LETTRE 1

Du marquis de Valmont au comte et à la comtesse de Valmont. Quelle disgrace, mes chers enfans, pour un sujet fidèle! Quel coup accablant pour un père! Mon prince m'a banni de sa présence, et je suis déjà loin de vous. Ô Valmont! Ô ma chère Émilie! Ne devois-je vous unir ensemble par les noeuds les plus doux, que pour vous perdre si-tôt? Enfin mes ennemis triomphent, et mes pressentimens ne m'ont point trompé. Je connoissois la cour, mon fils, et je vous l'avois prédit. Oser y être vrai, l'être jusqu'aux pieds du trône, est un crime que les courtisans ne pardonnent pas. N'importe, j'ai parlé pour le peuple, pour l'état, pour mon roi lui-même; et je ne me sens pas l'ame assez vile pour m'en repentir. Cependant, qu'il m'est dur de pouvoir penser que mon prince est prévenu contre moi, et qu'on lui a rendu suspecte ma fidélité! Tu le sais, mon fils, si je lui ai été fidèle; et dans ce moment même, que ne peut-il lire au fond de mon coeur! Que ne peut-il savoir combien sa gloire m'intéresse! Ah si j'emporte loin de lui quelques regrets, mes chers enfans, ce n'est pas seulement d'être éloigné de vous, c'est sur-tout de lui devenir inutile, de ne pouvoir plus faire parvenir la vérité jusqu'à lui, et de le laisser à la merci des intérêts particuliers, de la flatterie, et du mensonge.

Dites-lui, mon fils, puisqu'il ne vous a pas fait partager ma disgrace, dites-lui que mon sang, tout glacé qu'il sera bien-tôt par l'âge, est toujours à lui; que mon coeur n'y est pas moins; que ma fortune, que ma santé ruinée à son service... ah! Ne lui parle pas de mes services! Ne lui fais valoir que mes sentimens: ou plutôt, cher Valmont, garde le silence; je l'exige de toi. Quelque juste que soit ma défense, dans un moment si critique tu en dirois trop pour ton intérêt, et pas assez pour moi: parler d'un malheureux qu'on ne veut qu'oublier, ce seroit t'associer à ses malheurs. Fais mieux, cher comte, sers ton prince comme je l'ai servi; sers-le pour lui-même, et non pour ses bienfaits; et qu'il reconnoisse, dans le fils, les sentimens du père. Du reste sois tranquille, et songe que tu te dois à l'état et à Émilie.

Émilie, Valmont, couple fortuné, ou du moins à qui il ne manquoit rien pour l'être, si le ciel m'eût laissé plus long-temps près de vous; que je m'aplaudis de votre union, et qu'elle me console dans ma disgrace! Prêtez-vous un mutuel appui; vos coeurs étoient faits l'un pour l'autre. Je vous ai donné, mon fils, une épouse tendre, aimable et sage, que le poison de la cour et du grand monde n'a point infectée, qui, dans sa naïve simplicité, joint aux charmes de la figure toutes les graces de l'esprit et tout le bon sens de la raison. Elle est la fille de mon meilleur ami; par vos soins, par votre tendresse pour elle, aquittez moi envers lui de ce que je dois à sa mémoire, en reconnoissance du don précieux qu'en mourant il m'a fait pour vous. Émilie, si jamais je vous fus cher, si avant que d'être unie à mon fils, vous m'aimiez déjà comme votre père, si j'ai cru faire votre bonheur en vous donnant Valmont, oh! Je vous en conjure, ne souffrez pas que le chagrin abatte et flétrisse son courage. Soutenez-le par le goût de la vertu que le ciel mit dans son ame, et par l'amour même que vous avez su lui inspirer; pour le consoler, prêtez en sa faveur à la sagesse et à la raison toute la force et la douceur du sentiment; soyez son amie autant que son épouse; et au milieu de tous les dangers qui menacent sa jeunesse encore plus que la vôtre, parmi toutes les erreurs que le monde va lui offrir, rappellez-le souvent à vous, à son propre coeur, à mes conseils et à la vérité.

Non, mon fils, ce n'est point pour Émilie que je crains, c'est pour vous. Son père a formé son esprit, comme j'ai desiré tant de fois de pouvoir moi-même former le vôtre. Il n'a pas cru que les préjugés ordinaires, dussent la garantir pour toujours de la séduction; il n'a pas pensé que les mots si respectables de religion et d'honneur pussent tenir contre le torrent de l'exemple et des passions; il a mis les choses à la place des termes qui les supposent, et les principes, qui éclairent pour toute la vie, à côté des sentimens, qui bientôt s'affoiblissent, dès que la certitude des connoissances ne les soutient pas. L'éducation de sa fille porte sur une base solide, parce qu'elle a été raisonnée dès l'instant où elle a commencé; que dans Émilie l'instruction a toujours dirigé les opinions et les goûts; et qu'on ne lui a rien fait aimer, sans qu'auparavant on n'eût pris soin de lui en faire sentir le prix, et de lui en faire connoître la nécessité.

Pour toi, cher Valmont, je ne sais par quel enchaînement fatal d'évènemens divers je me suis toujours vu privé de la douce satisfaction de t'élever moi-même, et du témoignage si consolant que je voudrois pouvoir me rendre d'avoir accompli à ton égard le premier de tous mes devoirs. Je me le suis dit cent fois: j'ai sacrifié tout ce qu'il y avoit de plus essentiel dans ton éducation, à l'état, à mon roi. Le ciel m'en fera-t-il un crime? Et par tout ce que j'ai fait pour me suppléer en quelque sorte moi-même, ne trouverai-je pas du moins mon excuse au fond de ton coeur? Toujours contraint d'accepter des honneurs qui m'étoient à charge; tantôt dans le tumulte et la licence des camps; tantôt dans un tourbillon d'affaires, qui, pour des intérêts politiques, m'arrachoient au soin de ma famille; forcé de me reposer sur les autres de ce soin qui m'étoit si cher, je me flattois qu'il me seroit encore facile de nourrir et d'affermir en toi le goût du vrai, et les principes de la sagesse; j'espérois que réunis pour toujours, je t'éclairerois dans la carrière où tu ne fais que d'entrer, que je serois le guide de ta jeunesse, et le confident de tes goûts et de tes plaisirs. Déjà je t'en avois préparé dans la personne d'Émilie d'assez doux et d'assez purs pour te faire mépriser tous les autres; déjà je t'avois fait contracter l'alliance la mieux assortie pour ton bonheur. Hélas! Je n'ai eu que le temps d'être le témoin de tes premiers transports, et de recevoir, par la confiance que tu m'as témoignée, les premières preuves de ta reconnoissance. Au moment d'assurer ta félicité en la partageant, au moment où je te devenois le plus nécessaire, on m'éloigne; je te laisse sans guide, sans expérience, attaché par état, quoique si jeune encore, à une cour, où malgré de grands exemples et la foi du prince, la religion passe pour pusillanimité et pour foiblesse, où l'intérêt est la mesure des sentimens et des actions, où l'on dispense de la vertu et de l'honneur, pourvu qu'on garde les bienséances. Ô mon fils! À l'instant de mon exil, que ne m'a-t-il du moins été permis de te voir, pour t'annoncer et t'adoucir mon départ, pour te dire adieu, pour te presser contre mon sein, pour baigner ton visage de mes larmes, et graver dans ton coeur en traits de feu et en caractères ineffaçables la religion et la vertu! Ne les oublie jamais; elles te garderont, elles t'assureront la paix et le bonheur. Mais si tu les laisses s'affoiblir, s'altérer et s'éteindre, ah! Cher Valmont, je frémis... que de maux tu te prépares! ... Quelle suite de contradictions et d'erreurs! ... Quel avenir que je n'ose pénétrer! ... Mon fils, dissipe mes alarmes; calme les craintes que tes dernières conversations m'ont fait naître... quoi qu'il en soit de tes opinions, conserve-moi toute ta confiance; ouvre-moi ton coeur; tu ne parleras jamais qu'à un père, et tu n'auras jamais de meilleur ami. Adieu, cher comte; ne t'aigris point de mon infortune. Ma disgrace me touche moins pour moi-même, mes chers enfans, que pour vous. Adieu, Émilie, je vous recommande mon fils.

LETTRE 2

Du comte de Valmont au marquis de Valmont. Oui, mon père, le plus tendre de tous les pères, je vous ouvrirai mon coeur avec confiance; et, dans les mouvemens d'indignation dont je suis saisi, je ne vous dissimulerai pas l'impression que votre disgrace fait sur moi. Voilà donc le prix de la vertu! Voilà le prix de quarante ans de service, et la récompense de toute une vie sacrifiée au bien de l'état et à la gloire du prince! La cour a-t-elle donc oublié ce qu'elle vous doit, et le peuple ne s'en souvient-il pas? Ô ciel! Le peuple frémit, et se tait; le citoyen murmure, et reste tranquille; les courtisans dissimulent; mais leur joie maligne perce à travers le sérieux dont ils la couvrent; et pour comble d'horreur, ceux mêmes que vous avez le mieux servis dans votre plus haut point de faveur, se retirent dès qu'ils m'apperçoivent, ou gardent le silence. Le roi seul paroît inquiet et affligé; un visage sombre, des regards distraits, des discours peu suivis annoncent malgré lui l'agitation de son ame. On voit qu'il vous plaint, qu'il vous aime, qu'il vous regrette; mais de nouveaux favoris l'obsèdent, et l'enlèvent à des réflexions qu'ils craignent encore qui ne tournent contre eux. Ma présence sur-tout les contraint et les embarrasse, et je ne conçois pas comment ils n'ont pu parvenir à m'envelopper dans votre disgrace. Je leur en ai offert moi-même l'occasion la plus favorable: balancé entre la voix de la nature, ma tendresse, mon honneur, mon devoir, et ce que votre dernière lettre exigeoit de moi, mon père! Je vous ai désobéi pour la première fois. J'ai parlé, je me suis jeté aux genoux du prince (je frémissois cependant), j'ai osé nommer vos envieux et vos accusateurs. J'ai défié... hélas! Le prince m'a relevé avec bonté, mais sans me permettre d'en dire davantage. Ah! Si dans cet instant je ne m'étois rappellé votre vertu, si je ne m'étois souvenu de vous... non, la cour... ma patrie ne seroit plus rien pour moi. Eh quoi! Est-il encore quelque justice parmi les hommes! Quoi, la plus pure vertu sera impunément flétrie par la calomnie, et le jouet de l'envie! Quoi, il y a un dieu juste, et les méchans triomphent! Mon père, je respecte les sentimens que votre vertu m'inspire; mais voyez cependant comme tout paroît conduit ici bas par une sorte de fatalité. Si une prévoyance plus qu'humaine, si la sagesse d'un être intelligent et parfait préside sur ce monde et l'a formé, comment donc en permet elle tous les désordres? Pourquoi cet intérêt propre, qui, dans chaque homme, ramène tout à lui, et qui lui sacrifie tous les autres? Pourquoi ces épaisses ténèbres qui nous rendent le jouet des plus grossiers mensonges, et cette foule de préjugés qui nous font mettre à chaque instant l'erreur à la place de la vérité? Pourquoi ces passions si ardentes qui nous subjuguent, et qui ne servent qu'à démontrer au sage l'impuissance et l'orgueil de sa foible raison? Pourquoi ce torrent d'iniquités, qui font de la terre le séjour du crime, et un lieu de souffrances et d'opprobres pour la vertu? La vertu! Ah! Mon père, je n'y croirois pas sans vous et sans Émilie. Vertu, religion, divinité, que ces mots sont respectables! Mais qu'il est difficile de bien établir tout ce qu'ils renferment, et que nos lumières sont incertaines et bornées sur ce qu'il nous importe le plus de savoir!

Pardonnez-moi des doutes que de premières réflexions m'avoient fait naître, mais que votre infortune excuse, et que confirme à votre égard l'injustice du sort. Je verse dans votre sein mes plus secrètes pensées; et qu'il m'est doux de pouvoir ainsi être vrai, et penser tout haut devant vous! C'est-là le charme de ma vie, et une des plus douces consolations qui me restent. Mon tendre père! Écoutez-moi donc, et supportez ma foiblesse, en corrigeant mes erreurs. D'où vient, s'il y a un dieu si sage et si bon, ferme-t-il les yeux sur nos misères et sur nos crimes? Que dis-je!

Encore une fois, pourquoi des crimes? Il ne les a donc pas prévus? À présent même il ne les voit donc pas? Et s'il les voit, il n'y est donc pas sensible? Il ne peut donc enfin les empêcher ou les punir? De toutes ces pensées, quelle que soit celle à laquelle je m'arrête, elle m'offre un abîme sans fond; elle détruit l'idée d'un dieu.

Mais si c'est une matière aveugle et stupide, qui, par une suite infinie de révolutions et de combinaisons diverses, a formé l'univers, si c'est une matière nécessaire, mue par son essence et dans des siècles éternels d'une ou d'autre manière, qui est parvenue à ce développement, et qui a débrouillé ce chaos du monde, ah! Je ne suis plus étonné de tout le mal qui s'y rencontre.

Telles sont les pensées qui m'agitent, et qui m'accoutumeront peut être à regarder comme une sorte de nécessité l'injustice des hommes. Aveugles fruits du hazard, entraînés par un destin inévitable, ils sont plus à plaindre qu'à blâmer, et ils deviendront pour moi des objets de compassion plus que d'indignation et de colère.

Que cette façon de penser cependant est éloignée de la vôtre! Hélas! Toutes les fois que je vous ai entendu parler de Dieu, de la religion, de la vertu, je ne sais quel charme secret me rendoit aimable tout ce que vous disiez, et m'entraînoit à penser comme vous! Vous aviez si bien l'art de tout peindre à mes yeux des couleurs de la raison, et de le faire sentir à mon coeur! Aujourd'hui, moins rempli de ce feu divin que vous faisiez passer dans mon ame, plus froid, plus tranquille, ce me semble, sans vous, le dirai-je! Je ne tiendrois plus à la religion; mais mon estime pour vous soutient mon respect pour elle. Rassurez-vous, mon père; vos lumières peuvent encore me raffermir et m'éclairer, puisque je vous promets de ne point dissimuler avec vous mes inquiétudes et mes doutes.

La tendre Émilie conspire avec vous, sans le savoir, pour les faire cesser. Sa conduite aimable et touchante rend la vertu si douce et la religion si belle, qu'elle me persuade et me ramène en secret, lorsque les raisonnemens m'éloignent, et ont presque assez d'autorité pour me convaincre. Que toutes les difficultés que notre esprit élève sont un foible argument contre la vie du juste, et que la vertu a de force et d'attraits pour se prêcher elle-même!

Je ne sais où ma chère Émilie a pris tout son courage; mais cette ame si ingénue, si douce, et que j'aurois crue foible par une suite naturelle de sa douceur même, m'élève et me ranime: je deviens plus fort auprès d'elle. Malgré son amour pour vous et sa tendresse pour moi, elle conserve dans notre malheur commun une sorte de sérénité et de paix qui me la rend à moi-même. La situation de son ame ne tient point d'une indifférence insensible et muette; c'est une résignation humble et tranquille qui soutient l'égalité de son caractère. Ah! Qu'elle remplit bien vos intentions, et qu'elle répond dignement à la confiance que vous avez en elle! Elle a l'art de s'attrister avec moi sans se laisser abattre, et de calmer ma douleur en la partageant. Quel don vous m'avez fait! Mais qu'il y a d'inconvéniens à paroître en sentir trop bien le prix! Et que je me suis déjà donné de ridicules par l'excès de mon amour pour elle!

Pour vous, mon père, je ne croirai jamais pouvoir vous trop aimer: je ne croirai pas même que je puisse jamais vous aimer assez.

LETTRE 3

De la comtesse de Valmont au marquis. Que votre disgrace m'est sensible, mon père! Et quelle perte pour moi! Ce n'est point vous qui êtes à plaindre; c'est moi; c'est mon mari. Par-tout vous trouverez le bonheur; mais où trouverons-nous un guide tel que vous? Hélas! J'en avois si bien connu le prix! Pourquoi devoit-il nous être enlevé dans nos plus pressans besoins! Pourquoi faut-il que des circonstances fatales, qu'un devoir rigoureux nous retiennent à la cour, et nous empêchent de vous suivre! C'est sur votre tendresse et sur vos conseils que j'avois appuyé tout l'espoir de ma félicité; c'est vous, c'est votre sagesse que j'avois épousée dans Valmont. Mon coeur avoit saisi tout ce qu'il a de bon; mais mon esprit et mon coeur avoient joint, au mérite qui lui est propre, celui qu'il n'avoit pas encore, et que vous deviez lui donner. Le ciel a trompé mon espoir, et j'adore ses desseins sur nous. Cependant, malgré moi, j'éprouve l'agitation la plus vive. À la douleur que me cause votre absence, se joignent des inquiétudes qui me tourmentent; et ma peine est d'autant plus profonde, que je suis forcée de n'en laisser voir à mon mari que la moindre partie. Quelque sensible qu'il me croie d'ailleurs à l'évènement qui nous sépare de vous, il se persuade que je suis tranquille; il me prête plus de force que je n'en ai, et qu'il n'en a lui-même. J'aide en quelque sorte à le tromper, pour ne pas aigrir sa douleur, ou ne pas affliger sa délicatesse; et je lui montre au dehors un calme que je ne puis trouver au dedans de moi. Ah! S'il lisoit au fond de mon ame! ... Mais il me sauroit mauvais gré de ma méfiance et de mes craintes. À qui donc les confierai-je? À qui ouvrirai-je mon coeur? Ce sera à vous, mon tendre père, à vous que j'aime, et qui m'aimez autant que si vous m'aviez donné le jour; à vous, qui êtes l'appui de ma foiblesse, pour qui je n'eus jamais rien de caché, et qui aviez reçu le tendre aveu de mes sentimens pour Valmont, bien avant qu'il me fût permis de les lui laisser appercevoir. Eh! Pourquoi craindrois-je de vous exposer mes alarmes, lorsque votre dernière lettre, témoignage si expressif et si touchant de votre amour, se prête si bien à mes inquiétudes, et m'annonce que déjà vous les partagez?

Oui, mon père, je vais vous révéler un secret que j'eusse voulu pouvoir me cacher à moi-même. Valmont... ô ciel! Valmont n'est déjà plus ce qu'il étoit pour moi. Je ne dis pas qu'il ne m'aime plus; ah! Le doute seul me seroit ici plus cruel que la mort; mais sa tendresse, autrefois si vive et si jalouse par l'effet même de ce caractère ardent et sensible que vous lui connoissez, le contraint et l'embarrasse; il me fuit presque autant qu'il me cherche; après quelques mois d'une union si belle, il rougit de paroître m'aimer encore. Ce n'est plus qu'en secret qu'il ose me le dire: s'il a des témoins, il affecte devant eux une sorte d'indifférence, ou s'il me donne en leur présence quelques marques de tendresse, ce ne sont plus que celles que je lui arrache, ou qui lui échappent en dépit de lui.

Le croiriez-vous? Depuis votre éloignement, bien différent de lui-même, il m'a déjà fait des leçons d'aisance et de liberté, de mode et d'usage; à moi, dont le coeur ne connoîtra jamais d'autre usage que celui de faire voir à tout le monde que je l'aime. Ô dieu! Faudra-t-il donc que mon amour lui devienne à charge, et serai-je désormais réduite à le cacher! Non, non, qu'il ne se flatte pas de me faire subir une loi si dure,... ou qu'il s'attende à tout ce qu'il pourra m'en couter. Ah! Tout ce qui me rappelle notre union, tout ce qui me parle des noeuds saints que nous avons formés, fait naître en moi des sentimens trop vifs, un plaisir trop pur, pour qu'il me soit possible de le dissimuler. Il ne sait donc pas quelle douceur j'éprouve à porter son nom, et à me souvenir à chaque instant que le ciel m'a fait son épouse. Mais ce n'est encore ici que la moitié de mon secret. Le reste, que vous même paroissez craindre et prévoir, est ce qui me coûte le plus à vous dire, et ce qui m'afflige davantage. Je rends justice à Valmont; son coeur est trop bon, trop sensible et trop tendre, pour ne pas avoir préservé son esprit de la contagion des usages et des préjugés du monde, si un ami perfide n'employoit tout son art et tous ses talens à le séduire. Vous connoissez le baron de Lausane; mais vous ne le connoissez pas comme moi: cet homme charmant, l'homme du jour, qui donne le ton à la cour et à la ville, qu'on fête dans tous les cercles, que tout le monde s'arrache, que les femmes elles-mêmes se disputent à l'envi, et dont elles se font gloire d'orner le triomphe; cet homme, qui sait d'ailleurs, selon les circonstances et quand il le croit nécessaire, prendre toutes les formes, se prêter à tous les sentimens, se plier à tous les caractères; qui, devant vous, ne paroissoit pas avoir perdu toute religion, avoir abjuré tous principes, s'est démasqué tout entier aux yeux de Valmont, et lui a laissé voir l'incrédulité la plus complette. En ma présence même, il n'en a point fait un mystère; dernièrement encore, sous prétexte de nous dérober tous deux à l'empire des préjugés, l'impie osa fouler aux pieds les vérités les plus respectables. J'étois indignée; Valmont ne l'étoit point assez: il écoutoit; il défendoit, quoique foiblement, la cause de sa religion et de son dieu; le moment d'après il sourioit, il paroissoit se faire un jeu de ma peine; elle étoit à son comble, et, malgré la loi que mon sexe m'impose, je me crus en droit de rompre le silence. Je le fis trop brusquement peut-être; mais il est des impiétés contre lesquelles tout réclame, et qu'il n'est pas permis d'écouter de sang froid. Je parlai avec feu sans doute, mais avec assez de raison, pour que Lausane en fût déconcerté, s'il avoit pu l'être. Valmont lui-même se rangeoit de mon parti, et sembloit en être mieux affermi. Mais que son amour-propre tient mal contre le respect humain et la crainte du ridicule! Le baron avoit trop bien saisi son foible pour ne pas en profiter: il se borna à ce ton d'ironie fine et délicate, dans lequel malheureusement il excelle; il lança des sarcasmes sur mon époux et sur moi avec assez d'art pour nous ôter le droit de nous en plaindre; il ridiculisa mon zèle, qu'un peu trop de chaleur avoit accompagné; il fit paroître plus ridicule encore la complaisance de Valmont pour son épouse, disoit-il, et pour les principes qu'il avoit reçus de sa nourrice et de ses maîtres; il enfla la liste des esprits-forts, et lui fit craindre de ne passer jamais que pour un génie foible et borné, asservi à des préventions aveugles, et qui n'avoit pas même la force d'en douter. Il n'en falloit pas tant pour subjuguer le comte; et je le vis rougir pour la première fois des sentimens dont il s'étoit glorifié jusqu'alors. Depuis ce jour il est servilement attaché au char de son indigne ami; il se règle sur ses leçons; il se forme d'après lui; il est de toutes ses parties, et lui communique tous ses projets. Ce sont malheureusement ceux de l'agrandissement et de l'élévation: car, hélas! Que de passions germent dans son coeur! Le crédit et la faveur dont le baron commence à jouir auprès du prince, le lui font regarder comme un homme essentiel. La nécessité de se retrouver à chaque instant, par le concours des mêmes devoirs qu'ils ont à remplir, fortifie leur goût l'un pour l'autre; et je ne puis presque plus voir Valmont sans avoir Lausane pour témoin. Jugez de mon tourment: Lausane va perdre mon mari. C'est sûrement lui qui déjà lui fait regarder comme une foiblesse la continuité de son amour pour moi, et comme une singularité bizarre les témoignages qu'il m'en donne. D'ailleurs, sans la religion, que deviennent les moeurs? Et lorsqu'à peine on croit en Dieu, lorsqu'on a cessé de lui être fidèle, comment pourroit-on s'assurer d'être encore fidèle aux hommes? Ah! Valmont n'a jamais médité sérieusement la religion sainte qu'il professoit; il la suivoit par une heureuse habitude; mais sans en connoître les fondemens. Maintenant il lit, il dévore tous les livres que le baron lui prête, et qui la combattent; il saisit toutes les objections que l'on forme contre elle, sans avoir étudié les preuves qui l'établissent; et en voulant se défendre de ce qu'ils appellent des préjugés, il va devenir la victime des préventions les plus funestes. Je n'apperçois donc plus dans l'avenir que des points de vue qui m'effraient; je tremble pour Valmont, dont le salut m'est cher, et dont la vertu assuroit le bonheur; je tremble pour moi-même au milieu des dangers auxquels je vais être exposée, et des assauts que j'aurai à essuyer de toute part; je crains tout de Lausanne, qui m'est suspect par mille endroits, et dont la conduite et les discours paroissent, dans bien des instans, couvrir des desseins cachés que je n'ose approfondir. Je crains d'avoir à me défendre tout à la fois et de l'espèce d'intérêt qu'il me témoigne depuis quelques jours, et de la haine qu'il m'inspire. Avois-je donc un coeur fait pour haïr? Grand dieu! Qui voyez mes alarmes, et qui entendez mes gémissemens et ma priere, préservez-moi de tous les sentimens qui seroient pour vous une offense; guidez ma jeunesse, écartez les maux que je prévois; et si les égaremens de mon époux doivent affliger mon coeur, en vous dérobant le sien, ah! Que mes peines satisfassent pour lui! Prenez ma vie, et rendez-lui la foi. Et vous, mon père, mon unique ressource après Dieu, dissipez mes craintes; soutenez ma foiblesse, éclairez-moi, éclairez votre fils; il conservera toujours à votre égard le respect et l'amour que vous avez su lui inspirer, et il ne rougira pas de céder à vos lumieres: mais pour moi, daigneroit-il encore m'écouter; et me croiroit-il maintenant assez de force d'esprit, et assez de raison pour vouloir s'arrêter à en faire paroître avec moi? Faites-lui donc entendre le langage de la vérité; je ferai ensorte de la lui faire aimer par ma conduite.

Je ne sais ce qu'il a pu vous écrire; mais par les nouvelles idées dont je le vois rempli, et par la confiance que je sais qu'il a en vous, je suppose qu'il vous aura laissé entrevoir sa façon de penser. Profitez-en, et qu'il ignore, s'il se peut, ce que je viens de vous marquer; sa facilité à s'ouvrir avec vous en souffriroit malgré lui, et il se trouveroit contraint et gêné, s'il croyoit qu'un autre l'a prévenu. D'ailleurs, les inquiétudes que je me fais à son égard l'offenseroient peut-être: il m'aime encore assez, pour ne pas vouloir que je pense qu'il cessera de m'aimer un jour.

Son ressentiment par rapport à vos malheurs, est toujours le même; et ce qui du moins me soutient dans ma peine, c'est qu'il vient quelquefois se consoler avec moi. Vous êtes alors au milieu de nous; vous êtes le charme de nos entretiens; et je n'y goûte point de plaisir plus doux que celui de parler de vous. Ah! Que le ciel qui avoit si bien assorti nos caractères, ne m'avoit-il déstinée à passer avec vous le reste de mes jours! Éloigné de vos enfans, souvenez-vous toujours combien ils vous aiment, et ne soyez jamais indifférent pour la tendre Émilie.

P s. Mademoiselle De Senneville est maintenant avec moi, comme je me l'étois promis depuis si long-temps. Cette aimable enfant m'interesse par ses sentimens et ses malheurs: elle m'occupe agréablement, et me distrait souvent de ma peine pour me rendre sensible à la sienne.

LETTRE 4

Du marquis à son fils. Tu es trop affecté, cher Valmont, de mon éloignement et de ma disgrace; le sentiment de mes malheurs te préoccupe, et grossit à tes yeux l'injustice qu'on m'a faite. Je loue ta sensibilité, elle est le cri de la nature, et l'effet de ta tendresse pour moi. Prends garde cependant qu'elle ne tienne aussi d'un esprit trop vif, d'une ame un peu trop haute, et qu'elle ne te rende injuste toi-même envers ton prince et ta patrie. Le prince ne peut pas tout examiner et tout voir; et si chaque homme est sujet à des préjugés et des erreurs, pourquoi voudrois-tu en exempter les rois? Plaignons-les, mon fils. Dans le haut rang où le ciel les a fait naître, ne pouvant pas tout appercevoir par eux-mêmes, faut-il être surpris s'ils se reposent malgré eux sur des courtisans qui les trompent, et si, avec tant de raisons de juger mal des hommes, ils confondent quelquefois l'innocent avec le coupable? Pour le citoyen, que veux-tu qu'il fasse, que gémir et se taire? Que pourroit-il faire de plus, sans se rendre infidèle? Et que pourrions-nous en attendre au delà, sans commencer à le devenir? La patrie ne nous a-t-elle pas d'ailleurs assez payés de nos services, lorsqu'elle a daigné les recevoir? Et crois-tu que nous puissions jamais être quittes envers elle? Ce seroit donc toi, Valmont, que, d'après tes plaintes, on auroit droit de taxer d'injustice; et, sans m'y arrêter davantage, souffre que moi-même un instant je me plaigne de toi. Quoi! C'est mon fils qui m'ôte l'unique ressource, et la consolation la plus douce, qui puisse rester aux malheureux! Dans ma peine, je levois mes regards vers le ciel; je me disois à moi-même: "il y a un dieu témoin de mon innocence "; et j'étois consolé." Il y a un dieu qui permet l'injustice des hommes, et qui ne la fait pas; qui, par rapport à moi, saura bien en tirer les plus grands avantages; qui tôt ou tard jugera ma cause; qui confondra les desseins des méchans, et me rendra avec usure les fruits de ma soumission et de ma patience". Maintenant quel langage veux-tu que je tienne? Et que m'offriras-tu qui puisse me dédommager des consolations que tu m'enlèves? Si tout arrive par une fatalité aveugle, je n'ai donc plus rien à attendre que du hazard; je cours donc le risque affreux d'être à jamais le seul qui saurai que j'étois innocent; rien ne peut donc compenser les pertes qu'on a faites une fois; les maux qu'on éprouve ne sont donc, à le bien prendre, qu'une source de désolation et de regrets; notre patience est vaine, et souvent sans ressource devant les hommes, il ne faut en chercher alors que dans le désespoir? C'est à dire encore, que si je ne puis me promettre aucune justice de leur part, tu condamnes la vieillesse de ton malheureux père à descendre dans le tombeau, non seulement sans honneur, mais sans espérance? Désolante doctrine; est-ce la raison, est-ce la vertu qui t'a fait naître, et à quoi pourrois-tu être bonne, qu'à rassurer les méchans? Mais, mon fils, sans prétendre sonder avec toi les abîmes d'une métaphysique trop abstraite, dis-moi cependant (et, quelle que soit la confiance que tu veux bien avoir en moi, je n'en appelle dans cet instant qu'à tes propres lumières), dis-moi sur quel fondement solide tu pourrois croire que la matière et le hazard tout seuls, par une nécessité fatale, aient formé l'univers: car ici par-tout la nature des choses te dément.

Ne vois-tu pas que dans ton systême de la nécessité toutes choses seroient donc absolument nécessaires; qu'elles ne pourroient pas être autrement qu'elles ne sont; que jamais tu n'aurois pu les concevoir simplement contingentes et possibles; que le mouvement étant essentiel à la matière, l'idée même du repos seroit contradictoire; que tout étant nécessaire, et nécessairement ce qu'il est, chaque être ne seroit susceptible ni de plus ni de moins; que, par une force irrésistible, chaque corps auroit toujours la même quantité de mouvement, et chaque mouvement la même direction; que la communication des mouvemens et des forces, quoiqu'absurde dans tes principes, devroit du moins se faire selon des loix nécessaires, et les loix du mouvement ne le sont pas? Écoute comme en parle le savant Léibnitz: "j'ai découvert que les loix du mouvement, qui se trouvent effectivement dans la nature, et sont vérifiées par les expériences, ne sont pas à la vérité démontrables, comme seroit une proposition géométrique: mais il ne faut pas aussi qu'elles le soient. Elles ne naissent pas entièrement du principe de la nécessité, mais elles naissent du principe de la perfection et de l'ordre; elles sont un effet du choix et de la sagesse de Dieu. Je puis démontrer ces loix de plusieurs manières; mais il faut toujours supposer quelque chose qui n'est pas d'une nécessité absolument géométrique: de sorte que ces belles loix sont une preuve merveilleuse d'un être intelligent et libre, contre le systême de la nécessité absolue et brute de Straton et de Spinosa."

Mais dis-moi encore, cher Valmont, si c'est la matière, qui, par une nécessité aveugle, a formé l'univers, d'où te sont venus tant d'idées et de sentimens si contraires à leur principe, et dès-lors impossibles dans leur origine? Comment se trouvent, dans toi et dans tes semblables, ces notions et ces caractères de prudence, de prévoyance, et de choix, qui répugnent dans le systême de la fatalité? Comment une conscience, des remords, une loi morale et des devoirs naturels sentis par tous les hommes? Comment, sous l'empire de la nécessité absolue, le sentiment intime et l'idée de la liberté? Que dis-je! Sorti de la matière, aurois-tu des idées? Et Locke, qui n'osoit décider si Dieu ne pouvoit pas donner à la matière la propriété de penser, n'a-t-il pas commencé par établir qu'elle étoit incapable de penser par elle même, et qu'elle n'avoit pu se donner ce qu'elle n'avoit pas? Ainsi dans tes principes que de contradictions, mon fils, avec la nature et les choses telles qu'elles sont!

Mais enfin, si c'est une cause aveugle qui a formé le monde, pourquoi par-tout de l'intelligence et de la sagesse? Pourquoi des rapports si évidens entre les êtres qui le composent? Pourquoi de l'ordre dans les choses, et l'idée, le sentiment de l'ordre dans ton ame, qui presque par-tout le découvre, le saisit et l'admire? Je ne les mets pas dans les choses ces rapports; je ne les y suppose pas; ils y sont indépendamment de mes perceptions et de ma volonté.

Ô mon fils! Contemple le monde que tu habites; de quelque côté que tu tournes tes regards, dans le tout et dans les parties, quel ordre, quels rapports n'appercevras-tu pas? Chaque chose est évidemment faite l'une pour l'autre: la terre, les cieux, la mer, les élemens et les saisons, tout se lie, tout s'enchaîne, et concourt à l'harmonie de tous les êtres: et songe que les proportions ne s'étendent pas à ce monde tout seul; il faut qu'elles embrassent l'immensité de l'univers, et l'assemblage de ces corps célestes dont les distances prodigieuses et l'étonnante grandeur épuisent les calculs des plus vastes génies. Ces astres qui roulent sur nos têtes, ces globes de lumière qui brillent au firmament, ces mondes semés de toute part avec tant de magnificence et d'éclat, forment un systême complet où tous les corps pèsent les uns sur les autres, et s'impriment un mouvement réciproque, où tout se tient, et par des loix générales se prête un secours mutuel, et est soumis à une mutuelle dépendance. Si l'ordre, si la proportion, si les rapports se démentent dans un seul de ces vastes corps, si étroitement liés, si nécessairement enchaînés, le reste du systême s'écroule; et ici, Valmont, les proportions sont immenses, et les rapports sont infinis. Maintenant, mon fils, de l'infiniment grand descends à l'infiniment petit. À l'aide d'un microscope, considère ces animalcules, qui sont des millions de fois plus petits qu'un grain de poussiere; ils ont leur tête, leur bouche, leurs yeux, et dans ces yeux leurs fibres, leurs muscles, et leur prunelle; ils ont leurs veines, leurs nerfs et leurs artères; ces veines ont leur sang, ces nerfs leurs esprits, ces animaux ont leurs particules, ces particules ont leurs pores; et ces pores sont remplis de parcelles, qui, chacune, ont leur figure, et se rompent, se divisent en de moindres parties. De toutes ces parties innombrables, et dont aucun effort d'esprit ne peut nous faire concevoir la petitesse, se forme dans la proportion la plus exacte un être vivant et animé. Cet être a des alimens qui lui sont propres; il a son chile et ses humeurs; il a ses fonctions comme les autres corps, la trituration, la circulation du sang, la digestion, la génération, et toutes ces opérations, qui sont autant de merveilles de la nature et de témoignages irrésistibles de l'intelligence, de la sagesse, et de la toute-puissance de son auteur. Si tu veux des objets qui soient plus à ta portée, choisis, mon fils, parmi ceux qui t'environnent, ou, si tu l'aimes mieux, prends au hazard, et examine. L'oiseau qui vole, le poisson qui nage, l'araignée qui file, l'abeille qui a sa police et ses loix, l'insecte industrieux qui pourvoit avec tant d'art à ses besoins et à ceux de ses petits qui vont éclore, la chenille rampante qui se métamorphose dans le plus léger papillon, la plante qui végète, l'arbuste qui croît à l'aide des sucs qui le nourrissent, la semence que la terre reçoit dans son sein et te rend au centuple, le pepin qui devient pour ton usage arbre, fleurs, et fruits, l'édifice mobile de ton propre corps, dont Galien n'a pu exposer la structure sans s'écrier, dans l'enthousiasme dont il étoit saisi, qu'il avoit chanté le plus bel hymne en l'honneur de la divinité, chaque partie de la nature, chaque être, examine-le selon les loix les plus sévères; considère bien sa construction et sa fin; par-tout, mon fils, par-tout tu trouveras de l'ordre, et tu en seras transporté. Tu verras que, dans la moindre fleur, la plus petite feuille, la moindre plume, l'auteur de toutes choses n'a pas négligé le juste rapport des parties entr'elles: tu verras que l'art est toujours grossier auprès de la nature; que plus on soumet l'un à la critique, plus il paroît imparfait; et plus on étudie les ouvrages de l'autre, plus on y découvre de beautés et de perfections: tu verras dans tout l'univers un arrangement de causes sans nombre, qui agissent par-tout avec poids et mesure, pour opérer des effets prévus et déterminés; et saisi d'admiration, tu t'écrieras avec Pope: "l'ordre est la première loi du ciel". Ne parle donc plus, Valmont, de combinaisons, de jets, de chance et de hasard: dans un nombre infini de jets, opposé à un nombre infini de rapports, où tout démontre l'intelligence et la raison, tu ne trouveras pas même un contre l'infini; et après toutes tes combinaisons, tu seras forcé d'avouer qu'il est absurde de mettre de l'ordre et de la sagesse dans les effets du hasard.

Ainsi, mon fils, l'univers est un livre ouvert à tous les hommes; et si tous ne savent pas y lire l'existence d'un être suprême, tous au moins en trouvent, malgré eux, le sentiment dans leur coeur. Eh d'où vient-il ce sentiment de la divinité, si naturel, que, quelque sophisme qu'on invente pour la combattre, un cri sourd et involontaire les dément en dépit de nous-mêmes; si constant, si universel, que les nations les plus barbares, que les peuples les plus sauvages, dès que leur entendement commence à s'ouvrir, même en la défigurant, s'accordent tous à la reconnoître; d'où vient-il, puisqu'enfin il n'y a point d'effets sans cause; et que ces sentimens, pris dans la nature, ne peuvent avoir que l'auteur même de la nature pour principe?

D'où te vient encore, cher Valmont, cette idée si grande, si noble, si belle, qui t'élève si fort au dessus de toi-même et de tout ce qui t'environne; l'idée de l'infini? Ton esprit tout seul n'a pu l'enfanter; et j'admire comment il peut la concevoir: rien de fini n'a pu te la donner; et cependant elle est en toi, et tu la conçois clairement. Elle te présente une réalité pleine et entière, une existence absolue que rien ne divise, que rien ne limite, que rien ne renferme, qui est la même en tout temps, en tout lieu; ou plutôt qui n'a rapport ni au lieu, ni au temps, mais qui, dans son immense étendue, les embrasse sans en être formée ni mesurée, et les surpasse infiniment. Tu la distingues cette idée magnifique, positive et réelle, de celle de tout être fini, de tout objet même indéfini, quelque prodigieux qu'il te paroisse: tu la distingues, et tu assignes très-nettement ce qui lui convient; comme tu exclus avec la plus grande précision tout ce qui ne lui convient pas: tu ne confonds point avec elle cette espèce d'infini, si improprement dit, dont les bornes échappent à l'imagination, sans échapper à la raison. Cette idée qui t'étonne, qui te fait disparoître à tes propres yeux, réponds moi, mon fils, d'où l'as-tu reçue, s'il n'y a point d'être infiniment parfait, de véritable infini qui te l'ait donnée; puisque l'effet ne peut être plus excellent que sa cause, et qu'il ne peut se trouver dans l'un que ce qui se trouve éminemment dans l'autre? Ô infini! Ô mon dieu! Qui vous rendez vous-même présent à mon esprit lorsque je vous conçois, ah! Que vous ravissez l'ame qui vous contemple! Que vous l'ennoblissez et que vous la satisfaites, lors même que dans ses hautes et sublimes pensées vous la forcez d'avouer devant vous sa petitesse et son néant!

Cher Valmont! Instruit par les idées les plus claires de ton entendement et les plus pures lumières de ta raison, convaincu par les sentimens de ton coeur, au milieu de cette harmonie universelle, de cet accord de tous les autres à publier leur auteur, serois-tu presque le seul qui osasses le méconnoître? Nouveau titan, en escaladant les cieux, ne craindrois-tu pas d'être accablé du poids de l'univers? Eh, que te reviendroit il d'avoir refusé à Dieu ton hommage? Tu n'es point méchant, et sans avoir joui des malheureux fruits du crime, tu perdrois les plus grandes douceurs et les charmes les plus réels de la vertu. La nature, devenue pour toi stupide et muette, ne parleroit plus à ton esprit ni à ton coeur; elle ne te feroit plus entendre ce langage si touchant, qui multiplie les sentimens par la vue des bienfaits. Dans les sombres méditations de ta dangereuse philosophie, le monde ne t'offriroit plus qu'un triste chaos, un vide affreux, et un silence éternel. N'ayant plus de principe commun qui la lie à tous les êtres, ton ame, presque insensible pour tout autre que pour toi, ne verroit bientôt plus dans l'univers qu'elle-même: la sécheresse et la dureté de l'égoïsme prendroit en toi la place du sentiment; et si tu cherches du plaisir, ah! Mon fils, tu changerois en des plaisirs faux, et restreints à des bornes trop étroites, des plaisirs véritables. Ô toi encore, qui as l'ame si droite et des moeurs si pures, songes-tu bien mon fils, que tu n'aurois plus en effet aucune règle des moeurs! Les notions du juste et de l'honnête, qui rendent l'homme si respectable à lui-même, ne seroient plus à tes yeux, si tu étois conséquent, que des conventions bizarres qu'un commun intérêt auroit formées, et que l'intérêt personnel pourroit anéantir. La vertu, stérile et sans honneur, ne seroit plus que le fol enthousiasme d'un esprit foible; le coupable heureux et triomphant auroit raison de se féliciter lui-même; et le crime ne seroit plus que dans la mal-adresse. Tu aurois tort de te plaindre, si l'on t'enlevoit ton épouse et tes biens; l'unique droit, pris dans la nature, seroit le droit du plus fort.

Ces conséquences te font horreur, et ton coeur les dément; mais elles sont justes, Valmont; et si ton coeur, si ta raison même les désavouent, comprends donc combien il est naturel d'en désavouer le principe.

Je remets à un autre moment à répondre aux difficultés que tu m'opposes; pour ton propre bonheur je ne tarderai pas à les résoudre.

SUITE

LETTRE 4

Le mal moral t'effraie, cher Valmont, et de l'état présent du monde naissent les doutes qui t'affligent." S'il y a en nous des idées de justice, pourquoi donc si peu d'équité dans les hommes? Pourquoi l'être suprême qui préside sur eux, s'il est juste lui-même, permet-il que la vertu soit malheureuse quelquefois, et que les méchans prospèrent? Pourquoi des passions, des erreurs, et des crimes? Pourquoi... "? Ô mon fils! Si tu prétends interroger sur tous les points l'être infini qui t'a créé, je l'avoue, tes pourquoi ne finiront jamais. Demande donc pourquoi tu n'es pas infini toi-même, pour pouvoir le comprendre? Pourquoi un esprit borné, foible partie d'un tout immense, ne peut pas en saisir tous les rapports? Pourquoi Dieu n'a pas fait de toi un pur esprit, un ange, et n'en a fait qu'un homme? N'est-ce pas assez que par la voix de tous les êtres il t'apprenne qu'il existe; qu'il le crie au fond de ton coeur; qu'il se rende sensible dans toutes ses oeuvres; que le jour l'annonce au jour, et que la nuit l'annonce à la nuit? N'est-ce pas assez qu'il t'ait rendu capable de le connoître; et que te faut-il de plus pour l'adorer? L'astre brillant qui t'éclaire cessera-t-il d'exister pour toi, parce qu'il se couvre de nuages? Mais il faut à Valmont des réponses plus précises; et un esprit qui raisonne avec Dieu ne se contentera pas d'un langage si humble.

Eh bien! Mon fils, écoute, et daigne me répondre à ton tour. Si un dieu intelligent et sage a formé l'univers, quelle fin a-t-il pu se proposer qu'une fin digne de lui? Et quelle autre fin digne de Dieu, que Dieu même? C'est donc pour lui que Dieu a tout créé; c'est-à-dire, pour manifester ses perfections, et recevoir de sa créature la gloire qui leur est due. Or est-il une gloire complette, est-il pour l'être souverainement parfait, pour un être intelligent et sage, un hommage réel, si de toute part il est contraint et forcé, s'il n'est rendu par aucun sentiment volontaire? Compose à la gloire du souverain monarque la plus brillante cour; parmi tous les êtres possibles, imagine un monde formé des créatures les plus nobles, qui de degré en degré s'élèvent, pour ainsi parler, jusqu'à l'être suprême; fais-les sonder tous les décrets de sa sagesse, mesurer tous les effets de sa puissance, le contempler en lui-même, et dans les transports les plus vifs, les ravissemens les plus doux, le louer, le bénir, l'aimer et le servir: qu'est-ce, mon fils, aux yeux du souverain être, que ce monde nouveau, si grand, si parfait et si pur; qu'est-ce au fond, s'il fut toujours sans choix et sans liberté, qu'un monde automate, mu par des ressorts nécessaires? Ah! Moi-même alors je dirois: "nobles et vastes intelligences, esprits célestes, êtres fortunés, gardez vos brillantes prérogatives; et pour que mon Dieu soit servi, soit aimé comme je conçois qu'il mérite de l'être, quelques momens encore laissez-moi ma liberté".

Oui, mon fils, tel est le sentiment qui me ravit et m'enchante; et je ne me trouve jamais si heureux et si grand; Dieu lui-même ne me paroît jamais si véritablement l'être par excellence, que lorsque je m'élève vers lui, et que je lui dis: "mon Dieu je vous aime, je vous adore; et, foible que je suis, environné d'objets qui vous disputent mes penchans et mes hommages, c'est par choix, et non par contrainte, que je préfère de tout mon coeur de vous adorer et de vous aimer". Cette effusion d'un coeur sensible, cet hommage d'un être libre et reconnoissant te paroît-il donc indigne du dieu qui a formé l'univers, et ne convenoit-il pas à sa gloire?

Mais, Valmont, si la liberté de quelque créature devoit nécessairement entrer dans le systême du monde pour la gloire du créateur; si tu supposes avec moi des êtres libres qui puissent rendre à Dieu un hommage volontaire, tu supposes donc aussi qu'ils pourront le lui refuser: qu'ils pourront dès-lors être justes ou injustes, vertueux ou coupables: tu supposes qu'ils pourront faire un mauvais choix, se livrer à des erreurs, et s'assujettir à des penchans déréglés: tu supposes que Dieu, pour une fin souverainement sage, et sans cesser d'être ce qu'il est, a pu permettre qu'il y eût dans le monde des passions, des erreurs, et des crimes; qu'il a pu les prévoir, sans être obligé de les empêcher; qu'il peut les voir sans être obligé à chaque instant de les punir; qu'il suffit en un mot que, pour lui-même, pour le plus grand bien, pour la perfection du systême total de la création, il ait fallu de la liberté dans l'homme, et que par la suite son bon ou son mauvais usage soit tôt ou tard puni ou récompensé.

Voudrois-tu, mon fils, pour que les hommes ne pussent se tromper, qu'ils fussent sans cesse frappés d'une lumière irrésistible? Ils ne seroient plus sujets à l'erreur, j'en conviens; mais ils ne seroient plus libres. Veux-tu, pour qu'ils ne puissent s'égarer, qu'ils n'aient que des affections douces et incapables de déréglement et d'excès? Ils n'auront point de passions, il est vrai; mais leur hommage ne sera pas également méritoire. Veux-tu du moins que, dès qu'un mortel audacieux franchira les bornes prescrites à sa raison, la punition éclate, et suive aussi-tôt le crime? La vertu triomphera, le vice sera confondu; mais, contraints, par l'évidence et la promptitude du châtiment, les hommes n'auront plus de liberté! Ah! Plutôt, mon fils, admire comment, dans l'ordre actuel des choses, tout est tempéré de manière que l'homme voit assez clair pour pouvoir connoître, par des preuves sensibles, les vérités morales et s'y soumettre, et cependant n'est pas tellement forcé à les recevoir, qu'il ne puisse toujours trouver des difficultés et des prétextes pour s'y refuser. Admire comment ses passions, tout impérieuses qu'elles sont, l'émeuvent, l'agitent, le troublent, mais ne le contraignent pas, et, par le cri du repentir, lui laissent, jusque dans sa défaite, le sentiment de sa faute et l'aveu tacite du mauvais usage de sa liberté: admire dans l'homme ce choc et ce balancement continuel des passions, des sens, et de la raison: observe les règles qu'il trouve en lui-même, les impressions dangereuses qui tendent à l'en écarter, les motifs puissans qui l'y ramènent, la voix de la conscience qui le presse, l'espoir ou la crainte de l'avenir qui tour à tour le retiennent ou l'encouragent; et tu connoîtras l'homme, et la cause en partie des mystères qu'il renferme: tu connoîtras la sagesse des desseins de Dieu sur lui, et tu avoueras que dans ce monde tout est disposé en faveur du mérite et de la liberté.

Maintenant, Valmont, s'il te reste sur la nature, les degrés, et le nombre de nos passions et de nos erreurs, des objections à former, détermine, avant toutes choses, jusqu'à quel point devoient aller dans chaque homme ses lumières, et le terme précis où devoient s'arrêter ses passions, pour être en équilibre avec sa liberté, pour concourir à l'ordre universel, pour former, dans une juste proportion, l'harmonie de ses facultés entr'elles, et avec le bien de la société.

D'ailleurs, mon fils, détermine encore ce que comporte la nature des choses: prescris des loix au créateur, et dis-lui ce qu'il pouvoit donner ou refuser à sa créature, ne pouvant pas la rendre aussi parfaite que lui. Car enfin ne vois-tu pas, cher Valmont, que des êtres nécessairement limités seront toujours nécessairement imparfaits, et que ce n'est que dans leur accord entr'eux que tu dois chercher la plus grande perfection qui puisse leur convenir? Si cependant ces combinaisons immenses se refusent à tes recherches, ah! Mon fils, que reste-t-il à faire à ta raison, que d'admirer, adorer, et se taire? Dans mes principes tu n'auras jamais que des difficultés à combattre; et dans le malheureux systême que tu fais valoir, souviens-toi que tu aurois de toute part des absurdités à dévorer.

Être suprême que j'ai le bonheur de connoître, unique auteur de tout ce que je suis! Vous qui prescrivez aux astres leur cours, et à la mer ses limites, jusque dans les choses que vous soumettez à mes lumières, vous prescrivez des bornes à ma raison; et, d'après ce que vous lui faites concevoir, vous exigez son hommage sur les choses même qu'elle ne conçoit pas. Je vous le rends cet hommage, ô mon dieu! Je m'abaisse, je me confonds et m'anéantis devant vous: c'est le plus légitime usage que je puisse faire de cette raison que vous m'avez donnée. Votre grandeur infinie vous met trop au dessus d'elle, pour qu'elle puisse mesurer sur ses foibles idées toute la sagesse de vos voies; et vous ne seriez plus ce que vous êtes, si je pouvois entièrement vous comprendre. Pour prix de ma soumission, seigneur, je ne vous demande qu'une grace, c'est d'éclairer mon fils.

LETTRE 5

Du marquis à la comtesse. Je ne puis vous exprimer, ma chère fille, toute la part que je prends à vos inquiétudes et à vos peines. Vous craignez en épouse, et moi en père. Vous savez combien le bonheur de mon fils et le vôtre m'intéressent; et je frémis autant que vous de la funeste atteinte que le baron de Lausane peut y porter. L'unique chose qui me rassure, c'est la confiance que Valmont me témoigne. Il ne m'a pas dissimulé ses opinions et ses doutes, et il me fournit par là les moyens d'y répondre. Je ne cesserai de le faire avec tous les ménagemens qu'exigent ses propres intérêts et ceux de la vérité. Son empire est fondé sur la persuasion, et non sur la contrainte; elle se prouve cette vérité sainte, et ne se commande pas. Je ne ferois qu'aigrir et révolter mon fils, si je prétendois dominer sur sa raison, au lieu de l'éclairer. Aussi, ma chère Émilie, je raisonnerai toujours avec lui, moins en maître, moins en père, qu'en ami; si cependant il est une amitié plus persuasive et plus tendre que celle d'un père.

Je prévois qu'il ne me dira pas tout: il lui en coutera moins de me parler des égaremens de son esprit que de ceux de son coeur, si celui-ci vient à s'égarer; mais sur ceux-là du moins puisse-t-il toujours s'ouvrir à moi sans réserve! En dissipant les uns par une douce lumière, il nous sera plus facile de remédier aux autres. Pour vous, ma fille, ne sortez point du plan que vous vous êtes tracé. N'opposez en toutes circonstances à Valmont que la tendresse d'une épouse, jointe à la douceur et à l'égalité constante d'une ame vraiment chrétienne. Son caractère, naturellement bon, ne tiendra pas long-temps contre les charmes réels d'une piété solide et contre la sagesse de vos procédés.

Que je vous sais gré, mon aimable Émilie, de votre façon de penser par rapport à votre mari! Ce ton de simplicité et de franchise, qui convient si bien à des amours légitimes, et sur lequel aujourd'hui on prétend jeter du ridicule, est cependant celui de la raison, de la nature et du sentiment; et je vais moi-même, par un style plus conforme à ma tendresse et aux épanchemens de mon coeur, le reprendre avec toi. Ne crains pas, ma fille, de me rendre le confident de tes peines, comme j'eusse desiré l'être uniquement de ton bonheur. La fausse délicatesse qui te porteroit à me les dissimuler, seroit aussi funeste à Valmont, qu'elle te seroit préjudiciable à toi-même: privée de tout appui, sans autres lumières que les tiennes, tu en aurois moins de forces pour soutenir les épreuves que le ciel te prépare, et à l'égard de ton mari, moins de secours pour les mettre à profit. Eh! Auprès de qui te seroit-il permis de chercher ici-bas des consolations et des lumières, si ce n'est auprès d'un père? Tu vois, mon Émilie, que je ne prétends pas dissiper tes craintes par une fausse assurance; j'aime mieux y joindre les miennes, et consulter ensemble la conduite que nous devons tenir.

Je connois trop bien les sources honteuses, les funestes progrès, et les suites malheureuses de l'incrédulité, pour n'en rien craindre par rapport à mon fils. On l'appelle force d'esprit; et elle ne prend sa source que dans la foiblesse d'une ame vaine et pusillanime, que subjugue le respect humain, que domine un fol orgueil, qui n'a pas assez de ressources en elle-même pour se faire un mérite indépendant de la singularité, et sur-tout qui n'a ni assez de courage pour surmonter des passions qui l'asservissent, ni assez de vertu pour suivre constamment une religion sainte, qui, en les domptant, rend à l'homme toute son énergie et sa liberté. On peut être devenu incrédule par principes, en étayant peu à peu son orgueil et ses passions, de systêmes plus raisonnés; mais ce n'est pas ainsi qu'on l'a été d'abord. J'ai vu bien des mécréans; et je n'en ai jamais vu qui aient commencé par l'être de bonne foi. Ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'à peine l'incrédulité germe-t-elle dans un coeur, qu'on reçoit avidement tout ce qui la nourrit. On ne s'occupe dès cet instant, que des difficultés frivoles que les passions élèvent contre la religion, que des vains fantômes qu'on se fait à soi-même pour se croire dispensé de s'y soumettre, que des abus qui souvent la défigurent; et on ne veut faire aucune attention à toutes les choses qui la démontrent: on entasse sans exactitude, sans discernement, et sans preuve, argument sur argument pour la détruire; les plus foibles objections prennent à nos yeux toute l'évidence et toute la force des preuves les plus solides; la mauvaise foi nous prête des armes au défaut de la vérité: comme Lausane, on emploie l'ironie, lorsqu'on se sent pressé par le raisonnement; de même que l'oiseau auquel on a coupé l'extrémité des ailes, mais qui vole encore de branche en branche pour échapper à la main qui le poursuit, on passe rapidement d'un objet à l'autre, et on épuise tous les subterfuges pour ne pas paroître obligé de se rendre.

Ainsi, chaque jour, la croyance des plus saintes vérités s'affoiblit; l'incrédulité s'augmente; elle épuise les imaginations les plus folles, elle adopte les opinions les plus extravagantes, elle se fait les systêmes les plus absurdes; elle change tous nos principes, elle altère toutes nos idées, elle corrompt tous nos jugemens, elle infecte nos moeurs: et si quelquefois, lassée elle-même de ses contradictions, elle revient à des principes plus sages, à une façon de penser plus conséquente; ce n'est le plus souvent qu'après nous avoir fait perdre l'habitude et le goût de toutes les vertus. Ils appellent préjugés tout ce que la religion renferme. Sans doute, parmi ceux qui la croient, il y en a qui l'ont reçue sans l'avoir examinée; mais en ce sens il y a des préjugés de toute espèce, et je n'en vois pas de plus réels et de plus ridicules que ceux de l'incrédulité. Souvent elle s'élève contre la croyance de tous les siècles et de toutes les nations, et se repose sur la foi d'un seul homme: plus souvent encore elle repousse les sentimens les plus naturels, elle rejette ce que dicte à chacun de nous le sens commun, pour consulter les vains caprices d'une imagination bizarre, qu'un caprice plus bizarre encore détruit le moment d'après; ou pour n'écouter que des passions aveugles, qui, en changeant d'objet, changent à chaque instant le systême qu'elles se sont formé. Ah! Si la religion ne s'établit elle-même dans l'esprit de la plupart des hommes que sur la foi des préjugés, convenons du moins qu'elle offre en sa faveur des préjugés plus légitimes: ne fût elle appuyée que sur des présomptions; celles qui naissent de la sublimité de ses dogmes, de la sainteté de ses maximes, de sa liaison nécessaire avec la perfection, la gloire et le bonheur du genre humain; celles qui naissent sur-tout du caractère, des moeurs, de la conduite de ceux qui s'arment contre elle, et de l'examen réfléchi des principes et des suites de leur incrédulité, seroient plus que suffisantes à mes yeux, pour garantir une ame droite et sensée du danger de devenir incrédule, ou du malheur de l'être sans espoir de retour.

Par rapport à Valmont, malgré mes alarmes, et l'exposé malheureusement trop fidèle que je viens de te faire des dangereux écarts où l'incrédulité nous entraîne, je ne suis pas sans espérance. Si sa jeunesse et les séductions de Lausane ont pu l'égarer, je me flatte du moins que ses égaremens ne dureront pas assez long-temps pour altérer en lui tous les principes de raison, de droiture, et de moeurs, qui peuvent aider à le ramener. Ne te laisse point abattre; élève constamment tes regards vers le ciel; prie pour ton mari, tandis que je travaillerai à dissiper ses doutes; et sois assurée que tes gémissemens et ta douceur feront plus que mon travail et mes efforts.

À l'égard de Lausane, je conçois ton nouvel embarras, et combien est délicate la conduite que tu dois tenir. Il est l'ami de Valmont; ami dangereux, ami perfide peut-être, mais que tu es forcée de ménager. Évite le, tant que tu pourras le faire avec bienséance; que ton extrême réserve lui impose; s'il te voit quelquefois un visage plus ouvert et un air plus enjoué, qu'il s'apperçoive aisément qu'il ne le doit qu'à la présence de ton mari.

Du reste ne l'aigris point contre toi, pour ne pas le rendre encore plus dangereux; ménage-le, sans te compromettre; en matière de religion, ne dispute point avec lui; plains-le et ne le hais pas. Je ne puis souffrir, chère Émilie, ce zèle trompeur, qui, de la haine des opinions fausses et erronées, nous fait passer jusqu'au mépris et à la haine des malheureux qui sont dans l'erreur. Maudit soit à jamais le préjugé qui fait haïr, au nom du dieu de charité, des hommes qu'il nous recommande si fortement d'aimer! Hélas! Ne sont-ils pas assez infortunés, les aveugles qu'ils sont, pour mériter la pitié la plus tendre? Ils trouvent déjà leur châtiment au fond de leur coeur: ils gagnent bien moins aux plaisirs qu'ils se permettent, qu'ils ne perdent du côté des lumières et des avantages dont ils se privent: et après tout, puisque ce sont des hommes, puisqu'ils sont nés comme nous pour la vérité et pour le bonheur, ne devons nous pas souhaiter ardemment qu'ils deviennent plus éclairés, s'il se peut, et plus heureux? J'avoue que Lausane s'oppose à ta propre félicité; mais tu sais, ma fille, par quel sentiment il t'est permis de t'en venger. Conserve ta belle ame toujours sensible et bienfaisante, toujours tranquille et exempte de tout levain d'aigreur et d'inimitié; et, jouissant ainsi de toi-même, la paix de ton coeur te dedommagera abondamment de celle que les hommes paroîtroient te refuser.

Tu ne me parles point de ta grossesse, que déjà tu soupçonnois avant mon départ. Conserve-toi, ma chère enfant, pour toi, pour ton mari, et pour les doux fruits d'une union que le ciel a pris plaisir à former: conserve-toi pour un second père qui vit dans toi et dans Valmont, plus que dans lui-même. P s. Je reçois à l'instant, ma fille, un nouvel ordre de la cour. J'y suis encore suspect, quoique si éloigné d'elle; ou plutôt mes ennemis sans doute me croient encore trop près d'eux, et m'envoient à l'autre extrémité du royaume. J'apprends aussi qu'ils sont parvenus à me faire ôter mon gouvernement, et qu'on l'a donné au fils du duc de *. Je respecte, jusque dans leur injustice, la volonté de mon souverain; et, s'ils me dépouillent de mes dignités et de mes biens, ils ne pourront pas du moins me dépouiller de mon attachement pour lui, ni de ma soumission aux volontés du ciel. C'est presque l'unique bien qui me reste, et celui-là sera toujours en mon pouvoir.

LETTRE 6

Du comte de Valmont à son père. Qu'il m'est doux, mon père, de m'instruire avec vous, et que je sens vivement tout le prix des lumières que vous daignez répandre sur moi! Des vérités, dont l'entière conviction sera en moi le fruit de vos soins et de votre amour, pourroient-elles jamais me devenir importunes? Continuez donc à m'éclairer; pardonnez-moi mes doutes, en faveur de ma franchise; et que je vous doive le précieux avantage de les voir disparoître, pour faire place à la certitude. Si je m'égare, vous me ramènerez bientôt; et faire sortir votre fils des ombres de l'erreur, c'est lui donner une seconde fois la vie. Qui peut d'ailleurs mieux que vous, faire goûter la raison et contraindre à l'aimer? Vous prêtez à ses leçons tout l'empire de la vertu qui vous les dicte; et rien ne me paroît plus persuasif que la voix du juste qui annonce un dieu. Mais croiriez-vous, mon père, que c'est cette même vertu que vous faites briller, qui combat le plus vivement en moi les lumières que vous m'offrez; qu'elle semble renverser d'une part, ce que de l'autre elle cherche à établir; et que, sans le vouloir, vous me prêtez les plus fortes armes contre vous! Je ne cesse de comparer vos sentimens et vos malheurs, les mérites et la récompense. Quoi! Me disois-je avec plus de feu encore que je ne l'avois fait jusqu'ici, tant de grandeur d'ame, et tant d'infortune! J'étois plongé dans ces tristes idées, qui pèsent si fort sur le coeur d'un fils; et dans ce moment j'apprends votre nouvelle disgrace. Quel coup pour mon coeur et pour ma raison!

Ah! Vous êtes donc condamné à être le jouet des évènemens et du sort, à être continuellement dans l'agitation et le trouble, à éprouver tout ce que la mauvaise fortune a de plus humiliant et de plus pénible! On vous dépouille de vos honneurs, de vos biens; et le prix des services et du mérite devient celui des brigues et de la faveur. Je sais que votre grandeur n'étoit pas dans vos titres; qu'on ne vous ôtera pas la noblesse de votre origine, ni celle de vos sentimens; et que vous serez toujours assez grand, puisque vous l'êtes par vous même: je sais que, tant que je n'aurai pas succombé sous les efforts de l'envie, tant qu'il me restera quelques biens, mon père sera toujours assez riche: mais enfin le sort en est-il moins injuste? Eh, quoi, vous n'étiez donc pas assez malheureux! On ne vous laisse pas même dans votre patrie une retraite où vous puissiez jouir en paix de quelques douceurs de la société, de quelques agrémens de la nature; et le plus triste séjour est celui qu'on choisit pour le lieu de votre exil. On vous confine parmi des hommes rustres et sauvages, qui ne peuvent vous être d'aucune ressource, qui n'ont d'humain que la figure, et qui n'ont de commun avec vous que la dure nécessité de vivre; au milieu des montagnes, des précipices, et des forêts; dans une terre sèche et aride, où la culture est presque sans fruit et le travail sans salaire; dans des lieux qui n'offrent que l'affreuse perspective de hameaux tristement épars, de misérables chaumières, et que l'affligeante image de l'indigence de ceux qui les habitent. Quel contraste dans ce tableau avec les idées d'ordre auxquelles vous voudriez me ramener toujours, et que j'aimerois si fort à me rappeler sans cesse à moi-même! Mais qu'elles sont bientôt effacées par des objets où règne, hélas! Un désordre trop réel!

Il y a, dites-vous, un créateur souverainement bon, souverainement sage: et cependant je vois dans ce monde physique, sur cette terre que j'habite, monts sur monts, abîmes sur abîmes; je vois des irrégularités, des défauts dans la nature; je vois par-tout des hommes sujets aux besoins, aux douleurs, et à la mort. Étoit-ce bien pour eux la peine de naître? Hé! Pourquoi des maux dans l'univers? Ah! S'il faut qu'il y ait des malheureux, du moins que le ciel en excepte les hommes vertueux! Qu'il en excepte celui de tous qui m'est le plus cher; et, s'il en est besoin, mon père, qu'il prenne, j'y consens, sur le bonheur de ma vie pour en former le vôtre!

LETTRE 7

Du marquis de Valmont à son fils. Dèsabuse-toi, mon fils, et cesse tes murmures et tes plaintes; je ne suis point malheureux. Tu me crois dans l'agitation et le trouble, et jamais je n'ai si bien joui de moi-même, ni si bien goûté les douceurs de la paix. C'est maintenant que je commence à vivre pour moi.

Séparé d'une foule importune, loin des embarras et des intrigues, loin des esprits faux et des coeurs pervers, mes jours s'écoulent sans chagrin, sans inquiétude, et sans ennui. La nature et mon propre coeur font ici mon unique étude; et dans cette paisible retraite, vous seuls, mes chers enfans, pouviez manquer à mon bonheur.

Quoiqu'exilé dans ces lieux, mon ame n'y est point captive; rien ici ne la dégrade; rien ne l'asservit, et n'y enchaîne sa liberté. J'apprends de jour en jour à me détacher des objets auxquels je tenois encore; soumis aux décrets du ciel, je le bénis des leçons qu'il me donne; je suis content, parce que sa volonté est devenue la mienne, et qu'il ne sauroit plus vouloir que ce que je veux moi-même. Lorsque tu t'aigris de mon infortune, tu connois bien peu, cher Valmont, en quoi consiste le vrai bonheur. Avec un esprit droit et un coeur tranquille, on le trouve par-tout; mais par-tout mélangé, limité, si ce n'est dans la jouissance du souverain bien lui-même. Le bonheur est de toutes les situations et de tous les lieux; il ne se forme pas de quelques instans de notre vie, ni même de quelques-uns de nos jours: le coupable triomphant pourroit être heureux; mais il se forme d'une longue suite de momens, et la vie la plus uniforme dans son cours est aussi la plus fortunée. Il n'est attaché ni aux grandeurs ni aux richesses; le faux éclat qui les environne ne sert trop souvent qu'à masquer les soins dévorans, la servitude, et l'ennui de ceux qui les possédent. J'étois grand, j'étois riche, et j'étois moins satisfait. S'il falloit des biens ou des titres pour parvenir au bonheur, peu d'hommes pourroient y prétendre: cependant la nature y donne à tous un droit égal, à en juger par leurs desirs. Il ne dépend donc pas des jeux de la fortune, des caprices du sort; et de même que c'est par le coeur qu'on est vraiment noble et vraiment grand, c'est par lui aussi qu'on est vraiment heureux. Peu de passions, peu de besoins (et on en a peu quand on n'a que ceux qu'on ne s'est point donnés), un esprit humble et résigné, un coeur qui s'ouvre aux douceurs du sentiment, et qui se ferme aux tourmens de l'amour-propre, des goûts honnêtes, des travaux utiles, des devoirs bien remplis, une ame où tout s'accorde; voilà la source du vrai bonheur. C'est alors qu'on goûte des plaisirs bien supérieurs à ceux des sens: mais pour en jouir, il faut pouvoir rentrer en soi-même sans crainte de reproche; il faut reconnoître un dieu, Valmont, et ne pas être en guerre avec la raison que nous tenons de lui.

Tu vois donc que je puis être heureux ou travailler à le devenir: ici tout concourt à ma félicité. Ces hommes si rustiques, si sauvages à tes ieux, et que tu crois incapables de me fournir aucune ressource, ne cessent de m'en offrir; ils ont besoin de moi, et, tout mes vassaux qu'ils sont, j'ai encore plus besoin d'eux. C'est dans la disgrace, mon fils, qu'on sent le mieux le prix des hommes. Ces bonnes gens, qui ne m'avoient jamais vu, ne savent quelle fête me faire; ils s'empressent à l'envi à me donner tous les secours dont je n'ai pu me passer jusqu'ici, et dont ils savent si bien se passer pour eux-mêmes; ils le font souvent pour le seul plaisir de m'être utiles; et la bonté de leur coeur donne, à leurs moindres services, un prix que tout le mien suffit à peine pour payer. De mon côté je travaille à les rendre heureux, et pour moi c'est commencer à l'être. À t'entendre, ces hommes n'ont presque rien de commun avec moi. Que dis-tu? Ils ont de commun l'humanité. Ah! Fais disparoître ces différences extérieures que souvent une sorte de hazard a fait naître, qui prouvent si rarement en faveur du mérite; et tu appercevras toujours entre un homme et un homme les rapports les plus vrais. Pour moi, à qui rien d'humain n'est étranger, et qui respecte dans chacun de mes semblables ma propre nature, je puise, dans ceux mêmes que tu traites avec tant d'indifférence, et que tu ne regarderois, ce me semble, qu'avec une sorte de mépris, des plaisirs qu'un monde poli n'avoit pu me donner. C'est dans ces hameaux, si éloignés de la contagion des villes, que je retrouve la bonhommie et la simplicité des premiers âges. C'est ici que règnent une gaieté sans fard, et le contentement au sein du travail: ici la santé, la paix, et le simple nécessaire ne laissent point envier le luxe des cours et le tumulte de cités: ici la nature conserve son empire et ses droits, et ne permet point de rougir des noeuds qu'elle a formés; les noms sacrés de père, d'ami, d'époux, et de frère, s'y donnent et s'y reçoivent avec toute la naïveté du sentiment qu'ils expriment; et l'on y fait retentir à chaque instant au fond de mon coeur le cri touchant de l'humanité. Ô humanité! Humanité! Doux penchant des ames vraiment nobles! Que malheureux sont ceux qui t'oublient; qui mettent, à la place des douceurs que tu procures, des larmes de tendresse que tu fais couler, la sécheresse et la dureté que l'orgueil enfante; et qui, dans leur fausse grandeur, se font gloire de tout, excepté d'être hommes!

Tu conçois, mon fils, qu'en pensant ainsi, il m'en coute peu de me trouver exilé parmi ce peuple, qui habite une terre, le plus ancien héritage de nos aïeux. Je me rapproche de lui avec joie; et sans crainte il se rapproche de moi. Notre confiance mutuelle produit des scènes d'attendrissement et de bienveillance, que je préfére de beaucoup à toute la pompe des grandeurs et à tous les hommages des courtisans. Le vieillard m'amène son fils, et me fait devant lui l'éloge de sa soumission et de sa tendresse; il m'entretient de sa famille, de son champ, de ses troupeaux, du petit bien qu'il possède, ou de celui qu'il espère: quelquefois aussi il me parle de ses besoins et de sa misére; je partage avec lui sa peine; je fais en sorte qu'il n'en ait plus; ou je l'adoucis du moins, si je ne puis pas entièrement la soulager. Dans d'autres momens il me demande des conseils, et je lui en donne; j'y ajoûte, s'il se peut, des lumières qui le rendent dans sa simplicité plus sage encore et plus heureux. Ces bonnes gens veulent bien me faire juge des différends qui surviennent au hameau; et en respectant les droits de chacun d'entre eux, je fais en sorte que tous s'en retournent contens. Souvent moi-même je les rassemble, pour être témoin de leurs jeux: dans des fêtes champêtres, je donne un prix au vainqueur; j'établis des récompenses bien plus grandes encore pour le travail et pour la vertu; et quand je n'ai plus rien à leur donner, un seul mot de ma bouche semble leur valoir tous les honneurs du triomphe. Je lis dans leurs yeux, dans leurs gestes, dans tout leur maintien, combien ils y sont sensibles. Hélas! Ils daignent me respecter pour moi-même; ils font plus pour mon bonheur, ils me font goûter, cent fois le jour, la douceur d'être aimé. On dit que les gens de la campagne sont méchans; oui sans doute, ceux qu'on a rendus tels, en les rendant misérables. Ceux-ci sont naturellement bons; et quand ils ne le seroient pas, ils le deviendroient, comme tous les autres hommes, dès qu'on les traiteroit avec bonté.

Juge, mon fils, par le plaisir que je prends à te parler d'eux, combien ils contribuent à ma félicité. Cependant ils ne la forment pas toute entière; et une des choses dont je jouis le plus, c'est le spectacle de la nature. Elle n'est pas dans ces contrées si inculte ni si privée d'attraits que tu la supposes; et dans les lieux même les plus sauvages, la nature a pour un coeur tranquille des charmes secrets, que toute la richesse de l'art ne peut égaler. Lorsqu'au lever de l'aurore je me transporte sur nos montagnes; que je vois le ciel se teindre peu à peu des plus vives couleurs; un globe de feu paroître, s'élever, et par ses rayons naissans effacer les ombres des collines opposées; les neiges se fondre lentement, et former des ruisseaux qui coulent près de moi avec un agréable murmure; des fleurs champêtres mêler leurs douces odeurs à celles des plantes qui croissent dans les fentes des rochers; des gouttes de rosée briller sur ces fleurs, sur les buissons voisins, et sur les filamens légers qui voltigent à l'entour; les tranquilles zéphyrs se jouer entre les feuilles des foibles arbrisseaux, et en agiter mollement les branches: lorsque j'entends les oiseaux, qui, par un tendre gazouillement, saluent tous ensemble l'astre du jour, et préludent à de nouveaux concerts: lorsque je vois des tourbillons de fumée qui s'élèvent des toits rustiques des bergers, et annoncent le retour du travail; le bûcheron, qui, s'arrachant au repos, quitte sa chaumière pour s'enfoncer dans la forêt prochaine; les laboureurs qui se répandent dans les campagnes; les troupeaux qui sortent à pas lents des hameaux, et se dispersent sur le penchant des collines; toute la nature qui s'éveille, et, sans perdre encore une impression de fraîcheur, reprend une vigueur nouvelle! Ah! Quel enchantement j'eprouve! Et quel ennemi de la divinité pourroit résister à un spectacle si touchant!

Ravi par ces douces images, je me livre à la méditation la plus profonde; mon esprit s'agite, mes pensées se préssent, une sorte d'enthousiasme élève mon ame, j'entre dans les conseils du très-haut, je crois assister au moment de la création.

Rien n'existoit encore que celui qui existe par lui-même. Il parle: l'univers est créé, le chaos se forme et va se débrouiller à l'instant; la lumière paroît, les élèmens sont distingués, les astres brillent au firmament, la terre reçoit sa fécondité et sa parure, le monde s'anime et se peuple de mille êtres divers; chaque chose a ses loix; et le créateur imprime par-tout des caractères de sa sagesse et de sa liberté. Cependant la nature n'a point encore de maître; elle n'a point de centre commun qui lie les différentes parties qui la composent, et qui les ramène à leur véritable fin: elle a des richesses, et elles sont inutiles: elle est faite pour être vue, pour être sentie; et elle est aveugle, insensible, et n'a personne qui puisse admirer ses dons, ni qui sache les employer; elle est muette, et n'a point de ministre et d'interprète qui puisse, en son nom, rendre gloire à celui qui la fait exister. Il lui faut un être qui soit placé entre Dieu et ses ouvrages, qui réunisse en lui-même l'intelligence et la matière, qui par son corps tienne à l'univers, et qui par sa raison tienne à son auteur. Dieu le forme, cet être; l'homme, par son esprit et par son coeur, est créé à son image; l'homme existe pour lui, comme le monde que j'habite existe pour moi. Mais parce que tout s'avilit par l'usage; et que nous cessons presque d'admirer et de sentir ce qui cesse d'être nouveau pour nous; pour ne pas éprouver cette impression de l'habitude, qui me rendroit ingrat en me rendant insensible, je me mets un instant à la place du premier homme. (Car enfin, à moins d'admettre l'absurde et inutile chimère d'une succession d'êtres à l'infini, il faut bien qu'un premier homme ait existé. ) Quel spectacle pour lui! Lorsqu'il vit pour la première fois l'astre éclatant qui préside au jour, briller, s'avancer à pas de géant, s'élever au plus haut des cieux, descendre à l'autre hémisphère, et embrasser le monde dans sa course: lorsqu'il vit les ténébres bannir insensiblement la lumière pour l'inviter au repos, et lui ménager, avant son sommeil, l'admirable coup d'oeil de cette superbe voûte, où un nouvel astre, et des étoiles sans nombre semées sur un champ d'azur, tempèrent par une clarté douce et paisible les ombres de la nuit; lorsqu'il vit le soleil reparoître à son tour pour colorer, pour embellir sa demeure, pour échauffer, pour ranimer toute la nature; lorsque la terre, couverte d'arbres, de fruits, de fleurs, et de verdure, tenta ses goûts et ses désirs pour satisfaire ses premiers besoins; que les animaux appelés devant lui vinrent lui offrir leur industrie, leurs forces, leur lait, et leur toison; qu'une compagne vertueuse et tendre se présenta pour charmer sa solitude, et le faire vivre d'une vie plus douce encore dans un autre lui-même; lorsque tout dans l'univers parut être formé pour lui, et concourir à sa félicité (rien ne la troubloit alors; il n'étoit pas encore infidèle): ah! Quelle admiration, quelle surprise ne dut-il pas éprouver! Et quels furent dans ces premiers momens ses ravissemens et ses transports! Saisi moi-même de l'admiration la plus vive, transporté hors de moi, je me lève, je m'écrie, je retombe prosterné, mes yeux se mouillent, mes mains s'entrelacent, mes paroles se confondent, et ma langue balbutie mon étonnement et les expressions de ma reconnoissance, à celui qui a tout fait et qui m'a tout donné. Tel fut sans doute l'hommage du premier homme; et s'il naquit raisonnable et sensible, la religion naquit avec lui. Mais où sont donc, me diras-tu, ces grands objets d'actions de grâces et de surprise? Ils sont bientôt effacés par des objets tout contraires; et si le monde moral devoit avoir ses dérangemens et ses désordres, pourquoi faut-il que le monde physique ait les siens? ... Avant que de te répondre, il est juste, cher Valmont, que je satisfasse à un devoir plus pressant qui m'appelle. Il est question de réunir dans ce moment une famille divisée. Les héritiers d'un de nos plus riches laboureurs viennent me confier leurs prétentions diverses et leurs intérêts. Je vais commencer par rapprocher, s'il se peut, leurs coeurs déjà aigris par des plaintes réciproques; et reprenant ensuite ma lettre, je travaillerai à faire cesser les doutes qui t'agitent.

SUITE

LETTRE 7

Chercherois-tu des prétextes, mon fils, pour te dispenser du plus tendre hommage envers l'auteur de tout bien! Et ne seroit-ce qu'à l'égard de la divinité, que la reconnoissance, ailleurs si douce pour des ames bien nées, seroit un fardeau pour ton coeur? Cesse de calomnier la nature, Valmont; et avant d'y trouver des défauts, étudie-la du moins pour apprendre à la connoître. "Pourquoi, par exemple, pourquoi ces montagnes arides, environnées d'abîmes, et qui déparent toute la nature "? Tu voudrois donc que la nature fût par-tout uniforme! Eh! Ne vois-tu pas que tu perdrois dés lors toute la beauté des contrastes et tous les charmes de la variété? Que feroit-elle, dans son uniformité constante et son exacte régularité, que ressembler à l'art, et, après quelques momens de plaisir, t'ennuyer comme lui? Ah! Mieux instruire de tes goûts que toi-même, elle fait régner, jusque dans sa variété confuse et son désordre apparent, une harmonie réelle et un ordre caché, dont les secrets rapports se font sentir à notre ame par le plus doux saisissement. Aujourd'hui encore quel tableau magnifique m'ont laissé voir ses prétendus désordres! J'étois assis sur le sommet d'une des plus hautes montagnes. Là, respirant un air plus pur, élevé au dessus de toute affection basse et terrestre, dégagé en quelque sorte de la matière, et foulant aux pieds les passions humaines, je goûtois une volupté exempte de soins et de remords, et je contemplois d'un oeil serein le riche et vaste rideau qui s'offroit à ma vue. Tout à coup il s'élève un brouillard épais; des nuages se forment sous moi; je les vois se condenser, s'obscurcir, et du milieu de la montagne s'étendre jusque sur les vallons; des tourbillons rapides, roulant avec eux le soufre, le nitre, et le salpêtre, se heurtent, se choquent et s'embrâsent; de longs traits de feu sillonnent le fond obscur des nuages; le tonnerre gronde, les nues crèvent; et je vois la foudre remonter, redescendre en serpentant, entr'ouvrir à mes yeux des précipices, frapper les rochers, se briser en éclats, et se perdre dans les abîmes. Parmi ces objets, que Dieu m'a paru grand! Ah! Valmont, témoin de ce spectacle, tu l'aurois toi-même adoré comme moi. L'orage s'est dissipé, mon esprit a repris son premier calme, et une douce rêverie m'a conduit à des réflexions bien dignes de m'occuper. De l'élévation où j'étois, à l'abri des tempêtes, je jetois un regard sur la scène orageuse du monde: je considérois de loin, sans inquiétude et sans trouble, ce choc violent des intérêts et des passions des hommes, ces fortunes mensongères qui creusent si souvent des abîmes sous leurs pas, ces fantômes de bonheur qu'un souffle renverse, ces grandeurs fragiles qu'un coup de foudre réduit en poussière, ce bruit de gloire et de renommée dont le vain son se perd dans les airs, et tout cet éclat trompeur du monde qui est bientôt effacé par la nuit des temps; j'envisageois ce que j'avois perdu, j'évaluois ce qui me reste, et j'étois trop heureux. Car c'est ainsi que la nature, dans son spectacle varié à l'infini, offre par-tout des leçons, quand on la laisse parler et qu'on se plaît à l'entendre. Mais trop plein d'un sentiment qui ne cherche qu'à se répandre, je m'apperçois, cher Valmont, que je m'égare en conversant avec toi: revenons, et pardonne-moi mes écarts. "Pourquoi des montagnes "? Mais, mon fils, pourquoi des minéraux, des métaux, et des fossiles, si utiles, si nécessaires à l'homme, et qui ne s'engendrent que dans leur sein? Pourquoi des neiges qui couvrent leur sommet, et qui, par une fonte douce et presque continuelle, entretiennent le cours des rivières et des fleuves? Pourquoi des fleuves, qui arrosent, qui fertilisent nos champs, et qui prennent leur source au milieu d'elles? Pourquoi des vents, qui renouvellent, qui purifient l'air, qui attiédissent les saisons brûlantes, qui dispersent au loin les nuages, et dont les montagnes dirigent en partie le cours, ménagent les effets, et rompent la violence? Ainsi, par un accord merveilleux, tout concourt au bien général: ainsi, tous les êtres qui composent l'univers tiennent ensemble par des rapports plus ou moins sensibles pour nous, et forment, pour la perfection du tout, une chaîne immense entre les mains du créateur. Romps un seul anneau de cette vaste chaîne, et tu rompras l'harmonie du monde entier. "Mais encore, pourquoi des besoins dans l'homme "? Hé, pourquoi ces beaux noeuds qui nous lient les uns aux autres, qui nous tiennent dans une dépendance réciproque, et qui naissent de nos besoins? Pourquoi les douceurs de la societé, et ses avantages si précieux pour des esprits raisonnables et des coeurs sensibles? Pourquoi des vertus sociales, ces belles et nobles vertus que nos besoins mutuels nous donnent lieu d'exercer? Pourquoi sur-tout les charmes de la bienfaisance, et les mérites d'un coeur reconnoissant? Pourquoi des besoins, dis-tu? Eh pourquoi des plaisirs? C'est à tes besoins mêmes que tu les dois. Ainsi que la main toute puissante de ton créateur a répandu sur toute la nature un charme secret, elle a attaché à chacun de nos besoins un plaisir nécessaire; et ces plaisirs sont d'autant plus vrais, que nos besoins sont plus réels. Soit que l'aiguillon de la faim te presse, soit que tes yeux appesantis t'invitent au sommeil, soit que tes membres glacés redemandent une douce chaleur; tu ne peux satisfaire aux loix que t'impose la nécessité, que par des sentimens agréables. "Mais pourquoi donc de la douleur "? Ô mon fils! À ta douleur même reconnois la bonté de celui qui t'a formé. C'est elle, qui, prompte à se répandre sur tous les organes de ton corps, t'avertit des dérangemens qui y surviennent, des dangers qui te menacent, et des précautions que tu dois prendre; c'est elle qui écarte loin de toi des maux bien plus grands que ceux que tu ressens, qui t'engage à les prévenir, ou qui te presse de les réparer.

"Mais enfin, pourquoi des maux? Pourquoi les maladies, les revers, l'indigence, et la mort "? Pourquoi des maux! Pour la juste punition du crime, et pour le triomphe de la vertu. Ce sont les épreuves qui font le mérite; ce sont les combats qui mènent à la victoire; c'est dans la force et dans la grandeur d'ame que la vertu prend sa source: et où seroit l'ame forte et généreuse, s'il n'y avoit rien dans ce monde à supporter et à souffrir? Souviens-toi de cette pensée, vraiment grande, d'un ancien sage: "le plus beau spectacle pour le ciel et le plus digne de ses regards, c'est un juste aux prises avec l'adversité". Mais si les calamités donnent un nouveau lustre à la vertu, elles ne sont pas moins nécessaires pour le châtiment du vice. Tu demandes pourquoi des maux? Eh, pourquoi des coupables? Et quel est l'homme qui ne l'ait jamais été; quel est l'heureux mortel, si parfaitement innocent, en qui la souveraine justice n'ait rien à reprendre ni à punir? Ô mon fils! Cette triste pensée rappelle à ma mémoire ces jours d'une ardente et présomptueuse jeunesse, que je voudrois, au prix de tout mon sang, retrancher de ma vie; ces jours écoulés dans les plaisirs et perdus dans de folles erreurs. Alors, cher Valmont... reçois cet aveu, et puisse ce qu'il a de pénible effacer la honte de mes premiers désordres! Alors j'étois devenu infidèle. Ce n'étoit pas le ton du siècle qui m'avoit égaré; il n'étoit pas encore du bel air d'être incrédule. Je ne pensois donc pas à accommoder mes sentimens aux opinions des autres, et je ne me faisois pas non plus un vain honneur de soumettre les autres à mes propres idées. Des passions naissantes avoient seules obscurci ma foi; et j'eus bientôt achevé d'en secouer le joug, pour être coupable avec moins de remords. Chaque jour dans un cercle d'amis dangereux que les mêmes causes avoient égarés, j'élevois de nouveaux systêmes, que ma raison elle-même détruisoit à l'instant; je cherchois la lumière au sein des ténébres; je cherchois la paix, et ne la trouvois pas: heureux du moins que l'agitation continuelle de mon esprit et de mon coeur, aidée du secours d'en haut, ait eu la force de me ramener à la vérité! Mais quoi, j'ai pu oublier ma foi! J'ai pu blasphémer la religion sainte que Dieu m'avoit donnée! J'ai pu même refuser tout hommage et toute gloire à l'auteur de mon être; et je me plaindrois d'avoir quelque chose à souffrir! Ah! Puisse bien plutôt la bonté de mon dieu me ménager, avec la force de les soutenir, des peines plus réelles que celles que j'éprouve, pour m'épargner un jour toutes celles que j'ai méritées!

Eh! Quand ces premiers égaremens n'auroient pas souillé ma jeunesse, n'aurois-je rien à expier pour les jours dont elle a été suivie? J'ai pu avoir des vertus morales, j'ai pu être un honnête homme selon le monde; mais qu'il y a loin de là aux devoirs et aux vertus du christianisme!

Interroge ainsi toutes les consciences, interroge ton propre coeur; et ne dis plus, pourquoi des maux? Le dernier de tous les maux, et le pire aux yeux de bien des hommes, c'est la mort. Ah! Elle est un mal sans doute pour celui qui n'a rien à espérer après cette vie: elle est un grand mal pour celui qui ne peut compter ses jours que par l'abus qu'il en a fait; pour le méchant qui a commis le crime avec goût, avec réflexion, par habitude, et qui ne s'est point repenti: elle en est un pour celui dont la vie stérile et sans honneur n'a contribué en rien à la gloire de son dieu, au bonheur de ses semblables, et qui meurt sans avoir vécu. Mais est-elle donc un mal pour celui à qui elle promet la jouissance du vrai bonheur; pour l'homme vertueux et bienfaisant, qui n'a pas reçu son ame en vain, dont presque tous les momens ont été marqués par le désir, par le soin de bien faire, et quelques-uns seulement par le regret d'avoir mal fait? Est-elle un mal pour le juste, dont elle termine les combats, et dont elle couronne la victoire; pour celui qui, par une bonne vie, a appris à bien mourir? Ah! Dès qu'il a fait tout le bien qu'il a pu, dès qu'il s'est repenti du peu de mal qui est échappé à sa foiblesse, il a assez vécu pour lui-même, et la mort est un gain pour lui.

Eh! Qu'aura donc la mort de si terrible pour moi, quand elle viendra terminer une vie que j'aurai tâché de rendre utile, et dont j'aurai pleuré les fautes et expié les erreurs? Plein de confiance dans la bonté d'un dieu, qui, tout à la fois mon juge et mon père, m'aura aidé lui-même à satisfaire à sa justice, je mourrai regretté de mes concitoyens qui se souviendront de moi, de mon roi qui me connoîtra mieux, de mes ennemis peut-être qui ne verront plus rien dans leur prétendu rival dont ils puissent être jaloux, et qui avoueront qu'il n'a pas dépendu de lui qu'ils ne fussent plus heureux: je mourrai regretté de vous, mes chers enfans; de vous, ma plus douce joie et le seul bien que je puisse quitter avec peine. Vous recueillerez mes cendres; vous mettrez votre offrande sur le tombeau qui les renfermera; vous l'arroserez de vos larmes; et, pour vous consoler mutuellement, vous vous direz l'un à l'autre: "il est parvenu au terme après lequel il soupiroit; ne lui envions point son bonheur: puissions nous seulement, quand le temps en sera venu, le partager avec lui! Non, nous ne l'avons pas perdu pour toujours; non, il n'est pas mort tout entier, et c'est maintenant qu'il vit heureux". Ainsi, Valmont, la vie n'est point un fardeau, lorsqu'elle mène à une bonne mort; la mort n'est point un mal, lorsqu'elle conduit à une vie meilleure.

J'en ai dit assez pour t'éclairer. Lis sans prévention, sans passion, ce que ma tendresse pour toi m'a dicté; et tu n'auras pas de peine à être d'accord avec moi. J'ai pris en main la cause de Dieu même que tu semblois attaquer; il n'en a pas couté à mon coeur pour la défendre; en couteroit-il au tien pour se rendre?

Eh, comment ôserois-tu encore te refuser à l'auteur de ton être, et censurer ses ouvrages? Es-tu donc élevé assez haut dans la nature, pour la voir toute entière? Tu n'apperçois qu'un coin du tableau; mais du moins par la sagesse qui éclate dans ce qui est soumis à tes lumières, juge de celle qui est cachée dans les choses mêmes sur lesquelles ta foible vue ne peut s'étendre. Il est certain que l'ordre se manifeste jusque dans les moindres ouvrages du créateur? Et dès que nous pouvons en saisir l'ensemble, nous n'y découvrons qu'harmonie et que perfection: il n'est pas certain que ce que tu regardes comme un désordre en soit un. Que dis-je? Plus nos découvertes s'augmentent, plus nous voyons régner la sagesse, où d'abord nous avions peine à la reconnoître; et nous sommes bientôt forcés de convenir que ce qui nous paroissoit un mal, est en effet la source des plus grands biens. Qu'il te suffise donc, après des épreuves si constantes, d'admirer ce que tu vois, et d'adorer ce que tu ne peux comprendre.

Apprends aussi, mon fils, à sentir tout le prix de la religion. Elle agrandit nos espérances et nos vûes; elle répond à nos plaintes; elle lève une partie du voile qui est répandu sur tout ce qui nous environne; elle appaise les troubles et les craintes qui s'élèvent au fond de notre coeur; elle adoucit nos peines, épure nos plaisirs, donne une nouvelle vie à tous les êtres, nous rend plus chère notre propre existence, nous rend plus aimables tous les ouvrages du créateur, et embellit à nos yeux l'univers: la nature est morte aux yeux de quiconque n'y voit pas Dieu. Sans la religion, nous oublions tous les biens que Dieu nous a faits, pour ne penser qu'aux maux que la nécessité des choses entraîne: nous ne voyons, de la nature, que ses prétendues imperfections; des hommes, que leurs vices; de nous-mêmes, que nos contradictions et nos malheurs: la religion nous réconcilie avec Dieu, les hommes, la nature et nous-mêmes. Sans la religion, nous ne trouvons par-tout qu'obscurité et que ténébres; et ce qu'il y a de plus triste encore, nous aimons l'aveuglement où nous sommes plongés: par ses rayons bienfaisans, tout redevient sensible, tout s'éclaircit et se colore; le nuage sombre qui nous déroboit la lumière, se replie par degrés; et la nuit la plus profonde fait place au plus beau jour. C'est la religion enfin qui nous enseigne à tirer parti de toutes les situations de la vie, et qui nous démontre dans la pratique cette vérité, que l'on avoue bien quelquefois, mais que l'on ne goûte point sans elle: la vertu seule fait le vrai bonheur . Adieu, mon fils, je serai trop heureux moi-même, si j'ai pu parvenir à t'en convaincre. Garde ton coeur exempt de tout penchant déréglé, que tes moeurs soient pures, sois toujours vertueux; et la religion te sera toujours chère; et tu te souviendras toujours avec plaisir qu'il y a un dieu.

LETTRE 8

De la comtesse de Valmont au marquis. Je doutois presque, mon tendre et respectable père, si je devois me louer des premières ouvertures que je vous avois faites sur les sentimens de mon mari et sur ses dispositions à mon égard; mais votre dernière lettre me rassûre, en me confirmant dans l'idée que je m'étois formée de tout le bien qui peut résulter de ma franchise. Une seule chose me retient encore; c'est la crainte que vous ne soyez affecté trop vivement de ma douleur, et qu'elle n'ajoûte à vos propres déplaisirs: j'aimerois mieux, ce me semble, la renfermer toute entière dans moi-même et en dévorer toute l'amertume, que de vous affliger davantage en cherchant à me consoler avec vous. Cependant, avec toute la tendresse que je vous connois pour vos enfans, qu'y gagneriez-vous, si en voulant porter toute seule le poids de mes maux, je venois à en être accablée?

Votre sagesse vous donne d'ailleurs bien plus de force que je n'en puis avoir; elle vous fait envisager plus sûrement les ressources qui peuvent encore soutenir mon espérance; et elle me rend, par-rapport à Valmont, vos conseils absolument nécessaires. Eh, des conseils! Où en irai-je chercher? Ce ne sera pas certainement parmi les femmes de mon âge et de mon rang; mon secret mourroit plutôt avec moi. Leurs maximes ne sont pas les miennes; leur conduite ne fait pas l'éloge de leurs principes; et si une femme, qui n'a plus de mère, veut toujours être sage, ce ne sont point des femmes, telles que je les vois pour la plupart, qu'elle doit consulter.

Je continuerai donc, puisque vous-même me l'ordonnez, à vous faire l'unique confident de mes plus secrètes pensées, et des peines que je ressens. Hélas! En me faisant contracter des liens qui me sont si chers, à quelle épreuve le ciel me réservoit-il? Et combien n'ai-je pas besoin de secours, pour faire, des croix qu'il m'envoie, le bon usage qu'il en attend? Mon cher comte s'égare de plus en plus, et je ne vois pas le terme où ses égaremens peuvent finir. Il ne pense plus seulement d'après Lausane; il ne se forme plus des doutes seulement par air, et pour se ménager la liberté de penser et de parler comme les autres: mais il se fraye tout seul des routes inconnues; il veut enchérir sur ses maîtres; le baron lui-même, tout inconséquent qu'il me paroît, a peine à le suivre dans ses écarts. Comme il ne se contraint plus devant moi, je le vois cent fois le jour bâtir de nouveaux systêmes, saper l'une après l'autre les vérités les plus communes, accréditer tour à tour les plus grossiers mensonges, et détruire d'une main ce qu'il vient d'édifier de l'autre; je le vois donner aux opinions les plus contraires, par des sophismes adroits et de séduisantes couleurs, une égale vraisemblance, et forcer, dans son enthousiasme raisonné et ses dangereuses saillies, nos esprits les plus forts à devenir ses admirateurs. Si je pouvois être indifférente aux vérités qu'il attaque; s'il pouvoit m'être indifférent lui-même; si j'étois moins touchée de l'affreux ravage que ses discours peuvent faire sur l'esprit de ceux qui l'environnent (car il ne garde nul ménagement, et toute sa maison commence déjà à penser comme lui); je m'amuserois peut-être de la bizarrerie de ses idées, et de l'admiration qu'il sait si bien se concilier parmi ceux qu'il étoit réduit à admirer autrefois: mais je gémis de tous les maux qu'il fait; et je suis malheureusement dans l'impuissance de les réparer. La liberté qu'il se donne de tout hazarder et de tout dire, semble lui prêter plus de feu et plus d'esprit encore; les pensées les plus neuves, parce qu'elles sont aussi les plus hardies, lui naissent en foule, et se produisent au dehors ornées des tours les plus heureux et des expressions les plus brillantes; il saisit, il enlève, il parle à l'imagination et aux sens; et je ne puis parler qu'à la raison. Il a d'ailleurs un air triomphant, qui en impose encore davantage: ce n'est plus ce Valmont si modeste, si rempli d'une sage défiance sur ses propres lumières; c'est Valmont décisif et tranchant, doutant de tout et prononçant sur tout, sceptique dans ses opinions, et dogmatique dans ses discours, s'élevant sans distinction et sans égards contre tous les sentimens reçus, et si intolérant sur ceux qui s'est faits, qu'il se croit en droit de mépriser quiconque ne pense pas comme lui.

Ah! Qui le croiroit? Combien dans l'homme tout tient aux idées qu'il se forme sur la religion! Et combien le changement qui s'introduit dans sa façon de penser à cet égard, change en lui l'esprit, le caractère, et les moeurs! Ô mon père! Vous êtes le seul qui puissiez ramener Valmont à la croyance des précieuses vérités que maintenant il se fait gloire de méconnoître. Redoublez auprès de lui, s'il se peut, vos soins et votre tendresse; forcez-le de rendre hommage à la foi, et il reprendra avec elle sa raison, ses vertus, et ses charmes les plus vrais. C'est toujours en lui le même fonds; les opinions seules en ont modifié les effets et altéré les fruits, sans en dépraver la nature. Rendez Valmont à son dieu, à lui-même; et il recouvrera sans peine tout ce qu'il a perdu. Mon amour pour lui n'a point souffert de la légèreté de son esprit; mais qu'elle a influé sur son propre coeur! Il me donnoit, il n'y a pas encore long-temps, des marques de sa tendresse, ou du moins il lui en échappoit malgré lui; aujourd'hui j'ai peine à lui en arracher l'expression la plus légère, et l'ingrat n'a plus à rougir de paroître m'aimer. Hélas! Je suis donc réduite à douter s'il m'aime encore! Ce doute si cruel, dont je ne pouvois soutenir l'idée, devient l'unique soulagement qui me reste; je ne crains rien tant que d'en être privée, et pour le conserver plus long-temps, je cherche à me tromper moi-même. Son indifférence semble n'être plus un mystère que pour moi seul; Lausane la lui a reprochée devant moi. Lausane, que je regarde comme la première cause de mes peines, se montre empressé à les partager; il épie les momens où il pourra s'attrister avec moi, sans s'arrêter sur Valmont, il insiste avec complaisance sur ce que l'on doit à ma jeunesse, dit-il, et à mes charmes; il se rapproche de mes sentimens autant qu'il paroissoit s'en éloigner: mon mari plaisante à son tour; et ses plaisanteries me déchirent le coeur, autant que les importunités du baron m'affligent, et que ses consolations me sont à charge. Mademoiselle De Senneville entre plus sincèrement dans ma peine: son air triste et ses tendres empressemens semblent me dire qu'elle y est sensible. J'évite cependant, autant qu'il est en moi, de la lui laisser appercevoir; et je me conduis comme si j'étois toujours également sûr du coeur de mon mari. À quoi serviroient les plaintes et les reproches, qu'à l'aigrir peut-être et à l'éloigner davantage? Je fais seulement en sorte d'empêcher les impressions que ses discours pourroient faire sur l'esprit encore tendre de ma jeune amie. Ce triste reste d'une famille illustre et alliée depuis si long-temps à la mienne, m'intéresse par trop d'endroits; ma mère elle-même me l'a trop recommandée en mourant, pour qu'elle ne soit pas à mes yeux le dépôt le plus précieux, et que je ne lui consacre pas toute mon attention et tous mes soins. Elle ne vous a vu qu'une fois; c'en étoit assez pour vous concilier tout son respect, et elle me charge de vous en assurer: elle me dit même qu'elle disputeroit avec moi de tendresse à votre égard; mais je défie bien tout autre que Valmont de vous aimer autant que vous aime la tendre Émilie.

P s. Vous me demandez des nouvelles de mon état: ma grossesse est enfin déclarée. Hélas! Cette nouvelle devoit-elle être indifférente pour mon mari? Et la joie qu'elle me cause devoit-elle être empoisonnée par tant d'amertume?

LETTRE 9

De la même. Ah mon père, mon malheur est à son comble! Il n'est que trop vrai que le comte ne m'aime plus! Il n'est que trop vrai qu'une autre possède son coeur! ... Le mien ne lui suffisoit-il pas? N'étoit-il pas assez tendre? Une autre que moi pourra lui offrir plus d'attraits; mais pourra-t-elle bien lui promettre plus de constance et plus d'amour? ... Est-ce donc-là ce qu'il m'avoit juré? Son coeur n'est-il pas à moi, et peut-il disposer d'un bien qui ne lui appartient plus? Mon père! Lorsque vous nous avez conduits tous deux aux pieds des autels, vous y avez entendu ses sermens, le ciel les a reçus, et vous en étiez le témoin. À quoi donc s'est-il engagé en me donnant sa foi? Qu'a-t-il prétendu me dire? Et que prétendois-je exiger de lui, sinon qu'il m'aimeroit toujours? L'auguste lien qui nous unit seroit-il si digne de nos respects, s'il n'étendoit son empire que sur la moindre partie de nous-mêmes, et s'il n'enchainoit pas également les volontés et les coeurs?

Ô ciel! Valmont ne m'aime plus! Valmont en aime une autre! Il a si promptement oublié sa foi! Lausane, cruel Lausane, voilà le fruit de tes dogmes pervers et de tes dangereuses maximes! Non, mon mari n'étoit pas fait pour être un jour un volage, un parjure; et avec tes pernicieux conseils, que lui a-t-il fallu de temps pour le devenir? Ô mon père! Rappelez-lui vous-même ses engagemens et ses promesses. Dites-lui que s'il ne m'aime pas, il n'a pas rempli l'étendue de son serment; que le ciel a en horreur le noeud qui nous rassemble; dites-lui... mais je m'égare. Que lui diriez-vous dont il n'eût droit d'être étonné, puisqu'il n'a peut-être encore avoué son infidélité qu'à lui-même, et que le hazard tout seul a pu m'en instruire?

Pour le surprendre par d'innocentes caresses, je m'étois glissée dans son appartement; son cabinet étoit ouvert, et je n'avois pas eu de peine à m'y introduire, sans qu'il pût se douter que j'étois si près de lui. J'avançois assez doucement pour qu'il ne lui fût pas possible de m'entendre; déjà j'étois prête à m'élancer vers lui, lorsque des mots entrecoupés m'ont saisie d'étonnement. Il étoit renversé sur son fauteuil, les bras croisés, et dans l'attitude d'un homme qui rêve profondément. Émilie! S'écrie-t-il tout-à-coup, en levant les mains vers le ciel, Émilie! Est-ce là le prix de ton amour? ... Malheureux que je suis! ... Eh, qu'est-ce donc que je prétends en l'aimant? ... Ah! Falloit-il ouvrir mon coeur à de si dangereux attraits! ... Senneville! Senneville! ... À ces mots il retombe appuyé sur la table qui étoit devant lui, et se couvrant le visage de ses mains, il verse un torrent de larmes. J'étois demeurée immobile; ses dernières paroles avoient glacé mon sang dans mes veines: le moment d'après, tout mon corps trembloit, et mes genoux chanceloient sous moi. Je rappellai mes forces pour me retirer, craignant l'effet que ma présence pouvoit produire sur mon époux dans un pareil moment. Le ciel a favorisé mes intentions; Valmont ne m'a point entendue: mais à peine étois-je rentrée chez moi, que, cédant à la violence que je m'étois faite, j'ai senti toutes les forces me manquer; je n'ai eu que le temps de jeter un cri, et j'ai perdu presque à l'instant toute connoissance. Je ne l'ai reprise que long-temps après, quoique l'on fût venu aussi-tôt à mon secours: et en ouvrant les yeux, les premiers objets qui m'ont frappée ont été Valmont et Senneville. Valmont tenoit une de mes mains et me regardoit d'un air si tendre, que, si j'en avois moins entendu, j'aurois cru qu'il m'aimoit encore. Senneville avoit le visage tout baigné de larmes, et faisoit paroître l'émotion la plus vive. Ah! Sans doute elle n'est point coupable de la passion de mon mari? Et puisse-t-elle l'ignorer toujours! Je les fixai tous deux, et je retombai aussi-tôt dans mon premier état. Je n'en suis sortie qu'avec une fièvre violente, mais qui n'a point eu de durée, et qui a fait place à une situation plus tranquille en apparence, et toujours bien triste en effet. Je me résigne cependant; je puise dans la religion tous les motifs de consolation qu'elle peut m'offrir: elle me soutient dans bien des instans; mais souvent aussi la nature frémit, et me livre de terribles combats. Je ne puis soutenir cette idée; ce n'est plus moi qui captive le coeur de mon mari. Dans l'agitation et le trouble qu'elle excite en moi, je suis près de haïr Valmont, Senneville, et de me haïr moi-même.

Valmont ne m'aime plus, et on voit cependant, à l'inquiétude, à la peine que lui a causée mon état, aux nouveaux soins qu'il me donne, qu'il est faché de ne plus m'aimer. Ah! S'il savoit que je suis instruite de sa passion, s'il savoit toutes les peines qu'il me fait, il en mourroit de douleur. Son esprit et son coeur ont pu s'égarer; mais son coeur conserve encore un fonds de droiture et de bonté capable de le ramener un jour. Il sentira l'injustice qu'il me fait; et par un redoublement de tendresse, il cherchera à la réparer. Je porte dans mon sein le précieux gage de notre union; sans doute le ciel l'y conserve pour la resserrer par de nouveaux noeuds. Valmont ne sera plus seulement un époux; ce sera un père: son enfant sera le mien; je le placerai entre mon mari et moi; et la mère de son fils (car c'est un fils que j'ai demandé au ciel pour Valmont) pourra-t-elle encore lui être indifférente? Mon fils ne devra point à un autre que moi le lait dont il sera nourri; il ne deviendra point le fils d'une étrangére; il ne sortira d'entre mes bras que pour passer dans ceux de son père; et aux soins que je prendrai du fruit de nos tendres amours, il pourra connoître ce que vaut le coeur d'Émilie. Voilà, mon père, les idées qui charment ma douleur: déjà je crois être mère; déjà je me forme un plan d'éducation pour mes enfans. Daignez vous prêter aux illusions de ma tendresse, et au doux espoir qui me rassure pour l'avenir: daignez vous-même me tracer d'avance le plan que je dois suivre, si le ciel courronne mes espérances. Ô toi! Valmont! Aurois-tu pour toujours cessé de m'aimer? M'aurois-tu condamnée aux larmes et à la douleur pour le reste de ma vie; et ton coeur se seroit-il voué au crime sans espoir de retour? Ma chère Senneville, faudra-t-il que je me sépare de toi? ... Eh, sur quels fondemens pourrois-je l'éloigner? À qui la confierois-je? Tout le monde sait quels sont mes engagemens à son égard; et quelles conséquences ne pourroit-on pas tirer de son éloignement? Valmont le permettra-t-il? ... Moi-même aurai-je assez de force pour l'ordonner ou pour y consentir? Elle m'est sincèrement attachée; à la seule idée d'une séparation prochaine, toute ma rivale qu'elle est, ah! Je sens assez que je la chéris tendrement. Hélas! Sa faute est dans ses charmes, et non dans son coeur. Que dis-je? La faute est à moi seule, et je ne dois l'imputer qu'à ma seule imprudence. Je comptois trop sur mes foibles attraits, sur ce qui étoit dû à ma tendresse, et sur le coeur de mon mari. Quelle situation pour moi! Placée entre Valmont et Senneville, entre un époux et une amie; obligée de me défier de tous deux, et les chérissant l'un et l'autre; ne sachant à quel parti me fixer; mon père! Mon unique ressource après Dieu, que j'ai besoin de vos consolations et de vos lumières!

LETTRE 10

Réponse aux dernières lettres. Je ressens bien vivement ta peine, ma chère Émilie. Ne crains pas cependant de me la laisser voir toute entière: la douleur qui se partage entre deux coeurs bien unis, en est pour tous deux moins difficile à supporter. Peut-être aussi ne sera-ce pas là l'unique consolation que j'aurai à te donner. Les plus vraies sans doute sont celles que nous offre la religion: si dans nos peines elle n'avoit à parler qu'à ces ames de boue, dont toutes les affections sont pour cette vie, dont toutes les espérances se bornent à la terre, elle n'auroit presque rien à leur dire. Mais pour toi, ma chère fille, qui connois des biens plus réels, et qui tends à un autre séjour, elle te découvre les vûes adorables de l'être suprême dans les épreuves qu'il daigne te ménager: elle te dit qu'en mêlant des amertumes à tes plaisirs, il prétend t'attacher à lui plus fortement encore, régler une passion, qui, légitime dans son principe, pouvoit devenir dangereuse dans son excès, et épurer des penchans, qui, quoique bons et justes en eux-mêmes, ne sont pas toujours, dans leurs effets, assez dignes de lui. Les créatures, chère Émilie, sont ce qu'elles doivent être, pour nous ramener plus sûrement au créateur. Plus parfaites, elles nous attacheroient trop à elles-mêmes. Leur bizarrerie, leur inconstance, sans rompre tous les liens qui nous unissent à elles, nous font sortir de cette application trop forte à des objets qui ne sont pas notre véritable fin; et leur imperfection est comme le cri de la nature, qui nous rappelle sans cesse à celui pour qui seul nous avons été créés. Entre donc bien dans les desseins de Dieu sur toi: après t'avoir suffisamment instruite, il essuiera les larmes qu'il aura fait couler; il te rendra Valmont; et plus tes prières pour lui seront ferventes et pures, plus elles hâteront ton bonheur, en préparant sa conversion.

Croirois-tu que je suis moins effrayé de le voir maintenant penser d'après lui-même, que je ne l'étois d'abord de le voir, conduit par des guides aveugles, se borner uniquement à penser d'après les autres; et qu'enfin, s'il faut, pour son malheur, qu'il se livre à la manie des nouveautés et des systêmes, j'aime mieux en un sens qu'il les invente que de les adopter? Du moins alors il raisonnera, il discutera; il voudra paroître conséquent, et peut-être il le deviendra; il cherchera à s'accorder avec lui-même, et il s'appercevra sans peine que le plus sûr moyen d'y réussir est de revenir au point d'où il est parti. Je crois déjà découvrir en lui toute l'activité d'un esprit qui fermente, qui s'agite, qui s'élance vers la vérité, plus par inquiétude, j'en conviens, que par amour pour elle; mais qui la cherche cependant, et qui, avec un coeur naturellement droit, est fait pour la trouver.

En attendant que nos espérances se réalisent, use, ma fille, de tous les ménagemens que peut te dicter la prudence, jointe à la religion et à la tendresse pour ton époux. Il est avantageux qu'il ne te croie pas instruite de sa passion: c'est un frein de plus pour l'arrêter, et un puissant motif pour l'engager à se contraindre. Fais parler plus que jamais en ta faveur tes sentimens, tes soins, et tes vertus, force ton mari à rougir toujours davantage de son infidélité; et bientôt, vaincu par son propre coeur, il te rendra sur lui l'empire qui t'est dû. Je voudrois qu'il te fût possible d'éloigner Mademoiselle De Senneville; mais je conçois assez le peu de prétextes que tu aurois pour le faire, et toutes les raisons qui t'obligent à la retenir. Fais-lui du moins un rempart, de ton amitié pour elle et de son attachement pour toi; captive-la de manière qu'elle ne se trouve bien qu'où tu seras; et contracte toi-même l'habitude de n'être jamais sans elle. Empêche, s'il se peut, qu'elle ne s'apperçoive de la passion de ton mari: car, hélas! L'amitié toute seule est bien foible contre l'amour. Mais sur-tout ne cesse de la prémunir contre les dangereux sophismes de l'incrédulité, et de nourrir en elle les sentimens de religion, l'unique sauve-garde, ou du moins la plus sûre, de l'honneur et de la vertu. Sur le reste, ma fille, nous prendrons conseil des circonstances, du temps, et de Dieu même.

Que j'aime, ma chère Émilie, à te voir chercher un adoucissement à ta peine, et un fonds de ressources et d'espérances dans les fruits de ton union, ces liens les plus forts de la tendresse de deux époux! Oui, tendre épouse, et mère plus respectable encore, puisque tu ne peux transmettre à tes enfans qu'un sang pur, et que tu ne peux former en eux qu'un tempérament sain, tu les nourriras, si ton mari y consent: et Valmont auroit-il le coeur assez mal fait pour n'y pas consentir? Ah! S'il ne se prêtoit pas à tes justes désirs; par tes prières, tes carresses, et tes larmes, tu le forcerois bientôt d'y souscrire. Eh quoi! Ne sont-ce donc pas là les voeux de la nature? Quoi, le tigre lui-même donne-t-il ses petits à nourrir à celle dont les entrailles ne les ont pas portés? Ô ma fille! T'est-il aisé de comprendre cette étrange facilité avec laquelle un père, une mère se séparent de leur enfant, à l'instant même où leur tendresse lui est le plus necessaire? Quoi donc! Se flattent-ils que celle qui vend au fils d'un autre ce qu'elle devoit encore au sien, sera plus capable qu'eux de soins et de tendresse? Quoi! Ne craignent-ils pas les tristes effets d'une intempérance sourde et cachée, d'un lait qui vient à s'échauffer et à se corrompre, d'un sevrage précipité, d'une première éducation vicieuse, bien plus forte dans les impressions qu'elle nous laisse, bien plus dangereuse dans ses suites, qu'on ne se l'imagine, et mille autres inconvéniens qu'il est plus facile de prévenir, qu'il n'est aisé d'y rémédier quand on ne les a pas prévus?

Pour toi, ma fille, plus prévoyante et plus sage, presque aussi jalouse que la mère de Louis IX, lorsqu'elle craignoit si fort de partager avec une autre la noble prérogative qu'elle tenoit de Dieu même, tu seras par tous les titres la mère de ton fils. Tu feras passer la tendresse dans son coeur avec le lait dont tu le nourriras, avec les soins que tu donneras à son enfance; ses graces naïves, ses premiers charmes, tels que la nature les répand sur cet âge, sembleront éclore en ta faveur; ses innocentes mains te presseront mille fois le jour, et ne donneront des caresses de fils qu'à son père et à toi; rien ne pourra lui tenir lieu d'une mère; nul plaisir si doux ne pourra remplacer à tes yeux les caresses d'un fils. Ton époux lui-même voudra jouir d'un spectacle si touchant, et sans partager tes premiers soins, il voudra du moins être de moitié dans tes plaisirs. Il se rapprochera de toi, pour être plus près de son fils; il se verra avec transport revivre dans un autre lui même; il ne pourra voir l'enfant sans s'attendrir sur la mère; son coeur, s'ouvrant à de nouveaux penchans, à de nouveaux goûts, réprendra en même temps son premier amour: ses liens se resserreront; après quelques sacrifices faits à la voix du sang et aux sages dispositions de la nature, il retrouvera en toi la même épouse, mais parée de nouveaux attraits: sa foi s'épurera avec ses moeurs; et au sein de la sagesse et de l'innocence, il recouvrera bientôt son ancienne croyance. Ô l'aimable coup-d'oeil, pour des coeurs bien faits, que celui d'une famille où règnent ainsi la religion, la nature, et l'amour! Mais ce n'est rien encore, chère Émilie, de nourrir tes enfans, si tu ne sais les élever; et c'est sur cela même que tu me demandes des leçons. À moi des leçons! À moi, qui n'ai pas su, ou qui du moins n'ai pu élever mon fils, et qui étois contraint de confier à des maîtres un emploi où personne ne peut se flatter de remplacer un père! Eh bien! Je ferai du moins pour mes petits enfans ce que je n'ai pu faire pour Valmont; j'aiderai à former en eux ces années dont dépend le reste de nos jours; je les formerai de concert avec ton mari et avec toi. En exigeant que je travaille déjà pour tes enfans, qui ne sont pas nés encore, tu me trouves tout rempli de l'espérance qui te soutient, et livré moi-même à la douce illusion qui t'enchante. Se voir revivre et perpétuer dans ses descendans, qui transmettront d'âge en âge notre nom, notre mémoire, et les vertus dont nous aurons su leur donner l'exemple, est quelque chose de si doux en effet à l'amour de nous-mêmes, qu'on croit aisément jouir d'avance de ce que l'on espère, et qu'on n'a pas de peine à s'en occuper. Je dis plus, nous attendrions trop tard à nous faire des principes sur l'objet qui tous deux nous affecte si vivement, lorsque le moment de les mettre en pratique seroit arrivé. Ce moment, à l'égard des enfans que l'on aime, est le premier moment de leur vie. C'est vraiment ici que tout s'enchaîne, et que la première règle qu'on se propose doit tenir à la dernière.

Tu sais, mon Émilie, que dans tous les temps on a parlé d'éducation. Chaque père de famille veut d'ailleurs se faire un plan qui soit à lui; et, sans s'engager à le suivre, sans même examiner s'il est possible, chacun prétend avoir ici son systême. Nous en ferons nous un comme tant d'autres? Non, ma fille; sur un objet d'une si grande importance, passons-nous de la gloire d'inventer, pour nous borner, s'il se peut, à celle de bien choisir. Les vrais principes en tout genre sont ceux que dicte la nature même des choses, et que saisit le plus universellement le sens commun. Consultons donc tout à la fois et la nature et la raison; réunissons les vérités les plus simples, les plus faites pour tous, parmi celles que l'une et l'autre sont en droit de nous offrir; et au lieu de nous livrer à de vaines spéculations, formons-nous dans la pratique un fils, un enfant quel qu'il soit, qui puisse être également l'élève et l'enfant de tous les hommes. Ce que tu auras à former dans le tien, ma fille, c'est un corps sain, un esprit droit, une ame forte, un caractère heureux, et un bon coeur, qui renferme en lui le germe de tous les sentimens que ton fils doit avoir un jour, et de toutes les vertus qu'il doit pratiquer. Voilà jusqu'où peut s'étendre la première éducation que tu auras à lui donner; et celle-ci est le fondement de toutes les autres.

À l'égard du corps, lorsqu'il est bien constitué, la nature ne nous donne presque qu'un précepte, et il suffit; c'est de permettre qu'elle agisse, qu'elle se développe en liberté, et de la laisser de bonne heure s'accoutumer à tout. Elle est bien plus sûre dans ses opérations, et bien plus éclairée, que tout l'art par lequel nous prétendons la contraindre pour la mieux diriger.

Que servent aux enfans, te disent avec raison nos plus sages instituteurs, ces bandes, ces maillots, ces corps de baleine, et tous ces vêtemens douloureux, qui, sous le vain prétexte de former leur taille, gênent leur respiration, empêchent le sang de circuler dans leurs veines, et les lient en quelque sorte bien plus qu'ils ne les habillent? À quoi servent-ils, qu'à leur arracher des plaintes et des murmures, et à leur faire verser des larmes? Non seulement ces innocentes victimes souffrent de nos cruelles inventions; mais, comme un tendre arbrisseau dont on a lié le trônc et arrêté la séve, ils languissent et ne profitent que foiblement; leurs muscles n'acquièrent point cette agilité, cette force et cette vigueur qui distinguent si heureusement ceux dans lesquels l'art n'a point étouffé la nature? Si l'on n'a réussi qu'à les empêcher de profiter et de croître, c'étoit bien la peine de les faire souffrir! Pour toi, ma fille, tu sauveras à tes enfans tout le mal qu'ils pourroient ressentir en vain, pour leur laisser éprouver seulement tout le bien que tu peux leur faire. Tu ne leur donneras que des vêtemens larges et aisés; et tu les verras avec joie, devenus sains et robustes, te remercier mille fois de les avoir mis en état de servir utilement leur patrie, et de suffire aux devoirs pénibles que souvent elle nous impose. Eh! Combien parmi nous, manquant de force plutôt que de courage, déjà foibles et usés avant l'âge, n'ont rempli à cet égard que la moitié de leur carrière, et ont cessé d'être utiles lorsqu'ils commençoient à le devenir! Ce n'est pas seulement de ces premiers soins, ma fille, que dépendent pour le reste de la vie la force et la santé; il faut que la suite de l'éducation réponde à ses commencemens, et que, ne perdant point de vue le principe que nous avons établi, tu en déduises cette autre maxime, que Locke donne pour base de la bonne éducation en ce genre; qui est, que nous devons traiter nos enfans, comme les gens de la campagne un peu aisés traitent les leurs: car c'est une règle générale et assurée, ajoute ce philosophe, qui avoit fait de la médecine une étude particulière, qu'on gâte la constitution de la plupart des enfans par trop d'indulgence et de tendresse.

Ô mères! Plus tendres en effet et plus généreuses, faites donc, non pas ce qu'une aveugle foiblesse, mais ce qu'un amour bien réglé vous prescrit." Endurcissez votre enfant, comme le dit Montagne, à la sueur et au froid, au vent, au soleil, et aux hasards qu'il lui faut mépriser: ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire; accoutumez-le à tout; que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon verd et vigoureux". Lavez-le, baignez-le à l'eau chaude, à l'eau froide, en le faisant passer par degrés de l'une à l'autre; préparez-le de bonne heure par la force de la coutume à se mouiller les pieds sans péril, comme par l'usage on se lave les mains sans danger; qu'il se lève de bon matin, et prenne plutôt sur le soir tout le sommeil dont il a besoin; que son corps s'exerce en liberté; qu'il soit rarement assis; qu'il marche souvent, et sache faire un long trajet; qu'il coure, qu'il saute, qu'il nage, qu'il danse, qu'il lutte sous vos yeux; que ses exercices tendent à le rendre non-seulement mieux fait et plus rempli de grâces, mais aussi plus fort et plus agile; qu'il fasse chaque chose dans son temps; et sur-tout qu'il ne se forme point d'habitude, que par la suite il puisse se repentir d'avoir contractée.

Si une mère, trop indulgente et trop tendre, élève autrement son fils, crois-moi, chère Émilie, ce n'est point lui qu'elle aime, c'est elle-même; ce n'est point son bien qu'elle fait, c'est sa propre satisfaction qu'elle recherche. Pour de petites douceurs qu'elle lui procure dans son enfance, elle lui prépare mille privations et mille peines dans tout le cours de sa vie; elle le rend foible, délicat, susceptible des moindres impressions, sensible à l'excès, et incapable de supporter le poids de la fatigue, des maladies, et des revers. C'est donc à dire que sa tendresse, que sa pitié pour le présent, est une véritable cruauté pour l'avenir.

Je t'ai exposé en peu de mots, ma fille, ce que la nature, ce que la raison te dictent de plus essentiel et de plus simple sur l'éducation physique de tes enfans: mais que seroit-ce après tout qu'un corps sain et robuste sans un esprit droit et sensé? Et que serviront à l'homme ses forces, s'il ne sait pas en faire un bon usage?

Ne pense pas, ma chère Émilie, que le soin de former la raison de ton fils doive commencer par un autre que par sa mère. L'enfant vient au monde avec une ame comme avec un corps; cette ame a déjà ses facultés naissantes, de même que le corps a les siennes; et, des premiers plis qu'on leur laisse prendre, dépendent en grande partie leurs habitudes pour toujours. Sous le vain prétexte qu'un enfant n'est pas raisonnable, attendras-tu l'âge où il devroit l'être, pour lui apprendre à le devenir! Ce n'est pas en un instant qu'on se forme à la sagesse; l'exercice du corps, le développement de ses sens, de ses organes, et de ses forces, ne donneront point à l'ame l'habitude et l'exercice de la raison; et si, dans la jeunesse, cette ame n'en est encore qu'à son enfance, on ne regagnera point auprès de son élève le temps qu'on aura perdu. Comme la tendre fleur qui est encore dans sa première enveloppe, qu'on arrose pour la faire germer, qui s'élève insensiblement, et qu'on cultive pour la faire croître, qui montre d'abord ses feuilles, qui laisse voir ensuite son bouton, qui ouvre enfin son sein et s'épanouit; la raison germe dans l'enfant, croît avec l'âge, se développe en s'exerçant, et, en passant par tous ces degrés, n'acquiert de jour en jour sa vigueur, son éclat et sa beauté, qu'à force de culture. Cultive-la donc dès les premières années, je dirois presque dès les premiers jours de ton fils, en ne lui faisant déjà rien éprouver qui ne soit raisonnable. Étudie quelque enfant que ce soit, étudie-le sur les genoux, sur le sein de sa mère; dans ce qu'on lui accorde ou ce qu'on lui refuse à l'égard de ses premiers jeux et de ses premiers besoins, tu seras étonnée du discernement exquis qu'une sorte d'instinct disons mieux, qu'une raison naissante a su faire entre ce qui lui est accordé ou refusé justement, et ce qui l'est par humeur, par caprice, ou par foiblesse. Plus l'enfant croîtra, plus ses signes deviendront expressifs, et plus l'expérience sera sensible, même à des yeux moins éclairés que les tiens; tant il est vrai, à en juger par ces premières étincelles de raison, qu'elle est susceptible de soins et de culture dès les premiers instans; tant il est vrai encore, qu'on ne sauroit trop ménager dans un enfant les premières impressions.

Mais examinons en quoi consistent précisément cette culture et ces soins. Outre l'attention de ne rien faire, par rapport à lui et autour de lui, que de juste et de raisonnable, il faut avoir celle de ne lui rien dire qui ne le soit également. La justesse de l'esprit vient sur-tout de la justesse des idées: si elles sont nettes et précises, les jugemens le seront bientôt. Il faut donc ne laisser entrer dans l'esprit de ton fils, aucune idée fausse, aucune idée obscure et confuse; mais seulement l'idée des choses qu'il peut concevoir jusqu'à un certain point, qu'il peut distinguer entr'elles, et qui sont à sa portée. De ce nombre seront les idées de ses premières sensations et de ses premiers besoins; de celles-ci dériveront insensiblement celles de ses plus tendres affections, et bientôt après, celles de ses premiers devoirs; à ces dernières, tu joindras successivement et lentement celles des objets dont les rapports seront plus éloignés de lui. Fais bien en sorte, quoique sans affectation et sans contrainte; que, de tous les mots qui expriment ces idées, il n'en prononce aucun qu'il n'applique avec la plus grande justesse, aucun qu'il emprunte au hazard. Sûre de la justesse de ses premières idées, assure-toi de la justesse de leur combinaison et des jugemens que tu lui verras former; de manière qu'il porte dans ceux-ci la même netteté que tu l'auras accoutumé à porter dans celles-là. Il aura, par exemple, l'idée de bonté , non pas encore parfaitement, mais dans un degré suffisant; il aura l'idée de maman ; il rapprochera l'une et l'autre, et dira dans un moment de satisfaction, elle est bonne, maman . Examine pourquoi et dans quel sens il l'a dit, afin de donner, s'il est nécessaire, plus de netteté et de précision à son jugement. Il en formera bientôt un autre, et dira, s'il est forcé de l'éprouver, médecine pas bonne; tu découvriras ici aisément la fausseté de son jugement, et tu lui diras, s'il a déjà assez d'idées pour t'entendre: pas agréable, mon fils, mais bonne; elle te fera un vrai bien, elle te rendra la santé .

Ce que je viens de dire des jugemens, tu l'observeras avec le même soin, par rapport aux raisonnemens, qui se forment d'une suite et d'une comparaison de jugemens, de même que les jugemens se forment d'une suite et d'une comparaison d'idées: c'est-à-dire, que de l'un à l'autre, tu auras soin que la liaison, que la comparaison soit claire, nette et précise.

En deux mots, ma fille, dans tout ce qui est du ressort de l'entendement humain, des idées claires, de manière qu'on ne se paye point de mots et d'un vain jargon; des idées clairement liées ou séparées, en sorte qu'on ne risque pas de faire un faux jugement; des jugemens clairement enchaînés, soit qu'on affirme ou qu'on nie, pour ne pas faire un faux raisonnement: telle est la logique de tous les âges, et le vrai bon sens, qu'on peut avec des soins et de l'attention former dans tous les hommes.

À mesure que la raison de ton fils se développera, tu l'aideras à se remplir de ces principes généraux, de ces maximes évidentes, dont l'application se retrouve à chaque instant, et qui deviennent la base de toutes nos connoissances; tu l'exerceras à l'attention; tu auras soin de le prémunir contre la précipitation dans les jugemens, contre les illusions d'un esprit prévenu; de le mettre en garde contre les sophismes du coeur, je veux dire contre les inclinations et les goûts, qui sont la source de presque tous les mauvais raisonnemens; tu lui feras aimer la vérité comme le principe de la sagesse et du bonheur; tu lui feras comprendre que de ce que l'on désire qu'une chose soit telle qu'on se l'imagine, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit en effet, et qu'en s'y laissant tromper, on risque souvent toute sa félicité.

Pour achever de rendre droit l'esprit de ton fils, et perfectionner dans la pratique ce que tes premiers soins n'auront fait qu'ébaucher; je désirerois que ses premières études fussent celles de quelques parties des mathématiques appliquées à des objets amusans et intéressans pour lui; car il faut toujours faire en sorte de joindre les expériences, l'agrément, et les images aux leçons qu'on veut lui donner.

Parmi ces leçons on doit faire entrer elles qui ont rapport au goût, qui me semble être le résultat de la justesse de l'esprit, et de la vivacité du sentiment. La méthode la plus abrégée et la plus sûre pour le former en lui, c'est, après les premières notions de l'ordre, source unique et féconde du vrai beau en tout genre, après l'étude de la nature, l'étude et la comparaison qu'on lui fera faire des meilleurs modèles. Il suffira d'abord de lui faire comparer des choses simples et à sa portée; peu à peu on lui fera étendre ses comparaisons et son goût, avec ses connoissances: pour rendre les comparaisons plus sensibles, on emploiera avec ménagement l'art des contrastes, en opposant au vrai beau le très-laid, et en rapprochant par degrés les différences, pour rendre le goût plus fin et plus exquis.

Mais comme un des premiers instrumens qui servent à étendre nos connoissances, c'est le langage; que son exactitude, sa précision, sa pureté, contribuent beaucoup à la justesse, à la netteté, à la précision de nos idées et de nos jugemens; et d'un autre côté, comme c'est de la langue du pays où nous naissons, et auquel nous sommes d'abord attachés, que nous tirons ordinairement pour notre instruction et pour nos besoins les plus grandes ressources, je voudrois aussi qu'un des premiers objets sur lesquels tu prisses soin qu'on donnât des principes à ton fils, et qu'on formât son goût, fût sa propre langue. Je voudrois qu'il apprît de bonne heure à en sentir la force, la prosodie, les règles et les finesses. L'exercice journalier qu'il sera forcé d'en faire, lui rendra, sans contredit, l'application des principes plus facile, et cette étude plus agréable que celle des langues mortes, ou de quelque autre langue vivante, mais étrangère. Il ne sera donc pas condamné, presque en naissant, à un travail pénible et capable de le dégoûter de l'étude pour toute la vie. Dans toutes les sciences et pour tous les hommes, la marche raisonnée et progressive qu'indique la nature elle-même, est de passer de ce qui est le plus connu à ce qui l'est le moins. N'est-il pas étonnant que, pour l'enfance, et à l'égard de l'étude la plus familière, on suive une marche tout opposée; et que ce ne soit aujourd'hui, qu'après nous avoir fait parcourir le cercle ennuyeux de langues, toujours barbares pour des oreilles qui n'y sont point accoutumées, qu'on nous ramène à la nôtre? Cependant les principes généraux sont les mêmes pour toutes, et l'application faite une fois sur notre propre langue, il ne coûteroit presque plus rien de la faire sur les autres: la raison étant plus formée, elle saisiroit mieux les exceptions et les règles particulières; et ce qui fait le tourment des plus belles années de notre vie, deviendroit l'amusement d'un âge un peu plus avancé.

Sans chercher d'autres exemples, ma fille, tu en portes la preuve dans toi-même. Ton père n'ayant que toi à former, et te voyant déjà ornée, par les soins d'une mère aussi respectable que lui, des vertus de ton sexe et des connoissances qui lui sont propres, ne dédaigna pas de former ton goût, et de joindre en toi les agrémens à la solidité. Il te fit étudier ta langue; et, soutenue de la lecture de nos meilleurs écrivains, de nos auteurs les plus châtiés dans leur style comme dans leurs pensées, cette étude t'intéressa. À quatorze ans, il te fit étudier la langue que nous ont transmise ces anciens maitres du monde, qui par elle semblent encore perpétuer sur nous leur empire. Tu me l'as dit cent fois, l'étudier et l'apprendre ne fut pour toi qu'un jeu; et par la manière dont on s'y étoit pris, pour exciter et pour aider ta curiosité, on se trouva ensuite forcé de modèrer ton ardeur. Eh! Ma fille, aussi tendre que ton père, et pouvant influer sur l'esprit de ton mari pour l'éducation de tes enfans, compterois-tu pour peu de chose, d'avoir épargné à ton fils des larmes, de lui avoir fait gagner des années, et de lui avoir sauvé pour toujours le dégoût des sciences et des études. Je n'irai pas plus loin à cet égard, ma chère Émilie, afin de ne pas entreprendre sur les droits d'un gouverneur éclairé, tel que sera sans doute celui de ton fils; sur les droits de ton mari, s'il consent à se rendre lui-même un jour son instituteur et son guide; ou afin de ne pas anticiper inutilement sur mon propre ouvrage, s'il veut me permettre de le devenir. Mais te croirai-je dispensée de porter la première dans l'esprit de tes enfans les notions les plus essentielles de la morale et de la religion? La morale! Cette science si naturelle à l'homme, qu'elle naît presque avec lui; cette science des devoirs et des sentimens, tout autrement intéressante que celle du langage; cette science de la sagesse et du bonheur, qui nous apprend à faire accorder notre véritable bien avec celui des autres, et à ne jamais regarder comme vraiment utile, ce qui n'est pas honnête; cette science, qui nous offre d'ailleurs des premiers principes si lumineux, si simples et si féconds, ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît; faites-leur ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-même; aimez Dieu; aimez vos semblables; aimez davantage ce qui a le plus de droit à votre amour; cette science en un mot, qui est, à proprement parler, l'étude de tous les hommes, leur première, leur seconde, leur derniere étude, celle de toute la vie, celle qui doit régler toutes les autres, en déterminer le choix, en prescrire le but, en faire le mérite, et en montrer la récompense: chère Émilie! Croirois-tu inutile, ou regarderois-tu comme une chose indifférente et étrangère à tes soins, d'en donner les premiers élémens à ton fils, d'en jeter dans son esprit et dans son coeur les premières semences? Sont-elles donc bien au-delà de ses premiers sentimens et de ses premières idées? Ne s'annoncent-elles pas presque d'elles-mêmes avec les premières étincelles de sa raison? Comme elle, ne sont-elles pas susceptibles chaque jour d'accroissement et de culture? Y aura-t-il un âge plus propre à les faire germer, que celui de la candeur et de l'innocence? Et attendrons-nous, pour les répandre, que les passions les dissipent au loin, ou les étouffent en naissant?

Mais, ma fille, pour qu'elles jettent en lui de profondes racines, et qu'elles portent des fruits dans leur temps, il faut qu'elles soient nourries et fécondées par la religion. Sans elle y a-t-il même une vraie morale? Et les premiers principes de celle-ci ne nous ramènent-ils pas à l'auteur de notre être.

"Quoi! La religion! Est-ce bien à un enfant qu'on doit en parler? Et ce premier mot dieu , est-il un mot qu'il puisse comprendre "? Tel sera le langage d'un philosophe, depuis que la philosophie est si peu d'accord avec la raison. Mais ce ne sera pas celui d'Émilie, chrétienne et raisonnable. Oui, sans doute, Dieu est un objet qu'on peut et qu'on doit proposer à un enfant, si l'enfant peut déjà distinguer l'effet de sa cause; et si, par le mot dieu , on entend une première cause, souverainement bonne, intelligente, et sage, par qui tout se meut, tout vit, et tout respire. Ton fils aura vu un tableau mouvant, une statue, un livre: il aura appris, et tu l'en auras convaincu sans peine, que ces choses ne se sont pas faites d'elles-mêmes, et qu'elles n'existent, ni ne se perpétuent sans cause: il verra ta pendule, il regardera tourner l'aiguille des secondes et celle des minutes; il verra ta montre, il la verra indiquer régulièrement les heures; tu l'ouvriras devant lui, et il en examinera les roues, le mouvement, et les ressorts. Pour peu que tu ménages sa curiosité, il te demandera bientôt qui l'a faite, et il te sera facile de lui en indiquer l'auteur: il la verra s'arrêter; il verra le tableau mouvant, ou toute autre machine, se détraquer, se briser; il saura enfin, que nos ouvrages, si parfaits qu'ils soient, ont besoin d'être entretenus ou réparés par une main semblable à celle qui les a formés. Prends-le dans cet instant, ma fille, et parle à ses yeux, à son esprit, et à son coeur; devance avec lui l'aurore, et promets-lui le plus beau de tous les spectacles. Plus tu le lui auras fait espérer long-temps, plus il sera porté à l'admirer. Mène-le, dans une belle nuit d'été, sur un côteau riant, d'où la vue s'étende au loin, et soit bornée par un horizon à souhait pour le plaisir des yeux: que le ciel soit parsemé d'étoiles qui brillent et étincellent de tous leurs feux: que l'astre qui préside à la nuit, paroissant dans tout son éclat, réfléchisse sur la surface des ondes son image tremblante et son globe argenté; qu'il répande sur la nature qui sommeille une douce et paisible lumière; qu'il achève tranquillement sa course, et, s'inclinant vers toi, se perde dans la forêt prochaine; que tous les astres pâlissent et s'effacent par degrés; qu'un foible crepuscule devance l'aurore, et fasse voir les plaines, les fleuves, les bois, et les hameaux teints d'une couleur grisâtre, où semblent se confondre le jour qui va paroître, et les ombres qui fuient; qu'enfin toute la nature s'éclaire, que les couleurs se raniment, que le ciel rougisse, que l'horizon soit en feu, que le soleil brille et mette en mouvement toute la nature. Ton fils n'aura admiré encore que les ouvrages des hommes; eh! Que sont-ils, au prix de celui-là? Dès que tu le verras frappé d'un spectacle si nouveau pour lui, et tout surpris de ces merveilles, fais qu'il puisse te dire, comme autrefois les israélites, en considérant la manne descendue du ciel: qu'est-ce que cela? Et tu lui répondras: mon fils, c'est l'ouvrage de celui qui t'a formé: son pouvoir, sa sagesse, et sa bonté surpassent la bonté, la sagesse, et le pouvoir des hommes, autant que ces objets que tu vois surpassent en grandeur, en utilité, et en magnificence, ma pendule et ton tableau mouvant: tes jouets se rompent, se cassent, et font place à d'autres: ce monde, toujours conservé, toujours renouvellé, subsistera aussi long-temps que l'ordonnera celui qui l'a fait exister. Cet être est comme ton ame, qui pense, qui raisonne, et que tu ne vois pas; ton ame ne devient sensible que par ses oeuvres, il ne s'apperçoit de même, et ne devient sensible que par ses ouvrages. Cet être est ce que nous nommons Dieu , le plus grand de tous les êtres, et dont tu ne me vois prononcer le nom qu'avec le plus profond respect; celui qui est la cause de tout; celui, encore une fois, qui t'a formé toi-même. Oui, mon fils, je t'ai porté dans mon sein, mais je ne t'ai pas fait; je ne connois pas même toutes les parties intérieures de ton corps, ni ce qui entretient dans lui la chaleur et la vie. Dieu seul, ce grand être, l'auteur de tout ce que tu vois, t'a tout donné; ton existence, le premier de tous ses dons; ce soleil, pour qu'il t'éclaire, cette terre, pour qu'elle te porte et te nourrisse; ces eaux, pour qu'elles te désaltérent; ces troupeaux, pour qu'ils te revêtent de leur toison: et, pour prix de sa bonté, il demande seulement que tu l'aimes. Ainsi, et sur un ton plus élevé, instruisoit ses fils la généreuse mère des macchabées; ainsi a-t-elle fait des héros de ceux qui n'étoient encore que de tendres enfans. Dieu même l'aidoit sans doute à se faire entendre, comme l'auteur de la nature et de la grâce te fera entendre de ton fils, en lui rendant tous les jours tes leçons plus sensibles, à mesure que tu prendras soin de les lui répéter. Eh! Ma fille, on te permettroit sans doute de parler à ton fils, de son père, s'il étoit loin de lui; de son roi, qu'il n'auroit point vu; de sa patrie, qu'il n'entreverra que foiblement; et de former en lui de bonne heure le coeur d'un fils, d'un citoyen, d'un françois: ne sera-ce que son dieu et sa religion que l'on exigera que tu lui laisses oublier? Sur la religion cependant, permets, chère Émilie, que je suspende pour un temps les avis qui me restent à te donner. La nécessité où je suis d'éclairer ton mari, me fournira à ce sujet des réflexions que sans doute il te communiquera par la suite, et qui pourront entrer pour quelque chose dans ton plan d'éducation. Quoi qu'il en soit, je te promets, lorsqu'il en sera temps, et que tu paroîtras le désirer, de revenir avec toi sur un objet si intéressant.

Nous allons donc passer maintenant à ce qui concerne les moeurs, quoiqu'ici tout se tienne, comme je te l'ai déjà fait observer, et qu'on ne puisse bien éclairer l'esprit, sans faire prendre à l'ame la fermeté qu'elle doit avoir, sans plier le caractère, et sans former le coeur. Réservons néanmoins pour une autre lettre ce que j'ai encore à te dire à cet égard. Celle-ci est déjà assez longue: je suis au moment de la faire partir, et je ne veux pas te priver plus long-temps des consolations qu'elle peut t'offrir.

LETTRE 11

De la comtesse au marquis de Valmont. Vous m'avez fait trouver dans vos dernières lettres, ô le meilleur de tous les pères, toute la consolation que j'en attendois! C'est sur-tout en me ramenant aux desseins de Dieu sur moi dans les peines qu'il m'envoie, que vous m'avez rendu la force dont j'avois besoin pour les supporter. Ah! Qu'on est malheureux quand on souffre, et qu'on n'est pas éclairé et soutenu par la religion! Par-tout elle est grande, elle est belle, et digne de nos hommages; mais c'est dans les afflictions qu'elle parle le plus fortement à notre coeur, et qu'on en sent le mieux tout le prix. Tandis que l'infortuné qui ne la connoît pas, cherche loin d'elle de vains soulagemens, qui ne font qu'augmenter sa sensibilité et qu'aigrir ses douleurs; tandis que le faux sage, forcé de dépouiller en secret cette fermeté dont il se pare, s'abat et se décourage: l'ame simple et fidèle, instruite sur les mérites et les avantages qui accompagnent les souffrances, se relève, et en tire son salut et sa gloire: elle y puise d'importantes leçons; et, encouragée par les plus puissans motifs, elle s'y exerce aux plus grandes vertus. Aussi les souffrances font-elles le triomphe de la religion.

Depuis que vous m'avez tenu le même langage qu'elle, je me sens plus tranquille. Dans ces momens encore où la nature frémit, où l'amour méprisé se désole et s'irrite, où ma raison s'égare et retombe éperdue, j'ai recours au remède le plus sûr tout à la fois et le plus prompt. Je me jette aux pieds du très-haut; j'épanche devant lui mon coeur; je lui dis: "vous êtes juste, seigneur; vous permettez l'égarement passager d'un époux que j'idolâtrois peut-être, et sur lequel j'avois trop compté; ce n'étoit pas assez pour moi de l'aimer, hélas! Je l'adorois, et vous m'en punissez. Achevez de rectifier, d'épurer un penchant, qui, dans son excès, tendoit à m'éloigner de vous; mais après cette épreuve, rendez-moi, rendez-vous à vous-même le coeur de mon mari "! À peine ai-je prié, déjà le calme renaît en moi, et mon ame reprend au même instant une force nouvelle. Mon père! Pourquoi faut-il qu'il y ait des hommes assez aveugles sur leurs propres intérêts, assez ennemis des nôtres, pour se priver et pour vouloir nous priver avec eux de toute ressource? Valmont lui-même, en m'affligeant par son inconstance, m'afflige encore plus par les doutes qu'il s'obstine à porter en moi et dans tous ceux qui l'environnent. "À quoi bon, nous dit-il, vous épuiser en des voeux stériles, et fatiguer le ciel par vos cris? Vils atômes; le seigneur s'abaissera-t-il jusqu'à daigner vous entendre? Ou si, du haut de sa majesté, il prête l'oreille à vos prières, interrompra-t-il pour vous le cours des évènemens, et changera-t-il en votre faveur les loix qu'il a dictées? S'il y a une providence (car maintenant c'est toujours ainsi que parle Valmont), c'est seulement une providence universelle, qui se contente de présider au tout, qui agit par des loix générales, et qui n'admet d'exceptions pour personne". Que ce langage est différent du vôtre! Quelles désolantes maximes! Et que je serois à plaindre, si je pouvois les adopter un seul moment! Hélas! Une pareille providence, que seroit-elle à mes yeux que la plus dure fatalité? Mais heureusement je ne me sens point née pour une telle philosophie, et ma foi me met à l'abri de ces tristes et dangereux systêmes. Eh quoi donc, est-ce là même le cri de la nature, et ce que nous dicte la raison? Atôme, tant qu'il leur plaira, je puis dire à Dieu: "vous êtes mon père; vous avez gravé en moi votre image; vous m'avez liée à vous par les rapports les plus vrais; vous m'avez donné un entendement pour vous connoître, un coeur pour vous aimer, et qui ne peut être heureux qu'en vous aimant: comment vous serois-je indifférente! Et est-il quelque distance qui ne puisse être rapprochée par l'amour "? Qu'on suppose l'univers aussi immense qu'on le voudra, l'homme aussi petit qu'il sera possible de l'imaginer; qu'on le place, cet homme, dans quelque coin du monde que ce puisse être; que, malgré l'harmonie de tous les corps célestes et l'ordre constant de leur marche rapide, on envisage autour de lui la nature stupide et muette; qu'on le considère lui seul connoissant, admirant son créateur, se confiant dans sa bonté, rendant hommage à ses perfections, s'unissant à lui par l'amour, appercevant Dieu dans tout ce qu'il voit, jugeant de sa grandeur et de son infinité par tout ce qui échappe à sa foible vue, faisant servir à sa gloire ce qu'il connoît et ce qu'il ignore, le louant également des biens qu'il en reçoit, et des maux qu'il éprouve: sera-t-il dans tout cet univers matériel et sensible, un objet plus digne de l'attention du souverain être, et des soins de sa providence?

Dieu est grand, sans doute; mais dérogera-t-il à sa grandeur, en s'occupant des êtres qu'il a formés? Sera-t-il moins l'être suprême, en veillant sur moi, qu'il ne l'étoit en me créant? Eh, depuis quand une bonté constante et sage avilit-elle la majesté? Ce dieu si grand peut-il ne pas m'entendre? Et s'il m'entend, peut-il être insensible à mes gémissemens? Que dis-je; n'est-ce pas lui qui les forme en moi? D'où me vient ce sentiment si prompt, qui, au moindre peril, me fait lever les yeux vers le ciel, et invoquer un être tout puissant qui préside à mes jours: d'où vient-il, si ce n'est de l'auteur même de la nature? Ce cri, qui s'élève en nous, presque en dépit de nous-mêmes, l'incrédulité ne peut l'étouffer entièrement; et combien n'est-il pas de momens dans la vie, où elle y revient malgré elle? Si Dieu n'agit que par des loix absolues et universelles, si tout tient à un destin inévitable et à un enchaînement de causes devenu nécessaire, pourquoi ce concert admirable de tous les hommes, qui, sans aucun pacte entre eux, et par un instinct purement naturel, dans tous les temps, dans tous les lieux, s'accordent à solliciter les secours d'en haut? Ah! Mon père, la prière n'est-elle pas un hommage que l'univers entier rend à la vigilance et aux soins particuliers de la providence?

Il ne faut en effet qu'un peu d'attention sur nous-mêmes, pour reconnoître combien elle veille sur chacun de nous. Aussi le premier châtiment de ceux qui la combattent, est, au milieu de leurs peines, d'oublier qu'elle existe. Que ceux-là donc qui s'imaginent n'en avoir rien reçu, se croyent en droit de n'en rien attendre: pour moi je lui dois trop, pour refuser un seul instant de me reposer sur elle. Eh, quel est l'homme dont la vie ne soit un tissu de faits qui déposent en sa faveur? Dans la société, dans nos familles, en nous-mêmes, par-tout on la retrouve; et, dans le monde moral comme dans le monde physique, les loix générales n'expliqueront jamais assez bien, ni cet ordre constant que mille causes tendent à détruire, ni la conservation des êtres particuliers.

La providence, disent-ils, se borne à présider au tout; mais ce tout, quel qu'il soit, n'en fais-je pas partie? Et que deviendroit l'ensemble, s'il falloit négliger les parties qui le composent? Des loix générales peuvent-elles suffire aux besoins, aux voeux, aux passions, et à toute la conduite si peu uniforme, si peu constante, d'un être moral, d'un être intelligent et libre tel que moi. En couteroit-il trop à celui dont l'oeil mesure tous les espaces, dont la main puissante imprime le mouvement à tous les êtres, et le reproduit à chaque instant, de veiller sur moi, comme sur le monde entier? Et craint-on que ce soin bienfaisant n'excede ses forces, et ne partage son attention.

"Mais ce seroit soumettre ses loix à des exceptions, à des variations perpétuelles". Grands philosophes! Votre sagesse va donc circonscrire celle de l'être suprême, et règler son pouvoir! Ses loix assujetties aux vôtres, ne pourront donc renfermer à son gré les exceptions conformes à nos besoins ainsi qu'à sa bonté, et les faire rentrer dans la règle! Cette volonté unique qui a fait l'univers, et qui le conserve, n'a donc pu embrasser les cas particuliers, et nous ménager des ressources dans nos misères? Ô hommes! Mesurerez-vous toujours les opérations et les vues de l'être infini, sur votre impuissance, et sur la foiblesse de vos lumières? Vous faites de la divinité un dieu sourd, aveugle, indolent; vous en faites ou un être insensible, ou un être impuissant comme vous; et vous prétendez encore honorer sa grandeur! Mon père, disons-le avec vérité, ils éloignent d'eux le plus qu'ils peuvent un dieu, dont la seule idée les importune; et ils ne le dispensent si volontiers de ses soins, que pour qu'il daigne à son tour les dispenser de leur obéissance. Mais en attendant qu'ils éclaircissent leurs doutes et qu'ils abjurent leurs erreurs, ils ôtent à la vertu son appui le plus solide, au vice son frein le plus puissant, au malheureux sa ressource et sa consolation la plus réelle; ils ébranlent la foi des peuples, qui repose sur le sentiment universel et les saintes notions de la providence; ils énervent toute la force des conventions, et ils renversent les fondemens de la société toute entière. Ah! Que l'évangile, dans sa noble simplicité, m'instruit bien mieux que tout leur savoir! Qu'en sortant d'avec eux, j'ouvre ce divin livre avec joie! Qu'un seul mot de la souveraine sagesse en dit bien plus à ma raison et à mon coeur, que les vains discours de ces sages du monde! Et qu'il m'est doux d'apprendre d'elle, "qu'elle dirige tous les évènemens; qu'elle fait sortir du mal même, le bien de ceux qui lui sont chers; qu'elle m'accompagne dans les tribulations; qu'elle ne souffrira point que je sois tentée au dessus de mes forces; et qu'un seul cheveu ne peut tomber de ma tête, sans qu'elle le permette "! Ainsi éclairée de ses précieuses lumières, je la bénis de tous les biens que je tiens d'elle; je l'adore dans toutes les épreuves qu'elle me fait subir; et je suis assurée que, tant que je lui serai soumise, elle fera tourner à mon avantage ce qui y paroissoit le plus contraire. C'est-là ce qui soutient mon espoir. Je ne cesse d'ailleurs, en priant pour moi-même, de prier pour Valmont; et comme je sais au nom de qui je prie, et sur quelles promesses je me fonde, je suis bien éloignée de désespérer de son retour. Cependant rien ne me l'annonce encore. À mon égard il est toujours plus froid; vis-à-vis de Senneville, il est contraint et réservé: mais ses inquiétudes, ses empressemens le décèlent; et sa passion perce à travers le voile dont il la couvre. Où en est-il sur ce point? Espère-t-il la vaincre? A-t-il resolu d'y ceder? C'est, malgré l'intérêt que j'y prends, ce que je ne puis démêler.

Ma bonne amie devient pour moi aussi difficile à deviner; elle est elle-même de jour en jour plus rêveuse, plus retenue, et moins gaie qu'auparavant. Ce qui me rassure, c'est qu'elle l'est beaucoup moins encore avec tout autre qu'avec moi; Valmont sur-tout l'embarrasse, et semble la chagriner. Auroit-elle découvert son amour? ... S'apercevroit-elle avec effroi, qu'elle y devient sensible? ... Ou ne s'en feroit-elle une peine que par rapport à moi? Elle m'aime assez, elle a le coeur assez bon, pour que je m'arrête à cette dernière pensée. L'aimable enfant! Si ma conjecture est vraie, combien elle doit souffrir! Ses complaisances, ses caresses augmentent à mesure que le comte me témoigne plus d'indifférence. On diroit qu'elle veut me rendre, à force de soins et d'amitié, ce que mon mari m'ôte de sa tendresse, et me fait perdre de joie et de douceurs par son inconstance. Elle se fait violence maintenant, pour me cacher sa peine; je me la fais également, pour lui dérober la mienne; et je crains bien que nous ne souffrions doublement du chagrin que chacune de nous deux cause à l'autre, sans le vouloir. Le comte est forcé de suivre le roi à S G, et de se séparer de nous pour un peu de temps. Je ne sais quel effet cette absence produira sur lui, et j'en attends les suites avec impatience. Puisque vous avez déjà daigné vous prêter à celle que je vous ai fait paroître comme épouse et comme mère, achevez votre ouvrage; continuez à flatter ainsi ma tendresse et ma douleur: parlez-moi encore de mes enfans, de ces gages précieux que j'ose attendre du plus fidèle amour. Puisse celui que je porte dans mon sein, recueillir le fruit de vos sages leçons. Après m'avoir appris à former son corps et son esprit, apprenez-moi sur-tout à former son coeur. Mon père! Il vous devra bien plus qu'à moi, puisque s'il me doit la vie, il vous sera redevable du bonheur de bien vivre.

LETTRE 12

Du marquis de Valmont à la comtesse. Je te félicite, chère Émilie, des ressources que tu puises dans ta foi, et de la sagesse des réflexions par lesquelles tu sais te prémunir contre les vains sophismes de l'irréligion. À ton tour félicite-moi, ma fille; j'ai trouvé un ami. J'ai fait plus, j'ai trouvé un instituteur pour tes enfans. Je ne te dictois pour eux des préceptes qu'en tremblant, et je me défiois encore plus de ceux qu'il me restoit à te donner. Je craignois toujours que la pratique, seule épreuve véritablement sûre d'une éducation raisonnable, ne vînt à contrarier, dans les choses même les plus légères, mes réflexions et mes principes; et, quoi qu'en puisse dire l'esprit philosophique, j'eusse mieux aimé, je crois, n'être en ce genre que l'écho des opinions vulgaires, que d'être un homme à paradoxes. Le risque m'eût paru moins grand; et, sans des motifs bien essentiels, de deux routes dangereuses, s'il falloit choisir, je choisirois du moins celle qui seroit la plus frayée, et dont je connoitrois le mieux l'issue. Qu'on admire tant qu'on voudra ces génies fiers et transcendans, qui, s'élevant bien au-dessus de la raison commune, prennent pour règle de la vérité le contre-pied de tout ce qu'elle enseigne aux autres hommes; plus timide et plus foible, je te l'avoue, ma fille, je me croirois plus en sûreté d'être moins sage avec tout le monde, que de l'être seul par opposition à tous les autres.

Je n'aurai point ici de semblable péril à courir: je ne te vais répéter que les leçons de l'expérience. Eh, que celui dont je les tiens me les a rendues douces et persuasives! Écoute mon histoire; puisse-t-elle, ma chère Émilie, t'intéresser comme moi!

Toujours ami de la nature, j'avois choisi un jour serein pour aller seul, en méditant sur ses charmes, m'enfoncer dans la forêt prochaine. Je suivis, pour y arriver, les rives fleuries d'un ruisseau, qui m'y conduisoit en serpentant. Déja le gazouillement de ses eaux, la verdure et la fraîcheur qui régnoient sur ses bords, avoient comme enchanté mon esprit et mes sens; mais, à l'entrée de la forêt, j'éprouvai une émotion plus vive encore, et un sentiment plus profond. Le silence et l'obscurité des bois; des sapins dont la tige rougeâtre s'élançoit vers le ciel; des chênes antiques, qui de leur tête altière sembloient toucher les nues; des troncs d'arbres que la hache avoit respectés, mais qui, dépouillés de leurs branches, avoient cédé à l'effort des temps, et menaçoient la terre de leur chute; des routes tortueuses, à travers des buissons épais que d'autres arbres plus élevés couvroient de leur ombre, tous ces objets réunis m'imprimèrent un saisissement secret, une je ne sais quelle horreur, qui avoit cependant pour moi quelque chose d'admirable et de divin. Il me sembloit, au milieu de ce silence et dans cette forêt sombre, que la majesté du très-haut, que le dieu de la nature parloit d'une voix plus touchante et plus forte à mon coeur. Je m'assis, pour me recueillir tout entier, et me livrer sans réserve à un sentiment si délicieux. J'en jouissois, lorsque tout-à-coup le bruit des feuilles dans les buissons voisins suspendit malgré moi le cours de mes réflexions, et me força de tourner la tête. J'apperçus un homme à-peu-près de mon âge, mais qui n'avoit rien perdu des graces de la jeunesse et de la vigueur de l'âge mûr. Sans être grand, il avoit un port noble; son maintien étoit assuré; la sérénité brilloit sur son front; la majesté et la bienfaisance étoient peintes dans ses regards; des cheveux blancs ornoient sa tête. Il tenoit un livre à demi-fermé entre les mains: c'étoient les aventures de Télémaque; et il sourioit agréablement aux douces idées que les conseils de la sagesse et les images de la vertu avoient fait naître en lui. Il suivoit une route étroite, et s'avançoit vers moi. Je me levai pour aller à sa rencontre: il m'apperçut à son tour, et sa surprise parut égale à la mienne. Un penchant réciproque nous portoit l'un vers l'autre: l'abord fut également facile des deux parts; et à peine eut-il parlé, que je le reconnus pour le comte de Veymur, qui avoit fait sous moi plusieurs campagnes avec toute l'intelligence et la bravoure d'un officier digne des plus grandes récompenses. Il vivoit retiré avec toute sa famille dans un petit bien, où, n'ayant pour société que son frère, sa soeur, sa femme, et ses enfans, il ignoroit ma disgrâce et mon exil, comme j'ignorois sa retraite. Nous eûmes bientôt renouvelé notre ancienne connoissance: il me fit promettre que dès le lendemain j'irois le voir dans ce qu'il appeloit son hermitage. Sa présence avoit fait revivre en moi le desir de la société et le besoin d'un ami, le premier de tous les besoins pour un coeur sensible. Le croirois-tu, ma fille? Ici, pour la première fois, le temps me parut long jusqu'au moment de mon départ. Je l'avançai le plus qu'il me fut possible, et j'arrivai enfin.

Mais quel enchantement pour moi, lorsque je me trouvai au sein d'une famille, où tout respiroit l'honnêteté, la candeur, l'innocence, et la paix! Là je vis réunis des moeurs simples et des manières prévenantes, la politesse et la franchise, la décence et les agrémens, le travail et les doux plaisirs, la sagesse et la liberté. Madame De Veymur me reçut avec cet air ouvert et engageant, qui tient un juste milieu entre la politesse froide et réservée dont on use envers de nouvelles connoissances, et cet accueil trop aisé qui ne sied bien qu'avec d'anciens amis. Elle n'étoit plus dans cet âge où l'on plaît par la figure et par les attraits; mais elle sera long-temps encore dans celui où l'on intéresse par les grâces et les sentimens. Une physionomie heureuse qui porte l'empreinte de la vertu; un caractère de douceur répandu sur tous ses traits; quelque chose de vif et d'animé qui le fait ressortir davantage; ce ton de noblesse et de grandeur, qui, dans sa simplicité même, annonce l'élevation de l'ame plus encore que celle du rang ou de la naissance; des qualités solides, ornées de ces agrémens dont le charme est bien plus vrai que celui de la beauté, et subsiste quand elle s'efface; des connoissances sans un air d'érudition; de l'expression sans jargon, sans emphase, telle qu'est l'expression de la nature; de l'esprit sans paroître le savoir, et moins encore d'esprit que de raison; voilà, ma fille, ce que je remarquai dans Madame De Veymur. Son caractère étoit d'ailleurs parfaitement assorti à celui de son mari; il tempéroit ce que le caractère de celui-ci auroit eu de trop ardent peut-être sans cet heureux mélange. L'un avoit en sa faveur l'ascendant du sexe, de l'âge, et de l'expérience; l'autre avoit pour elle cette force secrète, mais victorieuse, de la douceur et de la persuasion. On voyoit bien qui étoit le chef; mais on ne pouvoit pas dire qui des deux étoit le maître. Rien ne ressentoit la domination et l'empire. L'union des volontés bannissoit la contrainte, et la raison toute seule tenoit lieu de l'autorité. Voici, dit le comte, en me la présentant, celle qui fait le charme de ma vie: puissent ses entretiens et les miens soulager les ennuis de la vôtre, ou en augmenter les douceurs! J'ai épousé ma femme par inclination; mais le respect et l'estime ayant précédé l'amour, ils ont survécu l'un et l'autre à l'ardeur de ses premiers feux, et ont mis à la place un tendre attachement que rien n'est capable d'altérer. Voici mes filles, me dit-il encore; car le ciel, qui m'avoit accordé un fils, me l'a enlevé presque aussi-tôt: vous verrez dans peu le reste de ma famille. Ses filles m'enchantèrent presque autant que leur mère. La décence et la simplicité de leur parure; la modestie de leur maintien; l'ingénuité qui régnoit dans leurs discours, et qui y assaisonnoit la raison; leur accord, leur union entre elles; leur activité, leur empressement à voler au moindre signe, à prévénir les volontés de ceux qui paroissoient en quelque sorte n'avoir d'autre volonté que la leur; leur application constante à des soins ou à des travaux faits pour leur âge et pour leur sexe, et qui annonçoient déjà pour l'avenir des mères de famille dignes de remplacer la leur, si malheureusement elles venoient à la perdre; quelques talens agréables, destinés à remplir le vide des occupations sérieuses par un délassement honnête, et propres à faire l'amusement de ceux qui les environnoient, en attendant qu'ils devinssent celui d'un mari, à qui seul elles vouloient un jour penser à plaire: tous ces objets excitoient mon admiration et ma surprise.

Les domestiques eux-mêmes, en petit nombre, mais paroissant n'avoir en commun qu'une seule volonté, qui étoit celle de leurs maîtres; leurs enfans plutôt que leurs serviteurs; s'aimant, se secourant entre eux comme des frères; prouvant d'ailleurs, par l'ancienneté de leurs services, la sagesse et la bonté de ceux auxquels ils obéissoient; dans toute la maison un fonds d'économie et un air d'abondance; une police sage et bien entendue, qui ne se contentoit pas de corriger les abus, mais qui avoit pour objet de les prévénir; un esprit d'ordre, bien plus agréable et plus satisfaisant que celui du luxe et de la profusion; du goût à la place des modes et de l'ostentation; non, je ne voyois rien qui ne me donnât la plus haute idée du maître, dont toutes ces choses étoient l'ouvrage. C'est un homme sage, me disois-je, qui préside ici; il n'a pas besoin de sortir de chez lui pour trouver le bonheur; qu'il eût cherché en vain dans un monde étranger.

Son frère, sa soeur qui demeurent avec lui, survinrent à l'instant; et dans tous les yeux, sur tous les visages, je lisois un air de contentement, et des sentimens de respect et de tendresse, qui servoient à m'en inspirer à moi-même, et qui seuls eussent bien suffi, ce semble, pour faire l'éloge de la vertu du comte, comme ils en font déja la récompense. Heureux temps, où le monde étoit encore dans son enfance, tels étoient les modèles que vous présentiez à la terre, et qu'elle a trop promptement oubliés! Tels étoient ces dignes et vertueux patriarches, qu'on ne peut comparer à nos moeurs sans regret, sans indignation, et sans douleur.

Après le dîner, où régna la confiance, accompagnée d'une joie pure et tranquille, je parcourus tout le château; et un objet, entre tous les autres, fixa mon attention. Dans la chambre du comte, dans le sallon, dans un lieu retiré, où souvent il médite en paix le doux plaisir et les moyens de bien faire, je retrouvai un même portrait, toujours également frappant, toujours retraçant le plus noble, le plus beau de tous les caractères. C'étoit un portrait de femme. Il n'étoit point celui de Madame De Veymur; il ressembloit plutôt au comte lui-même. Je l'avois déja remarqué dans sa tabatière, dans une bague qu'il portoit à son doigt. Cette affectation m'avoit surpris. Je ne pus m'en taire plus long-temps, et je lui laissai appercevoir le sentiment de curiosité dont j'étois rempli. C'est ma mère, me dit-il en soupirant; j'ai su peindre autrefois, et le plus précieux usage que j'aye pu faire de ce talent, a été de tirer sous toutes les formes et dans toutes les grandeurs, la personne à qui je dois le plus, et dont la mémoire me sera toujours la plus chère. Chaque portrait n'est point la copie de l'autre; je n'ai peint que d'après mon coeur: il n'est pas étonnant que chacun d'eux se ressemble si bien. Ce début m'intéressa vivement. Vous lui avez donc des obligations bien particulières?

-Les plus grandes que l'on puisse avoir. Elle m'a élevé: sur le modèle qu'elle m'a tracé, j'ai choisi mon épouse, et j'ai élevé mes enfans: je lui dois le courage qui m'a soutenu; elle a formé mon caractère; elle a réglé mon coeur: par combien de titres n'a-t-elle pas été ma mère? Et puis-je trop lui conserver les sentimens du plus tendre de tous les fils? ... En achevant ces mots, quelques larmes roulèrent dans ses yeux, et rougirent ses paupières. Je l'embrassai, sans avoir la force d'en dire davantage; et ce ne fut que quelques instans après, que, rempli du desir de m'instruire en faveur de tes propres enfans, je le pressai de me faire un plus long détail de ce qu'il devoit à une si bonne mère, des soins qu'elle avoit pris de son enfance et de sa jeunesse, et des fruits qu'il en avoit retirés. Pour l'y engager plus fortement, je lui avouai l'usage que j'en voulois faire. Ce que vous exigez, me dit-il, sera presque l'histoire de toute ma vie; et je ne puis vous satisfaire pleinement, sans qu'il en coute à mon respect pour la mémoire d'un père que je dois honorer, et à ma tendresse pour un frère, qui me console aujourd'hui autant qu'il a pu m'affliger autrefois. Je sens, d'un autre côté, combien ce que j'ai à vous dire est essentiel au but que vous vous proposez: souffrez donc que, pour accorder mon inclination et mon devoir, je n'insiste que sur ce qui vous est absolument utile à savoir. Ici, ma fille, commencent son histoire et celle de sa première éducation. Je crois, par l'intérêt que j'y ai pris, et par l'attention que j'y ai donnée, pouvoir te la rendre presque littéralement: au moins puis-je me promettre de ne pas en altérer la substance.

Mon père, me dit M De Veymur, invité par sa propre famille à faire un choix, se décida par convenance et par goût pour Mademoiselle De Cintré. À la noblesse de son origine, elle joignoit toutes les qualités de l'esprit et du coeur: il ne lui manquoit qu'un peu plus de fortune; mais mon père en avoit assez pour tous deux. Au bout d'un an de mariage elle accoucha de deux enfans, ma soeur et moi, les seuls qu'elle ait eus. Elle pensa que la nature, les lui ayant donnés en même temps, lui avoit aussi donné assez de forces pour les nourrir. C'est d'ailleurs, disoit-elle à son mari, le lien le plus fort que je puisse former entre eux; et je suis bien sûre qu'ils ne seront jamais indifférens l'un à l'autre, quand ils auront été nourris du même lait, et qu'ils auront appris à s'aimer sur le sein de leur mère. À ces premiers soins nous devons en effet et la santé presque inaltérable dont nous jouissons, et le tendre attachement qui nous rend inséparables. Persuadée que la dépravation de l'homme, dans ses premières années, est bien plus une pente secrète et une trop grande facilité pour le mal, qu'elle n'est déja le mal même; que le sang, que le tempérament tout seuls ne font point nos moeurs, et ne décident point de nos vertus; qu'il n'y a point de caractère si lent ou si vif, si sensible ou si froid, qui ne soit susceptible de bien ou de mal, selon l'usage qu'on sait en faire, et le pli qu'on sait lui donner; qu'il n'y a point en nous de vice dont on ne puisse dire pourquoi et comment il y est entré; et qu'enfin les moindres choses influent sur les plus grandes; elle se fit une loi de ne rien mettre sous nos yeux et de ne rien offrir à nos premiers regards, qui pût nous faire prendre une impression dangereuse. Nos jouets étoient simples; nos vêtemens, propres, mais sans être recherchés; nos moindres meubles et nos ustensiles, tout ordinaires: si quelquefois, et toujours en sa présence, nous nous trouvions mêlés avec d'autres enfans, elle vouloit que, sans distinction, sans choix, ils fissent usage des nôtres, et que nous fissions usage des leurs. Habitude heureuse, qui ne répugne point à l'enfance, et qu'elle ne commence à perdre, que lorsqu'on est assez vain ou assez mal adroit pour lui faire envisager, avant le temps, des prérogatives et des différences! Par-là elle prétendoit déja, en nous élevant au sein de l'égalité, empêcher de naître les germes funestes de l'orgueil, de l'envie, de l'esprit d'intérêt et de propriété, de l'amour VIL et borné de ce moi, qui se concentre au fond de notre coeur, ramène tout à soi, veut dominer sur tout, et voudroit tout envahir. Elle mettoit à la place les premiers sentimens de l'humanité, et une bienveillance universelle. De tous les soins qui nous concernoient, elle ne laissoit aux autres que ceux qu'elle ne pouvoit prendre elle-même. Quelques domestiques, ceux seulement dont elle ne pouvoit se passer, sembloient nous aider plutôt que nous servir; ils nous donnoient le nécessaire comme en nous obligeant et par bonté, et avoient ordre de se refuser à nos caprices. Nous en avions peu, parce qu'on ne s'étoit pas mis en peine de les satisfaire; qu'on n'avoit pas laissé prendre à nos prières l'air d'un commandement; que nos cris eussent été perdus, s'ils ne nous eussent été arrachés par la douleur; et que nos pleurs ne paroissoient attendrir, qu'autant qu'on nous voyoit souffrir. Ainsi se formoit en nous une disposition prochaine à la fermeté et à l'égalité d'ame, par le retranchement de tous desirs superflus, ou par l'habitude de les vaincre. Ce petit nombre de domestiques qui nous environnoient, pleins de vénération pour leur maîtresse, prenoient sans effort le ton de la sagesse et de la raison qu'elle nous inspiroit; et il n'y en avoit aucun parmi eux, dont elle ne voulût être sûre comme d'elle-même: d'ailleurs sa délicatesse extrême sur l'éducation de ses enfans leur imposoit; et comme mon père prenoit aussi toutes les impressions que son épouse lui donnoit, ils n'avoient besoin, pour bien faire, que de se conformer à la conduite de leurs maîtres. Sans cesse ma mère les observoit; sans cesse elle s'observoit elle-même. Elle n'ignoroit pas combien l'oeil de l'enfant est attaché sur ceux qui le gouvernent; combien, naturellement imitateur, il observe leurs moindres actions, pour agir d'après le modèle qu'on lui présente; avec quel soin il étudie leurs affections et leur langage, pour se passionner d'après eux, pour aimer et pour haïr à leur exemple: mais sur-tout elle savoit avec quelle finesse il épie leurs moindres défauts; avec quelle sagacité, quelle justesse il saisit leur foible, pour s'en faire une excuse à lui-même, ou une dispense de respect et de confiance envers ceux qui le lui laissent appercevoir. Aussi, d'après ces lumières, elle portoit jusqu'au scrupule l'attention qu'elle prenoit à surmonter devant nous ses moindres foiblesses, afin de ne rien perdre sur notre esprit de tout le crédit qu'elle vouloit y conserver. Naturellement vive, elle se contraignoit jusqu'à ne laisser paroître aucun signe d'altération sur son visage, et d'impatience dans ses discours. Elle avoit pour principe, de ne jamais reprendre dans le moment où elle se sentoit trop affectée de ce que nous avions fait de mal; et elle aimoit mieux mettre quelque intervalle entre la faute et la réprimande, que de s'exposer, par trop d'empressement, à nous donner lieu de croire qu'elle ne nous reprenoit que par passion ou par humeur. Nous étions en effet si convaincus que la raison seule s'exprimoit par sa bouche, et que notre véritable intérêt étoit le seul motif qui la faisoit parler, que, bien loin de nous aigrir de ses reproches, nous lui en savions gré, et nous étions les premiers à rougir devant elle de ce qui nous les avoit attirés. Souvent elle nous faisoit faire le reproche par d'autres que par elle, afin de nous accoutumer à aimer la vérité, de quelque part qu'elle nous vînt; et elle avoit soin alors de nous faire regarder comme un service important, l'avis qu'on vouloit bien nous donner. Mais autant elle s'intéressoit à ce qu'on nous reprît avec bonté, et à ce que l'on mortifiât nos fantaisies, autant s'opposoit-elle en secret à ce qu'on nous contrariât dans ce qui étoit raisonnable, pour ne pas nous donner l'exemple contagieux des fantaisies des autres, et ne pas altérer le caractère de douceur et de bonté qu'elle vouloit former en nous.

Avant de rien commander, elle observoit attentivement si elle ne pouvoit pas nous le suggérer; elle se conduisoit de manière que nous paroissions nous y porter comme de nous-mêmes: elle faisoit si bien, que ce qui lui plaisoit, nous plaisoit aussi; que ce qu'elle vouloit, nous le voulions comme elle; et que nous faisions sa volonté, en croyant ne faire que la nôtre. Si cependant la chose devoit être pénible, si elle avoit besoin d'être commandée, elle commençoit par essayer nos forces, pour ne pas compromettre son autorité. Aussi ne fit-elle jamais un commandement inutile; et lorsqu'enfin elle venoit à donner un ordre, ou à faire une défense, elle ne les révoquoit sous aucun prétexte, tant que les circonstances étoient les mêmes, pour ne pas se montrer foible, ou ne pas paroître déraisonnable.

Mais ce que j'admire le plus, c'est qu'elle avoit établi son empire, et tout le sistême de notre éducation, sur notre respect et notre confiance envers elle, sur notre amour et la crainte extrême que nous avions de lui déplaire, sur une certaine honte du mal et une sorte de respect pour nous-mêmes.

Le respect pour elle, ma mère nous l'avoit inspiré par sa fermeté, par ses vertus, et par le ton qu'elle portoit dans toute sa conduite. La confiance, elle nous l'avoit donnée par la persuasion où elle nous mettoit, qu'elle ne faisoit rien et n'exigeoit rien de nous, qui ne fût pour notre bonheur: par là même, elle nous avoit amenés au point de lui confier nos secrets, de lui exposer nos désirs, de lui révéler nos fautes, et de nous faire convenir intérieurement que nous remportions toujours quelque avantage de notre sincérité. L'amour, elle nous l'avoit imprimé par celui qu'elle nous témoignoit. Notre crainte de lui déplaire venoit de la même source. Eh! Qu'elle savoit bien en tirer parti! Un air froid de sa part, une apparence de mécontentement, nous glaçoient ou nous faisoient trembler: s'ils eussent été soutenus, il n'y a rien que nous n'eussions fait pour les vaincre.

La honte du mal, elle l'avoit fait naître de l'idée du mal même. Sans nous faire de longs discours moraux, elle avoit éveillé dans notre ame un sentiment exquis, et une très-grande délicatesse sur tout ce qui s'offroit à nous sous cette idée, qu'elle nous montroit sans cesse environnée de confusion et d'horreur. Elle nous apprenoit à haïr le péché plus que la mort, elle nous avoit tout dit, quand elle avoit dit, cela est mal . D'ailleurs sa maxime n'étoit pas de tolérer un petit mal, ni à plus forte raison, de le permettre, pour en empêcher un plus grand; sachant trop bien que l'un conduit aisément à l'autre, et que celui qu'on nous permet est ordinairement un foible préservatif contre celui qu'on nous défend. Mais elle nous éclairoit avec bonté sur la nature de ce mal plus léger, qui ne nous eût point effrayés; elle nous en faisoit sentir les conséquences; elle nous donnoit des principes fixes et invariables, qui, en nous détournant des moindres fautes, en prèvenoient par la suite de plus considérables, et les prévenoient plus sûrement. Le respect pour nous-mêmes, elle nous y avoit portés par la haute idée qu'elle nous avoit fait prendre de notre nature, de notre ame, de notre raison, de ce que Dieu avoit fait en nous et pour nous. Être né raisonnable, disoit-elle quelquefois, et agir ainsi ! Souvent elle nous comparoit à nous-mêmes: "je suis contente, mon fils, me disoit-elle un jour; voilà le point où vous étiez il y a tel temps; voilà celui où vous êtes arrivé; vous avez crû de tant de degrés en mérite et en sagesse: je compte que vous serez, dans un an, encore une fois plus grand que vous n'êtes".

Mais sur-tout elle animoit, elle vivifioit toutes ses instructions, par l'esprit de cette religion sainte qu'elle se plaisoit à nous faire connoître; elle rendoit pratiques toutes les leçons qu'elle nous en donnoit; elle nous accoutumoit à tirer de ses dogmes les plus grandes leçons pour les moeurs; elle nous environnoit sans cesse de la majesté de l'être suprême, et nous faisoit voir Dieu par-tout, plus soigneusement que les nourrices, et la plupart des mères ne font voir par-tout à leurs enfans des spectres et des lutins.

En nous inculquant les vérités du christianisme, elle ne souffroit pas, entre les principes et la conduite, la plus lègère contradiction. Elle nous répétoit souvent ces importantes vérités: que, sans la religion, la probité n'est qu'un fantôme; qu'elle est seulement en proportion avec notre intérêt, et n'attend que l'occasion pour se dédire: que d'un autre côté aussi, avec une religion mal entendue, on a moins de lumières que de préjugés, et qu'il reste alors moins de motifs pour s'éloigner du vice, que d'illusions et de prétextes pour s'en rapprocher. Dans ces sentimens de respect, de confiance, et d'amour, dans la crainte de déplaire, dans les sentimens honnêtes et l'esprit de religion, ma mère trouvoit toujours au besoin les ressources les plus promptes tout à la fois et les plus sages. C'est de là qu'elle faisoit naître les motifs essentiels qui servoient à nous déterminer; c'est là qu'elle puisoit les châtimens et les récompenses; c'est de là enfin que se formoit à ses yeux toute la science et tout l'art du gouvernement.

Elle ne négligeoit pas cependant de joindre, à l'idée du devoir, tout ce qui pouvoit le rendre agréable et nous passionner pour lui; mais jamais elle n'empruntoit, pour y réussir, les ressorts dangereux de la vanité, de l'envie, de la gourmandise, d'une crainte basse et servile, de toutes ces passions funestes, dont on ne corrige l'une qu'en nourrissant l'autre, et qui ne préviennent un petit défaut que pour nous donner un grand vice.

Elle étoit d'ailleurs très-indulgente sur ce qui ne provenoit que de l'âge, et n'eût puni dans nous que l'entêtement et la mauvaise volonté. Si absolument il falloit punir, elle alloit à la source du mal; elle l'arrêtoit dans son commencement, pour en empêcher les progrès; elle punissoit d'abord, pour ne pas avoir un jour à punir avec trop de rigueur. Si un air de mécontentement de sa part, si de la nôtre, le sentiment ne suffisoit pas; elle nous traitoit alors comme des malades dans l'accès de la fièvre et du délire; elle nous éloignoit de sa table; elle nous envoyoit coucher; elle venoit ensuite nous veiller elle-même, et nous réduisoit à l'ennui de ne pouvoir rien faire, et au déplaisir d'être traités comme quelqu'un qui a perdu la santé ou qui a laissé aliéner sa raison. Une fois sur-tout elle me punit pour un mensonge; mais d'une autre manière, proportionnée à la faute que j'avois commise. Je ne sais comment elle avoit pu m'échapper, puisque je n'avois point d'intérêt à mentir, et que l'aveu de mes fautes m'en assuroit le pardon: elle m'échappa cependant, quelle qu'en fût la cause. C'étoit, aux yeux de ma mère, manquer par l'endroit le plus sensible. Ce vice tient à tout, disoit-elle; si mon fils l'avoit contracté une fois, avec lui il auroit bientôt tous les vices; et la même bassesse d'ame qui le porteroit à celui-là, le rendroit aisément capable de tous les autres. Elle voulut donc que tout se réunît, pour m'en faire honte et pour m'en punir. Elle me montra une défiance qu'elle n'avoit jamais eue; tout le monde, à son exemple, sembloit se défier de moi; on révoquoit en doute mes sentimens les plus naturels; on eût dit que mes expressions les plus fortes ne signifioient plus rien, et que je n'avois plus de langage commun avec personne. Tandis qu'un mot dans la bouche d'un autre avoit, à mes yeux, tout le poids de la vérité et toute la force du serment, des assurances reitérées de ma part ne paroissoient encore aux autres qu'un mensonge. Ah! Que je me trouvai avili dans ce moment! Je me faisois horreur à moi-même; et quoique cet état ait bien peu duré, je ne sais si j'aurois eu la force de le supporter plus long-temps. Ce châtiment, pris dans la nature même de la chose, me corrigea pour toujours; et ma mère ne cessa depuis de nous inculquer, avec un soin toujours nouveau, avec un zèle toujours plus ardent, soit pour nos sentimens, soit pour nos discours et pour nos actions, l'amour de la vérité. Nous avions passé nos premières années loin de la contagion des vices, loin des erreurs que ma mère craignoit également; nous voyions peu d'étrangers et, par son exemple, elle apprenoit à ceux que nous étions forcés de voir, à respecter notre enfance. Enfin l'âge étoit venu pour moi, où elle avoit besoin d'un appui, sur lequel elle pût se reposer à mon égard de ce qu'elle ne pouvoit pas faire par ses propres soins. Elle devoit toujours être la gouvernante de sa fille; mais il me falloit un gouverneur, et mon père ne pouvoit pas m'en servir. Elle ne s'étoit pas formé la chimère d'une éducation, selon laquelle je dûsse vivre presque seul, pour apprendre à vivre un jour en société; et elle ne vouloit pas s'exposer à tomber sans cesse en contradiction avec elle-même. Il falloit donc quelqu'un qui pût me produire dans le monde, me familiariser avec lui sans danger, m'aider à le connoître sans m'exposer au risque d'en être séduit, veiller sur moi, et me guider dans les exercices convenables à mon sexe, à mon âge, aux différens devoirs que j'aurois à remplir. Il lui failloit un homme à qui elle pût confier le dépôt le plus cher, celui de son fils, le dépôt le plus sacré, celui de son autorité: un homme qui méritât toute son estime, et qui eût toutes les qualités qu'elle désiroit trouver un jour dans son élève. Précepteur, gouverneur, peu lui importoit le nom, pourvu qu'il eût les talens et les vertus propres à la fonction qu'il devoit exercer; qu'il fût pour moi un guide, un ami, le supplément d'un père, si toutefois un père peut se suppléer.

Elle n'ignoroit pas qu'un tel homme ne se paye point; mais elle savoit aussi qu'il y a des hommes, qui, avec beaucoup de mérite et de sentiment, n'ont point de fortune, et n'en sont quelquefois que plus propres à conduire d'autres hommes; qu'en partageant avec l'un d'eux la fortune de son mari, elle faisoit celle de son fils; qu'il s'agissoit moins de se dépouiller pour enrichir un tel maître, que de mettre en commun avec lui les agrémens d'une société honnête, et de l'honorer assez pour qu'il fût digne lui-même d'honorer son élève. Elle avoit toujours été indignée de cette bassesse de sentimens, qui fait qu'un gouverneur vend ses soins, et que des parens les achètent; elle n'étoit pas étonnée que l'on marchandât si honteusement ce que l'un ôse bien mettre à prix, et ce que l'autre croit payer par un salaire. Mais comment trouver cette ame noble et désintéressée, la seule qui lui convînt? Il ne falloit qu'en avoir une soi-même; les belles ames se connoissent et s'attirent aisément. Ma mère rencontra dans M D'Orval, un ami tel qu'elle le désiroit. Je ne changeai point de façon de penser et d'agir entre ses mains; les principes de l'un et de l'autre étoient les mêmes; leur concert entre eux étoit parfait; leur autorité n'en faisoit qu'une. Je ne m'apperçus que j'avois un maître de plus, qu'aux nouvelles douceurs que sa société me procuroit, et aux connoîssances plus étendues dont il me donnoit le goût en même temps qu'il me les faisoit acquérir... ici, mon Émilie, je ne te répéterai pas tout ce qu'a fait ce second père pour former l'esprit de son disciple. Sa méthode étoit à peu de chose près, celle que je t'ai exposée dans ma dernière lettre; et s'il y a quelque différence, elle est si légère, qu'elle ne vaut pas la peine d'être exprimée. Je me bornerai donc la première fois que je t'écrirai, à continuer le récit de M De Veymur, sur ce que fit ce nouveau Mentor pour former entièrement son caractère et ses moeurs.

Aujourd'hui je ne t'en dirai pas davantage, pour ne pas te faire attendre de mes nouvelles plus long-temps. Adieu, ma chère Émilie; puisse la tendresse du père te consoler un peu de ce que le fils semble te dérober de la sienne avec tant d'injustice!

LETTRE 13

De la comtesse de Valmont au marquis. Mon père, que vous m'avez intéressée! Que vous m'avez fait aimer M De Veymur! Il m'est devenu cher; pour vous, qui avez trouvé en lui un ami; pour lui-même; pour sa famille, dont il fait le bonheur; et pour moi, à qui il offre par son récit un modèle d'éducation, dont j'espère bien ne m'écarter jamais. Ô vous! Qui connoissez si bien mon coeur, vous ne doutez pas de l'impatience où je suis de vous voir achever l'histoire de sa vie! Que ne puis-je l'entendre de sa bouche! Que ne puis-je partager vos doux entretiens! Que n'a-t-il pu voir couler les larmes que sa tendresse filiale et la mémoire de sa respectable mère m'ont fait verser! Je me transporte, du moins en esprit, au milieu de vous; je vous rends grâces à tous deux; j'ose bien vous embrasser tour à tour, et vous appeller l'un et l'autre mon père, puisque tous deux, par vos leçons, vous devenez les maîtres, les guides, et les pères de mes enfans. Ne tardez pas plus long-temps à achever le récit que vous avez commencé, et ne craignez pas d'en trop dire. Quels objets sont plus propres à suspendre le sentiment de ma peine, et à charmer ma douleur! Quelle différence entre les riantes images que vous m'offrez, entre les sentimens agréables que vous faites passer dans mon ame, et les idées tristes et affligeantes que fait naître en moi tout ce qui m'environne! Par-tout je ne rencontre que des sujets d'embarras et de perplexité. Ah! Si Dieu ne me soutenoit! ... Mais j'attends tout de son secours, lors même que je crains tout de ma foiblesse.

Dernièrement encore le cruel Lausane a préparé un nouveau choc à ma sensibilité. Il sait quel est l'excès de ma tendresse pour mon mari; et je ne conçois pas quel plaisir il peut trouver à m'affliger davantage, ou quel bien il peut s'en promettre. Le roi a signé enfin le contrat de mariage de sa soeur; et, pour que le baron pût assister à ses nôces, il lui a permis de venir passer quelques jours à Paris. À peine étoit-il arrivé, que, sous prétexte de me donner des nouvelles de Valmont, il a demandé à me voir, et s'est fait annoncer. J'étois seule. Il se jette à mes genoux. Je viens, madame, me dit-il d'une voix entrecoupée, vous rendre, autant qu'il est en moi, le coeur de votre mari, et vous demander ma grâce, ou la mort, si vous me croyez coupable. Dans le trouble où j'étois, je ne pus que lui témoigner mon saisissement et ma surprise, et lui faire signe de se relever. J'obéis, madame, me dit-il encore d'une voix forte et animée: mais daignez m'entendre; il y va de vos plus chers intérêts. Vous étiez prévenue, et vous m'avez condamné sans me laisser le temps de me justifier. Il est vrai, j'ai hazardé devant vous et devant le comte des propos légers; je lui ai rendu sa foi suspecte; cette foi me l'étoit alors, et mes lèvres n'exprimoient que les sentimens de mon coeur; j'aurois dû les garder pour moi seul, et je ne l'ai pas fait: voilà mon crime. Ai-je influé beaucoup sur ses opinions? Je ne le crois pas. Il pensoit tout bas en incrédule, lorsque j'ai parlé hautement devant lui le langage de l'incrédulité. N'importe, j'ai pu lui apprendre à parler comme moi; et lorsque vos sages leçons ont commencé à éclairer mon entendement et à toucher mon coeur, j'ai vu le sien s'endurcir, et son esprit se fermer de plus en plus à la lumière. Si c'est moi qui lui ai fait prendre le ton de l'irréligion, que d'autres avoient déja portée dans son ame; c'en est assez pour me rendre l'objet de votre haine,... si cependant la vraie piété, la vraie foi vous permet de me haïr. Pour laver cette première faute, que voulez-vous que je fasse? La vie m'est devenue à charge depuis que j'ai pu vous être odieux; et si vous en ordonnez le sacrifice, ce sera moins me punir, que mettre fin à mon tourment. Mais il est un autre crime que vous me supposez, et dont il faut que je me justifie, quel que soit l'arrêt que vous devez prononcer contre moi. Vous croyez, et vous ne me l'avez que trop fait entrevoir, oui, vous croyez que c'est moi, qui, par mes discours, ai préparé l'infidélité que vous fait votre mari; moi! Qui ai pu être jaloux de son bonheur, mais qui, bien loin de vouloir troubler le vôtre, eusse été prêt à vous immoler ma propre félicité; moi! Madame, qui aux dépens de mon repos, eusse consenti à vous assurer l'hommage de tous les coeurs. Ah! Que vous me connoissez mal! Et que ne m'est-il permis de vous tout dire, pour vous apprendre à me connoître! Mais au moins je ne vous dissimulerai pas ce qu'il est essentiel que vous sachiez. Le comte aimoit déja Mademoiselle De Senneville, lorsque des intérêts de famille l'ont forcé à conclure le mariage que son père projettoit depuis si long-temps... à ces mots, je fis un cri d'étonnement et de douleur. Le baron en parut déconcerté. Il se remit cependant, et continua ainsi: j'ai bien prévu que je ferois une plaie sensible à votre coeur; et j'aurois sacrifié ma justification même à votre tranquillité, s'il n'étoit question de trouver un remède à vos maux. Souvenez-vous que, quelque temps avant votre mariage, Valmont vous accompagna jusqu'au couvent où étoit Mademoiselle De Senneville, et la vit pour la première fois. Depuis ce moment, frappé de ses charmes, il n'a plus rien vu. La volonté d'un père qu'il chérissoit, des bienséances qui lui tenoient lieu d'une sorte de nécessité, les conseils d'un ami,... qui vous rendoit plus de justice, l'ont porté à se contraindre. Peut-être aussi espéroit-il trouver dans l'union qu'il contractoit de quoi tempérer sa passion: la ressemblance, quoiqu'éloignée, qu'il vous trouvoit avec Mademoiselle De Senneville, la douceur de votre caractère, une fortune brillante jointe à la naissance la plus distinguée, tout sembloit lui promettre que ses penchans seroient bientôt d'accord avec son devoir: il se le promettoit à lui-même. Il se faisoit illusion, ainsi qu'à vous, par les marques d'attachement qu'il vous prodiguoit; il mettoit les expressions à la place du sentiment; il affectoit pour vous de la tendresse, et n'avoit que de l'estime. Bientôt il s'est lassé de cette contrainte; les expressions se sont affoiblies par dégrés; Mademoiselle De Senneville est venue... mais, monsieur, ai-je repris avec feu, pourquoi, vous, l'ami de Valmont, l'avez-vous laissé former une union que son coeur désavouoit?-Parce qu'il m'eût été impossible de l'empêcher; parce que vous aimiez le jeune comte, et qu'il eût été heureux s'il eût su se vaincre et vous aimer lui-même.-Hé, pourquoi donc vous opposiez-vous aux marques de tendresse qu'il me donnoit? Pourquoi lui faisiez-vous un ridicule de l'amour que dans les premiers temps il paroissoit avoir pour moi?-Parce que la contrainte qu'il y mettoit, et que vous seule n'apperceviez pas, le rendoit en effet ridicule, et ne pouvoit, après tout, que le refroidir encore plus, et vous rendre ensuite plus sensibles les marques de son indifférence: parce que j'étois piqué de lui voir jouer si mal ce qu'il sentoit si foiblement.-Mais enfin, pourquoi ne pas m'avertir, lorsque j'ai parlé devant vous de faire venir Mademoiselle De Senneville?

Parce qu'il n'étoit plus temps de rompre le silence, et que je ne me serois pas attendu à la proposition que vous avez faite à Valmont; que lui-même, comme vous auriez pu le remarquer, l'a saisie trop vivement pour que je dusse espérer de le faire changer de sentiment; que d'ailleurs vous m'auriez cru trop difficilement peut-être, et que je n'avois pas assez mérité votre confiance... eh, maintenant, monsieur, lui dis-je en l'interrompant, la méritez-vous mieux? Quoi qu'il en soit, est-il temps de profiter d'un pareil avis?-Oui, madame, l'amour du comte a trop éclaté: le prince en est instruit, et plaint votre jeunesse et vos charmes. Il est temps encore d'arracher votre mari à un objet qui fait son tourment, et qui est la cause de toutes vos peines. Sollicitez hautement un ordre pour éloigner Mademoiselle De Senneville, et je me charge d'appuyer auprès du roi une si juste demande.-Qui, moi! Faire retomber tout le poids de mon infortune sur une fille innocente, et qui n'a d'autre crime que celui d'être aimable? Ne payer son amitié que de la plus noire trahison? Lui faire subir la honte d'une retraite forcée, et qui donneroit lieu de penser qu'elle a pu être coupable? ...-Eh, madame, elle l'est assez, puisqu'elle a rendu votre mari infidèle.-Est-ce donc sa faute? Et dois-je l'en punir?-Eh, pourquoi non? Si elle n'est pas déja assez criminelle à vos ieux, si elle ne l'est pas aux ieux du public, qui en sait peut être plus que vous, craignez qu'elle ne le devienne. Je vous en ai trop dit, madame; vous savez maintenant tout l'intérêt que je prends à vos malheurs; vous me trouverez toujours disposé à en tarir la source, et par la suite du moins vous me rendrez plus de justice. Le baron s'est levé en achevant ces mots, et m'a laissée dans l'agitation la plus violente... hélas! Je m'étois fait un si beau plan de constance et de résignation! Ce seul entretien m'a tout fait oublier. La jalousie, le dépit, l'excessive sensibilité d'une ame vive et tendre, la religion elle-même que j'appellois à mon secours, formoient en moi un conflit de pensées et de désirs contraires que j'aurois peine à décrire. La seule idée d'avoir épousé Valmont sans en être aimée, d'avoir été si long-temps la dupe des expressions de sa tendresse et des témoignages qu'il me donnoit de son amour, de ne devoir notre union mutuelle qu'à ma fortune et non à son penchant, d'avoir reçu sa main et ses sermens, tandis qu'une autre possédoit son coeur; cette idée me faisoit frémir. Il me sembloit que le ciel même, irrité contre nous, avoit en horreur le noeud qui nous assemble; et je tremblois pour les tristes fruits d'une alliance contractée sous de si malheureux auspices. Quelquefois aussi je ne pouvois me résoudre à révoquer en doute la sincérité de Valmont; j'aimois bien mieux qu'il n'eût cessé de m'aimer que lorsqu'il a cessé de me le dire. Aux preuves apparentes qu'on m'avoit données de son ancien amour pour Senneville, j'opposois ce combat si récent que j'ai vu se former en lui, lorsque je l'ai surpris tout baigné de pleurs, et qu'il sembloit armer en ma faveur, contre une passion naissante, tous les droits de mon amour. Je me flattois qu'il reviendroit tôt ou tard de ses égaremens; que la raison, que ma tendresse, que la bonté de son coeur, l'emporteroient sur un amour passager; que les réflexions qu'il a pu faire pendant cette courte absence qui nous sépare, me le ramèneroient bientôt plus tendre et plus fidèle... mais au même instant je pensois qu'il reverroit Senneville; qu'à son arrivée elle réveilleroit en lui les mêmes impressions; et que peut-être elle se réjouïroit enfin de son triomphe. Les dernières paroles de Lausanne redoubloient mes alarmes; je croyois la voir, d'intelligence avec le comte, me tromper par des marques d'attachement, et, par des dehors de simplicité et de candeur, abuser de ma crédulité. Ah! Je lui supposois un manège dont elle n'est pas capable, et un art qu'elle ne connoît pas. Je regrettois dans ce moment de n'avoir pas exigé de Lausanne qu'il s'expliquât davantage, de n'avoir pas tiré de lui plus de lumières, et de n'avoir pas profité de l'offre qu'il me faisoit d'intéresser pour moi l'autorité du prince. Je ne tardois pas cependant à désavouer un projet si injuste, et je croyois plus vertueux et plus sage de n'employer d'autres armes que la douceur et la patience. Dans l'état d'incertitude où je suis, flottant sans cesse entre la crainte et l'espérance, que l'absence de Valmont me fait souffrir! Pourquoi faut-il qu'elle dure encore si long-temps pour moi! Grand dieu! Dictez moi, à son retour, ce que vous voulez que je fasse pour le toucher et pour vous plaire.

Dieu! Dictez moi, à son retour, ce que

LETTRE 1

Du marquis de Valmont à sa fille. Le dangereux homme que Lausane! Ne souffre pas, ma fille, que ses avis trompeurs et ses perfides conseils prennent quelque empire sur ton esprit. À travers le masque dont il se couvre, l'espèce de repentir qu'il témoigne, et l'intérêt d'ailleurs trop vif et trop réel qu'il te laisse appercevoir, il est aisé de démêler en lui un caractère faux, dont tu n'as que trop lieu de te défier. Sous de feintes confidences, il cache le dessein qu'il a formé de t'aigrir contre ton mari, de t'ôter le doux espoir de le ramener un jour, de te porter à lui rendre ce retour impossible, en l'aigrissant lui-même contre toi. Qu'il est heureux que la bonté de ton coeur t'ait garantie du piége qu'il te tendoit! Si tu eusses fait la démarche imprudente qu'il te suggéroit, tout ce qu'elle a d'odieux retomboit sur toi seule; ton mari n'eût pu en accuser un autre; Lausane se taisoit, pour recueillir le fruit de cette intrigue; et livrée de plus en plus à ses séductions et à ses promesses, tu te serois bientôt imaginée qu'il ne te restoit que lui pour soutien et pour guide après toutes les suites d'un tel événement. Benis donc le seigneur, de ce qu'il t'a inspiré le plus sage parti; ne t'écarte point du plan que tu t'es fait; retiens ton mari par ta modération et ta douceur; ménage Lausane, parce qu'il est encore à craindre, et que tu ne réussirois pas pour le moment à en détacher Valmont. Hélas! Mon fils est dans un état d'ivresse et de folie, dont le temps et des évènemens plus heureux auront seuls la force de le guérir. Attendons-les de cette providence sur laquelle tu t'appuies; et, pourvu que nous ne mettions pas d'obstacles à ses desseins par une conduite peu mesurée, ne doutons pas que, par des voies inconnues, elle ne sache nous conduire au terme après lequel nous soupirons.

Je laisse à part ces tristes objets, pour reprendre, ma chère fille, avec autant d'empressement que tu m'en témoignes, le récit de M De Veymur sur l'éducation qu'on lui a donnée. C'est ainsi qu'il continua l'entretien que nous avions commencé, et dont j'ai remis le détail sous ses yeux, pour être plus sûr de n'en rien oublier. Jusqu'au moment où ma mère me donna M D'Orval pour guide et pour ami, les rapports que j'avois eus avec les autres hommes, avoient été très-bornés; ils commençoient à s'étendre: les relations de famille devenoient plus étroites de jour en jour, et plus indispensables; j'avois, pour de certaines études, des compagnons et des maîtres (car on n'avoit pas imaginé que le mien dût être un homme universel). Je me trouvai donc lié nécessairement avec un plus grand nombre d'hommes; et dès lors n'étoit-ce pas rappeller par ce même endroit toutes les erreurs et tous les vices? Rassurez-vous; on étoit trop attentif à leur fermer tout accès, pour avoir à craindre que je pusse les adopter. Les premières habitudes, les premiers goûts qu'on m'avoit fait prendre, les principes si honnêtes et si sages qu'on m'avoit inculqués presque en naissant, formoient déjà autour de mon esprit et de mon coeur comme un double rempart, qu'il étoit difficile de forcer. La présence et la conduite de mon guide en étoient un autre bien plus insurmontable encore. Cet ami fidèle ne m'abandonnoit pas un instant; et il s'étoit tellement attaché à moi, il m'avoit rendu son commerce si doux, que nous nous devenions comme nécessaires l'un à l'autre. Il étoit de toutes mes études, pour les éclairer, pour m'aider à en prendre l'esprit, pour étudier avec moi, en se faisant quelquefois, pour mieux m'instruire, mon disciple ou mon émule. Il étoit de tous mes plaisirs, pour les régler, pour les épurer, pour me les rendre plus agréables encore par l'assaisonnement qu'il y savoit mettre. Il étoit de toutes mes sociétés, pour m'apprendre à les choisir; pour en écarter les périls; pour me distraire adroitement de celles qui ne me convenoient pas; pour empêcher la trop grande intimité, même avec celles qui me convenoient davantage; pour me rappeller et me faciliter l'application de mes principes aux sentimens établis dans le monde, aux fausses maximes que l'on y soutenoit devant moi, et aux exemples pernicieux que j'étois forcé d'y rencontrer. Il me garantissoit des préjugés, en me faisant apprécier les objets en eux-mêmes, en me faisant estimer la valeur des choses indépendamment de l'opinion, en m'instruisant à ne mettre, dans la poursuite de ce qu'on appelle des biens, qu'un degré de chaleur proportionné à leur prix; ce qui en prévenoit la passion, et ce qui souvent même en éteignoit en moi le desir. Il m'enseignoit à distinguer le bonheur, de l'opulence; le contentement, de la gaieté; la grandeur, des dignités et des titres; la vertu, de son masque; et l'homme, de son habit. Mais ici, pour ne pas me former un esprit caustique et un caractère méchant, les leçons étoient générales, et leur application n'avoit rien de particulier. À l'égard des vices manifestes, il me faisoit de leur spectacle une école de vertu; j'en envisageois, avec lui, de sang froid, la nature, et j'en avois horreur; j'en considérois les effets et les suites, et ils m'inspiroient la honte et la terreur. Un peu plus tôt, ce spectacle m'eût été dangereux; plus tard, il m'eût été moins utile pour le parti que j'en devois tirer. Cependant on n'oublioit pas de m'apprendre en même temps à séparer toujours l'homme de ses défauts, à respecter sa nature, et à chérir sa personne, à détester ses vices, et à gémir sur ses erreurs. Que vous dirai-je enfin? Mon guide, mon précepteur, mon ami étoit, sur toutes choses, de mes pratiques de religion et de vertu, pour les diriger, pour me les faire aimer, pour me les persuader par son exemple bien plus que par ses discours.

Nous allions ensemble nous attendrir sur les misères humaines: il pleuroit sur les malheureux, et je pleurois avec lui; il les consoloit, et je me consolois avec eux. Il employoit pour eux ses soins ou son crédit, et me rendoit plus souvent moi-même leur agent ou leur protecteur. Leur vue m'affligeoit, mais j'aimois à m'affliger ainsi. Ces larmes d'attendrissement portoient au fond de mon coeur je ne sais quoi de doux, que j'eusse préféré à toute l'agitation des plaisirs turbulens." Mon ami, mon fils", me disoit quelquefois mon guide, "que vous êtes heureux d'être né sensible! Et qu'il vaut bien mieux verser des pleurs de tendresse et de sentiment, que de rire avec les heureux du siècle, et d'être insensible comme eux "! Nos pleurs n'étoient jamais stériles à l'égard de ceux que nous cherchions à consoler; et comme nous ne sortions d'auprès d'eux qu'en les laissant moins affligés, je n'en sortois jamais sans être plus content. Croiriez-vous que, par la manière dont mon gouverneur s'y prenoit, c'étoit une de mes plus grandes récompenses que de pouvoir faire du bien , et que M D'Orval m'avoit sévèrement puni, lorsque, mécontent de moi, il ne m'avoit pas laissé libre d'en faire avec lui? Pour que je pusse satisfaire aisément ce besoin si doux et cette passion si belle qu'il avoit excités en moi, il me rendoit sagement économe dans tous les achats que nous faisions des choses qui m'étoient nécessaires. Il m'en offroit ordinairement de plusieurs qualités différentes. Ceci, me disoit-il, suffit à vos besoins, à la bienséance, et n'est point au-dessous de votre état: ceci lui convient encore, et n'est point au-dessus; mais il coûte davantage, et vous laissera moins de bien à faire. Il parloit ainsi, et le choix étoit bientôt fait. Il nourrissoit, il augmentoit ma sensibilité, et me rendoit toujours plus instructif le spectacle de l'infortune et de la misère, par les réflexions qu'il me suggéroit." Ces infortunés, me disoit-il un jour, ont pu avoir des ancêtres plus opulens que vos pères " (il m'en montroit quelquefois de semblables, et me formoit au secret, en permettant qu'ils me racontassent leurs malheurs): "un renversement de fortune, peut-être aussi un manque de conduite, les ont plongés dans l'indigence. Puissiez-vous, puissent vos enfans, ne jamais éprouver le même sort, et ne pas avoir besoin des mêmes secours".

Telles étoient les leçons que me donnoit mon guide; mais elles ne suffisoient point à sa sagesse. Il vouloit former en moi une ame forte, inaccessible à la crainte, et capable de soutenir les revers. Pour y parvenir, independamment des différentes épreuves par lesquelles on avoit eu soin de former par degrés mon enfance, il m'accoutumoit peu à peu à des retranchemens et à des privations sur les choses mêmes que je possédois; il me rendoit libéral de ce qui m'étoit devenu le plus cher, pour me rendre en même-temps bienfaisant et courageux; il se passoit, ainsi que moi, de ce que je croyois nous être nécessaire; il me formoit une espèce de gymnastique pour l'ame comme pour le corps, en m'apprenant à lutter contre les besoins et les desirs. Exposés quelquefois à toutes les injures de l'air, mal couchés, mal vêtus, mal nourris, nous allions passer des mois entiers dans des chaumières, où nous dressions des plans, où nous dessinions des perspectives, où nous passions en revue nos connoissances, et, toujours, où nous faisions du bien. Rien ne nous décourageoit, rien ne nous rebutoit; nous ne voulions pas être maitrisés par les obstacles, dès que nous pouvions les vaincre et aux difficultés qui se présentoient, nous ne cédions rien de ce que la constance pouvoit nous donner.

Ce n'étoit pas seulement par rapport aux évènemens et aux choses, que mon sage Mentor travailloit à me remplir de force et de courage; c'étoit sur-tout à l'égard des hommes. Autant il vouloit que je fusse sensible aux reproches de ma conscience et à la crainte du blâme justement mérité, autant m'instruisoit-il à braver le ridicule en faveur du devoir, et à triompher, par le sentiment du véritable honneur, de la lâcheté du respect humain. Sans me perdre de vue, il m'exposoit aux plaisanteries de mes camarades d'exercices, sur le genre de vie que nous menions, sur la régularité de nos moeurs, sur l'esprit de religion qui paroissoit animer notre conduite. Il me mettoit en butte à l'air froid et dédaigneux, à la morgue fière et méprisante, à l'insultante pitié de ces prétendus sages, qui subjuguent les autres hommes, et les aveuglent, en leur faisant accroire qu'ils sont faits pour les éclairer. Il me laissoit essuyer par intervalles, mais avec plus de ménagemens encore, les agaceries d'un sexe, qui nous captive en se jouant, et nous maitrise en paroissant nous flatter; les importunités et les prières de ceux que j'aurois voulu obliger, même par reconnoissance; les espèces de commandemens ou de menaces de parens et de protecteurs, dont je risquois de perdre les bonnes grâces par un refus, et qu'aux dépens des moeurs il eût fallu suivre par-tout où ils m'auroient mené: car je touchois déjà à ma seizième année, et l'on m'offroit de toute part des parties de plaisir où je savois que règne la licence, et des spectacles où les passions entrent par tous les sens. Si je chancelois un moment, "ferme, me disoit mon guide, c'est ici l'instant des vrais combats et la source des plus glorieux triomphes". Lorsque j'avois vaincu, "viens, mon ami, ajoutoit-il en m'embrassant, viens recevoir les éloges de l'amitié, et ces témoignages plus flatteurs encore que t'offre ta conscience. Tu as fait ton devoir, tu as triomphé du monde et de ton propre coeur: voilà la véritable valeur; et puisque tu es fort contre toi-même, tu le seras sans peine contre les ennemis de ton roi. Ô mon fils! Continuoit-il avec chaleur, sois toujours ce que tu dois être: n'imite pas ces hommes foibles et pusillanimes, qui n'ont point de caractère à eux, qui, comme la cire qu'on pétrit sous les doigts, reçoivent l'empreinte de tout ce qui les environne, bons ou mauvais, raisonnables ou frivoles, selon le ton de la société où ils se trouvent, et le caractère qu'on leur fait prendre. Suis tes principes; marche d'un pas ferme sur la même ligne, et que, dans ta manière de penser et d'agir, chaque instant de ta vie te trouve d'accord avec toi-même". N'imaginez pas cependant qu'il me fît contracter par là le caractère d'une vertu rude et farouche; il vouloit au contraire que je me pliasse sans effort à tout ce qui n'étoit point un mal, et qui ne pouvoit pas le devenir. Ce qu'il y a même de remarquable, c'est que mon ami, sans gêne, sans grimace, sans feinte, et sans l'avoir appris, étoit le plus poli de tous les hommes. Par le seul esprit de bienveillance, d'humanité, d'une charité plus sûre encore, il avoit contracté jusque dans la retraite, cette aménité, cette affabilité pleine d'attentions, de complaisance, et d'égards, dont il trouvoit la source dans son coeur, et qui le rendoit mille fois plus aimable que cette foule de gens si affectueux, si maniérés, si polis, et si fourbes, dont le monde est rempli.

Pour achever de me rendre fort, il falloit m'armer d'avance contre les passions; et c'est encore ce que faisoit M D'Orval. Il avoit d'abord levé à mes yeux l'équivoque dangereuse que ce mot renferme. Prises pour des penchans naturels, pour de simples affections soumises à la raison, et qui, d'accord avec elle, ne font que nous conduire plus facilement au but vers lequel la raison elle-même nous dirige, les passions, si vous voulez les appeler ainsi, sont un don que nous a fait l'auteur de la nature. Ce sont des vents doux et propices, qui aident à la manoeuvre, au lieu de la contraindre, et qui, sous la direction d'un sage pilote, rendent notre course plus prompte, et nous ramènent plus sûrement au port. Ces affections, pour me servir d'un terme plus exact et plus precis, donnent de la force à notre ame, bien loin de lui en ôter; ce que la raison froide et languissante n'eût pu faire toute seule, elle le fait aisément avec elles. Le plus insensé de tous les projets seroit donc de vouloir les anéantir: modérez-les seulement; que la raison les gouverne; que la religion les épure; et, susceptibles comme elles le sont des plus grands biens, vous en tirerez les plus grands avantages. Mais les passions, prises dans le sens le plus ordinaire, c'est-à-dire, pour des affections trop fortes, ardentes, impétueuses, qui se dérèglent par la trop grande activité de leur mouvement, ou par la nature de l'objet vers lequel elles se portent, intervertissent l'ordre des choses, ne suivent d'autre loi que les sens, précipitent et égarent la raison, au lieu de s'y soumettre: eh, qui n'avouera qu'elles sont le fléau du monde, et qu'elles en causent tous les ravages? Ce ne sont plus ces vents doux et favorables, qui, aidés de la rame, poussoient tranquillement vers le rivage une barque fragile; ce sont les aquilons déchainés, qui vont soulever les flots, exciter les orages, et troubler tout l'empire des mers. Voilà cependant ce qu'une fausse et dangereuse philosophie a bien voulu confondre; et, sous prétexte qu'il y a des penchans naturels et nécessaires à l'homme, elle a fait indistinctement l'éloge des passions les plus fougueuses, à la honte de l'humanité, et au mépris de la raison.

Mais d'après un si bel éloge, il faudra donc détruire toutes les notions du juste et de l'injuste, confondre le bien avec le mal, et la lumière avec les ténèbres? Il faudra renverser toute règle, justifier tout désordre, louer, diviniser tout excès, ruiner toutes les vertus, et sur leurs honteux débris élever l'empire des passions? Il faudra, dans le noble enthousiasme qu'elles inspirent, et n'ayant plus d'autre frein, d'autres guides qu'elles-mêmes, passer avec Tullie sur le corps de son père, pour monter au Capitole; mettre le feu aux quatre coins de Rome, pour amuser la passion de Néron; avec celle de Tarquin, déshonorer Lucrèce; brûler le temple, comme Érostrate, pour se faire un nom; et ravager le monde avec Alexandre? Mon guide n'avoit pas encore assez de force d'esprit pour de si monstrueux systêmes, ni assez de philosophie pour tant d'égaremens. C'est en distinguant par-tout avec soin l'usage d'avec l'abus, le penchant retenu dans ses justes bornes, d'avec la passion abandonnée à ses dérèglemens, et ce que donne la nature d'avec ce qu'y ajoûte la dépravation, qu'il régla mes lumières et sa conduite à mon égard. Il voulut toujours que mes penchans les plus naturels fussent d'accord avec ma raison; que celle-ci en fût la modératrice et la règle, et jamais l'esclave. C'est pour cela qu'il m'avoit appris, dès les premiers temps, à donner aux objets sensibles une juste valeur, persuadé que le principal moteur de la volonté étoit l'entendement; que nos idées sur le prix des choses relatives à notre bonheur, étoient la mesure de nos desirs, et qu'ainsi éclairé sur le prix des richesses, des plaisirs, et des honneurs, si j'avois à me passionner, pour parler un instant le langage ordinaire, ce ne seroit jamais pour de tels biens.

De tous les penchans donnés par la nature, le premier, le plus vrai, le plus constant, celui qui est la source de tous les autres, et qui les renferme tous; celui qui naît et qui meurt avec nous; qui est l'ame et la vie de tout être intelligent et sensible; qui, bien ou mal dirigé, forme nos vertus et nos vices; c'est l'amour de soi. Éclairé sur ses véritables intérêts, il concilie son bonheur avec le bonheur de tous les autres, et ne cherche à nous rendre heureux, qu'en agissant de manière que tous les autres le soient avec nous. Alors, comme tout tend au même but, tout lui prête la main dans l'exécution d'un si noble, d'un si juste dessein: et il est bien difficile qu'il trouve quelque opposition dans sa marche; ou, s'il en trouve, il est bien rare que, parmi nos semblables, le plus grand nombre ne lui donne pas les moyens de la vaincre.

Mais cet amour vient-il à se dérégler? Ce n'est plus l'amour bienfaisant et équitable de nous-mêmes et des autres; c'est l'amour-propre injuste et exclusif; c'est la vanité; c'est l'orgueil, principe de tous nos maux, comme il est la source de tous nos crimes. L'amour de soi, sage et bien ordonné, met chacun à sa place dans le vaste tout dont il fait partie, et s'y met lui-même: l'amour-propre, au contraire, se fait le centre de tout ce qui l'environne; s'arroge des droits et des privilèges; se compare aux autres, et se préfère; tourne tout à son profit; ne connoît de bornes que ses forces, et présume toujours en leur faveur; lutte contre tous les intérêts, et ne s'apperçoit pas que, dans ce conflit de volontés et de pouvoirs, tous se flattant au même titre d'avoir les mêmes droits que lui, il en résulte une guerre de lui seul contre tous et de tous contre lui, dont il sera nécessairement la victime.

C'est cet amour-propre insensé, qui enfante les vains projets, qui donne le branle à toutes les autres passions; qui met en jeu tous les ressorts, et s'aide de toutes les injustices, pour parvenir au but qu'il se propose: c'est lui qui trouble, qui divise, pour mieux envahir; qui sape le trône, et renverse le monarque, pour régner à sa place; qui brise l'autel et s'attaque au dieu qu'on révère, pour se faire adorer lui-même; qui bouleversera le monde, pour s'en faire le maître, et finira par s'ensevelir sous ses ruines. Tel est l'amour-propre dans ses excès. Laissez-le germer dans un coeur; permettez-lui autant de forces que de desirs; et jugez en effet de ce que deviendra l'univers.

Pour empêcher de naître un tel monstre, ou pour l'étouffer en naissant, vous avez vu toutes les précautions qu'une mère sage avoit prises dès ma plus tendre enfance: mais il falloit, à mesure que j'avançois en âge, les continuer, les redoubler; et c'est ce que M D'Orval ne cessa jamais de faire. Pour confondre l'orgueil qui vient de la naissance, des titres, du faste, et des richesses, au flambeau de la raison, il m'avoit éclairé sur tous ces objets, il m'en avoit fait voir le néant et le préjugé, il avoit déchiré à mes yeux le voile dont se couvre leur brillante imposture: en m'apprenant à respecter, à compter les rangs, il m'avoit instruit à peser les mérites, et m'avoit fait paroître l'homme si petit sous l'écorce dont il s'enveloppe, que, par sentiment, par amour-propre peut-être, si mon guide m'en eût laissé susceptible, j'eusse rougi de me croire grand, ou de chercher à le devenir, par tout ce qui étoit si fort au dessous de moi.

Mais il y a des alimens moins grossiers, dont se nourrit un amour-propre plus délicat et plus subtil; nos lumières, par exemple, nos talens, nos vertus: et ici, pour prévenir toute vanité, mon sage Mentor m'apprenoit, avant toutes choses, à m'interdire toute comparaison. Il vouloit bien que j'eusse assez de discernement et de justesse pour sentir, pour apprécier mes forces, afin que je ne courusse pas le risque, presque également à craindre, de rester en deçà, par une fausse modestie, ou d'aller au delà par une folle présomption: mais il ne permettoit pas que je les misse en parallèle avec celle des autres. Mon fils, me disoit-il, sois fidèle à la maxime des anciens sages, connoissez-vous vous-même; mais ne te mesure point avec tes semblables. Où seroit entre eux et toi la mesure commune? Où prendrois-tu la règle précise du jugement que tu ôserois porter? Les apparences sont souvent trompeuses; ce qu'ils te montrent est peut-être d'un bien moindre prix que ce qu'ils te cachent; et d'ailleurs, juge dans ta propre cause, si tu veux peser les mérites, qui tiendra pour toi la balance égale, ou qui t'empêchera d'en altérer les poids? Mon guide faisoit plus encore: il me forçoit à remonter au premier principe de toutes choses; il me faisoit disparoître tout entier devant celui qui est ; il me faisoit voir tous les talens distribués à son gré, toutes les vertus émanées de lui comme de leur source, et me contraignoit d'avouer que je ne suis rien de moi-même. Cependant, comme il n'est que trop vrai que l'amour-propre renaît de ses cendres; que, tel que ce géant vaincu par Hercule, en touchant la terre, il tire de nouvelles forces de sa défaite; et qu'après tout il tourne en sa faveur les foibles armes que la raison nous prête contre lui; il sentoit l'impuissance où il étoit de donner à ses travaux un fondement solide, et d'en assurer le succès, si, pour suppléer à ce qui leur manquoit, il ne donnoit le reste à faire à l'humilité chrétienne.

Après l'amour-propre, la passion la plus générale et la plus forte, la plus séduisante de toutes et la plus dangereuse, la plus douce en apparence et la plus violente, c'est l'amour. J'entrois dans l'âge où il se fait sentir: quoiqu'élevé par des maîtres si sages, je frémissois déjà à la vue d'un objet trop aimable, et à l'approche d'un sexe différent. Une main posée sur la mienne me faisoit tressaillir; un feu secret couloit dans mes veines; et une rougeur timide, indice trop marqué de mes premiers sentimens, se peignoit sur mon front. Ces impressions n'avoient pour moi rien de fixe encore et de déterminé; mais elles n'échappoient point à l'oeil observateur d'un ami fidèle. Il s'y étoit attendu, et voyoit arrivé le moment où il falloit en tempérer la cause, et en prévenir les dangereux effets." Mon ami, mon fils, me dit-il un jour dans des momens de calme et dans un lieu champêtre, où depuis quelque temps nous goûtions en paix les charmes de la solitude, jusqu'ici j'ai mis, autant que je l'ai pu, les préceptes en action; maintenant je vous dois des leçons plus directes, pour des cas où il vous faudra par la suite agir seul et par vous-même. Vous ne connoissez l'amour que par les idées imparfaites, et trop vagues peut-être, que vous en ont données quelques livres choisis que nous avons lus ensemble, quelques histoires qui ne le peignoient que foiblement et en passant, quelques mots échappés dans le monde, et dont nos entretiens plus sérieux et plus sages vous distrayoient au même instant. Le temps critique arrive, où tout va concourir à vous le peindre sous des dehors aimables; votre coeur, de concert avec tout ce qui vous environne pour vous tromper, va vous le peindre plus aimable encore; l'amour lui-même va s'offrir à vous sous mille formes différentes, pour vous surprendre. Il empruntera les traits de l'amitié, de l'estime, et du sentiment; délicat et pur dans ses commencemens, timide encore et lent dans ses progrès, plus sensible ensuite et plus ardent, il se présentera bientôt à votre esprit, comme la passion des belles ames, et à votre coeur, comme le germe du vrai bonheur. Étonné de cette situation toute neuve pour vous, peut-être vous renfermerez-vous en vous-même pour la goûter, pour en jouïr, pour en nourrir tout à la fois les douceurs, les inquiétudes, et les tourmens. Prenez garde, mon fils; l'amour est une syrène enchanteresse: vous êtes perdu, si vous prêtez l'oreille à sa voix, et mon amitié pour vous, devenue stérile, n'aura plus à répandre que des pleurs.

"Je ne prétends pas exagérer, vous le peindre toujours séduisant et trompeur, ou vous en faire toujours un monstre. Il n'est quelquefois qu'un penchant légitime, que donne la nature, qu'avoue la raison, et que, dans une union sainte et permanente la religion consacre; il est même comme un devoir alors: et pourvu qu'il règne entre deux époux en monarque paisible, et non pas en tyran; il ôte, au joug que l'hymen leur impose, ce qu'il auroit de trop pesant; il change pour eux les épines en fleurs, les peines en plaisirs, et leur rend faciles tous les autres devoirs.

"Mais pour que vous puissiez vous y livrer un jour sans crainte et sans remords, tenez votre coeur libre pour le choix qu'il doit faire; et jusque là, tremblez à sa seule approche. Sous de feintes caresses et de fausses douceurs il cache un trait qui dechire, un feu qui consume, un poison qui dévore; il traîne à sa suite l'agitation et le trouble, la crainte toujours inquiète et les soupçons jaloux, l'ennui du bien, le dégoût des vertus, l'obscurcissement de toute lumière et de tout principe, le repentir qui naît du crime, et souvent l'infortune, et la honte, plus cruelle encore. Ce n'étoit qu'un sentiment, à l'en croire d'abord; il sembloit même ne pas tenir aux sens, et n'avoir rien à craindre de leur attrait grossier: il est devenu bientôt une passion honteuse, effrénée, qui ne se rend plus sensible que par ses chutes et ses écarts. À combien d'ames nobles et généreuses il a fait perdre le fruit de plusieurs années de force et de sagesse! Combien de compagnons d'Ulysse il a honteusement transformés et avilis par les enchantemens de Circé! Combien d'Hercule il a fait lâchement filer auprès d'Omphale! De combien de monarques il a fait des esclaves!

"On a vu les plus grandes révolutions amenées par une si petite cause, les plus terribles évènemens préparés par ses influences secrètes, et des trônes ébranlés, renversés par l'amour. Ô mon fils: si l'on en excepte l'ambition, l'orgueil, il n'est point de passion qui exige davantage, qui commande avec plus d'empire, à laquelle il faille de plus grandes victimes et de plus douloureux sacrifices. Si tu t'en laisses charmer, tu lui sacrifieras tout, jusqu'à la mère qui t'a nourri, jusqu'à l'ami qui t'a formé, dès qu'ils seront un obstacle à tes desirs. Si cependant tu parviens à l'arracher de ton coeur, quelle plaie sanglante elle y aura faite! Et que la blessure saignera long-temps, avant que tu ayes pu la guérir!

"Mais comment vaincre l'amour? Demande-moi plutôt, mon fils, comment il faut le prévenir. Ainsi que toutes les autres passions, on peut aisément l'empêcher de naitre: mais comme elles, et plus qu'elles encore, qu'il est difficile à vaincre, lorsqu'une fois il est né! Quoi qu'il en soit, la réponse est la même pour l'un et l'autre cas: emploie contre lui les seules armes que la raison ait pu nous donner, la vigilance et la fuite. Ame forte et intrépide, affronte les dangers, les ridicules, les mépris, les travaux, et les souffrances, lorsqu'il est question du devoir; présente-toi de front; attaque à force ouverte ce qui rebute et épouvante notre foible nature: mais, prudent et sage, fuis avec soin, lorsqu'il s'agit des passions qui la flattent. "Le premier objet sur lequel tu dois veiller, ce sont tes sens. Par eux s'efforcent d'entrer les images dangereuses des objets qui t'environnent; par eux, ces objets s'empressent à faire impression sur ton esprit et sur ton coeur. Ne permets pas que tes oreilles et tes yeux s'ouvrent sans réserve à ce qui peut te séduire. Retiens tous tes sens captifs sous le joug de la raison; je n'ai pas fait de toi un athlète vigoureux, pour que tu cèdes à leurs efforts: que ton ame agisse en reine; qu'elle les gouverne et les maîtrise; sans quoi ils seront bientôt eux-mêmes ses rois et ses tyrans. Née pour leur donner des fers, elle gémira dans l'esclavage, et secouera ses chaînes sans pouvoir les rompre. Crains la mollesse, et les maux qu'elle traîne après elle; ne néglige pas les précautions les plus légères; et dans un corps chaste, tu porteras toujours une ame pure. L'amour tient aux sens, sous quelque forme qu'il se déguise; et il faut bien peu connoître le coeur humain, pour croire à l'amour platonique entre deux personnes d'un âge nubile et d'un sexe différent. Une si douce erreur ne peut être que celle d'une jeunesse sans expérience, ou d'un sexe trop foible, qui aime à s'en imposer à lui-même. "Mais l'amour, qui tient aux sens, tient encore plus à l'imagination, qui agit sur eux à son tour avec bien plus de force et d'empire qu'ils n'avoient agi sur elle.

"Mon fils! Rends-toi attentif à ma voix. C'est l'amitié, éclairée par la réfléxion et les années, qui t'éclaire elle-même pour ton bonheur. Le vrai mobile de toutes les actions humaines, ce qui enfante ou qui modifie nos amours et nos haines, nos espérances et nos craintes, nos aversions et nos goûts; ce qui les excite, qui les enflamme, qui les ralentit et les attiédit à son gré; ce qui fait presque toujours les joies et les misères de la vie; c'est l'imagination: et ce qui devient ainsi entre les mains du sage le principe secret de sa félicité, c'est le soin qu'il prend de la règler. Si elle s'agite, si elle s'échauffe, elle va tout échauffer, tout embrâser avec elle; elle formera l'enthousiasme, le fanatisme; égarée dans sa route, elle ne se bornera plus à porter en toi une chaleur douce et féconde; elle roulera dans des tourbillons de flamme, et réduira ton coeur en cendres. L'amant furieux fût toujours resté indifférent et tranquille, si, s'arrêtant à la première pensée, ainsi qu'aux premiers regards, il n'eût pas rappelé sans cesse à son esprit l'objet qui l'avoit frappé, pour l'embellir de tous les charmes que l'imagination pouvoit lui prêter. Empêche donc que la tienne ne s'occupe indiscrètement de ce qui l'aura saisie d'abord. Si, par ton peu de réserve, elle a déja allumé en toi quelque étincelle de ce feu si prompt à se répandre, arrête ses progrès par l'éloignement et l'absence: si tu ne le peux pas, e égard aux circonstances, arme du moins l'imagination contre elle-même, en lui offrant des images aussi propres à modérer son ardeur, que celles qu'elle s'était faites, étoient propres à l'augmenter. "Ce que je t'ai dit de l'amour, souviens-toi que je le dis également de toutes les autres passions. C'est en tout genre que l'imagination vive et ardente élève à nos yeux comme un fantôme, ce qui n'étoit tout au plus qu'un foible nuage: laisse l'imagination se réfroidir, bien loin de souffrir qu'elle t'entraîne; le fantôme disparoîtra, et elle emportera bientôt le nuage avec elle".

Ainsi m'instruisoit mon guide; et à la place des passions qui rétrécissent notre coeur, en paroissant le dilater, et resserrent toutes nos affections dans un même objet, il cultivoit chaque jour le sentiment plus heureux et plus doux de bienveillance pour tous les hommes, que ma mère avoit pris soin de former en moi. Il l'étendoit à mesure qu'il étendoit mes lumières: en m'apprenant la géographie et l'histoire, il m'intéressoit, il m'affectionnoit à tous les peuples, il me rendoit le citoyen de l'univers, mais plus encore de ma patrie; bien différent de ces faux sages, qui ne veulent être de toutes les nations que pour ne tenir que le moins qu'ils peuvent à leur propre pays. C'est donc ici qu'il mettoit la plus vive chaleur. Après m'avoir fait connoître ce que je devois à la société en général; après m'en avoir montré les différens rapports, et m'avoir ouvert le sanctuaire si respectable de cette science, aussi nécessaire qu'elle est malheureusement négligée parmi nous, la science du droit de la nature et des gens : il me ramenoit sans cesse à ce que je devois au gouvernement qui m'avoit vu naître, et m'en peignoit en traits de feu tous les avantages. Il m'apprenoit à le chérir, et à lui rendre, par mon respect pour l'autorité qui y préside, par mon obéissance à ses loix, par mon amour pour tous ses membres, par mon empressement à le servir, le juste tribut des biens que j'en reçois. Il me représentoit l'amour de la patrie comme le sentiment des grandes ames, la vertu des héros, et le principe des grandes actions. Il faisoit plus, il m'animoit par de grands exemples. Il me remettoit devant les yeux ces hommes illustres, ces citoyens généreux, ces sujets fidèles, toujours prêts à se dévouer pour le salut de l'état, le bonheur du peuple, et la gloire de leur prince; et ne m'inspiroit d'autre ambition que celle de les imiter. C'est sur leur histoire qu'il arrêtoit le plus volontiers mes regards. Moins curieux de détails sanglans de sièges et de batailles, il cherchoit par-tout avec moi des traits de patriotisme, d'humanité, et de bienfaisance. Il m'avoit fait, à l'exemple d'un ancien sage instruisant son fils, un recueil de ce que ces histoires avoient de plus frappant. Nous tenions ensemble un registre fidèle de tous les sentimens vraiment nobles, de toutes les actions vraiment grandes, de tous les traits dignes de mémoire; et en lisant ces traits sublimes, quelle ame généreuse, dans un saint transport, n'eût dit avec moi: "oui, je me sens le coeur assez bien placé pour en faire autant "! J'interromps pour la seconde fois, ma chère Émilie, ce récit de M De Veymur si intéressant pour toi. Un autre soin m'occupe. J'ai reçu depuis ta dernière lettre, et presque en même-temps, une lettre de ton mari, en réponse à celles où je m'efforçois de le rappeller à la divinité. J'ai lieu de penser, que, comme il le dit lui-même, elles ont fait quelque impression sur lui; mais les conséquences qu'il seroit forcé d'en tirer, l'effraient plus que jamais; et, selon la marche ordinaire à l'incrédulité, il se montre disposé maintenant à embrasser le parti le plus propre à lui procurer une fausse paix et une aveugle sécurité. Il se jette dans le septicisme le plus outré, et se fait un point de sagesse de douter, ou, pour parler plus vrai, de paroître douter de tout. Il est essentiel de le tirer du nouvel abîme, où il se plonge. Daigne le ciel dissiper, par l'éclat de sa lumière, les lueurs qui l'égarent et le conduisent par degrés aux plus épaisses ténèbres!

LETTRE 15

Du comte de Valemont à son père. Vous avez tout droit d'attendre de moi de la sincérité et de la droiture; je vous ai promis et je vous dois toute confiance. Mon père! Mon tendre et respectable père, en qui pourrois-je mieux la placer? Eh bien, recueillez donc le fruit de vos travaux et le prix de vos vertus; lisez dans le coeur de votre fils. Il va vous l'ouvrir, ce coeur, et ne vous cachera rien de tout ce qu'il aura la force de s'avouer à lui-même. Je me suis arrêté long-temps sur votre dernière lettre; j'ai réfléchi de nouveau sur la première, et, je vous en fais l'aveu, elles ont presque triomphé de ma résistance; elles m'ont du moins vivement ému et fortement ébranlé. En vous lisant, je croyois entendre au dedans de moi une voix secrète que je m'efforçois vainement d'étouffer, et qui me parloit comme vous. Je conçois que l'idée d'un dieu, fortement imprimée dans notre ame, est la plus propre à concilier toutes nos affections, en les ramenant sous la loi du devoir. Mais ce devoir est tel, que les passions en frémissent, et murmurent contre le joug qu'il nous impose: car, hélas! Quel est l'homme sans passions? J'avoue que, s'il y a quelque vérité sensible, ah! C'est celle de l'existence d'un dieu; et il faut n'avoir rien vu, il faut être plus sauvage que les sauvages mêmes, pour ne pas remonter, du moins comme eux, de divinités en divinités, à une première cause intelligente et sage, de quelque nom qu'on l'appelle.

Je dirois plus encore. Peut-être seroit-on fondé à croire que, s'il y a quelque vérité, Dieu existe: car enfin, sans un dieu, et dans l'immense chaos des êtres, sortis, je ne sais d'où; existans, je ne sais pourquoi ni comment; liés, enchainés, sans rapports réels; ordonnés en apparence, et effectivement libres de tout accord entr'eux; où existeroit cette vérité? Où en seroit, pour un entendement quelconque, le prototype, le modèle?

Mais ici je retombe sur moi-même, et tout disparoît à mes yeux: y a-t-il quelque vérité? Ce scepticisme vous étonne; il va vous paroître une erreur nouvelle; il vous paroîtra même les renfermer toutes; et ce sera pour vous, mon père, la matière d'un nouveau zèle. Cependant, parlons vrai; il me garantit de toute erreur, et n'en suppose aucune. Au milieu de tant d'opinions contraires, qui toutes ont leurs preuves, leurs vraisemblances, et leurs difficultés, le parti le plus sage n'est-il pas de douter? Un tel doute, ce me semble, a bien ses avantages. On ne tient à aucun sentiment, on n'est d'aucun parti, on édifie, on détruit à son gré, on est d'accord avec tout le monde, on ne l'est avec personne, et cependant la paix subsiste également. On a d'ailleurs bien plus de lumières et bien plus de force pour appercevoir et pour combattre les préjugés, qui font le tourment de la vie. Je ne m'étonne donc pas que le sceptique Montagne ait dit quelque part, que le doute universel est le lit de repos le plus commode pour une tête bien faite.

Mais quoi! ... Voudrois-je un seul moment me contrefaire avec vous? Cet état de doute, si commode, si doux en apparence, je ne puis le supporter. Quoi qu'il en soit, je l'ai affiché aux yeux du monde, et j'ai peine à m'en dédire. Je ne le sens que trop; mon orgueil s'y complaît et s'en nourrit. Je vois à mes pieds toutes les opinions humaines, et je les y foule avec dédain: quelquefois j'ai à lutter contre celles qui paroissent les plus évidentes; je les attaque séparément, et je n'en trouve point à laquelle une imagination féconde ne donne l'air d'un problême. Enhardi par ces premiers succès, je les combats toutes ensemble, et je me plais à triompher de cette foible raison qui s'obstine à les défendre. On m'applaudit, et je sens que je m'égare; on me félicite, et dans ce prétendu triomphe, moi seul je ne suis pas content: ma conscience réclame... ah! Quel honteux aveu je vous fais! ... Semblable à ces faux braves, qui, ne pouvant envisager le péril de sang froid, et sentant manquer leur courage, s'excitent, s'animent, ferment les yeux, et frappent de tous côtés sans savoir où portent les coups, je m'étourdis moi-même: pour ne pas être foible, je deviens téméraire; je renverse tout sans distinction; je m'ôte tout ce qui me servoit de soutien; et, reprenant ensuite un sens plus rassis, je frémis de ne voir autour de moi que des abîmes. Vous concevez l'horreur de cette situation, que je vous peins avec tant de franchise. Non, tout hardi que je parois être, l'état de doute absolu est trop violent pour mon ame, et n'est point fait pour moi. Si je réfléchissois moins, s'il me restoit moins de cette sorte de droiture que vos discours et vos exemples m'ont inspirée, je pourrois, comme tant d'autres, ne rien croire, et vivre en paix. Mais ce cri sourd, qui s'élève au fond de mon coeur lorsque je veux y rentrer, m'inquiète et me trouble. L'abandon de toute vérité me désole et m'effraie. Il me semble, dans mon incertitude, que je ne porte plus sur rien, que je ne suis environné que d'ombres et de fantômes, que la scène du monde n'est qu'une illusion continuelle, que je suis dans un vide immense et dans une horrible solitude. Que faire? Adopterai-je toutes les extravagances humaines? Hélas! Les plus sages n'en sont pas exempts; et plus ils se permettent de raisonner en toute liberté, plus il semble qu'ils déraisonnent. Dernièrement encore, dans un repas agréable, mais que je destinois en secret à l'instruction autant qu'à l'amusement, j'avois rassemblé tout ce qu'en genre d'esprit, de science, et de génie, la cour et la ville peuvent offrir de plus brillant. Je m'attendois qu'en mettant aux prises tant d'hommes rares et sublimes, de ce choc mutuel des plus beaux esprits, de cette opposition ou de cette communication de lumières, naîtroit à mes yeux la plus vive clarté. Il est vrai que je vis briller mille étincelles; j'admirai les saillies les plus vives, les reparties les plus ingénieuses; on passa en revue toutes nos connoissances, sans toutefois s'appesantir sur aucune; on battit en ruine tous nos vieux préjugés; on ne laissa presque rien aux pauvres humains de ce qu'ils respectent le plus. Mais ce qui m'amusa davantage, c'est que ces hommes, la lumière du monde, me laissoient moi-même dans les plus épaisses ténèbres; et que, d'accord tous ensemble pour détruire, lorsqu'il étoit question d'établir quelque vérité, ils ne s'accordoient plus sur rien. Croiriez-vous, par exemple, que, sur Dieu seul et sur sa nature, il se forma presque autant de systêmes que nous étions d'hommes? On discuta avec autant de légèreté que de finesse, on réfuta, on confondit tour à tour les systêmes divers qu'on venoit d'élever parmi nous; j'aidois de toutes mes forces à les renverser tous; et de tant d'efforts de raison, je ne vis sortir que de nouveaux motifs d'incertitude.

Depuis ce jour, je redeviens plus pyrrhonien que jamais. S'il y avoit quelque vérité, elle seroit une, elle seroit universelle, éternelle, immuable. Mais, au contraire, rien n'est plus partagé que les sentimens; chacun a ses principes, qu'il se fait à lui-même; chacun a sa raison, qu'il peint de ses couleurs; les plus imbéciles sont ceux qui n'ont que celle des autres, que cette raison commune, antique assemblage de préjugés bizarres, qu'on se transmet sans examen, et qu'on adopte faute de lumières. Heureusement ces préjugés varient, s'effacent, et font place à d'autres. Chaque pays, chaque siècle a ses opinions à part, comme parmi nous chaque jour a ses modes, et chaque société a ses goûts différens. Le même homme, d'un âge à l'autre, ne se ressemble pas. D'autres humeurs, d'autres passions amènent d'autres vues; les circonstances modifient nos sentimens, et les accommodent à nos intérêts; nos jugemens prennent la teinte secrète des penchans qui nous déterminent; avec des inclinations diverses, on désavoue ce que l'on affirmoit autrefois; et en changeant, avec le temps, de façon de penser, on n'a fait que changer d'erreur. Telle est en peu de mots, l'histoire de tous les hommes. Parmi eux, rien ne porte sur des principes fixes; et celui qui a dit, opinione regina del mondo, n'a pas, ce semble si mal dit.

Après tout, s'il y a quelque vérité, qu'on me donne donc des yeux pour la voir, et qu'on me dise à quels caractères je pourrai la reconnoître. Ces caractères de vérité, jusqu'où s'étendront-ils? Prendrai-je pour règle de mes idées ce qui n'est que sentiment? Me bornerai-je à des vérités géométriques, sur lesquelles on s'accorde davantage, mais qui, pour la plupart, m'importent fort peu? Serai-je éclairé sur cela seul, et en doute sur tout le reste? Ce qu'il y a de plus intéressant dans la société, porte sur des faits; en croirai-je, à cet égard des sens trompeurs? En croirai-je, de la part des autres hommes, des rapports encore plus infidèles? Et si l'on s'accorde sur de premiers principes, sur un petit nombre de notions primitives, qui toutes, sous d'autres termes, n'expriment au fond que la même chose; est on également d'accord sur ce qui dépend du témoignage des hommes? Je me trouve donc arrêté à chaque pas; et par-tout, le plus court, le plus sûr, est encore de douter. Est-il d'ailleurs en mon pouvoir de croire ou de ne pas croire?

Est-ce ma faute, si la vérité m'échappe? Serai-je coupable pour n'avoir pas su bien raisonner, pourvu que j'aie pris soin de bien vivre? Vos sentimens en particulier me touchent; vos leçons me sont chères; je voudrois penser comme vous, et je ne le puis.

Heureux ceux qui ont reçu de la nature un esprit plus souple et une raison plus docile! La mienne, dans l'état où elle est, ne me semble, après tout, qu'un funeste présent. N'ayant ni la force de se déterminer, ni celle de rester incertaine; connoissant sa propre foiblesse, et s'élevant sans cesse au dessus de ses forces pour retomber plus lourdement; ne pouvant me rendre tranquille qu'en se taisant, et voulant raisonner toujours; m'agitant au dedans par de violentes secousses et des inquiétudes continuelles, ne m'a-t-elle donc été donnée que pour faire mon tourment?

Hélas! Que je regrette mon ancienne simplicité et mes premiers penchans! Qu'on va loin lorsqu'on s'abandonne à de premiers doutes! Égaré par des guides souvent infidèles, par une lueur souvent trompeuse, que l'on prévoit mal ce qu'il doit en couter un jour!

Mon père, venez au secours de votre fils; il ne vous a pas encore tout dit; mais il ne pouvoit pas vous en dire davantage. Eh, qu'il lui a fallu de confiance et de courage, pour s'humilier ainsi devant vous! Ah! Sa franchise du moins n'est pas indigne de vos soins. Il peut encore être éclairé, puisqu'il lui reste quelque desir de l'être. Son état est celui d'un malade peut-être, qui ne voit plus les objets que confusément, et qui soupire après les beaux jours de la convalescence; mais c'est un malade qui vous est cher, qui vous aime, et que vous seul pouvez guérir.

LETTRE 16

Du marquis à son fils. Que ta franchise me plaît et me console! Qu'elle augmenteroit ma tendresse pour toi, si quelque chose étoit de nature à l'augmenter! Oui, mon fils, il reste en toi un fonds de droiture, qui s'annonce au milieu même de tes doutes et de tes erreurs; et c'est aussi sur cela que je fonde tout l'espoir de ta guérison. Tu es malade, il est vrai; mais que ton coeur m'offre de ressources contre les égaremens passagers de ta raison! Je plains ton état; il est fâcheux, il est violent, j'en conviens: cependant il est encore heureux qu'il le soit; que tu n'ayes point cette fausse sécurité de nos prétendus esprits-forts, qui ne sont tranquilles que parce qu'ils ont pris le triste parti de ne plus compter avec eux-mêmes; qui ne s'inquiètent pas plus de la justesse de leurs assertions que de celle de leurs doutes; qui s'embarrassent peu s'ils éclairent pourvu qu'ils éblouissent; qui n'ont d'autre logique que celle de leurs passions, et qui, à force de dangereux sophismes et de fausses lumières, ont trop bien réussi à s'aveugler entièrement. Pour toi, mon fils, tu n'es pas fait pour cette sorte d'aveuglement. Tu peux bien t'égarer: hélas! Quel est le mortel qui ne s'égare pas quelquefois? Mais tu ne sais pas t'en imposer à toi-même; tu n'es pas fait pour en imposer aux autres, du moins pour vouloir leur en imposer long-temps: et lors même que tu t'en fais admirer, lorsque tu les subjugues en leur paroissant plus entreprenant et plus hardi qu'eux, ton ame droite et sincère, presque en dépit de toi, a besoin de verser, dans le sein d'un ami, le désaveu tacite de ta force apparente, et l'humiliant secret de ta foiblesse.

Ô mon ami! Que tu as fait un digne choix, en prenant pour confident et pour asyle le coeur d'un père! Ce n'est point te dégrader, que de t'humilier ainsi devant lui; au contraire, c'est dans ta sincérité même que tu reprends à ses yeux ta véritable force, et qu'il fait consister ton triomphe le plus vrai.

Mais, Valmont, comme tu t'expliques avec moi sans détour, souffre que je m'ouvre à toi sans réserve. Je t'aime trop pour avoir dessein de t'offenser: et si, sans le vouloir, je ne te ménage pas assez; songe que les blessures que nous fait un ami, qui ne rouvre nos plaies que pour les guérir, valent bien mieux que les caresses d'un ennemi qui, ne nous flatte que pour nous perdre plus sûrement. Dis-moi donc, trop cher et trop aimable Valmont, quoique droit et sincère, l'es-tu cependant assez pour être content de toi? Ici, mon bon ami, c'est plus que jamais à toi-même, à ta franchise, que j'en appelle; la source de tes doutes et de ton incrédulité n'a-t-elle rien d'équivoque? Ton esprit ou ton coeur n'y mêle-t-il aucun intérêt qui puisse te la rendre suspecte? La manie du bel esprit, le desir de briller, de l'emporter sur les autres hommes, cette vanité enfin dont tu fais l'aveu, ou quelque autre passion secrète n'a-t-elle influé en rien sur ta manière de penser? Matérialiste il y a quelques jours, aujourd'hui pyrrhonien, n'as-tu pas juré d'abord, comme tu sembles l'insinuer toi-même, sur la parole de quelque guide infidèle, dont l'autorité seule aura suffi pour t'égarer? As-tu pesé bien attentivement les preuves dont il s'est servi, et les motifs qui t'ont déterminé? Car c'est-là ce qui, joint à la droiture, nous rend jusqu'à un certain point les maîtres de croire ou de ne croire pas, et nous conduit à bien raisonner. Hélas! Quel examen as-tu fait? Quels motifs, quelles raisons te décident? Tu as élevé, sans beaucoup de raisonnement et d'étude, un vaste, mais trop frêle édifice, qu'un souffle suffit pour renverser. Tu as argumenté contre le cri de ta conscience, et à chaque instant tu te déments toi-même.

As-tu d'ailleurs, par des gémissemens réitérés et des desirs ardens, appellé à toi la vérité? Si elle existe, elle mérite bien d'être invoquée; et, dans le doute, tu ne pouvois rien perdre, tu ne pouvois que gagner à l'implorer. Ah! C'est la vérité qui doit décider de ton bonheur; c'est à elle que sont liés tes intérêts les plus chers; c'est elle qui peut seule fixer tes incertitudes, qui doit régler ta conduite, qui doit mettre un but à tes actions, et assigner un prix à tes mérites. Il n'appartient qu'à elle de te découvrir ton origine, de t'instruire sur tes devoirs, de t'éclairer sur ta fin; elle seule peut te rendre vertueux. Que devient en effet la règle des devoirs, la pratique des vertus, sans la connoissance de la vérité? Et si, en raisonnant mal, on abjure aisément tout principe, si on n'a plus d'autre loi que son caprice; peut-on encore sans elle se flatter de bien vivre? C'est la vérité, mon fils, qui fait tout l'homme. Eh, si la vérité n'est rien; si elle n'est qu'un mot vide de sens, qu'un nom sans idée, qu'une idée chimérique et qui n'a point d'objet; cette idée, d'où nous vient-elle? Et nous, Valmont, qu'est-ce que nous sommes? Jouets infortunés des fantômes que nous nous formons, livrés à des illusions continuelles, entrainés par une force invincible, et dupes d'un enchantement qu'aucun secours ne peut détruire; nos espérances, nos biens, ne sont rien eux-mêmes, et nous n'avons en un sens de réel que nos malheurs. Mais au contraire, s'il y a une vérité; tout revit, tout se ranime, tout reprend avec elle sa nature et son être; nous pouvons encore goûter de vrais plaisirs et prétendre au bonheur. S'il y a une vérité; non-seulement, mon fils, Dieu existe; mais elle est Dieu même. Eh bien, cette vérité, si respectable, si intéressante pour toi, je te le demande encore; l'as-tu forcée, par tes recherches, tes voeux, et tes prières, à descendre jusqu'à toi? Ah! Un homme qui l'appelleroit ainsi, qui la chercheroit dans la sincérité de son coeur, qui, les yeux mouillés de larmes, éleveroit vers elle les plus tendres regards, qui, dégagé de tout intérêt bas et rampant, de tout penchant VIL et terrestre, se montreroit prêt à tout sacrifier pour elle, et dans un saint enthousiasme lui diroit: "vérité, dont je révère jusqu'au nom même, tandis que j'en cherche la nature ou que j'en étudie l'existence! Vérité, toujours auguste, quoiqu'enveloppée d'un voile que je n'ai pu lever encore! Ô toi que j'ignore, mais que je desire de connoître! Charme le plus doux des ames vraiment belles, et leur unique objet lors même qu'elles ne font encore que te soupçonner et t'entrevoir; toi qui m'as fait, si je suis quelque chose, qui m'as fait pour être heureux, si tu existes toi-même; vérité suprême! Que faut-il entreprendre pour te trouver? Parle, et au premier mot je vole aux extrémités de la terre, si c'est là seulement que tu habites; je m'ensevelis dans la plus profonde retraite, si ce n'est que là que tu dois parler à mon coeur; je romps tous les liens que mes passions ont formés, s'ils peuvent m'empêcher de courir à ta voix: parle une fois, et quoi qu'il en coute, tu seras obéie "! N'en doute pas, Valmont, cet homme seroit bientôt exaucé. Sensible à ce langage, attirée par cette préparation d'un coeur docile, touchée de cet état de perplexité, de desirs, et d'alarmes; état si triste, mais si touchant, si capable d'intéresser celui qui est la vérité par essence; elle viendroit, cette vérité si bonne, si sage, si belle, et qui a tous les attributs de Dieu même; elle viendroit éclairer cette ame simple, ignorante, et fidèle, cette ame droite qui soupireroit après elle; ou si, par impossible, elle refusoit de se faire entendre, c'est seulement alors qu'un tel homme seroit excusable, et qu'il pourroit dire que la vérité lui échappe, et que son erreur est invincible. Mais avoue-le, mon ami, ce n'est point là ton état; ce ne l'a pas été du moins jusqu'ici. Livré à des spéculations frivoles, il ne paroît pas que tu te sois mis beaucoup en peine d'intéresser en ta faveur le dieu de vérité. Bien loin de là, tu accrédites toutes les opinions; tu es de tous les partis; tu défends avec chaleur ce que tu crois le moins; tu donnes un air de vraisemblance aux choses les plus absurdes; tu joues la vérité plutôt que tu ne la cherches, et tu appelles cela avoir la paix, être d'accord avec tout le monde: mais est-ce donc ainsi qu'on est d'accord avec soi-même? Hélas! Disons mieux: c'est ainsi que tu outrages la vérité de la manière la plus sensible; tu te fais un pur amusement de tout ce qui la contredit; tu la combats par-tout indifféremment, et tu ne sais pas bien si tu es fondé à la combattre; tu l'attaques... et tu doutes. Ah! L'état de doute, qui est le plus triste et le plus affligeant pour une ame droite, est aussi l'état le plus critique et qui exige le plus de ménagemens. Tu dois toujours craindre de confondre la vérité avec l'erreur; de détruire ce qui est vrai en soi et pour les autres, quoiqu'il ne te le paroisse pas encore; de porter en eux les funestes semences d'un doute mal fondé, qui leur feroit perdre de vue ce qu'il leur est le plus intéressant de croire: tu ne devrois te permettre que des questions modestes et circonspectes, ou qu'un humble silence. Cependant tu ne ménages rien, tu tranches, tu décides, tu renverses... et tu doutes. Tu es pyrrhonien et dogmatique tout à la fois; tu es le plus dogmatique de tous les hommes. Sincère vis-à-vis de moi seul, tu masques tes perplexités et tes craintes, tu te masques tout entier vis-à-vis des autres. Toutefois on t'écoute, mon fils, et la vérité elle-même t'entend et te juge d'avance; elle te juge, et son jugement est au fond de ton coeur. On t'écoute, et tu ne te contrains pas; tu risques d'induire en erreur tous ceux qui t'environnent; tu arraches de tous les coeurs le germe précieux des vertus que tu te flattes encore de respecter; tu rends problématiques tous les devoirs; et tu brises, sans en être effrayé, la base sur laquelle ils reposent. Non content de résister au cri de la vérité qui te presse, tu t'efforces de l'étouffer dans les autres: eh, mon ami, pour toi le plus grand des malheurs seroit d'avoir réussi! Qu'aurois-tu donc avancé pour ton bonheur, si tu avois forcé ton épouse, moins éclairée et moins sage, à douter si c'est pour elle une loi d'être fidèle; si, dans ta maison, ne tenant plus à aucun principe, tout le monde se croyoit en droit d'adopter tour à tour le sentiment le plus commode? Et voudrois-tu une femme, des enfans, des domestiques, qui, par systême et par gout, s'accoutumassent à penser comme toi? Ah! Si tu regrettes pour toi-même ta première simplicité, tes premières moeurs; laisse du moins aux autres celles qu'ils ont encore.

Ô mon bon ami! Tu n'es donc pas si excusable que tu le croyois d'abord. Eh, qu'est-ce qui pourroit te servir d'excuse? Les vains raisonnemens sur lesquels tu te fondes? Sois vrai, mon fils, dans toute l'étendue de ce terme; et tu en sentiras la foiblesse. La vérité, dis-tu, doit être une, éternelle, immuable: oui, sans doute, elle l'est en elle-même, elle l'est dans son principe; mais s'ensuit-il que les hommes doivent toujours la voir ainsi? Et de ce qu'ils sont sujets à l'erreur, de ce qu'ils se trompent quelquefois, faudra-t-il en conclure qu'ils se trompent toujours, et qu'il ne leur reste aucune règle pour ne pas s'égarer? Déja, cher Valmont, si, pour te faire sortir de l'état de doute absolu et te contraindre à rendre hommage à la vérité, il ne faut que forcer les premières difficultés où ton esprit se retranche; je t'en montrerai parmi nous, de ces vérités de tous les temps, de tous les lieux, et de tous les hommes. Il semble, à t'entendre, qu'on ne s'accorde sur rien; mais la société toute entière ne porte-t-elle pas nécessairement sur de premiers principes universellement reconnus, sur des principes de sens commun, qu'on rougiroit de contredire sérieusement, et que toi-même tu ne t'avisas jamais de désavouer dans la pratique. De l'un à l'autre pôle, vit-on jamais révoquer en doute ces premières notions, que tu regardes comme identiques, et qui ne le sont en effet que parce que la vérité est une, et que la chaîne des conséquences tient essentiellement à une première vérité, dont Dieu est le terme, et qui les renferme toutes? Qui douta si le tout est plus grand que sa partie; s'il est possible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps, soit telle et ne soit pas telle tout à la fois? Quel homme, tant soit peu raisonnable, mit en problême, s'il existe lorsqu'il pense? Te faut-il des vérités morales? Qui douta, si, posé l'existence d'une première cause souverainement bonne, intelligente, et sage, nous lui devons notre respect, notre obéissance, et notre amour; si nous devons faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes; s'il est juste de payer les bienfaits par la reconnoissance? Qui, dans la conduite ordinaire de la vie, ne se crut pas libre, et ne s'imputa pas les malheurs qu'il s'est attirés par ses crimes? Te faut-il des vérités de fait? Qui osa douter encore de ce que le témoignage constant et unanime de ses sens lui rapporte; de ce qui lui est confirmé par des témoins oculaires, en assez grand nombre, et de caractères, de passions, d'intérêts assez divers, pour n'avoir pu se tromper de concert sur un fait également sensible pour tous, ou s'accorder à nous tromper? Qui douta si Rome existe, et si César a vaincu Pompée? Sur tous ces objets et d'autres semblables, on pourra bien, comme toi, s'étourdir quelquefois et disputer un moment: mais le doute est dans l'expression, et jamais dans le coeur; et c'est pour cela qu'on a dit, un peu crument, que le pyrrhonisme est une secte de menteurs. Aussi voit-on ceux qui s'en piquent le plus, lorsqu'il s'agit d'affaires qui leur paroissent un peu sérieuses, raisonner et agir comme les autres hommes. Et pourquoi donc, mon fils, s'ils suivent si constamment les mêmes principes sur de certains objets, se croiroient-ils fondés à les méconnoître sur d'autres?

Cette différence si bizarre dans la manière de voir les choses, en mettra-t-elle dans leur nature? Si nous étions sincères; lorsque nos penchans ou que nos intérêts changent, le point de vue changeroit-il avec eux? N'avons-nous pas au dedans de nous de quoi juger nos affections mêmes et en redresser l'illusion? Et osera-t-on nier que cette règle subsiste, parce qu'on ne la consulte pas toujours?

Mais quelle est cette règle de vérité qui peut, sans crainte d'erreur, déterminer nos jugemens? C'est premièrement celle à laquelle tu peux le moins résister, mon fils; c'est l'évidence. La vérité brille quelquefois de sa propre lumière; son éclat est si vif, l'idée qu'elle fait naître dans notre esprit, dès qu'elle s'y présente, est si nette et si distincte, qu'elle contraint dès lors notre consentement, et n'a plus besoin d'autre preuve. Tel est l'effet que produisent les premiers principes; tel est celui que produit la connexion immédiate entre un principe et sa conséquence. Sans cette première règle, la vérité n'existeroit point pour nous: eh, où en serions nous en effet, s'il falloit sans cesse remonter de preuve en preuve, de proposition en proposition; et s'il n'y en avoit pas quelqu'une, qui, par sa clarté irrésistible, et sans le secours du raisonnement, fût sa preuve à elle-même? Avec cette règle, au contraire, les lumières s'étendent de proche en proche, les connoissances se multiplient; et plus on la suit fidèlement, plus les opérations sont constantes. De-là, mon fils, la certitude de la science des nombres, de la géométrie, et des autres sciences qui en dépendent. Fais faire à Paris, à Pékin, au Mexique, d'après les mêmes principes, les mêmes opérations; et les résultats seront les mêmes: l'effet sera toujours uniforme, dès que les principes (également bien appliqués) le seront aussi. Tant il est vrai qu'il y a une vérité constante, immuable, et dont les rapports sont indépendans de nos opinions. L'évidence embrasse les vérités de sentiment, comme celles qui nous sont connues par des idées claires et distinctes, je pense, j'existe, je souffre, je veux; l'éclat est ici le même; l'acquiescement de notre part est également nécessaire; et on peut dire de l'évidence d'idée et de l'évidence de sentiment, que l'une tient étroitement à l'autre.

L'évidence ne se borne pas à des vérités froides et stériles pour les moeurs, à des vérités de calcul et de géométrie, comme tu veux le faire entendre; mais elle nous conduit aux vérités les plus intéressantes. Eh, que t'ai-je dit, cher Valmont, en te parlant de Dieu, de cette première cause intelligente et sage, que ne soit tiré d'un principe évident? Tout s'y réduit à cette vérité primitive, que l'effet ne peut être plus excellent que sa cause; que, si l'effet renferme de l'intelligence et de l'ordre, la cause elle-même doit être intelligente et sage, et d'autant plus sage, que l'ordre est plus constant et renferme des rapports plus étendus.

L'évidence a sous soi d'autres règles; mais qui toujours participent plus ou moins à sa lumière, et dont elle fixe les différens degrés d'autorité. C'est ainsi que la certitude physique, qui a pour objet tout ce qui est soumis à nos sens, et qui nous assûre de l'existence de ces mêmes objets et de leurs rapports entre eux, porte sur ces conséquences, qui suivent évidemment de l'idée qu'une raison saine nous donne de la divinité, et qui dès lors deviennent elles-mêmes autant de principes: la première que Dieu, vérité suprême, et source unique de toute vérité, ne sauroit nous tromper; et la seconde, qu'une longue suite d'apparences, liées à une même cause qui les explique, suppose l'existence de cette cause, sans laquelle Dieu lui-même nous tromperoit à chaque instant. C'est ainsi encore que la certitude morale, qui a pour objet le témoignage des hommes sur les choses de fait, prise dans son plus haut point, porte sur cet autre principe évident: que dès là que du côté des témoins, combinés avec le fait, d'ailleurs sensible et palpable, et avec ses conséquences, il est clair qu'il ne peut y avoir unité de motifs, mais qu'au contraire il y a diversité de vues, de caractères, de passions, et d'intérêts; dès là aussi l'unanimité dans les rapports multipliés qui nous ont été faits, ne peut venir que de la vérité même de la chose. C'est ainsi enfin que la probabilité elle-même, quoique bien au dessous de l'évidence et de la certitude, porte cependant sur cette règle évidente: que dans les choses qui ne sont par elles-mêmes ni évidentes ni certaines, mais qui demandent quelque détermination, le parti le plus sage est de se déterminer par ce qui nous paroît le plus vraisemblable: et c'est encore l'évidence qui assigne dans mille circonstances les différens degrés de vraisemblance.

Tu vois, mon fils, par ce précis des véritables fondemens de nos connoissances, précis tel que le comporte la nature de nos lettres, tu vois que nous ne manquons point de règles de vérité; et qu'il ne faut que cette raison commune à tous les hommes pour les appercevoir, qu'un peu de bonne foi pour en convenir, et de l'attention jointe à la droiture pour en profiter.

Eh, mon bon ami, d'où pars-tu toi-même pour raisonner avec moi? Tous tes raisonnemens ne supposent-ils pas quelques principes avoués de tous deux, quelques notions communes entre nous? En argumentant contre la vérité en faveur du doute universel, tu ne peux former aucune espèce de raisonnement qui ne prouve contre toi; et il suffit de tes propres armes pour te vaincre. Mais à quoi m'arrêté-je? Cette droiture dont tu te glorifies, et dont je reconnois encore dans mon fils le germe précieux, n'est-elle pas le cri de la vérité, dans la bouche même de celui qui l'attaque? Quel est en effet son ennemi le plus déclaré, qui voulût passer pour faux et pour menteur? Quel est le sceptique, si entêté dans ses doutes, si opiniâtre à les défendre, qui voulût bien être regardé comme un imposteur qui parle autrement qu'il ne pense? Quoi, mon fils, y aura-t-il donc une vérité pour les sentimens, pour les moeurs; et n'y en aura-t-il point pour l'esprit et pour la raison? Abjure, cher Valmont, ton pyrrhonisme insensé, et tu ne seras plus si souvent en contradiction avec toi-même; et c'est seulement alors que ta bouche ne sera plus démentie par ton esprit et par ton coeur: tu seras vrai, et il est aisé de sentir que tu étois fait pour l'être. Tu ne me parles plus d'Émilie. Hélas! La tendre, la vertueuse Émilie, comment s'accommode-t-elle de tes systêmes? Ah! Mon fils, mon fils, plus à plaindre encore que coupable, et toujours si cher à mon coeur, achève de m'ouvrir le tien, verse dans mon sein un secret qui t'accable. Puisque, de ton aveu, tu ne m'as pas tout dit, soulage-toi; et prends les conseils d'un ami. Oublie que tu parles à un père: hélas! Pourquoi l'oublier! Un vrai père est-il donc si fort à craindre? Et qui peut mieux que lui, pardonner les foiblesses et excuser les erreurs?

LETTRE 17

Du marquis à la comtesse. Je reviens à toi, ma chère Émilie, et je reprends, pour ne plus l'interrompre, le récit de M De Veymur où j'ai été forcé de le laisser.

Tandis que mon guide, continua-t-il, m'exerçoit à toutes les vertus, ma mère de son côté suivoit constamment le plan d'éducation qu'elle s'étoit fait pour ma soeur. Il étoit relatif, quant au fonds, à celui que M D'Orval suivoit par rapport à moi; mais elle le modifioit dans la forme, et l'accommodoit à la foiblesse du sexe, à ses occupations naturelles, à ses devoirs, au caractère de sa fille, et aux goûts qu'elle vouloit lui faire prendre. Elle ornoit son esprit des connoissances les plus solides, et la formoit sur-tout à la justesse du raisonnement. Elle donnoit à son corps toutes les graces dont il étoit susceptible, et eût craint de confier à tout autre qu'elle-même un soin si dangereux. Elle lui assuroit une heureuse constitution, par une nourriture saine, des promenades champêtres, et des exercices modérés. Elle ne négligeoit pas pour elle les talens agréables; mais elle en tempéroit l'usage, en le réduisant à un amusement honnête et à un délassement passager. Elle lui faisoit aimer l'intérieur de sa maison, par l'habitude des travaux de son sexe et le détail des soins du ménage. Elle vouloit qu'on pût admirer dans Cécile cette femme forte de l'écriture, qui trouve, dans son courage et dans sa propre industrie, toute la source des avantages qu'elle procure à sa famille. Elle lui inspiroit le goût d'une parure simple et modeste, la seule, qui, en ornant le corps autant qu'il convient, montre la candeur, la beauté de l'ame, et laisse voir un tout parfait. Elle l'attachoit à ses devoirs, en les lui rendant faciles; et aux vertus, en les lui faisant paroître aimables: elle lui peignoit toujours la sagesse à côté du bonheur: elle l'accoutumoit à se vaincre dans les petites choses, pour n'être pas vaincue elle-même dans des occasions plus importantes, et savoit lui rendre sensibles les avantages et le plaisir de la victoire. Elle lui apprenoit à dédaigner des hommages frivoles; à apprécier le vrai mérite, pour être un jour en état de faire un choix, à juger par sa raison, et non par ses yeux; à fuir le ton du siècle et les airs à la mode; à mépriser les fades galanteries, la suffisance, et les ridicules d'un petit-maître; et à rejeter avec horreur les louanges intéressées et les voeux outrageans du libertin. Elle lui faisoit aussi regarder en pitié la légèreté précieuse, le langage apprêté, les termes excessifs pour ne rien dire, la déraison, les agaceries souvent indécentes, les affèteries, les mines, et tout le jeu d'une petite maîtresse. Elle lui donnoit les armes qui conviennent au sexe le plus foible et lui assûrent l'empire qui lui est propre, celles de la pudeur, de la douceur, et des grâces. Cécile, sans vanité, sans coquetterie, sans empressement pour séduire et pour plaire, n'en plaisoit peut-être que plus sûrement et plus constamment. D'une autre, il est vrai, on eût pu faire plus volontiers sa maîtresse; mais de Cécile, je n'ai vu personne d'un état et d'un âge sortables au sien, qui n'eût desiré d'en faire son épouse. Dépouillée de tout bien après la mort de ma mère, elle a refusé mille partis avantageux, pour me tenir lieu de tout ce que j'avois perdu.

Mais je touche à l'évènement le plus triste de ma vie: falloit-il que nous fussions condamnés à perdre si jeunes une si bonne mère! Pardonnez-moi les larmes que me fait encore verser ce triste souvenir... une maladie cruelle nous l'enleva en peu de jours. Dans ses derniers instans elle nous fit approcher de son lit. "Mes chers enfans", nous dit-elle d'une voix foible et mourante, et en nous arrosant de ses larmes, "vous êtes, après mon époux, le plus grand sacrifice que je puisse faire au ciel; je le lui fais, quelque pénible qu'il soit: puisse votre bonheur à tous deux en être le prix! Je vous ai portés en même temps dans mon sein; je vous ai nourris du même lait; je vous ai donné les mêmes preuves de tendresse: aimez-vous constamment, et servez-vous de soutien l'un à l'autre. Je ne vous ai pas toujours conduits par la même route; vous aviez des caractères différens. L'un trop vif, trop ardent, trop plein de confiance, avoit besoin d'être retenu; l'autre trop craintive, trop foible, avoit besoin d'être excitée et encouragée: voilà le principe des petites différences que vous avez pu remarquer dans ma conduite. Mais le ciel m'est témoin que je n'aurois pu dire qui des deux j'aimois le plus; et je crois que, si mon coeur eût été capable de quelque préférence, celui qui eût été le moins tendrement aimé, eût paru l'être davantage. Mon amour pour vous a servi à me corriger de bien des défauts, pour ne pas risquer de vous les faire prendre; et je ne desirois que d'être plus vertueuse, pour vous mieux apprendre à le devenir.

Je m'étois tracé par écrit, avant même que de vous donner le jour, le plan que je devois suivre pour vous rendre heureux; j'ai été la première à en recueillir les fruits. M D'Orval aura soin de vous le remettre; il vous servira peut-être un jour à rendre heureux vos enfans. Mes soins pour vous ont été mon plaisir le plus doux; j'en ai fait mon premier mérite devant Dieu, toute ma gloire devant les hommes; ils sont maintenant le sujet de ma confiance auprès de mon juge, qui est en même temps mon sauveur et mon père. Respectez toujours celui que Dieu vous a donné sur la terre. Je vous laisse un grand trésor; c'est la religion, c'est la vertu, et M D'Orval qui vous aidera à les conserver. Adieu, mes enfans, n'oubliez pas devant Dieu combien je vous ai aimés"... elle nous bénit, et peu d'heures après elle expira. Je n'entreprendrai pas de vous peindre notre douleur et nos regrets. Jamais mère ne fut tant aimée, et ne fut si digne de l'être. Il y a long-temps qu'elle n'est plus; mais sa mémoire vivra toujours dans nos coeurs. À peine mon père eut-il donné quelques mois au deuil et à la tristesse que lui causoit son veuvage, qu'il crut ne pouvoir se passer plus long-temps d'une compagne: son choix nous prépara d'autres peines. Sa nouvelle épouse prit sur son esprit le même empire que ma mère, et n'en fit pas le même usage. M D'Orval fut remercié presque aussi-tôt, ou plutôt il fut renvoyé indignement; et de tous les coups qu'on pouvoit me porter, c'étoit le plus sensible. Heureusement pour moi, encore plus que pour lui, ma mère, toujours prévoyante et sage, peu de temps avant sa mort, s'étoit défait en sa faveur d'un petit bien qui lui étoit resté en propre, et qui étoit le seul héritage de ses pères. C'étoit un foible gage de sa reconnoissance: cependant il fallut le contraindre à l'accepter. Elle y réussit, en lui disant: "c'est à mes enfans que j'en assûre à tout évènement l'usufruit le plus précieux, en le remettant entre vos mains". Je ne sais si ses vûes se portoient tout entières jusques-là; et je crois que sa prévoyance étoit bien plus pour M D'Orval que pour nous, qui, nés d'un père suffisamment riche, paroissions n'en avoir pas besoin. En tout cas, ses vûes n'ont pas été trompées. Au bout d'un an de mariage, ma belle-mère accoucha d'un fils; et, dès ce moment, nous ne fûmes plus traités, ma soeur et moi, que comme des étrangers dans la maison de notre père. Je ne vous ferai point le détail de tout ce que nous eûmes à souffrir. L'éducation que nous avions reçue nous soutint dans notre malheur, et nous ne cessions de bénir de concert ceux qui nous l'avoient donnée. Sans elle, que nous eussions été infortunés! Avec elle, il s'en falloit bien que nous fussions les plus à plaindre. Neuf mois après, mon père eut de sa seconde épouse une fille; et ma soeur, voyant de jour en jour croître ses maux, fut regardée dès lors comme quelqu'un qui vendroit ses soins, et dont l'entretien et la nourriture seroient le salaire. Elle n'avoit pas la malheureuse sensibilité de l'amour-propre; mais elle avoit toute la délicatesse du sentiment, et elle gémissoit encore plus pour mon père que pour elle-même. Pour moi, ne pouvant soutenir la vue de ses peines sans chercher les moyens de les faire cesser quelque jour, trop affligé de tout ce qui m'environnoit, et honteux de l'espèce d'oisiveté dans laquelle je languissois, je sollicitai tant de fois mon entrée dans le service, que je l'obtins, mais sans secours pour m'y soutenir. Du côté de ma mère, il ne me restoit que des parens très éloignés; du côté de mon père, il n'y en avoit aucun que l'on me permît de voir: mon cher D'Orval, qui, de sa retraite, m'appeloit depuis long-temps, fut mon unique ressource. Je volai entre ses bras, et mon coeur, fermé à la joie depuis la mort de ma mère, s'y rouvrit dans cet instant pour la première fois. Douce amitié! Sentiment des belles ames, et qu'on ne trouve que dans les coeurs vertueux! Après la religion il n'appartient qu'à toi d'adoucir nos maux, et de nous faire goûter de vrais plaisirs! Mon ami se resserra, s'épuisa même, en ma faveur; il avoit d'autres amis, qu'il intéressa pour moi. J'entrai dans les mousquetaires: ses conseils m'y guidèrent, et sa sagesse m'y suivit encore. Je fus en pied peu de temps après. Être jeune, être mousquetaire, avoir une figure assez heureuse, point de bien et de moeurs, devoit paroître un phénomène un peu étrange. Hélas! Telle étoit la dépravation du siècle, qu'il eût paru ridicule, et le caractère insoutenable, si je n'eusse pris les moyens les plus propres à le conserver avec honneur. Fidèle à tous mes exercices; officieux et prévenant envers tous mes camarades; plein d'égards pour tous, sans liaison particulière avec qui que ce fût; n'ayant, pour aucun d'entre eux, ni distinction ni préférence; enjoué par caractère, mais réservé par prudence; ne moralisant point en vain; ne contrariant personne; paroissant aimer l'étude avec passion, l'aimant en effet, et m'y livrant en militaire qui veut servir utilement sa patrie; n'affectant, dans mes exercices de religion, ni de me montrer, ni de me cacher; voulant bien qu'on crût que j'avois des principes, et que je n'étois pas d'humeur à m'en écarter; du reste, circonspect dans mes paroles comme dans ma conduite, et ne me compromettant jamais; j'étois parvenu à faire dire, il est dévot, sans qu'on parût s'en formaliser. Plusieurs ajoutoient, il est singulier: car il faut bien être un peu regardé comme tel par la multitude, quand on ne veut pas faire comme elle. Mais tous disoient en même temps: c'est un homme droit et un bon militaire; s'il a quelques singularités, il faut les lui passer en faveur de ce qu'il a d'essentiel . Voilà le jugement le plus favorable auquel je pusse prétendre; et c'est à mon heureuse éducation et aux soins de mon ami, que j'étois redevable de ce qui me l'avoit procuré.

Un parent que j'ignorois entendit parler de moi, et me donna une lieutenance dans son régiment. Quelques actions heureuses commencèrent à me faire connoître. Je crus alors que je pouvois reparoître dans la maison de mon père, pour rappeler à sa mémoire un fils qu'il sembloit avoir oublié, pour embrasser ma soeur, et pour la tirer d'esclavage. Mais, hélas! Quel triste coup d'oeil vint s'offrir à moi! Vous peindrai-je un père, un mari, gouverné chez lui avec empire, confiné dans l'appartement le plus reculé, maudissant le joug qu'on lui imposoit et n'ayant pas la force de s'en délivrer, méprisé de son domestique, peu craint, peu respecté de ses enfans, indifférent aux étrangers et à sa propre famille, n'ayant de consolations que de ma soeur, et osant à peine lui parler? Vous peindrai-je, hélas! Cette fille pleine de vertu, portant tout à la fois ses propres maux et ceux de son père; les portant sans plainte, sans murmure, sans aigreur, sans s'inquiéter vainement à chercher du remède à ce qui ne pouvoit plus en souffrir? Ma belle-mère, idolâtre de ses enfans, qu'elle aimoit pour elle-même, qu'elle tourmentoit en les aimant, et qui en revanche lui promettoient déjà toutes les peines qu'ils devoient lui faire un jour? Des domestiques sans subordination, sans moeurs? Une maison mal montée, mal servie, mal-aisée avec des richesses réelles, et même, à quelques égards, avec l'air du luxe et de la profussion? Les enfans,... ah! Quel contraste avec l'éducation que nous avions reçue! Et quelles images me reste-t-il encore à vous tracer! Mon père, dans le peu qu'il osoit leur dire, sans cesse contredit par sa femme: l'un et l'autre n'ayant à leur égard aucune règle fixe, ni entre eux aucun principe qui leur fût commun: les valets devenus les flatteurs à gages, et les premiers corrupteurs de ces innocentes victimes, trop souvent confiées à leurs soins: les moindres paroles de ces enfans reçues comme des oracles, répétées cent fois devant eux à qui vouloit les entendre, ornées de toutes les fades interprétations d'une gouvernante, et des froides allusions d'un précepteur: une mère n'exigeant d'eux presque rien en genre de devoir, et sur toute autre chose les contrariant, les gênant hors de propos, et exigeant au-delà de leur pouvoir; toujours aux expédiens pour les faire obéir; les animant, les excitant, les récompensant ou les punissant par tout ce qui pouvoit intéresser en eux la vanité, la gourmandise, l'amour du luxe et de la parure; tantôt les grondant, les maltraitant; le moment d'après, les appaisant, les caressant; et par tout ce manège leur apprenant tout à la fois, et à se revolter contre les châtimens, et à dédaigner les caresses: cette mère, trop peu sage, ne gagnant auprès d'eux d'un côté, que pour perdre encore plus de l'autre; ne les portant à céder pour le moment, que de manière à les rendre bien plus opiniâtres et plus volontaires par la suite; ne leur ôtant un caprice, que pour satisfaire une fantaisie d'une autre espèce; et, de caprice en caprice, de fantaisie en fantaisie, les amenant au point de ne plus rien trouver qui pût les satisfaire: des enfans si pleins de leur volonté, qu'on les voyoit tout rouges de colère, se tordre les mains et remplir la maison de leurs cris, parce qu'on ne leur donnoit pas ce qu'il leur étoit impossible d'avoir: dans le fils, de la suffisance; un babil qui ne signifioit rien, et nulle sorte de mérite pour son âge, un esprit fier et des goûts serviles, un caractère haut et des sentimens bas: dans la fille, déja les premiers signes de la coquetterie et les premières semences du vice, un langage mignard et affecté, des minauderies dans le maintien comme dans le jargon, des regards de complaisance sur elle-même, une envie démesurée de plaire et de se faire applaudir, le goût le plus vif pour les ajustemens et la parure, l'enivrement des plaisirs, l'amour des romans, celui de la bagatelle, et l'habitude à ne rien faire: tous deux mutins, grondeurs, impérieux, caustiques, pour ne pas dire méchans; incapables de se contraindre; sensibles, mais pour le moment, à tout ce qui les obligeoit; durs pour tous ceux qui ne leur paroissoient plus bons à rien, ou à qui ils se croyoient en droit de commander: voilà le tableau de la maison de mon père. Ce n'étoit plus sa faute en un sens; et c'étoit moins encore celle de ses enfans: tout le mal venoit de la manière dont on les avoit élevés. D'après ce triste détail, que la sagesse de vos vues et le vif intérêt que j'y prens m'ont forcé de vous faire, il vous est aisé de comprendre de quelle manière je fus reçu. Mon père n'osa me témoigner sa joie; ma belle-mère me fit l'accueil le plus froid; ses deux enfans, quoique si jeunes encore, marquoient assez qu'ils avoient déjà pris à mon égard toutes les impressions qu'on avoit voulu leur donner; ils avoient peine à m'appeler leur frère; et, dans la médiocrité de ma fortune, ainsi que dans la simplicité de mon ajustement (n'ayant rien encore qui me décorât que mon uniforme, qui n'étoit pas une décoration pour eux,) je paroissois leur faire honte ou pitié. Mais ce qui me consola de tout, je retrouvai ma soeur. Ses sentimens n'avoient point changé; ses vertus et ses charmes étoient toujours les mêmes. Malgré l'espèce d'abaissement où elle étoit réduite, on la reconnoissoit aisément à la noblesse de sa démarche, à la décence de sa conduite, à la simplicité de ses moeurs, à la douceur et à la bonté de son caractère. Tous ceux qui venoient au logis faisoient en secret des voeux pour elle; ils étoient même attentifs à la prévenir; et, par la jalousie que je vis bien que l'on en ressentoit, je pus prévoir qu'on me la confieroit sans peine. J'en avois fait les premières ouvertures, et je touchois à mon départ, lorsqu'une mort subite m'enleva mon père. Le premier soin de son épouse fut de faire ouvrir son testament; elle savoit assez ce qu'il contenoit. Ma soeur et moi nous étions déshérités. Dans un pays où la coutume tient lieu de loi, et où rien ne limite la volonté du testateur, il avoit pu ainsi faire passer son bien à sa seconde femme et aux enfans du second lit. Cependant mon père ne fut pleuré, ne fut regretté que de nous seuls. J'embrassai son épouse; j'embrassai ses enfans; je fus m'attendrir sur le tombeau de ma mère et je partis avec ma soeur. Nous allâmes nous réfugier chez M D'Orval. Je continuai à servir; j'acquis de nouveaux grades. C'est à vous, me dit le comte en s'interrompant, que je dus une partie de mon avancement et de ma fortune. Déja bien des années s'étoient écoulées sans que je fusse instruit de l'état de ma belle-mère, si ce n'est par des voies indirectes, lorsqu'un jour elle vint avec son fils se jeter entre mes bras, et, en pleurant sur sa fille, me faire souvenir que j'étois leur frère. Hélas! Je ne l'avois jamais oublié! Leur dépense avoit en peu de temps absorbé leur revenu; le jeune homme sur-tout avoit mangé en deux ans l'épargne de plusieurs siècles, et la fortune de nos ancêtres. La jeune personne, livrée de bonne heure à ses penchans, avoit déshonoré sa famille, et cachoit sa honte dans un couvent, où l'on devoit une année de sa pension. Vous jugez de ma douleur: l'unique chose qui pouvoit la soulager, étoit de devenir la ressource de cette famille désolée. Ma belle-mère, plus heureuse enfin et plus sage, est morte entre mes bras. Mon frère est, après M D'Orval, mon meilleur ami. Son caractère s'est réformé: il avoit éprouvé bien des contradictions et des peines au sein même de ses plaisirs; parce qu'à chaque pas qu'il faisoit, il trouvoit des concurrens, et qu'avec bien des flatteurs il n'avoit point d'amis; parce que d'ailleurs un seul obstacle qu'on mettoit à sa volonté, l'irritoit plus et lui causoit plus de chagrin, que ne lui eût donné de joie tout ce que d'un autre côté on eût entrepris pour le satisfaire. Maintenant tout comble ses desirs, parce qu'il n'en forme plus qui ne soient raisonnables. Sa soeur a fait, au sein de la religion, une pénitence proportionnée à ses fautes, et a consommé, dans les exercices de la piété la plus fervente, son sacrifice et sa vie.

M D'Orval, en m'engageant à me marier, m'a aidé à faire un choix. Sa fortune s'est accrue considérablement; sa santé est ferme et vigoureuse; et quoiqu'à près de quatre-vingt-deux ans, il vient encore, trois mois de l'année, recevoir ici le tribut de notre reconnoissance, et goûter les douceurs de la plus tendre amitié. Mon épouse et ma soeur n'ont entre elles qu'un coeur et qu'une ame: de concert avec moi, elles ont élevé mes filles. Depuis cinq ans, dans ce petit bien qui me vient de ma femme, et que j'ai préféré à des domaines plus considérables, oublié de mes concitoyens sans les avoir oubliés, dans un âge où il m'est permis de prendre quelque repos, je jouïs en paix de tous les charmes de cette union si belle qui règne dans ma famille; plus heureux encore, si vous daignez souvent les partager avec nous! M De Veymur finit ainsi l'histoire de sa vie. Ce qu'elle peut t'offrir d'intéressant par rapport à l'éducation des enfans que se promet ton amour pour Valmont, ne m'a pas permis de t'en dérober le récit.

Chère Émilie! Que de devoirs à remplir pour des parens, et que de suites funestes à craindre s'ils ne les remplissent pas! À en juger par tout ce que j'apperçois maintenant autour de moi, qu'ils sont doux, ces devoirs que la nature nous impose! En prenant soin de sa famille, on substitue des plaisirs vrais et légitimes, à des plaisirs faux et dangereux; on rend sa maison vivante et agréable pour soi-même; les occupations honnêtes prennent la place des choses frivoles, du désoeuvrement, et de l'ennui qui en est inséparable; on ne va pas chercher ailleurs un amusement que l'on trouve bien mieux chez soi? Le tracas des enfans, toujours aimable pour une véritable mère, lui suffit; parmi ces douces assurances de tendresse et de fidélité, elle suffit à son époux; et tous deux, resserrant à l'envi les noeuds qu'ils ont formés, se tiennent lieu l'un à l'autre du monde entier: cependant on les estime, on les révère au dehors: et si, par une éducation sage et exempte de foiblesse, ils apprennent à leurs enfans à les respecter, à leur être soumis, à leur rendre ce culte filial qu'on doit à ceux qui nous ont donné le jour; s'ils leur font aimer par la persuasion et par l'exemple, les vertus qu'ils leur enseignent; que leur manque-t-il au dedans pour être heureux?

En te faisant part de ce que j'ai vu chez M De Veymur, et des détails qu'il a bien voulu me faire, j'ai rempli mes engagemens à ton égard; et, quelque longues que soient mes lettres, comme tu les liras en épouse et en mère, tu trouveras, à les relire encore, autant de plaisir, ma fille, que j'en ai eu à te les écrire.

LETTRE 18

De la comtesse de Valmont au marquis. Le comte est de retour, plus amoureux mille fois et plus infidèle qu'il ne l'étoit avant de son départ. Sa passion ne peut plus se contraindre, et il est aisé de voir qu'il ne l'a que trop écoutée au préjudice de sa raison. À son arrivée j'ai volé au devant de lui, je me suis jetée dans ses bras... ingrat, et trop cher Valmont! Le croiriez-vous, mon père, il m'a presque repoussée! Je le pressois contre mon sein, et il détournoit les yeux sur Senneville, et par des embrassemens précipités, il se hâtoit de mettre fin à mes tendres caresses! Ah! Que lui ai-je donc fait, pour lui être devenue si à charge? Que lui ai-je fait, que de le trop aimer? Et pourquoi faut-il que, de ma part, une extrême tendresse ait été, pour mon mari, l'écueil et le tombeau de l'amour! Pendant qu'il me donnoit ces tristes marques de son indifférence, Mademoiselle De Senneville se tenoit éloignée, rougissoit, et baissoit la vue. Le comte, échappé à mes empressemens, courut lui faire un reproche de sa trop grande réserve, et osa bien prétendre devant moi qu'elle se tînt obligée envers lui de la promptitude de son retour. Senneville, toujours plus embarrassée, répondit par une froide révérence, et se retira. Je vis le moment où mon mari alloit s'en prendre à moi de sa retraite. J'étouffois cependant; et combien n'eus-je pas besoin de me rappeller vos conseils et mes devoirs, pour ne pas éclater! Depuis ce moment, j'en ai eu mille occasions semblables: la religion seule m'a retenue. Eh! Que deviendrois-je sans elle? Livrée à des plaintes continuelles, à d'éternels murmures, j'aliénerois de plus en plus le coeur de mon mari. Il ne m'aime plus; il commenceroit à me haïr: il feroit plus, il me mépriseroit; et, à force de soumission et de patience, je le contrains à m'estimer encore. Peut-être se porteroit-il lui-même à des éclats dangereux, et je l'oblige à garder au dehors quelques ménagemens: je rendrois d'ailleurs plus sensible, aux yeux de ses domestiques, ce que l'exemple et le bon ordre m'obligent à leur cacher: je ferois le tourment de ma pauvre Senneville; et elle n'est déja que trop à plaindre: je n'aurois donc réussi qu'à faire d'avance un enfer de ma maison. Ah! Si elle doit être le séjour de l'infortune, qu'elle ne le soit du moins que pour moi!

Cependant, que ma situation est triste! Jalouse, comme je dois l'être, du coeur de mon époux, je le vois sans cesse porter à une autre les soins les plus flatteurs: mille fois le jour j'éprouve ses rebuts, je suis témoin de son infidélité; et il faut que je m'accoutume en quelque sorte aux preuves qu'il m'en donne; il faut que je vive avec celle qui m'a fait perdre ce qui m'étoit le plus cher ici bas, que je l'aime, que je la plaigne, que je veille sur elle, que je redoute son peu d'expérience et l'assiduité de Valmont.

Pardonnez à ma foiblesse ces tristes réflexions et ces détails affligeans. La nature a ses droits; je l'éprouve, je le sens, et je les lui paye peut-être trop en ce moment. Mais je sais en même temps à qui je parle, et j'ai besoin de votre indulgence.

Ce qui m'afflige encore, ce sont les nouvelles importunités de Lausane. Les dernières ouvertures qu'il prétend m'avoir faites, et dont vous avez si bien démêlé tout le faux, semblent lui donner une nouvelle assurance et une sorte de témérité. Il prend sans cesse sur lui l'office de consolateur, de confident même; et j'ai tant de raisons pour l'en dispenser! Cependant Valmont paroît satisfait de ses empressemens; je m'en suis plaint, et il m'en a fait un crime, en me disant que je ne recevois mal que ceux que je savois qu'il aimoit le plus. Le baron me tient devant lui les propos les plus galans, et Valmont s'en amuse. Hélas! Il compte donc bien sur ma tendresse ou sur ma vertu? Mais enfin, puisque je me plains, ne devroit-il pas avoir égard à mes plaintes et à la peine que je ressens? Croiroit-il en être plus libre, parce qu'il me laisse à moi-même toute liberté en apparence? Ah! Mon père, qu'un fol amour fait perdre de sentimens et de délicatesse! Il en ôte... autant que le véritable amour en donne. Quoi! Mon mari ne me laisseroit-il plus aucun espoir de retour? Son coeur ainsi que sa raison se seroient-ils égarés pour toujours?

Lausane me donne un nouveau conseil, auquel je n'ose encore me fier; d'après ce que vous en pensez vous même, j'ai peine à en recevoir de lui; et tout m'est suspect de sa part. Ce dangereux ami de Valmont, le seul, quoi qu'il en puisse dire, qui, par ses discours, l'ait entraîné dans les abîmes du doute et de l'irréligion, est maintenant le premier à le combattre. Il se ménage entre mon époux et moi; et, par un langage équivoque et plein d'artifice, il croit flatter ma crédulité, en évitant de se donner un ridicule. Je le devine, et ne suis point sa dupe; mais toujours prétend-il se procurer par là, dans bien des instans, la facilité d'entrer dans mes sentimens, de revenir auprès de moi sur ce qu'il appelle ses anciennes opinions, et de gémir en ma présence sur les excès auxquels se porte Valmont. C'est dans un de ces momens, où il sembloit s'ouvrir le plus et me plaindre le plus sincèrement, qu'il m'a proposé de lire les mêmes livres que mon mari." Vous avez assez de lumières et de force d'esprit, me disoit-il en dernier lieu, pour ne pas vous laisser séduire par les sophismes dont ils sont remplis: mais vous en retireriez cet avantage, que vous seriez vous-même à portée de l'éclairer et de le confondre. Vous pourriez le suivre dans tous ses écarts; instruite d'avance de toutes les objections qu'il est dans le cas de former, vous le forceriez dans tous ses retranchemens; vous entreriez comme lui dans les moindres détails; et vous feriez, sur chaque objet, briller à ses yeux la lumière qu'il s'efforceroit en vain de fuir. Eh! Pourquoi négliger un moyen si facile de le rappeler à la vérité? Toute autre voie sera toujours lente et trop peu sûre; celle-ci peut s'offrir à chaque instant. Qui sait si son changement ne vous est pas réservé? Et quand vous n'y réussiriez pas, vous effacerez du moins les impressions funestes qu'il ne cesse de faire sur tout ce qui l'environne". Je l'avouerai, mon père, ce discours m'a ébranlée. J'ai bien senti que Lausane avoit dessein de surprendre mon amour propre; que ce conseil étoit un piège qu'il me tendoit; et que, si je paroissois l'écouter, il se réservoit le droit de me prêter des livres et de les commenter avec moi. Mais en me promettant d'éviter cet écueil, je me suis dit à moi-même, qu'en effet le comte changeoit si souvent d'opinions, et qu'il avoit recours à tant de petites difficultés, qu'il vous devenoit presque impossible d'y répondre; que c'étoit bien assez pour vous de le ramener à ce qu'il y a d'essentiel, sans embrasser tous les détails; et que je pourrois être bonne à quelque chose, si, par les mêmes lectures que lui et des réflexions plus sages que ne le sont les siennes, je me mettois à portée de balancer ses moindres doutes. Nombre de femmes de ma connoissance, qui d'ailleurs pensent très-bien, conduites par la seule curiosité lisent toutes sortes de livres, et m'assûrent que les plus mauvais n'ont servi jusqu'ici qu'à les confirmer dans la foi; pourquoi risquerois-je plus qu'elles, en agissant par un meilleur motif! Ces pensées m'ont presque déterminée. Dites-moi, mon père, est-ce sagesse de ma part; est-ce présomption? Mon zèle est-il suffisamment éclairé? Et l'approuvez-vous? Parlez, et que votre voix seule me décide. Il ne conviendroit pas que, sur une question si délicate, j'ôsasse prononcer moi-même; et j'en croirai toujours beaucoup plus vos lumières que les miennes. Je ne saurois assez vous exprimer combien me sont chères celles que vous m'avez données pour l'avenir sur l'éducation de mes enfans. Ah! Quels modèles vous m'avez offerts! Et que je desire de leur ressembler. P s. J'oubliois de vous dire que, par rapport aux lectures, ma bonne amie se trouve aussi embarrassée que moi. Valmont, sous prétexte de la former, veut lui faire lire bien des livres, où la décence est respectée, mais où les passions sont peintes avec des couleurs d'autant plus séduisantes, qu'elles n'y paroissent que sous les traits du sentiment. Je lui ai fait sentir le danger de cette lecture, et ne l'ai pas entièrement persuadée. Elle a besoin de quelque amusement; celui-ci est assez de son goût: croyez-vous qu'elle ne coure aucun risque à s'y livrer?

LETTRE 19

Du marquis de Valmont à sa fille. Je sens aussi vivement que toi, ma chère Émilie, tout ce que ta situation a de pénible. Eh! Qui de nous eût pu penser qu'une union, formée sous de si doux auspices, dût être pour toi la source de tant d'amertumes? Cependant, quelles que soient celles que le ciel te réserve encore, ne te laisse point abattre. Tu me l'as si bien dit, ce n'est pas un destin aveugle et fatal qui règle ta destinée: ce n'est point le hasard, ce terme vide de sens, et qu'on n'a jamais pu définir sans y faire entrer des contradictions et des absurdités; non, ce n'est point lui qui préside à ton sort. Dieu veille sur toi, ma fille, il sait les épreuves qui conviennent à ta vertu, et ne permettra en ce genre que ce que tes forces pourront porter. Ne sois point au dessous de son attente et de ses desseins sur toi, et ne te rends pas indigne du degré de mérites auquel il veut t'élever. Ce dieu si bon si puissant, et si sage, t'accompagne dans la tribulation; il recueille tes soupirs et tes larmes; il te tient compte de ta soumission et de ta patience, et en fera tôt ou tard la source de ton bonheur. Émilie! On ne sait rien encore, on ne se connoît pas soi-même, on n'a point de mérites à soi, tant qu'on n'a pas été éprouvé. Courage donc, ma fille! Tire de ta raison toutes les ressources qu'elle peut t'offrir; et repose-toi sur Dieu du succès, comme n'ayant pour appui que lui seul.

Parmi tous les expédiens que je puis te proposer, pour garantir ta jeune amie de la contagion de l'amour et la défendre de ses surprises, je n'en vois point de meilleur, dans la position où tu te trouves, que de te rendre, s'il est possible, la confidente des sentimens de son coeur. Son amitié pour toi, son ingénuité et sa candeur, l'embarras qu'elle témoigne en présence de Valmont, et l'espèce de gêne où elle vit avec lui, doivent te faciliter l'exécution de ce projet.

Ce n'est plus le moment de paroître ignorer ce que Valmont sent pour elle, elle le sait trop bien elle-même; et il importe beaucoup qu'elle ait quelqu'un avec qui elle puisse en parler sans contrainte, à qui elle puisse conter ses inquiétudes et ses peines, et qui, de concert avec elle, lise dans son ame, épie ses dispositions les plus secrètes, et règle ses premiers mouvemens. Du caractère dont tu me l'as dépeinte, sage, timide, sensible et tendre, ayant pour toi l'amitié la plus vive, et partageant tes douleurs, elle ne peut que chercher elle-même à répandre dans le coeur d'une amie le trouble qui l'agite; et malgré tout ce que la conjoncture a de délicat en apparence, cette amie ne peut être que toi. À l'aide des ouvertures que tu lui feras, tu l'engageras à s'ouvrir aussi; tu te rendras peu à peu la maîtresse de ses opinions et de ses goûts, puisqu'elle n'aura que toi pour conseil et pour guide; tu la dirigeras à ton gré; et, ne pouvant de toi-même l'éloigner de ta maison, tu l'ameneras insensiblement à une séparation nécessaire, qui ne peut venir que d'elle. Tu en consulteras avec elle les moyens, tu la lui rendras facile, et tu lui en adouciras la trop grande rigueur.

Voilà, ma fille, pour le moment, le parti le plus sage que tu puisses prendre. En l'embrassant, sois toujours soumise et tranquille, et laisse à Dieu et au temps à faire le reste.

Tu me demandes si Senneville peut lire sans crainte les livres que lui propose Valmont. Tu sens toi-même tout le danger de cette lecture, et tu ne m'interroges sans doute que pour mieux convaincre ta jeune amie, en donnant à ton sentiment tout le poids des raisons qui en démontrent la vérité. Ces livres dont tu parles, ce sont des romans. Des romans à Senneville! Des romans choisis par Valmont! Ah! Lorsqu'il s'offre à les prêter, il n'est que trop instruit du risque que l'on court à les lire; et c'est presque toujours par là que commence la séduction. Valmont ne choisira pas, il est vrai, de ces livres dont la pudeur s'offense; dont une ame tant soit peu honnête a horreur; qu'on ne peut rendre de sang froid au séducteur infâme de qui on les a reçus, sans lui laisser croire qu'on en goûte les leçons; et qui sont tout à la fois l'opprobre de ceux qui les font ou qui les prêtent, et la honte de celles qui les lisent: il se respecte trop lui-même, et le piège seroit trop grossier. Il n'en veut d'ailleurs, comme il aime à s'en flatter, qu'au coeur de Senneville, et non point à ses moeurs: aussi est-ce, avant toutes choses, ce coeur qu'il faut garder; et, si décens qu'on les suppose, bientôt les romans le séduisent et l'entraînent. D'abord ils amollissent notre ame, et ils l'énervent; ils lui ôtent cette rigidité de principes et ce caractère de vigueur et de fermeté, qui accompagnent et qui soutiennent la vertu; ensuite ils inspirent, à un jeune coeur, une sensibilité vague et incertaine; ils lui font éprouver des besoins factices, et que sûrement il n'avoit pas; ils le font soupirer, sans qu'il sache bien après quoi: ce coeur, attendri de plus en plus, languit, et n'aime point encore; mais il cherche à aimer, et n'attend qu'un objet pour se fixer. Une douce et séduisante rêverie l'attache à des objets imaginaires, dans l'absence d'un objet réel; l'objet s'annonce, et, sans plus de choix, le coeur se détermine. Enchanté de ce qu'il éprouve, déja prévenu par les images qu'on lui a tracées de l'amour, il se reproche tout le temps qu'il a passé sans le connoître. L'imagination s'échauffe; toutes les passions s'allument; les sens mêmes acquièrent une activité dangereuse et précoce; et l'on devient coupable, d'après la lecture de ces livres où l'amour est peint sous les traits de la vertu. Eh, que dis-je la vertu! Les auteurs de ces sortes d'ouvrages, si tendres et si passionnés, seroient bientôt las d'écrire s'ils n'avoient qu'elle à peindre, ou craindroient qu'on ne se lassât trop tôt de les lire. De là ce mélange qu'ils y mettent, de sentimens faussement héroïques, et de situations vraiment critiques pour les moeurs et pour la sagesse; de là ces expressions décentes, qui couvrent des idées peu chastes; ces images vives et rapides, qui dérèglent l'imagination, moins encore par ce qu'elles représentent, que par ce qu'elles laissent à deviner; ces descriptions naïves, qui font couler lentement le vice dans l'ame et le feu dans les veines. Car on a beau vouloir se flatter sur ce qu'on éprouve, et se déguiser ce qu'on sent, les livres d'amour, dès qu'ils sont bien faits et qu'on sait les comprendre, causent pour l'ordinaire des émotions secrètes, où le coeur n'est pas toujours ce qu'il y a en nous de plus vivement affecté. "Mais tout le monde, dira-t-on, n'a pas l'imagination si vive et le coeur si tendre". Eh, quel intérêt ceux là prendroient-ils aux romans? Qu'ils ne se donnent pas la peine de les lire. Ce n'est pas pour eux qu'on les a faits. "Mais enfin, redira encore Valmont à ta jeune amie, il faut bien se former l'esprit et le goût; et où se les formera-t-on, si ce n'est dans la lecture des ouvrages qui en renferment le plus "! Ah! Senneville! Senneville! Voudriez-vous acheter l'un et l'autre aux dépens des moeurs, et souvent aux dépens de la raison? Qu'est-ce en effet que l'esprit sans jugement et sans conduite? Et est-ce dans ces sortes de livres qu'on apprend à bien penser et à bien vivre? Qu'y trouve-t-on sous l'écorce qu'ils présentent, que de pensées fausses, que des maximes qu'il seroit bien dangereux de suivre dans la pratique, et des exemples qu'on se repentiroit toute sa vie d'avoir imités? Les romans changent presque en tout le véritable point de vue; ils apprennent à voir les choses comme on les imagine, et portent bientôt à les croire telles qu'on les désire; ils aiguisent les traits de l'opinion, ou, s'ils la combattent, ce n'est que quand elle se montre contraire à nos penchans; ils assûrent l'empire de la mode et de la coutume; ils embellissent les préjugés; ils peignent le vice sous des couleurs agréables, qui le déguisent; ils effacent, par le brillant coloris des fausses vertus, l'éclat des vertus réelles; et mettent un honneur chimérique à la place du véritable honneur, qu'ils rendent méprisable. Que dirai-je encor? Plus ils font entrevoir de délicatesse dans les passions, plus ils en imposent; et moins ils peignent le monde tel qu'avec l'âge on apprend à le connoître, et les passions telles qu'elles sont. L'ame toute neuve et sans expérience s'imagine que le premier dont elle reçoit l'hommage, est à coup sûr un amant fidèle, et un héros en vertus et en sentimens.

Par rapport au goût, les romans ne donnent que le goût des choses frivoles; et ce n'est pas là un de leurs effets les moins pernicieux. On ne tient plus qu'à l'agréable, et on compte pour rien l'utile et l'honnête; on ne prise les choses qu'autant qu'elles nous amusent; les occupations oiseuses et stériles prennent la place des devoirs; les livres de pur agrément dégoûtent des lectures solides; la bagatelle toute seule nous attache; et c'est l'enchantement de la bagatelle qui obscurcit en nous toute lumière, et qui altère l'amour du bien. D'ailleurs, avec de pareils goûts et un coeur ainsi préparé, qui peut dire, à l'égard de ces sortes de lectures, à quel point on croira devoir s'arrêter? En genre de bagatelles, l'une mène aisément à l'autre; la gradation devient insensible, et la raison séduite est bientôt hors d'état d'apprécier les différences. Ah! Ma fille, que Senneville lise pour s'instruire, en même temps qu'elle lira pour s'amuser. Les meilleurs livres, sont ceux qui réunissent tout à la fois et l'amusement et l'instruction. Ton sexe, comme le nôtre, est fait pour s'éclairer; et les charmes de la figure reçoivent en lui un nouvel éclat des connoissances qu'il acquiert, et de la délicatesse de son esprit: mais qu'il prenne en conséquence le goût des bonnes choses; et, pour cesser d'être un sexe frivole, qu'il renonce à ces ouvrages insipides pour quiconque a une raison droite, et n'a pas des goûts dépravés; qu'il renonce à ces livres, remplis de pensées ingénieuses et de fausses maximes, de leçons de vertus et d'images du vice, d'une diction pure et d'idées romanesques, d'un langage honnête et correct, mais d'opinions libres et de honteux tableaux de moeurs plus libres encore. Hélas! Que tous ces ouvrages, si courus, si vantés, qu'on s'arrache, qu'on dévore, mais qu'enfin on oublie tôt ou tard, paroissent vides de sens, et déplaisent à une ame qui s'est montée à l'unisson de la vertu et de la vérité! Fatiguée, dégoutée de ces recueils impurs d'erreurs et de mensonges, elle cherche, dans des livres dictés par la sagesse, assaisonnés par le goût et par le sentiment, un plaisir plus noble et des lumières plus vraies. Elle puise à longs traits dans ces sources qui n'offrent qu'esprit et vie; elle s'y désaltère, elle s'y épure, elle y acquiert de jour en jour plus de force et de courage; et, mettant toutefois des bornes au desir même de savoir, elle prend garde que l'envie démesurée de lire et d'apprendre ne nuise au premier soin qu'elle doit avoir, qui est celui de bien faire.

Mais je viens à toi, ma fille; des raisons plus spécieuses, et des prétextes plus séduisans que ceux de ton amie, te portent à lire des livres plus dangereux encore que ceux qui attaquent les moeurs, ces livres qui attaquent et combattent la religion. Le premier dessein de Lausane, en te les proposant, ne t'a point échappé: certainement il compte pour beaucoup l'occasion qu'il se ménage de les lire avec toi; mais il se propose encore une fin plus éloignée, que tu ne démêles point assez. Il espère que peu à peu tes lumières s'obscurciront; que tu te laisseras embarrasser par les difficultés mêmes auxquelles tu voudras répondre; que tu oublieras les preuves, pour ne plus penser qu'à la force des objections; que les nuages s'accumuleront parmi tous les soins que tu prendras pour les dissiper; que le doute succédera à la certitude; que ta foi ne tardera pas à s'ébranler; que tes principes ne seront plus si fixes ni si invariables; et que ta maniere de voir changera sans que tu t'en apperçoives. Il espère que les liens qui t'attachent au devoir se relâcheront; que tes moeurs s'altéreront; que Valmont ne te paroîtra plus seulement injuste, mais que tu le verras déchu de tous les droits qu'il a encore à ton amour; que tu te croiras quitte d'un engagement qu'il a violé le premier; et que celui qui rendra en apparence le plus de justice à tes charmes, te paroîtra enfin le plus aimable... ô mon Émilie! Je m'arrête et respecte ta vertu. Lausane se trompe: mais enfin tu t'exposes au péril; et sur des objets si importans, un zèle bien entendu doit toujours commencer par nous-mêmes. Tu es suffisamment instruite, j'en conviens; mais par qui l'es-tu? Par un père judicieux et sage, qui n'a pas prétendu faire de toi une femme philosophe et savante, pas même en matière de religion. Il savoit que, sur cet article, l'esprit raisonneur ne convient à personne, encore moins aux personnes de ton sexe; et il auroit craint de le nourrir en toi, par des études trop séches et des discussions trop abstraites. Il s'est donc borné à rendre ta foi raisonnable, en l'éclairant par des motifs qui pussent suffire à une ame droite, et en la faisant porter sur des fondemens solides. D'après ce qu'il t'a appris et les réflexions sensées qu'il t'a fait faire, d'après celles que tu as pu faire sans lui, tu en sais assez pour connoître et pour sentir toute la beauté de la religion; pour être vivement frappée de tous les caractères de divinité qu'elle porte avec elle; pour découvrir le foible de tant de mauvais raisonnemens, que les passions toutes seules font valoir afin d'obscurcir la vérité. Mais lorsqu'il s'agira de combattre ces systêmes raisonnés, qui quelquefois traînent après eux tout l'appareil des démonstrations, sans cependant en avoir la réalité; de démêler le vice secret de ces sophismes adroits, qui trompent souvent la raison la mieux exercée; de répondre à des faits donnés hardiment pour vrais, et dont la discussion demande une critique sévère et des recherches épineuses, à des faits qui d'ailleurs semblent prouver beaucoup plus qu'ils ne prouvent en effet: lorsqu'il sera question de concilier les vérités entre elles; de sauver les prétendues contradictions qu'on nous oppose, et qu'il est aisé de faire valoir, dans des choses qui par leur nature sont si fort au dessus de la raison: alors, ma fille, pourras-tu bien te flatter d'en savoir assez? Il faut peu de chose à un coeur bien disposé, pour saisir le vrai dès qu'il se presente; et le dieu de vérité a ménagé pour lui des preuves de sentiment, à la force desquelles tout l'art des démonstrations ne peut atteindre: mais pour confondre l'erreur, pour la suivre dans le labyrinthe où elle s'embarrasse et se perd, pour écarter les nuages dont elle s'enveloppe et dont elle couvre la vérité même; oh, qu'il faut bien plus de travail et de lumières! La vérité, simple et pure, n'a qu'une route qui conduit à elle; et l'erreur en a mille. La vérité, sans fard, ne brille que de son propre éclat; et l'erreur, déguisée sous mille formes différentes, emprunte tout ce qu'il y a de plus faux et de plus attrayant pour séduire. La vérité est mesurée et circonspecte: l'erreur franchit avec audace tout ce qui peut l'arrêter; elle dévore toutes les absurdités, et les déguise; elle tranche, elle coupe le noeud qu'elle ne peut délier; elle décide et en impose; elle éblouit, elle aveugle, elle triomphe, et rit de son imposture. Que d'avantages elle a pour se faire croire, lorsque, sans une étude profonde et des armes égales, on s'arrête à disputer contre elle! Avec le plus court sophisme, d'un mot, elle va déconcerter les preuves les plus solides; et pour les rétablir dans toute leur force, pour répondre à une si courte objection, il faudra des pages entières de nouvelles preuves et de raisonnemens. Tu prétends, dis-tu, suivre Valmont dans tous les détails. Eh! Ma fille, c'est précisément dans les détails que l'incrédule en impose plus sûrement, et qu'il est comme impossible de le suivre. Ce n'est pas à l'enchaînement de nos preuves qu'il ose s'en prendre; il le respecte en quelque sorte malgré lui. Mais il incidente sur une foule de petites difficultés, qu'il retourne en mille manières; il va fouiller dans les temps fabuleux des anciens peuples ou de quelques nations étrangères, pour nous mettre en défaut du côté de la chronologie; il fait à sa mode des observations physiques sur le globe de la terre, pour infirmer l'autorité des livres de Moïse; il anatomise la chevelure des nègres, pour en conclure qu'ils n'ont pas une même origine que nous; il dépouille les voyageurs les moins accrédités, pour s'étayer de leurs fictions; il cite nos écritures et les falsifie, ou leur donne un sens qu'elles n'ont pas; il cite les pères de l'église, et les fait parler: à tout cela, mon Émilie, que répondras-tu? Seras-tu en état de lui opposer des observations plus vraies, des faits plus certains, de remonter à des sources plus pures, de confronter les textes, de mettre en évidence la fausseté des principes ou des conséquences, et la futilité des objections? Ne risques-tu pas au contraire d'être la dupe de ses assertions hardies, de lui passer trop légèrement ce qu'il te seroit trop difficile et trop long de vérifier, de te rebuter de la sécheresse et de l'inutilité de tes recherches et de tes discussions, de voir avec frayeur renaître sans cesse des difficultés nouvelles, de languir autour de questions vaines, et dont la solution même ne sera jamais ce qui ramènera Valmont? Ne risques-tu pas de perdre un temps précieux à raisonner froidement sur ce qui est fait pour être senti avec chaleur, de t'accoutumer à mettre en problême jusqu'aux vérités qu'il est le plus naturel de croire, et d'ôter à ta foi cette fermeté et cette assurance, qui aident à en recueillir les fruits, et qui en fixent la durée. Tu connois, dis tu, des femmes qui pensent bien, et qui, par la seule envie de tout savoir et de tout lire, se permettent ces sortes de lecture, sans que leur foi en soit altérée, qui prétendent même qu'elle en devient plus ferme encore. Chère Émilie! Je ne dirai pas qu'elles t'en imposent; mais à coup sûr elles s'en imposent à elles-mêmes. Quoi, la séduction ne peut rien sur elles? Nulle sorte de difficulté ne les ébranle? Nulle plaisanterie ne les déconcerte? L'attrait du style ne leur fait jamais illusion? Leur coeur ne plaide jamais en secret la cause de l'incrédulité? Quoi, sans autres ressources qu'un esprit orné par l'usage du monde, sans autre avantage que celui de parler de tout avec facilité sans avoir médité sur rien, elles nourriront chaque jour leur imagination des plus monstrueuses productions du libertinage et de l'impiété; et leur imagination, par-tout ailleurs si prompte à saisir les moindres impressions, n'en sera point troublée? Quoi, parmi ce reflux continuel de pensées contraires à la religion, leur piété sera toujours aussi tendre, leur foi aussi vive, leur charité aussi ardente, que lorsqu'elles s'occupoient uniquement à les cultiver? Ah! Qu'elles ont déja couru de risques, et qu'elles ont fait de pertes, sans s'en appercevoir! Elles comptent sur leur foi: et cependant elles présument d'elles-mêmes; non contentes de braver sur ces sortes d'ouvrages la loi du prince qui les défend, elles se jouent de l'anathême que le pontife prononce contre ceux qui les lisent, et elles ne respectent pas même cette loi sacrée et au dessus de toute exception, qui leur dicte de ne pas s'exposer témérairement. Le dirai-je? Elles soutiennent tranquillement la lecture de ces railleries sacriléges et de ces blasphêmes impies, que l'incrédule vomit contre la religion sainte qu'elles professent. Hélas! Tandis que le savant lui-même, tandis que le ministre, appelé par état à les combattre, frémit d'horreur et n'achève qu'avec peine; elles passent légèrement par dessus, ou s'y arrêtent et s'en amusent! Ah! Sont-ce donc là les caractères de la foi? Sont-ce là les moyens de l'augmenter et de l'affermir en elles? Si d'ailleurs, pour se procurer l'avantage inestimable d'une foi éclairée et d'une croyance raisonnable, il falloit tout entendre et tout lire, qui pourroit se flatter de bien croire? Et l'existence de Dieu même ne sera-t-elle pour moi une vérité constante, que lorsque j'aurai parcouru toutes les impiétés et tous les livres qu'enfante l'athéisme?

Ô toi! Ma chère Émilie! Éclairée autant que tu dois l'être sur les preuves de ta religion, borne-toi désormais à la chérir et à la pratiquer. Emploie pour la défendre, les armes qui te sont propres, la prière et l'exemple, bien plus efficaces que les discours. Qu'en voyant ta résignation et ta patience, ton égalité d'ame et ton courage, ta sagesse et ta charité inaltérable, on puisse dire: oui, c'est le dieu des vertus, auquel nul autre n'est semblable, qu'elle sert et qu'elle adore; c'est une loi toute divine, que sa conduite exprime? La force qui agit en elle est une force plus qu'humaine, et la raison toute seule n'est pas capable de tels efforts. Si toutefois, après avoir satisfait d'une manière si touchante et si belle à ce que la religion exige de toi, il te reste du temps pour ajouter à tes connoissances, et pour étendre ton esprit et tes lumières; choisis ces livres, où l'on ne peut puiser que des idées justes et des sentimens honnêtes, où la vérité s'offre sans mélange d'erreurs, où sans rougir on peut penser tout haut comme celui qui les a faits; de ces livres, où la religion se présente avec tous ses charmes, où la vertu se montre ornée de tous ses attraits, où le talent n'est point avili par l'abus et reçoit de son objet autant d'éclat qu'il lui en donne, où l'on trouve, en les lisant, tout à gagner et rien à perdre. Ah! Qu'ils y gagneroient eux-mêmes, tous ces auteurs célèbres d'ouvrages informes, qui, en leur donnant de la célébrité, font leur honte et souvent leur malheur; si, au lieu d'affecter le singulier honneur de penser seuls et de contredire toutes les idées reçues, ils faisoient consister leur gloire à mettre les plus grandes, les plus saintes vérités dans tout leur jour; si, au lieu de s'attacher à embellir le vice, en même temps qu'ils prêtent des armes à l'erreur, ils employoient leurs talens et leur génie à nous rendre nos devoirs agréables et leurs leçons utiles! Ils changeroient alors un nom équivoque contre une gloire solide; ils exciteroient, sans contradiction, l'admiration de tous les hommes et de tous les âges; et leur génie s'éleveroit et s'agrandiroit encore avec les grands objets qu'ils se plairoient à traiter. Ne sacrifiant point la justesse du raisonnement au faux brillant de la singularité, leur esprit en acquerroit une force et une vigueur nouvelle; le frivole avantage de passer pour beaux-esprits et pour esprits-forts, céderoit à celui d'être regardés comme de grands hommes; ils verroient s'élever en leur faveur ce cri touchant que forme dans tous les coeurs la voix de la nature, toujours sensible par elle-même aux charmes de la vertu; ils partageroient le plaisir si pur qu'ils chercheroient à nous procurer; les larmes d'attendrissement qu'ils nous feroient verser, seroient pour eux l'éloge le plus flatteur; on les béniroit comme les bienfaiteurs du genre humain, dont ils sont le fléau; et l'on n'auroit plus à se plaindre de cette abondance de productions, qui fait douter aujourd'hui si l'art ingénieux qui nous les transmet est un bien. Ô que le vrai prête d'avantages en tout genre à celui qui a de vrais talens, et que le faux lui en fait perdre! Combien le même homme est différent de lui-même, selon l'usage qu'il en sait faire! Divin Bossuet, aimable Fénélon! Que fussiez-vous devenus, si vous eussiez abusé des vôtres! Et que ne deviendroient pas au contraire, pour leur propre gloire, ces génies de nos jours, tantôt si petits, si faux, et tantôt si sublimes, s'ils faisoient des leurs le même usage que vous!

Pour nous, ma fille, qui, sans pouvoir nous élever jusqu'à ces hommes fameux par leurs talens et par leurs écarts, risquerions seulement, en voulant les étudier et les suivre de trop près, d'être entraînés dans leur chute, ou de nous égarer sur leurs pas; bornons nous à suivre les lumières et les traces de ces vrais sages, qui n'ont écrit que pour le bonheur du monde, et n'ont rendu leurs travaux célèbres que par les vertus qu'ils ont fait naître.

Tu le sais, ma chère Émilie, presque indépendamment de notre volonté, nos idées se moulent en quelque sorte sur les idées de ceux que nous avons coutume de lire ou d'entendre; et c'est de nos idées, que dépendent nos sentimens et nos moeurs. Fais donc en sorte de ne lire que des livres vraiment utiles, de ne converser qu'avec des ames honnêtes et vertueuses; et tu auras toujours en partage le plus riche de tous les trésors, la sagesse et la vertu.

LETTRE 20

Du comte de Valmont à son père. Vous me promettez donc, mon père, de tout pardonner. Hélas! Vous ne savez pas à quoi votre coeur s'engage. Si vous n'avez pas déja deviné ce que je ne vous dérobois qu'avec peine, et avec une volonté toujours portée à ne vous rien cacher; si ma dernière lettre ne vous a pas tout dit; non, vous ne savez rien encore de mes égaremens et de mes malheurs. Étois-je donc destiné à être le jouet continuel des illusions de l'esprit et des penchans! ... Je n'ôse achever... votre vertu m'effraie, lors même que votre tendresse me rassure. Ah! Votre fils n'est plus digne de vous; il n'est plus digne du choix que vous avez fait pour lui! Son coeur en a fait un autre; et, depuis ce moment, son coeur ne cesse de démentir sa raison. Funeste état! État de délire, dans lequel je ne me connois plus moi-même! Un poison lent coule dans mes veines, il me fait sécher et languir. Que dis-je! Il me dévore, il me brûle à chaque instant. Je hais mon mal, et ne veux point guérir; je me fais tous les reproches que vous pourriez me faire; je me condamne et m'excuse tour à tour; je cherche mon repos dans des opinions bizarres, et ne l'y trouve pas; j'enfante des projets, des systêmes, des chimères, des monstres; et je sens bien que tout tient à mes passions. J'estime, je respecte, je chéris Émilie... et j'en aime une autre. Émilie, qui a tant de droits sur mon amour; qui est si engageante et si aimable; dont le caractère est si égal, si patient, et si doux; dont les vertus me forcent sans cesse à rougir de mon inconstance; Émilie est malheureuse! ... Et elle étoit si peu faite pour l'être! Je la plains, je souffre, je me fais violence; et au milieu de ces combats, mon caractère s'aigrit; je suis avec elle chagrin et difficile; je lui en veux, dans bien des instans, de ce qu'elle ne mêle pas, à ses vertus, des défauts qui me rendent plus excusable; je la voudrois moins parfaite...cependant il n'est aucune des qualités que j'admire en elle, qui ne me soit chère encore, et je croirois perdre infiniment, si elle pouvoit en perdre quelqu'une. Quelles contradictions, que je ne puis comprendre! Je deviens ainsi un mystère à moi-même; et quel remède à de si grands maux?

Ah! Pourquoi parler de remèdes! Non, je ne puis plus en attendre. Vous, mon père, avec tout le pouvoir que vous avez sur moi, vous n'auriez pas la force de m'en faire agréer. Votre main peut essuyer mes larmes; mais elle ne peut en tarir la source. Je la repousserois, si... malheureux, qu'ai-je dit! Je ne m'entends plus, je ne me comprends plus. Mon père, venez au secours de votre fils: tout n'est pas perdu;... mais du moins ménagez sa foiblesse. Il n'a pas abjuré tous les sentimens de l'honneur; il a encore une secrète horreur du crime; la vertu crie encore au fond de son coeur; et c'est de là que naissent ses combats, ses bizarreries et ses caprices; c'est de là même que naissent ses tourmens: il souffriroit moins, s'il se faisoit moins de violence... mais que pourrois-je prétendre en ne m'en faisant pas? Qui, moi! ... Devenir un infâme séducteur! ... Me résoudre à surprendre la bonne foi, la candeur, et à tendre des pièges à l'innocence! Manquer à toute espèce d'engagement! Me manquer à moi-même! Non, je ne m'oublierai pas ainsi; je ne céderai qu'à la loi du devoir.

Déja j'ai rendu les armes à la vérité: je l'ai reconnue aux traits que vous m'en avez tracés. J'ai fait plus; j'ai répandu des larmes brûlantes en sa présence, et j'en ai baigné la lettre que vous m'avez écrite. C'est-là le premier hommage que je lui ai offert. Je lui en ai rendu un second; je l'ai priée, cette vérité immuable, éternelle, incréée, mon premier principe et mon dieu, je l'ai priée de dissiper toutes mes illusions, d'éclairer mes ténèbres, de faire briller à mes ieux la lumière, et de me donner la force de la suivre. Car, hélas! Cette lumière, je la redoute encore; mes passions élèvent sans cesse de nouvelles difficultés, et prétendent me tenir lieu de règle, après m'avoir ôté le joug insupportable de toute autre loi. Si l'honneur, me disent-elles, n'est qu'un nom; si la vertu n'est qu'une chimère; si la loi est un préjugé, fortifié seulement par la coutume et établi par la politique des législateurs; si tout est égal en soi, et aux ieux de l'être suprême; à quoi bon te contraindre? Et pourquoi soumettre, à un joug arbitraire, des penchans que la nature elle-même t'a donnés? Pourquoi te forger à plaisir des entraves, ou recevoir en aveugle celles que l'opinion t'impose? Les destins n'ont-ils pas mêlé d'assez d'amertumes le cours de la vie, sans que tu te reproches encore le peu de douceurs qu'elle te présente, ou que tu les empoisonnes à chaque instant par des combats et des remords? Considère l'heureux et tranquille hottentot, tel qu'il est sorti des mains du créateur: l'art ne lui a point appris à contraindre ses désirs; son vouloir est sa règle; ses inclinations et ses goûts sont ses guides fidèles; il les satisfait sans inquiétude et sans alarmes, et ne connoît d'autre loi que celle de n'en point avoir. Dépouille, d'après lui, ce que l'éducation toute seule a mis en toi de honte et de frayeur; n'arme pas une raison impuissante contre un instinct plus fort; ne sois pas le seul être dans le monde qui résiste aux impulsions de la nature. Eh, à quoi serviroit ta résistance, qu'à donner plus de relief au triomphe de tes passions? Te seroit-il libre, en effet, de les vaincre, ou d'en être vaincu? Soit que tu leur cèdes ou que tu les surmontes, n'est-ce pas toujours le plus fort penchant qui l'emporte? Et, suspendu entre le plaisir et le devoir, est-ce bien ton propre choix qui fait pencher la balance? Après tout, la loi est une loi trop injuste et trop dure, qui condamne des penchans si doux; ou les penchans sont trop violens, et la main qui les a imprimés trop peu sage, s'il faut que tu les soumettes à la loi. Et qu'attendrois-tu de ton obéissance? Vois dans cette vie même la destinée du moins égale du vice et de la vertu: vois la fin du juste et du méchant. Semblable à ces bulles légères, à ces globes transparens, qu'un vain souffle a produits, que l'air enfle et soutient, que les ombres ou la lumière obscurcissent ou colorent, mais qu'enfin un souffle détruit, leur ame, élément délié, mélange adroit et subtil de principes organiques, naît, croît avec le corps, avec lui se fortifie ou s'affoiblit, languit lorsqu'il est malade, et s'éteint quand il se détruit. Ainsi, les animaux eux-mêmes, guidés par un instinct plus sûr que la raison, fidèles aux loix de la simple nature, moins esclaves et plus heureux que nous, naissent, vivent, et meurent, et n'ont avec nous de différence que l'usage qu'ils ont su faire de la vie.

Tel est en moi le langage des passions: et que ce langage est doux! Que les raisonnemens qu'elles emploient ont de force pour persuader! Je sens trop cependant que la source en est suspecte, et je ne m'aveugle point assez pour ne pas entrevoir le côté foible qu'ils nous cachent. Non, toute cette vaine philosophie ne me rassûre, qu'autant que je prends soin de m'étourdir moi-même; elle ne sert qu'à masquer, sous de spécieux prétextes et des dehors séduisans, le parti que le coeur nous fait prendre; et quand je rentre de bonne foi dans ce tribunal secret que ma raison élève au dedans de moi, un seul cri de ma conscience fait fuir tout le prestige et l'enchantement de mes passions. Hélas! Que n'ai-je assez de force pour me soustraire à leur empire! Que n'avois-je assez de prévoyance et de courage, pour en repousser les premières atteintes! Ou que ne me reste-t-il une ame assez intrépide, pour s'aveugler à plaisir et se rendre coupable sans remords! Tristes et honteux désirs, à quoi me réduisez-vous? Quel spectacle pour un père,... pour un père tel que le mien!

Vous souhaitiez que je vous ouvrisse mon coeur; vous le voyez à découvert; et quelle affreuse nudité! Cependant je n'ai de ressources que dans la confiance que je vous ai témoignée; et vos sentimens tendres et affectueux, votre indulgence pour un fils, ma vénération pour vous, mon attachement et mes propres besoins me l'arrachent, cette confiance, en dépit de moi. Qu'avec vous, mon père, je suis différent de moi-même! Devant tout autre, mon ame est si fière, ma façon de penser prend un ton si impérieux et si décidé, mon langage est si bien d'accord avec mes penchans! Avec vous, je redeviens timide et irrésolu; mon ame s'abaisse, s'humilie, et cède, en frémissant, au secret pouvoir que vous avez sur elle... elle reconnoît en vous un charme vainqueur; elle y révère le sacré caractère de la vertu, et sent toute l'autorité et tout le poids de la raison. Que n'êtes-vous avec moi pour me soutenir, pour m'éclairer, pour m'arracher à mes penchans, à mon propre coeur! ... Mais maintenant vous ne le pourriez pas. Mes penchans me sont trop chers,... n'entreprenez pas de les vaincre; je ne suis plus à moi. Le temps seul... ô mon père! Je vous fais rougir de votre fils.

LETTRE 21

Du marquis à son fils. Que ne puis-je faire passer en toi, cher Valmont, tous les sentimens qui m'ont agité en lisant ta lettre! Que ne peuvent-ils eux-mêmes aller se peindre dans ton ame! En les éprouvant tous ensemble ou tour à tour, que tu reconnoîtrois bien à cette alternative d'inquiétudes, de désirs, de crainte et d'espérance, d'affliction profonde et de joie secrète, toutes les impressions dont est susceptible le coeur d'un père! Combien de fois et avec quels mouvemens intérieurs j'ai relu toutes les lignes que tu as tracées! Comme j'en ai pesé tous les mots! Comme j'y ai étudié toutes les pensées et toutes les affections qui t'occupent et te partagent presque en même temps! Incertain et flottant moi-même, mes idées se croisoient; des exclamations vives, des paroles entrecoupées se succédoient l'une à l'autre. Tantôt t'adressant la parole: mon fils, te disois-je, que ton sort est à plaindre! ... Qu'as-tu fait de ta raison? ... Tes beaux jours, ces jours d'innocence et de paix, sont-ils passés sans retour? ... Eh, que deviendra ton Émilie? Émilie, de toutes les amantes la plus tendre, et la plus vertueuse de toutes les épouses... toi-même, que deviendras-tu? Où t'entraînent tes passions? Quel amas de sophismes dangereux! Quoi, l'honneur, le devoir ne sont rien? ... Et c'est Valmont, c'est mon fils, qui parle ainsi! ... Mais ensuite levant les ieux vers le ciel: non, seigneur, non, m'écriois-je, il n'est pas né pour de si monstrueux systêmes! Voyez l'ingénuïté de ses aveux: voyez sa candeur et sa sincérité, dans l'image qu'il me trace de ses combats et de ses foiblesses. Ah! Il est aussi peu fait pour le crime, que pour le mensonge et pour l'erreur. Vous lui dessillerez les ieux; vous exaucerez mes voeux. Est-il une voix plus touchante pour vous que la voix d'un père, qui vous prie pour le salut et le bonheur de son fils? Ô toi! Mon fils, ne te repens pas de ton ingénuïté: des maux avoués et connus sont à moitié guéris. Déja ton coeur doit se sentir soulagé; et le mien abonde en sentimens plus tendres encore. Que tu me deviens toujours plus cher! Je m'honore en secret de ta confiance. Mon ami, loin d'en rougir, glorifie-toi à ton tour de me l'avoir donnée. Mais souffre que pour y répondre dignement, j'achève de lever le voile épais que tes passions s'efforcent de mettre au devant de ta raison. Je n'aurois rien à te dire, cher Valmont, si réellement tu t'obstinois à douter de ta liberté. Ah! J'en conviens, si l'homme n'est pas libre, la vertu, l'honneur ne sont qu'un vain nom. Livre-toi, si tes passions l'exigent, à tout ce que les hommes mettent au nombre des plus noirs forfaits; sois parjure, barbare, ingrat, et perfide; sacrifie à tes penchans l'équité, la droiture, ton repos, ton bonheur, ton épouse, ton père... ne respecte ni les noeuds de l'hymen, ni les droits du plus pur amour, ni la voix de la raison, ni le cri du sang et de la nature... et pourquoi les respecterois-tu, si tout cela n'a de force que ce que lui en donne le préjugé? Pourquoi combattre et lutter en vain? Pourquoi hésiter même, si tu es sous l'empire de la nécessité? Ô bon jeune homme! Je déchire à regret ton sensible coeur: mais est-ce donc ma faute? Ou n'est-ce pas plutôt celle de ton déplorable systême?

Eh quoi, pour te livrer en aveugle aux désirs qui te pressent, voudrois-tu perdre le glorieux privilége de ta liberté? Ame fière et généreuse, par-tout ailleurs le joug de la servitude te paroît insupportable; tu t'indignes, tu frémis de honte et d'horreur à la seule idée de l'esclavage: ne veux-tu cesser d'être libre que pour obéir à tes passions? Écoute-moi, mon fils, et rends encore de nouveaux hommages à la vérité qui t'appelle. Ah! Sans doute il ne dépend pas de toi de ne pas désirer d'être heureux. Fait pour le bonheur, le penchant qui te porte vers lui, est un penchant nécessaire; c'est un don de la bienfaisante nature; il te ramène à son auteur, et te parle assez haut de l'être souverainement bon qui te l'a donné. Mais pour être heureux, il y a des moyens à choisir; au dessous du souverain bien, il y a des biens particuliers, des biens, faux ou réels, vrais ou apparens, qui t'en rapprochent ou qui t'en éloignent: et pour ce choix, ôserois-tu bien dire que tu n'es pas libre? N'est-il pas en ton pouvoir de peser plus ou moins les motifs, de balancer à ton gré les avantages et les inconvéniens, de suspendre une détermination aveugle et précipitée, d'opposer à la force du penchant le contrepoids des réflexions et des lumières, le crédit et l'autorité de la raison? Ne t'a-t-on jamais vu sacrifier un plaisir présent et flatteur, à une loi austère et pénible que tu lisois gravée au fond de ton coeur? D'un autre côté, mon fils, être libre, est-ce donc ne se déterminer jamais, flotter dans une perpétuelle incertitude, balancer continuellement les raisons opposées, sans se décider pour aucune? Est-ce agir sans vûes, sans causes, c'est-à-dire en un mot, sans intelligence et sans choix? Et de ce que l'homme agit toujours pour quelque motif, n'est-ce pas une absurdité d'en conclure qu'il agit toujours nécessairement? Qu'un bruit imprévu te fasse tressaillir; ce mouvement est involontaire, nécessaire, par cela même qu'il n'est point réfléchi: mais qu'un danger prévu te menace; tu penses, tu délibères, tu t'armes de courage, et tu prends, librement et avec choix, le parti qui convient le mieux à ta raison. Eh, qu'est-il besoin de raisonnement, où le sentiment parle et nous convainc?

Ce sentiment, lié si intimement à notre ame, qui est l'expression de son état, qui est son état même, et qui dès lors porte le caractère de l'évidence et ne peut nous tromper; ce sentiment irrésistible qui te fait dire, je pense, je veux, je désire d'être heureux; n'a-t-il pas la même force pour te faire dire, je suis libre? C'est d'après ce sentiment intime de ta liberté, que tu t'applaudis des résolutions sages que tu as formées, que tu te sais gré du bien que tu fais; c'est d'après lui que tu t'accuses, que tu te condamnes quand tu fais mal; que tu te reproches, et les imprudences que tu laisses échapper, et les fautes que tu commets. Au contraire, les évènemens malheureux et inévitables, tu t'en affliges, mais tu ne te les reproches pas. Dans l'accès de la fièvre et du délire, tu peux te porter à des violences, que le moment d'après ta raison désavoue: si les suites en sont funestes; tu en concevras de la douleur, et non pas des remords. Tu imputes à l'homme sensé les excès auxquels il se livre; et tu ris des emportemens de celui qui a perdu la raison.

C'est sur le sentiment de la liberté que porte la société toute entière, ses conventions, ses loix, ses promesses, ses menaces, ses châtimens, et ses récompenses. C'est d'après lui qu'on approuve et qu'on blâme, qu'on consulte, qu'on délibère, qu'on avertit, et qu'on exhorte. Sans la liberté dans l'homme, tout seroit illusion autour de nous et dans nous-mêmes. Ah! Dis donc, si tu l'ôses, que, toujours contraint dans tes volontés, et te croyant toujours le maître, sans cesse occupé de mensonges inévitables, entraîné par une pente naturelle dans une erreur invincible, c'est Dieu qui t'a trompé. Nie, si tu le veux, qu'il y ait des corps; nie que tu penses, que tu existes, avant de nier que tu sois libre, puisque l'une de ces vérités n'est pas plus sensible que l'autre.

Eh, quel si grand intérêt t'anime à te dépouiller du plus beau de tous les attributs? C'est cette faculté de vouloir et de choisir, qui fait le moral de tes actions, qui ennoblit tes moindres sentimens et l'usage que tu fais de toutes les créatures: c'est elle qui te fait mériter d'être heureux; qui prépare à ton ame des degrés continuels d'accroissement et de perfection; qui te donne l'empire sur tes pensées, sur tes désirs, sur toute la nature, et sur toi-même; qui, te dégageant des entraves d'un monde purement matériel, crée en toi, pour la gloire du très-haut et pour ta propre gloire, un nouvel univers: c'est elle qui te rapproche de la divinité, et te rend en quelque sorte semblable à Dieu même. "Mais si Dieu m'a fait ce que je suis, diras-tu, et si je suis libre, je puis donc lui imputer les crimes que je commets". Dis mieux, mon fils, tu les lui imputerois à plus juste titre, si tu ne l'étois pas. L'injuste oppresseur, le tyran barbare, l'adulateur perfide, le médisant et le calomniateur pourroient dire dans ton systême: ce n'est point moi qui suis coupable; ne vous en prenez point à moi de mes prétendus excès; Dieu seul, qui fait tout en moi, Dieu seul en est l'auteur. Eh, falloit-il que pour t'ôter la liberté de mal faire, Dieu te réduisît à l'instinct des brutes, et te privât du pouvoir et de la liberté de faire le bien? Ô mon dieu! Souverain auteur de mon être, si je suis digne de vous plaire, si je suis vertueux, je vous rends grâces de ma liberté; et si je deviens méchant, ôserai-je bien vous reprocher dans vos dons l'abus que j'en aurai fait! "Si Dieu, pourrois-tu dire encore, a prévu mes actions, comment puis-je être libre? Et comment seroit-il Dieu, s'il ne les a pas prévues "? Souffre que je te demande à mon tour; le père, qui connoît et qui voit de loin ce que fait son fils, qui prévoit même ce qu'il fera, empêche-t-il qu'il ne le fasse librement! As-tu des idées justes de la manière dont Dieu connoît et prévoit? Par où pourras-tu prouver que la certitude d'un évènement (toujours certain dès qu'il est arrivé; également certain à l'égard de Dieu, avant qu'il arrive; et qui cependant, pris en lui-même et dans l'idée de possibilité pure qu'il emporte avec lui, pouvoit arriver ou n'arriver pas) en entraîne la nécessité? Ah!

Laisse plutôt ces vaines subtilités, qui ne prouveront jamais contre des faits: laisse à de faux sages ces raisonnemens frivoles, qui ont si peu de force contre le sentiment. Reviens à ton propre coeur; fais le bien, pratique la vertu, et tu conviendras sans peine que tu es libre.

"Mais la vertu est-elle quelque chose de réel? Ou n'est-elle qu'un préjugé? Aucune borne ne sépare-t-elle le bien du mal? Se confondent-ils dans la nature? Et tout est-il égal en soi "? Mon ami, si tes passions se taisent en ce moment, j'en suis sûr, tu rougis de mes questions, et tu voudrois oublier pour toujours que c'est toi-même qui les as faites. Ne crains rien cependant: je ne tirerai pas avantage de ta foiblesse; je ne te forcerai pas à rougir devant moi. Tu sais combien tu m'es cher: et après avoir résolu ce triste problême, je te jure de ne m'en souvenir jamais.

Est-il égal en soi, cher Valmont, que j'outrage, que je blasphême celui dont j'ai reçu l'existence; ou que je reconnoisse ses perfections, et que je lui rende hommage des dons qu'il m'a faits? En soi est-il égal, que je fasse le bonheur de mon semblable, ou que je le rende malheureux; que je fasse, par ma conduite, mon bonheur ou mon malheur à moi-même?

Est-il indifférent, que je procure le plus grand bien possible pour les autres et pour moi, ou que j'arme, autant qu'il est en mon pouvoir, tous les hommes entre eux, que je m'arme contre tous, et que je les arme tous contre moi? Est-il égal, que par mes soins et par mes largesses, je rende la vie à l'infortuné qui étoit sur le point de la perdre; que, par un effort de clémence et de générosité, je la conserve à mon plus cruel ennemi qui vouloit me la ravir; qu'aux dépens de ce que j'ai de plus cher, je prenne la défense du pays qui m'a vu naître: ou bien que je fasse couler un poison lent dans le sang de mes concitoyens? Que je plonge un poignard dans le sein de mon bienfaiteur; et que je précipite dans les ombres de la mort celui qui m'a donné le jour? Est-il égal, que je sois vrai, pieux, juste, bon, doux, sociable, humain, bienfaisant; ou que je sois fourbe, traître, méchant, hypocrite, inhumain, barbare; que je sois un monstre dont la nature auroit horreur? Et ne mets-tu, par exemple, aucune différence entre Titus et Néron?

Je m'arrête, mon fils, pour laisser parler tout à la fois ton esprit et ton coeur. Eh quoi, des différences fondées sur la nature des choses, sur leurs relations entre elles et leurs rapports les plus vrais, sont-elles donc des illusions et des chimères? Les effets constans et absolument opposés qui naissent de ces différences pour le bonheur ou pour le malheur des hommes, sont-ils des préjugés? Et peut-on ne pas ressentir, quand on le voudroit, ces effets si contraires du vice et de la vertu? Des maximes avouées par la plus pure raison, sont-elles moins vraies, appliquées aux moeurs qu'appliquées aux opinions? Est-il moins évident que je dois reconnoître ma dépendance de mon créateur, qu'il ne l'est que l'effet dépend de sa cause? Est-il moins évident que, dans une société à laquelle je me trouve lié par le fait, par mes besoins, par tous les biens que j'en ai reçus, par les facultés que la nature m'a données, et qui est toute composée d'êtres semblables à moi, l'intérêt particulier doit céder à l'intérêt général, qu'il n'est évident que le tout est plus grand que sa partie? Est-il moins évident et moins sensible que je dois faire aux autres le même bien que je voudrois qu'ils me fissent à moi-même, qu'il ne l'est qu'une unité est égale à une unité de même genre et de même espèce?

Si chaque être doit suivre sa nature, si la mienne est d'être raisonnable, est-il indifférent que j'agisse ou que je n'agisse pas d'après ma raison? Celui qui me l'a donnée, a-t-il prétendu que je la soumisse à des penchans aveugles? Et ne m'a-t-il éclairé de ce flambeau divin, que pour que je me plongeasse dans les ténèbres? Ses perfections lui permettent-elles d'être indifférent lui-même à la conformité ou à l'opposition que je puis avoir avec lui? Est-ce en vain qu'il a mis en moi, comme une suite nécessaire du développement de la raison, cette idée, ce goût, ce sentiment de l'ordre, qui me découvrent les beautés et les loix du monde physique et du monde moral? Ô mon ami! Lorsque tu vois briller ce bel ordre dans toutes les choses qui t'environnent; lorsque tu vois quelque objet que ce soit tendre à la fin qui lui est propre; que tu remarques une proportion exacte entre les moyens et la fin; que tu observes un juste rapport des parties entre elles et avec le tout; que tu vois les fins particulières liées l'une à l'autre, et subordonnées toutes ensemble à la fin générale; lorsque tout s'enchaîne, que tout se suit, que tout s'accorde, et qu'il résulte de ces accords une douce et touchante harmonie: dis-moi, ame tendre et sensible! Quelle admiration, quelle joie, quels transports n'éprouves-tu pas? Ah! Malheur à l'ame brute et sauvage, malheur au coeur dur et féroce, qui ne connoît pas les loix de l'ordre et du sentiment? Non, il ne connoît rien, il ne jouït de rien, il ne sent rien; enseveli dans une enveloppe matérielle et grossière, il est comme s'il n'étoit pas, et la vie est pour lui toute semblable à la mort.

Mais, Valmont, n'est-ce donc pas de cette idée de l'ordre, que découlent les idées du juste et de l'injuste, du bien et du mal? N'est-ce pas d'après elle, que nous disons et que nous avons raison de dire: il est juste qu'un être souverainement parfait soit révéré à proportion de ses attributs, et reçoive un souverain hommage; il est juste d'aimer davantage ce qui en effet est plus aimable; il est juste que mon semblable ait les mêmes droits à ma bienveillance, que je prétends avoir à la sienne; il est juste que la partie de moi-même la plus éclairée, la plus noble, gouverne celle qui a le plus besoin de guide, comme étant la plus aveugle; il est juste que le bien commun l'emporte sur le bien particulier; que je préfère un plus grand bien à un moindre, une plus grande partie de ce bien à une plus petite? Tout cela est juste, et dans l'ordre; et cet ordre, exactement suivi, apperçu, senti au fond de mon coeur, me flatte bien plus encore que celui que je remarque dans les objets dont je suis environné. Lorsque j'observe, ne fût ce que d'un coup d'oeil, ce qui se passe en moi, et que je vois la régularité régner dans mes sensations, l'ordre dans mes désirs, l'harmonie dans toutes mes actions; lorsque je vois que tout est vrai dans mon ame, que tout s'y accorde avec les rapports essentiels des choses: cette contemplation me jette dans un état délicieux, qui triomphe sans peine de tous les déplaisirs des sens; et plus cette vue est réfléchie, plus l'impression qu'elle fait sur moi est sensible et durable.

Ainsi, mon ami, sous quelque face, de quelque manière que j'envisage tous les principes du beau, du juste, de l'honnête; dans quelque ordre que je les reprenne; ils ont tous leur fondement dans la raison, dans la nature, et dans moi-même.

Mais l'auteur de cette nature, la raison éternelle, le principe immuable de tout ordre, de toute perfection, et de toute beauté, a donc voulu que l'ordre, la raison, l'équité fussent ma règle; il l'a voulu, et il ne pouvoit cesser de le vouloir sans se contredire, sans se démentir lui-même, et sans cesser d'être ce qu'il est.

Aussi, mon fils, aussi a-t-il joint les remords au crime, comme il a uni le contentement à la vertu. Si tu doutes qu'il y ait une loi gravée dans tous les hommes, imprimée dans leur nature; interroge ta conscience, et elle te répondra. Vois si le législateur suprême n'a pas établi son tribunal au milieu de toi; écoute ce jugement, qu'il te force à y porter toi-même de tes actions; entends cette voix secrète, ce cri de ta raison, qui te condamne ou t'absout. Eh, quel est l'homme, qui, éprouvant d'ailleurs tout ce qu'il y a de plus vif dans les plaisirs des sens, soit vraiment à son aise, tant qu'il est inquiété, tourmenté par la vue d'un désordre intérieur? Quel est l'homme, qui ne cherche à se justifier ses propres excès, et qui ne se fasse, autant qu'il le peut, une vertu, un honneur à sa mode, pour se consoler de la perte qu'il a faite de l'honneur véritable? Quel est le mortel si dépravé, qui ne choisisse de faire son propre bien avec le moindre préjudice du bonheur des autres? Quel est celui qui ne se reproche du moins un crime infructueux? C'étoit donc un crime en soi! Car l'utilité, les passions ne changent pas la nature des choses, lors même qu'elles la défigurent à nos ieux. Si ces passions t'aveuglent, si des habitudes vicieuses ont fait taire ta conscience, et étouffé le cri de ta raison; examine quel est le jugement que tu portes, à l'égard des autres, des actions injustes dont tu es la victime, et que tu excusois dans toi-même. Ah! C'est alors que, par le sentiment naturel du juste et de l'honnête, tu apprécies avecnune secrète horreur la conduite du méchant qui t'opprime: c'est alors que l'ordre violé crie vengeance par ta voix; que la raison outragée reprend ses droits et son empire; que tu t'indignes à la seule idée du coupable qui t'enlève ton honneur ou tes biens; et que tu honores le juste, dont l'équité te les rend, ou dont la bonté t'en dédommage. Eh, sans aucun retour sur toi-même, la vertu n'a-t-elle pas, en dépit de toi, des droits sur ton coeur? Lequel estimes-tu davantage, d'un homme qui, dans ses vûes, ses discours, ses actions, n'envisage que lui, rapporte tout à lui, se fait le centre de tout, et sacrifiera, s'il le faut, l'intérêt, le salut de tout un peuple, à son propre intérêt; ou d'un homme, qui, en toutes choses, ne cherche, n'envisage que le bien public, que le plus grand bien commun, toujours disposé à s'oublier, à se sacrifier lui-même pour l'intérêt et le bonheur de tous les autres? À qui aimerois-tu mieux ressembler, de celui, qui, par de noires inventions et de lâches calomnies, a le plus contribué à me faire perdre mes dignités, mes titres, mes biens, la faveur du prince; ou de ton père lui-même, qui, content de savoir qu'il n'est pas coupable, vit en paix; se repose sur le témoignage de sa propre conscience; quel que soit son ennemi, lui pardonne; et, pour toute vengeance, se borne à désirer qu'il devienne meilleur, et qu'il soit plus heureux?

Lorsque tu ouvres les annales du genre humain, qu'est-ce qui te touche? Qu'est-ce qui te remue et t'intéresse, du vice triomphant, ou de la vertu malheureuse et persécutée? Quels sont les grands traits qui nous frappent, et auxquels tous les hommes applaudissent? Quelles sont les maximes que tous les coeurs adoptent, et qui, d'un commun consentement, ravissent notre admiration et nos suffrages? Ne sont-ce pas les traits et les maximes de bienfaisance et de générosité? Qu'est-ce encore qui forme ces scènes si touchantes, dont on ne peut être témoin, qu'on ne peut entendre ou lire sans en être attendri?

Qu'est-ce qui fait couler ces larmes délicieuses et pures dont notre ame s'honore, si ce n'est la vertu? Et d'où naissent ces proportions si réelles entre elle et nos ames, entre elle et le méchant lui-même, si elles ne naissent pas de la nature? Des sentimens si soutenus, si invariables, seront-ils donc arbitraires? Le cri de la nature est-il donc aussi un préjugé?

"Non, ce n'est point la nature, s'il faut en croire Valmont; c'est l'éducation; ce sera, si l'on veut, la politique des législateurs, qui auront déterminé en genre de moeurs nos idées et nos sentimens". L'éducation, mon fils? Et sur quoi porte-t-elle? Ou sur des usages locaux, des coutumes particulières, des institutions de caprice et de fantaisie; ou bien sur des principes adoptés par une raison universelle: mais ceux-là n'ont qu'un lieu, n'ont qu'un temps; ceux-ci subsistent et se conservent en tout temps, en tout lieu, par-tout où il y a des hommes qui font usage de leur raison. La politique? Mais ces sentimens et ces maximes sur le juste et l'honnête, j'en retrouve les premiers principes chez les peuples, qui, séparés par de plus grands intervalles, se sont le moins communiqué leurs idées et leurs moeurs; mais je ne trouve point de législateur connu, à qui ces principes n'aient été bien antérieurs; mais ces instituteurs, si prudens et si sages, ont travaillé d'après le même modèle; et quel étoit-il, sinon la nature des choses, et la raison? Mais enfin ce qu'ils ont dicté de loix positives et arbitraires, ne subsiste plus; les loix des hommes passent; la nature ne passe pas. Et ces loix elles-mêmes, d'où tirent-elles leur autorité et leur pouvoir? S'il n'y a point de loi naturelle, aucune sorte de loi n'a de force; aucune espèce de devoir n'a de réalité; aucun lien n'a de consistance; on peut tout se permettre, dès qu'on n'a rien à craindre; on peut tout braver, dès qu'on est le plus fort. Faire le bien des autres, et sur-tout à son préjudice, sera seulement la loi du plus imbécille ou du plus foible; rien ne nous est défendu, dès qu'il nous convient; l'assemblage de tous les crimes ne doit pas nous faire plus d'horreur qu'un seul; aucun n'existe, et il faut se familiariser avec ce que nous regardons comme les plus horribles forfaits. Si vous admettez un seul crime, si vous exceptez un seul devoir, dites-moi sur quel fondement? Et d'après cela je raisonnerai comme vous sur tout le reste; je vous vaincrai par vos propres armes; et quelle que soit la loi que vous vous croirez en droit de m'imposer, je vous forcerai de convenir que son autorité, si elle en a, prend sa source dans les saintes loix de la nature. "La nature, ce sont nos penchans". Oui, mon fils, ils en font partie, dès qu'ils sont communs à tous les hommes. Mais la raison, commune à tous, fait aussi partie de la nature humaine; et dans un être raisonnable et libre, les penchans ne sont pas un instinct brutal, qui doive agir seul et par une impulsion nécessaire.

Tu me ramènes à l'heureux hottentot: c'est dans les sauvages que tu cherches la nature de l'homme. Mais d'abord, cher Valmont, l'hottentot, si heureux à tes ieux, est-il donc si heureux en effet? Son état est négatif pour le bonheur, si j'ôse parler ainsi. Il ne sent que foiblement; il n'existe qu'à demi; il n'a ni plaisir ni peine: il a, si tu le veux, des plaisirs grossiers; mais c'est le sentiment de l'ame qui fait le vrai plaisir; c'est lui qui donne un prix aux biens qu'on possède; et ils ne sont proprement des biens, que par le prix que la raison y met. Envie, puisque tu l'ôses, le bonheur de la brute, et laisse-moi le bonheur de l'homme. Plus l'homme est sauvage, plus il est féroce et moins il respecte dans son semblable sa propre nature; son état est un état de guerre et de destruction; c'est un état violent. Est-ce bien pour cela que la nature l'a fait? Et n'est-ce qu'à ce prix que tu voudrois du bonheur? Rends l'homme plus sauvage encore; tu verras croître en proportion sa férocité, sans cependant détruire tout-à-fait en lui le sentiment de la conscience et l'instinct moral. L'hottentot vit en société, tout sauvage qu'il est. Or toute société porte sur des loix; et ces loix, en vertu desquelles il devient un être sociable, sur quoi portent-elles? Va parmi ces peuples dont tu vantes les plaisirs et la liberté, et tu verras si dans leurs krulls ils ne se croient pas obligés à une assistance mutuelle, au dévouement le plus généreux pour la patrie, à des devoirs et à une fidélité réciproques; tu verras si chacun d'eux n'a pas ses droits, que les autres respectent, et si celui qui les viole n'est pas sensé coupable.

"Mais sur le reste, au moins, ils n'ont presque plus de principes naturels dictés par la raison; et un instinct machinal devient leur unique loi". J'en conviens; et c'est-à-dire, mon fils, qu'ils n'ont pas tiré des premiers principes toutes les conséquences qu'ils en devoient tirer; ou que leur raison, foible et mal dirigée, en a tiré des conséquences fausses et arbitraires: c'est-à-dire aussi, que la nature en eux est inculte; qu'elle est brute comme eux; que quant à l'esprit, elle y est, à proprement parler, dans un état d'enfance, et renferme seulement le germe de cette raison propre à l'homme qui a su la cultiver. Mais la nature d'un être se prend-elle de ses commencemens seulement, ou de son développement et de sa perfection? N'est-il plus de la nature d'un arbre de porter de bons fruits, parce qu'avant sa culture, ses fruits étoient amers et sauvages? Ainsi encore à l'égard des fleurs, est-il contre la nature de la rose d'avoir l'éclat et le parfum que nous lui connoissons, parce que dans les champs elle est si différente d'elle-même? Ou plutôt n'aura-t-on pas raison de dire, qu'il est de sa nature d'être cultivée, au point de devenir, dans son état de perfection, ce qu'elle est en effet dans nos jardins? L'homme, qui se distingue entre tous les êtres par cette perfectibilité, qui le caractérise, et qui le rend toujours susceptible d'un nouvel accroissement de science et de sagesse, sera-t-il le seul être qui sortira de son état naturel, en développant le germe fécond que la nature a mis en lui; et, né pour être raisonnable, sera-ce donc en le devenant qu'il cessera d'être homme? Deux choses devoient contribuer à le former: la réflexion, parce qu'il n'a pas été assujetti comme les animaux à une suite d'opérations machinales, dirigées par un instinct toujours nécessaire et toujours le même; l'instruction, parce que, fait pour la société, c'est d'elle en partie qu'il devoit tirer ses lumières. Tu vois, mon fils, combien sont frivoles ces déclamations si rebattues contre la loi naturelle et contre la raison. Deux principes se combattent en nous, qui tous deux veulent avoir l'empire; la raison, les passions. Lequel des deux est fait pour nous gouverner? " Les passions entraînent, dit un sage, et la raison conduit". Des passions naissent les vains sophismes: la raison les dissipe. Les passions nous aveuglent: la raison nous éclaire. Les passions n'envisagent que le moment; elles n'embrassent qu'un seul objet; elles ne voient, pour ainsi dire, qu'un point de l'espace qu'elles nous font parcourir: la raison s'instruit par l'expérience du passé; elle perce dans l'avenir; elle prévoit les suites; elle compare les biens et les maux; elle balance les avantages et les inconvéniens, et se trompe rarement sur le résultat, quand l'esprit est droit et le coeur bien préparé. Les passions ont des douceurs; mais ce sont des douceurs trompeuses, qui nous cachent l'amertume qui en est le châtiment et la suite la plus ordinaire: c'est ainsi, comme Hobbes le remarque lui-même, que l'intempérance est naturellement punie par les maladies; la témérité, par la honte et les désordres; l'injustice, par les attaques des ennemis qu'elle s'est formés; l'orgueil, par l'abaissement et la ruine; la lâcheté, par l'oppression; la négligence de ceux qui nous gouvernent, par la rebellion; et la rebellion, par les meurtres et le carnage: car puisque les peines, ajoute-t-il, sont une suite de la violation des loix, les peines naturelles doivent être une suite de la violation des loix naturelles, et, par conséquent, y être attachées comme leur effet propre, et non comme un effet arbitraire. Ainsi, mon fils, le plaisir d'abord, et ensuite les regrets et la douleur; voilà l'effet ordinaire du dérèglement des passions.

La raison, au contraire, fait pratiquer des vertus, exige des sacrifices, qui peut-être nous coûtent pour l'instant; mais elle nous montre à la suite la paix et le bonheur.

Cette perspective est trop intéressante, cher Valmont, pour ne pas nous y arrêter plus long-temps. Je sens que, pour répondre à tout, je te dois encore sur cet objet une autre lettre. La loi qui modère nos penchans, te semble une loi trop dure; tu ne trouves, ni dans cette vie ni dans l'autre, de dédommagement aux douceurs dont elle nous prive. Le stupide animal, conduit par son instinct, content de ses plaisirs, te paroît plus sage et plus heureux que l'homme qui pense et qui raisonne. Tous deux meurent, tous deux retombent dans l'espèce de néant dont la nature les avoit tirés; le plus heureux, le plus sage en effet, est celui qui a joui davantage et qui a su le moins se contraindre. Tel est en toi le langage du coeur, le langage des passions; et le coeur séduira-t-il toujours la raison?

LETTRE 22

Du marquis de Valmont à la comtesse. Il est bien juste, ma fille, que, parmi les peines qui nous sont communes, je te fasse partager toutes mes espérances. Mon fils m'a écrit depuis son retour, il m'a fait l'aveu le plus pénible et que j'ôsois le moins attendre de lui, celui de sa passion. Il me l'a avouée d'un ton à ne pas me laisser douter de sa vivacité. Son fol amour est en effet porté à son comble, et met sa raison dans la crise la plus violente. Mais, mon Émilie, quelle différence de cet amour à celui qu'il eut pour toi, et j'ôserois presque dire à celui qu'il a encore! Il aime Senneville, et il en a honte; il est étonné de sa défaite. C'est une enfant contre laquelle il n'étoit pas en garde, et qui l'a vaincu, sans même prétendre à la victoire. C'est une enfant, et il n'ôse me la nommer. Il sent bien de quelle nature est son attachement pour elle. Il n'est que l'effet de l'imagination et du caprice; il n'est, à ses propres ieux, qu'un délire; il ne tient qu'aux sens, et participe à leur dérèglement; il est aveugle, et sans cela, dans la concurrence même d'attraits et de beauté, le choix de Valmont seroit encore pour Émilie. Peut-être ne dis-je pas assez, et s'il falloit pour toujours se décider entre l'une et l'autre, je ne sais si, dès ce moment, rendu à son premier penchant, son choix ne seroit pas tout entier pour toi. Il sent tout ce que tu vaux, et le sent vivement; ta vertu l'humilie, et cependant il seroit fâché que tu pusses en rien perdre; il croiroit y perdre lui-même. Il t'estime, il te révère; il fait plus, il te chérit. Il est vrai que ce n'est plus de cet amour ardent et passionné qu'il conçut d'abord; celui-là tenoit à un goût passager, et pouvoit périr; il a fait place à un autre, qui périra comme lui: mais le sentiment que Valmont conserve en ta faveur, quoique moins doux à une épouse si tendre, t'honore bien davantage. Il repose sur un fondement plus solide; lié essenciellement aux qualités de l'esprit et du coeur, il durera comme elles, et, dans un époux du caractère de Valmont, te le ramènera tôt ou tard plus passionné qu'il ne le fut jamais. Maintenant il souffre tout à la fois et de ses propres maux, et de ceux qu'il te fait souffrir. Il te rend justice; il se la rend à lui-même; il gémit de son égarement, et de la peine qu'il te cause. Que sera-ce quand il reviendra de sang froid sur toute sa conduite et sur la tienne? Si dans son aveuglement il te plaint, si tu lui es chère malgré sa passion; quel sentiment ne reprendra-t-il pas, lorsque celle-ci se sera usée par le temps, par les réflexions, ou se sera refroidie par l'absence? Mais le moment n'en est pas encore venu. Valmont ne pourroit endurer pour l'instant un remède trop violent; il faut le préparer. Pour cet effet, ne néglige pas, ma fille, le conseil que je t'ai donné de te rendre la confidente de Senneville. Il faut que le désir de l'éloignement vienne d'elle, et que de notre côté nous lui rendions par nos conseils cette séparation honnête et facile. J'en sais déja les moyens, et mes vûes se portent plus loin encore. M D'Orval, le mentor, l'ami de Veymur, est ici: ce vieillard, le plus respectable de tous les hommes, et encore au dessus, s'il se peut, de l'idée que je m'en étois formée, est devenu aussi mon ami. Près de lui, sans tes malheurs et ceux de mon fils, je goûterois dans la paix les plus doux momens. Il conserve dans un corps sain un esprit mâle et un coeur vraiment grand. L'aimable vieillard! Dieu semble le récompenser, par cette verte et respectable vieillesse, de la vertu de ses jeunes années. C'est sur lui que portent mes plus chères espérances; et, d'après les ouvertures qu'il m'a faites, je crois pouvoir compter sur les voies les plus propres à assurer ton bonheur et celui de ta jeune amie. Je t'en dirai davantage lorsqu'il en sera temps; et je reviens à ton mari.

Sans cesse éclairé malgré lui par sa propre conscience, à chaque nouvel écart ramené par les lumières que la vérité lui présente, se sentant pressé de plus en plus et forcé par elle dans chacun des retranchemens qu'il lui oppose, il a commencé à l'invoquer. C'est beaucoup; et sans sa malheureuse passion, ce seroit tout pour lui. Mais cette passion le transporte, au point de lui faire souhaiter qu'il n'y ait ni distinction entre le bien et le mal, ni châtiment à craindre, ni récompense à espérer. Il le désire; il fait tous ses efforts pour se le persuader, et ne peut en venir à bout. Un sentiment naturel du juste et de l'honnête, combat, au dedans de lui, tous les vains raisonnemens par lesquels il cherche à s'étourdir, et le réfute au milieu de son propre coeur. J'aide, autant qu'il est en moi, à ces touches secrètes, et j'attends tout de l'heureux fonds sur lequel je travaille. J'admire comment Valmont parle le langage d'un coeur corrompu, et n'en a pas cependant la dépravation; comment il voudroit s'armer de force d'esprit, et rougit devant moi de sa foiblesse; comment il souhaiteroit braver tous les sentimens de la conscience, et en conserve le cri intérieur et tous les remords. Ma fille, un dieu plus puissant que le crime et que toute la malice des hommes, te garde ton mari. Ne t'y trompe pas: ce n'est pas là la marche ordinaire de l'incrédulité. D'abord, il est vrai, elle est combattue dans une ame par tout ce qui peut nous armer contre elle; elle ne s'insinue que par degrés; elle n'attaque pas tout à coup, et la divinité même, et les premiers principes qui fondent la moralité de nos actions. Mais quand une fois elle s'est avancée jusque là, quand elle a franchi toutes les bornes sacrées qui nous séparent des plus grossiers mensonges: ah! C'est qu'auparavant elle a été arracher au fond d'un coeur tous les germes de vertu qui pouvoient encore faire obstacle à ses progrès, et qu'elle a dépravé tout ce qui restoit de bon dans la nature de l'homme. Il n'en est pas ainsi de ses effets dans Valmont. À en juger par ses raisonnemens, il a fait, dans le vice et dans l'erreur, tout le chemin qu'on peut faire; il saisit au fond les plus réelles et les plus fortes difficultés; il leur prête, au moment où il les expose, toute l'apparence du libertinage et de l'impiété, tout le ton de la conviction; et, l'instant d'après, à en juger par ses aveux, il n'est rien moins que convaincu, et l'on peut assurer qu'avec le langage du vice il conserve encore le goût de la vertu. Que Lausane lui a fait de mal! Mais que le ciel, sensible à nos voeux et à tes peines, nous a laissé de moyens pour le réparer! Tu vois, ma fille, que, comme je ne t'ai jamais déguisé mes craintes, je te confie tout mon espoir. Qu'il te console et te rassûre. Ah! Certainement un dieu veille pour nous!

LETTRE 23

Du marquis à son fils. J'en ai appelé à ton coeur, cher Valmont, à la nature des choses, à la nature de l'homme, à celle même de l'être suprême, à sa sagesse éternelle et nécessaire, à son amour invariable pour l'ordre, à toutes ses perfections; et j'ai dû te forcer de convenir, qu'il y a une véritable loi naturelle qui oblige tous les hommes, que les notions du juste et de l'injuste ne sont point arbitraires, qu'il y a une distinction réelle entre le vice et la vertu, et que la raison que le ciel t'a donnée en partage est aussi la première règle qu'il t'ait donnée pour guide. Mais tu éprouves en toi des penchans que la raison condamne, et tu trouves dès lors cette loi trop dure, et ces penchans trop doux. Les passions t'attirent, la vertu t'effraie; et, pressé par le désir d'être heureux, tu prends le parti du vice, lors même que tu te sens contraint d'applaudir à la vertu.

Mon fils! Apprends à la connoître, et tu avoueras que la loi qui t'en fait un devoir, n'est point une loi trop sévère, et ne tend qu'à notre bonheur. Eh, quel est en effet le sacré caractère de cette vertu que tu redoutes si fort? La bienveillance universelle, l'amour de l'ordre et du bien commun. Mais qu'y a-t-il de plus doux qu'un tel sentiment? Tout amour bien ordonné est par lui-même un sentiment agréable. Il n'y a de triste et de turbulent, que ce qui tient à la haîne, ou que les passions violentes et exclusives, qui, se bornant à un seul objet, nous font oublier, nous font sacrifier tous les autres. Celui qui aime bien, qui aime la gloire de son dieu par dessus tout, qui aime le bonheur de ses semblables, et dans une juste proportion le plus grand bonheur de tous, qui s'aime lui-même comme il faut, ne conçoit que des idées grandes, n'enfante que des projets heureux, n'éprouve que des affections nobles et touchantes, n'est épris que des charmes les plus vrais. Un VIL intérêt, un faux point d'honneur, un vain désir de gloire, ne viennent pas dégrader ses vûes, rétrécir ses goûts, et concentrer tous ses penchans dans la bassesse du moi humain. Son ame sensible et tendre se fait des plaisirs que les méchans ne connoissent pas; elle se voit dans l'ordre, et elle est satisfaite; elle sent avec une joie vive et pure, qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle fait ce qu'elle doit faire, qu'elle a droit à sa propre estime; et se rend le témoignage le plus flatteur, celui de sa conscience, qui lui tient lieu des éloges de tout l'univers. Dans l'une et l'autre fortune, l'homme vertueux jouït en paix de son dieu, comme il jouït de lui-même; il jouït avec transport de toute la nature; il jouït sans crainte et sans envie de tout ce qu'il y a de bon dans les autres, et s'efforce de le rendre meilleur; il supporte, sans aigreur, sans amertume, le mal qui s'y rencontre et qu'il ne peut y corriger; il prête à tout ce qu'il voit le jour le plus favorable; il embellit tout ce qu'il touche; il fait tout le bien qu'il peut; il ne fait point d'infortunés, et ne permet pas qu'il y en ait, si ce n'est parmi ceux, qui, en nuisant aux autres, font eux-mêmes leur infortune. Si, de son propre choix, il fait couler des larmes, ce sont des larmes d'attendrissement et de reconnoissance; s'il s'élève des cris à son approche, ce sont des cris d'applaudissement et de joie. On ne voit autour de lui que des heureux, dont le bonheur est son ouvrage; et au milieu d'eux pourroit-il ne pas être heureux lui-même?

Ô Valmont! Aux cieux et sur la terre, tout sourit à la vertu. Les faveurs toutes spéciales d'une providence attentive à nos besoins sont pour elle: à la bienveillance qu'elle fait naître, se joignent, de la part des autres hommes, des secours réciproques, une assistance mutuelle; l'estime, la considération, le respect et l'amour lui assûrent sur tous les coeurs le plus doux empire.

Il est vrai qu'en frémissant, on baisse le front devant le riche fastueux et superbe, devant l'homme puissant, qui écrase le foible de son autorité ou de son crédit; mais on les méprise au fond du coeur: la sagesse, sans appareil et sans faste, est révérée, et, pour se faire honorer, n'a besoin que d'elle-même. Le vicieux, dépouillé de cet éclat emprunté qui masquoit sa foiblesse, n'est plus rien en tombant, parce qu'il se trouve réduit à sa propre indigence: le sage, trouvant dans lui sa grandeur et sa noblesse, ne cesse point d'être grand quand la fortune l'abaisse, et n'a rien perdu, puisque sa vertu lui reste. "Mais dans toutes les situations de la vie, la vertu a des privations pénibles; elle ne peut satisfaire tous nos penchans; elle ne peut se permettre tous les plaisirs; pour gourmander nos passions, le devoir est toujours à côté d'elle; elle ne parle que de renoncemens et de combats; et quand elle triomphe, c'est presque toujours de notre coeur".

Oui, mon fils; mais quel triomphe! Il est le premier prix de la vertu. Hé, quel est le juste qui se soit repenti d'avoir bien fait! Les premiers efforts sont pénibles, j'en conviens; et il falloit qu'ils le fussent, pour être méritoires: les premiers actes de vertu sont difficiles; mais que l'habitude en est aisée! Et que ses fruits ont de douceur pour celui qui les recueille! Eh, quels sont ces plaisirs dont la vertu te prive! Quelles sont ces passions qu'elle modère, et ces biens qu'elle te fait perdre? Examine-les avec soin: et tu verras que ce sont des plaisirs, qui, pour l'ordinaire, t'apporteroient plus d'ennui, de regrets, et de douleurs, qu'ils ne t'auroient causé de contentement et de joie; que ce sont des passions qui feroient ton malheur, en faisant celui des autres; que ce sont de faux biens que suivroient tôt ou tard de véritables maux. Tu reconnoîtras que c'est la sagesse, qui, en règlant l'usage de nos facultés, nous le rend aussi avantageux, qu'il nous devient par la suite agréable et facile; que c'est elle, qui, en établissant une proportion exacte entre nos désirs et nos besoins, conserve dans notre ame la douce paix et l'heureuse égalité; que c'est elle, qui, en maintenant l'ordre dans nos pensées, nos sentimens, et nos actions, nous procure le bien inestimable d'être toujours d'accord avec nous-mêmes; et qu'ainsi le bonheur est tout entier dans la vertu. Mais, me diras-tu, elle n'a donc pas besoin d'autre récompense qu'elle-même? Non, mon fils, elle n'en auroit pas besoin: disons mieux, une autre récompense ne lui seroit pas absolument nécessaire pour satisfaire strictement aux vûes de l'être suprême, à ses attributs essenciels de sagesse, de justice, et d'amour pour le bien; si pour tous les hommes les charmes de la vertu étoient plus sensibles; s'il n'y avoit pas d'exceptions aux avantages dont elle est la source; et si quelquefois même elle n'exigeoit pas des sacrifices dont rien ne pourroit lui tenir lieu dès qu'elle n'auroit plus rien à se promettre en les faisant. Mais avouons-le, cher Valmont, à considérer les choses telles qu'elles sont et sous tous les rapports, ah! Que l'être suprême auroit bien mal pourvu à la sanction de sa loi, aux intérêts de la vertu, à ceux de sa propre gloire, à ce qu'il doit aux penchans qu'il a mis en nous, à ce qu'il se doit à lui-même; si, dans l'état présent des choses, il n'y avoit point d'autre récompense pour la vertu, que celles qui sont renfermées dans les bornes étroites de cette vie; et si nous n'avions pas d'autre prix à en attendre, que la douceur qu'on trouve à la pratiquer!

Tu en conviendras sans peine; l'homme est en général bien moins frappé des charmes extérieurs de la vertu, que des avantages apparens du vice. Ceux-ci parlent à l'imagination et aux sens; ceux-là n'ont presque pas de prise sur eux, et ne parlent qu'à la raison. Les uns nous pressent, nous sollicitent, et nous offrent les plaisirs du moment; les autres se font beaucoup plus sentir par les conséquences et par les suites: et c'est cependant le moment qui nous détermine, à moins que son attrait puissant ne soit balancé par le poids immense de l'avenir. Les charmes de la vertu les plus réels sont ses charmes intérieurs; et il n'y a que celui qui les a goûtés qui les connoisse, il n'y a même que l'habitude de la vertu qui rende sensibles ses avantages et ses douceurs. Quelle force auroit donc pour le commun des hommes la loi pénible du devoir, si, à l'attrait du vice, le souverain législateur n'avoit opposé que les charmes de la vertu?

Mais il y a plus encore; ces charmes si doux n'en sont pas une suite tellement nécessaire, qu'à parler humainement, et seulement pour cette vie, il n'y ait jamais qu'à gagner à la pratiquer. Combien de passions, mon fils, dont l'amorce flatteuse ne promet que des plaisirs, et qui jusqu'au moment de la satiété ne tiennent que trop bien ce qu'elles ont promis! Combien, qu'on ne peut arracher d'un coeur trop tendre, sans que le remède qu'on emploie pour le guérir ne lui paroisse plus douloureux que le mal même! Combien de circonstances, où une vertu moins austère nous eût obtenu, d'une multitude ignorante et frivole, de plus grands éloges peut-être, et eût eu pour nous tous les charmes de l'illusion! Combien, où le vicieux triomphe de s'en être cru lui-même; où il ne rougit plus de rien, parce qu'il auroit trop à rougir; où, à force de crimes, il est parvenu à étouffer tous remords; où il est tranquille enfin, parce qu'étant au dessus des loix, il est au dessus des châtimens. Combien arrive-t-il que la vertu est elle-même l'instrument et la source de son infortune, qu'elle traîne à sa suite la honte et l'indigence, et que l'idée d'un dieu juste et fidèle est toute la consolation qui lui reste! Voilà de ces exceptions qui ne sont pas si rares qu'on pourroit le penser, que dis-je? Qui forment en un sens le scandale de la plupart des hommes, et que tu tournes toi-même en objection contre la loi: et de ces exceptions, n'y en eût-il qu'une seule, que devient la loi en effet? Que devient sa sanction et le fondement sur lequel elle s'appuie, si la vertu n'a pas d'autre récompense qu'elle-même? Personne, mon fils, n'est plus persuadé que moi, qu'à parler en général, la vertu a déjà son prix ici-bas; et je te l'ai assez prouvé, en te développant ses avantages. Oui, sans doute, dans presque tous les cas, Dieu, jaloux du bien de ses créatures, a uni dès cette vie même la vertu et le bonheur. Mais Dieu, aussi sage que bon, a voulu que de toutes les situations de la vie il y en eût quelques-unes du moins, qui, opposant le mal au bien, l'infortune à la vertu, fissent voir, au milieu de l'ordre universel et de la loi commune, un désordre apparent. Il l'a voulu, pour laisser une sorte d'équilibre à la liberté, de l'exercice à la vertu, des motifs plus purs et de plus nobles espérances au vrai juste qui la chérit. De ces situations, tristes à bien des égards, il m'est permis, je crois, de te citer un exemple qui t'intéresse. J'ai mérité par bien des fautes, aux ieux de l'être suprême, l'état où je me trouve: cependant je ne l'ai pas mérité par les choses mêmes, qui, aux ieux des hommes, en ont été la cause. Au contraire, j'ai servi mon roi, ma patrie; je me suis sacrifié à la vérité. Quelle est donc ma récompense? Elle est en vous, me diras-tu maintenant avec plus de lumières. J'en conviens, je suis assez heureux, comme je te l'ai marqué dès les premiers temps de ma disgrâce; je le suis assez, dès que sur ce point je ne suis pas coupable. Mais cette satisfaction intérieure qu'éprouve une conscience sans reproche, je pouvois la ressentir sans perdre tout ce que j'ai perdu au dehors. À parler exactement, l'effet propre de l'intérêt que je prenois à la gloire de mon prince; l'effet de mon zèle pour le bien public, de mon amour pour le vrai, a été de m'enlever, selon le monde et sous ses ieux, les avantages les plus brillans. Ils ne sont pas les plus réels, je le veux; mais ils sont les plus attrayans: leur perte a excité tes murmures contre la providence; l'honnête citoyen en a gémi; mes ennemis en ont tiré avantage pour leurs complots méchans; l'homme frivole en a pris occasion de traiter hautement ma droiture de simplicité, et mon zèle de petitesse d'esprit et de scrupule; moi-même, sans la religion que je professe, j'aurois pu dire dans de premiers momens de foiblesse: "seigneur! Quel temps choisissez-vous pour m'ôter ce que vous m'aviez donné? En suis-je moins digne aujourd'hui, pour avoir mieux appris à vous connoître? Et n'étoit-ce donc qu'au moment où je vous étois devenu plus fidèle, que vous deviez attendre à me punir "?

Ici, cher Valmont, laissons parler un autre que moi, plus vivement affecté de ses malheurs; c'est l'ennemi de César, qui, vaincu, abandonné des siens, se considérant en cet état, accompagné de sa seule vertu, s'écrie: "vertu, que j'ai suivie pendant tout le cours de ma vie, et pour laquelle j'ai quitté plaisirs et richesses, tu n'es qu'un vain fantôme sans pouvoir! Le vice a toujours l'avantage sur toi; et désormais est-il un mortel qui doive s'attacher à ton inutile puissance".

Il avoit tort sans doute. Ce langage outré n'étoit au fond que l'expression de la lâcheté et du désespoir. Brutus, en parlant ainsi, cessoit d'être vertueux; et l'assassin de César l'a-t-il jamais été? Mais ramène ce langage à des termes moins excessifs et moins durs; il sera vrai du moins pour le juste qui souffre, et qui n'a rien à espérer; pour celui qui ne trouve en lui, hors de lui, aucun contre-poids aux affections sensibles qu'excitent dans tous les hommes les biens extérieurs, et qu'excita dans Brutus l'amour de la liberté; pour celui qui ne reçoit aucun prix des vertus qu'il a pratiquées, et qui n'apperçoit dans l'avenir aucune compensation des sacrifices qu'il a faits. Eh, que sera-ce donc, lorsque le sacrifice sera de tout nous-mêmes, de tout l'homme, lorsqu'il s'agira de s'immoler tout entier pour le bien commun, pour le devoir, pour l'intérêt de la vertu? Ce ne sont point là de ces suppositions gratuïtes, de ces cas métaphysiques et qui ne se rencontrent pas. Que fera donc cet homme vertueux? Forcé de choisir entre la gloire de son dieu et le glaive du persécuteur, entre le salut de sa patrie et le sien, entre l'injustice et la mort qu'on lui prépare; cessera-t-il d'être juste, parce qu'il faudra cesser de vivre? Non, généreux mortel, vrai citoyen, vrai juste; consomme ton sacrifice; obéis à la loi du premier et du plus grand de tous les maîtres; meurs, puisque c'est pour toi un devoir de mourir. L'acte le plus héroïque de la vertu, ne sera pas à ton égard sans dédommagement et sans fruit; et le législateur suprême, qui te l'ordonnera, saura bien, par une vie meilleure, s'acquitter envers toi de ce qu'il doit à ton obéissance.

Eh, mon fils, puisqu'endurer les tourmens et la mort plutôt que d'être injuste, est vraiment une loi; puisque cette loi est émanée de Dieu même; ne doit-il pas à sa propre sagesse, d'y joindre les motifs et la force nécessaires pour la faire accomplir? Ne doit-il pas à son autorité, de discerner dans tous les cas entre le juste qui obéit et qui s'immole, et l'homme infidèle qui n'obéit qu'à son propre intérêt? Ne doit-il pas à son amour pour la vertu, de la rendre heureuse; à son horreur pour le vice, d'y joindre les châtimens et l'infortune! Eh quoi, suffira-t-il, pour être vicieux en toute assurance, de s'être fait un front sans pudeur; de pouvoir tout et de tout ôser sans inquiétude et sans alarmes; d'avoir trouvé le secret de faire taire sa conscience, pour n'écouter que le langage des passions et du crime? Quoi, la vertu seule sera-t-elle craintive et timide? S'effraiera-t-elle sans fondement des plus légères transgressions de la loi? Sera-t-elle délicate, scrupuleuse, et fidèle, sans la moindre espérance?

Quoi donc, avec un coeur si sensible et si tendre, nous fera-t-elle renouveler à chaque instant le sacrifice de nos passions les plus chères; immoler au dieu des vertus tous les désirs que ce dieu saint réprouve; arrêter, réprimer par une vigilance et des efforts continuels, toutes les fougues du tempérament et toutes les saillies de l'imagination; tout surmonter et tout souffrir, pour faire le bien, avec tant d'occasions et de facilité peut-être pour faire le mal; sans que jamais elle puisse rien attendre de tant d'héroïsme et de fidélité? Opprimée enfin par le vice, languira-t-elle quelquefois dans l'indigence, dans l'opprobre, et dans les larmes, sans consolation, sans appui, sans autre ressource que celle de se dire à elle-même: ce que je souffre, je ne l'ai point mérité? Non, non: dis au juste, mon fils, que ses combats ne seront point sans honneur; que ses travaux ne seront point stériles; que les larmes qu'il répand ne sont pas sans témoin, et ne demeureront pas sans récompense: dis-lui, que Dieu a mieux pourvu à l'intérêt de sa loi; et que, si, moins puissant ou moins sage à cet égard que les maîtres de la terre, il n'avoit rien fait pour déterminer efficacement le vrai sage à la suivre et pour le récompenser de l'avoir suivie, il cesseroit d'être Dieu.

Aussi, mon fils, écoute les menaces que lui-même a faites au vice, et les promesses qu'il a faites à la vertu: c'est par la voix de la nature qu'il a daigné les faire. Prends garde à ce cri intérieur, qui se fait entendre à l'injuste, tant qu'il n'a pas entièrement abjuré l'empire de sa raison, et qui lui dit: "tu as péché, tu t'es rendu coupable; tremble: les hommes ne savent rien de ton crime; mais tu le sais, et tu te le reproches malgré toi: un oeil plus éclairé que celui des hommes, l'oeil d'un témoin, d'un juge que tu ne peux tromper, que tu ne peux corrompre, cet oeil l'a vu; et ce juge suprême t'en demandera compte un jour". Admire au contraire quelle est l'heureuse sécurité du juste. Vois comme il perce sans crainte dans l'avenir; comme il porte sur l'éternité un regard ferme et assuré; combien, sur-tout à l'heure de la mort, c'est une ressource consolante pour lui que le souvenir d'une belle vie. Eh, qui prouve mieux, mon fils, quel doit être le partage de la vertu? L'espoir de vivre éternellement fut toujours son plus doux espoir; et le désir du néant ne fut jamais que le coupable désir des coeurs dépravés. Honteuse origine! Ce désir naît avec le vice, et s'éteint avec lui. Pour achever de te convaincre, étudie quelques momens encore ces penchans, que l'auteur de la nature a gravés en toi, comme autant de témoignages non suspects de la dignité de ton être, et de gages assurés de ton immortalité. Observe dans l'homme ce désir du vrai, au sein même des illusions et du mensonge: ce désir forcé et involontaire, qui ne peut jamais lui permettre de se reposer tranquillement dans l'erreur, pour peu qu'il la soupçonne; qui la lui reproche, dès qu'elle se laisse entrevoir; et qui n'en souffre la séduction et l'imposture, qu'autant qu'elle emprunte pour le surprendre le masque de la vérité: ce désir inquiet, illimité, qui se nourrit de recherches et de découvertes; qui s'accroît par les connoissances et les lumières; qui s'irrite des bornes qu'il rencontre, et les recule autant qu'il est en lui; qui s'élance au delà des choses connues, et nous fait imaginer celles qui ne le sont pas encore; ce désir si vaste, et tel en un mot que l'esprit humain s'agite dans tous les sens pour le satisfaire, s'élève aux inventions les plus sublimes, maîtrise par degrés tous les élémens, se promène dans tous les mondes possibles, pèse toutes les forces, mesure toutes les distances, estime toutes les grandeurs, applique ses démonstrations et ses calculs à celles mêmes qu'il ne peut assigner, se joue presque dans l'infini, et avoue, avec de si grandes vûes et les regrets les plus amers, que nous ne savons rien encore au prix de ce qui nous reste à savoir. Observe en toi-même ce penchant pour le bonheur, qu'aucun bien particulier ne peut rassasier; que tout amuse un instant, et que rien ne remplit; qui se dégoûte de tout ce qu'il possède, et cherche en vain un objet qui le fixe; qui interroge toutes les créatures, et n'en tire que l'aveu de leur petitesse et de leur insuffisance; qui trouve le monde entier trop étroit pour lui; et dédaigne, jusque dans l'ivresse de ses égaremens et en dépit de nos joies et de nos plaisirs, le bien qui a des bornes, le contentement qui s'épuise, et la beauté qui périt. Interroge ce désir d'être toujours, qui vit dans tous les hommes; qui n'est voilé dans le coeur de l'impie, que par la crainte d'un avenir, plus redoutable pour lui que le néant; qui réunit tous les peuples dans le sentiment et la croyance de notre immortalité; qui a dicté par-tout la religion des tombeaux, la pompe des funérailles, et le faste des monumens; qui porte toutes nos vûes au delà de cette étroite carrière que nous parcourons ici-bas, et nous rend assez grands pour enfanter la noble espérance des siècles éternels.

"Mais à de si nobles traits, diras-tu: je reconnois assez les fruits de l'amour-propre".

L'amour-propre! Eh bien, soit. Que m'importe, après tout, pourvu qu'il soit ici le même dans tous les hommes; que, constant, invariable, universel, il produise par tout les mêmes effets, se développe avec la raison, s'appuie de ses lumières, et soit en moi l'expression et le cri de la nature?

Ô le digne amour-propre! Ô le noble orgueil! Qui élève ainsi l'homme; qui le rend un être si grand, dans ses idées, dans ses penchans, dans ses vues; et qui le distingue si fort de l'animal stupide, qui rumine et qui est content. Le créateur, qui m'a fait un tel don, avoit besoin de me le faire, pour m'attacher à la vertu, dont ses perfections et toutes mes facultés me font une loi: il en avoit besoin, pour me présenter des motifs et me faire envisager une sanction, qui pussent suffire à l'accomplissement de cette loi si belle, et à mon penchant invincible pour la félicité. Dieu m'auroit-il donc trompé? N'auroit-il voulu que me mettre sans cesse en contradiction avec moi-même, que m'amorcer et me séduire pour me tenir dans l'ordre, que me rendre le jouet de l'espérance et la dupe des sacrifices que j'aurai faits à la vertu? Non, non; tranquillise-toi, mon ame, et sois vertueuse en assurance. Ce n'est point par des illusions, que la divine sagesse nous conduit à son but; et la démonstration de ton immortalité est complette, dès que la vertu n'est pas une chimère, que tes penchans si nobles sont nécessaires à son triomphe, et qu'il existe un dieu. Ah! Mon ame ne périra donc pas! Elle n'est donc pas un élément délié, un composé de principes organiques, une matière légère et subtile, à qui Dieu ait ajouté la pensée, et qui, par la dissolution de ses parties, doive la perdre au moment de la mort, avec le sentiment et la volonté! Ou si, comme tu le veux, elle étoit matérielle, cette ame; celui qui l'a faite sauroit bien la conserver. Le même dieu, qui l'a unie à mon corps, qui par elle le meut, l'anime et le vivifie, auroit bien assez de pouvoir pour l'en séparer sans la détruire, sans désunir les parties dont elle seroit composée, sans lui faire perdre ce que ses penchans lui promettent, et ce que son assujettissement à la loi lui aura acquis de droits à la félicité. Ainsi, mon fils, ton opinion, si avilissante, si peu sage, si peu compatible avec la nature de la pensée et les qualités de la matière, ne prouve rien contre moi.

Mais je veux bien encore, par pitié pour toi-même, ôter cette foible ressource à tes passions, et je répondrai dans peu aux difficultés que tu m'opposes.

LETTRE 24

Du marquis de Valmont à son père. Rentre en toi de nouveau, cher Valmont, observes-y avec plus d'attention ce combat perpétuel qu'y forment deux natures si différentes, l'esprit et le corps. Observe, d'un côté, ces penchans si terrestres, si bas, si appesantissans pour ton ame; ces affections, qui l'énervent quand elle s'y abandonne, qui la tourmentent et la dégradent quand elle s'en rend esclave; ces désirs et ces mouvemens secrets, dont elle a honte, quand, au mépris de tout sentiment et de toute règle, elle leur obéit, et qu'elle se reproche dès qu'elle leur a cédé; ces espèces de liens, qui la resserrent, qui la contraignent, qui gênent ses opérations et ses pensées, et dont elle gémit, dont elle s'indigne, dont elle sollicite quelquefois, par des voeux ardens et de généreux transports, l'heureuse dissolution, qui doit la mettre en liberté. Considère, d'autre part, ce goût du beau, de l'ordre, du vrai; ce sentiment moral du juste et de l'honnête; ces idées, ces notions de l'éternel, de l'infini; ces pensées aussi simples que vastes, productions d'une intelligence pure, qui ont bien pu naître en toi à l'occasion des objets sensibles, mais qui ne te représentent rien qui puisse tomber sous les sens et qui soit matière. Observe ces élans sublimes, qui te portent vers la source féconde et le principe unique de toute lumière et de toute beauté; ces efforts de courage, qui t'élèvent au dessus des passions et des sens, et te font reconnoître avec une joie intime que tu es ton maître, que les affections déréglées de ton corps ne peuvent rien sur ton ame tant qu'elle est raisonnable et libre, et que l'univers entier armé contre toi est moins fort que ta volonté. Oppose des effets si contraires, et ôse bien dire encore qu'il n'y a en toi qu'une substance. Ah! Reconnois bien plutôt que, si quelquefois ton ame est sujette, et si elle dépend à certains égards des affections et des besoins du corps, ce n'est que par un effet nécessaire de l'étroite correspondance que Dieu a voulu mettre entre ces deux substances, liées, enchaînées l'une à l'autre, sans que pour cela elles se confondent dans leur nature. Il falloit, à l'entière harmonie des êtres créés, et à la gloire du créateur, un être, qui, placé entre l'esprit et la matière, et réunissant en lui l'un et l'autre, pût rendre à Dieu, par la raison qui l'éclaire, l'hommage de ce monde visible dont il jouit par les sens, et puiser de vrais mérites dans l'usage qu'il sauroit faire des créatures: voilà, mon fils, tout le systême de l'homme, et la fin de sa création: voilà sans doute la première solution raisonnable, quoiqu'insuffisante encore, des contradictions apparentes qui se trouvent en lui, et que l'idée d'une substance unique n'y expliquera jamais.

Tu conçois maintenant comment l'ame unie à la matière, liée aux sens par le seul vouloir de l'être suprême, se développe avec ces mêmes organes auxquels elle répond; semble croître avec le corps; avec lui se fortifie ou s'affoiblit; languit lorsqu'il est malade; et, loin de s'éteindre, ne fait que briser sa chaîne et rompre ses liens, quand il se détruit. Tel mon oeil, couvert d'une taie encore légère, et forcé de ne voir qu'à travers ce foible nuage, sent sa vue s'augmenter ou s'affoiblir, à proportion que s'affoiblit ou s'augmente cette taie qui le gêne dans ses fonctions: si l'enveloppe s'épaissit davantage, mon oeil ne voit plus rien, et n'a pas perdu cependant la faculté de voir: se déchire-t-elle au contraire? Mon oeil, toujours le même, reprend toute sa force, et voit en liberté.

Pour répondre à toutes les autres difficultés que tu pourrois former, veux-tu, mon fils, une démonstration complette de la spiritualité, de la simplicité de ton ame? Dis-moi comment dans un être composé, tel qu'est la matière, pourroit se former ce sentiment individuel de notre existence, qui fait évidemment de chacun de nous une seule personne; et explique, si tu le peux sans contradiction, comment ce sentiment du moi , si unique et si simple, peut résulter de l'assemblage de plusieurs parties? Explique, dans une ame composée, la faculté de raisonner: je t'accorde qu'une partie de matière, qu'une portion de cette ame matérielle, puisse avoir une idée; l'ame, se divisant par parties, une autre partie aura une autre idée qui lui sera propre: mais où se fera la comparaison des deux, pour en tirer une conséquence et en former un raisonnement? Le sentiment d'une seule idée dans chaque partie ne suffit pas; il faut qu'une portion simple et indivisible puisse trouver en elle tout à la fois la perception des deux idées différentes, et celle d'une troisième idée qui les lie ou qui les sépare: mais cette portion simple, indivisible, n'est plus un être matériel, destructible par sa nature; c'est une ame. Si, pour éluder la force de cette démonstration, tu supposes que cette opération, nécessaire à tout raisonnement, se fait en même temps et toute entière dans chacune des parties, dans trois atômes, par exemple, dont mon ame sera composée; ce ne sera plus alors un seul raisonnement qui se fera en elle, c'en seront trois; et je n'ai évidemment la perception que d'un seul. D'ailleurs ta supposition même prouveroit contre toi: tu étends la difficulté, au lieu de la résoudre. Dans ces trois atômes, susceptibles chacun de comparaison et de raisonnement, tu supposes dès lors trois êtres simples et raisonnables; et ce seront trois ames au lieu d'une.

"Mais les animaux ont donc aussi une ame? Ils donnent quelque indice de raisonnement: leur ame est donc un être indestructible, un être simple; et cette ame que devient-elle "? À tout cela, mon fils, la réponse la plus courte est aussi la plus sage: je n'en sais rien. Je n'ai point appris à affoiblir, à éluder ce qui est certain par des notions incertaines, et à combattre les choses évidentes par celles qui sont obscures. À mes ieux, la certitude, l'évidence restent toujours telles, quelque nuage qui se répande sur ce qui les environne. Les animaux raisonnent-ils? Ou le raisonnement, qui dans moi m'est évidemment connu par le sentiment intime, n'est-il en eux qu'apparent? Est-il dans l'animal la production réelle d'une ame qui sent et qui pense? Ou n'est-il que l'opération mécanique d'un automate ingénieux, qui, construit par l'ouvrier le plus habile, paroît à nos foibles ieux sentir et raisonner comme nous? C'est ce que je ne m'empresserai point à déterminer: et si l'espèce de charme qui me fait croire que mon chien m'aime et m'entend n'est qu'une illusion, mon coeur du moins la chérit et aime à s'en laisser flatter. Mais que deviendra l'ame de ce chien fidèle? Éprouvera-t-elle dans des animaux de son espèce une sorte de métempsycose? Sera-t-elle anéantie? Ou la machine sera-t-elle simplement détruite, comme n'étant en effet que matière? Même réponse encore, je n'en sais rien. Mais ce que je crois savoir, c'est qu'en supposant même dans la brute, un esprit, une ame, celle-ci du moins n'est pas assujettie aux mêmes loix morales que la mienne; elle n'a pas l'idée d'un législateur suprême; elle ne paroît formée que pour des fonctions machinales; elle est toute employée à la conservation et au jeu de la machine; et ne connoissant pas ce que c'est que vertu proprement dite, elle n'est susceptible ni de mérites ni de récompenses. La sanction de la loi, qui est si nécessaire à mon égard, n'existe donc pas pour elle; cette ame n'entre donc pas dans le même plan, dans le même systême, que moi; qu'elle survive au corps ou périsse avec lui, peu importe à l'ordre universel, peu m'importe à moi-même; et dans tous ces cas, quelque supposition que l'on fasse, on ne peut en rien conclure contre moi. Ô mon fils! Laisse la brute, et pense en homme; n'avilis point ta nature par des comparaisons. Ce n'est point, je crois, te prêter, par un fol orgueil, des titres qui ne t'appartiennent pas, que de te considérer ici-bas, comme le ministre du très-haut et le roi de ce monde qui t'environne. L'animal, resserré dans une sphère étroite, ne voit qu'autour de lui: ton esprit, par ses connoissances et ses pensées, atteint jusqu'aux extrémités de l'univers. L'animal ne fait servir qu'un petit nombre de choses à son usage, et ne peut étendre ses facultés au delà: tu fais tout servir à tes besoins ou à tes goûts, et tout dans la nature paroît fait pour toi. La brute, assujettie à une marche uniforme, à des opérations invariables, ne peut presque rien perdre ni rien acquérir; dirigée par un instinct nécessaire, elle en suit les impulsions sans mérite comme sans erreur: ton ame, toujours active, invente, acquiert, change ses coutumes et ses moeurs, se réforme, s'instruit, et paroît susceptible de développement à l'infini; elle délibère, elle résout, elle se détermine, quelquefois contre ses propres lumières, et laisse appercevoir des caractères de noblesse, de grandeur, et de liberté, jusque dans son orgueil, dans les bouillans transports de ses passions, dans leur honteux esclavage, et dans les égaremens de sa raison. La brute n'a qu'une fin bornée; elle n'est faite que pour des biens particuliers, et s'en contente: l'homme créé pour le souverain bien, en possédant tout, en rapportant tout à lui même, n'est pas encore satisfait, et n'est entièrement grand et vraiment heureux qu'autant qu'il rapporte tout à son dieu. Que les animaux jouissent donc en paix de leurs plaisirs; que la génisse, sans soins, sans soucis pour l'avenir, foule aux pieds l'herbe naissante; que près d'elle le mouton bondisse dans la plaine; que l'oiseau vole et chante ses amours; qu'ils vivent sans crainte, et intérieurement sans combats; qu'ils se livrent sans scrupule et sans remords à leurs appétits grossiers: c'est pour cette sorte de félicité qu'ils sont faits. Mais pour toi, mon fils, lève les ieux au ciel; souviens-toi qu'un autre genre de bonheur t'est destiné, et que pour y parvenir, il faut le mériter. Convaincu de ton immortalité, que son souvenir dirige toutes tes vues, tous tes projets. Cette vérité une fois établie, songe que la conséquence qui en résulte pour toi-même est infinie; et qu'elle ne te porte pas à révoquer en doute son principe. Hélas! À quoi te serviroit un jour d'avoir fermé les ieux à la lumière? Quand il n'eût été que probable qu'après cette vie il y en aura une autre, où tout rentrera dans l'ordre; que dis-je? Quand cette autre vie n'eût été que possible; au milieu des hazards effrayans que cette possibilité toute seule entraîne, il eût été peu sage de sacrifier des biens ou de courir des risques éternels, pour obéir à des passions qui ne peuvent te donner que des joies d'un moment. Eh, que dois-tu faire maintenant que, par l'idée d'un législateur suprême, cette possibilité se tourne en certitude, et que de simples présomptions sur l'avenir se changent en démonstration? Ô Valmont! Que tel soit en toi l'heureux fruit des grandes vérités que je viens de méditer en ta faveur. Respecte ta raison, comme l'organe de la divinité, comme le premier guide qu'elle t'ait donné, et l'unique fondement de la véritable grandeur: respecte ton ame, comme le sanctuaire, comme l'image de Dieu même: garde ta conscience exempte de toute illusion, libre de tout préjugé: et respecte-la alors, comme l'expression fidèle des volontés de ton maître, et l'heureux interprète de ses loix toujours saintes: sois fidèle à l'honneur; mais ne le fais pas dépendre des opinions aveugles d'un monde inconstant et frivole; que ce ne soit point cet honneur changeant et bizarre, aussi mobile que l'onde agitée, aussi frêle que les jugemens vains et trompeurs sur lesquels il est appuyé; que ce soit cet honneur réel, constant, invariable, que l'honnête homme trouve au fond de son coeur: suis la vertu, comme l'unique route qui puisse conduire au bonheur: que ton ame s'ouvre pour toujours à la bienveillance universelle; assuré que tu recevras tôt ou tard le prix de ta fidélité, et qu'il ne peut y avoir de contradiction entre les sacrifices qu'exige de toi l'obéissance à la loi, et ta félicité, entre le bien commun et ton propre intérêt: agis constamment d'après des principes si nobles, si beaux en eux-mêmes, si sûrs, si intéressans dans la pratique; et que le plus grand bien, mesuré sur les circonstances et sur tes propres forces, serve de règle à ta conduite. Voilà, mon fils, pour tous les hommes, la vraie loi de la raison, et celle que leur impose leur nature.

Maintenant, compare mes maximes avec les tiennes, mon plan de conduite avec celui que tu t'étois formé. Rassemble toutes les vérités que je t'ai exposées, et que tous les hommes agissent d'après elles: quels fruits précieux vont en résulter pour le bonheur de chacun d'eux et pour la félicité commune! Au contraire, anéantis ces vérités; suppose tous les hommes éclairés et conduits par des principes tout opposés; c'est-à-dire, mon fils, suppose que la vraie sagesse consiste à regarder celle que je viens d'établir comme une déraison et une véritable folie; qu'il n'y a d'autres principes que la matière, le hazard, ou la nécessité, d'autre loi que les passions, d'autre bonheur que celui de les satisfaire, d'autres titres que celui du plus fort, d'autre frein que la violence, et d'autre vie que celle-ci: quels tristes et pernicieux effets vont suivre de cet affreux systême! Dans cette supposition, quel chaos que le monde! Quelle anarchie va s'établir sur la ruine de toute autorité! Quel anéantissement de tous les droits! Quel renversement de toute justice! Et quels dangers pour toi-même! Tous les liens vont être rompus; toute société va se dissoudre; et, réduit à un état pire que celui des sauvages mêmes, qui ont du moins un commencement de loi naturelle et de premiers principes de bienveillance pour leurs semblables, tu craindras dans chaque homme un ennemi, et ton ombre te fera peur. Ah! Qu'un dieu, ami des hommes, a pourvu sagement à leur intérêt ainsi qu'à sa gloire, en mettant dans leur coeur ce sens moral, cet instinct naturel de droiture et d'équité, qui repousse avec force ces dogmes destructeurs, et qui forme en nous l'heureux germe de toutes les vertus! En le développant ce germe, j'ai rempli en ta faveur les desseins de ce dieu bienfaisant; et si la connoissance de la vérité te devient chère, souviens-toi, mon fils, que c'est à lui que tu en dois la plus tendre et la plus vive reconnoissance.

Germe de toutes les vertus! En le

LETTRE 25

D'Émilie au marquis. Ô le père le plus tendre, et le meilleur de tous les amis! Que je vous reconnois bien aux soins que vous prenez, pour adoucir ma peine et pour trouver un remède à mes maux! Vous consolez l'amour blessé, vous soulagez même au fond de mon ame l'amour-propre trop vivement offensé; tant vous daignez vous prêter à ma foiblesse, pour mieux me rendre ensuite toute la force dont j'ai besoin. Mon coeur s'ouvre tout entier aux espérances que vous lui faites concevoir; et pour les réaliser plus sûrement, j'ai fait usage, par rapport à ma jeune amie, du conseil que vous m'avez donné. L'occasion s'en est présentée d'elle-même. Dernièrement, Valmont ayant affecté de me marquer en présence de Senneville toute son indifférence, pour lui donner sans doute des preuves plus sensibles de son amour pour elle, cette aimable enfant parut s'attendrir sur mon sort; et, dès que mon mari nous eut laissées seules dans le petit bois qui termine le jardin où nous étions descendues, saisissant avec transport une de mes mains, elle l'arrosa de ses larmes. Je l'embrassai, et je m'attendris avec elle.

Après les vives et touchantes expressions de ce langage muet, mais si facile à comprendre: Senneville, dis-je à ma bonne amie, votre coeur est oppressé; fermé par la douleur, resserré par la crainte, il ne demande qu'à s'ouvrir à l'amitié. Mon amie! Nous nous sommes tues toutes deux trop long-temps. Ses larmes recommencèrent à couler avec plus d'abondance. Se contraignant pour en suspendre le cours: que je suis malheureuse, me répondit-elle, puisque j'ai pu faire votre tourment! Vous ne l'ignorez pas, et je ne suis que trop forcée de me l'avouer à moi-même. En prononçant ces mots, ses beaux yeux tout mouillés de pleurs se levèrent sur moi, et avec une sorte de honte se rabaissèrent au même instant. Ma chère amie, repris-je alors, en faisant tous mes efforts pour la consoler, moi, qui avois si fort besoin d'être consolée moi-même; pourquoi sembles-tu rougir d'un mal involontaire, et te fais-tu une peine si grande de ce que nous n'avons pu ni éviter ni prévoir? Ah! Je serois un monstre, me dit-elle, si j'y étois moins sensible; et, quelque involontaire qu'ait été mon crime, puis-je trop m'en punir? Je devois tout faire, tout entreprendre, pour m'arracher à mon attachement pour vous, dès que je me suis apperçue qu'il vous devenoit funeste; je devois retourner dans l'asyle dont vous m'avez tirée, me condamner moi-même à la plus sombre retraite, et, s'il l'eût fallu, m'y ensevelir pour toujours. Mais je vous aimois, j'espérois; d'un autre côté, je craignois de faire un éclat; et ma timidité ne pouvoit s'accommoder d'une démarche trop hardie, et qui eût pu donner lieu à mille interprétations différentes. J'aurois dû vous consulter du moins, et à peine osois-je vous parler. Cependant vos peines se sont accrues, ainsi que mes souffrances; mon attachement augmentoit avec elles, et l'amitié étoit devenue en moi une véritable passion. Voilà tous mes torts: car mon coeur n'en a point d'autres à se reprocher; et Valmont eût-il cent fois plus de charmes, sa conduite à votre égard m'y eût rendue pour toujours insensible. Jugez-en, ma bonne amie, par ces deux lettres, dont la première ne peut maintenant rien ajouter à vos peines, et dont la seconde vous instruira encore mieux de mes dispositions les plus secrètes.

À ces mots, elle tira de son portefeuille une première lettre, dont l'écriture toute seule me fit tressaillir; j'y reconnus celle de Valmont, et voici ce que j'y lus.

"Trop aimable Senneville! Est-ce donc un crime de vous aimer? Depuis que vous avez lu dans mes yeux le feu qui me dévore, depuis qu'un aveu indiscret a confirmé presque malgré moi, ce qu'ils avoient osé vous dire, pourquoi me fuyez-vous? Pourquoi faites vous succéder l'indifférence et la contrainte, à cet air de franchise et à la tendre amitié qui régnoient entre nous? Croyez-vous donc guérir par-là les maux que vous m'avez faits? Ou craindriez-vous de les partager? Ah! Ils ne sont à craindre, ces maux, que pour celui qui est seul à les ressentir, et non pour deux coeurs qu'unit un même penchant: ils ne sont à craindre que pour celui qui combat un sentiment si doux; et si j'ai un reproche à me faire, c'est de n'y avoir pas cédé plutôt. L'amour est le charme de la vie; et vous obstiner à ne le pas connoître, ce seroit vouloir ne pas connoître le bonheur. Vivez, Senneville, vivez pour aimer et pour être aimée. Si l'amour le plus vif et le plus constant peut suffire à vos voeux, vos charmes vous garantissent assez la violence et la durée du mien." Après cette lettre, Senneville m'en fit lire une autre beaucoup trop flatteuse pour moi: c'étoit une copie de la réponse qu'elle y avoit faite.

"Je ne suis pas assez instruite, monsieur, des effets du sentiment que vous voulez m'inspirer, pour en discuter avec vous les peines et les douceurs; et ce n'est point du tout là l'objet de ma réponse. Ce qui m'affecte uniquement, c'est votre injustice, c'est la douleur trop réelle que vous causez à ma bonne amie. Eh! Par où donc a-t-elle mérité votre oubli ou votre indifférence? Est-elle moins aimable que lorsque vous avez commencé à l'aimer? A-t-elle perdu de ses droits et de ses charmes les plus vrais, depuis que vous vous êtes fait un engagement et un devoir de l'aimer toujours? Quand j'en saurois moins encore sur la honte et sur les périls d'un attachement illicite, les malheurs de votre épouse suffiroient pour m'armer contre la passion même la plus innocente. Hélas! Que ses beaux jours se sont promptement écoulés! Que votre amour a eu peu de durée! Et vous osez promettre à une autre un amour éternel! Quoi, lorsque la beauté, l'esprit, le sentiment, les vertus, les talens et les grâces n'ont pu fixer votre inconstance, vous ôseriez encore jurer d'être fidèle? Ah! Commencez par l'être au premier amour que vous aviez formé; essuyez les larmes que vous avez fait répandre; rendez à la plus digne épouse un coeur qui lui est dû; c'est à ce prix seulement que je vous rendrai à mon tour la confiance que vous m'aviez inspirée. Mais si, au contraire, vous vous obstinez à nous affliger l'une et l'autre, n'attendez plus de moi que de l'indignation, du mépris, de la haine, s'il peut m'être permis de vous haïr; et ne soyez pas surpris, s'il n'est rien au monde que je n'aye la force d'entreprendre pour m'éloigner de vous".

Le même jour que M De Valmont reçut cette lettre, reprit ma jeune amie, je trouvai, sur des tablettes qu'il laissa tomber à mes pieds, ce peu de mots qu'il y avoit écrits. "Puisqu'il faut me taire, vous serez obéie; mais rien ne pourra désormais arracher de mon coeur le trait qui le déchire. Votre éloignement ne feroit qu'aigrir mes maux et ceux de la comtesse: restez. Mes yeux seuls vous diront encore, que ce n'est qu'à vous que je pouvois sans crainte jurer d'être fidèle".

Depuis ce jour, continua Senneville, le comte ne m'a tenu parole qu'autant qu'il le falloit pour ménager en un sens ma délicatesse, et non pas assez pour ne pas blesser à chaque instant mon amitié pour vous. Je le fuyois, mais il me retrouvoit à vos côtés, et ne cessoit d'empoisonner le plaisir que je goûtois à vous voir, par l'indifférence qu'il vous témoignoit, et les marques de préférence qu'il affectoit de me donner. Autant sa conduite m'irritoit en secret et me faisoit souffrir, autant la vôtre m'intéressoit à votre sort, et vous rendoit chaque jour plus aimable et plus chère à mon coeur. Votre présence étoit un besoin pour moi; elle m'étoit devenue nécessaire;... et je sens trop bien qu'elle me le sera toujours. Mon ame semble passer toute entière en vous seule: je ne vois que vous, je ne vis en quelque sorte que par vous et pour vous: mon attachement est porté à l'excès, je le sais, j'en conviens; et il faudra que j'en subisse le trop juste châtiment. Cependant ma tendresse étoit digne d'excuse: c'est pour la vertu que je m'étois passionnée en vous aimant. N'importe, je vous quitterai, j'en mourrai... car tout mon bonheur tenoit au bonheur de vous voir. Mais je me sens, par vos exemples, assez forte pour un tel sacrifice: trop heureuse, si, en mourant, je puis vous rendre le repos que je vous ai ravi sans le vouloir.

Jugez, mon père, de notre surprise à toutes deux, lorsqu'au moment même où elle parloit ainsi, nous vîmes tomber Valmont à nos genoux. Caché derrière une charmille du labyrinthe, où nous nous étions enfoncées, il avoit tout entendu. Non, dit-il, en nous prenant la main, couple trop aimable et trop malheureux par ma faute, vous ne serez point séparées; non, Senneville, vous ne nous quitterez pas,... ou l'on m'arrachera plutôt la vie. Laissez-moi me vaincre: déjà, avant que de céder à ma passion, le ciel m'est témoin combien je l'avois combattue. Je ne suis pas né pour l'injustice et pour le crime; je ne suis pas né pour faire votre malheur. J'ai pu m'égarer; mais de nouvelles lumières brillent à mes yeux, et dissipent en partie les ténèbres dans lesquelles j'ai été plongé jusqu'ici: je respecte la vertu... ah! Lors même que je la combattois par mes discours, chère épouse, chère Senneville, je la respectois en vous.

Nous étions si saisies, ma bonne amie et moi, que nous le laissions parler sans le tirer de la situation pénible où il étoit; et il avoit tout dit, que nous paroissions l'écouter encore. Son silence cependant, et la vive émotion, le tremblement, l'agitation qui se faisoient appercevoir en lui, nous arrachèrent à l'espèce de léthargie ou nous étions plongées; nous nous empressâmes à le relever et à le faire asseoir au milieu de nous. Une scène muette succéda à ses premiers transports. Un air de confusion sembloit se communiquer de l'un à l'autre et se répandre sur nous tous: nos pensées étoient pressées; nous ne disions rien, pour avoir trop à dire. Enfin le sentiment dont nous étions pénétrés se fit jour, si je puis parler ainsi, et s'exhala par des pleurs. J'avois besoin d'en répandre pour être soulagée; et si cette situation eût duré plus long-temps, je ne sais si je n'aurois pas eu à craindre pour l'état où je suis et pour l'enfant que je porte dans mon sein. Nos pleurs se confondirent: mon mari me fit les plus tendres caresses. Senneville parut reprendre, en les voyant, sa franchise et sa gaieté: elle voulut, par un enthousiasme digne d'elle, que nous nous promissions tous trois de n'avoir plus rien de caché l'un pour l'autre, puisqu'aussi-bien nos coeurs étoient à découvert; et que nous fissions serment de disputer à l'envi, à qui feroit le plus d'efforts pour être vertueux.

Nous remontâmes au sallon dans cette heureuse disposition. Depuis ce moment nous sommes plus tranquilles. Mon mari n'a plus cet air froid et glacé qu'il avoit avec moi; il semble me traiter en amie: mais on voit bien que ses empressemens, sa passion, sont encore pour Senneville. Cependant il les modère; et ses procédés, plus sages à son égard, et avec moi plus ouverts, laissent régner plus d'aménité et de confiance entre nous. Toujours entre Senneville et Valmont, je serois heureuse, si l'amitié de l'une pouvoit me dédommager de la tendresse de l'autre; mais, aux yeux d'une épouse fidèle, quel coeur peut compenser la perte du coeur de son époux! Senneville le sent comme moi, et souvent s'en afflige: mais elle tremble de me perdre; et je ne sais si j'aurois plus de force, pour permettre son éloignement et supporter son absence. Ainsi, le coeur trop plein de sentimens contraires, nous sommes depuis quelques jours un peu moins à plaindre qu'auparavant; mais, hélas! Que nous sommes loin du bonheur!

Ce qui me console le plus, c'est ce nouveau jour que vous avez fait briller aux yeux de mon mari. Il paroît qu'en effet il a acquis plus de droiture. Sa façon de penser et de s'exprimer est plus exacte et plus modeste; il ne donne plus, comme autrefois, dans les paradoxes les plus singuliers; il n'affecte plus le faux honneur d'être seul de son sentiment; et on ne l'entend plus défendre tour à tour les opinions les plus opposées. Ses raisonnemens ont quelque chose de plus solide et de mieux lié; il semble vouloir être vertueux par goût et par principes. Je suis convaincue qu'il se fait une sorte de violence à lui-même; et sans le baron de Lausane, qui l'obsède sans cesse, je ne doute pas qu'il ne fût maintenant très-aisé de le ramener entièrement. Mais ce dangereux ami, contraint de changer de batterie, et voulant d'ailleurs se ménager toujours entre mon mari et moi, donne tant de force aux principes de raison qu'il voit germer dans l'esprit et dans le coeur de Valmont, qu'il l'attache à la raison toute seule, et, comme je ne le sens que trop, le prémunit de plus en plus contre l'autorité. Valmont ne parle plus que bienfaisance, vertu, équité, loi naturelle; mais toujours fort indifférent sur ce qu'il doit à son Dieu, il n'a pas encore, à proprement parler, de religion. Il s'est imposé un joug, mais il se flatte de pouvoir le resserrer ou l'étendre à son gré; et je crains bien que cette loi si belle, qu'il veut suivre, ne redevienne, à peu de chose près, celle de ses penchans.

Daigne enfin le dieu de lumières et de grâces achever par vos soins ce qu'il a commencé dans mon mari! C'est déjà beaucoup pour lui, que de reconnoître quelque espèce d'obligation et de devoir. J'ose croire, qu'avec une ame droite et sincère, un disciple zélé de la loi naturelle n'auroit plus qu'un pas à faire pour devenir un chrétien fidèle. La loi que la simple raison nous prescrit, et celle que nous offre l'évangile, ont entre elles l'union la plus intime, et se soutiennent mutuellement: celle-là conduit à celle-ci; ce sont deux soeurs, dont l'une, ce me semble, rend l'autre plus aimable encore, en apprenant à la mieux connoître. C'est ainsi que tout concourt à nourrir mon espoir. Ce que nous savons tous trois de nos dispositions mutuelles et de nos plus secrets sentimens, ne peut maintenant que tourner au profit de la vertu: je m'en flatte du moins; et mon entretien avec Senneville est pour moi une source de consolations. J'y découvre de plus en plus la fausseté de Lausane, et le peu de fonds que je dois faire sur ce qu'il a pretendu m'apprendre de l'ancien amour de Valmont pour ma jeune amie, et de la contrainte qu'il s'est faite en m'épousant. Par-là aussi je me trouve plus portée que jamais à me tenir en garde contre les pièges et les surprises de ce faux ami; car je ne sais par quel pressentiment j'ai toujours attendu de lui tous mes malheurs. Fasse le ciel que sa passion pour moi, et les ménagemens que je suis forcée d'avoir pour lui, ne m'en préparent pas de plus funestes encore pour l'avenir!

Il me reste, en finissant, un conseil à vous demander; car c'est toujours à vous, mon tendre père, que j'ai recours dans mes doutes. Vous nous avez suffisamment éclairées, Senneville et moi, sur la lecture des romans, et des livres contre la religion; mais un autre piège se présente, ce sont les spectacles. Depuis long-temps mon mari me persécute pour nous porter à jouir de cette sorte de délassement, et emploie d'ailleurs les raisons les plus spécieuses, pour nous le faire regarder comme innocent. Dernièrement encore, pour mieux cimenter notre triple alliance et mettre le sceau à notre réconciliation, il vouloit, à toute force, nous y conduire, et mettre ainsi ses plaisirs en commun avec nous. Heureusement Senneville a fait jusqu'ici tous les frais de la résistance; car vous savez, mon père, que sur ces objets il est bien difficile à une épouse de ne pas céder à un mari, qui presse et qui veut absolument. Mais Senneville est jeune, et ne hait point les plaisirs permis. Si Valmont peut enfin lui persuader que les spectacles sont de ce nombre, nous sommes perdues; et moi-même, je vous l'avoue, je n'aurois pas la force de m'y refuser, si je ne les croyois pas absolument défendus. Cependant il y a tant d'exemples qui parlent en leur faveur; leurs partisans en disent tant de bien, et peignent si souvent le théâtre comme le temple du goût et l'école des moeurs, que quelquefois je suis prête à me rendre. Levez, nous vous en conjurons, nos scrupules à toutes deux, ou fournissez-nous pour toujours des armes contre la tentation. Nous aurons toutefois assez de force pour temporiser aussi long-temps qu'il vous plaira; et je vous prie, mon père, d'être encore plus occupé des besoins de mon mari que des nôtres.

LETTRE 26

Du comte de Valmont à son père. Oui, mon père, je dois au dieu de toute vérité, pour les lumières qu'il me donne et le nouveau jour qu'il fait briller à mes yeux, la reconnoissance la plus vive. Mais vous, qu'il a choisi pour m'éclairer, et qui le faites avec tant de zèle et de sagesse, quel amour et quelle reconnoissance ne vous dois-je pas? Tendre père, vos bontés me confondent, plus encore que le sentiment de mes foiblesses et la vue de mes erreurs! Avec quels ménagemens et quelle douceur vous combattez, vous détruisez de honteux sophismes, dont je rougis en effet, et que mon coeur désavoue! C'est à ce coeur que vous parlez; et pourroit-il ne pas vous entendre? Oui, je suis libre; et, dussent mes passions ne cesser d'en murmurer et d'en frémir, je sens, je reconnois en moi cette faculté si noble, que j'avois la bassesse de me disputer à moi-même. Je suis libre; et j'aurois beau vouloir m'en imposer encore, peu accoutumé au crime, susceptible de remords, je me reprocherois toujours malgré moi le mal que je fais, et le bien que je ne fais pas et que je devrois faire. Ah! Du moins, si je suis coupable, je n'ajouterai pas à mes fautes, une faute plus grande, le désaveu de ma liberté; ni à ma honte, une honte éternelle, celle de ne plus rougir de mes remords et de la vertu. Puisque je suis libre et susceptible de bien et de mal, sans doute l'un et l'autre me sont imputés comme à leur véritable cause: il y a d'ailleurs entr'eux une différence réelle; elle est prise dans la nature même des choses; elle est immuable comme elle; et cette différence, je l'apperçois, je la sens au fond de mon coeur. Un dieu nécessairement ami de l'ordre, un dieu bon me fait de l'amour et de la pratique du bien une véritable loi; il me défend le mal qui lui est opposé: la vertu n'est donc pas un vain nom; elle ne lui est pas indifférente; il la récompensera en dieu, et cette récompense sera éternelle comme lui. Ce que je ne trouve pas ici bas, le bonheur, qui, sous l'empire d'un dieu juste, doit être le prix de la justice, je le trouverai dans le siècle à venir; ou le malheur, si je l'ai mérité. Importantes vérités, vous ne serez plus effacées de mon souvenir. Le prestige des passions ne sera plus assez fort, pour me porter à vous révoquer en doute. Je ne m'avilirai plus jusqu'à confondre ma nature avec celle de la plante qui végète, de l'animal qui broute ou qui rumine. Capable de bien faire, susceptible des plus grands sentimens, c'est à leur enthousiasme que je vais me livrer tout entier. Équité, bienfaisance, amour de l'ordre, amour du bien commun, venez étendre mes vues, régler mes penchans, ennoblir mes affections et mes goûts, exercer toutes mes facultés, vivifier mon esprit et mon coeur, et me donner un nouvel être! Ô vertu! Ai-je bien pu oublier tes charmes, et répandre des nuages sur ton existence? Ah! Mon père, vous m'en peignez si bien les attraits; vous me la rendez si aimable, si touchante, et si belle; j'en retrouve si bien dans vous, dans Émilie, dans tout ce qui m'environne, le sacré caractère, que je serois le plus coupable et le plus VIL de tous les hommes, si je pouvois encore la méconnoître.

Mais cette vertu, dont les premiers principes sont gravés dans tous les coeurs; cette loi naturelle, que le sentiment nous indique, que la raison nous développe, et qui n'est autre chose que la raison même; cette loi, commune à tous les hommes, ne leur suffit-elle pas? N'est-ce pas assez des lumières qu'elle nous donne? Et ôseroit-on bien dire, qu'elle ne nous éclaire pas autant qu'elle le doit sur ce qu'elle nous oblige de pratiquer? N'est-ce pas assez du joug qu'elle nous impose? Faudra-t-il y ajouter de nouvelles entraves? Faut-il y joindre des institutions arbitraires, des enseignemens humains, le langage des hommes, devenus les interprètes des volontés divines? Et, instruit par la nature même, par ma raison, ce guide si sûr quand je sais le consulter, faut-il encore que, pour apprendre à connoître, à servir, à honorer Dieu comme il doit être honoré, j'emprunte le secours de mes semblables, et que je trouve par-tout des hommes entre Dieu et moi?

Ah! Qu'ils me laissent du moins cette heureuse liberté que la nature m'a donnée; qu'ils me laissent croire et suivre en paix ce qu'elle me dicte; et qu'au nom de ce dieu qu'ils font agir et parler, ils ne se rendent pas les tyrans de mes opinions et de mes pensées! Ô mon père! Vous connoissant comme je le fais pourrois-je me reprocher ma franchise et ma sincérité? Pourrois-je craindre de vous paroître trop hardi, en m'exprimant ainsi? Qui fut moins que vous de caractère à dominer sur les consciences? Le seul intérêt de la vérité vous touche: vous m'avez aidé à la connoître dans ce qu'elle a d'essentiel; et sans doute l'hommage que je lui rends vous suffit comme à elle. Sur les opinions particulières qui divisent les nations et les hommes entre eux, pourriez-vous me savoir mauvais gré de mon indifférence? Et après m'avoir éclairé sur la loi naturelle, pourriez-vous, sur tout le reste, me faire un crime de ne pas penser comme vous? La vérité, la vertu, l'honneur, sont en sûreté à la faveur des principes qui maintenant nous sont communs; s'ils suffisent pour me rendre juste et bienfaisant, que faut-il de plus: et, sans autre lumière, Socrate, Aristide, Caton, Tite, et Marc-Aurèle, ne l'ont-ils pas été? Pourrois-je bien ne pas mériter, en partageant leurs vertus? Craindriez-vous encore pour moi, si j'étois juste comme eux? Mon père, vous n'êtes point fait pour contraindre, vous n'êtes fait que pour persuader: et quand vous ne me rendriez pas un vrai croyant, un disciple fidèle; que ne vous devrois-je pas, dès que vous m'auriez rendu vertueux?

LETTRE 27

Du marquis de Valmont à son fils. Je bénis le ciel, il m'a fait retrouver mon fils! ... Mon fils croit à la vertu! Mais que dis-je, Valmont? Tu n'as jamais cessé d'y croire; non, tu n'as jamais été perdu pour ton père. Si ton langage te défiguroit à ses yeux, s'il te rendoit indigne de lui; ah! Toujours plein d'indulgence pour toi, il avoit pitié de ta jeunesse; il séparoit les sentimens de ton coeur, des sophismes de ton esprit et du délire de tes passions: il te retrouvoit dans tes combats, dans tes aveux, dans tes remords, et savoit bien que tu vivois encore pour le devoir et pour l'honneur. Qu'il y a de ressources pour une ame dans laquelle le sentiment n'est pas éteint! Il suffit tôt ou tard pour y ramener la raison.

Enfin tu en reconnois l'empire, et nous sommes d'accord sur l'autorité sainte des loix de la nature. Mais la loi naturelle, la seule raison, suffit-elle à nos besoins? Cher Valmont, si elle te suffit en effet, ne crains pas que je t'impose un nouveau joug, un joug inutile, et une loi arbitraire. Ce n'est pas pour te rendre la vertu plus dure et plus pénible, que je prétends t'éclairer: c'est pour te la rendre plus douce et plus facile; et je ne veux pour toi de loi, que celle qui peut servir à ton bonheur. Eh! Que me reviendroit-il de me faire le tyran de tes opinions, et de vouloir dominer sur ta conscience? Ai-je donc d'autre intérêt, ai-je donc encore d'autre plaisir à attendre sur la terre, que celui de te rendre heureux? Si cependant tu ne peux l'être, qu'en fixant la légèreté de ton esprit, qu'en augmentant et en assurant tes lumières, qu'en fortifiant et en épurant ton coeur, qu'en t'armant contre des passions, qui t'égareroient de nouveau ou qui feroient ton tourment; si la seule raison est d'un foible secours pour te procurer de si grands avantages; s'il est un guide plus sûr encore et plus fidèle que le ciel t'ait donné; me saurois-tu mauvais gré de te le faire connoître? Puisque la vérité, la vertu, sont maintenant de quelque prix à tes yeux, pourrois-tu être indifférent à ce qui te rendroit vraiment sage et solidement vertueux?

Mais sur-tout, mon fils, si par des vues dignes de lui, Dieu a réellement attaché, à une économie bien supérieure à celle de la nature, ton sort pour l'avenir; ôserois-tu bien te roidir contre sa volonté suprême? Ôserois-tu accuser sa sagesse, le condamner sans l'entendre, mettre de vains raisonnemens à la place des faits, reprocher au ciel les secours plus abondans qu'il accorde à ta foiblesse, ou attribuer aux hommes ce qui te vient de la divinité même, et par un entêtement qui seroit le fruit de la prévention, risquer ton bonheur éternel? La raison est notre premier guide: eh, mon fils! Qui l'avouera mieux que moi? Et ne t'ai-je pas appris le premier à la respecter? Mais ce guide que je révère, est-il le seul que nous devions suivre? Et de nouvelles lumières, une autorité plus précise, une règle plus facile, ne seroient-elles pas à desirer? Prends-y garde, cher Valmont; autant il est insensé de trop déprimer la raison, autant l'est-il de se former une trop haute idée de son pouvoir: la méconnoître, ou trop présumer de ses forces, sont deux excès également dangereux. Autrefois, tu te plaisois à la dégrader; tu ne la regardois que comme un instrument mobile et changeant, que comme une règle incertaine; tu lui refusois tout crédit: tu te trompois, et tu as été forcé d'en convenir. Aujourd'hui, bien différent de toi-même, tu donnes tout à sa lumière; et tu te trompes encore. Ah! Sans doute, l'autorité, sans la raison, n'a aucun fondement solide; elle ne porte plus sur rien qui la distingue de l'erreur, et qui lui donne le sacré caractère de la vérité; elle peut être également l'autorité mensongère du bonze ou du druïde, elle peut emprunter tour à tour la voix de la nymphe Égérie, et le glaive de Mahomet. Croire sans la raison, et contre la raison même, c'est le partage des imbécilles, des superstitieux, et des fanatiques; c'est sous le prétexte imposant de sacrifier son entendement à la divinité pour en recevoir des enseignemens plus sûrs, s'arracher les yeux pour mieux voir. Toutes les règles de vérité que Dieu nous a données, peuvent bien s'éclairer en quelque sorte et s'aider mutuellement: elles ne peuvent jamais se contredire; à moins qu'on ne veuille mettre Dieu en contradiction avec lui-même. Voilà, mon fils, ma profession de foi sur l'autorité de la raison.

Mais que, dans l'état où sont les hommes, la raison brille suffisamment de sa propre lumière et se soutienne sans aucun autre appui; qu'elle soit l'unique maître que nous devions écouter; qu'elle n'ait besoin que d'être consultée pour nous instruire; et qu'en nous enseignant, elle nous dise tout ce qu'il nous importe de savoir; c'est ce que tu ne prouveras jamais, et ce que tu prouverois en vain contre l'expérience de tous les siècles.

Ouvre, mon fils, la grande et étonnante histoire du genre humain; prends-la où tu voudras; considère la dans tous les âges; suis-en les révolutions parmi tous les peuples qui n'ont eu que leur entendement pour guide; qu'elle fixe ton attention et tes regards sur les contrées nouvellement découvertes; sur le nouveau monde, comme sur celui qui nous est connu de tous les temps: hélas! En tous temps, en tous lieux, que t'offrira-t-elle, que l'histoire de nos erreurs?

Dans un coin de ce vaste univers, un seul peuple eut autrefois des notions saines sur la divinité, sur les devoirs de l'homme; et c'est Dieu même qui l'a instruit. Partout ailleurs, et sur les objets les plus importans, quelle étrange stupidité! Quel égarement et quelles ténèbres! Sans vouloir t'éblouir par le vain étalage d'une érudition dont tant d'autres ont fait les frais avant moi, et passant rapidement sur tout le reste, j'insisterai sur un seul article; parce qu'il est le premier et le plus intéressant aux yeux de la raison; parce qu'il est d'ailleurs la règle essentielle des moeurs et le fondement de la loi naturelle; parce qu'enfin c'est de lui que dépend, en grande partie, ce que nous devons croire et espérer. Cet article, le plus important de tous, c'est l'idée que nous devons nous former de la divinité.

Ici, Valmont, mesure bien les forces de l'entendement humain, et rougis pour ta foible raison. Quel tableau, à cet égard, que celui du monde entier! Le vrai Dieu, le Dieu de tous les êtres, ignoré et méconnu; ce Dieu, unique, indépendant, existant par lui-même, divisé en autant de dieux dépendans et muables, qu'il y avoit aux cieux et sur la terre d'êtres qu'il avoit créés; les divinités les plus bizarres mises à la place de l'être le plus parfait; de vils mortels adorés par leurs semblables; le boeuf, le chien, le chat, et le crocodile, encensés par des prêtres; le soleil, la terre, les oignons et les plantes, de vains noms, la fortune et la peur, devenus l'objet des hommages d'un aveugle fanatisme; des peuples de sages prosternés devant des dieux de bois, de pierre, ou de métal, devant des figures grotesques, dont l'artiste maladroit rioit en les formant, et qu'il adoroit avec tout son peuple après les avoir formées; nos pères eux-mêmes... ah! Je frémis à ce triste souvenir; nos pères à genoux devant de honteux simulacres; et nous, mon fils, qui y serions encore, sans la foi de nos premiers apôtres; des superstitions communes aux simples et aux savans; des poulets consultés de bonne foi par des héros; le vol des oiseaux faisant trembler les plus fiers courages; des cultes infâmes, des sacrifices impurs, des dieux parjures, incestueux, adultères, des divinités cruelles et barbares, des victimes humaines; le vice dans les temples, sur les autels, et dans presque tous les coeurs: voilà, mon fils, voilà l'homme abandonné à lui-même... ô aveuglement! Ô folie! Dont on ôseroit à peine le croire capable, et qu'on seroit tenté de regarder comme une calomnie contre le genre humain, si elle n'étoit attéstée par l'expérience de tous les siècles et par l'exemple de toutes les nations!

Grand dieu! De quelle nuit profonde as-tu tiré l'univers! Et dans quels siècles heureux, sous quelle aimable loi m'as-tu fait naître!

Je ne t'ai encore montré les égaremens de la raison, que dans la multitude; et ce seroit déjà, mon fils, prouver assez contre toi, puisqu'enfin c'est le grand nombre, c'est le commun des hommes, qui a le plus besoin d'instruction. C'est lui sur-tout, qui, n'ayant ni la force d'esprit, ni le temps, ni la volonté, ni les moyens nécessaires pour faire une étude raisonnée de la religion et de la morale, a aussi le besoin le plus pressant d'être éclairé et fixé par une autorité.

Mais à l'égard des philosophes et des sages eux-mêmes, qu'est-ce donc que la seule lumière naturelle? Et jusqu'ici a-t-elle bien pu leur suffire? Parmi eux, que d'écoles et de sectes contraires! Que d'opinions diverses sur la nature de Dieu, sur l'origine du monde, sur la destination de l'homme, et sur les principes de la morale! Malgré toutes les recherches des sages de l'antiquité, Dieu, le vrai Dieu, leur étoit presque aussi inconnu qu'au reste des hommes: ils ne l'appercevoient qu'à travers un voile, qui leur en déroboit les attributs les plus essentiels; et leur cachoit tout l'éclat de sa majesté. Tantôt ils vouloient qu'un destin aveugle présidât seul à ses déterminations, et lui servît de loi: le fatalisme, si absurde en lui-même, étoit l'opinion la plus commune. Tantôt ils limitoient le pouvoir du souverain être, en lui opposant une seconde divinité, à laquelle ils attribuoient tous les désordres qu'ils croyoient appercevoir dans quelques-unes des parties de ce monde: dans ce système, aussi absurde qu'impie, un bon et un mauvais principe, le dieu du bien et le dieu du mal (et put-il jamais y avoir un tel dieu? ) Partageoient également l'empire de l'univers. Plusieurs imaginoient une matière éternelle et subtile, qui circuloit dans toute la nature, la modifioit, l'animoit, et trouvoit dans son propre fonds le mouvement qu'elle lui donnoit; comme si lenmouvement, par ses loix et ses changemens divers, ne supposoit pas dans l'univers un moteur. Les autres, quoiqu'en petit nombre, distinguoient, à la vérité, l'être purement spirituel d'avec tout ce qui est matière; et toutefois ils le considéroient, non pas comme l'auteur de la nature; mais comme celui qui en avoit modéré les forces, qui en avoit réglé les mouvemens, qui avoit disposé avec sagesse tous les êtres qui la composent et qui existoient comme lui de toute éternité: insensés, qui ne s'appercevoient pas, qu'en faisant de toutes les parties de ce grand ouvrage autant d'êtres éternels et nécessaires, ils en faisoient autant de divinités! Tant il est vrai, mon fils, que toute la sagesse selon le monde n'est que folie devant Dieu! Ces sages, tant vantés, n'étoient pas mieux instruits de ce qui regarde l'homme, son état actuel, et sa destination. Varron, le plus savant d'entre les auteurs païens, compte près de trois cents opinions différentes sur la seule question du souverain bien; ils ne s'accordoient pas davantage sur la vertu; ils ne formoient sur l'immortalité de l'ame que des conjectures: par-tout ils hésitent, ils chancèlent, ils se contredisent eux-mêmes; et les plus habiles d'entre eux sont ceux qui confessent le plus hautement leur ignorance. Socrate reconnoît sans peine qu'il auroit besoin de lumières plus sûres pour se conduire, ou de la parole de Dieu même qui lui servît de guide; il ne croit pas qu'on puisse réussir à réformer les hommes, à moins qu'il ne plaise à Dieu de nous envoyer quelqu'un qui nous instruise de sa part: étonnant aveu de notre foiblesse, dans la bouche d'un tel sage! Sentiment de nos besoins, qui est le plus bel effort auquel puisse se porter la sagesse humaine! Platon, en nous exposant la mort de son maître, nous fait part de ses craintes: après avoir fait à ses amis le discours le plus sublime sur l'immortalité de l'ame, Socrate le termine en doutant si l'ame est immortelle. Platon lui-même, qui distingue si nettement l'esprit et la matière, qui reconnoît un créateur suprême, et qu'on admire par de si beaux endroits, se dément honteusement, en faisant partager les honneurs de la divinité aux astres, à la terre, et aux démons; il veut, dans sa république, qu'on s'enivre aux fêtes de Bacchus; il ordonne des combats, où il ôte aux deux sexes les armes et les vêtemens de la pudeur; il semble approuver la communauté des femmes; et Philon, le plus grand de ses admirateurs, s'indigne malgré lui de ce que tout son banquet se passe en entretiens d'amour et de volupté contre nature. Un autre sage, non moins célèbre, après avoir sévèrement blâmé toutes les images malhonnêtes, en excepte celles des dieux qui vouloient être honorés par ces infamies. Cicéron ne commence son traité sur la nature des dieux, qu'en avouant que rien n'est plus difficile, que rien n'est plus obscur que cette matière, sur laquelle, dit-il, les sentimens des hommes les plus éclairés sont si différens et si partagés. Ô raison! Foible raison! Jusqu'où donc vont tes forces? Et sont-ce bien là les merveilles enfantées par tes sages?

Maintenant, Valmont, que les esprits-forts de nos jours s'appuient sur leurs propres lumières; je leur demanderai s'ils ont plus de force d'esprit que les sages de l'antiquité païenne. Je ferai plus, je les opposerai les uns aux autres, et je leur ferai voir combien ils diffèrent entre eux; je leur montrerai, en les opposant à eux-mêmes, sur combien d'articles de la loi naturelle ils se contredisent et s'égarent tous les jours; je ferai plus encore, je leverai le masque qui les couvre, et l'on connoîtra combien, sous une apparence de respect pour la loi naturelle, ils cachent un fonds d'indifférence pour toute loi en général, un esprit de vertige, de systême, et le plus souvent de pyrrhonisme à l'égard de toute vérité. Eh! Mon fils! Tu les a entendu parler, tu as lu leurs écrits, tu as pensé avec eux et comme eux; dis-moi donc, et interroge fidèlement ta conscience et ta mémoire, qu'as-tu entendu dans leurs entretiens, qu'as-tu vu dans leurs ouvrages, que la théologie du matérialisme et la morale des passions? Au milieu de leurs sublimes et inintelligibles systêmes, que sont-ils en effet, pour la plupart, que des matérialistes déguisés? Déistes pour la forme, épicuriens pour le fonds; parlons mieux, et pour ne leur rien imputer que tu puisses désavouer en leur nom, ne sachant eux-mêmes ce qu'ils sont; dogmatiques aujourd'hui, demain pyrrhoniens; changeant d'opinion et de langage selon les circonstances et les temps; n'ayant jamais, d'un ouvrage à l'autre; ni deux jours de suite, la même philosophie; s'enveloppant de grands mots vides de sens, par lesquels ils substituent, à la science simple et modeste, le jargon philosophique; raisonnant par enthousiasme, et posant, avec tout le feu du génie et tout le brillant de l'élocution, des absurdités en principes; se donnant pour les restaurateurs et les guides du genre humain, et croyant nous faire trouver la lumière au sein de l'obscurité la plus profonde; hélas! Où est donc, en fait de religion, la règle précise de ceux qui n'en ont point d'autre que celle de leur raison? Eh, pour les vérités qui concernent les moeurs, nos nouveaux philosophes sont-ils plus sages et plus éclairés, que pour celles qui appartiennent à la religion? Quels sont les fondemens sacrés de leur morale? Ici, c'est la conformité d'origine, de penchans, et de loi, dans les brutes et dans les hommes, qui est l'unique base de la loi naturelle: là, ce sont les conventions et les institutions politiques, qui font tout le mérite et le démérite de ce qu'on appelle vice et vertu. Pour les uns, c'est l'utilité publique, c'est le salut du peuple, par opposition au bien même de l'humanité toute entière, qui, dans chaque société, dans chaque état, détermine ce qui est juste ou injuste, ce qui est vertueux ou vicieux: parmi les autres, c'est l'intérêt personnel qui est la source et la règle de toute justice. Quelques-uns donnent pour principes des grandes et belles actions, la sensibilité physique, l'amour, et la volupté. Tous enfin, favorisant également le libertinage, le luxe, l'indépendance, l'orgueil, et toutes les passions, font tour à tour, ou tout à la fois peut-être, horreur et pitié. Ô mon fils! Moins philosophes à bien des égards, et moins conséquens que les sages de l'antiquité païenne, il est aisé de voir, à leurs égaremens monstrueux, que, nés au sein du christianisme, ils ont abusé de plus de secours que ceux-là n'en avoient reçu, et éteint au fond de leur ame plus de véritables lumières. Ils sont tombés, comme les anciens sages, dans l'aveuglement et les ténèbres; mais ils sont tombés de plus haut. J'admire souvent dans leur morale, quoique si imparfaite encore, les Socrate, les Platon, les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle, les Épictète; tandis que mon coeur et ma raison se soulèvent contre les maximes indécentes et perverses des faux sages de notre siècle.

Eh, quand leurs lumières seroient plus pures, à qui en appartiendroient le mérite et l'honneur, si ce n'est à la religion sainte qui les a formés? Les ingrats! Pour ne pas reconnoître ce qu'ils lui doivent, ils oublient tout ce qu'ils ont emprunté d'elle. Ah! S'ils daignoient se souvenir du premier rayon qui éclaira leur berceau, des premières leçons qu'on donna à leur enfance; ils avoueroient que tout ce qu'ils ont appris de plus vrai, ils le tiennent de cette religion qu'ils méprisent; qu'on leur avoit inculqué la science et la sagesse, avant qu'ils pussent se glorifier d'être sages; et que personne n'enseigne et ne pratique mieux les devoirs de la loi naturelle que l'humble fidèle éclairé par la lumière de l'évangile. C'est cette loi évangélique qui détermine le culte qu'on doit à la divinité. Car enfin, si Dieu existe, si nous lui devons un hommage comme à l'auteur de notre être qui nous a créés pour lui; si nous lui devons un hommage et un culte extérieur, un hommage de l'esprit et du corps, comme à celui qui a formé l'un et l'autre, et qui a mis entre ces deux substances une correspondance réciproque et un rapport nécessaire; si nous lui devons un culte public, comme au père commun de tous les hommes, qui les a réunis en société, qui en a fait une même famille dont il est le chef, qui leur a donné l'usage de toutes les créatures, pour qu'ils en rendissent tous ensemble un même tribut à sa gloire: qui est-ce qui déterminera, par les seules lumières naturelles, ce culte vraiment digne de lui, et le genre de sacrifice, qui, pour l'honorer, pour nous le rendre propice, pour expier nos fautes, peut lui être offert sans déroger à sa majesté? Admettrons-nous également tous les cultes? Ils se contredisent entre eux; ils contredisent, pour la plupart, les attributs essentiels de l'être suprême; ils sont contraires à la perfection et au bonheur de l'homme: prétendre qu'ils sont tous également propres à glorifier le souverain être, c'est vouloir que Dieu soit dignement honoré par des absurdités.

C'est encore la loi évangélique, qui, appuyée sur des faits sensibles, offre aux hommes un ministère propre à les instruire, et une autorité suffisante pour s'en faire écouter. Quelle force et quel pouvoir la seule voix des philosophes aura-t-elle sur la multitude? Quels hommes, s'ils ne tiennent à un ministère public et suffisamment autorisé, seront assez genéreux pour se dévouer tout entiers à l'instruction de leurs semblables, et pour leur faire entendre, au péril de leur vie, le langage de la sagesse et de la vérité? Il falloit à celle-ci, pour interprètes, des ames fortes; il lui falloit des héros et des martyrs; le seul Socrate, parmi les payens, a souffert pour elle; tous les autres la trahissoient, au lieu de la servir; non contens de la voiler sous les ombres du mystère, ils l'accommodoient en public aux superstitions payennes. Aussi prudens et aussi foibles qu'eux, nos sages prétendus ne posent-ils pas également pour principe de se prêter au culte reçu dans la société dont on est membre? La seule religion révélée a pu donner à la vérité des apôtres dignes d'elle. Avouons-le donc, mon fils, puisque les faits nous y contraignent; la dégradation du genre humain, l'obscurcissement de la raison dans la multitude, ses égaremens, ses contradictions, ses limites, et l'insuffisance de son autorité dans les sages, tout nous prouve l'extrême besoin d'un secours plus abondant, d'un guide plus sûr, d'une lumière plus précise, et la nécessité d'une révélation. Mais ici revient la première difficulté que tu formes contre elle; et je ne tarderai pas à la résoudre, ainsi que toutes celles que m'opposent tes passions.

LETTRE 28

Suite de la précédente. "Comment ôseroit-on dire que la loi naturelle, que la raison, cette loi commune à tous les hommes, ne nous éclaire pas autant qu'elle le doit sur ce qu'elle nous oblige de pratiquer? Ou si elle a cessé de nous éclairer à proportion de nos besoins, quelle qu'en soit la cause, elle a donc cessé de nous obliger".

Telle est, mon fils, la première difficulté que tu m'opposes en faveur de tes nouvelles opinions. La réponse est pourtant facile, quelque spécieuse que soit l'objection. La loi naturelle n'est pas tellement obscurcie dans l'état de dépravation et d'aveuglement où nous naissons, la raison de l'homme n'est pas tellement impuissante et stérile, qu'il soit impossible, à celui qui l'interroge avec un esprit droit et un coeur pur, d'en obtenir de foibles lumières, qui le conduisent de proche en proche à des lumières plus considérables. Elle nous oblige, cette foible raison, à proportion de ce qu'elle nous enseigne, et de ce qu'elle pourroit nous enseigner encore si nous la consultions avec fidélité. Elle va aussi loin qu'elle peut et qu'elle doit aller. Elle va jusqu'à nous faire sentir le besoin que nous avons d'un autre secours; elle fait avouer, à l'ame simple et vraie, son insuffisance et les ténèbres où elle la laisse plongée; elle la fait soupirer après un plus grand jour; elle la conduit aux portes du sanctuaire où l'éternelle vérité réside; et dès que les gémissemens de cette ame droite et pure sont sincères, le dieu de vérité ne lui manque pas.

"Mais pourquoi donc cet autre secours si nécessaire n'est-il pas donné à tous les hommes? Pourquoi ne sont-ils pas tous éclairés du flambeau de la révélation? Et pourquoi même, pour la partie de la révélation la plus intéressante, qui est la loi évangélique, ont-ils commencé si tard à l'être "?

Parce qu'il falloit, mon fils, que les hommes, abandonnés à eux-mêmes, sentissent leurs besoins, leur misère, et qu'ils eussent le temps de se lasser, pour ainsi parler, de leur propre foiblesse et de la vanité de leurs recherches. Il leur falloit l'expérience de plusieurs siècles, et des peuples les plus policés, comme des nations les plus sauvages. Il falloit que les ténèbres précédassent la lumière, et en fissent comprendre tous les avantages; que la religion révélée, appuyée sur des faits, eût ses développemens et ses preuves, de même que tout se prépare et se développe dans la nature. Il falloit sans doute, dans les desseins du très-haut, que jamais ici-bas nous ne connoîtrons qu'imparfaitement, que ce flambeau de la foi, semblable à l'astre qui éclaire le monde, n'y jetât pas tout à coup et tout à la fois sa lumière; qu'il en parcourût successivement les diverses contrées; qu'il y fécondât les germes de raison, de sagesse, et de vertu, qui n'attendoient que sa présence pour éclore ou pour se porter du moins à leur vrai point de perfection et de maturité; et que sa vive clarté, tantôt accordée purement comme une grâce, tantôt donnée tout ensemble comme grâce et comme récompense, quelquefois même soustraite aux hommes par forme de châtiment, fût distribuée en tous lieux selon les loix secrètes d'une providence toujours pleine de sagesse et d'équité. Eh, mon fils, dans le systême du naturaliste, quelle difficulté peux-tu former ici contre la révélation, qui ne tourne en objection contre toi? Car enfin cette religion naturelle, te demanderai-je à mon tour, cette loi de la raison, commune à tous les hommes, imposée à tous, et qui dans tes principes leur suffit à tous également, pourquoi est-elle si peu connue de la plupart? Pourquoi même tant de secours dans les uns pour en développer les lumières, et tant de difficultés et d'obstacles dans les autres? Concluons donc, et pour la loi naturelle et pour la loi révélée, que, quoique toutes deux soient essentiellement vraies, que toutes deux soient nécessaires, nous ne serons jugés sur elles qu'à proportion de ce que nous aurions pu, de ce que nous aurions dû en connoître; et que ceux qui, éclairés par elles, auront avec la même opiniâtreté fermé les yeux à leur éclat, seront également sans excuse.

"Mais, ajoûtes-tu, pourquoi des hommes comme moi seront-ils à mon égard les interprètes des volontés divines? Pourquoi faut-il que, pour apprendre à honorer dignement l'être suprême, j'emprunte le secours de mes semblables? Et trouvai-je donc partout des hommes entre Dieu et moi "? Oui, mon fils; parce que Dieu, en créant des êtres sociables, a voulu les former au sein de la société, les lier ensemble autant par les besoins de l'ame que par ceux du corps, les instruire les uns par les autres, et établir entre eux une dépendance mutuelle et une communication réciproque de secours et de lumières. Eh, quel est l'homme que d'autres hommes n'ayent pas instruit? Quelles sont les lumières naturelles que dans l'état de société nous n'ayons pas recouvrées, développées, perfectionnées, à l'aide de nos semblables? Et pourquoi veux-tu que, dans l'économie de la religion révélée, Dieu se soit servi d'autres instrumens, d'autres moyens, que ceux dont il se sert dans le plan de la religion naturelle?

Des hommes s'offrent à toi pour t'instruire, et se disent les envoyés de Dieu; mais ils ne te privent pas pour cela de l'exercice de ta raison. Fais-en l'usage le plus naturel, le plus facile, le plus à la portée de l'entendement humain: examine les faits sensibles et publics qui établissent leur mission: considère attentivement les caractères de la religion qu'ils t'annoncent, caractères simples et vrais; son ancienneté, son unité, sa perpétuité, sa saintété; son rapport à la gloire de Dieu, au bonheur de l'homme, et à la vertu; car ce sont-là de ces choses de fait et de sentiment, dont tout homme peut juger sans peine; de ces choses qui ont frappé, éclairé et converti le monde entier: et d'après cela, soumets-toi, si, par la voix de tes semblables, c'est en effet Dieu qui a parlé. Prends-y garde, cher Valmont; la révélation, une fois prouvée, te prouve, de la manière la plus simple et la plus abrégée, toutes les autres vérités: sans elles il faut se les prouver à soi-même une à une, si je puis parler ainsi. Quel travail! Et quel danger de se tromper dans des choses, où l'erreur est d'une si grande conséquence, et où cependant elle a toujours été si commune!

"Mais encore, pourquoi un nouveau joug et de nouvelles entraves? Et qu'importent toutes les institutions arbitraires, si, par les seuls principes de la loi naturelle, la vertu, l'honneur sont en sûreté "!

Sur ce peu de mots, que de choses à répondre, mon fils, s'il falloit ne laisser rien à dire! Mais du moins écoute encore quelques momens." Pourquoi un nouveau joug et de nouvelles entraves "?

C'est pour te rendre le joug de la vertu, de la raison elle-même, plus doux et plus facile. La loi que le christianisme t'impose est une loi de grace et d'amour; sans elle tout coûte, tout est pénible à la nature; rien au contraire ne lui coûte, dès qu'elle emprunte son secours. Cette aimable loi nous fortifie, nous soutient, nous élève au-dessus de la foiblesse humaine. Elle est à l'homme, ce que sont à l'oiseau timide les ailes qui l'aident à voler: si elles sont un fardeau pour lui, c'est un fardeau bien léger; avec elles il fend les airs, il ramperoit sans elles. "Qu'importent des institutions arbitraires "? Eh, pourquoi les regardes-tu comme telles, si la religion qui les renferme ne l'est pas? Qu'importent...?

Ah! Mon fils, elles importent beaucoup, si elles ont la force de nous rendre solidement vertueux.

"Mais sans elles, Socrate, Aristide, Caton, Tite, et Marc-Aurèle ne l'ont-ils pas été "? Valmont, je ne prétends pas calomnier leur vertu: ils en ont eu sans doute; mais, bien évaluée, qu'étoit-elle dans la balance du grand juge, comparée à celle du simple fidèle! Être juste et bienfaisant, c'est une partie de l'homme moral, ce n'est encore que la première ébauche du chrétien: et dans celui-là même, comptes-tu pour rien, d'être chaste, d'honorer le vrai Dieu, d'être humblement soumis à sa volonté suprême? Socrate soupçonné d'être l'amant d'Alcibiade, accusé, par ses propres concitoyens, d'être le corrupteur de la jeunesse d'Athènes sous prétexte de l'instruire; ou, pour ne rien donner à des clameurs publiques, à des soupçons mal fondés et qu'on doit encore moins se permettre à l'égard des grands hommes, Socrate, mourant pour la vérité, et ordonnant à ses amis de sacrifier pour lui un coq à Esculape: Caton, cédant sa femme à Hortensius, après s'être montré tout disposé à lui céder sa fille; l'inflexible Caton, indépendant des dieux, dit-il en parlant de lui-même, et se donnant la mort plutôt que d'implorer la clémence d'un vainqueur: Marc-Aurèle, (quel nom cependant! ) Honorant d'un culte superstitieux les dieux de toutes les nations, et souffrant, pour complaire au sénat, qu'on persécutât les chrétiens; fermant les yeux sur les crimes des sénateurs, pour ne pas être obligé de les punir; philosophant tranquillement au fond de son palais, tandis que les gouverneurs pilloient ses provinces; faisant mettre sa femme au nombre des divinités, après l'avoir laissée pendant sa vie se souiller par les plus honteuses débauches aux yeux de tout l'empire; Marc-Aurèle, par la plus cruelle indulgence et la plus indigne foiblesse, remettant une seconde fois son fils entre les mains des maîtres vicieux qui l'avoient perdu, et, quoiqu'assez libre dans son choix, donnant à son peuple Commode pour empereur: sont-ce donc là des vertus sans taches? Et combien de noms célèbres en ce genre te reste-t-il à me citer? Je te montrerai, moi, une foule d'hommes parfaitement vertueux, par-tout où la religion a fait de vrais disciples, par-tout où le christianisme fut en vigueur.

Cependant, sans les forces qu'il nous donne, tu te flattes de pratiquer la vertu. Ah! Tu la connois mal, cher Valmont, ou du moins tu ne te connois pas assez toi-même. Autrefois j'ai pensé comme toi. Alors j'avois des amis, avec lesquels j'étois lié de sentimens et de moeurs, si toutefois l'amitié pure peut se trouver encore où ne se trouve pas la religion: hélas! Je rougis de leurs égaremens, et je n'avois pas moins à rougir des miens. Vérité, vertu, équité, bienfaisance, humanité, moeurs honnêtes, beaux noms qui ne furent jamais si communs, vous êtes dans la bouche de tous les sages, et jamais la chose qu'ils expriment ne fut si rare! Non, jamais l'idolâtrie elle-même n'enfanta des moeurs plus dépravées, que n'en fait naître parmi nous l'incrédulité. S'il y a encore des vertus sur la terre, où sont-elles, mon fils, si ce n'est dans les sentimens et dans la conduite du vrai chrétien? Ton épouse, si tendre et si sage, la fidèle et courageuse Émilie, seroit-elle si constamment vertueuse, si elle n'étoit inspirée et soutenue par la religion? Eh, que peut-on se promettre sans elle, que la présomption la plus vaine et les plus honteuses foiblesses?

Mon ami, je ne crains pas de l'avouer; dès que je sonde mon esprit et mon coeur, j'y trouve le besoin de la religion chrétienne: c'est le cri intérieur le plus vif et le plus fort en moi. Sans la religion, chaque circonstance un peu critique, chaque occasion dangereuse, chaque mouvement de passion un peu ardente, prendroient beaucoup trop sur moi: l'idée d'en satisfaire une seule, allumeroit bientôt toutes les autres; le desir de me satisfaire une fois, feroit naître celui de me satisfaire toujours; l'oubli d'un principe me meneroit insensiblement à l'oubli, à l'abandon de toute vérité; mes penchans deviendroient à mon gré, l'unique loi de la nature. L'ame meurt, me dirois-je, et n'est plus rien; tout est égal; Dieu même existe-t-il? La religion est donc pour moi l'illusion de la vertu! Ô la belle illusion? Et qu'elle est en toutes choses semblable à la vérité même!

Mais pour te réconcilier plus sûrement avec le christianisme, il me reste une observation importante à te faire: tu t'effraies de son joug, tu regardes ses loix comme des entraves; eh, que diras-tu, si je te force de convenir que la loi naturelle n'impose pas un moindre frein à tes passions, un moindre joug à ta foiblesse, mais avec bien moins de secours pour le porter?

De tous les penchans qui nous sollicitent le plus vivement, et qui contribuent davantage à rendre la religion chrétienne odieuse à l'incrédule, le plus commun, c'est celui qui nous attache aux plaisirs des sens; de toutes les loix, celle qui l'effraie le plus, c'est celle de la chasteté. L'amour, cette passion si universelle, mais si dangereuse dans ses suites, si funeste dans ses dérèglemens; voilà la divinité chérie, en faveur de laquelle le naturaliste combat avec tant d'opiniâtreté. Eh bien, mon fils, analyse sur ce point la loi naturelle, sur laquelle tu te fondes, et examine ce qu'elle te permet et ce qu'elle te défend.

Avant toutes choses, elle met des bornes à nos penchans, elle y condamne tout excès, elle en arrête la fougue impétueuse, elle les soumet à la raison, et rend à celle-ci l'empire que les sens voudroient usurper.

Mais envisageons-la dans un plus grand détail. Elle défend à son disciple tout engagement, tout comme ce avec celle qui a donné sa foi. L'adultère est un crime aux yeux de toutes les nations; il en est un aux yeux du vrai sage; et la loi naturelle toute seule lui en fait un monstre, qu'il ne peut envisager sans horreur. Cette même loi lui ordonne de respecter les droits d'un père, d'une mère, d'un tuteur, d'une famille entière, sur une fille chérie qu'ils ont élevée pour la vertu, pour l'honneur; et dont il ne peut corrompre la sagesse, sans abuser de leur confiance, sans tromper indignement leurs soins et leur espoir, sans porter le glaive dans leur coeur, et sans la déshonorer elle-même. Qu'il se mette un moment à leur place, qu'il suppose en danger la vertu de son épouse, l'honneur de sa fille, celui de sa soeur ou de sa pupille; et, s'il lui reste quelque sentiment d'équité, qu'il juge et qu'il prononce. La loi naturelle ne lui permet pas non plus de séduire l'innocence d'une fille honnête et sans expérience, qui ne sent pas assez les conséquences de l'engagement qu'on veut lui faire contracter, et qui n'apperçoit pas toutes les suites funestes de la passion qu'on lui inspire. Le véritable honneur exigeroit, au contraire, qu'il l'éclairât, qu'il la retînt lui-même sur le bord de l'abîme, où cette passion l'engage à se précipiter: car enfin est-il juste, de rendre quelqu'un malheureux, de se prêter à son aveuglement, de le faire naître, et de trahir ses véritables intérêts, pour se satisfaire? Eh, ne sait-on pas d'ailleurs qu'une fille séduite une fois, quelque ignorée que soit cette première chute, devient presque toujours foible, vicieuse, et malheureuse pour toute la vie? Cette loi rejette, abhorre toute union des deux sexes, toute action quelconque, qui trompe les fins de la nature; et la nature en pleurs demande vengeance au ciel, d'un crime qui bientôt dépeupleroit la terre.

Cette loi de la nature et de la droite raison ne nous fait pas envisager, avec moins d'indignation et de honte, tout commerce fondé sur l'intérêt; et ici le sentiment et la raison se soulèvent à la vue de ces trafics honteux, mis à la place d'une union légitime.

Que dirai-je enfin? Elle réprouve toute union clandestine, toute liaison passagère, tout engagement irrégulier.

Comme nous sommes faits, non-seulement pour nous, mais pour la société; c'est à la société même à régler les conditions de cet engagement sacré, qui unit la moitié de ses membres à l'autre, et sur lequel reposent, comme sur un fondement inébranlable, l'ordre et l'intérêt public, la distinction et la perpétuité des familles, l'état et l'éducation des enfans, la sûreté et le repos des particuliers. Le disciple fidèle de la loi naturelle suppléera-t-il par l'imagination à ce qu'il ne peut se permettre du côté des sens? Mais le desir, mais la pensée réfléchie du crime est un crime elle-même, et la voie qui conduit le plus sûrement à le commettre. Si celui qui s'occupe volontiers de l'idée du mal, ne le fait pas, c'est que le mal, dans la pensée duquel il se complaît, n'est pas en son pouvoir: ses moeurs peuvent être encore sans reproche; mais son esprit et son coeur sont déjà coupables.

Que reste-t-il donc au naturaliste, que les passions agitent, mais que retient la conscience? Que lui reste-t-il, cher Valmont? La même obligation, qui est imposée au chrétien, de les réprimer, sans avoir d'ailleurs les mêmes secours pour y parvenir. Car enfin, tu en conviendras un jour avec moi, tout est moyen, tout est secours dans la religion pour le bien; tout est préservatif, tout est remède contre le mal: et ces secours, le naturaliste ne les a pas. Ce ne sont donc pas, mon fils, de nouvelles entraves que je te présente. Dans tout ce qui contrarie les penchans d'une nature dépravée, la religion chrétienne ajoûte bien peu de devoirs par elle-même à ceux que la raison t'impose: mais ces devoirs, encore une fois, elle t'aide à les remplir; ce joug de la raison, elle t'aide à le porter. Tu parles d'entraves: eh, pour le naturaliste vraiment droit et qui raisonne un peu conséquemment, il se trouve des entraves par-tout; sans qu'il lui soit possible d'en sortir, à moins qu'il ne renonce à tout commerce avec ses semblables. Dans ses vrais principes, tout culte extérieur, qui ne sera pas celui de la simple nature, qui sera lié essentiellement à des dogmes qu'il regardera comme faux et mensongers, qui supposera des articles de foi qu'il désavoue au fond de son coeur, ne pourra jamais être le sien: y participer avec ses aveugles concitoyens, seroit, dans sa façon de penser, une idolâtrie peut-être, mais toujours une imposture qu'il feroit au genre humain, et une trahison à la divinité. Où ira-t-il donc pour servir son Dieu à sa manière, si, parmi tous les peuples, il n'est point en effet de culte qui lui convienne? Dans ses principes, le droit que nous nous arrogeons sur la vie des animaux, est-il un droit incontestable? Et dans le doute seul, avec quelle espèce d'hommes vivra-t-il en société? Dans ses principes encore, foible comme le reste des hommes, coupable quelquefois, pourra-t-il, en tout état de crime, faire assez de fond sur la validité et la force de son repentir pour être tranquille? Et après avoir outragé le dieu de la nature, quand et comment se croira-t-il suffisamment réconcilié?

Ainsi, de toute part, inquiet, contraint, embarrassé, ne pouvant faire aucun acte où intervienne la religion des autres hommes (et elle intervient presque par-tout), ne pouvant les satisfaire et les rassurer sur la sienne, ne sachant comment vivre au milieu d'eux, et n'osant ni s'asseoir à leur table, ni participer aux douceurs de leur société, isolé sur la terre, environné d'abîmes, glissant à chaque pas, et ne trouvant pas même où mettre le pied; lui, mon fils, ce naturaliste, dont tu me vantes la liberté, avec des principes et un fonds de droiture seroit le moins libre et le plus malheureux de tous les hommes. Crois-en, cher Valmont, la triste épreuve que j'en ai faite dans les jours orageux de mon incrédulité; matérialiste, pyrrhonien, naturaliste enfin, et pour le coup incrédule par systême, naturaliste de bonne foi, hélas! Je ne savois plus comment agir d'après mes sentimens au sein de cette société, pour laquelle cependant j'étois né. Mille fois je fus prêt à la quitter; et cette irrésolution est peut-être en partie ce qui prépara mon changement. Ô mon ami! Je n'oublierai jamais que dans une de ces séances académiques, où nous autres esprits-forts nous jugions en dernier ressort les sots jugemens des hommes, je fis part, en tremblant, à mes illustres associés, de mes réflexions sur les doutes inquiétans où nous laisse la loi naturelle, sur les embarras où sa pratique toute seule nous jette, sur les devoirs que cette même loi, prise dans toute sa rigueur, nous impose, sur la contrainte où elle nous retient. Sous tous ces rapports, mes réflexions n'étoient, hélas! Que trop vraies; mais elles venoient mal à propos pour nous. Sans ôser les nier directement, on les traita de scrupules, on y répondit en pirouettant, et la séance finit par-là.

"Mais enfin, pourquoi ne pas tolérer toutes les opinions? Il n'y auroit plus d'entraves pour personne". En effet, la solution seroit commode. Ah! Mon fils, elle ne le seroit qu'en apparence. Songe donc que c'est la religion qui lie tous les hommes; que son culte extérieur est la base et le noeud de leur société; qu'en permettre la détermination à chacun en particulier, c'est risquer de ne plus leur laisser rien de commun par la suite, et en ôter bientôt la pratique à tout le monde. Fais d'ailleurs attention, et ne sois pas effrayé de ce principe, il ne va pas jusqu'à autoriser la persécution; fais attention, mon fils, que la vraie religion est intolérante de sa nature; que ce caractère que l'on reproche à la religion chrétienne, est ce qui dépose en sa faveur; que la vérité est une, indivisible, et ne peut se concilier avec ce qui lui est opposé; que, si Dieu a parlé, il ne veut que de la soumission à sa parole sainte, et point d'autre culte que celui qu'il a établi, parce que tout autre est indigne de lui; que, comme je te l'ai fait observer, il ne peut approuver deux cultes contraires, qui dès-lors se trouveront, du moins pour l'un des deux, en contradiction avec ses attributs.

Que veux-tu d'ailleurs que la société te permettre? La façon de penser qui te conviendra le mieux, et la liberté de ne croire que ce que tu voudras? Ah! Ce n'est pas là seulement ce que demande l'incrédule; il prendra bien cette liberté sans qu'on la lui donne: eh, qui pourroit la lui ôter, si ce n'est celui qui lit au fond du coeur, et qui, source unique de toute vérité, jugera d'après elle nos sentimens et nos opinions? Ce qu'il prétend, c'est qu'on le laisse conduire les autres par ses propres principes, les plier, selon ses goûts et ses intérêts, à sa façon de voir et de penser, dogmatiser dans les cercles, philosopher à son aise dans ses dangereux écrits, pervertir la foi des simples, réduire en problêmes les plus importantes vérités, saper les fondemens de la morale, sous prétexte de détruire l'empire des préjugés, et se donner tout seul pour le sage par excellence et la lumière du genre humain. Or voilà, mon fils, ce que, pour le bonheur des hommes, on ne tolèrera jamais.

Ah! Une sorte de tolérance fût-elle nécessaire au repos des états, ce qui, d'après l'expérience et par le fait même, souffre bien des difficultés; non, ce ne seroient jamais des opinions semblables à celles de nos sages qu'on tolèreroit dans quelque société que ce fût, pour peu qu'il y restât de véritable sagesse. J'ai trop bonne opinion de la tienne, cher Valmont, pour croire que tu t'obstines à rejetter une loi aimable et sainte, qui peut seule faire ton repos et ton bonheur. Je ne croirai pas du moins que tu sois assez esclave des préjugés que tu t'es formés contre elle, pour refuser d'en ramener les preuves à un plus sérieux examen. Je t'en ai dit assez pour te faire desirer qu'elle soit vraie, et que Dieu lui-même t'ait donné un pareil guide. J'ai fait plus: je suis venu au secours de ta foiblesse; j'ai levé l'obstacle que tes passions pouvoient mettre à la religion, en te prouvant qu'il te suffisoit de ta propre raison pour les condamner, que la loi naturelle ne leur étoit pas plus favorable que la loi évangelique, et qu'elle t'offroit seulement moins de secours pour les vaincre. Déjà tu l'avoues, mon fils, elles font ton malheur et celui d'Émilie: crains qu'elles ne soient aussi la cause principale de ton aveuglement; commence du moins à sentir le danger et la honte des fers qu'elles te font porter. Ame noble et généreuse, ou qui étois faite pour l'être, secoue tes chaînes: indigne-toi de ton esclavage: lève de nouveau tes regards vers le ciel: demande-lui la force que tu ne peux avoir de toi-même: cherche-la dans l'éloignement et la fuite, s'il en est quelques moyens; puisque c'est moins en combattant l'amour, qu'en fuyant l'objet qui nous fait aimer, qu'on peut triompher des charmes que la passion en reçoit pour nous séduire. Apporte, s'il se peut, à la recherche de la vérité, une ame plus libre et plus dégagée; et la vérité, se prêtant à tes premiers efforts, te rendra la paix en te rendant la lumière.

LETTRE 29

Du marquis de Valmont à la comtesse. Je suis enchanté, ma fille, de la naïveté qui règne dans le caractère de ta jeune amie. Ses sentimens pour toi m'intéressent plus que jamais en sa faveur. Son amitié, il est vrai, est une passion, comme elle le dit elle-même; mais, dans un coeur tel que le sien, cette passion est l'enthousiasme de la vertu: elle ne t'aime avec tant d'ardeur, que parce qu'elle te voit sous des traits qui flattent son amour pour le bien; son penchant fait honneur à sa raison. Il est juste qu'elle te soit chère; et tu ne dois que la plaindre de l'effet qu'elle a produit sur Valmont. Que la surprise qu'il vous a faite à toutes deux a donné lieu à une scène bien touchante! Que j'eusse aimé à être le secret témoin de vos épanchemens réciproques! Ils eussent été, à mes yeux, l'expression la plus vraie de la bonté du coeur, et le triomphe du sentiment. Pourquoi faut-il que le tableau qu'ils nous offrent ne soit plus de ce siècle, et qu'il contraste si fort avec nos moeurs!

Je ne suis point étonné que les jours qui ont suivi cette espèce de réunion, ayent été pour vous tous des jours plus sereins et plus purs: mais prends garde, ma fille; c'est un calme trompeur, qui peut être suivi de bien des orages. Avec un coeur excellent, vous êtes tous trois jeunes encore et sans expérience: croyez-en la mienne; elle est le fruit des années, et son langage, dicté seulement par mon amitié pour vous, n'emprunte rien des idées sombres d'une triste et craintive vieillesse. La passion de Valmont est pour quelque temps resserrée, comprimée au dedans, par la sagesse et les leçons de Senneville; par celles qu'il s'est faites à lui-même; par une tendre pitié pour les maux d'une épouse, qui a si peu mérité son indifférence; par les principes d'équité, de vertu, qui revivent au fond de son ame, et y font renaître le cri de la conscience et la voix des remords: mais cette passion n'est pas éteinte, et la violence qu'il se fait ne peut pas durer long-temps. Le feu couve et s'allume sous la cendre, qui le dérobe à vos yeux; bientôt il se fera jour, et se montrera plus ardent qu'il ne l'a jamais été. Pour l'éteindre entièrement, il faut éloigner l'objet qui serviroit de nouveau à l'enflammer. Tant que Senneville sera au milieu de vous; malgré elle, malgré mon fils, les passions, les dangers, le trouble et les alarmes y habiteront avec elle. La séparation sera cruelle pour vous tous; mais elle est devenue nécessaire. Ce sera le mal d'un moment; sans cela, vous vous exposeriez tous trois à des maux dont vous ne verriez pas la fin.

C'est donc à toi, ma fille, quoi qu'il en coûte à ton attachement pour ta jeune amie, quelques regrets qu'il puisse lui en coûter à elle-même; c'est à toi à la préparer à un sacrifice, que la raison, que la religion exigent également. Je sais les moyens de le faire agréer à Valmont, en le rendant souverainement avantageux à Senneville; et j'ai déjà tout disposé avec M D'Orval pour un si grand dessein. Cet ami, bien moins vénérable encore par son âge que par ses vertus, m'a fait naître des espérances que je t'ai laissé entrevoir, mais auxquelles tu n'as pas fait assez d'attention: il s'apprête à les réaliser; et, quelque obscurité que tu puisses y trouver, souffre que je te la laisse toute entière, pour te ménager, quand il en sera temps, le plaisir de la surprise. Il servira alors à tempérer le sentiment trop vif que te causera l'éloignement de Mademoiselle De Senneville, et à te le rendre moins pénible. Maintenant, ma chère Émilie, je ne veux plus m'occuper dans cette lettre que du soin que tu m'imposes de t'éclairer, ainsi que ton ami, sur un article plus intéressant que tu ne le crois, celui des spectacles. Je suis charmé que tu m'ayes fourni toi-même l'occasion de joindre sur cette matière quelques réflexions à celles que je t'ai fait faire sur les lectures. Souviens-toi que, t'écrivant en père et en ami, dans les pensées comme dans la manière de les rendre, ce n'est point à tes yeux le mérite de la nouveauté que j'ambitionne; je n'en veux point d'autre que celui de t'être utile. Mais avant tout, dis-moi, ma fille, est-ce à Émilie sage et raisonnable seulement, ou à Émilie chrétienne et sage tout ensemble, que je vais parler? Heureusement pour ton père et pour toi, la question n'est pas difficile à résoudre: j'écris à cette sage et fidèle Émilie, qui, bien loin de séparer ces deux titres, ne croit pas pouvoir trouver de véritable sagesse ailleurs que dans la religion. Eh bien, je vais donc te parler d'abord le langage du christianisme. Mais je ferai plus, je t'aiderai ensuite à parler aux autres le langage de la seule raison. Comme chrétienne, ma fille, croirois-tu pouvoir allier l'école du monde avec celle de J C, et les maximes du théâtre avec la morale évangélique? Autant il y a de différence entre la lumière et les ténèbres, autant il y en a entre l'esprit qui règne sur la scène et celui qui éclaire, qui anime le vrai fidèle. Faire mourir en nous tout ce qui tient au monde et à ses folles passions, c'est-à-dire, comme parle le disciple chéri du plus saint et du plus aimable de tous les maîtres, tout ce qui flatte dans l'homme la concupiscence de la chair, celle des yeux, et l'orgueil de la vie; voilà l'esprit du christianisme: nourrir dans notre ame l'attachement au monde, et ses penchans déréglés; voilà, sinon tout l'objet, au moins tout le fruit de nos spectacles. Dans l'évangile, J C dit par-tout, anathême au monde: sur le théâtre, le monde est par-tout; dans ce qu'on voit, dans ce qu'on entend, et au fond de notre coeur: c'est lui qui sur la scène établit les usages, détermine les bienséances, dicte les sentimens, dirige les affections, et peint de ses couleurs les vices et les vertus: seul il y fixe la règle de nos moeurs; il y juge en dernier ressort; et en monarque suprême, il y dicte des loix. Est-ce au pied de la croix, dans l'évangile de Jésus crucifié pour les hommes, que tu prétends te former et t'instruire? Ou bien est-ce à l'école du monde et des passions? De ces deux maîtres entièrement opposés, J C et le monde, lequel choisis-tu? Si c'étoit le dernier, ma fille! Que me resteroit-il à te dire! Je frémirois; et l'anathême prononcé par ton Dieu retomberoit tout entier sur toi. Eh, de quel front, sous quels prétextes, irois-tu voir au spectacle des intrigues d'amour, d'ambition, de vengeance, ou de haine, qu'avec tout l'art dangereux qui les accompagne tu n'ôserois lire dans les romans? Y entendre des maximes de galanterie, de faux principes d'honneur, des leçons de plaisirs et de volupté qui t'effraieroient dans des entretiens, et que nulle part, avec de la religion, tu ne pourrois entendre de sang-froid? Ah! Quel supplice le spectacle ne seroit-il pas pour une ame, qui y entreroit vraiment chrétienne, qui en sortiroit également fidèle, si une telle ame, forcée d'y entrer, pouvoit y donner quelque attention?

Mais on peut, me diras-tu, ne choisir que des pièces saintes; et alors qu'auront-elles d'incompatible avec l'esprit du christianisme? Presque tout encore, ma chère Émilie; tout ce qui les accompagne du moins, et qui les dépare. Je n'en connois que trois tout au plus, où, pour la morale et les caractères, il n'y ait rien à reprendre; et dans celles-là même, ce qu'il y a de plus pur se trouve en contraste avec les moeurs de ceux qui les représentent, s'altère en quelque sorte par le jeu des acteurs, et devient nuisible par les idées qu'ils font naître. "De pareils sujets, dit Madame De Sévigné, ne conviennent pas à de tels acteurs. Il faut des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion, et des ames vertueuses pour en voir avec fruit la représentation". Au reste, ces pièces si saintes, de quelles autres pièces ne sont-elles pas suivies? Et par le gout du spectacle qu'elles inspirent, à quels autres drames en tout genre ne conduiront-elles pas? D'ailleurs, ma fille, sans autre discussion, tu es enfant de l'église, et heureusement née dans son sein: si l'église est ta mère, elle, qui t'a enfanté à Jésus-Christ; si ce nom si tendre n'est point un vain nom; s'il exige de toi le même respect et la même obéissance, que tu auras droit d'exiger de tes propres enfans; son langage sur les spectacles ne doit pas être pour toi un langage indifférent, et ton devoir est de consulter ce qu'elle te dicte sur un objet aussi intéressant. Que prononce-t-elle à cet égard? Le même anathême que Jésus-Christ a prononcé contre le monde. Dans aucun siècle son langage n'a varié: dans ses conciles, par la voix de ses souverains pontifes, par la bouche de ses docteurs, par la prédication journalière de ses ministres, par les liens d'excommunication dans lesquels elle retient les acteurs, par l'infamie dont les ont notés les loix des princes animés du même esprit qu'elle, par la croyance commune des peuples qu'elle instruit, ne te dit-elle pas d'une voix assez haute pour être entendue, que c'est pécher contre son esprit et ses loix, contre les loix de la religion toute entière, que d'assister à ces sortes de spectacles?

Si leurs défenseurs allèguent pour eux quelques exemples, s'ils citent quelques textes; qui ne sait que ces textes et ces exemples ne prouvent rien en leur faveur? Il y a des spectacles au centre de l'église romaine, il est vrai: mais la puissance temporelle toute seule les y tolère; et dans le même prince, la puissance ecclésiastique en restreint la durée, en les bornant à certain temps de l'année; en diminue le danger autant qu'elle le peut; les réforme de jour en jour; et tous les jours les condamne. Il y a à Rome des lieux affectés par autorité publique aux courtisanes, afin de les noter davantage et de rendre moins communs les perils de la séduction: de ce que ces lieux de débauche y sont tolérés par une sorte de nécessité, ôseroit on bien en conclure que le libertinage y est permis? "Des hommes, qui par état devroient s'interdire les spectacles, y assistent". Mais cela prouve seulement qu'ils déshonorent leur état par leur conduite, et que leurs moeurs sont en contradiction avec leurs principes.

"Quelques docteurs particuliers ont laissé échapper des expressions favorables au théâtre". Mais comment? En parlant des spectacles considérés dans leur nature, et abstraction faite des abus qui s'y glissent; en permettant ceux où la pudeur et la sagesse chrétienne ne peuvent rien entendre ni rien appercevoir qui les alarme; et en anathématisant, par des textes formels, tout théâtre, toute assemblée, qui, comme nos lieux de spectacles ordinaires, peut donner atteinte aux bonnes moeurs.

Il ne reste donc, ma chère fille, à une ame vraiment chrétienne, aucun appui solide sur lequel elle puisse sonder, dans les circonstances les plus communes, le droit et la liberté qu'elle se donneroit d'y assister: il ne lui est donc pas plus permis d'y accompagner ou d'y conduire les autres: par sa seule présence, elle concourt au mal qui s'y fait; elle y sert d'exemple; elle y tient lieu d'autorité; et plus ses moeurs sont pures, plus sa piété par-tout ailleurs est édifiante, plus aussi, dans ces lieux dangereux et profanes, elle devient aux foibles un sujet de scandale. Eh, quand il ne seroit question que des comédiens tout seuls, compteroit-elle pour rien d'être du nombre de ceux, qui, en assistant à leurs jeux, portent à leur ame le coup mortel qui doit la perdre éternellement? Y auroit-il des spectacles, s'il n'y avoit point de spectateurs? Et ce qui se fait pour tout un public, ne se fait-il pas en particulier pour chacun de ceux qui le composent?

"Mais on ne prétend pas en faire un amusement de tous les jours; on n'ira au spectacle que de loin en loin, on n'ira même qu'une fois pour satisfaire sa curiosité". Eh, ma fille, si le spectacle est défendu à celui qui se fait gloire d'être enfant de l'église, il l'est pour cette fois même que tu voudrois en excepter. Si, pris dans son ensemble, il est mauvais en soi, on ne doit pas se le permettre une seule fois par curiosité: et où en serions-nous pour les moeurs, si, sous ce prétexte, il falloit tout connoître et tout voir? Qui peut d'ailleurs se répondre que ce qui est attrayant de sa nature, ne fera pas naître en nous le desir de le voir plus souvent; et pourquoi se donner un desir de plus, pour avoir ensuite tant de peine à le réprimer, ou pour s'exposer au danger d'y succomber encore.

"Mais il faut des amusemens, et il est bien permis de se délasser quelquefois". Oui, ma fille; mais pour une ame vraiment chrétienne, il faut des délassemens conformes à l'esprit du christianisme. Ne crains pas que, censeur austère et réformateur indiscret, sous prétexte de te prêcher la mortification évangélique, j'ôse bien t'interdire tous les plaisirs qui te sont permis: mais encore faut-il qu'ils le soient: encore faut-il qu'ils ne compromettent point la piété et les moeurs; qu'ils n'ayent rien de contagieux; qu'ils n'inspirent point le goût des faux plaisirs, l'amour de la frivolité, et l'esprit de dissipation; qu'ils ne nous fassent pas trop sortir de nous mêmes, pour nous attacher à de vaines fictions, pour exciter en nous des passions turbulentes, et pour nous livrer à des transports que désavouent presque toujours la vertu et la raison. Eh, ne peut-on pas se délasser sans ces sortes de plaisirs? Lorsque Saint Louis crut devoir bannir de son royaume les spectacles, ne restoit-il plus de délassemens à ceux qui en avoient besoin?

Mais sur-tout une ame belle et sensible n'a-t-elle pas, au sein de sa famille, dans la société d'amis vertueux comme elle, dans les tendres épanchemens de la confiance, dans le goût même des lettres et des arts, des plaisirs plus purs qu'elle puisse se permettre? Hélas! Si elle est plus belle et plus vertueuse encore, n'a-t-elle pas des spectacles plus intéressans qu'elle puisse se procurer, celui des malheureux qui souffrent et qu'elle va consoler? N'a-t-elle pas des larmes plus douces à verser, celles de la pitié pour les indigens qu'elle va visiter et soulager? N'a-t-elle pas un emploi plus noble et plus touchant à faire de ses richesses, en les ménageant pour des oeuvres qui honorent l'humanité et la charité? Quel spectacle délicieux pour elle, lorsqu'elle voit un vieillard décrépit ranimer à sa vue cette froide et tremblante vieillesse, à laquelle elle vient de servir d'appui? Une veuve destituée de tout conseil et de toute ressource, lui ouvrir son coeur avec toute la liberté qu'inspire la confiance, et ressentir à son aspect les seuls transports de joie dont elle soit encore susceptible? Des orphelins abandonnés accourir au devant d'elle, recevoir ses tendres caresses, les lui rendre avec usure, et arroser ses mains de larmes, arrachées moins encore par le besoin que par la reconnoissance? Ah! Ma fille, ce sont-là les plaisirs vraiment dignes de toi!

Quiconque en cherche d'autres au sein du monde et de la vanité, au sein des plaisirs bruyans et tumultueux, des jeux, des cercles, des danses, et du théâtre, s'il se dit encore chrétien, rappelle-le aux fonts sacrés sur lesquels il fut régénéré.

C'est-là qu'on promit en son nom le renoncement au monde et à ses vains amusemens; le sceau de la religion confirma ces voeux solemnels; ils furent écrits dans le livre de vie. Au grand jour, où ce livre s'ouvrira pour lui, où il sera jugé sur ce qu'il renferme, où l'arbitre de son sort lui retracera ses premiers engagemens, ôsera-t-il bien dire, qu'en se permettant ces divertissemens profanes, il n'a point violé ses promesses, et que tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a entendu dans ces assemblées et sur nos théâtres, ne démentoit point en lui l'esprit du christianisme? Mais nous vivons, ma fille, dans un siècle où ce langage a passé de mode, et où seulement on fait grâce quelquefois à la seule raison. Hé bien, raisonnons, puisqu'il le faut, chère Émilie; et que, par ta voix touchante et persuasive, la sagesse humaine détrompe ceux que n'aura pu détromper la religion. Et en premier lieu, ma fille, si l'on veut raisonner d'après des principes, mêler l'utile à l'agréable, assaisonner nos plaisirs du sel de la sagesse, et joindre les bienséances à nos amusemens; s'il est question de moeurs enfin; on voudra bien sans doute leur sacrifier du moins la comédie italienne, l'opéra, et mille autres spectacles moins honnêtes et plus dangereux encore. Le premier que je viens de nommer est trop rempli d'équivoques, de fades jeux de mots, de lazzis indécens, d'intrigues de valets, de basses représentations des moeurs les plus viles, de parodies honteuses de la raison même et du goût, pour en croire l'épigraphe si connue que Santeuil a faite pour ce spectacle.

Le théâtre lyrique, encore plus funeste, n'offre à l'ame que l'ivresse des vains plaisirs et les charmes de la séduction. C'est-là que la volupté entre par tous les sens; que tous les arts concourent à l'embellir; que la poésie ne rime presque jamais que l'amour et ses douceurs; que la musique ne fait entendre que les accens des passions les plus vives; que la danse retrace aux yeux, ou rappelle à l'esprit, les images qu'un coeur chaste redoute le plus; que la peinture ajoûte à l'enchantement par ses décorations et ses prestiges; qu'une espèce de magie nous transporte dans les pays des fées, à Paphos, à Cythère, et fait éprouver insensiblement toute la contagion de l'air impur qu'on y respire. C'est là que tout nous ramène à cette seule maxime, à cette unique leçon: aux attraits du penchant cédez sans résistance . C'est là que l'ame, amollie par degrés, perd toute sa force et tout son courage; qu'on languit, qu'on soupire, qu'un feu secret s'allume et menace du plus terrible embrâsement; que des larmes coulent pour le vice; qu'on oublie ses vertus; et que, privé de toute réflexion, réduit à la faculté de sentir, lié par de honteuses chaînes, mais qui sont pour nous des chaînes de fleurs, on ne sait plus même s'indigner de sa foiblesse. Quelle école pour tous les citoyens et pour tous les âges!

Je ne parlerai point de ces autres spectacles, qui, plus ou moins, participent à la nature de celui que je viens de décrire. Hélas! Il en est aujourd'hui de tout genre. Les ris, les jeux naissent en foule sous les pas de la jeunesse: par-tout et de quelque côté qu'elle se tourne, on lui tend des pièges, on amorce sa curiosité par les coups d'oeil les plus enchanteurs, on tente ses goûts par les fêtes les plus brillantes, on trompe son innocence par tous les attraits de la volupté, on la dégoûte des devoirs par les plaisirs. Cette grande ville, que j'ai quitté et que tu habites, n'offre plus que l'ancienne image des sybarites; au milieu d'elle on peut dire, on peut montrer à chaque instant, où sont les amusemens, où sont les vices; on auroit peine à y dire, où sont les vertus et les moeurs. Triste fruit de tous nos spectacles!

Mais passons à celui qui est par excellence le spectacle de la nation; et que d'ailleurs ses apologistes considèrent comme le spectacle des moeurs et de la vérité: c'est à défendre celui-ci qu'ils s'obstinent le plus; parce qu'il est le seul qui puisse prêter des armes à quiconque veut paroître allier les amusemens et la décence, l'utilité et l'agrément. Deux genres, dont le dernier se divise maintenant en bien des espèces différentes, partagent la scène françoise: la tragédie, dont les effets sont d'inspirer la compassion et la terreur; et la comédie, qui a pour objet d'amuser par la peinture des ridicules. Considérons ces deux genres par ce qu'ils ont de commun: dans le peu que nous dirons, tu distingueras sans peine ce qui est propre à chacun d'eux. Le but de ce spectacle, comme de tout autre proprement dit, est d'intéresser, non pas quelques personnes seulement, mais tous les hommes en général. C'est le goût public qu'il veut flatter, et il ne peut y parvenir qu'en intéressant les passions. Mais quelles passions! Celles que les hommes trouvent le plus universellement en eux, qui frappent, qui émeuvent davantage la multitude. Je veux bien que son second objet soit d'instruire, mais on ne me niera pas que son premier but ne soit de plaire; et malheureusement je crois pouvoir prouver que, de la manière dont on est presque forcé de s'y prendre, ce premier objet nuit à l'autre, et y substitue pour l'ordinaire un effet tout opposé.

Quelle est cette multitude à laquelle on veut plaire, et qu'il s'agit d'intéresser? Ce sont des hommes, qui certainement, et quoi qu'ils en puissent dire, ne vont au spectacle que pour être amusés; et qui, dans la peinture qu'on y fait des moeurs, ne peuvent être affectés comme ils desirent de l'être, qu'autant qu'on aura soin de ne pas y contrarier jusqu'à un certain point leurs penchans; qu'on y ménagera, qu'on y flattera même leurs passions favorites; qu'on y donnera, aux vices qui leur sont les plus naturels, un vernis d'héroïsme et de grandeur, qui adoucisse à leurs propres yeux ce qu'auroient d'odieux des couleurs trop vraies et des images trop ressemblantes. Ce sont des hommes, pour la plupart volages et dissipés, bien plus susceptibles d'impressions nuisibles et dangereuses que d'impressions bonnes et utiles; des hommes, qu'une morale exacte, qu'une raison sévère ennuieroit, rebuteroit, et qui ne peuvent souffrir son langage qu'autant qu'il est tempéré par un langage plus doux, et racheté par des maximes qui s'accommodent mieux à leurs foiblesses. Ce sont des hommes qui veulent être remués, agités, vivement excités: à condition toutefois que ce ne sera pas, en leur inspirant des remords, en faisant porter leur terreur et leur pitié sur leur propre misère; mais seulement en les attachant à de vaines fictions, où l'ombre qu'ils poursuivent puisse leur faire oublier la réalité; où on les intéresse par le spectacle de passions et de malheurs, qui ne soient ni trop loin d'eux ni trop près, et qu'ils puissent envisager sans un retour douloureux et pénible sur leur propre coeur: à condition encore que, si on veut les forcer à rire de leurs propres foiblesses, ce sera sans ôter à leurs passions les espèces de dédommagemens qui leur importent le plus, sans faire trop souffrir leur orgueil, si ce n'est peut-être dans la peinture de quelques vices que tout le monde abhorre, et qu'on charge si bien que personne ne peut s'y reconnoître. Voilà, il faut en convenir, les hommes qu'on veut intéresser, qu'on veut amuser; et pour la réduire aux termes les plus simples et les plus vrais, telle est la poétique de tous nos théâtres.

Quels sont d'autre part ceux qui travaillent pour le spectacle? En général des hommes, trop peu occupés de choses essentielles et d'études vraiment utiles; trop livrés aux choses de pur agrément; trop nourris des pensées, des images, des lectures qui flattent le plus leurs passions; trop répandus au dehors; trop avides des louanges qu'on prodigue à des talens futiles, et qu'on ne devroit accorder qu'à un mérite réel; trop intéressés à se prêter au goût des spectateurs, pour qu'ils ne travaillent pas de la manière la plus propre à se concilier leurs suffrages; pour qu'ils n'emploient pas toute leur imagination, à séduire l'imagination des autres hommes au lieu de s'attacher à éclairer leur raison; pour que leur goût le plus ordinaire, celui qu'ils font le plus sentir dans leurs ouvrages, ne soit pas le goût du vice bien plus que celui de la vertu.

Aussi voyons-nous, dans la plupart des pièces qu'on représente sur la scène, de violentes passions ennoblies avec art; des sottises héroïques, consacrées par de vieilles erreurs de fable ou d'histoire; de beaux sentimens, qui ne sont, à bien dire, que des saillies extravagantes d'ambition et de vengeance; des fantômes de vertu, qui en imposent par un vain coloris de grandeur; des personnages, qui, par leur caractère, leur rang, leurs sentimens, et leurs exploits, réveillent au fond de l'ame ou flattent ces inclinations vicieuses, d'où naissent en nous les révolutions les plus funestes. On y voit la passion la plus généralement répandue et la plus à craindre, s'élever sur la ruine de toutes les vertus, dominer dans presque tous les coeurs, et fonder les principaux intérêts; on y voit les foiblesses et les crimes qu'elle traîne à sa suite, déguisés, palliés par le tour ingénieux d'une morale aussi fausse que séduisante, justifiés, autorisés par de grands exemples, présentés du moins sous des traits qui les font paroître plus dignes de compassion que de censure et de haine: on y apprend à nouer les intrigues de l'amour, à en parler le langage, à en adopter les prétextes, à en répéter les excuses. On y voit les autres passions les plus ardentes et les plus dangereuses, ces passions qui sont les secrets mobiles du coeur humain, et qui enfantent tous nos malheurs, l'orgueil, l'esprit de domination, le ressentiment des injures, prendre un air de noblesse et d'élévation, qui semble les rapprocher de la grandeur d'ame et du vrai courage. Près d'elles et à leur lumière, la fourberie est une politique sage et l'art de gouverner; l'esprit de faction, le caractère d'une ame hardie, faite pour règner sur ses semblables; le duel, une loi de l'honneur; la vengeance, un devoir; le suicide, un droit à sa propre vie, qui n'est ignoré que des lâches et des foibles. Les grandes fautes y sont données presque toutes à la destinée, et les dieux seuls y sont coupables du crime des hommes. On y accoutume l'esprit à des horreurs auxquelles il n'auroit jamais dû penser; et je suis persuadé qu'un homme fait à nos spectacles sera moins étonné, moins frappé d'un grand crime, qu'une ame neuve, qui n'a jamais vu que l'image touchante de la vertu ou l'empreinte légère du ridicule. On y voit les caractères vicieux, altérés au gré de l'intérêt qu'on veut répandre sur eux; on les voit, rachetant de scène en scène leurs grands vices par des qualités brillantes, en devenir moins odieux. On n'y sait ni qui perd ni qui gagne, du vice ou de la vertu; tout y est sacrifié au jeu des passions. On y voit règner une enflure continuelle d'idées et de sentimens; on y entend, après quelques maximes vraies, des maximes fausses; et chacun adopte, selon son goût et son génie, celle qui lui convient le mieux. La religion elle-même n'y est traitée, sur-tout aujourd'hui, qu'avec indécence; les dieux, les autels, les oracles, les prodiges, les prêtres, n'y paroissent que pour être la matière d'un indigne parallèle; ils n'y sont offerts que pour nous engager adroitement à confondre avec de faux cultes le culte véritable, et n'y sont marqués que du sceau de la haine et du mépris.

Dans les comédies, le valet apprend à tromper son maître; la soubrette, à servir la passion de sa maîtresse; le fils de famille, à se jouer de la confiance de son père; la pupille, à surprendre la vigilance de son tuteur: la femme, à tirer parti de la crédulité de son mari. Tous y apprennent les expressions, les détours, les ruses de la galanterie, de la séduction, et les manèges de la coquetterie. Là le plus honnête homme est presque toujours le plus ridicule, et tout l'avantage y est pour le plus fourbe et le plus adroit. Dans les pièces les plus honnêtes, mentir est compté pour rien: dans les plus utiles, dans les pièces de caractère, l'effet qu'on envisage est presque toujours manqué, par la nécessité de charger le caractère principal, pour le faire ressortir et le rendre plus intéressant. Souvent aussi on le revêt, malgré ses foiblesses, de tant d'agrémens, on lui laisse tant de ressources, qu'il est encore le beau rôle, le rôle qu'on voudroit jouer préférablement à ceux qu'on lui oppose. Presque toujours, si le fonds de la pièce est bon, les détails en sont dangereux; et les leçons mêmes, qui seroient utiles aux uns, deviennent pernicieuses aux autres, selon les circonstances et les dispositions de ceux qui les reçoivent.

Ajoute, ma fille, à tout ce que je viens de dire, les prestiges de la déclamation; ce langage muet, si éloquent si persuasif, si séduisant, qui, par un geste, parle aux yeux et pénètre le coeur, donne de la vivacité aux passions, de la force au sentiment, et de la véhémence au discours; qui exprime, dans toute leur énergie, les mouvemens de l'ame que le poëte même n'a rendus que foiblement; qui fait illusion sur la fausseté des pensées et des maximes, et fait applaudir au mensonge avec plus de chaleur qu'on n'applaudiroit à la vérité. Ajoute le charme, l'enchantement du spectacle tout entier, le cercle brillant d'une foule de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui étalent à l'envi tous les raffinemens de l'art et de la parure, qui affectent tous les agrémens de la mode et tout l'éclat du luxe, qui vont pour voir et pour être vues, qui dans leurs yeux portent tout le feu des passions qu'on exprime sur la scène. Ajoute les idées que font naître les acteurs, les actrices, malheureusement trop connus pour la plupart par la licence de leurs moeurs; avilis, quoi qu'on en puisse dire, par un préjugé raisonnable, par une conduite qui sans doute est bien plus le vice de leur état que celui de leur esprit et de leur coeur; invitant, irritant les passions par leur seule présence; et ôtant aux sens et à l'imagination le frein puissant, que du moins y met presque toujours l'auguste caractère de la retenue et de la pudeur qui brille dans les ames honnêtes. Réunis tous ces principes de corruption; et d'après eux, ma fille, juge des effets que le spectacle doit produire. Quels effets! On y altère les premières idées de vérité, d'innocence, et de vertu, que l'éducation avoit pu donner. On y renforce les préjugés qu'on avoit puisés dans le commerce du monde. On y échange des manières décentes et naturelles, contre des affectations ridicules. On s'y forme à un esprit romanesque, à un jargon de théâtre, ou bien encore à ce ton de fatuité et d'impertinence, qui rend nos jeunes gens insupportables à leurs propres concitoyens, et en fait pour les étrangers des objets de haine ou de mépris. On y apprend à dédaigner les moeurs anciennes, à mépriser les occupations sérieuses, à négliger les devoirs domestiques, à se laisser gagner par la fureur du chant, de la danse, et des vers, et à étouffer l'heureux germe des talens précieux, par des goûts frivoles et des talens futiles. On y substitue l'esprit de dissipation, de luxe, et de galanterie, à l'amour de la retraite, de la simplicité, et de la sagesse. On y contracte l'habitude des pensées fausses et libertines; on y attise le feu des passions; on y reçoit les premières impressions de l'amour, ou on les augmente. La force de l'intérêt, la chaleur du sentiment, le feu de l'action, les ornemens de la poésie, tout l'ensemble du spectacle nous émeut et nous transporte. On est tout entier à ce qu'on voit, à ce qu'on sent. On se remplit, on se pénètre à loisir des mêmes vues, des mêmes penchans que font paroître les personnes qu'on nous représente. On se sent attendrir; on verse des pleurs en dépit de soi; on oublie tout; on oublie sa raison et son propre coeur. On est déçu, on est séduit, sans avoir la force de revenir contre de si douces et de si fortes impressions; tout fait illusion, et tout concourt à la maintenir.

Les effets du théâtre ne sont pas toujours si sensibles; mais dans qui? Dans ceux que rien n'émeut, que rien n'affecte, dont l'esprit lent et paresseux ne saisit les objets qu'à demi, dont la raison l'emporte sur l'imagination et l'amortit: mais ceux-là s'ennuient au spectacle; car il n'amorce que ceux qu'il intéresse et qu'il passionne. Pour qui ses effets sont-ils moins sensibles encore? Pour ceux dont les passions sont déjà accoutumées aux émotions les plus vives; qui sont blasés sur les plaisirs; qui ne sentent plus rien, pour avoir trop épuisé toute espèce de sentiment et de volupté; qui ne s'apperçoivent plus des écarts de leur esprit et de leur coeur par l'habitude qu'ils ont contractée de les laisser s'égarer impunément; et qui se croient toujours innocens, parce qu'ils ne savent plus distinguer ce qui les rend coupables: pour ceux, en un mot, qui consentent à tout, qui s'amusent de tout sans scrupule, et qui, entraînés par tout ce qui leur paroît agréable, se livrent à toutes les impressions qu'ils en reçoivent, sans s'inquiéter de ce qu'elles peuvent avoir de criminel. Voilà ceux qui ne sentent pas les effets et les dangers du spectacle: car, hélas! Sent-on toute l'impétuosité d'un torrent, quand on se laisse aller à son cours? Retranchez du spectacle tout ce qui en fait le péril, tout ce que la véritable sagesse y réprouve; et bientôt il cessera d'avoir pour eux les mêmes charmes. D'ailleurs, ma fille, je conviendrai, si l'on veut, que le spectacle ne produit pas ses plus pernicieux effets tout à coup; mais il les prépare: il ne porte pas à nouer sur le champ des intrigues; mais il les amène: il n'occasionne pas sur le champ des défaites et des chûtes; mais il met dans le coeur la disposition secrète, qui en sera un jour la trop funeste cause. Eh, dans combien de spectateurs le théâtre n'opère-t-il pas des effets plus prompts et plus funestes? Quelle plus grande preuve nous faut-il de son influence sur les moeurs? C'est à la sortie de la comédie, de l'opéra, qu'on va tendre des pièges à la jeunesse; c'est surtout aux environs de nos spectacles que se logent les courtisanes. Elles comptent donc bien ou sur les effets qu'ils produisent, ou sur le peu de sagesse de ceux qui y vont chercher leur délassement et leurs plaisirs.

À des raisons si pressantes, faut-il joindre des autorités? Celle des législateurs, des anciens sages de la Grèce et de Rome, qui, presque tous, ont regardé les spectacles comme la source de mille désordres; celle de nos hommes de cour qui ont le mieux connu le jeu des passions et le coeur humain, de la Rochefoucault, De Bussi-Rabutin, du prince De Conti, qui a fait un traité exprès contre les spectacles; celle d'un magistrat aussi éclairé que l'étoit le chancelier D'Aguesseau, qui a fait sur eux des remarques si intéressantes; celle enfin de nos génies les plus distingués, de nos poëtes eux-mêmes, des Corneille, des Racine, des Quinaut, des La Motte, qui se sont repentis d'avoir travaillé pour le théâtre, et qui, après en avoir si bien étudié toute la science, ont été les premiers à en avouer les dangers et la séduction: tant d'autorités en tout genre donneront sans doute un nouveau poids à la raison. Eh, qui se flattera de mieux savoir que les maîtres de l'art, quels sont les effets qu'il peut produire?

Quels prétextes, ma fille, restent donc à ses partisans? Qu'ils dénaturent tant qu'ils voudront nos spectacles, qu'ils les considèrent d'une manière abstraite, tels qu'ils devroient être, tels qu'il seroit à souhaiter qu'ils fussent; ils ne persuaderont pas, à quiconque a de la sagesse et des moeurs, qu'on peut, sans risque et sans crime, les voir et les fréquenter tels qu'ils sont.

Combien donc se rendent coupables des pères foibles, des mères imprudentes, des gouverneurs et des guides indignes de l'être, qui, en y conduisant leurs enfans ou leurs élèves, leur présentent eux-mêmes la coupe empoisonnée du plaisir et de la volupté? Hélas! N'y boiront-ils pas assez tôt sans eux? Leurs passions ne s'éveilleront-elles pas assez d'elles-mêmes? Faut-il encore les faire naître d'avance ou les irriter?

Ô toi, ma fille, plus éclairée sur tes devoirs et mieux disposée à les remplir, mieux instruite des dangers du spectacle, tu n'iras point y chercher pour toi-même un vain délassement; tu n'y conduiras point Mademoiselle De Senneville, et tu ne courras pas le risque trop réel d'y égarer sa jeunesse; tu n'y mèneras point un jour tes enfans; tu n'auras pas été leur mère pour aider à les séduire! Le théâtre n'est pas l'école des moeurs; et lors même qu'il semble le devenir à certains égards, les secours qu'il offre à la vertu sont trop insuffisans, et les motifs qu'il lui prête sont trop au-dessous d'elle. S'il est l'école du goût, c'est tout au plus d'un goût frivole, qui amuse l'esprit et qui fait tort à la raison. Tu ne connoîtras de goût pur et solide, de discernement exquis, que celui qui tient à la sagesse; et tu croiras toujours que l'art de bien penser tient à l'art de bien vivre.

N'oublie pas, ma fille, combien nos idées prennent aisément la teinte de tout ce qui nous environne, et combien à nos premières idées sont liés nos premiers penchans. Fais donc en sorte que tes enfans, que tous ceux qui dépendront de toi, sur-tout dans un âge encore tendre, ne voyent, n'entendent rien, qui ne puisse leur donner, sans aucun mêlange, l'idée du vrai et l'amour du bien. Par rapport à toi, ma chère Émilie, si ton mari redouble par la suite ses sollicitations les plus vives en faveur des spectacles, oppose-lui les armes si puissantes que la nature elle-même donne à ton sexe, lorsqu'il veut bien en faire usage: redouble tes complaisances et les marques de ton attachement: fais-lui voir que ton coeur même ne sauroit consentir à être distrait de son amour pour lui, par des amusemens qui insensiblement tendroient à l'altérer; et qu'il ne s'y refuse si constamment que pour se conserver toujours pur et fidèle.

LETTRE 30

Du comte de Valmont au marquis. Dans quel embarras, dans quelle triste et cruelle perplexité vous me jetez? Je commençois à reprendre une sorte de tranquillité, et vous me l'ôtez. Ah! Par pitié pour moi, que ne me laissiez-vous dans mon aveuglement! Mais que dis-je? Et quelle pitié barbare, que celle qui aideroit à me tromper! Mon père, vous voulez mon bonheur plus que je ne le veux moi-même: et pourquoi faut-il que je ne me sente pas assez de force pour y concourir avec vous? Vous voulez que je fuie l'objet qui m'est cher,... que je l'éloigne... moi! Pour qui un jour d'absence est encore trop long. Ô ciel! Qu'en lisant cet avis que vous me donnez, je me suis repenti de mon indiscrétion! Éloigner l'infortunée Senneville, cette amie de la comtesse, ce dépôt précieux qui lui a été confié! Car enfin, c'est elle que j'aime; et voilà le reste de mon secret que je n'avois pas encore ôsé vous dire tout entier. Mon épouse pourroit-elle y consentir? Son attachement égale presque mon amour, et n'en diffère qu'en ce qu'il est plus parfait et plus pur: elles sont devenues nécessaires l'une à l'autre; nous nous le sommes en quelque sorte tous trois, et il n'y a plus entre nous qu'un esprit et qu'un coeur. Que diroit le monde lui-même, si Senneville s'éloignoit? Et sous quels prétextes pourroit se faire une séparation, que les bienséances ont rendue comme impossible? ... D'ailleurs ne puis-je pas aimer sans crime? Ce que la loi naturelle me défend, n'est pas d'avoir un coeur sensible. Hélas! Pourquoi le ciel l'a-t-il fait si tendre, s'il m'a défendu d'aimer? ... Mais que dis-je? Et voudrois-je toujours me tromper moi-même? Ce coeur, n'étoit-ce pas à moi de le mieux régler? À qui devois-je mon amour? Qui l'a mieux mérité, de Senneville ou d'Émilie? Qui des deux avoit acquis sur lui de plus justes droits? ... Ah! Le coeur connoît-il de pareilles loix? Et est-ce bien celle du devoir et de la reconnoissance, qu'il attend pour se donner? Cependant la passion ne doit pas être mon guide; je le sais: c'est à ma raison à la réprimer et à la vaincre. Impuissante raison! Elle est aussi foible pour triompher de mes penchans, qu'elle l'eût été, sans vous, pour dissiper mes ténèbres. Que ferai-je, mon père? Combien vous affligez mon ame en l'éclairant! Et falloit-il que la vérité, au lieu de m'apporter la paix, fût pour moi la source d'un nouveau tourment? Laissez-moi quelque temps encore emprunter de Senneville même les secours dont j'ai besoin, pour parvenir à m'en séparer. Peut-être l'amitié... insensé que je suis! Quel beau nom je profane! C'est bien un sentiment si saint, une affection si tranquille et si chaste, que je puis espérer de mettre à la place d'une flamme adultère! Car enfin vous m'avez dessillé les yeux: oui, la loi naturelle toute seule, la seule raison suffit pour me condamner; elle m'impose un joug presque aussi dur que celui auquel je prétends me soustraire. Par-tout, ah! Par-tout, je retrouve les entraves que je voulois éviter? Qu'il s'en faut peu que je ne rétracte tous les aveux que vous m'avez forcé de faire, que je ne reprenne mes premiers doutes, que je ne me replonge pour toujours dans une nuit plus profonde encore! ... Voilà donc à quoi se termineroient cette franchise et cette droiture dont je me suis glorifié devant vous; à devenir plus coupable et moins digne d'excuse! Tout en moi réclameroit contre de nouveaux égaremens.

Vous m'avez trop éclairé, pour que je puisse douter quand je le voudrois; et mes passions me sont devenues trop suspectes, pour en mettre jamais le murmure importun à la place de la vérité. Achevez votre ouvrage; soyez touché plus que jamais du trouble que je ressens. La loi naturelle, dites-vous, n'est pas la seule que je doive suivre; et, quelques argumens qu'on forme en sa faveur, si Dieu m'en a donné une autre, ce n'est point à moi à restreindre ses dons. S'il a parlé, de quelque manière qu'il s'explique, ce n'est point à moi à refuser de l'écouter. Par le fait même, la raison de l'homme est trop bornée; ses lumières sont insuffisantes: abandonnée à ses propres forces, qu'a-t-elle produit, que des lumières bien imparfaites dans quelques-uns seulement; et dans presque tous, que des égaremens monstrueux? Que répondre? C'est là, j'en conviens, l'histoire de l'univers; c'est malheureusement la mienne; et que peut, je le répète, ma foible raison, pour la vertu autant que pour la vérité? Cependant, quel autre appui me donnerez-vous? Le christianisme. Eh, quoi, le christianisme avec tous ses mystères! Ah! Je ne prétends pas le blasphémer; votre exemple, plus que jamais, me le feroit respecter. Mais enfin, dans ses principaux dogmes, que d'étranges contradictions ne renferme-t-il pas? Quelle opposition avec la raison, ce premier guide que vous m'avez appris à consulter! Quelle foi aveugle n'exige-t-il pas de moi? Quels suffrages compte-t-il en sa faveur? Quelle philosophie a pu s'en accommoder? Et n'est-ce pas au tribunal de la raison même, des sciences, des arts, et du génie, qu'il est le plus décrié? Comment donc croirai-je trouver en lui cet appui plus solide, ce guide plus sûr, que vous m'offrez?

Ainsi, de quelque côté que je tourne mes regards, je ne vois rien qui puisse me satisfaire; et je suis encore plus mécontent de moi-même. Toute ma lettre vous le prouve assez. Je veux le bien; j'aime la vertu, que vous m'avez fait connoître; mais je ne me sens pas assez de force pour la pratiquer. Je suis donc à mes propres yeux une énigme; je m'examine et ne me comprends pas: je me fais honte; je vous en fais encore plus... hélas! Que les passions dégradent ce même être, qu'élève et qu'ennoblit la raison!

LETTRE 31

Du marquis à son fils. Toujours des combats, mon fils! Mais ils mènent à la victoire; ils décèlent au moins un coeur naturellement vertueux. Ce coeur est foible encore, il a peine à se faire violence: cependant il sent assez qu'il le doit, qu'il le faut; et il craint seulement de ne le pouvoir pas. D'un côté la passion, les illusions qu'elle traîne à sa suite, et les prétextes dont elle se couvre; de l'autre, l'honneur, la raison, le devoir; quelle opposition! Quel contraste! Et qu'il est dur et pénible de combattre ainsi, et d'être à chaque instant combattu par soi-même! Mais aussi qu'il est beau, qu'il est glorieux de se vaincre! Qu'il est doux, qu'il est consolant, de s'être vaincu! Mon ami, cette victoire est digne de toi, et j'ôse bien la promettre à tes efforts. Celui qui préside à la vertu, ce dieu, dont maintenant tu révères les loix et tu reconnois la puissance, après t'avoir donné la liberté, ne te laissera pas sans secours et sans forces pour en faire un légitime usage. La paix, que tu cherches en vain dans tes passions, qu'inutilement tu cherchois dans tes erreurs, sera le fruit de ton triomphe; et par le calme dont tu jouiras, ta conscience te rendra avec usure le prix des sacrifices que tu lui auras faits.

Souffre donc, cher Valmont, que la vérité, pour prendre plus d'empire sur ton ame, achève d'éclairer ta raison. N'élude point, par des excuses frivoles, les loix que le devoir t'impose; et pour être entièrement d'accord avec lui, commence par être de bonne foi avec toi-même. Alléguer la force de ton penchant, ce seroit, en VIL esclave, exagérer la pesanteur de tes chaînes, pour te dispenser de les rompre: envisager comme un obstacle invincible à l'éloignement de Senneville, l'amitié que lui a vouée la tendre et vertueuse Émilie, ce seroit la croire, dans son attachement, aussi foible que toi, ou refuser de te montrer, lorsqu'il en sera temps, aussi fort, aussi généreux qu'elle: enfin, à l'égard du monde et des bienséances, à l'égard de Mademoiselle De Senneville et de ses véritables intérêts, que te restera-t-il à objecter, si, par un de ces événemens heureux, qu'une providence attentive sait si bien nous ménager dans nos besoins et dans nos maux, le monde lui-même prescrit à Émilie un sacrifice, qui doit faire le bonheur de celle qui lui est chère? Mais j'en ai dit assez. Ces amis, que le ciel m'a donnés pour prix de ma disgrâce, et que tu connoîtras dans peu, t'en diront davantage.

Cependant il faut, pour te résoudre à des renoncemens si pénibles, quelque chose de plus sûr encore que le sentiment, et de plus fort que la raison: il te faut, mon ami, le secours de la religion! ... Ce seul mot te révolte; et la religion, telle que je te la présente, la religion chrétienne, avec tous ses mystères, te paroît une foi trop aveugle, un amas trop absurde de contradictions et d'erreurs: elle te paroît une invention humaine, trop peu faite pour être la croyance des vrais sages, trop décriée au tribunal de la raison, des sciences, et du génie, pour que tu puisses seulement penser à l'adopter.

Quels préjugés tu t'es formés contre la foi de tes pères! Travailler à les détruire, c'est, de tous les moyens que peuvent me suggérer mon zèle et mon amitié pour toi, le premier que je doive mettre en usage pour te réconcilier avec elle. Déjà je te l'ai dit, Valmont, et je n'ai point eu de peine à en convenir, une foi qui ne porteroit sur aucun fondement solide, une foi évidemment contredite par la raison, seroit dès-lors indigne d'un être raisonnable; elle seroit l'ouvrage de la séduction, de l'erreur, et le fruit du préjugé. L'adopter, seroit s'ôter toute ressource pour discerner le mensonge; ce seroit anéantir toute règle de vérité. Mais je le dis avec autant d'assûrance; c'est calomnier la religion et la connoître bien mal, que d'ôser prétendre qu'elle nous force à la croire sans raison, ou contre la raison même. Non, mon fils, non, la simplicité de la foi n'est pas la crédulité d'une aveugle et stupide ignorance: c'est la soumission éclairée d'un esprit humble et sage, qui plie sous l'autorité de Dieu, dès qu'il est certain que Dieu a parlé.

La foi, il est vrai, semblable à cette colonne de feu qui guidoit les israélites dans le désert, a son côté obscur; et sa nature l'exigeoit: mais elle a aussi son côté lumineux, et où brillent les plus purs rayons de la vérité. La foi devoit avoir son obscurité. Elle a été donnée à l'homme, pour l'instruire sur les objets que, dans l'état présent des choses, il lui importe le plus de connoître, mais qui n'ont pour la plupart aucune proportion naturelle avec son entendement; sur des objets qui n'entrent point par eux-mêmes dans la chaîne de ses idées, et dont il ne peut être instruit que par voie d'autorité et de révélation. Elle lui a été donnée, pour suppléer d'une manière transcendante, si je puis m'exprimer ainsi, à sa foible raison, à cette raison bornée, qui auroit trop à faire, s'il falloit que, de principe en principe, de raisonnement en raisonnement, elle parvînt à la connoissance des secrets que Dieu renferme dans son essence, et que, proportionnément à nos besoins, lui-même nous a dévoilés. Mais il y a plus encore, elle a été donnée à l'homme, cette foi dont tu méconnois le prix, pour qu'il fît à l'auteur de son être un sacrifice, non de sa raison même, mais du trop de confiance qu'il avoit en elle; confiance présomptueuse et vaine, punie dans presque tous les hommes, et surtout dans les faux sages, par de si honteux écarts. Sous tous ces rapports, sans doute, la foi devoit être obscure. Mais eu égard aux fondemens sur lesquels elle repose, aux preuves qui en établissent la certitude, aux motifs qui engagent à la recevoir, elle devoit être distinguée de toute invention humaine, de toute croyance vaine et superstitieuse, de tout genre de fanatisme et d'imposture; et, sous cet autre rapport, il falloit qu'elle portât avec elle son genre de démonstration et sa lumière.

Elle l'y porte, mon fils, comme j'espère te le prouver bientôt: et ce qu'elle craint de notre part, moins d'ailleurs pour elle que pour nous, ce n'est pas l'examen sévère et impartial d'une ame droite, qui ne veut que connoître la vérité, et qui est prête à lui tout sacrifier dès qu'elle l'aura trouvée; c'est la froide et stupide indolence de ces faux disciples, qui la suivent sans discernement et sans motifs, qui savent à peine ce qu'ils croient, et qui s'inquiètent encore moins du soin de le pratiquer; c'est le coup-d'oeil fier et insultant que laissent tomber sur elle ces esprits orgueilleux, qui, de la hauteur de leur prétendu génie, dédaignent sa touchante et noble simplicité; ce sont les phantômes qu'élèvent contre elle ces hommes vains, enflés de leur savoir, qui ne veulent de lumières que celles qui leur sont propres, de sentimens que ceux qui les singularisent, et de croyance que celle qu'ils se sont faite; c'est l'examen critique, mais infidèle, de ces mécréans de nos jours, que la prévention, que la passion rendent moins attentifs à l'enchaînement et à la force de ses preuves, qu'aux difficultés qu'ils pourront lui opposer, et aux ridicules qu'ils peuvent jetter sur elle; c'est encore l'examen superficiel de ces esprits légers et dissipés qu'une brochure amuse, qu'une plaisanterie contre la religion fait rire et persuade, que des ouvrages ingénieux et frivoles fixent pour un temps, mais que rebutent, à coup sûr des ouvrages sérieux, des raisonnemens profonds, et qui ont plutôt fait de ne rien croire que de travailler efficacement à s'éclairer et à se convaincre; ce sont enfin, parmi ses propres enfans, des recherches curieuses et vaines, dans lesquelles, pour vouloir trop scruter la majesté divine, on est opprimé par sa gloire, et où l'on met des opinions humaines à la place des lumières de Dieu même: voilà, mon fils: voilà ce que la religion craint pour nous.

Mais si c'est au contraire avec des dispositions convenables que nous voulons l'étudier et la méditer; ah! Elle nous y invite, bien loin de nous le défendre; et elle fait, de cette étude, le principe de notre fidélité et la matière de son triomphe. "Mon fils, te dit-elle aujourd'hui par ma voix, dépose tes préjugés dangereux: je ne te demande, pour être crue, que d'être approfondie; et je n'ai besoin que d'être connue, pour être aimée. Dès que tu m'auras vue telle que je suis, ton unique regret sera de m'avoir outragée, et ton zèle pour ma gloire surpassera la haine qui t'armoit contre moi. Dès que tu commenceras à m'aimer, je ferai ton bonheur. Alors je fixerai ton esprit, et je tranquilliserai ton coeur; je sanctifierai tes actions; je règlerai tes penchans; je diminuerai tes besoins; je soulagerai tes maux; en les épurant, j'assurerai et j'éterniserai tes plaisirs". Écoute, cher Valmont, ce langage si doux, ces promesses si flatteuses, dont j'ai moi-même éprouvé la réalité; et, avant toutes choses, fais-moi la grâce de penser, que, si je crois la religion chrétienne, ce n'est pas sans fondement et sans preuves. "Cependant la foi a ses mystères; et ces mystères, dis-tu, sont des contradictions et des absurdités". La foi a ses mystères; je t'en ai dit les raisons: et quand je ne les aurois pas dites, elles s'offrent assez d'elles-mêmes. Des mystères! Eh, Valmont, où l'homme n'en rencontre-t-il pas! De toute part, la raison, la nature ont les leurs.

La métaphysique a ses profondeurs et ses abîmes; la physique a ses phénomènes inexplicables; parmi les insectes, elle a ses polypes; la matière, comme on se plaît à le croire et comme on prétend le démontrer, a sa divisibilité à l'infini: la géométrie a ses lignes asymptotes, qui s'approcheront toujours, et, quoique prolongées à l'infini, ne se couperont jamais: la connoissance de Dieu par la seule raison, parmi bien d'autres difficultés, nous laisse à concilier, dans ses attributs, la nécessité d'être et la liberté: l'homme tout seul, sans le secours de la révélation, est à lui-même le plus grand des mystères... et tu ne permettras pas qu'une religion, qui, bien au-dessus des lumières et des loix de la nature, nous découvre ce qu'il y a de plus profond, de plus caché, dans la divinité, renferme rien d'obscur et de mystérieux! Mortel audacieux! Si le vol hardi de ton orgueilleuse raison doit trouver quelque part des limites, ne sera-ce pas du moins au bord de l'infini?

"La foi a ses mystères, et ses mystères sont contraires à la raison". Dis mieux, cher Valmont; ils sont au-dessus de notre raison, de la raison humaine; mais ils ne sont pas contre elle: et, quoi qu'en ait dit un sophiste ingénieux, la différence de l'un à l'autre est immense. Sans remonter jusqu'à des propositions géométriques, si certaines pour un géomètre, si conformes à ses lumières, et cependant si fort au-dessus de l'entendement rude et grossier d'un villageois et d'un simple artisan; combien d'autres vérités, sensibles pour un homme dont la raison est exercée, et qui cessent de l'être pour celui dont la raison est sans exercice et sans culture? Ce que l'homme ne peut comprendre, le crois-tu incompréhensible à un ange, à Dieu même? Croirois-tu faux tout ce qui surpasse ta foible intelligence, et ôserois-tu bien faire de ta raison la mesure des possibles?

Qu'est-ce donc aux yeux de la droite raison, qu'une absurdité, qu'une contradiction? C'est ce qui présente l'être et le non-être dans un même objet et sous le même rapport, ce qui renferme tout à la fois et sous le même point de vue l'affirmation et la négation. Or les mystères, qui au premier coup d'oeil effraient l'imagination bien plus que la raison, considérés de près, n'offrent rien de semblable. La manière d'être, le comment y est inconcevable; mais, dans l'exacte vérité, rien n'y est absolument incompatible. La trinité, par exemple, offre des ternes obscurs à certains égards, mais elle ne renferme point d'idées contradictoires. On ne nous dit pas que ce qui est un est aussi triple au même égard et dans le même sens; que trois choses d'une certaine espèce ne font qu'une seule chose de la même espèce; ce qui seroit absurde: on ne présente point à ma foi un dieu et trois dieux, mais seulement trois personnes en Dieu, qui ne font qu'un même dieu. La trinité affecte les personnes, et non la substance: dans celle-ci point de bornes, point de division, point de partage; le chrétien n'adore qu'un seul être tout-puissant, éternel, immense, infini; et ses attributs sont communs, sont tout entiers à chaque personne, dans l'unité et la simplicité parfaite d'une même essence. Eh, comment expliquer cette fécondité divine; cette union de trois personnes en une seule substance; toute l'énergie de ce mot personnes , employé pour exprimer, dit s Augustin, ce qui, à dire vrai, est au-dessus de toute expression? Je n'en ais rien; et de là naît le mystère que la foi me propose: mais il me suffit, que, quant aux idées qu'il renferme, on ne puisse y démontrer rien d'absurde.

De même aussi dans l'incarnation, la foi nous offre, non un dieu, qui, en se faisant homme, ait altéré en lui cette nature divine, qui, par son essence, est inaltérable; mais un dieu, qui, sans cesser d'être tout ce qu'il est par lui-même, a daigné s'unir à la nature humaine. Les variations, les abaissemens, les souffrances ne tombent dans le verbe fait chair que sur l'humanité; et en Jésus-Christ, par l'union des deux natures, les mérites sont d'un dieu, les souffrances sont d'un homme. Cette union est étonnante, l'idée en est incompréhensible; mais elle n'est pas contradictoire. Dans l'eucharistie, c'est le même corps immolé sur la croix, qui est au ciel et sur la terre; mais, suivant les physiciens éclairés et des philosophes profonds, il n'est pas nécessaire que ce soit par-tout la même quantité numérique de matière, et en total les mêmes particules, pour que ce soit par-tout le même homme, et, à proprement parler, le même corps. Je ne vois donc en tout ceci que des effets dignes de leur cause, d'une cause souverainement féconde au dedans et au dehors, souverainement puissante, souverainement bonne. Je vois avec admiration, avec transport, dans la divinité, une charité immense, qui, de même que tous les autres attributs, participe à son infinité: et bien loin que ma foi soit ébranlée par ces mystères; dans le dieu des chrétiens, à tant d'amour pour les hommes, je reconnois mon Dieu. Dans le péché originel, ce mystère le plus incompréhensible de tous, et sans lequel toutefois nous sommes encore plus incompréhensibles à nous-mêmes, les enfans ont contracté la tache de leur premier père; mais c'est comme des ruisseaux infectés dans leur source. Ils sont dégradés, il est vrai; ils naissent enfans de colère: mais dans leur dégradation, Dieu leur laisse plus qu'ils n'avoient droit de prétendre, et leur rend, par la rédemption en Jésus-Christ, bien au-delà de ce qu'ils pouvoient espérer. Peut-être même te forcerai-je de convenir un jour, que, sans le péché du premier homme, Jésus-Christ, si je puis parler ainsi, eût manqué à l'univers. Dans tous ces mystères, je vois donc des choses obscures; je n'en vois point, que la droite raison, que la saine philosophie puisse nommer absurdes, puisqu'il n'en est point qui soient renfermées dans le principe de contradiction. En effet, cher Valmont, les choses absurdes en elles-mêmes, celles qui sont opposées à des propositions évidentes, aux premières notions du sens commun, sont absurdes pour tous les hommes. Fais croire à une petite portion du genre humain que la partie est plus grande que le tout, que la même chose peut-être et ne pas être tout à la fois, que deux unités font trois! Et cependant une partie du genre humain croit nos mystères; les plus grands hommes les ont crus; ils ont fait plus, ils ont travaillé à défendre sur ce point et à justifier leur croyance.

Eh quoi! N'auroient-ils pu y voir, après tant de réflexions, ce que l'incrédulité nous donne pour des contradictions si palpables? Quoi! Ils ont si bien relevé toutes les absurdités que renferment, dans leur développement et leurs conséquences, les systêmes de nos prétendus esprits-forts; et avec tout leur génie, ils n'auroient pu saisir celles qui dans la religion se seroient présentées d'elles-mêmes!

"Mais encore, me diras-tu sans doute, ne pourroit-on pas séparer la religion, de ses dogmes et de leur obscurité "? Séparer la religion de ses dogmes! Eh, si c'est Dieu qui les y a unis, comment veux-tu les en séparer? Ce sont les dogmes qui forment essentiellement l'esprit du christianisme: ils ne nous offrent point des spéculations inutiles et frivoles: ce sont eux qui fondent toute la morale évangélique, qui après nous avoir fait connoître toute la bonté, tout l'amour de Dieu envers les hommes, servent de plus puissans motifs à la reconnoissance et à l'amour de l'homme envers son dieu, de plus ferme appui à son courage, de soutien à son espérance, et de principe à ses mérites: ce sont eux, qui en l'unissant plus intimement à l'auteur de son être, le lient plus étroitement à ses frères; qui deviennent, pour le vrai fidèle, la source des joies et des consolations les plus pures; qui sont la base de ses vertus les plus sublimes; qui le rendent capable des efforts les plus héroïques et de la constance la plus parfaite: ce sont eux qui font, de la religion chrétienne, le corps de doctrine le plus suivi, le systême le mieux lié dans toutes ses parties, l'ensemble le plus un, le plus complet, et l'ouvrage le plus digne de la divinité. Séparer la religion de ses dogmes! Ô mon fils, ce seroit donc l'anéantir! Laisse, aux inventions de nos faux sages, le triste privilége de pouvoir être altérées, modifiées, réformées, au gré de leur caprice: laisse à des hommes vains, leurs systêmes si peu liés, si décousus, si mal assortis; ces systêmes, où l'erreur se contredit à chaque instant, et qui se démentent par tant d'endroits. Le plan de doctrine que la religion nous présente, ne peut perdre un de ses articles de foi, sans nous laisser voir le majestueux édifice qu'elle élève, chanceler, s'écrouler, et se renverser tout entier sur lui-même.

Aussi, mon fils, c'est avec ses dogmes et ses mystères, que l'univers a reçu la religion chrétienne. Tu demandes quels suffrages elle peut compter en sa faveur? Demande plutôt, cher Valmont, dans presque tous les siècles qui ont été éclairés de sa lumière, chez tous les peuples où elle a été portée, parmi tous les grands hommes qui ont brillé dans le monde par leur génie et leurs talens, et qui l'ont si scrupuleusement examinée, si soigneusement discutée; demande quels suffrages elle ne compte pas.

L'église ne faisoit que de naître, le christianisme étoit encore à son berceau; et déjà ses apologies, répandues de toute part, étoient l'ouvrage des philosophes les plus vertueux et les plus éclairés. Tu compterois bien plutôt le petit nombre de ceux, qui, au tribunal de la raison et de la philosophie, ont prétendu combattre la religion et la détruire, les Celse, les Julien, les Porphyre, que la foule de ceux, qui, à ce même tribunal, l'ont si glorieusement défendue et l'ont fait triompher. Parcours, dans ces premiers temps, les ouvrages des Justin, des Arnobe, des Lactance, des Tertullien, des Origène: parcours ceux de tous les saints docteurs que l'église reconnoît pour ses pères, et qui dans leurs écrits, malgré les incorrections et les défauts de leur siècle, sont encore, à tant d'égards et à si juste titre, l'admiration du nôtre; les Irénée, les Cyprien, les Athanase, les Hilaire, les Basile, les Cyrille, les Grégoire De Nazianze, les Ambroise, les Jérôme, les Augustin, les Chrysostôme: vois tant de génies divers, de tant de nations différentes, sous tant d'époques remarquables, se soumettre au joug de la foi: souviens-toi que c'étoient des hommes de lettres, des savans, des orateurs, des sages, imbus pour la plupart de préjugés tout contraires, nourris dans les idées et les maximes d'une orgueilleuse philosophie; et qui, par le caractère de leur esprit, par le genre de leurs études, par l'intérêt le plus pressant, par la résistance des passions opposées, par la crainte des dangers et la honte de croire, étoient portés à l'examen le plus sévère: souviens-toi, qu'après la prédication de J C et de ses apôtres, le christianisme a commencé par tant d'hommes illustres, qui n'étoient rien moins que chrétiens avant qu'il fût question pour eux de le devenir: et demande encore quelle sorte d'examen et quels suffrages la religion compte en sa faveur.

Mais peut-être, Valmont, tous ces siècles n'étoient-ils pas assez éclairés pour toi. Tu ne trouveras, sans doute, de vraie lumières que dans le siècle de Bayle, de Spinosa, et dans des temps plus modernes encore, où, par air, par goût, par défaut de moeurs, par prévention, on se rallie de toute part sous les drapeaux de l'irréligion. Eh bien, mon fils, choisis ce qu'il te plaira d'appeler, par préférence à tout autre, le siècle des grands hommes; choisis celui d'un de nos plus grands monarques, le siècle de Louis XIV, plus grand peut-être à nos yeux que le siècle d'Auguste, s'il avoit pour lui la même antiquité: dans cette époque si remarquable, et parmi toutes les nations éclairées; compte, pèse, discute les autorités, puisque c'est aussi à l'autorité que tu en appelles; et voyons qui l'emportera, de la religion ou de l'incredulité. À cette petite poignée d'hommes, qui dans le dix-septième siècle ont levé l'étendard de l'impiété, qui pour la plupart ont été célèbres seulement par leur liberté de penser, et qui tous se sont tant de fois démentis, contredits eux-mêmes; oppose, sans distinction de secte et de ce qu'a pu mêler à la croyance générale l'esprit particulier, oppose les Descartes, les Leibnitz, les Newton, ces trois hommes, l'éternel honneur de l'esprit humain, qui s'élèvent si fort au-dessus de la sphère commune, qui dominent avec tant d'éclat dans l'empire des sciences, et partagent entre eux les respects de tous les philosophes modernes qui se rangent à leur suite; oppose les Mallebranche, les Bernouilli, les Wolf, les Wollaston, les Cumberland, les Le Clerc, les Grotius, les Clarck, les Abbadie, les Derham, les Nieuwentyt, les Bacon, les Adisson, les Pascal, les Arnauld, les Nicole, les Bossuet, les Fénélon, qui ne se sont pas contentés d'être chrétiens ou de le paroître, mais qui tous ont si bien prouvé leur croyance: quels noms! (Et je te fais grâce des autres;) quels hommes je t'ai cités, mon fils! Et que tu te trouveras petit auprès d'eux, toi et les partisans de tes erreurs! Oppose des sages, que l'incrédule ignorant ou de mauvaise foi ôse citer pour lui; des sages, quelquefois trop hardis dans leurs systêmes, peu mesurés dans leurs expressions, emportés par la fougue du génie au delà des bornes que la religion lui prescrit, peut-être aussi séduits par un vain desir de gloire; (car hélas! Que de gloire a terni le trop grand desir de l'accroître! ) Mais toutefois, au milieu même de leurs écarts, retenant dans leur coeur et dans leurs écrits la religion, que par quelques endroits ils sembloient abandonner. Tels ont été, par rapport au christianisme, un Locke, un Pope, un Hobbes peut-être, avec tous ses faux principes, et tant d'autres dans le même genre: car c'est un grand et dangereux abus, mon fils, que de crier trop aisément à l'incrédulité, et de vouloir compter malgré eux, parmi les ennemis de la religion, des hommes d'un certain nom, qui, jusque dans leurs vains systêmes, l'ont chérie ou du moins l'ont respectée.

À ces philosophes, à ces sages, ajoute les pères de notre belle littérature, les Corneille, les Racine, les Despréaux, un Lamotte, un Rousseau, un La Fontaine, qui a déploré si amèrement les dérèglemens de son imagination et les honteuses licences qu'il avoit permises à sa plume.

C'étoit là le siècle des grandes choses, le siècle des grands hommes, et c'étoit aussi le siècle de la foi: et de nos jours, où tout devient si étroit, si petit, si stérile, si ce n'est peut-être en genre de futilité, on se fera gloire d'être incrédule! Hélas! Lorsque nous nous piquons de mieux voir que ceux qui nous ont précédés, lorsque nous nous flattons de donner le ton à ceux qui viendront après nous, qu'est-ce donc qui fonde nos prétentions? Où sont nos inventions? Quelles sont nos découvertes, comparées à celles de ces hommes rares et sublimes qui nous ont éclairés? Dans le dernier siècle, on a vu briller de toute part l'étincelle du génie; on a vu, si je puis m'exprimer ainsi, les esprits s'échauffer, s'enflammer, produire à l'envi des chefs-d'oeuvre, et faire jaillir en tous lieux l'éclat et la lumière. Aujourd'hui, plus occupés du désir de paroître profonds, que du soin de le devenir; mettant par-tout l'affiche de la science, sans y mettre la science même; portant jusque dans l'éloquence de grands mots bizarrement placés, froids, monotones, tristement et follement raisonneurs; nous ne savons, à le bien prendre, ni raisonner ni sentir: ou si, quelquefois encore, nous montrons de l'esprit, du feu, du sentiment, et de la chaleur; c'est tout au plus dans les délires, qui sont le fruit de l'irréligion et de la dépravation des moeurs. Nous vantons, il est vrai, nos productions; nous nous donnons pour des sages; nous appellons notre siècle, le siècle de la philosophie: pauvres philosophes! C'est la montagne en travail: et qu'enfante-t-elle? Ô mon fils! Je m'imagine quelquefois voir ces génies fameux des derniers siècles, ces hommes vraiment grands, à qui l'orgueil philosophique est forcé de rendre hommage, renaître de leurs cendres et reparoître au milieu de nous. Je crois les entendre élever la voix dans nos plus célèbres académies, s'adresser à leurs disciples, et leur dire: "reconnoissez-vous vos instituteurs et vos maîtres, vos guides et vos modèles? Est-ce donc leur gloire que vous prétendez flétrir, en flétrissant la religion, qu'ils ont si sincèrement honorée, qu'ils ont défendue si constamment? Quoi, n'étions-nous donc des esprits foibles et de petits génies, que lorsque nous combattions pour elle? Quoi, l'attachement qu'elle nous inspiroit, le respect dont elle nous pénétroit, les éloges qu'elle nous dictoit en sa faveur, n'étoient-ils donc qu'un vain préjugé? Et lorsque nous détruisions avec tant de soin toutes les erreurs, lorsqu'en tout genre nous renversions avec tant de force et de courage les autels élevés à la crédulité, lorsque nous cherchions avec tant de zèle et de succès la vérité; ne nous étions-nous mépris que sur l'objet que nous discutions avec le plus d'attention, et qui nous intéressoit le plus? Eh, qui êtes-vous pour traiter notre croyance de superstition, de fanatisme, et d'imbécillité; lorsque nous vous assûrons d'un commun accord, qu'elle avoit à nos yeux tout le poids de l'examen et toute l'autorité de la raison? Qui êtes-vous et de quel droit vous donnez-vous pour nos censeurs et nos juges; vous, que, sous aucun titre, nous n'eussions admis pour nos égaux, et que notre unique étonnement peut être est de voir assis maintenant à la même place que nous "?

Cette apostrophe, un peu vive, mais si bien fondée, ce semble, n'est point ici, cher Valmont, une déclamation outrée, qui n'excepte rien, qui ne trouve de génie, de connoissances, et de talens que dans ceux qui pensent comme nous. Il en est sans doute qui, avec un grand nom justement mérité, soit faute d'examen, soit par d'autres causes que je ne prétends pas approfondir, ont pu s'égarer. Mais ceux-là seront-ils les seuls qui doivent faire autorité pour toi? Mais parmi eux en est-il beaucoup, dont l'incrédulité soit absolument décidée, et qui lors même qu'ils font les forts contre Dieu et contre son Christ, ne mentent pas à leur propre coeur? Mais combien de témoignages favorables à la religion n'ont-ils pas laissé échapper? Que d'aveux, qui valent mieux peut-être que des éloges! Que de conversions, même éclatantes, et qui déposent en faveur de la foi qu'ils avoient abandonnée! Que de variations, qui prouvent assez, qu'en genre de doctrine on ne sait plus à quoi s'en tenir ou qu'on ne tient plus à rien, lorsqu'on ne tient pas de toutes ses forces à la révélation! Le fidèle sage et vertueux ne change point de croyance; l'incrédule, jusqu'à ce qu'il soit redevenu chrétien, en change à chaque instant. Mais dans ces esprits si forts, quelle différence du langage qu'ils ont tenu pendant la vie, à celui qu'ils tiennent à la mort! D'ailleurs qui est-ce qui fait nombre parmi les incrédules, et le plus de bruit peut-être? Ne sont-ce pas ces esprits légers, superficiels, qui, incapables de penser par eux-mêmes, se font l'écho des autres et ne répètent que ce qu'ils ont entendu dire? Qui plaisantent, parce qu'il leur couteroit trop d'approfondir et de raisonner? Et qu'à leur tour le sifflet tout seul épouvante et réduit au silence? Ne sont-ce pas ces petits-maîtres, ces agréables de nos jours, semblables aux soldats de Pompée, poudrés, musqués, peu faits pour la guerre, et cependant hardis à défier au combat, s'avançant fièrement, faisant briller leurs armes, mais qu'il suffit de frapper au visage pour les déconcerter et les mettre en fuite? Ne sont-ce pas ces hommes singuliers, qu'on a peine à définir, qui refusent de passer pour chrétiens, parce que trop de gens le sont encore; et qui, voulant marcher seuls, n'attendroient qu'un renversement total d'idées et de sentimens pour se rendre les hérauts du christianisme? Ne sont-ce pas sur-tout ces hommes aussi libertins de moeurs que de croyance, ces jeunes gens déjà perdus de débauches à vingt ans, et qui mettent par-tout, dans leurs écrits comme dans leurs propos, le poison de l'impureté et tous les excès de la licence à côté de l'irréligion? Eh, mon ami, en considérant la marche ordinaire de la plupart des incrédules, ce n'est pas leur nombre qui m'étonne: c'est au contraire qu'il y en ait si peu. Avec un coeur dépravé, il est si commode de ne rien croire! Mais enfin, malgré la dépravation du siècle et la manie de l'esprit-fort , la religion ne trouve-t-elle pas aujourd'hui même, parmi les hommes les plus célèbres, des défenseurs ou des disciples? Elle n'est donc pas si décriée que tu le disois au tribunal de la science, du génie et de la philosophie; et depuis qu'elle s'est fait connoître, elle ne l'a jamais été. Malgré ton mépris apparent pour les suffrages et les opinions des hommes, tu me rappelois à l'autorité, Valmont; et je t'ai répondu par des autorités.

Mais faut-il répondre à tout? Est-il vrai encore, par exemple, que les arts soient opposés au christianisme? Et ne peut-on en même-temps embrasser l'un et cultiver les autres avec succès? De quels arts parles-tu? De l'éloquence? De la peinture? De la sculpture? De l'architecture? De la poésie? De la musique? Mais dans les genres les plus nobles, je t'ai déjà cité les plus grands noms. Hommes illustres par vos talens, orateurs sublimes, poëtes célèbres, artistes fameux! C'est à vos ouvrages que j'en appelle; qu'ils répondent pour moi. Ah! Mon fils, que de chefs-d'oeuvre en tout genre la religion n'a-t-elle pas enfantés! L'éloquence des Chrysostômes, des Bossuet, des Fénélon, des Bourdaloue, des Massillon, en s'exerçant sur des objets consacrés par la religion, a-t-elle dégénéré de celle des Cicéron, des Démosthène? Nos morceaux chrétiens des Raphaël, des Michel-Ange, des Bernin, répandus sur-tout à Rome et dans toute l'Italie, dont ils font l'ornement, n'égalent-ils pas ceux qui nous restent des peintres et des sculpteurs les plus renommés de l'antiquité païenne? L'église de s Pierre de Rome, celle de s Paul de Londres, seroient-elles indignes de figurer pour l'architecture à côté du panthéon?

Les plus belles pièces de Corneille et de Racine, ne sont-elles pas leurs tragédies saintes? Et nos plus belles odes ne sont-elles pas des odes sacrées? La musique a-t-elle rien perdu dans nos temples de sa noblesse et de son harmonie? Et celle qui, dans les compositions de nos plus grands maîtres, inspire des sentimens profonds de crainte, de respect, et d'amour pour la divinité, ne vaut-elle pas bien celle qui, sur des rimes impures et par des sons dangereux, nous invite aux plaisirs?

C'est trop m'arrêter peut-être à réfuter des objections frivoles: mais rien n'est à mépriser pour moi de ce qui peut détruire dans Valmont des préjugés, qui, quoique légers en eux-mêmes, l'empêcheroient de prêter l'oreille à ma voix sur des choses plus essentielles. Dépose toute prévention, mon fils, et tu m'entendras volontiers te prouver la religion chrétienne.

LETTRE 32

De la comtesse de Valmont au marquis. Ils partent! Ils emmenent Senneville! Ils m'enlèvent ce que j'ai de plus cher après vous, après mon mari... ils nous laissent tous deux dans l'admiration, le saisissement, les larmes, et un mélange inconcevable de joie et de douleur, de contentement et de regrets. Quelle famille que celle de M De Veymur! Mais sur-tout quel ami que M D'Orval! Quel ami, quel ange tutélaire le ciel nous a donné! Il déchire notre coeur par l'endroit le plus sensible; il nous arrache le plus grand de tous les sacrifices, et nous force encore à le bénir.

Ô vous, mon père, qui avez préparé tous ces évènemens, quelles actions de grâces vous rendrons-nous? Que rendrons-nous au ciel, qui le premier nous les a ménagés? Et que ne lui devons-nous pas pour tout le bien qu'il nous fait! Cependant Senneville est déjà loin de nous: vous la verrez presque en même temps que vous recevrez la lettre que je vous écris... pour moi je ne la reverrai de long-temps... que dis-je! Peut-être ne la reverrai-je plus. En nous quittant, elle étoit comme nous partagée entre mille mouvemens divers. Sa tendre amitié pour moi combattoit le plaisir qu'elle ressent d'aller s'établir près de vous; de suivre une famille respectable, qui va être la sienne; un homme tel que M D'Orval, qui devient, à bien des titres, son père et son ami; un époux, ou du moins un homme aimable, qui dans peu va le devenir, et pour qui son penchant sera bientôt d'accord avec son devoir... ah, comme ses yeux mouillés de pleurs se portoient tour à tour sur Madame De Veymur et sur moi! Comme elle me tenoit étroitement serrée dans ses bras! Comme ses larmes brûlantes se confondoient avec les miennes! Enfin M D'Orval nous a séparées; il a fait céder la tendresse à la raison et au devoir.

Mon père! Que la vertu a de force et d'empire! Et quels prodiges n'opère-t-elle pas! Celle de M D'Orval a triomphé de ma jeune amie, de moi, de mon mari; et que bien peu d'instans ont suffi à son triomphe! Deux mots de votre part nous avoient annoncé son arrivée. Il s'est présenté avec Madame De Veymur et le chevalier. Nous n'étions que nous trois, le comte, Senneville, et moi. Après quelques momens d'un entretien, déjà bien intéressant, puisqu'il rouloit sur vous, M D'Orval, paroissant entrer dans la peine que je lui témoignois sur votre éloignement, me fit sentir d'abord que dans les évènemens les plus fâcheux le ciel avoit ses desseins, toujours plus admirables à nos yeux, à mesure qu'ils se laissoient plus aisément pénétrer. La disgrâce de m le marquis, me dit-il ensuite, sembloit être pour lui, ainsi que pour vous, madame, le coup le plus funeste; cependant le ciel s'est déjà suffisamment justifié par rapport à lui: dans sa retraite il a trouvé le repos, le bonheur, après lequel il soupiroit depuis si long-temps. Une famille respectable par mille endroits, ajouta-t-il en se tournant du côté de Madame De Veymur et du chevalier, sembloit attendre sa présence pour voir combler sa félicité. Il s'est formé entre elle et M De Valmont la société la plus douce: un lien plus intime doit la resserrer et être le gage de sa durée: ce gage précieux, nous sommes venus de si loin pour l'obtenir. M votre père le demande avec instance; m le chevalier l'espère, et tremble de se le voir refuser... oui, mademoiselle, dit à l'instant le chevalier avec la plus vive émotion, et en portant un oeil inquiet sur Senneville, un mot de votre part va assurer la consolation de m le marquis, mon bonheur, et celui de toute ma famille, ou changer la joie que nous cause le plus doux espoir en une douleur mortelle. Déjà le récit de vos vertus m'avoit enflammé; je vous vois, et je sens trop bien que je ne puis plus vivre heureux, si vous ne me permettez de vivre pour vous. Senneville déconcertée rougit, baissa les yeux, puis me jeta un regard tendre, qui, sans donner aucun espoir, ne tenoit rien cependant de la rigueur du refus. J'étois, aussi bien qu'elle, dans le trouble le plus grand. Mon mari, pâle, tremblant, et dont l'agitation violente ne put m'échapper, prit la parole, et dit d'une voix entrecoupée: votre alliance, monsieur, honore Mademoiselle De Senneville; elle nous honore: mais Mademoiselle De Senneville n'a point de fortune; je sais que vous n'en avez pas une à lui offrir; et vous ne voudriez point la condamner à une vie peu aisée, qui par la suite pourroit faire son malheur et le vôtre. Tout est prévu, reprit aussi-tôt M D'Orval. Ma fortune a commencé par la famille de M De Veymur, qui maintenant se trouve assez riche pour lui et pour ses enfans; les évènemens les plus favorables l'ont portée bien au delà de mes espérances. Mon unique objet étoit d'en faire hommage à cette même famille, à qui je la dois dans son principe; c'est combler ses voeux et les miens, que d'en faire part à m le chevalier dans les circonstances heureuses que le ciel a fait naître; qu'elle soit son bien, et la dot de Mademoiselle De Senneville; cette fortune n'est plus à moi. À ces mots un transport d'admiration nous saisit. Mon mari, plus interdit que jamais, bégaya ainsi que moi quelques mots de reconnoissance. Son visage s'étoit animé par degrés; des larmes rouloient dans ses yeux; c'étoit le moment du combat entre la vertu et l'amour: l'exemple de M D'Orval, ce trait héroïque de sentiment l'emporta dans son coeur. Si Mademoiselle De Senneville y consent, dit-il, et elle doit y consentir, vous nous aurez fait faire, monsieur, à ma femme et à moi, par le consentement que nous y donnons nous-mêmes, le sacrifice le plus pénible. Senneville se leva à l'instant, et se jettant dans mes bras: ô ma bonne amie! Me dit-elle en me baignant de pleurs, qu'il m'en coûtera de me séparer de vous! Mais, reprit-elle d'un ton plus bas, je le dois en effet; et serois-je ici la moins généreuse? Oui, monsieur, dit-elle ensuite à M D'Orval d'une voix plus haute et plus ferme, je me croirois ingrate envers vous, envers madame et toute la famille de M De Veymur, envers m le marquis lui-même, qui nous procure l'avantage de vous connoître, si je ne répondois à tant de grandeur d'ame que par un refus; et je sens trop bien, que consentir à l'union que vous m'offrez, est l'unique moyen qui me reste de m'acquitter envers vous. La force avec laquelle mon amie prononça ces paroles, dont je pénétrois assez les motifs les plus secrets, sembla nous en donner à nous-mêmes. Une douce confiance et une sorte de contentement et de gaieté vinrent se placer au milieu de nous. Depuis ce moment, et dans le peu de jours que nous avons passés ensemble, les sentimens d'estime et d'affection réciproque se sont accrus à mesure que nous nous sommes connus davantage. Senneville elle-même m'a paru s'attacher, autant par goût que par raison, à celui que le ciel lui avoit destiné pour époux. Ce digne élève de M De Veymur, et l'heureux fruit de sa tendresse et de ses vertus, n'a pas craint de nous faire part de ses anciens égaremens, de son retour, et de ce qu'il devoit à son généreux frère. Le sentiment qu'il mettoit dans ce noble aveu de ses fautes nous attendrissoit, autant que nous étions touchés des vives expressions de sa reconnoissance. Son âge, quoiqu'un peu mûr pour Senneville, ne lui a point déplu; elle le préfère, dit-elle, pour un tel choix, à celui où les passions font sentir toute leur violence, et où le caractère n'est pas encore formé.

À l'égard de Madame De Veymur, je ne puis vous exprimer jusqu'à quel point ses manières douces et insinuantes, son caractère de bonté, ses sentimens nobles et purs, son esprit toujours égal, son aimable franchise, lui ont concilié notre respect et notre amour. Ma bonne amie n'aura pas de peine à se consoler de ma perte, par ce trésor bien plus réel qu'elle vient d'acquérir: elle aura aussi en elle une amie: elle aura de plus, du côté des lumières et de l'expérience, un guide fidèle; du côté de l'âge et des sentimens, la plus tendre et la plus respectable de toutes les mères.

Mais ce qui va vous surprendre bien agréablement, c'est que, parmi ces évènemens si inattendus, avant même que de perdre Senneville, j'ai retrouvé dans Valmont un époux. En peu de jours, et par un changement qu'avoit accéléré peut-être la perte de tout autre espoir, sa tendresse pour moi s'est ranimée avec plus de force que jamais; ses yeux ne se sont plus portés sur Senneville; ses regards, ses soins ont été tout entiers pour moi. Il sembloit vouloir, par son repentir et son amour, me dédommager de ce qu'il m'avoit fait perdre; et son retour est si sincère, que souvent j'ai peine à contenir toute la joie que j'en ressens. Cependant ce qui en tempère l'ivresse, et qui la mêle d'une sorte d'amertume, c'est la crainte de l'avenir; c'est le départ de Senneville. Je viens de remettre entre les mains de Madame De Veymur ce dépôt si cher; M D'Orval et le chevalier l'accompagnent, vous allez la recevoir.

Les accords de son mariage se sont faits sous nos yeux; et il est bien juste que sous les vôtres elle contracte cette union, qui va faire son bonheur, c'est à vous qu'elle le devra; c'est à vous que je dois le retour de mon mari... mais permettez-moi de pleurer encore Senneville. Son amitié pour moi étoit si tendre! Ses sentimens étoient si purs! Elle partageoit si bien tous les miens! Son ame étoit si naïve et si belle! Quelle compagne j'ai perdue! ... Ah! Du moins puisse le coeur de Valmont me rester toujours!

Mais quelle est mon inquiétude? Hélas! Je crains encore; je crains de nouvelles peines. Suis-je trop ingénieuse à m'alarmer? Mes craintes sont-elles sans fondement? La fougue de la jeunesse, l'indiscrétion de l'âge, l'impétuosité du caractère, le peu d'expérience, les faux amis, le manque de principes, et l'irréligion, tout m'épouvante dans Valmont; et si j'ajoutois foi aux pressentimens, du sein de mon bonheur actuel je croirois toucher au plus grand des malheurs. L'amour même que mon mari me témoigne reprend un caractère de jalousie qui m'effraie; et, le croiriez-vous? Lausane en devient l'objet. Il l'observe quelquefois d'un oeil sombre; le moment d'après il sourit aux agaceries qu'il me fait: mais son regard est inquiet, et son rire est forcé. Lausane s'en apperçoit, s'en amuse, et par un raffinement de méchanceté se fait un jeu d'irriter ses inquiétudes et ses craintes. Il semble triompher et reprendre à son tour l'ascendant que mon mari paroissoit avoir pris sur lui; il redouble ses empressemens; il met, dans les soins qu'il me rend, plus d'affectation qu'il n'en mit jamais. Tout ce manège me déconcerte; et je ne puis ou n'ôse en profiter, pour mettre fin à des assiduités qui me sont à charge, et que je redoute bien davantage depuis que j'y démêle encore plus de vanité que de passion. Le plus court parti seroit de porter Valmont à rompre entièrement avec lui: mais une rupture entre eux feroit un éclat réel, et dans les circonstances présentes cet éclat devient dangereux. Les nouvelles grâces que le roi vient de faire à Lausane, prouvent assez qu'il est dans la plus haute faveur, et me forcent encore à le ménager. Toutefois le comte devroit-il m'estimer assez peu pour être jaloux? Mais que dis-je? Peut-on demander aux passions l'équité, le coup d'oeil, et le sang froid de la raison? Je viens de vous tracer mes plaisirs, mes peines, mes perplexités, et mes craintes: soyez toujours mon guide et celui de mon mari. Daignez me parler de ma jeune amie: ah! Que je l'eusse accompagnée avec joie, si mon devoir, si ma grossesse même, déjà avancée quoiqu'elle le paroisse si peu, ne m'eussent arrêtée malgré moi! Soutenez-moi par vos lettres; tranquillisez-moi, dirigez-moi par les sages conseils qu'elles renferment. Daignez aussi m'en écrire une que je puisse montrer à Valmont. Il s'agit d'un objet important sur lequel j'aurai paru vous consulter. Valmont, autant par un effet de son amour pour moi, que par un goût naturel pour l'éclat et la magnificence, veut m'engager à des dépenses qui seroient considérables, et que je crois peu nécessaires. Le luxe qui règne à la cour, et qui gagne même tous les états, force, il est vrai, les femmes de mon rang à donner beaucoup plus à l'extérieur, que je ne voudrois y donner par goût et par sentiment: mais, quelle que soit la mode, quelque chose même qu'exige la bienséance, il est, je crois, une certaine mesure au delà de laquelle la raison, d'accord avec la religion, n'apperçoit que vanité et qu'abus. Mon mari n'en connoît guère dans ce genre: il trouve toujours, jusques dans le bien général, de spécieux prétextes pour porter le luxe aussi loin qu'il peut aller, et ne met à le satisfaire d'autres bornes que l'impuissance. Je voudrois le persuader, le ramener, mais non pas le heurter de front et paroître vouloir le réformer. Vos leçons à cet égard lui seront plus utiles que les miennes, et me serviront pour tous les temps de règle à moi-même.

LETTRE 33

Du comte de Valmont à son père. J'ai vu des ames vraiment belles... j'ai vu une famille, qui mérite tout mon respect... un vieillard! ... Est-ce un homme? Est-ce un dieu, sous la forme d'un mortel? Quel saisissement j'ai éprouvé à son aspect! Quels sentimens ses discours impriment! De quels efforts ne rend-il pas capable celui qui le voit et qui l'entend! Ah! Mon père, de grands exemples sont venus à l'appui de vos leçons, et la vertu me devient plus chère qu'elle ne me l'a jamais été.

Êtes-vous content de nous? Mademoiselle De Senneville s'éloigne et sacrifie les douceurs de l'amitié aux loix de l'amitié même: comme elle, Madame De Valmont en sacrifie les liaisons et les charmes à l'amour conjugal; et à cet amour, j'immole une passion qui étoit si vive, et qui me rendoit si criminel. Qu'il a fallu peu de jours pour opérer en moi une si étrange révolution; et que la société des hommes vertueux produit d'heureux changemens dans un coeur qui étoit fait pour le devenir! Enfin le voile est tombé, et je retrouve Émilie avec tous les attraits de la constance et de la vertu. Peut-être aussi un dieu propice a aidé à son triomphe; le dirai-je? Ce dieu de vérité que j'implore a semblé disposer mon coeur et le rendre plus docile. Depuis votre dernière lettre, pénétré d'un respect plus sincère pour la religion chrétienne et la jugeant plus digne de ma raison, afin de me mieux préparer à l'étudier et à la connoître je méditois ce sacrifice, dont peu de temps auparavant la seule idée me faisoit frémir, et dont l'exécution me sembloit impossible. Je me disois à moi-même: "dissipons tout le prestige des passions qui m'enchantent; levons tous les obstacles qu'elles peuvent apporter à la connoissance de la vérité; cherchons-là sans opposition, sans prévention; offrons, aux soins d'un père tendre, un esprit libre et un coeur maître de soi. Si la religion est vraie, si c'est moi qui suis dans l'erreur, j'aurai moins de peine à en convenir; et si je suis fondé dans mon incrédulité, j'aurai du moins l'avantage de ne plus en suspecter la cause". C'est dans ces momens que M D'Orval est survenu; et sa présence, m'élevant au-dessus de moi-même, m'a donné une force que je ne me connoissois pas.

Poursuivez donc, mon père, l'ouvrage que vous avez si heureusement commencé. Souffrez seulement que ma circonspection augmente à mesure que la vérité me devient plus chère, et qu'il est question pour moi d'une détermination plus précise sur des objets si importans. Je vous promets de ne point opposer à des preuves solides des difficultés minutieuses, des doutes mal fondés, et de vains sophismes: mais aussi je ne veux me rendre qu'à la seule raison; et si les autorités les plus respectables sont pour vous, ne trouvez pas mauvais que, déterminé comme je le suis à ne jurer sur la parole d'aucun maître, je ne cède point à l'autorité.

LETTRE 34

Du marquis au comte et à la comtesse de Valmont. Partagez ma joie, mes chers enfans, comme je partage la vôtre; mettons en commun les doux sentimens qu'éprouvent nos ames, pour les rendre plus doux encore. Vous vous aimez, vous êtes heureux; tout est heureux autour de moi; que manqueroit-il à mon bonheur? Jugez par la lettre de nos deux époux, des ravissemens de leurs coeurs. Jamais, pour le caractère et la façon de penser, pour les agrémens de l'esprit et les qualités de l'ame, non jamais on ne vit d'union mieux assortie, comme on en voit peu qui ayent été faites sous de meilleurs auspices. Cette heureuse alliance vous rend la paix et l'amour mutuel; elle fait ici l'enchantement de toute une famille; me fait éprouver à moi-même un contentement que j'ai peine à bien rendre. Ah! Je ne croyois pas qu'éloigné de vous, mon coeur fût encore susceptible d'impressions si vives et de si agréables transports. C'est d'hier que ces époux sont unis. M De Veymur et toute sa famille se sont réunis chez moi à l'arrivée de Madame De Veymur et de Mademoiselle De Senneville. Cette aimable enfant, que vous m'avez rendue si chère, et qui me l'eût été sans vous, m'a fait en votre nom les plus tendres caresses: son attachement pour les amis qu'elle vient de quitter, ne contribue pas peu à la lier plus fortement aux amis qu'elle retrouve. Monsieur et Madame De Veymur, M D'Orval, son mari, ses soeurs, tout ce qui l'environne l'intéresse, l'affecte vivement; et cependant elle veut bien, dans de certains momens, me donner comme des marques de préférence, dont ils ne sont point jaloux et dont il seroit difficile que je ne fusse pas flatté. Elle a choisi, avec son mari, mon château pour son domicile, et veut, dit-elle, partager mon exil aussi long-temps qu'il pourra durer. Vous concevez, mes chers enfans, combien ma retraite me devient de jour en jour plus aimable: elle est mon louvre; l'amitié, la confiance se réunissent pour m'y former une sorte d'empire; et c'est sur des coeurs que j'ai la douceur de régner. Cet empire n'est pas tel cependant, que je ne veuille bien en faire hommage à M D'Orval. Il est le patriarche, il est le père de toute la famille. Ses sages conseils vont cimenter dans nos deux époux la durée de l'amour, de l'innocence, et du bonheur.

Je ne saurois me refuser à la douce satisfaction de vous répéter, sinon dans les mêmes termes, du moins quant au fond, les leçons touchantes qu'il leur a données." Vos ames sont trop honnêtes et trop belles, leur disoit-il à l'instant même qui a précédé la célébration de leur mariage, pour que j'insiste sur la fidélité que vous devez l'un et l'autre à l'engagement que vous allez contracter. C'est d'ailleurs au ministre de nos autels à vous faire bien comprendre toute la sainteté et toute l'importance du noeud sacré qui va vous unir. Il vous dira à quel point de grandeur et de dignité la religion élève ce lien, cette convention, déjà si respectable par les seules loix de la nature, mais que, par-tout où s'introduit la dépravation des moeurs, la religion seule a encore la force de faire respecter. Il vous montrera la société toute entière reposant tranquillement sur la foi d'une convention si sainte, et l'oubli des devoirs qu'elle impose entraînant après lui tous les maux et l'oubli de tous les autres devoirs. Il vous montrera un dieu, le défenseur des droits de la nature et de la religion, également intéressé à venger l'une et l'autre par les châtimens terribles, réservés tôt ou tard à ceux qui les auront violés. Il vous exposera ces grandes vérités, qu'heureusement votre coeur vous aura dites avant lui. Mais il y a des choses bien intéressantes encore pour votre bonheur, que peut-être il ne vous dira pas. Il y en a même que sa sagesse ou que la dignité de son ministère ne lui permettroit pas de vous dire aisément, et que mon amitié, plus libre sans être moins circonspecte, ne me permet pas de vous taire. Mon âge, mon zèle, votre amitié pour moi, ennobliront à vos yeux des détails qui paroîtroient minutieux peut-être à tout autre que vous". "Pour assurer votre bonheur mutuel, vous vous devez avant toutes choses une indulgence réciproque. Doués tous deux d'un esprit juste, d'une humeur douce et prévenante, d'un caractère sensible et tendre, d'un coeur excellent, tous deux enjoués, tous deux aimables, vous vous conveniez l'un à l'autre, et vous avez en vous de grandes ressources pour vous plaire toujours également. Cependant vous avez tous deux des défauts; puisque telle est la condition humaine, qu'il n'est personne qui en soit parfaitement exempt. De quelque oeil que vous vous voyiez maintenant, il viendra un jour, où, le charme de l'enchantement faisant place à la réflexion, vous vous verrez tels que vous êtes; et faits pour vivre ensemble, ce jour ne peut pas être loin. Vous vous verrez donc avec des taches et des imperfections. Vous y attendre, est le plus sûr moyen de n'en être pas surpris, et de ne pas trouver dans votre union un mécompte, qui déjà pourroit en altérer la douceur. Vos défauts une fois connus, il faut réciproquement les supporter. Cette loi, qui est celle de toute société, l'est encore plus d'une société indissoluble de sa nature, et où il est d'autant plus nécessaire de savoir tirer parti de sa situation, qu'il n'est pas raisonnable, qu'il est toujours peu honnête de penser à la changer. La persuasion intime de cette vérité, rendue sensible par l'expérience, que tous les hommes ont leurs défauts, que nous avons les nôtres, est ce qu'il y a de plus propre à nous rendre indulgens. Supporter les autres pour mériter qu'ils nous supportent, c'est le cri de l'équité, c'est la loi de la nature, et celle que nous impose l'intérêt de notre propre bonheur. La raison vous en fait une règle de prudence; la religion vous en fait un devoir; la raison, la religion, et l'amour vous en feront un plaisir. Il faut donc que sur chaque objet le moins affecté de vous deux, et, pour le moment, le plus sage cède en quelque sorte à l'autre; que celui-là n'irrite point, par une résistance déplacée, par une opposition trop sensible et faite à contre-temps, la vivacité de celui-ci; qu'il n'entreprenne pas d'arrêter un torrent furieux, mais qu'il se contente d'en détourner le cours. Le langage de la raison est trop foible quand la passion s'explique, et ne sert souvent qu'à l'enflammer. Aidez-là par de sages ménagemens et beaucoup de douceur, à perdre insensiblement de sa force; et la raison reprendra bientôt son empire; et celui d'entre vous qui aura été vaincu par un procédé si noble, n'aspirera qu'à vaincre à son tour".

"À cette règle de conduite, ajoûtez-en une autre, qui rendra l'usage de la première plus rare, et qui en rendra même le besoin moins nécessaire. Faites-vous une loi de vous montrer toujours l'un à l'autre sous des dehors aimables, comme s'il étoit question de vous plaire pour la première fois. Trop de contrainte, il est vrai, rendroit votre union moins douce; mais trop de négligence détruiroit le bonheur. Une familiarité mal entendue nuit à l'estime; trop d'aisance nuit à l'amour. On perd aisément un coeur dont on se croit trop sûr, il faut au moins autant de soins pour le conserver, qu'on en a pris pour l'acquérir. Une jeune femme, déjà tendrement chérie, n'a pas besoin sans doute de beaucoup de parure pour être belle aux yeux de son mari; mais pour ne pas cesser de l'être un jour, elle a besoin d'une certaine attention sur elle-même d'une sorte d'étude sur les goûts de celui à qui elle veut plaire, d'un soin exact à se parer en sa faveur de tous les ornemens d'une belle et noble simplicité et de tous les charmes de la décence. De son côté un époux qui veut être aimé, doit se montrer toujours aimable. Qu'il n'exige rien, s'il est possible, par autorité; qu'il ne fasse rien par humeur, qu'il persuade ce qu'il desire; qu'il fasse naître des dispositions plus conformes à ses volontés, quand on les contrarie; qu'il remette à des temps plus favorables ce qu'on lui refuse avec trop d'opiniâtreté, et qu'il ménage un sexe foible, mais naturellement bon dès qu'il nous trouve indulgens. Le respect, la soumission, l'amour, sont au nombre de ses principaux devoirs; mais c'est l'exposer à y manquer, que de les exiger en maître. Une épouse est une compagne, une amie, et non pas une esclave; et vivre toujours avec elle comme un amant fidèle, est le plus sûr moyen d'être toujours heureux époux".

"Il faut donc aussi qu'il procure à cette compagne qui lui est chère, des amusemens et des plaisirs; mais, et c'est la troisième règle; il faut qu'il sache les bien choisir. Une vie trop uniforme, une retraite continuelle, des occupations trop pénibles et trop peu variées, pourroient dans une jeune femme, produire enfin la lassitude et l'ennui. C'est en l'arrachant quelquefois aux travaux et aux soins domestiques, qu'on les lui fait retrouver avec plus d'agrément. Cependant il y a un milieu à prendre pour elle entre une vie trop sérieuse et des plaisirs trop dissipans. Si au milieu de la cour, si dans le tumulte des villes, vous la livrez à des amusemens de toute espèce, à des sociétés brillantes et frivoles, à l'enchantement des spectacles, aux bals, aux jeux, aux ris, et aux fêtes les plus galantes; elle y prendra bientôt l'esprit d'un monde dangereux et futile, l'amour du luxe et de la mollesse, le ton du jour, les airs à la mode, le sentiment et le jeu des passions; elle y prendra le desir insatiable de voir et d'être vue, la fureur des vains amusemens, le mépris de ses devoirs, l'éloignement pour sa maison, et au moins l'indifférence pour son mari et pour ses enfans. Vous serez étonné d'une révolution si étrange; elle s'en étonnera elle-même dans quelques momens: et cependant liée, entraînée par ses goûts dépravés, elle ne se sentira plus assez de forces pour chercher dans l'accomplissement de ses premiers devoirs le sentiment de son premier bonheur. Pour flatter sa curiosité; pour la satisfaire et vous satisfaire vous-même, vous l'aurez promenée d'objets en objets, de cercle en cercle, de plaisirs en plaisirs; et vous y aurez laissé évanouir sa tendresse et corrompre ses moeurs. Faites lui donc des amusemens dignes d'elle, et qui la lient plus étroitement à vous, au lieu de contribuer à l'en séparer. Composez-lui des sociétés également dignes de tous deux, où l'on aime à vous voir ensemble, où elle ne se plaise jamais mieux qu'avec vous; qu'elle quitte sans humeur, qu'elle retrouve sans empressement, qu'elle ne préfère point à sa propre maison. Faites ensorte que sa famille soi pour elle le spectacle le plus touchant, que son époux soit toujours sa société la plus douce, que son séjour ordinaire ne cesse point de lui paroître aimable. Réunissez-y en sa faveur ce que les amusemens permis ont de plus touchant et de plus vrai, ce que les vertus ont de plus attrayant et de plus solide, ce qu'il y a de moins futile dans les arts et les talens".

"Ce n'est pas assez du choix de vos plaisirs, il faut encore en prévenir l'abus. Il ne se glisse que trop souvent dans l'usage de ceux qui sont les plus légitimes, de ceux mêmes qui naissent de l'union si douce et si sainte que vous allez contracter. Pour ne pas les dégrader, ennoblissez-en le principe, respectez-en la fin, sachez vous y respecter vous-même. En les rendant plus purs, vous les rendrez plus constans; en en retranchant les excès, vous en bannirez les dégoûts; en les couvrant du voile de la sagesse, vous n'émousserez pas la délicatesse si naturelle aux ames bien nées; vous augmenterez dans le coeur d'une épouse toujours chaste l'aimable sentiment de la pudeur, bien loin de l'affoiblir; vous nourrirez en elle des pensées toujours honnêtes; vous lui laisserez au besoin des armes toujours prêtes contre les égaremens du coeur et les dangers de la séduction; et vous mettrez pour vous-même, à la place des honteux délires d'une passion déréglée, les délices du sentiment".

"Pleins d'amour l'un pour l'autre, tendrement attachés à tout ce qui peut naître d'une union si belle, vous ne craindrez pas d'en voir multiplier les fruits, sous les auspices d'une providence, qui, en vous les donnant, se réserve, pour prix de votre confiance, de les faire servir à votre bonheur. Vous ne ferez point injure à la société, qui, devenue le garant de l'alliance que vous formez au milieu d'elle, vous redemande, dans d'autres vous-mêmes, le prix de ce qu'elle a fait pour vous. Vous n'outragerez point la religion, l'amour, et la nature; outrage le plus grand de tous, et, à la honte de notre siècle, de tous peut-être le plus commun. Vous ne risquerez pas de manquer un jour d'héritiers de votre nom et de vos vertus, par la crainte d'en trop avoir. Vous serez vraiment heureux, et toujours dignes de l'être". M D'Orval se tut à ces mots. De si sages conseils convenoient dans sa bouche; ils y acquéroient, par son âge, par son caractère plus vénérable encore, par toutes les circonstances, une force que nul autre n'auroit pu leur donner: et j'ôse bien assurer que ceux auxquels il les adressoit ne les oublieront jamais. Chaque jour je serai témoin des fruits qu'ils porteront pour la félicité de tous deux. Puissiez-vous bientôt en être témoins vous-mêmes! Puissent les obstacles qui vous retiennent être levés à la satisfaction de tous, et vous permettre de jouir quelque temps, au milieu de nous, de toutes les douceurs de la paix et de tous les charmes de l'amitié! Je vous ai fait part, mes chers enfans, de ce qui excite les transports de ma joie: comme la source vous en est commune, je n'ai pas voulu vous séparer dans ma lettre. Dans les suivantes, je ne tarderai pas à m'entretenir avec chacun de vous de ce qui fait en particulier le sujet de votre juste impatience. Adieu, mes enfans: aimez-moi; aimez vous toujours; un amour si légitime et si doux, s'il est bien réglé, peut vous sauver bien des dangers et vous consoler de bien des peines.

LETTRE 35

Du marquis de Valmont à son fils. Je m'empresse, mon fils, à m'acquitter envers toi. J'ai contracté à ta naissance une dette, (et qu'elle est douce à mon coeur! ) Celle de t'éclairer et de te rendre heureux. Que n'ai-je été assez libre, ou du moins que n'ai-je été assez fidèle pour y satisfaire plus promptement! Et quelle obligation si importante pouvoit ne pas s'allier avec celle-là? Tu ajoutes encore au devoir que la nature et la religion m'imposent, en me ménageant les moyens de le bien remplir. Cher Valmont, que le sacrifice que tu viens de faire a de prix à mes yeux! Que tes dispositions m'encouragent! Et que la préparation secrète de ton ame y donne un accès facile au dieu de vérité! C'est lui, n'en doute pas, qui, t'inspirant des vues si droites et suppléant à ta foiblesse, s'est ouvert dans ton coeur une route si belle. Puisses-tu, mon fils, toujours docile à sa voix, répondre jusqu'à la fin à ses desseins sur toi!

Tu me promets donc qu'en traitant avec toi des preuves de la religion, je n'aurai point à insister vainement sur ces objections futiles, que la mauvaise foi enfante, que les passions accréditent, que l'ignorance répète, et que tant soit peu de lumières, avec plus de bonne foi, suffisent pour détruire? Tu me promets que tu ne joueras point sur les mots; que tu ne t'amuseras point à incidenter follement sur les faits; que tu ne t'arrêteras point à des difficultés qui ne portent que sur de faux exposés; que tu ne combattras pas des certitudes par des conjectures, et ce qui est avéré par ce qui est incertain; que, te bornant à constater les preuves, tu ne chercheras point à les infirmer par des suppositions? Que de circuits tu t'épargnes! Et que d'ennuyeuses redites tu m'épargnes à moi-même! Il est un nombre infini de ces objections frivoles, que cent fois on s'est plu à répéter, qu'on a pulvérisées cent fois, et que tous les jours encore on ressasse, on reproduit impunément. Nous amuser à les discuter de nouveau, ce seroit consumer en propos inutiles un temps qu'on peut mieux employer, et fatiguer ton attention par des détails, auxquels, pour un esprit vrai et sagement critique, le fond même des preuves répond suffisamment.

Tout tient, mon fils, à l'idée que nous devons nous former de la religion chrétienne. A-t-elle des caractères vraiment divins, ou ne s'annonce-t-elle que comme une invention, une production toute humaine? Est-elle marquée au sceau de la vérité ou à celui du mensonge? C'est à quoi se réduit l'importante question que je me propose d'examiner avec toi.

Si ce sont les hommes qui ont inventé la religion chrétienne; c'est dans la suite des siècles qu'on doit en fixer l'époque, elle doit être l'ouvrage du temps. Si elle est le fruit de l'imposture, des circonstances, et du hazard; l'assemblage de ses parties ne doit pas former un systême parfaitement lié, un tout complet; et, comme l'erreur, elle doit se démentir par quelque endroit. Si elle n'est appuyée que sur l'illusion et le mensonge; elle ne doit pas soutenir de grandes et longues épreuves, elle doit se détruire d'elle même, s'affoiblir et périr en vieillissant. Que dirai-je de plus? Si elle est uniquement produite par la raison humaine; foible comme elle, insuffisante comme elle, elle ne doit pourvoir, comme il faut, ni à la gloire de Dieu, ni au bonheur de l'homme. Mais si c'est Dieu qui s'est révélé aux hommes, si le christianisme est son ouvrage; quel contraste et quel tableau bien différent! La religion, au lieu d'être jetée comme au hazard parmi les hommes et dans la suite des siècles, au lieu de former comme un oeuvre à part, doit être liée en quelque sorte aux premiers jours du monde, commencer avec les ouvrages de Dieu, et entrer dans le plan de la création: ses parties, au lieu d'être, divisées, décousues, sans suite et sans rapport entre elles, doivent être enchaînées l'une à l'autre, se supposer mutuellement, tendre vers un même centre, et avoir le rapport le plus parfait: l'oeuvre qu'elle nous présente doit être ferme, inébranlable; il doit être à l'épreuve de toutes les discussions, triompher de tous les obstacles, surmonter toutes les résistances, se développer, se perpétuer de génération en génération, et assurer de plus en plus sa consistance par sa durée: enfin cette religion, dans ses rapports avec Dieu, avec l'homme, et dans le lien sacré qu'elle forme entre eux, doit, par la justesse de ses proportions, procurer abondamment la gloire de l'un et suffire aux besoins de l'autre.

Ainsi, l'ancienneté, l'unité, la perpétuité, l'excellence, c'est-à-dire, la perfection éminente, l'éminente sainteté de la religion révélée, formeront ses principaux caractères. Chacun d'eux se retrouvera en quelque sorte dans l'autre; on pourra remonter, redescendre de l'un à l'autre sur la même ligne et avec la même assurance; ils seront liés entre eux d'une manière presque indivisible, et se prêteront l'un à l'autre une force nouvelle: ainsi la religion nous offrira-t-elle comme un édifice majestueux, dont le sommet touche au ciel, dont les fondemens reposent au plus profond de la terre, dont toutes les parties, étroitement unies, ont, entre elles et avec le tout qu'elles composent, le plus juste rapport: ainsi encore la religion nous fournira-t-elle des preuves qui seront à la portée de tous. Par ses trois premiers caractères elle se prouvera à l'esprit: et c'est le genre de démonstration qui convient à ceux qui sont capables de discussion et de recherches. Par le dernier elle se prouvera au coeur: et c'est le genre de preuves qui convient aux ames droites et simples; à celles, qui, jugeant plus par sentiment que par raisonnement, plus par le coeur que par l'esprit, ont besoin d'une voie plus abrégée, et non moins sûre, pour discerner la vérité. D'après ces réflexions, commençons, cher Valmont, l'examen des caractères de la religion chrétienne: et voyons si elle a ceux que nous venons d'assigner, ou si elle en est dépourvue; si elle porte la triste empreinte des inventions humaines, ou si elle est scellée du sceau respectable de la divinité.

Cette lettre va te paroître un peu sérieuse peut-être: mais, mon fils, ce n'est pas maintenant le plaisir tout seul, c'est la vérité que tu cherches; la vérité, qui doit ensuite te mener au bonheur! Eh, quelle que soit la route qui nous conduit à elle, ne mérite-t-elle pas bien les soins qu'on prend pour la trouver?

Si je ne m'arrête pas à l'examen des autres religions, du moins de celles qui sont étrangères à la religion de J C; c'est, mon fils, qu'il est évident, pour peu de notions qu'on en ait, qu'elles n'ont aucun des caractères d'une révélation divine, pris dans toute l'étendue que nous leur avons donnée. Il n'en est pas une seule, qui ait une antiquité égale à celle du monde, et dont on n'entrevoye l'origine informe et grossière dans des temps bien moins reculés; pas une, dont toutes les parties liées entre elles forment un systême complet de faits et de doctrine, et prennent un caractère d'unité; pas une qui se perpétue toujours la même, toujours uniforme et invariable, dans une société chargée d'en conserver le dépôt; pas une enfin, qui, par sa perfection éminente, pourvoye suffisamment à la gloire de Dieu et aux besoins de l'homme.

C'est donc sur la religion chrétienne que va se porter toute notre étude; et pour nous instruire à fond de ce qui la concerne, j'interroge le chrétien lui-même. Que me répond-il? Ô mon fils! Quel premier sujet d'étonnement! Il me renvoie avant toutes choses à un peuple ennemi, dispersé par toute la terre, par-tout tranger, proscrit, errant, objet de la haîne et de la malédiction de tous les peuples, en butte à tous les ouvrages, à toutes les révolutions, à tous les revers; et cependant toujours subsistant sans confusion, sans mélange; toujours distingué des autres nations, sans avoir de chef, sans pouvoir former un corps de nation lui-même; et parmi tant de causes de variation, de destruction, retenant toujours de sa religion ce que sa situation présente lui permet d'en retenir et d'en observer." Considère ce peuple, me dit le chrétien fidèle, ce peuple étrange, si digne de toute ton attention. C'est lui, tout mon ennemi qu'il est, qui t'offrira les titres de mon origine; c'est sur lui que je suis fondé; je ne fais qu'accomplir en moi les promesses qui lui ont été faites pour moi; la loi que je professe n'est que le développement et la perfection de celle qui lui a été donnée; ses livres sont les miens; et ma religion ne forme avec la sienne qu'un tout parfait". Surpris de ce peu de mots, où j'entrevois déjà l'heureux mélange de tous les caractères d'une révélation divine, je m'arrête à ce peuple auquel on me renvoie, et il offre à mes recherches les objets les plus intéressans. En datant, par la filiation la plus constante et la mieux suivie, non pas seulement de la vocation d'Abraham, mais des premières époques de son origine, il est, si je l'en crois, le plus ancien de tous les peuples connus; les livres qui contiennent son histoire, sa religion, et ses loix, sont les plus anciens de tous les livres qui nous restent; les faits qu'ils nous exposent comme étant l'histoire de ses pères, sont en même temps les premiers évènemens de la grande histoire de l'univers. Ce peuple, gouverné autrefois par la divinité même, se regardoit comme le peuple de Dieu; et s'il n'est que l'ébauche du peuple chrétien, quels premiers traits, mon fils, pour le tableau de la religion! Le juif, répandu parmi toutes les nations, et pris dans le sens que nous venons d'exposer, se dit le plus ancien de tous les peuples qui existent maintenant sur la terre. Discute sans partialité, cher Valmont, une assertion si hardie; emprunte les lumières des critiques les plus judicieux, des savans les plus éclairés; et de concert avec eux, balance les prétentions des autres peuples. Dans des contrées nouvellement découvertes, des peuples moitié policés, moitié sauvages, ne nous vanteront pas sans doute leur antiquité, rien ne prouveroit en leur faveur: disons mieux, leur population si peu nombreuse relativement à ces vastes contrées qu'ils occupent, leurs connoissances si étroites encore et si bornées, leurs moeurs, leur police, leurs loix si imparfaites eu égard au temps qu'ils auroient mis à les perfectionner, prouvent assez leur nouveauté.

Dans l'Asie, un peuple plus savant, plus policé, paroît, il est vrai, se glorifier avec assez de fondement de l'antiquité la plus reculée. Les annales de la Chine placent l'invention des sciences et des arts parmi les chinois, près de 3000 ans avant Jésus-Christ. Des observations astronomiques viennent à l'appui de ces calculs, et semblent en garantir l'exactitude. Cependant ces annales elles-mêmes nous apprennent que, loin de remonter jusqu'à l'origine des faits par une tradition constante, sur des lignes fermes et sûres, elles ne portent que sur des bruits confus, elles ne portent sur rien. Les supputations d'éclipses, quand bien même elles seroient justes, et il s'en faut qu'elles le soient, ne prouvent pas davantage en faveur des annalistes chinois; puisqu'il est démontré qu'on peut calculer les éclipses passées jusqu'à la création du monde, comme on calculeroit pour tous les siècles futurs celles qui doivent arriver. On peut dire la même chose de leur cycle solaire et de toutes leurs supputations chronologiques. Elles sont d'ailleurs si confuses, si embarrassées, et mêlées de tant de faits évidemment faux et ridicules, qu'il est aisé de sentir, sur-tout pour les siècles un peu reculés, le peu de fonds qu'on doit faire sur leur authenticité.

Aux Indes enfin, et par toute la terre, je ne vois que des peuples entés sur des peuples; je vois les nations, autrefois les plus célèbres, mêlées et confondues; je vois d'anciennes religions défigurées et remplies de nouvelles superstitions. Parmi les juifs, rien de semblable: c'est toujours le même peuple, et, pour ainsi parler, la même famille; ce sont toujours entre eux la même langue, les mêmes usages, la même religion; ce sont toujours, pour le fond, les mêmes idées et les mêmes espérances: ils remontent, d'âge en âge, de génération en génération, à leurs patriarches; et par eux, à travers un petit nombre d'hommes distingués par la pureté de leur culte, à travers un petit nombre de détails et de faits qui se répondent exactement, ils remontent aux premiers pères du genre humain. Ils laissent ainsi bien loin derrière eux les assyriens, les chaldéens et leur véritable fondation sous Nemrod, les égyptiens et leurs dynasties confuses, les grecs et leur obscure mythologie. L'époque de leur antiquité, prise dans toute son étendue, n'est plus celle de quatre à cinq mille ans, c'est celle de la création.

Les fondemens de leur histoire se trouvent dans des livres qu'ils nous donnent également pour les plus anciens livres du monde, et sont soutenus par une tradition constante et par les plus anciens monumens. Il n'est point d'annales, point de livres dans l'univers, auxquels on puisse donner, avec une égale certitude, la même antiquité. On parle ailleurs de quelques anciens manuscrits; mais il s'en faut bien, ni qu'ils aient été aussi authentiques, aussi publics, ni que de siècle en siècle on nous ramène, comme pour l'histoire du peuple juif, à ceux qui les ont écrits.

J'examine ces livres que le chrétien révère, qu'un peuple, son plus grand ennemi, me présente, et qu'il semble n'avoir conservés que pour lui. J'y vois renfermés les droits, les titres, les intérêts de toute la nation juive et de tout le monde chrétien. Ce ne sont point de ces volumes mystérieux, que quelques pontifes conservent dans le secret; ils ont toujours été exposés aux yeux du monde entier. Je les vois soumis à l'attention et à la critique de tous les esprits, de tous les peuples, de tous les âges: et dans le petit nombre d'hommes qui ont révoqué en doute leur authenticité, qui ont hasardé de la combattre, je ne vois qu'une critique foible et insuffisante; que de petites difficultés, qu'ils n'eussent pas ôsé faire contre d'autres livres que ceux-là; que des citations de contradictions apparentes, et qu'avec plus de lumières et d'équité on concilie aisément; qu'une ignorance réelle ou affectée des anciennes coutumes, des anciens usages; que bien de l'humeur, pour le dire en un mot, et des efforts impuissans. Ces livres existoient certainement avant Jésus-Christ. C'est des mains mêmes des juifs que le chrétien les a reçus; c'est à ces livres qu'il en appelloit contre eux dès les premiers temps; et le juif qui en conserve le dépôt ne les eût pas reçus de la main du chrétien. Ces livres, ou du moins les livres de Moïse, existoient du temps de Ptolomée Philadelphe, 300 ans avant l'établissement du christianisme: puisque c'est sous ce prince et par ses ordres que s'en fit cette traduction célèbre d'hébreu en grec, qu'on nomme la version des septante; version authentique, l'ouvrage des plus savans juifs, et qui suppose non-seulement l'original préexistant, mais l'aveu de toute la nation.

Ils existoient, ces livres, plus de 500 ans avant Jésus-Christ: puisqu'alors les samaritains, entièrement divisés d'avec les juifs, avoient retenu le pentateuque avec la même vénération qu'ils avoient pour son auteur: ces deux peuples, toujours opposés, toujours ennemis, ne s'accordent que sur l'origine et sur l'ancienneté de ce livre. Encore aujourd'hui une secte de samaritains, toujours connus sous le même nom, le conserve religieusement avec les anciens caractères hébreux; et une secte si foible semble ne durer si long-temps, que pour rendre témoignage à l'antiquité des livres de Moïse et à leur intégrité. De l'an 536 avant l'ère chrétienne, où fut commencé par Zorobabel, le rétablissement du temple, à l'occasion duquel éclata davantage l'inimitié des juifs et des samaritains, on peut remonter évidemment, pour l'authenticité du pentateuque, près de 150 ans plus haut, c'est-à-dire, un peu moins de 700 ans avant Jésus-Christ; car c'est alors que les cuthéens, peuple d'Asie, furent envoyés pour habiter Samarie, et qu'ayant obtenu d'Asaraddon un prêtre israélite, ils reçurent de lui les livres de Moïse, que les dix tribus révoltées avoient retenus dans leur schisme, et firent du culte du dieu d'Israël un mélange bizarre et sacrilège avec le culte des idoles.

De cette dernière époque, on est encore forcé de remonter près de trois siècles au delà; je veux dire, à la séparation des dix tribus, environ 439 ans avant le rétablissement du temple, et près de mille ans avant Jésus-Christ. En effet, le schisme qui sépara dès-lors, sous Roboam fils de Salomon, les deux portions d'Israël, ne permettoit pas à l'une des deux de recevoir de l'autre l'invention, la supposition du pentateuque: que dis-je? Il ne permettoit pas même de l'altérer; et Esdras, étant de beaucoup postérieur à la séparation des juifs, et même, en tant qu'écrivain, à la première époque du rétablissement du temple, étant d'ailleurs l'ennemi le plus déclaré des samaritains, ne peut jamais être soupçonné avec fondement, ni d'avoir composé, ni d'avoir altéré les livres de Moïse, également reçus, également connus et révérés par les deux nations. De la date précise du schisme d'Israël, pour remonter jusqu'à Moïse, il ne reste plus qu'environ 500 ans. Mais dans cet intervalle, tout nous confirme l'authenticité des livres qui nous ont été transmis sous son nom.

Elle se prouve, cette authenticité, par la nature de ces livres, qui intéressent tout un peuple dans les objets les plus essentiels; qui lui imposent un joug, insupportable de la part de tout autre qu'un législateur tel que Moïse; qui peignent les juifs avec un caractère d'aveuglement, d'ingratitude, de révolte, si déshonorant pour toute la nation.

Elle se prouve, en second lieu, par le concert des douze tribus à les adopter; concert qui ne se dément jamais, malgré leurs querelles particulières, leurs vues souvent contraires, leurs passions et celles de leurs chefs, leurs intérêts différens, leurs prérogatives, leurs possessions, leurs droits respectifs, fondés sur le pentateuque. Quelle combinaison à faire en faveur des livres de Moïse, et quelles lignes traditionnelles nous sont offertes pour en démontrer l'authenticité!

Elle se prouve, en troisième lieu, par l'ordre fixe et immuable, qui, avant les époques que nous avons citées, se trouve établi pour le sacerdoce dans une seule famille, pour les fonctions lévitiques dans une seule tribu; par l'existence des loix, des cérémonies, des fètes, des monumens, dont la date ne pouvoit être prise que de celle du législateur même, qui remontoient en effet jusqu'à lui, qui supposoient, et son existence, et l'authenticité de ses livres, et celle des faits qu'il y rapporte.

Ainsi, l'arche, la manne, la verge d'Aaron, le serpent d'airain, les tables de l'alliance, le rit de l'agneau paschal et les azymes, la loi des prémices et le rachat des premiers nés la consécration des prêtres, les cérémonies des sacrifices, la fête de la pentecôte et celle des tabernacles, les généalogies des familles, l'habitation des tribus de Ruben et de Gad et de la demi-tribu de Manassé au delà du Jourdain, la division de la terre de Chanaan, les asiles, et les autres établissemens qui prenoient leur origine dans les premiers temps de la république; tout servoit à rappeller les évènemens remarquables consignés dans le pentateuque, à en confirmer l'histoire, et à lui concilier la plus grande autorité.

Ici les faits, les monumens, et les livres, tout se suit avec tant de justesse et de précision, tout s'accorde si bien qu'on ne peut s'empêcher de reconnoître, que la loi écrite et les usages établis ont nécessairement et la même source et la même antiquité.

Elle se prouve encore, cette ancienneté des annales du peuple juif, par le concert merveilleux des autres livres de l'écriture. L'histoire des rois est liée à celle des juges; celle des juges, à celle de Josué; et celle-ci, à tous les faits que contient le pentateuque, ainsi qu'à Moïse, auquel toute la bible me rappelle. Les écrits des prophètes, ceux de Salomon, les pseaumes de David, les livres que nous venons de citer, il faut, en remontant de siècle en siècle, tout regarder comme supposé; il faut aller soi-même de supposition en supposition, d'absurdité en absurdité, avant que de se croire autorisé à douter seulement de l'authenticité des livres de Moïse.

Elle se prouve enfin, par tous les caractères d'ancienneté qu'ils portent en eux-mêmes. On y voit le plus naïvement et le plus fidèlement décrites les moeurs des premiers temps; on n'y remarque en ce genre, pour les premiers âges, rien qui se ressente des siècles plus récens; on n'y apperçoit aucune loi, aucune coutume, qui se soit introduite depuis Moïse: toutes les coutumes et toutes les loix y sont parfaitement conformes au plan général du législateur, aux circonstances dans lesquelles il se trouvoit, aux desseins qu'il se proposoit: le style, le contexte de l'ouvrage, tout y est de la plus haute antiquité.

Les mêmes combinaisons, les mêmes preuves, plus que suffisantes pour fonder une évidence morale équivalente à toute autre sorte d'évidence, par l'impossibilité absolue de la réunion et du concours de toutes ces choses en faveur du mensonge; ces preuves, dis-je, et ces combinaisons se retrouvent par rapport à l'intégrité du pentateuque, comme par rapport à son authenticité.

Le respect des juifs pour ces livres, suffisoit seul, pour empêcher, ou pour rendre du moins inutile, la témérité de ceux qui eussent prétendu les détruire, ou qui, dans les points tant soit peu importans, eussent seulement prétendu les altérer. Ces livres étoient entre les mains de tous; on en donnoit un exemplaire aux princes et aux pontifes aussi-tôt après leur inauguration; on en faisoit tous les sept ans, à la fête des tabernacles, des lectures publiques; ils étoient pour tous les juifs le fondement de leur croyance, la règle de leurs moeurs, l'unique objet de leur étude; ils étoient pour eux en quelque sorte les seuls livres; ils les portoient par-tout, et en rendoient ainsi la perte ou l'altération impossible. Qu'oppose-t-on, mon fils, à des preuves si convaincantes? Rien de suivi, rien de solide; on incidente sur de petites difficultés, qui, par leur foiblesse même, ne font que prêter un nouvel éclat à la vérité.

Quelques endroits ajoutés au texte, comme la mort et la sépulture de Moïse rapportées dans le dernier chapitre du deutéronome, et qui d'ailleurs eussent pu être prévues, écrites, et rapportées par lui-même; quelques changemens faits par des copistes sur des noms de villes et dans des choses peu essentielles; quelques variantes, qui, par le peu d'importance des objets et des mots sur lesquels elles tombent, confirment davantage le concert admirable des différens textes sur le fonds même de la narration; quelques endroits obscurs et difficiles, qui naissent du peu de connoissance des arts et des usages propres à ces premiers temps; des calculs qu'on oppose à des faits, et qui, peu exacts et peu vrais, sont démentis par les hommes les plus éclairés; Moïse se donnant à lui-même quelques éloges, d'ailleurs nécessaires, et suivis dans d'autres endroits de l'humble aveu de ses fautes; cet écrivain parlant toujours de lui en termes indirects, comme ont parlé d'eux-mêmes César dans ses commentaires, Xenophon dans sa retraite des dix mille, Josèphe dans ses livres de la guerre des juifs, Procope dans son histoire; la prétendue perte des livres de Moïse avant le prêtre Helcias, qui, dit-on, les ressuscita; l'oubli prétendu de ces livres au temps de la captivité, de ces livres dont Helcias retrouva l'original sacré, mais dont les copies étoient entre les mains de tout le peuple, de ces livres cités et rappélés sans cesse aux juifs captifs par leurs prophètes, aux juifs qui en faisoient leur unique consolation dans leur exil, et qui en observoient si scrupuleusement la loi; mille autres traits d'une critique aussi peu juste, aussi mal fondée; voilà ce qui fait triompher l'incrédule: vain triomphe, dont il est seul à s'applaudir, et dont tous les jours, sur les bancs de nos écoles, on rit à plus juste titre que lui.

Mais, pourquoi donc, mon fils, des objections si peu solides deviennent-elles à ses yeux des argumens sans réplique? Ah! Pourquoi? C'est qu'il est de son intérêt le plus pressant d'infirmer nos preuves sur l'autorité des premiers livres sacrés; c'est qu'il conçoit sans peine que leur ancienneté, leur authenticité, donnent déjà à la religion un fondement inébranlable. Et en effet, si c'est Moïse qui a écrit ces livres, on ne peut plus douter de la vérité des faits qu'ils contiennent. Car prends-y garde, cher Valmont, c'est dès-lors un auteur contemporain qui parle à sa nation; qui lui parle de faits, qui se sont passés et qui se passent encore sous ses yeux: c'est un écrivain qui ne peut la tromper, qui ne peut se tromper lui-même sur la nature et la vérité de ces faits, dès que ce sont, pour elle comme pour lui, des faits publics, sensibles, et permanens. Ainsi, par exemple, la sortie de l'Égypte au milieu de tant de prodiges, dont l'Égypte seule est la victime, dont tout l'art de ses magiciens ne peut la défendre, et auxquels même toute la puissance des démons est forcée de rendre hommage: le passage de la mer Rouge, non pas en côtoyant ses bords, non pas sur la vase de ses flots retirés, mais au milieu de son lit et à travers ses flots divisés: le mont Sinaï tout en feu: la voix retentissante du très-haut: des flammes des éclairs, et des foudres, qu'on expliqueroit bien mal par des feux d'artifice, par la poudre à canon, que l'on ne connoissoit point alors et qu'il est absurde de supposer: la terre entr'ouverte sous les pieds de Dathan, de Coré, et d'Abiron: le rocher frappé par la verge de Moïse, et offrant tout à coup une source d'eau vive à un peuple, toujours prompt à se répandre en murmures, toujours prêt à se révolter: mieux que tout cela encore, les prodiges du désert, d'autant moins susceptibles d'illusion, qu'ils étoient pour tous les juifs, qu'ils se renouveloient tous les jours, qu'ils ont duré quarante ans; tels que la manne, qui leur a servi si longtemps de nourriture; leurs vêtemens, qui se sont conservés pendant tant d'années; cette nuée, qui n'a cessé de les couvrir; et cette colonne de feu, qui régloit leur marche: ce sont là sans doute de ces faits, qu'on ne peut raconter à une nation comme s'étant passés sous ses yeux et avec les circonstances les plus frappantes, si elle n'en a rien vu; qu'on ne peut lui faire croire comme les ayant vus, s'ils ne sont pas vrais; et qui ne peuvent être vrais, sans prouver la mission de celui qui les a opérés au nom même du dieu tout-puissant, du dieu de vérité. Mais ces faits ne sont pas les seuls que racontent les livres de Moïse. Ces livres d'un peuple si ancien, et qui sont eux-mêmes de la plus haute antiquité, nous exposent les premiers faits, les premiers évènemens de la grande histoire de l'univers. Ils me rappellent à un dieu qui a tout fait; et ils me donnent, de sa puissance, de sa sainteté, de sa sagesse, les idées les plus nobles et les plus dignes de lui. Le dieu des hébreux n'a rien de commun avec les divinités que le reste du monde adoroit. C'est l'être existant par lui-même; c'est un dieu unique dans sa substance, infini, parfait dans tous ses attributs. Il existoit, et rien n'existoit encore: à sa voix le monde sort du néant; il dit que la lumière se fasse, et elle est faite; il appelle les astres, et ils commencent leur course; il orne les cieux; il embellit la terre; il la rend féconde; il la peuple d'animaux divers; et donne à l'univers un maître, un ministre à sa gloire, un interprète à la nature, en créant l'homme à son image. S'il met plusieurs jours à achever le grand ouvrage de la création, c'est pour nous apprendre qu'il fait tout, non par une impétuosité aveugle et nécessaire, mais librement, sans contrainte, comme il le veut, et au moment où il le veut.

L'univers est créé, le monde a pris sa forme; et en sortant des mains du créateur, tout est parfait. L'homme reçoit l'hommage de tous les êtres pour le rapporter à son dieu: un précepte léger lui est imposé, pour lui faire sentir que, si tous les êtres lui sont soumis, il est assujetti, aussi bien qu'eux, à l'empire de l'être suprême, et lui doit, comme sa créature, le tribut de sa soumission et de sa dépendance. Ce précepte, il l'a violé: tout change de face; la nature n'a plus pour lui les mêmes charmes; il y retrouve par-tout les funestes suites de son péché: il les trouve dans lui-même; son entendement se remplit de ténèbres, son coeur s'incline vers la terre, ses sens se révoltent; la postérité d'un père coupable perd en lui ses privilèges et ses droits... tristes et étonnantes vérités! Mais que je trouve gravées sur la face de la nature entière; que je trouve imprimées dans tout mon être, dans ce mélange de grandeur et de bassesse, de lumières et de ténèbres, de force et de foiblesse, qui nous fait si souvent chercher l'homme dans l'homme même, et qui dans lui annonce à l'univers un roi, mais un roi dégradé. Ah! Du moins à la faveur de ces clartés précieuses et nécessaires à l'homme, je ne suis plus un mystère à moi-même: la nature n'est plus une énigme, dont l'obscurité me fasse perdre de vue le dieu qui m'a créé: je connois maintenant la source des contradictions qui me désolent, j'ai la clef de tout le systême de l'humanité, j'ai celle de l'état actuel des êtres qui m'environnent, et l'univers entier s'explique à mes yeux. Mais Dieu tourne mes regards vers un objet plus consolant. Adam a péché; et déjà, dans une semence bénite qui naîtra de la femme, il lui fait entrevoir un libérateur: par lui, l'homme pécheur rentrera en grâce avec son dieu; par lui, il honorera la divinité comme elle doit être honorée, et lui offrira un culte digne de lui plaire.

Cependant la postérité d'Adam se multiplie, et le péché s'étend et se multiplie avec elle. Une famille plus sainte est séparée de la contagion universelle. Les crimes des enfans des hommes, répandus sur toute la terre, crient vengeance au seigneur; sa justice éclate par un déluge universel. Sa bonté conserve le juste et sa famille: Sem, Cham, et Japhet, dont les noms se sont conservés parmi les anciens peuples, deviennent les chefs des nations.

Après le déluge, la constitution de l'univers se trouve affoiblie; la vie humaine décroît insensiblement; la confusion des langues s'introduit parmi les hommes; les premiers peuples se forment; et les premières conquêtes annoncent au genre humain de nouveaux crimes et de nouveaux malheurs. Voilà les commencemens du monde, tels que l'histoire de Moïse nous les représente: commencemens heureux, dit M Bossuet, pleins ensuite de maux infinis; par rapport à Dieu, qui fait tout, toujours admirables; tels enfin que nous apprenons, en les repassant dans notre esprit, à considérer l'univers et le genre humain toujours sous la main du créateur, tiré du néant par sa seule parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa sagesse, puni par sa justice, délivré par sa miséricorde, et toujours assujetti à sa puissance.

Moïse, à ne l'envisager que comme historien, avoit sur ces premiers temps des mémoires assez sûrs pour nous garantir la fidélité de son récit. La longue vie des patriarches, en simplifiant les générations, rapprochoit de cet écrivain les traditions les plus communes et les plus vraies, les monumens les plus authentiques, et par un très-petit nombre d'hommes le faisoit toucher à la naissance du monde et à la création. Tu le sais, mon fils; ce n'est pas le nombre des années, c'est la multiplicité des générations, qui rend les choses obscures; et dans l'exacte vérité, notre ignorance, sur les temps qui nous ont précédés, ne vient que du peu de temps que nous vivons avec nos aïeux. Si Moïse n'avoit donc voulu que faire illusion à ses contemporains et leur en imposer; il se seroit bien gardé de faire vivre si long-temps des témoins, dont la mémoire, encore récente, n'eût servi qu'à rendre sensible l'erreur de ses dates et à déposer contre lui; il se seroit mis en sûreté, en éloignant l'origine du monde, et en multipliant les générations: mais bien loin de là, il parle des choses arrivées dans les premiers siécles, comme de choses constantes, dont il restoit encore un souvenir presque universel et des monumens remarquables. Et en effet, parmi toutes les fables dont sont remplies les histoires des plus anciens peuples, on entrevoit aisément les faits les plus éloignés et les plus mémorables dont parle Moïse. L'oeuvre des six jours attestée par l'historien du peuple de Dieu, l'est en même temps par l'ordre de la semaine, cette coutume si arbitraire et cependant si constamment observée chez presque toutes les nations. Presque toutes ont eu l'idée de la création du monde, d'abord informe, ce qu'elles ont appellé chaos; et ensuite réduit à l'ordre que nous voyons. Elles ont toutes, ou presque toutes, fait sortir l'homme de la terre, et ensuite d'un premier homme. L'état d'innocence leur a été connu sous le nom de l'âge d'or, suivi bientôt après d'un autre siècle, où les misères ont été la punition du crime. La longue vie des premiers hommes se retrouvoit dans leurs plus anciennes traditions. Celle du déluge s'est conservée par-tout; et l'arche même où se sauvèrent les restes du genre humain, a été de tout temps célèbre en Orient. Que dirai-je de plus? La fable des géans, qui entassoient montagnes sur montagnes pour escalader le ciel, est l'histoire défigurée de la tour de babel, que les hommes entreprirent d'élever jusqu'aux nues, et qui fut suivie de leur dispersion. Après ce fait, nous ne voyons plus rien de généralement reçu chez tous les peuples, parce que la diversité du langage coupa la communication qu'ils avoient eue jusqu'alors. Mais on retrouve encore, dans l'origine et la formation des premières sociétés, des premiers états, dans la position que Moïse a donnée aux premiers peuples de la terre, dans leurs noms et ceux de leurs fondateurs, de nouvelles preuves de son exactitude: ici, comme sur tout le reste, les critiques les plus éclairés et les plus savans sont pour lui. Enfin dans les traditions particulières, dans la mythologie des païens et l'explication de leurs fables, on démêle avec un peu d'attention presque tous les autres faits de Moïse, quoique défigurés par la superstition.

Eh d'ailleurs, cher Valmont, indépendamment de l'histoire et de la tradition, la raison même et toute la nature déposent en faveur de cet historien. Trois principaux articles de son histoire, la création du monde et du premier homme, la chute de l'homme, et le déluge, une fois prouvés, garantissent, amènent, et prouvent suffisamment tous les autres faits qu'il nous raconte. La création du monde, incompréhensible à notre imagination, est sensible à la raison. Le monde n'est point éternel, incréé, existant par lui-même; les attributs de l'éternité, de la nécessité, ne conviennent point à la matière; elle porte au contraire tous les attributs d'un être dépendant, et dans son existence, et dans sa manière d'exister: la matière, le monde, toutes les parties du monde ont donc aussi été créées: il y a donc eu aussi un premier homme. Eh, comment un premier homme n'auroit-il pas été créé? Supposeras-tu, mon fils, une succession d'hommes à l'infini? Elle répugne; puisque dans toute la précision du terme elle supposeroit une suite d'effets, sans aucune cause suffisante de cette suite infinie: dans cette progression tout seroit effet, et rien ne seroit cause proprement dite. Supposeras-tu un premier homme, formé du limon de la terre et de la rencontre de molécules organiques? Tu mets des mots à la place des choses; tu expliques un fait, par l'hypothèse la plus insuffisante comme la plus obscure; tu donnes, à un ouvrage admirable et rempli d'intelligence, la cause la plus aveugle; tu donnes à l'esprit la matière pour principe. La raison toute seule nous rappelle donc à la création du monde, à la création du premier homme. Mais dans quel temps le monde, le premier homme ont-ils été créés? Est-ce dans des temps fort anciens? L'affaissement continuel des montagnes, qui se prouve par mille expériences et qui cependant n'a produit encore que des effets peu sensibles, l'état du monde civil et du monde moral, la moitié de la terre presque encore déserte ou peu habitée, les progrès si bornés de l'esprit humain, la nouveauté même des sciences et des arts, à considerer le nombre de siècles que nous avons parcourus, démontrent une origine, dont l'époque ne peut être plus ancienne que celle que Moïse donne à la terre et à ses premiers habitans.

Mais encore, de quelle manière a été créé celui qui l'a habitée le premier? Ici, mon fils, imagine, si tu le peux, soit pour l'âge, le temps de la vie, le point de force et de maturité auquel il a dû sortir des mains du créateur, soit pour les lumières et les secours nécessaires qu'il a dû trouver en lui-même et autour de lui en ouvrant les yeux à la lumière, soit pour l'état du monde entier, et l'ordre qui a dû règner dans toute la nature à la création de l'homme innocent et juste, imagine quelque chose de plus raisonnable, de plus satisfaisant, et qui réponde mieux à toutes les difficultés, que le récit de Moïse.

À l'égard du second article de son histoire, qui est la chute de l'homme et sa dégradation, un sentiment intime, auquel je te rappelois, il n'y a qu'un instant, semble nous l'annoncer malgré nous. Le fond de misère et de corruption que l'homme découvre en lui, lorsqu'il veut être de bonne foi avec lui-même; cet empire des sens, auquel il cède et dont il a honte; cette nudité, qu'il couvre et dont il rougit; cette grandeur, qui est démentie par tant de bassesse; cette pente au mal, qui est démontrée par la corruption universelle et par la comparaison du mal avec le bien; ces contradictions perpétuelles, qu'il trouve dans le fond de son être; ces deux hommes, si je puis parler ainsi, qu'il porte dans un seul; cette révolte de toute la nature contre lui, lors même qu'il paroît fait pour être le maître et le roi de toute la nature; que de preuves de sa dégradation et de sa chute!

Le troisième article essentiel du récit de Moïse, est le déluge. On y trouve des difficultés dans la quantité d'eau nécessaire pour inonder la terre: mais, sans nous arrêter à la manière dont s'est fait le déluge, et à laquelle Moïse n'a pas prétendu, sans doute, que des causes purement naturelles dussent suffire; sans ôser déterminer les effets que produisit la main du tout-puissant, lorsqu'elle inclina l'axe du monde, lorsqu'elle ouvrit les cataractes du ciel, et qu'elle épancha de cette urne immense cette vaste quantité d'eau, auparavant invisible et suspendue, ou continuellement atténuée dans l'atmosphère du globe terrestre, lorsqu'enfin elle rompit le réservoir du grand abîme, et fit sortir la mer de son lit pour en répandre les eaux sur toute la terre habitable; du moins pouvons-nous dire avec assurance, que le déluge nous est garanti par l'histoire de tous les peuples. La tradition, non d'un déluge seulement local, mais du déluge universel, est répandue par tout, malgré la distance des lieux et la diversité des moeurs et du langage. Les chinois même, à travers toutes leurs fables, en ont laissé subsister la mémoire dans leurs livres; comme on y retrouve aussi, dans le règne qu'on prête à leurs premiers empereurs, la longue vie des premiers hommes. Jusque dans le nouveau monde, un événement, si prodigieux et si différent de toute autre révolution, a laissé parmi les nations les traces les plus profondes. À la tradition et à l'histoire se joignent, en faveur du déluge, les plus saines observations de la physique, malgré toutes les explications contraires qu'on a voulu donner des monumens qu'elle nous en offre de toute part. Un déluge particulier n'explique point ces coquillages, ces poissons de mer pétrifiés, ces plantes étrangères empreintes sur des pierres, médailles toujours subsistantes du déluge universel, dispersées sur tout le globe de la terre, et qui, des contrées les plus éloignées, ont été transportées sur les plus hautes montagnes, sur le penchant des collines, et dans le fond des vallées. La terre sortie du sein des eaux, la mer se creusant un lit au milieu d'elle et formant des montagnes, cet antique systême, en flattant notre curiosité par une foule de suppositions ingénieuses, n'explique, d'une manière satisfaisante pour la raison, ni l'état du globe terrestre, ni la formation de l'homme, ni son état actuel. À quoi serviroit d'ailleurs d'élever des montagnes, de creuser des bassins, par le seul mouvement des eaux? On retrouveroit toujours la même quantité d'eau, la même quantité de terre; celle-ci seroit donc toujours couverte d'eau comme dans l'origine du monde, et le niveau de la mer n'auroit pas baissé d'une ligne. De quelque côté qu'on se tourne, il est donc plus naturel, plus raisonnable, d'en revenir au récit de Moïse. Il ne nous offre pas, il est vrai, des systêmes hardis, mais sans fondement, des hypothèses brillantes que l'imagination seule a enfantées; les faits qu'il nous présente sont, je le répète, les faits les plus conformes à la raison; ils sont exprimés dans un style simple, mais grand dans sa simplicité; et ce que je remarque dans toute l'écriture, c'est cette élévation, jointe à une onction douce et tendre qui ne se trouve qu'en elle. Eh, mon fils, si Moïse n'eût été qu'un inventeur, où eût-il pris, dans les anciens temps, toutes ces idées nettes et précises sur les objets les plus intéressans; tout ce tissu de faits si bien liés; tous ces détails immenses et si suivis; tous ces calculs si difficiles, si nombreux, et au fond si justes et si vrais; toutes ces notions si grandes, si lumineuses, si sublimes sur la nature de Dieu, de l'être existant par lui-même, je suis celui qui est; sur les caractères de sa puissance, il dit que la lumière se fasse, et elle a été faite; sur tous ses attributs de sainteté, d'amour pour l'ordre et pour le bien, qui éclatent de toute part dans les livres de cet homme si hautement inspiré? Où eût-il pris tous ces rapports avec l'histoire des autres peuples et la fondation des premiers empires; tous ces détails de géographie, de chronologie, disons-le même, d'histoire naturelle, que les plus profondes recherches et les plus savantes discussions n'ont pu encore parvenir à démentir d'une manière solide et raisonnable, mais qu'au contraire elles confirment plus fortement de jour en jour? Où eût-il pris les promesses si importantes faites à Abraham, si bien vérifiées dans toutes leurs parties, et si hautement attestées par la séparation et par la conservation des deux familles d'Isaac et d'Ismaël depuis plus de 3500 ans? Où cet écrivain eût-il pris la naïveté de ses récits, et tous les caractères de vérité qui les accompagnent?

C'en est assez, sans doute, pour te forcer de reconnoître l'authenticité, comme l'intégrité de nos premiers livres sacrés. C'est assez de tout ce que nous venons de dire, pour te faire avouer que la religion chrétienne, en la considérant, comme nous le ferons bien-tôt, dans sa liaison nécessaire avec l'ancien testament, renferme déjà le premier caractère de vérité que nous avons assigné. En effet, le plus ancien de tous les peuples, à dater du moins des époques de sa première origine, me présente un livre, qui a pour lui des preuves manifestes de la plus haute antiquité, et qui renferme les faits les plus anciens; ce peuple, ce livre, et ces faits éclatans me ramènent à la plus ancienne religion; et cette religion, selon le langage du peuple chrétien, ne fait qu'un corps avec la sienne. À ce premier titre, mon fils, qu'elle doit déjà te paroître respectable! Mais pour lui confirmer ce titre et lui assurer ton respect, examinons si la liaison de l'ancienne alliance avec la nouvelle, de la religion des hébreux avec celle des disciples de Jésus-Christ, est telle que le chrétien le prétend; si elle donne au christianisme le caractère de l'unité, le caractère de la perpétuité; après quoi nous finirons par l'examen de son excellence ou de sa sainteté: et si elle réunit ces trois caractères au premier, ô mon fils! Que lui manquera-t-il pour être à tes yeux une religion toute divine, et pour mériter de ta part le plus humble et le plus fidèle hommage? Mais souffre, Valmont, que, me partageant entre toi et Émilie, je m'interrompe en sa faveur. Je lui dois une réponse, et je m'empresse à la lui faire. Nos deux époux t'écrivent, ainsi qu'à leur tendre amie, par le même courier que moi.

LETTRE 36

Du marquis à la comtesse de Valmont. Tu veux, ma chère Émilie, que je règle ton goût, tes sentimens, ta conduite, sur l'usage des grands biens que tu possèdes; et tu penses que le comte lui-même me saura gré de mes conseils sur un objet si délicat et si important. Le rang que ton mari tient à la cour, ses richesses et les tiennes, la juste nécessité où il est de s'en faire honneur, l'espèce de rivalité de faste et d'éclat qui règne parmi les courtisans et dans tous les états, les bienséances, en un mot, et le ton du siècle; que dis-je? L'intérêt, le bien réel de la société, n'autorisent-ils pas de ta part, n'exigent-ils pas même une habitude de luxe et de somptuosité, des dépenses peut-être exorbitantes, mais qui, parce qu'elles sont aujourd'hui si communes, te deviennent en quelque sorte nécessaires?

Sans doute, ma fille, il est des bienséances d'état, qu'on doit se faire un scrupule de violer. L'amour de l'ordre, le premier de tous les sentimens pour une ame bien née, la première de toutes les loix pour un esprit juste et bien fait, met chaque homme à sa place, fait garder à chacun sa dignité et son rang, conserve le vrai rapport des états et des choses, et porte par-tout la décence des coutumes, des sentimens, et des moeurs. Ce qui, dans une condition plus obscure, seroit une vanité ridicule et une affectation insupportable, devient noblesse, convenance, et dignité dans un rang plus élevé; ce qui, habituellement, ou dans des occasions moins importantes, seroit folie et prodigalité, devient, dans d'autres momens, dans des circonstances plus essentielles et des occasions d'éclat, magnificence, grandeur d'ame, et générosité. Mais cette sorte de convenance, dans l'usage des richesses, n'est point le luxe sur la nature duquel tu desires si vivement d'être éclairée. Ici, mon Émilie, je me trouve arrêté dès la première notion que je voudrois t'en donner. Qu'est-ce que ce luxe, que tu dois te permettre ou te défendre, suivant l'idée vraie que tu auras su t'en former; le luxe, dont on a dit tant de mal autrefois, et dont on dit tant de bien aujourd'hui? En faire l'éloge, en célébrer les avantages; c'est philosophie, c'est sagesse parmi ses plus illustres partisans et dans ce siècle éclairé: en dégrader la nature avec les sages de l'antiquité, en détailler avec eux les inconvéniens, en réprouver comme le législateur des chrétiens les principes et les effets; c'est dans les uns, si l'on en croit les philosophes de nos jours, le langage de déclamateurs insensés, de froids moralistes, qui ont censuré le luxe avec plus de morosité que de lumières; c'est, dans les autres, l'aveuglement du fanatisme et de la superstition.

Eh, qu'est-ce donc encore une fois que le luxe, envisagé par de si grands hommes sous des points de vue si différens? Pour fixer nos idées par rapport à lui, n'en changeons pas, s'il se peut, la notion la plus commune, et commençons par fixer le sens du terme qui sert à l'exprimer: peut-être ne dira-t-on plus que le luxe n'est qu'un mot sans idée précise, que le luxe n'est qu'un vain nom. Chaque chose a sa mesure: la nature a la sienne, qui est celle de nos besoins; la société a celle de l'état et du rang; la fortune a la sienne également, ce sont nos facultés. Passer cette mesure, c'est désordre, c'est abus. Cela posé, dans sa signification la plus génerale, la plus universellement reçue, qu'entend-on par le luxe? Est-il l'usage simplement honnête et raisonnable, ou est-il l'abus des richesses? A-t-on voulu dire seulement que celui qui s'y livre ne fait qu'user de son industrie et de son opulence, de manière à se procurer un bien-être plus réel? Ou veut-on faire entendre par-là qu'il en use, plus pour l'ostentation que pour la décence, plus pour les excès de la mollesse que pour une utilité réelle, plus pour des goûts frivoles que pour des agrémens et une convenance honnêtes et pour une juste nécessité? Si j'interroge à cet égard, non l'esprit de systême, mais l'opinion commune, qui seule a droit de fixer le sens des termes, la question sera bientôt décidée; et de l'idée générale nous verrons sortir, ce me semble, cette notion exacte et précise: le luxe est l'usage des richesses pour l'ostentation et la vanité, ou pour la recherche d'une excessive commodité.

C'est là en effet ce que nous offrent tous les états, toutes les conditions, lorsqu'on dit que le luxe y règne; et l'abus est censé d'autant plus grand, que cette ostentation est plus marquée, que cette recherche des aises et des commodités est plus excessive, relativement au rang que nous tenons dans la société, à nos vrais besoins et à nos facultés. Mais cet usage des richesses, ainsi entendu, cet abus qu'on en fait, peut-il être un bien? L'est-il par rapport au particulier? L'est-il du moins par rapport au corps entier dont nous sommes membres? La question, ainsi réduite à ses justes termes, ne souffre plus, je crois, de si grandes difficultés.

Regarderai-je comme un bien pour toi, ma fille, comme un bien pour chacun de nous, une ostentation de richesses, qui, par une suite nécessaire, par une filiation inséparable du luxe, engendre et nourrit chaque jour l'insatiable cupidité, la dureté, l'orgueil, la jalousie, l'envie de paroître toujours davantage; et qui par-là mème fait sacrifier un bien-être réel à un éclat vain et chimérique, la douce et honnête liberté à une brillante et honteuse servitude, le repos de l'esprit et du coeur aux inquiétudes et aux tourmens de la vanité, les expressions touchantes de l'humanité et le cri de la nature à la soif de l'or et au desir de primer? Envisagerons-nous comme un bien un air de faste et d'opulence, qui, avec l'apparence des richesses, en ôte bientôt la réalité; qui fait contracter de jour en jour de nouvelles dettes, sans fournir en proportion des ressources, à moins qu'elles n'avilissent; qui fait céder une gloire solide et une vraie dignité à une décoration de théâtre et à un masque de grandeur; qui porte la désolation et la ruine dans une famille, sous prétexte d'en rehausser l'éclat et d'en faire valoir la noblesse; qui est cause que les liens les plus sacrés se relâchent, que les parens les plus proches paroissent étrangers les uns aux autres, qu'à moins d'une naissance illustre on rougit de porter le nom de ses pères, que les mariages sont mal assortis et deviennent tous les jours plus difficiles? Que dirai-je de plus? Faudra-t-il considérer comme un bien, une recherche de commodités excessives, qui, par la nature même des choses et par un enchaînement facile à saisir, augmente les besoins, rétrécit l'esprit, dégrade le goût, énerve le courage, corrompt les moeurs: et dès lors multiplie les maux par les jouissances, et le mal-aise par les desirs; rend l'existence plus pénible en paroissant la rendre plus douce; force toujours à se croire plus malheureux et plus indigent de ce qu'on n'a pas, qu'heureux et riche de ce que l'on a; nous étourdit et nous enivre dans l'abondance, et nous laisse sans force et sans ressource dans les revers; immole les vertus à l'aisance et l'honneur à la volupté?

Ô ma fille! Il est donc vrai: si la multiplicité des besoins enfante le contentement et la paix; si l'apparence du bonheur vaut mieux que le bonheur même; si un éclat fastueux, qui rapetisse nos idées et avilit nos sentimens, fait la grandeur; si c'est un bien qu'un raffinement de mollesse et de volupté, qu'un surcroît de plaisirs qu'on achète aux dépens des vertus et des moeurs; que dis-je? Si la différence entre la vertu et le vice est une chimère; le luxe n'est qu'un nom, le luxe n'est point un mal. Mais peut-il en être un à l'égard du particulier qui s'y livre, et être un bien pour la société toute entière? Les membres peuvent-ils être mal sains et le corps en santé? Est-ce un bien pour l'état, que les distinctions soient pour les richesses, et non pour le mérite; que la honte ne soit plus dans les actions basses et viles, mais dans l'indigence; qu'à force de vouloir se distinguer par un vain éclat, on ne distingue plus personne, et que tous les rangs soient confondus? Est-ce un bien, que l'esprit et le goût des petites choses gagnent tous les ordres de citoyens; que le faste étouffe l'honneur; que, par la trop grande ardeur de jouir, avec du crédit et de l'opulence tout soit sensé permis, que la timide innocence, pauvre et dénuée de secours, soit mise à l'enchère, soit vendue par des parens avides ou indigens, et soit sollicitée, soit achetée par le riche voluptueux? Est-ce un bien, que la jeunesse du village apprenne à jouer la comédie chez son seigneur, s'ennuye de son travail, déteste sa pauvreté libre et tranquille, abandonne son hameau, et fasse bon marché de son honneur pour acheter des fontanges? Est-ce un bien pour l'état, que l'artisan soit à la merci du moindre caprice, du moindre dérangement dans les modes, et meure de faim, tandis qu'une autre classe d'artisans se nourrit et s'enrichit de son désastre? Est-ce un bien, que, pour satisfaire la vanité, que, par une habitude de délicatesse, ou qu'enfin, par le danger d'une misère plus grande, on craigne de multiplier le nombre de ses enfans; que les villes se dépeuplent sourdement, moins encore par la quantité d'hommes que le libertinage fait périr, que par ceux que le luxe empêche de naître? Est-ce un bien, que les campagnes soient désertes, parce que le bon homme sera foulé; parce que nous prendrons sur son nécessaire pour fournir à notre superflu; parce qu'il paroîtra plus doux au fils du villageois ruiné et avili d'étaler la riche et brillante livrée d'un roturier parvenu, que de tracer sans fruit et sans honneur le sillon pénible et vraiment honorable qu'avoient tracé ses pères; parce qu'enfin un petit nombre d'hommes avides, pour contenter leur faste et leur cupidité, acheteront presque seuls le produit de nos champs, exporteront au loin nos moissons, dépouilleront l'état de ce que la nature libérale prodiguoit également à tous, feront naître la disette au milieu de l'abondance, et porteront la misère et la mort où les bénédictions du ciel sembloient porter la fécondité, la vie et le bonheur? Est-ce encore un bien, qu'au sein de la mollesse les forces diminuent, les tempéramens s'affoiblissent, les constitutions changent, et n'offrent plus dans la paix que de lâches et honteux sybarires, et dans la guerre que des hommes énervés, sous des chefs peut-être encore pleins de valeur? Est-ce un bien, que, dans la dépravation générale, le luxe de l'esprit suive celui des moeurs et déprave le goût comme les sentimens; que l'esprit de patriotisme s'altère; que l'intérêt particulier succède à l'amour du bien commun, qu'on ramène tout à soi, et rien à l'état dont on fait partie; qu'on en trahisse la gloire; qu'on se joue du sort de ses concitoyens; et que, chez des peuples corrompus par le faste et l'amour des richesses, on ait vendu quelquefois les armées, les villes, les provinces, et sa patrie, à prix d'argent? Que sais-je enfin; est-ce un bien, que les besoins croissant avec l'industrie et le commerce, ils consomment, ils absorbent tous les fruits de l'une et tous les produits de l'autre; qu'ils épuisent l'état en paroissant le faire fleurir; et qu'après lui avoir donné un air de santé qui couvre une maladie réelle, ils le laissent obéré, languissant, affoibli, sans argent, sans crédit, et sans ressources? Car voilà, ma fille, tous les effets du luxe. Pour éluder toutes ces vérités et mettre le luxe à couvert de ces justes reproches, on a dit, et c'est le tour le plus ingénieux qu'on ait pu donner à sa défense; "que le luxe ne faisoit qu'accompagner tous ces effets, mais qu'il n'en étoit pas la cause; que cette cause de tant de maux étoit seulement dans les moeurs". Mais si des maux si grands, des moeurs si dépravées, sont presque toujours à côté du luxe, que penser d'un luxe qu'accompagne pour l'ordinaire un si triste cortège? Mais ces maux ne tiennent-ils pas évidemment au luxe, comme une suite naturelle et nécessaire, comme l'effet tient à son principe? Et ne sont-ils pas à son égard des enfans légitimes, que ne peut désavouer leur père? Mais s'il est vrai que les moeurs influent sur le luxe et sur ses suites, avec quelle force prodigieuse, quelle rapide et funeste influence, le luxe ne réagit-il pas sur les moeurs? On cite des exemples de quelques nations où le luxe n'a pas toujours eu de si tristes effets. Mais dans l'histoire des faits, comme dans l'histoire naturelle, des exemples particuliers prouvent bien peu contre des choses géneralement reconnues; ou parce que ces faits sont équivoques, ou parce que les circonstances sont différentes, que l'application des exemples n'est pas juste, et que les conséquences sont au moins incertaines. Hé! Que prouvent en effet quelques inductions particulières contre l'autorité de tous les législateurs; contre celle de tous les historiens et de tous les philosophes, qui se sont montrés les observateurs les plus sages et les plus fidèles; contre la commune expérience de tous les siècles?

On a dit " que le luxe n'étoit dangereux que pour de petits états, et qu'il enrichissoit les grands". Mais ce que je t'ai montré, ma fille, des effets du luxe, est propre également à tous; et je ne sais si, dans la comparaison, le principe contraire à celui que l'on veut établir ne seroit pas le moins opposé à la vérité: quoi qu'il en soit, tous les grands royaumes, si l'on en croit l'histoire, se sont perdus par le luxe.

"Le luxe, a-t-on dit encore, excite l'industrie, anime les arts, fait circuler les espèces, peuple les villes, et fait vivre une foule d'artisans". Mais s'il excite l'industrie aux dépens des moeurs; s'il anime les arts dans les choses frivoles et en dégradant le goût des artistes; s'il épuise tôt ou tard les espèces qu'il fait circuler; s'il dévaste les campagnes pour peupler les villes, que bientôt il dépeuple à leur tour; s'il fait des artisans inutiles et des valets, aux dépens de la classe nécessaire des laboureurs; et si, de ces artisans, il en fait mourir de faim par le trop grand nombre, plus qu'il n'en nourrit; s'il ruine la noblesse, pour la mettre de niveau avec les modes et les caprices de ceux qui se sont enrichis par la finance; s'il multiplie les faillites, après avoir donné à un faste arrogant le pain des créanciers; si, pour augmenter la fortune de quelques citoyens, il engendre dans l'esprit du grand nombre le goût et l'habitude des malversations et des crimes; s'il a mille autres inconvéniens, qu'il seroit trop long de détailler: alors, pour un état quelconque, le luxe est-il un gain? Ah! Je l'avouerai sans peine, le luxe donne pour quelques momens un air de force et de puissance, tandis que sourdement il mine, et qu'avec le temps il détruit. Cet air de vigueur qu'il prête ressemble à l'embonpoint d'un corps qu'engraissent des humeurs superflues, et qui manque de la chaleur nécessaire. Signe apparent de la vie et de la santé, il porte en lui le germe de la mort. Ce seront, si l'on veut, les richesses de l'agio, avec lesquelles l'état est bouleversé et le particulier se retrouve plus pauvre qu'il n'étoit auparavant.

"Ce qui est luxe pour les uns, a-t-on dit enfin, ne l'est pas pour les autres; ce qui est luxe pour nous, cessera de l'être pour nos neveux: d'où il suit que le luxe n'est nulle part, ou qu'il est par-tout". Quelle conséquence! Et ne s'ensuit-il pas au contraire qu'il y a donc en effet pour bien des personnes un luxe, qui, à raison de l'état, des facultés, des vrais besoins de circonstance et de bienséance, peut, dans des cas particuliers, ne l'être pas pour un petit nombre d'autres; qu'il y a des choses, qui, pendant un temps, sont de luxe à l'égard de presque tout le monde; qu'avec elles les besoins factices de presque tous augmentent; et qu'avec elles en proportion le citoyen s'appauvrit? Concluons donc, ma fille, et qu'il y a un luxe réel, et que rien n'est plus à desirer que le retranchement du luxe, dont la nature est de croître toujours jusqu'au bouleversement de toutes les conditions et de la société toute entière. Mais à qui appartient-il de le retrancher? À ceux qui ont l'empire sur l'opinion et sur les modes, qui ont le pouvoir de changer les moeurs, à qui il appartient de donner l'exemple,... aux grands, pour le dire en un mot: et comme ceux-ci dominent sur l'esprit du peuple, c'est le souverain qui domine sur eux. C'est en attachant la honte au faste, les distinctions aux services réels, et l'honneur à la vertu, que le luxe tombe, que les moeurs se réforment, et que l'état lui-même reprend son ancienne vigueur.

Jusqu'ici, ma chère Émilie, je ne t'ai parlé que le langage de la raison; mais seroit-ce bien à toi que je négligerois de parler celui de l'évangile et du sentiment?

Le riche condamné par ton divin maître, ce riche voluptueux, fastueux, et superbe (car l'orgueil, le faste, et la volupté vont ensemble), étoit en même temps dur et impitoyable. C'est-là encore l'effet du luxe. Il resserre le coeur; et, lorsqu'il est question de subvenir aux besoins du pauvre, il ne trouve jamais de superflu. Cependant c'est sur cela même qu'au tribunal du juste juge, du dieu des chrétiens, nous serons le plus sévèrement repris et condamnés." Retirez-vous de moi, dira-t-il au réprouvé: j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire; j'ai été sans logement, et vous ne m'en avez pas procuré; j'ai été sans habit, et vous ne m'avez pas revêtu; j'ai été malade et en prison, et vous ne m'avez point visité: car je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez manqué de rendre ces soins au plus petit d'entre mes membres, vous avez manqué de me les rendre à moi-même". L'insensé! Il a refusé de placer dans le ciel les biens qu'il possédoit sur la terre; et pour de vains plaisirs qui passent comme l'ombre, pour un faux éclat d'un moment, il s'est préparé des regrets éternels. Tu as des richesses: eh, ma fille, avec un coeur tel que le tien, serois-tu donc embarrassée sur l'usage qu'on en peut faire? N'y a-t-il pas des malheureux?

De tous les traits de ressemblance avec l'être suprême, le plus flatteur pour l'homme est d'être bienfaisant. Mais le luxe empêche presque toujours de le devenir autant qu'on devroit l'être; il absorbe tout le patrimoine des pauvres. Pour toi, ma fille, je t'ai toujours connue trop sensible à leurs peines, pour croire aisément que tu pusses consentir à donner au faste ou à la mollesse ce que tu dois à leur indigence. Eh, n'est-ce pas toi que j'ai vue tant de fois, n'ayant que Dieu pour témoin et ton père pour guide, porter dans les réduits les plus obscurs la consolation et l'abondance; changer en larmes de reconnoissance et de joie, les larmes amères de l'opprobre et de la douleur; forcer le malade, qui maudissoit sa misère, de rétracter ses murmures et de lever encore vers le ciel ses mains tremblantes pour le bénir; rendre à la mère languissante et désolée la santé et son fils, qui, faute de secours, expiroit sur son sein; arracher à une infâme prison un chef de famille, qui, sans reproche devant Dieu, n'avoit à rougir devant les hommes que d'une dette qu'il n'avoit pu s'empêcher de contracter; rendre leur état et la vie à des familles honnêtes, qui préféroient la mort à la honte et à la mendicité; les leur rendre, en respectant leur secret, en respectant leur malheur? Car enfin quel respect ne doit-on pas aux malheureux!

Ô ma chère Émilie! Comment y a-t-il des riches qui ne connoissent pas le plaisir si touchant et si pur, de faire renaître dans des coeurs sensibles la joie et le bonheur? Comment ne se regardent-ils pas comme chargés par état de tous les indigens qu'ils peuvent secourir? Ah!

Voulons-nous qu'il n'y ait point de malheureux parmi nous? Eh, qui auroit l'ame assez mal faite pour ne le pas vouloir? Que chaque famille aisée adopte une famille pauvre; que celle qui l'est davantage en adopte plusieurs; qu'au lieu de se livrer aux dépenses somptueuses, à celles qui ont pour objet des choses vaines et futiles, elle se dépouille, en faveur de cette famille qu'elle aura adoptée, d'une partie de son superflu; qu'elle l'aide de ses conseils et de sa protection; qu'elle lui ménage des ressources par son crédit; qu'elle agisse et fasse des démarches en sa faveur: elle jouira de la douce satisfaction de voir une famille entière ressuscitée par ses soins; elle fournira, à l'artisan qui en est le chef, des instrumens pour son travail; elle sauvera du danger l'innocence de tendres enfans, qui se seroient perdus par la misère; elle favorisera la naissance et l'accroissement de leurs foibles talens. Et qu'on ne s'effraye pas de ce qu'il en couteroit pour une si belle oeuvre: non seulement on est bien payé, au fond de sa conscience, du bien que l'on fait dans une pareille adoption, par l'extrême plaisir qu'on éprouve en le faisant; mais cette adoption se maintient à moins de frais qu'on ne pourroit le croire: lorsqu'on se charge d'une famille où tous les membres travaillent, il faut peu de chose pour rendre leur travail suffisant à leur entretien; et il en reste encore assez à des ames bienfaisantes, pour porter ailleurs et étendre plus loin leur libéralité. Que le riche fasse plus encore; qu'il fasse oublier la source souvent impure de ses richesses et de son opulence, en élevant des monumens au bien commun; car c'est ici qu'on ne sauroit mettre trop de grandeur et d'éclat: qu'il fasse construire ou qu'il prenne soin d'orner des édifices publics; qu'il répare et embellisse nos routes; qu'il relève nos temples; qu'il donne de la majesté au culte; qu'il dote des vierges; qu'il favorise les mariages bien assortis; qu'il enrichisse sa patrie. Eh, ma chère Émilie, toutes ces dépenses ne valent-elles pas bien celles du luxe? Et les doux fruits qu'on en retire, par l'estime de ses concitoyens, par sa propre estime, ne valent-ils pas bien ses plaisirs? Ô ma fille! Pour penser ainsi, tu n'as jamais eu besoin que de ta piété et de ton propre coeur; et qu'heureux sont ceux dont toute la philosophie n'est que la religion et le sentiment!

LETTRE 37

De la comtesse au marquis de Valmont. Votre morale, mon tendre et respectable père, vos principes sur le luxe et sur l'emploi des richesses, sont l'unique morale et les seuls principes que puisse adopter mon coeur, et qui soient de nature à contenter ma raison. Mon père me les avoit inspirés dès l'âge le plus tendre, et je n'ai pas été surprise de les voir confirmés d'une manière si sensible par un second père tel que vous. Je suis seulement fâchée que vous mettiez sur mon compte, aux yeux de mon mari, les oeuvres de charité et de bienfaisance, que dans les premiers temps de mon mariage vous m'aidiez vous-même à faire, et que je n'eusse jamais entreprises avec tant de zèle et de facilité, si vous ne m'eussiez servi de guide et de modèle. Le comte a paru frappé, mais en bien, de ce petit mystère que votre lettre lui a révélé, et que je tenois toujours secret avec d'autant moins de scrupule, que je ne prends ces sortes de libéralités que sur la portion de biens qui m'a été spécialement réservée. J'ai lieu de penser qu'à l'avenir il n'exigera plus de moi de dépenses excessives, mais celles seulement qui conviennent à mon rang, et que je ne pourrois me dispenser de faire, sans manquer à mon mari, à mon état, et à moi-même. Il est maintenant le premier à retrancher, dans ces jours de calamités, un superflu, qui semble pris sur la misère publique, et qui insulte aux malheureux. Son coeur, naturellement bon, devient par vos leçons de plus en plus sensible; mais son esprit, trop jeune encore, son caractère impétueux, ne lui permettent pas toute la raison que je voudrois trouver en lui. Il n'y a, je le sens, que la religion qui puisse le former avant l'âge: car tel est son chef-d'oeuvre; elle supplée à l'expérience même, et donne à la jeunesse une sagesse prématurée. Valmont ne fait que pressentir les vérités auxquelles vous le conduisez par degrés; il ne fait qu'entrevoir ce jour si pur, qui par vos soins ne tardera pas à l'éclairer. En attendant que ce vif éclat de lumière étonne, frappe son ame, et opère son changement, qu'il me reste de choses à craindre et à souffrir! Sa jalousie s'accroît et produit en lui une autre espèce d'aveuglement, presque aussi funeste que le premier. Tout l'aigrit, tout lui fait ombrage; et les inquiétudes, les soupçons qu'il me laisse entrevoir, en blessant ma délicatesse et mon amour pour lui, font tout à la fois mon supplice et son propre tourment. N'ayant plus la force de soutenir, ni l'idée des peines qu'il endure, ni l'injustice qu'il me fait, trop sensible peut-être, et trop foible pour ce nouveau genre d'épreuve, je crus devoir un jour m'expliquer avec lui. Je tenois une de ses mains que j'arrosois de mes pleurs: cher Valmont, lui dis-je à travers mille sanglots, quel regard sombre et farouche lancez-vous sur moi! Vous m'aimez, et dans votre amour vous semblez me haïr: de quoi vous plaignez-vous? Quel sacrifice exigez-vous de moi, que je ne sois prête à vous faire avec plus d'empressement que vous ne paroîtrez les desirer? Voulez-vous que je me condamne à une entière retraite? Elle me sera douce avec vous: mon état actuel entraîne mille incommodités qui peuvent me servir d'excuses. Voulez-vous permettre du moins qu'à l'égard de Lausane... à ce mot, mon mari pâlit, frémit; et son trouble trahissoit malgré lui ses dispositions les plus secrètes.-Non, madame, je ne permets et n'exige rien de ridicule et d'insensé: Lausane sera toujours mon ami; et, par bien des motifs, il seroit le dernier que je voulusse éloigner.-Quel ami! M'écriai-je à l'instant... à peine eus-je prononcé ces mots, que j'en sentis toutes les conséquences, par l'altération plus grande encore que je remarquai dans Valmont, et par tout ce que j'avois à craindre de sa vivacité.-Quoi, madame, reprit-il avec chaleur, le baron vous auroit-il manqué?-On ne manque à une femme telle que moi, lui dis-je à l'instant, qu'autant qu'elle le veut bien: et vous me connoissez. Mais, sans me manquer précisément, le baron m'aime, ou feint de m'aimer; vous en avez fait un jeu; c'est vous qui m'avez forcée de recevoir ses visites trop assidues; elles m'ont toujours été à charge; et vous devriez me savoir gré de la contrainte que je me suis imposée. Je n'estime point assez Lausane pour en faire un ami; il me convient encore moins sous un autre titre, et je n'ai jamais ambitionné que le coeur de mon mari. Cependant, cher Valmont, votre air sombre et inquiet à son approche, semble me punir de mon trop de soumission à vos volontés.-Moi, madame, me croyez-vous jaloux?-Je ne sais; mais je n'y ai donné lieu du moins, ni par mes sentimens, ni par ma conduite. Ce qu'il y a de vrai, c'est que maintenant vous passez pour tel; que Lausane en plaisante tout le premier; que ses assiduités me font peine; que son caractère vain m'effraie; et que vous me rendriez le plus grand de tous les services, si, sans me compromettre, vous me faisiez la grâce de m'en délivrer.-Cela peut être, repartit mon mari avec un sang froid dont je fus glacée, mais ce seroit trop montrer ce caractère jaloux dont vous semblez m'accuser. Soyez tranquille, madame, soyez contente, et jouïssez avec confiance de l'effet de vos charmes; il est bien juste que l'univers soit à vos pieds.-Moi contente? Repris-je fondant en larmes; moi tranquille, quand vous ne le serez pas! Eh! Puis-je donc me faire un bonheur qui ne soit pas le vôtre? Laissons à des coeurs ambitieux toutes les dignités, toutes les faveurs de la cour; le mien n'est que tendre et sensible, et met tout son bonheur à vous aimer et à être aimé de vous. Venez, cher Valmont, venez partager l'exil de notre respectable père. Venez, au sein de la plus auguste famille, jouir en paix de leur exemple, de leurs lumières, et de leurs vertus. Il me reste encore assez de temps, j'espère, pour prévenir, eu égard à ma situation, les accidens d'un voyage trop précipité.-Et que diroit on d'une pareille démarche?-On dira, cher époux, que je vous aime plus que tous les honneurs, plus que tout autre bien, plus que le monde entier. On dira, que nous avons été chercher plus loin le repos, qui ne se trouve point ici, et que, sous les yeux d'un père tel que le vôtre, nous nous suffisons pour être heureux... eh, que nous importe ce que l'on dira, si nous sommes heureux en effet?-Ainsi, je me rendrai le jouet et la fable de tout ce qui m'environne; j'oublierai ce que je dois à mon prince, ce que je me dois à moi-même: et sur quoi fondé? Sur ce que vous me croyez jaloux. Non, madame, tout me répond de votre coeur. Voyez Lausane; et qu'il triomphe à son aise d'un fol espoir, que sans doute vous ne lui avez pas donné. À ces mots, mon mari me laissa presque à ses pieds, tremblante comme une criminelle qu'on accuse et qui se justifie, désolée et prévoyant dans l'avenir des maux plus grands encore. Ô mon Dieu! Soyez mon appui, détournez les malheurs que je crains; et si vous les permettez par un juste jugement, donnez-moi la force de les souffrir.

LETTRE 38

Du comte de Valmont au marquis. Je vous l'avouerai, mon père, les caractères que vous attachez à la véritable religion sont ceux qui m'ont toujours paru les plus frappans et les plus nécessaires, si d'ailleurs on y en ajoute un, que je voudrois que vous n'eussiez pas omis; je veux dire l'universalité. J'ai toujours cru que ces caractères ne pouvoient convenir qu'à la religion naturelle; et c'est ce qui m'a donné le plus de respect pour elle, et le plus d'éloignement pour toute religion révélée. Cependant l'application que vous en faites à la religion chrétienne, et que vous justifiez si bien par rapport à son ancienneté, confirme plus que jamais les doutes que vous m'avez inspirés en faveur de cette religion que vous m'annoncez. J'admire avec vous ces antiques et respectables monumens, qui en font remonter l'origine aux premiers jours du monde: j'admire ce récit de Moïse, qui est si bien d'accord avec les vraies notions que nous devons avoir de la divinité, avec la nature des choses, et avec l'état des premiers peuples et des premières sociétés. Dans l'histoire du peuple juif, tout s'arrange avec netteté et avec ordre, tous les faits naissent les uns des autres et se prouvent mutuellement; ce qu'on rencontre difficilement, ou, pour mieux dire, ce qu'on ne rencontre point dans les fabuleuses annales de ces peuples qui se vantent de la plus haute antiquité. D'après le plan que vous m'avez tracé, et le développement que vous en avez fait sur ce premier article, je crois entrevoir aussi qu'il ne vous sera pas difficile de prouver l'unité de la religion et sa perpétuité. J'attends ces preuves avec impatience, et celles encore qui doivent constater à mes yeux sa perfection ou sa sainteté.

Mais j'en reviens, mon tendre père, à l'universalité. Sous l'empire d'un dieu, bon, d'un dieu juste, du père commun du genre humain, la vraie religion, ce semble, doit être pour tous les hommes; elle doit être pour tous les lieux comme pour tous les siècles: et certainement vous ne prouverez jamais qu'il en soit ainsi du christianisme. Le croiriez-vous, ô le plus respectable de tous les amis et de tous les pères! Vous m'avez déjà tellement réconcilié avec lui, que je voudrois qu'il fût aussi démontré, aussi vrai, qu'il vous le paroît à vous-même; et je commence à regretter de ne pas lui trouver tous les caractères de vérité que je puis y desirer. Je sens que lui seul me satisferoit, me consoleroit; car enfin on ne peut être heureux ici-bas: la légèreté des créatures, le peu de fond qu'on doit faire sur elles, les sources d'ennui, d'inquiétude, que nous trouvons au-dedans de nous-mêmes, l'incertitude où nous flottons sans cesse sur ce qui intéresse le plus la raison et le sentiment, tout nous fait souhaiter un point d'appui qui serve à nous fixer, à nous soulager, à nous tranquilliser; et où le trouverons-nous, si ce n'est dans une religion telle que vous me la dépeignez?

Oserai-je bien une seconde fois vous ouvrir mon coeur, et vous le montrer plus agité et plus foible qu'il ne le fut jamais? Vous avouerai-je, hélas! Ce que je n'ôse m'avouer à moi-même? Je n'aime plus, je ne puis plus aimer qu'Émilie; mais je doute qu'Émilie m'aime encore... je doute... qu'elle m'ait jamais bien aimé. En effet, lorsqu'elle a si bien connu mon amour pour sa jeune amie, elle n'a point éclaté en reproches; elle n'a point perdu son repos et sa tranquillité; un autre penchant paroît avoir détourné son attention et rempli son coeur. Elle aura cru peut-être qu'elle étoit quitte de tout amour envers moi, puisque j'avois pu cesser de l'aimer... mais quels soupçons injurieux à sa vertu! Hélas! Émilie auroit donc tous les vices! Elle seroit donc fausse, dissimulée, perfide; car elle me jure si tendrement qu'elle m'aime, et qu'elle n'a jamais aimé que moi! Ah! Falloit-il ne retrouver au fond de mon coeur mes premiers sentimens pour elle, que pour en faire la source de mes plus vives alarmes et du plus cruel tourment? Aidez-moi, mon père, à dissiper ces vains fantômes d'une imagination égarée, qui vont me rendre ridicule aux yeux du monde, et qui déjà me rendent insupportable à moi-même. Quelle confiance vous m'avez inspirée, puisque j'en ai assez pour vous avouer tant de foiblesse!

LETTRE 39

Du marquis à son fils. Tu crois à la vertu, cher Valmont, et tu cesserois de croire à celle d'Émilie! Tu lui fais un reproche de ce qui est en elle un mérite. Elle n'a point, dis-tu, éclaté en plaintes et en murmures, quand elle a su ta passion pour son amie. Eh, mon fils, ses plaintes t'eussent-elles ramené plus sûrement, que ne l'eussent pu faire sa patience et sa douceur? " Elle n'a rien perdu de son repos et de sa tranquillité". Ah! Il est vrai, elle étoit tranquille par raison, par religion, autant qu'une épouse tendre et chrétienne peut l'être. Mais elle étoit sensible; et que n'as-tu pu lire dans son coeur tout ce qu'il renfermoit d'amour et de tourmens! Que ne peux-tu y lire maintenant ce que tes soupçons et tes craintes y portent d'amertume, et ce qu'ils ont d'affligeant pour sa délicatesse! Trop heureux époux! Tu ne connois pas encore Émilie; et il faut être vertueux comme elle pour la bien apprécier. Bannis, cher Valmont, ces idées sombres et jalouses, qui sont indignes de tous deux: quitte ce caractère odieux, qui n'est pas fait pour toi. Je passe à des amours mal fondés, à des ames communes, ces inquiétudes avilissantes qui décèlent assez la bassesse de leur origine; mais je ne puis les souffrir dans mon fils, et moins encore dans l'époux de la sage et fidèle Émilie. Permets donc que, sans m'arrêter plus long-temps à combattre des monstres et des chimères, je te ramène à nos entretiens sur la religion; cette religion si bien faite pour le coeur de l'homme, et, comme tu l'avoues toi-même, si propre à lui servir d'appui. Tu conviens que rien ne déposeroit plus fortement en sa faveur que les caractères de vérité que je prétends lui donner. Mais il en est un, aussi marqué, aussi essentiel selon toi, et que je n'ai pu omettre sans prouver contre elle; c'est l'universalité. J'ai déjà répondu d'avance à cette difficulté: il

est vrai, cher Valmont, je ne puis, dans le sens rigoureux que tes expressions renferment, prêter à la révélation ce caractère auquel tu donnes tant de force et de crédit. Mais prends garde que, pris aussi strictement que tu l'entends, il entre si peu dans les preuves essentielles de la véritable religion, qu'on ne peut pas même l'attribuer à la religion naturelle, que cependant tu reconnois maintenant pour vraie. Tu sentiras, après un examen réfléchi, qu'on ne peut faire valoir, même à l'égard de celle-ci, que la disposition et l'aptitude, si je puis parler ainsi, que nous avons tous à y parvenir. Il est constant que la loi naturelle est faite pour tous les hommes, que tous les hommes sont propres à la connoître et à la pratiquer. Mais dans le fait, il n'est pas vrai que tant de nations idolâtres, que tant de peuples sauvages, la connoissent et la pratiquent dans ce qu'elle a de plus nécessaire et de plus important; je veux dire, la connoissance de l'être suprême et de nos devoirs envers lui. Il en est de même de la religion chrétienne

quant à l'universalité: avec cette différence, qui est toute en sa faveur, et qui montre combien elle supplée avantageusement à la seule raison; c'est que tel peuple a souvent des notions, quoique imparfaites, de certains points de la loi naturelle, et manque de bien des lumières sur d'autres; au lieu que par-tout où la vraie foi porte son flambeau (et aujourd'hui elle le porte presque en tous lieux), elle nous éclaire sans distinction sur tous nos devoirs, et nous fournit les plus sûrs moyens de les accomplir. Ainsi, mon fils, à la rigueur elle n'est pas répandue universellement, j'en conviens; elle n'a pas toujours, elle n'a pas même encore porté sa clarté chez tous les peuples: mais elle est faite pour les éclairer tous; et, comme je te l'ai déjà fait observer, elle n'attend, pour leur prêter sa lumière, que des coeurs droits qui soient dignes d'elle. Il suffit d'ailleurs, pour qu'elle soit le don le plus précieux que le ciel ait daigné nous faire, qu'elle puisse, sans

distinction, sans acception de juifs ni de gentils, être le prix de nos voeux; que tous les hommes puissent s'y disposer en quelque sorte et l'obtenir; et qu'un dieu juste et puissant, maître des conditions, maître absolu des événemens et des moyens, fécond en ressources, vainqueur de tous les obstacles que peuvent y apporter la distance des lieux et la diversité des climats, ne la refuse à personne: il suffit que les nations les plus éloignées la reçoivent, chacune dans son temps, ou comme grâce ou comme récompense.

Revenons donc, cher Valmont, aux seuls caractères que j'ai établis, et dont on ne peut contester la nécessité. La religion chrétienne a pour elle l'ancienneté; je crois te l'avoir démontré. A-t-elle également l'unité, la perpétuité, la perfection ou la sainteté?

Elle est parfaitement une, si elle se rapporte toute entière à un unique terme, si ses parties sont liées par un centre commun. Or, tel est son caractère: elle a pour centre, pour point d'appui, pour

unique fin, Jésus-Christ, médiateur des hommes.

Faire de Jésus-Christ le fondement de son culte, l'objet de ses promesses, le but de ses oracles, le consommateur de notre foi, le soutien de nos espérances, l'attente des nations, le modèle des vrais justes dans l'ancienne comme dans la nouvelle loi, le point de réunion de l'un et de l'autre testament; en un mot, glorifier Dieu par Jésus-Christ, sanctifier les hommes en Jésus-Christ, et par ce double objet rapporter tout à Jésus-Christ; voilà, mon fils, ce qui lie, ce qui assortit toutes les parties de la religion révélée, et ce qui en fait le chef-d'oeuvre de l'unité. Développons ce second caractère, qui lui est propre, et qui, plus que tout autre, est digne de nos réflexions. Dieu laisse entrevoir à Adam, après sa chute, "une semence qui naîtra de la femme, et qui écrasera la tête du serpent qui les a séduits "; c'est-à-dire, qui domptera son orgueil, qui renversera

son empire, mais contre laquelle aussi cet ennemi du genre humain tournera toutes ses ruses et tous ses efforts. Cette promesse faite à l'homme dès l'enfance du monde, et qui commence en quelque sorte l'histoire de la révélation, s'éclaircit, se reproduit de jour en jour d'une manière plus sensible, et à raison de ses développemens, ainsi que de la longue attente qu'elle fait naître, devient, pour notre sainte et auguste religion, la base sur laquelle elle repose.

Dans le plan admirable que cette religion nous trace et l'heureux ensemble qu'elle nous présente, il falloit à l'être suprême, outragé par la désobéissance de sa créature, un réparateur digne de lui, une réparation proportionnée à la majesté de celui qui étoit offensé et à la grandeur de l'offense: il falloit à l'homme, déchu de son premier état, un médiateur auprès du très-haut, une victime pure et sainte qui pût l'honorer, un nouveau pontife qui n'eût rien à expier pour lui-même. La nature, dégradée dans son chef, n'offroit rien qui suffît à de si grands objets, et qui fût capable de remplir l'intervalle entre Dieu et l'homme: et toutefois Dieu, admirable et fécond dans sa nature et dans ses desseins, laisse entrevoir au monde encore naissant un libérateur. En lui, se concilieront la

justice et la miséricorde: en lui, le mal du péché sera abondamment réparé: en lui, et par ses abaissemens et ses souffrances, Dieu sera honoré comme il doit l'être; le genre humain triomphera de son plus dangereux ennemi; un nouveau règne commencera pour ne finir jamais, et ce règne sera celui de la justice et de la vérité. Voilà ce qu'annonce de loin la promesse, et ce que Dieu se réserve de développer avec plus d'étendue et de lumière, à mesure que les temps où elle doit s'accomplir seront plus proches. Cette promesse est renouvellée d'âge en âge, et son effet doit s'étendre sur toutes les nations. Pour que le souvenir s'en conserve parmi les hommes, Dieu se sépare une famille, à laquelle il la rappelle sans cesse. Il la rappelle à Abraham, à Isaac, à Jacob, dans la semence desquels il fait voir, un jour, tous les peuples bénis.

Jacob, au lit de la mort, annonçant

à ses enfans ce qui doit arriver à leur postérité, prédit en ces termes, près de dix-sept siècles avant Jésus-Christ, la prééminence que doit conserver la tribu de Juda sur toutes les autres tribus jusqu'à la venue du messie, et le temps où le messie doit naître: "le sceptre ne sortira point de Juda, et le gouvernement ne sortira point de ses descendans, jusqu'à ce que vienne celui qui doit être envoyé; et il sera l'attente des nations".

Des enfans d'Abraham, des douze fils de Jacob, Dieu fait naître un peuple, qu'il rend le dépositaire de cette même

promesse qu'il a faite à ses pères. Ce peuple est pour lui l'objet d'une providence toute spéciale. Il le conduit, il le gouverne, il lui impose des loix, il lui prescrit des cérémonies sans nombre: ce ne sont point des cérémonies vaines; leur but est d'empêcher qu'il ne se confonde avec les autres peuples, et n'oublie par ce mélange le messie qui doit être l'unique objet de son attente. Il fait éclater en lui la force de son bras; il le récompense, lorsqu'il lui est fidèle; il le châtie sans le perdre de vue, lorsqu'il porte son hommage aux dieux des gentils. Sa sagesse semble ne disposer les évènemens et ne régler la destinée des autres nations, que pour ce peuple choisi; et ce peuple lui-même n'est fait que pour le messie. Tout en lui m'y ramène; l'agneau pascal, le serpent d'airain, les différentes sortes de victimes qu'offroit le souverain pontife, mille autres objets divers me donnent déjà quelque idée de l'objet qu'ils représentoient: les justes m'en retracent l'image dans eux-mêmes par des rapports sensibles.

Cependant Dieu s'explique de jour en jour avec plus de clarté." Les prophètes m'annoncent un dieu donné, un dieu avec nous. Il est dans le sein de son père avant tous les siècles "; le seigneur en fera, dans le temps, un homme-dieu, le rédempteur des hommes." Le juste descendra du ciel comme une rosée. La terre produira son germe, dit Isaïe, et ce sera le sauveur, avec lequel on verra naître la justice. Mon serviteur, a dit encore le très-haut, sera rempli d'intelligence; il sera grand, élevé; il montera au plus haut comble de gloire...". Mais quel mélange surprenant de gloire et d'opprobre! Le prophète continue; "et tout à coup il me le fait envisager sous une forme méprisable aux yeux des hommes".

Ici, mon fils, écoutons parler les prophètes eux-mêmes. Arrêtons-nous aux

textes les plus précis, à ceux qui nous dispensent le plus de toute discussion, et qui, sans nous forcer à de longs calculs de chronologie, démontrent de la manière la plus sensible l'unité de la religion, et son rapport à Jésus-Christ, à un messie, tel que le chrétien le reconnoît et l'adore.

Mais sur-tout souviens-toi, cher Valmont, que ces prédictions éclatantes ont servi de preuves à la religion dès les premiers siècles, dès les premiers jours du christianisme; que dès lors on les opposoit aux juifs; que ces juifs charnels ont bien cherché, quoiqu'en vain, à en éluder l'application, aveuglés comme ils l'étoient par les fausses idées d'un règne temporel, d'une Jérusalem toute terrestre; mais que jamais ils n'en ont contesté l'authenticité; que c'est d'eux que le chrétien les a reçues; qu'elles ont donc nécessairement précédé Jésus-Christ, qui en effet se les est tant de fois appliquées à lui-même; et qu'ainsi, c'est de nos plus grands ennemis que nous tirons les preuves les plus frappantes de la religion

chrétienne. Après cela, mon fils, oppose nous, si tu l'ôses, ces oracles incertains ou équivoques des dieux du paganisme, ces fausses imitations que l'esprit de mensonge a faites des inspirations saintes du dieu de vérité. Avant de reprendre Isaïe, entends le roi prophète révéler comme lui, dans son divin langage, le plus grand des mystères et toute la gloire du messie. "Le seigneur a dit à mon seigneur, asseyez-vous à ma droite..., vous possèderez l'empire au jour de votre puissance, et au milieu de l'éclat qui environnera vos saints. Je vous ai engendré avant l'étoile du jour. Le seigneur l'a juré, et son serment demeurera immuable, que vous êtes le prêtre éternel, selon l'ordre de Melchisédech". Ailleurs ce saint roi voit le messie dans les opprobres et les souffrances, et le peint sous des traits auxquels il est difficile de le méconnoître. "Ô mon dieu, mon dieu! S'écrie-t-il,

jettez sur moi vos regards: pourquoi m'avez-vous abandonné? ... Je suis un ver de terre, et non un homme; je suis l'opprobre des hommes et le rebut du peuple. Ceux qui me voyoient se sont moqués de moi: ils en parloient avec outrage, et ils m'insultoient en remuant la tête. Il a espéré au seigneur, disoient-ils; que le seigneur le délivre, qu'il le sauve, s'il est vrai qu'il l'aime... ils ont percé mes mains et mes pieds; ils ont compté mes os; ils se sont appliqués à me regarder et à me considérer; ils ont partagé entre eux mes habits, et ils ont jeté ma robe au sort: mais pour vous, seigneur, n'éloignez point votre assistance de moi... je ferai connoître votre saint nom à mes frères... vous qui craignez le seigneur, louez-le, glorifiez-le, parce qu'il n'a point détourné de moi son visage... la terre dans toute son étendue se souviendra de ces choses, et se convertira au seigneur, et tous les peuples des différentes nations seront dans l'adoration en sa présence... mon ame vivra

pour lui, et ma race le servira; la postérité qui doit venir sera déclarée appartenir au seigneur; et les cieux annonceront sa justice au nouveau peuple qui doit naître".

Isaïe s'explique plus clairement encore: et si David, parce qu'il parle en son propre nom, parce qu'il semble parler comme étant chargé de ses péchés, et que Jésus-Christ n'étoit chargé que des péchés des autres hommes, laisse par-là quelque ressource à celui qui veut bien encore s'aveugler; Isaïe n'en laisse aucune. "Réjouissez-vous, dit-il, déserts de Jérusalem; le seigneur a fait éclater la force de son bras aux yeux de toutes les nations, et toutes les régions de la terre verront le sauveur que notre Dieu doit nous envoyer... il s'élévera devant le seigneur, comme un arbrisseau et comme un rejeton qui sort d'une terre sèche: il est sans beauté, sans éclat; nous l'avons vu, et il n'avoit rien qui attirât les regards, et nous

l'avons méconnu. Il nous a paru un objet de mépris, le dernier des hommes, un homme de douleurs, qui sait ce que c'est que de souffrir. Son visage étoit comme caché. Il paroissoit méprisable, et nous ne l'avons pas reconnu. Il a pris véritablement nos langueurs sur lui, et il s'est chargé lui-même des peines qui n'étoient dûes qu'à nous. Nous l'avons considéré comme un lépreux, comme un homme frappé de Dieu et humilié; cependant il a été percé de plaies pour nos iniquités; ses blessures sont l'ouvrage de nos crimes. Le châtiment qui devoit nous procurer la paix, est tombé sur lui, et nous avons été guéris par ses meurtrissures. Nous nous étions tous égarés comme des brebis errantes, chacun s'étoit détourné pour suivre sa propre voie; et Dieu l'a chargé seul de l'iniquité de tous. Il a été offert, parce que lui-même l'a voulu, et il n'a point ouvert la bouche. Tel qu'une brebis qui se laisse conduire à la boucherie, tel qu'un agneau qui se taît tandis qu'on le dépouille

de sa laine, il sera livré à la mort sans former la moindre plainte. C'est au milieu des douleurs qu'il a fini ses jours, ayant été condamné par des juges. Qui racontera sa génération? Il a été retranché de la terre des vivans. Je l'ai frappé à cause des crimes de mon peuple. Il donnera les impies pour le prix de sa sépulture, et les riches pour la récompense de sa mort, parce qu'il n'a point commis d'iniquité, et que le mensonge n'a jamais été dans sa bouche: mais le seigneur l'a voulu briser dans son infirmité. S'il livre son ame pour le péché, il verra sa race durer long-temps, et la volonté de Dieu s'éxécutera heureusement par sa conduite. Il verra le fruit de ce que son ame aura souffert, et il en sera rassasié. Comme mon serviteur est juste, il justifiera par sa doctrine un grand nombre d'hommes, et il portera sur lui leurs iniquités: c'est pourquoi je lui donnerai pour partage une grande multitude de personnes; et il distribuera les dépouilles des forts, parce qu'il a livré

son ame à la mort, qu'il a été mis au nombre des scélérats, qu'il a porté les péchés de plusieurs, et qu'il a prié pour les violateurs de la loi.

Réjouissez-vous, stérile qui n'enfantiez pas, chantez des cantiques de louanges, et poussez des cris de joie..., votre postérité aura les nations pour héritage..., et le saint d'Israël, qui vous rachetera, s'appellera le dieu de la terre".

Avouons-le, mon fils, les divines écritures n'eussent-elle que cette prophétie à nous offrir sur Jésus-Christ, les paroles en sont si claires et si précises, qu'elle suffiroit seule pour fixer tous nos doutes. Mais suivons ensemble le fil d'une tradition si belle, et écoute maintenant parler Daniel.

"Exaucez-nous, seigneur; seigneur, appaisez votre colère, jetez les yeux sur nous, et agissez: ne différez plus, mon dieu, pour l'amour de vous-même; parce que cette ville et ce

peuple sont à vous, et ont la gloire de porter votre nom.

Lorsque je parlois encore et que je priois, et que je confessois mes péchés et les péchés d'Israël mon peuple, et que dans un profond abaissement j'offrois mes voeux en la présence de mon dieu pour sa montagne sainte..., Gabriel, que j'avois vu au commencement de la vision, vola tout d'un coup vers moi, et me toucha au temps du sacrifice du soir. Il m'instruisit, et me dit: Daniel, je suis venu maintenant pour vous donner l'intelligence. Dès que vous avez commencé votre prière, j'ai reçu cet ordre, et je suis venu pour vous découvrir toutes choses, parce que vous êtes un homme de désirs; soyez donc attentif à ce que je vais vous dire, et comprenez cette vision. Dieu a abrégé et fixé le temps à soixante et dix semaines en faveur de votre peuple et de votre ville sainte, afin que ses prévarications soient abolies; que le péché trouve sa fin; que l'iniquité soit effacée; que la justice éternelle

vienne sur la terre; que les visions et les prophéties soient accomplies; et que le saint des saints soit oint de l'huile sacrée. Sachez donc ceci, et gravez le dans votre esprit. Depuis l'ordre qui sera donné pour rebâtir Jérusalem, jusqu'au Christ chef de mon peuple, il y aura sept semaines et soixante et deux semaines; et les places et les murailles de la ville seront bâties de nouveau dans des temps fâcheux et difficiles: et après soixante et deux semaines, le Christ sera mis à mort; et le peuple qui doit le renoncer ne sera point son peuple. Un peuple, avec son chef qui doit venir, détruira la ville et le sanctuaire: elle finira par une ruine entière, et la désolation qui lui a été prédite arrivera après la fin de la guerre. Il confirmera son alliance avec plusieurs dans une semaine, et à la moitié de la semaine les hosties, les sacrifices seront abolis. L'abomination de la désolation sera dans le temple, et la désolation durera jusqu'à la consommation et jusqu'à la fin".

Si, après une prédiction aussi remarquable, tu desires, cher Valmont, supputer les années et les soixante et dix semaines d'année, dont parle Daniel en se servant d'un langage déjà employé avant lui par le législateur des juifs; si tu veux fixer les dates et considérer la justesse de leur rapport avec les temps prédits par le prophète; ouvre notre savant Bossuet, consulte les plus éclairés de tous nos chronologistes, et tes desirs seront bientôt satisfaits. Mais je te l'ai déjà dit, prenant la voie la plus simple, je mets à part toute discussion, pour m'arrêter uniquement à celui qui est l'objet de ces prophéties, et te montrer comment tout l'ancien testament se rapportoit essentiellement au Christ, au messie, à toutes les idées que la loi

évangélique nous en a données; et comment cet admirable concert de l'un et l'autre testament fait de la religion chrétienne un tout parfait. C'est sous ce grand rapport, que tu dois considérer tout ce qu'annoncent à cet égard les autres prophètes. Continuons donc à nous instruire dans leurs divins livres.

"Et vous Bethléem " (dit le prophète Michée, environ 700 ans avant Jésus-Christ), "vous êtes petite entre les villes de Juda; mais c'est de vous que sortira celui qui doit régner dans Israël, dont la génération est dès le commencement et dès l'éternité".

"Parlez à Zorobabel " (dit le seigneur au prophète Aggée, dans le temps de la construction du second temple), "parlez à tous ceux qui sont restés du peuple, et leur dites: qui est celui d'entre vous qui ait vu cette maison dans sa première gloire, et en quel état la voyez-vous maintenant? Ne paroît-elle

point à vos yeux comme n'étant pas, au prix de ce qu'elle a été? Mais voici ce que dit le seigneur des armées: encore un peu de temps, et j'ébranlerai le ciel et la terre, la mer et tout l'univers; j'ébranlerai tous les peuples; et le désiré des nations viendra; et je remplirai de gloire cette maison, dit le seigneur des armées... la gloire de cette dernière maison sera encore plus grande que la première, et je donnerai la paix en ce lieu". "Fille de Sion, soyez comblée de joie (s'écrie le seigneur par la voix de Zacharie); fille de Jérusalem, poussez des cris d'allégresse. Voici votre roi qui vient à vous, ce roi juste qui est le sauveur; il est pauvre, et il est monté sur une ânesse et sur le poulain de l'ânesse...; il annoncera la paix aux nations, et sa puissance s'étendra depuis une mer jusqu'à l'autre".

"Je vais envoyer mon ange, qui me préparera la voie, dit enfin le seigneur par la bouche de Malachie, et aussitôt le dominateur que vous cherchez, et l'ange de l'alliance, si desiré de vous, viendra dans son temple; le voici qui vient, dit le seigneur". C'en est assez, mon fils; et sans nous arrêter ici à tout ce qui est prédit dans les divines écritures sur la vocation des gentils, sur l'établissement de l'église, sur la réprobation des juifs, dis-moi, es-tu content de cette chaîne de tradition que nous venons de parcourir, et qui rappelle si constamment l'ancienne promesse et le grand objet sur lequel portoit toute la religion?

Faudra-t-il ajouter encore, à ces prédictions sur des faits éloignés, les prophéties que Dieu dictoit à Isaïe, à Daniel, à Jérémie, à Ézéchiel, sur des évènemens plus prochains; c'est-à-dire, sur l'état temporel des juifs avant Jésus-Christ, et sur le sort des empires qui ont précédé son avènement? Faut-il te faire observer comment, par ces vives et éclatantes lumières, il rendoit son peuple attentif à la voix de ses prophètes; et comment, par les choses mêmes qui se vérifioient sous ses yeux, il lui apprenoit à regarder comme également certaines celles qui lui étoient prédites sur le messie pour toute la suite des temps? Faut-il te montrer comment, dans des décrets de l'éternel, tout étoit lié en quelque sorte à l'histoire de son peuple, et tenoit par des noeuds secrets à la venue de son fils? Lis toi-même dans les livres des prophètes, de ces hommes pleins de zèle pour la gloire du vrai dieu, pleins d'amour pour leurs concitoyens et pour leur patrie, remplis du plus noble désintéressement pour eux-mêmes, et en butte aux

plus cruelles persécutions sans en être ébranlés; lis dans leurs livres ce qu'il seroit trop long de t'exposer ici, et ne dis pas qu'au moins ces autres prophéties dont je parle sont supposées. Elles sont liées trop étroitement à toute l'histoire du peuple de Dieu, et à celle des grands hommes, sous le nom desquels il les a reçues, pour pouvoir jamais être considérées comme telles; la vénération de ce peuple pour les livres qui les renferment et pour ceux qui les ont écrits, étoit trop universellement répandue et trop bien établie, pour qu'on ait pu les y insérer après coup; disons mieux, pour qu'elle ait eu d'autres causes que ces prophéties elles-mêmes et leur accomplissement. Enfin leur liaison nécessaire avec celles que, malgré tout intérêt contraire, les juifs nous ont conservées sur le messie, et qui se sont vérifiées dans le Christ que nous adorons, en constate trop bien l'authenticité, pour qu'on puisse raisonnablement les révoquer en doute: car ici, comme sur tout le reste, cher Valmont, tout se soutient réciproquement, et par

des moyens vraiment dignes de Dieu. Lis donc, et tu verras la continuité et l'étendue de l'esprit prophétique sous l'ancienne loi: et tu admireras ces étonnantes prédictions, si précises et si détaillées, sur le châtiment des juifs et leur captivité; sur leur rétablissement après 70 ans révolus; sur les peuples qui devoient servir entre les mains du tout-puissant, ou de vengeurs pour les punir, ou de sauveurs pour les délivrer; sur Babylone, sur la Syrie, sur l'Égypte, sur les mèdes, les perses, et Cyrus lui-même, que le seigneur appelle par son nom au secours de son peuple; sur la succession des quatre grands empires, et leurs révolutions; sur Alexandre, et la division de ses vastes états; sur l'empire romain; et enfin sur l'empire du Christ, cet autre royaume d'une nature bien différente, qui ne sera point détruit, mais qui subsistera éternellement. Ainsi, Dieu dirigeoit toutes choses selon le plan unique qu'il s'étoit formé par rapport à son Christ; ainsi, l'univers en paix sous Auguste et réuni presque

tout entier sous un seul maître, n'étoit dans les desseins du très-haut, qu'une préparation prochaine à la prédication de l'évangile et à l'établissement du règne d'un dieu fait homme, de ce règne, qui, bien opposé aux idées des juifs grossiers et terrestres, devoit s'élever sur la ruine de nos passions, et non pas les flatter; ainsi encore, dans l'histoire de la religion, les juifs, les peuples, les différens âges, tout est pour le messie: c'est le centre auquel tout retentit; et par le péché du premier homme je suis conduit à un point fixe, le libérateur attendu par les juifs, et reçu par les chrétiens comme l'unique fondement de nos espérances, comme le médiateur qui a pu seul rendre à Dieu sa gloire et aux hommes le salut. Le monde, qui, selon la pensée de l'apôtre, a été créé en Jésus-Christ, en tant qu'il est le verbe de Dieu, l'image de sa

substance, la splendeur de sa gloire, se trouve dignement réparé en Jésus-Christ. Change maintenant le plan de la religion chrétienne; imagine, pour expliquer les prophéties, un messie tel que le juif se le figuroit, tel qu'il se le figure encore aujourd'hui, un monarque temporel, un roi conquérant: dès lors toute l'unité disparoît; toutes les prophéties se démentent; elles n'offrent plus qu'une ressemblance éloignée et contredite par mille endroits: on ne sait plus au vrai pourquoi un peuple choisi, pourquoi un messie: on ne sait plus ce que signifient dans les prophètes tous ces beaux traits qui conduisent naturellement à l'idée d'un roi, dont l'empire doit être fondé uniquement sur la destruction du péché, et dont le règne doit être celui de la paix, de la justice, et de la vérité: le tableau

de ses souffrances n'a plus rien de réel: on ne voit plus de satisfaction pour les péchés des hommes, plus de victime, plus de sacrifice, tel que les prophètes l'ont annoncé: tandis que tout s'explique avec précision; tout se lie, les faits, les dogmes, nos mystères, notre morale, nos sacremens, nos rites, nos solemnités; tout se suit et s'accorde dans la religion chrétienne.

Ô religion parfaitement une, que vous êtes belle dans votre ensemble, et que cette unité manifeste avec éclat l'ouvrage de la divinité! Non, la nature entière, par l'harmonie qui règne, ne publie pas plus hautement l'existence d'un dieu, que la religion chrétienne n'atteste par son accord parfait l'oeuvre du très-haut: et si, en comparant les merveilles de l'univers et le beau spectacle que m'offre la religion, j'apperçois quelques ombres à ce dernier tableau; dois-je en être surpris?

Dieu, pour nous laisser toujours également libres en nous éclairant sans nous contraindre, en a répandu jusque sur le premier.

Je t'ai donc exposé, cher Valmont, la preuve de la religion, je ne dis pas la plus sensible; ce caractère est réservé, ce me semble, à la sainteté de ses dogmes et de sa morale: mais je dis la plus grande, la plus belle à des yeux éclairés, puisque l'unité des proportions et des rapports innombrables que la religion renferme ne la rend pas moins admirable, que ne l'est dans l'ordre de la nature, le monde matériel et visible, par l'accord de ses parties entre elles, et leur rapport commun à la gloire du très-haut et au bien général de tous les êtres. Rappelle-toi cette pensée du célèbre Bacon, que, si l'on considère les ouvrages de la nature séparés et sans liaison, on pourra encore se laisser aller à quelque

doute; mais que, si on les envisage réunis et dans leur ensemble, ils formeront aux yeux du sage la démonstration la plus complette; et applique cette juste et belle réflexion à la preuve sublime que nous offre l'unité de la religion. Si nous ne prenions d'elle que différens traits épars et différens genres de preuves qui nous attestent sa divinité, peut être y auroit-il lieu encore à des difficultés, quoique plus apparentes que solides; mais qu'opposer de raisonnable à ce grand tout, à cet ensemble parfait qu'elle nous présente? Prends-y garde, mon fils; toujours et nécessairement l'erreur se dément par quelque endroit. Elle se dément d'autant plus aisément, qu'elle se forme par une plus longue succession d'années, et qu'elle embrasse une plus longue suite de faits: dès lors toutes les parties de son ouvrage sont décousues, comme dans la mythologie des païens ou dans les rêveries de Mahomet, quelques efforts qu'on fasse après coup pour les réunir et les accorder; par-tout l'accord est interrompu, la chaîne se rompt comme d'elle-même, tout est

sans ordre et sans suite. Tant il est vrai que l'unité est le caractère, qu'il est le plus difficile, qu'il est le plus impossible aux hommes de contrefaire, et par conséquent le caractère le plus essentiel et le plus distinctif de la vérité? Que dois-tu donc penser de cette religion, qui, dans une suite de quatre mille ans à compter seulement jusqu'à Jésus-Christ, dans une chaîne d'évènemens qui renferme l'histoire de tout un peuple, et en partie celle de tous les autres peuples qui ont eu avec lui quelque rapport, est parfaitement une et ne se dément par aucun endroit? Mais comme, dans la religion chrétienne, tout se prête un mutuel appui; que sera-ce encore, lorsque tu retrouveras à chaque instant cette unité admirable dans sa perpétuité? Je m'arrête, cher Valmont, et te laisse tout le temps de peser à loisir les réflexions que je viens de faire, avant de passer à cet autre caractère que la véritable religion doit nous offrir.

LETTRE 40

De la jeune Madame De Veymur (autrefois Mademoiselle De Senneville) à la comtesse de Valmont. Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, ma chère bonne amie, j'attends avec impatience de vos nouvelles; et, au gré de mes desirs, que vous êtes lente à m'en donner! Vous le savez: mes sentimens, tout partagés qu'ils sont, n'ont rien perdu de leur vivacité; mes nouveaux engagemens n'ont pu les modérer; et dans mon coeur, toujours tendre et sensible à l'excès, l'amour n'a rien pris sur l'amitié. Il m'en coûte donc bien de vous voir m'oublier si long-temps, d'être toujours si loin de vous; et mon desir le plus ardent seroit de pouvoir jouïr en ce

lieu tout à la fois et de mon époux et de mon amie. Mais puisque pour le moment tant de contentement ne peut m'être donné, je vais m'en consoler, comme je l'ai fait jusqu'ici, en écrivant à l'une et en lui parlant de l'autre. Oui, ma chère Émilie, sans risquer de vous ennuyer et de vous déplaire, je vais encore vous entretenir de mon mari. Eh, quel plus doux entretien pour deux coeurs qui en sentimens se ressemblent si bien! M De Veymur me devient toujours plus cher, par la confiance qu'il me témoigne, et à cause des dangers dont je sens de plus en plus que cette union m'a préservée. Ô ma bonne amie! En nous parlant de ses égaremens, il ne nous avoit rien dit en comparaison de ce qu'il lui restoit à nous dire, et quelles leçons pour notre sexe, que le tableau des galanteries d'un jeune homme, lorsqu'il se les rappelle dans un âge où il s'en repent et s'accuse lui-même!

Je plains peu celles qui parmi nous

veulent bien être séduites, qui appellent les dangers au lieu de les éloigner, qui préparent en quelque sorte les pièges où elles doivent se laisser surprendre, et creusent sous leurs pas les abîmes où elles ne tardent pas à se précipiter. Légères, volages, follement enjouées, pleines de confiance dans leurs forces comme dans leurs attraits, déjà cependant à demi vaincues lorsqu'on commence à les attaquer, aiguisant par le desir de plaire et par la vanité les traits qu'on leur lance, elles méritoient bien de succomber, et

ne doivent s'en prendre qu'à elles des fruits amers du coupable engagement qu'elles ont contracté. Que des transports indiscrets, que des mesures mal concertées, les décèlent à des yeux clairvoyans; que leur conduite éclate et les couvre d'infamie; que le libertin qui les a séduites soit le premier à trahir leur foiblesse, pour la faire mieux servir à son triomphe; que du moins las de se contraindre, dégoûté de sa conquête par le peu qu'elle lui a coûté et parce qu'elle n'a plus rien de nouveau à lui offrir, il l'abandonne indignement et porte ailleurs les mêmes hommages et la même inconstance; que ces tristes victimes de l'orgueil, de l'amour, et du plaisir, éprouvent toutes les fureurs de la jalousie, l'humiliant retour des rebuts et du mépris, toute l'horreur du repentir, ou

ne se consolent de leur honte, que par de nouveaux égaremens et une honte plus grande encore: tout cela, ma bonne amie, n'a rien à quoi elles n'aient pu s'attendre, et qui doivent nous étonner. Mais que des ames tendres et naïves, honnêtes et pleines de délicatesse, incapables de vouloir jamais, ni qu'on leur manque, ni se manquer à elles-mêmes, soient cependant la dupe du sentiment, de l'estime, et de la confiance; se voient jouées par l'artifice et l'imposture; soient trahies par leur candeur même; et, sans avoir conçu aucun soupçon du péril auquel trop de confiance expose, apprennent par leur chute et leurs malheurs que des plus petites précautions dépend l'unique sûreté des vertus les plus pures: voilà ce qu'on ne peut trop plaindre, et ce qui ne peut trop servir à nous éclairer.

Ah, ma chère amie! Heureuses celles que des circonstances favorables, autant que leur sagesse, ont mises à l'abri des dangers! Car enfin quels secrets ressorts ne fait pas jouer le vice pour triompher

de la vertu? Que d'affreux mystères en ce genre M De Veymur m'a révélés! Et que, sans l'horreur qu'il conçoit maintenant de l'art odieux qu'il a mis en oeuvre, je serois tentée de le haïr! Mais je serois bien injuste: car enfin quelles fautes n'efface pas le repentir, lorsqu'il est sincère? Celui dont il est pénétré ne peut que lui assurer mon estime; je dois le juger par ce qu'il est aujourd'hui, et non par ce qu'il fut autrefois; et si la pitié pour toutes celles qu'il a séduites plaide encore contre lui, ah! Il mérite du moins d'être absous par ses remords. Par-tout il les porte avec lui; c'est dans mon sein qu'il les dépose; et j'ai seule, en en recevant le triste aveu, pu trouver le secret de charmer sa douleur. Si je vous en fais part, ce n'est pas sans qu'il le sache et qu'il le permette: vous êtes pour lui comme une autre moi-même; et en nous dévoilant à toutes deux ses torts, il en sera plus tranquille, s'il trouve sa grâce au fond de notre coeur. Ô hommes! Hommes dangereux et perfides! Devrions-nous vous pardonner si aisément

les maux que vous nous faites! Car enfin ma bonne amie, la cause de tout notre sexe n'est-elle pas la nôtre? Ah! Du moins avertissons nos semblables des périls qu'elles courent, apprenons à l'innocence à se mettre en garde contre la séduction, et félicitons-nous nous-mêmes d'avoir échappé à des écueils, marqués par de si tristes naufrages. Ici, ma chère Émilie, que n'aurois-je pas à vous raconter de tous les moyens qu'on emploie pour nous perdre, et des degrés presque insensibles par lesquels on prépare notre chute? Avec quel art on joue le sentiment! Quel respect on semble avoir pour nous! Quels soins on prend d'étudier nos goûts pour s'y conformer! Quelle attention secrète à prévenir nos volontés, à flatter nos desirs! Quelle honnêteté dans toute la conduite! Quelle décence dans les propos! Quelle imitation adroite et trompeuse des vertus qui nous sont chères! Quels ménagemens pour s'attirer notre confiance et nous forcer à agréer celle qu'on nous témoigne! Mais ensuite quel abus de

cette confiance même! Quels secrets simulés, pour nous en arracher de plus réels! Quelle assiduité et quels artifices, pour se rendre nécessaire! L'est-on devenu? On se permet alors des entretiens plus tendres; on nous engage à des lectures plus séduisantes; on nous amollit par des spectacles et par les fêtes les plus galantes; on hazarde enfin des aveux plus directs; on y fait succéder le langage expressif des passions les plus vives, de la jalousie, de la crainte, et du désespoir; on réitère les sermens d'être fidèle: mais dirai-je tout, ma bonne amie, à la honte des séducteurs? Ô ciel! Quelles intrigues et quelles honteuses manoeuvres! Des lettres supposées; des domestiques séduits et pervertis; de fausses démarches, dans lesquelles on nous engage sans nous en laisser appercevoir les suites; des occasions funestes amenées et préparées de loin par le vice qui s'agite et qui veille, tandis que l'innocence repose sans soupçons et sans crainte; des persécutions suscitées avec adresse au sein d'une famille, pour nous faire tomber entre les bras de

celui même qui les a fait naître; les trames les plus noires, ourdies dans le plus profond silence... ô comble d'horreur! Les mystères d'iniquité se consomment; et une malheureuse victime de tant de noirceurs a cessé d'être sage, avant que son coeur, encore ennemi du vice, ait cru pouvoir jamais abjurer la sagesse. Tel est le terme fatal, où de petites précautions négligées ont conduit tant d'ames honnêtes, qui, par éducation, par naissance, par sentiment, ne sembloient nées que pour la vertu.

Quels moyens donc de parer à de si grands malheurs? Les voici, me dit encore mon mari, et ce sont les seuls vraiment à l'épreuve de tout genre de séduction: s'inquiéter peu du soin de plaire, et uniquement de celui de se faire honorer; veiller sur les plus légères impressions de son esprit et de son coeur, et commencer par faire un pacte avec son imagination, pour ne lui permettre jamais de s'égarer sur les objets qui peuvent servir à l'enflammer; avoir une

amie respectable, et l'amie la plus sûre est une mère vraiment digne d'en servir, si l'on a le bonheur de la posséder; lui ouvrir son coeur sans réserve, ou, à son défaut, à toute autre amie qui soit assez tendre, assez sage pour pouvoir la remplacer; se défier de quiconque nous flatte, de tout ce qui tend à amollir notre ame et à affoiblir nos principes; se mettre en garde contre toute espèce de liaison trop intime, de rapport trop étroit avec des personnes d'un autre sexe; et se souvenir que l'habitude vient enfin jusqu'à nous rendre aimables ceux qui d'abord nous étoient les plus indifférens: c'est ainsi qu'on garde son propre coeur; qu'on vit heureuse, tranquille, maîtresse de soi même; qu'on est toujours respectable, toujours respectée; et qu'on jouit au dedans de soi de ce témoignage si flatteur et si doux, qu'en effet on mérite de l'être.

Tels sont, ma bonne amie, les sages conseils d'un homme qui a si bien connu le monde, nos dangers, nos foiblesses, et nos ressources. Puissions nous

n'avoir jamais besoin de nous rappeller ses leçons pour nous-mêmes! Puissent-elles dans notre bouche devenir utiles à celles, qui, moins attentives et moins instruites, en auroient plus besoin que nous.

LETTRE 41

De la comtesse au marquis. Un évènement bien triste, qui fait l'entretien de toute la cour et la fable des courtisans, en ne donnant que trop à penser à mon mari sur le compte de Lausane, ne laisse plus de bornes à ses soupçons jaloux, et ne me permet guères d'en mettre à mes allarmes. Une femme du plus haut rang, dont j'aime mieux que vous appreniez le nom par un autre que par moi, vient de donner l'exemple et la preuve des funestes suites qu'entraînent l'oubli des vrais principes et le manque de religion. Cette femme, autrefois l'objet de l'estime publique par son attachement à ses devoirs et la pureté de sa foi, a été forcée par son mari de recevoir chez elle le comte de *, ami intime du baron, et philosophe comme lui. Elle n'avoit d'autre enfant qu'une fille très-jeune encore, qui, marchant sur ses traces, se faisoit

distinguer déjà par ses vertus, autant que par ses agrémens et sa beauté. Le comte ne tarda pas à s'insinuer dans leur esprit, en déguisant avec art le venin subtil de ses dangereux systêmes. Il affecta devant elles toute la délicatesse du sentiment; il leur parla le langage de la vertu la plus pure; sans se donner pour un homme qu'animoit l'esprit de la religion, il les disposoit à croire que sans elle on pouvoit avoir, dans le degré le plus éminent, toutes les qualités qui font l'honnête homme selon le monde, et qu'on les avoit même d'autant plus sûrement qu'elle ne prenoient alors aucune teinte de foiblesse et de superstition. Il maîtrisa ainsi par degrés leur estime et leur confiance. Il fit plus; en leur prodiguant les éloges les plus flatteurs, en leur marquant à chacune en particulier les égards et les soins les plus empressés, il leur inspira des sentimens plus tendres dont elles n'avoient pas encore appris à se défier. Trop éclairé sur ses premiers succès, il ne crut pas pouvoir mieux assurer son triomphe, qu'en s'attachant à corrompre

entièrement leur esprit, pour réussir plus facilement à pervertir leurs moeurs: il y parvint. Il commença par leur faire naître des doutes; il leur prêta des livres qui renfermoient tout le poison de l'incrédulité; il leur inspira la vanité du bel esprit, et le goût des recherches curieuses; il leur parla le jargon de la métaphysique et des sciences les plus abstraites; il leur dévoila avec moins de ménagement sa façon de penser, et les fit passer en peu de temps, de l'estime et de l'attachement pour sa personne, à l'estime et à la croyance de ses opinions. Le mari s'apperçut trop tard du dérangement que cette nouvelle philosophie causoit dans sa maison. Il voyoit les occupations essentielles absolument négligées, pour de dangereuses spéculations et de vaines subtilités; les devoirs de la religion omis; les bienséances méprisées; ses avis fort mal reçus; une sorte de pédantisme à la place d'une sage et heureuse simplicité: les domestiques devenus raisonneurs, à l'exemple de leurs maîtresses; une académie de faux savans

et de faux sages, tenant chez lui des séances réglées; et ses plus anciens amis, victimes des grands airs, de la suffisance, et du mépris, forcés de se retirer. Il voulut remédier au mal que lui-même avoit occasionné, et pria d'éloigner le comte; mais il n'étoit plus temps. La mère et la fille jetèrent les hauts cris; on menaça, on fulmina; on traita le bonhomme d'esprit foible, superstitieux, et tyrannique, d'homme dur et sauvage, avec lequel il étoit impossible de vivre; on parla de se séparer. Le pauvre mari fut obligé de prendre patience et de plier. Le comte, plus en crédit que jamais, se ménagea avec une adresse toujours nouvelle entre la mère et la jeune personne, qui toutes deux se croyoient l'unique objet de ses soins et de son amour. Il obtint bientôt sur la dernière une victoire facile, qui malheureusement eut des suites. La mère, outrée de se voir jouée elle-même si indignement, désolée d'avoir porté par son trop de confiance le déshonneur dans sa famille, dévorée par la jalousie, et livrée au plus furieux désespoir, a fait

un éclat qui a perdu sa fille, et a fini par se tuer d'un coup de poignard. Valmont ne fait que parler devant moi d'une si horrible catastrophe, et je ne sais trop quelle conséquence il prétend en tirer par rapport à moi. Faut-il donc qu'il m'assimile à des femmes peu sages, qui ont perdu de vue le précieux flambeau de la foi, pour se plonger dans les sombres et épaisses ténèbres de l'irréligion! Quoi qu'il en soit, ses moindres entretiens avec moi couvrent toujours quelque reproche, ou renferment au moins de secrètes leçons. Son ame est ouverte à toutes les impressions désavantageuses qu'on veut lui faire prendre.

Mon père! Ai-je raison de trembler? J'ai toujours recours à vous, pour charmer mes ennuis, et pour me consoler comme mère de ce que je souffre comme épouse. Vous vous souvenez, sans doute, de la promesse que vous m'avez faite, de me donner encore quelques avis sur l'éducation de mes enfans par rapport à la religion. J'en sens plus que jamais

la nécessité: et c'est ici le moment de me tenir parole, non seulement pour les fruits qu'ils en retireront un jour, mais pour faire diversion à mes peines, par les objets les plus intéressans que vous puissiez m'offrir dans l'espèce d'accablement où je suis.

LETTRE 42

Du marquis à Émilie. Tes craintes, ma chère fille, m'en inspirent de très-vives à moi-même. Ne parle pas toutefois de te laisser abattre et décourager, toi, que j'ai toujours vue si pleine de confiance dans le seigneur, et si résignée. Tu le sais, mon Émilie, jamais il n'abandonne le juste qui espère en lui; il fait servir les plus grands maux au vrai bien de ceux qui l'aiment; et des humiliations, des peines qu'il leur envoie, naissent, chacun dans son temps, le mérite et le bonheur. Il te chérit, ma fille, puisqu'il t'éprouve, et que c'est par les croix, que, sur les traces de son divin fils, il nous conduit plus sûrement à partager avec lui son royaume et sa gloire. Il ne permettra pas d'ailleurs que tu sois tentée au-dessus de tes forces; tu peux te reposer sur lui de l'issue du combat, comme des fruits de la victoire. Revenons, ma chère Émilie, à la

promesse que je t'ai faite, et que tu me rappelles. Je respecte trop tes vues et tes motifs, pour balancer un seul moment à la remplir. Il s'agit de former un jour tes enfans à la religion, en même temps que tu travailleras à les rendre raisonnables: et c'est sur cela même que j'avois commencé autrefois à te donner quelques avis.

"La religion! Diront encore ici nos prétendus sages; mais si c'est la vôtre, si c'est la religion du chrétien, quelle prise donne-t-elle à la raison "? Quelle prise? Celle que peut y donner une autorité raisonnable et nécessaire. Ce n'est point avec toi, mon Émilie, que j'ai dû discuter la nature et la force de cette autorité; c'est avec Valmont, puisque c'est lui qui ôsoit la méconnoître. Pour toi, ma fille, lorsque les mécréans de nos jours voudront tourner tes instructions et ta méthode en ridicule, il te suffira de leur répondre: "instituteurs du genre humain! Je respecte vos rares connoissances; mais avant que de vouloir m'aider à élever mon fils, accordez-vous

du moins sur les grandes vérités que vous êtes venus apprendre aux hommes. Offrez-leur quelque chose de précis: car l'état d'incertitude, sur ce qu'il leur importe le plus de savoir, n'est pas l'état de la nature; chez tous les peuples elle le rejette avec horreur. Édifiez donc une fois, et ne vous bornez pas toujours à détruire; mais édifiez de manière que je sache à quoi m'en tenir. Si vous ne pouvez pas vous accorder entre vous; si ce que l'un rejette, l'autre l'adopte, ah! Du moins accordez-vous avec vous-mêmes, et ne me rendez pas, ainsi que mon fils, le malheureux jouet de vos variations perpétuelles et de vos étonnantes contradictions; ne m'exposez pas à ne rien croire, pour vous avoir crus trop légèrement. S'il est encore quelques vérités que vous ayez retenues, je sais où vous les avez puisées: sans aller jusqu'à vous, je n'ai qu'à remonter à la source; je les y trouverai dans toute leur pureté, et je n'aurai pas à craindre, qu'au milieu des longs circuits

que vous leur faites faire, elles ayent été corrompues ou empoisonnées sur la route. Si vous avez aussi des mystères à m'offrir (et que d'étranges mystères vos interprétations sur la nature ne renferment elles pas! ), Je préfère à ceux que je ne croirois que d'après vous, ceux dont je puis dire sur quel fondement raisonnable je les crois. Le monde entier n'est pas fait pour se prêter à vos admirables systêmes, qu'on ne peut comprendre; mais il est fait pour recevoir une tradition pure, appuyée sur des faits éclatans qui ne permettent pas de la confondre avec la voix de l'imposture".

Consultons-la donc, ma fille, cette tradition éclairée, puisqu'il en est une qui nous a transmis le dépôt précieux des grandes et importantes vérités, d'une manière bien plus facile et bien plus sûre que le raisonnement n'eût pû faire. Eh, cette tradition est elle-même si raisonnable! J'ai besoin d'une autorité: ce ne sera pas celle de nos faux sages que je prendrai pour guide, nous venons d'en

dire les raisons; mais ce sera celle du christianisme. Il faut bien achever de montrer Dieu aux hommes par la religion révélée, puisqu'on ne l'a jusqu'ici bien connu que par elle; et que de toutes les religions qui ont prétendu nous instruire, il n'y a que celle que je professe qui m'offre des lumières, un culte, et des vertus dignes de lui.

D'après ce petit nombre de réflexions, tu instruiras d'abord ton fils, comme le premier homme, sortant des mains de son créateur, a dû instruire le sien, ou comme les enfans de celui-ci ont instruit leurs enfans. Qu'ont-ils dû leur dire? Sans s'arrêter beaucoup à philosopher avec eux (et le monde n'eût pas été si pur dans ce bel âge, si déjà il y eût eu des philosophes), ils leur disoient sans doute:

"mes enfans, tout ce bel univers n'a pas toujours été, et vous êtes environnés de toute part des preuves éclatantes de sa nouveauté. Il n'y a pas toujours eu des hommes; c'est par notre père que le genre humain a commencé, et, presque sous ses yeux que le monde a été créé". Ils leur racontoient ensuite, en termes simples et vrais, l'histoire magnifique de la création; et ils ne s'attendoient sûrement pas, que, parmi leurs descendans, il viendroit un jour des sages qui démentiroient leurs aïeux, pour faire honneur de la conformation du monde au concours fortuit des atômes. "Mes enfans, reprenoient-ils, le monde a été plus parfait que vous ne le voyez; l'ordre tout seul s'y laissoit appercevoir: et s'il s'y rencontre

aujourd'hui des désordres apparens, si l'homme n'y jouit pas d'une félicité plus pure, ce n'est pas la faute de son auteur". Ils leur exposoient, en même temps, le premier précepte imposé à l'homme pour éprouver son obéissance. "Créé libre, l'homme pouvoit obéir; il le devoit, et ne l'a pas fait. Pour le punir, la nature à changé pour lui; elle a changé pour nous. Gardons-nous d'accuser d'injustice l'être suprême, duquel nous tenons l'existence et tous les biens dont nous jouissons. Il ne nous devoit pas des dons plus grands que ceux qu'il nous a faits; et les biens dont nous sommes privés ne doivent pas nous rendre ingrats pour tous ceux qui nous restent. Admirons au contraire son extrême bonté; il saura tirer le bien du mal même. Il ne nous a pas dévoilé tous ses secrets; mais il nous en a dit assez pour nous faire attendre un réparateur, qui lui rendra plus de gloire que la faute de notre père, que celles de tous les hommes, ne peuvent lui en ôter; et qui rendra aux

hommes eux-mêmes, s'ils s'empressent à le mériter, un bonheur plus grand que celui qu'ils ont perdu. C'est la grande promesse; il la renouvellera souvent à notre postérité. Puisse-t-elle se transmettre d'âge en âge, toujours également pure, et toujours plus claire à mesure qu'elle approchera de son accomplissement! Puissions-nous en profiter d'avance! Et puissent ceux qui la verront accomplie, en profiter comme nous "!

Imite ce langage, ma fille. Le livre le plus ancien que nous ayons, c'est celui du législateur des hébreux, ce sont les divines écritures: je crois en avoir prouvé à ton mari l'authenticité, mieux que je ne pourrois lui prouver celle des titres qui constatent notre ancienne noblesse, mieux qu'il ne prouveroit lui-même celle des livres qu'il regarde comme les plus authentiques. La tradition la plus soutenue, la plus constante, et je puis dire la plus étendue, vient à l'appui des faits que ces saints livres renferment. Non seulement la chaîne de

cette tradition est la plus belle que l'oeil savant et critique puisse observer; mais les faits mêmes, quoique transmis dans des temps différens, et par différens auteurs, ont un enchaînement merveilleux et qu'on ne peut trop admirer. Par-tout c'est l'histoire de Dieu, de ses attributs, de sa providence, de ses promesses; c'est en général l'histoire des grandes actions, des grandes vertus, et celle de la plus sainte religion.

Prends du moins, chère Émilie, l'abrégé de nos livres sacrés; racontes-en les principaux traits à ton fils; par ces narrations, aussi intéressantes qu'instructives, suis avec lui le fil des principaux évènemens; par le charme de tes récits, élève son esprit aux plus sublimes vérités: et en travaillant à l'éclairer d'une manière solide sur sa religion, tu le rempliras déjà de l'enthousiasme sacré des plus hautes vertus. À mesure que ses connoissances s'étendront, que sa raison se fortifiera; fais-lui sur-tout envisager, d'un oeil ferme et sûr, l'étonnant rapport des deux testamens et

l'unité parfaite du plan de la religion. Au milieu de ces grands objets, avec lesquels cependant peut se familiariser un âge encore tendre, il est des notions plus

délicates, plus difficiles à saisir; ce sont celles des mystères. Ici, ma fille, que ton oeil ne se trouble pas. Abaisse tes regards par respect, élève-les ensuite avec assurance; contemple ce qu'il t'est permis d'appercevoir, et montre à ton fils ce qu'il peut voir lui-même. Qu'il ait du mot de mystère une idée claire et précise, comme d'une vérité qui ne se dévoile qu'en partie, et attire notre croyance sur ce qu'elle a de plus caché, par sa liaison avec des choses plus connues qui nous en garantissent la certitude. Indépendamment de la religion, la nature toute seule ne cesse de nous en offrir, et nous force de croire ce qu'ils ont d'obscur, par ce qu'elle nous y montre de certain.

À l'égard du mystère lui-même, rends-lui sensible ce qui peut en quelque sorte le devenir. Sa nature, comme nous venons de le dire, est de ne pas être compris tout entier, mais de se faire voir cependant sous un jour qui le spécifie et le distingue suffisamment. En lui parlant du réparateur, du messie, tu te verras

conduite au mystère de l'adorable trinité. Un seul dieu en trois personnes, une nature divine plus féconde encore au dedans qu'au dehors; quelle étonnante vérité! Mais fais remarquer d'abord à ton fils, que ce mystère ne renferme rien qui se contredise. Un jour viendra où je lui montrerai, comme je l'ai montré à Valmont, que jusqu'ici les hommes les plus éclairés ne l'ont pas jugé contradictoire; qu'ils l'ont cru, qu'ils l'ont adoré; et qu'ils n'ont pu, même en l'y cherchant, y trouver de contradiction.

Il y a ici dans les mots quelque obscurité, j'en conviens; mais elle tient à la nature de la chose: elle ne fait point exception à la règle de n'admettre, dans l'ordre naturel, que des idées claires; puisqu'elle est sur un objet, qui est au dessus de la raison sans lui être opposé: et où la notion précise de l'un des termes nous manque, fondés comme nous le sommes sur l'autorité de Dieu même, la

croyance de l'objet, suffisamment distinct sous de certains rapports, plus confus sous d'autres, ne nous manquera pas. Écoute ensuite comme parle sur ce mystère notre célèbre Bossuet; ainsi pourras-tu avec le temps te faire entendre de ton fils.

"Dieu, en se contemplant lui-même, engendre éternellement son verbe, qui est l'expression parfaite de sa vérité, son image, son fils unique, le plus pur éclat de sa lumière, et l'empreinte de sa substance. Dieu et son verbe, en se contemplant mutuellement, s'unissent par l'amour, et produisent l'esprit saint, l'éternelle union de l'un et de l'autre".

Mais, parce que l'homme est formé à l'image de Dieu même, c'est aussi dans

l'homme, et en considérant les richesses qu'il porte au fond de sa nature, que tu trouveras, à la portée de ton élève, une espèce d'image de cet adorable mystère. Je contemple la vérité, je me contemple moi-même; et je sens naître en moi la pensée, ce germe de mon esprit, cette parole intérieure, ce verbe, qui est le fils de mon intelligence, la plus pure lumière de mon ame, et l'image de sa substance. La fécondité de mon esprit ne se termine pas à ce verbe que je fais naître en moi. J'aime, et cette parole intérieure, et l'esprit où elle naît; et en les aimant, je sens en moi quelque chose qui ne m'est pas moins précieux que mon esprit et ma pensée, je veux dire, cet amour qui est le fruit de l'un et de l'autre, qui les unit, qui s'unit à eux et ne fait avec eux qu'une même vie. Ces trois choses, et l'intelligence qui m'est propre, et la pensée que j'en ai, et l'amour que cette contemplation fait naître, se supposent mutuellement, se répondent l'une à l'autre, ont entre elles une nature commune, et ne forment à

elles trois qu'une même substance. Ainsi, autant qu'il peut y avoir de rapport entre Dieu et l'homme, ainsi, et d'une manière bien plus excellente et plus relevée, subsiste la trinité que nous adorons. Mais nous-mêmes, qui sommes l'image de la trinité, nous-mêmes, à un autre égard, nous sommes encore l'image de l'incarnation, de cet autre mystère que tu dois exposer à ton fils, ce mystère également profond, mais qu'on ne doit pas nier parce qu'on ne peut le comprendre. Eh quoi donc, nos esprits-forts feront tant les difficiles, lorsqu'il sera question d'en croire sur nos dogmes une autorité, qu'ils devroient apprendre à connoître pour la mieux respecter; et ils le seront si peu, lorsqu'il s'agira de nous proposer comme des vérités leurs inventions et leurs systêmes? Quoi, philosophes peu sages et incompréhensibles à eux-mêmes, ils feront quelquefois de leur dieu l'ame de la nature, et ils voudront que la nature en soit le corps; ils feront de tous les êtres une seule substance, ils mêleront tout, ils confondront

tout, ils changeront les notions les plus communes, ils brouilleront toutes les idées; et il leur sera impossible de croire, sous prétexte qu'ils ne le conçoivent pas, que par un amour infini la nature divine a daigné s'unir à la nature humaine, sans altérer, sans confondre ces deux natures, sans ôter à la première aucun de ses attributs, et sans l'assujettir à aucune des imperfections de la seconde! Pour nous, ma fille, moins entêtés des chimères d'une orgueilleuse philosophie, et plus dociles à la voix du seigneur, rentrons encore en nous-mêmes, et admirons-y cette union inconcevable, et cependant si sensible pour nous, de deux natures opposées, l'esprit et la matière, l'ame et le corps. Quel étonnant prodige les rassemble dans un même être et en fait une même personne? Quel lien inconcevable les unit? Le spinosiste tranchera le noeud qu'il ne peut délier: mais que le vrai sage, qui ne sauroit confondre deux substances si différentes en nature et en propriétés, lève à nos yeux le mystère; et nous lui

rendrons sensible celui de l'incarnation. Admirons, s'il faut nous élever plus haut encore, cette idée si positive de l'infini, reçue dans un esprit fini et limité; et ici, ma fille, la comparaison est d'autant plus juste, que cette idée admirable ne contracte rien des imperfections et des défauts de l'esprit qui la reçoit, et le surpasse infiniment.

Ce que je te dis sur les mystères, relativement à l'instruction de tes enfans, c'est à toi à leur en ménager le développement selon la portée de leur entendement et ses progrès; faisant toujours ensorte que les idées claires accompagnent et soutiennent ce qui, par la nature du mystère, doit rester nécessairement obscur. Mais sur tout applique toi à leur faire tirer des conséquences pratiques de ces grandes notions, qui n'ont pas été données aux hommes pour n'être à leur égard que des dogmes purement spéculatifs: car c'est-là le grand défaut des enseignemens sur les vérités de la foi, et celui, qui fait de la plupart des chrétiens, des hommes qui ont une

science à part pour la religion et une autre pour les moeurs. Fais donc concevoir à ton fils, envers l'être suprême, tout le respect que la profondeur des mystères cachés dans la nature divine doit lui inspirer; tout l'amour que doit exciter en lui la charité immense d'un dieu, auteur de la grâce et de la nature, source de tout don, et qui s'est donné lui-même; toute l'obéissance et la fidélité que doivent y faire naître les attributs de la divinité, son pouvoir, sa bonté, sa sagesse; tous les fruits qu'il doit retirer des grands exemples de l'homme-dieu; toute la charité pour les hommes que doit porter au fond de son coeur le souvenir d'un dieu, qui, en leur faveur, s'est fait homme lui-même, et qui n'a point connu d'exceptions ni de bornes dans son amour.

Rends tes instructions aimables; écarte loin d'elles l'ennui qui les feroit paroître insipides, et le dégoût qui les rendroit infructueuses. Excite dans ton élève le desir de les entendre, en piquant sa curiosité par une sage réserve, en les lui

faisant considérer moins comme une leçon que comme une récompense, et en ne lui laissant pas même appercevoir, s'il se peut, l'intention que tu auras de l'instruire. Diffère les plutôt que de les donner à contre-temps, c'est-à-dire, comme de vains sons, qui n'étant pas compris ne se répètent qu'avec peine, et qu'on n'a fait entrer dans l'esprit que par la contrainte. Imprime-les par tes caresses; elles ne sont dangereuses, que quand elles ressemblent dans une mère à un acte de foiblesse et de dépendance, mais non pas quand elles ne ressemblent qu'à la tendresse et à l'amour. Souviens-toi de celles que la reine Blanche prodiguoit à son fils, lorsqu'en le prenant sur ses genoux, elle lui disoit: mon fils, Dieu m'est témoin combien vous m'êtes cher; mais j'aimerois mieux vous voir mourir que de vous voir commettre un seul péché mortel . C'est ainsi qu'elle lui a fait aimer ses leçons; c'est ainsi qu'elle-même s'est rendue aimable à ses yeux et respectable pour toujours; c'est ainsi encore, qu'en en faisant un grand saint, elle en a

fait un grand roi. Emploie donc, à son exemple, cet innocent artifice d'une mère tendre, qui frotte de miel les bords du vase qu'elle présente à son fils, et par cette amorce lui fait boire la liqueur salutaire qu'il renferme.

Tendre, qui frotte de miel les bords du

LETTRE 43

Du comte de Valmont à son père. Non, mon père, ne me parlez plus de religion, de vérité, de vertu: je ne veux plus rien entendre. Mon coeur, flétri par la douleur et l'opprobre, se refuse à toutes vos leçons; et, dans l'état où je suis, tout secours me devient inutile. Il n'y a plus rien de sûr, rien de vrai... Émilie m'a trompé. Émilie!

Quelle honte! Quel oubli d'elle-même! Ô noirceur! Ô trahison! Ô comble d'horreur! ... Oui, Lausane... le perfide Lausane triomphe par-tout de sa conquête; et le feroit-il, si, par la sagesse de sa conduite, Émilie l'eût toujours forcé à la respecter! Ah! Puisqu'il m'enlève mon épouse, l'honneur... qu'il m'arrache donc la vie, ou qu'il se prépare à me donner la sienne.

À l'égard d'Émilie... mais hélas! Je voudrois pouvoir douter encore, malgré les rapports qu'on m'a faits. Je voudrois, malgré l'évidence, pouvoir conserver d'elle la même idée que vous. Ah! Quand je vous ai exposé mes soupçons, vous ne m'avez point écouté; trop prévenu en sa faveur, vous m'avez condamné sans ménagement: en lisant votre lettre, je me trouvois avili à mes propres ieux. Mes soupçons se vérifient cependant... ils se vérifient! ... Peut-être me trompé-je encore. On croit trop aisément, me direz-vous, ce que l'on craint vivement: et où sont en effet ces preuves si constantes, ces justes fondemens

de l'accusation la plus odieuse, la plus injuste; si Émilie est toujours ce qu'elle nous a paru, l'ame la plus belle et la plus vertueuse? Quoi, de simples délations pourront flétrir la plus pure vertu! ... Ô mon père, je crois vous entendre me parler ainsi, et par toutes ces réflexions, j'aime tour à tour à me flatter et à me tourmenter moi-même. Il est des instans, où, rapprochant toutes les circonstances, toutes les preuves, je crois tout: et alors toutes les passions me dévorent; je ne respire que haine, que vengeance, que fureur; la rage, l'enfer est dans mon coeur. Il en est d'autres, où, plus tranquille (et je le deviens en m'entretenant avec vous), je m'accuse de trop de précipitation et d'emportement; je me condamne; j'ai honte des transports qui m'agitent, des passions qui m'aveuglent, du délire où je suis; je suspends toute résolution; et je crains autant de faire éclater des soupçons mal fondés, que j'appréhende d'être trop facile à les rejeter. Ainsi, toujours balancé par des sentimens contraires, je ne sais à quoi

m'arrêter... ah! Du moins puissé-je être assez sage pour attendre des lumières plus sûres encore! Mais aussi, une fois convaincu,... si Lausane, si Émilie sont coupables, ah! C'est dans leur sang... mon père! Soyez touché du triste état de votre malheureux fils. N'insultez point à sa douleur: répandez sur des plaies trop vives pour un coeur sensible, ce baume salutaire que vos lettres y ont fait couler jusqu'ici. J'espère que jusqu'à votre réponse j'aurai bien la force de contenir mes craintes et mes transports. Quoi que j'aye pu vous dire dans l'ivresse de ma passion et l'égarement de mon esprit, ne cessez de me donner des conseils, qui me deviennent plus que jamais nécessaires; et parlez-moi toujours de cette religion, dont les caractères sont en effet si frappans, dont le dernier sur-tout me remplit d'étonnement, et que je commence si vivement à admirer malgré moi, quoique si peu disposé encore à la suivre.

LETTRE 44

Du marquis à son fils. Mon fils, ô mon fils, que ne suis-je près de toi! Que ta situation présente me rend mon exil douloureux et pénible! Cher Valmont! Je voudrois si bien être à portée de calmer tes craintes; et rien ne peut suspendre les miennes. Ta lettre me fait trembler. Ce n'est point le défaut de réserve et de sagesse dans Émilie que je crains; c'est toi, c'est ta vivacité, ce sont les dispositions où je te vois. Cher ami, crois-en un père, qu'un long usage du monde a instruit, et qu'aucune passion ne transporte: crois-en un ami tel que moi, et qui, sans risquer de se tromper, se fait garant de la sagesse de ton épouse. Il y a des femmes vertueuses, Valmont, quoi qu'en disent le libertinage et la frivolité; et la tienne est certainement de ce nombre. Je l'ai toujours suivie dans ses démarches depuis sa plus tendre enfance; dans ses lettres, depuis

que je suis loin de vous: l'hypocrisie n'a point cette marche constante et uniforme, cette simplicité noble et pure, qui font le caractère d'Émilie; non, la fausse vertu ne se contrefait point ainsi. Ah! Si tu savois toutes les alarmes que ta liaison avec le baron lui a causées dès le temps de mon départ; toutes les préventions, d'ailleurs si bien fondées, qu'elle a toujours eues contre lui; toute la violence qu'elle s'est faite pour le recevoir et pour t'obéir; tous les secrets pressentimens dont elle me faisoit part, et qui ne se vérifient que trop bien; tout ce qu'elle mettoit de circonspection dans ses discours et dans sa conduite: mon ami! Tu la respecterois autant que tu la chéris. Au nom de sa tendresse et de son amour pour toi, au nom de toute la mienne, modère les saillies d'une passion trop ardente, et qui ne voit plus, qui n'entend plus que ce qui sert à multiplier et à grossir les fantômes qu'elle se fait. N'accable point une épouse délicate et sensible, par l'idée désolante de tes inquiétudes et de tes soupçons; ménage son

état et les momens critiques dont elle est proche. Sur-tout prends du temps pour te mieux instruire; ne te fie point à des espions envieux et mercenaires, qui s'embarrassent peu des conséquences, pourvu qu'ils te perdent, ou qu'ils te fassent payer chèrement leurs prétendus services et leur noire trahison.

Lausane peut être coupable de légèreté, de présomption, de forfanterie même, puisque tel est son caractère; mais non pas au point où tu le crois: et, quelque coupable qu'il puisse être, as-tu droit de l'en punir? Est-ce à toi qu'appartient la vengeance? Faut-il te répéter, dans l'ivresse des transports qui t'agitent, ce que j'avois autrefois moins de peine à te faire entendre de sang froid? Que la vie d'un autre homme, non plus que la tienne, n'est point à toi; que tu ne la lui as non plus donnée, que tu ne te l'es donnée à toi-même; qu'il faut étouffer la voix de l'humanité et le cri de la nature, méconnoître tous les droits de l'être suprême, et commencer par défier sa justice et son pouvoir, renverser toutes

les loix, rompre tous les liens de la société qui nous rassemble et nous protège, fouler aux pieds toute autorité, détruire toute espèce de subordination, et s'arroger des titres qui n'appartiennent qu'à la puissance publique, pour ôser se faire l'arbitre et le vengeur d'une offense particulière. Prétendre d'ailleurs en laver l'affront dans le sang de celui qui nous l'a faite, quel horrible préjugé! Quel fantôme d'honneur, auquel on sacrifie, plus en furieux qu'en vrai brave, tous les biens et l'honneur véritable! Eh, mon ami, le véritable honneur consiste à être, à ses propres ieux, sans reproche et constamment vertueux; et peut-il y avoir quelque vertu réelle, sans la soumission aux loix de Dieu et de son pays? Ah! Sois brave, cher Valmont, mais en faveur de ta patrie, comme je me flatte de l'avoir été; et ne méprise point des conseils que quarante ans d'un courage suffisamment éprouvé m'ont acquis le droit de te donner.

Cependant, en voulant te venger de propos indiscrets, que peut-être on n'a

pas tenus, si tu péris; ô mon fils! Je frémis. Dans quel état iras-tu te présenter à ton créateur, à ton juge, et lui rendre une vie qu'il t'ordonnoit de conserver, dès qu'il ne te la demandoit pas? Quelle catastrophe pour Émilie, pour le fruit de ses entrailles, pour ton père! Si c'est ton semblable qui périt par ta main; tout souillé de son sang, cruel homicide, quels remords tu te prépares!

Quelle image sanglante va te suivre en tous lieux! Quelle autre source d'amertume pour ton épouse, pour tes enfans, et pour moi! Quel renversement de toute espérance! Succombant sous le crédit d'une famille puissante et en faveur, dépouillé, banni, flétri peut-être, quelle honte réelle pour sauver une honte imaginaire! Quelle perte de toutes les espérances et de tous les biens, pour un honneur, pour un bien qu'on ne songe point à t'enlever, ou qui cesse d'être un bien digne de si grands sacrifices, s'il n'est fondé que sur l'opinion! Ah! S'il étoit question de sacrifier à la vertu, à l'état, au bien commun; je te tiendrois

un autre langage, et je t'aurois déja offert mon exil pour exemple et pour leçon. Mon fils, pèse toutes ces réflexions, si tu es en état de les faire. Tranquillise-moi, je t'en conjure, en me renvoyant au plus tôt l'exprès que je fais partir. Dans peu tu recevras la lettre que tu désires, et que j'ai déja préparée sur la suite des caractères de la religion chrétienne. Je n'ai pas la force de l'achever dans cet instant, et je ne veux d'ailleurs mettre aucun délai à celle-ci. Tu commences à admirer, dis-tu, la religion malgré toi: ne t'expose donc pas à te repentir un jour de l'avoir si indignement violée. En enfreindre les loix les plus sacrées, quelle disposition seroit-ce pour la recevoir; ou quelle source de regrets ne seroit-ce pas après l'avoir reçue! Adieu mon ami; je vais compter les jours, les momens; et qu'ils seront longs et amers pour moi!

LETTRE 45

Du même. Tu as été frappé, mon fils, des premiers caractères que je t'ai fait appercevoir dans la religion chrétienne, et sur-tout de son unité. Joignons-y maintenant sa perpétuité; et admire plus que jamais comment ce magnifique ouvrage, que la main des hommes n'eût pu faire, est continué de siècle en siècle par la même puissance toute divine qui l'a commencé. Reprenons, à la venue de Jésus-Christ, l'ensemble surprenant que cet oeuvre admirable nous présente. Ici la suite des faits parle assez d'elle-même; et la religion se trouveroit démontrée par elle, indépendamment des livres du nouveau testament, qui continuent pour les premiers temps le récit de ses merveilles. Mais pour ne te laisser rien à désirer sur ce qui peut aider et confirmer ta croyance, discutons un moment l'authenticité

de ces livres, avant de développer les principaux faits qu'ils renferment. Je pourrois d'abord, cher Valmont, appliquer aux auteurs sacrés toutes les règles de discussion, qu'on emploie avec tant de confiance dans les jugemens que l'on porte des auteurs profanes; et te faire observer les différens rapports qu'ont nos livres, à ceux dont ils portent les noms, aux temps où ils les ont écrits, aux lieux, aux personnes, aux usages, au gouvernement civil, à l'état de la religion, aux affaires publiques dont ils parlent: car tu n'ignores pas sans doute qu'il est impossible, moralement parlant, qu'un imposteur ne se trouve en défaut sur quelques-unes de ces circonstances. Mais il ne s'agit pas ici de faire un traité sur la religion. Il ne s'agit pas d'entrer de nouveau dans des détails, sur lesquels les chrétiens eux-mêmes ont porté cent fois le flambeau de la plus sévère critique. Pour terminer plus sûrement et en peu de mots toute contestation, considère cette chaîne de témoins, qui, d'âge en âge depuis la naissance du christianisme, déposent en faveur des

livres du nouveau testament, les attribuent aux apôtres et à leurs premiers disciples, et souvent même emploient dans leurs écrits les faits et les maximes les plus essentielles de ces livres, dont ils empruntent jusqu'aux expressions. Si tu prétends pouvoir en nier l'authenticité, ôse donc prétendre également que les noms et les écrits de s Polycarpe, de s Ignace, disciples des apôtres, que ceux de s Justin, de s Clément, de s Irénée, qui ont été instruits par ces premiers disciples, qu'après eux les noms et les écrits d'Origène, d'Eusèbe, de s Jérôme, qui ont examiné si scrupuleusement dans les premiers siècles cette partie des divines écritures, sont des noms et des écrits supposés. Ici, comme par-tout ailleurs, tout se soutient dans la religion; et la tradition la plus ancienne, la moins interrompue, la plus universelle, la plus constante, vient à l'appui de nos livres sacrés et des premiers monumens. Considère ensuite l'intérêt qu'avoient les premiers chrétiens de tout état et de tout rang, avec tant de préjugés et de

passions contraires, de ne pas recevoir, sur de simples présomptions, ce qui devoit servir de fondement à leur foi, ce qui devoit être la règle de leur conduite, et ce qui les obligeoit à sacrifier ce qu'ils avoient de plus cher et à voler au martyre. Ce n'est pas au reste dans un siècle d'ignorance, mon fils, ce n'est point pour des peuples grossiers et des hommes sans lettres, qu'ont été faits les écrits des apôtres: c'est vers le siècle d'Auguste qu'ils ont paru; c'est à Rome, c'est à la Grèce, c'est à ce qu'il y avoit de plus policé et de plus sage, qu'ils ont été adressés. Interroge d'ailleurs, s'il le faut, les ennemis même de la religion, juifs, païens, hérétiques, tous ceux qui, dans ces premiers siècles, ont attaqué par toutes sortes de moyens les vérités contenues dans nos livres: et dis-moi s'ils ont ôsé nier ou révoquer en doute, que la plus grande et la principale partie de ces livres fût des auteurs auxquels nous les attribuons; si du moins Marcion et Manès, les seuls qui aient eu assez d'ignorance et de témérité pour le faire,

ont pu, lors même qu'on les en a défiés, apporter en preuve, contre les écrits des apôtres, le plus léger indice de fausseté, et donner un fondement tant soit peu raisonnable à leur opinion? Dis-moi enfin s'il y a aucun livre dans le monde entier, qui ait, autant que nos livres sacrés, excité l'attention de tous les hommes, l'intérêt des partis les plus opposés, les recherches profondes des savans de tous les siècles, sans qu'on ait pu en affoiblir l'autorité? Dans quel temps en effet ces livres auroient-ils été supposés? Lève, si tu le peux, toutes les contradictions que cette supposition renferme; fixe une époque où elle ait été possible. Ce ne sera pas pendant la vie des apôtres: auroit-on reçu des livres que les apôtres eux-mêmes eussent démentis? Ce ne sera pas aussi-tôt après leur mort: comment faire passer alors de fausses pièces sous leur nom? Comment faire recevoir tant de fausses épîtres à tant d'églises à qui elles n'eussent pas été adressées du vivant des apôtres? Comment les faire adopter sans

opposition, dans un temps où il y avoit encore un si grand nombre de leurs disciples et de personnes qui avoient conversé avec eux? Sera-ce donc vers le second siècle? Mais nous voyons dès lors ces livres cités par les auteurs contemporains; révérés comme sacrés; traduits dans plusieurs langues; reçus unanimement, du moins quant aux parties les plus essentielles du nouveau testament; lus dans toutes les églises, qui en conservoient, au rapport de Tertullien, les exemplaires, tandis qu'elles rejetoient avec soin toutes les nouvelles productions, en leur opposant leur seul caractère de nouveauté.

Et ne dis pas, mon fils, que ces livres ont pu être altérés par la suite: les mêmes preuves qui nous démontrent qu'ils n'ont pas été supposés, nous assurent aussi de leur intégrité. Sous les ieux de tant d'hommes, dont les intérêts étoient si différens, des écrits si publics, si chers à tous les chrétiens, si discutés par les hérétiques, les juifs et les païens, pouvoient-ils souffrir la moindre altération, sans qu'il s'élevât de toutes les extrémités

du monde mille voix pour réclamer, et sans qu'on prît soin de les confronter avec les exemplaires authentiques? " Marcion prétend, disoit Tertullien, que l'évangile dont je me sers est corrompu; qui sera notre juge? Ce seront les anciennes églises, qui ont reçu les évangiles de la main des apôtres: allons les consulter; et celui dont l'évangile se trouvera conforme à ces exemplaires, ne se sera point trompé, puisque la vérité doit être plus ancienne que le mensonge". Si, après d'aussi fortes preuves, il peut encore te rester quelque doute, je t'offre un dernier moyen de conviction. Confronte les variantes, compare les diverses leçons, je dis même de tous les siècles, comme l'ont fait dans le siècle dernier les plus savans critiques; et vois s'il en résulte, au préjudice de nos livres, une seule différence essentielle dans tout ce qui a rapport à l'histoire, à la doctrine, et aux moeurs.

Il est donc vrai, cher Valmont, aux preuves positives que nous apportons de l'authenticité des livres du nouveau

testament, on ne peut opposer et l'on n'oppose tous les jours que des doutes, que les passions élèvent et fomentent, mais que la raison désavoue. Laisse, mon fils, laisse l'incrédule s'aveugler lui-même, sans vouloir imiter son aveuglement; et une fois convaincu de l'authenticité de nos livres, assuré que le témoignage qu'ils renferment est parvenu jusqu'à nous dans toute son intégrité, permets que je m'arrête quelques momens à te faire observer combien ce témoignage est digne de foi, combien il est incontestable.

Il l'est sans doute, si ceux qui l'ont rendu ne se sont pas trompés, et si d'ailleurs ils n'ont ni voulu ni pu nous tromper. Mais en premier lieu, qu'ils ne se soient pas trompés, c'est ce qui est évident par la nature même de leur déposition: tous ou presque tous sont des témoins oculaires; nous ne rapportons, te disent-ils, que ce que nous avons vu, que ce que nous avons entendu, que ce qui s'est passé constamment au milieu de nous. C'est ce qui l'est encore par la nature

des faits qu'ils racontent; puisque ce sont de ces sortes de faits, qui, par leur continuité et par leur certitude au jugement de tous les sens, ne sont pas susceptibles d'illusion. Mais au moins n'ont-ils pas voulu nous tromper? Pour apprécier cette question, examine bien, mon fils, ce projet qu'on leur suppose d'en imposer à l'univers, par un assemblage de faits, aussi difficiles à inventer, à combiner, à faire cadrer si juste et avec les livres de l'ancien testament et avec de certains faits principaux, qui ne dépendoient pas d'eux, qu'ils n'étoient les maîtres ni de faire naître, ni d'empêcher, ni de supprimer, ni d'altérer, et qui dès-lors devoient entrer nécessairement, et malgré eux, dans l'unité du plan qu'on veut bien leur prêter. Un seul homme, pour un petit nombre de faits qu'il invente, a tant de peine à faire accorder la vérité avec le mensonge: eh, que sera-ce donc lorsqu'il sera question de plusieurs hommes écrivant comme les apôtres en différentes circonstances et à diverses reprises;

lorsqu'il s'agira d'un grand nombre de faits compliqués; et sur-tout lorsqu'il sera question de faits liés à beaucoup d'autres, qui ont précédé, qui ont dû suivre, et qui n'eussent pu que se trouver en contradiction les uns avec les autres, dès qu'ils n'eussent été liés entre eux que par l'imposture? Non, on n'imagine point, on n'invente point comme les apôtres; et sur des objets, aussi étendus dans leurs combinaisons et leurs rapports, la fiction ne fut jamais si bien d'accord avec la vérité. Au reste, mon fils, juge de ce prétendu projet de nous en imposer, conçu par les apôtres après la mort ignominieuse de leur maître; juges-en par l'éducation simple et grossière qu'ils avoient reçue, et par l'état abject où ils vivoient presque tous avant leur apostolat; par ce ton d'ingénuité, de candeur, d'intégrité, qui brille dans leur personne comme dans leurs écrits, et ne s'y dément jamais; par ce caractère de droiture qui règne dans leurs moeurs, moeurs douces et simples, chastes et pures, exemptes

de tout levain d'intérêt, d'ambition, et de révolte; par toute leur vie, humble, pauvre, laborieuse, mortifiée, et telle en un mot que leurs plus grands adversaires ont été forcés de la respecter. Eh! Mon fils, quel motif eût porté les apôtres à vouloir nous tromper, quand bien même ils eussent été de caractère à l'entreprendre? Les humiliations, les souffrances, et la croix de Jésus-Christ avoient-elles donc par elles-mêmes tant d'attraits pour eux? Et pouvoient-ils attendre autre chose de toutes les passions, de tous les intérêts, et de tous les hommes, conjurés à la fois contre leur maître et contre ceux qui oseroient encore après sa mort en paroître les disciples? Mais enfin, supposons-les intéressés à nous tromper, et de caractère à vouloir le faire. L'eussent-ils pu? Ici, mon fils, combine, selon les loix les plus rigoureuses, les plus propres à faire naître la certitude en genre de faits, je dis même l'évidence en genre de preuves et de raisonnement; combine tout à la fois leur nombre, la diversité de leurs caractères,

les différentes épreuves par lesquelles ils ont passé: et dis-moi comment le secret eût pu demeurer impénétrable au milieu de douze apôtres, de soixante et douze disciples, d'un si grand nombre de témoins qui publioient hautement ce qu'ils disoient avoir vu, entendu, touché à tant de reprises et si constamment, et que cependant, soit dans la multiplication de cinq pains pour servir à la nourriture de cinq mille hommes, soit dans la guérison subite d'aveugles de naissance connus pour tels de la synagogue, soit dans la résurrection de plusieurs morts et celle de Jésus-Christ même, accompagnées de circonstances qui les ont rendues publiques, ni aucun d'entre eux ni personne d'entre les juifs n'eût jamais ni touché, ni vu, ni entendu? Eh! Oseroit-on seulement avancer faussement de pareils faits; lorsque c'est au témoignage de tant d'hommes et de presque tout un peuple qu'on en appelle? Dis-moi ce qui pouvoit unir, d'une manière si étroite et par des liens si durables, des hommes qui n'eussent eu

d'autres liens réciproques que la fourberie et le mensonge; et comment le complot n'eût pas été découvert au milieu de tant de caractères différens, toujours prêts à se diviser entre eux par l'effet des intérêts opposés qui changent selon les temps, des passions diverses, d'un mécontentement, d'une jalousie, d'un désir de primer sur tous les autres? Dis-moi enfin comment ni les promesses, ni les menaces, ni les reproches de leur conscience, ni les sentimens de compassion pour ceux qui devenoient les malheureuses victimes de la foi qu'ils leur annonçoient, ni les fatigues et les peines continuelles, ni la crainte des tourmens, ni l'horreur de la mort, n'ont jamais pu modérer leur ardeur, ralentir leur course, leur arracher l'aveu de leur égarement, ou varier leur déposition? On souffre, on meurt pour un sentiment que l'on croit vrai; et en genre de croyance, l'erreur a ses martyrs comme la vérité: mais est-il dans la nature de courir, de contrée en contrée, aux peines, aux tourmens, à la mort, et de les soutenir avec une fermeté

toujours égale, pour attester un fait que l'on sait être faux? Car voilà, cher Valmont, ce qu'il importe sur-tout de bien considérer; voilà ce qui rend invincible la preuve que nous empruntons de ces premiers martyrs, et ce qui les met hors de toute comparaison avec ceux que par-tout ailleurs il plaît à l'incrédule de nous opposer: c'est que, bien différens des enthousiastes de toutes les sectes, les martyrs du christianisme naissant sont des martyrs de fait, et non pas d'opinion. C'en est assez sans doute, mon fils, pour démontrer la certitude de tout ce que les livres du nouveau testament nous enseignent sur la suite de la religion. Mais je te l'ai dit, et tu seras forcé d'en convenir, je n'aurois pas même eu besoin de nos livres pour te convaincre; et la suite des évènemens, leur enchaînement nécessaire entre eux et avec ceux dont nous sommes aujourd'hui les témoins, cette correspondance mutuelle qui est telle, qu'ils se prêtent l'un à l'autre le plus ferme appui; en un mot, la perpétuité de la religion chrétienne,

formeroit seule en sa faveur la démonstration la plus complette. Reprenons-les, ces évènemens si bien enchaînés, si bien liés; et qu'ils parlent d'eux-mêmes. Déja les quatre grands empires, prédits par Daniel comme devant amener après eux l'empire éternel du christ, se sont succédés l'un à l'autre, et le dernier a triomphé de ceux qui l'ont précédé. Déja la prophétie de Jacob touche à son terme, et aux ieux de la nation étonnée le sceptre s'échappe des mains de Juda pour passer dans celles d'un étranger. Le second temple ne subsiste que pour recevoir celui qui doit en faire tout l'ornement. Les juifs sont dans l'attente universelle du messie; et le bruit de leurs espérances s'est répandu parmi les gentils. L'avènement de ce messie tant désiré a été différé assez long-temps, pour

nous rendre sensibles les misères de l'homme abandonné à lui-même: enfin le messie paroît. Toutes les prophéties s'accomplissent en sa personne, tous les caractères du messie se retrouvent en J C. Comme verbe, coéternel à son père; comme verbe fait chair, naissant d'une vierge; il est le rejeton de Jessé; il est le fils de David; il sort de la tribu de Juda; il naît à Bethléem; il y reçoit le nom de Jésus, ce beau nom de sauveur, qui présageoit tout à la fois et la gloire qu'il alloit rendre à Dieu par la réparation du péché, et le salut qu'il alloit rendre aux hommes. Une étoile brillante l'annonce; les bergers et les rois l'adorent; et, ce qu'un auteur célèbre entre les auteurs païens nous a garanti, ce qui confirme de la manière la plus solennelle tout le récit des auteurs sacrés, Hérode, instruit de sa naissance, immole à sa jalouse fureur une foule d'innocentes victimes, et, par ses inquiétudes et ses craintes, rend ainsi malgré lui le témoignage le plus sensible à l'attente des juifs et à la venue du messie.

Jésus-Christ se soustrait à sa poursuite. De retour dans sa patrie, à peine le temps où il doit se manifester aux hommes est-il arrivé, que Jean-Baptiste, si digne d'admiration par l'austérité de sa vie, par la pureté de ses moeurs, par les effets de son zèle, par la force de ses paroles, et que les plus sages d'entre les juifs, cherchant par-tout le messie, eussent pris sans peine pour le messie lui-même, se dépouille en sa faveur de sa propre gloire, s'anéantit en sa présence, et le fait reconnoître à ses disciples pour l'agneau de Dieu qui vient effacer les péchés du monde.

Le sauveur enseigne aux hommes la doctrine la plus pure, et leur propose d'une manière simple les vérités les plus sublimes. Il ouvre à ses disciples, sans appareil et sans faste, les trésors de la plus haute sagesse; il leur révèle les plus profonds mystères, sans en paroître étonné; il développe les idées les plus neuves et la morale la plus parfaite, comme des idées qui lui sont naturelles et qui coulent de source; il nous fait aspirer à une

nouvelle béatitude; il rappelle notre ame à son origine et à sa fin, et la fait rentrer dans tous ses droits. Il tempère l'élévation de ses pensées et la hauteur de ses maximes, par la naïveté des images qu'il emploie et l'onction secrète qui accompagne ses discours. Tout est grand, tout est aimable dans sa personne; il y réunit au souverain degré la douceur et l'autorité. Il donne les exemples les plus rares des vertus qu'il commande et de la perfection qu'il conseille; et ce qu'il y a en lui de plus admirable encore, son ame noble sait allier la plus haute élévation avec l'humilité la plus vraie. Son caractère est ferme et généreux; son coeur est tendre et bienfaisant; sa vie est pauvre et frugale; ses manières sont simples et affables; ses moeurs sont irréprochables. Il ne se montre parmi les hommes, que pour les éclairer et pour leur faire du bien. Sociable, humain, populaire, mais sans familiarité et sans bassesse, il se met à la portée de tous, et s'en fait respecter. Il converse, il se plaît avec les enfans; il accueille et prévient les pécheurs; il ne

se rebute point de la grossièreté de ses disciples; il est bon, il est indulgent pour les foibles, et ne fait paroître de la sévérité qu'envers les hypocrites. Il verse des larmes sur la mort de Lazare, qu'il aimoit tendrement; il s'intéresse, de la manière la plus vive, à la douleur d'une mère qui vient de perdre son fils; il fait grâce à la femme adultère, et ne lui demande pour toute reconnoissance que de cesser d'être infidèle. Dans l'entretien le plus intéressant, il instruit, il convertit la samaritaine, et annonce un culte nouveau, l'adoration en esprit et en vérité. Il voit avec une sorte de transport couler les pleurs de Magdelaine; il se plaît à briser le coeur du publicain. Par-tout il envisage la gloire de son père; par-tout il maintient, il assure l'accomplissement des devoirs et l'ordre de la société. Il nous apprend que son royaume n'est pas de ce monde, et rend lui-même à César le tribut qui lui est dû par ses sujets. Son règne est celui de la vérité; et en lui rendant témoignage devant Pilate, c'est à elle qu'il se sacrifie. Opprimé, calomnié,

couvert d'opprobre, mourant dans les supplices, il fait avouer à son juge son innocence, et fait voir sur la terre la vertu malheureuse, persécutée, mais toujours également ferme, sans tache, et se suffisant à elle-même. Sa passion, sa mort sont encore quelque chose de plus grand que sa vie; et le disciple célèbre du plus sage des philosophes, en voulant peindre le juste avec tout l'héroïsme de la vertu, a peint une vertu plus qu'humaine et le fils de Dieu sans le savoir. Les merveilles les plus éclatantes viennent à l'appui de la sainteté de ses moeurs; ajoutent un nouveau poids à l'excellence de sa doctrine; et avec elle, avec le concours de tous les siècles qui ont préparé sa venue, de tous les genres de prophéties qui l'ont annoncée, elles démontrent la divinité de sa mission. En vain m'arrêterois-je ici à disserter froidement sur la nature et la possibilité des miracles. Il est des faits qui, bien avérés, tranchent toute difficulté, et parlent bien plus haut que de stériles et vains raisonnemens. Tels sont les faits et les

miracles qui ont un rapport direct à Jésus-Christ: faits sensibles et palpables; faits publics et permanens; faits réitérés et perpétués par-tout où l'établissement de la religion chrétienne et la gloire de son auteur l'ont nécessairement exigé; faits et miracles avoués par ceux mêmes qui avoient l'intérêt le plus pressant à les nier; avoués par les juifs, qui, au lieu de les démentir, les ont confirmés, en les attribuant à je ne sais quelle vertu secrète qui se trouvoit dans le saint nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable que Jésus-Christ, disoient-ils, avoit découvert, on ne sait comment, dans le sanctuaire; avoués et reconnus, du moins en partie, par les païens, Hiéroclès, Julien, Celse, Porphyre, et une infinité d'autres, qui, moins prévenus, n'ont pu résister à la force des preuves qui les constatoient, et, de païens, sont devenus chrétiens; avoués et confirmés par les hérésiarques, du temps même des apôtres, les judaïsans, les nicolaïtes, les cérinthiens, les gnostiques, les valentiniens, les basilidiens, etc. Qui, attaquant

tout, confondant tout, disputant sur tout, n'ont jamais contesté aux vrais disciples de Jésus-Christ les miracles qu'ils lui attribuoient, ni osé taxer d'imposture ceux qu'ils opéroient en son nom: faits merveilleux, évidemment au dessus des forces de la nature, tous bienfaisans, tous utiles aux hommes, ou pour guérir les maux du corps, ou pour dissiper les maladies de l'ame, ses préjugés, et ses erreurs: faits et prodiges bien différens, par leur authenticité, de ceux que l'incrédule ose mettre en parallèle avec eux, bien différens par leur caractère

et leur publicité, de ces prestiges et de ces oeuvres de ténèbres par lesquels s'accréditent, dans les esprits foibles, les superstitions, les schismes, et tant d'opinions aussi contraires à la vérité que dangereuses pour les moeurs.

Exposons-les donc en peu de mots, ces faits et ces miracles, dont tout nous garantit la certitude, dont tout confirme la réalité. Maître de la nature, d'un mot Jésus-Christ calme les tempêtes; il prescrit des loix aux élémens; il multiplie cinq pains, et en nourrit cinq mille hommes; il ouvre les yeux des aveugles de naissance; il délie la langue des muets; il rend l'ouïe aux sourds; il guérit les malades par sa seule parole; il chasse les démons, et les force de rendre hommage à sa divinité; la nature, la mort, l'enfer obéissent à sa voix. Il ressuscite le fils de la veuve de Naïm, dont le peuple accompagnoit la pompe funèbre; la fille du chef de la synagogue, dont une troupe de juifs pleuroit la perte; Lazare, enseveli depuis plusieurs jours. Il annonce sa mort et sa résurrection; il prédit, ce que nous voyons accompli de la manière la plus frappante, la prédication de l'évangile, l'établissement de l'église, l'indéfectibilité de sa foi, sa visibilité, sa perpétuité, le châtiment des juifs, et la destruction de Jérusalem. Il est livré

à ses ennemis, parce qu'il l'a bien voulu. Judas l'a trahi: mais la honte et le désespoir suivent de près son crime; il en reporte aux juifs le salaire; et le champ acheté de cet argent même pour la sépulture des étrangers, est un monument destiné à instruire toute la terre de sa perfidie et de ses remords. Après avoir enduré, de la manière la plus héroïque et avec le plus noble courage, les opprobres les plus humilians, Jésus-Christ meurt pour la réparation du péché, pour le salut des hommes: et la nature se trouble et se déconcerte quand il expire; par des prodiges qu'attestent des auteurs païens, elle reconnoît son maître. Il meurt sur la croix; et, selon la promesse qu'il en a faite à ses apôtres, cette croix devient l'instrument et le signe le plus éclatant de son triomphe. Peu de jours après sa mort, il met le comble aux témoignages de sa puissance et de sa divinité par sa résurrection. Indépendamment des précautions que ses ennemis avoient prises, pour empêcher que ses apôtres ne pussent enlever son

corps; indépendamment des circonstances publiques, dont ce fait a dès-lors été revêtu, et d'après lesquelles on eût pu aisément convaincre les apôtres d'imposture, s'ils eussent voulu nous tromper; ce fait est confirmé par toutes ses suites, et la force des preuves va toujours en croissant.

Des disciples, autrefois si timides, publient hautement le triomphe de leur maître; et dans quel moment? Dans celui où tout paroît désespéré, et où ils n'ont à attendre d'un pareil témoignage que des affronts, des persécutions, des supplices, et la mort. Mais encore, ces hommes qui vont opérer au nom de Jésus-Christ d'aussi grands prodiges que ceux qu'il a opérés lui-même; ces hommes qui vont éclairer le monde, le convertir à la foi, réformer ses moeurs, et changer la face de l'univers, que sont-ils? Des hommes sans nom, sans fortune, sans crédit, et sans science; des hommes de la lie du peuple: disons-le en un mot, et ne sois point choqué, cher Valmont, de la vérité de l'expression, tels que seroient

parmi nous des bateliers de la Loire et de pauvres pêcheurs, tels sont ceux qui, dans toutes les langues, vont rendre témoignage à Jésus crucifié. Eh, que d'obstacles s'opposent à leur mission et à l'établissement de l'évangile! Obstacles pris des vérités mêmes qu'il falloit prêcher, vérités difficiles à croire, plus difficiles encore à pratiquer: obstacles de la part du peuple juif, dans ses superstitions et ses préjugés sur la grandeur temporelle du messie: obstacles du côté des païens, dans leur religion, leurs loix, leur politique, puisque le culte des faux dieux, les aruspices, les augures, les loix, les sacrifices étoient liés étroitement à l'administration des affaires civiles; dans la vanité des empereurs, devenus les dieux de la terre; dans l'orgueilleuse sagesse des philosophes, qui s'en croyoient la lumière; dans la corruption du monde entier, dont le christianisme renversoit toutes les idées et attaquoit tous les vices: obstacles de la part des apôtres eux-mêmes, que je t'ai fait voir dénués de tous talens extérieurs et

de tout secours humain. Et malgré tant de difficultés, insurmontables à tous nos sages ensemble, quand ils n'entreprendroient que la conversion d'une seule cité, d'un seul hameau; insurmontables pour tout autre que pour un dieu; le témoignage des apôtres est reçu. Jésus est reconnu par tout l'univers pour le fils du très-haut; la croix triomphe; les moeurs des premiers fidèles se font admirer de leurs plus grands ennemis; peuples, philosophes, empereurs, sénateurs, guerriers, tous cèdent enfin; l'univers est chrétien.

Les oracles se taisent; les idoles sont brisées; Rome, cette capitale du monde, devient une Rome nouvelle, et acquiert pour la gloire de la religion un nouvel empire. Toutes les prophéties sur la conversion des gentils sont accomplies. L'église prend tous les caractères que son divin chef lui a assignés: posée sur des fondemens que rien ne peut ébranler, victorieuse de tant d'ennemis qui n'ont cessé de la combattre, elle subsiste malgré les efforts continuels de l'hérésie, de la fausse politique, et de l'incrédulité: elle subsiste plus qu'aucun empire, et près de dix-huit siècles d'orages et de tempêtes n'ont pu la renverser:

chaque jour elle répare ses pertes; chaque jour elle étend ou renouvelle ses conquêtes, et vérifie en elle, de la manière la plus sensible, les prédictions et les promesses de son divin époux. Les juifs forment de leur côté une preuve également complette et toujours subsistante de la divinité de Jésus-Christ. Dès les premiers temps ils ont vu s'accomplir en eux cette terrible malédiction qu'ils avoient prononcée contre eux-mêmes, lorsqu'au tribunal de Pilate, ils avoient osé s'écrier, en maudissant le christ: que son sang retombe sur nous et sur nos enfans . Ils ont vu, comme le christ le leur avoit prédit, renverser, détruire de fond en comble, et sans qu'il en restât pierre sur pierre, les murs de Jérusalem, et son temple fameux, que Julien s'efforça en vain de rebâtir. Ils ont vu s'exécuter en eux avec plus de rigueur et moins de ressources que jamais, les menaces de leurs prophètes, et ont été dispersés parmi les nations. Depuis plus de dix-sept cents ans, toujours au même état où les vengeances du

seigneur et les conseils de sa providence les ont réduits, toujours sans chefs, sans patrie, sans temple, sans prêtres, sans sacrifice, errant de peuple en peuple, conservant par-tout une existence si précaire et continuée cependant depuis si long-temps sans mélange et sans interruption, ils portent dans toutes les parties du monde la preuve manifeste de leur crime, et démontrent la divinité de ce Jésus qu'ils osent blasphémer. Ô mon fils! Que la lumière brille enfin pour toi; que le voile qui t'en déroboit l'éclat se déchire: tombe aux pieds de celui que tu as trop long-temps méconnu, et adore avec moi Jésus-Christ; ce Jésus, devenu le centre unique de l'un et de l'autre testament, le point de réunion de toutes les parties de la religion, la liaison essentielle du véritable israélite et du chrétien fidèle; ce Jésus, qui, attendu ou donné, a été dans tous les temps la consolation et l'espérance des enfans de Dieu, et nous montre ainsi la religion la plus digne de notre admiration par son ancienneté, son unité, sa perpétuité.

Eh! Quoi donc, le Dieu saint auroit-il pu laisser prendre à l'erreur des caractères si parfaitement semblables à la vérité? Et ne puis-je pas dire à juste titre, après tant de merveilles, que, si ce que je crois maintenant pouvoit être une erreur, ce seroit Dieu même qui m'auroit trompé? Prends-y garde, Valmont, je n'ai fait que tracer rapidement, qu'ébaucher en quelque sorte une suite d'évènemens, qui s'amènent et se supposent les uns les autres, dont chacun en particulier, développé dans toute son étendue, formeroit une preuve suffisante et complette, mais qui, pris ensemble, sont au dessus de toute difficulté et de toute objection. Quelle satisfaction pour le vrai fidèle, de repasser ainsi d'un coup-d'oeil toute la suite de la religion et tous les fondemens de sa foi? Au milieu de tous les assauts qu'on livre à sa croyance, quelle consolation pour lui de voir, comment et avec quelle évidence, des preuves que nous avons sous les ieux, je veux dire, de l'état actuel des juifs, de l'église, et de la religion, on remonte de siècle en

siècle, par une liste de noms connus, par une succession non interrompue de pontifes dans l'église romaine, aux premiers jours du christianisme; comment encore, par une autre suite de pontifes également constante, on remonte jusqu'à Aaron, jusqu'à Moïse, et de Moïse, par un petit nombre de patriarches, aux premiers jours du monde! Ô la belle autorité que celle que nous offre la véritable religion! La plus belle, la plus grande qui soit sur la terre, et qu'aucune secte, aucun peuple ne peuvent imiter. J'ai satisfait à ton empressement, cher Valmont, en te retraçant le troisième caractère de la religion chrétienne: ne tarde pas à satisfaire le mien sur ce qui concerne ta situation actuelle et tes plus secrètes dispositions.

LETTRE 46

Du comte de Valmont à son père. Ô mon père! Mon père, tout est perdu pour moi. Lausane... Émilie... quelle fureur! ... À quelle extrémité me suis-je porté! Lausane est dangereusement blessé; Émilie est mourante;... son enfant vit... hélas! Sous quels auspices il est né! Fils infortuné! La mort lui eût mieux valu que la vie. Et moi, malheureux père! Malheureux époux! Si Émilie meurt, moi qui en serai la cause, il ne me reste plus qu'à mourir.

LETTRE 47

Du marquis à son fils. Mon cher fils! Ne te laisse point abattre, ne t'abandonne point à un lâche désespoir. Ne te resteroit-il donc pas assez de force pour supporter la vie, au moins pour ton fils, pour un père qui ne vit que pour toi seul, peut-être, encore pour Émilie? Et si elle meurt... quelle plus juste peine le ciel pourroit-il t'imposer dans sa clémence, que celle de lui survivre?

Mesdames De Veymur, accompagnées du plus jeune des deux frères, arriveront presque aussi-tôt que Bazin, qui te porte ma lettre. Ils volent en amis généreux à ton secours et à celui d'Émilie. Il ne reste avec moi que le comte, dans le sein duquel je répands ma trop vive douleur. Dans ces momens si difficiles, si pénibles pour moi, il est mon soutien; et Dieu par dessus tout. Ô mon fils! Il y a une religion; il y a un Dieu

juste, arbitre de notre sort; il y a une autre vie que celle-ci, pour satisfaire à sa justice. Ô Dieu souverainement équitable, mais Dieu clément et bon, ayez pitié de moi,... ayez pitié de mon fils!

LETTRE 48

Du comte de Valmont au marquis. Émilie est toujours au même état. Lausane est mort. Sa famille, instruite de ce que l'on avoit tenu secret jusqu'alors, concerte les mesures qu'elle doit prendre pour me perdre, sans se compromettre. Je suis caché dans la maison de Mesdames De Veymur, qui sont ici sous des noms empruntés. M De Veymur ne me quitte pas un seul moment: et sa présence, ainsi que votre dernière lettre, me soutient contre moi-même. Sa femme est sans cesse au chevet du lit de sa chère Émilie, à qui sa vue semble apporter un foible soulagement. Dans les momens où

cette chère épouse a l'esprit plus libre, la piété fait toute sa force. Quelle piété, grand Dieu! Quels tableaux j'ai vus! Et dans leur contraste, quels argumens en faveur de la religion! Encore deux jours, et je vous instruirai de tout. Mais l'état d'Émilie, je vous l'avoue, m'inquiète et m'agite trop pour me laisser la force de vous en dire davantage. Que n'ai-je suivi vos sages conseils! Ô Dieu! Que ne les ai-je suivis!

LETTRE 49

Du même. Émilie étoit hier à l'extrêmité. Depuis long-temps elle sentoit son état, malgré la pitié barbare, disoit-elle à ses femmes, qui nous portoit à le lui cacher. Elle désiroit, dès les premiers jours de sa maladie, de recevoir les derniers sacremens; elle les a reçus enfin, et ils ont produit sur elle un effet tout contraire à celui que j'en appréhendois. Ils l'ont rendue plus calme; ils l'ont en quelque sorte rappelée à la vie, et un rayon d'espérance luit encore pour moi. Son fils, qu'elle a redemandé avec les plus vives instances, est sous ses ieux; et plût au ciel qu'il n'y eût pas plus à craindre pour sa mère que pour lui! Ma situation étant aujourd'hui plus tranquille, j'en profite pour vous raconter plus au long mes égaremens et mes malheurs. Vous aviez pressenti les excès auxquels mon caractère impétueux, mes passions

vives et ardentes pouvoient me porter; je n'ai que trop justifié toutes vos craintes. Des amis indiscrets me rapportoient sans cesse des propos ou des démarches de Lausane, qui enflammoient ma jalousie, et réalisoient à mes ieux les chimères que je m'étois formées. Des émissaires, que j'avois placés en tous lieux sur ses pas, empoisonnoient encore ses discours légers, et aggravoient chaque jour mes soupçons. Il se faisoit un jeu de ma crédulité: et voulant la faire servir à d'affreux projets, que lui-même m'a dévoilés, croyant d'ailleurs qu'avec le crédit et l'autorité dont il jouïssoit, je n'ôserois jamais faire avec lui d'une prétendue galanterie une affaire sérieuse, il mit enfin, par la plus abominable invention, le comble à ses noirceurs. Il montra à ceux dont j'avois fait mes confidens, un portrait d'Émilie, accompagné d'une lettre qui paroissoit écrite de sa main, et dans laquelle, après un préambule assez naturel sur les soins qu'elle avoit toujours apportés à déguiser à mes ieux son attachement pour lui, elle lui recommandoit

de nouveau de s'observer devant moi avec plus d'attention, et lui envoyoit un gage de sa tendresse tel qu'il le désiroit. De tous mes amis, celui dont je me défiois le moins fut mis en oeuvre par le baron, pour me faire donner plus sûrement dans le piége qu'il me tendoit. Sur son récit, je n'eus pas de peine à croire Émilie coupable; cependant je me possédai assez, pour exiger de cet ami perfide qu'il me fît voir au moins la lettre, qui étoit le plus sûr garant de l'infidélité d'Émilie. Il me promit d'employer tous ses soins pour la dérober à Lausane, et dès le lendemain il me la remit. Jugez de ma fureur, lorsque je crus y reconnoître l'écriture d'une épouse, qui sembloit me manquer et se manquer à elle-même si indignement. N'écoutant plus dans cet instant que la passion qui me transportoit, je courus à son appartement." Malheureuse, lui dis-je en l'abordant, laisse tomber le masque de ta fausse vertu; lis, et sois confondue". Elle lut, et me rendant la lettre; "c'est mon écriture, dit-elle; on l'a contrefaite, de manière à m'y

tromper moi-même; mais ce ne sont, cher époux, ni mon style, ni mes sentimens". Le sang froid avec lequel elle prononça ces mots, au lieu de m'éclairer, ne fit que redoubler l'horreur dont je me sentois pénétré, et m'animer encore plus à la vengeance. Je la quittai, en ôsant bien l'accuser de s'être fait un front qui ne savoit plus rougir; et je courus chercher Lausane." Suivez moi, lui dis-je, lâche et infâme séducteur". Oh, pour lâche et infâme, c'est trop, me répondit-il; et il me suivit à l'instant. Dans la route, et pendant que je me faisois mener avec lui dans un lieu écarté; "expliquons-nous, me dit-il, et que de petites intrigues d'amour, sans dessein et sans conséquence, ne séparent pas à jamais deux amis, qui depuis tant de temps ont vécu l'un pour l'autre: il m'en couteroit trop de vous ôter la vie, et vous vous perdez si vous attentez à la mienne". Je regardai comme un manque de courage ce qui n'étoit en lui que le fruit d'une réflexion plus mûre, occasionnée par mon emportement; et je ne daignai y répondre que

par le plus profond silence et le plus parfait mépris. Descendus de carrosse au parc de Vincennes, et nous enfonçant aussi-tôt dans le plus épais du bois, point de quartier, m'écriai-je dans le transport qui m'agitoit: et fondant sur le baron sans aucun ménagement, j'en reçus une légère blessure; mais après le combat le plus opiniâtre, je l'étendis presque mort à mes pieds." J'implore votre secours, me dit-il en tombant; accordez-le moi, par pitié pour vous-même, et plus encore pour votre fidèle et trop malheureuse épouse". Il ne put en dire davantage. Je courus faire avancer la voiture qui nous avoit amenés, et nos valets de chambre, que nous avions eu la précaution d'y faire monter avec nous. Ils m'aidèrent à relever le baron, qui ordonna au sien un silence qu'il n'a pas gardé; et on le reconduisit à son hôtel. Pour moi, vivement frappé du peu de mots qui lui étoient échappés, je me hâtai de rejoindre Émilie. Hélas! Je craignois de la revoir presque autant que je le désirois; et dans quel état, grand dieu!

La trouvai-je à mon retour! Un accouchement subit, mais violent, causé par la trop juste frayeur qu'avoit produite en elle mon départ précipité, la mettoit à deux doigts de la mort. Elle venoit d'être délivrée; mais il lui restoit des convulsions affreuses et un transport qui aliénoit entièrement sa raison. Malgré la quantité de sang qu'elle avoit perdu, l'ardeur de la fièvre lui donnoit une force qu'on avoit peine à contenir; et tandis que ses femmes étoient en pleurs aux pieds de son lit, ses domestiques ne pouvoient, que difficilement, la retenir au milieu des secousses vives et continuelles qu'elle éprouvoit dans tous ses membres. Je la pris moi-même entre mes bras, et à chaque instant elle étoit prête à m'échapper. On crut qu'elle alloit passer; on vouloit me faire retirer: mais je n'écoutois rien, je ne savois ni ce qu'on me disoit ni ce que je faisois; toute mon attention se bornoit à contenir Émilie, que j'embrassois étroitement, et avec laquelle je ne pensois plus qu'à mourir. Cependant son agitation se calma peu

à peu, quelques secours appliqués à propos lui rendirent même l'usage de la raison; mais elle se trouva aussi foible alors, qu'elle étoit forte et violente quelques instans auparavant. Elle tourna vers moi des regards languissans, me tendit une main défaillante, et ne put proférer que ce peu de mots: "cher époux, je vous aime toujours". Une léthargie profonde succéda aussi-tôt à cet état de langueur et d'accablement: on la fit revenir à force de soins; et moi, immobile et stupide, je tenois sa main pressée entre les miennes, et ne pouvois pleurer. Après un assez long temps passé dans cet état, ses ieux se rouvrirent, et se portèrent encore plus tendrement sur moi: "je ne puis, dit-elle, cher époux, soutenir la situation où je vous vois". Elle retomba dans son évanouïssement. On prit ce moment pour m'arracher d'auprès d'elle; on me fit passer dans la chambre voisine, où étoit mon fils: je m'assis près de lui; et l'émotion que me causa sa vue, rappelant mes esprits

presque égarés, me fit enfin verser des larmes. À l'instant où je me sentois le plus soulagé, et où je retrouvois quelque force dans mes maux, on vint me dire qu'Émilie étoit mieux, mais qu'elle avoit besoin de repos, et qu'un inconnu me demandoit: c'étoit un homme que m'envoyoit Lausane, pour me dire qu'il étoit très-mal, et qu'il désiroit me parler; j'y courus. On avoit jugé sa blessure mortelle: "vous m'ôtez peut-être la vie, me dit-il après avoir fait retirer ceux qui l'environnoient; mais je l'ai mérité. La comtesse est innocente, et la lettre que j'ai supposée étoit destinée à me rendre coupable envers vous avec plus de succès que je ne l'avois été jusqu'ici. J'étois assez convaincu que vous la lui montreriez; mais je pensois aussi que, du caractère dont je vous connois, et après des marques aussi sûres en apparence de son infidélité, nulle explication de sa part ne pourroit vous empêcher de rompre avec elle. Ne croyant pas d'ailleurs, qu'avec les vues d'agrandissement et d'élévation dont

vous m'avez fait part, vous voulussiez vous mesurer avec moi, ni vous exposer à tout perdre pour une femme infidèle, je fondois sur votre rupture mes plus douces espérances. L'habitude qu'on a fait prendre à la comtesse, de se promener chaque jour pour se conserver en santé, m'avoit fait concevoir le dessein de profiter d'une de ses promenades pour l'enlever. J'avois gagné pour cet effet son cocher, son coureur, la roche (trois de ses gens que je vous avois donnés); et tout le reste étoit arrangé. Si au contraire, vous preniez le parti de l'éloigner et de vous séparer, j'avois résolu de forcer sa retraite, si je ne pouvois réussir à l'enlever sur la route. Cet enlèvement, disois-je, de quelque manière qu'il se fasse, ne sera point sur mon compte: après l'éclat de la rupture, on dira hautement que la comtesse s'est jetée dans mes bras, qu'elle est venue déposer entre mes mains le fruit de nos amours, que son mari a été pris pour dupe, et, quoi qu'il

puisse en arriver du côté de la comtesse, ma passion sera satisfaite, ou du moins ma vanité".

Quel monstre! M'écriai-je à l'instant. Quoi! Et vous ne respectiez pas même l'état d'Émilie! ... Et maintenant elle se meurt! ... "J'étois un monstre, j'en conviens, me répondit Lausane; mais je devois, à sa justification, à votre repos et au mien, ce récit, hélas! Si pénible et si humiliant pour moi. J'ai tout fait pour séduire la comtesse, et j'avoue que le triomphe auquel j'aspirois intéressoit en moi autant l'orgueil que l'amour. Par de fausses délations, j'ai fait éloigner votre père, dont la présence et les conseils m'auroient embarrassé; je vous ai rendu incrédule comme moi, pour vous rendre moins cher à Émilie, moins scrupuleux, moins délicat, et moins fidèle; je vous ai inspiré les passions et les préjugés les plus favorables à mes vues: j'ai voulu employer auprès de la comtesse les mêmes ressources; mais je l'ai toujours trouvée armée par sa sagesse contre toute espèce de séduction.

Je vous ai fait, sans vous haïr, tout le mal que j'ai pu; et j'en suis la première victime. Il y a un Dieu juste, Valmont; je le reconnois trop tard, et je ne me sens pas encore la force de le confesser hautement... il y a un Dieu". Lausane se tut à ces mots. Une sueur froide couloit de son front; l'agitation la plus violente se peignoit dans ses ieux et dans tous ses traits. En le voyant dans cet état, la pitié succéda au fond de mon coeur à tous les sentimens de fureur et de haine. J'appelai, pour lui faire donner du secours; et me penchant vers lui, je vous pardonne, lui dis-je assez bas pour ne pas être entendu; mais puisqu'il y a un Dieu, pensez sérieusement à vous réconcilier avec lui." Je vous attends demain, me répondit-il; et pour la seconde fois, ayez pitié de moi". Je lui serrai la main avec un mélange inexprimable d'humanité, de compassion, de mépris, et d'horreur.

Je me hâtai de rejoindre ma chère Émilie, l'esprit rongé d'inquiétudes, et

le coeur plus rempli que jamais d'estime pour elle, de respect, et d'amour. On ne me permit de la voir qu'un moment. Sa situation étoit toujours la même: elle l'étoit à mon réveil; si toutefois j'ai fermé l'oeil de toute cette nuit, la plus orageuse de ma vie. J'entrai chez Émilie; je la vis un moment sans en être apperçu; j'embrassai mon fils, et je courus chez Lausane. Personne ne se défioit encore de ce qui s'étoit passé entre nous; et les raisonnemens que formoit le public, toujours mal instruit sur ces sortes d'affaires, s'arrêtoient sur tout autre que sur moi. Dès que je parus, on nous laissa seuls, comme il l'avoit ordonné. "Venez, me dit-il, venez jouïr du plaisir de la vengeance... le ciel vous a bien vengé. Venez voir un malheureux, déchiré par ses remords, combattu par mille sentimens contraires, ne sachant ni ce qu'il doit croire ni ce qu'il peut espérer, ne voyant, de quelque côté que se portent ses réflexions, que des sujets de crainte et rien sur quoi il puisse s'appuyer. Accablante situation!

Ô galiléen! Tu as vaincu".-Mais s'il a vaincu, lui dis-je en frémissant, comme Julien, vous blasphémez: si la religion chrétienne est vraie, comme je commence à le croire, elle vous offre un Dieu sauveur, des moyens de réconciliation.-Quoi! Cette religion que j'ai toujours méconnue, déshonorée, outragée... elle seroit la ressource d'impies, de scélérats tels que moi! Hélas, quelquefois, lorsque je la blasphémois, mon coeur démentoit mes lèvres. Aujourd'hui il me suffiroit de dire, je me repens, pour me la rendre favorable! Porte tes ressources à d'autres que moi; offre-les à Émilie, qui n'en a pas besoin: pour moi je ne me repens que d'avoir pu te

paroître si foible. Eh, quel rôle veux-tu me faire jouer? J'irois demander un prêtre, me confesser!-Eh, vous l'avez bien fait vis-à-vis de moi en me rendant le confident de vos crimes!-Oui, mais c'est entre nous. Dès l'instant où je me suis senti frappé, je n'ai pu porter tout le poids de mes remords. Depuis ce moment fatal, les réflexions n'ont fait qu'ensanglanter la plaie qui est au fond de mon coeur; il me falloit quelqu'un à qui je pusse m'ouvrir sans contrainte, et je ne pouvois le faire plus utilement qu'à l'époux d'Émilie. Cependant personne ne sait quel est le sujet de notre entretien, et au contraire tout le public sauroit bien-tôt...-Eh, monsieur, qu'importe le public dans des momens si précieux, et où, peut-être dans peu, il n'y aura plus à vos ieux d'autre juge de vos actions que Dieu même?-Qu'importe! ... Eh quoi, m'as-tu donc condamné à la mort? N'y a-t-il plus d'espérance pour moi? Va, fais du moins prier pour un malheureux, qui n'a pas la force de prier pour lui-même. Fais dire des messes pour sa guérison; les

plus vaillans de nos coryphées en ont bien fait autant... son visage enflammé m'annonçoit assez qu'il étoit temps de finir, si je ne voulois pas aigrir son mal et augmenter le transport qui l'agitoit. Il n'étoit presque plus à lui. Je le quittai, en l'invitant à prendre du repos, et à ne se permettre que des réflexions capables de le tranquilliser et de le consoler. Pendant plusieurs jours, je me partageai ainsi entre lui et la comtesse. L'état d'Émilie demandoit les plus grands ménagemens, et sembloit empirer de jour en jour. Celui du baron étoit entièrement désespéré. La gangrène s'étoit mise à sa blessure; elle avoit gagné les parties les plus nobles; et on n'avoit pas craint de lui annoncer que le mal étoit sans remède, et qu'il n'avoit plus que quelques heures à vivre. Grand dieu! Quelle nouvelle pour lui! En quelle situation l'ai-je vu dans ces derniers momens; et où trouverai-je des couleurs assez fortes pour bien rendre cet affreux tableau? " Il faut donc mourir, me dit-il dès qu'il m'apperçut; et où irai-je? Ô néant que j'implore,

sois mon Dieu! Viens par pitié dévorer tout mon être! Viens, je n'ai de ressource qu'en toi seul: je te rends ce que tu m'as donné... hélas! Je t'implore en vain. Tu ne pouvois me rien donner; tu ne peux me rien ôter. Dieu cruel! Dieu impitoyable! S'il en existe quelqu'un; ô toi qui t'es joué de mon être, qui t'es joué de mon sort, que vas-tu faire de moi? ... "Ô mon ami! Lui dis-je en l'interrompant, que faites-vous? Quel fantôme hideux vous êtes!

Vous formé, pour vous tourmenter? Il y a un Dieu bon, un Dieu clément... même pour des coupables tels que nous. Ah! Maintenant j'aime à m'en flatter: oui, Lausane, il y a un Dieu sauveur.-Qu'il fasse donc des miracles; qu'il me fasse croire; qu'il me fasse espérer; qu'il change en un moment mon

esprit et mon coeur; qu'il me donne la force d'avouer que je me suis trompé, que je l'ai bien voulu, que mon incrédulité étoit plus l'ouvrage de mes passions que de ma raison, qu'elle n'étoit souvent qu'un masque dont je couvrois ma foiblesse, qu'elle étoit un état de doute bien plus que d'assurance et de tranquillité.-Cette force dont tu as besoin, ô mon ami! Demandons-la ensemble. Le temps presse; j'ai amené avec moi un ministre charitable... "oui, s'est écrié en entrant un de nos esprits forts, ami intime de Lausane et l'un de ses disciples d'impiété, il fera beau voir mon maître, extrémonctioné par tous les sens, mourir entre les bras d'un prêtre! Eh quoi, baron, as-tu peur de l'enfer "?-Il est permis, lui répliquai-je, de trembler à moins; et je ne conseille pas à notre ami d'être fort, en dépit de sa conscience et contre Dieu même.-Oh sa conscience! C'est celle d'un malade; et toi qui te portes bien, ce qui m'étonne est de te trouver aussi foible que lui. Va, baron, dit-il en se retirant

et en pirouettant, va dans l'autre monde, muni de passeports qui ne sont bons que pour les sots; et fais dire à ceux qui s'apprêtoient à vanter ton courage, que tu n'y étois déja plus avant même d'être mort.

Voilà donc, dis-je à Lausane, qui paroissoit atterré par ces froides plaisanteries si fort hors de saison, voilà toutes les consolations et toutes les ressources que nous laissent dans ces derniers instans nos compagnons d'incrédulité. Cher baron, permets que je te présente, dans le ministre de la religion, un ami plus fidèle et des ressources plus réelles.-Non, s'écria-t-il avec violence, qu'il se garde bien d'entrer; qu'il sorte de ma maison; à quoi m'exposes-tu? Me voilà donc, grâces à tes soins, la fable et la risée de tous les sages!-Eh, mon ami, c'est bien de tout cela que tu dois t'inquiéter maintenant. Laisse ces faux sages faire les braves, tant qu'ils se croient loin du danger; mais pour toi, songe à ce que tu risques; prends du moins le plus certain.-Hélas! Je risque tout, me

répondit-il avec un air et d'un ton de voix que je n'oublierai jamais, je risque tout: n'importe; il est trop tard, et le sort en est jeté... Dieu! Dieu! Qui te venges déja si cruellement, tu mets le désespoir et l'enfer dans mon coeur! Je te défie de me faire souffrir davantage... je perds tout... tout s'évanouit à mes ieux et fond sous moi... quel abîme! ... Ô rage! Ô désespoir! Ô infortuné que je suis! ... Va, retire-toi, funeste auteur de ma mort;... qu'on sache, dit-il en élevant la voix, que c'est toi qui es mon meurtrier, mon bourreau; que ta conscience te le dise à toi-même à chaque instant de ta vie, qu'elle te rende aussi malheureux que moi. Reçois ce fatal adieu et mes derniers voeux; que ton Émilie, que le fruit de ses entrailles... à ces derniers mots, la rage le suffoqua. J'appelai du secours... il n'étoit plus. J'avois saisi heureusement un papier qui sortoit de dessous son chevet, et qui me parut, à la première inspection, un plan contre la religion, et en faveur de l'incrédulité, que je vous communiquerai

par la suite. Je me jetai machinalement à genoux aux pieds de son lit, les ieux fixés sur cet infortuné... quel spectacle hideux que celui de son cadavre! ... Les efforts violens qu'il venoit de faire en rendant les derniers soupirs, avoient défiguré ses traits. Ses ieux fixes et hagards ne respiroient que la haine, la vengeance, et la fureur; ses mains étoient tordues sur sa tête; son front étoit pâle et menaçant; ses lèvres étoient enflées et livides; sa bouche ouverte sembloit vomir encore l'impiété et le blasphême... ses domestiques ne purent le voir, sans détourner les ieux et sans frémir... après quelques instans de saisissement et de méditation profonde, la terreur dans l'ame, la conscience bourrelée, oppressée

par les remords, je m'arrachai de ce lieu sinistre et précipitai mes pas vers Émilie. Quel contraste! Toute sa maison étoit en pleurs; tout retentissoit du récit de ses oeuvres et de l'éloge qu'on faisoit de ses vertus; on entendoit de toute part des gémissemens et des regrets; et quoiqu'on se contraignît en ma présence, je ne lisois sur tous les visages que des signes sensibles de la plus vive inquiétude et de la douleur la plus amère. Lorsque je l'abordai, elle étoit un peu moins foible, et jouissoit de toute la liberté de son esprit et de tout le calme de sa raison. Approchez, cher Valmont, me dit-elle dès qu'elle m'apperçut; je me sens assez forte pour partager vos peines et vous aider à les porter. Mon bon ami, il n'y a que la religion qui puisse nous les faire soutenir dignement. Cherchez en elle des lumières et des secours, qu'elle seule peut nous donner. Qu'il m'est doux de mourir dans son sein, si Dieu veut que je meure! Elle ne me laisse regretter sur la terre que vous, notre respectable père, et mon fils... mais quelle consolation

n'emporterai-je pas au tombeau, si je puis penser que je laisse, à ce tendre gage de notre amour, un père, instruit par ses malheurs et guidé par la religion!-Vivez, chère épouse, m'écriai-je fondant en larmes; vivez pour me la faire suivre, pour me la faire aimer, pour que j'achève de la connoître et de l'adorer.-Ma vie n'est point à moi, me répondit-elle, elle est à celui qui me l'a donnée; je la lui rends, dès qu'il lui plaît de la reprendre: trop heureuse, si le sacrifice que je lui en fais, uni à celui de mon rédempteur, peut expier nos fautes et nous le rendre propice à tous deux! ... Je m'appuie, reprit-elle après quelques momens de silence, sur ses miséricordes, bien plus que sur l'innocence de ma vie et la pureté de mes intentions. Je vous ai toujours aimé, cher époux; mais ai-je bien aimé mon Dieu autant que je le devois? Je l'ai désiré du moins de tout mon coeur; et de tout mon coeur je veux mourir dans son amour... que la mort, pour une ame chrétienne, perd bien de son amertume! Elle nous ôte moins

qu'elle ne nous donne; et dans cette séparation dont elle nous menace, ô mon ami! Je suis moins à plaindre que vous... c'est vous, cher Valmont, qui devez maintenant vous armer de force, pour soutenir le fardeau de la vie, et pour acquitter les dettes qu'elle vous fait contracter: c'est vous qui devez vivre, pour consoler votre père, pour former à la religion et à la vertu l'enfant que le ciel vous a donné, et pour édifier par votre retour vos vrais amis, que vos erreurs ont affligés. Me le promettez-vous?-Ô ma vie! Mon tout! Lui dis-je en me jetant à ses genoux, demande à ton Dieu de vivre encore, pour achever son triomphe sur mon esprit et sur mon coeur: il t'exaucera; et en vivant pour toi, je commencerai à vivre pour lui. Mes erreurs ne tiennent plus à rien; trop de choses les combattent et les détruisent. Je te promets tout ce que tu voudras; car en te promettant, je sens que je ne risque plus rien.-Lève-toi... je ne crains donc plus de mourir. Ô mon Dieu! Que votre volonté soit faite, et que votre saint nom

soit béni.-Émilie, je t'en conjure, demande-lui de vivre.-Oui, je le lui demande, si c'est pour sa gloire et pour notre salut à tous deux.-Mon Émilie! Me pardonnes-tu?-Ah! Si je te pardonne, moi qui t'aime si tendrement! Va, mon coeur a toujours excusé les foiblesses du tien; et ce n'est qu'à Lausane que j'ai besoin de pardonner: hélas! Je sépare, autant qu'il est en moi, ses vices de sa personne; et il m'est cher encore, malgré les maux qu'il nous a faits. Mais, dis-moi, qu'est-il devenu? ... Tu te troubles, Valmont; tu gardes le silence.-Ma tendre amie, sois tranquille; je satisferai dans peu à tes questions, et tu admireras alors plus que jamais les secrets desseins d'un Dieu qui veille sur nous. Lausane t'a pleinement justifiée à mes ieux, si tu as pu jamais avoir besoin de l'être.-Le ciel daigne avoir pitié de lui! ... Cher Valmont, laisse-moi me recueillir pour l'action que je médite; demain je recevrai les derniers sacremens. Ne t'inquiète pas, mon bon ami; ils sont tout à la fois et la consolation la plus douce et le remède le plus sûr dans l'état où je suis.

Je respectai, quoiqu'à regret, la loi que sa piété m'imposoit; et je me retirai en gémissant. On m'annonça, quelques heures après, M De Veymur. Son abord étoit inquiet et embarrassé. Fuyez, me dit-il, dès qu'il put me parler sans témoins. À l'instant même de la mort de Lausane, l'un de ses valets de chambre, qui vous a accompagné au parc de Vincennes, a raconté tout haut les circonstances de votre affaire, et nous venons de les apprendre en arrivant... la famille du baron, qui perd toutes ses espérances, est désolée, et fait contre vous les plus terribles menaces. Le public est instruit, et le roi lui-même ne tardera pas à l'être. Fuyez; dérobez-vous à des poursuites dont vous auriez tout à craindre dans ces premiers momens. Conservez-vous pour Émilie, et venez chez Mesdames De Veymur, qui sont ici avec moi sous un nom emprunté: elles ont choisi exprès un logement commode et retiré, et ne veulent se présenter à votre épouse qu'après qu'elles vous auront mis à l'abri

de tout danger. La nuit favorise heureusement votre retraite; suivez-moi: nous nous chargeons de tranquilliser Émilie. Je le suivis avec d'autant plus d'empressement, que je brûlois du désir de voir sa belle-soeur et son épouse, et de leur témoigner ma vive reconnoissance de tant de zèle et de fatigues. L'entrevue fut aussi touchante qu'elle pouvoit l'être, malgré tous mes torts. Les motifs qu'elles me proposèrent, pour me faire accepter l'asile qu'elles m'offroient, étoient assez pressans pour me déterminer. Je restai, tandis qu'elles coururent s'emparer de ma chère et tendre amie, et colorer à ses ieux mon absence de prétextes propres à la calmer.

Ce qu'il y avoit de plus difficile à arranger, étoit la cérémonie du lendemain. On ne vouloit pas faire penser à la comtesse que j'avois des affaires sérieuses, et que je courois des risques assez grands pour que je ne pusse pas assister, comme elle le désiroit ardemment, à la grande action qu'elle méditoit. On lui dit que la décence même ne permettoit

pas que je me montrasse dans des momens si critiques; qu'un tel spectacle ne pouvoit d'ailleurs que faire sur moi l'impression la plus vive; et que du moins, pour en dérober l'effet à ses propres ieux, il étoit convenable que je me retirasse dans la garde-robe qui étoit au pied de son lit, où la porte seulement entr'ouverte me laisseroit toute liberté de voir et d'entendre sans être vu. Cette précaution ne lui parut point étrange. Lorsque le soir de ce jour si précieux pour elle fut arrivé, je revins le visage caché dans un manteau; et, accompagné de M De Veymur, je rentrai sans bruit par la porte du jardin. Nous montâmes chez Émilie par un escalier dérobé. Je la vis un instant, après qu'on eut fait retirer tous ceux qui l'environnoient. Elle étoit beaucoup plus mal que le jour précedent: elle crut me dire un éternel adieu; elle me le dit avec tendresse, avec courage. Je l'interrompois par mes sanglots, je la baignois de mes larmes, je ne faisois paroître que ma douleur et ma foiblesse. Elle me ranima, elle me rendit des forces

par l'héroïsme de ses sentimens et de sa piété; elle me recommanda de nouveau les intérêts de mon ame et ceux de mon fils. Je la serrai encore une fois entre mes bras, et m'enfonçai dans le cabinet qui m'étoit destiné.

On ne tarda pas à s'assembler. Le moment que je craignois le plus, et qu'Émilie désiroit le plus vivement, arriva enfin: elle vit entrer son sauveur et son Dieu. Quel spectacle de religion! Et de quels sentimens il a pénétré mon coeur! On fit à mon épouse une exhortation courte et pathétique, sur l'amour d'un Dieu pour elle, sur les faveurs dont il l'avoit comblée depuis l'instant de sa naissance jusqu'à ces derniers momens: on l'engagea à répondre à tant d'amour et à de si grands bienfaits, par la plus vive reconnoissance, la résignation la plus entière, et le détachement le plus parfait." Oui, monsieur, dit-elle avec fermeté au ministre qui l'exhortoit, je bénis sa tendresse, et lui rends les plus vives actions de grâces des témoignages qu'il n'a cessé de m'en

donner. Je meurs à tout, puisqu'il l'ordonne, avec l'unique désir d'être éternellement à lui. Ô mon Dieu! Recevez l'offrande de tout ce que vous savez que j'ai de plus cher, et daignez vous le consacrer uniquement. Soyez ma force et mon soutien, comme j'espère que vous allez être pour moi un gage d'immortalité "! On fit l'onction sainte sur tous ses sens, et elle entra dans le plus profond recueillement. On lui présenta le crucifix, et elle jeta sur lui le regard le plus tendre." Voilà, dit-elle en le pressant amoureusement de ses lèvres, voilà l'image sacrée de celui à qui je dois mon salut, de celui qui m'a soutenue dans toutes les afflictions, et qui a fait mon unique espérance tous les jours de ma vie". On lui fit plusieurs questions, auxquelles elle répondit d'une manière si touchante, que tous les assistans fondoient en larmes. On lui présenta son Dieu; elle l'adora, elle le reçut, et parut comblée de joie et remplie des consolations les plus douces. "C'est à présent, dit-elle, que je vous

prie, seigneur, de recevoir mon ame, et que je meurs en paix". Pendant cette scène si attendrissante, ce qui m'a le plus frappé, c'est la sérénité qui brilloit sur son front. Nulle altération ne se faisoit voir dans ses traits; un feu pur et céleste éclatoit dans ses ieux; un tendre coloris animoit son visage, et ajoutoit encore un nouveau charme à ses attraits; sa voix douce et persuasive, mais ferme et assurée, portoit dans le coeur une onction secrète et je ne sais quoi de divin; la dignité et les grâces accompagnoient ses moindres gestes: tout en elle respiroit la grandeur d'ame et le vrai courage que donnent le témoignage d'une bonne conscience et la solide piété. À l'éclat dont elle brilloit, on l'eût moins prise pour une foible mortelle, que pour un ange descendu parmi nous sous une forme humaine; elle paroissoit bien moins s'assujettir à la mort, qu'en triompher. Ah! Mon père, que la mort du juste est donc précieuse; et qu'il est doux de mourir ainsi dans le seigneur! Plaise au ciel cependant qu'il n'ait eu

dessein que de nous présenter dans Émilie cette image, sans la réaliser! Plaise au ciel qu'elle me soit rendue, pour m'apprendre à vivre comme elle!

Après ce qui venoit de se passer sous mes ieux, et qui, malgré le courage que cet exemple m'inspiroit, m'avoit ému au point d'être près cent fois d'éclater; je ne pensai plus qu'à me dérober en secret, et par la même route par laquelle j'étois venu. L'impression qui restoit en moi ne me permettoit pas de me montrer de nouveau à Émilie, ni de troubler la joie si douce que répandoit en elle l'action qu'elle venoit de faire. Je vous écris le lendemain de cette scène, si intéressante pour elle et pour moi, c'est-à-dire, plus tôt que je ne l'avois pensé: et vous recevrez peut-être ma dernière lettre en même temps que celle-ci. Mon épouse est beaucoup mieux, et n'est cependant pas hors de danger. Pour empêcher qu'elle ne s'inquiète trop vivement de ce qu'elle ne me voit plus, on lui a seulement appris que j'avois eu, il y a quelques jours, une affaire avec le

baron; qu'il avoit été blessé; que, comme le bruit commençoit à se répandre que j'étois l'auteur de sa blessure, on avoit cru plus prudent de m'engager à me cacher chez Mesdames De Veymur; et que c'est pour cela même, que, lorsqu'elle avoit été administrée, on m'avoit fourni auprès d'elle un prétexte, pour ne me montrer à ses ieux que de la manière la plus secrète.

Ce qu'il y a de vrai, c'est que les suites de cette affaire deviennent très-inquiétantes pour moi. Le roi, informé de la mort de Lausane, me menace, dit-on, des plus terribles effets de sa colère; je viens d'apprendre cependant que la famille du baron, pour ne pas risquer de voir retomber sur lui-même la tache du duel et les suites que selon les loix il devroit avoir, faisoit passer auprès du prince cette affaire pour une rencontre. Mais en même temps elle me peint à cet égard des plus noires couleurs, et met tout en oeuvre pour me perdre. Si quelque chose peut me soutenir et me consoler au milieu de l'affreuse perspective

qui s'ouvre devant moi, ce ne peut être que la religion, à laquelle vous me rappelez, et qu'Émilie elle-même me prêche par ses exemples avec tant d'énergie. Vous voyez, mon père, les dispositions où je suis. Consommez votre ouvrage, et en me peignant la sainteté du christianisme, achevez de contraindre mon esprit à le croire, et mon coeur à l'aimer.

LETTRE 50

Du marquis. Que te dirai-je, mon cher fils, et que répondre aux tristes détails que ta lettre renferme? La mort de Lausane, l'état d'Émilie, ta fortune renversée, tes jours menacés peut-être par une famille accréditée, qui ne respire que la vengeance, ta conscience en proie aux remords; quels fruits d'une année de délire, d'un moment de fureur! Et quel remède à tant de maux? Le même qui les eût prévenus, Valmont... la religion. Lausane, en te la faisant perdre, avoit-il prévu ce qu'il lui en couteroit un jour à lui-même? J'admire comment, avec autant et plus d'esprit que lui, mais moins d'expérience et de connoissance des hommes, tu te laissois aller d'aveuglement en aveuglement au gré de ce faux ami! Ah!

C'est que la simplicité d'une ame, droite encore, est aisément la dupe de ruses et de noirceurs qu'elle ne sait pas même

soupçonner; c'est qu'heureusement ton coeur n'étoit pas encore dépravé; et que Lausane au contraire étoit devenu méchant par goût, par habitude, et par réflexion. Aussi, mon fils, quel discernement le juste juge a daigné faire entre vous deux! Lausane, frappé par la main même de celui qu'il avoit séduit, meurt dans la rage et le désespoir; tu vis, cher Valmont, pour mettre à profit sa mort par la sagesse et le repentir. Justice, miséricorde de mon Dieu, je vous adore, jusque dans les maux que vous nous envoyez! Ah, mon fils! Laisse-moi oublier le baron et son spectacle d'horreur, pour ne plus penser qu'à toi et à Émilie. Émilie! Quelle leçon tu nous donnes! Quels charmes tu répands sur la religion et sur la vertu! Et que le tableau du juste, aux prises avec la mort, est encore plus touchant et plus persuasif que l'image de sa vie! Tandis que l'impie, dans ses derniers momens, n'a pour toute ressource que l'idée du néant, le désire et l'appelle sans oser l'espérer, se voit comme suspendu entre

ce néant trop peu sûr et un avenir terrible, si le néant n'est qu'une chimère; tandis qu'il mesure d'un oeil mal assuré le terme de sa carrière, qu'il essaie en frémissant l'affreuse destinée qui l'attend, et se plonge en désespéré dans l'abîme qu'il s'est ouvert; l'ame juste et fidèle ne sent alors que la fin de ses combats et de ses peines, n'aspire qu'à être réunie à la divinité, et n'entrevoit dans un avenir éternel que la perspective des récompenses et du bonheur. Eh! Quel est à cet instant le vrai chrétien, qui se repente de l'avoir été?

Ô qu'il est insensé, cher Valmont, celui qui préfère, aux espérances que la religion nous donne et aux avantages mêmes qu'ici bas elle nous procure, les plaisirs du moment, le stupide sommeil, les songes inquiétans, et le triste réveil de l'incrédulité! Ne balance donc plus à déposer tes doutes, à fixer ton choix; et que la sainteté, l'excellence de la religion chrétienne, ce dernier caractère qu'il me reste à te tracer, de concert avec tous les autres, triomphe à jamais de ton esprit et

de ton coeur. Qu'elle est belle, qu'elle est sainte, cette religion, si digne du Dieu qui nous la donne, et si utile à l'homme qui la reçoit! Qu'elle est belle, dans les idées qu'elle nous retrace de la divinité, et dans le culte qu'elle lui rend! Que de sainteté, que d'excellence elle renferme dans les règles, les motifs, les encouragemens, les secours qu'elle offre à l'homme pour la vertu; dans ce qu'elle fait tout à la fois pour sa perfection et pour son bonheur!

Laissons les peuples, les philosophes, les sages, s'égarer dans les plus folles opinions et les plus monstrueux systêmes

sur l'auteur de la nature. Laissons l'imbécille incrédulité renverser, dans ceux qui s'y livrent, toutes les notions du sens commun; substituer, aux plus pures lumières de la raison, les délires d'une imagination follement exaltée; attribuer, au hazard, à la nécessité, à un concours fortuit des élémens de la matière, les ouvrages les plus réguliers; contrarier à chaque instant l'univers et notre propre coeur; nous vanter les combinaisons, les forces, l'énergie de la nature, sans pouvoir la définir; faire revivre, en faveur

du matérialisme, toutes les qualités occultes de l'ancienne philosophie; anéantir toute idée d'ordre et d'intelligence, plutôt que de reconnoître un Dieu. Laissons-la, plus timide quelquefois et plus circonspecte, imaginer un être suprême, spectateur oisif des révolutions d'un monde qu'il a formé; jouïssant de lui-même dans sa tranquille indolence, sans s'intéresser aux ouvrages de ses mains; abandonnant au caprice du sort les rênes de l'univers; sourd à nos voeux; indifférent à notre culte et à nos hommages; insensible au bien comme au mal, au vice comme à la vertu; car telle est l'idole de l'incrédule, quand il lui plaît de s'en faire une.

Pour nous, mon fils, consultons la religion, pour nous faire une idée juste de l'être suprême. Il est... et de son existence nécessaire, coulent à nos ieux tous ses autres attributs. Éternel, il a précédé tous les temps, tous les êtres; et dans sa durée simple et constante, il

les renferme tous. Immense, il donne des bornes à tout et n'en souffre aucune. Indépendant, rien ne l'assujettit, rien ne le contraint; il donne des loix à tout ce qui existe, et n'en reçoit que de lui-même. Infini, source unique de tout bien, seul bien digne de nos désirs, il possède dans le plus haut degré tout ce qui, en genre de perfection, ne se trouve que partagé et limité dans les êtres qu'il a formés. Il est la charité par essence. Il est le Dieu saint, infiniment saint; et son amour pour l'ordre est invariable comme son existence. Il est la souveraine sagesse, il la possède de toute éternité; c'est par elle qu'il a réglé avant tous les temps tout ce qui existe par son pouvoir. Unique auteur de tout ce qui respire, ses soins s'étendent sur les plus petites parties de ses ouvrages, comme sur celles que nous

admirons le plus; il les gouverne, il les dirige librement et sans effort, avec autant de bonté et de facilité qu'il en a mis à les créer. Seul suffisant à lui-même, il trouve en lui son bonheur; et c'est pour nous en faire part, qu'il nous prévient, qu'il nous aime, et qu'il nous invite à l'aimer. S'il exige que nous lui rendions le tribut de nos louanges; c'est pour notre propre intérêt autant que pour sa gloire. S'il veut que nous répandions devant lui notre coeur; c'est pour y porter la consolation, la paix, la force, et l'espérance. S'il nous encourage, s'il nous excite à la vertu; c'est pour imprimer dans notre ame les traits les plus augustes de sa divinité, et pour couronner en nous ses dons, en couronnant nos mérites. Tel est, mon fils, le Dieu des chrétiens; et quels droits n'a-t-il pas à nos hommages?

Mais quels hommages la religion nous apprend-elle à lui rendre? Le culte et l'adoration en esprit et en vérité; l'hommage de notre entendement, our la soumission aux dogmes qu'il nous a révélés;

l'hommage de notre coeur, par l'amour; le culte extérieur que lui doivent les facultés du corps qu'il nous a données; le culte sensible et public que lui doit la société toute entière, dont nous sommes membres; le culte et l'hommage de toutes les créatures, que nous devons faire servir à l'honorer.

Ainsi, la religion chrétienne consacre à Dieu tout notre être; et par lui tout l'univers: ainsi nous le fait-elle envisager en toutes choses comme principe et comme fin, et nous enseigne-t-elle à rapporter tout à sa gloire.

Doctrine pure et sublime, où tout est animé, vivifié, consacré par l'amour! Doctrine propre au christianisme; car enfin où trouver ailleurs le précepte et la pratique de l'amour divin? Le naturaliste de nos jours, formé dès son enfance par les leçons et les exemples qu'il puise au milieu de nous, ôsera bien dire qu'il aime Dieu; mais est-ce dans la sincérité de son coeur qu'il parle ainsi? Cette expression d'amour n'est-elle pas dans sa bouche un jargon vide de sens? Où sont

de sa part les sentimens, les hommages, les tendres effusions, les gémissemens ineffables, et, plus que tout, l'exacte fidélité d'un coeur qui aime? Idolâtre de toute beauté qui périt, où sont ses transports pour cette beauté sans tache et sans ombre qui ne périt pas? Toi-même, cher Valmont, depuis que tu reconnois un être suprême, quels hommages lui as-tu adressés? Quels voeux ardens as-tu fait monter jusqu'à lui? Quel tribut de louanges, de soumission, et d'amour lui as-tu rendu? Interroge tous les incrédules de bonne foi; et qu'ils te disent s'ils ont, à l'égard de la divinité, plus d'obéissance et de zèle, plus de reconnoissance et plus d'amour que toi. La religion chrétienne ne se borne pas à faire honorer Dieu par sa créature. Elle avoue sans peine, que le tribut de gloire que peuvent lui rendre tous les êtres créés ne suffit pas à sa grandeur. Mais qu'elle supplée dignement à leur insuffisance! Ici reparoît son unité constante, et le rapport de ses dogmes et de ses mystères avec son culte et sa morale.

Le verbe incarné vient unir à ses abaissemens nos adorations, nos voeux, et nos hommages, pour les présenter à l'être suprême, et les rendre dignes de lui être offerts. En lui, l'univers s'agrandit, s'ennoblit, et reçoit un éclat, une majesté, qu'il ne peut avoir par lui-même. En lui, la création devient le chef-d'oeuvre de la divinité; c'est un tout, dont l'homme-Dieu fait partie. En lui et par lui, se trouve comblée la distance qui est entre le fini et l'infini: les extrémités se rapprochent et se touchent dans un centre commun: ce n'est plus l'homme seul, si éloigné de Dieu par sa nature, qui lui rend gloire au nom de tous les êtres créés; c'est l'homme, c'est l'univers, qui adore en Jésus-Christ. En lui encore, la plus noble victime, dont toutes celles de l'ancienne loi n'étoient que l'ombre et la figure, est offerte pour le péché; par ses mérites, tout crime, quelque grand qu'il soit, peut être expié, réparé; le sacrifice le plus auguste est perpétué sur la terre, et, selon l'expression de s Léon, la croix est l'autel du monde; le repentir

de l'homme, sa satisfaction, si incertaine, si équivoque dans tout autre principe que ceux du christianisme, porte sur des mérites suffisans, sur un fondement solide; et le scandale du juif et de l'infidèle devient l'ouvrage le plus sublime de la sagesse du très haut et le plus sensible témoignage de sa bonté. Ô mon fils! Quel plan! Quelle admirable économie que celle de la religion! Et quelle gloire elle rend à la divinité!

Mais son excellence et sa sainteté paroissent également dans ce qu'elle fait pour la perfection et pour le bonheur de l'homme.

Les vains systêmes de l'incrédulité font briller l'imagination, il est vrai, mais aux dépens de la raison. Ils font sacrifier la justesse de l'esprit à la singularité, et les notions les plus vraies à la fausse gloire de ne pas penser comme les autres hommes. Ils émoussent, ils dégradent le sentiment, ils dessèchent, ils flétrissent le coeur, et le concentrent tout entier dans la bassesse du moi humain. Ils dénaturent, ils avilissent la vertu; ils en effacent l'auguste

caractère et en étouffent le germe dans nos ames, en ne lui donnant pour mesure et pour base que la sensibilité physique et l'intérêt personnel. Ils rompent les liens de la société, en s'élevant contre toute autorité, en détruisant toute subordination, en ramenant tout à une égalité chimérique. Ils ôtent à l'homme toute sa grandeur et le rabaissent jusqu'à la condition des brutes; ils le privent de toutes les ressources et de tous les motifs qui peuvent le porter au bien; ils réveillent toutes ses passions; ils troublent son repos; ils le laissent sans appui, sans consolation dans ses peines, et sans espoir dans ses malheurs. Ô prétendus sages! Qui vous donnez pour nos instituteurs et pour nos maîtres, vous êtes donc les ennemis, les tyrans du genre humain, bien loin d'en être les bienfaiteurs; et si l'un des caractères de la vérité est d'être utile, vous ne nous offrez donc dans vos rares et sublimes inventions qu'un amas d'impostures!

Il n'en est pas ainsi de votre loi sainte, ô mon Dieu! Elle ne ressemble pas aux

rêves de l'impie, et ce ne sont pas des fables qu'elle nous raconte. Et d'abord, cher Valmont, en éclairant l'homme sur ce qu'il lui importe le plus de savoir, sur son origine, sa destination, sa fin, ses devoirs, et ses espérances; la religion chrétienne fixe ses idées, les rend nettes et précises, assure la justesse de ses vues; et donne à son esprit, en l'assujettissant à la simple raison, toute la droiture dont il peut être susceptible: c'est la remarque importante et vraie que tu seras maintenant à portée de faire. Un homme que l'impiété égare peut avoir l'esprit brillant, et avec d'autant plus de facilité qu'il se permet tout et ne respecte rien; il peut même avoir un génie vaste et profond, qui embrasse les connoissances les plus étendues, et s'exerce avec succès sur les sciences les plus abstraites: mais presque toujours, sur les objets qu'il lui est le plus intéressant de bien saisir et de bien voir, il a l'esprit faux et bizarre,

et une manière de penser louche et incertaine. Revient-il à la foi du chrétien humble et docile? Ses idées sont plus exactes et plus claires, ses principes sont plus constans, ses lumières s'épurent, sa raison s'affermit; et celui-là même, qui n'étoit souvent qu'un esprit dangereux et frivole, devient, par la religion, un esprit droit et vrai, et un homme essentiel.

Le croiras-tu, Valmont? Cent fois, en observant cette classe nombreuse d'incrédules, imitateurs futiles de quelques génies célèbres dont par vanité ils empruntent la manie, j'osai les comparer avec nos bonnes femmes de village instruites par leur curé; et je trouvois dans celles-ci mille fois plus de notions justes, plus de vraies lumières en choses utiles et nécessaires, plus de jugement et de raison, que dans tous ces jolis diseurs de riens, que l'incrédulité a infectés de son poison. Oui, mon fils, le catéchisme du simple fidèle lui donne infiniment plus de vraie sagesse, que n'en peut donner la moderne philosophie; et quel triomphe pour la religion!

Mais ce qui en relève encore plus l'excellence, c'est son influence sur le coeur de l'homme, par le caractère de bienveillance

qu'elle nous fait prendre et les vertus qu'elle nous inspire. Eh, en effet, quoi de plus divin que sa morale! Quoi de plus sublime que cette charité qui en est l'ame! Aimer les hommes comme soi-même; les aimer en Dieu et pour Dieu, sans exception, sans réserve; aimer jusqu'à nos ennemis; oublier les injures; pardonner les offenses; vaincre le mal par le bien; être dans la joie avec ceux qui y sont, pleurer avec ceux qui pleurent, se faire tout à tous, pour les gagner tous à l'amour du souverain bien; éclairer ceux qui sont dans les ténèbres; reprendre en secret et ramener avec douceur ceux qui s'égarent; ne point juger témérairement, pour n'être pas jugés nous-mêmes; consoler les affligés; assister de tout son pouvoir

les malheureux; ne se considérer dans l'usage de ses talens et de ses richesses que comme le dispensateur des dons de Dieu et l'économe de sa providence; remplir, avec amour et par principe de conscience, tous les devoirs que notre condition nous impose; respecter Dieu dans nos maîtres, et son autorité dans ceux qu'il a établis pour nous gouverner; ne point chercher son propre intérêt, mais le sacrifier à l'intérêt général: voilà, mon fils, ce que la religion nous prescrit à l'égard des hommes, à l'égard de la société toute entière; et ce que le chrétien qui l'est en vérité, réalise

tous les jours par sa conduite. Bon, sensible, compatissant, affable, généreux, miséricordieux et clément, citoyen zélé, sujet fidèle, ami constant, digne époux, bon père, fils tendre, respectueux et soumis, maître soigneux et vigilant, plein de charité à l'égard de tous; il prévient tous les besoins, il accomplit toutes les loix, il satisfait à toutes les bienséances, il se prête à tous les désirs honnêtes, il se livre à toutes les bonnes oeuvres, il fait tous les genres de bien qui sont en son pouvoir: lié par sa religion à tous les hommes, il volera pour eux jusqu'aux extrémités du monde; et, nouvel apôtre, il portera, s'il le peut, la vérité, la justice, et la paix dans tous les coeurs. Donnez-moi,

dans toutes les conditions, dans toute société, dans toute espèce de gouvernement, des citoyens animés de l'esprit du christianisme; donnez-moi un peuple, un monde de chrétiens fidèles; et la terre sera le séjour de l'innocence et du bonheur.

La religion chrétienne, cher Valmont, n'est pas moins digne de notre admiration et de nos hommages dans les vertus qu'elle nous inspire à l'égard de nous-mêmes. Elle oppose, au fol amour de soi, le renoncement à notre volonté propre et une sainte haîne de nos penchans déréglés; à notre orgueil, la connoissance de notre misère et les sentimens d'une humilité profonde; à la cupidité, l'esprit de détachement et l'amour de la pauvreté; à la mollesse, la mortification et la pénitence; à un penchant trop vif pour tous les biens sensibles, le désir et la recherche des biens spirituels et célestes; aux saillies de notre humeur, la douceur et la patience. Elle veut que nous usions de tous les biens avec actions de grâces, avec modération, et avec

sagesse; que nous soyons chastes et purs; que nous nous défendions jusqu'à la pensée du mal; que nous en évitions jusqu'à l'ombre; que nous veillions sur tous nos sens; que nous mettions un frein à nos lèvres; que nous ne nous permettions jamais les plaintes et les murmures; que nous soyons résignés et tranquilles au sein des souffrances; que nous considérions les adversités et les croix comme un bien, et la mort comme le terme de notre délivrance. Ô la belle philosophie, que celle de la religion!

Avec des sentimens si nobles et si purs, le vrai chrétien vit heureux autant qu'on peut l'être ici-bas. La paix du coeur et l'onction du divin amour le dédommagent

des plaisirs dont il se prive. S'il n'a pas des joies bruyantes et frivoles; il en est récompensé par des joies plus pures et plus constantes. S'il se refuse à d'infâmes voluptés; il s'en épargne pour toujours les tristes suites, les inquiétudes, et les remords. S'il combat ses passions injustes et déréglées; il recueille au dedans de lui le fruit de ces combats et le prix de sa victoire. La route tracée par nos faux sages pour nous conduire au bonheur, est plus séduisante, il est vrai: céder à ses penchans pour ne pas ressentir la peine qu'il en coute à les vaincre, se faire une sagesse de la volupté, se faire une vertu de l'amour, paroît sans doute quelque chose de plus doux à la nature. Mais si cette route est facile, si l'accès en est riant; que l'issue en est funeste! Et que les fruits d'une semblable sagesse sont amers! Elle enfante la discorde et la haîne, les égaremens et les fureurs de l'ivresse, la satiété et l'ennui, le dégoût de la vie, le désir du néant, et toutes les horreurs du désespoir.

Ô mon fils! Qu'elle est différente en

elle-même et dans ses effets, la morale de l'évangile et la sagesse de son auteur! Arrêtons-nous encore un moment à la considérer sous tous les rapports. Quelle suite et quelle liaison dans tout ce que le fils de Dieu nous enseigne! Et cependant quelle nouveauté dans ses maximes, et en même temps quelle sublimité! Jésus-Christ veut que nous soyons parfaits comme notre père céleste est parfait; et rend ainsi à l'homme toute sa grandeur, en le rapprochant de la divinité dont il doit être l'image. Cet homme-Dieu nous apprend que son royaume n'est pas de ce monde; il nous ouvre la plus noble carrière; il nous rend citoyens d'une nouvelle patrie; et nous fait aspirer à la plus pure béatitude. Il nous fait regarder comme un mal tout ce qui nous en éloigne, et comme des biens réels tout ce qui peut nous y conduire. Il dit anathême au monde, à ce monde en qui règnent la concupiscence de la chair, celle des ieux, et l'orgueil de la vie. C'est à tout cela que Jésus-Christ dit anathême, parce que c'est tout cela qui fait la

dépravation de l'homme corrompu par le péché.

De là ses maximes: malheur aux riches, c'est-à-dire, à ceux qui se font un mérite et un bonheur de l'être! Malheur à ceux qui mettent toute leur joie et leur consolation dans ce monde! Heureux au contraire ceux qui sont pauvres d'esprit et détachés, ceux qui ont faim et soif de la justice, ceux qui souffrent pour elle, ceux qui sont doux et pacifiques! Soyez, nous dit-il encore, comme de petits enfans par l'humilité; portez votre croix, faites-vous violence pour le ciel, renoncez-vous vous-mêmes. Quelle morale! Et qui l'avoit apprise à Jésus-Christ? Est-ce la doctrine de l'homme? Elle effraie les sens, elle étonne l'imagination; et cependant, depuis la pente de l'homme au péché, elle est fondée en

raison: elle est esprit et vie; elle forme un composé admirable; et fait des sages dans la pratique, sans avoir besoin de les faire passer par de vaines spéculations. De là encore cette unité de plan, de vues, de sagesse plus qu'humaine, qui se trouve dans les auteurs sacrés du nouveau testament. Quelque grossiers qu'ils aient été par leur état, leur naissance, et leur éducation; tous s'accordent dans un genre de connoissances et de lumières sur lesquelles Dieu seul a pu les réunir et les éclairer, je veux dire, ce discernement de l'homme spirituel et de l'homme charnel, de l'homme céleste et de l'homme terrestre, de la vie intérieure et de la vie animale et sensuelle. Les secrets principes de l'une et de l'autre, les opérations merveilleuses de la grâce et de l'esprit de Dieu dans nos ames, ses effets, ses consolations, ses joies, ses ressources, les vertus qu'il inspire, si opposées à toutes les idées du monde et si supérieures à celles d'une vaine philosophie, sont développés dans leurs écrits avec une précision admirable et digne

des disciples d'un si grand maître, avec un ton de sentiment et d'onction qui nous touche et nous affecte en dépit de nous-mêmes, mais qui ne peut être bien apprécié que par des ames vraiment droites et pures.

Le plan de législation et de sagesse offert à l'homme par Jésus-Christ et ses disciples, n'a pas eu besoin de passer par ces degrés d'accroissement et de perfection lents et insensibles, qui se trouvent dans toute législation purement humaine, dans tous les ouvrages des hommes: il a eu dès le premier instant toute l'excellence qu'il devoit avoir. Il est d'ailleurs soutenu de tout ce qui peut nous aider à le remplir: un Dieu présent à chacun de nous, et attentif à nos moindres actions: un Dieu qui veille en faveur du juste; qui permet pour sa sanctification et pour son bonheur les maux qu'il éprouve; qui règle seul sa destinée, et fait de toutes les créatures les instrumens et les ministres de sa volonté: un Dieu juge et témoin, qui discutera à la face de l'univers nos pensées, nos intentions, nos désirs;

et qui rendra à chacun selon ses oeuvres: un Dieu qui récompensera d'une gloire infinie, d'un bonheur éternel, le juste qui aura vécu pour lui; mais qui, dans la même proportion, punissant par des peines infinies, par des peines éternelles, l'infraction de ses loix, offre à l'homme, toujours prêt à les violer, le contrepoids le plus propre à l'arrêter: un Dieu qui donne tout à la fois la leçon et l'exemple; qui, dans l'union ineffable de la nature divine avec la nature humaine, s'abaisse jusqu'à l'homme, pour élever l'homme jusqu'à lui; qui se met à notre portée, et n'exige de nous rien de si pénible, que sa vie et sa mort ne nous ayent rendu facile: un Dieu qui nous presse à chaque instant par les témoignages éclatans de son amour; et qui, s'ils ne sont pas des monstres, force les plus grands pécheurs au repentir, et les coeurs les plus durs à la reconnoissance: un Dieu qui nous prévient, qui nous aide, qui nous soutient par sa grâce; qui nous offre des sacremens, par lesquels il nous rappelle fortement à lui, en même temps qu'il

nous rappelle à nous-mêmes: quelles ressources pour le chrétien! Quels moyens, quels motifs pour fuir le vice! Et quels encouragemens à la vertu! Dans les principes et les systêmes de l'incrédulité, tout est lié pour le mal, tout favorise le dérèglement de nos passions; dans la religion chrétienne, tout nous aide à les réprimer. Que substituera l'incrédule à des secours si puissans? Les loix? Elles n'ont de prise que sur les foibles, et restent sans force contre le crédit et l'autorité; elles n'étendent leur empire que sur l'extérieur de nos actions, et n'en règlent ni les principes ni les motifs; elles n'envisagent que les conséquences qui les suivent, et ne pouvant rien sur le coeur, elles ne remontent point à la vraie cause dont elles émanent. Le respect humain? Il a les mêmes inconvéniens; et si quelquefois il empêche de paroître vicieux, presque jamais il n'empêchera de l'être. L'honneur? Il est souvent le fruit des préjugés; et, selon les opinions reçues, il parlera quelquefois aussi hautement contre la vertu, qu'il auroit dû parler pour elle. L'éducation?

Ses impressions s'effacent quand la religion ne les soutient pas; eh, que sera l'éducation elle-même, si elle n'est pas réglée par la religion! Un sentiment intérieur du juste et de l'honnête? Ah! S'il nous suffit dans des circonstances où la victoire est plus facile, où l'on n'est que foiblement combattu; tiendra-t-il, au milieu des tentations les plus vives, contre la contagion de l'exemple et la violence des passions? La philosophie? Elle s'accommode, elle se prête à tous nos

penchans; elle resserre ou relâche ses principes, au gré des vues et des intérêts du moment; elle a toujours en réserve, pour chaque occasion différente, quelque nouveau systême; tout au plus elle ne dompte une passion que par une autre, et ne corrige un vice qu'en mettant à la place un autre vice plus dangereux encore et plus subtile. Non, il n'y a que la religion qui offre à l'homme une règle invariable, un moyen toujours prompt, un secours toujours présent, et un contrepoids à sa foiblesse indépendant de ses passions: elle seule fait intérieurement et constamment, sur lui, l'effet que produit au dehors et par intervalle, sur le vicieux lui-même, la présence d'un ami qu'il estime et qu'il révère; elle le rend attentif, elle le retient, elle l'excite, elle le transforme en un autre homme.

"Mais le joug de la religion est trop pénible, sa morale est trop austère, la contrainte qu'elle impose est trop grande, et ses devoirs sont trop rigoureux". Oui, mon fils, son joug est pénible à qui n'en veut point d'autre que celui des passions,

de l'indépendance, et du caprice. Mais le vrai sage, qui sent qu'il est fait pour être conduit par la raison, s'estime heureux de trouver, dans la religion chrétienne, un frein pour le vice et des secours pour la vertu, que sa raison trop foible ne sauroit lui donner. Mais le chrétien fidèle rencontre, dans ce joug et cette contrainte, des dédommagemens et des douceurs, qui valent bien mieux, pour sa félicité, que tous les prétendus agrémens qui accompagnent le libertinage de l'esprit et les déréglemens du coeur; cent fois le jour il bénit la loi qui l'asservit: par elle, il n'étouffe pas les penchans de la nature, comme on l'en accuse; il les rend légitimes: il ne s'abandonne pas, sur tout ce qui l'environne, à une indifférence aveugle et stupide: il fait mieux; il règle sa sensibilité, il modère ses désirs, il tempère ce qu'ils

ont de trop ardent; et jouïssant de lui-même au sein de la règle et du bonheur, dans son assujettissement et sa contrainte, il trouve la paix et la liberté. Mais enfin les devoirs que l'évangile nous impose, l'austérité de la morale qu'il nous prêche, ont une proportion exacte et nécessaire avec nos penchans et nos foiblesses; puisque ce n'est qu'en suivant la loi évangélique dans toute sa rigueur que nous cessons d'être si foibles, si coupables, et si malheureux.

Que reste-t-il donc à objecter contre l'excellence de la religion chrétienne? Eh, mon fils! Que n'objecte pas la haîne en dépit de la raison? On oppose à la religion, les moeurs de la plupart de ses enfans et d'un trop grand nombre de ses ministres; comme si des enfans qu'elle désavoue, et des moeurs qu'elle réprouve, prenoient sur la sainteté de sa foi et sur la pureté de sa doctrine; comme si des ministres infidèles et parjures dégradoient, jusque dans leur essence, la vérité, la beauté de ses enseignemens, et la dignité du ministère qu'elle leur confie,

par cela seul qu'ils se dégradent eux-mêmes. Mais il y a bien plus, et s'il faut en croire nos incrédules, le christianisme a traîné à sa suite les persécutions, les guerres, le despotisme, et la servitude. Les persécutions, disent-ils? Hélas! Tous les hommes sont naturellement persécuteurs, j'en conviens; parce que naturellement presque tous les hommes sont méchans. Mais qui a été plus persécuté que les chrétiens, par ceux qui ne l'étoient pas? Qui se montreroit plus persécuteur que nos philosophes, s'ils étoient les maîtres? Quel esprit répugne davantage à la persécution et à la violence, par sa nature même, que l'esprit du christianisme? Et n'est-ce pas uniquement quand on l'oublie, qu'on cesse d'être indulgent, et qu'on devient impitoyable?

Les guerres, disent-ils encore? Mais nées avec la dépravation du genre humain, elles ont presque toujours eu la même cause, dans tous les âges du monde, l'ambition; et ce n'est que pour leur donner un prétexte, que leurs chefs,

parmi les chrétiens mêmes, en ont fait des guerres de religion. Le despotisme? La servitude? Mais où les princes ont-ils été plus despotes, où les peuples ont-ils été plus esclaves, que dans les siècles et dans les contrées où le christianisme ne florissoit pas? Aujourd'hui encore, que les ennemis de la religion comparent l'Europe chrétienne à l'Afrique, à l'Asie; et qu'ils nous disent, où l'humanité, les loix, les sciences, et les arts règnent avec le plus d'empire, et où se trouve la liberté. Ah! C'est le christianisme, au contraire, qui, par une morale simple et majestueuse, uniforme et générale, a le plus contribué à détruire la tyrannie, à adoucir les moeurs, à humaniser les princes, à civiliser les peuples les plus barbares, à abolir l'esclavage, à diminuer les horreurs de la guerre, à affoiblir l'esprit de conquête, à rendre la paix plus constante et plus sûre, et à lier toutes les nations par un droit des gens plus humain, plus moral, et mieux entendu. Le christianisme a fait tout le bien qu'il pouvoit faire malgré nos passions;

et s'il leur a quelquefois servi de voile et de prétexte, est-il juste de confondre la chose avec l'abus qu'on en fait, et les vices de l'humanité avec la religion même qui les condamne? Mettons plus de parité, cher Valmont, et plus d'équité dans nos raisonnemens. Pour décider entre le christianisme et l'irréligion, entre le vrai fidèle et l'esprit-fort de nos jours, opposons à celui-là, agissant d'après ses principes, un de nos sages, agissant d'après les leurs; et voyons à qui des deux, dans le commerce de la vie civile, pour les intérêts et les devoirs de la société, on aimeroit le mieux avoir affaire: opposons

ensuite à une multitude de chrétiens, se réglant sur les loix de l'évangile, un peuple d'incrédules, vivant selon les loix arbitraires de nos réformateurs; et observons de quel côté seroient l'ordre, la justice, et la paix. Faisons plus encore; donnons à ces instituteurs modernes l'empire sur leurs semblables; mettons les à la tête d'une société, qu'ils accoutument insensiblement à leurs systêmes: je veux pour un moment que libres, indépendans, sans aucun frein au dehors qui les réprime, ils puissent conserver quelque apparence de sagesse dans leur conduite et leur législation; je veux que le pressentiment des suites et des conséquences, la vanité, la crainte de se trouver en contradiction avec eux-mêmes, l'amour de leurs propres inventions

les soutiennent: mais leurs opinions, telles qu'elles sont répandues dans leurs ouvrages, une fois reçues; les choses établies sur le pied qu'ils désirent; comment se comporteront les sages qui leur auront succédé? Et les peuples formés par de tels maîtres, que deviendront-ils? Ô mon fils! Il résulteroit bientôt, des principes moraux de ces prétendus sages, le même effet pour le monde civil et moral, qui eût résulté de leurs principes physiques pour le monde matériel et sensible. Le hazard, le mouvement, la matière, n'eussent produit que de la confusion et du chaos: leur manière de penser sur Dieu, sur son existence, ses attributs, son indifférence à l'égard de nos actions, sur la matérialité de l'ame et la nécessité de ses déterminations, sur l'égalité des conditions, sur la vertu, sur le plaisir, sur le bonheur, que produiroit-elle, que désordre et qu'anarchie?

Avouons-le donc, cher Valmont, tout milite en faveur de la religion chrétienne; et tout nous offre, au contraire, les plus fortes armes contre ceux qui la

combattent. Leur acharnement même contre la religion de Jésus-Christ, préférablement à toute autre; leur haîne, leur mépris, et leur satire à l'égard de tous ceux qui ont brillé par les vertus qu'elle fait naître; leur esprit de parti; leur accord mutuel à ne donner aujourd'hui du génie, du mérite, de la raison, et de la sagesse, qu'à eux et à leurs partisans; leur éloignement pour toute saine doctrine, pour tout ce qui tend à épurer les moeurs; le ton d'indépendance et le caractère licencieux qui règnent dans leurs écrits; entre eux leurs guerres sourdes et malignes, leurs basses jalousies, leurs haînes réciproques, et leurs plaintes amères; que de titres de réclamation contre la qualité de sages qu'ils se donnent et la philosophie dont ils se parent! Ah! Que bien plus vraie est la philosophie du christianisme! Aussi, mon fils, sa sainteté parle-t-elle à tous les coeurs dès qu'ils ne sont pas entièrement dépravés. Cette preuve de sentiment est celle que Dieu a faite pour tous les hommes, de même qu'indépendamment

de toute discussion, il rend sensible à tous l'existence d'une première cause intelligente et sage, par le spectacle de l'univers. La foi des simples n'est donc pas sans fondement et sans preuves. L'accord merveilleux qui se rencontre entre la religion chrétienne, et de certains principes naturels qu'elle réveille, qu'elle reproduit, et qu'elle développe au fond de nos ames, avertit assez l'homme rustique et grossier, que ce n'est qu'en elle que se trouvent la vérité et le bonheur, qu'elle seule peut suppléer à son ignorance et suffire à ses besoins, et qu'elle est pour nous tous le don le plus précieux de la divinité. C'est en ce sens, mieux qu'en tout autre, qu'on a pu dire que toute ame est naturellement chrétienne. Aussi est-ce la sainteté du christianisme qui a soumis presque tous les peuples à son empire; et si elle a été la source la plus ordinaire des combats qu'on lui a livrés, elle a été aussi la cause presque universelle de ses triomphes. Pour toi, cher Valmont, à qui ce témoignage que la religion se rend à elle-même

ne suffisoit pas, repasse dans ton esprit tous les caractères qui lui sont propres; son ancienneté, son unité, sa perpétuïté, sa sainteté: admire en elle l'enchaînement des faits, des dogmes, et de la morale: et une fois convaincu de l'existence d'un Dieu, dis-moi, si dans le christianisme tout seul il a pu laisser prendre à l'erreur des caractères de vérité, que l'erreur ne sauroit avoir, et que par-tout ailleurs elle n'eut jamais. Sur-tout, souviens-toi que c'est, non d'un fait particulier, d'une preuve isolée, d'un oracle, d'un prodige, du seul établissement de la religion, que j'ai tiré la certitude de sa divinité; mais de la réunion et de l'accord de toutes ses parties. En vain donc prétendrois-tu incidenter sur quelques articles moins essentiels, sur quelques objets pris à part; c'est de son ensemble qu'elle tire sa force invincible, et c'est à son ensemble qu'il faut répondre. Ô mon ami! Si dans le détail, la religion chrétienne, comme la loi naturelle, a ses difficultés; je t'en ai dit la raison: il falloit que, comme elle, susceptible

de contradiction pour les ames peu droites et peu sincères, elle laissât toujours l'homme sous l'empire du mérite et de la liberté.

Mais ce ne sera plus toi, mon fils, qui oseras la contredire. Cet amas de lumières, si j'ôse m'exprimer ainsi, qui maintenant brille à tes ieux, va rendre pour toujours ta raison docile; et je n'attends plus de toi que l'entière assurance de ta soumission et de ta fidélité. Eh, que gagnerois-tu à rester incrédule? Rien, pour cette vie, que de faux plaisirs peut-être, et des tourmens réels; et à coup sûr tu perdrois tout à l'égard de l'autre. Si cependant les illusions qu'on se fait pouvoient changer la nature des choses; si elles pouvoient empêcher la vérité d'être ce qu'elle est; si du moins elles pouvoient modifier, au gré de nos désirs, notre situation pour l'avenir: je te dirois, "eh bien, fais-toi illusion, puisque tu le veux; laisse la réalité pour des chimères; et puisqu'enfin les suites en seront à peu près semblables, prends des fantômes de bonheur et de sagesse pour

la sagesse et pour le bonheur même". Mais en dépit de nos passions, les choses resteront éternellement ce qu'elles sont; tôt ou tard la vérité se montrera à nous telle qu'elle est: et quel regret n'éprouvera pas celui qui s'y sera refusé parce qu'il l'aura bien voulu, quand cet aveuglement volontaire l'aura rendu malheureux pour toujours? Ah! Qu'il n'en soit pas ainsi de toi! Puisse bien plutôt la religion, en rectifiant tes idées, en réglant tes penchans, en épurant tes moeurs, assurer ton éternelle félicité! Puisse-t-elle ici-bas te sanctifier dans les épreuves que te prépare la justice de Dieu, ainsi que sa clémence!

Hâte-toi de me répondre par le même courier que je t'envoie, et tire-moi de l'état d'incertitude et de perplexité, le plus terrible de tous pour un père qui t'aime aussi tendrement que moi.

LETTRE 51

Du comte de Valmont au marquis. Mon père, mon tendre et respectable père, jouissez de votre triomphe et du retour de votre fils. Le voile est déchiré, la vérité brille à mes ieux de tout son éclat, je suis chrétien; et c'est, après Dieu, à vos lumières, à vos soins, à vos tendres ménagemens, que je le dois. Je suis chrétien, et je me fais gloire de l'être; je rougis seulement de ne l'avoir pas toujours été. Quel tableau que celui de la religion chrétienne! Et quels secours elle offre à la vertu! Ah! Maintenant, trop convaincu de mes besoins et de ma foiblesse, si ma foi pouvoit chanceler encore, cette seule pensée me soutiendroit, me fixeroit pour toujours: qu'ai-je été sans la religion? Que serois-je devenu, si j'avois continué à vivre sans elle? Mais par elle au contraire, quelles ressources et quels motifs me sont offerts pour être vertueux! Dieu des vertus!

Que j'apprends à connoître et que j'adore dans la plénitude de mon coeur pour la première fois, comment le christianisme ne seroit-il pas votre ouvrage? Lui seul nous enseigne à vous aimer, à vous adorer, à vous servir, comme vous méritez qu'on vous serve, qu'on vous adore, et qu'on vous aime; et lui seul nous aide à le faire.

Honteux égaremens de ma raison, où me conduisiez-vous? Passions aveugles, tristes délires d'une ardente jeunesse, quel abîme vous creusiez sous mes pas? Votre main sage et bienfaisante le comble pour toujours: mon père! Quelles expressions pourroient suffire à ma reconnoissance? Je me tais, pour avoir trop à vous dire; et toute la force du langage humain me paroît impuissante pour bien rendre tout ce que je sens. Ah! Du moins que voulez-vous que je fasse? Ordonnez. Pour expier mes fautes, rien ne me paroîtra trop pénible. Faudra-t-il que, sans plainte et sans murmure, je me voye enlever mes dignités et mes biens? Que, loin de mon roi et de ma patrie, j'aille traîner dans des

régions inconnues une vie sans gloire et sans honneur? Car c'est de tout cela que je suis menacé: j'obéirai aux volontés du ciel... j'obéirai... car enfin que n'ai-je pas mérité? Mais ma chère Émilie... ah! Me restera-t-elle dans ma disgrâce? Grand Dieu! Par cet endroit du moins épargnez ma foiblesse.

Émilie est encore en danger: son état nous laisse toujours flottans entre la crainte et l'espérance. Tantôt, me dit M De Veymur, elle reprend des forces et semble rappelée à la vie; tantôt, dans des momens de langueur et de foiblesse, elle semble toucher de nouveau aux portes du tombeau. Je ne puis hazarder de la voir, tant le péril où je suis devient pressant par les continuelles recherches que l'on fait de moi. Elle s'en afflige, sans se laisser abattre, et s'estime trop heureuse, dit-elle, puisque j'ai abjuré mes erreurs. Hélas! Si elle vit, si le ciel me la rend, avec elle, avec vous, avec mon fils, je ne serai plus à plaindre... mais que dis-je? Ne me sera-t-il pas toujours bien triste et bien douloureux de faire partager ma

situation à Émilie? De quel rang je l'aurai fait tomber! À quel état d'infortune et d'opprobre mes fautes l'auront condamnée! Quel avenir pour elle et pour mes enfans! Ah! Je frémis; toutes les plaies de mon coeur, que je croyois fermées, se rouvrent à ces tristes réflexions. Ce foible coeur saigne encore: il s'émeut, il s'agite, et j'entends gronder, au dedans de lui, le sang, la nature, et l'amour. Religion sainte! Soyez mon appui. Que la grâce de mon Dieu, si puissante et si douce, achève sa victoire! Et vous, mon père, s'il vous reste quelques lumières à me donner, je les attends de votre zèle; tout m'est précieux de votre part, toute vérité qui tient à la religion me devient chère; daignez donc affermir ma foi et soutenir mon courage.

LETTRE 52

Du marquis de Valmont au comte. Ô mon fils, je te retrouve enfin avec les mêmes sentimens, avec la même foi que tu reçus dans tes premières années, mais plus éclairée, plus pure, et plus solidement établie! Quelles actions de grâces ne dois-je pas à mon Dieu, qui a daigné t'instruire par ma voix, et mieux encore par tous les évènemens dont tu as été le triste témoin? Quelles larmes j'ai versées en lisant ta lettre! Et qu'elles ont soulagé mon coeur! Non; une pluie douce et féconde, qui tombe sur la plante altérée, ne lui rend pas plus de fraîcheur, plus de vigueur nouvelle, que l'assurance de ton entier changement n'a rendu de force et de vie à mon ame abattue et presque flétrie par la douleur. Eh, qu'importent tes pertes, si j'en excepte celle d'Émilie, puisque tu revis pour la vertu et pour la religion? N'exceptons rien cependant, cher Valmont;

et que le premier usage de ta foi, soit de te soumettre sans réserve à la volonté toujours sage d'un Dieu qui t'a tout donné. S'il veut te reprendre ses dons, s'il veut couronner les mérites d'une épouse qui t'est chère, console-toi de ta peine par l'idée de son bonheur. S'il veut effacer tes égaremens par les pleurs qu'il te fait répandre, t'aider à expier tes fautes par les peines qu'il t'envoie, et t'unir plus intimement à lui par les sacrifices que peut-être il va exiger de toi; ah! Mon ami, ne t'oppose point à ses vûes de miséricorde et de clémence; bénis-le, bénis toujours son saint nom. Peut-être aussi n'attend-il de nous, comme autrefois d'Abraham, ce père des croyans, que la préparation de notre coeur. À tout évènement, ne cessons de lui dire, ainsi que ta digne épouse: "que votre volonté soit faite, ô mon Dieu! Et que votre saint nom soit béni "! Cette résignation si parfaite et si pure, le seul remède à nos maux, le seul qui puisse en adoucir le sentiment et nous les rendre utiles et méritoires, n'empêche

pas cependant que tu ne mettes en usage tous les instrumens qu'il plaira à la providence de t'offrir, pour demeurer dans l'état où elle t'a placé. Ce n'est pas le rang qui fait le bonheur, j'en conviens; mais tu le dois à ta famille, à tes enfans, si par des moyens honnêtes tu peux le leur conserver. Fais donc parler et agir tes amis, en supposant que l'infortune t'en laisse encore; et sur le succès de leurs démarches, soit soumis et tranquille. Tu me demandes de nouvelles lumières, si j'en ai à te donner. Oui, mon fils. Pour confirmer ta foi, il faut la fixer par une soumission entière à la même autorité qui t'en a transmis le dépôt sacré. Tu t'en souviens, cher Valmont; quand j'ai voulu te faire sentir le besoin d'une révélation, j'ai insisté sur le besoin essentiel d'une autorité. C'est, avons-nous dit, la voie d'instruction la plus propre à tous les hommes, peu susceptibles par eux-mêmes et par la multitude des soins qui les occupent, de discussions épineuses et de longs raisonnemens sur les vérités, que cependant il leur importe le

plus de bien connoître. Cette autorité doit être émanée de Dieu même. Celle des philosophes, des sages, quand ils eussent été plus éclairés qu'ils ne l'étoient en effet, n'eût jamais eu assez de force et de pouvoir pour se faire entendre des autres hommes; elle ne pouvoit leur suffire; et par l'expérience même de tous les peuples et de tous les âges, elle ne leur suffisoit pas. Cette autorité nous a été donnée de la manière la plus parfaite en Jésus-Christ, à qui seul toute la religion révélée nous ramène comme à un centre d'unité. Jésus-Christ, la sagesse du père et la plus pure émanation de sa lumière, nous a appris, par lui-même et par ses apôtres, tout ce qu'il étoit nécessaire à l'homme de savoir. Il a mis dans tout leur jour les vérités purement naturelles, presque étouffées dans tous les hommes par les passions et les préjugés; il y en a ajouté d'autres, auxquelles toutes les forces de l'entendement humain ne pouvoient atteindre, et que tout au plus un petit nombre de sages avoient soupçonnées.

Mais il falloit conserver aux hommes ces vérités précieuses; et ce ne pouvoit être qu'en perpétuant parmi nous, dans une société divinement inspirée, la même autorité qui nous les avoit enseignées. La raison toute seule ne pouvoit les fixer, puisque les unes lui échappoient si aisément, et que les autres étoient si fort au dessus d'elle.

Cette autorité divine et permanente, qui entroit si nécessairement dans le plan de la révélation, devoit par sa nature même être visible, sensible, et animée; de manière qu'on pût tout à la fois et l'entendre et la distinguer de toute autorité humaine et précaire, qui ôseroit entreprendre d'usurper ses droits.

Voilà, mon cher fils, ce que Jésus-Christ devoit à sa sagesse, pour compléter en faveur des hommes l'admirable économie de la religion révélée, et ce que dans sa bonté il a daigné leur laisser. "Toute puissance, dit le sauveur du monde à ses apôtres, m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc, instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du père, et du fils, et du saint-esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai commandées; et voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles".

Ainsi, mon fils, Jésus-Christ, par ces paroles, établit sur un premier fondement, qui est lui-même, et sur le fondement visible de ses apôtres, une église, une société légitime de pasteurs, qui doit leur succéder dans toute la durée des siècles, pour enseigner toutes les nations, et avec laquelle, par l'assistance de son esprit, de sa sagesse, et de son pouvoir, il sera tous les jours jusqu'à la fin du monde.

Chef invisible de cette église, il lui a donné sur la terre un chef visible, pour ramener tout à l'unité; et ce chef, c'est celui à qui il a dit, et, dans sa personne, à tous ceux, qui, dans le même rang, viendront après lui: "vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église,

et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle".

Je ne suis pas fait pour les discussions théologiques, cher Valmont; et sans beaucoup de théologie, je trouve tout dans ces deux textes de l'évangile, rapprochés des courtes réflexions que je t'ai fait faire. Avec ces seules armes je puis confondre toutes les sectes qui ne sont pas la véritable église de Jésus-Christ. Quelle est, leur dirai-je, l'autorité suffisante que vous m'offrez? Est-ce celle de l'écriture sainte? Toute seule, elle ne suffit pas, elle ne s'explique point d'elle-même; vous la prenez, selon vos vues, en bien des sens différens. Vous savez combien de sens contraires souffre parmi vous ce seul texte de l'évangile, ceci est mon corps . Qui en fixera pour moi le sens véritable? Il falloit donc à l'écriture sainte

un interprète infaillible, vivant, et animé; et Jésus-Christ me l'a donné. Ne dites pas au reste, que je fais ici un cercle vicieux. Quand je raisonne d'après les livres saints contre l'incrédule, je les considère d'une manière tout humaine, et selon les règles de critique les plus ordinaires. Quand je raisonne contre vous, qui admettez les divines écritures, je commence par établir, par la seule raison, la nécessité d'une autorité visible, d'un tribunal toujours subsistant; après quoi je me sers, pour achever de vous convaincre, de ces livres mêmes que vous reconnoissez pour divins, et dont les passages les plus formels déposent en

faveur de ce tribunal que vous ôsez méconnoître. Sera-ce l'esprit particulier de chacun de vous que je prendrai pour guide? Quelle autorité! Quel droit a-t-elle pour me soumettre? Et que peut-elle m'offrir, que des contradictions? Sera-ce du moins l'onction secrète, l'esprit intérieur, qui éclaire les vrais fidèles et les élus de Dieu? Quelle source d'illusion et de fanatisme! Et qu'a de visible pour tous les hommes une pareille autorité? Sera-ce votre corps de société? Je ne vois rien, qui, dans sa visibilité, le distingue suffisamment de tout autre. D'ailleurs où est sa succession

non interrompue, en remontant jusqu'aux apôtres? On peut fixer depuis eux, dans des temps plus ou moins récens, l'époque où vous avez commencé;

et dès lors, comme toutes les autres sectes, on vous verra finir. Où est votre unité, et quel rapport avez-vous à un chef visible, au successeur de saint Pierre, qui vous condamne avec toute son église, et dont vous vous séparez? M'offrirez-vous pour dernière ressource l'autorité des chefs du corps politique? Mais il n'est donc plus question d'une religion donnée aux hommes par Dieu même? Il ne s'agit donc plus que d'inventions tout humaines, qui pourront en effet être modifiées, interprétées par la même législation qui les aura établies? Car enfin, où l'autorité divine manque, il faut bien que le législateur humain supplée et soit le chef de la religion. Mais quelle religion! Quelle

croyance! Et qui peut en être la dupe? Quoi! Je me suis attaché à la révélation, parce que la lumière naturelle ne me suffisoit pas; eh, comment la révélation me suffira-t-elle, si, par rapport à ses dogmes, je ne sais plus ni quel guide suivre pour en fixer le sens, ni quel parti prendre entre les sectes qui divisent le christianisme?

Ah! Que Jésus-Christ a bien mieux pourvu aux intérêts de sa gloire, à ceux de sa religion, et à nos vrais besoins!

Je trouve, dans l'église catholique et romaine, tout ce qui m'est nécessaire et tout ce qui m'a été promis. J'y trouve une autorité suffisamment répandue parmi tous les peuples, pour attirer toute leur attention; une autorité, qui, par son étendue, par sa hiérarchie, par ses usages et sa discipline, par la publicité et l'universalité de ses enseignemens, devient éminemment visible au dessus de toutes les sectes qui s'élèvent contre elle. Je la vois garder, au milieu de ces sectes et malgré elles, le beau nom de catholique; ce nom que, pour la distinguer de toute autre église, elles sont elles-mêmes forcées de lui laisser.

Je la vois conserver dans ses principaux sièges les titres de la succession légitime de ses pasteurs depuis les apôtres, et rentrer ainsi dans le caractère de perpétuité, essentiel à la véritable religion. Je la vois tenir à un centre d'unité, à un chef, qui, uni à la pluralité visible des autres pontifes, soit assemblés dans des conciles auxquels il préside, soit dispersés parmi les nations, forme un tribunal toujours subsistant, et auquel tous les jours, selon la promesse, je puis avoir recours pour distinguer la vérité de l'erreur. Je la vois, inalliable avec toutes les sectes, qui toutes se rallient contre elle, retrancher tout ce qui s'oppose à son unité; rejeter sans ménagement tout ce qui altère sa doctrine; conserver sans variation tous les dogmes si bien liés de la religion chrétienne, tout son ensemble merveilleux, tous les moyens et les secours de salut qu'elle renferme; et par une tradition soutenue dans ses différens sièges, attestée par ses conciles et les ouvrages de ses saints docteurs, me faire remonter,

de siècle en siècle, jusqu'aux premiers disciples des disciples du seigneur et jusqu'à la doctrine des apôtres. Que dirai-je enfin? Je la vois, soutenant tous les efforts de tant d'ennemis conjurés pour la détruire, maintenir constamment son glorieux empire, tandis que tout tombe autour d'elle; envoyer seule des ministres de l'évangile dans toutes les parties du monde, pour les éclairer des lumières de la foi; regagner avec avantage dans de nouvelles contrées ce que dans d'autres l'esprit de schisme et d'erreur lui fait perdre; et confirmer de plus en plus cette parole de son divin maître, que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle.

Quel admirable spectable, et quelle source de reconnoissance pour l'ame vraiment fidèle! Tranquille dans la simplicité de sa croyance, elle peut se reposer à l'ombre d'une autorité infaillible, et qui, par la promesse, devient celle de Dieu même. La voie la plus facile, la plus courte, et tout à la fois la plus sûre, lui est toujours ouverte, pour résoudre

toutes les difficultés qu'on lui oppose. Si par des raisonnemens captieux on cherche à lui rendre suspect quelque article de sa foi; si son imagination effrayée dispute en secret, et veut ramener à l'examen ce qu'elle doit croire: elle n'a besoin, pour s'éclairer, pour se calmer et se fixer, que de faire attention à l'enseignement public de l'église catholique et romaine, à ce que nous apprennent ses solennités, ses rites, ses prières, ses catéchismes, ses prédications, ses instructions journalières, et à la croyance générale des peuples qu'elle renferme dans son sein. Si l'orgueil, si l'esprit d'indépendance, si l'amour de la nouveauté élèvent des contestations, font naître des incertitudes et des doutes, partagent les novateurs en autant d'opinions différentes que l'aveugle présomption enfante de partisans à l'erreur: elle regarde où est l'autorité visible, le corps des pasteurs, et son chef; et ne craignant plus de flotter au gré des opinions, elle demeure ferme et inébranlable. Si, à l'égard des vérités les

plus importantes, elle voit des génies ardens, tous ces hommes de secte et de parti, combattre avec chaleur pour les excès contraires; elle est assurée de rencontrer, dans l'autorité qui la guide, ce juste milieu, qui, également éloigné des extrêmes, est le point précis où s'arrête

la vérité. C'est ainsi que, dans les disputes interminables sur la grâce et la liberté, l'église catholique seule n'a jamais rien donné à un de ces dogmes qui ait pu détruire la croyance de l'autre. Non seulement le chrétien soumis a dans l'église catholique un guide sûr et fidèle; mais il y trouve encore une mère tendre, qui, depuis le moment de sa naissance jusqu'à celui de sa mort, répare toutes ses foiblesses et pourvoit à tous ses besoins. Il ne perd rien, dans son sein, des sacremens institués par le rédempteur des hommes, et de tous les moyens de salut les plus propres à affermir sa foi, à nourrir sa piété, et à lui faciliter la pratique des vertus. Aussi ne se borne-t-il pas à lui être soumis; son attachement pour elle et son zèle pour sa gloire égalent son obéissance: ses intérêts sont les siens; il est offensé lui-même de tout ce qui la blesse et qui l'offense; dans ses douleurs elle ne sent rien qu'il ne ressente avec elle: il adresse au ciel en sa faveur les gémissemens les plus tendres, les voeux les plus ardens. S'il est dans un rang élevé,

il maintient son autorité par son crédit et son pouvoir: dans toute condition, il édifie, par la pureté de ses moeurs, ceux qui ne craindroient pas de faire retomber sur elle l'opprobre de ses enfans. Il ne permet pas qu'on l'attaque impunément en sa présence. Il donne à tous ceux qui l'environnent l'exemple du plus grand respect pour son culte, ses loix, ses ministres, et d'une fermeté inébranlable

à ne point se départir de ses jugemens et de ses préceptes. Il ne regarde pas comme des choses indifférentes en matière de foi, tout ce que son chef et ses pasteurs ne regardent pas comme tel; et ne croit pas que l'esprit de neutralité et d'indécision puisse être permis, dès que sa voix s'est fait entendre. Que ses ennemis, aveuglés par la haine, crient donc, tant qu'il leur plaira, à la crédulité, à la superstition, au fanatisme; qu'ils exagèrent des scandales qui sont au milieu d'elle, et dont elle gémit; qu'ils concluent, de la corruption des moeurs dans quelques-uns de ses membres, à l'altération presque entière dans la foi de ses chefs; qu'ils distillent avec art le poison de la calomnie; qu'ils prétextent le renversement de la discipline, l'abus de l'autorité; qu'ils en appellent aux anciens temps; qu'ils se montent sur un ton de réforme, afin de parer au dehors, par l'extérieur de la piété, ce que l'esprit de révolte se permet de souiller au dedans; qu'ils fassent parler les divines écritures au gré de leurs systêmes, ou

s'étayent de l'autorité de quelque ancien docteur, pour mieux cacher leurs hérésies sous son nom; qu'ils relèvent par leurs discours et par leurs écrits l'autorité de chaque docteur hérétique, et fassent même valoir en son honneur des prodiges marqués au coin de l'imbécillité et du mensonge: le fidèle n'en sera point ébranlé: les attaques de l'erreur, comme celles de l'impiété, ne le verront point lâche, foible, et chancelant; elles ne le verront point indifférent et insensible; mais aussi elles ne le rendront pas dur et impitoyable.

Le véritable enfant de l'église, et qui l'est moins encore de nom que de sentiment, rempli de son esprit, pénétré de la charité qui l'anime, envisage d'un oeil de compassion et de tendresse ceux qui se trompent et qui s'égarent; il les plaint, il gémit sur eux; il emploie, pour les ramener, les armes de la persuasion et de la douceur. Il ne voile point les passions et la haine, du vain prétexte des intérêts de la religion et de la vérité. S'il ne peut parvenir à toucher et à convaincre, il ne

se croit pas dispensé d'aimer et de chérir. En arrêtant, autant qu'il est en lui, les progrès de l'erreur, il voit toujours avec transport, dans ceux mêmes qui s'y livrent, des hommes et des frères.

Non, mon fils, non; ce n'est point la foi de l'église qui enfante des dissentions, des troubles, et tout ce que le fanatisme a de cruautés et d'horreurs: ce sont, je te l'ai dit, l'intérêt, l'ambition, l'esprit de révolte et d'indépendance, qui, pour favoriser leurs projets sacrilèges et leurs honteuses manoeuvres, se jouent de la crédulité des peuples et de la vie des hommes. Ce n'est point cette foi pure de l'église de Jésus-Christ qui ébranle et qui sape les trônes, et qui en même temps renverse et brise les autels: ouvre nos annales et celles des peuples voisins, et examine quels systêmes et quelles causes, sous le nom et le masque imposant de la religion, ont produit les révolutions, dévasté les états, et flétri la personne et la dignité du monarque. Ce n'est point la foi de l'église qui arme, contre l'autorité, des sujets rebelles:

si, dans des circonstances rares, des ministres peu instruits ou trop prévenus ont cru pouvoir se faire, d'après la religion même, des droits que la religion et l'église n'avouent pas; si, abusant de la foiblesse des uns et de la simplicité des autres, ils ont prétendu disposer des royaumes et des empires; cette même foi, dont l'église nous conservoit le dépôt, réclamoit contre eux: elle leur disoit assez hautement, pour qu'ils dussent l'entendre, que le royaume de Jésus-Christ et de ses ministres n'est pas de ce monde; qu'en rendant à Dieu ce qui est à Dieu, rien ne les dispense de rendre à César ce qui est à César; que chaque autorité a ses bornes; que l'une, toute spirituelle, est uniquement établie pour les choses du ciel, comme l'autre,

purement temporelle, ne l'a été que pour les choses de la terre; que toutes deux, indépendantes et soumises tour à tour, ont leurs droits séparés; qu'elles sont faites pour se soutenir mutuellement, et pour tendre d'un commun accord, quoique par des routes différentes, au même but, le bonheur des peuples; et que c'est de cette heureuse harmonie que dépendent et la sûreté des princes, et la fidélité des sujets.

Voilà ce que la foi de l'église nous apprend; et c'est d'après elle, cher Valmont, que je me propose depuis long-temps de ranimer ou d'affermir en toi tous les sentimens de soumission, de respect, et d'amour, que tu dois à l'autorité qui nous gouverne. Ainsi deviendras-tu en même tems, et dans la même proportion, un chrétien docile, un catholique zélé, un citoyen humain et compatissant, et un sujet fidèle.

LETTRE 53

Du comte. Depuis ma dernière lettre, et les nouvelles plus favorables que je vous ai données sur l'état d'Émilie, nos espérances se soutiennent, sans cependant nous ôter encore toute inquiétude pour l'avenir. Les foiblesses ne sont plus si fréquentes; mais il reste une fièvre lente et obstinée, qui annonce au moins que l'entière guérison n'est pas aussi prochaine que nous l'avions pensé. Si je connoissois moins le courage et la piété de ma chère Émilie, je craindrois pour elle la plus funeste rechute, lorsqu'elle viendra enfin à apprendre tous mes malheurs. Sur cet autre objet il ne me reste aucun espoir. Je ne trouve point d'amis, parce que je n'ai pas su les choisir, et que d'ailleurs, comme vous ne l'avez que trop éprouvé

vous-même, il ne reste point à la cour d'amis fidèles à celui qui est tombé dans la disgrace. La mienne me laisse tout à craindre; et pourrai-je bien chérir encore l'autorité qui m'accable? C'est l'effort le plus héroïque de la religion. Elle me le commande, cet effort: ô mon père! Aidez-moi à lui obéir. Si Émilie n'a plus à partager que le sort d'un proscrit, si tous les jours de sa vie elle doit me reprocher le malheur de ses enfans et sa propre infortune; que me resteroit-il à désirer... que la mort?

Mais non; je dois vivre, pour la consoler, puisqu'elle daigne m'aimer encore. Je dois vivre, pour vous offrir chaque jour l'hommage d'un coeur reconnoissant; pour mettre à profit vos soins et vos lumières, pour réparer mes offenses envers un Dieu clément et bon, que j'ai méconnu, que j'ai si indignement blasphémé... cependant si Émilie m'étoit enlevée; si le ciel dans sa colère... ah! Je ne puis soutenir cette idée; et comment en soutiendrois-je la réalité? Que seroit pour moi le fardeau de la vie?

Aurois-je jamais assez de courage pour survivre à l'épouse la plus tendrement aimée, à qui moi-même je l'aurai ravie? Ô mon père! Pour tant de force quelle ressource trouverois-je en moi? Hélas! Je ne le sens que trop; ma force est nulle; ma foiblesse est extrême. Je n'ai plus même ce feu, cette impétuosité de caractère et de sentiment, qui auroit pu me servir pour la vertu, comme elle m'a tant de fois servi pour le vice. Je m'observe, et ne me reconnois plus: je languis, je m'abats, et me décourage; je succombe à la seule appréhension de maux qui ne seront peut-être point. Ah! Ce n'est pas ainsi qu'Émilie a supporté les siens. Que ces ames, si fières avant que l'adversité les éprouve, sont lâches quand la religion ne les soutient pas! C'est en elle, mon père, que vous me ferez retrouver le vrai courage dont j'ai besoin. Déja elle éclaire ma raison; mais elle ne parle encore que foiblement à mon coeur. Dans de premiers momens, je me croyois capable des plus grands sacrifices; et retombant avec plus de réflexion sur moi-même,

je n'en vois point, dont je ne frémisse et dont en secret je ne murmure. Grand dieu! Qu'une fausse démarche entraîne d'amertumes, et qu'elle prépare de sujets de repentir!

On m'interrompt... c'est une foiblesse qui vient de prendre à Émilie... on craint, dit-on... j'y vole, au risque de tout ce qui peut m'arriver. Ô Dieu! Dieu! Que vais-je devenir! ... Toujours des terreurs nouvelles! Cette foiblesse a duré long-temps, très-long-temps. Depuis plusieurs jours elle n'en éprouvoit plus de semblables; et il n'en faudroit qu'une de cette nature, pour la faire périr. J'ai tout risqué dans l'état où elle étoit. Malgré les précautions que j'ai prises, on m'a apperçu sortant de chez elle; et ce n'est que par un nombre infini de détours, que j'ai pu échapper à ceux qui me suivoient. Les horreurs de la plus obscure prison m'effraient moins, que l'idée de ne la plus revoir, d'en être séparé pour toujours. Maintenant que l'on saura que je suis encore en France, à Paris, qu'il sera aisé de découvrir ma

retraite! Et toutefois il ne me seroit plus possible de fuir, quand je pourrois m'y résoudre. Qu'ils fassent donc de moi ce qu'ils voudront; qu'un coup d'autorité me plonge dans l'abîme du malheur; que cette même autorité, que vous voulez que je chérisse, que je respecte, me forge pour toujours des fers... ô ma patrie! Ingrate patrie! J'aurois pu te servir encore... comme mon père, qui t'a si bien servie. Va, tu n'es pas digne de mes regrets. Tu peux me priver de la lumière du jour et de la liberté... mais mon Émilie, mais mon père, qui vit encore en moi, mon fils, que deviendront-ils? Ah! Que l'autorité des hommes est dure, et que son joug est pesant! Qu'elle est sujette à l'erreur! Car enfin c'est Lausane qui a fait tout le mal; et c'est moi qui en serai puni.

Hélas! Qu'il est, par rapport à la religion, une autorité bien plus sûre que vous m'avez fait connoître! J'en sens toute la nécessité. Elle seule peut fixer mes doutes; elle mérite seule d'être l'arbitre

de ma croyance, le juge de ma foi: et elle le sera. Elle fera du moins la tranquillité de mon esprit; si mon ame, agitée par tant d'endroits, ne peut sur tout le reste être tranquille. Incapable qu'elle est de me tromper, cette église à laquelle vous me rappelez, je marcherai d'un pas ferme à sa lumière; et si par impossible elle me trompoit, qu'aurois-je à redouter au tribunal du souverain juge? Et ne serois-je pas en droit de lui dire: "il me falloit un guide, ô mon Dieu! Trop incertain, trop irrésolu par moi-même; trop environné de mille sectes diverses, qui prétendent toutes à la vérité, et qui n'ont pour règle que l'opinion sous le beau nom de l'évangile; il me falloit une règle plus sûre, un tribunal plus digne de ma soumission et de ma confiance. Vous me l'aviez promis, vous me l'avez donné. Et pouvois-je craindre qu'il m'égarât? Et ne seroit-ce pas vous, ô mon Dieu, qui m'auriez égaré "?

Non, non; Dieu ne se contredit pas

lui-même; ses promesses sont inviolables; c'est sur elles que je me repose: et pour l'entière conversion de mon coeur, ô mon père, je me repose sur vos prières et sur votre tendresse pour moi.

LETTRE 54

Du marquis à son fils. Malheureux jeune homme, que tu mérites de pitié! Aux maux que tu éprouves, tu ajoutes le sentiment plus douloureux encore de ceux que tu crains; et il semble que, pour te mieux punir d'avance, tu te plaises, par une prévoyance inutile, à faire ton propre tourment. Si Émilie te reste, comme je ne cesse de le demander au ciel, que peux-tu perdre? Une telle épouse, ton père, ton fils, dans quelque lieu que ce soit, si tu y conserves ta liberté, si tu y sers le seigneur, ne pourront-ils pas, pour ton repos, te tenir lieu de l'univers? Toujours des préjugés, Valmont! Plus de rang à la cour et de superbe esclavage; plus de considération et de crédit; plus d'opulence, quoique, dans un royaume où les fautes sont personnelles, ce qui reste à Émilie puisse si bien vous suffire à tous deux; plus de nom et de titres dans

les lieux où il te sera permis d'exister; et tu en conclus sans doute, plus de paix et de félicité. Ô mon ami! N'apprendras-tu jamais à mépriser des ombres, des fantômes qui t'abusent, et à évaluer les douceurs de la religion et du sentiment? Va, ton Émilie, toute infortunée qu'elle a été jusqu'ici, se connoît mieux que toi en bonheur. Ne crains pas qu'elle te reproche de lui avoir fait perdre des titres, des honneurs dont elle fait si peu de cas. Ton retour à Dieu, ton amour pour elle, l'honnête nécessaire pour sa famille, voilà les seuls biens qu'elle ambitionne: et si elle doit vivre, voilà seulement ce qui peut la faire vivre heureuse, autant qu'on peut l'être ici bas.

Je l'avoue cependant, son dernier état de langueur et de foiblesse m'effraie. Son ame sensible et tendre a éprouvé des impressions trop subites et trop vives, pour que sa santé et ses forces ne s'en ressentent pas encore long-temps. Daigne le ciel réparer un tel épuisement! Mais, mon fils, s'il en a arrêté le décret, s'il faut qu'Émilie te soit enlevée, ce n'est

point par ta mort que tu expierois tes fautes envers elle: c'est par une vie meilleure; c'est en pratiquant les vertus dont elle t'aura laissé l'exemple; c'est en donnant à ce gage précieux qui te restera de son amour, l'éducation qu'elle-même eût voulu lui donner. Eh, où trouver des forces, me dis-tu, pour vivre encore après l'avoir perdue? Où trouver des forces? ... Dans l'excès même de ton amour pour une si digne épouse: il te fait un devoir de l'imiter dans sa résignation et son courage; il te fait un devoir de la vie, puisqu'elle te laisse un fils après elle. Et plus que tout, ne te reste-t-il pas, cher Valmont, un Dieu outragé à glorifier et à bénir?

Tu ne trouves en toi qu'une extrême foiblesse. Ah! Tu ne connois pas encore les ressorts puissans de l'amour et de la religion: c'est sur-tout dans celle-ci que tu trouveras des ressources; et l'élévation qu'elle te donnera, si tu t'abandonnes à ses impressions, ne te permettra plus de ramper dans l'abattement et la douleur. Dieu lui-même te soutiendra;

la croix de l'homme-Dieu sera ta force; et ton ame, aujourd'hui lâche et pusillanime, devenue vraiment chrétienne, cessera bientôt d'être foible. Mon ami! Tu te défies de tes forces, tu as raison; elles t'ont toujours manqué jusqu'ici, parce que tu n'avois en effet que les tiennes: mais que ne peut la vraie foi dans celui qui tire sa force du seigneur? Une seule chose me feroit frémir; ce seroit la perte de ta liberté dans la situation où je te vois. Éclairé sur la vérité du christianisme, mais pas encore assez pénétré de ses saintes maximes, tu serois bien mal préparé pour une telle adversité. Ton caractère, toujours bouillant, et qui ne te paroît éteint en quelque sorte que par l'excès même du sentiment qui t'absorbe tout entier, ne reprendroit dans un état si critique toute son activité, que pour la tourner contre toi; et son feu, attifé avec plus de violence que jamais, t'auroit consumé avant que tu eusses pu penser à l'éteindre. Mon fils! Mon cher fils! C'est moins encore pour ta liberté que pour ton ame, que je crains; mais

puisque la perte de l'une pourroit être si funeste à l'autre, redouble tes soins et tes précautions. Je t'en conjure, dérobe-toi mieux que tu ne l'as fait à toute recherche, et ne t'expose plus à tout perdre par de nouvelles imprudences. Tu t'aigris contre l'autorité; toi qui en as violé tous les droits, et qui n'as pu t'armer contre Lausane, sans commencer par t'armer contre elle. Ô mon fils! Avant que de te plaindre de l'abus que tu prétends qu'on en veut faire pour t'accabler, que ne commençois-tu du moins par lui rendre ce que tu lui dois? Mais que dis-je, cher Valmont? Quelque innocent que je voulusse bien te supposer, lorsqu'en effet tu t'es montré si coupable; est-ce au sujet à demander compte à son prince de l'usage qu'il fait de son pouvoir? Je sais trop ce qu'une vaine et dangereuse philosophie invente de systêmes, pour favoriser tes plaintes et tes murmures: je sais ce que signifient, dans l'esprit de nos sages et dans les conséquences qu'ils en tirent, ces conventions expresses ou tacites entre le peuple et le monarque; et ils

ne l'énoncent aujourd'hui que trop clairement. Mais je sais aussi ce que leur oppose une religion sainte, qui vaut mieux que toute leur prétendue sagesse; je sais ce que nous dicte contre eux la raison même, lorsqu'on la consulte sans passion. Puisses-tu désormais, également soumis à l'une et à l'autre, ne plus en contredire les maximes et ne plus en parler que le langage!

Comme, aux ieux du chrétien fidèle, ce n'est point le hazard qui distribue les rangs, qui distingue les conditions, qui gouverne les sociétés et les hommes, qui établit l'ordre et qui le maintient dans l'univers; ce n'est pas lui non plus, ce n'est point un aveugle choix, qui fait nos chefs et nos maîtres; c'est une disposition secrète de la providence d'un être suprême, qui, arbitre de nos destinées, veille sur les nations, et nomme, dans sa clémence ou dans sa colère, ceux qui

doivent régner sur elles. Souverain dispensateur de toute autorité, toute puissance, dit l'apôtre, vient de lui seul. C'est donc à Dieu que résiste en effet celui qui résiste au légitime pouvoir; et le prince dût-il, hélas! En abuser, ce n'est point au citoyen à s'en plaindre ni au sujet à l'en punir. Alors, que le monarque tremble sur son trône, tandis que le peuple souffre et lui reste soumis; il a un juge, qui l'a lui-même soumis à la loi, et qui s'en est déclaré le vengeur: il a un juge au ciel; mais il seroit trop dangereux qu'il en eût sur la terre. Aussi, mon fils, quelle a toujours été la conduite des vrais disciples de Jésus-Christ, à l'égard des chefs qu'il a plu au ciel de leur donner? Dans les beaux jours du christianisme, dans ces siècles où des chrétiens sans nombre remplissoient déjà les provinces de l'empire romain, la capitale, le sénat, le palais des empereurs, et par-tout étoient

persécutés; que savoient-ils? Obéir. Et s'ils ne le pouvoient sans manquer à Dieu même, que savoient-ils encore? Bénir, souffrir, et mourir. Tel est l'esprit de l'évangile; et la raison la plus pure vient à l'appui de ces saintes maximes. Que seroit-ce en effet qu'un état, où chaque particulier se croiroit en droit de juger l'autorité; où le peuple même, au gré de ses passions et de ses caprices, au gré de l'intérêt et de l'ambition de quelques-uns de ses membres, au gré de la séduction et de l'imposture, se croiroit autorisé à changer ses chefs et ses loix, à briser le sceptre dans les mains de celui à qui il appartient de le porter, à réclamer en sa faveur un pacte primordial, qui, pour de tels excès du moins, n'a jamais existé! Quels pactes, au reste, quelles conventions ont prétendu faire, dans l'origine des sociétés et des empires, les pères avec leurs enfans; les conquérans avec des ennemis vaincus et asservis par les loix de la guerre; des soldats heureux, des héros de l'ancien temps avec ces

mêmes hommes qui imploroient leur appui et qui couronnoient leur valeur; des hommes vertueux, reconnus pour rois dans de premiers transports d'admiration, de reconnoissance, et avec une confiance qui ne permettoit pas même de pressentir les abus du pouvoir? Eh, quand on les auroit prévus, ne devoit-on pas prévoir en même temps les dangers du soulèvement et tous les maux qu'entraîne la rebellion?

Ô mon fils! Parmi les tyrans mêmes, qui ont usurpé des droits que la constitution de l'état ne leur donnoit pas, quels princes ont plus fait gémir l'humanité que les Caligula, les Néron, les Domitien? Et cependant qu'on oppose aux grands maux qu'ils ont faits, ceux que les romains se sont faits à eux-mêmes toutes les fois qu'ils se sont livrés à la fureur des partis, qu'ils ont ensanglanté l'empire par des guerres civiles, et qu'ils se sont élevés contre leurs chefs sous le spécieux prétexte de reprendre leur liberté. Sans remonter à d'anciennes histoires,

considère près de nous ce peuple, roi et sujet tout à la fois, dont l'état actuel offre le préjugé le plus favorable à nos libres penseurs. Ils n'envisagent en lui que la situation du moment; mais qu'ils remontent un peu plus haut, et qu'ils observent ce qu'elle lui a couté. Qu'ils voyent par combien de calamités et de hazards il a passé, avant que de parvenir à son nouveau systême de gouvernement: je dis plus encore; qu'ils examinent de sang froid et sans partialité combien sa situation, maintenant si libre, si tranquille en apparence, est en effet incertaine et précaire. Eh, ne cache-t-elle pas, sous de flatteuses apparences, plus de servitude réelle que de vraie liberté, plus d'illusion que de bonheur? Chez ce peuple, tout fermente; tout y décèle un levain secret de jalousie et d'aigreur;

chaque espèce d'autorité contraire y fait effort, pour étendre sa domination et diminuer sa dépendance; et de ce choc continuel d'intérêts opposés, que peut-il résulter par la suite que de nouveaux malheurs? Hélas! Aussi inconstant, aussi facile à s'irriter que l'onde qui l'environne, le fier républicain, l'indocile sujet y murmure toujours; et ce bruit sourd, semblable au long mugissement des vagues agitées, n'annonce pour l'avenir que des tempêtes.

Qu'ils aient trouvé cependant cette balance de pouvoirs et ce juste milieu, que les choses humaines comportent si peu, ou qu'elles conservent avec tant de peine et perdent si promptement; qu'ils soient heureux enfin, autant que je les y convie et que mon coeur le désire: après tout, voudrions-nous pour nous-mêmes d'une félicité, qui leur a tant couté et que nos aïeux auroient payée si cher? Quel tableau pour des coeurs sensibles, que celui de tout un royaume en proie à ses propres fureurs! Toutes les lumières de la raison éteintes, tous les

sentimens de la nature étouffés par l'esprit de parti; des fleuves de sang qui coulent de toute part; le fils armé contre son père; le citoyen devenu soldat pour égorger ses concitoyens et ses frères; l'affreux pillage, l'incendie, le massacre dans les campagnes, et toute la licence des camps au milieu des villes; le fanatisme et l'hypocrisie immolant des victimes à la politique, à la tyrannie, ou à l'indépendance: tels sont dans presque toute révolte contre l'autorité, les malheurs publics; et sous les plus mauvais règnes, tous les maux qu'on peut éprouver, quand les sujets sont soumis, ne sont guère, en comparaison, que des maux particuliers. Mais, mon fils, qu'avons-nous affaire de semblables images, pour nourrir dans le coeur d'un françois l'amour de son prince et de sa patrie? Quand on aime, n'est-on pas toujours soumis et fidèle? Et cet amour n'est-il pas héréditaire parmi nous, comme l'est le trône parmi les enfans de nos rois? Ah! Ce sentiment, il est vrai, se transmettoit autrefois de race en race: et c'est lui qui forma nos

héros, les Montigny, les Eustache De S Pierre, les Du Guesclin, les Clisson, les Bayard, les Rosny, les Crillon, les Montmorency, les Fabert, les Luxembourg, les Turenne; ces hommes que j'atteste, l'honneur du nom françois, et qui confondirent toujours au fond de leur coeur le prince avec la nation. C'étoit encore le sentiment de nos aïeux: et pourquoi faut-il qu'une malheureuse philosophie vienne l'éteindre dans leurs enfans? Lorsque mon père se plaisoit à former mes premières années, avec quelle effusion et quel tendre saisissement il me faisoit bégayer les noms sacrés de mon Dieu, de mon père, et de mon roi! Avec quel attendrissement j'apprenois à les répéter avec lui! Et à mesure que je croissois en âge, que tout ce qui concernoit nos princes et leur auguste famille, me paroissoit intéresser la France et m'intéressoit moi-même! Être né sous l'empire de nos rois, étoit une des choses

dont chaque jour de ma vie je rendois grâce au ciel; et tous mes concitoyens pensoient alors comme moi. C'est ce noble enthousiasme, répandu dans tous les esprits et dans tous les coeurs, qui y faisoit circuler, en même temps que le sang dans nos veines, la valeur, l'honneur, le patriotisme, et qui soutenoit la dignité du nom françois. On nous montroit nos rois comme nos chefs, comme nos pères; toujours à notre tête, pour nous conduire dans les sentiers de la gloire; toujours les premiers dans les dangers, au milieu des hazards, pour les partager avec nous; honorant la nation jusque dans leur défaite, et par la captivité même que quelques-uns d'eux ont éprouvée en combattant pour sa défense; au sein de la paix, veillant sur nos intérêts, essentiellement inséparables

des leurs; adoucissant nos maux; gémissant sur ceux qu'ils n'avoient pu empêcher, et s'appliquant à les réparer; généreux, magnifiques; les plus aimables des princes, les plus aimans, les plus dignes d'être aimés, et, dans l'auguste maison qui nous gouverne, faisant toujours chérir en eux le coeur des bourbons. Remplis de telles images, les françois étoient invincibles; ou s'ils étoient malheureux,... l'honneur leur restoit.

Aujourd'hui tous ces grands sentimens sont absorbés par un esprit particulier, par un intérêt bas et sordide, par des principes républicains, par un anglicisme plus destructeur pour nous que le fer et la mort. Hélas! Ne valions-nous pas assez par nous-mêmes? Et falloit-il

nous dénaturer par une ridicule imitation? Eh, mon fils, dans quel temps le prince, la patrie, eussent-ils dû nous être plus chers que dans le siècle où nous vivons? Si quelquefois nous y sommes exercés par des épreuves du moment, inévitables pour tout empire; au moins a-t-on fait disparoître toutes les causes de nos anciennes révolutions et de nos plus grands malheurs: nous ne connoissons plus ces démembremens si funestes, et ces partages entre les enfans de nos rois; les grands fiefs, et la tyrannie des seigneurs, ces hauts-justiciers qui redoutoient les frais de la justice qu'ils devoient à leurs vassaux; l'énorme et dangereuse puissance des grands; cette valeur mal entendue des chefs, qui nous a fait éprouver tant de défaites; cette rivalité entre plusieurs commandans, qui nous a dérobé tant de victoires; ces conquêtes éloignées, qui nous faisoient perdre de vue notre propre pays; le conflit des autorités; les divisions de secte et de parti, et les entreprises des sectaires,

formant comme une république à part au sein de la monarchie: nous n'avons plus d'ennemis dans le coeur du royaume et sur nos frontières; tout enfin parmi nous est rappelé à l'unité. Unité précieuse, qui rend aux ieux des vrais sages notre genre de gouvernement si respectable, et qui fait de nos rois l'image de Dieu sur la terre! Les françois sont, tous, les membres d'une même famille; ils sont un peuple de frères, sous l'autorité d'un père commun. C'est cette autorité sainte qui les unit entre eux, en les unissant à leur chef; et dans cette union si belle, leur amour pour la patrie s'identifie avec celui qu'ils ont pour le monarque.

Élevés eux-mêmes dans ces maximes, nos princes, après avoir obéi comme nous avec respect, avec tendresse, apprennent à régner un jour sur nous dans le même esprit que leur père. Leur pouvoir transmis par droit de succession, sans altération, sans partage, les invite à le transmettre avec les mêmes avantages à leurs enfans. Les intérêts de leur propre

sang leur deviennent communs avec les nôtres; assurés de l'héritage qu'ils lui laissent, et par leurs droits et par notre amour, ils ne sont point tentés, comme les despotes et les tyrans, d'en cimenter la durée par la violence; et leur empire se perpétue sans effort, comme il s'est établi sans contrainte. Aussi, mon fils, à bien peu de règnes près, ne comptons-nous dans nos fastes que de bons rois. Eh, quelle douce récompense ne trouvent-ils pas à leur amour pour nous, dans ce cri du françois, si vif, si répété, quand il voit son prince et qu'il sait qu'il en est chéri! Dans ce cri public, quel motif d'encouragement pour eux, à nous aimer toujours davantage et à nous rendre toujours plus heureux! Quelle leçon au contraire, quand ce cri s'affoiblit! Parmi des peuples esclaves, on a vu des empereurs se déguiser pour savoir ce qu'on pensoit d'eux: ici, le prince n'a qu'à se montrer.

Jours brillans et fortunés, jours d'enchantement et de gloire, que ceux où nos rois, échappés à des périls qui avoient

fait la consternation et la douleur de leurs enfans, ont vu tous les coeurs voler au devant d'eux; des fleurs semées sur leur passage; des arcs de triomphe disposés pour les recevoir; le père soulever son fils pour lui faire voir son prince; le fils sourire au monarque et lui tendre les bras; les citoyens pétillans de joie et d'amour, s'asseoir à la même table sans se connoître, se provoquer les uns les autres, se porter tour à tour une santé qui leur est devenue si chère, et joindre à de si doux transports toute l'ivresse du sentiment; tout un peuple, au milieu des cris d'allégresse, nommer son roi le bien-aimé et les délices de la nation! Ah! De si beaux jours pour les princes ne promettent-ils pas à leurs sujets des siècles de bonheur? Et qui a éprouvé le plaisir d'être aimé ainsi, pourroit-il être sensible à d'autres plaisirs?

C'est ainsi, cher Valmont, que nous avons toujours fait à nos rois une loi de nous rendre heureux: loi touchante, que leur coeur se plaît à remplir, et qui leur ouvre à eux-mêmes une source

de jouissance et de félicité pour tous les instans: loi sainte, qu'ils s'imposent à eux-mêmes aux pieds des autels, lorsqu'au jour de leur couronnement, ils y forment ces engagemens sacrés, qui lient le prince à ses sujets et les sujets à leur prince, et qui, en nous garantissant son zèle pour notre bonheur, lui sont garans de notre fidélité et de notre amour. Eh! Pourquoi une nouvelle philosophie et de nouvelles moeurs nous feroient-elles perdre de si grands avantages et de si précieuses ressources? Pourquoi, en attaquant tout à la fois la religion et l'autorité, le sacerdoce et l'empire, Dieu et nos rois, les philosophes de nos jours osent-ils bien se glorifier de briser dans nos mains un talisman d'imbécillité, et se felicitent-ils encore de faire le bonheur du genre humain? Quel bonheur que celui qui naîtroit de l'anarchie! Ô mon fils! Soyons toujours ce qu'ont été nos aïeux. Que notre patriotisme renferme toujours l'amour de nos rois. Tel est le patriotisme françois. Que tel

soit toujours le tien! Si tu n'avois pas le coeur des Valmont, ton père te désavoueroit. Eh, que ne peux-tu mettre la main sur le mien! Que ne peux-tu sentir, au moment où je t'écris, cette flamme dont il brule... tout exilé que je suis! Si des disgraces semblables à la mienne, ou plus grandes encore, doivent bientôt accroître tes chagrins; ne te laisse point aller en esclave aux plaintes et aux murmures. Fils bien né, sujet fidèle, ame noble et généreuse, chéris toujours ta mère, ta patrie, qui t'a porté dans son sein; chéris ton prince, comme ton maître et ton père, de quelque indignation qu'il s'arme contre toi. Respecte, honore l'autorité qui t'a, si long-temps, si hautement, favorisé, protégé; honore-la, lors même qu'elle t'est contraire, et par ton exemple apprends aux autres à l'honorer. Des temps plus heureux pour toi renaîtront peut-être, où tu pourras lui être utile. Sois soumis aux loix de la religion, et tu le seras toujours à celles de l'état et du prince. Le vrai chrétien ne peut être qu'un sujet fidèle.

LETTRE 55

Du comte à son père. Quelle alternative de biens et de maux, de joie et de douleur! Émilie est rendue à la vie; je ne tremblerai plus pour ses jours. Son entier rétablissement pourra être long encore; mais du moins il est assuré, et son état présent ne nous laisse plus de rechute à craindre. Émilie revit... est-ce bien pour moi? Hélas! J'ai tout perdu... Émilie est tout, et je ne suis plus rien. Le roi a prononcé mon entière disgrace. Le comte de * me remplace à la cour; ma compagnie des gardes est donnée; mes pensions me sont ôtées; et nulle sorte de traitement ne me dédommage de ce qu'on m'enlève. Ma femme, il est vrai, regagne pour elle-même une partie de ce que je perds; et, le dirai-je? C'est ce qui met le comble à mon malheur.

La reine, trop instruite de ce qu'elle a souffert, remplie d'estime pour sa vertu,

veut la retenir auprès d'elle, et lui réserve la place de dame d'honneur, vacante par la mort de la duchesse de *; tandis que, sans paroître maintenant en vouloir à ma liberté (ce qui n'a rien de bien sûr encore), on parle de m'exiler à soixante lieues de la capitale. C'est donc aussi Émilie qu'on m'enlève, et pourra-t-elle bien y consentir? On lui laisse ignorer tous ces arrangemens, par ménagement pour sa convalescence. Ô mon père! Elle y souscrira. La difficulté qu'elle trouvera à s'en défendre, l'intérêt de son enfant, le mien, dira-t-elle, une espèce de charme qui attache aux grandeurs, le souvenir peut-être des peines que je lui ai causées, la crainte de celles que je pourrois lui causer par la suite; ah! Tout m'assure qu'elle va se séparer de moi, m'oublier pour toujours. Non, elle ne voudra point s'associer à mon infortune, végéter dans un coin du royaume, s'ensevelir dans une province, n'être plus rien ainsi que moi, ne tenir plus à rien... qu'à moi seul. Quel amour (et j'en mérite si peu de sa part), ô Dieu! Quel

amour seroit capable de tels sacrifices? D'ailleurs pourroit-elle les faire quand elle le voudroit? N'aura-t-elle pas à se couvrir du prétexte de l'autorité, de la nécessité? Ô Émilie, Émilie! Que deviendrai-je loin de toi? Dans un âge si tendre, avec tant de charmes, sans appui, sans guide, toi-même que deviendras-tu dans un séjour si fatal à l'innocence? Hélas! Où m'emporte encore ma jalouse passion? Vertu pure et sainte! Ôserai-je bien sans cesse t'outrager par mes craintes, et n'apprendrai-je jamais à honorer ta force et ton pouvoir? Cependant plus Émilie a de vertu, plus elle mérite tout mon amour, et plus j'aurai à souffrir de me voir éloigné d'elle. Ses exemples, qui me deviennent maintenant si nécessaires, pour soutenir ma foi, pour fortifier ma religion, pour achever mon changement, seront perdus pour moi. Je ne l'aurai point avec moi, pour adoucir mes peines, pour me consoler de tous les biens dont on me prive, pour amortir mes passions. Car enfin je sens trop bien, mon père, que,

malgré la sagesse de vos réflexions, malgré les lumières que vous m'avez données, je tiens de toute mon ame à ce monde enchanteur, que je suis forcé de quitter. J'en sens le vide, et toutefois il m'attache, il me captive; tout indigne qu'il est de mes regrets, je ne m'en sépare qu'avec la plus vive douleur; l'ambition me dévore, et toutes les passions sont dans mon coeur. Changez-le, ce coeur, ô mon dieu! Donnez-m'en un autre qui vous aime! Dissipez tous les vains fantômes que je me suis formés, et apprenez-moi à ne chercher qu'en vous seul le contentement et le repos! Aidez, mon tendre père, à cette touche puissante de la grace par de nouvelles lumières. Faites-moi trouver cette paix, après laquelle je soupire; désabusez-moi des chimères qui m'ont séduit; déchirez le bandeau qui voile encore à mes ieux les vrais biens. Que je vous doive, après Dieu, mon entière conversion! Et je vous devrai tout mon bonheur.

LETTRE 56

Du marquis à son fils. Émilie nous est rendue! Pour une telle faveur, ô mon dieu! Quelle reconnoissance pourra nous acquitter envers vous? Mon fils, mon cher fils! Tu ne sens pas encore le prix de ce que le ciel fait pour toi; tu le sentiras plus vivement un jour; et puisse ce jour ne pas être loin! Rappelé à Dieu, à toi-même, oui, tu sentiras que le ciel te laisse tout en te laissant Émilie. Tu l'apprécieras alors bien mieux que tu ne l'as fait jusqu'ici; tu sauras tout ce qu'elle vaut. C'est au sein de l'infortune qu'on apprend à connoître les hommes. Mais... en avois-tu besoin pour connoître Émilie? Je ne m'inquiète point de ce qu'elle fera; je ne veux pas même savoir ce que je ferois, si j'étois à sa place; elle consultera son coeur, et d'après lui elle ne peut que bien faire. Cher Valmont, si désormais tu n'es pas heureux, c'est que

tu ne voudras pas l'être; c'est que tu mettras toujours des chimères à la place de la vérité; c'est que tu conserveras des passions, qui ne peuvent faire que le tourment des autres et ton propre supplice. Tu désires que je t'arme contre toi-même. Aurai-je donc recours en ta faveur aux leçons de la philosophie? Me répandrai-je, comme les anciens sages, en longs discours moraux, qui laissent l'homme un peu mieux instruit de ses devoirs, mais aussi foible pour les remplir qu'il l'étoit auparavant? Te parlerai-je le langage de ce stoïcien célèbre, qui, dans sa disgrâce, déclamoit si éloquemment contre les vanités du monde, et tenoit si fort au monde et à ses vanités? Non, mon fils; il s'agit pour toi de plus grandes leçons, d'objets plus importans, et de motifs plus solides: c'est en chrétien que je vais te parler.

Tu me permets de travailler à ta conversion plus efficacement que je ne l'ai fait jusqu'ici. Mon ami! Par combien de gémissemens et de larmes je n'ai cessé de la demander au seigneur! C'est de lui

que je l'attends: car, hélas! Que peuvent les hommes pour un si grand ouvrage? Unis tes gémissemens aux miens, tes instances à mes prières; demande, presse, conjure, n'épargne rien pour obtenir. Ton repos ici-bas... que dis-je? Ton salut en dépend.

Ton salut... oui, mon fils: éclairé maintenant par la religion, ouvre à tes idées et à tes penchans une plus vaste carrière; élance-toi dans l'éternité, sondes-en les abîmes, et médite profondément tout ce que renferme ce mot, ce seul mot, si peu senti par la plupart des chrétiens... le salut éternel. Une éternité de bonheur, du bonheur le plus vrai, d'un bonheur immense, infini, immuable comme Dieu même, à acquérir, à posséder un jour; une éternité de malheurs à craindre: telle est l'alternative que la foi te présente. D'après elle, pèse bien la force de ces paroles de ton divin maître; elles valent tous les livres, et disent tout à qui sait les comprendre: "que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son ame? Et

que donnera-t-il en échange pour elle "? Ô mon fils! Tu tiens de toutes les forces de ton ame à ce monde qui t'a charmé. Eh! Quand tous ses biens te seroient donnés, quand il accumuleroit en ta faveur toutes les richesses et tous les honneurs; que te serviroit d'en avoir jouï, si, par un attachement indigne de toi, ils te conduisoient à ta perte? Et qui te dédommageroit en effet de ce que tu aurois perdu? Au contraire, nu, dépouillé, banni, flétri, abandonné de toutes les créatures, mais détaché de tout pour ne tenir qu'à Dieu seul; après des maux qui finiront tôt ou tard, qu'aurois-tu à regretter, lorsque, dans la possession de Dieu même, tous les vrais biens te seroient offerts et assurés pour toujours? Ah! Mon ami, que c'est bien ici que tu dois comprendre toute la force de cette autre parole du sauveur: "il n'y a après tout qu'une seule chose de nécessaire". Non, il n'est pas nécessaire que tu conserves, quelque temps encore, quelques jours, quelques momens peut-être, ces biens fragiles qui irritent tes désirs; mais il

est nécessaire... que dans l'éternité tu sois heureux.

Eh! Considère, pour cette vie même, ce que sont ces biens après lesquels tu soupires. Prends, pour les mieux voir, un oeil plus religieux et plus sage. Emprunte le secours de l'expérience, et puise-la dans toi et dans tes semblables. Valmont! Ces biens font-ils le bonheur? Toujours tu te trompes, en le cherchant où il n'est pas. Le bonheur du vrai sage sur la terre est dans la paix, et ce ne sont pas ces faux biens qui nous la donnent. Hélas! De quelles inquiétudes ils sont la source! Quel vide ils laissent dans l'ame, quand on les possède! Quels regrets, quelle amertume, quand on vient à les perdre! Veux-tu en bien connoître la vanité? Interroge un monarque sur son trône; et qu'il te dise, si, parmi ses sujets, il est un homme qui éprouve plus que lui la satiété et l'ennui qu'elle entraîne

après elle: interroge le plus renommé d'entre les rois, et le plus heureux en apparence, celui qui savoit le mieux jouïr, ce semble, et qui avoit le plus réuni, épuisé toutes les espèces de jouïssances, celles de la gloire, des richesses, des sciences, des arts et des plaisirs; et entends-le, après la brillante énumération qu'il en fait, s'écrier: "vanité des vanités, tout n'est que vanité "! Hé, pourquoi tout ici-bas n'est-il que vanité? Ah! C'est que notre coeur est trop vaste pour de si petits objets, et qu'ils n'ont pas été faits pour le remplir: c'est que Dieu, qui l'a formé, ce coeur, ne l'a formé que pour lui; et qu'en imprimant dans nous le désir nécessaire du bonheur, il a voulu que nous ne pussions trouver le bonheur qu'en lui seul. Mais, pour te mieux détromper, va puiser au pâle flambeau de la mort de nouvelles clartés. Descends en esprit

sous les voûtes sacrées qui couvrent les tombeaux de nos rois. Parcours en frémissant

ces sombres demeures; cherches-y le pompeux cortège qui accompagnoit autrefois ces maîtres de la terre. À la sombre lueur d'une lampe sépulcrale, admire les tristes monumens de leur grandeur passée; ou plutôt, saisi d'une religieuse frayeur, et parmi ce silence profond, vois toute leur grandeur anéantie et leur majesté réduite en poussière! Fais mieux encore; que ton ame se porte toute entière au lieu que j'habite. Dans cette même terre, l'antique héritage de tes aïeux, assieds-toi vivant, parmi ces ombres, au milieu desquelles tu reposeras après la mort: évoque-les; et qu'elles te répondent." Mon fils, te diront-elles, ne crains pas que tes regards curieux profanent cet asile, l'école de la sagesse. Instruis-toi par notre exemple; fouille dans ces cercueils,

ramasse une poignée de ces cendres; voilà tout ce qui reste ici-bas de tes ancêtres, de ces hommes qui t'ont précédé dans la brillante carrière des honneurs et des pompes mondaines, et qui pour la plupart en ont jouï plus sûrement et plus long-temps que toi. Au moment où nous y pensions le moins, lorsque nous nous endormions avec une douce et folle sécurité au sein de la gloire et des plaisirs, tout à coup la mort a terminé pour nous le songe de la vie. Nous nous sommes éveillés... et quel triste réveil! Lis ces inscriptions fastueuses, ces épitaphes chargées de noms et de titres; en t'apprenant que nous avons été, elles te diront plus fortement encore que nous ne sommes plus, et que tout ce qui passe n'est que vanité . Parmi ces inscriptions, un jour... bientôt, on lira la tienne; et si l'on n'a pu y joindre à de vains éloges celui d'une vertu constante et d'une piété solide, qu'annoncera-t-elle au monde? Qu'il y a sur la terre un foible mortel de moins; et qu'il y a de

plus dans les enfers... un réprouvé". Ô mon fils! Qu'elles sont donc utiles et frappantes, les leçons que nous offre la mort! Elle instruit les voluptueux, les coupables adorateurs d'une beauté fragile, par le spectacle d'un cadavre en proie à la pourriture et aux vers: elle instruit le riche par le spectacle de la nudité qu'elle entraîne: elle instruit le superbe, l'homme élevé en dignité et fier de sa prétendue grandeur, par les humiliations et le néant auquel elle nous réduit: tôt ou tard elle nous instruit tous malgré nous, lorsqu'elle nous dépouille,

lorsqu'elle nous frappe: et l'unique moyen de lui arracher alors son aiguillon, de lui dérober son triomphe; c'est de la forcer par nos oeuvres à nous rendre, dans le ciel, bien plus qu'elle ne peut nous ôter sur la terre.

Il viendra pour toi, cher Valmont, ce moment fatal, où, touchant aux portes du trépas, tu pèseras, dans une juste balance, toutes les choses humaines; où, voyant la figure trompeuse de ce monde s'évanouïr, tous les biens sensibles fondre sous toi, et ne te laisser d'autre fruit de ton attachement pour eux que le repentir, tu reconnoîtras qu'il n'y a de réel, que le bien qu'on a fait, et dont on peut attendre en paix la récompense dans le siècle à venir.

Mais quel autre moment, quand on ne l'a pas prévu, quand on ne s'y est pas préparé, quand, par une bonne vie, on n'a pas appris à bien mourir; quel moment que celui qui nous aura fait passer du temps à l'éternité, des prestiges et de l'enchantement du monde à la lumière de Dieu même! Ô lumière vive et pure! Qui dissipera tout le charme de nos passions, toutes les illusions de notre orgueil, tous les préjugés de l'exemple et de la coutume, et qui ne laissera appercevoir à l'homme coupable que la loi et la vérité! Sorti de ce séjour du crime, suspendu entre le ciel et la

terre, entre le ciel et l'enfer; parmi tous ces globes immenses qui révèlent la puissance et la gloire d'un Dieu créateur; ne voyant la terre que comme un point; seul avec son juge, sans appui, sans défense, n'ayant pour se justifier que ses oeuvres; jugé déja par sa propre conscience; jugé par la règle immuable de l'ordre, du vrai, du juste, et de l'honnête; se comparant malgré lui à la source ineffable de toute beauté, au modèle de toute perfection dont il devoit être l'image; jusque-là avili, dégradé par de honteux penchans, par des pensées bisses et terrestres, par des actions indignes de l'homme; réduit à sa propre valeur: conçois, si tu le peux, sa surprise, son trouble, et son désespoir. Cependant une scène bien plus terrible encore s'ouvre à mes ieux, et porte dans mon ame l'épouvante et l'horreur. La foi, toujours plus digne de nos respects à mesure qu'on s'en pénètre davantage, me découvre, dans l'avenir, le plus grand, le plus majestueux, et le plus effrayant de tous les spectacles. Elle me

transporte à la fin des temps, au dernier des jours; jour solennel, pour lequel tous les autres ont été faits; jour mémorable à jamais, auquel acheveront de se développer toutes les merveilles du très-haut, tout le plan de sa sagesse, toute l'économie de sa religion, tous les ouvrages de la nature et de la grâce; jour de manifestation et de gloire pour Dieu et pour ses élus, de confusion et de douleur pour les hommes injustes et pervers. Quels tableaux il offre à ma pensée! Quelles images bien propres à m'élever au dessus de moi-même! La mort d'une aîle rapide parcourant l'univers, détruisant, dévorant tous les êtres, pour en faire hommage à l'unique auteur de la vie; le désordre, la confusion dans tous les élémens; le soleil égaré de sa route; les mondes errans dans l'espace, se heurtant, se brisant dans leur course; la terre enflammée, les montagnes qui s'écroulent, les abîmes entr'ouverts; des monceaux de cendre, à la place des couronnes, des trônes et des empires; au son

aigu de la trompette, les tombeaux rendant leur proie; et les hommes tous confondus, tous peuple et sujets, tous égaux... disons mieux, distingués seulement par leurs vertus ou leurs vices, par la forme brillante ou hideuse de leur résurrection; les hommes, dans l'attente du juste juge, témoins de ces grands changemens: quelle révolution! Quel spectacle! Alors le juge paroîtra. Le fils du très-haut, son verbe, la splendeur de sa gloire, annoncé par ses anges, environné d'un tourbillon de feux, porté sur les nuées et les tempêtes, viendra interroger à haute voix les ouvrages de ses mains. Sa croix, le scandale du juif et de l'impie, la consolation du vrai fidèle, le discernement des élus et des réprouvés, l'étendard de sa croix brillera dans les airs, et fera le plus bel ornement de son triomphe.

"Approchez, s'écriera-t-il, esprits audacieux et superbes; vous, les ennemis de mon pouvoir, de ma bonté, de ma sagesse, et de tous mes attributs; vous, les ennemis de mon père et les

miens; approchez, et soyez juges entre vous et moi". Ici, mon fils, que l'orgueil de l'esprit humain sera abaissé! Que les voies de Dieu paroîtront grandes, et ses oeuvres admirables! Que ses secrets dévoilés le justifieront dignement, et confondront nos plaintes et nos murmures! Que les argumens entassés de nos prétendus esprits-forts, opposés à tout l'ensemble de la création, paroîtront petits et misérables!

Dieu ainsi jugé et justifié par ses ouvrages, quel sera à son tour le jugement de l'homme rebelle à son Dieu! Que les sources honteuses de l'incrédulité de nos faux sages, mises dans tout leur jour, les couvriront d'opprobre! Que les héros du monde, paroissant à leur rang, laisseront appercevoir en eux d'indignité et de bassesse, quand le masque tombera! Que les grands évènemens, rapprochés de leurs causes, inspireront d'horreur et de pitié! Que les ressorts si vantés de la politique et ses profondes noirceurs, donnés autrefois pour des traits de génie, mais éclairés alors des rayons de la divine sagesse,

causeront d'indignation et de mépris! Que de conquérans homicides gémiront sur leurs lauriers teints de sang, lorsqu'ils entendront des voix lamentables leur reprocher leurs combats et leurs victoires, comme les plus criantes injustices et les plus énormes forfaits! Que de chefs de secte et de parti frémiront des ravages que leur orgueil a entraînés, et du sang que leurs longues disputes ont fait répandre! Que d'hommes à talens rougiront de l'abus qu'ils en ont fait! Que de vertus fausses dans leur principe et leurs motifs, seront remises au rang des vices! Que de coeurs doubles et hypocrites, sous les dehors affectés d'une morale sévère, ne laisseront voir au grand jour que la plus honteuse nudité! Que d'injustes projets, que de désirs effrénés, que d'actions odieuses, ensevelies dans l'ombre et le silence, se reproduiront à la face de l'univers, pour l'éternelle infamie de ceux qui s'y seront livrés!

Mais aussi, que la vertu simple et modeste, que le vrai mérite obscur et

ignoré, que les combats intérieurs livrés à la chair et au monde sous les ieux de Dieu seul, que le juste méprisé, calomnié, persécuté, reparoîtront avec honneur et recevront de gloire et d'éloges de ceux qui sur la terre les ont déshonorés! Ô Valmont! Dans ce jour quels seront les objets de ton ambition et de tes désirs? Quelle place voudrois-tu tenir alors? Quel rang voudrois-tu occuper? Entends cet arrêt définitif, ce mot irrévocable qui conclut tout, qui finit tout! " Venez, les bien aimés de mon père, entrez en possession du royaume qui vous est préparé; et vous, maudits, allez au feu éternel qui vous est réservé". Un feu éternel! Ici la passion, le libertinage, l'impiété se récrient. Pour des fautes d'un moment, une éternité de supplices! Oui, impies! Voilà le frein le plus puissant, et le seul suffisant sans doute, que la religion ait pu mettre au vice, et que vous voudriez lui ôter. Mais qui croirai-je davantage, d'un Dieu, qui nous menace pour nous rendre vertueux

et nous sauver; ou de vous, qui cherchez à nous rassurer, il est vrai, mais pour nous rendre plus vicieux encore et pour nous perdre? Que croirai-je le plus, des textes formels d'un évangile si divinement annoncé, si clairement interprété par la tradition et par l'église, cette autorité la plus respectable de toutes et la plus sainte; ou de vos raisonnemens captieux, dont l'incertitude toute seule suffiroit pour nous désespérer? Des récompenses éternelles et sans bornes ne vous étonneroient pas; et des tourmens sans fin vous paroissent une absurdité: cependant c'est la même équité qui doit distribuer les uns et les autres; et si la vertu peut bien mériter à l'homme une éternité de bonheur, pourquoi le crime, par une égale proportion, n'auroit-il pas la force de le rendre digne d'un éternel châtiment? Ah! Vous ne connoissez pas ce que c'est qu'un Dieu vivement outragé par une volonté rebelle, et qui l'est avec lumière et avec choix; ce que c'est qu'une majesté suprême offensée, bravée

dans ses loix les plus précises et ses plus saints commandemens; ce que c'est qu'une bonté infinie méconnue, méprisée par l'être le plus redevable envers son créateur: vous ne savez pas quel est le prix du sang d'un Dieu fait homme, de ce sang adorable, profané par l'infidélité constante de ces mêmes hommes qu'il est venu racheter. Oui, mon fils, il y a un enfer; et les hommes, si ardens à la poursuite des objets qui les flattent, sont faits de manière que la crainte des maux à venir, quelque terribles qu'ils dussent être, mise en balance avec l'appât d'un plaisir présent, les toucheroit peu, dès que ces maux ne devroient pas durer toujours. Il y a un enfer: que celui-là tremble, cher Valmont, qui l'a tant de fois mérité, et qui continue chaque jour de sa vie à le mériter encore. Ses feux matériels et sensibles, allumés par la juste colère d'un Dieu, puniront par les douleurs les plus vives un corps impur et souillé, comme le repentir le plus amer tourmentera par les plus accablans reproches

l'ame infidèle. Il y a un enfer, des feux, et des démons; c'est-à-dire, des esprits rebelles, qui, les premiers, se sont révoltés contre la majesté du très-haut; qui, dégradés par leur orgueil et rendus malheureux par leur faute, ont porté envie à notre sort, et ont voulu nous associer à leur malheur; qui, triomphant de notre infidélité, sont devenus les ministres des jugemens de Dieu à l'égard de l'homme coupable, et lui feront porter sans cesse, par des inventions

dignes d'eux, la peine de sa désobéissance. Dans l'affreux séjour qu'habitent ces esprits de ténèbres, les réprouvés, liés les uns aux autres par une chaîne de calamités et d'infortunes, n'appercevront de toute part que des objets de consternation et d'horreur; n'entendront que des imprécations et des blasphêmes; ne verront couler que des pleurs; ne pousseront que des gémissemens et des cris; se reprocheront tour à tour les occasions, les exemples, les moyens de séduction, les lâches condescendances, les folles amours, toutes les passions qui les ont mutuellement égarés; se reprocheront à eux-mêmes, l'abus des lumières et des grâces, l'oubli des devoirs, leur perte volontaire, leur éternité de contentement et de gloire sacrifiée à une satisfaction d'un moment; se demanderont en vain quand l'éternité finira; souleveront leurs chaînes brûlantes pour étancher leur soif, pour rafraîchir leur ardeur, pour s'élancer dans le sein de la félicité suprême, tandis qu'une main vengeresse les repoussera à chaque instant

pour les tenir plongés dans l'abîme du désespoir.

Ah! Mon fils, il y a un enfer: et tu as joué tant de fois l'auguste vérité; tu as tourné en dérision la loi sainte de ton Dieu; tu as blasphémé ce que tu ne connoissois pas; tu as brûlé d'une flamme adultère; tu t'es rendu homicide; tu as dévoué ton semblable à l'anathême, tu t'y es dévoué toi-même; et tu vis! ... Et la patience du très-haut ne s'est point lassée! Et tu peux encore, par le repentir et la pénitence, t'épargner le triste sort qui t'étoit réservé! Et sensible à ton état, frémissant sur tes dangers, l'ame tendre et compatissante d'un père a volé toute entière au devant de tes malheurs! Et ton Dieu, cher ami, te rappelant

par ma voix, te sollicitant, te pressant, t'éclairant par de grands exemples, te ménageant des revers, t'offrant par-tout des motifs de conversion, veut bien t'ouvrir le sein de sa miséricorde, te tend les bras, te montre encore la perspective du bonheur, te fait envisager le ciel comme le terme de tes travaux, et te promet dans cet heureux séjour une récompense digne de lui! Quelle récompense! La jouissance de toutes ses perfections, la connoissance de toutes les vérités dont il est la source, le développement de toutes ses merveilles, la société de ces esprits immortels qui brillent de son éclat et brûlent de ses feux, l'enivrement de son amour, des torrens d'une sainte volupté, une touchante et céleste harmonie, une paix ineffable, un royaume stable, une couronne immortelle, une béatitude enfin que l'apôtre n'a pu rendre qu'en disant, que " l'oeil n'a rien vu, que l'oreille n'a rien entendu, que l'esprit ne peut concevoir, et que le coeur ne peut sentir ici-bas rien qui approche de ce que

Dieu a préparé à ceux qui l'aiment". Ô bonté! Ô clémence d'un Dieu, si long-temps, si indignement outragé! Et qui, pour te pardonner, pour te rendre heureux, ne te demande que le sentiment d'un coeur contrit et humilié. Ah! Pourrois-tu bien, cher Valmont, ne pas être sensible à sa tendresse? Rappelle-toi tout ce qu'il a fait en ta faveur; l'être qu'il t'a donné, les facultés dont il t'a orné, les biens dont il t'a fait jouir, les momens, les années qu'il a daigné te laisser, lorsqu'en te les ôtant il te perdoit pour toujours: rappelle-toi le bienfait de la rédemption, tout ce qui l'a précédé, annoncé, préparé pendant tant de siècles, et toutes les grâces qui en ont été l'heureux fruit: considère Jésus-Christ devenu victime pour tes péchés: et si tu as le coeur tant soit peu susceptible de sentiment, ôse encore être ingrat, et demeurer infidèle.

Mais peut-être, c'est la grandeur même de tes fautes qui retient dans cet instant l'effusion de ta reconnoissance, et qui, par le découragement et l'abattement où

elle te jette, empêche ton retour. Ah! Tes crimes, fussent-ils plus grands encore, n'égaleront jamais la miséricorde de ton Dieu et les mérites de son fils. Que l'impie se fasse du Dieu des chrétiens un fantôme odieux, pour se dispenser de l'adorer; qu'il le peigne, aux autres et à lui-même, vindicatif, jaloux, cruel, inexorable, lorsqu'il n'est que juste, et que sa jalousie, sa colère, et ses vengeances ne sont en lui que l'amour de l'ordre et la souveraine équité; qu'il ne le voye que comme un Dieu terrible, et qu'il oublie sa miséricorde et sa bonté: tu ne dois pas en être surpris; c'est ainsi que la passion peint tout de ses propres couleurs. Mais, formé maintenant à l'école de la vérité, consulte la religion, ouvre nos livres sacrés: et tu y retrouveras par-tout le vrai Dieu, ennemi du péché, et ne punissant qu'à regret le pécheur; le menaçant en père, pour ne pas le frapper en juge, ne voulant pas la mort de l'impie, mais qu'il se convertisse et qu'il vive: tu l'entendras nous dire, qu'autant sa majesté

est grande, autant est grande sa clémence; et que dans l'exercice qu'il en fait, elle est encore bien au dessus de toutes ses oeuvres: tu l'entendras rappeler son peuple par les paroles les plus tendres, par les motifs les plus touchans; et lui faire sentir qu'en abandonnant son créateur, son bienfaiteur, le principe de tout bien, il s'est mépris, il a changé une source d'eaux vives, de joies pures et inaltérables, contre les eaux bourbeuses d'une cîterne entr'ouverte, contre de faux plaisirs et d'infâmes voluptés: plus que tout encore, tu entendras ton divin maître te dire, qu'il est venu, non pour que les pécheurs périssent, mais pour qu'ils ayent la vie; non pour juger le monde, mais pour le sauver: tu le verras, sous la forme du bon pasteur, courir après la brebis égarée, et à travers les ronces et les épines la ramener au sein du troupeau: tu le verras, dans les paraboles les plus consolantes et par les plus vives images, te tracer en traits de feu, et la honte de tes égaremens, et la facilité du retour: il t'offrira à toi-même sous la forme de

l'enfant prodigue; et te montrera les sentimens d'un père, qui, du plus loin qu'il apperçoit son fils, court au devant de lui, se penche sur son cou, le serre entre ses bras, le couvre de baisers, et le comble de ses faveurs.

Aimable peinture! Tableau fidèle, où sont exprimés avec tant de grâces et d'énergie les douceurs et les charmes de la conversion! Oui mon fils, crois-en ma propre expérience, rien n'est si doux que le moment du retour. La pénitence n'est dure et pénible, que pour un coeur foiblement touché et qui ne la fait qu'à demi: mais lorsque le coeur est bien pénétré, lorsqu'il s'ouvre tout entier au repentir et à l'amour; ah! Que les larmes que ce repentir fait répandre sont douces; et que l'onction qui les accompagne, que la touche secrète de la grâce qui élève l'ame et la ravit, lui laissent peu regretter les faux biens qu'elle sacrifie?

Fais-en toi-même l'épreuve, mon fils; et tu béniras mille fois l'heureux moment qui t'aura rendu à ton Dieu; et au sein du détachement qu'il inspire, tu reconnoitras qu'on est plus heureux à son service, par les privations mêmes que le devoir exige, que ne le sont les mondains par leurs liaisons frivoles, par leurs jouissances et leurs plaisirs.

LETTRE 57

D'Émilie au marquis. Un nouveau jour luit donc pour moi! Non seulement le ciel me ramène des ombres de la mort, des portes du trépas; non seulement, mon père, je puis encore vous écrire, vous exprimer mes tendres sentimens, apprendre de vous à faire un saint usage de la vie, de la santé que Dieu a daigné me rendre, et que je crois devoir à vos voeux et à vos prières; mais votre fils, votre cher fils est tout entier à la religion, à la vérité, à la vertu. Votre dernière lettre vient d'achever, pour sa conversion et son bonheur, ce que les précédentes n'avoient fait qu'ébaucher. Quels détails j'ai à vous faire! Et que vous allez partager vivement toute la joie que je ressens!

Je sortois à peine de l'état de foiblesse qui accompagne les beaux jours de la convalescence, lorsque des circonstances imprévues m'ont appris toutes les pertes

que faisoit mon mari, et le rang dont la reine vouloit m'honorer. Valmont risquant toujours d'être arrêté et ne pouvant me voir que difficilement, je me sentis assez de forces pour me faire conduire à l'instant chez Madame De Veymur, où j'eus avec lui l'entretien le plus intéressant. Dès qu'il me vit, il se jeta à mes genoux, et ce ne fut qu'en le menaçant de prendre la même posture que lui, que je parvins à le faire relever. Il me témoigna, comme il l'avoit déjà fait tant de fois, les plus tendres regrets des maux qu'il m'avoit causés, mais en même temps les plus grandes inquiétudes sur son sort et sur ce que j'allois devenir. Ses craintes jalouses perçoient de nouveau à travers la vive expression de ses sentimens et de ses alarmes." Nous allons être séparés, me disoit-il; la faveur vous retient à la cour, et elle m'abandonne. Au moment où mon coeur vous rend toute la justice qui vous est due, où j'allois réparer tous mes torts par la plus constante fidélité, vous m'êtes ravie; et lorsqu'une fois on aura prononcé mon

exil, peut-être, hélas! Vous m'oublierez pour toujours". Cher époux, répondis-je à Valmont, est-ce donc ainsi que vous me rendez justice? Est-ce en outrageant ma tendresse, que vous prétendez me prouver la vôtre? Ignorez-vous que vous faites le charme de ma vie, et qu'elle ne peut m'être agréable sans vous? "Eh, que puis-je, s'écria-t-il avec l'accent de la douleur la plus amère, que puis-je maintenant pour votre bonheur, moi, qui n'en connoissois plus d'autre que celui de vous rendre heureuse? Que me reste-t-il à vous offrir? Quel bien est encore en ma puissance "?-Votre coeur, cher Valmont. De tous les biens, il est le seul que je désire que vous me conserviez; et si j'en crois le mien, non, nous ne serons pas séparés.-Ah! Il le faut, madame, reprit-il vivement, il le faut, et on vous y contraindra. Vous le devez d'ailleurs à votre fils, vous vous le devez à vous-même; et pourquoi vous associeriez-vous à mes malheurs? Vous les avez si peu mérités!-Ô mon ami! Qu'appelles-tu

des malheurs? Tu me connoîtras donc toujours bien peu! Quoi! Ne plus te voir, décoré de titres fastueux, ramper dans la foule des courtisans, encenser la fortune et ses caprices, courir après des ombres, idolâtrer un monde qui t'a perdu; quoi! Te posséder en assurance au sein du calme et de la sagesse; voilà ce que tu nommes des malheurs! Eh, Valmont, ne t'ai-je donc jamais aimé pour toi-même? T'ai-je paru dans aucun temps si fort éblouïe de la brillante chimère des richesses et des honneurs? Est-ce donc, lorsqu'ayant vu au printemps de mes années la mort de si près, j'ai puisé à son école de nouvelles lumières; lorsque ses menaces et tout son appareil m'ont si bien instruite sur le néant et l'instabilité des choses humaines; lorsque mon ame a repris de nouvelles forces, pour résister à leurs dangereux attraits, que je serai portée davantage à les regretter? Va, mon ami, ce que je demande au ciel pour le contentement de tous deux, c'est que tu ne les regrettes pas plus que moi.-Chère Émilie, me répondit Valmont avec transport, ne cesseras-tu

de me faire rougir de moi-même? ... Mais enfin, l'autorité?-L'autorité, mon ami, je la crois trop équitable pour me contraindre; et repose-toi, sur ma tendresse, des moyens que j'emploierai pour la fléchir.-Fais donc ce que tu voudras, me dit mon mari. Tendre Émilie, dispose de toi, de moi, de tout mon être; car je ne veux plus vivre que pour toi.-Pour Dieu par-dessus tout, cher Valmont; pour Dieu, qui t'a fait et qui peut seul te rendre heureux.-Eh bien, ma bonne amie, tu m'apprendras à vivre pour lui; et pourrois-je ne pas l'aimer, quand tu me le rends si aimable?

Je laissai mon mari ainsi préparé à la démarche que j'allois faire, sans lui rien dire de trop précis; et dès le lendemain je courus me jeter aux pieds de la reine. Je lui rendis les plus vives actions de grâces de l'intérêt qu'elle avoit daigné prendre à ma situation, et de la haute faveur qu'elle vouloit bien me faire; mais je la conjurai de ne pas me forcer d'accepter ses dons, quelque prix

qu'ils eussent à mes ieux par mon respect et mon attachement pour elle. Quoi! Vous refusez le roi, me dit-elle; et lorsqu'à ma demande, il vous laisse à la cour et près de moi, vous me refusez moi-même! Ô madame! Lui répondis-je, pénétrée de ses bontés, je vous l'avouerai dans la sincérité de mon coeur; de toutes les faveurs de la cour et de tout ce qu'elle a de plus attrayant, je ne regrette que la douceur que j'aurois éprouvée à vivre près de vous, à me former sous vos ieux et par vos exemples, et à vous prouver par mes soins tout mon zèle et toute ma reconnoissance. Mais M De Valmont... eh bien, reprit la reine, M De Valmont... il est on ne peut pas plus coupable; c'est lui qui a fait tous vos maux; il ne pourroit que vous rendre plus malheureuse encore: et c'est pour vous soustraire à de nouveaux chagrins, que je vous retiens auprès de moi.-Ah! Madame, il m'est cher; il est toujours mon mari; et son sort doit être le mien. On vous l'a peint d'ailleurs sous de trop noires couleurs: son esprit est naturellement droit, son coeur

est bon; il m'aime, et on l'avoit égaré.-On l'avoit égaré... et qui? Le meilleur de ses amis, Lausane, qui vous rendoit tant de justice, qui pensoit si bien de vous, et que l'indigne jalousie du comte nous a si malheureusement ravi? Ah! Quelle que soit la funeste rencontre qui l'a rendu si criminel, le roi ne lui pardonnera jamais.-Il est cependant, repris-je en versant quelques larmes, bien digne de pardon.-Vous prétendriez le justifier!-Non, madame; en se livrant tout entier à un emportement qu'il devoit réprimer, et en se rendant son propre vengeur, il a manqué aux loix, au prince, à la religion; et peut-on dès lors ne pas être coupable? Mais il est jeune, vif, et sensible; et sa sensibilité a été mise à de trop rudes épreuves... j'en dis trop peut-être; et je risquerois de devenir coupable comme lui.-Parlez, me dit la reine, je l'exige, et vous l'ordonne. Après toute la résistance qu'il m'étoit possible de faire, je me vis contrainte d'obéir, et d'entrer dans tous les détails de la conduite du baron envers moi, envers

mon mari. Je la repris depuis votre exil, et je finis par les aveux que Lausane avoit faits au comte avant de mourir, et que la jeune Madame De Veymur, instruite par Valmont, m'avoit rapportés. La reine fut frappée du plus grand étonnement au récit de tant de noirceurs, et ne put se refuser aux preuves que je lui en donnois. Qu'ai-je entendu! Me dit-elle; et qui n'eût été la dupe de tant de ruses et de duplicité! Ma plus grande peine, continua-t-elle du ton le plus affectueux et le plus tendre, est maintenant, en partageant vos malheurs, de ne pouvoir les terminer. Dans ce moment sur-tout, le roi ne voudroit rien entendre; il ne cesse de regretter le baron, qu'il aimoit, et qui avoit surpris avec tant d'art sa confiance et sa religion. Il est outré contre votre mari; et ce n'est que parce qu'on l'a assuré qu'on ne savoit ce qu'il étoit devenu, et qu'on le croyoit passé dans les pays étrangers, qu'il s'est contenté de le dépouiller de ce qu'il possédoit à la cour. Aujourd'hui, comptant vous y retenir, et par une suite de cette bonté que vous

lui connoissez, il est déterminé, non plus comme auparavant, à faire enfermer le comte s'il venoit à reparoître, mais à le tenir exilé au loin et pour toujours. Tout ce que je puis donc vous promettre, est d'obtenir pour vous la permission d'aller le joindre, et de vous réunir tous deux au marquis de Valmont, que j'ai toujours regretté comme mon meilleur ami. Des momens plus favorables renaîtront un jour, où je pourrai plaider votre cause avec avantage; et si le roi vous rappelle à la cour, avec la façon de penser que je vous connois, je croirai y avoir gagné plus que vous. Elle me dit adieu, en m'embrassant, et les ieux mouillés de pleurs. Sa bonté fit couler les miens, malgré la joie que je ressentois de toutes les bonnes nouvelles que j'allois porter à mon mari.

Je le trouvai méditant sur votre dernière lettre, qu'il venoit de recevoir. C'en est fait, me dit-il du plus loin qu'il m'apperçut; ton mari ne vit plus pour le monde: le monde n'est plus rien pour

lui. Ses faux biens ne méritoient pas de captiver mon coeur; ils ne seront plus l'objet de mes regrets. Dieu est tout, ma chère Émilie, et mon unique douleur est d'avoir pu l'offenser. Puisse-t-il du moins agréer mon repentir et le reste de mes jours! Émilie, que Dieu est bon! Et que je suis coupable! Eh bien, mon ami, lui répondis-je en le serrant entre mes bras, mon cher ami, puisque tu le reconnois, Dieu te pardonne: il ne rejette point un coeur contrit et humilié. Ah! Qu'il achève, s'écria-t-il, de briser le mien! Pourrai-je jamais expier, par trop de gémissemens et de larmes, les outrages que je lui ai faits! Pourrai-je expier... ô Dieu! Quel triste souvenir vient augmenter ma peine! Quelle affreuse image me suit par-tout! Cruel homicide! À quel excès je me suis porté! Lausane! Cher Lausane! Aux dépens de mes jours, que ne puis-je te rendre la vie! ... J'ai écarté de Valmont, autant qu'il étoit en moi, ce souvenir douloureux qui l'accable, qui m'accable moi-même; et pour le rendre plus calme, en le ramenant

à des idées moins tristes, qui le préparassent insensiblement à tout ce que j'avois d'heureux à lui annoncer, je lui parlai le langage de la tendresse. Émilie, me dit-il en m'interrompant, comment peux-tu m'aimer encore, tout indigne que je suis? Mériterai-je jamais le pardon que tu m'accordes? Et quels que soient à l'avenir mes sentimens et mes moeurs, m'acquitteront-ils envers mon père, le plus tendre, le meilleur de tous les pères, de ce qu'il a fait pour moi? Ô que je me repens de n'avoir pas toujours cru ses sages conseils, de n'avoir pas toujours pensé comme lui!-Mon bon ami, permets nous d'oublier tes égaremens, pour ne plus voir que ton repentir. Viens en recueillir les fruits dans les bras de ton père et dans les miens: nous allons tous être réunis. Et à l'instant je lui ai fait part de l'entretien que je venois d'avoir avec la reine, de la liberté qu'elle me laissoit, et de ses bontés pour nous. Ô Dieu! S'écria-t-il à la fin de mon récit, et en levant les ieux et les mains vers le ciel; Dieu bon! Dieu infiniment

bon! Est-ce donc ainsi que vous me punissez? Ah! Émilie, mon coeur ne peut suffire à ma reconnoissance envers le seigneur, et à ce que je dois à ton amour. Quoi! Valmont te tiendra lieu de tout, ma tendre amie! Ah! Je suis trop heureux! Allons, me dit-il en se levant avec transport, allons faire part à la jeune Veymur, à sa belle-soeur, à son mari, du sort qui nous attend; allons leur apprendre que nous ne ferons plus avec eux qu'une même maison, qu'une même famille; allons mettre en commun, avec des amis si chers et si fidèles, nos sentimens, nos joies, et notre félicité.

Vous jugez, mon père, de l'impression que fit sur eux une si douce nouvelle. Ma chère Veymur, ma chère Senneville, car c'est le nom que j'aime encore à lui donner, tomba presque pâmée entre mes bras, nos larmes se confondirent; et ce moment fut pour nous le prélude des momens plus délicieux encore que nous nous promettons près de vous. Ah! Mon père, est-il ici-bas des plaisirs plus vrais, que ceux qui naissent de la religion et du sentiment?

Nous attendons, avec impatience, l'effet des promesses de la reine et le moment de notre départ; mais jusque-là nous pouvons encore recevoir une de vos lettres. Nous profitons du temps qui nous reste pour mettre ordre à nos affaires; Valmont, tout occupé de celle de son salut, abandonne les autres à Peycour, dont il est sûr comme de lui-même, et s'est remis avec la plus juste confiance entre les mains de son curé, qui lui fait faire une confession générale, en pleurant de joie sur son retour. Je vous écris pour nous deux, puisqu'il a bien voulu se reposer sur moi de ces détails, et vous prie en son nom, ainsi qu'au mien, de mettre le comble à vos soins, en nous traçant par écrit les caractères d'une piété solide, et ce qu'il faut faire pour l'acquérir et pour y persévérer. Nous joindrons cette lettre à toutes les autres; elles seront notre code de religion et de morale; nous les relirons sans cesse; et elles auront toujours, pour vos enfans, un mérite que tout autre qu'un père ne pourroit leur donner.

LETTRE 58

Du marquis. Mes enfans! Mes chers enfans! En qui je vis, je respire; la consolation, le charme de mes dernières années, ô mes enfans! Peut-on éprouver les transports que vous me causez, et ne pas mourir de saisissement et de plaisir? Digne épouse! Ma fille! Hâte-toi de venir recueillir sur le sein de ton père les larmes de joie que tu lui fais verser. Mon cher fils! Précipite avec elle ton départ, pour jouïr de mes embrassemens, et me faire jouïr des tiens. Doux embrassemens! Vives étreintes! Pourrez-vous suffire à ma tendresse? Laisse, mon bon ami, laisse ce monde, si peu digne d'être regretté; et viens puiser dans la retraite toutes les forces dont tu auras besoin un jour, pour le braver avec tous ses usages, avec tous ses dangers; disons mieux... pour lui être utile. Viens faire ici l'essai de la sagesse, du contentement, et du bonheur. Que tu

vas me payer avec usure les inquiétudes que tu m'a données! Tu es donc à Dieu sans partage; tu lui offres après tes fautes le sacrifice du repentir et de l'amour; pourroit-il ne pas l'agréer! Ô mon fils! Tu me fais demander par Émilie des avis propres à régler et à nourrir en toi la piété. Eh, que suis-je pour t'instruire sur des objets si relevés? Un vieil enfant, qui ne peut que bégayer avec toi les premiers élémens d'une pareille science. N'importe, mon propre guide, mon pasteur va m'aider dans un si grand ouvrage; et par la suite il achevera, en conversant avec toi, ce que le tien aura si heureusement commencé. Que ces anges de paix, ces dignes consolateurs des hommes, leur refuge dans leurs peines, leur soutien dans leurs foiblesses, leur ressource après leurs égaremens, leurs guides et leurs amis fidèles dans les situations les plus critiques de la vie, remplissent à notre égard un précieux ministère! Et quand ils le remplissent dignement, ah! Qu'ils méritent bien notre confiance et nos hommages! Celui que, dans sa clémence,

le ciel nous a donné, à moi et à toutes les bonnes gens de nos hameaux, est leur père et le mien. Il sera le tien, mon fils; et je lui verrai sans peine partager avec moi ce titre si flatteur et si doux. Son ame tendre et sensible s'ouvre à tous les genres de misères; et sa charité ingénieuse trouve, pour toutes, les remèdes nécessaires. Le meilleur des princes se plaignoit d'avoir perdu un jour; mon pasteur se reprocheroit d'avoir passé une heure, et moins encore, sans avoir fait du bien. Si tu savois, cher Valmont, combien il a pris part à ma peine, comme il s'est intéressé à ton retour vers Dieu, combien il m'a fourni de lumières pour te ramener et t'éclairer; non, tu ne croirois jamais pouvoir assez lui marquer de tendresse et de reconnoissance. Ô que j'ai béni le seigneur, du choix qu'il m'a fait faire, quand je l'ai nommé pour mon curé! Et que l'on connoît mal les avantages dont on se prive, et les comptes dont on reste chargé, lorsqu'on abandonne ce choix à la faveur ou au hasard!

Soutenu, guidé par ses leçons, je vais

donc, mon fils, répondre à tes désirs. Je vais m'entretenir avec toi de l'objet le plus intéressant dont l'homme puisse s'occuper, du seul objet qui offre à l'ame un aliment digne d'elle. Oui, mon fils, c'est pour la piété, la solide piété, que l'homme est fait; et c'est faute d'en analyser le sentiment et d'en connoître l'excellence, qu'on ôse dans un certain monde en ridiculiser jusqu'au nom même. Eh, qu'est-ce que la piété, sinon le culte de la reconnoissance et de l'amour envers le plus aimable de tous les êtres et le plus bienfaisant? Pour quelle plus noble fin l'homme a-t-il été placé sur la terre, que pour servir de ministre et d'interprète à toute la nature, et en célébrer le créateur? Qui jouït plus que lui de tous les trésors qu'elle renferme? Qui en saisit mieux tous les rapports? Qui en goûte mieux tous les charmes? Et quel être ici-bas rendra ce tribut de gloire à l'être suprême, si, au nom de toutes les créatures, l'homme ne le glorifie pas? Quoi! Notre coeur est capable d'aimer; et il lui

sera permis d'être indifférent pour l'auteur de son existence, pour celui qui nous a faits tout ce que nous sommes, et qui nous a tout donné? Quoi! La reconnoissance sera la première vertu des belles ames, le lien qui attache le plus sûrement au devoir par le sentiment, le caractère essentiel des coeurs bien nés; et ce n'est qu'envers Dieu, le premier et le plus grand de tous les bienfaiteurs, qu'il nous sera permis d'être ingrats? Quoi! Nous sommes portés à louer, à bénir, à honorer la bonté, l'équité, la sagesse, et tout ce qui porte un caractère d'ordre, de beauté, de perfection dans nos semblables; et nous ne le bénirons pas dans l'être souverainement parfait qui en est la source? Ah! Notre coeur nous en puniroit. Eh, comment arrive-t-il en effet, qu'à parler en général, tout retour sur soi, toute vûe, tout sentiment d'intérêt, d'ambition, d'orgueil, d'envie, de passion déréglée, ait quelque chose de turbulent, d'inquiétant, de fatigant pour notre ame; et que les retours vers Dieu, de confiance, de résignation, d'offrande,

de louange, et d'amour, ayent quelque chose de tranquillisant, de doux, et de consolant, qui la mette comme dans son centre? Non, ce n'est qu'en aimant bien Dieu, que l'on peut dire avec vérité que l'aliment, la vie, le bonheur d'un être intelligent, c'est l'amour. Mais dans quelle mesure doit-on l'aimer? Ah! Il n'y en a point d'autre, disoit une ame pieuse et tendre, que de l'aimer sans mesure. N'est-ce donc pas ainsi que lui-même nous a aimés? Et le chrétien, qui ne voit plus seulement dans son Dieu le Dieu de la nature, mais l'auteur de la grâce; mais un Dieu qui s'est montré assez grand, assez rempli d'amour, assez bon, pour consentir que son verbe s'unît à la nature humaine; pour s'immoler dans la personne de son fils au salut des hommes; pour se choisir en lui une victime digne de sa justice, et propre à servir d'instrument à sa miséricorde; le chrétien qui n'aimeroit pas un tel Dieu de tout son coeur, de toute son ame, de toutes ses forces, ne seroit-il pas le plus

dénaturé de tous les êtres? Ne seroit-il pas un monstre? Mais si c'est ainsi qu'on l'aime, on est pieux, on est dévot, on lui est consacré, dévoué tout entier. C'est donc à dire que ses intérêts deviennent les nôtres; que sa gloire seule nous touche et nous émeut, qu'on le retrouve par-tout et dans tous ses ouvrages, qu'on jouït avec transport de ses dons par cela même qu'ils nous viennent de lui, qu'on lui est soumis dans les épreuves qu'il nous envoie, qu'on observe avec soin ses préceptes; qu'on est zélé pour son culte,

qu'on cherche à étendre son nom, qu'on va au devant de ce qui peut lui plaire, qu'on écoute et qu'on suit avec joie ses inspirations et ses conseils, qu'on n'a en toutes choses d'autre volonté que la sienne.

Eh, quels sentimens sont plus propres à honorer Dieu, et plus dignes de l'homme? Qu'est-ce qui peut mieux élever l'ame et la rendre vraiment sublime? Ah! Mon fils, si Dieu existe, si avec toutes nos facultés nous sommes son ouvrage: la piété droite et sincère, bien loin d'être une superstition, un ridicule, ou une foiblesse, est le premier de tous les devoirs; et sa divine flamme est, après Dieu, ce qu'il y a de plus grand au ciel et sur la terre.

Malheur, mon fils, malheur à ces ames foibles et pusillanimes, que le nom seul de la piété effraie, que le moindre obstacle arrête, que le plus léger sacrifice épouvante! Malheur à ces demi-chrétiens, dont la religion est une routine, dont le culte est une cérémonie, qui honorent du bout des lèvres celui qui n'est dignement

honoré que par le coeur! Malheur à ces hommes qui croient d'une manière et qui agissent de l'autre; qui démentent leur croyance par leur conduite; qui font blasphémer leur foi par leurs oeuvres; qui tiennent au monde, au temps, à la terre, lorsqu'ils font profession d'avoir Jésus-Christ pour chef et pour modèle, l'éternité pour fin, le ciel pour patrie; et qui font ainsi, de l'évangile du salut, la matière de leur jugement et de leur condamnation! Malheur, malheur enfin à ces chrétiens de nom, retenus ou excités seulement par la crainte; presque toujours en deçà de la loi, pour ne pas risquer de faire plus qu'elle ne commande; raisonnant, équivoquant sur le précepte, pour se dispenser de l'accomplir; mesurant, compassant leur plus ou moins de fidélité sur le seul danger de se perdre; esclaves sous l'empire d'un maître, et jamais enfans bien nés sous la douce loi d'un père! Hélas! Ils traînent le joug du seigneur, qu'ils n'ont pas la force de porter; leurs pratiques mortes et stériles, parce qu'elles ne sont pas vivifiées par

l'amour, forment autour d'eux un cercle laborieux et pénible, qu'ils se fatiguent vainement à parcourir: n'appartenant, à proprement parler, ni à Dieu ni au monde, ils sont un objet d'horreur pour l'un et la fable de l'autre; ils ne goûtent ni les douceurs de la religion, ni les plaisirs de la vie, et sont également malheureux par les choses qu'ils se permettent et par celles qu'ils se refusent. Ô que bien plus sage est l'ame pieuse et fidèle! Sa ferveur la soutient et l'anime; rien ne la gêne, rien ne l'asservit, rien ne lui paroît difficile; elle fait les plus grandes choses, et les trouve encore trop petites; elle avance toujours, et ne se lasse jamais; elle court de vertus en vertus; et les pratiques de piété, embrassées avec joie, bien loin de lui paroître un fardeau pesant, ont pour elle toute la douceur du joug aimable de Jésus-Christ.

Ô mon fils! Suis donc la noble carrière qui s'ouvre à tes désirs. Enflamme-toi pour l'objet qui mérite le mieux de t'enflammer: et ne ressemble pas à ces adorateurs sacrilèges de la divinité, qui profanent les beaux noms d'amour et de charité; qui ôsent dire, j'aime... j'aime Dieu de tout mon coeur, et qui l'oublient à chaque instant, ou ne s'en souviennent que pour chercher des prétextes à leur révolte, que pour le méconnoître ou pour l'outrager.

Mais que doit t'inspirer envers lui une piété sincère? Je te l'ai dit, cher Valmont, par-dessus tout, elle doit te conduire à la recherche de ses intérêts et de sa gloire. Il faut que cette gloire de ton Dieu soit le mobile et la règle de toutes tes actions, comme elle a été par rapport à lui-même la fin de toutes ses oeuvres. Glorifier Dieu, le glorifier au nom de Jésus-Christ,

c'est la source des mérites de l'homme et du chrétien, le grand secret de la religion, et ce qui peut seul rendre tes moindres actions dignes d'une récompense éternelle. Eh, qu'y a-t-il de plus capable de les sanctifier et de les ennoblir, qu'une pareille fin? Elle renferme éminemment la poursuite constante du plus grand bien que tu puisses faire, et le meilleur usage de toutes tes facultés: elle rectifiera par elle-même tes jugemens et ta conduite, si tu te souviens que la gloire de ton Dieu ne peut se procurer dignement que par le soin que tu prendras de te perfectionner de jour en jour, et par le plus grand bonheur possible que tu t'efforceras d'apporter à tes semblables: elle te fera sortir des vûes fausses,

étroites et bornées, qu'inspirent l'orgueil et les passions; des vûes serviles et destructives de l'ambition; des vûes sombres et louches d'une politique purement humaine; des vûes misérables et sordides d'un intérêt personnel et momentané; pour te faire enfanter les desseins les plus vastes et les plus généreux; pour t'attacher à un plan fixe d'ordre, d'équité, et de bienfaisance; pour t'élever jusqu'aux sacrifices les plus magnanimes, lorsque l'intérêt de la vérité et le bien commun l'exigeront: elle donnera à ton ame un ressort vraiment durable, un courage qui ne s'épuisera jamais: elle portera son élan sublime jusqu'à la divinité, et l'armera toute entière, cette ame, des forces du tout-puissant; elle lui assurera à elle-même une gloire immortelle et une véritable grandeur. Oui, Valmont, si tu aimes la gloire; si ce feu sacré, ce désir inquiet des belles ames te dévore: cherches-en du moins une, qui soit vraie et qui ne puisse périr; et c'est dans le zèle pour la gloire de Dieu qu'elle se trouve. Soutenu par un si beau motif, guidé par

une fin si pure, tu joindras, à ce premier principe d'une vraie et solide piété, la soumission pleine de confiance qu'il entraîne, la conformité à la volonté du très-haut. Heureuse soumission! Aimable conformité! Qui fait le caractère essentiel du vrai juste, et son bonheur dès cette vie même. C'est cette conformité qui place la pratique des devoirs bien avant celle des oeuvres de simple conseil et de surérogation, qui, parmi les différentes obligations de la vie civile, donne le premier rang à celles que notre état nous impose; qui tient tout dans l'ordre, ramène tout au vrai, saisit en toutes choses le juste milieu, et retranche également les abus de la superstition et les excès de la singularité. C'est elle qui nous met à l'abri du trouble dans les évènemens contraires, des craintes et des inquiétudes pour l'avenir, des plaintes et des murmures sur le présent, ces espèces de blasphêmes contre la providence, ces désaveux tacites de l'équité, de la sagesse, et de la bonté du tout-puissant. C'est

elle qui nous fait goûter les fruits de la patience; qui, en nous soumettant aux loix du plus grand de tous les maîtres, nous fait reposer en paix dans le sein du meilleur de tous les pères; qui ne permet pas que nous trouvions du mécompte dans notre attente, de l'erreur dans nos désirs; et qui, dans toute circonstance, nous laisse toujours également satisfaits. C'est elle encore, c'est cette conformité sainte, qui, ne se bornant pas à nous prescrire l'accomplissement des devoirs les plus essentiels, nous rend fidèles dans les choses mêmes les plus légères. Que dis-je! Elle ne nous permet pas de distinguer, pour la direction de notre propre conduite, entre les petites fautes et les grandes. Rien n'est petit pour une

ame chrétienne, rien n'est léger de ce qui peut offenser son père, son ami, son Dieu. Ne se laisser jamais aller à la moindre faute avec réflexion, c'est la première loi d'un amour délicat et tendre: et pour qui, ô mon Dieu! Sera toute la délicatesse du sentiment, si elle n'est pas pour vous? C'est d'ailleurs, cher Valmont, cette attention scrupuleuse à ne se rien permettre de ce que l'amour nous défend, qui nous met le plus sûrement à l'abri des rechutes, et qui nous conduit par degrés aux plus hautes vertus. Car c'est un oracle du sauveur, que " celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes; et que celui au contraire qui est infidèle dans les unes, le deviendra également dans les autres". Celui qui craint Dieu, dit l'écriture, ne néglige rien: à plus forte raison celui qui l'aime.

Ô toi! Mon fils, pourrois-tu maintenant ne pas sentir le prix d'une vie entière passée dans cette fidélité constante? Pourrois-tu du moins ne pas en commencer l'époque à ces instans de lumières,

où le Dieu des miséricordes se montre à toi avec tous ses charmes; à ces momens de grâces et de réconciliation, où il te fait si heureusement rentrer sous son empire? Ô la belle vie! Qu'on peut terminer en se disant à soi-même: "depuis que j'ai appris à connoître mon Dieu et à goûter combien il est doux, j'ai eu des foiblesses, j'ai fait des fautes, mais elles m'ont échappé; et avant que de les faire, et en les faisant, je ne les voyois pas; et si je les avois entrevues, si je les avois seulement soupçonnées, ô mon Dieu! Mon coeur me rend ce consolant témoignage que je ne les aurois pas faites". L'heureuse mort! Où Dieu achève de tout perfectionner par le sacrifice entier de nous-mêmes, de tout purifier par ce dernier trait de sa justice, de tout pardonner par sa clémence; et où l'on peut ainsi remettre tranquillement son ame entre les mains de son créateur.

Mais elle suppose, cette mort si précieuse, que l'on a tout fait de son côté, pour satisfaire, selon ses forces, à sa

gloire outragée. Jusqu'ici, cher Valmont, tu as contracté des dettes envers le seigneur; et c'est à la pénitence à les acquitter. Un homme-Dieu victime pour tes péchés, en donnant du mérite à ton repentir, du prix à la réparation de tes offenses, ne t'a pas en effet dispensé de les réparer. Membre de cet auguste chef, il faut que tu accomplisses en toi ce qui manque, non de sa part, mais de la tienne, à ses souffrances. Les saintes rigueurs de la pénitence, si décriées par la fausse sagesse et la prudence de la chair, sont consacrées au tribunal de la raison même; elles le sont par la voix de la conscience et le cri de la nature. Oui, tous les hommes, dans tous les lieux et dans tous les temps, par un instinct naturel, ont respecté les droits de la justice divine, violés par le péché, et le soin qu'on prend d'y satisfaire. Par-tout, ce soin de venger sur soi la divinité offensée par nos crimes se concilie, en dépit de nous, la vénération la

plus profonde; et la pénitence a tellement paru une loi du zèle et de l'amour, que nul peuple dans sa religion n'a fait des saints de ceux qui ne s'étoient pas montrés pénitens.

Je n'ignore pas cependant combien ici les abus sont communs, et les excès fréquens. Je sais distinguer la démoniaque et cruelle folie du bonze et du fakir, l'hypocrite vanité du derviche, l'affectation et les dehors de la réforme, de l'humble et sage austérité d'une pénitence vraiment religieuse, chrétienne, et raisonnable. Je sais quelles sont les bornes qu'a posées la religion; mais en respectant ces bornes, en respectant une santé, des forces, une vie, qui ne sont point à nous, je sais aussi combien sont saintes les rigueurs de la pénitence, combien elles sont justes et nécessaires.

De plus, mon fils, la mortification chrétienne donne à l'ame une force et une vigueur, que sans elle il est comme impossible d'acquérir. Quiconque se croiroit en droit de se satisfaire dans toutes les choses innocentes et permises, risqueroit aisément d'être trop foible dans des occasions importantes, pour pouvoir se refuser aux choses mêmes qui lui seroient défendues. Tel est l'oracle du sage: "si vous accordez à votre ame tout ce que les sens lui demandent, elle vous rendra bientôt la joie de votre ennemi". Telle est aussi la maxime de l'apôtre: "mortifiez vos membres... portant sans cesse dans notre corps la mortification de Jésus-Christ, pour que sa vie soit manifestée en nous".

Mais, mon fils, la vraie piété, en

nous rendant sévères pour nous-mêmes, nous rend bons, indulgens, charitables pour les autres. Loin d'elle cette rigidité excessive, cette vertu sauvage, cette dureté de caractère, qui déshonore, qui fait blasphémer la dévotion. Loin d'elle cet orgueil pharisaïque, cette complaisance secrète, qui fait dire au faux juste réprouvé par Jésus-Christ: "je ne suis pas comme le reste des hommes". Loin d'elle ces vivacités d'humeur et de tempérament, si contraires à l'esprit de l'évangile; ces sensibilités d'un amour propre toujours exigeant, toujours inquiet, que tout offense, que tout irrite, et que rien ne calme et ne fléchit; cet esprit pointilleux et jaloux, implacable dans ses haines et dans ses vengeances; cet esprit caustique et mordant, toujours

prompt à juger, à censurer, et à reprendre; cette inflexibilité dans la conduite, cet entêtement dans les opinions, d'où naît si souvent le mépris des plus légitimes et des plus saintes autorités. Loin d'elle une vie oiseuse et stérile, si hautement condamnée par notre divin maître; l'unique occupation de nous-mêmes; une sorte d'apathie, d'insensibilité pour tout autre intérêt que les nôtres; une stupide et barbare indifférence pour les besoins des malheureux... qui ne pensent pas comme nous. Ce sont-là, mon fils, les tristes caractères de cette fausse dévotion qui décrédite la véritable. On ôse la confondre, ainsi que les vaines

formules sur lesquelles elle s'appuie, avec un sentiment, qui est le plus beau don du ciel, l'objet des complaisances du très-haut, l'esprit de la religion, et la gloire de l'humanité. On traite la piété comme on traiteroit dans le monde un honnête homme, qui, par accident ou par contrainte, se trouveroit mêlé, confondu avec une troupe de scélérats. Cependant la piété en pleurs réclame ses droits et ceux de la divinité qu'on outrage; elle gémit, elle parle pour ses enfans, elle nous les montre moins répandus, moins exposés aux regards des hommes, que ne le sont ceux d'après lesquels on la juge et on la condamne, mais livrés en secret et sans faste à la pratique des plus aimables comme des plus hautes vertus. La charité la plus compatissante et la plus tendre est l'ame de leurs sentimens et de leurs actions: ils voient tous les hommes comme des frères; ils voient en eux, Dieu même qui les a créés à son image, et le fils de Dieu qui les a rachetés de son sang. Ils supportent leurs foiblesses et leurs erreurs; ils pardonnent

leur injustice; ils volent à leur secours, les soulagent sans acception du rang ou de la personne, et s'immolent à leurs besoins. Ils se considèrent comme redevables à ceux qu'ils obligent. Ils ne s'arrogent aucune sorte d'empire; ils mettent la persuasion à la place de la violence et de l'autorité. Ils sont affables, sans chercher à le paroître. Par de continuels efforts sur eux-mêmes, ils commandent à leurs passions et à leur coeur. Ils acquièrent un caractère heureux, une humeur égale, une douceur constante. Ils sont humbles et petits à leurs propres ieux; mais ils sont grands aux ieux du vrai sage, et plus grands encore aux ieux du seigneur.

Aimable douceur! Précieuse humilité! Charité sainte! C'est vous en effet qui formez les caractères distinctifs de la vraie piété. Et que ces caractères sont augustes! Qu'ils méritent bien nos hommages! La douceur acquise par l'habitude, est le charme le plus vrai; elle est à la vertu ce que le poli est au diamant, elle en relève la beauté et lui donne tout son éclat.

L'humilité, qui la fait naître et qui l'accompagne, source des vrais mérites et la base essentielle sur laquelle ils reposent, est le sel de la sagesse et l'héroïsme de la vertu. Elle apprécie l'homme ce qu'il vaut par lui-même; elle le rappelle à son origine, lui montre son néant, et lui fait sentir son impuissance et sa misère; elle l'élève ensuite jusqu'à son créateur, et lui apprend à chercher en lui sa force et sa grandeur. L'ame humble, petite et foible de son fonds, devient grande et forte par celui sur lequel elle s'appuie. Sans présomption, comme sans pusillanimité et sans bassesse, elle croit ne rien pouvoir par sa propre énergie, et peut tout par son Dieu. Elle emprunte de lui une lumière vive et sûre, une grâce puissante et victorieuse, qui l'élève au dessus de toutes les pompeuses chimères de l'orgueil et de la vanité; on ne la voit point ramper devant la faveur; elle ne suit point en esclave le char brillant de

la fortune; elle ne se laisse point éblouïr par le faux éclat des grandeurs humaines; la vérité et la justice forment son plus riche apanage. Ses plus belles victoires sont celles qu'elle nous fait remporter sur nous-mêmes: de tous les triomphes, le plus vrai comme le plus difficile, c'est celui de l'humilité sur l'amour-propre. Cette vertu, si digne de nos voeux et de nos efforts, contribue essentiellement au bonheur de l'homme, même ici bas. Elle nous délivre des tourmens presque continuels qu'éprouve un coeur vain et superbe; elle nous rend les abaissemens,

les contradictions, moins sensibles; elle nous les épargne souvent: car l'humilité nous sauve bien des humiliations. La paix est le fruit de ses combats et le prix de sa victoire." Apprenez de moi, dit le fils de Dieu, fait homme pour nous servir de modèle, que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos ames".

Si ces caractères de la vraie piété, tels que nous les retracent la religion chrétienne et l'exemple des vrais justes, ne se trouvent pas dans tous ceux qui font profession d'être dévots; ô mon fils! Qu'on s'en prenne à eux seuls, et non à cette piété qui les désavoue, qui les reprend, les condamne, et les réforme autant qu'il est en elle. Ôtez à ces ames, pieuses à quelques égards, mais trop peu éclairées dans leur piété et trop imparfaites, ôtez-leur ce sentiment de religion qui les retient; et vous reconnoîtrez alors ce qu'est l'homme abandonné au feu de ses passions et à l'impétuosité de son caractère: il étoit vif encore malgré sa dévotion, et vous le verrez emporté et

furieux; il étoit sensible et pointilleux, et vous le verrez fier et arrogant; il étoit rigide et sévère, et vous le verrez cruel et dénaturé. Monde injuste et bizarre! Vous lui eussiez pardonné ses vices, s'il eût été sans loi, sans frein, sans religion comme vous; et parce qu'il s'efforce de devenir pieux et fidèle, vous ne daignerez pas même excuser ses foiblesses!

Laissons, mon ami, laissons le monde invectiver contre la piété; et en travaillant à la former en nous, mettons tous nos soins à la rendre solide et exempte de reproche. Mais que faut-il faire pour l'acquérir et pour y persévérer? En deux mots J C nous l'a dit: "veillez et priez". Ah! Sans doute Dieu connoît nos maux, il voit nos misères; et pour les soulager, il n'a pas besoin de nos prières: mais pour nous dispenser de les faire, est-il, mon fils, un plus foible argument? Dieu veut être prié, sollicité, pressé; parce qu'il ne veut pas que nous oublions notre dépendance; que nous perdions de vue l'hommage que nous lui devons et les droits

qu'il a sur nous. Dieu se doit à lui même l'aveu que nous lui faisons de notre impuissance, le tribut de nos louanges; et c'est justice en lui de l'exiger. Il nous assûre un remède puissant contre notre foiblesse, par le sentiment qu'il veut que nous en conservions; et il est de notre intérêt que l'expression continuelle de ce sentiment, si nécessaire à l'homme, soit pour nous un devoir. Prions donc sans

nous lasser jamais. Tout est promis à la prière, lorsqu'elle est le gémissement d'un coeur qui sent ses besoins, qu'elle est animée par la foi, et qu'elle est soutenue de la persévérance.

Eh, quoi de plus doux que ces tendres gémissemens, ces entretiens affectueux, ces soupirs enflammés, par lesquels l'ame s'élance vers son Dieu; lui expose ses désirs; lui peint son amour; le loue de ses perfections; lui rend grâces de ses bienfaits; lui parle des peines qu'elle ressent, des maux qu'elle éprouve, des dangers qu'elle craint, des tentations qui l'affligent; implore son secours; se console, se délasse en sa présence; s'oublie, se perd délicieusement en lui; et reprend dans son sein une vigueur nouvelle? Mais en priant, veillons constamment, et combattons avec courage. Le grand

ouvrage de notre sanctification suppose l'heureux concours de deux causes qui y sont également nécessaires, Dieu et l'homme: de Dieu, par sa grâce; et de l'homme, par sa vigilance et ses efforts. Ces deux moyens essentiels, la vigilance et la prière, renferment tous les autres:-le recueillement et la retraite, autant qu'elle est compatible avec notre état et les obligations que nous avons à remplir: douce retraite! Qui nous fait jouir en paix de nous-mêmes; qui nous rappelle à Dieu, à nos devoirs, à la vérité; qui nous aide à revenir de sang froid sur les fausses opinions du monde; sur ses entretiens contagieux et funestes, où chaque idée que l'on reçoit est un préjugé, où chaque principe que l'on adopte est une source d'erreurs:-la fuite des occasions qui peuvent nous porter au mal; car celui qui aime le péril, dit l'écriture,

y périra:-le choix des livres, des conversations, des sociétés, qui décide presque infailliblement nos sentimens et nos moeurs, et qui souvent même nous fait perdre en un jour le fruit de bien des années:-le sentiment de la présence de Dieu, qui nous met en garde contre les saillies des passions; qui nous soutient dans les maux de la vie et nous les rend plus faciles à supporter; qui nous fait jouir des vrais biens avec sagesse et avec reconnoissance:-L'heureux choix d'un guide éclairé, qui veille avec nous sur nous-mêmes; qui voit sans prévention, sans illusion, ce que l'aveuglement de l'amour-propre pourroit nous dérober; qui joint, à nos foibles lumières, celles que l'expérience lui donne et les grâces attachées à son ministère:-la fréquentation des sacremens,

qui, par l'épreuve qui les précède, les dispositions qui les accompagnent, les secours abondans qu'ils nous procurent, les faveurs et les dons qu'ils renferment, entretiennent notre vigilance, soutiennent notre exactitude, augmentent notre ferveur, deviennent pour nous le sanctuaire de la sagesse et l'école de la vertu:-les actes contraires aux tentations qui nous assiègent, ces pratiques de renoncement et d'abnégation, qui donnent de la vigueur à notre ame, affoiblissent la violence de nos penchans, déracinent nos vices, nous préparent des armes pour le combat, et sont déjà comme des présages de la victoire:-le règlement général de notre conduite, qui met de la justesse dans nos vûes, de l'ordre dans nos actions, de la fermeté et de la constance dans nos résolutions:-les occupations journalières, le travail assidu,

le bon emploi du temps, si opposé à celui qu'en font tous les jours ces agréables de l'un et de l'autre sexe, pour qui la vie n'est qu'un cercle ennuyeux de toilette, de visites, de promenades, de spectacles, de jeu, de repas, de lit encore plus que de sommeil, de soins minutieux et frivoles, d'occupations stériles, d'importantes bagatelles; eh, quelle vie pour un être pensant!-L'accomplissement de tous les devoirs de religion, et en particulier de ceux d'un paroissien zélé; devoirs si ignorés, et si nécessaires cependant, puisqu'ils contribuent essentiellement à l'édification publique, qu'ils nous réunissent beaucoup mieux que tout autre exercice dans l'adoration commune et l'observance d'un même culte, qu'ils nous assûrent des instructions aussi simples que solides, qu'ils influent efficacement sur les moeurs

par le bon exemple, et que d'ailleurs ils nous sont prescrits par l'église:-L'offrande assidue de ce sacrifice adorable, par lequel se perpétue sur nos autels celui de la croix; de ce sacrifice dont l'homme-Dieu est tout à la fois le premier prêtre et la victime, et qui dès lors, par sa nature même, est, aux ieux du souverain être et du chrétien fidèle, l'acte le plus excellent de la religion:-Enfin toutes les pratiques de piété, propres à la nourrir dans notre ame et à l'accroître; telles que sont l'examen de prévoyance pour la journée, dans la prière du matin; l'examen de conscience le soir; les saintes lectures; les aspirations fréquentes vers le ciel; la visite des malades; le soulagement des malheureux; les aumônes abondantes, par lesquelles nous prêtons à usure au seigneur; l'empressement

à établir le règne de Dieu dans les ames, en éclairant ceux qui sont dans les ténèbres, en soutenant ceux qui sont foibles, en dérobant à la séduction ceux qui sont en danger de se perdre, en ramenant ceux qui s'égarent: telles que sont encore les témoignages de confiance envers les amis de Dieu; les marques de compassion, d'intérêt pour l'église souffrante; ces effets vraiment respectables de l'union si belle, qui lie dans l'église catholique l'ame vraiment chrétienne à tous les êtres intelligens et sensibles, destinés à procurer la gloire du très-haut; qui la lie à la terre, au ciel, à tout l'univers, par une chaîne d'amour, dont le terme est Dieu même: pratiques saintes et sublimes! Que l'irréligion du siècle traite de petitesses et de minuties; qui le sont en effet, si on en prend mal l'esprit et si on les sépare du culte essentiel de la vertu, mais qui seront toujours grandes dès qu'elles conduiront aux grandes choses.

Mais, Valmont, pour faire usage de ces moyens qui mènent à la piété, ou qui la soutiennent et qui l'augmentent, il faut de la force, j'en conviens; il faut braver le respect humain... le respect humain! Le plus dangereux obstacle à la piété, le plus fatal ennemi de tout bien, celui qui en étouffe, qui en arrache le germe dans sa naissance; lui, mon fils! Le tyran des ames foibles et lâches, qui, leur laissant oublier que "la vraie gloire est de suivre le seigneur", leur fait apostasier la religion, trahir leur conscience, rougir de Jésus-Christ, et renier ses plus saintes maximes; lui cependant, qui ne nous rend le monde si redoutable que par la frayeur qu'il nous en donne, tandis que la censure

du monde est si peu à craindre pour quiconque l'affronte et le méprise; lui enfin, ce respect humain, qui n'est fort contre nous, qui ne nous impose, qu'autant que nous le voulons bien. Ah! Valmont, pour apprendre à le vaincre, souviens-toi des égaremens auxquels il t'a conduit, des vils préjugés sur lesquels il s'appuie, des principes honteux qui le font naître et le fortifient, de cette bassesse d'ame qui l'accompagne, de l'opprobre qui le flétrira un jour, lorsqu'aux ieux de l'univers assemblé, Jésus-Christ rougira de quiconque aura rougi de lui et de son évangile. Eh, que t'importent les éloges ou les censures d'un monde insensé, qui, jugé lui-même, sera forcé de rendre hommage à la vérité, à la vertu, qu'il aura méconnues ou déshonorées? Les plus grands intérêts, les plus grands soins, mon fils, doivent t'occuper aujourd'hui.

Tu élèves le plus important et le plus noble édifice, celui de ta perfection: travailles-y sans crainte, sans foiblesse, sans relâche; c'est élever en même temps le monument le plus durable à ta gloire et à ton bonheur. J'ai tout fait, avec la grâce de mon Dieu, pour te procurer ce bonheur que je te désire si ardemment. Daigne le ciel couronner mes voeux, comme il a daigné prévenir et seconder mes efforts! Ô mon fils! Pour répondre dignement à ses desseins sur toi, ne perds point de vue les grandes vérités que nous avons discutées: médites-en souvent les preuves, et sur-tout les preuves essentielles qui les démontrent; celles de l'existence de Dieu, d'après la nature et l'existence de l'être nécessaire;-de la spiritualité de l'ame, d'après sa faculté de raisonner et de comparer;-de la loi naturelle, d'après les attributs de l'être suprême, et la différence intrinsèque du bien et du mal ainsi que des effets qui en résultent;-de notre immortalité, d'après

le plan de la législation divine;-de la religion chrétienne, d'après son ensemble et ses principaux caractères, sa nécessité, son ancienneté, son unité, sa perpétuité, son excellence ou sa sainteté;

-de l'église, d'après le besoin d'une autorité;-de l'obligation indispensable d'une piété solide, d'après sa nature et les vertus qu'elle renferme. Ramené ainsi à de meilleurs principes, tu retrouveras par-tout l'heureux accord de la religion avec la saine et véritable philosophie. Pour donner à ces preuves tout l'éclat dont elles étoient susceptibles, et te persuader plus promptement, que n'ai-je pu emprunter la plume et le génie de quelques-uns de nos incrédules! Mais qu'ils changent de rôle; qu'ils emploient, pour faire valoir la religion chrétienne, toute cette magie de style, toute cette force d'expressions, toute cette richesse de détails, tout l'art que quelques-uns d'entre eux ont employé à embellir l'impiété et à orner le mensonge; qu'ils fassent pour la vérité, de suite et par principes, ce qu'ils

font quelquefois pour elle par un sentiment involontaire ou par caprice: quelle cause ils auront à défendre! Quelle vive persuasion ils feront naître! Quels chefs-d'oeuvre ils enfanteront! Et qu'ils mériteront de notre part d'admiration, d'éloges, et de reconnoissance!

Peut-être, mon fils, cette espèce de révolution est-elle plus prochaine qu'on ne se l'imagine. Les extrémités se touchent. Nos incrédules ont été trop loin; ils ont renversé tous principes, ils ont ôté à l'irréligion son masque, et montré trop à découvert ses tristes et affreuses conséquences. Maintenant on sait à quoi s'en tenir, et ils portent en quelque sorte leur contre-poison avec eux. Il ne leur reste donc plus, pour se donner un nouveau relief et se fonder un nouvel empire, qu'à revenir sur leurs pas et à se porter en sens contraire. D'ailleurs tout est affaire de mode parmi nous; et j'ai cru m'appercevoir que parmi les gens de lettres d'un certain mérite, la mode de paroître ne pas avoir de religion n'étoit plus si générale. Quelques-uns même en

portent depuis quelque temps le ton dans leurs ouvrages, de manière à faire croire qu'ils se sentent assez de force d'esprit pour s'élever au dessus du préjugé philosophique qui s'attachoit à la dégrader. Puisse leur exemple influer sur le reste de la nation, et ramener parmi nous les plus beaux jours du christianisme! Adieu, mes chers enfans; je vous attends avec le plus vif empressement, et mon ame vole toute entière au devant de vous.

LETTRE 59

Du comte de Valmont. Sans le triste châtiment que vous m'aviez fait pressentir; sans cette douloureuse image de mon malheureux ami, qui souvent me poursuit, et qui dans bien des momens vient altérer ma joie la plus vive; je serois, mon père, le plus fortuné de tous les hommes. Déjà je sens, je goûte tous les avantages et tous les charmes de la religion. Mes passions sont plus calmes; mon esprit est plus tranquille; ma conscience est en repos autant qu'elle peut l'être; et mon coeur est satisfait. Ô mon dieu! Pourquoi vous ai-je connu si tard! Et qu'aveugles sont ceux qui cherchent loin de vous la vérité et le bonheur! Dans le silence de la retraite, à l'aide d'un guide aussi tendre que sage, j'ai médité les objets que vous m'avez retracés; ces puissans motifs d'un parfait retour vers Dieu; ces grandes vérités,

dont le premier éclat, dès le moment où je reçus votre lettre, m'avoit si vivement frappé. Quels heureux traits de lumières elles ont portés en moi! Quels sentimens elles y ont développés! Ah! Que Dieu m'a paru grand et miséricordieux! Mais que je me suis trouvé criminel! Que devant lui je me suis vu petit et misérable! J'ai repassé mes années dans l'amertune de mon ame; j'ai remonté à la source vile et impure de mes désordres et de mes erreurs; j'en ai suivi la trace; et qu'ai-je apperçu, grand dieu! Qui ne fût propre à m'humilier et à me confondre? Courbé sous le poids de mes infidélités, j'ai dévoilé ma honte et confessé mes crimes. Le ciel daignoit m'entendre. Par le secours de son ministre il aidoit à ma mémoire ainsi qu'à ma foiblesse; il touchoit, il brisoit mon coeur par l'opposition touchante de ses bienfaits et de mon ingratitude; il excitoit mes gémissemens et faisoit couler mes larmes. Larmes plus douces qu'amères! Elles soulageoient ce coeur oppressé; elles étoient pour mon ame, ce

qu'est dans les ardeurs de l'été une rosée abondante pour la terre aride et desséchée. Le ministre d'un Dieu sauveur a vu mon repentir; il m'a imposé des oeuvres de satisfaction, propres à servir de remèdes pour le passé et de précautions pour l'avenir; il m'a donné les plus sages conseils; il m'a fortifié, consolé: et, déterminé enfin par la proximité de mon départ, il a ouvert en ma faveur tous les trésors de la miséricorde de mon Dieu; il m'a réconcilié. Ô jour heureux, qui m'a rendu tous mes droits à la félicité, et m'a remis en possession des titres les plus glorieux, puissé-je ne t'oublier jamais! Non; mon père, l'infortuné captif qui tout à coup voit rompre ses liens et briser ses fers, n'éprouve pas un contentement si vif que celui qu'une telle faveur m'a fait éprouver. Vous aviez bien raison de le dire: si la pénitence a ses rigueurs, si elle exige des privations, des sacrifices; ah! Qu'on en est bien dédommagé par l'onction de la grâce qui les accompagne! Mais que dis-je? Des sacrifices! C'est

ma chère Émilie, qui en fait un à sa tendresse et à notre union; qui foule aux pieds les richesses et les grandeurs, lorsqu'elle pouvoit en jouïr avec tant de sagesse: mais pour moi, à qui on les arrachoit, bien plus que je ne consentois à les perdre; moi, dont elles n'avoient que trop empoisonné les penchans et déréglé la conduite; moi, mon père, qui en usois si mal, et qui, par mes désirs insatiables, en faisois mon tourment; de quels sacrifices puis-je me glorifier? Et quelle perte fais-je, en perdant de tels biens? Ah! Je gagne tout, puisque je commence à connoître le bonheur. Ce n'est donc pas dans l'accomplissement de nos voeux toujours renaissans, dans la réussite de nos projets si mal concertés, qu'il se trouve; c'est dans la modération de nos désirs, et la religion seule nous la donne. Quel souvenir pour moi, que celui des excès, de l'aveuglement, et des malheurs auxquels je me vois échappé! Quelles passions m'agitoient! Quels vices je m'étois faits! Quels systêmes bizarres j'adoptois tour à tour! Quelle habitude de

fausseté j'avois contractée! Vous seul me contraigniez à une sorte de respect pour la vérité: mais que je conçois maintenant de quel prix est l'amour que vous vouliez m'inspirer pour elle, combien nous est nécessaire la droiture de l'esprit et du coeur, et quelle influence elle a, pour le bien, sur nos sentimens et sur nos moeurs! Oui, mon père, le caractère d'un homme vrai est devenu à mes ieux le plus saint, le plus auguste de tous les caractères; et si je l'eusse conservé tel qu'on avoit pris soin de le former en moi, jamais, ah! Jamais je n'eusse cessé d'être fidèle. De faux amis, aidés de la fougue de mes penchans, m'ont entraîné, m'ont perverti: eh, de quelles voies Dieu s'est servi pour me ramener! Il me conservoit une épouse tendre et sage, dont le caractère doux et insinuant, dont les charmes toujours simples et purs m'attachoient, lors même que je semblois m'en éloigner le plus; dont les exemples m'imposoient; dont la vertu me maîtrisoit avec empire, lorsque j'étois assez VIL pour oser la soupçonner. Il me conservoit

un père bon, indulgent, plein de zèle, mais d'un zèle éclairé, prudent, et circonspect; un père, un ami, qui avoit égard à ma foiblesse, qui soutenoit ma confiance, qui ménageoit avec art l'emportement et le feu de mes passions: sans un tel père, sans un tel ami, le retour à la vérité, à la vertu, m'étoit fermé pour toujours. Ce Dieu bon ne préparoit encore des évènemens malheureux, mais utiles, des leçons, des revers. Hélas! Que n'a-t-il pas fait pour moi? Après de telles faveurs, quelles grandes choses ne doit-il pas se promettre de ma reconnoissance! Et qui doit mieux que moi célébrer ses miséricordes, par la constance à le servir!

Aujourd'hui même, j'attends de son infinie bonté une nouvelle grâce, qui va mettre le sceau à toutes les autres. Dans ces jours de salut, où, par un précepte formel, l'église appelle à la table sainte ses enfans, on me permet, tout indigne que je m'en suis montré jusqu'ici, de m'y asseoir avec eux. On m'assûre que Dieu a égard à la sincérité, à la vivacité de mon repentir; que vaincu par mes gémissemens

et mes larmes, il me presse, il m'ordonne d'approcher: et cependant je redoute, autant que je le désire, ce moment qui s'apprête. Je ne vois mon indignité qu'avec frayeur; je n'envisage la majesté de mon Dieu qu'avec saisissement et avec trouble. D'un autre côté, sa bonté me rassure; les paraboles si touchantes de l'évangile me raniment, par la confiance qu'elles m'inspirent; l'idée du bonheur dont je vais jouir, me transporte et me ravit.

Ah! Le croirez-vous? Je sentois encore tout le prix d'un tel bonheur, après m'en être privé par ma faute, et dans les premiers temps de mes égaremens. Oui, mon père, il y a un an à pareil jour que celui où je vous écris, que, combattu par un reste de foi et par mes doutes, j'entrai dans le temple, sans trop savoir ce que j'allois y faire: je vis l'heureux concours des fidèles, qui environnoient les saints autels et s'y nourrissoient du pain des anges: leur foi, leur piété, leur contenance modeste, une expression de contentement et de joie répandue sur

tout leur extérieur, le souvenir des douceurs ineffables que j'avois goûtées dans cette action sainte lorsque je la fis pour la première fois; tout se réunissoit en ce moment pour faire sur moi les plus fortes impressions: je me cachai pour verser des pleurs; je me plaignis à moi-même de l'état de doute où je m'étois plongé, des perplexités que j'éprouvois; je me reprochai une conduite si différente de ce qu'elle étoit avant que j'eusse perdu la foi; je regrettai mes premiers sentimens, il sembloit que j'allois les reprendre plus vifs et plus purs que jamais. Hélas! Je revis Lausane, Senneville; et tout fut oublié... tandis que je vous écris, le jour commence à paroître. L'aurore du plus beau jour brille enfin pour moi; je l'ai prévenue, pour épancher mon coeur et m'entretenir avec vous. L'union la plus sainte va mettre le comble à mon bonheur. Ah! Fasse le ciel que les suites en soient durables, que rien à l'avenir ne me rende ingrat et parjure, que rien au monde ne soit capable d'altérer ma fidélité! Je m'appuie

sur la grâce de mon sauveur, beaucoup plus que sur mes résolutions et mes promesses: mais ce que je crois pouvoir assurer, c'est que maintenant Jésus-Christ est tout pour moi. Sa doctrine m'enchante; ses exemples m'enflamment; sa vie, sa mort, son sacrifice, le don qu'il me fait, tout ravit mon coeur et l'embrase de son amour. Je médite ses bienfaits et ses loix, je le contemple, je l'admire; et désabusé que je suis de toutes les fausses idées de grandeur et d'héroïsme que je m'étois faites, de tous les vains objets de mon culte et de mes hommages, mon Dieu, mon maître, mon modèle, mon héros, c'est Jésus-Christ. Que je chéris, que je révère les vertus que cet homme-Dieu m'enseigne! Et que je suis disposé à les suivre! Ô mon père! Quel spectacle à mes ieux que celui du vrai chrétien! Vraiment vertueux, parce que toutes ses vûes, ses actions, sont dirigées vers cette unique fin, la gloire de son créateur; vertueux, malgré les passions, malgré l'exemple, malgré les préjugés et la coutume; sans cesse

luttant contre le monde, contre le démon, contre sa propre foiblesse; et toujours vainqueur, toujours rapportant à Dieu ses triomphes; toujours droit, équitable, tempérant, bienfaisant; toujours ferme dans ses principes, toujours d'accord avec lui-même; sa vie se déploie comme un systême uniforme de conduite et de sagesse, consacré tout entier à l'honneur et à la louange de son Dieu.

Quel contraste avec le caractère des incrédules, tels que je les ai vus, tels que je les ai connus pour la plupart! Sans principes fixes, sans frein, sans règle de moeurs et de conduite, sans autre loi que leurs penchans, sans autre but que le plaisir, sans autre mobile que l'intérêt du moment, presque tous sans jugement et sans raison; ai-je bien pu les avouer pour mes maîtres, ou me glorifier quelquefois de les avoir pour disciples? Hélas! Quels systêmes que les leurs! Quels affreux systêmes! Ils sont tels, qu'en les exposant, on ne voudroit pas être pris pour un homme qui les réduisît en pratique, et qui en admît, pour lui-même et dans

le cours de sa vie, les horribles conséquences. Aujourd'hui que je me rappelle tous leurs sophismes, tous leurs vains raisonnemens, je crois voir cet amas d'impostures fuir et disparoître devant l'éternelle vérité, comme les ombres de la nuit disparoissent et s'éclipsent au grand jour.

Je crois entendre le père des lumières, dissipant ce foible nuage qu'ils ôsent élever devant lui, et tout indigné de leur présomption et de leur audace, leur dire comme au livre de Job: "quel est celui-là qui mêle des sentences avec des discours pleins d'ignorance et de folie "? Ce sont cependant ces hommes que j'ai vu former une ligue contre le seigneur et contre son Christ; traiter d'esprits foibles et superstitieux, de fanatiques et d'enthousiastes, tous ceux qui ne pensoient pas comme eux; repousser, à haute voix et sans ménagement, les traits qu'on lançoit contre l'irréligion; et affrontant tout à la fois, Dieu, les hommes, et les loix, se donner sans honte pour les apologistes du vice et de l'impiété. Ô mon

dieu, daignerez-vous oublier que j'ai pris part à leurs blasphêmes, et que j'ai pu m'asseoir au milieu d'eux! Ah! Pardonnez, seigneur, les égaremens de ma jeunesse; pardonnez-moi des erreurs que je cours rétracter aux pieds de vos autels, et que mon coeur désavoue pour toujours.

Il s'approche, le moment fortuné après lequel je soupire, et je vais m'y préparer de nouveau. Bientôt après, mon père, je vole dans vos bras avec ma chère Émilie et toute l'aimable famille que vous nous avez envoyée. Tout est disposé pour notre départ. Demain j'abandonne un séjour où je n'aurai rien à regretter, puisque je trouverai tout auprès de vous. Adieu, monde trompeur, qui m'aviez séduit, qui m'aviez promis le bonheur et ne me l'avez point donné! Adieu, toutes les faveurs de la cour, qui étiez autrefois le plus vif objet de mes voeux, et qui l'êtes aujourd'hui de mon indifférence! Je vais apprendre loin de vous à être vrai, sage, et vertueux. Sous les auspices du meilleur des citoyens, comme

du plus tendre des pères, je vais apprendre à devenir citoyen moi-même, à me rendre digne, par mon étude et par mes soins, de servir un jour mon roi, ma patrie, si mon roi daigne me pardonner; et si je meurs dans sa disgrace, j'aurai du moins appris à mes enfans à le servir et à l'aimer. Adieu, mes anciens amis, mes compagnons d'incrédulité! Mon changement vous sera connu, car je ne craindrai pas de le manifester; vous en plaisanterez, et je n'en rougirai pas; à l'aide de vos ingénieuses saillies, vous mettrez les rieurs de votre côté, et vous n'y mettrez pas la raison; vous me plaindrez, et je plaindrai encore plus votre aveuglement, et je prierai le ciel qu'il dissipe vos ténèbres, et je me féliciterai chaque jour de ne plus penser comme vous. Grâces à la religion, je vais avoir des principes, des moeurs; et je n'en avois pas!

ENVOI

Qui se trouvoit à la suite de la lettre li, que le comte de Valmont a écrite à son père, en se rendant aux preuves de la religion. Je vous envoie la copie du projet que le malheureux Lausane avoit mis sous le chevet de son lit, et que j'y apperçus au moment de sa mort. Il n'est pas écrit de sa main; et je ne crois pas qu'il soit de lui, quoique j'y reconnoisse son esprit et ses principes: on l'aura sans doute entrepris par son ordre, et j'ai lieu de penser que son dessein étoit, après l'avoir médité à loisir, de l'appuyer par la suite et de le répandre. Quelque jour peut-être daignerez-vous me le renvoyer avec les apostilles qui lui conviennent. Grand dieu! Quel monstre que l'incrédulité du siècle, lorsqu'on le voit sans déguisement!


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison, lettres recueillies et publiées. Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison, lettres recueillies et publiées. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC12-3