DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIEME SIECLE PREMIÉRE PARTIE.

A AMSTERDAM, Et ſe trouve à Paris, Chez MÉRIGOT jeune, Quai des Auguſtins, près la rue Giſt-le-Cœur. M.DCC.LXIX.

DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE PREMIÉRE PARTIE.

LA nuit approchoit; tout annonçoit un orage affreux: l'horiſon étoit enflammé, les éclairs déja perçoient les nues. Dorval, qui venoit de quitter le Jardin du Palais Royal, ſe retiroit chez lui; lorſque paſſant par la rue Vivienne, il s'éleva un vent impétueux. La pluie tomba avec tant d'abondance, & le tonnerre gronda avec tant de force, qu'il fut forcé pour ſe mettre à couvert, d'entrer dans une allée. Une femme s'y étoit retirée avant lui. Le chagrin flétrit la beauté; mais les haillons de la miſére ne flétriſſent point ces caractères de nobleſſe, ces traits impoſans qui la font reſpecter. La nature les donne à tous ceux, à qui elle a donné une âme forte, & un cœur vertueux.

Dorval étoit tendre. Naturellement compâtiſſant, la vue d'un malheureux produiſoit en lui cette émotion vive, dont les âmes ſenſibles ne peuvent ſe défendre. Le deſir violent de faire du bien, de ſoulager l'infortune, s'allumoit alors dans ſon cœur avec vivacité, & Dorval n'étoit heureux & tranquille, que lorſqu'il l'avoit ſatisfait.

Dorval étoit riche; le haſard plus que ſon goût, l'avoit placé dans la Finance. La ſimplicité de ſes habits, la modeſtie de ſes équipages, le peu de recherche de ſes meubles, la frugalité de ſa table, contraſtoient d'une façon bien honorable pour lui, avec le faſte inſolent de ſes Confreres. Un tas de petits Protégés, bien bas, bien vils, préconiſoit leur magnificence: des Protecteurs bien bêtes & encore plus intéreſſés, leur en faiſoient un mérite: tous les honnêtes gens, louoient Dorval; ils l'eſtimoient d'avoir ſçu ſe défendre de l'orgueil faſtueux de ſon état. Les pauvres, les miſérables, ceux qui avoient affaire à lui, ne lui trouvoient point cette dureté rebutante des nouveaux parvenus. Ils lui parloient ſans peine, ſon abord raſsûroit leur timidité, ſon humanité diminuoit leur peine, & ſes bien-faits réparoient leurs malheurs. Ses gens même, pour lui plaire, étoient honnêtes, affables & reſpectueux. Ne pas rendre autant à la médiocrité qu'à l'opulence; rebuter la miſére, pour accueillir la richeſſe, auroit été un crime, que leur maître ne leur auroit point pardonné: la maiſon de Dorval étoit le Temple de la bienfaiſance, & tous ceux qui l'habitoient étoient heureux, parce qu'ils mettoient tous leur bonheur à en faire.

L'habitude de faire du bien, ce plaiſir délicieux du cœur, cette ſenſation vive de l'âme, ne s'attiédit jamais: Plus on en jouit, plus on veut en jouir Un air de triſteſſe que Dorval remarqua dans la perſonne qui ſe trouvoit auprès de lui, quelques ſoupirs qu'elle laiſſa échapper involontairement, l'émurent, le touchèrent; ſes yeux fixés ſur elle, avec l'attention de l'intérêt, firent couler de ceux de cette infortunée, quelques larmes qu'elle s'efforçoit de cacher. Tous les caractères du malheur timide ſe retraçoient ſur ſon viſage. On y liſoit à la fois & le deſir & la crainte de faire connoître ſon état.

Ceux qui ne ſont pas nés dans l'abaiſſement ni pour l'avilliſſement de la miſére, ne ſurmontent qu'avec peine le ſentiment de timidité qui leur eſt propre. Il faut pour qu'ils le vainquent, que l'intérêt qu'ils voyent qu'on prend à leur malheur, raſsûre leur amour propre allarmé. Appercevoir dans celui qui peut les ſecourir de l'embarras, & de la timidité; voilà ce qui leur donne la confiance, & ce qui les élève au-deſſus de la honte de faire connoître leur ſituation.

Dorval étoit de ces hommes qui reſpectent l'infortune, par-tout où elle ſe trouve; qui croyent lui devoir plus d'égards, qu'à la proſpérité; qui ſemblent s'humilier des ſecours qu'ils donnent, pour ne pas humilier ceux qui les reçoivent. Leur main timide tremble en les offrant, & la rougeur qui couvre leur front, fait diſparoître celle des malheureux qu'ils ſecourent; la délicate attention de ces âmes généreuſes, prévenant toujours le beſoin, épargne, juſqu'à l'humiliation aviliſſante de le faire connoître.

Sans s'informer de la cauſe des larmes qu'il voyoit rouler dans les yeux de l'infortunée, qui l'occupoit; ſans lui demander ni ſon nom ni ſa demeure, Dorval avoit formé le deſſein de la ſecourir. O mon mari! ô mes enfants! ces mots qu'elle avoit prononcés, avoient ſuffi à ſon cœur ſenſible, pour le convaincre de la vérité des pleurs qu'il voyoit répandre. L'air embarraſſé de Dorval, ſa démarche mal aſsûrée, la vivacité des termes qu'il employe, leur peu d'ordre & d'arrangement, les larmes dont ſe rempliſſent ſes yeux, les ſoupirs involontaires qui lui échappent, tout annonce la chaleur de l'intérêt qu'il prend aux peines de cette malheureuſe femme; tout la convainc qu'elles vont s'adoucir, & qu'elle n'a pas à rougir des ſecours qui lui ſont offerts.

La pluie cependant étoit ceſſée.“Permettez, Madame, “lui dit Dorval, en lui “préſentant la main, que j'aille avec vous offrir à ceux qui “vous ſont chers, les ſecours “d'un ami que vos malheurs “& leurs peines vous attachent pour toujours“. Comme il faiſoit encore jour; & que la rue Vivienne avoiſinoit celle où habitoit Dorval; que celle à laquelle il parloit ainſi, étoit couverte d'habit fort en défordre; il pouvoit ſe faire, qu'en le voyant l'accompagner, la médiſance ne prît droit d'en tirer des conſéquences déſavantageuſes pour ſes mœurs, ou que tout au moins, une telle compagnie dût humilier ſon amour propre. Mais le cœur, quand il eſt vivement affecté, ne ſe diſtrait pas; il eſt tout au ſentiment qui le remplit. Auſſi Dorval, tout entier au plaiſir dont il alloit jouir, ne s'occupa d'aucune de ces conſidérations politiques. Envain l'infortunée voulut-elle par ménagement pour lui-même les lui repréſenter, envain refuſa-t'elle de prendre ſon bras, & lui offrit-elle de le ſuivre de loin; elle ne put rien obtenir. Il fallut qu'elle ſe rendît aux inſtances d'un homme qui mépriſoit les préjugés publics, lorſqu'ils étoient en contradiction avec les ſentiments de l'humanité, & qui les bravoit avec courage, lorſque la vertu ne pouvoit les déſavouer. “ On pourra s'étonner, Madame, lui “diſoit-il, de me voir avec “vous; la ſotte vanité me cri“tiquera ſans doute, & la “méchanceté en tirera des “conjectures. Mais que m'importe? ce ne ſeront que ceux “qui ne me connoiſſent point, “qui ſe le permettront; pour “ceux de qui je ſuis connu, “ils ne ſe livreront qu'au “ſentiment de la curioſité. Je “m'élève au-deſſus de ces petits motifs de l'amour propre. Je reſpecte bien plus “vos malheurs, que l'opinion “des hommes. Je leur dois “moins d'égard qu'à votre ſituation. Leurs regards curieux, leurs jugemens indiſcrets & injuſtes ne m'effrayeront jamais; la voix de la “nature, le cri douloureux “de l'humanité, ont ſur mon “âme des droits que rien ne “peut affoiblir“.

En parlant ainſi, ils arrivèrent à la maiſon où l'infortunée compagne de Dorval & ſa famille logeoient. Une entrée obſcure, un eſcalier fort ſombre & très-étroit, conduiſoient à un cinquiéme. Une chambre, ou plûtôt un galetas, formoit tout le logement, un châlis couvert d'une méchante paillaſſe, d'un plus mauvais matelas & d'une très-maigre couverture; quelques chaiſes en partie briſées, une table à demi rompue, formoient le triſte ameublement de ce ſéjour de douleur.

Un pere, brûlé d'une fiévre ardente, reſpiroit à peine; depuis vingt-quatre heures, lui & ſes quatre malheureux enfans, n'avoient pris aucune eſpéce d'alimens. Ses yeux éteints, fixoient triſtement ces languiſſantes victimes de la faim; ils ſe mouilloient des larmes que retenoient avec peine la crainte d'augmenter leurs maux; il ſentoit qu'en leur laiſſant voir ceux qui déchiroient ſon tendre cœur, il aggravoit la plaie du leur. Pas une plainte n'échappoit à ces innocens infortunés. Ils étouffoient juſqu'au moindre ſoupir; dans un morne ſilence, ils entouroient le lit de leur triſte pere. La faim les dévoroit; mais les maux que ſouffroit l'Auteur de leurs jours les occupoient tout entier. A l'envi l'un de l'autre, ils le careſſoient; l'un lui tenoit les mains, qu'il tâchoit de réchauffer par ſes tendres careſſes; l'autre ſe dépouilloit des haillons qui le couvroit, pour en couvrir ſes pieds glacés par le froid de la vieilleſſe; un troiſiéme lui offroit dans un vâſe à moitié briſé, quelques goûtes d'eau pour rafraîchir ſes lèvres brûlantes. La plus grande de ſes filles, à genoux, auprès de ſon lit, étudioit le moindre de ſes mouvemens. Elle y cherchoit quelques eſpérances à ſa tendreſſe allarmée. Leurs careſſes, leurs ſoins, ſembloient adoucir les maux de ſon corps; mais c'étoit autant de nouvelles plaies qui ulcéroient plus ſenſiblement ſon cœur. Son âme étoit tout entiere aux cris de la nature.

L'arrivée de Dorval le tira avec peine, de l'affaiſſement où la douleur l'avoit plongé. La vue de ſa femme lui donnoit quelques eſpérances. Elles ſemblèrent le ranimer, mais ſans lui donner la force de lui demander ſi elles étoient trompées. Il vouloit parler, & ſa voix expiroit ſur ſes lèvres. Il lui montroit leurs enfans, & ſes geſtes lui demandoient qu'elle prolongeât leur vie.

En appercevant leur mere; tous les quatre animés du même deſir, ſont emportés par le même mouvement. Du lit de leur pere, ils s'élancent les uns à ſes pieds, les autres dans ſes bras; pas un ne lui demande du pain, tous lui montrent leur pere. Cette vertueuſe femme leur ſourioit, ſon viſage étoit ſérein; mais l'amour & la crainte, les occupoient tellement, qu'ils ne voyoient que les maux de l'Auteur de leurs jours. Si l'eſpérance gliſſoit ſur leur âme, elle flattoit cependant par intervale leur tendreſſe, elle les animoit: ils entraînoient avec force l'objet ſur lequel ils la fondoient, vers celui pour qui ils lui demandoient des ſecours. De leurs bras, leur tendre mere s'élance dans ceux de ſon mari; les larmes innondoient ſon viſage. “Voilà, lui dit-elle, d'une “voix mal aſsûrée, en lui “montrant Dorval, voilà ton “Sauveur & celui de ta famille!“. A peine avoit-elle achevé, que ſes quatre enfans étoient aux pieds de leur Libérateur; ils tendoient vers lui leurs foibles mains; leurs larmes, leur ſilence, leurs regards tendres & timides, lui exprimoient leur reconnoiſſance & formoient pour lui un ſpectacle attendriſſant, qu'il interrompit, en s'approchant de leur pere. Il l'embraſſe d'un air confus & timide; il lui préſente ſa bourſe; rougit du remerciment, & le quitte avec précipitation pour aller lui faire préparer un appartement plus commode & plus décent.

Le principal Locataire de cet-te maiſon, étoit un de ces êtres malheureuſement nés, qui toujours guidés par l'intérêt, n'ont jamais goûté le plaiſir de faire le bien; qui croyent que ceux qui le font, ont des vues & des motifs, qui leur ſont perſonnels. Il ne vit dans celui de Dorval, qu'un intérêt de cœur; ſa vivacité, ſon zèle, ſon empreſſement, le ſoin qu'il prenoit d'entrer dans les plus petits détails, tout étoit pour cette âme vile, une conviction de l'idée qu'il avoit adoptée. Ce fut une raiſon pour tripler le prix ordinaire de l'appartement qu'on lui demandoit, & la facilité qu'il trouva à conſentir à toutes ſes demandes, lui fit regretter d'avoir été ſi modéré.

Il eſt tant d'hommes mépriſables, qui profitent de la poſition critique des malheureux, pour ſatisfaire leurs paſſions brutales; qui font payer à la vertu, le prix de leurs bienfaits; que la mépriſe du principal Locataire pouvoit s'excuſer. Dorval d'ailleurs étoit riche, ceux pour qui il s'intéreſſoit étoient pauvres, leur fille aînée étoit jeune & jolie; tout paroiſſoit annoncer une liaiſon amoureuſe, à un homme peu habitué aux actions de bienfaiſance & de généroſité, & très-familiariſé avec celles qui répugnent à la vertu, mais que l'uſage autoriſe à la honte des mœurs dont elles font parties, & des gouvernemens politiques qui ne les puniſſent pas.

Tandis que Dorval s'occupoit du ſoin de ſatisfaire ſon cœur généreux, celui de ceux pour qui il travailloit, ſe livroit non à la joie, mais à la reconnoiſſance. Ce ſentiment avoit fait diſparoître la faim & la ſoif qui les tourmentoient; il avoit même ſuſpendu les douleurs du malade. Ils rendoient tous graces à Dieu, le prioient pour leur bienfaiteur. Prêt à les rejoindre, Dorval entendit avec une émotion mélée de crainte, les ſons confus de leurs voix; leurs ſanglots qui l'entrecoupoient ſans ceſſe, l'empêchant de rien diſcerner, allarmèrent ſon cœur & troublèrent ſon âme. Dans la crainte cependant de leur cauſer quelque peine, il modère ſon impatience: avant que d'ouvrir la porte de leur chambre, il veut connoître la cauſe de ce qui s'y paſſe. Une fente qui ſe trouve auprès de la ſerrure, lui en facilite le moyen. Quel ſpectacle! La mere, entourée de ſes enfans, étoit à genoux aux pieds du lit de ſon mari, qui lui-même panché vers eux, mêloit ſa foible voix à la leur. Il offroit à l'Etre ſuprême, les triſtes reſtes de ſa vie & celle de ſes enfans; il lui demandoit d'alonger aux dépens des leurs, les jours de leur bienfaiteur. Dorval, ému, attendrit juſqu'aux larmes, ne put plus ſe modérer. Il entra avec précipitation. Sa vue rendit plus vif & plus ardent, le ſentiment de reconnoiſſance dont elle ſuſpendoit l'expreſſion: précipités de nouveau à ſes pieds, la mere & ſes enfans, embraſſoient ſes genoux, tandis que ſon mari, qui s'étoit ſaiſi d'une de ſes mains, la preſſoit avec force contre ſes lèvres brûlantes, & l'innondoit de ſes larmes.

Vains plaiſirs de la volupté; flatteuſe illuſion de la fortune, appas toujours trompeurs de l'ambition ſatisfaite, offrîtes-vous jamais à ceux qui vous poſſédent, une jouiſſance auſſi délicieuſe que celle qui dans ce moment rempliſſoit le cœur de Dorval?

L'arrivée du principal Locataire, interrompit cette ſcène de ſenſibilité & de reconnoiſſance. Il préſente à ſes Hôtes les clefs du nouvel appartement qui leur eſt deſtiné; mais d'une façon ſi groſſière & avec des termes ſi peu meſurés, qu'il n'étoit pas difficile d'appercevoir les idées déſavantageuſes qu'il s'étoit formées d'eux. Nommant par ſon nom le chef de cette infortunée famille, ſon ton, ſes geſtes, étoient ceux de la familiarité.

L'impreſſion que cette conduite avoit faite ſur le mari et la femme, n'échappa point à Dorval; mais il ſe trompa ſur le motif. Il crut que l'un & l'autre, humiliés d'être connus, rougiſſoient de l'état d'abaiſſement ou d'aviliſſement, où il les voyoit réduits.

Plus on a beſoin du ſecours des autres, plus on eſt chatouilleux & ſuſceptible. Obliger les malheureux & négliger de ménager leur amour propre, s'eſt une barbarie mille fois plus cruelle que le refus de les ſecourir. Si on leur fait payer par la honte, les ſervices qu'on leur rend, on s'avilit ſoi-même & on légitime leur ingratitude. Tout rempli de ces principes d'honnêteté & d'humanité, Dorval ſouffroit une peine incroyable de celle que la brutalité & l'indiſcrétion du principal Locataire, venoient d'occaſionner à ſes amis. L'altération de ſon viſage étoit trop forte pour n'être pas remarquée; quelques mots de conſolations qu'il laiſſa échapper, en fit connoître le motif. Le malade, pour calmer l'âme trop ſenſible de ſon bienfaiteur, lui parla ainſi.

“L'Impoliteſſe de cet homme m'a touché; mais ne m'a “pas humilié. L'indiſcrétion “apparente qu'il a faite en me “nommant, n'en eſt point “une. O, mon cher Bienfaiteur! ſoyez détrompé, “le nom de Moller qu'il m'a “donné, n'eſt pas le mien; “c'eſt un déguiſement que “j'ai permis à mon amour “propre, pour cacher à tout “le monde l'humiliation où la “miſére réduit une famille “noble, & née dans l'opulence. Je m'appelle Dorſan; je “ſuis Breton..... & ..... Dorval ne lui permit pas d'en dire davantage. Remettons, lui “dit-il, des détails que je vous “demanderai pour ſatisfaire mon cœur; mais non pour contenter ma curioſité, dans des momens où votre ſanté rétablie vous laiſſera plus de “force: vous pourrez alors “ſans danger, vous rappeller “des infortunes que vous devez préſentement oublier; “ſi elles ne ſont pas réparées, “ſi elles ſubſiſtent encore, du “moins, mes ſoins, mes attentions, mon amitié, vous empêcheront d'en ſentir les effets. Vous avez & vous aurez toujours en moi un ami tendre, & vos enfans un ſecond “pere; ma fortune eſt à votre “diſpoſition“. En diſant cela, il aide lui-même Dorſan à ſe lever, & il le conduit avec toute ſa famille, dans l'appartement vaſte & commode, qu'il lui a fait préparer.

Dorval avoit chez lui une vieille femme nommée Agathe, elle avoit pris ſoin de ſon enfance; & par reconnoiſſance les égards qu'il avoit pour elle & la confiance qu'il lui accordoit, la payoient, dans ſa vieilleſſe, des ſervices qu'elle lui avoit rendus dans ſa jeuneſſe. Agathe avoit le cœur bon, ſon âme étoit ſenſible, & au-deſſus de ſon état; le vil intérêt ne l'avoit jamais conduite. Elle aimoit ſon maître; le crédit qu'elle avoit ſur lui, ne l'enorgueilliſſoit pas; perſonne n'en étoit jaloux, tous les autres domeſtiques lui obéiſſoient ſans répugnance, & lors même qu'elle les reprenoit de leurs fautes, elle y mettoit tant de douceur, qu'ils ne pouvoient lui en ſçavoir mauvais gré. Tous les momens que les détails dont elle étoit chargée lui laiſſoient libres, elle les employoit pour les malheureux. Si ſes petites facultés ne pouvoient ſuffire à leur ſoulagement, elle avoit recours à ſon maître; ſa compaſſion alors la rendoit éloquente. Sans eſprit, ſans culture, l'intérêt de l'humanité l'animoit, & la nature qui l'inſpiroit, compoſoit ſes phrâſes, choiſiſſoit ſes mots, c'étoit alors tout le feu, toute la rapidité du génie. Le cœur le plus dur n'auroit pas reſiſté à ſes peintures. Combien de fois à la honte de ces cœurs inſenſibles, qui dans le ſein de l'opulence, laiſſent avec tant de dureté couler les pleurs des malheureux, ne l'avoit-on pas vue, ſe dépouiller de ſes propres hardes, les vendre ou les mettre en gage, pour ſecourir l'indigence!

Pendant que ſon maître s'occupoit du ſoin de rendre heureux Dorſan & ſa famille, Agathe s'employoit avec zèle à rompre les chaînes de la captivité qui privoient des enfans d'un pere dont le travail les faiſoit ſubſiſter. La femme de cet infortuné étoit venue implorer ſon ſecours. Agathe dans ce moment n'avoit point d'argent, ſon maître étoit abſent. Sa charité active ne vouloit pas attendre ſon rétour, elle prit toutes ſes hardes, elle ſe dépouilla même de la robe qui la couvroit, mit tout en gage, fut délivrer le priſonnier & revint le cœur rempli de joie, comblée des bénédictions des enfans & de la femme, recevoir ſon maître qui, auſſi heureux qu'elle, venoit lui propoſer une nouvelle occaſion d'exercer ſa charité.

Agathe ne lui donna pas le tems d'achever le détail qu'il lui faiſoit de ce qui venoit de lui arriver; impatiente d'aller offrir ſes ſervices à Dorſan, elle lui en demande la demeure, & auſſi-tôt qu'elle le ſçait, elle le quitte, deſcend avec précipitation l'eſcalier, ſe jette dans le premier caroſſe de place qu'elle rencontre & arrivée chez Dorſan elle ne permet pas à ſa femme ni à ſes enfans de lui rendre aucuns ſoins; en vain ils vouloient s'oppoſer à ſon zele, il fallut qu'ils cédaſſent à ſes prieres; qu'ils priſſent du repos & qu'ils lui laiſſaſſent toute la fatigue du jour & de la nuit.

Ce que Dorval venoit de faire pour ces infortunés, ne ſatisfaiſoit pas encore parfaitement ſon cœur bien faiſant; il les avoit arrachés au malheur, il les vouloit dans le bonheur & dans le bonheur le plus aſſuré; il avoit fait ceſſer leurs larmes, il deſiroit avec ardeur de les voir dans la joie, dans le repos, dans l'aiſance & même dans l'abondance. Le tableau des maux qu'il leur avoit vu ſouffrir, ſe retraçoit ſans ceſſe à ſon eſprit. L'état où il les avoit trouvés, toujours préſent à ſon imagination, émouvoit ſon cœur. Dans des momens oubliant ſes bienfaits, il croyoit encore entendre leurs ſanglots, & ſes yeux ſe rempliſſoit des larmes de la douleur; mais bientôt en ſe rappellant les expreſſions de leur reconnoiſſance, le plaiſir de les ſçavoir heureux, lui en faiſoit répandre d'attendriſſement.

Il avoit dans ſa maiſon un appartement totalement ſéparé du ſien, beaucoup plus agréable, plus grand & plus orné que celui qu'il occupoit. Dorſan pouvoit y loger commodément avec toute ſa famille. Mais Dorval, en formant le projet de lui faire accepter cet arrangement, vouloit par délicateſſe, le devoir à l'amitié & non à la reconnoiſſance; plus il connoiſſoit Dorſan, plus il le voyoit, plus il deſiroit qu'il fût ſon ami. Il lui trouvoit une âme noble, un caractere franc,un eſprit juſte de la douceur, du déſintéreſſement & ſur-tout une grande vérité, beaucoup de complaiſance ſans baſſeſſe, de la hauteur ſans fierté, une grande amenité & point de foibleſſe; mais ce qui le touchoit le plus, étoit de ne jamais remarquer en lui la petite honte de ſes infortunes, & encore moins la petiteſſe de rougir des ſecours qu'il recevoit. Rien ne flatte plus une âme généreuſe que de voir ceux ſur qui elle répand ſes bienfaits, s'en honorer ſans s'avilir par une reconnoiſſance baſſe & rampante. Dorſan parloit à ſon ami de ſa gratitude; mais ſes geſtes, ſes regards, ſes ſoupirs tout exprimoit la ſenſibilité de ſon âme, & cet épanouiſſement qui caractériſe la véritable joie du cœur, qui prouve ſon bonheur, & fait celui de ceux qui la cauſent.

Quand vous les quittez, lui dit ſon Agathe, leur unique occupation eſt de s'entretenir de vous; les premiers vœux qu'ils offrent au Ciel en commençant la journée, ſont pour vous; & c'eſt avec la même ardeur qu'ils la finiſſent. On diroit que le pere & la mere, voudroient ôter du cœur de leurs enfans les ſentimens de la nature, pour n'y laiſſer que ceux de la reconnoiſſance. “O mes enfans! leur diſoit en“core hier leur reſpectable “pere en arroſant leurs viſages “de ſes larmes, ſi je vous ai “donné la vie, c'eſt Dorval, “c'eſt mon ami qui vous l'a “conſervée! Sans lui, ſans ſes “bienfaits je ne goûterois pas “le plaiſir de vous tenir dans “mes bras; les careſſes de votre mere vous ſeroient ravies, qu'il vous ſoit toujours “plus cher que nous & que “vous-même. Mes enfans, “mes chers enfans! ne ſoyez “jamais ingrats; ſi vous le deveniez, je vous haïrois autant “que je vous aime.

Cependant la ſanté de Dorſan ſe rétabliſſoit, tous les jours il prenoit de nouvelles forces; les ſoins d'Agathe, le plaiſir de ſçavoir ſa femme & ſes enfans heureux & contens, plus que cela la ſatisfaction de voir tous les jours ſon bienfaiteur, avoient chaſſé de ſon ſang le poiſon du chagrin. Il pouvoit, ſans aucun riſque, quitter ſon appartement & ſupporter le mouvement du caroſſe. Dorval n'attendoit que ce moment pour exécuter le projet que ſon amitié lui avoit fait former de l'attirer chez lui. D'ailleurs, il étoit ſi ſûr d'être aimé, que n'écoutant plus ſa trop grande délicateſſe, il réſolût de ne pas tarder plus long-tems à ſe procurer le bonheur de paſſer tous les momens de ſa vie, avec ceux qui en faiſoient les charmes;depuis qu'il les connoiſſoit, être avec eux étoit le ſeul plaiſir qui le touchât.

Dans cette réſolution, il vint, un matin, trouver Dorſan: “j'ai un reproche à vous faire, “lui dit-il, en l'embraſſant; “vous ne m'avez pas encore “rendu aucuns ſoins; vous pouvez, ſans danger, vous expoſer au grand air; pour réparer vos torts, venez aujourd'hui, avec toute votre famille, dîner chez moi. Ma “maiſon eſt, & ſera toujours “pour vous le temple de l'amitié; venez-en recevoir les “aſſurances. „ Deux caroſſes les attendoient, ils partirent. Agathe ſeule, dans le ſecret, reſta pour payer l'hôte & pour faire tranſporter toutes les hardes.

En arrivant chez lui, Dorval les conduiſit dans l'appartement qu'il leur avoit deſtiné. “Me pardonnerez-vous, leur “dit-il? Vous n'êtes pas ici “chez moi; cet appartement “eſt à préſent le vôtre; car j'ai “aſſez compté ſur votre amitié, pour oſer préſumer que “vous habiteriez ſans répugnance la même maiſon que “moi. Rien, déſormais, mon “cher Dorſan, ne pourra “rompre notre union. La “mort ſeule doit nous ſéparer. Partagez ſans répugnance ma fortune; elle me ſeroit odieuſe, ſi vous me re“fuſiez. O mes amis! jouiſſons du ſeul vrai bonheur “qui ſoit ſur la terre: l'amitié ſans contrainte eſt la vraie “félicité de ce monde. Je ſerai heureux du bonheur dont “vous jouirez; vous le ſerez “du mien „.. En diſant cela, de douces larmes couloient de ſes yeux; il tenoit dans ſes bras ſon ami; Dorſan le preſſoit dans les ſiens. Ils vouloient parler, mais leurs ſoupirs étouffoient leurs voix. Mad. Dorſan & ſes enfans imitoient leur ſilence, répandoient des pleurs, ſoupiroient avec peine. La reconnoiſſance bien ſentie, n'a pas d'expreſſion plus perſuaſive.

Rien n'étoit échappé aux ſoins prévenans du généreux Dorval. Une garderobe, bien montée de différents habits d'homme & de femme, avoit été placée, par ſes ordres & à l'inſçu de tous ſes gens, dans cet appartement. Des femmes pour Madame Dorſan, étoient prêtes à la ſervir. Des valets à leurs livrées leur furent préſentés, de façon à faire croire que c'étoit par leurs ordres qu'ils avoient été arrêtés. Par cette ruſe délicate, tout le monde fût perſuadé que Monſieur & Madame Dorſan, jouiſſant de la plus grande aiſance, amis depuis long-tems de Dorval, & quittant la Province, venoient s'établir à Paris, louoient l'appartement qu'ils occupoient, & s'étoient accommodés de tous les meubles. C'eſt ainſi qu'une âme noble & ſenſible, prévoit tout, & épargne à l'amour propre de ceux qu'elle oblige, juſqu'aux plus petites mortifications.

La bonne Agathe auroit été bien ſenſible à celle qu'on lui auroit donnée, en la ſéparant de Mlle Dorſan. Elle l'aimoit comme ſa fille; elle demanda de reſter auprès d'elle. Mlle. Dorſan le deſiroit autant qu'elle; les ſoins qu'elle avoit pris de ſon pere, les attentions qu'elle avoit eues pour elle, ſon bon cœur, ſes vertus, ſa raiſon ſimple & naturelle;tout cela lui avoit gagné ſon amitié & ſon eſtime. Dorval ſaiſit avec empreſſement cette nouvelle occaſion d'obliger en même tems deux perſonnes qu'il aimoit, la joie de l'une & de l'autre fut pour ſon cœur une nouvelle jouiſſance, & pour M. & Mad. Dorſan un nouveau motif de reconnoiſſance; ils virent avec plaiſir leur fille entre les mains d'une femme eſtimable, que ſes vertus élevoient au-deſſus de ſon état & dont les avis & les conſeils pouvoient être très-utiles à leur fille.

Mlle. Dorſan n'étoit pas belle; mais, à quinze ans, on eſt du moins jolie. La fraîcheur de ſon teint, la blancheur de ſa peau, des couleurs plus vives que celle de la roſe qui vient d'éclore, attiroient ſur elle les regards. L'art ne lui avoit pas appris à avoir des grâces; la nature lui en avoit donné de plus touchantes, qui fixant l'attention, affectoient le cœur & inſpiroient l'admiration.

A l'âge de Mlle Dorſan on a peu de culture, encore moins d'uſage, & point d'expérience. Tout gêne, tout embarraſſe; la converſation, ſi elle n'eſt très-futile, fatigue & ennuie. La nature, prodigue en faveur de Mlle. Dorſan, avoit réuni en elle, aux fleurs du printems les fruits de l'automne. Sa converſation étoit ſimple, mais elle occupoit, ayant toujours le mot de la choſe; ſi elle pouvoit parler de tout, elle pouvoit avec facilité répondre à tout. Sans apprêts dans ſes diſcours, ſans prétention dans ſes actions, ſon maintien étoit noble, modeſte & aiſé. Vive & gaie, le plaiſir la touchoit ſans l'affecter vivement; elle ſcavoit s'en priver ſans douleur, quand celui des autres le demandoit. Il lui étoit déjà échappé pluſieurs traits de fermeté & de courage, qui faiſoient juger que ſon âme ſeroit forte. Tout prouvoit que ſon cœur étoit tendre & ſenſible, bon & généreux; & à la chaleur de ſes réparties, à leur juſteſſe, on jugeoit que ſon eſprit étoit vif, ardent & ſage, & qu'il ſeroit même lumineux; lorſque plus cultivé, il auroit acquis plus de connoiſſances.

Dorval n'avoit pas encore ſenti les traits de l'amour. Trompé par le caprice & par la volupté, ſon imagination l'avoit enchaîné, pour quelques momens, au char de la beauté. Le peu de durée de ſes captivités, lui avoit appris qu'aimer n'eſt pas deſirer; que l'eſtime ſeule donne le ſentiment de l'amour; que reſpecter l'objet aimé, le préférer a ſoi-même, c'eſt aſſurer ſon bonheur en aſſurant la durée du ſentiment qui le produit; que qui veut en jouir, doit moins le chercher dans la ſatisfaction des ſens, que dans celle du cœur; que ſi les plaiſirs de la volupté ſont vifs, ils ſont auſſi ſuivis de dégoûts, d'ennui, & ſouvent de remords, s'ils ne ſont légitimés par le ſentiment, & avoués par la vertu.

Si Dorval fut d'abord touché de la triſte ſituation où il trouva Mlle Dorſan, elle ne le dut alors qu'à la ſenſibilité de ſon cœur; c'étoit le ſentiment de la compaſſion; & il n'étoit pas plus vif pour elle que pour toute ſa famille: s'intéreſſant au ſort de tous ceux qui la compoſoient, il deſira de les rendre tous auſſi heureux qu'ils avoient été malheureux; plus il y travailla, plus cet intérêt devint vif & preſſant. Une âme généreuſe ſe fait toujours de ſes bienfaits, une nouvelle raiſon d'aimer ceux qui les reçoivent. Quand, par ſes ſoins, Dorval vit le bonheur de Dorſan & de toute ſa famille bien aſſuré, le plaiſir de les en voir jouir, affecta ſon cœur, mais ne l'occupa plus entiérement. N'éprouvant pour eux ni trouble, ni allarmes, ſon eſprit fut plus libre & ſon imagination moins agitée. Il vit alors les vertus & les qualités de Mlle Dorſan dans un jour plus frappant. Auparavant il ne les avoit, pour ainſi dire, qu'apperçues: à portée de remarquer mieux leurs développemens rapides, il n'en fut d'abord qu'étonné; mais l'intimité la lui rendant plus intéreſſante, il s'en occupa davantage. Un ſentiment tendre s'empara de ſon cœur. Dorval ſe trompa ſur ſa nature; il le prit pour celui de l'amitié, c'étoit celui de l'amour. Aucun des mouvemens impétueux qui, ordinairement, l'accompagnent, ne ſe faiſoit ſentir, ne troubloit, ni n'agitoit le cœur qu'il rempliſſoit. Il étoit naturel qu'un homme qui n'avoit encore éprouvé que la paſſion de l'amour, en méconnut le ſentiment. Ainſi, Dorval ſe croyoit libre, & il étoit dans les chaînes. Chaque jour leur donnoit de nouvelles forces. Chaque jour quelque nouveau motif d'eſtimer & d'admirer Mlle Dorſan, la faiſoit plus aimer. Ces tendres careſſes de l'enfance, que la reconnoiſſance rend plus expreſſives, quand aux premiers rayons de la raiſon, la vertu de celui qui les reçoit les rend innocentes; ces confiances puériles, ces ouvertures minutieuſes, tout cela étoit autant de moyens qui aſſuroient à l'amour ſa conquête.

Mais la tranquillité dont Dorval jouiſſoit, ne pouvoit pas durer. Dans les cœurs corrompus l'amour s'affoiblit en vieilliſſant; dans les cœurs vertueux il acquiert alors plus de force & plus de vivacité, & c'eſt cette vivacité qui ôte le repos & bannit la paix. Content, ſatisfait, Dorval étoit heureux, lorſqu'il étoit auprès de celle dont il ne ſe croyoit que l'ami. Au commencement, il la quittoit ſans efforts; mais bientôt ne s'éloignant d'elle qu'avec peine, il devenoit impatient, ſombre & rêveur, rien ne pouvoit alors lui plaire, l'ennui le dévoroit. Plus de ſuite dans ſes idées, plus de juſteſſe dans ſes raiſonnemens. Entiérement différent de lui-même, ſes domeſtiques le méconnoiſſoient; ils s'étonnoient de lui voir des vivacités, de l'humeur, quelquefois même de la bruſquerie. Ils commençoient à le craindre, mais ſans ceſſer de l'aimer. Ils le voyoient, avec étonnement, injuſte dans des momens, dans d'autres moins humain, moins compatiſſant, & ſouvent même négligeant de faire du bien.

Cet état étoit violent. Mais pour le faire ceſſer, il falloit que Dorval, plus éclairé ſur la ſituation de ſon cœur, pût en connoître la cauſe; il falloit que cette fermentation intérieure s'exaltât; ſans une exploſion violente, le feu concentré qui le conſumoit, l'auroit dévoré. Dans l'agitation, dans le trouble, ſon eſprit obſcurci, n'avoit pas la liberté d'apprécier, de rapprocher & de combiner; il étoit malade & ne diſcernoit pas la nature de ſon mal.

Un événement imprévu diſſipa cette obſcurité, & ralluma en lui le flambeau de la raiſon preſque éteint.

Un jour, qu'il revenoit avec M. Mad. Dorſan & leur fille de la campagne, les chevaux de ſon caroſſe prirent le mors aux dents. En vain le Cocher voulut les retenir, tous ſes efforts furent inutiles; obligé d'abandonner les rênes, il fut renverſé de ſon ſiége. Les cris des ſpectateurs, les clameurs des laquais, augmentant l'ardeur des chevaux, ils ſe précipiterent vers la Seine, qui bordoit le chemin, & entraînerent le caroſſe avec tant de violence, qu'ils le renverſerent dans l'eau. Cet accident, ou la fraîcheur de l'eau,les força de s'arrêter; mais il expoſa ceux qui étoient dedans à un nouveau danger. L'eau, qui entroit avec impétuoſité par les portieres, les menaçoit de les étouffer. Dans ce péril, Dorval, ſans trop ſçavoir ce qu'il fait, prend dans ſes bras Mlle Dorſan, qui avoit perdu connoiſſance; il s'élance par la portiere au milieu des eaux, (dans cet endroit elles étoient très-rapides); & pour gagner le rivage, il falloit aller contre le courant. Mais l'amour avoit doublé les forces de Dorval. Il nâge avec une vigueur ſurprenante, & parvient enfin, avec une peine infinie, juſqu'au rivage; mais ſi épuiſé de fatigue, qu'ayant à peine touché la terre & poſé ſur la pélouſe ſon fardeau, il tomba à ſes côtés, ſans ſentimens.

Quel ſpectacle pour M. & Mad. Dorſan, lorſque portés au même endroit par des Mariniers qui étoient venus à leur ſecours, ils virent leur fille & leur ami, ſans force, ſans ſentimens, les yeux fermés, le tein livide, ne donnant plus aucun ſigne de vie! Tous les caracteres de la mort étoient tracés ſur leur viſage; un reſte d'eſpérance les ſoutint contre le déſeſpoir & la douleur, & leur donna des forces. Aidés par leurs gens, ils eſſaient de rappeller à la vie ces deux objets de leur tendreſſe. Dorval fut le premier qui ouvrit les yeux; mais la vue de Mlle Dorſan étendue à ſes côtés, ſans mouvemens, lui ravit au même inſtant, le peu de force qu'il venoit de recouvrer. Mais peu de tems après Mlle Dorſan reprit les ſiennes. Son pere & ſa mere la tenoient dans leurs bras & s'efforçoient de lui cacher le corps de leur ami. Mais l'intérêt qu'elle prenoit à ſon ſort, trompe leur tendreſſe; elle ſurmonte tous leurs efforts, elle l'appelle, elle le cherche, & l'ayant apperçu, elle écarte, avec violence, tous ceux qui l'entourent. Nulle conſidération ne peut la retenir, nul reſpect humain ne peut la modérer. Elle ſe jette auprès de lui, ſouléve d'une main tremblante ce corps qui lui paroît inanimé, appuye ſa tête ſur ſes genoux, panche ſon viſage ſur le ſien, étouffe avec effort ſes ſanglots, approche ſa bouche de la ſienne; un torrent de larmes couloit de ſes yeux, elles inondoient le viſage de ſon ami. Ces larmes plus puiſſantes que tous les Elexirs qu'on lui fait reſpirer, ces ſoupirs vivifians de l'amour épouvanté qui ſortent avec pétulance de ſon cœur, rapportent dans les veines de Dorval des étincelles de feu, qui le rappellent enfin à la vie. Il ouvre les yeux, & dans les bras de celle qui le rend à la lumiere, il la demande à ſa mère. Un me voilà, le jette dans un trouble affreux & livre tous ſes membres à un tremblement involontaire; la crainte de l'avoir perdue pour toujours, avoit fait ſur ſon cœur une telle impreſſion, qu'il ne pouvoit ſe perſuader que ce fût elle qu'il voyoit & qui lui parloit.

Les épreuves de l'amour ne ſont jamais équivoques; celle qu'il venoit de faire ſubir au cœur de Dorval, l'éclaira ſur la nature de ſes ſentimens. Elle lui apprit que ceux qui le rempliſſoient pour Mlle Dorſan, plus vifs que ceux de l'amitié, caractériſoient l'amour le plus tendre, & que la poſſeſſion de l'objet qu'il adoroit, manquoit à ſon bonheur.

En même tems, Mlle Dorſan apprenoit auſſi à connoître l'état de ſon cœur. Tout ce qu'elle venoit d'éprouver de craintes & d'allarmes; les inquiétudes même qui la tourmentoient encore, étoient autant de traits de lumiere qui l'éclairoient. L'effet que produiſit la certitude d'aimer, fut de lui cauſer un mouvement de honte qui la fit rougir de ce qu'elle venoit de ſe permettre, & de crainte de ne pas obtenir un retour de ſentimens qui juſtifiât les ſiens. A quinze ans, on a encore une méfiance de ſoi-même, qui empêche de bien connoître tous ſes avantages. L'amour propre allarmé ne ſe calme, que lorſqu'il eſt bien aſſuré de ſa conquête.

Cependant M. & Madame Dorſan, entiérement occupés du plaiſir de n'avoir plus rien à craindre pour leur fille & pour leur ami, ſe livroient à cette joie vive du cœur qui s'exprime par les larmes & par les ſoupirs. Des bras de Dorval, ils paſſoient dans ceux de leur enfant. En vain s'efforçoient-ils de parler, le ſentiment étouffoit leur voix. Dorval, auſſi ému, leur rendoit leurs careſſes avec vivacité; il les quittoit pour ſe jetter aux genoux de leur fille, il lui prenoit les mains, il y colloit ſes lèvres brûlantes; & ſes yeux, fixés ſur les ſiens, lui exprimoient tout ce qu'il reſſentoit d'amour & d'amitié. L'arrivée d'un caroſſe, qu'on avoit envoyé chercher, interrompit cette ſcène éloquente, & les fit reſſouvenir qu'il importoit à leur ſanté de revenir promptement à Paris, pour y prendre d'autres vêtemens. Il étoit à craindre que l'humidité des leurs ne les jettât dans quelques accidens fâcheux.

L'habitude des louanges donne aux femmes, preſqu'en naiſſant, un orgueil qui leur fait croire qu'elles ont reçu de la nature le droit de ſoumettre à leur beauté les cœurs de tous les hommes. Ce n'eſt que lorſqu'elles commencent à recevoir l'impreſſion du ſentiment, & que les traits de l'amour ont fait aux leurs des bleſſures profondes, qu'elles commencent à s'intimider. L'amour propre alors perd ſa force;le déſir d'être aimées, leur donne la crainte de n'être pas aſſez aimables. Elles ſe croient moins parfaites, parce qu'elles ſouhaitent de l'être davantage. Elles employent tout l'art de la coquetterie, dans l'eſpérance d'y trouver tout ce qu'elles penſent que la nature leur a refuſé. Ce ſont des combinaiſons perpétuelles, des ſoins continuels, des attentions éternelles à toutes les parties de cet art ſéducteur: une étude enfin auſſi conſtante qu'aſſidue de tous ces ſécrets, & qui ne peuvent cependant abſolument les contenter.

Mlle Dorſan, toujours ſimple dans ſa parure, avoit toujours mépriſé le ſoin de s'en occuper: à peine ce fut-elle apperçue qu'elle aimoit, qu'un deſir violent d'être belle la tourmenta. Elle eut recours à toute la magie de la coquetterie. Sa toilette devint longue. Jamais elle n'étoit contente de l'art de ceux qu'elle employoit; vingt fois elle leur faiſoit recommencer une boucle de cheveux, & jamais elle ne la trouvoit bien faite. S'il falloit placer une fleur, c'étoit avec un ſoin infini; elle avoit employé des heures entieres à la choiſir; étant miſe, elle la trouvoit moins belle, il falloit l'ôter & une autre la remplaçoit ſans lui donner plus de ſatisfaction Avant que de s'arrêter à un ajuſtement, tous les autres étoient paſſés en revue. Souvent, lorſqu'elle étoit habillée, il lui paroiſſoit de la plus grande conſéquence de prendre une autre robe, qu'elle croyoit mieux faite, ou d'une étoffe plus agréable, ou pomponnée avec plus de goût. Si ſon miroir lui diſoit qu'elle avoit réuſſi dans cette préférence, elle le croyoit un moment, & l'inſtant d'après elle rejettoit ſon témoignage, couroit conſulter Agathe, puis ſa mere, puis ſon pere, & reſtoit toujours dans l'incertitude: Dorval ſeul avoit le droit de la perſuader. Une autre crainte, alors, la tourmentoit; l'approbation de ſon amant lui devenoit ſuſpecte. Elle l'attribuoit à ſa complaiſance, elle prenoit les louanges qu'il donnoit à ſa parure pour l'effet de ſa politeſſe. Lors même qu'il faiſoit l'éloge de ſes grâces ou de ſes attraits, elle le ſoupçonnoit de peu de ſincérité. Un homme auſſi riche que Dorval, d'une réputation de probité & de bonté auſſi bien établie que la ſienne, avoit, ſuivant elle, le droit de prétendre à la conquête de toutes les femmes; elle s'en faiſoit une raiſon pour douter de la vérité de tout ce qu'il lui diſoit d'agréable ou de tendre.

Dans d'autres momens ſon amour propre, prenant le deſſus, étoit bientôt terraſſé parle ſentiment de la crainte, qui la dégradant elle-même à ſes propres yeux, lui perſuadoit qu'elle n'avoit ni aſſez de mérite, ni aſſez de beauté pour conſerver toujours l'hommage d'un cœur qu'elle croyoit ne pas mériter. Si par hazard, ſi par bienſéance Dorval marquoit quelques attentions à quelqu'autre femme, elle ſe troubloit, elle s'allarmoit, elle devenoit d'une humeur qui la rendoit méconnoiſſable & même inſupportable à tout le monde; mais auſſi un geſte, un regard, un mot de tendreſſe de ſon amant rendoient le calme & la tranquillité à ſon cœur & elle reprenoit ſon état naturel de douceur & d'affabilité. Avec la même rapidité, la moindre politeſſe, la moindre phrâſe de galanterie de ſon amant, qui n'étoit pas pour elle, la livroit de nouveau à toutes ſes inquiétudes, la rendoit ſombre, rêveuſe, quelquefois même impolie & toujours bruſque: à peine lui pardonnoit-elle les attentions qu'il avoit pour ſa mere; tout lui portoit ombrage, elle lui ſcavoit, même mauvais gré des ſentimens d'amitié qu'elle lui voyoit pour ſon pere, ou de l'intérêt qu'il prenoit aux infortunés qui imploroient ſon ſecours. Son cœur avide vouloit le ſien tout entier. Il lui paroiſſoit que le moindre partage étoit un vol qu'on lui faiſoit & une injuſtice dont elle devoit s'offenſer.

Pour tout autre que ſon pere & ſa mere, cette égalité étoit ſurprenante; on en cherchoit la cauſe fans pouvoir la deviner. M. & Mad. Dorſan, témoins de ce qui s'étoit paſſé, connoiſſoient l'état du cœur de leur fille; & comme ce qui leur avoit fait faire cette découverte, leur avoit auſſi fait juger de celui de Dorval, ils n'en étoient pas inquiets. L'amour a des caracteres ſi vifs, ils ſont ſi différens de ceux de l'amitié, que pour ceux qui les obſervent avec intérêt, il eſt impoſſible de ne pas les diſtinguer. C'étoit avec complaiſance que ces tendres parens ſe confirmoient dans l'idée flatteuſe de voir l'union de deux cœurs, qui intéreſſoient, ſi puiſſamment les leurs; leur ami devenir leur gendre, leur fille heureuſe dans les bras d'un homme à qui ils devoient tout; d'un homme qu'ils eſtimoient plus que tous les autres mortels cet eſpoir les rempliſſoit d'une joie bien ſatisfaiſante.

Tandis qu'ils sy livroient avec plaiſir, mille craintes agitoient leur ami. Plus le cœur eſt ſenſible, plus il eſt délicat, & cette délicateſſe fait le tourment des premiers momens de l'amour. Dorval aimoit avec vivacité. Si dans des inſtans il ſe plaiſoit à ſe croire aimé, dans d'autres il craignoit que le retour dont il voyoit qu'on paroit ſa tendreſſe, ne fût que le ſentiment de l'amitié ou de la reconnoiſſance. Son imagination féconde à le tourmenter, lui formoit mille chimeres, que la force de ſes allarmes le portoit toujours à prendre pour des réalités. Beaucoup plus âgé, ce diſoit-il, que Mlle Dorſan, je dois être pour elle un objet fort indifférent. Dans le printems les fleurs ont droit de plaire; ce n'eſt que lorſque “l'été a pris la place de cette “agréable ſaiſon qu'on en ſavoure les fruits. Je ne puis “être heureux qu'en uniſſant “mon ſort à celui de Mlle “Dorſan; mais ſi elle accepte ma main, je ne la devrai “peut-être qu'au ſouvenir “de ce que j'ai fait pour elle “& pour ſes parens; peut-être “à ſa ſoumiſſion à leur volonté; peut-être même à cette “triſte ſituation où l'a réduite “la biſarrerie de la fortune. “N'ayant pas de bien, elle ſe “fera, ſans doute, une raiſon “de l'opulence où elle me “voit pour ſurmonter ſa répugnance. Elle eſt jeune, & à “cet âge on déſire de ſe voir “orné de bijoux, on aime les “ajuſtemens, on ſe plaît à com“mander à un nombreux domeſtique, à avoir de beaux “équipages, à paroître avec “éclat dans le monde & à jouir “de ſes plaiſirs; Paris a pour “la Jeuneſſe des attraits ſéduiſans. Si, à quinze ans, on “n'eſt pas encore coquette, le “germe de la coquetterie qui “commence à ſe développer “dans le cœur d'une jeune perſonne eſt preſque toujours “ce qui la détermine dans le “choix d'un époux. Si devenu celui de Mlle Dorſan, “je m'apperçois, que ce ne “ſoit pas ſon cœur qui m'ait “donné ſa main; ce ſera pour “mon amour un ſupplice affreux. La crainte de ne pas “faire ſon bonheur me ſuivra “par-tout, & troublera tous “les momens de ma vie. Ces triſtes réflexions occupoient continuellement l'eſprit & le cœur de Dorval, elles l'accabloient du poids énorme de leur amertume. Voir celle qu'il adoroit, ſenſible à ſa tendreſſe, donnoit de tems en tems quelques momens de plaiſir à ſon cœur agité; mais le moindre nuage, la plus foible teinte de chagrin, qu'il appercevoit ſur le viſage de ſa maîtreſſe, confirmoit toutes ſes allarmes & le replongeoit dans le trouble & l'agitation. Plus ſombre alors, plus inquiet, plus rêveur, il fuyoit le monde; croyant fuir l'ennui, il le trouvoit par-tout. Il quittoit la ſolitude avec le même empreſſement qu'il l'avoit recherchée. Et, auſſi-tôt, fatigué des plaiſirs de la ſociété, il revenoit ſe livrer à tout le noir de ſes réflexionsDorval n'étoit plus cet homme aimable, qui faiſoit l'agrément de la ſociété; une taciturnité imbécille le rendoit ennuyeux & importun à tout le monde. On ne trouvoit plus en lui cet eſprit agréable que le goût, les grâces, la gaïté accompagnoient toujours; ce jugement ſolide & ſage qu'on admiroit en lui, ne ſe retrouvoit plus dans ſa converſation. Elle étoit ſans but, ſans liaiſon, ſans ſuite, & tellement confuſe, qu'elle n'étoit pas ſoutenable; ſa diſtraction étoit ſi grande, ſi continuelle, qu'aucune eſpece d'occupation ne pouvoit le fixer ni l'attacher.

Les ſentimens de l'amitié, moins vifs, mais auſſi tendres que ceux de l'amour, produiſoient auſſi les mêmes effets. M. & Mad. Dorſan connoiſſant les diſpoſitions du cœur de leur fille & de leur ami, ne concevoient rien à l'état de Dorval. Ils étoient bien éloignés d'en deviner la cauſe. „L'amour certain de “ſa conquête, ſe diſoient-ils, n'a pas ce caractere de “trouble & d'allarmes; l'in“certitude ſeule peut produire cette agitation; ſi “Dorval aime, il eſt ſûr d'être aimé; tout le lui a dit, tout “le lui a prouvé; peut-il en “douter après co qui s'eſt paſſé dans la prairie le jour de “ce cruel accident? S'allarmeroit-il du changement qu'il “a pu remarquer, & qui s'eſt “fait depuis ce moment dans “Mlle Dorſan. Peut-il en “ignorer la cauſe. La coquetterie qu'il voit en elle, n'eſt “pas ce ſentiment de l'amour “propre qui fait deſirer de “ſéduire l'imagination des “hommes, ſans ſe ſoucier de “mériter leur cœur. L'indifférence qu'elle marque pour “tous les hommages que les “autres hommes lui rendent, le froid avec lequel elle reçoit les louanges qu'ils lui “donnent, la ſenſibilité qu'elle “laiſſe voir au contraire pour “celles de Dorval, eſt une “preuve non équivoque du “motif qui la fait agir. Quand “il eſt abſent, la parure l'importune; elle ne s'apperçoit. “de ſon négligé qu'au moment qu'elle va le revoir. “Qui peut donc troubler notre ami? Qui peut cauſer “l'agitation où nous le voyons? Maître de ſon ſort, “qui l'empêche de ſe rendre “heureux? Craindroit-il qu'un “vain orgueil nous fît mépriſer ſon alliance? Ne connoît-il pas notre façon de “penſer? Le ſang qui coule “dans ſes veines, s'il n'eſt “pas noble, eſt épuré par les “vertus qu'il poſſéde, elles le “rendent notre égal, & ſes “bienfaits même l'élevent au-deſſus de notre fille; non, “cette crainte chimérique, “n'eſt pas ce qui tourmente “Dorval; il eſt plus probable qu'une conſidération politique, en eſt la cauſe. Avant “de nous connoître, il avoit “pris avec le Marquis & la “Marquiſe de Maineviller un “eſpece d'engagement qu'il “ne peut peut-être préſentement ſe refuſer de remplir, “ſans nuire à ſa fortune ou à “ſon ambition. Il eſt combattu par la crainte d'y manquer, & par le deſir de faire “le bonheur de celle qu'il aime. S'il voit le ſien dans ſon “union avec elle; il y voit “peut-être auſſi la perte de “ſon état, s'il le doit au Marquis & à la Marquiſe ou “à quelqu'autre Protecteur. “Preſque tous ſont intéreſſés, “ils ſe font de la fortune de “leurs protegés un moyen, ou “de réparer la leur, ou de “payer les ſervices qu'on “leur a rendus, ou même de “remplir les obligations que “la nature leur impoſe, & “que le mauvais état de leur “fortune ne leur permet pas “de ſatisfaire. Nous devons “trop à Dorval pour ne pas “percer ce myſtere. Connoiſſons le véritable état de ſon “cœur; ſçachons la vraie cauſe de la ſituation pénible où “nous le voyons. Si l'amour qu'il a pour notre fille fait ſon malheur, fuyons; il pourra alors l'oublier,& retrouver ſa tranquillité. Le ſacrifice du bonheur de notre “enfant eſt affreux; mais c'eſt “un devoir que la reconoiſſance nous impoſe. Quand “toutes les horreurs de la miſere devroient refondre ſur “nous, il faudroit encore les “préférer au remords dévorans de cauſer le malheur de notre ami, de notre “bienfaiteur.

Bien affermis dans cette réſolution, M, & Mad. Dorſan paſſerent dans l'appartement de Dorval. Dans le moment où ils entrerent, il étoit ſi fort livré à tous ſes chagrins, qu'il ne les apperçut pas. Le préjugé des conditions ſe retraçoit alors à ſon eſprit, exerçant tout ſon empire: ſur M. & Mad. Dorſan, faiſant même ſentir auſſi ſa puiſſance au cœur de leur fille. Son âme accablée ſous le poids de la douleur, étoit ſans mouvement. Dans cet état d'angoiſſe, les idées ſe ſuccédent avec rapidité; elles s'échappent ſi promptement, qu'elles ne laiſſent après elles aucunes traces qui fixent & qui arrêtent. Le phyſique ſeul a du reſſort, tout le reſte eſt ſuſpendu. L'imagination s'agite, mais ne produit rien; l'eſprit eſt obſcurci, ou dans le vague; c'eſt preſque l'anéantiſſement de la mort.

Le bruit que firent en entrant M. & Mad. Dorſan, ne tira pas leur ami de cette cruelle ſituation. Ils étoient auprès de lui, & il ne les voyoit pas. Ils lui parloient & il paroiſſoit ſourd à leur voix; la tête appuyée ſur une de ſes mains, les yeux fixés ſur la terre, ils auroient pu douter s'il exiſtoit encore, ſi un ſoupir qui s'échappa avec force de ſon cœur affligé, ne les eût raſſurés. „Ah! mon “ami, s'écria Dorſan en ſe “jettant dans les bras de Dorval, que vous ai-je fait? “Pourquoi ceſſez-vous de “m'aimer? Ai-je mérité que “vous me fiſſiez un myſtere “des chagrins qui vous dévorent? Sont-ils de nature, à “ne pouvoir être adoucis par “l'amitié? Vous connoiſſez “mon cœur Dorval, mon cher “Dorval! falloit-il m'arracher “des bras de la mort, me “rendre ma femme & mes “enfans, prêts à périr de miſere, ſauver ma fille de la “fureur des flots, me faire “goûter le plaiſir de devoir “tout mon bonheur à tes bienfaits, pour me déchirer le “cœur par le ſpectacle affreux “de te voir malheureux? Parle, ouvre-moi ton cœur; “quelles ſont tes peines? “quels ſont tes chagrins? “Rompt cet odieux ſilence; “ou, me croyant cruellement “offenſé, je renonce à ton “amitié; je fuis tes bienfaits; je te quitte & me ſépare de “toi pour toujours, j'irai, avec “toute ma famille, regretter “dans la miſere, les momens “que tu m'as fait paſſer dans “l'abondance. Dorval tu es “généreux, mais tu n'es pas “mon ami!

Dorſan ne put en dire davantage. Il embraſſoit ſon ami, ſes larmes couloient en abondance, ſes ſoupirs étouffoient ſa voix; ceux de ſa femme, les pleurs dont elles mouilloient les mains de Dorval dont elle s'étoit ſaiſi, le forcerent à rompre le ſilence. “Ah! mes amis ... quel deſſein eſt le vôtre? me quitter! “m'abandonner!... me ravir!.. Eh bien vous le voulez; connoiſſez mon cœur.... “Il aime, & l'objet qu'il adore, Dorſan, dépend de vous. “Mon ami, mon cher ami! “ſans la poſſeſſion de ta fille, “je ne puis être heureux: ma “fortune peut me donner le “droit d'aſpirer à ſa main, “mais ma naiſſance ... Arrêtez! interrompit vivement 'Dorſan, n'offenſez pas votre ami. Ta crainte eſt chimérique, mon cher Dorval. Ne “bleſſes pas mon cœur, n'offenſes pas ma vertu; reſpecte 'mon amitié, ma reconniſſance, mon honneur. Un “vain préjugé, ne ſera jamais “la regle de ma conduite. “Le haſard, il eſt vrai, me “donne le médiocre avantage “d'une naiſſance illuſtre. Si “elle eſt au-deſſus de la tien“ne, je la priſe moins que tes vertus. Sois mon gendre, “ſois mon fils, ſois mon “ami, mon bienfaiteur; je “m'honore de ton alliance, “je la préfere à la plus illuſtre. La ſatisfaction de ma “vanité, vaut-elle celle de mon “cœur? connois-moi, connois “mon âme. Sans biens, mon “cher Dorval, tu ſerois auſſi “pauvre que je le ſuis moi-même, que je voudrois encore que tu fuſſes mon gendre; je m'honorerois de ton “alliance, autant que je me “réjouirois de partager avec “toi ma fortune. L'uſage “que tu fais de tes richeſſes, “a forcé même l'envie au “ſilence qui oſeroit te les réprocher. Le ſang qui coule dans mes veines, s'il eſt “plus noble, n'eſt pas plus “pur que le tien. Viens .... “allons, allons demander à “ma fille de ratifier le ſerment que je te fais d'unir “ſon ſort au tien. Il ne ſeroit pas juſte de diſpoſer “d'elle, ſans ſon aveu. Je crois; “continuoit-il, en ſouriant, & “en embraſſant de nouveau “ſon ami, qu'elle ſe ſoumettra ſans répugnance à mon “autorité & à celle de ſa “mere.

“Cette démarche me paraît un peu précipitée, dit “alors Mad. Dorſan. Ménagez la timidité de ma fille. “Retardez, je vous prie, de “quelques momens cette entrevue, laiſſez-moi le tems “de la prévenir. Vous connoiſſez ſa ſenſibilité; il eſt “plus dangereux ſouvent d'éprouver le ſentiment du “plaiſir que celui de la douleur; je ſonderai ſon cœur; je le forcerai par mes careſſes, à me faire l'aveu de “ce qui s'y paſſe & cet aveu “la diſpoſera à apprendre de vous ce que nous venons “de réſoudre pour ſon bon“heur. Employez ce tems, “continuas-elle, en s'adreſſant à ſon mari, à inſtruire “Dorval de la véritable cauſe de nos malheurs. C'eſt “un détail que nous lui devons; non pas tant pour lui “que pour le Public, qui “ſans connoître la véritable “ſource de nos diſgraces; “le blâmera ſûrement de “s'allier à une famille qu'il “croira mépriſable. Vous le “ſçavez: tel eſt l'injuſtice de “ce même Public; il couvre “de honte les infortunés,il “les rend reſponſables des “maux qu'ils endurent & “pour s'excuſer de n'y être “pas ſenſible, on les attribue “toujours à leur inconduite. “On leur fait un crime de l'état où ils ſont pour avoir “moins à rougir de les abandonner.

Madame Dorſan, les ayant quitté, ſon mari commença, ainſi, l'Hiſtoire de ſes malheurs.

Hiſtoire de M. Dorſan.

Je ſuis né, mon cher Dorval, avec un cœur ſenſible, une âme fiere & une imagination vive & ardente. Dès ma plus tendre enfance, j'ai ſenti couler dans mes veines le ſang actif & bouillant des Bretons.

Mon pere jouiſſoit d'une grande conſidération dans ſa Province. Sa naiſſance étoit illuſtre; ainſi que ma mere, ils deſcendoient de nos anciens Ducs. Sa fortune n'étoit pas conſidérable; de tous les grands biens qu'avoient poſſedés nos ancêtres, il ne lui reſtoit qu'une terre, où il demeuroit. Il avoit ſervi dans ſa jeuneſſe; mais une injuſtice qu'il avoit eſſuyée, lui avoit fait quitter le ſervice, au moment où il alloit recevoir le prix du ſang qu'il avoit verſé pour ſa patrie, & des grands biens qu'il avoit été obligé de lui ſacrifier pour ſe ſoutenir pendant la guerre.

Dans ſa retraite, le ſoin de mon éducation l'occupa tout entier; j'appris de lui tout ce qu'un homme de mon état doit ſçavoir, pour n'avoir pas à rougir de ſa naiſſance; & de ma mere, tout ce qui le rend agréable dans la ſociété. L'un & l'autre avoient les mêmes vertus, les mêmes principes, la même morale. De ce qu'on avoit été injuſte à leur égard, ils ne s'en firent pas une raiſon pour que leur fils reſtât inutile à ſa patrie. Ils me mirent, de bonne heure dans le ſervice. Une Compagnie, dans le Régiment de....me fut accordée. Je partis pour aller joindre mon Corps, qui pour lors étoit en garniſon à Valenciennes. A peine j'y étois arrivé, que la guerre ſe déclara; mon Régiment reçut ordre de ſe rendre à l'armée, deſtinée pour marcher en Bohème. Vous ſçavez le malheureux ſuccès de cette campagne; mais elle me fut perſonnellement fort avantageuſe, car m'étant diſtingué dans pluſieurs occaſions, je méritai l'eſtime du Général, & à ſa recommendation, la promeſſe du Miniſtre d'un Régiment après la campagne; j'obtins un congé que la mort de mon pere & de ma mere qui arriverent preſque en même tems, rendoit juſte & néceſſaire.

Le Comte de Querval, frere de ma mere, étoit mon tuteur. C'étoit un de ſes hommes qui n'ont ni vices, ni vertus; qu'on gouverne facilement, parce qu'ils n'ont pas la force de ſe gouverner eux-mêmes; qui ne penſent, ne voyent & n'agiſſent que par les autres. Sa femme, maîtreſſe de toutes ſes volontés, les dirigeoit toutes, ſuivant ſes goûts & ſes caprices.

Sa naiſſance étoit obſcure; mon oncle l'avoit épouſée pour ſon bien, qui étoit conſidérable & ne s'en étoit pas repenti, parce que ne pouvant pas approfondir le caractere de ſa femme, il n'avoit vu en elle qu'une jolie figure, qui flattoit ſes ſens, un eſprit agréable qui l'amuſoit, & une imagination vive qui l'occupoit. Tous les ridicules qu'elle s'étoit donnés à la Cour & à la Ville, n'étoient jamais parvenus juſqu'à lui, & ſes vices qui n'étoient pas moins grands, encenſés par ceux qui en tiroient parti, ne lui paroiſſoient que de légers défauts dont elle fe corrigeroit. Il n'avoit eu d'elle qu'un garçon, qui reſſembloit parfaitement à ſa mere; ſans avoir ni ſon eſprit, ni ſes grâces, il avoit tous ſes défauts; beaucoup de fatuité, beaucoup de ſuffiſance. On l' avoit mis de bonne heure dans les Mouſquetaires, & lorſque je revins de l'armée, il venoit d'en être chaſſé. Ne pouvant point, après cela, reſter à Paris, il avoit été obligé de ſe retirer en Bretagne dans la terre de ſon pere, où ſa mere, qui l'idolâtroit, l'avoit ſuivi, & étoit venue s'y fixer avec ſon mari.

Le ſéjour de la campagne, pour une femme galante, eſt un ſéjour affreux. Tous les plaiſirs qu'on y goûte, gliſſent ſur ſon âme. L'imagination de ma tante, accoutumée à un mouvement perpétuel, n'ayant plus d'objet qui l'amuſât, ſentit bientôt le vuide ennuyant de ſon cœur; elle étoit dans cet état, lorſque j'arrivai en Bretagne. Dès la premiere viſite que je lui fis, il me fut aiſé de m'appercevoir que ſon déſœuvrement me donnoit l'avantage de fixer ſes vues: ſes attentions, ſes ſoins, ſes prévenances, me firent aiſément ſoupçonner quel en étoit le motif; quelques promenades dans leſquelles elle avoit toujours ſoin de ménager le tête à tête, me perſuaderent que quelles que fuſſent mes prétentions, elles ne ſeroient ni déſagréables ni mal reçues.

J'ai toujours eu le cœur tendre; mais les avances d'une femme ne m'ont jamais flatté.Ce ton hardi de celles qui bravent tous les préjugés, qui foulent au pied les bienſéances, qui ſe jouent des loix de la pudeur, m'ont toujours révolté. Les prétentions ſurtout de celles qui, oubliant leur âge, croient encore inſpirer les deſirs, qu'elles ſe reſſouviennent d'avoir allumé ſi facilement dans leur jeuneſſe, m'ont toujours inſpiré pour elles tant de mépris & une ſi grande répugnance, qu'il me fut impoſſible de laiſſer voir à la Comteſſe de Querval la moindre reconnoiſſance des ſentimens qu'elle me faiſoit paroître.

Mon air froid, mon ton reſpectueux, ne firent cependant qu'irriter ſon goût. Elle vouloit, à toute force, le ſatisfaire; & un jour, que ſon mari & ſon fils étoient allés à la chaſſe, & que par complaiſance j'étois reſté pour lui faire compagnie, elle réſolut de vaincre & de triompher. La Comteſſe, avoit environ quarante ans; à cet âge, l'art de la coquetterie donne encore quelqu'agrément à celles qui dans leur jeuneſſe ont eu des attraits; il peut leur reſter une fraîcheur de peau, une forme de viſage, de la vivacité dans les yeux, un ſoûrire agréable, de belles dents, des cheveux bien plantés, ſur-tout une expérience conſommée, pour faire valoir ce reſte de leur ancienne beauté qui peut encore les faire réuſſir dans une entrepriſe amoureuſe.

Après avoir diné tête à tête avec ma tante, elle me propoſa de paſſer avec elle dans ſon appartement: il faiſoit une très-grande chaleur. Sous prétexte d'en être excédée, elle ſe jetta ſur ſa chaiſe longue, m'y fit placer auprès d'elle, voulut que je la débarraſſaſſe d'un manteau qui l'accabloit de ſon poids, diſoit-elle, quoiqu'il fut d'une dentelle très-légere. Ses yeux enflammés, le feu de ſon viſage, me diſoient aſſez, ce qu'elle attendoit de ce ſervice. Piquée de ma promptitude à le lui rendre, de mon peu d'empreſſement à en profiter, il ne lui fut plus poſſible de ſe modérer, elle prit mes mains, les preſſa dans les ſiennes, & les porta avec vivacité à ſa bouche, y colla à pluſieurs repriſes ſes lèvres que le deſir rendoit auſſi brûlantes que le feu qui la dévoroit. Devenue furieuſe du peu d'impreſſion que faiſoient ſur moi ſes careſſes, elle m'accabla, ſans retenue des plus tendres reproches, & devenue plus hardie, elle porta l'audace juſqu'à m'accabler de mille baiſers.

L'arrivée de mon oncle, qui entra dans ce moment, la força de me laiſſer libre, & me ſauva peut-être du remords d'avoir été foible. Ce que mon oncle venoit de voir, pouvoit lui porter ombrage; ſa femme prévint ſes ſoupçons, elle me ſuppoſa la réſolution de retourner le même ſoir à ma terre, & par là elle donna à ſes careſſes l'apparence d'un adieu, que des affaires qui l'obligeoient de ſe renfermer, ne lui auroient pas permis de me faire plus tard. Son mari crut tout ce qu'elle vouloit qu'il crût, il me fit paſſer dans ſon cabinet, & comme je touchois à ma majorité, il me remit ſon compte de tutelle pour que je l'examinaſſe, & que je le lui renvoyaſſe après l'avoir ſigné & approuvé.

Après ce qui venoit de ſe paſſer, le ſéjour du château de mon oncle m'étoit odieux; je profitai de ce qu'avoit dit ma tante, pour en partir tout de ſuite. Peu de jour après, je me rendis à Paris, où m'appelloit une lettre, dans laquelle on me mandoit que ſi je voulois avoir un Régiment, il falloit que je me hâtaſſe de venir; & qu'il y en avoit pluſieurs à donner.

J'allai, en arrivant à Verſailles, faire ma cour au Miniſtre; ce n'étoit plus le même qui m'avoit promis, pendant la derniere campagne, de me donner un Régiment. Son Succeſſeur ne fit aucun cas de cette promeſſe. Je lui fis voir la lettre de ſon Prédéceſſeur qui la contenoit; il la parcourut ſans la lire, & me la rendit, en me diſant, d'un ton ironique, que ſi chaque campagne que faiſoient les Officiers de mon âge & chaque ſervice de la nature de ceux que j'avois rendus, devoient être recompenſés par un Régiment, il faudroit faire de chaque compagnie des troupes du Roi, un Régiment particulier. Cette réponſe me mortifia, autant qu'elle me piqua; je me retirai, ſans rien dire, & revins tout de ſuite à Paris, bien réſolu de quitter le ſervice. La liſte de la nouvelle promotion des Régimens, ayant paru, j'y trouvai le nom de pluſieurs jeunes gens, qui certainement n'avoient pas ſervi plus long-tems que moi, & qui, ſans amour propre, ne me valoient ni par la naiſſance, ni par les talens.

Dès le lendemain, j'écrivis au Miniſtre, & je lui envoyai la démiſſion de ma compagnie,le priant de vouloir bien la recevoir & m'accorder la permiſſion de me retirer du ſervice. Elle me fut accordée ſur le champ.

Je pris, alors, la réſolution de me fixer à Paris. J'en écrivis à mon oncle; je le priai de vouloir bien faire vendre la terre que j'avois en Bretagne. Je le pouvois; depuis deux mois, j'étois majeur, par conſéquent hors de toute dépendance. Ma tante la fit achetter pour ſon fils par un frere qui étoit dans la Finance, & qui, bouffi d'orgueil, d'avoir un neveu homme de condition, ne s'étoit pas marié, pour en faire un homme riche.

J'avois vingt-cinq ans, & environ ſoixante mille livres de rente, le cœur neuf, tendre & ſenſible, l'eſprit jeune, l'imagination vive, point d'expérience du monde, nulle connoiſſance des hommes, ſans but, ſans ambition. Habiter Paris, dans cette ſituation, c'eſt s'expoſer au danger de la mauvaiſe compagnie; c'eſt ſe livrer à une diſſipation perpétuelle, que le déſœuvrement rend néceſſaire, & qui mene toujours à la débauche la plus outrée. On devient bientôt la proie des courtiſanes, le joüet des coquettes & la dupe des fripons.

L'amitié du Comte de St. Didier, avec lequel je me liai, me ſauva de ce péril. Plus âgé que moi, ſon expérience ſuppléa à celle qui me manquoit; je connus ſes vertus, je me confiai entiérement à ſa conduite, j'eus le bon eſprit de prendre ſurtout ſes avis, d'y croire & de les ſuivre. Il me fit voir la mauvaiſe compagnie & m'en dégoûta, en me faiſant connoître la bonne. Il étoit fort répandu; j'eus bientôt plus de connoiſſances qu'il n'en falloit pour remplir le vuide de mon oiſiveté. Par-tout accueilli, fêté, les uns me recherchoient parce que j'étois de Condition, les autres parce que j'étois riche; de beaux habits, des meubles élégans, un brillant équipage, un nombreux domeſtique, une livrée qui marque, ſont pour bien des gens de puiſſans motifs d'amitié & de conſidération. De ce que je jouois gros jeu, & perdois aſſez ordinairement, les femmes qui n'avoient plus de prétention aux fleurettes de la galanterie, n'avoient à conſulter que leur intérêt, pour deſirer de m'avoir, pour louer la nobleſſe de mon âme & la douceur de mon caractere, qu'elles ne connoiſſoient pas. De petits couplets, quelques petits vers innocens, une promenade ſur les Boulevards, que je propoſois lorſque la nuit étoit fort avancée; une partie de bal d'Opéra, ou de Comédie, que je ſçavois lier à l'improviſte, & toujours de façon à en écarter un mari, & ſans qu'il pût en montrer de l'humeur. Tous ces petits ſoins me rendoient l'homme le plus aimable & le plus agréable de tout Paris.

Pour peu qu'une femme eut quelques prétentions à l'eſprit, ou à la beauté; elle mettoit tout en uſage pour obtenir la ſuprême faveur de m'avoir à ſouper, de me mener à ſa campagne, & la préférence que je donnois, étoit pour celle qui l'obtenoit, un triomphe qui établiſſoit ſa réputation.

Cet état brillant flattoit mon amour propre, occupoit peu mon cœur, ſatisfaiſoit médiocrement mon eſprit, mais il m'amuſoit, & tout ſuperficiels qu'étoient les plaiſirs qu'il me procuroit, je les trouvois préférables à ceux que m'avoit quelquefois offert la ſociété de ces femmes mépriſables qui vendent le plaiſir, & inſpirent toujours le dégoût de la volupté qu'elles vous prodiguent. Il eſt des femmes, qui fatiguées d'être galantes, ſe jettent à corps perdu dans le bel eſprit. N'eſpérant plus des grâces, les myrtes de l'amour; elles veulent mêler aux pompons de la coquetterie, qui ornent encore leur tête, quelques feuilles des lauriers d'Appollon. Elles n'ont plus de prétentions aux hommages du cœur, elles en attendent de l'eſprit. De ce qu'elles ont reçu quelque éducation, qu'elles ont de petites connoiſſances & de plus foibles talens, qu'elles ont lu de petits Romans, liſent aſſiduement quelques feuilles périodiques, ſont en liaiſon avec de petits Auteurs qui les conſultent,ſans les croire, leur liſent leurs minces productions ſans s'en honorer, piquent leur table par beſoin, les louent pour s'en faire une reſſource, & font pour elles de fades madrigaux qui excitent leur généroſité, elles: s'arrogent le droit de ſe croire beaucoup d'eſprit, bien de la ſcience & un goût très-sûr. En conſéquence, elles parlent de tout, jugent de tout, & ne ſont que l'écho de ceux qui les entourent.

Saint-Didier connoiſſoit une de ces femmes, à prétentions dont le mari étoit dans la Finance. Elle ſe nommoit Mad. de Morinval. SaintDidier l'avoit aimée par caprice, & la voyoit encore par déſœuvrement. Quelques vers; quelques couplets de chanſons que j'avois faits, étoient parvenus juſqu'au petit cercle de la Morinval. On lui dit qu'ils étoient bons, & ſur ce témoignage, il lui prit un deſir violent de me connoître. Elle me ſçavoit ami de St. Didier; il fallut que pour ſe débarraſſer de ſes importunités, il me menât chez elle; on m'y reçut avec toute la diſtinction d'un homme célebre.J'avois été annoncé à toute la ſociété; elle étoit, ce jour-là, très nombreuſe. De gros Financiers, tous chamarés d'or, auſſi plats d'eſprit que de figure, des femmes qu'écraſoit leur parure, que leur ridicule & leur laideur faiſoient ſeuls remarquer; des Militaires très-pauvres, & entretenus par les maris pour être les complaiſans de leurs femmes; des Abbés, que le petit Collet rendoit très-déplacés & à qui le plumet auroit bien mieux convenu; des Auteurs, mourans de faim & bouffis d'orgueil, compoſoient ce cercle, ou la Morinval ſembloit dicter des Loix. Qu'on s'imagine une petite femme, de quatre pieds au plus, fort brune de peau; plâtrée de rouge & de blanc, d'une maigreur extrême, qui par ſes grimaces, & ſes prétentions, anéantiſſoit le deſir qu'elle tâchoit d'allumer par ſes agaceries, ſes petits airs enfantins, & ſurtout par ſon ton de dignité: & l'air de nobleſſe qu'elle affectoit.Son petit viſage paroiſſoit à peine ſous ſa coëffure énorme, & la parure exceſſive de tout ſon ajuſtement, prouvoit plus ſon opulence que ſon goût.

Toutes les attentions furent pour moi, j'étois le héros de la fête, il n'y eut pas juſqu'aux petits enfans qui voulurent me plaire. La petite fille m'apprit qu'elle ſçavoit le latin, & voulut à toute force m'expliquer une lettre de Ciceron. Par les ordres de ſa mere, ſon fils me fit préſent de pluſieurs piéces de vers qu'il avoit envoyés au Mercure; le frere & la ſœur danſerent enſuite une Allemande, & furent bien claqués, bien applaudis; & le pere & la mere bien félicités d'avoir produit deux petits prodiges auſſi extraordinaires. Les tables de jeux arriverent enſuite & la confuſion fut générale. Tandis que la Morinval ſuoit ſang & eau pour arranger les Parties, on n'auroit pas entendu le Tonnerre. L'un parloit d'une nouvelle affaire qu'il avoit propoſée au Miniſtre, l'autre d'un piéce de Théâtre de lui qu'on alloit jouer; les femmes, d'une mode nouvelle, les Abbés, d'une jolie Débutante à l'Opéra; les Officiers ſeuls n'étoient ni déplacés, ni ridicules, ils tâchoient de perſuader aux femmes qui les aimoient, qu'ils étoient ſinceres & qu'ils ſeroient conſtans.

J'eus le ſuprême bonheur de faire la partie de la délicieuſe Morinval, cette diſtinction me flattoit peu. J'enviois le ſort de mon ami, il étoit auprès d'une jeune perſonne de dix-ſept à dix-huit ans, qu'on me dit être la ſœur du maître de la maiſon, & plus belle que jolie. La nature s'étoit plû à embellir Mlle de Morinval; tous les traits de ſon viſage intéreſſoient, ils caractériſoient la nobleſſe de l'âme, la ſenſibilité du cœur & la vivacité de l'eſprit. C'étoit une fraîcheur de teint, une blancheur de peau qui éblouiſſoit, les plus beaux cheveux, les plus belles dents, les yeux les plus vifs, le ſourire le plus agréable: tout cela formoit un enſemble qui étonnoit. Les chagrins & les années ont ſans doute affoibli la beauté de Mad. Dorſan; mais par ce qu'on en voit encore, on peut juger de l'impreſſion qu'elle a dû faire ſur mon cœur, lorſque je la vis pour la premiere fois.

Mais ſa belle-ſœur qui s'en apperçut, voulut m'en diſtraire; tout ſon bavardage, ſes airs gracieux, les fades louanges qu'elle me prodiguoit, ne m'occupoient pas,je ne voyois que Mlle de Morinval, j'étois troublé, le bonheur que SaintDidier avoit d'être auprès d'elle m'agitoit, mes idées ſe confondoient, s'entrechoquoient tellement que je n'avois ni la faculté de penſer, ni la liberté de parler.

Lorſque nous fûmes ſortis, il ne fut pas difficile à SaintDidier de deviner l'état de mon cœur; il connut aiſément qu'il s'enflammoit pour Mlle de Morinval. Sa famille, ſon caractere, ſa fortune, tout m'occupoit; mes demandes ſe ſuccédoient avec une rapidité inconcevable; à peine St Didier commençoit-il à me ſatisfaire ſur un point, qu'une nouvelle queſtion l'interrompoit; je ne lui laiſſois pas le tems d'achever. S'il louoit Mlle de Morinval ſur ſes vertus, je l'interrogeois ſur ſes talens; s'il vantoit ſon eſprit, je critiquois ſa figure, pour qu'il me parlât de ſes grâces. Tout le bien que mon ami me diſoit de cette aimable perſonne, me flattoit & m'allarmoit. Je n'aurois pas pardonné à Saint-Didier le mal qu'il m'en eût dit, & je ne pouvois lui ſçavoir gré des louanges qu'il lui donnoit; car je les regardois moins comme une juſtice qu'il lui rendoit, que comme la ſuite de l'impreſſion qu'elle avoit faite ſur ſon cœur. J'étois ſi fort attaché à cette idée, elle affectoit tellement mon âme, que je ſentois quelquefois tous les ſentimens de la haine s'emparer de moi & chaſſer de mon cœur ceux de l'amitié. Saint-Didier me devint odieux, & dans mon délire je formois mille projets de vengeance. Un rayon de raiſon en ſuſpendit heureuſement l'exécution; j'avouai enfin à mon ami l'effet qu'avoit fait ſur moi la vue de Mlle de Morinval. S'il avoit déſapprouvé mon penchant, j'aurois été ſon ennemi; il l'approuva, je balançai ſi je devois être encore ſon ami: il fallut, pour lui conſerver ce titre, qu'il joignît à l'approbation qu'il donnoit à ma paſſion les aſſurances les plus poſitives qu'elle ſeroit heureuſe.

Mlle de Morinval, me dit-il, mérite toute ta tendreſſe; mais n'eſpére pas d'en faire l'objet d'une paſſion frivole; quand tous les traits de l'amour perceroient ſon cœur en ta faveur, tu la trouverois toujours fidelle aux loix les plus rigoureuſes de l'honneur & de la vertu. Elle eſt pauvre & ſans eſpérance de changer de fortune, mais elle n'en rougit pas, & la moindre foibleſſe qu'elle auroit pour un Amant, la feroit mourir de honte. Une tante, fort riche, l'a élevée; mais elle ne doit pas à l'éducation qu'elle en a reçue, les ſentimens de vertu qui ſont dans ſon cœur, elle les tient tous de la nature, qui, en lui en donnant le germe, lui a auſſi donné un eſprit capable de le développer.

Cette tante ſe nomme, Mad. de Saint-Amant; ſon mari, riche Financier, l'a laiſſé veuve depuis ſix ans, avec des biens conſidérables. Auſſi peu généreux que ſa femme, mais plus avide qu'elle de réputation; M. de Saint-Amant auroit, de ſon vivant, procuré à ſa niéce un établiſſement avantageux, s'il avoit été le maître chez lui; mais ſa digne moitié l'avoit tellement ſubjugué, qu'il étoit aſſervi à tous ſes caprices & à toutes ſes volontés. Le bonheur de ſa niéce l'occupoit peu, elle s'y oppoſa toujours. Cette femme s'aime ſouverainement, & n'aime perſonne: d'un avarice ſordide, elle eſt libérale pour tout ce qui l'intéreſſe: ſes chiens, ſon perroquet obtiendroient d'elle le plus grand ſacrifice; un pauvre, un malheureux ne reçoit jamais d'elle le plus léger ſecours; ſi elle eſt malade, ſon Médecin exerce ſur ſon eſprit un empire abſolu; ſi elle ſe porte bien, ſon Cuiſinier devient ſon favori.

Cette femme peut avoir ſoixante & dix ans, petite & fraîche encore, grâces à ſon embonpoint exceſſif, C'eſt la Bouvillon des Financiers, elle en a l'eſprit, les manieres, les façons. On ne vit jamais rien de plus ridicule. Baſſe & fiere, vive & indolente; la nature s'eſt plû à la compoſer de tous les contraires. Elle eſt gaie ſans plaiſir, triſte ſans douleur, avare ſans économie & prodigue fans généroſité; ſon eſprit auſſi épais que ſa taille, a contracté une nouvelle bourſoufflure, de la jouiſſance de la fortune conſidérable que lui a laiſſé ſon mari; elle a auſſi la prétention du bel eſprit, de la dévotion & ſurtout des hommages de tous ceux qui l'entourent. Sa naiſſance, qui eſt très-obſcure, eſt un ſupplice continuel pour ſa vanité, & pour la faire oublier elle rappelle ſans ceſſe ſes anciennes liaiſons avec quelques gens de qualité, qui ayant beſoin de la bourſe de ſon mari, venaient lui faire des viſites, dîner chez elle, & lui écrivoient des lettres très-polies; enfin, mon cher ami, continua Saint-Didier, je puis te mener chez elle, tu es riche, ſa niéce dépend d'elle; je ſuis sûr, que flatté de ton alliance, elle y conſentira volontiers. Ce que je crois encore pouvoir t'aſſurer, d'après la connoiſſance que j'ai du caractere de Mlle de Morinval, c'eſt que tu obtiendras facilement ſon aveu; mais comptes que pour parvenir à ton but, il te faudra auparavant avoir la patience d'eſſuyer, dans la compagnie de la tante; tout l'ennui, tout le dégoût que donne une femme ridicule, qui a tous les airs, qui fait toutes les mines, qui ſe permet toutes les grimaces d'une coquette de vingt-cinq ans, qui a toutes les prétentions d'une prude de quarante, toute la mauvaiſe humeur d'une vieille dans la décrépitude, qui s'ennuye toujours, & qui ennuye les autres. Viens demain, à la ſortie de l'Opéra, je te menerai préſenter tes hommages à la groſſe St. Amant. Je vais l'en prévenir, par un petit billet, qu'elle fera voir à tout le monde, & tu verras le cas qu'elle fait de moi, par la réception que tu recevras.

Je fus exact au rendez-vous. Mon ami m'attendoit; il me conduiſit chez la Financiere. La manie des femmes de cette eſpece, eſt la repréſentation; ſinges des femmes de la Cour, elles veulent en avoir le ton, & outrant tout, elles n'en ſont que plus ridicules. Jamais je ne vis tant de bougies allumées dans un appartement, tant de laquais dans une antichambre. Au défaut de valet-de-chambre c'étoient les femmes de Madame, qui en faiſoient les fonctions.

Je fus reçu avec toute la dignité d'une femme qui veut en impoſer, mais ſon déconcertement, ſes façons gauches & gênées, annonçoient qu'elle n'étoit point familiariſée avec les gens qui ſont faits pour en avoir. La St. Amant eſt naturellement verbeuſe; je ne t'ennuyerai pas de tous les propos bourgeois dont elle m'accabla. Ma naiſſance fut vantée, ma figure fort louée, mes talens très-exaltés. SaintDidier, ſurtout, fut fort remercié d'avoir procuré à la famille le bonheur de me connoître. On nous fit enſuite le détail de cette merveilleuſe famille; je ſçus que l'un étoit dans la finance, qu'il avoit une grande réputation de probité & de travail, le nombre de ſes enfans, le nom de ſon quartier, l'inventaire de ſes facultés; j'appris qu'un autre étoit un Saint, parce qu'il étoit Janſéniſte; que la Couſine, une telle, avoit de grands biens; que le petit neveu un tel, étoit un joli garçon, qu'il faiſoit bien des vers, & que les femmes en étoient folle. Delà, vint la conſidération dont jouiſſoient les amis de la maiſon, la bienveillance de certains grands qu'on avoit obligés ſans intérêts, le credit des protecteurs de la famille; il fallut enfin eſſuyer l'énumération du mérite des femmes qui la compoſent & ſurtout de la probité de leur mari, de leurs freres, de leurs alliés: tout cela m'ennuyoit, m'excédoit cruellement. J'écoutois; mais je n'entendois que confuſément, j'étois tout à Mlle de Morinval, j'aurois voulu être auprès d'elle, lui parler, lui dire tout ce qui ſe paſſoit dans mon cœur.

Saint-Didier, pour m'en fournir l'occaſion, propoſa de jouer; la Saint-Amant, qui aime paſſionnément le jeu, accepta avec empreſſement la propoſition, demanda une table, voulut me mettre de la partie; mais Saint-Didier m'en délivra, en prétextant que nous ne jouions jamais enſemble, & que je déteſtois le jeu: puiſque cela eſt ainſi, dit la groſſe Saint-Amant; ma grande niéce, amuſez Monſieur, & empéchez-le de s'ennuyer. La phrâſe fit rougir Mlle de Morinval. Comme elle étoit prévenue par Saint-Didier, elle reçut l'aveu de mes ſentimens, de façon à me faire croire qu'il lui ſeroit agréable, qu'ils fuſſent ſinceres. Quelques jours après, plus enhardis, elle m'avoua ingénuement qu'elle n'y étoit pas inſenſible. Enfin, après trois mois de ſoins & d'aſſiduité, ſa généreuſe tante conſentit à notre union, mais ſans dot, & ſe fit la douce violence d'accepter un préſent conſidérable, en bijoux & en porcelaines, que je lui fis.

Depuis quatre ans, nous goûtions, Mad. Dorſan & moi, le bonheur le plus parfait. La jouiſſance n'avoit rien fait perdre à l'amour. Une même façon de penſer, des goûts tous ſemblables, le plaiſir délicieux de voir s'élever, ſous nos yeux quatre enfans que le Ciel nous avoit donnés pendant cet eſpace de tems; la ſociété de peu d'amis, mais qui tous nous paroiſſoient ſincérement attachés; une fortune conſidérable, qui nous donnoit la facilité de ſatisfaire quelques petites fantaiſies paſſageres, ſans nous mettre dans l'impoſſibilité de ſoulager les malheureux; tel étoit le ſort heureux dont nous jouiſſions, lorſque le Démon de la chicanne vint troubler notre tranquillité.

Un Breton, créancier de mon pere, de plus de trois cens mille livres, arrive des Iſles, me préſente les titres de ſa créance, que je ne connoiſſois pas, m'en demande le payement, offre pour me faciliter de m'en remettre les intérêts, ſi je veux le ſatisfaire, & me menace, ſi je m'y refuſe, d'attaquer la vente que j'avois faite de ma terre. Sa propoſition étoit honnête, & ſon droit inconteſtable. Le contrat que lui avoit fait mon pere, lui donnoit une hypotèque réelle ſur tous les biens-fonds, je voulus acquieſcer à ſa demande; mais un Avocat avide, & un Procureur frippon, m'en détournerent, prétendant que le contrat ne valoit rien. Je ſuivis, malheureuſement, leur avis; mon oncle venoit de mourir, ſa veuve me mit en cauſe, au nom de ſon fils, qui avoit acquis ma terre. La vente que j'en avois faite fut annullée, & le créancier envoyé en poſſeſſion de ſon gage. Pour empêcher l'effet de ce Jugement, je paye au créancier les trois cens mille livres, les intérêts & les frais, & donne une très-forte ſomme à ma tante, pour l'empêcher d'en demander, comme elle m'en menaçoit, une encore plus forte pour indemnité. Il me fallut, pour cela, fondre des effets royaux, ſur leſquels je fis une perte conſidérable. Dans le même tems, Saint-Didier mourut; je lui avoit prêté une ſomme d'argent aſſez forte; il ſe trouva à peine dans ſa ſucceſſion de quoi payer les créanciers privilegiés & hypothéquaires, qui étoient avant moi.

Par ces deux fâcheux événemens, je vis, tout d'un coup, ma fortune réduite à la moitié de ce qu'elle étoit auparavant. Ce qui m'en reſtoit, étoit à la merci des flots ou des ennemis. A la perſuaſion des parens de ma femme, heureux dans ce négoce, je m'étois intéreſſé ſur pluſieurs vaiſſeaux; par une ſuite funeſte du malheur qui me perſécutoit, pas un ne revint à bon port; les uns furent ſubmergés, les autres pris par les Anglois; de ſorte que tout ce qui pouvoit me reſter de l'opulence, où j'avois vécu auparavant, ſe réduiſoit à mon ſeul mobilier. Je ſubſiſtai, pendant quelque tems, du produit de ſa vente; enfin, ayant tout vendu, juſqu'aux habits de ma femme, nous nous trouvâmes réduits à l'état affreux dans lequel vous nous avez vus.

Tous les parens de Mad. Dorſan nous avoient abandonnés; ils s'étoient honorés de mon alliance, tant qu'ils m'avoient vu riche; ils en rougirent, quand ils me virent dans l'indigence. Elle fit la même impreſſion ſur les miens; ma tante, ſurtout, ſe reſſouvenant du mépris que je lui avois témoigné, joignit au refus qu'elle fit de me ſécourir, les reproches les plus cruels ſur le mariage que j'avois fait, qui, à ce qu'elle prétendoit, deshonoroit M. le Comte ſon fils.

Tous ceux qui s'étoient dit mes amis, & de qui je l'étois véritablement, nous fuirent avec précipitation; il y en eut même qui oſerent me mépriſer, & ce furent ceux que j'avois le plus eſſentiellement obligés. Les cœurs incapables de reconnoiſſance, ſe livrent ordinairement à la haine contre ceux qui ſont en droit de leur en demander. Ils croient affoiblir ainſi le cri du reproche intérieur dont ils ont peine à ſe défendre. Enfin, ſans vous, mon cher Dorval, nous ſerions tous péris de miſere.

L'émotion que ce récit excita dans le cœur du ſenſible Dorval, ne peut ſe comparer qu'à la vive agitation où ſe trouvoit, pendant ce tems, celui de celle qu'il adoroit. Preſſée par la douleur perſuaſive d'une tendre mere, qui la prioit de lui confier ce qui ſe paſſoit dans ſon cœur; elle étoit tombée à ſes genoux, elle les embraſſoit, & d'une voix étouffée par la timidité, elle lui avouoit, en tremblant, qu'elle aimoit. Le trouble où cet aveu la jetta, ne lui laiſſa pas la liberté de diſcerner le caractere de l'impreſſion qu'il avoit faite ſur Mad. Dorſan. Avoir oſé ſe livrer aux traits de l'amour, ſans le conſentement de ſes parens, lui paroiſſoit un crime, que rien ne pouvoit excuſer, qui devoit lui ravir leur eſtime, & lui mériter leur haine!

Que ce ſentiment étoit éloigné de celui qui rempliſſoit, dans ce moment, le cœur de ſa mere! C'étoit celui de la joie la plus vive; elle l'exprimoit par ſes careſſes, elle mêloit ſes larmes à celles de ſa fille, la preſſoit dans ſes bras, faiſoit de vains efforts pour lui parler; ſes ſoupirs forçoient les ſons de ſa voix d'expirer ſur ſes lèvres.

L'arrivée de Dorval & de Dorſan, interrompit cette ſcène. Mlle Dorſan, qui ne s'y attendoit pas, en fut effrayée, & pour cacher ſa confuſion, ſe retira, avec précipitation, dans ſon cabinet. Son pere l'y ſuivit. Viens, lui dit-il, en ſe ſaiſiſſant d'une de ſes mains, viens, ma chere enfant, recevoir de l'amour & de l'amitié, le bien le plus précieux qu'ils puiſſent t'offrir. Dorval, non content de t'accabler de ſes bienfaits, veut encore y joindre le don de ſon cœur. Il te demande le tien. Je le lui ai promis avec celui de ta main; me démentiras-tu? viens, ma chere fille, viens confirmer mon bonheur, ta félicité, & m'acquitter, en faiſant celle de ton Amant, de tout ce que je dois à ſa généroſité.

Dorval, ne pouvant plus modérer ſon impatience, ne lui donna pas le tems d'en dire davantage. Il entre, ſe jette aux genoux de Mlle Dorſan, prend une de ſes mains qu'elle lui abandonne ſans répugnance. Confuſe & interdite, Mlle Dorſan ſe penche vers lui, le regarde, lui ſourit, le force à ſe relever, & par un baiſer plein de feu, qu'elle lui laiſſe prendre, & quelle lui rend avec la même vivacité, elle ratifie l'engagement que ſon pere a pris pour elle. Honteuſe de ce qu'elle vient de ſe permettre, elle va dans les bras de ſa mere cacher le vif incarnat qui coloroit ſon viſage; les careſſes qu'elle en reçoit, la raſſurent, & lui donnent la confiance d'en aller recevoir de nouvelles dans les bras de ſon pere. Elle en écarte Dorval, qui s'y étoit précipité, regrette enſuite cette petite violence, la répare en tendant la main à ſon Amant, & par un regard tendre, elle l'autoriſe à s'en venger par un nouveau baiſer. Ils répandoient tous de ces larmes délicieuſes, que l'attendriſſement fait couler: témoignage toujours sûr d'une joie vive & pure, & dont la gaïté la plus démonſtrative n'égale point les charmes.

Ils étoient tous heureux; ils jouiſſoient de cette felicité, vraie, unique & entiere qui remplit le cœur, occupe l'âme, & ne laiſſe à l'eſprit aucun objet de diſtraction. Et c'eſt uniquement dans ces momens de jouiſſance, que l'on goûte le vrai bonheur.

Fin de la premiere Partie.

DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE.
Seconde Partie.

LOrsque l'état de la finance étoit vil & abject, ceux qui l'embraſſoient, portoient le titre honteux de traitans: l'homme de cour, comme le bourgeois, ne formoient avec eux aucune liaiſon; on les voyoit avec mépris, on les traitoit avec hauteur; perſonne n'oſoit les avouer, on rougiſſoit d'être leurs parens, on ſe ſeroit cru diffamé ſi on s'étoit dit de leurs amis; s'ils achettoient, clandeſtinement, la protection d'un grand Seigneur: avoir entrée dans ſon Hôtel, être admis, après tout le monde à ſon audience, étoit une faveur qu'on leur faiſoit payer de nouveau: l'offre de toute leur fortune, ne leur auroit point obtenu l'honneur de manger à ſa table, encore moins d'entrer dans la familiarité d'un Miniſtre. La Nobleſſe ſçavoit encore s'apprécier, la Robe ſe reſpecter. L'alliance d'un Financier auroit dégradé celui d'entre eux qui n'auroit pas eu la délicateſſe de lui préférer l'infortune.

On légitima, dans la ſuite, les gains de la finance, en les fixant par des loix avouées. L'arbitraire étant détruit, elle ſe permit moins d'injuſtice. Si les fortunes qu'elle procura furent moins rapides, elles furent auſſi plus ſolides & moins odieuſes.

Financiers eurent alors d'autres mœurs; ils quitterent la rudeſſe & la groſſiéreté, ils ſe polirent, prirent le ton de la bonne compagnie, eurent l'eſprit plus cultivé, des manieres douces & honnêtes, aimerent les arts & payerent les talens; leurs maiſons furent décorées avec ſoin, leurs équipages élégans, leurs habillemens riches, leurs tables délicates; leur luxe écraſa celui de la Nobleſſe, & même des gens de la Cour. Ceux-ci, preſque tous moins riches, pour ſoutenir le leur, prirent le parti de ſe familiariſer avec les Financiers qu'ils vouloient imiter; mais ils leur firent payer cette condeſcendance par les emprunts conſidérables qu'ils leur firent. Les Financiers s'en vengerent à leur tour, en achettant leur alliance.

Dorval ne devoit pas la conſidération dont il jouiſſoit à ſes richeſſes, mais à l'uſage qu'il en ſavoit faire; au-deſſus de ſon état, par ſes vertus, il avoit acquis le droit de n'être ni le flatteur, ni la dupe des Grands; il vivoit avec eux ſans baſſeſſe, les obligeoit ſans intérêt, n'oublioit jamais ce qu'il leur devoit, pour être toujours indépendant de leurs caprices & de leurs fantaiſies.

Sa grande fortune, la réputation qu'il s'étoit juſtement faite, d'homme bienfaiſant, l'avoient fait rechercher du Marquis & de la Marquiſe de Mainvilliers. Ils avoient trouvé en lui, non un protégé rampant, mais un ami généreux, qui, plus d'une fois, avoit garanti leurs terres & leurs meubles, de l'avidité féroce des Huiſſiers & de la rapacité des Procureurs.

Ils avoient une niéce, qui ſe nommoit Mlle de Loſval, fort pauvre dont ils prenoient ſoin par oſtentation, & de très-grande condition, c'étoit ſon ſeul mérite: elle étoit vaine, fiere, orgueilleuſe à l'excès. Sans vertus, ſans caractere, ayant un goût exceſſif pour la dépenſe, de petites vues, des paſſions très-vives & des ſentimens très-bas: enfin tout ce qu'il faut pour être non-ſeulement ridicule, mais mépriſable; le ſupplice d'un mari & le malheur de la ſociété. Sa tante s'en étoit chargée, par vanité, s'intéreſſoit foiblement à ſon ſort, s'en ennuyoit, parce qu'elle commençoit à lui voir des prétentions, & plus de droit qu'elle de les faire valoir; le Marquis qui devoit beaucoup à Dorval, & ne ſe ſoucioit pas de le payer, crut qu'un moyen honnête de s'acquitter étoit de l'obliger à ſon tour; que pour cela il ſuffiſoit qu'il voulût bien s'abaiſſer juſqu'à lui permettre d'aſpirer à la main de ſa niéce. Il voyoit, dans ce mariage, le double avantage de procurer à ſa parente un riche établiſſement, & de ſe débarraſſer d'un créancier qu'il ne vouloit pas ſatisfaire. Sa femme approuva d'autant plus ce projet, que ſa coquetterie commençoit à s'allarmer beaucoup des appas de Mademoiſelle Loſval.

Dorval n'étoit pas de ces hommes bas, qui s'enorgueilliſſent de leur liaiſon avec les grands; qui ſe glorifient de leur amitié; mais il n'étoit pas non plus de ces Philoſophes ſuperbes, qui bouleverſant l'ordre de la ſociété, ne veulent ni diſtinction de rang, ni différence de condition. Il ſçavoit que, comme Citoyen, il devoit à ceux que la naiſſance avoit placés au-deſſus de lui, des égards, de la déférence & du reſpect; que s'il étoit leur égal dans l'ordre de la nature, il étoit leur Inférieur dans l'ordre ſocial; mais comme ſa fortune le mettoit au-deſſus du beſoin, qu'il n'avoit ni ambition ni vanité, il ſe croyoit au-deſſus de leur protection; il avoit obligé le Marquis & ſa femme, ſans aucune prétention, il ſe croyoit leur ami, non leur protégé, mais ne ſe croyoit pas leur égal. Ne leur voyant pas de grandes vertus, ne leur connoiſſant pas de grands vices, il ne leur trouvoit que des défauts qu'il excuſoit à titre de foibleſſe, & dont il accuſoit leur éducation, leurs flatteurs & leur état. C'eſt à la Cour qu'on apprend le mieux le grand art du déguiſement; le Marquis & la Marquiſe le poſſédoient à un dégré ſupérieur. Lorſqu'ils avoient fait part à Dorval de l'intention où ils étoient de lui donner leur niéce, il leur avoit témoigné plus de reconnoiſſance que de ſenſibilité. L'honneur d'être l'allié d'un homme de qualité le flattoit peu; mais comme il avoit alors le cœur très-libre, que Mademoiſelle de Loſval avoit des attraits, qu'il lui croyoit l'eſprit cultivé, le cœur bon, (car ſa tante lui avoit appris, par ſon exemple, à ſe déguiſer) il ne rejetta point la propoſition d'unir ſon ſort au ſien. D'ailleurs elle étoit ſans fortune; ſon ſort pouvoit être, un jour, fort malheureux; cette ſeule conſidération auroit ſuffi pour le déterminer. Une autre raiſon le portoit encore à accepter l'offre du Marquis & de la Marquiſe; il ſe laſſoit de ſon état qui l'expoſoit ſouvent à faire des choſes qui contrarioient la bienfaiſance de ſon âme & la bonté de ſon cœur. En épouſant Mlle de Loſval, il obtenoit l'agrément d'une place plus honorable & auſſi lucrative que la ſienne. Le Marquis de Mainvilliers le lui promettoit, de même que de faire donner ſa place de Fermier Général au jeune d'Oligny, ſon frere, qui, quoique très-riche; avoit beſoin d'être fixé par une occupation, afin d'être moins expoſé à la fougue de ſes paſſions, que le déſœuvrement & la pareſſe euſſent pu rendre très-dangereuſes.

Malgré ces conſidérations, Dorval remettoit toujours à ſe déterminer. Le Marquis & la Marquiſe, de leur côté, ne croyoient pas qu'il fût de la dignité de leur rang de marquer trop d'empreſſement pour une affaire, qui ſuivant leur orgueil, n'intéreſſoit que celui auquel il l'avoit propoſée. De cette façon, ſix mois ſe paſſerent, & ce fut pendant cet intervale que Dorval rencontra Dorſan, qu'ils ſe lierent intimement & devinrent inſéparables.

L'amitié ne connoît point l'art de ſe déguiſer; tout eſt commun entre ceux qu'elle unit, la fortune & les ſentimens. Dorval & Dorſan penſoient tout haut, vis-à-vis l'un de l'autre: la propoſition du Marquis & de la Marquiſe de Mainvilliers ne fut point ignorée de Dorſan & de ſa famille. Dorval, qui ne connoiſſoit pas encore la nature du ſentiment qui dominoit dans ſon cœur, ne leur en parloit que comme d'une choſe intéreſſante pour ſa fortune; il ne penſoit pas alors qu'il étoit ſous les loix de l'amour, il prenoit ce qu'il ſentoit pour Mlle Dorſan pour l'effet d'une amitié vive & tendre; mais lorſqu'il connut le véritable caractere des ſentimens de ſon cœur, qu'il fut aſſure d'être aimé, qu'il ſe vit le maître del ſe procurer le bonheur qu'il deſiroit; la propoſition du Marquis & de la Marquiſe, commencerent à l'inquiéter. Comme il ne l'avoit point rejettée, il appréhenda que leur crédit & leur autorité ne fiſſent naître des obſtacles aux nœuds qu'il avoit réſolu de former. M. & Mad. Dorſan qui d'abord s'etoient réjouis des avantages que leur ami pouvoit retirer de ſon mariage avec Mlle de Loſval connoiſſant qu'il préféroit leur alliance à celle du Marquis & de la Marquiſe, commencerent à craindre de même les ſuites que cette préférence pouvoit avoir pour la fortune & le repos de Dorval. L'uſage du monde leur avoient appris que l'amour propre des Grands, offenſé, eſt pour eux un ſujet de haine & de vengeance: la même penſée tourmentoit & agitoit encore plus leur fille.

“Je connois, diſoit-elle à la “bonne Agathe, le caractere de “Dorval; il m'aime & il ne “ſera pas capable de ſacrifier “l'intérêt de ſon cœur à cet-te raiſon, de politique ou “de fortune. Plus il me ſait “à plaindre, plus il ſera ferme dans la réſolution qu'il “a priſe de faire mon bonheur; mais moi, dois-je être “moins généreuſe que lui? “Ne dois-je pas m'immoler “pour lui? on union avec “Mlle de Loſval lui procurera des places, des honneurs; “la mienne, au contraire, lui “fera des ennemis puiſſans “qui le perſécuteront. Ce “qu'il a fait, ce qu'il veut “faite pour moi, m'impoſe “la loi cruelle de lui ſacrifier “le bonheur & la félicité de “ma vie; qu'il épouſe ma rivale & qu'il ſoit heureux; “que je ſois ſeule malheureuſe. Avec le tems il pourra “m'oublier; l'ambition entrera peut-être dans ſon cœur; “elle en chaſſera l'amour Moi; “j'irai, au fond d'un cloître, “enſevelir celui qu'il m'a inſpiré; ſans ceſſe proſternée “aux pieds des Autels, j'of“frirai pour mon Amant le “perpétuel ſacrifice de mon “bonheur; & le Ciel touché “de mes larmes, pour adoucir mes peines, le rendra “toujours heureux. „ Agathe, pour détourner ſa jeune Maîtreſſe de cette fatale réſolution, employoit toutes les raiſons que ſon zèle & ſon attachement pouvoient lui ſuggérer. „La fortune de “mon Maître, lui diſoit-elle, “eſt trop bien appuyée pour “qu'elle puiſſe être ébranlée; “que peut-il craindre du “courroux du Marquis & de la “Marquiſe de Mainvilliers? “Quand, par leur crédit,ils parviendroient à lui faire ôter ſa “place; ce ſeroit les malheureux qui pourroient en “ſouffrir: tout ce que mon “Maître en retire, eſt employé à leur ſoulagement. D'ailleurs, ſi la naiſſance met votre “Amant au-deſſous de ceux “dont vous craignez pour lui “le reſſentiment; ſes vertus “le rendent leur égal. Quelque corrompus que ſoient “les hommes, la vertu leur inſpire toujours ce ſentiment “de reſpect qui donne la “crainte; elle fait encore la “sûreté des hommes vertueux; ce n'eſt qu'en tremblant que le vice oſe les attaquer. Ceſſez de craindre “pour mon Maître, Mlle; “vous l'aimez, il vous aime, “vous devez deſirer qu'il ſoit “heureux, & il ne le peut “être ſans vous. Quand l'amour ne vous en feroit pas “une loi, la nature vous en “feroit un devoir; votre hymen aſſurera, pour toujours, “le repos & la tranquillité de votre famille.

Mlle Dorſan écoutoit ce diſcours avec complaiſance, il flattoit trop l'intérêt de ſa paſſion, pour ne pas plaire à ſon cœur; mais quelqu'affermie qu'elle fût dans la réſolution de ne pas céder les droits que lui donnoient l'amour & l'amitié, elle ne pouvoit ſe défendre de quelques mouvemens de jalouſie, qui, dans ces momens d'allarmes la rendoient triſte & rêveuſe, lui faiſoient mettre plus de recherches dans ſa parure, donnoient plus de reſſort à ſon eſprit, & plus de ſaillies à ſon imagination. Ainſi, la jalouſie qui naît du ſentiment, donne à celle qu'elle occupe, une méfiance d'elle-même qui lui fait méconnoître ſes véritables avantages Ceux que Mlle Dorſan avoit ſur ſa rivale, étoient ſenſibles, & n'étoient méconnus que d'elle ſeule. On la trouvoit moins belle, mais plus jolie; l'une étoit blonde, l'autre brune; celle-ci, par la vivacité de ſon teint, fixoit les regards; celle-là, les éblouiſſoit par ſa blancheur; les yeux de Mlle de Loſval demandoient le ſentiment, ceux de Mlle Dorſan l'inſpiroient. Il y avoit dans toute l'habitude du corps de l'une, une élégance qui plaiſoit, & dans celui de l'autre un moëleux qui affectoit. L'éducation de Mlle de Loſval n'avoit été qu'effleurée, elle n'avoit qu'une teinte légere de toutes les connoiſſances agréables. Celle de Mlle Dorſan, plus approfondie, la mettoit en état d'occuper l'eſprit & l'âme de ceux ſur qui ſa figure ne faiſoit pas d'impreſſion.

Comme c'eſt l'amour propre allarmé qui produit la jalouſie, la crainte de s'en croire ſoupçonnée l'accompagne toujours: delà vient ce ſoin perpétuel qu'on prend de le cacher, ces louanges continuelles qu'on donne à celle dont on redoute les attraits & ces careſſes que ſouvent on lui fait: on la hait, & l'on veut faire croire qu'on l'aime. Toutes les fois que Mlle Dorſan ſe trouvoit avec Mlle de Loſval, c'étoit des ſoins, des attentions, ſouvent même des amitiés, toujours ſi-bien déguiſées, qu'on les auroit priſes pour les ſentimens du cœur, & non pour une ruſe de la politique. Elle louoit ſes vertus & deſiroit qu'on lui trouvât des défauts, élevoit la bonté de ſon cœur, pour qu'on critiquât ſon caractere, vantoit ſon eſprit, pour qu'on ne fût pas de ſon avis, prenoit toujours ſon parti contre ceux qui l'attaquoient, & leur en ſavoit cependant bon gré; elle ne leur auroit pas même pardonné s'ils ſe fuſſent montrés de ſon opinion. Quelque fois, lorſqu'elle étoit avec ſon Amant, l'intérêt de ſa tendreſſe cédoit à celui de ſa crainte; elle lui parloit de ſa rivale, étudioit alors les traits de ſon viſage, eſpérant y lire les ſentimens de ſon cœur, rien ne lui échappoit; un geſte, un mouvement, tout l'intéreſſoit. S'il en diſoit du bien, elle le croyoit infidele; s'il en diſoit du mal, elle l'accuſoit de diſſimulation: ſi preſſé par ſon amour, il écartoit cet objet de la converſation, pour lui parler de ſa flâme, elle le croyoit encore plus criminel; c'étoit, ſelon elle, un nouveau déguiſement dont il ſe ſervoit, pour cacher ſon inconſtance. Emportée par ſes idées injuſtes, Mlle Dorſan n'avoit ni l'art de cacher l'impreſſion qu'elles faiſoient ſur ſon âme, ni la force de ſe modérer; c'étoit de l'humeur, des reproches vifs, des réponſes aigres, que Dorval avoit à eſſuyer, des projets de vengeance qui l'étonnoient, des menaces de haine qui le faiſoient frémir. On refuſoit ſes préſens, on rejettoit ſes ſoins. Souvent une partie de promenade ou de ſpectacle, vivement deſirée, étoit rompue au moment de l'exécuter, par une indiſpoſition qu'on ſuppoſoit.

L'arrivée de Mlle de Loſval, produiſoit preſque toujours une métamorphoſe: de la gaïté la plus grande, Mlle Dorſan paſſoit à la triſteſſe la plus profonde, elle devenoit ſilencieuſe, rêveuſe, ſombre & mélancolique; ſouvent une migraine qu'elle prétextoit, la faiſoit retirer dans ſon appartement. D'autres fois, elle refuſoit d'admettre ſon Amant à ſon jeu; & lorſque par ce refus, elle le voyoit faire la partie de ſa rivale, elle s'en déſeſperoit, intérieurement, rompoit la ſienne, la renouoit enſuite, étoit diſtraite, chagrine, & querelloit tout le monde; un bouquet, reçu, le matin, avec plaiſir des mains de l'amour, étoit, le ſoir, ſacrifié avec empreſſement à un autre, offert par celle de la ſimple galanterie. Toutes ces inégalités, ces caprices, ces fantaiſies étonnoient Dorval, le ſurprenoient, le déſeſpéroient; mais il ne pouvoit s'en offenſer; il y avoit même des momens où ſon cœur étoit flatté des injuſtices de ſa Maîtreſſe. „Elle m'aime, ſe diſoit-il, dois-je lui ſçavoir “mauvais gré des inconſéquences, que ſa tendreſſe “pour moi lui inſpire? une “âme ſenſible s'agite & ſe “trouble aiſément. Dans ces “momens d'efferveſcence, la “raiſon eſt obſcurcie, tout “devient phantôme, on ſe “forme des chimeres qu'on “prend pour des réalités, “Moi-même, n'ai-je pas des “momens de crainte & d'allarmes? Le moindre éloge “qu'on fait de ſon cœur ou “de ſes attraits, me porte ombrage; je la crois ſenſible, “lorſqu'elle n'eſt que polie, “je lui fais un crime du mérite qu'on lui trouve; il “eſt des momens où je la “voudrois ſans beauté, des “inſtans où je deſirerois “qu'elle fût ſans eſprit; un “ſoin qu'on lui rend, une “attention qu'on a pour elle, “le moindre égard qu'elle a “pour ceux qui veulent lui “plaire, m'agite & me trouble, “& c'eſt avec des efforts infinis que je parviens à arrêter “les effets de ces mouvemens “involontaires. Combien de “fois ai-je reſſenti, pour mon “frere, le ſentiment de la haine? “toute l'amitié que j'ai pour “lui s'évanouit, lorſque je le “vois prendre le ſoin de plaire à Mlle Dorſan. S'il prévient ſes goûts, j'en attribue “le motif au deſir de s'en faire “aimer, & la moindre reconnoiſſance qu'elle lui rend des “petits ſoins qu'il ſe donne, “eſt à mes yeux obſcurcis, “une raiſon pour le croire “préféré Le moindre ſervice “qu'elle lui demande, me confirme dans cette idée, & “quand le hazard le place auprès d'elle, il n'eſt pas de “petites ruſes dont je ne me “ſerve pour lui faire changer “de place. C'eſt alors un “triomphe pour moi, qui “remplit mon cœur de joie “& de plaiſir.

Ce que Dorval prenoit pour une erreur de ſon amour, pour illuſion de ſa tendreſſe avoit bien plus de réalité qu'il ne penſoit. Doligni aimoit. Mlle Dorſan, avoit fait ſur ſon cœur, l'effet que produiſoit toujours, ſur lui, la fraîcheur de la jeuneſſe, ornée de grâces & d'attraits; elle lui avoit inſpiré des deſirs qui lui avoient fait former le projet odieux de la ſéduire.

La nature avoit mis dans le cœur de Doligny le germe des vertus de ſon frere, mais il ne s'y étoit point dévéloppé; idolâtré de ſes parens dans ſon enfance, confié dans ſa jeuneſſe à des hommes négligens & mercénaires, il avoit reçu un vernis brillant & point de principes. Livré à lui-même & maître d'une très-grande fortune, dans l'âge où les paſſions ſont dans toute leur force; n'ayant pour les diriger ni l'exemple de l'amitié vertueuſe, ni les conſeils de l'expérience, leur efferveſcence l'avoit jetté dans tous les écarts; la mauvaiſe compagnie s'étoit emparée de ſes goûts, & les faux plaiſirs qu'elle lui préſenta, le fixerent dans ſes erreurs, que l'indulgence de la bonne compagnie contribua encore beaucoup à lui faire méconnoître. Il étoit jeune, d'une jolie figure, il avoit l'eſprit agréable, de la gaïté dans le caractere, une facilité étonnante à critiquer & à médire, ſans paroître méchant; ſes épigrammes écraſoient le ridicule, & ſes ſarcaſmes faiſoient rire & amuſoient; des manieres aiſées & ſéduiſantes, beaucoup de ces petits talens qui occupent ſans attacher, & ſurtout qui flattent toujours l'amour propre de celles pour leſquelles on les employe; enfin quelques-unes de ces petites connoiſſances qui ont plus de brillant que de ſolidité. Les femmes le trouvoient charmant, le lui diſoient, & par là elles lui donnoient de la confiance. Elles lui paſſoient ſes folies & mettoient ſur le compte de l'étourderie, ſes impertinences & ſes libertés. Cette indulgence l'avoit rendu téméraire, quelquefois même avec ſuccès, jugeant par la foibleſſe de celles qu'il avoit ſéduite, que les autres ne pouvoient pas lui manquer, il fut avec toutes audacieux & entreprenant, & prit pour humeur & pour caprice la vertu de celles qui lui réſiſterent. Doligny ne connoiſſoit point le ſentiment de l'amour, il n'éprouvoit que le deſir de la paſſion: ne vivre que pour ſoi, rapporter tout à ſoi, chercher par-tout le plaiſir, en faire le but de toutes ſes actions, ſacrifier tout pour ſatisfaire un goût, contenter un caprice, ou une fantaiſie, ne connoître ni le frein des bienſéances, ni les égards de la décence, mépriſer les préjugés reçus & les loix de la ſociété; telle étoit la morale de Doligny: il l'avoit reçue de ſes paſſions & s'y étoit affermi par l'exemple des amis corrompus qui s'étoient emparé de ſa jeuneſſe. Le commerce des hommes ſages, des gens vertueux, en auroit fait un homme raiſonnable & ſenſé; il avoit de la bonté dans le cœur, de la ſenſibilité dans l'âme & de la juſteſſe dans l'eſprit.

Il vit Mlle Dorſan; ſes grâces le frapperent, ſon eſprit lui plut, ſes talens le ſurprirent; il s'enflamma pour elle, le deſir entra dans ſon cœur, & fut d'autant plus violent, qu'il vit plus d'obſtacles pour les ſatisfaire. Des parens vertueux, qui la ſurveilloient; Dorval amoureux qui ne la quittoit preſque pas, beaucoup de réſerves dans les manieres & de retenue dans le diſcours, qui annonçoient des principes d'honneur & de vertus: tout cela l'effraya; mais ne le découragea point. De ſes conquêtes paſſées, il ſe fit un motif de confiance, & ſon amour propre irrité par les difficultés mêmes, lui donna l'eſpérance de les ſurmonter.

Comme il ne ſavoit pas les projets de ſon frere, qui ne lui avoit pas encore fait part du deſſein qu'il avoit formé d'unir ſon ſort à celui de Mlle Dorſan; il ne lui croyoit que des prétentions pareilles aux ſiennes, & il les vit de nature à ne pas lui interdire la concurrence. Ce n'étoit pas qu'il manquât d'amitié pour ſon frere; il avoit même pour lui cette eſpece de reſpect qui naît de la ſupériorité que donne la vertu; mais il n'entroit pas dans ſes principes, que dans de pareilles circonſtances on ſe dût des égards: dans tout ce qui intéreſſoit le plaiſir, ils devoient être ſacrifiés; & la conquête d'une femme étoit, ſelon lui, de trop peu d'importance, pour qu'on fût obligé d'y renoncer par déférence ou par amitié; on pouvoit au moins la partager avec ceux qui nous la diſputoient.

Malgré ce ſyſtême monſtrueux du libertinage, la préſence de Mlle Dorſan produiſoit ſur Doligny une telle impreſſion, de reſpect, que perdant toute ſa hardieſſe, il devenoit timide, il étoit embarraſſé, complaiſant, doux & craintif. Son ton étoit modeſte, ſes diſcours n'étoient que galans. Tout occupé de plaire, il négligeoit tout le monde & ne penſoit qu'à Mlle Dorſan; c'étoit des ſoins, des attentions, des complaiſances qui ſouvent le rendoient importun.

L'intérêt de la débauche forme quelquefois des liaiſons; mais elles n'ont aucune ſolidité, point de véritable confiance dans ceux qu'elle unit; ils ſe mépriſent cordialement; c'eſt le rapport de la corruption de leurs cœurs qui les raſſemble; ils ſe haïſſent quand ils ne ſont plus néceſſaires à leurs fantaiſies. Doligny, ſans expérience, emporté par le torrent de ſes paſſions, s'étoit lié avec un de ces hommes qui font rougir la nature de les avoir formés, & frémir l'humanité qu'ils méconnoiſſent. Il ſe nommoit d'Armenville; il l'avoit connu chez une de ces femmes de Théâtre qui ſe font de la réputation de leurs talens, un moyen plus sûr que celui de leurs attraits pour attirer les hommes dans leurs piéges, pour leur inſpirer des deſirs qu'Mes ne partagent pas, qu'elles leur font adroitement paſſer pour des ſentimens, qu'elles ruinent avec toute l'apparence du déſintéreſſement & les congédient enfin pour épargner, diſent-elles, à leurs cœurs le déchirement de les voir malheureux.

D'Armenville, né ſans fortune, s'en étoit fait une aſſez brillante dont perſonne ne connoiſſoit la ſource; il avoit ſi ſupérieurement le talent de ſe maſquer, que perſonne ne pouvoit la lui reprocher. Avec un eſprit plus méchant qu'entendu, plus ruſé que fin, des connoiſſances fort bornées & des talens peu intéreſſans; il ſçavoit mettre tant d'art dans ſa conduite, que perſonne ne pouvoit ſoupçonner ſes vices, ni connoître ſes projets. Tous ceux qu'il formoit, lui réuſſiſſoient preſque toujours parce qu'il ne les perdoit jamais de vue, qu'il y rapportoit toutes ſes actions, qu'il ne ſe décourageoit pas, & ſurtout parce qu'il ſçavoit admirablement bien profiter des paſſions des autres. Toutes les ſiennes étoient vives & ardentes, & pour les ſatisfaire il ſe permettoit, ſans répugnance, les actions les plus révoltantes.

L'uſage du monde manquoit à d'Armenville; mais une grande condeſcendance pour les volontés des autres, beaucoup de complaiſance pour leurs goûts, & une grande facilité à ſe plier à leur opinion, faiſoit qu'on lui pardonnoit aiſément ſes groſſes gaïtés, ſes manieres communes, ſes familiarités bourgeoiſes; ſa figure d'ailleurs étoit ſi bien aſſortie avec ſa maniere d'être, que l'idée qu'on ſe formoit, en le voyant, le faiſoit croire ſans conſéquence, & qu'on pouvoit ſans rien riſquer, ſe lier avec lui.

L'état de la robe lui avoit paru préférable à tout autre, & plus convenable à ce qu'il vouloit être, & à ce qu'il étoit; il y faut moins de vernis que dans tout autre; on y trouve plus d'occaſion de s'inſinuer dans la confiance des gens riches & puiſſans; & comme on paroît moins, qu'on eſt moins éclairé par l'envie ou par la jalouſie, on a moins de ſoin à prendre, pour déguiſer ſes vues & ſes motifs. Pour peu que le préjugé public ſoit favorable, on peut dans cet état plus facilement ſe livrer à la perverſité de ſes goûts, ſans bleſſer les bienſéances. La place que d'Armenville occupoit, étoit beaucoup au-deſſus de ſa naiſſance; ſon argent, quelques ſervices rendus à ceux de qui elle dépendoit, la lui avoit fait obtenir. Elle lui donnoit dans le monde une ſorte de conſidération, & elle ne l'aſſujettiſſoit point.

D'Armenville aimoit l'argent, mais encore plus ſes plaiſirs, & cépendant il s'y livroit ſans jamais intéreſſer ſa fortune; c'étoit toujours aux dépens de ceux qu'il aſſocioit à ſes débauches, qu'il ſatisfaiſoit ſes goûts. Il lui fut facile de connoître la nature de ceux de Doligny; le ſçachant riche, il gagna ſa confiance par beaucoup de ſoins, de complaiſances, & ſurtout par les occaſions fréquentes qu'il lui fournit, de contenter ſes fantaiſies & ſes caprices.

Doligny, engoué de d'Armenville, en parla à ſon frere comme d'un homme eſtimable qu'il aimoit beaucoup, & lui donna le deſir de le connoître. Les hommes vraiment vertueux, ont peu de méfiance, ils ſoupçonnent difficilement dans les autres, les vices qui ne ſont pas dans leur cœur. Dorval ſe trompa facilement ſur le compte de d'Armenville; il fut la dupe de ſes diſcours, de ſon extérieur modeſte, & ſurtout de ſes manieres inſinuantes. Il prit pour lui une eſtime qui alla bientôt juſqu'à la confiance. Il vantoit, ſans ceſſe, ſa probité, ſa candeur, ſon honnêteté, & louoit continuellement ſes vertus. Il étoit enchanté que ſon frere en eût fait ſon ami; il eſpéroit beaucoup pour lui de cette liaiſon; elle devenoit tous les jours plus intime. Doligny n'avoit rien de caché pour d'Armenville; il lui confioit tous ſes ſecrets, le mettoit de toutes ſes parties, le conſultoit ſur toutes ſes intrigues amoureuſes.

L'effet que Mlle Dorſan avoit fait ſur les deux freres, n'échappa pas à d'Armenville; ſon ſyſtême politique & de duperie, lui faiſoit étudier, ſans affectation, mais avec beaucoup d'attention, tous les mouvemens du cœur de ceux avec qui il ſe lioit, & connoiſſant les reſſorts de leur âme, il les trompoit plus facilement; car d'après cette connoiſſance, il dirigeoit ſa marche & régloit ſa conduite. Tu aimes, dit-il, un jour à Doligny; la jeu“ne Dorſan t'a ſubjugué; te “voila l'adorateur timide de “cette beauté; je parierois que “tu n'as pas encore oſé lui parler de ta flâme? ſa vertu te rend “puſillanime, tu la crois in“domptable: qu'eſt devenue ta “hardieſſe, ta confiance? Je “crois l'entrepriſe difficile, “mais non pas impoſſible; je “veux te ſervir de mentor, “ſuis mes avis & tu réuſſiras. “Le grand art de ſéduire ce “qu'on appelle, dans le mon“de, une honnête fille, eſt “connue de peu d'hommes; “quand on le poſſéde, ce n'eſt “qu'un jeu. Une jeune fille “de la trempe de la petite “Dorſan, mon cher, eſt une “place forte, défendue par tous “les préjugés de l'honneur, “par tous les grands principes de l'honnêteté, & toute “la morale de la religion. Il “faut, pour la réduire, employer plus de ruſe que de force. “On commence par faire paſſer “en revue devant elle toutes “les vertus chrétiennes; on “lui parle honneur, de probité, on lui étale ſans ceſſe “une foule de beaux ſentimens, ſi grands, ſi ſublimes, “qu'elle en eſt étonnée; ſurtout on paroît abhorrer la “volupté. Quand les femmes “croient qu'on n'en veut qu'à “leur cœur, elles prennent de “la confiance, elles deviennent moins vigilantes, on “les touche, on les attendrit; “elles ſe ſont rendues au plaiſir, qu'elles croient encore “n'être qu'au ſentiment.

“J'ai auſſi formé un projet “de conquête, d'une bien plus “difficile exécution que le “tien. C'eſt à la fille que tu “en veux, & moi c'eſt la mere “que je prétends réduire. Je “vois tous les obſtacles que “j'aurai à ſurmonter, mais je “n'en ſuis pas effrayé. Si Mad. “Dorſan a plus d'expérience “que ta maîtreſſe, je ſuis plus “ruſé, plus adroit & plus fin “que toi; imite-moi, étudie “bien ma conduite, dirige tes “démarches ſur les miennes, “& ſois sûr de ton triomphe.

“Mais avant que de t'embarquer dans cette entrepriſe, il faut que je t'en faſſe “bien connoître les difficultés. Sais-tu que celle qui “ſera pour toi la plus incommode, viendra de ton propre frere. Mes obſervations “ont été trop bien faites, pour “que mes conjectures ſoient “fauſſes; Dorval eſt ſûrement “ton rival, & un rival redoutable. Il eſt aimable, il l'ignore; tu l'es auſſi, mais tu le ſçais. Sa modeſtie prévient, “& ta confiance rebute. Dorval a des vertus, & tu n'as “que quelques qualités. Tu “ſçais, il eſt vrai, amuſer les “femmes; mais il s'en fait “aimer. Il a leur eſtime, & tu “n'as que leur caprice; elles lui “donnent leur confiance, & à “toi le ſoin de leur amuſement. Rends-toi juſtice, mon “cher; tout ton mérite eſt “dans tes richeſſes; & ſans “tes habits, tes meubles, tes “bijoux, qui te font admettre dans l'intimité de quelques femmes, elles ne te regarderoient ſeulement pas. “C'eſt par orgueil, par vanité qu'elles te choiſiſſent pour “les conduire aux ſpectacles, “pour les accompagner aux “promenades; c'eſt ſouvent “pour donner plus d'activité “à la flâme d'un Amant favoriſé, que la jouiſſance a “attiédi, qu'elles te donnent “quelques fois le privilége “d'aſſiſter à leur toilette, ou “de paſſer quelques momens “en tête à tête dans leur boudoir. Ton frere ſeroit pauvre, qu'il ſeroit encore re“cherché. Pour le ſupplanter, “il faut te métamorphoſer; “ou ſi la choſe eſt impoſſible, du moins il faut te déguiſer. Pour lutter avec Dorval; prends, mon cher, “l'apparence de toutes les vertus; enveloppe-toi d'un manteau ſi épais; couvre-toi “d'un maſque ſi bien fait, “qu'on ne puiſſe ni voir les “vrais ſentimens de ton cœur, “ni les mouvemens de ton “âme; ſois modeſte, ſurtout, “dans tes propos, reſervé “dans ton maintien; prends “l'air de la candeur, aye le “ton de l'honnêteté; mais “prends bien garde, après la “réuſſite; défends-toi de la “chimere d'être fidele à tes “promeſſes. Le prétendu “point d'honneur de la conſtance, fait le tourment de “la vie; deſirer, voilà l'amour; “jouir, doit être ſon terme. “Une âme foible ſe trouble à “l'idée de faire le malheur “d'une femme; c'eſt avoir un “génie borné que de fixer “pour toujours ſon bonheur “à la poſſeſſion du même objet. La vraie félicité de la “vie, eſt ſeule dans l'inconſtance. Si tu veux être “heureux, mon cher Doligny, “ſois, comme moi, volage: “fais-toi un jeu de tromper “les femmes, amuſe-toi de “leurs caprices, que leur réſiſtance pique ton amour “propre; mais que leur foibleſſe ne fixe jamais ta légéreté. Une femme qui ſuccombe à la ſéduction, n'eſt “qu'une victime immolée au “plaiſir; il faut rire de ſes “chagrins, fuir l'importunité “de ſes reproches, & l'ennui “de ſes larmes: voilà, mon “cher, ma morale, je me “ſuis toujours bien trouvé de “la ſuivre, & je crois être “expreſſément délégué pour “renverſer le triſte empire “des vertus. La ruine d'une “jeune fille, l'infidélité d'une “femme mariée, font mon “triomphe; ce ſont les larmes “que je fais répandre, qui “aſſurent ma volupté. L'habitude de ne point trouver “de cruelles, fait que je ſuis “à préſent peu flatté des conquêtes aiſées. La ſéduction “d'une jeune fille ſans expérience ne ſatisfait plus mon “amour propre; ſon déshonneur ne me touche que “quand il met le déſeſpoir “dans le cœur de ſes parens, “ou que, par mon inconſtance, je la ſais livrée aux larmes & à la douleur. Une “femme vertueuſe, attachée “bien ſincerement, à ſon mari; qui connoît le monde; qui ſçait diſtinguer le vrai “mérite, du faux brillant de “la jeuneſſe, qui n'ignore ni “les ruſes, ni le manège de “l'amour, devient à mes yeux “un objet ſéduiſant: plus elle “eſt défendue par ſes principes, plus ſa conquête pique “ma vanité, & c'eſt préciſement ce qui me fait préférer, “aujourd'hui, la mere à la fille. “Je crois que je ne trouverois “dans celle-ci qu'une médiocre réſiſtance qui ne me donneroit pas beaucoup de gloire, au lieu que je la ſatisferai pleinement, ſi je fais “ſuccomber Madame Dorſan. Si elle n'eſt plus “dans ſon printems, ſon été “eſt encore beau, l'honnêteté forme ſon caractere, “la prudence regle ſes dé“marches. Elle n'a plus la “fraîcheur de la jeuneſſe; mais “elle en a encore toutes les “grâces. Les talens de l'eſprit, “les qualités du cœur, rendent “ſa ſociété très-agréable; elle “eſt dans l'âge où l'on fait “de grandes paſſions, où l'on “inſpire moins de deſirs que “de ſentimens; triompher “d'elle, c'eſt triompher de la “vertu même, & ce n'eſt pas “un petit attrait pour mon “ambition: jamais conquête “ne m'aura tant flatté. Pour “y réuſſir, tu vas me voir “ſans prétention, ſans amour “propre: auſſi modeſte qu'un “jeune écolier, je ſerai, “près d'elle, timide & reſpectueux: je ne lui parlerai que “ſageſſe, bonté, bienfaiſance; “je lui étalerai tous les grands “principes de la morale la plus “ſévére, je quinteſſencîrai tous “lès ſentimens de la délicateſſe; enfin je ſerai le plus “honnête, le meilleur de tous “les hommes & le phœnix “des Amans. Surtout, mon “cher, ſois l'ami ſincere, tendre “& empreſſé de ſon mari, “pour réuſſir auprès de ſa “fille; prends le même plan “de conduite; quitte ces airs “avantageux, ce ton décidé, “ces manieres légeres qui peuvent plaire, mais qui ne “touchent pas; ſois un ſage, “un Caron, deviens même un “Saint s'il le faut. Quand les “femmes nous eſtiment, “qu'elles ne nous craignent “point; elles donnent plus “aiſément dans le piége. Si “nous parvenons l'un & l'autre à gagner abſolument la “confiance de la mere & de “la fille, nous les tenons dans “nos filets; qui découvre ſon “cœur, eſt prêt à le donner.

Ce n'étoit pas le deſir de voir Doligny heureux par la poſſeſſion de l'objet de ſa paſſion, qui engageoit d'Armenville à lui parler ainſi; ſon cœur ne connut jamais ce ſentiment délicieux de plaiſir & de joie que produit le bonheur des autres; ce méchant homme haïſſoit Dorval, & le principe de ſa haine étoit l'hommage qu'il étoit forcé de rendre lui-même à ſes vertus. Les hommes corrompus ſont ſi fort humiliés de leur propre corruption, ils ſe ſentent ſi fort avilis à leur propre jugement, que pour ſe venger de la juſtice qu'ils ſe rendent, il n'eſt pas d'atrocité qu'ils ne ſe permettent contre ceux qui ne leur reſſemblent pas. Confirmer Doligny dans ſa folle paſſion, c'étoit une bien grande ſatisfaction pour lui, il y voyoit un moyen sûr de lui faire haïr ſon frere. L'amour, dans ſa fureur, étouffe les cris de la nature; il auroit vu avec une joie inexprimable la main des deux freres s'armer du glaive meurtrier de la jalouſie. Quel triomphe pour ſa méchanceté, ſi le jeune Doligny, pour ſe venger du mépris de ſes feux, eût fait couler le ſang de ſon frere ou ſi Dorval, pour punir Doligny de la réuſſite de ſes projets l'eut immolé à ſa fureur! Il prévoyoit auſſi, qu'en déshonorant Mad. Dorſan, qu'en la rendant infidelle à ſon mari; ce ſeroit pour le tendre cœur de Dorval un ſurcroit de douleur; ſon amitié pour M. Dorſan n'ayant pas de bornes, il devoit partager ſes peines comme ſes plaiſirs.

La réuſſite de ce noir projet lui paroiſſoit d'autant plus aſſurée, que perſonne ne le ſoupçonnoit d'être capable de le former. Dorval lui croyoit de la droiture, de l'honnêteté, un cœur tendre, une âme ſenſible; il le citoit ſans ceſſe comme un Juge intégre, un Magiſtrat éclairé, un Homme ſage, un Ami sûr; & d'Armenville qui le ſçavoit, le confirmoit dans cette idée. Ses diſcours, ſes actions, enfin toute ſa conduite vis-à-vis de Dorval, ne démentoient point la bonne opinion qu'il avoit eu l'art de lui faire prendre, & qu'il vouloit qu'il conſervât. Aſſidu à le voir, empreſſé à lui plaire, il étudioit ſes goûts, les flattoit, les applaudiſſoit, & toujours avec tant d'adreſſe, qu'on ne pouvoit le ſoupçonner de flatterie. Dorval mettoit ſur le compte de l'amitié ſes aſſiduités, ſes ſoins, ſes complaiſances, lui en ſavoit gré; quand Dorval aimoit, c'étoit de trop bonne foi, pour qu'il pût ſe permettre la moindre réſerve, & comme il ne donnoit ſon amitié qu'après avoir donné ſon eſtime, il crut pouvoir donner toute ſa confiance à d'Armenville. Il lui ouvrit ſon cœur, lui fit part du deſſein qu'il avoit d'épouſer Mlle Dorſan, le conſulta ſur la conduite qu'il devoit tenir avec le Marquis & la Marquiſe de Mainvilliers, pour conſerver leur amitié, qu'il craignoit de perdre, en refuſant d'épouſer leur niéce. Cette ouverture remplit d'Armenville de la joie la plus vive, il vit dans la réſolution de celui qui la lui faiſoit, un nouveau moyen de faire du mal; mais, pour cet effet, il falloit qu'il s'inſinuât dans la confiance du Marquis & de la Marquiſe: non-ſeulement l'intérêt de ſa haine pour Dorval, le demandoit; mais encore celui de ſon amour propre le lui faiſoit deſirer. Les hommes de l'eſpece de d'Armenville, croient que leur liaiſon avec les grands, fait oublier leur origine. D'Armenville auroit tout ſacrifié, pour qu'on le crût tout autre qu'il n'étoit; ſa naiſſance étoit un ſupplice pour lui. „Ceux “qui l'ignoreront, ſe diſoit-il, me voyant dans l'intimité du Marquis & de la Marquiſe, s'ils ne me croient pas “leur égal, jugeront du moins “que le ſang qui coule dans “mes veines, eſt auſſi pur que “le leur; il eſt dans la robe “des familles, qui, par leur “ancienneté, ne le cédent en “rien à la Nobleſſe militaire.

Le Marquis & la Marquiſe de Mainvilliers étoient hauts & fiers, ils aimoient qu'on les flattât, & qu'on les adulât; ils devenoient familiers avec tous ceux qui ſavoient être bas & rampans. D'Armenville rampoit avec autant de facilité, lorſque ſon intérêt le demandoit, qu'il étoit fier, glorieux & impertinent avec ceux qui avoient beſoin de lui, ou qui pouvoient le craindre; il voyoit ſouvent chez Dorval le Marquis & la Marquiſe; il s'en fit remarquer par ſes complaiſances, diſtinguer par ſes flatteries & aimer par les ſoins continuels qu'il prit de vanter leur rang, leur crédit, leur naiſſance: & plus encore par les peines qu'il ſe donna pour leur trouver de l'argent. Admis dans leur familiarité, il redoubla d'attentions, de ſoins & de prévénances, les loua ſans réſerve, encenſa tous leurs défauts, applaudit à tous leurs caprices, entra dans toutes leurs vues, adopta tous leurs goûts, fut le confident intime de la femme, le complaiſant de ſes Amans, & le compagnon de ſon mari dans toutes ſes débauches, enfin le conſeil de tous les deux.

Un honnête homme auroit profité de cette poſition pour ſervir ſon ami; en uſant de l'empire qu'on lui laiſſoit, il auroit détourné le Marquis & la Marquiſe du projet de mariage qu'ils avoient formé pour leur niéce. D'Armenville, au contraire, s'en ſervit pour les y fortifier. De la connoiſſance qu'il prit du caractere de Mlle de Loſval, il tira la juſte conſéquence que qui uniroit ſon ſort au ſien, ſeroit ſûrement très-malheureux; lui faire épouſer Dorval, lui parut donc la choſe du monde la plus favorable au deſſein où il étoit de lui faire beaucoup de mal. D'ailleurs il voyoit que s'il ne pouvoit réuſſir à former cette alliance, ce ſeroit un moyen preſque sûr de rendre tous les parens de Mlle de Loſval ennemis décidés de celui dont il deſiroit la ruine.

Louer continuellement Dorval, excuſer ſa naiſſance par ſes vertus, vanter ſon caractere, élever ſes qualités, citer adroitement toutes les autres familles qui s'étoient méſalliées, faire finement au Marquis & à la Marquiſe, de cette alliance, un moyen infaillible de rétablir leur maiſon; de payer leurs dettes, & de continuer leur faſte ridicule:tout cela étoit autant de raiſons qui,préſentées avec art, les échauffoient, & leur faiſoient deſirer, de plus en plus, de voir leur niéce devenir l'épouſe de Dorval. Doligny, cependant, encouragé par d'Amenville, eſſayoit de ſe faire aimer de Mlle Dorſan; il avoit rompu avec tous ſes amis, il venoit tous les jours chez ſon frere; ſes ſoins, ſes attentions étoient infinis, mais il n'avançoit rien; ſouvent même, loin de lui ſavoir gré de ce qu'il faiſoit, on ne pouvoit ſe défendre de lui laiſſer appercevoir qu'on en étoit importuné, d'autant plus que par cette obſeſſion perpétuelle on ſe trouvoit, ſouvent privé de ces momens délicieux, où deux cœurs que l'amour unit, ſe confient tous leurs mouvemens.

Doligny impatienté du peu de progrès qu'il faiſoit, en attribua la cauſe à ſa trop grande timidité, il hazarda de déclarer ſes ſentimens; mais ſa déclaration fut reçue avec tant d'indifférence, elle fâcha ſi peu celle qui la recevoit; la réponſe qu'elle lui fit, fut accompagnée d'un air ſi léger, ſi badin, qu'il ne lui fut pas difficile de juger qu'envain il eſpérit de l'amour, l'accompliſſement de ſes deſirs.

D'Armenville, ſuivant ſes vues, ne le détrompa pas de cette idée; au contraire il l'y confirma, en lui diſant qu'il voyoit bien que quelque choſe qu'il fît, il ne pourroit jamais l'emporter ſur ſon frere, d'autant, ajoutoit-il, qu'il venoit d'apprendre de lui-même qu'il étoit décidé à ne plus retarder ſon union avec Mlle Dorſan, qu'il lui avoit confié que les ordres pour les préparatifs de la cérémonie, étoient déja donnés, & que c'étoit dans ſa maiſon de campagne que la célébration du mariage devoit ſe faire. Par là d'Armenville prétendoit irriter Doligny, de façon à n'avoir plus à craindre de lui, ni le ſentiment de la nature, ni même celui de l'honneur.

Quel que fut l'effet du poiſon de la jalouſie, que ce monſtre venoit de répandre, la noirceur de ſon âme n'en pouvoit être ſatisfaite; il fut trouver le Marquis & la Marquiſe de Mainvilliers, leur fit part des préparatifs ſecrets qui ſe faiſoient pour le mariage de Dorval avec Mlle Dorſan. Il en paroiſſoit ſi rempli d'indignation, que le Marquis & la Marquiſe attribuerent à ſon attachement pour eux, la part qu'il prenoit à cet événement. “Dorval, leur diſoit-il, oublie, dans ce moment, tout “ce qu'il doit à votre rang, “à votre naiſſance; il devoir “s'honorer de votre alliance, “& quoiqu'il n'ait ni promis, “ni accepté, ne lui ſuffiſoit-il pas de connoître vos intentions, pour s'y ſoumettre? “Quand des perſonnes de votre condition s'abaiſſent juſqu'à la petite Bourgeoiſie, elle “doit tout ſacrifier pour obéir. “Dorval n'a point de raiſons, “point de motifs qui puiſſent “l'excuſer de ſe ſouſtraire à vos “ordres. Il étoit mon ami, j'en “faiſois cas, je le croyois “ſage & vertueux, le mépris “qu'il fait paroître aujourd'hui pour Mlle de Loſval, “me rend ſon ennemi; je le “haïs & l'abhorre; j'irois moi-même lui demander raiſon “de ſa conduite, ſi une telle “vengeance pouvoit ſuffire à “l'injure qu'il vous fait.

Les grands ſe trompent facilement ſur l'étendue de leurs droits; entourés de flatteurs bas & rampans, de protegés vils & intéreſſés, ils s'habituent, dès l'enfance, à ſe croire d'une nature différente de celle des autres hommes; ils ſe font du reſpect qu'on a pour leurs titres, un droit d'exiger une déférence aveugle, une ſoumiſſion entiere à leur volonté; quand ils ont l'âme étroite & peu de lumieres, ce ſentiment d'orgueil les rend facilement ſucceptibles de celui de la haine, pour tous ceux qui oſent ne pas être leurs eſclaves. D'Armenville connoiſſoit trop bien le Marquis & la Marquiſe, pour douter qu'ils ſe refuſaſſent au plaiſir de la vengeance, ſurtout envers un homme auquel ils devoient de la reconnoiſſance pour les ſervices eſſentiels qu'il leur avoit rendus.Son génie méchant étoit d'ailleurs trop ſupérieur au leur, pour que cette vengeance ne fût pas telle qu'il pouvoit la deſirer. Pour qu'elle fût plus sûre, il les engagea à diſſimuler; il décida auſſi Doligny à entrer dans cette ligue; il étoit furieux de ne pouvoir parvenir à ſes fins, il ne fut pas difficile à d'Armenville de lui faire adopter toutes ſes vues. Le Marquis & la Marquiſe ignoroient les prétentions chimériques de Doligny ſur Mlle Dorſan, ils lui firent un mérite des ſentimens qu'il leur faiſoit voir; ils crurent qu'il ſacrifioit, par attachement pour eux, les intérêts de ſon frere aux leurs; par reconnoiſſance, ils lui promirent toute leur protection, & la main de Mlle de Loſval avec l'agrément de la charge que devoit avoir Dorval, s'il l'avoit épouſée. Sa place de Fermier Général fut aſſurée pour le prochain bail au frere de d'Armenville, avec la réſerve pour ce dernier de la moitié du bénéfice, & d'un pot de vin pour le Marquis & la Marquiſe. Cet arrangement d'intérêt fut ſuivi d'un plan de conduite que d'Armenville préſenta, qui fut applaudi & reçu avec joie. Doligny devoit employer la ruſe & la force pour ſe rendre maître de Mlle Dorſan, & s'il falloit pour cela en venir à l'enlevement, le Marquis s'obligeoit d'en faciliter les moyens. On marqua une de ſes terres pour le lieu du rendez-vous, d'où, Doligny, après l'avoir déshonorée, la renverroit à ſon Amant: que de ſon côté d'Armenville, profitant de la confiance que M. & Mad. Dorſan avoient en lui, ne négligeroit rien pour triompher de la vertu de la femme, tandis que par ſes ſtratagêmes il détruiroit auprès de Mad. Dorſan la réputation de ſon mari, & qu'il feroit ſurtout ſon poſſible pour rompre l'union qui régnoit entre eux.

Tel fut le plan de cet odieux complot, dont d'Armenville fut déclaré le chef. On promit, on jura de n'agir que par ſes conſeils, d'être fideles au ſecret, & exacts à tout ce qu'il preſcriroit. Mais pendant que la jalouſie, l'envie & l'orgueil formoient cet orage contre la vertu, que l'amour & l'amitié rendoient heureuſe & tranquille, la généroſité ſongeoit à réparer les injuſtices des hommes & de la fortune à ſon égard.

Mr. Dalignan, oncle de Mad. Dorſan, & frere de Mad. de Saint-Amant, ne reſſembloit en rien à ſa ſœur; il avoit le cœur bon, l'âme grande, & le caractere excellent. Depuis long-tems il ſervoit dans la Marine du Roi: ſon courage l'avoit élevé au grade de Capitaine de Vaiſſeau; ſon origine qui pour tout autre auroit été un obſtacle invincible à ſon élévation dans un Corps, où ſans la naiſſance on ne peut ſe flatter de parvenir, n'en avoit pas été une pour lui; ſes vertus lui en avoient tenu lieu. Franc, généreux, autant que brave, M. d'Alignan apprit, avec indignation, la conduite que ſa ſœur & toute ſa famille avoient tenue à l'égard de ſa niéce. Un de ſes amis lui en avoit fait le détail, à ſon arrivée à Nantes, où ſon Vaiſſeau vint débarquer après la malheureuſe expédition de l'Inde. Les richeſſes que Mr. d'Alignan avoit gagnées dans ce pays étoient immenſes, & cependant ſa réputation étoit toujours la même. Son premier ſoin, fut d'écrire à ſa niéce. “Je vous deſtine (lui mandoit-il) tout mon bien; vous “ſeule, ma chere niéce, pouvez préſentement prétendre “à mon amitié. Je ſuis inſtruit de tout ce qui vous eſt “arrivé, je ſais la conduite “odieuſe que ma ſœur & “mes autres parens ont tenus “à votre égard; je rougis “bien plus de la dureté de “leurs cœurs, que des ſecours “qu'on m'a dit que vous aviez “reçus, & que vous recevez “encore d'un ami vertueux. “Nos parens vous ont méconnue dans l'adverſité, leur “inſenſibilité me déshonore; “je les mépriſe, j'ai honte de “leur appartenir, & mon “cœur eſt pour toujours fermé pour eux aux ſentimens “de la nature. Je vous donne, ma chere niéce, avec “toute ma tendreſſe, mes “biens; ſoyez ma fille, que “vos enfans ſoient les miens, “& que votre époux me regarde comme ſon pere. “Dans peu, j'irai moi-même “vous mettre en poſſeſſion “de toute ma fortune, & “m'acquitter envers votre “bienfaiteur, de tout ce qu'il “a fait pour vous. Obtenez-moi ſon amitié; c'eſt la ſeule “choſe qui ſera au-deſſus de “ma reconnoiſſance.

Cette lettre remplit de joie M. & Mad. Dorſan, mais fit quelque peine à leur fille & à ſon amant. Après ce que M. d'Alignan venoit d'écrire à ſa niéce, il auroit été contre tout principe de reconnoiſſance & d'honnêteté, de terminer le mariage de leur fille ſans en avoir auparavant prévenu un oncle ſi tendre & ſi généreux, & Dorval connoiſſoit trop bien les procédés pour s'y oppoſer. Quoiqu'avec répugnance, il conſentit de reculer de quelque tems ſon bonheur. On écrivit, en conſéquence, à M. d'Alignan, on lui fit part de tout; en lui demandant ſon approbation, on le prioit de venir au plutôt augmenter, par ſa préſence, la félicité de tous ſes enfans adoptifs.

Cette nouvelle cauſa un plaiſir infini au bon d'Alignan; le bonheur des autres l'intéreſſoit autant que le ſien propre: tout ſon chagrin fut de ne pouvoir, dans ce moment, ſe rendre à Paris; ſon devoir dont rien ne pouvoit le faire départir, s'oppoſoit à ce voyage. Il écrivit à ſa niéce une lettre pleine de la joie qui rempliſſoit ſon cœur. Il la prioit d'obtenir des deux Amans, de retarder un peu l'inſtant de leur bonheur: que “j'en ſois le témoin, diſoit-il; que je puiſſe moi-même conduire ma niéce à “l'Autel. Que l'amour ne “me prive pas de l'occaſion “favorable qu'il m'offre de “donner à ſon époux des “preuves de ma reconnoiſſance, dont ſa délicateſſe ne “puiſſe s'offenſer. J'eſpere, “dans peu, pouvoir décemment demander ma retraite “à la Cour; ſoyez sûrs que “je partirai auſſi-tôt; il me “tarde bien de vous voir “tous parfaitement heureux?

Quand Dorval n'auroit pas confié à d'Armenville la cauſe du retard de ſon mariage, il n'en auroit pas été moins inſtruit. Profitant de la confiance, qu'à l'exemple de leur ami, Mr. & Madame Dorſan avoient en lui, il leur avoit perſuadé de prendre pour valet-de-chambre, un homme qui lui étoit dévoué. Il ſe nommoit Saint-Pierre. Auſſi fourbe, auſſi méchant que ſon protecteur, cet homme, l'ancien miniſtre de ſes débauches, ne lui laiſſoit rien ignorer de tout ce que faiſoient ſes nouveaux Maîtres. Souple, adroit & inſinuant, d'un zèle ardent, d'un attachement, en apparence, à toute épreuve, d'une vigilance & d'une activité ſurprenante, il avoit l'art de ſe faire aimer; Mr. & Mad. Dorſan le croyoient plein d'honneur & de probité; ils lui avoient donné toute leur confiance. D'Armenville ſçut, par lui, que M. Dorſan alloit ſouvent voir une jeune perſonne qui, retirée avec ſa mere dans un quartier éloigné, y ſubſiſtoit des bienfaits de ſon maître; qu'elle étoit jeune & jolie, ſage & vertueuſe; fille d'un Officier Breton, qui ayant perdu tout ſon bien, avoit quitté la France & étoit paſſé aux Indes. Cette action de charité parut à d'Armenville un moyen sûr de rompre l'union qui régnoit entre le mari & la femme; & comme celle-ci ignoroit cette bonne œuvre, & que ſon mari lui en faiſoit un myſtere, afin de ménager la délicateſſe de celle qui en profitoit; il crut qu'il ne lui ſeroit pas difficile de tirer parti de cette découverte.

Pour parvenir à ſon but, il réſolut de métamorphoſer cette jeune perſonne ſage & vertueuſe, en une de ces triſtes victimes de l'incontinence des hommes; de faire de la mère une de ces femmes fans principes, qui, guidées par un vil intérêt, mettent à prix les attraits de leurs filles, vendent ſans honte leur honneur, & ſe font, fans rougir de la débauche où elles les livrent, un moyen de ſatisfaire leur avarice, leur cupidité & les paſſions effrénées qui les dominent. Ce qui l'embarraſſoit le plus, étoit de faire paſſer cette fable juſqu'à Mad. Dorſan, & de lui préſenter cet odieux menſonge avec toutes les apparences de la vérité. Son imagination, toujours féconde pour faire le mal, lui en fournit bientôt les moyens. Deux lettres furent écrites, ſous ſa dictée, par deux femmes, qu'il ſoudoyoit pour ſervir ſon incontinence. L'une, de la fille, étoit tendre & remplie de détails plus que voluptueux; l'autre, de la mere, contenoit des reproches, des demandes, & finiſſoit par des menaces, ſi elles n'étoient pas accordées. L'une & l'autre lettre prouvoient l'intrigue, l'infidélité du mari, le libertinage de la maîtreſſe, & la rapacité de la mère. Toutes deux furent adreſſées à Mr. Dorſan, envoyées, par la petite poſte, & reçues par Saint-Pierre à qui le Portier les remit, ſuivant l'uſage où il étoit de lui rendre toutes celles qu'il recevoit pour ſon maître. Mr. Dorſan avoit, dans ſon cabinet, un Secrétaire, où il mettoit tous ſes papiers. Saint-Pierre, adroitement, ſçut s'en procurer une double clef. Un jour, que ſon maître étoit occupé au jeu, il entendit Mad. Dorſan prier ſon mari de lui confier la clef du Secrétaire pour y chercher un papier dont elle avoit beſoin. SaintPierre profita de cette occaſion, & uſa de tant de diligence, qu'il eût le tems de mettre les deux lettres parmi les autres papiers que renfermoit ce meuble, de le refermer, & de ſe retirer ſans être vu. Mr. Dorſan n'avoit rien de caché pour ſa femme, il lui confioit toutes, ſes affaires, elle connoiſſoit tous ſes papiers. En cherchant celui dont elle avoit beſoin, ſa ſurpriſe fut extrême, d'appercevoir deux lettres d'une écriture qui lui étoit inconnue. Comme c'étoit celle d'une femme, elle ne put ſe défendre d'un mouvement de curioſité qui fut ſuivi d'un deſir violent de les lire. Elle ouvrit les deux lettres, avec précipitation, les lut avec rapidité, & fut ſi ſurpriſe de ce qu'elle y voyoit, que croyant s'être trompée, elle les relut une ſeconde fois; & pleinement convaincue de l'infidélité de ſon mari, malgré l'agitation où la mit cette découverte, elle prit la ferme réſolution de renfermer en elle tout ſon chagrin, & ſur-tout d'éviter avec foin de le laiſſer voir à celui qui le cauſoit. Si c'eſt un caprice, ſe diſoit-elle, il paſſera; ſon cœur me reviendra. Si c'eſt une paſſion formée, tout le chagrin que j'en ferois paroître, ne diminueroit rien de ſa force; mes reproches aigriroient le cœur de mon mari, & ne me le rendroient pas, ſes remord ſeroient plus vifs, il ſeroit plus malheureux, & ce ſurcroît de malheur augmenteroit le mien. S'il ne m'aime plus, il ne me haït pas; & il prendroit peut-être pour moi le ſentiment de la haine, s'il ſavoit dans mon cœur celui de la jalouſie. Plus on ſait le mériter, plus on s'éloigne de l'objet qui a droit de ſe plaindre; ſa vue importune, on le fuit, pour s'éviter à ſoi-même des reproches dont on a peine à ſe défendre. Une femme devient toujours, pour un mari coupable, un objet odieux lorſqu'elle marque trop de ſenſibilité pour ſon malheur. Evitons ce nouveau chagrin; que le mien ignore que je connois ſes torts: je ne puis le haïr; s'il a des remords, il n'eſt que trop à plaindre; il ſeroit plus malheureux, s'il ſavoit la plaie que ſon infidélité fait à mon cœur.

Ayant pris-cette ſage & généreuſe réſolution, Mad. Dorſan remit les lettres, referma le Secrétaire, rendit la clef avec la même tranquillité qu'elle l'avoit reçue, & le perfide Saint-Pierre qui étoit aux aguèts, les vint reprendre auſſitôt. Le coup avoit été trop violent, & la plaie étoit trop profonde, pour que Madame Dorſan pût réſiſter long-tems aux douleurs cruelles qu'elle ſouffroit. Plus elle faiſoit d'efforts pour cacher ſon état, plus la plaie s'envenimoit. La jalouſie eſt un poiſon âcre, qui brûle & qui corrompt. Une triſteſſe mortelle s'empara de cette femme infortunée; rien ne pouvoit la diſtraire des réfléxions triſtes auxquelles elle s'abandonnoit ſans ceſſe. Elle fuyoit tout le monde, & ſous prétexte d'indiſpoſition, elle ſe livroit à la plus exacte ſolitude. M. Dorſan, allarmé de ce changement, dont il ne pouvoit pénétrer la cauſe, & qu'il attribuoit au dérangement de la ſanté de ſa femme, l'accabloit de ſoins & de careſſes; mais loin d'adoucir par-là ſes chagrins, il les rendoit plus vifs & plus violens. Elle étoit ſi perſuadée de la légitimité de leur cauſe, qu'elle regardoit toutes les attentions de ſon mari comme autant de ruſes qu'il employoit pour la tromper plus ſûrement. D'Armenville, cependant, jouiſſoit; il ſavoit qu'une femme offenſée ſe défend difficilement du plaiſir de la vengeance. L'eſpérance étoit dans ſon cœur, & ſes deſirs criminels en prenoient plus de forces. Aſſidu auprès de Mad. Dorſan, il étoit le ſeul qu'elle parût recevoir avec quelque plaiſir. L'idée qu'elle ſe faiſoit de la bonté de ſon cœur, augmentoit l'illuſion qu'elle s'étoit faite ſur ſes vertus; elle le croyoit ſon ami. Vingt fois, elle eut la bouche ouverte pour lui confier ſon ſecret, & vingt fois elle fut retenue ou par la crainte de manquer à ſon mari, ou par l'amour propre qui lui défendoit de laiſſer voir qu'elle étoit négligée. Mais un jour, que d'Armenville la ſurprit, les yeux encore rouges des pleurs qu'ils venoient de répandre; il la preſſa vivement de lui en dire la cauſe; avec les termes les plus tendres, il lui laiſſa voir tout l'intérêt qu'il prenoit à ſes peines; il lui montra les plus vives allarmes de l'état où il la voyoit; il mêla aux ſollicitations les plus preſſantes de lui découvrir ce qui les cauſoit, les reproches les plus forts ſur le ſilence qu'elle gardoit avec lui. Ce fourbe adroit fit une telle impreſſion ſur ſon âme, que trompée par l'émotion de ſon cœur, emportée par ſa douleur, elle lui fit part du ſujet de ſes larmes.

Cet aveu cauſa à d'Armenville la joie la plus vive; mais il ſçut la déguiſer ſous l'apparence de la plus grande ſurpriſe. Feignant de douter, paroiſſant vouloir la détromper, toutes les raiſons qu'il employoit pour donner quelque vraiſemblance à ſes doutes, étoient ſi foibles, ſi mal appuyées, qu'au lieu d'adoucir les maux de Mad. Dorſan, il ne faiſoit que les aggraver. Tantôt, c'étoit la vertu de ſon mari dont il ſe ſervoit pour prouver ſon innocence; tantôt c'étoit à la foibleſſe du cœur humain, qu'il attribuoit cette liaiſon myſtérieuſe dont on le ſoupçonnoit. Suivant lui, les lettres qui faiſoient naitre cet-te idée, ne ſuffiſoient pas pour en confirmer la vérité: peut être n'étoient elles, ajoutoit-il, qu'un pur badinage; il s'en faiſoit redire alors le contenu, en reprenoit toutes les phrâſes, les décompoſoit, les analyſoit, n'y trouvoit d'abord aucune trace de crime, y revenoit encore, paroiſſoit alors frappé d'un mot, qu'il trouvoit dire beaucoup, en tiroit des conſéquences, feignoit d'être forcé de ſe rendre, s'indignoit de la perfidie, plaignoit Mad. Dorſan, lui donnoit quelque eſpérance de retour, l'en faiſoit douter l'inſtant d'après, par la deſcription adroite qu'il lui faiſoit des plaiſirs vifs que l'amour criminel procure pendant quelques momens ceux qui s'y livrent, & taxoit de folie, ceux qui les préférent à cette volupté douce qui naît d'une union tendre & légitime. Les couleurs qu'il employoit pour peindre le bonheur de ceux-ci, étoient froides & languiſſantes, au lieu qu'elles étoient vives, animées & voluptueuſes, quand il rendoit ces mouvemens impétueux, ces délires ardens qu'allument le deſir dans le cœur de deux Amans, lorſqu'à l'ombre du myſtere ils ſe livrent à toute l'impétuoſité de la volupté. Il s'appeſantiſſoit avec complaiſance ſur ces détails, qui augmentoient le trouble & l'agitation de celle qui les écoutoit. Il la mit, de la ſorte, au point de confiance qu'il deſiroit; elle ſe livra entiérement à ſes conſeils, lui remit ſes intérêts & le ſoin d'examiner par lui-même la conduite de ſon mari.

Jamais commiſſion ne fut plus agréable pour d'Armenville; il promit de s'en acquitter, avec la plus grande exactitude. Dès le ſoir même, il ſe déguiſe, ſe rend dans le quartier où Saint Pierre lui avoit dit que demeuroient les deux infortunées que Dorſan faiſoit ſubſiſter, s'informe avec ſoin, de leurs voiſins, de leurs mœurs, de leur conduite; prend des éclairciſſemens: ſurtout, ſçait quels ſont leurs meubles, connoit juſqu'à l'intérieur de leur appartement, & ſe voit, avec chagrin, d'après le témoignage de tous ceux auxquels il s'addreſſe, forcé de les croire ſages & vertueuſes. Il falloit, pour la réuſſite de ſes noirs projets, que Mad. Dorſan ſe perſuadât le contraire. Dans le compte qu'il lui rendit de ſes découvertes, la petiteſſe de leur appartement fut métamorphoſée en une quantité de piéces très-vaſtes & très-commodes; la pauvreté de leurs meubles en ſculptures, otomanes, fauteuils très-riches & très-recherchés; la décoration très-élégante, très-agréable & très-voluptueuſe; leurs habits ſimples & modeſtes, en une nombreuſe garderobe, formée par les mains du goût & de la coquetterie; leur vie frugale, en une table délicate & ſomptueuſe. Il fit de ces femmes modeſtes & retirées, des perſonnes ſans principes, ſans mœurs, ſans religion. Il donna gratuitement à la mere, de l'adreſſe, de l'avidité & toute l'intrigue de celles dont il vouloit lui faire jouer le rôle. Il prêta à la fille tous les ridicules de la coquetterie, tous les vices de la diſſolution; aimant avec paſſion la parure, les ſpectacles & les promenades; voyant beaucoup de monde, ayant beaucoup d'adorateurs, recevant de tous & n'en aimant aucuns. Cette peinture étoit d'autant plus horrible, que cette jeune perſonne étoit la vertu même, & qu'elle n'attendoit que le rétabliſſement de ſa ſanté dérangée par les malheurs qu'elle avoit éſſuyés, pour ſe retirer, avec ſa mère, dans un cloître, où Dorval, ſans les connoître, mais à la ſollicitation de ſon ami, avoit promis de payer leur penſion.

Mais ce n'étoit pas aſſez d'avoir affermi Mad. Dorſan dans la chimère qu'elle s'étoit formée de l'infidélité de ſon mari. Il falloit approfondir la plaie de ſon cœur, en lui faiſant perdre l'eſpoir de le ramener un jour à ſon devoir. Pour cela, d'Armenville lui fit un portrait plein de charmes de celle qui captivoit ſon mari: c'étoit, lui diſoit-il, la figure la plus aimable, la plus piquante, la plus ſéduiſante, qu'il eût encore vue: chacun de ſes traits inſpire le deſir; la volupté lui diſoit-il, eſt dans ſes yeux; un rire agréable embellit ſa bouche; un mêlange de roſes & de lis, forme ſon teint, & reçoit un nouvel éclat du noir charmant de ſes cheveux. Il joignoit à ce portrait flatteur, une taille déliée, une démarche aiſée, élégante & vive, une gorge bien proportionnée & placée par l'amour même, pour donner à l'imagination l'idée des attraits que les yeux ne voyoient pas. C'eſt ainſi que ce monſtre déchiroit avec complaiſance le tendre cœur de Mad. Dorſan. Cette vertueuſe femme, livrée à tous les poiſons de la jalouſie, étoit d'autant plus malheureuſe, qu'elle prenoit encore un vif intérêt au ſort de celui dont elle ſe croyoit mépriſée. Le voir livré à la débauche, la victime de ſes excès, & ſurtout des remords, étoit, pour elle, une idée qui l'accabloit. Elle rougiſſoit de la honte dont le couvroit l'abus qu'il faiſoit des bienfaits de Dorval. Les faire ſervir d'alimens au vice, étoit, à ſes yeux, un crime horrible. Dans l'angoiſſe de la douleur, l'âme qui cherche à diminuer le fardeau qui l'accable, ſe livre, ſans reſerve, à la confiance. C'eſt le deſir d'augmenter l'intérêt qu'on prend à leurs maux, qui rend les malheureux ſi ſouvent indiſcrets. Madame Dorſan le fut involontairement; ne pouvant plus porter le poids énorme du chagrin qui l'abſorboit, elle apprit au plus cruel de ſes ennemis, le ſecret du plus cher de ſes amis. D'Armenville ignoroit la conduite généreuſe que Dorval avoit tenue & tenoit encore à l'égard de Mr. Dorſan & de toute ſa famille; c'étoit la ſeule choſe qui n'avoit pas encore été confiée à ſa perfide amitié.

Cette indiſcrette confidence fut, pour d'Armenville, un motif puiſſant d'encouragement. De l'état fâcheux où s'étoit trouvés Mr. & Madame Dorſan, il en tira des conſéquences qui fortifierent ſes eſpérances, donnerent plus d'activité à ſa méchanceté, & plus de force à ſes deſirs.

Les âmes de la trempe de la ſienne, ne croient ni à la généroſité, ni à la bienfaiſance. Ce déſintéreſſement noble qui anime ceux qui pratiquent, ces vertus, étoit, pour d'Armenville, une de ces chimères de l'imagination que la raiſon rejette toujours. Inſtruit de l'état malheureux de la fortune de M. Dorſan, il ſe fit un motif puiſſant de voir dans ſa fille, une victime immolée à la miſère de ſes parens;il fit de ſon déshonneur le prix des bienfaits de Dorval; jugea que ſon mariage n'étoit qu'une ſuite néceſſaire de ce commerce honteux, & que la mère l'ayant approuvé par intérêt, devoit, par le même motif, ſe rendre ſans répugnance aux deſirs de celui qui mettroit un prix raiſonnable à ſa vertu, ſurtout dans un moment où ſon cœur ulcéré devoit être tout de glace pour un mari perfide dont elle ſe croyoit mépriſée.

Animé par cette idée, d'Armenville devint plus hardi & plus entreprenant. Il redoubla de ſoins & de complaiſances. Ses aſſiduités furent plus marquées, ſes diſcours moins circonſpects. „Votre douleur eſt “juſte, diſoit-il à Mad. Dorſan, mais elle doit avoir un “terme; votre mari vous mépriſe, ceſſez de l'eſtimer, “ceſſez de l'aimer, tout doit “vous porter à la vengeance; “ſa conduite à votre égard, légitime tous les moyens que “vous employerez pour le punir de ſa perfidie, il eſt le “ſeul qui ne connoît pas le méprix de votre cœur; qui vous voit, vous adore; vos vertus inſpirent le reſpect, & “il eſt impoſſible de ſe défendre, de prendre pour “vous tous les ſentimens les “plus tendres. Ce langage ne “ſurprit pas d'abord Madame “Dorſan; elle le prit pour “celui de l'amitié vivement “intéreſſée par ſes malheurs. “Elle étoit bien éloignée de “l'attribuer à tout autre motif, elle eſtimoit celui qui “le lui tenoit, & lui croyoit trop d'honnêteté pour devoir “lui en ſuppoſer un autre. Cependant, voyant qu'il y revenoit ſans ceſſe; que cette “morale relâchée lui devenoit “familiere; qu'il la retournoit “de mille façons différentes, “& la lui préſentoit toujours “avec une chaleur & une vivacité marquées; elle commença à prendre quelques “ſoupçons; elle crut y voir un “intérêt particulier, & craignit “que ſi elle écoutoit plus long-tems ces diſcours, on ſe perſuadât qu'ils lui plaiſoient.

Un jour, que d'Armenville emporté par la chaleur de ſon imagination, ſe livroit à toute l'impétuoſité de ſes deſirs; qu'uſant moins de ménagement, il laiſſoit voir dans ſes yeux & dans ſes geſtes ſes criminelles prétentions; Mad. Dorſan, pour en arrêter l'effet, prit un ton ferme, & lui jettant un regard ſévére, lui parla de la ſorte: „ceſſez, Monſieur, “des diſcours, dont je m'offenſerois, ſi je les croyois ſérieux; l'intérêt que vous “prenez à mes maux, vous fait, dans ce moment, ſans doute, illuſion. Vous voudriez “que je me vengeaſſe? appréciez mieux mon cœur, il ne “connut jamais la haine: ſi “mon mari a des foibleſſes, “je ne dois pas les légitimer, “en me permettant des crimes. L'imiter, ſeroit me couvrir de honte & de déshonneur à mes propres yeux, “ſans diminuer le chagrin qui m'accable. Je puis être pour “Mr. Dorſan, un objet indifférent: ſi je lui manquois, “en m'oubliant ainſi moi-même, je lui deviendrois, “avec juſtice, un objet de haine & de honte. Je veux, “continua-t-elle, par ma conduite, conſerver ſon eſtime, “pour ne pas perdre l'eſpérance de rallumer dans ſon “cœur les ſentimens de la “tendreſſe. Je me flatte encore? Dorſan peut être foible, mais il n'eſt pas vicieux, “& je forme, dans ce moment, un projet qui, ſans doute, me réuſſira. Celle qui cauſe tous mes chagrins a “peut-être auſſi dans le cœur “plus de foibleſſe que de corruption. Je veux la voir, “ſonder ſon cœur, examiner “ſon âme. Souvent les femmes de ſon eſpèce doivent “à la miſère la vie diſſolue “qu'elles menent. Nées dans “une honnête aiſance, elles “ſeroient reſtées fidelles à la “vertu. Il en eſt beaucoup “qui gémiſſent de leur état, “& elles le quitteroient avec “empreſſemens ſi elles “étoient aſſurées d'une honnête ſubſiſtance. D'ailleurs, “vous le ſavez, les liaiſons “formées par l'intérêt, le ſont “également par le caprice. “Auſſi fragiles que leur cauſe, “auſſi inconſtantes que leurs “motifs, elles ſont toujours “rompues par la légéreté & “par le dégoût. Je vais ouvrir mon cœur à Dorval; “cet ami tendre partagera mes “chagrins, il entrera dans mes “vues, & ſecondera mes projets. Par ſes bienfaits généreux, il ramenera cette malheureuſe à la vertu, & par “ſes conſeils ſages & preſſans, “connoiſſant ma tendreſſe al“larmée, il me rendra le cœur “de mon époux. Je vais ... “Arrêtez! interrompit vivement d'Armenville, épouvanté de ce deſſein: qu'allez-vous faire? ô femme infortunée! vous ignorez tous vos “malheurs. Je voulois ne vous “pas accabler; vous me forcez à vous dévoiler tout cet “odieux myſtère. Dorval eſt “de moitié, pour vous trahir. “Il ſçait tout; c'eſt lui par qui “ces nœuds abominables furent formés; c'eſt lui qui “procura cette infâme connoiſſance à votre mari. “Avant qu'il vous connût, “cette créature étoit à lui; la “paſſion qu'il a priſe pour votre fille, a détruit celle qu'il “avoit pour elle; il s'en eſt “débarraſſé, en la donnant à “M. Dorſan. C'eſt toujours “lui qui lui fournit tout ce “qu'il faut pour la ſoutenir. “Sous prétexte de viſites de “bienſéances, de promenades, “ou de ſpectacles, ils vont “ſouvent la voir enſemble. “Jugez, après cela, ſi vous pouvez encore raiſonnablement “former quelque eſpérance “ſur cet ami prétendu!

Mad. Dorſan, atterée par ce nouveau détail, conſternée, anéantie, ſe livre à mille idées confuſes qui s'entrechoquent continuellement, & ſe confondent ſans ceſſe; elle forme des projets, prend des réſolutions, & ne s'arrête à aucune. C'eſt aux pieds de ſon mari, qu'elle veut s'aller jetter, & s'il lui refuſe de lui rendre ſon cœur, elle percera le ſien à ſes yeux. C'eſt Dorval qu'elle veut accabler de reproches; c'eſt dans les bras de ſa fille, qu'elle va ſe jetter: par-tout elle voit des obſtacles & peu d'eſpérance de réuſſite. En apparence, plus calme, on la voit, les bras croiſés ſur ſa poitrine, les yeux fixés & égarés, garder un morne ſilence; elle l'interrompt enſuite avec vivacité, appelle ſes gens, ſe lève avec rapidité de ſon fauteuil, ſe promène à grands pas dans la chambre, demande ſes chevaux pour aller implorer l'autorité publique contre celle qui fait ſon tourment; & quitte enſuite cette idée pour s'abandonner aux pleurs & aux ſanglots. Ce ſpectacle effrayant & douloureux eût déchiré le cœur de tout autre que de d'Armenville; il fut délicieux pour celui de ce monſtre. La vertu de Mad. Dorſan, & ſon attachement pour ſon mari, ôtant toute eſpérance de ſes deſirs, le ſentiment de la haine prit dans ſon cœur la place de l'amour: „Juſqu'à préſent, ſe diſoit-il en lui-même, aucune femme ne m'a reſiſté. L'opiniâtre oppoſition “que je rencontre aujourd'hui, confond mon amour “propre, elle m'humilie trop, “pour ne pas m'en venger; les “plaiſirs de la vengeance me “dédommageront de ceux de “la volupté qu'on me refuſe; “je punirai cette femme audacieuſe, de l'admiration “qu'elle me force d'avoir “pour ſes vertus. Son cœur, glorieuſement rebele à mes deſirs, ſentira les coups les plus-ſenſibles que l'on puiſſe lui “porter. Tous ceux qui lui “ſont chers, ſeront les victimes que j'immolerai à ma “juſte vengeance. Les maux “dont j'accablerai ſon mari, “ſa fille, leur ami, augmenteront les peines qui la déchirent. J'ai déja donné des “armes contre cette famille “odieuſe, au bras puiſſant de “l'orgeuil. Donnons-lui préſentement plus de force & “d'activité. Je puis, en mêttant dans le cœur altier de la “Marquiſe de Mainvilliers, “les feux dévorans de l'amour, “la rendre le miniſtre cruel “de ma haine. Elle eſt co“quette; ſi elle n'eſt plus jeune, elle a encore toute l'efferveſcence des paſſions de la “jeuneſſe. Ce n'eſt pas un ſentiment tendre que je prétends lui voir prendre, ſon “cœur en eſt incapable; il me “ſuffira de l'enflammer; elle “aura des deſirs, & ces deſirs “adroitement ménagés, la rendront ſuſceptible de toutes “les impreſſions que je voudrai lui donner. Appuyé de “ſon crédit, mes coups ſeront “plus marqués & plus certains; “& ſi le public venoit à ſçavoir le mal que je veux faire, ne pouvant me reprocher aucun des coups que “d'autres frapperont pour “moi, il ne me les attribuera pas; je me ſauverai, par “ce moyen, de la réputation “d'être méchant.

Une femme du caractere de la Marquiſe de Mainvilliers, eſt tout ce qu'on veut qu'elle ſoit. Sans mœurs, ſans principes, elle prend facilement tous les mouvemens de ceux qui veulent la ſubjuguer; une imagination vive, un tempérament tout de feu, la rendent l'eſclave de toutes ſes paſſions. Par caprice elle prend un Amant, par un autre caprice elle le quitte, ſe livre ſans pudeur à la vie la plus diſſolue, ſe croit au-deſſus des bienſéances, parce qu'elle ſe croit au-deſſus des préjugés, & ſe fait du reſpect qu'on a pour ſa naiſſance, un droit de ne pas craindre la critique. Placée dans un état moins élevé, la conduite de la Marquiſe l'auroit fait tellement mépriſer, qu'on auroit rougi de ſa ſociété. Son mari, non moins borné du côté de l'eſprit, avoit comme elle un cœur corrompu, s'inquiétoit peu des mœurs de ſa femme, & les autoriſoit par ſon exemple; d'Armenville, d'une figure & d'une taille qui promet dans un homme, une ſanté robuſte, & un tempérament au-deſſus des excès, parvint bientôt à inſpirer à la Marquiſe la fantaiſie de s'en faire aimer. Elle devint d'autant plus forte, qu'elle la crut contrariée par le reſpect dont d'Armenville affectoit continuellement toutes les apparences. Pour le ſurmonter, il n'eſt pas d'agaceries que la Marquiſe ne ſe permît; c'étoit des ſituations voluptueuſes dans leſquelles il la trouvoit, des airs tendres qu'elle prenoit, des mots à double entente, qui diſoient beaucoup plus qu'on ne vouloit; une indiſpoſition qu'on ſuppoſoit pour éloigner les importuns, une inſomnie qu'elle affectoit, pour prolonger le tête à tête, des préſens qu'elle envoyoit, afin de donner occaſion à des remercimens, qu'elle ſçavoit bien devoir être accompagnés de quelques démonſtrations tendres, & qui, bien reçus, donnoient la hardieſſe de prendre plus de libertés. Elles devinrent telles, que la Marquise fut bien perſuadée que le préjugé étoit vaincu; & que le reſpect dû à ſon rang & à ſa naiſſance, ne s'oppoſeroit plus à ſes plaiſirs.

Ce fut alors, que d'Armenville prenant le ton de la reconnoiſſance, parut vouloir la ſatisfaire, par la confidence de tout ce qu'il avoit appris de la généroſité de Dorval à l'égard de toute la famille des Dorſan. La Marquiſe, enchantée de cette découverte, n'eut rien de plus preſſé, que d'en faire part à ſon mari. L'un & & l'autre incapables d'aucun ſentiment généreux, attribuerent ceux de Dorval à un motif de juſtice, & penſerent là-deſſus comme d'Armenville, que l'honneur de la fille avoit été le prix des bienfaits que le pere & la mere avoient reçus. Doligny parut d'abord répugner à cette idée; il étoit libertin; mais il croyoit aux vertus. Echauffé par les raiſons de conviction que d'Armenville lui donna, il ſe laiſſa aller à l'illuſion que lui firent ſes deſirs. Il crut qu'il pouvoit les ſatisfaire, comme ſon frere avoit ſatisfait les ſiens; qu'étant riche comme lui, il leveroit facilement tous les obſtacles qui s'oppoſeroient à ſon bonheur. Pour l'affermir dans cet-te penſée, d'Armenville lui parloit, continuellement, de Mlle Dorſan; allumoit ſon imagination, par la peinture ſéduiſante de ſes attraits, & faiſoit paſſer enſuite dans ſon âme foible tous les principes de la ſienne. „Que riſque-tu, “lui diſoit-il, d'employer, s'il “le faut, la force, pour te rendre heureux? ce n'eſt pas “la femme de ton frere dont “tu deſires la poſſeſſion; c'eſt “ſa Maîtreſſe, & une Maîtreſſe n'eſt pas plus à celui “qui la poſſéde, qu'à ceux “qui la deſirent. La poſſeſſion “ne donne qu'un droit momentané, qui ceſſe dès l'inſtant que le motif qui le procure, ne ſubſiſte plus. Ton “frere, par ſa ſéduction, s'eſt “rendu maître du bien qui “fait l'objet de tes deſirs: que “la force t'en rende poſſeſſeur, “à ton tour. Il réſultera même “de cette violence, deux avantages conſidérables: tu ſauveras à ton frere la honte “d'épouſer une fille déshonorée;& le bien que tu pourras “faire à ſes parens, joint à “celui que Dorval leur a déja fait, leur aſſurera, pour “toujours, un ſort agréable “D'Armenville a raiſon, ajoutoient le Marquis & la Marquiſe: quand vous aurez, “mon cher Doligny, ſatisfait votre caprice, nous vous “donnerons notre niéce, & “la fortune brillante que nous “vous procurerons alors, ſera “le ſupplice de votre frere. Il “en crevera de dépit & de “rage, & vous deviendrez “maître de tout ſon bien.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient à l'Hôtel de Mainvilliers, une triſteſſe profonde accabloit tous ceux qui habitoient la maiſon de Dorval. Livrés à la crainte, la ſituation de Mad. Dorſan allarmoit leurs cœurs ſenſibles. Une maîgreur affreuſe, une pâleur mortelle, la rendoient méconnoiſſable; elle étoit dans un état d'affaiſſement total, trop sûr avant-coureur de la deſtruction. Le chagrin eſt un poiſon lent qui mine, qui conſume; plus il eſt concentré, plus il a de force. D'Armenville voyoit ſes projets renverſés, ſi Mad. Dorſan déclaroit la cauſe des maux qu'elle enduroit. Les careſſes de ſon mari, les ſoins de ſa fille, la vue de ſes autres enfans, les attentions de Dorval; ſurtout ces larmes de l'affliction & de la tendreſſe, qu'elle leur voyoit répandre, cauſoient à ce méchant les plus vives allarmes. Il avoit une théorie aſſez exacte du cœur humain, pour craindre que le ſentiment de la nature, de l'amour & de l'amitié plus fort que toutes ſes raiſons, n'arrachât enfin cet aveu fatal qu'il redoutoit. Il n'étoit point de ruſes, ni de moyens qu'il n'employât pour en éloigner le moment. Tantôt augmentant la terreur, il augmentoit la confiance qu'il voyoit qu'on prenoit dans les Diſciples d'Eſculape; tantôt la variété de leurs opinions jettoit dans l'incertitude, & cette incertitude donnoit à d'Armenville un moyen sûr d'écarter l'attention ſur la véritable cauſe de ſa maladie. L'un, qui prétendoit voir par-tout le ſcorbut, ordonnoit des antiſcorbutiques; l'autre traitoit la malade de vaporeuſe, & lui conſeilloit de frotter ſon appartement; celui-ci trouvoit dans le ſuc des viandes, le principe de toutes les maladies, & preſcrivoit l'uſage unique des végétaux; celui-là défendoit le mouvement, & vouloit les bains ſecs. Le poulmon paroiſſoit aux uns être ulceré; ſuivant d'autres, c'étoit le ſoye qui ſe trouvoit engorgé. Chacun établiſſoit ſon opinion ſur des principes, ſuivant lui, certains; citoit Hipocrate, Gallien; parloit Grec qu'il n'entendoit pas; n'oublioit pas de louer ſes Confreres; qu'il mépriſoit; & dans ſa modeſtie orgueilleuſe, ſoumettoit ſon opinion à leur expérience, bien réſolu cependant de ne la jamais abandonner. Le réſultat de toutes ces conſultations, étoit toujours une Ordonnance, où chacun mettoit quelque choſe du ſien. Si ſon exécution produiſoit, par hazard, quelque bien, chacun en attribuoit la cauſe, ou bien à la drogue qu'il avoit preſcrite, ou bien à la maniere dont il avoit ordonné de s'en ſervir, ſouvent même au moment qu'il avoit indiqué pour la prendre. Mais comme aucun d'eux ne connoiſſoit la véritable cauſe du mal, le ſuccès de leurs remedes n'étoit que momentané, & toujours ſuivi d'accidens plus fâcheux encore.

Fatiguée de toutes ces tentatives inutiles de la faculté, Mad. Dorſan déclara qu'elle s'abandonnoit entiérement à la nature. Ses amis s'allarmerent de cette réſolution, & firent tous leurs efforts pour l'en détourner; elle fut inébranlable. „Perſonne, diſoit-elle à d'Armenville, lorſqu'elle étoit ſeule avec lui, “ne connoit mon mal; rien “ne peut cicatriſer la plaie de “mon cœur, elle eſt trop “profonde, la mort ſeule ſera le terme de mes maux. “Je l'attendrai avec impatience, & je la recevrai ſans “émotion: un rayon d'eſpérance me ſoutient cependant “encore. Vous ſçavez la demeure de celle qui me précipite dans le tombeau? allons “la voir: Je me jetterai à ſes “pieds, je lui redemanderai “le cœur de mon époux, le “ſien n'eſt peut-être pas inſenſible, il s'attendrira ſur “mon état. Le libertinage ne “détruit pas toujours toute eſpece de ſenſibilité; quelques “étincelles d'honnêteté ſe ſont “peut-être encore conſervées “dans ſon âme. La chaleur de “mon diſcours, la vivacité de “mes reproches, pourront les “rallumer: on a vu des femmes de ſon eſpece, faire des “actions ſublimes de généroſité; eſſayons ce moyen, faiſons cette démarche, mais “faiſons-la, de façon à ne pas “être ſoupçonnée de l'avoir “faite. Demain, mon mari, ma “fille & Dorval, vont diner “chez le Marq. de Mainvilliers “évitez, ſous quelque prétexte, de vous y trouver; vous “viendrez me prendre dans votre caroſſe, il nous menera au “Luxembourg; nous ſortirons “par la rue d'Enfer, où vous “ordonnerez qu'un caroſſe de “place nous attende & nous “conduiſe chez la Maîtreſſe de “mon mari, que vous m'avez “dit demeurer dans ce quartier là. Ne cherchez point à me “détourner de cette réſolution? rien ne peut m'en faire “départir. D'Armenville n'étoit pas homme à ſe déconcerter. Les grands embarras ne l'épouvantoient pas; ſon imagination féconde, lui fourniſſoit toujours les moyens d'en ſortir; il trouvoit dans ſon induſtrieuſe méchanceté des reſſources à tous les événemens. Un de ces hommes qui n'ont ni mœurs, ni principes, ni talens, ni eſprit, mais qui ſont riches, parce qu'ils ſont les protegés bas & rampans de protecteurs avides qui les rençonnent, avoit depuis peu vendu à d'Armenville une de ces retraites de la volupté, qu'on nomme petite maiſon, & qu'on a moins pour ſon plaiſir, que par oſtentation. Elle étoit commode, voluptueuſement diſtribuée, galamment décorée & très-richement meublée. Il y avoit placé une jeune fille, nommée Lucinde, dont il s'étoit depuis peu amouraché. Lucinde étoit jolie, avoit paſſablement d'eſprit, & le portrait qu'il avoit fait à Mad. Dorſan de la prétendue maîtreſſe de ſon mari, pouvoit aſſez lui convenir; il la crut propre à remplir ce rôle. L'habitude de vivre avec les gens du grand monde, donne quelquefois aux filles, nées dans la lie du peuple, un vernis qui couvre la groſſiereté de leur éducation. Lucinde, d'ailleurs, avoit été pendant quelque tems au Théâtre; elle y avoit pris le ton, l'air & le maintien de la bonne compagnie. D'Armenville lui fit ſa leçon, la lui fit répéter, l'inſtruiſit de tout ce qu'il falloit qu'elle ſçût, pour paroître celle qu'il vouloit qu'on la crût, lui recommanda ſurtout ſa toilette & ſon ajuſtement. D'une Mad. Droguet, dont il avoit fait ſa Duégne, il en fit ſa mere. Cette femme, habituée à paroître ce qu'on vouloit qu'elle fût, ne ſe trouva pas déplacée dans cette nouvelle poſition. Elle avoit du manége, la figure aſſez noble, le maintien paſſablement honnête, des manieres polies & aiſées, qu'elle devoit à la bonne éducation, que des parens dont elle déshonoroit la cendre, lui avoient donnée. Le Laquais, la Femme-de-chambre, chacun reçut ſon inſtruction pour le lendemain.

D'Armenville fut exact au rendez-vous. Il arriva chez Mad. Dorſan à l'heure indiquée, il la trouva prête à le ſuivre, & dans l'agitation de l'impatience. Arrivés au Luxembourg, ils traverſerent le jardin, & trouverent à la porte des Chartreux, un fiacre, que d'Armenville avoit eu la précaution d'y faire rendre, & qui les conduiſit chez Lucinde. Cette fille, enhardie par l'air embarraſſé, la contenance mal aſſurée de Mad. Dorſan, perdit toute ſa timidité. Le ſouvenir de ſa naiſſance & de ſes mœurs lui avoit d'abord inſpiré ce ſentiment de reſpect qui donne la crainte au vice le plus audacieux. Elle ſe crut l'égale de ſa prétendue rivale, quand elle ne ſe ſouvint plus de ce qu'elle étoit elle-même. La même cauſe produiſit un effet tout contraire chez Mad. Dorſan. Elle ſe compara & reprit, ſans orgeuil la ſupériorité qu'elle pouvoit s'attribuer avec juſtice, eneut la contenance ſans rien perdre de cet air de bonté & de douceur qui lui étoit naturel, & qui lui gagnoit tous les cœurs. „Je “ne viens point, Mademoiſelle, dit-elle à Lucinde, “inſulter à votre conduite; “je la blâme, & vous plains “des circonſtances malheureuſes qui vous ont, ſans “doute, entraînée. Je ſuis la “femme de celui qui vous aime, ce titre pourroit me donner le droit de vous haïr; “mais vous êtes chere à mon “mari, & je ne puis deſirer de “vous voir malheureuſe. Plus “jeune & avec plus d'attraits “que moi, vous m'avez effacée “de ſon cœur, il vous l'a donné; ſi c'eſt une injuſtice “qu'il fait à mes ſentimens, “c'eſt une juſtice qu'il rend “à votre beauté. S'il perdoit l'idée de vos charmes, “il reviendroit, peut-être, à “moi; il me rendroit ſon “cœur, s'il perdoit l'eſpérance de poſſéder le vôtre. Si “votre bonheur n'eſt pas attaché à la poſſeſſion du ſien; “ſi la reconnoiſſance, ou la “crainte ſeule vous-retient “dans ſes fers, vous pouvez, “ſans manquer à ce que “vous lui devez, ſans appréhender de perdre l'état dont “vous jouiſſez, faire à ma “tendreſſe le ſacrifice généreux de renoncer à la ſienne. Je puis le payer par des “bienfaits durables, qui vous “rendront, pour toujours, “maîtreſſe de votre ſort. Rendez-moi, Mademoiſelle, le “cœur de mon époux; je vous “devrai mon bonheur,je vous “devrai la vie. Si tous ſentimens d'humanité ne ſont pas “bannis de votre âme; ſi vous “êtes ſenſible au plaiſir de faire du bien, ſoyez touchée “de mes larmes; que les maux “que je ſouffre vous attendriſſent: revenez à la vertu. Forcez celui qui vous adore, à “ſuivre votre exemple; il y “reviendra lui-même, ſi vous “ſuivez mes avis; il vous devra ſon bonheur, vous le “délivrerez des cris perçans “des remords, & il fera “heureux.

Pour mieux déguiſer ſon jeu, d'Armenville ajouta à ce diſcours touchant & honnête de Madame Dorſan, mille raiſons ſi fortes & ſi finement préſentées, qu'il auroit été difficile de leur prêter d'autres motifs, que celui du tendre intérêt qu'il prenoit au ſort de cette femme infortunée. Lucinde, de ſon côté, joua parfaitement ſon rôle; elle parut s'attendrir, fit voir de l'émotion, prit le maſque de la confuſion, eut tous les geſtes du repentir, & tout le décontenancé de la honte. Elle avoit l'art de répandre des larmes, ſans que ſon cœur fut affecté; ſes yeux s'en couvrirent, elle ſoupira, & regarda timidement Mad. Dorſan; elle la remercia de tout l'intérêt qu'elle vouloit bien prendre à ſon ſort, ſurtout de ſon indulgence, reconnut qu'elle en étoit indigne, ſe plaignit beaucoup de la fatalité de ſon étoile, qui la forçoit, malgré toute ſa bonne volonté, d'être ingrate, lors même qu'elle auroit voulu donner ſa vie pour ſon bonheur. „Helas! ajoutoit-elle, en ſanglotant, c'eſt “Dorval, qui, ſéduiſant ma jeuneſſe trop facile, a profité de la miſérable ſituation “de ma mere, pour arracher “à cette femme infortunée le “conſentement forcé qu'elle “a donné, malheureuſement, “à ma honte & à ſon infamie. Le cruel m'ayant enſuite “abandonnée, ſans M. Dorſan, “ſans ſon bon cœur, je me ſerois vue la triſte victime de la “miſère & le jouet du caprice des libertins. Je lui dois “tout. Comment puis-je,après “tant de bienfaits, payer ſa “généroſité par la plus noire “ingratitude? percer ſon tendre cœur, du glaive déchirant du déſeſpoir? Ah! Ma“dame! pourſuivit-elle, en ſe “jettant aux genoux de Mad. “Dorſan prenez pitié de mon “ſort; ordonnez-moi plutôt “de mourir, que de manquer à ce que je dois au “plus généreux des hommes!“ Mad. Droguet n'avoit encore paru prendre qu'un muet intérêt à tout ce jeu; ſoupirer, lever les yeux au Ciel, les porter enſuite vers la terre, & les eſſuyer ſouvent de ſon mouchoir; voilà toute l'action du rôle qu'elle avoit repréſenté. Elle entra en ſcène, pour faciliter à ſa prétendue fille, le moyen d'en ſortir décemment; & pour cet effet, l'interrompant avec vivacité, elle lui reprocha, avec véhémence, ſon obſtination à vouloir reſter dans le crime; lui rappella, avec force, ſon éducation, les principes de vertu qu'elle avoit reçus de ſon pere & d'elle; fit paſſer en revue tous les maux qu'elle avoit ſoufferts pendant long-tems, plutôt que de ſe rendre aux offres de fortune, qu'on lui avoit faites, pour l'engager à conſentir à ſon déſhonneur. Elle invoqua les mânes de tous ſes ancêtres, irrités de la foibleſſe qu'elle avoit eue de permettre la honte de leur ſang. Le courroux du Ciel ne fut pas oublié, & elle finit par promettre beaucoup, des foins qu'elle alloit prendre pour ramener ſa fille dans le bon chemin: car, ajoutoit-elle, je ſuis réſolue à tout ſacrifier au repos de ma conſcience & à l'honneur de ma fille. Telle fut cette ſcène de fourberies & de menſonges.

L'eſpérance d'un cœur affligé, quelque foible qu'elle ſoit, eſt à ſa douleur un ſoulagement qui ſuſpend ſon effet. Mad. Dorſan, trompée par les diſcours de la prétendue mère de Lucinde, y vit un motif puiſſant de conſolation. „Il “reſte encore, diſoit-elle à “d'Armenville, en revenant “chez elle, dans l'âme de ces “deux femmes des principes de “religion; tous les ſentimens “de l'honneur ne ſont pas “bannis de leur cœur; le Ciel, “touché de mes peines, leur “donnera la force de les ſuivre.. Que je ſerois heureuſe, ſi elles redevenoient vertueuſes! Si mon mari me “rendoit ſa tendreſſe; dès ce “moment tout ſeroit oublié. “... Non! ajoutoit-elle, après un moment de ſilence, “le cœur de mon mari ne “m'eſt pas infidele; ſon imagination le trompe. Si le “deſir eſt pour ſa maîtreſſe, “le ſentiment eſt pour moi. “Dans ſes bras le remord déchire le cœur de mon mari, “il le trouble, il l'agite; le “ſoin qu'il prend de ſe cacher, “prouve la crainte qu'il a de “m'offenſer .... Rappellez-vous ſes inquiétudes & ſes “allarmes, lorſque mon mal “augmente, & lorſqu'il diminue, la joie qu'il fait paroître? Ses expreſſions ſont “ſimples, naturelles; la diſſimulation n'a pas ce cachet, ni “l'indifférence, cette chaleur “vive & active; elle vient du “cœur, l'eſprit ne la peut donner ... Si j'allois avouer à “Mr. Dorſan, la démarche “que je viens de faire; ſi, en le “preſſant dans mes bras, j'allois lui .. Gardez-vous bien, “Madame, interrompit avec “impatience le perfide d'Armenville, de faire cette démarche! votre mari vous “rendra toute ſa tendreſſe, je le “crois comme vous; mais “uſez avec lui de ménagement; la moindre imprudence, éloigneroit ce moment “déſiré. Souvent on affermit “dans l'erreur; celui qu'on “en fait rougir, & le crime “reçoit de nouveaux charmes “de l'amour propre qui s'offenſe. Votre mari, inſtruit “que vous ſavez le ſien, craindroit votre préſence, il rougiroit de vos regards; il “vous fuiroit, pour éviter vos “reproches. Croyez-moi, “continuez de feindre, paroiſſez toujour ignorer ſa conduite; le tems, vos grâces, “vos vertus, le rameneront “à ſon devoir; la ſatiété du “plaiſir le rendra, n'en doutez pas, à votre tendreſſe. Ce fut, en s'entretenant ainſi, que Mad. Dorſan & d'Armenville arriverent chez Dorval. Il n'étoit pas encore rentré. Mr. & Mlle Dorſan furent ſurpris, ainſi que lui, à leur retour de chez le Marquis de Mainvilliers, du changement étonnant qu'ils remarquerent dans Mad. Dorſan. Ses yeux étoient ranimés, ſon air étoit ſerein; elle ſourioit aux careſſes de ſes enfans, prenoit part à leurs jeux innocens: ce n'étoit plus cette langueur qui a tous les caractères de l'indifférence; ſes lèvres étoient preſque vermeilles, & une légere teinte de roſes, coloroit ſes joues. Inſtruits de la promenade qu'elle venoit de faire, ils attribuerent ce changement ſubit à la bonté de l'air qu'elle venoit de reſpirer; leur cœur ſe rempliſſoit de la joie la plus vive Mr. Dorſan l'exprimoit par ſes embraſſemens; il mouilloit le viſage de ſa femme des larmes douces de la ſatisfaction, qui couloient en abondance de ſes yeux. Sa fille, aux genoux de ſa mère, imprimoit ſur une de ſes mains, dont elle s'étoit ſaiſie, mille tendres baiſers, tandis que ſon Amant, non moins tranſporté de joie, ſe raſſaſſioit du plaiſir de la voir heureuſe. La bonne Agathe, n'étoit plus à elle; par mille expreſſions confuſes, par mille geſtes vifs, elle exprimoit la ſatisfaction de ſon cœur. Ne pouvant approcher de Mad. Dorſan, elle embraſſoit, avec tranſports, ſes trois petits enfans, leur montroit leur mère, les preſſoit dans ſes bras, les grondoit des cris d'attendriſſement que ce ſpectacle leur faiſoit jetter, & par ſes careſſes elle en excitoit de plus vifs & de plus perçans. Tous les domeſtique, attirés par le bruit qu'ils entendent, accourent, entourent ce grouppe heureux; voyant le bonheur de leurs maîtres, ils le partagent, & ne peuvent modérer leur joie; les uns tombent à genoux, & les mains élevées vers le Ciel, le remercient de ſes bienfaits; les autres; plus vifs & plus hardis, oſent prendre les mains de leurs maîtres, qu'ils baiſent avec ardeur.. D'Armenville s'oublia lui-même, dans ce moment; toute ſa noirceur fut ſans activité, & le poiſon de la haine reſta ſans mouvement dans ſon perfide cœur, il ſut affecté; ſon âme, attendrie, éprouva d'émotion douce du ſentiment, un ſoupir s'êchappa, malgré lui, de ſon ſein cruel, de larmes mouillerent ſes yeux, il goûta le plaiſir délicieux, qu'il ne connoîſſoit pas, d'en répandre. L'idée de ſe repentir le frappa; un léger deſir d'abjurer ſes principes, entra dans ſon cœur. Il étoit ſi fort intéreſſé par tout ce qu'il voyoit, que ſe ſentant ébranlé, il fit un mouvement pour s'aller jetter aux pieds de Mad. Dorſan. La honte de ſon crime le retint; il vit dans l'aveu qu'il vouloit en faire, une raiſon forte pour ſes complices de mocqueries & de badinages, & un motif légitime & puiſſant pour l'accuſer de foibleſſe & de puſillanimité. Cette réfléxion le fit frémir; il rougit de ſon peu de courage, s'affermit de nouveau dans la réſolution de mettre tout en œuvre pour faire réuſſir ſes infâmes projets. Ainſi la crainte du ridicule enracine, de plus en plus, le vice dans les âmes de ceux qui le redoutent.

Malgré toute ſon intrépidité, d'Armenville n'étoit pas tranquille; l'attachement de Mad. Dorſan l'allarmoit. Il craignoit que ne pouvant réſiſter aux careſſes de ſon mari elle ne ſe permît des reproches qui, produiſant néceſſairement un éclairciſſement, mettoient dans tout leur jour, ſon menſonge, ſa fourberie & toute l'horreur de ſon abominable caractère. D'ailleurs, Lucinde pouvoit jâſer; l'attachement d'une femme de ſon eſpèce, ſurtout pour un homme de la ſienne, n'eſt jamais bien ſolide; il change facilement d'objet, quand l'intérêt le preſcrit. Comme après la rupture de ces ſortes d'unions, il ne reſte aucun ſentiment qui intéreſſe le cœur; Lucinde, dans les bras d'un autre, pouvoit devenir indiſcrette, ou, par l'appas de la récompenſe, ou par l'eſpérance de la protection, trahir alors ſon ſecret, & dévoiler à Dorval, qu'elle connoiſſoit de réputation pour un homme riche & généreux, tout cet odieux myſtère, Pour prévenir les ſuites fâcheuſes de ſon indiſcrétion, d'Armenville rendit la pauvre Lucinde victime de ſa prévoyance. Il demanda, ſous un leger prétexte, un ordre pour la faire enfermer. Il l'obtint ſans difficulté, parce que, ne le connoiſſant pas, le Magiſtrat, chargé de la police, ne le ſoupçonna pas d'être capable de lui faire commettre une injuſtice. Lucinde donc, fut enlevée au moment qu'elle s'y attendoit le moins, & conduite à l'Hôpital. Il réclama les meubles qu'il avoit donnés, reprit les bijoux, le linge, les habits qu'il prétendoit avoir prêtés. Telle étoit la conduite que ce monſtre, auſſi avare que méchant, tenoit, ordinairement, avec toutes les femmes qui lui inſpiroient quelques caprices; auſſi-tôt qu'il ſe laſſoit de leur commerce, il leur cherchoit querelle, les chaſſoit ignominieuſement de la maiſon, où il les avoit placées, leur faiſoit rendre tout ce qu'il leur avoit donné, ſouvent même s'emparoit de ce qu'elles tenoient de la libéralité des Amans qui l'avoient précédés, & ne rougiſſoit pas de les voir forcées d'aller ſe refugier dans les maiſons conſacrées à la débauche.

Fin de la ſeconde Partie & du premier Volume.

MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE.
TROISIÈME PARTIE.

L'HABITUDE du crime, rend inſenſible à la honte; on ne rougit plus quand on eſt familiariſé avec l'infamie. Plus les femmes la craignent, lorſqu'elles marchent dans le ſentier de la vertu, plus elles ont d'intrépidité & d'audace, lorſqu'elles s'en écartent. Cette timidité, ſi naturelle à leur ſèxe, ſe perd entiérement avec le ſentiment de la modeſtie & de la retenue qui lui eſt propre, & qui fait ſon plus grand ornement. On s'affranchit alors des devoirs les plus ſacrés, on ſecoue le joug des loix de la ſociété, on foule aux pieds les bienſéances, on mépriſe tous les principes de l'honneur & de la religion.

La Marquiſe de Mainvilliers, habituée depuis long-tems à braver le public, traitoit de préjugés ridicules, toute morale qui contrarioient ſes goûts diſſolus. Elle étoit parvenue, par l'uſage immodéré de toute eſpece de plaiſirs, à ce point de ſaciéte, où toutes les ſenſations ſont tellement émouſſées, qu'il n'y a plus que les excès qui puiſſent les réveiller. Eux ſeuls émouvoient encore l'âme de la Marquiſe; ſans eux les plaiſirs les plus vifs lui étoient inſipides, & la facilité qu'elle avoit à voir d'Armenville, avoit attiédi en elle le goût qu'elle avoit pris pour lui. Il s'en étoit allarmé. Ce rafroidiſſement, qui lui préſageoit l'indifférence, épouvantoit ſon intérêt. Pour s'affranchir de cette crainte, il chercha les moyens de donner de nouveaux deſirs à la Marquiſe. Dès-lors, il lui propoſa de faire, de ſa petite maiſon, le temple de leurs plaiſirs. L'indécence de ce projet, rit beaucoup a l'imagination de cette Méſſaline. Elle vit, dans le myſtérieux de ce commerce, un rafinement d'inconſéquence qui la toucha vivement. Elle en ſçut d'autant meilleur gré à d'Armenville, qu'avant lui, aucun de ſes Amans n'avoit oſé lui faire une pareille propoſition. Elle l'accepta avec joie, & ſentit rallumer pour lui, dans ſon cœur, toutes les flammes de la paſſion, au point qu'il fallut, le jour même, voir la petite maiſon, & y paſſer la journée.

La Marquiſe y étoit dans tout l'enjouement de la nouveauté, & ſon Amant dans l'agitation du deſir; lorſque le Marquis arriva, menant avec lui une femme du caractère de la ſienne. La Droguet, Concierge de la maiſon, qu'il connoiſſoit depuis long-tems, lui en avoit donné une clef, depuis quelques jours, à l'inſçu de ſon maître. Comme elle n'attendoit pas le Marquis ce jour-là, elle n'avoit pu le prévenir. La vue de ſa femme, dans état d'abandon non équivoque, ne cauſa au Marquis ni ſurpriſe ni colère. La Marquiſe, non moins intrépide qui lui, ſoutint le premier moment de cette apparition imprévue, ſans ſe troubler, ni même ſe déconcerter. Elle le reçut avec la même aiſance & la même joie qu'elle auroit pu le faire, s'il eût été de la partie. La tranquillité de ce couple corrompu, remit dans l'âme de d'Armenville, le calme qui la ſurpriſe & la crainte en avoient d'abord bannies. La Maîtreſſe du Marquis, non moins hardie, aborda ſa Rivale avec toute la familiarité de la liaiſon la plus intime & la plus ancienne. Elle fut accueillie de même. Chacun rit beaucoup, de la rencontre. On plaiſanta, on s'égaya. Les équivoques les plus groſſieres, les familiarités les plus libres, les propos les plus licentieux, tout fut mis en uſage, pour ſoutenir cette groſſe gaieté, que le libertinage appelle enjouement, & qui n'eſt que le déguiſement de l'ennui. Tout le monde s'y livroit avec indécence, lorſque l'arrivée de la femme de d'Armenville, la fit évanouir.

Privée, par l'âge, des grâces de la jeuneſſe, & des attraits qui font naître les deſirs; Madame d'Armenville, n'ayant plus d'eſpérance de faire des Amans, lorſqu'elle devint veuve de ſon premier mari, ne voulut pas ſe réduire à la triſte ſolitude du veuvage. Elle étoit riche, d'Armenville jeune; il lui plut, elle l'épouſa, & ſe crut en droit d'exiger de lui une fidélité à toute épreuve. Se voyant négligée, elle ſe livra aux ſoupçons. Toutes les démarches de ſon mari furent éclairées; elle ſçut quelques-unes de ſes intrigues, & ſon penchant à la jalouſie en devint plus actif.

Elle paſſoit, par hazard, devant la petite maiſon de ſon mari, qu'elle ne ſçavoit pas être à lui, lorſqu'elle apperçut ſur la porte un de ſes gens, qu'elle n'ignoroit pas être le confident & le miniſtre de ſes débauches. A cette vue, ſon eſprit ſe trouble, ſon imagination s'échauffe; le plaiſir de ſurprendre ſon perfide, la ſéduit. Elle fait arrêter ſon caroſſe, en deſcend avec précipitation, repouſſe avec violence le valet de ſon mari, qui veut l'empêcher d'entrer; traverſe rapidement la cour, pénetre juſqu'à l'appartement, où les éclats de rire, qu'elle entend, la conduiſent; ouvre la porte avec vivacité, trouve ce qu'elle cherche, & tout ce qu'elle craint d'y trouver, ſon mari tenant ſur ſes genoux la Marquiſe, qui, dans ce moment, s'efforçoit, par ſes careſſes, de faire paſſer dans le cœur de ſon Amant toutes les flammes qui embrâſoient le ſien. A cet aſpect, Mad. d'Armenville ne ſe poſſéde pas. Tous les ſentimens de la jalouſie s'emparent de ſon âme; elle ſuffoque de colère, elle écume de rage; ſes yeux étincelent de fureur, elle veut parler, & ne rend qu'un ſon lugubre & étouffé, ſemblable au mugiſſement d'un taureau en fureur, qui ſe ſent vivement bleſſé. Ainſi que lui, elle renverſe tout ce qu'elle rencontre. En un inſtant, toutes les porcelaines, toutes les glaces ſont fracaſſées, tous les meubles ſont briſés; rien n'échappe à ſes coups. Son mari, qui veut s'oppoſer à cet excès de fureur, en reçoit un violent dans la poitrine, qui le fait trébucher. Un ſoufflet le ſuit; il veut le rendre, & ne frappe que l'air, perd l'équilibre, & va tomber ſur un vâſe briſé, qui lui déchire le viſage. Au même inſtant, celui de la Marquiſe reçoit un revers vigoureux, que lui aſſène l'ennemie indignée du ſecours qu'elle veut donner à ſon Amant. Le Marquis voit la honte de ſa femme, & vole à ſon ſecours. Il profite d'un moment où Mad. d'Armenville courbe ſon corps, pour armer ſon bras d'une pincette qu'elle apperçoit; il ſaute légérement ſur ſon dos, veut ſaiſir ſes bras nerveux qu'il redoute; mais dans le même inſtant, Mad. d'Armenville ſe relève avec vivacité; & par le mouvement qu'elle fait, jette loin d'elle le fardeau qui l'accable. Une contuſion à la tête, une meurtriſſure au bras, eſt tout ce que produit cette chûte, qui devoit être beaucoup plus funeſte. La Maîtreſſe du Marquis, qui, pendant quelques momens, les croit mortelles, veut en prendre vengeance; elle profite d'un inſtant où l'ennemie ne l'apperçoit pas; s'élance ſur une de ſes manchettes, qu'elle met en pièces, ſur ſa montre, qu'elle lui enlève, & finit ſon expédition, par lui arracher une de ſes girandoles. L'oreille qui la porte en eſt déchirée; le ſang en coule avec abondance. Mad. d'Armenville veut venger ſes bijoux & ſa bleſſure: mais une table de brelan, dont elle voit ſon ennemie couverne, lui en fait perdre l'eſpérance. Pendant ce tems, le Marquis & la Marquiſe s'étoient approchés de d'Armenville; la réunion de leurs forces alloit aſſurer leur vengeance. Leur ennemie le voit & le craint. Sa voix rauque appelle ſon cocher, ſes laquais; ils l'entendent, & veulent venir au ſecours de leur maîtreſſe. Mais la Droguet, conduite par un zèle curieux, s'oppoſe, vigoureuſement, à leur paſſage. Elle étoit accompagnée du Jardinier, du Cuiſinier & de deux Marmitons. Malgré leur nombre, & le courage de leur Chef, ils ſont obligés de reculer, & de les laiſſer entrer. Ce ſecours puiſſant auroit pu ranimer le combat, le rendre beaucoup plus cruel & plus ſanguinaire. Heureuſement que la foule des voiſins, qui arriva preſqu'en même-tems, remplit tellement le champ de bataille, qu'il ne fut plus poſſible aux combattans de trouver aſſez d'eſpace pour exercer leur courage. Mad. d'Armenville s'indigne de cette inaction; elle en rougit de colere, elle en frémit de rage. Ne pouvant plus faire ſentir à ſes ennemis la force de ſon bras, elle veut les accabler des foudres de ſon éloquence. Dans le coin du ſalon, une commode reſtoit encore ſur pied; elle l'apperçoit, s'efforce d'en approcher; & quand elle eſt parvenue à ſurmonter tous les obſtacles qui s'y oppoſent, elle ſaute deſſus avec légéreté, au grand étonnement de tous les ſpectateurs, qui, jugeant de ſon élaſticité, par la rotondité de ſa taille, ne pouvoient concevoir comment elle avoit pû ſe placer ſur cette tribune. De-là, accablant ſes ennemis de toute la véhémence de ſon reſſentiment, elle leur prodigue les injures les plus ſanglantes, les reproches les plus vifs, les épithétes les plus groſſieres. Tous les auditeurs, intéreſſés à la durée de ce ſpectacle, qui les amuſoit, ſe preſſoient autour d'elle, l'applaudiſſoient & du geſte & de la voix. Le Marquis & la Marquiſe de Mainvilliers, & la Maîtreſſe du Marquis, profitant, en gens ſages & prudens, de cette attention générale, fuient & ſortent par une porte de derrière, où le hazard leur fit trouver un fiacre, qui les ramena à l'Hôtel de Mainvilliers.

Ce ne fut que long-tems après, que Mad. d'Armenville s'apperçut de la fuite de ſes ennemis. Alors, interrompant ſa harangue, elle remonte fièrement dans ſon caroſſe, & ordonne à ſon cocher d'aller à toute bride à la pourſuite de l'ennemi. Mais ce fut en vain; elle fut forcée de rentrer chez elle ſans l'avoir rencontré. Quand ſon mari voulut rentrer chez lui le ſoir, il trouva le portier ſourd à ſes ordres, & fut contraint d'aller ſe réfugier chez la Marquiſe, qui, plus que lui, fut fort aiſe de cet affront.

Dès le lendemain, ſa femme l'attaqua en ſéparation, donna contre lui au Public un Mémoire très-circonſtancié de ſes griefs, qui la couvrit de plus de ridicule que ſon mari de honte. Le parti qu'il prit de rire le premier de ſon avanture, mit les rieurs de ſon côté. On bafoua la femme ſut la ſottiſe de ſes prétentions; on plaignit le mari; & le conſentement qu'il donna à la ſéparation qu'elle demandoit, lui valut la réputation d'homme ſage & modéré.

La ſanté de Mad. Dorſan devenoit cependant, de jour en jour, meilleure. Les ſoins de ſon mari, l'attention qu'il avoit de ne pas la quitter; ſurtout ſes careſſes, rétabliſſoient dans ſon âme le calme & la tranquillité. Si le poiſon de la jalouſie étoit encore dans ſon cœur, il avoit ſi peu de force, il produiſoit ſi peu de mouvement, qu'à peine s'y faiſoit-il ſentir. Cet heureux changement donnoit à Mlle Dorſan la force de ſupporter moins douloureuſement l'abſence de ſon Amant. Obligé d'aller faire la tournée de ſon département, il s'étoit fait violence, pour s'éloigner de celle qu'il adoroit; & ſon devoir, plus fort que ſon amour, lui avoit fait ſacrifier les plaiſirs de ſon cœur à ce qu'il devoit à ſon état & à ſa place. Les lettres que ſa Maîtreſſe recevoit de lui, celles qu'elle lui écrivoit tous les jours, formoient une diſſipation à ſon chagrin: mais ce qui la ſoutenoit le plus contre ſon amertume, étoit l'aſſurance que Mr. Dalignan lui donnoit de ſe rendre à Paris auſſi-tôt que Dorval y ſeroit de retour.

Pendant qu'elle livroit ſon tendre cœur à la douce eſpérance d'être bientôt unie à ſon Amant, Doligny affermiſſoit le ſien dans celle de ſatisfaire ſes deſirs criminels. Depuis le départ de ſon frere, le Marquis & la Marquiſe de Mainvilliers, & le perfide d'Armenville lui préſentoient ſans ceſſe ſon abſence comme une occaſion favorable pour ſe rendre heureux, qu'il ne devoit pas laiſſer échapper.

Si la vertu inſpire le reſpect; s'il eſt tel, qu'il réprime ordinairement la hardieſſe & l'audace des hommes les plus corrompus; il eſt des momens où l'illuſion de leur paſſion, & l'efferveſcence de leurs deſirs les rendent téméraires & inſolens. Doligny le devint auſſi-tôt qu'il n'eut plus à redouter les regards de ſon frère. N'ayant plus à craindre ſes reproches, il ſe livra à toutes les idées que la méchanceté de d'Armenville lui avoit données de la liaiſon de Mlle Dorſan & de Dorval. Il s'en fit une raiſon de moins voiler ſes prétentions, d'être plus libre dans ſes diſcours, moins réſervé dans ſon maintien; de laiſſer voir plus de deſirs que de tendreſſe; d'être moins galant, & plus entreprenant. Il mettoit ſur le compte de la politique le froid qu'on lui faiſoit paroître. Il attribuoit à la coquetterie le ton impoſant qu'on prenoit, pour réprimer ſes entrepriſes. L'air modeſte, le maintien honnête de Mlle Dorſan, lui paroiſſoient un manége inventé par l'intérêt, pour donner plus de valeur à la conquête. Sa fierté n'étoit, ſuivant lui, qu'une ruſe de l'amour propre, pour mieux déguiſer ſa foibleſſe, & pour donner plus d'activité aux deſirs qu'elle vouloit, inſpirer. Ne croyant pas à ſa vertu, il ne craignoit ni de lui manquer, ni de l'offenſer.

„Une fille, diſoit-il en “lui-même, qui s'eſt livrée, par intérêt, à ſon Amant ne “ſe défend de lui être infidelle, que par la crainte “d'être privée du bien qu'il “lui fait, ou par l'eſpérance “de recevoir le prix de ſa “conſtance. Mon frère, trompé par ſa paſſion, a promis “à Mlle Dorſan, de l'épouſer: cette promeſſe fait, “ſans doute, ſa vertu. Si elle “n'avoit pas l'eſpoir de devenir ſa femme, elle n'oppoſeroit qu'une foible réſiſtance à mes prétentions. Je ſuis “jeune, je dois lui plaire; “peu de femmes m'ont réſiſté. Peut-être auſſi, que “Mlle Dorſan appréhende “mon indiſcrétion; le préjugé de ma jeuneſſe, combat “le penchant de ſon cœur: “car enfin, l'Amour a ſon “terme. Si Mlle Dorſan en “a pris pour mon frere, il “doit être préſentement ſans “force & ſans activité. Jamais “les ſentimens du cœur ne “font éternels; ils ne réſiſtent pas au tems; la jouiſſance les attiédit, & la ſatiété les détruit. Aidons la “timidité de cette jeune fille; “ce ſera ſervir ſon goût, que “de faire violence à ſa modeſtie. Les femmes ſçavent “toujours bon gré à l'Amant, “qu'elles aiment, d'oſer profiter de leur foibleſſe, & de “ne leur en démander l'aveu, “qu'après leur avoir ôté tous “les moyens de le refuſer“.

L'appartement de Mlle Dorſan, étoit contigu à celui de ſa mère; de ſa chambre à coucher, on paſſoit dans ſon cabinet de toilette, qui donnoit ſur le jardin. On y pouvoit deſcendre par un eſcalier dérobé, dont ſa porte ſe trouvoit dans une garde-robe, où couchoit Agathe. Cette poſition auroit été très-favorable aux vues de Doligny, ſi, pour les remplir avec ſuccès, il n'avoit pas fallu le concours d'Agathe, ou ſi elle eût été moins au-deſſus de la ſéduction. Doligny s'étoit flatté, d'abord, de pouvoir la corrompre. Mais en y réfléchiſſant avec plus de ſang froid, il avoit jugé qu'il lui ſeroit impoſſible d'y parvenir. La vertu de cette femme, l'honnêteté de ſon caractere, la pureté de ſes mœurs, plus que tout cela, ſon déſintéreſſement, étoient autant d'obſtacles inſurmontables, qui lui firent perdre entiérement toute eſpérance de la ſéduire, & par conſéquent, toute celle de pouvoir s'introduire dans l'appartement de Mlle Dorſan. Le hazard, le ſervant mieux, lui offrit bientôt l'occaſion auſſi favorable qu'inattendue, de reprendre ſon funeſte projet.

Un ſoir, que Mad. Dorſan s'étoit trouvée plus incommodée, que tout le monde étoit dans ſa chambre, Doligny, qui, depuis le départ de ſon frère, ſoupoit tous les jours chez elle, voyant que l'heure de ſe retirer, étoit venue, demanda, ſans deſſein, à Mlle Dorſan, la permiſſion de paſſer par ſon appartement, & de deſcendre par l'eſcalier dérobé, qui conduiſant dans le jardin, le mettoit plus à portée de la porte de derrière, par laquelle il avoit coutume de ſortir ordinairement. Le ciel étoit ſerein; aucun nuage n'obſcurciſſoit le jour, que la lune, dans toute ſa force, répandoit. Il ne parut pas extraordinaire que Doligny ne voulût pas qu'on l'éclairât, pour deſcendre. D'ailleurs, on étoit bien éloigné de le ſoupçonner d'aucune perfidie; lui-même, dans ce moment, étoit fans projets: ce ne fut qu'à la vue d'une grande armoire, entr'ouverte, qui étoit dans la garde-robe, & près de l'eſcalier, par où il alloit deſcendre, qu'il forma le deſſein de s'y cacher. Cette démarche ne ſe préſenta d'abord à ſon imagination, que comme un moyen sûr de ſe rendre heureux; il n'en vit ni les conſéquences, ni les ſuites. Mlle Dorſan ne tarda pas à quitter l'appartement de ſa mère. Comme Agathe reſtoit auprès d'elle, qu'elle connoiſſoit ſon zèle & ſon attachement, elle paſſa dans le ſien: il faiſoit une chaleur exceſſive: pour avoir plus d'air, elle laiſſa toutes les portes ouvertes, & vint tranquillement ſe mettre au lit. Le ſommeil le plus profond s'empara bientôt de ſes ſens; & Doligny le préſumant, ſort de ſa retraite, s'avance, non ſans une vive émotion, & beaucoup de trouble, du lit, où repoſoit celle qui allumoit, involontairement, dans ſon cœur, tous ſes deſirs criminels. A la lueur foible d'une lampe de nuit, il voit, ſur ſon viſage, tous les traits intéreſſans de l'innocence & de la candeur. A cet aſpect impoſant, le cri perçant du remord, pénetre ſon âme, l'agite, l'intimide; il voit ſon crime, tremble & recule d'horreur. Son imagination, refroidie par la crainte, laiſſe, à ſa raiſon, le pouvoir de lui préſenter la honte dont il va ſe couvrir. Elle la lui peint avec des couleurs ſi fortes, qu'il ne peut ſe défendre des regrets du repentir. Il forme la généreuſe réſolution d'abandonner le projet qu'il alloit exécuter: déja il avoit fait un mouvement, pour ſe retirer; lorſque le linge qui couvroit le ſein de Mlle Dorſan, venant à ſe détacher, lui laiſſa appercevoir, dans tout ſon entier, une gorge d'albâtre, en qui ſe remarquoit tout le piquant de la jeuneſſe. A cette vue, l'imagination de Doligny ſe rallume, l'appas du plaiſir le ſéduit, ſes deſirs renaiſſent; il redevient audacieux, prend un baiſer, qui le rend téméraire. Il juge de ce qu'il voit, ce qu'il ne peut voir. Sa main hardie veut écarter le voile importun qui le gêne. Il étoit déja à demilevé; ſa curioſité voluptueuſe alloit être ſatisfaite, lorſqu'un cri perçant frappe ſon oreille; un bras vigoureux arrête le ſien, & le repouſſe avec force. C'étoit Agathe, qui, ramenée, par un tendre intérêt, auprès de ſa Maîtreſſe, venoit de ſauver, à la pudeur, la honte de ſe voir offenſée. Son trouble & ſon effroi l'avoient d'abord empêché de reconnoître l'auteur de ce crime, ſa ſurpriſe fut ſans égale, lorſque, s'étant approchée de lui, elle le reconnut: „Quoi, “c'eſt vous, Monſieur, lui “dit-elle, avec vivacité, qui “oſez manquer auſſi eſſentiellement à tout ce que “vous devez à ma Maîtreſſe? “Offenſer, en elle, votre “frere; violer les droits les “plus ſacrés de l'honneur & “de l'humanité; inſulter, “ſans retenue, une famille, “que vous devez reſpecter: “fuyez, Monſieur, fuyez; “évitez un éclat, qui vous “couvriroit de honte, & qui “mettroit, dans le ſein de “ma Maîtreſſe, la mort & le “déſeſpoir. Forcez-moi au ſilence, par un repentir ſincère; une conduite, plus “ſage & plus modérée, peut “ſeule me le faire garder, & “obtenir, de Mlle Dorſan, “le pardon de l'injure que “vous venez de lui faire“.

Doligny, étourdi, éprouvoit, tout-à-la fois, les ſentimens de la confuſion, de la honte, de la crainte & du déſeſpoir. Pâle & défiguré, il faiſoit de vains efforts pour parler; les paroles expiroient ſur ſes lèvres; quelques ſons lugubres ſortoient de ſa bouche. Les yeux baiſſés, il ſe laiſſoit conduire, ſans réſiſtance, vers l'eſcalier. Il y étoit, & la porte de l'appartement étoit refermée ſur lui, qu'il n'étoit pas encore remis de ſon trouble.

Celui de Mlle Dorſan ne ſe peut concevoir. A l'arrivée d'Agathe, elle s'étoit réveillée; à la vue du péril qu'elle venoit de courir, une peur mortelle l'avoit ſaiſie, un tremblement affreux s'étoit emparé de tous ſes membres. Toutes ſes idées, à force de ſe multiplier, de ſe ſuccéder rapidement, ne laiſſoient, après elle, aucune, eſpèce de trace déterminée. Tout ce qu'elle venoit de voir, la ſurprenoit ſi fort, qu'elle ne pouvoit ſe perſuader que ce fût une réalité. Agathe la preſſoit dans ſes bras, eſſuyoit ſes larmes. Ses careſſes reporterent, dans ſon âme, un peu de calme: „Quoi, lui “diſoit-elle, c'eſt Doligny, “qui ſe porte à cet excès de “perfidie! c'eſt lui, qui ſe “violer toutes les loi de “l'honneur! ſon aveugle paſſion lui fait oublier ce qu'il “doit de reſpect à mon sèxe, “à ma naiſſance; à l'amour de ſon frère. Cachons, ma chère Agathe; ſon crime “& ma honte. Que mon père, “ſurtout, ignore ce myſtère “odieu! Le deſir de la vengeance mettroit ſa vie en “danger; il répandroit juſqu'à la dernière goutte de “ſon ſang, pour effacer l'affront que je viens de recevoir......Que Dorval, “ma chère Agathe, ne connoiſſe jamais le crime de “ſon frère: épargnons, à ſon “tendre cœur, les tourmens “de la haine, & le déchirement des remords, qui “ſuivroient le plaiſir de la ſatisfaire. Doligny eſt le frère “de mon Amant; s'il périſſoit, par ſes coups, les cris “de la nature affligée, troubleroit ſon âme: après “m'avoir vengée, il me hairoit, peut-être, de m'avoir “trop aimée. Doligny eſt jeune, il peut rentrer dans le “ſentier de la vertu; mes ménagemens toucheront ſon “âme; il aura la force de “chaſſer, de ſon cœur, ſes “deſirs criminels, quand il “me verra celle de bannir, “du mien, le reſſentiment. “Dans peu, je ſerai, pour “lui, un objet ſacré. Devenue la femme de ſon frère, “le ſentiment de l'amitié ſera “le ſeul qu'il ſe permettra; “juſqu'à ce moment, j'éviterai, avec ſoin, de le voir “& de lui parler“. Agathe approuva fort ce projet de conduite; & il fut décidé qu'on garderoit le plus profond ſilence ſur tout ce qui venoit d'arriver. Pendant que ces choſes ſe paſſoient, Doligny, rentré chez lui, éprouvoit l'agitation la plus grande. Tous les principes de l'honneur, que la fougue de la jeuneſſe lui avoit fait méconnoître, reprenoient, ſur ſon âme, tout leur empire; il voyoit leur vérité, & ſentoit toute leur force. Un cœur foible, plus que corrompu, n'eſt pas toujours inſenſible aux plaintes intérieures de la vertu offenſée. L'action que Doligny venoit de ſe permettre, ne ſe préſentoit plus à ſon eſprit comme auparavant, avec les caractères de l'indifférence & de la légéreté. Il la voyoit dans tout ſon jour, telle qu'elle étoit, indigne de la probité, baſſe dans ſon motif, cruelle dans ſon exécution, flétriſſante dans ſes ſuites. Ce qu'il ſçavoit de la naiſſance de celle qu'il venoit de maltraiter, aggravoit, à ſes yeux, ſon crime. Il ne croyoit plus lui devoir que des égards; il étoit convaincu qu'il lui devoit du reſpect, & le mauvais état de ſa fortune étoit, pour lui, un motif puiſſant, qui donnoit une nouvelle force à ce ſentiment. En vain toutes ces idées, que l'infâme d'Armenville lui avoit données des mœurs de Mlle Dorſan, venoient-elles en foule, pour le raſſurer; en vain ſon amour propre lui en faiſoit-il une raiſon d'excuſe. La vérité de ſes remords les rejettoient. Ils lui repréſentoient Mlle Dorſan, victime de ſon odieuſe fantaiſie; livrée à toutes les horreurs du déſeſpoir, il la voyoit dans les bras de ſa mère, couvrant ſon viſage de ſes larmes, dépoſant, dans ſon ſein, la cauſe de ſa douleur. Il ſe repréſentoit cette tendre mère, mettant, dans la main de ſon mari, le glaive de la vengeance; mais ce qui le troubloit le plus, étoit l'idée de voir ſon frère arriver chez lui. Il ſe peignoit avec effroi, ſon étonnement & ſon inquiétude, à la vue de tous ſes amis conſternés & dans les pleurs. Un tremblement général le prenoit à l'idée de ſon empreſſement, à en demander la cauſe. Il croyoit le voir s'enflammer au récit de ſa perfidie, ſe livrer à la rage & au déſeſpoir, lui demander raiſon de l'inſulte qu'il venoit de lui faire; il ſe le repréſentoit, le bras levé, pour l'en punir; il le voyoit prêt à lui percer le ſein, reculer d'horreur & d'effroi, rougir de l'infamie de ſon ſang, & frémir, d'avoir conçu le projet de le répandre. Les larmes, qu'il s'imaginoit voir couler de ſes yeux, lui en faiſoient verſer. Alors, toutes les vertus de ce frère aimable, lui reprochoient ſes vices. „Il eſt aimé de tout le “monde, ſe diſoit-il, & “tout le monde va me haïr; “on l'eſtime, on le reſpecte, “& je vais être, pour tout “l'Univers, un objet de mépris & d'exécration. Il a des “amis; à peine aurai-je des “complaiſans. Mes domeſtiques mêmes, rougiront des “ſervices qu'ils me rendront “...... Je ſuis riche, & même dans l'opulence, & “l'uſage que je fais de mes “richeſſes, eſt l'opprobre de “ma vie: c'eſt pour ſéduire “l'innocence, que je les prodigue; c'eſt pour payer le “vice, ſatisfaire mes caprices, contenter mes fantaiſies, que je ſuis libéral..... “Je veux quitter ce genre de “vie, qui me déshonnore. “J'imiterai mon frère, com“me lui, je ſoulagerai les “malheureux, j'encourage“rai les talens, je ſoutiendrai “les Arts; je ſerai vertueux, je n'aurai plus alors de re“mords, & je ſerai heureux. “....... Que Dorval n'eſt-il “de retour? j'irois me jetter “dans ſes bras, mes larmes “attendriroient ſon cœur .... “Je lui avouerois mon crime; “il verroit ma confuſion, il “croiroit à mon repentir..... “il me conduiroit aux pieds “de Mlle Dorſan, il s'y jetteroit avec moi, il lui demanderoit ma grâce, il l'obtiendroit; ſans doute, l'amour “ne refuſe rien à l'amour; “oui, j'y ſuis réſolu, dès ce “moment, j'abjure tous mes “goûts, je renonce à toutes “mes ſociétés de plaiſir..... “Que Dorval eſt heureux! il “aime, & il eſt aimé; ſon “cœur ne connoît pas le poiſon de la jalouſie, & ſon “âme ignore le trouble des “deſirs inſenſés des ſens. Il va “s'unir à celle qu'il adore; “c'eſt le ſentiment qui a uni “leurs cœurs, & c'eſt la vertu même, qui va rendre indiſſolubles les douces chaînes que l'Hymen va leur “donner. A l'exemple de ce “couple heureux, je ſerai “vertueux. Oui, je le ſerai; “leur bonheur touche mon “cœur, & ne me les fait plus “haïr. L'amitié, la plus tendre, m'obtiendra la leur; „jamais félicité ne ſera comparable à la mienne“.

Le jour ſurprit Doligny dans ces réfléxions. La réſolution, qu'il venoit de prendre, de changer de mœurs & de conduite, avoit mis, dans ſon âme, plus de calme & de tranquillité. Quand on a ſecoué le joug tyrannique des vices, on a plus de regret que de remords, des fautes qu'ils nous ont fait commettre; & comme on eſt alors moins odieux à ſoi-même, on prend plus de confiance dans l'indulgence des autres. Doligny, détrompé de ſes erreurs, décidé à marcher dans le chemin de la vertu, ſentit naître, dans ſon cœur, l'eſpérance de regagner l'eſtime de Mlle Dorſan, & d'obtenir d'elle le pardon de ſon crime. Dans cette confiance, il ſe décide à lui écrire; mais il ne peut ſuffire à la rapidité de ſes idées. Sa plume ne trace qu'une partie des ſentimens de ſon cœur. Il lit ce qu'il vient d'écrire, & n'eſt pas ſatisfait; il recommence, & n'eſt pas plus content de ſon ſtyle & de ſes expreſſions. L'une lui paroiſſoit trop foible, & diſoit trop peu; l'autre, trop forte, pouvoit le faire ſoupçonner de ne chercher qu'à déguiſer ſa paſſion. Il vouloit exprimer le ſentiment de la honte, celui du déſeſpoir, ſurtout celui du repentir, & il craignoit de les avoir rendus trop froidement. Tandis qu'il ſe figuroit avoir mis trop de chaleur dans la peinture des tendres ſentimens de ſon cœur, c'étoit ceux de l'amitié, du dévouèment & de l'attachement, & il appréhendoit qu'on ne les prît pour ceux de l'Amour. Enfin, après bien des allarmes & des incertitudes, il lui envoya cette lettre.

„Je ſuis, Mademoiſelle, le “plus criminel des hommes; je “vous ai offenſée; j'ai manqué à l'honneur, à la probité & à l'humanité. La “honte eſt dans mon âme, “le déſeſpoir eſt dans mon “cœur; je ne mérite pas le “pardon que j'oſe vous demander; mais ſi vous me “le refuſez, ma mort vous “prouvera la réſolution ferme, que j'ai priſé, de m'en “rendre digne. Mes remords “vous ont vengée. Ils me puniront, tant que je vivrai, “du crime horrible de m'être “rendu un objet mépriſable à “vos yeux. Ne m'interdiſez “pas le bonheur d'aller, à vos “pieds, abjurer, de nouveau, mes erreurs; elles “furent de mon imagination, „& non de mon cœur. Je “vous demande, à genoux, “de les oublier pour toujours. Ce ne ſera qu'après “avoir obtenu, de vous, “cette grace, que j'oſerai me “dire, ſans rougir, le frère “de Dorval“.

Cette lettre fut envoyée, toute ouverte, à Agathe, qui, l'ayant lue, la remit à ſa Maîtreſſe, & qui, par ſon conſeil, y répondit ainſi.

„Si votre repentir, Monſieur, eſt auſſi ſincère que “vous me le marquez, je “puis croire que vous mériterez le pardon que vous “me demandez. C'eſt par votre conduite, que je jugerai ſi je dois vous l'accorder, & oublier l'affront que “vous m'avez fait. Il me ſeroit affreux d'être obligée “de mépriſer & de haïr le “frère de Dorval; il me ſera “bien plus doux de le juger “digne de mon eſtime, & de “lui donner mon amitié. Si “cela arrive, mon bonheur “en ſera plus grand“.

Doligny attendoit cette réponſe, avec la plus grande impatience. Il ouvrit, en tremblant, le billet de Mlle Dorſan; il ſe jugeoit ſi coupable, qu'il ne pouvoit ſe perſuader qu'on voulût bien lui pardonner. Il le lut juſqu'à trois fois, ſans oſer croire ce qu'il liſoit. Autant il étoit troublé, par la crainte, autant il étoit agité par la joie. Plus il s'affermiſſoit dans la réſolution de ne plus mériter ni haine, ni mépris, plus il ſentoit la paix s'établir dans ſon âme, & la confiance renaître dans ſon cœur. Devenu alors plus hardi, il ſe rend chez Mlle Dorſan; il la trouve dans l'appartement de ſa mere; ſa vue la trouble, elle rougit, elle ſe déconcerte. La crainte qu'on n'en devine la cauſe, augmente ſon embarras; mais il s'évanouit, lorſqu'elle ſe rappelle qu'elle n'eſt connue que de ſa fidelle Agathe. Doligny ne ſe remit point ſi facilement. En entrant dans la maiſon de ſon frère, il s'étoit rappellé ſon crime. Ce ſouvenir avoit fait, ſur lui, une telle impreſſion, qu'il avoit été violemment tenté de retourner chez lui. Surmontant, avec peine, le ſentiment de la honte, qui le retenoit, il aborda Mlle Dorſan, mais avec un air de confuſion & d'embarras, qui le rendoient méconnoiſſable. Ce n'étoit plus ce jeune étourdi, dont la démarche hardie, l'air décidé, la contenance aiſée, annonçoient la confiance, la prétention & la légéreté. Il paroiſſoit timide, il étoit déconcerté & d'une gaucherie à faire pitié. A peine pouvoit-il s'énoncer; ce qu'il diſoit, n'avoit ni ſuite ni liaiſon. Ses phrâſes étoient déconçues, & ridiculement compoſées d'expreſſions recherchées, qu'on avoit peine à comprendre. Il vouloit lire dans les yeux de tous ceux qui l'environnoient, ſi ſon crime leur étoit connu. Il cherchoit leurs regards, & il craignoit de les rencontrer. S'il portoit les ſiens ſur Mr. Dorſan, il rougiſſoit & baiſſoit la vue; s'il la portoit ſur Mad. Dorſan, il croyoit voir, dans ſes yeux, la colère & l'indignation. Se faiſant effort, il s'approchoit de ſa fille, & s'en éloignoit enſuite avec précipitation. Si Agathe ſortoit de l'appartement, il la ſuivoit, vouloit & n'oſoit lui parler. Cette bonne fille, touchée de ſon état, l'aborde la première. Un criminel, devant ſon juge, n'eſt pas ſi tremblant: „calmez-vous, lui “dit-elle, on ignore tout ce “qui s'eſt paſſé: tenez vos “promeſſes, & tout ſera oublié“. Condamné à la mort, le cri de ſa grâce n'auroit pas fait, ſur Doligny, une ſenſation plus vive. Il rougit, il pâlit; un tremblement violent agite tous ſes membres. La commotion fut ſi grande, qu'on crut devoir le ſecourir. Le calme, qui la ſuivit, lui rendit toute ſa gaieté. Mlle Dorſan devint, alors, moins embarraſſée, & reprit, avec lui, le ton de l'amitié & de la familiarité.

Pendant que la vertu ramenoit, ſous ſes loix, par ſes ſeuls attraits, le cœur égaré du jeune Doligny, le vice gangrenoit, de plus-en-plus, celui du Marquis & de la Marquiſe, par l'organe de d'Armenville. Sa méchanceté leur traçoit la conduite qu'il falloit ténir, pour porter des coups certains à l'innocence & à la vertu. Les momens preſſoient; Dorval alloit revenir; Mr. Dalignan avoit demandé ſa retraite, qu'on ne pouvoit lui refuſer. Son arrivée, à Paris, devoit aſſurer le bonheur de Mlle Dorſan. Il fut décidé, dans le conſeil infernal de l'Hôtel de Mainvilliers, que le retour de Mr. Dalignan ſeroit retardé. Le Marquis & la Marquiſe étoient amis du Miniſtre. Ils réſolurent de ſe ſervir du crédit qu'ils avoient ſur ſon eſprit, pour lui faire refuſer la demande de Mr. Dalignan. Ils le ſçavoient bon Officier, eſtimé de ſon Corps, conſidéré des gens en place. Vouloir détruire l'impreſſion que ſon mérite faiſoit ſur tous ceux qui le connoiſſoient, auroit été une tentative vaine, qui ſeroit tournée à la honte de ceux qui l'auroient entrepriſe. Il falloit intéreſſer ſon devoir, & pour cela, ſervir ſon ambition. Dans cette vue, le Marquis devint le protecteur déclaré de Mr. Dalignan. Il le loua beaucoup, ſe plaignit, pour lui, au Miniſtre, du peu de ſoin, qu'on avoit pris, de récompenſer ſes ſervices, & laiſſa appercevoir que c'étoit par mécontentement, qu'il vouloit ſe retirer. Le Miniſtre n'étoit pas de ceux qui aſpirent aux grandes places, pour pouvoir s'enrichir rapidement, être injuſte impunément, & terraſſer, du poids de leur crédit, leurs égaux, qui deviennent leurs créatures, par ambition. Son origine étoit très-ancienne. Ses vertus & ſes talens lui mériterent l'amitié de ſon Maître, ſa confiance & ſes bienfaits. Il les paya, non comme la plûpart des Courtiſans, par la flatterie & l'adulation, mais par les ſervices les plus importans: il força l'envie au ſilence, par ſes vertus. Il connoiſſoit parfaitement tous ceux qui étoient employés, & les ſurveilloit tous, ſans paroître les ſoupçonner. Il voyoit tout, examinoit tout, conſultoit les ſubalternes, mais décidoit toujours d'après les conſeils de ſa conſcience & de ſa raiſon. Comme il avoit, pour Mr. Dalignan, une véritable eſtime, la demande de ſa retraite lui avoit fait une véritable peine; mais ne croyant pas que ce fût ſervir ſon Roi, que de ſe permettre une injuſtice, il s'étoit déterminé à la lui accorder.

L'ordre même étoit déja donné de la lui expédier, lorſque la démarche du Marquis, qu'il crut avouée de Mr. Dalignan, la lui fit ſuſpendre. „Je vais, lui dit-il, écrire, “moi-même, à Dalignan. Le “défaut d'occaſion a pu me “rendre injuſte à ſon égard. “Je ſçais que ſes ſervices “ſont de nature à mériter les “plus grandes récompenſes “Je viens de recevoir la nouvelle de la mort d'un chef “d'Eſcadre; cette place eſt “due à Dalignan; j'en parlerai, ce ſoir même, au “Roi, elle lui ſera accordée, “& je manderai, demain, “à Dalignan, de ſe rendre “auſſi-tôt à Breſt, où eſt l'Eſ“cadre que je lui deſtine“. Le Miniſtre fut exact à tenir ſa promeſſe. Dès le lendemain, il envoya, à Mr. Dalignan, la commiſſion de Chef d'Eſcadre, & lui écrivit de ſa main. Sa lettre étoit conçue en ces termes: „Le Roi, mon cher Dalignan, eſt trop content de “vos ſervices, pour vouloir “que vous ceſſiez de lui en “rendre. Il vous a nommé “Chef de ſon Eſcadre, qui “eſt préſentement dans le “Port de Breſt. Au reçu de “ma lettre, allez en prendre “le commandement; elle “n'attend que vous, pour “partir pour l'Inde. J'ai beaucoup plus de plaiſir à vous “envoyer cette commiſſion, “que la permiſſion de vous “retirer, que vous m'aviez „demandée“.

Le même jour que cette lettre partit, le Miniſtre envoya un courrier au Marquis, pour lui faire part de la grace que le Roi venoit d'accorder à ſon prétendu protégé. Auſſitôt ſon arrivée, il ſe rendit, avec la Marquiſe, chez Dorval, ſe firent, orgueilleuſement, vis-à-vis de Mr. & Mad. Dorſan, un mérite de l'élevation de leur oncle; & ils en reçurent les remerciemens, avec tous les tons & les airs de la protection. La joie apparente, qu'ils laiſſoient voir, de cet événement, maſquoit celle qu'ils reſſentoient du chagrin qu'il devoit faire à Mlle Dorſan, & à ſon Amant. Leur ſurpriſe fut extrême, de voir celui-ci, loin de témoigner le moindre chagrin, faire paroître la joie la plus vive. Dorval étoit arrivé, le jour même. Voyant que le nouveau grade, que Mr. Dalignan venoit d'obtenir, l'empêcheroit de venir à Paris, il prit, dans l'inſtant même, la réſolution de déclarer celle qu'il avoit formée, d'épouſer inceſſamment Mlle Dorſan. Se dépouillant,alors, de toute eſpèce de politique, il en fit part, à l'heure même, au Marquis & la Marquiſe, & fut fort étonné de les voir recevoir cette déclaration, avec toute l'apparence de la joie la plus grande. Mais malgré toute l'habitude, qu'ils avoient l'un & l'autre de la diſſimulation, ce fut avec une peine infinie, qu'ils cacherent le chagrin, qu'ils éprouverant, lorſque Dorval leur adreſſant la parole, leur propoſa de venir paſſer quelque tems à une terre, qu'il avoit en Bretagne: „Puiſque Mr. Dalignan, leur “dit-il, ne peut pas préſentement ſe rendre à Paris, que “ſon devoir l'appelle à Breſt, “& qu'il me paroît deſirer, “vivement, d'être témoin “du mariage de ſa niéce; ſi “Mr. & Mad. Dorſan l'approuvent, il ſe fera à une “terre, que j'ai, à quatre lieues de Breſt. Je compte “aſſez ſur les bontés de Mr. le “Marquis & de Mad. la Marquiſe, pour me flatter qu'ils “voudront bien honorer, de leur préſence, cette cérémonie; d'Armenville ſera “auſſi de la partie. Eloignés “de Paris, nous gouterons, “plus tranquillement, dans “cette retraite, le bonheur “d'être réunis“.

Un coup d'œil de d'Armenville, décida la Marquiſe. Elle mit tant de grâces à l'approbation, qu'elle donna à la propoſition de Dorval; elle laiſſa voir tant d'empreſſement de partir, fit tant de careſſes à Mlle Dorſan, félicita, on père & ſa mère, avec tant de cordialité, qu'il auroit été difficile d'imaginer que toutes ces démonſtrations fûſſent le langage de la diſſimulation & de la haine. Pour le Marquis, il fut plus ſincère; accablé de ſon déſœuvrement, toute occaſion de s'en diſtraire, le flattoit toujours. Il vit, dans le voyage qu'on lui propoſoit, un moyen de ſatisfaire toute la gloriole de ſon rang, confondu à la Cour, dans la foule des Courtiſans, peu remarqué à la ville. Ce n'eſt que dans les Provinces, qu'un Grand, ſans crédit, reçoit les hommages de l'adulation & de la baſſe flatterie. Pour d'Armenville, il formoit, en lui-même, le noir projet d'empêcher l'exécution de tout ce qui venoit d'être propoſé & arrêté.

Mr. Dalignan avoit reçu la nouvelle de ſon élevation, au grade de Chef d'Eſcadre, avec toute la ſatisfaction d'un bon Citoyen, qui préfère le plaiſir d'ètre utile à ſa Patrie, aux douceurs du repos. Mais il n'avoit pu ſe défendre du chagrin d'un bon parent, qui deſire ardemment de revoir ſa famille, & qui ſe voit forcé de ſe refuſér à ce doux plaiſir. Quelques jours après, comme il ſe diſpoſoit à écrire, à ſa niéce, de ne plus retarder le mariage de ſa fille, Il reçut des lettres de Mr. Dorſan, & de Dorval, qui, après l'avoir félicité de ſon élévation, lui faiſoient part de l'arrangement qu'ils avoient pris pour qu'il pût aſſiſter au mariage de ſa niéce. Cette lettre remplit ſon cœur d'une joie beaucoup plus vive que celle qu'il avoit reſſentie, en recevant la lettre du Miniſtre. L'une, ſatisfaiſoit ſon ambition, l'autre, touchoit ſon cœur. Il ne rougiſſoit pas d'aimer ſes parens; la barbare Philoſophie de ce ſiécle; n'avoit pas infecté ſon âme. Il croyoit aux droits de la nature, & ne penſoit pas que l'habitude, ou l'amour propre, pûſſent ſeuls produire ce vif intérêt, que le cœur prend à tout ce qui arrive à ceux qui font de notre ſang. Il répondit, tout de fuite, aux lettres de Dorval & de Dorſan, qu'il comptoit être à Breſt avant un mois; qu'il attendoit le moment de les embraſſer, avec la plus vive impatience: eh mais, ajoutoit-il, pour que “mon bonheur ſoit parfait, “& que je puiſſe le goûter, “ſans altération, dans vos “embraſſemens, il faudroit “que mon bon ami, le Colonel Baradec, qui eſt ici, “avec moi, pût être auſſi “heureux que je le ſuis. Je le “vois dans le chagrin le plus “cuiſant; mon cœur en eſt “déchiré. Des malheurs l'ont “forcé d'abandonner la Bretagne, ſa patrie; il a laiſſé, “à Paris, dans preſque l'indigence, ſa femme & ſa “fille, qu'il aime tendrement. Il a été aux Indes, il en a rapporté des biens “conſidérables. Depuis ſon “retour, il a écrit à ſa femme, & n'en a pas reçu de “réponſe. Ses amis ont fait toutes les perquiſitions poſſibles, & n'ont pu rien dé“couvrir de leur ſort. Si la “femme & la fille de mon “ami, n'ont pas ſuccombé “aux chagrins, elles doivent “être encore à Paris. N'épargnez rien, mon cher neveu, pour les découvrir. “Baradec eſt malade de douleur, il ne peut ſe charger, “lui-même, de ce ſoin; les “fatigues de deux voyages “précipités, qu'il a été obligé de faire en Angleterre, “lui ayant occaſionné une indiſpoſition, qui le retient “ici. Je ne- veux pas, d'ailleurs, qu'il me quitte. Les “ſoins de mon amitié peuvent ſeuls adoucir les peines de ſon cœur. Je le ménerai, avec moi, à Breſt: “faites enſorte d'y amener, “avec vous, les triſtes objets “de ſa tendreſſe. Pour vous “faciliter cette découverte, “je vous envoie leurs portraits en miniature; quoi“qu'il y ait long-tems qu'ils “ſoient faits, tous les traits “qui les compoſent, ne peuvent être effacés. Baradec, “mon cher neveu, eſt un ſecond moi-même; en lui rendant ſervice, c'eſt moi que “vous obligerez.

A-peine Mr. Dorſan eut-il; jetté les yeux ſur les deux miniatures, que Mr. Dalignan, lui envoyoit, qu'il jetta un grand cri. „Ce ſont elles! “ce ſont elles, mon cher “Dorval, ce ſont elles.... „Allons, vîte un caroſſe.... “Allons rendre heureuſes ces “deux infortunées. Mon cher „Dorval, ma femme, ma „fille, venez, avec moi, annoncer, à ces deux dignes “femmes, que ſon mari, que “ſon père vit encore; qu'il “eſt heureux, & qu'elles ne “ſont plus infortunées“. En diſant cela, il s'agittoit, il répandoit des larmes, embraſſoit Dorval, qui ne pouvoit ſe refuſer au plaiſir délicieux d'en répandre auſſi. Mad. & Mlle Dorſan les regardoient, s'attendriſſoient, vouloient les deviner, conjecturoient, examinoient les portraits, & ne pouvoient rien comprendre à tout ce qu'elles voyoient. Elles lurent la lettre de Mr. Dalignan, & éprouverent les mêmes ſentimens que Mr. Dorſan, & eurent autant d'empreſſement que lui, de ſe rendre chez Mad. Baradec. D'Armenville arriva dans ce moment. Le détail ſuccinct, qu'on lui fit, de ce qui venoit de ſe paſſer, lui donna de la curioſité. On ne lui en avoit pas aſſez dit, pour qu'il pût être épouvanté des ſuites de cet évenement. Il demanda, avec empreſſement, d'aller jouir du ſpectacle charmant de voir des malheureux paſſer des angoiſſes de la douleur, aux plaiſirs les plus vifs de la nature & du ſentiment. L'arrivée de tant de monde, chez Madame de Baradec, dont elle ne connoiſſoit que Mr. Dorſan, la ſurprit, ſans l'embarraſſer. La misère, quand elle n'eſt pas méritée, ne fait pas rougir ceux qui ſçavent la ſupporter avec courage; elle leur donne, même, un ſentiment de fierté, qui les empêche de s'avilir, par celui de la honte. Ils ſe ſouviennent de leur proſpérité paſſée, pour ne jamais ramper baſſement, vis-à-vis de ceux qui ſont dans l'opulence. Madame de Baradec reçut Mr. & Mad. Dorſan, & toute leur compagnie, avec la même aiſance, qu'elle l'auroit fait, avant la chûte de ſa fortune. Elle les remercia de la peine qu'ils prenoient, témoigna beaucoup de reconnoiſſance à Dorſan, d'ajouter à ſes bienfaits, celui de lui faire connoître toute ſa famille. „Vous voyez, Madame, continua-t-elle, en “s'adreſſant à ſa femme, celui de qui ma fille & moi, “tenons, depuis un an, toute notre ſubſiſtance. Sans les “ſecours généreux de votre “mari, nous ſerions péries “de misère. Il met, aujourd'hui, le comble à ſa généroſité, en nous fourniſſant l'occaſion de vous de“mander votre amitié, & de “lui marquer, publiquement, “toute notre reconnoiſſance“. „Arrêtez, Madame, reprit, avec vivacité, Mad. Dorſan;“ vous ne devez, à “mon mari, aucune reconnoiſſance: il a joui du bonheur de vous être utile; il “vous a obligation, de lui “avoir permis de mériter votre eſtime; & je ne lui par“donnerai jamais, de ne “m'avoir pas fait partager ſes “ſoins & ſes attentions. Auſſi “zélée, auſſi empreſſée, j'aurois, à préſent, autant de “droit, que lui, à votre “amitié. Pour m'en venger, “je le priverai de la ſatisfaction de vous apprendre que “vos peines ſont finies. Votre mari, Madame, vit encore; c'eſt en ſon nom, “que nous venons vous prier “de quitter votre retraite, & “de venir, avec nous, vous “préparer à aller le trouver “à Breſt, où il doit ſe rendre “de Nantes, où il eſt arrivé, “comblé des...“. Il ne fut pas poſſible, à Madame Dorſan, d'en dire davantage. Madame Baradec & ſa fille, n'étoient plus en état de rien entendre; elles étoient ſans connoiſſance. On eut beaucoup de peine à les faire revenir de leur évanouiſſement. Les pleurs du plaiſir innondoient leurs viſages, les ſoupirs du ſentiment s'échappoient de leur ſein. Mon mari!..... Mon père!.... étoient les ſeuls mots qui ſortoient de leurs bouches. Revenues à elles, la fille s'élance aux pieds de ſa mère, la preſſe dans ſes bras, confond ſes larmes avec lés ſiennes; un ſentiment, non moins délicieux pour leurs âmes, celui de la reconnoiſſance ſuſpend, pour un moment, la ſenſation vive, qu'elles éprouvent; elles ſe quittent, avec vivacité, & vont ſe précipiter dans les bras de leurs amis. Perſonne ne peut parler; des regards tendres, des geſtes de joie, rendoient cette ſcène muette, ſi intéreſſante, qu'elle ſuſpendit, pour un moment, dans l'âme de d'Armenville, les allarmes & les inquiétudes qui l'agitoient. Il n'avoit pu s'en défendre, en reconnoiſſant, dans Mad. & Mlle. Baradec, celles que, ſous les noms de Lucinde & Droguet, il avoit ſi fort diffammées. Mad. & Mlle Baradec ſe rendirent, ſans répugnance, aux invitations de Mr. & de Mad. Dorſan. Elles accepterent, avec plaiſir, l'appartement que Dorval leur offrit, c'étoit le ſien. Il fallut que ces nouveaux hôtes le prîſſent: elles l'auroient mortifié, ſi elles avoient perſiſté dans leur refus. Dorval avoit, pour principe, que, ſi on doit, aux malheureux, des foins & des attentions, des égards & des déférences, il eſt une ſorte de reſpect, qui leur eſt dû, à bien plus juſte titre, qu'à ceux qui, par leur rang élevé, ou par leur naiſſance diſtinguée, ſont en droit de l'exiger. A peine pouvoit-il s'en défendre, pour ceux qui, méritant leur infortune, ne méritoient que le ſentiment de la compaſſion.

Tandis que Mad. & Mlle Baradec ſe livroient, chez Dorval, aux charmes ſéduiſans de l'amitié; que leurs cœurs, délivrés de tous les poiſons du chagrin, attendoient, avec impatience, mais ſans allarmes, le moment d'aller rejoindre l'objet de leur tendreſſe, qui s'étoit rendu à Breſt, avec Monſieur Dalignan; Madame Dorſan, totalement affranchie des inquiétudes de la jalouſie; étoit heureuſe. Elle reprenoit toute la fraîcheur de la ſanté. Les années, que la douleur avoit ajoutées aux ſiennes, étoient diſparues. On la prenoit, comme auparavant, non pour la mere de ſa fille, mais pour ſa ſœur. Le plaiſir de voir ſon mari, ſoigneux de lui plaire, prévenir ſes goûts, & l'accabler de mille tendres careſſes, n'étoit plus troublé par le fatal préjugé, qui, auparavant, les lui faiſoit attribuer à la diſſimulation. D'Armenville, même, aidoit beaucoup à l'affermir dans cette idée, ſi favorable à ſon repos & à ſa tranquillité; non qu'il y fut porté, par la laſſitude de faire le mal, ou par le repentir de l'avoir fait: ſon intérêt ſeul le guidoit; le moindre éclairciſſement découvroit tout l'odieux de la trâme qu'il avoit ourdie, & la ferme réſolution, où Madame Dorſan paroiſſoit être, de laiſſer toujours ſon mari dans l'ignorance de la cauſe des maux qu'elle avoit ſoufferts, le raſſuroit. Le même ſentiment de délicateſſe, qui les lui avoit fait ſi long-tems endurer patiemment, lui faiſoit, alors, une loi de les lui cacher, lorſque leur cauſe lui en paroiſſoit détruite. Aimant ſon mari, avec tendreſſe, ſon bonheur l'intéreſſoit plus que le ſien propre. Elle lui avoit cru des foibleſſes, mais ne l'avoit jamais mépriſé. Il lui paroiſſoit cruel & inhumain, de l'en faire rougir, lorſqu'elle croyoit qu'il les avoit ſurmontées. La mort de la femme de d'Armenville, qui arriva, alors, fut, pour ce monſtre, un évenement heureux. En vain, pour cacher ſa joie, prit-il toutes les apparences de la douleur; peu de perſonnes crurent à ſes regrets. Il avoit épouſé ſa femme par intérêt; elle lui avoit aſſuré tout ſon bien, qui étoit fort conſidérable. On ſçavoit combien il avoit été ingrat; ſes mauvaiſes façons, ſa brutalité avoient percé. Il étoit public, que, joignant l'outrage à l'ingratitude, il avoit, plus d'une fois, forcé ſa malheureuſe femme, de recevoir, à ſa table, les infâmes objets de ſes débauches; on n'ignoroit pas que, la dépouillant de ſes robes & de ſes bijoux, il en avoit couvert ſes maîtreſſes. Dorval & ſes amis étoient, peut-être, les ſeuls,qui le cruſſent ſincérement affligé de la perte qu'il venoit de faire. Rarement le ſoupçon entre-t-il dans les âmes honnêtes. D'Armenville, devenu libre, maître d'une très-grande fortune, croyant peu à la vertu des femmes, ſe perſuada facilement qu'étant encore jeune, il pourroit faire de nouvelles conquêtes, & que l'ambition, l'intérêt ou l'appas du plaiſir, ſeroient recevoir, avec empreſſement, l'offre de ſon cœur & de ſa main. Mlle de Baradec avoit fait, ſur ſon âme, l'impreſſion la plus vive. Toutes les flammes de l'amour dévoroient déja ſon cœur; il étoit conſumé par les deſirs les plus violens. Mais malgré toute la confiance que l'idée de ſon mérite lui donnoit, celle qu'il ſe faiſoit des vertus & du caractère de Mlle Baradec, le rendoit timide; il avoit preſque perdu l'eſpérance d'être heureux, quand la mort de ſa femme la lui rendit. Il forma, alors, le projet, non de ſéduire celle qu'il adoroit, mais d'unir ſon ſort au ſien, auſſi-tôt que la bienſéance lui permettroit de lui déclarer ſes ſentimens. Mademoiſelle de Baradec étoit dans l'âge, où tous les traits de la beauté ſont développés. De beaux yeux bleus, des ſourcils noirs, bien arqués, des paupières bien marquées, contraſtoient admirablement avec des cheveux du plus beau blond; ils ſembloient être placés par les Grâces, & ne perdoient rien de leur effet, quand l'art les décoroit de ſes ornemens. Tout cela formoit un enſemble, qui frappoit. Le ſoûrire étoit toujours ſur ſa bouche, & donnoit de la confiance au ſentiment que ſes regards inſpiroient. Si elle parloit, elle ſoumettoit l'eſprit; ſi elle chantoit, elle affectoit le cœur. Sa danſe étoit légère; on oublioit, alors, les traits de ſon viſage; on ne voyoit que ſa taille, on l'auroit priſe pour une des Grâces. Tout ce qui peut rendre agréable la ſociété d'une femme, elle le poſſédoit. De la douceur dans le caractère, de l'honnêteté dans l'âme, une ſenſibilité de cœur, qui la rendoit naturellement tendre; beaucoup de vivacité dans l'imagination, beaucoup de juſteſſe dans l'eſprit, une ſorte de gaieté aimable, dans la converſation, qui la rendoit toujours intéreſſante; toutes les connoiſſances acquiſes; parlant de tout, avec aiſance, ſans avoir jamais le ton, ni les airs de la prétention: on la croyoit occupée du deſir de s'inſtruire, lors même qu'on étoit obligé de ſe rendre à ſes déciſions. Tous les petits talens de ſon sèxe, lui plaiſoient, l'occupoient, & elle ſe livroit, ſans honte, à tous les ſoins de l'œconomie & de l'ordre, dans le tems & au moment qu'il le falloit. Doligny, qui, juſques-là, n'avoit éprouvé que des caprices amoureux, ſentit naître, tout-à-coup, dans ſon cœur, le ſentiment de l'amour. Au lieu de ces déſirs effrénés, que ſon imagination ardente y allumoit, à la vue d'une jolie femme, il n'éprouva, en voyant Mlle Baradec, & en la connoiſſant, que celui de lui plaire. Plus il la voyoit, plus il s'affermiſſoit dans la réſolution, qu'il avoit priſe, de changer de mœurs. Loin de lui déclarer l'état de ſon cœur, il craignoit de lever les yeux ſur elle. Il étoit modeſte & timide, ſouvent troublé & embarraſſé. Ce ton décidé des petits génies, qui humilie toujours les autres; celui de la prétention des petites connoiſſances, qui rebute ceux qui ſçavent les apprécier, n'étoit plus le ſien; il ſe trouvoit l'eſprit peu cultivé; & les momens où il ne pouvoit pas être auprès de celle à laquelle il vouloit plaire, étoient conſacrés à l'étude. Mlle de Baradec ſçavoit peindre, Doligny apprit à manier le pinceau; l'Amour le rendit Peintre, il en fit auſſi un Muſicien, afin de le mettre en état de contribuer au plaiſir de ſa Maîtreſſe, qui aimoit beaucoup la muſique. Toute ſa frivolité paſſée, s'étoit évanouie; il parloit moins, & raiſonnoit davantage & ſans ennui. Beaucoup de propreté dans ſon ajuſtement, une élégance noble dans ſes habits, prirent la place de ce recherché ridicule, qui le faiſoit remarquer des petites femmes, admirer des ſots, & peu conſidérer des gens raiſonnables. Quand on craint le ridicule, on ſe défend difficilement de la crainte du mépris. Pour mériter l'eſtime de Mlle de Baradec, Doligny renonça entiérement à toutes ſes liaiſons de débauche, rompit avec tous ſes amis de plaiſirs, s'éloigna de toutes les connoiſſances qu'il ne pouvoit avouer, ſans rougir; ſa petite maiſon fut abandonnée & vendue, les agens de ſon libertinage furent renvoyés, & ſes Maîtreſſes congédiées; tout ſon domeſtique fut réformé; il prit ſes gens, non pour la taille, mais pour les mœurs, leur fidélité & leurs talens: ainſi, ce que le repentir n'avoit pu que faire projetter, l'Amour le fit exécuter. Le regret d'avoir offenſé Mlle Dorſan, avoit fait prendre, à Doligny, la réſolution d'abandonner le vice; le deſir d'être aimé de Mlle de Baradec, le rendit ſage, aimable & vertueux. Une métamorphoſe, ſi conſidérable, ſe fait aiſément remarquer. Son frère en fut enchanté; Mlle Dorſan s'en réjouit, & d'Armenville l'attribua au caprice, traita Doligny de vaporeux, ſe chargea de le guérir, offrit ſa petite maiſon, des ſoupers, de jolies Femmes, des Chanteurs de l'Opéra, des Actrices de la Comédie Italienne, & fut fort étonné d'être refuſé. Le Marquis & la Marquiſe en rirent, en badinerent, ne trouverent plus Doligny aimable, lui donnerent le titre de Philoſophe, & le ſobriquet de Sage. Dans un autre tems, un pareil badinage auroit anéanti Doligny. La crainte de le mériter, l'auroit porté à toutes les extravagances. Il fut le premier à rire, du prétendu ridicule dont il ſe couvroit. Mlle de Baradec l'en louoit; c'étoit tout ce qu'il demandoit. Il vouloit qu'elle l'eſtimât, afin qu'elle ſouffrît qu'il l'adorât.

Doligny avoit une figure aimable, elle étoit noble, douce, agréable; on voyoit, dans ſa phyſionomie, tous les caractères de la bonté & de la candeur. Avant ſon changement, ſon étourderie, ſa pétulance, ſa vivacité empêchoient toujours qu'on ne les remarquât. Uniquement occupé du ſoin de plaire à Mlle de Baradec, ils ne lui échapperent point. Elle les vit, les apprécia, & ne put ſe défendre de s'en laiſſer prévenir. Sans ſçavoir qu'elle eſt aimée, elle deſire de ne pas être indifférente. L'Amour, lui déguiſant ſes traits, pour frapper plus ſûrement ſon cœur, lui fait prendre l'envie de paroître aimable, pour un effet de l'amour propre; & lorſqu'elle ſe trouve avec Doligny, le plaiſir qu'elle éprouve, la joie qu'elle reſſent, n'eſt, à ſes yeux trompés, que l'effet ordinaire de cette ſympatie naturelle, qui diſpoſe les cœurs aux ſentimens de l'amitié. Comme elle n'avoit ni craintes, ni allarmes, ni trouble; ni inquiétudes, lorſqu'elle ne voyoit pas celui qu'elle ne croyoit que ſon Ami, elle ne ſentoit que le chagrin de la privation, & elle étoit bien éloignée de ſe croire dans les chaînes de l'Amour. Dans un cœur, qui n'a pas éprouvé la puiſſance de ce Dieu, cette mépriſe eſt aſſez ordinaire.

Mlle Dorſan, plus éclairée, parce qu'elle avoit l'expérience de ſon cœur, jugea plus ſainement de l'état de celui de Mlle de Baradec. Au premier moment que ces deux jeunes, perſonnes s'étoient connues, l'amitié, la plus tendre, les avoit unies. Elles étoient devenues inſéparables. Mlle de Baradec partageoit, ſans envie, le bonheur de ſon Amie.

Elle attendoit, avec autant d'impatience qu'elle-même, le moment qui devoit l'aſſurer. Mlle Dorſan auroit voulu voir Mlle de Baradec auſſi heureuſe qu'elle l'étoit elle-même. Elle trouvoit tant de plaiſir à aimer & à être aimée, qu'elle ne deſiroit rien, avec plus d'ardeur, que de voir ſon Amie ſous les loix de l'Amour. Depuis qu'elle voyoit Doligny reſſembler à ſon frère, ce deſir acquéroit une nouvelle force de l'eſpérance que Doligny, rendu à la vertu, pourroit, s'il devenoit l'Epoux de Mlle de Baradec, faire ſon bonheur & le ſien. Occupée de cette idée, elle étudia toutes leurs actions, lut dans leurs yeux, pénétra dans leurs penſées, & devina l'état de leurs cœurs: enchantée de cette découverte, elle en fit part à ſon Amant. „Je “crois, lui dit-elle, que Doligny eſt dans les chaînes de “l'Amour. C'eſt aux traits, “qui ont bleſſé ſon cœur, “que nous devons le changement de ſon âme.. C'eſt “l'ouvrage de l'Amour, & “non de la réflexion; c'eſt “dans les yeux de Mlle de “Baradec, qu'il a pris les ſentimens que nous lui voyons; “c'eſt pour lui plaire, qu'il “eſt devenu ferme dans le “ſentier de la vertu. Ou mes “conjectures ſont fauſſes, ou “mon Amie n'eſt pas indifférente à la conquête du cœur “de votre frère“. „Que je “ſerois heureux, s'écria Dorval,“s'il pouvoit ſe faire aimer de Mlle de Baradec! “Ah! s'il obtenoit ſa main, “mon bonheur ſeroit parfait. Je ne craindrois plus “de le voir retomber dans ſes “premiers égaremens. La vertu de ſa femme, affermiroit “la ſienne. Si la fortune de “Doligny n'étoit pas auſſi “conſidérable qu'elle l'eſt, je “donnerois, volontiers, la “moitié de la mienne, pour “aſſurer ſon bonheur, par “cette union“. Un ſoin, plus tendre, occupoit Doligny; il aimoit, & vouloit être aimé. La réſolution qu'il prenoit, de déclarer ſa paſſion, s'évanouiſſoit au moment de l'exécuter. Quelquefois, ſe flattant d'être écouté favorablement, il venoit chez Mlle de Baradec, dans le deſſein de lui demander ſon cœur, de mettre, à ſes pieds, ſa fortune, de la preſſer, de permettre qu'il obtînt, de ſes parens, le droit de lui offrir ſa main; mais l'idée de ſa vie paſſée, ſe repréſentoit, alors, à ſon eſprit, avec toutes les couleurs du ridicule, de la honte & de l'infamie; il rougiſſoit, perdoit toute confiance, reſtoit ſans eſpérance, & n'oſoit parler. Dorval s'intéreſſoit trop au bonheur de ſon frère, pour qu'aucun des mouvemens de ſon âme lui échappaſſent. Il fut touché de la peine que ſon cœur enduroit. „Venons, dit-il, un jour, à Mlle Dorſan, venons à ſon “ſecours: tâchez de vous aſſurer des vrais ſentimens de “Mlle de Baradec; s'ils ſont “tels que vous les croyez, je “parlerai à ſa mère“. „Je “vous ai prévenu, mon cher “Dorval, mon Amie n'a pas “rougi de m'avouer qu'elle “aime votre frère; elle lui “tient compte de ſa timidité. “Son peu de confiance, lui “en donne beaucoup en ſon “changement; mais il a un “Rival: d'Armenville, plus “hardi que Doligny, a déja “parlé de ſa flamme, à Mad. “de Baradec; il lui a offert, “pour ſa fille, ſa fortune & “ſa main. Cette tendre mère, “qui ignore les ſentimens de “Mlle de Baradec, mais qui “connoît ſa façon de penſer, “a reçu cette propoſition “avec beaucoup de reconnoiſſance; mais elle n'a “donné aucune eſpérance“. „Je ne forcerai jamais ma “fille, lui a-t-elle dit, à “prendre un époux que je lui “choiſirois. Je la connois, “elle m'obéiroit. Mais comme elle ne peut être heureuſe, qu'autant que ſon “cœur aura avoué celui “qu'elle aura pour ſon mari; “c'eſt à ſon cœur ſeul, que “j'en laiſſe le choix. Elle a été “pauvre, & dans la pauvreté, elle a appris à mépriſer “la fortune; l'intérêt ne la “décidera jamais. Un homme, qu'elle aimeroit, ſans “bien, ſans fortune, n'auroit à craindre, de ma part, “aucun refus. Il ſeroit mon “gendre; je le préférerois à “celui qui lui offriroit le plus “grand établiſſement. Je ſonderai, cependant, ſes ſenti“mens, je lui parlerai de vos “vues. Si ſon cœur n'y répugne pas, je la verrai, avec “plaiſir, accepter vos offres “généreuſes; mais je ne lui “conſeillerai jamais, encore “moins lui ordonnerai-je, “de les accepter, ſi elle ne “peut les payer de toute ſa “tendreſſe“. „D'Armenville a été fort étonné de “cette réponſe, à laquelle il “ne s'attendoit pas; mais ce “qui a paru le ſurprendre encore davantage, ce fut d'apprendre, quelques jours “après, que Mlle de Baradec “avoit déclaré formellement, “à ſa mère, qu'elle ne donneroit jamais ſa main, qu'à “celui à qui elle auroit donné “ſon cœur auparavant: que “pour lui, n'ayant obtenu “que ſon eſtime, il ne pouvoit prétendre qu'à ſon amitié“. „D'Armenville a, “ſans doute, pris ſon parti, “car, depuis qu'il a eſſuyé ce “refus, nous ne l'avons vu ni “plus triſte, ni moins aſſidu “à venir ici“. C'étoit peu connoître d'Armenville, que de le juger ainſi; ſa tranquillité n'étoit qu'apparente; elle cachoit le déſeſpoir de ſa paſſion contrariée, & la colère de l'amour propre offenſé. Habile dans l'art de diſſimuler, il prenoit le maſque, avec une facilité qu'il tenoit de l'habitude. Plus ſes deſirs trouvoient d'obſtacles, plus ils prenoient de force, & plus ils devenoient violens. La réſiſtance donnoit toujours à ſes paſſions, une nouvelle activité. Le refus de Mlle de Baradec, l'avoit rendu plus amoureux. Il réſolut de tout entreprendre, pour être heureux, pouvoit le devenir. Saint-Pierre, ce même Valet-de-chambre, dont il s'étoit ſervi contre Mad. Dorſan, lui fut encore très-utile, dans cette occaſion. „Je ne ſuis “pas aimé, diſoit-il, en lui-même; un autre m'a prévenu. J'ai ſûrement un rival; “il faut que je le connoiſſe; “s'il eſt heureux, il mérite “toute ma haine, puiſqu'il a “pu mériter le cœur de celle “qui le préfere. ... Ils s'aiment, ils ſont contens; “mais je troublerai leur bonheur. Je ne formerai pas, “en vain, le projet de me “venger; les coups, que je “leur porterai, ſeront certains; je les rendrai plus “malheureux que moi.

Mlle de Baradec avoit, auprès d'elle, une jeune perſonne, nommée Julie, qui lui étoit tendrement attachée. Elevées enſemble, les jeux de l'enfance les avoient unies; les peines de l'infortune n'avoient point diminué l'artachement de Julie. Malgré ſes parens, elle étoit venue à Paris, les partager avec ſa jeune Maîtreſſe. Mlle de Baradec paya ce généreux dévoué ment, par l'amitié la plus tendre. Elle avoit, en Julie, la plus grande confiance. Tous les mouvemens de ſon âme lui étoient connus, tous les ſentimens de ſon cœur lui étoient confiés; ceux mêmes de l'amour ne lui furent pas cachés; elle vit leur naiſſance & leur accroiſſement. Soit timidité, ſoit honte, Julie n'eut pas, pour ſa Maîtreſſe, la même confiance: elle aimoit Saint-Pierre; ſon air honnête, ſurtout l'attachement, qu'il faiſoit paroître, pour ſes Maîtres; plus que tout cela, l'intérêt vif, qu'il paroiſſoit prendre à Mlle de Baradec, lui avoit mérité l'eſtime, la confiance, enfin, le cœur de Julie. Il le ſçavoit; &, profitant de l'aſcendant qu'il avoit ſur ſon eſprit, il lui fut facile de la rendre indiſcrette, d'apprendre, enſuite, à d'Armenville, le nom de ſon Rival, & que Dorval avoit conçu le deſſein de le rendre heureux, que Mad. de Baradec y conſentoit; que Mlle de Baradec avoit reçu, avec plaiſir, la propoſition que ſa mère lui avoit faite, de conſentir à unir ſon ſort à celui de Doligny: qu'en conſéquence, on avoit écrit à Mr. de Baradec, pour lui demander ſon conſentement; que le projet même du contrat de mariage lui avoit été envoyé, pour qu'il l'approuvât; enfin, que les flambeaux de l'Hymen s'allumeroient, le même jour, pour Dorval & pour Doligny. Tel Milton nous peint l'eſprit infernal, le cœur rempli d'orgueil, de rage & de déſeſpoir, méditant la perte des premiers humains; tel d'Armenville, auſſi méchant que lui, s'occupa de celle de ſon Rival. Auſſi-tôt qu'il le ſçait aimé, il livre ſon cœur à tous les poiſons de la jalouſie; pour ſe venger, rien ne lui paroît impoſſible; la haine légitime tous ſes projets. C'eſt par le fer, c'eſt par le poiſon, qu'il veut ſe ſatisfaire; il n'eſt effrayé ni du crime, ni des ſuites qu'il peut avoir. Qui l'auroit vu, dans ces momens de fureur, l'auroit pris pour une des furies de l'enfer. Ses traits étoient difformes, les yeux lui ſortoient de la tête, il écumoit, il jettoit des cris lugubres, il n'articuloit aucun mot, il frappoit la terre de ſes pieds, & lançoit des regards furieux contre le Ciel, qu'il offenſoit, par ſes blaſphêmes. Epuiſé, par cette agitation effroyable & involontaire, il tombe de laſſitude; dans le calme apparent, qui la ſuit, il s'abandonne à la rêverie la plus profonde, il ſe livre à mille réflexions triſtes, qui l'accablent. Il ſe retraçoit le bonheur de ſon Rival; il le voyoit aux pieds des Autels, jurer, à celle qu'il adoroit, un amour éternel. Il croyoit entendre les ſermens qu'elle lui faiſoit, de ne jamais trahir ſa tendreſſe. Il ſe repréſentoit ce couple heureux, n'ayant, pour témoin, que l'Amour, ſe livrer, ſans remords, aux plaiſirs qu'il leur offre, & leurs deſirs, toujours rallumés par le ſentiment, prendre au ſein de la volupté même, de nouvelles forces & plus d'activité.

Ce fut dans un de ces momens de douleur, que la Marquiſe de Mainvilliers trouva d'Armenville. Inquiéte de ne l'avoir pas vu, depuis pluſieurs jours, elle venoit, elle-même, lui en faire des reproches. Son cœur & ſes plaiſirs ſouffroient peu de ſon abſence; le goût qu'il lui avoit inſpiré, ne ſubſiſtoit plus. Mais elle avoit encore, pour lui, ce ſentiment de préférence, qui naît de la conformité du caractère & du rapport des humeurs. L'attachement des gens vicieux, eſt tout de caprice; c'eſt une fantaiſie qui les détruit. Ils ſe paſſent, réciproquement, leur légéreté; & pour s'éviter les reproches, ils s'avouent leurs inconſtances. La Marquiſe, depuis quelques jours, s'étoit épriſe de belles paſſions pour Doligny; elle le trouvoit très-ridicule, de vouloir être plus ſage & plus rangé; mais elle le trouvoit toujours d'une jolie figure. Elle le dit, ſans pudeur, à d'Armenville, qui paya, ſans rougir, cette confidence, par l'aveu de la paſſion qu'il avoit pour Mlle de Baradec. Il ne lui cacha même pas que depuis la mort de ſa femme, il avoit été aſſez foible, pour former le projet ridicule de l'épouſer; que l'hommage de ſon cœur, & l'offre de ſa main avoient été également refuſés, & qu'on lui préféroit Doligny. C'étoit porter le poignard dans le cœur de la Marquiſe; c'étoit y mettre le déſeſpoir. Ses yeux ſe remplirent de larmes, du dépit & de l'indignation. „Ce “ne ſont pas, lui dit d'Armenville, avec vivacité, “des pleurs qu'il faut répandre, ce ſont les coups de “la vengeance qu'il faut porter. L'Amour mépriſé, continua-t-il, “lorſqu'il eſt ſans “eſpérance, doit ſe changer “en haine: tout devient légitime, pour la ſatisfaire. “Demain, ajouta-t-il, je “me rendrai à votre Hôtel; “aſſemblez-y nos Amis, “nous verrons, avec eux, “ce que nous devons faire, “pour empêcher ce mariage, “qui fait votre malheur & le “mien. Nous leur déguiſerons le véritable motif de “notre haine; c'eſt un ménagement que nous devons “à notre amour propre. Ce “ſera l'intérêt de Mlle de Loſval, que nous paroîtrons “prendre; c'eſt ſon honneur “offenſé, par la préférence “que Doligny donne à Mlle “de Baradec, qu'il faut faire “croire que nous voulons “venger; nous ſuppoſerons, “pour rendre ce motif plus “preſſant, des engagemens “pris, des arrangemens faits, “& des paroles données“.

D'Armenville ſe rendit, le lendemain, chez la Marquiſe; il la trouva ſur ſa chaiſe longue, jouant avec ſon chien & ſon perroquet, entourée de l'Abbé Rouget, du Poëte Serin, de l'Avocat Pimpant, & du bon Doucinet. L'Abbé donnoit des gimblettes au chien, Serin parloit au perroquet, Pimpant perfilloit, Doucinet nettoyoit les magots de la cheminée, & le Marquis prenoit le méridien. L'arrivée de d'Armenville ſuſpendit le zèle de tous ces Meſſieurs; il prit place auprès de la Marquiſe, & lui baiſa la main. Tout le monde ſe rangea au-deſſous de lui; le Marquis prit place aux pieds de ſa femme, avec un tambour & broda. „Je vous ai mandé, “mes amis, dit la Marquiſe, “pour une affaire de la dernière conſéquence. Elle intéreſſe l'honneur de Mr. le “Marquis, le mien & celui “de toute notre famille. Aidez-nous de vos conſeils. “D'Armenville va vous mettre en état de nous les donner. Surtout, mes amis, “point de partialité: parlez “avec confiance; conſultez “moins votre attachement “pour nous, que la juſtice & “l'équité“.

D'Armenville, alors, ſe leva, ſalua, avec dignité, toute la compagnie, ſe recueillit un moment, & parla ainſi: „Les Grands, vous le “ſçavez, Meſſieurs, ſont les “ſoutiens d'un Etat; ils tiennent, de leur naiſſance, le “droit d'être reſpectés. Il “faut, aux autres hommes, “des vertus, pour être conſidérés. Il ne faut, aux “Grands, que la nobleſſe de “leur origine. Leur manquer, c'eſt offenſer le Roi, “attaquer la Patrie & Dieu-même. Leurs volontés ſont “des loix auſſi ſacrées que les “Loix mêmes. Un homme de “la lie du Peuple, un de ces “parvenus, qui preſſurent le “Peuple, qui s'enrichiſſent “de leurs larmes, qui ſe “croient utiles à l'Etat, parce “qu'ils aident à ſa ruine; un “de ces hommes, dis-je, “oſe, aujourd'hui, ſe révolter. Il eſt riche; Mad. la “Marquiſe a bien voulu s'a“baiſſer juſqu'à lui; elle a “une Niéce, qui, par une “injuſtice du fort, a peu de “bien. La doter, auroit été “une généroſité nuiſible à “l'Etat, qui reçoit ſon principal luſtre de la dépenſe “des Grands Seigneurs. Pour “ſoutenir tout l'éclat de la “ſienne, Mad. la Marquiſe “ſe voit obligée de ſe refuſer au plaiſir de doter Mlle “de Loſval; elle a pris l'humiliante réſolution de la “marier à un Financier. Je “ne vous parle pas de la “beauté de Mlle de Loſval, “de ſes vertus, de ſon mérite; ſa naiſſance lui ſuffit: “tous les biens de la Finance, “peuvent-ils payer l'honneur “d'obtenir ſa main? Cependant, Meſſieurs, au moment, où cet arrangement “de famille alloit s'exécuter; “où celui ſur qui on avoit “bien voulu jetter les yeux, “en paroiſſoit comblé; nous “apprenons, avec ſurpriſe, “qu'il ſe diſpoſe à épouſer “une petite Provinciale, qu'à “peine il connoît, préoccupé de l'idée chimérique de “faire, par cette union, ſon “bonheur & le ſien. Il renonce au plaiſir de réparer l'injuſtice que la fortune a faite “à la Niéce de Mad. la Marquiſe, à la ſatisfaction de la “mettre en état de paroître “dans le monde, à côté de ſa “Tante; de partager ſes plaiſirs, de l'imiter dans ſes dé“penſes généreuſes & nobles. Il ne voit pas quel “honneur ce feroit pour lui, “de fournir, à l'héritière des “Loſval, les moyens d'avoir “un nombreux Domeſtique, “de beaux équipages, des bijoux, un vaſte Hôtel, & “une table auſſi délicate “que ſomptueuſe. Il ne voit “pas que ſe ruiner, par un “pareil motif, c'eſt ſervir “l'Etat, & ſe couvrir de “gloire. Dans ces circonſtances, c'eſt à vous, Meſſieurs, “de déterminer la conduite “qu'il faut tenir, pour empêcher ce mariage, ſi contraire aux ſages arrangemens de Mr. le Marquis & “de Mad. la Marquiſe; de “décider quelle ſera la punition que méritera cet homme indocile, s'il perſiſte “dans ſa rébellion à leurs “ordres: enfin, c'eſt à vous, “à examiner ſi, par un eſprit de juſtice, cette punition ne doit pas s'étendre “ſur toute ſa famille“. D'Armenville, ayant ceſſé de parler, l'Abbé Rouget ſe leva, invoqua le Ciel, & parla ainſi: „Dieu eſt offenſé, la gloire du Roi bleſſée, & la Patrie mépriſée, dans les perſonnes reſpectables de Mr. “le Marquis & de Mad. la “Marquiſe. Mon avis ſeroit “que leur Famille auguſte allât, en Corps, ſe jetter aux “pieds du Thrône, & demander juſtice. L'Egliſe “abhorre le ſang; je ne puis “conſeiller la vengeance: je “la crois très-légitime“. Le Poëte Serin prit, alors, la parole. „Je ne puis, dit-il, “approuver l'avis de Monſieur “l'Abbé. Les Financiers ont “des protecteurs; on a beſoin “d'eux, & ils ſont ſoutenus: “ils ſont riches. Celui, dont “Mad. la Marquiſe ſe plaint, “avec raiſon, élévera une “barrière d'or, qui le mettra “à couvert. Son crime ne “parviendra pas, au Souverain, tel que nous le voyons, “& tel qu'il eſt en effet. Je ſerois donc d'avis de prendre “une voie plus ſimple. Des “épigrames, répandues avec “profuſion, ſur le coupable “& ſur ſa Prétendue; des “chanſons faites ſur leurs “mœurs, une bonne ſatyre “ſur leur origine: voilà de “quoi ternir leur réputation, “les couvrir de ridicules, leur “faire déſerter Paris, & les “exiler dans le fond d'une “Province. Si Mad. la Marquiſe veut, je me chargerai “de ce ſoin. Je remettrai au “creuſet, pour ſervir ſa vengeance, toutes les penſées “des Anciens & des Modernes. Je rajeunirai toutes “leurs méchancetés. Je rendrai propres, à la Maîtreſſe, tous les éloges qu'on a “faits des Laïs de Rome, “d'Athènes, de Paris, & “même de Londres; & à “l'Amant, tout ce que Perſe, Juvenal, Boileau, & “tant d'autres, ont dit des “Traitans Romains & François. Si j'échouë, je renonce à la réputation que je me “ſuis faite, d'être le plus joli “Metteur-en-œuvre de mon “ſiècle, & la Serinette la “mieux organiſée de toute la “France“. „Des deux avis, “que nous venons d'entendre, dit, alors, l'Avocat Pimpant, l'un eſt trop violent, l'autre eſt trop doux; “chacun ne peut produire un “grand effet. Les Loix ſont “pour nous; invoquons leur “puiſſance, la Juſtice les interprêtera en notre faveur.

“Je ſuis favorablement écouté au Barreau; quoique la “forme ſoit contre nous, je “ſçaurai l'écarter; je ferai les “phraſes de mon Plaidoyer “ſi belles, ſi agréables, que, “ſéduiſant l'eſprit de mes Auditeurs, je leur ôterai la faculté d'apprécier mes raiſons. D'ailleurs, vous le “ſçavez, le Chef de la Juſtice a des bontés pour moi. “J'ai l'honneur de dîner, ſouvent, chez le Premier Préſident du Parlement. Je ſuis “familier avec pluſieurs des “Membres de la Grand'Chambre, & les Gens du Roi ont “de l'amitié pour moi. Mon “avis eſt donc de nous mettre “en Juſtice réglée“. Doucinet parla enſuite: „Ce que “Mr. Pimpant vient de dire, “me paroît lumineux, dit-il; “les moyens qu'a propoſé “Mr. Serin, ſont excellens, “& ceux que Mr. l'Abbé nous “a indiqués, très-ſages & “très-prudens. Je ſuis d'avis “de n'en rejetter aucun“ „Et moi, dit le Marquis, en ſe levant avec précipitation, “je ſuis de celui que nous allions nous mettre à table“, A ſon exemple, tout le monde s'étoit levé, & chacun alloit le ſuivre; lorſque le bruit d'un caroſſe, qui entroit dans l'Hôtel, ſe fit entendre, & ſuſpendit cette noble ardeur. „Ah! s'écria le Marquis, je “parie que c'eſt l'imbécile “Criton; ce vieux fou croit “toujours, pour ſe faire valoir, devoir ſe faire attendre. Nous pourrions nous “paſſer de ſon avis, qui ne “vaudra ſûrement rien; mais “je lui ai, hier, demandé de “me prêter mille louis: je “veux, par une petite déférence, flatter ſon amour “propre“. C'étoit Criton, en effet: il entra d'un air fort confiant & familier. La Marquiſe, lui ſouriant, lui tendit la main, qu'il baiſa. Le Marquis l'embraſſa fort tendrement, le fit aſſeoir en ſa place, ſe mit au-deſſous de lui, lui parla à l'oreille, & d'Armenville lui demanda ſon avis. Il fut que le Financier étoit un impertinent, la petite Provinciale une bégueule, toute la famille inſenſée. Qu'il falloit mettre les hommes à Bicêtre, les femmes à l'Hôpital, & qu'on dinât. L'avis parut bon; on l'applaudit, & l'on ſe mit à table. La Marquiſe, en femme de bon ton, qui a un mauvais eſtomach, mangea beaucoup de drogues, but de l'eau & des liqueurs, prit des glaces & du caffé. Le Marquis, en bon Bourgeois, qui a bon appétit, & qui eſt plus gourmand que friand. L'Abbé, en dévôt, qui ſe ménage, pour faire croire qu'il ſe mortifie. Serin, en Poëte, qui, depuis trois jours, a fait mauvaiſe chère chez lui. Criton, en homme qui prétend à la petite ſanté. Pour Pimpant, il mangea peu, mais parla beaucoup de ſes liaiſons avec Mr. le Duc de ***, de ſon intimité avec le Prince ****, de ſa familiarité avec les Miniſtres. Dès l'entre-mets, il chanta des couplets, qu'il avoit faits, pour une Dame de la Cour; récita des petits vers innocens, que la Comteſſe de...... lui avoit demandés. Le bon Doucinet l'écoutoit, avec complaiſance, s'attendriſſoit, béniſſoit le Ciel, pleuroit & mouroit de faim. Ses cheveux blancs, ſa Croix de S. Louis, les cicatrices des bleſſures qu'il avoit reçues, & qui couvroient ſon viſage, la nobleſſe de ſon extraction, beaucoup plus ancienne que celle du Marquis, intéreſſoient peu les Laquais, qui ne le ſervoient pas, parce que la Marquiſe ne lui offroit rien. Après le dîner, le Marquis fit ſa méridienne, l'Abbé ſa méditation, l'Avocat ſe retira chez lui, pour étudier un plaidoyer, Doucinet retourna à Verſailles, piquer la table d'un Commis, & baiſer la main d'une première Femme-de-chambre; le Poëte alla lire fort humblement, aux Comédiens, une nouvelle Comédie, qu'il venoit de faire, & Criton, prendre, dans la bourſe de ſes amis, les mille louis que la Marquiſe lui demandoit. D'Armenville, qui ne s'étoit pas mis à table, pour ſe conſerver pour un ſouper, arrangé avec des filles de l'Opéra, s'enferma avec la Marquiſe, pour concerter, enſemble, les moyens qu'il falloit prendre, pour perdre Doligny & ſa Maîtreſſe. L'imagination infernale de d'Armenville, lui en ſuggéra pluſieurs: mais un, plus que tous les autres, lui plut & le fixa. Il s'agiſſoit de rendre ſuſpecte la fidélité de Mr. de Baradec. Plus cette entrepriſe étoit difficile, plus elle le flattoit. Il eſt, dans l'eſprit des méchans, mille reſſources, qui leur font ſurmonter les plus grands obſtacles.

D'Armenville ſçavoit, que depuis ſon retour en France, Mr. de Baradec avoit fait pluſieurs voyages en Angleterre. Il fit fabriquer pluſieurs lettres, qu'il ſe fit envoyer de Nantes: on y parloit des entrepriſes que les Anglois pouvoient faire ſur nos Provinces maritimes. On leur ſuppoſoit des Correſpondans, qu'ils ſoudoyoient juſques dans nos Ports. On y confioit, à d'Armenville, ſous le ſceau de l'amitié, des obſervations qu'on avoit faites, ſur la conduite d'un vieux Militaire, ami de Mr. Dalignan, nommé de Baradec. On croyoit pouvoir ſe permettre d'en tirer des conſéquences, d'où paroiſſoient naître, naturellement, des ſoupçons d'infidélité & de trahiſon. Car, ajoutoit-on, quel autre motif peut engager un Officier François, d'aller myſtérieuſement deux fois à Londres, dans un tems où toutes les communications ſont fermées entre les deux Nations?

Muni de ces lettres, d'Armenville ſe rend à Verſailles; demande, au Miniſtre, une audience particulière, qu'il obtint facilement, & dans laquelle il lui remit ces fatales lettres. Pour rendre ſa démarche plus intéreſſante, il voulut qu'un crût ne la devoir qu'à la force de ſon zéle, pour le ſervice du Roi, & à ſon amour pour la Patrie; pour cela en même tems qu'il paroiſſoit la ſervir, en découvrant ceux qui la trahiſſoient; il affectoit de prendre la défenſe de celui qu'il accuſoit. Je “ne puis croire, diſoit-il, au Miniſtre,“à l'infidélité de “Mr. de Baradec; je le juge “trop honnête homme, pour “être capable de commettre “un crime auſſi horrible que “celui de trahir ſon Pays. Il “eſt vertueux, puiſqu'il eſt “ami de Mr. Dalignan, avec “qui il eſt, à préſent, à Breſt. “D'ailleurs, ſa femme & ſa “fille ſont préſentement à “Paris. Elles logent chez “Dorval; je les y vois-tous “les jours, dans la plus grande ſécurité. Mad. de Baradec eſt trop aimée de ſon “mari, pour n'être pas dans “ſa confidence. Elle ſçait, ſurement, le motif de ſes “voyages; s'il étoit criminel “elle & ſa fille ne ſeroient “pas auſſi tranquilles qu'elles “le paroiſſent. Peut-être, “auſſi, n'y a-t-il que de l'imprudence, dans la conduite “qu'a tenue Mr. de Baradec“.

Par ces diſcours artificieux, d'Armenville jettoit des nuages ſur le ſéjour de Mad. de Baradec, à Paris; la ſuppoſant unie, très-intimement, avec ſon mari, il la rendoit ſuſpecte d'être ſon complice: il préſumoit, encore, que, la ſçachant liée avec Dorval, on pourroit bien étendre, juſqu'à lui, les précautions qu'il ſe doutoit bien qu'on prendroit, pour connoître la vérité.

Dans tout ce qui intéreſſe l'Etat ou le ſervice de ſon Prince, on peut, ſans craindre d'être accuſé d'injuſtice, uſer de précipitation, aux riſques même de faire quelques maux à l'innocence. Il eſt des occaſions importantes, où l'on doit ſe permettre d'agir avant que d'examiner, & c'eſt auſſi ce que fit le Miniſtre? car, auſſi-tôt que d'Armenville l'eut quitté, il envoya ordre de s'aſſurer de Mad. & de Mlle de Baradec, & de les conduire à l'Abbaye de St. Antoine.

D'Armenville, de retour à Paris, inſtruiſit la Marquiſe de ſes démarches & de ſes eſpérances. Auſſi tranquille qu'un homme qui jouit de la ſatisfaction d'avoir fait une bonne action, il ſe rendit chez Dorval. La vue des deux victimes, dont il venoit de préparer la perte, remplit ſon cœur de plaiſir; il les voyoit déja dans les larmes, livrées à la crainte, & déchirées par la douleur. C'étoit, pour lui, un ſpectacle délicieux, dont il jouiſſoit d'avance. Il ne l'attendit pas long-tems. On venoit de ſortir de table: il étoit environ minuit, quand on vit arriver un homme inconnu, qui demanda à parler à Mad. de Baradec. Il lui ſignifia l'ordre du Roi, de la conduire, avec ſa fille, à l'Abbaye St. Antoine. Mad. de Baradec le lut, avec fermeté. „Je croyois, dit-elle, en le préſentant à ſa fille, la fortune laſſe de nous perſécuter; mais je vois que ſa haine, pour nous, n'eſt pas “encore ſatisfaite. Le Roi “nous ordonne de nous rendre à l'Abbaye de St. Antoine; je ne puis deviner le “motif d'un ordre auſſi étrange. Obéiſſons, ma fille, continua-t-elle,“ & ſupportons, avec fermeté, ce nouveau malheur“. En diſant cela, elle embraſſe ſes Amis, donne la main à l'Exempt, & monte, avec lui, dans le caroſſe qui l'avoit ſuivi; ſa fille, moins ferme, regarde ſon Amant, lit, dans ſes yeux, le déſeſpoir, & ne peut défendre ſon cœur de s'y livrer tout entier. Elle fait de vains efforts, pour le cacher; elle ne peut tenir contre la douleur mortelle de celui qu'elle aime; ſes geſtes, ſes careſſes mêmes, ne font que l'irriter: ces tendres Amans veulent ſe parler, leurs ſoupirs les en empêchent, & ce ſilence expreſſif, ajoute encore, à leur tourment. Un rayon d'eſpérance, rend, tout-à-coup, Doligny furieux; il injurie l'Exempt, implore le ſecours de ſon frère, demande ſon épée, appelle ſes gens, & ſe jette, avec fureur, au-devant du caroſſe, qui lui vient enlever l’objet de ſa tendreſſe. Il fallut, pour empêcher l'effet de ſa colère, que Dorval & d'Armenville lui fiſſent violence, & le tranſportaſſent dans l'appartement de ſon frère: elle s'y changea en rage, quand le caroſſe partit. Furieux de ne pouvoir le ſuivre, ſes cris perçans appellent celle qu'on lui ravit; l'écume lui ſort de la bouche, il lance des regards terribles ſur tous ceux qui l'entourent. Ses forces étant épuiſées, par cette commotion affreuſe, il paroît plus calme; mais ce calme apparent, eſt bientôt ſuivi d'une plus grande agitation.

D'Armenville, cependant, goûtoit le plaiſir de voir les maux que ſouffroit ſon Rival. Loin de les adoucir, il les aigriſſoit; le ſoin qu'il prenoit de le conſoler, rendoit ſa douleur plus vive, & elle acquéroit de nouvelles forces, des motifs d'eſpérance qu'il lui préſentoit; ils étoient tous ſi foibles, ſi peu ſatisfaiſans, qu'aucun ne pouvoit produire la moindre conſolation.

Si, dans des momens, Doligny ſe flattoit de trouver quelques moyens de délivrer l'objet de ſa tendreſſe, d'Armenville ranimoit, en lui, le déſeſpoir, en lui faiſant voir l'impoſſibilité de la réuſſite; alors, il lui en préſentoit d'autres; d'une plus difficile exécution. Tel qu'un bourreau cruel, chargé de tourmenter un criminel, s'étudie à ne pas laiſſer d'intervalle à ſes maux, tel le barbare d'Armenville ſe livroit, avec autant de complaiſance, au ſoin de déchirer le tendre cœur de ſon Rival. Dorval, non moins affligé que ſon frère, de l'enlevement de Mad. & de Mlle de Baradec, étoit tout occupé du ſoin d'adoucir l'amertume que cet événement avoit répandu dans le cœur ſenſible de Mlle Dorſan. En vain, ſon père & ſa mère ſecondoient ſes efforts; en vain, par leurs careſſes, éſſayoient-ils de diſtraire ſa douleur. Elle étoit trop vive, pour être adoucie. Toutes les raiſons qu'ils employoient, gliſſoient ſur l'âme de cette tendre fille. Elle s'inquiettoit du ſort de ſon Amie. Les ſentimens mêmes, de l'Amour, étoient, alors, ſuſpendus, & tous ceux de la nature ſans force; ceux de l'amitié, ſeuls, l'affectoient: de ſorte qu'elle ne recevoit, qu'avec méfiance, les motifs d'eſpérance, que ſon Amant lui offroit. Elle ne commença à s'y livrer, que quand, avec le jour, elle vit Dorval prendre la route de Verſailles, pour aller s'informer, du Miniſtre même, des cauſes d'une détention auſſi extraordinaire; & comme Mlle Dorſan ſçavoit que Dorval étoit eſtimé du Miniſtre, qui, lui connoiſſant tout le mérite d'un honnête homme, avoit, pour lui, la conſidération que donne la confiance; elle eſpéroit beaucoup de cette démarche. Doligny auroit bien voulu accompagner ſon frère; mais étant encore dans le délire du déſeſpoir, Dorval, qui en craignoit les ſuites, ne le voulut pas permettre, & le força, malgré lui, de reſter à Paris.

En même-tems, un Valet-de-chambre fut envoyé à l'Abbaye St. Antoine. Il étoit adroit; il ſçut faire jâſer les Tourières, & apprit, d'elles, que les deux Dames, qu'on avoit emmenées, la nuit dernière, par ordre du Roi, étoient traitées avec toutes ſortes d'égards; qu'elles avoient un appartement vaſte & commode; mais qu'il étoit très-expreſſément défendu de les laiſſer parler à qui que ce fût, ſans une permiſſion expreſſe du Miniſtre. Qu'au reſte, elles paroiſſoient tranquilles; mais que la mère ſupportoit ſa détention, avec plus de fermeté que ſa fille. Ce détail calma un peu Doligny, & tranquilliſa Mlle Dorſan. D'Armenville les avoit quittées; il s'occupoit, alors, auprès de la Marquiſe, du ſoin de changer, en haine, ſon amour pour Doligny. Il lui peignoit, avec les couleurs les plus vives, le déſeſpoir de ce malheureux Amant. Il lui rediſoit les diſcours tendres qu'il avoit tenus à ſa Maîtreſſe, lorſqu'il s'en étoit ſéparé, les ſermens de fidélité, qu'ils s'étoient faits l'un à l'autre, & juſqu'à leurs larmes, leurs ſoupirs, il rendoit tout préſent à ſon imagination. Tous ces détails allumerent, dans le cœur de la Marquiſe, tous les flambeaux des furies; le feu lui ſortoit par les yeux, ils ſe mouilloient de larmes; elle s'agittoit avec fureur, elle jettoit des cris aigus & perçans. „Si je vous fus jamais chère, dit-elle,“ ſervez ma haine, “ſatisfaites ma vengeance; “employez, pou punir l'ingrat, qui me mépriſe, tous “les moyens les plus cruels. “J'avouerai tout....... Je “ſuis déshonnorée, ſi je ne “ſuis vengée...... Je donnerois ma vie, pour arracher celle de ma Rivale. Je “voudrois couvrir, de ſon “ſang, ſon odieux Amant, “jouir du plaiſir de ſa douleur, & mourir, enſuite, à “ſes yeux. Que rien ne vous “arrête; je payerai votre zèle de toute ma fortune, & “je vous donnerai la main de “ma Niéce“.

Le même jour que l'ordre, pour s'aſſurer de Mad. & de Mlle de Baradec, fut expédié, un Courrier partit pour Breſt, chargé de porter, au Commandant de cette place, celui de faire arrêter Mr. de Baradec. Comme il n'avoit rien à ſe reprocher, il en fut moins effrayé que ſurpris. Il obéit, ſans murmure, & ſe rendit, ſans ſe plaindre, au Château de Breſt. Mr. Dalignan, connoiſſant la probité exacte de ſon Ami, ne concevoit pas quelle pouvoit être la cauſe du traitement qu'il lui voyoit éſſuyer. Il en étoit d'autant plus étonné, qu'il connoiſſoit l'équité de celui qui l'avoit ordonné. Plus Mr. Dalignan étoit perſuadé de l'innocence de Mr. de Baradec, moins il pouvoit allier ſa détention avec l'humanité & la juſtice du Miniſtre. Cette énigme, pour lui, inexplicable, le devint encore plus, lorſqu'on lui refuſa la permiſſion de voir ſon Ami.

Tandis qu'il s'affligeoit de cet événement, qu'il mettoit ſon eſprit à la torture, pour en deviner la cauſe, tout Breſt s'en occupoit auſſi; les uns, par un eſprit de curioſité, les autres, par un motif de déſœuvrement, pluſieurs, par un ſentiment de méchanceté, très-peu, par un mouvement de ſenſibilité. Ceux qui s'étoient dit, auparavant, Amis de Mr. de Baradec, ſe rétractoient; & pour qu'on les crût, ils ſe déchaînoient violemment contre lui. Ses vues, ſon âme, ſon caractère étoient dénaturés. On lui prêtoit des diſcours qu'il n'avoit jamais tenus; on lui donnoit des mœurs qu'il n'avoit jamais eues. Chacun formoit des conjectures, chacun tiroit des conſéquences. D'abord, on ne le taxa que d'inconſéquence, d'étourderie ou de légéreté; enſuite, il fut accuſé d'imprudence, de trop d'ambition, & de beaucoup d'inconſidération. On finit par ſe réunir; on en fit un traître à ſa Patrie.

Dalignan repouſſant, ſeul, tous les traits de la médiſance, elle voulut l'en punir: ſi elle n'oſa pas l'accuſer, ouvertement, d'être le complice de ſon Ami, elle ſe permit des mots, des phrâſes, qui faiſoient aſſez connoître qu'elle faiſoit plus que de l'en ſoupçonner. Le vil intérêt, dans l'eſpérance d'obtenir quelques-unes de ſes dépouilles, écrivit même, contre lui, à la Cour.

Il eſt, dans la Société, une eſpèce d'hommes, qu'on appelle ſages, parce qu'ils ſont plus diſſimulés, plus adroits, plus fourbes que les autres. Leur grand art eſt de cacher, avec ſoin, leur façon de penſer. Ils évitent, avec attention, tout ce qui peut démaſquer leur opinion; leurs diſcours ſont meſurés, toutes leurs actions ſont compaſſées. Ils ſont circonſpects, réſervés en tout; difficilement parvient-on à les dévoller. Ce n'eſt qu'après l'événement, qu'ils font connoître les diſpoſitions de leur âme. Par-là, ils n'éſſuient jamais le déſagrément de la rétractation. L'ordre, qui arriva, de tranſférer, ſous bonne garde, Mr. de Baradec, à la Baſtille, décida ces petits politiques; ainſi que tous les autres, ils le jugerent coupable. Il n'étoit pas encore arrivé dans ce ſéjour affreux du crime, & quelquefois de l'innocence, qu'on nommoit déja, à Breſt, le genre de ſon ſupplice. On y fixoit même le jour où il devoit le ſubir.

Pour Mr. Dalignan, inébranlable dans ſon attachement pour ſon malheureux Ami, il reſſentit une nouvelle amertume, en apprenant la nouvelle de ſa tranſlation; mais il n'en fut point découragé. La confiance, qu'il avoit en ſa vertu, étoit ſi grande, & il la croyoit ſi bien fondée, qu'aucune crainte, pour lui, ne le troubloit. Il auroit voulu aller lui-même éclaircir le myſtère du traitement cruel qu'on lui faiſoit eſſuyer; mais retenu, par ſon devoir, il écrivit au Miniſtre, avec cette noble liberté, qui mépriſe la baſſe flatterie & la petite politique du vil intérêt.

Sa Lettre étoit conçue en ces termes: „Monſeigneur, depuis “pluſieurs années, Mr. de “Baradec eſt mon ami; il eſt “malheureux, & j'oſe encore “me dire le ſien. Je connois “trop votre équité; pour “craindre que vous condamniez la conſtance de mon “attachement. Il le doit à ſes “vertus; & quoiqu'on le “traite en coupable, je ne “puis le croire capable d'avoir mérité le traitement “ignominieux qu'il eſſuie. On “a trompé votre Religion, “Monſeigneur, & la calomnie, vous déguiſant la vérité; vous a, malgré vous“même, rendu injuſte à l'égard d'un honnête homme, “que vous eſtimerez, quand “vous le connoîtrez Soixante-dix ans, d'une vie pure “& innocente, une probité “reconnue & bien prouvée, “une bravoure à toute épreuve, les bleſſures, préſqu'innombrables, qui couvrent ſon corps, toutes les “vertus d'un Citoyen. Voilà, “Monſeigneur, les défenſeurs de mon Ami; voila ce “qui me donne le droit de “vous démander l 'punition “de ſes calomniateurs. Ils ne “connoiſſent pas, ſans doute, votre juſtice; ils trembleroient, s'ils la connoiſſoient, de la punition qui 'les attend. Elle, ſeule, peut “juſtifier mon Ami; elle, “ſeule, peut effacer la flétriſſure odieuſe, dont ils ont “couvert la gloire de Bardes. S'il avoit mérité, par “quelques écarts, votre indignation, je n'irois pas le “juſtifier; mais convenant de “la juſtice de la punition qu'il “auroit méritée, vous me “verriez vous offrir ma tête, “pour ſauver la ſienne; j'irois “me jetter aux genoux de ſon “Maître & du mien; je lui “offrirois ma vie, pour ſauver celle de mon Ami; je “lui demanderois, pour prix “du ſang que j'ai verſé pour “ſon ſervice, d'épargner celui de Baradec, & de faire “couler le peu qui m'en reſte“.

Cette lettre fit, ſur le Miniſtre, la plus vive impreſſion. A la Cour, ce ſtyle du ſentiment & de la vérité eſt inconnu. Les Courtiſans ſont ſi habitués à la fauſſeté & au menſonge, ils ſont ſi familiariſés avec la nullité des ſentimens du cœur, ils voient ſi peu d'amitié réſiſter aux diſgraces; les Miniſtres, ſurtout, ſont ſi enyvrés de la fumée de la flatterie, que l'effet que la lettre de Mr. Dalignan devoit produire, étoit d'indiſpoſer, contre lui, celui qui la recevoit. Mais comme il avoit de la vertu, qu'il ſçavoit l'eſtimer dans les autres; il lui ſçut bon gré de ſon courage; il ne le taxa ni d'audace ni de témérité; au contraire, il le loua d'avouer ſon Ami dans le malheur. Il ne laiſſa pas même ignorer, au Roi, cette conduite généreuſe.

Ce Prince, le modèle des Rois, que la Poſtérité connoîtra encore mieux que ſon ſiècle, aime la vérité, eſtime ceux qui ont une âme forte & un cœur généreux, met ſon bonheur à faire des heureux, & regrette toujours ſa puiſſance, toutes les fois que ſa juſtice le force d'en faire uſage pour faire des malheureux. Touché du récit que ſon Miniſtre lui fit de la lettre de Dalignan, il voulut la voir, & après l'avoir lue, il lui dit, en la lui remettant: „Calmez “le cœur de ce brave homme; “ne perdez pas un moment “J'ai peine à croire que Baradec ſoit coupable; s'il pouvoit l'être, il ne ſeroit pas “l'Ami du vertueux Dalignan: les hommes, capables de commettre le crime “dont on le ſoupçonne, ne “peuvent cacher long-tems “la corruption de leur cœur. “Ne perdez pas un moment; “examinez, avec ſoin, cette “affaire. Si trop de zèle vous “a rendu injuſte, que mes “bienfaits, répandus, ſur lui, “avec profuſion, faſſent oublier les maux que votre attachement, pour moi, vous “aura fait faire“.

Quand on eſt peu ſenſible au plaiſir d'être puiſſant; qu'on n'apprécie la grandeur de ſa place & de ſon crédit, que par le bien qu'on peut faire; ce qu'on craint le plus, eſt de ſe méprendre dans l'uſage qu'on fait de ſon autorité. Rempli de ce ſentiment, le Miniſtre n'eut rien de plus preſſé, que d'exécuter l'ordre que ſon Maître venoit de lui donner. Son premier ſoin fut de répondre à la lettre de Mr. Dalignan; il le fit de ſa main, & en ces termes:

„Soyez tranquille, mon “cher Dalignan, ſur le ſort “de votre Ami. Les apparences, qui me l'ont fait ſoupçonner d'être coupable, juſtifient la conduite que j'ai “tenue à ſon égard, mais ne “m'ont pas perſuadé qu'il “méritât un traitement plus “rigoureux que celui que la “prudence m'a forcé de lui “faire ſubir. Le témoignage “que vous rendez à ſa probité, me fait croire qu'il ne “le méritoit pas. Mais pour “ſa gloire & l'humiliation de “ſes accuſateurs, je dois, “avant que de lui rendre la “liberté, approfondir cette “affaire. Le Roi, qui vous “eſtime, & qui, a lu la lettre que vous m'avez écrite, “m'a chargé d'y donner tous “mes ſoins. Ce Prince, vous “le ſçavez, eſt le père de ſes “Sujets. Ses bienfaits feront “oublier, à votre Ami, les “maux que je n'ai pu me dif“penſer de lui faire“.

Tous les papiers qu'on avoit trouvés, à Breſt, chez Mr. de Baradec, & tous ceux dont on s'étoit ſaiſis à Paris, chez Mad. de Baradec, avoient cependant été apportés à Verſailles. Le Miniſtre ſe les fit remettre, & voulut, lui-même, les examiner. Il le fit, avec la plus ſcrupuleuſe exactitude. Il n'y trouva rien, qui pût l'affermir dans les ſoupçons que d'Armenville lui avoit donnés. Il y vit l'amour que ce monſtre avoit conçu, pour la fille de ces infortunés; le projet qu'il avoit formé de l'épouſer, le refus qu'il avoit eſſuyé, la préférence donnée à Doligny. Tout cela étoit clairement détaillé dans les lettres de Mad. de Baradec, à ſon mari, dans les réponſes de celui-ci, dans les lettres de Mlle de Baradec, de Doligny & de Dorval: toutes étoient autant de traits de lumières, qui éclairoient l'innocence de cette famille infortunée.“ Les “lettres, que d'Armenville “m'a fait voir, ſe diſoit le “Miniſtre, avec émotion, “ſont vagues, & ne diſent “rien de poſitif. Je ne connois “pas cet homme. Je ne ſçais “ni quelles ſont ſes mœurs, “ni quel eſt ſon caractère. Il “aimoit; ſon hommage a été “rejetté, ſes offres ont été “mépriſées: le fiel de la jalouſie eſt entré dans ſon “cœur; il y aura allumé les “feux de la haine. Le deſir de “la vengeance l'aura animé; “ne pouvant être heureux il “aura été ſéduit par le plaiſir “barbare de faire des malheureux. La jalouſie furieuſe ne “produit-elle pas tous les “crimes de l'ambition la plus “effrénée, & de l'intérêt le “plus ardent? En ne lui ſuppoſant pas un projet auſſi “barbare que celui de faire “monter, ſur l'échaffaut, le “père de celle qu'il aime, il “eſt très-raiſonnable de croire que ſon deſſein a pu être “de retarder le bonheur de “ſon Rival. Il en a vu un “moyen ſûr, dans les ſuites “des ſoupçons, qu'il a jugé “que les lettres, qu'il m'a “fait voir; devoient me donner...... Et dois-je, d'ailleurs, donner plus de croyance aux Auteurs de ces lettres, que je ne connois pas, “qu'aux témoignages de Dalignan, dont j'eſtime la “probité & la droiture? Dorval eſt vertueux; rechercheroit-il, pour ſon frère, l'alliance d'un homme qui ne le “ſeroit pas entièrement. Après ces réflexions, le Miniſtre voulut relire les fatales lettres, que d'Armenville lui avoit remiſes. Il les chercha-dans ſon porte-feuille; mais inutilement. D'Armenville les en avoit adroitement retirées. Sa prévoyante méchanceté trouvoit rarement des obſtacles inſurmontables; les moyens, qu'il employoit, étoient toujours les plus ſûrs, parce qu'il n'épargnoit rien pour les faire réuſſir. La femme du Miniſtre avoit, parmi ſes femmes, une jeune fille, qu'elle aimoit beaucoup; fe ſervant de l'aſcendant qu'elle avoit, ſur le cœur de ſa Maîtreſſe, elle obtenoit, par ſon moyen, de ſon Maître, preſque tout ce qu'elle demandoit. On le ſçavoit, & Mlle Henriette étoit auſſi reſpectée, & plus conſidérée que ſa Maîtreſſe. Jeune & jolie, d'une ſageſſe peu farouche. Le Secrétaire de confiance, du Miniſtre, n'avoit pu ſe défendre de l'effet de ſes charmes. La trouvant obſtinée à réſiſter à ſes deſirs, il lui croyoit de la vertu; il ſe propoſoit d'en faire ſa femme. D'Armenville, inſtruit de ces détails, devint l'ami de la Maîtreſſe, pour mettre l'Amant dans ſes intérêts. L'un & l'autre, devenus ſes obligés, ſe prêterent, ſans répugnance, à ſes deſirs. Les fatales lettres, qui avoient perdu Mr. de Baradec, lui furent remiſes, par le Secrétaire; & Mlle Henriette reçut, pour récompenſe de ce ſervice, de l'argent, des bijoux, & beaucoup de careſſes. Le Miniſtre eſtimoit beaucoup ſon Secrétaire; il ne lui vint pas, dans l'eſprit, de le ſoupçonner de les avoir ôtées de ſes porte-feuilles. Il crut qu'il les avoit, lui-même, égarées, ou miſes dans un endroit de ſon cabinet, dont il ne pouvoit pas ſe reſſouvenir.

D'Armenville, débarraſſé de l'inquiétude que lui donnoit l'exiſtence de ces lettres, voulut auſſi s'affranchir de celles que les remords de celui qui les avoit écrites, pouvoient lui occaſionner. Les plus grands ſcélérats, en proie aux cris intérieurs de la nature révoltée, ne redoutent rien tant que l'effet qu'ils peuvent produire ſur leurs complices. Saint Pierre, ce perfide Valet-de-chambre de Mr. Dorſan, pouvoit ſe repentir de ſes perfidies; il avoit fabriqué les lettres. L'aveu de ſes crimes, devoit naturellement ſuivre le deſir d'en obtenir le pardon. Cet aveu renverſoit tous les projets de d'Armenville, le couvroit de honte, le livroit au mépris publie, & à la colère du Miniſtre. Pour prévenir ce malheur, le ſecours de la Henriette fut encore imploré; une paire de boucles d'oreilles, de deux mille écus, la rendit la parente du malheureux Saint-Pierre. Elle en fit un libertin, qui déshonoroit ſa famille, que rien ne pouvoit corriger, & que, par compaſſion pour ſes parens, il falloit faire embarquer. Elle ſe garda bien de dire ce qu'il faiſoit, & à qui il étoit. Le Miniſtre, trop crédule, trompé par les feintes larmes de l'adroite Henriette, crut tout, donna la Lettre de Cachet. Des gens, gagnés par l'argent de d'Armenville, la mirent à exécution, & l'in fortuné Saint-Pierre fut enlevé, enfermé dans une chaiſe de poſte, conduit à Rochefort, embarqué & mis à fond de calle, pieds & poings liés, dans un vaiſſeau, qui faiſoit voile pour la Cayenne. Par un heureux hazard, le même jour que Saint-Pierre fut enlevé, une mauvaiſe maiſon, de la rue St. Denis, qui menaçoit ruine, depuis long-tems, vint à s'écrouler. C'étoit un cabaret. D'Armenville, inſtruit de cet accident, fit répandre, par ſes émiſſaires, qu'un nommé Saint-Pierre, Valet-de-chambre de Monſieur Dorſan, étoit du nombre de ceux qui avoient été écraſés ſous les ruines de cette maiſon. On diſoit qu'il y étoit entré une heure avant l'écroulement; on déſignoit ſa taille, ſon habit; enfin, des gens de Mr. Dorſan crurent le reconnoître, parmi les cadâvres mutilés, qu'on tira, quelques jours après, des décombres de cette maiſon.

Cette nouvelle noirceur, avoit précédé, de quelques jours, l'arrivée de Mr. de Baradec, à la Baſtille. D'Armenville n'en avoit pas été plutôt inſtruit, qu'il avoit compris qu'il étoit de la dernière conſéquence, pour lui, d'achever la ruine de cette innocente victime de ſa rage. Si elle rompoit ſes fers, ſi, faute de preuve, elle étoit élargie, tous les traits, qu'il avoit lancés contr'elle, retomboient nécefſairement ſur lui. Il falloit donc rendre coupable Mr. de Baradec. Préſumant que tous ſes papiers étoient en la puiſſance du Miniſtre, d'Armenville forma le projet de les avoir en la ſienne, pour les examiner, en ôter ceux qui pourroient juſtifier le priſonnier, & en ſubſtituer d'autres en leur place, qui le rendîſſent vraiment digne de l'échaffaut, où il vouloit le faire monter. Pour cela, le ſecours de la Henriette lui étoit encore néceſſaire; il le demanda, & on le lui promit; d'autant que, cachant le véritable motif qui le faiſoit agir, il paroiſſoit n'être guidé que par le deſir de ſervir le priſonnier. On mit, en conſéquence, le Secrétaire dans la confidence; quelques careſſes de ſa Maîtreſſe lui firent tout promettre; mais quel que fut ſon zèle, il ne put rien effectuer de ce qu'il avoit promis. Tous les papiers enfermés, par le Miniſtre, dans un cabinet ſecret, dont lui ſeul avoit la clef, ſe trouverent, heureuſement, à couvert de cette nouvelle entrepriſe de la méchanceté de d'Armenville, qui ſe vit, par ce contre-tems, forcé de renoncer à ſon cruel projet.

Pendant que ce méchant homme ſe livroit à toute la rage du déſeſpoir, & dans l'âme d'un méchant, elle y regne toujours, lorſqu'il voit ſon bras furieux enchaîné par les circonſtances; Dorval ſe livroit au plaiſir de l'eſpérance. Le Miniſtre lui avoit mandé de le venir trouver à Verſailles. Il en avoit reçu la permiſſion de voir Mad. & Mlle de Baradec. „Je ne puis encore, lui avoit-il dit, leur “rendre la liberté: allez les “voir; dites-leur qu'elles “ſoient tranquilles; que ſi “j'ai été obligé de faire mettre Mr. de Baradec à la Baſtille, ce traitement ne doit “pas les épouvanter; il y eſt “traité comme un homme “que je conſidère, que le “Roi n'a pas ceſſé d'eſtimer, “& qu'il necroit pas coupable. “J'eſpère, dans peu, faire “voir, à toute la France, “l'injuſtice de ſes ennemis. “Venez me revoir, Mardi; “mais d'ici à ce tems, laiſſez “ignorer, à tout le monde, “quelle eſt ma façon de penſer, ſur Mr. de Baradec“.

Depuis l'inſtant fatal, qui avoit ſéparé Doligny de l'objet de ſa tendreſſe, le cœur de ce ſincère Amant, inſenſible à toute eſpèce de conſolation, étoit en proie à toute l'amertume de la douleur. Son âme, affaiſſée, n'éprouvoit que de foibles mouvemens; elle n'avoit ni la force de ſupporter le préſent, ni le courage d'enviſager l'avenir. Si l'eſpérance vouloit le flatter, ſi elle ſuſpendoit ſon déſeſpoir, elle étoit, à l'inſtant, chaſſée par mille images funeſtes, que ſon imagination lui préſentoit avec les couleurs les plus noires. Doligny ne put réſiſter, long-tems, à cet état d'angoiſſe, mille fois plus cruel que celui de la mort. Son ſang s'enflamma, une fièvre brûlante le pouſſa, avec rapidité, vers le tombeau. Il étoit prêt à y deſcendre, quand Dorval vint lui apprendre qu'il pourroit voir ſa Maîtreſſe; que le Miniſtre lui en avoit donné la permiſſion, par écrit, pour lui & pour tous ſes amis. L'eſpérance, une fois bannie de notre cœur, y rentre toujours difficilement. Doligny reçut, avec dédain, la nouvelle conſolante, que ſon frère lui donnoit; il la prit pour une ruſe, dont l'amitié de Dorval vouloit amuſer ſa douleur, pour prolonger ſa vie. Il ne vouloit ni voir, ni lire cet ordre, qu'il croyoit fabriqué par la tendreſſe de ſon frère. Fatigué de toutes les ſollicitations de ceux qui l'entouroient, il le prit, ſans confiance; mais auſſi-tôt qu'il eut lu ce qu'il contenoit, qu'il ſe fut bien convaincu qu'il étoit de la main même du Miniſtre, dont il connoiſſoit l'écriture; ſes yeux ſe remplirent de larmes; ce n'étoient plus celles de la douleur; la joie, le plaiſir les faiſoient couler: c'étoient celles de l'attendriſſement, de cette ſenſation douce, que donne le bonheur. Sa voix, trop foible, ne pouvoit exprimer aucun ſon; de tendres ſoupirs ſortoient, avec rapidité, de ſon ſein; il embraſſoit ſon frère; ſa main tremblante prenoit celle de Mlle Dorſan, il y colloit, avec tranſport, ſes lèvres brûlantes: on voyoit, dans ſes regards, qu'il la prioit de lui faire entendre le nom de ſon Amie, que ſa voix, trop foible, ne pouvoit articuler; & chaque fois qu'il entendoit ce nom, ſi cher à ſon cœur, il ſembloit prendre de nouvelles forces. O puiſſance de l'Amour! en un inſtant, tous les feux de la fièvre s'éteignent, la pâleur de la mort, qui couvroit ſon viſage, ſe diſſipe, ſes yeux ſe raniment, ſes lèvres ſe colorent: le deſir de voir celle qu'il adore, ſupplée à ſes forces; il oublie ſa foibleſſe, force les autres à l'oublier & à conſentir qu'il aille, avec eux, à l'Abbaye de St. Antoine.

Madame & Mademoiſelle de Baradec, livrées à toute l'amertume de leur ſort, ne s'attendoient point à cette viſite. Il faut avoir aimé, pour ſe former une idée de ce qu'éprouverent Mlle de Baradec & ſon Amant, à l'inſtant où ils ſe revirent. La grille cruelle, qui les ſépare, ne leur laiſſe que la liberté d'exprimer, par leurs regards, la joie qu'ils reſſentent, & le plaiſir qu'ils goûtent. Ils ne voient qu'eux, ils n'entendent que leurs ſoupirs. Cette ſcène muette & délicieuſe, pour leur cœur, leur auroit été fatale, & ſur-tout à Doligny, ſi Dorval, pour la ſuſpendre, n'eut prononcé le nom de Mr. de Baradec; à ce nom, ſi cher, Mademoiſelle de Baradec ne goûte plus ſon bonheur, toutes ſes inquiétudes ſe réveillent. Depuis ſa détention, elle n'avoit eu aucune nouvelle de l'Auteur de ſes jours. Quelle fut ſa douleur, en apprenant qu'il eſt, lui-même, dans les horreurs de la captivité! Elle en demande la cauſe, & elle ne peut l'apprendre. Cette incertitude, & le lieu où eſt renfermé l'objet de ſes inquiétudes, augmentent ſes allarmes.

Son âme ſe livre à la terreur. Elle croit déja le voir ſur l'échaffaut. Sa mère, plus ferme, aſſurée de la vertu de ſon mari, fait de vains efforts, pour raſſurer ſa fille. Elle veut, mais inutilement, qu'elle voye, ſans crainte, les chaînes qui chargent les mains innocentes de ſon père. „Il “eſt, lui diſoit-elle, accablé “par l'injuſtice; mais il en “triomphera. Mon mari ne “peut être coupable. Je connois ſon âme; ſon cœur eſt “incapable d'un crime. La calomnie l'a accuſé; mais la “juſtice du Roi ne le laiſſera “pas long-tems dans l'oppreſſion. Tous les coups que “lui portent ſes ennemis, retomberont ſur eux“.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient, d'Armenville, à qui on n'avoit point caché la permiſſion, que le Miniſtre avoit accordée à Dorval & à ſa famille, de voir Madame & Mlle de Baradec, ſe livroit à de nouvelles inquiétudes. Il en tiroit des conſéquences cruelles pour ſa méchanceté. N'ayant pu réuſſir à aſſurer la ruine de Mr. de Baradec, il voyoit prochaine ſa délivrance, & ce qui étoit encore plus cruel, pour lui, l'union de Doligny & de Mlle de Baradec. Ne pouvant plus trouver de moyens, pour empêcher ni l'un ni l'autre de ces deux événemens, il ſongea à prévenir les ſuites fatales qu'ils pouvoient avoir pour lui. La plus redoutable, étoit le dévoilement de toutes ſes noirceurs. Doligny, heureux & vertueux, devoit ſe reſſouvenir, avec horreur, de tout ce qu'il avoit fait contre Dorval & contre Mlle Dorſan, par les conſeils de d'Armenville. Démaſqué ſur ce point, le plus grand mépris étoit le moindre des malheurs qui devoit en réſulter pour lui. Le Miniſtre, lui-même, informé de cette conduite, devoit naturellement prendre des ſoupçons ſur la vérité de tout ce qu'il lui avoit dit ſur Mr. de Baradec; trouvant celui-ci innocent, il pouvoit lui demander le nom des Auteurs des lettres. Pour prévenir tout cela, le grand point étoit d'empêcher Doligny de le trahir. Dans cette intention, d'Armenville prend le maſque de la vertu, s'enveloppe du manteau de la probité, & avec le ton de la vérité & de la candeur, il ne tient plus, à Doligny, que des diſcours remplis d'honnêteté & de ſentimens. En condamnant ſa vie paſſée, il paroiſſoit avoir renoncé à tous ſes goûts. „Je “m'étois, lui diſoit-il, trompé moi-même; entraîné par “le torrent, je mettois la “vraie félicité dans la ſatisfaction des ſens: tu m'as “détrompé, ajoutoit-il, mon “cher Doligny. C'eſt à toi, “que je dois l'heureux changement de mon âme & de “mon cœur. J'ai comparé le “bonheur que je goûtois, “dans les bras de la volupté, “avec celui que donne l'union de deux cœurs. C'eſt la “vraie, la ſeule félicité, tout “le reſte eſt illuſion & fumée. Dans cet état délicieux, les peines mêmes “ſont des plaiſirs. Autrefois, “prévenu, ou plutôt aveuglé, par l'appas des plaiſirs, je ne pouvois imaginer de véritable bonheur “ſous les loix de l'Hymen. “Je croyois que l'intérêt ſeul “devoit nous engager à recevoir ſes chaînes. Je les reçus, je me ſoumis à ſon “joug, par avarice & par “ambition. Je ne fus point “heureux, je trahis mes ſermens, & je vis toujours le “bonheur fuir devant moi: “dans les bras des objets de “mon inconſtance & de ma “légéreté, je ne trouvai que “dégoûts & qu'ennui. Je faiſois le malheur de la victime “de mes perfidies, & les remords, qui me pourſuivoient ſans ceſſe, la vengeoient, ſans adoucir ſes “chagrins. Mon imagination, “enflammée, me fit croire “que je ſerois heureux, ſi “j'uniſſois mon ſort à celui “de Mlle de Baradec. L'amitié m'éclaira; je m'eſtimai “heureux, d'être refuſé, lorſque je ſçus que l'hommage “de ton cœur étoit préféré à “l'offre de ma main & de ma “fortune. Le bonheur dont “tu jouiras, ſans doute, bientôt, ne me fait point envie. “J'attends, avec autant d'impatience que toi, l'inſtant “qui t'unira à l'objet charmant de ta tendreſſe. Il ne “peut être loin encore. Tout “annonce la délivrance de “Mr. de Baradec; il a ſouffert “injuſtement des traits cachés, que quelques ennemis “obſcurs lui ont portés..... “Ah, mon ami, que tu ſeras “heureux! Les nœuds, que “forme l'Hymen, ſont charmans, quand l'Amour les “reſſerre. La raiſon a approuvé le choix que l'Amour “t'a fait faire. La beauté de “Mlle de Baradec, juſtifieroit, ſeule, ton choix; ſes “vertus, ſes grâces la rendent “digne de ta tendreſſe; ſon “eſprit, ſa ſageſſe, la douceur de ſon caractère, la “mettent, pour toujours, à “l'abri du refroidiſſement. Tu “ſeras toujours ſon Amant, “& ſon bonheur & le tien “lui apprendront, ſeuls, que “tu ſeras ſon Mari ......“. Une autre fois, il lui parloit, avec éloge, de toutes les femmes les plus vertueuſes, les plus aimables, & toujours Mlle de Baradec l'emportoit ſur elles. Il louoit beaucoup leur eſprit, leurs talens, leur caractère, & jamais ne leur donnoit la préférence. S'il s'entretenoit de la Marquiſe de Mainvilliers, c'étoit toujours pour en faire un portrait affreux; il la rendoit reſponſable de tout ce qu'il avoit fait. Sans elle, jamais, à l'entendre, il n'auroit été capable de donner dans tout ce qu'il appelloit les écarts de ſon eſprit, plutôt que de ſon cœur Dorval & Mlle Dorſan entroient auſſi, pour beaucoup, dans ſes diſcours; il les louoit, demandoit pardon, à Doligny, de ce qu'il lui avoit fait faire contr'eux; ſe reprenoit; enſuite, s'en ſçavoit bon gré. „Car, lui diſoit-il, ſans ces “folies, tu ſerois, peut-être, “encore dans le délire; & “moi-même, plus fou que “toi, je ne ſerois pas revenu “de tous mes égaremens“.

Par ces diſcours adroits, Doligny, trompé & ſéduit, ne voyoit plus, dans d'Armenville, qu'un homme vertueux: il le croyoit ſon Ami, parce qu'il louoit ſa Maîtreſſe; il le jugeoit un homme eſtimable, ferme & courageux, parce qu'il ſe repentoit de ſes fautes, & n'avoit pas le petit orgueil d'en refuſer l'aveu.

Le Miniſtre, cependant, s'occupoit, de ſon côté, d'un ſoin plus généreux; il deſiroit la juſtification de Mr. de Baradec; mais il la vouloit entière & autentique. Dans ce deſſein, il s'étoit rendu à la Baſtille. Là, ſans hauteur, ſans fierté, ſans cette morgue, qu'on nomme dignité, qui intimide, rebute & humilie, inſpire la crainte, & trouble l'innocence; il demanda, à Mr. de Baradec, s'il n'avoit pas à ſe reprocher quelques diſcours indiſcrets, quelques actions imprudentes, qui, étant mal interprêtées, eûſſent pu faire ſoupçonner ſa fidélité. „Car-on vous “accuſe de trahiſon, on vous “prête des intelligences ſecrettes avec les Ennemis de “l'Etat, on......“. Mr. de Baradec ne put en entendre davantage; &, ſe levant, avec précipitation, du ſiége, où le Miniſtre l'avoit fait aſſeoir, à côté de lui. „Moi, “traître! s'écria-t-il, moi, “trahir mon Roi & ma Patrie! Qui vous l'a dit, Monſieur?... Que mes Accuſateurs paroiſſent... Et vous “avez pu le croire, & vous “pouvez me le confirmer? “J'ai ſervi l'Etat trente ans: “voilà, continua-t-il, avec tranſports, en découvrant ſa poitrine,“les répondans de “mon zèle & de ma fidélité; “ces cicatrices devoient me “garantir de ces ſoupçons “odieux. J'ai verſé preſque “tout mon ſang, pour mon “Roi, & la récompenſe, que “j'en reçois, eſt une flétriſſure infâme. Ma vie m'intéreſſe peu; mais ma gloire “m'eſt chère. Le Roi eſt juſte; il me doit le ſang de “mes Accuſateurs; lui ſeul “peut laver ma honte.....“. „Modérez, je vous en conjure, lui dit le Miniſtre, en l'interrompant,“ ce tranſport, que je ne puis blâmer...... Ecoutez-moi.

“Je ne vous crois point “coupable; j'ai pu être trompé; j'ai pu rendre le Roi “injuſte, à votre égard, par “trop de zèle & de précipitation; mais les apparences “étoient contre vous. Les “voyages, que vous avez “faits, en Angleterre; les “ſoins, que vous avez pris, “pour qu'on les ignorât, “vous ont fait ſoupçonner “d'être d'intelligence avec les “Ennemis de l'Etat. Votre “profeſſion, le tems où ces “voyages furent faits, tout “ſe réuniſſoit, pour m'engager à m'aſſurer de votre “perſonne. Je ne vous cacherai même pas qu'en examinant, depuis, vos papiers, quelques fragmens de “pluſieurs lettres Angloiſes, “que j'ai trouvés parmi, “m'obligent à vous demander le motif de ces liaiſons, “qui peuvent être très-innocentes, mais qui peuvent “m'être ſuſpectes, après les “voyages, qu'on vous accuſe “d'avoir faits, dans un Pays “Ennemi, & dans un tems “où tout commerce étoit interrompu entre les deux “Nations“.

„Ce que vous me demandez, Monſieur, eſt juſte & “raiſonnable, dit, alors, Mr. de Baradec.“ J'ai été long-tems en Angleterre. J'ai “épouſé la fille d'un de ſes “habitans. Cette alliance m'y “a procuré beaucoup de liaiſons. Les infortunes, qui “m'ont chaſſé de ce Pays, “& fait revenir en France, ne “les ont pas toutes rompues. “J'ai conſervé, parmi les Anglois, dans le malheur, quelques Amis que je m'y étois “faits dans la proſpérité. La “guerre, qui s'eſt élevée entre les deux Nations, n'a “pas rompu l'union de nos “cœurs. Si je les combattois, “comme Anglois, je les aimois toujours comme hommes. L'antipathie populaire, qui les rend ſi ſouvent “nos Ennemis, n'a jamais “refroidi, ni leur cœur, ni “le mien.

“Votre Prédéceſſeur ſçavoit mes liaiſons avec les “Anglois, continua -t-il; “inſtruit de tout ce qui m'étoit arrivé, il n'ignoroit pas “l'origine de Mad. de Baradec: elle me rendoit l'Allié “des premières Familles d'Angleterre, &, à ſes yeux, plus “propre à remplir ſes vues; “d'autant qu'il me faiſoit la “grâce de me croire quelques “talens, que ſon amitié, pour “moi, lui rendoit, ſans doute, plus étendus qu'ils n'étoient. En effet, il ne pou“voit pas douter de mon ze“le, de mon activité & de “ma diſcrétion; je lui en “avois donné des preuves, “non équivoques, dans pluſieurs occaſions, ainſi que “de mon intrépidité, à braver les plus grands dangers. “A mon retour des Indes, “dont je lui fis part, il jetta “les yeux ſur moi, pour aller “traiter, ſecrettement, avec “les Miniſtres Anglois, ſur “quelques points importans, “qu'il falloit qui fûſſent décidés, avant qu'on pût entâmer, ſérieuſement, le grand “ouvrage de la Paix. Deux “fois il me chargea de cette “hazardeuſe commiſſion, & “deux fois j'eus le bonheur “de m'en acquitter, de façon “à le ſatisfaire. Quelque tems avant ſa mort, un homme, “qui avoit ſa confiance, vint “me demander, de ſa part, “toutes les inſtructions que “ſon Maître m'avoit envoyées, lors de mes voyages, & toutes les lettres qu'il m'avoit écrites à ce ſujet. Je les lui remis; & c'eſt-là, ce qui a fait que, dans “mes papiers, vous n'avez “rien trouvé qui ait trait à “ces voyages, dont on veut, “aujourd'hui, me faire un “crime. Tous ces papiers ont “été, ſans doute, remis dans “les Bureaux de votre Département. Vous avez, d'ail“leurs, pu les voir, ſans, “pour cela, vous appercevoir que ce fût moi qu'ils “regardaſſent; parce que, “pour mieux me cacher, j'a“vois pris, alors, le nom de “Kinyſtec, qui eſt celui de “ma famille. Le nom de Baradec, eſt celui d'une Terre, que je poſſédois avant “mes malheurs. Vous pouvez même, pour vous convaincre de la vérité de tout “ce que j'ai l'honneur de vous “avancer, vous faire repréſenter une Ordonnance de “6000 liv, que le Roi eut la “bonté de m'accorder, après “mes deux voyages. Elle eſt “au Tréſor royal, qui me l'a “payée; j'y ſuis nommé Kinyſtec de Baradec. Dans le “même-tems, je fus encore “gratifié du Brevet de Colonel, à la ſuite du Régiment “de Champagne“.

Ce détail fut, pour le Miniſtre, un trait de lumière, qui, en achevant del'éclairer, remplit ſon cœur de joie & de douleur. Il étoit pénétré d'avoir, ſi injuſtement, donné de ſi cuiſans chagrins à toute une famille eſtimable: il goûtoit le plaiſir très-vif, de revoir innocent, un homme qu'il auroit été déſeſpéré de trouver coupable. Il ſe rappelloit, très-bien, d'avoir vu, parmi les papiers de ſon Prédéceſſeur, tous ceux dont Mr. de Baradec venoit de lui parler. Après avoir recommande, au Gouverneur de la Baſtille, d'avoir, pour ſon Priſonnier, tous les plus grands égards, & de le loger chez lui; il ſortit, en aſſurant Mr. de Baradec qu'il ne tarderoit pas à lui faire oublier ſes chagrins & ſes peines.

Son premier ſoin, en arrivant à Verſailles, fut de rendre compte, au Roi, de tout ce qu'il venoit de faire. Pour preſque tous les hommes, l'aveu d'une mépriſe, eſt une humiliation; pour ce Miniſtre eſtimable & vertueux, ce n'étoit qu'une action ordinaire. Il n'avoit ni la fatuité de croire qu'un homme en place ne peut ſe tromper, ni le ſot orgueil de préférer l'injuſtice au regret d'avoir été injuſte. Ne ſe croyant pas au-deſſus de l'humanité, parce qu'il étoit Miniſtre d'un grand Roi, il ſe croyoit ſoumis, comme les autres hommes, aux erreurs de la prévention, de l'illuſion, & de la trop grande activité. Cet héroïſme de la raiſon, dans un Grand, ne ſe démentoit jamais chez lui: il avoit encore celui de vouloir réparer ſes torts, lorſqu'il les avoit reconnus; il ne goûtoit même aucun repos, juſqu'à ce que ceux qui en avoient ſoufferts, comblés de ſes bienfaits, en euſſent perdu le ſouvenir. Le Roi entra dans les vues de ſon Miniſtre, loua ſa droiture, & lui accorda tout ce qu'il lui demanda, pour Mr. de Baradec, dont il apprit, avec plaiſir, l'innocence.

Peu de jours après, le Miniſtre vient à Paris. Sans le prévenir, il ſe rend chez Dorval, l'étonne & le ſurprend, en lui apprenant qu'il faut aller, ſur le champ, à l'Abbaye de St. Antoine. Il lui laiſſe ignorer le motif de cette viſite, pour lui ménager le plaiſir de la ſurpriſe. Doligny, Mr. & Mad. Dorſan & leur fille, l'accompagnent, avec l'impatience de l'amitié. Ils eſperent, ils craignent tout de cette viſite. Mad. & Mlle de Baradec, demandées au parloir de l'Abbeſſe, ne ſçavent que penſer, d'y voir leurs Amis raſſemblés, & moins encore de ce que leur annonce la préſence du Miniſtre. Leur embarras, leur trouble augmentent, en l'entendant prier l'Abbeſſe d'aſſembler toute la Communauté; mais il ceſſe bientôt, & fait place au plaiſir, quand elles apprennent qu'elles ſont libres. „J'ai fait “faire au Roi, dit le Miniſtre, à Madame de Baradec, “une injuſtice cruelle. En “vous faiſant arrêter par mon “conſeil, il a troublé votre “repos, & peut-être donné “lien à des ſoupçons offenſans pour votre gloire. C'eſt “pour effacer l'impreſſion, “qu'ils ont pu faire, qu'il a “voulu que je vous vinſſe “faire publiquement l'aveu “de mon erreur.“.

Ayant ceſſé de parler, on ouvrit, par ſes ordres, les portes du Couvent. Mad. de Baradec, ſa fille & Doligny monterent dans le Caroſſe du Miniſtre. N'oſant le queſtionner, ils ignorent l'endroit où il va les conduire.. Le Cocher avoit reçu l'ordre. Quand il fut vis-à-vis de la Baſtille, au lieu de continuer ſa route, pour ſe rendre chez Dorval, il entra dans la Cour du Château. A l'aſpect de ce lieu redoutable, Mad. & Mlle de Baradec ſe troublerent. L'objet, le plus cher à leur tendreſſe, y gémiſſoit dans les chaînes de la captivité. „Verrai-je mon mari, verrai-je “mon père? s'écrierent-elles. “Nous rejoignez-vous à lui? “le rendez-vous à notre “amour“? Leurs larmes mouilloient les mains de leur Libérateur; leurs regards exprimoient, à la fois, leur crainte, leur eſpérance & leur deſir.

Cependant, le Caroſſe s'arrête: on deſcend chez le Gouverneur, & le premier objet, qui ſe préſente à leur vue, eſt l'objet chéri de leur cœur. Ne conſultant que le ſien, ce tendre époux ſe précipite dans les bras de ſa femme, la quitte, avec une vivacité au-deſſus de ſon âge, pour aller recevoir les careſſes d'une fille, qu'il adore; il s'arrache aux ſentimens de la nature, pour revenir, enſuite, ſatisfaire ceux de l'amitié.

Il eſt des ſituations, qui ne peuvent ſe rendre; tout le feu du génie ne ſçait que les eſquiſſer. Leur peinture ne rend que bien foiblement ces émotions, d'un cœur vivement affecté. Un Vieillard, de ſoixante & dix ans, dans les chaînes de la captivité, qui ſe trouve dans les bras d'une épouſe qu'il adore, & d'une fille qu'il chérit. Cette épouſe, cette fille, au comble du bonheur, toutes entières au plaiſir qu'elles goûtent. Des Amis, ſpectateurs tendres, qui partagent leur félicité; & celui qui en eſt l'auteur, qui ſe pardonne, avec peine, le mal qu'il leur a fait: c'eſt le tableau de la nature; c'eſt la ſcène du ſentiment. Une autre lui ſuccéda, non moins touchante, mais plus effrayante, pour des âmes auſſi ſenſibles. Mr. de Baradec ne put ſupporter ces mouvemens impétueux, de joie & de plaiſir; ſes forces l'abandonnerent. Evanoui dans les bras chéris, qui le ſerrent, il jette la crainte, & l'épouvante dans tous les cœurs. Rendu, par leurs ſoins empreſſés à la vie, Mr. de Baradec eſt contraint, malgré lui, de réprimer les mouvemens qui l'agitent, pour écouter le Miniſtre, qui lui adreſſe la parole.

„Si j'ai été injuſte à votre “égard; ſi je vous ai fait injure, lui dit-il, l'aveu, “que je vous en fais, doit “vous engager à me le pardonner. Le Roi, inſtruit de “votre innocence, pour vous “faire oublier les maux que “je vous ai faits, par trop de “zèle pour ſon ſervice, vous “élève au grade de Maréchal “de Camp, & vous donne “une Penſion de vingt mille “livres, réverſible à votre “femme. Votre fille a été auſſi la victime de mes préventions; Sa Majeſté veut la “marier: Elle la dote de “200000 liv. Elle lui a choiſi un époux, qui eſt digne “d'elle, ajouta-t-il, en ſouriant, & qui la rendra heureuſe. C'eſt Doligny, pour “qui je vous la demande. Je “ne penſe pas que vous le refuſiez, encore moins que “Mlle de Baradec me déſavoué: mais, pour en être “plus aſſuré, j'ai décoré Doligny, d'une Charge conſidérable; j'en ai traité pour “lui, j'en ai obtenu l'agrément du Roi: en voilà, “ajouta-t-il, le contrat d'acquiſition & les proviſions “que je lui remets. Rien ne “nous arrête plus ici: allons “tous chez Dorval, goûter “le plaiſir d'être heureux“.

C'eſt ainſi, qu'une âme généreuſe fait le bien, & fuit les expreſſions de la reconnoiſſance.

Le ſupplice des méchans, c'eſt la félicité des hommes vertueux. D'Armenville, qui ignoroit tout ce qui venoit de ſe paſſer, arrive chez Dorval. Il y voit Mad. & Mlle de Baradec, qu'il croyoit encoré dans la captivité; on lui préſente Mr. de Baradec, qu'il imaginoit dans les chaînes. Doligny l'embraſſe, & lui apprend ſon bonheur. Le Miniſtre redouble, alors, ſes careſſes & ſes attentions pour tous ceux qui l'environnent; il prend même le ſoin de détailler tout ce qui vient de ſe paſſer. Il parle des mariages des deux frères, dit qu'il veut en être le témoin, & demande qu'on en fixe le jour, ſe dit leur ami, s'en fait gloire, & ſe fâche, très-ſérieuſement, du nom de Protecteur, que Doligny laiſſe échapper. D'Armenville, cependant, maître de ſon âme, étouffe les murmures de ſon cœur: il voile ſa rage & ſon déſeſpoir, par toutes les apparences de la joie & de la ſatisfaction. Ses diſcours, ſes actions, tout paroît dire qu'il eſt heureux; ſes phrâſes ſont celles de l'amitié contente & ſatisfaite; ſes regards, même, ſont ceux du plaiſir. Il trompe tout le monde, excepté celui qui, ſeul, pouvoit ſoupçonner ſa ſincérité. Plus ſes démonſtrations ſont vives, plus il fait paroître de joie, plus, auſſi, les ſoupçons du Miniſtre acquierent de force. Il croit voir, dans toutes les actions de d'Armenville, une contrainte, qui décèle leur fauſſeté; il trouve, dans ſes diſcours, une affectation que n'a pas la vérité. Ses geſtes, ſon maintien, ſes regards lui paroiſſent ceux de l'embarras & de la crainte. Il croit appercevoir, dans les traits déguiſés de ſon viſage, les mouvemens intérieurs de la rage & de la jalouſie, qui agitent ſon cœur, & le trouble, qui le tourmente & l'épouvante. Ne voulant pas, cependant, laiſſer connoître ſes ſoupçons, il renferme, en lui-même, toutes ſes obſervations. Bien réſolu d'approfondir s'il mérite, ou non, qu'il le faſſe repentir des maux qu'il lui a fait faire.

Dans cette intention, il va chez le Lieutenant de Police, & le charge de s'informer, avec la dernière exactitude, de tout ce qui regarde d'Armenville, de ſes mœurs, de ſa conduite & de ſes liaiſons.

Les ſoins, qu'on prit, pour cela, ne furent pas infructueux. On fut bientôt informé de tout ce qui regardoit la fortune & les mœurs de d'Armenville; toutes ſes dé marches furent ſi bien éclairées, qu'aucune ne fut ignorée. Ses diſcours, ſes actions, même les plus ſecrettes, tout fut connu; ſa liaiſon, avec Henriette, n'échappa même pas. Un domeſtique, ſon confident, la dévoila. Le Miniſtre, inſtruit de cette dernière particularité, fit venir, devant lui, cette fille. Il lui parla, d'abord, avec douceur, l'intimida enſuite, & lui fit avouer la ſouſtraction des lettres, & l'enlèvement de SaintPierre.

Cette découverte lui fit connoître combien ſes ſoupçons étoient juſtes: il apperçut toute la noirceur de la trame que d'Armenville avoit ourdi. Mais attendu que cet homme odieux étoit revêtu d'une charge conſidérable, qui exigeoit des ménagemens; il crut qu'avant d'agir, contre lui, juridiquement, il falloit avoir, en main, de quoi convaincre la Juſtice qu'il méritoit d'être châtié rigoureuſement. La Henriette fut cependant enlevée ſecrettement, & miſe dans un Couvent, & le Secrétaire, ſon Amant, enfermé à Bicêtre, ſans que perſonne pût deviner ce que l'un & l'autre étoient devenus. On répandit même le bruit qu'ils étoient tous deux paſſés, furtivement, dans les Pays Etrangers.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient, le bonheur, la paix & la tranquillité régnoient chez Dorval; on y goûtoit, ſans trouble, tous les plaiſirs innocens de l'eſprit & du cœur. L'Amour & l'amitié les rendoient plus piquans. La ſatiété & l'ennui n'en émouſſoient jamais ſa pointe. On en jouiſſoit toujours avec la même volupté. Se permettant, ſeulement, de varier leur amuſement, Dorval & ſes Amis quittoient quelquefois ceux de la Ville, pour aller à la campagne, jouir du ſpectacle, ſéduiſant, de la belle nature. Ses productions, le chant des oiſeaux, le murmure enchanteur des eaux, l'ombrage charmant & frais d'une forêt antique, les couleurs vives & variées de l'Aurore naiſſante, l'éclat d'un beau jour, la beauté plus touchante d'une belle nuit, les troupeaux bondiſſans dans la prairie, la gaieté de leur conducteur, leurs chanſons ruſtiques, leur danſe, animée par la joie; tout étoit autant de tableaux, qui les attachoient, touchoient leur cœur, affectoient leur âme, & animoient leur imagination. Un jour, que tout le monde s'étoit raſſemblé au bord d'une fontaine, pour y reſpirer l'air pur & frais d'une belle ſoirée, Dorval, s'adreſſant à Mr. de Baradec, le pria de vouloir bien tenir la parole qu'il lui avoit donnée, pluſieurs fois, de lui apprendre ce qui lui étoit arrivé Mr. de Baradec ne ſe fit pas preſſer: il commença ainſi, l'Hiſtoire de ſa vie.

Fin de la Troiſième Partie.

DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE.
QUATRIEME PARTIE.

Hiſtoire de Mr. de Baradec.

JE deſcends de ces anciens Bretons, qui, fatigués de la tyrannie de leur Prince, quitterent leur Iſle, & vinrent, l'an 450, habiter cette partie de la France, qui prit, alors, le nom de Bretagne, au lieu de celui d'Armorique, qu'elle portoit auparavant. Mes Ancétres ont toujours tenu un rang diſtingué, parmi la Nobleſſe de cette Province; leurs poſſeſſions étoient conſidérables. Braves Guerriers, bons Citoyens, on les eſtimoit autant qu'on les aimoit. Mon GrandPère leur reſſemblai, il eut leurs vertus; mais il ne put conſerver leur fortune. Il eut des foibleſſes, & devint pauvre; on put le plaindre, mais non pas le blâmer. Il ne laiſſa à mon Père, qu'une grande Naiſſance & une très-petite fortune, pour en ſoutenir l'éclat. Il entra au Service, fit quelques actions brillantes, qui le firent connoître du Miniſtre: il l'en récompenſa; une Penſion conſidérable lui fut accordée. Des honneurs, des diſtinctions lui furent offerts, alors, avec la faveur d'un homme puiſſant & fort en crédit, s'il vouloit épouſer la fille d'un de ſes Protégés, qui, fort complaiſant, & fort peu délicat, avoit, pour obliger ſon Protecteur, pris, ſur ſon compte, la mère & la fille, en avoit eu, pour dot, une place conſidérable, beaucoup de honte, & le mépris public.

Le refus, que mon Père fit, de former cette alliance aviliſſante, lui attira la haine de celui qui la lui avoit propoſée: elle devint outrée, quand il apprit, qu'au mépris de ſes deſirs, mon Père avoit épouſé la fille d'un pauvre Gentilhomme, ſon voiſin; que cette fille étoit belle & vertueuſe, que mon Père l'adoroit, qu'il en étoit aimé, & qu'ils étoient heureux. N'avoir pas demandé l'agrément du Miniſtre, avant que de former ces nœuds, fut le prétexte qu'on ſaiſit, pour punir mon Père. Une lettre de réprimande, fort dure, fort haute, annonça l'orage. Mon Père ne fut ni moins fier, ni moins haut. Sa réponſe fut auſſi peu politique, que peu ſoumiſe. Trois mois de priſon, le retranchement de ſa Penſion, la privation de ſon Emploi, l'en punirent. Tout le monde en murmura; nos ennemis même en furent indignés; & comme il étoit eſtimé généralement, ils lui offrirent des ſervices, des honneurs & une fortune. Mon Père refuſa tout: il n'étoit pas dans ſes principes, qu'un François, ſous quelques prétextes que ce fûſſent, pût jamais porter les armes centre ſon Prince & ſa Patrie.

Confiné dans ſa Terre de Baradec, il s'occupa, tout entier, du ſoin de la faire valoir, & de celui de faire le bonheur de tous ſes Vaſſaux. Il les traitoit en père: ils ſe regardoient, tous, comme ſes enfans. La paix, la tranquillité régnoient parmi-eux. Le même eſprit les aimoit, le même ſentiment les conduiſoit; tous travailloient, avec ardeur, pour un Maître généreux & bienfaiſant, qui partageoit, ſans hauteur, leurs plaiſirs, qui s'aſſéyoit, ſans répugnance, à leur table, qui les admettoit, avec bonté, à la ſienne; qui prenoit ſoin de faire inſtruire, dans ſon Château, leurs enfans; qui faiſoit ſoigner leurs malades, qui défendoit, lui-même, leurs biens, contre les entrepriſes de ceux qui vouloient s'en emparer. Ma Mère, guidée par le même eſprit, agiſſoit comme ſon mari. L'un & l'autre avoient rappellé, à Baradec, le ſiècle d'or: ils y jouiſſoient, dans la médiocrité, du vrai bonheur de cet âge heureux, ſi peu connu des hommes.

Cette félicité dura peu. Ma Mère, pour ſauver la vie, au gage de ſon amour, qu'elle portoit dans ſon ſein, voulut ſacrifier la ſienne; elle ſouffrit, avec conſtance, une opération cruelle, qui me donna le jour, & la mit au tombeau. Ce coup affreux, déchira le tendre cœur de mon Père, mais n'abattit point ſon âme: elle s'éleva au-deſſus de ſa douleur. Quoique la cauſe de ſon malheur, il n'eut pas l'injuſtice de m'en rendre reſponſable. Je lui coûtois trop, pour ne pas lui être cher Sa tendreſſe donnant plus de force à ſon courage, il ſurmonta ſa douleur. A peine apperçut-il, en moi, les premières traces de la raiſon, qu'il ſe conſacra, tout entier, au ſoin de la développer. Culture de l'eſprit, exercice du corps, talens agréables, tout me fut donné par ce tendre Père. Son activité, ſes attentions, ſa complaiſance me fit, en peu de tems, poſſéder tout ce qui rend un homme utile à la Société, & agréable à ſes ſemblables.

Mon Père, ſatisfait de mes progrès, voyant mon âme s'étendre, & mon cœur, tout entier, aux ſentimens de la probité, de l'humanité & de la religion, crut qu'il étoit tems de me faire entrer dans le monde. Son vernis me manquoit; le monde ſeul le donne. C'eſt par l'uſage qu'il peut s'acquérir. Mes paſſions commençoient à ſe développer. Il falloit y pourvoir; l'occupation arrête leur efferveſcence. C'eſt toujours l'oiſiveté qui les rend dangereuſes. Dans le déſœuvrement, elles nous entraînent toujours dans des écarts, qui, s'ils ne font pas la cauſe de notre ruine, nous cauſent quelquefois des maux cuiſans, qui troublent nos plus beaux jours.

Mon Père n'avoit jamais pris, avec moi, ce ton impoſant de l'autorité, qui anéantit la confiance, & fait deſirer l'indépendance. Il m'avoit toujours parlé le langage de l'amitié. Il me propoſa le choix d'un état, de façon à ne me donner ni la crainte de ſon autorité, ni le moindre ſoupçon de préférence. Je me déterminai pour la Profeſſion des Armes, & je vis, avec plaiſir, mon Père applaudir à mon choix.

La Guerre venoit de ſe rallumer. Le Colonel du Régiment de Champagne, notre Allié, deſiroit fort de m'avoir dans ſon Régiment. Il demanda, pour moi, une Lieutenance; elle me fut accordée. Le Régiment de Champagne étoit en garniſon à Douay; je m'y rendis. Quel fut mon étonnement, quand, le lendemain de mon arrivée, je vis entrer, dans ma chambre, mon Père, que j'avois laiſſé à Baradec! Mon Colonel étoit avec lui. L'habit uniforme de ſon Régiment, que mon Père portoit, me ſurprit; mais je le fus bien davantage, quand j'appris quelle en étoit la raiſon. „Je n'ai pas voulu, me “dit-il, en m'embraſſant, me “ſéparer de vous. J'ai demandé, au Roi, la permiſſion “de le ſervir, comme ſimple “Volontaire: nous combattrons ſes Ennemis ſous les “mêmes Drapeaux; je ſuis “dans la même Compagnie “que vous“. Quelle généroſité! ô Nature! ô Vertu! Ce ſont-là de vos traits!

Nous partîmes, quelques jours après, pour le Camp: j'y vis mon reſpectable Père, s'y aſſujettir à tous les devoirs les plus rigoureux du Service. Coucher dans ma tente, manger avec moi, furent les ſeuls relâchemens qu'il ſe permit. Non-ſeulement ſon exemple me donnoit une ardeur, une activité incroyable, mais il fit le même effet ſur tous mes Compagnons. Les ſoldats même en furent affectés. Tous l'aimoient, tous le reſpectoient. On ne l'appelloit que l'homme vertueux. La crainte d'avoir à rougir devant lui, bannit de notre Régiment la débauche & l'indiſcipline. Les ſoldats lui voyoient, avec peine, partager leurs travaux; ils s'y livroient avec plus d'ardeur, par le ſeul deſir de lui en adoucir le fardeau. Les ſoins qu'il prenoit de ceux, d'entr'eux, qui tomboient malades, les ſecours qu'il leur donnoit lui-même, lui avoit fait donner le nom de leur père. Leur amour rejailliſſoit juſques ſur moi: ils avoient tous des attentions, qui faiſoient bien voir que le cœur ſeul les conduiſoit.

Les Ennemis, cependant, fuyoient devant nous. Je ne vous ferai pas le détail de pluſieurs petites rencontres, où je me trouvai; ce ſeroit vous ennuyer du récit des évènemens que vous avez ſçu dans le tems: nous étions à la fin de Septembre; ils oſerent, pour la première fois, nous faire tête; ils-voulurent défendre un poſte qu'ils avoient fortifié. Notre Régiment, celui-de Navarre, ceux de Picardie & de Normandie, furent commandés, pour en faire l'attaque. Si elle fut vigoureuſe, la défenſe des Ennemis ne la fut pas moins. Nous y perdîmes beaucoup de monde; mais nous chaſſames nos Adverſaires. Nos cris de victoire ſe faiſoient à peine entendre, que j'entendis pluſieurs voix proférer, à la fois, ces mots lugubres: il eſt mort. Je me retourne; c'étoit mon Père, qui, ſoutenu par des ſoldats, avoit déja, ſur ſon viſage, la pâleur de la mort. Un coup, parti, au hazard, du côté des fuyards, lui avoit percé le ſein. Je m'approche, il me tend la main. „Je “meurs, mon fils; ſoyez toujours vertueux, me dit-il: “laiſſez-moi. Votre devoir “vous appelle.....“. Il ne put en dire davantage; ſes yeux ſe fermerent pour toujours. Ma douleur me rendit injuſte. Tout à mon déſeſpoir, la rage s'empara de mon cœur; je lui immolai, impitoyablement, quelques priſonniers, qui ſe rencontrerent ſur mon paſſage. Les ſoldats, auſſi affligés & auſſi animés que moi, ne marchoient plus, ils voloient à la pourſuite des Ennemis; tous ceux qu'ils purent atteindre, furent ſacrifiés à leur vengeance. Le tems a pu affoiblir ma douleur; mais il ne l'a pas détruite. Mon cœur eſt encore déchiré, au ſouvenir de ce cruel évènement.

La Campagne étant finie, nous fûmes envoyés, en garniſon, à ***. Livré au déſœuvrement, ſans guide & ſans modèle, je me livrai au plaiſir. Mes paſſions prirent de l'empire ſur ma raiſon. Je donnai dans des écarts. Le ſouvenir de mon Père m'en fit relever; je ſentis le remord, & je ceſſai d'être libertin; j'étois foible, mais je n'étois pas vicieux.

J'obtins, cet Hiver, une Compagnie; mais je n'en jouis pas long-tems: la paix s'étant faite preſqu'auſſi-tôt, un Bataillon de mon Régiment fut réformé, & je fus un des malheureux, que cette réforme priva de leur état. Ce nouveau chagrin envenima la plaie mal cicatriſée, que la mort malheureuſe de mon Père y avoit faite. Je devins ſombre & mélancolique. Je deſirai la ſolitude, & pour la trouver, je me retirai à ma Terre de Baradec: j'y trouvai d'abord du ſoulagement; les larmes que je voyois répandre à tous mes Payſans chaque fois qu'ils ſe rappeloient leur ancien Maître; le deuil qu'ils portoient, & que pluſieurs porterent toute leur vie; les lugubres cérémonies pieuſes, qu'ils renouvelloient tous les mois, tout cela ſembloit adoucir l'amertume qui me conſumoit. A [vingt]-cinq ans, tout projet de retraite, eſt une chimère. A cet âge, on s'y jette par caprice, on la quitte par beſoin. Il naît de nos paſſions, & c'eſt par elle que la nature met, dans nos cœurs, le goût de la Société. Sans croire m'y livrer, je m'y livrai tout entier. Je crus d'abord n'obéir qu'à la bienſéance, en me permettant les premières viſites que je fis à mes voiſins. Je me déshabituai bien-tôt d'être ſeul, & je les vis tous avec empreſſement.

Mr. Dorbalec étoit celui chez qui je me plaiſois davantage. Il étoit veuf, voyoit peu de monde, avoit des mœurs dures, un caractère peu complaiſant, beaucoup de préventions, n'aimoit que la chaſſe, & ne connoiſſoit d'autres plaiſirs, lorſqu'il ne pouvoit s'y livrer, que celui de la table. Mais il avoit une fille charmante, qui me rendoit ſon père fort aimable, & ſa maiſon très-agréable. J'aimai bientôt avec paſſion, mon hommage fut bien reçu; on le paya de retour. La certitude de l'aveu qu'on m'en fit, me donna de la hardieſſe. Ayant le cœur, je demandai la main à celui qui, ſeul, pouvoit en diſpoſer. Mr. Dorbalec avoit un fils; il le vouloit marier richement; enſévelir ſa fille dans un Cloître, pouvoit lui en fournir les moyens; mais il falloit payer une dot: il auroit été plus agréable, pour Mr. Dorbalec, de remplir ſes projets ambitieux & inhumains, ſans intéreſſer ſon coffre-fort. L'offre, que je lui fis, d'épouſer ſa fille, lui en offroit l'occaſion: elle fut bien reçue; je ne demandois point de dot; tout fut bien-tôt arrêté, & pour me rendre heureux, il ne falloit que le retour du frère de ma Maîtreſſe. Il étoit à Paris; on lui manda de revenir promptement: il obéit avec peine, & arriva avec humeur. Ce jeune homme, l'idole de ſes parens, apporta, avec lui, tous les ridicules des petits eſprits: une âme plus fière que haute, un cœur flétri par la débauche, toute la préſomption des demi-connoiſſances, & tout l'orgueil des petits talens; parlant de tout, décidant de tout. Je lui cédai, d'abord, par politeſſe, la ſupériorité, qu'il vouloit s'arroger; je hazardai de la lui diſputer, enſuite, moins par vanité, que par impatience. Cette audace l'irrita; il ſe permit des bruſqueries, quelquefois même des colères, que je rendois toujours ſans effet, par le ſecours de la plaiſanterie. Un jour, & ce jour précédoit celui où je devois devenir ſon beau-frère, il voulut fixer les rangs de nos tragiques. Je ne ſuis pas de ſon opinion: il la ſoutient; tous les auditeurs ſont pour moi. Il redouble ſes déraiſonnemens; je lui oppoſe le badinage; il s'enflamme, s'emporte, ſe met en colère; je crois le modérer, par la douceur, & ne fais que l'irriter. Il étoit tard, je lui cédai le champ de bataille, & je me retirai.

Mes chevaux m'attendoient au bout d'une avenue, qui n'étoit qu'à une portée de fuſil du Château de Mr. Dorbalec. J'allois les rejoindre, lorſque, entendant quelqu'un marcher derrière moi, je crois appercevoir un homme, l'épée à la main. Je me retourne, je me mets en défenſe. Quelques mots échappés à celui que je prends pour un aſſaſſin, me le font reconnoître. Je ne ſonge plus qu'à parer les coups qu'il veut me porter, & j'évite, avec ſoin, de l'attaquer. Ma réſolution, loin de le faire rentrer en lui-même, le rend plus furieux. Ne pouvant me porter aucun coup, il ſe livre à toute ſa rage: il s'élance, ſur moi, avec ſi peu de meſure, que ſi je ne me fuſſe pas retiré de côté, il alloit s'enferrer lui-même. L'effort qu'il fait, une pierre qu'il rencontre, le fait trebucher; il tombe, & ſon épée lui échappe des mains. Je vole à lui, je l'aide à ſe relever; je lui rends ſon fer, que j'avois ramaſſé. Je veux lui parler, & pour toute réponſe, je reçois, dans la manche de mon habit, une botte, qui la perce, ſans me bleſſer. Je l'avouerai, j'oubliai, alors; que mon ennemi étoit le frère de celle que j'adorois. L'indignation s'empara de moi, la colère m'emporta, je ceſſai des ménagemens que ma propre ſureté condamnoit. Dès la première botte que je lui portai, je l'étendis ſans vie. Le bruit de notre combat s'étoit entendu au Château; je n'eus que le tems de monter à cheval: les flambeaux, que je voyois de loin, m'annonçoient ma perte, ſi je reſtois plus long-tems. Arrivé chez moi, je pris tout l'argent que j'avois, je remontai à cheval, &, prenant enſuite la Poſte je me retirai à Bruxelles.

Je ſentis, alors, tout l'horrible de ma poſition. Eloigné, ſéparé de l'objet de ma tendreſſe, l'eſpérance même ſe refuſoit à l'adouciſſement de mes maux. Je voyois ſon père, armé du glaive de la vengeance, pourſuivre mes jours, flétrir ma réputation, détruire ma fortune, &, ce qui étoit, pour moi, plus affreux encore, ôter à ſa malheureuſe fille, juſqu'à la conſolation de ſe plaindre. Les nouvelles, que je reçus, ne m'apprirent que trop combien mes craintes étoient bien fondées. Monſieur Dorbalec, pour venger la mort de ſon fils, implora le ſecours des loix; il m'accuſa, à leur tribunal, du crime affreux d'aſſaſſinat. Injuſte, dans ſa douleur, ou peut-être mal inſtruit, il me prêtoit des motifs bas des projets odieux, dont il faiſoit la bâſe de ſon accuſation. Devenu cruel, même à l'égard de ſa propre fille, il lui fit un crime des larmes qu'elle verſoit. Il voulut, que pour en légitimer le motif, elle donnât ſa main à un homme qu'elle haïſſoit, & auquel elle m'avoit préféré.

Dans le déſeſpoir, où me jetta ce dernier coup, je devins furieux; je formai l'affreux deſir de voir ma Maîtreſſe ſe précipiter dans le tombeau. J'appris même, avec une eſpèce de plaiſir, trois mois après, que ce vœu cruel étoit exaucé, & que Mlle Dorbalec, ſuccombant à ſa douleur, avoit ceſſé de vivre; que, dans ſes derniers momens, elle avoit demandé à ſon père, qu'il me pardonnât, & qu'il ceſſât de pourſuivre une vengeance injuſte, que je n'avois pas méritée.

Mr. Dorbalec, accablé de douleur, vaincu par les l'armes de ſa fille, déchiré, peut-être, par les remords qui ſuivent preſque toujours les grandes colères, regretta les coups qu'il m'avoit portés; il abandonna le projet de ma ruine, il donna, authentiquement, ſon déſiſtement à la Juſtice, qui me déclara innocent, & je revins dans ma Patrie.

Retiré ſeul, à Baradec, je m'y livrai, ſans contrainte, à toute ma douleur. Je m'y croyois moins malheureux, que dans le tourbillon du monde, & je l'étois davantage. La ſolitude nourrit le chagrin, & lui donne plus de force: l'âme, alors, ſans, reſſort, laiſſé l'eſprit ſans objet; on ſe livre au découragement, l'ennui mine le corps, & refroidit l'imagination, la ſeule des facultés de l'homme, qui puiſſe le ſoutenir contre les grandes douleurs. Un de mes amis, nommé le Chevalier Frécour, inſtruit de mon état, réſolut de m'en faire ſortir. Il vint me trouver; ſa préſence ne fut d'abord, pour moi, qu'une foible diſtraction, dont je ne m'apperçus même pas. inſenſiblement elle devint plus grande; je penſai moins à mes peines, & me livrai davantage à la diſſipation. Le plaiſir de la chaſſe, celui de la promenade m'affecterent. La converſation m'amuſa, & la lecture m'occupa. Frécour propoſa, alors, un voyage de Paris; je m'y refuſai, d'abord, & finis par le deſirer.

Tout ce que je vis, en arrivant dans cette grande Ville, me ſurprit & m'étonna. Je me crus dans un monde nouveau. La ſolitude de la Campagne, cette tranquillité, dont on y jouit, comparée au tumulte, qui m'entouroit, au bruit que j'entendois; la pauvreté des lieux que je quittois, & par où j'avois paſſé, miſe en parallèle avec le faſte, le brillant des maiſons, des équipages, des habits des Pariſiens. Leur air gai, vif & content, avec la triſteſſe, l'ennui & la taciturnité qui regne dans les Provinces. Tout cela aggrandiſſoit mes idées. Je me croyois dans le pays du bonheur, de la joie & du plaiſir. Le deſir de partager la félicité, dont jouiſſoient ceux qui l'habitoient, fit perdre, à mon cœur, toute la ſenſibilité de la douleur. Qui peut croire au bonheur, n'eſt pas éloigné d'en jouir.

Les promenades publiques, & les ſpectacles eurent, d'abord, tous mes momens. L'Opéra me parut un ſpectacle bizarre, mais charmant, qui rebutoit ma raiſon, mais affectoit mon cœur, ennuyoit mon eſprit, mais émouvoit mes ſens. La ComédieFrançaiſe, ce ſpectacle des grands crimes & des grandes paſſions, des ridicules & des défauts, plus noble que ne l'étoit celui des anciens, moins ſimple, mais plus touchant qu'à Rome & à Athènes, plus ſage & auſſi ſublime qu'à Londres; ce ſpectacle mettoit, dans mon cœur, tous les ſentimens de vertu & de courage des Romains & des Grecs. La ComédieItalienne m'amuſoit auſſi; quelquefois elle m'inſpiroit de la gaieté; mais jamais ne me faiſoit goûter le plaiſir délicieux du cœur. Des ſujets frivoles & peu intéreſſans, des ſcènes agréables, mais peu touchantes; ue peinture naïve de quelques ſenſations, des tableaux frais & brillans des petites paſſion; beaucoup d'ariettes, aiſées à retenir, plus aiſées à chanter; une muſique bruiante, qui n'exprime rien; des ballets très-nombreux, qui ne peignent rien: tout cela m'amuſoit; &, auſſi ridicule que les autres, j'eus le mauvais goût de donner la préférence à ce ſpectacle.

Pour une Nation auſſi frivole que la nôtre, qui ne veut qu'effleurer le plaiſir, la ComédieItalienne, métamorphoſée en Opéra-Comique, a dû avoir le ſuccès qu'elle a. Je crains qu ée goût, qui ſe fortifie tous les jours, ne nous faſſe, à la fin, entièrement méconnoître les traits forts ſublimes & touchans de Caſtor, d'Hypolite & de Pigmalion. Il viendra un tems, où on abandonnera Corneille, Racine & Crébillon. On élevera, peut-être, un Temple ſuperbe, à ce compoſé informe de la Comédie & de l'Opéra, & qui n'eſt en effet ni l'un ni l'autre.

Il eſt, vous le ſçavez, dans Paris, une eſpèce d'être, qui s'arroge le faſtueux nom de la Bonne-Compagnie Ce Corps ſe diviſe en pluſieurs bandes, qui, toutes, ont un ton, des manières, n jargon, qui leur ſont propres. La BonneCompagnie du Faux-bourg St. Germain, ne reſſemble pas à celle du Mamis. Ce qui y fait admettre dans le quartier de la Finance, en fait exclure dans celui de la Robe. Excepté les Gens de Condition, qui ſe piquent de ne jamais imiter perſonne, tous les autres états ſont les ſinges les uns des autre. La Bourgeoiſie a auſſi ſa BonneCompagnie: c'eſt la plus ridicule; parce qu'ayant toutes les prétentions des autres, les voyant toutes de loin, elle prend, avec avidité, de chacune d'elles, ce qu'elle croit le plus propre à lui donner cette conſidération qu'elle leur voit, qu'elle envie, & qu'elle ne peut avoir.

Conduit, par Frécour, dans ces Sociétés brillantes, j'y vis du plaiſir ſans bonheur, de la joie ſans gaieté, de la médiſance ſans méchanceté. J'entendis des diſcours ſans ſujets, des converſations ſans ſuite, beaucoup d'expreſſions de ſentimens, & je n'apperçus pas le moindre mouvement du cœur. De jolies femmes philoſophoient, parloient morale, analyſoient les vertus, louoient l'honnêteté, ſur-tout la décence, & ne tenoient ni aux uns ni aux autres. Leur viſage déguiſé par l'art, leurs grâces, manièrées par la préetntion, ne me plûrent pas plus que le jargon emprunté de leur eſprit. Aucune d'elles ne prenoit la peine de penſer d'après elle-même: elles avoient la mémoire excellent; ce qu'elles apprenoient le matin, des beaux eſprits qu'elles admettoient à leur toilette, elles le débitoient le ſoir avec ſuffiſance.

Leurs Admirateurs & leurs Complaiſans étoient des Magiſtrats, qui avoient l'air cavalier du Militaire; des Abbés, qui tenoient des propos galans; des hommes de Cour, qui parloient de Philoſophie, d'ouvrage d'eſprit, qu'ils n'entendoient pas, & de Religion, qu'ils ne croyoient pas. Les Militaires gardoient leur ton; il étoit hardi, décidé, &, ſur-tout, fort aiſé: plaiſoient beaucoup aux femmes, parce qu'ils leur ſauvoient l'ennui des préliminaires.

De tout ce que je voyois, il me fut aiſé de juger que, pour plaire dans le monde, à Paris, il faut avoir, pour ſoi, les femmes; que qui ne ſçait pas leur plaire, accumule, fur ſoi, tous les ridicules; que les ridicules ne ſe pardonnent jamais, & ſe ſupportent encore moins; que qui eſt vicieux, peut encore prétendre à la conſidération de la Société du grand monde. Ce ſont les femmes qui la gouvernent, qui la dirigent: c'eſt leur ſuffrage qui y fait réputations. Elles s'acquiérent par des étourderies, les talens médiocres de dire de joli riens; par celui de faire de petits vers, de réciter quelques épigrammes bien mordantes, de chanter quelques airs nouveaux, de médire, avec effronterie, des femmes des autres Sociétés; joindre, à ces talens, la légéreté dans les diſcours les plus ſérieux; n'approfondir rien, & effleurer tout; ſçavoir étaler, dans un long flux de paroles, la morale la moins rigide; quinteſſencier les ſentimens du cœur; diſcuter le mérite d'une jolie Brochure, d'un Opéra ou d'un Sermont juger, en ſouverain, des talens du Prédicateur & de la Comédienne; critiquer ou approuver, ſuivant le goût de ſes auditeurs. Voilà ce qui rend un jeune homme, qui débute dans le monde, charmant & adorable.

J'eus bien-tôt ce vernis; il ſe prend tout auſſi facilement a qu'il ſe donne. Je voulus plaire, & je fus bien-tôt affiché dans toutes les Sociétés pour un prodige d'eſprit, d'agréaient & de gentilleſſe. Ce qui contribua le plus à ma célébrité, fut l'art de ridiculiſer vertus, talens, naiſſance; rien ne me ſauvoit de mes traits. Tout le monde voulut m'avoir pour ami. On me recherchoit avec empreſſement; on s'honoroit de mes viſites; on ſe vantoit de ma familiarité. Huit jours à l'avance, un ſouper, où je devois me trouver, étoit annoncé; on s'en glorifioit encore huit jours après.

La ſouveraine félicité, le triomphe le plus parfait, pour une jolie femme, étoit de me poſſéder à ſa toilette. Le myſtère qu'on obſervoit, pour m'introduire; les indiſcrétions adroites qu'on ſe permettoit; les confidences qu'on faiſoit, étoient autant de moyens employés par l'amour propre, pour donner plus de valeur à ces rendez-vous très-indifférens. L'amie en prenoit de la jalouſie; l'Amant en titre, en murmuroit, & c'étoit tout ce qu'on vouloit; il y eut même quelques femmes, qui crurent que leur cœur leur parloit pour moi: l'engouëment, enfin, étoit tel, que ſi j'avois été plus ambitieux, j'aurois pu obtenir la main de quel-que veuve riche, qui auroit fait ma fortune. Je me rappelle qu'il y eut même quelques Financiers, qui, auſſi entêtés de la manie du bon ton, que de leurs richeſſes, me firent propoſer de partager avec moi leur fortune, ſi je voulois entrer dans leur alliance. Moins enyvré de mes ſuccès, que des plaiſirs tumultueux qu'ils me procuroient, j'aurois profité de ces offres. Un Mariage riche, convenoit à la ſituation de ma fortune; mais la raiſon ne pouvoit plus ſe faire entendre; j'avois même preſque perdu le ſouvenir de Mlle Dorbalec. Si ſa perte me touchoit encore dans quelques momens, emporté par le tourbillon, la ſenſation douloureuſe, que mon cœur éprouvoit, cédoit rapidement à ceux du plaiſir; les préceptes du Père, ſes exemples, conſeils, tout s'éloignoit, avoit vis-à-vis les attraits [...] volupté, & de l'encens qui m'enyvroit.

Frécour, cependant, depuis mon triomphe, n'avoit plus, dans le cercle brillant où nous vivions, que la ſeconde place. Il avoit toujours, avant mon apparition, occupé la première. Cette infériorité mortifioit ſon amour propre, offenſoit ſon orgueil. Il voulut en punir les auteurs de cette préférence. Il crut ne pouvoir le faire d'une façon plus ſenſible, qu'en me raviſſant à leurs plaiſirs. La route qu'il prit; pour y réuſſir, étoit sûre; elle le conduiſit à ſon but. Il échauffa mon imagination, il émut mes ſens. Pour chaſſer de mon cœur le ſentiment de l'amour propre, qui y régnoit, il y mit celui de l'Amour, non ce ſentiment qui naît du rapport des caractères, qui ſe nourrit de l'eſpérance du plaiſir, & que le plaiſir ne tue pas; dont la vertu ne rougit jamais; que la raiſon avoue, & qui ne craint ni l'ennui de la ſatiété, ni les tourmens de la jalouſie; mais ces deſirs fougueux, qu'allume l'imagination, qui s'éteignent par la volupté, même preſque en naiſſant, & qui ne laiſſent, après eux, que le dégoût du bonheur qu'ils ont-procuré.

Frécour connoiſſoit une de ces femmes hardies, qui mettent ſur le compte du beſoin, le trafique honteux qu'elles font de leur charme; qui, lorſque la débauche les a fanées, ont pour reſſource, contre la misère, les appas naiſſans de leur fille. Cette femme ſe nommoit Madame Maret. Son inconduite l'avoit réduite à la triſte néceſſité de travailler pour vivre. Sa pareſſe, ſon goût pour le plaiſir, la foibleſſe de ſon mari, lui fit préférer, à ce parti courageux, celui du libertinage. La débauche, à laquelle elle ſe livra, ſans retenue, flétrit, de bonne heure, le peu d'retraits qu'elle avoit reçu de la Nature. Elle avoit une fille, elle n'étoit point belle; mais elle n'avoit que quinze ans, elle étoit jolie. Sophie, élevée par ſa mère, ſçavoit déja tout le manège de l'éducation. Sans connoître le ſentiment, elle en avoit le jeu, & conſommée dans ſon-art, elle donnoit des deſirs, qu'elle enflammoit par degré, & ſuivant que ſon intérêt le demandoit. Frécour, leur ami, me mena chez elles, il me les donna pour des infortunées, qui ne méritoient pas leur ſort. Elles jouerent ſupérieurement leur rôle; dans la première viſite que je leur fis, la mère pleura, Sophie baiſſa les yeux, les fit jouer avec art, rougit de rencontrer les miens, & feignit de les craindre. Enfin, au bout de quelques jours de connoiſſance, elle me fit croire que je l'aimois & que j'en étois aimé. Des ſecours offerts & refuſés, de petits préſens rebutés, me le perſuaderent ſi bien, que je crus mon bonheur attaché à la poſſeſſion de ſon cœur. Un tête-à-tête fut ménagé, à mon inſçu, par la mère & par Frécour. Sophie parut s'en allarmer, ſe fâcha de mes entrepriſes, ſuccomba par Amour, & pleura, enſuite, de regret. Ce premier pas franchi, on reçut mes préſens; la mère accepta mes bienfaits. Sophie fut à moi, ſans contrainte, & je me crus heureux. Je ne voyois que Sophie, je ne vivois que pour Sophie; tout le reſte de l'Univers m'étoit indifférent. Les femmes du bon ton en murmuroient; les hommes en rioient. On me ridiculiſa; on finit par m'oublier, & par trouver mille fois plus aimable que moi, celui qui me ſuccéda dans le rôle brillant d'homme à la mode. La facilité de jouir, attiédit le deſir. C'eſt au feu, ſeul, de l'imagination, que le flambeau des paſſions s'allume. L'habitude du plaiſir l'éteint. Il y avoit à peine trois mois que j'étois enſéveli chez Sophie, l'ennui commença à me gagner; le dégoût le ſuivit. J'apperçus mon erreur. Je ne trouvai pas que mon cœur fut même effleuré; j'aurois voulu rompre mes chaînes, que la ſatiété. rendoit tous les jours plus peſantes. J'étois ſans expérience, & foible. Dans la jeuneſſe, on ſe fait un ſyſtême de morale; on a des principes à ſoi, qu'on ſe croit obligé d'obſerver. Fatigué de ma Maîtreſſe, il me paroiſſoit inhumain de l'abandonner. Je lui voulois des torts; pour me ſauver du reproche d'être inconſtant, je crus qu'elle en pouvoit avoir. Devenu ſoupçonneux, non par jalouſie, mais par intérêt, je la fis épier avec ſoin. Mes argus l'entouroient avec autant de zèle, que ſi mon cœur eut été vivement intéreſſé à la conſervation du lien.

Qui paie les faveurs de l'Amour, ne doit pas compter ſur le cœur de celle qui les lui accorde; l'intérêt rompt toujours les nœuds formés par le caprice. Sophie s'étoit donnée à moi, comme elle ſe ſeroit livrée à tout autre, qui m'auroit prévenu. Elle ne croyoit pas me devoir d'autre reconnoiſſance, que le ménagement de cacher, avec ſoin, les infidélités que l'avarice lui faiſoit faire. Un homme de Finance la vit, eut une fantaiſie pour elle, offrit de payer chèrement le plaiſir de la ſatisfaire. Il ne fut pas rebuté; le marché ſe conclut & ſe conſomma, pendant un petit voyage, que Frécour me fit faire à Saint-Germain.

Inſtruit de tout, par mes eſpions, j'allai chez Sophie; l'habitude du vice donne de l'audace & de la témérité. L'infidelle ne rougit même pas, en me voyant. Ses careſſes furent plus vives: elles m'auroient trompé, ſi mon cœur avoit été plus intéreſſé à l'être. Sophie reçut, ſans émotion, mes reproches, s'indigna de mon obſtination à la croire coupable; pleura enſuite de dépit, de me voir trop bien inſtruit, pour eſpérer de me détromper. La colère, ou plutôt la rage, prit la place de la douleur. Les injures les plus atroces me furent prodiguées; les reproches les plus vifs & les plus piquans, leur ſuccéderent, & je reçus l'ordre de ne jamais reparoître. Je l'avoue, ce dernier trait, auquel je ne m'attendois pas, m'étourdit. Mon amour propre piqué, penſa me rendre repentant. Un regard, une careſſe, toutes mes réſolutions s'évanouiſſoient; mais Sophie conſerva le ton de la hauteur & de l'impudence, & je me raffermis dans mon indifférence. Je la quittai, bien réſolu de ne jamais là revoir.

Telle eſt la force de l'habitude; elle ſe tourne preſque toujours en beſoin. Séparé de Sophie, je me trouvai dans un vuide affreux. Le déſœuvrement nous plonge dans la débauche, & nous rend ſes excès néceſſaires. La rupture d'une liaiſon criminelle, ſi elle n'eſt pas ſuivie d'une autre, qui la remplace, livre toujours néceſſairement notre âme à un ennui inſupportable. Frécour, pour me tirer de cet état de langueur, ne me ramena pas à la vertu; il ne connoiſſoit pas ſa puiſſance. Il m'entraîna dans une crapule plus vive, plus bruyante encore que celle dont je venois de m'arracher.

Toutes les Laïs de Paris, furent offertes à mes caprices. Dans ces ſoupers, appellés ſi fauſſement délicieux, le plaiſir, que je cherchois, ſembloit me fuir. J'y venois avec la vivacité du deſir, & j'en ſortois toujours avec l'empreſſement du dégoût; je formois la réſolution de ne plus y revenir, & mon imagination, réchauffée par la nouveauté, me reportoit, le lendemain, dans les bras, non de la joie & du plaiſir, mais de la triſteſſe & de l'ennui.

Arraché, malgré moi, par le dépériſſement de ma ſanté, à ce genre de vie, je devins la proie de ces hommes oiſifs, qui, ſans état, ſans fortune, encore plus, ſans principe, ſe font, ſur le bien des dupes qui les croient, un revenu sûr. Ils ſont d'abord leurs complaiſans, ſervent leur goût, flattent leurs paſſions, encenſent leurs défauts, obtiennent leur confiance, & finiſſent par avoir leur fortune. Le jeu eſt le grand reſſort de leur machine. Quelques ſuccès qu'ils accordent, font paſſer, dans l'âme de leurs victimes, l'avidité & l'avarice. Ils aſſurent, dans leur cœur, le goût du jeu, par l'eſpérance du gain. Quittant la ruſe, ils ſe ſervent, alors, de toutes leurs armes, & ne laiſſent, aux malheureux, qu'ils ont ſéduits, que le regret de l'avoir été. Frécour s'aſſocia d'abord à ma fortune, me quitta & devint mon adverſaire. Mon bonheur le ſuivit huit jours de ſuite; je ne connus que les revers. Il me reſtoit environ cinq cens louis; Frécour en fut bien-tôt le maître. Cinq cens autres furent propoſés, ſur une même carte, & je les perdis encore ſur ma parole. L'impatience me prit, l'humeur me gagna; je devins inconſidéré dans mes propos. Frécour y répondit, par des injures. Nos épées ſe meſurerent; la mienne fut plus heureuſe. Frécour reſta ſur le carreau. Je fus arrêté & conduit au Fort-l'Evêque.

Dans ce ſéjour d'horreur, je retrouvai ma raiſon. Je me rappellai mon Père; je le vis expirant pour ſa Patrie, victime de ſon amour pour ſon fils. J'eus horreur de moi-même; le déſeſpoir entra dans mon, cœur. L'amour de ma gloire retint mon bras, & me ſauva un nouveau crime. On informoit cependant; la Juſtice me croyoit criminel. J'inſtruiſis celui qui étoit chargé de mes affaires, à Baradec, de ma triſte avanture; je lui mandai de venir prendre ma défenſe. Huit jours après, il arrive, & je le vois entrer dans ma triſte demeure, ſuivi d'un vieillard, qui, ſe jettant dans mes bras, me ſerre dans les ſiens, innonde mon viſage de ſes larmes, m'appelle ſon fils, & tombe à mes pieds, évanoui. Dieu, quelle fut ma ſurpriſe, mon trouble & mon effroi! c'étoit Mr. Dorbalec. Revenu à lui, ſes yeux ſe tournent triſtement ſur moi; il me tend la main. „Me pardonnerez “vous, me dit-il, les maux “que je vous ai faits? O, “mon fils, que j'ai été injuſte! “J'ai porté la mort dans le “ſein de ma fille. Baradec, “mon fils, me pardonnerez-vous?..... Soyez mon “fils....... J'ai rompu vos “fers; vous êtes libre“. Je l'étois en effet: ma priſon s'ouvrit, mes chaînes tomberent; les Parties civiles étoient ſatisfaites. Mr. Dorbalec avoit acheté leur déſiſtement, & les Juges avoient ordonné mon élargiſſement.

Je devois trop à Mr. Dorbalec, pour ne pas oublier tous les maux qu'il m'avoit faits. Pleurer enſemble, au ſouvenir de ſa fille, étoit, pour nous, une conſolation, qui nous rendoit plus chers l'un à l'autre. J'avois, pour lui, le reſpect d'un fils; il avoit, pour moi, la tendreſſe d'un père: ſes avis, ſes conſeils, plus que tout cela, ſa préſence; me rendirent entièrement à la ſageſſe. La compagnie d'un homme vertueux, fans rudeſſe, ſoutient l'homme le plus foible.

Connoiſſant, par ma triſte expérience, le danger de l'oiſiveté, je propoſai, à Monſieur Dorbalec, de rentrer dans le Service. Il approuva ce deſſein, m'en loua, & fit agir tous ſes amis, pour m'en faciliter les moyens. J'obtins, à leurs ſollicitations, une Compagnie, dans le Régiment de Navarre. La Guerre étoit recommencée. Mes équipages, l'argent dont j'avois beſoin; pour faire la Campagne, tout fut prêt au moment de partir. Les ſoins de Mr. Dorbalec, m'ôterent juſqu'à la plus petite prévoyance.

Je ne vous détaillerai point ce que je fis, pendant les deux ou trois Campagnes qui précéderent le plus grand de mes malheurs. Je les paſſai dans l'abondance, & mes biens, cependant, ne s'altérerent point. Par les ordres de Mr. Dorbalec, mon Homme-d'Affaires me cachoit, avec ſoin, juſqu'à la généroſité de ce reſpectable Vieillard. C'étoit à ſa propre œconomie, au hazard de quelques heureux événemens, qu'il attribuoit toutes les ſommes qu'il me faiſoit paſſer. Ce ne fut qu'après la mort de Mr. Dorbalec, que je connus l'étendue de mes obligations. Elle arriva au moment qu'il s'y attendoit le moins. Une appopléxie le précipita dans le tombeau, ſans lui donner le tems d'exécuter le deſſein qu'il avoit formé de me donner tout ſon bien. Son héritier, avide & impitoyable, trouva, ſans ſes papiers, la note de tout l'argent qu'il avoit dépenſé pour moi. Il n'étoit pas en droit de m'en demander le payement: il n'avoit pas de titre; l'aveu de mon Homme-d'Affaires & ma probité lui en firent un, beaucoup plus ſûr que tems les écrits.. Je fis vendre des bois & quelque partie de terre. Je le payai, & me vis réduit, alors, au ſimple revenu de trois mille livres.

J'étois peu ſenſible au mauvais état de ma fortune; mais je ne pouvois ſupporter l'idée d'être pour toujours ſéparé de Mr Dorbalec:; il m'avoit forcé de lui donner, dans mon cœur, la place de mon propre père. Les âmes ſenſibles reçoivent, de la reconnoiſſance, les mêmes ſentimens que de la Nature; ceux de l'amitié vouloient vainement m'en tenir lieu. Je goûtois le plaiſir délicieux d'aimer & d'être aimé du Comte de St. Valery; mais je ne pouvois me conſoler de la perte que je venois de faire.

St. Valery plus jeune que moi, de quelques années, avoit toute la prudence d'un homme fait. Il étoit vertueux par principes, réuniſſoit, à l'eſprit le plus agréable & le plus cultivé, le caractére le plus aimable. Il aimoit le plaiſir, ſans en être eſclave; les devoirs de ſon état les lui faiſoient toujours oublier. On le citoit, dans le Régiment, pour un modèle en tout genre, & perſonne ne ſe plaignoit ni des louanges qu'on lui donnoit, ni de l'amitié qu'on lui accordoit.

L'union, qui étoit entre St. Valery & moi, étoit de nature à ne pouvoir jamais être rompue. L'Amour même ne put venir à bout de nous déſunir. Etant en Quartier d'Hiver à Gand, la fille d'un Bourgeois de cette Ville, jeune & jolie, captivait égalément nos cœurs. Nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre. Nous connûmes nos ſentimens pour la jeune fille, &, ſans nous le communiquer, nous prîmes, tous deux, la ferme réſolution de ne plus voir l'objet qui nous rendoit rivaux. La crainte de ſupplanter notre ami, éteignit, dans nos cœurs, les feux que l'Amour y avoit allumés.

Mais ce que l'Amour, malgré toute ſa puiſſance, n'avoit pas pu exécuter, une main cruelle l'exécuta: elle rompit, pour toujours, cette union charmante, qui faiſoit mon bonheur & celui de St. Valery. O ſouvenir affreux, qui me fait encore verſer des larmes! Je précipitai, dans le tombeau, cet Ami tendre, qui auroit donné ſa vie, pour prolonger la mienne!

St. Valery aimoit beaucoup la chaſſe. J'accepte la propoſition qu'il me fait, d'en prendre le plaiſir. Nous ſortons de la Ville enſemble; nous nous ſéparons dans la campagne. La battue s'établit; nos Traqueurs entourent une vaſte plaine. St. Valery ſe place derrière nè haie, qui le cache à ma vue. Un lièvre part; je le tire, le manque, & donne la mort à mon Ami. Au bruit que cet accident occaſionne, & dont j'ignore la cauſe, je vole vers l'endroit où tout le monde s'empreſſe de courir. Quel ſpectacle! mon Ami, pâle & défiguré, ſans mouvement & ſans vie. L'eſpérance me trompe; je crois que mes ſoins, les larmes dont je couvrois ſon viſage, les cris douloureux que je faiſois entendre, le rendroient à ma tendreſſe. J'en perds l'eſpoir, & la fureur s'emparant de mon âme, je demande le meurtrier. Tous ceux qui m'entourent, me le paroiſſent; tous ont à redouter mon déſeſpoir: on m'entoure, on me ſaiſit. Le laquais de S. Valery, ſeul, avoit vu partir le coup: Il nomme le véritable meurtrier, & je tombe ſans connoiſſance. Je fus plus d'un mois, dans une alternative continuelle de ſtupidité & de fureur. Je ne repris mes forces, ma raiſon & ma tranquillité, que quand mon devoir m'eut appellé à Boulogne. Je m'embarquai avec une partie de mon Régiment, pour l'expédition d'Ecoſſé. Vous en ſçavez les détails & les ſuites. Elle fut malheureuſe. Fait priſonnier, avec pluſieurs autres Officiers, je fus envoyé, ſur ma parole, à Cheſter, capitale de la Province de Cheshire. Un Irlandois me reçut chez lui, m'y accueillit, avec cette cordialité & cette affabilité qui donnent un nouveau prix aux bienfaits. Il me crut ſans argent, il m'en offrit, & n'humilia pas mon amour propre. Il mit tant de grâces dans ſes offres; il fit paroître tant de joie, quand je les eus acceptées, que je ne pus douter du ſentiment qui le faiſoit agir.

Mr. Summer pouvoit avoir environ quatre-vingt ans, & les rides de la vieilleſſe avoient à peine ſillonné ſon viſage. Son corps, fort & robuſte, n'avoit jamais été affoibli par les mouvemens impétueux des paſſions. Il étoit riche, ſans aimer les richeſſes; il jouiſſoit des agrémens de l'aiſance, mais ſans rechercher les embarras du faſte. Tous les plaiſirs purs de la Nature, il ſe les permettoit, ſans jamais en abuſer. Il m'avoua que la mort de ſa femme, qui venoit d'arriver, étoit le ſeul véritable chagrin qu'il eût eſſuyé.

Nous reprochons aux Anglois, de la dureté dans les mœurs; nous les accuſons de ne pas connoître les plaiſirs de la Société; nous allons, quelquefois, juſqu'à leur croire le cœur dur, le caractère féroce, l'âme inſenſible; & je puis aſſurer que je n'ai jamais connu de Nation plus douce ni plus humaine. J'ai vu, lorſque j'étois parmi eux, des actions de bonté, de ſenſibilité & d'humanité, dont il nous ſeroit difficile de nous vanter.

Il eſt très-ordinaire de voir chez eux, dans un moment de diſette, s'ouvrir des ſouſcriptions volontaires, pour ſoulager les malheureux. Les pauvres y ſont nourris, vêtus, logés, au dépend de toute la Nation. Tous les infortunés deviennent leurs frères. L'Etranger eſt naturaliſé, du moment qu'il ſouffre. Leurs ennemis même leur ſont chers. Les Priſonniers Français, pendant la dernière Guerre, manquans de tout, reçurent, de ces généreux Inſulaires, des habits & un vivre abondant. On les ſçut dans le beſoin, & dans l'inſtant, chacun s'empreſſa de les ſecourir. Le Due de Norfolk donna, ſeul, 100 guinées, & celui de Bethfort 900. Je vis un ſimple Marchand de charbon, faire diſtribuer, dans un jour, au Peuple, ſix mille chariots de charbon, dont on manquoit à Londres, parce que la Tamiſe étoit gelée.

Le généreux Summer, non content de me recevoir chez lui, à toutes les heures du jour, comme ſon Ami, ſon frère, ſon fils, voulut encore que j'y prîſſe un appartement. Il n'avoit qu'un fils & une fille, qui, ſecondant leur père, me firent bientôt oublier tous mes malheurs, & craindre le moment de me ſéparer d'eux, au point de deſirer qu'il n'arrivât jamais.

Le jeune Summer pouvoit avoir alors vingt-cinq ans; ſa ſœur, plus jeune que lui, de quelques années, n'avoit que dix-huit ans. Jenny étoit ſon nom. „Vous la voyez devant vous, continua Mr. de Baradec, en montrant ſa femme; l'âge & les chagrins ont pu flétrir les traits charmans de ſon viſage; mais ne les ont pas tellement effacés, qu'il ne ſoit encore poſſible d'en appercevoir la trace.

Moins frappé de ſa beauté & de ſes grâces, que touché de la bonté de ſon cœur, de la nobleſſe de ſon âme, de la ſolidité de ſon eſprit; je voyois, dans l'aimable Jenny, toutes les vertus de ſon père. Si elle en avoit reçu de la nature le germe, c'étoit au reſpectable auteur de ſes jours, qu'elle en devoit le développement. Toujours occupé de ce ſoin, il n'avoit jamais voulu confier à perſonne l'éducation de ſes enfans. Ce fut, pour lui, une occupation délicieuſe, qu'il m'avoit pas fait conſiſter, ſuivant l'uſage ordinaire de ſa Nation, à apprendre, à ſes enfans, les Langues mortes. Ils ſçavoient mieux leur Langue, le Français & l'Italien, que celle des Grecs & des Romains. Ils ſçavoient, à fond, l'Hiſtoire de leur Pays & des Peuples ſubſiſtans, de l'Europe; mais ils n'avoient qu'une connoiſſance légère de celles de Rome & d'Athènes. Les Loix de leur Nation leur étoient familières. Ses Coutumes, ſes uſages, ceux de leurs voiſins, ils les connoiſſoient parfaitement. Summer n'avoit pas envoyé ſon fils meſurer les décombres de Carthage, ni fouiller les ſuperbes ruines de Palmyre; il lui avoit appris l'hiſtoire des Arts & des Sciences; il lui en avoit donné les premiers élémens, & juſqu'aux Manufactures, aux Métiers les plus vils, il lui en avoit donné des idées nettes & préciſes. L'art de la Navigation, ſur-tout, lui avoit été appris avec ſoin. Le jeune Summer n'ignoroit rien de tout ce qui concerne cette Science, pour laquelle la Nature lui avoit donné un goût particulier. Jenny liſoit, avec plaiſir, Shakeſpeare, Corneille, Pope, Racine, Adiſſon, La Rochefoucault; s'en occupoit ſans engouement, & en parloit, ſans prétentions, avec le même plaiſir; elle couſoit, brodoit ou filoit, &, ſans rougir, elle s'occupoit de tous les plus petits détails du Ménage. Elle étoit l'œconome, le ſommelier de ſon père, tandis que ſon frère, chargé de ſoins plus importans, en étoit l'intendant. Tous les fermiers lui rendoient compte; ſa ſœur même, ne ſe faiſoit pas une peine de lui rendre celui de la dépenſe intérieure. Tous ces détails n'avoient pas empêché le frère & la ſœur d'acquérir tous les talens agréables. Ils ſçavoient deſſiner avec la plus grande correction, chanter avec goût, danſer avec grâces. Jenny jouoit du clavecin, pinſoit la harpe; le jeune Summer jouoit du violon, & leur bon père ſçavoit encore tirer des ſons harmoniques d'une baſſe de viole, ou d'un violoncel. Souvent, pour amuſer ſes enfans, & les délaſſer des ſoins importans qui les avoient occupés pendant toute la journée, ce reſpectable Vieillard raſſembloit, le ſoir, quelques Amis choiſis; on danſoit, on jouoit, ou l'on faiſoit de la muſique. Un repas ſimple ſuivoit, la joie y régnoit, le plaiſir animoit tous les Convives; on ſe quittoit toujours avec regret, & toujours avec le deſir de ſe rejoindre.

Ainſi couloient mes jours. J'étois heureux; je goûtois, avec volupté, & mon bonheur, & le plaiſir de voir combien mes aimables hôtes paroiſſoient ſatisfaits de celui qu'ils me procuroient. J'oubliai même ma captivité, au point de redouter l'inſtant qui me rendroit la liberté; plus le moment en approchoit, plus je ſentois mon cœur déchiré. Je n'ouvrois, qu'en tremblant, les lettres que je recevois: Je craignais toujours d'y trouver l'ordre fatal de m'arracher à la félicité dont je jouiſſois. Je m'efforçois, en vain, de cacher à mes Amis mes craintes & mes allarmes: elles perçoient malgré moi. Summer connoiſſoit trop bien le cœur humains, pour que ce qui ſe paſſoit dans le mien, pût lui échapper. Un jour, je reçois une lettre de France, je l'ouvre, en friſſonnant; j'y vois que l'échange des Priſonniers eſt arrêté. Mon cœur eſt déchiré; des larmes, que je ne peux retenir, rempliſſent mes yeux. Le bon Summer s'en apperçoit & s'en allarme: il m'en demande la cauſe avec empreſſement; je n'ai pas la force de le ſatisfaire: tenez, liſez, lui dis-je, en lui remettant ma lettre. Il la prend, la lit, & la remet, en ſouriant, à ſa fille, qui, pleine d'impatience, laiſſoit aſſez paroître la vive inquiétude qui l'occupoit. Jenny prend la lettre avec empreſſement, la lit avec avidité, rougit, baiſſe les yeux, me rend le papier, ſans oſer me regarder, & veut ſe lever, pour nous quitter; ſon père l'arrête. „Où allez-vous, Jenny, lui dit-il?“ Il la prend dans ſes bras, l'embraſſe avec tranſports, la quitte avec vivacité, ſe jette à mon col, m'appelle ſon fils, ſon cher fils; & s'aſſéyant entre ſa fille & moi: „il eſt tems, me dit-il, de “déchirer le voile qui vous “cache, à tous deux, les ſentimens de vos cœurs. Baradec, vous aimez ma fille. “Jenni, vous aimez mon “Ami: Soyez unis, continua-t-il, en mettant ses mains l'une dans l'autre: ſoyez “heureux, mes chers enfans“.Me jetter aux genoux de l'aimable Jenny, coller mes lèvres brûlantes ſur une de ſes mains, qu'elle m'abandonna; la regarder & ſoupirer, fut la ſeule réponſe qu'il me fut poſſible de faire à ſon tendre père il nous regardoit avec complaiſance; ſa joie éclatoit de ſes yeux; un ſourire aimable l'exprimoit; ſes regards vifs & animés donnoient, à ma chère Jenny, la confiance de me laiſſer lire, dans les ſiens, mon bonheur & ſa félicité.

L'arrivée du jeune Summer interrompit cette ſcène touchante. Venez, mon fils, lui dit ſon père, “ venez embraſſer votre Beau-frère. Je donne Jenny à notre Ami. “Déſapprouvez-vous mon “choix? ans répondre, Summer ſe précipite dans mes bras: il embraſſoit, tour-à-tour, ſa ſœur, ſon père, m'appelloit ſon frère, pleuroit de joie, ſoupiroit de plaiſir. Heureux jour! vous fûtes le plus heureux de ma vie: Volupté du jour! mais, ſeule, méritez ce nom...

Je voulus inſtruire Monſieur Summer de ma naiſſance & de mon peu de fortune; mais il ne m'en donna pas le tems. „Je ſuis inſtruit de tout, me dit-il, en m'interrompant. “Ce n'eſt pas d'aujourd'hui, “que j'ai formé le projet de “vous unir à ma famille. Je “me fuis informé de votre “fortune & de votre naiſſance, plus encore de vos “mœurs & de votre caractére. Moi-même, je vous ai “étudié avec ſoin. Vous ſe“riez ſans bien, ſans naiſſance, je vous choiſirois en“core pour mon Gendre. “Vous avez de la vertu, vous “êtes bon; cela me ſuffit. Je “fais peu de cas de cette chimérique Nobleſſe, donnée “à l'orgueil, vendue par l'intérêt, beaucoup plus qu'accordée au mérite. Aimer “ſes ſemblables, ſervir ſa “Patrie, être bon père, bon “mari, bon maître; c'eſt “être noble à mes yeux, mille “fois plus que ces vils mortels, dont l'âme bâſſe, le “cœur corrompu déshonorent cette fuite innombrable d'Ayeux, qu'ils font “rougir dans leurs ſuperbes “tombeaux, & dont ils ſe vantent ſans ceſſe Votre fortune eſt médiocre, continua-t-il; “ mais celle de ma “fille ſera aſſez conſidérable, “pour vous mettre, tous “deux, dans la plus grande “aiſance. Si votre Roi vous “le permet, vous pouvez demeurer avec moi. Si vous “n'obtenez pas cette permiſſion, je vendrai toutes mes “terres, & j'irai, avec vous, “en France. Je ne dois plus “rien à ma Patrie; les ſervices, que je lui ai rendus, “m'ont acquitté, envers elle, “des devoirs du Citoyen.

J'écrivis, le même jour, à Mr. de........ Miniſtre de la Guerre: il avait des bontés pour moi. Il me répondit que le Roi approuvoit mon mariage, me permettoit de quitter ſon Service, & de m'établir en Angleterre. La célébration de mon mariage ſuivit, de près, cette permiſſion.

Il étoit, de ma deſtinée, d'être alternativement le plus heureux, ou le plus infortuné des mortels. Il n'y avoit pas ſix mois, que je goûtois, dans les bras de Jenny, le bonheur le plus parfait, lorſque la fortune cruelle, qui me perſécutoit, choiſit, pour porter à mon cœur les coups les plus douloureux, une main, que l'amitié me rendoit chère.

Les paſſions n'avoient pas encore agité le cœur de mon Beau-frère. Il ne connoiſſoit que les ſentimens tranquilles de l'amitié. Peu de tems avant mon mariage, il avoit fait connoiſſance avec un jeune homme de ſon âge, nommé Liſton. Il étoit doux & complaiſant, aimant le plaiſir, ou plutôt n'aimant que le plaiſir; ſacrifiant tout à ſes goûts, ne connoiſſant que les deſirs, & n'ayant jamais éprouvé le moindre ſentiment du cœur. Sans fortune, il s'en faiſoit une de la foibleſſe de ceux qu'il appelloit ſes amis. Leur communiquant ſes goûts, allumant leur imagination, il corrompoit leurs mœurs, pour avoir plus de facilité à ruiner leur fortune. Le jeune Summer, ſans expérience, parut, à Liſton, une victime digne de lui. Il connut l'innocence de ſon cœur, & mérita ſon eſtime, par tous les dehors de la vertu. D'abord, il ne lui donna que des goûts, qui n'allarmoient point celle de mon Beau-frère, mais qui lui faiſoient trouver moins agréables les plaiſirs qu'il goûtoit dans la maiſon paternelle; par-là, il le rendoit plus propre à être précipité dans le gouffre du libertinage. Le ſéjour de Cheſter étoit un obſtacle à l'exécution de ce deſſein. Les conſeils du père, le reſpect du fils, ſa déférence pour les avis de ſa ſœur; tout cela devoit traverſer le projet de Liſton.

La curioſité, ſi naturelle à la jeuneſſe, la rend toujours ardente dans ſes deſirs. L'imagination de mon Beau-frère, allumée par les peintures les plus brillantes, lui fit ſouhaiter de voir Londres. Il en demanda la permiſſion à ſon père. Ce bon Vieillard, allarmé de ce deſir, fit tout ce qu'il put, pour détourner ſon fils d'un voyage, dont il voyoit tout le danger. Il alla même juſqu'à gagner, ſur ſa douceur naturelle, pour s'y oppoſer formellement. Mais jugeant que cette oppoſition ne rendoit que plus vif le deſir de ſon fils, le voyant même s'écarter de ſa ſoumiſſion ordinaire, & faire déja valoir l'indépendance que la Loi accordoit à ſon âge, il y conſentit avec douleur.

Les nouvelles, qu'il reçut de ſes amis de Londres, peu de tems après le départ de ſon fils, ne lui prouverent que trop, combien ſes craintes étoient fondées. Livré à lui-même, n'ayant plus à redouter les regards de ſon père, il s'abandonna, en aveugle, à la conduite de Liſton; il écouta ſes conſeils, & il oublia entièrement ceux que ſon père lui avoit donnés en partant. L'efferveſcence de ſes paſſions, excitées par l'exemple de ſon Ami; étouffa juſqu'aux remords. Il ſe livra, ſans pudeur, aux excès les plus honteux: les femmes débauchées le pillerent & détruiſirent ſon tempérament; des eſcrocs le volerent au jeu; le vin l'abrutit, il devint mépriſable, & fut mépriſé de tout le monde. Sans appui, ſans argent, il eut recours à ſon père: & obtint, de ſa bonté paternelle, des ſecours qui devinrent bien-tôt la proie de Liſton & de ſes ſuppôts. Se rendant alors juſtice, il ſe crut indigne de la tendreſſe de l'auteur de ſes jours. Guidé par ſes infâmes amis, il étouffa, dans ſon cœur, le cri de la nature. Ses ſentimens ne s'y firent plus entendre. Tous les biens de ſa maiſon étoient ſitués en Irlande. La Loi les lui donnoit tous, s'il renonçoit à la religion de ſes pères; s'il ſe faiſoit Proteſtant. Il le fit, & ſon propre père ſe vit, par-là, dépouillé de tout, & réduit à une médiocre penſion viagère. Jenny eut le même ſort; tous ſes biens paſſerent à ſon frère, fans qu'il fût même obligé de lui donner de quoi ſubſiſter.

Mr. Summer ſupporta ce revers, ſans marquer la moindre foibleſſe. Il parut le déshonneur de ſon fils, & non la ruine de ſa fortune. La perte de ſes biens le touchoit peu; il n'étoit ſenſible qu'à mon malheur & à celui de ſa fille. Cette vertueuſe femme, auſſi ferme, ne verſa pas une larme, en apprenant ſon infortune. “Partons, dit-elle, à ſon père: “allons dans la Terre de mon mari; nous y vivrons dans la médiocrité; nous y ſerons heureux. Je me joignis à elle, & j'obtins, de mon Beau-père, que nous quitterions l'Angleterre. Nous nous diſpoſions à nous rendre tous à Baradec, quand, peu de jours avant notre départ, Mr. Summer, mon ami, mon père, nous fut enlevé, par une attaque d'apopléxie, qui ne lui laiſſa que le tems de me remettre environ quatre-vingt mille livres, que, par ſon œconomie, il avoit amaſſées, & qu'il deſtinoit au ſoulagement des malheureux. Après lui avoir rendu les derniers devoirs, nous partîmes, & nous nous rendîmes à Baradec.

J'avois entretenu, pluſieurs fois, Jenny des vertus de mon père: elle avoit, ſur-tout, été frappée de ſa façon de vivre avec ſes Payſans. Lorſque nous fûmes arrivés à Baradec, elle me propoſa de l'imiter. J'y conſentis avec joie; ce genre de vie plaiſoit trop à mon cœur, pour que je m'y refuſaſſe: il ne nous fut pas je les vis tous, comme du difficile d'y rendre propres mes Vaſſaux. En peu de tems, tems de mon père, me regarder comme le leur. Avec quel empreſſement nous rendoient-ils témoins de leurs jeux innocens! Avec quelle joie nous les voyoient-ils partager! Avec quelle confiance nous faiſoient-ils les dépoſitaires de leurs peines & de leurs chagrins! Quelle vivacité dans leurs reconnoiſſances, lorſque nous les obligions! quel zèle, quand il falloit nous ſervir! quelle ardeur, lorſqu'il étoit queſtion de défendre nos intérêts! Je me rappelle toujours, avec un nouveau plaiſir, l'inſtant où mon aimable Jenny donna le jour à l'aîné de mes enfans; c'étoit peu de tems après notre arrivée à Baradec. Mes Payſans, inſtruits que le moment de la délivrance de leur bonne Mère approchoit, car c'eſt ainſi qu'ils appelloient ma femme, quitterent leurs travaux, abandonnerent leur maiſon, & furent, tous, ſe proſterner aux pieds des Autels. Là, dans un morne ſilence, ils imploroient le ſecours du Ciel. La joie de mes Domeſtiques, ne leur eut pas plutôt appris que leurs vœux étoient exaucés, que, ne pouvant modérer leur joie, ils vinrent, tous, avec précipitation, me la témoigner. Ils ne pouvoient me l'exprimer, tant elle étoit vive; mais leurs geſtes, leurs regards, leurs larmes, leurs ſoupirs, tout me peignoit le plaiſir qu'ils goûtoient. Ils couvrirent leurs chaumières de fleurs & de feuillées. Tout eſpèce de travaux fut interrompu pendant pluſieurs jours. Ils chantoient, ils danſoient, ils ſe félicitoient tous, comme ſi cet événement les eût intéreſſé perſonnellement. On auroit dit, à les voir, que chaque père ſe réjouiſſoit de l'augmentation de ſa famille. Ah! qu'il eſt doux de ſe voir aimé. C'eſt le plaiſir du cœur; c'eſt la véritable joie de l'âme.

On dit que ſa jouiſſance eſt le tombeau de l'amour: je le crois, de cet amour ſenſuel, qui ne peut ſe paſſer de la poſſeſſion: il s'éteint avec le deſir. Mais le véritable amour, qui ne peut ſe paſſer du cœur, qui eſt tout en lui, dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Depuis deux ans, qué j'étois uni à Jenny, je n'avois pas encore éprouvé le moindre refroidiſſement; la ſatiété, l'ennui, qui la ſuit, le dégoût qui l'accompagne, m'étoient inconnus. Je n'étois bien, qu'où étoit Jenny; je ne goûtois de plaiſirs, que ceux qu'elle partageoit: ils étoient vifs, à proportion de l'effet qu'ils faiſoient ſur elle. Nos volontés étoient toujours les mêmes; nos goûts ne ſe contrarioient jamais. Nous n'avons jamais connu la contradiction. Je n'étois pas inquiet de ſon bonheur. Elle me voyoit heureux, & la certitude qu'elle avoit de faire ma félicité, aſſuroit la ſienne. La naiſſance d'un ſecond enfant, acheva d'y mettre le comble. C'eſt cette même Emilie, que vous voyez devant vous, qui a partagé nos malheurs, & qui fait, aujourd'hui, notre bonheur.

Celui dont nous jouiſſions, à Baradec, étoit parfait. Nos enfans, ornés des grâces naïves de l'enfance, reſſerroient, de plus-en-plus, les nœuds de notre union. Leurs careſſes, vives & ſimples, donnoient une nouvelle activité à notre tendreſſe. Nos domeſtiques ne connoiſſoient pas le vil ſentiment de l'intérêt; celui de leur cœur, ſeul, les guidoit. Nos fermiers vivoient avec nous; nous les regardions comme nos frères; ils ſe croyoient, tous, nos enfans. Nos terres, qu'ils cultivoient, avec plus de ſoin que les leurs propres, s'amélioroient de jour-en-jour. Nous avions peu de bien; mais nous goûtions mille plaiſirs inconnus à la grande richeſſe. Nous jouiſſions de tous les agrémens, de toutes les douceurs de l'aiſance, ſans avoir les embarras du faſte, ni les dégoûts de la ſuperfluité.

Un événement, que je ne pus prévoir, troubla cette félicité. Le Comte de Monrel, avoit une Terre à quelques lieues de la mienne. Il étoit dans l'âge où l'on ne reçoit de loi, que de ſes paſſions. Dépravé dans ſes goûts, inconſidéré dans ſes deſirs, il ne reſpectoit ni les mœurs, ni la religion Avec une fierté barbare, il ſe croyoit tellement au-deſſus des autres hommes, qu'il les traitoit toujours avec dédain, & les bravoit avec mépris. Les Loix, les bienſéances, rien n'étoit au-deſſus de lui. Il aviliſſoit ſa naiſſance, qui étoit très-illuſtre, par l'aſſemblage honteux de tous les vices, & il déshonoroit ſes ancêtres, par les actions les plus infâmes.

Il vit la fille d'un de mes fermiers, ſe paſſionna pour elle, & voulut en faire la victime de ſa brutalité. Il tenta, d'abord, de la ſéduire, par ſes promeſſes: elle les rejetta; il s'adreſſa à ſes parens. Ne pouvant les gagner, par ſes largeſſes, il les épouventa par ſes menaces, ſans ébranler leur courage. Outré de trouver tant de vertus dans des âmes qu'il traitoit d'abjectes, tant de fermeté dans des cœurs ſi vils, il réſolut de les en punir, & de ſatisfaire ſa paſſion, que la réſiſtance, qu'il éprouvoit, rendoit encore plus vive. L'enlèvement de la jeune fille fut réſolu, les meſures priſes, pour le faire réuſſir; tous les ordres donnés, le jour même marqué, pour l'exécution de cette indigne entrepriſe. J'en fus inſtruit à tems; & la veille du jour où cette action atroce devoit ſe commettre, j'allai furtivement conduire cette innocente victime dans la ville la plus prochaine, où elle fut miſe dans un Couvent, où l'on ignoroit même qui elle étoit.

Toutes les perquifitions du Comte furent inutiles; il ne put découvrir ſa retraite. Sans que je ſçache comment cela ſe fit, il connut que j'en étois l'auteur. Cachant ſoigneuſement cette découverte, pour mieux aſſurer la vengeance qu'il vouloit en tirer, il feignit, pendant quelque tems, d'avoir renoncé à ſes deſſeins; il affecta même d'avoir, pour moi, plus d'attentions & de prévenances. Trompé, par ces fauſſes apparences, j'étois dans la plus grande ſécurité; lorſqu'un jour, je vis mon fils, en ſortant de la table, tomber dans mes bras, ſans mouvemens & ſans connoiſſance. Il avoit mangé beaucoup d'un plat que j'aimois, & auquel je n'avois pas touché, parce que j'étois indiſpoſé. Je crus, d'abord, que c'étoit une indigeſtion. Mais les convulſions qui lui prirent, & pluſieurs autres ſymptômes, qui ſe ſuccéderent rapidement, m'apprirent qu'il étoit empoiſonné. En vain, on eſſaya de le ſoulager: rien ne réuſſit, & trois heures après, il mourut dans mes bras. Un chien, à qui on donna du même plat, mourut preſqu'auſſitôt qu'il en eut mangé. Je demandai mon Cuiſinier; il ne ſe trouva point dans la maiſon. Le ſoir il ne revint point; & on le trouva, le lendemain, percé de trois coups d'épée, dans un ſentier, qui conduiſoit au Château du Comte. On trouva, quelques jours après, dans la caſſette de ce perfide domeſtique, un billet, écrit de la propre main du Comte, par lequel il lui promettoit une très-forte récompenſe, s'il vouloit ſe défaire de moi, & la mort, s'il étoit aſſez mal-adroit pour échouer, ou aſſez imprudent, pour être indifcret.

Muni de cette preuve authentique, je me rends ouvertement la Partie du Comte. Je demande, à la Juſtice, vengeance de la mort de mon fils, & de l'aſſaſſinat de mon Cuifinier. On m'écoute, ma plain-te eſtreçue; mais en très-peu de tems, j'eus conſommé, en frais, tout l'argent que mon œconomie m'avoit procuré. Je ne pouvois reculer; il auroit été auſſi dangereux que déshonorant, de le faire. Je vendis ma Terre; j'en mangeai preſque entièrement le produit, & au moment où je croyois obtenir la vengeance que je demandois, j'appris qu'un ordre ſupérieur ſuſpendoit le jugement, & que le Com-te étoit paſſé chez l'Etranger.

Déſeſpéré de cette injuſtice, je me rendis à Paris, avec ma femme, ma fille & les débris de toute ma fortune, qui pouvoit conſiſter enoo louis d'or. Je vis le Miniſtre de la Guerre; il fut touché de ma cruelle poſition; il me donna la Commiſſion de Colonel à la ſuite des Troupes qu'on envoyoit à l'Iſle de France. Je me diſpoſai à partir. Je ne pris, avec moi, que très-peu d'argent; je dépoſai tout ce qui m'en reſtoit, chez un fameux Notaire, avec ordre de le remettre à ma femme, quand elle le lui demanderoit.

Vous concevez aiſément combien fut douloureuſe notre ſéparation. Je m'arrachois, avec violence, des bras d'une femme que j'adorois, & aux careſſes d'une fille que j'aimois tendrement. Mon voyage fut heureux. Le Gouverneur de l'Iſle de France, conçut, pour moi, la plus tendre amitié. L'Intendant, à qui le Miniſtre m'avoit vivement recommandé, s'intéreſſa fortement à ma fortune. Il me procurales moyens les plus honnêtes & les plus prompts de la réparer. En peu de tems, je me vis en état d'acquérir une habitation conſidérable. Je formai, alors, le projet d'engager ma femme à me venir joindre. J'allois même profiter du retour d'un vaiſſeau, pour lui écrire de venir me trouver lorſque ce même vaiſſeau, dont je connoiſſois particulièrement le Capitaine, reviendroit à l'Iſle de France. Mais les ordres que je reçus, de m'embarquer avec toutes mes troupes, & de me rendre à Pondichery, me forcerent de remettre, au retour de cette expédition, à faire venir ma femme & ma fille. Je me contentai de la prévenir de mon deſſein, & d'envoyer, pour elle, à mon Notaire, une ſomme d'argent conſidérable.

Le vaiſſeau, ſur lequel je m'embarquai, étoit commandé par Mr. Dalignan. Je trouvai, dans ce brave Officier, un cœur tendre, une âme no ble, tous les talens d'un bon Militaire, toutes les qualités d'un galant homme Bien-tôt la plus tendre mitié nous unit.

Après cette expédition, je revins à l'Iſle de France. En y arrivant, je reçus l'ordre, ainſi que toutes les Troupes du Roi, de revenir en France. Mon habitation étoit confidérablement augmentée. Pendant mon abſence, mon œconome l'avoit rendue, par ſes ſoins, la plus riche, la plus belle de toute l'Iſle. Je la vendis trois fois ce qu'elle m'avoit coûtée. Cette ſomme, jointe à celle que mon œconome m'avoit amaſſèe, formoit un capital conſidérable, qui me mettoit en état de vivre trèsagréablement à Paris.

J'arrivai heureuſement en France, avec Mr. Dalignan, ſur le vaiſſeau duquel j'avois été embarqué. Il ſe chargea du ſoin de faire faire les perquiſitions nécefſaires, pour découvrir-ma femme & ma fille. Je ne pouvois aller moi-même prendre ce ſoin. Les ordres du Mlnîſtre me retenoient à Nantes, & peu de tems après, ils me firent aller deux fois en Angleterre. Jugez combien je ſouffrois! Toutes les lettres que j'avois écrites à ma femme, depuis mon retour, étoient reſtées ſans ré ponſe; tous les ſoins de Dalignan, tous ceux de ſes amis avoient été ſans effets: le chagrin me conſuma; l'amitié de Dalignan, ſeuf, mé ſoutint contre le déſeſpolr. Je tombai malade; n'étant pas en état d'aller à Paris, & mon Ami ne voulant pas que je le quittaſſe, je fus obligé de me rendre à ſes vives ſollicitations, & de le ſuivre à Breſt, lorſqu'il fut élevé au grade de Chef d'Eſcadre. Vous ſçavez le reſte; vous ſçavez par quel heureux événement, ma femme & ma fille furent rendues à ma tendreſſe: elles vous apprendront; elles-mêmes, ce qui a précédé; & les maux qu'elles ont ſoufferts.

Mr. de Baradec ayant ceſſé de parler, Mad. de Baradec prit la parole, & commença ainſi l'Hiſtoire de ſes dernières infortunes.

Hiſtoire de Mad. de Baradec.

Mon Père, en me donnant à Mr. de Baradec, n'avoit pas, comme la plûpart des Parens, conſulté les convenances d'opinion & d'inſtitution vulgaire; il avoit moins prétendu unir nos biens & nos conditions, que nos perſonnes Les rapports, qu'il voyoit entre Mr. de Baradec & moi, lui faiſoient juger que notre union ſeroit heureuſe. Il ne ſe trompa pas. L'infortune, qui rend toujours lourdes les chaînes de l'Hymen, n'appéſantit pas les nôtres: le penchant de nos cœurs les avoit formées, & notre bonheur ne tenoit point à nos biens; il étoit trop étranger à la fortune, pour être lié à ſes caprices. Je ſçus jouir de ſes bienfaits avec indifférence; je les perdis ſans émotion. Heurtuſe dans la médiocrité, comme je l'avois été dans l'opulence, je l'aurois été de même dans la pauvreté, ſi ma fille ne l'eût pas partagée; je craignois, pour elle, les maux de l'adverſité, que je ſçavois braver. Mon cœur étoit rempli, & le ſentiment qui le rempliſſoit, faiſoit tou-te ma force. Emilie, ma chère Emilie, n'avoit pas le même ſoutien; je ſacrifiai, à ſon bonheur, toute ma félicité; je déchirai mon cour, pour raffurer ma tendreſſe, contre les allarmes, que lui occaſionnoit l'avenir cruel, qui mentçoit ma fille. Je conſentis an départ de mon mari, pour l'Iſle de France.

Dans ces momens de douleur, le beſoin que mon Emilie avoit de mes foins, les lettres de ſon père, celles que je lui écrivois, me ſoutenoient. Séparée de tout l'Univers, ignorée de tous les humains, je ſupportois la ſolitude ſans ennui. Je parlois ſans ceſſe, à ma fille, de ſon père; je l'entretenois de ſes vertus; je lui peignois ſon âme; j'intéreſſois ſon cœur, par le récit de nos malheurs. Elle verſoit des larmes, qui m'attendriſſoient &me conſoloient en même-tems. Je ne lui voyois pas regretter les biens que nous avions perdus; elle n'étoit ſenfible qu'au chagrin d'être privée des embrafſemens de l'auteur de fesjours.

Dans ce ſiécle, où tous les ſentimens de la nature ſont inconnus, on aura peine à croire que de pareilles occupations aient pu adoucir l'amertume de ma poſition. On ne voit, dans ce ſiécle frivole, que la diſſipation, qui puiſſe être une confolation pour les cœurs affligés. Je le dis, cependant, avec vérité, les careſſes d'Emilie adouciſſoient mes peines. Combien de fois, la preſſant dans mes bras, ai-je ſenti cette douce émotion du plaiſir, qui ſatisfait l'âme, & ocupe le cœur! Emilie, l'image de ſon père, me le retraçoit ſans ceſſe: il ſembloit que je le voyois, que je lui parlois. Les baiſers d'Emilie, me tenoient lieu de ceux de l'Amour. En grandiſſant, je voyois ſon eſprit ſe développer, ſon âme s'aggrandir.

„Pourquoi, me diſoit-elle ſouvent,“mon père s'eſt-il “exilé de ſa Patrie? Pourquoi avez-vous conſenti “qu'il nous quittât? Les biens “de la fortune font-ils le “bonheur? ceux qu'il rapportera de ces contrées éloignées, nous dédommageront-ils des chagrins que “nous cauſe ſon abſence“ Combien de fois, mépriſant les richeſſes, s'éleva-t-elle „Que font-elles au bonheur contre le defir de les poſſéder! “de l'homme, écrivoit-elle à ſon père? les plaiſirs qu'elles procurent, ſont étrangers à notre âme, indifférens pour notre cœur. O “mon père! avez-vous pu “vous imaginer que des vêtemens plus riches que ceux “que je porte, que des mets “plus ſavoureux que ceux qui “me nourriſſent, pûſſent “ajouter à mon bonheur? “Quittez ce préjugé. C'eſt “l'erreur de votre tendreſſe “pour moi. Venez, rendez-vous à la mienne“.

Je ne vous fais ces détails, que pour vous faire connoître le caractère de mon Emilie. L'état affreux, où elle s'eſt vue réduite depuis, ne lui a cauſé d'autres peines, que celle de me le voir partager. Environ un an après le départ de mon mari, on vint m'apprendre que le Notaire, qui étoit le dépoſitaire des débris de notre fortune, avoit fait banqueroute; & qu'ayant pris la fuite, il avoit tout emporté. Ce coup de foudre m'atterra. Emilie ſoutint ce revers avecune fermeté qui releva mon courage. „Nous avons, me diſoit-elle, “des meubles & des hardes; “pluſieurs nous ſont inutiles, “nous les vendrons; & ce que “nous en retirerons, nous “fera ſubſiſter, juſqu'au tems “où mon père pourra nous “envoyer des ſecours. Je ſçais “travailler: mon travail & “celui de Julie nous peuvent “même, ſeuls, donner une “honnête ſubſiſtance“. Julie eſt la ſœur de lait d'Emilie; elle l'a préférée à ſes Parens, qui voulurent, après la chûte de notre fortune, l'engager, par leurs larmes, à nous abandonner; & lorſque ma fille & moi, après la fuite du Noraire, voulûmes lui perſuader de ſe placer auprès de quelque femme, qui pourroit, mieux que nous, reconnoître ſes ſervices; elle ſe précipita à mes genoux, &, baignant mes mains de ſes latmes, elle me conjura de permettre qu'elle reſtât auprès de ma fille. Je “ne vous demande rien, me dit-elle, id paini ſo del'eau “ſuffiront pour ma ſubſiſtance; mon travail ſuffit pour “me la donner. Non, je ne “vous quitterai pas: La mort “ſeule, me ſéparera de ma “chère Maîtreſſe“.

A notre inſçu, Julie travailloit, preſque toutes les nuits, à des petits ouvrages, qu'elle vendoit, ſans nous en rien dire. Ce qu'elle en retiroit, elle le joignoit, avec le même myſtère, à ce qu'elle pouvoit rrodver des ouvrages que nous faiſions en conmun.

Jouiſſant de l'honnête néceſſaire, étant heureuſes de ne craindre ni le beſoin, ni l'ennui, les nouvelles que nous recevions de Mr. de Baradec, ajoutoient encore à notre bonheur: il nous mandoit que la fortune le favoriſoit. La crainte de le chagriner, me fit lui taire, dans mes réponſes, l'avanture du Notaire. Cette délicateſſe nous fut nuiſible. Mon Mari lui adreſſa une ſomme d'argent confidérable. Elle parvint aux parens de ce frippon, qui, auſſi coquins que lui, nièrent effrontément de l'avoir reçue, lorſque je fus, avec la lettre d'avis, pour la retirer de leurs mains.

Dans cet intervalle, Mr. de Baradec partit pour Pondichéri; j'en appris la nouvelle trop tard, pour pouvoir lui apprendre le nouveau malheur qui venoit de m'arriver. Peu de tems après, il ſe répandit la triſte nouvelle que trois de nos vaiſſeaux, battus par la tempête, étoient péris. Epouvantée, je vais à Verſailles; on m'y confirme ce malheur, & je vois, ſur la liſte des infortunés, que la Mer avoit englouti le nom de mon Mari. Ma douleur, trop vive, pour pouvoir s'exhaler, ſe concentra, & bien-tôt elle porta, dans mon ſang, les feux dévorans de la fièvre, qui, me livrant, pendant quarante jours, au délire le plus affreux, m'entraîna juſqu'aux portes du tombeau. Les ſoins d'Emilie, ceux de Julie, me rappellerent à la vie; mais ce ne fut que pourme faire mieux ſentir toute la rigueur de mon ſort. Occupées du ſoin de me ſoigner, Emilie & Julie avoient été obligées d'abandonner leurs ouvrages. Pour fournir à mes beſoins: elles avoient vendu tout ce qui nous reſtoit deeubles & d'habits. Mon lit, ſeul, avoit été épargné; ma chère Emilie & ſa fidelle Julie, n'avoient qu'une ſimple paillaſſe, ſur laquelle elles couchoient...

A mon inſçu, Julie fut trouver une femme, qui avoit la réputation de s'occuper du ſoulagement des malheureux Elle vint chez moi, parut peu touchée de ma ſituation; me parla avec tout l'orgueil des petites vertus, & toute l'impertinence de la grande richeſſe. Elle marioit ſa fille à un Marquis pauvre: ellé eut l'inſolence de propoſer à Emilie, de la placer auprès d'elle. Outrée de mon refus, elle me quitta bruſquement, ſans mé me obſerver le moindre des uſages de la polireſſe & de la bienſéance.

La femme, dont Julie ſe ſervoit ordinairement, pour vendre nos ouvrages, étoit, comme jele découvris depuis, une de ces intrigantes, qu'on nomme Marchandes à la toilette; à l'abri de ce titre, il y en a qui mettent à groſſe contribution les riches libertins, & la coquettérie des femmes galantes. Elles font payer chers les ſervices qu'elles leur rendent; & ſous le manteau de leur prétendu commerce, elles en font un continuel, des appas de celles que le malheur force de travailler pour vivre, & qui n'ont pas aſſez de vertus, pour réſiſter à la tentaciodnde la parure, ni aſſez de courage, pour préférer un honnête néceſſaire, qu'elles peuvent ſe procurer, par leur travail, à un ſuperflu abondant, que le crime leur offre, avec l'oiſiveté. Les femmes, du caractère de la Michon, ſçavent prendre toutes les apparences des fentimens qui peuvént favoriſer leurs vues criminelles. Elles ſont tendres, complaiſantes, arlent cominuellement le langagede da vertu, avec autant de naturel; que ſi elles en avoientatous les ſentimens. Leurmaintien eſt modeſte, leur ton eſt humble; elles font éſer vébs dans leurs diſcours, & toutes leurs actions inſpirent la confiance. Au récit que Julie fit à la Michon, de notre état, elle verſa des pleurs, & lui laiſſa paroître le plus grand deſir de nous ſervir; par-là, elle voiloit le motif qui lui faiſoit ſouhaiter de nous connoître. Touchée de ſon bon cœur, je la fis prier de me venir voir: elle reçut cette invitation avec la plus grande joie, & me fit paroître la plus vive reconnoiſſance, lorſque je la vis. Ses ſervices me furent offerts avec tant de ménagement, qu'elle ſembloit demander une grâce, & pas offrir des ſecours. Elle m'en envoya pluſieurs, qu'elle refuſa d'abord d'avouer. Forcée d'en faire l'aveu, on voyoit, ſur ſon viſage, tant d'embarras, que, ne la connoiſſant pas, comme je la connois à préſent, je me fis quelques reproches, d'avoir ſi fort infiſté, pour la forcer à convenir que c'étoit à elle ſeule que j'avois obligation. Pour mieux jouer ſon rôle, moi ſeule paroiſſoit l'intéreſſer; à peine faiſoit-elle attention à ma fille: jamais le moindre mot de louange ne lui échappoit. Elle parloit d'Emilie à Julie, avec une froideur, qui tenoit de l'indifférence. Les queſtions qu'elle faiſoit, ſur ſon caractère, ſur l'état de ſon cœur, ſur ſes talens & ſes goûts, avoient l'air de la ſimple curioſité. Tout ce manège dura plus d'un mois. Chaque jour étoit marqué par quelques ſervices, ou par quelques démarches utiles, ou qui devoient l'être.

Un jour, je lui remets un ouvrage de broderie, que ma fille venoit de finir, & le lendemain, elle m'apporte vingt-cinq louis d'on, qu'elle me dit avoir tirés de cet ouvrage; il s'en falloit bien, qu'il vallût ce prix. Je lesrefuſe; je crains que ce ne ſoit une ruſe de la généroſité & du bon cœur de la Michon: elle inſiſte, pour me faire accepter cet argent; je m'obſtine dans mon refus. Enfin, la Michon m'avoue que ces vingt-cinq louis, ne ſont pas le produit de l'ouvrage d'Emilie, mais le don d'un bonnête homme, fort riche, qui a été touché du récit qu'elle lui a fait de mes malheurs, & qu'il l'a obligée à m'apporter ce bienfait. „Mr. Richard, me dit- elle,“ eſt un homme “rempli de probité: il a le “cœur bon, l'âme généreuſe; il fait le bien, & veut “toujours qu'on l'ignore. “Mais c'eſt, ſur-tout, ſur ceux “qui ne ſont pas nés pour “connoître l'infortune, qu'il “ſe plaît à répandre ſes dons. “Croyez-moi, ajouta la Michon, “voyez Mr. Richard: “je ferai mon poſſible, pour “l'engager à venir vous voir. “Je crains bien de ne pouvoir “y réuſſir: il eſt ſi timide, il “a tant de délicateſſe, que ce “ſera beaucoup, ſi, après “m'avoir refuſé, il ne me “défend pas de le voir davantage. Non, il ne me pardonnera jamais de vous l'avoir nommé“.

Touchée du procédé généreux de Mr. Richard, pénétrée & d'admiration pour ſes vertus, & de reconnoiſſance de ſes bienfaits, je preſſai la Michon de me procurer le plaiſir de le connoître; j'offris, même, d'aller moi-même le remercier, chez lui, de l'intérêt qu'il prenoit à mes peines.

Quelques jours ſe paſſerent, ſans que je pûſſe me flatter de voir Mr. Richard. La Michon me rendoit tout ce ce qu'elle faiſoit auprès de lui. D'abord, il l'avoit très-mal reçue; elle avoit eſſuyé les reproches les plus vifs de fon indiſcrétion. Il lui avoit juré qu'il ne l'aſſocieroit plus à ſes bonnes uvres. Ce premier feu paſſé, elle étoit revenue à la charge: connoiſſant ſon bon cœur, elle lui avoit peint notre état; le voyant s'attendrir, ſon âme ſenſible s'émouvoir, elle l'avoit amené au point de la preſſer de venir nous demander la permiſſion de nous rendre viſite. „Mais, ajouta la “Michon, Mr. Richard ne “veut recevoir cette grâce, “qu'avec la promeſſe que “vous ne lui témoignerez aucune reconnoiſſance, & que “vous lui permettrez de vous “être utile plus efficacement, “qu'il ne l'a été juſqu'à préſent: car il faut enfin vous “l'avouer; c'eſt à lui ſeul, “que vous devez tous les petits ſecours que je vous ai “donnés. Il y a plus, tous les “effets que vous m'avez chargée de vendre, ne l'ont pas “été; Mr. Richard me l'avoit “défendu, & j'ai ordre de “vous les remettre“.

Mr. Richard joint, à un extérieur noble, des manières douces & inſinuantes. Il a la phyſionomie la plus intéreſſante; la candeur & la modeſtie ſont peintes ſur ſon viſage: il met tant de vérité dans ſon geſte, tant de ſentiment langue de la vertu, de la prodans ſes diſcours; il parle la bité & de la ſageſſe, avec une ſi grande facilité, qu'on ne peut le ſoupçonner de ne connoître que la théorie de leur morale. Depuis que j'ai dévoilé ſon âme, je me ſuis ſouvent étonnée qu'avec le ſecours ſeul de l'eſprit, on pût ſi bien déguiſer la corruption de ſon cœur.

La première fois que je vis Mr. Richard, je voulus haſarder quelques mots de reconnoiſſance. Sans rudeſſe, ſans affectation, il m'impoſa filence. Je lui eus une nouvelle obligation de ce noble procédé. Je le priai vivement de venir ſouvent nous voir. Depuis ce tems, il vint tous les jours paſſer, avec nous, les ſoirées. Comme il a l'eſprit cultivé, ſa converſation eſt agréable; celle d'Emilie paroiſſoit lui plaire: mais s'il la louoit quelquefois, il lui arrivoit auſſi ſouvent de critiquer les jugemens qu'elle portoit des ouvrages nouveaux qui paroiſſoient, & qu'il nous apportoit exactement. Il n'étoit pas muſicien, mais il avoit le goût de la muſique. Il offrit, à Emilie, de lui prêter un clavecin & une guittare, dont elle ſçavoit tirer des fons, qui, mêlés à ceux de ſa voix, paroiſſoient amuſer beaucoup, & troubler encore davantage Mr. Richard. Cependant il ne ſe permettoit jamais les fades louanges de l'admiration. Il penſoit, diſoit-il, comme le Philoſophe de Genève, que nous n'avions pas de mufique: il nous avouoit, cependant, qu'il ne pouvoit ſe défendre du plaiſir de s'attendrir, lorſqu'Emilie lui chantoit le rôle de Thélaire, ou le morceau charmant d'Athis.

Il y avoit fix mois que les aſſiduités de Mr. Richard duroient. Je ne le regardois que comme un ami tendre & généreux, dont je pouvois, ſans honte, recevoir quelques ſecours, lorſque nos ouvrages ne fourniſſoient pas à nos beſoins; j'étois bien éloignée de lui ſoupçonner des vues intéreſſées, & des projets criminels. Quelques mots, qu'il laiſſa échapper, quelques diſcours qu'il tint, avec myſtère, à Emilie; quelques propos échappés à la Michon, vis-à-vis de Julie, jetterent le trouble dans mon âme. Je commençai à craindre d'avoir à me reprocher trop de confiance. Je craignis, même, d'avoir à rougir des bienfaits de Mr. Richard; mes refus, lorſqu'il n'en offrit de nouveaux, lui apprirent mes ſoupçons & mes allarmes. Il n'en parut ni ſurpris, ni épouvanté: il n'en fut que plus aſſidu, plus tendre dans ſes diſcours, plus vif dans ſes attentions. Souvent il ſe plaignoit des chaînes de l'Hymen, qu'il portoit; vantoit les plaiſirs de la liberté; parloit des liaiſons ſecrettes, de leurs charmes & de leurs douceurs. Il ne propoſoit rien, il ne domandoit rien; mais ſes prétentions perçoient au travers du voile dont il les couvroit.

Nos ouvrages ne nous produiſoient preſque plus rien. La Michon nous diſoit qu'elle ne pouvoit trouver à les vendre; elle les portoit par-tout, & tout le monde les rebutoit Privées de ce ſecours, ne voulant point en demander à Mr. Richard, il nous arrivoit ſouvent de n'avoir, pour tout aliment, qu'un peu de pain. Mr. Richard feignit, d'abord, d'ignorer notre cruelle fituation: il la ſçavoit cependant; mais il vouloit, ſans doute, nous en faire ſentir toute l'horreur, afin de nous mieux diſpoſer à nous prêter à ſes projets. Nous voyant fupporter, ſans impatience, notre état, il haſarda, ſans vouloir paroître trop inſtruit, de nous offrir, comme il avoit coutume de le faire auparavant, ſa bourſe & fes fervices. Mes refus parurent le ſurprendre. Il pria, fupplia, ſe fâcha, & finit par me demander, à genoux, d'accepter, à titre de prêt, ce que ma délicateſſe faiſoit refufer à titre de bienfaits.

Notre état étoit ſi affreux, nos beſoins étoient ſi grands; j'étois, fur-tout, ſi affectée des maux que fouffroit ma chère Emilie, qu'oubliant toutes mes réſolutions, perdant toute ma fermeté, j'oubliai, dans ce moment, mes craintes & mes allarmes. Je reçus, de Mr. Richard, vingt-cinq louis, dont je voulus qu'il prît mon billet, ainſi que celui de cinquante autres, à quoi pouvoit monter les ſecours qu'il m'avoit donnés juſqu'alors. Ce ne fut pas ſans beaucoup de peines, que mes billets furent reçus. Mr. Richard prétendoit que c'étoit une inſulte que je faiſois à ſon amitié. Je crus lui voir même un air ſi triſte, que je commençai à douter ſi je n'avois pas été injuſte dans mes ſoupçons.

La conduite de Monſieur Richard les juſtifia bien-tôt. Un jour, que j'étois ſortie, ſe trouvant ſeul avec Emilie, & ne pouvant plus ſe contraindre, il lui déclara, ſans détour, toute la force de ſa paſſion. Il lui propoſa, avec audace, de partager, avec elle, toute ſa fortune: il lui offrit, ſi elle vouloit condeſcendre à ſes deſirs criminels, la propriété d'une terre, le don d'une maiſon richement meublée, & tirant un écrin ſuperbe de diamans, il voulut la forcer à l'accepter. „Je ne “puis, lui dit-il, unir, préſentement, mon ſort au vôtre; mais ma femme eſt ſi “délicate, ſa ſanté eſt ſi mauvaiſe, qu'il y a grande apparence que je ne tarderai “pas à être libre. Alors, je “légitimerai la liaiſon que je “vous propoſe de former, “aujourd'hui, avec vous. “Qu'un vain préjugé, belle “Emilie, continua-t-il, n'effarouche pas votre vertu; “vous avez, pour excuſe, “l'état où vous vous trouvez “l'exemple de mille femmes, “qui, étant ce que vous êtes, “ſe ſont ſoumiſes à la rigueur “de leur ſort, ſans rien perdre de la conſidération dont “elles jouiſſoient dans le “monde. D'ailleurs, on peut “uſer de ménagement: le “Public peut tout ignorer. “Perſonne ne ſçait votre ſituation; on ne ſoupçonnera “pas la ſource de l'état brillant, où l'on vous verra. La “vertu eſt une chimère. Conſerver les apparences, ne “pas paroître braver les préjugés populaires, ni ſe ſouſtraire aux conventions humaines; c'eſt être vertueuſe. “Les actions que la Nature “abhorre, ſont les ſqules criminelles. Il a fall établir, “dans l'ordre Civil, ces contrats, ces formes, qui légitiment l'union des deux “ſéxes; mais, dans l'ordre de “la Nature, le conſentement, “ſeul, ſuffit; & qui viole les “conventions ſociales, n'eſt “coupable, envers la Société, que quand il laiſſe appercevoir le mépris qu'il “fait des loix qu'elle a preſcrites“.

Cette morale odieuſe, ſurprit Emilie; elle la trouvoit ſi monſtrueuſe, qu'elle ne pouvoit ſe perſuader que Mr. Richard parlât ſérieuſement. Mais, voyant qu'il perſiſtoit à la lui falre adopter, elle ne lui montra ni colère, ni indignation: un regard, plein de mépris, fut toute ſa réponſe; &, ſe mettant à ſon clavecin, elle lui demanda, fort tranſur une pièce nouvelle qu'elle quillement, ſon ſentiment, lui joua.

Cette conduite trompa Mr. Richard: il ne ſe crut pas ſans eſpérance, puiſqu'on lui faiſoit paroître ſi peu de reſſentiment. Le lendemain, il revint, comme à ſon ordinaire. Julie lui dit que nous étions ſorties. Il reçut, pluſieurs jours de ſuite, le même compliment, & fut pleinement convaincu de notre façon de penſer à ſon égard.

Sa tendreſſe ſe changea, alors, en rage: il réſolut de ſe venger; il le fit, d'une façon auſſi baſſe que cruelle. Il avoit mes deux billets; il les avoit fait faire de façon à les rendre Conſulaires. La Juſtice, trompée, lui donna l'ordre, qu'il lui demanda, de me faire arrêter. Je le fus au moment que je m'y attendois le moins, & on me conduiſit en priſon. Il me fit, alors, impudemment propoſer mon élargiſſement, ſi je voulois conſentir au déshonneur de ma fille.

Le Ciel permet quelquefois l'oppreſſion de l'innocence, pour donner à la vertu la récompenſe de ſa fermeté & de fon conrage. Il y avoit deux jours que je languifſois dans les fers, quand je les vis tomber. Ce fut Mr. Dorſan, qui vint ouvrir les portes de ma priſon. Il avoit trouvé Julie, chez une Marchande Lingère, où il étoit venu, pour quelques emplettes. Julie y étoit, pour vendre quelques morceaux de broderie, que ma fille venoit de finir, & dont le produit étoit néceſſaire à ma ſubſiſtance. La Marchande n'en offroit qu'un prix modique. Julie pleuroit, & ſes larmes affermiſſoient la Marchande, dans l'eſpérance de la forcer à acquiefcer à ſon offre. Mr. Dorſan, touché des pleurs que Julie verſoit, prit, pour lui, le marché, & le paya, non comme la Marchande le vouloit; mais con me Lulie le demandoit. Non content de cela, Mr. Dorſan ſuivit Julie juſques chez moi, l'aborda, avec cet air timide, qui inſpire la confiance aux malheureux, lui parla, non le langage du libertinage, mais celui de l'honnêteté; lui laiſſa voir tant d'intérêt, une ſi grande chaleur de ſentimens, qu'il obtint, d'elle, de lui apprendre la cauſe des pleurs qu'il lui voyoit répandre, & des ſoupirs qui lui échappoient malgré elle. Sans voir ma fille, ſans prévenir Julie, Mr. Dorſan ſatisfit Mr. Richard, &, accompagné du généreux Dorval, il vint rompre mes fers, & me reconduiſit chez moi.

Jugez quelle fut ma ſurpriſe, de devoir ma liberté à deux inconnus! jugez de celles de ma fille & de Julie, de me voir rendue à leurs tendreſſes! Julie reconnut Mr. Dorſan, pour celui qui avoit paru s'intéreſſer ſi vivement à ſes peines. Elle ſe précipita à ſes pieds, les mouilla de ſes larmes, & nous apprit ce qui lui étoit arrivé le matin.

Mes libérateurs m'apprirent, alors, leurs noms; me demanderent la cauſe de mes malheurs, & me prierent d'accepter leurs ſecours contre la misère, & leur appui contre les entrepriſes de l'infâme Richard. Quelques jours après, ils me forcerent à prendre un appartement honnête & commode, qu'ils m'avoient fait préparer, dans le Fauxbourg St. Marceau, où nous avons reſté, juſqu'au moment où Mr. Dorval nous a forcées à venir chez lui.

Ce récit fit, ſur tous ceux qui l'entendirent, la plus vi ve impreſſion. Celui qui ſçait s'élever au-deſſus du malheur, braver, par ſa fermeté, les coups de la fortune, paroît toujours ſi grand, ſi fort au-deſſus des autres, que par le ſentiment de reſpect, qu'il inſpire., il donne unenouxelle force à l'intérêt que l'on prend à ſon ſort. Mr. & Mad. de Baradec & leur aimable fille, devenus heureux, après avoir été ſi cruellement perſécutés, par l'infortune, furent, pour tous ceux qui venoient d'entendre les travers de leur vie, des objets plus chers & plus intéreſſans. Doligny ſe les rappelloit ſans ceſſe; le ſouvenir des maux, qu'avoit ſoufferts celle qu'il adoroit, déchiroit ſon tendre cœur. Il craignoit encore, pour elle, des retours de douleurs, dont il étoit épouvanté. En vain, ſa raiſon, pour le raſſurer, lui préſentoit-elle ſa Maîtreſſe, à l'abri de tous ces événemens-il ne voyoit que l'union de ſon ſort au ſien, qui pût diſſiper ſes chimériques allarmes. Il en preſſa le moment, avec tant de vivacité, & ſon frère, auſſi amoureux que lui, le ſeconda, avec tant de chaleur, qu'il fallut ſe rendre à leurs ſollicitations. La paix, d'ailleurs, venoit de ſe faire. On ſe perſuada que la Cour ne refuſeroit pas un congé à Mr. Dalignan: en conſéquence, on en écrivit au Miniſtre, qui le promit; mais à condition que les deux mariages ſeroient célébrés dans une de ſes Terres, qui étoit ſituée à quelques lieues de Paris, où il invitoit Dorval & ſes amis, de venir le trouver dans huit jours.

La Marquiſe & d'Armenville n'apprirent pas, ſans la plus vive douleur, que le moment, qui devoit leur ôter toute eſpérance, approchoit Intéreſſés, l'un & l'autre, à cacher ce qui ſe paſſoit en eux, ils le déguiſerent, par l'apparence de la plus grande joie. On ſe crut obligé à la plus vive reconnoiſſance, de l'intérêt vif & tendre, qu'ils paroiſſoient prendre au bonheur de leur Ami. D'Armenville, ſeul, connoiſſoit ce qui ſe paſſoitidans l'âme dela Marquiſe: elle, ſeule, liſoit dans celle de d'Armenville; mais tous deux, cependant, ſe croyant intéreſſés, dans ce moment, à ſe tromper l'un l'autre, ils laiſſoient voir, quand ils étoient enſemble, le déſeſpoir de leur paſſion; mais ne ſe communiquoient point le projet qu'ils formoient, pour aſſurer leur vengeance, & ſe rendre heureux. Celui de la Marquiſe étoit de nature à intéreſſer trop l'amour de d'Armenville, pour qu'elle n'uſât pas, aveclui, de la plus grande diſſimulation; & d'Armenville, ne croyant pas avoir beſoin du ſecours de la Marquiſe, pour exécuter le ſien, ne vouloit pas le confier à ſa diſcrétion. La vertu ſeule, inſpire la vraie confiance: elle n'entre jamais dans le cœur des méchans. Celle qui ſe montre, toujours fauſſe, naît de l'intérêt, & meurt avec lui.

Un bal, que Doligny voulut donner à ſa Maîtreſſe, avantde partir pour la Terre du Mnîſtre, parut offrir,t la Marquiſe de Mainvilliers, uneoccaſion favorable, qu'elle réſolut de ne pas laiſſer échapper. Une inoce trompere, que Mlede Baradée voulut faire-àſon Amant, la ſauva du piége que la jalouſie vouloit lui tendre.

Julie avoit la taille, les cheveux & la marche de ſa Maîtreſſe; il y avoit auſſi, dans l'organe de ſa voix, quelque choſe de ſi approchant, qu'à l'aide du maſque, il lui fut facile de paſſer pour l'Aman-te de Doligny. Julie en jouoit ſi bien le rôle, que tout le monde y fut trompé, ecepté d'Armenville, qui étoit dans la confidence. D'ailleurs, la foule des maſques étoit ſi grande, qu'avec moins de reſſemblance, il lui auroit encore été facile de ſoutenir ſon déguiſement. la Marquiſe de Mainvilliers s'y méprit, comme les autres. Prenant Julie pour ſa rivale, ele l'utrira dans un cabinet, qui donnoit fur le jardin, ſous prétexte de prendre un peu l'air, elle engagea la fauſſe Mlle de Baradeoà la ſuivre ſur uneterraſſe, au bout de laquelle il y avoit une porte, qui donnoit ſur le Boullevard.

La Marquiſe s'étoit procuré une clef de cette porte auſſitôtqu'elle en fût prèsur ellu l'ouvrin Quatre hommes, maſqués entrerent, ſe ſaiſirent de la pauvre Julie, l'enleverent, & la jetterent dans un caroſſe, qui les conduiſit avec leur proie, à l'Hôtel de Mainvilliers. Ils y entrerent, par une porte de denrière; dont eux, ſeuls, avoient la clef: par conſéquent, ſans te vus de perſonne; ils deſcendirend dans un caveau; où ils enfermerent l'inocente victime de leur Maîtreſſe.

Dans ce ſéjour, ſombre & lugubre, préparé, depuis pluſieurs jours, par le crime, la malheureuſe Julie, (à peine revenue de l'évanouiſſement, où la frayeur l'avoit fait tomber) n'apperçoit, à la foible lueur d'une lampe, qui éclairoit ce triſte lieu, que des objets multipliés de crainte & de terreur. Des poignards, des piſtolets, une bierre, une foſſe nouvellement creuſée, un vâſe rempli d'une liqueur noire, tout lui dit le ſort qui l'attend. Dans le trouble, où la jette les réflexions que cette vue terrible lui inſpire, un reſte d'eſpérance la ſoutient. C'eſt le dernier ſentiment des malheureux: ils s'y livrent ſans effort. Julie, toute entière au deſir de conſerver ſa vie, que tout ce qu'elle voit, lui dit être menacée, ſe perſuade que ſes cris pourront, s'ils ſont entendus, lui procurer un prompt ſecours, qui la délivrera: elle en jette d'aigus, qui ne peuvent percer la voûte épaiſſe de ſon ténébreux cachot; mais qui la jettent dans l'épuiſement. Elle tombe, & ſon état diffère peu de celui de la mort.

L'Auteur de ſes maux, ſe livroit, pendant ce tems, au plaiſir d'avoir, en ſa puiſſance, celle qui raviſſoit, à ſes deſirs, l'objet de ſa tendreſſe. Une ſeule crainte troubloit ſa joie; ſa Rivale vivoit encore. Tarder plus longtems à la faire périr, c'étoit s'expoſer au chagrin de la voir libre. Tout allarme le crime; on pouvoit entendre la voix de ſon ennemie. Ceux dont elle s'étoit ſervis, pouvoient ſe repentir, trahir ſa confiance, & pour obtenir leur pardon, prévenir, par leur aveu, ſa vengeance. Animée par ce motif, la Marquiſe quitte le bal, rentre chez elle, ſe précipite, plutôt qu'elle ne deſcend, dans le caveau, qu'elle croit renfermer ſa Rivale. Elle entre, la voit, avec complaiſance, ſans force, ſans mouvement. La fureur, qui l'anime, la trompe; le faux jour, qui éclaire le viſage de Julie, aide encore à ſon erreur. Elle croit toujours voir les traits de ſon ennemie. Le mouvement impétueux de ſa rage, arme, d'un poignard, ſon bras cruel. A coups redoublés, elle en perce le cœur de l'infortunée victime de ſa mépriſe. Elle voit, avec volupté, ſon ſang rejaillir avec force, ſur ſes habits; & ſon dernier ſoupir, aſſure, pour toujours, ſa vengeance.

Pendant que cette ſcène horrible de fureur & de jaloufie, ſe pafſoit à l'Hôtel de Mainvilliers, on ſe livroit, chez Doligny, aux plus vives inquiétudes. Mlle de Baradec y avoit ceſſé le rôle de Julie. Ne pouvant plus ſupporter le maſque, elle avoit été obligée de détromper tous ceux qui; juſquts-là, l'avoient priſe pour ee qu'elle n'étoit pas Inquiète de ſçavoir ce que ſa chère Julie étoit devenue, elle la chercha, en vain, pendant fort longtems. D'Armenville, qi avoit vu cette malheureuſe fille paſſer, avec la Marquiſe, dans le jardin, voyant l'inutilité des recherches qu'on faiſoit, crut & fit croire, facilemen, à Mlle de Baradec, que la Marquiſe pouvoit (s'étant trouvée indiſpoſée) avoir emmené; avc elle, Julie. Doligny offrir d'aller, lui-même, s'en aſſurer. Son offre fut acceptée.

Il arrive chez la Marquiſe; on l'introduit dans ſon appartement: il la trouve négligemment couchée ſur une bergère, liſant une brochure nouvelle, avec autant de tranquillité, que ſi elle n'eût eu rien à ſe reprocher. La vue de Doligny ne put élever, dans ſon âme, le moindre remordp mais elle alluma, dans ſon perfide cœur, tous les deſirs de l'amour. Sans l'écouter, ſans s'informer du motif de fa viſite, elle ſei jette à fon col, le preſſe dans ſes bras, l'entraîne, avec emportement, à ſes côtés. Le froid, avec lequel il reçoit ſes careſſes, l'indifférence dont il paie ſa tendreſſe, étouffent ſes deſirs, & rallument tous les feux de la jalouſie. Elle ſe leve avec fureur, prend un flambeau, & force Doligny, encore tout déconcerté & tout épouvanté de la réception qu'on vient de lui faire, de la ſuivre dans le caveau, qui renfermoit le reſte inanimé de la malheureuſe Julie.

A l'aſpect affreux d'un corps de femme, étendu ſans mouvement; à l'appareil lugubre, qui l'environne, Doligny s'épouvante: il veut prendre la fuite; mais la Marquiſe, le prenant, avec force, par ſon habit, l'oblige à revenir: elle l'entraîne, avec violence, vers le cadâvre. Les habits, qui le couvrent, le font reconnoître de Doligny: il jette un cri d'effroi, il appelle Julie. La Marquiſe connoît, alors; ſa mépriſe, devient furieuſe. La rage, le déſeſpoir l'animent. Elle prend le poignard qu'elle avoit laiſſé dans le corps de Julie, & veut en percer le cœur de celui qu'elle n'a plus l'eſpérance de toucher. Ce nouveau crime étoit conſommé, ſi ſon mari, qui entià dans ce moment, n'eût arreté & déſarmé ſon bras.

Depuis quelques jours, le Marquis s'étoit enflammé pour Julie. Inquiet de ne pas voir revenir Doligny, il avoit quitté le bal; les cris de ſa femme, qu'il avoit entendus, en arrivant chez elle, lui avoient indiqué où il pouvoit la trouver. On peut juger de ce que produiſit, ſur ſon âme, l'aſpect de ſa femme, écumant de rage, les yeux gonflés de fureur, les joues couvertes des feux de la colère, armée d'un poignard, prête à l'enfoncer dans le cœur d'un homme qu'il ſçavoit qu'elle aimoit. Mais ce qu'on ne pourra concevoir, ce fut l'effet que produiſit, en lui, la vue de celle qui l'enflamme, percée de coups, nageant dans ſon ſang, ſans mouvement & ſans vie. Quelques mots, malarticulés, échappés à la Marquiſe, lui apprirent bien-tôt l'auteur de cet aſſaſſinat. Ne pouvant plus ſe poſſéder, il s'élance ſur elle, & du même poignard, qui lui a ôté l'objet de ſa paſſion, il lui perce le cœur, ſans que les efforts de Doligny puiſſent l'en détourner. Il fallut même le ſecours de ſes gens, qui arriverent dans ce moment funeſte, pour empêcher qu'il ne tournât; contre lui-même, le fer dont ſa main étoit armée.

Doligny, épouvanté, de ce qu'il voit, ſort, avec précipitation, de ce lieu infernal. A ſon air égaré, à la pâleur de ſon viſage, à ſa démarche chancelante, tous ceux qui ſe trouvent chez lui, prennent de l'effroi. On s'allarme, on s'inquiette, on lui fait mille queſtions, auxquelles il n'a pas la force de répondre. Un peu remi, il veut commencer le récit de ce qu'il vient de voir. La parole lui manque, ſes phrâſes ſont ſans ſuite. Les ſoupirs qui s'échappent avec violence, augmentent le trouble detous ceux qui l'écoutent, & il ne ſe diſſipe, que pour faire place aux ſentimens de compaſſion & de douleur, dont ne peuvent ſe défendre tous ceux à qui il apprend la malheureuſe deſtinée de Julie, & la fin funeſte de la Marquiſe. Dans ces premîers mouvemens, Mlle de Baradec s'attribuoit le crime de l'ûne, & le malheur de l'autre. C'eſt “moi, diſoit-elle, qui ai “porté le poignard dans le “cœur de ma l'éhère Julie. “Sans le fatal déguiſement, “que je lui ai fait prendre, “elle verroit encore le jour“. Cette idée la tuoit, & toutes les raiſons de conſolation, qu'on lui donnoit, gliſſoient ſur ſon cœur; les careſſes mêmes de ſon Amant, cette éloquence du ſentiment que lui donnoit ſon amour, étoient ſans effet.

Ce cruel évènement, arriva la veille du jour qui avoit été marqué, pour ſe rendre à la Terre du Miniſtre. D'Armenville devoit être du voyage. Le Miniſtre l'avoit mis de la partie, pour ne pas faire connoître ſes ſoupçons; il vouloit auſſi que la vue de la félicité de ſon Rival, commençât la punition de ſes crimes. Le ſupplice le plus affreux, pour une âme de la trempe de celle de d'Armenville, eſt le bonheur de ceux qu'elle hait. D'Armenville parut accepter, avec beaucoup de reconnoiſſance, l'invitation du Miniſtre; mais, feignant une affaire, il remit ſon départ au lendemain de celui de tous les autres. Pour arriver à cette Terre, il falloit paſſer par une Forêt fort épaiſſe, & peu fréquentée; on y avoit pratiqué pluſieurs routes, qui, toutes, conduiſoient à différens Villages. Il étoit nuit, quand Mad. & Mlle de Baradec entrerent dans la Forêt: elles ne la connoiſſoient pas; elles ne purent s'appercevoir qu'au lieu de ſuivre la route qu'il falloit tenir, pour arriver au Château du Miniſtre, leur Cocher en prenoit une autre. Il y avoit environ une heure qu'elles marchoient, dans ce chemin détourné, lorſque leur voiture fut arrêtée, par pluſieurs hommes maſqués, dont le plus apparent, s'étant approché d'elles, les contraignit de deſcendre, & de monter dans une berline, traînée par ſix chevaux. Elles y étoient à peine, qu'elles virent une chaiſe de poſte, accompagnée de quatre hommes, à cheval. A cette vue, l'eſpérance d'être ſecourues, ranima leur courage, que la crainte & l'épouvante avoient anéanti. Leurs cris firent arrêter la chaiſe. Celui qui étoit dedans, en deſcenditavec précipitation, & mettant l'épée à la main, il s'avança vers le raviſſeur de celles qui imploroient ſon ſecours. Tandis que ſes gens coupoient les traits des chevaux, & forçoient ceux qui vouloient s'y oppoſer; à prendre. la fuite; le raviſſeur de Mad. & de Mlle de Baradec, moins timide que ſes camarades, fit plus de réfiſtance. Un coup d'épée, qu'il reçut du généreux inconnu, le jetta par terre. Les gens de Mad. & de Mlle de Baradec, délivrés, en même-tems, par ceux du Libérateur de leur Maîtreſſe, ſe jetterent ſur leur raviſſeun, lui arracherent ſon maſque, & reconmirent, en lui, le perfide d'Armenville. Mad. & Mlle de Baradec, en le voyant, ne pouvoient en croire leurs yeux. L'idée, qu'elles avoient de la probité de ce monſtre, s'oppoſoit à ce qu'elles le crûſſent capable d'une telle ſcélérateſſe. Elles voulurent s'approcher de lui; mais, épouvantées des regards menaçans, qu'il leur lançoit, elles ne purent ſupporter ſa vue. Le déſeſpoir & la fureur ſe liſoient dans ſes yeux égarés. L'écume de la rage ſortoit de ſa bouche. L'agitation de la colère impuiſſante, défiguroit les traits de ſon viſage. On voyoit les vains efforts qu'il faiſoit, pour parler, & ſa voix, éteinte, ne rendoit que le ſon lugubre & étouffé d mugiſſement. Quand on voulut le ſecourir, il employa le peu de force qui lui reſtoit, à écarter les ſoins qu'on vouloit prendre de ſes jours; &, ſans la foibleſſe, où le mit la quantité de ſang qu'il perdoit, il auroit été impoſſible de bander ſa plaie. Quand elle le fut, on le lia avec ſoin, & on le mit dans la chaiſe de celui qui venoit de punir ſon crime.

En même-tems, Mad. & Mlle de Baradec apprirent, avec autant de joie que de ſurpriſe, que celui qui venoit de leur ſauver l'honneur, étoit Mr. Dalignan. Le Miniſtre avoit demandé & obtenu la retraite de ce brave Officier, & lui avoit mandé de venir le trouver à ſa Terre.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient dans la Forêt, on ſe livroit, dans le Château du Miniſtre, à la crainte la plus vive, & au trouble le plus grand. La nuit étoit déja fort avancée, quand l'arrive- de celles pour qui on s'inquiétoit, diſſipa les allarmes où l'on étoit de leur ſort. Le plaiſir de n'avoir plus rien à craindre, pour elles, & celui de voir Mr. Dalignan, fit bien-tôt place au ſentiment d'horreur, que le réeit de ce qui venoit de leur arriver, inſpira à tout le monde. Il augmenta à la vue du monſtre qui en étoit l'auteur. Sentant que ſa fin approchoit, & qu'il n'avoit plus que quelques momens à vivre, il fit prier le Miniſtre de paſſer dans l'appartement où on l'avoit mis. Il lui apprit, alors, tout ce qu'il avoit fait; il lui détailla tous les crimes de ſa vie. Ses libéralités lui avoient gagné le Poſtillon & le Ces cher de Mad. & de Mlle de Baradec. Son projet étoit de conduire ces Dames au Château, qui étoit au bout de la route de la Forêt, où il les avoit arrêtées. Que ce Château étant à lui, & iſolé, il s'étoit flatté-de pouvoir, ſans crainte, y exécuter la réſolution qu'il avoit priſe, d'employer la force, pour ſatisfaire ſa paſſion. Qu'il s'étoit flatté que Mlle de Baradec, déshonorée, ne rofuſeroit pas l'offre de ſa main; puiſqu'elle n'auroit que ce moyen, pour couvrir ſa honte, & effacer ſon déshonneur.

Ce récit ne ſurprit point celui qui l'entendoit. Ce qu'il ſçavoit, de ce monſtre, lui faiſoit regarder le dernier crime, qu'il venoit de commettre, comme la ſuite naturelle de la dépravation de ſa vie. Mais, ce qu'il l'étonna, ce fut de le trouver ſans repentir & ſans remords, & d'apprendre qu'il étoit mort avec toute la tranquillité de l'innocence, & la ſécurité de la vertu.

Quelques jours après le mariage de Doligny & de Mlle de Baradec, celui de Dorval & de Mlle Dorſan ſe célébrèrent ſans pompe & ſans faſte. Au lieu de ces fêtes bruiantes, qui importunent ceux que l'Hymen rend heureux, qui n'ont que l'apparence du plaiſir, qui ſont ſans joie & ſans agrément pour le cœur. Le Miniſtre, pour témoigner la ſienne, choiſit, parmi ſes vaſſaux, dix jeunes garçons, les unit à autant de filles, qui les aimoient: il donna, à chaque couple, des terres, pour les cultiver, une maiſon, des beſtiaux, & les rendit heureux. Dorval & Doligny l'imiterent. Dans chacune de leurs Terres, ils firent des mariages, ſoulagerent les malheureux. Le reſte de leur vie fut heureux; leurs femmes ceſſerent d'être leurs Maîtreſſes, mais furent toujours leurs Amies. Leurs enfans ont été ſages & vertueux.

Fin de la Quatrième & dernière Partie.

Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Dorval, ou Mémoires pour servir a l’histoire des mœurs du dix-huitieme siecle. Dorval, ou Mémoires pour servir a l’histoire des mœurs du dix-huitieme siecle. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBD9-4