Monsieur le duc de Vendôme, ayant glorieusement terminé la guerre d'Espagne, revint à la cour, suivi d'une brillante jeunesse; victorieuse sous ses étendards, elle partageoit avec lui l'honneur de ses triomphes. Parmi ceux qui s'étoient distingués dans la derniere campagne, le marquis De Cressy, par une attention particuliere du prince qui l'aimoit, avoit eu occasion de montrer ce que peuvent le zele, le courage, et la fermeté, dans le coeur d'un françois; heureux si des qualités si nobles eussent pris leur source dans l'amour de la patrie et dans cette généreuse émulation naturelle aux bellesames, plutôt que dans un desir ardent de s'avancer, d'effacer les autres, et de parvenir à la plus haute fortune! Le marquis entroit dans sa vingt-huitieme année lorsqu'il reparut à la cour après six ans d'absence. Il étoit maître de lui-même; assez riche, si ses desirs eussent été modérés; mais, dominé par l'ambition, le bien de ses peres ne pouvoit suffire à l'état qu'il avoit pris; il songea à le soutenir, même à l'augmenter. Une grande naissance, une figure charmante, mille talents, une humeur complaisante, l'air doux, le coeur faux, beaucoup de finesse dans l'esprit, l'art de cacher ses vices et de connoître le foible d'autrui, fondoient ses espérances: elles ne furent point déçues: un tel caractere réussit presque toujours. L'apparence des vertus est bien plus séduisante que les vertus mêmes; et celui qui feint de les avoir a bien de l'avantage sur celui qui les possede. Le marquis De Cressy devint en peu de temps l'admiration des deux sexes. Les hommes rechercherent son amitié, et les femmes desirerent sa tendresse; mais celles qui tenterentde l'engager trouverent dans son coeur une barriere difficile à forcer. De toutes les passions, l'intérêt est celle qui cede le moins aux attaques du plaisir. Le marquis résista long-temps aux douceurs qui lui étoient offertes, même à sa vanité. Le titre envié d'homme à bonnes fortunes le toucha bien moins que l'espoir d'une alliance qu'une conduite sage pouvoit lui procurer. Sans pénétrer ses desseins, on vit son indifférence, et le peu de succès ayant rebuté les femmes qui ne vouloient que plaire, la difficulté anima celles dont l'ame tendre, les desirs timides et réglés par la décence, sembloient dignes de vaincre la résistance d'un homme si capable en apparence de rendre heureuse celle qui parviendroit à toucher son coeur. Madame la comtesse De Raisel et Mademoiselle Du Bugei furent de ces dernieres. La comtesse, veuve depuis deux ans d'un mari qu'elle n'aimoit pas, dont l'âge avancé et l'humeur fâcheuse ne lui avoient fait connoître le mariage que par ses dégoûts, sembloit s'être destinée à vivre libre; elle entroitdans sa vingt-sixieme année; sa taille étoit haute, majestueuse; ses yeux pleins d'esprit et de feu; une physionomie ouverte annonçoit la noblesse et la candeur de son ame; la bonté, la douceur, et la générosité, formoient le fond de son caractere; incapable de feindre, elle l'étoit aussi de concevoir la plus légere défiance: on lui inspiroit difficilement de l'amitié; mais, quand elle aimoit, elle aimoit si bien qu'il falloit mériter sa haine pour la ramener à l'indifférence. Une naissance illustre, une fortune immense, étoient les moindres avantages qu'une femme telle que Madame De Raisel pût offrir à l'heureux époux qu'elle daigneroit choisir. Adélaïde Du Bugei n'avoit guere plus de seize ans; tout ce que la jeunesse peut donner de fraîcheur et d'agrément étoit répandu dans ses traits et sur toute sa personne; à un esprit naturellement vif et perçant elle joignoit ce charme inexprimable que donnent l'innocence et l'ingénuité. Elle n'avoit plus de mere. M Du Bugei venoit de la retirer de l'abbaye de Chelles, dans le dessein de la marier. La fortune d'Adélaïde n'étoitpas considérable; la plus grande partie de celle de son pere consistoit en bienfaits du roi. Mais l'ancienneté de sa maison, les services de ses aïeux, son mérite, et sa beauté, lui promettoient un sort bien différent de celui dont l'intérêt et l'amour la rendirent la triste victime. Telles étoient les deux personnes dont M De Cressy fit naître les premiers sentiments. Elles étoient alliées, et l'amitié les unissoit; mais la différence de leur âge n'admettoit point entre elles cette intimité qui bannit toute réserve. La comtesse gardoit son secret par prudence, et Mademoiselle De Bugei ignoroit qu'elle en eût un à confier. M De Cressy se trouvoit plus souvent avec Adélaïde qu'avec la comtesse. Il alloit presque tous les jours dans une maison où elle étoit familiere. Il s'aperçut du désordre où la jetoit sa présence, et connut le penchant de son coeur. Il sentoit un plaisir secret en observant l'impression qu'il faisoit sur ce coeur simple et vrai; mais comme il étoit fort éloigné de borner son ambition à la fortune qu'elle pouvoit lui apporter, il rejeta d'abordtoute idée de profiter des dispositions d'Adélaïde: mais le temps, la vanité, le desir, l'amour peut-être, détruisirent cette sage résolution, et lui présenterent un moyen d'entretenir le goût que Mademoiselle Du Bugei lui laissoit voir, sans rien changer au plan déja formé pour son élévation. Ainsi, cachant à tous les yeux les nouveaux sentiments dont il étoit occupé, il affecta de ne lui marquer aucun égard qui pût les dévoiler, et s'attacha à lui rendre des soins dont elle seule pût s'apercevoir. Cette conduite adroite fit l'effet qu'il en avoit attendu: Adélaïde se crut aimée; son coeur, prévenu par une forte inclination, s'enflamma peu à peu; et sa passion devint si puissante sur son ame, que l'ingratitude et la perfidie du marquis ne purent dans la suite ni l'éteindre ni la lui rendre moins chere. Madame De Gersay, chez laquelle Adélaïde et le marquis se rencontroient si souvent, étoit soeur du feu comte De Raisel, et ne voyoit point sa veuve, honteuse de lui avoir intenté un procès sur des prétentions assez mal fondées. Comme elle en jugeoitautrement, et qu'il y avoit peu de temps que cette affaire étoit terminée, son ressentiment duroit encore. Cet effet du hasard fit que Madame De Raisel et Adélaïde ne s'aperçurent jamais de leur rivalité. La maison qu'occupoit M Du Bugei avoit un jardin, dont une des portes s'ouvroit sur une promenade publique. Avec le temps, M De Cressy parvint à engager Adélaïde à profiter de cette commodité pour lui parler les soirs. La beauté de la saison où l'on entroit alors rendant ces promenades très naturelles, elle n'imagina pas qu'il y eût le moindre risque à lui accorder cette faveur; elle sortoit de chez elle suivie d'une gouvernante, dont l'humeur trop facile se prêtoit aux desirs de sa jeune éleve, qui, charmée de ces entretiens, ne prévoyoit aucun des périls où ils pouvoient l'exposer. M De Cressy, profitant de l'avantage que lui donnoient sur elle l'expérience et l'artifice, en échauffant peu à peu son coeur, l'amenoit insensiblement à lui avouer tout l'amour qu'elle sentoit pour lui: aveu dangereux, dont un amant conteste la vérité jusqu'au momentoù de preuve en preuve il nous conduit à lui en donner une après laquelle le doute se dissipe et le desir s'envole. Cependant Madame De Raisel, ne trouvant rien dans sa raison capable de s'opposer à sa naissante inclination, souhaitoit ardemment que le marquis lui rendît des soins. La retenue de son sexe et sa modestie naturelle ne pouvoient lui permettre de faire les premiers pas: quoique ses intentions eussent pu justifier ses démarches, elle n'osoit en faire aucune; il lui paroissoit honteux d'employer l'entremise d'un ami, et d'acheter par une sorte de bassesse un bonheur qu'elle rougiroit d'avoir obtenu, et qui seroit continuellement troublé par l'incertitude des motifs qui auroient déterminé M De Cressy à rechercher sa main. Son coeur délicat ne vouloit rien devoir à la fortune, il cherchoit un bien plus précieux que tous ceux qui attirent les voeux des hommes ordinaires; c'étoit la douceur d'une tendresse sentie et partagée, d'une union dont l'amour formât les liens, et dont l'estime et l'amitié resserrassent à jamais les noeuds.Malgré l'ambition du marquis, il n'eût jamais osé prétendre à Madame De Raisel, elle venoit récemment de refuser un parti après lequel il sembloit qu'aucun autre ne pût s'offrir; il étoit bien éloigné d'imaginer qu'il fût assez heureux pour lui plaire. Quand la comtesse se rencontroit avec lui, la crainte de laisser échapper des marques de son penchant lui donnoit un air de réserve et d'embarras que M De Cressy, naturellement enjoué, prenoit pour une froideur de caractere peu propre à l'attirer; Madame De Raisel, charmante où il n'étoit pas, perdoit en le voyant cette vivacité qui rend aimable et donne de la grace à tout ce qu'on fait; l'agitation de son coeur suspendoit les agréments de son esprit; elle se taisoit, ou disoit des choses si indifférentes, que le marquis, prévenu contre le sérieux où il la voyoit toujours, avoit une sorte d'éloignement pour elle; quoique sa maison fût une des plus brillantes de la cour, qu'il y eût été présenté, même accueilli, c'étoit celle où on le trouvoit le plus rarement. Pendant qu'Adélaïde s'abandonnoit aucharme séduisant d'une passion dont rien ne troubloit encore la douceur; que Madame De Raisel, chaque jour plus sensible, entretenoit avec complaisance un desir dont elle étoit uniquement occupée, la marquise D'Elmont, conduite par la vanité, ou peut-être par un motif moins excusable, entreprit de vaincre l'indifférence de M De Cressy, ou si elle ne pouvoit s'en faire aimer, de lier avec lui cette espece de commerce où le caprice et la liberté, tenant la place du sentiment, ôtent à l'amour toutes ces erreurs aimables dont il se nourrit, en font une sorte de goût où le coeur ne prend jamais de part, et qui donne moins de plaisir qu'il ne produit de regret. Madame D'Elmont étoit une de ces femmes qui n'ayant aucune des vertus de leur sexe, adoptent follement les travers de celui qu'elles prétendent imiter; qui, loin de chercher à en acquérir la force et la solidité, en prennent seulement l'audace et la licence, et qui, livrées au déréglement de leur imagination, s'honorent du nom d'homme, parceque, indignes de celui de femmes estimables, ellesont osé renoncer à la pudeur, à la modestie, et à la délicatesse de sentiment, qui est la marque distinctive de leur être. Telle étoit celle qui prit du goût pour M De Cressy, et fit éclater le dessein formé de se l'attacher: mais comme un pareil engagement ne convenoit ni à ses vues ni à la situation actuelle de son coeur, il le rejeta absolument, feignit d'ignorer les intentions de la marquise, l'évita par-tout; et, sans manquer à ce qu'il devoit à son rang et à son sexe, il sut éluder ses poursuites, et se défendre de ses attaques. La haute opinion que Madame D'Elmont avoit d'elle-même, et l'orgueil dont elle étoit remplie, lui persuaderent qu'un homme capable de résister à ses avances étoit moins gardé par l'indifférence que lié par un amour secret et heureux. Attachée à cette idée, et guidée par le dépit et la curiosité, elle observa les démarches du marquis, fit épier ses pas, et tarda peu à découvrir que Mademoiselle Du Bugei étoit l'objet de ses empressements: ainsi, la regardant comme le seul obstacle qu'elle eût à vaincre pour réussirdans ses projets, elle résolut de troubler une intrigue si opposée à ses desirs, et de priver Adélaïde d'un bien dont elle-même souhaitoit vivement la possession. Comme on voit les actions des hommes, et qu'on en pénetre rarement les motifs, il est bien des occasions dans la vie où la noirceur et la malignité se parent aisément des traits de la justice et de la probité. Madame D'Elmont, instruite des promenades fréquentes d'Adélaïde et de l'exactitude du marquis à l'y accompagner, écrivit à M Du Bugei pour l'informer qu'un homme aimable, dont elle taisoit le nom, avoit les soirs des rendez-vous avec sa fille. C'est ainsi que, cachant sa basse jalousie sous l'apparence de l'amitié qu'elle avoit pour M Du Bugei, elle porta dans l'ame d'Adélaïde le premier mouvement de la douleur. Ce ne fut point assez pour elle d'entendre les reproches d'un pere irrité, de recevoir un ordre précis de ne plus parler à celui qu'elle aimoit; en lui découvrant où pouvoit tendre la conduite mystérieuse de cet amant, on lui apprit à craindre qu'il n'eût pas pour elle le respect et la tendressequ'elle méritoit à tant de titres de lui inspirer. Le caractere de Mademoiselle Du Bugei ne lui permettoit pas de nier une vérité que son trouble confirmoit assez: un aveu sincere de ce qui s'étoit passé entre elle et le marquis mit M Du Bugei dans un embarras extrême. M De Cressy ne s'étoit avancé sur rien dont on pût tirer avantage pour pénétrer son coeur; il n'avoit fait aucune offre, aucune demande; et ses expressions, ménagées avec adresse, donnoient peu de lumieres sur ses desseins; mais Adélaïde aimoit, elle se croyoit aimée. M Du Bugei estimoit le marquis, et desiroit le bonheur de sa fille; il prit le parti de contraindre M De Cressy à s'expliquer; et, ne voulant point paroître dans cette affaire, il dicta ce billet à Adélaïde, qui l'écrivit sans oser résister à sa volonté: " l'honneur que vous m'avez fait, monsieur, de vous entretenir souvent avec moi a été remarqué par des personnes qui en ont pris occasion de me croire imprudente. Ne m'accusez ni de caprice ni d'impolitesse,en me voyant changer de conduite avec vous; et trouvez bon que je ne vous parle plus ni en public ni en particulier, à moins que je n'en reçoive l'ordre de mon pere: si vous ne l'engagez pas vous-même à me le donner, oubliez-moi pour toujours. " elle pleuroit si fort en écrivant, que son pere, touché de ses larmes, s'avança vers un balcon, et s'y appuya pour cacher son attendrissement. Adélaïde, tout occupée de sa douleur, partageant déja celle de son amant, sans songer qu'elle lui offroit un moyen de devenir heureux, vit seulement la privation de ces entretiens qui l'enchantoient; et, saisissant le moment où son pere ne la regardoit pas, elle écrivit ces mots sur un petit papier: " vous dire de m'oublier? Ah! Jamais! On m'a forcé de l'écrire; rien ne peut m'obliger à le penser ni à le desirer. " elle glissa ce papier dans sa lettre, et se hâta de la fermer: son pere l'ayant envoyée sur-le-champ, elle en attendit la réponse avec toute l'inquiétude que peuvent causerl'amour et la crainte dans un coeur où l'on vient d'élever un doute sur l'objet de ses plus chers desirs. M De Cressy n'étoit point chez lui lorsqu'on y porta ce billet; il avoit cherché Adélaïde tout le soir; surpris de ne la trouver ni chez Madame De Gersai, ni dans le jardin, il ne pouvoit concevoir pourquoi elle manquoit à leur rendez-vous ordinaire. Il ne rentra qu'à deux heures du matin: cette lettre qui lui fut remise le surprit et le chagrina: il en connut aisément l'auteur; mais il fut pénétré d'un sentiment si tendre en lisant ce petit papier, preuve si décidée de l'amour d'Adélaïde, qu'il fut tenté de sacrifier tous ses projets de grandeur et de fortune à l'attrait du bonheur véritable qu'il pouvoit trouver dans la possession d'une fille charmante dont il étoit adoré. Il ne pouvoit se dissimuler que le penchant d'Adélaïde pour lui n'eût peut-être jamais pris de force s'il n'avoit eu l'art de l'entretenir et de l'augmenter en lui parlant avec assiduité, en lui montrant une préférence décidée, enfin en lui persuadant qu'il l'aimoitardemment lui-même. En pensant au regret, à la douleur, où ses refus pouvoient la livrer, aux reproches qu'elle seroit en droit de lui faire, il sentit au fond de son coeur ce mouvement juste et vrai que la nature imprime en nous, qui déchire le voile dont l'amour-propre couvre nos erreurs, nous fait rougir de nos fautes, et nous porte à les réparer; mouvement qui nous conduiroit peut-être plus sûrement que les principes d'une raison étudiée, si nous avions la force de l'écouter et de le suivre. Quelle riante image s'offroit à l'idée de M De Cressy, si, faisant céder l'ambition à la tendresse, au devoir, à l'honneur, il portoit dans l'ame d'Adélaïde une joie dont il partageroit les transports! Quel plaisir de lire dans les yeux d'une personne aimée la douce satisfaction qu'on vient d'y répandre! Et quel bien est comparable à celui qui naît de la certitude d'avoir rempli l'engagement qu'un coeur noble contracte avec lui-même! Il se le peignit ce bien véritable, mais il ne put se résoudre à l'acheter par la perte de ses espérances; il passa la nuit dans laplus grande agitation; et, son amour et ses desirs cédant enfin à l'ambition, penchant invincible de son coeur, il fit cette réponse à Mademoiselle Du Bugei: " mademoiselle, rien ne peut me consoler d'avoir été la cause innocente qu'on ait osé trouver quelque chose à reprendre dans la conduite d'une personne aussi respectable que vous. J'approuverai tout ce que vous ferez, sans me croire en droit de vous en demander la raison. Que je serois heureux, mademoiselle, si ma fortune et les arrangements qu'elle me force de prendre ne m'ôtoient pas la douceur d'espérer un honneur dont mon respect et mes sentiments me rendroient peut-être digne, mais que mon état présent ne me permet pas de rechercher! J'ai l'honneur d'être, etc. " cette lettre fut remise à M Du Bugei, suivant l'ordre qu'il en avoit donné. La réponse du marquis lui fit peu de peine. Comme ilavoit d'autres vues pour sa fille, que le seul desir de la satisfaire eût pu lui faire changer, il regarda l'excuse de M De Cressy comme un moyen heureux de suivre ses premiers desseins sans contraindre l'inclination d'Adélaïde. Il n'imagina pas que l'amour eût fait dans son ame une impression difficile à effacer; il regarda son attachement comme un de ces goûts vifs, mais légers, que le temps et la dissipation détruisent. L'opinion avantageuse qu'il avoit du caractere de M De Cressy ne lui permettoit pas de penser qu'il eût formé le projet odieux de séduire Adélaïde. Il crut qu'une fille sans expérience avoit pu se tromper, et prendre pour de l'amour ces attentions polies et ces propos flatteurs que la galanterie a mis en usage. M Du Bugei avoit de l'honneur et de la droiture; qualités qui portent toujours à bien juger des sentiments d'autrui. Il fit appeler sa fille, et, lui remettant la lettre qu'il venoit de recevoir: c'est à vous, mademoiselle, lui dit-il, à décider des torts que M De Cressy peut avoir avec vous; s'il vous a dit qu'il vous aimoit, il vous a trompée,et vous en tenez la preuve convaincante. à votre âge on est facilement déçu. Que cette méprise vous éclaire, et vous fasse éviter ce qui peut vous conduire à de semblables erreurs. Je ne veux pas, continua-t-il, aigrir le chagrin où je vous vois par une remontrance plus sévere. J'excuse ce premier mouvement, pourvu qu'il ne dure pas, et que par plus d'exactitude vous vous rendiez digne de mes bontés. Vous m'êtes chere, Adélaïde, ajouta-t-il, je vous aime, vous le savez; mais je ne répondrois pas de vous conserver ma tendresse si vous étiez assez foible pour vous livrer encore à un penchant que vous devez rougir d'avoir laissé paroître. Mademoiselle Du Bugei n'étoit point en état de répondre; son coeur pressé d'une douleur accablante en étoit entièrement occupé; ses pleurs couloient sur son visage, sur son sein, et baignoient cette lettre fatale qui venoit de détruire tout son bonheur, toutes ses espérances. Elle tomba aux pieds de M Du Bugei, et le supplia de lui permettre d'aller passer quelques jours à Chelles:elle ne desiroit dans cet instant que la liberté de s'affliger sans contrainte. Il y consentit volontiers, espérant que le plaisir de revoir les compagnes de son enfance rameneroit la paix dans son coeur, et lui feroit oublier le marquis De Cressy. La gouvernante fut renvoyée, et remplacée par une femme de chambre; on chassa celle qu'elle avoit auparavant, et la nouvelle suivit Adélaïde à Chelles. La clef de la porte de communication fut portée dans l'appartement de M Du Bugei. En remerciant Madame D'Elmont de ses avis, il prit soin de l'engager au secret sur cette affaire; et, comme personne n'avoit intérêt à la divulguer, elle fut ensevelie dans le silence. M De Cressy apprit la retraite d'Adélaïde par un homme à lui, qui se trouva parent de la femme de chambre qu'on venoit de placer auprès d'elle. Il fut touché de son départ; dans leurs longs entretiens, le marquis avoit trop bien connu la façon de penser de Mademoiselle Du Bugei pour douter de la peine qu'elle devoit ressentir dans ces premiers moments; elle étoit fiere, elle étoit sensible; ille savoit: en se rappelant sa conduite presente, après tant d'assurances d'une passion dont rien ne pouvoit faire douter Adélaïde, il pensa qu'elle le mépriseroit, qu'il seroit l'objet de son dédain, peut-être de sa haine, lui qui l'avoit été de sa plus tendre estime, des plus douces affections de son coeur. Sans dessein de réparer ses torts, il voulut les diminuer aux yeux d'Adélaïde; il entreprit de justifier un procédé si dur; et, saisissant le moyen que le hasard lui offroit de faire parvenir une lettre dans ses mains, il se détermina à lui écrire; mais il trouva de la difficulté à s'exprimer. Comment demander pardon quand il sentoit si bien qu'il ne méritoit pas de l'obtenir? Quelle excuse pouvoit être reçue par un coeur trompé dans ses desirs, par une personne vraie dont l'esprit juste et solide ne s'éblouiroit point une seconde fois? Il est des caracteres dont la noble simplicité embarrasse l'art dans ses propres détours; on ne peut leur en imposer qu'en abusant de la vérité même pour les séduire. M de Cressy pensa qu'un aveu sincere lui rendroit l'estimed' Adélaïde, peut-être sa tendresse, et se détermina à lui écrire ainsi: " est-il permis à un malheureux qui s'est privé lui-même du plus grand bonheur, d'oser vous demander son pardon et votre pitié? Jamais l'amour n'alluma de flamme plus pure, plus ardente, que celle dont mon coeur brûle pour l'aimable Adélaïde: pourquoi n'ai-je pu lui en donner la preuve qu'elle devoit en attendre? Ah! Mademoiselle, comment oserois-je vous lier au sort d'un ambitieux, dont peut-être vous ne rempliriez pas tous les voeux! Qui, en vous possédant, maître d'un bien si cher, si précieux, pourroit en regretter de moins estimables, sans doute, mais dont il a toujours nourri le desir et l'espérance? Je vous avoue, je vous confie une foiblesse honteuse qui m'avilit à mes propres yeux, que je voudrois surmonter, que personne ne seroit plus capable de m'aider à vaincre que vous, mais dont je ne puis m'assurer de triompher. Plaignez-moi, ne me méprisez pas, ne m'accablez pas de votre haine. Qu'une généreuse compassion vous intéresseencore pour un homme que vous estimâtes, qui vous adore, qui vous perd, et qui se déteste lui-même. " cette lettre fut portée à Chelles, et rendue à Mademoiselle Du Bugei par sa femme de chambre, qui la lui donna sans dire de quelle part elle venoit, et sans paroître instruite de l'intérêt que sa maîtresse y pouvoit prendre. Adélaïde avoit lu trop souvent le premier billet de M de Cressy pour ne pas reconnoître sa main; elle l'ouvrit avec une émotion violente, et son trouble étoit si grand en la parcourant, qu'elle la recommença plusieurs fois avant de pouvoir comprendre ce qu'elle lisoit: des expressions si tendres, une confidence si singuliere, toucherent d'abord son coeur; mais en y réfléchissant, elle ne sentit que du mépris pour un homme qui pouvoit préférer à ses propres desirs, à l'amour qu'il avouoit, l'attente d'une fortune incertaine. Des larmes de regret et d'indignation s'echapperent de ses yeux. Eh! Que me veut-il? S'écria-t-elle; que lui importe ma haine ou mon amitié? Que je le plaigne! Moi! Ah, dieu! Qui de nous deux a droit d'exciterune juste compassion? Tranquille, heureuse, avant qu'il me parlât de sa feinte tendresse, je goûtois, en l'aimant, un plaisir dont le charme flatteur n'avoit aucun mélange d'amertume. Sa vue étoit un bien délicieux pour moi; elle suffisoit à mes voeux innocents. Mon amour ignoré de lui, inconnu à moi-même, étoit un bonheur si doux, si satisfaisant! Ah! Pourquoi m'en a-t-il privée? Pourquoi m'en a-t-il fait connoître un autre, puisqu'il devoit me l'enlever? Ah! Je l'apprends! Les hommes sont cruels, ils se plaisent à voir fermenter dans nos coeurs le poison qu'ils y versent eux-mêmes; ce n'est pas de notre sensibilité, mais de l'objet qui la fait naître, que nous devons nous plaindre. L'amour ne nous causeroit jamais de peine, si l'homme qui nous en inspire étoit digne de nos sentiments. Elle interrompit ses réflexions pour relire encore cette lettre, pour l'examiner, en peser chaque expression; elle sembloit y chercher ce qu'elle desiroit en vain d'y trouver. Sa femme de chambre vint l'avertir qu'on attendoit sa réponse ou ses ordres. Adélaïde rêvaquelque temps: elle balança sur ce qu'elle devoit faire; mais se déterminant tout-à-coup, allez, dit-elle à cette fille; faites savoir à celui qui ose attendre une réponse de moi, que ma premiere lettre contient tout ce que j'aurai jamais à lui dire. En se livrant au mouvement d'une juste fierté, Mademoiselle Du Bugei croyoit remporter une victoire sur elle-même; elle s'applaudissoit d'avoir eu assez de force pour réprimer le desir qu'elle avoit senti d'écrire au marquis. En cachant ses sentiments, elle croyoit en triompher; mais la contrainte qu'on impose à l'amour ne l'affoiblit pas; et, dans un coeur tendre et vraiment touché, le temps, même la réflexion, ramene vers l'objet qu'on aime, diminue insensiblement le sujet qu'on a de se plaindre, ou du moins l'éloigne, et met dans un jour favorable tout ce qui peut le faire paroître moins coupable. L'apparente franchise de M de Cressy fit l'effet qu'il en avoit espéré: Adélaïde cessa de le mépriser, son ambition lui parut moins condamnable, et bientôt elle ne sentit plus que le regret douloureux de ne pouvoir luioffrir à la fois tous les biens qu'il desiroit. Le marquis continuoit de lui écrire: elle s'obstinoit à ne point lui répondre, mais goûtoit cependant une sorte de douceur en le voyant occupé du desir de l'apaiser; sa situation commençoit à devenir supportable, quand les ordres de son pere la presserent de quitter sa retraite. On préparoit une fête, à la cour, qui devoit se terminer par un bal paré: Adélaïde et Mademoiselle De Cé étoient nommées pour y accompagner une princesse, et M Du Bugei ne vouloit pas que sa fille perdît l'honneur d'y paroître à sa suite. Toutes les dames choisies pour composer ce bal s'occupoient du soin de relever leurs charmes par les ornements qui pouvoient en augmenter l'éclat. Madame de Raisel avoit fait remonter une parure de diamants exprès pour la porter ce jour-là: elle passa chez la marchande où l'on garnissoit son habit, et choisit avec elle les pierreries de la piece, des tailles et des agrafes qui releveroient sa robe. Pendant qu'elle s'occupoit de cet arrangement, on vint quereller la marchande d'unmal-entendu, et lui rapporter une magnifique écharpe. On la vouloit en argent; dans la confusion des ordres reçus, elle s'étoit trompée, et l'avoit faite en or. Tandis que cette femme se désoloit de sa méprise, Madame de Raisel examinoit l'écharpe; elle la trouva si belle, si riche, et d'un si bon goût, qu'elle ne put résister à l'envie de l'avoir; et, l'ayant destinée d'abord, elle l'acheta. De retour chez elle, après avoir résisté quelque temps à l'idée que cette écharpe lui avoit fait naître, elle céda au plaisir de la suivre; elle écrivit un billet à M de Cressy, et lui envoya l'écharpe dans un moment où elle savoit qu'on ne le trouveroit point chez lui, par un homme sans livrée, et qu'on ne pouvoit connoître pour lui appartenir. M de Cressy reçut le soir cette écharpe, et y fit bien moins d'attention qu'au billet qui l'accompagnoit; il y trouva ces mots: " un sentiment tendre, timide, et qui craint de paroître, m'intéresse à pénétrer les secrets de votre coeur; on vous croit indifférent; vous me paroissez insensible: peut-être êtes-vous heureux et discret. Daignezm'apprendre la situation de votre ame, et soyez sûr que je mérite d'obtenir votre confiance. Si vous n'aimez rien, portez au bal l'écharpe que je vous envoie: cette complaisance peut vous conduire à un sort que beaucoup d'autres envient. Celle qui se sent portée à vous préférer à tout est digne de vos soins; elle en est digne à tous égards, et la démarche qu'elle fait en vous le disant est la premiere foiblesse qu'elle ait à se reprocher. " ce billet inquiéta M de Cressy; toutes les femmes qui lui avoient laissé voir le desir de l'attirer près d'elles revinrent dans sa mémoire; il chercha vainement qui pouvoit en être l'auteur: il ne devina point. De toutes les femmes qu'il connoissoit, Madame de Raisel fut la seule qui ne s'offrit point à son idée. Malgré tout ce qui devoit lui faire rejeter ce soupçon, il s'obstina à croire que c'étoit une plaisanterie de la marquise d'Elmont. Il se détermina à ne point porter l'écharpe, et ne s'en occupa plus. Le jour du bal étant arrivé, le marquis sentit un plaisir extrême en pensant qu'ilalloit revoir Adélaïde; il ne croyoit pas qu'un amour aussi tendre fût déja éteint; il le croyoit seulement un peu refroidi, et se flattoit de le ranimer par sa présence, d'obtenir son pardon s'il pouvoit lui parler. Il ne vouloit lui faire aucun sacrifice, mais il ne vouloit pas perdre la douceur d'être aimé. Parmi tant de seigneurs jeunes, galants, ornés de tout ce que le goût et la magnificence offrent de plus éclatant, le marquis de Cressy parut si bien fait, si distingué par son air et sa parure, et tellement formé pour effacer tout ce qui l'environnoit, que dès l'instant où il se montra il fixa les regards et réunit tous les suffrages. Adélaïde dansoit lorsqu'il entra; un petit murmure qui s'éleva lui fit deviner que c'étoit lui; elle baissa les yeux, et n'osa plus les lever, dans la crainte de rencontrer les siens: elle étoit si émue qu'elle avoit peine à continuer; et l'ordre de le prendre qu'elle reçut en finissant lui causa tant d'agitation, qu'elle fut obligée de prier qu'on l'en dispensât. Son trouble étoit si visible qu'on la fit passer dans une salle voisine pour lui donnerla liberté de respirer et de se remettre. Quand elle rentra, le marquis la fixa avec un air d'intérêt, dont Madame d'Elmont, assise près de lui, se montra choquée; elle voulut le badiner, et mêla tant d'aigreur à ses plaisanteries, qu'il ne put se défendre d'en mettre un peu dans ses reparties. Madame de Raisel, assez près d'eux pour ne rien perdre de leurs discours, s'aperçut avec chagrin que le marquis ne portoit point son écharpe, et même qu'il soupçonnoit Madame d'Elmont du présent et de la lettre. Elle voulut interrompre une conversation qui lui déplaisoit; elle se leva, s'approcha d'eux, et les força de terminer leur querelle. Le marquis, fatigué des propos de Madame d'Elmont, sut tant de gré à Madame de Raisel d'être venue l'en délivrer, que pour la premiere fois il la regarda avec attention. Elle étoit si belle ce soir-là, elle avoit un air si noble, si touchant, qu'on ne pouvoit la regarder sans ressentir pour elle de la tendresse et du respect. Elle railla la marquise d'Elmont sur sa mauvaise humeur, plaisanta M de Cressy, en l'accusant d'en être la cause,et mit tant d'esprit, de grace et de légèreté dans ce badinage, que le marquis s'étonna d'avoir pu la voir si long-temps sans connoître combien elle étoit aimable. Mais il cherchoit à s'approcher d'Adélaïde; et, malgré tous les soins qu'elle prit pour l'éviter, il parvint à se placer auprès d'elle. Il lui parla assez long-temps, sans qu'elle daignât lui répondre, ni paroître attentive à ce qu'il lui disoit; ce silence méprisant piqua vivement le marquis; il lui dit qu'elle feignoit dans ce moment, ou l'avoit trompé dans un temps où elle lui permettoit de penser que ses sentiments la touchoient. Je n'ai jamais feint, interrompit Mademoiselle Du Bugei; mais le temps et les événements changent les dispositions de nos coeurs; si le mien n'est plus le même, vous ne pouvez vous en plaindre avec justice. Cependant comme j'ignore quelle personne a pris soin d'avertir mon pere d'une conduite que je me reproche, et qu'on peut m'observer ici, vous m'obligerez en vous éloignant. L'air de fierté dont elle prononça ce peu de mots déconcerta M de Cressy; il voulutlui parler encore, mais en vain; elle se leva sans l'écouter, et fut se placer ailleurs. Cette froideur et ce dédain, plus puissants sur le marquis que l'amour ne l'avoit été, porterent au fond de son coeur un trait si vif, qu'il pensa que sans Adélaïde, sans sa tendresse, il n'étoit plus ni repos ni bonheur pour lui. Il s'abandonna au regret de l'avoir offensée; il voulut la ramener, à quelque prix que ce pût être; et, quittant le bal dès que la bienséance le lui permit, il courut chez lui pour lui écrire, dans le dessein de lui faire tenir sa lettre cette nuit même. Mademoiselle Du Bugei ne put se défendre d'observer les mouvements du marquis: elle vit combien il paroissoit touché de son indifférence; mais loin de s'applaudir du chagrin qu'elle venoit de lui donner, elle en ressentit un véritable quand il sortit. Madame de Raisel s'aperçut de sa tristesse, et lui en demanda la cause avec tant de marques d'intérêt, qu'Adélaïde attendrie ne put retenir ses larmes. La comtesse en fut émue; elle lui reprocha doucement que depuis six mois elle la négligeoit, et, la pressant de lui ouvrir soncoeur, elle lui laissa voir qu'elle croyoit l'amour la source de ses peines. Ce n'est ni le temps ni le lieu de vous confier ce qui m'agite, lui dit Mademoiselle Du Bugei; mais à mon retour de Gersay, où je dois passer quelques jours, j'irai vous demander vos conseils et votre indulgence. Madame de Raisel lui promit tous les secours que l'on pouvoit attendre d'une amie zélée et sincere; elles s'entretinrent assez long-temps, et ne se séparerent que lorsque la princesse, en se retirant, fit avertir Adélaïde; elle sortit avec plaisir d'un lieu où elle n'étoit pas libre de réfléchir sur ce qui l'occupoit uniquement. En maltraitant M de Cressy, elle croyoit remplir son devoir; mais les démarches que la raison nous conseille ne sont pas celles qui donnent le plus de satisfaction à notre coeur. à peine Adélaïde rentroit dans son appartement, et commençoit peut-être à ésaprouver sa fierté, qu'Hélene, sa femme de chambre, lui présenta une lettre qu'on venoit de lui donner de la part du marquis; elle l'ouvrit avec empressement, et y trouva ce qui suit:" vous me punissez trop, mademoiselle, j'ose vous dire que vous me punissez trop; quelque coupable que j'aie dû vous paroître, votre ressentiment va trop loin. Tant de hauteur dans un caractere aussi doux que le vôtre est la marque assurée d'un mépris que je ne peux supporter. Non, belle Adélaïde, votre malheureux amant ne peut vivre et se croire haï de vous. Ah! Rendez-moi vos premieres bontés, et mettez un prix à cette faveur précieuse, tout me sera facile pour l'obtenir. Mais puis-je encore espérer le bien qui m'étoit offert? Me sera-t-il permis de le demander? Voudra-t-on me l'accorder? Oui, si vous le desirez. Consentez à me parler; j'ai besoin d'un entretien avec vous; il faut que votre bouche prononce mon pardon, qu'elle m'assure que vous ne me haïssez pas, que vous m'aimez encore; ne refusez pas cette grace à l'amant le plus tendre, le plus passionné, et le plus repentant qui fut jamais; daignez régler sa destinée: elle est dans vos mains. Ah! Que n'immolera-t-il pas au bonheur de vous convaincre qu'il vous adore! " quel mouvement de joie pénétra le coeur de la tendre Adélaïde à ces assurances flatteuses d'un changement si peu attendu, si peu espéré! La présence d'Hélene ne put contenir ses transports. Ah! Qu'ai-je lu? S'écria-t-elle; mes yeux ne m'ont-ils point trompée? Se pourroit-il que, revenu de cette fatale ambition qui l'arrachoit à moi, à mon amour, il formât le desir sincere de me la sacrifier? Quoi! Je passerois tous les instants de ma vie avec lui! Je le verrois sans cesse! Il m'aimeroit toujours! Je pourrois l'aimer, l'adorer, le dire; mettre ma gloire à faire éclater ces mêmes sentiments dont on m'a dit que je devois rougir, qu'il falloit nourrir avec honte ou étouffer avec douleur! Ah! Quel sort! Quel heureux sort que celui qui me lieroit pour jamais au sien! Enchantée par ces riantes idées, Mademoiselle Du Bugei crut pouvoir répondre, et le fit ainsi: " non, je ne vous hais point, je ne puis jamais vous haïr; mon devoir et l'obéissance que je dois aux ordres de mon pere ont pu seuls me déterminer à vous retirer les marques de mon amitié. Si mon estime etma confiance sont nécessaires au bonheur de votre vie, vous savez par quel moyen vous pouvez vous les assurer pour toujours. J'ai promis, et ma parole m'engage à éviter de vous voir et de vous parler; je n'abuserai point de l'indulgence d'un pere qui m'a pardonné avec bonté; et puis, que vous dirois-je dans l'entretien que vous me demandez? Qu'importe que ma bouche prononce ce pardon, si mon coeur vous l'accorde, si ma main vous donne une preuve que vous l'avez déja obtenu? Adieu; si vous m'aimez, songez qu'il n'est qu'une seule marque de votre amour que vous puissiez offrir à Adélaïde. " Hélene se chargea du soin de remettre ce billet à M de Cressy, et Mademoiselle Du Bugei, après avoir relu mille fois celui de son amant, s'endormit enfin dans l'état le plus tranquille où elle se fût trouvée depuis long-temps. Cette fille qui servoit Adélaïde étoit une de ces basses créatures guidées par l'intérêt, qui, dans les événements où le hasard les mêle par le besoin de leurs démarches,de leur complaisance, voient seulement le profit qu'elles peuvent tirer, et s'embarrassent peu des conséquences qui trop souvent résultent de leur entremise. Gagnée par M de Cressy, sa libéralité la lui attachoit entièrement. En lui donnant le billet d'Adélaïde, elle lui fit un récit exact de la joie que le sien avoit excitée dans son coeur. Ce détail enflamma le marquis; il brûloit du desir de voir Mademoiselle Du Bugei et de lui parler. Il se plaignit à Hélene du refus de sa maîtresse; il en parut si touché, que cette fille, espérant qu'il la récompenseroit généreusement si elle lui procuroit un plaisir qu'il souhaitoit avec tant d'ardeur, lui offrit de l'introduire dès le soir même par le jardin, et lui fit voir la facilité de ce projet. Elle avoit remarqué l'endroit où M Du Bugei tenoit la clef de la porte de communication; elle pouvoit s'en saisir pendant le jour, ouvrir cette porte, et remettre la clef sans qu'on s'en aperçût. M Du Bugei se retirant de bonne heure, et sa fille ayant l'habitude de se promener fort tard, M de Cressy pouvoit passer quelquetemps avec elle sans donner aucun soupçon. Il accepta cette offre avec ravissement; il lui donna une lettre pour sa maîtresse, remplie des plus tendres protestations d'un amour éternel, et de l'assurance de lui en donner des preuves éclatantes et sinceres. Hélene, contente de sa reconnoissance, le quitta après être convenue avec lui de l'heure où il se trouveroit à la porte, et du signal qu'elle feroit pour l'avertir de l'instant où il pourroit paroître. M de Cressy passa tout le jour dans l'impatience de voir arriver cet heureux moment qui devoit le rapprocher d'Adélaïde; occupé du plaisir qu'il se promettoit à l'entendre lui parler encore avec cette douceur et cette ingénuité qui la rendoient si intéressante, il sembloit avoir oublié tout le reste. Mademoiselle Du Bugei l'emportoit alors dans son coeur sur tout ce qui avoit combattu ses charmes; le bonheur de l'aimer, de lui plaire, faisoit sa seule ambition. Il ne concevoit pas l'aveuglement qui l'avoit porté à négliger un bien si doux; et tout ce qu'il comparoit à elle, à ses sentiments, à la certitude d'êtrel' objet de son amour, de ses préférences, lui paroissoit peu digne de ses regrets. Onze heures arriverent enfin, il se rendit au lieu marqué; il s'approcha doucement de la porte: la voix de deux personnes, qui se parloient en dedans, lui causa de l'inquiétude; il prêta l'oreille, et connoissant que c'étoit Adélaïde et Hélene qui s'entretenoient ensemble, il attendit en silence que cette derniere fît le signe dont ils étoient convenus. Une branche d'arbre jetée par-dessus le mur l'avertit qu'il pouvoit entrer: la porte n'étoit que poussée, il la remit dans l'état où il l'avoit trouvée, et s'avança jusqu'au lieu où Adélaïde le souhaitoit peut-être, mais où elle ne l'attendoit pas. La lune éclairoit si parfaitement, que Mademoiselle Du Bugei connut d'abord le marquis: la surprise, l'embarras, un trouble mêlé de joie et d'inquiétude, lui ôterent pendant quelque temps la force de parler. Elle vouloit s'éloigner, elle se plaignoit d'Hélene, elle n'osoit écouter son amant; le marquis à ses genoux ne vouloit point abandonner une de ses mains dont il s'étoit saisi, qu'ellen' eût prononcé le pardon qu'il lui demandoit. L'aimable Adélaïde céda à l'attendrissement de son coeur: elle pleura; et ses larmes, que l'amour faisoit couler, furent le sceau de ce pardon tant desiré. Que de serments d'aimer toujours suivirent cette douce réconciliation! Qu'Adélaïde goûtoit de plaisir à les entendre! Elle les répétoit tout bas, et juroit en secret de remplir tous les engagements que son amant prenoit: cependant elle ne vouloit point qu'il restât long-temps avec elle; elle le pressoit de se retirer; mais Hélene se joignant à lui pour l'obliger à lui accorder la liberté d'un plus long entretien, dans la crainte d'être aperçus des appartements, ils la déterminerent à passer dans le jardin public, qui à cette heure étoit fermé, et où l'on pouvoit s'assurer de ne rencontrer personne. Adélaïde trembloit à chaque pas; mais rassurée enfin, et perdant toute autre idée pour ne s'occuper que de son amour, elle marcha assez long-temps appuyée sur M de Cressy, qui, charmé de se voir auprès d'elle, et dans une si grande liberté, lui parloit avec unepassion bien capable de lui faire oublier et l'univers et elle-même. Ils s'avancerent à pas lents vers une piece d'eau qui terminoit le parterre. Adélaïde s'assit sur le gazon dont le bassin étoit bordé; et, pour ne pas troubler leur entretien, Hélene continua de se promener à un peu de distance. Leur conversation s'anima: Adélaïde avoit déja oublié qu'elle pouvoit faire des reproches; le plaisir et l'espérance lui ôtoient le souvenir des fautes de son amant; elle n'étoit occupée que du bonheur de le voir et de l'entendre. Le silence profond qui régnoit dans ce lieu, la beauté de la nuit, le parfum qui s'exhaloit des fleurs, l'air enflammé de la saison, cette solitude où ils se trouvoient tous deux, le négligé d'Adélaïde, vêtue d'une robe simple et légere, que le moindre vent faisoit voltiger, sa tête sans ornement, et sa gorge demi-nue, éleverent peu à peu dans l'ame du marquis ces desirs ardents, impétueux, si difficiles à réprimer, quand l'occasion de les satisfaire augmente encore l'empire que les sens prennent sur la raison.La joie qu'il voyoit briller dans les yeux de Mademoiselle Du Bugei, l'air paisible dont elle l'écoutoit, le sentiment qui se peignoit sur son visage quand il pressoit sa main, quand il osoit l'approcher de sa bouche, allumerent une ardeur si vive dans son sein, qu'il ne put en contenir les transports. Il prit Adélaïde dans ses bras, et la serrant tendrement, il imprima sur ses levres un de ces baisers de feu dont le murmure aimable éveille l'amour et la volupté. Adélaïde surprise céda, pour un instant, à l'attrait d'un plaisir inconnu; elle sentit la premiere atteinte de cette sensation flatteuse qui conduit à ce doux égarement où la nature, par l'oubli de tout ce qui contraint ses mouvements, semble nous ramener à son heureuse simplicité. Il fut court, cet oubli; Mademoiselle Du Bugei, confuse en revenant à elle-même, se plaignit de son amant; elle voulut fuir; mais il étoit à ses genoux; il convenoit de sa faute; il demandoit grace, il l'obtint; un tendre raccommodement suivit cette querelle, et peut-être en renouvela la cause. Combien defois Adélaïde se fâcha, et que de pardons elle accorda! Contente qu'il n'en coûtât rien à son innocence, elle ne s'apercevoit pas de tout ce qu'il en pouvoit coûter à son coeur. Que cette nuit augmenta son amour! Que le marquis lui parut digne de son attachement! Et que de traits le graverent pour jamais dans son ame! Il fallut enfin se séparer, le jour alloit paroître. Ils convinrent, avant de se quitter, que le marquis attendroit le retour de M Du Bugei pour lui parler. Adélaïde vouloit avoir le temps de prévenir son pere, dans la crainte que les refus du marquis n'eussent changé ses dispositions: elle partoit avec lui dans six jours; et le marquis insistant pour la revoir encore une fois, elle consentit qu'il revînt la veille de son départ; elle lui permit de lui écrire tous les jours, et le quitta charmée de lui et de la nouvelle situation où elle se trouvoit. Pendant qu'elle se livroit aux plus agréables espérances, Madame de Raisel s'affligeoit de la méprise du marquis; en continuant de lui écrire sans se faire connoître, elle s'étoitflattée de l'inquiéter, même de l'intéresser: c'étoit un moyen de se procurer le plaisir de l'occuper, de lui parler de son amour, peut-être d'en faire naître dans son coeur. Il n'étoit pas étonnant qu'en croyant l'écharpe un présent de Madame d'Elmont il n'eût pas daigné la porter: Madame de Raisel n'osoit paroître, mais elle desiroit que M de Cressy la devinât. Un mouvement injuste, et pourtant naturel, lui faisoit haïr la marquise; cette femme lui paroissoit la cause du peu d'attention du marquis pour sa lettre. Elle voulut au moins ôter à M de Cressy une idée dont elle se sentoit blessée, et dans ce dessein elle lui écrivit ce billet: " quand la fortune et l'amour s'unissent pour vous préparer un sort digne de vous; quand on veut diriger vos pas vers un objet qui mérite votre attachement, pouvez-vous vous méprendre d'une façon si humiliante pour moi? Celle qui vous a donné mille preuves d'une folle passion ne doit attirer que vos mépris; et c'est vous égarer que de chercher en elle un coeur dont on vous assure que l'honneur et la modestiereglent les mouvements. Levez les yeux plus haut; parmi celles qu'on estime le plus vous trouverez la personne qui peut s'attendre aux attentions, aux soins, même à la tendresse, de M de Cressy. " ce billet, envoyé avec les mêmes précautions que le premier, fut rendu au marquis dans un instant où, tout rempli d'Adélaïde, il paroissoit peu porté à recevoir d'autres impressions. Pourtant ce second aveu d'un amour délicat, le mystere qui l'accompagnoit, la fortune dont on parloit, et ces mots, " levez les yeux plus haut, " le firent rêver profondément. Il se voyoit recherché par une femme riche et d'un rang élevé. Madame de Raisel s'offrit enfin à sa pensée; elle étoit d'une maison si distinguée, avoit des moeurs si régulieres, un bien si considérable, de si grandes alliances, qu'elle pouvoit prendre ce ton sans orgueil: mais en examinant sa conduite avec elle, il abandonnoit un soupçon peu fondé. Quelle apparence que Madame de Raisel, une femme si desirée, prévînt le seul homme peut-être capable de la négliger?Dans cette confusion d'idées, son ambition se réveilla; il sentit renaître une passion que le desir de regagner Adélaïde avoit affoiblie, mais sans la détruire. Il ne lui trouva plus ces graces séduisantes dont il se croyoit si touché; son penchant pour elle lui parut une foiblesse; il craignit d'y trop sacrifier; se repentit de l'avoir apaisée, de l'avoir revue, de l'avoir aimée: cependant il s'étoit lié par ses promesses, par les serments les plus forts; l'honneur l'engageoit à les remplir. Mais que sa voix est foible dans un coeur où l'ambition préside, qui, se laissant séduire à l'appât des richesses, au vain éclat des grandeurs, préfere dans son ivresse les dehors du bonheur au bonheur même! Ce jour, et ceux qui suivirent, s'écoulerent dans un tumulte de sentiments divers qui se combattoient et se détruisoient sans cesse. Celui où le marquis devoit revoir Adélaïde arriva, et le surprit encore dans l'incertitude où l'avoit jeté le billet de Madame de Raisel. Dans ces dispositions où se trouvoit M de Cressy, il eût été prudent de ne point voirAdélaïde, de s'excuser près d'elle, et de profiter du temps de son éloignement pour se déterminer; mais les êtres inconséquents qui nous donnent des lois se sont réservé le droit de ne suivre que celles du caprice. Pendant que le marquis se livroit à son inquiétude, des mouvements bien différents agitoient Mademoiselle Du Bugei; contente de son amant, sans crainte, sans défiance, se reposant sur sa foi, sur son amour, le plus heureux avenir s'ouvroit devant elle. Avec quelle complaisance, avec quel plaisir, elle songeoit qu'elle alloit porter ce nom chéri, ce nom qu'elle n'entendoit jamais prononcer sans émotion! Les chagrins que le marquis lui avoit donnés s'effaçoient de son souvenir; elle envisageoit avec ravissement le bonheur qui l'attendoit au retour de cette courte absence dont elle comptoit déja les moments. Son imagination, séduite par ces agréables idées, la faisoit jouir de ses espérances dans l'instant même qui alloit les renverser, et la priver pour jamais d'une erreur qui lui étoit si chere. Elle revit le marquis avec tous les transportsd'une joie naïve et d'une tendresse véritable, dont elle ne cherchoit point à lui cacher la vivacité. Ils parlerent long-temps de leur union prochaine, et des arrangements qu'ils prendroient pour la hâter. Ces projets qu'ils formoient ensemble augmentoient la gaieté de Mademoiselle Du Bugei. Jamais elle n'avoit été plus enjouée: le marquis, dont les intentions n'étoient plus les mêmes, avoit la cruauté de la laisser s'abandonner à ces illusions flatteuses. Elle étoit sortie de chez elle, et se promenoit avec lui: pour mieux cacher le changement de son coeur, il se montroit plus passionné qu'auparavant; il affectoit un air attendri, pénétré, l'entretenoit avec feu d'une ardeur déja refroidie, et dont les foibles restes n'avoient pour objet que lui-même. Le respect cesse quand l'amour finit; soit que ses réflexions eussent assez diminué le sien pour lui faire perdre de vue ce qu'il devoit à Mademoiselle Du Bugei, soit que sa confiance et la facilité d'en abuser lui fissent naître le desir d'éprouver jusqu'où la tendresse et la bonne foi peuvent conduire unejeune personne gardée seulement par l'innocence de ses pensées, il osa former le dessein de devoir à la séduction un bien qu'il ne vouloit plus acquérir par les lois de l'honneur: il devint pressant, hardi. Ces mêmes faveurs qu'il avoit dérobées quelques jours auparavant, long-temps disputées, enfin accordées, ne pouvoient le satisfaire; il demandoit sans cesse, obtenoit toujours, et se plaignoit encore. Ses soupirs brûlants, étouffés par la violence de ses desirs, ses larmes feintes, ses prieres soumises, ardentes, cette phrase si simple en apparence, si souvent employée, et toujours trop puissante sur le coeur d'une femme... vous ne m'aimez pas... si vous m'aimiez...! Mille et mille fois répétée par lui, confondoit Adélaïde. Elle aimoit, elle ne pouvoit souffrir que son amant doutât de son amour. De moment en moment il en exigeoit une preuve nouvelle; et plus elle donnoit, moins il paroissoit disposé à borner ses prétentions. Hélene étoit éloignée, le temps un peu couvert répandoit dans le jardin une obscurité trop favorable aux intentions de M deCressy. La tendre et crédule Adélaïde, conduite par lui sous un feuillage épais, abandonnée à l'imprudence de son âge, à l'ignorance du péril, à la foi de son amant, sembloit s'être oubliée; son coeur, tout entier à l'amour, n'étoit distrait par aucun autre objet; sans prévoir où la guidoit une question captieuse, elle y avoit répondu, elle avoit dit qu'elle desiroit qu'il fût heureux, qu'elle feroit tout pour assurer son bonheur; elle le disoit encore quand la témérité du marquis portée à l'extrême, la tirant de cette ivresse dangereuse, lui rendit sa raison, et la force de s'opposer à ses entreprises. Elle s'arracha de ses bras avec un cri d'horreur; et s'élançant hors du bosquet, elle appela Hélene à haute voix, sans s'embarrasser, dans son effroi, si d'autres pouvoient l'entendre. Hélene accourut; Mademoiselle Du Bugei, un peu rassurée à sa vue, n'ayant pas la force de se soutenir, s'appuya contre un arbre; et laissant tomber sa tête sur le sein de cette fille qu'elle tenoit embrassée, elle se mit à pleurer avec toutes les marques d'une douleur excessive. Le marquis, honteuxd'une tentative qui lui avoit si mal réussi, prosterné à ses pieds, s'efforçoit, mais en vain, de l'apaiser; elle ne l'écoutoit pas, et continuoit à s'affliger sans paroître s'apercevoir ni de sa présence ni de ses soumissions. Faisant enfin un effort sur elle-même, elle le repoussa de la main, fit quelques pas; et levant au ciel ses yeux baignés de larmes: ô mon pere, s'écria-t-elle, vous me l'aviez dit, et il n'est que trop vrai; celui qui vous cachoit ses desseins en formoit contre moi! Elle se promena quelque temps sans s'éloigner, rêvant profondément; ensuite, s'appuyant sur Hélene, elle reprit le chemin de chez elle sans répondre une seule fois à tout ce que le marquis disoit pour la fléchir. Elle étoit prête à rentrer, lorsqu'il l'arrêta, et la supplia de l'écouter. Je ne veux rien entendre, lui dit-elle avec beaucoup de fierté; je vous méprise et je vous hais. Je conçois à présent les raisons de la conduite bizarre que vous avez tenue avec une fille à laquelle vous deviez du respect, et que tout autre que vous n'eût osé choisir pour l'objet d'un amusement que la plus vilede son sexe pouvoit vous procurer. Je suis punie, cruellement punie, ajouta-t-elle, de cette fatale prévention qui m'a fait vous aimer, qui m'a fait croire que vous méritiez tout l'amour que je sentois pour vous. Avec quel art vous m'avez trompée, et que mon coeur le soupçonnoit peu! Mais ce coeur vous échappe; non, il n'est plus à vous, et regarde comme un bien le trait qui, en le déchirant, l'éclaire sur la bassesse du vôtre. Rendez-moi ma lettre, continua-t-elle; rendez-moi ce témoin d'une odieuse foiblesse: et puissé-je ne me rappeler jamais le malheureux penchant qui m'entraînoit vers vous, que pour me souvenir combien vous en fûtes indigne! Le marquis, consterné par ses reproches, hésitoit encore; il ne savoit ce qu'il devoit faire; il ne vouloit point lui rendre sa lettre, il la supplioit de lui laisser le seul gage qu'il eût de ses bontés; il pressoit, il pleuroit, il lui représentoit tout ce qu'il croyoit capable de calmer son esprit et de dissiper sa colere; mais rien ne pouvoit effacer l'impression qu'elle venoit de prendre de son caractere:il n'étoit plus temps de lui en imposer: blessée jusqu'au fond du coeur, elle ne pouvoit plus pardonner. Elle réitéra sa demande avec un ton et des expressions qui forcerent le marquis de la satisfaire. Dès qu'elle eut sa lettre, elle marcha précipitamment, et rentra sans daigner écouter les excuses ni les plaintes de M de Cressy. Quelle nuit passa la triste Adélaïde! Il n'est point de peines plus difficiles à supporter que celles que l'amour nous cause. Quel mal que celui que la réflexion aigrit, et qui mêle la honte à l'oppression de la douleur! Elle frémissoit en pensant au danger qu'elle avoit couru; le bonheur de l'avoir évité étoit une consolation pour elle: mais à quel prix elle en jouissoit! Par la perte de ses desirs, de son amour, de tous ces projets flatteurs qui l'avoient si agréablement occupée; il falloit renoncer à toutes ses espérances; il falloit mépriser celui qu'elle adoroit encore. Ce n'est pas toujours son amant qu'on regrette le plus quand on est forcé de lui retirer son coeur; c'est le sentiment dont onétoit touché, c'est le prestige aimable qui s'évanouit, c'est le plaisir d'aimer; plaisir si grand pour une ame tendre, qu'elle ne voit rien qui puisse remplacer la douce habitude qu'elle avoit prise de s'y livrer. Adélaïde voulut relire cette lettre que le marquis lui avoit rendue. Mais quel étonnement pour elle en voyant, au lieu de son écriture, celle de la comtesse de Raisel; écriture qui lui étoit parfaitement connue. M de Cressy, trompé par la forme égale de ces deux billets, venoit de mettre entre les mains d'Adélaïde celui qu'il avoit reçu de Madame de Raisel. Confuse, désespérée à cette lecture, elle ne douta point qu'elle n'eût été sacrifiée à la vanité du marquis: elle crut se reconnoître dans cette personne qu'on accusoit de lui donner des marques d'une folle passion. Un coeur pressé par la tristesse adopte aisément tout ce qui peut l'affliger encore. Elle pensa que la comtesse étoit instruite de tout ce qu'elle avoit fait pour le marquis de Cressy; elle se rappela ce que Madame de Raisel lui avoit dit au bal, et regarda sa compassioncomme une cruelle raillerie; elle se vit trahie, et se crut déshonorée; elle éclata en pleurs, en gémissements, en cris douloureux, et passa le reste de la nuit à se plaindre avec Hélene du malheur de sa destinée. Mais comme elle vouloit absolument ravoir la lettre qu'elle avoit cru reprendre, elle se détermina le matin à écrire ce billet à M de Cressy: " vous vous êtes trompé, monsieur; je vous renvoie la lettre de Madame de Raisel, et vous prie instamment de me rendre la mienne. Je ne croyois pas qu'il y eût quelqu'un au monde à qui on pût reprocher ses sentiments pour moi, ni que personne osât jamais me soupçonner d'avoir donné des preuves d'une folle passion. C'est bien assez pour me faire rougir de vous en avoir donné d'une tendresse pure et véritable, que vous étiez indigne d'inspirer. Rendez ma lettre à Hélene, et soyez à jamais sûr du mépris d'Adélaïde. " elle joignit à ce billet tous ceux qu'elle avoit reçus du marquis, et chargea Hélene de lui rendre ce paquet avec un ordre positifde ne rapporter d'autre réponse que celle qu'elle demandoit. Cette fille s'acquitta de sa commission; mais elle n'eut pas besoin d'insister long-temps sur le refus d'une réponse pour sa maîtresse. Le marquis, charmé de la découverte qu'il venoit de faire, étoit bien éloigné de songer à se justifier auprès d'Adélaïde; et, s'il feignoit de le vouloir faire, c'étoit par une suite de cette dissimulation qui lui étoit naturelle et que les caracteres faux emploient, même lorsqu'elle leur est inutile. La lettre que Mademoiselle Du Bugei demandoit lui fut rendue, et l'après-midi du même jour elle suivit son pere à Gersay. L'effort qu'elle se faisoit pour cacher sa douleur, le chagrin dont elle étoit accablée, lui causerent, dès le lendemain de son arrivée, une fievre violente; et bientôt son mal augmenta si considérablement qu'il parut impossible de la retirer d'un état si dangereux. Pendant qu'elle se mouroit à Gersay, l'objet d'un sentiment si tendre, d'une passion si vive, d'une situation si déplorable, déja dégagé des foibles liens qui l'attachoient àelle, par une basse ingratitude oublioit et son amour et les peines qu'elle devoit ressentir. Un des avantages de la supériorité de l'ame d'un homme sur la nôtre est cette force d'esprit dont il se sert pour étouffer les remords qu'éleve au fond de son coeur le souvenir d'une femme sensible et malheureuse: sensible, parcequ'un ingrat a desiré de l'attendrir; malheureuse, parcequ'elle a honoré son amant d'une estime qu'il ne méritoit pas de lui inspirer. M de Cressy oublia l'aimable Adélaïde pour se livrer à la joie d'être aimé de Madame de Raisel. Il lut plusieurs fois son billet, et se dit avec transport qu'en effet l'amour et la fortune s'unissoient en sa faveur et travailloient de concert à combler tous ses voeux. La comtesse, parée de mille dons flatteurs, offroit à son idée une foule de plaisirs dont il jouiroit avec elle et par elle; le faste, l'éclat, les graces, la beauté, un titre qu'il ambitionnoit, et que cette alliance pouvoit lui procurer avec le temps; que de raisons pourrendre ses poursuites ardentes! Mais il falloit cacher cette ambition qui le guidoit vers elle; il falloit prévenir le tort que son procédé pour Adélaïde pouvoit lui faire dans l'esprit de Madame de Raisel, si jamais elle en étoit informée. Après l'avoir vue si long-temps avec indifférence, il n'osoit se montrer tout-à-coup amant passionné, encore moins paroître instruit de ses sentiments. Il craignoit de blesser son orgueil ou sa délicatesse en l'arrêtant dans la route qu'elle s'étoit tracée, et que peut-être elle prenoit plaisir à suivre. Ces considérations le porterent à en agir en apparence comme il avoit coutume de faire; il n'alla pas plus souvent chez Madame de Raisel, mais il se renferma sans affectation dans le cercle où elle vivoit: sans lui parler d'un amour dont il vouloit qu'elle fût persuadée, il se conduisit de façon à faire juger à tout le monde qu'il en ressentoit un violent pour elle; il ne sembloit jamais ni l'attendre ni la chercher; mais une rêverie où il paroissoit s'abandonner, et dont sa présence le retiroit; l'embarras que ses moindresplaisanteries lui causoient; une application continuelle à étudier ses goûts; l'air naturel dont il les adoptoit, toutes ces petites choses qui ne prouvent aux personnes indifférentes que les attentions de l'amitié, mais qu'un coeur prévenu prend pour les soins de l'amour; l'art de développer ses talents, de se parer des qualités brillantes d'un caractere estimable; tout fut employé, et tout réussit au marquis au-delà de ses espérances: la comtesse le crut aisément tout ce qu'il vouloit paroître. Les hommes s'épargneroient la plus grande partie des peines qu'ils se donnent pour nous en imposer, s'ils pouvoient s'imaginer combien la noblesse de nos idées leur donne de facilité pour nous tromper. Une femme croiroit se dégrader en supposant des vices à l'objet qu'elle a choisi pour celui de ses affections; et, dès qu'elle aime, elle accorde plus de vertus à son amant qu'il n'ose en feindre. Tout le monde assuroit Madame de Raisel que le marquis de Cressy l'aimoit; c'étoit avec plaisir qu'elle l'entendoit dire. Elle craignoitencore de se livrer à une joie que l'événement pouvoit détruire: cependant elle avoit pour lui les distinctions les plus flatteuses, et n'attendoit que l'aveu de ses sentiments pour lui montrer combien les siens étoient tendres et sinceres. Il commençoit à se rendre assidu chez elle, lorsqu'un jour une légere indisposition lui faisant garder la chambre, M de Cressy fut admis, malgré le dessein formé qu'elle avoit pris de ne voir personne. Elle étoit rêveuse, même triste. Le marquis, se conformant à l'air sérieux qu'il lui voyoit, lui en demanda la raison avec toute l'apparence de la plus tendre inquiétude. La comtesse lui dit qu'une personne qu'elle aimoit avoit été fort mal, et ne jouissoit encore que d'une santé très languissante; qu'elle venoit de l'apprendre dans le moment: elle ajouta que c'étoit une personne charmante, et tout de suite elle nomma Mademoiselle Du Bugei. Le marquis perdit toute contenance à ce discours; il changea de couleur, et resta les yeux baissés dans un silence qui surprit lacomtesse. Je vois, lui dit-elle en l'examinant avec attention, que cette nouvelle vous donne bien de l'émotion, je suis fâchée de vous l'avoir annoncée avec si peu de ménagement; mais j'ignorois l'effet qu'elle pourroit produire sur vous: et, voyant qu'il continuoit à se taire, je ne savois pas, ajouta-t-elle, que vous eussiez des liaisons particulieres avec Adélaïde; je l'aime, sa perte m'eût infiniment touchée, et je ne sais pourquoi vous rougissez de montrer que vous y seriez encore plus sensible. Si j'ai quelques liaisons avec Mademoiselle Du Bugei, madame, reprit le marquis, elles sont d'une espece à me chagriner le reste de ma vie. Je puis rougir et paroître confus en apprenant l'état où elle s'est trouvée, puisque j'ai tout lieu de m'accuser d'en être la malheureuse cause. Vous! S'écria la comtesse. Ah! Madame, interrompit M de Cressy, suspendez votre jugement! Je suis homme, jeune, vain peut-être. Je ne prétends pas que ma conduite soit exempte de tout reproche: j'ai des torts, je les sens, je nepuis me les pardonner. Mais si vous saviez... si mon coeur vous étoit mieux connu, peut-être ne me condamneriez-vous pas? Il est difficile de vous comprendre, dit la comtesse un peu troublée: en supposant que l'intérêt vif que vous prenez à Mademoiselle Du Bugei décele un tendre penchant, pourquoi donc rougiriez-vous en le laissant paroître? Par quelle singularité votre amour seroit-il un malheur pour elle? Quels sont ces torts que vous vous reprochez, que vous craignez de ne pouvoir vous pardonner? S'il vous est possible de me les faire connoître, sans que cette confidence offense Adélaïde ou lui nuise, vous m'obligerez par votre confiance. Si les mouvements de notre coeur dépendoient de nous, de nos réflexions, reprit M de Cressy, Adélaïde seroit heureuse, et je ne sentirois pas le regret affreux d'avoir troublé son repos et détruit au moins pour quelque temps la douceur et l'agrément de sa vie. Mais, madame, comment vous avouer une légèreté, une indiscrétion, que rien ne peut excuser? C'est une faute que je n'oublieraipoint, et dont le souvenir m'affligera sans cesse. Madame de Raisel, pénétrée de l'air et du ton dont il s'exprimoit, réitéra la priere qu'elle lui avoit faite, et le pressa de lui apprendre ce qui causoit sa peine. M de Cressy, charmé de trouver cette occasion de la prévenir sur la seule chose qui pouvoit lui découvrir sa façon de penser, feignant de céder à ses instances: je vais, madame, lui dit-il, m'exposer à perdre par ma sincérité une partie de l'estime dont vous m'honorez; mais pouvez-vous former un desir qu'il soit en mon pouvoir de satisfaire, sans que mon coeur vole au-devant de vos voeux? Vous n'ignorez pas, madame, avec quelle indifférence j'ai vu toutes les femmes, même celles qui ont paru me distinguer. Occupé du soin de faire ma cour, de remplir les devoirs que mon état m'impose, d'acquérir des amis, j'ai évité de me livrer à des amusements peu faits pour me séduire. Un naturel sensible, un caractere vrai, m'ont fait envisager l'amour comme une passion qu'il étoit heureux de sentir, mais ridicule de feindre.Dans ces dispositions, je vous vis, madame, et mon coeur me dit que vous étiez la seule personne qui pût m'inspirer ces sentiments délicieux qui, nés de l'admiration, accrus par le respect, entretenus par l'estime, et soutenus par l'amitié, remplissent tous les vides de l'ame, et forment ces chaînes douces et durables que le temps ne peut rompre: mais la différence de nos fortunes, le bruit répandu du peu de goût que vous montriez pour prendre de nouveaux engagements, tant de partis plus avantageux que vous aviez éloignés, assez de hauteur peut-être pour craindre d'essuyer des refus, mille raisons me forcerent à cacher l'ardeur que vous m'inspiriez. Je voulus en triompher; je contraignis mes desirs qui m'entraînoient sur vos pas; j'évitai les occasions de vous voir; je ne parus chez vous que lorsque la bienséance m'obligea de m'y montrer. C'est dans ce temps, madame, qu'Adélaïde me laissa voir des dispositions si favorables, qu'il me fut impossible de conserver de la froideur auprès d'une fille charmante qui ne me cachoit pas que j'avois su lui plaire. Sans espéranceprès de vous, sans passion pour elle, déterminé ou plutôt emporté par cette vanité qui nous rend sensibles aux préférences, je me plus à suivre tous les mouvements de Mademoiselle Du Bugei. Je me livrai au plaisir de voir naître dans son coeur un amour dont je n'envisageai point les suites: j'en admirois les progrès, ils me flattoient; et, par une étourderie dont je ne puis trop me repentir, je m'en applaudissois. Je voyois souvent Adélaïde chez Madame De Gersay; quand elle manquoit à s'y rendre je la cherchois à la promenade, dans les maisons où elle alloit, par-tout où je croyois la trouver; elle amusoit mon inquiétude, et cet ennui inséparable d'un homme isolé qui ne tient fortement à rien, et dont les desirs n'ont pour objet qu'un bonheur qui le fuit. Mes assiduités furent remarquées: M Du Bugei voulut me faire expliquer sur mes desseins. C'est alors que m'avouant que je n'en avois aucun, je reconnus toute l'imprudence de ma conduite. Sûr d'être aimé d'Adélaïde, un sentiment de reconnoissance me portoit à m'unir pour jamais avec elle: mais en yréfléchissant plus mûrement, je pensai que ce seroit la trahir. Je ne crus pas devoir la lier à un époux dont elle ne fixeroit pas les voeux. J'aimai mieux passer pour intéressé aux yeux de M Du Bugei, en prenant le seul prétexte qui pouvoit me dégager; j'aimai mieux passer pour ingrat et léger à ceux d'Adélaïde, que de risquer de la rendre malheureuse un jour par mon indifférence. Je refusai donc, et ne rendis plus de soins à Mademoiselle Du Bugei. Je la revis au bal où vous étiez toutes deux; son air abattu, sa tristesse, quelques mots qu'elle me dit, le reproche secret que je me faisois d'avoir entretenu sa tendresse sans la partager, l'intérêt qu'on prend toujours aux peines que l'on cause, sa jeunesse, sa beauté, son amour, me firent une impression si vive, que j'allois peut-être lui offrir toutes les preuves qu'elle pouvoit exiger de mon repentir, lorsqu'en jetant les yeux sur vous je sentis que tout cédoit dans mon coeur à l'attrait invincible qui m'entraînoit vers Madame de Raisel. Comment m'ôter pour toujours le foible espoir qui me séduisoit quelquefois? Commentm'ôter ma liberté, pendant que vous jouissiez de la vôtre? Je n'attendois pas le bien que je desirois; mais si rien ne me le promettoit, au moins un obstacle insurmontable ne me privoit pas du plaisir d'y songer, de m'en occuper dans ces moments où des idées vagues, flattant l'imagination qui les enfante, semblent aplanir toutes les difficultés qui s'opposent à nos souhaits. J'avois reçu un billet; par je ne sais quelle fantaisie, je le crus de Madame d'Elmont, et négligeai d'y répondre en portant l'écharpe qui l'accompagnoit. On m'en écrivit un autre: vous le dirai-je, madame, ajouta le marquis d'un ton passionné; oserai-je vous dire de quelle main... il s'arrêta. La comtesse baissa les yeux, rougit; et d'un air d'intérêt, et avec un ton qui marquoit assez combien ce discours l'attachoit, elle le pria de continuer. Je le crus de vous, madame, continua-t-il, et mon amour se réveillant avec force, plus d'Adélaïde, plus d'inquiétude sur ses sentiments. Que m'importoient alors son estime ou sa tendresse, ses plaisirs ou sa peine? Jene vis que Madame de Raisel; son image adorée remplit tout mon coeur; j'abandonnai Mademoiselle Du Bugei, je ne la revis que pour lui prouver que je ne l'aimois point, que je ne serois jamais à elle; et par une dureté condamnable, je la réduisis à faire des efforts sur elle-même, à s'éloigner pour oublier un amant qu'elle doit détester, et qui ne peut se souvenir d'elle sans se mépriser lui-même. Que je plains Adélaïde! Dit alors Madame de Raisel. Qu'il lui sera difficile de se consoler d'un tel événement! Pourra-t-elle vous oublier? Mais achevez: votre sincérité me touche, et votre confiance me flatte. Que vous dirai-je de plus, madame? Continua M de Cressy: je n'osai vous laisser voir ce que je croyois avoir pénétré; mais je ne pus résister au plaisir de vous montrer que j'obéissois à vos ordres, en levant les yeux vers l'objet le plus digne de mon attachement. Vous savez tout, madame; vous venez de lire dans un coeur qui vous est soumis, qui vous l'a toujours été, dont le sort dépend de vos bontés. Quel prix m'est-ilpermis d'attendre de mon obéissance? Puis-je espérer qu'une passion que vous seule pouviez allumer dans ce coeur vous touche en effet? Est-ce vous, est-ce l'aimable comtesse de Raisel qui a daigné m'avertir de chercher mon bonheur? éclaircissez mes doutes, j'attends à vos pieds l'arrêt que vous allez prononcer. Parlez, madame, parlez, et songez que ce moment va décider pour jamais du sort d'un homme qui vous adore. Qui n'eût point ajouté foi à ce récit si simple, si naturel? Pourquoi Madame de Raisel en eût-elle soupçonné la vérité? Elle crut le marquis; et lui tendant une main qu'il reçut à genoux, et sur laquelle il imprima le baiser le plus ardent, oui, c'est moi, lui dit-elle, qui ai desiré votre amour; vous me voyez pénétrée de l'aveu que vous m'en faites. Qu'il m'est cher cet amour! Je le partage, j'ose le dire, et je ferai vanité de le prouver; oui, je mets tout mon bonheur à penser que vous m'avez choisie pour faire le vôtre. Une déclaration si précise fut reçue avec tous les transports d'une joie véritable. Lacomtesse s'efforça de persuader à M de Cressy que, si sa conduite n'étoit pas tout-à-fait irréprochable, il devoit pourtant cesser de s'affliger. La maladie d'Adélaïde peut avoir une cause plus simple, lui dit-elle; à son âge le temps et l'absence effacent les plus vives impressions. Je ne condamne point votre sensibilité: non, ajouta-t-elle, je ne la blâme point; au contraire, elle redouble mon estime; et mon coeur se plaît à découvrir que le vôtre est susceptible d'une tendre compassion. M de Cressy, parvenu à se faire un mérite d'avoir trahi Mademoiselle Du Bugei, assez adroit pour persuader à Madame de Raisel qu'il l'adoroit dans un temps où il évitoit sa présence; sûr de paroître à ses yeux le plus sincere et le plus tendre de tous les hommes, s'applaudissoit de l'art avec lequel il la trompoit. Il attribuoit cet heureux succès à son adresse: erreur grossiere de tous ceux que la fausseté guide. On est crédule sans être foible, sans être imprudent; l'extrême confiance naît toujours de la noblesse de l'ame et du peu d'idée qu'une personneestimable se forme de ces coeurs bas capables d'abuser de la bonté. Peu de temps après cet entretien, Madame de Raisel annonça le jour de son mariage et l'époux qu'elle avoit choisi. Le marquis reçut les félicitations de tous ceux qui connoissoient la comtesse; son bonheur fut envié par une foule de rivaux moins heureux, et peut-être plus dignes de l'être. Ces noces se firent avec éclat; et les fêtes brillantes qui les suivirent marquerent assez le contentement des deux époux. Madame de Raisel avoit donné à M de Cressy tout ce qu'il étoit en son pouvoir de lui rendre propre. Sa fortune assurée, son ambition satisfaite, l'amour et les charmes de la marquise, une maison devenue le temple de la gaieté, lui firent goûter tant de plaisirs dans cette union, qu'il oublia facilement la route qu'il avoit prise pour acquérir les biens dont il jouissoit. Madame de Cressy, bien plus heureuse, puisqu'elle aimoit et se croyoit adorée, se disoit à chaque instant qu'elle régnoit sur un coeur tendre, sincere, généreux, tout à elle, sur un coeur dont elle croyoit que rien n'égaloitla noblesse et la grandeur: elle voyoit un dieu dans son mari, il lui devenoit tous les jours plus cher; sans cesse occupée à lui procurer de nouveaux amusements, elle sembloit ne vivre, ne respirer que pour répandre l'agrément sur les jours de celui qu'elle aimoit; les moindres desirs du marquis, ses plus légeres fantaisies, devenoient une affaire pour Madame de Cressy. Elle lui sacrifioit ses propres goûts, même le plaisir de le voir; plaisir si grand pour elle, que le temps ni l'habitude ne purent le lui rendre moins sensible. Cependant Adélaïde, après plus d'un mois de maladie, et près de deux de convalescence, avoit enfin recouvré la santé: mais une sombre tristesse s'étoit emparée de son esprit; elle avoit perdu pour jamais cet état paisible qui rend susceptible de goûter tous les plaisirs qui se présentent et se succedent, dans l'âge heureux où on ne les choisit pas. Le chagrin avoit laissé de si profondes traces dans son coeur, l'amour régnoit encore avec tant de puissance sur son ame, elle se trouvoit si peu capable d'oublier le cruel qui s'étoitplu à la rendre malheureuse, que la seule pensée de paroître dans les lieux qu'il habitoit, la faisoit retomber dans des foiblesses presque aussi dangereuses que l'avoit été l'ardeur de sa fievre. Le comte de saint-Agne, jeune, bien fait, aimable, auquel elle étoit destinée, augmentoit encore sa peine par les soins qu'il lui rendoit. Rien ne pouvoit la distraire; le souvenir de M de Cressy animoit seul un coeur accoutumé à s'occuper de lui. Que de larmes accompagnoient ce souvenir douloureux, mais cher, mais vif, et sans cesse présent à son ame! Dans cette situation, son retour à Paris ou à la cour étoit pour elle le comble du malheur; et chaque jour qui rapprochoit celui où elle devoit quitter Gersay ajoutoit à son supplice. Un soir qu'elle étoit dans l'appartement où tout le monde se rassembloit pour jouer, le chevalier de saint-Hélene, qu'on attendoit depuis huit jours à Gersay, arriva, et, pour excuser son retard, rendit compte des affaires qui l'avoient obligé de rester à Paris: c'étoit le mariage de Madame de Raisel et de M de Cressy. Madame De Gersay entra dansdes détails, lui fit mille questions, et le chevalier s'étendit avec plaisir sur un discours qui paroissoit intéresser. Que devint Adélaïde en l'écoutant! Un froid mortel saisit son coeur; pâle, tremblante, sans force et presque sans sentiment, elle se renversa sur le siége où elle étoit assise, et, fermant les yeux, elle desira ne les rouvrir jamais; par bonheur pour elle, M Du Bugei n'étoit pas présent; et comme depuis sa maladie elle étoit très foible, on ne chercha point d'autre cause à son évanouissement. Il fut long; et lorsqu'elle reprit la connoissance, elle se trouva dans son lit, environnée de plusieurs personnes qui s'efforçoient de la rappeler à la vie. Elle fit connoître qu'elle desiroit d'être seule; et dès qu'elle se vit en liberté: il est marié! S'écria-t-elle en se jetant dans les bras d'Hélene; il est marié! Hélene, il est marié, lui répéta-t-elle mille fois; je n'ai plus de doute, de crainte, d'espérance; il est perdu, pour jamais perdu; rien ne peut me le ramener, rien ne peut me le rendre! Madame de Raisel est heureuse! Elle triomphedans ses bras des pleurs d'une fille infortunée! A-t-elle mérité ce coeur qu'elle m'enleve? L'inhumaine! Avec quel air de vérité elle feignoit de s'intéresser à mes peines, d'en ignorer le sujet! Elle m'offroit son secours, des conseils, de l'amitié: ah! La cruelle! Elle est sa femme, elle regne sur ses volontés; elle fait ses plaisirs, elle les partage; il lui est permis de contenter tous les desirs de ce qu'elle aime; elle peut, sans rougir, recevoir ses caresses, les lui rendre, mettre son bonheur à s'y montrer sensible: et moi, je ne dois me rappeler qu'avec honte ces moments... moments délicieux, et pour toujours gravés dans ma mémoire! Ah! Poursuivit-elle dans l'amertume de son coeur: Hélene! Imprudente Hélene, pourquoi ta fatale complaisance m'exposa-t-elle à le revoir! Hélas! Sans toi, sans ta facilité, j'ignorerois une partie de mes pertes! M Du Bugei interrompit ses tristes plaintes. Il venoit savoir comment elle se trouvoit. Hélene l'assura que le repos la remettroit entièrement. Il la crut, et sortit. La malheureuse Adélaïde passa la nuit dans un crueldésordre; le saisissement de ses sens retenoit ses larmes; et le peu qu'elle en répandoit, loin de soulager son coeur, le déchiroit encore. Cet excès d'accablement dura plusieurs jours; mais faisant violence à ses sentiments, elle parut se calmer, et se montra plus tranquille. Son pere attendoit le retour de sa santé pour la ramener à Paris; mais elle avoit pris la résolution de n'y rentrer jamais. Elle pria instamment M Du Bugei de la conduire à l'abbaye de Chelles, où elle espéroit se rétablir tout-à-fait. Il y consentit avec peine; et ce fut avec une extrême répugnance qu'il la conduisit lui-même à cette abbaye. Mademoiselle Du Bugei pleura beaucoup en se séparant de lui, et le chagrin qu'il sentit lui-même en la laissant à Chelles fut un présage de la perte qu'il alloit faire. L'aimable et triste Adélaïde, peu de jours après son arrivée, entra au noviciat, où ses épreuves abrégées par l'avantage d'avoir été élevée dans la maison lui permirent, au bout de six mois, de prendre le voile blanc, malgré les regrets de son pere, la douleur ducomte de saint-Agne qui l'aimoit, et les efforts réunis de toute sa famille. Madame de Cressy s'affligea du parti que prenoit Adélaïde; elle craignit que ses sentiments pour le marquis ne l'y eussent déterminée: elle n'osa s'en expliquer avec lui, dans la crainte de le chagriner, et d'ajouter au reproche secret que peut-être il se faisoit à lui-même. Le malheur d'Adélaïde étoit un poids pour la marquise; son coeur vraiment généreux souffroit en songeant qu'elle avoit innocemment causé sa perte; elle donna des larmes au sort d'une jeune personne qui s'arrachoit au monde dans un âge où, peu capable de juger des effets du temps, et guidée par un mouvement qu'il pouvoit détruire, elle se livroit à l'horreur d'un repentir infructueux et éternel. Plus d'un an s'étoit passé dans le ravissement d'une passion heureuse, satisfaite, et toujours vive. Peut-être la marquise eût-elle joui long-temps de cet état paisible, sans un événement où sa bonté l'intéressa. Madame De Berneil, ancienne amie de la mere de Madame de Cressy, vivoit retirée auVal-De-Grace, avec une fille, seul fruit d'un mariage mal assorti qui avoit renversé sa fortune par une suite de malheurs dont le détail est peu nécessaire. Une pension du roi la faisoit subsister avec assez d'aisance. Cette pension s'éteignoit par sa mort, et sa fille avoit besoin d'amis pour en conserver une moitié que la faveur pouvoit lui accorder, mais qu'on ne lui devoit pas. Madame De Berneil, qui avoit éprouvé plus d'une fois combien Madame de Cressy étoit portée à obliger, se sentant dangereusement malade et près de sa fin, eut recours à elle; elle lui fit écrire son état; et la marquise, s'étant rendue auprès d'elle, trouva cette dame presque expirante, et si occupée du sort de sa fille, que Madame de Cressy, pénétrée d'une inquiétude si naturelle, et du spectacle qu'offroient à ses yeux les larmes de la fille et la douleur touchante de la mere, promit avec serment de se charger du soin de Mademoiselle De Berneil, de la retirer chez elle, et de ne s'en séparer qu'après lui avoir procuré un établissement convenable à sa naissance, et qui pût la rendre heureuse.Il sembloit que Madame De Berneil n'attendît que cette promesse d'une femme dont la noblesse des sentiments lui étoit connue pour rendre au ciel une ame devenue plus tranquille. Elle mourut le soir même; et la marquise, qui ne l'avoit point quittée, embrassant tendrement Mademoiselle De Berneil, lui renouvela les assurances qu'elle avoit données à sa mere, et la conduisit chez elle, où elle la recommanda aux soins de ses femmes pendant qu'elle alloit à Versailles chercher M de Cressy qui l'y attendoit. Elle lui rendit compte des engagements qu'elle avoit pris; elle lui montra un peu de crainte qu'ils ne pussent lui déplaire, s'excusant sur le moment qui ne lui avoit pas permis de le consulter. M de Cressy badina de cette espece de soumission, qu'il traita d'enfance; il l'assura qu'il approuveroit toujours ce qu'elle feroit. En effet il eut pour Mademoiselle De Berneil tous les égards qu'il auroit cru devoir à une soeur chérie. Elle fut traitée par la marquise, non comme une fille dont le sort dépendoit de ses bontés, mais comme une amie dont le séjour chezelle devoit être suivi de tous les agréments qu'on s'efforce de procurer à ceux dont on attend des bienfaits. Hortense De Berneil étoit âgée de vingt ans, sa figure n'avoit rien de remarquable; mais le soin qu'elle en prenoit la rendoit assez agréable. Un goût de parure un peu extraordinaire dans une personne élevée loin du monde cachoit ses défauts et donnoit de l'élégance à tout ce qu'elle portoit. Le desir de plaire l'avoit toujours occupée, quoique long-temps sans objet; elle avoit de l'esprit, peu de brillant, beaucoup de réflexion. Il étoit difficile de la connoître; un air froid et le silence qu'elle gardoit sur ses goûts la faisoient paroître d'une extrême indifférence. L'ennui d'une retraite forcée avoit mis de la dureté dans son caractere et de l'aigreur dans son esprit; elle cachoit ces défauts sous l'apparence intéressante d'une santé foible et délicate, altérée par la plus légere émotion. Capricieuse, haute, jalouse, susceptible de passion, incapable de tendresse, d'amitié, Hortense ne pouvoit ni apprécier, ni reconnoître la conduite généreuse de Madame de Cressy.Un peu de temps s'étoit écoulé depuis l'entrée de Mademoiselle De Berneil à l'hôtel de Cressy, quand un soir le marquis, s'amusant à étudier des airs assez difficiles, Hortense, en l'aidant à les solfier, le fit apercevoir qu'elle avoit la voix belle et chantoit parfaitement bien. Il aimoit la musique: ce talent qu'il découvroit en elle redoubla ses égards et ses attentions; il la chercha davantage. Madame de Cressy, bien éloignée de prendre de l'ombrage de ce goût marqué, le vit naître avec plaisir. M de Cressy étant un matin à la toilette de la marquise, où il assistoit seul avec Hortense, on lui apporta une lettre qu'il ouvrit sans réflexion, mais qu'il ne put lire sans donner des marques d'une grande sensibilité. Cette lettre étoit de Mademoiselle Du Bugei; elle l'avoit écrite la veille, et ce jour même elle prenoit le voile noir, derniere cérémonie de sa consécration à la vie religieuse. Les yeux de M de Cressy se remplirent de larmes: la lettre tomba de ses mains; et, tandis qu'il les portoit sur son visage pourcacher son attendrissement, la marquise, effrayée de l'effet qu'avoit produit cette lettre, fit signe à une de ses femmes de la ramasser et de la lui apporter. Elle la prit sans la lire; et, courant embrasser son mari, elle lui demanda avec empressement quelle nouvelle si fâcheuse pouvoit l'accabler ainsi. Mais le marquis, sans changer de situation, lui dit de lire la lettre; elle y trouva ce qui suit: " c'est du fond d'un asile où je ne redoute plus la perfidie de votre sexe, que je vous dis un éternel adieu. Naissance, biens, honneurs, dignités, tout s'évanouit à mes regards. Ma jeunesse flétrie par mes larmes, le goût des plaisirs anéanti dans mon coeur, l'amour éteint, le souvenir présent, et le regret toujours trop sensible, m'ensevelissent à jamais dans cette retraite. ô vous, qui m'avez conduite à me cacher dans cette espece de tombeau, ne craignez pas mes reproches: je ne vous écris que pour vous dire que je vous pardonne! J'offre au ciel une victime immolée par vos mains, et je le prie avec ardeur de répandre sur vous tout le mérite du sacrifice volontaire que je lui fais. L'augusteépoux qu'Adélaïde choisit effacera de son coeur des sentiments qu'elle ne peut conserver sans l'offenser: il y mettra les vertus qu'il chérit, et l'oubli qu'il exige; elle ose espérer qu'il lui pardonnera les motifs qui la déterminent aujourd'hui. Alors, prosternée au pied des autels, elle lui demandera pour vous tous les biens dont vous l'avez privée; et, si elle peut s'intéresser encore au monde qu'elle abandonne, ce sera seulement pour s'assurer que le marquis de Cressy est heureux. Dites à Madame de Cressy que je lui pardonne l'opinion qu'elle a eue de mon caractere. Dites-lui que j'ai oublié son injustice, et que je me souviens seulement de la tendre amitié que j'eus pour elle. " la marquise, en finissant cette lettre, se jeta dans les bras de son mari, et, le serrant avec une tendresse inexprimable: pleurez, monsieur, pleurez, lui dit-elle en le baignant de ses larmes: ah! Vous ne sauriez montrer trop de sensibilité pour un coeur si noble, si constant dans son amour! Aimable et chere Adélaïde! S'écria-t-elle, c'en est donc fait, etnous vous perdons pour toujours! Ah! Pourquoi faut-il que je me reproche de vous avoir privée du seul bien qui excitoit vos desirs! Ne puis-je jouir de ce bien si doux, sans me dire que mon bonheur a détruit le vôtre? Le marquis, touché de ce sentiment généreux qui lui faisoit regretter Adélaïde, la pressant avec transport, essuyoit ses larmes; et par les plus tendres caresses et les expressions les plus passionnées la conjuroit de lui pardonner l'imprudence qu'il avoit eue de lui montrer cette lettre. Mademoiselle De Berneil, témoin de cette scene touchante, considéroit la marquise avec étonnement. Tout ce qu'elle pouvoit comprendre, c'est que Madame de Cressy s'affligeoit de la retraite d'une fille que son mari avoit aimée, et que ses pleurs faisoient penser qu'il aimoit encore. Une pareille sensibilité étoit au-dessus de l'ame d'Hortense; elle la regarda comme une foiblesse. Un mauvais coeur prend souvent pour un défaut de fermeté la bonté du naturel dont les mouvements lui sont étrangers, et traite de petitesse ce noble désintéressement qui faitqu'on s'oublie soi-même pour partager la peine d'un autre. Le marquis pensa tristement pendant quelques jours à cet adieu d'Adélaïde; mais les plaisirs variés auxquels il se livroit dissiperent bientôt ce léger chagrin. Madame de Cressy le sentit plus long-temps. L'image de Mademoiselle Du Bugei, prosternée au pied des autels, priant pour le marquis, attirant sur lui les bénédictions du ciel par ses voeux innocents, l'attendrissoit, et la rendoit toujours présente à son idée. Les dernieres lignes de sa lettre l'étonnoient; elle ne pouvoit les entendre. Elle en demanda plusieurs fois l'explication à M de Cressy; mais l'embarras et l'humeur que lui donnoient ces questions la déterminerent à n'en plus parler. Cependant cette marque de réserve dans un homme pour lequel elle n'en avoit aucune toucha vivement la marquise, lui donna de l'inquiétude, et lui fit craindre qu'en parlant d'Adélaïde M de Cressy n'eût pas été sincere. Quelle étoit cette opinion désavantageuse dont se plaignoit Mademoiselle Du Bugei? Elle lui pardonnoit! Mais quoi?Un mystere sembloit caché sous ces expressions; la marquise desiroit ardemment de l'approfondir; mais son extrême complaisance pour M de Cressy la força au silence: elle respecta le secret qu'il vouloit garder, et ne l'importuna point, pour l'engager à le lui découvrir. Cette premiere preuve qu'elle n'avoit pas toute la confiance de son mari la chagrina. Il pouvoit donc dissimuler avec elle. La seule idée d'avoir été trompé, même dans la plus légere bagatelle, par un homme que l'on croyoit incapable de détour, porte un trait douloureux au fond du coeur, trait qui blesse à tout moment, ouvre l'entrée au soupçon, rend tout incertain, et laisse entrevoir que le bonheur dont on jouit peut n'être qu'une illusion prête à s'évanouir. Mademoiselle De Berneil, à qui la marquise ouvroit son coeur, étoit bien éloignée de comprendre cette délicatesse de sentiment qui troubloit la douceur de sa vie; elle badina M de Cressy sur la mélancolie que lui avoit causée la lettre d'Adélaïde; et, donnant un tour plaisant et malin à ce pouvoir qu'il avoit sur les ames sensibles, elle se félicitade n'être pas du nombre de celles qui ne savoient pas résister à l'amour, et dit au marquis qu'elle s'étonnoit fort qu'on abandonnât le monde seulement pour n'avoir pu lui plaire ou le fixer. Pour moi, continua-t-elle, comme j'en chéris les plaisirs, quoique je me croie sûre de mon coeur, je ne veux plus vous regarder, de crainte qu'il ne me prenne envie de retourner au couvent. Cette raillerie piqua le marquis, dont la vanité étoit extrême. Pensez-vous, lui dit-il en riant, qu'il vous fût si facile de résister à mes soins, si je vous en rendois d'assidus? En vérité, je le pense, reprit Mademoiselle De Berneil; et quoique vous soyez très aimable, je crois et j'éprouve qu'il est possible de vous voir et de conserver beaucoup d'indifférence. Oui, dit le marquis, cela est possible; mais vous ignorez ce que le desir de plaire répand d'agrément dans un homme qui s'en occupe. Il faut avoir été aimée de quelqu'un pour s'assurer qu'on peut lui résister: et si je vous aimois, si je cherchois à vous le persuader, peut-être reviendriez-vous de l'opinion que vous avez de la fermeté de votre coeur. Ho,non! Non, assurément, reprit Hortense; et vous êtes précisément la seule personne qui ne pourroit jamais réussir auprès de moi: comme vous ne sauriez me montrer de desirs sans m'offenser, ni m'aimer sans manquer à ce que vous devez à la plus aimable des femmes, si vous me rendiez des soins je n'aurois que du mépris pour vous. Vous le croyez, dit le marquis; mais soyez sûre que les réflexions que l'on fait de sang-froid ne se présentent pas à une ame attendrie. Celles qui semblent devoir faire mépriser un homme indifférent se changent en pitié pour un amant aimé; et nous savons toujours trouver en nous-mêes des raisons pour nous livrer à des sentiments qui nous flattent. Hortense, à ce discours, ne fit que redoubler ses plaisanteries, et s'obstina à soutenir qu'elle ne redoutoit point ses attaques; il lui montreroit en vain la passion la plus violente, disoit-elle, jamais, jamais elle n'y seroit sensible, il lui étoit impossible d'imaginer qu'elle pût l'aimer. Cette conversation fut reprise plusieurs fois, et toujours avec la même assurance de la part de Mademoiselle De Berneil.Le marquis, accoutumé à voir prévenir ses desirs, ne put supporter cette espece de mépris d'une fille à laquelle il sembloit que rien ne devoit inspirer cette fierté; il s'en offensa, et voulut l'en punir en lui inspirant une passion dont elle se croyoit si peu susceptible. La vanité l'engagea à se faire une étude de lui plaire; elle s'aperçut de son dessein, elle en rit, et ménagea si peu son amour-propre, que du simple projet de la soumettre il forma celui de la toucher. Le peu de progrès qu'il fit au commencement ne ralentit point ses poursuites: il devint ardent, empressé; et, perdant de vue ce premier objet, il oublia ce qui l'avoit porté à parler le langage de l'amour à Mademoiselle De Berneil. Il s'accoutuma à l'entretenir d'un sentiment qu'il cessa de feindre. Ce sentiment devint bientôt sa seule affaire et l'unique mouvement qui se fit sentir à son coeur. Madame de Cressy, loin de soupçonner le marquis d'un tel attachement, lui savoit gré de tout ce qu'il faisoit pour Hortense, et croyoit lui devoir de la reconnoissance des attentions qu'il avoit pour une fille qu'ellechérissoit, et dont elle se croyoit tendrement aimée. Elle parloit de lui sans cesse avec elle, lui vantoit son mérite, les agréments de sa personne, son esprit, l'égalité de son humeur, la douceur de sa société, l'élévation de ses sentiments; elle le comparoit à tous ceux qu'elle voyoit, à tous ceux qu'on admiroit, pour le trouver plus parfait encore. Mademoiselle De Berneil applaudissoit aux louanges que la marquise donnoit à M de Cressy; insensiblement elles firent impression sur elle; l'ardeur avec laquelle il étoit aimé l'embellissoit à ses yeux. L'amour de Madame de Cressy passa dans le coeur de sa rivale; et tout ce qui rendoit la marquise si propre à plaire, à fixer ce mari qu'elle adoroit, formoit une sorte de triomphe pour Hortense qui se voyoit maîtresse de le lui enlever, excitoit sa vanité, et lui faisoit regarder comme un avantage brillant le pouvoir de l'emporter sur une femme à laquelle elle se sentoit si inférieure à tous égards. Ce fut donc à l'orgueil et à la coquetterie que M de Cressy dut les premieres complaisances de Mademoiselle De Berneil; elle luilaissa voir un penchant qu'elle n'osoit avouer; elle céda peu à peu; elle ne se défendit plus que sur ses devoirs, sur l'amitié qu'elle avoit pour la marquise, sur le lien qui l'unissoit à elle. Ces obstacles eussent été insurmontables, si Mademoiselle De Berneil eût mieux pensé; mais dès qu'on a fait un pas vers l'ingratitude, rien ne retient plus. Le marquis trouva le moyen de lever les foibles scrupules d'Hortense; elle se donna à lui; elle oublia la tendresse et les bontés d'une amie, pour jouir du goût passager d'un amant. Quelle différence! Quelle perte! Quoi qu'on en puisse penser dans l'égarement de son coeur, un amant ne vaut pas une amie. Mademoiselle De Berneil, en payant de retour la passion du marquis, cédoit peut-être moins à son amour qu'au desir curieux d'éprouver si cette passion procuroit tout le bonheur dont on l'avoit assurée qu'elle étoit la source; elle en cherchoit les plaisirs, et n'en donnoit pas les douceurs; plus elle pensoit avoir sacrifié en comblant les voeux de son amant, plus elle exigeoit de sa reconnoissance. L'espece de sentiment qui la conduisoitn'étoit pas cet attachement sincere d'Adélaïde, ni cet amour tendre et délicat de la marquise: c'étoit un mouvement voluptueux, c'étoit le plaisir de dominer et de soumettre un coeur à tous ses caprices. Elle abusa du pouvoir que le marquis lui avoit donné sur lui; elle prit un empire absolu sur ses volontés, le maîtrisa, devint son tyran, et l'accabla de ces chaînes pesantes qu'on porte avec douleur, dont on sent tout le poids, qu'on voudroit rompre, et qu'on n'a pas la force de briser. Assujetti à cette maîtresse altiere, le marquis se rappeloit souvent avec regret l'état heureux où il vivoit avant d'avoir écouté le penchant fatal qui l'entraînoit vers elle; adoré d'une femme qui n'avoit point d'égale, dont les qualités brillantes sembloient n'être en elle que pour l'avantage de ceux dont elle étoit environnée; qui, toujours attentive à lui plaire, n'avoit de plaisirs que ceux qu'il ressentoit, de joie que celle qu'elle voyoit éclater dans ses yeux: elle n'étoit point changée cette femme charmante qui lui avoit fait passer des jours si tranquilles, si heureux; mais sa beauté, ses vertus, ses soins, ses complaisances, auparavant la source de la félicité de M de Cressy, ne servoient plus qu'à le confondre, à l'affliger, à répandre l'amertume sur tous les instants de sa vie. Souvent maltraité par Mademoiselle De Berneil, fatigué du joug, honteux de le subir, il se livroit à des retours vifs et pressants qui le ramenoient dans les bras de la marquise; quelquefois, la serrant tendrement dans les siens, il retenoit à peine des larmes que le remords arrachoit à son coeur. Tant d'amour qu'il trahissoit, tant de confiance dont il abusoit, la comparaison qu'il faisoit de deux personnes si différentes, de deux caracteres si opposés, excitoient en lui des mouvements si sensibles, qu'il y avoit des moments où il étoit prêt à tomber aux pieds de la marquise, à lui avouer sa foiblesse, à la prier d'en éloigner l'objet; mais le peu d'habitude d'être sincere retenoit son coeur prêt à s'ouvrir, à s'épancher dans le sein d'une amie, qui pouvoit encore lui rendre le calme et la paix dont il ne jouissoit plus. Mademoiselle De Berneil le surprit plusieursfois dans cet attendrissement: des railleries piquantes, de longues querelles, une aigreur insupportable, suivoient les moindres sujets qu'elle croyoit avoir de se plaindre. Elle s'apaisoit difficilement, et mettoit au plus haut prix l'oubli d'une faute; mais, parvenue à le subjuguer, à se rendre souveraine d'un coeur qu'elle s'attachoit par tout ce qui auroit dû le lui ôter, elle ne put jamais détruire le remords qu'il sentoit de tromper la marquise, ni l'attachement qu'il conservoit pour elle. Il lui fut impossible d'étouffer dans l'ame du marquis cette voix dont le cri puissant s'éleve, se fait entendre même dans l'ivresse du plaisir, et nous avertit sans cesse que nous n'avons pas le pouvoir cruel de goûter en paix un bonheur que nous osons fonder sur l'infortune d'autrui. Madame de Cressy ne s'apercevoit que trop du changement du marquis; toujours triste, rêveur, elle voyoit qu'il souffroit, qu'une peine secrete agitoit son ame; elle l'avoit en vain prié de la lui confier, elle n'osoit plus l'interroger, et lui cachoit la douleur qu'elle sentoit de ses chagrins et du mysterequ'il lui en faisoit. Elle ne pouvoit le soupçonner d'une intrigue au-dehors; son assiduité chez lui et dans tous les lieux où elle alloit éloignoit les idées de cette espece; il ne marquoit aucune préférence pour les femmes qu'il voyoit; toutes ses démarches étoient connues, il le sembloit au moins: cependant la marquise se disoit à tous moments qu'il ne l'aimoit plus. Elle en eut une preuve bien sensible dans une occasion où elle devoit moins l'attendre. Elle tomba malade; et sa maladie, quoique peu dangereuse, fut assez longue. Mademoiselle De Berneil se contraignit assez dans les premiers jours pour s'assujettir près d'elle; mais, oubliant bientôt ce qu'elle devoit à ses bontés, même à la décence, qui l'obligeoit à ne pas s'éloigner de l'appartement de la marquise, elle n'y parut dans la suite que rarement et dans les moments où elle ne pouvoit se dispenser de s'y faire voir. Le marquis l'imita; et, profitant de la liberté qu'il avoit d'être souvent seul avec elle, sous prétexte de répéter des pieces de clavecin, il passoit des heures entieres dans le cabinet d'Hortense, et n'étoitchez Madame de Cressy que lorsqu'elle recevoit du monde. Cette conduite d'un homme qui lui étoit si cher rendit sa convalescence plus fâcheuse que son mal ne l'avoit été; elle la sentit jusqu'au fond du coeur, et ne douta plus qu'elle n'eût entièrement perdu celui de son mari. Elle renferma en elle-même cette triste connoissance, ne se permit aucune plainte, et ne diminua rien de la douceur et de l'affection qu'elle lui avoit toujours montrées. La négligence de Mademoiselle De Berneil lui parut une suite naturelle de la froideur de son caractere; ainsi elle y fit peu d'attention. Elle étoit parfaitement rétablie et sortoit depuis quelques jours, lorsqu'étant seule un matin et prête à partir pour la campagne, M de Cressy, qui n'alloit point avec elle, entra dans sa chambre pour lui donner une petite boîte d'une forme nouvelle qu'il venoit d'acheter; elle fut touchée de cette attention, et plus encore de quelque chose de flatteur qu'il lui dit en lui présentant ce bijou. Elle vouloit répondre; mais, en fixant le marquis, elle lui vit un air si triste, siabattu, qu'elle en fut pénétrée, et ne put lui marquer sa reconnoissance que par des regards expressifs qui sembloient chercher son secret jusqu'au fond de son coeur. M de Cressy prit la main de la marquise, il la baisa plusieurs fois d'un air timide et respectueux; il étoit devant elle comme on est auprès de quelqu'un dont on desire une faveur, à qui on n'ose la demander parcequ'on se sent peu digne de l'obtenir. Jamais Madame de Cressy ne lui avoit paru plus belle, jamais elle ne lui avoit inspiré d'émotion plus douce; mais ses offenses, les reproches qu'il se faisoit, sembloient élever une barriere entre elle et lui. Il oublioit ses droits, ou n'osoit les réclamer; il vouloit parler, il craignoit de s'expliquer; il la regardoit, soupiroit, et se taisoit, lorsque la marquise, emportée par ce tendre sentiment que la froideur de M de Cressy n'avoit pu altérer, passant ses bras autour de lui, se laissa tomber à ses pieds; et, le pressant avec une action toute passionnée: dites-moi, monsieur, dites-moi, s'écria-t-elle tout en larmes, ce que j'ai fait pour perdre le bonheur de vous plaire. Pourquoim'évitez-vous? Suis-je devenue un objet odieux à vos regards? Non, je ne puis vivre et penser que je ne vous suis plus chere. Eh! Qu'ai-je fait, qu'ai-je donc fait pour vous éloigner de moi? Si vous m'ôtez votre amour, si vous m'enlevez ce bien précieux, devez-vous me priver de tout? Ah! Monsieur, me croyez-vous indigne de votre amitié? M de Cressy eût voulu dans cet instant que la terre se fût ouverte et l'eût caché dans son sein. Ah! Levez-vous, madame, lui dit-il en rougissant, levez-vous! Cette soumission ne convient qu'à moi: vous, aux pieds d'un cruel qui a pu vous négliger, qui fait couler vos pleurs, qui doit seul en verser! Ah! Vous m'êtes chere, vous me le serez toujours! Je vous respecte, je vous aime, je vous adore; mais suis-je encore digne de vous le dire? C'est à vos genoux, ajouta-t-il en s'y jetant à son tour, que j'implore votre pitié, que je vous demande un généreux pardon; je l'espere de vos bontés; je l'attends de la grandeur de votre ame. Apprenez, madame, dans quel égarement... il alloit poursuivre, quand Mademoiselle De Berneil, quialloit avec la marquise, avertie qu'elle étoit prête, et craignant de la faire attendre, ouvrit brusquement la porte, et le surprit à genoux, arrosant de pleurs les mains de sa femme, qui s'efforçoit de le relever. M de Cressy, consterné à sa vue, resta muet, interdit; la parole expira sur ses levres; en vain la marquise le pressoit de s'expliquer, l'assuroit qu'elle lui avoit déja pardonné: glacé par la présence de Mademoiselle De Berneil, il ne pouvoit ni parler ni lever les yeux. Enfin, paroissant se remettre, il présenta la main à Madame de Cressy, la conduisit à son carrosse; et dès qu'elle y fut entrée il se retira dans la crainte de rencontrer les regards d'Hortense, qui, maîtresse de ses mouvements, ne sembloit prendre aucun intérêt à ce qu'elle avoit vu. Son inquiétude étoit grande cependant, et elle attendoit avec impatience que Madame de Cressy parlât. Hélas! Dit la marquise, dans quel moment vous êtes venue! J'allois lire dans son coeur; il alloit me confier ce secret qu'il me cache depuis si long-temps. Il m'aime, il le dit, sontrouble me l'assure. Je n'ai point perdu l'espérance d'être heureuse; sa tendresse n'est point éteinte, elle n'est que suspendue par ce chagrin que je ne conçois point. Mais ne vous a-t-il jamais rien dit qui ait pu vous le faire deviner? Il paroît avoir de la confiance et de l'amitié pour vous, ne sauriez-vous m'instruire de ce qu'il me cache? Hortense l'assura qu'elle ignoroit que le marquis eût aucun sujet de peines. Il en a, mademoiselle, il en a, reprit la marquise. Mais quels sont ces reproches qu'il se fait? Il m'a offensée, dit-il: ah! Qu'il parle, et tout est oublié. Mon dieu! Est-il possible que cet instant ait été perdu? Mademoiselle de Berneil feignit beaucoup de regret d'avoir interrompu une conversation si intéressante: elle étoit embarrassée; mais Madame de Cressy étoit trop occupée de ses idées pour s'apercevoir de la contrainte d'Hortense. La maison où elles alloient passer quelques jours étoit tout près de Chelles; et des fenêtres de l'appartement qu'occupoit Madame de Cressy on voyoit les jardins de l'abbaye. Elle n'avoit point perdu le souvenird'Adélaïde: en se trouvant si près d'elle, elle sentit sa curiosité se ranimer, et pensa que Mademoiselle Du Bugei lui donneroit une explication si long-temps desirée. Elle voulut donc la voir; mais, dans la crainte de la révolter par sa présence si elle alloit à Chelles sans la prévenir, elle lui écrivit avec beaucoup d'amitié, et la pria instamment de lui donner une heure où elle pût l'entretenir. Adélaïde se trouva surprise et embarrassée de ce message et de cette priere. Son premier mouvement fut de ne point recevoir la marquise. Il lui paroissoit bien dur de l'admettre dans un asile qu'elle avoit cherché contre sa présence, de revoir une des deux personnes qui l'avoient forcée à s'ensevelir dans cette retraite. Par quelle cruauté la femme de M de Cressy vouloit-elle la rendre témoin de son bonheur, s'applaudir à ses yeux de lui avoir ravi un bien qu'elle ne lui envioit plus, mais dont il étoit inhumain de venir étaler les charmes devant elle? Dans le monde, elle eût évité cette visite; malgré sa répugnance, elle crut ne pouvoir la refuser, au couvent; elle la regarda commeune humiliation que ses voeux ne lui permettoient pas de s'épargner; et, bannissant une fierté peu convenable dans ses idées à la pénitente Adélaïde, elle répondit à la marquise qu'elle la verroit avec plaisir. Madame de Cressy desiroit trop cette entrevue pour la différer; elle se rendit à l'abbaye, et fut conduite dans un parloir, où peu de temps après qu'on l'y eut laissée elle vit entrer Adélaïde. Son voile étoit levé, un peu d'émotion animoit son teint: la marquise la trouva plus belle encore sous cet habit. Le souvenir de ce qui l'avoit obligée de le prendre l'attendrit; elle ne put retenir ses larmes en la saluant. L'aimable religieuse, avec un souris où se peignoient la douceur et la tranquillité, s'efforça de lui prouver que son état ne devoit pas lui inspirer cette tristesse. Au commencement leur conversation fut assez languissante; mais Madame de Cressy, lui disant qu'elle avoit senti une douleur véritable de sa retraite, et ne pouvoit concevoir comment ses idées à cet égard la conduisoient à l'accuser... tout est fini, madame, tout est passé, tout est oublié, dit lajeune recluse; le temps où j'étois dans le monde est déja loin de mon souvenir. Mais, reprit la marquise, comment avez-vous pensé que j'eusse une opinion de votre caractere qui pût être fausse ou injuste? Ce reproche m'a été sensible. Je vous aimois tendrement, vous le connoissiez, et j'ose vous assurer qu'aucun événement n'a pu changer mon coeur. Je le crois, madame, je le crois, interrompit Adélaïde; je ne me plains pas, je ne puis me plaindre: je dois respecter les décrets du ciel, et bénir les voies qu'il a prises pour m'avertir de chercher en lui seul un bonheur que sans doute il ne m'avoit pas destinée à trouver dans le monde. Hélas! Dit Madame de Cressy, les agréments que ce monde procure sont donnés avec un bien cruel mélange! Mais, madame, puisque vous avez prié qu'on m'assurât de votre pardon, vous avez cru avoir à vous plaindre de moi? Adélaïde rougit à ces mots, elle baissa les yeux, et resta dans un profond silence. Pourquoi ne voulez-vous pas m'apprendre, continua la marquise, quels sont mes torts avec vous? Quoi! Madame,dit enfin Adélaïde, vous avez vu cette lettre que je me reproche? Le motif qui m'engagea à l'écrire est encore douteux dans mes idées, et je fis mal, sans doute, puisque j'ai pu vous causer de l'inquiétude. Ah! S'écria la marquise, que n'ai-je connu votre coeur dans un temps où je pouvois réprimer le penchant du mien! Pourquoi me préférâtes-vous Madame De Gersay? Votre confiance eût arrêté les progrès de mon inclination: vous seriez heureuse, et j'aurois vu votre félicité sans l'envier. Madame De Gersay n'a jamais su mon secret, reprit Adélaïde; je ne connoissois point vos sentiments; et quand le hasard me les découvrit, les miens ne pouvoient plus faire mon bonheur: mais n'en parlons plus, n'en parlons jamais. Eh pourquoi? Dit Madame de Cressy. Permettez-moi d'insister, et de vous demander encore ce qui a pu vous blesser dans ma conduite ou dans mes discours... puisque vous me forcez de parler, reprit Adélaïde, j'ai cru pouvoir me plaindre de Madame de Raisel lorsque j'ai appris d'elle-même qu'elle m'accusoit de donner des marques d'une follepassion, et qu'elle me trouvoit indigne des voeux d'un homme qu'elle avertissoit de chercher ailleurs un objet plus estimable. Moi! S'écria la marquise, j'ai pu dire...! Je ne puis vous comprendre... à qui l'ai-je dit? Qui vous fit cet horrible mensonge?-votre lettre s'expliquoit sans détour.-quelle lettre?-celle que vous écriviez à M de Cressy, dans laquelle... mais encore une fois n'en parlons plus, ce temps est oublié; il doit l'être au moins; et, si je me suis rappelé avec douleur le mépris que vous avez marqué pour une personne qui ne devoit pas s'attendre à vous en inspirer, croyez, madame, que ce souvenir n'a été mêlé d'aucune aigreur contre vous. Que vous m'embarrassez! Dit la marquise; je me souviens d'avoir parlé de madame d'Elmont dans les termes que vous me rappelez; mais je ne conçois ni votre méprise, ni comment vous avez pu la faire, puisque la lettre où je parlois d'elle n'a pas dû tomber dans vos mains, et que je n'ai su votre inclination pour M de Cressy que long-temps après votre départ pour Gersay. Adélaïde, pressée vivement, ne put refuser des'expliquer; elle fit à la marquise un détail qui ne fut que trop exact, et finit par lui faire entendre que c'étoit, sans doute, elle-même qui dans son dépit avoit appris à M de Cressy que Madame de Raisel l'aimoit, en lui nommant l'auteur de la lettre qu'elle lui renvoyoit. L'histoire d'Adélaïde, si conforme pour les faits, et si différente dans ses circonstances de celle que le marquis lui avoit faite, découvrit à Madame de Cressy toute la fausseté du caractere de son mari, et lui causa la douleur la plus sensible. Elle ouvrit son coeur à Adélaïde, qui mêla ses larmes à celles qu'elle lui vit répandre. Le sort de la marquise lui parut plus fâcheux que le sien. Elles se séparerent avec tous les sentiments d'une sincere amitié; et la charmante recluse se consola de n'avoir point joui d'un bonheur qu'un instant pouvoit changer en amertume; elle plaignit celle dont elle envioit peut-être auparavant la félicité; et pour toujours à l'abri des cruelles peines qui déchiroient le coeur de la marquise, elle s'applaudit du choix qu'elle avoit fait.Madame de Cressy revint à Paris, pénétrée d'une tristesse accablante; toutes ses réflexions en augmentoient l'amertume. Elle se repentit mille fois de s'être procuré ce fatal éclaircissement. Cette passion si tendre de M de Cressy, cet amour timide et secret qui lui avoit fait sacrifier celui d'Adélaïde à l'espoir de posséder un jour Madame de Raisel; ce plaisir qu'elle goûtoit en se rappelant le temps où son mari l'adoroit, en songeant que ce temps pouvoit renaître, ses desirs, ses espérances, tout s'abymoit dans l'affreuse certitude d'avoir été trompée. Le marquis n'offroit plus à ses regards qu'un ambitieux guidé par l'intérêt, par la vanité; elle devoit ses soins, ses préférences, à l'éclat de sa fortune; ces caresses touchantes, ces transports flatteurs que tant de fois elle s'étoit applaudie d'exciter, les plaisirs même qu'il sembloit goûter dans ses bras, tout avoit été feint: il ne lui restoit pas seulement la douceur d'imaginer qu'elle lui en eût donné de véritables, qu'elle eût été un seul instant l'arbitre de son bonheur. Sa négligence, cette froideur qu'il lui montroit,lui parut alors l'état naturel de son ame. Elle pensa que, las de se contraindre, il s'abandonnoit à son indifférence, suivoit des goûts plus vifs ou des fantaisies plus nouvelles. Ce qui avoit fait le charme de sa vie se peignit à ses yeux comme une illusion fantastique, comme un songe dont le réveil dissipoit l'agréable erreur. Mais pourquoi le marquis pleuroit-il à ses pieds? Le remords faisoit-il couler ses larmes? Ah! Que lui importoit d'en connoître la source! Le sentiment ne les lui arrachoit point, ce n'étoit point l'amour, ce n'étoit pas le retour d'un coeur tendre, sincere, généreux, dont le repentir dût la toucher, dont elle pût pardonner l'égarement. M de Cressy ne possédoit point les qualités, les vertus, qu'elle avoit aimées en lui; l'objet de son admiration ne méritoit plus que son indifférence ou ses mépris: l'instant où elle le connut, où elle osa se l'avouer, fut le dernier de son repos. Madame de Cressy ne put cacher à Mademoiselle De Berneil que sa douleur naissoit de son entretien avec Adélaïde; mais dans lacrainte d'avilir le caractere du marquis, elle ne dit rien à Hortense du sujet de sa peine; elle s'étoit déterminée à ne jamais se plaindre de son mari, et vouloit ensevelir ses vices dans le profond secret de son coeur. Hortense ne pouvoit douter qu'elle n'eût été sacrifiée si le hasard ne l'avoit fait entrer au moment où le marquis alloit parler. Elle rapporta de la campagne un esprit irrité; des soupçons fondés l'aigrissoient encore; M de Cressy sembloit reprendre du goût pour la marquise; il pouvoit se soustraire à son empire, l'abandonner, et dans la confiance qu'inspire un tendre raccommodement, l'accuser seule de leur commune foiblesse. M de Cressy n'étoit pas plus tranquille; rebuté des hauteurs de Mademoiselle De Berneil, dégoûté d'un commerce que l'amour du plaisir lui avoit fait lier, dont l'humeur de sa maîtresse le bannissoit, il s'occupoit pendant l'absence de la marquise à trouver les moyens d'éloigner Hortense, sans trahir un secret qu'il ne convenoit pas de révéler. Il ne vouloit point exposer Mademoiselle De Berneil à l'indignation d'une femme qui auroit tant desujets de la haïr: il se préparoit à conduire ses projets avec beaucoup de prudence et de ménagement, quand le retour de l'une et de l'autre changea toutes les dispositions de son ame. Hortense se conduisit avec la fierté d'une fille qui se croyoit offensée. L'air de tristesse répandu sur le visage de la marquise, et la visite qu'elle avoit faite à Chelles, lui fit craindre qu'elle ne fût trop instruite pour leur commun bonheur. Cette crainte ferma son coeur à ce tendre retour qui le ramenoit vers elle. Il évitoit Hortense, et redoutoit une explication avec la marquise; il ne pouvoit lever les yeux sur deux femmes dont il étoit aimé, sans trouver sur leur visage l'apparence du reproche; il chercha dans le monde des amusements qui pussent remplacer ceux qu'il avoit trouvés chez lui. Insensiblement il prit du dégoût pour sa maison, et perdit l'habitude de s'y montrer. Quoique Madame de Cressy ne le vît plus qu'avec une émotion bien différente de celle qu'il lui causoit autrefois, elle ne se sentit point capable de supporter l'espece de douleurque cet éloignement lui donna. Elle ne put s'y accoutumer; et cette maison, autrefois si aimable pour elle, lui parut la plus triste des solitudes, lorsqu'elle n'y rencontra plus l'objet de toutes les peines de son coeur. Madame d'Elmont, occupée de mille fantaisies, se souvenoit à peine du goût que lui avoit inspiré le marquis. Mais en apercevant sur son visage un air d'ennui, elle jugea que sa passion pour sa femme commençoit à s'éteindre; cette idée réveilla en elle le desir de se l'attacher au moins par un lien léger: elle voulut essayer s'il lui résisteroit encore; l'espece de penchant qui la guidoit étoit sans jalousie comme sans délicatesse, et tous les temps paroissoient propres à ranimer sa vivacité et à le satisfaire. Cet intérêt qu'elle reprenoit à M de Cressy lui fit chercher à pénétrer l'état de sa maison; comme avec des soins, de l'argent, et des valets, on découvre aisément ce que l'on veut apprendre, quand on se permet de pénétrer par des moyens si bas dans les secrets des autres, Madame d'Elmont sut bientôt l'intrigue d'Hortense avec lui, le lieu de leurs rendez-vous,et la froideur qui étoit actuellement entre eux. Madame d'Elmont se crut sûre du marquis, elle changea le plan de ses attaques; elle lui marqua seulement des égards et de l'amitié, et le plaignit en lui montrant qu'elle savoit tout ce qui se passoit dans son ame. Par cette conduite elle excita sa curiosité; il ne pouvoit comprendre comment elle connoissoit un secret dont il se croyoit maître; le desir de découvrir par quel moyen elle l'avoit pénétré l'engagea à la voir, et l'attacha près d'elle. L'adroite Madame d'Elmont sut profiter des circonstances pour lui rappeler ses premiers sentiments. Il est des personnes, lui dit-elle, dont on se souvient toujours; les événements qui les touchent ne sont jamais indifférents; on aime à s'occuper d'elles, à suivre les mouvements de leur coeur, sans même espérer le bonheur d'en être un jour l'arbitre. Les hommes nous accusent d'une extrême crédulité sur ce qui flatte notre amour-propre; mais quelle vanité peut se comparer à leur foiblesse? La moindre louange les séduit; à peine soufferts, ils se croient aimés. M de Cressy ne douta point de la tendresse de Madame d'Elmont; il prit sa coquetterie, les demarches hardies qu'elle lui avoit fait faire, pour la violence d'un sentiment trop fort, d'une passion que rien ne pouvoit engager à se contraindre, dont la vivacité l'emportoit sur toutes les bienséances. Il crut devoir de la reconnoissance à tant de tendresse; et, cherchant à se distraire de ses chagrins, il se livra tout entier à ce nouvel amusement. Cette intrigue éclata bientôt aux yeux du public, et fut conduite avec toute l'indécence dont Madame d'Elmont se plaisoit à décorer ses caprices. Mademoiselle De Berneil, en apprenant que Madame d'Elmont la remplaçoit dans le coeur de M de Cressy, ne put retenir les marques du plus violent dépit. Elle chercha à le voir pour l'accabler de reproches; mais, loin de le ramener par ses emportements, elle acheva de l'éloigner, et s'en vit enfin abandonnée. Celui qui paroissoit auparavant faire tout son bonheur de lui plaire la livra sans scrupule aux pleurs, aux regrets, à la honte,plus difficile à supporter que le malheur. Mademoiselle De Berneil avoit manqué à la reconnoissance, à ses devoirs, à l'amitié, à elle-même; mais étoit-ce à M de Cressy à l'en punir? Ne devoit-il rien à une femme qu'il aimoit ou feignoit d'aimer, malgré le ton léger dont une partie des hommes traite ce sujet, malgré l'usage méprisable d'abuser sans remords de la tendresse, de la confiance d'une femme? Que l'homme ami de l'honneur s'interroge lui-même, qu'il consulte la nature, la vérité, et qu'il se dise si la fausseté, si la trahison, peuvent cesser de mériter ce nom; si tromper une femme, ce n'est pas être trompeur? Et quel droit un homme a-t-il d'échauffer dans notre coeur le germe du sentiment? De l'animer par l'ardeur de ses empressements, de le faire éclore pour introduire dans ce coeur une amertume inconnue? La situation de Mademoiselle De Berneil méritoit les plus grands égards; son malheur devoit la rendre respectable aux yeux de M de Cressy; devoit-il jamais séduire une fille qui vivoit sous sa protection? Après l'avoirséduite, falloit-il la traiter avec dureté? ô vous, qui payez d'un prix si cruel les faveurs que vous obtenez, comment osez-vous vous plaindre quand on vous en refuse? Dans la violence de ses premiers mouvements, Hortense fut tentée de s'adresser à Madame de Cressy, de l'exciter contre sa rivale et contre un infidele dont le choix bizarre devoit la révolter: mais qu'attendre de cette démarche? La marquise n'étoit pas faite pour ressentir des transports furieux, encore moins pour en répandre l'éclat au-dehors; elle avoit un de ces coeurs tendres qui tournent tout contre eux-mêmes, et dévorent en secret leurs peines. Elle portoit au fond du sien une blessure que le temps ne pouvoit fermer, et qui devenoit chaque jour plus douloureuse; mais loin de prendre aux yeux des autres cet air de disgrace que le chagrin répand sur le visage, elle s'efforçoit de paroître la même; et, comme elle ne parloit jamais de M de Cressy, personne ne s'empressoit à lui apprendre le ridicule dont il se couvroit. Un jour qu'elle venoit de dîner à la campagne,en passant dans un faubourg, son postillon donna en l'air un coup de fouet au milieu d'une troupe d'enfants qui jouoient et embarrassoient le passage. Dans l'empressement de se ranger, un de ces enfants tomba sous les pieds des chevaux. Madame de Cressy, qui le vit, poussa un cri perçant. On arrêta à temps, et l'enfant fut retiré sans avoir aucun mal. La marquise, alarmée de cet accident, descendit de son carrosse; elle se fit apporter l'enfant; et caressant cette innocente petite créature, elle fut si touchée en songeant qu'elle avoit pensé causer sa mort, qu'elle parut prête à s'évanouir. La mere de l'enfant, qui venoit de recevoir des marques de sa libéralité, l'invita à entrer chez elle pour se remettre de sa frayeur, et lui offrit tous les secours qui pouvoient ranimer ses esprits. La marquise accepta ses offres. L'appartement que cette femme lui ouvrit étoit meublé d'un goût si noble et si recherché, que Madame de Cressy s'étonna qu'une personne dans la condition simple où elle lui paroissoit, fût logée d'une façon si distinguée. Cette femme vit sa surprise, et lui avoua que la maisonlui appartenoit, mais qu'un seigneur de la cour l'avoit fait orner comme elle la voyoit, et la louoit depuis un an pour y recevoir quelquefois une jeune personne qu'il avoit épousée malgré son peu de fortune, et dont le mariage avec lui étoit fort secret. Madame de Cressy passa dans le jardin: quatre berceaux de jasmin et un assez grand parterre le formoient. Elle vit des fleurs qu'elle aimoit, et se baissant pour en prendre une, elle aperçut dans le sable quelque chose qui brilloit; elle en avertit la maîtresse de la maison. Cette femme, ayant ramassé ce que la marquise lui montroit, marqua de la joie de l'avoir trouvé. C'est un cachet, dit-elle; il appartient à celui dont je viens de parler; il l'a fait chercher avec soin, et ce bijou lui est précieux. Madame de Cressy, étonnée qu'une perte si légere pût occuper, fut curieuse de voir ce cachet; elle le prit, le regarda, et pâlit en l'examinant. Elle reconnut une pierre rare où ses armes étoient gravées: elle-même l'avoit donnée au marquis. Il ne lui resta aucun doute que cette maison ne fût à M de Cressy. La seule idée de se voir dans des lieuxoù il la fuyoit, où il en cherchoit une autre, lui causa tant de douleur qu'en traversant l'appartement, pour regagner son carrosse, elle fut obligée de se jeter sur un siége, où, malgré ses efforts, des larmes ameres s'échapperent de ses yeux. Pendant qu'elle s'affligeoit d'une découverte qui la conduisoit à en faire de plus fâcheuses encore, Madame d'Elmont, qui alloit souper un peu au-delà de ce même faubourg, passant devant cette maison qu'elle connoissoit très bien, y voyant un carrosse arrêté et plusieurs laquais à la livrée de Cressy, imagina que le marquis, au lieu d'être à Versailles où elle le croyoit, s'étoit raccommodé avec Mademoiselle De Berneil, pour qui cette maison avoit été louée, et qu'il y étoit avec elle: remplie de cette idée, et sans faire attention qu'il n'alloit point dans ce lieu avec cette suite ni cet éclat, elle trouva très plaisant de les y surprendre, et de voir comment Hortense soutiendroit cette aventure; elle fit arrêter son carrosse, descendit, et frappa elle-même à la porte avec une vivacité qui ne l'abandonnoit jamais. On lui ouvrit, elle entra; et jamais surprise ne fut égale à celle de ces deux personnes, en se voyant dans un lieu où elles s'attendoient si peu de se rencontrer. En jetant les yeux sur Madame d'Elmont, la marquise ne douta point qu'elle ne vînt chercher le marquis dans cette maison. La crainte de le voir arriver la fit lever avec précipitation pour sortir; mais troublée, émue, sans forces, elle retomba sur le siége où elle étoit, et baissant tristement la tête, elle resta dans cette situation sans pouvoir prononcer une seule parole. Madame d'Elmont, dont l'imagination vive travailloit pendant ce temps, arrangea tout de suite un événement dans son idée; et se croyant sûre qu'il venoit d'arriver: quoi! Madame, dit-elle à la marquise, vous avez de ces enfances? Vous venez ici surprendre un infidele et quereller une rivale? Mais comment! Des larmes, de l'accablement? Eh! Bon dieu, qui vous auroit crue si foible! Mais que s'est-il donc passé? Où est le marquis? Qu'avez-vous fait d'Hortense? Est-elle retournée au couvent? Comment vous êtes-vous séparées?Madame de Cressy ne comprenoit rien à ce langage; elle étoit révoltée de la hardiesse de Madame d'Elmont; le nom d'Hortense, mêlé dans ses questions, augmentoit son embarras; elle ne pouvoit se déterminer à lui répondre. Par quel hasard, madame, dit-elle enfin, vous trouvez-vous ici? Qui vous fait chercher à pénétrer des secrets que rien n'engage à vous confier? Pourquoi pensez-vous qu'Hortense est au couvent? Quelle raison ai-je de me séparer de mon amie? Sait-elle que M de Cressy a cette maison? Est-ce à elle qu'il feroit une pareille confidence? Que voulez-vous dire, quand vous me demandez de quelle façon nous nous sommes quittées? En vérité, reprit Madame d'Elmont, vous faites mon admiration! Rien n'est plus beau que de ménager avec tant de soin la réputation d'une fille qui paie vos bienfaits de la plus noire ingratitude! Qui, après vous avoir enlevé le coeur de votre mari, l'a banni de chez vous par l'aigreur de son caractere. Feindre d'ignorer qu'elle est la maîtresse du marquis, nier que vous l'avez trouvée ici, ou du moins que vous l'y cherchiez, assurément,madame, c'est porter la bonté aussi loin qu'elle peut aller. Madame de Cressy, impatientée du ton et des propos de la marquise d'Elmont, traita de calomnie tout ce qu'elle avançoit sur Mademoiselle De Berneil; mais Madame d'Elmont voulant la convaincre de la vérité de ses discours, montrant à la maîtresse de la maison le portrait d'Hortense qu'elle avoit pris à M de Cressy, elle lui ordonna de dire si elle ne reconnoissoit pas la jeune dame. Cette femme, intimidée par le ton d'autorité de Madame d'Elmont, avoua tout, et convint que c'étoit pour cette personne qu'on avoit orné et embelli la maison. Quel moment pour Madame de Cressy! Trahie par l'objet de son amour, par celui de sa plus tendre amitié; éclairée sur son malheur par une femme qu'un mouvement jaloux attiroit dans ce lieu, par une rivale qui jouissoit de ses peines, insultoit à ses larmes; étoit-il une situation plus fâcheuse, plus triste que la sienne? Elle se leva dans le dessein de sortir; et se tournant vers Madame d'Elmont: ah! Madame,lui dit-elle, comment M de Cressy a-t-il pu vous confier une intrigue si odieuse, en sacrifier l'objet, et faire éclater ce que tant de raisons l'obligeoient de cacher? Eh! Pourquoi m'avez-vous révélé cet affreux secret? à quel titre en êtes-vous dépositaire? Hélas! Continua-t-elle, si l'on m'eût dit, il y a une heure, que j'étois heureuse, on m'auroit révoltée! Je l'étois pourtant, oui, je l'étois, si je compare ce que je sentois à ce que j'éprouve à présent. En finissant ces mots, elle quitta cette maison fatale et Madame d'Elmont, sûre qu'une femme qui connoissoit si bien le marquis n'étoit pas une simple confidente. La marquise croyoit avoir senti toutes les peines qu'un amour sincere et mal reconnu peut causer; elle pensoit que cesser d'être aimé, s'assurer qu'on avoit toujours été trompé, étoient des maux qui ne pouvoient souffrir d'accroissement; elle ne connoissoit point l'horrible tourment d'une jalousie sans incertitude; de cet état où l'on est sûr de l'abandon d'un ingrat, du bonheur d'une rivale qui jouit de nos pertes, dont on s'exagere lesplaisirs que l'on se peint sans cesse au milieu des douceurs qu'on regrette, sans espoir de les goûter jamais. Ah! Quand un infidele reviendroit à nous, quand il nous rendroit son coeur, pourroit-il jamais nous rendre ce charme inexprimable attaché à la préférence! Quelqu'un a dit: " on pardonne tant que l'on aime " . Mais peut-on aimer encore, quand on a besoin de pardonner? Madame de Cressy rentra chez elle, oppressée par un saisissement qui lui laissoit à peine la force de se soutenir. Elle demanda si Mademoiselle De Berneil y étoit, et, sachant qu'elle venoit de sortir, elle chargea une de ses femmes de l'empêcher d'entrer lorsqu'elle reviendroit. La joie que cette femme fit paroître, en recevant cet ordre, surprit la marquise; elle voulut en savoir la raison. Que devint-elle en apprenant par cette femme que personne dans l'hôtel n'ignoroit l'intrigue du marquis! Ses gens, attachés à elle, haïssoient Hortense, et ne se cachoient point entre eux qu'elle étoit la cause des chagrins de leur maîtresse. Cette connoissance aigrit la douleur de Madame de Cressy. Juste ciel! S'écria-t-elle, voilà donc tout le fruit de cette union si desirée, qui sembloit m'élever au comble de la félicité! Rejetée d'un ingrat, trahie par celle que j'ai si tendrement recueillie, malheureuse dans ma propre maison, j'y suis l'objet de la pitié de mes valets! Elle recommanda le silence à cette femme; et, trop sûre d'avoir été le jouet de deux perfides, elle s'abandonna à toute l'amertume dont cette idée pénétroit son coeur. Le lendemain, quoiqu'elle se sentît très malade, elle partit de grand matin, sans autre compagnie que deux de ses femmes, pour une terre qu'elle avoit à dix lieues de Paris. Ce fut là qu'elle considéra avec attention son état présent, et celui que l'avenir lui promettoit. Cette femme si aimable, si desirée, dont l'heureux possesseur excitoit tant d'envie, dont le sort étoit si brillant avant qu'elle connût M de Cressy, à présent accablée de douleur, n'envisagea plus qu'un malheur continuel dans le reste de sa vie. Le sentiment qu'elle ne pouvoit éteindre n'étoit plus qu'un triste mouvement qui portoit le désespoirdans son ame. Elle chercha dans ses principes, dans la force de la morale, des ressources contre l'ennui dont elle étoit pressée: mais que peut la raison contre une passion qui nous maîtrise, qui tient à nous, qui est en nous, qui fixe et absorbe toutes nos idées? Semblable à un jeune enfant qui, entouré de mille jouets, ne s'amuse que d'un seul; qui, si on le lui enleve, crie, gémit, jette et brise tous les autres, notre coeur, attaché à l'objet qu'il préfere, qu'il chérit, dédaigne tous les biens qui semblent lui rester. Eh! Que sont-ils ces biens, comparés à l'amour qu'on ressent, qu'on croyoit inspirer? Qu'attendre du temps, du retour de sa raison? Une triste langueur, une insipide tranquillité, un vide affreux, plus à craindre mille fois pour une ame sensible que les peines les plus ameres dont le sentiment puisse la pénétrer. Malgré son étourderie naturelle, Madame d'Elmont se reprocha d'avoir parlé; elle cacha son aventure au marquis. En revenant de Versailles, il apprit que sa femme étoit à la campagne: il fut surpris qu'Hortense fût restée; mais il fit peu d'attention à l'inquiétudeoù il la voyoit sur cette nouveauté: son coeur ne partageoit plus ses plaisirs ni ses peines. Madame de Cressy, après avoir resté huit jours à réfléchir dans sa solitude, prit le seul parti qui lui parut capable de terminer toutes ses peines. Depuis long-temps elle ne voyoit presque plus le marquis; elle sentoit même qu'elle ne pouvoit plus le voir avec plaisir; sa santé s'affoiblissoit tous les jours; le sommeil n'étoit plus connu d'elle; une noire mélancolie lui rendoit tout importun, tout désagréable: elle ne voulut pas attendre d'un long dépérissement la fin d'une vie si languissante; elle se détermina à en abréger le cours. Madame de Cressy revint à Paris; elle reçut Mademoiselle De Berneil d'un air froid, et lui parla sans aigreur et sans aucune marque de dégoût pour elle: elle s'occupa tout le jour à mettre en ordre des papiers qu'elle cacheta avec soin; elle distribua des présents à ses femmes, et parut s'amuser à leur faire choisir ce qu'elles aimoient le mieux dans les choses qu'elle leur destinoit; elle étoit moins triste qu'à l'ordinaire; le parti qu'elle avoitpris calmoit son ame, et lui rendoit toute la liberté de son esprit; elle donna à Mademoiselle De Berneil une très belle boîte: tenez, mademoiselle, lui dit-elle en la lui présentant, gardez soigneusement le présent que je vous prie d'accepter; il vous rappellera un événement capable de vous conduire à d'utiles réflexions, de ranimer dans votre coeur des sentiments qui peuvent y renaître, si un triste égarement ne les a pas entièrement détruits. Je souhaite, mademoiselle, je souhaite que vous ne les ayez pas perdus pour toujours; et, lui faisant signe de la main de ne point lui répondre, elle continua ses arrangements. Lorsqu'elle eut fini, elle donna ordre d'avertir le marquis, quand il rentreroit, qu'elle vouloit lui parler. à minuit elle demanda du thé, on lui en apporta; elle s'assit pour en prendre; elle en prépara une tasse, dans laquelle elle jeta une poudre: elle dit à Mademoiselle De Berneil, c'est un calmant, il me procurera du repos; elle la posa sur la table pour la laisser infuser. Il étoit une heure lorsque le marquis rentra, et vint dans la chambre de Madame de Cressy, qu'il trouvas'entretenant paisiblement avec Hortense. La marquise se leva pour le recevoir; Mademoiselle De Berneil voulut sortir, mais elle la retint: restez, mademoiselle, dit-elle, il ne se passera rien ici qui doive être un secret pour vous; et, s'étant remise à sa place, elle pria M de Cressy d'achever de remplir la tasse qui lui restoit à prendre, et de la lui donner: il le fit; et la marquise, la recevant de sa main, lui dit avec un regard bien expressif, s'il eût pu l'entendre, je suis charmée, monsieur, de tenir de vous-même ce remede salutaire. Comme elle vouloit laisser passer un peu de temps, elle l'entretint de plusieurs affaires qui l'intéressoient; ensuite faisant sonner sa montre, et jugeant l'heure assez avancée: je vais vous instruire, monsieur, lui dit-elle, du sujet qui m'a fait souhaiter votre présence. Alors prenant sur la table un petit coffre de la Chine, elle l'ouvrit, et en ayant tiré deux paquets cachetés, elle en donna un à Mademoiselle De Berneil. Voici l'accomplissement de la promesse que je fis à votre mere, mademoiselle, lui dit-elle, quand elle vous remit dans mes bras,et confia votre fortune à mes soins; j'ai obtenu depuis peu le brevet de votre pension, il est sous cette enveloppe; vous y trouverez aussi une preuve de ma premiere amitié; elle vous procurera de l'aisance, soit dans le monde, soit dans la retraite; je n'ai rien à vous dire de plus; en vous obligeant, je me suis ôté le droit de me plaindre de vous. Elle s'arrêta, soupira, et regardant le marquis, elle lui présenta l'autre paquet. Gardez-le, monsieur, continua-t-elle; le moment où vous sentirez la nécessité de l'ouvrir n'est pas éloigné. J'attends de votre complaisance... oui, j'espere que vous voudrez bien vous conformer à mes intentions: je n'en ai jamais eu de contraires à vos intérêts, et mes dispositions ne vous font aucun tort. M de Cressy, surpris de ce langage, les yeux fixés sur elle, troublé, interdit, la pressa de s'expliquer; ses regards exprimoient la plus vive inquiétude: eh! Grand dieu, que m'allez-vous dire? S'écria-t-il. Rien que vous n'ayez dû prévoir, reprit la marquise. écoutez-moi, monsieur, je vous parle pour derniere fois. Vous allez perdre une amie dontvous n'avez pas connu le coeur; j'ose croire que vous l'auriez traitée moins durement si vous aviez pu juger de l'espece de sentiment qui l'attachoit à vous. Vous l'avez toujours trompée, cette amie; vous l'avez négligée, trahie, abandonnée; vous en avez agi avec elle comme si vous aviez pensé qu'elle étoit sans intérêt sur vos démarches. Je ne souhaite pas que vous la regrettiez pour que son souvenir trouble la tranquillité de votre vie; mais je ne veux pas penser assez mal de vous pour croire que sa mort, causée par vous-même, vous soit tout-à-fait indifférente. Sa mort! Ah, dieu! Qu'avez-vous dit? Quoi! Qui doit mourir? S'écria le marquis transporté: se pourroit-il? Madame... détruisez l'affreux soupçon qui s'éleve dans mon coeur: auriez-vous pu...? Modérez ces mouvements, monsieur, reprit froidement Madame de Cressy; ils ne peuvent plus m'en imposer: j'ai trop connu le fond de votre ame; mais je ne veux point me plaindre, tout est fini pour moi. J'ai cru pendant long-temps tenir de votre main tout le bonheur dont je jouissois, tous les biensdont j'étois environnée: cette erreur est dissipée, pour jamais dissipée; mais c'est de cette main autrefois si chere que je viens de prendre un spécifique sûr contre d'insupportables douleurs: il va terminer des jours qui me sont devenus inutiles, même odieux, depuis que j'ai pu me dire, m'assurer que je ne vous rendois point heureux. M De Cressy n'entendit point ces dernieres paroles; il s'étoit levé, il appeloit, il demandoit du secours; ses cris, ses ordres précipités, son trouble, son effroi, lui laissoient à peine l'usage de sa raison: il se précipita dans les bras de Madame De Cressy, il la serroit dans les siens, il la conjuroit de recevoir tous les secours qu'il pouvoit lui procurer; elle n'en voulut aucun. Elle s'efforçoit de le calmer: épargnez-vous des soins inutiles, lui dit-elle; ne faites point un éclat fâcheux; dans quelques instants je ne serai plus, rien ne peut me sauver. Je suis sûre de ce que je vous dis. Qu'avez-vous fait, cruelle? S'écria M De Cressy fondant en larmes; avez-vous pu me forcer à vous donner moi-même...? Ah! Quene vous vengiez-vous sur moi? Hélas! Savez-vous quel sentiment m'éloignoit de vous? Se peut-il que la crainte de vous avoir trop offensée ait pu m'arrêter? Que n'ai-je osé me confier dans vos bontés? ... et vous qui soutenez cet horrible spectacle, dit-il à Mademoiselle De Berneil que l'étonnement rendoit immobile, pouvez-vous offrir à ses yeux votre barbare tranquillité? Sortez, mademoiselle, sortez: que faites-vous ici? Ah! Deviez-vous jamais y paroître! Madame De Cressy, quoique fort affoiblie, fut touchée de ce que le marquis venoit de dire. Ah! Ne mortifiez pas cette fille déja trop malheureuse, lui dit-elle; n'ajoutez pas aux reproches qu'elle doit se faire; vous l'avez assez punie. Je vous pardonne à tous deux; pardonnez-moi la douleur que je vous cause dans ce moment. Calmez-vous, ne m'ôtez pas la douce consolation de penser que je vous laisse heureux. Ceux que le marquis avoit envoyé chercher arriverent alors; la marquise céda aux instances de M De Cressy; elle prit ce qu'il lui présenta; mais tout fut sans effet. Il la tenoit dans ses bras, il la baignoit de seslarmes, il ne pouvoit renoncer à l'espoir de la retirer de ce funeste état. Vivez, madame, lui disoit-il, vivez pour retrouver en moi un ami, un époux, un amant qui vous adore. Ses caresses, ses expressions passionnées, ranimerent Madame De Cressy; une couleur vive bannit sa pâleur; ses traits doux et charmants reprirent tout leur éclat; la joie se peignit sur son visage. Je meurs contente, s'écria-t-elle, puisque je meurs dans vos bras, honorée de vos regrets et baignée de vos larmes. Ah! Pressez-moi, pressez-moi dans ces bras autrefois le temple du bonheur pour l'infortunée qui n'a pu vivre et s'en voir rejetée: que j'expire sur ce sein chéri; qu'il s'ouvre, et que mon ame s'y renferme! Elle perdit alors connoissance; et rien ne pouvant la retirer de l'assoupissement où elle tomba, sur les quatre heures du matin elle s'endormit du sommeil de la mort. Il fallut arracher des bras de M De Cressy ce qui restoit d'une femme si aimable, si digne de son amour, et dont il ne vouloit plus se séparer lorsque les marques de sa tendresse lui étoient inutiles. On l'enleva d'auprès d'elleet de cette chambre funeste: il fallut veiller sur lui pour le dérober à sa propre fureur. Une fievre ardente et des transports violents le conduisirent aux portes du tombeau; il crioit, dans son égarement, qu'on éloignât deux furies qui déchiroient le coeur de la marquise et le sien. Revenu à lui-même, sa santé rétablie, il ne revit jamais Hortense ni la marquise d'Elmont; l'une l'oublia, l'autre retourna dans sa retraite pleurer une amie qu'elle regretta toujours, et les fautes qu'elle ne put se pardonner. M De Cressy ne put se consoler; Adélaïde sacrifiée pour lui, Madame De Raisel morte dans ses bras, formerent un tableau qui, se représentant sans cesse à son idée, empoisonna le reste de ses jours. Il fut grand, il fut distingué; il obtint tous les titres, tous les honneurs qu'il avoit desirés: il fut riche, il fut élevé; mais il ne fut point heureux.
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