PREMIÈRE LETTRE

Julianne C. à sa tante à Boudevilliers

Ma chère tante, J'ai bien reçu votre chère lettre, par laquelle vous me marquez que vous et le cher oncle êtes toujours bien, de quoi Dieu soit loué! et pour ce qui est de la cousine Jeanne-Marie, elle sera, qu'on dit, bientôt épouse avec le cousin Abram ; et j'en suis, je vous assure, fort aise, l'ayant toujours aimée ; et si ça ne se fait qu'au printemps, nous pourrions bien nous deux la cousine Jeanne-Aimée aller danser à ses noces ; ce que je ferais de bien bon coeur.

Et à présent, ma chère tante, il faut que je vous raconte ce qui m'arriva avant-hier. Nous avions bien travaillé tout le jour autour de la robe de Mlle de La Prise, de façon que nous avons été prêtes de bonne heure, et mes maîtresses m'ont envoyée la reporter ; et moi, comme je descendais en bas le Neubourg, il y avait beaucoup d'écombre, et il passait aussi un Monsieur qui avait l'air bien genti, qui avait un joli habit. J'avais avec la robe encore un paquet sous mon bras, et en me retournant j'ai tout ça laissé tomber, et je suis aussi tombée ; il avait plu et le chemin était glissant: je ne me suis rien faite de mal ; mais la robe a été un petit peu salie: je n'osais pas retourner à la maison, et je pleurais ; car je n'osais pas non plus aller vers la demoiselle avec sa robe salie, et j'avais bien souci de mes maîtresses qui sont déjà souvent assez gringes ; il y avait là des petits bouëbes qui ne faisaient que se moquer de moi. Mais j'eus encore de la chance: car le Monsieur, quand il m'eut aidée à ramasser toutes les briques, voulut venir avec moi pour dire à mes maîtresses que ce n'était pas ma faute. J'étais bien un peu honteuse ; mais j'avais pourtant moins souci que si j'étais allée toute seule. Et le Monsieur a bien dit à mes maîtresses que ce n'était pas ma faute ; en s'en allant il m'a donné un petit écu, pour me consoler, qu'il a dit ; et mes maîtresses ont été tout étonnées qu'un si beau Monsieur eût pris la peine de venir avec moi, et elles n'ont rien dit d'autre tout le soir. Et hier elles ont été bien plus surprises ; car le Monsieur est revenu le soir pour demander si on a bien pu nettoyer la robe: je lui ai dit qu'oui, et qu'aussi je n'avais pas tant craint la demoiselle, qui est une fort bonne demoiselle, et une des plus genties de Neuchâtel: voilà, ma chère tante, ce que je voulais vous raconter. C'est encore un bonheur avec un malheur ; car le Monsieur est bien genti: mais je ne sais pas son nom, ni s'il demeure à Neuchâtel, ne l'ayant jamais vu: et il se peut bien que je ne le revoie jamais.

Adieu, ma chère tante. Saluez bien mon oncle et la cousine Jeanne-Marie et le cousin Abram. La cousine Jeanne-Aimée se porte bien ; elle va toujours à ses journées ; elle vous salue bien.

JULIANNE C***

SECONDE LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville à Hambourg Neuchâtel, ce... octobre 178..

Je suis arrivé ici, il y a trois jours, mon cher ami, à travers un pays tout couvert de vignobles, et par un assez vilain chemin fort étroit et fort embarrassé par des vendangeurs et tout l'attirail des vendanges. On dit que cela est fort gai ; et je l'aurais trouvé ainsi moi-même peut-être, si le temps n'avait été couvert, humide et froid ; de sorte que je n'ai vu que des vendangeuses assez sales et à demi gelées. Je n'aime pas trop à voir des femmes travailler à la campagne, si ce n'est tout au plus aux foins. Je trouve que c'est dommage des jolies et des jeunes ; j'ai pitié de celles qui ne sont ni l'un ni l'autre, de sorte que le sentiment que j'éprouve n'est jamais agréable ; et l'autre jour dans mon carrosse je me trouvais l'air d'un sot et d'un insolent, en passant au milieu de ces pauvres vendangeuses. Les raisins versés et pressés dans les tonneaux ouverts, qu'on appelle gerles, et cahotés sur de petites voitures à quatre roues qu'on appelle chars, n'offrent pas non plus un aspect bien ragoûtant. Il faut avouer aussi que je n'étais pas de bien bonne humeur ; je quittais des études qui m'amusaient, des camarades que j'aimais, pour venir au milieu de gens inconnus me vouer à une occupation toute nouvelle pour moi, pour laquelle j'aurai peut-être un talent fort médiocre. Si je t'avais laissé derrière moi, c'eût été bien pis ; mais depuis que tu nous as quittés, je ne me sentais plus d'attache bien forte. Je n'avais donc pas un vif regret, ni aucune grande crainte pour l'avenir ; car l'ami de mon père ne pouvait pas me mal recevoir: mais seulement un peu de mauvaise humeur et de tristesse. Je m'arrête à te peindre la disposition où j'étais, parce qu'elle est encore la même.

Monsieur M. m'a bien reçu: je suis assez bien logé: les apprentis et les commis mes camarades ne me plaisent ni ne me déplaisent: nous mangeons tous ensemble, excepté quand on m'invite chez mon patron, ce qui est arrivé deux fois en quatre jours: tu vois que cela est fort honnête ; mais je m'y amuse aussi peu que je m'y ennuie.

La ville me paraîtra, je crois, assez belle, quand elle sera moins embarrassée, et les rues moins sales. Il y a quelques belles maisons, surtout dans le faubourg ; et quand les brouillards permettent au soleil de luire, le lac et les Alpes, déjà toutes blanches de neige, offrent une belle vue ; ce n'est pourtant pas comme à Genève, à Lausanne ou à Vevey.

J'ai pris un maître de violon, qui vient tous les jours de deux à trois: car on me permet de ne retourner au comptoir qu'à trois heures ; c'est bien assez d'être assis de huit heures à midi, et de trois à sept ; les jours de grand courrier nous y restons même plus longtemps. Les autres jours je prendrai quelques leçons, soit de musique, soit de dessin ; car je sais assez danser: et après souper je me propose de lire ; car je voudrais bien ne pas perdre le fruit de l'éducation qu'on m'a donnée: je voudrais même entretenir un peu mon latin. On a beau dire que cela est fort inutile pour un négociant: il me semble que hors de son comptoir un négociant est comme un autre homme, et qu'on met une grande différence entre ton père et Monsieur ***.

On est fort content de mon écriture et de ma facilité à chiffrer. Il me semble qu'on est fort disposé à tenir parole à mon oncle, pour le soin de me faire avancer, autant que possible, dans la connaissance du métier que j'apprends. Il y a une grande différence entre moi et les autres apprentis quant aux choses auxquelles on nous emploie: sans être bien vain, j'ose dire aussi qu'il y en a assez quant à la manière dont on nous a élevés eux et moi. Il n'y en a qu'un dont il me paraisse que c'est dommage de le voir occupé de choses pour lesquelles il ne faut aucune intelligence et qui n'apprennent rien ; il serait fort naturel qu'il devînt jaloux de moi: mais je tâcherai de faire en sorte, par toutes sortes de prévenances, qu'il soit bien aise de m'avoir ici: cela me sera bien aisé. Les autres ne sont que des polissons.

Une chose dont je sais fort bon gré à mon oncle, c'est la manière dont je suis arrangé pour la dépense et pour mon argent. On paie pour moi trente louis de pension, et demi-louis par mois de blanchissage ; on m'a donné dix louis pour mes menus plaisirs, dont on veut que je ne rende aucun compte, avec promesse de m en donner autant tous les quatre mois. Et quant à mes leçons et mes habits, mon oncle a promis de payer cette première année tous les comptes que je lui enverrai, sans trouver à redire à quoi que ce soit. Il m'a écrit que d'après cet arrangement je pourrais me croire bien riche, et qu'il n'en était rien cependant ; mais qu'il n'avait pas voulu que je fusse gêné, ni que je courusse risque de faire des dettes ou d'emprunter, ou de faire un mystère de mes dépenses, et qu'ainsi je n'avais qu'à aller mon chemin et ne me refuser rien de ce qui me ferait plaisir, après que j'y aurais un peu pensé. Si ma mère et mes autres tuteurs trouvent à redire à mes dépenses, mon oncle les paiera, dit-il, de l'argent destiné à ses menus plaisirs à lui, et ne trouvera pas ce plaisir-là des plus menus qu'il puisse se donner. Me voilà grand seigneur, mon ami ; dix louis dans ma poche, ma pension largement payée, et une grande liberté pour les dépenses dont je voudrai bien qu'on soit instruit. Adieu, cher Godefroy. Je t'écrirai dans une quinzaine de jours. Aime ton ami comme il t'aime.

H. MEYER

TROISIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville Neuchâtel, ce... novembre 178..

Je commence à trouver Neuchâtel un peu plus joli. Il a gelé: les rues sont sèches: les Messieurs, je veux dire les gens qu'on salue respectueusement dans les rues, et que j'entends nommer en passant M. le Conseiller, M. le Maire, M. le ***, n'ont plus l'air aussi soucieux et sont un peu mieux habillés que pendant les vendanges. Je ne sais pourquoi cela me fait plaisir ; car dans le fond rien n'est si égal. J'ai vu de!jolies servantes ou ouvrières dans les rues, et de petites demoiselles fort bien mises et fort lestes, il me semble que presque tout le monde à Neuchâtel a de la grâce et de la légèreté: je n'y vois pas d'aussi belles personnes qu'à... mais on y est joli ; les petites filles sont un peu maigres et un peu brunes pour la plupart. On m'a dit que je verrais bien autre chose au concert. Il doit commencer le premier lundi de décembre: je souscrirai certainement: j'y ferai peut-être jouer la comédie par des dames ; ce qui me paraîtra d'abord bien extraordinaire. Il y a aussi des bals tous les quinze jours ; mais ils sont composés de quelques sociétés rassemblées, et on ne reçoit pas les commis et les apprentis des comptoirs dans les sociétés: en quoi on a bien raison, à ce qu'il me semble ; car ce serait une cohue de polissons. S'il y a quelques exceptions, cela n'empêche pas que la règle ne soit bonne ; et si l'on ne fait aucune distinction, personne n'a droit de se plaindre ; c'est ce que je dis à quelques-uns de mes camarades, qui trouvent très mauvais qu'on les exclue, quoiqu'en vérité ils ne soient point propres du tout à être reçus en bonne compagnie. Pour moi, cela m'est égal ; mais j'espère qu'on me laissera jouer au concert ; et il est déjà arrangé entre mon camarade Monin qui joue de la basse, M. Neuss et moi, que nous ferons un petit concert les dimanches ; mon maître de violon en sera ; il nous dirigera, et jouera de l'alte, et il ne demande, dit-il, pour son paiement qu'une bouteille de vin rouge: il aime un peu à boire, et sait bien lui-même qu'il vaut mieux boire une bouteille chez son écolier que risquer d'en boire plusieurs au cabaret, de s'y enivrer et de retourner en cet état chez sa femme. Ces musiciens dégoûteraient presque de la musique ; mais il faut tâcher de ne prendre d'eux que leur art, et n'avoir aucune société avec eux. Je lis fort bien la musique, et je tire assez de son de mon violon ; mais je ne serai jamais fort pour les grandes difficultés ni les grandes délicatesses.

Une chose m'a frappé ici. Il y a deux ou trois noms que j'entends prononcer sans cesse. Mon cordonnier, mon perruquier, un petit garçon qui fait mes commissions, un gros marchand, portent tous le même nom ; c'est aussi celui de deux tailleuses, avec qui le hasard m'a fait faire connaissance, d'un officier fort élégant qui demeure vis-à-vis de mon patron, et d'un ministre que j'ai entendu prêcher ce matin

hier je rencontrai une belle dame bien parée ; je demandai son nom, c'était encore le même. Il y a un autre nom qui est commun à un maçon, à un tonnelier, à un Conseiller d'État. J'ai demandé à mon patron si tous ces gens-là étaient parents ; il m'a répondu que oui en quelque sorte: cela m'a fait plaisir. Il est sûrement agréable de travailler pour ses parents, quand on est pauvre, et de donner à travailler à ses parents, quand on est riche. Il ne doit point y avoir entre ces gens-là la même hauteur, ni la même triste humilité que j'ai vue ailleurs.

Il y a bien quelques familles qui ne sont pas si nombreuses ; mais quand on me nommait les gens de ces familles-là, on me disait presque toujours: "c'est Madame une telle, fille de Monsieur un tel" (aussi d'une des nombreuses familles!) de sorte qu'il me semble que tous les Neuchâtelois sont parents ; et il n'est pas bien étonnant qu'ils ne fassent pas de grandes façons les uns avec les autres, et s'habillent comme je les ai vus dans le temps des vendanges, lorsque leurs gros souliers, leurs bas de laine et leurs mouchoirs de soie autour du cou m'ont si fort frappé.

J'ai pourtant entendu parler de noblesse: mais mon patron m'a dit un jour, à propos de la fierté de notre noblesse allemande, qu'il n'en était pas plus fier depuis deux ans qu'il avait ses lettres, et que, quoiqu'il mît de devant son nom, il n'y attachait rien , (c'est son expression que je n'ai pas bien entendue) et qu'il n'avait pris le parti de changer sa signature que pour faire plaisir à sa femme et à ses soeurs. Adieu, mon cher Godefroy, voilà mon camarade favori qui vient me demander du thé: je cours chercher mon maître et M. Neuss: nous ferons de la musique. Je comptais que nous ne commencerions que dimanche prochain, et je suis fort aise de commencer dès ce soir. Adieu, je t'embrasse ; écris-moi, je t'en prie.

H. MEYER

Lundi au soir, à 8 heures

P.S. Si ces Messieurs n'étaient pas venus hier, je t'aurais parlé de la foire et des Armoureins: je voudrais que cette cérémonie signifiât quelque chose ; car elle a une solennité qui m'a plu. Mais on n'a pas su me dire jusqu'ici son origine, ni ce qu'elle doit signifier. J'ai bien travaillé ce soir: je tâche de reconnaître, en montrant toute la bonne volonté possible, les bontés que l'on a pour moi.

QUATRIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville A Neuchâtel, ce... décembre 178..

Je te remercie, mon cher ami, de ta longue lettre ; elle m'a fait le plus grand plaisir... oui, je crois que c'est le plus grand ; et sûrement c'est celui dont j'ai été le plus content après coup, que j'aie eu depuis que je suis ici. Tu dois trouver ces phrases un peu embrouillées: il est naturel qu'elles le soient, car mes pensées le sont. Il y a des choses que je trouverais ridicule, et presque mal, de te dire ; mais, d'un autre côté, je ne voudrais pas qu'il y eût la moindre fausseté, ni même la moindre exagération dans ce que je te dis. Si une fois l'on commence à manquer de sincérité, et cela sans une grande nécessité, on ne sait plus, à ce qu'il me semble, où l'on s'arrêtera ; car il faut qu'il en ait un peu coûté pour mentir, et chaque jour l'habitude rendra cela plus facile. Et alors que deviendra l'honneur, la confiance que l'on veut inspirer ; en un mot, tout ce que nous estimons? Voilà presque un sermon. Quand on n'est pas trop content de soi à certains égards, on veut du moins l'être à d'autres.

Pour en revenir à ta lettre, je trouve que tu mènes une vie fort agréable. Excepté les caprices de ta belle-soeur, je n'y vois rien que je voulusse changer. Il faudra bien te garder de faire la cour à cette petite fille, toute riche qu'elle est. Puisqu'elle ressemble à sa soeur pour la figure et le son de voix, elle lui ressemblera, je pense, en toutes choses, quand elle osera se montrer comme elle est: et tu ne serais peut-être pas aussi endurant que ton frère.

J'ai été lundi dernier au concert, et grâce à M. Neuss on m'a permis de jouer: j'étais si attentif à jouer ma partie, que je n'ai rien vu de tout ce qui était dans la salle jusqu'à ce que j'aie entendu nommer Mlle Marianne de La Prise, dont, par le plus grand hasard du monde, j'avais entendu faire l'éloge peu de jours après mon arrivée à Neuchâtel. Ce nom m'a fait je ne sais quelle espèce de plaisir ; et je regardais de tous côtés pour voir à quel propos on l'avait prononcé, quand j'ai vu monter à l'orchestre une jeune personne assez grande, fort mince, très bien mise, quoique fort simplement. J'ai reconnu sa robe pour être la même que j'avais relevée un jour de dessus un pavé boueux le plus délicatement qu'il m'avait été possible. C'est une longue histoire que je te raconterai peut-être quelque jour, si elle a des suites ; ce qui, j'espère, n'arrivera pas: surtout à présent je l'espère.

Mais pour revenir à Mlle de La Prise qui monte à l'orchestre, quoiqu'il fût très simple qu'elle portât son nom et qu'elle eût mis la robe que je savais lui appartenir, je trouvais quelque chose de singulier à ce qu'elle vint chanter tout à côté de moi, et que je dusse l'accompagner, que je la regardais marcher et s'arrêter, prendre sa musique ; je la regardais, dis-je, avec un air si extraordinaire, à ce que l'on m'a dit depuis, que je ne doute pas que ce fût cela qui la fit rougir ; car je la vis rougir jusqu'aux yeux: elle laissa tomber sa musique, sans que j'eusse l'esprit de la relever ; et quand il fut question de prendre mon violon, il fallut que mon voisin me tirât par la manche: jamais je n'ai été si sot, ni si fâché de l'avoir été: je rougis toutes les fois que j'y pense, et je t'aurais écrit le soir même mon chagrin, s'il n'eût mieux valu employer une heure qui me resta entre le concert et le départ du courrier, à aider nos Messieurs à expédier nos lettres.

Mlle de La Prise chante très joliment. Mais elle a peu de voix, et je suis sûr qu'on ne l'aurait point entendue à l'autre bout de la salle, quand même on y aurait fait moins de bruit. J'étais choqué qu'on ne l'écoutât pas ; mais presque bien aise de penser qu'on l'entendît si peu. J'aurais bien voulu oser lui donner la main pour la reconduire à sa place ; et sûrement je l'aurais fait, sans la confusion où j'étais de ma distraction et de ma maladresse. Je craignais de faire encore quelque sottise. Peut-être aurais-je fait un faux pas en descendant le petit escalier et l'aurais-je fait tomber: je frémis quand j'y pense. Certainement je fis très bien de rester à ma place. Les symphonies que nous jouâmes, me remirent un peu ; mais je n'écoutai plus aucune chanteuse. Il me semble pourtant qu'il y en avait une qui avait la voix bien plus forte et bien plus belle que Mlle de La Prise ; mais je ne sais pas qui elle est, et ne l'ai pas regardée. Adieu, mon ami, voilà mon maître de violon, et ce soir c'est un grand courrier ; de sorte que je n'ajouterai plus rien à cette lettre.

Puisqu'on me permet d'aller au concert le lundi, il faut bien travailler le jeudi: mais je m'arrangerai quelque récréation pour le vendredi, qui est le seul jour de la semaine où il n'arrive ni ne part aucun courrier. Je suis déjà tout accoutumé à Neuchâtel et à la vie que j'y mène

H. MEYER

CINQUIÈME LETTRE

Julianne C. à sa tante à Boudevilliers 178...

Ma chère tante,

Vous allez être un peu surprise ; mais je vous assure que ce n'est pas ma faute: et je suis sûre que sans la Marie Besson, qui a méchante langue, quoiqu'elle pût bien se taire, car sa soeur et elle ont toujours eu une petite conduite, tout cela ne serait pas arrivé. Vous savez bien ce que je vous ai écrit de la robe de Mlle Marianne de La Prise, qui tomba dans la boue, et comment un Monsieur m'aida à la ramasser et voulut venir avec moi vers mes maîtresses: et je vous ai dit aussi qu'il m'avait donné un petit écu, dont la Marie Besson a bien eu tant à dire! et je vous ai aussi dit que le lendemain il vint demander si on avait bien pu nettoyer la robe, et on avait fort bien pu la nettoyer, et mêmement mes maîtresses avaient fait un pli où ça avait été sali, que Mlle de La Prise avait trouvé qui allait fort bien ; car je lui avais raconté toute l'histoire, et elle n'avait fait qu'en rire, et m'avait demandé le nom du Monsieur ; mais je ne le savais pas. Et quand j'eus tout cela raconté au Monsieur, et comment Mlle de La Prise était une bien bonne demoiselle, il me demanda d'où j'étais, et combien je gagnais, et si j'aimais ma profession. Et quand ensuite il voulut s'en aller, je sortis pour lui ouvrir la porte, et en passant il mit un gros écu dans ma main: je crois bien qu'il me serra la main, ou qu'il m'embrassa. Et quand je rentrai dans la chambre, l'une de mes maîtresses et la Marie Besson se mirent à me regarder, et je dis à la Marie ; Qu'avez-vous donc tant à me regarder? et ma maîtresse me dit: Et toi, pourquoi deviens-tu si rouge? Et quel mal te fait-on en te regardant? et moi je dis: Eh bien, à la garde! et je me mis à travailler, à moitié aise et à moitié fâchée. Et le lendemain, comme nous étions en journée, je courus à fière aube chez la Jeanne-Aimée pour tout ça lui dire, et nous jaublâmes ensemble que j'achèterais de mes trois petits écus un mouchoir de gaze, et un pierrot de gaze avec un grand fond, et un ruban rouge pour mettre avec. Et le dimanche en allant à l'église, je rencontrai le Monsieur, qui ne me reconnut presque pas, à cause de ma coiffe et de mon mouchoir ; c'est qu'il ne m'avait vue que des jours sur semaine. Et plusieurs jeunes Messieurs du comptoir de Monsieur... dirent que j'étais bien jolie, et ne dirent rien de la Marie Besson, qui était déjà bien gringe, et que cela engringea encore plus, et tout le jour elle ne voulut plus me tutoyer, et ne m'appela plus que Mademoiselle. Mais ç'a été bien pire le jeudi ; car on m'avait laissée toute seule à la maison pour finir de l'ouvrage: et à midi j'allai donner un tour sur la foire, et je m'arrêtai devant une boutique, où le Monsieur était entré un moment avant ; et la Jeanne-Aimée et moi, nous mîmes à regarder des croix d'or que nous trouvions bien belles ; et le Monsieur qui vit ça, nous en donna à chacune une: c'était à cause de moi qu'il en donnait une à la Jeanne-Aimée ; car il ne la connaissait pas ; et la mienne était aussi un peu plus belle. Et je retournai vite à la maison, parce que je vis de loin une des demoiselles chez qui mes maîtresses étaient en journée, et je laissai ma croix à la Jeanne-Aimée pour y mettre un ruban, et elle me la rapporta le soir. Et comme je l'essayais à mon cou, ne voilà-t-il pas que mes maîtresses reviennent plus tôt que je croyais. Elles me tinrent un train terrible: elles dirent que j'étais une coureuse, et que je quittais mon ouvrage pour courir chez les Messieurs, puisque j'attrapais de si beaux présents. Et la Marie Besson, à la place d'y mettre le bien, y mit le mal tant qu'elle put: et une de mes maîtresses me dit tant qu'il ne lui convenait pas d'avoir une coureuse chez elle, qu'à la fin je lui dis que je m'en irais donc tout de suite ; et je fis mon paquet, et je m'en allai coucher avec la Jeanne-Aimée. Et le lendemain j'ai loué une petite chambre chez un cordonnier, qui est le cousin de la tante de la Jeanne-Aimée, et je fais mon ménage. Je sais assez travailler, Dieu merci, pour gagner ma vie ; et j'ai déjà à faire deux jupes et trois mantelets pour les servantes d'une des pratiques de mes maîtresses, qui disent que ce n'est pas tant grand chose que de recevoir des présents d'un Monsieur ; et je connais aussi les filles de boutique d'une marchande de modes qui auront sûrement des déshabillés et des péguêches à faire ; car elles sont bien jolies, et je suis sûre que les Messieurs leur font de bien beaux présents, et si je manquais d'argent pour acheter du bois et m acheter un peu de chandelles, de beurre cuit et d'autres choses ainsi, je rencontrerai bien encore une fois le Monsieur qui ne me laissera pas manquer, comme c'est à cause de lui qu'il m'a fallu sortir de chez mes maîtresses. Il pourrait bien aussi me venir voir ici ; car il n'est pas fier. Adieu, ma chère tante. Je vous salue bien ; saluez tout le monde chez vous de ma part.

J.C...

SIXIÈME LETTRE

Julianne C. à Henri Meyer

Monsieur, J'espère que Monsieur excusera la liberté que je prends de lui écrire ces mots, puisque je n'ai pas pu le rencontrer dans les rues pour lui parler, quand je suis sortie pour cela, comme j'en avais l'intention ; et puis je pense aussi que Monsieur ne serait peut-être pas bien aise si je prenais la hardiesse de lui parler le jour devant tout le monde ; et le soir il ne conviendrait pas à une brave fille de courir toute seule par les rues. Mais j'aurais dit à Monsieur, comme quoi je suis sortie de chez mes maîtresses, qui m'ont appelée une coureuse, et cela rien que pour la croix que Monsieur m'avait donnée: ce n'est pas que je demande rien à Monsieur, car je ne suis pas dans la misère ; mais le bois est bien cher, et l'hiver sera encore bien long, et les fenêtres de ma chambre sont si mauvaises que je ne puis presque pas travailler du froid que j'ai aux mains. Le cordonnier chez qui je suis, demeure tout au bas de la rue des Chavannes.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très affectionnée servante.

JULIANNE ***

SEPTIÈME LETTRE

Henri Meyer à Julianne C.

Mademoiselle, Après ce qui s'est passé hier, dont vous êtes sûrement encore plus fâchée que moi, il est bien clair qu'il ne vous convient pas de recevoir mes visites: je vous conseille de tâcher de vous remettre bien avec vos maîtresses ; vous pouvez les assurer qu'elles n'entendront plus parler de moi. J'oubliai hier de vous donner le louis que je vous apportais pour acheter du bois, et vous mieux arranger dans votre chambre, supposé que vous y restiez ; mais je crois que vous n'y devez pas rester. J'ajoute un louis à celui que je vous destinais, en vous priant instamment pour l'amour de vous-même, de commencer par payer le mois entier de votre logement, et de retourner ensuite chez vos maîtresses, ou bien chez vos parents dans votre village.

Je suis, Mademoiselle, votre très humble serviteur.

H. MEYER

HUITIÈME LETTRE

Henri Meyer à Julianne C.

Mademoiselle, Je crains qu'on ne vous ait vue sortir de chez moi, et j'en suis très fâché pour l'amour de vous, et aussi pour l'amour de moi-même. Il n'est pas bien étonnant que je me sois laissé toucher par vos larmes: cependant je me reproche beaucoup ma faiblesse ; et en bien repensant à votre conduite, je n'y vois pas des preuves d'une préférence si grande qu'elle m'excuse à mes propres yeux. Je vous prie de ne plus venir ici: j'ai dit au domestique qui vous a vue sortir, que si vous reveniez, il ne fallait pas vous recevoir. Je suis très résolu à n'aller plus chez vous, de sorte que vous pouvez regarder notre connaissance comme tout à fait finie.

H. MEYER

NEUVIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville

A Neuchâtel, ce premier janvier 178..

Je me suis bien ennuyé aujourd'hui, mon cher ami. Mon patron a eu la bonté de me faire inviter à un grand dîner, où l'on a plus mangé que je n'ai vu manger de ma vie, où l'on a goûté et bu de vingt sortes de vins. Bien des gens se sont à demi grisés, et n'en étaient pas plus gais: trois ou quatre jeunes demoiselles chuchotaient entr'elles d'un air malin, trouvaient fort étrange que je leur parlasse, et ne me répondaient presque pas: toute leur bonne volonté était réservée pour deux jeunes officiers. Les sourires et les éclats de rire étaient tous relatifs à quelque chose qui s'était dit auparavant, et dont je n'avais pas la clé: je doutais même quelquefois que ces jolies rieuses s'entendissent elles-mêmes ; car elles avaient plutôt l'air de rire pour la bonne grâce que par gaieté. Il me semble qu'on ne rit guère ici ; et je doute qu'on y pleure, si ce n'est aussi pour la bonne grâce. Tu vois que je suis de fort mauvaise humeur ; mais c'est que réellement je suis excédé de toutes les minauderies que j'ai vues et de tout le vin de Neuchâtel qui a passé devant moi. C'est une terrible chose que ce vin! Pendant six semaines je n'ai pas vu deux personnes ensemble qui ne parlassent de la vente ; il serait trop long de t'expliquer ce que c'est, et je t'ennuierais autant que l'on m'a ennuyé. Il suffit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que l'autre trouve trop bas, selon l'intérêt que chacun peut y avoir ; et aujourd'hui on a discuté la chose à neuf, quoiqu'elle soit décidée depuis trois semaines. Pour moi, si je fais mon métier de gagner de l'argent, je tâcherai de n'entretenir personne du vif désir que j'aurai d'y réussir ; car c'est un dégoûtant entretien.

Un seul moment du dîner a été intéressant pour moi ; mais d'une manière pénible. Une des jeunes demoiselles a parlé de Mlle de La Prise. Elle ne comprenait pas comment, disait-elle, avec si peu de voix, on pouvait s'aviser de chanter au concert. « Sa jolie figure, a dit un des jeunes hommes, compense tout. -- Jolie figure! a dit une des petites filles ; comme ça!... Mais à propos, il faut bien qu'elle soit jolie ; car elle donne, dit-on, d'étranges distractions. » Tu comprends combien j'étais à mon aise.

Depuis ce moment je n'ai plus ouvert la bouche. Quand mes voisins, dans leur désoeuvrement, m'ont adressé quelques questions, je leur ai répondu par le oui et le non le plus sec ; et au moment où on s'est levé de table, j'ai couru chez moi pour exhaler avec toi ma mauvaise humeur. Puissent les autres jours de cette année être doux, agréables, innocents! Ce jour-ci a pour moi une solennité lugubre. Je me suis demandé ce que j'avais fait de l'année qui finit ; je me suis comparé à ce que j'étais il y a un an, et il s'en faut bien que mes réflexions m'aient égayé. Je pleure ; je suis inquiet: une nouvelle époque de ma vie a commencé: je ne sais comment je m'en tirerai, ni comment elle finira. Adieu, mon ami.

H. MEYER

DIXIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville A Neuchâtel, ce 20 janvier 178..

J'ai bien des choses à te dire, mon cher Godefroy ; et il y a un étrange chaos dans ma tête. D'abord il faut te dire qu'on m'apporta, il y a trois jours, deux billets pour le bal: I'un me fut donné le matin, et l'autre le soir, sans que je susse à qui j'en avais l'obligation. Au moment que l'on m'apporta le second, j'étais avec celui de mes camarades qui est vraiment mon camarade et le seul qui le soit. « Ah! je suis bien aise, m'écriai-je ; j'en ai déjà un, je vous donnerai celui-ci. » Et en même temps je le lui donnai. Cela ne fut pas plutôt fait, que je sentis que c'était une étourderie: ces billets m'étaient destinés à moi, et il était douteux que j'eusse le droit d'en disposer. Mais comment revenir en arrière? comment dire à mon camarade, transporté d'aise, qu'il fallait me rendre le billet jusqu'à ce que j'eusse pris des informations? jamais je ne l'aurai pu ; et après tout, quel grand mal pouvait-il résulter de mon imprudence? Mon camarade est un joli garçon, fort honnête et bien meilleur danseur que moi. Je résolus donc de prendre sur moi tous les inconvénients de l'affaire et de les soutenir courageusement. Là-dessus je fis deux ou trois entrechats, et je sortis de la maison, de peur que mes doutes ne me reprissent, et que mon ami ne s'en aperçût.

Hier vendredi fut le jour attendu, redouté, désiré; et nous nous acheminons vers la salle, lui fort content et moi un peu mal à mon aise. L'affaire du billet n'était pas la seule chose qui me tînt l'esprit en suspens: je pensais bien que Mlle de La Prise serait au bal, et je me demandais s'il fallait la saluer et de quel air, si je pouvais la prier de danser avec moi: le coeur me battait ; j'avais sa figure et sa robe devant les yeux, et quand en effet, en entrant dans la salle, je la vis assise sur un banc près de la porte, à peine la vis-je plus distinctement que je n'avais vu son image. Mais je n'hésitai plus, et sans réfléchir, sans rien craindre, i allai droit à elle, lui parlai du concert, de son ariette, d'autres choses encore ; et sans m'embarrasser des grands yeux curieux et étonnés d'une de ses compagnes, je la priai de me faire l'honneur de danser avec moi la première contredanse. Elle me dit qu'elle était engagée. « Eh bien! la seconde. -- Je suis engagée. -- La troisième? -- Je suis engagée. -- La quatrième? la cinquième? Je ne me lasserai point, lui dis-je en riant. Cela serait bien éloigné, me répondit-elle ; il est déjà tard, on va bientôt commencer. Si le Comte Max, avec qui je dois danser la première, ne vient pas avant qu'on commence, je la danserai avec vous, si vous le voulez. » Je la remerciai ; et dans le même moment une dame vient à moi, et me dit: « Ah, M. Meyer, vous avez reçu mon billet?.. Oui Madame lui dis-je ; j'ai bien des remerciements à vous faire, j'ai même reçu deux billets, et j'en ai donné un à M. Monin. -- Comment? dit la dame, un billet envoyé pour vous!... ce n'était pas l'intention, et cela n'est pas dans l'ordre. -- J'ai bien craint, après coup, Madame, que je n'eusse eu tort, lui répondis-je ; mais il était trop tard, et j'aurais mieux aimé ne point venir ici, quelque envie que j'en eusse, que de reprendre le billet et de venir sans mon ami. Pour lui, il ne s'est point douté du tout que j'eusse commis une faute, et il est venu avec moi dans la plus grande sécurité. -- Oh bien, dit la dame, il n'y a point de mal pour une fois. -- Oui, ajoutai-je, Madame. Si on est mécontent de nous, on ne nous invitera plus ; mais si on veut bien encore que l'un de nous revienne, je me flatte que ce ne sera pas sans l'autre. » Là-dessus elle m'a quitté, en jetant de loin sur mon camarade un regard d'examen et de protection. « Je tâcherai de danser une contredanse avec votre ami, » m'a dit Mlle de La Prise, d'un air qui m'a enchanté; et puis, voyant que l'on s'arrangeait pour la contredanse, et que le Comte Max n'était pas encore arrivé, elle m'a présenté sa main avec une grâce charmante, et nous avons pris notre place. Nous étions arrivés au haut de la contredanse et nous allions commencer, quand Mlle de La Prise s'est écriée: « Ah, voilà le Comte! » C'était lui en effet, et il s'est approché de nous d'un air chagrin et mortifié. Je suis allé à lui. Je lui ai dit: « Mademoiselle ne m'a permis de danser avec elle qu'à votre défaut. Elle trouvera bon, j'en suis sûr, que je vous rende votre place ; et peut-être aura-t-elle la bonté de me dédommager. -- Non, Monsieur, a dit le Comte, vous êtes trop honnête, et cela n'est pas juste: je suis impardonnable de m'être fait attendre. Je suis bien puni ; mais je l'ai mérité. » Mlle de La Prise a paru également contente du Comte et de moi: elle lui a promis la quatrième contredanse, et à moi, la cinquième pour mon ami, et la sixième pour moi-même. J'étais bien content: jamais je n'ai dansé avec tant de plaisir. La danse était pour moi, dans ce moment, une chose toute nouvelle: je lui trouvai un meaning, un esprit, que je ne lui avais jamais trouvé: j'aurais volontiers rendu grâce à son inventeur: je pensais qu'il devait avoir eu de l'âme, et une demoiselle de La Prise avec qui danser. C'étaient, sans doute, de jeunes filles comme celle-ci qui ont donné l'idée des Muses.

Mlle de La Prise danse gaiement, légèrement et décemment. J'ai vu ici d'autres jeunes filles danser avec encore plus de grâce, et quelques-unes avec encore plus de perfection ; mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréablement. On en peut dire autant de sa figure: il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne ; il me semble, à voir comme on la regarde, que tous les hommes sont de mon avis. Ce qui me surprend, c'est l'espèce de confiance et même de gaieté qu'elle m'inspire. Il me semblait quelquefois à ce bal que nous étions d'anciennes connaissances ; je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant enfants ; il me semblait qu'elle pensait les mêmes choses que moi, et je m'attendais à ce qu'elle allait dire. Tant que je serais content de moi, je voudrais avoir Mlle de La Prise pour témoin de toutes mes actions: mais quand j'en serais mécontent, ma honte et mon chagrin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien plus depuis. Je souhaite qu'elle les ignore: je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on pouvait l'intéresser.

J'ai fait connaissance avec le Comte Maximilien de R ***. Il est Alsacien, protestant, d'une famille ancienne et illustre. Il est ici avec son frère, qui est son aîné, et qui sera fort riche. Ils ont un précepteur que je n'ai point encore vu. Tous deux sont au service, et déjà fort avancés. Ils sont venus ici pour finir leur éducation. Mais le Comte Max, comme on l'appelle, m'a dit qu'il n'avait point trouvé, pour la littérature et les beaux-arts, les secours qu'on lui avait fait espérer. « Mais, Monsieur le Comte, a dit un homme qui était assis à côté de nous et qui n'avait pas paru nous écouter ; comment a-t-on pu vous envoyer à Neuchâtel pour les choses que vous aviez envie d'apprendre? Nous avons des talents ; mais pas les moindres lumières: nos femmes jouent joliment la comédie ; mais elles n'ont jamais lu que celles qu'elles voulaient jouer: personne de nous ne sait l'orthographe: nos sermons sont barbares: nos avocats parlent patois: nos édifices publics n'ont pas le sens commun: nos campagnes sont absurdes... N'avez-vous pas vu de petits bassins d'eau à côté du lac? Nous sommes encore plus légers, plus frivoles, plus ignorants que... » Dans ce moment Mlle de La Prise est venue avertir le Comte que sa contredanse allait commencer: je me suis levé pour le suivre ; nous avons, tous les deux, salué notre caustique informateur: son fiel et ses exagérations m'ont fait rire.

Pendant que le Comte et Mlle de La Prise dansaient leur contredanse, la dame qui m'avait d'abord parlé s'est approchée de moi, m'a demandé d'où j'étais, et qui j'étais. J'ai répondu que j'étais le fils d'un marchand d'Augsbourg. « D'un négociant, m'a-t-elle dit. -- Non, Madame, ai-je repris (et j'ai senti que je rougissais), d'un marchand. Je sais bien la différence. Mon oncle, frère de ma mère, est un riche négociant. La dame voulait apparemment être polie ; mais assurément ce n'était pas l'être que de montrer assez de mépris pour ce qu'était mon père, pour se croire obligée de le supposer ce qu'il n'était pas. Elle m'a demandé où j'avais appris le français. Je lui ai dit que c'était en France. Elle m'a demandé des détails sur la pension de R...; et sur ce que je lui ai dit que j'avais passé quelque temps à Genève chez un ministre, ami de mes parents, pour me faire instruire et recevoir à la Communion, elle m'a parlé des Représentants et des Négatifs. La fin de la contredanse nous a de nouveau interrompus, et j'en ai été bien aise: comment parler d'une chose où l'on n'entend rien?

Après avoir dansé avec Mlle de La Prise la sixième contredanse avec encore plus de plaisir que la première, parce que je ne prenais la place de personne, j'ai voulu m'en aller. J'étais content ; et il s'était passé bien assez de choses dans ma tête pour un seul jour. Je me suis pourtant arrêté pour saluer la dame qui m'avait parlé. Elle parlait avec d'autres assez vivement: j'ai entendu mon nom, le mot d'énergie, le mot d'amitié. Enfin, elle est venue à moi avec une autre dame, qui avait l'air fort grave et fort doux, et elles m'ont dit que je serais reçu au bal aussi bien que mon ami. Je le suis allé chercher aussitôt. Nous avons beaucoup remercié ces dames, et nous nous sommes retirés. Mlle de La Prise dansait alors avec le frère aîné du Comte Max.

Adieu, mon ami. Quand j'appelle Monin mon ami, le mot ami signifie tout autre chose que quand je dis mon ami Godefroy Dorville. Monin est un joli garçon que j'oblige, qui me rend la vie agréable, et qui mérite d'être distingué de ses maussades compagnons qui mettent tout leur plaisir à se faire de petites niches, et cherchent bien moins à se procurer des succès pour eux-mêmes que des mortifications pour autrui. Dans leurs maussades combats de finesse, l'attrapé me paraît toujours un peu moins sot que l'attrapeur.

H. MEYER

ONZIÈME LETTRE

Mlle de La Prise à Mlle de Ville A Neuchâtel, ce...

Voici, ma chère Eugénie, l'hiver qui recommence ; un second hiver de dissipation, d'étourdissement, que je passerai sans amie, et vraisemblablement sans plaisir. Il y a un an que je te regrettais bien autant qu'aujourd'hui. Mais le monde que je ne connaissais pas encore, me promettait des compensations, et il ne me les a pas données: je croyais entrevoir en lui des charmes qui se sont évanouis dès que j'en ai fait partie moi-même. J'aurais pourtant besoin de m'amuser Mon père n'a pu se remettre de sa dernière attaque dé goutte: ma mère est mécontente de notre logement, de nos domestiques, de tout ce qui l'environne ; elle s'est brouillée avec la soeur de mon père, avec mes cousines. De part et d'autre les petits torts s'accumulent tous les jours, et semblent devenir plus graves chaque fois qu'on s'en plaint. C'est la plus triste chose du monde. Il a fallu vendre une petite campagne que nous avions au Val de Travers, et nos vignes d'Auvernier n'ont presque rien produit, faute d'engrais et de culture. Mon père prend son parti sur tout cela avec un courage admirable ; il m'a obligée à souscrire au bal, à me faire deux robes neuves, et à reprendre mes maîtres: il m'ordonne presque aussi de me divertir et d'être gaie, et je lui obéirai du mieux qu'il me sera possible. La tendresse de mon père et la liberté dont il veut que je jouisse, sont assurément les seules choses qui rendent ma situation supportable. Mais mon père est si faible! ses jambes sont toujours enflées ; tu ne le reconnaîtrais presque pas.

Et toi, que fais-tu? passeras-tu ton hiver à Marseille ou à la campagne? songe-t-on à te marier? as-tu appris à te passer de moi? Pour moi, je ne sais que faire de mon coeur. Quand il m'arrive d'exprimer ce que je sens, ce que j'exige de moi, ou des autres, ce que je désire, ce que je pense, personne ne m'entend ; je n'intéresse personne. Avec toi tout avait vie ; et sans toi tout me semble mort. Il faut que les autres n'aient pas le même besoin que moi: car si on cherchait un coeur, on trouverait le mien. Ne crois pas cependant que j'aie toujours autant de tristesse et aussi peu de courage que dans cet instant. Ma mère a renvoyé ce matin une ancienne servante qui nous servait depuis dix ans ; j'ai voulu t'écrire pour me distraire, mais je n'aurai réussi qu'à t'attrister.

Le concert ne commence que dans un mois, et les assemblées ne commenceront qu'après le nouvel an. Nous avons deux comtes allemands qu'on dit être fort aimables. En attendant que nos sociétés commencent, je passe mes soirées à ourler des serviettes et à jouer au piquet avec mon père. Il veut que je chante au concert: cela ne fera de mal ni de bien à personne ; car on ne m'entendra pas. Mais j'ai achevé de devenir cet été une fort passable musicienne, et j'accompagne à la harpe aussi bien que du clavecin ; mais je ne fais aussi qu'accompagner: quant aux pièces, jamais je ne serai assez habile pour me satisfaire. Mlle **** se marie dans quinze jours: tu as vu commencer ses amours ; elles ont été tièdes et constantes: je crois que ce mariage ira assez bien ; ils s'aimeront faute de rien aimer d'autre. Je vois quelquefois l'aînée de mes cousines, malgré la brouillerie ; c'est une bonne fille, gaie et sensée ; mais sa soeur est un petit esprit. Adieu, mon Eugénie ; je t'écrirai quelque jour une moins plate et moins triste lettre.

MARIANNE DE LA PRISE

DOUZIÈME LETTRE

Mlle de La Prise à Mlle de Ville A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Tu as pleuré, mon Eugénie, en lisant ma triste lettre? j'ai pleuré en lisant la tienne, de reconnaissance et d'attendrissement. C'est une douce chose que la sympathie de deux coeurs qui semblent faits l'un pour l'autre. Si nous vivions ensemble, nous n'aurions peut-être besoin de rien de plus pour être heureuses: je t'avoue qu'alors je serais fâchée de te voir marier. A présent, il y aurait aussi trop d'égoïsme à vouloir que tu me restasses tout entière.

Pour moi, il y a peu d'apparence que je t'échappe de cette façon-là. Tu sais combien notre fortune est délabrée. Malgré toute son insouciance pour lui-même, mon père s'inquiète quelquefois sur mon sort: il m'a répété plusieurs fois qu'après sa mort, qui, dit-il, ne peut être éloignée, la pension qui nous fait vivre venant à cesser, je n'aurai presque rien. Pour ma mère, la rente que mon oncle a mise sur sa tête, suffira à son entretien, surtout si elle veut aller vivre dans son pays. Mais en voilà assez. Je me flatte que mon père se trompe sur son état: je n'ai aucune inquiétude sur ce qui me regarde. Je voulais seulement te dire que, dans ces circonstances et avec cette fortune, il est rare qu'on se marie.

Les concerts ont commencé: j'ai chanté au premier ; je crois qu'on s'est un peu moqué de moi à l'occasion d'un peu d'embarras et de trouble que eus, je ne sais trop pourquoi: c'est un assemblage de si petites choses que je ne saurais comment te les raconter. Chacune d'elle est un rien, ou ne doit paraître qu'un rien, quand même elle serait quelque chose. Adieu, ma chère Eugénie, je t'écrirai une plus longue lettre une autre fois.

MARIANNE DE LA PRISE

TREIZIÈME LETTRE

Mlle de La Prise à Mlle de Ville A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Il me semble que j'ai quelque chose à te dire ; et quand je veux commencer, je ne vois plus rien qui vaille la peine d'être dit. Tous ces jours je me suis arrangée pour t'écrire ; j'ai tenu ma plume pendant longtemps, et elle n'a pas tracé le moindre mot. Tous les faits sont si petits, que le récit m'en serait ennuyeux à moi-même ; et l'impression est quelquefois si forte, que je ne saurais la rendre: elle est trop confuse aussi pour la bien rendre. Quelquefois il me semble qu'il ne m'est rien arrivé; que je n'ai rien à te dire ; que rien n'a changé pour moi ; que cet hiver a commencé comme l'autre ; qu'il y a, comme à l'ordinaire, quelques jeunes étrangers à Neuchâtel que je ne connais pas, dont je sais à peine le nom, avec qui je n'ai rien de commun. En effet, je suis allée au concert, j'ai laissé tomber un papier de musique ; j'ai assez mal chanté; j'ai été à la première assemblée ; j'y ai dansé avec tout le monde, entre autres deux comtes alsaciens et deux jeunes apprentis de comptoir: qu'y a-t-il dans tout cela d'extraordinaire, ou dont je pusse te faire une histoire détaillée? D'autres fois il me semble qu'il m'est arrivé mille choses ; que si tu avais la patience de m'écouter, j'aurais une immense histoire à te faire: il me semble que je suis changée, que le monde est changé, que j'ai d'autres espérances et d autres craintes, qui, excepté toi et mon père, me rendent indifférente sur tout ce qui m'a intéressée jusqu'ici, et qui, en revanche, m'ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou que je faisais machinalement. J'entrevois des gens qui me protègent, d'autres qui me nuisent: c'est un chaos, en un mot, que ma tête et mon coeur. Permets, ma chère Eugénie, que je n'en dise pas davantage jusqu'à ce qu'il se soit un peu débrouillé et que je sois rentrée dans mon état ordinaire, supposé que j'y puisse rentrer. Ne te rien dire eût été trop pénible: t'en dire davantage, quand moi-même je n'en sais pas davantage, ne serait pas possible. Adieu donc. Je t'embrasse tendrement. Tout ce que je saurai de moi-même, tu le sauras. Aucune défiance, au moins, ne me fera taire: la crainte de te paraître puérile, ou de te donner quelqu'autre impression fâcheuse de moi, ne pourra m'empêcher de parler ; la peur de t'ennuyer est la seule que je puisse avoir.

M. DE LA PRISE

QUATORZIÈME LETTRE

Mlle de La Prise à Mlle de Ville A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Tu le veux absolument? Eh bien à la bonne heure, tu le sauras! Je t'écrivis une lettre qui, après cela, me parut folle ; j'en écrivis une autre pour excuser celle-là: il se trouva qu'elle n'était pas partie. Elle était cachetée ; j'avais oublié de l'envoyer à la poste: dans ce temps-là je ne savais ce que je faisais: je te l'envoie sans l'ouvrir, je ne veux pas la relire, je ne m'en souviens presque pas, tu verras ce que j'en ai pensé.

Tous ces détails, à toi, sont charmants: tu n'aimeras, tu n'aimeras jamais l'homme qu'on te destine, c'est-à-dire, tu ne l'aimeras jamais beaucoup. Si tu ne l'épouses pas, tu pourras en épouser un autre. Si tu l'épouses, vous aurez de la complaisance l'un pour l'autre ; vous vous serez une société agréable, peut-être. Tu n'exigeras pas que tous ses regards soient pour toi, ni tous les tiens pour lui: tu ne te reprocheras pas d'avoir regardé quelqu'autre chose, d'avoir pensé à quelqu'autre chose, d'avoir dit un mot qui pût lui avoir fait de la peine un instant: tu lui expliqueras ta pensée ; elle aura été honnête, et tout sera bien. Tu feras plus pour lui que pour moi ; mais sera bien. Tu feras plus pour lui que pour moi ; mais tu m'aimeras plus que lui. Nous nous entendrons mieux ; nous nous sommes toujours entendues, et il y a eu entre nous une sympathie qui ne naîtra point entre nous. Si cela te convient, épouse-le, Eugénie. Penses-y cependant: regarde autour de toi pour voir si quelqu'autre n'obtiendrait pas de toi un autre sentiment. N'as-tu pas lu quelques romans? et n'as-tu jamais partagé le sentiment de quelqu'héroïne? Sache aussi si ton épouseur ne t'aime pas autrement que tu ne l'aimes. Dis-lui, par exemple, que tu as une amie qui t'aime chèrement, et que tu n'aimes personne autant qu'elle. Vois alors s'il rougit, s'il se fâche: alors ne l'épouse pas. Si cela lui est absolument égal, ne l'épouse pas non plus. Mais s'il te dit que c'est à regret qu'il te tiendra éloignée de moi, et que vous viendrez ensemble à Neuchâtel pour me voir, ce sera un bon mari, et tu peux l'épouser. Je ne sais où je prends tout ce que je te dis: car avant ce moment je n'y avais jamais pensé. Peut-être cela n'a-t-il pas le sens commun. Je t'avoue que j'ai pourtant fort bonne opinion de mes observations... non pas observations ; mais, comment dirai-je? de cette lumière que j'ai trouvée tout à coup dans mon coeur qui semblait luire exprès pour éclairer le tien. Ne t'y fie pourtant pas: demande et pense. Non ; ne demande à personne: on ne t'entendra pas ; interroge-toi bien toi-même. Adieu.

M. DE LA PRISE

QUINZIÈME LETTRE

Ecrite avant la douzième, et contenue, ainsi que la seizième, dans la précédente. A Neuchâtel, ce... 178..

Serait-ce un amant que cherchait mon coeur? et l'aurais-je trouvé? Ma chère Eugénie, combien je vois ta délicatesse alarmée! je n'ai pas dit pruderie, admire mon honnêteté, car tes grands yeux, que je vois ouverts sur moi d'un air de surprise et de scandale, ne méritaient pas de si grands ménagements. J'irai mon train comme si tu n'étais pas une personne fort délicate et fort prudente ; et toi tu iras ton train de t'indigner et de prêcher, si tu veux: il ne faut nous gêner ni l'une ni l'autre. Je vais te raconter bien exactement ce qui m'arrive.

Il y a quelque temps qu'une petite tailleuse laissa tomber dans la boue une robe qu'elle me rapportait: un jeune étranger lui aida à la relever, accompagna jusque chez elle la petite personne, l'excusa auprès de ses maîtresses et lui donna de l'argent en la quittant. L'histoire m'en fut faite le lendemain ; elle me plut: j'y voyais de la bonté et une sorte de courage ; car la petite fille, jolie à la vérité, est si mal mise et a si mauvaise façon qu'un élégant un peu vain ne se serait pas soucié d'être vu avec elle dans les rues. Je demandai le nom du jeune homme ; elle ne put pas me le dire, et je n'en entendis plus parler. L'autre jour, étant au concert, mes voisines me montrèrent, de l'amphithéâtre où nous étions, un jeune homme qui jouait du violon à l'orchestre. Elles me dirent que c'était un jeune Allemand du comptoir de M... appelé Meyer. En passant auprès de lui pour aller chanter, je le regardai attentivement ; lui aussi me regarda: je vis qu'il reconnaissait ma robe. Moi, je reconnus la physionomie que devait avoir celui qui l'avait relevée ; et nous nous perdîmes si bien dans cette contemplation l'un de l'autre, que je laissai tomber ma musique et qu'il oublia son violon, ne sachant plus, ni lui ni moi, de quoi il était question, ni ce que nous avions à faire. Il rougit: je rougis aussi, mais je ne sais trop de quoi ; car je n'étais point honteuse du tout. On m'a plaisantée de la distraction du jeune homme: j'étais tentée de répondre que la mienne valait bien la sienne, et j'ai vu qu'on ne s'en était point aperçu. Apparemment l'on croit qu'il faut qu'un jeune homme soit amoureux pendant quelques semaines avant que la belle paraisse être un peu sensible. Je ne me vanterai pas d'avoir suivi cette décente coutume ; et s'il se trouve que M. Meyer soit aussi épris de moi que je l'ai cru, il pourra se vanter quelque jour que je l'ai été tout aussitôt et tout autant que lui. Tu vois bien que je suis tout autrement disposée que la dernière fois que je t'écrivis ; et je t'avoue que je suis, on ne peut pas plus, contente. Quoi qu'il puisse m'arriver d'ailleurs, il me semble que, si on m'aime beaucoup et que j'aime beaucoup, je ne saurais être malheureuse. Ma mère a beau gronder depuis ce jour-là, cela ne trouble pas ma joie. Mes amies ne me paraissent plus maussades: vois-tu, je dis, mes amies, mais c'est par pure surabondance de bienveillance ; car je n'ai d'amies que toi. Je te préfère à M. Meyer lui-même ; et si tu étais ici, et qu'il te plût, je te le céderais. Ne va pas croire que nous nous soyons encore parlé; je ne l'ai pas même revu depuis le concert. Mais j'espère qu'il viendra à la première assemblée: nos dames, sans que je les en prie, me feront bien la galanterie de l'y inviter. Alors nous nous parlerons sûrement, dussé-je lui parier la première. Je me trouverai près de la porte quand il entrera. Alors aussi se décidera la question: savoir si M. Meyer sera l'âme de la vie entière de ton amie, ou si je n'aurai fait qu'un petit rêve agréable: ce sera l'un ou l'autre, et quelques moments décideront lequel des deux. Adieu, mon Eugénie! mon père est plus content de moi que jamais ; il me trouve charmante: il dit qu'il n'y a rien d'égal à sa fille, et qu'il ne la troquerait pas contre les meilleures jambes du monde. Tu vois que ma folie est du moins bonne à quelque chose. Adieu.

M. DE LA PRISE

SEIZIÈME LETTRE

A la même A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Je ne puis attendre ta réponse. Ma dernière lettre était si extraordinaire et si folle qu'il faut que je t'en fasse l'apologie. Ou bien je t'en ferai des excuses: car d'apologie, il n'y en a point à faire. Je suis revenue à mon bon sens ; mais j'en suis presque fâchée: car ces quatre ou cinq jours de folie étaient charmants. Tout ce que je faisais m'amusait: mon clavecin, ma harpe étaient tout autre chose qu'une harpe et un clavecin ; ils avaient vie: je parlais et on me répondait par eux. Ma tête s'est remise, et il ne m'est resté qu'une curiosité assez naturelle de savoir si M. Meyer est aussi bon, aussi honnête qu'il en a l'air ; s'il a du sens ; s'il est aimable: c'est ce que nous verrons et je te le dirai. Ne crains point que je fasse ni que je dise de folie: tu sais bien que j'ai toujours eu des moments d'extravagance, et qu'il n'en est rien arrivé de bien fâcheux ; je crois que c'est la grande liberté que m'a laissée mon père, et aussi la grande liberté de ses discours, qui m'ont empêchée d'avoir la réserve et la timidité qui te siéent si bien. Adieu. Conserve-moi ton indulgence, et crois que je ne la mettrai pas à de trop grandes épreuves.

M. DE LA PRISE

DIX-SEPTIÈME LETTRE

Julianne C. à sa tante à Boudevilliers A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Ma chère tante, Je suis rentrée chez mes maîtresses, puisque vous me l'avez conseillé, et le Monsieur aussi. C'est M. Meyer qu'il s'appelle ; je sais à présent son nom: mais qu'est-ce qu'il me sert de le savoir? il y eut hier cinq semaines que je ne l'ai pas vu, et je voudrais ne l'avoir jamais rencontré; mais je crois qu'il s'est pensé... mais à quoi bon vous tout ça dire? toujours j'ai bien pleuré, et il y a quelque chose qu'il m'a marqué sur sa lettre (car il m'a écrit deux lettres) qui m'a fait penser autant que j'y ai pu comprendre, que peut-être bien la Marie Besson lui a pu dire que je n'avais pas été une honnête fille ; et pourtant, ma chère tante, je puis bien jurer que, si ce n'était ce vilain maître horloger chez qui j'ai servi, et qui était pourtant un homme marié, il n'y aurait pas eu une plus brave fille que moi dans le Val de Rus: car pour avoir quelquefois badiné avec les garçons à la veillée, ou pendant les foins, les autres filles en faisaient autant que moi ; et je ne sais pas si un Monsieur penserait pour ça qu'on n'aurait pas été une brave fille. Mais à la garde! il ne sert de rien de pleurer et de se lamenter quand il n'est plus temps ; et si j'ai encore à pleurer, ce sera assez temps quand j'en serai sûre. Il a fallu que j'aie bien prié mes maîtresses ; mais c'est aussi qu'elles ont beaucoup d'ouvrage à présent, comme il y a des bals et des sociétés et des concerts, et peut-être aussi des comédies, et que sais-je bien peu? ces dames sont toutes fortes pour se divertir ; et peut-être ne sont- elles seulement pas aussi braves qu'une pauvre fille qu'on laisse pleurer en faisant son ouvrage, et qui n'a pas été à toutes leurs écoles et leurs pensions, et n'a pas appris à lire sur leurs beaux livres ; et elles ont des bonnets et des rubans et des robes avec des garnitures de gaze, qu'il faut que nous travaillions toute la nuit et quelquefois les dimanches ; et tout ça elles l'ont quand elles veulent, de leur mère, ou de leur mari, sans que les jeunes Messieurs le leur donnent ; mais qu'est-ce que tout ça y fait? si la cousine Jeanne-Marie et le cousin Abram ne savent rien du Monsieur, ni que j'avais quitté mes maîtresses, il ne sert à rien à présent de le leur conter. Je suis, ma chère tante, celle qui est votre très humble nièce.

JULIANNE C ***

DIX-HUITIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Tu trouves le style de mes lettres changé, mon cher Godefroy. Pourquoi ne pas me dire si c'est en mal ou en bien? mais il me semble que ce doit être en bien, quand j'aurais moi-même changé en mal: je ne suis plus un enfant ; cela est vrai, j'ai presque dit, cela n'est que trop vrai ; mais au bout du compte, puisque la vie s'avance, il faut bien avancer avec elle! qu'on le veuille ou non, on change ; on s'instruit ; on devient responsable de ses actions. L'insouciance se perd ; la gaieté en souffre ; si la sagesse et le bonheur voulaient prendre leur place, on n'aurait rien à regretter. Te souvient-il du Huron que nous lisions ensemble? il est dit que Mlle de K., j'ai oublié le reste de son nom, devint en deux ou trois jours une autre personne ; une personne, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire: à présent je le comprends. Je sens bien qu il faut que je paie moi-même l'expérience que j'acquiers ; mais je voudrais que d'autres ne la payassent pas. Cela est pourtant difficile: car on ne fait rien tout seul, et il ne nous arrive rien à nous seuls.

Dans ma dernière lettre, je te rendis compte de l'assemblée où je dansai avec Mlle de La Prise. Je fus alors deux ou trois jours sans me soucier de sortir ; je n'allais pas seulement me promener. Mais le mardi je fus prié à un dîner chez mon patron ; il ne fut pas tout à fait aussi nombreux que celui du nouvel an ; il n'y avait que des hommes, et il y en avait de tout âge, et parmi eux quelques-uns qui me parurent fort aimables, et surtout fort honnêtes et fort doux. On s'était levé de table, et on prenait du café, quand le Monsieur caustique du bal est entré. On lui a reproché de n'être pas venu plut tôt. « Je vous suis obligé, a-t-il répondu ; mais je ne mange presque jamais hors de chez moi, depuis que je connais parfaitement les vins de tous vos quartiers et le fromage de toutes vos montagnes. » Ensuite il s'est approché de quelques jeunes gens, parmi lesquels j'étais, et leur a demandé de quoi ils parlaient avant qu'il entrât. « De quelques jeunes demoiselles, a répondu l'un d'eux: nous parlions des plus jolies, et nous nous disputions. -- Encore? a-t-il interrompu, lesquelles aviez-vous nommées? » Là-dessus ils en ont nommé plusieurs. « Bon! a-t-il dit brusquement ; je m'y attendais. Vous avez commencé de préférence par les poupées, les marionnettes et les perroquets. Il y en a une... » J'étais près de la porte ; je tenais mon chapeau ; je suis sorti: « Restez, m'a-t-il crié; je ne la nommerai pas. » Je n'ai pas fait semblant de l'entendre, et je suis descendu l'escalier le plus vite que j'ai pu.

Le vendredi suivant, je m'étais arrangé pour passer la soirée tout seul à lire et à écrire à mon oncle. Mais le Comte Max m'est venu voir, sachant, m'a-t-il dit, que les vendredis étaient mes jours de loisir. Il est resté avec moi jusqu'à sept heures. Il est aimable et instruit: son langage récrée mon oreille qui est écorchée tous les jours par l'affreux allemand de Berne, de Bâle et de Mulhouse. J'ai un peu oublié ma langue: le Comte m'en a fait des reproches ; il me prêtera des livres allemands: il a passé dix-huit mois à Leipzig.

J'admire mon sang-froid de parler si longtemps du vendredi ; c'est le dimanche qui fut intéressant! Peut-être m'arrêtai-je exprès au vendredi par une certaine appréhension du dimanche. Ce fut un si singulier mélange d'heureuses et malheureuses rencontres, de peine et de plaisir! Je crois que je me conduisis bien, c'est-à-dire, que je ne pouvais me conduire autrement. Tu crois que ce sera quelque grande histoire? non ; tout cela se passa dans un quart d'heure. Mais ce qui avait précédé, les circonstances... pour que tu saches ce que c'est, il faut enfin te le raconter. Peut-être devineras-tu ce que je ne te dirai pas ; et si tu ne devines qu'à moitié, il n'y aura pas grand mal.

Il avait beaucoup plu au commencement de la semaine ; les derniers jours, il avait beaucoup gelé: le dimanche matin, il était tombé de la neige, et le temps s'était un peu radouci: mais l'après-dîner, le froid étant revenu, l'eau qu'il y avait eu dans les rues et la neige du matin étaient devenues un verglas tel que je n'en ai jamais vu, et qui devenait à chaque instant plus dangereux, à mesure que l'air du soir se refroidissait. Nous revenions, Monin et moi, du Cret où nous étions allés faire un tour pour profiter d'un instant de soleil qui nous avait séduits au sortir de l'église. Il nous fallait toute notre attention pour ne nous pas laisser tomber. Juge de l'embarras et du danger de Mlle de La Prise et de deux autres demoiselles que nous trouvâmes près de la porte de la ville, allant le même chemin que nous. Je m'arrêtai devant elles ; je crois que je voulais les empêcher d'avancer, croyant voir déjà Mlle de La Prise sur le pavé, blessée, meurtrie, quelque chose de pis peut-être. Je ne sais ce que je leur dis pour les engager à accepter notre secours: mais les deux qui m'étaient étrangères, commençaient à me refuser, quand Mlle de La Prise a dit vivement: « Mais vous êtes folles! nous sommes trop heureuses! » En même temps elle a pris Monin sous le bras, et m'a prié d'avoir soin de ses compagnes.

Nous marchions sans rien dire, ne pensant qu'à ne pas tomber ; nous avions fait cent pas peut-être, lorsque j'ai vu une jeune fille que j'ai connue par hasard, à qui de petits garçons jetaient des boules de neige pour la faire tomber. Elle m'a reconnu. Son air exprimait toutes sortes d'embarras. C'était le visage de la détresse ; et réellement ne sachant ce qu'elle faisait, entre la colère et la confusion, elle était dans un véritable danger ; elle aurait pu tomber contre une borne, contre le coin d'une maison. C'est la première fille à qui j'aie parlé à Neuchâtel, et je lui avais donné du secours dans une occasion beaucoup moins grave. Je ne connaissais pas alors Mlle de La Prise. Fallait-il à présent la dédaigner et la méconnaître? J'ai prié d'un ton absolu les deux filles que je soutenais, et que j'ai appuyées contre Monin, de ne pas bouger de leur place ; et allant aux deux petits garçons, j'ai donné à chacun d'eux un vigoureux soufflet ; et voyant près de là un homme de bonne façon, je l'ai prié, le plus honnêtement que j'ai pu, de conduire la fille où elle voulait aller. Après cela je suis retourné à mes deux demoiselles, et nous avons repris notre marche.

Après quelques instants de silence, l'une des deux m'a dit: « Vous connaissez donc cette fille, Monsieur ? -- Oui, Mademoiselle, ai-je répondu ; peu de jours après mon arrivée à Neuchâtel... » Je n'ai pas continué; je ne pouvais conter mon histoire jusqu'au bout: le commencement me faisait plus d'honneur que la fin ; c'eût été un mensonge. Une autre chose m'a arrêté. En commençant de répondre, j'avais regardé Mlle de La Prise, autant que le verglas avait pu me le permettre, et j'avais cru voir son visage très rouge et sa physionomie altérée. De te dire tout ce qui se passa alors en moi, toute la peine, le regret, l'espoir, le plaisir, cela n est pas possible. Si je m'étais permis de m'en occuper dans cet instant, les deux filles auraient bien mieux fait de marcher toutes seules. J'imposai silence à mon coeur ; je renvoyai, pour ainsi dire, à un autre temps à le sentir, à le questionner, à jouir de ce qui s'y passait ; car le plaisir surpassait la peine. Personne de nous n'ouvrit plus la bouche.

Quand nous fûmes devant la maison où était leur société, je saluai, sans parler, mes deux dames: elles me remercièrent. Mlle de La Prise ne parla pas, et se contenta de faire une grande révérence à Monin. Il faisait déjà obscur sous cette porte: mais je m'imaginai qu'elle avait l'air ému. Dans le même moment arriva le Comte Max qui lui présenta la main ; il me reconnut comme je m'en allais. « Où allez-vous, me cria-t-il. Chez moi, lui dis-je. -- Et qu'y ferez-vous chez vous? -- De la musique. -- Vous êtes laconique, me dit-il en riant, mais cela ne fait rien. » Je retournai donc chez moi: j'aurais voulu être seul, du moins une heure ou deux, mais cela ne se pouvait pas. Neuss et mon maître arrivaient, Monin fit les honneurs de ma chambre, et après le goûter nous nous mîmes à faire de la musique. Une demi-heure après, le Comte entra, en nous priant de lui permettre de nous écouter. Il n'aime pas le jeu. Une autre fois il apportera sa flûte. A neuf heures il m'obligea à aller souper avec lui: je le voulus bien ; la troupe de mes camarades m'était insupportable. Le précepteur me parait un homme de sens ; mais il ne parle presque pas français. Le frère aîné ne rentra qu'à onze heures ; il est d'une figure brillante et extrêmement honnête. Voici une prodigieuse lettre. J'ai été lundi au concert ; Mlle de La Prise n'y était pas. Mardi, je ne suis sorti que pour aller au comptoir, et je t'écris aujourd'hui mercredi pour demain.

H. MEYER

DIX-NEUVIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville A Neuchâtel, ce... janvier 178..

Hier après dîner le Comte Max vint me prendre pour me mener promener. Il faisait un temps fort doux. Il n'y a pas beaucoup de choix ici. Nous allâmes du côté du Cret, et jusqu'au mail. Nous y trouvâmes Mlle de La Prise avec une de ses cousines. Nous leur demandâmes la permission de nous promener avec elles ; elle nous fut accordée. Après nous être un peu promenés, nous reprîmes le chemin de la ville. On parla nonchalamment de toutes sortes de choses. Le Comte fut fort aimable. Mlle de La Prise était gaie. Sa cousine et moi nous ne dîmes presque rien. Mais j'étais content: j'écoutais avec plaisir ; j'étais assez paisible ; je souhaitais qu'il ne nous arrivât rien d'extraordinaire cette fois-là. Et en effet nous ne rencontrâmes personne, on ne nous aborda point. Mais comme nous approchions de la maison de Mlle de La Prise, il survint une petite pluie qui augmenta à mesure que nous allions, de sorte qu'il pleuvait assez fort quand nous fûmes chez elle. Elle nous pria fort honnêtement d'entrer, nous assurant que son père et sa mère nous recevraient avec plaisir. Nous montâmes: il n'y avait pas grand-chose à faire au comptoir ce jour-là, et j'avais travaillé la veille tout le soir sans aller au concert, parce que nos Messieurs étaient surchargés d'ouvrage. Je crus donc pouvoir rester si on nous en priait.

M. de La Prise est un officier retiré du service de France, vieilli par la goutte plus que par les années. Il a l'air d'avoir aimé tous les plaisirs, et d'aimer encore la société; mais surtout d'aimer sa fille plus que chose au monde. Elle lui ressemble. Il a l'air ouvert, franc ; un peu libre dans ses propos, il est aimable et poli dans ses manières. On m'a dit que sa famille était une des plus anciennes du pays, et qu'il était né avec de la fortune, mais qu'il avait tout dépensé. En le voyant on croit tout cela vrai.

Je ne dirai rien de la mère. Elle n'a pas l'air d'être la femme de son mari, ni la mère de sa fille. Elle est Française, et de je ne sais quelle province. Elle a été très belle, et l'est encore. A sa manière elle nous a bien reçus. On nous a donné du thé, des raisins, de petits gâteaux. Ce petit repas, qui jusqu'ici m'avait paru assez mal entendu, m'a paru hier fort agréable. Je croyais être en famille avec M. de La Prise et Mlle Marianne. Elle ne m'offrait rien que je n'acceptasse. Elle choisissait des grappes pour le Comte Max et pour moi. Pour la première fois je n'étais plus un étranger à Neuchâtel.

La pluie ayant cessé et le goûter étant fini, nous avons paru vouloir nous retirer ; mais le père nous a proposé de faire un peu de musique avec sa fille. Aussitôt j'ai dit au Comte que j'irais prendre sa flûte et mon violon, et que je verrais au comptoir si on pouvait se passer de moi, ce dont je ne doutais presque pas. Il a trouvé tout cela fort bon. Je suis allé et revenu.

Ce petit concert a été le plus agréable du monde. Mlle de La Prise accompagne très bien ; elle est vraiment musicienne ; et on ne peut pas avoir une meilleure embouchure que n'a le Comte Max. La flûte est un instrument touchant, et qui va au coeur plus qu'aucun autre. La soirée a été bien vite passée. Neuf heures approchaient. Madame de La Prise nous en avertit par une certaine inquiétude et le soin de tout ranger autour de nous. Son mari l'a priée de nous laisser jouer ; et puis, regardant la pendule, il nous a dit: « Messieurs, quand j'étais riche, je ne savais pas laisser les gens me quitter à neuf heures ; je ne l'ai pas même appris depuis que je ne le suis plus ; et si vous voulez souper avec nous, vous me ferez plaisir. » Madame de La Prise a dit: « Encore si vous vous étiez avisé de cela de meilleure heure! » Et en même temps elle est sortie de la chambre. Son mari, appuyé sur sa canne, a suivie, et lui a crié de la porte: « Ne vous inquiétez de rien, ma femme, et ne nous faites pas souper trop tard ; ils mangeront une omelette. » Pour nous, nous n'avions accepté ni refusé; mais il était clair que nous restions, et nous continuions notre musique. Mlle de La Prise était, je crois, bien aise que nous ne parussions pas écouter exactement sa mère.

Un quart d'heure après on est venu nous avertir, et nous sommes allés nous mettre à table. Le souper était propre et simple. Il faut avouer que Madame de La Prise n en faisait pas trop maussadement les honneurs Sa fille était très gaie: son père paraissait enchanté d'elle ; et sûrement ses convives ne l'étaient pas moins.

A dix heures, un parent et sa femme sont venus veiller. On a parlé de nouvelles, et on a raconté entr'autres le mariage d'une jeune personne du Pays de Vaud, qui épouse un homme riche et très maussade, tandis qu'elle est passionnément aimée d'un étranger sans fortune, mais plein de mérite et d'esprit. « Et l'aime-t-elle? a dit quelqu'un. On a dit qu'oui, autant qu'elle en était aimée. « En ce cas-là, elle a grand tort, a dit M. de La Prise. -- Mais c'est un fort bon parti pour elle, a dit Madame, cette fille n'a rien ; que pouvait-elle faire de mieux? -- Mendier avec l'autre, a dit moitié entre ses dents Mlle de La Prise, qui ne s'était point mêlée de toute cette conversation. Mendier avec l'autre! a répété sa mère. Voilà un beau propos pour une jeune fille! Je crois en vérité que tu es folle! -- Non, non ; elle n'est pas folle: elle a raison, a dit le père. J'aime cela, moi! c'est ce que j'avais dans le coeur quand je t'épousai. -- Oh bien, nous fîmes là une belle affaire! -- Pas absolument mauvaise, dit le père, puisque cette fille en est née. »

Alors Mlle de La Prise, qui depuis un moment avait la tête penchée sur son assiette et ses deux mains devant ses yeux, s'est glissée le long d'un tabouret, qui était à moitié sous la table entr'elle et son père, et sur lequel il avait les deux jambes, et s'est trouvée à genoux auprès de lui, les mains de son père dans les siennes, son visage collé dessus, ses yeux les mouillant de larmes, et la bouche les mangeant de baisers: nous l'entendions sangloter doucement. C'est un tableau impossible à rendre. M. de La Prise, sans rien dire à sa fille, l'a relevée, et l'a assise sur le tabouret devant lui, de manière qu'elle tournait le dos à la table: il tenait une de ses mains ; de l'autre elle essuyait ses yeux. Personne ne parlait. Au bout de quelques moments elle est allée vers la porte sans se retourner, et elle est sortie. Je me suis levé pour fermer la porte qu'elle avait laissée ouverte. Tout le monde s'est levé. Le Comte Max a pris son chapeau, et moi le mien.

Au moment que nous nous approchions de Madame de La Prise pour la saluer, sa fille est rentrée. Elle avait repris un air serein. « Tu devrais prier ces Messieurs d'être discrets, lui a dit sa mère. Que pensera-t-on de toi dans le monde, si on apprend ton propos? -- Eh! ma chère Maman, a dit sa fille ; si nous n'en parlons plus, nous pouvons espérer qu'il sera oublié. -- Ne vous en flattez pas, Mademoiselle, a dit le Comte, je crains de ne l'oublier de longtemps. »

Nous sommes sortis. Nous avons marché quelque temps sans parler. A la fin le Comte a dit: « Si j'étais plus riche... Mais c'est presqu'impossible ; il n'y faut pas penser: je tâcherai de n'y plus penser un seul instant. Mais vous ?... » a-t-il repris en me prenant la main. J'ai serré la sienne ; je l'ai embrassé; et nous nous sommes séparés. Bonsoir, Godefroy: je n'ai pas fermé l'oeil la nuit dernière ; je vais me coucher.

H. MEYER

VINGTIÈME LETTRE

Au même Dimanche pour lundi A Neuchâtel, ce... février 178..

Je t'écrivis mercredi, et je t'envoyai jeudi ma lettre sans rien ajouter. Nous travaillâmes beaucoup, et fort tard. Vendredi j'eus un si grand mal de tête que je ne sortis point. Monin me tint compagnie ; il me lut, et nous fîmes de la musique. C'est un très bon garçon... A propos, il faut que je te dise quelque chose qu'il me raconta ce soir-là.

La veille, comme il entrait à la salle d'armes pour parler à quelqu'un, il entendit prononcer mon nom à quelques jeunes gens. Il n'entendit point ce qu'ils disaient, mais il vit le Comte Max quitter son maître avec qui il faisait des armes, et venir à eux. « Je trouve très mauvais, Messieurs, leur dit-il, que vous parliez de ce ton d'un jeune homme estimable ; et très mauvais aussi que vous osiez en parler mal devant moi, que vous savez être son ami. » Quand Monin m'eut raconté cela, je sentis, pour la premièe fois, qu'il pouvait y avoir du plaisir à être grand seigneur. Je voudrais, Godefroy, qu'il me convînt de prendre un pareil ton, et d'en imposer comme le Comte, quand il s'agirait de prendre son parti, celui de Mlle de La Prise ou le tien. Mais aucun des trois n'aurez besoin que je vous défende. Qui est-ce qui pourrait dire du mal de vous?

Samedi, c'était hier, le Comte vint me prendre pour faire visite à M. et Madame de La Prise ; cela convenait, après le souper que nous avions fait chez eux. Mais Monin m'avait fait promettre de ne pas sortir de toute la journée, ni encore aujourd'hui: je suis fort enrhumé, et il prétend que les rhumes négligés sont longs et fâcheux cette année. Cet excellent garçon a travaillé hier deux heures de plus que de coutume pour faire ma besogne au comptoir.

Le Comte est donc allé seul faire sa visite, et il m'en a rendu compte pendant la soirée qu'il est venu passer auprès de mon feu. Il avait trouvé M. de La Prise, qui, après quelques discours d'usage, lui a parlé de sa fille, et lui a dit, que malheureusement il n'était pas impossible qu'après sa mort elle n'eût besoin de quelque protection comme la sienne pour être placée à quelque Cour allemande. « J'ai été longtemps jeune, lui a-t-il dit ; j'ai beaucoup dépensé d'argent ; mais la nature a si bien dédommagé ma fille des folies que j'ai faites quant à sa fortune, que dans le fond son lot est meilleur que celui de bien d'autres. Et je ne la plains pas. Je n'ai, du moins, pas à me reprocher de l'avoir négligée un instant depuis qu'elle est au monde. Cela n'est pas, à la vérité, bien étonnant: quel père négligerait une pareille fille?... Mais, M. je Comte, pour en revenir à ce que je vous disais d'abord, je puis vous assurer qu'elle est assez bien née pour ne trouver aucune difficulté quant à cela à se placer, en quelque qualité que ce puisse être, auprès de la plus grande Princesse de l'Europe. Mes ancêtres sont venus dans ce pays avec Philibert de Châlons, qui en était souverain: nous nous appelions ****. La branche cadette, pour se distinguer, s'est appelée De La Prise: I'aînée, qui possédait de grands biens en Bourgogne, s'est éteinte. J'ai des preuves de tout cela plus claires que le jour. Je ne vous dis pas cela pour me vanter, mais pour que vous vous en souveniez, si quelque jour ma fille avait besoin que vous la fissiez connaître. Alors vous pourriez vous instruire par vos yeux de ce que j'ai l'honneur de vous dire. Ma fille est assez aimable pour qu'on dût trouver du plaisir à lui être utile... mais la voilà qui rentre, et comme ce discours n'est pas bien gai, vous voudrez bien que nous parlions d'autre chose. » Le Comte a la mémoire bonne, et je ne l'ai pas mauvaise ; de sorte que tu peux compter que tu as mot pour mot le discours de M. de La Prise. Il m'a donné à penser ; et si notre soirée a été douce, parce que le Comte est vraiment aimable, et qu'il a de l'amitié pour moi, elle n'a point été gaie. Demain je serai assez bien pour aller au concert. Mlle Marianne y chantera pour obéir à son père: je me mettrai bien prés d'elle pour la mieux entendre et la mieux accompagner. Adieu, mon très cher Godefroy.

H. MEYER

VINGT ET UNIÈME LETTRE

Au même A Neuchâtel, ce... février 178..

Comment te raconter tout ce que j'ai à te dire. Me blâmeras-tu? Me plaindras-tu? ou bien Mlle de La Prise frappera-t-elle seule ton imagination, et effacera-t-elle ton ami de devant tes yeux? Mais pourquoi occuper ma tête de vaines conjectures, quand à peine mes facultés suffisent à ma situation et au soin de t'en instruire? Ah, Godefroy, que de choses me sont arrivées! que de choses j'ai senties! Pourrai-je te faire mon récit avec quelqu'ordre?

Hier à trois heures je ne savais encore rien, et j'allais gaiement à l'assemblée. J'entre. J'y cherche des yeux Mlle de La Prise. Elle n'était pas encore dans la salle. Mais elle y vint un instant après. J'allai à elle. Je la trouvai pâle. Elle avait un air grave, et une certaine solennité que je ne lui avais point encore vue. Je sentis, en la saluant, que je pâlissais, et je fus quelques instants sans pouvoir parler. Je me remis pourtant, et lui demandai quelle serait la contredanse qu'elle me ferait la grâce de danser avec moi. Elle me répondit qu'elle comptait ne pas danser ; et cherchant des yeux le Comte Max, elle lui dit, quand il se fut approché: « Monsieur le Comte, j'ai à parler à Monsieur Meyer: cela sera peut-être un peu long ; et l'on pourrait trouver étrange que j'eusse tant de choses à lui dire à lui seul. Vous êtes son ami ; vous me paraissez honnête et discret: je ne pense pas que vous soyez tenté de vous moquer d'une jeune fille qui, par pitié pour une autre, entretient un homme sur un chapitre qui devrait lui être étranger: je suis bien sûre que vous ne vous moquerez pas de moi. Voulez-vous bien renoncer, comme moi, à la danse pour ce soir? Dans quelques moments, nous nous assiérons tous trois sur ce banc ; vous vous mettrez entre M. Meyer et moi ; de cette façon, j'aurai l'air de parler à tous deux. Nous serons souvent interrompus: il ne faudra pas avoir l'air d'en être fâchés ; il faudra nous quitter quelquefois, quitter la conversation, et puis la reprendre. Je vous demande pardon de ce préambule. Il doit me donner un étrange air de pédanterie. J'avoue que je suis émue, il me paraît que j'ai une grande affaire à exécuter. Au reste, il n'est pas bien étonnant qu'à mon âge... mais laissez-moi parler quelques moments à mes amies. Je viendrai vous rejoindre quand on aura commencé à danser. » J'avais besoin qu'elle s'interrompit ; j'avais grand besoin de m'asseoir: mes jambes tremblaient sous moi: j'étais plus mort que vif. Elle ne m'avait pas regardé; elle avait même détourné ses yeux de dessus moi tout le temps qu'elle avait parlé. Je m'appuyai sur le Comte. Nous fûmes nous asseoir. « Mais, me dit-il, devinez-vous ce qu'elle a à vous dire? Pas précisément, lui répondis-je. Par pitié pour une autre? » reprit-il. Je me tus. Mlle de La Prise revint s'asseoir à côté de lui. « Mais, Monsieur, lui dit-elle, je n'ai pas attendu votre réponse ; voulez-vous bien sacrifier une partie de votre soirée, qui devait être gaie et amusante, à une histoire assez triste qui ne vous regarde pas? » Le Comte l'assura qu'il serait en tout temps à ses ordres. « Et vous, me dit-elle, Monsieur, je ne vous ai point demandé si vous trouviez bon que je me mêlasse de vos affaires? » Je fis une inclination pour toute réponse. « Et consentez-vous aussi que le Comte soit instruit de tout ce qui a pu vous arriver depuis que vous êtes à Neuchâtel? J'aurais dû vous le demander plus tôt. -- Je consens à tout ce qu'il vous plaira, Mademoiselle. -- Eh bien, dit-elle, je vous dirai donc que deux maîtresses tailleuses, travaillant hier chez ma mère avec une jeune ouvrière qu'elles avaient amenée, celle-ci, que j'avais vue tout le jour pâle, triste et tremblante, me pria de ne pas sortir le soir, comme j'en avais le dessein, et de permettre qu'elle pût me parler seule, sous prétexte de m'essayer des habits dans ma chambre... » Ici nous fûmes interrompus par plusieurs femmes. Mlle de La Prise en fit asseoir une entr'elle et le Comte. Imagine, si tu le peux, l'état où j'étais.

On nous quitta enfin ; et Mlle de La Prise, imaginant bien que nous n'avions pas perdu le fil de ses phrases, reprit aussitôt: « J'y ai consenti ; et quand nous avons été seules, elle m'a raconté, Monsieur, comment elle vous avait rencontré, comment vous l'aviez secourue, par quelle fatalité la connaissance avait continué; et enfin, elle m'a dit, en versant un torrent de larmes, qu'elle était grosse, qu'elle ne savait que devenir, où aller, comment pourvoir à sa subsistance, et à celle de son enfant. » Mlle de La Prise s'est tue. J'ai été longtemps sans pouvoir ouvrir la bouche: plusieurs fois j'ai essayé, j'ai même commencé: à la fin j'ai pu me faire entendre. « Vous a-t-elle dit, Mademoiselle, que je l'eusse séduite? -- Non, Monsieur... -- Vous a-t-elle dit, Mademoiselle, quand et comment j'ai cessé de la voir? -- Oui, Monsieur, elle me l'a dit: elle a même eu la bonne foi de me montrer vos lettres. -- Eh bien! Mademoiselle, elle ne sera pas abandonnée dans ce moment de misère, de honte et de malheur, et son enfant ne sera jamais abandonné, si j'en suis le père, si j'ai lieu de le croire: il sera soigné, élevé; j'aurai soin de son sort tout le temps de ma vie. Mais à présent permettez que je respire. Je ne suis pas même en état de vous remercier. Je vais prendre l'air ; je reviendrai dans un quart d'heure. Ceci est si nouveau! je suis si jeune! il y a si peu de temps que les femmes m'étaient étrangères!... Et à présent des intérêts si vifs, si différents, se sont combattus et succédé! Mais elle vous a dit que je ne l'avais pas séduite, et qu'il y a plus de deux mois que je ne l'ai vue? certainement il faut la secourir... » En même temps je me suis levé, et j'ai couru à la rue, où j'ai passé près d'une heure, allant, venant, m'arrêtant comme un fou. Moi, Godefroy, une maîtresse grosse! moi, bientôt père! A la fin, me souvenant de ma promesse, je suis rentré. Mlle de La Prise avait l'air plus doux et plus riant. Elle m'a pressé de prendre du thé, et a eu soin elle-même de m'en faire donner. Le Comte nous a rejoints: nous nous sommes assis. « Eh bien, M. Meyer, que voulez-vous donc que je dise à la fille? -- Mademoiselle, lui ai-je répondu, promettez-lui, ou donnez-lui, faites lui donner, veux-je dire, par quelque ancien domestique de confiance, votre nourrice, ou votre gouvernante, faites-lui donner de grâce, chaque mois, ou chaque semaine, ce que vous jugerez convenable. Je souscrirai à tout. Trop heureux que ce soit vous!... je ne vous aurais pas choisie peut-être ; cependant, je me trouve heureux que ce soit vous qui daigniez prendre ce soin. C'est une sorte de lien, mais qu'osé-je dire? c'est du moins une obligation éternelle que vous m'aurez imposée ; et vous ne pourrez jamais repousser ma reconnaissance, mon respect, mes services, mon dévouement. -- Je ne les repousserai pas, m'a-t-elle dit avec des accents enchanteurs, mais c'est bien plus que je ne mérite. » Je lui ai encore dit: « Vous aurez donc ce soin? vous me promettez? Cette fille ne souffrira pas? elle n'aura pas besoin de travailler plus qu'il ne lui convient? elle n'aura point d'insulte, ni de reproche à supporter? -- Soyez tranquille, m'a-t-elle dit: je vous rendrai compte chaque fois que je vous verrai de ce que j'aurai fait ; et je me ferai remercier de mes soins et payer de mes avances. » Elle souriait en disant ces dernières paroles. « Il ne sera donc pas nécessaire qu'il la revoie? » a dit le Comte. « Point nécessaire du tout, » a-t-elle dit avec quelque précipitation. Je l'ai regardée: elle l'a vu ; elle a rougi. J'étais assis à côté d'elle: je me suis baissé jusqu'à terre. « Qu'avez-vous laissé tomber? m'a-t-elle dit ; que cherchez- vous? -- Rien. J'ai baisé votre robe. Vous êtes un ange, une divinité! » Alors je me suis levé, et me suis tenu debout à quelque distance vis-à-vis d'eux. Mes larmes coulaient ; mais je ne m'en embarrassais pas, et il n'y avait qu'eux qui me vissent. Le Comte Max attendri et Mlle de La Prise émue, ont parlé quelque temps de moi avec bienveillance. « Cette histoire finissait bien, disaient-ils: la fille était à plaindre, mais pas absolument malheureuse. » Ils convinrent enfin de l'aller trouver sur l'heure même chez Mlle de La Prise, où elle travaillait encore. On m'ordonna de rester pour ne donner aucun soupçon, de danser même si je le pouvais. Je donnai ma bourse au Comte, et je les vis partir. Ainsi finit cette étrange soirée.

Samedi au soir

J'ai rencontré dans la rue le Caustique. Il m'a arrêté d'un air de bienveillance: « Monsieur l'Etranger! m'a-t-il dit ; nous ne sommes pas méchants ; mais nous sommes fins, et nous nous en piquons: chacun se hâte de soupçonner et de deviner, de peur d'être prévenu par quelqu'autre. Or comme nous ne connaissons presque pas les passions, nous ne saurions dans certains cas soupçonner qu'une intrigue... Soyez sur vos gardes. C'est si peu votre intention le faire soupçonner une intrigue entre vous et la plus aimable fille de Neuchâtel que je vous prie de ne pas m'en assurer... Et il a passé son chemin.

Je t'envoie la copie de ma lettre à mon oncle. Le Comte a trouvé le moyen de la faire lire à Mlle de La Prise, qui l'a cachetée elle-même ; et lui-même l'a portée à la poste.

VINGT-DEUXIÈME LETTRE

A Monsieur... à Francfort A Neuchâtel, ce... février 178..

Mon cher oncle, Une jeune ouvrière, que je n'ai pas séduite, dit être grosse, et que je suis le père de son enfant: plusieurs circonstances, et surtout la personne qu'elle a choisie pour cette confidence, me persuadent qu'elle dit la vérité: j'ai de quoi subvenir dans ce moment à ses besoins ; et quant à l'enfant, quelle que soit ma fortune, il ne manquera pas plus de pain que moi-même, tant que je vivrai. Mais si je meurs avant d'être en âge de faire un testament, je vous prie, mon cher oncle, de regarder l'enfant de Julianne C., dont Mlle Marianne de La Prise vous dira qu'il est le mien, comme étant effectivement l'enfant de votre neveu: je ne vous le recommande point ; cela serait superflu.

J'ai l'honneur d'être, Mon cher oncle, Votre très humble et très obéissant serviteur,

H. MEYER

VINGT-TROISIÈME LETTRE

A Monsieur Henri Meyer Francfort, ce... février 178..

Faites partir la fille. Ne négligez rien pour qu'elle fasse le voyage sûrement: je paierai les frais. Je veux qu'elle accouche ici. J'aurai soin d'elle. Mais le tout à condition qu'elle reparte d'abord après ses couches, et me laisse l'enfant. Je ferai même quelque chose pour elle, si je suis content de sa conduite. Je sais qu'à Neuchâtel la manière dont on baptise un enfant constate son état: je ne veux pas que le vôtre soit élevé dans cette triste connaissance ; s'il l'acquiert quelque jour, ce sera lorsqu'il aura lieu d'être assez content de son existence pour ne vous la pas reprocher, et lorsque vous vous serez rendu assez recommandable pour qu'il préfère sa naissance, malgré la tache qui l'accompagne, à toute autre naissance, et qu'il vous choisit pour père, s'il pouvait choisir. Il ne tient qu'à vous, Henri, d'ôter à force de vertu, l'opprobre de dessus votre fils ou votre fille. Demandez-vous à vous-même si vous y êtes obligé.

CHARLES D.

Ci-joint une lettre de change de 50 louis.

VINGT-QUATRIÈME LETTRE

A Monsieur Charles D... à Francfort A Neuchâtel, ce... février 178..

Mon très cher oncle, La fille est partie. Que puis-je vous dire? ce ne sont pas des remerciements que j'ai à vous faire. Veuille le ciel vous bénir! puisse mon enfant!... il m'est impossible d'en dire davantage.

H. MEYER

VINGT-CINQUIÈME LETTRE

Henri Meyer à Godefroy Dorville A Neuchâtel, ce... mars 178..

Je t'envoie la réponse de mon oncle. La fille est partie: je ne l'ai pas vue ; Mlle de La Prise, le Comte et une ancienne servante de Mlle de La Prise ont eu soin de tout.

VINGT-SIXIÈME LETTRE

Au même A Neuchâtel, ce... mars 178..

D'après la remarque de mon caustique protecteur (je l'appellerai désormais par son nom, Z ***), le Comte Max a demandé à Mlle de La Prise, comment elle voulait que je me conduisisse. « Comme auparavant, a-t-elle répondu (Auparavant! c'est elle qui l'a dit): il faut qu'il vienne à l'assemblée, au concert, peut-être sera-t-il invité au premier jour chez une de mes parentes ; il verra bien alors lui-même ce qu'il y a à faire, ou plutôt à éviter. »

Avant-hier, le Comte et moi nous étions auprès de mon feu. Nous pensions à trop de choses pour en dire aucune. Nous avions besoin de nous distraire. Je lui ai proposé d'aller avec moi chez M. Z ***: je lui devais cette attention pour la marque d'intérêt qu'il m'avait donnée ; intérêt bien sensible, car il avait pour objet Mlle de La Prise, et l'honnêteté de ma conduite: il n'y allait de rien moins que de lui épargner d'éternels chagrins, et à moi d'éternels remords. Depuis ce jour-là, je ne passe plus devant sa porte ; je ne me promène plus ; j'évite au comptoir tout air de rêverie; j'y fais mon devoir plus attentivement que jamais: j'en suis à la vérité récompensé par mes efforts mêmes ; faire son devoir avec attention produit un certain zèle qui est la meilleure des distractions possibles. Mais revenons à notre visite.

Je dis au Comte que M. Z *** nous donnerait vraisemblablement, pêle-mêle avec des critiques un peu amères, des notions curieuses et intéressantes sur le pays, son pays, son commerce, son gouvernement et ses moeurs. Le Comte m'en crut, et nous allâmes.

Nous fûmes en effet fort contents de toutes les informations que nous reçûmes. Un grain de causticité rendait les descriptions piquantes et les récits intéressants ; et, quant à moi du moins, il fallait bien cet assaisonnement pour me rendre attentif. Je ne suis pas assez tranquille pour te rapporter ce que j'ai appris: mais je tâcherai de te le garder dans ma mémoire. Je te dirai seulement ce que j'ai pu comprendre du caractère des habitants du pays. Sociables, officieux, charitables, ingénieux, pleins de talents pour les arts d'industrie, et n'en ayant aucun pour les arts de génie ; le grand et le simple leur sont si étrangers en toutes choses, qu'ils ne le comprennent et ne le sentent même pas.

Ne viendras-tu point me voir, si tu viens à Strasbourg? tes affaires à Francfort sont-elles si pressées? Ton temps est-il si précieux? Adieu, mon cher Godefroy, aime toujours ton véritable ami.

H. MEYER

VINGT-SEPTIÈME LETTRE

Au même A Neuchâtel, ce... mars 178..

J'ai été en effet invité chez la parente de Mlle de La Prise. Toute la bonne compagnie de Neuchâtel y était. Mlle de La Prise faisait les honneurs et l'ornement de l'assemblée. Sa contenance et ses manières me paraissent changées: elle n'est pas moins naturelle ; mais elle n'est plus si gaie: je la trouve imposante ; il y a dans son maintien une noble assurance: quelquefois je crois voir de la tristesse dans ses yeux ; mais elle est tranquille, elle est posée: ses mouvements sont plus graves, comme son air. Il semble que l'insouciance et la vivacité aient fait place à un sentiment doux et sérieux de son mérite et de son importance... ah! je souhaite de ne me pas tromper. Il est bien juste, ce sentiment! qu'elle en jouisse!... qu'elle en jouisse!... qu'il soit sa récompense!... Elle a préservé une femme de l'affreuse misère, du vice, peut-être de la mort ; et un enfant de l'opprobre, et peut-être aussi de la mort, ou d'une longue misère ; et un jeune homme, qui se croyait honnête, que rien encore n'avait dû corrompre, elle l'a préservé d'avoir fait les mêmes maux qu'un scélérat.

Je n'ai pas joué avec Mlle de La Prise ; elle n'a pas joué non plus ce soir-là avec le Comte Max.

Lundi il n'y a pas eu de concert ; on a joué la comédie. Je ne t'en dirai rien, sinon qu'on a ici autant de talent pour le chant que pour la danse, et que la grâce y est, je crois, plus commune que partout ailleurs. Au reste, la comédie et la manière dont on la joue m'ont expliqué le ton des femmes dans le monde. Tour à tour marquises, soubrettes, villageoises ; tour à tour criailleuses, ingénues, emphatiques ; il n'est pas étonnant qu'elles changent de ton vingt fois dans une heure.

Hier à l'assemblée elle a voulu danser avec tout le monde ; et moi avec toutes les femmes qui ont bien voulu danser avec moi. J'ai pourtant dansé une contredanse avec elle. J'avais le coeur tantôt serré tantôt palpitant: quelle différence avec la première fois que je dansai avec elle dans cette même salle! cependant mon coeur la distinguait déjà.

M. Z *** m'a salué au milieu de la soirée avec un air d'approbation ; et en sortant il a passé devant moi, et m'a serré la main. Les gens caustiques ne sont donc pas nécessairement méchants, ou du moins ils ne sont pas méchants en tout. Mais qui pourrait être méchant en tout, si ce n'est le diable? et encore le diable? Quel bavardage!

Godefroy, j'attends impatiemment que tu m'écrives si tu pourras venir me voir. Tu verrais Mlle de La Prise tu verrais le Comte Max, et ton meilleur ami té serrerait dans ses bras.

H. MEYER

VINGT-HUITIÈME LETTRE

Mlle de La Prise à Mlle de Ville A Neuchâtel, ce... mars 178..

Je ne me trompais pas ; il m'aime, cela est bien sûr ; il m'aime. Il ne me l'a pas dit: mais il me l'aurait dit mille fois que je ne le saurais pas mieux. Cela n'a pas toujours été si gai, mon Eugénie, que les premiers jours. J'ai eu du chagrin, de l'embarras, quelque chose qui ressemblait à de la jalousie ; j'ai du moins senti ce que serait la jalousie... Ah, Dieu! puissé-je en être toujours préservée! j'aimerais encore mieux ne plus l'aimer que d'avoir cet affreux sentiment à craindre. Heureusement je ne l'ai pas éprouvé: car je n'ai point eu de doutes ; seulement j'aurais encore mieux aimé... Mais je ne veux point du tout me rappeler tout cela. Je suis heureuse à présent: je suis bien aise même du chagrin que j'ai eu ; j'aurais payé encore plus cher le contentement que j'ai, la place que j'occupe: car je suis à présent comme un ami, et comme le plus cher ami que l'on puisse avoir ; je suis au fait de ses affaires ; j'agis pour lui: je sais sa pensée, et nous nous entendons sans nous parler. Nous saurions bien au milieu de mille étrangers, que c'est moi qui suis quelque chose pour lui, et lui quelque chose pour moi: c'est l'un à l'autre que nous demanderions des conseils ou des secours ; donner, recevoir, serait également agréable ; mais ce qui le serait encore plus, ce serait d'avoir tout en commun, peines, plaisirs, besoins... tout. Nous étions certainement nés l'un pour l'autre: non pas peut-être pour vivre ensemble, c'est ce que je ne puis savoir ; mais pour nous aimer. Tu trouveras peut-être cette lettre encore plus folle que celle que je n'osai t'envoyer: mais tu te tromperas. Elle n'est point folle, et je sais bien ce que je dis. Adieu, chère Eugénie, je ne te le céderais plus.

M. DE LA PRISE

VINGT-NEUVIÈME LETTRE

Henri Meyer à Mlle de La Prise

Mademoiselle, Oserai-je vous écrire? est-ce à vous que je vais écrire? sera-ce pour vous que j'aurai écrit? ou n'aurai-je fait qu'épancher et soulager mon coeur? Vous m'aimez! n'est-il pas vrai que vous m'aimez? si vous ne m'aimez pas, j'accuserai le ciel de cruauté et même d'injustice. Je serais donc le jouet d'un sentiment trompeur: les rapports que je sens, la sympathie qui m'attache, qui m'a donné à vous du premier instant que je vous ai entrevue ne seraient donc pas réels! et cependant, je les sens. Et vous, s'ils sont réels, vous les sentez aussi! Peut-être votre rougeur, votre embarras au concert, quand vous vîntes chanter près de moi, signifiait que vous les sentiez! Il me semble que je le mérite, que vous ne devez pas être le prix d'une longue persévérance, et que votre coeur devait se donner pour prix du mien, comme le mien se donnait... Ah! si vous ne m'aimez pas, ne me le dites pas: trompez-moi, je vous en conjure, et pour vous-même ; car vous vous reprocheriez mon désespoir. Pardonnez, Mademoiselle, ce délire. Si vous me trouvez présomptueux, votre coeur ne m'entend donc pas ; il ne m'entendra jamais, et le mien est perdu. Je ne pourrai jamais le donner à personne, et je ne demanderai celui de personne. Si jeune encore, j'aurai perdu même l'espérance du bonheur. Encore une fois n'en prononcez pas l'arrêt. Que vous importe que je sois trompé? de grâce ne me détrompez pas. Je n'aurais peut-être jamais parlé, si je n'eusse dû m'éloigner de vous. Content de vous voir, ou d'espérer de vous voir ; d'imaginer chaque jour que cela soit possible ; peut-être le respect, la crainte de vous déplaire, surtout la crainte que votre réponse ne fît succéder le désespoir à l'incertitude, m'aurait empêché toujours, longtemps du moins, de rien demander, de rien dire. Mais je ne puis partir sans vous dire que je vous aime. Vous en douteriez peut-être ; et ne serait-il pas possible que ce doute vous tourmentât? Mon ami Dorville, le plus ancien de mes amis, mon ami d'enfance et de jeunesse, est malade à Strasbourg ; il m'a demandé avec instance. On m'a écrit. L'exprès vient d'arriver. Je pars demain avant le jour. Pourrai-je vous envoyer cette lettre? serait-il possible d'avoir une réponse? le Comte Max m'avait promis de venir ce soir: mais il est tard. S'il pouvait encore venir! mais voudrait-il?... Ah! le voici, je l'entends: qu'il lise ces caractères à peine lisibles, qu'il vous les porte, qu'il trouve le moyen de vous les faire lire, ou bien qu'il se taise, ce sera me refuser. Je ne tenterai aucune autre voie: je me regarderai comme un insensé, comme un téméraire. Mais qu'il s'éloigne de moi, et me laisse en proie à ma tristesse.

H. MEYER

TRENTIÈME LETTRE

Le Comte Max à Henri Meyer

Je suis allé chez *** où je savais qu'elle était. On quittait le jeu ; elle était encore assise. Je l'ai priée tout haut de lire la lettre d'un de mes amis. Elle a lu. Je me suis rapproché; et elle a pris une carte, et m'a demandé un crayon: on la regardait ; elle a d'abord dessiné une fleur. Ensuite elle a écrit. Lisez la carte

mais vous l'avez déjà lue. Heureux Meyer! que faites-vous pour nous attacher? ou plutôt, par quel charme nous séduisez-vous? Je vais à un souper pour lequel je me suis engagé, il y a longtemps. En sortant de table j'irai vous rejoindre, et je resterai avec vous jusqu'à ce que vous partiez: si je pouvais, je partirais avec vous: je ferais bien peut-être.

M. DE R **

Réponse de Mlle de La Prise

Si vous vous étiez trompé, Monsieur, je serais fort embarrassée, mais pourtant je vous détromperais.

Peuple aimable de Neuchâtel Pourquoi vous offenser d'une faible satire? De tout auteur c'est le droit immortel Que de fronder peuple, royaume, empire. S'il dit bien, il est écouté, On le lit, il amuse, et parfois il corrige; S'il a tort, bientôt rejeté, Il est le seul que son ouvrage afflige. Mais, dites-moi, prétendiez-vous N'avoir pas vos défauts aussi bien que les autres? Ou vouliez-vous qu'éclairant ceux de tous, On s'aveuglât seulement sur les vôtres? On reproche aux Français la folle vanité, Aux Hollandais la pesante indolence, Aux Espagnols l'ignorante fierté, Au peuple anglais la farouche insolence. Charmant peuple neuchâtelois! Soyez content de la nature; Elle pouvait sans vous faire d'injure Ne pas vous accorder tous ses dons à la fois.


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TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Lettres neuchâteloises. Lettres neuchâteloises. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BC09-E