidement l'escalier, et regagnai la cuisine sans être aperçue. Je bénis le retour imprévu de la procureuse, qui m'avait délivrée si à propos des griffes de son mari... Car, sans deviner encore au juste ce que ce méchant homme aurait voulu faire de moi, je me figurais, en me rappelant sa mine effroyable, qu'il avait apparemment une maladie de convulsions, et que c'était comme des attaques de rage qui lui prenaient à l'aspect des jeunes filles... car je l'avais déjà vu une fois à peu près en pareil état, en reconduisant une couturière qui avait apporté un deshabillé pour madame, en son absence.
La procureuse, qui vraisemblablement lui connaissait cette maladie-là, l'ayant vu sortir de si bonne heure, et la laisser seule dans la maison où ils avaient dîné ensemble, avait sans doute eu peur qu'il ne retournât chez lui exprès pour me mordre ; elle avait donc quitté le jeu, et était revenue promptement et bien heureusement pour moi, au moment où je n'avais encore reçu que des égratignures.
Je ne sais pas ce qu'elle lui dit en le voyant dans la terrible situation où je l'avais laissé, ni quels remèdes elle lui administra pour calmer ses effrayans transports. Je restais dans la cuisine à attendre qu'elle vînt me donner ses ordres pour le souper : mais après avoir inutilement allumé un grand feu, croyant en avoir besoin pour faire la compote de pigeons annoncée du matin, car je ne savais pas encore que, quand ce couple avare dînait en ville, il n'y avait pas de souper à la maison... madame monta, et me dit de l'éteindre bien vîte, et d'aller me coucher, parce que monsieur se trouvait indisposé, et qu'ayant très-bien dîné, ainsi qu'elle, ils n'avaient pas besoin de manger.
Là-dessus, elle me renferma dans mon grenier pour jusqu'au lendemain, sans se soucier de ce que mon estomac n'était pas si bien garni que les leurs... Cependant, vu la scène du matin, et leur bon repas pris en ville, je n'avais ni déjeûné, ni dîné, ni soupé... et ce que j'avais mangé pendant les deux premiers jours, ne m'avait pas coûté de peine à digérer. Dieu garde les jeunes filles de bon appétit, d'être servantes chez des procureurs
CHAPITRE X.
Demi-explication avec la procureuse. Mes maîtres vont dîner à la campagne.
J e ne sais encore comment la nuit alla pour le procureur et sa femme, mais elle se passa pour moi en rêves bien creux, et en grands tiraillemens d'estomac ; de sorte que j'aspirais fort après le moment où madame viendrait me déprisonner, pour lui demander du moins ma double ration de pain, tant pour la jour courant que nous entamions, que pour la veille où on m'avait fait jeûner si rigoureusement.
Je l'entendis enfin, et ma première phrase fut : « Par grâce, madame, donnez-moi la clef du pain Eh mais voyez donc cette vorace créature s'écria-t-elle avec humeur, ça n'est pas encore éveillée, et ça demande déjà à se remplir le ventre ... Avant que de manger, mam'selle, il faut travailler pour gagner sa nourriture. --- Eh mon dieu, ma chère dame je ne suis pas éveillée, dites-vous ?... Eh je n'ai pas pu fermer l'œil de toute la nuit et pour travailler avant de manger, je n'en aurais pas la force, car, après les quatre cuillerées de haricots que vous m'avez données le premier jour, et la demi-botte de raves le second, j'ai bien passé tout le troisième à sec, et je ne crois pas qu'il me faille faire beaucoup de besogne pour gagner une si mince nourriture.
» --- Ah, ah outre que vous êtes gourmande, vous êtes encore paresseuse et raisonneuse ... C'est bon à savoir ; et tout cela me prouve, comme je m'en étais bien doutée d'avance, que vous êtes un joli sujet --- Madame, je ne sais pas si je suis belle ou laide, et ce n'est pas là ce qui m'inquiète le plus ; mais ce que je sais très-bien, et ce que je sens encore mieux, c'est que je tombe de besoin, et qu'une cuisinière ne doit pas mourir de faim dans une maison. --- Qu'appelez-vous, une cuisinière ? vous en êtes encore une belle, pour parler Vous ne savez apprêter aucun ragoût. --- Pardon, madame, c'est vous qui m'avez défendu d'en faire, parce que vous m'avez dit que cela excitait trop l'appétit. --- Je vous dis encore une fois, ma mie, que je n'aime pas qu'on raisonne, et vous êtes une... répliqueuse : au surplus, si je vous défends de faire des ragoûts, c'est du travail que je vous épargne, et c'est encore une preuve de la bonté de votre condition... N'êtes-vous pas bien fatiguée ici ? Hier, par exemple, vous êtes restée les bras croisés : vous n'avez apprêté ni à dîner ni à souper. --- Oui les bras croisés, et le ventre vide... j'aimerais bien mieux préparer vos repas, que de perdre les miens, si petits qu'ils soient ; ce que vous mangez dehors, vous, ainsi que monsieur, ne me remplit pas ici, moi. --- Mais, mais, quand je dis que cette fille-là est une dévorante les provisions d'un fermier-général ne lui suffiraient pas. --- Ah pardine, madame, quand ce seraient celles-là d'un archevêque ou d'un chapitre de chanoines , tant qu'elles seraient sous la clef comme les vôtres, je ne m'engraisserais pas à en flairer l'odeur.
» --- C'est bon, c'est bon descendez, mademoiselle la pleurnicheuse, je vas vous donner du pain pour manger, dit-elle (en appuyant bien fort sur ce mot), et vous allez me faire mon déjeûner... mais je mesurerai bien le lait, soyez-en sure, pour voir si vous ne m'en buvez pas ; et ensuite vous me rendrez compte de votre belle journée d'hier, où vous n'avez rien fait du tout, et où monsieur mon mari est revenu de si bonne heure : c'est encore une affaire que je veux tirer au clair » ; et elle descendit.
« Allons, dis-je en moi-même en la suivant, encore un procès que je vais avoir à soutenir avec la femme Dieu veuille qu'elle ne soit pas enragée aussi comme l'homme ... Ah quelles vilaines conditions que ces maisons de chicane Oh ma bonne tante je regrette déjà presque de ne m'être pas fixée à la partie du lavement »
Madame ouvrit le buffet, et, tout en rechignant, me coupa un très-petit morceau de pain qu'elle me jeta en me disant : « Tenez, saoulez-vous donc, et qu'on ne vous entende plus vous plaindre et vous lamenter, car vous deshonoreriez ma maison : on dirait que la famine y est »... Ah certes, elle cherchait bien à l'y faire trouver aux autres ... et elle retourna dans sa chambre, en me recommandant derechef de bien soigner son chocolat, sans avoir oublié la précaution de bien mesurer son lait, et de me faire remarquer sa hauteur dans le vase.
« Mais, madame, prenez donc garde qu'en bouillant ça diminue, et qu'il y a toujours du déchet. --- Eh laissez donc, ma bonne c'est à d'autres qu'on fait ces contes-là, et nous nous y connaissons... mais je suis raisonnable, je vous passe deux lignes pour le déchet... et n'allez pas me mettre d'eau en place, au moins, car, malgré la protection dont mon mari vous a flattée, et qui vous rend déjà insolente, je vous prouverais bientôt que vous ne dépendez ici que de moi... et souvenez-vous-en : deux lignes de déchet, et s'il y a deux gouttes d'eau, à la porte sous deux minutes » ; et elle partit en me faisant encore deux grimaces ; l'une, sans doute en punition de ma gourmandise, et l'autre, en l'honneur de la protection, ou plutôt de la persécution de son enragé de mari.
Je me mis donc à faire son chocolat, tout en dévorant véritablement le morceau de pain qu'elle m'avait non pas donné, mais jeté comme à un chien.
« O ciel me disais-je, en mangeant, pleurant et soufflant le feu tout à la fois, comme il est donc dur de dépendre des autres, et sur-tout de ces corsaires qui font métier de rançonner le public ... Hélas toutes leurs criminelles manœuvres sont récompensées, leurs vexations sont autorisées, leurs malfaits sont tolérés... Ils pillent impunément la veuve et l'orphelin, ils s'engraissent des larmes des malheureux ... Comment auraient-ils de l'humanité pour les pauvres diables qui sont réduits à les servir » ?
Le chocolat fait, je le descendis à madame. Monsieur s'était servi son caraffon lui-même, puisque, par une précaution pareille à celle de sa digne épouse, qui craignait que je ne misse de l'eau dans son lait, il appréhendait bien plus encore, que je ne fisse un remplacement dans son vin.
Je remontai à ma cuisine pour me soustraire aux doubles coups-d'œil que me lançaient en dessous les deux époux ; elle, pour voir si son mari me regardait, et si je lui répondais ; et lui, pour deviner dans mon maintien, si j'avais parlé à sa femme de notre procédure de la veille.
Pendant qu'ils déjeûnaient, le facteur apporta une lettre à l'adresse du procureur. Il la lut. Elle contenait une invitation très-affectueuse et très-pressante pour lui et sa femme, de se rendre tous les deux, ce même jour, dans une maison de campagne nommée le château du Trébuchet , à deux lieues de Paris, au-dessus du village de Crèvecœur, où on les attendait pour leur offrir un excellent dîner, et leur donner des témoignages de reconnaissance pour le gain d'un procès, qu'on disait devoir à l'intelligence et à l'activité que ledit procureur avait déployées dans cette cause. La lettre était signée Mondétour , qui se disait oncle du client pour qui mon maître avait si bien plaidé, et qui voulait aussi le charger d'une nouvelle affaire.
Le couple intéressé, qui, outre l'épargne encore d'une journée de nourriture, envisageait un cadeau conséquent en espèces ou en bijoux, qui servirait sans doute de plat de dessert, se disposa sur-le-champ à faire gaiement ce petit voyage. On leur marquait de plus dans la lettre, que ne pouvant leur envoyer de voiture, parce que les chevaux de la maison étaient fatigués, ils eussent à en prendre une, et que les frais leur seraient remboursés avec les intérêts.
Le procureur envoya donc commander un carrosse de remise le plus élégant, et les plus beaux chevaux que l'on pourrait trouver, voyant encore, dans ce faible article, un mémoire de dépens à enfler au double. Sitôt qu'il fut arrivé, la procureuse ayant achevé sa toilette à grande prétention, monta à ma cuisine pour me donner ses ordres particuliers, pour la nourriture des trois clercs restans.
Elle ouvrit le buffet, en sortit deux litrons de haricots, et me recommanda de les bien ménager, pour pouvoir en faire deux repas, au cas que, comme elle le supposait, on les retînt à cette campagne pour souper... et notez qu'en le supposant, son intention était bien d'avance de s'en faire faire l'invitation.
« C'est fort bien, madame, lui dis-je, voilà pour messieurs les clercs ; mais pour moi ?... --- Oh pour vous et toujours pour vous ... Cette fille-là ne pense qu'à elle. --- Et mais, madame, cette fille-là est bien obligée d'y penser, puisque les autres l'oublient. --- Eh bien, eh bien, n'avez-vous pas du pain ?... je viens encore de vous en donner. --- Comment, madame, un quarteron à peu près, depuis avant-hier que je n'avais rien mis dans mon corps ... --- Oh rien mis dans votre corps vous faites la niaise, ma fille ; mais je ne suis pas votre dupe, et si le pain vous manque, vous vous dédommagez sur autre chose. --- En vérité, madame, je ne comprends rien à vos reproches ; et sur quoi croyez-vous donc que je puisse me dédommager ? ne serrez-vous pas tout ici sous la clef ? --- Oh non, pas tout ce que je voudrais... mais nous y reviendrons : ce voyage que nous sommes obligés de faire, retarde encore l'explication que je voulais avoir avec vous ; mais ce soir, sans faute, j'en aurai le cœur net. En attendant, puisque vous êtes d'un si grand appétit, voilà déjà un restant de pain où il y en a bien une livre, et on n'en donne qu'une livre et demie à un soldat, qui fatigue bien plus que vous ; et vous aurez encore en sus le restant des haricots de la desserte des clercs.
Comment, madame y pensez-vous ? Le restant de deux litrons de haricots après deux repas de trois clercs ah nous n'aurons besoin de cure-dent ni les uns ni les autres. Eh mais voyez donc cette impudente, dit-elle en me repoussant pour s'en aller ; ne faudrait-il pas lui laisser carte blanche pour prendre des vivres à sa discrétion chez un restaurateur ?... Allez, allez, mon bijou ; vous êtes trop heureuse qu'on vous laisse du pain, et prenez seulement bien garde que ce ne soit votre blanc que vous mangez le premier dans ma maison ».
Elle descendit alors, et s'emballa dans le beau carrosse de remise, avec monsieur le procureur, gonflés d'orgueil tous deux de se faire voir le long des rues, dans un brillant équipage (ce qui, pensaient-ils, devait leur amener de nouveaux clients). Le cocher fouetta, et les chevaux partirent au grand trot. Je restai dans ma cuisine à les regarder par la fenêtre, et à réfléchir sur mon malheur, sur leur bonheur, et sur la différence dont cette même journée allait être employée par eux et par moi ... Mais nos connaissances sont si bornées qu'on ne peut jamais juger d'avance... et le soir dément et détruit souvent tout ce que promettaient les apparences du matin.
CHAPITRE XI.
Dîner des clercs aux dépens du procureur.
L e procureur et sa femme s'en allèrent comme en triomphe, car, avant d'entrer dans la voiture, le praticien avait eu soin de faire dans la rue beaucoup de bruit et d'étalage, afin d'avertir les voisins, et de ne pas partir incognito . Effectivement tous les curieux et toutes les commères du quartier s'étaient mis aux fenêtres, et avaient reluqué avec jalousie ce digne couple s'étalant dans ce char pompeux, et donnant au cocher, à haute voix, l'ordre de les conduire au château de, etc.
Quand je les eus perdue de vue, revenant à penser à la diète qui m'était encore imposée pour toute cette journée ; jugeant, par les propos que m'avait tenus la procureuse, que le même régime devait continuer pour moi toutes les suivantes, mon premier projet fut de fuir au plus vîte cette maison maudite, et de m'en aller retrouver ma tante : mais bientôt, réfléchissant que mes maîtres, piqués de ne me plus trouver en rentrant, seraient capables de m'accuser de les avoir volés, je fis contre fortune bon cœur, et je me résignai à prendre patience jusqu'à leur retour, bien déterminée à leur demander alors mon congé... et je me disposai à faire cuire les haricots pour les clercs.
Pendant que je leur apprêtais ce friand régal, un fermier qui avait un procès entre les mains de monsieur le procureur, vint de la campagne pour lui recommander son affaire ; et pour mieux le disposer en sa faveur, il lui apportait en présent un beau lièvre, et un panier de douze bouteilles de bon vin. En l'absence du maître, le premier clerc, qui le représentait dans l'étude, reçut le cadeau, et donna en échange au porteur, les assurances les plus positives pour le gain de sa cause, et le fermier partit enchanté du troc qu'il venait de faire de belles et bonnes denrées contre de vaines paroles.
Alors les clercs restés seuls et maîtres du présent, ces clercs malins... (car on n'accuse pas ordinairement ces messieurs de pécher par simplicité) ces clercs, dis-je, qui avaient aussi sur le cœur l'excès de sobriété que le procureur leur faisait observer malgré eux, jugèrent que l'occasion était favorable pour se dédommager, et se décidèrent promptement à profiter de l'absence de leurs deux surveillans, pour faire au moins un bon repas, malgré eux aussi , et à leurs dépens..., deux circonstances qui ajoutent encore au plaisir qu'on ressent à jouer un bon tour
Ils montèrent donc à la cuisine avec leurs nouvelles provisions, dont il était déjà arrêté et statué, que le procureur et la procureuse ne tâteraient pas. Ils me demandèrent si, avant de partir, madame avait pensé à ordonner leur dîner. « Oui, messieurs, voilà deux litrons de haricots qu'elle m'a donnés à faire cuire pour vous trois, pour votre dîner et votre souper, ainsi que pour moi, s'il en reste après vous. Deux litrons de haricots pour deux repas à quatre personnes, s'écrièrent-ils tous trois ensemble ... Ah maudite avaricieuse tu en paieras du moins la sauce plus chère que tu ne l'as pensé Tenez, ma fille » (me dit alors le premier clerc, en me montrant le beau lièvre, sans toutefois m'instruire alors de la manière dont il lui était parvenu) vous allez nous faire un civet de la moitié de devant de ce monsieur-là , et vous nous mettrez le train de derrière à la broche, et voilà du vin pour arroser ce petit fricot-là ».
L'embarras alors était d'avoir les ingrédiens pour faire la sauce du civet... mais, par un bonheur inespéré, la procureuse, toute enthousiasmée de la vaniteuse idée d'être voiturée à un château, dans un bel équipage, en ouvrant le buffet pour me délivrer les haricots, avait oublié d'en retirer la clef, et je n'y avais pas encore pris garde... mais le premier clerc l'aperçut, et, sautant vivement dessus, il r'ouvrit les deux battans avec l'impétuosité d'un chef de hussards qui foncerait au pillage d'une ville prise d'assaut... « Ah morbleu dit-il, camarade, la victoire est à nous : main-basse sur l'ennemi point de quartier » ... Et soudain, les deux pigeons qui avaient été épargnés la veille, le beurre, les oignons, le lard, la graisse, les œufs, les fruits... Tout fut enlevé, et déposé à mes yeux sur la table de cuisine.
« Allons, mademoiselle, me dirent-ils, vîte à l'ouvrage et méritez, par votre adresse et votre diligence, l'avantage de manger avec nous, votre part du plus beau dîner que jamais procureur ait fait servir à ses clercs ».
Je voulus hasarder quelques mots de remontrance sur l'enlèvement de ces provisions, et sur la colère que mes maîtres m'en témoigneraient, mais ils me fermèrent la bouche, en me disant qu'ils prenaient tout sur leur compte, et qu'ils gardaient la clef du buffet pour la remettre eux-mêmes : qu'au surplus, que je l'accommodasse ou non, le tout n'en serait pas moins mangé, parce qu'ils iraient chercher une autre cuisinière, et qu'en ce cas, toutes les fricassées me passeraient devant le bec... même jusqu'au pain qu'ils me refuseraient...
La faim cruelle que j'éprouvais me fit céder à cette dernière menace, d'autant plus que je pensais intérieurement que le procureur ne serait pas dupe de cet écot-là, et qu'il saurait y retrouver son profit, aussi bien qu'il l'avait fait sur la casse de sa faïence : je me mis donc aussitôt à l'ouvrage.
Le menu fut arrêté par ces messieurs. Ils me commandèrent les raves et radis avec du beurre pour hors-d'œuvre, le civet pour entrée, avec les pigeons en compote ; une bonne omelette au lard pour entremets, le derrière du lièvre pour rôti, avec une bonne salade de betteraves, de céleri et d'anchois, et pour couronner l'œuvre, des fruits et des confitures pour dessert.
Pour m'aider à aller plus vîte, deux des clercs se mirent aussi à la besogne, et tandis que j'écorchais et découpais le lièvre, ils épluchaient et nettoyaient les raves et les oignons, cassaient et battaient les œufs, montaient le tournebroche, et allumaient des fourneaux.
Pendant tous ces préparatifs, et d'après la réflexion qu'ils avaient faite en commun, sur l'abondance des mets et de la boisson, le troisième acolyte allait inviter, en leur nom collectif, trois autres clercs de leurs amis, aussi mal nourris, et conséquemment aussi affamés qu'eux, à venir prendre part du délicieux banquet que leur bonne fortune leur envoyait.
Les trois nouveaux égrillards ne se firent pas tirer l'oreille, et accoururent bientôt pour renforcer la bande joyeuse. Pour moi, je ne fus pas fachée dans un sens de leur arrivée : seule entre les trois clercs de la maison, j'avais des craintes qu'il ne leur prît la même fantaisie caressante qu'avait eue l'autre clerc que le procureur avait congédié la veille... Les deux qui étaient restés un instant avec moi, venaient déjà de commencer à me lâcher quelques mots de douceur, et à vouloir me chiffonner... Mais à la réunion des six amis, ils ne pensèrent plus qu'à boire et à se divertir aux dépens du pauvre procureur absent, qu'ils drapèrent de toutes les manières, ainsi que son épouse... Car, ce qui étonnera peut-être, elle n'avait pas un ami dans les trois clercs de son étude. Elle était si ladre, que, malgré le penchant naturel et violent qu'elle avait, disaient-ils, à la galanterie, elle n'osait s'y livrer, de peur qu'il ne lui en coûtât quelque chose... ne fût-ce qu'un petit surcroît de nourriture pour son favori... Et cela prouve qu'un défaut, quelque fois, empêche de s'abandonner à un autre.
Le dîner prêt enfin, ces messieurs se mirent à table : on servit tout à la fois pour faire plus d'étalage, et satisfaire plus voluptueusement les yeux, et le spectacle enchanteur de ce copieux ambigu, leur fit pousser à tous des cris d'enthousiasme et d'admiration.
Ce premier éclat de leur ivresse appaisé, ils se mirent à témoigner plus solidement encore leur satisfaction, et firent sauter les morceaux avec une adresse et une vivacité qui prouvaient à la fois, et la complaisance de leur estomac, et le besoin qu'ils avaient véritablement de ce supplément bienfaisant, qui leur arrivait si à propos.
Leurs exclamations approbatives et réitérées sur la saveur des viandes et sur la bonté de l'assaisonnement, me faisaient venir l'eau à la bouche ; mes yeux, partagés entre les plats, leurs assiettes et leurs fourchettes, suivaient tous leurs mouvemens, et de temps en temps, mes dents, claquant les unes contre les autres, exprimaient bien significativement, qu'elles auraient voulu être aussi bien occupées que celles des six clercs.
Ils s'en aperçurent bientôt, et me renouvelèrent l'invitation qu'ils m'avaient déjà faite de me mettre à table avec eux. Je l'avais d'abord refusé par timidité, leur disant que je me contenterais de manger leur desserte ; mais quand je vis qu'ils officiaient si expéditivement, et que les morceaux fondaient et disparaissaient comme par magie, je pensai que si j'attendais après eux, je n'aurais pas plus à manger que la veille... Effectivement, après des clercs, dit-on, un chien ne trouverait pas de quoi ronger sur un os.
Je me déterminai donc à prendre place auprès du premier clerc, dont la politesse me fournit d'abord, en remplissant mon assiette, de quoi réparer le temps perdu, et ne plus m'inquiéter s'il en resterait ou non dans les plats. Les libations abondantes se succédaient de même fort rapidement, et l'on commençait déjà à juger que les douze bouteilles demeureraient aussi vides que les plats nets.
Cependant mon estomac, dérangé par la rude abstinence à laquelle on l'avait contraint depuis trois ou quatre jours, se refusait presque au désir que j'avais de le restaurer, et je m'efforçais aussi de boire, plus même par raison que par gourmandise (c'était pour lui redonner du ton et du ressort que je voyais qu'il avait perdu), de sorte qu'au troisième verre, déjà les fumées qu'il me renvoyait au cerveau, m'avaient étourdie.
Me voyant dans cet état, les six jeunes libertins, qui n'étaient guères plus rassis que moi, commencèrent à s'émanciper, d'abord dans les propos, puis bientôt dans les gestes. Des complimens ils passèrent aux embrassades, et bref des embrassades, leurs désirs s'augmentant par degrés, il n'y avait plus moyen de les contenir.
J'étais ivre et seule au milieu de six hommes jeunes et échauffés... Comment leur échapper, et quels dangers ma pudeur n'avait-elle pas à courir ... Heureusement ce qui avait fait mon mal servit à me délivrer.
Par une espèce de calcul, malgré leur emportement, et voyant qu'ils se nuisaient l'un à l'autre pour les plaisirs qu'ils voulaient prendre avec moi, ils étaient convenus de céder le droit de primauté au premier clerc, et parce qu'il représentait le procureur mon maître, et parce que c'était à lui qu'ils étaient redevables de la sublime idée du délicieux repas qu'ils étaient en train d'expédier. Les cinq autres ensuite devaient tirer au sort leur tour alternatif.
Le jeu était fait, et les rangs déjà réglés. Au moment donc où le maître clerc s'avançait pour jouir de ses droits, et qu'il préludait par m'embrasser vivement, une révolution soudaine et violente se fit dans mon estomac, et repoussant avec effort ce qu'il ne pouvait conserver, le rejeta, par le canal de ma bouche, sur la figure cléricale, qui en fut couverte. Ce premier amoureux se recula avec horreur, et m'abandonna pour se nettoyer.
Celui qui avait obtenu le second rang, s'avança en se moquant du premier clerc, et se promettant de faire, disait-il, mieux que lui... mais une seconde inondation que je lâchai, plus forte encore que la première, l'ayant mis de même hors de combat, il fut plus sot que le maître clerc ; et trois des quatre autres éclatant de rire aux dépens de ces deux-là, dirent qu'ils renonçaient à tenter l'épreuve ; qu'il était évident que Bacchus me protégeait, et que j'étais invulnérable et inabordable pour Priape .
Je ne sais pourtant ce qui en serait résulté, car j'entendis le quatrième qui, plus hardi ou plus malin apparemment que les autres, leur disait qu'il savait un moyen sûr pour ne rien risquer de mes évacuations, et qu'il allait le leur indiquer en l'éprouvant lui-même... Il allait procéder à son épreuve, lorsque la porte de la cuisine s'ouvrit, et le nombre des convives fut augmenté d'un individu que l'on n'attendait pas.
C'était ma tante, qui, pour profiter de la permission que le procureur lui avait accordée de venir me voir un jour par semaine, avait, heureusement pour moi, choisi celui-là.
« Ah scélérat qu'est-ce que tu fais à ma nièce » ? cria-t-elle, en entrant, au faiseur d'expérience, et s'armant du grand couteau de cuisine, « chenapan je vas te déraciner l'ame »
A ce cri glapissant, à l'aspect de cette vieille figure, baroque déjà par elle-même, et rendue plus effrayante encore par la frayeur qui l'animait, les six clercs parurent confondus ; les cinq premiers s'empressant, et d'arrêter le bras de la menaçante Geneviève, et de retenir son corps, le sixième me lâcha bien vîte pour tomber aux pieds de ma tante, dans un état que sa frayeur prouvait n'être pas dangereux...
« Hélas ma bonne dame lui dit-il piteusement, soyez juste, et ne me faites pas plus de mal que je n'en ai fait à votre nièce. Je vous jure que... Tais-toi, petit monstre reprit-elle aussitôt en le toisant, tu n'as pas besoin de jurer... On voit ben que tu n'as pas assez de cœur pour être capable de grand'chose : mais, c'est encore tant mieux pour toi, car si je t'avais vu plus effronté, je te jure, moi, par ce couteau-là qui vaut mieux que ton arme chétive, que je t'aurais mis hors d'état d'en affronter d'autre... ainsi que tous tes beaux vauriens de camarades... Y en a-t-il quelqu'un qui ose se présenter pour faire une insulte à ma nièce ?
» Non, non, ma chère dame répondirent-ils à la fois, nous sommes tous très-calmes et très-respectueux, et aucun de nous n'est dans le cas de faire une offense ».
Alors, les six clercs réunis la pérorèrent si bien, qu'ils vinrent à bout de l'appaiser, et de lui faire abandonner le redoutable grand couteau, et l'intention vengeresse qui le lui avait fait saisir.
On lui expliqua que tout cela n'était qu'un effet du hasard, et la suite d'un petit jeu de société qu'on avait joué pour s'égayer en l'absence du procureur et de sa femme : on lui raconta le bon tour qu'on leur avait fait pour les punir de leur ladrerie, dont sa nièce souffrait elle-même autant qu'eux, puisque même elle n'avait pas mangé depuis trois jours... Enfin on parvint à la faire rire, et avouer que c'était bien fait, et que ces vilains avares-là méritaient bien ça.
Pendant cette explication, j'étais revenue à moi, et ma double évacuation m'ayant tout-à-fait soulagée, je me sentais beaucoup plus à mon aise, et même en retour d'appétit.
Les jeunes gens, obligés par la présence de ma tante, d'en revenir, et de se borner aux seuls plaisirs de la table, voyant, outre le dessert qu'on n'avait pas touché, encore quelque chose sur les plats et dans les bouteilles, proposèrent de se ratabler...
Dans ce moment, un des six clercs, qui, voyant le déclin du vin, furetait de tous côtés comme par inspiration ; ayant aperçu deux fioles bien bouchées, étiquetées et cachées dans un coin du buffet, s'écria fortement :
« Vivat , mes amis surcroît de bonne fortune et de plaisir voilà deux bouteilles de liqueur ; à table vîte, et buvons à la santé de la bonne tante, sans elle nous n'aurions pas trouvé ce trésor-là ».
A cette agréable invitation, d'un mouvement spontané nous suivîmes tous le porteur de liqueur, et ce ne fut qu'un temps de poser les fioles sur la table, et nos culs sur les chaises. Ma tante se mit à côté de moi pour me couvrir de ses ailes, et le vin, la bonne chère et la liqueur ramenèrent encore une fois la gaieté et la folie. On mangea, on but, on rit et l'on chanta à tue-tête, sans s'occuper de l'heure, pensant bien que le procureur et sa digne moitié n'étaient pas gens à aller dans un château à deux lieues, pour n'y prendre qu'un seul repas.
CHAPITRE XII.
Succès du voyage du procureur. Son retour. Je suis renvoyée.
A propos du procureur, voilà l'occasion de dire ici quelques mots de son voyage. Arrivé, dans sa belle voiture, au village qu'on lui avait indiqué, le cocher s'informa du château du Trébuchet. Personne n'en put donner de nouvelles, et tous les habitans de l'endroit s'accordèrent à répondre qu'ils ne connaissaient d'autres trébuchets que des petites cages qui servent à attraper des oiseaux. Le procureur, mettant la tête hors la portière, demanda par le nom de monsieur Mondétour , qui était, disait-il, le maître de ce château inconnu : mais on n'avait pas plus de connaissance de lui que de son domaine, et personne n'avait jamais entendu parler ni de l'un ni de l'autre.
Enfin le cocher ayant encore voituré pendant plus d'une heure le couple affamé (car, outre la privation volontaire que les époux s'étaient imposée de leur souper de la veille, ils s'étaient encore retenus au milieu de leur déjeûner, afin d'en pouvoir prendre davantage aux dépens du maître du château), le cocher donc ayant rôdé inutilement dans tous les environs, où l'on répondait toujours qu'on ne connaissait ni le maître, ni le château, le procureur commença à soupçonner le tour perfide qu'on lui avait joué.
Effectivement, l'adresse et les noms avaient été supposés, dans l'intention de le faire courir et dépenser inutilement, par un homme sans doute qui, au lieu d'avoir gagné un procès par le talent du procureur, l'avait perdu par sa maladresse.
« Ah maudit monsieur Mondétour s'écria-t-il en enrageant, c'est un fier détour que vous nous faites prendre là pour arriver à notre dîner et nous sommes bien les imbécilles oiseaux que vous avez attrapés à votre infernal trébuchet et votre village de Crèvecœur en est un bien véritable pour nous ...
» Comment » reprit plus haut encore la dame, furieuse et de l'inutilité de sa belle toilette, et de la perte des deux bons repas sur lesquels elle avait compté, et du riche cadeau qu'elle s'attendait à recevoir... et des frais qu'ils allaient être obligés de payer pour la voiture ... « comment il est possible qu'on ait osé s'adresser à nous pour nous faire une horreur pareille ... Ah monsieur mon mari, vous me vengerez de cela, ou jamais je ne vous regarderai. --- Eh comment diable vous en venger ? --- Comment ?... par un bon procès bien criminel que vous allez intenter à cette occasion-là, et qui, j'espère, nous vaudra de grands dédommagemens, ou bien vous n'êtes plus digne d'être regardé comme procureur. --- Eh mais, ventrebleu à qui l'intenter ce procès, puisque ces malheureux et traîtres noms-là ne sont seulement pas connus ?... Notre plus court, madame, est de nous en retourner bien vîte dîner chez nous, car j'ai une faim d'enragé, et de regagner, si nous pouvons, la moitié de la journée sur le louage de notre carrosse » ; et il ordonna au cocher de les reconduire à Paris à toute bride.
Mais le cocher, aussi malin qu'eux, et qui d'ailleurs venait d'entendre leur colloque, se garda bien d'entrer dans leurs vues et de presser ses chevaux pour épargner leur bourse. Il les remmena tout au contraire au très-petit pas, sous prétexte que ses bêtes étaient fatiguées, et même, comme, disait-il, croyant, d'après leur signification le matin, qu'ils dîneraient à ce château, il ne les avait pas fait déjeûner, il s'obstina à s'arrêter au milieu du chemin pour les faire dîner, le couple avare ne voulant pas entrer, pour en faire autant, dans une auberge où lui cocher alla, malgré eux, pour boire à leur santé.
Enfin, après bien des juremens du procureur, et des malédictions de la procureuse, qui ne firent que glisser le long des oreilles du stoïque phaëton , qui ne s'en était pas plus ému que ses chevaux, ils étaient repartis, et n'arrivèrent qu'à près de sept heures du soir à Paris, où ils furent en conséquence obligés de payer la journée toute entière.
Par un calcul de leur amour propre, tout opposé à celui du matin, ils avaient eu l'attention de renvoyer la voiture dès l'autre bout de leur rue, de peur que les voisins, en les en voyant descendre, ne devinassent, à la décomposition de leurs figures, l'humiliant échec dont ils venaient d'être les dupes, et s'en étaient revenus chez eux à la sourdine, de sorte qu'on ne les avait pas entendus rentrer.
Presqu'aussi tourmentés de la faim que je l'avais été moi-même le matin au moment de leur départ, ils montèrent vivement tous deux à la cuisine, pour ordonner et hâter leur souper. Le tapage scandaleux et les éclats bruyans d'une gaieté si inconnue jusqu'alors dans leur maison... (c'était le moment de la plus grande ivresse de nos six clercs, redoublée par la bonne compagnie que leur faisait ma tante), leur firent doubler le pas : ils ouvrent, ils entrent, ils nous surprennent...
Jugez, je vous prie, lecteur, de l'effet que le premier coup d'œil fit sur mes deux ladres, et représentez-vous ce tableau.
Figurez-vous six clercs, ma vieille tante et moi, attablés devant huit à dix plats tout nus, mais qui, au moins par la sauce et les os qui restaient encore, donnaient l'indication des mets friands dont ils avaient été garnis... douze bouteilles de vin vides et rangées par ordre de bataille, excepté deux ou trois qui, couchées sur la table, représentaient des soldats blessés à mort dans un combat... deux fioles de liqueur dont la dernière seulement offrait encore quelques signes de vie... et les huit convives, qui pourtant n'avaient pas été invités par le maître de la maison, bien en train, et chantant à pleine voix en l'honneur de celui qui régalait si bien malgré lui... Ajoutez à cela, le procureur et sa femme les bras en l'air, regardant d'un œil piteux le buffet qu'ils croyaient bien fermé, ouvert à deux battans et tout dégarni... Voyez leurs doigts écartés et recroquevillés comme pour nous égratigner tous, et leurs bouches ouvertes pour nous maudire... mais restant muets tous deux et immobiles par la surprise et l'indignation ... Certes, quelque nouveau Callot pourra dessiner ce sujet-là quelque jour.
L'excès de la fureur rendit pourtant au procureur assez de force pour détacher sa langue, que la stupéfaction avait d'abord collée à son palais.
« Qu'est-ce que c'est que ces maudits renégats-là chouans et brigands qui mangent mon bien, qui dévorent ma substance, et qui mettent ma maison au pillage, comme une troupe de bandits qui seraient venus y faire une incursion ... Mais heureusement il y a des lois ; très-heureusement nous savons les faire valoir... et plus heureusement encore, elles vont me venger et vous punir authentiquement.
» Oui, oui pas de grâce, ajouta la procureuse ; il faut faire ici une punition exemplaire.
» Dulciter , papa, et vous, la maman », leur dit, sans bouger de la table, le premier clerc, qui n'était pas le moins gris de la bande, et qui reconnaissait à peine le procureur, son patron, « pas de bruit nous sommes de bons enfans : nous voilà en train de nous divertir innocemment pour charmer les amertumes de la vie... nous ne vous attendions pas, et c'est cause que nous ne vous avons rien gardé sur le fricot... qui était, ma foi, excellent... Mais voilà encore des places de reste à table ; mettez-vous-y avec nous, faites revenir quelque chose, et nous allons recommencer pour vous tenir compagnie... Je crois que notre procédé est honnête, et que vous n'avez pas à vous plaindre.
» Monsieur dit la procureuse à son mari, si vous ne me chassez pas tous ces misérables-là, je vais me trouver mal.
» Décampez-moi bien vîte, drôles que vous êtes », reprit le procureur doublement excité par la colère de sa tendre épouse... et jouant le rôle d' Eole avec les Vents , « partez subitement, et ne répliquez pas Demain je vous attaque au palais, et en attendant le jugement, vos gages me répondent de vos malversations et du dégât inouï que vous avez osé commettre chez moi.
» Oh c'est nous, au contraire, reprit le maître clerc, qui allons vous citer au tribunal correctionnel, comme un mauvais citoyen, qui veut miner insensiblement les ressources de la nation, en mettant la famine, et faisant périr d'inanition de braves jeunes gens qui pourraient être utiles à l'état et à la population, et dont vous anéantissez toutes les capacités morales et physiques, par votre infame lésinerie. Partons, mes camarades, et prévenons la plainte de notre doux chef, en allant porter nous-mêmes la première contre lui ».
A cette parole, ils se levèrent tous, et quoiqu'en trébuchant, ils enfilèrent la porte en lui disant : « Au revoir, monsieur l'accapareur les tribunaux vont décider s'il est permis à un monopoleur, qui boit continuellement le produit de notre encre, d'affamer la jeunesse, et de vouloir nourrir trois clercs avec deux litrons de haricots pour un jour entier ».
Et le sixain de clercs partit joyeusement en défilant, tout le long de l'escalier, la litanie complette de toutes les belles choses qu'ils savaient, ou qu'ils imaginaient sur le compte des deux époux.
Il ne restait donc plus dans la cuisine qu'un quatuor , composé du procureur et de sa femme, de ma tante et de sa nièce.
Le jurisconsulte crut avoir plus beau jeu avec nous, et commençait à vouloir apostropher ma tante pour sa complicité dans ce qu'il appelait une pareille infamie, et déjà il l'assimilait, par ses odieuses comparaisons, à une recéleuse d'effets volés.
« Qu'appelez-vous, infamie » lui dit la brave Geneviève, indignée et mettant ses deux poings sur ses deux hanches en avançant sur lui, « infamies, sont les horreurs que vous avez voulu faire à ma nièce » (Notez que je lui avais raconté, pendant la suite du repas avec les clercs, la peur que j'avais eue la veille, d'être mordue par le procureur). « C'est toi-même, vieux pécheur endurci, qui es un infame Ah je crois bien que tu me trouvais trop vieille pour me mordre, et c'est une jeune fille qu'il te faut pour y appliquer la rage de tes dents... Mais de celle-ci, vois-tu, tu n'en tâteras seulement pas d'une... Imaginez-vous, madame, poursuivit-elle en s'adressant à la procureuse, que votre cher et fidelle époux a voulu hier, pendant que vous étiez dans une maison où vous aviez dîné... C'est bon, c'est bon, dit la dame en l'interrompant, je sais ce que vous voulez dire, et je m'en étais doutée d'avance... Voyez-vous, monsieur, que tout se découvre ; je sais à présent à quoi m'en tenir sur l'air échauffé que vous aviez hier au soir, et les motifs innocens de cette inflammation-là ... --- Eh bien, morbleu, madame quand cela serait, qu'en pouvez-vous dire ? et avez-vous sujet de vous en plaindre, puisque c'est vous qui en avez profité.
» --- J'ai à dire que je suis très-mécontente de votre conduite, et que si vous continuez, je me séparerai de vous, et vous ferai rendre ma dot, qui fait bien les trois quarts du fond de votre étude... Réfléchissez à cela... et, pour commencer à m'assurer de vous, j'ordonne à cette belle fille-là, qui goûte avec le maître, et qui dîne avec les clercs, de décamper à l'instant de chez moi.
» Ah jarni madame, reprit plus haut qu'elle encore Geneviève, il n'y a pas besoin d'ordonnance de votre part pour ça, c'était ben déjà décidé de la nôtre, et c'est moi-même qui vous ordonne de chercher des filles qui se nourrissent de pain sec, et qui aient encore, malgré ça, le talent de donner à vote mari des chaleurs dont vous, tirez le profit ».
Et, sans faire sa petite révérence accoutumée, ma bonne tante me fit passer devant elle, en hochant la tête et faisant la moue à la procureuse, et saluant le mari d'un adieu, je t'ai vu, insulteur de vieilles ; et dénicheur manqué des jeunes filles ; et nous partîmes, laissant le reste de l'explication à finir au duo doublement et triplement confondu, et qui, pour dernière et plus forte punition, n'avait pas à son tour de quoi souper, après avoir été privé de son dîner...
Ainsi tourne la roue de fortune ...
MA TANTE GENEVIEVE.
CHAPITRE XIII.
Monsieur de Lafleur me place chez un peintre.
M a tante me remmena donc chez elle, me racontant en chemin l'histoire de son lavement, que je savais déjà ; mais ce que je ne savais pas, c'était que cet événement (qu'elle regardait bien sérieusement comme miraculeux ou comme diabolique... mais qu'elle inclinait plus volontiers à attribuer au diable, à cause des suites fâcheuses qui en résultaient pour elle) lui faisait beaucoup de tort. Tous les particuliers, craignant la répétition de cet enlèvement anodin, n'osaient plus recevoir de remèdes de sa main : elle était donc d'autant plus fâchée de ma sortie de condition, que tous les postérieurs paraissant se refuser à ses travaux, elle n'aurait plus les moyens d'alimenter deux bouches. Cette triste et véritable réflexion me pénétra.
Arrivées chez elle, un des premiers effets de sa pénurie fut l'obligation de nous coucher sans souper ; heureusement nous n'en avions pas besoin, vu les à-comptes que nous avions pris avec les clercs mais le lendemain matin, nos estomacs commençaient à nous demander quelque chose à toutes deux... Nous avions auparavant pour habitude de nous les garnir chacune d'une bonne écuellée de café au lait, que ma tante savait très-bien faire... et on connaît la force des habitudes Nous regardions toutes deux, en soupirant, le poêlon de cuivre qui était accroché au beau milieu du devant de la cheminée... Mais ma tante, me montrant sa seringue suspendue à côté de lui, me disait douloureusement : « Hélas ma chère nièce, l'une faisait aller l'autre, et nous vivions de ses produits : c'était en vidant celle-ci, que je remplissais celui-là... Elle ne travaille plus, il faut donc aussi qu'il se repose »
La conséquence était bien juste ; mais les suites n'en étaient pas moins désagréables. On peut se passer de déjeûner... mais la journée est longue, et le repas que l'on perd le matin, même encore celui de midi, exigent doublement des intérêts pour celui du soir. Cette perspective était effrayante, et nous n'avions le sou ni l'une ni l'autre.
Dans cette cruelle extrémité, ma tante eut une inspiration. Sans me rien dire, elle s'habilla avec un flegme philosophique que je ne pouvais m'empêcher d'admirer... Sa modeste toilette achevée, elle dépend la seringue d'un air déterminé, l'enveloppe en la baisant avec tendresse et respect, puis avance vers la porte, et va pour sortir...
« Où allez-vous donc, ma bonne tante » ? lui dis-je toute étonnée, puisqu'elle venait de m'avouer qu'elle n'avait plus de pratiques.
« Sois tranquille, Suzon, me répondit-elle d'un ton ferme et décidé, aux grands maux les grands remèdes. Nous déjeûnerons encore aujourd'hui : le café au lait soutient ; c'est une vieille accoutumance que j'ai, à laquelle je ne puis renoncer. Je peux me priver de dîner, même de souper) mais je veux déjeûner, et je déjeûnerai. C'est aujourd'hui le lendemain d'une fête de communauté... Il y a eu hier des orgies, de grands repas... il n'est pas possible qu'il n'en soit résulté quelques bonnes indigestions. Je vais encore faire des visites chez plusieurs gros bénéficiers, de mes anciennes pratiques, pour voir si, heureusement, quelqu'un d'eux n'aurait pas besoin de mes secours. Si le bon Dieu veut que deux ou trois, seulement me passent par les mains, voilà notre café tout fait... Si le diable au contraire a permis que tout ce monde-là ait été sobre hier, et se porte bien aujourd'hui... si ma seringue, cet instrument jadis si assuré de ma subsistance, ne peut plus m'être d'aucune utilité... je sais faire des sacrifices... je ne tiens plus à rien dans le monde... je vais la vendre, et du moins, en se séparant de moi, elle nous procurera encore un dernier repas ... Nous aurons le reste de la journée pour aviser au parti que nous prendrons pour demain... Allume de la braise, et de façon ou d'autre, nous prendrons encore aujourd'hui du café au lait »...
Elle sortit. A peine était-elle à cent pas, que monsieur de Lafleur entra. Il venait de chez le procureur. Il avait appris, par les commères du quartier, une partie de ce qui s'était passé chez lui la veille... Car si les événemens scandaleux, quoique cachés, percent et se divulguent toujours, jugez combien plus ceux auxquels on donne de la publicité, doivent se répandre et s'ébruiter ... Or ces six clercs sortant en tolère et persifflant le procureur et son épouse, et ma tante ensuite, emmenant sa nièce, et ne ménageant pas davantage les expressions de la reconnaissance, avaient fourni une ample matière au bavardage des bonnes voisines.
La fruitière, chez qui monsieur de Lafleur était entré pour prendre langue, lui avait débité bien charitablement et le peu qu'elle savait, et le beaucoup plus qu'elle supposait. Etant donc informé par elle que j'étais partie avec ma tante, il venait m'avertir qu'il n'avait pas encore de condition pour moi, mais, qu'en attendant, il avait trouvé une occasion qui me vaudrait mieux que les gages de la meilleure cuisinière de Paris. Il m'expliqua que c'était pour aller chez un peintre très-renommé et très-occupé, qui faisait des tableaux pour les églises et les palais des princes ; qu'il avait dans ce moment : besoin d'une jeune et jolie personne dont la figure eût un air de vierge, pour lui servir de modèle ; qu'il donnait un louis par séance de deux heures ; qu'il était persuadé que je ferais son affaire... et il me proposait de m'y conduire à l'instant.
Oh comme je regrettai donc alors d'avoir laissé partir la bonne Geneviève pour aller faire le sacrifice de sa seringue, son ancien et respectable gagne-pain... mais, qui de nous sait lire dans l'avenir... Enfin je me résignai, en pensant que le sort l'avait ordonné ainsi, et que tout ce qui arrive est apparemment nécessaire par l'enchaînement des causes premières et secondes... Je me dis, à l'appui de cette réflexion, que la providence qui trouve quelquefois à propos, dans ses décrets inapprofondables , de détrôner un monarque, de déplacer un ministre, et de déposséder un riche propriétaire... en un mot, de faire faire la navette aux royaumes, aux châteaux et aux bicoques, en les changeant journellement de maîtres, avait sans doute eu aussi des motifs puissans pour faire passer la seringue de ma tante en de nouvelles mains ...
Je calculai de plus, que le bonheur que cette même providence m'envoyait, en me procurant des séances à un louis pour deux heures, devait bien contrebalancer la perte de ce tant regrettable et jadis si utile meuble de ma bonne tante, puisque j'allais me trouver à même de l'en dédommager en le remplaçant par un neuf, à l'aide de ce louis que j'allais gagner, s'il plaisait à Dieu, en deux heures.
Toutes ces considérations aussi raisonnables l'une que l'autre, firent succéder en mon esprit le plaisir au chagrin, et me déterminèrent à partir sur-le-champ avec monsieur de Lafleur, pour m'aller présenter au peintre, mais à la condition bien expresse que nous ne déjeûnerions pas en route. La pensée douloureuse que ma pauvre tante était à la piste derrière vingt malades, pour y trouver son café et le mien, m'aurait fait regarder comme un cas des plus graves, d'oser prendre le moindre aliment, sans le partager avec elle.
Monsieur de Lafleur se rendit à mes justes réflexions : nous partîmes après avoir mis la clef de ma tante chez une voisine, et nous arrivâmes chez le peintre.
Le premier coup d'œil de l'artiste me fut favorable. Il dit à mon conducteur que je lui convenais fort, et lui demanda si j'étais consentante pour le prix qu'il avait annoncé. Sur notre double réponse affirmative, voulant se mettre sur-le-champ à la besogne pour profiter du jour, il congédia monsieur de Lafleur.
Les besoins et la détresse de la pauvre Geneviève ne sortant pas de mon esprit, je me hasardai, pour pouvoir la soulager plus vîte, à prier le peintre de vouloir bien m'avancer un écus de six francs à compte du louis que j'allais gagner, pour l'envoyer à ma tante, qui était dans la plus grande nécessité.
« Je n'ai rien à vous refuser, ma belle enfant, sur-tout pour un emploi aussi louable, me dit-il de l'air le plus gracieux ; en voilà deux au lieu d'un ».
Alors les remettant à monsieur de Lafleur, je le priai d'aller attendre ma tante, et de les lui donner de ma part, et il sortit.
Sitôt que nous fûmes seuls, le peintre ayant fermé sa porte, afin, disait-il, de n'être pas dérangé une fois qu'il allait être à l'ouvrage, il m'engagea à me mettre en état, et me proposa de m'aider.
Je ne concevais pas trop ce qu'il me voulait dire. « Comment, en état ? est-ce que je n'y suis pas ? Oh il s'en faut reprit-il ; ce n'est pas seulement de votre figure charmante que j'ai besoin, c'est de tout votre corps. Vous paraissez l'avoir parfaitement beau, et cela conviendra admirablement pour la Suzanne que je dois représenter.
» Suzanne m'écriai-je ; eh, mon cher monsieur c'est justement ma patronne Je m'appelle Suzon, moi. --- Eh bien, ma chère Suzon, cela se rencontre à merveille, et vous êtes tout-à-fait digne de servir de modèle pour peindre sa beauté et ses grâces ».
Flattée de ses complimens, et de l'honneur de voir que j'allais servir à représenter une sainte, je lui demandai comment il fallait donc me mettre pour cela.
« Il faut quitter vos vêtemens. --- Quitter mes vêtemens --- Oui ; je veux peindre Suzanne lorsqu'elle se baignait. --- Oh mais, monsieur, je ne veux pas me baigner, moi ; je crains l'eau. --- Il n'y en aura pas : laissez-vous seulement placer dans l'attitude ; voyons, défaites votre casaquin ; montrez-moi vos bras --- Oh pour mes bras, il n'y a pas de mal à ça ; les voilà, monsieur. --- Qu'ils sont beaux et bien moulés ... et les jambes... il faut défaire les bas. --- Encore les bas ? --- Sans doute : Suzanne n'en avait certainement pas dans l'eau ».
J'ôtai donc les bas pour ressembler à ma patronne, et mon peintre de s'extasier de plus en plus... « Ah ciel s'écriait-il, que tout le reste, s'il est proportionné, doit donc être enchanteur ... Allons, ma chère Suzon, quittez à présent cette jupe. --- Comment ma jupe aussi ... ah c'est trop fort, ça, monsieur je n'ôterai pas ma jupe. --- Mais, mon enfant, votre pudeur est déplacée ici : je ne suis pas fait pour en abuser ; c'est notre état de voir ainsi nos modèles, et la chaste Suzanne, qui était bien aussi scrupuleuse que vous, était toute nue au moment où vous devez la représenter »... Et il défit les cordons de ma jupe ; et, par complaisance pour ma patronne, je le laissai encore faire.
Je n'avais plus que ma chemise, j'étais toute honteuse, et le rouge, me montant au visage, redoublait encore mes couleurs naturelles...
« Oh que vous êtes charmante me dit-il en m'embrassant avec transport ; non, jamais la véritable Suzanne ne put paraître aussi belle que vous --- Oh mais, monsieur, lui dis-je en le repoussant, sainte Suzanne ne se laissait pas embrasser par les hommes...
» Rassurez-vous, me dit-il en se rapprochant, mon intention n'est que de vous admirer et de vous respecter » ; et, enlevant mon bonnet, il fit tomber mes longs cheveux noirs, et, les partageant par ondes, les disposa artistement sur mes épaules et sur ma gorge, puis il se reculait pour me contempler.
« Eh bien donc, monsieur, avez-vous bientôt fini ? où est donc votre pinceau ? voyons, puisque vous devez me peindre. Il ne tient qu'à vous que nous commencions, me dit-il ; quittez votre chemise, et je vais vous poser.
» --- Oh ciel ma chemise ... Ah par exemple, sainte Suzanne elle-même viendrait pour me l'ôter, que je ne la laisserais pas faire : je vois bien que c'est une attrape... mais apprenez que je ne suis pas venue ici pour me laisser affronter » ; et je sautai sur ma jupe et mon casaquin pour les revêtir au plus vîte... mais le peintre, se jetant à mes genoux, m'assura, me jura, même avec un air si véritable, que je n'aurais aucunement à me plaindre de lui... me conjura si ardemment de ne pas lui faire perdre, disait-il, l'occasion de faire un chef-d'œuvre en travaillant d'après un si parfait modèle... et me vanta si bien l'honneur qui m'en reviendrait à moi-même, que je ne savais plus à quoi me résoudre.
Alors, me voyant un peu ébranlée, il ajouta vivement : « Oui, charmante Suzon croyez que je suis un galant homme, et incapable d'abuser de votre confiance : je vous ai promis un louis, mais vous êtes trop belle, et vous en méritez au moins deux ; tenez, je vous les donne d'avance ». (En mettant trente-six francs dans la poche de mon tablier). « Cette petite somme vous servira davantage encore à soulager votre pauvre tante, pour laquelle vous m'avez témoigné tant d'attachement ».
Cette dernière raison acheva de me déterminer je lui laissai enlever ma chemise, et restai nue et confuse à ses regards. Il se précipita sur moi, et couvrant tout mon corps de baisers ardens... « Que cela ne vous effraye pas, ma chère fille, me dit-il, ce sont les derniers effets d'un transport bien pardonnable, qui, malgré moi, s'évaporent avant l'ouvrage... mais, foi d'homme d'honneur, vous n'aurez plus rien à en appréhender.
Alors il me posa comme il voulait pour son tableau, et pour aider à mon attitude, il me soutint le corps et les membres avec des rubans blancs, puis il se mit au chevalet et commença à esquisser.
J'avais les yeux fixés sur la pendule, et j'aurais voulu pouvoir précipiter ses mouvemens, tant pour sortir plutôt de l'état indécent où je me voyais devant un homme, que pour porter plus vîte à ma tante le prix de ma complaisance pour sainte Suzanne.
Le peintre me regardait avec enthousiasme, soupirait, quittait ses pinceaux ; s'avançait vers moi, se reculait, tournait, m'examinait de tous côtés, et semblait me dévorer des yeux... Par fois même il me touchait sous prétexte de rectifier ma position...
Enfin des mouvemens extraordinaires et un frémissement effrayant qui agita toute sa personne, m'inspirèrent une terreur subite, et je m'écriai, toute tremblante :
« O ciel que voulez-vous donc faire ? et qu'est-ce que la parole d'honneur que vous m'avez jurée » ?
Ce cri le fit revenir à lui-même ; il s'arrêta, et appuyant encore une fois sa bouche sur mon corps...
« Vous avez raison, me dit-il, je n'y manquerai pas, et votre innocence est en sûreté ».
Soudain, tirant fortement le cordon de sa sonnette, il alla replacer la clef en dehors de la porte, et se remit à travailler.
Je ne savais que penser de cet appel de sonnette qu'il venait de faire, mais je sus bientôt quel en avait été le motif. Cet homme prudent se défiant de lui-même en se voyant ainsi seul avec moi, continuellement excité par la vue de tous les appas secrets d'une jeune fille, et ne voulant pas manquer à l'honneur, appelait ses élèves pour que leur présence servît de correctif à des feux dont il redoutait la violence. Ils entrèrent effectivement presqu'aussitôt au nombre de quatre. Il leur dit de se mettre chacun à son chevalet, et de dessiner d'après le modèle qu'ils voyaient.
Ces jeunes gens se placèrent donc, et tous ensemble se mirent à tirer des copies de mon corps, suivant la différente position d'où chacun d'eux pouvait m'observer.
Je ne puis décrire ici, mais le lecteur peut se faire une idée de la confusion que je devais éprouver, d'être ainsi toute nue, attachée et exposée à la vue de cinq hommes, auxquels, par les différentes positions qu'ils avaient, la moindre partie de mon corps ne pouvait échapper.
« Ah sainte Suzanne, m'écriai-je, vous n'avez été vue au bain que de deux vieillards, qui vraisemblablement portaient des lunettes, et encore, libre de vos mouvemens, vous pouviez leur dérober ce que vous vouliez de votre corps ; mais moi je ne puis rien cacher à cinq jeunes observateurs qui ont de bons yeux ... envoyez-moi donc au moins, pour préserver mon innocence, le secourable Daniel qui a fait connaître la vôtre ».
Ce que c'est que de prier avec ferveur ... Daniel ne vint pas à mon aide... mais la porte, sur laquelle la clef était restée, s'ouvrit toute grande, et ma bonne tante parut.
Je laisse à penser les beaux cris qu'elle fit à son tour, en m'apercevant dans cet état de pure nature.
« Ah mon doux sauveur, dans quelle caverne que je suis donc ici ?... Et vous, misérables dépouilleurs et assassineurs de monde, est-ce comme ça que vous arrangez les jeunes filles ?... Est-ce que vous allez donc violer et égorger ma pauvre nièce, que la v'là déjà liée comme une victime » ? et elle se jetait sur moi, et coupait d'une main, avec ses ciseaux, les attaches qui me retenaient, tandis qu'elle tâchait à couvrir de l'autre une partie de ma nudité...
« Eh ma bonne, ne nous dérangez donc pas, lui dit le peintre en courant à elle et la retenant, il n'est question ici ni de viol ni de meurtre. Votre nièce a consenti à me servir de modèle pour une sainte Suzanne ; je lui donne deux louis pour cela, et nous la peignons. Voilà tout,
» Quel beau chien de conte me faites-vous donc là, avec vos saintes Suzanne et vos modèles que vous peignez ?... Est-ce qu'il est décent de prendre des jeunes filles pour ça ? Adressez-vous à des femmes faites, à la bonne heure... Comme v'là moi, par exemple. Donnez-moi vos deux louis, et je vous en servirai de modèle pour une Suzanne... et les deux premiers qui viendront pour faire les vieillards, je vous leur cognerai la gueule d'importance... Mais pour ma nièce, je ne veux pas qu'elle se laisse voir comme ça.
» Ah, ventrebleu le charmant modèle pour peindre une chaste Suzanne s'écrièrent, en riant aux éclats, tous les jeunes peintres... Eh la bonne mère, au lieu de recevoir de l'argent, il vous faudrait avoir vous-même deux louis à donner à chacun de nous pour faire cette belle besogne... encore à ce prix-là vous ne trouveriez pas de tireurs.
» Qu'appelez-vous, petits insolens et qu'est-ce que vous voulez dire avec vos tireurs ?...
» Ne vous scandalisez pas de leur expression, ma chère dame, reprit flegmatiquement le maître peintre ; en fait de notre art, peindre une femme, se dit pour la tirer en portrait... Mais laissez-nous finir notre besogne ; le temps se passe, et il y aura la moitié de la séance de perdue. --- Oh je me moque de vos besognes et de vos séances ; mais encore une fois, je ne veux pas que ma nièce reste ici comme ça, à montrer et à faire tirer, comme vous dites, des choses... Fi donc ... Allons vîte, rhabillez-vous, mam'selle, que je vous remmène.
» Si vous y êtes absolument décidée, madame, reprit toujours poliment le peintre, vous êtes maîtresse de vos volontés ; mais que votre nièce me rende donc les trente-six francs que je viens de lui donner, et vous aussi les douze qu'elle vous a déjà fait remettre.
» Ah les maudits douze francs, s'écria ma tante, ils sont déjà écorniflés ... Ma pauvre nièce, j'avais vendu ma seringue vingt-quatre sous quand moi»sieur de Lafleur m'a apporté ces deux écus-là de ta part. Ne voulant pas qu'il fût dit que je ne me séparerais qu'à la dernière extrémité d'un outil précieux qui nous avait nourries si long-temps, j'ai couru pour la racheter, à quelque prix que ce fût... Le juif renégat qui ne me l'avait payée que vingt-quatre sous, n'a voulu me la rendre que pour trois livres ...
» Après ça, le café de notre déjeûner que j'ai préparé pour nous deux, y compris la braise, le lait, le sucre et les petits pains, et de la chandelle pour ce soir, tout ça m'a encore emporté une trentaine de sous... sans compter trois voies d'eau que j'ai fait monter pour couler note lessive, et du savon que j'ai acheté, encore ... car s't'argent frais-là m'avait retourné la cervelle... et je ne pensais guères que c'était comme ça qu'on te le faisait gagner... Ah, mon dieu mon dieu comment que j'allons donc faire à présent pour le rendre ?
» Eh mais au lieu de le rendre, que ne gardez-vous plutôt le surplus ?... lui dit le peintre. Mademoiselle n'a plus que presqu'une heure pour l'avoir gagné légitimement et bien innocemment. Laissez-la profiter, ainsi que vous, de cette bonne occasion... que diable, deux louis pour une petite heure qui vous reste, c'est de l'argent bien facile à gagner, et vous seriez traîtresses à vous-mêmes si vous le refusiez ...
» Est-ce que tu avais donc déjà les autres trente-six francs, me dit ma tante en commençant à adoucir sa voix d'un ton de réflexion et de composition ?
» Ma tante, monsieur les a mis dans la poche de mon tablier... Où ils sont très-bien, reprit le peintre, et où il faut les laisser, croyez-moi... et même revenir une autre fois pour gagner encore deux autres louis, et que je puisse terminer mon tableau.
» Mais pour cela, demanda ma tante, il faut donc que ma nièce remonte encore là-dessus, comme elle était, et vous fasse voir encore... ? Ah Satan qu'est-ce que c'est donc que la misère et le besoin ? --- Mais, madame, vous vous formalisez et vous chagrinez mal-à-propos : nous en voyons tous les jours comme cela. C'est pour nous comme des statues, et les plus belles filles du monde ne risquent et ne perdent rien lorsqu'on ne fait que les regarder.
» Allons donc ; puisqu'il le faut, il le faut, dit ma tante, qui, vraiment philosophe à sa manière, savait toujours prendre un parti, et qui d'ailleurs se voyait forcée par l'écornure du premier écu... Je prends donc les trente-six francs que v'là, ajouta-t-elle en empoignant les écus dans mon tablier, et je consens à ce qu'elle se remette, et que vous la regardiez encore pendant s't'heure-là... Aussi bien, puisque vous avez déjà tout vu, vous n'en verrez et n'en saurez toujours pas davantage. Mais je vas rester là aussi, moi, pendant votre belle séance de tirage, et le premier qui remuera autre chose que son pinceau, voilà de quoi lui parler ; et elle fit briller à leurs yeux ses grands ciseaux. Dépêchez-vous donc, et ne tortillez pas, car v'là la pendule, et je ne vous ferai pas grâce d'une minute de plus ».
Comme on vit à son air qu'il n'y avait pas à badiner avec elle, et que le peintre ne voulait pas perdre le prix de sa séance ; que d'ailleurs il avait le désir de nous engager toutes deux à lui en donner une autre, il sut contenir ses élèves et employer lui-même utilement le temps qui lui restait.
L'heure sonnant, Geneviève fut stricte à crier : « C'est fini. Fermez les yeux. » A bas les pinceaux ; il n'y a plus rien à voir, ni à tirer ».
Je me rhabillai. Le peintre me remercia très-gracieusement, ainsi que ma tante, et nous invita instamment à revenir chez lui dans trois jours, ensemble, et au même prix... Après quelques réflexions et difficultés, ma tante qui me tenait le bras d'une main, mais qui de l'autre soupesait et caressait les écus qu'elle avait dans sa poche, promit qu'elle me ramènerait, et nous prîmes congé du peintre, qui me serra une main, et des quatre élèves, qui me lançaient en dessous des œillades.
CHAPITRE XIV.
Monsieur de Lafleur soupe chez ma tante. Nouvelle déclaration de son amour.
M a tante un peu revenue de l'humeur qu'elle avait eue de me voir en sainte Suzanne, et flattée des politesses que le peintre lui avait faites à notre sortie de chez lui, me disait en remuant toujours ses écus : « Encore passe du moins quand les gens sont honnêtes, et qu'ils s'en tiennent juste à faire leur métier. On sait bien qu'il y a de toute sorte d'états dans la vie. Celui des peintres est de regarder le monde par-tout... Eh ben dame, il faut bien qu'ils en vivent, comme moi qui ai bien vu des fois aussi ce qu'on cache à tous les autres... Ça n'empêche toujours pas qu'on ne soit sage quand on le veut... Oh, oui toutes réflexions faites, il y a plus de profit à servir de modèle aux peintres qu'à être cuisinière chez un procureur, à jouer avec ses clercs, à prendre des leçons de broche de monsieur de Lafleur, et à recevoir des lavemens du petit Anodin. Souviens-toi bien de ça, ma chère Suzon. Tous ces gens-là ont vu tous tes secrets également, et pourtant il n'y a que les yeux du peintre qui aient payé leurs regards... deux louis pour deux petites heures c'est sainte Suzanne ta bonne patronne, qui t'a envoyé cette bonne aubaine-là ... Nous retournerons chez le peintre, pas vrai, ma nièce ?
» Eh mais, ma tante, comme vous voudrez... Cependant se mettre toute nue comme ça devant le monde ...
» Oui, j'entends ben. La première fois ça doit coûter beaucoup ; mais tu te souviens de la réflexion que j'ai faite moi-même chez lui... D'abord qu'ils ont déjà tout vu, il n'y a plus rien de nouveau à présent, ce sera toujours la même chose qu'ils verront,
» Oh ce n'est pas de me laisser voir qui me chiffonne le plus, une fois que j'y suis, mais c'est pour me déshabiller que ça me fait une confusion terrible ... --- Eh bien, écoute, je te déshabillerai moi-même derrière un paravent que j'ai vu dans la chambre du peintre, et tu ne te montreras que quand tu seras toute prête ; et pour que tu ne rougisses pas, je te mettrai un mouchoir fin devant les yeux ».
A cette double condition-là, je promis que nous y retournerions.
L'espérance d'avoir encore deux louis dans trois jours avec si peu de peine, et peut-être beaucoup d'autres après ceux-là, rendit à ma tante toute sa gaieté, et la consola de la diminution continuelle de ses pratiques. Elle prépara même un bon souper, et monsieur de Lafleur étant venu le soir pour savoir des nouvelles de ma séance du matin, ma tante, par reconnaissance de la bonne pratique qu'il nous avait procurée, l'invita à nous tenir compagnie.
Lui qui ne cherchait que les occasions d'être seul avec moi, ne se fit pas prier long-temps, imaginant bien qu'il trouverait le moyen d'éloigner Geneviève au moins pour quelques instans. Il lui dit donc qu'il acceptait volontiers, mais à condition qu'il paierait le vin, parce qu'il n'était pas juste que des femmes régalassent, et il lui mit un écu dans la main pour aller chercher trois bouteilles à vingt sous, et de son choix...
Ma maligne tante, qui avait toujours sa leçon de broche sur le cœur, pénétra bien vîte son motif, et me repassant l'écu tout d'un temps, me dit : « Vas-y, Suzon, tu seras plutôt revenue que moi ; j'ai tant couru aujourd'hui ; que je ne peux plus me tenir sur mes jambes.
» Oh ma chère tante, reprit-il, je serai bien fâché de votre peine, sans doute, et je vous l'épargnerais moi-même si j'osais entrer dans un cabaret dans ce quartier-ci, mais c'est trop près de chez nous. Monsieur l'abbé le saurait, car il y a toujours des mauvaises langues qui ne se plaisent qu'à nuire au monde, et cela me ferait tort... D'une autre part, les cabaretiers sont si fripons, qu'ils tromperont mam'selle Suzon ; ainsi vraiment il faut que vous fassiez encore cette petite corvée-là. Pour ne pas vous fatiguer, vous irez tout doucement. Nous avons le temps d'attendre ; il n'est pas encore l'heure de souper.
» Eh bien, puisque vous n'êtes pas pressé, riposta ma tante, vous pouvez bien faire la galanterie toute entière. Allez chercher votre vin vous-même dans un autre quartier, pour qu'on ne vous connaisse pas. Pendant ce temps-là, moi, je vais achever mon fricot, et Suzon apprêtera le couvert ; ça fait que quand vous reviendrez, nous n'aurons plus qu'à nous mettre à table ».
Cet arrangement ne faisait pas le compte de monsieur de Lafleur, mais il connaissait ma bonne tante pour être entêtée, et il n'y avait pas à répliquer. Il reprit donc l'écu dans ma main, qu'il serra et baisa, en nous disant :
« Eh bien, mesdames, pour ne pas perdre deux minutes du plaisir que vous me permettez d'avoir en votre aimable société, je vais, au risque que cela soit rapporté à monsieur l'abbé, aller tout bonnement au cabaret qui est en face », et il descendit.
Dès qu'il fut dehors : « Il avait bien envie de rester seul avec toi, Suzon me dit ma tante, mais méfie-t'en bien, mon enfant. Souviens-toi que sitôt qu'un homme a parlé de mariage à une jeune fille, elle ne doit pas lui accorder la moindre liberté, que toutes les cérémonies ne soient bien faites, et le contrat bien signé... S'il a de bonnes intentions, la résistance d'une fille honnête ne fait que les augmenter ; mais s'il en a de mauvaises, on gagne à le dégoûter de soi. Ce qui serait bagatelle avec un autre, devient de conséquence avec un soi-disant prétendu... Sous le prétexte de vouloir épouser, vois-tu, il vous amène insensiblement à jubé ; d'une petite faveur obtenue, il passe à une plus grande ; il vous demande des à-comptes, et il appelle ça des arrhes du marché... Mais, fiez-vous-y et une fois que vous les avez accordés sur parole, la main du perfide se refuse à signer la promesse que sa bouche vous a faite... Eh mon dieu j'ai pensé y être prise, mon enfant, telle que tu me vois ... --- Vous, ma tante ?... --- Hélas oui, moi-même, ma nièce, et si, je n'étais pas si innocente que toi, et bien m'en a pris. C'est une histoire que je te veux conter en soupant, exprès devant monsieur de Lafleur, ça te servira de leçon, d'abord à toi, et ça lui prouvera, à lui, que nous savons de quoi les hommes sont capables ».
Monsieur de Lafleur rentrant alors, la conversation changea d'objet. Les préparatifs du souper occupèrent encore un instant, à cause d'un supplément d'une salade aux anchois, que monsieur de Lafleur avait apportée, je ne sais trop à quelle intention, mais qu'il nous vantait beaucoup, et à propos de quoi il me faisait, tout en les épluchant et les nettoyant avec moi, beaucoup de plaisanteries équivoques et à l'inçu de ma tante, à ce qu'il croyait, auxquelles je ne comprenais rien du tout... Mais la rusée Geneviève, sans en faire semblant, avait toujours les yeux et les oreilles au guet ; et déroutait à tous momens sa langue et ses mains ; car les unes étaient vraiment aussi agissantes que l'autre était frétillante.
On se mit à table enfin, et pendant tout le souper, monsieur de Lafleur ne nous entretint que du désir qu'il avait d'unir son sort au mien, et de ne plus nous quitter ; même, s'avançant de plus en plus, il proposait déjà, pour débarrasser ma tante, dont la chambre était petite, et le lit, disait-il, trop étroit pour nous deux, sur-tout vu que nous étions dans la saison des chaleurs, de me chercher dès le lendemain un autre logement où j'irais habiter seule, en attendant qu'il eût trouvé l'occasion favorable pour faire agréer notre mariage à son maître, et il s'y chargerait de ma dépense.
Moi, simple et accoutumée à ne voir dans les discours que la première intention que les paroles semblaient y donner, je trouvais tout cela infiniment honnête de sa part, et je me confondais en remercîmens pour les bontés dont il paraissait vouloir me combler... Mais ma tante, qui avait vécu et vu plus que moi, avait une habitude toute opposée à la mienne. Elle ne voyait, dans les plus beaux complimens, que faussetés ; dans les promesses, que des piéges ; et dans les amoureux de nos appas, que des ennemis de notre honneur.
La conduite de monsieur de Lafleur lui paraissait louche, sur-tout depuis qu'il m'avait conduite chez le peintre, pour m'y faire transformer en sainte Suzanne ; et quoique charmée d'avoir eu l'argent de ma séance, elle augurait mal de la délicatesse d'un homme qui avait exposé sa maîtresse nue aux regards de cinq autres, et cela avait beaucoup diminué de l'idée qu'elle avait eue d'abord qu'il voulait faire de moi sa femme.
Elle lui dit donc tout bonnement que, tant que sa nièce ne serait pas mariée, sa chambre serait assez grande pour elles deux ; que, quand elle aurait un époux, il serait juste qu'il fit les frais de son coucher ; mais que, jusque-là, elle n'entendait pas qu'elle eût d'autre lit que le sien.
Il voulut insister en disant que, d'après les déclarations qu'il nous avait faites, et qu'il était prêt à nous réitérer, nous pouvions et devions même le regarder comme étant déjà effectivement mon époux ; et que, comme il en avait tout l'amour, je ne risquais rien à lui en accorder tous les droits. En finissant cette belle phrase, il commença à prendre un droit d'époux en m'embrassant fortement et sans ma permission.
« Nage toujours, et ne t'y fie pas répondit ma tante ; il n'y a que le sacrement qui donne ces droits-là ; et toute fille qui est assez sotte pour les laisser prendre avant, s'appellera toujours mam'selle, quand même on lui aurait promis vingt fois de la faire madame... Ce n'est pas par ouï-dire seulement que je le sais ; mais quand on y a passé, on est savante, comme dit l'autre... Ecoutez-moi, mes enfans ; je vais vous raconter, pour dessert, ce qui m'est arrivé à moi-même ».
CHAPITRE XV.
Une des histoires de la jeunesse de ma tante.
J e suis forcée de convenir que je n'ai jamais été jolie ; mais, étant jeune, j'avais quelque chose de piquant dans la figure ; on me trouvait un petit air chiffonné et mutin, qui, joint à beaucoup de gaieté naturelle et à cette fraîcheur d'une-fille de dix-huit ans, ne laissait pas de me valoir encore des conquêtes. Je n'étais pas riche non plus, mais j'avais toute sorte de petits talens qui me mettaient à même de bien gagner ma vie ; et je ne dépendais que de moi, n'ayant plus de parens. Cette liberté que j'avais de mes actions, était un grand appât de plus pour les chercheurs de bonnes fortunes ; mais heureusement j'avais en moi-même un fond de prudence, et même déjà d'expérience, qui me garantissait aussi sûrement qu'aurait pu faire la surveillance de toute une famille ; et cela déroutait bientôt ceux qui n'étaient pas d'humeur à tirer, comme on dit, leur poudre aux moineaux.
Un jour pourtant, un certain jeune homme très-bien fait, et le coq de notre voisinage, s'étant attaché à me faire la cour, parvint, non pas tout-à-fait, à m'inspirer des sentimens de tendresse, mais cependant à se faire écouter avec assez de plaisir. Ce n'était même peut-être que la vanité de me voir donner la préférence sur celles qui se croyaient plus jolies que moi...
Mais, j'avais beau entendre ses fleurettes, ferme dans mes principes, je n'accordais toujours rien que ce qu'il pouvait attraper par-ci par-là... dans la bagatelle, s'entend du moins, et jamais dans le sérieux ... Oh de ce côté-là, il n'y avait pas à s'y frotter. Des petites caresses, des baisers sur les mains, des embrassades même... on sait bien qu'on ne peut pas les empêcher ; c'est plutôt pris qu'on n'y a regardé... Mais, jarni quand on voulait s'émanciper à autre chose... ah, ah ... Geneviève avait bientôt fait voir qu'elle savait jouer des pieds et des mains, et même des dents... Oh de ça, j'étais un lion pour la vertu... Avis pour toi, en passant, Suzon ... T'as déjà eu aussi bien des attaques de rencontre, et par ta simplicité, et par la hardiesse des hommes ; mais quoique ça, ton honneur est encore entier. J'en réponds tant que tu seras avec moi ; mais souviens-toi de le bien défendre quand tu seras toute seule... Je reprends mon histoire.
Ce bel amant donc que j'avais, il se nommait à-peu-près comme monsieur ; un nom de fleur aussi, car il semble que ces agréables noms-là portent bonheur pour être joli garçon...
« Bien obligé du compliment, madame, dit modestement monsieur de Lafleur ; c'est trop honnête de votre part, et je ne méritais pas cette galanterie-là »
« Pardonnez-moi, monsieur, reprit ma tante, il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. Il se nommait monsieur Jasmin : vous voyez que c'est comme qui dirait de votre famille ».
Un jour donc, le beau monsieur Jasmin, qui était tout juste aussi de votre même profession ; car il était le valet-de-chambre favori du seigneur de notre village...
« Bon, encore un trait de ressemblance avec moi, dit monsieur de Lafleur ; mais le plus fort que nous ayons, c'est celui de notre amour pour votre famille ; et je défie qu'il ait pu aimer la tante plus que je n'adore la nièce ».
« C'est fort bien jusque-là, répondit Geneviève, mais tâchez de ne pas lui ressembler jusqu'au bout ; car vous allez voir... ».
Un jour donc, monsieur Jasmin, piqué de ce que je rebutais toujours ses tentatives, dès que je m'apercevais qu'il voulait pousser sa pointe trop avant, me dit :
« Mais, ma charmante Geneviève »... Vous jugez, en me regardant, qu'il voulait me faire croire que sa passion était bien vive, pour le porter au point de me régaler de cette flatteuse épithète ... J'étais pourtant mieux que ça dans ce temps-là. « Pourquoi tant vous défendre avec moi ?... pourquoi me refuser des preuves d'un retour de tendresse de votre part, que je mérite si bien par l'excès de la mienne ? me regarderiez-vous comme un trompeur ? Ah cette pensée m'afflige au point que je vous signerais une promesse de mariage tout-à-l'heure, et une donation de tout mon bien et de toutes mes espérances, si je ne craignais de pouvoir penser après, que vous auriez cédée plutôt à l'intérêt qu'à l'amour que j'avais osé me flatter de vous inspirer... et cette idée cruelle empoisonnant mon bonheur, me rendrait malheureux par la suite »
« Eh mais, monsieur, vous auriez tort de penser cela, lui dis-je. » Soit que je parlasse de bonne foi et que je fusse persuadée de ce qu'il me disait, soit que, fatiguée moi-même de lutter contre lui, l'instant marqué pour ma faiblesse fût arrivé... « J'ai vraiment de l'amitié pour vous, et vous seriez vingt fois plus riche, que ma main ne se donnerait pas, si mon cœur ne la conduisait ».
« C'est fort beau et fort flatteur ce que vous me dites-là, ma chère Geneviève mais prouvez-m'en la sincérité par un peu plus de confiance. --- Comment donc ? --- Quand on aime les gens, on doit les estimer. Montrez-moi donc l'estime que vous avez pour moi. --- Que faut-il faire pour cela ? --- Vous fier à la parole sacrée que je vous donne de vous épouser. Je vous jure, foi d'honnête homme, de faire dresser demain notre contrat, où je vous avantagerai de tout ce que je possède et que je posséderai jamais ; et j'exige, si vous m'aimez véritablement, que vous accordiez ce soir de bonne volonté, à l'amant, ce que demain l'époux serait en droit d'exiger sans pouvoir se flatter que ce serait vraiment le cœur qui le lui laisserait prendre... ou bien, je vous fuis dès cet instant, comme une insensible, comme une ingrate ; et, de désespoir, je vais m'aller noyer » ...
Dame il était si pressant, il me paraissait si amoureux de si bonne foi ... il s'annonçait si généreux, que la confiance... l'amour propre... l'intérêt, si vous voulez... et puis, comme je disais tout-à-l'heure, ce maudit quart d'heure où il est apparemment décidé qu'une femme, même honnête, sera faible... Enfin, tout ça, d'accord pour me tourner la tête... la sensibilité encore... car, il finit son beau discours par se jeter à mes genoux, où il pleurait... mais, au point de me faire pleurer moi-même aussi ...
« Ma fine, dis-je à part moi, qu'est-ce que j'y risque ? ce n'est jamais qu'avancer la cérémonie d'une demi-journée, et cinq ou six heures de plus ou de moins, ça ne vaut pas la peine d'y regarder de si près, et de laisser périr un beau jeune homme qui veut faire ma fortune. Tout coup vaille, risquons le paquet »...
Je l'avoue à ma honte, ma nièce ; j'ai peché dans ce moment-là... du moins par intention... Mais, écoute jusqu'au bout, et, si tu viens à m'imiter dans ma faiblesse, imite-moi aussi dans le reste de ma conduite.
Je lui promis donc que je l'attendrais le soir, quand il aurait fini son service au château et couché son maître, et que je me déterminerais peut-être à lui accorder ce qu'il me demandait. Il se releva de mes genoux, transporté, en me baisant les mains... et même plus... comme gage de ma parole, et il s'en alla triomphant.
Il ne fut pas plutôt parti, que je me mis à faire des réflexions sur ma facilité, et sur l'inconvenance de ma promesse. J'étais toute absorbée, et ne pensais déjà plus qu'aux moyens de manquer à cette parole donnée si inconsidérément, lorsque Jeanneton entra dans ma chambre.
Cette Jeanneton était encore bien moins passable que moi ; car, outre que ses traits étaient beaucoup plus durs que les miens, elle était bien mon aînée de dix ans. Mais, monsieur Jasmin, qui en prenait par-tout, et qui en voulait de toutes les façons, l'avait abusée par une promesse de mariage qu'il lui avait donnée, où les noms et qualités de la fille n'étaient pas désignés, parce qu'apparemment ce papier lui servait circulairement pour toutes celles qu'il voulait tromper. Il y avait seulement :
« Je m'engage à épouser la demoiselle porteuse du présent billet, à sa réquisition, lorsqu'elle me le représentera ».
Mais le perfide suborneur le lui avait repris dans sa poche pendant qu'elle dormait.
Comme j'avais la réputation d'être très-sage, sitôt qu'elle vit les assiduités de son parjure amant auprès de moi, elle se résolut à venir me confier son aventure, tant pour me représenter ce que j'avais à craindre de la légèreté de ce volage, que dans l'espérance de le voir revenir à elle, si je le rebutais... ce qu'elle me conseillait beaucoup, en m'assurant que son intention était de m'en faire autant qu'à elle.
Je fus indignée de cette double trahison, et je conçus, dès l'instant, le projet de l'en bien punir. Je proposai à Jeanneton de s'y prêter : elle ne demandait pas mieux. Je l'instruisis de son rôle, et j'attendis ensuite monsieur Jasmin dans ma chambre. Il fut exact au rendez-vous. Je le reçus à la lueur d'une petite lampe très-faible, et qui permettait à peine de se voir, sous prétexte que la décence supposait que je devais être endormie à cette heure-là. Il voulut préluder tout d'abord par des caresses, mais mon plan était fait. Je lui dis qu'il était heure de se coucher, et que nous serions bien plus à notre aise dans le lit ; mais que j'avais fait des réflexions, et que j'étais bien décidée à ne lui rien accorder qu'il ne m'eût auparavant signé une promesse de mariage... Il avait vraisemblablement calculé aussi de son côté que je pourrais lui opposer encore cette résistance, et il avait pris ses précautions pour la vaincre, car il me répondit sur-le-champ que, satisfait le matin de la confiance que je lui avais témoignée en lui permettant de venir chez moi la nuit, il avait voulu s'en montrer digne, en me faisant de lui-même l'écrit que je lui demandais, et qu'il me l'apportait. Il me donna effectivement un papier assez sale, qu'à la lueur de ma lampe je reconnus pour devoir être le même qui lui avait déjà servi, et avec la malheureuse Jeanneton, et peut-être avec plusieurs autres...
Je suis contente, lui dis-je en soufflant la lumière ; couchons-nous maintenant. Et lui donnant une chaise pour se déshabiller, je passai sous les rideaux de mon lit pour en faire autant, en lui recommandant de ne pas parler de toute la nuit, parce que la faible cloison qui séparait ma chambre de celle d'une voisine, trahirait le secret que nous ne voulions pas encore laisser connaître.
Il ne tarda pas à me suivre au lit, et il s'attendait bien sans doute à me reprendre aussi son perfide billet pour le faire encore circuler après moi ; mais je sus le mettre en sûreté.
Je n'ai pas besoin de vous dire comment la nuit se passa, sur-tout de sa part, vous vous en douterez si vous voulez ; je vous dirai seulement qu'il s'agita, remua et chercha beaucoup pour retrouver son billet, mais inutilement... Et le lendemain, dès la pointe du jour, j'eus une preuve nouvelle et complette de la noirceur de l'ame de cet indigne. Trois ou quatre de ses amis, et des domestiques du seigneur, qu'il avait avertis exprès par vanité pour les rendre témoins de son triomphe et de mon déshonneur (car il avait parié avec eux qu'il m'attraperait), arrivèrent et frappèrent à ma chambre, en nous faisant compliment à tous deux de la bonne nuit que nous avions passée ensemble... Mais moi, déjà toute habillée, j'ouvris aussitôt la porte, et, tirant les rideaux du lit, je leur fis voir leur camarade couché et serrant tendrement dans ses bras... Jeanneton, qui avait pris ma place le soir et joué mon rôle toute la nuit, tandis que j'étais restée cachée dans un petit cabinet à côté. Puis appelant tous les voisins que j'avais eu aussi, moi, l'attention de prévenir dès la veille, ils accoururent promptement. Je les rendis témoins du fait, leur fis montrer, par Jeanneton, la promesse de mariage que je venais de lui reglisser, et leur dis que je les invitais à ses noces de la part de monsieur Jasmin, qui m'avait chargée de leur porter la parole.
Qui fut pénaut alors ? ce fut, je crois bien, notre bel engeoleur, qui eut à souffrir, outre les complimens ironiques des paysans, les persifflages des valets même, qui étaient jaloux de ses bonnes fortunes, et qui, de plus, pour ne pas perdre sa place chez le seigneur, fut obligé d'avaler la pilule et de consentir à ce mariage, auquel certes il ne s'attendait guères, et qui termina la course de son billet circulaire.
Voilà, mes enfans, un avis pour les trompeurs de filles, et la façon dont ils devraient être punis tous.
Cette histoire, dont la conclusion sur-tout avait fait hocher la tête à monsieur de Lafleur, nous ayant menés assez tard, il ne jugea pas à propos de continuer, pour ce soir-là, le cours de ses galanteries. Il dit donc à ma tante qu'il convenait avec elle que monsieur Jasmin avait eu ce qu'il méritait... mais qu'il ne fallait pas supposer tout le monde capable d'aussi mauvais procédés ; que, quant à lui, il espérait que nous ferions plus de fond sur sa délicatesse et la sincérité de son amour pour moi : et il prit congé de nous en demandant toujours la permission de nous en donner des preuves.
CHAPITRE XVI.
Ma tante me commence le récit de l'histoire de sa vie.
N ous passâmes les deux jours suivans sans le voir revenir, et comme ma tante ne reçut aucune invitation concernant sa partie, elle resta constamment à la maison, où elle me fit faire quelques coutures, en attendant le jour de ma seconde séance chez le peintre.
« Ma nièce, me dit-elle, puisque ton étrenne, dans l'état de cuisinière, a été assez malheureuse pour t'en dégoûter, comme de celui du lavement, il faut essayer maintenant à te mettre couturière. Je t'ai montré ce talent-là aussi ; tu cousais déjà pas mal une robe... tu n'as qu'à t'y remettre pendant quelques jours, et puis, je te chercherai de l'ouvrage parmi mes connaissances. Nous avons justement une voisine au-dessous de nous, qui est très-employée dans ce genre-là, et qui pourra t'occuper un peu ».
A peine achevait-elle de me donner cette espérance, et avais-je enfilé ma première aiguillée, que nous vîmes entrer cette même voisine dont elle parlait, avec un paquet sous le bras.
« Ma bonne Geneviève, dit-elle à ma tante, j'étais fâchée que vous eussiez pris le parti de mettre votre nièce en maison sans m'en prévenir, car j'avais de quoi la faire travailler pendant une partie de la saison, et j'ai été bien aise de la voir revenir hier avec vous. L'état de servante ne lui convient pas ; elle est trop délicate, et il est bien plus agréable de gagner de l'argent chez soi, en travaillant à ses pièces. Tenez donc, comme je suis très-pressée, je vous apporte toujours cette petite robe du matin à me faire : elle est toute coupée, et il ne faut pas perdre une minute, car je dois la livrer sans faute après-demain de bonne heure ».
« Vous l'aurez, madame, dit ma tante, et je vous en réponds, moi ; ma nièce ne se couchera plutôt pas, ni moi non plus... car même, pour l'empêcher de dormir, je lui conterai des histoires toute la nuit ».
« En ce cas-là, je vous la laisse, reprit la couturière ; et je compte sur vous... et après celle-là une autre ». Et elle nous quitta.
« Vois-tu, Suzon, me dit ma tante, aussitôt que la voisine fut partie, c'est comme une bénédiction qui nous arrive J'ai perdu une ressource et toi une autre, eh bien en voilà deux nouvelles que tu retrouves à la fois, car ta couture n'empêchera pas tes séances du peintre... et puis encore il n'est sans doute pas le seul dans Paris qui prenne des modèles »...
(On voit que les deux louis de sainte Suzanne l'affriandaient, et qu'à ce prix, elle m'eût volontiers fait poser pour toutes les saintes du paradis)
« Va, va, continua-t-elle, sois tranquille ; la Providence n'abandonne jamais les honnêtes gens »
Je me mis donc à assembler les pièces de la robe et à les coudre, tandis que ma tante s'occupait de notre cuisine. Enfin, sa fricassée de lentilles étant sur le feu, à cuire, et elle assise à côté de moi, à me regarder travailler en tricotant elle-même, pour ne pas perdre de temps...
« Ma bonne tante, lui dis-je, vous m'avez promis que vous me conteriez des histoires ; et il y en a une que je suis bien curieuse de savoir : c'est celle de votre vie. Vous nous en avez appris hier un chapitre qui me donne bien envie d'en entendre les autres »
« Je veux bien te contenter, me répondit-elle, aussi bien ça te profitera. Dans tout ce qui arrive à une femme, il y a toujours des leçons à ramasser pour une autre ; si elles ne se ressemblent pas toutes de visage, il n'y a pas tant de différence par les inclinations ; ça ne varie que du plus au moins, et quand les occasions sont pareilles, les mêmes conclusions terminent les romans de presque toutes.
» Tu ne fais que commencer à vivre, ma nièce, et quoique tu ayes déjà été un peu contrariée dans tes débuts, tu ne te doutes pas encore de ce que c'est que les tribulations. Hélas mon enfant, la vie n'est remplie que de vicissitudes et de cascades... et Dieu te préserve d'en essuyer autant que j'ai déjà fait, sans compter ce que sa sainte prédestination me réserve encore ... Mais, sa volonté soit faite... marchons toujours droit devant nous, c'est notre devoir ; et sans nous décourager, arrachons ou évitons à mesure les épines qui se rencontrent dans le chemin de notre vie... Ecoute-moi donc, et retiens bien tout ce que tu vas entendre ; ça t'apprendra à te méfier de ces vilains hommes ... Ah ? mon enfant ce sont des tigres pour nous ...
» Je ne te commencerai pas, comme tous les raconteurs d'histoire à prétentions, depuis le premier moment de ma naissance, ni même pendant mes douze premières années. Ça ne serait bon qu'à remplir des feuilles pour augmenter les profits d'un libraire, si je voulais faire mouler tous ces enfantillages-là. Non, je ne veux te dire que des choses utiles ; et pour ça, je ne dois prendre qu'au temps où j'ai eu assez de connaissance pour distinguer à-peu-près la valeur et la conséquence des événemens, parce que, si je me suis trompée en les jugeant ou en les suivant, eh bien, mon exemple pourra t'apprendre à faire mieux que moi, si tu te trouves en pareil cas.
» Je t'entame donc mon histoire à douze ans sonnés... parce qu'à cet âge-là je valais déjà une fille de quinze, tant pour la raison que pour tout... J'étais vraiment avancée... et c'est ce qui fait que j'ai vieilli de bonne heure ».
Comme je te l'ai déjà dit hier, je n'étais pas jolie, et c'est presque tant mieux quand on n'est pas riche ; on trouve moins d'occasions d'être tourmentée et poussée au mal par ces tracassiers d'hommes, qui n'en veulent qu'à la beauté ... car on ne rencontre pas toujours des gens qui se contentent de vous tirer en peinture, et qui vous donnent des deux louis pour vous regarder deux heures. Mais, tout est pour le mieux, il faut qu'il y en ait de toutes les façons...
Du reste, j'étais vive, alerte, rieuse, bien ouverte d'intelligence, et j'apprenais tout ce qu'on voulait. Je vous chantais avec un filet de voix à faire taire tous les violoneurs et fluteurs, même tambourineurs qui passaient par notre village ; je vous dansais et sautais à faire la nique aux jeunes chèvres que je menais paître ; aussi, aux fêtes, sous l'orme, c'était moi qui lassais tous les garçons... et puis, pour la couture, pour le blanchissage, pour le ravaudage, pour la cuisine, et pour étriller un cheval même et le faire galoper, il n'y avait pas de fée qui eut pu m'en remontrer ... Oh j'étais vraiment née pour être princesse ... Avec ça j'avais une malice et un caquet ... qu'il ne fallait rien dire devant moi, da, car je retenais et je répétais tout. Ma mère, qui était la plus forte blanchisseuse de Neuilly, craignant que toutes les caresses qu'on m'y faisait à cause de mes espiégleries et gentillesses, ne m'empêchassent de prendre le goût de son état, et de m'y perfectionner, s'imagina de m'envoyer à Paris, chez une cousine qu'elle avait, qui faisait le même état qu'elle au Gros-Caillou.
Elle lui écrivit à ce sujet, reçut ses réponses ; et, tout étant réglé entr'elles deux, elle me fit partir un beau matin, après m'avoir fait mon petit paquet, m'avoir donné l'adresse de sa cousine, et sur-tout bien recommandé la sagesse... car c'est toujours là le plus fort de la pacotille que les mères font aux enfans, quand elles n'ont pas d'argent à leur donner.
« Ma fille, sois sage, et la fortune viendra te trouver tôt ou tard »...
Je partis donc, comptant bien là-dessus, et me promettant bien d'obéir à ma bonne mère...
N'ayant rien de mieux à faire en route, et rien qui tourmentât mon esprit, car j'étais une véritable Roger Bontemps, qui m'accommodais de tout, je chantais par le chemin, dansais et courais après les papillons...
Un homme d'un certain âge, et assez bien couvert, passait dans ce moment, à cheval, suivant la même route que moi ; il s'amusa quelque temps à regarder mes yeux, en proportionnant sa marche à la mienne... Enfin, il m'accosta et entama la conversation. Moi, j'étais dans l'âge de la confiance et de l'indiscrétion ; je lui dis tout naïvement qui j'étais, où j'allais, et enfin, tous les tenans et aboutissans de mon voyage et de ma famille. Il m'écoutait et m'observait attentivement pendant tout mon récit, et paraissait y prendre un véritable intérêt...
« Ma chère petite cousine, me dit-il quand j'eus terminé mon histoire, dans laquelle il avait pu remarquer toute ma simplicité, car alors j'étais comme toi, ma nièce... je me félicite de vous avoir rencontrée si à propos et si heureusement pour vous Je suis justement votre cousin, c'est-à-dire, le mari de la cousine de votre mère, et je suis charmé de pouvoir vous épargner la fatigue de votre voyage à pied ; je m'en retourne chez moi, montez en croupe sur mon cheval, et bientôt nous allons être rendus ».
Je ne me fis pas tirer l'oreille, et toute émerveillée et enchantée de l'aventure, je sautai lestement sur la croupe du cheval, et j'embrassai mon cousin par derrière, comme si nous nous étions vus toute la vie.
Alors il piqua des deux, et bientôt nous fûmes rendus chez lui. Je demandai d'abord sa femme, la cousine de ma mère, pour lui remettre la lettre de recommandation que j'avais pour elle ; mais il me dit, en la prenant, que c'était la même chose ; que sa femme était allée à Paris pour affaires, qu'elle ne reviendrait que fort tard, ou même peut-être que le lendemain, et que nous allions toujours souper. Aussitôt il fit servir par une grosse servante, qui me faisait des signes, mais que je ne comprenais pas. Je soupai donc avec mon cousin, et beaucoup mieux que chez ma mère ; et, flattée de l'augmentation de l'ordinaire, je me disais déjà que je m'y accoutumerais bien, et que je n'avais pas perdu au change.
Cependant, en récapitulant avant le repas, je n'avais rien vu qui m'eût prouvé que j'étais dans la maison d'une blanchisseuse ; mais j'étais distraite de ces réflexions par les caresses de mon cousin, qui m'en faisait déjà beaucoup plus et de plus vives que ma mère ne m'en avait jamais faites... Bref, il fut question de se coucher. Ma foi, me dit-il, ma chère cousine, je ne vous attendais pas aujourd'hui, et nous n'avons pas de lit préparé pour vous, mais puisque mon épouse n'y est pas, vous coucherez à sa place, le lit est grand, et vous ne me gênerez pas... car même, si ma bonne femme y était, nous pourrions encore y tenir tous les trois à l'aise : dépêchons-nous, car je suis fatigué du cheval, et je ne demande qu'à dormir bien vîte. Demain matin, ma femme arrivera, et nous fera du café, car c'est elle qui s'en charge, et elle le fait très-bien...
Moi, qui couchais toujours avec ma mère, je ne trouvais rien d'étonnant ni d'inconséquent à partager entre deux un lit qui vraiment me paraissait assez grand pour trois. Je ne fis donc aucune difficulté ; et pendant que mon cousin se déshabillait, je me mis à genoux pour faire mes prières... car, vois-tu Suzon, j'ai toujours eu ma religion, et je t'exhorte bien à en faire autant, ma chère nièce, ça porte toujours bonheur... et sois même bien sûre que c'est ça qui t'a valu la protection de sainte Suzanne, et pour trouver le peintre qui t'a donné deux louis, et pour ressortir de chez lui saine et sauve et avec ton honneur. Pour moi, je m'en suis bien trouvée aussi dans cette occasion-là.
Quand j'eus fini mes prières, je me coulai dans le lit où mon cousin ronflait déjà... Ma fine, je m'y trouvais bien et très-douillettement, car outre trois bons matelas, il y avait un lit de plume, et jamais celui de ma mère n'avait été la moitié si bien garni.
Mais ne v'là-t-il pas que pendant la nuit mon cousin vient à rêver et à parler tout haut, et oubliant que c'était moi qui étais à côté de lui, il me prenait pour son épouse, et me disait : « Ah ma chère petite femme, viens donc dans les bras de ton mari » Et il m'embrassait et me serrait si tendrement que j'avais envie de rire ; mais je le laissais faire par malice, parce que j'étais curieuse de savoir si vraiment il aimait bien sa femme. Cependant, à force de me presser et de me retourner de toutes façons, je me trouvai fatiguée et impatientée... et tout d'un coup, pendant que ses mains étaient passées à l'entour de moi pour m'attirer à lui, voilà que je vins à sentir un repoussement de je ne sais quoi... comme je n'en avais jamais senti avec ma mère... mais qui me fit une frayeur horrible. Eh mais, mon dieu disais-je en moi-même, ce n'est ni ses pieds, ni ses mains qui me poussent là... Combien ce cousin-là a-t-il donc de membres ?... Et je me reculais de lui tant que je pouvais ; mais il me serrait de plus belle, quoiqu'il continuât de dormir et de rêver, et la diable de machine me tourmentait et me blessait toujours. Par égard pour sa grande fatigue, j'avais craint d'abord de l'éveiller ; mais de l'épouvante que j'avais, je fis un saut si fort, en lui détachant les bras et les jambes qui s'étaient recroquevillées après moi, que je tombai à bas du lit. Au clair de la lune qui donnait dans la chambre, j'aperçus la porte d'un cabinet où j'avais vu entrer la grosse servante qui avait apprêté notre souper. J'y entrai bien vîte, et ayant refermé la porte sur nous par-dedans, je lui racontai l'histoire du rêve terrible de mon cousin, qui avait manqué m'effondrer avec ce je ne sais quoi dont je ne pus lui faire la description.
Cette fille qui était honnête, et que la pauvreté seule obligeait à rester chez un homme vicieux où elle trouvait son pain, m'apprit que c'était un libertin qui n'était pas mon cousin, comme il me l'avait fait croire ; qu'il cherchait et attrapait comme cela par-tout des jeunes filles innocentes ; que je n'étais pas au Gros-Caillou, ainsi qu'il me l'avait dit encore, mais à Passy, et que pour être rendue chez la véritable cousine de ma mère, j'avais encore la rivière à traverser. Je lui rendis grâces de l'instruction qu'elle me donnait, et la priai de m'aider à me soustraire aux attaques impudiques de son scélérat de maître. Cette bonne fille, vraiment vertueuse, et touchée de mon danger, y consentit, au risque de perdre sa place et d'être renvoyée. Elle ne couchait que par hasard, et sur un simple lit de sangle dans ce cabinet, pour y veiller une lessive qu'heureusement elle y coulait ce jour-là. Tout cela se rencontrait favorablement pour moi ; mais il n'y avait pas de temps à perdre pour me sauver. Déjà mon faux cousin m'appelait, frappait à la porte du cabinet et essayait à l'ouvrir...
Nous tirâmes du baquet, des draps que nous attachâmes au bout les uns des autres à la fenêtre, et je me glissai par ce moyen jusque dans le chemin qui passait au bas de la maison...
A peine touchais-je la terre avec mes pieds, que je fis une réflexion que la frayeur d'être reprise par le maudit cousin, nous avait empêchées de faire, la bonne servante et moi ; j'étais nue en chemise... Je pris mon parti tout de suite, et plutôt que de remonter pour aller chercher mes vêtemens, je dénouai le dernier des draps qui m'avaient servi d'échelle, et m'enveloppant tout le corps avec, je me mis à courir sans demander mon reste, et sans savoir où j'allais... mais bien contente d'avoir fait divorce d'avec ce parent de contrebande.
Mais, ma nièce, je sens que nos lentilles sont cuites ; je vais les fricasser, nous les mangerons, et je te continuerai mon histoire après.
CHAPITRE XVII.
Suite de l'histoire de ma tante.
N ous dînâmes très-vîte, car l'intérêt que je prenais à ce commencement des aventures de ma tante, me donnait une vive impatience d'en savoir la suite. Ayant donc lavé sa vaisselle, et moi ayant repris ma couture, elle se remit à tricoter auprès de moi, et continua ainsi.
J'allais donc sans savoir où, puisque je ne connaissais pas mon chemin, mais fort vîte, n'ayant d'abord pour première intention que l'envie de fuir le scélérat qui avait ainsi voulu surprendre mon innocence et ma bonne foi. Je me trouvai bientôt dans un bois où je m'égarai. La lune étant cachée par d'épais nuages, je ne voyais plus à me conduire. La fatigue que je commençais à ressentir, ainsi que le sommeil qui m'accablait malgré moi, (car dans notre village je me couchais de bonne heure, et mon cousin ne m'avait guères laissée dormir,) me firent penser qu'il valait mieux m'arrêter que de m'enfoncer davantage dans ce bois, en m'éloignant peut-être de l'endroit où j'avais affaire.
Cette réflexion me décida à m'asseoir au pied d'un gros arbre sous lequel je me trouvais alors, en me recommandant à la Providence, et me disant que puisque je voulais être sage, je ne pouvais pas manquer d'être heureuse. Je m'endormis dans cette consolante idée... Mais à peine le jour commençait-il à poindre, que je fus réveillée en sursaut par des cavaliers de maréchaussée, qui me saisirent brusquement et m'attachèrent sur un de leurs chevaux. Ils me firent traverser tout le bois sans me rien dire, et me déposèrent enfin dans une prison à l'entrée d'un village, où ils s'arrêtèrent.
Plus morte que vive de l'appréhension que me causaient tous ces gens, qui avaient le sabre nu à la main, et dont la mine était rébarbative, j'avais à peine osé hasarder une fois ou deux de leur dire :
« Eh mais, mes bons messieurs, que me voulez-vous ? où me menez-vous ? --- Tu vas le savoir, misérable », fut toute la réponse que j'en pus tirer... et ils me laissèrent seule et enfermée, à faire bien des réflexions douloureuses qui n'aboutissaient cependant à ne me rien faire deviner.
Une heure après, je vis arriver un homme en robe noire, d'un aspect sévère et imposant ; et ce qui redoubla mon effroi, ce fut la vue du cadavre encore sanglant d'un homme qu'on étendit devant moi.
L'homme noir me demanda si je reconnaissais le mort, si je ne confessais pas l'avoir assassiné, et ce que j'avais fait de ce que je lui avais volé ?
Il le faut dire ici, ma nièce, que des voleurs avaient effectivement assassiné le soir et volé cet homme dans le bois où je m'étais égarée ; que la fatalité m'avait fait arrêter justement à l'endroit où ils avaient laissé son corps ; que sans le voir, et en dormant, je m'étais roulée et appuyée sur lui ; que le drap qui m'enveloppait portait encore les souillures de son sang ; que la maréchaussée passant par là, nous avait ramassés ensemble, et, pour surcroît de conviction contre moi, un poignard encore sanglant qu'on avait trouvé entre nous deux.
Quoique bien sure et bien forte de mon innocence, il y avait de quoi être atterrée de ces preuves, qui paraissaient convaincantes. Cependant une certaine fermeté qui ne m'abandonnait jamais, me donna les moyens de détailler bien exactement au juge, qui j'étais et tout ce que j'avais fait, heure par heure, depuis le matin de la veille que j'étais partie de chez ma mère ; et, pour preuve de mon escapade de chez ce faux cousin, je citais ce même drap qui m'enveloppait et qui était encore mouillé... On me dit que ce pouvait être ce même homme que j'avais volé, qui avait couru après moi, et que j'avais assassiné. Qu'il était toujours constant que j'avais été relevée près du cadavre où je faisais semblant de dormir, voyant que je ne pouvais fuir les cavaliers... Bref, que toutes les apparences confirmaient que je pouvais être au moins complice du meurtre, si je n'en étais pas seule l'auteur, puisque l'on ne trouvait rien sur moi des effets volés, tels que ses boucles de souliers, qui étaient ôtées, sans compter ce qu'on pouvait présumer de sa montre et de sa bourse... En conséquence je fus condamnée à garder prison jusqu'à ce qu'on eût acquis de plus fortes preuves contre moi, ou qu'on m'eût fait avouer par la question, à laquelle, disait-on, je ne tarderais pas à être appliquée.
On alla d'abord aux informations chez la cousine de ma mère, qui effrayée de ces détails, et d'une procédure criminelle, et me croyant déjà près d'être exécutée, avoua qu'elle connaissait bien ma mère, mais qu'elle ne m'avait jamais vue, et qu'elle se lavait les mains de tout le mal que je pouvais avoir commis. Je fus donc transférée à Paris, dans une prison de la Conciergerie du Palais, au pain et à l'eau. Ma mère, qu'on avait été chercher, vint me voir, et ses reproches et ses pleurs achevèrent de me déchirer l'ame...
Enfin, au moment où l'on venait me prendre pour subir un interrogatoire devant les juges assemblés, une escouade de la maréchaussée amenait un individu blessé, qu'elle avait arrêté dans le même bois où j'avais été prise. Cet homme me voyant passer, et entendant le prétendu crime dont on m'accusait, s'écria : C'est infame voilà comme les juges se jouent de la vie des innocens. Cette fille n'est pas plus coupable que moi, et je puis en fournir les preuves. Il demanda effectivement à être entendu au même interrogatoire que moi, et l'ayant obtenu sur les instantes supplications de ma mère, il dit aux juges qu'il était le valet de chambre du mort assassiné dans le bois. Qu'il avait été blessé à côté de lui en voulant le défendre. Que les voleurs l'avaient entraîné avec eux pour tirer de lui des indications sur cet homme, son maître, qui était un riche négociant qu'ils guettaient depuis long-temps ; mais que comme il s'était obstiné à ne pas leur déclarer sa demeure à Paris, ils allaient le tuer aussi, lorsque la brigade avait paru. Que les assassins s'étaient sauvés, et que lui, qui ne devait ni ne pouvait fuir, avait été arrêté ; mais que pour moi, il ne m'avait point vue du tout dans le bois. Sur cette déclaration, on nous remena tous deux en prison, et séparément, jusqu'à un plus ample informé.
Par un surcroît de bonheur qui nous fit rendre la liberté à l'un et à l'autre, l'escouade qui avait arrêté le valet de chambre, l'ayant laissé aux mains d'un des cavaliers pour le conduire, avait couru après les véritables assassins, les avait rattrapés, et les ramena.
Comme ils étaient encore nantis des effets volés, que le valet à qui ils furent confrontés, reconnut, et avait bien détaillés d'avance, ils furent convaincus, ils avouèrent leurs crimes, nous déchargèrent, et je fus déclarée innocente et libre.
Cette histoire avait fait grand bruit, et tout le monde qui était venu pour entendre mon jugement, s'empressa à venir voir après, dans la chambre du concierge, la pauvre petite qui avait été dans un si grand danger de périr injustement, et qui n'osait pas sortir de la prison avec son drap de lit taché de sang, qui l'enveloppait encore.
Ma pauvre mère avait couru bien vîte pour m'acheter un déshabillé ; mais plusieurs dames attendries sur ma double aventure, me firent des cadeaux, et leur générosité me valut une garde-robe complète, et de quoi habiller encore cinq à six sœurs, si je les avais eues. Une de ces charitables dames, même, proposa à ma mère, quand elle revint, de me prendre chez elle pour seconde femme de chambre. Ma bonne mère y consentit avec joie, et je repartis de la prison en triomphe, bien habillée, et dans un beau carrosse, pour aller dans un bel hôtel ; tandis qu'il semblait, une heure avant, que je n'en devais sortir que dans un tombereau pour être conduite à l'échafaud ... « Tu vois, ma fille, me dit ma mère, voilà ce que produisent la sagesse et la vertu ». --- Je te fais la même observation, ma nièce, et tu en as eu déjà la même preuve avec sainte Suzanne.
CHAPITRE XVIII.
Suite des aventures de ma tante. Elle apprend la coiffure, ensuite la cuisine. Beaux succès de ces deux apprentissages.
L a prison de ma tante m'avait fait pleurer. Elle s'en aperçut, et me dit : « Tu es sensible, mon enfant, c'est preuve d'un bon cœur ... Hélas si tous ceux qui font du mal aux autres, avaient versé des larmes eux-mêmes dans leur jeunesse au récit des malheurs de leurs semblables, ils n'en auraient pas tant fait répandre après... Mais pour te distraire un peu à présent, nous allons souper ; et comme il faut que tu veilles une partie de la nuit pour avancer ton ouvrage, je te raconterai encore quelque chose ». Nous soupâmes donc d'une petite salade, avec des œufs à la tripe, car, dit ma tante, « puisque nous voyons l'espérance de gagner un peu notre vie, il ne faut pas nous la reprocher, et j'ai mis ce soir deux plats pour un. Vois-tu, ma nièce, il faut savoir se proportionner aux temps. Quand on a de quoi, il ne faut pas être traître à son corps ; de même quand on n'a rien, il ne faut pas être gourmand, mais se passer avec la moindre chose. Buvons donc et mangeons, et Dieu bénira ton travail ».
Nous dîmes notre Benedicite ... et malgré nos deux plats, nous ne tardâmes pas à dire aussi nos Grâces . Le couvert ôté, nous reprîmes nos places auprès de la lampe ; moi, ma chaise et un tabouret pour mettre mes pieds et soutenir la robe que je cousais, et ma bonne tante son petit fauteuil de paille, mais ressanglé de tapisserie.
Eh bien ma tante, lui dis-je, nous en sommes restées à votre départ de la prison dans le beau carrosse de cette généreuse dame. --- Oui, ma nièce, je reprends de là.
Il nous roula grand train, et nous arrivâmes à son hôtel. Elle fit appeler sa première femme de chambre, qui était déjà d'un certain âge, et depuis longtemps attachée à elle.
« Mademoiselle Brigitte, lui dit-elle, pour diminuer la fatigue que vous avez ici, voilà une jeune fille que je veux vous adjoindre pour seconde auprès de moi. Ayez-en soin, mettez-là au fait du service, et sur-tout apprenez-lui à coiffer, car vous commencez à avoir la main un peu lourde ».
Mademoiselle Brigitte, un peu piquée de cette dernière remarque, dit qu'elle obéirait à madame, et m'emmena en me toisant d'un air rechigné ; car dans les petits états comme dans les grands, on a la nuisible habitude de regarder toujours de mauvais œil les subalternes qui arrivent aux maîtres ou aux chefs sans avoir fait des courbettes devant les intermédiaires. Je m'en aperçus bientôt par la conduite de cette première femme de chambre envers moi.
Elle me grondait à tout propos sans sujet, elle trouvait mal ce que je faisais et ce que je ne faisais pas. Si je mangeais, j'étais gourmande ; si je ne mangeais pas, j'étais boudeuse ; si je parlais, j'étais babillarde ; si je ne parlais pas, j'étais sournoise ; si je ne lui demandais pas de conseil, j'étais une présomptueuse qui croyais tout savoir, et si je lui en demandais, j'étais une imbécille qui ne savais rien... enfin il aurait fallu être sorcière pour la contenter, ou seulement pour avoir la paix avec elle.
J'endurais cependant tout avec patience dans l'intention de me rendre digne des bontés de la brave dame qui avait daigné s'intéresser à moi... mais c'était dans les leçons de coiffure que me donnait la demoiselle Brigitte, qu'elle s'efforçait, je crois, de me pousser à bout. Quelquefois elle papillotait une perruque et la frisait devant moi, puis me faisait refaire après elle, et alors, pour ne pas se fatiguer la langue à me reprendre quand je ne faisais pas à son goût, ce qui était presque toujours, elle me tapait de grands coups de peigne et me meurtrissait et me piquait tous les doigts. D'autre fois elle me crêpait moi-même et me retapait devant une glace, et quand je m'endormais de fatigue et d'ennui, elle me réveillait en me tignonnant et me tirant les cheveux à outrance, ou en m'appliquant des soufflets, et me cognant le nez avec son bâton de pommade ; de sorte que toutes les heures de mes leçons étaient autant de momens de douleur et de supplice pour moi.
A force pourtant de bonne volonté et d'application de ma part, tant pour pouvoir me rendre utile à madame, que pour me délivrer de ce cruel apprentissage, je parvins à être jugée digne de faire mon début sur la tête de notre maîtresse, du moins pour la mettre en papillotes, et je fus appelée à sa toilette.
Un petit abbé fringant y était déjà, qui amusait madame et lui lisait des journaux et des pamphlets nouveaux. Il entremêlait cette lecture de réflexions piquantes et de commentaires satiriques dont il riait le premier et madame après, par écho.
Je me mis donc à papilloter les cheveux véritables de ma maîtresse, car la sublime mode de les remplacer par des postiches n'était pas encore en usage, du moins pour celles qui en avaient de naturels. Je m'en tirai passablement, apparemment, car madame, plus complaisante, ou plus facile à contenter que ma revêche institutrice, ne me fit pas la moindre plainte ; elle porta même la bonté jusqu'à me dire que j'avais la main plus légère que sa femme de chambre en titre.
Effectivement, dit l'abbé en me lorgnant, mademoiselle l'a jolie et délicate... et il étalait en même temps les siennes pour faire voir qu'il les avait belles aussi.
Ces complimens me causèrent un petit mouvement de vanité dont je ne tardai pas à être punie... O combien la chute qui nous confond est souvent près d'un succès qui nous enorgueillit ... Cette première partie de ma besogne achevée, il me restait à passer les papillotes. Deux fers chauffaient sur un réchaud. J'en prends un, et je passe habilement et lestement tout le devant de la tête ; je reprends le second fer, et déjà j'avais presque terminé aussi heureusement et aussi adroitement que j'avais commencé ; j'étais à la dernière papillote, et le triomphe allait couronner ma première épreuve... Le maudit abbé faisait dans ce moment une remarque critique sur une comédie nouvelle qu'il avait vu jouer la veille, et en parodiant une actrice, il imitait si burlesquement ses faux gestes, que madame riait beaucoup. Moi qui suivais aussi des yeux tous les mouvemens du conteur, ayant manqué la tête de ma maîtresse, au lieu de rattraper la papillote, je lui saisis l'oreille, que je serrai et brûlai fortement. Cela changea la scène, qui de comique devint tragique. Les hauts cris succédèrent aux éclats de rire ; perdant la tête moi-même, je lâchai le fer, qui tomba justement sur la main potelée de l'abbé et la brûla de même. Celui-ci secoua et rejeta vivement l'instrument brûleur, qui, allant cogner au milieu du miroir de toilette, le brisa en cent pièces... Les deux brûlés se levèrent en me maudissant ; je tombai à genoux pour leur demander pardon, et en me précipitant je renversai avec mes pieds la petite table où était le déjeûner de madame, qui fut perdu, et les porcelaines qui le contenaient, brisées comme le miroir.
Que de dégât pour une papillote manquée ... Ainsi va le monde. On voit souvent, m'a-t-on dit, des empires bouleversés pour des objets aussi peu importans
Madame, dans sa colore, excitée encore par les exclamations de l'abbé sur les cloches qui défiguraient sa jolie main, déclara qu'elle ne voulait plus me voir, et que j'eusse à sortir de sa présence et à m'en retourner chez ma mère. (Voilà les grands du monde un rien vous donne leur faveur, un rien vous la retire et vous vaut leur indignation).
« Hélas ma chère maîtresse, lui dis-je, pardonnez-moi cette première faute-là, je ferai mieux une autre fois.
» Non, non, ma bonne, j'ai assez de celle-ci, je ne veux plus vous confier ma tête. Allez, allez retrouver votre mère. Vous êtes meilleure pour être blanchisseuse et manier un fer à repasser le linge, qu'un fer à papillote. Il n'y a pas tant de danger à roussir une chemise qu'à brûler une oreille.
» Eh bien, ma chère dame, repris-je, toujours en embrassant ses genoux, vous avez raison. Coiffeuse de madame, c'est trop noble et trop relevé pour moi ; mais ne me renvoyez pas, je vous en supplie, et employez-moi à tout ce que vous voudrez. Je porterai du bois, de l'eau... j'aurai soin de la basse-cour, je balayerai... pas les appartemens, puisque madame a un frotteur, mais les cours, les escaliers, la cuisine...
» Ah la cuisine ... Eh bien, à la bonne heure, me dit-elle en s'adoucissant, (car vraiment elle avait un bon cœur, et si ce n'eût été qu'on tient à ses oreilles, elle ne m'en aurait pas voulu du tout) ; soit, je veux bien vous y essayer. Son aventure de la prison, ajouta-t-elle à l'abbé, qui était toujours plus fâché pour sa main qu'elle pour son oreille, m'intéresse à cette fille, et puisque je l'ai demandée à sa mère, je ne veux pas encore la lui renvoyer... Appelez ma cuisinière ». Car cette femme, raisonnable sur beaucoup d'articles, n'avait ni l'orgueil, ni la duperie de se faire ruiner par un maître-d'hôtel ou par un chef de cuisine.
La cuisinière vint. Madame lui ordonna de me prendre avec elle en aide, et de me montrer l'état de la casserole.
Cette cuisinière était une bonne grosse réjouie, bien plus avenante et plus accommodante que la femme de chambre, et elle me traita beaucoup mieux ; aussi je m'attachai à elle, et je fis dans la cuisine des progrès encore plus rapides que dans le peigne. Pour gagner ses bonnes grâces, dans les momens où je n'étais pas occupée à prendre des leçons aux fourneaux, j'allais promener trois petits enfans qu'elle avait, et que madame lui permettait d'élever dans la maison, où le mari était portier. Ce qui me faisait le double emploi de bonne d'enfans, et d'aide de cuisine ; mais avec un peu de peine et beaucoup de complaisance, je me tirais assez bien des deux offices.
Au bout de quelque temps, un jour que la cuisinière était indisposée, et qu'elle crut pouvoir se reposer sur moi du soin de mener seule sa cuisine, elle resta couchée et me chargea du repas. Fière d'une preuve si honorable de sa confiance et du talent qu'elle me reconnaissait, je me mis hardiment à la besogne, en l'assurant qu'elle pouvait être tranquille. J'apprêtai donc et je servis le dîner.
Il est bien vrai de dire qu'on a des jours malheureux, ou que des malins génies se plaisent quelquefois à nous contrarier ... Moi, qui avais déjà fait plusieurs excellens ragoûts, et régalé les domestiques de la maison, qui avaient toujours applaudi à mes differens essais... je me blousai dans cette occasion, la plus importante pour mon honneur Je ne sais comment tout s'arrangea, mais tout alla de travers, et l'on ne put rien manger de ce que j'avais servi.
La cuisinière appelée et bien grondée, s'excusa sur moi, et me fit venir pour avouer que j'avais tout apprêté. Ce qui me fit le plus mauvais jeu encore, c'est que l'abbé que j'avais brûlé avec le fer à papillote, était aussi à ce dîner-là. Il ne me pardonna pas plus le tour perfide que j'avais joué, disait-il, à son estomac friand, que le mal que j'avais fait à sa main délicate ; et ses premiers mots furent que je l'avais fait exprès.
« Comment, me dit madame, vous êtes donc aussi habile en cuisine qu'en coiffure ? Votre soupe est si âcre de sel, qu'on n'y peut pas toucher. Elle prend à la gorge, dit l'abbé, mais en revanche cette compote de pigeons est d'un fade à dégoûter.
» Ma chère dame c'est une distraction de ma part, et tout le monde peut en avoir, même monsieur l'abbé... J'avais, comme de raison, salé mon pot une première fois, et en voulant mettre du sel dans la compote, par erreur je l'ai mis dans la marmite, au lieu de le jeter dans la casserole. Ça fait que l'un a de trop ce que l'autre n'a pas assez, mais j'en ai bien mis pour tous les deux.
» Mais, ma fille, reprit la dame, ce n'est pas là une excuse, ce n'est au contraire qu'une double preuve de votre étourderie.
» Et votre rôti, dit encore l'abbé, qui est tout brûlé d'un côté, et qui n'est pas cuit de l'autre ?...
» Oh ça, monsieur l'abbé, ça se peut bien. Mais c'est que pendant que j'étais à lire un joli livre de calembourgs, que vous avez laissé l'autre jour ici, le poids du tourne-broche avait tombé, et la broche ne pouvait plus tourner. Eh, ma fille, reprit-il avec colère, il fallait la tourner vous-même, plutôt que de vous amuser à lire... Et votre fricassée de poulets, dont le diable ne tâterait pas, car la sauce est tournée et fait mal au cœur, est-ce encore un des fruits de votre lecture ?
» Oh ça n'est pas de ma faute, ça, par exemple ; c'est que l'œuf avec quoi j'ai fait la liaison, s'est trouvé gâté et couvé... Miséricorde miséricorde s'écria l'abbé, en se levant de table et faisant des simagrées pour vomir, cette fille-là, madame, est capable de nous empoisonner tous. Je crains même qu'il n'y ait du vert-de-gris dans ses casseroles...
» O ciel vous m'effrayez, dit la dame en se levant de même, et me regardant avec indignation... vous êtes une imbécille, une ahurie... une fille dangereuse, à qui on ne peut rien confier... bref, vous n'êtes bonne à rien qu'à retourner dans votre campagne pour y conduire des vaches ou des moutons. Je vais faire écrire à votre mère, qu'elle vienne vous rechercher bien vîte et vous remmener ».
Le méchant et rancuneux abbé rappela encore une remoulade où, par distraction toujours, j'avais mis trop de moutarde. Ça lui causait des picotemens, le faisait tousser, et ça l'empêcherait de chanter le soir des couplets nouveaux de sa composition, à un souper délicieux où il était invité... Enfin, tout le monde m'accusant, et personne ne me défendant, je fus condamnée tout d'une voix et dégradée de toutes mes fonctions.
« Par humanité, me dit la maîtresse, je consens à ce que vous restiez dans mon hôtel jusqu'à ce que votre mère soit arrivée ; mais que je ne vous voie plus, et sur-tout ne vous mêlez de rien ici ».
Me voilà donc doublement cassée aux gages, et comme coiffeuse, et comme cuisinière. Je me retirai en pleurant, sans trop savoir ce que j'allais devenir dans cet hôtel, où tous les domestiques me regardaient avec d'autant plus de mépris alors, que j'étais déchue, qu'ils avaient eu d'autant plus de jalousie contre moi dans les premiers momens où madame paraissait m'honorer de sa faveur. (Encore une leçon générale dont on peut tirer parti. C'est qu'en tout temps la conduite des inférieurs envers vous, est un thermomètre qui varie suivant le plus ou le moins d'égards que les supérieurs vous témoignent).
La cuisinière cependant me dit que je trouverais toujours mon dîner et mon souper à l'office, mais à condition que je continuerais à promener ses enfans ; ce qui me devint d'autant plus insipide, que n'ayant plus rien à faire à la cuisine, elle exigeait que je les eusse toute la journée sur les bras... et elle en avait trois ... et ils étaient méchans et mal-propres ... Ah la vilaine occupation, et que je rechignai de fois pendant trois jours que j'en fus chargée ...
L'après-midi de la troisième journée de ce déchet de mes premiers emplois, je promenais ces trois marmots, ou pour mieux dire, je les portais et les traînais dans la place royale, aux environs de laquelle était l'hôtel de ma madame, et je murmurais de tout mon cœur, et tout haut, contre ma destinée et contre ces enfans qui criaient, contrariaient, et me tourmentaient sans cesse, et dont un, que j'avais sur moi, venait de gâter mon jupon..., lorsque je fus accostée par une dame d'un certain âge, et fort bien mise, qui vint s'asseoir sur le banc où j'étais déjà seule avec ces trois petits êtres insupportables.
« C'est un état bien pénible et bien ennuyeux pour une jeune demoiselle, me dit-elle avec douceur, que de soigner les enfans Oh oui. madame, répondis-je tout de suite, et bien mal-propre, encore --- Il est vrai. Cela périt toutes vos hardes, et c'est encore un surcroît de fatigue pour vous de les laver ... Sont-ce vos petits frères et sœurs ? --- Oh, mon dieu non, madame ils ne me sont rien du tout. Ce sont les enfans d'une cuisinière d'une maison d'où je vais sortir. --- Ah je vous le conseille bien. Vous n'êtes pas faite pour vous borner à une condition si désagréable, et si vous voulez, je vous en procurerai une bien plus douce. Au lieu de promener, et de porter, et de bercer, et de nettoyer ainsi des enfans, vous vous promènerez vous-même toute seule avec moi, et mieux mise que vous n'êtes là ... Vous êtes servante, à ce qu'il paraît, et chez moi vous seriez demoiselle de compagnie.
» Ah ciel, ma chère dame, je ne suis pas assez heureuse pour qu'un bonheur comme celui-là m'arrive ... --- Pourquoi donc pas ? Il ne faut jamais se défier de son étoile, le bonheur vient quelquefois au moment qu'on y pense le moins, et il ne tiens qu'à vous que ce moment soit le vôtre. Demeurez-vous loin ? --- Non, madame. Voilà l'hôtel de ma maîtresse au bout de cette place. --- Eh bien, puisque vous dites que vous voulez en sortir, reportez-y vîte ces enfans ; faites-vous faire votre compte, et revenez me trouver à ce même endroit. Votre figure me revient, je m'intéresse à vous, et sans autre recommandation, je vous emmènerai et je vous rendrai heureuse ».
J'eus peine à revenir de l'extase où me jeta une offre si flatteuse ; et sans la vue de tout le monde qui se promenait sous les arbres qui bordaient la place, je me serais jetée aux pieds de cette bienfaisante dame pour la remercier.
J'étais désolée avant, en pensant à l'humeur que ma mère aurait contre moi, pour m'être fait renvoyer par ma première protectrice, et je pensais alors avec ravissement combien elle serait flattée, en me voyant en même temps rentrée dans une bien meilleure condition. J'acceptai donc avec empressement la proposition de ma nouvelle bienfaitrice, et remenai les enfans, en l'assurant que j'allais la rejoindre au plutôt. En effet, je n'avais aucun compte à régler à l'hôtel, n'ayant fait aucun arrangement avec la maîtresse. Je ne parlai donc qu'à la cuisinière, à qui je dis d'un air assez fier (parce qu'elle me demandait elle-même d'un ton de supériorité et de reproche, pourquoi je m'avisais de ramener ses enfans une heure plutôt qu'elle ne m'avait dit), que je me trouvais fatiguée de les porter et de les essuyer ; qu'elle ne me donnait pas de gages pour cela ; que dorénavant elle pouvait faire cette besogne-là elle-même, ou chercher d'autre promeneuse que moi... et enfin, qu'il y avait d'autre hôtel dans Paris que celui de sa maîtresse, et que puisque madame ne voulait plus m'y garder, j'en savais où l'on me trouverait bonne à quelque chose, et où je ne serais pas réduite à porter les enfans d'une cuisinière ».
Cette réplique cavalière la mit dans une colère furieuse... Je la laissai pester après moi, et je m'en fus retrouver la bonne dame qui m'attendait sur le même banc où je l'avais quittée. Nous partîmes ensemble ; elle prit un fiacre au bout de la place, et nous arrivâmes chez elle.
Mais, ma nièce, notre lampe va finir, ta robe avance, et tu l'achèveras demain pendant que je te continuerai mon histoire. Couchons-nous.
Nous nous couchâmes donc, et bonne nuit au lecteur.
CHAPITRE XIX.
Qui était cette bonne dame. Ce qui arriva chez elle à ma tante.
L e lendemain matin je fus hâtive à me lever, et je priai ma tante de reprendre son aventure avec cette dame nouvelle.
Sitôt, me dit-elle, que nous fûmes arrivées à son logis, elle m'embrassa affectueusement, en m'assurant que c'était ma bonne étoile qui me l'avait fait rencontrer, et que je ne tarderais pas à m'en féliciter ; ensuite me raillant sur la mesquinerie de mon déshabillé, qui pourtant n'était pas trop chétif, sauf que, fort décent pour une fille de service, il n'avait pas l'élégance des ajustemens d'une petite-maîtresse... Appuyant sur-tout sur la souillure de l'ordure de ces enfans que j'avais portés, elle me dit qu'elle voulait me vêtir autrement, et des pieds à la tête... Là-dessus elle étala devant moi des déshabillés et des robes dignes de parer les demoiselles les plus huppées, et me montrant une baignoire qu'elle venait de faire remplir, elle me dit de me dépouiller de toutes ces vilenies qui salissaient mon corps, et de me bien laver, pour me coucher ensuite après souper dans un bon lit, où je dormirais la nuit et le lendemain toute la grasse matinée, pour me refaire des fatigues que j'avais éprouvées dans ma dernière condition.
Sans attendre ma réponse, elle m'aida elle-même à me déshabiller, et me fit mille complimens sur la beauté de mon corps et la régularité de ses proportions, (car, sans vanité, ma nièce, je puis dire qu'étant jeune, j'étais au moins aussi bien faite que toi, et si les peintres m'avaient connue dans ce temps-là...)
« Je le crois bien, lui dis-je, ma tante, et même vous en avez encore de beaux restes. --- Oh non, je suis maigre à présent, et un peu voûtée ; mais dame, à mon âge tu ne me vaudras peut-être pas ; et alors j'étais droite comme un jonc, et dodue comme une caille... et les hommes aiment ça.
» Oui, mais, repris-je, il n'y avait pas d'homme là. Vous m'avez dit, je crois, que vous étiez seule avec votre maîtresse ? --- Oh c'est vrai, mais tu sauras bientôt pourquoi je fais cette remarque-là ».
Cette dame me fit donc mille caresses, m'examina très-scrupuleusement dans tous les sens, tant en me lavant et me frottant, qu'en m'essuyant après, et me demanda si je n'avais jamais vu d'hommes.
« Pardonnez-moi, madame, beaucoup, même. --- Comment, beaucoup --- Oh oui. D'abord presque tous ceux de mon village, et puis quelques-uns sur la route, et encore pas mal depuis que je suis à Paris. --- C'est singulier, je vous croyais novice ; il n'y paroît pourtant pas. --- Eh mais, dame, est-ce qu'il doit y paroître, donc ? On a beau en voir, ça ne dérange pas la vue, peut-être. --- Mais, ma chère fille, entendons-nous. Qu'appelez-vous donc voir des hommes ? --- Eh mais, ma bonne dame, en les regardant. --- Quoi ce n'est donc qu'avec les yeux que vous avez vu tout ce monde-là ? --- Eh, mon Dieu est-ce qu'on peut voir avec autre chose ? --- Oh que tu es donc simple, mon enfant, reprit-elle, en m'embrassant de nouveau ; je le disais bien aussi en t'examinant, et certes, je m'y connais ... Allons, allons, tant mieux ... Tu n'as jamais couché avec aucun homme, donc ?... --- Pardonnez-moi, madame. --- Oh, oh voilà qui devient plus sérieux : comment, est-ce que je m'y serais trompée ?... Explique-moi donc bien ça, car il faut que je sache au juste à quoi m'en tenir ».
Là-dessus, je lui racontai mon aventure avec le prétendu cousin qui m'avait rencontrée en chemin : elle en rit beaucoup, et sur-tout du je ne sais quoi qui m'avait tant fait de peur et de mal en me repoussant ; et, après m'avoir fait à ce sujet quelques questions auxquelles je répondis avec toute l'innocence et l'ignorance que j'avais véritablement, elle parut encore plus enchantée.
« Ma chère amie, me dit-elle, en m'enveloppant d'une grande gaule de mousseline, te voilà assez vêtue pour venir souper, et ta toilette sera toute faite pour te coucher. Demain je t'arrangerai de manière que tu ne te reconnaîtras pas toi-même, et qu'on te prendra pour une princesse... d'opéra. Je ne veux pas te flatter : quoique tu ayes de la fraîcheur, ta figure n'est pas extrêmement jolie ; et ce n'est pas là ce qui m'a prévenue d'abord pour toi... mais, comme j'ai du coup d'œil, j'ai deviné ta taille à travers tes habits mal faits, et je vois avec satisfaction que j'ai bien jugé : tu as un corps superbe ». (Effectivement, j'avais encore beaucoup profité et grandi durant près de huit mois que j'avais passés chez ma première maîtresse). « Et c'est un avantage pour lequel tu ne seras pas moins recherchée qu'une autre qui n'aurait qu'un beau minois. Ne t'inquiète pas : je te réponds de ta fortune ».
Elle me répéta tous ces complimens et ces propos pendant le souper, sans que je comprisse rien à ce qu'elle voulait me dire... Mais, flattée de ses caresses, et sur-tout de la bonne chère qu'elle me fit faire, et du ton amical qu'elle avait avec moi, car rien ne sentait la maîtresse, de son côté, ni ne me faisait souvenir, du mien, que j'étais servante, je soupai très-agréablement, et me couchai ensuite dans un bon lit, où je me reposai très-délicieusement, et où je rêvai même que j'étais devenue duchesse.
Le lendemain, sur les dix ou onze heures, madame entra dans ma chambre, et me fit apporter, par la servante, une tasse de chocolat que je pris dans mon lit ; ce qui pensa me faire croire que mon rêve de la nuit se réalisait, et que j'étais vraiment un personnage d'importance... car il est surprenant et incroyable comme les plus vilaines histoires ont quelquefois de beaux commencemens ...
Je voulais me lever, mais elle m'obligea à rester au lit, ce qui, disait-elle, me rafraîchirait davantage. Malgré ses bontés, la modestie et l'humilité qui convenaient à ma pauvreté, me portant conseil à travers les suggestions de la paresse, qui me disait de profiter de ce bien-être, qui s'offrait si rarement dans l'état de servitude où je me croyais cependant toujours, je dis à madame que je me ferais scrupule d'abuser de sa complaisance, et que, si bonne que voulût être une maîtresse pour un premier jour, une domestique ne devait pas s'oublier au point de se méconnaître.
« Qu'appelles-tu, domestique et maîtresse ? ... Eh, ma chère enfant, tu oublies donc que je t'ai dit que tu serais demoiselle de compagnie ? Je ne t'ai prise que sur ce pied-là, et jamais tu n'auras d'autre service à faire, chez moi, que celui du plaisir et de la fortune ».
Tous ces discours me paraissant des énigmes, je ne savais que répondre.
« Repose-toi encore, me dit-elle, j'attends quelqu'un de très comme il faut qui doit venir dîner avec nous, et dont je veux te faire faire la connaissance. Je viendrai t'avertir quand il sera l'heure de faire ta toilette, et tu verras bientôt que tu ne seras pas fâchée d'avoir quitté ton hôtel pour ma maison ».
Elle sortit de ma chambre en refermant les rideaux qui garnissaient l'alcove de mon lit.
Dame je croyais rêver encore, et dans la crainte de voir tout changer à mon réveil, je refermai les yeux pour tâcher de prolonger ce beau songe, puisque jamais je n'avais été si fortunée étant bien éveillée.
Je fis donc un nouveau somme, et vraiment je sentais, par cette épreuve agréable, que je prenais cependant pour une illusion, qu'il était très-facile de s'accoutumer au bien.
Il y avait peut-être trois ou quatre heures que je dormais, pour ma seconde reprise, lorsque madame, ma maîtresse, ma bonne amie... (car je ne savais plus comment l'appeler, vu les noms affectueux qu'elle me donnait elle-même, de sa chère enfant , de son cœur , de sa petite poule ...) rentra dans ma chambre et me réveilla... et déjà, preuve de cette habitude que l'on prend à ce qui flatte, je ne me gênai presque plus avec elle...
« Allons, vîte, mon ange, il est trois heures ; on va dîner. Reprends encore un petit bain, et nous nous mettrons à table ».
Elle me fit sortir du lit, m'enleva ma blouse, me mit dans la baignoire, et sortit.
Je commençais à prendre du goût à tous ces rafinemens utiles et sains pour le corps, et inventés par la volupté. Je me lavais avec plus de plaisir que la veille ; je me regardais même avec un certain amour propre, produit par les complimens que cette bonne amie m'avait faits, en me disant que la beauté de mon corps suppléait celle de ma figure... dont effectivement je n'étais pas si contente ; et, en m'essuyant ensuite, je me contemplais avec satisfaction devant une glace... lorsque j'entendis la voix de ma maîtresse, qui disait :
« Hem comment la trouvez-vous ? » Et de suite une voix d'homme qui répondait : « Admirable, en vérité : je n'ai guères vu de plus beau corps de femme ».
En tournant les yeux du côté d'où venaient ces voix, je vis un petit panneau de porte vitrée, qui donnait sur ma chambre, et dont on avait levé, pour me regarder, le rideau, qui retomba à l'instant. Confuse, et pour me cacher, je me replongeai dans la baignoire, où je serais restée jusqu'au soir, si madame n'était venue m'en retirer et me faire reprendre ma gaule, pour aller dîner, en me disant que j'étais une enfant, une visionnaire, que j'avais apparemment rêvé cela... et qu'au surplus, si la chose était véritable, je n'aurais que sujet de m'en louer, puisque cette vue-là ne pouvait être qu'à mon avantage.
Je me laissai persuader et conduire à table. Je trouvai dans la salle à manger un monsieur en perruque, assez vieux, long, sec, des jambes de fuseaux, une figure platte, en manière de singe ; un grand cou de travers, et une forte bosse entre les deux épaules, mais tout galonné, qui me fit mille complimens. Je pensai, malgré son galon, que ce n'était pas là le quelqu'un comme il faut qu'on attendait, car il me paraissait tout juste comme il ne fallait pas être...
La bonne dame me présenta à lui, comme sa nièce y en le priant d'excuser, si je me montrais en si simple négligé, mais qu'elle n'avait pas voulu que le temps de ma toilette retardât l'heure de son dîner. Le bossu galonné affirma, en me baisant la main, qu'il attrapa je ne sais comment, car je ne la lui avançai sûrement pas... que, telle que j'étais, il me trouverait le morceau le plus appétissant du repas, et se plaça entre ma soi-disant tante et moi, car c'était à une petite table ronde, et nous n'étions que nous trois.
Pendant tout le dîner, il me dit les choses les plus obligeantes, à ce qu'il crut, et moi aussi... et nous nous trompions tous deux...
Il m'engagea à être bien complaisante pour cette bonne tante... (qui venait de m'agréger si bénignement dans sa famille... ce qui me rappela bientôt l'autre parent, qui m'avait voulu encousiner auparavant...) à bien faire tout ce qu'elle me recommanderait, et m'assura que si je me prêtais à ses vues obligeantes , elle me rendrait heureuse, que lui-même se chargerait de contribuer à ma fortune.
Tout cela était fort clair, si j'avais su l'entendre, mais ça me passait encore... je m'aperçus seulement qu'il glissait, à cette nouvelle parente, une bourse de louis qu'elle empocha très-bien ; puis il se leva de table en me disant que je le reverrais bientôt, et sortit...
La dame alors me dit qu'il était temps de faire ma toilette, pour aller au spectacle, et me donna une chemise blanche, et de la plus grande finesse, pour l'aller passer en place de celle de nuit, qu'elle m'avait laissée. Je retournai donc à ma chambre pour faire cette opération ; mais, avant d'y procéder, j'eus l'attention de regarder à la porte vitrée, par laquelle j'avais été ou cru être aperçue avant le dîner, et l'ayant couverte, de mon côté, avec une serviette, je me dépouillai sans inquiétude.
Mais quelle fut ma surprise et ma frayeur ... Je n'eus pas plutôt quitté ma chemise, que je vis sortir de derrière un double rideau de mon lit, ce même bossu galonné, qui s'était introduit par une porte dérobée...
Il se précipita sur moi, me saisit toute nue entre ses bras, et se préparait à me faire des horreurs, car je sentais déjà un même repoussoir comme avec mon faux cousin... Je me débattis de toutes mes forces et me mis à crier au voleur à l'assassin ... A ces cris, ma tante postiche, qui ne valait pas mieux que cet autre cousin-là, sortit aussi de dessous le même rideau.
Je crus que sa présence en imposerait à l'effronté qui m'outrageait, et qu'elle allait le mettre à la porte ; mais je fus interdite et anéantie lorsque je l'entendis, au contraire, me dire que j'étais une petite mal-honnête, une idiote indigne de ses bontés... qu'il ne me convenait pas de me refuser à l'honneur que ce galant homme voulait me faire ; et que, si je voulais parvenir à un bien-être, je devais bénir cette occasion, puisque ce généreux protecteur me faisait déjà présent de dix louis d'or pour commencer ma fortune, qui ne tarderait pas à aller grand train, pour peu que je fusse raisonnable et complaisante... car c'était toujours là le point capital, selon eux... et elle m'étala les dix louis sur une table.
« Ah, madame lui dis-je, je n'ai pas d'ambition pour la fortune ; je n'en ai que pour conserver ma sagesse, comme ma mère me l'a recommandé. Je remercie monsieur de ses louis ; et, sans savoir comment vous voulez que je les gagne, je crois bien que ce n'est pas là une manière honnête ».
J'étais toujours nue entre ces deux décentes personnes, qui me retenaient chacune par une main, tandis que le vieux libertin me caressait malgré moi, de l'autre.
« Ma chère dame, repris-je encore, en pleurant et me prosternant devant elle, au nom de Dieu, laissez-moi aller laissez-moi me rhabiller avec mes mauvais vêtemens, et je vais sortir de chez vous. J'aime encore mieux promener et laver des enfans, que de gagner comme ça des louis...
» Oh bien, ma bonne ... dit alors le bossu à la dame, je n'ai pas prétendu venir ici à un assaut, moi et si la belle ne se prête pas de bonne volonté, il n'y a rien de fait, et notre marché est nul... Je reprends d'abord ces dix louis-là qu'elle refuse, et vous n'avez qu'à me rendre les cinquante que je viens de vous donner.
» Les rendre ... s'écria la dame en fureur, perdre comme ça soixante louis d'or par l'entêtement d'une petite guenon ... d'une malheureuse laidron, qui n'est bonne qu'à barbotter dans les crottes de la rue »...
(Note, ma nièce, qu'il n'y avait plus ni d'ange ni de petite poule).
« J'aimerais mieux l'attacher aux pieds du lit... Non, non, mon cher monsieur, je veux qu'elle gagne votre argent, ou je vais l'équiper, moi »...
En même temps, elle tira d'une armoire un gros et fort martinet, dont elle commença à m'appliquer plusieurs coups sur les fesses et sur les épaules... la douleur me fit pousser de nouveaux cris...
« Misérable me dit-elle, en me prenant à la gorge, si tu souffles seulement, je vais t'étrangler » Et vraiment elle m'ôtait la respiration.
Mais, le vieux paillard, qui n'avait pas autant d'envie d'employer si désagréablement ses louis qu'elle en avait de les garder, lui dit : « Non, non, ce n'est pas là mon compte, décidez-la, si vous pouvez, à se prêter de bonne grâce, mais je ne donne pas soixante louis pour faire étrangler une fille et jouir d'une morte » ... Et il me lâcha.
« Eh bien, petite sotte, petite ingrate qui reconnais si mal le bien que je t'ai déjà fait et celui que je te voulais faire encore, choisis donc, ou de contenter tout-à-l'heure monsieur, ou de décamper de chez moi toute nue comme te voilà » En disant cela, elle me lâcha aussi, pour renfermer toutes mes hardes dans un tiroir. Je profitai bien vîte de ce moment de liberté pour me sauver dessous le lit, afin de me dérober du moins aux regards de l'homme... et de là je conjurai cette méchante femme de me jeter par pitié quelques vieux haillons pour me couvrir... Mais cette cruelle mégère, enragée de ce qu'elle appelait mon obstination, et sur-tout de s'entendre redemander les cinquante louis par l'autre, avança sous le lit, et me lançait, à tour de bras, des coups de martinet pour me faire sortir...
Enfin, voyant que je m'enfonçais toujours davantage, et qu'elle ne pouvait plus m'atteindre, elle eut la barbarie de prendre un grand manche à balai, dont elle me bourrait impitoyablement la tête, la gorge, le ventre, et par-tout indistinctement où elle pouvait m'attraper.
Je poussais des hurlemens affreux, et la maudite femme, s'animant de plus en plus, à mesure, aurait infailliblement fini par me tuer sous ce lit, si un bruit effrayant ne s'était fait entendre à la porte, où l'on frappait à coups redoublés, car elle l'avait fermée, et mis même la clef dans sa poche, ne voulant pas, disait-elle, que, ni l'homme ni moi, nous puissions sortir que l'affaire ne fût consommée.
Sur ses refus d'ouvrir, on enfonça, et nous vîmes entrer un commissaire, quatre soldats du guet, et ma mère avec eux.
Rassurée par sa présence, et songeant plutôt à me sauver, qu'à l'état d'indécence dans lequel je me trouvais, je sortis vivement de dessous le lit et me précipitai dans ses bras, toute nue, toute meurtrie et ensanglantée, en m'écriant :
« Ah, ma bonne mère, sauvez votre pauvre fille »
A cet aspect, tous les survénans frémirent d'indignation ; l'homme galonné resta sot et confus, et la scélérate fut pétrifiée...
Il faut t'expliquer ici, ma nièce, comment et pourquoi tout le monde venait là... Tu te rappelles que je t'ai dit qu'en quittant la cuisinière, après lui avoir remené ses enfans, j'avais pris avec elle un petit ton de hauteur, en lui disant que j'avais trouvé une meilleure condition. Cette femme, piquée et curieuse, m'avait fait suivre par un petit commissionnaire de l'hôtel, et avait appris, par son rapport, que j'étais chez une entremetteuse. Ma mère étant arrivée le lendemain, sur la lettre de la dame, la cuisinière lui avait annoncé mon escapade, en l'animant contre moi pour le vilain métier qu'elle conclut que j'allais faire dans cette maison, et lui avait conseillé d'avertir un commissaire pour m'en faire enlever d'autorité. Ma mère n'avait pas perdu de temps, et était survenue, comme tu vois, bien à propos... car c'est comme un bonheur dans notre famille, qu'on arrive toujours à temps pour empêcher le mal... et je te suis déjà venue aussi quelque-fois bien à point nommé, ma nièce témoin la seringue d'Anodin, la broche de monsieur de Lafleur, et le jeu des clercs du procureur... J'allais dire aussi les pinceaux des peintres... mais sainte Suzanne veillait sur toi dans ce moment-là ... Revenons à notre histoire.
Ma pauvre mère ne se possédait plus, et jetait les hauts cris en me voyant dans un état si pitoyable. Elle commença par m'envelopper dans son tablier, pendant que je racontai au commissaire, qui me somma de faire ma déposition, toute mon aventure avec cette abominable femme, depuis notre rencontre, la veille, jusqu'au moment actuel.
Il lui ordonna d'abord de me rendre mes vêtemens, et sitôt que je fus rhabillée ; il m'envoya avec ma mère, dans un fiacre qui fut pris aux dépens de la coupable, pour me conduire chez un chirurgien, où je serais traitée à ses frais aussi. Pour elle, il la fit mener en prison, ainsi que l'homme aux soixante louis, en me disant que, lorsque je serais en état, je serais appelée pour comparoir aux interrogatoires du procès criminel qu'il allait faire instruire contr'eux ; et que, pour récompense de ma vertu, j'obtiendrais de bons dédommagemens.
Ainsi se termina cette scène horrible. Je fus bien guérie chez le chirurgien, où ma mère fut logée et nourrie avec moi aux dépens de la suborneuse, et nous retournâmes ensemble à notre village, avec la copie du jugement, qui attestait ma sagesse et ma conduite honorable, vingt-cinq louis qu'on m'avait fait payer par la femme, comme amende et réparation ; et vingt-cinq autres que le bossu, que cette aventure avait retiré du vice, et qui avait fait des réflexions sur ma vertueuse résistance, y ajouta de lui-même, en gratification, en me faisant prier de lui pardonner le tort qu'il avait eu dans cette malheureuse affaire.
CHAPITRE XX.
Dispute au sujet de la robe. Ma tante se décide à quitter Paris.
J e convins avec ma tante que le début de ses aventures avait été plus cruel que le peu qui m'était arrivé à moi jusqu'à ce moment, et que je priais bien le ciel de ne jamais me faire rencontrer dans des positions si dangereuses.
Ma robe étant achevée, je la reportai à la voisine, qui, en me louant de ma diligence, me promit de me redonner d'autre ouvrage le lendemain, en me payant celui-là, après qu'elle allait l'avoir livré à la dame qui l'avait commandé. Ce lendemain était aussi le jour convenu pour ma seconde séance chez le peintre, de sorte que nous nous couchâmes, ma tante et moi, avec l'espérance la plus flatteuse sur la belle recette que j'allais faire des deux côtés.
Le jour venu, nous nous levâmes de bonne heure toutes deux, ma tante pour faire du café (car, à la manière dont il paraissait que j'allais être employée, nous ne devions plus nous refuser rien), et moi, pour faire une toilette un peu plus soignée en l'honneur de sainte Suzanne, que j'allais figurer encore.
Ma tante me fit prendre un petit bain dans notre baquet à lessive, et mettre mon déshabillé des dimanches, qu'elle avait savonné et repassé exprès.
Notre déjeûner pris, nous allions partir, lorsque la couturière entra chez nous. Je pensai que c'était de l'argent qu'elle nous apportait, et le nouvel ouvrage qu'elle m'avait promis ; mais elle me dit simplement, d'un air de très-mauvaise humeur, de descendre chez elle et de venir recevoir des complimens pour mon beau travail.
« Qu'est-ce que c'est ? dit ma tante, ma nièce travaille bien, entendez-vous, madame ? Je réponds de sa couture, moi, et on peut lui en faire des complimens ; mais je défie et je défends qu'on lui en fasse des reproches... Au surplus, je vais aussi descendre avec vous, et je verrai qui sont les difficiles qui n'en sont pas contens ».
Nous trouvâmes une petite femme, aigre, maigre, une épaule plus haute que l'autre, point de gorge ni de hanches, des bras secs et longs, et qui, malgré tous ces défauts, avait la prétention de jouer la merveilleuse. Elle avait commandé cette robe sur une mode toute nouvelle, mais sans donner de mesure ; et comme elle était au lit quand on avait été chez elle, sur l'invitation de sa cousine, que la couturière habillait aussi, elle avait dit, par amour propre, de la faire comme pour cette cousine, parce qu'elles étaient à peu près de même taille... Or, il s'en fallait du tout, car la cousine était vraiment fort bien faite... La dame bistournée, empressée d'avoir cette robe pour une fête où elle voulait se trouver ce jour-là, était venue elle-même pour hâter la couturière, qui avait proposé de la lui essayer tout de suite ; mais elle lui allait, comme on dit vulgairement, comme des mitaines à un cochon .
Notre orgueilleuse, qui en ordonnant comme pour sa cousine, ou n'avait pas pensé aux défauts réels de son corps, ou avait cru peut-être qu'une robe bien faite les ferait disparaître, au lieu de songer que l'étui doit toujours être modelé sur la forme qu'il doit envelopper, fut scandalisée et irritée de voir que cette robe ne lui allait pas du tout, et ne la faisait au contraire paraître que plus mal bâtie. Elle s'emporta contre la couturière ; celle-ci se rejeta sur ce qu'elle l'avait bien taillée juste sur la mesure de la cousine ; mais que, si elle trouvait à critiquer sur la couture, elle s'en prît à l'ouvrière, et elle m'avait fait descendre.
Nous ne vîmes pas plutôt cette bambine éclopée et contre-faite, qui se démenait dans cette robe en jurant et grimaçant devant un miroir, que je dis tout bas à ma tante : « Ah, ciel c'est une bossue ... Ça me rappelle le vôtre, et voilà une histoire qui tournera mal encore contre moi » ...
Sitôt qu'elle nous aperçut, elle nous cria avec une voix aussi désagréable que sa taille : « Ah c'est donc vous, belles ouvrières manquées, qui travaillez dans ce goût-là, et qui gâtez les étoffes qu'on a la duperie de vous confier » ?
« Qu'y trouvez-vous donc à redire, madame ?... lui répondit ma tante, avec un flegme philosophique qui m'étonna de sa part, la connaissant très-vive. Ma nièce n'a rien taillé ; elle n'a fait que coudre les morceaux qu'on lui a donnés, et ils sont bien cousus, j'en suis caution.
» Mais j'y trouve à redire que ça ne me va pas du tout. --- Je le vois bien, madame ; mais de qui est-ce la faute ? --- Eh mais certainement c'est de l'ouvrière. Vous voyez bien vous-même que, par-derrière, elle me serre au point de m'étouffer, et par-devant, voilà un vide qui fait une poche tout à fait de mauvaise grâce... et à fourrer je ne sais quoi dedans. --- Oh je le sais bien, moi, madame, à fourrer ce que vous n'avez pas... et c'est doublement votre faute. Vous avez fait couper votre robe sur celle de votre cousine (car la couturière venait de nous le dire) ; elle est faite comme on doit l'être, apparemment, cette cousine-là ; et vous, vous sortez de la forme ordinaire ; au lieu d'avoir la gorge par-devant, vous la portez sur le dos ; ça fait un contre-sens, dans la coupe, que vous auriez pu éviter. Il fallait faire prendre mesure sur votre corps, ou au moins l'annoncer tel qu'il est ; on aurait tenu le devant plat, et laissé la place de la gorge par-derrière ; alors ça vous aurait été tout juste ».
« Comment, insolentes mal-adroites voleuses reprit la merveilleuse à l'envers, non contentes de m'avoir perdu mon étoffe, vous avez encore l'audace de m'insulter ? --- Pas du tout, ma belle dame, dit ma tante, toujours avec son sang-froid piquant, c'est vous qui vous fâchez et nous insultez mal-à-propos. Nous ne sommes ni insolentes, ni mal-adroites ? ni voleuses, mais vous êtes bien bossue par-derrière et plate par-devant ; et si vous voulez plaider contre nous, nous demanderons qu'on vous fasse cadrer avec la mesure que vous avez donnée ; vous verrez qu'il n'y à pas un tribunal qui puisse vous faire passer sur l'estomac l'enflure que vous avez sur le dos ».
Plus ma tante avait raison, plus la bamboche se fâchait contre nous. Outrée de colère, elle finit par s'en aller en disant à la couturière qu'elle lui ferait payer cette robe, qu'elle laissait, sur les façons que sa cousine lui redevait d'ancien, et qu'elle n'aurait plus la pratique ni de l'une ni de l'autre.
A ma part, j'en fus donc, moi, pour mon travail, qui ne me fut pas payé, et je me vis obligée de renoncer aux autres ouvrages que la couturière m'avait promis. Je remontai avec ma tante, en nous consolant par la douce expectative des deux louis que j'allais gagner chez le peintre, et en promettant bien de ne plus être couturière pour des bossues.
J'achevai ma toilette, qui avait été interrompue par cet entr'acte de la robe, et ma tante, transportée en me regardant, me disait : « Va, va, ma chère nièce, moquons-nous de ce petit échec-là ; ça n'est pas une grande perte ; et belle comme te voilà, ce serait du temps de perdu de travailler à la couture. Deux jours et presque deux nuits pour gagner six malheureux francs qu'on nous vole après ... tandis que tu vas avoir deux louis en deux heures... encore, qui est-ce qui sait ?... Le peintre ne t'a pas vue avec ce déshabillé-là, et il t'en donnera peut-être trois aujourd'hui. --- Eh ? ma bonne tante, repris-je, vous savez bien que ce n'est pas mon déshabillé qu'il paye ni qu'il peint. --- Ah c'est vrai, dit-elle, sainte Suzanne n'avait rien de ses couturières dans ce moment-là...
» Mais, mon enfant, je fais une réflexion, moi... Puisque ce brave homme-là ne veut te tirer, comme il dit y qu'en sainte Suzanne, il a bien des confrères, habiles gens comme lui... un autre pourrait te tirer en sainte Geneviève, qui est ma patronne, à moi... Un autre en Madeleine pécheresse ; un autre en Madeleine pénitente ; un autre en... un autre en... enfin ce qu'il voudrait... il y a tant de saintes à choisir ... Et si tu pouvais être employée comme ça seulement la valeur d'une semaine par mois, ces séances-là nous rendraient plus qu'une boutique de marchande de modes... et sans risquer de mise de fonds, encore, ce qui est bien essentiel ... Allons toujours chez ce premier-là ; c'est une bonne idée qui m'est venue, et nous verrons peut-être à la réaliser ».
Nous allions partir, quand ma tante reçut deux lettres ; nous nous arrêtâmes pour les lire. La première était anonyme et contenait un avis important, qui nous était donné, disait-on, par un homme qui nous voulait du bien à toutes deux. Il nous prévenait que le prieur des Carmes, qu'elle avait enlevé par son lavement d'air inflammable, bien revenu de cet accident, mais furieux du scandale que son vol et sa posture indécente avaient occasionné, intentait à ma tante un procès-criminel et religionnaire... et que, d'autre part, le procureur chez qui j'avais été cuisinière, avait rendu de même plainte contre moi, pour complicité dans le vol, effraction et dilapidation de ses propriétés par ses clercs, et où ma tante était aussi impliquée. Il ajoutait qu'on était à notre recherche, et que les ordres étaient donnés pour nous appréhender au corps.
Cette lettre nous brouilla la cervelle à toutes deux. Nous lûmes cependant bien vîte l'autre.
Elle venait d'un vieux curé chez qui ma tante avait déjà servi pendant quelque temps, avec qui elle entretenait encore une certaine correspondance... Il lui marquait que, sa gouvernante étant morte, il la recevrait de préférence à toute autre, si elle voulait aller la remplacer.
Ma bonne tante, croyant déjà voir à ses trousses et aux miennes, et les sbires de l'inquisition pour le prieur des Carmes, et les recors du Châtelet pour le procureur, calculant de plus que sa seringue ni ma couture ne pouvaient plus rien nous rapporter, se détermina subitement à profiter de l'occasion favorable que lui offrait le bon curé.
Dans ce moment, monsieur de Lafleur arriva. Il remarqua aisément notre trouble, nous en demanda la cause, et l'ayant appris de moi, qui babillais toujours plus que ma tante, il s'empressa de saisir la circonstance pour nous offrir le seul moyen qui, disait-il, dépendait de lui, et pouvait nous mettre toutes deux à couvert du danger.
C'était que ma tante partît sur-le-champ, par une voiture avec laquelle il allait la conduire lui-même à une campagne à deux lieues, chez un fermier de ses amis, où elle resterait cachée tant qu'elle voudrait, parce que c'était elle qui risquait le plus, d'autant que la rancune des gens d'église ou de religion était bien plus tenace et dangereuse que celle des autres ; et pour moi, ajoutait-il, je pouvais me tenir tranquille et assurée dans la chambre qu'il avait déjà offert de me louer, parce qu'il gagnerait son maître, monsieur l'abbé, qui assoupirait l'affaire du procureur, peut-être même aussi celle du prieur des Carmes... et qu'ensuite nous irions la rejoindre, ou que nous la rappellerions auprès de nous.
Ma tante, qui était déjà déterminée, mais qui avait appris à juger les intentions des hommes... qui, en outre, était fine et impénétrable quand elle voulait l'être, remercia beaucoup monsieur de Lafleur de l'intérêt qu'il prenait à nous ; lui dit qu'elle était très-sensible à cette preuve de son attachement pour moi, qu'elle l'acceptait, et qu'il n'avait qu'à aller louer sa chambre, et revenir me prendre sur les deux heures de l'après midi, pour m'y conduire avec la même voiture qui la mènerait ensuite chez ce fermier son ami... Il partit donc sur cette belle invitation, et nous assura qu'il serait exact à l'heure juste.
Mais ma tante avait son but, et elle avait deviné le sien, qui était de me tenir seule à sa disposition.
Effectivement, elle le jugeait bien, car nous sûmes depuis que c'était lui qui, pour nous faire jeter dans ses bras, en profitant de notre épouvante, nous avait envoyé cette lettre supposée, qui nous prévenait faussement de ces deux procès criminels, qu'on ne pensait seulement pas à nous faire.
En conséquence, il ne fut pas plutôt hors de chez nous, que ma tante sortit elle-même, après m'avoir enfermée à double tour, sans m'expliquer son projet. Elle revint bientôt avec un pantalon de coutil, un gilet et une veste, qu'elle me fit revêtir au lieu de mon habillement de fille, et me mit un petit chapeau rond sur la tête. Ensuite, je vis entrer un fripier marchand de meubles, à qui elle vendit tout son ménage, et jusqu'à mes hardes... Elle lui donna en même temps la quittance de son terme, qui était payé d'avance, lui laissa la clef de sa chambre pour la remettre au propriétaire de la maison, quand il aurait fait son déménagement, et elle me fit descendre avec elle, en me chargeant d'un petit paquet contenant sa seringue et quelque peu de nipes à son usage ; car, pour moi, changée maintenant de costume, je portais toute ma garde-robe sur mon corps.
Je la suivis sans dire un seul mot dans tout notre escalier, tant j'étais surprise et saisie de cette opération subite et de cette métamorphose à laquelle ma tante m'avait obligée... mais la langue me démangeait fort, et ma curiosité ne pouvant résister à un silence plus long que celui que j'avais gardé pendant six mortels étages, j'allais lui demander l'explication de cette énigme, lorsque nous voyant dans la rue, elle me fit arrêter dans une petite allée, pour me la donner d'elle-même.
« Ma chère nièce, me dit-elle, tu vois, comme moi, d'après l'avis qu'on nous a fait parvenir dans la première lettre, que nous risquerions trop à rester dans Paris... tu as vu aussi par la seconde, la ressource honnête que le ciel m'envoie pour nous mettre toutes deux à couvert des dangers qui nous menacent. Je me suis donc décidée promptement à faire argent du peu que j'avais, et à partir pour aller chez ce bon curé que j'ai déjà servi... et, tant pour éviter les aventures scandaleuses qui pourraient t'arriver sur la route avec tes habillemens de fille (car nous allons à quinze lieues d'ici, au-dessus de Fontainebleau), que pour pouvoir te faire rester avec moi chez ce bon curé, qui ne voudrait pas recevoir une jeune et jolie personne, je t'ai vêtue en garçon, et je te présenterai comme mon neveu.
» Mais, ma tante, lui demandai-je, pourquoi donc avez-vous dit à monsieur de Lafleur de revenir nous prendre à deux heures ? --- C'est justement pour qu'il ne te trouve pas... Tu commences à être raisonnable, et tu dois voir, aussi bien que moi, que ce monsieur de Lafleur n'est qu'une façon d'engeoleur ; il voudrait te tenir toute seule dans une chambre, pour faire de toi à sa volonté, et, quand il en serait las, il t'abandonnerait, te laisserait malheureuse et déshonorée... Va, va, mon enfant, ne le regrette pas. Je connais les hommes mieux que toi ; j'ai vu du louche dans toute sa conduite, et je t'assure que s'il avait eu de bonnes intentions, il s'y serait pris différemment.
» Ma chère tante, lui répondis-je, je me ferai toujours un devoir de suivre vos sages conseils. Partons, allons à Fontainebleau, chez monsieur le curé » ; et je lui pris le bras pour marcher.
« Ecoute-moi encore », reprit-elle alors en me regardant, d'un air qui voulait dire bien des choses...
« Suzon, est-ce que tu ne penses pas à sainte Suzanne ? --- Comment ça, ma tante ? --- Eh bien, oui, c'est aujourd'hui que nous devions aller chez le peintre : la vente de mon petit ménage ne m'a pas rapporté lourd ; ton habillement en a encore écorniflé quelque chose, et quand on entreprend un voyage, on n'a jamais trop d'argent... Il y a deux louis là qui nous attendent chez ce peintre... --- Ah dame, ma tante, comment faire à présent pour lui donner une séance avec cet habit-là ? --- Eh simple que tu es, souviens-toi donc, comme tu me l'as dit tout-à-l'heure, que ce n'est pas avec tes habits qu'il te tire, et sous tes vêtemens de garçon tu as toujours ton joli corps de fille... Crois-moi, viens-y ; deux heures sont bientôt passées, et ces deux louis-là de plus nous serviront bien : d'ailleurs c'est même un acte de dévotion que tu dois à ta patronne, dont le tableau, vois-tu, ne serait pas achevé sans cette séance-là. Surement elle nous récompensera de ça par sa protection pendant notre voyage. --- Si vous le croyez, ma tante, allons donc chez le peintre... Mais vraiment il me semble à présent que je serai plus honteuse pour déboutonner des culottes, que pour laisser tomber une jupe. --- Bon, bon ... enfance que tout ça tu verras que l'un n'est pas plus difficile que l'autre. Dépêchons-nous : voilà dix heures qui sonnent ; c'est juste le moment où il nous attend. Nous serons quittes à midi, et nous aurons encore deux heures d'avance sur monsieur de Lafleur ».
Nous allâmes donc chez le peintre, qui ne fut pas peu surpris de me voir en cet équipage ; mais qui, dit-il galamment, ne m'en trouva pas moins charmante. Bien plus même, il sembla que mon corps, en sortant de cette enveloppe contradictoire, lui parut encore plus attrayant, et fit sur lui plus d'effet que la première fois, sous mes habits de fille ; car ses transports préliminaires furent bien plus vifs. Malgré la présence de ma tante, il ne pouvait modérer l'ardeur de ses baisers et de ses caresses. La bonne Geneviève avait toutes les peines du monde en le retenant à brasse corps, en lui parlant honneur, vertu, conscience... en lui rappelant la chasteté de sainte Suzanne, que je devais représenter à ses yeux, à lui persuader de rester tranquille et de se renfermer dans les bornes de son talent... Ce ne fut qu'en le menaçant de me remmener, qu'elle parvint à le calmer... d'autant plus qu'elle y mit malignement une condition qu'elle n'avait pas envie de tenir ; ce fut que s'il était sage et modeste sur-tout, qu'il ne fît pas venir tous ses jeunes élèves pour me regarder et me faire rougir, elle n'aurait pas de scrupule de m'y laisser revenir une autre fois toute seule ; au lieu que s'il me tourmentait, je n'y reviendrais plus, même avec elle. Cette adroite et insidieuse promesse eut tout l'effet qu'elle avait pu désirer. Le peintre fut sage, la séance fut secrète entre nous trois seulement, et nous partîmes avec nos deux louis, après avoir accepté un autre rendez-vous où le pauvre peintre ne devait pas nous voir plus exactes que monsieur de Lafleur, à celui que nous lui avions donné pour deux heures.
CHAPITRE XXI.
Nous nous embarquons dans le coche d'eau. Continuation des aventures de ma tante.
N ous marchâmes très-vîte jusqu'au port Saint-Paul, où nous entrâmes dans un coche d'eau qui devait nous mener jusqu'à Valvin, auprès de Fontainebleau.
Comme une fois assises là, nous n'avions plus rien à faire qu'à causer, et que nous ne voulions lier de société avec aucun des passagers, je priai ma tante de m'apprendre la suite des événemens de sa vie. Nous montâmes donc, à l'air, sur l'impériale du coche, et, nous étant placées à notre aise sur des ballots, elle continua ainsi :
Nous en sommes restées, ma nièce, au moment où je retournai dans mon village avec ma mère, après l'heureuse issue de mon affaire avec la méchante femme qui avait voulu trafiquer mon honneur.
Nous fûmes reçues par tous les gens de notre endroit, avec beaucoup de caresses et d'amitié, et la copie du jugement que je fis afficher à la porte de l'église, ne servit pas peu à me donner encore plus de considération.
Comme tout ce qui m'était arrivé depuis mon départ et pendant mon séjour à Paris, m'avait un peu mûrie par les réflexions sérieuses que cela m'avait fait faire, je commençai, sans rien perdre cependant de ma gaieté naturelle, à être beaucoup moins folle qu'avant, et ma mère fut bien plus contente de moi dans les soins du ménage et de son travail de blanchisseuse, où je l'aidais assidument.
Il y avait déjà quelque temps que je vivais ainsi fort tranquille, et ne pensant plus à mes premiers chagrins... Un jour que nous étions allées laver assez loin du village, en remontant la rivière, pour trouver l'eau plus claire, ma mère, qui était retournée à la maison pour dîner, m'avait laissée seule à garder beaucoup de linge fin qui était étendu tout le long après des perches, pour sécher. Un homme mal intentionné, et qui avait médité ce coup-là d'avance, passa à cheval sur le chemin, puis se détournant tout-à-coup, il vint enfiler justement entre deux rangées des cordes de mon linge, et, toujours trottant, il enlevait de chaque main des pièces qu'il plaçait à mesure sur le cou de son cheval. Je me mis à crier, et à courir après lui à toutes jambes. Malheureusement j'étais trop loin du village pour être entendue, et personne ne passait sur cette route qui était peu fréquentée. Le voleur ayant fait son coup, mit son cheval au petit galop, et gagna du côté d'un petit bouquet de bois qu'on apercevait de là. Je le suivis toujours avec toute l'ardeur dont j'étais capable ; mais, épuisée par la fatigue, je ne pouvais plus crier, et ma langue, desséchée dans ma bouche, ne pouvait, malgré mes efforts, prononcer aucun mot... Sa course paraissant se ralentir par la lassitude de son cheval, et ne désespérant pas de l'atteindre dans ce bois, où, gêné par les arbres, il ne pourrait plus aller si vîte, j'y entrai après lui, tant la crainte d'être grondée par ma mère, et de la voir obligée de payer ce linge, m'ôtait la réflexion et la prudence ...
A peine y fus-je un peu avancée, qu'il tourna bride précipitamment, et revenant sur moi au grand galop, il m'effraya ; je tombai, il sauta à terre, et me saisit... « Ah dit-il, je te tiens enfin il y a long-temps que je te guettais ».
Alors, me faisant envisager que toute résistance me devenait inutile, puisqu'il avait la force, et qu'il était décidé à se satisfaire à quelque prix que ce fût, il essaya à m'engager, par de belles promesses, à me prêter de bonne grâce à ses désirs.
Malgré l'horreur que m'inspiraient ses propositions, je ne pouvais plus crier, comme je te l'ai dit. A peine me restait-il la force de le conjurer tout bas, et en pleurant, de ne point abuser de ma faiblesse ; il ne m'écoutait pas, prenait toujours des libertés, et il n'y avait plus que le ciel qui pût me sauver de ce terrible danger.
Animé par les efforts que je lui opposais, il ne ménagea plus rien, et m'ayant traînée sur une petite pelouse de gazon, il m'y renversa, et m'assujétissait sous lui, les bras retournés sous mon dos, pour venir à bout de ses criminels desseins. Déjà il était prêt à me déshonorer... lorsqu'en agitant, pour ma défense, les jambes et les pieds, qui me restaient encore libres, je fis, en frappant contre sa cuisse, partir la détente d'un pistolet qu'il avait dans la poche de côté de sa culotte, et dont le scélérat me voulait sans doute assassiner après avoir commis son crime... et le coup porta sur lui si extraordinairement, que, sans le tuer, il le punit par où il voulait pécher, et le mit hors d'état d'exécuter son infâme projet. Il tomba dans son sang. Je me relevai bien vîte ; je sautai sur son cheval, et, ressortant du bois, je renfilai le chemin du village, où j'arrivai bientôt avec tout mon linge, que j'avais si heureusement recouvré... et sans avoir rien perdu ... Je fis ma déclaration par-devant le bailli, qui envoya au bois avec le cheval, sur lequel on ramena le coupable maître.
Il avoua tout, et même qu'il méritait sa punition. Ce n'était pas un voleur ; c'était le fils d'un homme fort riche des environs, qui, ayant conçu pour moi une passion mal-honnête, avait imaginé ce moyen pour la satisfaire.
Le bailli voyant qu'il était assez puni, et que d'ailleurs je ne voulais pas poursuivre l'affaire contre lui, le laissa libre et maître d'aller se faire guérir...
Mais le pauvre diable, sans aucune procédure ni condamnation de la justice, perdit, à la suite de son pansement, les moyens de se rendre criminel une autre fois.
Quelque temps après, je lavais encore à la rivière ; le vent fit envoler à l'eau un beau fichu de mousseline brodée, et le courant l'entraînait. Je courus pour le rattraper ; mais je voyais avec chagrin que j'allais le perdre, car il prenait le tournant d'une petite île qui avançait jusqu'au milieu de la rivière... lorsque je vis venir un bateau où il y avait un pêcheur qui allait justement de ce côté. Je le priai de me permettre d'y entrer, pour suivre mon mouchoir ; il y consentit, et je l'aidai à ramer jusqu'à l'île, où effectivement je le rattrapai, bien contente et remerciant bien le pêcheur de ce qu'il me sauvait une bonne savonnade de ma mère : mais, quand ensuite je le priai de me reconduire à terre, il ne voulut plus entendre de cette oreille-là. Il me dit que toute peine méritait salaire, et qu'il voulait être payé. « Mais, mon cher monsieur, lui dis-je, je n'ai pas d'argent. Oh il n'en faut pas pour ce paiement-là, reprit-il ; voilà une petite île toute garnie d'herbes et de fleurs ; on n'y est vu de personne, et nous allons nous amuser là comme des jolis enfans que nous sommes Venez, ma belle amie, que je vous montre ça ».
Alors, pour m'ôter l'espérance de retourner à terre sans l'avoir contenté, il ferma la chaîne de son bateau sur un pieu qui était à l'entrée de l'île.
« Allons, mon petit cœur », reprit-il ensuite, en m'attrapant la main pour me faire monter avec lui, « venez me payer ; vous y gagnerez autant que moi, et vous conviendrez que les bons comptes font les bons amis ».
Voyant avec confusion et douleur que j'étais encore prise de cette nouvelle manière, et qu'il m'était inutile d'insister pour repasser avec son bateau, je dissimulai pour me sauver de la violence que ce brutal pouvait me faire, et lui dis, en affectant un air leste, que je ne demandais pas mieux... qu'il montât devant moi pour me montrer le chemin, et que j'allais le suivre.
Il me crut et me lâcha, et soudain, quoique je ne susse pas nager, je me jetai à l'eau, toute habillée.
La providence me récompensa de la confiance que j'avais eue en elle ; car, au moment où je devais périr infailliblement, elle toucha le cœur de cet homme qui, effrayé du malheur dont il allait être la cause, détacha promptement son bateau, vint sur moi, me retira de l'eau, me reporta à terre, s'éloigna ensuite sans me dire un seul mot, et disparut bientôt.
Ces deux aventures, presque de suite, firent encore plus parler de moi dans le village, et j'y étais regardée avec intérêt par les jeunes gens, et admiration par les filles. Ma mère, qui était déjà âgée et affaiblie, sentant qu'elle avait besoin de repos, et jugeant, d'après tout cela, que j'étais véritablement une fille sur la sagesse de laquelle elle pouvait compter, me mit tout-à-fait à la tête de son travail, que je fis toute seule pendant à-peu-près deux ans... au bout desquels la pauvre femme, qui dépérissait de jour en jour, eut une attaque de maladie un peu grave, qui l'emporta enfin, malgré tous les soins que je pris d'elle.
Me trouvant par sa mort maîtresse de moi et héritière de son avoir, qui n'était pas considérable, je me déterminai à renoncer à l'état de blanchisseuse, que je trouvais trop fatigant, trop désagréable, et sur-tout trop dangereux, depuis mon histoire du bois et celle de la petite île. Je vendis tous les baquets et ustensiles du métier, et je me fis ouvrière en linge. Ayant déjà beaucoup de disposition pour ce talent, j'eus bientôt des pratiques, et les personnes que j'avais blanchies avant, me donnèrent à coudre et à raccommoder.
Ce fut quelque temps après cela que m'arriva, avec monsieur Jasmin, l'histoire que je t'ai racontée devant monsieur de Lafleur. Quoique peu à mon aise, on me regardait dans notre village comme un parti assez avantageux, parce que j'étais toujours très-propre et arrangée, et parce que l'on connaissait en outre mon ardeur pour le travail, et ma sagesse, qui avait fait tant de bruit en différentes occasions ; j'étais donc fort recherchée. Mais les risques que j'avais courus avec les hommes, m'avaient prévenue contre l'espèce en général, de sorte que je n'en voulais écouter aucun. Ce fut même à ce sujet-là que le beau monsieur Jasmin avait formé le projet et fait la gageure de me réduire pour Se faire une réputation... et je t'ai dit comme il y avait réussi.
Pendant les premiers jours qui suivirent la punition de ce fourbe et avantageux valet de chambre, il avait passé par notre endroit une troupe de comédiens qui s'allaient rendre à une grande ville. Le seigneur du village, qui préparait des fêtes pour le mariage de sa fille, retint les acteurs pour trois jours, et ils jouèrent leurs meilleures pièces dans le château, où tous les amateurs purent assister gratis . Moi qui aimais toujours beaucoup la gaieté et le plaisir, je ne manquai pas une des trois représentations, et je m'y amusai infiniment.
Le directeur de la troupe ayant entendu parler du tour que j'avais joué à monsieur Jasmin, car c'était encore l'histoire du jour, me pria de la lui raconter moi-même. Je le fis volontiers, et cet homme, après en avoir beaucoup ri, me dit qu'il en ferait une comédie (notez qu'il était auteur aussi), et qu'il la jouerait dans la ville où il allait (car il était acteur encore c'était un triple moyen pour faire sa fortune... ou pour se ruiner).
« Mais, ajouta-t-il, en me faisant beaucoup de complimens sur la manière naïve et piquante dont je lui avais fait mon récit, ce qui me chagrine, c'est que je n'aurai pas pour jouer le rôle de la comédie une actrice aussi intéressante que celle qui l'a exécuté dans l'histoire véritable. Je donnerais beaucoup pour que vous fussiez de ma troupe, et que vous le rendissiez vous-même.
» Oh monsieur, dis-je, vous me flattez par politesse ; mais je n'aurais jamais assez de talent pour faire une comédienne. --- Si fait. Je vous réponds même des plus grands succès. Vous avez tous les moyens qu'il faut pour cela. Vous êtes jeune, bien faite ; vous avez une belle prononciation, une jolie voix et du goût », car il m'avait entendu chanter des couplets que notre magister avait faits pour présenter des bouquets à la jeune mariée... « et vraiment vous feriez tout ce que vous voudriez dans cet état-là... qui est, comme vous pouvez le voir, un peu au-dessus du vôtre de couturière, sans le mépriser ».
Moi qui avais vu les politesses, les prévenances même que le seigneur et toute sa famille avaient témoignées aux comédiennes de la troupe, je fus émerveillée de la supposition seule que je pourrais être leur égale, être habillée magnifiquement comme elles, et me voir ainsi louée et caressée par des seigneurs et des dames de condition, qui me feraient manger à leur table.
Le directeur insista en me vantant et me détaillant tous les charmes de sa profession, où je gagnerais en outre, en un mois, plus qu'en un an dans mon métier... Je faiblis bientôt, et enfin je me rendis avec d'autant plus de confiance qu'il avait sa femme, fort aimable, qui me caressait et me pressait beaucoup aussi, et je consentis à les suivre quand il m'eut, pour dernier moyen de persuasion, fait voir une malle entière pleine de belles robes et de beaux ajustemens qui ne serviraient, disait-il, qu'à moi, tant pour mes rôles de théâtre que pour m'habiller à la ville.
Ce fut un instant d'erreur, j'en conviens. Mais quelle est la jeune fille à qui la vue d'une superbe toilette n'a pas inspiré une fois un mouvement de faiblesse ?
Je fis donc mes préparatifs. Je mis dans une petite malle qu'il m'envoya, tout ce que je pouvais avoir de linge et de bons effets, et ayant été l'attendre à une demi-lieue au-dessus du village, dont je partis sans dire adieu à personne, il me prit dans sa voiture, où sa femme était avec une autre actrice, habillées encore de leurs robes de théâtre, et leurs cheveux garnis de diamans faux, et je m'en fus en cette brillante et joyeuse compagnie, décidée à faire encore un nouvel apprentissage.
CHAPITRE XXII.
Le coche s'engrave. Evénement pendant la nuit.
U n accident assez ordinaire dans les coches d'eau, interrompit ici le récit de ma tante. L'eau était basse, et par malheur ou par la mal-adresse du marinier, qui n'avait pas bien dirigé son gouvernail, notre coche s'engrava sur le soir, au point qu'on ne put pas le retirer. Après deux heures de travail inutile, il fut décidé qu'on passerait la nuit dans cet endroit, à attendre le passage du coche de retour du lendemain, donc les chevaux joints aux nôtres, nous aideraient à nous relever. Heureusement nous étions alors en face d'une espèce de village où l'on voyait une auberge, et où ceux qui voulurent sortir pour dépenser de l'argent, purent aller souper et coucher. Ceux qui, plus ménagers, voulurent épargner, s'arrangèrent pour manger les petites provisions qu'ils avaient faites d'avance, et dormir dans le coche. Ma tante et moi nous fumes de ce nombre-là.
Nous reluquâmes un certain coin près de la cabane qui servait de dépôt aux mariniers, où il y avait de la paille fraîche étalée, nous nous y installâmes sans obstacle, car dans ce moment les trois quarts des passagers étaient descendus à terre, ou pour y rester, ou pour y renouveler des provisions, et les mariniers pour rafraîchir, en buvant, leurs gosiers et leurs langues de tous les juremens que notre accident leur avait fait proférer énergiquement.
Après avoir fait un petit repas assez frugal avec du pain et du fromage, et détrempé cela de quelques verres d'eau de la rivière, nous nous endormîmes à côté l'une de l'autre sur cette paille.
Il est bon de dire ici que dans le nombre des voyageurs du coche, il y avait quelques moines de différens ordres, entr'autres un italien, comme j'en avais jugé par son accent, qui portait une besace, et allait apparemment pour quêter dans quelques endroits voisins. Il m'avait considérée toute la journée, et même adressé plusieurs fois la parole dans les momens de distraction ou d'absence de ma tante ; il m'avait aussi fait de ces caresses d'amitié qu'un homme d'âge se permet vis-à-vis d'un jeune homme, comme il me croyait être, flatté les joues et le menton, et donné de petits soufflets... liberté dont je n'avais pas cru devoir paraître scandalisée, pour mieux soutenir l'apparence du sexe que mes vêtemens faisaient présumer.
Ce moine était bien descendu un instant pour aller quêter à l'auberge, mais il était rentré peu après dans le coche, s'était établi proche de nous, et nous avait offert plusieurs fois, de bonne grâce, de partager les provisions de son bissac, qui était mieux fourni que le nôtre. Ma bonne tante avait accepté un morceau de saucisson qui, l'ayant altérée, l'avait déterminée ensuite à ne pas refuser quelques gorgées de bon vin, qu'elle avait bu à même une gourde que le révérend avait la précaution de remplir aussi dans toutes ses haltes... puis nous ayant souhaité le bonsoir, il s'étendit et s'endormit près de notre paille, de mon côté.
Il est encore bon de savoir qu'il y avait une assez jeune et jolie fille, au maintien et à la conversation fort leste ; une façon d'ouvrière ou de servante qui allait chercher condition, et qu'un des mariniers avait beaucoup courtisée toute la journée. Il avait fini par s'entendre avec elle, l'avait engagée à venir se coucher, quand il serait nuit, dans cet endroit où nous étions, et c'était pour elle et pour lui qu'il avait étendu cette paille fraîche dont nous jouissions alors sans lui en savoir gré ; car nous ne sûmes ces détails-là que le lendemain.
Malgré cette convention faite avec lui, la demoiselle avait cru trouver mieux en la personne d'un jeune perruquier qui l'avait accostée depuis, et au moment de l'engravement du coche, elle était descendue pour aller souper et coucher avec lui à l'auberge ; de sorte que ne revenant pas, nous ne fûmes pas dérangées du lit de rencontre préparé pour elle.
Le marinier de même ayant été boire à terre avec ses camarades, en à-compte sur les produits de la générosité que les passagers devaient leur témoigner, suivant l'usage, en l'honneur de saint Nicolas, en avait pris une dose un peu forte, et n'étant revenu au coche que déjà à nuit close, et les yeux très-brouillés, ainsi que la tête, il s'étala à tâtons le long de ma bonne tante, qu'il supposait, d'après sa consigne donnée le matin à l'autre, ne pouvoir être que sa bien-aimée.
Nous dormions donc ainsi toutes les deux bien tranquillement, et sans rêver que des ennemis nous serraient de si près ...
Mon sommeil fut troublé, à moi la première. J'étais couchée le visage contre ma tante, et moitié de mon corps retournée du côté opposé. Je sentais quelque chose qui me tâtonnait et se promenait par-derrière, le long de mes cuisses, et qui se reposait particulièrement au bas de mon dos, comme pour en compasser et en mesurer la forme... Je crus d'abord que c'était ma tante qui me caressait ainsi machinalement, et je ne dis rien pour la première fois. Je me rendormis même... mais peu après, je fus réveillée de nouveau par des mouvemens plus forts qui me remuaient des deux côtés. Ma tante me repoussait par-devant, et par-derrière la ceinture de mon pantalon était défaite, et je sentais quelque chose de rude comme du crin, qui me picotait la chair. Je portai vivement la main à l'endroit molesté, et je saisis une barbe longue et dure que je supposais, à moitié endormie que j'étais encore, être la barbe d'une chèvre que j'avais vu rôder toute la journée dans le coche.
Au même moment, ma tante, qui se réveillait aussi, s'écria de toutes ses forces : « Ah chien au viol au viol » ... et elle empoigna le marinier qui, la prenant pour sa favorite prétendue, la poussait amoureusement et fortement contre moi...
Tout gris qu'il était, il reconnut, à la voix, qu'il y avait erreur dans son fait, et il voulait se retirer. Mais ma tante, indignée de l'attentat prémédité et entamé contre sa vertu, ne le lâcha pas, et serrant toujours fermement ce qu'elle tenait : « Non, non, tu ne m'échapperas pas, criait-elle, impudique ... qu'on batte le briquet ; je veux connaître l'audacieux, le téméraire qui ose me manquer de respect à ce point ».
Quoiqu'alarmée moi-même par ces cris de ma tante, je ne lâchai pas non plus ce que je tenais, et je me mis à faire chorus , en criant comme elle : « Oui, vîte de la lumière on m'insulte aussi ».
Soudain tout le monde fut en l'air, et un des passagers, qui fumait sa pipe à un autre coin du coche, s'avança de notre côté, en faisant flamber une allumette. On vit alors un double et singulier tableau ; moi, tenant un moine par la barbe, à deux doigts de mon postérieur ; et ma tante tenant le marinier par... Le feu de l'allumette fut court, et la vue de ce spectacle ne fut pas assez prolongée pour pouvoir bien reconnaître les personnages ; de sorte que l'allumette éteinte, le marinier, par un coup de pied, fit quitter prise à ma tante le moine m'en fit autant par un coup de poing, et tous les deux, profitant de l'obscurité, s'éloignèrent du champ de bataille, et se confondirent dans la foule des passagers qui riaient aux éclats... et aucun des quatre acteurs ne fut même deviné.
Le premier transport de la colère de ma tante exhalé, elle réfléchit prudemment qu'il valait mieux ne pas rébruiter l'aventure, puisqu'aussi bien, nos témoins hors de nos mains, nous ne pouvions plus désigner les coupables... d'autant que plusieurs moines, dans le coche, portaient des barbes comme celle qui m'avait chagrinée, et que tous les hommes devaient avoir l'auteur du manque de respect dont se plaignait ma tante... Elle me dit donc tout bas de n'en plus parler, et de quitter aussi nos places, tant pour n'être pas reconnues non plus, que pour n'y pas être encore exposées à de nouvelles témérités de la part de ces enragés démons... Car c'est ainsi qu'elle les appelait.
Nous montâmes l'une après l'autre, et sans bruit, sur le haut du coche, où, pour nous empêcher de dormir en attendant le jour, j'engageai ma tante à reprendre le fil de son histoire.
MA TANTE GENEVIÈVE.
CHAPITRE XXIII.
Suite des aventures de ma tante. Ses débuts à la comédie.
J e partis donc, me dit-elle, toute enthousiasmée de la comédie, dans une voiture, avec le directeur, son épouse et une autre actrice.
On ne me parla encore, pendant tout le chemin, que des agrémens dont j'allais jouir, et des succès que j'allais avoir. On me fit chanter toutes les chansons de village que je pouvais savoir ; et les complimens dont je fus comblée, redoublèrent encore mon amour propre et mes espérances. Les deux actrices firent une remarque au sujet du genre auquel on devrait m'employer de préférence. La longue habitude de mon premier métier de blanchisseuse m'avait fait contracter, disaient-elles, des gestes, un maintien et un ton de la Grenouillère , qui seraient précieux dans les pièces de Vadé. En conséquence il fut décidé, dans ce premier petit comité ambulant ou roulant, que je me destinerais au genre poissard, et qu'on me ferait apprendre pour débuter dans l'opéra comique de Jérôme et Fanchonnette , qu'une de ces dames avait justement dans sa poche.
Elle me le donna à lire pour en chanter les airs, et je m'en acquittai du premier abord d'une manière si originale, disaient-ils tous trois, et en y adaptant des gestes suivant mon idée, qu'ils en rirent aux larmes, et me réitérèrent les assurances du début le plus brillant.
Nous arrivâmes à la ville où la troupe devait s'établir pour passer tout l'hiver. Le directeur me prit chez lui, et, en attendant que je fusse en état de gagner des appointemens pour m'entretenir moi-même, il se chargea de mon logement, de ma nourriture, de ma garde-robe, de mon blanchissage, en un mot de toute ma dépense ; et m'engagea à bien étudier, pour me mettre promptement en état de pouvoir jouer. La troupe débuta donc sans moi, pendant que j'apprenais mon premier rôle de Fanchonnette.
Quand je le sus bien, et qu'on me l'eût fait répéter, je fus à mon tour annoncée pour mon début.
J'avais été assez hardie à la répétition le matin sur le théâtre, parce que je n'avais vu que cinq à six acteurs ou actrices à l'entour de moi, et personne devant... Mais, quand j'entrai le soir, et que je vis toutes ces lumières qui m'éblouissaient, et la quantité prodigieuse de toutes les têtes qui me fixaient, je perdis contenance, je fermai les yeux, mes jambes tremblèrent, et je ne pouvais plus ni avancer, ni reculer, ni presque me soutenir...
Le directeur, qui était dans la coulisse, avait beau vouloir m'animer et me crier « courage allons, du cœur chantez donc » ... je ne pouvais plus décoler ma langue... Enfin je fis un effort pour commencer un couplet, mais les premiers sons que je pus donner furent si faux, que j'entendis aussitôt partir, des differens côtés de la salle, des coups de sifflets qui m'effrayèrent et achevèrent de me faire perdre la tête.
Je ne connaissais pas encore cette manière que le public a adoptée, pour témoigner son mécontentement aux acteurs ; et ce bruit aigu me rappelant seulement les histoires de brigands que j'avais entendu raconter, j'oubliai que j'étais sur le théâtre. « Ah mon dieu m'écriai-je en tremblant, est-ce que je suis dans un bois, donc ? Y a des voleurs ici : v'là que j'entends leurs chifflets » ... et je ramassai toutes mes forces pour me sauver derrière une coulisse où je m'évanouis absolument, pendant que toute l'assemblée riait à se rouler, de cette sortie d'un genre nouveau, que je venais de faire.
Tandis que l'épouse du directeur et quelques autres actrices me prodiguaient des secours pour me faire revenir, le directeur lui-même alla haranguer le public, et solliciter son indulgence pour la jeune débutante, qui n'avait encore paru sur aucun théâtre, qui avait vraiment une jolie voix, mais dont l'extrême timidité avait besoin d'encouragement... et il apprit l'accident qui venait de m'arriver, occasionné par la grande sévérité avec laquelle on m'avait traitée.
Le public, qui est assez naturellement porté à la critique, n'est cependant jamais méchant, et s'il fait quelquefois sentir des mouvemens d'humeur, il aime à en dédommager par des marques de sensibilité et de bienveillance ; c'est ce qui arriva à mon sujet. Un applaudissement général, qui suivit le petit discours du directeur, lui annonça d'abord l'intérêt que l'on prenait à moi, et bientôt toutes les voix crièrent : « L'actrice l'actrice qu'elle paraisse amenez-là » ...
Je commençais à reprendre connaissance, et la directrice profitant de ce moment avantageux pour moi, où ma pâleur devait me rendre encore plus intéressante, m'amena sur la scène à l'aide d'une autre actrice qui me soutenait aussi. Des battemens de mains universels et des bravo multipliés m'accueillirent aussitôt, et me vengèrent des sifflets qui m'avaient si vivement affectée.
Un individu même du public, prenant la parole au nom de toute l'assemblée, engagea à me laisser reposer un instant et reprendre mes esprits, pour venir ensuite recueillir les suffrages par lesquels on voulait me dédommager.
Je saluai comme je pus, sur l'avis que m'en donna tout bas la directrice, et je fus reconduite dans les coulisses au bruit des mêmes applaudissemens.
Ce petit triomphe que je venais de remporter par la seule bonté du public, puisque j'étais loin d'avoir encore rien mérité de sa part, servit beaucoup à me rendre le courage, et deux verres d'excellent vin, que le directeur me fit avaler, ayant achevé de me remettre tout-à-fait, je me décidai à reparaître ; l'amour propre se mettant de la partie, me fit sentir que je devais m'efforcer de justifier ces encouragemens que l'on voulait bien me donner ; ce vin d'ailleurs m'avait inspiré de la hardiesse, et je reparus avec assez de fermeté.
Je chantai mon premier air, pas encore très-bien, mais je fus applaudie, et dès cet instant la peur me quitta entièrement, et j'allai de mieux en mieux jusqu'à la fin, où l'on me témoigna la satisfaction la plus complète, non-seulement en m'applaudissant unanimement, mais encore en redemandant une seconde représentation de cette même pièce pour le lendemain.
Voilà, ma nièce, comment se passa et s'acheva l'histoire de mon début, que quelques actrices jalouses avaient bien cru devoir être celle de mon enterrement pour le théâtre. Quant aux acteurs, ils me félicitèrent tous de la meilleure foi du monde, m'encouragèrent et m'assurèrent que je ne tarderais pas, en travaillant, à devenir un sujet très-précieux pour leur troupe.
J'eus encore plus de succès le second jour, et, j'ose le dire, un peu mieux mérité. La confiance m'avait mise à mon aise, et je fis beaucoup mieux valoir ma voix.
J'appris ainsi, et je jouai successivement trois ou quatre rôles dans lesquels j'eus toujours beaucoup d'agrémens... Au bout de quelque temps, le directeur voyant que les recettes baissaient, faute de varier le répertoire, imagina de ranimer un peu le public, en lui donnant des pantomimes et des mélodrames à grand spectacle. Comme j'avais peu d'habitude d'étudier, et qu'il me fallait beaucoup de temps pour apprendre de nouveaux rôles d'opéra, il pensa qu'il pouvait toujours, pour tirer parti de moi et m'accoutumer de plus en plus à la scène, me faire paraître dans des rôles de déesses et de magiciennes, où il n'y avait rien du tout, ou presque rien à dire, et qui pouvaient bien me convenir, parce que j'avais assez de taille.
Cela me plaisait aussi beaucoup dans les commencemens, parce que j'étais toujours habillée très-richement dans ces pièces. Comme bien des acteurs et des actrices, je jugeais de l'importance d'un rôle par la beauté ou par l'élégance du costume, et je préférais la robe brillante et dorée d'une princesse, au déshabillé mesquin de Fanchonnette. Je jouai donc plusieurs de ces ouvrages pendant trois ou quatre mois que je mis à monter une demi-douzaine de petits opéra. Mais à la longue, différens accidens me firent changer d'idée sur le genre de ces pantomimes.
Un jour, dans un vol, je tombai du haut d'un char, et je me démis une épaule. Une autre fois, m'abymant sous le théâtre en magicienne, je m'écorchai toute une jambe le long de la trappe. A une autre représentation, des diables et des furies mirent le feu à ma coiffure avec leurs torches, j'en perdis mes cheveux, et j'eus la tête presque rissolée...
Tous ces inconvéniens me dégoûtèrent absolument de l'emploi vaniteux des déesses et des sorcières, qui, malgré leur pouvoir magique, me paraissaient très-mortelles.
Je signifiai donc au directeur que j'y renonçais, et qu'il pouvait choisir quelqu'autre actrice qui eût des membres de rechange à lui sacrifier...
Cette signification ne le satisfit pas beaucoup, et il me bouda même quelque temps ; mais je tins ferme, et je me bornai à jouer le peu d'opéra que je savais, et dans lesquels j'étais toujours fort applaudie... Pâques approchait, c'était le moment de renouveler les engagemens des comédiens, et l'époque où notre directeur avait dit qu'il traiterait avec moi pour le mien. Je lui en parlai donc ; mais il voulut y insérer l'obligation de reparaître dans les pantomimes. Je m'obstinai à ne pas le vouloir, et nous restâmes ainsi indécis pendant quelques jours.
Sur ces entrefaites, un jeune acteur nommé monsieur Belle-Rose, qui jouait avec moi les amoureux de nos opéra, et qui même me faisait sa cour aussi hors du théâtre, sachant la difficulté que j'apportais à mon engagement, m'approuva beaucoup. Il me dit que le même motif l'avait déterminé à ne pas renouveler le sien (car il avait été blessé dans un combat de pantomime, d'un coup de sabre qui lui avait coupé une partie du nez...) mais qu'il avait trouvé à s'engager bien plus avantageusement dans une autre troupe, où l'on ne jouait que de l'opéra et de petites comédies, et que si je voulais, comme on avait besoin d'une chanteuse, il m'y ferait engager aussi. Que j'y serais très-bien payée, et que j'aurais beaucoup moins de fatigue et de danger à courir que dans une troupe où l'on se fixait principalement à la pantomime.
« Soyez sure, ajouta-t-il, que ce genre barroque, mais brillant, qui peut étourdir et éblouir le public, l'attire bien en foule trois ou quatre fois, mais qu'il ne peut pas se soutenir. Les petits genres, au contraire, sans paraître l'affecter si vivement, le flattent, l'amusent et le font revenir plus souvent, par la facilité qu'ils ont de se varier et de se renouveler ; de sorte que le directeur des comédiens et chanteurs a toujours de quoi payer ses frais, et du bénéfice de reste : au lieu que l'entrepreneur du spectacle à machines se ruine, et finit par faire banqueroute à ses pensionnaires et fournisseurs... C'est ce que j'ai déjà vu arriver plusieurs fois, et ce que j'ai pronostiqué à Saint-Franc. C'est vraiment un honnête homme ; mais il n'a pas de calcul, et il s'est enthousiasmé pour un mauvais genre, qui l'enterrera ».
D'après toutes ces observations, je me déterminai aisément. Je dis à monsieur Belle-Rose d'écrire sur le champ à son nouveau directeur, à mon sujet, et que si la réponse était favorable, j'accepterais avec plaisir. Il me répondit qu'il allait mettre la lettre à la poste, et que dans six jours j'aurais de bonnes nouvelles.
Il revint effectivement me trouver au bout de ce terme, me montra une lettre par laquelle on lui marquait que je pouvais partir en toute assurance avec lui ; qu'on me donnerait cent louis d'appointemens pour mon emploi seul de chanteuse dans l'opéra, et qu'on rembourserait, en arrivant, les frais de mon voyage et du port de mes effets. Enchantée de ces belles promesses, je fis une malle où je ramassai tout ce que je pouvais avoir en linge, robes, argent et petits bijoux, car les dames et messieurs de la ville, qui m'aimaient beaucoup, et qui savaient que je n'avais pas d'appointemens, que je ne gagnais cette année, dans la troupe, que ma nourriture, etc., m'avaient fait toutes sortes de cadeaux en m'invitant à des dîners et des soupers où je chantais de petits couplets et racontais mes premières aventures, celle sur-tout avec monsieur Jasmin, qui m'avait fait connaître par le directeur, et engager dans sa troupe.
Je confiai cette malle à monsieur Belle-Rose, qui la fit enlever en me disant qu'il allait la faire partir avec les siennes par le fourgon, à l'adresse de notre nouveau directeur, et que le lendemain de la clôture du spectacle ; qui était dans trois jours, nous nous en irions ensemble par la diligence, où il allait retenir nos places.
Tout cela étant bien convenu, nous feignîmes, pour ne rien laisser deviner de notre intention. La clôture se fit sans que j'eusse reparlé au directeur, ni à sa femme, qui, ne se doutant aucunement de mon accord avec Belle-Rose, croyaient toujours que je resterais avec eux, forcée d'accepter les conditions qu'ils m'avaient proposées. Nous soupâmes donc encore ensemble, comme si de rien n'était, et je m'allai coucher ainsi qu'à mon ordinaire. Mais dès le point du jour je sortis, pendant qu'ils dormaient, et j'allai retrouver monsieur Belle-Rose à l'auberge qu'il m'avait indiquée. La diligence était déjà prête ; on ne tarda pas à atteler les chevaux, et nous partîmes.
CHAPITRE XXIV.
Comment finit le voyage avec monsieur Belle-Rose. Ma tante n'est plus comédienne.
N ous fîmes de suite quinze lieues, sans nous arrêter que pour manger un morceau à la dînée. Le soir on s'arrêta un peu plus long-temps, puis on repartit, et l'on courut toute la nuit. Le lendemain, dans l'après-midi, nous arrivâmes dans un endroit où la diligence arrêtait, à quarante lieues à-peu-près de la ville d'où nous étions partis. On devait reprendre là une autre voiture pour conduire les voyageurs qui avaient affaire plus loin. Tout le monde descendit donc. Monsieur Belle-Rose me proposa d'aller faire un tour par la ville, pour nous dégourdir les jambes et gagner de l'appétit en attendant le souper, parce que la seconde diligence ne partait que le lendemain. J'y consentis volontiers ; je pris son bras, et nous voilà en marche.
Il était d'une gaieté folle ; il me faisait cent contes pour me distraire, car je rêvais déjà, malgré moi, à l'inconséquence de la démarche que j'avais faite en quittant si brusquement et si malhonnêtement un directeur, dont, au bout de tout, je n'avais qu'à me louer, car il avait eu, ainsi que sa femme, toutes sortes d'égards pour moi. Ils avaient cherché à me faire acquérir du talent ; je leur étais redevable du peu que j'en avais déjà, ainsi que des cadeaux que j'avais reçus dans la ville, par le bien qu'ils avaient dit de moi à tout le monde, et je ne les avais payés que d'ingratitude ... Ces tristes et justes réflexions m'affectaient sensiblement...
De temps en temps je faisais à monsieur Belle-Rose des questions sur notre nouveau directeur et sur la ville où nous allions ; mais il me répondait d'une manière équivoque, sans me donner d'explication, me disant seulement que c'était un très-honnête homme à qui j'aurais affaire, et que je me plairais beaucoup dans l'endroit... Qu'au surplus ce n'était pas là le moment de parler théâtre ; qu'on était en vacance, et qu'il ne fallait penser qu'à se divertir.
Tous ces faux-fuyans commençaient à me donner de l'inquiétude. Je crus même remarquer qu'il se coupait en me disant un nom pour un autre, au sujet de ce directeur. Je demandai à revoir la lettre par laquelle il promettait de me donner cent louis. Il me refusa, sous prétexte qu'il l'avait enfermée dans ses malles. --- Oh pour le coup, cela ne me parut pas clair.
« Comment lui dis-je, eh mais, ce papier-là ne devait pas sortir de votre poche, ou, pour mieux dire, vous auriez dû me le donner, à moi, puisque c'est mon titre, et j'ai très-mal fait de ne pas vous le demander avant de partir. --- Pourquoi donc, mademoiselle ? --- Parce qu'enfin, s'il ne voulait pas m'engager à présent que j'aurai fait le voyage, que vais-je devenir ? Et comment le forcerai-je, si je n'ai pas sa lettre à lui représenter ? --- Quelle idée ... Mais quand cela serait, au pis aller... craignez-vous de manquer avec moi ? Est-ce que je vous abandonnerais ?... Nous aurons assez de mes appointemens pour vivre tous les deux. --- Moi, monsieur, vivre à vos dépens et à quel titre, s'il vous plaît ? --- Eh bien, mais... de ma bonne amie, de ma maîtresse, de ma petite femme... --- Qu'est-ce à dire, de votre maîtresse ? --- Eh oui. N'y a-t-il pas déjà assez long-temps que nous jouons ensemble les rôles d'amoureux au théâtre ? Il est temps que nous les jouions tout de bon et par-tout... et j'espère bien, mon cher cœur, que nous allons commencer dès ce soir, à l'auberge, à ne faire qu'un lit ; et voilà le premier baiser conjugal que je vous donne pour gage de ma foi ». Et il voulut m'embrasser.
« Comment, effronté lui dis-je en le repoussant fortement, est-ce que c'est un enlèvement que vous avez prétendu faire ?... Est-ce que vous avez pensé que parce que je m'étais mise à votre théâtre, c'était pour y devenir une prostituée ?... Désabusez-vous de cette idée-là. Vos dames m'ont paru honnêtes au château de mon village ; elles m'ont donné bonne opinion de leurs mœurs et de leur état, et j'ai pensé que je pourrais y conserver ma vertu comme elles. --- Eh bien, sans doute, comme elles. Je ne vous en demande pas davantage. Elles vivent chacune avec un homme à qui elles sont fidelles, sans doute... tant qu'elles peuvent, du moins... car vous savez bien le proverbe, à l'impossible, nul n'est tenu ... Vous ferez de même, vous vivrez avec moi bien chastement, et vous ne me tromperez que le moins que vous pourrez... D'ailleurs ce n'est pas ici, ma toute bonne , un endroit propice pour traiter ces questions-là. Nous ferons ce soir nos conditions dans le lit, et nous arrangerons tout cela pour le mieux.
» Dans le lit ... impudent, lui dis-je, en le regardant avec mépris et indignation...
» Ah ah reprit-il avec un rire ironique, ma petite Fanchonnette, vous voulez reprendre l'air et le ton des rôles de princesses et de déesses ... Vous savez bien qu'ils ne vous y réussissent pas, et que vous y avez renoncé. Va, va, ma petite, sois tout bonnement ma Fanchonnette, et garde-moi pour ton Jérôme ».
La colère me suffoquant à ce propos : C'est trop fort, répondis-je, en rejetant brusquement son bras qu'il me roffrait encore, vous êtes un scélérat, comme j'en ai déjà tant trouvés ; mais vous n'en viendrez pas à vos fins plus qu'eux. Je m'en retourne à l'auberge où la diligence a arrêté. Je m'y ferai rendre ma malle, et je m'en irai toute seule où je retrouverai de plus honnêtes gens que vous.
» Eh bien, allez, ma belle, ne vous gênez pas. Je vais continuer ma promenade pour vous donner le temps d'évaporer votre bile ; mais je retournerai ce soir à cette auberge, et vraisemblablement vous aurez mis de l'eau dans votre vin » ; et il poussa d'un côté, et moi de l'autre.
Le malheureux il ne disait que trop vrai ... Etourdie par l'indignation que ses insolences m'avaient causée, je ne pensais pas que ma malle n'était pas sur cette diligence. Cet escroc avait voulu me voler, m'abuser, et me planter-là après. C'est ce que je devinai et pus voir clairement au bureau des voitures. Il n'avait donné ni son nom ni le mien sur la feuille. Il avait fait partir ma malle d'avance, sans que je susse pour où, puisque tous les noms qu'il m'avait donnés, soit de personnes, soit de pays, étaient faux et supposés ; et voyant qu'il ne pouvait venir à bout de me déterminer à passer au moins une nuit avec lui, il était parti au moment où je l'avais quitté, pour reprendre le véritable chemin de la ville où il avait envoyé mes effets et les siens.
C'est ce qui me fut confirmé douloureusement quand je ne le vis revenir ni à l'auberge ni au bureau, le soir non plus que le lendemain. Pour comble de malheur, je n'avais aucun argent sur moi, car ce misérable avait encore eu la scélérate précaution de me faire tout serrer dans ma malle, en me disant qu'il ferait toute la dépense en route, puisque le directeur le rembourserait à notre arrivée. Toute ma faible ressource était dans une petite croix d'or que je portais à mon cou, et une paire d'anneaux à mes oreilles.
L'aubergiste voulut bien me garder deux jours sur le nantissement de ces effets ; mais le troisième, dès le matin, il me signifia qu'ils étaient mangés et au-delà ; que ses loyers étaient très-chers, et qu'il ne pouvait plus me garder... Le chagrin ne m'ôta pas le courage. Je regardai mon projet et mon histoire de comédie comme un songe, et cette dernière aventure comme une punition que j'avais doublement méritée, en sortant d'abord de mon village, où je n'osais plus retourner, pour me jeter au hasard dans un état si dangereux ; et ensuite en quittant mal-honnêtement le directeur et sa femme, qui étaient les seules personnes qui m'eussent encore rendu de véritables services...
Je me rappelai ma naissance et mes premières occupations ; je sentis que j'étais née pour gagner ma vie en travaillant ; mais considérant que je ne pouvais ni rester à la ville, dont j'appréhendais les dangers et les séductions, ni marcher bien loin, n'ayant pas de quoi me nourrir ni payer mon gîte en chemin, je me déterminai à aller chercher dans la campagne quelque fermier ou laboureur, ou même simple paysan, qui voulût me donner de l'emploi.
CHAPITRE XXV.
Grand embarras de ma tante. Elle est refusée de tous côtés. Un boulanger lui donne l'hospitalité.
J e marchai toute la journée sans boire ni manger, m'arrêtant à chaque porte du village, à chaque bicoque, à la moindre barraque, proposant par-tout mes services, mais personne ne les accepta, ni ne m'offrit même un morceau de pain, que je n'avais pas la hardiesse de demander, mais dont on voyait bien que j'avais très-grand besoin...
Le déshabillé que j'avais sur le corps, un peu plus propre et élégant que ne semblait devoir le permettre l'état de servitude pour lequel je m'offrais, donnait de la défiance de moi à tous ceux à qui je m'adressais. J'en fus avertie par une réponse amère que me fit la dernière femme à qui je venais de me présenter pour servante.
« Ah ma bonne amie, vous n'y pensez pas, me dit-elle, not'servante avec ces belles nippes-là ... c'est plutôt la maîtresse, je crois ben, que vous voudriez être mais comme je n'avons pas encore envie que not'homme troque sa ménagère pour une belle servante, je continuerons à nous servir nous-même, pour l'y empêcher la tentation... Allez, allez plus loin, ma mie, voir si vous trouverez d'aut' femme qui veuille partager avec vous... » et elle me ferma la porte au nez.
Ce propos dur et humiliant, quoiqu'en me chagrinant, me donna deux avis utiles. L'un, que pour trouver la condition que je cherchais, il fallait être vêtue plus simplement ; l'autre, que dans le besoin que j'avais de manger et de me loger au moins pour cette nuit, je pouvais, en troquant ma défroque, remplir ces deux objets si essentiels.
Je pris donc aussitôt mon parti ; je doublai le pas pour arriver avant la nuit à une espèce de petit bourg que je voyais à quelque distance devant moi ; j'entrai dans la première boutique que je trouvai : c'était celle d'un boulanger, qui avait l'air d'un brave homme, et qui m'inspira de la confiance.
Je lui dis naïvement qu'ayant été volée dans un voyage que je venais de faire, et n'ayant plus uniquement que ce qu'il me voyait sur le corps, je le conjurais de vouloir bien me coucher pour cette nuit dans quelque grenier, et me donner seulement du pain et de l'eau ; que le lendemain il fît venir un marchand fripier pour acheter mon déshabillé et m'accommoder de quelques méchans vêtemens de campagne, comme pour une pauvre servante, telle que je voudrais trouver à l'être ; et que sans doute j'aurais au moins en retour, sur ce marché, de quoi payer le peu qu'il allait avoir la bonté de m'avancer... que même, s'il croyait pouvoir m'employer à quelque chose, je m'offrais à le servir simplement pour ma nourriture.
Ce boulanger, qui avait effectivement une bonne ame, comme l'annonçait sa figure, et qui était même une espèce de philosophe...
« Où la philosophie va-t-elle se nicher ? dira-t-on, dans un boulanger de village » Eh bien, oui, il l'était à sa façon, sans le savoir, peut-être, comme celui d'une comédie que j'avais vu annoncer dans notre troupe, et jouer même sans la savoir aussi. Ce qui n'est pas rare parmi les comédiens ambulans...
Ce boulanger, philosophe donc, m'ayant écouté avec attention, me dit que je pouvais d'abord me tranquilliser Sur un article. Qu'on devait aider les malheureux, et qu'il me donnerait à souper et à coucher sans rien exiger de moi...
« Mais, ajouta-t-il, nous savons qu'on fait souvent des histoires pour exciter la pitié du monde, et que celui qui les écoute est quelquefois dupe de son bon cœur... Ce n'est pas que j'aie mauvaise idée de vous, car vous avez un air de franchise qui me plaît et qui m'intéresse en votre faveur ; et si vous êtes aussi honnête que vous paraissez l'être, vous aurez peut-être bien fait de vous adresser à ma maison. Asseyez-vous, d'abord, et reposez-vous, car vous êtes fatiguée ; et buvez un coup pour vous remettre ».
Et, sans attendre ni ma réponse ni mon remercîment, ce brave homme me fit entrer dans son arrière-boutique, prit une bouteille de vin qu'il avait déjà entamée (car, dès cette première conversation, je m'aperçus qu'il aimait, comme on dit, à lever le coude, et j'en tirai bon augure, parce qu'on dit aussi que les buveurs ont bon cœur). Il m'en versa un grand verre, et, trinquant familièrement avec moi, me dit : « Avalez-moi ça, mon enfant, pour vous rendre des forces. Après ça, nous souperons ensemble, avec mon garçon, car je n'en ai qu'un, parce que je ne suis pas de ces plus riches, dà et puis un boulanger de village ne vous tient pas des régimens de garçons comme ceux des grandes villes Mais c'est égal, mon pain est bon, mon vin n'est pas mauvais, et il y a encore, les jours de dimanche comme aujourd'hui, un rôti et une salade... parce que j'aime à vivre, moi. Nous ne sommes sur la terre qu'en passant ; le bon Dieu nous fait pousser du blé, des herbes, de la vigne, et fait naître des animaux pour notre nourriture ; il nous donne en outre des bras et de la force pour travailler à gagner de quoi payer, tout ça... Car, malgré que ça abonde, on ne peut pas l'avoir pour rien... Eh ben, quand on peut donc Se le procurer, on serait dupe, et même coupable si on se laissait mourir de faim ou de soif... V'là mon principe, à moi... buvons »... Et il but un second verre, en me faisant achever moi-même celui qu'il m'avait versé...
« Mais, reprit-il, v'là mon garçon, à qui j'avais donné la clef des champs pour aujourd'hui, qui rentre... Notre souper est tout prêt : mettons-nous à table, et mangeons ».
J'étais émerveillée des bons procédés de cet homme, par comparaison surtout avec les duretés et les rebuffades que j'avais essuyées de tout le monde, avant lui ; mais je n'eus jamais le temps ni la permission de lui adresser des remercîmens : il me coupait chaque fois la parole...
« Si je fais bien, me disait-il, j'ai raison, et je remplis mon devoir ; faites bien aussi vous-même, vous remplirez le vôtre... et si vous restez quelque temps chez moi, à l'usée nous nous connaîtrons mieux tous les deux ».
Tout le temps du souper se passa ainsi fort gaîment, à bien boire et bien manger, et de sa part, à nous débiter par-ci par-là quelque petite sentence de morale bachique, comme il l'appelait.
« Car, voyez-vous, mes enfans », nous disait-il, à son garçon et à moi, « sans le vin, l'homme ne serait qu'un sot ; il ressemblerait aux bêtes qui ne boivent que de l'eau, et qui n'ont que de l'instinct : la rivière coule pour elles ; mais c'est pour nous que le raisin mûrit, et que son jus remplit nos tonneaux... et je n'ai jamais tant d'esprit que quand j'en ai bu beaucoup ».
Enfin, à force de chercher de l'esprit dans les bouteilles, il eut pourtant celui de s'apercevoir qu'il allait bientôt perdre la raison, et une réflexion de sagesse et de prudence l'arrêta à temps.
« Mes amis, nous dit-il, en reprenant un ton plus posé, quoique j'aime à boire, il ne faut pas perdre la carte. Je pense que j'ai aujourd'hui des devoirs d'hospitalité à remplir : voilà une jeune étrangère que j'ai à loger, et si je me grisais avant qu'elle fût couchée, je ne pourrais plus lui indiquer sa chambre ; et je ne voudrais pas charger mon garçon de cette commission-là... Ainsi, pour faire les choses en règle, je vas d'abord envoyer dormir monsieur mon garçon, pour qu'il se lève demain matin... autrement dit, cette nuit de bonne heure pour pétrir, et je vas mener mam'selle à l'endroit où elle se couchera, et s'enfermera sagement par-dedans, avec la clef que je lui laisserai... Après ça, je reviendrai finir ma bouteille en fumant ma pipe, et demain, ma belle voyageuse, quand vous serez reposée et levée, nous causerons ensemble, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour vous.
» Ah mon bon monsieur lui dis-je... C'est bon c'est bon » reprit-il en m'interrompant toujours, et emportant la chandelle en se levant, « vous m'acheverez tout ça demain : il est trop tard aujourd'hui, allez vous coucher. Moi, il faut encore que je fume ma pipe, et que je prépare de la besogne à mon garçon, pour quand il va se relever. Dame, c'est que dans notre état, nous ne dormons pas toute la nuit ».
Il marchait déjà devant moi, avec la lumière : je le suivis donc. Il me montra une petite chambre où il y avait un assez bon lit, m'alluma une petite lampe, me souhaita le bonsoir, et ressortit brusquement en me donnant la clef, et me disant, enfermez-vous .
Fatiguée comme je l'étais, je n'eus pas le temps, malgré l'envie que j'en avais, de réfléchir beaucoup sur le caractère singulier, mais obligeant, de cet homme, et je m'endormis en remettant au lendemain à récapituler mes idées sur son compte.
CHAPITRE XXVI.
Ma tante est presque mariée avec le boulanger.
J e me levai d'assez bonne heure, et je descendis à la boutique pour aller trouver mon hôte, et lui demander ses intentions à mon sujet ; mais il dormait encore, ayant passé une partie de la nuit. Je remontai donc pour attendre son réveil, bien inquiète de ce qu'il déciderait sur mon compte.
Il m'appela bientôt par un juda qu'il ouvrit, et qui donnait dans ma chambre. Son garçon étant en course pour porter ses pains à ses pratiques ; il me dit que nous étions seuls, sans témoin qui pût nous gêner... qu'il avait besoin d'une fille pour l'aider dans son commerce, parce que depuis qu'il était veuf, il s'apercevait qu'il ne pouvait pas faire son ouvrage, et tenir sa boutique avec son garçon tout seul ; qu'il se sentait une certaine inclination à me garder avec lui, mais que ne me connaissant aucunement, il était juste que je lui donnasse quelques éclaircissemens sur ma personne. Cette demande était si raisonnable, que je lui dis que je voulais lui avouer toute mon histoire, comme à mon confesseur même.
Je lui racontai tout sans aucun déguisement ; lui disant le nom de ma mère et de mon village, et le priant d'y écrire pour en savoir la vérité, jusqu'à mon départ avec le directeur de comédie, et ensuite à celui-ci, pour avoir la confirmation du reste jusqu'à mon enlèvement par monsieur Belle-Rose... Ce qui ne laissait qu'un intervalle de quatre jours jusqu'à mon arrivée à sa boutique ; sur quoi l'hôte de l'auberge, où j'avais demeurée à la ville, lui certifierait encore et mon arrivée par la diligence, avec mon voleur, et mon séjour chez lui.
« Ma chère fille me dit-il, je vous crois, et, quoique vous ayez joué la comédie, vous avez un air de vérité qui me paraît trop naturel pour être étudié comme un rôle. D'ailleurs, comme vous dites, je pourrais me convaincre en écrivant aux endroits et aux personnes que vous m'indiquez. Je le ferai peut-être... Votre conduite dans les différentes aventures critiques que vous avez eues, me paraît très-estimable, et me donne encore plus de confiance en vous. Restez donc chez moi dès ce moment, comme fille de boutique. Vous y serez bien traitée, et pas trop fatiguée ; et si vos actions par la suite répondent à vos paroles, vous pourrez être heureuse avec moi, et, en devenant boulangère, vous n'aurez plus besoin, pour avoir du pain de cuit, de jouer des déesses , ni des Fanchonnettes »... Et voyant que je voulais encore le remercier...
« Ça suffit, ajouta-t-il, je ne vous dis que ça pour le moment... Je n'aime pas à causer beaucoup, à moins que je ne sois en gaieté, en pointe, comme vous m'avez vu hier... ce qui m'arrive assez volontiers, les fêtes et dimanches sur-tout... Mais jamais je n'aime qu'on me fasse des phrases, excepté quand c'est utile pour les affaires de mon commerce, par exemple. Hors ça, on me répond, oui ou non , et ça finit par là... Vous savez faire la cuisine, à ce que vous m'avez dit dans votre histoire ? --- Oui, monsieur. --- Bon vous allez commencer par nous faire dîner... mais pas comme chez votre dame de la Place-Royale de Paris . Ne me mettez pas de poulets couvés dans la sauce. --- Oh monsieur, j'y prendrai garde. --- A la bonne heure, car je vous les ferais manger... Gardez la clef de vot'chambre, c'est celle de ma défunte : je n'y ai pas couché depuis qu'elle est morte. Vous serez bien là... Il y a encore de son linge que je n'ai pas voulu vendre, et d'autres affaires dans les armoires, que je pourrai vous donner pour vous renipper, et vous vendrez ce caraco de demoiselle de comédie , et ces jolies mules brodées là, qui sont à vos pieds, pour vous avoir, si vous voulez, un jupon de siamoise et des souliers plats... Quant à vos gages, nous parlerons de ça dans quelques jours, mais je ne vous tromperai pas : servez-moi bien, je vous paierai de même » ; et il me dit d'aller commencer à préparer le dîner.
Je fus obligée de me contenter de lui faire une révérence ; car, sitôt qu'il me voyait ouvrir la bouche pour parler, il me mettait la main devant, et me disait :
« Suffit. La langue peut mentir ; il n'y a que les actions qui ne trompent pas : vous jugerez les miennes, et moi, les vôtres ».
Je pris donc possession de mon double emploi de cuisinière et de fille de boutique, chez cet excellent et étonnant homme ; et je n'eus qu'à me louer de lui pendant six mois, comme de son côté, il fut très-satisfait de ma conduite. Je m'étais faite à sa manie de ne vouloir pas laisser parler le monde, et il me faisait souvent compliment de ma docilité à cet égard, et de la sobriété de ma langue ; car je ne lui disais pas vingt paroles par jour.
« Voilà, disait-il souvent, comme toutes les femmes devraient être Je me rappelle d'avoir vu sur une enseigne, à la bonne femme , parce qu'elle n'avait pas de tête... mais le peintre avait tort. Leur tête est encore bonne à voir ; ce n'est que leur langue qu'il ne faudrait pas entendre ».
Le seul défaut que je voyais, avec intérêt pour lui, et qu'on pouvait raisonnablement lui reprocher, c'est qu'il aimait trop à boire, et qu'il se grisait régulièrement tous les dimanches et fêtes.
Enfin, après ces premiers six mois de mon séjour chez lui, il entra un matin dans ma chambre, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il me dit d'un air sérieux et réfléchi, qu'il venait pour causer avec moi, sur l'article de mes gages.
« Eh mon cher maître répondis-je vivement, je suis très-contente d'être à votre service ; l'intérêt ne me tient pas, et vous me donnerez ce que vous voudrez.
» Oh voilà, beaucoup trop parler reprit-il. Je vous ai déjà avertie de ne répondre que oui ou non , quand je vous interrogerai. Ecoutez mes propositions, et vous me direz si elles vous conviennent, ou si elles ne vous conviennent pas ».
Je baissai la tête pour l'écouter, bien éloignée de m'attendre à ce qu'il m'allait dire, ni à la façon dont il me l'annonça.
« Entendez-moi bien, me dit-il, car, comme vous voyez que je ne suis pas en pointe, mais très à jeun exprès, je ne veux pas vous jaser long-temps non plus... Je suis content de vos services et de votre conduite, et vous faites bien l'affaire de ma maison... Quoique je vous estime, je ne suis pas amoureux de vous ; comme je crois bien, et encore mieux, que vous n'avez pas d'amour pour moi : mais je suis brave, vous êtes honnête. Je pense que j'ai besoin d'une femme. Je me doute qu'un mari ne vous serait pas de trop. Si l'affaire vous convient comme à moi, c'est fini en un seul mot. Au lieu de vous donner des gages comme à la servante, je vous épouserai et vous donnerai les clefs de tout, comme à la maîtresse ».
Etourdie et flattée de cette proposition, et ne sachant comment lui témoigner ma reconnaissance : « Eh mon dieu, monsieur, lui dis-je, par où ai-je pu mériter de votre part... Encore des phrases ? reprit-il, en me fermant la bouche. Ces pestes de femmes ont une terrible langue ... Oui ou non , v'là tout ce qu'on vous demande... --- Eh mais, dame mon cher monsieur ... --- Tortillage ... bavardage que tout cela oui ou non , ou bien marché nul. --- Eh bien, oui, monsieur. --- A la bonne heure. Touchez là ». Et il me tendit la main ; je lui avançai la mienne en tremblant, il la serra fortement, et me dit :
« C'est fini, vous êtes ma femme. Je vais chercher le tabellion pour venir souper ici ce soir avec nous, avec quelques amis pour témoins. Je lui dicterai le précis d'un contrat de mariage où je vous assurerai tout mon bien à ma mort, car je n'ai pas de parens, sinon deux ou trois, éloignés, même, mais des bavards et des commères qui m'ont tant ennuyé de leur maudit caquet, que j'ai rompu avec eux et ne veux jamais les revoir. Nous ferons un joli petit repas des accordailles, que vous allez préparer, et dont voilà la carte, que je vous ai écrite d'avance pour ne pas causer encore une heure là-dessus. Allumez du feu, et moi je vas avertir mon monde... » Et il me quitta en sortant comme il était entré... Puis revenant sur ses pas par réflexion...
« A propos, je pense qu'il faut des arrhes sur tous les marchés de conséquence. Voulez-vous m'embrasser » ?
Surprise de cette demande brusque, et si peu amenée : « Monsieur... lui dis-je en balbutiant... --- Allons, allez-vous encore perdre du temps ? oui ou non . --- Eh mais, dame ... embrasser un homme ... --- Ah je vous entends. Voulez-vous que je vous embrasse ? --- Oh mon cher maître... Oui ou non , encore une fois ? J'ai affaire. --- Eh bien, donc, oui, monsieur ». Et en m'embrassant : « Eh morbleu que de façons ... Croyez-vous donc, mam'selle, qui serez bientôt madame, qu'il faudra toujours vous demander tout pièce par pièce ?... Oh je vous mettrai sur un autre pied que ça, moi Je vous ferai un signe, et ça voudra tout dire. Comme je vous dis, dans tous les cas, les actes valent mieux que les paroles ». Et il partit tout de bon cette fois.
Je descendis aussi pour aller apprêter ce repas de nos accordailles, tout en réfléchissant sur la bizarrerie de mon prétendu, et sur la manière singulière et inattendue dont le bonheur venait me trouver... Car ce boulanger, sans être bien riche, me donnait par ce mariage un établissement honnête et solide... et au moins l'assurance d'avoir du pain pour le reste de mes jours.
CHAPITRE XXVII.
Le coche est remis à flot et repart. Suite des accordailles de ma tante avec le boulanger. Son mariage est manqué.
L e jour était venu pendant ce récit de ma tante, et des chevaux qu'on avait empruntés à des voituriers qui passaient, ayant été mis sur les cordes du coche avec les nôtres, qui s'étaient reposés toute la nuit, l'eau même ayant un peu augmenté, on était parvenu à nous désengraver, et nous continuâmes notre route. Nous mangeâmes un morceau de nos petites provisions pour déjeûner et laisser reprendre haleine à ma bonne tante ; ensuite elle poursuivit son histoire.
J'apprêtai donc mon repas, et le soir, mon futur rentré avec le tabellion et deux amis pour témoins, nous nous mîmes à souper fort gaiement en attendant la signature de notre contrat, qui devait se faire au dessert.
Je me croyais bien près d'être heureuse, comme tu vois, ma nièce ... Mais quand on a une étoile de guignon qui vous a une fois prise en grippe, on a bien des couleuvres à avaler pour se retirer de ce labyrinthe-là .
Je l'éprouvai bien vîte, et la chance ne tarda pas à me tourner... Malheureusement c'était doublement fête ce jour-là D'abord, parce que c'était dimanche ; ensuite par rapport à nos accordailles. Mon accordé donc, fidèle à son principe de s'enivrer ces grands jours, et obéissant de même au double motif qui l'excitait à boire, avait pris aussi double dose de l'extraordinaire qu'il se permettait pour une fête simple. Mais sa tête, qui ne pouvait pas se doubler de même, ne put résister à cette double charge, et elle céda... Bref, il se pansa si bien, qu'il ne fut plus possible de songer à la signature, et que le tabellion et les deux amis du boulanger se retirèrent à nuit close, en le laissant dormir sur la table, et me promettant de revenir le lendemain matin, pour terminer cette affaire en déjeûnant avec lui.
Par une rencontre singulière, son garçon se mariait aussi ce même jour-là, et avait été faire la noce chez les parens de sa nouvelle femme ; de sorte qu'étant seule à la maison, je me déterminai à rester auprès de la table, à veiller le boulanger.
Je réfléchissais avec chagrin sur ce malheureux défaut qu'il avait de s'enivrer comme ça... mais, en même temps, considérant que ça ne lui arrivait que les dimanches, et calculant qu'il n'y en avait qu'un par semaine, je trouvais que j'aurais encore bien moins à me plaindre que les femmes dont les maris recommencent tous les jours.
Après un petit somme il se réveilla un peu plus frais, et me voyant là, seule, il me demanda ses amis. Je lui dis qu'ils étaient partis quand ils l'avaient vu endormi, et qu'ils reviendraient le lendemain matin.
« Ah les lâches déserteurs, s'écria-t-il en voyant encore du vin dans les bouteilles... lâcher ainsi le pied ... quitter le combat quand il y a encore des ennemis en présence ... fi c'est une poltronnerie indigne... impardonnable ... Mais je veux réparer leur honneur, ou pour mieux dire, leur faire honte, en faisant face moi tout seul... Allez-vous-en aussi, vous, mam'selle ma prétendue. Ce qui n'a pas été fait aujourd'hui, se fera demain. Je me rappelle encore... car je ne perds jamais la tête, voyez-vous... je me rappelle que nous n'avons pas signé le contrat. Mais il fera jour demain matin, et nous le signerons, et il fera nuit demain au soir, et nous le ratifierons... je ne vous dis que ça. Allez-vous-en dormir, et laissez-moi combattre ».
Et en prenant une bouteille cachetée de cire verte, « voilà un dragon que je vas désarçonner » ; et une autre en cire rouge, « et voilà un anglais que je vas faire prisonnier... »
Je voulus lui remontrer qu'il se ferait du mal et qu'il serait vaincu dans cette bataille-là. « Silence, mam'selle, me dit-il ; les femmes ne connaissent rien à la guerre... Souvenez-vous seulement, quand vous allez être madame, qu'en vous donnant mon bien, je ne vous donne pas la parole. J'ai fait insérer dans le contrat, que vous ne feriez toujours que répondre oui ou non , mais que vous ne parleriez jamais la première, ni de votre chef... Vous avez même une preuve de l'obligation d'être réservée et ménagère de vos paroles, dans la formule du sacrement de mariage, à la question importante que le prêtre vous fait, acceptez-vous , etc. il ne vous est permis de répondre qu'un mot, un seul mot, oui ou non... Jugez donc, d'après ça, s'il doit vous être libre de bavarder long-temps sur des sujets de bien moindre conséquence ... Allez vous coucher, et le seul mot que vous ayez à me dire à présent, c'est bonsoir ».
« Bonsoir donc, monsieur » lui dis-je... et je sortis, pour ne pas le contrarier davantage... Mais au lieu de monter dans ma chambre, je passai dans la boutique, pour pouvoir être à ses ordres, s'il m'appelait.
Je ne sais s'il but encore long-temps, ni s'il vida toutes les bouteilles, pour faire prisonniers tous les ennemis, comme il venait de les qualifier, car je m'étais endormie profondément... Je ne sais pas non plus combien je dormis, mais je fus réveillée par une fumée horrible qui m'étouffait, et, en ouvrant les yeux, je vis toute la maison en feu par le haut...
Effrayée, je courus à l'arrière-boutique, où nous avions soupé, et où j'avais laissé mon maître à table ; il n'y était pas, et comme de même il n'y avait plus de chandelier ni de lampe, je jugeai qu'il était remonté dans sa chambre avec. Je voulus y aller... mais dans le même instant l'escalier de bois qui y conduisait, et qui était déjà tout embrasé, tomba avec fracas. La flamme alors sortant avec impétuosité, s'élança par le bas et m'enveloppait moi-même...
Je n'eus que le temps de me jeter sur la porte de la boutique, de l'ouvrir et de me sauver dans la rue... et la maison entière ne présenta plus qu'une masse de flammes.
Je courus, toute éperdue et hors de moi, chez le tabellion, qui ne demeurait pas loin de là, pour lui apprendre ce terrible malheur... Tout le monde dormait. Mais à force de frapper et de crier, je réveillai tout le voisinage, et enfin le tabellion le dernier... (car, et c'est étonnant, ces gens de loi, ou de justice, ont toujours, hors de ce qui les concerne eux-mêmes, l'oreille plus dure que tous les autres citoyens).
On vint avec moi chez le boulanger, mais il n'y avait plus de ressource. Sa maison, qui était la première du village, était isolée. La flamme ayant percé par la porte et les fenêtres, l'avait entourée de tous les côtés : on ne pouvait plus même en approcher, et tous les morceaux de la charpente tombaient en cendres ou en charbons.
Dans ce désastre affreux et irrémédiable, chacun ne pouvant que gémir sur le sort du malheureux boulanger, se retira navré de douleur... Alors, ne sachant plus que devenir moi-même, je me jetai par terre, fondant en larmes, et m'accusant presque d'être la cause de la déplorable fin de ce brave homme, par l'étoile mal-faisante qui me poursuivait par-tout.
Enfin le tabellion chercha à me consoler, ou du moins à me faire prendre encore ce mal en patience ; et comme je n'avais plus ni ressource, ni abri, il m'engagea à aller passer le reste de la nuit chez lui, me disant qu'il verrait le lendemain s'il ne serait pas possible de tirer encore de cette terrible aventure quelque chose à mon avantage.
Je le suivis en le remerciant de l'intérêt qu'il paraissait prendre à moi. Il m'assura qu'il en prenait effectivement beaucoup. Qu'il le devait même, puisque j'étais presque la femme du pauvre boulanger, qui avait été l'un de ses meilleurs amis, et qu'il me le témoignerait de plus en plus par la suite.
C'était un personnage singulier que ce tabellion. Quoiqu'il sut apparemment écrire des contrats, il n'avait pas le talent de la parole. Sa langue bredouillait beaucoup et son esprit s'embrouillait encore davantage ; de sorte que souvent, ni lui ni les autres ne comprenaient ce qu'il voulait dire. Malgré cela il se croyait un génie, et prétendait même le persuader ; et tout au contraire du pauvre boulanger, il se croyait philosophe sans l'être.
Il me présenta à sa femme, qui attendait son retour avec impatience, pour savoir des nouvelles de ce feu que j'avais annoncé. Il lui apprit tranquillement, (car c'est encore une qualité de ces gens-là, de ne pas s'affecter beaucoup), que tout était fini ; que la maison était brûlée, et le boulanger, son ami, rôti avec... « Et voilà, ajouta-t-il, cette pauvre fille, qu'il devait épouser aujourd'hui, qui perd tout par ce cruel accident, et qui se trouve à présent sans mari, sans maître, sans gages, sans nourriture, sans maison et sans lit ... Ça n'est-il pas très-particulier, ça, madame ... Voyez pourtant ce que c'est que... la vicissitude de la prédestinée ... car il y a un sort, au moins, ne vous y trompez pas, et chacun a le sien... Voilà le boulanger, par exemple ... Mais, moi-même qui vous parle là... je remarque souvent... D'ailleurs, dans mon état, tout ces contrats que je fais tous les jours... Oh oui... C'est pour en revenir à cette fille... car en vérité ça me confond, moi ... et tout ça prouve bien, ma femme... que ce n'est pas là une heure à laisser dans la rue une fille dont le lit vient d'être brûlé... »
Avec cette belle éloquence-là il parvint à déterminer madame la tabellionne à me permettre que je couchasse dans un petit cabinet à côté, où était le lit d'une servante qu'elle avait renvoyée la veille. J'y entrai donc en la remerciant beaucoup, et je me jetai toute habillée sur ce lit, non pour dormir, mais pour pleurer.
CHAPITRE XXVIII.
Ma tante redevient servante. Une nuit chez le tabellion.
L e lendemain, dès le matin, pour me rendre utile, je demandai à madame la permission de faire chez elle l'office de la servante dont elle avait eu la bonté de me donner le lit, jusqu'à ce qu'elle en eût une autre.
Elle parut flattée de ma prévenance, et me dit de lui faire son café, d'autant plus que cette alarme de la nuit lui ayant fait perdre une partie de son sommeil, elle avait besoin de rester couchée un peu plus tard, et elle se rendormit.
J'apprêtai son déjeûner sans bruit, et quand le café fut fait et bien reposé, la voyant réveillée et en disposition de se lever, je lui offris de le lui servir dans son lit, parce qu'elle pourrait faire encore un petit somme après l'avoir pris, pour se remettre tout-à-fait. Elle trouva que j'avais raison, resta au lit, déjeûna, puis se rendormit de nouveau.
Pendant ce second ou troisième sommeil, le mari, qui était sorti de bonne heure pour aller encore s'informer des suites de l'incendie, revint et me dit que le malheur était entier et consommé ; que le pauvre boulanger ne s'était pas sauvé, comme il avait voulu l'espérer ; qu'on avait retrouvé dans les décombres de la maison, son corps tout grésillé et réduit à rien ; que tous ses effets, papiers et provisions, etc. étaient brûlés, et que le double de mon contrat, qui était resté entre ses mains, à lui tabellion, n'étant point signé du boulanger, je n'avais rien à prétendre sur le bien que le défunt pouvait avoir ailleurs...
« Et c'est bien dommage, ajouta-t-il, car il vous donnait tout à sa mort... Il a ma foi bien mal fait de se brûler comme ça, et pour vous que ça ruine, et pour lui, car c'est une vilaine fin ... Au surplus, comme il faut prendre son parti sur tout, je vous conseille de ne plus y penser... et si vous voulez rester chez moi, en attendant que vous trouviez mieux, j'engagerai ma femme à vous garder. Voyez, décidez-vous... ».
Je lui répondis que dans ma position, sa bonne volonté pour moi était une grande consolation à ma peine, et que je ferais tout mon possible pour mériter ses bontés, ainsi que celles de madame son épouse.
« Eh bien reprit-il, c'est une affaire arrangée, et vous pouvez dire, comme si le notaire y avait passé. Vous avez fait le déjeûner de ma femme, mettez-vous à présent à faire notre dîner... Vous ne vous attendiez pas à ça hier au soir, pas vrai ? à changer comme ça de cuisine ... Mais, dame, voilà comme le monde tourne ; et si vous étiez philosophe, comme moi, tout ça ne vous étonnerait pas... Mais, c'est égal, vous verrez, ma pauvre petite veuve, ajouta-t-il en me caressant le menton, que la destinée quelquefois... enfin, que sait-on, il ne faut jurer de rien... Vous verrez que vous êtes chez des bonnes gens, toujours... Ma femme est un peu criarde, un peu dure, un peu brusque ; elle tape même quelquefois les filles... mais vous êtes douce et complaisante, car j'ai su tout ça du boulanger, et vous ferez d'elle ce que vous voudrez... Quant à moi, oh c'est différent... je ne suis que trop bon, moi... pour les filles, sur-tout... jamais je ne fais le maître avec elles ; et je vous promets bien... autrement dit, plutôt, je ne vous promets rien. Mais vous verrez, comme je vous dis... laissez venir les choses, et faites toujours votre dîner. Je parlerai pour vous à ma femme, au dessert, entre la poire et le fromage ».
Le pressant besoin que j'avais d'une ressource, telle qu'elle fût, me faisant désirer cette nouvelle condition, quoiqu'elle ne me parût pas devoir être trop avantageuse, et qu'il me dût être dure de redevenir servante, de maîtresse que j'aurais été quelques heures plus tard, je me mis de bonne grâce à faire encore pour les autres une cuisine que je n'avais plus compté faire que pour moi.
La tabellionne ayant bien regagné ce qu'elle avait perdu de sa nuit, et ne s'étant levée juste que pour le dîner, fût très-satisfaite de mes ragoûts, et dit à son mari l'attention que j'avais eu pour elle à son déjeûner, qu'elle avait trouvé fort bon aussi.
Celui-ci profitant de la bonne disposition de madame en ma faveur, lui proposa de suite de m'agréer en remplacement de la cuisinière congédiée. Elle y consentit, et de veuve de boulanger, me voilà redescendue servante de tabellion... Je devais donc encore espérer au moins de la tranquillité dans cette maison ; mais je n'étais pas au bout de mes épreuves...
Deux ou trois jours se passèrent assez paisiblement, moi faisant tout ce que je pouvais pour contenter et prévenir les volontés de madame ; elle, paraissant assez satisfaite, et ne me grondant ou critiquant que parce que c'était son tempérament qui la portait à contredire, car elle avait sa manie, comme le boulanger avait eu la sienne. Lui ne voulait pas qu'on parlât, elle ne voulait pas qu'on crût jamais avoir bien fait..., et je ne sais pas trop qui des deux était plus difficile à contenter. Interdire à une femme le babil ou l'amour propre ... Il serait mal-aisé de juger lequel des deux sacrifices est le plus pénible pour nous.
Pour le tabellion, il était toujours le même. Il me serrait et me baisait le bout des doigts, quand il pouvait m'attraper hors de la vue de sa femme, me faisait toujours des discours entortillés, me rabachait de sa prédestinée, qui me gardait quelque chose... Il m'appelait sa petite maîtresse, et me répétait souvent que sa femme ne pouvant aller loin, parce qu'elle avait un asthme, il me regardait comme sa seconde, et me destinait sa survivance...
Je lui laissais bredouiller tout cela sans conséquence, comme des plaisanteries d'un bonhomme babillard et jovial, et je ne l'écoutais seulement pas.
Enfin, un soir que madame, ayant beaucoup souffert de son asthme, avait pris une potion pour la réconforter et l'assoupir, et que moi-même, fatiguée des peines que j'avais eues auprès d'elle toute la journée et toute l'autre nuit, je m'étais couchée et endormie, comme une jeune fille qui a veillé trente-six heures... je me sentis embrasser fortement dans mon lit.
Je crus d'abord rêver ; mais deux bras me serrant encore plus, un visage s'appuyant sur le mien, et une voix me disant : « Ne parle pas, ma chère Geneviève » je reconnus que j'étais bien, éveillée, et que les bras, le visage, et sur-tout la voix bredouillante appartenaient à monsieur le tabellion, qui, profitant lâchement et criminellement de l'état de maladie de sa femme, s'était levé d'auprès d'elle pour venir à mon cabinet, dont la petite porte vitrée était sans serrure...
« Voulez-vous bien vous en aller, monsieur lui dis-je en me rencognant contre la cloison ; est-ce là la conduite d'un honnête homme ?... Pensez donc que votre femme est malade ... --- C'est vrai, mais tu te portes bien, toi, et c'est justement pour ça que je viens te trouver de préférence... ne t'inquiète pas, laisse-moi faire... --- Ah ciel fi, monsieur c'est une atrocité allez-vous-en bien vîte, ou je m'en vas crier ... Tais-toi, tais-toi donc, ma chère fille reprit-il en voulant m'embrasser encore, je te promets que je t'épouserai en secondes noces. Le boulanger l'a voulu et ne l'a pas pu, parce que ça ne devait pas être... mais je ne serai pas si sot que lui, moi ; je ne me grise pas, je ne me grillerai pas, et je t'épouserai : foi de tabellion, voilà ce que je te disais que la destinée te gardait... et je vas même te donner tout de suite un à-compte sur ma promesse : laisse-m'en parafer le contrat » ; et me reprenant dans ses bras, il procédait vigoureusement à la signature...
Mais, indignée doublement de cette infamie, et pour moi-même et pour la mourante épouse qu'il trahissait ainsi, je le repoussai avec horreur des pieds et des mains, et si violemment, qu'en tombant de dessus mon lit qui était élevé sur une espèce de petite soupente, il se cassa un bras... Certes, lui qui venait de me parler encore de la destinée, et de ce qu'elle me gardait, ne s'était guères douté qu'elle lui gardait ce coup-là...
Je criais de colère, et lui de douleur... Aux secousses réitérées que nous avions d'abord données contre la cloison qui séparait mon cabinet de l'alcove de madame, elle s'était réveillée à moitié ; mais nos doubles cris la tirant tout-à-fait de son sommeil, et sa jalousie, ainsi que la connaissance qu'elle avait du vice de son mari, lui faisant deviner à peu près la cause de ce bruit, elle se leva, et vint au lieu de la scène avec une lampe qui brûlait dans sa chambre.
Elle me trouva hors de mon lit, en chemise, et retranchée entre le lit de sangle et la cloison, et le tabellion par terre, avec son bras cassé... (c'était malheureusement le bras droit, et ça dut retarder bien des mariages dans l'endroit). Je lui expliquai l'aventure, en lui demandant pardon, et lui protestant qu'il n'y avait pas de ma faute.
« C'est bien fait dit-elle, au lieu de le plaindre ; il n'a que ce qu'il mérite, cet enragé-là Il n'a pas assez d'une honnête femme, il faut qu'il débauche encore toutes les filles ... Il n'y a pas quatre jours que j'ai renvoyé la quinzième servante depuis un an. Il me fera passer en revue toutes les filles du village... Mais ne t'inquiète pas, va, mon bel ami, je les prendrai dorénavant si vieilles, que tu seras bien obligé de les laisser tranquilles. En attendant, je suis toujours bien aise de cette petite correction-là dont tu avais besoin... Y es-tu à présent, avec ta destinée ?... Oh elle est juste, celle-là, et elle te devait bien ça ...
» Pour vous, ma belle enfant, d'accord ou non avec lui, je ne veux plus de vous chez moi : vous portez malheur à toutes les maisons. Habillez-vous bien vîte, et décampez. Comme je suis charitable, voilà un écu que je vous donne, pour vivre jusqu'à ce que vous trouviez une place ; et tant pis encore pour ceux chez qui vous entrerez, car vous avez une vilaine destinée aussi, vous ... et bien dangereuse Vous en avez brûlé un, vous avez cassé le bras à un autre ... eh mon dieu vous noyerez le premier chez qui vous allez tomber... Quoique ça, je vous donne st' écu-là, parce que vous avez été sage, entendez-vous... car, si vous aviez écouté ce vieux libertin-là, je vous aurais tordu le cou... Allons, partez, vous achèverez votre toilette dans la rue ; si vous restiez ici plus long-temps, j'aurais peur que la maison ne me tombe sur la tête, ou qu'elle n'effondre sous mes pieds ».
Et, sans me donner le temps de lui répondre une parole, elle me mit dehors, mes hardes sous mon bras, avec ces beaux complimens d'adieu ...
Me voilà donc encore à la grâce du ciel, et rebutée des humains.
CHAPITRE XXIX.
Suite de l'histoire de ma tante. Elle retrouve son directeur de comédie.
J e ne pus m'empêcher de faire là une observation douloureuse, en interrompant ma tante, pour lui faire remarquer avec moi cette fatalité qui aggravait toujours ses catastrophes, en les lui faisant arriver la nuit... En effet, depuis le commencement de son histoire, c'était la troisième fois qu'elle se trouvait ainsi obligée de courir les champs à pareille heure... en descendant en chemise par la fenêtre de son faux cousin, en se sauvant du feu du boulanger, et à présent chassée par la femme du tabellion.
« Eh ma chère nièce, me dit-elle, tous les momens sont dangereux pour la vertu des filles. Les libertins les poursuivent à toute heure ; et il en est encore plus qui ont succombé le jour, qu'il n'en est qui se soient sauvées la nuit ... Mais continuons pendant que nous y sommes ».
Je marchai à tout hasard pour m'éloigner promptement de ce village, qui ne me laissait que des souvenirs si tristes ... Celui de ce boulanger estimable, malgré ses ridicules et le malheureux défaut d'ivrognerie dont il avait été la victime, mais à qui je ne pouvais penser sans reconnaissance, pour le bien qu'il avait voulu me faire... et celui du vieux tabellion, que j'avais estropié sans le vouloir... Hélas ça me rappelle ce révérend prieur des Carmes, que j'ai enlevé depuis si innocemment ... Ah si la femme du tabellion avait pu deviner celui-là, par exemple que de malédictions elle m'aurait données encore de plus Cela prouve, ma nièce, que les décrets de la providence sont impénétrables.
Arrivée sur le grand chemin, je m'assis au pied d'un arbre pour laisser calmer un peu le trouble de mes idées, et attendre le jour pour me décider ensuite au parti que je devrais prendre.
Avec l'écu que la tabellionne m'avait donné, je ne pouvais pas aller loin, et je n'avais plus de hardes à pouvoir vendre ; car je n'étais couverte que d'un méchant juste de serge brune, comme une paysanne, que j'avais au moment de l'incendie du boulanger... Je ne sais si un pressentiment secret me rappelait la mémoire du directeur de comédie, qui m'avait fait sortir de mon village ; mais, depuis près d'une heure, je cherchais et je calculais les moyens de lui donner de mes nouvelles, et de lui demander des secours... Puis je rejetais cette idée par la honte que je ressentais de ma mauvaise conduite envers lui.
Une réflexion de frayeur vint me saisir. Je pensai que je n'étais pas en sûreté, si proche encore de ce bourg que je fuyais ; que d'une part, les héritiers du boulanger, qui ne savaient pas qu'il voulait m'épouser, m'accuseraient peut-être d'avoir mis le feu moi-même chez lui, et de m'être sauvée après l'avoir volé ; que de l'autre, le tabellion, piqué contre moi pour son bras cassé, au lieu de produire à ma décharge le double du contrat qu'il avait fait, se liguerait avec eux pour m'opprimer et me faire poursuivre criminellement, et m'attaquerait lui-même, en donnant une autre tournure à la malheureuse affaire que j'avais eue avec lui.
Pour me soustraire à ce double danger, je me décidai à repartir bien vîte, et, me relevant à l'instant, je me mis à arpenter le plus rapidement que je pus le long du chemin, sans m'embarrasser de quel côté j'allais.
A peine eus-je formé cette résolution, que j'entendis le bruit d'une voiture qui venait derrière moi. On n'y voyait pas encore assez clair pour distinguer les objets. Je me dis que cette voiture, n'importe où elle allât, pouvait servir à mon projet, en m'éloignant encore plus promptement que mes jambes ne le pourraient faire... Je me rangeai sur le chemin, je me laissai dépasser par elle, et voyant que c'était une diligence qui portait des paniers derrière, je me cramponnai après, et petit-à-petit, je fis si bien, d'autant qu'il y avait justement là une butte à monter, et que cela ralentit sa marche, que je réussis à me jucher sur le premier de ces paniers, où, à force de remuer et de m'agencer, étant parvenue à me mettre un peu à mon aise, je m'endormis.
Par un hasard bien singulier encore, je rêvai que je jouais la comédie. Je croyais me retrouver à la ville où j'avais débuté par Fanchonnette . Les sifflets, les applaudissemens, tout se reproduisit successivement dans ce tableau... Bref, ce rêve me retraça l'histoire de tout ce qui m'était arrivé pendant tout le temps que j'avais paru sur les planches théâtrales, et j'en étais au moment où mon directeur m'emmenait pour souper, après notre dernière représentation, où j'avais été très-applaudie... lorsque la diligence, après avoir tourné dans une grande cour de l'auberge de la poste, où elle arrêtait pour déjeûner et changer les chevaux... car il était déjà huit heures du matin, fit un cahot très-violent, dont la secousse me fit dégringoler de dessus mon panier.
Un des voyageurs, qui était déjà descendu pour entrer à l'auberge, passait au moment de ma chute. Etonné et inquiet de voir une femme tomber de là, il s'empressa d'accourir à mon aide et de me relever... Mais juge, ma nièce, de ma surprise à moi-même ... ce voyageur, c'était Saint-Franc, ce directeur à qui je venais de rêver depuis le matin, et pendant tout mon sommeil.
Je le reconnus d'abord à la voix, avant d'avoir pu nous envisager l'un et l'autre ; et son étonnement ne fut pas moindre, lorsque m'ayant regardée, il retrouva Fanchonnette sous cet habillement de paysanne ; il croyait se tromper, il me fixait avec des yeux incertains, comme voulant dire : « ce ne peut pas être elle », et il ne savait s'il devait me parler... De mon côté, l'embarras que sa vue me causait à l'instant où je l'attendais si peu, me donnait un air qui vraiment nous faisait ressembler à deux acteurs qui auraient oublié leurs rôles, ou qui auraient joué une scène de stupéfaction.
Je rompis le silence la première... « C'est moi-même, mon cher monsieur, lui dis-je, et vos yeux, quoique vous paraissiez douter de leur rapport, ne vous trompent pas. C'est votre Fanchonnette...
» Ma Fanchonnette s'écria-t-il en m'embrassant, ah je suis enchanté de vous revoir... Mais venez dans une chambre, nous déjeûnerons, et nous y serons plus à même de pouvoir causer... A votre équipage, je juge que vous devez avoir bien des choses à m'apprendre, et que votre histoire est encore augmentée de quelques chapitres ».
J'étais si confuse, que je n'avais pas la force de marcher. Il me prit le bras très-amicalement, et me fit entrer dans une salle où l'on nous servit à déjeûner. Je lui racontai tout ce qui m'était arrivé depuis l'indigne tromperie que m'avait faite ce Belle-Rose, son chanteur d'opéra, jusqu'au moment où il me retrouvait.
Il me dit que par des indices qu'il avait eus depuis, il s'était douté que j'avais été la dupe de ce mauvais sujet ; qu'il m'avait plaint, mais qu'il ne m'en avait jamais voulu, attribuant tout à la légèreté et à l'inexpérience de mon âge... et pour preuve il m'offrait de me reprendre avec lui.
Il m'apprit qu'il avait changé de ville ; qu'il allait rejoindre sa troupe dans un nouvel endroit, dont il avait eu le privilége ; que sa femme était morte, et, bref, me dit qu'il avait toujours eu de l'affection pour moi, dès le premier moment qu'il m'avait vue au château de mon village... qu'il m'aimait déjà du vivant de sa femme, mais que l'honnêteté avait retenu ses sentimens, et qu'à présent qu'il était veuf et libre, il m'offrait de m'épouser...
« Allons encore un épouseur me dis-je en moi-même, avec un petit mouvement de vanité, une bien jolie fille n'en trouverait pas tant ... Si mon étoile est malheureuse, il faut convenir du moins qu'elle est bien conjugale ... ».
Je lui répondis avec sensibilité, que j'étais touchée et reconnaissante de sa bonne intention, mais que je n'oserais l'accepter... La prédiction funeste de la femme du tabellion, qui m'avait dit que je noyerais le premier qui me voudrait du bien, me revenant à l'esprit, je remontrai à cet honnête homme que la fin tragique du boulanger, mon premier prétendu, même le bras cassé du second, le tabellion qui m'offrait la survivance de sa femme, devaient le faire réfléchir sur le danger qu'il y avait à s'attacher à moi... mais il n'en voulut pas démordre.
Il me dit que les punitions étaient pour les coupables, et qu'il n'en avait pas à redouter ; qu'il n'était point ivrogne, comme le boulanger, ni mari perfide, comme le tabellion, et qu'il mettrait tout son devoir et son plaisir à me rendre heureuse... Et de suite, sans attendre ma réponse, il m'écrivit et me signa, au lieu d'un engagement de comédie, une promesse de m'épouser sitôt notre arrivée, et avant mes débuts à la ville où il allait... Il pria ensuite le conducteur de la diligence, qu'il invita à boire un coup avec nous, de lui faire descendre une malle qu'il avait dans le panier. Il en tira une blouse de soie, dont les femmes s'enveloppent le matin, et qui avait servi à son épouse, et m'en revêtit. Il me garnit la tête avec un beau mouchoir des Indes, surmonté d'une calèche qu'il acheta à la maîtresse de l'auberge ; et quand la voiture partit, il m'y fit entrer avec lui, en payant une des places qui restaient vides.
Voilà donc encore un changement d'état auquel je ne m'attendais pas plus qu'aux autres, et ma main engagée une seconde fois...
Nous arrivâmes le soir même à la ville où était sa troupe. Il fut exact à sa promesse. Il fit avec diligence toutes les démarches nécessaires ; notre mariage fut célébré avant qu'il me parlât de reparaître sur le théâtre, et je fus reconnue et saluée par tous les acteurs comme madame la directrice... mais c'était une nouvelle épreuve pour moi, et un chagrin de plus que le sort me préparait.
Nous fûmes assez suivis dans les commencemens de nos représentations ; mais nous essuyâmes bientôt des malheurs. Des sujets quittèrent notre troupe, et arrêtèrent notre répertoire ; d'autres, que mon mari avait engagés de loin, ne rejoignirent pas et gardèrent nos avances. De grandes pantomimes qu'il voulut monter, ne nous rapportèrent pas le quart de nos frais... Obligés de changer de ville, les voyages nous abymèrent ; bref, des créanciers, fournisseurs et autres nous firent saisir ; les procès achevèrent de nous ruiner ; et comme mon mari était honnête homme, il se trouva dépouillé de son magasin, privé de son privilége, et fut enfin obligé de faire banqueroute... mais les mains tout à fait vides.
Le double et fatal présage du voleur Belle-Rose et de la femme du tabellion fut ainsi vérifié et accompli dans sa personne.
Le chagrin s'empara de lui, la maladie s'ensuivit. Toutes nos ressources étant fondues et dissipées, notre hôte même nous poursuivant pour notre loyer, le pauvre directeur, ruiné, fut réduit à aller à l'hôpital, pour se faire soigner. Je l'y suivis, en obtenant, comme par grâce, d'y faire le service des sœurs de charité, seul moyen d'existence qui me restât, puisque notre hôte, impitoyable, nous avait mis à la porte, après avoir fait vendre le restant de nos effets pour acquitter une partie de sa créance ; car les frais de justice en avaient mangé plus qu'on ne lui en laissa.
Comme la maladie de mon mari était inflammatoire, par tous les chagrins qui avaient recuit la bile, on lui ordonnait force lavemens : c'était moi seule qui le soignait (car, même dans ces maisons dites de charité , les pauvres gens, dont on n'a rien à espérer, sont bien négligés) ; je lui donnais tous les remèdes... et c'est là, ma nièce, que j'ai fait mon premier apprentissage dans le talent du clystère...
Enfin, après beaucoup de souffrances et d'angoisses, et malgré tous mes soins, le pauvre cher homme mourut dans mes bras, me laissant très-affligée, sans ressources, et par conséquent plus à plaindre que lui.
CHAPITRE XXX.
Ma tante devient gouvernante d'un curé. Comme quoi je suis sa nièce.
J e n'avais donc rien de mieux à faire que de rester dans cet hôpital, et d'y continuer mes fonctions auprès des autres malades. Je le demandai, et on me l'accorda. Je vécus ainsi pendant quelque temps. Un jour, un bon prêtre qui venait administrer les sacremens aux moribonds, et qui m'avait vue plusieurs fois dans cet hôpital, fut nommé à une petite cure de campagne. Il avait besoin d'une gouvernante, il me proposa de l'être. J'acceptai, je partis avec lui, et j'y restai pendant près d'un an, durant lequel il fut infiniment satisfait de mes services.
Je croyais enfin être arrivée là au port du salut, et que j'y finirais mes jours en paix avec ce saint ecclésiastique... mais comme j'étais encore fort jeune, plusieurs garçons du village cherchaient à me faire la cour. Je n'en écoutais aucun, étant bien décidée, par les traverses que j'avais essuyées, à ne plus penser au mariage ni à la bagatelle...
Par rancune, ces mauvais amoureux-là supposèrent que j'avais un commerce criminel avec le curé... d'autant plus que mon âge était, de sa part, une contravention aux règles épiscopales, qui enjoignent aux curés de n'avoir que de vieilles servantes... Hélas le pauvre cher homme n'y avait pas encore réfléchi... Ces méchantes langues disaient que sans cela je n'aurais pas refusé les bons partis qui s'étaient présentés pour moi... comme si une femme prudente ne pouvait pas rebuter des jeunes fous, dont elle se méfie, pour vivre honnêtement chez un homme mûr et respectable, en qui elle avait confiance ...
Ces bruits étant parvenus jusqu'au bon curé, dont la conscience était très-timorée, il rougit d'avoir donné, sans y penser, un pareil scandale, et me dit un matin, que quoiqu'il fût extrêmement content de moi, il ne pouvait me garder auprès de lui à cause de ma jeunesse... Que de même, quoiqu'il pût et dût me donner tous les certificats possibles pour ma bonne conduite et probité, etc. il me priait cependant de ne pas les exiger, et même de ne pas le citer comme l'ayant servi, parce que cela pourrait lui faire du tort auprès de l'évêque... mais que si j'avais besoin de lui, je le retrouverais dans tous les temps... Je fis donc mon paquet, et je le quittai pour m'en venir à Paris, d'où j'ai toujours depuis entretenu correspondance avec lui. C'est le même qui vient de m'écrire pour aller reprendre la place de la défunte gouvernante, fonction que mon âge me met à même de pouvoir remplir aujourd'hui, sans scandale comme autrefois... et c'est aussi pour cela que je t'ai fait habiller en garçon, pour pouvoir te garder auprès de moi et t'employer chez lui.
Or, à présent, il faut que je t'apprenne comme quoi tu es ma nièce.
Sortant de chez ce bon curé ; je m'en vins à Paris, où, vu mes premiers exercices dans les hôpitaux, ce qui équivaut à une maîtrise, je me fis garde-malade. Je perçai beaucoup dans l'état de la seringue. Je me fis quantité de pratiques, et je vivais assez bien de mes lavemens.
Un jour je fus appelée par une privilégiée qui recevait chez elle des femmes en couches. Je m'y transportai, et j'opérai sur une fort jolie petite dame, que je ne reconnus pas à la première vue, car notre posture réciproque n'était pas dans le cas de nous rappeler des souvenirs. Mais, au défaut des yeux, les oreilles nous remirent toutes deux sur la voie. Elle parla, moi aussi... Voilà un son de parole qui ne m'est pas nouveau, dîmes-nous, chacune de notre côté... puis, elle s'étant retournée dans son lit, et nos deux visages se rencontrant, je la reconnus pour une de mes camarades de théâtre, une sœur de défunt mon mari le directeur.
Elle me raconta qu'après la chute de son frère, elle avait suivi un jeune négociant hollandais qui lui avait proposé de quitter le théâtre pour l'épouser. Qu'elle y avait consenti, et était venue avec lui à Paris, où ils avaient vécu ensemble près d'un an. Qu'enfin il était parti depuis un mois, pour des affaires pressantes qui l'appelaient dans son pays, et la laissant enceinte chez cette femme, où il l'avait conduite pour faire ses couches, et qu'il lui avait donné vingt-cinq louis pour ses besoins, en attendant son retour, qui devait, disait-elle, être d'un jour à l'autre... Enchantée de m'avoir retrouvée, elle me pria de lui chercher une nourrice pour une fille à qui elle venait de donner le jour, et c'était toi.
Je m'acquittai de la commission avec joie et zèle, et je te trouvai une bonne laitière, car, dieu merci, tu es venue à bien.
Quelques jours après, en revenant la voir, je la trouvai fondant en larmes, et le désespoir dans le cœur. Elle me fit lire une lettre qu'elle venait de recevoir, par laquelle le hollandais qu'elle croyait son mari, lui marquait « qu'il n'avait pu résister aux sollicitations et aux ordres de sa famille, qui l'avait contraint à faire un mariage dans son pays. Qu'il croyait s'être bien conduit pendant qu'il avait vécu avec elle ; qu'outre ce qu'il lui avait laissé en partant, il lui envoyait encore vingt-cinq louis pour dernier souvenir de lui, mais qu'elle ne devait plus penser à le revoir, puisqu'il était marié, et incapable de trahir sa légitime épouse... ».
Ma pauvre belle-sœur, furieuse contre lui, de la trahison qu'il lui faisait à elle, qui, d'après ses promesses s'était toujours regardée comme sa femme véritable et légitime, avait pris déjà un parti violent, dont toutes mes remontrances ne purent la dissuader.
Elle me dit qu'elle me confiait le soin de sa fille jusqu'à nouvel ordre, et me remit en même temps dix des louis qu'elle avait reçus... qu'avec les quinze autres elle allait partir pour Amsterdam, où était son suborneur ou infidèle époux ; qu'elle lui dirait qu'elle le dégageait de ce titre, puisqu'il n'en était pas digne ; mais qu'elle exigeait de lui, puisqu'il était riche et père, qu'il assurât, comme il le devait, une subsistance à son enfant, ou qu'à son refus elle lui brûlerait la cervelle avec un pistolet qu'elle s'était déjà procuré pour cette belle opération.
Sa garde et moi nous eûmes beau lui faire des représentations, nous ne pûmes rien gagner sur son esprit trop bouillant. Elle partit, et peu de temps après nous eûmes la nouvelle qu'elle s'était noyée avec tout l'équipage de son bateau, au passage du Mardyk .
C'est sa tendresse pour toi, ma nièce, et l'envie de te procurer un sort plus heureux, qui lui a coûté la vie. En la pleurant, j'ai juré de remplacer auprès de toi cette malheureuse mère. Je l'ai fait jusqu'à présent, autant que mes faibles moyens l'ont pu permettre. J'ai même écrit plusieurs lettres en Hollande, à ton père, dont ma belle-sœur m'avait dit le nom ; je n'en ai jamais eu de réponse, et il a vraisemblablement, comme un cœur dénaturé qu'il est, oublié la mère et la fille... Mais il te reste une tante, Suzon, et, tant que le bon Dieu lui conservera des jours, elle ne te manquera jamais... Elle finit là son récit.
Je me jetai dans les bras de cette digne femme, et, sans pouvoir proférer une parole, je la mouillai de mes larmes, qui se confondirent avec les siennes...
Nos tendres embrassemens furent interrompus par les voix rauques des mariniers qui nous criaient : « A terre, à terre, ceux qui sont pour Valvin » et qui venaient nous demander pour saint Nicolas, dont la bienheureuse assistance ne nous avait laissé engraver qu'une fois, et nous avait fait passer une nuit de plus sur l'eau.
CHAPITRE XXXI.
Accident en sortant du coche. Ma tante me laisse dans une auberge.
C 'Etait là que nous devions quitter le coche, pour continuer notre route à pied jusque chez le curé, au-dessus de Fontainebleau. Nous en sortîmes donc fort contentes toutes deux de ce que, pendant ce petit voyage, mon sexe n'avait pas été soupçonné, malgré la quantité de monde qui nous entourait, et ma tante en augurait déjà le mieux du monde pour le succès de mon travestissement aux yeux du bon curé, chez qui nous allions.
Avant de nous mettre en marche pour faire les quatre à cinq lieues que nous avions encore, ma tante voulut prendre un petit repas à une auberge qui était à quelques pas de là sur la route, et nous y entrâmes.
A peine assises toutes deux, je m'aperçus que, par un reste de l'étourdissement des aventures de ma tante, et sur-tout par la profonde impression de sensibilité que nous avait causée la mort funeste de ma mère, j'avais oublié de prendre notre petit paquet en sortant du coche. J'y courus bien vîte pour le chercher ; mais, en marchant sans précaution le long du rebord du coche, mon pied s'accrocha dans un cordage, et je tombai dans la rivière.
Des mariniers, qui heureusement me virent barbotter, s'empressèrent à me secourir, et me repêchèrent de dedans un des petits bateaux qui étaient à la suite, et sous lequel j'allais passer... mais j'avais déjà avalé beaucoup d'eau, et j'avais perdu connaissance.
Ces hommes charitables, mais grossiers et sans scrupule, voyant mes vêtemens tout trempés, imaginèrent d'abord qu'il était tout naturel de me les ôter pour les faire sécher, et m'essuyer le corps après. Ils me dépouillèrent donc sur-le-champ, et leur surprise ne fut pas petite en voyant une fille où ils avaient cru trouver un garçon...
Mais voici une augmentation d'étonnement. Ma tante, inquiète de ne me pas voir revenir, était sortie de l'auberge, et rentrait dans le coche à ce même instant, et me vit ainsi toute nue au milieu de cinq à six mariniers et d'une douzaine de personnes. Elle se mit dans une colère affreuse, et voulait dévisager tous les regardans ; mais me voyant sans mouvement et sans connaissance, et ayant appris mon accident, et l'innocence des mariniers, qui n'avaient agi qu'à bonne intention, elle s'appaisa un peu, et, au lieu de jurer après eux, elle se mit à pleurer sur moi, et, m'enveloppant de son mieux avec ce qu'elle avait dans son paquet qu'elle reprit, elle pria un des mariniers de me porter dans l'auberge, pour m'y faire donner des secours.
La maîtresse, qui était une bonne femme, prit beaucoup d'intérêt à moi, fit allumer un grand feu dans une chambre, où elle aida à ma tante à me faire revenir à force de cordiaux et de spiritueux, et m'ayant bassiné un bon lit, elle voulut m'y faire coucher, disant que je resterais chez elle jusqu'à ce que je fusse entièrement rétablie, et sans qu'il en coûtât rien ni pour ma tante, ni pour moi : même, ajouta-t-elle, si la pauvre fille veut, elle pourra demeurer plus long-temps chez moi. Où alliez-vous, comme ça avec elle ?
Ma tante lui avoua ingénuement qu'elle allait chez le curé d'Avon pour le servir, et qu'elle m'avait fait prendre ces habits-là pour pouvoir m'y présenter comme son neveu. « Eh bien, reprit l'aubergiste, vous n'avez pas besoin de la mener jusque-là pour être plus sure de lui trouver une condition ; laissez-la moi ici. Je n'ai plus de servante ; voilà la saison des coches et du passage des voyageurs, qui va m'amener du monde, et je la garderai. Outre ses petits gages, elle aura encore ici d'assez bons profits, et je la ferai toujours habiller, pour commencer ; ça vaudra mieux pour elle, que de courir comme ça le guilledoux, en garçon ».
Ma tante, trouvant cette proposition raisonnable et avantageuse, y consentit. Elle resta encore toute la journée et la nuit avec moi, et le lendemain, me voyant parfaitement bien remise, et que je lui parlais de partir avec elle, elle m'apprit le nouvel arrangement fait avec la maîtresse de l'auberge, et m'engagea à y rester, m'assurant qu'elle reviendrait me voir sous huit jours, et que si je ne me trouvais pas contente de cette maison, elle m'emmènerait.
J'acquiesçai à ses désirs ; nous nous embrassâmes, elle partit, et je demeurai dans l'auberge, après avoir été revêtue devant elle d'un déshabillé fort propre, appartenant à l'hôtesse, et dont cette brave femme, qui était de même taille que moi, déclara qu'elle me faisait présent.
J'entrai, dès ce même moment, en exercice ; ma maîtresse m'indiqua tout ce que j'aurais à faire, et, comme je n'étais ni paresseuse, ni mal-propre, elle fut bientôt très-satisfaite de mon service, comme je l'étais de ses bonnes façons pour moi.
Elle avait un mari qui faisait le commerce du vin, et, comme il était presque toujours en route sur la rivière, dans les coches, ou sur les ports, je ne le voyais guères à la maison, que pour les heures des repas, encore rarement pour le dîner. Comme il laissait à sa femme tout le détail de l'auberge, sans presque me regarder, il trouva fort bien qu'elle m'eût prise chez elle, et ne m'avait pas dit encore quatre paroles pendant les huit premiers jours...
Il y avait déjà près d'un mois que j'étais ainsi dans cette condition, où je me plaisais beaucoup. Ma tante m'était venu voir, et m'avait appris que son curé l'avait aussi fort bien reçue ; de sorte que nous étions toutes deux fort contentes de notre sort, et par la bonté de nos maîtres, et par la proximité de nos demeures, qui nous donnait la facilité de nous voir. Mais il était dit qu'il ne pouvait y avoir de bonheur durable pour nous.
Le mari de ma maîtresse s'absentait quelquefois pour un jour ou deux, suivant les petits voyages qu'il était obligé de faire ; mais jamais il ne découchait sans prévenir sa femme ; et ces jours-là, celle-ci me faisait partager son lit pour lui tenir compagnie.
Or un jour que le mari était allé à trois lieues, pour chercher une somme d'argent qu'on lui devait, et qu'il avait dit, en partant, qu'il serait revenu de bonne heure pour souper, nous l'attendîmes jusqu'au soir sans le voir rentrer. Ma maîtresse commença à prendre de l'inquiétude. La nuit était déjà venue, et le mari ne paraissait pas. Onze heures... minuit sonnent... point de nouvelles. La pauvre femme s'alarme, se figure des catastrophes tragiques... des voleurs, des assassins ... Enfin, n'espérant plus qu'il arrivât alors, elle se détermina à se coucher pour le reste de la nuit, et de partir le lendemain de grand, matin, pour aller elle-même s'informer de lui à l'endroit où il avait été pour recevoir de l'argent.
Je voulus veiller sur une chaise encore deux heures, mais à la fin elle m'obligea à me coucher avec elle, en me disant qu'il était impossible qu'il fût par les chemins à pareille heure, et que certainement il lui était arrivé malheur, ou qu'il ne reviendrait que le lendemain.
Je lui obéis donc, et me mis au lit auprès d'elle. Elle ne fit que rêver douloureusement, s'agiter et gémir... et dès le plus petit point du jour, elle s'habilla et partit sans vouloir me laisser aller avec elle, comme je le lui demandais ; mais elle m'ordonna de rester au lit, fatiguée que je devais être, et ne voulant pas laisser sa maison seule, et me recommanda sur-tout de n'ouvrir à personne...
Comme je me levais tous les jours de très-grand matin, et que je n'avais pas fermé l'œil de toute cette nuit, je profitai de l'occasion et de son ordonnance pour me dédommager... Le lit d'ailleurs étant beaucoup plus douillet que le mien, je m'étendis à mon aise et m'endormis profondément.
Voilà une réflexion à faire ici. C'est que le plus riche ne jouit pas toujours de son bien, et ne passe pas les momens les plus agréables...
Le maître aubergiste est hors de son bon lit, peut-être assassiné ; la maîtresse, sa femme, s'en arrache en gémissant pour courir après lui... et la servante, bien tranquille, s'étend et dort paisiblement sur leurs matelas... Ainsi l'on voit souvent des valets consommer les provisions de grands seigneurs et de richards, et s'enivrer à leurs tables, tandis que les propriétaires se font échiner aux armées, ou qu'ils sont détenus dans des prisons... Mais la morale n'est pas de mon ressort : revenons à mon histoire.
Voilà donc la pauvre aubergiste qui trime par les chemins, bien inquiète après son homme Mais au lieu de se rapprocher de lui, elle s'en éloigne, et voilà encore une preuve de l'inutilité et de la mal-adresse de nos prévoyances... Car enfin, c'est elle qui a voulu s'en aller c'est elle qui a voulu me faire coucher dans son lit, quand je voulais veiller sur une chaise c'est elle qui m'a encore forcée à y rester après son départ ... Eh bien, toutes ces précautions-là de sa part devaient et ont pensé tourner contre elle et contre moi.
Son mari était revenu la veille, mais il s'était attardé malgré lui avec des amis chez qui il avait soupé plus que raisonnablement. Ces braves gens, mais indiscrets, ne voulant pas le laisser sortir de chez eux pendant la nuit, et hors d'état de se conduire, ni le ramener devant sa femme dans le degré d'ivresse où ils l'avaient mis, l'avaient laissé sommeiller quelques heures, pendant qu'eux, plus fermes à leur poste, ribottaient toujours... et après l'avoir encore fait trinquer à son réveil, sous le prétexte de ce que les bons ivrognes appellent reprendre le poil de la bête ... ils lui avaient enfin donné la liberté de revenir chez lui, quand ils avaient commencé à voir le jour, et l'avaient ramené jusqu'à sa porte, où ils l'avaient enfin quitté.
Comme il avait des doubles clefs, il ouvrit sans difficulté. Son premier soin fut de venir à son lit et de se coucher bien doucement, pour ne pas réveiller sa femme, dont il craignait une semonce...
Peu après, en se remuant et s'alongeant à côté de moi, qui tenais la place de cette épouse mal avisée, qui le cherchait alors où il n'était pas... il me toucha... On sait que le vin donne quelquefois des fantaisies... En me touchant, il se trouva sans doute étonné de quelques différences qu'il crut remarquer dans les formes... car sa femme était déjà d'un certain âge ; il voulut continuer son examen de vérification, et en palpant toujours pour vérifier, il me réveilla... Moi, pensant bonnement que c'était ma maîtresse qui s'était ravisée et était revenue, je lui dis : « Eh quoi, madame, vous voilà déjà de retour ?
» Oh, oh dit-il à son tour, me reconnaissant à la voix, ma main ne me trompait pas, et je sentais que ma femme avait fièrement rajeuni Mais, ventrebleu, l'occasion est trop belle, et je ne la manquerai pas ». Alors il se mit à m'embrasser. « Oh mon cher monsieur, lui dis-je, éveillée tout-à-fait et par ses gestes, et par l'effroi que me causait sa voix, que je reconnaissais aussi, pardon, c'est madame qui m'a forcée à coucher dans son lit ; mais, de grâce, laissez m'en sortir. Non pas, morbleu reprit-il, en me serrant le plus fort et le plus conjugalement possible, puisque ma femme vous a fait tenir sa place dans son lit, il est juste aussi que vous y jouiez son rôle ». Et poussant toujours sa pointe, comme on dit, il cherchait à en venir à son but.
J'avais beau le prier, le conjurer, crier, même : « Je ne connais et je n'entends rien, disait-il, en agissant toujours, je suis dans mon lit, dans ma possession, et j'ai le droit de propriété et d'exploitation sur tout ce qui s'y trouve... et vous y passerez, qui que vous soyez, sauf à expliquer après qui de nous deux sera en contravention ».
Effectivement, toute nue dans ses bras, et sans défense, je ne sais trop ce qui en serait résulté, lorsque la porte s'ouvrant toute grande, et de suite les rideaux du lit, je vis ma tante avec la maîtresse, qui s'étant rencontrées à la porte de l'auberge, accouraient à mes cris.
Toutes deux se précipitèrent à-la-fois sur le lit. Ma tante m'enleva, et l'aubergiste empoigna son mari, qui ne voulait plus la reconnaître... Il s'élançait toujours sur moi comme un furieux, malgré les empêchemens de mes deux gardiennes, qui avaient peine à s'opposer à ses efforts, et de l'épouse sur-tout, qui présentait son corps entre nous deux pour couvrir le mien, en s'écriant : « Ah le forcené... depuis qu'il m'a épousée, je ne l'ai jamais vu comme ça » ...
Enfin, voyant qu'on ne pouvait pas lui faire entendre raison, pour dernière ressource elle prit à deux mains un baquet plein d'eau, et l'en ayant aspergé abondamment, elle parvint à éteindre une partie de son feu.
Ma tante alors me dit qu'elle voyait que la malignité de notre étoile nous poursuivait toujours, et qu'il ne pouvait y avoir de sûreté pour nous parmi les hommes, à moins de les choisir, ou vieux et infirmes, ou de saints personnages, comme son curé.
En conséquence, elle signifia à la maîtresse de l'auberge (qui ne demandait pas mieux, par la jalousie qu'elle ressentait, de voir la supériorité de l'influence que j'avais sur le physique de son époux), qu'elle allait m'emmener, et elle me fit reprendre mes habits de garçon, pour me conduire au presbytère.
Nous quittâmes donc l'auberge, laissant le mari et la femme libres et au choix de se continuer des reproches ou de négocier un raccommodement.
CHAPITRE XXXII.
Je rencontre un milord. Ma tante me présente au curé.
« E h bien ma pauvre Suzon, me dit ma tante sitôt que nous fûmes en marche, voilà donc encore une histoire d'homme sur ton compte ? --- Eh bien, ma chère tante, est-ce plus ma faute que ce n'était la vôtre quand le tabellion voulait vous signer la survivance de son épouse ? --- Tu as raison. C'est un sort qui nous poursuit. --- Mais, est-ce que toutes les pauvres filles sont exposées comme ça ? --- Hélas oui, car tous les hommes un peu riches sont bien vicieux. --- Il n'y a donc pas moyen de se préserver de leur vice... Vous m'avez dit bien souvent que la sagesse nous sauvait de tout... Eh bien, ma bonne tante, je suis certainement très-sage ; et malgré ma sagesse, voilà déjà cinq ou six fois au moins, de bon compte, que j'ai été bien près d'être... victime
» Eh ma chère fille, la sagesse, vis-à-vis des libertins, est quelquefois un motif de plus pour exciter leurs passions criminelles... Peu flattés, dégoûtés même des victoires faciles qu'ils obtiennent sur ces filles dont l'intérêt ou la corruption décident la complaisance, ils cherchent des jouissances plus raffinées, en s'efforçant de triompher d'une ame honnête et vertueuse, mais aussi simple qu'innocente... Il n'y a pour ainsi dire qu'un sûr moyen pour nous mettre à l'abri de leurs indécentes persécutions. --- Eh lequel donc, ma tante, que je l'emploie bien vîte ? --- Ma pauvre enfant, c'est de vieillir... J'ai été, comme tu l'as vu par mon histoire, aussi persécutée que toi dans ma jeunesse, et quand tu auras cinquante ans, comme moi, ils te laisseront aussi tranquille que je le suis à présent. --- Ah dieu, je n'en ai pas dix-huit, j'ai donc encore bien longtemps à être tourmentée ».
A force de causer ainsi, nous avancions, et nous arrivâmes enfin à Avon. Ma tante voulant prévenir le curé avant de me présenter, me déposa, pour un instant, dans une maison d'une paysanne qu'elle connaissait, et dont le mari travaillait par fois au jardin du curé.
Elle me recommanda d'être bien sur mes gardes, quoiqu'il n'y eût pas d'apparence de danger pour moi chez ces bonnes gens, pour le peu de temps qu'elle allait me quitter. Je le lui promis ; et après être convenues qu'elle allait m'annoncer sous le nom de Pierrot , son neveu, elle s'avança vers le presbytère, en me promettant d'être de retour au plus tard sous une petite heure.
Mais le diable n'a besoin que d'une minute pour faire un mauvais coup... Après m'être assise un instant dans la cabane du paysan, voyant que par intérêt pour moi, par amitié pour ma tante, ou seulement par curiosité, l'homme et la femme m'accablaient de questions auxquelles j'étais embarrassée pour répondre, dans la crainte que j'avais de ne pas le faire juste, et de me couper... je prétextai un mal de tête et un besoin de prendre l'air, et je sortis pour me promener sur le chemin.
Il n'y avait pas un demi-quart d'heure que j'y marchais, lorsqu'il passa une voiture fort élégante, revenant de la cour, qui était alors à Fontainebleau ; il y avait dedans une belle dame avec un anglais.
La dame me regarda beaucoup, et me fit remarquer par l'anglais. Ils firent arrêter la voiture, en tirant le cordon du cocher, pour mieux me considérer ; et en même temps la dame m'appela d'un air d'amitié. Je m'avançai volontiers à la voix d'une jeune et jolie femme. « Que souhaite madame ? lui dis-je, aussi poliment que je crus le devoir. --- Oh faites donc attention, milord, il a la voix aussi intéressante que sa figure est jolie ... Que faites-vous par ici, mon enfant ? --- Madame, je viens pour y rester avec ma tante, qui est gouvernante de monsieur le curé. --- Oh milord, un enfant comme cela serait charmant pour faire un jokey. Yesf, veri wouel , répondit le milord. Goddem mon petit, venir ici, je parler avec toi... ». Il me fit signe de monter sur le marche-pied de sa voiture. J'y grimpai sans défiance, et m'appuyant d'une main sur la portière, l'anglais me prit le bras, et me dit : « Mon petite, laisser là ta tante et ta curé, et venir toi avec nous, je faire galonner toi par toutes les tailles ; je mettre toi sur une belle cheval, et au lieu d'être un paysan, toi i va paraître toute suite prafe comme un marquis. --- Oh mon bon monsieur, je vous remercie, mais je ne peux pas quitter ma tante sans sa permission.
» Comment mon petit ami, reprit affectueusement la belle dame, est-ce que vous craignez de n'être pas bien avec nous ? Soyez tranquille là-dessus. Je suis bonne, moi, et milord est généreux. --- Je le crois bien, madame, mais je ne suis pas le maître. C'est ma tante qui décide tout. --- Oh, goddeam je connaître pas la tante, et je demander pas son permission. La neveu i conviendre pour moi, et j'emmener pour lui. Fouetter cocher ». Et il me retint fortement par le bras sur la portière, pendant que le cocher poussa ses chevaux, qui nous emportaient vivement, et que je criais de toute ma force et me démenais pour m'échapper, au risque d'être écrasée en tombant sous les roues de la voiture.
Ma tante revenait justement alors du presbytère, et reconnaissant de loin ma voix, et me voyant pendue à cette voiture, qui fuyait en m'emportant, elle ameuta, en se mettant elle-même à crier encore plus fort que moi, une troupe d'hommes qui battaient en grange à côté de la cabane du paysan, et qui coururent tous, avec elle, après l'anglais avec leurs fléaux, en criant, en chorus : Arrête arrête
Pour surcroît de bonheur, un postillon, de retour de Fontainebleau à Paris, était arrêté là aux environs à boire un coup : il remonta vîte à cheval et galoppa après la voiture qu'il arrêta ; ce qui donna le temps à ma tante et aux batteurs d'arriver. Ils entourèrent l'équipage fugitif, en menaçant les ravisseurs de leurs fléaux. Ma tante me reprit, et tous ces bons paysans nous remmenèrent en triomphe après avoir un peu houspillé la voiture, les chevaux, le cocher, le milord, et jusqu'à la belle dame, qui voulaient emmener des français pour en faire des jokeys malgré eux.
Après avoir bien remercié mes libérateurs, ma tante, en me conduisant chez le curé, voulut commencer à me gronder un peu sur cette nouvelle aventure. « Eh mais, ma chère tante lui dis-je avec un peu d'humeur, menez-moi donc dans un pays où il n'y ait pas des hommes... et même des femmes, car je ne sais plus comment voir les choses, ni qu'en penser, puisque c'était la femme qui était la plus entêtée pour m'avoir, et qui a poussé le milord à mon enlèvement. --- Mais tu as toujours le premier tort d'avoir marché sur le chemin ; il fallait rester chez la paysanne. --- Mais chez la paysanne il y avait un homme aussi --- Oui, mais cet homme-là est honnête. --- Ça se peut ; mais le faux cousin que nous avons rencontré et suivi, avait l'air de l'être aussi. --- Mais il est vieux. --- Le procureur chez qui j'ai servi, l'était aussi. --- Mais sa femme était là. --- Eh mais le lit où était la femme du tabellion, touchait au vôtre ... Vieux ou jeunes, mariés ou garçons, vous m'avez déjà dit, ma tante, et je le vois bien par moi-même, que les hommes en cherchent et en prennent par-tout : je vous le répète encore, ça ne sert à rien de se méfier d'eux, il faut les fuir tout-à-fait... Oh menez-moi vîte dans un endroit où il n'y en ait pas.
» En ce cas là, viens donc avec moi : c'est pour ça que je te mène au presbytère ; c'est comme s'il n'y en avait pas, là. --- Mais n'y a-t-il pas monsieur le curé. --- Oh Jésus qu'est-ce que tu vas penser et dire là c'est un blasphème, ça, ma nièce et tu t'en confesseras... C'est un saint homme, je t'en ai prévenue : j'ai déjà demeurée un an chez lui jadis... et, sans vanité, je te valais bien dans ce temps-là, si ce n'est pour la figure, au moins pour certains autres agrémens... dont certes un amateur pouvait bien s'accommoder... et jamais il ne m'a dit un mot, ni fait même un geste qui ait pu effaroucher ma pudeur... Il y a pourtant dix-sept ans de ce que je te parle là, et il était encore jeune aussi, lui, et dans l'âge de la tentation ; au lieu qu'à présent, le pauvre cher homme... eh mon dieu il n'a seulement pas l'idée du péché ... Après ça, il n'y a plus que son vicaire... --- Eh mais, ce vicaire, c'est un homme encore, je crois bien ... --- Oui, c'en est un, si tu veux ; mais pense donc que ces gens-là font vœu de la chasteté, et qu'ils la prêchent tous les jours ... --- Je le sais bien, ma tante, mais la prêcher aux autres, et l'observer soi-même, c'est deux
» Oh mais tu es trop soupçonneuse, aussi ... et, comme je t'ai dit, c'est un gros péché que de penser mal de ces gens-là. --- Dame, c'est qu'après ce que j'ai vu, et tout ce que vous m'avez raconté, je me méfie de tout le monde. --- On peut se méfier, ma nièce, mais il ne faut pas calomnier : pour moi, je passerais le jour et la nuit bien tranquillement auprès du vicaire. --- Ma tante, vous venez de me dire que vous aviez cinquante ans passés. --- Je sais bien mon âge, ma nièce ; mais, quoique je vous l'aie accusé, et peut-être même à quelques mois de trop... car je n'ai pas d'amour propre ; apprenez qu'il y a des personnes qui ne paraissent pas avoir celui qu'elles ont réellement... Au surplus, je serai là pour veiller sur tout, et je ne vous laisserai ni séduire par les autres, ni écarter de vous-même ».
Pendant cet intéressant dialogue, nous étions arrivées au presbytère, et nous y entrâmes.
Le bon et vieux curé me reçut fort bien sous le nom de Pierrot , et, après trois ou quatre questions auxquelles ma tante répondit plus de moitié pour moi, le vertueux pasteur me dit que par considération et estime pour ma tante, il me garderait chez lui, et m'emploierait à de petites occupations, comme de nettoyer dans l'église, d'épousseter les chandeliers, de récurer les lampes, de frotter les bancs, etc., et qu'il me recommanderait au vicaire pour qu'il m'apprit bien ma religion, mon catéchisme, et sur-tout qu'il me mît en état de répondre sa messe... qu'enfin il ferait de moi un petit sacristain , et qu'avec le temps, si j'étais sage, je parviendrais à l'éminente dignité de bedeau .
Cette belle perspective-là ne me flattait pas infiniment, et l'honorable et imposant emploi de répondre la messe, ou celui de distribuer de l'eau bénite, ne m'affriandaient pas plus l'un que l'autre. Cependant je n'osai rien dire là-dessus au curé, de mon chef, et je me réservais à causer avec ma tante, sur l'inconvenance qui me frappait déjà entre mon sexe, et les fonctions auxquelles on me destinait.
Effectivement, pas plus tard que le soir, lorsqu'après le souper et le coucher du pasteur, nous fûmes retirées dans la chambre de ma tante, j'essayai à lui faire sentir l'inconséquence de notre démarche et le ridicule qu'il y aurait à voir une fille à genoux sur les marches de l'autel, soulevant humblement le derrière de la chasuble de monsieur le curé... ce qui me rappelait presque le tableau de ma bonne tante relevant la chemise d'un malade, pour lui insinuer un remède.
Elle me répondit en vain que les assistans ne sauraient pas que je serais une fille, et qu'ainsi il n'y aurait pas de scandale... Je voyais toujours là un louche qui me répugnait autant que le premier lavement que j'avais refusé de donner à monsieur l'abbé, maître de monsieur de Lafleur... et je ne savais à quoi me déterminer.
CHAPITRE XXXIII.
Je me confesse au vicaire : comment il veut me donner l'absolution.
M a tante me sermonna tant, en me disant que ce ne serait que pour quelque temps, et que sitôt qu'elle aurait trouvé une bonne occasion, qu'elle allait chercher pour moi, elle m'emploierait différemment, que j'y consentis pour lui complaire.
Je commençai donc à balayer dans l'église, à secouer, épousseter et ployer les chappes et ornemens, et à récurer les lampes et les chandeliers de cuivre argenté... j'allai même au catéchisme et aux instructions du vicaire, qui devait m'apprendre à répondre la messe... mais il me parut bientôt qu'il était d'humeur à vouloir m'en faire chanter une première, à moi-même.
C'était un homme de trente ans, tout au plus, d'assez bonne mine, et qui me regardait toujours d'un air qui semblait deviner quelque chose de mon travestissement.
Un jour enfin, et il n'y avait guères qu'un mois que j'étais au presbytère, le curé m'ayant engagée à approcher des sacremens, pour me disposer à une grande fête qu'on allait célébrer, je dus commencer par la confession, et c'était le vicaire qui devait m'entendre.
Intimidée et troublée par toutes les réflexions que j'avais déjà faites sur l'irrégularité de ma conduite, je m'approchai du confessionnal en tremblant, et les questions pressantes et insidieuses du vicaire achevèrent de me démonter... Je balbutiai, je me coupai... bref, comme j'étais de bonne foi, et que par un motif de religion même, je voulais tranquilliser ma conscience, je finis par lui avouer mon sexe, et les raisons qui m'avaient portée, ainsi que ma tante, à tromper le bon curé sur ce point.
Le vicaire, enhardi par l'aveu de ce secret, qu'il avait eu déjà la clairvoyance de deviner à-peu-près, me dit, d'un air caffard, que comme il était à ce tribunal de pénitence pour entendre tous les autres pécheurs, il n'avait pas alors le temps de me dire beaucoup de choses nécessaires et relatives à l'état de ma conscience ; mais que nous avions l'occasion de nous revoir, puisque je demeurais, ainsi que lui, au presbytère... que je me retirasse donc, pour lui laisser expédier les autres, et que j'allasse le lendemain matin à sa chambre, sans rien dire au curé ni à ma tante, et que là, tête-à-tête, nous achèverions l'examen de cet article important ; et il me renvoya.
Je ne savais trop si je devais aller chez ce vicaire ; je ne sais quoi m'inspirait de l'éloignement pour sa chambre. Trois fois je vins jusqu'à sa porte, et trois fois je me retirai sans oser frapper... Il me semblait qu'on ne devait se confesser que dans un confessionnal ... « Eh bien, me disais-je, il en a peut-être un chez lui... Et puis, le curé, qui est un saint homme, ne dit-il pas tous les jours que le bon Dieu est par-tout et qu'il voit tout... et le vicaire ne le répète-t-il pas aussi chaque fois qu'il fait le catéchisme... puisqu'il le sait si bien, il pense donc qu'il est dans sa chambre comme à l'église ... je dois donc le croire aussi, moi... et, comme m'a dit ma tante, cette méfiance que j'ai du vicaire, est encore un péché dont il faut que je m'accuse à lui... Entrons donc »...
Et je m'avançai plus hardiment cette fois ; et, après avoir fait, bien dévotement un bon signe de croix, je frappai un petit coup à sa porte.
Il m'ouvrit... Je ne sais s'il m'attendait déjà, ou si je l'avais surpris pour avoir été trop matin, mais il me parut d'abord qu'il n'avait sur lui qu'une simple et longue soutane, et rien par-dessous.
Je m'excusai d'être venue de si bonne heure, et voulus me retirer pour lui laisser achever sa toilette, en lui disant que je reviendrais un peu plus tard,... mais il me retint sous le prétexte que les affaires de conscience ne souffraient aucun retardement ; que souvent la grâce de Dieu, qui nous donnait dans un moment la componction et le repentir, nous manquait dans un autre ; et que quelquefois la perte d'une seule minute pouvait occasionner la perte d'une ame
Après ce beau et dévot préambule, il voulut me faire asseoir. Je voulais me mettre à genoux... mais il s'obstina à me faire mettre sur une chaise qu'il approcha de sa bergère, sur laquelle il s'étendit fort librement.
« Mon enfant, me dit-il, nous ne sommes pas ici à l'église, et l'on peut y prendre des postures moins contraintes ; ainsi, mettez vous à votre aise, et ne nous gênons pas ».
Ce début me parut un peu leste pour une préparation à un sacrement
« Savez-vous, ma fille, continua-t-il en me prenant les mains d'une manière encore plus libre, que vous avez commis un gros péché, en vous déguisant ainsi sous un habit scandaleux... et que je suis embarrassé pour la pénitence que je dois vous ordonner ?
» Comment, donc dis-je ? en baissant les yeux, toute confuse ? un habit scandaleux ? --- Eh mais, oui ; un habit qui laisse voir toutes les formes voluptueuses et attrayantes qu'une jeune fille doit cacher avec soin... Voilà vos jambes et vos cuisses toutes découvertes, en promenant sa main tout le long... il est vrai qu'elles sont admirablement bien faites ... mais c'est encore une tentation que cela donne de plus. --- Mais, mon cher monsieur, cela ne peut pas tenter puisqu'on ne sait pas que c'est à une fille. --- Oh, oh qu'on le devine aisément, allez et je n'en ai même pas été la dupe plus d'un jour. De plus, voilà encore ici d'autres jolies choses qui annoncent bien décidément votre sexe ». Il caressait mon sein. Je n'aurais pas voulu le laisser faire, et je n'osais l'en empêcher de peur de sa colère, qui pouvait être dangereuse pour ma tante et pour moi... d'ailleurs, je ne devais pas encore lui supposer de mauvais desseins, craignant aussi de retomber dans le péché de la défiance que j'avais eue de lui, et que ma tante m'avait si fort défendue... Je lui dis seulement qu'en habillement de fille, ces marques de mon sexe paraîtraient encore davantage.
« Cela se peut, reprit-il, mais elles étonneraient moins ; et les égards que l'on doit à ce sexe aimable, serviraient de porte-respect, au lieu que dans un garçon, qui ne doit pas avoir de ces éminences intéressantes, la surprise fixe les yeux dessus, et excite des désirs criminels que l'on retient d'autant moins, qu'on suppose moins de décence à la personne déguisée.
» Vous m'effrayez, monsieur et vraiment je n'ai pas pensé commettre tant de mal ; c'était au contraire pour empêcher les autres d'en commettre à mon sujet, et d'avoir de ces désirs criminels dont vous parlez, que ma bonne tante avait imaginé de me travestir ainsi. --- Comment monsieur le curé ne sait pas que vous êtes une fille ? --- Non, monsieur, très-certainement. --- Allons donc, vous ne me le ferez pas accroire... Il est vieux véritablement, et ses yeux ne sont pas bien clairs ; mais il a de bonnes lunettes, qui lui rapprochent et lui éclaircissent les objets... et en voilà qui ont dû frapper sa double visière »... et il reportait toujours les mains sur ma gorge... Puis, en me tirant sur ses genoux... Avouez-moi le fait, mon enfant. Quoique je vous aie dispensée des formules et des postures humiliantes auxquelles on est assujéti dans le temple du Seigneur, ne vous en regardez pas moins ici comme au saint tribunal de la pénitence, et pensez bien que déguiser la vérité, c'est encore aggraver ses premières fautes, et se rendre indigne d'en recevoir le pardon.
» Mais, monsieur, je ne peux pas vous avouer ce qui n'est pas. --- Quoi monsieur le curé n'a jamais touché ces deux jolis petits pécheurs-là ? Et il les retouchait encore. --- Non, monsieur, certainement. --- Et il ne les a jamais baisés ? et il voulut les baiser lui-même...
» Monsieur, lui dis-je, en le repoussant avec émotion, monsieur le curé est un saint homme qui ne s'est jamais permis, vis-à-vis de moi, des libertés indécentes. --- Ah vous vous obstinez à le nier ... Vous ne voulez donc pas que je vous donne l'absolution de vos fautes ? --- Monsieur, je suis venue vous la demander pour celles que j'ai commises. --- Eh bien, détaillez-les-moi donc. --- Mais je vous les ai toutes déclarées hier, et je ne sache pas en avoir fait d'autres depuis... --- Mais votre histoire avec le curé ?... --- Monsieur, vous l'offensez, et moi aussi. Il est un respectable prêtre, et je suis une honnête fille. --- Oui, qui se déguise en garçon pour coucher chez un homme. --- Tous les prêtres, quoique des hommes, ne sont pas tous des débauchés... --- Ah, ah une épigramme que vous me lancez ... C'est encore un péché de plus pour lequel je vais vous donner une pénitence... Or donc, puisque le curé vous a recommandé le silence sur cet article, dont vraisemblablement le bon vieillard vous donne l'absolution comme il peut... je ne vous ferai plus de question à ce sujet, et je vous en donnerai même aussi mon absolution... qui vaudra mieux que la sienne... mais lorsque vous aurez fait la pénitence que je vous impose, et qui n'est pas rude ; c'est de m'embrasser... Venez, ma charmante pécheresse, et je vais vous absoudre ».
Alors il se leva vivement, m'embrassa malgré moi, sans que je pusse m'en défendre, tant j'étais abasourdie de ses discours. Il me dit que nous allions d'abord déjeûner avec des confitures et de bon chocolat qu'il m'avait préparé, et qu'ensuite nous procéderions à mon absolution générale, avec la permission même de continuer mon déguisement ; qu'il ne me demanderait qu'une chose, c'était d'être discrète à son égard comme je l'étais à celui du curé, et qu'il se persuadait que bientôt je ne voudrais plus que lui seul pour confesseur et directeur... Alors il avança à son armoire pour en tirer des pots de confiture ; moi, au contraire, je me rapprochai de la porte pour sortir de chez lui... mais je ne l'osai pas. La crainte de mettre ma tante dans l'embarras, si le vicaire révélait mon travestissement au curé, et la promesse qu'il me faisait de m'en donner l'absolution, et la permission de le continuer, me retenaient dans cette chambre, malgré les impulsions secrètes qui me poussaient à en sortir.
Pendant ce combat intérieur qui se passait en moi, entre la pudeur qui me paraissait en risque, d'un côté, et l'intérêt de mes affaires, de l'autre, le vicaire avait couvert sa table de conserves, de gêlée et de fruits confits, et avait fait mousser dans des tasses du chocolat qui était effectivement apprêté d'avance, et qu'il avait tenu tout chaud devant le feu... Il me rattrapa donc, hésitant près de la porte, et me fit rasseoir en me disant de ne plus penser au sacrement ; que la confession était finie ; qu'il n'y avait plus ni pénitente ni confesseur, mais deux bons enfans qui pouvaient et qui devaient devenir deux bons amis... qu'il ne tenait qu'à moi de voir combien il voulait sincèrement être le mien ; et pour me le prouver, il me caressait et m'embrassait toujours en me servant et me faisant manger malgré moi.
« Mais, monsieur le vicaire, lui dis-je enfin, est-ce donc comme cela qu'on administre le saint sacrement de la pénitence ?... Et moi, qui me confesserais comme d'un grand péché, si je m'étais laissée embrasser par un autre, n'en fais-je donc pas un plus mortel de me laisser embrasser par un homme d'église ?
» Oh non, reprit-il, c'est bien différent Dieu nous a donné, à nous autres prêtres, comme jadis Jésus à ses apôtres, le pouvoir de lier et de délier... d'ailleurs, vous devez bien le savoir... Est-ce que le bon curé ne vous en fait pas autant ? --- Je vous ai déjà dit, lui répondis-je, premièrement, que monsieur le curé ne me connaît pas pour être une fille ; secondement, qu'il est trop vertueux pour abuser de mon sexe s'il le connaissait. --- Dites donc trop vieux, reprit-il vivement et avec malignité... Au surplus, tant mieux si le bon homme ne le sait pas gardons ce secret-là entre nous deux, et vous verrez, telle chose qu'il en soit, que vous ne perdrez pas au change ».
Et, s'animant à mesure par l'indécence de tous les propos qu'il me tenait, il se leva, et me faisant lever aussi, il voulut m'entraîner du côté de son lit...
« Eh bien eh bien monsieur le vicaire, lui dis-je, en résistant à ses efforts, que faites-vous ?... où me menez-vous donc ?... --- Au confessionnal, où je vais vous donner l'absolution. --- Fi, donc monsieur, m'écriai-je, en le repoussant, j'avais cru jusqu'à présent que vous plaisantiez ou que vous vouliez m'éprouver ; mais je n'aurais jamais attendu pareille chose d'un homme de votre caractère. Je ne veux pas de votre absolution. --- Comment, petite endurcie vous tombez donc dans l'impénitence finale ?... vous persévérez dans votre péché, et vous refusez les moyens que je vous offre de vous sauver ... --- Mais, monsieur, ces moyens-là me damneraient plutôt. --- Eh bien dit-il, hors de lui, damnons-nous donc ensemble. Je veux aller au même enfer que mon curé... ou vous faire convenir que je sais mieux mener en paradis que lui »... Et me poussant fortement sur son lit, pour m'absoudre malgré moi... je ne sais trop auquel de ces deux si différens séjours il allait me faire trouver, lorsque de grands coups précipités, frappés à sa porte, lui firent lâcher prise, et nous retirerent tous deux du chemin équivoque dans lequel il voulait entrer avec moi...
Il me conjura, à basse voix, de me mettre à genoux devant une chaise près de son fauteuil, et de ne rien dire... et il ouvrit. C'était ma tante.
Sans avouer encore que j'eusse révélé le secret de mon sexe au vicaire, je lui avais dit qu'à cause du grand nombre de ses pénitens, il m'avait engagée à venir me confesser chez lui le matin. Etonnée de me voir tant tarder à retourner, et le curé m'ayant déjà demandée, elle accourait pour me chercher.
Elle fut édifiée de me trouver à genoux... Mais me voyant échauffée et toute rouge... « Eh, mon Dieu monsieur le vicaire vous l'avez donc bien grondé, lui dit-elle ; il est vrai que c'est un petit drôle qui est bien espiègle... mais ça ne peut pas encore avoir commis de péchés mortels ; et, outre la menterie, la gourmandise, la désobéissance et la paresse... je ne crois pas que sa confession puisse rouler sur autre chose...
« Eh mais dit le vicaire, jugeant à ce discours que ma tante ne savait pas que je lui avais déclaré mon sexe, et en me faisant des signes, ces péchés-là méritent assez de fortes pénitences mais votre neveu a la contrition, il m'a promis de ne plus retomber, et j'allais lui donner l'absolution quand vous avez frappé... c'est comme s'il l'avait... et je lui ai dit que s'il voulait se laisser conduire, je le mettrais dans le chemin du paradis. Mais comme vous nous avez interrompus, et que les actes de ce sacrement sont des mystères secrets, nous y procéderons une autre fois. À présent, la bonne tante, profitez de l'occasion, puisque vous voilà, et prenez une tasse de chocolat... ». Et il lui en versa, après lui avoir avancé une chaise.
Ma tante avait du coup d'œil et de la prudence : elle devina bien vîte à mon air, qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire ; mais elle calcula en même temps qu'il fallait tout savoir au juste, avant de prendre un parti, et que celui de heurter le vicaire n'était pas le plus sage... Elle fit donc mine de ne rien soupçonner, accepta sa tasse de chocolat avec bien des remercîmens, la but sans me faire à moi-même aucune question, et demanda ensuite au vicaire la permission de me remmener, parce que monsieur le curé avait besoin de moi.
Il joua de même aussi fort bien son jeu. Il nous reconduisit jusqu'au bas de son escalier, et ayant eu l'attention de faire passer ma tante la première, il me serra la main par-derrière elle, en me recommandant de ne lui rien dire, jusqu'à ce qu'il m'eût parlé en particulier dans le courant de la journée... Me voilà donc hors de chez le vicaire, et ma bonne tante m'a encore retirée d'une situation bien critique.
MA TANTE GENEVIEVE.
CHAPITRE XXXIV.
Visite d'un grand vicaire chez le curé. Nous quittons le presbytère.
J e suivais ma tante, sans rien dire, et je réfléchissais en moi-même si je devais lui déclarer la scène confessionnale qui venait d'avoir lieu entre le vicaire et moi, lorsqu'elle m'apostropha la première.
« Suzon, tu avais l'air bien agitée, quand je suis entrée ... Tu as donc avoué au vicaire des terribles péchés ?...
» Hélas ma tante, lui répondis-je avec une effusion de cœur occasionnée par une humeur de ressouvenir de ce qu'elle avait blâmé la méfiance que j'avais témoignée d'abord de ce prêtre, je n'en avais pas tant à avouer qu'il m'en aurait voulu faire commettre lui-même... ».
Là-dessus je lui racontai tout ce qui s'était passé.
« Je m'en suis doutée, dit-elle, dès que j'ai vu qu'il te gardait si longtemps, et c'est pour cela que j'ai supposé que monsieur le curé te demandait... Ces chiens d'hommes sont vraiment des renégats ... il n'y a ni robe, ni préjugés, ni conscience, ni religion qui les arrêtent ... Voyez donc, un malotru de vicaire oser ce qu'un curé ne se permettrait pas ... Non, il n'y a plus de subordination, il n'y a plus de vertu dans ce monde ... ».
Je lui appris alors qu'il voulait encore me parler en particulier.
« Eh bien, écoute-le. Il faut savoir ce qu'il a dans l'ame ; mais je le guetterai toujours, et tu ne risqueras rien. Tu t'es bien sauvée franche de sa chambre... Tu vois, Suzon, qu'on est bien heureuse d'avoir une tante Hélas mon enfant, sans moi, déjà combien de fois ... mais ce n'est pas ta faute, tu es simple, et le bon Dieu t'a créée comme ça... Je ne peux pas t'en vouloir, car moi qui en valais quatre comme toi, pour la malice, est-ce que je n'ai pas manqué aussi bien souvent ?... d'ailleurs je t'ai raconté mon histoire... Oh faut en convenir, il y a un sort sur notre famille pour ces attaques-là »
Je n'évitai donc pas le vicaire ; et comme il me cherchait de son côté, il me rattrapa le soir dans une allée du jardin du presbytère.
« Eh bien, ma chère fille, me dit-il, avez-vous réfléchi sur ce que je vous ai dit ce matin ? Moi, monsieur, repris-je, en affectant une ignorance entière de ses coupables desseins, quoiqu'il me les eût manifestés d'une manière assez sensible pour ne pas s'y méprendre, je me souviens seulement que je vous ai parlé de mes fautes et de mon repentir, et que vous m'avez parlé, vous, de pénitence et d'absolution...
» Oui, oui, reprit-il, votre tante, qui est survenue très-mal à propos, m'a empêché de vous expliquer toute mon intention, mais je vais le faire à présent en peu de mots. Profitez-en, et gardez-vous bien de chercher à me trahir, car vous en seriez dupe la première, et d'autres avec vous ; au lieu qu'en vous rendant à mes désirs, vous pouvez vous assurer un sort heureux.
» Vous vous êtes donnée... ou plutôt la misère vous a fait jeter entre les bras d'un vieux curé pauvre, et qui ne peut rien, ni pour votre fortune, ni pour votre plaisir. Moi, je puis, au contraire, beaucoup pour tous les deux... D'abord, il ne peut pas aller loin, et j'ai la promesse de la survivance de sa cure. Mais si, par hasard, il me la faisait attendre trop long-temps, j'ai la certitude, par des protections majeures, d'être nommé avant peu à quelque bénéfice plus considérable encore, et, si vous voulez vous livrer à moi, je me charge de vous rendre heureuse, vous et votre tante ».
Malgré l'indignation que me causait une proposition aussi insultante, j'eus la raison et la force de me contenir.
« Monsieur, lui dis-je, une offre si obligeante de votre part me flatte beaucoup, assurément ; mais puisque, comme vous me le dites, il s'agit du bonheur de ma tante, ainsi que du mien, je vous demande la permission de la lui communiquer, et je me réglerai par ses conseils. --- Oh je le veux bien... et je ne crains pas d'obstacle de sa part ; elle est vieille, elle est pauvre, les ressources vont lui manquer, et elle sera bien aise d'en trouver une dans les bénéfices que votre beauté peut lui procurer ».
Ainsi les hommes, avilissant et flétrissant ce qu'ils doivent respecter et secourir, fondent et calculent les succès de leurs criminelles intentions sur la vieillesse et la pauvreté ... Ah quel mépris ce vicaire m'inspira pour une robe que la vertu de son curé ne m'avait accoutumée à ne regarder qu'avec vénération ...
« En ce cas, monsieur, lui dis-je, je lui parlerai, et d'après son aveu, vous aurez ma réponse... ou plutôt la sienne... mais je doute qu'elle se détermine à manger de ce pain-là ». Et je le quittai brusquement pour aller faire rapport à ma tante de cette outrageante proposition.
« Ah l'effronté scélérat, me dit-elle, tu avais bien raison, il faut être en garde contre tous les hommes ; et après cette dernière épreuve-là, si mon bon ange lui-même, toute vieille que je suis, se présentait à moi sous une forme humaine, je me méfierais de lui... Mais ce maudit vicaire peut nous faire du tort, à présent qu'il sait notre secret ; il ne faut pas le refuser séchement.
» Quoi ma tante, vous voudriez que... --- Eh non. Tu vas trop vîte, ce n'est pas ça que je pense. Je te dis qu'il faut biaiser avec lui, équivoquer, gagner du temps, et pendant cela, je vais chercher à trouver quelques débouchés pour te placer quelque part, et tu disparaîtras au moment qu'il y pensera le moins ».
Notre plan ainsi arrêté, je le laissai continuer son attaque sans avoir l'air, ni de le fuir, ni de le rebuter ; mais je trouvais continuellement des prétextes pour manquer aux rendez-vous qu'il me donnait tous les jours. A la longue il n'en fut pas dupe, d'un sens, quoiqu'il ne me rendît pas justice sur le véritable motif de mes refus. Vicieux comme il était, il ne pouvait pas croire à ma vertu ; mais il se persuada, par un double tort, que, criminelle effectivement, j'aimais mieux, par intérêt, pécher avec le curé qu'avec lui, et il se promit de s'en venger, et sur moi et sur le respectable pasteur. L'occasion ne tarda pas à s'en présenter ; il en profita.
Le grand vicaire de l'évêque dans le diocèse duquel nous étions, vint faire sa tournée et la visite de toutes les paroisses... Il arriva donc au presbytère pour y interroger notre curé et prendre des informations sur ses mœurs. Après tout l'examen préliminaire sur la tenue de son église et sur les instructions qu'il donnait à ses paroissiens, il en vint à l'article de sa servante.
Or tout le monde sait qu'un chapitre fondamental et inviolable des synodes, est qu'une servante ou gouvernante de curé doit avoir ce qu'on appelle l' âge canonique ,c'est-à-dire, être hors d'état de faire des enfans... et cela pour éviter le scandale et lessoupçons, ou même les calomnies de la malignité, qui pourrait vouloir transformer le père spirituelen matériel, temporel et corporel.
Notre bon curé, bien tranquille sur ce point, répondit qu'il était en règle, et ayant fait comparaître ma tante, il se croyait hors de tout blâme... Mais le rancuneux vicaire, tant pour débusquer le pauvre pasteur de sa cure, que pour se venger de mes refus, avait fait prévenir le représentant de l'évêque à mon sujet. Il demanda au curé, s'il n'avait pas d'autre domestique à son service. Celui-ci, qui n'y entendait pas malice, déclara franchement, qu'outre cette vieille femme... (il parlait de ma tante, qui hochait la tête sur l'épithète, car quoiqu'elle convînt qu'elle n'était plus jeune, elle n'aimait pas à se l'entendre dire,) il avait encore chez lui un jeune garçon, neveu de cette gouvernante.
Faites-le venir, dit le grand vicaire. On m'appela, et je parus.
« Oh oh dit l'examinateur, en ouvrant sur moi de grands yeux, il est bien joli, pour un garçon Vous êtes bien honnête, monsieur, repartit vivement ma tante. Je rougis à ce compliment du grand vicaire, qui ajouta de suite : Il a bien de la pudeur, pour un garçon Quel âge avez-vous, mon bon ami ?... Il a dix-sept ans, répondit pour moi ma tante.
» Ma bonne, à dix-sept ans il doit être capable de répondre lui-même. Combien y a-t-il que vous êtes ici, mon enfant ?... Monsieur, lui dis-je en balbutiant, il n'y a pas encore deux mois. --- Il a la voix bien douce, pour un garçon ... Voyons, montrez-moi vos mains. Je les lui présentai en tremblant. Voilà de bien belles mains, pour un garçon ... et il me semble encore que vous avez là quelque chose d'extraordinaire pour un garçon ». Et comme il avançait sa main, à lui, pour me toucher la poitrine, je me reculai. « Oh oh monsieur le curé, vous avez là un singulier garçon il est vraiment modeste comme une fille Oui, monsieur, lui répartit le curé, et je l'ai toujours remarqué avec plaisir. C'est une preuve que sa tante l'a bien élevé. C'est ce qui me paraît, continua le grand vicaire, et vous-même vous n'achevez pas mal son éducation Oh je n'y épargne pas mes soins, dit bonnement le curé, et de son côté il a grande envie d'en profiter. --- Mais je crois bien qu'il n'en profitera peut-être que trop, et c'est positivement ce que je veux éclaircir... Allons, mon beau jeune homme, faites-moi le plaisir d'ôter votre veste et votre gilet. Vous êtes modeste, mais je suis curieux, moi, et je veux voir un peu votre taille... » et il essayait déjà à m'aider.
« Eh quoi monsieur... reprit vivement ma tante, est-ce qu'on déshabille ainsi un garçon devant le monde ? --- Comment, ma bonne, vous avez de la pudeur aussi ?... Oh je crois que vous pourriez voir ce garçon-là tout nu sans rougir.
» Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? reprit à son tour le curé, que toutes ces phrases équivoques commençaient à intriguer. --- Cela veut dire, monsieur le curé, qu'il est indigne à un homme de votre caractère d'user de pareils subterfuges pour cacher votre contravention criminelle, et que monseigneur l'évêque vous apprendra à avoir chez vous une fille de dix-sept ans, déguisée en garçon...
» Comment, une fille, s'écria le pauvre pasteur, pétrifié. --- Eh non, vous ne le saviez pas, vous qui lui donnez tous vos soins ... --- Je vous jure, sur mon honneur, et sur mon salut, que je l'ignorais ».
Ma tante et moi nous tombâmes à genoux devant le grand vicaire, en lui demandant pardon de notre faute, et en lui certifiant l'innocence du vertueux curé. Ma tante, sur-tout, lui fit en pleurant une courte analyse de nos derniers malheurs, et du motif qui l'avait engagée à cette supercherie, qu'elle croyait innocente, pour me procurer l'existence et m'avoir toujours sous ses yeux. Le grand vicaire parut s'adoucir. Il nous fit relever, dit au curé qu'il ferait informer de sa conduite, et que si les rapports étaient à son avantage, il lui pardonnerait ce scandale involontaire de sa part... Puis s'adressant à nous : « Quant à vous, ma bonne, et à votre nièce, qui en êtes bien véritablement coupables, vous ne pouvez plus demeurer dans cette paroisse. Mais comme je veux croire, suivant votre aveu, que c'est plutôt par inconséquence que par intention du crime, je ne vous en punirai point. Allez attendre à la dernière maison du village, sur le chemin de Paris, chez une bonne femme que vous y trouverez ; mon valet de chambre vous y portera des secours pour pouvoir vous conduire plus loin, et sur-tout pour changer les habits de cette jeune personne ».
Nous le saluâmes avec respect. Ma tante prit son petit paquet, et nous partîmes, après avoir derechef demandé bien des pardons au pauvre curé et à monsieur le grand vicaire, qui daigna me jeter un regard de bonté, et me serrer gracieusement la main, en me recommandant d'être toujours sage et plus circonspecte à l'avenir.
CHAPITRE XXXV.
Monsieur de Lafleur nous retrouve. Enlèvement et ses suites.
N ous allâmes donc, suivant ses ordres, chez la femme qu'il avait indiquée, et la priâmes de nous recevoir chez elle, pour quelques instans, de la part de monsieur le grand vicaire. Elle nous fit entrer aussitôt, et nous offrit fort poliment de nous rafraîchir avec du lait qu'elle venait de tirer d'une vache qui faisait tout son avoir, et qui suffisait à la faire vivre.
Ma tante, en philosophant sur nos catastrophes continuelles, enviait le sort bien chétif, mais tranquille, de cette pauvre femme, et me disait : « O ma chère Suzon si nous avions seulement une cabane et une vache, comme cette brave paysanne, nous vivrions plus heureuses dans un coin de cette forêt, qu'obligées d'exister parmi les hommes car je vois bien à présent que c'est ce maudit petit vicaire du curé, ton indigne confesseur, qui, piqué de ce que tu n'as pas voulu te rendre à ses infames désirs, a fait avertir monseigneur le grand vicaire de ton travestissement, car il m'a paru trop bien instruit d'avance...
» Oh oui, ma tante, et je me rappelle aussi que ce mauvais prestolet de prêtre-là, m'avait bien menacée, si je le refusais, de s'en venger en faisant de la peine à plusieurs personnes à-la-fois ».
Nous étions dans ces réflexions, quand nous en fûmes tirées par le bruit d'une voiture en forme de vis-à-vis, qui arrêtait à la porte de la cabane. Le cocher demanda à la vieille, qui était sortie pour regarder, s'il n'y avait pas chez elle une femme avec un jeune homme ?
Cette voix nous frappa dès que nous l'entendîmes, et le cocher entré, sur la réponse de la vieille, nous reconnûmes, avec beaucoup de surprise, monsieur de Lafleur, mon amoureux prétendu, qui ne fut pas moins étonné de nous voir là, et moi en garçon.
Il commença par nous faire tendrement des reproches, et sur-tout à ma tante, de ce qu'elle m'avait ainsi emmenée de Paris, en le trompant si cruellement, pendant qu'il s'occupait des moyens de nous convaincre de son amour, et de pourvoir à notre subsistance... Mais enfin, disait-il, tout est oublié, et tout peut se réparer, et à l'instant même, puisque je vous retrouve si heureusement.
Puis, nous ayant tirées à part sur le chemin, pour que la vieille paysanne n'entendît rien, il nous dit qu'il avait ordre de monseigneur le grand vicaire, au service de qui il était alors, de remettre de l'argent à ma tante pour aller où elle voudrait, et de m'emmener, moi seule, à Paris dans cette voiture-là...
« Non, non, jarni ça ne sera pas vrai, s'écria ma tante, en me serrant dans ses bras ; non, monsieur, ma nièce ne me quittera plus jamais d'un pas, tant que le ciel me conservera la vie. La pauvre enfant a trop besoin de moi et, après l'infamie du petit vicaire du bon curé, il n'y a ni grand vicaire, ni évêque, ni cardinal même, à qui je voulusse la confier pour deux minutes.
» Vous avez bien raison, ma chère maman continua monsieur de Lafleur, en la caressant beaucoup, et c'est bien aussi ce que je vous recommande moi-même. Mais laissez-moi vous dire tout, et vous expliquer mes intentions... Monsieur le grand vicaire donc, qui, comme vous l'observez, et le devinez très-bien, n'est pas plus sage qu'un petit vicaire de paroisse, est très-amoureux de votre nièce, et il me l'a confié, parce qu'il faut bien que les maîtres se confient à quelqu'un pour se faire aider.
» Ah mon dieu, encore un amour mal-honnête dit par exclamation ma bonne tante... Eh mais, sainte Vierge à quoi pensent donc tous ces prêtres ? eux qui ont les doigts bénis, ils ont donc le feu d'enfer dans le restant du corps
» Toutes vos réflexions, quoique justes, n'avancent à rien, dit monsieur de Lafleur : écoutez-moi plutôt, et vous allez savoir ce que je veux faire... Monsieur le grand vicaire, qui est obligé d'achever sa tournée, ne peut pas avoir une fille avec lui. Il m'a donc commandé de conduire votre nièce à Paris, où il sera de retour lui-même dans huit jours, de lui louer une jolie maison, et de lui acheter une jolie garde-robe, et il m'a donné de l'argent pour tout cela... mais au lieu de lui obéir, voilà mon projet.
» Je suis à mon aise, dieu merci, parce que monsieur l'abbé, mon premier maître, qui est mort, m'a laissé une gratification de mille écus, outre tous mes gages arriérés, qui m'ont été bien payés. Je vais profiter de cette occasion, et du carrosse du grand vicaire pour vous conduire bien vîte hors du royaume ; ce qui m'est d'autant plus facile, que mon nouveau maître ne voulant mettre que moi dans le secret de son expédition amoureuse, m'a chargé de mener la voiture moi-même, sachant que j'ai encore ce talent-là. Nous allons nous rendre à Bruxelles, qui est mon pays, et où j'ai encore du bien à revenir d'un oncle qui est très-vieux et très-infirme. Une fois là, j'épouserai ma chère Suzon, je lui assurerai toute ma fortune. Nous nous établirons aubergistes, et ma bonne tante sera à la tête de toute notre maison ».
En finissant ce beau discours, il nous étala plusieurs sacs d'écus et des bourses de louis, qu'il avait peut-être volés ; car, après la proposition de nous approprier le carrosse, les chevaux et l'argent du grand vicaire, il ne nous paraissait pas trop délicat dans ses principes. Ma tante lui fit même cette remarque... mais, pour nous tranquilliser, il nous dit que son intention était de lui renvoyer le tout à Paris, dès que nous serions arrivés à Bruxelles.
Ma tante fit semblant de le croire, ou peut-être même le crut de bonne foi, par l'adroite précaution qu'il eut de lui remettre en main une bourse de cinquante louis, comme un à-compte qu'il donnait sur la dot et les présens qu'il voulait me faire... La première envie de la bonne Geneviève étant d'abord de s'éloigner de Paris, où elle craignait toujours le prieur des Carmes, et mon maître le procureur, ainsi que de Fontainebleau, où elle redoutait aussi la méchanceté du petit vicaire, elle consentit enfin à monter avec moi dans la voiture pour faire la route de Bruxelles, se croyant bien tranquille sur mon compte tant qu'elle m'accompagnerait. D'ailleurs, elle était bien décidée à ne se fier à monsieur de Lafleur, malgré ses belles promesses, que quand le contrat serait signé et toutes les formalités bien remplies.
Nous partîmes donc de chez la bonne vieille toutes deux dans le vis-à-vis, et monsieur de Lafleur sur le siége, et nous fîmes, ce jour-là, dix lieues tout d'une traite, après lesquelles il fallut nous arrêter dans une auberge, pour laisser reposer nos chevaux, et pour y souper et coucher nous-mêmes.
Pendant que nous montions dans une chambre, ma tante et moi, monsieur de Lafleur resta en bas pour commander notre souper à l'hôte, à qui il se donnait pour un marchand de chevaux qui retournait dans son pays... Voilà ce que j'entendis seulement, et sans y faire grande attention. Il revint ensuite nous trouver ; on nous servit, et nous soupâmes très-bien, car le voyage nous avait donné de l'appétit. Le repas fut même fort gai, moyennant les rasades que monsieur de Lafleur nous versait abondamment, et par malheur ma chère tante aimait beaucoup le bon vin, et son exemple avait aussi influé sur moi.
Je ne sais si monsieur de Lafleur avait mêlé quelque drogue assoupissante dans ce qu'il nous fit boire ou manger ; mais ce que je sais bien, c'est que ma tante et moi nous nous endormîmes toutes deux à table.
Alors, monsieur de Lafleur reprit à ma tante la bourse de cinquante louis qu'il lui avait donnée, sauf un qu'il lui laissa. Il vendit le carrosse et les deux beaux chevaux à l'aubergiste, qui pouvait trouver des occasions pour s'en défaire avantageusement, et s'accommoda d'un méchant cabriolet avec un petit cheval, pour le conduire seulement, dit-il, jusqu'à la poste, où il allait prendre une chaise pour nous mener plus vîte ; ensuite il me transporta, toute endormie, dans le cabriolet, et partit avec moi.
Ma tante s'étant éveillée le lendemain, fut toute surprise de se trouver encore devant la table et toute habillée. Elle chercha, cria après nous, mais en vain... Enfin l'hôte, à qui elle s'adressa pour nous demander, lui dit que nous étions partis pendant la nuit ; que le père du jeune homme (car il m'avait fait passer pour son fils), avait dit qu'il lui avait laissé, à elle, de l'argent pour qu'elle eût à le rejoindre à Bruxelles, si elle voulait, et comme elle pourrait, parce qu'elle était trop vieille pour soutenir la fatigue de voyager en poste jour et nuit, comme il allait faire... ou que, si elle préférait de rester dans ce pays, il la laissait libre, et la lui avait recommandée à lui-même comme une bonne et fidelle domestique, en le priant de la garder à son service, ou de lui procurer une autre condition...
Ma tante, à ce rapport accablant, tomba des nues, devint furieuse, vomit contre le scélérat de Lafleur mille injures ; et se fouillant ensuite, elle ne trouva plus dans ses poches qu'un louis au lieu de cinquante, qu'elle croyait avoir... Quel déchet
Laissons-la, dans cet état terrible, achever de s'expliquer avec l'hôte, et disons un peu ce qu'il en était de l'autre côté, entre monsieur de Lafleur et moi.
Ce misérable, en partant de l'auberge, avait bien pris d'abord le chemin de la poste, comme il l'avait dit au maître, mais il ne poussa pas jusque-là... son intention n'étant ni d'aller à Bruxelles, ni de retourner à Paris, mais simplement de s'approprier les effets du grand vicaire, ainsi que son argent, et de me conduire n'importe où, pour abuser de moi à son aise.
A quelque distance, il reprit un détour qui le ramena sur le chemin de Fontainebleau, pour dépayser ma tante, qui vraisemblablement ferait courir après lui sur celui de Bruxelles, et nous refîmes une partie des dix lieues que nous avions faites dans l'après-dîner...
Les secousses violentes de ce mauvais cabriolet qu'il faisait rouler très-vivement, me réveillèrent comme l'aurore commençait à peine à s'annoncer. J'ouvris les yeux... O terreur ma surprise fut encore, s'il se peut, plus terrible pour moi que n'avait pu l'être celle de ma pauvre tante... Au lieu de me trouver à côté de cette seconde et tendre mère, dans une belle voiture à deux chevaux, je me vis seule avec un homme, dans un cabriolet demi-pourri, et courant au galop d'un cheval étique, le long de la lisière d'une forêt. Je jetai un cri d'effroi. Monsieur de Lafleur voulut me rassurer en m'embrassant, et me disant de n'avoir aucune peur, que j'étais avec mon mari.
« Mon mari lui dis-je en le repoussant avec indignation ; je n'en ai pas. C'est ma tante que je demande ; où est-elle ? --- Ne vous inquiétez pas d'elle, ma chère Suzon elle s'est trouvée un peu indisposée à l'auberge, et avoit besoin de repos ; de crainte que le grand vicaire ne nous fasse suivre et ne nous rattrape, elle m'a pressé de partir toujours devant avec vous, et nous allons l'attendre à la première maison que nous allons trouver, où elle doit venir nous rejoindre dans notre voiture, avec un domestique de l'aubergiste, qui lui remènera ce cabriolet qu'il m'a prêté ».
Cette explication équivoque ne me rassurant pas, je lui dis que je voulais retourner et la revoir, et qu'absolument je ne voulais voyager qu'avec elle... Voyant qu'il poussait toujours son cheval en avant, je lui dis que j'allais sauter en bas et m'en aller à pied, s'il ne se rendait pas à mes instances... Il me retint, et voulut continuer ses caresses. Elles me révoltèrent de plus en plus ; et, commençant à soupçonner son coupable projet, je lui fis les plus vifs reproches et les prières les plus touchantes... rien ne réussit à ébranler son ame perverse. Il redoubla au contraire, vis-à-vis de moi, d'efforts pour m'amener à céder à ses vues criminelles : il me fit des protestations, il m'offrit de l'or... Enfin, voyant que je n'étais pas plus dupe de ses promesses, qu'il n'était touché de mes larmes, il ne se déguisa plus, et le monstre commença à vouloir employer la violence. Je fis retentir la forêt de mes cris ; mais il était encore si matin, qu'à peine y voyait-on clair. Personne ne passait... et cette solitude enhardissant le scélérat qui m'outrageait, il allait consommer son crime lorsque, n'ayant plus de force ni de résistance à lui opposer, notre cabriolet fut investi par quatre hommes que mes cris avaient avertis et fait sortir du bois. Le premier prit par la bride le cheval, qui, étique, affamé et rendu de fatigue, ne se pressait pas pour s'échapper. Monsieur de Lafleur lui tira un coup de pistolet, mais il le manqua, et le second, ajustant mieux, cassa la tête à monsieur de Lafleur ; le troisième m'enleva et me mit à terre, tandis que le quatrième traînait dans le bois le corps de mon ravisseur, et à eux tous ensuite ils fouillèrent et dévalisèrent toute sa voiture... Ainsi la providence fit punir ce misérable, et il n'eut ni la jouissance du vol qu'il avait fait, ni celle du crime qu'il avait voulu commettre envers moi.
Après cette expédition, les voleurs laissant aller à sa discrétion le cheval avec le mauvais cabriolet, rentrèrent dans le bois pour aller partager le butin dans la caverne qui leur servait de retraite, et me firent marcher avec eux, comme un garçon dont ils avaient besoin pour les servir, car, dans le tumulte et la précipitation, et avec l'obscurité qui régnait encore, ils n'avaient jugé de mon sexe que par mes habits.
Pour les entretenir dans cette supposition qui était du moins un préservatif pour mon honneur, dans ces premiers momens je me prêtai de la meilleure grâce que je pus à tous les travaux qu'ils firent faire pendant la journée, quoiqu'ils excédassent de beaucoup mes forces ; mais l'espérance de parvenir à recouvrer ma liberté en gagnant leur confiance, me donnait du courage.
J'eus même l'effronterie de leur dire, sur la demande qu'ils me faisaient du sujet de mes cris quand ils avaient couru sur nous, que j'étais bien aise d'être tombé entre leurs mains, car ils m'avaient délivré d'un grand danger. A cette occasion, j'eus encore la présence d'esprit de leur bâtir un conte à peu près vraisemblable. Je leur dis que l'homme qu'ils venaient de tuer, était un scélérat de cocher qui avait assassiné mon maître, qui voyageait dans cette voiture avec moi, et qu'il avait été porter son cadavre dans le bois (comme je leur avais vu faire du sien), le tout pendant que je dormais... et qu'en revenant ensuite, et me voyant réveillé, il allait me tuer de même s'ils n'étaient arrivés aussi heureusement pour moi...
Qu'en conséquence, comme je leur avais obligation de la vie, et que j'étais un pauvre orphelin, qui n'avais pas d'autre ressource que de servir les autres, je leur serais bien fidelle et bien attaché s'ils avaient des bontés pour moi. Ce discours eut tout l'effet que j'en désirais pour lors. Ils me dirent que si effectivement je les servais bien, ils me donneraient ma liberté au bout d'un an, et me renverraient avec plus d'argent que je n'en pourrais gagner en dix, au service du meilleur et du plus riche des maîtres.
Je m'employai donc avec plus d'ardeur à les contenter, me promettant bien de ne pas attendre, pour les quitter, le terme qu'ils me fixaient. Ils me firent d'abord descendre dans le souterrain plusieurs paquets de bois qu'ils avaient coupé et ramassé dans la forêt, pour l'usage de leur cuisine ; mais au dernier que je portais, la charge étant trop lourde, et pressée par le surveillant qui m'avait gardée et qui redescendait après moi, je chancelai sur l'échelle qui me servait d'escalier, et je tombai rudement au fond de la caverne, et sans connaissance : ces brigands vinrent pour me relever.
Par la violence du coup et de la secousse, mon mauvais gilet de toile s'était ouvert, et une épingle, dont j'avais rattaché ma chemise, que monsieur de Lafleur m'avait toute déchirée en me tourmentant, ayant sauté, ma gorge parut à nu.
Les voleurs, instruits par là de mon sexe, regardèrent cette nouvelle découverte comme un surcroît à la riche prise qu'ils avaient faite, et, se précipitant sur moi tous les quatre, d'un mouvement aussi vif que féroce, chacun voulait m'avoir pour sa part du butin. Cet acharnement égal qu'ils mirent tous à mon déshonneur, fut ce qui me sauva. Chacun me tirant de son côté, l'un par un bras, l'autre par une jambe, ils me firent revenir plutôt que s'ils m'avaient fait respirer des sels, ou avaler des cordiaux... mais aucun ne voulant céder, ils en vinrent aux coups, sautèrent sur leurs armes, et se battirent à outrance.
Leurs cris, leurs tiraillemens d'abord, le cliquetis de leurs sabres ensuite, et les coups de pistolet qu'ils se tiraient, m'ayant fait revenir tout-à-fait, je repris assez de force pendant le reste de leur combat, où ils se poursuivaient dans tous les recoins du souterrain, pour me relever et remonter à l'échelle. Déjà j'étais dans la forêt, et j'essayais à courir, mais ma faiblesse me trahit.
Deux des quatre brigands avaient été tués dans ce combat livré en mon honneur et pour me faire perdre mon honneur, lorsque les deux survivans, s'apercevant de ma fuite, montèrent après moi, coururent et me rattrapèrent. N'étant plus que deux, ils se proposèrent un accommodement amical pour des scélérats, mais dont je devais toujours être la victime ; ce fut ou de se battre à extinction pour savoir à qui aurait tout le butin avec la fille, ou bien de faire un partage égal du trésor et de la fille, et de se battre seulement au premier sang, pour décider qui des deux aurait le criminel plaisir de m'outrager le premier. Ils s'arrêtèrent à ce dernier parti. Ils commencèrent par me dépouiller, et m'attachèrent nue à un arbre, pour m'ôter la possibilité de fuir pendant leur nouveau combat.
Je criais de toutes mes forces, mais ils me serrèrent la bouche avec un mouchoir, et me voyant privée de toute espérance de secours, je n'attendais et ne désirais plus que la mort.
Les deux brigands, acharnés l'un sur l'autre, et convoitant également la possession entière du trésor, fruit de leurs assassinats, et que renfermait la caverne, et celle de mes faibles appas, ne voulurent plus se contenter de la première blessure... et se battirent avec fureur, chacun dans l'intention d'exterminer l'autre et de garder tout... Déjà j'étais couverte de leur sang, qui rejaillissait jusque sur moi ; et déjà, forcés tous deux de se reposer un instant pour reprendre haleine, le plus blessé avait proposé, pour dernier accommodement barbare, de partager l'argent, et de me couper par morceaux pour n'avoir point de jalousie à mon sujet... mais l'autre, plus obstiné, disait toujours qu'il voulait m'avoir le premier, et qu'après il en serait ce qu'ils aviseraient pour le mieux, et le combat recommençait...
CHAPITRE XXXVI.
Je suis délivrée. Je retrouve ma tante.
M on sort était décidé, et je n'avais plus d'espoir de salut. Un des voleurs venait de renverser l'autre à ses pieds, et me regardant comme le prix de sa victoire et de son sang, car il avait aussi plusieurs blessures, mais peu dangereuses, il avança à moi pour me détacher et me remmener dans le souterrain pour y assouvir sa brutalité...
Déjà, le poignard dans une main, et me tenant, de l'autre, par la corde qui m'avait liée à l'arbre, il me contraignait à le suivre... lorsque des cris perçans et effrayans frappèrent mes oreilles, et nous vîmes soudain devant nous quatre cavaliers de maréchaussée, qui ajustaient le scélérat avec leurs pistolets, en lui ordonnant de s'arrêter.
Il lâcha aussitôt ma corde et s'enfuit à toutes jambes. Les cavaliers le tirèrent ; une de leurs balles l'atteignit et le fit tomber. Ils s'en saisirent ; et pendant cela, ma tante, mon ange tutélaire, qui était accourue derrière eux, car c'était elle dont je venais d'entendre les cris, se précipitait sur moi, et me couvrait de ses baisers et de ses larmes.
Il faut encore expliquer comment elle se trouvait là.
Quand elle s'était vue le matin abandonnée dans l'auberge, par ce misérable suborneur de Lafleur, qu'elle eût appris de l'hôte que cet imposteur et voleur effronté s'était donné à lui pour un marchand qui remmenait son fils à Bruxelles, en la laissant là comme une servante inutile ; qu'il lui avait même vendu le carrosse qui nous avait amenées, et qu'il m'avait emportée toute endormie dans le cabriolet, elle comprit aussitôt toute l'étendue de sa scélératesse et du danger que je courais avec cet infame...
Elle dit donc à l'hôte, que ce marchand supposé lui avait menti sur tous les points, qu'il n'était qu'un valet de monsieur le grand vicaire, à qui le vis-à-vis vendu appartenait, ainsi que les chevaux ; et que moi, au lieu d'être le fils de ce misérable, j'étais sa nièce à elle-même, qu'il enlevait ; et elle l'excita à faire courir après nous.
L'aubergiste courroucé d'avoir ainsi été pris pour dupe, et de se voir compromis pour avoir acheté des effets volés (ce qu'il avait peut-être bien soupçonné d'abord à cause du bon marché qu'on lui en avait sûrement fait, mais ce qu'il ne voulait pas laisser croire), en outre pour avoir favorisé un enlèvement, alla promptement faire sa déclaration au commandant de la maréchaussée de l'endroit, et demanda à faire poursuivre le cabriolet.
La brigade étant commandée et prête à partir, ma tante fit heureusement une réflexion judicieuse : elle imagina que ce fourbe de Lafleur n'avait annoncé qu'il allait à Bruxelles que pour dépayser sur sa route ; qu'en conséquence il fallait prendre le contre-pied... Que de plus, comme il avait voulu déjà me louer une petite chambre à Paris, c'était vraisemblablement de ce côté qu'il aurait tourné. On se décida donc pour suivre ce chemin, et l'aubergiste voulut y aller aussi lui-même pour reconnaître son cabriolet et son homme ; et étant monté à cheval avec les cavaliers, ma tante avait voulu venir en croupe avec lui.
Or, malgré l'avance que ce Lafleur aurait dû avoir sur ses poursuivans, il avait perdu beaucoup de temps par la fausse route et les détours qu'il avait voulu faire pour tromper l'espion ; les voleurs nous ayant ensuite surpris à peu de distance, la brigade avait pu nous rattraper... de plus, le cheval, que les brigands avaient laissé aller avec le cabriolet, s'était arrêté aux environs. L'aubergiste l'ayant reconnu, avait avancé dans la forêt sur la trace du sang de ce Lafleur dont on avait retrouvé le cadavre... D'après cela, avertis par mes premiers cris, au commencement du combat des deux derniers voleurs, ma tante et les cavaliers avaient couru, et étaient enfin arrivés si juste à temps.
Je repris donc bien vîte mes habits, qui étaient à terre ; et les cavaliers, après avoir fait perquisition dans le souterrain, que je leur indiquai, et pris tout ce qu'ils y trouvèrent, ramassèrent et garrottèrent les deux voleurs qui n'étaient que blessés, et le corps mort de Lafleur, pour les ramener à l'endroit où nous avions arrêté la veille. Le brigadier ordonna à l'aubergiste d'atteler son cheval de main à côté de celui de son cabriolet, et de monter dessus ; et nous ayant fait monter, ma tante et moi, dans la voiture, nous repartîmes tous ensemble pour l'auberge, où nous devions rester pour figurer et déposer comme témoins dans le procès criminel qui allait s'instruire.
CHAPITRE XXXVII.
Vilaine tournure que prend pour nous cette affaire. Nous nous en tirons heureusement.
C ette cruelle aventure, où nous étions évidemment victimes et bien innocentes, ma tante et moi, tourna cependant d'une manière fort inquiétante pour nous. Le juge de l'endroit ne cherchant, pour faire preuve de sa sagacité, qu'à trouver des coupables de plus, se figura, d'après les détails de l'affaire, que nous étions complices de monsieur de Lafleur dans le vol fait au grand vicaire, de sa voiture et de son argent ; en conséquence, il commença par nous faire traduire en prison.
Personne ne pouvait déposer en notre faveur, monsieur de Lafleur, le seul coupable de ce crime, ayant été tué dès le matin, et les deux voleurs arrêtés, étant morts pendant la nuit, des suites de leurs blessures.
L'hôte ne pouvait rien dire non plus à notre décharge, sinon que ma tante l'avait averti de la scélératesse de ce valet du grand vicaire, et que c'était d'après son avis qu'on avait arrêté les brigands et retrouvé l'argent. Mais le juge observait qu'elle n'avait parlé que le lendemain, quand elle s'était vue abandonnée par le scélérat avec qui nous avions consenti la veille à fuir, vraisemblablement dans l'intention de partager avec lui les fruits de son vol et de sa trahison.
Nous passâmes donc ainsi huit jours en prison dans des appréhensions et des souffrances mortelles, nous attendant à tous momens, comme on nous en menaçait, à être conduites à Paris par la maréchaussée, pour y être jugées ; et toutes les apparences étant contre nous, nous nous regardions déjà comme prêtes à être sacrifiées par le glaive d'une justice, hélas quelquefois bien aveugle.
Ce qui ajoutait le plus encore à notre douleur, c'était la cruelle précaution que l'on avait prise de nous séparer, pour nous empêcher de nous concerter ensemble pour les réponses que nous devions faire à nos interrogatoires. Le coup de la mort nous aurait été moins sensible que cette terrible séparation. Chacune de nous crut que l'on emmenait l'autre pour la conduire au supplice, et toutes deux fondant en larmes, en croyant nous dire un éternel adieu, nous demandions du moins par grâce, en protestant toujours de notre innocence, la douloureuse consolation de mourir ensemble.
On fut inexorable. On nous arracha des bras l'une de l'autre. On nous fit monter chacune dans une charrette avec d'autres véritables criminels qui allaient subir leur arrêt, et escortés par un détachement de cavaliers, nous partîmes pour Paris.
Déjà nous étions en marche pour ce fatal voyage, quand une berline attelée de quatre beaux chevaux, passa rapidement devant notre triste convoi : c'était celle du grand vicaire, qui pour des raisons particulières avait changé son chemin.
Le brigadier de maréchaussée, reconnaissant la livrée des domestiques, et les armoiries de la voiture, et voulant se faire honneur en annonçant à ce prélat, et le vol qui lui avait été fait, et la diligence avec laquelle il avait récupéré ses effets, poussa son cheval après la berline, l'atteignit, et fit sa déclaration.
Le grand vicaire, fort étonné de cette étrange aventure, ordonna à son cocher de le conduire à cette même auberge où Lafleur avait vendu son vis-à-vis, et dit au brigadier de m'y amener avec ma tante. Il revint donc nous retirer de ces tombeaux ambulans, effrayantes annonces de celui où nous comptions devoir bientôt être ensevelies, et nous reconduisit, à pied et attachées ensemble par une même corde, à la chambre où le prélat nous attendait seul.
Plus surprises que confondues à son aspect, puisque nous n'avions véritablement pas de reproches à nous faire, nous tombâmes à terre devant lui, mouillant le carreau de nos larmes, et sans pouvoir proférer une parole.
Il fit sortir le brigadier, et nous apostrophant d'un air très-courroucé, d'après la complicité qu'il nous croyait avec son perfide domestique, il nous demanda si c'était là la reconnaissance que nous aurions dû lui témoigner des bontés qu'il avait voulu avoir pour nous.
Je restai muette et éperdue... mais ma tante, qui avait plus de fermeté que moi, et sur-tout beaucoup plus de jugement et de connaissance des hommes, sentit tout d'un coup que notre innocence, et sur-tout les excuses trop raisonnables de notre vertu, ne suffiraient pas pour adoucir celui qui avait voulu l'attaquer ; pensant au contraire qu'il fallait dissimuler un peu de la vérité pour le prendre par son endroit sensible... car elle avait encore vu, au premier coup d'œil qu'il avait jeté sur moi, qu'il avait encore de l'inclination... ou au moins de la concupiscence pour ma personne...
« Comment, monseigneur, lui dit-elle, pouvez-vous imaginer que ma nièce et moi soyons assez scélérates pour avoir conçu l'infame dessein de vous voler une faible somme d'argent, quand vos bontés nous faisaient espérer d'en obtenir bien davantage, et sans reproches, puisque vous nous l'offriez de vous-même ... Comment pouvez-vous supposer qu'une jeune fille qui, indépendamment de votre mérite personnel (effectivement, le grand vicaire était bel homme et jeune), est susceptible de vanité et d'amour propre, ait pu préférer l'humiliation de vivre avec un misérable valet, à l'honneur d'être protégée par un grand seigneur, un des premiers prélats de l'église ? »...
(Elle savait que les grands vicaires deviennent bientôt évêques).
Ce discours de ma tante m'étonna d'autant plus de sa part, que, sauf pour les louis du peintre lors de mon déguisement en sainte Suzanne, c'était la première fois que je la voyais tergiverser avec sa conscience...
Quoi qu'il en soit, s'appercevant que l'orgueil du grand vicaire était flatté des louanges qu'elle lui prodiguait, et sans lui rien avouer du consentement que nous avions donné aux propositions de monsieur de Lafleur, elle lui raconta seulement et pathétiquement, comme quoi elle avait cru fermement, ainsi que moi, qu'il nous conduisait à l'endroit que monseigneur lui avait désigné ; comme quoi ce scélérat nous avait endormies à table ; comme quoi il m'avait enlevée en la laissant à l'auberge ; comme quoi il avait voulu me faire violence en chemin... bref, tous les dangers que j'avais courus depuis, pour avoir cru obéir à ses ordres (ce que, lui observa-t-elle adroitement, nous n'avions pas encore voulu déclarer à la justice par respect pour lui...), et finit par le conjurer de s'informer à l'aubergiste, qui lui confirmerait notre double assoupissement, ce qui était suffisant pour lui prouver la violence de son scélérat de valet envers nous, et notre ignorance sur ses projets criminels.
Elle plaida si bien notre cause, que monseigneur se laissa attendrir comme elle l'avait prévu, et que son amour pour moi se réveilla tout-à-fait... Alors il me demanda d'un ton vraiment amical, si je consentais de bonne foi à recevoir de lui les secours que l'intérêt qu'il prenait à moi, le portait à m'offrir.
Embarrassée de cette question, qui me paraissait équivoque, mais cependant significative, je baissai les yeux sans oser faire de réponse, craignant de l'irriter de nouveau... mais ma tante, qui avait ses vues, se hâta d'en faire une pour moi...
« Très-certainement, monseigneur, dit-elle, nous nous trouverons toujours trop honorées de vos moindres bontés.
» Que votre nièce veuille donc bien me le confirmer un peu, reprit-il. --- Oh monseigneur, elle est si timide ... c'est encore une enfant, voyez-vous ... Suzon, baisez la main de monseigneur pour le remercier »...
Et elle lui prit elle-même la main, sur laquelle elle poussa ma tête...
« Oh je n'exige pas d'elle tant de respect, dit-il galamment ; un peu de reconnaissance, à la bonne heure ». Et il m'embrassa fort affectueusement, d'abord sur le front et ensuite sur les joues.
« Soyez tranquilles sur cette vilaine affaire, ajouta-t-il, je vais tout arranger en deux mots. Prenez ces dix louis, dit-il à ma tante ; une lettre, que j'ai reçue de monseigneur l'évêque, a changé et allongé ma route de quelques jours, mais dans une semaine je repasserai ici : restez-y en attendant, et sans parler absolument de ce que je veux faire pour vous ; dites seulement à l'hôte que je vous ai donné quelque chose pour dédommagement de ce que vous avez souffert à l'occasion de mon traître de valet... J'enverrai en avant, la veille de mon retour, un homme plus fidelle que le premier ; vous pourrez le suivre en assurance ; il aura mes ordres, et une voiture vous attendra à une lieue d'ici, pour ne pas donner prise aux malignes interprétations ; et je saurai vous rendre plus heureuses que vous ne l'avez été jusqu'à présent ».
Ma tante, pour achever sa comédie, se rejeta de nouveau à ses pieds, en m'en faisant faire autant, et l'appelant notre sauveur et notre bienfaiteur : il nous releva vivement, et m'embrassant encore, et plus amoureusement cette fois... « Huit jours de patience, ma belle enfant, me dit-il, et je saurai vous faire oublier tous vos chagrins ». Alors il fit appeler le brigadier. Comme Lafleur était mort, et que le secret de la commission amoureuse dont il l'avait chargé, n'était connu que de nous, ainsi que ma tante avait eu l'attention de le lui déclarer, le décorum de son état n'avait reçu aucune atteinte par cet événement, qui ne devait plus être envisagé que comme un vol de valet, qui, nous ayant rencontrées en route, avait voulu me séduire pour son compte. Le grand vicaire dit donc au brigadier, que, d'après les dépositions de l'aubergiste, et les preuves que nous lui venions de donner toutes deux de notre innocence, il demandait que l'on ne fît plus de poursuites contre nous ; que même, comme nous avions été soupçonnées injustement, et maltraitées, il avait cru nous devoir des dédommagemens ; qu'il désirait donc qu'il ne fût plus question de cette aventure, puisque son domestique, le seul coupable, avait été puni.
Le brigadier assura monseigneur que pour se conformer à ses désirs, qui valaient pour lui des ordres, il allait faire biffer toute la procédure au bailliage de l'endroit, et partit en nous faisant, à ma tante et à moi, toutes sortes de complimens de félicitation. Le grand vicaire dit ensuite à l'aubergiste que pour réparer le mal que nous avions souffert, nous allions rester quelque temps dans son auberge ; qu'il l'engageait à avoir des égards pour nous, et qu'il répondait de notre dépense ; qu'il gardât toujours son vis-à-vis et les chevaux que son valet lui avait vendus, et qu'en repassant, dans huit jours, il réglerait tous ces comptes-là, et il remonta en voiture, et continua sa route.
CHAPITRE XXXVIII.
C'est à présent l'aubergiste qui m'attaque. Scène effrayante avec lui. Comment je m'en retire.
S itôt que je me trouvai seule avec ma tante, elle me dit : « Eh bien, ma pauvre Suzon nous éprouvons presque tous les jours des tribulations nouvelles ; mais voilà encore une marque bien signalée de la protection de nos bonnes patronnes, qui ne nous abandonnent jamais, et cela, parce que nous avons le cœur pur et la conscience nette... Sais-tu que nous en voilà réchappées là d'une fière ... être traînées comme ça, liées avec des criminels, pendant toute une route, pour être ensuite condamnées et exécutées à Paris comme des voleuses ... car une fois là, le grand vicaire n'aurait plus voulu se mêler de toi, et aurait au contraire fait presser notre supplice, tant pour ne pas être compromis là-dedans, que parce qu'il nous aurait crues véritablement coupables... Oh pour moi je n'aurais pas été jusque-là, je serais morte en chemin ... et sûrement toi aussi, ma chère enfant... Mais enfin nous en voilà heureusement quittes et bien lavées, et dix louis devant nous encore, pour attendre ce que la providence voudra nous envoyer à présent ».
Tout en partageant la satisfaction qu'elle ressentait de notre délivrance presque miraculeuse, je lui avouai l'extrême surprise où j'étais de l'avoir vu changer ainsi de sentiment, et que je ne pouvais point concilier les promesses coupables qu'elle avait faites pour moi au grand vicaire, avec les principes de vertu qu'elle m'avait toujours recommandés jusqu'à ce moment. Je lui déclarai même que j'aimerais mieux mourir de misère, que de racheter ma vie, ou de me procurer de l'aisance par la perte de mon honneur et de mon innocence.
« Que tu es donc simple, mon enfant me dit-elle, est-ce que j'ai donc jamais eu l'envie de tenir la plus petite des choses que la situation terrible où nous étions toutes les deux, m'a engagée à laisser espérer au grand vicaire ? Nous ne lui avons même rien promis du tout... nous lui avons simplement laissé croire ce qu'il désirait... Mais il y a un vieux proverbe, mon enfant, qui dit que de deux maux il faut choisir le moindre . C'était là le cas de m'en souvenir... et heureusement je m'en suis souvenue...
» Un puissant, mais vicieux personnage peut vous perdre ou vous sauver d'un mot... Au lieu de vous secourir et de vous rendre justice par vertu ou par humanité, il abuse de votre malheur pour former des projets criminels, pour vous proposer de vous sauver par le vice, et ose concevoir des espérances sur votre faiblesse et sur votre infortune... Vous ne pouvez pas empêcher cela ; et la prudence, comme la raison, vous conseillent très-fort de profiter de son erreur pour vous affranchir d'une double infamie, celle d'un supplice ignominieux et non mérité, et celle de la perte de votre honneur, qu'il voudrait vous ravir.
» Il nous a donc délivrées d'abord, il a bien fait. Il nous a dit ensuite de l'attendre ici, pour nous déshonorer ; nous ferions mal, et il est bien dupe de le croire. Il nous a donné, après cela, dix louis, et nous avons très-bien fait de les recevoir, parce qu'ils vont tout justement nous servir à nous éloigner de lui. Nous avons huit jours d'avance pour cela, et en lui évitant de commettre une horreur, nous lui payons encore l'intérêt de son argent.
» Ah c'est différent, repris-je, ma tante, si c'est comme ça que vous l'entendiez. --- Oh très-fort comme ça, ma nièce, et je crois bien même que c'est mon bon ange qui m'a inspiré l'idée que j'ai eue là de le flatter un peu par où ça le démangeait... Ecoute donc, c'est que nous étions en route là dans un triste et vilain équipage, au moins au lieu que, grâce à ma petite politique, nous allons voyager d'un autre côté, et un peu moins mal à notre aise, quoiqu'à pied... Le bon Dieu a dit, aide-toi, je t'aiderai . Eh bien, j'ai donné là le premier coup d'épaule pour nous tirer d'un fier bourbier, et il faut espérer qu'il nous donnera le second pour nous mettre tout-à-fait dans le bon chemin. Nous allons passer ici le reste de la journée et la nuit, pour nous reposer un peu, et nous remettre le corps et l'esprit de nos cruelles fatigues, et demain, dès le point du jour, nous battrons aux champs sans tambours ni trompettes, et sans prier l'aubergiste de faire nos complimens au grand vicaire. Demandons toujours à dîner, et pour le dédommager, nous boirons à sa santé ; ensuite nous prierons le ciel pour qu'il le rende plus sage ».
Ce plan de ma tante était bien concerté, il ne restait plus qu'à le mettre à exécution... mais c'est où le diable nous attendait toujours.
L'hôte, sans que nous lui eussions rien demandé de particulier, ma tante l'ayant seulement prié de nous donner à manger, nous servit un excellent dîner, beaucoup trop délicat même pour des personnes comme nous, ce qui fit faire à ma tante encore une réflexion, qu'elle me communiqua pendant qu'il était allé nous chercher du dessert, qu'il s'obstinait à nous servir malgré nous.
« Vois-tu, Suzon, me dit-elle, quelle épargne nous allons encore faire à ce cher homme de vicaire qui te veut du bien ... C'est parce qu'il a dit qu'il paierait notre dépense, que l'hôte nous sert comme ça... et que ce marchand intéressé, qui nous refuserait peut-être de l'eau au compte de notre pauvreté, nous force à boire son meilleur vin, sous la responsabilité d'un homme riche Or, juge donc à combien monterait la carte de huit jours, à quatre repas pareils chacun ... En vérité, ça mangerait bien une demi-année des revenus de sa grand'vicairerie ... mais nous l'en tiendrons quitte pour deux repas... Certainement c'est avoir de la conscience »
L'hôte m'avait beaucoup reluquée pendant notre dîner, et avec l'air de méditer quelque chose... et moi, je rougissais et je baissais les yeux toutes les fois que je rencontrais les siens, me rappelant qu'il m'avait vue toute nue dans la forêt où ces voleurs m'avaient attachée à un arbre... Lui, de son côté, faisait des réflexions sur l'intérêt que le grand vicaire paraissait prendre à moi. Il nous fit même plusieurs questions à ce sujet... nous dit qu'il était fort riche, capable de me faire beaucoup de bien, et m'engagea à tout faire pour mériter ses bontés.
Nous pensâmes, ma tante et moi, que ce prélat, en partant, lui avait donné la commission de nous parler ainsi, et peut-être celle de nous surveiller, ce qui décida encore davantage notre projet d'évasion. Mais il avait d'autres vues particulières, dont je ne tardai pas à être instruite.
Sitôt après le dîner, l'hôte ayant desservi notre table, et étant descendu à la cuisine, ma tante sortit, sous le prétexte de prendre un peu l'air, parce que, disait-elle, elle avait trop mangé... mais véritablement dans l'intention d'aller prendre quelques renseignemens sur la route, les environs, et les moyens que nous pourrions nous procurer pour nous éloigner le plus promptement possible de cet endroit, qu'elle regardait déjà comme une seconde prison pour nous ; et pour ne pas donner de défiance à l'hôte, elle me fit rester, ayant pris la précaution de m'enfermer dans notre chambre, à double tour, et d'en emporter la clef, en me conseillant de me jeter sur le lit, et de faire un somme pendant le temps de son absence.
Je la crus, je la laissai partir, et je m'endormis effectivement, car j'en avais grand besoin. Je ne sais si c'était une inspiration ou un pressentiment de ce qui devait m'arriver... Mais à peine eus-je fermé les yeux, qu'un rêve affreux vint me tourmenter.
Il me semblait qu'un monstre en forme de serpent s'avançait vers moi, la gueule ouverte, pour me dévorer ; que je voulais le fuir, mais que mes genoux faiblissant sous moi, je tombais sans défense, et que le serpent m'entortillant des longs replis de son effroyable queue, terminée par un triple dard dont il me perçait déjà, s'apprêtait à sucer tout mon sang ...
Réveillée en sursaut par ce songe horrible, et m'agitant douloureusement sur mon lit, je vis auprès de moi l'aubergiste, qui était entré dans ma chambre, dont il avait ouvert la porte au moyen d'une double clef. Il tenait d'une main un papier, et de l'autre un pistolet...
A cet aspect, aussi effrayant que tout ce que j'avais cru voir dans mon rêve, je jetai un cri terrible.
« N'ayez aucune peur, ma belle enfant, me dit-il, et sur-tout ne criez pas. Ne dites mot, même, et laissez-moi parler. Je ne viens ici qu'avec de bonnes intentions pour vous ; mais j'ai pris mes précautions pour vous déterminer à y consentir ».
Plus confondue encore de ce début, l'épouvante et le saisissement m'ôtant la force de l'interrompre, il eut toute la liberté de m'expliquer son abominable dessein.
« Je vous ai vue, me dit-il, toute nue dans la forêt. Tous les charmes de votre corps, ainsi que ceux de votre délicieuse figure, m'ont inspiré pour vous la passion la plus vive, et j'ai pensé qu'il serait doublement avantageux pour vous de la satisfaire... Je n'entre pas dans les détails de ce qui s'est passé entre vous et ce scélérat de valet qui vous avait enlevée... peut-être de votre bon gré... Mais depuis vous avez consenti à écouter le grand vicaire, qui, quoiqu'il puisse vous faire du bien, ne peut que vous déshonorer, parce que vous ne seriez toujours qu'une fille entretenue... Moi, je vous offre beaucoup mieux que cela, je mets votre honneur à couvert en vous épousant, et je vous donne un état.
» De plus, comme je ne suis ni ridicule, ni jaloux, ni égoïste, une fois assuré de la possession de vos beautés, je n'empêcherai pas que monsieur le grand vicaire, qui est premier en date sur moi, jouisse toujours de même de la petite part que vous voudrez bien lui en faire, et je fermerai les yeux là-dessus, comme tant d'autres maris ; nous nous en trouverons infiniment bien. Premièrement, il prendra plus d'intérêt encore à vous quand il vous verra mariée ; d'abord, parce que cela conservera un decorum pour lui, qui, en venant ici pour vous voir, n'aura que l'air de s'arrêter dans une auberge, puisque le titre de mon épouse vous mettra à l'abri du soupçon, et cela ne donnera pas le scandale d'un prêtre qui vient voir une fille qu'il entretient.
» Secondement, ensuite parce que voyant que vous n'avez pas besoin de lui pour exister, il croira devoir payer vos complaisances bien plus cher que si vous étiez sans aveu, et uniquement sous sa dépendance.
» Troisièmement enfin, par la dépense que lui et ses gens feront dans notre auberge à tous ses voyages ».
La frayeur m'avait d'abord, comme j'ai dit, ôté la force de parler ; mais l'horreur d'une si infame proposition me la fit retrouver.
« O ciel m'écriai-je, homme vil et indigne, osez-vous bien, si vous avez perdu tout sentiment d'honneur, supposer que je serai capable, moi, de me prêter, de m'associer à une lâcheté aussi criminelle ?... Ah plutôt mourir ; et puisque vous avez déjà préparé votre arme meurtrière, donnez-moi le coup mortel, et délivrez-moi de la douleur de vous entendre.
» Oh non, non, reprit-il, en écumant de fureur, et ce n'est pas là que je bornerai ma vengeance, si vous n'acceptez pas ma proposition. L'amour que je vous ai déclaré avoir pour vous, est une rage que je veux satisfaire à tel prix que ce soit, et si je n'y réussis pas, je suis déterminé à tout, et ma vie ne m'est plus rien... Mais nous pouvons terminer l'aventure d'une manière moins tragique, et je suis venu pour vous donner le choix. Voilà une promesse de mariage bien cimentée de ma part, et déjà signée de moi, et que nous ratifierons demain ; signez-la de même, et après m'avoir accepté pour mari, accordez-m'en sur-le-champ tous les droits... ou ce premier pistolet va vous punir de votre refus, et ce second, ajouta-t-il, m'en tirant un autre de sa poche, et à deux coups, est pour votre tante, au moment où elle rentrera... le dernier coup sera pour moi, et aucun de nous trois ne survivra au furieux désespoir où vous m'aurez poussé... ». La mort ne m'intimidait pas pour moi ; j'aurais voulu être anéantie... mais l'affreuse idée d'être cause de celle de ma malheureuse tante, révoltait et glaçait tous mes sens.
Incapable de répondre, ni de choisir en une si cruelle alternative, un froid mortel me saisit, un nuage épais obscurcit mes yeux... Je sentis que tout mon être se décomposait, et je tombais sans connaissance et sans sentiment, livrée à la merci et aux fureurs de ce scélérat, qui allait profiter de ma défaillance pour consommer son horrible forfait... lorsque des coups de fouet de poste bruyans, et répétés vivement, annoncèrent l'arrivée d'une diligence qui arrêtait, par extraordinaire, devant la porte de l'auberge.
L'hôte intéressé, comme on l'a pu voir par son odieux calcul dans la proposition qu'il venait de me faire de son mariage avec moi, descendit aussitôt pour recevoir ce monde, en me renfermant, et pensant bien qu'il me retrouverait un peu plus tard, et qu'ayant huit jours devant lui, jusqu'au retour du grand vicaire, il aurait le temps d'en venir à ses fins...
Pendant l'embarras de la sortie de tous les gens de la voiture, et de leur entrée dans l'auberge, ma tante revint aussi, et traversa la cuisine sans être aperçue par l'hôte, occupé à répondre aux voyageurs, qui lui commandaient bien vîte un souper, parce qu'ils devaient repartir le plutôt possible, et marcher toute la nuit, pour regagner du temps qu'ils avaient perdu par l'accident d'une roue cassée en chemin.
Ma tante, remontée et rentrée dans ma chambre, fut interdite et alarmée de me trouver en cet état. Elle s'empressa de me donner des secours et de me faire revenir. Je repris enfin connaissance... Mais, toujours mortellement affectée des odieuses idées que m'avaient laissées la scène affreuse que je venais d'éprouver, je n'osais pas ouvrir les yeux, craignant de revoir l'infame assassin qui m'avait menacée.
La voix de ma pauvre chère tante frappa enfin mon oreille. Je n'osais en croire le rapport de mes sens... Elle parlait, me caressait... appelait sa chère nièce... et je doutais encore de la possibilité du bonheur de me retrouver dans ses bras...
J'en fus cependant convaincue, et les larmes de cette tendre femme tombant sur mon visage, me firent enfin ouvrir les yeux, et en la reconnaissant, je me précipitai sur elle, et je retombai de nouveau en faiblesse... mais par l'excès de la joie et de l'attendrissement.
Lorsque, tout-à-fait revenue, j'eus appris à ma tante ce qui venait de se passer, la bonne femme pensa devenir folle... et ses exclamations, et ses imprécations multipliées contre les hommes et contre notre étoile, me firent craindre qu'elle ne perdît véritablement l'esprit.
Cependant, après ce premier transport, revenant toujours à des idées de religion qu'elle avait réellement dans le cœur, elle se prosterna et remercia l'Etre suprême, qui m'avait encore préservée de ce nouveau danger... Se relevant ensuite avec fermeté, et comme inspirée, elle me dit vivement : « Viens t'en, ma nièce, il n'y a pas un moment à perdre ; fuyons cette maison maudite, c'est une nouvelle Gomorrhe et Sodome, où l'hôte impudique violerait des anges, et qui tôt ou tard sera consumée par le feu du ciel. Profitons de l'attention que ce malheureux est obligé de mettre à servir tout son monde, et tandis qu'il ne pense pas à nous, mettons-nous à l'abri de ses persécutions.
» Je le veux bien, ma bonne tante, sortons d'ici... mais où allons-nous porter nos pas ? Cachons-nous plutôt quelque part. Voilà la nuit, et nous ne pourrions pas aller loin sans courir d'autres dangers, peut-être plus grands encore. --- Viens toujours, le premier danger est le plus pressant à éviter. La providence pourvoira aux autres ; elle ne nous a pas encore manquée ».
Nous guettâmes donc le moment où l'hôte était le plus entouré de monde à ses fourneaux, ou occupé dans la salle après les voyageurs, et nous nous glissâmes l'une après l'autre, sans être remarquées par deux vieilles servantes et un chef de cuisine, qui étaient les seuls commensaux de cette maison, et nous coulâmes le long de la cour, pour regagner la porte charretière, qui donnait sur la route. Nous l'ouvrîmes doucement, et nous sortîmes enfin en faisant chacune un grand signe de croix, et priant Dieu de nous conduire à bon port.
CHAPITRE XXXIX.
Nous sommes volées sur le chemin. Désespoir de ma tante. Rencontre imprévue.
N ous voilà donc sur le grand chemin, marchant sans savoir où nous allions, car nous n'avions pas encore eu le temps de former un plan réfléchi ; mais avançant, pour fuir l'aubergiste, le grand vicaire, le petit vicaire, le prieur des Carmes, le procureur... et tout l'univers masculin, si nous l'avions pu.
Comme au lieu de marcher, nous courions, au bout de près d'une heure de cette course, nous trouvant hors d'haleine, et assez loin déjà pour n'avoir plus à craindre du moins de l'aubergiste, ma tante me proposa de nous arrêter un instant, autant pour nous reposer que pour réfléchir un peu sur ce que nous avions de mieux à faire dans cette circonstance. Nous nous assîmes donc sur le bord du chemin.
Des dix louis que ma tante avait reçus du grand vicaire, elle avait eu la précaution dans changer deux dans l'après-dîner, avant de quitter l'auberge, en argent blanc, pour les besoins de notre route, et pour n'être pas obligées de présenter de l'or en chemin, ce qui aurait pu nous rendre suspectes, vu la mesquinerie de notre ajustement. Elle voulut encore en avoir une seconde par prévoyance, en cas d'événement fâcheux, ce fut de partager notre petit trésor entre nous deux, pour ne pas risquer de perdre tout le magot à-la-fois... mais cette attention même à le conserver, fut justement ce qui nous le fit enlever.
Comme nous étions sur le revers d'un fossé, à faire ce partage, deux hommes passèrent... Avant que nous eussions pu les voir, ni eux, nous, ils entendirent le son de nos écus, que ma tante comptait et recomptait. Voleurs d'habitude, ou non, le proverbe qui dit que l' occasion fait le larron ,fut vérifié dans ce moment. Les deux passans réglèrent leur marche, et vinrent droit, mais sansbruit, à ce son agréable et attirant ; ils furent sur nous, et nous surprirent les espèces dans lesmains, qu'ils nous saisirent à-la-fois par-derrière, avant que nous les eussions même encoresoupçonnés.
Nous vîmes alors deux soldats avec des havre-sacs, qui allaient sans doute rejoindre leur régiment.
« Vieille sorcière dit l'un d'eux à ma tante... c'est le diable apparemment qui t'a envoyé cet argent-là, car, à ton équipage, tu n'as pas l'air d'être faite pour qu'il t'appartienne légitimement ; et à ta mine, et à celle de ton petit compagnon, vous ne pouvez pas non plus l'avoir volé par force... Ainsi donc, comme nous ne craignons pas le diable, nous, non plus que ceux qu'il protège, nous nous approprions ces louis et ces écus-là... S'ils sont faux, comme j'en ai grand peur, venant d'un fournisseur aussi scabreux, nous le dénoncerons à l'aumônier de notre régiment, et s'te perte là ne vous fera pas de tort, à vous ; mais s'ils sont bons et valables, nous boirons avec à votre santé et à la sienne, en reprenant des forces pour aller battre les ennemis de la nation, et votre féal protecteur vous en renverra d'autres...
» En attendant ce secours-là du diable votre patron, remerciez Dieu de ce que nous ne sommes ni des voleurs qui vous ôteraient la vie, ni des archers qui vous emmèneraient pour vous la faire perdre ; car franchement, vous ne m'avez pas trop l'air de mériter de vivre ».
Cependant, malgré cette grâce qu'il semblait nous faire, le second soldat ayant tiré son sabre, témoignait la plus grande envie de l'essayer sur nos têtes.
« Par la sambleu disait-il à l'autre, en prenant déjà la mesure de nos cous, s'ils sont de la bande de quelques voleurs, comme ça m'en a tout l'air, c'est rendre service à la société que la purger de cette clique infame... et si c'est comme tu dis, toi, une vieille sorcière qui manigance avec le diable, je suis curieux de voir s'il a le secret d'endurcir ses protégés, et si le cou de s'te magicienne-là ébréchera la lame de mon briquet, à qui j'ai donné le fil ce matin... Tiens-toi bien, vieille mégère, et réclame-toi de Belzébuth, je vas t'envoyer au sabbat ».
Alors, la prenant par les cheveux, il levait déjà son sabre, quand le bruit d'une forte voiture traînée par plusieurs chevaux, se fit entendre de loin, venant de notre côté.
Le soldat tueur lâcha les cheveux de ma pauvre tante, mais le preneur ne lâcha pas nos louis ni nos écus, et s'enfuyant tous deux bien vîte par un chemin de traverse, ils nous laissèrent, ma tante et moi, à moitié mortes de frayeur, et tout-à-fait ruinées et sans ressources.
Désespérée de ce dernier coup, et hors d'elle-même, ma tante perdant absolument la tête, regrettait de n'avoir pas été tuée par ce soldat, ou soi-disant soldat, qu'elle regardait comme un voleur déguisé ; et lasse de vivre, disait-elle, et décidée à finir sa déplorable existence, elle courut se jeter sur le milieu du chemin, pour que la voiture, qui arrivait grand train, lui passât sur le corps... Effrayée de cet acte de désespoir et de folie, je me mis à pousser des cris affreux...
Le postillon arrêta ses chevaux tout court : c'était la diligence qui avait soupé à notre auberge. Les voyageurs s'informant de la cause de cette alarme, je racontai en peu de mots, et en sanglotant, le vol qui venait de nous être fait, et le désespoir de ma tante. Elle-même, que j'avais relevée avec l'aide du postillon, qui était charitablement descendu de son cheval pour la ramasser, confirma ce que je venais de dire, en assurant que puisque la voiture ne l'avait pas écrasée, elle allait en attendre une autre, ou se détruire elle-même.
Un des voyageurs, frappé du son de sa voix, lui demanda d'un ton d'intérêt, pourquoi elle se trouvait là à cette heure, et qui elle était.
« Oh pourquoi je me trouve là, répondit-elle, c'est un enchaînement d'histoires trop long à raconter, et votre diligence aura plutôt achevé son voyage que je n'aurais terminé le récit de tous mes malheurs, et de ceux de ma pauvre nièce... (car, toute entière à sa sensibilité pour ma personne, elle ne pensait plus à mon habit) ; mais pour qui je suis, c'est plus aisé à savoir, et je peux le dire sans honte, car je n'ai jamais rien fait dont je doive rougir, et qui m'oblige à cacher mon nom. Je m'appelle Geneviève Dubu, fille de feue madeleine Dubu, jadis blanchisseuse près de Neuilli.
» Geneviève Dubu s'écria le voyageur qui venait d'interroger ma tante... conducteur, il y a des places dans la diligence, faites-y entrer cette femme avec sa nièce ; je paierai pour elles deux ».
Le conducteur ouvrit donc la portière, et nous engagea à monter... et comme il n'était pas raisonnable de s'obstiner à passer la nuit sur le chemin, nous y consentîmes. Le postillon fouetta, et nous partîmes sans deviner encore qui pouvait être celui qui se chargeait ainsi des frais de notre transport.
CHAPITRE XL.
Qui était ce voyageur qui s'intéressait à ma tante.
I l était nuit, on ne se voyait pas dans cette voiture. Ma tante, trop émue de l'événement cruel où elle venait de courir doublement le risque de la vie, par le sabre du voleur et par les roues de la diligence... et qui nous avait enlevé la dernière ressource qui nous restait pour exister, ne faisait guères attention aux voix de ceux qui l'interrogeaient sur notre aventure ; elle ne distinguait pas celle d'un homme qu'elle connaissait bien et depuis long-temps, mais à qui elle était fort éloignée de penser alors, et dont elle ne pouvait pas se croire si proche.
Ce même homme fut le premier à dire qu'il était à propos de ne pas la fatiguer ainsi de toutes ces interrogations, qui ne servaient, pour le moment, qu'à renouveler son chagrin, et qu'il fallait la laisser un peu remettre de la frayeur qu'elle avait eue, mais qu'il la connaissait, et qu'il répondait qu'elle était une honnête personne.
L'obscurité et le mouvement de la voiture ayant à mesure assoupi tous les voyageurs, il ne resta plus d'éveillés que ma tante et moi, et peut-être celui qui nous avait fait entrer dans la diligence ; mais prudemment, il crut devoir attendre au lendemain pour se faire reconnaître de ma tante.
J'étais à côté d'elle, et j'éprouvais bien sans doute ses mêmes sentimens sur la cruelle singularité de notre position. Nous étions dans une diligence qui nous emmenait sans que nous sussions où ; nous ignorions de même avec qui nous nous trouvions ; et un homme de cette compagnie cependant s'intéressait à nous...
« Ce qui me rassure un peu, me disait tout bas ma tante, c'est que c'est moi que cet homme-là connaît... je serais inquiète si c'était toi ; je soupçonnerais encore quelqu'anicroche, mais c'est à moi qu'il en a, il ne peut pas y avoir de danger... Enfin, allons toujours ; le bon Dieu fera faire clair demain, nous verrons notre monde ; et à tel endroit que la diligence nous arrête, nous y serons toujours moins en risque que sur le chemin avec nos maudits voleurs, ou avec l'aubergiste, ou avec le grand vicaire... J'ai eu tort tout-à-l'heure de vouloir me désespérer ; j'en demande pardon à Dieu. Il nous reste encore du cœur et des bras, et avec ça, ma nièce, on trouve à manger du pain par-tout ; dormons, crois-moi, ça nous reposera. Nous sommes huit ou dix personnes dans la voiture ; il n'y a, à ce que je peux croire, ni moine italien, ni marinier ; et à moins que le diable ne s'en mêle, l'histoire de la nuit du coche d'eau ne se renouvellera pas ici ».
Nous nous endormîmes effectivement, appuyées et serrées l'une contre l'autre, et la nuit se passa sans accident. La fatigue même, et les tribulations que nous avions éprouvées, nous tinrent tellement assoupies que nous ne nous réveillâmes que lorsqu'il était déjà grand jour, et que la voiture arrivait à l'endroit où elle aurait dû faire sa couchée la veille, et où elle arrêta pour déjeûner et relayer en même temps.
Quel fut l'étonnement de ma bonne tante en retrouvant alors dans le voyageur qui répondait pour nous, et qui était un homme de fort bonne mine, quoique de l'âge de ma tante, ce monsieur Jasmin, jadis valet-de-chambre du seigneur de notre village, et à qui elle avait joué un tour si piquant
Elle ne le reconnaissait pas d'abord ; mais il la remit sur la voie en lui rappelant lui-même l'aventure où elle l'avait si bien puni.
Confuse, elle n'osait plus ni le regarder ni lui parler. Il lui dit avec beaucoup de cordialité, et de sentiment même :
« Ma bonne Geneviève, ne soyez pas honteuse pour m'avoir joué un tour qui m'a paru sanglant, il est vrai, dans le premier moment, mais qui a fait le bonheur de ma vie. Vous m'avez corrigé ; vous m'avez retiré du vice où, sans cette forte leçon que vous m'avez donnée, je me serais enfoncé de plus en plus... et j'aurais peut-être fini honteusement, ou je traînerais à présent une misérable et méprisable existence.
» La digne femme que je n'avais pas eu le bon esprit de connaître, et que vous m'avez forcé à prendre, a su réparer et racheter, par les qualités bien précieuses de son caractère et de ses talens, une beauté passagère que ses traits n'offraient pas aux yeux... Elle s'est faite estimer et chérir du seigneur de notre village et de son épouse, qui m'ont pardonné mes sottises à cause d'elle. Ils nous ont protégés, gratifiés et favorisés d'abord dans une petite entreprise qu'ils nous ont procurée, et que les soins et l'intelligence de ma femme ont rendue bien plus profitable encore... en peu de temps notre fortune a pris de l'accroissement ; nous avons multiplié nos fonds, augmenté toujours notre commerce et notre travail en proportion ; et aujourd'hui nous nous trouvons à la tête d'une maison considérable, et possesseur d'une fortune solidement assurée...
» C'est à vous, ma bonne et vertueuse Geneviève, à qui je la dois, ainsi que toutes les satisfactions pures dont j'ai joui jusqu'à présent, et je mettrai mon plaisir et mon devoir à vous en témoigner ma reconnaissance. Venez déjeûner avec moi, et cette charmante nièce que vous avez là, déguisée en garçon. Cela m'annonce des aventures... et l'histoire de votre vie était déjà entamée, quand je vous ai connue, de manière à me faire croire qu'il vous en est encore arrivé bien d'autres depuis... Vous allez m'en conter une partie ; et comme j'espère que nous ne nous quitterons plus, vous aurez le temps de m'en apprendre le reste ».
Nous entrâmes donc avec lui dans une chambre où nous déjeûnâmes.
Pendant deux heures, que nous restâmes à cette auberge, ma tante raconta à monsieur Jasmin (qui n'était Jasmin que pour nous, car il avait un autre nom alors, non par orgueil... celui-ci étant un nom de livrée, il avait repris le sien de famille), une grande moitié des derniers événemens de sa vie, et ce qui me concernait moi-même.
Le conducteur nous avertissant pour remonter prendre nos places, ma tante parut indécise et inquiète... mais monsieur Jasmin lui prenant la main avec affection, lui dit :
« Ma chère Geneviève, je vous ai aimée, je vous ai estimée... maintenant vous êtes dans la peine, et je vous suis redevable... je dois et je veux m'acquitter, même en gagnant encore avec vous... Ma femme, cette digne Jeanneton, dont vous avez fait le bonheur aussi, et qui vous aime autant que moi, est actuellement en Corse ; c'est le pays où je me suis fixé depuis quelque temps, par des tournures et des dispositions de commerce. J'en suis parti pour venir terminer des affaires et recueillir des paiemens, et j'y retourne. J'y ai deux filles avec elle, mais plus jeunes de quatorze à quinze ans... je vous engage... je vous prie même instamment, puisque vous n'avez rien de mieux à faire, d'y venir avec moi ; vous serez l'amie de ma femme et la mienne, et l'institutrice et la seconde mère de nos filles. Elles ont déjà d'excellens caractères, votre expérience et votre sagesse contribueront à en faire des personnes accomplies... et votre charmante nièce sera leur camarade, et regardée chez nous comme notre troisième enfant ».
Ma tante était aussi sensible que brave. Elle ne répondit pas, mais elle pleura. Je pleurai aussi, et le bon monsieur Jasmin pleura de même... Enfin, après nous être embrassés tous les trois à plusieurs reprises, et bien essuyé les yeux pour n'avoir pas un air singulier devant nos voyageurs, nous remontâmes dans la diligence pour nous rendre d'abord à Marseille, où monsieur Jasmin avait encore des affaires, et d'où nous devions nous embarquer pour aller nous réunir à sa famille, en Corse.
Cette proposition de monsieur Jasmin, et ce voyage, arrangeaient d'autant mieux ma tante, qu'outre le plaisir de se retrouver avec d'anciennes connaissances, avec Jeanneton sur-tout, qui lui avait une si véritable obligation, cela l'éloignait de la France, où elle se déplaisait, où elle craignait beaucoup, et où elle n'avait presque plus d'espoir de rien trouver d'avantageux.
CHAPITRE XLI.
Nuit cruelle. Histoire d'un revenant.
M a tante, réfléchissant sur cette aventure nouvelle, me dit « Ma nièce, j'ai déjà fait, comme tu l'as entendu dans le détail de mon histoire, la rencontre d'une diligence qui m'a tirée d'embarras pour le moment ; c'était celle de mon directeur de comédie... mais, hélas cette rencontre a été depuis pour moi la source de nouveaux malheurs. J'espère que Dieu permettra que celle-ci nous soit plus avantageuse à toutes les deux ».
Je lui répondis que j'en augurais aussi très-bien moi-même, et nous nous accordâmes à regarder cet événement inattendu comme une faveur du ciel.
Elle commença donc, dès cet instant, à oublier toutes nos disgrâces passées, et à reprendre toute sa gaieté, elle amusa même beaucoup nos voyageurs par le récit du reste de nos aventures, qu'elle acheva pour monsieur Jasmin, et dont elle déguisa adroitement les endroits les plus saugrenus.
Toute la route s'acheva ainsi agréablement, sans aucun accident qu'une aventure dans la dernière auberge où nous couchâmes, qui donna toute la nuit bien de l'inquiétude à ma tante et à moi.
Nous étions retirées après le souper, et couchées toutes deux en un même lit, dans une chambre qui donnait sur un petit jardin de l'hôtellerie. Notre lumière était éteinte, mais nous n'étions pas encore endormies ; nous entendîmes le bruit d'une chaîne qu'on traînait par la chambre...
Aussitôt ma tante, qui avait toujours eu grande peur des revenans, et qui conséquemment me l'avait inspirée à moi-même, s'imagina que c'en était un, et se mit à se serrer contre moi, qui l'embrassai aussi fortement, en frissonnant toutes deux sans oser nous dire un seul mot.
Après quelques allées et venues de cette chaîne, qui faisait tout le tour de notre chambre ? et dont chaque mouvement nous faisait tressaillir, nous n'entendîmes plus rien ; et ce calme même dura assez long-temps pour que ma tante, persuadée que c'était l'effet des prières qu'elle avait récitées et des signes de croix qu'elle avait faits, et qui avaient conjuré et mis en fuite le malin esprit ou le revenant, pût se rendormir...
Elle commençait même à ronfler un peu... Tout-à-coup elle se réveille et me pousse violemment en me disant :
« Eh bien qu'est-ce que tu fais donc ? pourquoi m'arraches-tu mon bonnet ? --- Moi ? ma tante ? je ne vous touche pas... --- Comment, tu ne viens pas de me décoiffer ?... --- Eh mais, pas du tout... --- Oh mon Dieu s'écria-t-elle, miséricorde mon bonnet, qui était bien attaché, est pourtant parti, et on m'a arraché la moitié des cheveux avec, encore ... --- Cela n'est pas croyable, ma tante ; vous rêviez peut-être. --- Comment, je rêvais ... Touche donc, toi-même ».
Effectivement, j'alongeai ma main, et je sentis sa tête nue.
« C'est bien plutôt toi, me dit-elle, qui, en rêvant, me l'auras ôté... --- Oh non, ma tante, car je ne dormais pas encore, moi » ...
Dans le même instant on m'arrache le mien, avec les cheveux aussi.
« Oh mais, dis-je, ma tante il valait mieux me le demander que de me l'arracher ainsi... --- Qu'est-ce que je t'arrache, reprit-elle ? --- Eh bien donc, mon bonnet pour mettre à la place du vôtre, apparemment, que vous avez laissé tomber... --- Moi je n'ai pas remué... tu vois bien que tu rêves toujours... --- Mais, non, ma tante je ne rêve pas plus que vous, et voilà bien ma tête nue aussi comme la vôtre ».
Elle me tâta à son tour, et me dit :
« Ah ma pauvre Suzon prions bien le bon Dieu et la bonne sainte Vierge cette chambre est ensorcelée. C'est le revenant qui est encore revenu »...
Et nous voilà toutes deux à retrembler de plus belle ... Dans ce moment on tire notre couverture par le pied du lit, notre frayeur redouble, et nous invoquons à haute voix tous les saints du paradis.
Au milieu de notre prière, nous entendons la chaîne qui recommence à rouler par la chambre, qui arrive sur notre lit, et passe derrière nos épaules, car nous nous étions relevées sur notre séant dans l'intention de nous mettre à genoux. La peur nous fit retomber de notre long et à plat... et la chaîne faisant encore un tour par-dessus nous, passa à l'entour du cou de ma tante, et s'arrêta, prise sous mon dos par l'autre bout.
La pauvre Geneviève crut que c'était sa dernière heure, et dit son in manus , en me conjurant de lui dire aussi un de profondis ; mais j'en avais aussi besoin qu'elle.
Nous restâmes plusieurs minutes dans cet état d'anéantissement, respirant à peine, et chacune de nous deux croyant l'autre morte, tant l'épouvante nous avait glacées »... Enfin, après cet intervalle nous sentîmes un corps tout vêlu, qui, entrant par dessous nos draps, qui avaient d'abord été tout tirés et dérangés, se glissait et s'alongeait entre nous deux.
Oh pour le coup, la frayeur nous redonna des forces ; et poussant à-la-fois des cris affreux, nous nous élançâmes toutes les deux hors du lit, en ouvrant les yeux, que la peur nous avait fait tenir bien fermés jusqu'alors.
Nos cris et notre mouvement violent effraya de même l'objet qui nous causait de si cruelles alarmes, car il se sauva en même temps, et nous vîmes quelque chose de gros et de noir, avec une longue queue, qui, sautant de dedans notre lit, traversa la chambre et ressortit par notre fenêtre, qui se trouvait ouverte... ma tante jura que c'était le diable, qu'elle l'avait bien reconnu à sa queue, ferma bien vîte la fenêtre sur lui en faisant encore mille signes de croix ; et se jetant à genoux, en m'y faisant mettre aussi, nous passâmes ainsi tout le reste de la nuit en chemise sur le carreau, à répéter et recommencer les litanies de la vierge, et tout ce que nous savions de prières.
Nous ne fûmes retirées de cette angoisse mortelle que le lendemain de grand matin, quand la fille de l'auberge, venant pour nous éveiller et nous avertir que la diligence allait repartir, nous trouva ainsi nues et à genoux au milieu de la chambre. Nous lui racontâmes l'événement effrayant de notre cruelle nuit, et lui fîmes même voir la chaîne qui était restée sur notre lit. Elle la reconnut, et nous apprit, en se pâmant de rire, que le diable qui nous avait tant lutinées, n'était autre chose qu'un gros singe qui était entré par notre fenêtre, que nous n'avions pas eu l'attention de fermer avant de nous coucher... Que de prières nous avions faites en pure perte, et que d'histoires de revenans et de diables n'ont pas eu de fondement plus véritable que celui-là
CHAPITRE XLII.
Nous nous embarquons à Marseille. Tempête. Combat sur mer. Le plus terrible danger que nous eussions jamais couru.
L e revenant, le sabbat et l'effroi de notre nuit, amusèrent beaucoup nos voyageurs, auxquels ma tante la raconta naïvement, mais après que la fille d'auberge la leur eut déjà annoncée malignement.
Cette nouvelle histoire servit de matière aux conversations pour toute la journée... et la préférence que le singe nous avait donnée, à ma tante et à moi, pour nous en rendre les héroïnes, confirma de plus en plus la société dans l'opinion où l'on était déjà que nous étions nées pour les grandes et extraordinaires aventures...
Le soir, la diligence étant arrivée à Marseille, l'on se sépara pour aller chacun à sa destination.
Monsieur Jasmin nous mena dans une maison où il avait habitude de loger, et où nous dûmes rester quelques jours à attendre qu'il eût fini des affaires importantes qu'il avait dans cette ville.
Comme il vit qu'elles traînaient en longueur, et qu'il n'avait pas besoin de nous, qui, de notre côté, brûlions d'impatience de nous voir hors de France, il profita de l'occasion d'un vaisseau qui allait partir justement pour la Corse, et nous fit embarquer dessus en nous donnant une lettre pour son épouse, à laquelle il nous recommandait beaucoup, et nous chargea même de vive voix de quelques détails à lui faire, concernant ses opérations particulières.
Nous nous séparâmes donc de lui, avec l'assurance qu'il nous donna et qu'il nous dit d'annoncer de même à son épouse, que ses affaires terminées ou non, il partirait sous quinze jours au plus tard pour nous rejoindre.
En embarquant sur ce vaisseau qui nous faisait quitter la France, nous voulûmes, ma tante et moi, nous donner la satisfaction d'écrire au grand vicaire, tant pour lui faire connaître les véritables motifs de vertu qui nous avaient ordonné de le fuir, que la scélératesse de l'aubergiste, son second agent, à qui il nous avait confiées, et nous lui en marquions les intéressans détails...
Notre lettre parvint et ne fut pas inutile. J'ai appris particulièrement depuis, que ce misérable avait été puni comme le méritait la bassesse de ses sentimens.
Le grand vicaire, sans parler de nous, l'avait fait condamner, pour l'affaire de la berline, comme recéleur et acheteur d'effets volés ; et peu de temps après notre départ de Marseille, il y vint prendre une place dans les bancs des galériens... Par une fatalité singulière, l'avare procureur qui régalait si bien ses clercs, et dont j'avais été la cuisinière pendant quatre jours, avait obtenu la même récompense pour crimes de faux, qu'il avait commis dans ses actes... Tout se retrouve avec la providence ...
Un nouveau spectacle s'ouvre à nos yeux émerveillés... Nous sommes en pleine mer...
On peut s'imaginer... ou pour mieux dire, il serait difficile de se figurer la surprise d'admiration et de terreur à-la-fois qui s'empara de ma tante et de moi, à l'aspect de cette immense étendue d'eau.
Nous, qui n'avions jamais vu que la Seine et quelques autres rivières ou ruisseaux... nous nous crûmes absolument perdue, hors du monde, et presque dans le néant, quand notre vue ne trouvant plus de bornes et n'apercevant plus de terre, fut obligée de s'arrêter dans le vide de l'air, où l'horizon seulement confondait le ciel avec la mer...
Pour nous faire passer par toutes les épreuves, une tempête violente nous accueillit dès le même jour, et nous tourmenta d'une manière horrible... car les matelots prièrent Dieu... c'est tout dire ; mais, comme on a déjà lu beaucoup de ces descriptions-là, je n'en ferai pas ici une nouvelle ; je dirai seulement que les montagnes d'eau qui s'élevaient à l'entour de nous en menaçant de nous écraser, et les abymes sans fond qui s'entrouvraient pour nous engloutir, nous causèrent bien encore un autre genre de frayeur que celle que le diable-singe nous avait fait éprouver.
Mais ce n'était encore que le prélude d'un malheur épouvantable auquel nous devions succomber.
La tempête cessa, et le calme ? que nous avions tant désiré, ne revint que pour annoncer et nécessiter notre perte.
La force des vents nous ayant jetés hors de notre route pendant toute la nuit, nous aperçûmes au matin un corsaire algérien qui venait sur nous. N'étant pas en force pour nous défendre, nous ne cherchions qu'à fuir ; mais notre vaisseau, endommagé par les suites de la tempête, qui avait emporté une partie de nos voiles et de nos agrès, ne put échapper à l'ennemi, qui, avançant à voiles et à rames, nous attrapa et commença à nous envoyer une volée de ses canons, qui nous fit encore ressentir une nouvelle espèce de peur non moins effrayante, en voyant tomber à côté de nous nos compagnons, écrasés par les boulets, ou déchirés par les éclats des bois qu'ils fracassaient...
Le combat ne dura pas long-temps ; les pirates turcs eurent bientôt détruit la moitié de notre monde et forcé le reste à se rendre ; nous fûmes tous conduits sur leur vaisseau, où ils nous enchaînèrent, et ils reprirent leur route pour nous aller vendre comme esclaves dans leur pays.
« Ah, mon doux sauveur s'écriait ma tante en pleurant, quand elle vit qu'on allait la charger de fers et moi aussi, comme tous nos autres camarades, et qu'elle entendit le langage barbare de ces turcs, auquel elle ne comprenait rien... voilà bien encore la pire des histoires qui nous sont arrivées ... Les bossus galonnés, les tabellions estropiés, les boulangers brûlés, les aubergistes scélérats, les procureurs enragés, les prieurs de Carmes enlevés, les clercs ivrognes et impudens... les vicaires suborneurs, les Lafleur ravisseurs, et les brigands voleurs et assassins de la forêt... n'étaient que de mauvais démons qu'on pouvait conjurer avec des prières... et la protection de sainte Geneviève des-Ardens, ma patronne, et de sainte Suzanne, la tienne, ont toujours su nous en délivrer ...
» Mais avec ces rénégats maudits, ces mangeurs d' Arcoran , qui sont piresque les juifs dont les moustaches seules me font trembler... et qui n'entendent ni le français ni lelatin, toutes les prières et toutes les litanies sont inutiles. Notre dernière heure est sonnée, mapauvre nièce ces enragés-là vont nous manger toutes vives »
La peur d'être ainsi dévorée vivante, fit qu'elle ne voulut pas se laisser enchaîner ; elle sautait au milieu des forbans, les égratignait et les mordait dans l'intention de se faire tuer d'avance d'un coup de sabre, comme ils l'en menaçaient, aimant mieux, disait-elle, n'être mangée qu'après sa mort... et elle m'exhortait à en faire autant.
Enfin le capitaine de ces brigands, qui s'amusait à regarder la belle défense de ma tante, et qui riait de tous les sauts et grimaces que la fureur lui faisait faire, eut la fantaisie de vouloir l'interroger...
Il ordonna donc de la laisser libre, et de la lui amener dans sa chambre avec moi ; et il fit en même temps venir un interprète pour pouvoir lui expliquer nos discours.
Sitôt que nous entrâmes, il me regarda avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait, n'ayant presque pas eu le temps de me voir, tout occupé qu'il était, et à donner des ordres après le combat, et ensuite à considérer ma tante.
Il se permit même avec moi des familiarités et des caresses turques très-indécentes, qui révoltèrent ma tante autant que moi ; et il me fit dire par son interprète, qu'il me trouvait un fort joli garçon ; qu'à cause de ma beauté, il ne me ferait pas enchaîner comme les autres, et qu'il voulait me garder pour le servir à sa chambre... il fit même apporter des vêtemens turcs, et me fit ordonner, par ce truchement, de me déshabiller à l'instant, et de prendre le nouveau costume qu'on me présentait...
Comme je m'y refusai, il commanda à l'interprète de me dépouiller.
Il vint effectivement sur moi, et portait déjà les mains à mon pantalon pour le défaire, quand ma tante, qui n'entendait pas la langue des turcs, mais qui comprenait fort bien leurs gestes, indignée de ceux-là, lui appliqua un vigoureux soufflet... et du même temps, le saisissant par les deux côtés de la moustache, le fit tomber et rouler par terre avec elle, qui ne quittait pas prise.
Celui-ci tira son poignard, et allait en percer ma tante... mais le capitaine, qui riait encore de ce nouvel acte de bravoure de Geneviève, l'en empêcha en lui disant, dans son langage, qu'il allait la faire punir autrement. Il lui ordonna seulement de la contenir, ce que le pauvre interprète, à moitié démoustaché, ne put faire qu'à l'aide de deux pirates qui lui servirent d'adjoints.
Alors le capitaine avançant lui-même sur moi, me déchira brusquement mon gilet du haut en bas, et ma chemise avec... et ma gorge parut à découvert.
« Alla Mahomet Alla » s'écria-t-il aussitôt, en baragouinant encore dans son jargon... et il se jeta sur moi comme un tigre furieux, en déchirant Je même mon caleçon, et s'abandonnant à toute sa brutalité...
C'en était fait il n'y avait plus de sainte Suzanne qui pût l'arrêter... et mon honneur, qui s'était déjà réchappé des attaques de tant de français, allait être la proie d'un misérable turc...
Ah oui, sainte Suzanne vous dormiez ou m'abandonniez alors... car Mahomet prenait déjà bien de l'avance ... mais ma tante était là qui veillait sur moi ...
Aussi vive que le salpêtre enflammé, elle se dégage des mains de l'interprète et des deux autres brigands qui la retenaient, elle arrache le poignard de l'un d'eux, et s'élançant sur le capitaine, qui m'avait renversée sur son ottomane, elle le lui enfonça tout entier dans le dos.
Le sang ruissela aussitôt, et il tomba mort du coup...
Vingt autres poignards et sabres furent aussitôt levés sur nous, et nous devions être criblées et déchirées ... cependant nous échappâmes au premier et terrible mouvement de la fureur de ces forcenés, par un cri que fit l'interprète pour les retenir... mais ce n'était pas pour nous faire grâce... c'était au contraire pour nous réserver à un supplice bien plus douloureux.
En effet, le second capitaine, informé de cette catastrophe, et devenant maître sur le vaisseau, par la mort de son chef, entra dans la chambre, et donna des ordres pour nous faire tout bonnement... empaler.
On me demandera peut-être ce que c'est que cette opération-là... Heureusement je ne le sais pas encore par expérience, mais aux apprêts que j'en ai vu d'avance, je puis juger que ce doit être un fort vilain quart d'heure à passer... et que le ciel en préserve tous ceux ou celles qui me liront, et qui auront le malheur de tomber, comme moi, dans les mains des turcs ...
On nous saisit donc, et malgré notre résistance, celle du moins de ma tante, qui se défendait toujours comme un lion, car pour moi, épouvantée de tout ce qui venait de se passer, je n'avais plus ni force, ni presque de sentiment, on nous mit absolument nues, et l'on nous conduisit sur le tillac, où notre sentence devait être exécutée.
A la vue de mon corps, le nouveau capitaine ressentit les mêmes désirs criminels que ceux qui avaient déjà coûté la vie à son prédécesseur, et alliant, par un contraste bien digne d'un barbare, l'amour à la férocité, il déclara que pour nous punir davantage, il voulait jouir de moi devant ma tante, qui serait empalée la première, et m'abandonner ensuite à la brutalité de ses soldats... Il eut même l'atroce cruauté de le faire expliquer à ma tante par son interprète...
« Ce ne sera pas vrai... s'écria cette femme intrépide, ce ne sera pas du moins ce monstre-là qui aura l'infernal plaisir de commettre ce crime »... Et toute nue qu'elle était déjà, et au milieu de ses bourreaux, se précipitant sur le nouveau et second capitaine, elle arracha le poignard qu'il avait à sa ceinture, et le lui plongea dans le cœur. Et de deux ... La place de capitaine n'était plus affriandante... ou du moins les désirs de concupiscence se rallentissaient bien à mon sujet.
On la ressaisit vivement, mais le coup était fait, et le poste de capitaine vaquait pour un troisième...
Ma tante, furieuse, hors d'elle-même, se débattit dans les bras de ceux qui voulaient la lier, et toujours armée de son poignard, elle espadonna avec, éventra encore cinq à six turcs ; et en frappant toujours ceux qui se présentaient devant elle, parvint jusque sur le bord du vaisseau, d'où elle s'élança dans la mer, et se fit engloutir par les flots, plutôt que de se laisser reprendre par ces barbares, en me criant : « Adieu, ma pauvre nièce » Ce cri retentit au fond de mon cœur. Anéantie de ce coup, plus encore que de ma terrible situation, je tombai sans sentiment...
Alors, sans aucune compassion, le troisième capitaine remplaçant, se gardant bien de la tentation luxurieuse qui avait causé la perte des deux autres, ordonna de m'exécuter à l'instant.
On me releva donc, et par un raffinement de barbarie à la turque, on s'efforça de me faire bien revenir à moi, pour me faire mieux sentir toute l'horreur de mon supplice.
Ces soins cruels avaient eu leur succès... j'avais repris connaissance. Déjà le pieux mortel était aiguisé et affilé, déjà j'étais liée et présentée devant l'instrument fatal... lorsque le turc qui était à la découverte au haut d'un mât, cria fortement, en articulant quelques mots.
Soudain le capitaine en prononça quelques autres, et tous ces forbans acharnés sur moi, laissèrent tomber le pal, les cordes et les outils pour l'enlever... et m'ayant entraînée nue et liée comme j'étais, dans la chambre du capitaine, coururent à leurs armes et se préparèrent au combat.
C'était un vaisseau qu'on apercevait de loin, que la vigie avait signalé, et l'espérance et l'envie de faire une nouvelle prise, avait déterminé ces malheureux à différer mon supplice jusqu'après l'affaire qu'ils allaient engager.
Pour moi, ne comprenant rien à leur langage, et ne devinant rien à leurs mouvemens, attendant toujours la mort dans l'infame position où j'étais... et désolée de la perte de ma tante, je ne regardais ce retard de mon exécution que comme une agonie plus longue et plus cruelle
CHAPITRE XLIII.
Ma tante reparaît. Je suis sauvée.
L e corsaire allant à la rencontre de ce vaisseau, qui de son côté avançait aussi sur lui, ils furent bientôt à portée de se reconnaître ; et les turcs virent avec chagrin, qu'au lieu de butin à faire dans cette occasion, ils n'avaient que des coups à y attraper, car c'était une galère maltaise, qui les atteignit et commença à les chauffer vigoureusement.
Le combat s'entama avec un acharnement égal, et chacun des deux vaisseaux ne cherchant qu'à aborder l'autre, ils parvinrent à s'accrocher. Les chevaliers sautèrent sur notre corsaire, tandis que les turcs s'élancèrent sur la galère de la religion.
Comme il n'était question que de vaincre ou de périr, et que la même ardeur animait chacun des combattans, le carnage fut effroyable des deux côtés... mais les chevaliers avaient toujours l'avantage ; d'abord par leur bravoure extrême ; de plus aussi, parce que l'équipage turc était déjà fatigué du combat livré le matin contre notre vaisseau, et de quelques autres encore avant, dans lesquels il avait perdu du monde.
Un matelot de la galère maltaise surtout, qui avait sauté sur le corsaire avec un sabre dans une main et un poignard dans l'autre, fit à lui seul un ravage terrible. Furieux, et comme forcené, il parcourait tout notre vaisseau, criant : « Vengeance périssent les maudits turcs » ... Et frappant, renversant et exterminant tous ceux qui paraissaient devant lui, il parvint jusqu'à la chambre où j'étais, en poursuivant le troisième capitaine, qui s'y sauvait en voyant la victoire se décider pour les maltais, déjà presque maîtres de son vaisseau... il y entra avec lui, et le fit tomber mort à mes pieds.
M'apercevant aussitôt, il s'élança sur moi, et me serra dans ses bras, en criant avec transport : « Ma nièce, ma chère nièce, je t'ai donc retrouvée
» O ciel ma bonne tante, m'écriai-je de même, est-il possible que ce soit vous » ?
Etourdie et confondue de cette résurrection imprévue, car je la croyais bien au fond de la mer... je m'évanouis dans ses bras... Cette reconnaissance si heureuse et si inattendue, pensa nous être fatale, et le moment de notre réunion allait être celui de notre séparation éternelle...
Ma tante donc, puisque c'était elle-même, sous les habits d'un matelot, (j'expliquerai tout-à-l'heure cette énigme), avait jeté ses armes pour pouvoir me donner des secours. Quelques officiers turcs, enragés d'être vaincus, accouraient pour se renfermer dans cette chambre, afin d'y pouvoir résister encore quelques instans... nous voyant ainsi toutes les deux, ils voulurent assouvir sur nous une partie de leur fureur, et se précipitèrent pour nous égorger... Mais plusieurs chevaliers, qui les poursuivaient, entrèrent après eux, et les sabrant, les forcèrent à se retourner pour se défendre. Ma tante ayant eu le temps de ramasser une arme, se joignit encore aux chevaliers pour combattre ces forbans, et me faisant un rempart de son corps, elle criait toujours : « Pour Dieu, sauvez ma nièce, ma pauvre nièce ... ».
Un des combattans français, mais qui n'était pas chevalier, frappé de ses cris, et m'ayant aperçue ainsi nue et garrottée encore, me prit dans ses bras, et franchissant la chambre à travers les sabres et les poignards, dont même il reçut malheureusement quelques blessures, il m'emporta jusque sur la galère maltaise, et m'ayant déposée dans sa chambre, toute égarée que j'étais encore, mais un peu ranimée par le mouvement, il retourna sur le corsaire aider les chevaliers à exterminer les turcs.
Tous les chefs morts, le reste céda bientôt, d'autant que leur vaisseau ayant reçu plusieurs coups de canon dans le bas, faisait eau de toutes parts, et commençait à s'enfoncer. On n'eut que le temps de décramponner la galère et de transporter d'abord tous les prisonniers français qu'ils avaient faits auparavant, et quelques-uns de ces pirates, que l'on enchaîna, et le corsaire coula à notre vue.
Après cette victoire, tous les chevaliers rentrés à leur bord, et ma tante avec eux, la connaissance m'étant revenue, la bonne Geneviève, qui m'avait déjà revêtue d'un accoutrement de matelot pareil au sien, m'apprit les obligations que j'avais au brave français qui m'avait emportée du milieu des turcs, et nous allâmes toutes deux pour lui en faire nos remercîmens les plus vifs.
Hélas ce pauvre et digne homme avait été blessé lui-même, non-seulement en m'emportant, mais plus grièvement encore après qu'il fut retourné sur le corsaire.
Nous gémissions de son malheur, dont je m'accusais d'être la cause, en pensant que sa générosité pour me secourir lui avait fait recevoir ces blessures... mais il me dit, du ton le plus gracieux et le plus sentimental, que les blessures qui paraissaient sur son corps pourraient se guérir... mais qu'il en avait effectivement reçu une en me voyant, qui, quoiqu'elle ne parût pas comme les autres, était cependant plus incurable... qu'au surplus, telle chose qui pût arriver, il regarderait toujours comme un des plus beaux momens de sa vie, celui où il avait pu m'être utile.
Cet homme, comme je l'ai dit, n'était point attaché à la religion par des vœux ; fort riche, sans parens et sans emplois, il avait séjourné long-temps à Malte, où il avait lié amitié avec plusieurs chevaliers. Se trouvant maître de ses volontés, de son temps et de sa fortune, et voyant que ses amis montaient une galère pour aller en course, il avait y autant par bravoure que par affection pour eux, voulu être de la partie, et les avait accompagnés comme simple volontaire.
Après le service qu'il m'avait rendu, la curiosité le portant à savoir la cause de l'état où il m'avait trouvée, nous ne pûmes lui refuser le récit de nos aventures. Ma bonne tante le lui fit donc, et ce fut à ce moment que j'appris par quel hasard extraordinaire j'avais eu le bonheur de la revoir.
CHAPITRE XLIV.
Comment ma tante fut retirée de la mer. Conclusion. Je me trouve mariée, veuve, et je suis toujours fille.
Q uand ma tante se fut précipitée dans la mer, le corsaire ne pensant guères à la repêcher, s'était toujours éloigné... Elle avait d'abord perdu connaissance en enfonçant dans cette eau... mais bientôt revenant au-dessus, et balottée par l'agitation des flots, elle s'était trouvée arrêtée parmi des débris de notre vaisseau, à nous, de Marseille, qui venait de combattre contre les turcs.
La mer était jonchée de morceaux de mâts rompus, de vergues, de futailles et autres choses qu'on avait jetées d'avance pour alléger le vaisseau, ou qui avaient été brisées et précipitées pendant le combat ; de sorte que s'étant machinalement cramponnée après une cage à poules, elle en avait été soutenue, et préservée de sa perte, qui paraissait inévitable. La galère maltaise qui poursuivait le corsaire, et qui Venait directement dans ses eaux, avec l'avantage du vent, avait aperçu mon infortunée tante luttant contre la mort sur ce faible retranchement, l'avait recueillie, secourue, et recouverte d'un vêtement de matelot, puisque les chevaliers n'en avaient pas à l'usage de femme.
Ils avaient tiré d'elle des renseignemens sur la force du corsaire et le nombre de ses hommes, et quand ma bonne Geneviève, qui refusait d'abord leurs secours, avait entendu qu'ils allaient attaquer les turcs, elle avait enfin consenti à vivre encore pour avoir du moins une occasion de me venger ; car elle me croyait bien morte aussi, victime de ces barbares.
Animée par ce puissant motif, elle avait donc sauté la première à l'abordage, et sa courageuse rancune avait coûté la vie à un grand nombre de nos ennemis... Le commandant même de la galère, ainsi que tous les chevaliers, se plurent à rendre hommage à sa valeur, et à lui en faire, comme tout l'équipage, les complimens les plus flatteurs et les plus distingués...
Cependant le brave homme qui m'avait sauvée, était fort mal de ses blessures, et gardait le lit ; ma tante ne voulut pas quitter sa chambre pour pouvoir lui donner toutes ses attentions, et le conjura de permettre que je partageasse avec elle le devoir que m'imposait la reconnaissance, de servir et de soigner mon libérateur. Il y consentit d'autant plus volontiers qu'il avait, disait-il, beaucoup de plaisir à me voir et à causer avec moi... Effectivement dans ses momens de repos, il se plaisait à me faire mille questions, à me faire répéter celles de mes histoires que ma tante lui avait déjà racontées, me louait de ma vertu, riait de ma naïveté, et finissait toujours par me dire que je méritais d'être heureuse, et que je le serais.
Enfin un jour qu'il commençait à se rétablir, et que tous les dangers paraissaient dissipés pour ses blessures, il me dit devant ma tante, que s'il avait fait quelque chose pour moi, nous avions beaucoup plus fait pour lui, parce que, sans nos soins obligeans et continués avec tant d'affection et de prévenance, il n'aurait pu espérer de guérir ; qu'en conséquence il se regardait comme nous devant la vie... m'avoua même que le désir qu'il avait conçu dès le premier moment de la passer avec moi, était peut-être même encore un des remèdes les plus efficaces qui la lui avaient conservée... que puis donc qu'il m'en avait l'obligation, il était juste qu'il m'en fît l'hommage, ainsi que de sa fortune qui était indépendante, puisqu'il l'avait gagnée lui seul, et qu'il n'avait point de famille pour la réclamer.
Pénétrées et confuses d'une proposition si avantageuse, mais si éloignée de nos espérances, nous n'eûmes, ma tante et moi, qu'une même façon de lui répondre ; ce fut qu'il ne devait penser qu'à se guérir tout à fait, de le prier de continuer à souffrir et à recevoir nos soins, et, au lieu de vouloir nous faire un sort si au-delà de nos désirs et de notre condition, de nous permettre seulement de le servir, ainsi que la digne épouse qu'il pourrait se choisir, et dont les mérites seraient beaucoup au-dessus des miens.
L'air et le ton de vérité de ce discours uniforme, et qui était plus encore dans nos yeux et dans nos cœurs que sur nos langues, le pénétra. Il nous serra les mains à toutes deux, nous disant : « Mes bonnes amies j'ai souffert vos soins, et je vous les demande même encore avec plaisir et intérêt... mais jamais vous ne serez servantes auprès de moi, ni auprès d'une autre femme... Ma chère Suzon, aucune autre ne produira jamais sur mon cœur l'effet que votre beauté, votre vertu, votre ingénuité et l'amabilité de votre caractère y ont fait. Permettez-moi de vous rappeler un instant l'état où je vous ai vue pour la première fois, et consentez à ce que je fournisse à votre pudeur un moyen légitime pour n'en plus rougir... Je suis honnête homme, je n'ai jamais cherché à tromper, à abuser aucune femme : jamais aucune n'a reçu de moi ni promesse, ni déclaration d'amour. Vous êtes la première à qui mon ame m'a forcé d'en adresser une ; assurez-vous que vous serez la dernière. Je ne sais pas si ceux qui les trompent, font de grandes phrases pour les séduire... mais je pense qu'il suffit de peu de mots pour prouver la sincérité, et je crois vous en avoir dit assez. Faites-moi le plaisir de vous retirer un instant, et de prier de ma part le capitaine, l'aumônier et l'écrivain de venir dans ma chambre ».
Nous nous acquittâmes de cette commission. Ces trois personnes qu'il demandait, restèrent enfermées avec notre malade pendant près d'une heure ; après quoi, elles sortirent en nous invitant à y rentrer.
Ce brave homme ne nous parla plus à ce sujet, mais il nous parut beaucoup plus gai, et mieux encore qu'à l'ordinaire, et, pendant quelques jours, sa convalescence alla toujours en augmentant, ainsi que sa gaieté.
Il nous parlait avec une cordialité, une sensibilité sur les malheurs que nous avions éprouvés toutes deux, qui nous touchaient jusqu'à nous faire verser des larmes qu'il essuyait lui-même, en nous disant que tout ce mauvais temps-là était passé, et que l'avenir ne nous en promettait plus que d'heureux. Il me nommait sa petite femme, appelait Geneviève sa bonne tante, et à la moindre familiarité près, qu'il ne se permettait pas, on aurait pu, dans le vaisseau, nous regarder comme un véritable ménage.
Nous approchions de Malte. Deux jours encore, et notre galère rentrait dans le port. Déjà notre cher convalescent se félicitait de toucher au moment où il pourrait nous témoigner la sincérité et la délicatesse de ses sentimens pour moi, et être heureux lui-même, disait-il, de notre bonheur. Déjà il nous détaillait les agrémens et les charmes d'une maison délicieuse qu'il avait dans l'île de Malte, et les plaisirs qu'il nous y procurerait... mais un poids que j'avais sur le cœur... un serrement extraordinaire, m'ôtait malgré moi la gaieté qu'il s'efforçait de m'inspirer...
Comme il se sentait beaucoup mieux, il voulut souper avec nous dans sa chambre, et mangea même trop, à ce qu'il me parut... et malgré moi, sur-tout, d'un morceau de thon qu'on avait pêché dans la journée. Je lui représentai vainement, ainsi que ma tante, que cette chair était trop lourde pour son estomac, encore faible ; tout ce que nous pûmes gagner, fut de le retenir un peu sur la quantité... mais il voulait manger, disait-il, pour se donner des forces, afin de pouvoir nous promener dans deux jours par toute l'île...
Enfin nous le quittâmes lorsqu'il se coucha fort gaiement, en nous souhaitant une bonne nuit, et nous invitant à revenir de bonne heure l'éveiller le lendemain, espérant que nous ne nous quitterions plus, car on était presqu'à la vue de l'île.
Etant retirées, ma tante et moi, dans une petite cabane que le capitaine nous avait fait arranger dans l'entrepont, presque dessous la chambre de notre nouveau protecteur, nous réfléchissions à toutes les promesses que ce brave homme nous avait faites ; et sans concevoir d'espérances folles, ni ambitieuses, nous pensions au moins pouvoir supposer qu'il nous fournirait les moyens de passer en Corse, pour y rejoindre monsieur Jasmin et la bonne Jeanneton, dont les pirates turcs nous avaient séparées.
La joie de nous voir enfin presque revenues à bon port, et de pouvoir bientôt embrasser ces bons amis de ma tante, nous avait empêchées long-temps de céder au sommeil... A peine commencions-nous à nous y livrer, lorsque nous fûmes réveillées par beaucoup de bruit que nous entendîmes au-dessus de nous. Un mouvement extraordinaire, des allées et des venues continuelles nous firent soupçonner et craindre quelqu'accident. Tout cela paraissait avoir lieu justement dans la chambre de notre malade.
Nous montâmes donc, effrayées d'avance d'un pressentiment douloureux qui m'avait agitée toute la soirée. Nous apprîmes qu'effectivement il avait eu une violente indigestion, et que les efforts convulsifs que des vomissemens et des coliques lui avaient occasionnés, avaient fait rouvrir toutes ses blessures ; qu'il avait déjà perdu beaucoup de sang avant d'avoir pu être secouru, et qu'enfin il était dans un état désespéré. Le chirurgien ne voulut pas même nous laisser entrer.
Nous passâmes ainsi le reste de la nuit à gémir et à nous désoler devant sa porte, demandant de ses nouvelles à chaque fois que quelqu'un sortait d'auprès de lui.
Hélas son sort était décidé ; nous ne devions plus le revoir... Vers le point du jour nous vîmes venir à sa chambre le capitaine. Il nous trouva fondant en larmes, nous parla avec bonté, essaya de nous donner quelqu'espérance, et entra en nous promettant de nous dire ensuite, en ressortant, l'état où il l'aurait laissé.
Il resta très-peu avec lui, et ne put nous parler beaucoup, parce qu'il ressortit avec le chirurgien. Il nous dit simplement de ne pas rester là, que le malade avait besoin de repos, de retourner à notre chambre, et qu'il nous ferait appeler bientôt.
L'air pénétré avec lequel il nous dit ce peu de mots, nous perça le cœur. Nous jugeâmes qu'il n'y avait plus d'espoir de sauver ce malheureux, et nos appréhensions furent bientôt confirmées, en voyant entrer l'aumônier dans sa chambre.
Ma tante et moi nous avions essuyé de terribles coups passé par de cruelles épreuves ... mais toutes ces émotions fortes et soudaines n'avaient fait qu'étonner et confondre nos esprits... Les mouvemens de la colère et de l'effroi avaient presque toujours étourdi et comprimé le sentiment de la douleur... mais ici c'était une véritable sensation d'attendrissement douloureux, et de chagrin cuisant et réfléchi Notre ame se déchirait, et toutes ses facultés se réunissaient pour nous faire éprouver à-la-fois toutes les peines de la sensibilité, tous les regrets de l'amitié, et toutes les obligations de la reconnaissance ...
Enfin l'aumônier sortit. Nous n'osâmes l'interroger que par nos pleurs. Il nous regarda d'un air très-touché lui-même, mais grave et recueilli, comme l'exigeait son ministère, en nous disant qu'il fallait se résigner aux décrets de la Providence, qui faisait tout pour le mieux. Ce fut notre coup de grâce.
Le chirurgien rentra ensuite, et revenant au bout de quelques minutes, il nous ramassa collées contre la porte et à demi-mortes, nous prit par les bras pour nous aider à marcher, car nous n'en avions plus la force, et nous entraîna dans la chambre du capitaine.
Ce digne et généreux commandant nous parla d'abord le langage de la raison et de la religion. Il dit qu'il approuvait et estimait en nous la profonde et légitime douleur dont nous étions affectées... que le brave citoyen qui venait de payer à la nature le tribut que nous lui devions tous, méritait bien nos regrets et notre reconnaissance... enfin qu'il nous avait laissé des preuves de son amitié et de sa bienveillance, qui, si elles ne pouvaient pas nous consoler tout-à-fait de sa perte, devaient au moins servir d'adoucissement à notre chagrin, et nous rappeler dans tous les temps sa mémoire avec satisfaction.
Alors, voyant que nous approchions de l'île, il nous dit que son devoir l'appelait sur le pont pour ordonner la manœuvre ; que nous restions dans sa chambre, et qu'il reviendrait bientôt nous donner connaissance des dernières volontés du défunt, dont il avait été l'ami.
Nous restâmes embrassées, ma tante et moi, mêlant nos soupirs et nos larmes, et n'étant affectées l'une et l'autre que des sentimens d'une véritable douleur, sans aucun calcul ni réflexion d'intérêt.
Cet homme que nous regrettions, quoique plus âgé que moi du double, était vraiment aimable et possédait toutes les bonnes et les belles qualités. Il était parvenu à se faire respecter de moi comme un père, estimer comme un tendre ami, et j'oserais presque dire chérir, comme si j'eusse pu le regarder en amant ou en époux... il m'avait en outre sauvé la vie et l'honneur, et il avait témoigné depuis, la volonté d'assurer le repos et l'existence de ma tante et de moi... tous ces titres devaient nous rendre son souvenir bien cher, et sa perte bien sensible ...
La galère était entrée dans le port, et déjà l'on s'apprêtait au débarquement ; le capitaine vint nous retrouver.
« Ma bonne et brave femme, dit-il à ma tante, vous vous êtes montrée dans le combat que nous venons de livrer aux infidelles, comme le plus brave de nos guerriers, et votre valeur n'a pas peu contribué à la victoire que nous avons remportée sur eux, puisqu'à vous seule vous en avez détruit plusieurs, et même leur capitaine. Les Français savent estimer et récompenser le courage ; tout notre équipage vous l'a déjà prouvé par les éloges sincères que vous avez si bien mérités... mais il est de mon pouvoir de vous en donner un prix particulier et bien légitime aussi ; c'est votre part du butin que vous nous avez aidé à faire sur ces pirates. La plus flatteuse pour nous, et la seule que nous ambitionnons, est la satisfaction de pouvoir rendre la liberté aux français leurs captifs, dont nous avons brisé les fers. Pour vous, ma brave Geneviève, voici un objet qui vous appartient ; c'est le petit coffret du capitaine que vous avez fait périr. Il renferme son or et ses pierreries. La connaissance que j'ai de vos bons sentimens, m'est un garant que vous en ferez bon usage.
» Et vous, me dit-il ensuite, aimable et vertueuse Suzon apprenez que la sagesse et la vertu trouvent aussi tôt ou tard leur récompense. Voici un papier que mon ami m'a confié pour vous le remettre. Il aurait voulu, et il était bien digne de faire votre bonheur en vivant ; mais, même en mourant, il n'a pas perdu le désir de l'assurer. Ce papier contient une déclaration faite par-devant l'aumônier, l'écrivain et moi, et signée de nous tous, qu'il vous regarde comme son épouse légitime et son unique héritière, et en conséquence une donation très en règle de tous ses biens, dont il m'a chargé à ses derniers momens de vous faire mettre en possession. Vous allez toutes deux descendre à terre avec moi, et j'exécuterai fidellement les dernières volontés de mon respectable ami ».
Lecteurs sensibles, peut-on répondre à de pareils discours ?... nous ne le pûmes pas... nous ne pûmes même pas trouver assez de force pour suivre le capitaine. Il eut la complaisance d'attendre que ce premier effet de notre saisissement fût un peu calmé... enfin revenues à nous, bénissant la Providence et remerciant le capitaine, nous entrâmes dans son canot, nous abordâmes à l'île, où nous fûmes fêtées, complimentées et honorées par tous les braves chevaliers et le grand-maître lui-même, à qui le capitaine nous présenta dans nos habits de matelots, et à qui il raconta avec enthousiasme les valeureuses actions de ma tante.
Ce digne homme ensuite nous combla de généreuses marques de son affection pour nous, ainsi que de son sensible attachement pour son ami, et de son respect religieux à accomplir les promesses qu'il lui avait faites. Dès le lendemain de notre arrivée, il nous fit entrer en jouissance de tous les biens de mon défunt mari, et s'empressa toujours, depuis ce moment, à nous procurer dans l'île toutes les satisfactions possibles.
C'est de là que, tranquille et heureuse avec ma tante, après avoir été ballottées toutes deux par tant de caprices de la fortune, nous goûtons en paix cette jouissance encore au-dessus des biens, celle d'avoir une ame pure et exempte de tous reproches
Ma bonne tante se porte bien, et a oublié tous nos malheurs passés ; moi, je n'ai pas encore vingt ans, j'ai une fortune considérable, j'ai été mariée sans le savoir, je me trouve veuve, et je suis encore fille.
Appendix A
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Ma tante Geneviève, ou Je l'ai échappé belle. Ma tante Geneviève, ou Je l'ai échappé belle. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC33-E