LETTRE 1
mardi, de Summerhill. c'est au grand trot de six forts chevaux, avec des relais bien disposés, l'air de l'empressement, que je vais très-vîte, accompagnée de gens dont je me soucie peu, chez d'autres dont je ne me soucie point du tout.J' abandonne mes amis les plus chers; je vous quitte, vous que j'aime si tendrement: eh! Pourquoi ce départ, cette hâte? Pourquoi me presser d'arriver où je ne désire point d'être? Pour m'éloigner... de qui? ... de Milord D'Offery... ah! Ma chere Henriette, qui m'eût dit que je l'éviterois un jour? N'est-ce pas le même objet dont la privation forcée a pensé me couter la vie, qui pendant deux ans fut toujours présent à mon idée, que tout me retraçoit, et que rien n'a pu me faire oublier? Je fuis donc pour ne pas rencontrer ces yeux que j'ai cherchés avec tant de plaisir, où mon destin me sembloit écrit, dont les regards régloient autrefois tous les mouvements de mon ame. Etrange changement! Comment des effets si différents peuvent-ils provenir d'une même cause! Mon dieu, que j'ai été surprise de le voir! Que son air triste, que ce grand deuil m'a frappée! ... qu'il étoit bien! Que sa femme a dû regretter la vie! Qu'en me retirant, j'ai eu de peine à ne pas tourner la tête! Dans quel état cette vue! ... mais concevez-vous qu'il ait osé se présenter à ma porte, insister pour me voir, m'écrire, imaginer que j'ouvrirois ses lettres? ... en vérité,cet homme est audacieux... eh! Ne le sont-ils pas tous? ... n'en parlons plus: ah! N'en parlons jamais. Je suis encore étonnée de ma démarche. Je me dis à chaque instant que j'ai bien fait: je me le dis; mais je ne le sens pas assez. Je cherche des raisons de m'applaudir du parti que j'ai pris; j'en trouve, mais c'est dans ma fierté seulement. Ma chere, j'éprouve que le coeur ne goute pas ces foibles adoucissements dont l'amour-propre se fait des consolations. Enfin, je suis partie; me voilà à cinquante milles de Londres, et je ne suis point morte ; assurez-en Milord Carlile. Malgré ses prédictions, je ne me suis point évanouie au pied du premier hêtre; les graces désolées ne m'ont point élevé ce joli tombeau dans lequel il me voyoit déja. Dites-lui que je ne me repens point. Je puis faire violence à mes sentiments; je puis souffrir, mais je ne saurois me repentir. Adieu, mon aimable Henriette; quand vous lui aurez dit tout cela, dites-vous à vous-même, que personne ne vous aime autant que moi.
LETTRE 2
mercredi, de chez Sir John Warthy. nous allons partir d'un très-vilain château, dont le seigneur plus vilain encore, est un de ces incommodes personnages qu'il est si fâcheux de rencontrer, et dont l'espéce n'est que trop commune; de ces gens qui font tout mal-à-propos, fatiguent par leurs soins, et ne disent pas un mot qui ne soit un fade compliment. Il nous a donné un très-grand et très-mauvais soupé, servi avec tout l'appareil de la cérémonie, et de cet apprêt gauche qui fait appercevoir à ceux qu'on reçoit, tout l'embarras qu'ils causent. Sir Warthy est marié depuis six mois, comme vous savez; sa femme est une jeune personne, longue, séche, pâle, niaise, avançant, d'un air boudeur, une petite tête qui tourne sur un col mince, et vous riant au nez, sans que son visage offre la moindre trace de gayeté: ce couple m'a paru très-bien assorti. Sir Henry est fort prévenant pour Lady Elisabeth; j'ai vu peu de frere, si j'en exceptele mien, aussi obligeant que lui. Mais comme les vertus tiennent assez au tempérament, en examinant le sien, j'ai découvert que son naturel est d'être attentif, officieux même; il aime à se mêler de tout, à se rendre nécessaire. Nous avons déja pris querelle deux ou trois fois. Il veut m'étouffer dans mon carrosse, de peur que je ne m'enrhume; je baisse la glace, il la léve, et moi je la rebaisse; il me fait gravement ses représentations, je lui explique doucement ma volonté; il insiste, je m'obstine, il céde avec chagrin; et quand je l'ai mis de bien mauvaise humeur, il boude, et je respire. Pour Sir James, c' est la douceur, la complaisance et l'agrément unis à la gayeté; il parle assez, s'exprime bien, et ce qu'il dit amuse: Lady Elisabeth en est enchantée. Vous savez combien ses gouts sont vifs: elle est heureuse qu'ils ne durent pas assez pour se tourner en sentiments. Je cherche à m'occuper des autres, pour éloigner les idées qui me raménent à moi-même. Quelquefois je pense que je n'aime plus: ce que j'ai senti en voyant Milord D'Ossery tient autant à la haine qu'à l'amour... je le hais, peut-être... eh, pourquoine le haïrois-je pas? ... j'espére, au moins, que je reviendrai capable de le voir, de lui parler, de lui marquer le dédain le plus offensant... oh! Non, je ne veux jamais lui parler, je ne veux jamais le voir... voilà Sir Henry, il me presse, il ne sauroit attendre; c'est encore un de ses défauts; pas la moindre patience... adieu, aimez-moi, aimez-moi comme je vous aime.
LETTRE 3
jeudi, de chez Milord D'Erby. je vous écris du lieu le plus agréable qui soit peut-être dans la nature: de ma fenêtre je découvre des bois, des eaux, des prés, un paysage admirable. Tout peint ici le calme et la tranquillité; ce séjour si riant, est l'image de la paix douce dont jouit l'ame du fage qui l'habite. Cette aimable demeure porte insensiblement à réfléchir, à se retirer en soi-même; mais tous les tems ne sont pas propres à faire gouter cette espéce de retraite: il en est où l'on trouve au fond de son coeur des importuns plus fâcheux que ceux dont la solitude nous délivre.Milord D'Erby nous a parfaitement bien reçus: penseroit-on qu'un homme tel que lui ne se fît point un malheur de son exil? Il est rare, bien rare, ma chere, que des gens nés dans un haut rang, nourris dans le tourbillon du monde, dans la pénible oisiveté de la cour, trouvent en eux-mêmes des ressources contre l'ennui. Le souvenir du passé n'offre souvent à leur mémoire qu'un enchaînement de ridicules et de foiblesses, qui, regardé de sang froid, paroit dans son vrai jour. Il faut avoir toutes les vertus de Milord D'Erby, pour s'occuper avec plaisir de l'examen de son coeur. Je viens de découvrir que Sir Henry est aussi curieux qu'attentif; il a retardé d'une heure le départ de nos femmes, pour faire mille questions à Betty. Il a remarqué de longs soupirs qui m'échappent ; il se doute qu'il y a un secret à une de mes boëtes ; il a offert dix guinées pour s'en assurer. Il est fort étonné que je vous écrive tous les jours ; il ne conçoit pas le sujet d'un commerce si régulier; est-ce bien à vous que j'écris ? Comment trouvez-vous ces impertinentes enquêtes? Elles me coutent douze guinées; j'ai cru devoir payer la fidélité de Betty,de peur que la réflexion ne l'en dégoutât. Cet homme est inquiet; on ne sait ce qu'il a... il m'ennuie, il me déplaît... je crois, en vérité, qu'il s'avise... ah! Qu'il me seroit odieux! ... eh bien, ne le voilà-t-il pas? ... oh! Quelle mine il fait! ... assurément il devine que je parle de lui. C'est ma lettre qui lui donne cette humeur... je vous promets, Sir Henry, que j'écrirai tous les jours; vous aurez la bonté de vous y accoutumer... mais sa soeur vient... je vous quitte, ma chere amie, adieu: dites à Milord Carlile que je ne l'oublie point.
LETTRE 4
vendredi, de chez votre très-humble adorateur, Sir George Howard. je vous félicite, mon aimable Henriette, d'avoir été assez obstinée pour n'être point devenue la maîtresse de cette sauvage habitation. Miss Bidul, qui, à votre refus, s'est accommodée du coeur, de la main et de toute l'immense personne de Sir George notre hôte, est bien plus propre que vous à lui procurer l'espéce de bonheur qu'il est capable de gouter.Lady Howard est une très-petite femme, assez jolie, point coquette, trop négligée même: elle conduit sa maison, gouverne ses fermiers, gronde ses valets, aime son mari, fait des enfants, de la tapisserie, ne lit point, de peur d'affoiblir sa vue, consulte son chapelain, défend l'amour dans toute l'étendue de son domaine, marie ses vassaux, traite sérieusement les moindres détails, et se fait une grande affaire de la plus petite chose. Eh bien! Voilà pourtant à peu près la femme forte, la femme qui rira au dernier jour . Si elle rit, ma chere, nous pourrions bien pleurer, nous qui lui ressemblons si peu. Il seroit singulier que cette ménagére eût plus de mérite que nous; il est au moins bien sûr qu'elle a plus de bonheur. Sa vie est simple, uniforme; mais elle est paisible, utile; ses jours s'écoulent dans une parfaite égalité; demain n'apportera point un triste changement dans son état; son ame est sans cesse ouverte à l'impression du plaisir... quel plaisir, me direz-vous? Eh, ma chere Henriette, il en est de tant de sortes! Une longue étude de nous-mêmes, notre raison, nos connoissances nous rendent-elles plusheureuses? Je ne sais quelle idée les autres peuvent avoir de cette lumiére qu'on nomme esprit ; elle se peint à mon imagination comme un flambeau ardent, qu'un coup de vent vient de souffler: il luit un peu dans l'ombre, et ne la dissipe qu'à demi: sa foible clarté suffit pour montrer qu'on marche sur le bord d'un précipice; mais non pas pour faire appercevoir l'endroit glissant où le pied peut manquer. On tombe, ma chere; et quand on a roulé jusqu'au fond, on a l'avantage de réfléchir et de se dire, tout froissé de sa chute, que si on avoit mieux vu, on ne seroit pas là. Je ne suis point absolument triste; je commence à croire que le mal qu'on se fait soi-même est moins douloureux que celui qu'un autre nous cause. Je ne sais quel mouvement secret nous aide à le supporter; je voudrois bien que ce ne fût pas la vanité. Adieu, ma très-aimable amie: comment Milord Carlile se trouve-t-il de mon absence? Je ne suis plus là pour vous raccommoder; cela devroit bien vous engager à vous brouiller moins souvent. Lorsqu'il vous fâche un peu, songez qu'il est mon parent et mon ami. Il a bien des qualités estimables; il est digne de votre coeur... si pourtant il est un homme au monde digne de la tendresse d'une femme qui pense bien.
LETTRE 5
samedi, du château d'Hastingh. voici, ma chere Henriette, une maison délicieuse; la gayeté y préside depuis deux mois: elle appartient à une veuve qui n'a pas tout-à-fait vingt ans. Enchantée de son nouvel état, elle vient ici passer l'année de son deuil, seulement pour méditer en repos sur le choix qu'elle fera, lorsque la bienséance lui permettra de remplacer un vieux mari, qu'elle haïssoit de tout son coeur. Elle a le plus joli petit visage qu'il soit possible de voir; une taille fine, bien prise, l'air mutin, une bonne-foi charmante; elle conte ses chagrins en étouffant de rire. Le vieux lord étoit jaloux, et elle l'attrapoit; elle l'attrapoit... cette agréable et folle créature a justement la portion d'esprit qui lui est nécessaire pour s'amuser et pour plaire. Miss Annabella, sa soeur, est tout-à-fait différente de cette aînée; elle n'est jamaissortie de ce magnifique château, où elle vivoit seule avec son pere. Sa figure est noble, intéressante; son air doux et fin; elle a beaucoup de lecture, et plus de sentiment. Il ne lui manque, en vérité, que l'usage du monde: mais si elle n'a aucun des agréments qu'il donne, elle n'a pas un des vices où il conduit; vices dont il est si difficile de se garantir dans nos cercles, au milieu de ceux qui ont trouvé l'art méprisable de se pardonner mutuellement une partie des défauts du coeur. Je suis toujours révoltée, lorsque j'entends honorer cette criminelle indulgence de douceur de caractère, de liant dans l'esprit, et de condescendance indispensable dans la société. Oh! Ce Sir Henry, il est insupportable; tout lui déplaît, le fâche ou le chagrine; je le croyois de l'humeur la plus égale. Il faut être bien aimable, pour le paroître à ceux qui nous voient tous les jours. Il m'impatiente: quelque mal que je reçoive ses avis, il s'obstine à m'en donner. Actuellement il me conseille d'ôter un gros bouquet que Sir James a cueilli lui-même, et vient de me présenter: depuis que je l'ai, Sir Henry ne respire pas; il m'apporte vingt exemples des malheurs causés par l'odeurtrop forte des jonquilles; il m'assure qu'elle est dangereuse pour la tête. Moi qui vois son insolente jalousie, je garde le bouquet; je le garderai, dût-il me donner la migraine. J'arriverai demain à Vinchester; j'y trouverai de vos lettres; c'est le seul plaisir que je m'y promets. Adieu; mes plus tendres compliments à Milord Carlile.
LETTRE 6
dimanche, à Vinchester. j'ai reçu vos lettres en arrivant ici; vous ne doutez pas, ma chere Henriette, du plaisir véritable que j'ai senti à les lire. Votre amitié me touche dans tous les instants de ma vie; elle a suffi long-tems à mon coeur: que j'étois heureuse alors! Si des sentiments moins volontaires et plus tumultueux m'ont occupée, vivement occupée, croyez qu'ils n'ont point affoibli ce gout tendre et solide qui m'attache à vous. Les qualités qui l'ont fait naître ne doivent rien à l'illusion; le tems ni l'éloignement ne pourront jamais le détruire. Ma fermeté vous étonne. Eh! Bon dieu,cet effort que vous admirez, si je pouvois l'envisager sans passion, perdroit bien du prix que nous y mettons toutes deux. Qu'est-ce donc que je sacrifie? Quel est le bien dont je me prive? La douceur d'être trompée encore peut-être! Mais pourrois-je m'y abandonner, quand j'ai perdu celle de me tromper moi-même? Vous me dites de pardonner à Milord D'Ossery , ou de ne plus penser à lui . Lui pardonner! Ah! Jamais... n'y plus penser! ... j'y pense assurément le moins que je puis; je n'y pense plus avec plaisir. Je n'y pense plus avec regret; j'y pense... hélas! Ma chere, parce qu'il m'est impossible de n'y plus penser. Le souvenir marche avec nous: on croit le perdre en cherchant le monde; mais un instant de solitude lui rend toute la force que la dissipation sembloit lui avoir ôtée. Dès que je suis avec moi, je me retrouve avec cette idée autrefois si chére; je revois cette image... combien l'ame, que je croyois à cet ingrat, avoit embelli ses traits! Quelle parfaite créature il offroit à mes yeux! Ah! Pourquoi, pourquoi a-t-il déchiré ce voile aimable qui me cachoit ses vices, sa fausseté? ... tant de candeur dans cette physionomie,et tant de perfidie, d'ingratitude dans ce coeur! ... que n'est-il aussi noble, aussi généreux que je l' ai cru! ... oui, mon plus grand malheur est d'être forcée de le mépriser. Adieu, ma bonne, ma chere amie; je ne suis point en état de répondre à tout ce que vous me demandez... que je suis foible encore! ... falloit-il me parler de lui? ... vous avez réveillé... je puis éviter cet homme, renoncer à lui, le haïr, le détester; mais l'oublier... oh! Je ne le saurois.
LETTRE 7
lundi, à Vinchester. je reçois à l'instant une lettre de Milord Carlile, qu'assurément il ne vous a pas communiquée. Il traite ma fuite de ruse féminine; il ne me dit pas cela; mais c'est cela qu'il veut me dire. Il croit que mon intention est de mortifier le pauvre Milord D'Ossery, de l' éprouver , de le désoler , et de lui faire grace ensuite. Cette idée qu'il a de mes desseins, ne me donne pas une haute opinion de sa façon d'accorder des graces . Dites-lui cela, en attendant que je sois en humeur de lui répondre. En vérité, je me mépriserois moi-même, si j'étois capable d'une feinte si basse; si, croyant pouvoir pardonner, j'avois la dureté de faire attendre mon pardon, de jouir de l' incertitude et des peines d'un homme que je voudrois rendre heureux. Non, ma chere Henriette, je ne ferai jamais acheter un bien que j'aurai destiné. Ou je me connois mal, ou il n'est pas en moi de pardonner; je le promettrois en vain. Les chagrins que j'ai sentis sont pour jamais gravés dans ma mémoire. Je suis bien éloignée de désirer qu'il soit en mon pouvoir d'en donner de si vifs. Ma haine est aussi généreuse que mon amitié fut tendre; j'en bornerai toujours les effets à éviter la présence d'un ingrat. Milord Carlile prétend que tout ressentiment doit céder à un vrai repentir: belle maxime! En vérité, je m'en servirai avec mes inférieurs; mais jamais avec mes amis. La confiance ne reçoit pas deux atteintes; il le pense comme moi. Mais, ma chere, une remarque utile à faire, c'est que les hommes n'établissent un principe que dans l' espoir d'en tirer avantage. Accoutumez-vous à penser,d' après milord, que le repentir efface toutes les fautes , et soyez sûre qu'il se procurera des occasions de se repentir... sa lettre m'a fâchée, je l'avoue; au reste, je renonce à son approbation; elle me couteroit trop, si je l'achetois par une foiblesse qui me dégraderoit à mes propres yeux. J'ai toujours regardé comme le plus grand des malheurs, la perte de la bonne opinion qu' on avoit de ses sentiments. On peut jouir de l'estime des autres sans la mériter; l'art atteint jusques-là: mais que devient notre paix intérieure, quand nous ne pouvons plus nous estimer nous-mêmes? Milord Carlile est bien singulier de vouloir décider dans une affaire dont il est si peu instruit. Grondez-le, grondez-le bien, je vous en prie.
LETTRE 8
mardi, à Vinchester. vous me demandez ce que je fais, avec qui je suis, quels sont ceux qui me plaisent davantage. Hélas! Je m'ennuie, je suis avec bien du monde, et personne ne me plaît assez pour me distraire. Nous sommes iciquinze ou seize habitants de Londres, sans compter la noblesse des environs qui abonde au château. Ce grand cercle m'étourdit plus qu'il ne m'amuse. Milord Vinchester est un homme passionné pour les talents: il s'est efforcé d'en aquérir; mais la nature lui a refusé les dons qui les font éclorre, et le gout qui les perfectionne. Avec une grande voix il chante désagréablement, danse de mauvaise grace, quoiqu'il forme exactement ses pas. Il dessine correctement, peint de petits écrans, qui ne sont ni laids, ni jolis, et fait avec facilité des vers détestables. Chaque jour voit naître une foule de couplets et de madrigaux, où l'Amour, Vénus, Hébé, tout l'olympe se trouve, bon gré, malgré, aux pieds des divinités du château. On y prend, en arrivant, le nom que la rime ou la mesure vous donne. Au reste, milord est un fort bon homme; je ne lui crois de défaut que celui d'avoir voulu se déplacer. Né pour être simple, honnête, médiocre; s'il n'avoit point prétendu à la supériorité, on auroit eu peine à lui trouver un ridicule. Sa femme... mais on entre... qui est-ce? ... eh, qui pourroit-ce être que Sir Henry? ... mais qui m'assujettit donc auximportunités de Sir Henry? Pourquoi faut-il que je le reçoive? Quel droit a-t-il de m'ennuyer? Ah! Ma chere Henriette, quel ennemi du genre humain inventa cette fausseté, qui, sous le nom de politesse, nous arrache des égards, nous force à nous contraindre? ... voilà le maussade personnage établi dans mon cabinet; insensiblement il gagne du terrein; il est près, tout près de moi... il lit presque ce que j'écris... je voudrois qu'il le lût pour lui apprendre... je continue exprès... milord, pardon, vous permettez... il s'incline, soupire, et reste; en vérité, il reste. Dans l'humeur où je suis je voudrois qu'il parlât, qu'il me dît qu'il m'aime... je lui donnerois mille guinées pour me faire cet aveu... puisque mon mauvais sort le fixe là, il faut que je vous laisse. toujours mardi à minuit. comme je voulois vous le dire ce matin, Milady Vinchester est très-aimable: elle pense bien, se conduit avec décence et sans affectation: elle est belle, bien faite; à sa fraîcheur on la croiroit cadette de Lady Elisabeth, sa soeur. Elle aime son mari, voitses travers, n' en rit jamais, et par son sérieux en impose à ceux qui voudroient en railler. Dévote devant Dieu, elle le sert sans ostentation; sévére pour elle-même, complaisante pour ses amis, douce avec tout le monde, elle exige peu d'égards, s'en attire de très-grands, et jouit du respect et de l'admiration sincére de tous ceux qui la connoissent. Nous avons la nouvelle Comtesse De Ranallagh, une petite étourdie, n'aimant que le bruit et le jeu: elle est jolie; mais sans caractére; état fâcheux. J'ai remarqué que les gens de cette espéce prennent volontiers les défauts de tout le monde. Mais celle qui prétend à la gloire d'effacer tout, d'enchaîner tout, c'est la belle Comtesse De Bristol. Belle en tout point, belle depuis le matin jusqu'au soir, toujours dans l'attitude d'une femme qui se fait peindre; ne songeant qu'à paroître belle, et ne parlant que des effets de la beauté. Si on lui adresse la parole, elle est si persuadée qu'on lui va faire un compliment, qu'un signe de remerciement précéde toujours son attention. Toutes nos dames sont occupées à la railler: malgré ce qu'elles peuvent endire, la comtesse plaît à tous les yeux, mais elle ne plaît qu'aux yeux. Nous avons Sir Manly, gai, agréable, simple, uni; un véritable anglois, attaché aux moeurs, aux loix, à la mode de son pays. Il est d'une maison très-ancienne, mais peu distinguée par la faveur, et pense qu'une vieille noblesse vaut bien de nouveaux titres. Possesseur de la plus belle terre de la province, il y vit au milieu de ses vassaux comme un pere tendre, environné d'enfants qui le chérissent, sans se souvenir jamais qu'il est au dessus d'eux, à moins que ce ne soit pour leur éviter des peines ou leur procurer des avantages. Juge de paix dans une étendue considérable, il a travaillé pour s'instruire d'un métier que tant de gens trouvent facile, et il joint le savoir à l'équité. C'est un homme, ma chere, c'est le seul qui soit ici. Mais l' objet des préférences de toutes nos dames, c'est Sidney, cadet de tous les Sidneys que vous connoissez; un jeune baronnet, peu riche, et pourtant très-fastueux. Il est grand, bien fait, a les plus beaux cheveux du monde, des dents admirables, assez d'esprit, peu de bon sens, beaucoup de jargon.Il ne sait rien, parle de tout, ment avec impudence; se connoit en chiens, en chevaux, en bijoux; méprise tout, s'admire de bonne foi, décide sans cesse, fatigue les gens de gout, prime parmi les sots, et passe ici pour un homme charmant. Adieu, ma très-chere amie; j'embrasse Milord Carlile, quoique je ne lui pardonne pas.
LETTRE 9
mercredi, à Vinchester. voilà deux de vos lettres qu'on m'apporte; je devois les recevoir hier; j'en étois inquiéte: Sir Henry s'est douté qu'elles avoient été oubliées; il a fait sept milles pour les aller chercher. Je crois que j'ai le coeur mauvais; car je suis fâchée de lui avoir cette obligation. Ce que vous m'apprenez de la rupture de Sir Charles et de Lady Selby, me paroit incroyable. Quoi! Cet amant si passionné, qui l'adoroit, ne pouvoit vivre sans la voir, et menaçoit dans ses fureurs jalouses, de se poignarder à ses yeux! Il la quitte, et avec ce sang froid, cet éclat, sans s'embarrasserni d'elle, ni du monde! ... heureux hommes, combien la différence de l'éducation, les préjugés, l' usage, donnent d'avantage à ce sexe hardi, qui ne rougit de rien, dit et fait tout ce qu'il veut? Que de ressources il a su ménager pour son orgueil, pour ses intérêts! Il rampe sans honte à nos pieds; nos mépris ne l'avilissent point; nos dédains ne peuvent le rebuter; bas quand il le désire, fier dès qu'il espére, ingrat lorsqu'il obtient... serpent souple et agile, qui, ainsi que celui de Milton, se courbe, se replie pour fixer notre attention, et la détourner du piége qu'il nous tend... pauvre Lady Selby, que je la plains! Qu'il est dur d'être abandonnée! Ah! Ma chere Henriette, avec quelle légéreté vous parlez de son état. Si vous aviez senti cette horrible douleur! ... puissiez-vous ne la sentir jamais! Ce récit m'a rappellé ces tems où mon coeur égaré... mais je n'y veux plus songer. Vous ai-je dit que nous avions ici la fameuse Comtesse De Sunderland, si belle, si indifférente, si aimée et si estimée, non-seulement en Angleterre, mais dans les cours du nord, dont elle a fait l'admiration? Elle a près de quarante ans, et n'enparoit pas trente. Je ne puis mieux vous la faire connoître qu'en vous envoyant la copie d'une lettre qu'elle a écrite à Sir Manly. Il la conserve soigneusement depuis treize ans qu'il l'a reçue. Il m'en a dit des traits, qui m'ont donné envie de la lire, et il m'a promis de se faire apporter ici la cassette où elle est. Cette lettre, dit-il, caractérise la comtesse. Sir Manly en étoit amoureux, et ne la voit point encore sans émotion. Il lui écrivit qu'il l'aimoit, et c'est la réponse à sa déclaration que j'attends; dès que j'aurai cette merveilleuse epitre, je vous en ferai part. Adieu, ma charmante amie.
LETTRE 10
jeudi, à Vinchester. vous êtes, ma chere Henriette, d'une cruelle exactitude. Vous m'avez promis de ne point me parler de Milord D'Ossery, et vous me tenez parole avec une régularité que j'admire. Je ne voulois pas qu'on m'entretînt de ses sentiments, des miens, de la fantaisie qui le raméne à moi. Mais me laisser ignorer s'il est encore à Londres, s'ilcompte y rester, ce qu'il y fait, s'il a cherché Milord Carlile, cela est dur, oui, dur, en vérité. On oblige quelquefois en manquant un peu à ses engagements... après tout, pourquoi cette vaine curiosité? Quel intérêt? ... allons, continuez... ne m'en dites rien. Mon humeur devient fâcheuse, tout m'ennuie. Sir Henry me rend ce séjour désagréable; il m'obséde, me fatigue, je ne vois que lui, il me cherche, me trouve, me suit, me rencontre par-tout. à peine suis-je un instant dans mon cabinet, qu'il y arrive d'un air empressé. Vous croiriez à le voir, qu'une affaire très-intéressante l'amène; eh bien, c'est qu'il n'a rien à me dire, pas même bon jour. Il va, vient, retourne, s'agite, arrache des mains de Betty tout ce qu'elle veut me présenter, dérange mes livres, les fait tomber, me demande du thé, en prépare, s'en va sans en prendre, rentre pour me dire qu'il est malade, accablé, qu'il se meurt. Il se proméne les bras croisés, soupire, gémit, ne meurt point, et m'impatiente à lasser ma douceur, même ma politesse. Que je hais l'amour! Que je hais tous ceux qui forment le dessein cruel de m'en inspirer! Sir James me demande en grace un momentd'entretien; il forme un projet qu'il veut soumettre, dit-il, à ma décision; il me regarde d'un air, et me parle d'un ton... que me veut-il? J'ai une seule obligation à Milord D'Ossery; son souvenir sera mon préservatif, mon éternel préservatif contre tout son sexe. Qui pourroit me paroître aimable après Milord D'Ossery? Qui m'inspireroit de la confiance, quand Milord D' Ossery m'a trompée? Que tout ce que je vois est différent de lui! ... mais, ma chere, il n'y faut plus penser; n'est-ce pas? ... hélas! Qu'il est difficile d'oublier! Voilà la lettre que je vous ai promise; Sir Manly m'a permis d'en prendre une copie: vous aurez la bonté de me la renvoyer. Milady comtesse de Sunderland, à Sir Manly. mon estime pour Sir Manly m'engage à lui parler avec une franchise dont je me dispenserois, peut-être, à l'égard d'un autre. Vous êtes aimable, monsieur, bien fait, modeste; vous paroissez prudent, et je vous crois discret. Tant de qualités, si vous y joignez la constance, rendrontheureuse une femme qui vous aimera. Elles justifieront son choix à ses yeux, même à ceux des autres; avantage peu commun, et qui me décideroit en votre faveur, si l'amour étoit un sentiment auquel mon coeur pût s' abandonner. Ce n'est point sur un préjugé, dès long-tems affoibli dans nos idées, que j'établis les raisons qui me portent à fuir cette passion. L'usage est d'avoir un amant; cet usage est reçu, et peut-être ne m'en estimerois-je pas moins, si mon gout me décidoit pour lui. Ce que je dois à Milord Sunderland me retiendroit davantage, s'il avoit eu la bonté de se souvenir que nos promesses étoient mutuelles. Il m'a négligée dans un tems où mon plus tendre attachement pouvoit être le prix de ses moindres complaisances. Je lui rends grace de m'avoir laissée à l'indifférence qu'il méritoit de m'inspirer: la mienne est extrême, il la connoit; et si je n'en donne pas des marques publiques, c'est seulement par égard pour moi-même, parce que je ne crois pas décent de montrer du mépris pour l'homme dont je porte le nom.Livrée à mes réflexions, j'ai long-tems considéré le monde, les différents âges de la vie, la durée des choses, ou, pour mieux dire, leur perpétuelle variété. Mon étude la plus sérieuse, a été d'examiner mon sexe, ses vertus, ses écarts: j'ai cherché les ressources qui nous étoient données pour nous aider dans les positions difficiles où nous nous trouvons, soit dans l'éclat de la jeunesse, soit sur le retour de nos ans. J'ai vu, monsieur, que la coquetterie, la foiblesse et la vanité, étoient le partage des deux sexes, mais particuliérement celui du mien. La vanité bien entendue, et tournée vers le grand, fait des femmes vertueuses. La coquetterie ménagée fait des femmes agréables; la foiblesse en fait de deux sortes, dont les unes sont malheureuses, et les autres méprisables. Notre gout nous range indispensablement dans une de ces classes; le mien m'a décidée, j'ai de la vanité. Celle qui n'a estimé que le frivole avantage d'être belle, passe une partie de sa vie à s'applaudir de ses charmes, et l'autre à en regretter tristement la perte. Quel personnage joue une coquette lorsqu'elle n'a plusde cet état que le ridicule d'y prétendre encore? Les femmes foibles sont à plaindre: le plaisir que leur a donné la sensibilité de leur coeur, est un écueil pour leur raison. Trop souvent elles conservent l'habitude d'aimer, long-tems après qu'elles ont perdu le don de plaire. Elles deviennent le jouet des ingrats et l'objet de la risée d'une jeunesse vile, intéressée, qui les recherche, les trompe, et les deshonore. La vanité n'a aucun de ces inconvénients; elle jouit du passé, du présent, de l'avenir; a toujours les mêmes plaisirs; l'âge ne les détruit point; elle s'aime, s'admire dans tous les tems. N'est-on pas plus heureux, monsieur, par un sentiment qu'on est sûr de conserver, que par ceux qui assujettissent nos gouts, et font dépendre notre bonheur du caprice et de l'inconstance des autres? De quelque façon que vous pensiez sur mon choix, croyez que rien ne peut m'y faire renoncer. Si mon amitié vous est chere, abandonnez pour jamais l'inutile projet de troubler la douceur de ma vie; et par une conduite conforme à mes principes,rendez-vous digne de ma confiance et de mon estime. toujours jeudi. eh bien, voilà une femme très-respectable, très-respectée; pourquoi? Parce qu'elle a eu l'avantage de s'aimer assez, pour ne point en aimer un autre. Elle a fait l'admiration de tout le monde; mais elle n'a fait le bonheur de personne, pas même le sien, peut-être. Que de combats à soutenir contre ce penchant si naturel, qui nous porte! ... à quoi, ma chere? Hélas! à gémir un jour de la perte d'un bien... eh, quel bien? Celui qu'un instant peut changer en amertume. Est-il donc si estimable? Sa possession donne-t-elle des plaisirs assez grands pour compenser les peines dont sa privation nous accable? ... je ne sais comment j'envisage la raison de la comtesse, ses vertus; mais cette classe des femmes foibles me paroit celle des bons coeurs.
LETTRE 11
vendredi, à Vinchester. quoi! Ma chere Henriette, il est parti! On ne sait où il est allé? Vous craignez que ce ne soit en France... eh pourquoi le craindre ? Ah! Qu'il s'en aille, qu'il reste, qu'il voyage, ou qu'il demeure, que m'importe! Quel intérêt dois-je y prendre? Il est mort pour moi... cependant il m'est doux de penser qu'il ne l'est que pour moi. Je suis triste, ma chere amie, je ne sais ce que j' ai: le dégout et l'insipidité sont répandus autour de moi; la façon dont on vit ici me lasse, et ne me dissipe point. Un jeu ruineux, de longs repas, beaucoup de musique, toujours du bruit, peu de repos, aucun des agréments qu'on se promet aux champs... vous êtes sûre que Milord D'Ossery n'est plus à Londres; mais si sa maison y est établie, c'est une marque... en France! pourquoi plutôt en France qu'ailleurs? La Duchesse De Pembroke, qu'il a aimée, vient d'y passer... peut-être a-t-il repris pour elle cette passion, qui, jadis... MilordCarlile ne vous cache-t-il rien? La façon dont il m'écrit, me donne des soupçons... eh, que me fait tout cela? Pourquoi m'en inquiéterois-je? Lady Elisabeth vous prie de lui envoyer un domino blanc, très-galant, c'est-à-dire, très-garni. Envoyez-m' en un aussi, qu'il soit... mon dieu, comme vous voudrez, ma chere. C'est pour un bal que donne Milord Vinchester. On est fatigué de plaisirs ici... partir sans voir Milord Carlile, sans chercher à vous connoître, à vous parler; ne faire aucunes démarches pour savoir où je suis, pour s'assurer... étrange, inconcevable créature! Il paroissoit plein d'ardeur; il ne pouvoit vivre sans me revoir, sans m'appaiser. Recouvrer son coeur, ou mourir , disoit-il à Betty, le jour qu'elle vint toute pleurante me supplier de le recevoir, de lui parler, et il s'en va! Il s'en va, ma chere, et ne voit pas Milord Carlile... quelque part qu'il soit, je lui souhaite tout le bonheur que je désirerois pour moi-même... mais d'où vient semblez-vous m'accuser de dureté, me faire un reproche de son départ? Ah! Ma chere Henriette, vous aimez Milord Carlile bien plus que vous ne le croyez! Vous prenez son style sans vous enappercevoir. Adieu, voilà Sir Henry; je suis très-propre aujourd'hui à converser avec lui.
LETTRE 12
samedi, à Vinchester. je m'ennuie ici, ma chere; je m'y ennuie beaucoup. Que j'ai déja regretté votre cabinet, le mien, la douceur de ces entretiens que la confiance rend si vifs, ces amusements simples, ces lectures utiles! Si quelque chagrin nous touche et vient troubler notre tranquillité, au moins la froideur n'est jamais en tiers avec nous. Il semble que l'on soit libre ici; et la contrainte est cachée sous cette liberté apparente. On y fait ce que l'on veut; mais on n'y dit point ce que l'on pense. Que le grand monde, que cette société brillante, appellée la bonne compagnie, donne peu de satisfaction à ceux qui l'examinent! Ce n'est ni le gout, ni le coeur, pas même l'espérance du plaisir qui rassemble ces êtres bizarres, nés pour posséder beaucoup, désirer davantage, et ne jouir de rien. Ils se cherchent sans s'aimer, se voient sansse plaire, et se perdent dans la foule sans se regretter. Qu'est-ce donc qui les unit? L'égalité du rang, de la fortune, l'usage, l'ennui d'eux-mêmes, ce besoin de s'étourdir qu'ils sentent continuellement, et qui semble attaché à la grandeur, aux richesses, à l'éclat, enfin, à tous les biens que le ciel n'a pas également départis à toutes ses créatures. Quels liens, ma chere, et quels amis pour moi! Peu accoutumée à déguiser mes sentiments, puis-je me plaire avec ceux auxquels je ne saurois les montrer sans réserve? Il faut être dans une situation fort heureuse, pour s'amuser des gens qu'on aime peu, ou qu'on n'aime point du tout. Mais je suis bien réfléchissante; je vous lasse, peut-être. Adieu; de quelque humeur que je sois, je vous aime toujours; ha, oui, de tout mon coeur.
LETTRE 13
dimanche, à Vinchester. deux de vos lettres! ... il n'est point revenu... on ne sait où il est... une de Milord Carlile... il ne m'apprend rien; mais il me gronde, et très-fort, et avec de l'humeur qu'il veut me faire prendre pour de l'amitié... pour de la raison... oh! Je lui répondrai en vérité. Il se plaint de vous, du peu de complaisance que vous lui marquez: aussi, ma chere Henriette, pourquoi ne voulez-vous pas lui dire ce que vous savez comme moi-même, ce que j'ai consenti que vous lui apprissiez? Vous ne voulez pas faire connoître à cet homme combien un autre a été aimé ; cette excuse est désobligeante; a-t-il tort d'en être fâché? Quoi-qu' il soit mon meilleur ami, j'ai une sorte de répugnance à lui avouer mes foiblesses; pourtant je lui dirai tout; il verra, du moins, qu'il n'entre dans mon ressentiment aucun des caprices tant reproché à mon sexe. Vous n'êtes pas bien avec Sir Henry; c'est un malheur que je ne puis vous dissimuler. Il m'a demandé hier pourquoi vous aviez remis à l'été votre mariage avec Milord Carlile: je lui ai dit que c'étoit pour attendre le retour de votre oncle, dont l'ambassade finissoit dans ce tems. Un quart d'heure après il m'a fait exactement la même question, et moi positivement la même réponse. cruelle fille! s'est-il écrié, imposer une loi si dure! Si j'étois Carlile ! ... si vous l'étiez, monsieur. je crois... vous croyez? ... j'espére que milady ne peut s'offenser... mais je vous prie, si vous étiez Carlile... je n'ose parler... j'ai le malheur de vous révolter... de vous être importun... pourtant milady... pourtant... là dessus il s'est levé, a pris le ciel à témoin de je ne sais quoi, s'est promené à grands pas, a commencé une conversation avec lui-même, et tout cela d'un air si sombre, si triste, si lugubre, et puis il est resté si déconcerté... mais le voici, plus morne, plus malade, plus mort que jamais; il m'apporte des pamphlets: je suis sûre qu' ils ne valent rien.
LETTRE 14
lundi, à Vinchester. j'écris à Milord Carlile, et je lui donne ces détails qu'il n'a pu obtenir de vous. Son ancienne amitié pour le Comte D'Ossery lui persuade que le procédé dont je me plains ne sauroit être impardonnable. Il en jugera autrement, je l'espére; il ne lui restera plus de prétexte pour tous les lieux communsdont il me fatigue. à vous dire la vérité, ma chere Henriette, je ne voudrois pas qu'un autre vît cette histoire. Il me paroit fort désagréable d'en avoir une; et si je pensois sérieusement, je la déchirerois, peut-être. J'ai passé une partie de la nuit à l'écrire; je ne saurois vous exprimer combien cette occupation m'a agitée. Dès que Milord Carlile aura lu ce cahier, faites-moi le plaisir de le brûler. Je ne réponds pas à votre jolie lettre: ma chere, vous étiez bien gaie quand vous m'avez écrit; je ne le suis point assez à présent pour vous répondre. lettre de Milady Catesby à Milord Carlile. non, milord, je n'ai point un esprit d'obstination qui me porte à me chagriner , pour faire partager mes peines à un autre ; mais j'ai la noble fermeté qui distingue les coeurs généreux de ces petites ames, toujours prêtes à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Déterminée dans mes résolutions par des principes sûrs, je suis capable de tous les efforts que l'honneur exige; et ce que je croirai me devoir, décidera toujours de mes projets de conduite et de mes idées de bonheur. c'est un homme, dites-vous, qui a des torts; il les sent, il revient; vous rejettez ses soumissions; ce procédé est peu d'accord avec votre caractére: vous aimez encore, vous êtes encore aimée; vous devez oublier, vous devez pardonner. pourquoi le dois-je, milord? Lorsque vous eutes querelle avec le chevalier Sternill; c'étoit un homme, qui, dans un moment de délire, vous avoit insulté; il reconnoissoit sa faute, il l'avouoit; il offroit de vous faire toutes les réparations qui étoient en son pouvoir; vous saviez qu'il vous aimoit; cependant vous refusates de l'entendre; rien ne put vous faire consentir à un accommodement; et pour un geste douteux, un mot échappé dans la chaleur d'une folle dispute, vous étendites mort à vos pieds celui que vous aviez nommé cent fois votre ami. Quelqu'un blâma-t-il votre inflexibilité ? Pourquoi pardonnerois-je, moi que l'on a insultée avec réflexion, de dessein prémédité, sous le voile de l'amitié, de l'amour, de tous les sentiments qui peuvent toucher un coeur tendre et reconnoissant? Eh! Quel droit un sexe a-t-il de se jouer de la douceur et de la bonté de l'autre?Si l'usage a rendu le point d'honneur différent entre nous; si je ne suis point forcée à me venger avec éclat, mon ressentiment doit-il en être moins vif? Doit-il céder aux avances d'un ennemi, qui pour bien moins eût payé de sa vie l'outrage qu'il vous auroit fait? Encore une fois, quels sont vos droits pour insulter, ou pour punir? Quel orgueil vous persuade que vous pouvez punir, quand vous croyez que je dois pardonner? Ne me donnez point des préjugés pour des loix, milord, ni l'usurpation comme un titre; le tems et la possession affermissent le pouvoir de l'injuste; mais ne le rendent jamais légitime. Dans cette route difficile où nous voyageons ensemble, le ciel nous a placés sur la même ligne; je puis marcher votre égale, et je n'admets point de distinctions entre des créatures qui sentent, pensent et agissent de même. Mais je hais à disserter; et quoique votre lettre soit très-propre à m'animer, je ne porterai pas ce sujet plus loin. Je veux bien vous donner ces détails que vous désirez; je consens même à vous prendre pour juge entre Milord D'Ossery et moi; prête à enappeller pourtant, si vous osiez me condamner sur les faits que je vais vous exposer. histoire de Milady Juliette Catesby, et de Milord D'Ossery. ce que je vais vous confier, n'est intéressant que pour un ami. Encore fort occupée de mes chagrins, je puis convenir pourtant, qu' ils n'ont d'extraordinaire que la façon dont je les ai sentis; mais la diversité de nos caractéres met une extrême différence dans notre maniére d'envisager les événements: je n'ai pu me consoler d'un malheur, qui, peut-être, eût été léger pour une autre. Mariée à seize ans, veuve à dix-huit, je revins à Londres comme vous en partiez pour aller à Vienne. Rien ne me promettoit alors la fortune considérable que je posséde aujourd'hui. Sans ambition, sans amour pour le faste, je ne la désirois pas cette fortune. Hélas! Que mon frere n'en jouit-il encore! Quels biens me le feroient oublier! Que ne puis-je perdre tout ce vain éclat, et recouvrer un ami si cher!Vous l'aimiez, milord, et vous savez combien mes regrets sont fondés. Il partit pour la France, et je restai chez ma tante, qui nous servoit de mere à tous deux. Lady Nancy, sa fille, ayant été mariée à Milord D'Ormond, et ma tante lui cédant sa maison dans Pallmall, un arrangement convenable me fit demeurer avec Lady D'Ormond. L'extrême jalousie de Milord Catesby m'avoit accoutumée à la retraite: je me plaisois peu dans le grand monde; la lecture et la musique occupoient tous mes moments. On me trouvoit aimable, on me le disoit; mais sans être insensible au plaisir de l'entendre dire, je l'étois beaucoup aux soins de mes amants. Je riois de leurs transports; et badinant des erreurs où l'amour conduit, je croyois que la raison et la fierté me les feroient toujours éviter. Peu de tems après le mariage de ma cousine, nous partimes pour le Comté D'Erford. Milord Comte D'Ossery et le chevalier D'Orsey revinrent alors, l'un de France, et l'autre d'Italie. Comme ils étoient tous deux amis de Milord D'Ormond,ils furent priés par lui de venir à Erford; ils tarderent peu à s'y rendre, et ils y arriverent ensemble. J'étois avec Milady D' Ormond, lorsque son mari les lui présenta: le premier regard que je portai sur l'un des deux, décida pour jamais mon gout et mes penchants. Milord D'Ossery montroit un grand éloignement pour la tendresse. Avant de l'avoir vu, j'étois fort indifférente: cette conformité d'humeur, dont on nous railloit quelquefois, fut le premier lien de l'amitié qui nous unit d'abord: il parloit souvent de l'amour; mais c'étoit toujours pour s'en plaindre; il paroissoit n'en connoître que les peines. Mon coeur déja sensible pour lui, prenoit un secret intérêt à ses discours: je me les répétois quand j'étois seule; et pensant qu'il regrettoit une infidéle, je partageois ses chagrins. Je m'étonnois qu'on eût cessé de l'aimer; il me sembloit qu'une femme qui avoit pu le trahir, ou l'abandonner, étoit née plus perfide que toutes les autres. Je passai un peu de tems sans faire attention au plaisir que je sentois en voyant le comte; je m'y livrois et n'y réfléchissoispoint; je trouvois seulement que depuis son séjour à Erford, tout étoit devenu plus intéressant pour moi. Le chevalier D'Orsey se déclara mon amant; vous savez que ses passions sont vives, mais de peu de durée; il se montra bientôt empressé, ardent, et ne me parut qu'importun. Milord D'Ormond souhaitoit qu'il pût me plaire; il lui avoit même donné des espérances; je les détruisis dès qu'on m'en parla. Le chevalier prit de l'humeur et me devint insupportable; il étoit triste, jaloux, incommode, boudoit souvent, et passoit des jours entiers à la chasse pour m'éviter. Milord D'Ossery me badinoit sur ses absences; il m'assuroit, en riant, qu'elles m'affligeoient, et s'offroit à me représenter le chevalier. Il prenoit sa place près de moi, l'imitoit dans ses soins, choisissoit des fleurs, et me les présentoit avec cette contenance timide, cet air sombre, dont l'amour malheureux ne peut se défendre, et qui ajoute à l'ennui qu'il inspire. Le comte mêloit tant d' agrément à tout ce qu'il faisoit, que cette plaisanterie se répétoit sans y perdre. Elle nous engageoit à nouschercher; et quand nos entretiens prenoient un tour plus sérieux, Milord D'Ossery plaignoit le chevalier, et me disoit qu'il n'imaginoit point de malheur égal à celui de m'aimer et de me déplaire. Un matin que je m'étois promenée assez long-tems avec Sir D'Orsey, par un de ses caprices ordinaires, il changea tout-à-coup d'humeur, et parut fort enjoué: Milord D'Ossery prit un air sérieux; je vis de la froideur dans ses regards; je m'en inquiétai; un mouvement inconnu se fit sentir à mon coeur, et me causa la plus grande agitation. Je voulois parler au comte, lui demander le sujet de sa tristesse; mais loin de saisir les occasions que je lui donnois de s'approcher de moi, il ne parut pas même faire attention à mon dessein. Les heures passerent et le jour finit, sans qu'il m'eût marqué la moindre préférence, sans qu'il eût daigné m'adresser une seule parole. Qu'il me parut long ce jour! Quel dépit je sentois contre Milord D'Ossery! J'en ressentois tant, que je croyois le haïr. Dès que je fus seule, des larmes s'échapperent de mes yeux; elles dissiperent l'oppression de mon coeur, et me laisserentla liberté de réfléchir sur la cause secréte du sentiment qui les faisoit couler. Pourquoi me troubler de la froideur de Milord D'Ossery? Pourquoi désirois-je de lui parler? Qu'avois-je à lui dire? Et quel intérêt devois-je prendre au changement de son humeur? Ces questions que je me fis à moi-même, me découvrirent le penchant auquel je m'étois livrée sans le connoître. Vous le dirai-je, milord? En osant me l'avouer, j'eus la foiblesse de me le pardonner. Je trouvois Milord D'Ossery si digne d'être aimé; l'agrément de son esprit, les graces de sa personne, son air, ses traits, la noblesse de ses sentiments, mille qualités aimables, les vertus qu'il possédoit, celles que mon amour lui prêtoit, tout en lui me parut propre à augmenter ma tendresse et à la justifier; je me promis de ne jamais la faire éclater; mais je me promis aussi de la conserver toujours. On me trouva le lendemain un air d'abattement qui fit craindre pour ma santé. Milord D' Ossery laissa voir tant d'inquiétude, se montra si touché de ma langueur,que l'intérêt vif qu'il y prit, la dissipa bientôt. En le voyant, en l'écoutant, ma gayeté renaissoit, et ramenoit sur mon visage l'éclat que le chagrin en avoit banni. Depuis ce jour j'observai mes démarches; le comte me montra bien plus d'amitié; mais il ne me montroit que de l' amitié. L'hyver nous ramenant à Londres, je vis Milord D'Ossery moins souvent; je devins triste, rêveuse; je sentis du dégout pour tous les amusements qui me suffisoient avant que mon coeur se fût donné. Lady Henriette étoit alors à Venise avec son pere. Privée de la seule amie à laquelle j'aurois osé confier mon trouble, je veillois sans cesse sur moi-même pour le cacher. Quelquefois je rougissois de mon amour; je regrettois ma premiére tranquillité; je ne voulois plus me livrer à mes sentiments; je les combattois; j'examinois le comte avec attention; je lui cherchois des défauts; je souhaitois qu'il pût me déplaire: mais plus je le regardois, plus je l'écoutois; plus je me persuadois qu'il étoit vraiment digne de tout l' amour que je sentois pour lui. Le Chevalier D'Orsey, dont la légéretéétoit extrême, las de mon indifférence, offrit ses voeux à Miss Germain; son infidélité nous rendit amis: comme sa nouvelle maîtresse étoit souvent avec moi, il me prioit de ne pas lui apprendre à le maltraiter. Milord D'Ossery étoit toujours mêlé dans nos entretiens: nous parlons, sans le vouloir, de l'objet qui nous plait; son nom est sans cesse sur le bord de nos lévres: on veut en vain le retenir, il échappe; on l'a prononcé cent fois avant de songer qu'on ne vouloit pas le prononcer une seule. Soit que le chevalier m'eût pénétrée et voulût se venger, soit qu'il le pensât en effet, il me répétoit à tous moments qu'il plaindroit beaucoup une femme qui s' attacheroit à Milord D'Ossery. Il me le peignoit solide, aimable, généreux, mais insensible. Le chevalier me chagrinoit par ses discours; pourtant je ne me lassois point de les entendre: c'étoit parler de Milord D'Ossery; et tout ce qui m' entretenoit de Milord D'Ossery, avoit un charme attrayant pour moi. Je passai une partie de l'hyver dans l'incertitude et l'agitation; les regards ducomte, ses assiduités redoublées, mille petits soins que le coeur seul fait prendre, et que lui seul sait apprécier, tout me persuadoit qu'il m'aimoit; mais il ne me le disoit pas: et ce doute inséparable de l'amour, cette crainte qui éléve des obstacles à nos désirs et détruit nos espérances, me faisoit toujours rejetter les preuves que je croyois avoir de sa tendresse. Tant que Milord D'Ossery étoit près de moi, une paix douce calmoit mes sens; mes voeux les plus chers me paroissoient remplis; et dès qu'il s'éloignoit, je sentois renaître toutes mes inquiétudes. Nous étions un soir dans le cabinet de Milady D'Ormond; tout le monde jouoit, excepté le comte et moi; j'étois debout, appuyée sur le fauteuil de Lady Bedford, dont je voyois le jeu. Elle appella Milord D'Ossery pour lui parler; il se pencha vers elle; un mouvement que le hazard me fit faire, posa ma main sur celle du comte. Je la retirai; mais lui, me fixant avec un regard passionné, se hâta de porter la sienne à sa bouche, et baisa l'endroit que je venois de toucher. Je fus émue de cette action; elle m'attendrit, elle me charma; et du reste du soir je ne pus me défendre en regardant le comte de ce trouble, de cet embarras, qui dit si bien ce qu'on s'efforce de taire. Pardonnez, milord, si je m'étends sur de si foibles détails: cette cruelle passion m'a été si chere, tout ce qui s'y rapporte est encore si vif dans ma mémoire, qu'il m'est impossible d'en parler sans me rappeller les circonstances qui m'ont conduite à me livrer à ce malheureux penchant. Au commencement du printems nous retournames à Erford: Milord D'Ossery voulut être du voyage; j'en ressentis une joie extrême; je me flattai qu'il y venoit pour moi seule; je lui sus gré de me préférer aux amusements que la cour, Bath et Tunnebrige pouvoient lui offrir. Hélas! Je ne fus que trop sensible à ce léger sacrifice. Moins gênés qu'à Londres, nous passions des heures entiéres dans ces beaux jardins que Milord D'Ormond a pris plaisir à rendre délicieux par les plantes rares, les bosquets, et la quantité de fleurs dont il les a fait orner. Le comte me perfectionnoitdans le françois, et je lui enseignois l'espagnol: nos lectures nous conduisoient à des réflexions, dont nos sentiments étoient le principe. à chaque instant le secret de notre coeur paroissoit prêt à nous échapper; nos yeux se l'étoient déja dit, lorsque lisant un jour une histoire touchante, de deux tendres amants qu'on séparoit cruellement, le livre tomba de nos mains, nos larmes se mêlerent; et saisis tous deux de je ne sais quelle crainte, nous nous regardames. Il passa un bras autour de moi, comme pour me retenir; je me penchai vers lui; et rompant le silence en même-tems, nous nous écriames ensemble: ah! Qu'ils étoient malheureux! une entiére confiance suivit cet attendrissement; Milord D'Ossery me découvrit enfin les sentiments que je lui avois, disoit-il, inspirés dès le premier instant où il m'avoit vue. Il m'apprit les raisons qu'il avoit eues de contraindre les mouvements de son coeur, naturellement porté vers l'amour. Vous savez qu'il étoit prêt d'épouser Lady Charlotte Chester, lorsque le vieux Duc De Penbroke se présentaet fut agréé dans sa recherche. Lady Charlotte préféra à l' amant aimable qui lui étoit attaché, qu'elle feignoit d'aimer, un titre qu'il n'espéroit point alors, ayant deux freres, tous deux ses aînés. Cette fille ambitieuse dégouta Milord D'Ossery de tout un sexe, qu'il crut incapable de tendresse et de fidélité. Il quitta Londres, et conservoit encore, lorsqu'il vint à Erford, la crainte de s'engager: elle fut bientôt dissipée par l'espoir de trouver en moi un coeur formé pour le sien. Il oublia la duchesse, et ne s'occupa que du plaisir de se livrer à l'amour que je lui donnois et qu'il me cachoit. Avec quel feu il me le peignit, cet amour! Combien de fois il me jura que son bonheur, que sa vie dépendoient du retour que j'accorderois à sa tendresse! Que ses regards étoient touchants! Quelle ardeur dans ses expressions! Ses discours, le son même de sa voix pénétroient mon ame; toutes ses paroles s'y gravoient pour ne s'en effacer jamais. Ah! Milord, quel moment! L'aveu d'un amour qu'on partage est un trait de lumiére qui porte un nouveau jour dansnos idées. Un charme inconnu se répandit sur tout ce qui m'environnoit; les objets changerent à mes yeux; ils devinrent plus riants, plus aimables; je vis la nature s'embellir autour de moi. Ce jardin, où je venois d'apprendre que j'étois aimée, me parut le séjour d'un être bienfaisant, dont la main déchiroit le voile qui m' avoit caché le bonheur. Interdite, saisie d'étonnement et de joie, comment aurois-je pu renfermer des mouvements rapides et sentis pour la premiére fois? Eh, pourquoi les aurois-je contraints? Je laissai voir à mon amant tout le plaisir qu'il venoit de faire passer dans mon ame: il en jouit, et l'augmenta par ses transports, par la reconnoissance avec laquelle il reçut les serments que je lui fis de l'aimer toujours. Depuis cet instant, Milord D'Ossery réunit tous les penchants de mon coeur, et je ne respirai plus que pour aimer Milord D'Ossery. C'est dans ce tems que le Duc De Suffolk vint à Erford; il y passa six semaines, et prit pour moi cette passion qu'il conserve encore. Pourquoi ne puis-je la payer d'un sentiment plus tendre que l'estime?Une ardeur si constante devroit bien l'emporter sur le souvenir d'un ingrat. Milord duc me fit parler; mes refus l'affligerent sans l'offenser: il imagina facilement que le rang de duchesse, une fortune immense, l'homme le mieux fait et le plus justement estimé, n'étoit point un parti auquel on pût renoncer sans un fort attachement pour un autre. Il s'en expliqua avec Milord D'Ormond, qui l'assura du contraire, mais sans pouvoir le persuader. Je ne doute point que ses soupçons ne soient tombés sur Milord D'Ossery: je le crois d'autant plus, que depuis il n'a jamais prononcé son nom devant moi; égard dont je lui saurai toujours gré. Nous cachions, avec soin, notre secréte intelligence, sans autre raison qu'un peu de honte d'avoir changé; nous nous voyions sans cesse, et la nuit nous nous écrivions ce que nous n' avions pu nous dire pendant le jour. Que ce tems est encore cher à mon souvenir! Que je vivois heureuse! Quel bien est comparable à la douceur d'aimer un homme qui nous paroit digne des plus tendres affections denotre coeur, qui nous aime, nous le dit, nous le répéte à chaque instant, dont tous les désirs se confondent avec les nôtres! Quel plaisir de l' attendre, de le voir paroître, de lever sur lui des yeux que sa présence anime, de lire dans les siens qu'on est belle, et qu'on lui plait! Qu'il est flatteur de se voir l'objet de ses soins, de ses préférences; d'imaginer qu'il ressent tous les transports qu'il excite, qu'il jouit de tous les plaisirs qu'il donne! ... ah! Milord, pourquoi la légéreté de notre coeur, l'inconstance de nos idées, changent-elles en amertume un sentiment si doux? D'où vient que de deux personnes qui ont l'égal pouvoir de se procurer un bonheur si grand, si vrai, une des deux s'en dégoute, cesse de le sentir, et livre l' autre à d'éternels regrets? ... aimable sensibilité! Présent cher et flatteur! Non, ce n'est pas vous qui nous rendez malheureux: notre inquiétude naturelle, nos caprices empoisonnent les dons du ciel, et nous font prodiguer, sans en jouir, les biens précieux qu'il nous accorde. Six mois se passerent dans cette agréable situation. Vers le milieu de l' automne,Milord D'Ossery fut obligé d'aller à Londres pour assister aux noces de Milord Portland, qui épousoit Lady Mortimer. Il montra une répugnance extrême lorsqu'il fallut partir, et me quitta avec une douleur véritable. Il m'écrivoit deux ou trois fois par jour; ses lettres étoient remplies de la plus grande tendresse; il ne parloit que du désir de revenir, de me revoir, et de l'espoir de former bientôt avec moi la même chaîne qu'il venoit de voir serrer. Mes réponses lui exprimoient l'ennui que me causoit son absence; ennui que rien ne pouvoit dissiper. Il revint, enfin, et la joie de le revoir effaça le souvenir des tristes jours que j'avois passés sans lui. Les premiers transports de cette joie étant calmés, je crus m'appercevoir d'un peu de mélancolie dans les regards du comte; je lui en demandai le sujet, avec ce tendre intérêt qu'un coeur vraiment touché prend aux moindres inquiétudes de ce qu'il aime. Un jour que je le pressois de me confier ses peines, je vis ses yeux mouillés de quelques larmes; il s'efforça de me les cacher; et détournant sonvisage: ah! Me dit-il, en s'interrompant plusieurs fois, j'ai un reproche à me faire, un reproche qu'à chaque instant vos bontés rendent plus vif! Permettez-moi de ne pas m'expliquer sur ce qui le fait naître; si je parlois, vous m'en aimeriez bien moins; vous ne m'aimeriez plus, peut-être. Je ne suis pas digne de ce coeur que vous m'avez donné; aucun homme n'en est digne. Que votre ame est au dessus de la mienne! Que j'ai à rougir auprès de vous! Ah! Lady Juliette, est-ce votre amant? Est-ce un homme aimé de vous, qui a pu se préparer des remords? ... non, je ne suis plus cet heureux amant qui croyoit vous mériter. Cet étrange discours pénétra mon coeur d'un trait douloureux; je le priai en vain de m'ouvrir son ame toute entiére; il ne put y consentir: je n'osai le presser, dans la crainte d'augmenter sa peine. Le tems sembla l'adoucir, et diminua ma curiosité. Son amour étoit toujours le même; et sa tristesse se dissipant peu à peu, je ne m'obstinai point à découvrir son secret. Le comte m'étoit si cher! Je trouvois tant de douceur à lui sacrifier quelquechose! Comment aurois-je ramené un sujet d'entretien qui pouvoit lui déplaire ou l'affliger? Nous partions d'Erford dans six jours. Milord D'Ossery m'avoit fait consentir à lui donner la main un mois après notre retour à Londres; j'avois souhaité d'attendre, pour m'unir à lui, le retour de mon frere. Ses derniéres lettres m'assuroient qu'il repasseroit la mer au commencement de l'hyver. Milord D' Ossery pouvoit prétendre à un parti plus riche que je ne l'étois alors: cependant ma fortune suffisoit au surcroit de dépense qu'une femme devoit lui occasionner: elle me mettoit en état de me passer de tous les avantages qu'il vouloit me faire. On lui avoit envoyé un plan des articles; il avoit pris plaisir à les examiner, à les rédiger avec moi. Nous étions d' accord sur tous les points, lorsqu'un soir Milord D'Ossery reçut un courier qui le fit demander avec beaucoup de mystére, et ne voulut remettre ses dépêches qu'à lui-même. Il avoit laissé le jeu où il étoit engagé, pour aller parler à cet homme: mais au lieu de revenir, il envoya prierMilord Arthur de prendre son jeu. à l'heure du soupé, un de ses gens vint dire qu' il se trouvoit un peu mal, et qu'on le mettoit au lit. Jamais inquiétude plus vive ne se fit sentir à mon coeur, que celle où me mit ce message. Je n'imaginai point que le comte fût malade; mais je pensai qu'on venoit de lui apporter une nouvelle fâcheuse. J'envoyai plusieurs fois Betty savoir comment il se trouvoit, et s'informer de ce qu'il faisoit. Elle me dit d' abord qu'il étoit enfermé, et avoit défendu à ses gens d'entrer. Ensuite elle apprit de son valet-de-chambre, qu'il pleuroit amérement, paroissoit au désespoir, et que jamais on ne l'avoit vu dans un état aussi violent. Quelle nuit je passai! Milord D'Ossery étoit dans la plus profonde affliction; il s'enfermoit, il pleuroit; il avoit des peines, et ne me cherchoit pas. En avoit-il qu'il ne pût me confier? Doutoit-il de l'intérêt que je prenois en lui? Il avoit donc des secrets pour moi? Je me rappellai ses discours et son embarras dans les premiers moments de son retour à Erford; je commençai à craindre, sans démêler ce que je craignois. La seule idée qu'il versoit des larmes, faisoit couler les miennes: je ne pouvois calmer mon trouble; et le jour me surprit dans cette triste incertitude dont on brûle de sortir, et dont trop souvent on regrette la perte. Dès que l'heure le permit, j'envoyai savoir comment milord avoit passé la nuit: on répondit qu'il ne s'étoit pas couché; qu'il venoit de s'habiller, et s'étoit mis à écrire. Milord Arthur, sa femme, la Comtesse De Lindsey et son fils, étoient les seuls étrangers qui restassent à Erford; ils partoient ce même jour. Pour éviter de me montrer, je fis dire que je reposois, et j'allai me promener le long du canal; je marchai long-tems, sans m'appercevoir du chemin que j'avois fait. Comme je revenois, je vis Milord D'Ossery qui s'avançoit vers moi; mais si foible, si abattu, si changé, qu' il étoit facile de juger en le regardant, qu'un événement bien fâcheux, bien imprévu, le réduisoit dans cet état. Il me joignit, me salua, sans lever les yeux sur moi, prit une de mes mains, la serra doucement, me conduisitdans un bosquet, où nous nous assimes tous deux sans rien dire. Je n'osois lui faire des questions; il vouloit parler, et sa voix expiroit sur ses lévres: enfin, tombant à mes genoux, et cachant son visage dans ma robe, il se mit à pleurer, avec toutes les marques d' une douleur inexprimable. Ses larmes et ce triste silence déchiroient mon coeur; je le pressois tendrement de parler; je pleurois avec lui; son chagrin m'accabloit; je le conjurois de le modérer, de le répandre dans mon sein; il avoit cédé à mes instances et levé la tête. Ses yeux baignés de larmes étoient fixés sur les miens; nos pleurs se confondoient; il paroissoit déterminé à s'expliquer; je l'en suppliois, lorsque s'arrachant tout-à-coup de mes bras, il s'éloigna avec vitesse. Je le rappellai en vain; je voulus le suivre, et n'en eus pas la force. Toutes mes craintes, mes allarmes n'étoient que pour lui; je ne pouvois concevoir ce qui l'affligeoit à cet excès, ni comment il étoit possible qu'il pût trouver de la difficulté à s'ouvrir avec moi. Rentrée dans mon appartement, on me dit que milord étoit sorti; deux heures après,on m'apporta une lettre; elle étoit de lui: que devins-je en y trouvant ces mots! je pars, madame, et je pars sans espoir de vous revoir jamais: comment oserois-je reparoître devant vous! Moi qui vous ai trahie! Qui, parvenu au comble de mes voeux, de mes souhaits les plus ardents, aimé de vous enfin, n'ai pu réprimer un indigne mouvement! ... moi qui me suis exposé à vous perdre! Ah! Détestez, méprisez le monstre odieux qui a détruit son bonheur et le vôtre! Hélas! Si près d'être à vous! Si charmé de mon sort! Si vain de regner dans un coeur tel que le vôtre! quand vous m'avez préféré! ... faut-il! ... oui, l'honneur m'impose une loi... que vous êtes vengée! que je suis puni! Je vous perds! ... ah! Dieu, je vous perds! ... fatal voyage! ... mais de qui me plaindre que de moi-même? Votre idée si chere à mon coeur, si présente à mon souvenir, ne devoit-elle pas m'arrêter? ... mais étois-je à moi? ... quoi! Je ne vous verrai plus! Je serai l'objet de vos mépris! De votre haine! ... plus malheureux cent fois de l'être un seul instant de vos regrets, de votre douleur, de vos larmes, qui vont couler pour un ingrat, pour un cruel, forcé de se priver! ... ah! Plaignez-moi, madame, j'ose implorer votre pitié! Que ne puis-je, au moins, vous apprendre! ... mais cet horrible secret n'est pas tout à moi; je dois respecter... quoi? ... mon malheur. Faut-il que je sois réduit à désirer d'être oublié de vous? Ah! Je ne vous oublierai jamais; je vous adorerai toujours; vous m'occuperez sans cesse. Adieu, madame, adieu. puissé-je ne pas vivre assez long-tems pour apprendre ce que vous pensez d'un malheureux qui ne vous méritoit pas. je demeurai comme une personne inanimée: un coup si terrible, si peu attendu, si peu mérité, anéantit presque mon être. Immobile, et sans lever les yeux de dessus ce funeste écrit, il me sembla en le finissant, qu'une invisible main me précipitoit dans un abyme, et détruisoit en moi le principe de ma vie. Je restai jusqu'au lendemain dans une espéce de stupidité qui suspendoit toutes les facultés de mon ame. Heureuse encore, si cet état eût duré, et que ma raison se fût perdue avec mon bonheur!Milady D'Ormond étoit à douze milles d'Erford, chez une de ses parentes; elle y reçut la nouvelle du duel et de la mort de mon frere. En revenant, elle cherchoit avec son mari, les moyens de me préparer à cette perte; elle savoit combien j'y serois sensible. On lui dit l'état où j' étois; elle s'informa si j'avois eu des lettres de Londres; et sachant qu'on m'en avoit remis plusieurs, elle me crut instruite du sort de mon frere. Mes foiblesses se succédoient si rapidement, lorsqu'elle vint près de moi; j'étois si peu capable d'entendre ou de parler, que ma situation l'effraya. Ce ne fut que le soir du lendemain, où revenue un peu à moi-même, je compris par les consolations qu'on s'efforçoit de me donner, et par les détails où l'on entroit en me les donnant, que mon aimable frere n'étoit plus. Je dus la vie à ce redoublement de douleur; mes larmes s'ouvrirent un passage; leur abondance me rendit le cruel pouvoir de réfléchir; j'eus la force de cacher une partie de mes regrets, en me livrant, sans contrainte, à ceux dont je n'avois point à rougir.Je ne pus me résoudre à retourner à Londres; je restai à Erford, malgré les priéres de Milady D'Ormond et de son mari, dont j'étois fort aimée. J'y portai le deuil de mon frere avec autant de régularité que j'avois porté celui de Milord Catesby; je ne voulus voir personne; je ne me plaisois qu'à m' abymer dans ma douleur. Je parcourois tous les lieux où j'avois vu Milord D'Ossery, où je lui avois parlé; mes cris, mes gémissements marquoient les endroits où il m'avoit assurée de son amour, de cet amour qui n'existoit plus; je baignois de mes pleurs ses lettres, son portrait, mille bagatelles qu'il m'avoit données. Sans cesse occupée de lui, je ne sentois encore que la douleur d'en être séparée, pour jamais séparée! Je le regrettois sans le condamner; je relisois à tous moments cette lettre fatale; je cherchois en vain à comprendre ce qu'il m'avoit écrit, pourquoi il m'abandonnoit. Je le plaignois, parce qu'il désiroit d'être plaint. Je ne le croyois ni faux ni perfide; mon coeur le défendoit, l'adoroit toujours. Je l'avois aimé sans savoir s'il partageroit ma tendresse; et jel'aimois encore, incertaine du sujet de sa fuite, sans douter de la noblesse de ses sentiments, et ne pouvant me persuader qu'il m'eût trompée. Je passois une partie du jour à lui écrire, sans jamais envoyer ce que j'avois écrit. Dès que ma lettre étoit finie, une répugnance invincible m'empêchoit de la fermer; je la lisois, je pleurois, je déchirois ce que je venois d'écrire; un instant après, je recommençois, sans pouvoir me déterminer à hazarder la moindre démarche. Ma tête, fatiguée par une continuelle application sur le même sujet, par tous ces noirs projets que la tristesse enfante, perdoit peu à peu la faculté de se fixer sur d'autres objets; je ne pensois qu' à mon frere et à Milord D'Ossery. Quelquefois je tombois dans une espéce d'insensibilité; tout s'effaçoit alors de mon esprit; je ne revenois à moi que pour gémir avec plus de force. J'invoquois l'ame de mon frere; je l'appellois au secours de sa malheureuse soeur; je priois le ciel de m'ôter la vie; et je ne sais comment ma raison put se conserver dans un état aussi violent. J'attendois mes lettres avec impatience; je ne croyois point en recevoir de Milord D'Ossery; cependant, lorsque dans celles qu'on m'apportoit, je m'étois assurée qu'il n'y en avoit aucune de lui, je sentois s'évanouir le désir que j'avois eu de les voir. Je parcourois, en tremblant, celles de Milady D'Ormond; je craignois d'y trouver un nom que j'y cherchois avec empressement. Hélas! Il ne s'offrit à mes yeux que pour augmenter mes chagrins! J'appris que le comte étoit dangereusement malade: j'oubliai tout le reste pour ne m'occuper que de son état. J'écrivis à un de mes gens qui étoit à Londres, pour lui donner ordre de s'informer exactement du cours de la maladie de Milord D'Ossery, et de me dépêcher chaque jour un exprès pour m'en rendre compte. Son mal fut long; tant qu'il dura, j'éprouvai que la douleur peut être suspendue par la crainte d'une douleur plus grande. Mais que sa convalescence changea ma situation! Le premier usage que fit Milord D'Ossery du retour de sa santé, fut de se rendre à Saint-James, où il épousa Miss Jenny Montfort. Aucun de ses amis n'assista à cette cérémonie; elle se fit sans éclat, et deux jours après il partit avec sa femme pour le nord de l' Angleterre. Comment vous peindre, milord, l'impression que cette nouvelle fit sur moi? Il me sembla qu'on m'arrachoit une seconde fois à tout ce qui m'étoit cher. J'avois conservé, sans m'en appercevoir, une foible espérance; l'instant qui m' en priva, rouvrit, avec force, toutes les blessures de mon coeur. Je savois que Milord D'Ossery n'étoit plus à moi; je me disois à chaque moment du jour qu'il n'y seroit jamais: mais je n'avois point d'idée du mouvement douloureux dont je fus affectée, en me disant qu'il étoit à une autre. Son mariage ne m'expliquoit ni sa lettre ni sa conduite: pourquoi donc l'honneur l'engageoit-il à épouser Miss Jenny, qu'il ne connoissoit point, ou qu'il connoissoit peu? Comment cet honneur lui imposoit-il une loi pour elle, dont il l'affranchissoit à mon égard? Je me perdois dans mes réflexions; et tandis que je succombois sous le poids de mes chagrins, qu'une triste langueur détruisoit ma santé,flétrissoit ma jeunesse, m'enlevoit mon repos, Milord D'Ossery étoit content; ses voeux étoient remplis. Je me le peignois dans le ravissement d'une passion satisfaite, d'un amant qui s'arrachoit à tout le reste, pour jouir, sans distraction, de l'objet de sa tendresse; je me le représentois dans les bras de son heureuse épouse, m'oubliant au sein des plaisirs, rejettant loin de lui quelques légers souvenirs qui, peut-être, me rappelloient encore à son coeur, et dont un souris de ce qu'il aimoit, effaçoit jusqu'à la trace. Son gout, son inclination pouvoient seuls l'avoir déterminé à s'unir à Miss Jenny: elle avoit une grande naissance; mais elle étoit sans fortune; et ceux qui l'ont vue, m'ont assurée qu'elle n'étoit pas belle. J'ignore par quel charme elle sut l'attirer. Je ne tenterai pas de vous exprimer les tourments de mon coeur: pour bien juger des mouvements cruels qui l'agitoient, il faudroit être dans la situation où je me trouvois alors, et avoir le même dégré de sensibilité. Soyez-en sûr, milord: celui qui n'a pas senti la douleur d'être trahi de ce qu'il aime, de ce qu'ilaime avec passion, n'a qu'une foible idée des peines qu'on peut éprouver dans la vie. Le renversement d'une fortune brillante nous laisse, au moins, l' avantage de faire éclater la grandeur de notre ame, ou par la modération qui nous aide à supporter ses revers, ou par cette noble fermeté, capable de nous élever au dessus du malheur même. L'excès de vanité qui regne dans le coeur humain, est souvent une consolation pour lui dans ses plus grands chagrins: heureux qui jouit du plaisir secret de s'admirer! Mais quelle ressource reste-t-il à celui qui, ayant mis sa joie et son bonheur dans un seul objet, s'en voit privé tout-à-coup, accuse de ses pleurs la main qu'il eût choisie pour les essuyer, si quelque autre sujet l'eût forcé d'en répandre? Etre malheureux, et l'être par ce qu'on aime, est une sorte de douleur qu'il est impossible de comprendre, sans en avoir fait la triste expérience. Milord Campley revint de Venise à la fin de l'hyver. Lady Henriette obtint de lui la permission de venir à Erford: le plaisir de la revoir, sa douceur, son amitié, ses complaisances, l'aveu que je luifis de toutes mes foiblesses, soulagerent un peu mon coeur. Cette aimable fille me ramena insensiblement à moi-même; je sentis toujours mes chagrins; mais je devins capable de les cacher et de reparoître dans le monde. Sûre que Milord D'Ossery n'étoit plus à Londres, qu'il ne devoit plus y revenir, je pris le parti d'y retourner; j'abandonnai des lieux où tout ce qui s'offroit à mes regards entretenoit ma tristesse et renouvelloit mes regrets. Vous eutes peine à me reconnoître; mon état vous causa de l'attendrissement. Mes traits reprirent leur forme altérée par la maigreur; le tems me rendit ma fraîcheur; mais il ne put me rendre ni ma gayeté ni mon repos. Je faisois mille efforts pour oublier un perfide: quelque-fois je croyois n'aimer plus; mais je me souvenois toujours d'avoir aimé. Milord D'Ossery excitoit encore des mouvements violents dans mon ame; son éloignement me rassuroit à peine contre lui; je portois un regard timide dans tous les lieux où le hazard pouvoit me le faire rencontrer; sans cesse je croyois le voir, l'entendre parler. Milord Essex, par une ressemblancelégére avec lui, me causoit une émotion dont vous vous êtes apperçu; son nom suffisoit pour m'interdire. Je combattois ce reste de foiblesse; je me croyois prête à en triompher, quand son retour a ranimé dans mon coeur tous les sentiments que le tems et sa légéreté devoient avoir éteints. Jamais étonnement ne fut pareil au mien, en le voyant entrer chez la Duchesse De Newcastel; ses yeux se fixerent sur moi; je sentis une agitation qui me fit craindre de rester sans connoissance. Tandis que tout le monde, charmé de le revoir, se précipitoit pour l'embrasser, et mêloit à des compliments de condoléance sur la mort de sa femme, mille félicitations sur son retour, Lady Henriette m'entrainoit; je sortis avec elle. Vous futes témoin de mon trouble; je voulois en vain le cacher; l'étrange révolution de tous mes sens vous découvrit une partie de mon secret. Milord D'Ossery se présenta chaque jour à ma porte; il la trouva fermée pour lui seul; il intéressa une de mes femmes, qu'il connoissoit, à me demander un moment d'entretien. Il m'écrivit, il me suivit en touslieux; son obstination m'allarma; je sentis que Milord D'Ossery ne pouvoit être un homme ordinaire pour moi. Honteuse de me trouver sensible encore, j'ai cru devoir fuir le danger de le voir et de l'entendre. à présent, milord, croyez-vous devoir m'accuser de dureté, d' inflexibilité , pour avoir refusé les visites de Milord D'Ossery; pour lui avoir renvoyé ses lettres sans daigner les ouvrir ; pour ne vouloir aucune explication avec lui ? Quels égards lui dois-je? Quels motifs m'engageroient à l'entendre! Eh! Que peut-il avoir à me dire! Il m'a oublié si longtems! Il m'a trop appris qu'il pouvoit vivre sans moi, être heureux sans moi! Ah! Qu'il le soit! Oui, qu'il le soit toujours, mais loin de moi et sans moi! Si vous savez où il est, s'il vous écrit, dites-lui bien de renoncer au projet de m' appaiser , de me voir. Moi, son amie! ah! Dieu! ... je ne saurois l'être; je suis fâchée que le ciel lui ait enlevé celle qu'il aimoit, qu'il m'avoit préférée: mais pourquoi sa perte nous rapprocheroit-elle? Est-ce à moi de l'en consoler? Adieu: gardezmon secret; rendez justice à mes sentiments; et si vous voulez que je croie à cette amitié tendre dont vous m'assurez, ne me parlez jamais de Milord D'Ossery.
LETTRE 15
mercredi, à Vinchester. je n'ai pu vous écrire hier; j'étois fatiguée, malade même: j'ai gardé ma chambre. Cette légére indisposition a fait bien du plaisir à Sir Henry; elle l'a fixé près de moi; je ne savois que lui dire; je l'ai prié de chanter; il a la voix douce, sonore, agréable. En vérité, ma chere Henriette, il m'a rappellé ces sons séduisants... quoi! J'y penserai toujours! ... mais aussi que ne me grondez-vous? J'abuse de votre complaisance; je dis sans cesse la même chose; rien ne me dissipe; je me surprends quelquefois dans une humeur que je me reproche. On dit que la solitude porte vers la misantropie; j'imagine que le grand monde seroit plus propre à produire cet effet, si l' indulgence naturelle à un bon coeur ne combattoit l'aigreur des réflexions de l'esprit. Qu'il s'éléve de singuliersmouvements dans l'ame! En appercevant les travers, le ridicule et l'inconséquence de tant de gens avec lesquels il faut vivre; celui qui s'en croit exempt et veut les supporter, doit se regarder au milieu de ces extravagants, comme une personne saine environnée d'une foule de malades. Elle seroit injuste, si elle leur savoit mauvais gré de ne pas jouir d' une santé aussi florissante que la sienne. Hier au soir tout le monde se rassembla chez moi: on railla Milord Clarendon sur une passion qu'il a conservée long-tems, quoique l'objet de son attachement méritât peu sa constance. Cette passion l'a rendu fort malheureux pendant cinq ans. Comment trouvez-vous ce sujet de plaisanterie? Croiriez-vous qu'on pût se faire un amusement de rappeller à un homme le tems le plus fâcheux de sa vie? Ah! Comment pensent ceux qui trouvent du plaisir à rouvrir les plaies d'un coeur tendre? Milord Clarendon s'est prêté, avec complaisance, à ce dur badinage; il a mis de l' esprit et de la douceur dans la façon dont il l'a soutenu; mais il baissoit les yeux; il étoit embarrassé... dites-moi donc, ma chere, pourquoi nousrougissons d'avoir été trompés? On rougit donc d'avoir de la bonne foi, et d'en supposer dans les autres. D'où vient que l'on se sent humilié d'une crédulité, dont, en examinant le principe, on devroit s'honorer? Si c' est par nos sentiments que nous jugeons de ceux d'autrui, la défiance n'est pas naturelle à une ame droite. Eh! Peut-on en avoir quand on se sent incapable d'en imposer? J'ai partagé la peine de ce pauvre lord: peut-être ma pitié venoit-elle moins d'une généreuse compassion, que d'un retour vif sur moi-même; je ne veux pas approfondir sa cause. Je hais à chercher des raisons qui affoiblissent l'idée que j'ai de la bonté; les moralistes qui s'établissent scrutateurs et juges de l' ame, pour l'avilir, dégrader ses opérations les plus nobles, ne me persuadent jamais que contre eux-mêmes. à ce propos, je vous remercie du petit livre que vous m'avez envoyé. Cela est bien dit; mais cela est-il bien pensé? Je voudrois qu'on écrivît par un motif plus désintéressé que celui de montrer de l'esprit. Le spectateur devroit être un modéle pour ceux qui s'étudient à pénétrer les secrets de l'humanité. Pourquoiemployer à l'affliger des soins qui pourroient tendre à la consoler? Ne vaudroit-il pas mieux élever l'ame que de l'abattre? Il est des exemples de bonté, de grandeur, de générosité: tout homme peut donc aspirer à être bon, grand, généreux. Celui qui veut nous rendre ses connoissances utiles, doit nous aider à faire profiter le germe du bien, dont le principe est en nous. Nous ôter le mérite de devoir à nos efforts une partie de nos vertus, c'est nous décourager. Attribuer toutes nos bonnes actions à la vanité, à l'amour de nous-mêmes, c'est rebuter notre coeur. Ne nous entretenir que de nos foiblesses, c'est dire, sans cesse, à un malheureux qu'il est à plaindre. Si on ne peut le soulager, eh! Pourquoi l'éclairer sur sa misére? à un mal incurable, il ne faut que des calmants... mais, bon dieu! Est-ce à moi de raisonner, de critiquer l'honnête Sir Villiams? ... voyez le danger de ces lectures; j'ai pensé faire un livre aussi. Adieu, je vous aime de tout mon coeur.
LETTRE 16
jeudi, à Vinchester. la ridicule, la sotte, la maussade avanture qui vient de m'arriver. Heureusement débarrassée de Sir Henry, qui est à douze milles d'ici, j'ai voulu profiter de son absence, pour jouir du plaisir de me promener seule. Au détour d'une allée dont je sortois pour gagner le parc, j'ai trouvé Sir James. Il m'avoit suivie sans se laisser appercevoir; sa rencontre m'a extrêmement déplu; j'ai pensé que pour cette fois je n'éviterois point de l'entendre. Déterminée à l'écouter, je méditois déja ma réponse... mais, ma chere Henriette, croiriez-vous? ... pourriez-vous imaginer l'effet que ses discours ont produit sur mon coeur, sur mon foible coeur? Sir James a commencé par m' apprendre que l'unique motif de son voyage à Vinchester étoit... il a hésité... de trouver... de saisir... l'occasion... que le hazard lui offroit... enfin... de... de me rendre... un hommage... il hésitoit encore; mais enhardi par mon profond silence, il a fait la peinture la plus vive, la plus animée de sonardeur, de ses peines, de son respect, de sa passion... mon dieu! De tout ce qu'il a voulu, ma chere, je ne l'interrompois point... ah! J'étois bien loin de lui! Son trouble, son embarras, des expressions presque pareilles, le lieu, la saison, l'heure, le jour même, si présent à ma mémoire; tout m'a rappellé Milord D'Ossery. Il m'a semblé entendre encore cette voix si douce, ces assurances si flatteuses, ces promesses si cruellement trahies: ma tête est tombée sur mon sein, oubliant Sir James, ses aveux, son amour, la prudence, et moi-même. J' ai laissé couler mes larmes; je me suis abandonnée à une douleur dont je n'ai pu retenir ni cacher les marques. Je ne sais ce que m'a dit alors Sir James; je ne sais ce qu'il a pensé d'un mouvement si extraordinaire; j'ignore le tems qu'a duré cette singuliére scéne. Milady Sunderland s'est fait entendre; elle venoit à nous: Sir James s'est enfoncé dans le bois; et votre folle amie a coupé par une petite allée, pour n'être point vue; elle se hâte de vous écrire... en vérité, j'ai perdu la raison... que pensera Sir James? ... il faut le revoir dans un instant... cette idée n'est pas supportable.
LETTRE 17
toujours jeudi, à minuit. Sir James n'a point paru au dîner; il s'est plaint de la migraine, et n'a descendu que fort tard. Il paroissoit triste, et j'étois embarrassée. Je ne saurois vous dire combien je crains une explication; je l'éviterai, si je puis. Quoi! Milord D'Ossery sera donc toujours présent à mon esprit! Se peut-il que le souvenir de cet ingrat soit ineffaçable! Qu'il me trouble ou m'afflige sans cesse! ... quelle idée Sir James prendra-t-il d'une femme qui pleure, parce qu'un homme aimable l'aime tendrement? Un homme dont la naissance est égale à la sienne, dont la fortune est considérable... oh! Ma chere Henriette, j'ai un coeur inconcevable, foible, méprisable, je crois! Ces qualités, ces vertus, qui font la base de notre amitié, vous les possédez: moi, je n'en ai plus que l'apparence. Une cruelle passion, une constance mal placée, ont détruit mon naturel et changé mon caractére. J'ai toujours les mêmes principes, mais je les démens; j'agiscontre mes propres lumiéres. Je ne puis m'élever au dessus de cette vile partie de moi-même, de cette foible machine à laquelle la moindre impulsion rend ses premiers mouvements. Grondez-moi bien fort, je vous en prie; j'ai besoin de toute votre sévérité. Mais par quel malheur faut-il que Sir James et Sir Henry me persécutent? Je ne puis rien aimer, je ne veux point être aimée. L'un se tait, m'obséde et me boude. L'autre parle avec un ton, des expressions... les hommes n'auroient-ils qu'un langage? ... pourquoi le sien m'a-t-il fait reconnoître? ... ai-je un tort bien grand, ma chere, parlez donc? Mes fautes vous sont si sensibles, qu'en vérité mon amitié pour vous me force à me les reprocher doublement. Si vous me trouvez bien ridicule, ne m'en aimez pas moins.
LETTRE 18
vendredi, à Vinchester. vous craignez que vos lettres ne soient longues , qu'elles ne me fatiguent ; vous, machere Henriette, penser que vous pouvez me fatiguer ? Soyez bien sûre qu'éloignée de vous, mon unique amusement est de lire ces aimables lettres. Le sentiment qui me les fait aimer, ne portera jamais la douleur dans mon ame; mes larmes n'effaceront jamais ces caractéres chéris. Je ne me rappellerai jamais, avec rougeur, le plaisir que je sens à les voir... hélas! Qui eût pu me le prédire! Ceux qui me causoient autrefois une joie si pure, je n'ose à présent... quand je les recevois, je me trouvois heureuse, si heureuse, que tous les biens qu'on estime me paroissoient au dessous de celui que je croyois posséder! ... quel changement un jour, une heure, un moment, fit dans mon sort! ... cette lettre... cette odieuse, inexplicable lettre! ... le perfide, me jurer qu'il m'adoroit! Me demander ma pitié! ... ah! Ma chere, je ne puis l'oublier! ... non, je ne le puis! Ce que j'ai écrit à Milord Carlile a réveillé cette tendresse si vraie, si forte, que rien ne détruit. Je me suis arrachée à la honte de céder au foible extrême de mon coeur. Ma fierté m'a soutenue dans ce pénible effort. J'ai cru pouvoir me reposer sur ma raison; je me suis flattée... vain espoir!Je ne puis cesser de m'occuper de Milord D'Ossery. Son éloignement me fâche; d'où vient? Aurois-je donc pensé qu'il devoit être sensible au mien? Croyois-je que mes dédains ne le rebuteroient point? étoit-ce pour être suivie que je fuyois? Aurois-je eu la bassesse de désirer? ... je ne sais; mais j'imaginois qu'il verroit Milord Carlile, qu'il chercheroit à s'approcher de vous... je suis devenue bizarre, injuste: quand on me parle de lui, je me mets en colére; si on ne m'en dit rien, je m'afflige. En voulant me voir, il m'a irritée; il me laisse; sa négligence me déplait, m'offense... mon dieu, est-ce votre amie, est-ce une femme sensée, qui est si peu d'accord avec elle-même? Ma bonne, ma tendre amie, aimez-moi pour nous deux; car je me hais bien fort.
LETTRE 19
samedi, à Vinchester. Sir James m'a écrit. Sa lettre est tendre; il aimera , il se taira . Il n' ose me demander le sujet de mes pleurs ; il n' oubliera jamais cet instant . Il voit que mon coeur est pénétré d'une douleur qu'il respecte. Il finit en m'assurant d'un amour éternel... eternel! Ma chere, ils promettent tous un amour éternel . La premiére preuve que Sir James veut me donner de cet éternel amour et de sa soumission, est de renfermer des sentiments qu'il est sûr de conserver toujours . Je lui ai répondu poliment, en acceptant seulement son silence. Je suis fâchée de lui avoir inspiré de la tendresse. Si je ne puis faire le bonheur de Sir James, je voudrois bien, au moins, ne pas lui causer des peines. Il est aimable; il me plairoit, si l'on pouvoit encore me plaire. Vous êtes sûre que Milord D'Ossery n'est point à Bath. On ne l'a pas vu à Erford. Milady D'Ormond me l'auroit nommé parmi ceux qui sont chez elle. Elle me presse d'aller la trouver. Retourner à Erford, revoir ces lieux! ... ah! Je n'irai point à Erford! Voilà Sir Henry très-promptement de retour; et le voilà précisément tel qu'il étoit parti. Je l'ai reçu assez bien; pas assez pourtant; car il a l'air peu content... milady écrit... un grand soupir, et le triste personnage s'en va... eh non, il revient chargé d'une corbeille de jacintes et de sémidoubles,dont il va parer mon cabinet. Tandis qu'il fait cet arrangement, milady écrit, au grand regret de Sir Henry. Je sens que rien n'est plus mal-honnête; mais si j'étois capable de complaisance pour ses soins, il m'en accableroit. C'est bien assez de supporter en silence toutes ses humeurs. Il en a tant avec moi, que souvent je m'examine pour voir si je n'ai pas des torts avec lui. Ce qui me rend sa présence fâcheuse et sa tendresse pénible, c'est de penser qu'au fond de son coeur il me trouve ingrate. En effet, pourquoi le maltraiter? Qu'ai-je à lui reprocher? De l'embarras? Un désir d'être avec moi, qui le conduit sur mes pas, peut-être malgré lui? Une soumission extrême? Une envie de me plaire qu'il ose à peine me montrer? ... si vous voyiez avec quelle application il s'occupe de son ouvrage... pauvre Sir Henry! ... on dit que l'on est injuste quand on aime; on l'est bien davantage quand on n'aime pas. De quel droit suis-je impolie avec Sir Henry? Parce qu'il m'ennuie, faut-il que je l' afflige? Dois-je abuser du pouvoir que sa foiblesse me donne sur lui? Ne doit-on rien à celui que l'on fait souffrir, même sans le vouloir? ... allons, je vais l'entretenir...mais que lui dire? Je vais lui demander du tabac, l'heure qu'il est, le tems qu'il fait; laisser tomber mon mouchoir pour lui donner le plaisir de le ramasser. Il faut être obligeante. Milord Carlile me demande pardon; il trouve que j'ai raison: mais il ne conçoit pas ce qui a pu faire changer de caractére à Milord D'Ossery; il ne le reconnoit point à son procédé bizarre pour moi. Adieu, ma chere et tendre amie.
LETTRE 20
dimanche, à Vinchester. ah! Grand dieu, quelle émotion! Quelle surprise! Sous une enveloppe dont la main m'est inconnue, une lettre de Milord D'Ossery... oui, de lui, en vérité... voilà son caractére... elle est de lui... mon dieu! Elle est bien de lui! ... d'où vient-elle? ... qui l'a apportée? ... comment? ... pourquoi? ... il m' écrit encore! ... à moi! ... que me veut-il? Ma main tremble... ma plume s'échappe de mes doigts... il faut que je prenne l' air.On ne sauroit me dire d'où vient cette lettre. Un homme à cheval l'a donnée à un de mes gens, qu'il a fait appeller... Milord D'Ossery seroit-il dans cette province? ... je voudrois qu'il me vînt des aîles... me voilà comme une folle, comme une imbécille, comme... mais à quoi me comparer qu'à moi-même? ... je ne puis écrire... ma tête se dérange... oh! Ma chere, si vous me voyiez... cette lettre... elle me désole. Hélas! Où est le tems que la vue de cette même écriture portoit une si douce agitation dans mon coeur! à présent elle m'épouvante; elle me cause un trouble cruel, un désordre inexprimable... o! Ma chere Henriette, que ne suis-je avec vous! Que ne puis-je répandre dans votre sein les peines que je sens! Elles sont vives, elles sont d'une espéce... je ne les conçois point; mais j'en suis accablée. Quel pouvoir cet homme a-t-il donc sur moi? Autrefois je lui croyois celui de me rendre heureuse. Il l'a perdu; il a bien voulu le perdre... faut-il qu'il ait encore celui de m'affliger? ... je voudrois me cacher, m'oublier, n'être plus... elle est toujours là cette lettre... je ne sais que faire. Voyezmon malheur: quand le tems semble avoir affoibli mes sentiments, diminué mes chagrins, il faut que cet ingrat revienne à Londres, que son caprice l'excite à me chercher; et lorsque, pour l'éviter, je laisse tout ce qui m' est cher, il me tourmente ici, il m'écrit; il a la cruauté de m'écrire. Cette enveloppe, cette ruse... quand je renverrois la lettre à Londres, comment lui prouver que je ne l'aurois pas lue? ... il n'est point assez vrai pour m'en croire sur ma parole... si artificieux... mais que peut-il m'écrire? ... oseroit-il entreprendre de se justifier? Comment le pourroit-il? ... ah! Ce n'est ni l'amour ni l'amitié qui l'engagent à m'importuner; c'est la vanité. Il ne peut souffrir de se voir dédaigné; il voudroit triompher de mes résolutions, l'emporter sur ma fierté, sur mon ressentiment... après deux ans d' oubli, oseroit-il se flatter que je pense encore à lui? ... est-ce foiblesse ou curiosité? ... d'où vient ce désir de voir? ... après tout, qu'ai-je à craindre? A-t-il des reproches à me faire? Je veux lire sa lettre, y répondre. Allons... mais voici la Comtesse De Bristol... hélas! Que n'ai-je une ame comme la sienne! ... adieu.
LETTRE 21
toujours dimanche, à minuit. il se plaint de moi, ma chere Henriette! Il s'en plaint, en vérité! Il a l'audace de s'en plaindre, de me faire des leçons de générosité. L'époux de Jenny Montfort s'étonne de mon inconstance! Il attendoit de moi d'autres sentiments... et tout cela avec une hauteur... lisez, lisez, je vous en prie, l' exacte copie de son insolente lettre... non, cet infidéle n'a point d'idée des chagrins qu'il m'a donnés... mais un homme comprend-il les peines qu'il peut causer? lettre de Milord D'Ossery à Milady Catesby. fuir un malheureux, rejetter ses soumissions, l'abandonner à ses remords, mépriser son repentir, se peindre sans pitié ce qu'il doit souffrir; c'est le procédé d'une femme ordinaire qui se croit offensée, se livre à l'ardeur de son ressentiment, veut punir, se venger, et de laquelle, au fond, on n'a pas droit d'exigerplus de douceur ou de complaisance. Ne pas fermer son coeur au mouvement généreux qui peut encore l'ouvrir à la compassion; s'attendrir sur le sort d'un homme, d'autant plus à plaindre, qu'il a mérité les maux dont il gémit; oublier, pardonner, remettre à l'ami une partie des dettes de l'amant; accorder quelque indulgence au retour d'un coupable, l'entendre au moins; c'est ce qu'on avoit espéré de l'ame noble, éclairée de Milady Catesby. Mais elle a changé. Elle n'est plus cette femme sensible et vraie, cette amie fidéle, cette maîtresse tendre, qui vouloit aimer toujours, dont rien ne devoit affoiblir les sentiments. Ses lettres, seule consolation de mon exil, seul adoucissement de mes longs chagrins; ces lettres si cheres, si souvent pressées contre mes lévres, si souvent baignées de mes larmes; ces lettres charmantes, unique reste de mon bonheur passé, elles me disent encore que vous m'avez aimé: mais vos yeux m'ont dit que vous me haïssiez, et votre départ ne me l'a que trop confirmé. Ah! Lady Juliette, Lady Juliette! Est-cebien vous qui me montrez cette inhumaine fierté? Vous m'aviez tant promis de m'estimer toujours! Que savez-vous si vous n'êtes point injuste? J'ai des torts, sans doute; mais leur espéce vous est inconnue: jusqu'à présent je n'ai pu vous expliquer ma conduite. Consentez à m'entendre, madame; au nom de tout ce qui vous est cher, permettez-moi de vous voir, de vous parler; ne refusez pas cette faveur à un homme qui vous adore, qui n'a jamais cessé de vous aimer, de vous désirer, de vous regretter. Malgré les plus fortes apparences, croyez qu'il n'est point indigne de la grace qu'il ose vous demander. Pardonnez-moi la façon dont je m'y suis pris pour vous engager à lire ma lettre; un de mes gens attend votre réponse à la ferme. Cette inhumaine fierté; que savez-vous si vous n'êtes point injuste ? Eh bien, auriez-vous pensé qu'il osât mettre en doute, si j'ai tort ou raison avec lui? Ces lettres, baignées de ses larmes... d'où vient donc qu'il répandoit des larmes ? Quel sujet avoit-ild' en répandre ? Ah! Qu'il en verse encore! Qu'il pleure! Il a trahi cette maîtresse tendre qui le préféroit à tout, ne vivoit que pour l'aimer, dont les voeux les plus ardents n'avoient pour objet que le bonheur de ce cruel... ah! Qu'il pleure! Il a tant de reproches à se faire! Cette amie fidéle peut l'abandonner sans être inhumaine , sans être injuste... audacieux suppliant, il ne se croit point indigne de la grace qu'il demande... pesez bien les termes de cette lettre... y répondrai-je? ... je ne sais... que puis-je lui dire? ... mais je ne me sens pas bien... je ne saurois continuer... ma bonne, ma chere amie, pourquoi vous ai-je quittée, et dans un tems où vos conseils me seroient si nécessaires? ... c'est Milord D' Ossery qui en est cause... eh! Ne l'est-il pas de tout ce qui m'afflige?
LETTRE 22
lundi, à Vinchester. je suis encore dans l'incertitude sur ce que je dois faire: plus je relis la lettre de Milord D'Ossery, plus je me sens révoltée contrelui; parce que je suis capable de ressentiment, il ne reconnoit point mon ame; une basse condescendance me conviendroit mieux dans ses idées, qu'une inhumaine fierté . O! Ma chere Henriette, les hommes nous regardent comme des êtres placés dans l'univers pour l'amusement de leurs yeux, pour la récréation de leurs esprits, pour servir de jouer à cette espéce d'enfance où les assujettit la fougue de leurs passions, l'impétuosité de leurs désirs, et l'impudente liberté qu'ils se sont réservée de les montrer avec hardiesse, et de les satisfaire sans honte. L'art difficile de résister, de vaincre ses penchants, de maîtriser la nature même, fut laissé par eux au sexe qu'ils traitent de foible, qu'ils osent mépriser comme foible. Esclaves de leurs sens, lorsqu'ils paroissent l'être de nos charmes, c'est pour eux qu'ils nous cherchent, qu'ils nous servent; ils ne considérent en nous que les plaisirs qu'ils espérent de gouter par nous. L'objet de leurs feintes adorations n'atteint jamais jusqu'à leur estime; et si nous leur montrons de la force d'esprit, de la grandeur d'ame, nous sommes d'inhumaines créatures; nous passons leslimites qu'ils ont osé nous prescrire, et nous devenons injustes sans le savoir. Je suis piquée... je lui répondrai... oh! Oui... mais j'attends que l'aigreur dont je ne puis me défendre, soit un peu modérée... je ne veux pas le voir... je ne le voudrai jamais... je tâcherai de ne point écrire avec dureté, afin de remettre à Milord D'Ossery, qui doit m'être indifférent, une partie des dettes de l'amant que je dois haïr... non, il n'y a pas une expression dans sa lettre qui ne me blesse jusqu'au fond du coeur... l'espéce de ses torts m'est inconnue . Ah! Comment peut-il le croire et le dire? Ne m'a-t-il pas trompée, quittée, abandonnée? N'a-t-il pas détruit ma plus chere espérance? Ne m'a-t-il pas privée? ... hélas! De lui, du seul objet de mon attachement! Il m'a fait tout le mal qu'il étoit en son pouvoir de me faire; eh! Je lui pardonnerois! ... que n'ai-je eu la force de déchirer cette lettre, dès que j'en ai connu la main? ... pourquoi faut-il? ... cet homme a mis tout son bonheur à troubler, à détruire le mien. toujours lundi, à minuit. croiriez-vous bien, ma chere Henriette, que je ne saurois écrire à Milord D'Ossery? J'ai recommencé vingt fois une très-petite lettre, sans jamais pouvoir la finir; tout ce que je ne veux pas dire vient s'offrir à mon idée; le reproche se place sous ma plume; je cherche à paroître indifférente, et ma sensibilité éclate malgré moi. Pas une expression qui me satisfasse, ni froideur, ni modération; mon coeur emporté par un mouvement rapide, veut s'expliquer sans détours: j'attendrai. toujours lundi, à deux heures. jamais je ne pourrai faire cette réponse: j'écris, j'efface, je déchire. Après tout, pourquoi me tourmenter? Me fatiguer? Est-il si essentiel que je lui écrive? ... oui, car si je garde le silence, il croira que je consens à le voir... ah! S'il alloit paroître ici! ... chez qui peut-il être? Il n'a point de terres dans ce canton? ... est-ce le hazard ou le soin de me chercher qui l'améne auprès de moi? ... ma chere, ne riez point de mes inquiétudes,ne me dites point que je l'aime... eh! Comment pourrois-je l'aimer encore? Non, ce n'est point l'amour dont je suis occupée... c'est... je ne sais ce que c' est; mais je suis triste. Je vais me mettre au lit, sans espoir d'y trouver du repos. Plaignez votre meilleure amie, plaignez-la, sans examiner la cause de ses peines; nous sommes souvent convenues qu'il y a de la dureté à refuser sa pitié à des maux qui nous paroissent légers: ce n'est pas l'espéce du mal, mais la sensibilité du malade qui doit exciter notre compassion. Ah! Je suis bien digne de la vôtre!
LETTRE 23
mardi, à Vinchester. voici une copie de ma réponse: je ne savois pas combien il étoit difficile d'écrire quand on ne vouloit pas dire tout ce qu'on pensoit. C'est un fardeau pesant dont je viens de me débarrasser. Croiriez-vous que depuis une heure que ma lettre est partie, j'ai désiré vingt fois de la ravoir? Je crains qu'elle ne le désoblige trop... même qu'elle nel'afflige. J'ai relu la sienne avec attention; elle me paroit moins choquante; tout ce qui me révoltoit m'attendrit à présent. Cet endroit, où il parle de mes lettres, est touchant, en vérité... il les pressoit contre ses lévres... elles étoient sa seule consolation... mais quels chagrins avoit-il donc? son exil? s'il m'aimoit? ... eh! Comment en eût-il épousé une autre, si son coeur? ... je n'y puis rien comprendre... il dit qu'il est malheureux... je ne voudrois pas penser qu'il l'est en effet... ah! S'il sentoit ce que j'ai senti! Cette douleur, ces déchirements, s'il les sentoit! Que je le plaindrois! Que ma fierté céderoit aisément à la douceur de le consoler, de ramener la joie dans son ame! ... je pleure, en vérité je pleure; je ne puis supporter l'idée de sa tristesse, de ces longs chagrins dont il me parle. Quoique ma raison doive me persuader qu'ils n'ont point existé, ils se peignent, sans cesse, à mon coeur. réponse de Milady Juliette Catesby, à Milord Comte D'Ossery. je ne m'attendois, milord, ni à vos plaintes, ni à la priére que vous me faites: letems où une explication de votre conduite pouvoit m'intéresser, est déja loin de moi. S'il se retrace quelquefois à ma mémoire, c'est comme le souvenir d'un songe pénible, que le réveil a dissipé, et dont il ne reste qu'une idée triste et confuse. Il m'importe peu de connoître les raisons qui vous engagerent à me rendre à moi-même; il me suffit que vous l'ayez fait. Je ne crois point sortir de mon caractére, en refusant de vous voir, en le refusant absolument. Je ne vous regarderai jamais comme un ami , auquel je doive remettre des fautes qu'on ne peut pardonner ni à l' ami , ni à l' amant . Celui qui put m'abandonner si long-tems aux soupçons vagues de mon esprit agité, à ceux que je devois former sur ses sentiments, même sur sa probité, doit-il s'étonner de mon indifférence? A-t-il droit de me la reprocher? Eh! Pourquoi chercherois-je à m'instruire des circonstances, quand les faits n'ont rien de douteux? J'en ai su assez pour négliger toujours d'apprendre ce que j'ignore; j'attends de la complaisance où je me force en vous écrivant, une faveur à laquelle je puis prétendre. Rendez-moices lettres, milord, dont le style vous rappelle ce que je rougis d'avoir pensé; et ne vous plaignez point d'un coeur qui fut assez noble pour ne pas se plaindre du vôtre. Ne trouvez-vous pas, ma chere Henriette, une espéce de fausseté dans cette façon d'écrire? C'est bien là ce que je devrois penser; mais ce n'est pas ce que je pense. Cette orgueilleuse indifférence n'est pas dans mon coeur; je suis fâchée d'avoir envoyé cette lettre... pourquoi feindre? N'eut-il pas été mieux de parler naturellement, d'avouer ma véritable situation à son égard? De dire: je vous aime peut-être encore, mais je ne vous estime plus; je renonce à vous; la constance de mes sentiments n'est point une preuve que je vous croie digne de mon attachement? Elle est dans mon caractére; des traits ineffaçables ont gravé dans mon ame une foiblesse qui me fut chere; j'en aime encore le souvenir. Il ne tient point à vous, mais aux impressions vives que j'ai reçues. Semblable à une personne qui se regarde avec complaisance, et jouit du plaisir de se voir, sans songer à la glace qui le lui procure, je me plais à me rappeller mon amour, sans me plaire à penser à vous. cela eût été plus noble, plus vrai: je voudrois l'avoir fait. Je hais la dissimulation, j'en hais jusqu'à l'apparence. Mais la lettre est partie... depuis long-tems j'ai perdu l'habitude d'être contente de moi; le regret semble attaché à toutes mes démarches. De tant de qualités dont je m'applaudissois, il ne me reste que la connoissance de mes fautes; et de tant de biens que je m' étois promis, votre amitié est le seul qui m'en paroisse un véritable.
LETTRE 24
mercredi, à Vinchester. assurément, ma chere, ma tête est un peu dérangée. Je suis inquiéte, agitée: je compte les heures, les moments; le tems me paroit d'une longueur extrême. J'attends, sans savoir ce que j' attends. Le moindre bruit excite un mouvement en moi; ma porte s'ouvre, le coeur me bat. Pendant que mes gens vont et viennent dans mon appartement, je les regarde avec des yeux qui leur demandent quelque chose. Je m'en suis apperçue à l' ennuyeuse répétition de, que veut madame? eh! Bon dieu! madame le sait-elle ce qu' elle veut ? ... devinez-vous, ma chere Henriette, le sujet de tant d'émotion? ... oh! Que cela est bas, vil, honteux! C'est donc l'attente d'une réponse... non, je ne puis me souffrir. J'ai envie de partir, de m'éloigner d'un voisinage si dangereux; mais si Milord D'Ossery veut me voir, me parler, où serai-je en sûreté contre ce désir obstiné? Il saura le satisfaire; il obtiendra du hazard... de ma foiblesse, peut-être, cet entretien demandé avec tant d'instances. Les hommes se lassent-ils des soins qu'ils prennent pour contenter leurs fantaisies? Ils ne se sentent point humiliés de nos refus: c'est encore un des avantages réservés à eux seuls. Qu'une femme ait eu le malheur d'aimer, d'aimer trop; qu'elle se lasse de son amant, veuille le quitter, que de reproches! Quelles persécutions n'est-elle pas obligée de souffrir! Elle le chasse; il revient, la cherche, la suit, l'obséde, se plaint, menace, prie, gémit, s'abandonne à sa passion; l'éclat de ses chagrins est un soulagement qu'il ne veut pas se refuser. Il s'embarrasse peu s'il cause de l'ennui, du dégout; son ame n'est point assezdélicate pour qu'il se trouve blessé de l'idée d'importuner. Occupé de lui seul, de ses intérêts, rien ne peut le faire renoncer au bien dont la possession le flatte; et souvent, à force d'obstination, il parvient à conserver, sinon le coeur, au moins la personne, premier objet de son attachement. Lui, dès qu'il trouve sa chaîne pesante, il la brise, il s'éloigne; il ne voit point couler nos larmes, il n'entend point nos plaintes. Notre douceur naturelle, une fierté décente nous forcent à cacher nos douleurs... ah! Comment est-il possible que notre coeur se donne! Nous sommes si malheureuses en aimant... je fais une réflexion, ma chere, c'est que je vous ennuie. Je vous dis tout ce que je pense, et je ne pense rien d'amusant... oh! Que je me déplais à moi-même, et que les autres me plaisent peu! ... ne voilà-t-il pas Sir Henry qui s'est mis à avoir des vapeurs, à s'évanouir comme une femme? Ce matin il étoit chez moi; ses vertiges lui ont pris: je ne savois avec quoi ranimer ses esprits. Je n'ai trouvé qu'un flacon rempli d'eau ambrée; je lui ai tout répandu sur le visage. Sa soeur m'a crié que je l'empoisonnois... j'espére qu'il n'en reviendra pas.
LETTRE 25
jeudi. rien encore de Milord D'Ossery. Ne pas me répondre! Il lui sied bien d'avoir de la hauteur... il est fâché, peut-être... ma lettre étoit-elle si dure? ... le vain personnage ne peut supporter le ton de l' indifférence dans une femme qui lui a montré de la tendresse; celui de la haine l'offenseroit moins... ah! Si je lui écrivois à présent! ... mais n'y pensons plus. J'ai reçu deux lettres de Milord Carlile; il se plaint de vous. Je lui écrirai qu'il a tort: mais je vous dis, à vous, qu'il a raison. Vous riez de la jalousie; ah! N'en riez jamais! Si vous l' aviez sentie, vous ne pourriez vous permettre d'aigrir la sienne par des plaisanteries. Avec un naturel tendre et généreux, est-il possible de badiner d'un mouvement involontaire, qui affecte l'ame si douloureusement? C'est une folie , dites-vous, une extravagance : soit; mais cette folie désespére. C'est du supplice d'un homme dont elle est adorée, que Lady Henriette s'amuse:il doit être sûr de votre tendresse, vous connoître, vous croire . Eh! L'amour raisonne-t-il! à force de réfléchir sur mes propres sentiments, j'ai, peut-être, aquis une légére connoissance du coeur. Ma chere, celle qui peut rire de l'inquiétude, de la douleur d'un homme attaché à elle, ou ne l'aime plus, ou s'est trompée quand elle a cru l'aimer. Les peines d'un amant touchent, parce qu'il les sent; on s'afflige, parce qu'il est triste; on pleure, parce qu'il verse des larmes; on cherche à calmer, à dissiper des chagrins que l'on partage... eh! Comment peut-on les donner, et les rendre plus amers par des railleries, par une gayeté! ... fi, Henriette, fi, vous avez retardé le bonheur de Milord Carlile; adoucissez, du moins, cette attente par une complaisance que vous devez à la vivacité de sa tendresse. Je l'aime, vous le savez; et puis vos fautes retombent un peu sur moi. Il m'écrit des lettres de quatre pages, toutes remplies de vos cruelles malices ; vous boudez, et il se désole: allons, pardonnez-lui pour l'amour de votre meilleure amie. On ne prétend pas vous cacher , vous faire disparoître ; on désire que vous soyez admirée: parez-vous, montrez-vous,sortez, on y consent; soyez belle aux yeux de tout le monde; mais ne vous applaudissez de l'être, que lorsque votre amant vous regarde. Adieu: on m'a prié de vous gronder; je vous gronde; mais je ne vous en aime pas moins.
LETTRE 26
vendredi, à Vinchester. la lettre de Milord D'Ossery vous a touchée ; ma réponse vous paroit très-haute , vous n'approuvez point cet excès de sévérité... allons, poursuivez, ma chere Henriette, chagrinez-moi aussi. J'admire avec quelle facilité nous rapprochons tout de nos propres sentiments; vous veniez de pardonner à Milord Carlile, quand vous m'avez écrit. Pénétrée encore du plaisir que donne un doux raccommodement, vous pensez que l'on doit pardonner ; qu'il y a de la dureté à ne pas pardonner . Vous me priez , vous me conjurez d'entendre ce pauvre comte . Quand je voudrois vous donner cette preuve de ma complaisance, en serois-je la maîtresse? ... eh! Comment l'écouter! Il ne veutplus parler... vous le plaignez! Pouvez-vous croire qu'après sa fuite, son mariage, et deux ans d'oubli, mon indifférence soit capable de l' affliger? ... il ne vouloit que m'éprouver; sa vanité lui persuadoit que je l'aimois encore; que ses moindres démarches détruiroient mes résolutions. En effet, pour effacer le souvenir de sa perfidie, d'une trahison si noire, n'étoit-ce point assez qu'il offrît de se justifier? Je devois voler au devant de ce coeur qu'on daignoit me rendre; un bien si précieux méritoit mon empressement, ma reconnoissance, peut-être... audace insupportable des hommes! Insolent orgueil! ... je devrois pourtant des remerciments à Milord D'Ossery; son dernier caprice me sert mieux que le tems et la raison n'avoient pu le faire; il détruit ce reste de penchant dont je croyois ne jamais triompher: je ne pensois point à cet infidéle sans attendrissement; à présent sa vue n'exciteroit pas en moi la plus légére émotion; je suis tranquille et presque contente; je ne craindrai plus sa rencontre, ses importunités; n'est-ce pas où tendoient tous mes voeux? ... avec quelle cruauté il a cherché à me troubler encore, à rallumer cet amourqu'il ne fut jamais digne de m'inspirer! ... eh! D'où vient donc que je l'aimois tant! J'ai regardé ce matin son portrait; je l'ai tenu plus d'une heure; je le considérois sans ressentir la moindre agitation; même en l'examinant, je me suis étonnée d'avoir été si attachée à cette image. Pourquoi n'ai-je pu aimer que cet homme? Qu'a-t-il de si séduisant? Quel charme décevant répandu dans mes yeux, prêtoit tant d'agrément à cette physionomie? Où sont ces graces si touchantes? Qu'admirois-je dans ces traits? ... o! Ma chere Henriette, notre prévention fait tout le mérite de l'objet que nous préférons; elle pare l'idole de notre coeur, elle lui donne chaque jour un nouvel ornement. Peu à peu l'éclat, dont nous l'avons revêtue, nous éblouit nous-mêmes, nous en impose, nous séduit, et nous adorons follement l'ouvrage de notre imagination. Ce portrait, autrefois si chéri, est celui d'un homme trompeur; hélas! Je l'ai regardé long-tems comme la représentation d'une créature céleste! ... oh! Je ne puis plus le voir! ... je le hais... je me hais aussi... je vous aime toujours.
LETTRE 27
samedi, à Vinchester. vous mouriez d'envie que Sir Henry parlât; eh bien! Le voilà déclaré, proposé et refusé! Milady Vinchester m'a vanté l'amour de son frere, son respect, le silence qu'il s'est imposé dans la crainte de me déplaire; et passant de ses louanges aux miennes, elle m'a montré le désir le plus obligeant d'aquérir en moi une soeur aussi-bien qu'une amie. Vous jugez de mon embarras, ma chere, et des détours polis qu'il m'a fallu prendre. J' ai opposé mes dégouts, presque invincibles, pour le mariage, nés du peu d'agrément que j'y ai trouvé; mon éloignement pour l'amour; l'habitude d'une liberté qu'on ne perd jamais sans regret. à la vérité, je ne fais pas de la mienne l'usage qui y attache la plupart des veuves de mon âge; mais elle me donne l'espéce de plaisir que sent un avare en calculant ses richesses. Il jouit des biens qu'il peut se procurer, et posséde dans son imagination tous ceux où l'étendue de sa fortune peut atteindre. Un seulhomme, lui ai-je dit, pouvoit me déterminer à sacrifier cette liberté précieuse; un autre n'aura jamais le même ascendant sur mon coeur. Milady est restée satisfaite des raisons que je lui alléguois; mais pour Sir Henry, qu'elle a instruit de mes sentiments, il est bien loin de les approuver. On ne peut plus vivre avec lui; il ne me parle point, ne me regarde point, contredit tout le monde, gronde les valets des autres, chasse les siens, brise tout ce qu'il touche, renverse tout ce qui se trouve sur son passage, va comme un fou au travers d'un parterre, et revient, en rêvant, donner de la tête dans le battant d'une porte fermée, fort étonné de se voir arrêté... mais qu'un homme est injuste! Sa fantaisie est-elle une loi? De quoi se fâche Sir Henry? A-t-il droit d'exiger que ses volontés déterminent les miennes? J' ai aimé une créature de son espéce... ah! C'est bien assez... mais voici une lettre de vous... hélas! Que m'apprenez-vous? Quoi! Lady Seymour a quitté la cour, renoncé à sa place? ... que je la plains! Que son malheur me touche! Elle est dans la retraite, dans la plus haute dévotion; et c'est la mort de Milord Gage qui cause ce grand changement; bien grand assurément. Personne ne tenoit tant au monde que cette dame... ah! Ma chere, perdre un homme qu'elle aimoit si sincérement, depuis si long-tems; avoir surmonté tant d'obstacles; être sur le point de l'épouser, et se le voir enlever en un jour, en un moment par un accident! ... je ne puis refuser des larmes à ce triste événement. Mais aussi quelle fureur à des gens de ce rang, de risquer dans ces courses à perdre, sans honneur, une vie chere à leur patrie, et qu'ils ne devroient exposer que pour elle! N'en sont-ils pas responsables à leurs compatriotes, à des parents qui les aiment, à une maîtresse dont ils causent long-tems l'inquiétude, et enfin le désespoir? Pauvre Lady Seymour! Sa situation et les réflexions qu'elle vous engage à faire, ont pénétré mon coeur.
LETTRE 28
dimanche, à Vinchester. ah! Comment vous dire, vous exprimer? ... aurai-je la force d'écrire? ... hélas! Je me plaignois de lui! ... Henriette...ma chere Henriette, il est malade, dangereusement malade... Milord D' Ossery se meurt! ... ah! Dieu, il se meurt! ... voyez ce billet que je viens de recevoir. Milord D'Ossery à Milady Catesby. il ne me reste que peu d'instants à vivre: la contenance de ceux qui m'environnent, et la résistance que l'on oppose à toutes mes volontés, m'en assurent. C'est avec peine que j'obtiens la permission d' écrire... hélas! Pourquoi l'ai-je tant désirée? ... qu'ai-je à vous dire? Vous apprendrez avec plaisir, sans peine au moins, que l'objet de vos mépris, de votre haine, aura fini son sort... ah! Lady Juliette, quelle cruauté! ... mais est-il tems de m'en plaindre? Pardonnez, au moins, à la mémoire d'un amant malheureux; je ne vous ai jamais trompée; je vous ai toujours aimée. Ces lettres que vous me demandez avec une dureté dont j'ai cru votre coeur incapable, vous seront fidélement rendues après ma mort. Madame, ne m'en privez pas pendant que je respire encore. après sa mort! ... j'apprendrai avec plaisir... peut-il croire, imaginer? ... ah! L'inhumain, il ne lui restoit que ce coup affreux à me porter; malade, mourant peut-être... eh! Où est-il? Chez qui? Dans quel lieu? Dans quelles mains? ... est-il secouru? ... a-t-il près de lui? ... oh! Cette douleur est insupportable! Ce malheureux qui vient d'apporter ce fatal billet, est reparti tout de suite, sans attendre un instant, sans dire une parole. Comment savoir? ... abandonnée à mon effroi, à l'inquiétude la plus vive! ... ah! Plaignez-moi, mon coeur est déchiré. Un foible espoir me luit: j'ai envoyé dans la maison où un des gens de Milord D'Ossery a passé deux ou trois jours. On assure que cet homme venoit de chez Sir Halifax, qui a depuis peu acheté une terre à quatre milles d'ici. Je viens de faire partir John en toute diligence, pour aller s'informer si Milord D'Ossery est en ce lieu, avec ordre de rester où il le trouvera, et de me dépêcher des couriers pour m'apprendre l'état de ce pauvre comte. Dans ma triste incertitude, j'ai les yeux et les mains élevés vers le ciel; je me rappelle à tous momentsLady Seymour; je crains... Dieu tout-puissant, que ma priére ardente s'éléve jusqu'à toi! Qu'elle suspende ton arrêt! Daigne en changer l'objet! Si la fin de l'un de nous doit être pour l'autre cette voix dont les accents terribles rappellent vers toi nos coeurs égarés, ah! Que ce soit moi, que ce soit ma mort qui ranime dans son ame l' amour qui n'est dû qu'à toi seul! O! Ma chere Henriette, s'il meurt, vous n'avez plus d'amie!
LETTRE 29
mardi, à Vinchester. il est un peu mieux; mais la fiévre est toujours violente; heureusement les symptomes de la malignité ont disparu depuis deux jours. Il a encore des moments de délire dans lesquels il s'agite beaucoup. Hélas! Il n'est point hors de danger! Je ne vous ai pas écrit hier; c'est avec peine que je tiens ma plume; je ne me sens pas dans mon état naturel; je ne puis gouter d'aucun aliment. Renfermée dans ma chambre, je n'y admets personne; on en pensera ce qu'on voudra; il m'est impossible d'écouter ou derépondre. On m'avoit très-bien adressée; Milord D'Ossery est chez Sir Halifax, au milieu de tous les secours que Londres même pourroit lui procurer. Par un heureux hazard, le docteur Harrison s'est trouvé dans le canton; il est auprès de lui. John m'écrit qu'en arrivant, il a vu tout le monde en larmes dans le château. Hélas! Je le crois. Qui pourroit connoître Milord D'Ossery, et ne pas le plaindre? Comment se défendroit-on de l'aimer? Si noble dans ses façons, si doux, si bienfaisant; les qualités de son ame se peignent sur son front; elles lui soumettent tous les coeurs; je ne l'ai jamais entendu nommer, qu'un éloge ne suivît son nom. Quel homme allia jamais plus de véritable grandeur à la bonté, à cette familiarité qui ne craint point de descendre, et imprime le respect dont elle semble vouloir affranchir? C'est une créature si digne d'exister, qui va, peut-être, périr? ... j'attends avec crainte, avec impatience... mais on demande Betty... ah! Quel bonheur! une nuit tranquille, cinq heures de sommeil, plus de délire, la fiévre considérablement diminuée; le docteur Harrison répond de sa vie, même de sa prochaine convalescence. o! Ma tendre, ma sincére amie, félicitez-moi! Je bénis le ciel dont la bonté me le rend... des larmes de consolation coulent enfin de mes yeux... ah! Qu'il vive! Qu'il soit heureux! Que tous les biens qu'on envie deviennent son partage! ... aimable et cher D'Ossery, tu m'accuses de cruauté! Que ne peux-tu lire dans mon coeur, entendre les voeux qu'il forme pour toi! Quelle dure bienséance me retient! Que ne m'est-il permis de voler auprès de toi! D'aller soulager, partager, adoucir tes maux; de baigner ton visage des pleurs que m'arrache le sentiment immortel qui m'attache à toi! Ah! Ranime tes espérances; celle que tu chéris n'est point cruelle , n'est point inhumaine ; elle peut te pardonner, te revoir, t'aimer! ... eh! Bon dieu, où m'emporte un mouvement trop vif! ... ô! Ma bonne, mon indulgente amie, excusez mon égarement! Je ne suis point à moi; mon ame est entrainée... mais je me sens brûlante, altérée; ma tête ne peut plus se soutenir; mes yeux appesantis... hélas! Qu'ai-je donc? ... adieu; il vivra, ma chere; tous mes souhaits sont remplis.
LETTRE 30
samedi, à Vinchester. j'ai passé trois jours sans vous écrire, ma chere, et je crains bien que mon silence ne vous ait inquiétée; j'ai eu un peu de mal à la gorge, la fiévre et beaucoup d'accablement; on m'a saignée malgré moi. Sir Henry n'a pas voulu perdre cette occasion de faire éclater son zéle officieux; il s'est emparé de ma chambre, en a fait les honneurs... cet homme est bon, il souffre; quelquefois il me fait pitié, plus souvent il m'impatiente: j'ai le coeur assez sensible pour le plaindre; mais je l'ai trop prévenu pour l'aimer. John est revenu; Milord D'Ossery est dans une convalescence qui promet un très-prompt rétablissement; mon imbécille messager me cause à présent une autre sorte d'inquiétude... mais on m'annonce Abraham, le valet-de-chambre de milord... mon dieu! Que me veut-il? Oh! Que le coeur me bat! ... si troublée pour un homme à lui! Eh! Que seroit-ce donc si le comte lui-même? ...que de variété dans ma foible tête! Je brûlois de le voir il y a quelques jours, et le seul nom d'Abraham m'interdit? ... c'est un billet qu'il m'apporte... ce pauvre Abraham, il est si charmé de me revoir, qu'il ne peut me parler... mais lisons... ces lignes sont tracées avec difficulté... il a été bien mal... voyez, ma chere, ce qu'il m'écrit. billet de Milord D' Ossery à Milady Catesby. quoi! Madame, vous avez daigné vous intéresser à mes jours! Cette bonté me touche vivement; mais la dois-je à votre seule pitié, ou à un foible reste de cette amitié? ... hélas! J'ose à peine me flatter que vous en conserviez un léger souvenir! Qu'il me seroit doux de penser qu'elle n'est pas entiérement éteinte dans votre coeur! Ah! Si l'ardeur de la mienne pouvoit la ranimer encore! ... mais vous ne voulez pas m'écouter. Recevez, madame, mes respectueux remerciements. Sans examiner le sentiment qui vous a fait prendre part à mon état, je dois me trouver heureux de l'avoir excité.Vous voyez, il sait que j'ai craint pour sa vie. John, l'impertinent John est cause de ces remerciements qu'il me fait... mais je suis obligée de finir; on attend après ma lettre. Je ne veux pas vous laisser un jour de plus dans l'incertitude de ce qui peut être arrivé; et puis il faut une réponse à Abraham. Ah! C'est une grande affaire que cette réponse!
LETTRE 31
dimanche, à Vinchester. voyez, ma chere Henriette, dans quel embarras me jettent ma vivacité, cette précipitation avec laquelle j'envoyai John, sans l'avertir de se cacher, sans lui défendre de me nommer, sans lui donner d'autre ordre que de s'instruire. L'imprudent animal n'a rien su de mieux que d'aller tout droit chez Sir Halifax; de renouveller connoissance avec Abraham; de lui dire qu'il venoit de ma part, et de s'établir dans l'antichambre de Milord D'Ossery. Le pauvre malade charmé de savoir près de lui un de mes gens, envoyé par moi, a voulu le voir. MonsieurJohn, comme il me l'a redit lui-même, a reçu, avec bien de la joie, l'ordre d'entrer; a répondu à toutes les questions de milord; l'a assuré que milady étoit plus morte que vive en le faisant partir; qu'elle avoit toujours bien de l'amitié pour milord, et étoit à peine contente de recevoir trois buletins par jour, que lui John avoit l'honneur de lui envoyer... si vous saviez avec quelle satisfaction cet étourdi m'a rendu compte de sa commission; comme il s'applaudit des merveilles qu'il a faites! ... après tout, je ne dois me plaindre que de mon peu de prévoyance. J'ai renvoyé Abraham sans réponse hier: je me suis excusée sur la foiblesse de ma tête... ah! Ce n'est pas celle que je crains le plus! ... encore Abraham! ... encore une lettre! ... voyons... ce n'est pas la peine de copier son billet; c'est, à peu près, celui d'hier, excepté beaucoup d'inquiétude sur ce mal de gorge que je n'ai plus. voyez-moi, écoutez-moi; toujours la même chose. Il faut répondre... mais qu'il m'est difficile de lui écrire! Le zélé Abraham a dit à Betty, qu'il ne partiroit point sans une lettre... à mesure que mes craintes se sont dissipées, ma fierté a reprisde l'empire sur mon ame. Je suis très-fâchée que Milord D'Ossery ne puisse douter de cette amitié dont il feint d'être si peu sûr. Par cette feinte, il ménage ma vanité; son adresse ne m'échappe point... oh! Ces hommes! Ces hommes! Remarquez-vous comme ils savent tirer partie des événements? Lorsque les moyens de nous subjuguer semblent leur manquer, un incident imprévu, le hazard, une maladie les raménent vers le but qu'ils s'étoient proposé. On ne veut point les voir; on ne veut point les entendre; tout paroit fini; mais leurs ressources ne s'épuisent jamais. Quand ils ne savent plus que faire, ils ont la fiévre, ma chere; ils n'ont plus qu'un instant à vivre; ils remplissent notre imagination de terreur; s'offrent à notre idée sous un aspect attendrissant; mettent sous nos yeux le spectacle effrayant de la mort, de la destruction de cette forme enchanteresse qui nous séduisoit: et la fiévre la plus maligne n'est pas ce qui les tue; c'est notre dureté... il n'a pas songé à me dire cela... mais Abraham attend... je n'aurois jamais cru avoir si peu d'esprit. Je ne trouve rien à dire... oh! Ce méchant John! Que ne s'est-il caché! ... je rêve envain... celui qui m'écrit, n'est-il pas ce même Milord D'Ossery qui m'a causé des peines si sensibles, qui m'a abandonnée à Erford, qui s'est marié à Miss Jenny? Ces torts sont-ils diminués? Non, mais... il a été malade. Allons, je vais écrire... je ne vous envoie point la copie de mon billet; il est très-court, très-étudié et très-mauvais. Adieu, ma chere Henriette; je vous aime toujours.
LETTRE 32
lundi, à Vinchester. je viens de me promener au bord d'une petite riviére, qui baigne les murs d'un pavillon où je vais souvent voir pêcher. Comme il étoit fort matin, je me suis amusée à regarder traverser la riviére à de jeunes paysannes qui vont vendre des fleurs et des fruits à la ville prochaine. Elles chantent, rient dans leur bateau; elles offrent l'image de la joie; leur habit est propre, leurs corbeilles bien arrangées. Elles ont de grands chapeaux de paille, sous lesquels on les croiroit toutes jolies; elles sont vraiment agréables.Comme le bateau venoit de partir, une mieux faite que les autres, est arrivée; elle paroissoit triste, et sans montrer de regret de ce qu'on ne l'avoit point attendue, elle a posé sa corbeille sur un monceau de sable, et s'est mise à se promener au bord de l'eau. J'ai dit à Betty de l'appeller; elle est venue à nous; j'ai acheté tous ses bouquets, et lui ai demandé pourquoi elle ne chantoit pas comme les autres. Ma question l'a émue; elle a fait une petite mine pour s'empêcher de pleurer, et m'a dit avec une ingénuité charmante, qu'elle étoit prête à rompre son coeur ; que Mosès, un des fermiers de Milord Vinchester, la feroit mourir de chagrin elle et un autre; et le souvenir de cet autre l'a fait pleurer, et bien fort. La pauvre enfant m'a intéressée; j'ai voulu tout savoir, et voici l'histoire de ma petite jardiniére. C'est que Mosès... écoutez bien, ma chere... Mosès est un méchant avare ; il avoit accordé Tommy, son petit-fils, avec Sara, qui aime Tommy comme ses deux yeux . La noce alloit se faire; les habits étoient achetés, les parents priés, les violons retenus; et voilà qu'une lettre venue d'Orford, a fait changer Mosès. La soeur de Tommy estmorte; elle a laissé de l'argent à Tommy, et le vilain Mosès ne veut plus de Sara pour sa petite-fille, à moins qu'on n'augmente sa dot à proportion de l'héritage. La mere de Sara, qui est fiére , s'est emportée, a tout rompu; et comme elle est d'un naturel un peu vif, elle veut tordre le cou à Sara, si elle aime encore le petit-fils de cet arabe de Mosès; et la pauvre Sara aura le cou tordu , voyez-vous, car elle l'aime toujours; et l'honnête Tommy rompra son coeur aussi plutôt que de renoncer à Sara. Entre le bonheur ou le malheur de ces simples et tendres amants, cent cinquante guinées s'élevoient comme une barriére insurmontable. Je l'ai forcée; j'ai tout applani: le juif Mosès, la fiére jardiniére, l'honnête Tommy et la jolie Sara, sont d'accord. Ce moment est un de ceux où j'ai senti l'avantage d'être riche; je marie après demain mon aimable villageoise, et je la marie avec éclat. Je donne un grand souper, illumination, feu et musique sur l'eau; ensuite un bal masqué, où tout le monde sera bien venu. Milord Vinchester me prête le pavillon qui donne sur la riviére; il est grand, orné, très-propre pour mon dessein. Nosdames sont enchantées de cette espéce de fête: Sir Henry, malgré sa mauvaise humeur, est mon intendant; il a reçu mes ordres avec autant de gravité, qu'il eût pris une patente du premier ministre. Milady Vinchester et Sir James feront les honneurs du bal; la Comtesse De Sunderland, ceux du souper; moi, je regarderai s'ils s'aquittent bien des emplois que je leur confie. Je suis gaie, ma chere; je commence à reprendre le gout des amusements; je ne veux pas examiner la cause de ce changement; je trouverois peut-être... n'allez pas croire que le mariage de Sara soit un prétexte pour célébrer la convalescence de ce pauvre comte... n'est-ce pas ainsi que vous l'appellez? En tout cas John n'en sait rien; mon secret est en sûreté. Voir danser à ce bal.
LETTRE 33
mardi, à Vinchester. encore une lettre! ... voilà un commerce bien exact et bien dangereux: j'ai à tout moment besoin de me souvenir queMilord D'Ossery m'a trompée. Malgré ce souvenir, comment résister aux mouvements de mon coeur? Ils me portent à l'écouter. Mais que me dira-t-il? Ses offres réitérées de se justifier, m'étonnent et m' impatientent: eh! Comment le pourroit-il! Il s'est marié; il a même une fille de ce mariage... on dit qu'elle s'appelle Juliette... insolent! Donner mon nom à la fille de sa femme! Milady Arthur, tante de feu Milady D'Ossery, est ici depuis huit jours; elle parle continuellement des graces et de la beauté de la petite D'Ossery. Cette femme est la plus ennuyeuse créature qu'il soit possible de rencontrer: mais voici la lettre de milord. Milord D'Ossery à Milady Catesby. hélas! De quoi me félicitez-vous, madame! De quel prix sont pour moi des jours que vous ne voulez plus rendre heureux! Vous! Des égards! Ah! Vous ne pouviez m'affliger plus sensiblement que par cette insultante politesse! Elle est toujours compagne de l'indifférence. Supprimez-les ces égards; c'est votre pitié, votre tendre pitié, qui m'est nécessaire; c'estune condescendance d'un jour, d'une heure, que je vous demande. Ne m'entendrez-vous point? Suis-je condamné sans retour? Me refuserez-vous une grace accordée aux plus vils criminels? Nous avons été amis... ne vous souvient-il plus que vous m'avez donné un nom plus doux? Mon amour, le vôtre, vos promesses, vos serments même, tout est-il effacé? ... rappellez-vous Erford, ma chere, mon adorable Juliette... c'est un homme autrefois honoré de votre tendresse, qui vous demande, à genoux, un moment d'entretien. Par tout ce qui peut vous toucher, je vous conjure de ne pas rejetter ma priére. Ne continuez pas à affliger un malheureux dont le sort est dans vos mains. Non, je ne perdrai qu'avec la vie, l'espoir d'obtenir de vous un généreux pardon. J'ai un secret que je ne puis révéler qu'à vous; donnez-moi un jour, madame; au nom du ciel, ne soyez pas inexorable. Sa chere , son adorable Juliette ; cela est assez familier, je vous assure; et vous voyez quelle obstination à se faire écouter... ah!Cette maladie! Où m'a-t-elle engagée? ... le voir! La seule idée d'une telle entrevue me fait tressaillir... mais cette audace de vouloir me parler! ... cet homme est bien hardi! Ne devroit-il pas éviter mes regards? Quelle pourroit être sa contenance devant moi! Ne suis-je pas en droit de l'accabler de reproches? ... eh bien, il ne me craint point du tout! D'où vient que je le redoute, moi qui peux lever les yeux sur lui avec la noble assurance que donne la certitude d'avoir toujours bien fait? Que je me rappelle Erford! hélas! S'il m'y avoit vue après son départ, oseroit-il me prier de me le rappeller ? Il connoit ses fautes; mais qu'il est loin d' imaginer comment je les ai senties? ... peut-il jamais excuser cet abandon cruel? Eh! Pourquoi feignoit-il? Pourquoi feint-il encore? Je me préparois avec plaisir à la fête que je donne. Cette lettre vient troubler ma joie, m'embarrasser, me retracer un tems... ah! Rien n'est effacé ! ... vous êtes fort capable de rire de mes chagrins; vous me dites que je devrois l'avoir vu, l'avoir entendu , que tout seroit terminé . Vous qui n'avez jamais eu à pardonner que des fautes légéres, quelques mouvements de jalousie, de l'impatience,de l'humeur peut-être, vous croyez qu'on peut se résoudre aisément; qu'il est facile de savoir ce qu'on veut... je ne puis comprendre cet espoir de pardon! Mon dessein n'est pas de l'affliger . Je le verrois si je croyois pouvoir soutenir sa présence; je l'écouterois s'il étoit possible d'excuser... mais je vais lui écrire. Milady Catesby à Milord D'Ossery. eh! Pourquoi, milord, n'aurois-je point tout oublié! Qui m'engageoit à me souvenir d'un ingrat, à m'occuper d'un infidéle? Ne m'avez-vous pas prié de vous oublier ? Comment osez-vous me rappeller un tems et des lieux auxquels je ne puis songer sans vous haïr? Quel droit avez-vous encore à mon amitié, après m'avoir si cruellement récompensée de celle que je vous ai montrée? Si votre légéreté m'a rendue à moi-même, vous ne pouvez vous plaindre que de votre coeur. J'ignore par quel caprice vous semblez aujourd'hui faire dépendre votre bonheur de l'entretien que vous me demandez; je ne puis consentir à vous l'accorder.Accoutumée depuis si long-tems à penser que je ne vous verrai jamais, il m'est impossible de me familiariser avec l'idée de vous revoir. Si vous avez des secrets qu'il vous importe de me communiquer, vous pouvez me les écrire, sûr de ma discrétion à les taire, et de mon exactitude à vous faire remettre ce que vous m'aurez écrit. En vérité, milord, recevoir de vos lettres, est l'unique complaisance où je puisse me forcer pour vous obliger. Je suis fâchée d'avoir envoyé cette lettre: on dit qu'entre des amants brouillés un reproche est le préliminaire d'un traité de paix. Adieu, mon aimable Henriette, je vous aime toujours.
LETTRE 34
mercredi... non jeudi, à six heures du matin. oh! Ma chere Henriette, quelle agitation dans mes sens! ... quel trouble dans mon ame! ... je l'ai vu... il m'a parlé...c' étoit lui... il étoit au bal... oui, lui! Milord D'Ossery... ah! Ne me dites plus de le voir! Ne me priez plus de l'entendre! Il est bien sûr que je ne puis supporter la présence de cet... je ne sais quel nom lui donner. Peut-on être plus hardi, plus imprudent? M'exposer! ... je le hais, je crois... et pourtant je voudrois avoir eu plus d'empire sur moi-même... je voudrois l'avoir écouté. Quel est donc ce mouvement qui m'entraine avec force, et me fait agir contre ma volonté? ... je vais partir, retourner à Londres... ce n'est pas par obstination, mais par nécessité, par foiblesse, que j'éviterai le Comte D'Ossery. Il faut bien me déterminer à le fuir, puisque je ne puis le voir avec tranquillité. Le jour étoit déja grand; fatiguée de danser, ennuyée du bal, j'ai passé sur la terrasse pour prendre l'air. Un masque en domino noir, qui me suivoit depuis une heure, est venu se placer à mes côtés. Dans un lieu aussi spacieux, j'ai trouvé un peu extraordinaire qu'on choisît l'endroit où j'étois pour m'y gêner; car le masque s'étoit assis tout près de moi. Mais jugez de ma surprise, quand saisissant une de mes mains, la retenantmalgré moi, et la pressant dans les siennes, ce masque m'a dit d'un ton ému: eh quoi! Lady Juliette se plait encore à faire des heureux! On m'avoit assuré qu'elle n'étoit plus sensible à cette sorte de plaisir... ô! Le son de cette voix a pénétré comme un trait jusqu'au fond de mon coeur! Je l'ai reconnu... eh! Quel autre eût osé prendre cette liberté! M'eût tenu un tel langage! ... j'ai voulu fuir; l'audacieux s'est saisi de ma robe, et m'a retenue dans ma place. Il a ôté brusquement son masque; son camail s'est renversé... ah! Ma chere Henriette, qu'il étoit bien! Le désordre de ses cheveux donnoit une grace nouvelle à ses traits; un air animé, passionné même... comment l'aspect de cet aimable visage m'a-t-il causé un trouble si cruel, si contraire à l'impression qu'il sembloit faire sur moi? Tout-à-coup j'ai perdu la faculté de voir et d'entendre; un froid mortel m'a saisie. Je ne sais ce que le comte m'a dit; je ne sais comment il a rassemblé tout le monde auprès de moi; en rouvrant les yeux je me suis vue entourée d'une infinité de personnes, parmi lesquelles je cherchois en vain Milord D'Ossery; je l'ai apperçu au bout de la terrasse; et dèsque je me suis levée, il a disparu; le bal a fini, et me voilà dans mon lit à vous écrire, à réfléchir, à me chagriner... je ne sais quel parti prendre.
LETTRE 35
vendredi, à Vinchester. je reçois des invitations si pressantes de Milord D'Ormond; ma cousine et lui continuent à me prier avec tant d'instances d'aller les trouver à Erford, que je ne puis me refuser plus long-tems à leur empressement. Je ne sais pourquoi je sens affoiblir ma répugnance pour retourner dans ce lieu: j'ai annoncé mon départ ici; si j'étois vaine, je pourrois m'étendre sur le regret que tout le monde paroit avoir de me perdre. Sir James s'en va; pour le pauvre Sir Henry, sa tristesse est inexprimable; il me fait une peine extrême; j'espére que mon absence lui sera utile. On dit, ma chere, que l'absence est un reméde salutaire contre l'amour; reméde violent, que le malade prend toujours avec dégout, et qui n'opére pas sur tous les tempéraments. Je vais me rapprocher de vous,mon aimable amie; c'est un grand plaisir pour moi. Après quelque séjour à Erford, je retournerai à Londres, et nous irons ensemble à ma jolie maison d' Amsteat... voici Abraham... quel paquet il m'apporte! Tout un cahier écrit de la main de milord... oh! Permettez, permettez, ma chere, que je vous laisse! ... je brûle de lire... ah! Qu'est-ce donc qu'il me dit! Vous le saurez dès que j'aurai parcouru ce cahier. Milord D'Ossery à Milady Catesby. l'avanture du bal m'a trop appris, madame, que je ne puis espérer de devoir au hazard ou à mon adresse, la faveur d'un entretien avec vous. L'horreur que vous a fait ma présence, l'état où je vous ai vue, et la douleur que j'ai sentie d'en être la cause, m'ont déterminé à renoncer au projet de m'approcher de vous sans votre ordre positif. Je consens à vous écrire ce que je voulois vous dire, si vous aviez pu m'écouter; vous me promettez de garder mon secret, je ne doute point de votre discrétion. Cependant, comme vous pourriez sentir quelque peine en cachantà Lady Henriette des faits où vous êtes intéressée, je n'exige pas que vous vous géniez sur ce point. Tout ce qui vous est cher aquiert des droits sur mon coeur; votre amie ne peut être une personne indifférente pour moi. Ah! Lady Juliette, lorsque vous aurez lu, si vous ne me pardonnez pas, vous n'avez jamais aimé celui qui vous aimera toujours! histoire de Milord D'Ossery. lorsque Lady Charlotte Chester eut donné au Duc De Penbroke une préférence que mes soins et mon attachement m'avoient fait espérer, je voulus m'éloigner d'elle, et je passai en France. J'étois vivement touché de sa perfidie; elle me porta à éviter les femmes; je jugeai de toutes, par la seule que j' avois examinée; je pensai que l'intérêt et la vanité étoient les uniques passions dont elles fussent susceptibles. Je m' armai donc contre elles de la connoissance que je croyois avoir aquise de leur ame, et l'employai avec succès pour me garantir de leurs charmes. On me présentoit à la cour, à la ville,comme un sauvage qui joignoit à la férocité, attribuée à sa nation, un éloignement révoltant pour des gouts adoptés et des usages reçus. Ma sagesse paroissoit ridicule, sur-tout dans l'âge où l'on est convenu de se livrer à tous les déréglements dont on croit qu'il peut être l'excuse; je ne sais jusqu'où l'indulgence des françois s'étend sur cet article. Ici j'ai vu bien des gens, qui, pour avoir trop espéré de cette excuse, n'ont pu, dans leur maturité, faire oublier leur jeunesse. Six mois après mon départ de Londres, mon frere aîné fut tué sur mer, et le second mourut en Ecosse d'une chute qu'il fit à la chasse. Ma fortune devint égale à celle du Duc De Penbroke; je pensai que la duchesse se repentiroit peut-être d'avoir précipité son choix. Le regret dont j'imaginai qu'elle seroit pénétrée, fut l'avantage le plus réel que je crus trouver en héritant des titres et des biens de ma maison. Mon séjour en France ne m'ôta point les impressions que j'y avois apportées; les femmes m'y parurent charmantes; mais l'idée de Lady Charlotte et le souvenirde son inconstance me défendirent contre l'amour. Je revins en Angleterre dégagé de ma passion, mais sensible encore au regret de m'y être abandonné. La vue de la duchesse me chagrina, et me fit éprouver une sorte d'ennui qui me donna du dégout pour Londres. Je résolus de m'en éloigner encore, et je me préparois à revoir l'Italie, quand D' Ormond instruit de mon retour, me pressa d'aller le voir à Erford. Je m'y rendis, croyant y passer peu de jours; mais je trouvai dans vos yeux l'attrait flatteur qui devoit me fixer dans ma patrie, et me réconcilier avec le sexe aimable, dont Lady Juliette est l'ornement. Vous fites naître dans mon coeur des sentiments bien nouveaux pour moi; ils m'apprirent que je n'avois point aimé Lady Charlotte, et que la vanité blessée peut exciter dans notre ame tous les regrets qui semblent naître de l'amour trahi ou méprisé. D'Orsey vous importuna bientôt par ses empressements; son exemple m'effraya; l' éloignement que sa tendresse vous donna pour lui, me fit mettre tous mes soins à vous cacher la mienne. Ecouté,préféré comme ami, je craignois de paroître comme amant: il m'étoit si doux d'avoir votre confiance, d'être de moitié de vos amusements, de vous voir sans cesse sans vous donner d'ennui ni vous inspirer de contrainte, que je n'osois risquer de perdre ce bien, en vous découvrant le dessein de vous plaire. Quelquefois il me sembloit que vous me deviniez; j'oubliai un jour que je n' étois pas en droit de me montrer jaloux; je vous laissai voir du dépit, de l'humeur. Mon trouble vous toucha, il vous toucha trop même... que je sens de plaisir à me rappeller ces premiers instants de mon bonheur! Ces tems heureux, où, sans vous l' avouer, peut-être, vous partagiez tous les mouvements de mon ame! Ils sont passés ces moments délicieux, et Lady Juliette ne s'en souvient plus. Avec quelle peine je renfermois en moi-même des sentiments si vifs, si tendres! Combien le souvenir de Lady Charlotte m'intimidoit! Je ne considérois plus son changement sous le même aspect; depuis que je vous aimois, j' excusois la légéreté de Milady Penbroke; il me sembloit que je n'avois point en moi ce charme attirant qui fait naître l' amour et le rend constant. J'osai parler enfin; mes voeux furent comblés. Vous consentiez à me donner votre main; tout m'annonçoit des jours heureux: dans l'yvresse de ma joie trop prompt à me flatter, j'ajoutois déja au bonheur dont je jouissois, la félicité suprême qui m'étoit promise, quand je fus invité aux noces de Portland. Je ne sais quel pressentiment se joignoit à la douleur que je sentois en m'éloignant de vous; mais je partis d'Erford, accablé du regret de vous quitter. Hélas! Ce chagrin étoit le triste présage du malheur qui devoit m'arriver! ... avant que j'entre dans le détail humiliant de l'avanture fatale qui nous sépara, permettez-moi d'implorer votre indulgence... mais comment espérer de vous toucher, si vous ne m'aimez plus, si ma vue vous effraie, si vous m'avez fermé pour jamais ce coeur autrefois si tendre pour moi, si sensible à mes moindres inquiétudes! Que de serments vous trahissez, si le soin de mon bonheur ne vous intéresse plus! Quoi! Cette passion si chere! Ces plaisirs si purs qu'ellenous fit gouter, ne peuvent-ils ranimer en vous une étincelle de ce feu? ... ah! Remettez sur vos yeux le bandeau de l'amour! Qu'il vous cache mes fautes, et ne vous laisse voir que mon repentir! Je retournois à Erford avec la vitesse et l'impatience d'un amant qui va revoir ce qu'il aime, lorsqu'en passant à Midlesex, je rencontrai Montfort, Bennet, Andson, Lindsey, et plusieurs jeunes gentilshommes avec lesquels j'avois été à l' université. à l'exception de Montfort, qui étoit mon ami, j'avois peu revu les autres; ils avoient arrêté Abraham, qui couroit devant moi, et m'arrêterent aussi à la poste où ils m'attendoient. Ils revenoient de la chasse, et soupoient tous chez Montfort, dont la mere avoit une maison dans ce lieu. Il me fut impossible de résister à leurs priéres, ou, pour mieux dire, à leurs importunités; ils m'obligerent d'accepter un souper qui ne me promettoit aucun agrément, et me privoit du plaisir d'arriver assez tôt à Erford pour vous voir, au moins, un instant. C'étoit des heures dérobées à l'amour; je les perdois à regret, et n'en fis le sacrifice qu'avecune extrême répugnance. La mere de Montfort étoit partie le matin pour Londres, où une affaire pressante l'avoit appellée: ainsi notre souper devenoit une de ces parties libres et bruyantes, où l'on s'étourdit en parlant tous à la fois; qui finissent par des paris ridicules ou ruineux, souvent même par briser les meubles, et s'égorger sur leurs débris. L'ennui me saisit dès le premier service; il augmenta de plus en plus; l' insupportable joie des convives, l'éclat de leurs voix et le désordre de leurs propos me firent maudire cent fois l'instant où je les avois rencontrés. Le sang froid que je conservois parmi ces extravagants, ajoutoit au dégout qu'ils m' inspiroient, je m'en apperçus; et voulant tirer quelque parti de la désagréable situation où je me trouvois, j'imaginai que le seul moyen de la sentir moins, étoit de m'efforcer de perdre une partie de ma raison. Je ne pouvois plus espérer de vous voir en arrivant; je résolus donc de faire comme les autres, et je me prêtai à leur folle gayeté: ce projet me réussit; je commençai bientôt à trouver mes anciens camarades un peu plus supportables.La conversation varioit et n'étoit guères suivie; elle tomba sur les femmes; on en parla avec plus de vivacité que de décence; les uns les exaltoient, les autres les déchiroient. Lindsey naturellement sensible et honnête, les défendit avec chaleur: il ramena à l'opinion où il étoit, que la douceur d'être aimé d'une seule, l'emporte de beaucoup sur le plaisir de médire de toutes. On se réunit donc pour louer ces êtres charmants, auxquels le ciel remit le pouvoir de nous rendre heureux. L'un parloit de leur beauté, dont l'attrait a tant de force sur nos coeurs; l'autre vantoit leur esprit plus séduisant encore, la finesse de leur gout, et la délicatesse de leurs sentiments. Montfort tout seul soutint que l'esprit naturel et l'ingénuité surpassoient le savoir et les talents qu'on faisoit aquérir aux femmes, et que la plus simple étoit la plus aimable. On disputa contre lui; il s' obstina; et pour prouver ce qu'il avançoit, il envoya dire à la gouvernante de sa soeur, de venir avec elle. Il falloit être aussi peu capable de réflexion qu'il l'étoit alors, pour exposer sa soeur à paroître au milieu de dixou douze jeunes fous, peu en état de songer à ce qu'ils devoient à son sexe et à son âge. En attendant qu'on l'amenât, Montfort nous apprit que depuis la veille seulement, elle étoit sortie de la maison où elle avoit été élevée; il fit éclater l'amitié la plus vive pour elle, et nous assura que personne ne pouvoit être plus simple ni plus aimable. Miss Jenny vint alors confirmer, par sa présence, les louanges que son frere donnoit à l'ingénuité. Son air annonçoit ce caractére; il étoit doux, modeste; une figure noble, gracieuse dans tous ses mouvements, réparoit en elle le défaut de régularité. Elle avoit cet agrément que donne la fraîcheur de la premiére jeunesse; et ses traits, sans être beaux, offroient quelque chose de touchant. Elle prit sa place auprès de Montfort; et par soumission pour ses ordres réitérés, elle fit raison à ses amis des santés qu'ils lui portoient tous à la fois. Sa vue avoit ranimé leur joie, il étoit heureux pour elle que son extrême simplicité lui dérobât une partie des transports qu'elle excitoit, et des expressions dont on se servoit pour vanter ses charmes.Sir Bennet s'empara de sa gouvernante, et la mit bientôt hors d'état de veiller sur sa jeune éléve. Miss Jenny ennuyée d'un monde auquel elle n' étoit point accoutumée, insista sur la permission de se retirer; elle l'obtint avec peine, et nous quitta avec plus de plaisir qu'elle n'en avoit senti à nous voir. Quelques moments après, étourdi par le bruit, fatigué de la chaleur, je me levai pour prendre l'air, dont je n'avois jamais eu tant de besoin; je sortis de la salle, et me trouvai dans un vestibule, dont la lumiére finissoit. J'en apperçus dans l'éloignement; et dirigeant mes pas de ce côté, je traversai une longue enfilade de piéces; je parvins à un grand cabinet, où j'entrevis une femme: je n'eus pas le tems de la bien distinguer; un mouvement qu'elle fit renversa une petite table sur laquelle étoit une seule bougie, qui s'éteignit en tombant. Au son de voix de cette femme, à ses questions, je la reconnus pour Miss Jenny; je me nommai, et la priai de vouloir bien me faire conduire au jardin; elle me répondit qu'elle alloit sonner pour avoir de la lumiére. Dans laprofonde obscurité où nous étions, il lui fut impossible de trouver le cordon de la sonnette; cet appartement lui étoit presque aussi étranger qu'à moi. Cependant elle cherchoit à se rappeller de quel côté la cheminée étoit placée, et nous nous efforcions, l'un et l' autre, de la trouver. Mon embarras, et le peu de succès de nos recherches, lui parut plaisant; elle se mit à rire de si bon coeur, que sa gayeté excita la mienne. La jeune miss n'étoit guères plus à elle que moi-même; elle appelloit, mais en vain; les gens étoient trop éloignés du lieu où nous nous trouvions, pour pouvoir nous entendre. En marchant au hazard, nous nous heurtions tous deux; Miss Jenny redoubloit ses ris, badinoit de mon inquiétude, et mille plaisanteries enfantines me forçoient à rire aussi. Déterminés tous deux à finir ce jeu, nous convinmes d'abandonner l'espérance de nous faire entendre, et de nous en tenir à trouver une porte qui conduisoit à une espéce de galerie, de laquelle on passoit au jardin; nous nous orientames de notre mieux. Miss Jenny me prit par la main; et se conduisant de meuble en meuble,elle reconnut la place où elle étoit d'abord; elle m'avertit que la porte devoit être vis-à-vis de nous; elle s'avança, et je la suivois. Malheureusement elle s'embarrassa dans la table qu'elle avoit renversée, et tomba rudement. Sa chute entraîna la mienne; bientôt de grands éclats de rire me prouverent qu'elle ne s'étoit point blessée. L'excès de son enjouement me fit une impression extraordinaire; il m'enhardit; l'égarement de ma raison passa jusqu'à mon coeur. Livré tout entier à mes sens, j'oubliai mon amour, ma probité, des loix qui m'avoient toujours été sacrées, la soeur de mon ami. Une fille respectable ne me parut dans cet instant qu'une femme offerte à mes désirs, à cette passion grossiére qu'allume le seul instinct. Un mouvement impétueux m'emporta, j'osai tout; j'abusai cruellement du désordre et de la simplicité d'une jeune imprudente, dont l'innocence causa la défaite. à peine ce moment d'erreur fut-il passé, que ma raison reprenant tous ses droits, je vis ma faute dans toute son étendue. Miss Jenny revenue à elle-même, remplissoitl'air de ses cris, gémissoit, fondoit en larmes, et par sa juste douleur ajoutoit encore à la mienne. La lune venoit de se lever; et la lumiére qu'elle commençoit à répandre, me fit appercevoir cette porte, dont la recherche nous avoit été si fatale à tous deux. Confus, honteux, désespéré, je ne songeai qu'à m'éloigner. Je sortis de ce cabinet qui me faisoit horreur; et passant de l'entrée du jardin dans la cour où mes gens m'attendoient, je montai brusquement dans ma chaise, et repris la route d'Erford, pénétré d'un chagrin dévorant, que toutes mes réflexions aigrissoient encore. Qu'il se renouvella vivement à votre aspect! Avec quelle bonté votre coeur généreux s'y intéressa! Que de tendres questions! Qu'elles me firent sentir de remords! Combien je me haïssois en songeant que j'avois pu vous trahir! Cependant, le plaisir de vous voir, d'être sans cesse auprès de vous, de penser que vous m'aimiez, l'idée de mon bonheur prochain, un charme invincible attaché à vous, à vos regards, à vos discours, tout effaçoit ma tristesse. Je commençois à regardermon avanture comme une foiblesse, dont le souvenir pouvoit se perdre, lorsque ses funestes suites me la rappellerent avec force, et m'obligerent de subir la peine de mon imprudence... eh! Quelle peine! Ah! Si vous m'avez aimé, si vous avez daigné me regretter, jugez de mes tourments par les vôtres! Jugez de ma douleur en m'arrachant à vous! à vous, que j'adorois... que j'adorerai toujours, de quelque façon que vous puissiez me traiter. Vous devez vous souvenir, madame, qu'un courier me fit demander la veille de mon départ d'Erford; il m'apportoit une lettre: elle étoit de Miss Jenny, et voici ce qu'elle contenoit. lettre de Miss Jenny Montfort à Milord Comte D' Ossery. la malheureuse soeur de votre ami, la triste Jenny Montfort est perdue, deshonnorée par l'imprudence de son frere, par la vôtre, milord, et plus encore par la sienne. Elle vous l'apprend sans savoir ce qu'elle espére de sa démarche; elle n'a rien exigé de vous; vous ne lui avez rien promis. Quel droit lui est-il permis de réclamer? Et pourtant si vous l'abandonnez, n'aurez-vous rien à vous reprocher? Je désire ardemment votre réponse; si elle n' adoucit point ma situation, je n'attendrai pas que ma honte paroisse à tous les yeux. Le seul moyen qui peut m'en faire éviter l'éclat, s'est déja présenté à mon esprit. J'ensevelirai avec moi ce funeste secret, et personne ne vous reprochera jamais le malheur ni la mort de Jenny Montfort. peignez-vous mon état, madame, après cette lecture; songez dans quelles réflexions je passai cette nuit, la derniére de mon séjour à Erford. Je formai mille projets; ma raison les détruisois à mesure qu'ils s'offroient à mon imagination: je voulois aller trouver Montfort, lui apprendre mon malheur, abandonner à sa soeur la moitié de mon bien, tout même. Eh! Que m'étoit la fortune sans vous! Mais de quel front proposer à mon ami une réparation, qu'en pareil cas je n'aurois point acceptée! Après l'avoir offensé, devois-je l'insulter? Risquer de devenir l'assassin d'un homme dont j'avois deshonoréla soeur? Eh puis, madame, eh puis, cette innocente créature qui m'alloit devoir son être, m'étoit-il permis de la placer au rang des malheureux? De la livrer à la bassesse? N'apporteroit-elle pas en naissant un droit de se plaindre de moi, de mépriser l'auteur de ses jours? La fin de la lettre de Miss Jenny m' effrayoit: au milieu de mes agitations, de mes regrets, pénétré de mon amour pour vous, désespéré de vous perdre, je pris le parti de n'écouter que l'honneur, et d'immoler mes plus chers intérêts à une personne dont l'état exigeoit ce cruel sacrifice. Que de combats! Combien me couta ce pénible effort! C'étoit vous que j'abandonnois! C'étois à vous qu'il falloit renoncer! J'allai vous chercher pour répandre ma douleur dans votre sein, vous confier mon égarement, mes desseins, vous demander des conseils, de la consolation; mais mon projet s'évaouit à votre vue. Comment vous faire un tel aveu! L' affreuse vérité ne put sortir de ma bouche; je n'osai même vous donner une lettre que j'avois écrite dans le tumultede mes pensées; je m'éloignai; je quittai Erford, et je me séparai de vous dans la triste persuasion de ne vous revoir jamais. Je laissai ma lettre à Abraham, avec ordre de vous la remettre quand je serois parti; et joignant le messager de Miss Jenny, qui m'attendoit à la poste, je pris avec lui la route de Midlesex, d'où je me rendis chez Montfort. La violence des mouvements qui m'agitoient, l'effort que je me faisois pour cacher mon trouble, me causoient une chaleur brûlante; j'étois dans une espéce d'yvresse, et me connoissois à peine. En arrivant je demandai Montfort; il étoit à Londres; on me conduisit chez sa mere. Après quelques moments de conversation, je parlai de Miss Jenny; et sachant de Lady Montfort qu'il n'y avoit encore aucun projet formé pour son établissement, je la demandai. Ma proposition fut reçue avec autant de joie que de surprise; Lady Montfort n'espéroit pas pour Miss Jenny un parti aussi riche que je l'étois; quoiqu'elle fût née pour occuper le rang où j'offrois de la placer, son peu de fortune sembloit l'en éloigner. Sa mereme conduisit à son appartement, et m'annonça comme un amant qu'il falloit traiter en époux, puisqu'il alloit le devenir. Miss Jenny rougit en me voyant; elle baissa les yeux avec une contenance triste et timide; mon embarras égaloit le sien. Suivant l'usage on nous laissa seuls; la honte me mit à ses pieds; la reconnoissance la fit tomber aux miens; nous ne pumes nous parler; des soupirs et des larmes furent les uniques expressions de nos coeurs. Je pris jour avec Lady Montfort pour dresser les articles; et feignant une affaire indispensable et pressante, je partis pour Londres. J'arrivai chez moi dans un accablement extrême; j'étois pénétré de ma douleur, et plus encore de celle où je vous croyois livrée. En entrant dans mon cabinet, la vue d'une estampe dessinée de votre main, frappa mes yeux; je ne pus résister aux mouvements qui s'éleverent dans mon coeur; je me livrai à ma fureur et poussai des cris qui attirerent mes gens autour de moi. Une espéce de frénésie m'ôta l'usage de mes sens; je ne sais ce qui m'arriva pendant long-tems; je ne sentois nimon mal, ni le danger de mon état. Mes esprits affoiblis par la violence de mes transports, par les secours de l'art, m'avoient réduit dans une sorte d'enfance. Montfort ne me quittoit pas; ce qu'il avoit appris de mes intentions pour sa soeur, redoubloit son attachement, et rendoit ses soins plus tendres et plus empressés. Il s'applaudissoit de la fantaisie qu'il avoit eue de la faire paroître à ce souper; il pensoit qu'elle m' avoit inspiré de l'amour, et le pensoit avec transport; ses discours, sur ce sujet, renouvelloient tous mes regrets. Je me rétablis enfin, et j'épousai Miss Jenny. Que j'eus de peine à retenir mes larmes aux pieds de ces autels, où j'avois cru recevoir, des mains du ciel, la seule compagne qui pouvoit faire le bonheur de ma vie! ... après m'en avoir privé, il a voulu me la rendre ce ciel bienfaisant; mais elle a changé: elle est devenue fiére, ingrate, inhumaine; elle ne veut point pardonner. Je partis pour le Comté D'Herney, où je conduisis une femme jeune, douce, sensible, reconnoissante, aimable, peut-être; mais ce n'étoit pas Lady Juliette; ce n'étoit pas la femme élue de mon coeur; celle que j'aimois toujours, à laquelle il ne me restoit plus à consacrer que de tristes soupirs et d'inutiles regrets. Milady D'Ossery donna le jour à une fille; sa vue fit passer dans mon coeur le seul mouvement de joie que j'aie senti loin de vous. Aimable petite innocente! Combien de fois l'ai-je baignée de mes larmes, en m'applaudissant pourtant d'avoir rempli mes devoirs à son égard! Ah! Que de tendresse elle devroit à son pere, si elle savoit jamais à quel prix il lui donna son nom! Je passois les jours entiers dans les bois pour m'éloigner de Lady D'Ossery; je craignois sa présence; ses attentions me génoient; j' avois pour elle les égards de l'amitié, et non pas les soins de l'amour. Je lui devois davantage; mais comment lui donner un coeur que vous possédiez tout? Je crus pouvoir réparer par ma générosité, la froideur de mes sentiments. Prompt à lui procurer des plaisirs que je ne partageois point, je lui donnois des fêtes, je l'accablois de présents; elle disposoit à son gré de ma fortune; tout luiétoit prodigué; elle paroissoit contente, et je la croyois heureuse; le tems m'apprit qu'elle ne l'étoit pas plus que moi. Quelquefois je voulois vous écrire, vous ouvrir mon ame, vous instruire des raisons de ce mariage, duquel vous deviez avoir été si surprise. Mais c'étoit ma femme; c'étoit la mere de ma fille, dont il falloit révéler la foiblesse: eh puis, comment vous avouer qu'il avoit été un instant dans ma vie où j'avois oublié que je vous aimois! Où j' avois pu manquer à cette probité, premier fondement de l'estime dont vous m'aviez honoré? Milord Exeter, mon ami depuis l' enfance, étoit le seul qui connût mon attachement pour vous: il le connoissoit long-tems avant vous-même. C'est à lui que je m'adressai pour être informé de ce que vous faisiez. J'appris que vous étiez restée à Erford, que vous y pleuriez la mort de votre frere... ah! Pardonnez à l'amour désespéré, la bizarre contrariété de ses voeux! Que n'aurois-je pas donné pour vous rendre tranquille, heureuse! Et pourtant je sentois de la douceur à penser que vous étiez à Erford, que vous y étiez seule,que vous y pleuriez, que peut-être j'avois part à vos larmes, que parmi ces regrets donnés à la perte d'un frere chéri, quelques soupirs s'échappoient vers l'amant qui vous adoroit. Votre retour à Londres me causa les plus vives inquiétudes; vous receviez les visites du Duc De Suffolk; jaloux, injuste, je tremblois qu'il n'obtînt un bien auquel je ne pouvois plus prétendre. Je recevois chaque semaine un détail circonstancié de toutes vos démarches: cette espéce de commerce indirect que je semblois entretenir avec vous, étoit le seul plaisir où je fusse encore sensible. Que ces détails touchoient mon coeur! Combien ils redoubloient mon estime et mon attachement! Quelle femme jamais se conduisit à votre âge avec tant de prudence! Sut allier si bien la sagesse austére à l'aimable gayeté, à l'usage du monde! Quelle autre posséda jamais au même dégré ces vertus douces, charme de la société! Cette indulgence qui fait aimer en vous la supériorité dont vous craignez l' éclat! ... ah! Lady Juliette, est-ce seulement pour vous faire admirer que leciel répandit sur vous ses dons les plus flatteurs? Il a été un tems où vous croyiez ne les avoir reçus que pour me rendre heureux. Après une année de séjour à Herney, Lady D'Ossery fut attaquée d'un mal qui sembloit annoncer la consomption: de prompts secours la rétablirent un peu. Mais au commencement de l'hyver, elle retomba dans une langueur qui fit craindre pour sa vie. Son danger et sa douceur pendant le cours de sa maladie, me toucherent; je devins assidu près d'elle. En réfléchissant sur ma conduite, je craignis de l'avoir chagrinée; je redoublai de soins et d'attentions pour effacer l'impression que mon indifférence avoit pu faire sur son esprit: je ne sortois point de sa chambre; je lui présentois moi-même tous les médicaments propres à la soulager. Je sentois alors la force du lien qui nous unissoit; je n'en avois pas rempli tous les devoirs, et je me le reprochois amérement. Je l'aidois un jour à marcher dans une galerie où elle avoit désiré d'essayer de se promener; sa foiblesse la forçoit à se jetterentiérement dans mes bras. Après avoir fait quelques pas, elle rentra dans sa chambre, s'assit, et toujours appuyée sur moi, elle sentit que je la pressois doucement. Elle fit un mouvement de surprise, me regarda attentivement; et voyant dans mes yeux des marques du plus grand attendrissement, elle prit une de mes mains, et l'arrosant de ses larmes: je suis bien malheureuse, me dit-elle, de vous causer tant de peine; j'étois destinée à vous affliger. Faut-il que j'excite votre douleur! Hélas! Mon état éleveroit une flatteuse espérance dans un coeur moins généreux que le vôtre! Ma mort va rompre des liens qui vous contraignent; une chaîne dont le poids vous accable, sous lequel vous gémissez. Une forte inclination avoit prévenu votre ame; je n'ai pas droit de m'en plaindre; ma reconnoissance en est plus grande: mais pardonnez, milord, pardonnez mes pleurs; c'est la premiére fois que j'ose en répandre devant vous. J'ai renfermé mes cruelles peines: vos bontés, l'attendrissement où je vous vois, ma fin prochaine m'arrachent l'aveu d'un sentiment que vous n'avez pu partager. Tant d'égards,de bienfaits, pour me dédommager de l'amour que vous me refusiez, en me faisant admirer, respecter l'époux que j'adorois, ont sans cesse aigri le regret de ne pouvoir lui plaire. Je souhaite, continua-t-elle, que celle dont le souvenir m'a fermé votre coeur, ait conservé pour vous une tendresse digne de votre constance. J'ai cru devoir vous cacher mon attachement, vous en épargner les preuves: la crainte de vous être importune, m' a fait étouffer jusqu'aux mouvements de ma reconnoissance; souffrez qu'elle éclate dans ces derniers instants. Vous avez sacrifié à l'honneur d'une fille infortunée, un bien qui vous étoit cher: puissiez-vous le recouvrer quand elle ne sera plus! Et puissent mes voeux ardents attirer sur vous toutes les bénédictions de ce ciel qui m'entend, qui m'appelle, et d' où j'espére bientôt veiller au bonheur de mon généreux bienfaiteur, de celui qui a daigné faire un si grand effort pour ne pas m'abandonner à la honte dont la mort même n'auroit pu me garantir! Aimez ma fille, aimez-la, milord, et oubliez les maux que sa malheureuse mere vous acausés. Milady D'Ossery pouvoit parler sans crainte d'être interrompue; chaque mot qu' elle prononçoit étoit un trait douloureux qui me perçoit le coeur. Je l'avois négligée; le tems ne m'offroit plus de moyen de réparer, par une conduite plus tendre, cette longue indifférence qu'elle avoit trop sentie. Ah! Madame, qu'il est affreux d'avoir tort, et que ceux qu'on offense se trouveroient vengés, s'ils pouvoient comprendre l'effet terrible des remords sur un coeur sensible et vertueux! J'avois fait venir de Londres les docteurs Lereins et Harrison; par mes soins Milady D'Ossery rassembloit autour d'elle tous ceux qui pouvoient inspirer de la confiance dans leur art. Ce n'est pas à vous, madame, que je crains d'avouer le désir ardent que j'avois de la sauver; mais ni sa jeunesse, ni les secours de l'art ne purent la tirer d'un état tout-à-fait désespéré. Je la perdis; elle expira dans mes bras: et malgré les assurances qu'on me donna de l'espéce de sa maladie, maladie née avec elle, et que la délicatesse de sa constitution ne pouvoit lui faire supporter plus long-tems, je me regardai avecdouleur comme une des causes de sa mort; je me rappellois sans cesse ce qu'elle m'avoit dit: je ne pouvois me consoler de n'avoir pas eu assez de force sur moi-même pour feindre au moins, et lui cacher qu'une autre occupoit mon coeur. Mais lorsqu'on a perdu tout espoir d'être heureux, pense-t-on pouvoir quelque chose pour le bonheur d'un autre? à mesure que ce triste spectacle s'effaçoit de ma mémoire, je songeois, avec transport, que vous étiez libre encore: je me flattois qu'un amour si tendre n'étoit point éteint; que vous en conserviez le souvenir; que ma vue et le récit sincére de mon avanture pourroit le ranimer. La connoissance de votre caractére aidoit à me tromper: je lui avouerai tout, me disois-je; elle m'écoutera; elle me plaindra; elle me pardonnera... que vous avez cruellement détruit ces douces illusions! Comme je n'avois quitté Londres que pour vous épargner le déplaisir d'y rencontrer une femme portant le nom que vous aviez daigné choisir en vous déterminant à en changer, j'y retournai trois mois après la mort de Lady D'Ossery.Avec quelle ardeur je me rapprochois des lieux que vous habitiez! Quel désir vif de vous voir, de vous parler, d'entendre le son flatteur de cette voix chérie! ... j'arrive, je cours vous chercher; en passant devant la porte de la Duchesse De Neuchastel, j'apperçois des gens à votre livrée; j'apprends que vous êtes chez elle; mon empressement me cache l'imprudence de ma démarche; j'entre, je vous vois, vous me reconnoissez; quel trouble sur votre visage! Que de dédain dans vos yeux! Vous saisissez un prétexte, vous sortez, et je reste immobile, pénétré de douleur, et forcé de m'avouer que j'ai mérité ces marques d'un mépris qu'il m'est impossible de supporter. Je me présentai en vain à votre porte; je vous écrivis en vain: mes lettres constamment refusées, mes efforts pour vous voir, rendus inutiles par vos précautions, toutes mes tentatives sans succès, me firent désespérer d'appaiser votre colére. Je n'obtins de compassion que de Betty; mais elle étoit sans crédit auprès de vous. Carlile n'osa s'intéresser ouvertement pour moi, dans la crainte de déplaire à Lady Henriette.Enfin, mettant le comble à vos rigueurs, vous patites, et peu de tems après je vous suivis. Halifax venoit d'acheter une terre ici; j'y vins avec lui; je vous écrivis: avec quelle fierté vous avez reçu ces témoignages de ma tendresse! Vous ne m'avez répondu que pour vous débarrasser de mes importunités, avec une hauteur, une dureté, qui n'est point dans votre coeur, à laquelle je ne puis vous reconnoître. Après m'avoir laissé trois jours à mon inquiétude, c'est pour me demander vos lettres que vous m'écrivez... vos lettres? ... ah! Ne me les demandez jamais! Non, jamais je ne consentirai à vous les rendre... je vous croyois fléchie; la bonté qui vous a intéressée à ma vie, qui vous a fait tenir un de vos gens chez Halifax, me paroissoit un retour de ce tendre penchant qui vous attachoit à moi; je me flattois qu'au moins l'amitié vous parloit encore en ma faveur... mais non; vous ne m'aimez plus; ma vue vous a épouvantée, vous a privée de vos sens. C'est la présence d'un amant autrefois souffert, préféré, chéri, qui a répandu sur vos joues la pâleur de la mort... il est donc vraique j'ai perdu tout espoir de vous attendrir: quoi! Rien ne peut-il vous ramener? ... mais vous avez raison, madame, je ne dois me plaindre que de moi-même; je serois trop heureux si j'avois à me plaindre de vous... avec quel plaisir je vous pardonnerois! Ah! Lady Juliette, si jamais vous daignates penser à un homme que vous croyez ingrat, infidéle, que vous aviez d'avantages sur lui! Vous pouviez haïr, mépriser celui qui vous affligeoit; et moi je ne puis qu'estimer, révérer, adorer celle qui me rend le plus malheureux de tous les hommes. Ah! La pauvre Lady D'Ossery, que son destin me touche! Pourrois-je refuser des larmes à sa mort? Quelle force d'esprit! Adorer son mari, lui cacher son amour par égard, par reconnoissance! ... eh! Que ne l'aimoit-il! Que ne la rendoit-il heureuse! Elle étoit digne de son attachement. Pourquoi la fuir, l'affliger? N'avoit-elle pas des droits à sa tendresse? Quelle cruauté de l'en priver! La dureté de cette conduite me révolte. Je suis bien éloignée d'approuver ce chagrin farouche, dont il l'a rendue la victime. InfortunéeMiss Jenny, celle qui vous bannissoit du coeur de votre époux voudroit vous rappeller à la vie, vous voir posséder ce coeur qui devoit être à vous! Elle ne troubleroit point votre bonheur... hélas! Ma chere Henriette, quelle différence! J'ai pleuré, et Lady D'Ossery est morte... je me reproche de l'avoir haïe. J'étois bien injuste, bien inhumaine de la haïr; c'étoit à elle à me détester. Je suis sensiblement affectée de cette mort. Puisqu'il le permet, je vous envoie ce cahier... je ne sais encore ce que je pense... ah! Cette aimable Jenny, que son sort a été triste! Je le croyois si heureux!
LETTRE 36
samedi, à Vinchester. Milord D'Ossery avoit bien raison de dire que l'espéce de ses torts m' étoit inconnue. Comment aurois-je imaginé? ... quelle avanture! Ce cabinet... cette obscurité... sa hardiesse... il appelle cela un malheur... j'oubliai mon amour, dit-il... ah! Oui, les hommes ont de ces oublis ; leur coeur et leurs sens peuvent agir séparément; ils le prétendentau moins; et par ces distinctions qu'ils prennent pour excuse, ils se réservent la faculté d'être excités par l'amour, séduits par la volupté, ou entraînés par l'instinct . Comment pouvons-nous démêler la véritable impression qui les détermine? Les effets sont si semblables, et la cause si cachée. Mais cette excuse qu'ils prennent, ils ne la reçoivent pas; remarquez cela: ce qu'ils séparent en eux, ils le réunissent en nous. C'est nous accorder une grande supériorité dans notre façon de sentir; mais faire naître en nous une terrible incertitude sur l'espéce des mouvements qui les portent à désirer de nous posséder. Pourtant, ma chere Henriette, ce perfide , cet ingrat , cet homme faux et trompeur , n'étoit qu'un infidéle... pas même un infidéle... sa tête troublée... sa raison égarée... ah! Quel égarement! Qu' il m'a couté de larmes! Faudra-t-il pardonner! ... mais comment Milord D'Ossery a-t-il pu me laisser deux ans dans l' ignorance de ce secret? ... il en donne une raison... il en donne de tout... qu'il a souffert! Que de probité dans ce sacrifice! Quelle générosité! Il parle de sa fille: aimable innocente, dit-il... je meplais à lui voir ce naturel tendre... pauvre petite! Je crois, ma chere, que je l'aime aussi... ah! S'il m'avoit parlé à Erford, que de peines il nous eût épargnées à l'un et à l'autre! Je me serois prêtée à sa situation; il m'eût été moins dur de le céder, que de m'en voir abandonnée; je me serois consolée par la part que j'aurois eue à la noblesse de son procédé; j'aurois pleuré sans doute; mais je n'aurois pas versé des larmes si améres. Je ne l'aurois pas haï, méprisé; au contraire, il pouvoit conserver mon estime. L'amitié nous eût liés de ces chaînes douces, si cheres aux coeurs bien faits; il n'eût pas fui dans le nord de l'Angleterre pour m'éviter; nous nous serions vus; j'aurois aimé sa femme. Quel sujet avois-je de m'en plaindre? Pourquoi n'auroit-elle pas été ma compagne, mon amie? Elle vivroit peut-être encore. Je ne me ferois point le reproche cruel d'avoir innocemment causé ses chagrins. Mais à quoi servent à présent tous ces j' aurois , il eût , dont je vous fatigue? Milady D'Ossery est morte. Son mari étoit coupable; l'est-il encore? Ne l'est-il plus? Voilà le point embarrassant. La raison de me cacher son secret est bien légére; si peu de confiance...mais c'étoit sa femme: oh! Je ne sais que résoudre!
LETTRE 37
dimanche, à Vinchester. je pars après-demain pour Erford; Abraham est ici: son maître envoie savoir de mes nouvelles; je le crois plus inquiet de ma réponse que de ma santé. La fin touchante de sa femme avoit arrêté les transports de ma joie; elle me frappe encore; mais mon coeur parle; il se fait écouter. Ma chere Henriette, concevez-vous mon bonheur? Le Comte D'Ossery n'est pas indigne de ma tendresse; qu'il m'est doux d'accorder à son mérite ce que je croyois donner à la prévention! Il n'a point démenti ces qualités distinguées qui lui soumirent toutes les affections de mon ame. C'est un homme estimable, sincére, généreux, qui va bientôt reparoître à mes yeux... ah! Tout est pardonné, tout est oublié! Je ne lui ferai point acheter par des soumissions, des craintes, des incertitudes, un bien qu'il désire; un prompt retour sera le prix de sa confiance... quel heureuxavenir s'ouvre devant moi! Mais je vais lui écrire; pourquoi retarderois-je le plaisir que je puis lui procurer? Voici la copie de mon billet. à Milord D'Ossery. vous me croyez changée, non, je ne le suis point. sensible à votre confiance, je crois devoir l'être aussi à vos sentiments. Je vais chez Milord D'Ormond. Si vous voulez vous rendre à Erford, j'y reverrai le Comte D'Ossery avec ce plaisir vif qu'on sent en retrouvant un ami que l'on croyoit avoir perdu pour jamais. en l'invitant d'aller à Erford, en lui disant que je la verrai avec plaisir, n'est-ce pas tout lui dire? Je cache avec peine l'agitation de mes sens; ma joie brille dans mes yeux; on dit que je suis embellie depuis deux jours. ô! Ma chere amie, que je voudrois vous voir! Mais j'ai des adieux à faire, des larmes à essuyer. Le pauvre Sir Henry! Il est, en vérité, digne de pitié: je lui ai ouvert mon coeur; il sait tout; j'ai cru devoir quelque chose à l'extrême passion qu'il a pour moi. Cette confidence en lui, prouvant mon estime,a paru calmer un peu ses chagrins; il sera mon ami, dit-il; mon bonheur le consolera... il m'a touchée. Adieu, ma chere Henriette; j'attends vos félicitations à Erford; j'y serai jeudi, peut-être mercredi: vous jugez bien que j'ai beaucoup d' envie d'y arriver. Milord D'Ossery à Lady Henriette, lundi à Erford. vous écrivez, belle Henriette, à Milady Catesby; on a reconnu votre main, vos armes; mais à qui remettre votre lettre? Est-il encore au monde une Milady Catesby? Ce n'est pas, du moins, à Erford qu'il faut la chercher. Si, à la place de cette amie si chere à votre coeur, vous voulez en accepter une nouvelle, Milady D'Ossery est prête à répondre à vos tendres félicitations. Elle a ouvert votre lettre avec une liberté dont vous serez peut-être étonnée; mais quels droits n'a pas cette femme charmante! Cette Juliette... elle est à moi, pour jamais à moi! Plus de Milady Catesby; c'est ma femme, mon amie, ma maîtresse, le génie heureux qui me rend tous les biens dont j'étoisprivé. Permettez-moi de vous remercier du désir généreux que vous aviez qu' elle me pardonnât. Elle l'a fait; elle a mis dans cet acte de bonté toute la noblesse de sentiments dont vous la connoissez capable; hier fut le jour à jamais fortuné... Milady D'Ossery. eh bien, cet indiscret, il ne me laissera rien à vous dire. ô! Ma chere Henriette, ils étoient tous unis contre moi; on ne m'appelloit ici que pour me conduire dans le piége préparé: ma cousine conduisoit la conjuration; on ne m'a pas donné le tems de respirer. Un amant repentant à mes genoux, des parents chéris, priant pour lui; un coeur tendre, le ministre présent... en vérité, on m'a mariée si vite, si vite, que je crois, de bonne foi, que le mariage ne vaut rien. Milady D'Ormond est si vive... si absolue... Milady D'Ormond. j'arrive à tems pour me justifier: un piége , une conspiration , un mariage qui ne vaut rien... que penseriez-vous de moi, machere Henriette, si vous n'étiez sûre de mes sentiments pour notre amie? Oui, je l'ai mariée au seigneur d' Angleterre le plus aimable; le mariage est bon, je vous assure; et aucune des parties contractantes n'a envie de le rompre. Juliette n'est-elle pas en droit de se plaindre de moi! Son bonheur a toujours été un de mes souhaits les plus ardents; je le crois parfait, et je m'attends à des compliments de votre part. Milady D'Ossery. on vous attend avec impatience ici: point de fêtes, de bals sans ma chere Henriette; je dirois point de plaisirs, si la personne qui suit ma plume des yeux, n'étoit déja un peu jalouse de ma tendre amitié.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Lettre de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley. Lettre de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBCD-2