Le chevalier de Sélicourt sortoit d'une famille distinguée dans la province; son père qui le destinoit au service, l'avoit envoyé à Paris comme à la source d'une éducation convenable à l'état qu'il devoit embrasser; son frère aîné étoit revêtu d'une des premieres charges de la robe. Le chevalier avoit une physionomie avantageuse; cherchant la raison dans un âge où l'on se fait gloire de ne point la connaître, il réfléchissoit au milieu même de l'étourdissement des plaisirs, et il avoit déjà assez d'expérience pour sentir que le véritable amour est bien différent de ces engagements passagers qui sont presque toujours suivis de la langueur et du dégoût. Sélicourt étoit moins jaloux de plaire que coeur? C 42 toit donc â un attachement vif et solide â la fois que se fixoient tous ses voeux. Un heureux hazard servit ses desirs. Deux femmes depuis quelque temps partageoient ce tribut d'éloges que reçoit la beauté: l'une se nommoit la baronne Darmilli, et l'autre la marquise de Menneville.

La premiere étoit restée veuve peu de mois après son mariage; elle réunissoit à une figure extrêmement régulière, une taille déliée et majestueuse, et un esprit facile qui s'approprioit tous les tons. En reconnaissant le pouvoir de ses agréments, on étoit fâché cependant de leur céder, parce que tout en elle respiroit le desir de dominer; et la tyrannie, même dans ce sèxe si bien fait pour nous subjuguer, déplaît à notre orgueil, et l'offense. La baronne étoit entourée d'une foule d'adorateurs; une fortune considérable ajoûtoit à ses attraits. Malgré cette fierté imposante, elle avoit de la sensibilité: mais son dessein étoit de faire un choix dont sa vanité eût lieu de s'applaudir, et il n'y avoit pas à craindre que l'amour-propre fût sacrifié à la tendresse.

La marquise sembloit être le contraste de Madame Darmilli. Deux grands yeux noirs et pleins d'une langueur intéressante, épargnoient en quelque sorte à sa bouche le soin de s'exprimer. On eût dit qu'elle appréhendoit de paraître belle, et qu'elle vouloit se le dissimuler à elle-même; les graces l'animoient jusques dans ces riens qui sont si décisifs dans le détail, et qu'on ne peut guères définir; on lui trouvoit toujours de nouveaux charmes; sa conversation touchoit plus qu'elle ne brilloit: il ne lui échappoit pas une parole qui n'excitât le sentiment. Ses parents ne s'étoient point écartés de l'usage reçu: ils avoient moins consulté son coeur que l'intérêt; elle étoit la victime d'un mari vieux et jaloux, qui lui faisoit éprouver tout le désagrément attaché à des noeuds mal assortis: c'étoit une espèce de despote soupçonneux, qui, croyant plus à la précaution qu'à la vertu, ne voyoit sans cesse que le deshonneur qu'il redoutoit encore moins que le ridicule; la conduite irréprochable de sa femme ne le rassuroit point. Malgré une différence si marquée dans les traits et dans le caractère, Madame Darmilli et Madame De Menneville étoient deux amies inséparables; elles fréquentoient les mêmes sociétés, et n'avoient point de secret l'une pour l'autre; la circonstance d'un bal les fit connaître au chevalier de Sélicourt.

On traite de chimères ces passions nées au premier coup d'oeil, et qui influent quelquefois sur le reste de la vie; c'est pourtant de ce trait rapide que furent à la fois frappés Sélicourt et la marquise. Le chevalier devint éperdument amoureux, dès le moment qu'il eût vû Madame De Menneville: ses regards ne se fixèrent plus que sur elle; toute son ame ressentit une impression qu'elle n'avoit point encore éprouvée; il soupira, il fut timide; il craignit de parler; son esprit avoit perdu sa vivacité; il tomba dans la rêverie; enfin il se retira, étonné du désordre qui l'agitoit, et convaincu que son coeur alloit pour jamais se livrer à toute la violence de l'amour. La marquise ne fut pas moins éclairée sur l'émotion dont elle n'avoit pu se défendre à la vûe du chevalier. Quoiqu'elle s'interrogeât peut-être avec moins de franchise, sa vertu lui faisoit des reproches secrets qu'elle auroit bien voulu ne pas mériter: mais elle ne pouvoit se cacher qu'elle avoit trouvé Sélicourt aimable; elle essayoit de bannir une idée qui, chaque instant, devenoit plus séduisante; elle se promettoit de n'en plus revoir l'objet. Tous ces serments de ne pas conserver le moindre sentiment qui offensât son devoir, étoient prononcés bien faiblement; son coeur s'élevoit sans cesse contre ce systême d'indifférence qu'elle avoit projetté; quel ennemi redoutable nous avons à combattre, lorsque la raison n'est pas d'accord avec notre penchant! Et que la vertu la plus ferme et la plus éprouvée, près des passions, a de faiblesse et d'impuissance! Sélicourt étoit bien éloigné de se juger avec la circonspection et la sévérité de la marquise; il s'abandonnoit à tout le charme du nouveau sentiment qui l'enflammoit; il faisoit mille voeux d'adorer jusqu'au dernier soupir Madame De Menneville. J'ai trouvé enfin, se disoit-il, celle qui doit régner à jamais sur mon ame! Je ne veux plus me remplir que du soin de lui prouver une tendresse qui ne finira qu'avec ma vie. Oui, je lui serai éternellement attaché; un seul de ses regards me rendra le plus heureux des hommes... quand elle ne m'aimeroit point... quand elle en aimeroit un autre... qu'ai-je dit? Je n'aspire qu'à l'aimer; s'il m'est défendu de lui parler de mon amour, du moins je goûterai la douceur de m'en occuper; il sera mon unique pensée; ce plaisir suffira à mon bonheur. La baronne Darmilli étoit impatiente de revoir Madame De Menneville; à peine se trouvèrent-elles ensemble, que la première fit bientôt tomber la conversation sur Sélicourt. La marquise crut saisir dans les expressions de son amie, un intérêt plus fort qu'un éloge dicté par la froide politesse; quelle lumière affreuse pour un coeur dominé déjà par une passion que les obstacles irritoient! Elle eut pourtant la force de résister à son trouble; empressée de quitter Madame Darmilli, dès qu'elle fut seule, elle voulut se rendre compte des différentes impressions qui agitoient son ame. La baronne, s'écrie-t-elle, aimeroit Sélicourt! Ah! Malheureuse! Puis-je en douter? Ne sçais-je pas comme l'on aime? Oui, Sélicourt est cher à mon amie! ... Je donne ce nom à qui me perce le coeur! ... Mais quelles sont mes espérances? Où vais-je m'égarer? M'est-il permis d'entretenir des sentiments que ma vertu rejette? Aurois-je oublié les noeuds, les noeuds sacrés qui me lient? N'y songeons plus, ne revoyons plus le chevalier... eh! Pourrai-je ne pas y penser? ... Est-il possible que je sois déjà aussi faible, aussi criminelle? Non, je ne verrai plus Sélicourt; je ferai davantage, si la baronne l'aime... si elle l'aime! ... J'en suis trop assurée. Eh bien?Je ne m'opposerai point à son penchant; je lui préterai des armes contre moi-même; elle épousera Sélicourt... qu'elle est heureuse! Son coeur lui appartient, et elle pourra le donner ainsi que sa fortune, à un objet... pourquoi Monsieur De Menneville n'est-il pas aussi aimable? Pourquoi ma chaine... je dois m'y soumettre. Malgré les orages d'une passion naissante, la marquise prit assez d'empire sur elle-même pour ne voir que rarement Sélicourt, tandis que la baronne saisissoit toutes les occasions qui la rapprochoient de lui; elle affectoit même de n'en point parler. Madame Darmilli lui parut un jour rêveuse, et comme remplie de quelque projet important qu'elle méditoit: son amie demanda la cause de cet air de profonde réflexion: la baronne garda le silence quelques instants; ensuite s'adressant à Madame De Menneville, et la regardant avec une sorte de curiosité:-vous êtes mon amie!-En douteriez-vous?-Il faut donc que je vous consulte sur une des actions les plus importantes de ma vie. À ce début, la marquise ressent une espèce de frissonnement. La baronne continue: vous avez vû le chevalier de Sélicourt: sans doute que vous le trouvez aimable? Il n'est pas possible d'avoir d'autres yeux, et... j'imagine qu'il mérite l'estime autant que la tendresse... vous ne me répondez point? ... La marquise étoit déconcertée; son embarras augmentoit avec sa rougeur. Je rends au chevalier, dit-elle, la justice qui lui est dûe; je pense que son ame ne dément point son extérieur. MadameDarmilli poursuit: il me vient une idée que vous pourrez approuver; ma chere marquise, le coeur a besoin de passion, et il est bien doux de concilier ses penchants et son honneur; la femme la plus vertueuse est souvent la plus sensible. Un mari qui plaît est préférable à un amant; on ne rougit pas de son bonheur avec le premier; on s'enorgueillit même de son amour; d'ailleurs un objet qu'on peut estimer répand un nouvel intérêt sur le sentiment qui nous lie. Je serois donc tentée de former des noeuds qui ont été pour moi une chaîne pesante, et qui aujourd'hui deviendroient préférables à la liberté même. Déterminez mon choix... je pencherois à donner ma main à Sélicourt. Parlez, je me déciderai sur votre réponse.

Quel coup pour madame de Menneville! À quelle agitation elle est en proie! Elle avoit pu jusqu'alors flotter dans l'incertitude; un coeur ouvert à l'amour demande à s'égarer. Il ne lui est plus permis de douter que Sélicourt ne soit aimé de Madame Darmilli; et quelle est cette rivale? Son amie. Elle craint la plus légère apparence de dissimulation, et elle n'ose montrer son ame aux regards de la baronne. Cependant que peut-elle espérer d'une passion qu'elle doit étouffer dans sa naissance? Sa foi, son coeur ne lui appartiennent plus; elle est mariée; en un mot elle ne peut être à Sélicourt. Du moins s'il n'étoit à personne, si même elle n'étoit point aimée, et que toutes les femmes fussent indifférentes au chevalier! Mais tout se réunit pour l'accabler; elle se représente le chevalier sensible, et la baronne, l'objet d'une ardeur naissante; la marquise veut se rendre maitresse des divers mouvements qui la tyrannisent; elle succombe à leur violence. Qu'avez-vous, s'écrie Madame Darmilli? Vous pâlissez! Madame De Menneville perd l'usage des sens; on la transporte chez elle, et elle ne r'ouvre les yeux que pour envisager la bizarrerie d'une situation singulière; ses réflexions détaillées, le rapport de son premier état avec le présent, tous ses projets de se combattre et de se vaincre ne servoient qu'à approfondir sa blessure. Plus on s'arrête à détruire les progrès d'une passion, et plus elle s'étend et s'irrite; en veut-on secouer le joug, on doit s'en défendre jusqu'au souvenir. La marquise reçoit ce billet dont le caractère lui étoit inconnu: "je commence, madame, par vous prier de lire cette lettre jusqu'à la fin, et de ne pas la rejetter aux premières expressions qui pourroient vous déplaire. "Je vous aime, madame... songez que je vous supplie de m'entendre; oui, madame, l'amour que vous m'avez inspiré est inexprimable; jamais passion n'a égalé la mienne: c'est la tendresse la plus vive et la plus circonspecte. Je sçais quel empire ont sur vous le devoir et la vertu: jugez de la violence de mes transports, puisqu'après cet aveu, j'ose les faire éclater. Je n'ignore point que tout vous défend de m'aimer: l'engagement, hélas! Qui vous enchaîne, un attachement inviolable à vos devoirs, et peut-être plus que tous ces motifs, le peu d'intérêt que je suis capable de faire naître. Non, je ne me dissimule pas, si ce triomphe étoit possible, qu'il seroit réservé à tout autre qu'à moi de vaincre votre indifférence. Malgré tous ces obstacles, laissez-moi goûter le plaisir de vous écrire que rien ne pourra vous arracher de mon coeur, que je vous adorerai jusqu'au dernier moment de ma vie, sans retour, sans espoir, et même sans la consolation de m'entendre dire que vous me plaignez. Où trouverez-vous un hommage plus désintéressé? Est-ce vous offenser que de sentir avec transport vos charmes et vos vertus, de se le dire en secret, de répéter cent fois ce que je m'interdis pour toujours de révéler tout haut, que vous êtes la plus adorable des femmes, et que je suis l'amant le plus tendre? ... Quel mot m'est échappé? Je ne l'effacerai pas. Oui, je suis l'amant le plus passionné, le plus malheureux et le plus discret. Si ma présence vous étoit importune, j'éviterois jusqu'aux lieux où je pourrois vous rencontrer.

Qu'ai-je dit? M'envieriez-vous le bonheur de vous voir, de solliciter un regard de ces yeux où mon ame s'attachera sans cesse? N'est-ce pas assez de me contraindre au silence?Vous faut-il un plus grand sacrifice? Ne vous point parler de ma tendresse, et mourir, c'est tout ce qui est en mon pouvoir." Le chevalier de Sélicourt. Ce que Madame DeMenneville éprouva à la lecture de cet écrit ne peut s'imaginer; elle apprenoit que son amie n'étoit point aimée, que c'étoit elle qui avoit rendu sensible un homme qu'elle adoroit déjà: car sa passion se fortifioit de la résistance qu'elle lui opposoit, et en même-temps elle ne vouloit point que sa vertu et sa générosité cédassent à son amour; la baronne lui étoit chere; Sélicourt avoit peu de bien; époux de Madame Darmilli, il jouiroit d'une brillante fortune. Quelle satisfaction de remplir ses devoirs, de s'immoler pour le bonheur de son amie, pour celui de son amant, et de s'élever au-dessus de l'humanité! Voilà une légère idée des contrariétés et des révolutions qui se succédoient rapidement dans l'ame de la marquise. On remet au chevalier la lettre suivante, quelques jours après celle qu'il avoit adressée à Madame De Menneville.

"Vous serez sans doute surpris de ma démarche: moi-même, monsieur, j'en suis étonnée. Je ne me cache point que je manque à toutes les loix imposées à mon sèxe; je suis la première à me trouver coupable: mais je ne sçaurois résister au sentiment qui me domine et qui m'emporte malgré moi. Vous le connaissez ce sentiment, puisque vous sçavez si bien l'inspirer. Seroit-ce l'amitié? Hélas! Je crois l'amitié plus tranquille. Épargnez-moi un aveu que j'attends de vous avec transport; mon bonheur dépend de votre réponse, et vous me l'apporterez vous-même. Il est inutile de vous dire qui je suis: vous avez dû me distinguer parmi les femmes qui cherchent à fixer votre choix. Je le répéte: si ma franchise est condamnable, je me flatte que ce ne sera pas vous qui me jugerez avec sévérité." Vous faire un crime, s'écrie Sélicourt, de cet excès de bonté! Ah!Divine Menneville, je l'eusse payé de mes jours. Eh! Quoi! Seriez-vous criminelle pour répondre à l'ardeur la plus vive et la plus respectueuse? Vous seriez la plus insensible, la plus barbare des femmes, si vous ne partagiez pas des sentiments si tendres. Je cours à vos genoux.

Le chevalier vole en effet chez la marquise. On l'annonce; elle étoit seule; il va tomber à ses pieds:-il est donc vrai, madame, que la pitié pour moi l'emporte sur l'indifférence!Mon bonheur est trop grand pour que je n'en doute point. Quoi! Vous payeriez tant d'ardeur de quelque retour! Ah! Madame, laissez-moi expirer d'amour et de joie à vos genoux; que je meure, en vous répétant, jusqu'au dernier soupir, que je vous aime, que je vous adore, que je ne vis que pour vous... où courez-vous, madame? Vous voulez me quitter! Cet aveu vous offenseroit? Vous repentiriez-vous de m'avoir rendu le plus heureux des hommes, du plus malheureux que j'étois avant que de recevoir mon arrêt? Daignez donc lever sur moi ces yeux qui vous rendent si belle.

La marquise étoit suspendue entre l'amour, la bienséance, et l'étonnement; à chaque parole de Sélicourt, ces impressions augmentoient; elle n'imaginoit point ce qui pouvoit donner lieu au discours du chevalier, et peut-être que sa vertu n'avoit pu l'empêcher de goûter quelque plaisir, en voyant à ses pieds l'homme qui lui étoit le plus cher. Cependant elle fait des efforts pour revenir de son trouble, et forçant Sélicourt de se relever:-Je ne comprends rien, monsieur, à tout ce que j'entends; vous me parlez d'amour... je ne sçais comment j'ai pu vous écouter jusqu'au bout. N'accusez que ma curiosité de vous avoir laissé poursuivre un entretien qui m'a offensée dès le premier mot.

J'ignore ce que vous voulez dire par ce bonheur auquel je suis si éloignée de contribuer; de grace, expliquez-vous mieux: c'est une énigme au reste dont je serois charmée d'avoir le mot. C'est moi, madame, reprend avec vivacité le chevalier, qui ne vous conçois pas; il faut que vous craigniez d'adoucir la situation d'un infortuné que l'excès de sa tendresse conduira au tombeau. Oui, madame, je vois trop que je ne suis point aimé, et que vous avez voulu par cette lettre insulter à une passion que je ne puis dompter. Le voici cet écrit fatal, je vous le rends; j'en expirerai de douleur: mais je ne vous importunerai plus, je ne vous importunerai plus de mes plaintes.

Sélicourt avoit remis le billet à madame de Menneville; elle y jettoit les yeux.-Que me conseillez-vous, madame? Est-il en mon pouvoir de vous oublier? Quoi! Vous vous reprocheriez une marque de bonté pour laquelle je donnerois cent fois ma vie! Ôtez-la moi donc cette vie odieuse, si vous me défendez de vous adresser mes voeux. À quels combats étoit livrée Madame De Menneville! Elle sentoit trop que ce moment alloit décider, et qu'il falloit nécessairement se résoudre au plus grand des sacrifices, immoler l'amour ou l'amitié. Asseyez-vous, monsieur, répond-t-elle, en s'armant d'une fermeté que son ame démentoit, et daignez m'écouter.

Je vous demandois, monsieur, le sens de l'énigme: je vois que c'est vous qui avez besoin d'être instruit; et ce qui va vous étonner, vous me devrez ces lumières. D'abord, qu'il me soit permis de vous interroger. Vous osez, monsieur, me parler d'amour, m'écrire une lettre pleine de ces protestations qu'accompagne trop souvent la perfidie, et vous dites que vous m'estimez, que vous me respectez! Ignorez-vous ma situation? Ne sçavez-vous pas que je dois bannir le moindre sentiment qui seroit contraire à mon devoir? Je suis mariée, monsieur: ce mot suffit pour vous répondre, et pour vous imposer un silence éternel. Non, madame, interrompt avec transport le chevalier, je n'ignore point qu'un autre a le bonheur de vous posséder; hélas! Je sçais trop que j'ai un rival, et que ce rival est un époux: mais je me suis donc mal expliqué dans une lettre qui n'a pu vous offenser; je vous ai dit, madame, et je le répéte encore, que je me sens capable de vous aimer, de vous adorer sans retour, sans espérance. Oui, dussiez-vous me haïr, vous aurez tous mes voeux, toute mon ame; vous serez l'objet constant d'une ardeur qui ne finira qu'avec moi; je suis prêt à vous sacrifier tout; j'étoufferai mes soupirs. Ne craignez point que ma passion soit indiscrete: je mourrois plutôt que de laisser échapper un mot, un regard qui pût vous déplaire et vous compromettre. Du moins, madame, vous ne m'interdirez pas le plaisir d'habiter les lieux où vous êtes, de vivre de l'air que vous respirez, de me remplir de votre image; un tel amour blesse-t-il le respect? Ah! Madame, quel coeur a ma tendresse?

Le discours du chevalier étoit animé de ce ton qui porte avec lui le charme de la persuasion: des larmes de sentiment l'accompagnoient, et lui prétoient une force bien dangereuse pour le repos et pour la vertu de la marquise. Qu'elle avoit de peine à triompher! Et qu'elle appréhendoit que son embarras ne la trahît!

Sélicourt poursuit: et de qui donc, madame, est ce billet qui faisoit ma félicité suprême? Il n'est pas de moi, monsieur, réplique Madame De Menneville en soupirant; je vous accorderai du moins un sentiment qui pourra vous flatter: la confiance a d'extrêmes douceurs pour les ames délicates. Cet écrit que je vous prie de reprendre est d'une femme... qui vous aime, qui peut disposer de son coeur, et contribuer à l'augmentation de votre fortune, en vous donnant sa main... qu'elle sera heureuse, monsieur! ... Vous ne me demandez pas son nom?-Et, vous exceptée, madame, quelle femme sur la terre peut m'intéresser? Vous me parlez de richesses! Qu'est-ce que la fortune près de l'amour? La marquise regarde avec attendrissement le chevalier:-vous trouverez l'un et l'autre, monsieur, dans la personne qui vous a écrit; elle a des charmes qui doivent la rassurer contre la crainte d'un refus. D'ailleurs je ne commets pas une indiscrétion, si je la nomme... je la sers peut-être en vous apprenant que c'est mon amie, la baronne Darmilli...-la baronne Darmilli, madame! Elle réunit sans doute tous les agréments: mais, ajoûte-t-il d'une voix touchante, elle n'est point Madame De Menneville. Son bonheur, reprend la marquise, era le mien; croyez-moi, monsieur, portez-lui vos voeux; je me flatte que vous me garderez le secret; adieu... un plus long entretien... permettez, monsieur, que je vous quitte.

Et aussi-tôt elle entre dans un autre appartement, laissant le chevalier surpris d'une séparation si précipitée.

À peine est-il sorti que Madame De Menneville donne des ordres précis de tenir sa porte fermée à Sélicourt; elle s'enferme dans son cabinet; c'est-là qu'elle s'abandonne à toute la violence de sa situation:-eh bien! En ai-je fait assez pour contenter cette vertu qui nous tyrannise? J'ai tout immolé à mon devoir dans un moment où j'avois le plus besoin de fermeté; ne puis-je à présent m'arrêter sur le prix du sacrifice? Ah! Qu'il m'en a coûté de voir à mes genoux l'homme qui m'est aujourd'hui le plus cher, de l'entendre m'assurer d'un amour... il n'y auroit que le mien qui pût l'égaler; et je repousse sa tendresse! Je m'efforce d'étouffer celle qu'il ne m'a que trop inspirée! Je lui apprends qu'il est aimé! Je cherche à rendre ma rivale heureuse! Qu'exigera de plus cette amitié dont je suis la victime? ... La victime de l'amitié! Et j'oublie que c'est l'honneur qui doit m'imposer des loix!Ne suis-je pas liée par des noeuds qu'il faut que je respecte? Où m'entraîne un trop coupable égarement? Ne me souviendrois-je plus que je suis la femme de Monsieur De Menneville, que je lui suis soumise, que ma chaîne... elle est éternelle!

Elle demeure quelques moments enfoncée dans une profonde rêverie; ensuite elle se relève de cette espèce d'accablement.-Allons, que le chevalier épouse Madame Darmilli, et... que je ne le voye jamais.

La marquise assez vertueuse pour connaître et redouter sa faiblesse, engagea son mari à la mener à la campagne; elle court chez la baronne, qui ne sçait quelle raison peut occasionner ce départ si inattendu, et dans une saison peu propre à ces sortes de voyages.

Cependant Sélicourt avoit rendu visite à Madame Darmilli; il s'étoit servi de tous les agréments de son esprit pour animer la conversation. La baronne curieuse de sçavoir quel effet avoit produit son billet, ramenoit sans cesse le chevalier à ce qui l'intéressoit davantage; elle vantoit continuellement les douceurs d'un mariage assorti; elle présentoit un tableau flateur des plaisirs qui suivent la fortune. Sélicourt ne répondit qu'en faisant l'éloge de la beauté de Madame Darmilli; il est vrai qu'il avoit mis dans ses discours une réserve qui se ressentoit plutôt de la galanterie que du sentiment. Tout ce jargon vague et ingénieux dont les cercles tirent leur amusement et leur mérite, fut employé par le chevalier; il avoit sçu pourtant ménager l'amour-propre de la baronne, au point qu'elle prit pour une déclaration dans les formes, ce qui n'étoit qu'un jeu d'esprit, qu'un de ces compliments dictés par la froide politesse, expressions mortes et sans idées, qu'on est convenu de faire circuler dans les sociétés, et qui ne sont que des mots vuides de sens et d'ame pour les esprits solides, et pour les coeurs sensibles.

La baronne étoit donc presque assurée de sa victoire; elle ne doutoit point que Sélicourt ne s'expliquât avec plus de clarté, lorsqu'elle-même seroit moins circonspecte: car elle s'accusoit de ne s'être point fait assez entendre. C'est dans ces circonstances que la marquise venoit lui annoncer qu'elles alloient être séparées pour quelques mois.

Comment, dit Madame Darmilli! Ma chere amie, vous partez pour la campagne, précisément lorsqu'on l'abandonne! Et d'où vient donc, s'il vous plaît, ce projet singulier?-J'ai mes raisons, ma chère baronne; le séjour de la ville me pèse... il peut vous paraître moins désagréable.-Assurément, je ne ferois pas la folie de quitter Paris au moment où je touche peut-être à mon bonheur... votre bonheur, interrompt avec vivacité Madame De Menneville qui se troubloit à chaque mot!-Il est attaché à la tendresse d'un amant qui soit digne d'être mon époux; j'ai vû Sélicourt; il a toutes ces qualités à mes yeux.-Il vous aime!-Il n'a pas eu besoin de me le dire. L'amour se fait aisément deviner: mais je ne vous cacherai pas que je desirerois fort que l'amitié fût témoin de notre union prochaine...-quoi! Vous allez l'épouser!

Le marquis de Menneville revenoit chercher sa femme: avez-vous fait vos adieux à madame la baronne, dit-il, en s'adressant à la marquise? Dans quel instant il s'offroit à sa vûe!Son désordre étoit affreux. Non, monsieur, répondit-elle: nous n'irons pas à la campagne; j'ai réfléchi; la saison est trop avancée.-Mais hier vous vouliez hâter votre départ!-Hier, monsieur... sçait-on ce qu'on souhaite? Je vous prie de me ramener chez moi.

Monsieur De Menneville et Madame Darmilli se regardoient comme étonnés du discours de la marquise; enfin ils se séparent; la marquise demande à rester seule; elle feint un violent mal de tête, et demeure livrée à sa cruelle incertitude.

C'est alors qu'elle éprouve combien le mal qui la consume a fait de progrès; elle sent avec une espèce d'horreur d'elle-même, que l'amour s'est emparé de son ame. Non, s'écrie-t-elle, il ne m'est plus possible de reprendre ma tranquillité; je trahis mes devoirs dans le fond de mon coeur; j'aime... puis-je m'arrêter à cette idée? Et qui me rend coupable? Un homme qui vient de me prodiguer tous les serments, et qui court me sacrifier à une autre, qui va l'épouser... il ne l'épousera point; je découvrirai tout à la baronne; elle sçaura que Sélicourt est un perfide... eh! Quelle est mon injustice? N'est-ce pas moi qui ai pressé le chevalier de répondre aux sentiments de mon amie? ... De mon amie! ... Elle ne l'est plus, c'est l'ennemie la plus barbare, la plus odieuse... ah! Malheureuse! Qu'est-ce que l'amour? Je n'ai plus de raison; j'abhorre tout ce qui m'environne; je me hais moi-même... je n'aime que Sélicourt... ô ciel, punis-moi, prends ma vie; eh! Quel autre moyen de m'arracher à une passion si funeste, si criminelle? Oui, la mort seule peut me rendre mon repos, mon innocence; je les ai perdus pour jamais!

Madame De Menneville ne quittoit point son appartement; le poison d'une sombre mélancolie s'étoit répandu sur ses jours; son mari n'en pouvoit pénétrer la cause; il la surprenoit souvent les yeux couverts de larmes; elle avoit défendu qu'on laissât entrer Sélicourt, et à chaque moment, elle étoit tentée de donner des ordres opposés; elle se reprochoit de n'être point partie pour la campagne; et si elle y eût été, elle fût revenue le jour même à Paris. Cette contrariété d'idées et de projets l'accabloit. Sélicourt, malgré tous les obstacles, trouvoit des moyens de lui écrire. Vingt fois elle relisoit ses lettres, accusoit le chevalier, le justifioit, se condamnoit à ses propres yeux; enfin elle se détermina à lui renvoyer ces dangereux écrits, qui étoient autant d'aliments d'un penchant malheureux, que rien ne pouvoit guérir. Elle y joignit ce billet: "vous vous obstinez, monsieur, à me désobéir; vous sçavez que nous sommes convenus que vous ne me verriez pas, que jamais vous ne m'écririez. Quelle est votre espérance? De déchirer un coeur qui ne peut ni ne doit être à vous. Contentez-vous d'être aimé de Madame Darmilli; hâtez-vous de sceller une tendresse dont elle ne sçauroit douter. Vous avez suivi mes conseils avec une docilité qui me fait croire que vous ne la démentirez point dans ce que j'ose vous prescrire. Adieu, monsieur; épargnez-vous la peine de chercher à tromper une femme qui auroit quelque droit de prétendre à votre estime." Sélicourt reçut ce billet avec une douleur égale à son étonnement. Il étoit bien loin de s'être attiré les reproches que lui faisoit la marquise; il crut entrevoir qu'il ne lui étoit pas aussi indifférent qu'il l'avoit craint; il s'imagina démêler quelques nuances de jalousie dans ses plaintes mesurées; il brûloit d'avoir une entrevûe avec elle: sa présence lui étoit interdite. Il apprend que Monsieur De Menneville avoit entraîné sa femme à un bal que donnoit une de ses parentes. Le chevalier court à cette assemblée, et s'introduit adroitement dans un cabinet où la marquise s'étoit retirée; elle fuyoit le monde; elle avoit ôté son masque, et laissoit voir une langueur séduisante qui lui prétoit de nouveaux charmes; son mari étoit sorti, et ne devoit revenir qu'à la fin de la nuit; le hazard avoit voulu que Sélicourt seul fût instruit de cette circonstance: il en profita; il court prendre un déguisement semblable à celui de Menneville; il revient, et vole auprès de la marquise. Madame, lui dit-il avec tout l'emportement de l'amour, j'ai appréhendé de faire éclater des transports qui ne doivent être connus que de vous. Le respect, vous le voyez, n'a pas moins de pouvoir sur moi que la tendresse; de grâce ne refusez point de m'entendre; je ne vous demande qu'un moment d'entretien, et après cet instant, s'il faut ne plus vous voir, s'il faut mourir, je vous obéirai.

Madame De Menneville qui avoit reconnu la voix du chevalier, s'étoit sentie comme arrêtée par mille impressions différentes; elle n'a pas la force de fuir, ni celle de lui ordonner de se retirer. Il poursuit: se flatter, madame, d'obtenir un regard de vos yeux, ce sont, je l'avoue, de ces faveurs dont peu de mortels sont dignes, et que je mérite assurément moins que tout autre, quoique personne ne sache aimer comme moi: mais, madame, bornez-vous à m'accabler de votre indifférence, à me hair peut-être, sans chercher à me trouver coupable de la bassesse la plus criminelle. J'ai vû Madame Darmilli; je lui ai parlé avec les égards qui lui sont dûs: mais je ne lui ai jamais dit que je l'aimois... vous ne l'aimeriez pas, interrompt la marquise toujours plus troublée! Et quelle autre que vous, madame, puis-je adorer, reprend vivement Sélicourt? Si vous le permettiez, il me seroit aisé de me justifier.-Je n'ai pas besoin, monsieur, de votre justification; en quoi m'avez-vous offensée? J'ai été la première à vous conseiller de vous attacher à la baronne; elle vous aime, monsieur... et je ne sçaurois... la marquise se tait à ce mot.-Je vous entends, madame, vous ne sçauriez m'accorder le moindre sentiment; votre vertu vous défend-t-elle de m'estimer et de me plaindre? Non, il est inutile... mais je m'apperçois, madame, qu'on nous examine; on pourroit soupçonner que je ne suis pas un mari trop heureux; votre honneur m'est mille fois plus cher que ma vie, que mon amour: qu'exigez-vous de plus? Je vous quitte; daignez seulement souffrir que j'aille une seule fois chez vous tomber à vos pieds; vous lirez dans mon coeur, et vous disposerez de mon sort; j'attends mon arrêt.

La marquise ne put résister: elle consentit à revoir Sélicourt, en l'assurant cependant qu'après cette entrevûe, il devoit pour jamais éviter jusqu'aux lieux où ils pouvoient se rencontrer. Le chevalier promit tout; il sentoit le prix de la permission qu'on lui accordoit, et il ne s'occupa plus que du plaisir qu'il goûteroit à parler encore de sa tendresse à Madame De Menneville.

Que ce ménagement et ce respect avoient rendu Sélicourt dangereux pour la marquise! De retour chez elle, son coeur se livre à un tumulte de sentiments qu'elle avoit été contrainte de renfermer; elle ne voit d'abord que l'amant le plus tendre, le plus délicat, et le plus attentif à conserver sa réputation. Ah! S'écrie-t-elle, il n'y a que Sélicourt qui puisse avoir une ardeur aussi vive et aussi pure! Avec quelle circonspection il m'a parlé de sa tendresse! Comme il craignoit de me désobliger! Combien je lui suis chère! Qu'il m'a touchée! Je n'ai point de rivale; c'est moi, moi seule qu'il aime... ne puis-je répondre à cet amour sans blesser mon devoir, sans manquer à l'honneur, à Monsieur De Menneville?Eh bien! L'amitié nous unira; l'amitié ne sçauroit-elle tenir lieu des autres passions? ... L'amitié! Comme je cherche à me tromper! Est-ce là le nom qu'il faut donner au malheureux penchant qui me dompte... qui me fera mourir? Eh! Mourons plutôt que d'y céder... j'ai promis au chevalier de le revoir... je ne le verrai point... je ne le verrai point; non, ne montrons point ma faiblesse à ses yeux: contentons-nous... d'être coupable en secret; je le suis sans doute, je ne m'aveugle pas: mais épargnons-nous la honte de le paraître; qu'il n'y ait que moi seule qui sçache tout l'excès de mon égarement, tout ce que je souffre.

Elle appelle aussi-tôt une de ses femmes, et fait donner à sa porte de nouveaux ordres qui bannissoient le chevalier pour toujours. Sélicourt vole au rendez-vous; on veut le renvoyer, il insiste, il presse; enfin il parvient à pénétrer jusqu'à l'appartement de Madame De Menneville; elle fait quelques pas pour fuir; il ose s'opposer à son passage.-Non, madame, vous ne me fuirez point; vous m'écouterez, pour la derniere fois, s'il le faut. Vous n'ignorez pas qu'hier j'ai sçu m'immoler à tout ce qu'exigeoient ma délicatesse et votre réputation; aujourd'hui qu'il m'est permis de vous parler sans témoins, vous daignerez m'entendre. Je vous le répete, madame: après cet entretien, vous ordonnerez de mon sort: il dépend entiérement de vous. Hélas! Je ne vous ai pas encore dit à quel point je vous adorois. Cet amour, madame, ne doit point vous offenser; je serai l'amant le plus tendre, mais le plus respectueux; je ne vous demande aucun sacrifice; je me bornerai à m'enivrer du plaisir d'aimer la femme la plus estimable, et la plus digne de mes hommages. Encore une fois, qui peut vous allarmer dans le commerce de sentiment que permettroit la vertu la plus sévere? Songez, madame, que l'amitié...-L'amitié, monsieur, interrompt la marquise en jettant un profond soupir! Elle regarde attentivement le chevalier. Pourquoi nous tromper? Non, je ne dois vous voir ni vous entendre; je trahis mon devoir, je manque à mon époux, chaque instant que je donne à une conversation dont l'objet ne peut que me rendre coupable. Ah! Je ne me cache pas ma faute; c'en est une affreuse de soutenir seulement votre présence; retirez-vous, monsieur, retirez-vous; j'en ai trop entendu! Alors Madame De Mennevillese lève; Sélicourt s'apperçoit qu'elle est en larmes.-Que vois-je? Et c'est moi qui suis la cause de ces pleurs! Oui, c'est vous, Sélicourt, reprend la marquise en retombant sur son siége, et ne contraignant plus ses transports; c'est vous qui les faites répandre!-Ah! Madame... ah! Charmante Menneville! Vous prendriez quelque intérêt aux tourments dont vous m'accablez! Vous ne me haïriez pas!-Vous haïr! ... Je le devrois; vous m'avez ôté mon repos, ma tranquillité, ma vertu... dans ce moment où ma faiblesse éclate, Sélicourt, ayez plus de courage, plus de générosité qu'une malheureuse femme qui n'est plus à elle, qui a perdu la raison, et qui voit tout l'excès de son égarement.

Le chevalier étoit aux genoux de la marquise; il les arrosoit de ses larmes:-vous n'êtes point coupable; vous n'aurez rien à vous reprocher; dites-moi seulement que vous m'aimeriez, si le don de votre coeur étoit en votre disposition.-Vous voulez donc jouir de votre triomphe! ... Et ces pleurs ne vous le disent-ils pas assez? ... Un instant après, elle s'écrie avec emportement: vous m'aimez?-Si je vous aime! Quelle expression peut rendre tout ce que vous m'avez inspiré?-Puisque vous m'aimez, je puis tout attendre de vous?-Tout sans doute. Le sacrifice de mes jours seroit encore peu, pour vous prouver ma tendresse.-Il ne faut point mourir; il faut peut-être faire plus... je sens, lorsque l'on aime, que ce que j'exige est cruel pour tous deux. Chevalier... soyez l'époux de MadameDarmilli.-Que me proposez-vous?-Le plus grand témoignage que vous me puissiez donner de votre amour; elle est mon amie; elle m'a confié que vous lui étiez cher, et elle peut faire votre bonheur: faites le sien; Sélicourt, oubliez-moi, oubliez-moi... et ne me voyez plus.-Que j'aime la baronne! Que dans les bras d'une autre... non, madame, je ne vous obéirai point; l'amitié a donc des droits bien puissants sur votre ame!-Elle en eut, et l'amour... que je suis changée à mes propres yeux! Mon dessein est pris; ou vous donnerez votre main à Madame Darmilli, ou nous nous voyons pour la dernière fois. Croyez-vous, poursuit-elle, qu'il ne m'en coûte pas de vous imposer des loix semblables? Sélicourt, n'arrêtez point vos regards sur ma douleur; c'est à vous de montrer de la fermeté; souvenez-vous que nous ne pouvons être l'un à l'autre... le mari de Madame Darmilli... sera mon ami... à peine a-t-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle quitte le chevalier, qui sort accablé de sa situation. Obéira-t-il à Madame De Menneville? Épousera-t-il la baronne? De tout côté, il n'envisage que des chagrins réels: les peines du coeur sont les premières et les plus sensibles. Il voyoit souvent Madame Darmilli: mais il ne pouvoit se résoudre à la flatter de la moindre espérance; il pensoit qu'il y auroit eu de la lâcheté à feindre des sentiments qu'il n'avoit pas. Peut-être l'amour venoit-il se mêler à ce qui paraissoit au chevalier, le procédé d'une probité délicate. Il est si peu de nos vertus dont la source soit pure! Combien y en a-t-il qui ne sont que des sacrifices secrets faits à nos passions!

La baronne commençoit à craindre qu'elle ne fût pas autant aimée qu'elle avoit eu le malheur de le croire; elle ne pouvoit résister à des mouvements de jalousie; la présence de Madame De Menneville lui étoit importune, et quelquefois l'affligeoit; elle avoit des soupçons dont elle appréhendoit de se rendre compte. Lorsque Sélicourt se rencontroit dans sa société avec la marquise, il échappoit à cette dernière, malgré son extrême réserve, des soupirs et des regards qui auroient éclairé Madame Darmilli, si elle eût pu se défier de son amie.

Ces deux femmes auroient voulu s'éviter, et il sembloit que la bizarrerie de leur destinée s'obstinât à les rapprocher.

Elles se trouvent, un jour, seules: elles gardent un silence qui décéloit leur embarras; la baronne fut la première qui eut la force de parler, et bientôt la conversation a le chevalier pour objet. Croyez-vous qu'il m'aime, dit Madame Darmilli, en regardant fixement Madame De Menneville? Je ne sçais si mes soupçons ont quelque fondement: mais il me paraît distrait, froid, embarrassé; lorsque je veux lui adresser la parole, il me quitte brusquement; il fuit jusqu'à mes regards: cependant je mettrois toute ma félicité à recevoir sa main, à lui donner toute ma tendresse; il seroit le maître absolu de ma fortune, de mon coeur. Chaque mot qu'elle prononçoit étoient autant de traits mortels pour Madame DeMenneville. Elle continue: si j'avois une rivale! ... Quelle idée: dieu! Ma chere amie! C'est alors que la marquise éprouve un désordre inconcevable. Je vous demande vos conseils, poursuit la baronne; que faut-il que je fasse? Je ne le dissimulerai point: si je n'épouse pas Sélicourt, s'il en aime une autre... qu'ai-je dit? Il en aimeroit une autre! ... C'en est fait: je ne réponds pas de mon désespoir; je suis capable de tout... heureuse de perdre la vie! Il vous est donc bien cher, interrompt Madame De Menneville?-Ah! C'est lui qui m'a fait connaître l'amour; jusqu'à ce moment si funeste pour mon repos, j'avois été la maitresse de ce coeur... qui n'est plus à moi, qui est rempli de la douleur la plus vive. Hélas! Aurois-je cherché moi-même à me tromper? Le chevalier... il n'a pas ma tendresse! Non, il est incapable d'aimer comme j'aime! Et je sens... je n'y résisterai point, s'il faut que je renonce à cet amour... chère amie, ayez pitié de mon état; c'est dans vos bras que je me jette, que je viens puiser des forces contre une faiblesse... elle me coûtera la vie; plaignez-moi; rassurez-moi: dites-moi que le chevalier me payera d'un retour... qui m'est bien dû; écartez des pressentiments... peut-être ils ne sont que trop véritables! Déterminez mon ame; vous voyez mes agitations, mes tourments. La marquise avoit la tête penchée sur une des mains de la baronne. Quelle surprise, quel coup de lumière foudroyant pour Madame Darmilli! Elle retire cette main trempée de larmes:-des pleurs! ... Qui les fait couler? Parlez... parlez... ce trouble... Madame De Menneville éclate en sanglots: la baronne reprend vivement.Seroit-il possible? ... Instruisez-moi...-oui... vous avez une rivale.-Une rivale! Et qui? Qui? ... Où est-elle? Où est-elle? ... J'irai...-ne cherchez pas plus loin... arrachez-lui la vie... elle est devant vos yeux.

Et aussi-tôt la marquise tombe sur un siége, mourante et noyée dans un torrent de larmes. Madame Darmilli à son tour est terrassée sous le coup qui vient de la frapper: elle est dans l'anéantissement, elle s'en relève avec un transport furieux:-vous aimez Sélicourt! Il vous aime! Et c'est mon amie qui me trahit!

Il est impossible d'exprimer la gradation des mouvements rapides qui se succédèrent dans son ame; la voix expire sur ses lèvres; elle retombe, et perd entiérement connaissance.Madame De Menneville, à ce spectacle, reprend ses forces, et vole au secours de la baronne. Il n'y a peut-être jamais eu d'exemple d'une situation plus violente. Madame Darmilli que la marquise tenoit en pleurant dans son sein, r'ouvre les yeux, jette un cri d'effroi, et se retirant en arrière, repousse avec indignation, Madame De Menneville: elle l'envisage avec horreur. Que ces traits si chers au chevalier sont haïssables pour la baronne! Elle sort de cette léthargie pour se livrer aux excès du désespoir:-Le voile est donc déchiré!J'ai une rivale! Et c'est vous, vous à qui j'ouvrois mon coeur! ... Je me vengerai... je me vengerai. Eh bien! S'écrie la marquise, en tombant aux pieds de Madame Darmilli, satisfaites une vengeance trop juste: mais que je sois la seule victime; je ne prétends point affaiblir mes torts; je ne veux paraître innocente ni à vos regards, ni aux miens mêmes. Vous voyez la plus malheureuse des femmes. Je pourrois chercher à m'excuser, en vous disant que j'ai pressé le chevalier de vous aimer, de recevoir le don de votre main, de me fuir, de ne plus m'aimer...-de ne plus vous aimer, cruelle! Il vous aime donc! ... Il vous aime donc! Daignez m'écouter, répart Madame De Menneville.-Je ne suis point aimée! Et c'est vous perfide...-De grâce...-je ne veux rien entendre.-Un mot... je n'attendrai pas qu'une autre me punisse; je sçaurai vous épargner ce soin. Je connais toutes mes fautes; je sçais que je blesse mon devoir, un engagement sacré, l'amitié; il faut les contenter tous trois... oui, que le chevalier ne me voye jamais; si je lui suis chère...-si vous lui êtes chère!-J'exigerai absolument qu'il vous porte des voeux, que je dois rejetter... -votre générosité! Votre pitié! De nouveaux outrages! Allez; laissez-moi... laissez-moi mourir! C'est moi qui mourrai, interrompt la marquise, en rédoublant ses larmes: mais j'aurai rempli mes obligations; j'aurai fait votre bonheur... un jour vous connaîtrez votre amie:-Mon amie! ... Vous ne l'êtes point; vous ne la fûtes jamais: vous êtes mon bourreau... retirez-vous, cruelle... je ne sçais... ma fureur... ah! Quel monstre j'ai caressé dans mon sein! Ces deux infortunées, dignes en effet de compassion, se fuyoient, se rapprochoient, se repoussoient avec horreur, gémissoient, fondoient en larmes. Sélicourt entre, et est frappé de ce tableau; Madame Darmilli court à lui toute égarée:-C'est vous, barbare, qui nous jettez dans ce désespoir horrible, qui nous plongez à toutes deux le poignard dans le coeur; jouissez de votre triomphe; il est complet: vous avez désuni... les amies les plus tendres; vous avez fait pour toujours notre malheur, ma honte... vous me rendez coupable d'un emportement... je n'ai plus d'amitié, de raison, de vertu... nous méritions un autre sort! Le chevalier comprit aisément que Madame Darmilli étoit informée de ce qu'il auroit voulu lui cacher; il est accablé sur-tout de la douleur de Madame De Menneville. Oui, dit-il, en montrant la marquise, dès le premier moment que j'ai vû madame, je l'ai adorée, et cette passion augmente tous les jours; je n'ignore point que tout s'oppose à mon bonheur: le noeud fatal qui l'enchaîne, sa vertu, peut-être son indifférence... mon indifférence, s'écrie en pleurant Madame De Menneville! Et, madame, qu'avez-vous à vous reprocher, poursuit le chevalier? Vous m'avez ordonné de ne plus vous voir; vous ne m'avez parlé que de votre amie, des sentiments flatteurs dont elle m'honoroit; vous m'avez imposé la loi de répondre à ses bontés, de l'engager à me donner sa main. Je ne me dissimule pas mes fautes, mes offenses, interrompt la marquise: j'ai manqué à mon époux, à mon amie... je ne sçaurois plus vivre; adieu, ne nous voyons jamais. Et vous, continue-t-elle en regardant MadameDarmilli, ne me refusez pas votre estime: vous m'accorderez du moins votre compassion; vous sçavez ce que c'est qu'un coeur sensible: vous devez juger de l'excès de mes maux; ils sont affreux! Et ce n'est pas à vous à y mettre le comble.

La marquise se retire avec précipitation; Sélicourt veut la suivre.-Demeurez, monsieur; songez que nous ne devons point nous revoir; j'attends cet effort de votre probité; non... ne nous revoyons plus.

Le chevalier reste avec Madame Darmilli qui s'abandonnoit à la douleur la plus vive; elle poussoit des cris étouffés par les sanglots; elle arrosoit la terre de ses larmes.-Ah!Madame, ces pleurs, achevent de me rendre le plus malheureux des hommes. Je ne vous ai point trompée; j'ai pris plaisir à faire l'éloge de vos charmes; j'ai été un des premiers à vanter vos grâces, votre esprit; j'ai été pénétré de reconnaissance...-De reconnaissance, monsieur! Ah! Qu'est-ce que la reconnaissance pour tout ce que vous m'aviez inspiré? Je ne pouvois, reprend Sélicourt, vous donner que ce sentiment pour les bontés dont vous aviez dessein de me combler; j'avois vû Madame DeMenneville, et mon coeur n'étoit plus à moi; cependant elle me pressoit de vous le consacrer ce coeur, de voler au-devant d'un engagement qui dans toute autre occasion eût rempli tous mes desirs; je lui opposois en vain ma tendresse: elle demandoit que je l'immolasse à la vôtre, que je fusse votre amant, votre époux... c'en est assez, monsieur, dit avec vivacité Madame Darmilli!-Mais madame, daignez...-C'en est assez! Je vous ai trop retenu! Votre présence m'est importune, odieuse... je vous déteste; je m'abhorre moi-même. Sortez. La baronne, restée seule, essuye mille assauts différents; combattue successivement par la douleur, l'amitié, l'amour, le désespoir, tantôt elle condamnoit la marquise, tantôt elle cherchoit à la justifier. Un moment après, elle s'accusoit elle-même; quelquefois elle formoit le projet de sacrifier sa tendresse: mais l'amour revenoit bientôt détruire ces résolutions, et reprendre un empire plus absolu. Elle court chez Madame De Menneville, demeure quelque temps sans parler, ensuite d'une voix concentrée:-m'aimez-vous? Puis-je réclamer cette amitié qui nous unissoit? Vous ne devez pas douter de mon attachement, répond la marquise frappée du ton et de l'air égaré de sa rivale. Eh bien! Reprend toujours plus agitée Madame Darmilli, et en courant serrer dans ses bras Madame De Menneville avec fureur, ma vie et ma mort sont dans vos mains; votre promesse ne m'a point rassurée; je viens exiger une preuve décisive. Vous sentez-vous capable de l'effort le plus grand, le plus généreux? Il faut absolument immoler l'amie, ou sacrifier l'amant... songez que je suis dans un état... où l'on n'a rien à ménager. Je puis vous perdre, ajoûte-t-elle d'une voix effrayante; votre sort, votre honneur... c'est votre générosité, votre humanité que j'implore; j'embrasse vos genoux. Elle tombe en pleurs aux pieds de Madame De Menneville qui s'empressoit de la relever.-Non, j'y demeurerai... j'y mourrai jusqu'au moment que vous m'aurez donné votre parole, de m'accorder la grace... ma chère et unique amie, c'est la vie que vous me rendrez; c'est mon bonheur que je vous devrai. Eh bien! S'écrie la marquise éperdue: que voulez-vous que je fasse? Parlez, attendez tout de moi... ne restez point, ne restez point dans cette situation. La baronne se relève, se rejette dans les bras de Madame De Menneville:-c'est le triomphe de l'amitié que je sollicite, je le sens trop: mais... vous dites que vous êtes mon amie; votre honneur vous défend... vous ne pouvez sans une faiblesse impardonnable disposer de votre coeur... vous aimez Sélicourt... je le comblerai de biens. La marquise laisse voir de l'impatience:-Expliquez-vous donc madame.-Ô ciel! Je ne dois point compter sur votre pitié! Ce ton m'annonce...-Que je ferai ce que vous me demanderez... pardonnez à mon trouble.-Il va augmenter; je ne me le cache point: ce que j'ai à vous prescrire... est terrible:-encore une fois, parlez, qu'exigez-vous?

La baronne avec emportement:-que vous me sacrifiez... tout; que vous adressiez au chevalier une lettre que moi-même j'aurai dictée.-Vous voulez...-décidez-vous; je vous l'ai dit: ou ma vie, ou ma mort... et ma vengeance peut-être... le temps presse. C'en est assez, répond la marquise, en s'efforçant de rappeller sa fermeté. Elle sonne une de ses femmes:-apportez-moi de l'encre et du papier: retirez-vous... (et se tournant vers la baronne) vous serez satisfaite. La marquise prend le papier:-allons... conduisez le poignard...-ce sera moi qui me percerai le coeur, dit la baronne, en faisant quelques pas comme pour sortir. Madame De Menneville court après elle:-ne sçauriez vous avoir un peu d'indulgence? ... La plume est dans mes mains; dictez. La baronne, d'une voix incertaine, dicte ces mots entrecoupés de soupirs et de silences: "je me suis examinée, chevalier, plus rigoureusement que je n'avois fait jusqu'ici: j'ai été effrayée de me trouver aussi coupable! Vous ne devez pas chercher à me rendre criminelle, et le moindre retour où je me laisserois entraîner pour vous, seroit un crime... dès ce moment je rejette, j'étouffe jusqu'à la plus faible étincelle d'une passion que je n'envisage qu'avec horreur... je bannis de mon coeur jusqu'à votre image... "-écrire à Sélicourt que je l'oublierai... que je l'ai oublié!-Ma chere marquise, ma destinée est attachée à cette lettre... poursuivons.

"Oui, la vertu a repris sur moi tout son ascendant... je retourne à mes devoirs: je n'ai plus à rougir à l'aspect d'un mari... mon ame est libre... (ici la marquise pousse un profond soupir) je goûte le repos, la sécurité... je n'ai plus de reproches à me faire... que mon estime vous dédommage d'un amour que je ne ressens plus aujourd'hui...-Que je ne ressens plus! Le croira-t-il? Plût au ciel... trahirai-je ainsi la vérité?-Continuons; de grace.

"Si ces sentiments peuvent vous suffire, vous m'en donnerez une preuve dont je serai éternellement reconnaissante: vous épouserez Madame Darmilli; elle vous aime, et sa tendresse est bien au-dessus de celle que j'aurois pu vous accorder... "-vous ne l'aimerez jamais autant que je l'aime... il n'est pas possible... mon coeur... cruelle amie!-Songez que vous me l'avez promis, que mon bonheur... craignez:-Finissons donc cette lettre, s'écrie l'infortunée marquise. J'en mourrai, ajoûte-t-elle d'une voix basse et éteinte.

"Hâtez cette union que je désire tant, et qui vous est si avantageuse. Il est décidé que je ne vous reverrai que son époux." Madame De Menneville, en traçant ces derniers mots, tombe dans le sein de Madame Darmilli. Elle r'ouvre les yeux:-je sçaurai me vaincre... je sçaurai me vaincre: êtes-vous satisfaite? Que peut-on faire davantage?-C'est trop sans doute! Eh bien! ... N'envoyons point cette lettre...-elle est écrite, elle est écrite; que Sélicourt... ne portez point vos regards sur les déchirements d'un coeur... si la raison pouvoit me subjuguer... je vous ai obligation de montrer une vertu... que je n'ai point! Non, je ne l'ai point. Puissent ces sentiments affectés passer dans mon ame! Adieu... j'ai besoin de repos... j'ai tout fait pour vous... vous ne vous plaindrez plus de l'amitié.

La baronne veut répliquer; Madame De Menneville étoit disparue.

Les premiers mouvements de Madame Darmilli sont de faire parvenir la lettre à Sélicourt, comme si elle étoit envoyée par la marquise elle-même. Ensuite, elle réfléchit sur sa démarche extraordinaire, sur l'irrégularité des moyens qu'elle employe; elle se juge coupable d'une violence inexcusable; elle frémit, en reconnaissant de la bassesse dans son procédé; elle s'envisage avec une espèce de honte. Mais elle aimoit éperduement, et bientôt tout s'efface, le crime même se justifie aux regards de l'amour; il ne voit que ce qui peut conduire à son bonheur, et il ferme les yeux sur les sacrifices que ce bonheur a coûtés.

Sélicourt désespéré, écrit plusieurs lettres à la marquise: elles lui sont toutes renvoyées, sans avoir été lues; elle est inflexible, ferme sa porte à la baronne comme au chevalier, et elle presse son mari de l'emmener à la campagne. Ce séjour flattoit sa tristesse. Quoi de plus propre à nourrir des chagrins dont la source est dans le coeur! L'aspect de la campagne, l'air qu'on y respire porte avec soi une douceur intéressante, qui se répand sur les moindres sensations, et nous fait aimer jusqu'à nos peines, sur-tout celles de l'amour; son charme se fortifie dans ces lieux solitaires, et ses larmes y sont délicieuses.

Madame De Menneville cherchoit les endroits les plus sombres, et là, elle se livroit à cette mélancolie, qui fait la volupté des ames sensibles et tendres.

Un jour, elle étoit assise dans un cabinet de verdure, dont la fraîcheur et la situation isolée paraissoient inviter à des réflexions de ce genre; elle s'écrie comme emportée par un mouvement qu'elle ne peut plus dominer: cruel amour! Tu m'as rendue bien malheureuse! Quel est aujourd'hui mon sort? Me suis-je assez sacrifiée? Je ne puis oublier cet objet d'une passion qui me poursuit! Envain je m'attache à combattre un souvenir... il m'est impossible de le dompter: je revois sans cesse Sélicourt; je le vois, je l'entends me jurer une tendresse éternelle; je l'ai immolé à l'amitié... et que dis-je? Quel étoit mon espoir? Où m'auroit conduit cet attachement insensé et coupable? À faire mon bonheur, sans blesser votre vertu, dit quelqu'un qui s'étoit précipité aux genoux de la marquise; elle reconnaît Sélicourt! Elle pousse un cri, et lui fait signe de se retirer.-Je ne vous quitterai pas, je viens expirer ici, et vous parler pour la dernière fois d'un amour qui a pu vous affliger; hélas! C'étoit l'ardeur la plus pure, la plus respectueuse; je vous adorois comme ma divinité suprême; oui, je vous respectois autant que je vous aimois.

En disant ces mots, le chevalier laissoit couler ses larmes sur une des mains de Madame De Menneville, qu'il pressoit contre sa bouche. Et c'est vous qui avez décidé mon supplice, poursuit-il! Vous m'ordonniez d'épouser la baronne! Vous avez mis à cette condition le bonheur seulement de vous voir!Étoit-il en ma puissance de vous obéir? ... Dans les bras d'une autre, lui jurer un amour... que je ne pourrai jamais sentir que pour vous! Dumoins, quand je serai libre, tout entier à ce malheureux amour, il me sera permis de le nourrir de ma douleur, de mes larmes éternelles, de vous adresser mes soupirs... vous représentez-vous bien tous les tourments que j'éprouve depuis l'instant cruel que vous m'avez interdit votre présence? Vous m'avez sacrifié à une amie! Ah! Madame; quel coeur pouvoit vous aimer plus que le mien?Daignez donc me regarder, si vous refusez de me répondre... me pardonnez-vous de m'être introduit en ces lieux? Il y a plus d'un mois que je parcours l'asyle que vous habitez; j'ai goûté quelque consolation à me trouver si près de vous; je vous ai vûe plusieurs fois dans ces jardins; je me suis contenté de vous adorer en secret. Vingt fois j'ai été sur le point de me précipiter à vos genoux: la crainte de vous déplaire m'a retenu. Aujourd'hui l'excès de mon amour m'a emporté... je suis venu vous dire, vous répéter que rien ne pourra diminuer cette tendresse qui m'enflammera encore dans le tombeau, que vous serez toujours la maitresse absolue de mon ame. Mon dessein est d'aller m'ensevelir dans une profonde solitude, d'y vivre seul, occupé, rempli de votre souvenir. Je vous le répete: je vous consacrerai mes soupirs, mes larmes; mon coeur jusqu'au dernier moment ne respirera que pour vous, que pour vous seule.-Ah! Sélicourt! Cette exclamation est tout ce qui peut échapper au trouble dont Madame De Menneville est saisie; elle garde ensuite le silence: mais que ce silence étoit expressif! C'étoit l'amour le plus tendre réuni à la tristesse la plus profonde. Elle reprend enfin la parole:-chevalier, que voulez-vous?-Vous aimer, et mourir.-Mais ne sentez-vous pas ma situation? Je dépends d'un mari; je dépends de l'honneur... cette lettre... ce n'est pas moi... j'ai promis à Madame Darmilli de ne vous voir que lié par des noeuds... hâtez-vous de les former ces noeuds cruels... qu'ai-je dit? Oui, c'est moi qui vous en conjure,Sélicourt, j'ai besoin de m'armer contre moi-même, de m'opposer tous les obstacles... je ne sçais point me parer à vos yeux d'une vertu... qu'assurément je n'ai pas; je n'ajoûterai point le mensonge à la faiblesse: apprenez qu'un malheureux penchant avoit prévenu le vôtre, que je n'avois point aimé jusqu'au fatal moment qui vous a offert à ma vûe; l'estime seule, ou plutôt la chaîne du devoir étoit tout ce qui m'attachoit à Monsieur De Menneville. Hélas! Vous m'avez fait connaître combien des sentiments fondés sur la convenance et la raison tiennent peu contre les faiblesses du coeur. Je vous ai donc aimé, chevalier, et peut-être en cet instant... vous aimé-je plus que jamais. Après un tel aveu, vous devez concevoir quel est le parti qui me reste à prendre, c'est de succomber à mon chagrin plutôt que de donner le moindre aliment à une passion qui me rend criminelle à mes propres yeux. Je vous l'ai dit, Sélicourt, si je vous étois chère, (et à cet endroit ses larmes redoublent) vous épouseriez la baronne. Encore une fois le nom de son mari mettroit entre nous deux des obstacles... je pourrois vous voir, vous parler; l'estime...-l'estime, madame... et toujours mettre à ce prix la douceur de jouir de votre présence! Que je vous promette d'épouser Madame Darmilli! Tout mon coeur se révolte à l'idée seule... et quand je vous le promettrois, aurois-je le pouvoir de tenir ma promesse? Donnez-moi donc, pour vous obéir, un coeur qui ne soit plus rempli de l'amour le plus pur, le plus passionné; que je puisse seulement me traîner à l'autel... vous m'y verriez expirer...

Madame De Menneville se lève:-il faut nous séparer pour jamais. Chevalier, c'est la derniere fois que nous nous sommes vûs; adieu.-Quoi! Vous me quitteriez ainsi? Madame... cruelle...-Vous le voulez... adieu pour toujours. Et aussi-tôt la marquise se retire en pleurant, et prend le chemin du château.-Vous suivez mes pas! ... Sélicourt, ne me causez-vous point assez de chagrin? M'exposeriez-vous? ...-C'est assez, madame. Eh bien, je me soumettrai à tout, j'épouserai... je mourrai... elle ne m'entend point; je l'ai perdue de vûe: allons... ne plus revoir Madame De Menneville! ... Je formerai ce fatal engagement; je me chargerai de cette chaîne si odieuse; ma mort suivra de près... il n'importe, j'aurai rempli les ordres... de la maitresse de mon ame; elle jugera par ma soumission, de l'excès de mon amour.

Revenu de son trouble, le chevalier ne se trouva plus la même docilité. Il envîsagea le sacrifice dans toute son horreur, et préféra au plaisir de voir à cette condition la marquise, tous les tourments que lui causeroit son absence;-je serai privé de sa vûe! Ces yeux enchanteurs ne se leveront plus sur les miens! ... Je ne serai pas obligé de me contraindre, de dévorer mes pleurs; je pourrai m'abandonner librement à toute ma tristesse; elle me sera chère, cette tristesse qui s'augmentera: j'en adorerai toujours l'objet; les larmes qu'alors je verserai, auront pour moi quelque douceur, et que j'en aurois de cruelles à répandre, si je m'enchainois...Madame De Menneville sera ma seule pensée, mon seul sentiment, tout ce qui m'animera... il court s'enfoncer dans une petite terre éloignée de Paris, et qui étoit une espèce de désert; il suppose, pour ne point allarmer ses parents, qu'une affaire d'honneur exigeoit cette retraite. Là, livré à sa douleur, tout entier à son amour, il laissoit couler ses larmes sur un portrait de la marquise qu'il avoit sans cesse entre les mains. C'étoit le seul objet qui attachât ses regards; il n'avoit point d'autre entretien, ni d'autre consolation.

La baronne étoit bien plus malheureuse encore que Madame De Menneville; elle se sentoit humiliée du ressort qu'elle avoit mis en oeuvre, pour s'emparer du coeur de Sélicourt; et cette démarche honteuse lui avoit été inutile. Quelle mortification pour un sèxe dont l'amour-propre surpasse quelquefois la tendresse! Avoir été obligée de recourir à la pitié d'une rivale! Chercher à fixer un amant par un artifice méprisable, et ne recueillir d'autre fruit que la conviction à la fois cruelle et outrageante qu'on n'est point aimée, et qu'une autre a la préférence! Voilà où se trouvoit réduite Madame Darmilli!

Elle ne voyoit point le chevalier, et n'en recevoit aucunes nouvelles. La marquise étoit toujours à sa terre. Sélicourt s'ensevelissoit encore davantage dans sa solitude. Le goût de la retraite accompagne presque toujours une passion véritable; un amour pur est une espèce de culte religieux; et il y a tant de douceur pour les coeurs sensibles à se détacher de tout ce qui les environne, à ne se pénétrer que du sentiment qui les domine, à se remplir de cette seule impression! C'est une volupté si délicieuse, de se dire que l'objet que nous aimons est notre unique pensée, de lui offrir jusqu'à nos peines! Voilà les plaisirs que goûtoit le chevalier; il formoit des voeux continuels de rester attaché à Madame De Menneville, quoiqu'il fût privé de toute espérance. Des ames faibles, incapables de sentir la vivacité de l'amour, le charme de ses délicatesses, ce qu'on appelle les gens du monde, trouveront cette façon d'aimer romanesque: mais le petit nombre de ceux qui se plaisent à nourrir leur sensibilité, reconnaîtront les transports vrais et énergiques d'une passion que le temps fortifie, et qui, en quelque sorte, vit de ses privations.

Un événement imprévu produit une situation nouvelle. La fortune semble avoir voulu se réconcilier avec Sélicourt: Monsieur De Menneville est emporté par une maladie dans l'espace de six semaines; il n'est pas dans le tombeau, que la baronne court précipitamment auprès de la marquise, qui jette un cri en la revoyant:-Eh! Dans quel moment, madame! ... Que venez-vous faire ici?-Tomber à vos pieds, réclamer encore votre amitié, votre générosité, votre compassion, où recevoir la mort de vos mains! ... Je sçais... que je suis au comble du malheur, dans l'humiliation la plus avilissante, que je manque à tout, à la délicatesse, à la bienséance, à moi-même: mais ma chere marquise, j'aime, j'aime plus que jamais, et avec fureur: vous voilà maitresse de votre sort; le chevalier... cette image me déchire de mille supplices... jugez de mon état... s'il alloit devenir votre époux! Je n'en doute point... il accourt, il se précipite à vos pieds... vous ferez son bonheur et moi...-mais, madame, est-ce là l'instant? Sélicourt seroit-il capable de m'offenser à ce point? ...-Je n'en suis que trop certaine: il va tomber à vos genoux... je connais l'amour... je dois appréhender... le chevalier sera empressé de vous offrir ses voeux... s'il vous épouse; je vous l'ai dit: vous me percez le coeur; vous m'entraînez dans le tombeau; jamais on n'aura éprouvé de mort plus affreuse; tous les coups... ce sera de vous que je les recevrai. Du moins... s'il refuse ma main, si je suis réduite à n'être point aimée, à me voir dédaignée, à brûler sans espérance, promettez-moi, mon unique amie, ma chère bienfaitrice, qu'il ne sera point votre mari; je vous en conjure au nom de l'amitié qui nous unissoit, au nom de l'humanité, donnez-moi votre parole que vous m'accorderez cette grace. Ce que j'exige... je ne me le dissimule point: mon égarement est affreux... mais... je mourrai moins malheureuse; il y aura eu dans la nature un coeur sensible à mes peines. J'ai été privé d'un amant; j'aurai trouvé une amie. La baronne au désespoir embrassoit les génoux de Madame De Menneville, inondoit la terre d'un torrent de larmes. La marquise la presse de se relever, et ne lui dit que ces mots, en versant elle-même des pleurs:-allez, je sçaurai tout immoler à l'amitié.

Elle engage ensuite Madame Darmilli à reprendre la route de Paris. Cette femme infortunée lui fait encore de nouvelles prières, et quitte son amie, dont le coeur étoit peut-être plus déchiré que le sien. En effet, quel sort bizarre, quel tourment inconcevable que celui de Madame De Menneville! Après bien des obstacles, des traverses, des reproches secrets, pouvoir disposer de son coeur et aimer sans craindre de blesser son devoir et sa vertu, être maitresse de contracter un engagement, de faire le bonheur d'un homme qu'on adore, qui nous idolâtre: et se refuser à tous ces plaisirs! Se sacrifier pour une amie, pour une rivale qui ne peut que nous détester! Quelles souffrances sont comparables à cette situation?

Sélicourt n'a pas appris la mort de Monsieur De Menneville, qu'il se relève en quelque sorte du tombeau; l'espérance est rentrée dans son ame avec toutes ses illusions les plus séduisantes; il se livre à l'ivresse de ses transports; il voit son amante déterminée en sa faveur, lui donnant sa main, devenue son épouse; il attend que les jours prescrits par la décence soient expirés; il écrit à la marquise une lettre, où il s'étoit abandonné à toute la vivacité de son amour: aucune réponse ne lui parvient: quelle incertitude accablante! Il comptoit les jours, les heures, les minutes:-ne m'aimeroit-elle plus? L'aurois-je offensée en lui parlant si-tôt de ma tendresse? Que dois-je attendre de ce silence?

Le chevalier ne peut résister à son impatience; il vole à Paris.

Madame De Menneville étoit de retour; Sélicourt se présente à sa porte: elle lui est défendue obstinément, ainsi qu'à Madame Darmilli; tous deux écrivent à la marquise: leurs lettres leur sont renvoyées. Le chevalier court chez la baronne:-ma démarche, madame, vous paraîtra bien extraordinaire! Moi-même je la trouve peu circonspecte, offensante peut-être... mais j'ai tant de confiance dans votre délicatesse, dans votre générosité; je sens si vivement le prix du sentiment que j'ai été assez heureux pour vous inspirer! L'amitié, madame, ne sçauroit-elle flatter autant que l'amour! Elle lui seroit inférieure, vous lui préteriez tous les charmes, toute la vivacité de la passion. Il y a si peu de différence entre le penchant qui m'attache à vous, et celui que j'ai voué à Madame De Menneville! ... Ah! Ils ne sont pas les mêmes, ils ne sont pas les mêmes, s'écrie avec transport, Madame Darmilli! ... Que demandez-vous, monsieur? Quoi! Après une si longue absence, ce sera pour vous entendre parler de la marquise, que j'aurai reçu votre visite?-Pour me voir mourir à vos genoux, madame, (et il se précipite à ses pieds) si vous ne daignez m'écouter. Personne sur la terre ne rend plus de justice que moi à vos agréments, à votre mérite, à l'éclat de tant de charmes...-des éloges, monsieur! Eh! Ce ne sont point-là les expressions de l'amour! ... Que me voulez-vous dire? Expliquez-vous.-Que le hazard, madame, la fatalité ont décidé de mon coeur en faveur de votre amie; que je n'ai point été le maître de combattre, de dompter un sentiment qui m'entraînera au tombeau; que j'attends de vous seule, l'arrêt de ma mort ou de ma vie. Oui, madame, il m'est impossible de vivre plus long-temps privé de la présence de Madame De Menneville, et c'est son amitié pour vous qui fait tous mes malheurs; je n'en doute point. Quels torts aurois-je à ses yeux, hélas! Que de la trop aimer? Elle craint de blesser cette amitié qui lui est si chère! Elle lui immole l'amour! ... La baronne à cette dernière parole marque de l'agitation:-et toujours me parler de cet amour, dont l'idée seule... ingrat! Ne vous revois-je que pour être assurée du triomphe de ma rivale? ... Sélicourt! Ah! Pensez-vous qu'elle vous aimera autant que je vous aime? J'aurois mis tous mes soins à vous plaire, à faire votre félicité; un mot, un regard de vous... je vous contenterai; vous verrez Madame De Menneville, vous serez heureux... vous serez heureux... et moi... elle perd la voix, étouffée dans une abondance de larmes, et succombe sous l'excès de son trouble:-Que vois-je! Ô ciel!-Ma mort, cruel, ma mort, qui bientôt terminera mes tourments. Je vous laisserai jouir en paix de votre bonheur; il s'augmentera des peines que tous deux vous m'aurez causées; vous me refusez... jusqu'à votre compassion... et qui est plus digne de pitié que moi? Tous les supplices, je les éprouve!-Il ne faut point, madame, que vous enduriez ces tourments. Je connais un moyen infaillible de vous rendre à vous et à Madame De Menneville le repos et la liberté, de me procurer la fin de tant de combats, de chagrins, d'orages continuels. Sélicourt parcouroit à grands pas l'appartement; un sombre égarement étoit dans ses yeux; il ajoûte avec une fureur ténébreuse:-il est temps de m'affranchir d'une existence que j'abhorre; c'est à moi d'expirer.

Et aussi-tôt il tire son épée; elle étoit sur son sein; Madame Darmilli s'écrie, vole à son secours, s'efforce de la détourner:-il est inutile, il est inutile de m'arracher à ce dessein; j'ai trop vécu; vous serez vengée... vous me plaindrez. La baronne a enfin 2 cart 2 l 42 p 2 e! Et l 4 a rejett 2 e loin du chevalier? Ce spectacle lui a donn 2 d 4 autres sentiments. Ce n'est plus qu'une amante éperdue, effrayée, qui tremble pour la vie de ce qu'elle aime, et qui, à quelque prix que ce soit, veut la conserver:-eh malheureux! Qu'alliez-vous faire?Ne sçavez-vous pas que vos jours... ils sont les miens, ils sont les miens... hélas! Vous aimez; vous sentez à quelles extrêmités nous emporte un amour sans espérance, un amour rebuté, outragé... vivez, Sélicourt, je ferai tout; je repousserai mes larmes; du moins elles ne couleront pas en votre présence. Je donnerai des loix à mon coeur; je le briserai; c'est la dernière fois que vous aurez été témoin d'un désordre... de ces révoltes honteuses; la raison, le temps, le manque d'espérance... le manque d'espérance! ... Il faut s'y résoudre... je reprendrai ma tranquillité; je ne vous importunerai plus de ma douleur... Sélicourt, je m'accoutumerai à mon horrible situation; vous m'allez connaître, vous jugerez... si je sçais aimer. Et en disant ces mots elle fondoit en larmes; elle sonne, demande son carrosse:-chevalier, donnez-moi la main.-Quoi, madame! ...-Laissez-vous conduire.

La baronne arrête à la porte de Madame De Menneville, entre malgré les domestiques, traverse les appartements, et pénétre jusqu'à la chambre de la marquise. Madame De Menneville avoit la tête appuyée sur un bras, et de ses grands yeux noirs qu'une mortelle langueur rendoit encore plus intéressants, tomboient ces larmes qui décelent la profonde affliction, et qui ajoûtent à la beauté. Quelle image pour le chevalier! Madame De Menneville laisse éclater sa surprise à l'aspect inattendu de Sélicourt et de Madame Darmilli: elle ouvre la bouche pour leur parler; la baronne la prévient:-J'ai forcé tous les obstacles. Vous m'allez trouver bien changée: c'est moi qui vous amène le chevalier, qui viens vous presser de faire son bonheur, de lui donner votre main, quand la bienséance l'aura permis; vous êtes étonnée! Je me suis consultée: j'ai vaincu... je vaincrai une passion trop malheureuse; je n'en connais plus d'autre que celle de vous rappeller à la vie, et de vous voir heureux. Pardonnez à des irrésolutions... qui ne renaîtront plus. Il est décidé que j'aspire à voir Sélicourt, votre époux.

Qu'il soit mon ami, que vous partagiez ces sentiments: je me croirai dédommagée des peines... je n'en éprouverai plus, et je ne me remplirai que de votre félicité.

Madame Darmilli prononçoit ces paroles d'un ton entrecoupé; il étoit aisé de saisir le trouble de son ame sous le masque de cette générosité apparente; elle trompoit son amie, le chevalier; elle-même s'en imposoit. Eh! Que nous sommes le jouet des passions! Qu'un coeur plein de leurs transports trouve de difficulté à fixer la nature de ses mouvements!Rarement l'amour est-il capable de sacrifier ses intérêts: il tient trop à l'orgueil pour assurer le bonheur d'autrui aux dépens du sien.

Sélicourt s'étoit précipité aux genoux de Madame De Menneville; il couvroit une de ses mains de baisers et de larmes. Oh! Ma divine bienfaitrice, modèle des amies, disoit-il, en se tournant vers Madame Darmilli, déterminez madame à recevoir mes hommages... il n'y aura que vous deux au monde qui partagerez mes sentiments les plus vifs, les plus tendres... c'en est assez, monsieur, interrompt la marquise; elle s'adresse à la baronne:-je n'abuserai point, madame, de ce retour généreux, et je chercherai à vous imiter; croyez que mon ame ne le cédera point à la vôtre. Ne nous aveuglons point: notre faiblesse mutuelle m'est connue; je lis dans ce coeur que vous vous efforcez de me cacher; j'y surprends la vérité... baronne, soyons sincères. Je ne désavouerai point que monsieur a sçu m'inspirer des sentiments, qui ne s'éteindront qu'avec moi, que je l'aime; j'ignore la dissimulation; d'ailleurs, j'ai si peu de jours à vivre! Osons donc parler avec franchise. L'une de nous ne peut être heureuse qu'en causant le malheur éternel de l'autre; je ne le cache pas: si vous épousiez Sélicourt, j'en mourrois sans doute; et si j'étois assez insensible à votre situation pour accepter sa main, je suis certaine que je vous plongerois dans le tombeau. Notre arrêt est donc prononcé... est-ce là, monsieur, ce que vous m'aviez promis? Le spectacle de deux coeurs que vous déchirez, auroit-il pour vous des charmes? J'aimois à vous croire de la sensibilité, de la noblesse dans votre façon de penser... contentez-vous de nous avoir ravi un bien qui ne nous sera jamais rendu, d'avoir troublé notre tranquillité... fuyez-nous, fuyez pour jamais; et... laissez-moi expirer. Sélicourt et Madame Darmilli veulent répondre:-Que pouvez-vous me dire?Renonçons à nous voir, et puissions-nous tous trois oublier... adieu, monsieur. (À la baronne) eh bien! Madame, ai-je rempli les devoirs de l'amitié?

Madame De Menneville auroit voulu cacher ses pleurs; elle refuse d'entendre davantage le chevalier et Madame Darmilli, et les presse absolument de se retirer.

La baronne ramenoit Sélicourt qui étoit accablé de douleur. En ai-je assez fait, lui dit-elle? Vous devez être content: je vous ai conduit aux pieds de la marquise; je me suis réunie à vous, pour l'engager à vous rendre heureux; j'ai hâté cette union... qui ne s'accomplira point... barbare! Madame De Menneville n'a pas votre inhumanité; elle a pris la peine de pénétrer dans mon coeur; elle a senti toute l'horreur de ma situation: ma rivale m'a plainte! Et vous, cruel, vous ne balanciez pas... quand vous m'assassinez, quand vous me percez de tous les traits, vous êtes impatient de vous dérober à mes reproches, d'être éloigné de ma vûe! ... Allez, je vous délivrerai bientôt d'un spectacle... incapable de vous émouvoir. Avez-vous cru que je pusse travailler à votre mariage, le souhaiter, en concevoir seulement l'idée? ... Il faut que vous connaissiez bien peu l'amour! Oui, perfide, oui, je vous conduirois à l'autel, mais ce seroit pour vous y donner la mort à tous deux, pour jouir de vos derniers soupirs... pour tomber sous mille coups de poignard sur vos corps expirants... je ne sçais où le désespoir m'emporte... retirez-vous, monsieur, retirez-vous. Sélicourt lui adresse quelques mots.-Je ne vous entends point, je ne veux point vous entendre... abandonnez-moi à ma douleur... je voudrois anéantir la nature entière; sortez, ou craignez un éclat... je n'ai plus rien à ménager... rien ne m'arrête: ni honneur, ni vertu, ni respect du public, ni respect de moi-même; que tout l'univers soit instruit de mes faiblesses, de tout ce que je souffre; qu'il me condamne, qu'il me plaigne... vous me quittez! Vous n'avez donc rien à me dire! ... Encore une fois, laissez-moi; ne me voyez plus; je vous abhorre: que j'oublie jusqu'à votre nom.

Sélicourt fait de vains efforts pour calmer le trouble furieux de la baronne: elle ne l'écoute point; on lui annonce un de ses parents, et le chevalier est contraint de se retirer.

Ces victimes de l'amour offroient l'image la plus touchante des effets terribles des passions. Sélicourt sembloit prendre plaisir à réfléchir sur la singularité des obstacles qui renaissoient pour le combattre. Les infortunés goûtent une espèce de satisfaction à s'envisager au comble des revers; ils y attachent, en quelque sorte, de la vanité; et peut-être, est-ce un dédommagement des maux qui accablent notre nature, que tout serve d'aliment à l'orgueil humain.

Madame Darmilli invite par un billet Sélicourt à passer chez elle; du plus loin qu'elle l'apperçoit:-vous me pardonnerez, chevalier; hélas! J'ai peine moi-même à m'excuser: que l'amour entraîne un affreux bouleversement d'idées et de conduite! Que j'ai à rougir à votre vûe, à mes propres regards! Je vous le répéte: j'en suis confuse et humiliée, mais... vous vous applaudirez avec moi d'un changement... je me suis décidée pour la vie; oui, depuis deux jours, je me suis bien interrogée; j'ai porté une clarté sevère dans mon ame; Sélicourt, je suis rendue à la raison, et je puis répondre de moi pour l'avenir. Non, je ne serai plus en proie à cette ardeur impérieuse, qui s'immoloit tout, qui nous exposoit tous trois à tant d'épreuves cruelles, tant de chagrins dévorants, qui m'avilissoit à mes yeux mêmes; l'amour a fait place à l'amitié: mes sentiments aujourd'hui sont purs, délicats, généreux. Ce n'est plus pour moi que je vous aime, c'est pour vous, pour vous seul; je ne considère, je ne ressens que votre bonheur.Allez, engagez la marquise à précipiter un mariage... je soutiendrai... je verrai ce spectacle... je le verrai d'un oeil satisfait.

La baronne troublée, s'arrête à ce mot; et ce trouble n'a point été saisi par Sélicourt. Il n'a les yeux fixés que sur cette union, l'unique but de ses desirs; il veut cependant exprimer sa reconnaissance à Madame Darmilli. Courez, lui dit-elle d'une voix tombante, chez Madame De Menneville; peignez-lui bien une résolution invariable; rendez-lui un fidèle compte de notre entretien; dites-lui bien que j'ai remporté une victoire absolue, que c'est moi qui la presse de à vous donner sa main... ne différez point... adieu. Sélicourt s'est retiré; la baronne succombant à ses agitations, ordonne qu'on le rappelle: il n'étoit plus temps.

Qu'on me laisse, s'écrie Madame Darmilli! Ô dieu! Et c'est moi qui envoye le chevalier à la marquise, qui l'excite à faire le serment de ne point m'aimer, d'en aimer une autre, de l'épouser! J'ai pu m'abuser ainsi, quand mon coeur est déchiré, qu'il brûle plus que jamais! ... Voilà donc le fruit de cette victoire dont je m'enorgueillissois! ... Ils ne s'épouseront point; non, Sélicourt... je ferai... j'irai... je mourrai. Malheureuse! Il n'y a que la mort seule qui puisse mettre fin à ces souffrances éternelles, et elle ne viendra point assez tôt! Un torrent de pleurs la suffoque; elle ne sçait à quel parti se déterminer; elle veut voir Madame De Menneville, lui montrer tout le désordre de son ame; elle forme le projet de quitter Paris pour toujours; elle se promet de réunir tous ses efforts, pour dompter, pour détruire une passion, qui, jusqu'ici, ne lui a causé que les plus violents chagrins. Qu'est-ce qu'un coeur tyrannisé par l'amour? Et qu'il lui est difficile de retourner à la raison et à la vertu!

La marquise avoit prévenu Sélicourt: elle le fait prier de se rendre chez elle; il ne doute point que le sujet de cette visite ne soit le terme des irrésolutions d'un coeur fatigué de disputer; il est plein de sa félicité prochaine; voilà toute son ame ouverte à l'espoir, à la joie! Il vole; à peine a-t-il paru, il adressoit la parole à Madame De Menneville: elle l'invite à s'asseoir, et lui demande la liberté de parler la première.-Comme, selon les apparences, ce sera le dernier entretien que nous aurons, il faut, monsieur, que j'entre avec vous dans une explication détaillée: mon repos et le vôtre en dépendent, ainsi que celui d'une malheureuse amie.

Je n'ignore point la situation de la baronne, les chagrins que vous cause une incertitude accablante; j'ai voulu décider le sort de l'un et de l'autre, et peut-être le mien, ajoûte la marquise avec un soupir. C'est le motif qui m'a fait souhaiter de vous voir... pour ne plus m'exposer à vos regards...-qu'entens-je, madame?-De grace, chevalier, daignez ne point m'interrompre.

Vous êtes bien persuadé, chevalier, que je vous aime, que je ferois tout au monde pour vous donner le nom de mon époux, quand le temps prescrit par la bienséance me l'auroit permis; non, je ne rougis point de sentir l'amour le plus pur et le plus mérité; et je pes plaisir même à vous l'avouer... la vertu n'avoit plus de reproches à m'opposer... que j'aurois été heureuse de contribuer à votre bonheur, puisque vous l'attachiez au faible avantage de recevoir ma main! Sélicourt, quelle ame est aussi sensible que la mienne? ... Et c'est cette sensibilité qui détruit toutes nos espérances, qui parle contre vous, contre moi, qui pour jamais nous sépare, nous interdit jusqu'à la douceur de nous voir...-quel coup de foudre, madame! Seroit-il possible?-Écoutez-moi, écoutez-moi... j'aime à vous le redire, puisque c'est la derniere fois que je vous ouvrirai mon coeur: assurément je partage cette tendresse qui devroit nous unir; vous n'en doutez point: mais, chevalier, céderons-nous à ce malheureux penchant, quand il en coûtera la vie à une infortunée...-madame, souffrez...-sa mort...-Un mot, un seul mot, madame, et je me tais. Au moment où vos ordres m'ont appellé auprès de vous, j'accourois à vos pieds, et de la part même de la baronne, oui, de sa part. Je l'ai vûe, madame; nous avons eû une longue conversation où son ame s'est développée; ce n'est plus la même femme: c'est une amie la plus généreuse, qui n'est occupée que de mon bonheur, qui est empressée d'en voir arriver l'instant; son impatience est presque égale à la mienne...-et vous pouvez imaginer?...-Vous la verrez madame, vous l'entendrez...-non, chevalier, il est inutile de s'abuser: Madame Darmilli n'est point guérie d'une passion trop funeste, dont elle seroit la déplorable victime, si vous deveniez mon époux; elle vous trompe; elle se trompe... croyez-moi: il m'appartient de juger de l'amour: de pareils sacrifices ne sont pas l'ouvrage d'un instant; je suis descendue dans son coeur; j'y ai saisi tous les déchirements qu'elle éprouve. Il seroit affreux d'entraîner une amie au tombeau, et notre mariage l'y conduiroit infailliblement; nous serions ses assassins.-Et qu'avez-vous donc résolu, cruelle?-De vous aimer toujours, (eh! Cet amour ne peut finir qu'avec ma vie,) de ne point former d'autre engagement, puisque vous ne pouvez en être l'objet, d'aller m'ensevelir dans une retraite... de mourir... Sélicourt, ne voyez point ma douleur, mes combats, mes larmes; ayez plus de fermeté que moi... mais je n'irai point porter la mort dans le sein d'une amie.-Et votre amant, et l'amant le plus tendre, le plus malheureux...-il aura ma générosité; la vertu nous commande cette épreuve si cruelle, et vous ne voudriez pas séparer notre amour de la vertu. Chevalier... nous nous aimerons; et qui peut nous empêcher de nourrir cette ardeur dans le silence, de lui consacrer toutes nos pensées, toute notre ame? ... Pour moi, je sens que je suis capable d'aimer ainsi.-Quoi! Je renoncerois à vous être lié par des noeuds qui ajoûteroient encore à ceux de l'amour!-N'y pensons plus, chevalier, n'y pensons plus.-Du moins, il me sera permis de vous voir, de tomber à vos pieds, de vous adorer.-Eh! Où ce faible dédommagement de nos peines nous conduiroit-il? À les irriter, à gémir davantage sous le fardeau du joug que nous nous sommes imposé... non, chevalier... non, Sélicourt, ne nous voyons point; encore une fois notre coeur n'est-il pas à nous? N'avons-nous pas la liberté de nous remplir de cette malheureuse tendresse?-Mais votre présence.-J'y suis déterminée.-Quoi, pour jamais...-chevalier, le temps... peut-être la baronne... depuis quand l'amour a-t-il banni l'espérance? Je puis vous assurer que mon coeur ne changera point: vous y regnerez toujours. Des pleurs lui coupent la parole. Sélicourt se précipite à ses genoux, verse un torrent de larmes.-C'en est assez, chevalier, séparons-nous: si j'ai la force de vivre encore... vous sçavez ce qui me retiendra à la vie.

Il est impossible d'exprimer toute la violence des divers mouvements qui agitent Madame De Menneville et le chevalier; enfin ils se sont quittés, accablés l'un et l'autre de la plus vive douleur, et prêts d'expirer. Sélicourt ne put soutenir plus long-temps cette horrible situation: elle le déchire, et lui cause une maladie qui, en peu de jours, l'entraîne aux portes du tombeau. Le hazard en instruit Madame Darmilli la première; elle vole chez le chevalier:-c'est moi qui vous donne la mort: mais je réparerai tout; Sélicourt, vous revivrez.

Elle n'a que le temps de proférer ces paroles, et se hâte de se rendre auprès de la marquise:-Sçavez-vous... le chevalier se meurt.-Ô ciel, que m'apprenez-vous?-Venez vîte avec moi; ne différons point; il s'agit de le rappeller à la vie.

Chevalier, s'écrie la baronne à peine entrée dans l'appartement, voici Madame De Menneville que je vous amène; revenez au jour. Sélicourt ne peut que jetter un profond soupir suivi d'un regard qu'il attache sur la marquise, et que ce regard dit de choses à sa malheureuse amante! Il n'a que la force de balbutier ces mots d'une voix éteinte: vous voyez, madame, à quel point je vous ai obéi! Je me refusois jusqu'à la consolation de vous apprendre mon état. Chevalier, interrompt Madame Darmilli, ne parlons plus de chagrins: ils sont finis; ne songez qu'à vous rétablir... vous serez son époux.

La marquise veut répliquer. La baronne continue: oui, madame... oui, mon amie, c'est trop abuser de votre générosité; j'ai causé les tourments de tous deux; il faut s'efforcer d'atteindre à la noblesse de vos procédés, et je m'en sens capable. L'amitié triomphe; soyez enfin heureux; je vais moi-même hâter votre mariage, et fixer l'instant. Je préviens la cérémonie; (elle prend la main de Madame De Menneville et la met dans celle du chevalier) c'est moi qui vous engage l'un à l'autre, et qui vous conjure de serrer ces noeuds; qu'ils vous lient au plutôt. Seroit-il possible, s'écrient à la fois les deux amants? Ne craignez plus de honteux retours, reprend Madame Darmilli; ma passion désormais sera l'amitié la plus désintéressée. Madame De Menneville ne revenoit point de sa surprise; elle doutoit encore des sentiments de son amie. Sélicourt fit bientôt espérer que la santé lui seroit rendue; ses premiers moments sont pour aller se jetter aux pieds de la marquise et de la baronne, pour renouveller à l'une ses serments de l'amour le plus tendre, et pour assurer l'autre des transports les plus vifs de l'amitié et de la reconnaissance.

Madame Darmilli accourt chez Madame De menneville:-Tout est prêt, et par mes soins. Demain vous épouserez Sélicourt, demain... je m'y trouverai. Quoi, dit la marquise! Ma chere amie, vous êtes-vous bien examinée? Vous supporteriez ce spectacle!-J'ai fait toutes les réflexions; je suis sûre de mon coeur... oui, j'en suis sûre. Adieu, des affaires m'appellent... demain nous nous reverrons.

Madame De Menneville a toujours des soupçons qu'elle ne peut dissiper: elle ne scauroit se persuader que son amie est parvenue à se vaincre jusqu'à ce point; des pressentiments affreux empoisonnent la douceur d'une journée si attendue: elle est arrivée; Sélicourt est impatient de posséder tout ce qu'il aimoit. On ne voit point venir la baronne, comme elle l'avoit promis: nouvelles allarmes de Madame De Menneville; elle desireroit qu'on suspendît la cérémonie; le chevalier redouble ses instances; l'amour l'emporte; les deux amants sont unis; et Sélicourt ne voit et ne sent que l'ivresse d'une passion qui a surmonté tous les obstacles.

L'épouse du chevalier a des regrets encore à former; elle étoit véritablement attachée à la baronne, qui n'avoit point paru; son amie, toujours plus allarmée, envoyoit sçavoir quelle raison avoit pu les priver de sa présence, lorsqu'on leur remet de la part de Madame Darmilli cette lettre accablante: "j'ai tout vû. C'en est fait: Sélicourt a reçu votre main; mon malheur est décidé; j'ai perdu toute espérance. Frémissez l'un et l'autre en apprenant les dangers qui vous ont menacés, et les affreux excès auxquels j'ai été sur le point de m'abandonner. On ne sçauroit donc revenir de l'égarement des passions! Vous ne l'ignorez pas: j'ai mis tout en usage, tout tenté, pour me subjuguer, m'anéantir. Il y a eû des moments où je me suis aveuglée sur ma faiblesse; je vous ai fait croire, j'ai crû que j'en triomphois. J'ai tremblé pour les jours du chevalier; je me suis oubliée, et je n'ai envisagé que sa situation. Mes yeux ne se sont ouverts sur moi-même que lorsqu'il auroit fallu les fermer pour jamais. Avec quelle horreur ai-je contemplé l'abîme où je me suis précipitée! J'ai eû assez de force pour ne plus m'exposer à vos regards... non, vous ne verrez plus votre victime. Triomphez, cruels, jouissez de ma douleur: elle est au comble. Vous voilà donc unis! Ah! Perfide amie, que tu m'es odieuse! Sens-tu tous les tourments qui me déchirent? Toi qui avois lu dans mon coeur, qui sçais ce que c'est que l'amour, qui as reçu dans ton sein mes larmes, mes fureurs, les transports d'une jalousie trop visible, mon ame, mon ame prête à s'exhaler, pouvois-tu penser qu'il fût possible de subjuguer un amour aussi impérieux? Est-il quelques remèdes pour de pareilles blessures?Hélas! Tu devois être convaincue qu'elles ne se guérissent jamais. Sélicourt, tu m'es toujours plus cher; mon dernier soupir sera encore plein de toi. Avant de quitter Paris, j'ai voulu assister au spectacle de mon infortune: mêlée dans la foule, je me suis traînée à l'église. Tous mes regards se sont attachés sur vous deux; mille orages différents ont bouleversé mon ame; j'ai été frappée de tous les coups; j'ai conçu tous les projets. Enfin, vous avez prononcé ce serment... qui me fait mourir de mille morts. Mon premier mouvement a été de m'élancer à l'autel, de vous percer à tous deux le sein, et de m'immoler sur vos corps expirants: il faut croire que le ciel m'a secourue; je me suis trouvée chez moi, expirante sous l'excès du désespoir, et je vis encore! Adieu, c'est la derniere fois que je troublerai votre bonheur. Qu'ai-je dit? Vous êtes donc heureux! Et moi, je suis la plus faible, la plus criminelle, la plus malheureuse des femmes! Ne cherchez point à vous instruire de mon sort; j'ai pris de sûres précautions pour élever entre nous une barriere insurmontable: ah! Puissé-je vous oublier! Puissé-je vous oublier! Qu'est-ce que le coeur humain? Et que l'amour est une source de maux! ... Mais à qui parlé-je de mes malheurs, de mes tourments! Je cours m'ensevelir dans la retraite la plus obscure, que personne ne découvrira; non, il n'est point de tombeau, de gouffre assez profond pour m'engloutir: eh! Je ne m'y cacherai point à moi-même! Quand ce coeur cessera-t-il d'exister? "

Eh bien! S'écrie la marquise, m'étois-je trompée? Voilà ce que j'ai craint! J'ai donc fait le malheur d'une amie! Ah! Sélicourt, Sélicourt! Je vous ai tout sacrifié. Pouvois-je me dissimuler qu'il étoit impossible que la baronne eût vaincu ce sentiment dont je connais trop l'empire? Devois-je ajoûter foi à ce changement qui a pu vous abuser? Étoit-ce à moi de croire qu'on imposoit des loix à son coeur? Hélas! Ai-je été maitresse de commander au mien? Sélicourt, l'image de cette infortunée me poursuivra par-tout. Je ne suis donc pas faite pour jouir du bonheur! Employons tous les moyens; tâchons de découvrir les lieux où cette malheureuse femme s'est retirée. Oui, ce coup affreux empoisonnera ma félicité pour toujours! Ils firent des perquisitions inutiles; plusieurs années s'écoulèrent. La marquise adorée de son mari, traînoit une santé languissante; son amour augmenté par la naissance de deux enfants, ne la consoloit point; elle revoyoit toujours Madame Darmilli, l'accablant de reproches, l'accusant de sa misérable destinée, mourante, dans le tombeau: cette funeste idée la suivoit jusques dans le sommeil; elle s'entretenoit avec son époux du chagrin qui la consumoit. Sélicourt lui-même partageoit cette sombre mélancolie; ils donnoient des larmes au souvenir de la baronne. On leur annonce une dame de province, dont le nom leur étoit inconnu. Elle entre: Madame Darmilli, s'écrient à la fois Sélicourt et sa femme!-Oui, votre amie, votre amie véritable, qui vient rougir devant vous de ses égarements honteux, vous en demander pardon, vous montrer un repentir sincère. Il n'y a plus à se tromper sur la nature de mes sentiments; ce sont ceux de l'amitié la plus pure: la cause de ma guérison est trop au-dessus de la faiblesse humaine pour douter de la réussite.

La marquise ne pouvoit se détacher des bras de la baronne:-c'est vous, ma chère amie, c'est vous! Elle lui apprend en pleurant tout ce que son absence lui avoit fait souffrir. Sélicourt n'étoit pas moins empressé d'exprimer à Madame Darmilli sa joie de la revoir. Mes amis, leur dit-elle, je vous dois le détail des divers évenements qui m'ont ramenée à cette tranquillité dont je jouis: vous admirerez par quels chemins j'y suis arrivée. Épargnez-moi la peine de vous rappeller une lettre qui est un monument du délire de mon coeur et de ma raison. N'aspirant qu'à cesser de vivre, et n'ayant pas la force de me donner la mort, après avoir fait des arrangements nécessaires, je me hâtai de quitter Paris; j'errai, sous un autre nom que le mien, de province en province; je changeois de lieu sans changer de coeur; je retrouvois sans cesse mon trouble, mon malheureux amour, mon désespoir; je portois par-tout une image qui me persécutoit. Je m'arrêtai dans plusieurs couvents: mais l'instant heureux n'étoit pas encore venu, où je devois connaître la vraie source des consolations, et de la paix de l'ame.

Je fais quelque séjour dans une petite ville distante à deux ou trois journées de Grenoble, et qui renferme peu de monde; je ne sçais ce qui peut m'y retenir; j'y prens une maison écartée, qui est une espèce de solitude. Là, je vivois éloignée de toute société, ne conversant qu'avec une de mes femmes qui m'est restée attachée; elle étoit la confidente de mes peines; elle recevoit mes larmes. Un vieux militaire renommé par sa probité et sa bienfaisance, recherche les occasions de me voir: je voulois le repousser par cette politesse froide et mesurée qui écarte les liaisons; il ne se rebuta point; il m'a avoué depuis, qu'il avoit entrevû que j'étois dévorée d'un profond chagrin, et qu'il avoit jugé que ses visites et ses conseils pourroient m'être de quelque utilité. Que vous dirai-je? Sinville, c'est le nom de mon bienfaiteur, entra par dégrés dans ma confiance: je lui montrai l'étrange agitation de mon ame; je lui fis part de toutes mes faiblesses, de toutes mes inquiétudes, de ma désolation. Il daigna m'écouter avec bonté, mêla ses pleurs aux miens, gémit de mes souffrances. Après avoir épuisé, si je puis parler ainsi, mon attendrissement, cet homme respectable me présenta d'abord le secours de la raison; il donna de la vigueur à mon esprit; il éleva mes idées. Je commençai à essayer ma pensée; appuyée de ses réflexions, je jettai un coup d'oeil sur tout ce qui m'environnoit: je vis que tout étoit ou trompeur ou trompé; que nous nous égarions bien loin hors de nous-mêmes, pour aller chercher un bonheur qui étoit en nous; que tout passoit, tout se dissipoit comme ces nuages colorés qui s'évaporent à l'instant qu'ils nous font illusion. Mes yeux enfin détournés de la terre, se levèrent peu à peu vers le ciel; c'étoit-là que m'attendoit mon philosophe chrétien: il me parle avec autant de sentiment que de solidité, de l'auteur suprême de notre être; il me conduit par le coeur aux vérités de la religion, m'en expose les conséquences utiles, les ressources innombrables, me la fait respecter, me la fait aimer. Oui, mes amis, j'ai connu que Dieu seul méritoit d'éternelles affections, qu'il devoit être l'unique objet auquel se rapportent nos plaisirs, nos peines; il est aussi notre unique consolateur: je ne l'ai que trop éprouvé.

Voilà donc votre rival, poursuit la baronne, en s'adressant à Sélicourt! Il l'a emporté, et ne m'a laissé pour vous que des sentiments dont je n'ai plus à rougir. La marquise, continue Madame Darmilli avec un sourire agréable, n'en sera point jalouse. Mais il faut que vous connaissiez mon guide; nous avons quitté ensemble notre retraite, et nous y retournerons. J'ai voulu vous informer d'un changement si heureux, ayant toujours été persuadée que, malgré mes erreurs, vous preniez quelque intérêt au sort d'une infortunée, plus digne de compassion que de haine. La marquise embrasse encore la baronne:-ne parlons plus, ma chère amie, de nos malheurs, de nos fautes passées; j'ai eu aussi des reproches à me faire: je devois, d'après moi-même, sentir combien il est difficile de se vaincre, quand une puissance supérieure ne vient pas se joindre à nos faibles efforts... ne parlons que du plaisir de nous être retrouvées, de resserrer les noeuds d'une amitié qui s'est toujours fait entendre au fond de mon coeur.

Elles se renouvellent leurs caresses. Sélicourt ne se lassoit point d'entendre Madame Darmilli; son esprit avoit acquis une force de raisonnement qui ne lui déroboit rien des grâces de la conversation.

Elle leur amène Sinville qui fut bientôt de leur société. La dévotion de cet honnête-homme ne se montroit point sous cet air d'austérité et de rudesse, qui souvent effarouche plus qu'il n'inspire la confiance; et un des premiers attributs de la vraie piété, est d'appeller l'humanité timide au-devant d'elle, de rendre la religion aimable, et si l'on peut le dire, de lui faire abaisser sans effroi la majesté de ses regards sur le spectacle des faiblesses de la terre. Sinville sçavoit prêter à la vertu des charmes qu'elle n'emprunte point de la sagesse mondaine; la sérénité de son ame respiroit comme un beau jour sur son visage, et en aplanissoit les rides: toujours prêt à ouvrir son sein aux plaintes de l'infortune, sa bienfaisance étoit sans faste, comme sa piété étoit sans orgueil. Il n'imaginoit pas que personne pût lui être inférieur en aucun genre de mérite. Son penchant le conduisoit autant que son devoir; d'ailleurs il avoit cette gaieté intéressante que n'ont point les gens du monde, et qui est un des signes les moins équivoques d'une conscience irréprochable: quiconque le voyoit étoit forcé de l'estimer, et même de l'aimer. Des qualités si essentielles le rendoient, chaque jour, plus cher à Sélicourt et à la marquise. Il en fit d'heureux prosélytes: ils se pénètrèrent des vrais principes de la félicité, et de la vertu: ils sentirent que la religion peut seule donner quelque consistance à cette ombre volage, que nous appellons la vie, et qui échappe toujours à notre poursuite, lorsqu'un secours surnaturel ne vient pas nous appuyer. Ils connurent que la vertu humaine n'est qu'un simulacre menteur qui nous en impose, qu'il est rare qu'elle ne tire point ses forces de l'orgueil ou de la vanité, qu'elle est incapable par elle-même d'atteindre à ce dégré de perfection où la religion l'élève et l'affermit, qu'on ne sçauroit séparer cet or de son alliage, si la sagesse mondaine ne le soumet à une épreuve supérieure aux recherches de la nature. Les deux époux dûrent aux entretiens touchants de Sinville, la connaissance de ce doux repos, de cet état paisible du coeur, volupté délicate, si peu sentie dans le tumulte des passions; devenus encore plus éclairés et plus vertueux, ils s'en aimèrent davantage.

Ils invitèrent Sinville, ainsi que la baronne, à rester à Paris, et à ne former qu'une seule maison. Madame Darmilli auroit bien souhaité ne pas se séparer de ses anciens amis: mais Sinville eut la fermeté de rejetter la proposition. Il prétendoit que le séjour de Paris corrompoit le sentiment, et dénaturoit l'esprit: (c'est son expression) qu'on y respiroit, en quelque sorte, avec l'air, la frivolité, et une dépravation de moeurs qui entraîne presque toujours celle des idées. Il ajoûtoit que pour être vertueux, il faut trouver le temps de s'entretenir avec soi-même, et qu'il n'y a que la solitude qui puisse aggrandir l'ame, et étendre nos lumières. Il pensoit que la société fait éclore infiniment plus de maux, qu'elle ne produit de biens et d'avantages. Combien d'hommes, observoit-il, sont confondus avec la multitude uniforme de la capitale, et ont à peine une existence, qui auroient conservé leurs traits particuliers, et joui de la dignité attachée à notre être, des priviléges de l'homme, s'ils avoient eu le courage de ne pas abandonner la province!Rarement le caractère d'imitation ne détruit-il pas totalement le caractère propre; du moins il l'affaiblit, et le détériore beaucoup. Ce qu'il prête est bien au-dessous de ce qu'il ôte: c'est à cette sorte d'acquisition qu'on peut dire que le gain n'est pas comparable à la perte. Ce que nous appellons la politesse sociale, est bien différent de cette politesse pleine de candeur, et qui n'est autre chose qu'un instinct heureux de bienfaisance, et un épanchement d'humanité. Cet accord établi de faire circuler par un échange continuel, et d'accréditer le mensonge effronté, et la perfidie ténébreuse: voilà tout ce qui a résulté de cette manie de s'attrouper, d'agir, de penser, pour ainsi dire ensemble. Delà, plus de douceur, j'en conviens, plus d'affabilité dans les apparences, dans les manières: mais qui a donné le coup mortel à la vérité, et à la nature? Qui oppose des barrières au génie, et lui fait prendre une physionomie monotone et triviale, et une démarche timide et languissante? Qui rompt tous les noeuds de l'amitié? Qui éteint les flammes du pur amour? Qui détruit le charme que le mariage devroit avoir? Qui de nos grands arbres enfin ne fait plus que de petits arbrisseaux rabougris? La société; c'est d'elle que nous viennent la plupart de nos vices, de nos chagrins, de nos malheurs. Je n'entends pas par l'éloignement de cette société, une retraite absolue, un détachement entier de tout ce qui nous environne: je veux du choix, de l'économie, de la sobriété dans nos liaisons, et que nous soyons la première personne avec laquelle nous vivions et nous conversions. Je me range du sentiment de cet anglais judicieux, qui compare nos français, livrés au tourbillon du monde, à ces médailles altérées par un frottement continuel, et où l'on ne sçauroit plus rien déchiffrer. Tels étoient à peu près les entretiens de notre sage, qui brûloit de retourner dans sa solitude. Cependant il consentit à une sorte d'accommodement: il promit à Sélicourt et à sa femme de revenir, tous les ans, avec madame Darmilli passer quelques mois auprès d'eux. Il leur tint parole, et cette union se fortifia toujours dans la pratique des vertus, et dans les douceurs d'un pur attachement.


Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Épreuves du sentiment. Épreuves du sentiment. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC0F-8