LETTRES PARISIENNES SUR LE DÉSIR D'ETRE HEUREUX.

....... ô quid agis? Fortitèr occupa Pertum. Q. Horat. Ode XIV, Libri I.

PTERMIÉRE PARTIE.

A GENÈVE; Et ſe trouvens A PARIS, Chez Duchesne, Libraire, rue Saint Jacques, au - deſſus de la rue des Mathurins, au Temple du Goût.

M. DCC. LVIII.

ÉPITRE DÉDICATOIRE A MONSIEUR T D ***

SI L'AMITIÉ a ſes droits, permettez-moi, Monſieur, de les réclamer, pour vous faire agréer mes Obſervations philoſophiques ſur le Bonheur. A combien de titres ces Lettres ne vous appartiennent-elles pas? Ne craignez rien cependant: la diſcrétion de mes ſentimens égalera leur vivacité: ma reconnoiſſance ne bleſſera pas votre délicateſſe. Je ne perds point de vûe que c'eſt à un ami Philoſophe que je les offre. Aſſez ſage pour avoir ſçu preſcrire des bornes à votre fortune, vous ne paroiſſez jaloux que d'étendre celle des autres: ſatiſfait par votre modération, jouiſſez long-temps du doux plaiſir de faire des heureux: la ſâgeſſe de votre conduite démontrera beaucoup mieux que toutes mes leçons, que celui-là ſeul mérite de fixer la légéreté de l'eſprit les déſirs du cœur, qui, maître de ſoi même, connoît le prix de l'amitié de la généroſité. Je ſuis avec le plus ſincére attachement, MONSIEUR, Votre très - lumble très - oléiſſant Serviteu J...

AVERTISSEMENT

DAns le deſſein où j'étois d'écrire quelques réflexions ſur la nature du Bonheur, rien ne pouvoit m'être plus agréable que les Lettres de M. de Barville: en m'épargnant bien du travail, elles rempliſſent parfaitement mon projet: j'oſe même avouer qu'elles vont au de - là: un Traité en forme ſur ce point important de morale, n'auroit pas manqué de rebuter la foule des eſprits agréables délicats, que l'idée ſeule du ſérieux excéde: en égayant la leçon, on devient plus généralement utile. Ces Letrres, dont je vous fais préſent, Ami Lecteur, ne ſont point un vain jeu de l'imagination. Ce n'eſt pas pour les vrais connoiſſeurs que je donne cet avis; il ne leur faudra que le moindre retour ſur leur cœur, qu'un ſimple coup d'œil ſur le Monde, pour les placer au-deſſus de la claſſe des Romans.

Lorſqu'on leur aura rendu cette juſtice, elles éviteront bien des peines à ceux qui cherchent ſincérement à être heureux: elles leur apprendront, par des exemples frappans, que les plaiſirs des ſens, les honneurs, les richeſſes, le grand monde la plus brillan-te réputation, ne conduiſent pas au Sanctuaire du Bonheur.

Quels progrès ne doit-on pas ſe promettre dans le chemin de la ſageſſe, lorſque l'on connoît les ſentiers qui en éloignent? Heureux celui qui, revenu de l'erreur de ſes paſſions, ſçait, par ſa propre expérience, que la véritable félicité conſiſte dans la modération dans la tranquillité d'une ame innocente! Plus heureux mille fois celui qui, inſtruit par les malheurs des autres, ne s'expoſe point à la tempête, commence de bonne heure à commander aux mouvemens de ſon cœur!

LETTRES PARISIENNES.

LETTRE PREMIÉRE.

Le Déſir du Bonheur en général.

L'Amitie dont vous m'honorez, Monſieur, l'intérêt particulier que vous avez toujours pris aux premiers événemens de ma vie, vous donnent ſur moi des droits, contre leſquels je n'ai garde de réclamer: une conconfiance entière ſera la moindre preuve de ma reconnoiſſance: je ne conſulterai qu'elle ſeule toutes les fois que je vous ferai part de la ſituation de mon ame: je me montrerai tel que je ſuis, il ne tiendra qu'à vous de me voir à découvert: pas la moindre gaze d'Italie: mon cœur peut-il en ſouffrir, lorſqu'il commerce avec l'amitié?

Délivré enfin de cet amas de Livres, ſous la pouſſière deſquels je ſuis reſté ſi long-temps enſeveli, débarraſſé de tous les exercices qui forment la Jeuneſſe, je commence à ſentir, pour la premiére fois, que je reſpire. Quelle joie de ne plus apercevoir cette troupe de Pédans, dont l'air ſombre farouche ne ſeconde que trop la répugnance naturelle des enfans pour l'étude! Je travaille à me défaire de ces maniéres gênées que l'Ecole inſpire; , grace à mon envie de paroître avec agrément dans le Monde, je ne ſens bien-tôt plus le Collége.

Me voilà donc libre enfin, je n'ai plus de chaînes à redouter que celles que je voudrai bien m'impoſer: elles ſeront légéres, ſans doute, puiſque les plaiſirs en formeront le tiſſu. Mon cœur, ſemblable à une jeune plante qui, nouvellement retirée de deſſus la couche où elle étoit étouffée placée dans un vaſte parterre étend ſes tendres rameaux, s'élargit, pour ainſi dire, ſe déploie: ſéduit par les avantages de la liberté, il en goûte, avec volupté, les délicieuſes prémices.

Tout me devient nouveau, depuis que je commence à m'entretenir avec moi-même: il faut ou que je renaiſſe, ou que la Nature ait changé pour moi: la Ville me paroît mille fois plus étendue plus décorée; les promenades me ſemblent plus brillantes plus animées. Tout rit dans le Monde, depuis que je le vois avec les yeux de la liberté; les hommes me paroiſſent plus aimables, les femmes plus charmantes: je ne reſpire eſt le but de mon application à plaire. Tout me parle déjà de bonheur, ſans que je ſçache encore préciſément en quoi il conſiſte. Une agitation ſecrette qui ſe communique imperceptiblement de mes ſens à mon ame, m'annonce qu'il doit y avoir un état heureux, ſeul capable de fixer mes déſirs; mais qu'eſtce que cet état de félicité que j'entrevois? Les connoiſſances de l'eſconduiſentils? La ſatisfaction du cœur en aſſure-t-elle la poſſeſſion?

ou plûtôt ces connoiſſances, ces plaiſirs cette ſatisfaction ne concourentils pas en même temps pour nous découvrir ce tréſor caché?

Eſt-ce au-dedans de nous-mêmes que nous pouvons le trouver?

Sommes-nous obligés de ſortir audehors, pour le chercher dans les délices de la Société?

Je l'avouerai ingénuement; ces réfléxions diminuent de beaucoup les douceurs de la liberté dont je commence à jouir; ſans cette cruelle incertitude, elle feroit elle ſeule ma félicité. Pourquoi faut-il que la crainte de ne pas être heureux, ſoit peut-être la premiére cauſe qui m'empêche de le devenir?Ne croyez pas au reſte, Monſieur, que je languiſſe long-temps dans cet état inſupportable: uniquement occupé du déſir de fixer ma perplexité, j'entrerai, avec empreſſement, dans la premiére rou-te qui me paroîtra conduire au Temple du Bonheur. Je ſuis,

LETTRE II.

L'Amour (a) regardé comme la ſource du Bonheur.

MES doutes ſur la nature du Bonheur, Monſieur, ne m'ont pas affecté long-temps: à peine vous avois-je découvert l'incertitude dans laquelle mon ame flottoit, que je me trouvai fixé ſans la moindre délibération: il eſt, ſans contedrit, dans le cœur un mouvement inſenſible de ſympathie, qui nous conduit bien plus ſûrement que toutes nos réfléxions.

Admirez, Monſieur, qu'elle eſt ma deſtinée; un moment de retardement me plongeoit dans un malheur éternel. Je ne pouvois goûter de ſolide félicité qu'avec Hortence; un quart d'heure de plus, je perdois Hortence pour toujours. Apprenez l'aventure la plus brillante la plus flatteuſe qui puiſſe arriver à un jeune homme qui cherche le bonheur. Ce récit vous intéreſſera, ſi l'Amour le plus tendre me prête autant de force dans les expreſſions, qu'il m'inſpire de délicateſſe dans les ſentimens.

Depuis le premier inſtant où j'avois commencé à jouir de ma liberté, l'idée d'un bonheur au-deſſus de cet état d'indépendance ne me quittoit plus: combien ne venoit-elle pas ſouvent troubler des plaiſirs qui paroiſſoient cependant ſatisfaire la plûpart de ceux avec qui j'avois formé ma premiére ſociété! Au milieu de ces amuſemens frivoles, dont l'inconſtante Jeuneſſe ſe nourrit, je ſentis au-dedans de moi un vuide que je n'oſois ſonder: une ombre de félicité voltigeoit ſans ceſſe autour de moi: combien n'augmentoit-elle pas mon tourment, par les trompeuſes images, ſous leſquelles elle ne ſe préſentoit à mon imagination, que pour fuir avec plus de légéreté, lorſque je croyois la ſaiſir! Un déſir, dont j'ignorois l'objet, m'accompagnoit par-tout, mettoit le comble à mon ſupplice. Que cet état eſt cruel, Monſieur! Il faut l'avoir éprouvé pour en connoître toute l'horreur; mais ſuffit-il d'y avoir paſſé pour pouvoir le décrire?

De tous les amuſemens qui m'étoient connus, la promenade ſeule ſembloit m'apporter quelque ſoulagement calmer, en quelque ſorte, les agitations de mon ame.

Je donnois ordinairement la préférence aux Tuilleries: ayant également beſoin de ſolitude de diſſipation, j'y trouvois ce double avantage: il eſt, dans ce Jardin délicieux, des allées de chaque ſaiſon conſacrées à la multitude: les autres ſont réſervées pour entretenir les ſentimens de l'ame qui demandent de la retraite: ſemblables aux Sanctuaires des Temples les plus fréquentés, elles ſont propres aux réfléxions, au recueillement ſouvent au myſtere.

Me ſentant un jour entraîné, comme malgré moi, par une foule de penſées différentes, je m'aſſis dans une de ces allées écartées, pour me livrer tout entier à mes réfléxions. J'étois ſi peu à moi-même, que je manquai de ſaluer quelques perſonnes avec leſquelles je partageois le banc qu'elles occupoient avant moi: je les avois même ſi peu aperçûes, que, croyant être ſeul, je laiſſai échapper pluſieurs ſoupirs, en m'écriant; que je ſuis malheureux!

Cette expreſſion de douleur m'attira bien-tôt les regards de deux Dames, auprès deſquelles j'étois: quoi! c'eſt ous Barville, me dit avec vivacité la plus âgée!

Que je ſuis enchantée de vous rencontrer! Vous jugerez vous même, Monſieur, de cette heureuſe circonſtance pour moi, lorſque vous m'aurez appris où je pourrai trouver votre pere. Comme je la regardois avec plus de ſurpriſe que d'attention, que toute ſa vivacité ne m'avoit pas encore rendu aſſez à moi-même pour lui répondre: me méconnoîriez-vous, Barville, continua-t-elle? Mépriſeriez vous la meilleure amie de votre mere? Ou plutôt votre pere, ſeul dépoſitaire d'un ſecret qui importe tant à mon bonheur à ma réputation, ne ſeroit-il plus?.... Ah! vous ignorez, ſans doute, la douleur dans laquelle me plonge le ſilence que vous vous obſtinez de garder dans un moment, où je fondois ſur vous de ſi flatteuſes eſpérances!.... Que ne nous ſommes-nous déjà éloignées, Hortence, de ces triſtes lieux!

Revenu de cette eſpéce de rêverie dans laquelle j'étois plongé, je cherchois à reconnoître cette Dame, lorſque je portai, par hazard, mes regards ſur la jeune perſonne qui l'accompagnoit: nos yeux ſe rencontrérent, une émotion ſecrette parut animer ſes traits, tandis qu'une ardeur, qui m'étoit juſqu'alors inconnue, s'empara de mon ame. Par quelle fatalité, Madame, puis-je etre la cauſe de vos chagrins, répondis-je à celle qui m'avoit adreſſé la parole? Pardonnez à ma diſtraction, ſoyez, je vous prie, convaincue que je voudrois prévenir vos déſirs. Apprenezmoi comment je puis obliger d'auſſi aimables perſonnes, vous me verrez mettre mon bonheur à aſſurer le vôtre. Si le ſort de mon pere vous intéreſſe, tranquilliſezvous: le ciel me l'a conſervé. Il vit retiré à la campagne depuis pluſieurs années; il paſſe ſes jours à quelques lieues de Paris dans la ſolitude, ſa principale occupation eſt de méditer ſur le néant du ſiécle. Quel plaiſir n'aurai-je pas de vous conduire chez lui! Il eſſuyera vos larmes, Madame; il regardera comme une faveur du Ciel, de trouver l'occaſion de finir vos diſgraces.

Quoique je n'euſſe fait qu'eſquiſſer le portrait de mon pere, l'idée que je venois de tracer de ſes ſentimens ranima l'eſpérance de cet-te Dame: l'air empreſſé avec lequel je m'offrois à la ſervir, m'attira bien-tôt toute ſa confiance. Alors elle m'apprit qu'elle s'appelloit Mademoiſelle de Vaucour: qu'elle avoit épouſé en Bourgogne, ſa patrie, Monſieur de Rougeon, jeune aimable Cavalier du voiſinage: qu'elle avoit été obligée de cacher ſon mariage, parce que ce tendre Amant dépendoit d'une parente riche injuſte qui, s'étant toujours oppoſée à l'alliance de ſon Neveu avec elle, n'auroit pas manqué de le déshériter, ſi elle l'eût cru réfractaire à ſes volontés: que mon pere, qui étoit étroitement lié avec le ſien, avoit été un des témoins de leur union, qu'il reſtoit à préſent le ſeul dépoſitaire d'un ſecret auſſi important: que lui ſeul étoit capable de s'oppoſer aux injuſtes pourſuites des parens de ſon mari, qu'elle avoit eu le malheur de perdre depuis deux ans: qu'Hortence qui l'accompagnoit, étoit le ſeul fruit de l'amour le plus tendre: qu'il ne lui reſtoit d'autre reſſource que dans la probité de mon pere pour rentrer dansun bien légitime, pour recouvrer ſon honneur pour aſſurer un état décent à ſa fille.

Le ſort d'Hortence m'intéreſſa vivement à celui de Madame de Rougeon: j'avois eu le temps, pendant ce récit, de conſidérer cette aimable perſonne. La premiére impreſſion qu'elle avoit faite ſur mon cœur augmentant, à la faveur de cette modeſtie noble voluptueuſe qui faiſoit ſon principal ornement, je renouvellai avec inſtance mes offres de ſervices: ils furent reçus avec le même empreſſement: je reconduiſis ces Dames chez elles; , avant que de me retirer, je leur propoſai de les venir prendre le lendemain matin, pour les conduire chez mon pere.

Enchantées de mon zèle, elles me remerciérent avec cette grace qui eſt la plus flatteuſe récompenſe des ames généreuſes. J'allois les quitter lorſque Madame de Rougeon, à qui mes derniéres aſſurances venoient d'ôter une partie de ſes inquiétudes, me rappella l'air diſtrait abattu dans lequel elle m'avoit ſurpris, en me reconnoiſſant aux Tuilleries. Vous avez auſſi vos peines, Barville, me ditelle: ſerois-je aſſez heureuſe pour m'acquitter en partie des obligations que je vous ai, en cherchant à les ſoulager? Je m'excuſai ſur une diſtraction involontaire: vous vous défendez mal, continua Madame de Rougeon; les diſtractions font rarement ſoupirer, à moins qu'elles n'ayent le cœur pour principe: vous aimez ſûrement, Monſieur, pourſuivit-elle .....

Cette rougeur qui embellit votre front, vous décele: vous aimez; je ſuis fachée de vous voir craindre de me mettre dans votre confidence.J'eus beau proteſter que l'Amour n'avoit pas encore fait la moindre impreſſion ſur mon cœur, Madame de Rougeon ne ceſſa de mi plaiſanter ſur ma diſcrétion. Mademoiſelle de Rougeon ſe mit auſſi de la partie: elle me dit qu'un aimable jeune Cavalier n'étoit pas fait pour l'indifférence, que mes proteſtations n'en prouvoient que mieux les feux que je voulois cacher: que mon attention à me défendre, étoit la preuve la plus complette du bonheur de la perſonne qui avoit ſçu me toucher, dans un ſiécle où il étoit ſi rare de trouver en même temps de la tendreſſe de la délicateſſe: qu'elle me ſçavoit bon gré, au reſte, d'un myſtere dont Madame de Rougeon me faiſoit querelle.

Cette aimable perſonne accompagna de tant de charmes ces derniéres paroles, que je voulus en vain lui répondre: mes yeux étoient ſeuls en état de lui découvrir l'agitation de mon ame: mon trouble trouble même m'auroit trahi, ſi je n'euſſe pas ſaiſi ce moment pour prendre congé de Madame de Rougeon. Rentré chez moi, je fus étonné du changement que j'éprouvois depuis que j'avois vû Mademoiſelle de Rougeon: ſon portrait, gravé ſur mon cœur avec un crayon inviſible, par des traits de flamme, ſe préſentoit continuellement à mon imagination, ſembloit fixer mes idées ſur la nature du Bonheur. Que je ſerois heureux, me diſois-je à moi-même, ſi je pouvois mériter les ſentimens d'une perſonne auſſi charmante!

C'étoit une Brune piquante, dont tous les traits, ſans être abſolument réguliers, formoient l'enſemble le plus intéreſſant: tout en elle, juſqu'aux moindres geſtes, étoit animé par cette volupté délicate que ceux-là ſeuls qui n'ont pas encore abuſé des faveurs de l'Amour, ſont capables de découvrir de goûter: tout en elle reſpiroit le ſentiment. Son front étoit d'une blancheur éblouiſſante: la pudeur ſeule en pouvoit quelquefois ternir l'éclat: la vivacité la douceur brilloient également dans ſes yeux: un ſouris enchanteur ſembloit avoir établi ſon thrône ſur ſes lévres. Que de charmes dans le ſon de ſa voix!

Que d'eſprit, que de délicateſſe dans ſes moindres réponſes! La ſémillante rivale de Calypſo employoit moins de graces lorſqu'elle cherchoit à rendre le fils d'Ulyſſe infidéle, que Mademoiſelle de Rougeon n'en laiſſoit échapper dans les actions qui paroiſſent les plus indifférentes.

En falloit-il davantage, Monſieur, pour enflammer un jeune homme qui éprouvoit, pour la premiére fois, la puiſſance de l'Amour?

Auſſi me livrai-je d'abord aux eſpérances les plus flatteuſes: mo imagination, échauffée par mille chiméres enchantereſſes, me conduiſoit déjà au Temple du Bonheur, lorſque l'inquiétude en vint fermer les portes: cette cruelle incertitude qui avoit déjà ſi ſouvent fait le tourment de ma vie, étoit encore le fondement de mes allarmes. Eſt-il bien vrai, me demandois-je à moi-même, que j'aime véritablement Mademoiſelle de Rougeon? Les ſentimens que j'éprouve ſont-ils dignes d'elles?

N'ai-je rien à craindre d'une illuſion trop agréable peut-être pour laiſſer place à la réalité? Quel eſt le torrent aſſez rapide qui conduit au Sanctuaire de la Volupté, pour qu'un Novice s'y laiſſe entraîner auſſi promptement? L'Amour eſt-il donc l'ouvrage d'un moment?....

Cependant quelque peu d'expérience que j'aye encore, le ſentiment qui m'anime peut-il me tromper? Uniquement occupé de Mademoiſelle de Rougeon, je ne puis douter de mon amour. Hélas! au lieu de reſſerrer ces premiers liens par de ſemblables réfléxions, ne vaudroit-il pas mieux travailler à oublier celle qui en eſt ſans doute la cauſe involontaire? Car enfin en adorant cette trop charmante perſonne, ſuis-je aſſuré de toucher ſon cœur? Qui peut me promettre qu'elle réponde jamais à ma tendreſſe? Seroit-ce mon amour?

Mais eſt-il donc un pouvoir ſympathique qui enchaîne ainſi les cœurs? Il eſt vrai que, pendant qu'elle me plaiſantoit ſur une paſſion ſuppoſée, ſes yeux paroiſſoient pleins de ce feu qui m'échauffe aujourd'hui: ſeroient-ils les véritables interprêtes de ſon ame?.... Au contraire, peu d'accord avec ſon cœur, ils ne cherchoient peut-être qu'à triompher de mon indifférence pour m'accabler enſuite avec plus d'inhumanité. Les hommes ſe plaindroient-ils ſi ſouvent des femmes, ſi elles ne ſe ſervoient jamais de pareilles armes pour les ſéduire, ſans autre deſſein que celui de faire connoître leur pouvoir? N'eſt-ce pas là le fond du caractére de celles qu'on appelle Coquettes? .... Cependant que je ſerois heureux, ſi j'oſois me flatter de rendre Mademoiſelle de Rougeon ſenſible!

'elles furent les penſées qui m'agitérent juſqu'au moment où je me rendis chez Meſdames de Rougeon, pour les conduire chez mon pere. Je les trouvai prêtes; l'impatience que la mere avoit de revoir celui en qui elle mettoit toutes ſes eſpérances, abrégea les complimens le cérémonial.

La converſation fut peu animée pendant le voyage. Malgré les aſſurances que j'avois données à Madame de Rougeon ſur le plaiſir que mon pere auroit de pouvoir la ſervir, elle n'étoit pas aſſez tranquille dans un moment auſſi déciſif pour faire briller la gaieté naturelle de ſon eſprit: pour moi, la vûe de Mademoiſelle de Rougeon m'en impoſoit au point que je répondois à peine dans le dernier laconiſme aux queſtions que l'on me faiſoit: encore m'arrivoit-il ſouvent de dire le contraire de ce que je penſois. Mademoiſelle de Rougeon m'en fit appercevoir plus d'une fois: je voulus m'excuſer ſur mes diſtractions involontaires: dans le trouble où me jettoit la timidité, je le faiſois d'aſſez mauvaiſe grace.

Madame de Rougeon s'imaginant, à mon air embarraſſé, que je me repentois peut-être de la démarche qu'elle me faiſoit faire auprès de mon pere, prit encore un ton plus froid plus ſérieux: la converſation ſe borna même entre Mademoiſelle de Rougeon moi: c'eût été, ſans doute, pour tout autre l'occaſion de la rendre plus vive; mais un Novice ſçait-il profiter des circonſtances?

Avec tout l'eſprit imaginable, on a bien-tôt épuiſé les lieux communs de la converſation avec des gens qui ne répondent que par des monoſyllabes: l'enchantement où j'étois, paſſoit de mes ſens dans mon cœur; également agité du déſir de faire connoître mes ſentimens à cette aimable perſonne, de la crainte de lui déplaire par une démarche qui me paroiſſoit de la derniére témérité, mon trouble étoit inexprimable: incapable de ſoutenir la violence de cet état, j'aurois indubitablement ceſſé d'exiſter, ſi l'éclat qui fortoit des yeux de Mademoiſelle de Rougeon n'eût porté dans mon ame un feu capable de me ranimer. Quelle tendreſſe alors, quelle ardeur dans mes regards! Quel déſir voluptueux n'éprouvois-je pas, lorſque je croyois entrevoir que ce langage, réſervé aux ſeuls Favoris de l'Amour, ne lui étoit pas importun! Que je ſuis heureux, me diſois-je à moi-même! Mes ſentimens ne lui ſont point indifférens.On découvroit déjà la maiſon de mon pere, lorſque Mademoiſelle de Rougeon rompit un ſilence qui avoit été pour moi la ſource de tant de délices: je ne vous crois pas, Monſieur, me dit-elle, le cœur auſſi libre que vous voudriez nous le perſuader: vos fréquentes diſtractions ne peuvent venir que d'une paſſion violente, peut-être même moins heureuſe pour vous, que vous ne le méritez: eſt-il, après l'Amour, quelque choſe qui puiſſe occuper juſqu'à ce point un Cavalier fait pour trouver peu de cruelles?

La rencontre de mon pere m'empêcha de profiter de cette agacerie, pour faire ſentir à Mademoiſelle de Rougeon qu'elle étoit ſeule l'objet qui regnoit ſur mon cœur. Je ſautai hors de la voiture pour courir embraſſer le plus reſpectable des peres: après lui avoir rendu mes premiers devoirs, je lui préſentai Madame Mademoiſelle de Rougeon: le cérémonial reſpectif des révérences une fois achevé, je lui appris en peu de mots le motif du voyage de ces Dames. Par quel bonheur, s'écria alors mon pere, retrouvé-je aujourd'hui en vous, Meſdames, l'ami le plus tendre? La mémoire du Comte de Rougeon me ſera toujours chére: la mort, en me ſéparant de cet autre moi-même, n'a pû rompre le lien ſacré qui uniſſoit nos cœurs: en partageant dès-à-préſent votre ſituation, je me fais un devoir du ſervice que vous avez tant de droits de me demander: ſans doute que le Ciel ne m'a conſervé juſqu'à ce jour, que pour éclairer la juſtice de votre cauſe..... Quelle époque flatteuſe!.... Ses larmes l'interrompirent, laiſſérent le temps à Madame de Rougeon de lui donner les preuves de la plus vive reconnoiſſance.Mon pere ne s'occupa plus, dès ce moment, avec Madame de Rougeon, que des moyens de faire reconnoître la légitimité du mariage de cette Dame à ceux qui en nioient la validité. Quelque intéreſſés que nous fuſſions, Mademoiſelle de Rougeon moi, à la réuſſite de ce projet, nous étions encore trop jeunes, pour être de quelque choſe dans les conférences de nos parens: nous paſſions même ſouvent dans les jardins, afin de leur laiſſer plus de liberté.

A peine étions-nous ſeuls, que Mademoiſelle de Rougeon me rappelloit, avec un ſingulier plaiſir, l'empreſſement avec lequel mon pere s'étoit offert à prendre les intérêts de ſa famille, ne m'en parloit qu'avec les expreſſions les plus touchantes. Que mon pere eſt heureux, Mademoiſelle, lui dis-je un jour avec émotion! Il occupe votre cœur. Voilà un ſentiment bien extraordinaire, reprit-elle, pour un homme qui ſe fait gloire de ſon indifférence..... Ne parlons plus d'indifference, Mademoiſelle; eſt-il poſſible de vous voir ſans la perdre? Que peuvent les charmes chimériques d'une liberté qui laiſſe toujours beaucoup de vuide dans le cœur, contre ceux à qui j'ai rendu les armes auſſi-tôt que je les ai connus? .... Vous êtes ſujet aux diſtractions, Monſieur; je ne m'en aperçois que trop; mais au reſte quelque galante que ſoit celle-ci, ne croyez pas que je vous la paſſe: ce n'eſt, je le veux bien, qu'un de ces complimens ſans conſéquence, qu'il eſt ſi ordinaire aux hommes de faire à toutes les femmes par habitude ſans prétentions; cependant à l'âge où je ſuis, ce n'en eſt pas moins un devoir pour moi de vous prier de changer de converſation: perſuadée d'ailleurs que votre cœur eſt fixé à Paris, ce n'eſt point ſans peine que je vous vois infidéle à l'objet aimable qui cauſe vos diſtractions.Profitant de ce reproche pour entretenir Mademoiſelle de Rougeon de ma paſſion, je l'aſſurai qu'elle étoit la ſeule qui eût fait éprouver à mon cœur le premier ſentiment de tendreſſe: que le trouble, dont elle me plaiſantoit avec un peu trop de cruauté, étoit l'effet de notre premiére entrevûe aux Tuilleries: que depuis ce moment je flottois entre l'incertitude l'eſpérance: que la crainte de déplaire à un objet qui m'étoit mille fois plus cher que moi-même, m'avoit juſqu'à préſent empêché de l'inſtruire du ſecret de mon ame; mais que mon ſilence mon accablement lui en avoient aſſez appris, ſi elle..... Je me ſerois déjà retirée, Monſieur, pour faire ceſſer de pareils propos, ſi je ne les euſſe regardés comme un de ces badinages d'eſprit, trop ordinaires aux Agréables de nos jours, pour les croire redoutables: ce ſeroit même leur prêter un air de vérité qu'ils ne peuvent avoir, ſi ma vertu mon devoir paroiſſoient s'en offenſer: vous êtes trop manifeſtement contraire à vous-même, pour qu'on puiſſe ajoûter ſoi à vos paroles: vos diſtractions ſont trop fréquentes trop diſparates: comment concilier celle dans laquelle nous vous ſurprîmes aux Tuilleries, avec la rêverie continuelle dans laquelle vous fûtes abſorbé pendant notre voyage?.....

Rien de plus aiſé, Mademoiſelle: tout ce qui agite vivement l'ame, quelque oppoſées qu'en ſoient les cauſes, en ſuſpend ordinairement toutes les facultés. L'indifférence dans laquelle je vivois avant que de vous connoître, m'étoit devenue à charge: j'éprouvois bien au dedans de mon cœur un déſir violent d'être heureux, ſans ſçavoir encore ce qui pouvoit le remplir: c'eſt dans une de ces méditations ſur la nature du Bonheur que vous m'avez ſurpris: voilà le principe de la premiére diſtraction; ſi vous perſiſtez à donner le même nom au trouble dont je ne ſuis pas le maître depuis notre départ de Paris, ſçachez qu'il n'a d'autre cauſe que la crainte de ce qui m'arrive aujourd'hui, c'eſt-à-dire, de voir mes feux mépriſés. Si vous connoiſſiez, Mademoiſelle, ce que cet état a d'affreux, vous ne vous feriez pas un plaiſir cruel d'en augmenter le tourment, par vos plaiſanteries. Quelle vertu vous faites-vous de votre inhumanité?

Seroit-ce donc un crime de paroître touché du ſort d'un malheureux?..... Je vous plaindrois encore moins, Monſieur, ſi j'étois perſuadée que vos ſentimens ſont ſincéres; trop de complaiſance ne feroit ſans doute qu'augmenter vos peines: cet entretien, au reſte, ne ſervira pas peu à m'affermir dans cette indifférence, que vous me reprochez avec un peu trop d'injuſtice; je vois bien que les douceurs de l'Amour ſont nuancées de trop d'amertume, pour ne pas chercher à me garantir de ſes traits.

J'allois combattre cette réfléxion, lorſque j'aperçus Madame de Rougeon mon pere qui venoient à nous: les moyens dont ils étoient convenu pour faire valoir les juſtes prétentions de cette Dame, avoient tout-à-coup éloigné de ſon eſprit toute inquiétude; auſſi ſe livra-t-elle bien-tôt à la vivacité de ſon caractére: les expreſſions de ſa reconnoiſſance étoient accompagnées de tant de faillies qu'il étoit difficile de ne point partager ſa joie.

Malgré les efforts que Mademoiſelle de Rougeon faiſoit pour répondre aux ſentimens de ſa mere, je m'apperçus aiſément qu'elle ne jouiſſoit pas de ſa liberté ordinaire: ſon embarras paroiſſoit même augmenter lorſqu'elle tournoit ſes regards de mon côté. Pour moi penſant avoir repris mon indifférence, parce que je ne connoiſſois pas encore l'effet d'un premier dépit amoureux, je me livrois aſſez à la joie générale: ſi je n'avois pas lieu d'être ſatisfait de Mademoiſelle de Rougeon, du moins l'aveu que je venois de lui faire, ſembloit avoir délivré mon cœur d'un fardeau bien peſant: rien ne ſoulage plus un jeune Proſélite en amour qu'une déclaration, dût-elle être mal reçue.Ne cherchant plus qu'à oublier l'inhumaine, parce que je la croyois inflexible, je pris la réſolution d'éviter tout entretien particulier avec elle: je me flattois qu'il me ſeroit très-facile d'effacer ſon image de mon cœur: j'oſois même quelquefois braver ſes regards: je la fixois avec une ſorte d'aſſurance, ſans remarquer l'effet que faiſoit ſur mes ſens l'altération que j'appercevois ſur ſon viſage: ignorant que j'étois, j'attribuois ſon trouble ou à ſon amour propre bleſſé, ou à ſa vertu offenſée.

Je m'appliquai le reſte de la journée à ſuivre le projet que j'avois formé, d'éloigner tout ce qui pourroit me rappeller Mademoiſelle de Rougeon: moins téméraire qu'auparavant, j'évitois certains regards, dans leſquels j'aurois lû une partie de mon bonheur.

Juſqu'où la prévention ne peut-elle pas faſciner les yeux!

Nous partîmes le lendemain matin avec mon pere, pour retourner à Paris, ſans que j'euſſe penſé à profiter de pluſieurs quarts d'heure, qui n'auroient pas peu ſervi à me détromper; mais j'aimois mon erreur, parce que je goûtois une ſorte de plaiſir à me tourmenter moi-même. Combien de chagrins ne nous éparg nerions-nous pas, ſi, à force de réfléxions, nous travaillions moins à notre propre malheur! Les affaires de Madame Rougeon changérent bien-tôt de face: un témoin auſſi reſpectable que l'étoit mon pere, éclaira les Juges: il ne reſtoit plus à débrouiller que quelques traits de chicane de la part des Parties. Les fauſſes elle m'en pria de la maniére la plus gracieuſe; elle m'aſſura même que je n'avois pas beſoin des ſervices que mon pere lui avoit rendus, pour me faire déſirer. Je ne ſçavois pas pourquoi je cherchois à ménager cette Dame; car depuis le jour que je m'étois déclaré à Mademoiſelle de Rougeon, je croyois être entiérement guéri de la paſſion qu'elle m'avoit inſpirée: je la voyois même depuis plus de quinze jours, ſans avoir laiſſé échapper la moindre expreſſion de mes premiers ſentimens: je n'avois pour elle que de ces politeſſes froides qui ſoutiennent les cer cles, mais qui éloignent toute confiance, toute amitié toute tendreſſe: il ſe mêloit même quelquefois de l'aigreur dans mes reparties: je m'en applaudiſſois, parce que je croyois la punir; mais lorſque les premiers momens de dépit faiſoient place à des réfléxions plus raiſonnables, combien ce triomphe ne me couvroit-il pas de hon te à mes propres yeux! Mademoiſelle de Rougeon ne répondoit jamais à mon injuſte perſifflage, qu'avec une douceur capable de déſarmer la méchanceté même.

Pénétré alors d'un ſentiment de tendreſſe que je cherchois continuellement à étouffer, je lui aurois demandé pardon, ſi ma ſotte vanité ne l'eût emporté ſur mon amour. Je regardois comme une injuſtice la rigueur que je lui ſuppoſois, ma gloire paroiſſoit intéreſſée à me venger par l'indifférence la plus affectée.

Je croyois avoir totalement effacé de mon cœur l'inhumaine, lorſque Madame de Rougeon me propoſa d'aller chez mon pere, pour y paſſer les premiers jours de liberté, que les vacances du Parlement lui permettoient de conſacrer à ſa reconnoiſſance.

J'acceptai volontiers la partie.

Notre voyage n'eut d'abord rien de remarquable; je vivois avec Mademoiſelle de Rougeon dans la derniére réſerve: la triſteſſe dans laquelle je la voyois plongée, qui, bien loin d'altérer ſa beauté, donnoit un air de ſentiment à toutes ſes actions, ne m'échappoit pas; mais j'évitois, autant que je le pouvois, d'en pénétrer la cauſe. Ses yeux la trahiſſoient quelquefois; pourquoi n'étois-je pas digne d'entendre leur langage! Malgré ſon attention à renfermer ſa tendreſſe dans ſon cœur, combien de preuves involontaires ne m'en donnoit-elle pas tous les jours! L'amour, quand il eſt ſincére, peut-il ſe cacher? Je triomphois alors: je faiſois le petit cruel; je plaiſantois: que l'inexpérience nous fait faire de ſottiſes!

Cependant je ſentois ſouvent, dans le temps même où je paroiſſois le plus content de ma fatuité, un trouble ſecret que je ne pouvois encore démêler, qui empoiſonnoit l'eſpéce de plaiſir que je croyois trouver dans la plus injuſte de toutes les vengeances. Les idées de Bonheur, qui m'avoient flatté lorſque j'avois commencé à porter mes vœux aux pieds de Mademoiſelle de Rougeon, venoient ſe retracer à mon eſprit: paſſant avec rapidité de mon imagination juſques dans mon cœur, elles cauſoient bien-tôt dans tous mes ſens une agitation myſtérieuſe: dans cet état la ſolitude me devenoit néceſſaire: auſſi le jardin étoit-il pour moi d'une grande reſſource. J'y étois un jour ſeul avec un Livre à la main: c'étoit l'Hiſtoire d'Hippolite, Comte de Duglas. Enfoncé dans un boſquet, je partageois, par un délire enchanteur, les tranſports qu'éprouvoit cet Amant, lorſque ſa Maîtreſſe, dont il ſe croyoit mépriſé, le faiſoit revenir de ſon erreur. Qu'il eſt heureux! m'écriai-je tout haut: que n'ai-je eu la même conſtance! ...... Mais pourquoi me flatter? Les refus de Mademoiſelle de Rougeon ne m'ont-ils pas ôté juſqu'à la reſſource même de l'illuſion? Je ne me rappelle, hélas!

que trop l'inſtant où elle a rejetté mes vœux. Quel air impoſant!....

...Quelle

Quelle ironie!.....

cruauté!.....

... Mais pourquoi m'entretenir plus long-temps d'ur objet que je cherche à oublier totalement? Pourquoi r'ouvrir une plaie dont la cicatrice n'eſt pas encore fermée?

Plus occupé de mes propres ſentimens que de ma lecture, je m'abandonnai à mille réfléxions ſur l'amour ſatisfait: elles faiſoient mon tourment lorſque je jettois les yeux ſur ma ſituation préſente: j'étois tellement livré à cette eſpécece de rêverie, que j'oubliai l'heure du ſouper. Chacun étoit en peine de ce que j'étois devenu: on ſe ſépara afin de me trouver plus promptement. Mademoiſelle de Rougeon fut la premiére qui vint au boſquet où j'étois. Surpriſe de me voir plus abſtrait que je ne l'avois jamais paru, elle me fit part de l'inquiétude dans laquelle je jettois tout le monde, me plaiſanta ſur mon goût pour la ſolitude: nous étions déjà près de la maiſon, lorſqu'elle me dit, que ce ſe ſeroit inutilement que je voudrois à préſent me défendre de ſoupirer pour quelqu'objet qui avoit touché vivement mon cœur: qu'elle auroit été la premiére à applaudir à mon bonheur, ſi j'avois eu plus de confiance: qu'elle me laiſſoit le choix des termes pour exprimer l'indignité de ma conduite, lorſque j'avois voulu lui parler d'une paſſion dont les feux n'étoient allumés, ſans doute, que pour une autre: qu'elle me ſçavoit, au reſte, bon gré d'avoir travaillé ſi promptement ſi efficacement à la détromper, parce qu'elle auroit peut-être été flattée de me trouver conſtant: en prononçant ces derniéres paroles, elle jetta ſur moi un regard animé par le ſentiment le plus vif, rougit ſauta dans le Salon.

En la ſuivant, je me poſſédois ſi peu, que, ſans prendre garde où j'étois, j'allois l'accuſer à mon tour de la plus affreuſe inhumanité, ſi mon père ne m'eût rappellé à moi-même. Je vous laiſſe à juger, Monſieur, quelle impreſſion le diſcours de Mademoiſelle de Rougeon dût faire ſur mon cœur.

Mon goût pour la ſolitude fit le ſujet de la converſation pendant la meilleure partie du ſouper. Dans une maiſon d'où mon pére avoit ſçu bannir la médiſance, on étoit charmé de trouver dans le fond de la ſociété, ces petits riens qui amuſent ſans intéreſſer ou qui intéreſſent ſans retour. Auſſi chacun tira-t-il partie de mon aventure: Mademoiſelle de Rougeon, moins triſte que les jours précédens, étoit la premiére à me plaiſanter: ma paſſion pour la retraite ne la ſurprenoit pas, diſoit-elle: tout n'eſt-il pas Chartreuſe pour un cœur éloigné de ce qu'il aime?

Ce badinage me rendoit furieux: je le recevois avec un air embaraſſé: j'y répondois de mauvaiſe grace, je n'attendois que la fin du ſouper pour aller cacher mon trouble ma rage.

Il eſt inutile de vous rapporter ici, Monſieur, ce que j'éprouvai, lorſque je fus délivré de ce cruel repas: enfermé dans mon appartement, je crus d'abord reſpirer; mais mon dépit augmenta bien-tôt par l'agitation dans laquelle une infinité de penſées, les unes plus accablantes que les autres, me jettérent: quel déſeſpoir lorſque je me regardois comme le ſeul auteur de mon martyre! car enfin je ne pouvois me cacher, que c'étoit ma folle précipitation qui m'avoit perdu dans l'eſprit de Mademoiſelle de Rougeon: indigne de cette aimable perſonne, je n'étois plus à mes propres yeux qu'un objet odieux: plus elle m'avoit fait entrevoir de ſenſibilité de tendreſſe, lorſquelle m'avoit accablé par un reproche cruel, plus ma ſotte vanité me devenoit inſupportable. Pourquoi avoir voulu exiger, à la premiére déclaration, un aveu qui coûte ſouvent plus au ſexe que le ſacrifice de ce qu'il a de plus cher?

Cependant quelques rayons d'eſpérance, ſemblables à ces pluies douces qui rafraîchiſſent, pendant l'été, la terre brûlée par le vent du midi, pénétrant de temps-en-temps dans mon ame, y faiſoient naître le calme. Avec quelle avidité ſaiſiſſois-je alors ces intervalles de tranquillité, pour me perſuader que mon ſort n'étoit peut-être pas abſolument déſeſpéré. Je ne pouvois me rappeller les dernières paroles de Mademoiſelle de Rougeon, ſans m'imaginer qu'elle n'eût au moins éprouvé quelque penchant pour moi: ſes reproches, qui cauſoient mon tourment, devenoient eux-mêmes autant de témoins de ſes ſentimens. Avec quelle avidité mon cœur en recevoit-il la dépoſition!Le repos que ces derniéres réfléxions devoit produire dans mon ame, n'étoit pas aſſez pur pour me faire attendre avec patience le moment de m'expliquer: auſſi à combien de doutes cruels ne me livrois-je pas! Eſt-il une douce tranquillité pour un cœur qui flotte entre la crainte l'eſpérance?Je paſſai pluſieurs jours dans cet état. Quelqu'attention que j'euſſe à chercher à faire naître l'occaſion d'entretenir Mademoiſelle de Rougeon, elle m'évitoit avec autant de ſoin, que j'en avois affecté autrefois pour la fuir: je tâchois du moins de découvrir dans ſes yeux les ſentimens de ſon ame; mais la gaieté y régnoit avec tant de modeſtie de décence, que je n'en pouvois tirer aucune lumiére: aſſez maîtreſſe d'elle-même, pour conduire les moindres mouvemens de ces organes du cœur, elle ne m'y laiſſoit lire que mon incertitude: eſt-il, Monſieur, une ſituation plus déſeſpérante? De quelque prix que fût pour moi le cœur de Mademoiſelle de Rougeon, cent fois, dans ma fureur, j'aurois ſouhaité ne trouver dans ſes regards que de la haine du mépris: il me paroiſſoit plus aiſé de la déteſter pour l'oublier, que de l'aimer ſans la moindre aſſurance de retour.Cependant ſuccombant ſous les coups du ſort, je réſolus de retourner à Paris: mon pére apprit ce projet avec chagrin.

Son amour pour la retraite lui auroit rendu, pendant mon abſence, la compagnie de Meſdames de Rougeon importune: je lui devenois néceſſaire pour remplir auprès-d'elles ces heures de loiſir que les Dames, malgré les ſérieuſes occupations de la toilette, de la promenade du jeu, trouvent à la campagne, dont elles ſentiroient le vuide, ſans une infinité de petits riens qui enchaînent agréablement le cours d'une journée, qui en rendent le paſſage imperceptible: charmé de poſſéder chez-lui ces aimables Perſonnes, il auroit été faché de partager avec elles des momens qu'il conſacroit à l'étude de cette philoſophie, dont lavertueſt le premier principe.

Auſſi que ne fit pas ce pere reſpectable pour me détourner du deſſein que j'avois formé! Il pria même Meſdames de Rougeon de m'engager à remettre la partie à un autre temps. Il n'en falloit pas davantage pour ouvrir un nouveau champ à leurs plaiſanteries. Madame de Rougeon, ſur-tout, donna carriére à ſon génie: avec quel crayon ne retraça-t-elle pas les plaiſirs que retrouve dans la Capitale un jeune homme qui en eſt éloigné depuis trois ſemaines! Elle inſinuoit cependant adroitement que les ſpectacles, les promenades les compagnies ne pouvoient entrer dans mon projet: qui ignore, diſoit-elle, qu'à la fin de Septembre les ſpectacles ſoient auſſi deſerts, que lorſqu'on repréſente les Piéces de M, les maiſons plus fermées que le premier jour de l'an, qu'un galant homme qui eſt obligé de reſter à la ville, n'oſeroit pas même traverſer le boulevart? Qui voudroit en effet aller au ſpectacle pour n'y trouver que des Auteurs; chez ſes Amis, pour n'y voir que des Suiſſes; aux promenades, pour n'y rencontrer que des Bourgeois? D'où elle concluoit que l'Amour, ſeul guide de mon voyage, pouvoit me faire oublier les agrémens même la décence de la campagne: elle me louoit ironiquement de la complaiſance avec laquelle j'allois voler auprès de quelque Belle, à qui la ſolitude de la ſaiſon devenoit ſans doute excédante.

De pareils diſcours ne faiſoient que me fortifier dans la réſolution que j'avois priſe de m'éloigner au plûtôt. J'allois donner mes ordres pour partir dés le ſoir même, lorſqu'onm'entraîna à la promenade la converſation fut d'abord générale entre ces Dames mon pere; car pour moi j'étois ſi occupe de la bizarrerie de la cruautédemonſort, que j'entendoisà peine les queſtions qu'on me faiſoit. Madame de Rougeon changea bien-tôt la ſcène, en parlant de ſon affaire avec mon pére: obligée d'entrer dans des détails qu'elle auroit été fachée de découvrir à ſa fille, elle marcha plus doucement: inſenſiblement nous nous trouvâmes, Mademoiſelle de Rougeon moi, aſſez éloignés pour n'être pas entendus de nos parens: vous partez donc, Monſieur, me dit-elle avec un air de tendreſſe qui reſtera toujours gravé dans mon cœur ...... Oui, Mademoiſelle, je m'éloigne de ces triſtes lieux, ce ſont vos rigueurs vos mépris qui me chaſſent de la maiſon paternelle: après avoir brûlé pour vous du plus parfait amour, je commençois à vous oublier, lorſque vous vîntes, il y a quelques jours, renouveller mes bleſſures: vous ne vous montrâtes ſenſible un inſtant, que pour me plonger plus ſûrement, par de nouveaux mépris, dans le plus affreux déſeſpoir: ſi j'en crois cependant les interpretes les moins équivoques des ſentimens de l'ame, votre cœur démentoit pour-lors votre bouche. Cruelle! vous vous faites donc un jeu de ma douleur!....... Oui je pars, le ſeul plaiſir que je puiſſe goûter dans ce moment, c'eſt de vous cacher une partie de mon dépit, de mon amour de ma rage......

Vous jouez aſſez bien la fureur, Monſieur; mais il y a déjà aſſez de temps que vous m'avez appris à vous connoître, pour ne pas me laiſſer ſéduire par de vaines apparences. Puiſſent les plaiſirs que vous allez chercher dans les bras d'une Maîtreſſe chérie, être plus ſolides que les prétendues peines dont vous faites un ſi pompeux étalage!... ... Il y a trop d'injuſtice, Mademoiſelle, à accabler par des reproches auſſi peu fondés, un malheureux pour qui votre indifférence étoit déja un ſupplice trop inſupportable: ceſſez, ceſſez de me parler d'un objet imaginaire, peu propre à juſtifier votre inſenſibilité pour un homme qui mettoit tout ſon bonheur à mériter votre cœur. Je n'ai commencé à connoître l'Amour, que le jour où j'ai commencé à vous voir; les premiers les ſeuls vœux que j'ai portés ſur ſes Autels, ne lui ont été offerts que pour vous. Hélas! ſi je vous aimois moins, Hortence, je chercherois à vous prouver par des ſermens les ſentimens de mon cœur; mais qu'ai-je beſoin de cette reſſource faite pour les impoſteurs? la vérité ſeule doit parler par les actions: un départ précipité, ſeul reméde à mon déſeſpoir, vous apprendra beaucoup mieux que mes plaintes, l'état affreux où vous me réduiſez.....

Je ſuis ſatisfaite, Barville, reprit Mademoiſelle de Rougeon en me préſentant une main que j'arroſai de ces larmes précieuſes que la volupté, toujours au-deſſus de la joie, fait répandre: je connois votre conſtance: pardonnez-moi les peines que je vous ai fait ſouffrir: je n'ai tardé ſi long-temps à faire éclater ma reconnoiſſance que pour jouir avec plus de délices d'une paſſion qui m'étoit chére: ceſſez vos allarmes; ſi vous voulez en épargner à une perſonne qui aime à partager votre tendreſſe, ne ſongez plus à vous éloigner d'Hortence. La ſurpriſe dans laquelle cette agréable révolution me jetta, ne me permit pas d'abord de lui répondre: j'avois les lévres collées ſur cette belle main, gage précieux de mon bonheur, ſans pouvoir les retirer pour lui jurer un amour éternel: mes ſoupirs ſeuls pouvoient ſe faire entendre au milieu de la volupté dans laquelle je nageois, pour lui exprimer la vivacité l'ardeur de mes ſentimens: eſt-il un langage plus touchant?

n'eſt-ce pas celui des cœurs?

Il me ſuffit, charmante Hortence, lui dis-je auſſi-tôt que je fus un peu revenu de l'excès de ma joie, que vous me reteniez, pour ne plus penſer à un voyage que le dépit ſeul avoit déterminé; mais ne parlons plus de ce que j'ai ſouffert: un moment auſſi précieux peut-il laiſſer quelqu'aliment à la douleur? Il eſt donc vrai que vous m'aimez! vos ſoupçons ſont enfin .. N'en doutez pas, diſſipés!... cher Barville, ſçachez que je n'ai pas beſoin de vos proteſtations pour être convaincue de votre amour.

teſtations, elle n'avoit pû s'empêcher de les regarder que comme ces ſortes de politeſſes que les hommes, ſouvent les moins libres de diſpoſer de leur cœur, font tous les jours, ſans la moindre conſéquence, à toutes les jeunes perſonnes: qu'elle étoit reſtée dans cette perſuaſion juſqu'au jour où elle m'avoit ſurpris entendu dans le boſquet: que ne doutant plus alors de ma tendreſſe, elle ſeroit accourue la partager, ſi elle n'avoit pas voulu s'aſſurer encore d'avantage du plaiſir d'être aimée: que dans ce deſſein elle avoit reculé un aveu qui, en m'épargnant quelques peines, n'auroit peut-être ſervi qu'imparfaitement à diſſiper ſes ſoupçons: oui, je vous demande mille fois pardon, cher Barville, continua-t-elle, de l'état dans lequel mon amour vous plongeoit: mon cœur ne fut jamais complice de ma cruauté: que ne lui en coûtoit-il pas lorſqu'il vous voyoit ſouffrir! mais pourquoi rappeller ici des tourmens dont l'Amour ſçait tirer l'eſſence la plus parfaite de la félicité? La roſe ſeroitelle auſſi belle auſſi précieuſe, ſi elle étoit ſans épines?

J'avois été tellement hors de moi-même pendant ce récit, qu'à peine pouvois-je prononcer le nom d'Hortence: je la regardois avec des yeux que la ſeule volupté animoit: tenant mes lévres collées ſur ſa belle bouche, il me ſembloit à chaque ſoupir que mon ame m'abandonnoit pour voler dans ſon ſein: un feu divin couloit dans mes veines: c'étoit ſans doute l'ame d'Hortence qui venoit réparer la perte de la mienne. Nos cœurs profitoient de ce ſilence pour ſe communiquer mille ſentimens, que la bouche exprime toujours imparfaitement, qu'il eſt encore plus difficile de peindre.

Senſible aux faveurs de l'Amour, je cherchois à lui conſacrer ma juſte reconnoiſſance par des ſacrifices plus auguſtes plus réels: je devins entreprenant: je....

Mais ortence, à qui le premier moment de réfléxion fit enviſager les dangers auſquels elle étoit expoſée, avec un jeune Amant qui n'écoutoit que ſa paſſion, arrêta avec colére une main qui devenoit trop libre: que faites-vous, me dit-elle, cruel Barville! Ne commenceroisje à vous aimer, qu'en ceſſant de vous eſtimer? Quel droit l'aveu de ma tendreſſe vous donne-t-il pour paroître coupable à mes yeux? Le premier fruit de votre victoire, ſeroit-il d'immoler avec ignominie celle qui captive votre cœur? Reſpectezvous, Barville, ne me faites pas repentir de la confiance que vous m'avez inſpirée: aimez-moi autant que vous m'êtes cher: prenons plaiſir à nous le répéter mille fois; mais aimons encore plus la vertu: qu'elle aſſaiſonne notre bonheur: elle ſeule peut faire goûter une volupté que la crainte ni les remords n'empoiſonnent pas.

A ces mots, je me jettai confus aux genoux de Mademoiſelle de Rougeon: je lui proteſtai que je ne voulois connoître d'autres plaiſirs que ceux qu'elle approuveroit, je la ſuppliai de pardonner à un Amant que ſon bonheur avoit enivré: je l'aſſurai que c'étoit dans la poſſeſſion de ſon cœur que je voulois établir ma félicité: que ſa vertu me la rendoit encore plus chére: que je trouverois enfin, dans le reſpect qu'elle m'inſpiroit, une barriére contre les déſirs dont il étoit difficile d'être le maître à la vûe de tant de charmes.

Ma ſoumiſſion appaiſa bien-tôt le mouvement paſſager de vivacité que ma témérité avoit excité dans cette belle ame: les fautes ſont aiſément pardonnées en amour. La raiſon tient-elle contre une excuſe qu'on a dictée ſoi-même à un coupable que l'on aime, dont on prend la défenſe? Un regard plein de tendreſſe fut le premier ſignal de la grace qu'on m'accordoit: que n'y découvris-je pas, en y liſant juſqu'au regret qu'Hortence avoit d'être obligée de mettre un frein à ma paſſion, dans une circonſtance où elle ne ſe ſentoit que trop de diſpoſition à m'accorder beaucoup? Avec un peu plus d'expérience, j'aurois dès ce moment commencé à mériter mon pardon, en me rendant plus coupable.Mon obéiſſance aux ordres qu'Hortence m'avoit preſcrits, ne m'empêchoit pas de laiſſer échapper de temps-en-temps quelques étincelles de la flamme qui me dévoroit: ſon cœur étoit à peu près dans la même ſituation: elle m'avoit préſenté la main pour me relever; je la ſaiſis: appuyé ſur ſes genoux, je l'embraſſai mille fois: elle ſoupiroit: ſes yeux brûloient de la même volupté dans laquelle je nageois: il en couloit des larmes que l'Amour ſeul fait répandre, dont lui ſeul ſçait connoître tout le prix: ces perles précieuſes, en tombant ſur ſon ſein, en augmentoient encore les charmes déjà trop ſéducteurs: je me levai pour les eſſuyer; mais plus je cherchois à éteindre dans ces ruiſſeaux délicieux le feu qui me conſumoit, plus je ſentois mon cœur s'enflammer. Nous nous étions laiſſés aller ſur un gazon, ſans nous en apercevoir: je tenois Hortence ſerrée dans mes bras; elle étoit preſque ſans mouvement: ſon cœur ſeul, par une agitation précipitée irréguliére, m'annonçoit qu'elle ne reſpiroit plus que pour moi; je parcourois ſes charmes avec cette avidité que la paſſion ſeule anime; jamais je n'avois rien vû de ſi beau de ſi voluptueux: à chaque trait que je découvrois, j'offrois de nouveaux hommages; je...

... Mais tout à coup j'entendis du bruit à côté du boſquet dans lequel nous nous étions enfoncés.

La crainte me ſaiſit: le déſordre dans lequel Hortence ſe trouvoit, me jettoit dans une inquiétude mortelle: je fis tout ce que je pus pour rapeller ſes ſens égarés: je lui appris le ſujet de mes allarmes. Le bruit que j'avois d'abord entendu, en croiſſant de plusenplus, augmenta notre trouble.

Je ſuis perdue, s'écria Hortence: ſortons, Barville, ſortons d'un lieu trop délicieux.

Nous gagnâmes proptement l'allée oppoſée à celle dans laquelle Madame de Rougeon ſe promenoit avec monpére; afin d'avoir le temps de nous remettre de l'état dans lequel la crainte nous avoit ſurpris, nous montâmes par le Boulingrin, d'où nous pouvions être vûs de nos parens, ſans qu'ils puſſent apercevoir le trouble qui nous agitoit. Peu s'en eſt fallu, me dit alors Hortence avec plus de tendreſſe que de colère, que vous ne m'ayez forcée à me repentir de mes ſentimens pour vous: après les proteſtations que vous veniez de me faire, où étoit la barriére que votre reſpect devoit mettre à vos déſirs?

Parce que ma raiſon m'abandonnoit, falloit-il profiter de ma foibleſſe? Ne vous fuſfit-il donc pas de connoître combien je vous aime? Quelle cruauté d'exiger, pour preuve de ma tendreſſe, une complaiſance qui, en me faiſant perdre même à vos yeux les charmes de la vertu, me couvriroit pour toujours de honte de confuſion! Conſervez, cher Barville, conſervez un tréſor qui n'appartient plus qu'à vous ſeul: c'eſt le diſſiper le perdre ſans reſſource, que d'en vouloir faire uſage: goutons plûtôt cette délicieuſe légére volupté qui conſiſte dans l'union des cœurs, que l'eſpérance, mille fois au-deſſus de la poſſeſſion, la ranime la ſoutienne continuellement: enivrons-nous de ces plaiſirs que la confiance ſeme ſous les pas de ceux qui, dans la gradation des faveurs de l'Amour, laiſſent toujours quel-que choſe à déſirer: réſervons pour un lien plus ſacré, des ſacrifices qui coûteroient peut être à préſent a mon cœur la perte de mon amour: oui, Barville, ſi je penſois que vous m'aimaſſiez aſſez peu pour ne pas ménager ma gloire, le premier inſtant de mon Bonheur deviendroit celui de mon martyre: quelque choſe qu'il en dût coûter à à ma tendreſſe, je ne vous parlerois de ma vie.

La ſurpriſe avoit fait aſſez d'impreſſion ſur moi, pour me donner cet air de tranquillité qui perſuade: les nouvelles proteſtations que je fis à Hortence, achevant de diſſiper ſa frayeur, la confiance ſuccéda bien tôt aux menaces. Nous profitâmes de l'éloignement de nos parens pour arranger les moyens les plus propres à leur cacher nos ſentimens: il falloit d'abord travailler à rompre le voyage que j'avois projetté ſi à contre-temps.

Hortence me propoſa de mettre Madame de Rougeon dans ſa confidence: elle me diſoit qu'une jeune perſonne ne devoit pas s'engager ſans l'aveu d'une mere, dont elle connoiſſoit aſſez les ſentimens, pour être perſuadée qu'elle ne condamneroit pas un lien auſſi conforme à la reconnoiſſance qu'elles devoient avoir l'une l'autre, pour les ſervices que leur randoit mon pere. Quelque apparentes que ſuſſent les raiſons d'Hortence, je ne pus conſentir à mettre dans nos intérêts un tiers auſſi incommode qu'une mere: outre qu'il étoit douteux que Madame de Rougeon approuvât une tendreſſe formée ſans ſon conſentement, il me ſembloit déjà voir diſparoître les jeux les ris qui doivent être les ſeuls confidens des Amans heureux: auſſi que n'employai-je pas pour faire ſentir à Hortence que c'étoit perdre, par une telle conduite, le ſeul bonheur dont elle ne me faiſoit pas un crime; c'eſt-à-dire, celui de pouvoir nous répéter mille fois en liberté, que nous nous aimions! Après un tel aveu, la décence exige néceſſairement de Madame de Rougeon, lui diſois-je, qu'elle ne nous laiſſe jamais ſeuls: quelle gêne pour des cœurs auſſi unis que les nôtres! Réduits à ſoupirer, nous imiterons ces Héros de Romans, dont l'imagination des Auteurs compaſſe les peines, afin de plaire plus long-temps à des Lecteurs qui veulent être amuſés, même aux dépens de la vraiſemblance. Mais croyez-vous, reprit Hortence, que la décence demande moins de moi, que de Madame de Rougeon? ..... Oui, chére Hortence, puiſque votre vertu vous défend bien plus ſûrement que les ordres les plus abſolus.En approchant de nos parens, nous convînmes qu'auſſi-tôt que nous les aurions abordés, nous ferions naître l'occaſion de faire un mérite à Madame de Rougeon, de la réſolution que j'avois priſe de ne plus partir pour Paris. A peine l'échaffaudage de ce projet étoit-il élevé, que mon Pere, qui ne déſiroit rien tant que de me voir reſter avec lui, du moins pendant le ſéjour de ces Dames, me demanda ſi Mademoiſelle de Rougeon m'avoit converti: la ſurpriſe dans laquelle cette expreſſion jetta ma chére Hortence, penſa d'abord nous trahir: elle rougit; mais profitant auſſi-tôt de ce trouble pour en cacher la cauſe; vous voyez, dit-elle, Monſieur, la confuſion dont les refus opiniâtres de Monſieur de Barville me couvrent. Vous n'êtes point faite cependant pour de pareils refus, Mademoiſelle, ajoûta mon pere, je ſçais mauvais gré à mon fils de les faire éprouver à une auſſi aimable perſonne.

Afin de tirer promptement Mademoiſelle de Rougeon d'embarras, je repris la parole, pour prétexter, après lui avoir fait quelquesunes de ces politeſſes froides, ſi ordinaires dans le monde, des affaires de la derniére importance. Il n'y a que le cœur qui en puiſſe imaginer d'aſſez intéreſſantes, dans le temps où nous ſommes, reprit Madame de Rougeon, pour appeller un jeune Cavalier dans la Capitale: la Cour eſt à Fontainebleau; il n'y a perſonne à Paris: que faire dans cette vaſte ſolitude, ſi un objet ſéduiſant n'y attiroit pas Monſieur? Je ne prétends pas, au reſte, continua-t-elle d'un ton auſſi chagrin qu'ironique, retarder les douceurs que l'Amour lui promet. Si je ne conſultois que mes ſentimens, Madame, lui répondis-je, je ne ſongerois pas à m'éloigner de vous: pour vous prouver même qu'il s'en faut de beaucoup que ce ſoit l'Amour qui me détermine à ce voyage, je vais envoyer ſur le champ un Exprès à un de mes amis: je lui recommanderai l'affaire qui m'appelle à Paris: s'il s'en charge, je me regarderai comme le plus heureux des hommes, de pouvoir vous faire ma cour.

L'air de gaieté avec lequel je venois de lui faire cette galanterie, lui plut au moins autant qu'à mon pere. Depuis que j'avois commencé à aimer, j'avois été alternativement le jouet de pluſieurs paſſions différentes: auſſi y avoit-il eu toujours quelque choſe de gêné dans mes actions, de diſtrait dans mes diſcours de dur juſques dans mes politeſſes: l'aſſurance d'être aimé, en diſſipant toute idée fâcheuſe, m'avoit rendu une partie de cette vivacité qui avoit diſparu avec ma liberté.

Plus intéreſſé mille fois à voir changer le projet de mon voyage, que ceux qui paroiſſoient y prendre le plus de part, je courus dans mon appartement pour écrire à un de mes amis: je lui parlois des idées que j'avois ſur une place fort honorable, à laquelle quelques perſonnes m'avoient fait penſer: j'étois trop ſûr que l'affaire ne pourroit pas réuſſir ſi-tôt, pour que cet ami ne me conſeillât pas de reſter tranquillement à la campagne.Après avoir chargé un domeſtique de cette lettre, je m'enfonçai dans mon cabinet, afin de jouir avec plus de liberté de toute ma félicité: avec quel plaiſir quelle émotion voluptueuſe ne me rappellaije pas tout ce qui venoit de m'arriver! Le paſſage de l'état le plus déplorable à celui de la plus flatteuſe deſtinée ſuſpendoit quelquefois ma joie. Un changement auſſi ſubit pouvoit-il être réel, ou du moins ſolide? Mais en vain la crainte jettoit-elle encore quelques ombres légéres ſur le tableau de mon bonheur; les diſcours de ma chére Hortence, ſes yeux plus expreſſifs que ſes paroles, ſes faveurs, tout enfin raſſûroit mon cœur. Juſqu'à quel point ne m'égaroisje pas quelquefois dans ces momens délicieux! M'imaginant tenir encore entre les bras ma chére Maîtreſſe, je lui renouvellois les aſſurances d'un amour éternel: trompé par la plus agréable des illuſions, je m'appercevois à peine que la réalité manquoit à mon bonheur: dans l'erreur de mes ſens agités, je me repréſentois les charmes qu'Hortence avoit laiſſé briller à mes yeux: ils produiſoient encore cette eſpéce d'extaſe qui, en paroiſſant nous rapprocher du néant, nous laiſſe ſentir ce qu'il y a de plus voluptueux dans la vie: aux plaiſirs que j'avois goûtés dans le boſquet, mon imagination en ſuggéroit une infinité d'autres. Qu'ils étoient délicieux!

Ils avoient le même principe, pourquoi n'auroient-ils pas produit les mêmes ſenſations? Pardonnez, Monſieur, à l'ivreſſe que le ſouvenir de l'enchantement où j'étois produit encore ſur mes ſens, la longueur de cette Lettre: ce n'eſt qu'avec peine que je remets à un autre ordinaire la ſuite du récit de mon bonheur. Mais ne ſeroit-ce pas abuſer de la confiance dont vous m'honorez, que de vous importuner de vous fatiguer?

LETTRE III.

Suite de la précédente.

YEUT-IL jamais, Monſieur, un changement auſſi ſubit que celui qui ſe fit en un inſtant dans ma deſtinée! Combien d'images riantes ne vinrent pas embellir la ſolitude que j'avois arroſée la veille de larmes améres! Tout ſembloit recevoir à mes yeux un nouvel être, tout paroiſſoit prendre part à mon bonheur: l'air exhaloit une odeur douce ſuave: les oiſeaux, en partageant avec leurs tendres compagnes des plaiſirs moins ſenſibles que ceux dont j'étois pénétré, chantoient ma victoire: les fleurs ſe peignoient des couleurs les plus vives: les arbres ſormoientune ombre plus fraîche plus myſtérieuſe: tel je me repréſentois le boſquet délicieux dans lequel je venois d'offrir à l'Amour les prémices de mon cœur: la grotte de Vaucleuſe avoit-elle jamais renfermé plus de graces plus de volupté? Tout m'y retraçoit les faveurs dont je venois d'être comblé: tout m'y rappelloit une Maîtreſſe tendre, ſe livrant dans les bras d'un Amant plein d'ardeur, à tout ce que le ſentiment a de plus voluptueux: tout...... Mais dans l'agitation où me jette encore une idée trop flatteuſe, comment vous peindre, Monſieur, la ſituation de mon cœur? Connoiſſez ſeulement l'étendue de mon bonheur, par l'impuiſſance où je ſuis de vous l'eſquiſſer.

On étoit déjà à table lorſque je deſcendis de mon appartement: j'aperçus, en entrant dans la falle, quelques nuages ſur le front de Mademoiſelle de Rougeon: mon abſence les avoit ſans doute élevés; ma préſence les diſſipa bien-tôt: la joie qui régnoit dans mon cœur gagna inſenſiblement la ſociété: combien les affections de l'ame ſe communiquent-elles aiſément, lorſqu'elles ont le plaiſir pour baſe l'agrément pour objet!

Mon pére fut enchanté de nous voir d'auſſi belle humeur: ſa philoſophie ne l'empêchoit pas d'être ſuſceptible de cette gaieté qui fait les délices des bonnes ſociétés: il ſçavoit qu'il eſt une volupté qui n'eſt point ennemie de la vertu: moins accoutumé que nous à ſon badinage léger, l'ame de la converſation, il en ſentoit d'avantage les douces impreſſions.

Le caractére de Madame de Rougeon étoit trop analogue à cet eſprit ſémillant qui m'animoit, pour ne pas profiter du changement qui s'étoit fait en moi: elle n'en devint que plus enjouée: ſes diſcours étoient pleins de délicateſſe de variété: ſes réfléxions étoient ſpirituelles fines: ſes applications étoient toujours plaiſantes, quelquefois même méchantes: la vivacité de ſon imagination ne diminuoit rien des ſentimens de ſon cœur: auſſi tendre que folâtre, elle paroiſſoit également faite pour toucher pour amuſer, pour plaiſanter pour perſuader.

Elle poſſédoit, ſur-tout dans un dégre ſupérieur, le talent de la narration: les moindres petits riens prenoient avec elle une exiſtence agréable: de combien de graces ne ſçavoit-elle pas orner l'événement le plus ordinaire! Combien de fleurs ne jettoit-elle pas ſur les aventures qui en paroiſſent les moins ſuſceptibles! Que d'intérêt ne donnoit-elle pas aux folies les plus ſinguliérement imaginées!

Enchantée de me trouver diſpoſé à la ſeconder, elle ſe livra à tout le brillant de ſon génie.

Mademoiſelle de Rougeon plus réfléchie, ſans être moins ſpirituelle, ſoutenoit la converſation par ſes penſées toujours ſolides agréables: elle parloit peu; mais elle aſſaiſonnoit de tant de ſel de graces ce qu'elle diſoit, qu'elle nous laiſſoit toujours dans l'admiration: elle ſeule ne paroiſſoit pas ſurpriſe de la fineſſe, de la ſolidité de l'à propos de ſes réfléxions: plus ſérieuſe que Madame de Rougeon, ſes plaiſanteries n'en étoient que plus propres à amuſer: le grand art pour divertir les autres, c'eſt de ne pas rire le premiér d'une ſaillie qui doit les faire éclater.

La gaieté de la mere ne ſervoit enfin qu'à relever l'enjouement de la fille.

Jamais je n'avois vû Mademoiſelle de Rougeon auſſi animée que pendant ce ſouper: nos yeux ſe cherchoient à chaque inſtant, lorſqu'ils ſe rencontroient, un feu pétillant donnoit de nouvelles graces à toutes ſes expreſſions.

Voilà, Monſieur, l'époque de mon bonheur: ſi je voulois donner un air romaneſque à ce récit, de combien de réfléxions, d'aventures, d'obſtacles, de faveurs,

ne pourrois-je pas le charger, ſans ſortir des bornes de la vérité? Combien d'incidens ne ſe trouvent pas enchaînés dansune paſſion de plus d'une année? Mais l'objet que je me ſuis propoſé en vous peignant les différens mouvemens de mon ame, n'a pas beſoin d'un pareil journal: je vous aurois même épargné pluſieurs circonſtances, ſi ce détail ne m'eût paru néceſſaire pour vous faire connoître l'état de mon cœur.

Depuis ce jour, dont le ſouvenir me ſera toujours délicieux, je ſuis le plus heureux des hommes: aimé d'une perſonne charmante, je reçois à chaque moment de nouvelles aſſurances de ſa tendreſſe: tout eſt ſentiment avec elle: comme elle en porte le germe dans le cœur, elle ſçait le faire naître à chaque occaſion. Sa bouche, toujours d'accord avec ſes ſentimens ne s'ouvre que pour m'annoncer quelque choſe de flatteur: mille fois chaque jour ſes yeux me renouvellent l'ardeur la délicateſſe de ſon cœur: ſommes-nous ſeuls!

un tendre baiſer devient le gage précieux de ſa fidélité: quels plaiſirs ne goûtons-nous pas pour-lors!

Aſſaiſonnés par la décence, ils ſe trouvent dans les moindres faveurs: nageant dans cette volupté qui n'allarme pas la vertu, nous en ménageons les moindres ſentimens, afin de nous y livrer avec cette gradation, qu'il n'eſt donné qu'aux ames délicates de connoître: c'eſt augmenter le plaiſir que d'en économiſer la poſſeſſion. Si je deviens quelquefois entreprenant, Hortence d'un ſeul regard arrête mon impétuoſité: il ſemble que ſa vertu ſe communique dans l'inſtant juſqu'à moi, pour étouffer les plus violens déſirs; mais mon reſpect déſarmant bien-tôt ſa ſévérité, je ne me retire jamais d'auprès d'elle, ſans avoir obtenu la récompenſe de ma ſoumiſſion.

Eſt-il, Monſieur, un ſort plus heureux que le mien? Le cœur d'Hortence n'eſt-il pas le ſouverain Bonheur? Qu'ai-je à ſouhaiter de plus dans le monde? Toutes les facultés de mon ame ne ſont-elles pas délicieuſement ſatisfaites?

Mon imagination peut-elle me peindre un objet plus charmant qu'Hortence? Mon cœur peut-il goûter des plaiſirs plus parfaits que ceux que j'éprouve auprès d'elle?

Non, Monſieur, il n'y a pas d'état au-deſſus du mien. Hortence eſt la plus vertueuſe perſonne du monde, je ne fais plus qu'une ame avec elle: Hortence eſt la plus ſpirituelle des femmes, je n'ai plus que les mêmes idées les mêmes penſées que les ſiennes: Hortence eſt la plus aimable des maîtreſſes, elle ſe fait gloire de n'avoir de charmes que pour moi: Hortence eſt la plus tendre de toutes les amantes, ſa tendreſſe n'a d'autre objet que moi. Eſt-il un mortel plus fortuné? Amour, c'eſt à toi que je ſuis redevable de ma félicité: toi ſeul étois capable de remplir le vuide affreux que je trou vois au-dedans de moi-même, avant que je connuſſe tes bienfaits: ſans tes faveurs la vie me devenoit inſupportable; mais pourquoi ces momens que la triſteſſe l'ennui rendoient autrefois ſi longs, s'écoulent-ils aujourd'hui auſſi rapidement? Si les miracles ne te coûtent rien, en rendant mon bonheur parfait, accorde moi du moins aſſez de temps pour en jouir.

En vous déployant les replis les plus intimes de mon ame, je ne vous cacherai pas, Monſieur, que ma félicité ſouffre quelquefois de légéres contradictions; mais les obſtacles mêmes qui ſemblent s'oppoſer à des ſentimens auſſi vifs auſſi tendres que les miens, ne ſervent ordinairement qu'à les rendre plus forts plus conſtans.

Tout concourt à doubler les plaiſirs pour les Amans heureux. Des ombres pittoreſquement ménagées dans un tableau, font ſortir les couleurs avec plus de feu plus d'éclat: ſans ce contraſte comment enchanter les yeux? Comment ſéduire l'imagination? Les peines qu'éprouvent deux cœurs unis par l'Amour, en plaçant les faveurs dans des jours plus favorables, en augmentent la ſenſation: telles ſont les contradictions que nous éprouvons de la part de Madame de Rougeon, depuis notre départ de la campagne; mais à quoi ſervent ſes tracaſſeries, ſinon à nous rendre les momens plus précieux, à nous apprendre à en profiter?

Les parens évitent rarement les dangers qu'ils craignent pour leurs enfans, par des défenſes impérieu ſes, dans leſquelles l'humeur joue un perſonnage qui devroit être réſervé à la bonté: avec beaucoup de douceur de ſoins, ils préviendront bien mieux des malheurs, dans leſquels ils précipitent ſouvent eux-mêmes leurs enfans par une conduite imprudente.

Rien n'avoit troublé le bonheur dont je jouiſſois à la campagne: la vie libre aiſée qu'on mene hors de Paris, ne ſervoit pas peu à me ménager, pluſieurs fois chaque jour, mille occaſions d'entretenir ſeul ma chére Hortence.

Comme nous ne vivions plus que l'un pour l'autre, nous ne mettions au nombre de nos heures, que celles que nous paſſions à nous renouveller les aſſurances du plus parfait amour.

Malheureuſement cette facilité de nous voir en liberté, ne dura pas long-temps après notre retour à Paris. Madame de Rougeon s'aperçut bien-tôt que mes viſites étoient fréquentes: elle en chercha la cauſe, la pénétra ſans doute aiſément: voulant en prévenir les ſuites, elle défendit, ſous de très-rigoureuſes peines, à Hortence de m'entretenir ſeul, de flatter la paſſion qu'elle ne pouvoit douter que j'avois pour elle. Cette ſévérité, à l'égard d'Hortence, me ſurprit d'autant plus que Madame de Rougeon ne me fit pas ſentir que mes ſoins lui fuſſent ſuſpects: au contraire, elle m'engageoit ſouvent dans des parties que j'aurois voulu éviter, parce que j'étois ſûr de n'y pas voir ma charmante Hortence en liberté. Ses vûes ſur moi demandoient ſans doute qu'elle me ménageât.

Monſieur de Briſcour, qui n'avoit pas peu ſervi à lui faire ſupporter avec moins d'ennui l'état du veuvage, venoit de ſe retirer: l'idée de fortune qu'elle s'étoit faite ſur le gain aſſuré de ſon procès, avoit déjà changé viſiblement ſon caractére: ſes hauteurs étoient devenues inſupportables à un Amant, dont elle commençoit elle-même à ſe dégoûter: ainſi, en lui fourniſſant tous les ſujets d'une retraite forcée, elle avoit l'adreſſe de conſerver un extérieur de conſtance, dont elle ſçavoit tirer avantage.

Madame de Rougeon, débarraſſée de cet ancien Amant, avoit jetté les yeux ſur moi: perſuadée que je répondrois à ſa paſſion, elle me flattoit en toute occaſion: lorſque nous étions en compagnie, elle étoit la premiére à me prévenir: lorſque nous nous trouvions ſeuls, elle étaloit avec économie des charmes que les années avoient ſçu reſpecter: en folâtrant avec moi, elle eſſayoit de faire paſſer dans mon cœur quelques étincelles du feu qui la deſſéchoit. Pour moi, ſaiſi d'une ſecret-te horreur, je lui aurois mille fois reproché ſa turpitude, ſi je n'avois pas eu mon amour ma Maîtreſſe à ménager. Dans l'embarras où ſes careſſes me mettoient, je ne trouvois pas de meilleur parti, que de feindre une ſimplicité dont elle faiſoit quelquefois des plaiſanteries trop amères pour ne pas décéler ſon dépit; mais j'aimois encore mieux paroître ridicule à ſes yeux, que de devenir coupable devant ceux d'Hortence. Toutes les fois que Madame de Rougeon me parloit d'amour, je l'entretenois du plaiſir de s'aimer avec délicateſſe: je lui repréſentois le bonheur de deux cœurs unis par les mêmes ſentimens: c'eſt bien à votre âge, Barville, me dit-elle un jour, qu'on mêle tant de Métaphyſique dans les amoureux myſtéres: j'ai plus d'expérience que vous: croyez-moi: vous êtes dans le temps de jouir, il y auroit de la folie à refuſer les plaiſirs que..... Un ſoupir l'interrompit, ſoit que ſes ſens égarés l'empêchaſſent d'en dire davantage, ſoit qu'elle jouât l'excès de la paſſion. Elle ſe laiſſe en même temps aller nonchalamment ſur moi: elle me prend la main, la ſerrant étroitement elle ne ceſſoit de répéter, cher Barville! ah!

cher Barville! Ses diſcours entrecoupés,coupés, ſes ſoupirs, ſon déſordre, tout annonçoit l'agitation de ſon ame: tout promettoit une victoire complette à un Amant qui auroit été moins attaché à ſa Maîtreſſe, que je ne l'étois à Hortence; mais après avoir fait à cette charmante perſonne le ſacrifice de mon cœur, en étoit-il qui pût encore me coûter? Auſſi ne balançai-je pas un moment: ſon image gravée dans mon cœur avec ces traits de flamme, que le parfait amour ſçait ſeul allumer, diſſipa bien-tôt les idées de volupté que la poſition les careſſes de Madame de Rougeon avoient fait paſſer, malgré moi, de mes ſens dans mon imagination: quelqu'éclat qu'eût encore la beauté de la mere, ſes charmes ne ſoutinrent pas long-temps le parallele que j'en faiſois avec ceux de la fille: elle fut ma Divinité dans ce moment, me ſauva du naufrage.Au lieu de répondre à l'empreſſement de Madame de Rougeon, je feignis d'ignorer la cauſe de ſon trouble: je paroiſſois l'attribuer à quelque peine ſecrette, que je m'efforçois de ſoulager avec un air de timidité d'embarras qui la déſeſpéroit: je prodiguois, d'après mon Sénéque, quelque rapſodie de maximes avec leſquelles je tâchois de la retirer de l'accablement dans lequel je la voyois plongée. Ses yeux languiſſans me demandoient, il eſt vrai, quelque choſe de plus que de froides ſentences philoſophiques: ce n'eſt pas dans de pareilles circonſtances que les axiômes les plus vrais, les principes les plus ſolides ſont écoutés.

Mon parti étoit trop bien pris pour ne pas me conformer en tout au rôle que j'avois commencé à jouer: l'idée d'Hortence ſuffiſoit ſeule pour me ſoûtenir contre les attaques redoublées de cette femPiquée alors autant que le peut être une femme dans une ſemblable occaſion, elle ſe remit promptement: la rage le déſeſpoir firent ſur ſon cœur ſur ſes ſens un effet bien plus puiſſant que toutes mes leçons de morale: elle m'accabla de plaiſanteries capables de confondre un jeune homme qui n'auroit point agi avec elle par réfléxion. Je répondois toujours avec la politeſſe la plus déplacée: ma trop reſpectueuſe ſimplicité l'ex cédoit: je me donnois bien de garde de repouſſer avec des armes égales les traits de ſatyre dont elle me perçoit: je craignois de lui fournir quelque prétexte pour m'interdire l'entrée de ſa maiſon: j'avois trop d'intérêt de me conſerver du moins ſon eſtime, pour ne pas ſupporter avec patience ſes reproches.La ſcene commençoit cependant à m'ennuyer lorſqu'Hortence deſcendit: la préſence de cette aimable perſonne parut d'abord diminuer l'aigreur de Madame de Rougeon: ſa fureur n'en faiſoit cependant qu'augmenter: la tendreſſe mutuelle qu'elle remarquoit dans nos moindres regards enflammoit ſa colére animoit ſa rage.

Un moment après la compagnie étant devenue nombreuſe, je trouvai l'occaſion de paſſer chez Hortence qui étoit retournée dans ſon appartement, de l'entretenir en liberté. Après les premiéres proteſtations d'un amour éternel, je lui fis confidence de la paſſion que Madame de Rougeon avoit conçue pour moi: je la trouvai inſtruite: ſes yeux ne lui en avoient déjà que trop appris. En lui racontant ce qui venoit de m'arriver, je n'avois pas beſoin de lui vanter ma fidélité: mes yeux, mes ſoupirs quelque choſe de plus encore, le dépit qu'elle avoit remarqué ſur le viſage de Madame de Rougeon, tout parloit en ma faeur. Auſſi de combien de marques de tendreſſe ne récompenſatelle pas mon amour! Nous avions peine à nous arracher des bras l'un de l'autre: cependant la crainte que l'inquiéte Madame de Rougeon ne vînt nous ſurprendre, modéra nos plaiſirs: il étoit important, avant que de nous ſéparer, d'arranger la conduite que nous devions tenir dans la ſuite, afin de ne pas laiſſer le moindre prétexte à la vengeance d'une mere irritée. Hortence exigea de moi que je paroîtrois ſenſible à ſa paſſion, que je ferois enſorte cependant en même temps de lui apprendre à filer le parfait amour.

J'eus de la peine à paſſer cet article: il me paroiſſoit indigne d'un galant homme de tromper une femme, de l'entretenir dansune folle paſſion. J'étois ſûr d'ailleurs que les ſervices qu'elle attendoit de mon pere, l'empêcheroient de me donner mon congé; mais ma chére Hortence me fit entrevoir que le procès finiroit bien-tôt, que ſa Rivale, après l'avoir gagné, pourroit bien ne pas étendre juſques ſur moi une reconnoiſſance déjà ſouvent trop à charge vis-à-vis du bienfaiteur même: que dans cette ſuppoſition nous ſerions perdus pour toujours. Je me rendis: pouvoisje réſiſter?

Il fut encore arrêté entre-nous que nous nous obſerverions ſi ſcrupuleuſement lorſque nous ſerions en préſence de Madame de Rougeon, qu'elle ne pourroit trouver aucun ſujet de mauvaiſe humeur.

Quelque dures que fuſſent, pour un homme auſſi ardent que je l'étois, quelques conditions de ce petit traité, je ne pouvois raiſonnablement réclamer contre leur ſageſſe; je m'y ſoumis: Hortence elle-même étoit trop intéreſſée dans le ſacrifice de mon obéiſſance, pour ne pas remarquer facilement combien il me coûtoit: vous avez tort de vous allarmer, Barville, me dit-elle, en m'embraſſant: la contrainte que nous nous preſcrivons reſpectivement, ne feroit que fortifier les ſentimens que vous m'avez inſpirés, ſi ma tendreſſe pour vous connoiſſoit encore des bornes.

J'allois faire éclater ma reconnoiſſance, lorſque Madame de Rougon parut: apparemment que Monſieur reprend le goût de la ſolitude, me dit-elle d'un ton ironique: il eſt cependant d'aſſez jolies femmes qui l'attendent pour le reverſis. Je lui donnai la main, en l'aſſurant qu'elle ſeule ſuffiſoit pour m'y faire voler. J'ajoûtai à ce propos quelques fadeurs de même étoffe: je lui ſerrau la main, en faiſant tous mes efforts pour mettre mes yeux plus d'accord avec ma bouche, qu'avec mon cœur. Par ce manége je réuſſis, ſinon à la tromper totalement, du moins à la raſſurer ſur ma trop grande trop reſpectueuſe timidité. Elle me fit quelques reproches aſſez obligeans, pour me laiſſer entrevoir tout le dépit que lui cauſoit mon inclination pour Hortence.

Je compris dès ce moment combien il étoit important d'éloigner tout ce qui pourroit l'entretenir dans cette perſuaſion: auſſi lui faifois-je aſſidûment la cour: c'étoit la faire à ma chère Maîtreſſe que de tromper ſa mere. Je ne ſçaurois cependant m'imaginer que cette Dame fût, comme je m'en flattois pour lors, la dupe de mes proteſtations: peu accoutumée à un amour méthaphyſique, elle m'auroit ſouhaité plus entreprenant: ſes railleries fréquentes ſur le ridicule des Amans qui ſe bornent à filer le tendre, m'auroient déconcerté, ſi Hortence n'eût pas été le prix du plus ſingulier rôle qu'un galant homme ait jamais été obligé de jouer; mais que j'étois dédommagé de toutes les fadeurs qu'il me falloit ſans ceſſe débiter, lorſque cette aimable perſonne, dans les tranſports de ſa tendreſſe, en m'accordant moins que Madame de Rougeon ne m'offroit, me rendoit un million de fois plus heureux!

Le bonheur conſiſte moins dans la poſſeſſion parfaite que dans les délices que produiſent des ſentimens mutuels.

Il eſt vrai que je devenois de plus en plus entreprenant auprès d'Hortence: j'allarmois même quelquefois ſa délicateſſe ſa vertu: faut-il s'en étonner? Elle ſentoit de jour en jour plus de penchant pour moi, par conſéquent moins de force à me refuſer.

Pendant que j'étois également occupé à cacher les ſentimens que j'éprouvois, à perſuader ceux que je ne reſſentois pas, Madame de Rougeon gagna ſon procès: ce fut alors qu'elle donna un libre cours à ſa gaieté: il y eut chez elle des fêtes galantes: j'v étois toujours appellé par préférence. Dans l'exces de ſa diſſipation, elle ne perdoit point de vûe les deſſeins qu'elle avoit ſur moi: plus d'une fois elle fit de nouvelles tentatives, pour étendre ſur le fils la preuve la plus complette de la reconnoiſſance qu'elle devoit au pere; mais toujours inſenſible à ſes avances, j'aurois déſiré qu'elle eût chargé Mademoiſelle de Rougeon de ſa procuration: la partie ſeroit pour lors devenue égale: elle me croyoit ſans doute autoriſé de celle de mon pere.

Après avoir donné quelques jours à la joie, Madame de Rougeon prit la réſolution d'aller paſſer quelque temps dans ſes terres: elle avoit envie, diſoit-elle, de ſe mettre au fait de ſes affaires. Piquée de ma conduite trop reſpectueuſe, elle me fit ſentir qu'elle ſe donneroit bien de garde de m'engager dans un voyage qui, avec ma façon de penſer, ne pourroit avoir rien d'agréable pour moi: j'eus beau la raſſurer ſur la délicateſſe de mes ſentimens, pour lui perſuader combien je ſerois flatté de pouvoir l'accompagner: vous auriez tort, Monſieur, me dit-elle, de vous expoſer à reſter une partie de l'année auprès d'une femme qui n'a pas le don de vous plaire: on amuſe peu à la campagne ceux qu'on ne ſçait pas occuper à la ville: la ſolitude me convient mieux qu'à vous; les affaires auſquelles je vais me livrer m'aideront peut-être à oublier un homme pour lequel je n'ai que trop de foibleſſe à me reprocher: quelques ſoient vos ſentimens, épargnezmoi, Barville, la préſence d'une perſonne que je ne puis voir ſans honte ſans dépit: évitez des regards trop éclairés, apprenez qu'une femme ne manque jamais de moyens pour ſe venger: je ne connois que trop la Rivale qui me diſpute avec avantage votre cœur, je ſçaurai....

Elle me quitta bruſquement ſans achever, s'enferma dans ſon appartement: je compris aiſément qu'il y auroit de l'imprudence à inſiſter d'avantage. Madame de Rougeon étoit trop offenſée pour me mettre du voyage. Pénétré de la plus vive douleur, je courus apprendre à Hortence cette funeſte nouvelle: nous ſommes perdus, cher Barville, me dit cette charmante perſonne, en fondant en lar mes: ma mere eſt infléxible: ſa colére ne connoît plus de bornes.

J'eſſayois de calmer ſes allarmes, lorſque nous entendîmes approcher Madame de Rougeon: ma vûe anima bien-tôt ſa fureur: elle eut beau ſe contraindre, elle ne put s'empêcher de parler à ſa fille avec une vivacité qui ne lui étoit pas ordinaire; nous partons après demain pour mes Terres, lui ditelle; ayez ſoin, Mademoiſelle, de préparer les choſes néceſſaires pour un long voyage: je vous laiſſe: il y auroit de la cruauté à vous gêner dans vos adieux.

Elle ſortit ſans attendre de réponſe, nous laiſſa plongés dans une inquiétude mortelle. Je faiſois cependant tous mes efforts pour appaiſer l'agitation de ma chére Hortence; mais eſt-on bien propre à ſoulager les peines des autres, lorſqu'on a ſoi-même beſoin de conſolation? Les proteſtations d'une fidélité inviolable, ne faiſoient qu'irriter ſes regrets: tout ce qui pouvoit lui rappeller ſa tendreſſe ne ſervoit qu'à augmenter ſa douleur: laiſſez-moi, cher Barville, me dit-elle, laiſſez-moi reprendre, s'il eſt poſſible, dans la ſolitude une tranquillité que votre préſence ne peut que troubler d'avantage: ſi je vous aimois moins, je ne trouverois que du plaiſir dans le voyage dont je viens de recevoir des ordres auſſi abſolus; mais quel-que amour que j'aie pour la campagne, quel charme puis-je y goûter, ſi vous êtes éloigné de moi?

Heureuſe encore, ſi au-delà de cette abſence affreuſe, je n'enviſageois pas de nouveaux ſujets d'allarmes! ..... Funeſteprévoyance!....

Tout eſt donc pour les malheureux un ſujet de crainte de chagrin! ....... Retirez-vous, cher Barville: j'appréhende que ma mere ne nous faſſe obſerver.

J'obéis après avoir eſſuyé ſes larmes: que j'étois flatté de les voir couler! Quelle ſenſation pour un cœur tendre d'être témoin d'un pareil ſpectacle! Malgré ce qu'il en coûte à une Maîtreſſe pour les répandre, eſt-il un Amant qui ne voulût acheter, même aux dépens de ſa vie, un moment auſſi délicieux? Il y a donc de la volupté juſques dans la douleur! Effet ſingulier de l'Amour toujours ingénieux à tourner à ſa gloire les objets même les plus triſtes! Voilà de ſes miracles: c'eſt ainſi qu'il ſçait remplir tellement l'ame, qu'il ne lui laiſſe aucun ſentiment qui n'ait rapport à lui. Lui ſeul eſt capable de nous rendre heureux, même juſqu'au milieu des revers inſéparables ſans doute de ſon culte. Je me rendis le lendemain matin chez Madame de Rougeon: elle n'étoit pas encore viſible: je paſſai chez ma chére Hortence: elle ſe jetta à mon col, en me voyant: nous paſſerons la journée enſemble, Barville, me dit-elle: ma mere doit ſortir: quel bon.. Ah! n'empoiſonheur ſi!...

nons pas, Mademoiſelle, un jour auſſi fortuné: multiplions au contraire, autant qu'il ſera poſſible, les inſtans que le Ciel nous permet de reſter enſemble: aurons-nous jamais aſſez de....

Madame de Rougeon paſſa dans l'appartement de ſa fille, m'empêcha d'en dire d'avantage: elle venoit lui propoſer de la ſuivre dans ſes viſites. Il y auroit eu de l'imprudence à la refuſer dans les circonſtances préſentes: j'offris à Madame de Rougeon de lui donner la main: elle y conſentit: non moins coquette que voluptueuſe, elle étoit flattée de paroître dans le monde avec un jeune Cavalier pour qui elle n'avoit pas laiſſé ignorer qu'elle avoit des ſentimens: c'étoit ſe donner un air fort à la mode parmi les femmes du bon ton: ce qu'elle pouvoit perdre du côté des plaiſirs, elle le gagnoit du côté de la vanité: quoiqu'une égalité parfaite ne ſe trouvât pas dans cette eſpéce d'échange, la compenſation lui rendoit cependant mon procédé moins inſupportable: eſt-ce la premiére fois qu'une paſſion a ſervi de triomphe à une autre?

Madame de Rougeon paroiſſoit dans les viſites uniquement occupée de moi: ſes yeux jouoient la femme contente. Je cherchois à appuyer le menſonge, je m'aperçus, en la reconduiſant chezelle, qu'elle me ſçavoit gré de la complaiſance que j'avois eue de l'aider à tromper le Public. Jugez par là de ſa reconnoiſſance, ſi j'euſſe voulu diſſiper totalement l'erreur.

Elle me retint à dîner: je lui fis la cour avec plus d'empreſſement que je n'en avois encore marqué auprès d'elle: j'affectois même de n'avoir que de l'indifférence pour ma chére Hortence. Sa confiance commença bien-tôt à renaître au point qu'il ne me paroiſſoit pas difficile de me faire prier du voyage, pour peu que je vouluſſe flatter ſa folle paſſion. Quels progrès ne faiſois-je pas ſur ſon cœur! Quels feux n'allumois-je pas dans ſon ſein, lorſque je lui dérobois quelques petites faveurs avec un air de myſtère, qui, à cauſe d'Hortence, n'en augmentoit pas peu le prix! Déjà elle avoit repris autant de gaieté que l'agitation de ſon ame pouvoit le permettre à ſon caractére: déjà elle cherchoit à piquer mes déſirs par des refus étudiés, lorſqu'on vint l'avertir que ſon Avocat l'attendoit chez le Notaire chargé de ſes affaires, pour finir un acte de la derniére conſéquence. Je lui demandai en grace de me permettre de l'accompagner: elle m'en remercia, en me faiſant entendre que de pareilles diſcuſſions ne pouvoient avoir rien d'amuſant: je vous laiſſe, continua-t-elle, en trop bonne compagnie, pour ne pas eſpérer de vous retrouver à mon retour.

Jugez, Monſieur, quelle fut ma joie, lorſque je me vis délivré de ce cruel Argus. Après avoir regardé long-temps Hortence qui étoit dans un accablement difficile à exprimer; Quoi! Vous partez, lui dis-je? Vous m'abandonnez dans le temps où mon cœur, livré à ſa tendreſſe, croyoit n'avoir rien à .Ah! S'il eſt appréhender!... vrai que vous m'aimiez, cher Barville, pourquoi augmenter ma douleur? Aidez-moi plûtôt à ſupporter les caprices du ſort: fortifiez mon ame contre ſes plus rudes coups: aimez-moi toujours aſſez, pour qu'en vous quittant, je n'aye point a craindre de malheur plus funeſte que celui de l'abſence: donnez-moi de vos nouvelles le plus ſouvent que la prudence vous le permettra: en liſant les Lettres que peindront qu'imparfaitement les ſentimens d'un cœur, qui ne reſpire plus que par vous pour Vous. J'étois déjà à ſes genoux: je les embraſſois avec cette précipitation que la paſſion ſeule inſpire: mes yeux baignés de larmes cherchoient les ſiens: il ne me reſtoit plus que ce ſeul langage pour lui prouver ma reconnoiſſance. A peine pouvois-je prononcer le beau nom d'Hortence. Ses ſens étoient dans la même agitation: le nom de Barville lui échappoit quelquefois au milieu de ſes fréquens ſoupirs: par le mouvement que je fis pour eſſuyer les pleurs qui donnoient à ſes charmes ce ton de volupté qui enflamme, nos lévres ſe rencontrérent: elles ſe collérent de telle ſorte, que notre ardeur mutuelle, augmentée par une reſpiration gênée, ſembloit nous conſumer du feu de l'amour le plus parfait. Senſuel Epicurien, je ramaſſai le peu de réfléxion dont j'étois capable pour ſentir toutes les délices d'une ſemblable ſituation; mais bien-tôt ne pouvant plus arrêter la flamme qui me dévoroit, je devins plus entreprenant: Hortence, la tendre Hortence, brûlée du même feu, ſe défendoit avec regret: au milieu de ſes plaintes de ſes ſanglots, les tranſports de ſa paſſion me donnoient les moyens d'avancer ma victoire: la vertu ſeule combattoit encore contre ſon propre cœur contre un Amant auſſi paſſionné que chéri, lorſque le ſentiment du plaiſir l'emporta. Nous...... Jettons un voile, Monſieur, ſur le moment le plus délicieux de ma vie. C'eſt profaner les myſtéres de l'Amour, que de vouloir les décrire.

Hortence revenue à elle-même, me regarda avec un air de langueur qui peignoit encore toute ſa paſſion: ſoyez fidéle, cher Barville, me dit-elle, ne me réduiſez jamais, par votre inconſtance, au point de regretter une foibleſſe qui m'eſt aujourd'hui ſi chére.

Elle parloit encore, lorſque Madame de Rougeon entra avec vivacité. Hortence, à peine Maîtreſſe de ſon trouble, n'avoit pas eu le temps de réparer totalement le déſordre que l'Amour avoit cauſé dans ſa parure. Sa jalouſe Rivale ne s'en aperçut que trop, pour en ſoupçonner le principe.

Ne voulant cependant pas éclater, elle me fit ſentir qu'elle avoit à parler à ſa fille: après m'avoir prié ironiquement de l'excuſer de ce que les arrangemens de ſon voyage ne lui permettoient pas de me tenir plus long-temps compagnie, elle ſortit, en me faiſant une de ces révérences imaginées pour offenſer. Hortence me laiſſa, pour gage de ſon ardeur, un coup d'œil animé par la tendreſſe même, la ſuivit.

Je me retirai pénétré de la joie la plus ſenſible: rien n'étoit capable de troubler la pureté de cette liqueur délicieuſe qu'elle diſtilloit dans mon cœur. Malgré la froideur avec laquelle Madame de Rougeon m'avoit quitté, je me flattois de pouvoir embraſſer ma chére Hortence avantſon départ: il ne devoit être que le lendemain à huit heures du matin.

Rentré chez moi, je me livrai aux tranſports de ma félicité: j'en rappellois les moindres circonſtances, afin de m'enivrer de nouveau des mêmes plaiſirs. Que je ſuis heureux, Monſieur, depuis ce moment! Toutes les facultés de mon ame ſont remplies, ſans que j'aye perdu la pointe des déſirs, ni les attraits attraits flatteurs de l'eſpérance: mon imagination me tranſporte au-delà même du terme du bonheur: c'eſt à ce charme des ames heureuſes que je dois les ſenſations nouvelles qui renaiſſent continuellement dans mon cœur, qui le raviſſent par les plus délicieuſes images. Poſſeſſeur de la plus aimable de la plus tendre des Maîtreſſes, ſans les reſſorts enchanteurs de l'imagination, je m'aſſoupirois ſans doute dans les bras d'une voluptueuſe pareſſe: ſans elle comment mettre le prix aux faveurs que j'ai reçues, après leſquelles je ſoupire encore?Les obſtacles même qui ont ſi long-temps retardé la récompenſe de mon amour, ne ſervent plus aujourd'hui qu'à me faire découvrir d'avantage l'éclat de ma victoire; les derniers gémiſſemens de la vertu d'Hortence, ſont pour moi les plus précieux garants de ma fidélité. Mon bonheur eſt ſi grand, qu'il ſemble même ſe communiquer à tous les objets qui m'environnent: quel nouveau luſtre n'en tirent-ils pas, du moins à mes yeux? La Nature elle-même, d'accord avec mon cœur, paroît ſe prêter à relever mon triomphe: tant il eſt vrai que les différens jours ſous leſquels nous confidérons l'Univers, n'ont ſouvent d'autre ſource que la ſituation actuelle de notre cœur, qu'il n'eſt pour les heureux que des couleurs riantes agréables! Tout, juſqu'aux ſonges légers, ſe para pour moi, dans ce jour de gloire, de nuances brillantes. Combien de fois mon ame enſevelie dans les bras d'un doux ſommeil, ne ſe plongea-t-elle pas dans un torrent de volupté, dont le ſentiment eſt d'autant plus délicat, que les ſens y ont moins de part? Ma félicité ſouffrit, il eſt vrai, quelque altération à mon réveil: en effet dans le moment où je me levois pour courir faire mes adieux à la charmante Hortence, mon domeſtique me préſenta un jeune homme: il venoit m'apprendre que Meſdames de Rougeon étoient parties à quatre heures du matin, que la Femme de chambre d'Hortence lui avoit recommandé de m'apporter une Lettre qu'il me préſenta: elle étoit de ma chére Maîtreſſe: voici ce que j'y lus.

„Je pars, cher Barville, ſans „avoir la conſolation de vous „embraſſer: jugez, par votre „cœur, de mes regrets. Ne ſon„gez plus à tromper ma mere, „la hauteur la dureté avec leſ„quelles elle me traite depuis hier: „ne me laiſſent plus lieu de dou„ter qu'elle n'ait découvert com„bien je vous aime: n'oubliez ja„mais une perſonne qui vous eſt „chére, je ſouffrirai ſans mur„mure ſes reproches: uniquement „ſuſceptible de ſentir l'amour que „vous m'avez inſpiré, je ne con„nois d'autre malheur capable de „m'affecter, que la perte de vo„tre cœur. Mettez votre confian„ce dans la perſonne qui vous „rendra ce gage de ma tendreſſe: „c'eſt le frere de Julie cette ché„re confidente de l'état de mon „cœur. Adieu, cher Barville: „rappellez-vous ſouvent les ſen„timens d'une femme qui vous „aime mille fois plus qu'ellemê„me: adieu, cher Barville, je „vous embraſſe de toute mon „ame.„ Après avoir long-temps arroſé de mes larmes ce précieux témoin de mon bonheur, le jeune homme, qui me l'avoit apporté, m'apprit que ſa ſœur l'avoit chargé de lui envoyer, ſous des enveloppes ſuſcrites de ſa main, les Lettres que j'aurois deſſein de faire tenir à Mademoiſelle de Rougeon. Il m'aſſura enſuite qu'il ſe croyoit très-heureux de pouvoir m'offrir des ſervices qui me ſeroient ſans doute agréables. Je le renvoyai après avoir eſſayé en vain d'animer ſa fidélité par un riche préſent.

Que de grandeur d'ame ne fit-il pas paroître dans ſes refus! J'en aurois certainement été beaucoup plus embarraſſé dans toute autre circonſtance que celle où je me trouvois: trop occupé de mon amour, étois-je aſſez à moi-même pour prêter attention à tout autre objet? Voilà, Monſieur, la ſituation préſente de mon ame: je ſuis au comble de mes vœux: aſſuré de poſſéder le cœur d'Hortence, qu'auroisje à déſirer de plus, ſi l'abſence ne jettoit quelques nuages ſur le ſentiment de mon bonheur?

Mais pourquoi me plaindre de cet-te abſence? Convaincu de la tendreſſe d'Hortence, elle n'eſt ſans doute qu'une ombre néceſſaire pour relever l'éclat de ma félicité: ſans elle connoîtrois-je tout le prix de ſon cœur? N'eſt-ce pas dans les Lettres qu'elle m'écrit tous les jours, que je retrouve mille ſentimens nouveaux qui plongent mon ame dans les plus délicieuſes réfléxions?

Débarraſſé de cette eſpéce de décence que la préſence de l'Amant le plus tendre le plus chéri ne peut totalement écarter, ſon cœur s'y découvre ſans voile, chaque Lettre ajoûte toujours quelque dégré à mon bonheur: par-tout je la retrouve la même: c'eſt particuliérement lorſqu'elle m'entretient de Madame de Rougeon, que brille toute la douceur de ſon caractére: quel-que dureté qu'elle ait à ſupporter de la part de cette Rivale, les plaintes qu'elle m'en fait ſont accompagnées de tant de marques de reſpect de vénération, qu'il faut avoir les yeux auſſi perçans que le ſont ceux d'un Amant, pour y reconnoître l'injuſtice de cette mere animée par la plus violente jalouſie. Quelle vivacité dans l'eſprit, lorſqu'elle ſe livre à l'enjouement de ſon caractére! Quelle légéreté, quelle pureté dans ſes expreſſions, lorſqu'elle anime ſes deſcriptions de ces traits badins qui amuſent qui enchantent! Quelle ſolidité dans ſes réfléxions! Quelle gravité dans ſes maximes, lorſqu'elle veut parler à ma raiſon! Quelle tendreſſe, quelle délicateſſe dans ſes ſentimens lorſqu'elle veut détruire les craintes calmer l'inquiétude qu'une auſſi cruelle abſence excite dans mon ame!

Que ne puis-je, Monſieur, vous peindre avec des traits auſſi puiſſans l'étendue de mon bonheur?

Que ne puis-je vous donner une idée de cette volupté qui, circulant dans mes veines, produit ſucceſſivement dans mon cœur mille ſenſations délicieuſes? Dans l'inſtant même où je vous écris, toutes mes penſées me rapprochent de l'objet qui en eſt, pour ainſi dire, le principe; mes ſens échauffés par les images les plus flatteuſes, ont peine à ſe contenir dans l'ordre. Si vous avez quelquefois éprouvé la douceur d'un état qui nous met au-deſſus de l'humanité, laiſſez taire votre philoſophie, applaudiſſez à ma félicité.

LETTRE IV.

L'Amour incapable de nous rendre heureux.

UE je ſuis détrompé, MonQſieur, depuis que j'ai eu le plaiſir de vous entretenir de ma paſſion pour Mademoiſelle de Rougeon! Regardant l'Amour comme le ſouverain Bonheur, je m'imaginois être heureux, parce que je cherchois moi-même à groſſir le voile dont l'ivreſſe couvroit mes yeux enveloppoit mon cœur; mais après avoir ſouffert tout ce que le mépris l'infidélité ont de plus offenſant de plus cruel, je ne trouve de ſoulagement à mes malheurs, qu'en me replongeant dans un vuide bien plus inſupportable que celui dont je me plaignois avant que je connuſſe la perfide Hortence. L'illuſion eſt diſſipée: à ſes ténébres ont ſuccédé quelques rayons de lumiére qui ne ſervent qu'à me faire apercevoir toute l'horreur de ma ſituation. Pour vous faire mieux comprendre l'étendue de mes malheurs, je vais remonter en peu de mots à leur ſource: voyez le ſuneſte dénouement d'une paſſion qui auroit dû être éternelle, ſi le Ciel écoutoit les proteſtations des Amans. Il y avoit trois mois qu'Hortence m'envoyoit tous les jours de nouveaux gages de ſa tendreſſe, lorſque je ceſſai tout à coup d'en recevoir: un pareil ſilence me plongea bien-tôt dans une inquiétude mortelle. Qui en auroit jamais pû deviner la cauſe? Le frere de Julie me ſurprit un jour plongé dans une rêverie profonde ſur un évenement auſſi intéreſſant pour mon cœur: il venoit lui-même s'informer ſi je recevois à l'ordinaire des Lettres de Mademoiſelle de Rougeon: je ne lui eus pas plûtôt découvert le ſujet de mes inquiétudes que je le vis fondre en larmes: nous ſommes perdus l'un l'autre, Monſieur, me dit-il d'une voix entrecoupée de ſanglots, Madame de Rougeon ſe ſera vengée.

J'étois trop intéreſſé à pénétrer ce diſcours, pour ne pas faire en ſorte de calmer ſes eſprits agités, j'y parvins, non ſans peine: après qu'il eut repris un peu de tranquillité, il m'apprit qu'il étoit l'Amant de Julie, non pas ſon frere: qu'il n'avoit pris ce titre que pour cacher, ſous un nom reſpectable, les ſentimens qu'il avoit pour cette fille qu'il adoroit: que depuis le départ de Madame de Rougeon, il avoit reçu tous les jours de ſes nouvelles, excepté depuis celui où j'en attendois moi-même en vain: qu'il appréhendoit quelque triſte évenement avec d'autant plus de ſujet que Julie lui marquoit dans ſa derniére Lettre que l'injuſtice de Madame de Rougeon pour ſa Maîtreſſe ne pouvoit aller plus loin: que la mauvaiſe humeur de cette Dame s'étendoit même juſques ſur elle: qu'Hortence n'avoit plus la permiſſion de voir la moindre perſonne; que ſa mere venoit pluſieurs fois chaque jour l'accabler des reproches les plus injurieux, la faire trembler par les menaces les plus effrayantes: qu'il y avoit enfin tout à craindre pour la vie de cette aimable Perſonne, peut-être même pour la ſienne propre.

La douleur ne permit pas à ce jeune homme d'en dire davantage: je n'avois pas moi-même la force de faire la moindre queſtion: hélas! je n'en avois déjà que trop appris! Je me contentai de mêler mes larmes avec les ſiennes.Combien de projets différens ne paſſérent pas dans mon imagination pendant ce moment d'accablement? Je les communiquai à ce cher confident. Plus éclairé que moi ſans doute, en les examinant, il trouvoit à chacun quelque inconvénient plus propre à déranger nos affaires qu'à les raccommoder.

Les moyens les plus violens ne ſont pas ordinairement ceux qui réuſſiſſent le mieux. Voyant enfin que je m'entêtois à vouloir aller faire éclater chez Madame de Rougeon la rage dont je n'étois plus le maître, il me fit ſentir qu'il valoit bien mieux qu'il fût lui-même s'informer auparavant de tout ce qui ſe paſſoit: que le nom de frere de Julie, ſous lequel il étoit connu dans cette maiſon, le mettoit à l'abri de tout ſoupçon.

Quelque peu ſuſceptible que je fuſſe alors d'écouter la voix de la raiſon, je ne pus tenir contre les motifs ſur leſquels il appuya ce deſſein. Je conſentis donc qu'il partiroit dès le même jour: qu'en arrivant dans la terre de Madame de Rougeon, il feindroit d'avoir quelque choſe d'intéreſſant à communiquer à ſa ſœur: qu'auſſi-tôt qu'il ſe ſeroit éclairci, il reviendroit avec la plus exacte promptitude calmer les allarmes dans leſquelles il me laiſſoit. J'ouvris en même temps ma bourſe je le preſſai d'accepter au moins de quoi fournir à la dépenſe du voyage: ce fut en vain: je trouvai une ſeconde fois, dans ce généreux confident, la même grandeur d'ame.

J'attendois, avec la plus cruelle impatience, le retour de Gaudricour, (c'étoit le nom de l'Amant de Julie) lorſque je reçus une Lettre de Madame de Rougeon. Mes ſens ſe glacérent à la vûe de ce meſſage: je l'ouvris avec autant de trouble que de vivacité: elle eſt trop importante, Monſieur, pour ne pas vous la tranſcrire dans ſon entier: la voilà. Quelque indif„férence que vous ayez toujours „eue pour moi, Monſieur, le coup „qui nous accable aujourd'hui „l'un l'autre, m'eſt trop ſenſi„ble pour ne pas vous intéreſſer.

„Ma fille qui ſe promenoit il y a „quelque jours avec Julie, dans „un petit bois qui tient à mon „Château, a tout-à-coup diſpa„ru: frappée au premier récit „d'une pareille nouvelle, j'ai en„voyé promptement mes gens „pour s'informer de la vérité: „tout ce qu'ils m'ont pû rapporter „de plus ſûr, c'eſt qu'un Berger „avoit aperçu quatre Cavaliers „maſqués inveſtir le bois en „faire approcher une chaiſe de „poſte: qu'un moment après, il „avoit vû la chaiſe de poſte „les mêmes Cavaliers ſe retirer „avec toute la diligence poſſible: „ſans perdre de temps, j'ai dé„pêché à la ville voiſine pour „implorer le ſecours public; „mais quelque diligence qu'on „ait pû faire, il a été impoſſible „juſqu'alors de découvrir la moin„dre choſe. Je vous avouerai, „Monſieur, que la perſuaſion où „je ſuis il y a long-temps de „votre paſſion pour ma fille, „m'avoit d'abord fait jetter les „yeux ſur vous: je connois trop, „hélas! combien l'Amour eſt „aveugle injuſte lorſqu'il eſt „heureux, ou qu'il cherche à le „devenir...... Pardonnez-moi „au reſte ces ſoupçons..... Ce „n'eſt même que dans la crainte „de vous trouver coupable, que „j'ai tardé à m'éclaircir: il eſt vrai „qu'un pareil procédé me paroiſ„ſoit trop indigne d'un galant „homme, pour que mon cœur „ne vous crût pas innocent dans „le temps où tout paroiſſoit vous „accuſer; mais enfin les papiers „de ma fille, en vous juſtifiant, „n'ont fait qu'augmenter mes „malheurs ſans doute les vô„tres: en fouillant dans ſa caſ„ſette, à côté de ces Lettres ten„dres que vous lui avez écrites, „j'en ai trouvé pluſieurs d'une „main qui m'eſt entiérement in„connue. Leur lecture m'a dé„couvert qu'Hortence vous avoit „toujours trompé: que cette fille „ingrate n'avoit paru s'attacher „à vous que pour ménager une „intrigue, qu'elle ſentoit bien „que ſa mere n'auroit jamais pû „lui tolérer avec la même facilité „avec laquelle ma reconnoiſ„ſance pour les ſervices de votre „pere m'avoit rendue trop com„plaiſante. Oui, mon cher Bar„ville, cette Hortence que vous „avez ſi éperduement aimée, n'eſt „qu'une infidéle qui s'eſt livrée „elle-même entre les bras d'un „Raviſſeur qu'elle adoroit, „dans le ſein duquel elle goûte „ſans doute des plaiſirs aſſaiſon„nés par le ſel de la perfidie. J'ai „trop clairement trouvé tous les „arrangemens de ce funeſte com„plot, pour m'en cacher toute „l'horreur. Je me repréſente en „même temps combien vous êtes „vous-même à plaindre; mais „quelque dur que ſoit pour vous „un pareil coup, vous ſerez „obligé de convenir combien il „eſt plus ſenſible pour une mere...

„Avec quelle facilité ne pouvez„vous pas réparer la perte d'une „auſſi indigne Maîtreſſe? Pour „moi au contraire où pouvoir re„trouver ma fille? Comment mê„me la reconnoître pour mon „ſang, ſi je venois à la retrou„ver? Qu'une perte eſt funeſte, „lorſqu'elle ne peut être réparée „que par un malheur peut-être „plus inſupportable plus hor„rible! Je ne vous recomman„derai pas le ſilence le plus ſcru„puleux: ma confiance doit me „répondre de votre diſcrétion.„

Jamais ſurpriſe fut-elle égale à la mienne? Comment ajoûter foi à ce que je venois de lire? Comment ſoupçonner ma chére Hortence d'une telle perfidie? Comment d'un autre côté l'excuſer après la Lettre de Madame de Rougeon?

Plongé dans un abattement horrible, je n'en ſortis que pour invectiver, pour la premiére fois, contre l'Amour.

Je ne vous rappellerai pas ici, Monſieur, tout ce que la fureur me dicta contre l'ingrat objet de ma tendreſſe: la meſure de mon déſeſpoir étoit celle de mes ſentimens de ma paſſion: mon trouble étoit au point que je ne me connoiſſois pas moi-même. Mille mille penſées différentes renouvelloient continuellement les accès de ma rage: dans mon affreux délire, il n'étoit rien de ſacré à mes yeux: tout ſembloit devenir complice de la perfidie d'Hortence, me devenoit également odieux inſupportable. La ſolitude ſeule la plus affreuſe ſembloit devoir apporter quelque calme à mon agitation: auſſi allois-je renoncer pour toujours au commerce des hommes, ſi Gaudricour n'étoit venu diminuer ma douleur, en partageant la rigueur de mon ſort.

Sa préſence ne me confirma que trop la perte qui m'accabloit: il étoit pâle défait: ſes yeux étoient enfoncés: à peine avoit-il la force de ſoupirer. Vous voyez, Monſieur, me dit-il en m'abordant, le plus malheureux des hommes: j'ai perdu pour toujours ma chére Juqu'habitoit cette Dame, il avoit cherché les moyens de découvrir une vérité qu'il craignoit cependant d'approfondir; mais les domeſtiques les habitans ne lui avoient appris, au ſujet de l'enlevement de Madamoiſelle de Rougeon de Julie, que ce que Madame de Rougeon m'avoit marqué: ce qu'il avoit découvert de plus, c'eſt que cette Dame avoit paru d'abord inconſolable d'un évenement auſſi tragique, que ſa douleur s'étoit aſſez promptement appaiſée Peu ſatisfait de ſes premiéres démarches, Gaudricour avoit fait en ſorte de pénétrer juſqu'à Madame de Rougeon: après lui avoir rapporté le motif de ſon voyage, il lui avoit marqué ſon inquiétude ſur le ſort de ſa ſœur. Madame de Rougeon lui avoit répondu, avec colére, quil l'avoit trop long-temps trompée ſous ce faux nom: qu'il étoit bien téméraire d'oſer encore ſe préſenter devant elle, lui qui, ſans ſe contenter de débaucher Julie, s'étoit prêté à toutes les vûes du ſéducteur de Mademoiſelle de Rougeon: qu'elle avoit en main aſſez de piéces contre lui pour ſe venger authentiquement d'une pareille offenſe, pour peu qu'il retardât une ſatisfaction convenable.

Madame de Rougeon avoit montré alors à Gaudricour toutes les Lettres qu'il avoit écrites à Julie, celles que j'avois moi-même adreſſées à Hortence par ſon entremiſe: alors bien loin de nier des faits qui dépoſoient contre lui, il étoit convenu de tout. Il s'étoit même engagé à entreprendre tout ce que Madame de Rougeon voudroit exiger de lui: y avoit-il d'autre moyen de conjurer l'orage qui s'étoit élevé ſur ſa tête? Il avoit un trop grand intérêt à s'inſinuer dans la confiance de cette Dame, pour ne pas la ménager au lieu de l'irriter: ſon plan étoit déjà formé: il conſiſtoit à lui arracher ſon ſecret à force de ſoupleſſe de ſubtilité: ce projet ne tendoit à rien moins qu'à découvrir où étoient Mademoiſelle de Rougeon Julie; il ne pouvoit ſe diſſuader que Madame de Rougeon ne fût la ſeule cauſe de leur détention. Gaudricour étoit reſté quelques jours chez Madame de Rougeon: cette femme, qui brûloit toujours pour moi de l'amout le plus violent, avoit profité de ce temps pour lui faire entrevoir que le ſeul moyen d'obtenir ſa grace, étoit de me faire une peinture touchan-te de la paſſion qu'elle avoit pour moi, de m'engager à y répondre. Il avoit flatté ſon erreur: avant que de la quitter, il lui avoit promis de tout employer pour me rendre ſenſible.

Une

Une pareille aſſurance de la part de ce confident, me ſurprit d'abord: vous voudriez donc, Gaudricour, lui dis-je, lorſqu'il m'en parla, me perſuader d'aimer une perſonne qui m'eſt indifférente, que j'ai peut-être mille ſujets de déteſter? Après avoir été ſi long-temps trahi par la fille, j'irois m'expoſer à devenir le jouet de la mere! Ah! je ne vois que trop à ce conſeil, que vous ne connoiſſez pas l'Amour: ſans doute que je me ſuis trop imprudemment confié à votre fidélité.

Ce reproche jetta Gaudricour dans la conſternation: je vis ſur ſon viſage l'altération dans laquelle ſon ame étoit plongée: vous me connoîtrez peut-être un jour, Monſieur, me répondit-il avec une douceur qui me fit repentir de l'avoir ſoupçonné ſans raiſon, vous me rendrez plus de juſtice.

Je fis en ſorte de l'appaiſer en rejettant ſur le trouble dont je n'étois pas le maître, une vivacité à laquelle mon cœur n'avoit aucune part: je lui donnai toutes les marques poſſibles d'une confiance entiére: je le priai même de me dire, avec cette ſincérité qui doit régner entre deux Amans dont le ſort étoit ſi étroitement lié, quelle conduite je devois tenir avec Madame de Rougeon.

L'amoureux Gaudricour me rappellant alors les ſoupçons qu'il avoit formés contre cette Dame, n'oublia rien pour leur donner de la ſolidité: il inſiſta enſuite ſur l'amour extrême qu'elle avoit pour moi; après m'avoir dépeint la fureur de ſa paſſion: ſaiſiſſons, me dit-il, ce monſtre par l'endroit foible qu'il nous préſente: Nourriſſez ſon erreur, en la flattant pour un temps: confident de votre fein-te tendreſſe, je m'inſinuerai de plus en plus dans ſa confiance, je lui arracherai ce ſecret d'où dépend le bonheur de ma vie, ſans doute le vôtre: un amour auſſi violent eſt-il capable de myſtére?

Quelque flatteuſes que fuſſent les eſpérances que Gaudricour faiſoit briller à mes yeux, je ne pouvois conſentir à une pareille baſſeſſe: mon indignation éclata avec un nouveau feu: il m'en coûteroit trop, lui répondis-je, pour pénétrer la cauſe d'un évenement, qui n'en deviendroit peut-être que plus funeſte pour moi; s'il n'eſt poſſible de l'éclaircir qu'aux dépens de mon honneur, ceſſez, Gaudricour, ceſſez de vouloir me ſéduire. Une Maîtreſſe contre laquelle tout dépoſe aujourd'hui, ne l'emportera pas ſur ma probité. Gaudricour ſe retira accablé de douleur, confus de m'avoir propoſé un conſeil qu'il n'auroit peut-être pas ſuivi lui même. Renfermé dans mon appartement, je me livrai tout entier à mes réfléxions: jaloux de ma tranquillité, je cherchois à oublier l'ingrate: j'en ſerois ſans doute venu à bout, ſi les ſoupçons de Gaudricour, n'euſſent de temps-en-temps laiſſé pénétrer dans mon cœur quelques rayons d'eſpérance: mille penſées contraires m'agitoient alors: la joie la crainte ſe ſuccédoient avec tant de promptitude, qu'il m'étoit impoſſible de diſtinguer les nuances de ſéparation: dans ces momens de trouble d'horreur, je n'avois pas la force de produire le moindre acte extérieur: abîmé dans cette eſpéce d'anéantiſſement, j'étois également le jouet d'une eſpérance chimérique d'une inquiétude mortelle.

Je n'étois pas encore ſorti de cet état difficile à ſoutenir. plus difficile encore à dépeindre, lorſqu'on m'apporta une ſeconde Lettre de Madame de Rougeon. Je ne ſçavois d'abord ſi je devois l'ouvrir: quelque tenté que je fuſſe de la brûler ſans la lire, je ne pus tenir contre une curioſité animée par les différens ſentimens qui partageoient mon cœur: je l'ouvris.

Madame de Rougeon, après pluſieurs reproches obligeans ſur le ſilence que je gardois avec elle, m'y combloit de marques d'amour: elle me prioit de vouloir bien l'aller trouver pour l'aider à ſupporter des chagrins qui lui deviendroient moins ſenſibles, lorſque je voudrois les partager avec elle: elle finiſſoit en m'aſſurant que j'étois ſeul capable de réparer la perte qu'elle venoit de faire: qu'elle croiroit enfin retrouver ſa fille dans un homme, qui avoit eu pour elle des ſentimens trop tendres trop parfaits pour être auſſi mal récompenſés.Cette Lettre étoit accompagnée d'un Billet ſans adreſſe: en l'ouvrant j'y reconnus l'écriture de Mademoiſelle de Rougeon: mes ſens agités en purent à peine ſoutenir la vûe. Quelle révolution ſubite la crainte l'eſpérance ne firentelles pas dans mon cœur! Je me hâtai cependant, malgré le trouble où j'étois, de ſortir de cette incertitude plus cruelle ſouvent que l'aſſurance des plus grands malheurs. Hélas! je ne trouvai dans ce Billet funeſte que la confirmation la plus complette de mon infortune. Jugez-en vous-même, Monſieur: vous connoîtrez en même temps toute la noirceur dont une femme eſt capable, toute la bizarrerie de mon ſort.

Je ne vous ai que trop long„temps trompé, Barville, m'é„crivoit Mademoiſelle de Rou„geon, pour ne pas vous tirer „enfin d'une erreur, dont je n'ai „que trop profité pour voiler une „flamme ſecrette: mon cœur au„roit été à vous, ſi l'Amour m'eût „laiſſé libre ſur le choix d'un „Amant: vous méritiez plus que „tout autre une préférence que „mon eſprit vous accordera tou„jours, mais que mon cœur, „touché avant que de vous con„noître, n'a pû vous donner, „même malgré tous mes efforts, „ſur un homme qui..... Permet„tezmoi de vous cacher la ſource „de mes malheurs: quelques ſu„jets que je vous aye donnés de me „déteſter, vous ſeriez trop ven„gé ſi je vous découvrois l'excès „de ma folle paſſion: qu'il vous „ſuffiſe ſeulement d'apprendre „que je n'ai ſi long-temps abuſé „de votre tendreſſe, que dans „l'eſpérance d'y répondre; mais „enfin je céde au malheureux „penchant qui m'entraîne: en „m'accablant de tout ce que la hai„ne l'indignation ont de plus „fort, plaignez-moi: je ne mé„rite pas moins votre compaſſion „que votre colére: ſoyez auſſi „heureux que vous êtes digne de „l'être; pour peu que mon ſou„venir ſoit capable de troubler „votre bonheur, ſongez que c'eſt „moi qui vous prie d'oublier juſ„qu'au nom d'Hortence.„

Madame de Rougeon me marquoit, par apoſtille, qu'ayant trouvé ce Billet dans le ſécretaire de ſa fille, elle me l'envoyoit, afin de contribuer à fermer une plaie qui devoit m'être ſenſible: qu'elle eſpéroit au reſte me conſoler totalement de la perfidie de cette indigne Maîtreſſe, lorſque je ſerois arrivé chez elle; qu'elle m'attendoit avec impatience.

Avant que de me livrer à toute ma fureur contre l'ingrate Hortence, je relus encore ſon billet: je ne ſçavois ſi j'en devois croire mes yeux: j'avois même de la peine à me perſuader que je fuſſe éveillé; mais enfin rapprochant toutes les circonſtances de ſa fuite, le récit de Gaudricour les Lettres de Madame de Rougeon avec ce cruel Billet, je ne balançai plus à me regarder comme le plus malheureux de tous les hommes: abandonné à la plus vive douleur, je ne ſortois de temps-en-temps de l'état léthargique dans lequel elle me plongeoit, que pour éclater en invectives contre la perfidie de la plus déteſtable de toutes les femmes. L'injuſtice ſe mêloit même quelquefois dans mes plaintes: les paſſions violentes connoiſſentelles des bornes? J'étendois ſur tout ce ſexe trop aimable, pour n'être pas aiſément ſéducteur, les reproches les plus amers: après avoir été trompé par Hortence, je ne pouvois me perſuader qu'il y eût une femme capable de fidélité de conſtance: je me rappellois, avec un déſeſpoir affreux, les momens délicieux que j'avois paſſés auprès de cette perfide, momens dans leſquels j'avois mis ma félicité, momens dont le ſouvenir funeſte faiſoit alors mon ſupplice.

L'Amour n'étoit plus pour moi cette Divinité enchantereſſe qui avoit enchaîné ma liberté avec des guirlandes de fleurs: c'étoit un Dieu ſanguinaire qui ſaiſiſſoit les circonſtances les plus affreuſes, pour déchirer un cœur, dont je lui avois fait le ſacrifice le plus entier: c'étoit un tyran cruel qui ne m'avoit flatté pendant quelque temps, que pour me faire ſentir avec plus de dureté la peſanteur de ſon joug. Voilà donc, me diſois-je à moi-même, les douceurs que je m'étois promiſes! Ingrate, falloit-il me combler de vos faveurs, pour faire mieux valoir vos mépris? Ce n'étoit donc que pour immoler votre victime avec pus d'éclat, que vous cherchiez à la couvrir auparavant de tant de fleurs? Que je ſuis à plaindre!

Cruel Amour, que tes préſens me coûtent cher!

La folle paſſion de Madame de Rougeon les preſſantes invitations qu'elle me faiſoit de l'aller trouver, venoient augmenter mon tourment. Une femme à qui j'avois ſi ſouvent fait éprouver une froideur étudiée, devoit-elle s'imaginer que je puſſe goûter dans ſes bras des plaiſirs qui, dans ceux de ſa fille, avoient été la cauſe de mes malheurs? Etois-je donc deſtiné à devenir ſucceſſivement le jouet de cette cruelle famille? Eſt-ce ainſi qu'on reconnoît les ſervices?

Ignore-t-elle donc, cette inſatiable Mégére, qu'il eſt auſſi funeſte d'être aimé ſans retour, que d'aimer ſans eſpérance? Trop paſſionnée pour connoître la décence la délicateſſe, penſe-t-elle que j'aie appris auprès de ſa fille à trahir mes ſentimens? Non, non, je déteſte trop la perfidie, pour m'expoſer jamais aux juſtes reproches auxquels s'expoſent ces ames baſſes qui ne ſe recherchent qu'eux-mêmes dans la poſſeſſion de ces plaiſirs, dont le dégoût eſt la ſuite néceſſaire, lorſqu'on ne les partage pas avec ceux qu'on aime.

Après avoir paſſé quelques jours dans la plus violente agitation, j'en ſentis diminuer inſenſiblement les accès: un ſentiment moins vif ſuccédoit à cette eſpéce de rage qui m'avoit ſi ſouvent mis hors de moi-même. Que dis-je? j'étois ſurpris de me voir, pour ainſi dire, totalement changé: je devois ſans doute cette heureuſe révolution au mépris que j'avois tout-à-coup conçu pour Hortence. Profitant alors de ces premiers momens de tranquillité, je me rappellai les circonſtances de ces temps d'ivreſſe pendant leſquels j'avois cru être heureux. Je les examinai à la lumière d'une raiſon éclairée par les revers: je m'interrogeai moi-même avec toute la ſincérité dont j'étois capable: je deſcendis avec toute la bonne foi poſſible dans mon cœur; il m'apprit que cette eſpéce de félicité qu'on goûte dans le ſein de la volupté, dont tout l'univers retentit, n'a rien de ſolide: que l'eſpérance ſeule en avoit fait naître le germe dans mon ame: que la gradation des faveurs lui avoit donné une ſorte d'accroiſſement; mais que ce moment conſacré à ſa parfaite exiſtence, n'auroit été pour moi que le commencement du dégout, ſi l'abſence d'Hortence n'eût prolongé mon illuſion, en réveillant mes déſirs.

J'avois été heureux; en falloit-il davantage pour ceſſer de l'être?

Un amant trahi ſe plaint ordinairement d'un crime dont il n'auroit pas ſouvent tardé à ſe rendre lui-même coupable, ſi la conſtance d'une Maîtreſſe lui eût laiſſé le temps de ſe livrer à ſa légéreté.

Pour que l'Amour pût nous rendre véritablement heureux, il faudroit qu'en rempliſſant le cœur, il le tînt continuellement dans cet état d'eſpérance qui pique les déſirs: il faudroit que le fruit de la tendreſſe ne portât pas avec lui un poiſon qui jette le dégoût ſur des plaiſirs auſquels les obſtacles mettent ordinairement tout le prix.

Le papillon revient ſans ceſſe ſur les mêmes fleurs, parce qu'il ne fait que les effleurer légérement.

L'homme ſatisfait commence à ſentir l'inſuffiſance des ſens, pour produire un bonheur capable d'affecter une ſubſtance auſſi ſublime que l'ame. Pénétré de ces réfléxions, il m'arrivoit ſouvent de ſçavoir gré à Mademoiſelle de Rougeon de m'avoir donné ſur elle l'avantage de faire parade d'une fidélité, dont je ſentois que je n'aurois peut-être pû répondre long-temps. Qu'il eſt de vertus qu'on admire dans le monde, dont le hazard ſeul fait la baſe! Quelque généreux que paroiſſent les ſentimens des Amans, quelque déſintéreſſées que ſemblent être leurs expreſſions, il eſt certain qu'ils n'ont, pour la plûpart, d'autre but qu'eux-mêmes dans leurs plus belles proteſtations: on ne connoît véritablement le faux des diſcours enchanteurs, dont il ſemble qu'on ſoit convenu pour ſe tromper mutuellement, que lorſqu'on n'aime plus: rien de ſi aveugle que les paſſions; , par rapport à l'aveuglement, eſt-il une paſſion qui l'emporte ſur l'amour?

Quelques tourmens qu'il m'en eût coûté depuis que j'avois appris la perfidie de l'indigne Hortence, je me félicitois d'avoir rompu le charme qui m'avoit ſéduit: je n'enviſageois plus les faveurs de l'Amour qu'avec dédain, ſes plaiſirs qu'avec indifférence. Je renonçois même pour toujours à ſon empire, dans le temps que Gaudricour entra: il venoit pour me demander ſi j'avois enfin compris combien il m'importoit de flatter, pendant quelque temps, l'erreur dont ſe nourriſſoit elle-même Madame de Rougeon. Je lui préſentai le billet d'Hortence: où ſont vos eſpérances, lui dis-je, auſſi-tôt qu'il l'eut parcouru? Ne me conſeillez plus de tromper Madame de Rougeon: ce que j'ai ſouffert depuis que je connois la perfide Hortence ſeroit ſeul capable de me détourner de cet indigne projet, ſi un ſentiment plus ſacré ne s'élevoit encore dans mon cœur contre une telle baſſeſſe.

Je n'ai que trop connu l'Amour, pour m'expoſer davantage à ſes traits. Sans donner à Gaudricour le temps de répondre, je lui fis ſentir que j'étois bien aiſe d'être ſeul: c'étoit le congédier aſſez clairement.Depuis cette derniére victoire ſur moi-même, je me trouvois de jour en jour plus ſoulagé. Ce calme, dont je commençois à jouir, me laiſſant aſſez maître de moi-même, pour penſer à répondre à Madame de Rougeon, je le fis avec autant d'indifférence que de politeſſe: en plaignant ſon ſort, je lui marquois que j'étois très-peu propre à l'aller conſoler: que l'expérience que j'avois faite des caprices de l'Amour me forçoit à rompre tous les liens qui pouvoient encore me retenir attaché à ſon char: qu'il étoit de la prudence de m'éloigner de tout ce qui pourroit r'ouvrir une plaie encore mal cicatriſée: que j'oſois même me perſuader qu'elle approuveroit la ſageſſe de ma réſolution.

Enfin ce feu dont mon cœur avoit été ſi long-temps dévoré, s'éteignit inſenſiblement: me croyant alors aſſez fort pour braver impunément les agaceries du beau ſexe, je rentrai dans le monde: mais ce fut, je l'avouerai, ſans véprouver la moindre ſenſation agréable: je n'y trouvai au contraire qu'un vuide beaucoup plus affreux que celui d'où l'Amour m'avoit fait ſortir. Eſt-il quelque choſe d'auſſi inſupportable que cet état de langueur? Il ſeroit cependant difficile d'aſſurer qu'il s'y trouve des peines réelles. Son horreur vient, ſans doute, de ce qu'ordinairement peu contens de nousmêmes, nous cherchons à nous attacher à des objets auſſi propres à nous amuſer pendant quelques inſtans, qu'incapables de fixer notre vivacité d'enchaîner notre inconſtance. Je m'aperçois facilement qu'il me faut quelque choſe de plus que ce qui compoſe le ſquélette de la ſociété: mes déſirs m'annoncent des beſoins ſans me découvrir ce qui peut les ſatisfaire.

Si juſques dans les bras de l'amour j'ai éprouvé du vuide, qui eſt-ce qui ſera capable de remplir mon ame? Que cette penſée eſt cruelle, Monſieur! Que l'homme eſt malheureux de ne pouvoir ſe ſuffire à lui-même! Qu'a-t-il beſoin d'anatomiſer ſes plaiſirs? Eſt-il un moyen plus ſûr pour en émouſſer la pointe? Abyſmé dans un torrent de réfléxions déſeſpérantes, je flotte entre mille objets différens, ſans qu'aucun d'eux me paroiſſe digne d'arrêter mon choix. Où trouveraije donc le Bonheur?

LETTRE V.

L'Ambition regardée comme la ſource du Bonheur.

LE cœur humain eſt un labyrinthe où ſe perdent les recherches les plus attentives de la raiſon.

Ceux qui bornent leurs connoiſſances ſur l'homme, à ſuivre, dans une exacte anatomie, la proportion l'arrangement de ſes os, la direction le jeu de ſes muſcles, l'action les reſſorts de ſes nerfs, enfin la combinaiſon preſqu'infinie des liqueurs dont la circulation continuelle entretient le mouvement de ſon corps, reſſemblent à ceux qui ne connoiſſent les grands que par l'extérieur qui les environne, ou qui ne jugent des livres que par la relieure. La diſſection du cœur préſente au vrai Philoſophe un tableau beaucoup plus ample plus varié, peinture dont la vûe ſeule offre une ſource féconde d'inſtructions d'autant plus ſolides, qu'elles ſont tirées du fond même de ſes vertus de ſes vices: que de prodiges, Monſieur, dans ce Prothée preſque impénétrable!

J'étois, il y a ſix mois, le plus malheureux des hommes: trahi par une maîtreſſe perfide, détrompé des folles eſpérances de l'Amour, dégoûté du charme même de ſes plaiſirs, j'étendois ma langueur ſur tout ce qui m'environnoit: tout me paroiſſoit indigne d'une eſpéce de Philoſophie que je m'étois faite à moi-même, dans laquelle il entroit, ſans doute, plus de miſanthropie que de raiſon. Inſupportable à moi-même, comment ne le ſerois-je pas devenu aux autres?

Aujourd'hui, au contraire, tout a repris, à mes yeux, une face riante: au comble de mes vœux, il ne me reſte plus qu'à bien connoître toute la douceur de mon état: voici la cauſe de cette heureuſe révolution. A force de me tourmenter, pour fixer une incertitude cruelle qui me ſuivoit par-tout, je me laiſſai flatter par la vûe des plaiſirs délicats, qui naiſſent du ſein des honneurs. L'éclat d'une Charge, qui étoit vacante pour lors, vint réveiller l'inſupportable indolence dans laquelle je croupiſſois: ſon brillant éblouit mes yeux: ſes prérogatives piquérent mon émulation. Il y avoit des difficultés pour parvenir à ſa poſſeſſion; mais ces obſtacles mêmes n'en augmentoient pas peu le prix. Une victoire trop facile a-t-elle des charmes pour un homme qu'une louable ambition conduit?

Avant que de pouvoir me flatter d'écarter un nombre conſidérable de concurrens, appuyés ſur des protecteurs puiſſans, il falloit gagner la confiance d'un Miniſtre auſſi éclairé, qu'intégre: je me fis préſenter à ſon audience par Monſieur de Gancour, à qui j'avois l'honneur d'appartenir, qui avoit celui de l'approcher. Je lui demandai la permiſſion de lui rendre ſouvent mes devoirs: auſſi me vit-on pour lors groſſir la nombreuſe cour des aſpirans, qui ſe morfondent dans le veſtibule du temple de la Fortune: je fus aſſez heureux pour que le Miniſtre me diſtinguât de la foule. Quelques mémoires que j'eus l'honneur de lui préſenter ſur les différentes parties qui concernoient l'exercice de la Charge que j'avois en vûe, me valurent des marques particuliéres de bienveillance. Plus ce ſage dépoſitaire d'une partie de l'autorité de ſon auguſte Maître paroiſſoit me combler de bontés réaliſer mes eſpérances, plus le nombre de mes concurrens s'augmentoit: parmi cette troupe occupée du ſoin de me ſupplanter, celui contre lequel je n'aurois jamais cru devoir me mettre en garde, penſa me faire échouer. C'étoit un parent éloigné à la vérité, mais avec lequel j'avois toujours véou comme avec un frére. Abuſant de la confiance entiére que j'avois en lui, il ſe ſervit du ſecret que je lui avois découvert, pour aſpirer lui-même à cette Place, à laquelle il n'auroit pas penſé ſans ma confidence. Non content de lui parler de mon projet, je lui avois fait voir les mémoires qui n'avoient pas peu contribué à me mériter les faveurs du Miniſtre. Je lui avois ſur-tout recommandé le ſecret, comme ſi une pareille priére n'étoit pas ordinairement, pour certaines ames, un motif de plus pour trahirhir! Après m'avoir promis un ſilence inviolable, il me fit entendre qu'il appuyeroit mes prétentions auprès du premier Commis du Miniſtre. Qui l'auroit cru capable de la plus noire trahiſon?

Auſſi n'inſiſtai-je à recevoir ſes offres de ſervice, que pour lui prouver combien j'étois pénétré de la généreuſe amitié avec laquelle il cherchoit à m'obliger.

Cependant la Charge étoit ſur le point de vaquer: le Titulaire, avant que de mourir, m'avoit donné ſa réſignation: il ne reſtoit plus qu'à la faire agréer par mon illuſtre Protecteur. Pour y parvenir plus ſûrement, j'employai auprès de lui le crédit de ce même parent, qui m'y avoit préſenté la premiére fois.

J'attendois avec la derniére impatience le dénouement de la démarche de Monſieur de Gancour.

Quelle fut ma ſurpriſe, lorſqu'il me rapporta que le Miniſtre avoit paru ſurpris de la demande qu'il lui avoit faite pour moi cette Charge: il me dit enſuite qu'ayant inſiſté à lui aſſurer que j'avois depuis long-temps porté mes vûes ſur cette place, il lui avoit répondu, qu'il ne connoiſſoit pas apparemment mes véritables intentions; que d'ailleurs il en venoit de diſpoſer en faveur de Monſieur D. Le Miniſtre pour mettre au fait Monſieur de Gancour, lui avoit appris que lorſqu'il avoit déclaré à ſon premier Commis la volonté où il étoit de m'en revêtir, celui-ci l'avoit prévenu que le plus grand ſervice qu'il pouvoit me rendre dans cette occaſion, étoit de la donner à un autre: qu'il connoiſſoit à n'en pouvoir douter le dégout que j'avois pour cette Charge: que ce n'avoit été que pour obéir à mon pere, que j'avois paru faire les démarches néceſſaires pour y parvenir: que c'étoit mêmémoires que j'avois eu l'honme mon pere qui avoit écrit les neur de lui préſenter: que j'étois réſolu de m'en défaire après la mort de celui qui me forçoit à la rechercher: qu'en même temps il lui avoit préſenté Monſieur D comme un homme capable de la remplir avec autant d'intelligence que d'intégrité: qu'en conſéquence de ce refus tacite de ma part, du rapport avantageux en faveur de Monſieur D, il avoit accordé un bon à ce dernier.

Monſieur de Gancour avoit pris la liberté de repréſenter au Miniſtre qu'on avoit ſans doute ſurpris ſa religion: qu'il me connoiſſoit mieux que perſonne, que certainement mes démarches n'étoient point équivoques à cet égard: que mon pere retiré dans la ſolitude, m'avoit laiſſé depuis pluſieurs années une liberté entiére: que les mémoires étoient de moi, qu'il pouvoit répondre de cette vérité.

En même temps il lui avoit montré la réſignation du Titulaire en ma faveur. Ce Miniſtre trop éclairé trop prudent pour ne pas apercevoir qu'on avoit voulu lui en impoſer, avoit aſſuré Monſieur de Gancour qu'il examineroit cette affaire de nouveau, qu'il le feroit avertir lorſqu'il l'auroit éclaircie.Vous pouvez juger aiſément, Monſieur, dans quel excès de fureur me jetta une pareille nouvelle.

Monſieur D étoit préciſément ce parent fourbe cet ami perfide: il s'étoit ſervi de ma confidence pour appuyer auprès du premier Commis du Miniſtre la pourſuite de cette Charge: il n'avoit épargné ni calomnie ni noirceur pour ſatisfaire ſon ambition: qu'y a-t-il de ſacré, lorſqu'il s'agit de ſupplanter un concurrent? Vingt fois je voulus aller l'accabler de toutes les imprécations que méritoit ſa baſſeſſe: vingt fois je voulus aller tirer une vengeance éclatante d'un procédé auſſi indigne; mais Monſieur de Gancour ayant calmé mon eſprit irrité, déſarmaun bras prêt à ſignaler mon juſte reſſentiment: qu'allez-vous faire, Barville, me dit-il avec douceur? Eſt-ce donc par une telle conduite que vous prétendez prouver à votre Protecteur que vous méritez la Charge que vous recherchez? Deſtiné à commander aux autres, comment pourra-t-on s'imaginer que vous puiſſiez le faire avec dignité, ſi vous ne ſçavez pas vous-même vous modérer? Monſieur D n'eſt que trop à plaindre: ſes ſourdes menées n'échapperont pas à des yeux auſſi pénétrans que le ſont ceux du Miniſtre, la honte va devenir ſon partage. N'y auroit-il pas de l'inhumanité à l'accabler d'autres coups que de ceux qu'il s'eſt portés volontairement? Travaillez de nouveau à obtenir la dignité dont l'éclat a ſurpris ſa probité: l'envie ne ſçaura que trop pour lors achever votre vengeance: il ne tiendra même qu'à vous d'y mettre le comble, ſans vous déshonorer par un reſſentiment toujours mépriſable dans un homme en place: une fois honoré de la charge à laquelle vous aſpirez, conduiſez-vous de telle ſorte que vous vous attiriez l'eſtime de vos ſupérieurs, l'amitié de vos égaux la vénération de vos inférieurs.

Qui vous empêchera même d'ajoûter à ſon tourment la gloire de paroître aſſez modéré pour oublier fa perfidie?

Ne pouvant réſiſter à la ſageſſe de ce diſcours, je commençois déjà à perdre de vûe l'injuſte procédé de Monſieur D. Je ſouhaitois même qu'il fût préſent afin de lui prouver d'une maniére non équivoque que ſa conduite ne diminueroit rien des ſentimens que j'avois toujours eus pour lui.

A peine quelques jours s'étoient-ils écoulés, que Monſieur de Gancour vint me prendre pour me conduire chez le Miniſtre: ce zélé protecteur avoit déjà découvert une partie de la fraude. Un rapport plus fidéle de la part du premier Commis, n'avoit pas peu contribué à fonder ſes premiers ſoupçons: la Lettre qu'il venoit de recevoir de mon pere, avoit preſque fixé ſa conviction: il ne falloit plus, pour la compléter qu'un aveu ſincére de ma part. Il m'interrogea ſur le dégoût que l'on prétendoit que j'avois toujours eu pour l'exercice de cette Charge. Je lui répondis avec modeſtie, que bien loin d'avoir aucune répugnance pour des fonctions auſſi honorables, je me ſerois cru heureux ſi j'avois pû obtenir ſon agrément pour en faire l'acquiſition: qu'elle faiſoit depuis long-temps l'objet de mes vœux, que les mémoires qu'il avoit eu la bonté de recevoir favorablement, étoient le fruit des réfléxions ſérieuſes que j'avois faites ſur les devoirs qu'elle impoſoit: qu'au reſte ce qui me faiſoit le plus de peine, dans le rapport qu'on lui avoit fait, étoit de me voir calomnié dans une circonſtance bien cruelle, puiſque mes ennemis ſuppoſoient que j'avois voulu le ſurprendre par des mémoires dont je me ſerois injuſtement approprié la gloire. Je reconnois préſentement la vérité, me dit-il, Monſieur, je profite avec plaiſir de ſes lumiéres pour vous accorder l'agrément d'une place dont vous vous êtes rendu ſi digne par avance. Il faut convenir que les Grands multiplient les graces, lorſqu'ils les diſtribuent avec autant de délicateſſe.

De retour chez moi, la premiére viſite que je reçus fut celle de Monſieur D: il venoit me féliciter de la faveur que j'avois obtenue: afin de me prouver combien il y étoit ſenſible, il me ſauta au col: il m'auroit ſans doute étouffé, ſi je n'euſſe oppoſé tendreſſe à tendreſſe. Quelque ſujet que j'euſſe cependant de me plaindre de lui, j'étois bien perfuadé que les marques d'amitié que je lui donnois étoient plus ſincéres que celles dont il faiſoit tant de parade: il ne me fut pas même difficile de lui en montrer une preuve non douteuſe: comme il commençoit à me rapporter, avec une modeſtie ſinguliére, combien il s'étoit donné de mouvemens pour me faciliter cette faveur: ſi votre amitié, lui dis-je en l'interrompant, n'a pas pû vous empêcher de publier contre moi la plus noire calomnie, la mienne vous épargnera du moins un menſonge: ne me rappellez pas les démarches que vous avez faites: je ſçais à quel point je dois porter la reconnoiſſance: tout ce que j'exige de votre amitié, c'eſt que vous conſerviez pour moi les mêmes ſentimens, que j'aurois eus pour vous, ſi votre projet eût réuſſi.

Il voulut s'excuſer; mais ſa hon-te ſon trouble le démaſquérent: j'avois trop de peine à le voir ſouffrir, pour jouir plus long-temps d'un ſpectacle dont tant de perſonnes aiment à nourrir leur vanité. Paſſant à un autre ſujet de converſation, je ne laiſſai échapper aucune occaſion, ſans lui donner toutes les marques d'une confiance parfaite d'une amitié ſincére: il en fut pénétré, j'eus la conſolation de lui voir répandre des larmes de repentir de tendreſſe avant que de me quitter. Il me redemanda mon amitié, en me priant, avec les expreſſions les plus touchantes, d'oublier ſa duplicité. J'étois déjà trop diſpoſé à lui pardonner avant qu'il fît la moindre démarche auprès de moi, pour ne pas m'attendrir ſur ſon ſort.

Le portrait de cet homme humilié ne ſortira jamais de mon eſprit, me fera toujours reſſouvenir combien la douceur eſt capable de changer les cœurs les plus endurcis.

C'eſt ſous d'auſſi heureux auſpices que je commençai l'exercice de ma charge: rien ne s'oppoſant plus à mon projet, je me livrai à la joie la plus pure. Tout paroît d'accord pour en augmenter la doueur la vivacité: je ne reçois de toute part que félicitation: je n'entends par-tout que des propos obligeans. Qu'il eſt flatteur de ſe voir l'objet des vœux d'une multitude empreſſée à cacher ſous le voile de l'amour de l'empreſſement, des devoirs qui deviennent plus ſenſibles pour celui qui les reçoit, à proportion qu'ils paroiſſent moins gênans pour celui qui les rend!

Qu'il eſt agréable d'être au-deſſus des autres, de n'avoir pas beſoin, pour le paroître, d'employer une autorité toujours inſupportable lorſqu'on eſt obligé de la faire valoir! Qu'il eſt voluptueux, pour une ame vraiment délicate, de faire du bien! Eſt-il un plaiſir audeſſus de celui de faire des heureux!

Semblable à une ſource abondante, dont les ruiſſeaux mille fois répétés dans la prairie, portent par-tout la fraîcheur la fécondité, l'homme en place qui aime à obliger, ne voit autour de lui que fleurs que fruits: ſa félicité croît à raiſon de celle qu'il communique aux autres: centre du bonheur public, combien ne peut-il pas en augmenter la délicieuſe ſenſation, en étendant la circonférence pour étendre plus loin ſes bienfaits. Tout, juſqu'aux peines aux fatigues inſéparables des places les plus brillantes, fait paſſer dans mon ame un charme puiſſant, bien au-deſſus de toute expreſſion. Je ne parle pas ici de cette eſpéce de plaiſir qu'il y a à voir des rivaux humiliés: je craindrois de profaner mes ſentimens. Cependant je vous l'avouerai, Monſieur, avec cette ingénuité qui ne me permet pas de vous cacher le moindre mouvement de mon ame; je ne ſens que trop tous les jours qu'il ne m'eſt pas poſſible de fermer continuellement mon cœur à une joie ſecrette, lorſque je les vois deſſus duquel ils prétendoient s'éimplorer le ſecours de celui aulever. En vérité il faudroit être au-deſſus de l'humanité pour étouffer entiérement un ſentiment auſſi ſéducteur. Prenez part à mon bonheur, Monſieur, me voilà enfin fixé: les jours que je coule ne ſont plus filés que par la félicité même: qui pourra jamais en ternir la pureté?

LETTRE VI.

L'Ambition incapable de nous rendre heureux.

J'Ai beau réfléchir ſur moi-même ſur-tout ce qui m'environne, je ne comprends pas, Monſieur, quelle peut être la cauſe des contradictions journaliéres que j'éprouve. Je cherche de la meilleure foi du monde à être heureux à jouir tranquillement de mon bonheur; mais en vain ſaiſiſſé-je les moindres occaſions de flatter ma vanité, je ne puis étouffer un cri continuel qui s'éléve du fond de mon cœur, qui empoiſonne les momens les plus délicieux de ma vie: en vain'jétends, autant qu'il eſt en moi, l'idée de la félicité, je ne puis en fixer l'objet: en vain je me prête à l'illuſion, je ne puis me ſouſtraire aux rayons d'une lumiére déſeſpérante qui, en éclairant la frivolité de mes projets, diſſipe le fantôme du bonheur que mon imagination avoit élevé: ſemblable à l'enfant qui ſe plaint du coup de vent qui renverſe l'édifice de cartes qu'il vient de conſtruire avec tant de peine, qu'il auroit bientôt détruit lui-même, ſi le hazard ne l'eût pas prévenu, j'attribue à mille cauſes étrangéres des malheurs qui n'ont ſans doute d'autre ſource que l'inconſtance de mon cœur.

J'étois heureux lorſque je vous écrivis, il ya ſix mois, que je jouiſſois tranquillement de cette charge que j'avois tant déſirée: diſons mieux, Monſieur, je croyois l'être. Soutenu par l'ambition, je goûtois avec complaiſance des honneurs qu'on rendoit plûtôt à ma dignité qu'à ma perſonne: trop aveugle pour apercevoir la différence qu'il y a entre les diſcours de la flatterie, de l'injuſtice de l'envie, ceux de l'amitié, de la probité de la ſincérité, je devenois le jouet d'une multitude attentive à profiter de mon illuſion.

les yeux: un inſtant a ſuffi pour Heureuſement j'ai enfin ouvert diſſiper les ténébres à la faveur deſquelles je m'élevois ſur un trône de cendres mal éteintes. Que ne peuvent pas les diſgraces, pour nous rappeller à nous-mêmes! V auroit-il de meilleures leçons, ſi nous étions aſſez ſages pour en profiter? Enflé d'orgueil, en voyant tous les jours groſſir le nombre de ceux qui me faiſoient la cour, je ne m'appliquois nullement à diſtinguer la ſimplicité de l'homme de mérite d'avec les artifices de l'homme intriguant: livré au ſouffle empoiſonné des flatteurs, les graces étoient ordinairement le prix de leurs menſonges, ma confiance étoit la récompenſe de celui qui me trompoit le plus adroitement.

Avide de louanges, je courois au-devant de tous les diſcours étudiés, dans leſquels il étoit queſtion non des vertus que j'avois, mais de celles que je devois avoir. La modeſtie dont j'empruntois quelquefois le voile, ſoit en écoutant un éloge, ſoit même en le refuſant, n'étoit qu'un ſentiment rafiné dont la vanité ſe pare, avec lequel il eſt ſouvent auſſi difficile d'en impoſer aux autres, qu'il eſt aiſé de s'aveugler ſoi-même. Environné de l'éclat extérieur qui m'éblouiſſoit, je me regardois avec complaiſance.

Combien de Paons dans les places élevées! Qu'ils conſultent leur voix, qu'ils ceſſent de s'admirer dans leur plumage.

Bien loin de faire réfléxion qu'il n'y a point de petits ennemis, que tout homme que la vengeance anime devient infailliblement redoutable, je traitois ſouvent avec hauteur des gens à qui je faiſois payer bien cher, par mes dédains, la juſtice que je leur devois.

Malgré la ſérénité dont mes jours paroiſſoient briller, la foudre ſe forma au-deſſus de ma tête dans un nuage long-temps imperceptible: mes ennemis profitérent de ma facilité à prêter les oreilles à la flatterie: ils gagnérent deux de ces eſprits mépriſables qui achetent, à force de baſſeſſes, l'entrée chez les gens en place, qui s'y ſoutiennent par les complaiſances les plus indécentes: ils leurs promirent une récompenſe conſidérable, s'ils pouvoient m'engager à accorder à un de leurs amis une injuſtice manifeſte.

Ceux-ci, avant que de me propoſer l'affaire dont ils étoient convenus avec mes ennemis, me vantérent adroitement l'autorité dont j'étois revêtu. Que ce poiſon eſt ſubtil, Monſieur! Qu'il eſt difficile de ne pas vouloir plus qu'on ne peut, quand on nous fait reſſouvenir continuellement que nous pouvons beaucoup! Ils me faiſoient ſentir qu'il étoit d'un homme en place de décider quelquefois par lui-même, qu'une régle toujours ſcrupuleuſement égale n'avoit été inventée que pour ces Magiſtrats incapables eux-mêmes de pénétrer l'eſprit de la Loi, d'en modifier, avec ſageſſe, les diſpoſitions ſuivant les circonſtances: qu'il étoit même quelquefois de l'équité d'interpréter la Loi, parce qu'il étoit impoſſible que le Légiſlateur eût pu prévoir tous les cas imaginables: qu'il ſe trouvoit enfin mille affaires où ce ſeroit une injuſtice de s'en tenir à une juſtice rigoureuſe. Après m'avoir entretenu long-temps de ces maximes auſſi funeſtes pour le Public, que pernicieuſes pour les gens en place, ils me découvrirent qu'un de leurs amis ſe trouvoit fort embaraſſé: que ſa fortune ſon honneur dépendoient du jour que je donnerois à une affaire, qui devoit être préſentée à mon Tribunal: que ſa bonne foi lui ſeroit d'un foible appui, s'il n'avoit pas confiance dans un Juge auſſi éclairé auſſi ſage que le ſien: qu'en s'attachant à l'écorce de la Loi dans le jugement qu'on pourſuivoit contre lui, il ſe trouveroit infailliblement réduit dans l'état le plus affreux; mais que l'équité naturelle dont j'étois l'organe, demandoit que je conſultaſſe la droiture de ſes intentions: qu'il me ſeroit glorieux, de montrer ma ſagacité dans un jugement auſſi épineux: que le jour le plus beau pour Salomon, avoit été celui où il avoit rendu une Sentence, qui,au premier coup d'œil, avoit dû paroître injuſte barbare: qu'il n'appartenoit enfin qu'au vrai ſage de ſonder les cœurs, pour y chercher les ſources de la véritable équité.

Ces malheureux me perſuadérent; comment ne l'auroient-ils pas fait, dans les diſpoſitions où j'étois de ſaiſir tout ce qui flattoit ma vanité? Je leur accordai pour leur prétendu ami, la grace qu'ils me demandoient.

Quelques jours après, je reçus un ordre pour me rendre chez le Miniſtre, mon Protecteur: après m'avoir fait voir le peu de droiture de ma conduite, dans l'affaire ſur laquelle je m'étois laiſſé aveugler, il me dit que le Conſeil étoit furieux contre moi: qu'il feroit cependant tout ce qui dépendroit de lie, pour me ſouſtraire à ſa juſte nvngeance: qu'il ſçavoit qu'on m'avoit trompé: mais auſſi que je ne devois pas ignorer, qu'il eſt des places dans leſquelles on répond des fautes que l'on ne fait que par ſurpriſe: que je m'en repoſaſſe du reſte ſur lui, que je fuſſe plus précautionné dans la ſuite.

Mes ennemis avoient profité de la complaiſance que j'avois eue pour ces infâmes flatteurs dont ils m'avoient fait obſéder: ils avoient porté, chez un autre Miniſtre, les piéces authentiques de l'injuſtice manifeſte dont je m'étois rendu coupable. Ils avoient accompagné leur délation de remarques d'apoſtilles capables de me perdre pour toujours. La vérité du fait rendoit vraiſemblables toutes les circonſtances dont ils augmentoientla noirceur de leur accuſation.

Je ne pouvois me diſſimuler l'irrégularité de ma conduite: j'avois beau étayer mon innocence, en me rappellant l'artificieuſe ſurpriſe dont on avoit uſé pour m'arracher ce jugement inique; il ſuffiſoit que mon ambition démeſurée en fût le principe, pour me trouver coupable au Tribunal de ma conſcience: cette voix intérieure étoit pour, moi un ſupplice bien plus inſupportable que le jugement du Conſeil. Aux ames incapables de crimes réfléchis, il ne faut que la vûe de leurs fautes, pour les punir pour les accabler. J'enviſageois même le revers dont j'étois menacé, comme le ſoulagement des chagrins dont j'étois dévoré: les honneurs qu'on me rendoit, l'autorité dont je jouiſſois, tout ne faiſoit plus qu'augmenter ma confuſion: ma charge, ſource de ces honneurs de cette conſidération, n'étoit plus à mes yeux détrompés que la cauſe de mon malheur: je cherchois à m'en défaire.

L'ambition elle-même me ſuggeroit ce deſſein: pouvois-je ne pas Dans l'approuver? Dans cette diſpoſition je courus chez le Miniſtre pour lui en remettre la démiſſion: je lui fis entrevoir qu'accablé de douleur de m'être laiſſé ſurprendre, je ne voulois plus dans la ſuite m'expoſer à commettre des injuſtices dont j'étois ſi éloigné. Ce Miniſtre me conſola, en m'aſſurant que j'étois pleinement juſtifié aux yeux du Conſeil: que l'on avoit reconnu les fourberies dont on s'étoit ſervi pour me perdre: que les auteurs en avoient déjà été punis trèsſévérement: conſervez votre charge, ajoûta-t-il: vous avez des ennemis: c'eſt le plus ſûr moyen de les faire taire: votre démiſſion, quelque volontaire qu'elle fût, les feroit triompher, jetteroit pour toujours ſur votre réputation des ombres qu'il ſeroit difficile de diſſiper: ſoyez plus exact dans la ſuite, mettez-vous ſur-tout en garde contre les flatteurs.

Je ne pus m'empêcher de me rendre à de ſi ſages raiſons: j'obéis en témoignant la reconnoiſſance la plus reſpectueuſe la plus ſincére: je pris en même temps la réſolution d'écarter de moi cette foule de lâches complaiſans dont le ſouffle pernicieux porte l'aveuglement chez les Juges les plus éclairés. Depuis ce jour, je veux tout voir tout examiner par moi-même: la crain-te d'être trompé me fait quelquefois ſoupçonner juſqu'aux perſonnes de la prem probité. Tant il eſt vrai que les méchans nuiſent toujours aux honnêtes gens, ne fût-ce qu'en détruiſant dans l'eſprit des perſonnes en place, la confiance qu'ils mériteroient, s'il étoit une régle ſûre pour diſtinguer le menſonge de la vérité.

C'étoit l'ambition qui m'avoit élevé: c'étoit elle qui, tant que le charme qu'elle répandoit ſur les fonctions les plus déſagréables de ma charge avoit duré, couvroit de fleurs un chemin hériſſé d'épines: c'étoit elle qui me faiſoit imaginer des plaiſirs où il n'y a que des peines réelles: c'eſt encore elle qui cauſe à préſent l'amertume à laquelle je ſuis en proie: oui, c'eſt cette paſſion tyrannique qui me retient dans un état, dans lequel on doit s'attendre ordinairement au mépris des Grands, à l'envie des égaux à la haine des inférieurs: ce n'eſt qu'à préſent que je ſens toute la peſanteur du poids que je me ſuis impoſé volontairement: eſt-il une ſituation plus dangereuſe, que celle dans laquelle il faut continuellement ſe mettre en garde contre tout ce qui nous environne, ſouvent contre notre propre cœur? Sans ceſſe expoſé aux pourſuites obſtinées de mille peronnes qui demandent des graces, il faut prendre ſur ſoi une partie de la honte du refus qu'on eſt obligé de leur faire: tourmenté par des ſollicitations preſſantes, il faut faire taire nonſeulement toute paſſion, mais encore juſqu'aux ſentimens les plus reſpectables les plus naturels, pour découvrir les reſſorts ſecrets de l'injuſtice, punir le crime ſans foibleſſe comme ſans aigreur.

Qu'il faut de force, Monſieur, pour réſiſter aux intrigues des amis, aux recommandations des parens aux charmes de certaines perſonnes trop accoutumées à faire pencher la balance de la Juſtice! C'eſt à la diſgrace que j'ai été ſur le point d'encourir, que je dois ces réfléxions auſſi ſolides qu'accablantes: il eſt ſans doute une main qui dirige les revers, puiſqu'ils nous deviennent quelquefois ſi ſalutaires, Ce n'eſt pas au reſte la ſeule obligation que j'ai à la Providence: dans le temps même où l'ambition me laiſſoit à peine le plaiſir de déſirer, dans ces momens où je paroiſſois jouir des honneurs qu'on me rendoit de toute part, mille idées chimériques venoient ſans ceſſe me tourmenter: en me portant continuellement au-delà de moi-même, elles m'empêchoient d'éprouver la moindre ſenſation actuelle de félicité.

L'ambition ſçait-elle ſe contenter? Un déſir en fait naître un autre: moins ſatisfait des honneurs que je recevois, que tourmenté par la vûe de ceux aux-quels ma vanité me faiſoit aſpipirer, j'étois continuellement dans une agitation, qui ne me permettoit pas de goûter l'odeur de l'encens qui brûloit autour de moi. Dans l'orgueilleuſe erreur de mes idées, je me repréſentois le Temple du bonheur ſur une montagne auſſi élevée qu'eſcarpée: j'en meſurois l'eſpace avec chagrin, je ſouffrois de me voir à peine au quart du Chemin qui y conduit. Moins attentif à regarder ce qui étoit au bas de moi, qu'à enviſager ce qui me reſtoit à parcourir, je faiſois d'inutiles efforts pour ſurmonter les barriéres qui s'oppoſoient à ma courſe. Quelle folie, me direz-vous? J'en conviens, volontiers; mais les paſſions connoiſſent-elles la ſageſſe?

Cependant toutes chimériques qu'étoient ces idées, elles ne laiſſoient pas que de me tourmenter.

Eſt-il pour l'ambitieux un ſupplice égal à celui qu'il trouve dans ſon ambition même?

Où chercherai-je à préſent, Monſieur, le bonheur, après lequel je ſoupire depuis ſi longtemps? Dans le moment où je croyois le ſaiſir l'embraſſer étroitement, je n'ai trouvé qu'une ombre qui, en fuyant devant moi, me laiſſe dans un état de langueur inſupportable: déſabuſé de la douceur empoiſonnée des plaiſirs de l'éclat ſéducteur de la gloire, mes jours ne ſont plus qu'un tiſſu de douleur de confuſion: rien n'en adoucit l'amertume, rien n'en ſoulage l'aigreur. Je porte par-tout, dans mon cœur ulcéré, un déſir d'être heureux; mais ce déſir même, ainſi que l'eſpérance qui le ſoutient, ne font qu'augmenter la cruauté de mon ſort. Peut-être n'eſt-il pas donné aux mortels de parvenir à ce bonheur, dont je ne ceſſe cependant de me tracer une image pleine de charmes.

LETTRE VII.

L'Amour à la mode * regardé comme la ſource du Bonheur.

IL faut ſi peu de choſe pour occuper notre cœur, qu'il eſt ſurprenant, Monſieur, de voir tant de perſonnes ſe plaindre de leur deſtinée: bien loin de jouir avec tranquillité des objets qui les environnent, il ſemble que les hommes ſoient intéreſſés à travailler eux-mêmes à leur propre malheur: artiſans de leurs infortunes, ils n'employent la vivacité de leur Par l'Amour à la mode, on entend ici l'amour de paſſion, dans lequel il entre plus de déſir que de ſentiment, plus de débauche que de délicateſſe: tel eſt l'effet ordinaire des ſeconds engagemens; on n'aime bien qu'une fois. imagination que pour rapprocher pour groſſir les écueils contre leſquels ils vont donner de gaieté de cœur. Ignorent-ils donc que cette brillante faculté de l'ame ne leur a été donnée que pour leur préſenter les plaiſirs ſous des ſaces plus riantes plus voluptueuſes?

Une douce expérience me fait éprouver à préſent combien il eſt délicieux de ſe laiſſer guider par cette charmante directrice: ſerois-je ſorti de l'état déplorable dans lequel ma vanité humiliée m'avoit plongé, ſi j'avois réſiſté plus long-temps à ſes flatteuſes ſollicitations?

Triſtement enfoncé dans ma déſeſpérante ſolitude, j'avois élevéentre moi le monde même le moins amuſant, un mur de ſéparation, que ma miſanthropie rendoit, pour ainſi dire, impénétrable: mes amis étonnés d'un changement ſi peu naturel à mon âge, avoient ſouvent renouvellé leurs inſtances mais en vain avoient-ils fait briller à mes yeux les charmes différens que Paris offre dans tous les genres d'amuſemens: nourri depuis près d'un an d'amertume, j'étois peu propre à répondre à leur empreſſement: perſuadé qu'on trouble les plaiſirs des autres, lorſqu'on ne ſçait pas les partager, je ne voulois point m'expoſer à un ridicule dont il eſt ſi difficile de revenir qui dans notre ſiécle, eſt pire que le vice même. Ma retraite avoit un air de philoſophie qui tournoit à mon avantage. L'eſpéce d'eſtime qu'elle m'attiroit, de la part des gens ſinguliers, ſervoit en quelque ſorte de contre poids à la triſteſſe qui me dominoit: étois-je abſolument revenu des erreurs de l'ambition? Mes amis ne ſe rendoient cependant pas aux raiſons qui me retenoient dans ce dégoût pour le monde pour ſes amuſemens: attribuans cette eſpéce de mélancolie au fatal dénouement qu'avoit eu mon intrigue avec Mademoiſelle de Rougeon, ils ne ceſſoient de me plaiſanter ſur ma prétendue conſtance: ils me répétoient continuellement que c'étoit la vertu des ames foibles bornées; ils ajoutoient que c'étoient nos peres, qui ſçavoient à peine en quoi conſiſte l'eſſence des véritables plaiſirs, qui avoient déïfié ce ſentiment Gothique, uniquement imaginé pour tourmenter les cœurs: que ſon régne étoit heureuſement paſſé: qu'il n'y avoit plus que les ſots qui brûlaſſent encore quelques grains d'un encens fétide, ſur les autels de l'Amour.J'avois beau les aſſurer qu'il y avoit long-temps que j'étois revenu de ma paſſion pour la perfide Hortenſe, ils ne comprenoient pas qu'un homme de vingt-ſept ans pût avoir d'autres peines que celles que cauſent les tracaſſeries dont le Dieu de Cythére ſe ſert quelquefois pour réveiller la langueur de ſes Etats: auſſi perſuadés que l'Amour ſeul peut apporter du reméde aux plaies dont il eſt l'auteur, ils cherchérent à m'expoſer de nouveau à ſes agaceries.

f'oujours remplis de leur projet, ils me propoſérent un ſouper, que je ne pouvois pas raiſonnablement refuſer. La réception d'un de nos amis communs dans une Charge ſemblable à la mienne, en étoit l'occaſion: je ſçavois d'ailleurs qu'il ne devoit y avoir que des hommes dans ces ſortes de fêtes: j'acceptai volontiers une partie que j'aurois eu mauvaiſe grace de ne pas partager. Le jour de la fête deux de mes amis vinrent me prendre, pour me conduite dans la maiſon où elle ſe donnoit; mais quelle fut ma ſurpriſe, lorſque j'apperçus quatre jolis minois, qu'un quatriéme amuſoit en nous attendant: voilà, Barville, de quoi faire deux beaux cadrilles, me dit-il; entre hardiment ſalue d'aimables Dames, plus propres que toute la Pharmacie enſemble pour guérir de la triſteſſe: tout le monde applaudit à cette ſaillie, les plaiſanteries continuérent.

Quoique j'en fuſſe le but le plaſtron, je ne pouvois de temps en temps m'empêcher de me dérider.

Qui auroit pu tenir contre les reparties vives ingénieuſes, qui échappoient particuliérement à deux de ces Dames?

J'étois cependant piqué intérieurement du tour qu'on me jouoit: j'en fis quelques reproches à mes amis: ils n'en firent que rire: ils priérent cependant les Dames de vouloir bien faire en ſorte de mériter leur pardon auprès de ma Philoſophie: elles s'y prirent avec toutes les graces imaginables: ma ravité diſputa long-temps le terrein contre leurs charmes: mon ſyſtême étoit pris: ma raiſon auroit déconcerté toutes autres femmes moins accoutumées à la faire perdre; mais ma réſiſtance ne faiſoit que redoubler leurs attaques: obligé enfin de me rendre, je pris un air moins ſombre, un ton plus galant. Alors l'amuſement devint général. Je compris aiſément que mes amis étoient déjà arrangés avec ces Dames: pour moi on me préſenta une jeune veuve, nouvellement arrivée de Province, diſoit-on, pour ſuivre quelques affaires importantes. Madame d'Auraigniac aura beſoin de toi, me dit un de mes amis: je te recommande ſes intérêts comme les tiens propres.

Si les Philoſophes ſont les amis de l'humanité, comme ils s'en font gloire, voilà, parbleu, Barville, une belle occaſion de faire valoir tes principes: avec autant de charmes, répondis-je, Madame d'Auraigniac n'a pas beſoin de recommandation: les Graces ont-elles coutume de demander en vain?

Madame d'Auraigniac étoit une brune des plus piquantes: ſes traits n'étoient pas abſolument réguliers; mais elle avoit quelque choſe dans les yeux dans la bouche, qui inſpiroit une volupté, dont il étoit difficile de ſe défendre: les ris les graces compoſoient ſa cour. Sa gaieté naturelle étoit ſoutenue par la fineſſe de ſon eſprit par la vivacité de ſon imagination. Cette aimable liberté qui tient à la décence, ſans emprunter ſes grimaces ſes ſcrupules, la rendoit la plus charmante, en même temps la plus dangereuſe perſonne du monde.

Elle me faiſoit mille plaiſanteries ſur le compliment que je venois de lui adreſſer: ma politeſſe ne l'avoit pas empechee d'en remarquer toute la froideur. Je me croyois d'une gaieté extravagante, elle me trouvoit d'une triſteſſe d'un ſombre inſupportables. J'avois beau me prêter à ſes agaceries, ma Philoſophie ne s'accordoit pas avec la ſienne; car elle ſe vantoit auſſi d'être Philoſophe. Le Pourquoi s'étonner, après cette réflexion, de voir tant de Philoſophes dans le monde?

Ce fut particuliérement pendant le ſouper qu'elle ſe ſervit de toutes ſes armes pour forcer le derniers retranchemens de ma miſanthropie: placé à côté de ce lutin, j'avois à peine le temps de reſpirer: les regards tendres, les propos voluptueux, les geſtes badins les ſaillies fines délicates ſe ſuccédoient de telle ſorte qu'il n'étoit pas poſſible de lui réſiſter. Près de ma défaite, je faiſois encore tous mes efforts pour conſerver du moins quelques nuances de l'air ſérieux, ſous lequel je m'étois annoncé dans cette compagnie; mais c'étoit en vain: il falloit rire; il falloit folâtrer. Que notre raiſon eſt foible devant une femme aimable qui veut plaire! Attachée avec des liens dorés, auſſi forts qu'imperceptibles, elle ſent à peine le joug qu'on lui impoſe, ſur-tout lorſque le cœur ſe met de la partie travaille à ſa défaite. Eſt-il un torrent plus dangereux que celui qui ſe précipite ſur une prairie émaillée de fleurs? Quel écueil pour la vertu que l'amour inſpiré par la gaieté par l'enjouement!

Une ſorte de décence, qui eſt peut-être la ſeule vertu dont l'Amour faſſe encore parade, ſoutenoit ce léger voluptueux badinage: en me laiſſant appercevoir dans Madame d'Auraigniac une coquette aimable, elle écartoit toutes les mauvaiſes impreſſions que j'aurois pu prendre contre la pureté de ſes mœurs: il eſt vrai que la ſociété dans laquelle elle ne ſe trouvoit pas déplacée, ne dépoſoit pas à ſon avantage; mais comme je n'avois encore aucun intérêt à la ſouhaiter plus que coquette, je trouvois bien-tôt ſon excuſe dans le caractére que je lui ſuppoſois: d'ailleurs elle étoit jeune étrangére, deux titres pour pouvoir ignorer qu'il étoit à Paris des compagnies plus convenables plus honnêtes que celle dans laquelle elle avoit peut-être été entraînée ſans trop de réfléxions. Dans combien de maiſons, ou peu décentes ou ennuyeuſes, les Provinciaux ne ſont-ils pas ordinairement obligés de végéter, en arrivant dans la Capitale, avant que de pénétrer dans ces cercles que les talens l'eſprit raſſemblent, dont la politeſſe, l'aiſance la vertu font l'ornement!

On me chargea, en ſe levant de table, du ſoin de remener Madame d'Auraigniac chez elle: en acceptant, avec un air aſſez empreſſé, cette faveur, je me crus à l'abri des plaiſanteries dont on n'avoit ceſſé de m'accabler; mais je me trompois: il fallut encore eſſuyer une nouvelle bordée. Mes amis, peu ſatisfaits du fruit de la leçon qu'ils venoient de me donner, me reprochérent, comme un nouveau ridicule, pluſieurs réfléxions ſérieuſes dans leſquelles il étoit entré trop de raiſon. Si je n'étois pas encore corrigé, ce n'étoit cependant, je puis l'aſſurer, ni leur faute ni celle de Madame d'Auraigniac: ils avoient même grand tort de m'en vouloir: docile à leurs maximes, j'avois été poli auſſi enjoué que le pouvoit être un homme nourri, depuis long-temps, de chagrins enſeveli dans la triſteſſe. Que pouvoient-ils demander davantage? En nous ſéparant, ils eſſayérent de me faire ſentir combien j'étois heureux de donner la main à une Dame auſſi aimable que l'étoit Madame d'Auraigniac. Nous n'étions pas encore deſcendus l'eſcalier, qu'un d'entre-eux s'écria qu'il parioit contre qui voudroit, que je ſerois aſſez ſot pour ne pas connoître le prix de mon aventure.

Madame d'Auraigniac, qui avoit entendu ce propos, en prit occaſion de me vanter ſa vertu: changée tout-à-coup de ton, elle ne prit plus que celui de la décence.

Comment m'avez-vous trouvée dans cette maiſon, me dit-el..On ne peut pas plus le?... charmante, Madame..... Peut-être trop, Monſieur: ma vertu me reproche tous les jours de me livrer ſans prudence à la gaieté de mon caractére, dans des compade ma Province, je ne vois ici que des perſonnes d'un enjouement qui paroîtroit démeſuré dans nos Villes les plus polies les plus ſociables: je ſens bien qu'il faudroit ſe condamner à une ſolitude éternelle, ſi l'on ne vouloit pas prendre le ton des perſonnes avec leſquelles on a à vivre.

Dans l'état de mes affaires, j'ai beſoin de tout le monde: un de vos amis m'a déjà rendu des ſervices ſignalés: il faut bien que je plie mon goût ſur celui des femmes qu'il fréquente; mais en vérité vous ne ſçauriez croire, Monſieur, combien je me fais ſouvent de violence dans ces momens, où je parois ſi naturelle. Oubliez, je vous prie, les plaiſanteries que je vous ai faites, ſoyez perſuadé que je préférerois des amis tranquilles, à ces ſociétés dans leſquelles on trouve plus de brillant que de ſolide. En la félicitant ſur un goût qui la rapprochoit plus du mien, je ſaiſis ſa main pour lui donner, par un doux baiſer, un gage de ma ſincérité: qu'allez-vous faire, Monſieur, me dit-elle, en la retirant avec vivacité? Avec autant de Philoſophie, je ne vous aurois jamais ſoupçonné capable d'allarmer la vertu d'une femme d'honneur. Oh! je vous croyois moins dangereux pour une jeune perſonne, lorſque j'ai accepté votre voiture pour me remettre chez moi.

Je me donnerai bien de garde de faire uſage des offres de ſervice que vous m'avez faites: je ne vois que trop combien il m'en coûteroit pour acheter la protection d'un homme auſſi ſage.

J'eus beau la raſſurer ſur mon reſpect, elle s'obſtinoit de toutes ſes ſorces à me défendre de lui rendre la moindre viſite, lorſque nous nous trouvâmes à ſa porte: quelques inſtances que je fiſſe pour lui donner la main juſques dans ſon appartement; vous n'êtes pas encore aſſez Philoſophe, pour mériter cette faveur, me réponditelle: c'eſt la choſe impoſſible: elle accompagna ce compliment d'une révérence, diſparut.

Rentré chez moi, je me rappellai la contradiction ſinguliére de ma jeune veuve. A en juger par le ſouper, qui ne l'auroit priſe pour une perſonne à bonne fortune? D'un autre côté, la condui-te les propos qu'elle avoit tenus dans la voiture, me la faiſoient réellement reſpecter. Je la regardois comme une jeune perſonne, dont il falloit que la vertu fût bien ſolide, puiſque, ſans paroître déplacée dans la compagnie où je l'avois trouvée, elle étoit capable de garantir ſon cœur des moindres atteintes d'un feu qu'elle ſçavoit ſibien allumer. Je la plaignois de ne pas connoître le danger auquel elle s'expoſoit: je la plaignois encore davantage d'être ſans doute obligée, pour ſes affaires, de jouer la complaiſante juſqu'à ce point.

Quelqu'affermie qu'elle parût être dans la vertu, pouvoit-elle ſe promettre de réſiſter toujours à la force de l'exemple, la plus puiſſante de toutes les leçons? Plein d'admiration pour un ſi rare mérite, je voulois aller lui montrer le précipice ſur le bord duquel elle marchoit; mais auſſi-tôt la défenſe qu'elle m'avoit intimée, venoit m'arrêter.

Par quel intérêt, me diſois-je à moi-même, irai-je chez une femme, qui m'a conſigné ſa porte avec tant de hauteur? La connois-je aſſez, pour m'expoſer à un ſecond refus? Il me paroiſſoit bien plus prudent d'oublier ſes charmes l'appareil de ſa vertu, pour rentrer dans ma ſolitude.

J'ignorois, ſans doute, ce qui s'étoit s'étoit paſſé dans mon cœur. Je venois de prendre la réſolution d'écarter de mon eſprit l'idée même de Madame d'Auraigniac; les efforts que je faiſois pour l'éloigner de mon ſouvenir, gravoient plus profondément ſon image dans mon ame. De quels traits l'Amour ne ſe ſervit-il pas dans cette occaſion? Que ſes ruſes ſont impénétrables lorſqu'il veut aſſurer notre défaite! Mon imagination réveillée par la vue des charmes de Madame d'Auraigniac, me rappella la volupté dont je m'étois enivré dans le ſein de Mademoiſelle de Rougeon. Un trouble ſecret paſſa juſques dans mon cœur, pour étouffer la voix de la raiſon: toujours contraire à moi-même, je ſoupirois après ces mêmes faveurs, qui avoient été ſi long-temps l'objet de mes regrets la cauſe de mon ſupplice. Quelque déteſtable que me parût encore la perfide Hortence, je crois que je lui aurois ler aiſs s mieus ee mimaegnois que ſi je pouvois plaire à Madame d'Auraigniac, je n'aurois jamais le malheur de la voir infidéle.

Etoit-ce Hortence qui produiſoit ce changement dans mon cœur?

Etoit-ce la jeune veuve qui commençoit à me faire paſſer de nouveau ſous l'empire de l'Amour? Je n'en ſçais rien. Peut-être n'étoitce ni l'une ni l'autre: mon cœur livré naturellement à ſon penchant pour la volupté, ſaiſiſſoit ſans doute la premiére occaſion, pour autoriſer ſes déſirs.

Pluſieurs jours s'écoulérent, ſans que j'entendiſſe parler ni de mes amis ni de Madame d'Auraigniac.

Cependant quelque peu d'eſpérance que j'euſſe de la revoir, le feu qu'elle avoit ſoufflé dans mon cœur, s'allumoit inſenſiblement: ce n'étoit pas ſans peine que je me rappellois la réſolution que j'avois priſe de l'oublier: j'étois même ſur le point d'aller apprendre de ſes nouvelles chez un de mes amis, lorſque je reçus une carte, par laquelle il m'invitoit à ſouper chez-lui pour ce jour-là même. M'imaginant bien que Madame d'Auraigniac en ſeroit, j'étois trop intéreſſé à m'y trouver, pour refuſer une partie, qui, en ſatisfaiſant mes déſirs, m'évitoit encore une démarche, dont on auroit pris occaſion de me couvrir de nouveaux ridicules: auſſi acceptai-je avec empreſſement.Je me rendis tout des premiers chez mon ami: je ſuis charmé que tu ne te faſſes pas attendre, me dit-il, en m'embraſſant: ſans doute que la jeune veuve a dérangé quelques roues de ton ſyſtême philoſophique..... Aucun, je t'aſſure: le plaiſir ſeul de revoir mes amis m'amene ſi-tôt. J'ignorois même que Madame d'Auraigniac dût être des nôtres..... A ce propos, je ne m'y trompe plus, Barville: la jeune veuve a produit infailliblement ta converſion; mais ſçais-tu qu'elle eſt piquée, très-piquée contre toi: dis-moi donc en quoi tu as pu lui manquer, lorſque tu la reconduiſis l'autre jour chez-elle.

Ce qu'il y a de certain, c'eſt qu'elle n'a pas trop fait l'éloge de ta prétendue ſageſſe: ce n'eſt pas même ſans peine que je l'ai déterminée à venir aujourd'hui: encore m'a-t-il fallu agir de ſupercherie: eſt-il défendu de ſurprendre ſes amis i ſute ue e ne n oii poii être de la partie: ainſi paſſe dans ce cabinet avant qu'elle arrive. Je la mettrai ſur ton compte: c'eſt ma foi le véritable moyen de ſçavoir ce qu'elle penſe de toi. Peut-on mieux te ſervir?

A peine finiſſoit-il, qu'on annonça Madame d'Auraigniac: Je me jettai dans le cabinet. Il faut être bien porté à faire toutes vos volontés, Madame, lui dit mon ami en la recevant, pour avoir exclu Barville de cette partie: c'eſt le plus honnête garçon.... Honnête tant qu'il vous plaira, Monſieur; Philoſophe même, je ne m'y oppoſe pas: je n'en croirai pas moins ſes principes fort équivoques pour une femme d'honneur comme moi: vous ne ſçavez pas à quel point ſa Philoſophie alloit s'oublier dans la voiture, ſi je n'en euſſe prudemment arrêté la pétulance. En vérité vous me ſurprenez, Madame, reprit mon ami: Barville a aimé autrefois avec la conſtance les ſentimens dignes du pinceau de Mademoiſelle de Scudéri; mais depuis que ſa maîtreſſe lui a joué quelques perfidies, il eſt revenu des femmes pour toujours: ſon air ſombre..... Quoi!

Vous êtes aſſez bon, Monſieur, pour vous laiſſer ſéduire par cet air hypocrite? Eſt-il rien de plus dangereux que les eaux qui dorment? Autant j'aime ces perſonnes de bonne humeur qui partagent les plaiſirs de la ſociété, autant je déteſte ces Tartuſes qui attendent l'obſcurité, pour faire en ſorte d'envelopper une femme dans le manteau de leur prétendue vertu. Parce que j'avois paru enjouée pendant le ſouper, ſans doute que votre Monſieur Barville m'avoit confondue avec ces miſérables..... Je ne lui laiſſai pas le temps d'achever: du cabinet je volai à ſes genoux: Je lui demandai mille fois pardon. Après quelques préliminaires, qui tenoient mon ſort dans l'incertitude, elle me préſenta la main pour me relever: je vous fais grace, me dit-elle, mais à condition que vous changerez de Philoſophie dans les têtes-à-têtes.

J'étois encore aux pieds de ma belle veuve, lorſque le reſte de la compagnie entra: jamais ſcene ne fut plus frappante que celle dont j'étois l'Amphitrion: jamais prélude ne fut plus amuſant pour les ſpectateurs. Les graces avec leſquelles Madame d'Auraigniac s'étoit prêtée à oublier la prétendue faute dont elle m'accuſoit, m'avoient pénétré des plus vifs ſentimens: je me livrai tout entier à la douce eſpérance de pouvoir lui plaire. Où étoient alors les ſermens que j'avois faits de ne plus aimer?

Ma philoſophie ne fut pas long-temps l'objet des plaiſanteries de mes amis: prenant le parti de la tourner moi-même en ridicule, je me vis bientôt au niveau de tout le monde: eſt-il un plus ſûr moyen pour faire taire la méchanceté, pour mettre le perſifflage en défaut?L'arrangement de la ſociété vouloit que je fuſſe encore au ſouper à côté de Madame d'Auraigniac: je ne me fis pas prier pour m'y conformer: j'avois trop d'envie de lui faire la cour, pour ne pas profiter d'un avantage auſſi favorable. Elle recevoit mes vœux avec cet air badin, qui laiſſe à peine appercevoir s'il entre autant de tendreſſe dans le cœur, qu'il brille de coquetterie dans l'eſprit. Je lui fis cependant une déclaration dans les formes: l'ardeur la plus vive en étoit le principe; les expreſſions les plus touchantes en furent les interpretes: fi donc, Monſieur, me dit-elle: quoi! Du langoureux! J'aimerois autant de la Philoſophie..... En eſt-il, Madame, qui puiſſe réſiſter .. A quelà tant de charmes?..

le condition vous ai-je accordé votre grace, Barville? Sçavez-vous que le langage que vous me tenez eſt du pur Epicuriſme, ou je m'y trompe; c'eſt toujours une ſorte de Philoſophie qu'il faut abſolument exclure de notre amitié. De la joie, Monſieur; de l'enjouement. Elle me fit enſuite quelques agaceries, finit par éclater de rire.

Déconcerté moins par la plaiſanterie qui amuſoit la compagnie à mes dépens, que par l'air équivoque avec lequel elle recevoit les aſſurances de mon amour, je me ſerois livré à mon dépit ſi je l'euſſe moins aimée; mais plus elle faiſoit paroître d'indifférence, plus la flamme qui me dévoroit, prenoit d'activité. Dans la crainte de lui déplaire, j'affectois cependant à l'extérieur un air de gaieté, dont mon ame émue étoit peu ſuſceptible. Il eſt vrai qu'elle laiſſoit échapper des regards plus tendres, à proportion que mon front ſe déridoit: le badinage l'enjouement dominent ſur ſon caractére il faut bien m'y livrer, me diſois-je à moi-même: il n'y a pas d'autre moyen de ſoumettre ce cœur d'où le moindre appareil de ſentiment chaſſe la volupté.

Madame d'Auraigniac commença à me féliciter du progrès que faiſoient ſur moi ſes leçons: voilà comme je vous aime, me dit-elle un moment avant qu'on ſe ſéparât: la langueur ainſi que la triſteſſe, empoiſonnent les plaiſirs..... Vous m'aimez donc, Madame: que je ſuis heureux!..... Vous êtes un frippon: rien ne vous échappe: quel homme pour profiter de la foibleſſe d'une femme! Je ne ſçais ſi je ne devrois pas plutôt vous craindre que vous aimer.

On ſortit enfin de table: jamais ſouper ne m'avoit paru auſſi agréable, en même temps auſſi long: que ceux qui n'ont jamais aimé, accordent, s'ils le peuvent, de pareilles contradictions? J'avois formé des eſpérances ſur l'avantage que j'aurois de remettre Madame d'Auraigniac chez-elle: plus le moment de ſe ſéparer approchoit, plus mon trouble ma joie augmentoient: elle s'en aperçut lorſque je lui donnai la main: vous tremblez, me dit-elle, en montant en voiture: qui peut cauſer une pareille émotion?..... En doutez-vous, Madame? La crain-te ſeule de vous déplaire .... Bon!

ne m'avez-vous pas aſſuré, Monſieur, que votre reſpect dans les têtes-à-têtes, égaleroit votre enjouement lorſque nous nous trouverions en compagnie? Une ſemblable promeſſe de la part d'un galant homme, ne me laiſſe plus le moindre ſcrupule. Je ne ſuis pas auſſi méchante que votre pinceau Philoſophique m'avoit, probablement, repréſentée à vos yeux.

Pendant cet entretien, elle me laiſſoit prendre quelques unes de ces faveurs qui enhardiſſent à en eſpérer de plus grandes: la premiére que je lui demandai, fut de la remettre dans ſon appartement: je vous fais vous-même, Monſieur, le juge de la réponſe que vous attendez de moi que diraton, ſi l'on vous voit entrer chez-moi pour la premiére fois, à deux heures du matin? Penſez-vous que mes voiſins ſeroient aſſez bons, pour imaginer que vous venez me donner une leçon de Philoſophie? On ne croit point aux Philoſophes dans mon quartier: trop ignorans pour en connoître le mérite, ceux qui l'habitent ſeroient aſſez méchans pour tirer à boulets rouges, ſur vous, ſur moi: s'il eſt vrai que vous m'aimez, ce ſacrifice vous coûtera peu puiſque..... C'eſt par-là méme, Madame, qu'il m'en coûte infiniment de vous quitter. Avant que de lui obéir, je lui demandai la grace de lui rendre mes devoirs de la gaieté ſur-tout, Monſieur, me dit-elle, en me l'accordant.

Je volai le lendemain chez-elle: elle étoit ſeule: je me préſentai avec cet air de liberté de joie qu'elle m'avoit preſcrit: l'enjouement que vous remarquez aujourd'hui en moi, eſt votre ouvrage, Madame; mais pourquoi faut-il qu'une crainte dont je ne ſuis pas maître, altére le ſentiment délicieux que j'éprouve auprès de . Votre folie eſt donc vous?... inſurmontable, Barville? Il faut que vous mettiez par-tout de la Philoſophie. Ne peut-on pas s'aimer, ſans empoiſonner les plaiſirs par ce rafinement, que je ſerois bien fachée de connoître? Avec moins de principes que vous, je fuis ſans doute de meilleure foi: croyez-vous que l'amour conſiſte dans ce langage doucereux étudié, que tous les hommes prodiguent, dont les femmes ſont excedées? Qui vous a dit, par exemple, que vous ayez à craindre? ..... Tout, Madame, votre indifférence, votre gaieté, vos charmes mêmes: on aime bien foiblement, quand on aime avec autant d'empire ſur ſon cœur.....

Dites plutôt, Monſieur, qu'on aime bien follement, quand on ſe forme à plaiſir de pareilles chimeres. Si vous aviez conſulté ce cœur contre lequel vous vous déchaînez avec tant d'injuſtice..... Mais non..... Un ſoupir l'empêcha d'achever un reproche qui m'aſſuroit la victoire: je ne lui répondis que par le même langage: nos yeux ſeuls ſuffiſoient pour nous communiquer les ſentimens de nos cœurs: que leur action avoit de puiſſance! Profitant de ce moment délicieux, j'exprimai à ma jeune veuve ma reconnoiſſance, avec une ardeur bien au-deſſus des diſcours les plus éloquens. Inſpirée par le même Dieu qui m'étoit propice, elle ne ſe défendoit que pour faire valoir ſa défaite, le nom d'honneur confondu avec celui de Barville, faiſoit un contraſte, qui étendoit la volupté dans laquelle nos ames ſe trouvoient abyſmées.

Revenue à elle-même, Madame d'Auraigniac parut enfoncée dans une triſteſſe que je regardois comme l'effet des reproches d'un cœur peu accoutumé à s'oublier. J'eſſayai de la conſoler, en la priant de faire attention que la vertu, chez les amans, ne ſe piquoit pas d'autant d'auſtérité: de quelle vertu me parlez-vous, me dit-elle?

Je ne connois point d'autre vice que la pauvreté: c'eſt elle ſeule qui cauſe aujourd'hui mes ſoupirs: après l'eſſai que vous venez de faire de mes faveurs, je mérite aſſez de retour, pour pouvoir vous découvrir ſans honte mon état mes befoins. J'augmentai ſa confiance en lui donnant un baiſer plein de tendreſſe, dans le moment que je lui mettois audoigtun diamant de prix: ce préſent ne contribuant pas peu à ſécher ſes larmes, elle continua de la ſorte: Je ſuis née en Auvergne de parens qui, en mourant, m'ont laiſſé plus de figure que de biens: un oncle, qui étoit toute ma reſſource, m'envoya à Paris: il me fit élever dans le Couvent des Dames de B avec tout le ſoin imaginable: j'y reſtai juſqu'à l'âge de 16 ans. Cet oncle étant mort, me laiſſa pour tout héritage une lettre, par laquelle il m'exhortoit à la vertu dans les ter mes les plus touchans: elle étoit accompagnée d'une autre lettre adreſfée à la Supérieure: il la prioit de m'engager à me conſacrer à Dieu, parce qu'il ne craignoit pour moi qu'un avenir funeſte, ſi je ſortois du ſaint aſyle dans lequel elle m'avoit bien voulu élever: il ajoutoit qu'un déſaſtre affreux qui, en cauſant ſa mort, ruinoit abſolument ſa fortune, l'empêchoit de me faire autant de bien qu'il l'auroit déſiré: qu'il ne regrettoit pas les richeſſes qu'il venoit de perdre, qu'il mouroit content, ſi elle vouloit bien m'aſſocier à ſes vertueuſes Compagnes: il la conjuroit enfin par tout ce qui pouvoit toucher une ame moins intéreſſée, que ne le ſont ordinairement les perſonnes qui ſe mêlent du temporel des maiſons mêmes les plus ſaintes, de ne pas lui refuſer cette conſolation.

En portant cette lettre à la Supérieure, je lui donnai celle que mon oncle m'avoit écrite: je me jettai à ſes genoux pendant qu'elle en faiſoit la lecture: je les embraſfai en fondant en larmes, en l'aſſurant que je ne voulois plus dorénavant avoir d'autre mere qu'elle, ni d'autre patrie que le cloître qu'elle gouvernoit ſi ſagement. Qui payera votre dot, me dit cette femme d'un ton d'aigreur qui me glaça les ſens? Penſez vous que nous puiſſions recevoir gratis les Poſtulantes? Il ne vous reſte plus que quinze jours de votre dernier quartier: profitez, ma fille, de ce temps pour voir le parti que vous avez à prendre: elle me renvoya enſuite ſans vouloir ni m'écouter ni eſſuyer les larmes que je répandois avec abondance.

Je paſſai en pleurs le peu de temps que j'avois à reſter dans cette maiſon: je faiſois tous les jours de nouvelles tentatives pour eſſayer de toucher cette ame dure intéreſſée; mais ce fut en vain: au jour marqué, on me donna mes petits effets, on me renvoya.

Je n'aurois ſçu de quel côté tourner mes pas, ſi une jeune Penſionnaire, avec laquelle j'avois été fort en liaiſon, ne m'eût donné une lettre de recommendation pour ſon pere: cette circonſtance ayant un peu calmé ma douleur, j'allai la porter à ſon adreſſe. Monſieur Bidos (c'étoit le nom du pere de mon amie) me reçut avec les démonſtrations de la plus vive tendreſſe: inſtruit de mon triſte ſort par ſa fille, il m'embraſſa, en m'aſſurant qu'il ſe trouvoit trop heureux de pouvoir ſervir de pere à une auſſi aimable perſonne, qu'il vouloit que je le regardaſſe dès ce moment comme tel. Quelle différence, Monſieur, de la Supérieure à Monſieur Bidos! Pourquoi les gens dominés par certains vices, ont-ils tant d'attraits de graces, tandis que le dévots ne ſont environnés que d'épines?

Monſieur Bidos étudia mes goûts, afin de prévenir mes déſirs: il s'aperçut que la vanité paroiſſoit être, de toutes mes paſſions naiſſantes, celle qui avoit ſur moi le plus d'empire: auſſi que ne fit-il pas pour la flatter, pour faire germer dans mon cœur les premiéres ſemences d'un Amour qu'il cultivoit avec trop de ſuccès! Il étoit dans la fleur de l'âge il venoit de perdre une épouſe reſpectable aimable, mais qu'il avoit rendue malheureuſe par les égaremens de ſa conduite: il avoit d'ailleurs de la figure, de l'eſprit de la vivacité: ardent dans ſes déſirs, perſonne ne ſçavoit mieux perſuader toucher: voluptueux par tempéramment, il étoit libertin par air; né dans le ſein de la fortune, il étoit libéral lorſqu'il s'agiſſoit des intérêts de ſon cœur.

Que lui manquoit-il pour travailler efficacement à ma perte? Je ne vous rapporterai pas les combats que j'ai ſoutenus avec gloire, les contradictions que j'ai éprouvées avant que de me rendre à ſes vœux.

Pourquoi rappeller les tourmens que m'a fait ſouffrir une vertu, dont je n'ai depuis que trop étouffé la voix? Ce ſeroit vous parodier, Monſieur, dans un temps où je cherche à bannir toute philoſophie de notre amitié.

Monſieur Bidos me devint cher: il fut heureux en commençant mes malheurs.

Auſſi volage que tendre, il ſe dégoûta bientôt d'une poſſeſſion trop paiſible, rêter pendant aſſez de temps qu'il en auroit fallu pour me mettre, par ſa généroſité, à l'abri de la miſere: ſon cœur à qui la débauche ne laiſſoit plus goûter que les plaiſirs de la nouveauté, en m'échappant, me plongea dans cette langueur qui eſt la ſuite d'une premiére inclination. Non content de m'abandonner, Monſieur Bidos eut encore la cruauté de hommes. Inſtruite par ces premiéres diſgraces, je ſentis enfin qu'il y avoit de la folie à cauſer mes propres malheurs, en me livrant au bonheur des autres. Je quittai ce nouveau Soupirant, à qui il n'auroit fallu que la guimpe d'une Supérieure de MaiLB Lettres Pariſiennes.

ſon Religieuſe, pour faire un monſtre parfait. Après le noviciat que je venois de faire, ne voyant d'autre état à embraſſer que celui de la galanterie, je choiſis des Amans plus dignes d'occuper mon cœur, d'établir ma fortune.

Lorſque vous me vîtes pour la premiére fois, j'étois ſur le point d'en congédier un qui n'avoit plus que des ſoupirs à m'offrir: réduit, par la perte d'un procès, à un revenu borné, il ne peut plus faire que le malheur d'une femme accoutumée à ne ſe rien refuſer: auſſi lui ai-je conſeillé, en lui donnant ce matin ſoncongé, d'embraſſer la réforme: puiſſiezvous, en renonçant aux principes de votre vieille philoſophie, avoir pour moi ſon ancienne amitié!

Vous me connoiſſez à préſent, Monſieur, continua-t-elle: je vous ai fait voir mon ame à découvert: incapable de duplicité, la candeur eſt pour moi une vertu de tempérament. Je ſuis même bien aiſe de vous avertir qu'un goût particulier, diſtingué de lavolupté de l'intérêt, m'attache à vous: puis-je vous en donner une preuve plus marquée, que celle que vous avez cru il n'y a qu'un moment arracher à la vertu, dont vous n'êtes cependant redevable qu'à la tendreſſe la plus parfaite? En prononçant ces derniéres paroles, elle m'embraſſa avec des tranſports qui ſe communiquérent bien-tôt à mon cœur, qui allumérent dans mes ſens un feu plein d'ardeur.

Touché de ſes malheurs, étonné de ſa ſincérité, ſoutenu par la volupté, je lui fis entrevoir un ſort brillant: les arrangemens que je lui propoſai lui plurent: ils furent bientôt acceptés, les plus tendres careſſes furent les prémices de ſa reconnoiſſance.Nous paſſames le reſte de ce jour dans l'ivreſſe d'une paſſion continuellement renaiſſante: depuis ſix mois que je vis avec cette aimable perſonne, mon cœur, toujours ſuſpendu par le charme des plaiſirs, peut à peine ſuffire au ſentiment délicieux de ſon bonheur. Je n'avois éprouvé entre les bras de Mademoiſelle de Rougeon que les fadeurs les langueurs de l'amour: dans le ſein de ma chére d'Auraigniac, je ne puiſe que des douceurs.

Avec elle aucune nuance ſombre ne ternit l'éclat de la volupté: point de mere à tromper; point de cet honneur de prévention, qui conſiſte à ſauver ſeulement les apparences, à combattre; point de raiſon à étourdir; point de vertu à écarter; point de penchant à ſonder à étu.

dier: elle ſcait, même juſques dans la vivacité de l'ivreſſe, ménager quelque choſe pour les déſirs, par un air-de dén cence qu'elle emprunte à volonté, ell prévient juſqu'au dégoût..

Eſt-ilune félicité ſemblable à la mienne, Monſieur? continuellement prévenu.

par une perſonne auſſi tendre qu'ingénieuſe à faire naître les plaiſirs, mes jours ſe paſſent dans un cercle de délices difficile a décrire. Que de ſel dans nos converſations! Que de fineſſe dans nos plaiſanteries! Que de délicateſſe dans nos petits débats! Que de volupté dans leur dénouement! Quel feu, quelle vivacité dans les récits qu'elle me fait quelquefois de ſes différentes aventures! Avec quelle légéreté quelle force n'eſquiſſe-t-elle pas les portraits des Originaux qui lui ont fait la cour? Vous n'y tiendriez pas, Monſieur, lorſqu'elle me peint l'aſſomante libéralité de l'Allemand, les magnifiques promeſſes du Plumet (promeſſes trop ſouvent payables ſur la figure) l'importance du Traitant la délicateſſe empeſée du petit Collet. Ce qui met enfin le comble à mon bonheur, c'eſt cette délicieuſe liberté dans laquelle nous vivons, ſans laquelle les ris ſe changent en grimaces, les plaiſirs en lgeers Fin de la premiére Partie.

LETTRES PARISIENNES.

Lettre VIII. L'Amour à la mode, incapable de nous rendre heureux.

JE ne crois pas, Monsieur, qu'on puisse être plus exposé que je le suis aux bisarreries d'un sort acharné à me persécuter. Constant dans le désir d'étre heureux, je cherche en vain la félicité dans les objets qui semblent le plus flatter mon cœur. Mon imagination toujours disposée à augmenter l'illusion des plaisirs & la vivacité des peines qui en sont les suites ordinaires, ne me présente d'abord les premiers que sous les plus brillantes couleurs: l'espérance leur sert de coloris: entraîné par ce charme séducteur, je me livre en aveugle à leur poursuite: je ne soupire plus qu'après leur possession; & cette possession même se tourne bientôt en dégoût. Le voile de l'illusion une fois levé, je ne trouve plus que des sujets de regrets, de chagrin & de désespoir dans ces mêmes objets, qui, peu auparavant, n'avoient pour moi que des attraits. Plongé alors dans la tristesse de mes réflexions, j'ai honte d'avoir couru après de pareilles bagatelles. Qu'il est cruel de n'ouvrir les yeux sur la coupe des plaisirs, que pour y trouver un poison mortel!

Je ne puis vous exprimer, Monsieur, combien ces derniers sentimens m'accablent aujourd'hui. Trompé par une misérable, je voudrois ensevelir dans un oubli éternel le souvenir même de l'indigne d'Auraigniac. Hélas! combien les efforts que je suis encore obligé de faire pour rompre des liens qui me font rougir, coûtent-ils à mon cœur! Victime de la plus folle passion, ce n'est qu'à présent que je sens, combien j'étois étroitement attaché au char de cette idole.

Il y avoit plus d'un an que je croiois jouir dans ses bras de la douceur de la volupté, lorsqu'elle m'a frappé du coup le plus sensible: maitresse absolue de mon cœur, elle exerçoit sur moi un pouvoir tyrannique: esclave de ses moindres caprices, je m'appercevois à peine du poids des chaînes dont elle m'accabloit. Qui posséda jamais mieux qu'elle l'art de les envelopper de fleurs, dont l'odeur enchanteresse assoupit la raison? Son empire ne s'étendoit pas seulement sur mes sentimens: arbitre de ma fortune, elle disposoit en Souveraine de tous mes biens. Aveugle que j'étois, je faisois consister ma gloire à prévenir ses désirs, & je ne me croiois digne d'elle, qu'autant que je surpassois dans mes présens son avidité: enfin accablé de dettes, & à deux doigts de ma ruine, je languirois encore dans le sein de cette Circé, si elle n'eût travaillé la premiére à me faire sortir d'un aussi honteux assoupissement.

Malgré les carresses dont elle continuoit de m'accabler, je commençois cependant à m'appercevoir qu'il entroit du froid dans les expressions de sa tendresse. Moins prévenu que je ne l'étois, j'en aurois, sans doute, conclu qu'un Rival, prêt à être favorisé, chassoit insensiblement de ce cœur libertin, un Amant qui commençoit à devenir indifférent; mais trop passionné pour ouvrir les yeux sur des indices aussi peu équivoques, je la voyois à l'ordinaire: je redoublois même mes libéralités. Si mes présens paroissoient toujours être reçus avec le même plaisir, mes visites embarrassoient quelquefois. Il est vrai qu'à cet embarras succédoit souvent un redoublement de passion, qui servoit d'aliment à mon erreur. Amans & Maris, craignez une tendresse affectée. Est-on si recherché en amour, quand on n'a pas d'interêt à tromper?

Endormi dans ma sécurité, j'attribuois à quelques caprices la froideur de la d'Auraigniac, & je cherchois dans ma prodigalité à en tarir la cause. Un jour que je faisois devant elle parade de ma tendresse, & que j'appuyois ma démonstration par une somme considérable. Reprenez, Monsieur, me dit-elle, vos richesses: mon cœur est indigne de vos libéralités. J'aurois cru que vous vous seriez apperçu, depuis quelque temps, d'une indifference que je me reproche tous les jours, mais dont je ne suis plus la maitresse: vous m'auriez épargné une scene qui m'humilie. En prolongeant votre erreur, je crains de tromper plus long-temps un galant homme, avec lequel j'ai goûté des plaisirs jusqu'alors inconnus à mon cœur. Je ne vous le cacherai pas: je vous ai aimé avec la plus grande sincérité.

Comme je m'écriois à la perfidie, oh! point de tragique, Monsieur, poursuivit-elle: reprenez votre Philosophie, & écoutez avec tranquillité une femme qui vous donne la derniere preuve de sa candeur & de son amour. Il y a huit jours qu'un jeune Cavalier me fait la cour: sa jeunesse, ses graces, sa passion, ses richesses mêmes ne m'auroient point touchée, s'il n'avoit pas auprès de mon cœur bisarre, le mérite de la nouveauté. Où pourrai-je jamais trouver quelqu'un de plus aimable que vous? Malgré tous les avantages qu'il faisoit briller aux yeux d'une femme accoutumée à ne suivre, dans ses tendres engagemens, que la premiére impression, je puis vous assurer que j'ai cependant disputé ma défaite; mais en défendant de bonne foi votre cause, je n'ai pu vaincre un penchant trop fortifié par l'habitude: accusez-moi d'injustice; je suis la premiére à approuver votre courroux: prenezvousen plutôt aux caprices du sort, qui n'a pas permis que ma constance fût égale à ma tendresse: faites mieux, Monsieur; ou courez dans les bras d'une Maitresse plus digne de votre cœur vous livrer aux délices du changement, & oublier la malheureuse d'Auraigniac; ou rappellez-vous les principes de votre Philosophie, pour plaindre une femme qui a servi quelque temps à votre bonheur.

Ce discours me pétrifia au point que je ne sçavois quel parti prendre. Eclater; c'étoit moins soulager ma peine, qu'augmenter le triomphe de mon infidèle: l'accabler de reproches; c'étoit lui fournir les moyens d'être moins pénétrée de ceux qu'elle se faisoit à elle-même; c'étoit enfin irriter une passion honteuse que je devois bien plutôt éteindre. Je rappellai toutes mes forces pour reconnoître sa franchise par un adieu généreux. Jouissez en paix, Madame, lui dis-je d'une voix assez tranquille, jouissez dans les bras d'un nouvel Amant des écarts d'une passion qui n'est faite que pour vous: quelque sensible que soit le coup dont vous me frappez aujourd'hui, je vous ai du moins l'obligation de m'ouvrir les yeux sur les caprices de votre sexe: je ne vous accablerai point d'inutiles reproches: apprenez qu'un Philosophe qui a assez de foiblesse pour s'attacher à une personne indigne de sa tendresse, sçait supporter sans plaintes la plus injuste perfidie.

Je lui laissai, en me retirant, le présent qu'elle m'avoit déjà rendu. Reprenez vos bienfaits, Monsieur, me dit-elle, en m'arrêtant, & sçachez que le sort qui me laisse en proie à un goût décidé pour la volupté, ne m'a pas ôté tous les sentimens d'honneur. J'ai reçu les biens que vous m'avez faits pendant tout le temps que mon cœur pouvoit en être la récompense. Une pareille résistance piqua ma générosité: elle me supplia les larmes aux yeux de ne pas mettre le comble à sa confusion: je cédai donc malgré moi, de peur de prolonger une scene qui commençoit à devenir un peu trop tragique, pour la situation où nous nous trouvions.

De retour chez moi je me livrai aux réflexions que présentoit naturellement un pareil dénouement: malgré les justes sujets de plaintes que me donnoit une conduite aussi singuliere, je ne pouvois m'empêcher d'admirer une bonne foi, une candeur & un désintéressement dont bien des femmes, plus scrupuleuses à l'extérieur, ne se piqueroient peut-être pas.

Un caractere aussi disparat m'occupoit encore, lorsqu'un domestique m'apporta une petite cassette: elle étoit remplie des Lettres que j'avois écrites à cette femme, pendant tout le temps que j'avois vêcu avec elle: ce domestique étoit aussi porteur d'un billet par lequel elle me redemandoit les siennes.

Après avoir renvoyé ce domestique avec les Lettres de sa Maitresse, j'ouvris la cassette dans le dessein de brûler celles qu'elle contenoit; mais quelle fut ma surprise de trouver, dans le fond, le portrait de la d'Auraigniac superbement enrichi de diamans! Tel étoit le billet dans lequel il étoit enveloppé.

“Je vous renverrois votre portrait, “Monsieur, si je vous honorois moins: “quoiqu'il ne dépende plus de moi de “vous aimer, je puis vous protester, “que je me souviendrai toute ma vie “d'un Amant qui a sçu m'inspirer autant d'estime que d'amour. Pour peu “que je vous aie été chere, vous ne dédaignerez pas le portrait d'une femme, “dont vous posséderiez encore le cœur, “si l'amour étoit fils de la justice & de “la réflexion. Adieu, Monsieur: ne “cherchez point à me revoir, si vous “voulez diminuer mes remords, & “soulager mon tourment.„

Fut-il jamais un contraste plus singulier? Fut-il jamais un mélange aussi bisarre de vertus & de vices? Toute inconstante qu'elle étoit, je me sentois encore attaché aux charmes qui m'avoient si puissamment assujetti. J'avois beau prendre la résolution de la mépriser, je ne pouvois oublier les traits de sa franchise. Combien de gens accoutumés à faire grand étalage de leurs vertus, perdroient du côté de la sincérité, si on les mettoit en parallele avec ceux dont ils blâment hautement les foiblesses?

Bien loin de travailler à me guérir de mon attachement, je me flattois encore qu'un caprice pourroit réveiller, dans le cœur de la d'Auraigniac, une passion que le caprice seul venoit d'éteindre. Combien cette folle espérance n'auroit-elle pas prolongé mon erreur & mes peines, sans la réflexion que je fis sur le délabrement de mes affaires? Etouffant alors tout sentiment de volupté, je fixai les yeux sur ma fortune; & quel fut mon étonnement! Je me voyois à deux doigts d'une catastrophe d'autant plus irréparable, qu'elle entraîne presque toujours après elle des bassesses, dont on ne se reléve jamais. Accablé de dettes, perdu par des usures immodérées, je n'appercevois autour de moi qu'un abysme affreux, dans lequel j'allois infailliblement me plonger.

Saisi d'horreur, je ne sçavois de quel côté me tourner: l'avenir me paroissoit aussi désespérant que le présent étoit accablant. Manquer de payer le premier créancier; c'étoit m'exposer, dans le même moment, aux poursuites impitoyables d'une infinité d'autres: emprunter de nouveau à usure pour satisfaire les premiers qui se présenteroient; c'étoit m'enfoncer encore davantage dans le précipice: aller me jetter aux pieds de mon pere, pour lui découvrir la cause de mes malheurs; c'étoit percer le sein d'un vieillard respectable, qui, par ses libéralités inoüies, m'avoit depuis long-temps ôté le droit de rien exiger de lui: vendre ma charge; c'étoit me déshonorer, sans espérance de trouver, dans sa finance, de quoi satisfaire tous ceux à qui je devois. Que dis-je? c'étoit ouvrir leurs yeux avides & conjurer ma perte.

Flottant entre mille projets les uns plus chimériques que les autres, je ne me rappellois plus les charmes de la d'Auraigniac, que pour détester ma funeste passion: tantôt me ressouvenant des artifices qu'elle avoit employés pour me séduire, j'avois en horreur le jour où j'avois commencé à la connoître: tantôt touché de la bonne foi qu'elle avoit toujours fait paroître, pendant tout le temps que j'avois joui de ses bonnes graces, & sur-tout dans ses derniers adieux, je me regardois comme la seule cause de mon désastre. C'est moi qui me suis jetté dans ses bras, me disois-je dans l'amertume de mon cœur: avec moins de cupidité j'aurois reconnu mon erreur au seul récit de ses premiéres avantures, & j'aurois brisé une chaîne honteuse. Hélas! je l'avouerai à ma honte: mon cœur, esclave de la volupté, avoit besoin d'un objet pour partager sa flamme criminelle: j'ai vu la d'Auraigniac, & je me suis lancé volontairement dans les filets qu'elle me tendoit: si elle est l'instrument de ma perte, n'est-ce pas moi qui en suis le principe?

Revenu absolument de mon aveuglement, j'aurois totalement oublié celle qui avoit tyrannisé mon cœur, si sa candeur, cette vertu si rare dans notre siécle, n'eût mérité quelques égards: en la détestant, je ne pouvois cependant l'accabler d'un souverain mépris: la bonne foi qu'elle avoit portée jusqu'à une sorte d'héroïsme, lui ménageoit encore, dans mon cœur, un attachement dont je ne pouvois trop distinguer la source. Ce n'étoit pas de l'estime: c'étoit encore moins de l'amour. Oh! que je suis détrompé de ses prétendues douceurs! Percé deux fois de ses traits, je ne connois que trop, par ma funeste expérience, combien le poison qu'il distille dans le cœur est subtil, & combien il est pernicieux: en proie à d'accablantes réflexions, je renonce pour toujours à ses plus flatteuses promesses: ce ne sera plus dans son sein que je chercherai le bonheur: hélas! victime des sacrifices que je lui ai offerts, il ne me reste plus que du dégoût pour les plaisirs, que la misere & le désespoir. Qu'on s'étonne, après ce qui vient de m'arriver, de voir si souvent ses autels ensanglantés & ses sectateurs réduits dans la derniere extrémité!

Lettre VIIII.

Les Richesses regardées comme la source du Bonheur. PLongé dans l'état affreux dont je vous faisois, Monsieur, la peinture, il y a quelques mois, à peine faisois-je quelques efforts pour en sortir. C'est le propre de la misere, sur-tout de celle dans laqu-elle on ne se trouve plongé que par des fautes, de rétrécir les idées, d'éteindre la vivacité, d'enchaîner l'imagination & d'ensevelir, pour ainsi dire, l'ame dans le tombeau de la douleur. Les malheureux ressemblent à ces Médecins malades, qui bien loin d'avoir de la confiance dans les remedes qu'ils prescrivent aux autres, redoutent ceux mêmes qu'on leur ordonne: combien y en a-t-il qui se releveroient sur les débris de leur fortune, s'ils vouloient combattre l'espece de langueur qui les absorbe?

Pendant que j'étois encore dans cet accablement qui nous rend incapables de nous opposer au sort qui nous persécute, je reçus une Lettre de Gaudricour. Il me demandoit, en peu de mots, la permission de me venir trouver, pour me communiquer une affaire de la derniere conséquence. Je balançai d'abord à recevoir sa visite, parce que j'appréhendois qu'il ne vînt encore me parler & de Madame & de Mademoiselle de Rougeon. Rien ne pouvoit m'être plus désagréable, dans les circonstances, dans lesqu-elles je me trouvois, que le souvenir de ces deux personnes. Exemple terrible des effets de l'amour! Tout ce qui étoit capable de me rappeller & ses faveurs & ses peines, ne pouvoit qu'augmenter la cruauté de ma situation. D'un autre côté pouvois-je me dispenser de voir un Confident généreux, dont j'avois éprouvé plus d'une fois & la fidélité & l'attachement? Gaudricour d'ailleurs étoit persécuté par l'amour; & cette ressemblance avec mon état actuel me faisoit prendre une sorte d'intérêt à sa visite. Je lui écrivis donc que je le verrois avec plaisir, mais à condition que Mesdames de Rougeon n'entreroient pour rien dans notre entretien.

Gaudricour vint dès le même jour. Vos malheurs me sont connus, me dit-il en entrant: vous avez besoin de secours: voilà ma bourse: disposez, je vous en conjure, de ma fortune.

Surpris à la vue d'une générosité à laqu-elle je devois si peu m'attendre, je lui demandai, par quelle voie il avoit appris le triste état où j'étois réduit. Que vous importe, Monsieur, continua-t-il, un détail dans lequel vous me permettrez de ne pas entrer? Ne perdons pas le temps, par un récit infructueux: c'est par des services, & non par des discours que je veux mériter votre confiance. Deux de vos créanciers s'apprêtent à jetter une saisie sur votre Charge: vous êtes perdu, si vous ne prévenez avec promptitude leur démarche: daignez seulement vous en reposer sur mon zèle: dès demain ils seront satisfaits.

Les expressions manquerent à ma juste reconnoissance: je me jettai au cou de Gaudricour que j'embrassai avec une tendresse inexprimable: je le comblai des noms les plus propres à caractériser sa générosité & à peindre les sentimens dont j'étois pénétré. Quelle obligation ne vous ai-je pas, cher Ami, lui dis-je? Aucune, Monsieur, me répondit-il: un cœur généreux qui trouve l'occasion de pouvoir obliger, est trop récompensé par le plus délicat de tous les plaisirs, pour écouter les expressions d'une reconnoissance, qui ternit souvent & la gloire de celui qui rend service, & l'honneur de celui qui le reçoit. Ne parlons plus d'obligations: un objet plus intéressant doit nous occuper: ce que je puis faire aujourd'hui par moi-même ne suffit pas pour vous tirer totalement du mauvais état où vous vous trouvez: ce seroit peu d'appaiser quelques créanciers plus actifs que les autres; il faut les satisfaire tous: il n'y a que ce seul moyen pour vous faire oublier la cause de vos malheurs. Pour y parvenir, voici deux projets dont je me charge de faire réussir l'un ou l'autre. Je n'attends plus que votre choix. Le premier est d'épouser une riche héritiere & de ... Laissons celui-là, Gaudricour; l'épreuve cruelle que j'ai faite des femmes, me rend très-peu propre à goûter les agrémens du mariage: sans l'amour, auquel j'ai renoncé pour toujours, comment s'engager sous ses loix? L'intérêt seul ne me fera pas courir les risques d'un lien, dont les sentimens mutuels n'auroient pas serré les premiers nœuds: content d'admirer les femmes raisonnables, j'éviterai les occasions, même les plus innocentes, de cesser de respecter leur vertu: ma résolution est prise & vous me ferez plaisir de me cacher le nom de la personne que vous aviez envie de me proposer.

Gaudricour n'insista pas davantage, dans l'espérance de trouver moins de difficulté sur la seconde partie de sa proposition. Après m'avoir montré les avantages des finances par la peinture des fortunes immenses qu'elles avoient élevées de nos jours, il s'attacha à me persuader qu'elles m'offroient un moyen aussi prompt qu'assuré pour sortir de ma misére.

Surpris d'un pareil projet, je le priai de remarquer lui-même, combien mon caractére étoit éloigné de celui des finances: en passant même assez légérement sur le peu de considération qu'elles donnent dans le monde, l'idée seule de ces sang-sues engraissées de la plus pure substance du Peuple, me causoit une répugnance extrême. Que vous êtes simple, me répondit Gaudricour! Est-il possible qu'à votre âge on connoisse si peu le monde? Où voyez-vous les Financiers dans le mépris, dont vous supposez qu'on les accable? Ne sont-ce pas eux qui habitent les hôtels les plus superbes, qui brillent dans les équipages les plus lestes & les plus magnifiques, qui entretiennent les tables les mieux servies, qui sont environnés d'amis les plus empressés, qui trouvent les protecteurs les plus dévoués, & qui choisissent les femmes les plus à la mode? Que leur manque-t-il pour être heureux? Egalement recherchés & par les Grands & par les Gens de lettres, que de talens n'empruntent-ils pas des uns! Que de considération ne tirent-ils pas des autres! Désabusez-vous, Monsieur: le temps où l'on méprisoit la Finance est passé: parce qu'on sçavoit alors mettre des bornes assez étoites à la cupidité, pour ne pas porter envie aux richesses du Financier, il restoit tristement renfermé dans son opulence, & avoit quelquefois honte lui-même de se voir regardé comme une peste publique, dont tous les honnêtes gens évitoient la contagion; mais que ces mœurs Gauloises sont changées! Les Financiers attachés, par les alliances les plus respectables, à ce que la Noblesse a de plus grand & de plus illustre, ne sont-ils pas en droit de prétendre à tout? Et comment ne donneroient-ils pas carriere à leur vanité, lorsqu'ils voyent des Seigneurs eux-mêmes, sous des noms empruntés, au nombre de leurs membres? Comment ...

J'interrompis Gaudricour pour lui représenter, que j'avois le malheur de penser comme nos peres, & que le portrait que je m'étois fait de la probité, m'empêcheroit de revenir facilement de cet ancien préjugé.

Gaudricour peu touché de ma résistance, persista à me démontrer que la Finance n'avoit actuellement rien que d'honnête: qu'il y avoit beaucoup de sentiment dans ceux qui étoient à la tête des grandes affaires: que ces impressions favorables pour l'humanité, s'étendoient insensiblement de proche en proche, & parvenoient ainsi jusqu'aux moindres intéressés: tous ses efforts seroient cependant devenus inutiles, s'il ne m'eût rappellé ensuite l'état déplorable, dans lequel ma sotte vanité alloit me plonger pour toujours: la peinture qu'il en fit, m'ébranla: profitant de l'avantage que mon trouble lui donnoit sur moi; pourquoi vous obstiner, Monsieur, me dit-il, à refuser un moyen innocent de sortir des embarras où vous vous trouvez? Pourquoi, par un point d'honneur mal entendu, vous mettre dans l'impossibilité de vous acquitter avec vos créanciers? Où est la probité, de négliger une occasion favorable de satisfaire à la premiére des vertus, je veux dire à la justice, en payant vos dettes? Reposez-vous-en sur ma prudence: vous jouirez de tous les avantages de la Finance, sans être regardé comme un Financier: votre nom sera à peine connu de vos Associés, & vous n'aurez d'autres soins que celui de recevoir un revenu considérable.

Il y auroit eu de la folie à résister plus long-temps: aussi-tôt que Gaudricour me vit rendu, il m'embrassa, en me félicitant: sur le point de me quitter, il me pria de reprendre ma tranquillité ordinaire.

Je ne fus pas fâché de le voir sortir: chaque circonstance de l'entretien que je venois d'avoir avec lui me jettoit dans un abysme de réflexions: j'avois besoin d'un peu de solitude pour me reconnoître. Je ne sçavois d'abord qui imaginer sur la premiére partie de la proposition qu'il m'avoit faite: j'éloignois cependant, autant qu'il m'étoit possible, l'idée du mariage qu'il m'avoit annoncé: je craignois toujours d'y trouver du Rougeon. La pensée de me voir Financier, pour ainsi dire sans le sçavoir, me paroissoit plus plaisante, à proportion que l'image de ma misére dissipoit mes scrupules. Je n'osois cependant encore me livrer aux différens projets que mon imagination formoit déjà, parce que je ne pouvois me persuader que les belles promesses de Gaudricour eussent quelque solidité. Malgré les difficultés que j'entrevoyois dans le plan qu'il m'avoit exposé, je ne laissois pas que d'être un peu plus tranquille. L'espérance, ce charme de la vie, venoit de temps en temps calmer la violence de mes inquiétudes. Qu'on est bien près d'être heureux, quand l'espoir renaît dans le cœur, & qu'on commence à imaginer qu'on le sera!

J'étois cependant encore le jouet de la crainte & de l'espérance, lorsque Gaudricour m'apporta un acte en bonne forme, par lequel une compagnie de Financiers me recevoit à partager avec eux quelques deniers sur le profit de leur bail: il accompagna ce présent de trois quittances de mes principaux créanciers, à qui il avoit satisfait pour moi. Constant à refuser les moindres marques de la plus juste reconnoissance; je doute que vous puissiez avoir autant de plaisir, Monsieur, me dit-il, en me quittant promptement pour mieux se soustraire à mes caresses, en recevant ces foibles preuves de mon amitié, que j'en éprouve en vous les donnant: profitez des faveurs de la fortune, & ne vous inquiétez des sommes que j'ai avancées pour vous, que lorsque vous aurez acquitté toutes vos dettes: il m'échappa malgré les efforts que je fis pour le retenir.

La révolution qui venoit de se faire dans mes affaires étoit si subite, que j'aurois encore douté de mon bonheur, sans les preuves non équivoques que Gaudricour m'avoit laissées: je les considérai à plusieurs reprises, afin de dissiper les derniers nuages de tristesse que ma misére avoit répandus sur mon ame: une joie douce s'empara de mon cœur, & y rappella, avec l'espérance, le courage & l'activité: mon imagination délivrée des entraves qui l'avoient assujettie pendant le temps de mon infortune, reprit son vol ordinaire: le premier effet de sa liberté fut de me représenter, sous le crayon le plus agréable, ma situation présente. Je rentrai avec plaisir dans mon cabinet: je remis dans mes affaires un ordre, que ma passion pour la d'Auraigniac avoit dérangé. Que vous dirai-je, Monsieur? Mon bonheur croissoit à raison des sommes considérables que je recevois, & qui me mirent bien-tôt en état de faire taire tous mes créanciers.

Je devois trop à Gaudricour, pour ne pas reconnoître les services importans qu'il m'avoit rendus: aussi me faisois-je un vrai plaisir d'imaginer quelque chose, qui, en satisfaisant en partie à ma reconnoissance, ne blessât pas sa délicatesse: il est des ames généreuses avec lesqu-elles il est difficile de s'acquitter: ce n'est pas cependant l'embarras ordinaire de notre siécle.

Croyant avoir levé tout obstacle, je fis porter chez lui une galanterie capable de flatter son goût pour l'étude des Belles Lettres. C'étoit un choix de Livres rares; mais il me les renvoya aussi-tôt avec ce Billet: “Permettez-moi, Monsieur, de ne pas recevoir le présent “que vous m'avez envoyé. La hauteur n'a point de part dans ce refus: “je me croirois indigne de votre estime, “si je me laissois gouverner par un motif aussi bas: trop heureux pour vous “avoir servi, je n'userai du droit de “vous demander quelque grace, que “pour vous prier d'oublier que je vous “ai été utile en quelque chose.„

Je courus chez lui bien résolu de lui faire une furieuse querelle; mais comment aurois-je pu accomplir mon projet? La noblesse & la douceur de ses réponses me désarmèrent: il m'assura que mon amitié le flatteroit infiniment plus que les preuves, trop souvent équivoques, d'une reconnoissance ordinaire: il me la demandoit avec instance. Vous me faites injure, Gaudricour, lui dis-je, de paroître encore douter de l'attachement sincére que j'aurai toute ma vie pour vous: les sentimens les plus tendres, la confiance la plus parfaite & le zèle le plus ardent, ne m'acquitteront jamais ... Voilà encore de la reconnoissance, Monsieur, reprit-il en m'interrompant: changeons de discours.

Ce ne fut qu'avec beaucoup de violence que je fis taire les sentimens qui m'animoient: il m'avoit servi avec tant de générosité, & il refusoit avec tant de grandeur d'ame les moindres marques de ma gratitude, que j'aurois voulu trouver quelque occasion de l'obliger sans qu'il pût s'en appercevoir.

Dès que je l'eus quitté, je cherchai en moi-même ce qui pourroit lui être le plus agréable. L'inclination qui l'attachoit à sa chére Julie, se présenta heureusement à mon esprit, comme un moyen sûr pour me venger sans craindre son ressentiment ni ses reproches: il l'aimoit toujours avec la même tendresse: l'absence même n'avoit fait qu'augmenter sa constance: je pris donc la résolution de faire en sorte, à quelque prix que ce fût, de parvenir à découvrir le lieu de la retraite de Julie.

Occupé de ce projet, j'allai souvent chez Madame de Rougeon, que je n'avois vûe que très-rarement, & par pure bienséance, depuis son retour de la campagne: flattant sa folle passion, je m'insinuai bien-tôt dans sa confiance: qu'il m'en coûtoit pour tromper cette femme! Pourquoi n'y avoit-il pas un autre moyen pour lui arracher son secret?

Ce qui ne me rebutoit pas cependant, c'est que j'étois sûr de n'avoir rien à craindre pour ma liberté: j'avois totalement oublié Hortence: affermi par mes malheurs contre les traits de l'Amour, j'avois renoncé pour toujours à ses faveurs.

Une autre occasion d'éprouver, combien j'étois en garde contre ses ruses, se présenta dans le même temps. J'appris que Mademoiselle d'Auraigniac étoit dans la plus triste misére: le jeune Seigneur qui m'avoit succédé, étoit un de ces chevaliers d'industrie, qui n'ont pour mérite que beaucoup de figure, & pour ressource que beaucoup d'intrigues: en moins d'un an il avoit réduit cette fille dans un état affreux: victime de ses sentimens & de sa sincérité, elle l'aimoit trop éperduement, pour s'appercevoir du précipice dans lequel il l'entraînoit. Ce malheureux avoit même profité de l'aveuglement de sa passion, pour lui faire signer plusieurs obligations: il venoit de les négocier avec ces pestes publiques, ces usuriers de profession, & avoit quitté la Capitale.

Ma fortune étoit déjà assez brillante: après avoir payé toutes mes dettes, j'avois acheté une terre considérable: & comment n'aurois-je pas été promptement riche? il entroit tous les mois de grosses sommes dans mes coffres, & j'étois devenu le maître de mes passions: quelles ressources pour la fortune, que l'esprit de modération! Le sort de Mademoiselle d'Auraigniac me toucha: je me fis un plaisir de récompenser sa candeur: ce sentiment de générosité augmenta par l'idée flatteuse que je me faisois de pouvoir peut-être, par mes libéralités, réveiller en elle la voix de la vertu, & la retirer de ses désordres. Qu'il est doux de pouvoir faire du bien!

Afin de ne pas perdre, par un délai souvent funeste pour les malheureux, la moindre partie du dessein que j'avois formé, je me fis conduire dans l'instant chez Mademoiselle d'Auraigniac: je la trouvai accablée de tristesse: bien loin de lui reprocher son ingratitude, & de tirer avantage des suites de son inconstance, je l'engageai à me découvrir son état actuel, avec cette même liberté que j'avois toujours estimée en elle: je lui dis qu'ayant appris ses malheurs, je venois lui demander un état exact de ses affaires: ranimée par l'espérance que je venois de lui donner, Mademoiselle d'Auraigniac ne me parla que le langage de la plus vive reconnoissance: j'en arrêtai les premiers mouvemens, afin de travailler plus efficacement à les mériter: j'envoyai donc chercher à l'instant même tous ses créanciers, à qui je donnai rendez-vous chez moi pour le lendemain matin: ce premier article arrangé; ma Philosophie vous fera peut-être retrouver, Mademoiselle, des charmes dans la vertu, lui dis-je en la quittant.

Après avoir satisfait à toutes ses dettes, je retournai chez elle: en lui remettant les quittances de ses créanciers, je lui glissai un contrat de rente, qui pouvoit la mettre en état de vivre décemment dans le monde, pour peu qu'elle voulût renoncer à toutes ses intrigues. Quoiqu'elle ignorât encore tout le bien que je lui faisois, de combien de marques d'amitié ne paya-t-elle pas ma générosité! Me tenant les mains étroitement serrées dans les siennes, elle les arrosoit de ses larmes: elle les embrassoit en me donnant des noms d'autant plus doux & plus flatteurs, que ce n'étoit plus le délire d'une folle passion qui les dictoit, & que la vertu même ne pouvoit en rougir: sa reconnoissance commençant cependant à devenir un peu trop vive & trop tendre, pour un homme qui avoit pris son parti sur l'amour, je me sauvai promptement: il y a de certains sentimens qui portent avec eux un charme qui ne se communique que trop facilement: qu'il seroit doux de s'y livrer, s'il étoit possible d'en modérer les mouvemens! Trop foibles pour arrêter notre cœur, la fuite seule assure notre victoire.

Mademoiselle d'Auraigniac accourut chez moi aussi-tôt qu'elle eut trouvé, dans ses quittances, le contrat dont je lui avois fait présent. S'imaginant que je l'avois oublié sans le sçavoir, elle me le rapportoit. Gardez-le, Mademoiselle, lui dis-je; il vous appartient .... En mettant le comble à votre générosité, vous me découvrez, Monsieur, toute la bassesse & toute l'indignité de ma perfidie: je n'étois pas digne de vous: vos bontés font aujourd'hui sur mon cœur plus d'impression qu'elles n'ont fait de changement dans ma fortune. Oh! cher Barville ...

Dans l'excès de sa tendresse, avec quelle ardeur ne m'offroit-elle pas la récompense de mes bienfaits! Mais trop délicat pour en voir ternir la pureté, & assez précautionné contre les artifices de l'Amour; Ce n'est pas à la passion, lui dis-je, Mademoiselle, que vous devez les secours que je vous ai donnés: en apprenant votre misére, je me suis rappellé la mienne, & j'ai pensé qu'une ame aussi sincére que la vôtre n'étoit pas faite pour rester toujours dans le vice. Le plaisir de vous mettre en état de rentrer dans le chemin de la vertu, a seul touché mon cœur. Si je résiste à vos charmes, que ne devez-vous pas espérer de vous-même? Revenu des chimériques promesses de l'Amour, c'est à votre amitié seule que j'aspire.

Mademoiselle d'Auraigniac ne me répondit que par un torrent de larmes. Le dépit d'un refus que je ne mérite que trop, n'entre point, me dit-elle, Monsieur, dans les pleurs que je répands: la honte que me donne la vue de ma conduite passée, en est la source. Que ne vous dois-je pas aujourd'hui! votre générosité alloit me replonger dans un nouvel abysme, si votre probité n'eût soutenu ma foiblesse: c'est en rentrant dans mes devoirs, que je veux devenir digne de votre estime, & ce ne sera qu'avec le respect le plus sacré que je vous exprimerai ma trop juste reconnoissance. Mettez le comble à vos bontés, Monsieur, en me conduisant dès ce moment dans un de ces saints asyles, où je puisse méditer sur mes erreurs, & laver mes crimes par des larmes salutaires.

Touché moi-même à la vue de ce changement, j'approuvai une aussi belle résolution: je lui fis sentir cependant qu'il étoit nécessaire qu'elle passât encore quelques jours dans le monde, afin de mettre ordre à ses affaires, & de choisir d'autres domestiques: elle consentit avec peine à m'accorder trois jours: une malheureuse expérience, disoit-elle, lui avoit appris, combien elle devoit peu compter sur son cœur. Je combattis encore le dessein qu'elle avoit pris de se consacrer au Seigneur en prenant le voile: j'eus besoin dans cette occasion de tout le pouvoir que j'avois sur son esprit, pour lui faire envisager que le noviciat qu'elle avoit fait dans le monde, la rendoit peu propre à porter un joug aussi dur & aussi long: d'un autre côté je lui fis voir qu'étant simplement pensionnaire, le sacrifice de sa liberté en deviendroit bien plus généreux, & bien plus volontaire, puisqu'elle le renouvelleroit toutes les fois qu'elle se priveroit de quelque plaisir: enfin docile à des raisons aussi fortes, elle jouit à présent d'une tranquillité, qu'elle ne pouvoit se promettre que dans les agrémens de la solitude.

C'est ainsi, Monsieur, que j'augmente tous les jours un bonheur que je dois aux richesses: jamais je n'ai goûté de plaisirs aussi purs: ils naissent, pour ainsi dire, sous mes pas: à peine ai-je besoin de les imaginer: ils ne se succédent que pour se faire mieux sentir: environné d'une foule d'amis, je me vois prévenu en tout: recherché par les gens de lettres, quelle sensation pour mon amour propre, de voir presque toujours leurs lumiéres le céder aux miennes! Quelles délices de partager leur conversation, & d'en être souvent l'oracle! ils font l'agrément de ma table, la consolation de mes jours & le charme de ma vie: sans eux je jouirois sans sentir; je serois heureux sans le sçavoir: seroit-il une plus triste végétation? Avec eux j'étends les bornes mêmes de la félicité, & je m'éleve, pour ainsi dire, au-dessus de l'humanité. Sans richesses est-il possible, Monsieur, d'être heureux.

Lettre X.

Les Richesses incapables de nous rendre heureux. Je ne crois pas, Monsieur, que personne ait jamais éprouvé autant de contradictions que moi, depuis que je cherche le bonheur: séduit par mes passions, je n'ai trouvé dans celles que j'ai satisfaites avec le plus d'avidité, que du dégoût: prêt à fixer ma félicité, la moindre réflexion suffit pour me faire appercevoir la fragilité de l'appui, sur lequel je travaillois à l'établir: la honte succédant bien-tôt à l'ivresse qui m'avoit aveuglé, je ne trouve plus au-dedans de moi qu'un vuide affreux, dans lequel je cherche en vain les objets qui m'avoient fait illusion: une nuit obscure les a dépouillés, en un instant, des couleurs riantes dont mon imagination se plaisoit peu auparavant à les parer: ils disparoissent eux-mêmes, & ne laissent après eux qu'un vain fantôme, qui, pour achever de me tourmenter, me rappelle encore quelquefois des momens trop délicieux, puisqu'ils devoient si promptement faire place à des jours pleins de désespoir & d'amertume. N'avons-nous pas assez de nos peines réelles, sans aller fouiller jusques dans la source de nos plaisirs, pour en extraire les idées les plus tristes & pour en former les pensées les plus affligeantes?

Ces mêmes richesses que je regardois, il y a quelques mois, comme la base d'un bonheur, auquel il ne manquoit plus que d'être durable, font aujourd'hui le sujet de mes plaintes: l'habitude de les posséder a jetté dans mon ame une langueur insipide, qui s'étend sur tous les objets qui me flattoient le plus dans les premiers momens de mon opulence: l'uniformité de jouir m'a ôté les douceurs de la jouissance: toute habitude altére nécessairement le sentiment; & sans sentiment y a-t-il de vrais plaisirs? La fortune a versé sur moi ses faveurs à pleines mains: je n'ai rien à désirer, & cependant je soupire continuellement: je ne me refuse rien de tout ce qui peut procurer l'aisance & contenter mes fantaisies, & cependant je sens qu'il me manque quelque chose: toujours occupé du projet de fixer ma félicité, je cherche en quoi consiste ce quelque chose, sans pouvoir le découvrir: malgré mes efforts redoublés, & une notion intime, je n'en puis pénétrer la nature; comment pourrai-je me le procurer? Il faut bien que les richesses ne donnent pas ce contentement du cœur qui produit le bonheur, s'il ne l'est pas lui-même: autrement combien ne verroiton pas de gens heureux sous ces plafonds dorés, sous lesquels on ne rencontre ordinairement que de tristes victimes de la cupidité? Les Richesses, semblables aux eaux d'un torrent qui coulent avec rapidité sur une pente escarpée, passent dans notre cœur sans le remplir: où trouve-t-on ordinairement plus de vuide qu'au milieu de l'abondance?

Quelque impuissante que soit la Fortune pour désaltérer la soif de la cupidité, il faut cependant avouer, qu'en nous mettant dans l'état de pouvoir répandre ses faveurs, elle nous procureroit un plaisir bien délicat, si la générosité ne se trouvoit pas trop souvent payée d'ingratitude: un cœur accoutumé à faire des heureux, pourroit-il ne pas le devenir lui-même? Non, sans doute; mais il y a si peu de personnes dignes de recevoir des bienfaits, qu'il est étonnant d'en trouver encore qui se plaisent à les offrir. La reconnoissance, qui ne devroit pas être une vertu parmi les hommes, est devenue si rare de nos jours, qu'on doit peut-être compter plus sur ses propres ennemis, que sur ceux que l'on a obligés. Il est assez ordinaire de voir ceux qui ont le plus de droit de se plaindre de nous, se piquer de sentimens à notre égard, tandis que les engagemens contractés par des services rendus, ne font souvent qu'animer contre nous ceux qui nous sont le plus redevables. Le bras qui nous a secourus révolte notre vanité: nous le regardons comme l'étendard de notre honte: les Bienfaits ont beau intéresser pour lui notre cœur, la Justice a beau prendre sa défense, l'Honneur lui-même a beau lui prêter son secours, l'Amour-propre sçut-il jamais avouer des services reçus? sçut-il jamais reconnoître les droits de la Justice? sçut-il jamais respecter les sentimens de l'Honneur? Combien de gens ne nous oublient, ou ne se plaignent même de nous, que parce qu'ils nous doivent beaucoup?

La reconnoissance de Mademoiselle d'Auraigniac me flattoit trop, pour prescrire des bornes aussi étroites à mes libéralités: non content de soulager les Infortunés qui avoient recours à moi, je courois après ceux que la honte enfonçoit de plus en plus dans la misere; mais quelle fut ma surprise? Après avoir répandu pendant long-temps l'abondance de toute part, je ne vis autour de moi que des champs stériles. Environné d'une nouvelle troupe de malheureux, je n'appercevois dans leur foule aucuns de ceux pour qui j'avois fait luire des jours sereins: ils s'étoient tous rétirés; & sans doute qu'en s'éloignant d'un lieu qui leur auroit rappellé leur indigence, ils auroient souhaité pouvoir étouffer jusqu'au souvenir des services que je leur avois rendus. Un pareil oubli me touchoit peu: les sentimens d'ingratitude de ces ames basses peuvent-ils troubler les cœurs généreux? N'est-ce pas dans le bienfait même qu'ils en cherchent la délicate récompense? Celui-là doit cesser d'être libéral, qui exige ou qui attend de la reconnoissance. Quel mérite à espérer dans un service rendu, lorsqu'on est sûr d'en être payé?

Flatté intérieurement de pouvoir faire des heureux, je me serois consolé facilement de me voir abandonné par cette vile troupe d'ingrats, si plusieurs d'entr'eux n'avoient pris occasion de mes bienfaits mêmes, pour effacer, en me perdant, les moindres traces par lesqu-elles ils étoient parvenus jusqu'à moi. Ceux de qui j'ai moins à me plaindre, sont ceux qui, élevés aujourd'hui sur les premiers degrés de la Fortune, me méconnoissent ou me traitent avec hauteur: les autres se sont servis de mon crédit, pour usurper mes places, & partager mes richesses: les derniers enfin n'ont profité de ma confiance que pour noircir mes actions & flétrir ma réputation par d'indignes calomnies. Non, Monsieur, rien n'avilit tant à mes yeux le cœur de l'homme, que la bassesse de ses démarches, la vanité de ses sentimens & l'injustice de ses procédés: on ne doit compter sur les hommes qu'après qu'ils ont passé par l'épreuve des bienfaits.

Comment voudriez-vous, Monsieur, que ma Philosophie pût tenir contre de semblables traits? Ils ont quelque chose de si affreux, qu'ils me mettent souvent en garde contre tout ce qui porte la figure humaine. Je ne vois plus dans ces prétendus amis, dont un homme riche se trouve pour ainsi dire enveloppé, que de fades adulateurs, que l'intérêt dirige, & qui ne ménagent ses passions que pour mieux le tromper: je ne vois plus dans la plûpart de ces Gens de Lettres que d'indignes parasites, attirés par une table délicate, où ils viennent souvent faite redouter, même au maître de la maison, l'impertinence de leur persifflage, & l'injustice de leur censure.

Que les Riches qui pesent dans une balance juste les avantages & les désavantages d'une grosse fortune, sont à plaindre! Continuellement exposés à s'abandonner à tous les caprices de leurs passions, dans combien d'excès ne peuvent-ils pas donner? Qu'il est dangereux de pouvoir tout ce que la cupidité peut vouloir! En supposant même, (ce qui est très-rare) qu'ils cherchent de bonne foi à faire des heureux, qu'il est triste pour eux de n'avoir qu'à craindre les horreurs de la trahison pour récompense de leurs bienfaits! Qu'il est cruel de rencontrer à la tête de ses ennemis, ceux qu'on à obligés!

Victimes de la flatterie, ce n'est que par le moyen d'un verre fallace que les Riches entrevoient les objets: la vérité pourroit-elle percer la foule qui les obsede? La confiance & la sincérité, qui font en même temps les délices de la vie & la base de l'amitié, leur sont inconnues: comment auroient-ils des amis? Il faudroit, pour acquérir & conserver ce trésor, qu'une égalité, au moins de sentimens, éloignât toute espérance & toute prétention d'un commerce que le cœur seul doit former, & qu'un parfait désintéressement peut seul soutenir; mais qui fréquente les Riches sans avoir des vues?

En vérité je rougis, Monsieur, de m'être attaché si long-temps à quelque chose d'aussi dangereux & d'aussi méprisable que le sont les faveurs de la Fortune. Que j'examine leur origine; rarement elles sont la récompense du mérite. Le hazard, la protection, que dis-je? les bassesses mêmes ne sont-elles pas les sources ordinaires, par où coulent ces eaux pernicieuses, après lesqu-elles on voit courir tant de monde, & qui ne désalterent pas ceux qui en boivent avec le plus d'avidité: capables d'enivrer pour quelque temps, elles ressemblent à ces liqueurs fortes, dont l'excès excite toujours une soif brûlante & insupportable. Quand je me rappelle, combien parmi le nombre de Riches que je connois il y en a peu qui soient dignes des regards de la Fortune, je ne conçois pas comment on désire partager avec eux le mépris des honnêtes gens, & souvent l'exécration d'un Public, toujours éclairé sur les injustices dont on l'accable. Que je considere les effets des richesses; & j'apperçois au premier coup d'œil qu'elles enflent l'esprit, qu'elles corrompent les mœurs, & qu'elles endurcissent le cœur: peu propres à remplir les projets de l'Avare, elles ne font qu'irriter ses désirs: après cela le Riche est-il heureux? Est-il possible de l'être, lorsqu'on voit au-delà de soi un degré de bonheur auquel on aspire en vain? En supposant même, (ce qui est presque impossible) qu'un Riche soit assez sage pour arrêter lui-même la main de la Fortune, qui le rendra heureux? Sera-ce la possession de ses trésors? Ils cessent d'avoir des charmes aussi-tôt qu'on commence à en jouir. Sera-ce le bon usage qu'il en fera? Mais quel retour peut-il espérer de la part des hommes, à qui l'Amour-propre rend odieux tout bienfaiteur? Gouverné par sa cupidité, les conservera-t-il avec soin? Mais y a-t-il du plaisir à dormir sur des monceaux d'or & d'argent? De quelque côté qu'on regarde les Richesses, soit qu'on en soit le triste gardien, ou l'économe généreux, elles font souvent notre tourment, sans jamais procurer une véritable félicité.

En proie à ces réflexions accablantes, je vais quelquefois déposer, dans le sein de Mademoiselle d'Auraigniac, l'amertume dont elles remplissent mon ame: revenue de ses égaremens, elle fait toute ma consolation: elle seule est capable d'adoucir mes peines, en les partageant: quelle candeur dans sa vertu? quelle décence dans son maintien? quelle douceur dans sa conversation? quelle solidité dans ses conseils? Je goûte auprès d'elle un sentiment beaucoup plus flatteur que celui de l'Amitié, & bien moins turbulent que celui de l'Amour. Comment ne respecterois-je pas sa vertu, moi qui la regarde en quelque sorte comme mon ouvrage? Quelle noblesse dans les expressions de sa reconnoissance? Seroit-il possible à la Délicatesse même de n'y pas être sensible?

Au reste quelque soulagement que je reçoive dans la compagnie de cette aimable & vertueuse Personne, je ne reviens cependant jamais de chez elle absolument guéri de la langueur qui m'absorbe. Que dis-je? j'éprouve toujours, lors même que je suis avec elle, une certaine fadeur qui m'étoit inconnue, avant que la Fortune tournât sur moi des regards capables, dans l'esprit du Vulgaire, de faire des jaloux. Que ce sentiment, tout indéfinissable qu'il me paroît, est insupportable! Quand cesserai-je, Monsieur, de nager dans ce vuide affreux? Est-il un port pour en sortir? Malheureux que je suis! quand pourrai-je l'appercevoir & y aborder?

Lettre XI.

Le Monde brillant, regardé comme la source du Bonheur. Que je suis prompt à m'abuser, Monsieur! Trop disposé à la misanthropie, le moindre nuage me plonge dans l'accablement: saisissant trop vivement les différens jours sous lesquels on peut considérer les objets qui sont capables de remuer notre ame, & de produire en elle de violentes sensations, à la joie la plus pure en apparence, succede bien-tôt une tristesse désesperante: alors victime de mes réflexions, je ne trouve plus qu'un supplice insoutenable, dans ce qui faisoit peu auparavant ma félicité. Quel contraste dans le cœur humain!

Y pensois-je l'année passée, lorsque je vous marquois que j'étois le plus à plaindre des hommes? Mon malheur n'étoit que l'effet de mon ignorance: parce que je n'avois été payé que d'ingratitude, de la part de quelques-uns de ceux à qui j'avois fait du bien; parce que la plûpart de ceux que j'admettois dans ma familiarité m'avoient tourné en ridicule, me voilà à mes propres yeux le plus infortuné des mortels! J'éclate, & je ne vois pas que c'est me plaindre dans le moral d'un effet aussi naturel que la succession de la nuit au jour l'est dans le physique! Helas! je connoissois assez peu le Monde, pour ne pas comprendre que les Cercles, même les plus brillans, ne peuvent subsister sans mille tracasseries qui animent, qui réveillent, & qui font l'agrément de la vie.

Ce sont du moins, Monsieur, les maximes qu'un de mes Amis m'a données avant que de m'introduire dans ces Compagnies renommées, dont il est l'oracle. Touché de l'état dans lequel je languissois, il s'est offert à me donner la connoissance d'un Monde nouveau, où, selon ses observations, on n'est embarrassé que du choix des plaisirs.

Avant que de m'y présenter, il m'a fait sentir qu'il falloit m'annoncer comme un homme qui sçavoit allier la délicatesse à l'opulence: que conséquemment à ce principe, il étoit essentiel d'aller tous les jours au Spectacle, & de n'y paroître qu'avec des habits du dernier goût: de plus, il m'a fait remarquer que je devois sur-tout ne pas manquer d'augmenter souvent, dans une voiture élégante, la foule des Boulevarts. Ah! parbleu! j'ai dessiné, ajouta Gavri, (c'est le nom de mon Agréable,) il y a quelque temps, la plus délicieuse Désobligeante qu'on puisse imaginer. Ce sont les cartouches les plus galans, & les guirlandes les plus voluptueuses! Tout en est du dernier neuf: je la destinois pour Mélanide; mais je t'en fais le sacrifice: demain nous passerons chez mon Sellier, apprête-toi à admirer. Tu seras, sur ma foi, le plus brillant de la Saison.

Docile aux leçons de Gavri, je me mis promptement en état de paroître dans le Monde: j'avois remonté tout à neuf une garde-robe de la derniere richesse & de la derniere mode: je paroissois tous les jours à quelque Spectacle: souvent même, après avoir sifflé aux François, j'allois éclater de rire aux Italiens, pour finir par bâiller à l'Opéra, jusqu'à ce que le Soleil moins brûlant, permît aux honnêtes Gens de se rassembler sur le Boulevart. Trois Spectacles dans un jour, sans manquer la Promenade! Jamais prosélite avoit-il marqué autant de ferveur? Aussi Gavri, touché de mon zèle, se hâtoit d'abréger le cérémonial de mon Noviciat: il me montroit à toutes les jolies femmes: il piquoit sur-tout leur curiosité, en m'annonçant comme un homme riche, qui cherchoit à plaire: il leur disoit, que c'étoit dommage que j'eusse donné dans un travers d'attachement, dont il travailloit sérieusement à me faire revenir. Animées toutes du désir de me connoître, elles le pressoient de me présenter chez elles. De mon côté, je le persécutois pour obtenir cette grace. Fort bien, Barville, me répondit-il un jour, en faisant une pirouette; nous ferons quelque chose de toi. Cette avidité m'enchante; mais ne nous pressons pas: il faut te faire désirer: ce n'est que pour te mieux servir, que je te fais attendre.

Je commençois à m'impatienter, lorsque Gavri entra chez moi avec une pétulance insoutenable pour tout autre que pour un disciple. Tes preuves sont faites, cher Barville, me dit-il, en m'étouffant, par ses embrassades réitérées: prépare-toi à venir ce soir avec moi chez Madame de Pavigny: de la gaieté, sur-tout: point de fadeur: annonce-toi d'une maniere à prévenir en ta faveur: beaucoup de méchanceté: on te plaisantera; rend la pareille: tu ne peux plaire que par ce moyen: adieu ... à cinq heures je suis à toi. A peine avois-je le temps d'entendre ses préceptes: il étoit déjà bien loin, lorsque je voulus le remercier.

En entrant chez Madame de Pavigny; voilà, lui-dit-il, Madame, ce Caton que je vous ai promis: victime de sa constance, il périssoit d'ennui sans moi: je lui ai fait reconnoître le ridicule de sa vie passée. Je crois, que son éducation me fera honneur: s'il me doit au reste la vie, c'est de votre aimable société qu'il en attend tous les agrémens.

Pour être reçu avec beaucoup d'empressement, il suffisoit d'être présenté par Gavri. J'avois d'ailleurs, outre le mérite de la nouveauté, celui d'un homme singulier. Gavri avoit fait confidence à Madame de Pavigny de ma passion pour Mademoiselle de Rougeon, & peu s'en falloit qu'un homme à sentiment ne fût regardé chez elle comme un être de raison. Souvent même, dans les Dissertations sçavantes de ce Cercle, on lui auroit disputé la possibilité, sans les portraits que quelques Romanciers du siécle passé nous en ont laissés: on ne pouvoit se persuader que Madame de la Fayette eût si bien peint des Amans constans & vertueux, si elle n'eût pas remarqué dans le Monde ou dans son cœur quelqu'échantillon de Madame de Cleves. Avant que de connoître les Antipodes, qui se seroit imaginé de leur donner un caractére, des mœurs, des passions & des sentimens?

La curiosité fixa d'abord sur moi les yeux de tout le monde: jamais on n'avoit été aussi surpris à la vue du Rhinocéros: chacun s'empressoit à me faire quelques questions sur les avantages & les désavantages de la constance: on présentoit requête à la Maîtresse de la maison pour m'interroger; & autorisé de son attache, on retenoit son tour. Un Voyageur, qui revient des pays étrangers, fut-il jamais plus fête, & se trouva-t-il jamais dans un pareil embarras?

Que de jolies choses, Monsieur, ne me demanda-t-on pas sur les sentimens du cœur? Est-ce une science, Monsieur, me dit une jeune Dame, que l'Amour de sentiment? Vous verrez, reprit aussi-tôt un brillant Talon rouge, que Madame seroit assez folle pour en étudier les principes, s'il y avoit des Maîtres pour les enseigner ... Pourquoi non? répondit la Dame: la Marquise de Ch*** se casse bien la tête tous les jours pendant deux heures, pour apprendre la Géométrie: la méthode d'aimer de Monsieur seroit-elle plus difficile? Je répondis assez modestement, que je ne connoissois point de Maître dans cet Art. Gavri nous a pourtant assurés, me dit Madame de Pavigny, que vous avez été un vrai Céladon: le seriez-vous devenu tout seul? ... Oui, Madame: je n'ai eu besoin que de suivre la pente de mon cœur ... Lui seul .... Fi donc, reprit une autre Dame un peu plus âgée; au récit de Monsieur, vous allez voir que c'est une maladie de l'ame: avez-vous remarqué cet air langoureux, & ce ton affectueux? Ah! n'en parlons plus: j'aurois peur qu'elle ne me gagnât .... Gavri, changeons de propos, ou je ne vous réponds pas de la conversion de votre disciple. Un éclat de rire termina heureusement cet examen.

La conversation étant devenue plus générale, on repassa en vue les ridicules de ceux qui étoient présens: on médit des personnes absentes: on critiqua la Piéce nouvelle. La Coquette corrigée! dit un jeune Brillant. Sans l'avoir vue, je parie que le dénouement en est pitoyable: encore du sentiment: ma foi, je crois, que cette doctrine va faire secte: Mesdames, ceci devient beaucoup plus sérieux qu'on ne pense: je ne sçaurois trop féliciter le Protégé de Gavri, d'avoir secoué un joug aussi pesant.

Les plaisanteries s'adressoient souvent à moi: j'étois encore trop peu initié dans cette Société pour en connoître le ton, & pour saisir dans mes réponses l' à propos: aussi me serois-je quelquefois déconcerté, si Gavri ne m'eût soutenu: avec un tel secours ma partie n'étoit pas la plus foible: les Rieurs se trouvoient souvent de mon côté.

Mes ridicules une fois épuisés, la méchanceté chercha d'autres victimes. Enchanté de ne plus faire, pour ainsi dire, seul les frais de la Société, j'approuvois d'abord tout ce qu'on disoit & de la mine & du geste: un ris malin, lorsqu'il échappoit quelques bonnes, c'est-à-dire quelques violentes Epigrammes, me faisoit déjà regarder comme un Prosélite sur lequel il y avoit beaucoup à compter. Bien-tôt après, enhardi par l'exemple, & guidé par mon Maître, je donnai quelqu'essor à ma vivacité: j'interprétai malicieusement les intentions: je louai ironiquement quelques défauts visibles: je répétai méchamment quelques faux raisonnemens, & je jouis, dès le premier jour, du plaisir de me voir applaudir.

J'avois encore assez de modestie pour m'imaginer, que ces louanges étoient moins le prix de mes réflexions, qu'un motif pour exciter l'émulation d'un Récipiendaire; mais Gavri m'assura le lendemain, que j'avois réellement enchanté tout le monde. Foi d'homme d'honneur, ajouta-t-il, continue, Barville, & tu feras dans peu bien des jaloux: il n'y avoit pas hier une femme chez Madame de Pavigny, qui ne se fît honneur de t'avoir. Comme je lui répondois, que bornant toutes mes prétentions à mériter leurs suffrages, je cherchois peu à les rendre sensibles. Tant mieux, morbleu! tant mieux, continua-t-il: voilà de bons principes: avec de pareilles dispositions, je te réponds d'une des plus éclatantes réputations de Paris: voilà le vrai moyen de parvenir aujourd'hui dans le Monde: il ne te faudra qu'un coup d'œil pour subjuguer toutes les femmes, sans perdre ta liberté. Quel plaisir de jouir de leur défaite, sans craindre pour son cœur! Recherché par les plus aimables, tu pourras jouer à ton aise le tendre, le petit cruel, & passer dans le même instant du passionné à l'inconstant. Je te jure, mon cher, que les plus Brillantes se feront gloire de pouvoir afficher qu'elles t'auront eu au moins la quinzaine: embrasse-moi donc, Barville; à ce soir.

Enflé de mes premiers succès, je l'attendois avec la derniere impatience, lorsqu'il entra en chantant: Je m'imagine, que tu jures après ma lenteur: tu as raison, me dit-il; mais je viens de passer quelques jolis quarts d'heure avec la Présidente de Marage: comme je la quitte ce soir pour prendre la Comtesse de Rouville, j'ai voulu du moins me payer des peines que cette petite Grimaciere m'a données pendant les huit jours que j'ai été après sa conquête. Ne t'attache point aux femmes de Robe: elles ne valent rien pour les commençans. Il faut trop d'expérience pour pénétrer leur manége: ce n'est pas qu'elles ne pensent comme les autres femmes: je les soupçonne même d'être souvent moins scrupuleuses que celles qui paroissent plus enjouées; mais elles sont enveloppées de tant de cérémonial, qu'il ne faudroit que la moindre petite femme de Conseiller pour te rebuter. Tu ne perdras rien pour avoir attendu: je t'ai promis aujourd'hui dans deux maisons excellentes: de-là nous allons souper à Clignancour avec l'élite des agréables de Paris: est-ce là te servir?

Gavri me tint en effet parole: il me présenta dans l'une & l'autre Société comme un Philosophe à sentimens qui venoit faire abjuration de ses erreurs. J'étois préparé aux plaisanteries que ce début devoit naturellement exciter; aussi m'en tirai-je beaucoup mieux que la veille.

Le souper fut, comme il me l'avoit promis, des plus brillans: plusieurs jolies femmes en faisoient l'ornement & les délices: Gavri m'avoit annoncé comme un homme riche & libéral, qui, revenu des fadeurs de l'Amour, ne cherchoit qu'à amuser sa Philosophie. Jugez, Monsieur, si je fus fêté. Que d'artifices les femmes, qui composoient la Société, n'employerent-elles pas pour me plaire! Il n'est point d'avantage, dont chacune ne se prévalût, pour enlever à ses rivales une conquête que je laissois toujours douteuse. La jeune parloit d'âge & ne respiroit que la folie & l'enjouement. Celle qui étoit plus âgée, s'étendoit sur la discrétion & sur l'expérience, & faisoit valoir le rafinement d'une volupté économisée avec art. La blonde jouoit le sentiment; la brune agaçoit par sa vivacité: le moindre sujet de préférence étoit ménagé avec toute l'adresse imaginable.

Pour moi, attentif à ne me laisser surprendre par aucun de ces enchantemens, je les piquois toutes également, parce que je les flattois toutes alternativement. Si je faisois une confidence à l'une, je jettois sur sa voisine un de ces regards, qui disent tant lorsque le cœur est d'accord avec les yeux après avoir volé un baiser à celle-ci, je courois folâtrer avec la scrupuleuse de celle-là. Lorsque je paroissois pour le moment donner la préférence à quelqu'une d'entre elles, quelle inquiétude, quel dépit dans les autres! Vingt fois j'ai vu la discorde prête à s'emparer de leurs esprits échauffés, & à métamorphoser ces Beautés en autant de Furies.

Cependant il falloit mettre fin à ce manége: les parties s'arrangerent, & l'on me donna Madame de Flaber: cette femme avoit été une de plus jolies, & en même temps une des plus galantes de Paris: sa réputation ne m'étoit pas plus inconnue que son âge: il lui restoit encore d'assez beaux traits, de la vivacité & sur-tout beaucoup de penchant pour le plaisir. Les hommes me féliciterent sur ma bonne fortune. Que tu es heureux, me dit Gavri! sçais-tu, que tu es dans les meilleures mains du monde? Madame de Flaber est un trésor pour un commençant: c'est une femme comme il te faut, pour le reste de la semaine: dépêche-toi de profiter de ses leçons.

Je ne répondis que par quelques ironies, que Madame de Flaber ne fit pas semblant d'entendre. Je n'étois pas plus content que les jeunes femmes qui me plaisantoient sur mon début: quoique je parusse en badiner moi-même le premier, je n'en étois pas moins embarrassé.

Je connoissois assez Madame de Flaber, pour m'imaginer, qu'il me seroit difficile de ne pas prendre avec elle quelques leçons, dont l'idée seule révoltoit ma délicatesse. Je pensois même sérieusement aux moyens de me tirer décemment de ce mauvais pas, c'est-à-dire sans donner atteinte à la bonne réputation, dont je commençois à jouir, lorsqu'on annonça le Baron de Landawe: c'étoit un jeune Seigneur Allemand, qui, depuis quelque temps, faisoit la cour, suivant l'usage de sa Nation, à Madame de Flaber: amoureux jusqu'à l'aveuglement de cette antique Divinité, il l'ennuyoit par une constance assommante, qu'elle détestoit autant qu'elle étoit peu faite pour l'inspirer: elle en étoit excédée: souvent elle lui avoit marqué, combien ses poursuites obstinées lui devenoient à charge: la fureur de cet Amant n'en faisoit qu'augmenter: ses visites n'en devenoient que plus fréquentes. Un Allemand sçait-il prévoir le dégoût qu'il peut inspirer à une femme à prétentions?

Le Baron se présenta avec toute la galanterie Allemandé: après une révérence lourdement parodiée d'après Marcel, il courut embrasser Madame de Flaber, en lui disant, qu'il lui en vouloit beaucoup de lui avoir caché la jolie partie dans laqu-elle il la surprenoit: il la pria ensuite de vouloir bien faire excuser sa démarche à l'aimable compagnie. Jamais femme ne parut plus déconcertée: elle rougit: c'étoit peut-être pour la premiére fois depuis qu'elle étoit sortie de son enfance: elle traita le Baron on ne peut pas plus mal: il n'en étoit que plus fortement attaché à ses côtés.

Elle se sauva cependant & m'entraîna dans un arriere-cabinet: là, après m'avoir découvert, combien elle étoit surprise de la conduite extraordinaire de cet Etranger, elle me répéta plusieurs fois qu'elle le détestoit, & que les vœux que je lui offrois la flattoient trop, pour ne pas congédier le plus honnêtement qu'elle pourroit cet importun. J'avois plus d'une raison pour la prier de ne pas se brouiller ouvertement avec le Baron; mais sans tenir compte de mes remontrances, elle rentra dans le sallon pour lui intimer ses volontés.

Par bonheur que dans ce moment ce tendre soupirant l'accabla de reproches, sur le peu de retour, dont elle payoit sa flamme, & que, se tournant de mon côté; c'est donc vous, Monsieur, me dit-il d'un ton furieux, qui vous mêlez de faire la cour à Madame? Ignorez-vous, que c'est moi qui lui offre depuis long-temps les vœux les plus ardens?

Je ne sçavois que penser de l'incartade. Gavri voyant mon embarras, me tira bien-tôt d'affaire. Ne voyez-vous pas, Monsieur le Baron, reprit-il, que c'est une plaisanterie de la part de ces Dames? Ce Cavalier qu'elles viennent de vous donner méchamment pour rival, est un de mes plus intimes Amis; & je vous jure qu'il est trop honnête homme, pour aller en amour sur les brisées de personne: soyez tranquille, & jouissez avec Madame de Flaber du privilége exclusif que vous sçavez si bien faire valoir.

Le Baron appaisé vint m'embrasser avec empressement: en me demandant excuse, il m'assura, qu'il s'étoit bien apperçu, à ma surprise, que je n'étois pas un concurrent décidé. Il avoit beaucoup mieux deviné qu'il ne pensoit: il finit par m'accorder son amitié, dont il me renouvella plus d'une fois les assurances pendant le souper, en avalant à ma santé maintes rasades.

Le hazard pouvoit-il m'être plus favorable? Je me voyois, avec un singulier plaisir, délivré de Madame de Flaber. L'éclat du Baron l'avoit empêchée d'exécuter son projet: c'eût été confirmer les soupçons de son Amant & augmenter sa passion, que de le congédier dans ce moment. Plus elle enrageoit, plus je devenois sémillant auprès des jeunes personnes, qui composoient le reste du cercle: je leur rendois mille plaisanteries pour les punir du tour qu'elles m'avoient joué, en me donnant au Baron pour son Rival: elles se défendoient avec tant de gaieté & d'agaceries, qu'il n'étoit pas difficile d'appercevoir, qu'elles auroient souhaité ou d'être plus coupables, ou de me voir plus vindicatif. Tout le monde étant arrangé, je restois seul, & par conséquent je brochois un peu sur le tout. Que ce rôle est agréable! Qu'il est charmant de voltiger de belle en belle! C'est goûter la crême des plaisirs.

Gavri, de plus en plus satisfait de mes progrès, m'en félicitoit sans cesse. Il te manque cependant encore, me dit-il un jour, une petite Maison. Prends-en une promptement, & je veux que tu ne le cedes à personne dans Paris. J'en ai une en vue, au-dessus de la Barrière blanche: ce sont les plus jolis bosquets: ah! . . . Je te la ferai avoir, si tu veux, avant huit jours.

Vous ne sçavez peut-être pas au juste, Monsieur, ce que c'est qu'une petite Maison: il faut en avoir eu, pour pouvoir en donner une idée convenable. Une petite Maison est un endroit retiré du tumulte de la Capitale & uniquement consacré aux plaisirs: c'est-là où se font les parties fines, les soupers délicats: c'est le temple des ris, des graces & des jeux: c'est le centre de la liberté & de la volupté: les scrupules en sont bannis: l'égalité en fait un des principaux agrémens: la femme de condition s'y rend sans faste, la femme de Robe y oublie tout cérémonial guindé: on n'y reconnoît d'autre supériorité que celle de la beauté, d'autre prééminence que celle de l'enjouement, d'autre science que celle de plaire, & d'autres affaires que celles des plaisirs. Rassemblée dans les mêmes vues, unie par les mêmes goûts, une Société aimable s'y livre, dans la plus grande sécurité, à tout ce qui peut flatter ses désirs.

Celle que Gavri m'a fait avoir, est sans contredit une des plus délicieuses de celles que je connoisse: située sur un côteau, on y jouit de la vue la plus riante: Paris ne paroît avoir été construit que pour la décoration de ce séjour enchanteur. Les jardins répondent à l'élégance de la maison.

C'est dans cette aimable solitude que l'esprit de retraite attire, deux ou trois fois chaque semaine, les femmes les plus brillantes, les plus agréables & les plus décidées: le jaloux sombre & mélancolique en est exclus pour toujours: de-là vous pouvez conclurre qu'on n'y connoît point de maris: c'est le pays des métamorphoses. Les nuits y ressemblent aux plus beaux jours: chaque moment y est consacré à la joie: la monotonie, qui, jusques dans les plaisirs, produit nécessairement la langueur, mere du dégoût, est prévenue par une variété continuelle: à la faveur de ce charme, la volupté semble renaître sans cesse sous des formes différentes. Un souper fin & délicat ranime une conversation, que le fel de la bonne plaisanterie assaisonne, & qu'un léger badinage soutient. L'ami, toujours placé auprès de son amie, jouit en liberté de tous les priviléges qu'il accorde lui-même au reste de la compagnie. A la table succede la promenade: un jardin délicieux offre à chaque société particuliére des bosquets enchanteurs, où les ombres d'une belle nuit inspirent les plaisirs toujours amis du mystére. Le jeu rassemble enfin tout le monde. La gaieté en est une des loix fondamentales, la moindre plainte, même dans la plus grosse perte, est un crime impardonnable: la belle humeur est la pierre de touche de la société: quiconque ne répond pas à cette épreuve, en est banni sans appel.

Gavri, enchanté de mon début, me donna enfin, il y a quelque temps, un brevet d'homme agréable: depuis ce moment j'ai pris mon essor, & je marche presque de pair avec lui: je ne sçais même, s'il ne se repentira pas avant qu'il soit peu, de m'avoir si promptement initié dans les secrets de la secte: du moins paroît-il quelquefois appréhender d'être bien-tôt obligé de me céder le pas dans une carriere, dans laqu-elle il n'avoit à peine connu que des égaux.

Il faut l'avouer, Monsieur; si je commence à sentir véritablement ma félicité, c'est depuis que je connois ce nouveau genre de vie. L'Amour, l'Ambition, les Richesses, tout ce qui m'avoit le plus attaché jusqu'alors, n'étoit qu'une ombre trompeuse, qui cachoit pour un temps les plus cruels retours. Je végétois à peine à côté d'Hortence, & dans les bras de Mademoiselle d'Auraigniac: en vain je cherchois à fixer mes désirs dans les temples de la fortune & de la faveur; ce n'est qu'au milieu d'un Monde brillant qu'on connoît le prix de la vie. Environné de tous les amusemens imaginables, ne respirer que cette aimable folie qui conduit à la volupté, & ne compter ses momens que par ses plaisirs, n'est-ce pas, Monsieur, être heureux, & très-heureux?

Lettre XII.

Le Monde brillant, incapable de nous rendre Heureux. Vous me croyez, sans doute, le plus content des Mortels? Vous vous trompez, Monsieur: depuis que le tourbillon, dans lequel je m'étois laissé entraîner, a cessé, je ne suis rien moins qu'heureux: au nouveau dégoût qui m'accable, se sont jointes de funestes réflexions: peut-être aussi sont-ce ces réflexions qui ont causé ce dégoût insupportable: il y a, dans la plûpart des choses qui nous affectent, des rapports si intimes & si imperceptibles de l'effet à la cause, qu'il me paroît difficile de découvrir le principe du triste état dans lequel je me trouve: abandonnant cette spéculation à la subtilité métaphysique, je m'en tiens au sentiment: hélas! il ne suffit déjà que trop pour me tourmenter.

L'horreur de ma situation présente croît à raison de la multiplicité des objets, sur lesquels j'avois imaginé établir cette félicité après laqu-elle je soupire, & je cours en vain depuis si long-temps: semblable au Négociant éclairé & prudent, j'avois rassemblé, pour ainsi dire, tous les plaisirs pour placer sur chacun d'eux une partie de mon bonheur; mais aucun n'a répondu à l'idée flatteuse que je m'étois formée d'un arrangement qui paroissoit aussi sagement concerté: je n'ai trouvé par-tout que clinquant, & que frivolité; que superficie, & point de fonds; qu'apparence, & point de réalité; que promesse, & nul effet.

Que je suis malheureux, Monsieur! Qui pourra présentement m'enlever à la mélancolie qui enchaîne toutes les facultés de mon ame? Qui pourra abréger des jours filés par l'ennui & prolongés dans l'amertume? J'ai goûté de tout ce qu'on nomme plaisir, & dans aucun de ces objets chimériques, je n'ai rien trouvé de capable d'occuper un homme qui pense, & qui réfléchit: ils peuvent amuser un jeune homme, enivrer une jeune femme, séduire un esprit foible, & corrompre un cœur vicieux; mais rempliront-ils jamais une ame bien organisée, qui cherche des plaisirs sans retour, & une volupté sans trouble? Ils peuvent piquer notre curiosité, lorsque nous ne les possédons pas: les couleurs riantes sous lesqu-elles notre imagination nous les présente, ne sont mêlées alors d'aucunes teintes sombres & désagréables. L'espérance nous soutient dans leur recherche: les difficultés en augmentent les charmes. Pourquoi ne nous en tenons-nous pas là? Qui veut ménager ses plaisirs, doit s'en tenir à l'espérance: il n'y a au-delà que peines & que tourmens. La jouissance use ce sentiment, d'où naît infailliblement un dégoût affreux pour tout ce que nous regardions comme le dernier dégré de la félicité.

Une triste expérience me confirme tous les jours la vérité de ces accablantes maximes. Toujours empressé à satisfaire mes désirs, je n'ai trouvé dans ce qui en faisoit l'objet, que langueur & qu'amertume. C'est sur-tout depuis que je suis devenu le jouet du plus perfide des hommes, que j'éprouve toute la cruauté de ce sentiment. Vous seriez-vous jamais imaginé, Monsieur, que ce même Gavri, dont je vous parlois autrefois avec tant d'éloges, n'étoit qu'un traître, qui, après m'avoir entraîné dans toutes sortes d'horreurs, s'est fait un jeu de me perdre dans l'esprit de tout le monde. Profitant de ma sotte confiance, de combien de ridicules n'a-t-il pas cherché à me couvrir? Hélas! je m'en consolerois volontiers, s'il n'eût pas poussé la noirceur jusqu'à me faire perdre l'amitié d'une infinité d'honnêtes-gens. Comment peut-il se faire que l'on ajoûte foi aussi facilement aux détractions d'un tel personnage? Quel préjugé contre cœur humain!

J'avois trop promptement profité des leçons de Gavri, pour conserver long-temps une étroite liaison avec lui. On aime à produire les autres dans le monde: c'est une marque de supériorité bien délicieuse pour la vanité; mais malheur à ceux qui égalent ou qui surpassent leurs maîtres: c'est un de ces crimes que l'Amour-propre ne sçut jamais pardonner. Je commençai à déplaire à Gavri, dès qu'il s'apperçut que je pouvois l'éclipser dans les Cercles dans lesquels il m'avoit introduit: il ne put sans fureur me voir devenir à mon tour l'oracle de ces Maisons, dont il étoit depuis si long-temps l'unique organe. Ne respirant plus alors que la vengeance, il essaya de me supplanter par la conduite la plus basse & la plus indigne d'un galant homme. Est-il de la probité, est-il de l'honneur pour ces sortes de monstres?

Cependant son amitié paroissoit redoubler pour moi: c'étoit sans doute pour préparer plus sûrement les ressorts de la machine qu'il vouloit faire jouer contre un Rival qui lui étoit devenu odieux, parce qu'il avoit osé lui disputer le titre d'agréable. J'étois son confident & son conseil: il ne faisoit rien sans mon attache: je l'aurois fait changer en un instant du blanc au noir. Les traîtres ont-ils d'autre volonté que celle de nuire?

Ce qu'il y a de plus indigne, c'est que ce fut chez moi qu'il me porta les plus rudes coups. Je t'attends ce soir dans ta petite Maison, que je te prie de me prêter pour vingt-quatre heures, me dit-il: j'y menerai bonne compagnie: parbleu, nous nous réjouirons: vive la joie: je te laisse. A ce soir. Apprêtetoi à t'amuser de la bonne manière.

Je m'y rendis après le spectacle: Gavri y étoit déjà établi: il présidoit au milieu d'un Cercle composé de six femmes jolies, que je ne connoissois point, & de quatre hommes, qui ne m'étoient pas plus connus. Voilà, me dit-il, cher Barville, la meilleure Compagnie de Paris: tu viens à merveille pour completter la douzaine.

Après avoir salué les femmes en particulier, je me mêlai dans une conversation, dont les équivoques les moins voilées faisoient le plus délicat ornement. A ce sel plus piquant que celui de l'Attique, je compris d'abord de quelle classe étoient ces Princesses: leurs ajustemens & leur maintien m'en avoient déjà appris assez. Ainsi me trouvant à mon aise, je commençai à faire sentir ma supériorité: je tins le dé, & tout le monde d'applaudir aux Epigrammes que je lâchois. Vous ai-je trompées, Mesdames, disoit Gavri? Ne vous ai-je pas promis l'Hôte le plus aimable? ...

Un souper recherché, en changeant la décoration, ouvre une nouvelle carrèrie à la vivacité & à la joie: le vin qui coule en abondance, dissipe bien-tôt quelques voiles légers, dont la pudeur de nos Princesses s'étoient parée, pour ne pas révolter au premier d'abord: jugez vous-même, Monsieur, des propos agréables, dont on égaye ce festin, & des suites, qu'ils pouvoient avoir dans une société, dont la liberté la plus étendue faisoit la base.

Un Pharaon succéde aux divertissemens de la table, & sert de délassement à ceux que la passion satisfaite laisse plus tranquilles: cependant une fureur plus violente que la bacchique, régne à cette troisiéme scéne: deux Champions piqués, se donnent des noms qu'ils paroissoient bien faits l'un & l'autre pour partager: ils se traitent de fripons: dans l'instant celui qui avoit reçu le premier l'insulte, de se jetter sur son épée: l'autre de se mettre en défense: ils se battent, & dans le même moment une escouade du Guet paroît à la porte du sallon: une figure noire étoit à la tête: c'étoit le Commissaire. Malgré la gravité attachée à son état, il ne put s'empêcher d'abord de rire du singulier spectacle qui s'offroit à sa vue: dans la même salle, deux Amans, s'embarrassant peu du fracas des armes, bravoient, dans le sein des plaisirs, les fureurs de Mars: de l'autre côté, une table rassembloit six joueurs acharnés à défendre leur fortune: le milieu de la scène étoit occupé par les combattans. L'aspect de ce spectre noir ne me laissa pas le temps de goûter le grotesque de ce tableau: interpellé comme maître du logis, je fus repris dans le plus long de tous les procèsverbaux: trois chefs, disoit le Commissaire; oh! la bonne affaire!

Cependant après quelques difficultés de décence, je m'arrangeai avec ce suppôt de la Police: il est vrai qu'il me fallut payer pour toutes les sottises de la compagnie. Jamais il ne m'en coûta tant à faire les honneurs de chez moi.

Quelque intéressé que chacun dût être à garder un silence que j'avois déjà acheté à grands frais, dès le lendemain mon avanture transpira. Gavri, qui en étoit l'auteur, se fit un plaisir de la divulguer: elle offroit un trop vaste champ à sa méchanceté, pour ne pas en tirer partie: peu satisfait de la réussite de sa perfidie, il en enfla de beaucoup le récit, en sorte que ce portrait, qui, dans son exacte vérité, ne suffisoit déjà que trop pour me couvrir de confusion, ne sortit de ses mains qu'après avoir reçu une forte couche du plus ridicule vernis.

Je sçavois déjà que c'étoit ce monstre qui m'avoit joué ce tour, lorsque je le vis entrer chez moi deux jours après ma triste catastrophe. Qui te retient chez toi, Barville, me dit-il? Pourquoi perdre ainsi la plus belle occasion de te faire valoir? Ton avanture fait par-tout un bruit de Diable: chacun veut la sçavoir d'origine: elle a déjà passé par tant de bouches différentes, qu'on distingue à peine le fond de la broderie. Va te montrer afin de dissiper les ténébres qui enveloppent l'événement le plus brillant pour un homme qui veut se rendre célebre: raconte-la toi-même: ornes-en le récit de ces nuances agréables que tu sçais si merveilleusement assortir, & reçois la gloire d'être toi-même, & le héros & l'historien d'une scène aussi singuliere que plaisante .... Sortez plutôt d'ici, Monsieur, lui répondis-je d'un ton sérieux: il vous sied fort mal de venir m'insulter chez moi, après votre perfidie .... Oh! du tragique, Barville, reprit-il, en s'en allant: cela n'est pas dans l'ordre: Ami, crois-moi: il n'est pas de la bonne Philosophie de se fâcher, lorsqu'on amuse si bien les autres. Il disparut avec un éclat de rire.

En me débarrassant de l'importunité que me causoit sa fatuité, que ne put-il me délivrer en même temps de l'humeur sombre qui commençoit déjà à me gagner? Je ne m'y livrois, il est vrai, qu'avec répugnance: que d'efforts ne faisois-je pas pour en surmonter les premiers accès! Cherchant encore quelquefois à m'étourdir, je m'imaginois, ou que mon avanture seroit sçue de peu de personnes, ou que du moins elle ne me feroit aucun tort dans les sociétés que je fréquentois. Il y avoit si peu de différence entre ce qui s'étoit passé cent fois dans ma petite Maison, avec les plus brillantes femmes de Paris, & la scène qui avoit fait du bruit, qu'il m'étoit assez aisé de me persuader, qu'on ne feroit sans doute qu'en plaisanter; mais je me trompois. Les femmes qui aiment le plus l'éclat, sont les premiéres à le condamner, lorsqu'elles n'ont point partagé les avantures qui y donnent occasion: j'eus beau me présenter dans le monde; ou je trouvois les portes fermées, ou j'étois accablé de reproches sanglans: le moyen, disoient tout haut certaines femmes, qui, quelques jours auparavant, avoient joué à peu près le même rôle dans des scènes absolument semblables, qu'on puisse voir un homme qui déshonore sa Maison en y recevant de pareilles espéces! ... Il est permis de s'amuser, disoit une autre: je suis bien eloignée de proscrire les divertissemens qu'on prend avec des Gens comme il faut; mais où est la décence? Quoi! ne ramasser chez soi que la fange de la Ville, & s'exposer à la visite d'un Commissaire. En vérité, il faut être plus qu'imprudent.

J'aurois pu facilement m'excuser, en rejettant toute la partie sur ce Gavri, qui, même en ma présence, avoit l'impudence d'appuyer ces reproches; mais j'aimai mieux me retirer, trop heureux d'être guéri, même à ce prix, de la folie de briller au milieu d'un monde aussi corrompu que frivole, & aussi capricieux qu'injuste.

Rentré dans ma solitude, j'examine à présent, d'un œil détrompé, ces plaisirs, dont je m'étois formé une idée chimérique. Plus je porte mes regards sur ces cercles, où j'ai sacrifié le reste des vertus que l'Amour, l'Ambition & l'Intérêt n'avoient pu altérer, plus je n'y trouve que vanité, qu'orgueil, que corruption, que fausseté, que perfidie & que dégoût. Ce monde si brillant n'est à mes yeux qu'un assemblage de personnes que le besoin d'amusemens & l'attrait du plaisir ramassent, & que la moindre rivalité trouble & disperse. On se voit dans le monde sans s'aimer; on s'y caresse par air; on s'y déteste par sentiment; on s'y supplante par intérêt; on s'y pique par amusement; on s'y raccommode avec chaleur, pour se quitter bien-tôt par caprice: comment au reste pourroit-on y goûter les douceurs de l'amitié avec des gens qu'on ne peut estimer? Les conversations les plus innocentes de ces Cercles si vantés, sont celles qui sont fondées sur des riens: l'art d'y faire valoir la frivolité y donne le droit de préséance: toujours l'esprit cherche à y briller aux dépens du cœur, l'imagination en dépit de la raison. Plût à Dieu même qu'elles se bornassent à ces misérables pointes, à ces fades épigrammes, à ces parodies déplacées & à ces anecdotes étudiées le matin, & ausquelles il ne manque souvent que l' à propos pour être passables! On ne verroit pas aussi communément la médisance & les équivoques les rendre trop intéressantes & pour les absens qu'on y déchire, & pour les oreilles délicates qu'on y prostitue.

La table, dont la gaieté & la modération pourroient faire un amusement d'un besoin, n'est plus aujourd'hui qu'un rafinement de sensualité qui porte dans le sang l'aliment de tous les vices. Les mets n'y sont regardés que par leur prix ou leur rareté. Les vins n'ont rien de flatteur s'ils ne portent quelques noms étrangers: chacun y parle en Docteur de l'agrément de la santé, & tout le monde y travaille à l'envie à perdre ce bien précieux. Les veilles les plus longues succedent à des repas poussés loin dans la nuit, de sorte que l'on ne songe pas encore à se coucher dans le temps, où nos peres sortoient frais & sains des bras d'un sommeil tranquille. On se plaint que les jours de l'homme sont courts; & que ne fait-on pas pour en abréger le nombre?

Le jeu ne devroit être qu'un délassement propre à nous distraire de nos occupations sérieuses, afin de nous y rappeller avec plus d'activité: tout le monde convient de ce principe; mais pour remplir cet objet, il faudroit s'en tenir exactement aux jeux de commerce, en donnant toujours la préférence à ceux qui procurent au corps un exercice modéré: qui est-ce qui admet cette conséquence? Comment, dira une petite Maîtresse, s'amuser d'un Quadrille, dépuis que le Tri aux quatre couleurs est inventé? Fidonc: laissons cet ennui aux Caillettes du Marais. Une autre, enchérissant sur la premiére, soutient que c'est vouloir périr que de se borner bourgeoisement à tous ces jeux trop compassés dans leur marche, & trop resserrées dans leurs événemens. Vivent les jeux de hasard, s'écrie une jeune Marquise: il n'y a que ceux-là qui puissent intéresser les honnêtes gens: l'espérance y soutient l'attention: le gain attache: la perte même anime. D'après ces principes, qu'elle idée doit-on se former du jeu? N'est-ce pas un rendez-vous, où l'intérêt donne l'entrée sans aucun choix des personnes, où la fureur préside, où la rage & le désespoir éclatent, & d'où la bonne-foi n'est que trop souvent bannie?

Dans ce monde qu'on nomme la bonne compagnie, les hommes ne cherchent qu'à séduire & les femmes qu'à tromper: les plus sages sont celles qui se bornent à la coquetterie. Chacun n'y respire que le plaisir & son avantage particulier: un ami cesse de l'être, dès-lors qu'il devient rival. Comment la générosité se trouveroit-elle dans des sociétés formées par la Volupté & dans lesqu-elles l'Amour-propre domine?

Le monde le plus brillant est bien peu de chose, Monsieur, lorsqu'on écarte toute illusion pour l'envisager. Du fond de ma retraite je me ris de ses promesses & je méprise ses plaisirs. Depuis que je me suis écarté de ce tourbillon qui m'enlevoit autant à mes amis qu'à moi-même, le généreux Gaudricour vient quelquefois me consoler. Quelle douceur de déposer mes chagrins dans le sein d'un tel ami! Mademoiselle d'Auraigniac m'est aussi d'un grand sécours: je vais souvent chercher, dans les délices de sa conversation, une tranquillité que la vertu seule peut inspirer: mais de quoi me sert ce calme passager? Me retrouvant bien-tôt moi-même, je n'en deviens que plus tristement la proie de mon inquiétude & de mon ennui; l'Océan battu par le vent de l'Ouest n'est qu'une foible image des flots qui s'élevent continuellement dans mon ame, & qui viennent se briser contre quelques réflexions philosophiques, sans lesqu-elles je succomberois infailliblement sous leurs chocs redoublés. Qu'il est difficile d'ex primer le trouble dont mon cœur est agité! Revenu des passions auxqu-elles je m'étois livré, pourquoi ne trouvé-je, autour de moi, que des sujets de peine & de découragement? Tout me déplaît; à peine puis-je me supporter moi-même. De quelle confusion le souvenir de mes égaremens ne me couvre-t-il pas? Je voudrois me relever; mais où trouver un appui? Qui pourra fixer ma perplexité?

Ah! Monsieur, que l'état d'un homme, qui marche dans les ténébres, & qui craint de se livrer à la lumiere, parce qu'il a été plus d'une fois le jouet d'une infinité de petits feux trompeurs, est digne de compassion!

Lettre XIII.

Le goût des Belles - Lettres regardé comme la source du Bonheur. On n'est aveugle, Monsieur, qu'autant qu'on ne veut pas s'éclairer: on n'est malheureux qu'autant qu'on ne veut pas se faire un bonheur conforme à son inclination. Conduits par la mode, dominés par les préjugés, entraînés par l'exemple, tyrannisés par la coutume, étourdis par les passions, les hommes insensés suivent, sans consulter, mille routes opposées à leurs goûts, & prétendent qu'ils deviendront heureux par la jouissance de tel ou de tel objet, parce que les autres s'imaginent l'être dans leur possession. Quelle manie! comment ai-je donné si long-temps dans un pareil travers!

Que l'homme s'examine sérieusement, & il trouvera en lui le germe du vrai bonheur. Après ce premier pas, il ne s'agit plus que de le développer avec prudence. Il n'est personne qui ne porte avec soi, en naissant, un goût décidé pour quelque Science ou quelqu'Art, avec les dispositions nécessaires pour exceller dans le genre, pour lequel l'Auteur de la Nature l'a organisé. Les plus grossiers mêmes ne sont pas sans quelque talent caché: le grand art est de découvrir cette inclination particuliére: voilà le véritable chemin du bonheur: c'est la Nature elle-même qui y conduit ceux qui sont dociles à sa voix: mépriser ce guide, c'est s'exposer à rester pendant toute la vie dans un état violent, & par conséquent contraire à la félicité: il n'y a qu'un goût naturel pour telle ou telle occupation, qui puisse nous faire réussir; & il n'y a que la réussite qui puisse nous flatter, & nous rendre contens de nous-mêmes: voilà le bonheur.

Que je serois encore à plaindre, Monsieur, si je n'avois pas consulté mon amour pour l'étude des Belles-Lettres! C'est à la solitude que je suis redevable de cet avantage: sans elle aurois-je jamais découvert en moi cette délicieuse inclination? Entraîné par la multitude, je me serois livré sans cesse à la recherche de ces plaisirs, dont le dégoût est la suite nécessaire, & souvent la moins funeste. Heureux qui peut se mettre assez audessus des préjugés pour donner essor à son génie, & entrer dans une carrière, dans laqu-elle la gloire & la félicité naissent à chaque pas!

La mort de mon pere m'ayant fait une nécessité, pour quelque temps, de cette retraite à laqu-elle je m'étois déjà condamné par chagrin, je cherchai dans la lecture à dissiper un ennui qu'éprouvent tous ceux qui ne sçavent pas s'occuper. La Bruyere & La Rochefoucault furent les premiers Ecrivains que je revis avec plaisir: il me sembloit que les sentimens & les pensées de ces grands Hommes passoient dans mon ame, & lui communiquoient une force dont je ne m'étois jamais apperçu: Pascal venoit souvent se mêler dans leur compagnie: je cherchois de bonne foi, dans ses Ouvrages, des motifs de consolation, sans m'en trouver beaucoup plus soulagé. Cet excellent, mais un peu sombre Moraliste, me rappelloit souvent cet état de misere intérieure, qui ne me tourmentoit déjà que trop, & dont je voulois me distraire. La Bruyere convenoit mieux à ma position présente. Les portraits qui suivent ordinairement ses excellentes maximes, réveilloient mon esprit, & ne contribuoient pas peu, à faire passer dans mon cœur, à la faveur de cette fine & excellente critique qu'il possédoit dans un degré si supérieur, l'austérité de ses préceptes. D'ailleurs, quelqu'horreur que j'eusse conçue pour ce monde brillant, que je venois de quitter, il me restoit encore dans l'esprit, une sorte de malignité, que les Caractéres de ce siécle nourrissoient: c'étoit, sans doute, l'effet de l'habitude plutôt que celui de mon caractére: sans examiner quelle en étoit la source, la satyre avoit pour moi des charmes puissans: ce n'est souvent qu'en flattant nos vices, qu'on nous parle avec succès de la vertu: voilà l'homme.

Le premier fruit de mes lectures fut le mépris des richesses: persuadé, par ma propre expérience, autant que par les maximes de la saine Philosophie, qu'elles contribuent peu à notre bonheur, j'ai commencé à essayer de cette riche médiocrité, qui, en satisfaisant aux besoins, nous met dans l'impossibilité de nourrir, dans un superflu insatiable, des passions dont l'excès ne manque jamais de faire & notre supplice & notre honte. Je remis à Gaudricour l'intérêt qu'il m'avoit fait avoir dans les Finances: quelque résistance que pût apporter cet Ami, il me trouva inflexible dans ma résolution: obligé de le reprendre, il ne m'en estima que plus. Les biens que mon pere m'avoit laissés après sa mort, me permettoient encore de pouvoir rendre souvent service à mes Amis, sans rien retrancher d'un honnête nécessaire. Qu'on est riche, Monsieur, quand on sçait se borner!

Débarrassé d'un fardeau, dont la cupidité avoit, pendant quelque temps, diminué le poids, je ne m'en tins pas à ce premier sacrifice: je dis un adieu éternel à toutes ces Compagnies que l'oisiveté rassemble, que la médisance anime, & que le jeu soutient: je me fixai à un certain nombre de Maisons choisies, où régnent la décence, la politesse, & où le goût & les talens trouvent de l'émulation & des récompenses.

Mon plan de vie une fois arrangé, je me livrai sans réserve à l'étude: afin de mettre de l'ordre dans ma marche, je commençai par me rappeller les premiers élémens des Sciences, élémens que j'avois absolument négligés depuis que j'étois sorti du Collége: j'entends par ces principes, ceux des Langues Grecque & Latine, de la Philosophie, de l'Eloquence & des Mathématiques. Je jettai ensuite un peu plus d'agrément dans mes lectures, par cette variété qui enchante l'esprit, & qui ranime l'attention. Aux méditations sérieuses & abstraites, je faisois succéder les graces de la Poésie. Boileau, Moliere, du Cerceau, se trouvent ordinairement sur ma table en compagnie avec Sénéque, Descartes & Euclide: occupé particuliérement de l'étude de l'Histoire, si je parcours quelquefois nos meilleurs Romans, c'est pour avoir une teinture de chaque partie de la Littérature. Malgré toutes les délices, dont l'Histoire naturelle m'ouvre une source féconde, je ne lui consacre cependant que le temps qu'on donne ordinairement aux amusemens les plus innocens: ce goût n'est au reste chez moi qu'une suite de celui que j'ai toujours eu pour la Physique. Instruit dans les Ecrits de ceux qui ont traité de cette Science, je cours appliquer leurs principes & confronter leurs descriptions, dans ces Cabinets célébres, qui font, pour les gens de goût, un des principaux ornemens de la Capitale: moins étonné souvent de la richesse & de l'ordre qui y régnent, qu'enchanté de la politesse de ceux qui les ont ramassés, je m'en arrache avec peine, & toujours également pénétré d'admiration & de reconnoissance. Qu'il est agréable pour un Amateur, qu'une fortune trop économe empêche de satisfaire son goût pour les productions rares de la nature, de les trouver ou dans le Cabinet du Prince, ou chez les Boisjourdain, * les Bandeville, les Dazincour, les d'Avila, les Dargenville, &c. &c.! Qu'il est glorieux pour la Nation de trouver en même temps, dans ceux qui possédent ces trésors précieux, les connoissances les plus sublimes de la Nature!

La Peinture & la Sculpture ouvrent encore une vaste carriere à mon goût pour le beau & pour l'antiquité. Quels plaisirs ne m'offrent pas les riches Collections des Vances, des Gagni, des Juliennes, des Pizani, &c. &c. Par-tout je retrouve, dans les Ouvrages des grands Maîtres, la vérité de l'Histoire, & les beautés de la Nature, soutenues par ce charme pittoresque, que les graces accompagnent. Est-il un Poëme Epique qui surpasse la Galerie du Luxembourg, peinte par Rubens? Que je parcoure ces vastes & magnifiques Palais, qui embellissent la Capitale, ou qui en décorent les environs, tout fixe mes regards, tout suspend mes sens, tout me pénétre d'admiration. Comment passer sous la Porte de saint Denis, sans s'arrêter? Comment s'arracher sans regret de devant la Colonnade du Louvre, élevée sur les desseins de Perault?

Que l'on est heureux, Monsieur, quand on a de pareils goûts, & qu'on peut ainsi les satisfaire! Tout est beauté, tout est plaisir, tout est enchantement: la moindre pierre, le plus petit caillou, la plus fragile coquille, tout est pour un Amateur une source inépuisable de sensations agréables, ignorées du Vulgaire; & dans ce Vulgaire combien de personnes renfermées! Exceptons-en cependant ces Femmes* autant distinguées par leurs connoissances & par leurs curiosités, que par leur rang & leur mérite: combien une pareille association ne nous est-elle pas flatteuse! Est-ce d'aujourd'hui qu'on a lieu de s'appercevoir que les Dames manquent moins de talens & de dispositions pour les Sciences, que de moyens pour s'introduire dans leur sanctuaire? Que les Sçavans cessent de ne parler que Grec & Latin; & ils se trouveront souvent au-dessous de certaines Femmes, que le jargon seul est capable d'arrêter.

Que de charmes, Monsieur, dans ce premier pas! que de délices dans une étude choisie & variée! C'est-là une de ces vérités qui ne se démontrent pas; il faut la sentir pour en être persuadé; mais il ne suffit pas d'en être pénétré, pour en convaincre les autres. Je ne suis pas plus surpris de voir les jeunes gens qu'on force de lire, détester la lecture, que de voir ceux qui en ont pris le goût, la préférer aux compagnies les plus agréables & aux conversations les plus piquantes. On a beau fréquenter ces sociétés d'élite qui sont si rares, on n'est pas toujours sûr d'y trouver un sujet d'entretien, qui nous plaise & qui soit conforme à nos goûts: il ne faut souvent qu'un sot pour y jetter bien des miseres & bien de l'ennui. De plus, il suffit souvent de rassembler plusieurs personnes d'esprit, pour n'avoir rien moins qu'une conversation délicate & spirituelle: la jalousie les met souvent en garde les uns contre les autres, & cela toujours aux dépens de l'agrément général: la discorde & l'esprit de contention ne rendent que trop ordinairement insupportables certaines compagnies, faites pour être charmantes, si chacun de ceux qui les composent, vouloit y mettre plus de douceur. Quand est-ce que les Gens d'esprit voudront convenir, qu'ils peuvent quelquefois avoir tort?

Dans mon cabinet au contraire je retrouve tous les charmes des plus brillantes sociétés, sans craindre le moindre inconvénient: maître de choisir la lecture qui est la plus conforme à mon goût présent, je ne lis que ce qui me plaît, & autant qu'il me plaît. Que je trouve quelques-uns de ces endroits médiocres, dont les meilleurs Ouvrages ne sont pas exempts, j'en suis quitte pour passer au-delà. Point d'ennui; point de dégoût par conséquent.

En lisant un Auteur dans mon cabinet, j'entre tranquillement dans ses raisons, & je pèse ses preuves, sans être continuellement étourdi par un Antagoniste insupportable, qui, pour me fermer la bouche, plutôt que pour attirer mon suffrage, fait plus d'efforts de poitrine que de génie. Suis-je curieux, après avoir achevé mon Livre, de sçavoir les jugemens qu'on en a portés? j'ouvre les Mémoires des Sçavans, les Journaux publics & les Années Littéraires. Je parcours en liberté les Extraits raisonnés qu'en ont fait les Aristarques du temps: j'examine les moyens, sur lesquels le Critique s'appuye pour approuver ou pour condamner: je les compare avec les plus excellens morceaux ou les plus médiocres endroits de l'Auteur: j'ose même quelquefois mettre mon sentiment à côté de celui du Juge, & j'ai la satisfaction d'applaudir ou de blâmer avec connoissance de cause: telle est encore la méthode que je suis dans la révision de ces Procès Littéraires, dont les scènes ne se renouvellent que trop souvent sur le Parnasse François: j'assiste, il est vrai, avec plaisir au premier défi, que se donnent les Champions, sur-tout lorsqu'ils s'y prennent avec adresse; mais pour peu que le combat se prolonge trop long-temps ou se renouvelle trop souvent, je me retire. Un paradoxe singulier paroît-il dans la République des Lettres, revêtu de tous les agrémens d'une diction pure & élégante, & soutenu des raisonnemens & des sophismes les plus propres à l'établir; par exemple, malgré le sentiment intime qui nous éleve sans cesse vers une félicité vraiement spirituelle, un Auteur* ingénieux prétend-il rabaisser l'homme à la condition des animaux, pour le rendre plus heureux? cette idée blesse aussi-tôt ceux qui ne s'apperçoivent pas que l'Ecrivain est le premier convaincu de la fausseté d'un principe qu'il auroit établi, si l'erreur pouvoit devenir vérité à force de brillant & de preuves: on se déchaîne contre lui, on lui répond avec vivacité: on le juge avec sévérité, & sans doute, avec trop de sérieux: il s'explique avec modestie sous le voile d'un Ami supposé: jusques-là je prends part à la dispute; mais que ses Adversaires répliquent & accumulent, avec les réponses de l'Auteur, des volumes au moins inutiles, j'en reste là: je ne lis plus ni les uns ni les autres: il faut que les Ouvrages polémiques soient bien intéressans, pour ne pas exciter le dégoût: je ne sçais même, s'ils n'ont pas autant besoin d'économie que de solidité & de graces.

Quelque charme qu'il y ait à passer le temps dans la lecture, on n'a tout au plus que l'avantage de l'avoir passé, si l'on ne lit avec choix, avec attention & avec réflexion. L'abeille ne s'arrête pas sur toutes sortes de fleurs: ce n'est même que dans le sein des plus belles qu'elle choisit cette double substance, dont elle grossit tous les ans ses trésors & les nôtres: à l'imitation de cet insecte intelligent & laborieux, je ne vois aucun Ouvrage sans en extraire les endroits qui me frappent le plus. Combien de fleurs agréables cette précaution ne me fait-elle pas cueillir souvent, même au milieu des ronces & des épines! Est-il un Livre assez médiocre, pour ne pas contenir quelque chose de bon, d'excellent même! Cette espece de magazin soulage ma mémoire; c'est-là que je retrouve, sous des titres différens, des pensées solides, des descriptions agréables, des faits curieux, des anecdotes cachées, des sentimens délicats, des maximes solides, &c.

Non content de m'être long-temps nourri des pensées de nos meilleurs Auteurs, & de nos plus intégres Aristarques, j'ai essayé de penser à mon tour: j'ai même osé m'ériger en juge: le flambeau de la critique à la main, j'ai revu, à la faveur de sa lumiere, quelques Ouvrages que je n'avois fait d'abord que feuilleter, sans autre dessein que de m'amuser en suivant mon goût pour la lecture: armé de la balance de l'impartialité, je suis revenu sur mes pas, pour peser avec attention chaque espéce d'Ecrivain, dont la République des Sciences & des Lettres est composée: je suis même devenu difficile dans mes jugemens: j'aurois voulu par exemple moins de sécheresse chez les Philosophes, moins d'obscurité dans le langage des Physiciens & des Astronômes, moins d'érudition & plus d'observations chez les Médecins, moins de subtilité chez les Métaphysiciens, & moins de misanthropie chez les Moralistes. Si je reprochois à quelques Historiens, fleuris & agréables d'ailleurs, leur peu d'exactitude, j'aurois désiré plus de grace chez ceux qui, Journalistes secs & décharnés, nous présentent la vérité toujours nue, & ne lui font parler que le même ton. J'aurois souhaité plus de connoissance & plus d'application des régles de la Poésie à ces Génies créateurs, dont la verve échauffée donne de l'ame aux êtres, qui paroissent les moins sensibles; je leur aurois même demandé plus de décence du côté des mœurs, & plus de respect pour la Religion: ne peut-on montrer de l'esprit qu'aux dépens du cœur ou qu'en attaquant le Ciel? Enfin j'aurois exigé plus d'équité chez les Critiques, plus de choix & plus de goût chez les Compilateurs, plus d'impartialité chez les Journalistes.

Je pense même qu'il faudroit diminuer le nombre des Ouvrages Périodiques: leur trop grande abondance ne tend à rien moins qu'à la destruction totale de l'empire des Lettres. Que seroit une Ville, dont les habitans, pour la plus grande partie, s'érigeroient en Inspecteurs de Police? L'emploi des Journalistes est de nous apprendre, qu'il paroît chaque année un certain nombre de Livres nouveaux, sur lesquels ils portent leurs jugemens suivant qu'ils sont instruits, affectés ou intéressés. Les connoissances, toujours superficielles, & quelquefois fausses, qu'en peuvent tirer leurs Lecteurs, se bornent à sçavoir que tel Auteur vient de donner au Public un Livre, qui a été annoncé dans le Mercure, examiné dans le Journal de Trévoux, anatomisé dans celui des Sçavans, loué dans celui de Verdun, déchiré dans le Journal Encyclopédique, critiqué dans l'Année Littéraire, &c. &c. &c.; mais à moins qu'ils ne lisent eux-mêmes l'Ouvrage, comment pourront-ils en porter un jugement raisonnable? Comment d'ailleurs pourront s'appliquer à cette lecture des gens dont le temps suffit à peine pour voir ce nombre infini d'Ouvrages Périodiques, dont nous sommes accablés chaque mois? Qu'arrive-t-il de cette surabondance d'extraits? On néglige les sources: on ignore les originaux: on embrasse toutes les parties de la Littérature, c'est-à-dire qu'on les effleure à peine: on ne posséde aucune connoissance à fond, & l'on juge cependant de tout avec la plus intolérable indécence. Quatre bons Journalistes suffiroient pour annoncer les Ouvrages nouveaux, & pour instruire devant le Public, & non pas juger la cause de leurs Ecrivains. Mais pourquoi m'ériger moi-même en Aristarque? Me convient-il de réformer mes Maîtres?

J'ai fait plus, Monsieur: ébloui par la gloire qui environne les Auteurs célebres, je me suis mêlé de composer moi-même. Est-ce la premiére fois que la raison l'a cédé l'Amour-propre? Il est vrai, que ma vanité se cachoit d'abord sous les voiles de la modestie: je ne travaillois, me disois-je à moi-même, que pour moi seul, & dans le dessein de m'occuper. Je suis bien trompé, si ce n'est pas là la marche ordinaire de tous les Aspirans.

Guidé par ce même goût qui avoit présidé à mes premiéres études, je confiois au papier mes découvertes sur l'Histoire naturelle: mes observations me conduisoient souvent d'elles-mêmes dans des systêmes propres à découvrir le méchanisme des corps qui étoient les objets de mes recherches. Quelque exactes que soient les descriptions des phénomenes de la Nature, peuvent-elles satisfaire un nouveau Naturaliste? Ce n'est qu'en donnant soi-même carriere à son génie, qu'on croit pénétrer dans les arrangemens du Créateur, pour découvrir les causes & l'origine de ces prodiges différens, qui embellissent l'univers, & qui sont pour l'homme la source d'une infinité de richesses & d'agrémens, lorsqu'il sçait les connoître & les mettre en usage. L'Etre suprême, en abandonnant une partie de ses Ouvrages à la curiosité des hommes, leur a caché mille commodités qu'ils ne peuvent trouver que par un travail continuel, & par des recherches pénibles. Combien d'Arts nécessaires & agréables ont été le fruit des observations de nos peres! La Nature ne se développe que par dégrés: quelqu'étendues que soient nos découvertes dans l'ordre naturel, nous laisserons encore plus à trouver à nos neveux. Le point essentiel est de rappeller, autant qu'il est possible, nos découvertes à l'utilité publique: un travail qui n'a pas pour objet l'intérêt général, est-il digne d'occuper un Patriote?

Mon goût pour l'Histoire naturelle ne m'a jamais détourné d'une étude plus digne de l'homme. Chacun a ses délassemens: l'Histoire naturelle m'a servi à remplir ces momens que l'on consacre au jeu, à la promenade, à l'oisiveté même. Le cœur de l'homme m'a paru seul propre à fixer sérieusement l'attention d'un Philosophe. Que nous importent les autres connoissances? Incapables de fixer notre felicité, elles ne peuvent que nous éloigner de nous-mêmes, & nous en donner du dégoût. L'homme qui posséde toutes les Sciences, excepté celle de soi-même, ressemble à ceux qui ont appris dans l'Histoire les révolutions des différens Empires, qui se sont succedés, & qui sont au fait des Annales des peuples voisins du pays qu'ils habitent, mais pour qui les forces de celui où la Providence les a fait naître, sont cachées. Etrangers dans leur propre patrie, ils ignorent précisément ce qu'ils devroient sçavoir.

L'homme seul est digne d'occuper l'homme: les autres parties des Sciences & des Belles-Lettres ne sont, en comparaison de cette étude essentielle, que des amusemens qui peuvent nous distraire quelquefois de cette méditation, pour nous y rappeller avec plus d'ardeur. Quelques excellens Ouvrages que nous ayons sur cette connoissance, il y a toujours quelque chose de plus à désirer & à découvrir. Les affections que chacun de nous éprouve journellement, sont à notre ame ce que les traits sont à notre visage. De tous les hommes qui habitent la terre, il n'y en a pas deux qui se ressemblent parfaitement: leurs figures ne sont cependant formées que d'un nombre des traits fort bornés: de cette multitude infinie d'hommes, il n'y en a peut-être pas deux, qui pensent & qui sentent parfaitement de même. De ces mouvemens infinis du cœur, & de cette prodigieuse combinaison d'idées différentes, vient cette diversité de caracteres & de sentimens qui distinguent si singuliérement l'homme de l'homme, souvent dans le même individu. Jamais des nuances plus imperceptibles ne servirent à former des contrastes plus frappans. Il n'appartient qu'à ceux qui sont descendus dans le labyrinthe de leur cœur, & qui ont essayé d'en développer les plis & les replis, de connoître, combien cette recherche est importante & difficile.

Toujours occupé à mettre sur le papier mes remarques & mes réflexions, je choisis d'abord, pour exercer ma plume encore novice, un sujet qui cachât, sous les agrémens de la Littérature, un point de morale essentiel, & jusques-là trop négligé: pénétré de l'excellente maxime d'Horace, je ne cherchois à plaire que pour devenir plus utile.

A peine mon Ouvrage eut il pris quelque forme, que je m'empressai de le faire voir à mes Amis: ils en furent d'autant plus contens, qu'ils me trouvèrent plus docile à me rendre à leurs observations, lorsqu'ils les appuyoient sur des raisons solides: éclairé par leurs avis, je retranchai les endroits inutiles: j'étendis ceux qui étoient trop serrés, & qui demandoient à être fortifiés par de nouvelles preuves: je sacrifiai une pensée, pour devenir clair, & une Epigramme pour être plus simple & plus naturel: enfin, après avoir laissé reposer pendant quelque temps & mes idées & mon travail, j'en fis un Ouvrage nouveau: mes Amis, excepté ceux qui couroient à peu près la même carriere, le virent avec tant de plaisir, qu'ils me conseillèrent de le rendre public: quelque résistance que l'Amour-propre, peut-être autant que la modestie, pût opposer aux motifs de persuasion qu'ils me donnoient, il fallut se rendre à un avis, pour lequel ma vanité ne me déterminoit déjà que trop puissamment. Je me livrai donc à la presse.

Ce premier essai paroissoit à peine, que je me vis comblé de tout côté de félicitations: ayant gardé l'Anonyme, je n'en étois que plus flatté lorsque j'étois découvert: c'étoit un rafinement d'Amour-propre, dont je sçavois tirer parti, en me défendant de façon à convaincre ceux que je paroissois vouloir dissuader.

Quelles délices, Monsieur, d'être Auteur d'un Livre estimé! Est-il une situation plus voluptueuse pour une ame délicate? Les agrémens qui naissent sans cesse sous les pas de ceux qui se consacrent à l'étude des Belles-Lettres, & la considération que procurent les Ouvrages d'esprit, sont bien au-dessus de tout ce qui peut flatter le commun des hommes: voilà le vrai charme de la vie: lui seul est capable de remplir l'ame: lui seul fait mépriser tous ces objets séducteurs, dont la recherche nous promet des plaisirs chimériques, que la possession fait évanouir. N'est-ce pas-là, Monsieur, le véritable Bonheur?

Lettre XIIII.

Le goût des Belles-Lettres incapable de nous rendre heureux. La question me paroît décidée, Monsieur: c'est en vain que l'homme se flatte de devenir heureux: la triste expérience que je viens de renouveller, ne m'apprend que trop, combien nous soupirons en vain après une félicité, dont l'espérance soutenue par l'imagination, ne nous présente quelquefois une légere peinture, que pour nous plonger, après qu'elle s'est dissipée, dans un abattement plus cruel & plus sensible. Ce qu'il y a de plus triste dans cet état, c'est que nous ne faisons l'épreuve de notre impuissance à nous fixer dans la recherche du bonheur, que lorsque nous commençons pour ainsi dire à saisir l'objet qui nous flattoit: l'instant du dégoût est tellement uni à celui de la premiére sensation du plaisir, qu'il est presque impossible d'en marquer le passage.

Au repentir près, me voilà, Monsieur, avec mon systême sur le bonheur qui a sa source dans l'étude des Lettres, aussi à plaindre que je l'étois lorsque, détrompé de l'illusion des passions, je reconnoissois le poison de leurs charmes & la fausseté de leurs promesses. Même langueur, même regret de m'être trop livré à un objet incapable de satisfaire un cœur, dont les désirs sont sans bornes, & qui cependant ne peut trouver peut-être de véritable félicité que dans la modération de ces mêmes désirs. Que l'homme est malheureux, de ne pouvoir, même en cédant aux écarts de son imagination, se faire de fes propres chimeres un état agréable & durable! Tout, en le rappellant à lui-même, lui retrace son néant, sa vanité, sa misere.

A peine commençois-je à jouir de mes travaux littéraires, qu'un ennui secret vint empoisonner la douceur de mes jours: en voici la cause. Une satyre sanglante, méditée par l'envie & dictée par la malignité, attaqua mon Ouvrage quelque temps après qu'il parut: après avoir blamé mon plan, l'Auteur se déchaînoit, avec fureur, contre l'exécution: cherchant à appuyer ses déclamations de preuves apparentes, il copioit dans les endroits foibles des passages qu'il tronquoit souvent, pour leur prêter un ridicule ordinairement plus à craindre que de véritables fautes: jamais il ne mettoit ces citations en paralléle avec les morceaux qui auroient pû dissiper ces nuages, dont les meilleurs Auteurs ne sont pas exempts. Lorsqu'il ne pouvoit détruire la vérité & la solidité de mes maximes, quels efforts ne faisoit-il pas, pour me prêter ses erreurs, en interprétant malicieusement mes propres pensées! Est-il pour un Ecrivain un supplice pareil à celui-là? Est-il pour l'Amour-propre un tourment plus insupportable?

Accablé par ce dernier coup, je n'osois plus paroître dans le monde: il me sembloit que chaque personne qui m'envisageoit, cherchoit à repaître ses yeux de mon opprobre. Faut-il d'autre punition pour la vanité, que la vanité elle-même?

Quoique l'injustice de cette satyre fût trop sensible, pour faire la moindre impression sur les personnes éclairées, je n'en étois pas moins en proie aux plus cruels déplaisirs: en vain mes Amis me faisoient-ils voir qu'un Libelle qui se détruisoit de lui-même, ne méritoit que le mépris d'un Auteur sensé; il leur étoit plus facile de me prouver cette vérité que de m'en persuader: je convenois qu'ils avoient raison, sans en devenir plus raisonnable ni plus soulagé: combien n'est-il pas plus aisé de convaincre l'esprit, que de toucher le cœur! L'Amour-propre une fois blessé, la plaie devient ordinairement sans reméde. Si l'ambition est la plus altiere de toutes les passions, lorsque rien ne s'oppose à ses projets, n'est-elle pas en même-temps la plus basse & la plus vile, lorsqu'elle éprouve certains obstacles? Toutes les fois que la contradiction ne releve pas le courage de l'Ambitieux, elle l'humilie pour toujours.

J'avois beau me prêter aux applaudissemens flatteurs, dont on me combloit de toute part, l'odeur de cet encens ne pouvoit purifier l'air empoisonné que la Satyre avoit soufflé autour de moi: que ne faisois-je pas cependant pour sortir de cet accablement funeste? Je relisois quelquefois ces témoignages favorables consignés dans les Ouvrages Périodiques qui avoient rendu compte de mon travail: je n'y voyois, il est vrai, que des éloges sans flatterie ou des critiques sans aigreur & sans malignité: leurs louanges seroient moins délicates & moins utiles, si leur sincérité n'étoit démontrée par des remarques, qui, bien loin de nuire aux Auteurs, les mettent souvent à portée de corriger ces négligences qui échappent aux meilleurs Ecrivains. Accoutumé à caresser ses productions, comment un Auteur pourroit-il découvrir la fausseté de certaines pensées, lorsque ce sont souvent celles qu'il regarde comme les plus brillantes? S'il s'occupe trop de son sujet, ce n'est souvent qu'aux dépens de la pureté du style & du choix des expressions. Où sont les Ouvrages d'esprit, dans lesquels il ne se trouve pas quelque teinte de l'humanité? Si Homere n'étoit pas sans tache, au sentiment d'Horace, qui osera se flatter d'être parfait?

Malgré tous les suffrages favorables que l'on avoit donnés à mon Ouvrage, l'étude a cessé d'avoir pour moi les mêmes charmes: je n'y trouve plus ce sentiment délicieux qui attache l'ame, & qui lui fait éprouver cette douce sensation qu'il est aussi difficile de décrire que de rendre durable.

En vain je m'efforce de jetter de la variété dans mes lectures & dans mon travail; je n'y ressens plus le même plaisir: l'Histoire naturelle n'a plus pour moi le même attrait: mon cabinet est plus abondant, il est vrai; mais je ne le vois plus du même œil. Le dégoût me suit par-tout. Dans ma premiére ferveur, je regardois les Gens de Lettres comme l'élite des Citoyens: il me paroissoit que toutes les bouches ne s'ouvroient que pour chanter leurs louanges: depuis que je suis revenu de mon illusion, quelle révolution n'apperçois-je pas dans cette République? Pour quelques Mécénes qui cultivent & qui protègent les Gens de Lettres, combien ne trouvent-ils pas de Frondeurs? Combien de motifs pour rabaisser leur vanité! Ignorés du peuple, méprisés par les Bourgeois, avilis par les Riches, ils ne sont reçus chez les Grands & chez les personnes de la premiére opulence, qu'autant qu'ils les flattent, qu'ils les amusent & qu'ils leur servent de lustre: en spectacle à la multitude, devant combien d'imbécilles n'ont-ils pas à rendre compte de leurs travaux? Quel est l'ignorant, qui ne se mêle de prononcer sur le mérite des Ouvrages d'esprit? Ne sommes-nous pas dans le siécle des Chrysologues? Combien n'en doit-il pas coûter à un homme éclairé, pour supporter les demandes d'un sot & les avis d'un fat? Que resteroit-il d'un Ouvrage, fait pour mériter l'approbation générale, si l'Auteur suivoit tous les conseils qu'on lui donne & retranchoit ce que chaque Critique improuve?

Ce qui devient le plus désagréable pour les Gens de Lettres, c'est de se voir en bute aux Riches par l'endroit qui devroit le plus les mettre à l'abri de leurs mauvaises plaisanteries: on leur fait un crime de leur pauvreté, ou on la tourne en ridicule: le mépris des richesses, qui, sans contredit, est un des plus grands efforts de l'homme sur lui-même, n'est regardé chez eux que comme un orgueil rafiné, souvent propre à se faire honneur d'une paresse réelle. Un Financier ignorant & grossier se croit tout le mérite imaginable, parce qu'il rassemble tous les jours, auprès d'une table recherchée, quelques-uns de ces esprits parasites, dont la faim fait autant de vils adulateurs d'un hôte aussi fier qu'inculte, aux dépens duquel ils se divertissent souvent sans qu'il s'en apperçoive: à son tour cette masse de chair qui seroit moins que rien, sans cet extérieur d'abondance qui l'environne, égaye sa digestion, en accablant de fades plaisanteries ceux de qui il emprunte le peu d'éclat, dont il soit susceptible: il calcule leurs revenus: il passe en revue leurs garde-robes: il rit de leurs espérances: il badine de leur frugalité: il conclut enfin, par ce proverbe usé, qu'un métier n'est bon qu'autant qu'il fait vivre son Maître.

Ce ne sont point au reste les seuls Riches ignorans qui raisonnent sur ce principe: combien de parens appréhendent que de fils, qu'ils destinent pour les remplacer dans des postes lucratifs ou dans d'opulens comptoirs, ne prennent trop de goût pour les Sciences & pour les Belles-Lettres? Cet enfant est perdu, dit-on tous les jours, si cette manie le gagne: sa fortune est manquée sans ressource. Mais à qui la faute, si les Gens de Lettres sont dans l'indigence? Pourquoi si peu de Mécénes sous un Auguste?

Mon goût pour l'Histoire naturelle & ma curiosité pour les chefs-d'œuvres de peinture, de sculpture & d'architecture, auroient du moins servi à adoucir un peu la rigueur de mon sort, s'il m'eût été possible de les satisfaire sans désagrément; mais j'ai beau me rappeller les moindres circonstances de ma vie, il n'en est presqu'aucune qui ne vienne se présenter à mon esprit avec quelque nuance de noir: si les véritables Amateurs sont polis & d'un abord aisé, combien n'a-t-on pas à craindre de refus & d'impertinences de la part de ceux qui les environnent? C'est inutilement que les Grands & les Riches se font un plaisir de permettre aux Curieux l'entrée de leurs Palais & de leurs Cabinets, s'il faut supporter les hauteurs de ceux à qui la garde & l'inspection en sont confiées. Quelle idée ces vils mercenaires donneroient-ils de leurs Maîtres, si on les jugeoit d'après leur grossiereté & leur impudence? Qu'un honnête homme se trouve déplacé lorsqu'il essuye les insolences de ces sortes de personnes! Heureusement que leur bassesse les met à l'abri de la vengeance, lorsqu'on vient à réfléchir qu'il est des gens qui peuvent à peine offenser.

Il n'y a pas long-temps que j'ai éprouvé, Monsieur, combien on souffre dans une pareille circonstance. J'allois pour voir cette Maison délicieuse, qui, en changeant une affreuse montagne en une décoration enchantée, embellit les bords de la Seine: arrivé avant l'Ami qui devoit m'en faciliter l'entrée, je me vis exposé, jusqu'à ce qu'il parût, aux rebus pleins de mépris de la plus impertinente des Concierges. A-t-on de vrais plaisirs, lorsqu'il en coûte si cher pour contenter ses goûts? Est-on heureux à ce prix?

N'allez pas cependant vous imaginer, Monsieur, qu'après avoir cherché en vain, dans la Littérature, un bonheur qui fuit sans cesse de devant moi, j'abandonne totalement l'étude: je fais trop de différence entre ces passions, dont la honte & le repentir sont les fruits ordinaires, & celle des Belles-Lettres, pour les confondre: en renonçant pour toujours aux premieres, je me contenterai de modérer la derniere: espérer moins d'agrémens & chercher moins de plaisirs, ce sont peut-être les seules dispositions pour en goûter davantage. Voilà l'homme: est-il heureux?

Lettre XV.

Est-il un bonheur réel pour l'homme? Avant que de vous dépeindre la situation actuelle de mon ame, il me paroît nécessaire de vous apprendre, Monsieur, le dénouement des principaux événemens de ma vie: vous avez toujours pris trop d'intérêt à tout ce qui me regarde personnellement, pour ne pas étendre les mêmes sentimens sur quelques personnes, dont j'ai eu souvent occasion de vous entretenir.

J'étois continuellement occupé à imaginer les moyens de me venger de la générosité de Gaudricourt, lorsque le hasard m'en offrit l'occasion dans le moment où je m'y attendois le moins. Aussi-tôt que ma fureur pour l'étude des Lettres fut diminuée, je recommençai à rendre de plus fréquentes visites à Mademoiselle d'Auraigniac: elle étoit ma ressource & ma consolation dans les temps fâcheux: aussi sincere dans sa conversion qu'elle l'avoit été dans ses égaremens, disons mieux, dans ses malheurs, sa vertu me la rendoit infiniment respectable: la tranquillité de son ame sembloit passer insensiblement dans mon cœur, & corrigeoit chaque jour quelque chose de l'aigreur de mon caractere: je lui portois souvent envie: qu'elle me paroissoit heureuse! Mais comment suivre moi-même la route que je lui avois ouverte!

Je l'attendois un jour dans un des parloirs du Couvent dans lequel elle s'étoit retirée, lorsqu'une Religieuse y entra avec vivacité. Pardon, Monsieur, me dit-elle, en cherchant de tout côté; on m'avoit annoncé ma mere: j'ai pris sans doute un parloir pour un autre. Le son de voix de cette Religieuse s'insinua jusques dans mon cœur, & me rappella le souvenir d'une personne dont le temps n'avoit pu en effacer totalement le portrait: quelle heureuse surprise, m'écriai-je d'une voix entre-coupée! Quoi! c'est vous que je retrouve aujourd'hui, Hortence!

La précipitation avec laqu-elle elle étoit entrée, l'avoit empêchée de me reconnoître. Est-il possible, Monsieur, me dit-elle, que le premier objet que j'ai voulu éviter, en me consacrant au Seigneur, soit le premier que je retrouve en arrivant à Paris! Fuyez d'ici, Barville, & cessez d'insulter, par votre présence, à ma tendresse & à mes malheurs: respectez ma retraite, & ne venez pas en troubler la tranquillité par un souvenir trop amer.

Que vous êtes injuste, Hortence, lui répondis-je, dans vos reproches! Depuis la Lettre fatale que vous m'écrivîtes, avant que de quitter Madame de Rougeon, pour suivre un indigne Rival, j'ignorois le lieu de votre demeure: j'avois trop d'intérêt à oublier votre perfidie, pour me mettre en peine de m'en informer. Ce n'est donc pas vous qui m'attirez aujourd'hui ici. J'attends dans Mademoiselle d'Auraigniac une Amie respectable, pour partager avec elle le chagrin que me causent des malheurs, dont votre inconstance n'a été que le prélude .... Je ne vous devine pas, Monsieur; & quelque résolution que j'aye prise de ne vous parler de la vie, vous couvrez votre trahison d'excuses si singulieres, que je ne puis me refuser de vous entretenir un moment: nous verrons qui des deux à raison de se prévaloir de la droiture de ses démarches: je vais trouver Madame de Rougeon: attendez-moi dans ce parloir: Mademoiselle d'Auraigniac ne sera pas de trop: depuis huit jours que je suis ici, je n'ai rien de caché pour cette Amie. Je reviendrai aussi-tôt que j'aurai rendu à ma mere des devoirs qui me coûteroient davantage, si je n'avois pas fait le sacrifice de ma liberté: c'est la premiére fois que je la vois depuis que j'ai encouru sa haine, dans le temps que j'ai essuyé vos mépris. Juste Ciel, en est-ce assez pour le même jour!

Mademoiselle d'Auraigniac, en entrant, me surprit encore absorbé dans les réflexions que la singularité de cette rencontre m'offroit en foule: qui vous tourmente de nouveau, me démandat-elle? Vous voilà tout hors de vous-même. Il faut avouer, Monsieur, que vous êtes bien ingénieux à vous faire des peines.

Je profitai de l'absence d'Hortence, pour la mettre au fait de ma passion pour cette aimable personne: je la priai ensuite de vouloir bien me soutenir, par sa présence, dans un dénouement d'où dépendoit ma tranquillité, & qui alloit peut-être enfin fixer mon bonheur: elle eut beau vouloir se retirer, dans la crainte de troubler la liberté dont nous avions besoin; votre vertu, lui dis-je en la retenant, vous met, Mademoiselle, au-dessus des impressions de la rivalité: vous êtes amie d'Hortence: vous lui devez, par reconnoissance, une complaisance que j'attends de vous par amitié.

Sœur Gertrude (c'étoit le nom de Religion de Mademoiselle de Rougeon) entra pendant ce débat: à peine en eut-elle appris la cause, qu'elle le termina en embrassant tendrement Mademoiselle d'Auraigniac, & en la priant, au nom de l'amitié la plus sacrée, de lui accorder une grace, sans laqu-elle elle ne pourroit pas rester avec moi. Mademoiselle d'Auraigniac consentit à tout ce qu'on demandoit d'elle, & sœur Gertrude, en détournant la vue de dessus moi, me demanda comment j'avois pu être assez ingrat pour oublier ses bontés, au point de lui en faire un crime. Comment osez-vous encore, cruel, me dit-elle, vous autoriser aujourd'hui contre moi de votre perfidie? Je n'entends rien, lui répondis-je, Mademoiselle, à vos reproches: avant que de me condamner, écoutez du moins les motifs de ma justification.

Je lui rapportai en peu de mots tout ce qui s'étoit passé depuis son départ de Paris: je lui parlai de la premiére Lettre de Madame de Rougeon, par laqu-elle elle m'avoit appris son évasion. J'ai peine à retenir mon indignation, s'écria-t-elle; mais continuez, & voyons jusqu'où vous pourrez pousser l'imposture.

Enfin après lui avoir rapporté tout ce que Gaudricourt avoit pu découvrir pendant son voyage, je lui rappellai en gros le contenu de ce billet fatal que Madame de Rougeon m'avoit envoyé. Que je suis heureuse d'avoir abandonné un monde aussi faux & aussi corrompu, s'écria-t-elle! Quoi! Barville, il ne vous suffisoit donc pas de m'avoir écrit la Lettre la plus indigne, & la plus désespérante pour une personne qui vous aimoit tendrement, il faut encore que vous me chargiez de la calomnie la plus horrible! Sur quelle preuve prétendez-vous que je vous ai envoyé ce billet, qui ne sortit jamais de ma plume? En souffrant, à cause de vous, tout ce que l'on peut imaginer de plus cruel, je n'ai jamais souillé l'amour que vous m'aviez inspiré, par aucune action qui pût me mettre en parallele avec le plus perfide des mortels. J'ai conservé cette Lettre, qui est la cause de tous mes malheurs: en vous faisant voir ce témoin irréprochable, je jouirois de votre confusion, si une ame bien née pouvoit trouver du plaisir à humilier celui qui seul a sçu la rendre sensible.

Elle courut avec vivacité chercher cette piece justificative, dont je n'avois aucune connoissance. Voilà, me dit-elle, en rentrant, cette Lettre funeste: lisez, & périssez de honte d'avoir outragé quelqu'un dont vous faisiez les délices.

Je lus en effet le billet le plus horrible: il finissoit ainsi: “Ne vous flattez pas davantage, Mademoiselle, de “régner sur un cœur, dont trop de “complaisance vous rend indigne: la “vertu seule a droit de me plaire; & “la vertu ne se trouve point avec cette “foiblesse que vous tâchez en vain “d'honorer du titre de sentiment. Oubliez un Amant, qui vous aimeroit “encore, si vous n'aviez cherché trop “promptement à le persuader de votre “ardeur.„

Frappé de ce que je venois de lire, je demandai a Hortence, si elle me croyoit l'auteur d'une semblable infamie. Quoi! Barville, vous niez votre écriture! ... M'appercevant de la cause de son erreur, je lui protestai, par les sermens les plus sacrés, que ce billet n'étoit jamais sorti de ma main, & encore moins de mon cœur: je la priai ensuite, de vouloir bien confronter cette Lettre avec quelques-unes des miennes, qu'elle avoit apportées en même temps. Malgré la prévention où elle étoit, & la ressemblance apparente qui trompoit au premier coup d'œil, elle ne put se refuser à une infinité de traits, qui en constatoient invinciblement la différence: Mademoiselle d'Auraigniac, plus éclairée, dans cet examen, qu'Hortence, parce qu'elle étoit moins intéressée à découvrir la vérité, acheva de la persuader de la fausseté du billet. Oh! Barville, s'écria alors Mademoiselle de Rougeon, je crains peut-être autant à présent de vous trouver innocent, que j'ai eu de peine à imaginer, que vous étiez coupable. Tout déposoit contre vous lorsque je vous ai condamné: à présent, au contraire, tout semble, pour ainsi dire, déposer contre moi; mais avant que de me condamner, jugez vous-même de l'évenement le plus extraordinaire de ma vie.

Un jour que je m'étois écartée dans un bosquet peu éloigné du Château de ma mere, pour m'entretenir de vous avec ma chere Julie, quatre hommes à cheval & masqués vinrent s'emparer de nous: ils s'en saisirent sans nous dire la moindre parole: mes larmes & mes cris furent mes seules défenses; & que peuvent de pareilles armes contre cette espéce d'hommes accoutumés à exécuter des ordres, dont ils ignorent ordinairement les motifs. J'eus beau les questionner, je ne pus en rien tirer, sinon, qu'ils étoient chargés de me mettre en lieu de sûreté. Nous marchâmes toute la nuit, & le lendemain nous arrivâmes dans la cour intérieure d'une Maison Religieuse. Celui qui commandoit mes Gardes remit à la Supérieure les ordres du Roi, & se retira avec Julie: quelques instances que j'aye pu faire pour garder avec moi cette fille, il l'emmena, & depuis ce temps je n'ai point entendu parler d'une personne, dont l'attachement n'auroit pas peu servi à diminuer mes peines.

La Supérieure me conduisit dans une chambre grillée de toute part, & m'y laissa, en me disant: Voilà, Mademoiselle, votre prison: faites-y pénitence, & méritez, par un sincere retour sur vous-même, les bonnes graces d'une mere justement irritée.

Le lendemain la Supérieure m'apporta une Lettre de ma mere: je l'ouvris en tremblant: elle me marquoit qu'elle s'imaginoit que mes regrets étoient assez grands pour n'avoir pas besoin de les augmenter par de justes reproches: que d'ailleurs le billet de l'Amant à qui j'avois sacrifié l'honneur de sa famille, suffiroit assez seul pour me couvrir de honte & de désespoir. Je trouvai en effet dans la Lettre de ma mere celle que je viens de vous montrer, & que vous refusez de reconnoître pour être de votre main. Il est inutile de vous rappeller ici la douleur d'un cœur percé des coups les plus sensibles.

Je restai près de deux ans dans ce triste cachot livrée aux réflexions les plus accablantes: je séchois dans ce lieu d'horreur, sans recevoir la moindre consolation ni de la part de ma mere, ni de la part des Religieuses. Une Converse à qui je n'ai jamais entendu prononcer le moindre son articulé, m'apportoit les choses nécessaires à renouveller mon supplice, en prolongeant mes tristes jours. La Supérieure venoit, deux fois chaque semaine, me faire une exhortation sur l'abus & sur la vanité des plaisirs du monde, sur l'infamie qui accompagnoit toujours les passions satisfaites, & sur la félicité de ceux qui renonçoient sincérement au monde: elle me faisoit entrevoir que je ne devois espérer de liberté, qu'en la perdant volontairement, par le sacrifice de tout ce qui pouvoit encore m'attacher au siécle trompeur dont j'avois éprouvé les plus affreux revers. Pour animer davantage une vocation que la raison me dictoit plutôt que l'inclination, elle me prévenoit que c'étoit peut-être en vain que je me proposois de m'associer avec ses compagnes, parce qu'il étoit fort incertain qu'on voulût recevoir une fille qui s'étoit abandonnée à un homme assez imprudent pour avoir ajouté le mépris le plus marqué au déshonneur.

Est-il un état plus cruel que celui dans lequel je languissois? Tout, hormis mon cœur, concouroit à vous peindre à mes yeux comme le plus abominable des hommes: tout me démontroit votre perfidie. Abandonnée même de ma mere, il ne me restoit de ressources que dans une entiere résignation aux ordres du Ciel. Je suppliai donc la Supérieure de me proposer à la Communautée: elle fit naître de nouvelles difficultés: je la conjurai de les lever en consideration de ma ferveur. Alors en me faisant espérer d'écarter les obstacles qui s'opposoient à ma reception, elle me prescrivit des conditions, dont la premiére étoit que je n'irois jamais au parloir. Je consentis à tout. A quoi se refuse-t-on, lorsqu'on a perdu la liberté? La moindre étincelle devient une lumiere brillante pour ceux qui sont condamnés à des ténébres éternelles. On reçut mon sacrifice, & je fus aggrégée au nombre de la Communauté.

Fidelle à mes promesses je n'ai point visité le parloir pendant tout le temps que je suis restée dans cette Maison. Le croiriez-vous, Mademoiselle? Ne suis-je pas un prodige dans le Cloître? J'ai fait plus: comme je n'avois aucune liaison particuliere, j'ai parfaitement ignoré tout ce qui se passoit dans le monde: je croyois Barville inconstant & perfide; qui pouvoit m'y rappeller?

C'est ainsi que j'ai vêçu dans cette solitude: je ne pensois pas même que j'en dusse jamais sortir, lorsque la Supérieure me félicitant, il y a quelques jours, sur mon exactitude à suivre & la régle de la Maison, & mes engagemens particuliers, m'assura que si je voulois les renouveller, je reverrois dans peu une mere qui me tendoit déjà les bras. Accoutumée à n'avoir plus de volonté, je consentis à tout; & l'on me dit de me disposer à partir pour Paris. Je sors en effet quelque temps après de cette maison de douleur, si souvent arrosée de mes larmes. En arrivant dans celle-ci j'ai du moins la consolation de retrouver une mere pleine de bonté, & dont je viens d'éprouver toute la tendresse; mais en même temps quel supplice de rencontrer un homme assez fourbe pour oser peut-être ajoûter le parjure à la plus noire perfidie! En vain tentez-vous, Barville, de faire ici parade de votre innocence ... Elle est toute prouvée, lui répondis-je, chere Hortence: je vous montrerai demain un billet trop semblable à celui que vous venez de me faire voir, pour ne pas me faire reconnoître la main infernale qui les a fabriqués l'un & l'autre. Juste-Ciel! que d'horreurs votre récit ne vient-il pas de me découvrir!

J'entrai alors dans le détail de tout ce qui s'étoit passé depuis la premiére nouvelle que j'avois reçue de son enlevement: je n'oubliai point les Lettres de Madame de Rougeon, & sur-tout le billet qu'elle m'avoit envoyé comme venant d'Hortence. Est-il donc vrai, s'écria cette charmante personne, qu'on ait ainsi cherché à nous tromper? Helas! quelqu'intérêt que je dusse avoir à ne pas être éclairée, en m'apportant ce billet, sans doute supposé, venez, Barville, mettre le comble à mes malheurs.

Je le lui portai le lendemain: n'en doutons plus, me dit-elle en le lisant: une main étrangére a tracé l'un & l'autre, & n'a que trop bien imité nos caractéres, pour tromper l'Amour même: mais d'où part ce coup funeste? Dieu! je n'ose ... En vain chercherons-nous, chere Hortence, à nous le dissimuler: Madame de Rougeon ... Cessez, cessez, Barville, cessez de m'accabler par un soupçon d'autant plus cruel pour moi, qu'il me paroît avoir plus de rapport avec notre séparation; aidez-moi plutôt à augmenter mon incertitude: ne m'ôtez pas, en achevant de m'éclairer d'une lumiere que je redoute & que je déteste, les seuls motifs qui peuvent soutenir mon respect pour Madame de Rougeon: laissez-moi aimer mon devoir. Quel plaisir prendriez-vous à troubler la tranquillité dont je commençois à jouir? Ha! puisque le Ciel n'a pas permis que je fusse à vous, ne lui enviez pas le sacrifice que je lui ai fait d'un cœur, dont je n'ai disposé que parce que vous paroissiez le mépriser: Respectez mes larmes, Barville, & si vous aimez encore Hortence, éloignez-vous d'elle pour toujours.

Elle se retira sans attendre ma réponse: j'étois plongé dans un accablement mortel: j'y aurois succombé, si la colere n'eût rappellé mes esprits: animé par la vengeance, je courus chez Madame de Rougeon, bien résolu de vomir contre cette indigne Médée toutes les imprécations que méritoit sa noirceur.

J'entrai chez elle d'un air furieux; sans même faire attention qu'on m'avoit averti qu'elle étoit malade, j'allois éclater; mais elle me prévint dès qu'elle m'apperçut. J'approuve, me dit-elle, les reproches que vous venez, sans doute, me faire, Barville: ils n'ont rien que de juste: accusez-moi de tous vos malheurs: joignez-vous à ma fille, pour augmenter mes crimes; quelqu'animés que vous ayez droit d'être l'un & l'autre contre un monstre, qui s'est fait un plaisir de vous désunir, votre fureur n'égalera pas celle à laqu-elle je suis en proie: laissez-moi plutôt le soin de votre vengeance: il est dans mon cœur un serpent impitoyable, dont les morsures sont au-dessus de vos coups. Je vous ai rendu trop malheureux, pour ne pas vous accoutumer à être sensible au sort des misérables: plaignez, cher Barville, plaignez une amante éperdue, qui reconnoît son injustice, & une mere dont les entrailles sont doublement déchirées, & par l'ignominie dont j'ai voulu couvrir ma propre fille, & par la mort d'un fils, que le Ciel vient d'immoler à votre vengeance.

La douleur & les larmes l'empêchèrent de continuer: malgré tout mon ressentiment, je ne pus tenir contre un spectacle aussi touchant. Je voyois une femme livrée aux regrets les plus amers: elle portoit la mort peinte sur les levres: ses yeux, en me demandant grace, sembloient encore accuser mon cœur de trop de froideur. Cessez vos allarmes, Madame, lui dis-je: en respectant vos malheurs, qu'il m'est doux d'écouter les sentimens de la pitié, & de suivre les ordres d'Hortence! La grace que je vous demande, c'est de m'apprendre où est Julie.

Madame de Rougeon, me voyant si promptement appaisé, reprit elle-même un peu de tranquillité: elle me dit que Julie étoit, par Lettre de cachet, dans une Maison de force, & qu'elle alloit me donner une Lettre, par laqu-elle elle demanderoit au Ministre sa liberté.

Après qu'elle eut fini d'écrire, apprenez tous mes malheurs, Barville, continua-t-elle: ce sera encore pour moi une sorte de consolation, de vous avoir pour confident. L'Amour que vous m'inspirâtes dès le premier moment que je vous trouvai aux Tuileries est la source de tous mes égaremens: je ne vous rappellerai pas ici l'idée charmante que je m'étois faite de cette passion: quoiqu'aux portes de la mort, ce feu n'est encore que mal éteint: que n'ai-je pas fait d'abord pour en étouffer les premiéres étincelles! Je sentois toute la difficulté, & tout le ridicule d'un sentiment, que je cherchois à renfermer en moi-même. Hélas! je crois que j'aurois assez gagné sur moi-même, pour vous laisser toujours ignorer le feu qui me dévoroit, si la vue d'une rivale trop aimable, pour n'être pas adorée, n'eût ajoûté le delire à la passion: Ma fille me devint odieuse dès l'instant que je m'apperçus de vos sentimens mutuels: plus votre inclination pour elle vous rendoit coupable à mes yeux, plus votre conquête devenoit précieuse à mon cœur. L'Amour connoît-il les liens du sang & de l'amitié? Mais enfin ne voyant plus d'espérance de pouvoir vous rendre sensible, je ne respirai plus que la fureur & que la vengeance: je ne vous ménageai même qu'autant que je crus avoir affaire de votre Pere. Aussi à peine me vis-je en possession des biens que l'on m'avoit si long-temps contestés, que je ne gardai plus de mesure: également incapable d'écouter la raison & de garder la moindre décence, je vous offris ouvertement mon cœur; mais après celui d'Hortence quels charmes pouvoit-il avoir pour vous? Ressouvenez-vous, Barville, de cette scene, où ... Ah! plût au Ciel, que pour mon repos & pour ma gloire j'en eusse perdu le souvenir! Je fus femme en ce point, & plus femme qu'une autre: je jurai dès ce moment la perte de ma rivale, & je me flattois qu'en vous faisant perdre son estime, je pourrois gagner votre cœur. Combien l'Amour ne se prêtet-il pas facilement au poison de la séduction! Esclave de ma folle passion, c'est moi qui ai fait enlever ma fille: c'est moi qui ai fait écrire ces deux faux billets, qui vous ont fait perdre l'un pour l'autre cette tendresse qui faisoit mon tourment: c'est moi qui vous ai enfoncé le poignard dans le sein, sans pouvoir réussir dans mes chimériques espérances. Plus piquée encore de cette réponse pleine de mépris & de froideur que vous fites à mes Lettres, que de cette timidité dont je cherchois quelquefois à vous faire honneur, c'est moi qui ai suscité contre vous ces ennemis qui ont tout employé pour vous perdre: c'est moi qui leur ai soufflé la plus indigne des calomnies: c'est moi ... Mais tirons un voile sur tant d'horreurs. Hélas! le Ciel ne vient-il pas de me rendre, avec usure, les maux dont je vous ai accablés? Après la perte volontaire & réfléchie de ma fille, il me restoit un fils que j'adorois: la mort vient de me l'arracher dans le temps, où il me donnoit les plus flatteuses espérances: j'appris hier cette nouvelle, en revenant de voir ma fille, & depuis ce moment un frissonnement qui ne sert qu'à souffler dans mes veines un feu caché qui me consume, m'annonce la fin de ma funeste existence. Je sens que je touche à ma derniere heure, & que je vais délivrer la terre d'un monstre indigne du jour qui l'éclaire. Que ne m'est-il permis de réparer auparavant les maux que je vous ai fait souffrir! Que ne puis-je me transporter dès à présent avec vous chez ma fille! Mon état actuel s'y oppose: je ramasserai demain matin assez de force pour m'y rendre. Trouvez-vous y, Monsieur: c'est-là que je veux vous donner les dernieres preuves de mon amour: en faisant le sacrifice le plus grand, dont une femme, aussi follement passionnée que je l'ai été, soit capable, ma mort en deviendra, sans doute, plus tranquille.

Touché de l'état dans lequel je la voyois, autant que des espérances qu'elle sembloit me donner, je cherchois à la consoler, lorsque son Médecin me fit avertir qu'il y auroit de l'imprudence à prolonger plus long-temps cet entretien, & qu'il n'en falloit pas davantage pour renouveller le crachement de sang.

Muni de la Lettre que Madame de Rougeon m'avoit donnée pour travailler à la liberté de Julie, je courus chez le Ministre pour faire lever la Lettre de cachet qui la retenoit enfermée aussi cruellement. A peine eus-je obtenu l'ordre que je sollicitois, que je volai chez Gaudricourt. Mettez fin à vos allarmes, Ami trop généreux, lui dis-je en sautant à son cou; vous verrez aujourd'hui Julie. Qu'il m'est doux de pouvoir reconnoître, dans une pareille occasion, les services que vous m'avez rendus!

Jugez, Monsieur, du trouble dans lequel ce discours le jetta: également pénétré de joie & de reconnoissance, il interrompoit sans cesse les preuves de son amitié, par mille questions, auxqu-elles il ne me laissoit pas le temps de répondre. Modérez, cher Gaudricourt, la vivacité de vos sentimens, repris-je: ne sacrifiez pas à l'amitié un temps que vous devez à l'Amour: hâtons-nous d'aller finir les peines d'une personne qui vous est chere.

Nous partîmes en effet dans le même moment. Que ne vous dois-je pas, Monsieur, me dit Gaudricourt en montant en voiture? Depuis l'absence cruelle de Julie, le jour m'étoit insupportable: l'espérance me soutenoit seule contre les horreurs d'une pareille séparation. Ah! cher Ami, en me rendant Julie, je vous dois mille fois plus qu'à ceux de qui je tiens la vie. Vous me croyez donc bien peu généreux, Gaudricourt, lui répondis-je d'un air un peu piqué? Si votre reconnoissance est au-dessus du bienfait, quel mérite m'en restera-t-il? Ressouvenez-vous de la grandeur d'ame avec laqu-elle vous m'avez si souvent obligé: sachant que le plaisir seul de rendre service avoit pour vous quelque chose de flatteur, je faisois taire une partie de ma reconnoissance, dans la crainte de blesser votre délicatesse: Pourquoi ne ménageriez-vous pas aujourd'hui la mienne?

Après s'être excusé sur la différence des services, ma confiance au moins, ce lien sacré de l'amitié, ne vous offensera pas, Monsieur, continua-t-il. Permettez-moi de vous découvrir le secret de mon cœur. Ce seroit prendre trop peu d'intérêt à un bonheur, qui est votre ouvrage, que de me refuser cette grace.

Il m'apprit alors qu'il étoit fils du Comte d'Estorbek, mort depuis peu en Bretagne sa patrie: qu'il n'avoit changé de nom que pour se soustraire aux poursuites de ses parens: que son inclination pour Julie étoit cause de ce travestissement: que son penchant pour cette charmante personne s'étoit manifesté dès sa plus tendre enfance: qu'il avoit toujours été payé d'un retour trop sincere, pour ne pas brûler pour elle d'un amour sans fin: que ses parens, qui n'avoient d'abord fait que badiner de leur tendresse naissante, s'étoient pris trop tard, pour en rompre la chaîne: que sentant alors les conséquences d'une habitude déjà trop formée, sur-tout dans des états disproportionnés, ils avoient cherché à leur faire perdre cette premiére impression, en lui proposant un parti très-avantageux: que son refus les avoit irrités au point de tout employer pour faire enfermer Julie; mais qu'ayant eu connoissance de leur dessein, il les avoit prevenus, en partant avec sa Maitresse pour Paris: qu'ils y étoient restés dans l'état le plus heureux, & dans la plus grande sécurité, tant que l'argent qu'il avoit emporté les avoit empêchés de prévoir l'avenir; mais que la vue d'une misere prochaine, & la crainte des désordres dans lesquels elle n'entraîne que trop souvent les jeunes personnes du sexe, avoient déterminé Julie à se placer auprès de quelque Dame, jusqu'à ce que la fortune pût changer: que Madame de Rougeon, enchantée de la noblesse de ses sentimens & de la vivacité de son esprit, l'avoit donnée à sa fille plutôt à titre de compagnie, que comme une fille ordinaire: que pour lui, il avoit obtenu dans ce même temps une place dans le bureau d'un Ministre, dont il s'étoit attiré toute la confiance: que c'étoit à la faveur de ce protecteur qu'il avoit été assez heureux pour m'obliger.

Je ne vous répéterai pas le reste de mes malheurs, Monsieur, continua-t-il: ce seroit sans doute renouveller vos plaies, que d'en retracer le funeste tableau: admirez seulement que dans le moment où vous venez les finir, tout paroît concourir à mon bonheur. Ma Mere oublie ma conduite passée: en me rappellant auprès d'elle, elle me permet de suivre mon inclination pour Julie: les parens mêmes de cette aimable personne ne sont plus en état d'exercer contre elle leur fureur: en la déshéritant à leur mort, ils ont assouvi toute leur rage ... Ces riches Négocians, plus piqués de l'opposition outrageante de mes parens, que de l'évasion de leur fille, après avoir épuisé leur vengeance contre ma famille, ont ainsi perdu tous leurs droits sur leur propre fille: quelle heureuse situation pour mon cœur, cher Barville, dans un instant où rien ne semble s'opposer à ma félicité!

Arrivés dans la Maison, où Julie étoit enfermée, nous présentâmes l'ordre du Ministre: aussi-tôt qu'elle nous fut remise, nous la conduisimes dans le Couvent, où étoit Hortence: j'avois eu soin d'y faire préparer un appartement.

Représentez-vous, Monsieur, la surprise de ces deux Amans. Quel coup de Théâtre pour deux cœurs que la tendresse unit! Quel spectacle pour l'Amitié! Animés l'un & l'autre de mille sentimens différens, à peine pouvoient-ils prononcer quelques paroles entrecoupées & sans suite: leurs sens suffisoient à peine pour dissiper la crainte de ne trouver, dans un changement si subit, qu'un vain jeu de l'imagination. Voilà notre pere, disoit le Comte d'Estorbek, en me comblant des preuves de la plus parfaite amitié.

En remettant cet aimable dépôt entre les mains de la Supérieure, nous la priâmes d'en avoir tout le soin imaginable: à peine fut-elle entrée que nous la demandâmes au même parloir, où étoit Hortence: quelque trouble que cette derniere personne excitât dans mon cœur, je ne pus m'empêcher d'être sensible à la reconnoissance de ces deux femmes. Est-il possible de ne pas répandre des larmes de joie, lorsqu'on en voit couler en abondance?

Cependant pour laisser plus de liberté au Comte d'Estorbek, je me hâtai d'informer Hortence de ce qui s'étoit passé dans la visite que j'avois rendue à Madame de Rougeon, & du sujet de celle que cette Dame devoit lui rendre le lendemain matin: je lui fis entrevoir, en la quittant, que les promesses qu'elle m'avoit faites me causoient autant d'inquiétude que d'espérance. Dans l'état où vous me peignez ma Mere, qu'avez-vous encore à en appréhender, me dit-elle, Monsieur? Hélas! vous ne la trouverez peut-être que trop favorable.

Cette réponse ne fit qu'augmenter mon agitation: je m'en occupai le reste du jour: le lendemain je me rendis chez Madame de Rougeon pour lui donner la main: malgré une fievre ardente, elle étoit déjà levée. Je ne m'attendois pas à cette galanterie, Monsieur, me dit-elle en me voyant: je vous croyois trop empressé auprès de la fille, pour penser à la mere. Partons promptement; peut-être que si nous tardions plus long-temps, mes forces ne me permettroient plus de vous montrer l'effet de mes promesses ... Je ne m'attirerois pas ces reproches, Madame, lui répondis-je en la conduisant à sa voiture, si vous connoissiez mon attachement & mon respect.

Quelqu'accablée qu'elle fût, elle ne put s'empêcher, pendant le chemin, de me plaisanter sur ce respect dont elle n'avoit eu que trop de preuves. Une femme méprisée sut-elle jamais pardonner en pareille occasion?

La présence d'Hortence fit une telle impression sur Madame de Rougeon, que nous crumes qu'elle alloit expirer: cette révolution étoit-elle l'effet de la tendresse maternelle, ou la suite de la jalousie? C'est ce qu'il n'étoit pas aisé de deviner: elle ne s'en fit cependant pas moins honneur, lorsque nos soins l'eurent rappellée à elle-même. Si l'aveu le plus humiliant pour une mere a droit de vous toucher, ma fille, continua-t-elle, aidez-moi à réparer tous les malheurs, dans lesquels ma funeste rivalité vous a plongé l'un & l'autre: puisque l'Amour demande aujourd'hui une victime, que je sois du moins la seule qui ensanglante ses Autels. Tout contribue à me rendre la vie odieuse: je regarde même comme une faveur d'en voir la fin prochaine. Profitez de ces derniers momens pour changer votre sort, & pour assurer un bonheur dont je n'étois pas digne: non contente de vous céder, Barville, je vais vous envoyer un témoignage authentique de la violence que je vous ai faite pour vous engager dans le cloître: servez-vous en pour réclamer contre des vœux que vous n'auriez jamais prononcés, sans l'artifice de votre rivale. Et vous, Monsieur, lorsque vous serez entre les bras d'une épouse chérie, que l'excès de vos plaisirs ne vous fasse pas oublier que vous êtes la cause de mes crimes & de mes malheurs.

Pénétrée de vos bontés, Madame, je n'en abuserai point, réprit Mademoiselle de Rougeon: si vous eussiez approuvé dans le temps une inclination à laqu-elle je me suis laissé aller trop facilement, mon devoir n'auroit rien eu que de flatteur pour moi; mais liée présentement par les sermens les plus sacrés, je ne déshonorerai pas le sacrifice que j'ai fait de ma liberté. Quelle estime Monsieur pourroit-il avoir pour une femme parjure, & pour une infidelle qui abandonneroit, pour voler dans ses bras, le céleste époux à qui elle s'est donnée: ma résolution est prise, Madame: les plus brillantes espérances ne seroient jamais capables de me faire changer.

Madame de Rougeon étoit trop foible pour pouvoir soutenir long-temps cette scene. Pensez sérieusement à la priére que je viens de vous faire, ma fille, lui dit-elle en l'embrassant: respectez mes volontés, lorsquelles peuvent flatter votre cœur: ne refusez pas à une mere que vous voyez, sans doute, pour la derniere fois, la premiére grace qu'elle vous ait demandée pour votre bonheur.

Voyant enfin que sa fille étoit inébranlable dans sa résolution, je vous laisse, Barville, continua-t-elle: il vous persuadera, sans doute, mieux qu'une rivale, que vous avez de la peine à distinguer de votre mere.

Quelques efforts que je fisse pour reconduire Madame de Rougeon, elle ne voulut jamais me le permettre. Je vous crois très-peu propre, Monsieur, à me disposer au moment que je sens approcher: restez, me dit-elle, auprès de ma fille; secondez une malheureuse qui veut réparer ses torts, en faisant accepter à Hortence un Mari qu'elle aime. Je vais passer chez mon Notaire pour faire l'acte que je vous ai promis: Adieu, mes Enfans: soyez aussi heureux que vous méritez de l'être.

Resté seul avec Mademoiselle de Rougeon, je fis tout ce que je pus pour l'engager à se délivrer d'un joug qu'elle ne s'étoit imposé que par force; mais toujours constante dans sa premiére résolution, elle m'assura que ce seroit en vain qu'elle réclameroit contre un sacrifice qu'elle avoit commencé volontairement, puisque, me regardant comme infidéle pour lors, elle ne s'étoit cru liée par aucun engagement. J'eus beau lui faire entrevoir, combien ce sacrifice cruel coûteroit à mon amour. Vous avez essayé vos forces, Monsieur, me dit-elle, & il vous convient mal de faire parade de vos sentimens devant une femme, qui, uniquement attachée à vous seul, vous est toujours restée fidelle. Pour vous, le premier soupçon d'une perfidie imaginaire vous a rendu inconstant. Rappellez-vous votre passion pour Mademoiselle d'Auraigniac; mais pourquoi laisser échapper ces reproches à ma tendresse? J'en avoue l'injustice: n'en tirez aucun avantage: la seule grace que je vous demande, c'est de ne me jamais parler d'amour: accordez-la moi, ou préparez-vous à ne me voir de la vie. Si vous voulez trouver en moi une Amie capable de le disputer à Mademoiselle d'Auraigniac, je vous recevrai quelquefois à cette condition. Le Ciel me donnera sans doute assez de force, pour étouffer des sentimens que le temps n'a que trop foiblement effacés de mon cœur: en vous voyant comme ami, combien n'aurai-je pas à combattre contre moi-même? S'il m'est permis de faire valoir pour la derniére fois les droits que je crois avoir acquis sur votre cœur, tout ce que j'exige de vous, c'est de m'estimer autant que je vous ai aimé. Allez, & ne revenez jamais qu'à ces conditions.

Une réponse aussi cruelle me confondit. Je me retirai sans pouvoir exprimer ma douleur autrement que par des larmes: je rentrai chez moi abymé dans la plus accablante tristesse. Le Comte d'Estorbek m'y attendoit: il venoit prendre avec moi des arrangemens pour son Mariage avec sa chére Julie: rien ne s'opposoit plus à cette tendre union: sa mere, en mourant, venoit de le laisser possesseur d'un revenu assez honnête pour pouvoir, avec de l'économie, vivre décemment & agréablement à Paris.

Quelqu'occupé que je fusse de l'inflexibilité d'Hortence, je ne pus m'empêcher de prendre part à la joie de cet ami généreux: il entroit tant de délicatesse dans toutes ses démarches, que je me serois reproché de troubler sa félicité par le récit des refus que je venois d'essuyer: je me flattois même encore qu'Hortence pourroit changer, lorsqu'elle reverroit l'acte de Madame de Rougeon. Je ne m'entretins donc avec le Comte d'Estorbek que de l'heureux événement, dont il pressoit le dénouement. Nous fixâmes le temps de la cérémonie de son Mariage pour la fin du grand deuil, dans lequel la mort de sa mere venoit de le jetter. Il me pria avec tant d'instance de vouloir bien, dans cette occasion, servir de pere à Julie, que je ne pus le lui refuser. Qu'il y a de douceur dans de pareilles adoptions!

A peine le Comte étoit-il sorti, qu'on m'apporta un paquet de la part de Madame de Rougeon. J'y trouvai, à l'ouverture, ce billet: “Ma conduite ne “vous auroit que trop persuadé, cher “Barville, de l'ardeur de ma passion, “si votre cœur eût été susceptible de “retour: ce n'est qu'à regret que ma “jalousie a travaillé à vous rendre malheureux. Que ne m'en a-t-il pas “coûté pour sacrifier ma fille à mon “amour outragé? Le Ciel désarme “aujourd'hui ma fureur, sans éteindre “des sentimens qui m'accompagneront “sans doute dans le tombeau: ce n'est “plus que par des bienfaits que je veux “parler à un cœur qui a toujours été “sourd à ma voix. Vous trouverez, “avec l'acte que je vous ai promis, une “donation de tous mes biens. Adieu, “cher Barville: ressouvenez-vous quelquefois de la plus tendre & de la plus “malheureuse des femmes: c'est le “seul retour que je vous demande. “Adieu, cher Barville; adieu pour “toujours.„

Comme je me disposois à aller rendre mes derniers devoirs à Madame de Rougeon, j'appris de la personne qui m'avoit apporté le paquet, qu'elle n'étoit plus: je ne pus refuser des larmes sur la perte d'une femme à qui je ne pouvois attribuer mes malheurs, sans me rappeller que j'étois la cause de ceux qui venoient de finir ses tristes jours. Un événement aussi frappant n'auroit servi qu'à me détacher de plus en plus de l'Amour, si l'espérance de toucher Hortence, n'eût ranimé dans mon cœur une tendresse mal éteinte. Je courus lui remettre les deux actes dont Madame de Rougeon venoit de me faire dépositaire.

Je trouvai cette charmante personne abymée dans la douleur la plus vive: tous les motifs de plaintes: qu'elle pouvoit avoir contre sa mere étoient disparus. Elle n'envisageoit, dans ce moment, que ce qu'une pareille séparation peut avoir de cruel pour les cœurs sensibles. En mêlant moi-même mes larmes avec celles qu'elle répandoit en abondance, je tâchois de diminuer sa tristesse, en la partageant: respectant sa douleur, je ne lui parlai pas, dans ces premiers instans, des deux actes sur lesquels je fondois mes plus chéres espérances & mon bonheur.

Après avoir laissé pendant quelques jours un libre cours à ses pleurs, j'essayai enfin de les essuyer: m'appercevant aisément de l'effet sensible que la raison & la Religion avoient opéré sur cette ame accoutumée à ne plus consulter que ces deux flambeaux, je profitai de ce premier instant de calme, pour l'entretenir de Madame de Rougeon. Je lui rappellai l'objet important de cette mere dans la derniére visite qu'elle lui avoit rendue; avant que d'attendre sa réponse, je lui présentai les deux actes avec le billet de Madame de Rougeon: elle ne put en soutenir la lecture sans répandre un torrent de larmes. En vous remettant la donation que ma mere vous a faite de tous ses biens, vous me permettrez, Monsieur, me dit-elle, de garder l'acte, par lequel elle atteste la violence dont elle s'est servie pour me faire embrasser la vie Religieuse, & en vertu duquel je pourrois réclamer contre mes vœux: ne vous flattez jamais de me déterminer à une démarche qui me couvriroit pour toujours de honte. Cet acte sera le premier sacrifice que j'offrirai au Seigneur, au renouvellement de mes vœux que je me dispose à faire demain matin dans cette sainte Maison. Quelque chose qu'il m'en doive coûter, j'ai tout prévu: accoutumée depuis long-temps à combattre contre mon propre cœur, j'ose espérer que j'aurai assez de forces pour pouvoir vous conserver comme Ami, pourvu que de votre côté vous cessiez, dès ce moment, de me regarder avec les yeux d'un Amant .... Est-ce ainsi que vous traitez vos amis, cruelle Hortence? ... Oh! ... Accordez-moi la grace, que je vous demande, Barville, ou je cesserai pour toujours de vous voir.

Après m'avoir renouvellé cet ordre, elle me quitta pour aller se préparer dans la retraite au renouvellement de son sacrifice. Je passai ces deux jours dans la plus grande perplexité. Malgré sa fermeté, je m'imaginois encore quelquefois, que l'acte dont elle s'étoit emparée, que ma tendresse, que son propre cœur, que tout enfin parleroit en ma faveur. J'étois même dans cette douce erreur, lorsqu'elle m'envoya prier de la venir voir. Hélas! je l'avouerai: je fus un instant le jouet de mon illusion: la joie qui éclatoit sur son visage, lorsque je l'abordai, n'acheva pas peu à flatter mes espérances. Il ne manque plus, Monsieur, à la plus belle action de ma vie que votre approbation: m'estimeriez-vous assez peu pour me la refuser? Je viens de me donner irrévocablement au Ciel: ne lui enviez pas un cœur que vous ne lui avez que trop disputé: quittez le langage d'un Amant, si vous voulez trouver en moi les sentimens d'une Amie.

Il auroit été inutile de me plaindre. Aussi, acceptant les conditions qu'elle venoit de me prescrire, vous ne me verrez jamais, Madame, indigne de la noblesse de vos sentimens, lui répondis-je; quelque durs que soient vos ordres, vous m'y trouverez toujours soumis. Votre cœur auroit seul pu fixer un bonheur que je cherche en vain depuis que j'ai commencé à en sentir les désirs; mais l'homme est-il ici-bas pour être heureux? Effet merveilleux d'une Providence qui seme d'épines un chemin sur lequel nous ne devons faire que passer! S'il étoit une vraie félicité sur la terre, qui pourroit en envisager tranquillement la cruelle séparation? Le bonheur ne deviendroit-il pas un tourment?

En vain j'essayai de lui faire reprendre la donation que Madame de Rougeon m'avoit faite de tous ses biens: la voyant infléxible dans ses refus, je lui demandai du moins la permission d'en disposer. Autorisé par son consentement, j'en fis présent à Julie, que je fis appeller avec Mademoiselle d'Auraigniac. J'eus cependant soin de faire retenir, sur cette donation, deux pensions, l'une pour Madame Gertrude, & l'autre pour Mademoiselle d'Auraigniac. Cette affaire une fois arrangée, je me sauvai promptement à la campagne, pour me soustraire aux marques de reconnoissance dont j'étois accablé.

Je ne revins de mon aimable solitude que pour le Mariage du Comte d'Estorbek avec sa chére Julie. Aussi-tôt que cette cérémonie fut achevée, je retournai fixer pour toujours ma demeure dans la maison, où mon pere avoit fini ses jours dans la tranquillité. Je n'en sors que très-rarement: ce n'est même que pour aller goûter dans le sein des quatre amis que le Ciel m'a conservés, les délices de la confiance & de l'amitié. Monsieur & Madame d'Estorbek viennent souvent embellir ma solitude: ils amenent ordinairement avec eux Mademoiselle d'Auraigniac: alors, animés par les sentimens de la confiance & de l'amitié, nous passons des jours délicieux.

Seul, je ne m'occupe que du soin de chercher en moi-même le bonheur: c'est dans la modération des passions, dans le calme de la cupidité & dans la tranquillité de l'ame, que je puise quelques gouttes de ce baume précieux, qui sert à faire supporter avec moins de peine les miséres inséparables de la condition humaine.

Dans cette révolution de sentimens, de réflexions & de conduite, si je ne suis point parfaitement heureux, c'est que l'homme ne peut pas le devenir pendant le temps qu'il est sur cette terre d'éxil; mais aussi j'ai l'avantage d'être bien moins à plaindre, que lorsque je cherchois le bonheur au-dehors de moi-même. La vie de l'homme est un tableau, dans lequel le clair & l'obscur se trouvent confondus, pour ainsi dire, à chaque trait; pour combien de personnes ce tableau ne ressemble-t-il pas aux peintures de Rembrant*? Malheureusement ce sont les hommes, qui, pour la plûpart, broyent eux-mêmes ces couleurs sombres dont ils se plaignent.

J'ai cherché le bonheur par-tout; & je ne l'ai jamais moins trouvé lorsque j'ai fait les plus grands efforts pour le fixer. Livré successivement à tous les plaisirs, à toutes les passions & à tous les goûts, j'ai toujours remarqué, que les sensations les plus vives sont celles qui entraînent après elles le plus d'amertume.

Le calcul est fait: la somme des maux est presque égale, dans chaque circonstance de notre vie, à celle des biens: proportion admirable, qui, en démontrant invinciblement & la bassesse & la grandeur de l'homme, établit la justice & la bonté de l'Etre suprême! Quiconque ne sait pas modérer ses désirs, doit renoncer au bonheur.

Voilà, Monsieur, le fruit de mes erreurs & de mes réflexions. Echappé à mille écueils contre lesquels la vivacité de mes passions m'avoit poussé, je goûte enfin, dans le port, un repos, qui, tout agréable qu'il est, ne peut cependant point passer pour un bonheur absolu. Mettez le sceau à votre complaisance, en m'envoyant cet Ouvrage, dont vous m'avez déjà communiqué quelques morceaux, & que vous appellez la journée du Philosophe. Vos réflexions secondant les miennes, augmenteront la force des armes que je suis encore souvent obligé d'employer contre la légéreté de mon imagination, dont les écarts ne troublent que trop souvent la douceur de ma tranquillité.

FIN.

Appendix A

Note: (a) C'eſt de l'Amour de ſentiment dont il eſt queſtion dans cette Lettre: il eſt peut-être le ſeul qui mérite ce nom: car l'Amour de paſſion, dont il ſera parlé dans la Lettre VII, a moins ſa ſource dans la délicateſſe que dans la débauche.
Note: [* Madame du Boisjourdain & Madame la Présidente de Bandeville ont les plus riches & les plus galans cabinets de Paris: leurs politesses & leurs graces sont encore mille fois au - dessus de leurs richesses.]
Note: [* Depuis que Monsieur Dargenville nous a donné en François des Traités des Pierres & des Coquillages, nous avons vu beaucoup de Dames respectables, instruites de l'Histoire naturelle, ramasser les plus belles Collections. Il suffit de nommer Mesdames du Boisjourdain, de Bandeville, de la Vigne, (pour les papillons & insectes) de Bure, de Rochouart, de Courtagnion, Le Cat, &c.]
Note: [* Monsieur Rousseau de Genève.]
Note: [* Fameux Artiste qui peignoit dans le noir.]

Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Lettres parisiennes sur le désir d'être heureux. Lettres parisiennes sur le désir d'être heureux. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBF1-8