MES PREMIÈRES ÉTOURDERIES, OU QUELQUES CHAPITRES DE MA VIE EN ATTENDANT MIEUX.

TOME PREMIER.

A PARIS, Chez Marchand, Libraire, Palais-Egalité, Galerie Neuve, no 10.

AN VIII.

MES PREMIÈRES ÉTOURDERIES, OU QUELQUES CHAPITRES DE MA VIE EN ATTENDANT MIEUX.

Paris, ce ***
LETTRE PREMIÈRE.
Belony à d'Arinville.

Tu veux donc, cher ami, que je te détaille toutes mes folies, sans en omettre une seule, à compter du jour où nous nous sommes quittés; c'est-à-dire depuis un mois environ. Ne t'attends pas cependant à ce que je dise tout; tu le sais mieux que personne, il est de certaines choses qu'il est bon de cacher. Irai-je te révéler, par exemple, qu'une jolie voisine me fait les yeux doux? certes, je m'en garderai; je te dirai bien moins encore, que j'attends dix heures du soir, avec une impatience mortelle, pour aller en bonne fortune; tu pourrais me suivre, te trouver avec moi sous certaines croisées, rue de Bondi, no. 28; et voilà madame d'Aubigni, perdue de réputation. Non, mon aimable d'Arinville, tout charmant que vous êtes, je ne pousserai pas aussi loin la complaisance; mais voici ce que je puis vous compter sans scrupule; sans scrupule , tu entends? Ecoutez-moi donc, si vous le trouvez agréable.

A propos de ma demeure habituelle, rue du Bacq, maison de l'honnête M. Dubet; je crois t'avoir dit quel-que chose, dans le temps, d'une respectable douairière, qui ne reçût jamais de la main du prêtre le sacrement de mariage, et qui pourtant a la réputation de ne s'en être point passé. Cette respectable demoiselle, nommée Dublin, loge sur le même quarré que moi, porte à porte, une seule cloison, pour toute séparation, entre nous deux. -- Cependant, ne vas pas former des conjectures qui puissent tirer à conséquence, car je n'irais pas plus loin dans mon récit. -- Il est donc convenu que vous ne ferez point de mauvaises plaisanteries; ce n'est qu'à cette condition, que je passerai outre. -- Mademoiselle Dublin, loge seule habituellement; le matin, elle commente la gazette de la veille; le soir, elle fait une partie de bête ombrée; ou bien, elle va tenir sa place dans un cercle de beaux esprits, aussi à la mode que Mademoiselle Dublin.

Je n'avais remarqué ma voisine qu'à raison de sa structure gigantesque, de sa taille pincée, et de son toupet étagé, qu'un chignon à blanc n'atteint plus qu'avec effort; tu vas voir pourtant que le personnage était à ménager.

Un jour, en rentrant chez moi, je rencontre sur l'escalier ma voisine belle parleuse, conduisant une femme jeune, vive, intéressante au possible; l'habillement de deuil de celle-ci, un air de tristesse qui règne dans ses regards, se mariant à un reste de gaîté naturelle, fait aisément reconnaître une veuve éplorée.- Tirant mes tablettes, je pris son signalement à la hâte, et au bas j'écrivis: Veuve à consoler .

Vous êtes un enfant, ma petite, lui disait Mademoiselle Dublin tout en montant l'escalier; a-ton jamais vu se désoler de la sorte?.. Il est facile de s'appercevoir que ma très-honorée sœur a fait votre éducation; car si vous aviez été, ma chère, entre les mains de votre tante, vous seriez tout autre. Mais la philosophie! la philosophie! voilà le remède qui convient à votre mal. La jolie veuve ne répondait rien; elle paraissait même prendre déjà son parti, ou tout au moins elle le prenait en apparence, dans la crainte, sans doute, que l'on en vint au grand remède en question: je veux dire la Philosophie . -- Arrivant derrière mes voisines, je les vis rentrer chez elles; j'entendis la porte se fermer, et voilà la folie en deuil, qui habite cette fois avec la sagesse.

On ne voit pas une belle affligée aussi intéressante, sans y rêver, et pour peu qu'on ait de sensibilité, on songe très-sérieusement aux moyens de rappeler son humeur aimable. C'est aussi ce que je fis, et une partie de ma nuit se passa à dresser des plans de campagne; tout cela pour consoler ma belle affligée .

Il s'agissait d'abord d'arriver jusqu'à la respectable tante; de m'ouvrir sa maison; de lui faire préalablement ma cour et de terminer par devenir le maître de philosophie dont sa nièce ne pouvait pas sensiblement se passer. Voilà bien des choses, et peu de moyens pour réussir, mais les difficultés ne font qu'enflammer l'ardeur d'un homme à entreprise .

Je savais la tante bel esprit; elle jouit de cette réputation dans le quartier, et toute la maison lui rend cette justice, depuis le portier, avec lequel Mademoiselle Dublin daigne s'arrêter quelquefois, pour discuter les intérêts de notre gouvernement, jusqu'au journalier qui habite sous les tuiles, et qu'elle salue d'un air de protection, quand il est assez heureux pour se rencontrer avec elle sur l'escalier. -- Lorsque je veux m'en donner la peine, je suis bel esprit comme un autre; quelques bouts-rimés ne m'effrayent pas, je m'élève même jusqu'à la chanson; mais c'est bien autre chose, ce que je médite pour l'instant! ... Il n'est rien moins question que de philosophie, et c'est un vrai code de morale à l'usage des veuves que j'enfante à grands frais. -- Je te donne à penser de quel prix était un semblable chef-d'œuvre, et de combien son mérite devait augmenter encore aux yeux des connaisseurs, en songeant à l'étourdi qui l'a imaginé!

Dans mon traité, je prouvais clair comme le jour, cette vérité neuve encore pour moi, que l'on ne peut trop se livrer à la méditation, que, dans la douce habitude que l'on s'en est faite, réside le calme des passions. „En méditant, termineraije, on apprend à mépriser la douleur, on reconnait la fragilité des choses humaines; d'ailleurs, on trouve, sans peine, autour de soi, quelques infortunés qui, par la rigueur de leurs destins, nous apprennent à supporter le nôtre; c'est un étourdi assez à plaindre pour ne pas connaître et pour fronder la sublime philosophie, ou bien, sans aller si loin, c'est un malheureux que l'on peut rencontrer d chaque instant sur son chemin, dont les yeux nous disent qu'il souffre, sans qu'il ose se flatter d'un espoir, hélas! trop chimérique . -- Le tout fut dédié à Mademoiselle Dublin, femme de goût, s'il en fût; esprit fort, comme il n'en sera jamais, et l'une de nos meilleures têtes en politique.

Il s'agit actuellement de faire tenir le placet; car, c'est à l'opinion de Mademoiselle Dublin que j'en veux. Le présenterai-je moi-même? non, il y aurait de la témérité dans ma démarche, et ma voisine, qui, mieux que personne, connaît l'étiquette, et n'oubliera jamais qu'elle fût dame de compagnie, s'en formaliserait à juste titre. Il vaut beaucoup mieux l'envoyer avec un épître, où je solliciterai humblement les conseils de la femme de goût, et une visite pour aller les recevoir. Je m'en tiens donc à ce dernier parti, et après avoir fait toutes choses , comme il est dit à la page dix, du Traité sur la Civilité puérile et honnête , article: Bienséance épistolaire , j'envoie mon message à son adresse. -- Il arrive, et je vois d'ici, Mademoiselle Dublin, plaçant méthodiquement ses besicles, commençant par l'épître, n'attendant pas la fin pour juger son voisin, plus aimable qu'elle n'aurait cru; puis déployant gravement le Traité, s'enfonçant dans les pensées profondes qu'il renferme; v trouvant ce que l'auteur n'a jamais eu la prétention d'y répandre, et finissant par condamner sa pauvre Nièce à en soutenir la mortelle lecture jusqu'au bout, sans aucun égard pour le défunt.

Le beau début près de Mademoiselle Dublin! mais en revanche, c'est un peu mal commencer avec ma veuve. Si je n'ai que des moyens semblables à mettre en usage, je ne parviendrai sûrement pas à sécher ses pleurs. Aussi, je me peints la belle inconsolable, pestant, maudissant le raisonneur qui a juré de l'enterrer toute vive à côté de son cher époux, et sans la dernière période de l'ouvrage, elle n'aurait jamais pu se résoudre à dire avec sa tante, ma foi, je n'en attendais pas autant du voisin . -- Cet homme-là est bon à connaître, ajoute la sagesse. -- Vraiment, oui, répond la folie, qui ne s'est pas encore sentie autant de propention à la raison. -- Il faut lui accorder sur-le-champ la grace qu'il sollicite. -- Oui, sur-le-champ. -- Reportez ma réponse à votre maître (c'est à mon envoyé que l'on parle), dites-lui que Mademoiselle Dublin aura l'avantage de conférer avec lui, entre six et sept heures du soir, et que chaque article de son Traité sera discuté, selon la place qu'il occupe. -- On le congédie ensuite avec les honneurs usités en pareil cas; et moi, j'étudie déjà mon entrée chez Mademoiselle Dublin.

Six heures frappent; mais c'est entre six et sept que je suis attendu; il y aurait manque de bienséance ouverte à m'annoncer tant à l'avance. Le plus sage est de se trouver à la porte de mes voisines, au coup de six heures et demie; c'est aussi ce que je fais. La jolie veuve, que j'adore déjà, vient m'ouvrir; et, sans m'obliger à une seule minute d'anti-chambre, elle me présente à la tante, qui, peut être, aurait desiré un peu plus de forme dans ma réception. Je salue par trois fois son grand fauteuil, les trois saluts me sont rendus à point nommé; je n'en réserve qu'un seul pour la charmante Nièce, mais il est tout au moins aussi affectueux que les trois de rigueur, dont je viens de me délivrer, et la manière affectueuse avec laquelle il m'est rendu, vaut bien tous ceux dont m'accable le personnage à paniers . J'ai déjà jeté en avant le premier compliment d'usage; et me rafermissant sur mes pieds, j'attends la bordée qui me menace. Elle est si volubileuse que je commence à chanceler, et à me repentir de ma démarche inconsidérée. Heureusement qu'un philosophe peut mettre de côté quelques petites bienséances, sans être pour tout cela repréhensible; et quand il est philosophe aimable, on l'en tient quitte plus aisément encore; c'est du moins ce que je crus remarquer dans la réception que me firent mes voisines.

J'occupe déjà le siège que l'on m'a avancé, et je puis tousser sans couper le sifflet à personne, car chacun est bien aise de se remettre un peu des frais de conversation que le premier moment a occasionné; mais aussi l'instant approche où il faudra parler. -- Sera-ce de philosophie? -- En conscience, c'est un meurtre! et quand on voit des yeux brillans de vivacité vous demander de jolis riens, des choses amusantes, il est cruel de traiter avec Aristote du séjour des ames après la mort! il n'est pas moins pénible non plus de partager ces riens charmans, entre une Polonaise et une robe à la Vestale, qui se ploie moëleusement aux formes les plus séduisantes. Il n'y a pas de milieu pourtant, il faudra dire quelque chose des manchettes à trois rangs, et, qui plus est, quelque chose d'honnête. D'Arinville, que faire en pareil cas?

La conversation s'engage; j'attends que l'on m'interroge pour répondre. Je suis tourné devant le grand fauteuil, comme en présence de mon juge, et si je me permets quelques distractions, c'est pour plaindre des yeux ma jolie veuve. Déjà, malgré les raisonnemens solides dont je paye chaque argument, elle s'apperçoit que je ne suis pas aussi philosophe que je cherche à le paraître; ses regards demi-malins me disent en-dessous que le stratagême lui est découvert; et moi, tout en conversant avec eux, je soutiens une thèse sur la logique en général.

On a passé en revue mon traité; chaque pensée a été mise dans la balance, pesée à sa juste valeur; on a de plus discuté Charon, Michel Montagne, Grotius, etc. -- Ne dira-t-on rien de l'intéressante veuve? A propos de Platon, je lui adresse la parole; et depuis cet instant, mon ami, je pense à Platon, à propos de ma charmante veuve. Son air triste, son habillement lugubre, me fournissent aisément matière à converser. -- Ecoutez Monsieur, dit la chère tante à sa nièce; il vous donnera des leçons d'une morale saine; il est rempli de philosophie; oui, la chose est à la lettre! en suivant ses conseils vous vous en trouverez bien, je puis vous en répondre. -- C'est du profond de mon cœur que je les offre à Madame. La manière avec laquelle je les reçois, répond l'adorable Madame Launier, qui jusques-là a toujours écouté, doit assurer Monsieur du cas que j'en fais. -- La lecture, ajoutai-je, est un des remèdes les plus efficaces que je connaisse. --- Oui, reprend vivement Mademoiselle Dublin, la lecture des philosophes! Mes yeux rencontrèrent en même-tems ceux de Madame Launier et lui firent comprendre qu'il n'était jamais entré des livres de cette sorte dans ma bibliothèque. Sur mon assurance elle voulut bien me permettre d'être son pourvoyeur; la tante d'un autre côté me condamne à deux heures de tête-à-tête avec elle chaque jour; elle m'abandonne de plus le soin de sa bibliothèque, le choix des lectures de sa nièce, me nomme en toute lettre son consolateur; et moi, de concert avec Madame Launier, je glisse en article secret dans le traité conclu entre sa tante et moi, que je mettrai tout en usage pour la consoler. -- Je prends congé de mes voisines avec le même cérémonial que j'ai mis à les aborder; j'en suis encore pour mes trois saluts, pour quelques complimens à perdre haleine, et je me retire le cœur plein de Madame Launier.

Avant de quitter mes voisines j'aurais dû te dire d'où est la belle étrangère, le motif qui l'amène à Paris, enfin, tout ce que j'appris à son sujet. Etablie à Rennes, avec toute sa famille, elle s'était rendue dans la capitale à la suite de l'événement fâcheux que tu sais déjà, et ses affaires terminées, elle comptait retourner dans son pays natal. -- J'aime à croire que sa douleur entrait pour quelque chose dans son voyage; mais passons aux moyens efficaces que j'employai pour la guérir, et voyons si j'en viendrai à bout sans le secours de la philosophie.

D'abord il avait été question de lecture; c'était mon avis, ç'avait été celui de la tante, et l'aimable nièce ne m'avait point paru éloignée d'un remède aussi fait pour la distraire. A ma première visite qui eut lieu le lendemain, je me munis des plus aimables préservatifs que nos belles employent contre les vapeurs. C'était le Chevalier de Faublas, qui n'a pas encore eu son pareil; le Poëte qui dit si joliment des mensonges que l'on est forcé de les croire, ou tout au moins de les admettre comme licences poétiques. L'Enfant du Carnaval, qui ne trouvera que difficilement un frère, malgré la bonne envie de nos auteurs. Dans l'un des volumes fut glissé un billet des plus galans, ou je prouvais à la belle que je savais aussi rimer; et le tout occupa l'une de mes poches, tandis que l'autre était hérissée de philosophie pour la montre, en cas de besoins. Mais je ne te ferai pas grace même du billet galant, qui dans cette occasion me valut un cœur.

Portrait de celle que j'aime.
Ton front des lys a le modeste éclat,
Et d'une rose
Demi-éclose
Le voluptueux incarnat.
Dans les contours de ta taille élégante
Le dieu d'amour
Fait son séjour.
Le tissu velouté de ta taille charmante,
Les boucles de tes beaux cheveux.
L'éclat céleste de tes yeux,
Tes dents d'émail, tes lèvres carollines,
Tout en toi sert d'asyle à ce dieu séducteur;
Je l'ai vu mille fois dans tes beautés divines;
Je l'ai retrouvé dans mon cœur.

Tu en conviendras, on ne tient pas à d'aussi charmantes choses, et pour peu que l'on soit enclin à la coquetterie, voilà bien de quoi l'exciter. Quoiqu'il en soit, je présentai avec toute la gravité imaginable le Chevalier de Faublas à ma jolie disciple, en l'engageant à méditer profondément chacune des maximes qu'il renferme, et la tante appuyait sur tout ce que je venais de débiter, tandis que la nièce se promettait bien de suivre cette fois ses conseils.

On cause avec un peu plus d'aisance que la veille; on est moins sur le qui vive de part et d'autre; on se regarde, le sourire malin s'en mêle, et les yeux ont déjà dit tout ce que l'on a envie de se conter.

Te l'avourais-je, d'Arinville, Madame Launier me touchait de près, de bien près! Sa société m'attachait, ses manières aisées m'avaient charmé, le fond de gaîté qui régnait dans son caractère, avait quelque chose de séduisant, dont j'avais peine à me défendre; mais aussi, tu en conviendras, mon ami, Madame Launier était bien faite pour mériter l'hommage le plus entier!.. Grande, sans l'être trop, vive à l'excès, sémillante dans ses moindres saillies, elle offrait un mélange divin de folies et de tristesse; lui parlait-on de celui qu'elle venait de perdre? elle pleurait et riait à la fois; elle pleurait par bienséance et par devoir; car le défunt, si l'on en croit la chronique, n'était pas à regretter; elle riait, parce qu'il était dans son caractère de rire, et qu'elle le faisait avec une grace charmante; ajoute à cela, des yeux noirs pleins de malice, une vivacité sans égale, de jolis bras, de petites mains plus jolies encore, vingt à vingt-deux ans au plus; et tu connaîtras Madame Launier; je ne dirai pas aussi bien que moi, mais comme quelques autres qui se sont vantés de l'avoir bien connue.

Le jour suivant je m'y rendis encore; c'est-là où je passerai désormais toutes mes soirées. -- Madame Launier me parut plus réservée que la veille. -- Il y a du Faublas dans tout ceci; dis-je intérieurement, bon! ne nous décourageons pas; quand une belle se tient sur ses gardes, c'est quand elle est le plus près de succomber. -- Comment avez-vous trouvé les petites réflexions que j'ai ajoutées au texte de l'Auteur, lui dis-je méchamment? -- J'en ai été assez contente, répondelle, en me regardant d'un air demi-fâché. -- Comment, assez contente! reprend brusquement la tante; pourquoi ne pas dire que vous en avez été enchantée? -- Eh bien, répète-t-elle, avec plus d'humeur que jamais, j'en ai été enchantée! -- Ravie! -- Ravie! -- Oh! de graces, Mademoiselle, interrompisje, ne soyez pas si exigeante, je dois être déjà assez flatté des choses obligeantes que Madame a bien voulu dire en ma faveur. -- La tante semblait décidée à pousser l'affaire plus loin, et la petite Madame Launier trépignait, me jetait des coupsd'œil à la dérobée, qui me disaient bien ouvertement: quel mauvais sujet vous faites! que j'aurais de plaisir à me venger! Et moi, avec une bonhomie sans exemple, je n'étais occupé qu'à appaiser la mauvaise humeur de Mademoiselle Dublin. Cette fois il me fallut entendre une superbe dissertation sur les ressources des divers cabinets de l'Europe, les avantages que la France trouverait à déclarer la guerre au Roi de Maroc; ce que j'écoutai patiemment jusqu'au bout, me donnant bien garde de contrecarrer l'orateur en rien; et avant de me retirer, je m'engageai à rapporter dans a matinée du lendemain, la suite des Ouvrages philosophiques auxquels on prenait goût sensiblement. -- Mais tu vas t'appercevoir, d'Arinville, si Madame Launier était coquette à demi.

Je me présente le lendemain à l'heure, où sans indiscrétion on peut visiter les Dames; c'est Mademoiselle Dublin qui me reçoit; sa chère nièce est déjà à ses affaires, et si je veux prendre la peine de passer chez elle, je trouverai sur sa cheminée les volumes qui demandent à être remplacés par d'autres. -- Je cours à la chambre de Madame Launier, le cœur plein d'espoir; mais que je suis crédule! mon ami. On voit bien que malgré toute mon expérience, je connais peu encore les femmes! -- Les livres sont à la place indiquée, j'apperçois dedans un petit billet qui semble se trahir avec intention; c'est le billet amoureux, il a l'air d'être resté où il a été mis d'abord, sans que l'on ait daigné y prendre garde. -- O Madame Launier! dis-je intérieuremont, vous ne vous doutez pas sûrement à qui vous avez affaire, et laissant les livres à la même place sans les changer contre d'autres, je dis à la chère tante que tout est arrangé pour le mieux. -- On m'oblige à prendre le chocolat; et, profitant du moment où Mademoiselle Dublin se mouche pour courir à mon chapeau, je me sauve, échappant à un combat qui va s'engager entre la France et l'Angleterre.

Le soir arrive, et les visites de la journée ne changent rien à celle du soir; je me présente donc à l'heure accoutumée; mais surprise ravissante! Mademoiselle Dublin est absente: elle a été emmenée de force à l'académie dont elle est membre, et toujours fidèle à la stricte étiquette, elle a laissé à la maison Madame sa nièce pour me recevoir, et me témoigner ses regrets. -- En vérité, voilà une tante charmante! Aimable au possible! et que l'on vienne à mal parler, devant moi, des académiciens? comme je saurai prendre leur parti.

J'avais remarqué plus que de l'air boudeur dans la réception de Madame Launier, cela ne m'effraya pas pourtant; on ne doit jamais être inquiet, quand c'est Faublas qui nous attire des torts. Assis en présence l'un de l'autre, nous restions sur nos gardes, et chacun attendait de son côté que la partie adverse en vint aux prises; mais Madame Launier était trop vive pour se contenir si long-tems. Un Cavalier qui se pique d'être galant, me dit-elle, doit tout au moins en faire preuve; je m'attendais à trouver ce matin d'autres volumes en place de ceux que j'ai achevé de lire. -- Comment! lui répliquaisje avec l'accent de la surprise le mieux étudié, d'autres volumes? ..... Mais, si j'ai bien vu, Madame n'est encore qu'à la moitié du second tome, ou bien ce sera un petit papier que j'ai pris pour un sinet, qui m'aura trompé; je dis cela d'un ton si rusé, que Madame Launier, malgré toute sa coquetterie, s'apperçut bien qu'elle n'était à côté de moi qu'un enfant; un regard de dépit me fit comprendre sans peine qu'elle était poussée à bout. -- En vérité, dit-elle, tirant avec humeur le billet de sa poche, il faudra donc que ce maudit papier me joue toujours de mauvais tours! et, n'écoutant que son premier mouvement, elle le mit en mille pièces. -- Ce petit papier, ajoutai-je d'un ton piqué, aurait pu tout au moins être découvert par Mademoiselle Dublin, et il n'y aurait pas eu grande indiscrétion à le serrer plus soigneusement. La petite veuve un peu radoucie, baissait les yeux, ne sachant trop que répondre. Et moi de mon côté, je gardais un silence affecté. -- C'est qu'aussi, reprit-elle enfin, de l'air le plus embarrassé, il faut en convenir, ce papier mystérieux renferme bien des mensonges, et je n'aime point m'entendre dire que je suis jolie, car je sais mieux que personne que je fais peur. -- Des mensonges, pouvez-vous dire? Moi recourir avec vous aux mensonges, tandis qu'il est des vérités si agréables dont on peut vous faire appercevoir!... Quoi, me soutiendrez-vous, femme adorable! que cette taille n'est pas céleste! que cette bouche n'est pas délicieuse! que l'on peut trouver une délicasesse plus charmante dans tous les traits! et mon bras entourrait la taille divine, mes lèvres baisaient amoureusement la bouche de rose, je prodiguais, à chacune des parties du joli visage, mille carresses toutes plus passionnées l'une que l'autre. Mon aimable amie avait peine à se défendre; mon ardeur l'égarait ellemême, et l'empêchait de retrouver sa tête; se remettant un peu cependant, je ne puis ajouter foi, me dit-elle d'un son de voix qui parlait à l'ame, je ne puis ajouter foi à vos belles assurances; combien n'en débitez-vous pas en un jour, qui tout au moins sont aussi tendres? non, je ne me laisserai pas prendre aussi aisément aux apparences. Quels reproches pouvez-vous me faire? m'accuser de fausseté! moi qui n'existe que pour vous! qui ne veut vivre que pour vous seule! moi qui mourrai bien certainement, si vous rejetez mon hommage! N'est-ce pas un meurtre que vous ne soyez qu'un aimable libertin! et déjà des soupirs passionnés s'échappaient de son sein le soulevant avec un doux effort. -- Ah! j'en suis convaincu, m'écriai-je, on me hait! on m'abhorre! et m'élancent vers la croisée, je l'ouvre brusquement, et menace de me jeter d'un second, tandis que la touchante Madame Launier me saisit par un pan de mon habit, et tombe sur un siège voisin, en disant: bon dieu qu'il m'a effrayé!.... Je me précipitai sur ses lèvres, c'est avec des baisers de flamme que je prétends la ranimer! ma main écarte une gaze ennemie; ma bouche parcourt le sein le plus charmant que les amours aient jamais parcouru; une paupière demi-close se soulève sur moi avec tendresse; une main demi-vaincue ne combat plus que faiblement la mienne; je suis sur le sein de mon amie, je vais être heureux! Mais fatalité vraiment cruelle! j'entends une clef tourner dans la serrure; -- c'est elle! c'est bien sûrement l'implacable tante! Je répare à la hâte le désordre que je viens de commettre. -- Vîte, mon ami! un livre un siège à cent lieues du mien! et je dépose un livre entre ses mains tremblantes, pour courir m'asseoir l'autre extrémité de l'appartement.

Eh bien! dit la crédule Mademoiselle Dublin, en entrant, comme vous voilà relégués chacun dans votre coin! et échauffés!... en conscience, vous êtes l'un et l'autre tout en eau! je gagerais que c'est à propos de philosophie? Madame est une petite entêtée, qui ne croira jamais ce qu'on prend la peine de lui expliquer; pour vous, Monsieur, c'est trop de bonté de votre part, et j'en suis vraiment confuse pour ma nièce. -- Vous me pardonnerez, Mademoiselle, dis-je alors commençant à me remettre, Madame ne mérite sûrement pas des reproches aussi vifs; d'ailleurs, je n'ai jamais eu la présomption de la persuader. -- Oh! j'aurais parié qu'il y avait quelque chose comme cela! enfin, c'est un parti pris, il faut décidément renoncer à en faire une philosophe. -- Madame sera toujours aimable, quel parti qu'elle veuille prendre, et je ne doute pas qu'elle le soit encore, sans le secours de la philosophie. -- Oh! vous savez Monsieur, que je hais les complimens, à la mort. -- Je ne croyais pas en faire un à Madame votre nièce, tout en lui disant qu'elle possède plusieurs des qualités précieuses de Mademoiselle Dublin. -- Halte-là, Monsieur, n'allez pas dire que je ressemble en rien à ma nièce, ce serait me jouer un fort mauvais tour! et la respectable tante promenait ses graces dans l'appartement, avec une aisance toute nouvelle. -- Madame, sûrement, reprit-elle, un instant après, va nous regarder de travers, si j'ose prier Monsieur, de l'accompagner, demain soir, dans une société où elle est attendue; ce serait moi qui m'en chargerais, si je n'avais pris des engagemens plus sérieux; à propos, mon aimable voisin je vous ai déjà annoncé, dans le cercle des esprits forts, et je compte beaucoup que vous ne me refuserez pas. -- J'acceptai, à condition que j'accompagnerais le lendemain la charmante nièce qui, de son côté, ne jouait pas mal son rôle, et je partis maudissant plus que jamais Mademoiselle Dublin.

Certes, en voilà bien assez pour une fois, car, on doit être ménagé dans ses plaisirs. -- Mon bon ami, ne vous attendez donc pas à en savoir davantage aujourd'hui, et si vous êtes curieux, il faudra vous résoudre à en convenir par le premier courier.

Bélony.

Paris, ce ***
LETTRE II.
Le même au même.

D'ARINVILLE, connais-tu quelque chose de comparable à un fiacre à stors, bien fermé, bien suspendu, dont le cocher docile se prête complaisamment aux desirs des amans qui soupirent dedans, un amour toujours renaissant? Pour mon compte, je ne vois rien d'égal, mon cher! sur-tout quand c'est une beauté jeune, vive, sémillante, comme Madame Launier, qui en goûte avec vous les douceurs! Mais aussi, je dois le dire, de tous les fiacres possibles, je ne connais rien qui puisse rivaliser avec le numéro ; numéro vraiment charmant! qui flattera toujours agréablement l'oreille d'une femme, pour peu qu'elle l'ait habituée à une honnête modération; numéro enfin qui ne sortira jamais de ma pensée!.. attends-toi donc, d'Arinville, à voir répété plus d'une fois, dans mon épître, le numéro 4.

Je devais accompagner, comme tu sais, Madame Launier dans la société où elle était attendue; je me rendis, avec empressement, chez elle à l'heure convenue; je m'y présentai comme par devoir, comme pour ne pas refuser Mademoiselle Dublin, qui me témoigna, par des milliers de remerciemens, combien elle me tenait compte de mon acte de complaisance. -- La toilette achevée, une dernière visite faite encore au miroir, nous pouvons nous mettre en route. l'aimable tante nous laisse à la porte où nous devons descendre, courant en hâte à son bureau d'esprit, où l'on n'attend qu'elle pour régler les intérêts du Grand Mogol.

C'est chez une ancienne amie de la jeune veuve que je suis présenté; compagne de sa tendre enfance, elle parait s'en souvenir avec un plaisir toujours nouveau; ses traits ne sont point ceux d'une femme jolie; mais sa figure dit beaucoup; en l'abordant, on juge du premier mot, que l'on s'adresse à une femme d'esprit. Mariée depuis quelque temps, elle avait suivi son époux à Paris, ce qui la privait du commerce aimable de sa jeune amie, et c'était pour jouir du charme de la posséder qu'elle la recevait ce soir la chez elle.

Le cercle, déjà nombreux, s'agrandissait toujours. Des femmes, beaucoup de femmes charmantes, et au milieu de ce charmant sérail, moi seul de cavalier; je te dirai même plus, on avait juré de se passer de nous, ne fois sûrement, pour en faire l'épreuve, et il ne fallait pas moins que les auspices de Madame Launier, pour autoriser, en ma faveur, une exception à la règle.

La société rassemblée, les premiers complimens renvoyés de part et d'autre, on parla d'éveiller la folie à l'aide du grand opérateur; je veux dire le champagne, et nous voilà rangés autour d'un ambigu des mieux servis.

Quoique Grand Seigneur, je n'avais pas encore jeté le mouchoir, je craignais d'ailleurs que Madame Launier s'en apperçût; cependant, j'avais une jolie voisine à ma droite, qui, si j'en jugeais par ses coupsd'œil de côté, n'eût pas fait grande difficulté pour le recevoir. -- Tu vas gronder, d'Arinville, toi qui te piques d'être scrupuleux à l'excès. -- Comment, me dis-tu, c'est en présence de Madame Launier, de ton adorable veuve! que tu peux faire attention à tes voisines!.. Il est vrai, mon ami, j'avoue ma faute, et pour cela je ne me crois pas moins coupable; mais aussi, ma voisine est vraiment céleste!

Elancée comme un jeune lys, elle se présente avec une aisance toute particulière; sa tête mobile sur son cou satiné, n'a point l'air de dépendre du reste de son individu charmant; ses cheveux relevés à la manière des grâces, sont d'un noir d'ébène, et s'ils laissent tomber une boucle, en forme de repentir, c'est seulement pour en montrer la longueur; du moins, on se plaît à le croire. S'adresse-t-elle à vous? c'est toujours avec une prévenance que l'on n'ose attendre d'une femme de cet âge; et quand je lui aurai donné dix-huit ans, à en juger par la fraîcheur qui colore ses joues, je t'aurai fait le portrait fidèle de l'adorable Caroline de Séligny; à quoi tu peux ajouter encore, qu'elle n'a plus qu'une mère privée de la vue; ce qui n'est pas toujours avantageux pour une jeune adolescente.

On quitte le Champagne, pour profiter de la gaîté qu'il émoustillait déjà depuis quelque temps, et l'on passe aux petits jeux de Société, (je préfère m'exprimer de la sorte, car, jamais je ne pourrais dire, petits jeux innocens ). On épuise en un instant le répertoire; on vuide en un clin d'œil ses poches; c'est sur les genoux de l'adorable Caroline, que chacun apporte son tribut. -- J'étais dévalisé, et il me fallait payer encore une étourderie. -- Je vous donnerais mon cœur, dis-je, à la charmante recelleuse, si vous ne l'aviez déjà sur vos genoux, comme gage d'amour. Ce n'était pas éveiller la jalousie de la petite Madame Launier, elle me connaissait galant par habitude; d'ailleurs, une femme ne vous en veut jamais, de dire tout haut devant elle, des choses flatteuses à une autre; il ne faut, en pareille cas, qu'un regard de côté, pour lui faire prendre agréablement le change; c'est justement ce qui ne manqua pas d'arriver.

On en vint à racheter les gages; et, que de jolies corvées pour monsieur le Grand Seigneur! Y a-t-il un baiser à cueillir? c'est lui seul que cela regarde; une confidence à faire? c'est encore lui à qui l'on s'adresse, et il ne se fait pas un voyage à Cythère, que le Grand Seigneur ne soit de la partie. L'adorable Caroline prit, comme une autre, goût à ces voyages enchanteurs. -- (C'est de là je pense, qu'on a dit, avec tant de vérité, que rien ne forme autant la jeunesse.) Mais à ce qu'il me sembla, ce n'était point les premiers qu'elle faisait. Minuit frappa sur ces entrefaites, et chacun parla de se retirer; Madame Launier retint la société pour le lendemain, chez elle, et l'aimable Caroline, tout en lui donnant son adresse, tout en l'engageant à venir la voir, me fit comprendre que je n'étais pas pour rien dans ces petites attentions. J'aurais bien desiré, cependant, faire encore un voyage avec elle; je sentais que mon cœur avait quelque chose de pressant à lui confier, qu'une mauvaise honte lui avait empêché de révéler; mais on vint me prévenir que le numéro 4 nous attendait, et en conscience, ce n'était guère le cas de songer à voyager .

Madame Launier et moi, nous sommes emmenés rue du Bacq, et c'est de l'extrémité du fauxbourgHonoré que nous partons. Avant de monter, j'ai eu soin de dire au cocher, doucement, bien doucement! sur-tout pas de secousses ! et jamais une femme, en pareille cas, ne remarquera que vous parlez bas. -- Me voilà donc enfin où je desire être depuis quatre grandes heures au moins; débuté-je en me plaçant à côté d'elle, tout près, aussi près que je le puis. -- Menacerez-vous encore, Monsieur, de vous jeter par la croisée? ajoute-t-elle d'un ton raillant. -- Oui, bien sûrement, toutes les fois que vous pourrez douter de la sincérité de mes sentimens. -- Mais si j'en doute, c'est par le plaisir que je trouve à m'en assurer. -- Que faut-il faire pour cela, adorable Madame Launier? -- Ne m'appelez donc plus de la sorte, Monsieur!... on me nommait Coralie quand je n'étais encore qu'une petite demoiselle prête à marier. --- O charmante Coralie! Coralie céleste! que je le répète des millions de fois, ce nom vraiment fait pour plaire! et déjà la scène de la veille se renouvelait; c'est-à-dire que Madame Launier recommençait à avoir des doutes, que je menaçais de me précipiter par la portière, et que l'on était tombée demi-expirante, en répétant bon Dieu! qu'il m'a eſfrayé .

Mais, je n'ai plus à craindre qu'une maudite clef vienne à tourner dans la serrure; il n'y a pas de tante, non plus dans le voisinage, pour mettre le holà! je puis donc enlever un fichu tout à mon aise, tenir chaque coulisse, l'une après l'autre, au risque de recevoir quelques chiquenaudes sur les doigts, ce dont une femme, en pareil cas, ne peut se dispenser. -- Mais que le numéro 4, est divin!.. C'est, mon ami, ce que je répétai quatre fois, dans notre trajet, trop court pour le répéter davantage! c'est ce que la délicieuse Coralie ne pouvait se lasser de redire. -- La voiture s'arrêta sur ces entrefaites, et tu peux croire si nous en descendîmes avant d'avoir pris des mesures certaines pour nous revoir.

Le lendemain était le grand jour, le jour par excellence! C'est Caroline que je verrai! avec laquelle je vais imaginer mille petits jeux de société . (Je te l'ai dit, mon ami, je serai toute ma vie incorrigible.) L'occasion est trop belle pour la laisser échapper; en effet, quel moment plus favorable peut-on choisir pour se déclarer? Je prends donc la plume, et m'exprimant le plus brièvement possible, voici ce que je dis à la séduisante Caroline.

„Hier dans la soirée, il a été perdu un cœur pendant que vous débitiez de si jolies choses; je crois bien que c'est vous, adorable Caroline, qui l'avez retrouvé puisque perdu il y a ; mais dans tous les cas, si je le cherche avec tant de soins, c'est dans l'intention de vous en faire l'hommage.

Le billet prend cette forme agréable à laquelle une femme ne se trompe jamais, et le voilà dans ma poche comme Pierre d'attente .

Le soir arrive; la société se rassemble. Caroline, l'aimable Caroline, n'est pas la dernière à s'y trouver, et pas le plus petit pacha pour suppléer à ce que le Grand Seigneur ne pourra faire par lui-même! Pour qu'elle occasion. donc réserve-t-on ces Messieurs? et n'était-ce pas le cas de m'adjoindre les plus qualifiés?.. La soirée est, à peu de chose près, la même que celle de la veille. On jase beaucoup, on rit encore plus, et l'on termine par le thé.

Les petits jeux n'ont pas été oubliés, comme bien s'entend. On a donné des gages; le billet a donc pu arriver à son adresse; et l'on a eu soin d'en faire un gage à part. Les voyages recommencent, et mènent plus loin que la veille; enfin, j'ai dit moi-même à Caroline ce que mon billet renferme, et si j'ai cru bien voir, l'affaire aura des suites.

Chacun se retire à l'heure accoutumée, et la charmante Caroline attendait toujours sa bonne pour en faire autant. -- Il faudra me sacrifier! dis-je intérieurement, et l'on m'accepta, non sans beaucoup de solicitation de ma part.

Nous montons en voiture. Je suis presque tenté de dire aussi bas que la veille. -- Doucement, bien doucement. Mais ce n'est pas le No. 4. que je distingue sur le côté de la voiture; la série des chiffres qui lui assigne son ordre est trop effrayante pour qu'un homme raisonnable y pense par deux fois. Je me hazarde pourtant à revenir sur le gage donné. On ne se défends pas de me trouver aimable, mais on s'en tient là, et si je veux une réponse plus satisfaisante, il faut la deviner dans les yeux de Caroline. -- Il m'est permis, cependant, de me présenter quelquefois chez Madame de Séligny, mais rarement, très-rarement! encore est-il de rigueur que ce soit Mademoiselle Dublin ou son aimable nièce qui m'y annonce. Nous nous trouvons tout en jasant rue de l'Arbre sèc , à la porte de Caroline: La bonne vient ouvrir; on la gronde tout haut d'être oublieuse à ce point, et la bonne de répondre avec une franchise toute naturelle, que Mademoiselle n'a point prévenu qu'on aille la reprendre...

Je remonte en hâte, le cœur plein de Caroline, l'imagination occupée de Coralie. -- Elle m'attend; sa tante sûrement repose déjà, elle m'ouvre ses bras par avance! sa pensée brûle de m'y recevoir! Vîte cocher! plus vîte que cela! oh! jamais je n'arriverai! et j'arrive que je ne crois pas l'être encore.

Je ne tarde pas à être au haut de l'escalier. -- Est-ce vous Bélony? me dit une voix douce que l'on distingue à peine, et je vois ma belle maîtresse dans un désordre charmant, qui m'attend à la croisée la plus voisine de l'escalier. Je suis bien-tôt perché sur la balustrade; un pas encore, et mes baisers vont rassurer la tremblante Coralie. Ce pas est l'affaire d'un instant, et s'il est un cas où les aîles de l'amour soient bonnes à quelque chose, sans contredit c'est bien celui-là. -- Coralie! ma Coralie! lui dis-je en balbutiant, et je l'emporte dans la pièce où le plaisir nous attend. C'est sur son lit que je vais la déposer; je m'y place bientôt près d'elle; Mais quels termes assez touchans, qu'elles expressions assez fortes pourraient peindre une nuit dont la volupté a rempli chaque instant?... Un doux sommeil m'avait gagné sur le sein de Coralie; je me sens tout-à-coup réveillé par des bras qui me pressent amoureusement. -- Est-ce toi, mon ami? me dit Coralie. -- Oui, c'est moi, ma jolie amie. -- Ah! c'est que je croyais rêver. Et ses lèvres veulent caresser les miennes, tandis que ma bouche cherche à se dérober pour voler à d'autres charmes.

Un jour perfide vint trop tôt interrompre nos plaisirs. -- Il faut se séparer, me dit Coralie. -- Pour longtems? -- Non, jusqu'à ce soir. -- Ce soir donc nous nous rapprocherons encore! ce soir nos ames pourront se confondre! nos sentimens ne feront qu'un! -- Adieu mon ami. -- Déjà! -- Ah! c'est bientôt! mais il le faut mon ami. -- Où veux-tu que je puisse exister actuellement ma Coralie? Ne partage-je pas ton chagrin? Adieu donc mon amie! -- Carolie voulait le répéter à son tour, mais cet adieu expira sur ses lèvres; et pendant que nous étions dans les bras l'un de l'autre, nos cœurs battaient de concert les instans du plaisir.

Je fis un effort sur moi-même pour me séparer de Coralie; elle me reconduisit jusqu'à la fenêtre, et ce ne fut qu'après le danger passé qu'elle la ferma le plus doucement possible. J'allai réparer mes forces en attendant l'occasion d'en faire un nouvel hommage, et mon imagination laissa Caroline cette fois, pour ne songer qu'à l'intéressante Coralie.

Ce sont là les occupations délicieuses qui vont désormais remplir mes instans. Le jour se passera dans une attente charmante; la nuit s'écoulera comme celle qu'il l'a précédé. Coralie chaque soir prétextant un motif pour se retirer, engagera sa tante à aller au-devant du sommeil; c'est une indisposition, une mauvaise nuit à réparer qui la décidera, et Mademoiselle Dublin, crédule au possible, se paiera à merveille des excuses de sa nièce.

Coralie, vas-tu croire, mon ami, occupe toute entière ma pensée; le souvenir de son aimable rivale est éteint en moi, ou du moins, s'il ne l'est pas absolument, il est bien affaibli; mais non, et plains bien sincèrement ton ami!... il me faut Caroline encore; elle me manque, je le sens; je ne puis vivre loin d'elle, comme il me serait impossible de me priver de Coralie. Mon cœur, ou pour mieux dire ma brûlante imagination, m'avertit que ces deux objets lui sont chers à la fois, que l'un ramène le souvenir de l'autre, et je m'apperçois déjà que deux jours se sont écoulés, sans que mes yeux aient rencontré ceux de Caroline. -- Je me livrais à ces tristes réflexions aux côtés même de ma jolie maîtresse, sans que ses baisers puissent rien sur ma rêverie; lorsque quelqu'un s'annonçant chez mes voisines, je reconnais la voix de Mademoiselle de Séligny qui vient gronder sa nouvelle amie du peu de cas qu'elle fait de ses invitations. Je ne suis pas le maître d'un saisissement subit!.. rappelant mes esprits pourtant, recommandant sur-tout la discrétion à mes yeux, je me disposai à l'entrevue la plus redoutable qui se conçoive.

Mademoiselle de Séligny, en me trouvant chez Madame Launier, témoigna une espèce de surprise, qui se tourna bientôt en inquiétude. Je pus m'en appercevoir, malgré l'adresse qu'elle mettait à ne point se laisser deviner; cette inquiétude était trop bien voilée, cependant, pour que Madame Launier en conçût le plus léger soupçon; dailleurs; il faut dire tout, Madame Launier, encore peu faite au séjour d'un monde corrompu, ne s'était point étudiée à lire sur les phisionomies; et quand elle eut découvert un motif dans la visite de sa jeune amie, elle croyait pouvoir trop bien compter sur mes sentimens pour s'alarmer en rien; aussi, ne fit-elle aucune remarque. Elle regardait Mademoiselle de Séligny, comme une charmante connaissance à cultiver, et la traitait comme telle; pour moi, j'étais celui sur lequel roulait la plus grande part de l'embarras; car, je devais dire à deux femmes ensemble combien j'étais passionné, et il fallait s'v prendre de manière à ce qu'il n'y en ait jamais qu'une à la fois qui s'en apperçût.

La visite fut courte, Mademoiselle de Sélignv parla peu, fut assez réservée pour ne laisser tomber sur moi que des regards d'une indifférence marquée; et je m'apperçus, sans peine, qu'il eût été aussi avantageux pour moi de ne pas me trouver en tête à tête, lors de son arrivée. -- Elle fit part à Madame Launier d'un déjeûner qu'elle projetait, à quelques jours de là; on m'adressa une invitation, comme par bienséance, et lui offrant mon bras, lorsque je la vis disposée à partir, elle ne voulut l'accepter que jusqu'à sa voiture. Mais avant d'y arriver, je pus hazarder quelques reproches honnêtes, sur la froideur affectée que l'on venait de me témoigner, et malgré la réserve que l'on mît dans ses réponses, je pus en tirer quelques augures favorables:

Madame Launier attendait mon retour pour s'étendre en éloges sur sa jolie visiteuse, et je pouvais en mal parler à mon aise, sans craindre qu'elle vint à démêler mes vrais sentimens. Aussi est-ce la querelle la plus vive que j'aie jamais eue à soutenir, avec l'étourdie de Coralie! et je vis l'instant même où j'allais perdre des bonnes graces que je méritais si peu. Je l'avoue. -- D'Arinville, cet épanchement d'un cœur plein de droiture, cette inconséquence aimable qui est toujours le fait d'un être incapable de tromper. Ce penchant à juger favorablement de chacun, tout ce concours enfin de qualités précieuses dans la bonne Carolie, me poignardait, me reprochait amèrement mon astucieuse adresse, et si j'ai connu le remords, c'est bien dans cet instant!

Mes visites nocturnes allaient toujours leur train; les maux de tête continuaient à être de mode chez les voisines; la douleur changeait chaque soir de place, et la chère tante, inquiète sur le compte de sa petite nièce, parlait d'en venir à d'autres expédiens que ceux de la philosophie; il n'était rien moins question que de rhubarbe, et même le jour était déjà fixé.

J'avais mille maux de me contenir, quand j'entendais Mademoiselle Dublin me prier, d'un ton suppliant, de joindre mes remontrances aux siennes, pour décider sa petite volontaire de nièce; (car c'était pour lendemain) et moi, avec une douceur d'ange, une bonté sans pareille, je parlai à ma jolie Coralie le langage de la persuasion. -- Tu sais combien je suis heureux quand je peux faire une méchanceté!

Coralie ne pouvait se défendre des mouvemens convulsifs, chaque ſois que l'on revenait à la rhubarbe; elle me menaçait des yeux, et je voyais l'instant où la patience allait lui échapper tout de bon; mais Mademoiselle Dublin, qui se mêlait aussi de lire Hyppocrate, n'était pas femme à céder, et quand Hyppocrate n'eût pas parlé de médecine, à l'article maux de cœur , sa nièce en eût toujours avalée une le lendemain, pour apprendre les règles de l'usage, qui prescrivent l'esprit de contradiction. -- C'est pour le lendemain, décidément, que la partie est arrangée; tu vas voir, d'Arinville, si j'ai payé cher ma méchanceté:

En te parlant de la chère tante, comme bel esprit, j'aurais dû te la donner aussi pour somnambule. C'est ce dont tout le voisinage est instruit; et chacun explique, à sa manière, cette singularité. Le bon peuple, d'abord, qui voit souvent Mademoiselle Dublin en société avec un in-folio , est convaincue qu'il y a de la magie dans son fait, et quand on veut effrayer un enfant indocile, on le menace de la magicienne; aussi Mademoiselle Dublin peut les voir courir devant elle, lorsqu'elle se montre armée de sa grande canne; pour les gens sensés, ils la regardent comme folle; mais il est aisé de concevoir qu'avec une imagination ardente, un caractère décidé, Mademoiselle Dublin ne peut manquer de revenir, pendant son sommeil, aux choses qui l'occupent journellement; aussi, à certaines phâses de la lune, se lève-t-elle pour tenir à elle seule académie. -- Revenons actuellement à nos moutons.

Il a donc été déclaré formellement, à Madame la raisonneuse, qu'elle en passera par la dose de séné prescrite par Hyppocrate, et on l'envoie coucher sur cet arrêt. Je commençais, pour mon compte, à me repentir, en voyant le caractère sérieux que prenait l'affaire, et j'eus tous le mal imaginable d'obtenir de Coralie, mon pardon; il ne fallut même pas moins que les moyens efficaces que j'employai, pour réussir à me reconcilier avec elle; mais Coralie était trop indulgente, malgré toute sa vivacité; ma sottise valait quelque chose de mieux.

Nous commencions à goûter le sommeil dans les bras l'un de l'autre, lorsqu'au milieu de la nuit la porte s'ouvre brusquement, et nous voyons entrer Mademoiselle Dublin, toute vêtue, tenant un flambeau d'une main, et un vase de l'autre. Je m'imagine être découvert, et ne sachant où me réfugier, je vais chercher un abri sous la couverture; pour la pauvre Coralie, elle est froide et sans mouvement à côté de moi. -- Allons, petite raisonneuse, dit la tante, en approchant du lit, il est bien temps d'avaler votre purge; ma pendule vient de frapper huit heures, et ne comptez pas m'amuser davantage. Coralie écoute avec surprise sa tante, qui se monte par degré. -- Voyons, continue celle-ci sur un ton plus élevé, allez-vous recommencer vos minauderies? j'entends que l'on ne me raisonne pas! me comprenez-vous? -- Elle devient folle, pour sûr, me dis-je, en me hazardant à sortir la tête à demi, et je vois un grand fantôme qui a l'air de rêver: c'est alors que la réputation de Mademoiselle Dublin me revint toute entière à l'esprit. -- Je fais signe à la pauvre Coralie de ne pas bouger, de ne pas laisser échapper le plus petit mot, et j'attends, dans les angoisses, la fin de cette aventure bizarre. -- Oh! vous avez beau vous mutiner, ajoute la tante, il faudra en passer par là; vous savez que je ne suis pas absolument idiotte; et tout en parlant, le fantôme s'approche du lit, vient me prendre la tête sur le chevet, et me force à avaler, sans que j'ose me révolter contre le moindre de ses mouvemens. -- Eh bien! dit la tante, après m'avoir fait épuiser le calice d'amertume, y avait-il de quoi tant se mutiner? Je sais pour le moins, aussi bien que vous, ce qui vous convient, ma petite, et elle me recouche avec beaucoup de soin, tout en continuant sa conversation. -- Actuellement, dit-elle, lorsque j'eus le menton bien garni de la couverture, nous allons laver à force; que toutes les humeurs partent, et prenant son flambeau sur la table de nuit, elle retourne aux provisions. -- Tu peux croire, d'Arinville, si j'attendis qu'elle revienne!.. je laissai à Coralie le bouillon de veau, bien content de la médecine, et je me sauve chez moi, pour aller à selle.

Mais, je m'en tiens là, pour aujourd'hui; car, depuis une heure, au moins, je devrais être à un rendez-vous des plus mystérieux, et je n'ai d'excuses à donner, que la facilité avec laquelle on s'oublie avec toi. -- Ce matin, j'ai reçu la vérité de Derval; c'est toujours le plaisant corps que tu as laissé. -- Adieu, ton ami, Belony.

LETTRE III.
Le même au même.

L'hyver commence dans toutes les societés de Paris. Les boulevards sont abandonnés; à peine si l'on vient y jouir encore de l'instant où le soleil se montre. Les tapis se déployent dans chaque maison. Le valet de Careau est déjà l'objet de maintes discussions sérieuses, et pendant que la Dame de Pique souffle partout l'esprit de discorde, son inséparable, la Dame de Cœur, arrive fort à propos pour mettre le holà!

La pauvre petite veuve est repartie d'hier soir pour Rennes; je n'ai pu la voir s'éloigner sans un battement de cœur qui bien sûrement aurait eu des suites, si l'adorable Caroline ne m'eût prodigué ses consolations; et Caroline n'entreprend pas impunément la guérison des affligés. Mais j'ai bien des choses à te conter avant d'en venir là; reprenons donc le fil de notre histoire.

Dans ma dernière lettre tu m'as laissé, autant qu'il m'en souvient, sur la chaise percée, et je suis on ne peut pas plus sensible aux sollicitudes que Monsieur d'Arinville veut bien me témoigner à ce sujet. -- Oui, mon bon ami, ma purge a produit des effets admirables, et je m'en trouve à ravir; il n'est même pas de jour où je n'en fasse des remercimens à Mademoiselle Dublin, qui se défend de la manière la plus polie de ne m'avoir jamais obligé en rien. Mais vous n'êtes pas le premier qui en ait pris occasion de s'égayer à mes dépends. Coralie, la méchante Coralie! m'en a fait une guerre assez cruelle, et je n'oublierai pas de sitôt les visites de condoléance que je reçus d'elle pendant mon désastre. Encore, si cela se fut borné là, et que la médecine une fois rendue il n'en eût plus été question; mais le lendemain de ce jour critique était celui marqué pour déjeûner chez Mademoiselle de Séligny, et Dieu sait tout ce que j'eus à souffrir! -- Oui, mon cher d'Arinville, je l'avoue franchement, jamais médecine ne m'a tourmenté comme celle-là

J'avais beau me défendre de ce terrible déjeûner, me doutant bien de ce qui m'y attendait; je me rejetais sur ma convalescence, je m'appuyais de Gallien et d'Hyppocrate, qui recommandent les ménagemens les plus stricts aux médicamentés. Mon éloquence fut de toute nullité, sur le bon petit cœur de Madame Launier, et se mettant elle-même à faire ma toilette, il me fallut en passer par où il lui plut. -- C'était la première fois que je voyais approcher à regret un instant après lequel j'avais soupiré si souvent.

L'accueil obligeant que me ſit Mademoiselle de Séligny eut lieu de me surprendre, d'après notre dernière entrevue. Elle remercia charitablement Madame Launier de s'être employée à vaincre ma répugnance; elle m'assura bien que je serais traité en malade, me promettant de se charger elle-même de mon régime. La petite folle, qui ne disait pas absolument le mot de l'énigme, riait à se pâmer, et je faisais le Chevalier de la triste figure, n'osant me défendre de l'intérêt touchant qu'elle cherchait à inspirer en ma faveur, craignant également d'avouer que j'en fusse digne à quelqu'égard.

La société était brillante et bien composée; à-peu-près les mêmes figures qu'aux autres réunions; mais, pour cette fois, le Grand Seigneur n'aura pas à se plaindre du trop de besogne, car on a sagement pourvu à tout, et plusieurs aimables, de la meilleure tournure, sont déjà aux petits soins avec les dames, prévenant jusqu'à leurs moindres desirs. -- Je ne sais encore comment expliquer cette attention; est ce un effet de mécontentement à l'égard du Grand Seigneur? ou bien une précaution par rapport à son état valétudinaire?... Toutes réflexions faites, je préfère m'en tenir à cette dernière conjecture; d'ailleurs, c'est m'obliger par-là même à quelque peu de gratitude envers Mademoiselle de Séligny, et rien n'est doux comme la reconnaissance, quand une femme aimable l'inspire.

On prévint que le déjeûner était servi, et Mademoiselle de Séligny, me traitant toujours en malade, vint elle-même me chercher sur mon siége pour me faire passer dans la salle à manger, avec le reste de la compagnie, et retint pour moi la place voisine de la sienne, afin de pouvoir me surveiller de plus près. -- D'Arinville, qui ne serait pas malade à ce prix? Et si tu savais avoir un aussi joli médecin que l'adorable Caroline, hésiterais-tu un instant à recevoir le breuvage d'amertume de la main de Mademoiselle Dublin? Pour mon compte je voudrais que la chose fût à recommencer, car je suis trop pénétré actuellement de la vérité du proverbe: à quelque chose malheur est bon .

Il n'est pas de femme à comparer à Mademoiselle de Séligny, pour faire les honneurs de sa maison; rien ne lui échappe, elle est attentive surtout; il faut dire aussi que depuis sa jeunesse ce soin lui est confié; car Madame de Séligny, accablée d'infirmités, éloignée du monde par caractère, l'a abandonné à son aimable fille, du moment où elle l'a jugée capable de s'en charger; et retirée dans son appartement, où elle passe sa vie, elle ne reçoit, pour ainsi dire, que sa fille et quelques personnes qu'elle voit par habitude; aussi pendant que nous nous égayons à l'envie, Madame de Séligny était enfermée chez elle, sans que l'on osât demander à aller troubler sa solitude.

J'étais comblé de prévenances de ma jolie voisine, elle était comme aux petits soins avec moi. -- Un malade, il faut l'avouer, mérite bien quelques égards de plus. C'est aussi ce que Mademoiselle de Séligny disait fort spirituellement, pour excuser la manière privilégiée avec laquelle elle me traitait, et Madame Launier ajoutait à cela mille attentions, qu'elle me prodiguait avec une grace charmante. -- Monsieur, ne touchez pas à cela, disait-elle, sitôt qu'elle me voyait faire mine de me servir de quelque chose; vous en serez incommodé. Mais, Mademoiselle, donnez donc sur les doigts à votre malade, il enfreint l'ordonnance; et c'était l'aimable folle qui se chargeait de me corriger sur le refus du médecin.

A la droite de ma voisine était un jeune homme d'une figure assez recommandable; il me déplaisait pourtant, car, depuis long-temps, je le remarquais s'avançant si tôt que Mademoiselle de Séligny me laissait échapper le plus petit mot, et dans ces momens, il avait l'air de demander avidement, des yeux, ce qui venait de se dire; de plus, il parlait à Mademoiselle de Séligny, avec une espèce de familiarité que celle-ci cherchait à modérer, autant que possible, par une froideur et une réserve sans bornes; ce qui ne contribuait pas peu à augmenter l'inquiétude de Monsieur de Colbac.

Je n'avais pas fait ces remarques sans quelques sollicitudes, et je me promettais bien d'en laisser paraître quelque chose à la première occasion favorable: on sortit de table sur ces entrefaites, et l'on courut au sallon, pour y recommencer mille folies.

On était à jaser ici; dans un autre coin, on chantait l'arriette du jour; ailleurs, on se faisait des espiégleries, quand Madame Launier, qui allait d'une cotterie à une autre, vint à découvrir le piano de Mademoiselle de Séligny, et voilà la pauvre Caroline qui se trouve obligée à nous donner un échantillon de ses faibles talens. Chacun la plaint, car il y a conscience à exiger d'elle qu'elle fasse preuve d'ignorance! c'est un tour perfide qu'elle ne pardonnera jamais à Madame Launier; et l'on asseoit l'écolière devant son piano; on me place derrière elle, pour tourner le feuillet.

Elle nous avait déjà touché les sonnates de première difficulté, soit de Clémenti , soit de Mozard , elle terminait par un pot-pourri de sa façon, demandant grace à chaque morceau, lorsqu'il fallut que Madame Launier se rappelât, pour mon malheur, que je me mêlais aussi de musique, et dit très-haut, de manière à être entendue de tout le monde, que Monsieur jouait de la flûte à ravir, qu'il se ferait un vrai plaisir d'accompagner Mademoiselle. -- Je me dérobai, au plus vîte, derrière un fauteuil; on vint m'y chercher pour me ramener au piano. J'espérais tout au moins que l'on ne trouverait pas sur-le-champ une flûte pour accomplir mon martyre; mais je jouerai bon gré, malgré moi, le sort barbare en a ainsi ordonné, et Mademoiselle de Séligny, qui n'oubliera de sa vie que j'ai contribué pour beaucoup à lui faire un chagrin mortel, me met elle-même l'instrument dans les mains, protestant protestant qu'elle va continuer, pour tirer de moi un vengeance éclatante. -- Il faudra donc m'y résoudre; c'est une sonnate de Pleyel , dont il est question. -- Oh! jamais je ne m'en tirerai! Je ne suis pas de force à exécuter à première vue. (Note, mon cher, que c'est pour la vingtième fois, au moins, que je l'accompagne.) Je prélude cependant, je pose la flûte à plusieurs reprises, n'y revenant qu'après maintes sollicitations; je termine enfin par me faire applaudir comme Virtuose, et par m'entendre prier d'une complaisance: c'est l'agréable musicienne qui m'engage à ne plus oublier mon instrument, lorsque je lui procurerai le plaisir de ma visite. -- Je te donne à penser, si je laissai échapper une si belle occasion! -- La mettant bien vîte à profit, je demandai la permission de venir écouter quelquefois les jolies choses que dit le piano de Mademoiselle de Séligny, et sans plus différer, il est convenu que ma flûte s'entretiendra avec lui dans la journée du lendemain; mais aussi, ils ne causeront pas tout le temps; c'est bien comme cela qu'on l'entend.

Le jeune de Colbac était plus que jamais sur les épines; accoudé sur le dossier du fauteuil de Mademoiselle de Séligny, il suivait tous ses mouvemens et les miens, attendaient que nos yeux se rencontrassent, pour observer ce qu'ils pourraient se dire, et quand il eût entendu parler de musique pour le lendemain, il demanda avec une demie assurance, l'heure où l'on aurait le plaisir d'entendre Mademoiselle de Séligny, à quoi celle-ci répondit avec assez d'indifférence: -- Je ne sais trop; ce sera l'heure de Monsieur. Je n'étais guère moins inquiet de mon côté, malgré qu'il s'en fallut que j'eusse autant matière à l'être que Monsieur de Colbac. Je me disais bien, il n'est point aimé; le peu de déférence qu'on lui marque est suffisant pour m'en assurer, ou s'il a été goûté dans un tems, actuellement il n'est plus à craindre. Mais j'avais beau raisonner avec moi-même, ma tranquillité me laissait quelque chose à desirer encore.

La société se dispersait déjà, et Madame Launier prit congé de sa charmante amie. Je l'accompagnai; et lorsque nous ne fûmes plus que nous deux, elle me demanda d'un ton triomphant mon avis sur Mademoiselle de Séligny. Je lui répondis assez froidement que je ne pouvais me défendre de la trouver aimable, et que je sortais de chez elle un peu reconcilié avec son caractère, à quoi Madame Launier ajoute aussi-tôt: vous ne la verriez pas deux fois encore que vous la jugeriez adorable, et j'entends que cela soit, Monsieur. -- Il n'est rien dont je ne sois capable pour vous obliger. -- Oh! vous avez beau prendre le ton railleur! je ne suis pas dupe de votre soumission, et je m'en tiens à ce que je viens de dire. -- Il faudra donc trouver adorable Mademoiselle de Séligny? -- Oui, et ça ne sera pas difficile. Demain, par exemple, lorsque vous sortirez d'auprès d'elle, je veux que vous me confessiez si vous n'êtes pas totalement revenu à son sujet. Dailleurs, Mademoiselle de Séligny est d'un cœur charmant, elle a bien voulu m'offrir ses services pour la pension que je sollicite, et je ne doute pas qu'elle ne s'emploie chaudement au Ministre en ma faveur. -- Ma façon de penser n'était pas absolument formée sur le compte de Mademoiselle de Séligny, mais il n'en fallait pas tant pour reconnaître une adresse vraiment admirable de sa part, et la petite veuve, confiante par caractère, s'était bien sûrement laissée gagner sans se douter en rien du piège où l'on l'attirait.

Le lendemain arriva; jour de félicité! où je me promettais tant de jouissances réunies! celle de voir Caroline et de l'entendre! celle de lui parler moi-même, et de renouveler, près d'elle, les assurances d'un amour sans fin! Je n'attendis qu'avec la plus mortelle impatience le moment de me présenter chez elle, et j'y courus, ivre par avance des plaisirs que j'allais y goûter. Son accueil fut le même que celui de la veille; je la trouvai seule, occupée à son piano. Elle quitta sa musique pour venir me recevoir; elle s'informa de ma santé avec une prévenance toute particulière; Madame Launier ne fut pas oubliée non plus dans ses complimens, et, tout en me parlant d'elle, ses yeux étaient occupés à étudier ma figure, sans qu'elle eût l'air cependant d'y mettre la moindre intention. C'est à ces sortes de remarques, que je m'apperçus sensiblement de la différence qui existait entre la petite veuve, et Mademoiselle de Séligny; je pus concevoir, en même-tems, toute la difficulté de la tâche que j'osais m'imposer.

J'étais d'une inquiétude mortelle sur la manière de revenir au chapitre que j'avais déjà traité avec Mademoiselle de Séligny: c'était là, cependant, l'objet de ma visite, et je me promettais bien de ne pas abandonner prise que cette matière, toute délicate qu'elle est, n'eût été entammée. Heureusement que je trouvai moyen de placer quelque chose à ce sujet; et, m'enhardissant plus que jamais, je répétai les sermens d'amour, que j'avais déjà hazardés. Mademoiselle de Séligny, m'écoutant jusqu'au bout avec ce flegme qui n'appartient qu'à une femme consommée, me répondit, d'un ton moqueur, en conscience, Monsieur, me croyez-vous aussi bonne que Madame Launier! Ce peu de mots me déconcerta; je pouvais y découvrir, sans peine, que Madame Launier, confiante à l'excès, s'était laissé arracher son secret; je n'étais même pas bien revenu de mon trouble, quand Mademoiselle de Séligny ajouta, avec malice, vous pensez donc que l'on ne connaît aucuns des tours de votre façon?... désabusez-vous, je sais à quoi m'en tenir sur vos belles assurances! -- C'était le cas, où jamais, d'employer les protestations, et pour peu que l'on ait su en faire usage une fois en sa vie, elles ne coûtent plus rien; c'est aussi à quoi j'eus recours, dans la circonstance; et mettant toute mon éloquence en œuvre, pour persuader l'adorable Caroline de ce qu'elle savait déjà à merveille, c'est-à-dire de sa supériorité sur une femme qui n'avait pour elle que son étourderie, et quelques agrémens; je réussis à convaincre ma belle incrédule, que Madame Launier ne m'avait jamais attaché un instant, et qu'il m'était bien pardonnable de l'oublier, pour un être qui charmait du premier abord. Il n'était pas de plus sûr moyen pour se gagner la confiance de Mademoiselle de Séligny; aussi, se laissant aller à mes raisonnemens séduisans, elle ne leur opposait plus qu'une faible résistance, et même elle s'en remettait déjà à se déclarer, selon la manière dont j'en userais avec Madame Launier. Je jurai, à ses pieds, de ne la recevoir jamais; et l'adroite Caroline me reprenant sur mon serment, avec une bonté étudiée, m'engageait au contraire à lui continuer mes soins. Je n'étais pas la dupe, comme tu dois penser, de tant de générosité; je sais trop bien que les femmes sont incapables de la pousser à cet excès, aussi n'y fis-je attention que pour y puiser une nouvelle source d'éloquence.

En m'objectant mes liaisons avec Madame Launier, c'était me donner droit à parler de Monsieur de Colbac; je saisis donc adroitement cette occasion, pour témoigner quelques inquiétudes à son égard; mais Mademoiselle de Séligny, me laissant à peine achever: -- De graces, interrompitelle, ne m'en dites pas plus sur ce fat là; il me donne des migraines chaque fois qu'il paraît, et même, si ce n'était sa sœur que j'aime à la folie, ma porte lui serait interdite, je puis vous en assurer. -- C'était plus que je n'osais en attendre, aussi ne poussai-je pas plus loin mes questions sur ce chapitre. -- On me permit de venir passer la soirée du lendemain, en considération de ma flûte, qui n'était pas sortie de son étui; et baisant la main de ma jolie Caroline, je me retirai plein d'espoir.

En quittant Mademoiselle de Séligny, je me rendis machinalement chez Madame Launier, comme par un reste d'habitude; mais déjà sa société n'avait plus pour moi le même charme; sa gaîté folle ne m'apprêtait plus à rire, j'écoutais avec une espèce d'indifférence tout ce qui pouvait sortir de sa bouche, excepté cependant lorsqu'elle articulait quel-que chose sur Caroline; je ne prenais même plus la peine de scéler les sentimens tendres qui me parlaient en sa faveur; enfin, après quelques instans d'une conversation monotone, je pus concevoir, aux côtés de ma jolie veuve, que la solitude me conviendrait mieux pour rêver à Caroline, et je ne tardai pas à me retirer.

Mes soirées ne se passent plus chez Mademoiselle Dublin, elles sont toutes consacrées à Caroline; je suis réduit à faire un effort sur moi-même, pour répondre aux sollicitudes que mon ancienne amie me témoigne; je n'ai déjà plus la force de lui dire que je l'aime encore; je me sens incapable de le lui prouver, et les visites de nuit sont si ralenties, si négligées, qu'elles peuvent même ne plus compter.

L'humeur enjouée de Madame Launier s'altérait à vue d'œil; sa tante commençait à avoir des inquietudes sur sa situation, et voulant mettre en œuvre les ressorts de la philosophie, pour obtenir sa guérison; elle vint elle-même me prier de m'en charger; c'était faire mon supplice, car il m'était impossible de voir de sang-froid celle que j'avais tant aimé, me considérer d'un œil mouillé de larmes, et me demander, de la manière la plus touchante, ce qui avait pu lui attirer un abandon si précipité de ma part. -- Je demeurais interdit, ne me sentant pas la force de l'abuser davantage, et pendant que la triste Coralie s'abandonnait au délire le plus désespéré, je contemplais long-tems sa démence, avant de retrouver ma sensibilité et mon cœur.

Pour Mademoiselle de Séligny, mes progrès, loin d'être rapides près d'elle, ne me conduisaient qu'à petits pas au bonheur que je distinguais à peine dans un avenir éloigné; elle possédait au suprême degré le secret de doubler les jouissances, par le grand art de les ménager; ses faveurs étaient toujours payées à l'avance, et tout en accordant, jamais elle ne donnait avec prodigalité.

Je ne savais trop comment concilier le jugement défavorable que ses manières aisées m'avaient inspiré au premier abord, et les difficultés qui s'élevaient devant moi, à chaque pas que j'osais faire vers elle. A peine si j'avais obtenu le nom d'ami, malgré une assiduité de plusieurs jours; le mot le moins équivoque était réprouvé dans notre conversation; et cette femme, si légère, si inconséquente, en apparence, était devenue pour moi un sage, qui m'en imposait par son austérité; enfin, d'une simple intrigue, que mes liaisons avec Mademoiselle de Séligny avait été d'abord, ce commerce aimable ne tarda pas à prendre un caractère sérieux; je ne suis même pas bien revenu des projets fous que j'ai pu concevoir à ce sujet, malgré plusieurs motifs assez puissans pour m'en dissuader.

Je t'ai dit que Madame Launier n'avait encore formé aucun soupçon sur celle qu'elle nommait son amie; il y a même plus, c'est que Mademoiselle de Séligny s'était ménagée avec tant d'adresse dans son esprit, qu'elle était parvenue près d'elle, à la confiance la plus entière; mais un accident fâcheux rompit tout-à-coup cette intimité, et détrompa l'une de ces femmes, en démasquant l'autre; voici comment la chose arriva.

Depuis plusieurs jours, je continuais mes visites chez Mademoiselle de Séligny; j'y passais mes après-dînées; quand par un beau soir, notre tête à tête fut tout-à-coup dérangé, par l'arrivée de Madame Launier. Je demeurai interdit à cet apparition inattendue, et, ne sachant trop quelle contenance tenir, j'allais me retirer, lorsque Madame Launier, me retenant par le bras, restez, Monsieur, me dit-elle, vous ne serez pas de trop dans l'éclaircissement que je vais avoir avec Mademoiselle; elle me fit prendre place en même-tems, et me voilà comme un criminel appliqué à la question.

Mon juge, m'adressant la parole, sur le ton le plus calme qu'il peut emprunter, Monsieur, me dit-il, je ne vous reprocherai pas la lâcheté avec laquelle vous avez abusé une femme assez faible pour vous croire; je laisse de côté vos sermens trop frivoles pour mériter la moindre considération; je ne ferai pas plus de cas des assurances d'attachement que vous ne rougissiez pas de me donner hier encore; mais je veux vous apprendre à connaître celle que vous me préférez, et vous dévoiler ses perfidies. Mademoiselle, dont l'abord séduisant a suffi pour gagner ma confiance, aussi bien que la vôtre, continue Madame Launier, en s'animant toujours davantage, cache, sous les dehors les plus trompeurs, un cœur aussi pervers que vous puissiez imaginer: oui, ajoute-t-elle plus vivement que jamais, elle se disait mon amie! elle avait la barbarie de voir couler mes larmes! elle écoutait la confidence de mes peines, avec un plaisir cruel, et c'était pour me trahir ensuite plus sûrement. J'écoutais, ne me laissant pas absolument étonner par ce que j'entendais. L'intimité qui régnait entre ces deux femmes, m'avait préparé à quelque chose d'analogue; cependant, je ne pouvais me défendre d'un retour de tendresse en faveur de Madame Launier, tandis que Mademoiselle de Séligny me faisait éprouver un mouvement pénible à supporter: pour elle, malgré la situation critique où elle se trouvait, son flegme ordinaire, loin de l'abandonner, prenait une nouvelle assurance. Je ne pensais pas, dit-elle, après avoir entendu jusqu'au bout les emportemens de sa rivale, que Madame Launier payât si mal les marques d'intérêt que je lui ai prodiguées, et je suis même encore à lui demander mon crime? -- Votre crime! reprit avec vivacité la petite veuve, n'en est-ce pas un, de m'enlever les bonnes graces d'un homme qui m'aimait, et que vous saviez toucher de bien près à mon cœur? -- Moi, aspirer aux bonnes graces de Monsieur! en vérité, il faut que vous soyez folle, ma chère, et si vous avez formé des conjectures sur quelques visites que Monsieur m'a fait le plaisir de me rendre, je ne veux pas que votre martyre soit de plus longue durée, et en présence de vous, je prie Monsieur de les discontinuer à commencer d'aujourd'hui. -- C'en est trop! interrompit Madame Launier, qui trépignait sans garder aucuns ménagemens, je vais vous confondre, femme perfide! et se fouillant aussi-tôt, elle présenta une lettre à Mademoiselle de Séligny, en lui disant reconnaissez-vous cette écriture? -- Je m'emparai vivement de la lettre; c'était un billet que mon amie m'avait écrit de la veille, et qui, sans être trop tendre, pouvait passer pour suspect. -- D'où tenez-vous ce billet? dis-je, d'un ton courroucé à Madame Launier, j'aimais cependant à me croire en sûreté chez vous, Madame. Monsieur, c'est à vous seul qu'il faut vous en prendre; c'est vous-même qui l'avez laissé hier chez moi, je ne sais pourquoi? peut-être afin qu'il ne me laisse aucun doute sur la certitude de mon abandon, et en conscience, vous me pardonnerez bien de m'être trouvée au rendez-vous dont il vous donnait avis. Mademoiselle de Séligny me jetait des regards terrassans, et moi, je me promenais à grands pas, me frappant le front à poing fermé; car, je me rappelais parfaitement bien alors une circonstance de la veille, où j'avais pu commettre cette inadvertance. -- Je réitère encore à Monsieur, dit enfin Mademoiselle de Séligny, la défense que je lui ai faite; et se levant sur ce peu de mots, elle quitta le sallon. Je voulus faire un pas vers elle pour la retenir; mais elle me repoussa avec colère, tandis que Madame Launier sortait par une autre porte, en dérobant sa figure baignée de larmes. Il me fut impossible de soutenir de sang-froid un spectacle aussi fait pour émouvoir. -- Où vas-tu, ma Coralie? lui dis-je, en l'arrêtant dans mes bras, je suis toujours ton ami! je ne cesserai jamais de l'être! et j'étais à ses genoux, que j'embrassais avec ardeur, lorsque, levant les yeux, je découvris, derrière une porte vitrée, Mademoiselle de Séligny, qui suivait tous mes mouvemens: il n'en fallait pas davantage pour bouleverser mes sens; aussi ne songeant plus qu'au crime qu'elle aurait à me reprocher, sans que j'osasse en espérer le pardon, je m'élance vers la porte opposée, et je disparais en prononçant mille imprécations contre moi-même.

Tu conçois, mon ami, si je pouvais demeurer calme après une scène pareille! aussi à peine avais-je fait quelques pas dans la rue, que je revins aussi-tôt vers la demeure de Caroline; Madame Launier en sortait comme j'y rentrais moi-même. Je passai à côté d'elle, aussi vîte que je pus, la figure enfermée dans mes mains, tant je craignais de rencontrer un de ses regards; et je courus me jeter aux pieds de Caroline.

Vous m'appellerez du nom qu'il vous plaira de me donner, lui dis-je, vous me traiterez de parjure; je serais ce que vous voudrez! mais il faut que vous m'écoutiez, que j'abjure en votre présence les sermens odieux que je viens de prononcer; il le faut Caroline! ou ma vie ne me coûte plus rien!... Mon délire était de nature à persuader Mademoiselle de Séligny; elle me releva en me répondant avec son sang-froid ordinaire. Qu'exigez-vous de moi, homme faible et sans caractère? M'est-il permis de compter sur un cœur si facile à emouvoir, et qui se livre à la première invitation? en conscience me croyez-vous si aveugle? -- Je veux qu'il ne vous reste aucune inquiétude sur Madame Launier; et puisque vous m'accusez de faiblesse à son égard, de ne pas savoir me mettre en garde contre mon premier mouvement, je vous jure de fuir désormais Madame Launier, de ne plus fréquenter sa maison, et pour ne vous laisser aucun doute sur mes assurances, je m'engage ici à quitter ma demeure actuelle, afin d'éviter jusqu'aux occasions de la voir. -- Où allez-vous porter la chose? bientôt vous vous engagerez à fuir toute autre société que la mienne. Mais je ne suis pas si exigente; d'ailleurs Madame Launier vous attache toujours; encore un peu de bonne volonté de votre part, et je puis vous répondre qu'il ne sera pas d'amant plus heureux que vous. Allons suivez mes conseils, on pourrait vous en donner de plus mauvais. -- Que vous êtes barbare! il faut que mon martyre vous semble bien doux pour l'augmenter avec un plaisir aussi cruel! mais vous avez beau mêler la raillerie à mes expressions désespérées, mon repentir n'en est pas moins réel,il ne doit même plus vous laisser rien à desirer. Il faut que je recouvre vos bonnes graces, ou je renonce pour jamais à rechercher celles d'aucune femme; oui, c'est vous seule, ma Caroline, que je me sens capable d'aimer! -- Tout au moins vous n'exigerez plus que je vous écrive, car vous attachez trop de prix à mes billets. -- O ma Caroline! ne me parlez pas davantage d'une inconséquence que j'ai déjà bien expiée par tout le mal que je m'en veux; mais c'est en me ſouillant que..... -- Oh! la chose n'est pas bien difficile à deviner, et je vous tiens quitte de l'explication; mais en vérité, il n'est pas fort galant de mettre ses billets doux avec un mouchoir. -- Me raillerez vous toujours méchante? si c'est ainsi que vous prétendez me faire expier mes torts, je ne me plaindrai plus, mais il faudra que mon pardon soit au bout.

Quel pardon, Monsieur, je vous prie? -- Votre question est vraiment cruelle! -- Et bien, je vous pardonne, puisque vous le voulez, mais à condition que vous retournerez à Madame Launier. La manière avec laquelle ces derniers mots de l'adroite Caroline furent prononcés, me consterna si fort que je demeurais interdit, ne me sentant plus la force de rien répliquer. Cependant Mademoiselle de Séligny voyant mon chagrin en eut compation. -- Il faut donc, me dit-elle en riant, vous pardonner à toute force; et bien cela vous est accordé, quoique vous ne le méritiez guère; mais ne faites plus de sottises, car je ne serai pas toujours aussi bonne. Je me jetai dans les bras de Caroline; mes lèvres se rassasièrent de baisers cueillis sur les siennes; mes yeux dévoraient des charmes que ma main se hazardait déjà à parcourir; mon délire ne faisait que s'accroître; le délire de Caroline, malgré tous les ménagemens qu'elle mettait à se contenir, n'était guère moindre que le mien. Un sopha se trouva à notre portée, j'y attirai doucement mon amie, et nous étions à peine revenus à nous mêmes que Caroline pleurait déjà le plus délicieux des crimes.

J'étais à ses genoux les mains jointes avec les siennes; je lui jurais un amour sans fin. -- Tu seras l'épouse que je me choisirai, ma Caroline! lui disais-je du plus profond de mon ame; oui, j'en jure par ce qu'il y a de plus sacré! j'en jure par toi, ma Caroline! par toi, qui est l'être le plus auguste que je puisse attester dans la nature! et Caroline me laissait essuyer ses larmes, se rendant aux consolations que je lui prodiguais. -- Tiens, cher d'Arinville, je ne pense jamais à ces momens d'un souvenir plein de charmes, sans retrouver la même faiblesse qui m'égarait alors; oui, Caroline peut encore être mon épouse; c'est à moi seul que je dois m'en prendre des fautes qu'elle a commises; c'est par amour qu'elle s'est oubliée jusqu'à trahir les devoirs saints de l'amitié; eh! qu'elle faute d'ailleurs n'est pas rachetée par le sacrifice dont Caroline a été susceptible en ma faveur? sacrifice que bien sûrement jamais aucun autre avant moi n'a obtenu; ses larmes me l'ont dit assez! et toi même, mon ami, toi, que je connais plein de générosité, ne serais-tu pas le premier à m'avouer franchement que ma Caroline mérite la réparation la plus authentique que l'on puisse faire à la vertu outragée? .... Oui, d'Arinville, ce sont là les projets qui occupent souvent ma pensée. Mais il est aussi une répugnance qu'il m'est impossible de vaincre, et qui me poursuit aux côtés mêmes de Caroline; c'est la perfidie avec laquelle Mademoiselle de Séligny en a usé envers Madame Launier; car elle ne s'on tint pas à ses premiers torts avec elle, bientôt elle se rendit-coupable de nouveaux torts plus graves encore que ceux dont je t'ai déja instruit. -- C'est pour toi seul, mon ami, que je soulèvérai le voile que je cherche à jeter dans ma pensée, sur des circonstances pénibles à rappeler.

A quelques jours de celui dont je t'ai déjà entretenu, je vis entrer un beau matin chez moi Mademoiselle Dublin, d'un air furieux, ce qui me surprit beaucoup, d'après l'accueil favorable que j'avais toujours reçu d'elle. -- Monsieur, me dit la chère tante, je viens vous remercier de tout le bien que vous voulez à ma nièce, et vous en témoigner pour ma part ma gratitude. Il sera donc dit qu'un petit mauvais sujet de votre sorte, un vrai freluquet! deshonorera ne famille entière!.. mais ne comptez pas que la chose se passe aussi tranquillement; je saurai bien vous mener devant les juges, et là, j'entends que vous me fassiez réparation, ainsi qu'à toute ma famille. Ce début fut pour moi un coup de foudre, et je demeurais interdit sans oser répliquer le moindre mot, lorsque Mademoiselle Dublin déployant une lettre, qu'elle tenait à la main, me pria, d'une manière un peu brusque d'en entendre la lecture. J'écoutai jusqu'au bout, et quand elle me demanda ce que j'avais à répondre, j'étais dans un anéantissement tel que je me connaissais à peine moi-même. Cette lettre était le détail le mieux circonstancié de mes liaisons avec Madame Launier, et l'auteur anonyme terminait par appeler son épître un avis charitable. -- Voilà donc, mon beau Monsieur, continua Mademoiselle Dublin, des tours de votre façon; vous pouvez vous flatter de m'avoir jouée de la manière la plus complette, moi qui ne me suis jamais trompée sur personne; mais, je vous l'ai dit, il y a encore des Tribunaux, malgré que la justice ne se rende plus comme autreſois; car j'aurais pu vous faire pendre, mon petit Monsieur, dans le bon tems; oui, pendre! et sans qu'il y manque rien. -- Mademoiselle, me permis-je de lui répondre, cette lettre est anonyme, pouvez-vous fonder quelque croyance sur un semblable écrit? -- Ah! n'allez vous pas songer actuellement à vous défendre? c'est un peu tard; il fallait du moins prévenir ma charmante nièce que vous continueriez à pousser la plaisanterie; car elle m'a déjà tout avoué sans omettre un iota, et je compte bien la renvoyer dans deux jours à sa famille. Je ne me chargerai sûrement pas d'une petite perronelle qui m'aurait bientôt couverte de ridicule. Ce n'est pas que je n'aye eu aucun soupçon de tout cela, ne le pensez pas, Monsieur! on ne me dupe pas aussi facilement, et j'aurais parié qu'il y avait quelque chose, lorsque cette lettre m'est arrivée fort à propos pour confirmer mes doutes. -- Je me cachais la figure; je ne pouvais me défendre d'un mouvement de honte, en songeant à la perfidie avec laquelle j'en avais usé à l'égard de Mademoiselle Dublin; elle appelait cela des remords philosophiques , et sortit en me promettant bien qu'il serait question de moi à la première audience.

Je n'avais pas eu beaucoup de peine à deviner de quelle source cette lettre partait, et toutes pénibles que de semblables conjectures devaient être pour moi, je ne pouvais me dissuader de croire que Mademoiselle de Séligny en fut l'auteur. Tout concourait à m'en convaincre; la manière détaillée avec laquelle les choses étaient racontées; les réflexions pleines de philosophie (selon Mademoiselle Dublin) qui s'y trouvaient mêlées, le style qui, quoique déguisé, se trahissait par endroit; enfin, c'était bien d'elle, et je me voyais réduit à n'en plus douter. D'Arinville, as-tu idée de tout ce que l'on a à souffrir en pareil cas, et des tourmens qui se réveillent en moi, chaque fois que je reviens à cette circonstance.

J'étais trop agité pour attendre plus long-tems l'explication de mes soupçons; m'habillant donc à la hâte, je me rendis chez, Caroline afin de prendre les éclaircissemens que je desirais, soit sur sa figure, soit dans sa manière de se défendre; car je ne m'attendais sûrement pas à lui arracher un aveu. -- Elle me parut absolument ignorante; je n'eus pas lieu d'en être surpris. Je la trouvai même occupée d'une lettre pour Madame Launier, qu'elle se proposait d'accompagner d'une réponse du Ministre, favorable à la jeune veuve, et qui lui assurait la pension sollicitée. -- Que penser de tout cela? Caroline! ma Caroline! n'est pas assez atroce pour concevoir un manège aussi bas; non, je l'en crois incapable. Mais cette lettre anonyme, ces détails où rien n'est oublié, cette vengeance que Mademoiselle de Séligny doit nécessairement nourrir contre Madame Launier! Tiens, mon ami, le plus sage est de n'y pas penser; laissons donc un chapitre que je traite depuis trop long-tems pour ma propre tranquillité, et passons à un sujet d'une autre nature, qui va chasser en un instant nos idées noires.

Tu ne te douterais jamais de ce qui m'attendait à mon retour chez moi? Mademoiselle Dublin, munie d'une invitation du Juge-de-Paix, pour me rendre à son Tribunal. -- Allons, suivezmoi, Monsieur, me dit-elle, ce n'est qu'une petite correction qui vous attend, quelques années de prison, une bagatelle comme cela. -- Je la suivis, ne pouvant trop soupçonner ce que le Juge-de-Paix avait à me communiquer, car je n'imaginais pas mes affaires de sa compétance. -- Le voilà ce beau Monsieur, dit la précieuse Demoiselle au Juge-de-Paix, vous voyez qu'il est assez grand pour répondre de ses actions. -- Monsieur, interrompit celui-ci, se peut-il que vous ayez oublié les lois de l'honneur et de l'hospitalité, jusqu'à séduire une jeune personne sans défiance, et la tromper sans aucun égard pour son âge, pour sa famille, et sur-tout pour la confiance que l'on ne craignait pas de vous donner dans sa maison? vous l'avourai-je, Monsieur, je ne vous aurais pas jugé aussi pervers sur votre extérieur. -- Oh! c'est parler comme un ange, Monsieur, il n'est pas de figure plus trompeuse; car, moi, qui ne suis pas absolument une idiote, je m'y suis prise comme vous; mais vraiment je suis enchantée de ce que vous venez de dire, et c'est un maître frippon, qu'il est bon de faire connaître. -- Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que l'affaire est plus sérieuse que vous ne paraissez le croire, et Madame peut vous mener loin, avec de tels griefs. -- Oh! j'entends bien le faire pendre, avec votre aide, Monsieur, et ce n'est pas trop, pour la perfidie avec laquelle il m'a jouée. C'est qu'en conscience, j'ai été sa dupe; oh! la chose ne se passera pas comme cela! -- Il faut, Madame, que l'âge de la jeune personne soit constaté, et si elle n'a pas atteint la puberté, on verra à agir en conséquence. -- Jusques-là j'avais écouté, ne sachant comment expliquer cette innocence, cette candeur , que Monsieur le juge accordait si généreusement à Madame Launier; je ne pouvais non plus me figurer qu'il entendait parler d'une adolescente; mais ce qu'il venait de dire, en dernier lieu, m'éclairait sur sa méprise; et, prenant la parole, à mon tour, je lui expliquai, avec tout le ménagement possible, que Madame Launier n'avait pas absolument cette candeur du bel âge, que l'on pouvait trouver encore des fillettes plus ingénues qu'elle, malgré que sa chère tante soutenait le contraire, protestant que sa petite nièce était sans malice; enfin, je terminai mon plaidoyer par dire que la dame était veuve. Le juge eut à peine entendu ce mot sortir de ma bouche, qu'il se mit à rire aux éclats, sans aucun égard pour Mademoiselle Dublin, qui murmurait déjà de cette incivilité; mais elle fit bien un autre vacarme, quand le juge, en la renvoyant; lui eut déclaré qu'elle avait mis de la mauvaise foi dans sa déposition, et qu'elle était répréhensible à son tour. -- Je croyais presque, ajouta-t-il, que la jeune personne avait été prise au maillot; mais une femme! et une femme qui a déjà enterré un mari! Oh! elle est bien émancipée, et entièrement maîtresse et dame de ses actions. S'il y avait eu du viol ou du rapt dans tout cela, ce serait un autre affaire. Tenez, ma chère Demoiselle, si vous voulez m'en croire, vous recommanderez seulement à votre nièce d'être plus sage à l'avenir; ou, pour mieux faire encore, vous ne vous opposerez pas à ce qu'elle se console de la perte qu'elle a faite; car, il est plus avantageux, pour la société, qu'elle y parvienne, que de la voir enterrée aux côtés de son défunt. Mademoiselle Dublin demandait tout haut, si du moins, je ne serais pas repris pour l'avoir dupée, et comme le juge lui répondit qu'il ne connaissait pas de loi contre ce genre de délit, elle sortit en criant qu'il n'y avait plus de justice, que l'on ne serait bientôt pas en sûreté chez soi.

Mais c'est la pauvre petite veuve qui pâtit de l'aventure, car hier, je la vis de ma croisée, retourner à Rennes. Elle fondait en larmes; elle parlait à sa tante d'un ton supliant; elle me jetait à moi-même des regards pleins de tendresse, où le pardon était peint. Il me fut impossible de soutenir, sans émotion, un spectacle aussi attendrissant, j'étendis involontairement mes bras vers ma Coralie; elle fit un mouvement semblable pour s'élancer dans les miens; mais sa tante le modéra bien vîte, en l'obligeant à monter en voiture, et la triste Coralie fut emportée traînant après elle ma pensée et mes regrets.

J'ai passé depuis plusieurs heures près de Caroline, et je n'ai pu oublier encore les larmes qui coulaient des yeux de mon ancienne amie; je la plains souvent, très-souvent, et tout en m'appitoyant sur son sort, je m'apperçois bientôt que je suis plus à plaindre moi-même. Mais, voilà mon humeur noire qui me regagne de nouveau; encore un mot, et je vais devenir triste comme un bonnet de nuit. -- Adieu, d'Arinville, je prends à peine le tems de te le dire; pardonne, c'est pour courir auprès de Caroline, que je te quitte si brusquement.

Belony.

Paris, ce ***
LETTRE IV.
Le même au même.

PLAINS-MOI, cher d'Arinville, oh! oui, plains-moi, car je suis le plus infortuné des êtres!

J'aime Caroline d'un amour brûlant, et je devrais l'effacer pour jamais de mon souvenir; l'honneur, la délicatesse m'obligent à ne la revoir de ma vie, et je ne me sens pas assez de courage, pour observer une loi aussi rigoureuse. Loin de la fuir, ma pensée court sans cesse après elle; mon cœur la demande avec cette instance qui tient de la passion; il la lui faut encore, et c'est un monstre après lequel il peut soupirer; oui, un monstre qui vient de se dévoiler à mes yeux, dans toute son horreur! -- Mais, je ne sais comment te raconter une circonstance qui me glace encore.

J'étais, ce soir, chez Caroline, chez cette Caroline que j'appelais, dans ma dernière lettre, des noms les plus augustes! Retirés tous deux dans un boudoir adjacent au salon, nous nous livrions, sans réserve, à l'abandon le plus voluptueux. Je tenais Caroline sur mon sein, je l'approchais continuellement de mes lèvres; quelques larmes d'un repentir charmant humectaient encore sa paupière, où mes baisers allaient les attendre, pour les recueillir avidement. -- Que ce breuvage me semblait doux alors, cher d'Arinville! Combien il a, pour moi, d'amertume actuellement! Elles sont là, sur mon cœur, ces larmes d'une douleur feinte, comme un acide dévorant qui le ronge et le tourmente sans relâche; elles y resteront aussi long-tems que le souffle de la vie m'animera! -- Mais, arme-toi de patience, mon ami, pour ne pas maudir mille fois celle que j'aime tout en la maudissant. -- Nous étions donc dans un tête-à-tête des plus amoureux, lors qu'une visite s'annonça. Caroline réparant à la hâte sa toilette, me dit, reste ici, mon ami, car tu n'es pas présentable; je vais recevoir et abréger, le plus qu'il me sera possible, ce contre-tems fâcheux. Elle entra en même-tems dans le salon, où elle était déjà attendue; Mais quelle est ma surprise, lorsque, sans y mettre aucune intention, je reconnais la voix de Monsieur de Colbac, qui s'épuise en reproches les plus amers contre Mademoiselle de Séligny. Enfin, entends-je très-distinctement du sopha où j'étais resté, j'ai donc réussi à arriver jusqu'à vous, Mademoiselle, ce n'est pas sans peine; à on croire vos domestiques, vous n'êtes jamais chez vous, et je pense qu'ils feraient mieux de me dire, tout naturellement, que vous n'êtes plus visible pour moi. Mais oserais-je vous demander, sans trop d'indiscrétion, ce qui a pu m'attirer, de votre part, une indifférence que je ne vous connaissais pas encore, et que je suis loin de mériter? Caroline l'interrompit à voix basse, et de manière à ce que je ne puisse distinguer ce qu'elle disait; heureusement que les répliques de Monsieur de Colbac me servaient à interprêter ce qui m'échappait de la conversation. -- Comment, ajouta-t-il, je ne vois pas qu'il y ait tant de précautions à garder! nous n'avons pas à craindre que Madame votre mère nous ésourille; vos gens aussi sont trop bien appris pour faire le métier d'espion, et d'ailleurs, ce n'est sûrement pas d'aujourd'hui qu'ils sont à concevoir des soupçons, du moins je l'imagine. Il laissa parler encore un instant Caroline, puis, l'interrompant de nouveau, non! je demeure ici, répliqua-t-il avec humeur, vous ne serez pas mieux chez vous, pour m'expliquer ce que je vous demande; que pourriez-vous m'y dire de plus? Mademoiselle de Séligny ajouta quelque chose, sur quoi Monsieur de Colbac reprit, plus vivement que jamais, encore une fois, non! vous m'entendez, Mademoiselle! d'ailleurs, il m'est facile de voir qu'il y a plus que de la mauvaise volonté dans votre fait, et après avoir été traité en amant favorisé, je dois m'attendre à perdre mes droits....Mais pourquoi ces ménagemens, je vous prie?.. Ceci n'est pas ordinaire, et il y a quel-que chose dans tout cela.... Vous êtes sortie de ce boudoir, pour me recevoir; vous faites votre possible pour m'en éloigner; oui, il y a quelqu'un caché dans ce boudoir, Mademoiselle, et je veux m'en assurer sur-le-champ! -- Vous n'en approcherez pas, Monsieur, répliqua Mademoiselle de Séligny, d'une manière très-distincte, en s'élançant vers la porte, pour la défendre contre les efforts de Monsieur de Colbac. Je ne serai pas maître d'ouvrir? disait celui-ci, en se débattant avec Caroline; je n'en viendrai pas à bout! oh! je compte bien arriver jusqu'au cœur du traître que vous y tenez caché, et pour peu qu'il ait d'honneur, il se serait déjà montré! -- Conçois quelle était ma situation, cher d'Arinville! l'honneur m'engageait à me montrer, la délicatesse, au contraire, m'obligeait à rester, malgré que je me crusse bien dégagé de tant de procédés, par tout ce que j'entendais. Cette lutte en moi-même ne fut pas longue; l'honneur l'emporta, comme tu penses, et ouvrant à mon rival: voilà le traître, Monsieur, que vous demandez à punir, lui dis-je. Ah! je ne m'étais donc pas trompé? répliqua-t-il, d'une voix étouffée; c'est ainsi que tu as pu m'abuser, femme odieuse! et je vis l'instant où la malheureuse allait devenir sa victime, si je ne l'avais sauvée de ses mains. -- Vous me l'arrachez, ajouta-t-il avec plus de fureur, c'est vous qui me répondrez d'elle! Je vous la demande! livrez la moi, sur l'heure, ou je m'en prends à votre vie! -- Lâche! lui dis -je, c'est une femme qui est l'objet de ta vengeance, tandis que tu peux l'exercer plus noblement! -- Et bien, ton sang coulera donc? Oui, je veux bien te l'abandonner, à cette condition; mais il coulera jusqu'à la dernière goutte! tu dois t'y attendre; et il sortit, la rage dans les yeux, en m'assurant que je ne tarderais pas à avoir de ses nouvelles.

Je restais encore avec le monstre, dont la présence me glaçait d'horreur. La femme-de-chambre accourue au bruit, retenait son odieuse maîtresse, qui expiait ses fautes par des convulsions plus propres à inspirer le mépris que la compassion. Elle voulut se jeter à mes pieds; je la repoussai avec un mouvement d'indignation, et je m'éloignais d'elle en détournant les yeux, lorsque, s'élançant subitement vers la porte, elle disparaît en un clin d'œil.

Interdits, nous étions à nous regarder, la femme-de-chambre et moi, sans proférer un seul mot. Bon-dieu! me dit enfin celle-ci, où peut-elle être allée?... ô Monsieur, courons! courons au plus vite! Il n'y a pas un instant à perdre! Je me laisse entraîner, par l'idée cruelle qui s'éveille en moi, et je courais sur les pas de la suivante, quand au détour de la rue, à l'entrée du quai, nous rencontrons une femme évanouie, que l'on rapportait par-dessous les bras. Je m'approche, c'est Caroline! Caroline que l'on vient d'arrêter sur le parapet, au moment où elle allait se précipiter dans la rivière! -- Ce n'est plus ce monstre qui m'a fait reculer d'effroi; c'est ma Caroline! c'est un être qui touche de près à mon cœur. -- J'ai oublié déjà ce qu'elle a été; je ne songe plus qu'à la situation où je la vois, elle a recouvré toute ma tendresse, et je vais tomber à ses pieds, lorsqu'un souvenir barbare vient retrouver ma pensée!... Il n'en faut pas plus pour me rendre mes premières impressions, et je m'enfuis précipitamment, pousuivi par le spectacle hideux qui m'excède.

L'effroi m'emporte jusqu'à ma demeure; en arrivant on m'avertit que quelqu'un m'attend chez moi. Je monte, sans trop réfléchir à ce qui m'a été dit, et quelle est ma surprise lorsque je trouve Monsieur de Colbac! -- J'ai cru ne pouvoir réparer assez tôt mes torts, Monsieur, me dit-il, vous avez lieu d'être étonné du langage que je vous tiens actuellement, après l'égarement où vous m'avez vu; mais ne passerez vous pas quelque chose à un malheureux pour qui la vie est un fardeau, et qui voudrait s'en défaire à quelque prix que ce soit?... Mademoiselle de Séligny vous aime; j'aurais mauvaise grace de chercher à traverser votre bonheur. -- Grand dieux! interrompisje brusquement, qu'osez-vous appeler du nom de bonheur ? Le souvenir seul m'en glace encore! et je me jetai, en désespéré, sur un siège voisin. -- Ah! je le vois, repliquatil, vous aimez autant que moi une femme qui est bien éloignée de mériter l'affection de galans hommes tels que nous! Mais j'ai réfléchi sur mon peu de bon sens, et, si vous voulez m'en croire, la meilleure manière de nous venger, l'un et l'autre, de la perfidie que nous avons essuyée, c'est de laisser l'affaire où elle en est, sans la pousser plus loin, car en nous battant nous n'apprêterions qu'à rire à une femme assez odieuse pour mettre là sa jouissance. -- Je me réveillais par instant, comme en sursaut, pour donner accès à quelques expressions étouffées; je songeais sur-tout à l'artifice avec lequel j'avais été joué; je me rappelais les momens de faiblesse dont j'avais été susceptible. Non, m'écriai-je, au milieu d'un de ces rêves horribles, en me levant avec fureur; il ne sera pas dit qu'elle jouira paisiblement de son triomphe! Monsieur, je m'attends à ce que vous allez vous liguer avec moi pour tirer une vengeance éclatante de cet odieux manège, et nous nous donnâmes la main en signe d'intelligence. -- Je suis charmé, me dit-il, des heureuses dispositions où je vous trouve, et c'est moi qui me charge de l'exécution du projet que vous proposez; il fallait cela, je vous assure, car il y aurait eu de la bonhommie de notre part à rester au point où nous en sommes avec elle. Je peux même encore nous adjoindre plusieurs jeunes gens de ma connaissance, qui ont été aussi ses victimes. -- Comment, repris-je avec vivacité, vous lui connaissez d'autres amans! O grand dieu! que mon supplice est affreux! -- Je ne lui en connais pas un, mais bien vingt, que je vous nommerais au besoin. Eh! quoi, pensiez-vous être le premier soupirant qu'elle ait écouté? -- Oh! de grace, imaginez tout ce qu'il vous sera possible de concevoir de plus sanglant! Que son crime soit expié comme il doit l'être! -- Monsieur de Colbac me promit sans peine tout ce que j'exigeais, et sortit en me faisant espérer sa visite pour le lendemain.

Je restais seul avec moi-même, et déjà le repentir s'éveillait en moi, pour la vengeance que j'avais provoquée un instant avant. Je cherchais vainement à combattre un sentiment aussi hors de propos; le remords parla bientôt ouvertement dans mon ame, et je me laissai entraîner sous les fenêtres de Caroline. -- J'y ai passé des heures entières, mon ami, j'en sortais lorsque j'ai pris la plume pour t'écrire, et je suis plus passionné que jamais. Intérieurement, je connais la lâcheté qu'il y aurait de ma part, à retourner vers une femme qui ne mérite que mon exécration et mon mépris; je suis convaincu de l'acte de faiblesse que je commettrais en me livrant à mes idées; mais la raison, en moi, n'a plus aucune vigueur; mon état est celui d'un malade dont on désespère; mon délire est tel, que je me sens emporté involontairement aux pieds de Caroline; je puis aller lui demander jusqu'au pardon de la faute dont elle s'est souillée elle-même. Je ne me connais déjà plus à l'instant où je parle, et peut-être encore un moment, d'Arinville, et ton ami sera dégradé de la dignité d'homme.

Bélony.

LETTRE V.
Le même au même.

C'est du milieu d'un abyme de maux que je t'écris, mon ami; j'y suis plongé, sans que rien désormais puisse m'en tirer!

Dans un instant, je cours me battre pour Caroline; c'est en désespéré; oh! oui, en désespéré, que j'embrasse un parti aussi éloigné de mon caractère! Mais je dois revenir couvert du sang de mon adversaire, si je veux plaire à Caroline, j'en frissonne! Ma pensée se détourne dans la crainte de rencontrer le remords! -- Rassure-toi cependant, d'Arinville; je ne commettraimettrai sûrement pas un acte de barbarie envers l'homme que j'ai traité en ami; je mourrai! Oui, je m'arrangerai de manière à recevoir le coup de mort de sa main.

Tu sais dans quel désordre je t'écrivis hier; l'égarement qui me possédait ne m'a pas encore quitté; il me soutiendra, je l'espère, jusqu'à ma dernière heure; car, s'il me laissait un seul instant de réflexion, je le conçois, mon infortune serait à son comble.

Vraisemblablement, tu t'attendais à me voir courir aujourd'hui même à la demeure de Caroline; c'est aussi ce qui est arrivé. -- Je ne sais quel motif m'y entraînait; je cherchais à me persuader qu'un juste courroux en était l'unique cause; mais que mon aveuglement était grand!

Je demandai Caroline; on me répond qu'elle ne peut recevoir personne. -- Allez lui dire, ajouté-je avec précipitation, qu'il faut que je la voie. -- La femme de chambre me rapporte, de la part de sa maîtresse, qu'elle est désolée de me refuser. Sans aucun égard pour la défense de Caroline, je pars comme un trait; je pénètre jusques chez elle, ne songeant plus déjà qu'à me jeter à ses pieds, et j'y suis, que j'ai peine à m'y croire.

Je la trouve les yeux fatigués des larmes qu'elle a répandues; un abattement total règne dans sa personne; un mouchoir attend dans l'une de ses mains les pleurs qui s'apprêtent à couler. -- Caroline! ma Caroline! lui dis-je avec passion, ne détourne pas tes regards de dessus ton ami! Oublies, oh! de grace, oublies qu'il pût te repousser une fois! Son supplice ne te venge-t-il pas assez? Ou, si tu exiges quelque chose de plus, parles Caroline! ma vie est à tes pieds! -- Je ne m'attendais plus à vous revoir, me dit-elle en se cachant la figure entre ses mains; je dois vous paraître si criminelle!.. Mais répondez-moi, comment puis-je encore exciter votre compassion? -- De grace, mon unique amie! cesses de me tenir un langage qui me fait mal! Me crois-tu donc dépourvu de toute sensibilité, pour supposer même que je ne sache pas apprécier un sacrifice? Et comment voudrais-tu, ma Caroline, que j'appelasse celui que la tendresse ta inspiré en ma faveur? -- Vous êtes donc assez équitable pour me tenir compte au moins de l'intention? Ah! c'est un grand fardeau dont vous soulagez mon cœur! Et mon sein reçut la jolie tête de Caroline, tandis que mes bras soutenaient son corps défaillant. -- Ma belle amie, continuaije, je ne me pardonnerai jamais d'avoir été un instant avant de t'en savoir le gré qu'il mérite; oui, quel était mon aveuglement! me joindre à un furieux pour te punir de m'avoir préféré à lui! Oh! ma Caroline, c'est à moi d'exciter ton indulgence! -- Vous n'avez pas revu Monsieur de Colbac? -- Non, lui répondis-je, d'un air embarrassé. -- Vous ne vous proposez pas de le revoir? ajouta-t elle avec une espèce de froideur. -- Je ne sais... dis-je, me laissant déconcerter tout-à-fait. Caroline se tut, je remarquai dans son maintien, une nouvelle réserve: elle me jetait déjà de ces regards d'indifférence dont elle payait souvent, dans un tems, mes expressions les plus animées; je n'étais plus enfin que l'esclave de Caroline. -- Tu me regarde à peine, mon amie, lui dis-je d'une voix tremblante; pourquoi cherches-tu à te dégager de mes bras? t'y trouveraistu mal? -- Non, répondelle, sans rien changer à son ton, et déjà elle était retirée à l'extrémité de l'ottomane où nous étions assis. -- Caroline, ne me fuis pas; il sera puni! j'en jure par mon honneur! par l'amour que je porte à Caroline! -- Oh! je vous en dispense; je pardonne à Monsieur de Colbac; d'ailleurs, vous agissez à son égard avec tant de générosité, que j'aurais mauvaise grace à me plaindre de lui. -- Tes reproches sont cuisans, Caroline! Mais je les mérite; tu ne fais que m'apprendre ce que je me devais à moi-même; oui, je réparerai ma honte; je laverai, dans le sang de mon ennemi, l'affront que j'en ai reçu! -- Vous êtes bien maître de faire ce qui vous plaira pour votre compte; mais je vous supplie, que je n'entre pour rien dans vos projets. -- Tu me poignarderas donc continuellement! tu ne te rassasieras pas du plaisir de m'humilier! Fais de moi ce qui te plaira; mais, de grace, ne me traîne pas honteusement aux pieds de mon adversaire! Tout en disant cela, je cours à un secrétaire voisin, j'y griffonne, à la hâte, un cartel pour Monsieur de Colbac, que j'envoye sur-le-champ à son adresse, avant même que Caroline ait pu me demander ce que j'écris; enfin, c'est dans une heure, mon ami; oui, dans une heure je vais trahir, sans aucun motif, les promesses de la veille; je vais découvrir toute la faiblesse de mon caractère aux yeux d'un homme qui m'a vu, un instant avant, l'ennemi implacable de Caroline; qui m'a entendu l'engager lui-même à se liguer avec moi contr'elle. Jamais! non, jamais, je ne serai capable d'une telle lâcheté! C'est en détournant les yeux que j'attaquerai mon adversaire; car, pourrais-je supporter le remords que sa présence ferait naître indubitablement en moi? .. Oui, j'offrirai ma poitrine à ses coups! Je lui ouvrirai moi-même le chemin de mon cœur! et si, à mon dernier moment, je puis voir couler une larme des yeux de Caroline, ma mort sera assez vengée, et j'expirerai sans laisser échapper le moindre regret.

Caroline ne peut avoir que des soupçons sur ce qui se prépare; du moins, je lui ai déguisé le sujet de mon message, et autant qu'il m'a semblé, j'ai réussi à lui faire prendre le change: peut-être encore est-ce une feinte de sa part; car, il m'est permis actuellement de tout croire d'elle. Mais elle m'eut mis elle-même l'arme meurtrière dans les mains, que je l'eusse prise avec enthousiasme, pour courir où il lui aurait plû de m'envoyer. Adieu, d'Arinville, l'impatience est mon plus grand supplice. -- Derval t'apprendra ce que je serai devenu.

Bélony.

Fin du Tome premier.

MES PREMIÈRES ÉTOURDERIES, OU QUELQUES CHAPITRES DE MA VIE EN ATTENDANT MIEUX.
LETTRE VI.
Derval à d'Arinville.

QUELLE nouvelle vais-je t'apprendre, cher d'Arinville! la plume m'échappe des mains! .... Notre ami est blessé grièvement; cependant, on vient de lever le premier appareil, et le chirurgien nous a donné des espérances.

C'est moi qui ai été le témoin de cette triste scène; Bélony, comme un désespéré, a attaqué son adversaire tout en l'abordant; et se jetant lui-même au-devant du fer, il a reçu le coup dans la poitrine, malgré les ménagemens du généreux de Colbac.

Il est actuellement dans le délire; c'est Caroline qui l'occupe tout entier; Caroline! l'être le plus odieux que l'imagination puisse se former! Il la voit dans la personne même de son rival, qui est encore à gémir sur sa couche, quoiqu'il l'ait déjà mouillée de larmes. -- Non, je n'ai rencontré personne aussi digne d'estime quo ce jeune homme plein de bravoure et de loyauté.

Mais, ce qu'il m'est difficile de concevoir, c'est l'artifice avec laquelle une femme, de l'âge de Mademoiselle de Séligny, a su enchaîner plusieurs amans à sa suite; combiner toutes ses intrigues de manière à ce que chacune d'elles trouvât ses momens; les mener de front avec cette adresse d'une femme consommée. -- C'est qu'aussi j'ai découvert bien des choses que tu ne connais pas encore; d'ailleurs, j'ai peine à croire que Bélony t'ait peint la dame au naturel.

Figures-toi qu'il y a deux jours je me trouvai dans un cercle, à côté d'un jeune homme employé au ministère. Il s'entretenait avec sa voisine, et leur conversation venait jusqu'à moi. Elle roulait sur une femme charmante, que le jeune homme aimait à l'adoration, et qu'il se proposait d'épouser. Il la voyait, disait-il, dans une maison tierce, ne pouvant se présenter chez elle, à raison de la mère, qui destinait sa fille à un autre. Selon lui, rien n'était à lui comparer; enfin, il termina par décliner son nom, et c'est de Mademoiselle Caroline de Séligny qu'il parlait. -- Tu penses si je devins plus attentif. Trouvant moyen de me mêler à la conversation; je me donnai pour connaître la demoiselle: ce que j'en avais oui dire à Bélony m'aidait à appuyer mon mensonge. Le jeune homme a bien vîte recours à mon témoignage, pour certifier les brillantes qualités dont il vient de revêtir l'objet de sa tendresse. Je réponds assez vaguement; pas absolument comme l'amant passionné eût bien désiré: mais en vérité, c'est qu'il m'en eût coûté d'abuser un galant homme, qui m'a paru plein de droiture. J'ai déjà conté cette anecdote à Monsieur de Colbac, et nous sommes convenus ensemble de tout faire pour détromper le pauvre amant. Tu l'avoueras, des moyens de vengeance plus nobles seraient difficiles à imaginer. Je me propose donc d'aller le trouver moi-même, au premier instant que je pourrai dérober à notre ami; je lui dirai tout ce que je sais sur le compte de Mademoiselle de Séligny, et peut-être réussirai-je à le détourner du projet fou qu'il a conçu. Je compte beaucoup aussi tirer avantage de cette circonstance pour opérer la guérison de notre malade; je vais attaquer sa passion dans tous les sens; il faudra qu'elle cède à la raison, et je songe très-sérieusement à lui en parler le langage, du moment où il sera en état de l'entendre.

Il est plus calme actuellement; Monsieur de Colbac, qui suit attentivement le mal dans ses moindres effets, m'en avertit à l'instant avec l'enthousiasme de l'amitié. Tranquillisetoi donc aussi, cher d'Arinville, et ne bannissons pas plus long-tems l'espérance, puisqu'elle semble nous être rendue.

Derval.

LETTRE VII.
Derval à d'Arinville.

RÉJOUIS-TOI, cher d'Arinville, les choses vont comme nous n'aurions osé le desirer; notre malade se rétablit à vue d'œil, tant au moral qu'au physique: il peut déjà se lever et gagner, sans beaucoup d'aide, son fauteuil; d'un autre côté, il commence à être raisonnable, et Mademoiselle de Séligny ne lui arrache plus que quelques soupirs, qui chaque jour se ralentissent sensiblement; en sorte que j'espère dans peu faire de Bélony un homme sensé.

Il faut en convenir, Monsieur de Colbac et moi, nous ne nous sommes pas épargnés à sa guérison, et journellement nous nous félicitons d'une cure aussi miraculeuse; car à parler franchement je croyais le mal sans remède, tant le malade était intraitable. M. Marmet, le petit ministre en question, est actuellement des nôtres très-souvent; lui, Bélony, et le généreux de Colbac se guérissent l'un par l'autre, et moi je suis leur médecin à tous; ainsi juges de quelle importance je suis dans la maison.

Comme tu vois mes projets ont réussi à merveille, le malade rétabli du côté du cœur, ou tout au moins en convalescence, Monsieur Marmet détrompé et réuni à nous; en outre quelque chose de meilleur encore, et que tu sauras, comme bien s'entend, conviens après cela qu'il n'y a rien de tel que Derval, pour les cas difficiles, et que, d'Arinville excepté, c'est moi qui dois marcher en tête.

Je te peindrais difficilement l'étonnement de Monsieur Marmet, lorsqu'allant le trouver, comme je l'avais projeté, je lui fis part du motif qui m'amenait vers lui. Cette femme, astucieuse par excellence, lui avait si bien fasciné les yeux, que j'avais absolument affaire à un incrédule; aussi je me vis réduit, pour le désabuser, à le conduire au bord du lit de mon ami, et à lui montrer un homme assassiné de la propre main qu'il prétendait unir à la sienne. Là, Monsieur de Colbac et moi, nous employâmes toute notre éloquence à lui détailler les perfidies dont la Dame s'était souillée, tandis que le pauvre Bélony nous écoutait en patient, n'osant pas absolument nous démentir, mais adoucissant autant que possible les vérités dures qui sortaient de notre bouche; heureusement qu'il était facile de s'appercevoir que c'était un malade qui parlait.

Mais selon moi ce n'était pas assez de détromper un galant homme; j'avais médité bien autre chose encore, et tu va me dire si l'on peut se venger plus complettement.

Mademoiselle de Séligny, comme tu dois t'y attendre, nous faisait de fréquentes visites; et moi, en bon médecin je les recevais pour mon malade, car la vue d'une femme qui l'avait conduit au bord du tombeau aurait bien vîte rallumé la fièvre ardente qui ne l'avait déjà que trop consumé. Je la recevais donc ayant pour elle les égards que l'on doit toujours à une femme d'un certain rang, quelque soit d'ailleurs le cas que l'on en fait. Et tout en jasant je lui laissais ignorer que Monsieur de Colbac fréquentait la maison de mon ami. Cette persuasion de sa part m'était nécessaire pour venir à bout de mes fins.

Lorsque je crus ne plus voir de danger à me rendre à ses sollicitations pressantes, je me laissai fléchir et j'en remis au lendemain pour l'introduire. C'est l'heure du soir qui fut choisie comme la plus convenable, tant pour elle que pour le pauvre débile; et j'invitai Messieurs Marmet et de Colbac à recevoir la dame, conjointement avec Bélony, comme cela devait être. -- C'est hier, sans aller plus loin, que la scène s'est passée.

Tout mon monde était rassemblé; Bélony enveloppé de la robe de chambre de cérémonie, figurait d'un côté dans son grand fauteuil, le bonnet de nuit en tête; l'étourdi de Colbac étudiait d'un autre le compliment de réception, tandis que Monsieur Marmet, avec cette gravité inséparable de l'habit noir, réfléchissait à part lui, sans nous dire tout ce qu'il pensait; et moi, j'étais aux aguets pour recevoir la princesse.

Enfin, la sonnette s'ébranle. Garde à vous, Messieurs! pas tant de bravades Monsieur de Colbac; un peu plus d'assurance Bélony, et vous aussi Monsieur le ministre futur: n'allez pas faire des enfantillages. J'ouvre, c'est bien elle, je ne me suis pas trompé. -- Le malade est-il seul? -- Absolument seul; vous pouvez vous présent er sans inquiétudes; d'ailleurs, sa porte a été défendue toute la soirée en votre intention. -- Son délire est cessé; on n'a plus rien à craindre de ses tours? -- Rien du tout, il est d'une sagesse exemplaire; il faut dire aussi que je l'ai menacé de le priver de votre visite, s'il faisait des sottises. En achevant ma période, j'introduis la belle visiteuse qui s'arrête, toute interdite, du premier pas qu'elle fait dans la chambre. -- C'est Mademoiselle de Séligny! se met aussi-tôt à répéter la société, d'une commune voix; un siège à Mademoiselle de Séligny! -- Remettezvous, Mademoiselle, lui dis-je, le grand monde vous effrayerait-il? Quand cela serait, je puis vous répondre de l'indulgence de la compagnie; on sait parfaitement qu'une jeune personne, à dix-huit ans, conserve toujours un reste de timidité qu'il lui est difficile de vaincre. -- Mademoiselle me permettratelle de la conduire à son siège? ajoute le sémillant de Colbac, en lui offrant la main avec toute la galanterie imaginable. -- Allons, à vous, Monsieur le sénateur, n'avez-vous pas quelque chose à dire à votre tour? Le malade viendra après; et je vais chercher Monsieur Marmet à sa place, pour le présenter à la dame. -- C'est un cavalier dont je prétends vous faire faire la connaissance; il est employé en premier ordre au ministère; si vous avez une pension à solliciter pour quelque veuve, je puis vous répondre du zèle qu'il mettra à vous servir; de plus, il est garçon, il cherche une compagne, et comme je le connais extrêmement difficile, je l'adresse à vous de préférence. -- Ce n'est pas tout, interrompt de Colbac, un convalescent n'est pas exempt de civilité envers les dames; ayez donc la complaisance de vous soulever, mon aimable Bélony; Mademoiselle ne peut vous voir enfoncé comme vous l'êtes dans votre bergère; et je suis vraiment surpris que l'on soit obligé de vous rappeler des choses de première bienséance. Mais on ne peut rien obtenir de lui; il s'obstine à rester le bonnet de nuit sur les yeux. -- D'honneur, reprend de Colbac, j'ai sur moi un portrait qui est la ressemblance parfaite de Mademoiselle; voyez Monsieur, peut-on voir quelque chose de plus frappant? C'est bien cet air d'ingénuité qui va si bien à Mademoiselle; cette aimable retenue qui tient encore de la pudeur. En vérité, je croirais qu'on a voulu peindre Mademoiselle... C'est ni plus ni moins le portrait d'une femme avec laquelle j'ai été du dernier mieux; oui, du dernier mieux! vous avez beau froncer le sourcil. Monsieur le sénateur! l'auriez-vous aussi connue, que vous prenez tant la chose à cœur? -- Il serait plaisant, interrompis-je à mon tour, que ce soit la dame qui vous a fait offre de sa main. Vous ne nous dites pas tout, Monsieur le ministre, et je crains fort que ceci ne soit un secret de cabinet.

La patiente demeurait comme un terme sur le siège où nous l'avions assise; elle n'osait même pas demander à se retirer! Je voyais Bélony qui se crispait, s'agitant déjà sur ses oreillers. -- Gare la bombe, Messieurs! et je ne me trompais pas. -- Vous me donnez la fièvre, dit il, enfin, se levant brusquement; de graces, permettez à Mademoiselle de se retirer; je ne souffrirai pas que l'on manque chez moi, à une femme qui mérite des égards, et si vous voulez m'obliger, Messieurs, ce sera sur-le-champ que vous cesserez vos plaisanteries. En vérité, dit alors Mademoiselle de Séligny, reprenant en un clin d'œil cette assurance qui ne l'abandonne que difficilement; j'avais peine à croire que Monsieur fût pour quel-que chose dans tout ceci; et, se levant en même-temps, elle sortit en nous lançant un regard de dédain, tandis que l'homme sans caractère se disposait déjà à la suivre. -- Qu'allez-vous faire Bélony? lui dis-je, en le retenant par le bras. -- Ah! pardonnez, mes amis, c'est un reste d'une vieille habitude; et il revint plus promptement encore sur ses pas.

Voilà les belles choses que j'avais à te compter; tu vois que je puis être content de moi, jusqu'à un certain point: seulement, je desirerais que Bélony eût davantage de tête; car avec une facilité aussi grande dans le caractère, il ne pourra manquer de donner dans bien des pièges. Je voudrais pour beaucoup, par exemple, qu'il eût un peu de ma fermeté; peut-être qu'en lui cédant la portion qui lui manque, d'Arinville ne me reprocherait plus d'en trop faire preuve. Quoiqu'il en soit, il est certain cas, comme tu vois, où il est bon d'en avoir pour soi et ses amis; aussi me promets-je bien de l'employer à la guérison de celui qui touche d'également près à nos cœurs.

Derval.

LETTRE VIII.
Bélony à d'Arinville.

J'AI reçu, mon bon ami, ta lettre de félicitation, et c'est à y répondre que je consacre mes premières forces. Oui, tu peux me complimenter sans aucune réserve; ce n'est plus à un forcené, incapable d'entendre le langage de la raison, que tu t'adresses; je suis rendu à moi-même; le bandeau qui couvrait mes yeux est tombé, et je puis mesurer toute la profondeur de l'abîme dont j'ai été assez heureux pour me tirer. Aussi ne regretterai-je jamais d'avoir touché aux portes du tombeau; il n'en fallait pas moins pour me désabuser. N'ajoute donc pas foi à tout ce que le plaisant Derval peut te compter sur ma conversion; car je crains fort qu'il ne m'ait gouaillé selon sa louable coûtume; c'est un besoin pour lui, une jouissance dont on ne pourrait le priver sans barbarie; aussi lui donné-je carte blanche, et le cher Derval en profite de bon cœur je t'assure.

Mais ne passerait-on pas un si léger défaut à un ami rempli d'ailleurs de qualités précieuses et si rares à rencontrer? Je te dirais difficilement les soins touchans qu'il n'a cessé de me prodiguer; les sollicitudes qu'il cherchait à me dérober, et qui perçaient, malgré lui, dans ses moindres mouvemens; et ce généreux de Colbac! Je donnerais dix années de ma vie; d'Arinville, pour que tu le connusses!.. C'est cependant un ami que je me suis acquis, et plains-moi encore, si tu l'oses.

L'être malheureux sur lequel je gémis bien sincèrement, vient de se retirer à la campagne; les bruits scandaleux qui couraient sur son compte l'y ont forcé. Chacun répète à l'envi le nom de Caroline de Séligny; sa demeure est signalée, et il ne manque plus que mon nom à la fable publique. C'est-là le seul reproche que j'aurais à faire à mes bons amis; il pèse sur mon cœur, je t'assure, et s'il était en mon pouvoir de racheter une indiscrétion si condamnable, je ne regarderais pas au sacrifice.

Quelle expérience ne dois-je pas retirer d'égaremens si grands, et après une semblable école, qu'une femme quelle qu'elle soit cherche encore à m'abuser; comme je la fuirai en lui laissant entendre le nom de Séligny . Oui, je renonce sérieusement à tout ce qui porte le caractère de l'amour; je ne veux plus entendre parler d'un penchant si dangereux dans ses suites. L'amitié, voilà désormais ma divinité; on peut la servir sans crainte; son culte n'offre qu'une continuité de jouissances exemptes de tout regrets. -- Tu vas sûrement accuser ma résolution de tenir du marasme; il te sera facile pourtant d'y reconnaître la tournure actuelle de mon esprit. -- Oui, je ne m'en défends pas, j'ai contracté une humeur attrabilaire; je m'épanche à tout propos contre un sexe que j'ai tant adoré; mais qui pourrait blâmer de si justes murmures!

Tous nos amis s'employent à réformer ma tristesse, à me rendre au caractère enjoué qui m'est naturel. Je crains bien que leurs efforts soient de toute nullité; n'en déplaise à Monsieur Derval, qui a parié une discrétion faire de moi l'étourdi que tu as déjà connu. Il m'en coûte de lui faire perdre la gageure, et s'il fallait tout autre chose que de la folie pour lui donner gain de cause, je n'hésiterais pas d'un instant; mais, tiens, je ne viendrai jamais à bout de rire, et quoique j'aie l'air de l'assurer en riant, tu verras si l'on ne m'appelle pas bientôt le Misanthrope Bélony.

Adieu, mon bon ami, gronde-moi pour peu que je déroge à mon nouveau caractère. Je crois n'avoir rien à craindre du ridicule, qu'en pensetu? On a vu des sages plus jeunes que moi; d'ailleurs, quand on a donné des leçons de philosophie à une jolie femme, n'est-on pas à l'abri de ce côté-là. -- A propos de philosophie, Mademoiselle Dublin est partie il y a quelques jours, pour aller rejoindre son aimable nièce. Je l'aurais volontiers chargé d'un petit souvenir; mais la dame de compagnie n'a pas même eu l'honnêteté de me faire demander mes dépêches. Si je ne me trompe cependant, le traité qui règle toutes ses actions l'y obligeait rigoureusement, et je compte bien aussi le lui envoyer, avec une remarque sur l'article en question. -- Je vais me faire gronder, et ce ne sera pas à tort; mais grace pour cette fois, mon ami d'Arinville, et je te jure de ne plus me mettre dans le cas de mériter tes réprimandes. -- Je reprends toute ma gravité, et suis pour la vie, ton ami, Bélony, le Misantrope.

LETTRE IX.
Le même au même.

TA dernière Epître, mon cher, est en vérité une franche boutade; je ne t'ai jamais vu aussi sombre, aussi noir. Oui, il faut que tu aies passé vingt-quatre heures, pour le moins, à la société d'Young, ou dans les bras d'Anne Radcliff, pour avoir gagné un marasme aussi effrayant. -- Vraiment, c'est que je crains pour moi-même, malgré ma gaîté; et si comme toi j'allais me dégoûter des plaisirs d'ici bas, sais-tu que je serais cruellement à plaindre.

Mais je veux vous faire rire, Monsieur, en dépit de votre humeur noire; et pour cela je vais te conter le tour le plus plaisant qui ait jamais été joué.

Mardi-gras, comme tu sais, approche, et c'est l'époque où les têtes folles fermentent. La mienne et celles de nos autres amis ne sont guères à l'abri de ces sortes d'influences. Je te fais-là bonnement une confidence, comme si c'était t'apprendre du nouveau. -- Et bien, Mardi-gras approche, et c'est ce dont chacun de nous s'appercevait sensiblement. On se le répétait l'un à l'autre, et c'était se dire, quoi imaginer pour passer une journée amusante?

Celui-ci ouvrait un avis que celui-là faisait oublier aussi-tôt par un autre. --- Allons, disais-je à mon tour, allons, mes amis, sous ce balcon où se montre par fois une jeune beauté au regard doux et timide, au sourire modeste; et la mandoline en main, le manteau à l'espagnol jeté sur l'épaule, nous chanterons en termes pathétiques notre amour sans espoir. -- Non; faisons mieux, ajoutait Fleury, qui ne représentait pas tout-à fait dans notre petit conseil le sage Nestor; donnons plutôt de l'inquiétude à ce Mari jaloux que vous connaissez tous, dont l'intéressante moitié, que vous connaissez encore mieux, ne peut faire un pas dans la maison sans qu'on lui demande compte de sa conduite. Il ne dort que d'un œil, ai-je appris, et encore ne sait-il pas tout ce qui se passe chez lui, malgré qu'il s'en vante près du voisin; eh bien, on peut à cette occasion donner une sérénade à la jolie prisonnière; attirer le jaloux à la croisée, l'y prendre au cerceau, et pendant qu'il se débattra, enlever son trésor. -- En vérité, Messieurs, interrompit Derval, il faut convenir que vous êtes bien stériles!... Mais, cherche donc, Bélony, dans ta cervelle, de grace cherche encore, tu ne nous a pas tout dit; car pour un homme à réputation, ce n'est pas faire preuve de mérite. Je me creusais la tête, et je ne trouvais rien. -- Messieurs, un jet de lumière, reprend Derval; l'Amiral de Venise est attendu ces jours-ci; qui nous empêche de lui donner un Fils, de donner à ce Fils un gouverneur, et d'accompagner le tout d'une suite imposante? Moi, Messieurs, je représente le signor, voilà mon gouverneur, dit-il en me montrant; pour vous autres, je vous prends tous à mon service. Nous mîmes bien vîte chapeau bas devant sa seigneurie, et nous voilà à crier plus haut l'un que l'autre; vive le fils de l'Amiral de Venise!

Il n'est pas un moment à perdre; c'est le soir même que la plaisanterie doit s'exécuter, et nous choisissons, pour le lieu de la scène, un bal très-réputé par les aventurieres du grand ton que l'on y rencontre. Chacun court donc de son côté pour completter sa garde-robe.

Le signor Amiral futur ne tarde pas à paraître dans tout son éclat; et sur mon honneur! il n'est pas de plus noble Vénitien que lui. En ma qualité de gouverneur, je fais élever à grands frais sur mon front une grecque qui semble affronter le ciel; un habit noir me donne ce qu'il manque encore d'imposant à ma tournure; l'épée au côté, le claque sous lé bras, et la fine paire de manchettes tombant jusqu'au bout des doigts; me voilà ce que je ne serai jamais, je veux dire un grave et respectable personnage, et je donne à Mademoiselle Dublin, qui se pique de bien connaître son monde, à deviner l'étourdi Bélony. Pour les gens du signor, je n'en dirai rien, qui, dans Paris, ne connaît pas aujourd'hui sa livrée.

Neuf heures frappent, l'équipage nous attend, chacun y prend sa place selon le rang qu'il occupe, le signor dedans, à côté de lui son gouverneur, et derrière, messieurs ses gens. Nous voilà on ne peut mieux. Fouette Cocher.

Avec une suite aussi imposante, tout n'est-il pas permis? Je voudrais bien entendre un misérable piéton se plaindre d'éclaboussures, comme je lui répondrais: c'est le fils de l'Amiralissime de Venise, et gare que je passe! c'est ce que notre suite faisait à ravir, et chacun de répéter à l'envi: -- C'est le fils de l'Amiral de Venise! place au fils de l'Amiral de Venise.

Du train où nous allions, nous ne tardâmes pas à arriver. Sa seigneurie n'avait pas encore mis pied à terre, que déjà elle était signalée parmi la canaille qui bordait les avenues; son nom et ses titres montèrent bien vîte l'escalier, et quand une fois ils eurent accès dans l'antichambre, les sallons ne tardèrent pas à se ressentir de la rumeur qu'ils occasionnaient; en vérité j'ai peine à croire que le Vaisseau Amiral eût produit autant d'effet, lâcha-t-il à la fois toute sa bordée.

Nous paraissons enfin, regardant ça et là d'un air de cour vraiment admirable; tout gouverneur que je suis, j'ose me permettre des œillades. Mon élève marche à côté de moi avec plus de modestie, son menton imberbe, son regard timide semblent dire à toutes les belles, c'est un adolescent que vous voyez. Je le conduis droit au foyer, j'y arrive la tête haute, et, quand nos épées v ont trouvé place, je défie à quiconque de pouvoir y aborder.

J'avais l'oreille au vent, recueillant les suffrages de l'assemblée. Je suis assez contente du gouverneur, disait à demi-voix une douairière entre deux âges. -- Vous ne voyez donc pas son charmant élève, ajouta imprudemment une jolie bouche, que mon imagination dévorait de baisers. -- Plus bas, petite étourdie! reprit l'autre, vous allez me compromettre. Ailleurs j'entendais, cet habit lui sied à ravir! Il faut en convenir, nos Français n'ont pas ce goût délicat pour se mettre. -- Lequel cela regarde-t-il? me demandais-je, lorsque la même voix ajouta, ma foi, je soufflerais volontiers cette éducation là à Monsieur le gouverneur. holà! repris-je entre mes dents, en fronçant le sourcil, cette éducation sera pour d'autres. Si vous aviez dit quelque chose d'honnête en faveur du gouverneur, peut-être me serais-je laissé toucher. --- Mais je ne fus pas long-tems avant de me radoucir. -- Un gouverneur comme celui-là doit être bien aimable; crus-je entendre dire à une petite brune tout près de moi. -- Cet air frippon me plaît! laissai-je échapper en me penchant à l'oreille du signor; il y a dans cette figure-là quelque chose de séduisant. -- Oui, tout-à-fait aimable, reprit l'indiscrète en continuant à jaser avec sa voisine. -- Je ne sais, mais sans aller plus loin je me donne. -- Je vous crois bien, il plaira toujours. -- Qu'en pensez-vous signor! -- Je suis parfaitement de votre avis, une femme pourrait choisir plus mal. --- Signor, serait-ce sur moi que ces œillades se dirigent? Oui, il a tourné la tête ici; oh! c'est bien vous, ma belle, que l'on regarde. Sans en attendre plus pour courir à une victoire certaine, je m'avance vers nos deux aimables causeuses, et prenant mon élève par la main, je le leur présentai avec cette aisance que tu me connais. -- Vous voyez, Mesdames, leur dis-je, un adolescent qui brûle de vous adresser sa cour; il m'assure n'avoir jamais rencontré de femmes aussi intéressantes, et pour mon compte, je n'ai pas de peine à l'en croire, cependant si vous vouliez le permettre, ce ne serait pas absolument sur parole, -- A en juger par vous, Monsieur, me répondit la brune au regard sans pareil, il se dit de jolies choses à Venise, et je serais tenté de croire qu'avec les heureuses dispositions qu'annonce votre élève, jointes à vos leçons sur-tout, il ne fasse un Cavalier charmant. -- Encore un peu de timidité, peut-être même un peu trop; c'est-là ce que l'on aurait à reprocher au signor; mais il vous prie de l'excuser, Mesdames, et s'il est assez heureux pour mériter vos bonnes graces, je ne doute pas qu'il ne fasse, comme vous dites, un Cavalier accompli. -- La société est des mieux composées ce soir. -- Oui, des mieux composées. On pourrait ajouter que vous en êtes les premiers ornemens. -- Il est fâcheux que la danse m'ennuie à périr. (C'est toujours ma jolie Dame qui parle, et moi qui ose l'interrompre; pour le signor il joue à merveille la candeur du bel âge, et s'il hazarde quelques mots dans la conversation, ce n'est jamais sans rougir; sa voisine, d'un autre côté, est assez peu parleuse; mais si l'on en croit ses grands yeux bleus, qui en revanche sont bien causeurs, elle ne dit pas tout ce qu'elle pense, tandis que peut-être son aimable compagne ne pense pas absolument tout ce qu'elle dit.) Serezvous, Messieurs, du concert que l'on nous fait attendre depuis si long-tems? -- Si nous espérions vous y rencontrer, bien sûrement nous ne laisserions pas échapper une si belle occasion. -- Notre loge est déjà retenue, et même nous aurions des places à vous offrir. --- La proposition est divine! nous ne nous ferons pas prier pour accepter. -- Je trouve qu'il fait une chaleur étouffante. Que pourrait-on vous offrir? -- Ce qu'il vous plaira. --- Une glace? Volontiers, une glace. Le signor se surpassant alors, court aussi-tôt au buffet, et ne tarde pas à servir nos dames selon leurs desirs. -- Monsieur fait les choses avec une grace admirable, et plaignez-vous encore, Monsieur le gouverneur. -- Je n'en attendais pas moins du signor; d'ailleurs, il doit s'estimer trop heureux de l'indulgence que vous voulez bien lui accorder. --- Le sallon commence à se dégarnir. --- Ces dames desirent peut-être se retirer? --- Oui, mais je ne crois pas que notre voiture soit déjà arrivée, nous ne l'avons fait demander que pour deux heures. Nous en avons une à vous offrir. Et leur donnant la main nous les conduisons jusqu'à l'équipage, à travers la foule qui se presse pour voir un homme d'importance. -- Rue Caumartin, dit-on au Cocher, et nouvel assaut de galanteries pendant notre court trajet.

On arrive rue Caumartin; on fait arrêter devant une maison d'apparence, un domestique armé d'une torche, vient recevoir. -- Ces Messieurs nous accorderont bien encore un instant? -- Nous aurons l'honneur d'offrir la main à ces Dames jusques chez elles. -- Oh! ce n'est pas tout, nous allons colationner et vous nous tiendrez compagnie; du moins votre charmant adolescent ne nous refusera pas. Et Monsieur l'adolescent de se perdre dans un superbe compliment, en s'inclinant jusqu'à terre.

On entre; une table des mieux servies semblait n'attendre que nous. Qu'il est cruel de se voir soumis de la sorte aux caprices de femmes volontaires à l'infini!... J'ai l'air d'hésiter comme par bienséance, mais on a fait placer déjà le signor, et il me faudra faire comme lui, c'est-à-dire, prendre place à table, entre deux femmes adorables.

Le Champagne mousse dans les verres, et la conversation s'anime. Garde à vous Monsieur le gouverneur; faites attention à ne pas donner le mauvais exemple. Mais ce que j'avais l'air de redouter si fort ne tarda pas d'arriver. -- Encore une rasade signor; et vous aussi Monsieur le gouverneur. Je levois, vous craignez pour votre tête. -- Il serait difficile de la perdre en plus belle occasion. -- Vous l'avez encore toute entière car vous continuez à raisonner comme un gouverneur. -- C'est donc à ma tête que vous en voulez? -- Oui, à votre tête; et qui plus est, il faut la perdre. -- Absolument? -- Sans aucune restriction. Enfin, je vous en préviens, il faut laisser ici sa raison. -- Il faut laisser sa raison, il faut perdre la tête.... Eh! bien, ne voilà-t-il pas de quoi tant hésiter? la tête, quelle si grande perte pour un écervelé! et de la raison, qu'en est-il besoin pour être aux côtés de femmes charmantes? Cependant il fallait avoir l'air tout au moins de faire un sacrifice; car un acte de condescendance excite la reconnaissance, et la reconnaissance, chez une femme, mène souvent plus loin que l'on ne pense. -- Je perdis donc la tête; je ne te dirai pas au juste combien de ſois; comme la raison ne me restait plus il m'a été impossible de compter. Tout ce que je sais, c'est que je regrettai bien sincèrement de n'en avoir pas davantage à sacrifier; et c'est la première fois où je me suis apperçu des inconvéniens qu'il y a à n'être qu'un étourdi.

Quand un gouverneur fait quelque chose, un élève peut se le permettre sans que l'on ait le moindre mot à dire; aussi le bon petit signor fit bien voir qu'il connaissait à merveille ce précepte, et laissant tomber par dégré la timidité avec le voile de la pudeur, il jasait déjà comme aurait à peine osé faire son gouverneur. Les belles dispositions! disais-je intérieurement, on pourrait tout faire d'un aussi joli sujet. Qu'en pensez-vous Madame? -- Je pense que vous êtes divin! aimable au possible! et se glissant à mon oreille; eh! bien, que vous avais-je dit? -- Vous l'avouraije, je n'en attendais pas autant. -- Et moi, j'en attends encore plus! -- Comment encore plus! Oui, et très-certainement. -- Je suis bien curieux, allez vous dire, interrompit le signor, mais oserais-je vous demander ce que l'on dit si bas? On parle de vous. C'est bien du signor que Madame prétend parler?.. -- Oui, petit mauvais sujet, et l'on en dit tout le mal imaginable. Ah! je vous plains fort d'avoir de si rudes punitions à essuyer! mais c'est à quoi il faut vous attendre; quand vous ne serez pas raisonnable, ce sera mon amie qui vous corrigera. -- Gardez-vous de lui dire cela, Madame, je n'en pourai plus jouir. -- Ne voudriez-vous pas encore reprendre le ton doctoral? allons, allons, Monsieur le Gouverneur, il est bien dans l'âge de faire ses volontés, et si vous persistez à gronder je vous corrigerai à mon tour. -- Madame m'enchante en vérité, dit le rusé mauvais sujet, du ton le plus pathétique, et si elle veut bien me le permettre, je prendrai la liberté de lui envoyer un déjeûner complet, que le grand Amiral, mon père, a rapporté de la Chine. -- Vous faites les choses si bien qu'il est impossible de vous refuser; mais c'est à une condition cependant: c'est que le Signor fils du grand Amiral de Venise viendra faire lui-même l'inauguration de son déjeûner. -- Oh! demain sans aller plus loin. -- Demain, si vous le trouvez agréable. Qu'est-ce que Monsieur le gouverneur a à répondre à cela? -- En vérité rien; j'ai seulement à ajouter à ce que le signor vient de dire, qu'il est plus que l'heure de se retirer, et que s'il veut m'en croire nous prendrons congé de ces Dames. -- On vous permet d'emmener votre élève à condition que vous nous le ramènerez. -- Je ferai tout ce qui pourra être agréable à ces Dames.

A demain donc; chacun le répète, et tout le monde n'y compte pas de même. -- Le signor avant de monter en voiture met dans la main du porteflambeau une bourse remplie de menue monnaie, et lui donne de manière à lui faire croire qu'il ne s'agit rien moins que de sa fortune. Le crédule domestique la serre soigneusement en disant, d'abondance de cœur: il faudrait qu'il y eût beaucoup de signor comme celui-là. La voiture décampe au même instant, et adieu les grandeurs.

Bélony.

LETTRE X.
Le même au même.

C'est à juste titre, mon bon ami, que tu te plains de mon silence; mais au lieu de me gronder, tu aurais fait beaucoup mieux de t'en prendre à une fluxion de poitrine qui m'a retenu quarante jours au lit, et dont tu peux me féliciter d'être quitte.

Ma convalescence commence seulement, et je mets tout mon espoir dans la belle saison, qui régénère les malades avec le reste de la nature.

Hier j'ai fait ma première sortie. Monsieur de Colbac est venu me prendre dans son cabriolet, et nous avons parcouru les boulevards: je crois n'avoir jamais joui autant de ma vie. Qu'elles émotions douces chaque objet réveillait en moi! ces arbres qui commencent à développer un feuillage naissant; cette chaleur tempérée qui se fait sentir sans incommoder; cette affluence de monde qui accourt de tous les quartiers de Paris pour venir peupler les promenades, et ces femmes! ces femmes jolies! charmantes! qui se montrent comme la violette sur la première invitation du printemps. -- Mon ami, je n'y tiens plus! ces femmes m'ont rendu mon délire. Oh! quand donc pourrai-je me remettre en campagne?

Quels vœux téméraires pour un convalescent! vas-tu dire; et me renvoyant à Monsieur Purgon, afin d'apprendre à me contenir, je me vois de nouveau aux calmant et à la tisanne royale. -- Mais tout cela ne me guérira pas, d'Arinville; si l'on voulait s'en rapporter à moi, pour mon régime, les jolies ordonnances que je ferais!

Le Médecin, l'Apothicaire, se sont donnés le mot pour me mettre aujourd'hui de mauvaise humeur. J'étais si furieux, sur-tout contre le dernier, que tu ne te douterais jamais comment j'ai pris ma revanche. La plume à la main, j'ai barbouillé le bas de son mémoire d'une superbe dissertation sur le prix du clystère chez les Grecs, et je le lui ai renvoyé dans cet état, en attendant mieux.

Mais n'en voilà-t-il pas beaucoup déjà pour un convalescent qui n'est tenu qu'à dire: je suis encore de ce monde? oui, certes, et beaucoup plus que l'ordonnance ne porte. -- Je te quitte donc au plus vîte, dans la crainte de me mettre la faculté à dos.

Bélony.

LETTRE XI.
Le même au même.

Je suis amoureux, amoureux fou! Oh! ne vas pas rire; c'est bien sérieusement que je parle. Oui, mon cher d'Arinville, mon cœur s'est donné pour toujours. Mais si tu avais vu comme moi l'innocence percer dans tous ses traits; ses regards à la fois indiscrets et timides, tu aurais eu beau t'en défendre, comme moi il eut fallu te résoudre à aimer.

Peins-toi une jeune adolescente de quinze ans au plus, de la taille dont on nous représente la plus jeune des Grâces; l'amour dans les yeux, le sourire de l'ingénuité sur les lèvres; ne sachant scéler aucune des émotions que son petit cœur ressent; disant sans réserve, j'aime , quand c'est de l'amour qu'elle éprouve: vous laissant deviner aussi facilement que vous lui déplaisez quand l'aversion s'en mêle. Voilà ma Sophie! l'amie que j'aime! l'unique que je veux aimer! Mais ce n'est pas encore bien elle; il faudrait en faire un petit ange pour la peindre au naturel.

Conviens, mon cher, n'est-ce pas jouer le malheur? Aujourd'hui je vais aux Italiens, par le plus grand des hazards, et par une fatalité plus grande encore, il faut que l'amour m'attende dans une loge grillée. Aussi quand je dis avoir eu affaire à un petit ange, je me trompe cruellement; c'est un lutin! un vrai lutin, qui me lutinera long-tems! Ecoute comment j'ai donné dans le piège.

Une pièce nouvelle avait été annoncée; tout Paris courait aux Italiens pour la voir, et moi, comme tant d'autres, je m'y rendais avec les intentions les plus pacifiques. Après avoir lutté quelques tems avec la foule, j'arrive enfin; je demande place, et l'on me fait entrer dans une baignoire, où je trouve l'amour, je ne sais pourquoi, caché sous les apparences trompeuses d'une Grâce timide, enfermée dans un léger taffetas, et à côté de l'amour je vois un grave personnage en perruque et à lunette.

Comme un étourdi je me place le plus près que je puis de la belle inconnue; fut-on jamais plus imprudent? ses regards allaient jusqu'au cœur, et je ne pouvais m'en rassasier; ses lèvres riantes semblaient inviter le plaisir à s'y reposer, et mon imagination ardente volait y cueillir par avance le poison subtil qui s'y mêle aux faveurs les plus délicieuses. Sa jolie tête se promenait avec aisance sur ses épaules, des cheveux d'un blond charmant paraient son front, et venaient boucler sur sa paupière; une vivacité sans égal perçait dans tous ses mouvemens. Quelquefois, souvent même, ses grands yeux noirs se tournaient sur moi, et les miens alors se trouvaient cruellement mal à l'aise; cependant, ils n'étaient jamais plus inquiets que lorsqu'on cessait de les fixer. -- Que faire en pareil cas, mon ami? le plus sage n'est-il pas de donner son cœur, ou tout au moins de le laisser aller? et en cela on ne fait que comme tant d'autres. Je n'opposai donc qu'une faible résistance au vif desir que le mien me témoignait; et profitant de ma condescendance, monsieur mon cœur prit poliment congé de moi. Si c'était un échange à l'amiable, il n'y aurait que demi-mal; on donne un cœur, on en reprend un, le charmant manège que celui-là!

Sophie s'entretenait avec le grave personnage; et que de jolis riens elle lui contait! que de naïvetés plaisantes elle laissait échapper!... le bon papa se déridait par fois aux propos amusans de son intéressante fille. Sa perruque étagée, qui avait été long-tems sans doute un objet de dispute entre la faculté et le goût moderne, semblait avoir enfin accordé ce différent, par une demi condescendance, et quand il n'y aurait pas eu d'indiscrétion de la part de la perruque, une canne à Corbin laissait deviner, assez clairement, un docteur.

Eh bien! papa, que penses-tu de cette musique? dit Sophie, tu en conviendras, elle est délicieuse. -- Oh! je m'attendais à ta question, répond l'imposant docteur d'un ton capable, elle enchante, vas-tu me dire!.. mais moi qui n'ai pas tout-à-fait une tête aussi légère que la tienne je ne me laisse pas enlever aisément. Comment! ajoutait la petite raisonneuse, tu pourras me soutenir que l'on entend quelque chose de plus divin? écoute donc quelle expression dans le chant! quel éclat brillant dans le trait; le motif peut -il être mieux senti? et ce point d'orgueil.... -- Oh! quand je te le disais, ce point d'orgue enlève! encore une cadence, et tu n'v seras plus! Mais laissons-là les points d'orgue, les motifs, je conviens de tout à condition que tu me feras grace de ce chapitre. -- Et bien, de quoi veux-tu que nous nous entretenions?.. ah! regarde à ta droite dans cette loge, le charmant chapeau que voilà! comme il est galant! mais ne pourrai-je pas refaire le mien sur ce modèle? oui, rien n'empêche. Et je vis l'instant où ma jolie étourdie se décoiffait pour métamorphoser son toquet en un chiffon d'un autre genre. Elle s'y disposait déjà quand le papa la traita tout haut d'enfant, de petite écervelée. Oh! il n'en fallut pas davantage pour serrer le cœur à Sophie, et se mettant à pleurer, elle répétait d'un air mutin, enfant, petite écervelée ! Je crois même qu'elle eût été inconsolable sans la perruque du papa qui se trouva fort à propos pour lui donner matière à distraction.

Que cet air mutin m'enchanta, mon ami! Sophie! la pauvre Sophie, me considérait avec ses deux beaux yeux obscurcis de larmes, tandis que son sein agité se soulevait avec effort; et ce qui semblait l'affliger davantage encore, c'est la crainte où elle était que je ne l'eusse prise pour un enfant. Je cherchais par mille et mille regards, tous plus amoureux, à la rassurer. Non, Sophie, lui disait chacun de ces regards, je ne crois pas tout ce que je viens d'entendre; ou si vous êtes un enfant, il n'en est point d'aussi charmant que vous; vos enfantillages sont ceux de l'amour, comme lui vous blessez en jouant. Elle ne devinait pas absolument ce que j'aurais voulu lui faire comprendre; et tout en épuisant sur mon cœur les fureurs du jeune dieu de la tendresse, elle ne se doutait guère que c'était des traits qu'elle lançait.

Sur ces entrefaites la toile se baissa, et j'aurais pu demander à mon voisinage ce qui avait été joué; mais c'étaitlà ce qui m'intéressait le moins, toute mon attention était portée sur maSophie. -- Elle va partir, me disais-je, et peut-être ne la reverrai-je jamais; oh! s'il me fallait vivre sans la voir! sans jamais entendre son caquetage amusant! je mourrais, oui, bien sûr je mourrais de chagrin! C'est ainsi que je faisais mes funérailles à l'avance, quand le large docteur se souleva, et avec lui sa perruque, tandis que sa canne cheminait méthodiquement d'un côté et sa fille de l'autre, Sophie ne cédait qu'avec répugnance à la main qui l'attirait; elle était plutôt entraînée, qu'elle se laissait aller d'elle-même; ses regards me suivaient dans la foule comme pour me recommander de ne pas la perdre de vue; elle me fixait plus que jamais, et si l'on lui eût demandé compte de son inquiétude, elle eût été bien embarrassée pour répondre. Je croyais pourtant expliquer cette énigme; c'est la plus charmante de toutes celles que Sophie aurait pu me donner à deviner! et pourvu que dans mon calcul je ne me sois point trompé; d'Arinville, j'ose prétendre encore au bonheur. Mais où vais-je m'égarer? je m'occupe de bonheur, et c'est Sophie qui me conduit à en parler; je reviendrai de même à ma Sophie tout en m'occupant de bonheur.

Le docteur fit approcher une voiture, et, s'y plaçant à côté de son trésor, il donna ordre au cocher de partir. C'était me mettre dans un cruel embarras; en effet comment s'y prendre pour connaître actuellement la demeure de ma Sophie? Pas un fiacre libre dans tout le voisinage; et pendant que je perdrai le temps de m'en procurer un, ma Sophie sera emmenée loin de moi. Un moyen se présente pourtant; il tient seulement à un reste de répugnance; mais l'amour est bientôt venu à bout de la vaincre. Je me fouille donc, et glissant dans la main du cocher tout ce que je ramène; monte sur ton siège, lui dis-je à voix basse, et ne vois rien. Le cocher demeure interdit, hésitant encore s'il doit prendre; oui, répéta une voix douce, partant de la voiture, monte sur ton siège. Elle était si persuasive qu'il ne put se défendre d'obéir, et il n'était pas encore parvenu au siège, que j'étais déjà sauté derrière la voiture. -- Figure-toi donc, mon cher d'Arinville, Bélony au fin frac anglais, petit-maître s'il en fut, courant tout Paris, collé sur le derrière d'un misérable Sapin . Il fallait porter comme moi la livrée de l'amour, pour ne pas se déconcerter.

La voiture, après avoir parcouru une partie du fauxbourg SaintGermain, se ralentit enfin dans la rue de Varennes, et finit par s'arrêter devant une maison d'assez d'apparence. Je saute au plus vîte bas; une nuit sombre me favorise, un réverbère expirant ne répand autour de moi qu'une lueur très-incertaine. Le docteur s'élance avec toute sa légèreté du coffre embulant; tandis que la jolie Sophie lutinant le manteau de la porte, fait accourir en hâte une respectable duègne. -- Bon Dieu! madame Richard, que vous êtes longue. -- Madame Richard! répété-je, et le nom est marqué sur mes tablettes. -- Vous croyez que l'on a toujours ses jambes de quinze ans, à cause que vous êtes jeune et ingambe; mais laissez venir les années; je vous attends ma belle à soixante ans. -- Personne n'est venu me demander, interrompt le docteur. -- Vous me pardonnerez, on est venu d'Aulnay chercher Monsieur, pour une visite pressante. -- Eh bien! demain à neuf heures, je m'y rendrai. -- Oui, demain à neuf heures, répéta Sophie, et la porte se ferma.

Moi aussi, mon ami, j'y serai demain à neuf heures; avant même! bien avant! Oh, si je peux voir Sophie! lui dire que je l'aime! être aimé d'elle! mon sort ne me laissera rien à desirer! -- Mais le sommeil me gagne; d'ailleurs, il est déjà une heure, et je n'en ai plus que quelques-unes pour rêver de Sophie.

Bélony.

LETTRE XII.
Le même au même.

Victoire! mon ami, chante victoire avec moi! Sophie m'aime! Sophie, la plus charmante ingénue! le plus aimable enfant que l'imagination puisse créer; elle m'aime, je n'en dois plus douter.

Je suis si ivre d'amour et de plaisir, que je ne sais par où commencer, pour te compter comment j'ai revu Sophie; de quel moyen je me suis servi pour arriver à elle, pour aller surprendre son petit cœur. Oh! c'est avec raison que j'en vantais la conquête; car, de tous ceux que j'ai possédés, il n'en est point d'aussi fait pour attacher. Mais, écoute cher d'Arinville.

Depuis des siècles, j'attendais neuf heures; et neuf heures étaient loin encore de frapper; l'imagination m'avait devancé pourtant, où l'impatience ne tarda pas de m'emporter. Je m'achemine, le cœur plein de Sophie, la tête grosse de mille projets. Je ne vois qu'elle, elle seule m'occupe, et je me trouve sous ses croisées, sans m'appercevoir que c'est la demeure de Sophie que je vais passer. Le timbre résonne alors à mon oreille, c'est la demie de huit heures qu'il annonce; encore une demi-heure! encore un siècle d'attente! Je me promène; je reviens plusieurs fois sur mes pas. -- Plusieurs minutes au moins se sont écoulées? Je regarde à ma montre, à peine si j'ai gagné quelques secondes. -- Oh! jamais je n'arriverai à neuf heures! Je mourrai mille fois avant d'impatience! ... Mais Sophie est-elle certaine que tu l'aimes, que c'est un amour brûlant qu'elle te fait éprouver? Mes yeux le lui ont-ils dit assez? Et. Sophie, l'innocente Sophie a-t-elle bien pu les comprendre? .... Lui écrire, confier mon ardeur au papier?,.. Oui, lui écrire est ce qu'il faut faire, ce que je vais exécuter à l'instant. Un café se présente, j'y cours m'entretenir avec Sophie; je m'y installe comme à ses côtés; j'y suis en présence d'elle, et ma plume cherche à devancer ma pensée.

„C'est un malade qui a recours à son médecin, crois-je lui dire; mais un malade qui ne répond pas de lui, si l'on ne vient promptement à son aide.

„Sur un semblable exposé, je vois mon charmant docteur (Sophie bien entendu), composant son maintient, prenant un ton grave, et changeant cet air lutin contre un air sérieux, et si sérieux que je ne puis me défendre de rire, malgré le peu d'envie que j'en aye. -- Vous souffrez, me dit le docteur, au ton semi-doux, et où donc est votre mal? Ah! mon mal, Sophie, pouvez-vous l'ignorer! me demander où est mon mal, tandis que vous vous êtes fait un jeu d'y donner naissance! Faudra-t-il vous montrer mon cœur?... Mais vous riez, vous riez de mes tourmens, cruelle Sophie!.. Ah! je le conçois, vous êtes trop habituée à voir souffrir autour de vous, pour prétendre à exciter votre sensibilité.

“Vous avez donc ri, et au bout de tout cela il me faut endurer... mais espérez-vous que je sois toujours aussi patient?.. N'y comptez pas. J'irai trouver l'amour; je lui dirai tous les maux que vous faites, et l'amour m'écoutera, soyez-en certaine; il fera droit à ma demande, et si Sophie souffrante, à son tour, appelle un médecin de cœurs, le médecin empressé à calmer la douleur, dira tout bas à l'oreille de sa malade, qu'il est quelquefois bien doux de voir souffrir....

“Ce médecin, Sophie, puis-je espérer de l'être?... Si vous en avez besoin d'un, oh! de grace, n'en appelez jamais d'autre; je vous jure; oh! je vous jure de toute mon ame! d'oublier alors les tourmens que vous m'avez faits. Mais avant de finir, puis-je solliciter la faveur de vous voir? ce serait le meilleur remède qui conviendrait à mon mal“.

J'ai écrit à Sophie; me voilà un peu plus calme. Neuf heures sur ces entrefaites, frappent; c'est bien neuf heures que j'ai compté. Oh!

pour le coup, il n'est pas de mortel plus heureux que moi!

Je m'élance comme un trait vers la demeure de Sophie, vers l'asyle de l'innocence! Je vois de loin le docteur, ponctuel à sa promesse, monter dans une voiture de campagne; je lui souhaite bon voyage, et il se met en route. J'arrive sous les croisées où mon imagination habite; les volets sont déjà entr'ouverts; j'apperçois Sophie, elle m'attend collée contre les vitres, et je me suis à peine montré, que sa jolie tête paraît à la fenêtre dans un négligé charmant. Madame Richard se dessine à côte d'elle, grondant, gromelant ses réprimandes d'usage, et l'aimable étourdie, pour toute réponse, saute au cou de sa bonne, et la renvoye avec un baiser.

Je tenais mon poulet galant, craignant qu'il ne finît par devenir un meuble inutile, je le laissais entre-voir à Sophie, n'osant pas le lui montrer ouvertement; je mesurais sa croisée; mes regards semblaient l'inviter à se retirer pour un moment. Sophie, d'un autre côté, n'était rien moins que disposée à me perdre de vue, et si je m'éloignais de quelques pas, ses yeux me couraient après, son corps délicat sortait à demi, montrant la taille la plus élégante, les formes les mieux dessinées; mais que l'amour est ingénieux dans ses moyens! Madame Richard sort un instant après, tirant fortement la porte comme pour me donner l'éveil.

Une coiffure bien serrée, et recouverte d'un bonnet dont la date remonte au moyen âge; un manteau placé avec un reste de prétention, une paire de manchettes qui rappelle les beaux jours du siècle passé; tout annonce, dans la toilette de la respectable Madame Richard, qu'elle a des projets; avant de s'éloigner, elle fait signe encore du doigt à sa jeune élève, comme pour lui dire d'être sage, et l'espiègle lui répond de la tête, qu'elle peut être tranquille.

Je m'approche d'elle avec une espèce de vénération. -- Elle a pris soin des jeunes ans de Sophie, me dis-je, c'est elle qui a entretenu son cœur dans l'innocence du bel âge; quels titres pour mériter ma reconnaissance! Je rêvais de la sorte, tout en regardant trotter la bonne vieille à quelques pas devant moi, lorsque mes yeux se portent involontairement sur un capot tombant au bas de sa courte taille, et reviennent en même-tems au billet pour lequel je commençais à désespérer; il ne m'en faut pas plus. Sophie me voit; ses regards suivent tous mes mouvemens. Quelle belle occasion pour lui donner de mes nouvelles! Oh! quand un amant a un capot à sa disposition, il ne lui reste rien à desirer.

J'étendais le bras vers la petite poste ambulante que l'amour m'avait si adroitement ménagée; mais la bonne vieille se retournant brusquement: -- Vierge Marie, dit-elle, entre ses dents, est-on plus étourdie? et elle revint en hâte sur ses pas. Je m'avance légèrement sur la pointe du pied; je laisse tomber mon message, et je bénis mille fois la messagère qui s'en charge avec tant de complaisance. Sophie qui n'a rien perdu de mon manège rit, trépigne de joie, et la bonne vieille n'est pas encore arrivée, que Sophie la lutine déjà, tandis que l'une de ses mains va chercher l'épître amoureuse; c'est une affiche, une mortelle affiche! qui a l'air de m'occuper pendant tout ce préambule. Mes yeux font mine de la parcourir, et, se dérobant aux remarques d'un public souvent trop bon observateur, ils attendent, fixés sur la croisée, que Sophie s'y remontre. Elle y reparaît enfin, et jamais elle ne m'avait autant charmé. Ses mains délicates étaient occupées à plier un papier sur le modèle de celui qu'elle venait de recevoir; c'était la première leçon d'amour qu'elle prenait, et c'est à moi qu'il était réservé de la lui donner. -- Toutes ses graces étaient employées à en faire le plus charmant message. Elle me le montre avec cet air espiègle qui lui va si bien; on croirait presque, à la malice qu'elle y met, que c'est le plaisir de jouer pièce à sa bonne qui l'occupe plus encore que tout autre motif. On glisse le billet, après me l'avoir fait remarquer; le capot obligeant le reçoit, et la bonne peut enfin partir.

O Madame Richard! quelle précieuse invention que ce manteau à poche! Ne le quittez jamais; il vous va à ravir! N'imitez pas nos têtes folles qui se découvrent l'épaule, et laissent voir le satin le plus blanc. Imitez encore moins cette adolescente quinquagénaire qui a changé ses anciens atours contre une perruque enfantine, et de petits airs minaudiers: non, rien ne vous siérait comme ce manteau à deux fins. Conservez-le, oh! conservez-le, de grace! avec tout le soin imaginable; faites plus même, répendez-en l'usage parmi vos pareilles; que chaque bonne désormais, qui a sous sa garde un petit trésor comme Sophie, ait un manteau à capot. -- Mais que m'importe vos pareilles, à quoi vais je penser, tandis que ma Sophie seule doit m'occuper!

La porte se ferme sur Madame Richard; c'est un livre de piété qui paraît l'avoir rappelée. Je me trouve sur son passage; mon bras rencontre le sien; le livre tombe, et pendant qu'une de mes mains est employée à le ramasser, l'autre fouille famillièrement au capot et ramène le papier mystérieux. -- Mille fois pardon, ma bonne. -- C'est moi qui vous remercie, Monsieur. -- Je vous salue, ma bonne. -- Monsieur, j'ai bien l'honneur d'être votre servante

Un billet de Sophie! un papier que sa main a parcouru; des lignes que sa plume a tracées! Quel trésor! Quel bien suprême! Je l'ouvre précipitamment; je le couvre de baisers: mes yeux le dévorent ensuite; c'est la main de Sophie qui l'a écrit; c'est son cœur qui l'a dicté; et je l'ai déjà relu vingt fois, que je ne sais pas encore comment il est conçu. Le voici, mon ami ce charmant billet; admires la candeur, l'innocence de Sophie.

„Vous êtes souffrant dites-vous, Monsieur, et vous vous plaignez à moi de votre mal, comme si j'en étais la cause.

“Je serais en vérité bien touchée que cela devint sérieux; mais si, comme vous le prétendez, un instant d'entretien avec moi suffit pour vous soulager, je ne serai pas assez inhumaine pour vous refuser une faveur aussi légère.

“Cependant, je ne suis pas médecin, comme il vous plait de le dire; n'allez pas le croire; je suis même bien inquiète pour mon compte depuis hier au soir, et vous pouvez penser que je commencerais par me guérir moi-même si j'en savais le moyen.

„Mais faites en sorte en venant à la maison de ne pas rencontrer Madame Richard, elle me gronderait, soyez-en sûr, car elle ne cesse de me répéter qu'une jeune personne ne doit voir que sa gouvernante. Remettez donc à ce soir pour vous présenter: Madame Richard sera à l'Eglise, je m'arrangerai de manière qu'elle ne m'emmène pas avec elle, et je vous attendrai à la croisée; ne manquez pas, vous ne pourrez faire un plus grand plaisir à Sophie Morval.“ Eh bien! chez d'Arinville, que penses-tu actuellement de ma Sophie? peut-on rencontrer plus d'esprit et de naturel réunis? Comme elle dit ingénument qu'elle aime! ou pour mieux parler, comme elle vous rend compte des sentimens qu'elle éprouve, laissant à votre pénétration le soin touchant de les expliquer. N'est-on pas trop heureux, lorsqu'on peut rencontrer un cœur aussi novice, et de si belles espérances. Oh! il n'est rien que l'on ne doive faire pour le conserver.

Je lançai à Sophie tous les baisers que mes lèvres lui réservaient, j'en lançai autant que j'aurais voulu lui en donner, me promettant bien de lui en donner plus encore que je lui en lançais, et Sophie, avec une coquetterie charmante, les recevait en souriant malignement.

Il fallait tromper l'impatience jusqu'au moment desiré; je m'occupai de ma belle amie; conçois les rêves délicieux que je fis. Je les ferai souvent, aussi long-tems que j'aimerai Sophie, c'est-à-dire jusqu'à la mort.

Le soir arriva enfin en dépit du timbre, que si je m'en crois, m'annonçait les heures que long-tems après qu'elles étaient écoulées. Oh! je vais voir Sophie! je vais faire plus encore, je vais l'entendre! lui parler! C'est sur moi que va rouler son caquetage amusant. En pareil cas, il n'est pas un moment à perdre, aussi courai-je bien vîte au rendez-vous. -- Déjà à la croisée, dis-je en passant. -- Sûrement, depuis une heure, répond Sophie avec un mouvement d'impatience. -- Ciel, une heure! J'arrive à la porte en prononçant ces mots; une jeune suivante m'y guettait et Sophie s'y trouve presqu'avec moi. -- Pour un malade, Monsieur, me dit-elle, vous n'êtes guère empressé à venir voir votre Médecin. --- Adorable Sophie! il n'est point de reproches plus sanglans que vous puissiez me faire. Oh! je ne vous gronde pas; n'allez pas croire que je sois méchante, malgré que Madame Richard le dise continuellement. -- Vous méchante, Sophie! douce Sophie, il n'est rien d'aussi joli que vous, rien d'aussi aimable; et Sophie, tout en m'écoutant, se regardait d'un air de complaisance qui m'enchantait; sa tête mignone se penchait avec une grace sans pareille, on remarquait à sa toilette qu'elle n'y avait jamais mis autant de prétention. -- Suivez-moi, me dit-elle, en me prenant familièrement la main; et je me laissai conduire par le petit Ange qui me guidait.

C'est ici ma chambre, me dit Sophie, après m'avoir fait traverser plusieurs pièces; voici ma harpe: écoutez, je suis forte au moins, et se mettant à pincer chaque corde avec une dextérité admirable, elle souriait finement en me regardant. J'écoutais, toujours enivré des sons mélodieux qui résonnaient à mon oreille, quand Sophie me donnant une chiquenaude sur la main, aussi fort que ses doigts délicats purent me la faire sentir, me dit avec humeur, comment Monsieur, vous ne me faites pas compliment;et je demeurais interdit, ne pouvant me lasser de son étourderie aimable. -- Vraiment, ajouta-t-elle, je ne vous ai pas encore montré mes dessins, ils ne sont point mal pourtant. Et courant à son porte-feuille, elle l'apporta sur mes genoux pour le passer en revue. -- Le charmant paysage, dis-je, en m'arrêtant à l'une des productions du recueil, il n'y a rien de joli comme ce lointain; et ces arbres grouppés sur ce côteau, comme ils sont naturels! à mon avis, voilà un dessin plein de vérité. -- Il est de votre goût, j'en suis enchantée: et bien gardez-le, il est à vous. C'est à ce qu'il me paraît le paysage que vous aimez de prédilection? Désormais je ne dessinerai plus que ce genre-là. Mais restez dans cette attitude, Monsieur, la tête un peu moins penchée; je vais faire votre portrait au crayon noir. Et me voilà immobile sur un siège, tandis que mon petit peintre croque ma ressemblance avec une habileté sans égale. -- Vous êtes parlant; oh! regardez, c'est bien vous......... Monsieur, ne prenez donc pas mon dessin, je le garde; et l'on me serre dans le porte-feuille, en me recommandant bien de ne pas y toucher. -- Je n'y toucherai pas, Sophie, mais vous vous asseoirez aussi à la place que je quitte, et vous me confierez votre crayon. Sophie, sans la moindre résistance, choisit elle-même l'attitude dans laquelle elle se croit le mieux, et je saisis des traits qui ne sont que trop bien gravés dans ma pensée, des traits que mon cœur a déjà si bien saisis. -- Je voudrais vous faire aussi jolie que vous êtes, Sophie, avec un sourire fin, cet air de mutinerie dans les yeux.? Voilà une boucle de cheveux qui manque encore, et vous en conviendrez, elle tombe avec trop de grace sur ce cou d'albâtre, pour l'omettre. Encore un coup de crayon, et je vous donne votre liberté.

Nous étions à jaser de la sorte, sans trop songer que Madame Richard pourrait arriver, quand l'officieuse Mélanie (c'est la bonne en second ordre) vint nous en faire souvenir. -- Vous viendrez demain à la même heure; me dit Sophie, n'y manquez pas au moins, j'ai dessein de vous présenter à papa; mais prenez bien garde de me faire gronder par Madame Richard. -- Votre papa vous grondera aussi, n'en faites rien Sophie. -- Pas du tout, papa ne m'a jamais défendu ce que ma bonne me recommande sans cesse; il vous aimera bien au contraire, il vous aimera comme je pourrais le faire. Non, Sophie, si vous le lui dites, ce sera me faire du chagrin. -- Comment donc? -- Vous le saurez. -- Cela étant, vous pouvez être tranquille, je ne veux pas vous chagriner. Adieu Sophie, mon joli Docteur. Adieu Monsieur le Malade. -- Laissez-moi baiser votre main. -- Volontiers, et lorsque je crois coller mes lèvres sur la main de Sophie, c'est un soufflet que je reçois; tandis que l'espiègle s'enfuit riant aux éclats. Vous paierez de mille baisers au moins cette malice-là!... Adieu, méchante. Adieu ma Sophie!

Mélanie revint encore réitérer ses avis salutaires. -- Sais-tu, mon ami, que Mélanie, pour une suivante, n'est point mal. Elle a cet embonpoint qui éveille le desir; ses yeux sont noirs et bien fendus, sa bouche semble n'être grande que pour laisser mieux voir les deux rangs de perles qui la meublent. Mélanie me plut enfin, je ne pus me défendre de le lui dire tout en descendant l'escalier. Cet aveu ne parut point fâcher la belle; une femme quelle qu'elle soit, vous écoutera toujours si vous la flattez avec adresse. -- En vérité, Mélanie, lui dis-je, il n'y a que des petits amours dans cette Maison. Monsieur veut rire. -- Je n'en ai rien moins qu'envie. Tenez, Mélanie, aimez-moi, un peu! un peu seulement, et je vous aimerai à la folie! -- Monsieur, ne jouez pas de la sorte, si Madame Richard allait rentrer. -- Et quand elle rentrerait, je saurais bien lui échapper. Soyez sans crainte, Mélanie, rapportez-vous en à moi; et je devenais toujours plus pressant. -- Mélanie, laissez-donc ma main, elle sera sage je vous le jure! et ma main voyageait rapidement dans le plus charmant sîte; déjà même elle connaissait à merveille la carte du pays.

L'amour s'était réfugié dans son dernier retranchement, et j'allais l'y attaquer, quand Madame Richard se fit entendre, grondant tout en mettant le pied dans la Maison. -- Que faire, disait Mélanie, en regardant autour d'elle, sans découvrir le moindre asyle?... Je m'élance sur le lit de la soubrette. -- Fermez les rideaux, lui dis-je à voix basse. Elle obéit, et me voilà en cage; car Madame Richard, en rentrant, a fermé la porte à double tour, ce qu'elle n'omet jamais quand le docteur n'est pas attendu, et la clef a été serrée soigneusement dans la poche de la gouvernante précautionneuse. -- A-t-on au moins tenu compagnie à cet enfant? dit-elle à Mélanie. -- Oui, Madame Richard, soyez sans inquiétude, Mademoiselle n'a pas resté un instant seule. -- Et ce mal de tête? -- Il est dissipé. -- Je lui avais bien dit que ce ne serait rien; allons, cela suffit, je suis contente de vous Mélanie, et vous verrez que vous n'aurez pas à vous repentir d'avoir des complaisances pour ma Sophie. La bonne monta l'escalier en continuant à perrorer. Mélanie revint alors au lit, et regarda autour d'elle avant que d'écarter les rideaux? Qu'allons-nous faire? dit-elle, montrant plus d'inquiétude qu'elle n'en avait en effet. -- Mais je pense qu'il n'y a pas deux partis, ma charmante Mélanie, à moins que je ne passe la nuit sur l'escalier; je resterai où je suis, je ne m'y trouve point mal, j'y puis être encore mieux. Et mon bras s'enlaçait de nouveau autour de sa taille. -- Oh! bon dieu, que je m'en veux, répétait-elle, que je m'en veux d'avoir été si bonne! -- Oui, répentezvous, Mélanie, oh! vous voilà bien à plaindre! -- Vous vous mocquez, mais je vais tâcher de surprendre la clef à Madame Richard. -- Oui, allez Mélanie, faites tout, que vous n'ayez rien à vous reprocher. Elle monta en effet, et revint un instant après avec un air plus consterné que jamais. -- Point de clef, Mélanie, lui dis-je du ton le plus lamentable? -- Non, point de clef. -- Oh! je m'y attendais; allons, il faut se résoudre, et tout en jasant, je me coîffais de nuit, je me disposais à prendre place dans le lit de Mélanie. Elle ne voyait rien de tous ces préparatifs; ce ne fut même que lorsque le mal lui parut sans remède, qu'elle commença à s'en appercevoir et à gronder. Mais que sa colère m'enchantait! qu'une femme est intéressante, quand elle pleure la faute qu'elle va faire!

J'envoyai Mélanie prendre les derniers ordres de Madame Richard. Allez vous reposer ma belle, puisque vous êtes fatiguée, entendis-je la bonne babillarde lui dire sur l'escalier; allez, nous n'avons plus besoin de vous. -- Mais Madame Richard se trompe, je ne me sens pas encore l'envie de dormir. -- Ni moi non plus, Mélanie, ajoutais-je de mon côté. -- Oh! je vois dans vos yeux que vous voudriez déjà être au lit; allons, allons, ma petite, un peu de honte est bientôt passé. Il fallut donc se rendre, et Mélanie reparut plus embarrassée que jamais. Ah! friponne; lui dis-je, vous ne vous sentez pas encore l'envie de dormir; cependant tout à l'heure vous étiez fatiguée, Mélanie, on vous l'a dit. Couchez-vous, nous ne dormirons pas, nous jaserons, nous ferons enfin tout ce qu'il vous plaira; allons, allons, ma petite, un peu de honte est bientôt passé . Cette maxime est si belle qu'elle trouvera par-tout des prosélites; les femmes principalement ne la laisseront jamais tomber. Toujours me sembla-t-il qu'elle avait quelqu'empire sur l'esprit de Mélanie, car sa résistance n'était plus qu'une défaite; et si elle m'en opposait encore c'était pour ne pas laisser ma victoire sans mérite.

-- O Mélanie, de quel délice tu voulais nous priver! Veux-tu m'aimer un peu? rien qu'un peu? et déjà Mélanie ne me répondait que par des soupirs. -- Que de folies vous me faites faire! dit-elle, dans un éclair de bon sens. -- Oh! j'en fais bien d'autres, Mélanie. -- Pas tant que moi. -- Peux-tu te plaindre, méchante, quand depuis deux heures tu me fais perdre la tête?.. tiens, par exemple, à l'instant où je parle, n'est-cé pas une folie que je fais? et ma voix mourut sur les lèvres de Mélanie. Elle me réveilla pan ses caresses amoureuses; cruelle! lui dis-je, revenant à moi, c'est donc à ma vie que tu en veux! J'allais en dire plus, mais je me sentis mourir encore.

La nuit se passa ainsi en alternatives entre la mort et la vie, et le jour commençait à poindre quand je m'endormis sur le sein de ma belle maîtresse; c'est-là que je vins rêver à ma Sophie. Il me semblait la voir assise près de moi, m'appelant son ami, me prodiguant les noms les plus affectueux, les caresses les plus passionnées. Je lui jurais un amour sans fin, et ma bouche articulait le serment sur les lèvres de Mélanie; je lui adressais mille baisers de flamme, Mélanie les recevait; je tombais à ses côtés d'ivresse et d'amour, et c'était encore Mélanie qui me faisait mourir; je frissonnai en reconnaissant mon erpeur.

Le jour ne laissait plus rien à desirer, et cela depuis quelques tems. Mélanie me fit habiller à la hâte; elle mit elle-même la main à ma toilette pour la hâter encore plus, car on entendait déjà Madame Richard trotter sur notre tête. -- Etes-vous bien comme cela? vous manque-t-il quel-que chose? me dit ma jolie maîtresse. -- Oui, bien comme cela, Mélanie; mais c'est à toi que l'on peut demander si quelque chose te manque encore. Mélanie s'éloigna sur ma question, courant chercher la clef près de Madame Richard. -- Montre la moi, Mélanie, lui dis-je quand elle fut de retour, que je sache comment est faite la clef du Ciel. Elle me la donna à voir, et la faisant tourner un instant après dans la serrure: qu'ai-je fait, Mélanie, lui dis-je, pour que vous me chassiez du séjour des béatitudes après m'y avoir donné accès? serait-ce pour n'en être pas digne?.. mais du moins promettez-moi que j'y rentrerai. Elle me le fit entendre par un baiser. Je franchis sur cette assurance le seuil du plus charmant Paradis qui existe, et à l'heure même je fais encore mon purgatoire en attendant toujours le moment propice.

LETTRE XIII.
Le même au même.

Je sors d'auprès de Sophie; je devrais m'estimer le plus heureux des hommes; mais d'Arinville, je ne sais, mon bonheur est mélangé, et si j'explique bien la nature de mon inquiétude, c'est le remords que je ressens; oui, le remords, d'Arinville. Ecoute-moi, mon ami, attentivement, bien attentivement, car j'ai grand besoin que tu remette mes esprits.

En t'écrivant il y a quelques heures j'attendais impatiemment l'instant de voir Sophie; tu le sais, ou du moins je pense te l'avoir dit. -- Cet instant fortuné arriva et passa comme un rêve; encore si en fuyant il n'avait laissé en moi le germe de mille tourmens!... Je cours ivre d'impatience me jeter dans les bras de ma Sophie; elle me les tend de sa croisée, et, en entrant c'est Mélanie qui m'ouvre les siens. -- Vous voyez, Monsieur, que l'on ne vous aime pas à demi. -- Oui, Mélanie, tu m'enchantes par ton exactitude! -- Il ne me donnera seulement pas un baiser; il ne prendra pas même le tems de me dire bonjour. -- Le bonjour à Mélanie!.. tu sais fripponne que c'est le bonsoir que je me suis abonné à te souhaiter.... Tiens, voilà mille baisers, en voilà mille encore, et rends-les moi tous sans en omettre un seul. -- Comme vous semblez pressé!.. Courez au plus vîte là haut, on vous y attend avec impatience; il est facile de voir que vous brûlez d'y être. Pour Mélanie c'est ce soir que l'on fera attention à elle; mais ne vous attendez pas à me trouver toujours aussi bonne.

Elle achevait à peine, quand Sophie impatientée vint me surprendre sur les lèvres de la suivante. -- Que faites-vous là, Monsieur, je vous prie? dit-elle d'un air courroucé; et vous Mélanie, pourquoi vous laisser embrasser de la sorte? je n'entends point celà; allez vous cacher, petite sotte, et je vous promets de tout conter à Madame Richard. Mélanie se retira avec un mouvement d'humeur, et moi je demeurais interdit, ne sachant quoi répondre. -- Resterez-vous là, Monsieur? ajouta Sophie d'un ton plus mutin encore; est-ce Mademoiselle Mélanie que vous venez voir?...... Allons, suivez-moi sur-le-champ!

Je suivis ma jolie amie, et me remettant un peu de mon trouble: non, Sophie, lui dis-je, et n'allez pas le croire, Mélanie n'entre pour rien dans mes soins; c'est Sophie, Sophie seule qui m'occupe! c'est ma Sophie qui m'occupera toujours! -- Oh! je vous croirais si vous ne l'eussiez pas embrassée; car on ne s'embrasse que lorsqu'on s'aime beaucoup: je le sais moi. -- Je t'embrasserai donc, ma Sophie! je collerai mes lèvres sur les tiennes! elles y resteront attachées! et la bouche de Sophie brûlait la mienne, tandis que mes baisers éveillaient l'amour dans ses yeux. -- Que ressenstu, ma belle amie? confie-moi le sentiment qui t'agite. Sophie prenant ma main, la plaça sur son cœur, et le la soutenais dans mes bras pendant qu'elle recherchait sa pensée. C'est le premier délire amoureux que Sophie ait éprouvé.

Promettez-moi, me disait-elle d'une voix suppliante, promettez-moi de ne plus donner de baisers à Mélanie. -- Jamais! non, jamais! je les garderai tous pour ma Sophie! et mon aimable enfant se calmait un moment sur mon assurance, pour revenir encore à sa première inquiétude. -- Si vous me trompez, Monsieur, il me sera facile de le voir dans les yeux de Mélanie; je sais actuellement ce que vaut un baiser. Son doigt me menaça alors avec une grace si ch armante que je crus un instant avoir affaire à l'amour.

Sophie n'était plus cette jeune folle si vive et si enjouée; les baisers qu'elle avait reçus semblaient avoir altéré son humeur enfantine. Je la suivis dans sa retraite; tout me parut y avoir pris un caractère de sérieux. Le portrait de la veille etait suspendu dans l'endroit le plus apparent de l'appartement; il avait été retouché, et n'avait acquis que plus de ressemblance. -- Je ne veux pas qu'on regarde cela, me dit-elle, retournant le cadre au mouvement que je fis pour en approcher. Je la baisai sur la paupière; je me mis à genoux pour la baiser plus près du cœur, et Sophie retrouvant tout-à-coup sa première étourderie, se mit à genoux devant moi, et rangeait à sa manière les boucles de cheveux qui descendaient sur mon front.

L'air sérieux que je lui avais trouvé d'abord reparut presqu'aussi-tôt sur sa jolie figure, et ses traits délicats s'en ressentaient chacun à leur manière. Dans ses yeux était peinte l'inquiétude; ses lèvres semblaient prêtes à s'ouvrir pour l'exprimer; il régnait une espèce de distraction dans tous ses mouvemens, dans ses moindres discours, et si elle s'occupait à quel-que chose, elle le laissait presque en même-tems pour courir à d'autres objets.

Je voulais la faire rester à mes côtés, et sa contenance me décelait qu'elle n'y était rien moins qu'à son aise; je renouvelai alors mes caresses pour chercher à dissiper cet embarras, et plus j'en prodiguais à ma Sophie, plus je voyais cette inquiétude augmenter. -- Feuilletons mon amie, lui dis-je, pour la distraire, feuilletons ta bibliothèque; je suis curieux de connaître, tes lectures. Sophie courut avec un air d'empressement à la tablette où ses livres étaient rangés, mais elle y eût à peine touché que déjà cette occupation lui semblait insipide -- Vraiment, me dit-elle, vous ne connaissez pas encore l'appartement de papa, il faut que je vous le fasse voir, et la voilà encore une fois devenue enfant, pour reprendre quelques minutes après son air pensif. Je parcours le cabinet du père de Sophie; je jette les yeux sur ses livres; je montre à mon amie ceux que j'aime de prédilection. Je passe dans la pièce voisine; c'est la chambre à coucher du docteur. J'en fais l'inventaire avec Sophie, espérant la distraire par là de sa mélancolie, et Sophie m'écoute sans trop savoir ce que je lui dis; elle regarde tout sans faire grande attention à ce qu'elle voit. -- Je veux te faire rire, ma Sophie, lui dis-je en la serrant étroitement, oui rire, et de bon cœur! walsons, par exemple; tu dois te souvenir qu'hier tu me parlait de la wals comme de quelque chose qu'on aime à la folie. Tout en jasant je l'emporte dans mes bras, et Sophie s'abandonne sans résistance à mes mouvemens.

Déjà la pièce avait été plusieurs fois parcourue, et Sophie n'avait plus assez de force pour se soutenir; moi d'un autre côté, je me sentais chanceler. Nous rencontrons le baldaquin où se repose le père de ma Sophie, et nous y tombons à côté l'un de l'autre. Mes bras serrent toujours ma belle amie; mes lèvres demandent ses lèvres; mon cœur appelle le sien; je veux baiser Sophie sous le menton charmant qu'elle offre à mes caresses; ma bouche descend plus bas; mes baisers deviennent plus brûlans; je ne me connais déjà plus; Sophie! la candeur de Sophie! n'est plus assez puissante pour m'arrêter; mon imagination se laisse embrâser; j'incendie de mes caresses le cœur pur qui se livre à moi sans défiance; la volupté éveille le desir, et la fleur de l'innocence tombe sans que rien désormais puisse la ranimer! ... -- O Sophie! ma Sophie, qu'ai-je ſait! m'écrié-je au fond de mon ame: et Sophie qui n'a pas idée de toute l'énormité de ma faute, r'ouvre pour moi des yeux pleins de tendresse: -- Mon amie! ma jolie amie! viens-je dire sur le bord de ses lèvres. Je n'en ai pas plutôt approché que le même feu me dévore et mon crime recommence. J'allais peut-être le consommer une fois encore, quand j'entends du bruit dans l'appartement. Je répare en hâte le désordre de Sophie. -- Sois discrète, ma belle amie, lui dis-je; Sophie me promet tout ce que j'exige; et Mélanie paraît s'arrêtant à la porte, avec l'air de la surprise. Que venez-vous chercher ici? lui dit Sophie avec sa vivacité naturelle; est-ce encore des baisers? mais vous n'en avez plus à attendre; mon bon ami m'a bien juré qu'il ne vous en donnerait jamais. -- Monsieur vous les réserve sans doute? -- Que marmottez-vous, petite raisonneuse? ... Vous savez ce que je vous ai promis, et vous verrez si je tiens parole. -- Oui, mais je ne vous crains plus; et si vous jasez près de Madame Richard, je lui dirai à mon tour que vous avez foulé le lit de Monsieur le docteur. Ce n'est pas tout cela dont il est question, Madame Richard est prête d'arriver et je ne veux pas être grondée pour vos beaux yeux: allons, Monsieur, il faut partir. -- Je ne le laisserai pas aller! Non, reste, mon ami; d'ailleurs ma bonne est encore pour long-tems absente. -- On voit bien que le tems ne vous paraît pas long, mais vous ne nous dites pas comment vous l'avez passé avec Monsieur. -- Oh! sagement, je vous assure! repris-je; d'abord nous avons jasé beaucoup, presque toujours. -- Oui, toujours, ajouta Sophie, excepté l'instant où nous avons walsé. -- Ah! c'est donc en valsant que vous avez si bien arrangé le lit de Monsieur le docteur. Il vous donnera un maître de danse, Mademoiselle, pour en profiter de la sorte. -- Je m'approchai de Mélanie; ne dis pas que j'ai foulé le lit du docteur, lui coulai-je à l'oreille, je m'engage à mettre le tien dans le même état, absolument de même! Mélanie sourit avec un petit air moqueur, où l'on voyait percer la jalousie, et Sophie criait tout haut, qu'elle n'aimait point à voir parler bas. Je m'approchai d'elle aussi: ne t'allarme pas, ma Sophie, lui dis-je; je gronde cette méchante, et sois-en assurée, je trouverai bien moyen de la faire taire. -- Encore des baisers, je gage! -- Non, autre chose. Oh! elle va exiger des baisers. N'estil pas vrai, Mélanie, que vous n'exigez pas de baisers pour vous taire? et lui jetant en même-tems un coup d'œil significatif, la rusée soubrette jura sur son honneur qu'elle se tairait à moins. Enfin, après avoir bataillé long-tems avec la suivante, Sophie céda, et on me permit de partir.

Je m'étais imprudemment engagé à imposer silence à Mélanie, et la fripponne ne semblait pas disposée à l'oublier; Sophie, d'un autre côte, exigeait que je fisse usage devant elle de moyen efficace en question. C'était jeter Mélanie dans un cruel embarras, et me tirer à la fois d'un bien mauvais pas. Je voyais Mélanie s'avançant vers la porte, comme pour se retirer, et revenant si-tôt que ses yeux rencontraient le lit du docteur. Ces momens sont bien critiques pour une femme qui, comme Mélanie, a dans l'ame un germe d'honneur! Ils ne le sont guères moins pour un étourdi qui a le sien à cœur. -- Que vous êtes aimable, ma petite Sophie! disais-je intérieurement, avec votre caractère volontaire. Que vous êtes cruelle, Mélanie, avec tout le bien que vous me voulez! Et m'adressant à Sophie, oui ma bonne, disais-je, il n'est pas possible! pas possible en vérité, ajoutaisje en regardant Mélanie. -- Il y a donc du mal dans tout cela, puisque je suis de trop? -- Non Sophie, rien que de très-permis, je t'assure; mais c'est un secret qu'il ne faut pas que vous sachiez. -- Oh! je suis curieuse! et je veux que l'on me le dise. -- Peut-on le lui dire, Mélanie? .. Bah! un peu de honte est bien-tôt passé . -- Allez, me répondit la suivante piquée au vif, je n'ai pas grande foi en vos beaux moyens, et vous pouvez les garder pour d'autres! Elle sortit là-dessus, tirant fortement la porte après elle.

Que je t'embrasse, ma Sophie! ne pus-je m'empêcher de dire à celle-ci dans le premier mouvement, et revenant ensuite sur moi-même, j'affectai de la gronder pour son peu de condescendance. Sophie bouda un instant, mais à travers l'indifférence qu'elle affectait, on voyait percer la contrainte, et une vivacité qu'il lui fût impossible de modérer long-tems. -- Je ne vous aime plus du tout! me dit-elle avec colère. -- Encore un peu, ma Sophie. -- Oh! vous n'avez plus besoin de m'appeler votre Sophie, car je me fâcherai toute rouge si cela vous arrive. -- Je vais donc partir puisque vous me haïssez; je ne reparaîtrai jamais! plus jamais! et en disant cela, je feignais de sortir. Que faites-vous, Monsieur? répliqua Sophie, en s'élançant vers la porte; vous ne sortirez pas! C'est ici que vous resterez! et deux ruisseaux de larmes coulèrent à l'instant de ses yeux. Non, ma Sophie, lui dis-je en la prenant avec transport entre mes bras; je ne te quitterai pas; c'est près de toi, à tes côtés que je veux passer ma vie! Elle me fixa alors d'un œil entièrement désarmé, et la satisfaction brillait de nouveau sur sa figure.

Ma bouche recueillait les dernières larmes qui s'échappaient encore sur les joues de Sophie. -- Tu ne me feras plus de chagrin, mon bon ami, me disait-elle en même-tems avec une bonté d'ange. -- O Sophie! Si je pouvais t'en faire encore, je me soumets à ne plus être aimé de toi! à ce que tu me haïsse! que tu m'exécre! -- Il faudrait que tu m'en fisse beaucoup pour que cela se puisse; non, oh! non! ne dis plus cela: tu vas me chagriner de nouveau; et nos ames se confondirent encore par des milliers de baisers.

Cependant il était à craindre que Madame Richard n'ait fini sa prière, il n'y avait même pas à en douter. je me dégage des bras de Sophie. Je cueille encore un dernier baiser sur ses lèvres, et je prends mon vol. La soupçonneuse Sophie me conduit jusqu'à la porte; elle observe de près mes moindres mouvemens; mais un baiser est bientôt pris et rendu: il ne faut pour cela que descendre un escalier, y rencontrer une petite Mélanie, et pour peu qu'elle soit bonne, compatissante, on obtient tout ce que l'on desire; c'est justement ce qui arriva. Le flambeau que Sophie tenait dans sa main, vient à tomber, je ne sais comment, je ne pourrais même pas dire pourquoi; toujours est-il que cette obscurité momentanée m'engagea dans une méprise, et je sortis le plus heureusement du monde, laissant chacun d'un contentement parfait.

Mais cette satisfaction n'a pas été de longue durée; ne faut-il pas actuellement que le remords s'en mêle. -- Dis-moi, mon ami, penses-tu qu'il y ait matière à repentir? J'attends ta réponse pour savoir à quoi m'en tenir sur cet article.

Bélony.

P. S. Point de docteur encore; il paraît que le malade d'Aulnay n'est pas facile à dépêcher; c'est peut-être le seul rebelle que Monsieur Morval ait encore rencontré.

LETTRE XIV.
Le même au même.

QU'une femme dont on a dédaigné les faveurs, faute d'en pouvoir jouir, est à redouter dans sa vengeance, mon ami! Elle se rappellera toujours qu'elle vous a pris une fois au dépourvu; et même cette espèce d'affront lui fera oublier jusqu'à la reconnaissance qu'elle vous doit, et les momens délicieux qu'elle a goûtés.

Ce sont les réflexions qui naîtront dans ma pensée, chaque fois que le souvenir de Mélanie viendra s'y présenter.

Tu t'y attends déjà, mon cher d'Arinville, toi qui consacras tes plus jeunes années à l'étude des femmes; tu t'attends à voir Mélanie se rappeler souvent le lit du docteur, et le dédain dont je payai ses avances; tu prévois sans peine ce que la rusée soubrette peut entreprendre; tu as déjà deviné, à l'aide d'une profonde expérience, ce que je vais te conter, et découvrant la jalousie derrière le rideau, tu es préparé à tout ce que ma plume s'imagine t'apprendre.

Le lendemain de ce jour fortuné et critique à la fois, où je ne sortis d'un mauvais pas qu'aux dépends de mon honneur, je courus à la demeure de Sophie. Sa croisée était bien ouverte, mais personne n'y attendait. Inquiet, je heurte à la porte, et Mélanie d'un air triomphant vient ouvrir. -- Il n'y a plus de Sophie, me dit-elle. -- Plus de Sophie! répliquéje avec un battement de cœur subit. -- Non Monsieur, plus de Sophie; oh! vous voilà inconsolable; et tout en parlant l'adroite Mélanie cherchait à m'attirer dans la maison; mais quel intérêt pouvait m'y appeler, puisque ma Sophie en avait été arrachée. -- C'est Madame Richard, reprends-je vivement, qui l'aura emmenée avec elle? Elle l'aura entraînée à sa prière du soir? -- Je ne sais pas tout cela, répond Mélanie avec humeur; Madame Richard ne me rend pas compte de ses affaires. Mais n'allez vous pas vous désoler, ajoute-t-elle d'un ton plus radouci, pour être privé de la société d'une petite innocente! et déjà ses regards devenaient caressans. Oh! je la retrouverai! m'écrié-je, et je laisse Mélanie stupéfaite, pour courir à la recherche de ma Sophie.

J'avais su de mon amie que Madame Richard allait de prédilection faire ses œuvres pieuses à St Germain l'Auxerrois ; c'est-là où je cours, où je ne tarde pas d'arriver. Je visite la grande nef, je n'apperçois rien; une des nefs adjacentes, rien encore; mais au pied d'un autel retiré, derrière un amas de chaises, je découvre la plus jolie pêcheresse à genoux tout près d'une pêcheresse un peu moins intéressante et plus coupable, à en juger par la ferveur de ses prières. Je me glisse adroitement derrière un pillier voisin, et j'ai bientôt attiré 'attention de Sophie. Son premier mouvement en m'appercevant, est un mouvement d'effroi; et ses yeux, la veille encore pleins de tendresse, se détournent de moi avec toutes les apparences de la crainte. Surpris d'un changement aussi subit, j'en cherche en vain la cause, je me la demande sans réussir à l'expliquer: ô ma Sophie! lui fais-je entendre, que ton effroi me tourmente, conçoistu le mal qu'il me fait?... Sophie, que ne suis-je à tes côtés pour savoir ce qui m'attire ton indignation! et mes traits contractés faisaient deviner l'inquiétude la plus mortelle.

Sophie, la cruelle Sophie, ne tenait aucun compte des alarmes que je m'appliquais à lui témoigner, ma présence, mes démonstrations mêmes semblaient l'indigner encore plus. O ma Sophie! m'écriai-je intérieurement, j'ai donc perdu sans retour ton affection! et je m'égarais à grands pas dans l'Eglise, revenant toujours à la même place.

Le jour baissait depuis quelque tems, et Madame Richard paraissait ne pas s'ennuyer à la société des Anges; j'aurais voulu que sa conversation avec eux durât une éternité pour voir aussi long-tems Sophie, mais un barbare de bedeau vint prévenir Madame Richard que l'on allait fermer l'Eglise, et la béate reconnaissant à sa voix toute terrestre qu'elle n'est point dans le séjour des bienheureux, comme elle se l'imaginait, fait une génuflexion angélique, et se met en devoir de sortir.

Je mesure mes pas sur ceux de ma Sophie; il faut que je lui parle, je ne pourrais vivre sans cela: et me rencontrant avec elle dans l'ombre d'un pillier, je veux lui prendre la main pour la presser dans la mienne; mais la craintive Sophie la retire avec effroi en se serrant contre sa bonne, comme si elle ne se croyait pas en sûreté près de moi. Je demeure immobile, en proie à mille idées confuses qui se présentent en foule dans ma pensée; et Sophie est hors de l'Eglise, que je n'ai pas encore bougé de ma place. -- Sophie! m'écriéje enfin avec l'accent du désespoir, et je sors, l'égarement dans les yeux, courant sur les pas de Sophie.

Je l'ai bientôt rejoint; chacun de mes mouvemens lui attestent ma douleur. Je marche en avant d'elle, je reviens pour m'en approcher; et comme si je crains encore qu'elle ne sauve sa main d'auprès de la mienne, je m'en fuis en toute hâte. C'est dans ce désordre que j'arrive avec Sophie devant sa demeure; j'y reste, les yeux attachés sur la croisée; Sophie ne s'y montre que pour la fermer, et moi je passe une nuit entière dans cette attitude, comptant les heures un siècle avant qu'elles soient écoulées.

J'ignore, mon ami, comment je pus exister vingt-quatre heures avec ces angoisses; mais l'espoir me restait encore; oui, l'espoir de regagner le cœur de Sophie. -- On avait pu me calomnier près d'elle, qui me répondait que Mélanie n'eût employé de semblables moyens de vengeance? vivons-donc, me dis-je, jusqu'à l'instant où je reverrai Sophie, où je pourrai m'expliquer avec elle. Et j'attendis le soir du lendemain avec l'inquiétude d'un criminel qu'on doit traîner au supplice.

Toujours aux aguets sous la croisée de Sophie, j'espère que Madame Richard va sortir, et je saisirai ce moment pour demander à entrer; mais tout semblait concourir à mon malheur. Le moment arrive, et Sophie sort aussi, accompagnant sa bonne; j'ignore ce qui se passa en moi dans cet instant; je voyais la même difficulté que la veille s'élever entre moi et Sophie, il me fallait renoncer à savoir de sa bouche ce qui pourrait m'attirer son aversion; il me fallait mourir enfin, car je me sentais incapable de vivre sans Sophie. C'est en faisant ces réflexions, que j'arrive à St-Germain.

Madame Richard va prendre sa place dans un confessionnal, et laisse sa jeune élève dans une Chapelle à quelques pas de là. -- Oh! je ne suis plus si malheureux, d'Arinville, cesse de me plaindre. Je puis parler à Sophie!

La triste Sophie, la tête penchée dans l'une de ses mains, a l'air de rêver; son sein donne accès à des soupirs momentanés, que je puis recueillir sans être apperçu d'elle. Mais ce sont des larmes qui coulent de ses yeux? oui, je ne me trompe pas, Sophie pleure! est-ce sur moi? Serais-je assez heureux pour lui couter un soupir! et, ne me connaissant plus, je suis déjà aux côtés de Sophie, qui demeure immobile de surprise et de crainte. -- Non, Sophie! lui dis-je d'un ton passionné, tu ne me fuiras pas plus long-tems; c'est assez du mal que tu m'as fait, sans me condamner à périr! Sophie émue, ne me répondait rien, elle cherchait seulement à rappeler ses forces pour me fuir, et mes bras la retenaient à la même place. -- Mais, dis-le moi, Sophie, continuai-je, confies-moi du moins la cause d'un changement aussi subit. N'est-ce pas toujours cet ami brûlant d'amour qui te presse?... J'allais en dire plus, lorsque Sophie se réveillant à ces mots, se dégage tout-à-coup de mes bras, et va chercher en tremblant un asyle ailleurs. La Chapelle heureusement était retirée, et nous nous y trouvions seuls, il y eût eu des témoins, que cela ne m'aurait pas empêché de me précipiter au devant de Sophie. -- Tu t'arrêteras-là! lui dis-je avec l'accent du désespoir, je veux que tu aie la jouissance barbare de me voir expirer à tes pieds! Et déjà ma main avait trouvé un moyen de destruction, quand Sophie, m'arrachant l'arme tranchante, vint tomber à côté de moi sans mouvement. Je la relève, je l'asseoit aussi doucement que je puis, et ce n'est pas sans trembler mille fois d'être surpris, que je parvins à ranimer ce que j'aime. Sophie revenue à elle, a déjà perdu une partie de ses terreurs; mes soins touchans dissipent ce qu'il en reste encore. Tu m'aimes donc sérieusement, me dit-elle avec cette voix douce et enfantine que je lui connais; ce n'est pas pour me tromper que tu me l'as dit, puisque tu voulais te tuer pour moi. -- Oh! Sophie, quelle est la bouche impie qui a pu m'accuser de fausseté? qui a osé révoquer mon amour en doute? Je veux le savoir! il faut que tu me l'apprenne! et j'avais repris l'arme meurtrière. Sophie me dit d'un ton suppliant, tu as donc juré de me faire mourir de frayeur!.. quittes cette arme, mon ami! tiens, si tu m'aimes, tu vas me la donner, et Sophie la serre dans sa poche, me promettant du doigt que je n'y toucherai plus. -- Oh! que je suis satisfaite de ce que tu m'aimes encore, mon bon ami! reprenaitelle; c'est cette méchante Mélanie, qui ne veut pas le croire absolument; mais pourquoi donc, m'a-t-elle dit qu'il fallait te fuir, sans quoi je verrais bientôt?.. Qu'est-ce que je verrais, mon ami? -- Tu verrais, ma Sophie, que je t'aime toujours plus; oui, toujours davantage! et je la baisais avec une nouvelle ardeur. -- Oh! ce n'est pas cela que Mélanie entendait, car elle a ajouté que Madame Richard pourrait bien s'appercevoir que j'ai walsé avec toi, et comment s'en appercevratelle? -- Rassure-toi ma belle amie, je te promets qu'elle ne le saura jamais, jamais! Me comprends-tu? -- Oui, mais tu as dit à Mélanie que c'était un badinage, quand tu m'appelais ton amie. ô! cruelle Mélanie! -- C'est donc sérieusement? -- bien-sérieusement! -- Tu ne lui a pas dit cela? -- Non, ma Sophie, il m'eût été impossible de le dire. -- Oh! bien, je la ferai gronder par Madame Richard. Gardeten, ma Sophie, elle te fera gronder à son tour. -- Tiens, mon ami, je ne lui pardonnerai jamais d'avoir voulu me brouiller avec toi. -- Demain nous nous verrons chez toi, ma Sophie? -- Non, mon ami, ici plutôt; car Madame Richard ne veut plus me laisser à la Maison. -- C'est encore un tour de cette cruelle Mélanie! -- Tu penses? Oh! j'en répondrais. -- Comme je vais la gronder à mon retour! -- N'en fais rien, Mélanie saurait que nous nous voyons, et Madame Richard ne tarderait pas à en être instruite. -- Il ne faut donc pas? -- Non, ma Sophie, joue plutôt avec elle la bonne amitié, fais-lui de fausses confidences: et c'est de moi que Sophie apprit à dissimuler.

J'achevais à peine, que Madame Richard sortait du confessionnal.Encore un baiser, ma Sophie, lui dis-je; elle me le donna sans résistance, et je courus au pillier où le mystère m'attendait.

La bonne repentante vint s'agenouiller près de son étourdie, et demanda long-tems grace pour ses péchés, tandis que Sophie commettait celui de distraction à côté d'elle; mais la pénitence fut pour moi, car je ne tardai pas à être privé des regards amoureux de Sophie. Le bedeau, selon sa coutume, vint faire le compliment d'usage; Madame Richard se disposa à partir, et moi je suivis ma Sophie jusqu'à sa demeure.

Le lendemain au matin j'étais resté chez moi, occupé d'une épître pour ma Sophie, quand Mélanie se présenta à ma porte. Ma première pensée en la voyant se tourna sur son odieux manège, et je ne pus me défendre d'un mouvement d'indignation. Mélanie, avec une assurance sans pareille, me dit gracieusement: on vient vous visiter, Monsieur, puis que vous vous inquiétez si peu des gens. Je n'ai pas fait part cependant à Mademoiselle de ma démarche, mais elle est si tourmentée depuis deux jours qu'elle ne vous a vu, que cette pauvre enfant me fait vraiment peine, et je suis venu chercher de vos nouvelles en sa considération. Ce ne fut pas sans plaisir que je vis l'adroite Mélanie donner si bien dans le piège, et m'assurer de la discrétion de Sophie, ce dont je doutais fort, connaissant sa franchisse naturelle. Mais l'amour, il faut en convenir, est un grand maître! -- Tu m'apportes donc des nouvelles de Sophie, lui répondis-je en me contraignant autant que je pus; je cherchai à pousser plus loin cette retenue, mais il me fut impossible, et malgré moi je l'accablai de reproches tous plus sanglans l'un que l'autre.

Mélanie voyant que je l'avais si bien devinée, ne savait quelle contenance tenir; elle était en larmes, et me demandait pardon de la manière la plus suppliante. Une femme dans la douleur est toujours intéressante; aussi, passant subitement à d'autres sentimens j'avais déjà Mélanie sur mes genoux, la consolant par des milliers de baisers. -- Eh! bien, me dit-elle d'un ton résolu comme si elle eût pris décidément son parti, aimez-moi un peu, aussi peu que vous voudrez, et je me charge de vous faire voir votre Sophie, de vous l'amener même s'il le faut. Pour toute réponse je pris la suivante dans mes bras, enchanté de ses offres; je la portai sur mon lit, et là lui répétant encore: tu me l'amèneras? je puis en être sûr? je lui payai par avance un à-compte sur le marché qu'elle venait de passer avec moi.

Mélanie parut satisfaite de ma générosité; elle sortit avec la résolution de la mériter souvent, et le soir même elle m'amena ma Sophie. -- Quoi c'est toi, mon amie! lui dis-je en l'accablant de carresses; où vais-je te mettre, ma Sophie, pour que tu sois aussi bien que je le désire?....... sur cette ottomane? et je la conduisais à l'ottomane. -- Non, sur tes genoux, mon ami, me répondit Sophie avec cette étourderie aimable qui m'enchantait; et me faisant assoir à la place que je lui montrais, elle vint jouer famillièrement sur moi. Laissez-moi avec mon ami, Mélanie, dit-elle à la suivante; j'ai beaucoup de choses à lui conter; allez faire un tour, Mélanie. -- Oui, un tour, ajoutais-je; et Mélanie se contraignant alla faire un tour dans la pièce voisine. -- Je me plais chez toi, reprit Sophie; je veux y rester. -- Oui, restes-y avec moi, j'aurai grand soin de ma Sophie. -- Que ferions nous tout le jour? oh! le tems ne nous paraîtrait pas long. D'abord, nous en passerions une partie à jaser, je pincerais ensuite de ma harpe, je corrigerais tes desseins, j'en ferais moi-même, et je pourrais encore broder. -- Ne walserions-nous pas aussi quelque fois, ma Sophie? -- Oh! Mélanie m'a dit que c'était mal faire. Et la contenance de Sophie devenait déjà plus embarrassée. Qu'il m'enchanta ce premier nuage de pudeur qui s'éleva sur le front de Sophie!... J'approchai doucement sa tête de la mienne; mes lèvres se placèrent à l'endroit où le plaisir les attendait; nos yeux parlèrent bientôt de volupté, et déjà nous la la goûtions, que nos ames y étaient à peine préparées.

Mélanie avait eu le tems de faire le tour de la chambre où nous l'avions envoyée, aussi, heurtant à notre porte, demanda-t-elle à rentrer, et quand elle reparut je vis sans peine qu'elle avait besoin de toute sa force d'esprit pour soutenir le spectacle de deux amans heureux. Sophie s'obstinait à rester; elle prétendait même qu'elle ne sortirait plus de chez moi; Craignant pourtant que Madame Richard ne rentrât sur ces entrefaites, je me joignis à Mélanie, et ma jolie obstinée ne céda qu'après avoir arraché à sa suivante suivante la promesse de revenir le lendemain au soir.

Tu devines aisément que les visites du soir entraînent celles du matin; c'est un usage reçu auquel il faut bien se conformer; aussi, quand actuellement l'officieuse messagère parait chez moi, je m'attends à recevoir l'amour.

Bélony.

LETTRE XV.
Le même au même.

J'ai un secret à vous confier, mon bon ami d'Arinville, mais avant tout promettez-moi de n'en rien dire à Sophie.

Il faut t'imaginer, mon cher, que l'aimable Derval me conduisit hier dans un bal de société, dont il fait les délices. Je m'y présentai sans intention, sans la moindre intention! Vous pouvez en être assuré, d'Arinville; mais dois-je m'en prendre à ma mauvaise étoile, j'y rencontrai voilà Sophie mise de côté pour quatre grandes heures au moins.

Vous voulez savoir quelle est cette femme pour laquelle je m'enthousiasme si fort; je vous entends me demander son nom, ses qualités; c'est trop juste, mon cher; aussi, je vais satisfaire de mon mieux votre empressement.

D'Anderval est le nom de mon adorable, vingt-quatre ans au plus, tournure séduisante, figure plus intéressante que jolie, plus attachante par l'expression qui l'anime que par la régularité des traits qui la composent; mariée à un respectable militaire, qui l'entretient continuellement des batailles où il s'est trouvé, des blessures qu'il a reçues, et qui voudrait décider sa jeune moitié à prendre, sur son exemple, les invalides: mais ce n'est guère à l'âge des plaisirs qu'une femme choisit un parti aussi désespéré, et fort heureusement que Monsieur d'Anderval, avec toute sa jalousie, est le meilleur homme du monde; du moins c'est ce que la chronique rapporte. Elle ajoute en outre que le cher époux, ignorant comme les trois quarts des vieux militaires, ne jure que par Madame d'Anderval, femme instruite s'il en fut!

J'avais eu le bonheur de danser avec la dame; c'était un titre pour lui faire une cour assidue: les oranges deMalte, les glaces fournissent aux premiers frais de la conversation, et de fil en aiguille, il se trouve que j'aime Madame d'Anderval à la folie, qu'elle de son côté veut bien me juger un cavalier aimable, et que, si l'on ne se dit pas tout ce que l'on pense, du moins on laisse deviner quelque chose.

La conversation est des plus variées; Madame d'Anderval traite avec le même esprit de tous les arts en particulier. On pourrait lui faire le reproche de connaître trop bien ses auteurs; cependant si elle y met de la prétention, elle la couvre avec tant de grace, que raisonnablement on ne doit pas l'appeler femme savante, dans l'acception que ce mot comporte. Tu peux croire si j'étais dans mon centre, moi qui passerais ma vie à parler littérature; aussi les citations volaient de part et d'autre. Madame s'appuyait d'un texte grec; moi, je recourais à la version latine; on passait en revue les anciens; on les mettait en parallèle avec les modernes, et pour terminer la dissertation la plus savante qui jamais ait eté faite dans un bal; on se rabattit sur Faublas , que l'on commenta d'un bout à l'autre.

Le respectable époux n'était point de la partie; sa jeune moitié, comme tu penses, n'aurait pas soutenu la conversation avec autant d'aisance, et s'il eût voulut s'en mêler, je crains fort que le chevalier de Faublas n'ait été oublié, ou si l'on se fut permis d'en dire quelque chose, l'ancien Capitaine aurait bien pu demander quel était ce mauvais sujet là?

Avant de quitter prise avec ma dame, je sollicitai la permission d'aller faire quelque fois ma cour; la proposition ne déplut point; on avait l'air pourtant embarrassé pour me l'accorder, et je pus deviner sans peine qu'il y avait du cher époux dans tout cela. Cependant j'ai arraché comme une espèce de permission, et je compte bien en profiter.

Voilà ce dont il s'agit; tu vois que Madame d'Anderval mérite une attention particulière. Je t'ai fait part de tout ce que j'ai remarqué en elle. Si je ne me trompe, elle aimerait bien autant un cadet de régiment que son cher époux couvert de blessures honorables; mais aussi elle a infiniment de réserve; elle me paraît difficilement accessible. -- Comment faire, mon ami?

Bélony.

P. S. On attend toujours que le docteur ait un malade à expédier, à quelques lieues de Paris, pour envoyer Madame Richard au sermon, et se permettre une petite équipée. Il est déjà question du bois de Romainville; on parle encore de Vincennes; mais le plus intéressant jusqu'ici est un malade. Ainsi pour peu que tu ayes la migraine, je t'en conjure, mon ami, ne prend pas d'autre médecin que le docteur Morval.

Fin du Tome second.

MES PREMIERES ÉTOURDERIES, OU QUELQUES CHAPITRES DE MA VIE EN ATTENDANT MIEUX.
LETTRE V.
Le même au même.

LA chose n'était pas si difficile, mon ami; en vérité, je serai toujours d'une bonhomie sans exemple, et j'aurai beau faire des écoles, jamais je ne serai qu'un élève en matière d'intrigue.

Il te souvient que, dans ma dernière lettre, il était question de Madame d'Anderval. Je t'en parlais comme de la mer à boire, et peut-être as-tu ri de bon cœur tout en me lisant; mais dans tous les cas, je ne pourrais m'en fâcher; il y a trop de simplicité dans mon fait; aussi ne me résous-je que difficilement à te confesser ma honte.

Je te dirai pourtant que voulant profiter des avantages que j'avais remportés, je me présentai chez Madame d'Anderval, après m'être assuré que le vénérable époux était absent. On me reçut avec un empressement qui m'enchanta; la conversation précédente fut reprise avec un nouveau succès; les galanteries s'en mêlèrent, et s'il y eût un petit bout de déclaration glissé, ce fut si adroitement, que l'on pouvait se dispenser de s'en appercevoir. Voilà déjà quelque chose, mon ami; passons à une seconde visite.

Les mêmes précautions ayant préalablement été observées, on parvint jusqu'au boudoir de Madame; on approcha ses sièges davantage qu'à la première entrevue; l'affaire prit un caractère de sérieux qui m'émerveilla. Déjà les yeux s'entretenaient avec une espèce de familiarité qui ne faisait que s'accroître; un mot un peu équivoque s'échappait-il, on avait l'air embarrassé pour y répondre. Enfin, le tems était si beau, la saison si engageante, que l'on ne pût se refuser à une promenade du matin, et l'on remit la partie à deux jours de là, en disant bien haut, que Monsieur d'Anderval ne manquerait pas d'en être.

Je me rendis au jour marqué; Monsieur d'Anderval était de la veille à la campagne. -- Comment fera-t-on pour concilier les bienséances avec la promenade? ... Si l'on savait que Madame une telle voulût être de la partie, on l'enverrait prier; mais il est bien incertain qu'elle accepte; il n'y a guère plus à compter sur sa petite cousine; cependant les chevaux sont sellés, et l'heure de la promenade se passe; encore quelques instans, et il fera une chaleur étouffante. -- Ce sont des cas cruellement épineux pour une femme, et si l'on ne venait pas un peu à son aide, jamais elle ne s'en tirerait. C'est aussi ce que je fus assez complaisant pour faire, et si ma jolie amazone a le pied à l'étrier, c'est bien à moi qu'elle doit en avoir l'obligation.

Nous piquons des deux, et me voilà comme Don-Quichotte aux côtés de la Dulcinée du Tobozo. On ne m'appelle que chevalier; je réponds sur le même ton à la dame de mes pensées; je demande à porter sa livrée, on détache un ruban rose dont on me fait un nœud au bras; je baise respectueusement la main officieuse qui s'est employée à ce ministère charmant; on me regarde sans colère, et laissant notre joquey à l'entrée du bois de Boulogne, nous courons aux aventures.

J'ai déclaré déjà ma flamme amoureuse dans les termes les plus pathétiques. Madame a écouté jusqu'au bout assez patiemment, et j'attends que nous arrivions à Bagatelle pour proposer de rompre une lance. J'en conviens, ce ton là ne réussirait pas auprès de beaucoup de femmes; mais avec Madame d'Anderval, qui fait ses délices du chevalier du soleil , il n'en est pas de plus sûr pour venir à bout des ses fins.

Nous avions mis pied-à-terre à l'entrée de Bagatelle, et nous nous promenions dans le parc, en continuant à faire preuve des grands sentimens. Madame d'Anderval n'était pas absolument d'accord avec moi sur leur nature; elle voulait qu'on les baptisât du nom d' amitié , et je demandais hautement, que le terme fut plus tendre. Ce point de mésintelligence donna matière àunelongue discussion qui se termina comme toutes celles de ce genre; c'est-à-dire que le cœur fûtappeléen témoignage, et déposa en faveur de l'amour.

On rendrait difficilement l'émotion agréable qu'un semblable aveu fait éprouver, et pour peu que l'on soit passionné, on est bientôt hors de soi.

J'étais assis aux côtés de ma belle amie, sur un gazon frais qui invitait à la volupté; je pouvais attaquer aisément ses sens déjà vaincus à demi, parle tableau séduisant qui les flattait; c'était un vert feuillage où la gentille fauvette gazouillait sur le ton le plus amoureux; une douce fraîcheur répandue dans l'air, une ombre perfide qui captivait sans qu'il fût possible de se défendre du charme attachant qu'elle savait inspirer. Que de pièges tendus à la fois pour surperdre une femme sensible! Aussi mon intéressante amie me laissait lire déjà dans ses yeux le fond de sa pensée, et de mon côté je lui exprimais bien l'ardeur la plus vive, l'abandon le plus décidé.

Mes bras étaient enlacés avec les siens; nos cœurs palpitaient ensemble; nos soupirs venaient se confondre sur la même bouche; je l'appelais, mon amie; elle ne trouvait déjà plus la force de répondre aux expressions tendres que je lui prodiguais; un chantre aimable vint célébrer, dans cet instant, son bonheur sur notre tête, et, cédant tous deux à ses accès pleins d'une douce volupté, nous suivîmes la route qu'il nous indiquait: c'est dire assez que nous arrivâmes au plaisir.

Le chemin qui y mène est des plus attrayans; on ne peut se lasser de le faire; on revient sur ses pas pour y retourner encore. Je ne sais même jusqu'où je serais allé, tant mon ardeur était grande! Si les prestiges de la mort ne m'eussent arrêtés plusieurs fois dans ma route. Mon aimable amie en goûtait bien aussi tous les charmes; son délire était ce qui m'égarait le plus; je voyais sa paupière mourante prête à se fermer; je sentais ses bras se ranimer pour me presser davantage, et sa bouche unie à la mienne était comme un brâsier allumé pour enflammer mes sens!.... Pourquoi faut-il que ce bonheur soit de si courte durée?... C'est l'unique regret qui vint se mêler à nos plaisirs.

L'heure du départ était déjà plus que passée; il fallut donc abandonner des lieux où la vie n'eût été qu'un rêve, et sautant de nouveau sur nos Bucéfales, nous courons à toutes brides vers Paris.

Les boulevards étaient franchis, nous entrions dans la rue Grange-Batelière , quand Madame d'Anderval apperçoit la tête chauve de son époux à la croisée... -- Quel mauvais génie le ramène donc si vîte! dit-elle avec humeur; bon Dieu! Qu'allons nous faire? -- Un fagot, ma belle amie, lui réponds-je; allons, pensons-y vîte. -- Oui, un fagot! Cela se trouve comme cela, à la minute: d'ailleurs, il est si pénible de tromper!.. -- Et sur-tout Monsieur d'Anderval... -- Monsieur d'Anderval comme un autre! -- Il faut cependant avoir quelque chose à dire. Je serai, si tu veux, un paladin, un chevalier de la table ronde, qui fait métier de courtoisie... -- J'aurais bien un mensonge à débiter. -- Oh! c'est plus qu'il n'en faut! nous voilà sauvés; et tout en disant cela, nous passons sous la croisée, saluant le vénérable époux de la manière la plus affectueuse; mais ce n'est pas sans froncer la moustache, qu'il nous rend nos civilités. Nous mettons piedàterre, et je suis assez bon pour m'inquiéter sur la manière dont Madame d'Anderval va nous tirer d'embarras. Voilà de ces bonhomies que l'on ne se pardonne jamais!

Monsieur d'Anderval était trop empressé à connaître cette figure nouvelle, qu'il voyait avec sa femme, pour attendre patiemment chez lui qu'on vint l'y trouver; aussi était-il déjà en éclaireur sur l'escalier, observant soigneusement tous les mouvemens de l' ennemi .Madamed'Anderval avec une assurance qui me pétrifia, me présente à lui comme un cavalier plein dezèle pourles dames, et auquel elle a mille obligations. -- J'étais poursuivie, ditelle, par unetroupe dejeunes écervelés qui, bien sûrement, sortaient de table, et mon cheval se laissait déjàdevancer,quand, par le plus grand bonheur du monde! je rencontrai Monsieur, qui n'a pas craint des'exposer et de courir les plus grands risques pour me sauver des mains de ces insolens. -- Jerestais dans unestupide admiration, contemplant Madame d'Anderval, tandis que l'honnête mari mecomblait decivilités, m'assurait d'une éternelle reconnaissance, me suppliait, m'excédait pour meretenir àdîner, et finit par ne plus vouloir me permettre de refuser. Ce n'était pas absolument àmon gré, lameilleure manière de me témoigner sa gratitude; car dieu sait tout ce qu'il m'a falluendurer pendantce dîner d'un siècle!.. D'abord, au premier service, Monsieur d'Anderval, ancien capitaine de cavalerie , campa les deux années qu'il se proposait de faire combattre; le second service arriva, il les rangea en bataille; mais ce fut seulement au dessert qu'il les mit aux prises, et comme je vis que l'affaire durait déjà depuis long-tems, je sollicitai une armistice de vingt-quatre heures, pour me remettre de mes fatigues, et revenir à la charge .

Il est difficile d'être en plus beau chemin, comme tu vois; aimé du mari qui, tout jaloux qu'il est, sait pourtant ce que vaut un service; adoré de sa tendre moitié qui n'est pas moins susceptible de reconnaissance, desiré, fêté par l'un et par l'autre, chacun à leur manière. Que manque-t-il à mon sort? Rien, pas la moindre des choses! Aussi ne me plains-je ni de Monsieur d'Anderval, ni de Madame son épouse.

J'ai cependant un petit reproche à faire au très-honoré mari, bon homme au demeurant; c'est de régler ses actions sur la foi des songes; encore supprimerais-je cet article, si je n'avais pas eu à souffrir de cette faiblesse. -- Mon ami, voici comment.

Nous avions envoyé il y a deux jours Monsieur d'Anderval à la campagne, et nous accomplissions la nuit la plus délicieuse que les amours puissent apprêter, quand tout-à-coup la maison entière est sur pied, et nous entendons une voix tremblante crier à la porte de notre chambre: Madame! existez-vous encore? de grace! répondez-moi, existez-vous encore?.. Mon amie fait un saut hors de mes bras en reconnaissant la voix de son époux; et nous voilà plus morts que vifs, ne sachant que devenir. -- Répondez de grace! répétait la voix, d'un ton plus alarmant, ayez pitié de l'inquiétude où vous me voyez! et comme Madame d'Anderval était trop bouleversée pour satisfaire à la demande; oh! il n'y a plus à en douter, ajouta-t-on, elle n'existe plus! En disant ces mots; le bon mari heurta de toute sa force, commandant à ses gens de mettre la porte en-dedans. Je m'élançai hors du lit, et saisissant en hâte mes vêtemens, je courrais dans la chambre sans savoir où me réfugier. Heureusement la porte d'un cabinet de toilette se trouva sous ma main, et je m'y jetais que Monsieur d'Anderval entrait chez sa femme suivi de tous ses domestiques. -- Quoi! Madame! s'écria-t-il en arrivant au lit, vous respirez et vous ne prenez pas la peine de m'en assurer! moi qui arrive de ma campagne pour voler à votre secours!.... La pauvre moitié n'avait pas encore eu la force de dire le plus petit mot, et le mari continuait toujours. -- Figurezvous, Madame, que j'avais à peine fermé l'œil, lorsqu'un songe funeste est venu troubler mon sommeil. Je croyais vous voir au milieu de cette troupe effrénée qui vous poursuivait dans le bois de Boulogne il y a plusieurs jours, et vous n'aviez personne là pour prendre votre défense. Les affronts les plus sanglans ne coûtaient rien à ces bandis, ils vous arrachaient vos vêtemens sans aucun respect pour la pudeur; ils vous tenaient mille propos obscènes que je me garderai bien de vous répéter; enfin, ils vous violaient, Madame! oui ils vous violaient quand je me suis éveillé tout en eau!.. Vous concevez que sur un avertissement pareil je n'ai pas perdu un moment; Sur-le-champ, tout mon monde a été sur pied, les chevaux mis aussi-tôt à la voiture, et vous me voyez tout pétrifié encore des terreurs qui m'ont assiégées.

J'avais eu mille peines de me contenir pendant ce récit plaisant, et Madame d'Anderval remise de sa première frayeur, engageait son époux à aller réparer sa nuit; mais il n'y avait pas moyen de l'y décider; il priait du ton le plus humble que Madame voulût bien lui permettre de jouir complètement du bonheur inattendu de la retrouver . -- Ce n'est pas la première fois, continua-t-il, que cette nuit m'a été propice; il y a quarante ans qu'à pareille heure je faisais des prodiges au siège de Berg-Op-Zoom... Madame, figurez vous une demie-lune défendue par un gros d'ennemis, et Monsieur d'Anderval à la tête de ses dragons, auxquels il a fait mettre pied à terre pour monter à la brêche. -- Monsieur, interrompit la patiente, je vous entendrai demain. -- Madame, il est essentiel que vous sachiez ceci, car je ne vous l'ai pas encore conté. -- Vous ne me l'avez pas conté une fois mais bien mille! -- Je veux vous dire seulement comment l'affaire se passa. -- Bon dieu! Monsieur, vous n'avez guère d'égard! -- Que pouvez-vous dire, Madame! ... moi, manquer d'égard!... Je vous avoue que je me trouve offensé, et si vous voulez que la chose n'ait pas de suite, vous me ferez réparation sur-le-champ. -- Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mais de grace! laissez-moi reposer. -- Oubliez-vous, Madame, que je suis gentilhomme, et que les d'Anderval depuis des siècles n'ont jamais essuyé un semblable affront? -- Monsieur, allez-vous m'appeler en duel?....... je m'y soumets, mais renvoyez l'affaire à demain, je vous supplie! --- Je vous félicite de vous appeler Madame d'Anderval! c'est encore ce qui peut vous être arrivé de plus heureux! Et il sortit là-dessus, faisant attester à tous ses gens qu'on ne pouvait pas avoir plus d'égard que lui.

Tu devines sans peine que je n'allai pas reprendre ma place; il était plus sage de s'habiller à la hâte, et de gagner au pied. C'est aussi ce que je ne manquai pas de faire, et grace à la femme-de-chambre, qui veut tout le bien imaginable à sa maîtresse, je me trouvai hors de la maison sain et sauf.

Tu vois, mon ami, qu'il n'y a pas seulement chez toi des maris bons par excellence, et que l'on peut en trouver à Paris comme ailleurs. Ménagonsles cependant, si tu veux m'en croire, car, si la patience allait leur échapper, nous serions cruellement à plaindre!........ Pour mon compte je ne réfléchis jamais à cela sans frémir.

C'est tout ce que tu sauras de moi aujourd'hui. Avant de finir je te dirai pourtant que le docteur se dispose à partir dans deux jours. -- Encore un paquet à faire pour l'autre monde.

Bélony.

LETTRE XVII.
Le même au même.

Ne te hazarde jamais, cher ami, au bois de Romainville! ou si tu en cours les risques, garde toi bien de t'arrêter sous certain arbre dont l'ombre est aussi à craindre pour les amans que le Macelinier est à redouter! Je connais maints couples amoureux qui s'y sont reposés, et tous y ont laissé leur ardeur, espérant y perdre la vie. Je m'y suis reposé comme tant d'autres, et, à mon tour, j'ai éprouvé la plus perfide des influences. -- Mon ami, si tu m'en crois, tu ne te hazarderas jamais à Romainville.

Peints-toi un gazon frais qui se reproduit un instant après avoir été foulé, un feuillage qui vous appelle sous son ombre, des rameaux qui s'inclinent d'eux-mêmes pour offrir l'asyle le plus mystérieux; mais fuis, mon ami! fuis en hâte ces amorces trompeuses!.. J'ai su que l'amour lui-même s'y était laissé surprendre par un doux sommeil, et quand ensuite il chercha ses aîles pour s'échapper, il trouva qu'il n'était plus l'amour. -- C'est de la Dame qui les lui rendit dans cette circonstance, que je tiens l'anecdote; comme tu penses, elle n'est pas consignée dans les annales de Cythère.

Je ne savais rien de tout cela quand je vins avec ma Sophie à Romainville; si j'en avais eu le moindre soupçon, tu peux croire si je me serais enfui. L'ombrage mystérieux m'invita donc, et moi sans hésiter d'un instant, j'y portai ma Sophie.

Mais combien j'eus lieu de m'en repentir!... Déjà mes sens s'engourdissaient par dégré, une tièdeur mortelle refroidissait mon ame. Je voulus courir aux lèvres de Sophie pour y ranimer mon ardeur expirante, mais les baisers de flamme que Sophie me prodiguait ne faisaient que la ralentir encore plus, ses caresses qui un moment avant brûlaient mon cœur, produisaient alors un effet tout contraire. -- Tu ne m'aimes plus, me dit Sophie, d'un air consterné; et moi j'étais réduit à chercher la réponse que son inquiétude exigeait.

Tous mes sens étaient dans une agitation factice pour lui prouver que j'aimais encore; mes yeux faisaient tout pour s'animer et le lui dire; mes lèvres se tourmentaient follement pour m'en convaincre; elles allaient en chercher des assurances sur les lèvres de Sophie, et n'y trouvaient qu'une incertitude plus cruelle que l'indifférence même. Ah! m'écriaije enfin, avec l'accent du désespoir, je dois renoncer à vivre, puisque je suis assez malheureux pour ne plus aimer Sophie! Et je m'égarais à grands pas en répétant ces paroles, quand m'arrêtant tout-à-coup, les yeux fixés sur le feuillage où nous étions retirés; eh quoi! dis-je avec une surprise feinte, ai-je bien pu conduire ma Sophie sous cet ombrage funeste! et je m'étonne du froid mortel qui m'a saisi!... N'est-ce pas le sort réservé à tous les amans qui s'y reposent? Sophie m'écoutait, disposée à croire d'avance ce qui sortirait de ma bouche. -- Oui, ma Sophie, continuai-je d'un ton prophétique, ce feuillage est pernicieux; tu as pu t'assurer des effets qu'il produit. Fuyons! fuyons au plus vîte! et la prenant par la main, je l'entraînais loin du berceau, lorsque ma crédule amie, revenant sur ses pas, je veux, dit-elle, laisser sur l'écorce de l'arbre un avis aux amans qui pourraient s'y tromper; et de retour sous l'ombrage, sa jolie main gravait déjà, tandis que la mienne effaçait le monument qu'elle élevait à ma honte. -- Non Sophie, lui disais-je, à mesure qu'elle parvenait à former des caractères, à quoi bon dire... Et je m'arrêtais, ne sachant trop quoi ajouter. -- Je le veux! reprenait celle-ci en continuant toujours... Monsieur, respectez donc mon ouvrage!.... Elle me donna si souvent sur les doigts, qu'elle parvint enfin où elle voulait en venir, et il me fallut lire, écrit de la main de Sophie: Amans fuyez, c'est ici le tombeau du plaisir.

Tu conçois qu'après un semblable échec, j'ai bien été obligé de débiter plus d'un fagot pour soutenir mon excuse, et même je t'en ai rapporté quelques-uns que tu croiras si tu le juges à-propos; mais la meilleure de toutes les excuses que j'aurais pu donner à Sophie, c'est que je sortais des bras de Madame d'Anderval.

Bélony.

LETTRE XVIII.
Bélony à d'Arinville.

Ecoute, mon cher d'Arinville, de grace, donne-moi toute ton attention; c'est la catastrophe la plus plaisante et la moins risible à la fois que j'aie à te conter.

Hier, comme quelquefois cela m'arrive, j'avais dérobé les momens consacrés à Sophie, pour les passer près de Madame d'Anderval. Ce soir là il ne devait point y avoir de mari, et tu en conviendras, on ne laisse pas échapper de si belles occasions.

J'étais donc à converser sagement sur un sopha près de ma belle Maîtresse, après m'avoir déjà fait mettre maintes fois aux Petites-Maisons pour mes folies, quand un brouhaha sans pareil s'élève dans l'anti-chambre, et un Domestique vient annoncer Monsieur Bélony le jeune, qui entre sur ses pas sans aucun égard pour da bienséance. Conçois ma surprise lorsque tu sauras que cet effronté est ma Sophie déguisée en petit maître.

Que faites-vous là, Monsieur, je vous prie? me dit mon charmant frère, d'un ton courroucé, et c'est comme cela, méchant! que tu aimes ta Sophie!... Allons vîte, que l'on me suive! je n'entends point que vous restiez près de Madame! Quelle contenance tenir en pareil cas?... Ce sont des momens bien pénibles à passer! aussi demeurais-je à ma place, la tête basse, bien basse! les bras tombant, et Madame d'Anderval n'était pas moins stupéfaite que moi, ne concevant rien à ce qu'elle entendait. Mais ce n'était pas encore assez, il fallait que la chose fût poussée au comble. Monsieur d'Anderval survient un instant après, comme pour prendre son rôle dans la pièce.

C'est vous, dit Sophie, lui allant au-devant, qui vous nommez Monsieur d'Anderval? vous arrivez fort à propos pour me faire rendre mon frère; Madame veut le garder à toutes forces, et je sais qu'elle l'aime à la folie. Sophie était à ses genoux et Monsieur d'Anderval, à son tour, restait immobile... -- Vous doutez encore de ce que je vous dis, reprit Sophie avec plus de passion que jamais.... Vous ne savez donc pas tout ce que j'ai appris. Mais de grace, dites à Madame de me laisser emmener mon frère!

Monsieur d'Anderval jaloux à l'excès, ne pouvait manquer d'éclater sur semblable rapport; sortant aussi comme d'un songe, il est donc vrai, Monsieur, me dit il, que vous venez chez moi pour déshonorer ma Maison, et vous pensez que je sois assez complaisant pour le souffrir!.. C'est dans votre sang, jeune étourdi, que je prétends laver cet affront! et déjà il était assez furieux pour demander son épée. Sophie, la pauvre Sophie! se roulait sur le parquet, en criant, qu'ai-je fait! il va le tuer! bon dieu! qu'ai-je fait! Madame d'Anderval, anéantie, était tombée sans connaissance; je me sentais aussi abattu qu'elle, et peut-être allais-je succomber à la faiblesse qui engourdissait mes sens, si les injures de M. d'Anderval ne m'eussent rendu toute mon énergie. -- Oui Monsieur, lui dis-je en lui tendant fortement le bras, il faut du sang pour laver l'outrage que vous me faites, je suis galant homme aussi, et demain à l'heure qu'il vous plaira, je vous en donnerai des preuves. -- Demain! répétâtil entre ses dents, c'est bien tard demain!.. Mais j'en remets jusqueslà, et j'espère être avant vous au parc de Mousseau. -- Vous ne m'y attendrez pas, Monsieur!

Je pris Sophie dans mes bras, je l'entraînai, malgré ses cris, à la voiture qui l'attendait, et comme j'ouvrais la portière, j'apperçus Mélanie: un sentiment d'horreur me saisit subitement; je lui rendis Sophie aussi vîte que je le pus, et je m'enfuis à l'instant.

Le lendemain arriva, je courus au parc de Mousseau, et j'y cherchais mon adversaire, lorsque je trouvai Sophie qui attendait à la place indiquée, dans le même équipage que la veille. -- Que venez-vous faire ici? lui dis-je avec humeur. -- Je viens me battre pour toi! me réponditelle; n'est-ce pas moi qui l'ai courroucé? pourras-tu m'empêcher de le tuer? -- O Sophie! que ton dévouement m'enchante! et je voulais prendre Sophie sur mon sein, quand celle-ci me repoussant, gardez vos caresses, me dit-elle, pour Madame d'Anderval! elle les mérite mieux que moi. Oh! je le sais, vous l'aimez de tout votre cœur: elle vous a fait oublier Sophie! Mes baisers lui fermèrent la bouche aussitôt; -- Que peux-tu dire Sophie?.. Moi t'oublier! moi aimer Madame d'Anderval! Ah! ne te rappelles-tu plus de tout le mal que Mélanie me veut? -- Ce qu'elle m'a rapporté est bien vrai. Elle vous a vu avec Madame d'Anderval, elle vous a suivi chez elle, vous y allez souvent, très-souvent!... Oui j'en suis assurée, vous n'aimez plus la pauvre Sophie! -- Sophie sera toujours ce que j'aimerai à la passion! mais si elle préfère en croire une perfide que d'ajouter foi aux assurances de son ami, puis-je n'être pas malheureux! bien à plaindre! -- Vous ne disconviendrez pas du moins que vous allez chez elle, puisque je vous v ai surpris moi-même? Non sûrement, mais est-ce une raison que je l'aime comme Mélanie a pu te le faire croire? -- Que pouvez-vous lui dire pendant tout le tems que vous causez avec elle? -- Je lui parle de ma Sophie! -- C'est pour parler de moi que vous allez la voir? -- Oui ma Sophie! je ne suis occupé que de toi seule! -- Mélanie, cependant, pense bien différemment.... Mais tiens, mon ami, ne vas plus causer de moi avec Madame d'Anderval, et je t'aimerai toujours autant! Je promis tout ce qu'exigea Sophie, et j'appris alors les soins touchans de l'obligeante soubrette, pour procurer un travestissement à sa jeune maîtresse, et l'adresse qu'elle avait employée à se servir avantageusement de son étourderie. -- Encore un Memento du Baldaquin .

Cependant, il était essentiel d'éloigner Sophie, et comment faire pour l'y décider?... C'était la chose impossible. Je bataillais avec elle depuis un gros quart-d'heure sans rien obtenir, quand Monsieur d'Anderval arriva, s'avançant vers moi avec l'extérieur le plus gracieux. -- Je suis bien mortifié, Monsieur, me dit-il, de m'être fait attendre si longtems; mais j'ai passé chez vous pour nous éviter la peine à l'un et à l'autre de venir à un rendez-vous aussi hors de propos, et je vous prie d'agréer mes excuses pour ce qui a pu se dire hier. J'écoutais, ne sachant que penser de ce que j'entendais, et Sophie, d'un autre côté, demandait à corps et à cris à se battre pour son frère, sans que Monsieur d'Anderval fit grande attention à ses emportemens. --- Madame d'Anderval m'a tout conté, ajouta-t-il, et c'est bien sincèrement que je vous plains d'avoir un frère dont la raison soit aliénée. Ce peu de mots fut un trait de lumière pour moi; bon! me dis-je, Madame n'est pas mal-adroite; et me voilà disposé à soutenir la plaisanterie. Sophie, qui ne comprenait rien à l'énigme, répétait tout haut, qu'appelez-vous!.. un frère aliéné?... Apprenez, Monsieur, que je ne suis pas folle! et vous allez le voir! -- Il se prend actuellement pour une femme? disait Monsieur d'Anderval. -- Vous entendez! ajoutais-je. -- En vérité, c'est un meurtre! qu'un si charmant enfant n'ait pas sa tête, continuait-il; mais vous pourriez le guérir à l'aide des bains froids; je connais un Médecin qui s'entend parfaitement à ces sortes de maladies. Sophie, furieuse, s'épuisait en exclamations pour assurer qu'elle avait toute sa tête, et plus elle tempêtait, plus Monsieur d'Anderval était convaincu du dérangement de sa raison. Monsieur, me disait-il de la meilleure foi du monde, vous allez me trouver bien malhonnête, mais je ne puis m'empêcher de rire quand je songe aux folies qu'il nous contait hier. C'est qu'en conscience j'ai cru un moment ce qu'il débitait sur le compte de ma femme; heureusement que je la connais aussi bien, car j'aurais fait des sottises ce matin. -- Je vous avoue qu'il me paraissait singulier que vous rendissiez aussi peu justice à Madame d'Anderval: elle la mérite à tant d'égards!... Oh! vous la connaissez bien à ce qu'il me paraît! Oui, je crois que l'on trouverait difficilement une femme plus attachée à ses devoirs.... Mais j'entends qu'aujourd'hui sans plus différer vous veniez la voir malgré qu'elle ne veuille pas en entendre parler. -- Il n'ira pas! interrompit Sophie, c'est moi qui le lui défends! n'est-il pas vrai, mon ami, que vous n'irez plus chez Madame d'Anderval? -- Ses petits emportemens m'amusent on ne peut pas plus! reprenait en riant le bon Monsieur d'Anderval; oh! il a une dent contre ma femme; c'est facile à voir.... Ah! ça je vous attends à dîner, c'est une parole donnée. Je ne puis vous promettre. -- S'il y va, je ne l'aime plus du tout! Décidez vous donc, il ne faut pas que la répugnance de Madame d'Anderval vous arrête; vous savez, c'est le ridicule que l'on craint; mais je suis au-dessus de ces misères-là; on connaît ma femme. -- Je ne puis rien vous dire. -- Si, Monsieur, vous pouvez répondre, non. Il n'ira pas, Monsieur. -- Je vous attendrai dans tous les cas. Monsieur d'Anderval prit congé de moi là-dessus, et regagna sa voiture.

Je restais seul avec Sophie, qui employait les menaces, les caresses tout-à-la-fois pour me faire promettre de ne point aller au dîner. En nous égarant dans les allées solitaires, nous nous trouvâmes au pied d'un petit autel élevé à l'amour, et sur lequel on voyait l'Enfant aîlé. Quand je l'eus fait remarquer à Sophie, en lui disant que c'était celui qui veillait à notre garde, elle se mit aussi-tôt à cueillir une guirlande sur les arbustes voisins, et tout en la plaçant sur le front du dieu, elle lui donne un baiser plein de tendresse, Il faut qu'il ait été de marbre pour ne pas l'avoir senti; car un autre baiser que Sophie me donna ensuite, courut à l'instant dans mes veines, et l'autel de l'amour devint le trône du plaisir.

Il était plus que tems de partir; l'absence de Sophie pouvait inquiéter Madame Richard, dont elle avait obtenu la permission pour aller au bain avec Mélanie, et avant de reparaître à la maison du docteur, il fallait encore changer de costume chez une amie de la soubrette.

J'étais trop furieux contre Mélanie pour lui pardonner un tour aussi sanglant; d'un autre côté, si je brisais avec elle, je devais renoncer à voir Sophie; qu'il est cruel d'être obligé de dissimuler! ... C'est-là pourtant le seul parti que j'avais à prendre. J'accompagnai donc Sophie à l'endroit où Mélanie l'attendait, et sans marquer le moindre dépit, je pris place dans la voiture. Quelle contrainte il me fallut garder.

Je quittai Sophie à la porte où elle devait descendre avant de retourner chez elle, et, en rentrant, je trouvai un petit billet de Madame d'Anderval; voici ce que j'y lus:

„Après la scène scandaleuse qui s'est passée chez moi, Monsieur, j'espère que vous ne comptez pas vous y représenter. Quand on ne craint pas plus d'afficher une femme, et que l'on met aussi peu de délicatesse dans ses procédés, on dispense de tous égards par rapport à soi. Je vous préviens donc, Monsieur, que je ne serai plus chez moi désormais pour vous; que ma porte vous est absolument interdite, et que, si vous enfreignez en rien ma défense, ce sera à la campagne que j'irai me réfugier; ainsi voyez si vous voulez me priver du séjour de Paris; je suis, etc“.

Ces reproches d'une femme justement irritée, n'eurent pas lieu de m'étonner; je devais même m'y attendre. Je ne sais si par là Madame d'Anderval cherche à me rappeler, je l'ignore entièrement; mais dans tous les cas, sa défense ne m'arrache pas le moindre regret, et intérieurement je la rassure bien sur ses sollicitudes, me promettant de respecter ses plaisirs comme les miens propres.

Enfin, voilà ce superbe récit que je t'ai fait espérer en commençant ma lettre, et si tu n'as pas ri, ce n'est pas ma faute, ni celle de Monsieur d'Anderval; mais tu sais que je suis le médecin d'une jolie folle, et je te quitte pour aller visiter ma malade.

Bélony.

LETTRE XXI.
Le même au même.

Je viens de recevoir une lettre, mon ami, qui m'oblige à partir subitement pour B. ... et dans deux jours, il faudra dire à Paris un adieu qui me coûte bien à prononcer.

Me séparer de Sophie! aller vivre des siècles loin d'elle! Etre privé d'une jouissance si facile à tourner en habitude! celle de voir Sophie, d'entendre ses jolis riens, ses charmans écarts de raison. Tiens, mon ami, je crains fort que la résolution ne m'abandonne dans l'instant où elle me sera le plus nécessaire.

Mais aussi pourquoi n'ai-je connu toutes les forces de mon cœur, qu'au moment où elles ne peuvent être pour moi qu'une source de regrets inutiles! Pourquoi a-t-il fallu un ordre barbare pour me faire concevoir toute l'ardeur dont je suis susceptible! C'est loin de Sophie pourtant que je vais commencer à l'aimer; c'est loin du bonheur que je vais apprendre à le connaître; j'aurai été heureux sans m'en douter, et je ressentirai long-tems à l'avance les aiguillons d'un sort tout contraire.

Oui, mon ami, je le conçois bien actuellement, ma destinée est attachée à celle de Sophie; elle en dépend d'une manière absolue; Sophie m'appartiendra; je n'aurai qu'elle pour épouse; elle a quinze ans; à peine si j'en compte cinq de plus: d'Arinville, que de tems nous aurons encore pour nous aimer!

Peins-toi en imagination, ton ami occupé du soin touchant de rendre Sophie heureuse. Il ne brille pas un jour fortuné pour elle, que son jeune époux ne l'ait prévu; il n'est pas un instant pénible à supporter, que déjà il n'en ait pris à sa part le plus lourd fardeau; si Sophie verse des larmes de contentement, c'est à son ami qu'elle les doit; et de son côté, en a-t-il sur le cœur des torrens pleins d'amertume, il est assez attentif pour n'en laisser échapper aucune dans le sein de Sophie. Quel beau rêve que celui-là!

Oui, j'en jure par ce que j'aime; désormais ma pensée fidèle suivra par-tout Sophie; je rapporterai à elle seule jusqu'à mes plus légers desirs; tout ce que j'entreprendrai sera pour lui plaire; et ne sera-ce pas travailler à mon propre bonheur? Adieu pour toujours projets frivoles qui ne m'ont que trop long-tems égaré; adieu tout ce qui pourrait me détourner de Sophie! J'abandonne à d'autres une félicité chimérique; en effet, qu'elle jouissance plus douce que celle d'être aimé d'elle! Adieu aussi à vous femme dangereuse qui avez réussi à me distraire un instant de Sophie. Oui, Madame d'Anderval, c'est bien sérieusement que je le prononce; désormais vous ne trouverez que ce mot sur mes lèvres, et si vous en approchez, une indifférence mortelle les refroidira à votre abord. D'Arinville, tu t'étonnes d'entendre ce nom sortir encore de ma bouche; j'avais juré de ne plus t'en sourciller le moindre mot, mais il faut tout avouer, mon repentir n'en aura que plus de mérite à tes yeux. Oui, mon bon ami, j'ai revu Madame d'Anderval, malgré mes promesses, et je ne veux pas qu'une mauvaise honte m'empêche plus long-tems de confesser mes torts; ce que je demanderai seulement à mon ami, c'est de ne pas douter de la sincérité de mon repentir.

Il te souvient de ce billet où Madame d'Anderval m'enjoignait de ne plus reparaître chez elle; tu sais la résolution que je pris à cette occasion; et je peux t'assurer que j'y serais demeuré fidèle, si Madame d'Anderval n'eût été la première à revenir sur ses pas; deux jours après, un second billet m'arrive où l'on me disait assez clairement ce que j'avais prévu à l'avance. Voici, autant que je puis me rappeler, la manière dont il était conçu.

„J'aimais à penser que Monsieur Bélony, après les torts qu'il a à se reprocher, aurait hazardé quelques lignes de justification; cette attention de sa part n'eut pas été déplacée envers une femme à laquelle il doit des égards, et ce qui me surprend le plus encore, dans toute sa conduite, c'est ce manque de procédés“.

La femme-de-chambre qui me le remit, et dont je t'ai déjà parlé en passant, était chargée de me dire ce que le billet ne pouvait décemment contenir, et comme tu penses, il ne lui fut pas difficile de m'intéresser en faveur de sa jeune maîtresse. C'était des torrens de larmes que Madame d'Anderval versait continuellement depuis notre séparation; une fièvre brûlante qui la dévorait; des attaques de nerfs qui la mettaient dans un état horrible; et malgré tous ces chagrins, elle s'obstinait à ne me revoir de sa vie; cependant, ajoutait-on, si je faisais demander la permission de lui rendre ma visite, on se chargeait de vaincre sa répugnance, et d'obtenir mon pardon. Il eut fallu avoir un cœur de roc pour ne pas se laisser toucher; aussi, oubliant en un instant le serment que j'avais fait à Sophie, me voilà, la plume en main, que je sollicite ma grace, dans les termes les plus humbles.

Le billet est remis, la messagère court rendre la vie à sa maîtresse; et, un instant après, je reçois la visite de Monsieur d'Anderval. -- Je vois bien, me dit-il, qu'il faudra en venir aux voix de rigueur, pour obtenir votre retour à la maison. Vous deviez cependant une visite d'excuse à Madame d'Anderval, après la scène qui s'est passée chez elle, et même elle est formalisée de cette omission de votre part, au point qu'elle ne veut plus vous recevoir; mais je me charge de raccommoder tout cela; seulement ne tardez pas davantage à préparer vos torts.

Après la visite qui avait précédé celle de Monsieur d'Anderval, je pouvais accepter sans inconvéniens les offres obligeantes de ce dernier. Si quelque chose cependant m'arrêtait encore, c'était la répugnance que j'éprouvais à tromper un homme si facile à duper.

Nous arrivons à son hôtel, Monsieur d'Anderval me conduit droit à l'appartement de Madame, sans autre formalité. -- Je vous présente Monsieur, lui dit-il, qui m'a déjà bien assuré de tous ses regrets; mais vous ne pourrez vous refuser à l'excuser, quand vous saurez que Monsieur a été retenu par une indisposition; et l'honnête mari me jeta un coup d'œil à la dérobée, comme pour jouir, sur ma figure, de son triomphe.

Ma situation était pénible; heureusement qu'il me fallait un air repentant près de Madame d'Anderval; et l'embarras, l'inquiétude où elle me voyait plongé, pouvaient aisément lui faire prendre le change; c'est justement ce qui arriva, et je lisais déjà dans ses yeux le pardon qui m'attendait; cependant, pour lui donner un certain prix, il était bon de le faire acheter par quelques sollicitudes. Je savais tout cela à merveille, aussi la froideur apparente de Madame d'Anderval ne m'allarmait pas autant que je voulais bien le lui persuader.

Vous m'auriez fait un chagrin mortel, continua le vieux chevalier, si vous vous fussiez obstiné à ne plus revenir à la maison, et je vous assure que Madame d'Anderval n'en eût pas été la moins affligée; car, malgré qu'elle paraisse se souvenir encore que l'on ne vous a vu de deux jours, elle vous garde votre pardon, je puis vous en répondre. -- Il faut le mériter, Monsieur, avant de le demander, me hazardaije à dire du ton le plus calin que je pus emprunter, et je retombai modestement les yeux en terre. Allons, il n'est plus question de tout cela; c'est une chose oubliée, n'est-il pas vrai Madame? -- Je n'en ai jamais voulu à Monsieur, répliqua celle-ci assez sèchement, cependant, pour me prévenir de ne pas prendre sa réponse à la lettre; je le verrai toujours avec le même plaisir, sur-tout après le vif intérêt que vous lui marquez. -- Je suis confus, Madame, de l'indulgence avec laquelle vous voulez bien me traiter, et désormais mon unique soin sera de m'en rendre digne. -- Vous avez déjà tout fait pour cela, Monsieur, et même il faudrait que vous me crussiez bien injuste pour penser que je n'en sois pas assurée. -- En vérité, Madame, vous m'enchantez, et je suis ravi de la manière avec laquelle vous recevez les excuses de Monsieur; c'est qu'il est agréable de voir réussir aussi bien une affaire dans laquelle on s'est employé. -- J'ai un million de remercimens à faire à Monsieur d'Anderval, je n'en ai pas moins à adresser à Madame. Oh! Madame et moi nous sommes l'un et l'autre assez payés par le plaisir de vous posséder, et, en disant cela, je ne suis que l'interprête des sentimens de Madame.

La conversation continuait toujours, et je soupirais après un moment de tête-à-tête avec mon amie, afin de m'expliquer librement, car je n'étais pas dupe des jolies choses qu'elle débitait: pour cela il ne fallait rien moins qu'éloigner Monsieur d'Anderval, et ce n'était pas la chose facile. Me rappelant pourtant qu'il fuyait le jeu d'une lieue, je proposai au plus vîte une partie de trictrac à mon aimable boudeuse, et je ne l'eus pas plutôt décidée à accepter, que le cher époux gagna au pied.

Je viens de me mettre dans un pas cruellement épineux; ce n'est pas tout, il faut encore en sortir.

Entamerai-je la conversation ou bien attendrai-je que ma partie adverse l'engage? .. Je ne sais trop à quoi m'en tenir; et tout en réfléchissant de la sorte, je jette machinalement les dez sur le trictrac, je les ramasse de même pour les remettre dans le cornêt. Il est cependant un moyen assez nâturel pour en venir aux grandes explications; je peux l'employer, je le dois même: oui, hazardonsnous, et ma foi, vogue la galère. Vous avez été indisposée, ai-je appris, Madame; j'en ai été extrêmement touché. Je dis cela avec une demiassurance, et je regagne bien vîte mon poste. -- Oui, me répond-on assez froidement, quelques maux de tête, des misères comme cela; mais ça n'a pas été dangereux. -- Je vous félicite de tout mon cœur; je n'ai pas été si heureux, car j'ai craint un instant que mon indisposition ne devient sérieuse. -- Vous avez été incommodé aussi? -- Très-fort même! d'ailleurs il eût été difficile autrement. -- Je ne vois pas absolument pourquoi? -- Vous pourriez tout au moins vous en douter. -- En vérité je suis aussi ignorante que si vous ne m'eussiez rien dit. -- Il y a donc bien de la mauvaise volonté de votre part, Madame; car vous devriez savoir, d'après le vif intérêt que vous m'inspirez, si je puis oublier si aisément les torts que j'ai eu à votre égard. -- Vous des torts! Monsieur, vous n'en avez aucun, excepté celui de me compromettre. -- Oh! je m'en connais de plus graves, et que je réparerai; oui, femme adorable! ange de douceur! Je viens confesser à vos pieds mes fautes; c'est-là que je veux les exnier, les pleurer à la mort; et déjà mon intéressante amie m'avait relevé pour me placer sur son sein, m'appaisant par des milliers de baisers. -- Pourquoi faut-il que je ne puisse me passer de vous? me ditelle, d'une voix émue, après un instant de silence. Bélony, si tu n'as pas l'envie de me traîner au tombeau, aime moi! Que ton cœur appartienne à moi seule! -- Oh! ma belle amie, interrompis-je avec l'accent du délire, tu ne le partageras plus désormais avec aucune autre; et si tu as pu craindre une rivale, dès cet instant elle est sacrifiée; oui, je veux n'aimer que toi! -- Puis-je en être assurée? -- Oh! s'il te reste encore quelque confiance en moi, employe là, de grace, à t'en convaincre. Cette idée est si douce que je la saisis avec enthousiasme! Mais quelle serait ta perfidie, Bélony, si tu pouvais me tromper encore!... tu connais actuellement ma sensibilité, ne t'en joue pas, mon ami; comme tu vois mon premier crime a été de t'aimer, mon second sera de t'aimer toujours. Et cette femme si faite pour attacher, m'inondait de ses larmes. D'Arinville, quel tableau affreux se présenta alors à ma pensée! J'en frissonne encore chaque fois que j'y reporte les yeux... En un instant je vis toutes mes turpitudes s'offrir dans le même cadre; d'un côté c'était Sophie, l'innocente et crédule Sophie que j'abusais sans aucun égard pour son inexpérience; de l'autre, une femme intéressante qui se croyait aimée, qui l'était bien si tu le veux, mais qui ne pouvait compter cependant sur un cœur toujours prêt à se donner. Partout je découvrais la noire perfidie, l'astuce plus odieuse encore! Je voulais fuir, mais les caresses de mon amie m'arrêtèrent. Un baiser que je reçus d'elle me confirma que je l'aimais avec ardeur; un baiser de Sophie, qui eût succédé à celui-là, eût allumé sans doute le même brâsier dans mon ame. Je n'étais donc pas coupable de perfidie; oui, c'était mon imagination qui commettait à elle seule les crimes que j'avais à me reprocher. Bientôt mes sens se joignirent à elle pour en combler la mesure, et je ne cessai d'être criminel que lorsque je ne me sentis plus la force de le devenir.

Mais je ne verrai plus Madame d'Anderval, tu peux en être assuré; je connais trop bien actuellement la fragilité de mon caractère pour exposer mes sermens à un nouveau naufrage; car j'ai beau dire que je répondrais de moi aux côtés d'une femme charmante, c'est avancer beaucoup, et je m'estimerai plus sage encore d'être assez pénétré du sentiment de ma faiblesse, pour ne pas courir de semblables risques.

Je m'attends à recevoir la visite de Sophie, car j'en ai déjà eu ce matin les avant-coureurs; c'est de Mélanie dont j'entends parler, Mélanie qui m'aime toujours à la fureur, et qui me fait en même-tems tout le mal qu'elle peut imaginer. Je ne lui pardonnerais pas aussi aisément si je ne tenais d'elle les occasions de voir Sophie; et, ce qui coûte le plus à ma délicatesse, c'est d'être réduit à me servir d'elle.

Je ne t'écrirai plus avant mon départ; mais comme je compte m'arrêter quelques heures à A*** j'en consacrerai une partie à m'entretenir avec toi. -- Adieu, et sur-tout pas de mauvaises plaisanteries sur ma conversion.

Bélony.

d'A*** ce ....
LETTRE XIII.
Le même au même.

COMME tu vois, je suis homme de parole, cher d'Arinville; je t'avais promis de t'écrire d'A*** et même ce n'est pas sans beaucoup d'impatience que j'ai pu différer jusqu'à ce moment; car je brûle de te conter mille détails curieux, au risque de m'attirer des reproches.

Bien sûrement tu vas traiter mes belles résolutions de sermens d'ivrogne, et je n'aurai pas le plus petit mot à répliquer; mais la démangeaison de parler fait passer sur bien des considérations, et quand je devrais être grondé, turlupiné un jour entier, il faut que je cause. -- Songe donc, d'Arinville, toi qui te piques de générosité, que je vais te mettre les armes en main.

Les derniers momens que je devais passer avec Sophie étaient arrivés; momens précieux qui s'écoulèrent comme un rêve!.. Je tenais ma Sophie assise sur mes genoux, j'essuyais par mes baisers les larmes qui humectaient ses paupières. Je veux partir avec toi, disaitelle, en joignant ses jolies mains d'un air suppliant; mon ami, laisse-moi t'accompagner, je t'en conjure! Et Sophie passait autour de mon cou ses bras caressans. -- Si tu n'allais pas revenir! reprenait-elle ensuite sur un ton plus lamentable encore. Oh! reviens mon ami, ou bien j'irai te chercher moi-même; oui nous partirons, Mélanie et moi, nous saurons bien te retrouver où que tu sois! -- Sophie, je reviendrai, sois-en certaine! tu me verras arriver plus amoureux de ma Sophie que jamais je n'ai pu l'être. -- Mon ami, tu feras alors de moi ta petite femme, n'est-il pas vrai? J'irai demeurer avec toi; nous serons tout le jour ensemble. Oh! j'aurai grand soin de mon ami! Quand tu seras triste, chagrin, je t'égayerai avec ma harpe; pendant ton absence, je m'en occuperai beaucoup, je veux que tu me retrouve forte, bien forte! Sophie, que tu m'enchantes! Ah! Sophie pourquoi faut-il aller si loin de toi? et je ne pouvais retenir mEs larmes, tandis que Sophie cherchait à son tour, à me consoler. -- Ne pleures pas, me disait-elle, empruntant pour ce moment toute la philosophie et l'air raisonnable de sa bonne, tu reviendras, mon ami; nous irons, Mélanie et moi, jusques bien avant à ta rencontre. -- Tu me le promets Sophie? -- Oui, je te le jure! Mais appaise-toi, mon ami, sois aussi sage que moi; je ne pleure plus, comme tu peux le voir. -- Quand penseras-tu à moi, Sophie? -- Oh! j'en serai continuellement occupée? -- Pensons tous les jours l'un à l'autre à cet instant. -- Oui, à sept heures; mais cela ne nous empêchera pas d'y rêver souvent. -- Je veux ce ruban qui vient nouer si galamment sous ton joli menton; je le porterai sur mon cœur; quand je le baiserai, il me semblera toucher aux lèvres de Sophie! Je détachai le ruban rose en même-tems, je le cachai dans mon sein; la main de Sophie courut l'y rechercher. Elle en fit deux parts, elle m'en donna une; l'autre, elle se la réserva; puis voulut de la mienne, lorsque j'en eus fait l'objet de mes caresses, et ces échanges enfantins, nous occupèrent plusieurs instans.

Il fallait quitter Sophie, se résoudre à prononcer le dernier adieu. -- O d'Arinville! que j'avais raison de redouter ce moment terrible!....... Je faisais un pas et j'étais aussi-tôt sur les lèvres de Sophie, ou si je me trouvais assez de force pour m'éloigner davantage, Sophie courait se jeter encore dans mes bras. -- Tu n'oubliras pas de m'écrire chaque soir, que du moins je sache tous les jours ce que fait mon ami. -- Sophie, laisse moi! je ne puis déjà plus m'arracher d'à tes côtés. -- A sept heures, mon ami. -- Oh! à tous les instans du jour!..... Adieu, Sophie! -- Ne t'en va pas encore. -- Sophie, prend pitié de moi! de grace, laisse moi le peu de force qui me reste encore! Adieu, Sophie! Adieu, mon amie! Et je m'enfuis en prononçant ces mots d'une voix étouffée, tandis que Mélanie retient sa jeune maîtresse.

Quel était mon abattement alors, mon ami!...... Long-tems encore je m'arrête devant la demeure de Sophie; d'un œil consterné je considère la croisée où je l'ai vue tant de fois paraître; ce n'est même qu'après avoir entendu toutes les horloges du quartier répéter dix heures, que je me résous à m'arracher de ces lieux. C'est chez moi, d'Arinville, que je crois aller ensevelir ma douleur; mais quelle fatalité s'attache à mes pas!.... en rentrant je trouve la femme-de-chambre de Madame d'Anderval; elle a ordre de m'attendre, il y a deux jours que sa maîtresse ne m'a vu, elle gémit déjà sur ma légèreté. Elle gémit, mon ami! elle est éplorée! et je serais assez barbare pour la fuir! je pourrais m'éloigner d'elle sans lui consacrer un de mes derniers instans! Non, tout mon amour pour Sophie ne me rendra pas aussi cruel! Sophie elle même ne le serait pas assez pour me le commander!....... Je n'attends donc pas que la messagère se soit acquittée en entier de sa mission; je suis déjà en avant d'elle, courant vers ce que j'aime, vers ce qui mériterait d'être aimé sans réserve!.... J'arrive, les bras de mon amie me reçoivent, son sein m'est ouvert, ma tête s'y repose long-tems sans proférer un seul mot, et je romps un silence qui arrache des larmes délicieuses à mon amie, pour lui percer le cœur de part en part.

Je ne te dirai pas, d'Arinville, le désordre de Madame d'Anderval, quand elle apprit mon départ précipité pour B****. Une consternation subite altéra d'abord tous ses traits, des torrens de larmes succédèrent ensuite à ces avant-coureurs d'une douleur profonde; et moi, je m'agitais dans ses bras sans m'appercevoir du délire qui égarait mes sens. -- Que tu es barbare! me dit-elle enfin, lorsqu'elle pût articuler quelques mots; c'était pour me donner la mort pourtant que tu accourais en si grande hâte!..... Ah! Bélony, adieu! oui, répète le moi encore! je crains bien qu'il ne soit un adieu éternel! Et sa paupière mourante s'appesantissait déjà, tandis que sa tête était tombée sur son épaule sans que mes caresses parvinssent à la ranimer.

La nuit se passa dans ces agitations, et même il me fut impossible de m'arracher d'auprès de Madame d'Anderval. L'état où je la voyais, la situation désespérée où je me trouvais aussi, étaient des motifs assez puissans pour m'arrêter dans ses bras; d'ailleurs, tout semblait concourir à m'y retenir. Monsieur d'Anderval absent ne nous laissait aucune inquiétude; nous pouvions donc nous livrer à notre douleur sans craindre qu'on vint la troubler; aussi n'oposaije qu'une faible résistance aux sollicitations de mon amie.

Madame d'Anderval chargea sa femme-de-chambre des soins qui auraient nécessité mon retour chez moi, et nous attendîmes dans les larmes l'instant de notre séparation. Cet instant hélas! ne fut que trop prompt à arriver!..... Mon amie voulut absolument m'accompagner jusqu'au lieu du départ, et montant tous deux dans sa voiture, nous nous laissons emporter comme deux victimes que l'on traîne à l'autel.

La voiture venait de s'arrêter; je descendais pressant encore une main qui s'abandonnait à moi sans résistance, lorsque j'apperçois une tête charmante s'avancer à la portière d'une autre voiture en station à quelques pas de la nôtre. -- C'est ma Sophie! m'écrié-je en m'élançant spontanément vers elle. Je suis dans ses bras, et c'est alors que je songe à l'acte de barbarie que j'ai pu commettre...... Je veux courir à Madame d'Anderval pour le réparer à l'instant, mais il n'est plus tems; déjà sa voiture est loin de là, et fuit avec la rapidité de l'éclair.

Sophie alarmée de l'agitation où elle me voit, tourmentée d'ailleurs par ce qui vient de se passer devant elle, avec toutes les apparences du mystère, me demande brusquement, avec qui étiez-vous là, Monsieur? répondez sur-le-champ, je vous l'ordonne! -- J'étais avec une cousine à moi, lui dis-je d'un ton mal assuré; et Mélanie, qui semblait jouir complètement de ma contenance embarrassée, ajoute d'un ton ironique, c'est une jolie cousine sûrement? il n'en faut pas douter. Je voyais Sophie occupée à lire dans les yeux de la suivante l'interprétation qu'elle devait donner à ces paroles; ne laissant pas le tems à la rusée Mélanie de rendre mon affaire plus mauvaise, j'eus bien vîte recours aux protestations pour appuyer mon mensonge, et je m'épuisai de manière à ce que Sophie me parût enfin convaincue; mais pour Mélanie j'appercevais toujours un sourire aussi moqueur s'éveiller sur ses lèvres, et j'ai grandement à craindre que mon ouvrage n'ait été détruit un moment après avoir été édifié.

J'appris alors de ma Sophie par quel bonheur inattendu je la revoyais encore. -- Désespérée de m'avoir quitté promptement, elle avait voulu me dire un dernier adieu, et ce n'était pas sans peine que l'on avait échappé à la surveillance de Madame Richard.

Les instans en amour passent bien rapidement, et de combien encore ne sont-ils pas abrégés aux côtés de Sophie!.... Ses larmes recommencèrent à couler sur mon sein, les miennes s'y mêlèrent presqu'aussi-tôt, et l'idée cruelle que Madame d'Anderval avait laissée en moi était déjà bien affaiblie; il ne restait même plus dans mon cœur que l'image de Sophie, lorsqu'il fallût se séparer irrévocablement.

Je t'ai confessé tous mes torts, pèse actuellement dans ta conscience si je mérite sérieusement d'être grondé. Je me soumets à tout, excepté cependant à oublier Sophie. Tu peux voir que ma maudite facilité est encore le plus grand crime que l'on ait à me reprocher, et que mon cœur n'est pour rien dans mes folies. Mais je serai sage, c'est un parti décidé, et tu t'appercevras si l'épître qui suivra celle-ci ne se ressent pas du retour de ma raison.

Adieu, j'en remets à ma première halte pour donner de mes nouvelles à l'objet qui m'intéresse par-dessus tout.

Bélony.

De Ve.... à 50 lieues de Paris.
LETTRE XXI.
Bélony à Sophie.

Je mets à l'instant pied à terre; -- Holà! quelqu'un! -- Que desire Monsieur? -- Vîte! du papier, de l'encre; que j'écrive à ma Sophie!... Si vous la voyiez ma Sophie, comme elle est jolie! Si vous la voyiez avec son Spencer , son petit toquet gris placé sur le côté, et ce sourire d'ange!... Oh! elle est à croquer! -- Je jase toujours, mon aimable amie, et je ne m'apperçois pas que c'est à une misérable servante d'auberge à qui je compte ces charmans détails.

Maudite plume! te prêteras-tu à mon empressement! de grace! ne sois pas si rebelle; c'est pour Sophie que je te promène sur le papier si rapidement. -- Mais, le nom de Sophie ne la rendra pas plus docile!.. eh bien! je ne te demande qu'une seule chose, trace du moins ce peu de mots en caractères intelligibles: Sophie, c'est pour la vie que je t'aime !

On ne me laissera pas en repos un instant: c'est actuellement à mon pusse-port que l'on en veut. -- Le voilà, faites-en tout ce que bon vous semblera; mais ne me détournez pas de ma Sophie.

Vraiment, ma belle amie, à propos de passe-port , si tu m'eusses suivi dans ma course lointaine, comme tu semblais le desirer si vivement, il eût aussi fallu un passe-port à Sophie.

Quand le Secrétaire avide en eût été à dépeindre tes traits, je lui aurais arraché la plume des mains, en lui disant: c'est à moi qu'il appartient de les décrire!

Bouche jolie d'abord, ensuite tein frais comme la rose , puis yeux charmans ! et menton ...... Comment dirais-je bien pour rendre sa délicatesse?.... -- Sophie, vous avez beau rire, ce petit menton-là m'embarrasse plus que vous ne pensez. -- Enfin pour terminer, je mettrais: c'est l'Amour, laissez-le passer, ou sinon ..... Encore pourrais-je me dispenser de le dire.

Laissez-le passer ou sinon..... C'est fort bien dit; oui, mais je crains bien que la chose ne soit pas aussi facile; combien d'aimables de Province qui s'empresseraient à mettre Monsieur l'Amour en cage, pour punir nos aimables de Paris de lui avoir laissé prendre son vol.

Mais c'en est assez pour une simple halte; je t'envoie mille baisers, ma charmante amie, et je t'en garde mille autres encore, à condition que tu les renverras exactement.

Bélony.

LETTRE XXII.
B*** ce...
Bélony à d'Arinville.

Je suis rendu depuis plusieurs jours à ma destination, mon bon ami d'Arinville, et Sophie ne m'a point encore écrit, malgré plusieurs lettres, toutes plus passionnées, qu'elle a dû recevoir de ma part; je lui en veux, et même je suis piqué au vif contre elle. Si elle m'eût grondé avec l'emportement que je lui connais, qu'elle m'eût protesté de ne plus m'aimer, je serais bien moins inquiet sur sa constance.

Cependant, j'ai beaucoup de motifs pour être rassuré: Sophie peut m'avoir écrit, et ses lettres ne m'être pas parvenues; les miennes, d'un autre côté, peuvent avoir essuyé le même sort; l'adroite Mélanie n'est-elle pas là disposée à intercepter l'une et l'autre, et m'est-il permis d'oublier si promptement la perfidie dont elle est susceptible.

Je crois d'ailleurs une semblable résolution tout-à-fait hors du caractère de Sophie; et si j'ai bien jugé, d'après une lettre de la rusée suivante, je ne suis rien moins qu'oublié.

Il m'a fallu toute ma pénétration, je t'assure, pour démêler les vrais sentimens de Sophie, à travers l'adresse avec laquelle l'épître est dictée; et le griffonnage mis à part, je te la donne, d'Arinville, pour un modèle en ce genre. Mélanie m'y dit, avec tous les ménagemens possibles, que sa jeune maîtresse n'a pu encore oublier la scène de la voiture; qu'elle s'obstine à croire qu'un semblable mystère cachait une perfidie, et que je dois être assuré du zèle qu'elle met alors à défendre mes intérêts. „Ce n'est pas que je sois dupe de votre excuse, continuetelle. Vous avez peut-être bien d'autres cousines que celle-là, et qui vous touchent de plus près encore; mais il faut avoir quelqu'indulgence pour un beau Monsieur, que toutes les femmes recherchent, et Mélanie se souviendra long-tems avec plaisir qu'elle n'en a pas toujours été dédaignée “ Elle m'exhorte ensuite à écrire à Sophie, à lui tout révéler au besoin, comme le moyen le plus sûr d'obtenir mon pardon, et de son côté elle m'offre ses bons offices; enfin la belle parleuse termine en me glissant négligemment que Mademoiselle Sophie est au nôces d'une parente, où elle s'amuse on ne peut davantage .

Ne juges-tu pas comme moi de ce barbouillage? et si tu avais besoin de quelques bons conseils pour ménager une perfidie, ne serait-ce pas à l'adroite Mélanie que tu t'adresserais de préférence? Pour mon compte, je le ferais sans rougir, connaissant la supériorité de son mérite; je regrette même souvent de ne pas voir la madrée suivante secrétaire d'une de nos coquettes à la mode; je t'assure que l'on n'aurait jamais trouvé autant d'esprit à la dame, et plus d'un petit-maître serait embarrassé pour lui répondre.

Je veux cependant hazarder encore une lettre pour Sophie; comme tu penses, je n'y mettrai pas à profit les sages conseils de la suivante, et si je découvrais quelques débouchés pour faire parvenir une missive à son adresse sans l'exposer dans les mains de Mélanie, ce serait, je crois, le comble de mes vœux! Mais il ne faut plus y songer, c'est la chose impossible.

Il est bien juste qu'avant de finir, je te parle de mes plaisirs dans ce pays-ci; tu es trop jaloux de savoir si l'amant de Sophie lui est toujours fidèle, pour que j'aie la barbarie de te faire languir plus long-tems. Je te dirai donc, d'Arinville, que je n'ai pas encore enfreint mes sermens; mais je ne suis pas assez de mauvaise foi pour m'en attribuer le mérite; je n'ai même rien omis de mon côté pour m'attirer les réprimandes de Sophie, et si elle doit des remercimens à quelqu'un sur ma sagesse, c'est une jeune adolescente, vive, sémillante comme Sophie, un peu moins ingénue pourtant, qui les mérite, le ciel veuille qu'elle n'en soit pas toujours aussi digne!

Le vœu qui vient de m'échapper est bien condamnable, j'en conviens; et je serais presque tenté de gronder ma plume, si je ne préférais m'en prendre à Eugénie. C'est qu'aussi Eugénie est un enfant bien aimable, bien intéressant! aimable enfin comme Sophie! car j'ai trouvé peu d'êtres qui aient entr'eux une ressemblance aussi parfaite. -- Tu connais le portrait de celle que j'aimerai toujours par-dessus tout, je ne te détaillerai donc pas sa jolie copie que j'aime par les rapprochemens seuls qu'elle a avec ma Sophie.

Vous venez d'entendre, d'Arinville: c'est Sophie que j'adore dans les yeux de la timide Eugénie; permettezmoi donc de lui laisser mon cœur aussi long-tems que je serai éloigné de ma belle amie; elle n'en sera que dépositaire, je puis vous en répondre, elle le gardera soigneusement pour en tenir un compte fidèle à Sophie.

Eugénie ne remplit pas à elle seule mes instans, j'en dérobe quelques uns à l'amour, et c'est l'amitié qui en profite. On se réunit en cotteries; on fait de ces parties bruyantes dont la folie est toujours; on parle très-souvent des absens, on en dit tout le mal imaginable; et l'aimable Monsieur d'Arinville est principalement celui à qui nous devons une si mauvaise habitude.

Bélony.

B*** ce...
LETTRE XXIII.
Bélony à Sophie.

Je commence une lettre pour vous, et je suis presqu'indécis si je la continuerai......

Vous en conviendrez vous même, cruelle amie, votre silence est barbare! il me coûte mon repos, ma tranquillité! il peut me coûter la vie! et le sacrifice m'en paraîtrait doux encore, si je pouvais être dans la persuasion que vous vous rappelez de moi.

Peut-on aimer avec autant d'indifférence?....... Vous appelez un faible penchant de l'amour, et vous exigez la possession entière d'un cœur, sans vouloir donner le votre avec le même abandon.

Mais dites-le moi: qui a pu m'attirer de vous une vengeance aussi froidement méditée, et soutenue avec tant de réflexion?........ Ma question est inutile; j'aurais dû prévoir d'avance la réponse que votre bouche s'apprête à me faire...... Cependant je suppose que la jeune dame, avec qui vous me rencontrâtes le jour de notre séparation, ait pu à juste titre vous paraître suspecte (ce qui est une simple supposition), qu'elle est celle qui pouvait se regarder comme sacrifiée et recourir aux moyens de vengeance?.... Certes, vous n'avez aucun droit à ce sentiment; et en supposant toujours qu'une liaison innocente puisse vous sembler condamnable, ma conduite aurait dû vous prouver bien évidemment alors que je ne cherchais qu'à vous ménager une nouvelle victoire.... Mais, en vérité, ma défense n'a l'air que d'une puérilité, plus propre à vous divertir qu'à vous dissuader de ce que vous ne croyez pas; aussi vais-je quitter au plus vîte un sujet qui ne peut m'attirer que du ridicule.

Qu'il me soit permis cependant de vous féliciter des momens agréables que vous avez passé aux noces d'une parente charmante. Comme on a dû s'égayer! se divertir! et sur-tout walser!.. oh! je parierais, sur mon honneur, que l'on n'a jamais valsé comme aux noces de votre parente... Enfin, cela est bien naturel, depuis quelque tems ce plaisir vous était interdit, et vous ne pouviez reprendre vos fenètres plus agréablement: j'en suis ravi! enchanté!..... Mais un petit mot en passant sur la wals.

Une femme jolie ne peut se livrer à un divertissement plus délicieux: en valsant il est permis de perdre la tête impunément, sans qu'une maman grogne, ou bien un mari fâcheux ose dire le plus petit mot. Abandonnés nonchalamment aux bras l'un de l'autre, on se laisse entraîner aux tournoyemens sans nombre; on revient à la même place, sans s'être apperçu qu'on l'a quittée; le cœur demande long-tems après à y revenir encore; les rencontres se font, et rencontres de plusieurs espèces. Rencontres de regards d'abord, et rencontres de cœurs presqu'en mêmetems, puis rencontres de soupirs; les bras, les mains peuvent se rencontrer aussi; et dieu sait où mènent ces jolies rencontres!..... Enfin, il en est d'autres encore qui sont plus sérieuses que l'on ne pense; mais je me garderai bien de vous en parler! Il ne faudrait qu'un mot sur cet article, pour vous empêcher de valser le reste de votre vie.

Il est pourtant quelques inconvéniens inséparables de la wals, et sur lesquels il est bon de vous prévenir. La wals, (quand je dis wals, nous nous entendons) peut avoir des suites fâcheuses. Pour peu qu'une valseuse se laisse emporter au plaisir, bientôt elle n'est plus maîtresse d'elle-même; ses volontés sont entre les mains du charmant cavalier qui la presse; de là résultent ces étourdissemens, évanouissemens, palpitations....... que dirai-je encore?...... et combien de désagrémens que l'on ne sait à quoi attribuer, dont on se demande en vain la cause, et qui ne sont rien autre que des résultats de la vals.

Quand donc vous vous livrez au plaisir le plus innocent, et qui toujours a eu tant de charmes pour vous, défiez-vous de ces cavaliers pétulans, qui sans rime ni raison vous emportent leurs dames à tous les diables; ils les font tournoyer avec tant de rapidité que bientôt la tête leur manque; elles chancellent alors, et fort heureusement qu'il se trouve là un sopha pour les recevoir.

Voilà de quoi vous ennuyer à périr, j'en conviens; et au lieu de mes belles digressions j'eus mieux fait de walser moi-même; mais chacun prend son plaisir où il le trouve; pour mon compte soyez assurée, charmante Sophie, qu'il n'en est point de plus vif que celui de m'entretenir avec vous.

Bélony.

P. S. Je voudrais conserver le ton de la réserve, et pousser plus loin la rancune; mais j'ai beau faire, la rancune s'arrête au P. S. , sans vouloir passer outre. Dailleurs, quand je te dirais, ma jolie amie, que je suis parvenu à t'oublier, tu serais la première à en rire, tout en répondant: il n'est pas vrai, Monsieur, vous m'aimez à la folie, et Sophie dirait la vérité.

Vraiment, ma Sophie, est-ce à moi que tu penses, à sept heures, lorsque le jour est sur son declin?.... Pour mon compte, tous les instans sont autant de sept heures qui frappent continuellement à mon oreille! Une voix tendre comme la tienne s'adressetelle à moi; je crois compter sept heures, et je rêve de plus belle. Les sons d'une harpe, les accens mélodieux d'un instrument quelconque, pourvu qu'il ait la douceur de celui qui résonne sous ta jolie main, viennent-t-ils à se faire entendre, c'est encore sept heures que je compte; oui, ma belle amie! et sois en assurée, je ne cesserai pas de les compter jusqu'à l'instant de mon retour! Tiens, au moment où je parle, mon cœur frappe encore les sept heures!..... Et ce charmant ruban! oh! qu'il t'a fait débiter de jolis riens! qu'il m'a attiré de baisers délicieux! ce charmant ruban! le portes-tu toujours au bras?.... Je t'assure que je ne l'ai pas quitté! que je ne le quitterai jamais! et que l'on m'arracherait plutôt la vie que de m'en séparer! -- Hier encore je répétais la même bravade dans un boudoir à la rose; la divinité du lieu indignée, s'apprêtait à m'immoler, et moi je disais déjà: Sophie! c'est pour toi que je vais mourir! ...... Mais fort heureusement que la porte s'entrouvrît à l'instant, et je pus sauver le ruban, bien résolu à le sauver au besoin par la croisée.

Je jase comme une vraie pie, et tout cela pour dire à Sophie que je l'aime de toute mon ame! que je ne veux aimer qu'elle! -- Cela pouvait, il me semble, se dire plus brièvement? -- Oui, mais aussi je n'aurais pas parlé à Sophie de la wals, et pourlecoup gare le sopha! Je ne l'aurais pas boudée pour le plaisir de me raccommoder avec elle; et au lieu d'une demi-heure délicieuse que j'ai passée, j'aurais eu à peine un instant d'agrément.

Bélony.

Fin de mes premiéres Etourderies.

AU LECTEUR.

Je t'entends, ami Lecteur, pester sans ménagement contre l'auteur d'un livre aussi incorrect, lui reprocher hautement d'avoir abusé de ta bonne foi, et lui redemander le tems que tu as perdu à le suivre, pour rester avec lui en chemin. Tes reproches ne sont pas absolument injustes, et l'auteur est le premier à en convenir; tu as baillé maintes fois en me lisant; tu m'as jeté aussi souvent en protestant de ne plus me reprendre: je t'accorde tout cela; mais pour la conclusion de mon livre, je ne souffrirai pas que tu la critique.

Je me suis engagé, en prenant la plume, à ne dire que la pure vérité; d'ailleurs, le titre de mon ouvrage m'y oblige; j'ai observé scrupuleusement cette loi, toute rigoureuse qu'elle puisse être; et tu conçois aisément que malgré le vif intérêt qui me parle en ta faveur, je ne détruirai pas un si noble effort par un acte de faiblesse: non, ami lecteur, ce serait trop exiger de moi.

Fais mieux, si tu veux m'en croire, prends-t-en à Sophie, de cette incorrection; à Sophie qui aurait pu donner à mon livre une conclusion telle que je ne songe jamais à continuer mes mémoires. Ce sera même encore à elle que je t'engage à t'en prendre par la suite, si je mets ta patience à de nouvelles épreuves. Sophie, ne va pas te courroucer à ton tour; tu es l'excuse la plus favorable dont je puisse me servir.

Je ne renonce cependant pas, cher Lecteur, à faire quelques infidélités à Sophie. -- Mais, Sophie, je te le jure! ce sera de ces infidélités passagères, qui ne tirent pas à conséquence. -- Je pourai donc parler encore quelquefois de Madame d'Anderval; je ne reponds même pas de ne plus sourciller de Mélanie, ou si je la passe désormais sous silence, c'est qu'une autre Mélanie plus gentille et plus fripponne que la première me l'aura fait oublier. Enfin, Lecteur indulgent par excellence, si vous voulez me ménager le plaisir de vous conter de jolies vérités, plaidez-en ma faveur auprès des dames; sur-tout rassurez-les sur ma circonspection, car malgré les apparences qui ne me sont pas absolument favorables, je suis plus discret que l'on ne pense, et je ne dis jamais rien qu'avec tout le ménagement possible.


Holder of rights
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Citation Suggestion for this Object
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Mes premières étourderies, ou quelques chapitres de ma vie en attendant mieux.. Mes premières étourderies, ou quelques chapitres de ma vie en attendant mieux.. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBD6-7