PARTIE 1
Je me vois obligée, madame, de justifier ma conduite à vos yeux, ou de vous laisser croire qu'elle est très-singulière, peut-être très-blâmable. Par leurs propositions brillantes, deux personnes attirent actuellement sur moi l'attention d'une foule de spectateurs. Chacun me juge au gré de ses idées, et me condamne sur ses propres principes. Imagine-t-on des motifs raisonnables de dédaigner une grande fortune? Au sentiment de la plupart des hommes, la modération est une qualité bien petite: elle leur paroît plutôt la marque d'un naturel paresseux, d'une ame sans élévation, que la suite des réflexions solides d'un esprit juste, ou l'effet d'une vertu distinguée.Ne tenant à rien dans le monde, je n'ai adopté les préjugés d'aucun état; je ne cherche point la célébrité, et rougirois d'affecter une philosophie sous laquelle on cache souvent plus d'orgueil que de véritable désintéressement. Dans la circonstance qui vous porte à m'écrire avec tant de chaleur, j'agis pour moi seule. Satisfaite de l'approbation de mon coeur, je puis négliger celle du grand nombre; mais la vôtre ne m' inspirera jamais cette indifférence, madame, et je mettrai toujours ma gloire à la mériter. On ne vous en impose point. Un lord riche, puissant, estimé, revêtu de plusieurs dignités, me recherche avec empressement; il est jeune encore; on le trouve aimable; il m'aime depuis long-temps. Une passion conservée près de cinq années, semble le mettre en droit d'attendre, de demander, d'espérer le prix de sa constance. Je refuse de le lui accorder, on s'en étonne, et vous-même, madame, vous n'approuvez point ce refus obstiné . Milord Alderson appuie les voeux de cet amant. Le bruit s'est répandu qu'il vouloit m'adopter. à la vérité, il se propose de déshériter en ma faveur Sir Henri Lindsey, son parent. D' immenses richesses me sont offertes: on n'exige de moi qu'une seule démarche. Celui qui me presse de la faire, a le pouvoir d'en rendre le succès certain... ah! Madame, quelle démarche! Quel époux veut-on me donner! Et quel protecteur ose me demander de la tendresse et du respect! Quand vous m'exhortez par vos lettres à ne pas négliger si grands avantages , savez-vous quel est mon sort? Qui je suis? Connoissez-vous ceux dontles sentimens vous paroissent généreux ? Je m'oppose durement , dites-vous, aux tendres intentions d'un vieillard vénérable . Je ne veux point consentir à cette adoption qui le combleroit de joie. Ah! C'est de tout mon coeur que je méprise aujourd'hui et le titre de sa fille et le motif qui l' engage à vouloir me le donner. Ce vieillard fut sourd à mes cris, quand ma profonde misère me fit tomber à ses pieds. Il fut insensible à mes larmes dans un temps où ses moindres secours auroient pu fixer ma destinée, la rendre heureuse; il devoit alors me sauver des dangers auxquels l'indigence expose une fille jeune, libre, indépendante, qui n'a jamais connu le besoin, et s'y trouve abandonnée; se voit tout-à-coup précipitée d'un état aisé dans la foule des misérables, de ces infortunés condamnés par la pauvreté à rétrécir leur intelligence, à la borner au soin de pourvoir à la pressante nécessité de conserver leur vie: dure condition! Qui oblige de souffrir tout le jour, pour se procurer les moyens de souffrir encore le lendemain. Je pardonnerois peut-être à Milord Alderson les peines que sa cruauté m'a fait sentir; je ne puis lui en pardonner les suites qu'il auroit dû prévoir. On oublie le malheur; le temps en affoiblit le souvenir: mais le sentiment de la honte est ineffaçable. C'est Milord Alderson, ce sont ses refus cruels, qui m'ont réduite à rougir au seul nom de l' époux qu'il me destine: et je le reconnoîtrois pour mon aïeul; j'accoutumerois mon coeur à le chérir, à le respecter? Ah! Comment donner le nom de père à celui dont je fus traitée inhumainement! Il m'a privée du seul bien que nousayons vraiment droit d'exiger de nos parens. Ne nous doivent-ils donc pas des soins vigilans, une protection attentive, qui nous maintienne dans l'état où nous naissons, nous conduise à remplir les devoirs de cet état, et nous garantisse des piéges que le vice tend sans cesse sous les pas de l'innocence? Un tel langage vous surprend. Vous n'avez jamais imaginé que je dusse un jour m'en servir en parlant de Milord Alderson. Mais, madame, je ne suis point ce que je parois être. Présentée dans le monde sous un nom supposé, on me croit parente de Miladi D'Anglesey. De tristes événemens m'ont forcée à recevoir avec reconnoissance un titre qui voiloit à tous les yeux mon état et mes malheurs. En vous les détaillant, je suis bien sûre de ramener votre coeur à cette tendre indulgence que vous avez tant de fois montrée pour mes sentimens. Vous faire connoître quelle a été à mon égard la conduite des deux lords dont les intérêts semblent vous toucher, c'est vous engager à approuver, même à partager le juste mépris que l'un et l'autre m'inspirent. Vous n'avez point oublié, madame, l'aimable Sara Alderson. Vous étiez en Irlande quand elle mourut. Vous pleurâtes la compagne de votre enfance, son souvenir vit encore dans le coeur d'une amie. La ressemblance de mes traits avec les siens vous donna le désir de former, d'entretenir cette liaison qui m'est devenue si chère. Eh bien, madame, je dois le jour à l'infortunée Sara, à cette triste victime du caprice d'un père fier du rang de ses aïeux, mais peu soigneux de faire le bonheur de ses descendans. Que maconfiance n'altère point une estime conservée tant d'années; suspendez votre jugement. Ma mère fut foible, mais elle ne fut point méprisable. On veut me contraindre à l'accuser moi-même, à révéler sa faute, on me presse d'en produire les preuves; c'est un nom, des armes, de riches possessions, des titres fastueux, que l'on met en balance avec mon respect pour sa mémoire. Périssent à jamais tous ces vains monumens de l'orgueil, plutôt que d'être acquis par une démarche si coupable. Je hais l'enfant qui, par une réclamation intéressée, déshonore la mère dont il veut être avoué. Non, on ne m'entendra point troubler les cendres de la mienne, par le récit public de ses malheurs. Je puis les répandre dans votre sein, madame; mais ils ne deviendront point le sujet d'une basse contestation entre Sir Henri Lindsey et moi. Ce parent de Milord Alderson vient de s'attirer sa haine, en cédant au penchant de son coeur, en préférant une fille aimable à la riche héritière qui lui étoit destinée. Milord veut lui retirer ses bienfaits. Un acte du parlement rend ses dispositions difficiles à changer. Le désir ardent de punir Sir Henri, le porte à m'offrir de me reconnoître, à me presser de l'attaquer à la chancellerie. Ce lord, dont l'amour obstiné ne se rebute point par mes longs mépris, lui promet le titre de duc, à l'instant où il me recevra de ses mains: ainsi l'ambition et la vengeance tiennent, dans l'ame de Milord Alderson, la place de ces sentimens généreux que vous lui supposez. Mais l'infortunée qu'il abandonna si long-temps, ne peut s'y tromper. Non, je ne priveraipoint Sir Henri d'un brillant héritage; les projets de Milord Alderson ne peuvent ni m'intéresser, ni s'accorder avec les miens. Je ne veux rien de lui; je ne veux ni le voir, ni entrer dans aucune négociation sur ses desseins. Par ce que je vais vous apprendre, vous jugerez, madame, si mes refus sont fondés, et peut-être cesserez-vous de m'accuser de bizarrerie et de dureté . Milord Alderson, un des plus riches pairs de la Grande-Bretagne, passa ses premières années à Londres. Il étoit bien fait, d'une figure charmante. Après avoir visité les différentes cours de l'Europe, il reparut dans sa patrie avec mille nouveaux agrémens. Ses voyages et de longues recherches, lui donnoient un goût particulier pour tout ce qui rend l'extérieur aimable. Il savoit la musique, dansoit parfaitement, avoit assez d' esprit, peu de sens, encore moins de principes. Il parloit bien, pensoit mal, étoit vain, hardi, inconsidéré, s'aimoit beaucoup, négligeoit tout, excepté sa personne. Il ne connut jamais l'amour, se fit une étude d'en feindre, et mit sa gloire à persuader qu'il en inspiroit. Il devint l'objet de l'entêtement de ces femmes, toujours passionnées, jamais sensibles, dont le coeur froid et l'imagination vive voudroient couvrir du nom de tendre foiblesse le goût qui les détermine à chercher le plaisir. Moins condamnables, peut-être, si son attrait seul les guidoit; et plus heureuses, si elles ne le cherchoient pas souvent en vain. Milord fut quelque temps à la mode; mais il cessa de plaire, et rien ne put l'en consoler. Il arrive assezordinairement à ceux qui se sont fait un mérite de l'espèce du sien, de n'en acquérir jamais de plus solide, de se voir bientôt rebutés par un sexe, et méprisés par l'autre. Milord l'éprouva: sa naissance ni sa fortune ne le mirent point à l'abri de ce sort. Parvenu à l'âge d'exercer les emplois convenables à son rang, il se vit préférer, dans les nominations, des hommes qui sembloient lui être inférieurs, mais dont les qualités justifioient le choix du prince, et l' estime de la nation. Ayant à peine atteint sa trentième année, il quitta Londres, se retira à Northumberland, où il avoit des terres, résolu d'y vivre, de s'y former une cour, et de ne jamais reparoître à celle d'Angleterre. Un naturel exigeant, un faste plus capable de révolter la noblesse indigente, que de lui en imposer, aucune attention pour les autres, la plus grande admiration pour lui-même, assez d'humeur, point de complaisance; le rendoient peu propre à s'attirer l'amitié de ses voisins. Il obtint des gentilshommes de sa province, ces froids respects dûs aux grands. Son rang méritoit des égards; mais sa personne inspiroit de l'éloignement. Ainsi les devoirs s'étant bornés à de courtes visites, milord se trouva seul. Il sentit bientôt que la retraite ne fait pas toujours des heureux, et qu'elle ne convient ni à tous les états, ni à tous les caractères. L'ennui le porta à visiter les différens lieux où il possédoit des biens. Il fit un voyage en Irlande, y vit Ladi Onéale, jeune veuve, noble, belle, mais sans fortune. Il l'épousa, revint avec elle en Angleterre,en eut un fils et une fille, et perdit sa femme après cinq ans d'une union qui lui fit goûter si peu d'agrément, qu'en se voyant libre, il jura solennellement de ne plus s'engager. Ladi Sara, sa fille, fut mise dans une pension près de Londres; et l'héritier de son nom, seul objet de ses attentions, demeura dans le château d'Alderson, où milord résidoit depuis son mariage. Ce jeune enfant, enlevé à l'âge de quatorze ans, par une fièvre maligne, laissa sa soeur héritière d'une grande fortune. Je ne vous peindrai point Ladi Sara, vous l'avez vue, madame: élevée avec elle, vous eûtes le temps de connoître les qualités de son ame. Tant de surprise, d'attendrissement dans vos yeux, en apercevant son portrait chez moi, m'ont appris que ses traits n'étoient point effacés de votre souvenir. Ladi Sara joignoit aux grâces de la figure charmante qu'il offre à la vue, des sentimens nobles et généreux. Elle avoit l'humeur égale, le coeur sensible, et le naturel tendre. L'élévation de son esprit la rendoit capable de fermeté; mais une extrême douceur la portoit vers la complaisance, et lui donnoit ce caractère heureux, aimable, qui fait le bonheur de ceux dont nous sommes environnés, et presque jamais le nôtre. Milord Alderson regretta beaucoup son fils, non qu'il l'aimât avec tendresse, mais cet enfant devoit soutenir sa maison prête à s'éteindre, et porter un nom auquel milord étoit fort attaché. La mort du jeune lord, détruisant ses espérances, il rappela sa fille, dans le dessein de la marier. Il la destina d'abordau fils de sa soeur, père de Sir Henri. Il vouloit faire passer ses titres sur la tête de ce baronnet, et l'obliger à porter les armes et le nom d'Alderson; mais ce neveu étant absent, même éloigné du royaume, milord ne se pressa point d'annoncer ce projet. Ladi Sara vivoit depuis six mois chez son père, quand milord, Comte De Revell, fut habiter Wersterney, terre fort belle qu'il venoit d'acheter, à trois milles d'Alderson. Une blessure considérable le contraignoit à quitter le service. Il ne comptoit pas s'éloigner pour long-temps de la cour. Sa présence et ses sollicitations y étoient trop nécessaires à un jeune lord, dont l'élévation et le bonheur l'occupoient sans cesse. Le comte aimoit et protégeoit en lui le fils d'un illustre ami, autrefois cher à son coeur, et toujours présent à sa pensée. Vous savez, madame, que le dernier Duc De Salisbury, après s'être efforcé pendant plusieurs années de soutenir un parti, juste peut-être, mais foible et malheureux, paya enfin de sa tête le noble attachement qu'il montroit pour le sang de ses anciens maîtres. Sa chûte entraîna celle de tous les siens. Sa famille désolée chercha un asile loin de sa patrie. Edouard son fils, encore au berceau, déjà privé de sa mère avant ce terrible événement, fut laissé au soin de Milord Revell. Ce seigneur, lié de l'amitié la plus tendre avec l'infortuné Duc De Salisbury, regarda son fils comme un dépôt précieux, comme l'objet qui devoit réunir toutes les affections de son coeur. Il se proposa de dédommager cet enfant chéri, des biens que le sort venoit de lui ravir. Une véritable générosité rendit le comte économe,lui apprit à retrancher ces dépenses inutiles qui appauvrissent un grand, et lui ôtent le pouvoir d'être libéral. Milord Revell sacrifia les airs à la bonté. Ses biens augmentèrent considérablement par son application à les régir lui-même; il mit tous ses soins à rendre son élève accompli. Docile et reconnoissant, Edouard profita si bien d'une excellente éducation, qu'à l'âge de dix-huit ans personne en Angleterre ne l'égaloit. Il en accomplissoit vingt-deux, quand le Comte De Revell fit l'acquisition de Wersterney. Revenu depuis six mois de ses voyages, le jeune lord, nouvellement entré dans le service, passa un peu de temps à son régiment; et vers le milieu de l'automne il se rendit auprès de Milord Revell. La proximité de leur demeure offrant souvent à Edouard et à Sara des occasions de se voir, les conduisit bientôt à connoître qu'ils étoient formés pour se plaire. Ladi Sara admira Edouard, et il sentit un désir si vif d'être aimé d'elle, que, perdant le goût de tous les amusemens, il tomba dans une mélancolie dont Milord Revell s'aperçut. Il s'en inquiéta, et voulut en apprendre la cause. Edouard, naturellement vrai, ne pouvoit manquer de confiance pour un ami si généreux; il lui ouvrit son coeur avec cette noble franchise qui est inséparable d'une belle ame, avouant à milord que toutes ses espérances de bonheur étoient détruites, s'il désapprouvoit ses sentimens. Le comte auroit souhaité que son penchant se fût déclaré pour une autre. Il n'estimoit pas Milord Alderson, et le voyoit rarement; cependant il rendoitjustice au mérite reconnu de sa fille, chérie et respectée de toute la noblesse des environs. D'ailleurs, elle devoit jouir d'une grande fortune; cette raison détermina le comte en faveur de ce mariage. Il sollicitoit avec ardeur le rétablissement d'Edouard. Le roi sembloit porté à lui accorder cette grâce. L'espoir de l'obtenir, une illustre naissance, mille qualités aimables, les dons de Milord Revell, l'assurance d'être son héritier, rendoient Edouard un parti si avantageux, qu'il eût été difficile à Milord Alderson de former la moindre objection contre une alliance si convenable. Le Comte De Revell rechercha son amitié, apprit à l'amant de Sara l'art de se prêter sans bassesse à l' insupportable vanité de ce lord, et par des préparatifs adroits et des ménagemens doux, il parvint à rendre Edouard si agréable à Milord Alderson, qu'à l'instant où il fit l'ouverture de l'union désirée, la proposition reçue avec joie fut acceptée sans difficulté. On ne consulta point Ladi Sara; mais son coeur fortement prévenu en faveur d'Edouard, se soumit sans résistance à l'ordre de l'aimer. On convint des articles. Le jour qui devoit serrer de si doux noeuds étoit déjà nommé, lorsque le Comte De Revell tomba dangereusement malade. Il se trouvoit au château d'Alderson quand la fièvre le prit. Sa blessure se rouvrit, et son mal parut d'abord si considérable, qu'on jugea ne pouvoir le transporter sans péril. Il resta donc à Alderson. Edouard, toujours près de lui, montra tant de sensibilité pour son état, un naturel si tendre, si reconnoissant, si éloigné de ces vuesintéressées et basses, dont un héritier amuse ordinairement sa douleur et se fait des consolations, que l'amour de Ladi Sara en devint plus vif. Edouard avoit un de ces caractères qui gagnent tant à se développer, et dans lesquels de nouvelles occasions font découvrir de nouvelles vertus. Tout le temps que Milord Revell garda le lit, Edouard et Sara ne quittèrent point sa chambre. Ils se disputoient l'un à l'autre l'avantage de lui adoucir la tristesse de sa situation, de le consoler, de charmer ses maux par des soins caressans, et quand il se trouva mieux, d' inventer les moyens de l'amuser dans sa convalescence. Trois mois se passèrent sans que milord pût sortir de son appartement. Pendant ce temps, Edouard et Sara, toujours ensemble, prirent l'habitude de se voir, de s'aimer, de se le dire. Leurs coeurs s'attachèrent par tous les liens que forme l'intimité, et cette douce confiance qui l'entretient, augmente les charmes de l'amour, et réunit à sa vivacité les sentimens solides de l'estime et de l'amitié. Leur bonheur dépendoit du parfait rétablissement du comte; ils le souhaitoient avec une égale ardeur. Enfin, le jour si désiré fut nommé pour la seconde fois. La veille de ce jour, Milord Alderson voulut revoir les articles, et communiquer au Comte De Revell les changemens qu'il projetoit d'y faire. Les notaires étant venus, il leur ordonna de rédiger les actes en conséquence de ses nouvelles idées, et s'enferma avec le comte pour les lui détailler. On étoit alors au commencement du printemps. Ladi Sara, prête à jouir d'un bonheur que rien nesembloit devoir troubler, confuse, inquiète, osoit à peine lever les yeux sur celui dont les droits alloient être si décidés. Elle l'évitoit sans pouvoir démêler le mouvement qui la portoit à le fuir. En sortant de table, elle entra dans les jardins, et se hâtoit de gagner un bois où elle aimoit à se promener, quand Edouard, courant sur ses pas, la joignit au détour d'une allée. Sara rougit, et se déconcerta si fort en le voyant, qu'il en fut surpris, même affligé. Il lui fit de tendres reproches de l'air d'abattement répandu sur son visage. Mille doutes s' élevèrent dans son ame; pour la première fois, il craignit qu'en lui donnant la main, elle ne cédât au devoir. Sa tristesse, à l'approche de l'instant où elle alloit être à lui, instant prévu depuis si long-temps, lui paroissoit naître d'une indifférence dissimulée, peut-être, par respect, par soumission. Ces soupçons, qu'il ne cacha pas, touchèrent vivement Ladi Sara. Des assurances réitérées de sa tendresse, un aveu naïf des mouvemens involontaires qui l'agitoient, lui inspiroient de la crainte, et l'air de vérité dont ses discours étoient accompagnés, dissipèrent bientôt l'erreur d'Edouard. Une petite pluie commençoit à les incommoder. Ils s'avancèrent vers un bosquet entouré d'arbres odoriférans, et rempli des plus belles fleurs de la saison. La sûreté de cet asile les y arrêta. Ils s'assirent sur un gazon, et gardèrent le silence pendant quelques momens. L'agrément de ce lieu, le chant d'un nombre infini d'oiseaux, le murmure d'une cascade qu'ils avoient en perspective, leur rappelèrent cet endroit de Milton, où les deux créatures souveraines du mondelevèrent en même temps leurs yeux, pour contempler les merveilles dont elles étoient environnées, et ne furent frappées d'admiration, qu'à l' instant où leurs regards se rencontrèrent. Sara venoit de reprendre ses esprits, sa contenance paroissoit plus assurée. Son humeur naturellement gaie, lui faisoit déjà mêler les grâces de l'enjouement aux tendres expressions de son coeur, quand elle aperçut Edouard enseveli dans une profonde rêverie. Elle s'en alarma, le pressa de lui dire ce qui l'occupoit. Il s' en défendit, soupira, la conjura de ne point lui montrer une curiosité qu'il n'osoit satisfaire. En lui parlant, il fixoit sur elle des yeux passionnés, dont les regards touchans exprimoient un désir auquel il résistoit. Il prenoit les mains de Sara, les serroit avec ardeur, les couvroit de baisers enflammés. Un moment après, il les repoussoit doucement, sembloit éviter de les toucher, s'éloignoit, détournoit son visage, paroissoit craindre de se laisser pénétrer. Ces mouvemens étranges redoublèrent l'inquiétude de Sara. " ah! Parlez-moi, parlez-moi, lui dit-elle: avez-vous des secrets que vous ne puissiez me confier, des chagrins dont mon coeur refuse de partager l'amertume? Formez-vous des voeux auxquels je ne sois prête à joindre les miens? Ah! Parlez; ce silence cruel me fait douter à mon tour de vos sentimens " . " en douter! Vous, ma chère Sara, s'écria Edouard! Vous, douter de mon amour! Ah! Répétez-moi cent fois, mille fois! Que vous êtes prête à joindre vos voeux à tous les miens " . Ladi Sara le jura; elle attesta l'honneur et la vérité du serment qu'elle faisoit.Edouard transporté, tomba à ses genoux, passa ses bras autour d'elle; et la pressant tendrement: " on nous marie demain, lui dit-il d'un ton bas et timide; on vous donne à moi. Je vous devrai à l'acte authentique qui se passe en ce moment, à une cérémonie publique, à l'ordre de votre père, aux bontés d'un ami! Pourquoi ne vous devrois-je pas à présent à votre choix, à l' amour, à nos communs désirs? La preuve de vos sentimens dépend aujourd'hui de vous. Demain, elle sera la suite indispensable du voeu d'obéissance que vous aurez prononcé au pied des autels. Ah? Si vous m'aimez, partagez mon ardeur, comblez mes souhaits; que je puisse me dire: Sara, ma chère Sara s'est donnée à son amant " . " qu'osez-vous me proposer, interrompit-elle? Est-ce à moi! Est-ce à celle dont vous recevez demain la foi, que vous montrez ce désir offensant? Quand un engagement sacré va remplir vos espérances, voulez-vous? ...-je ne veux rien, dit tristement Edouard; je demande, et n'exige pas. Je suis téméraire, hardi, condamnable, sans doute, si vous m'opposez un honneur de convention, les préjugés, l'usage: chaînes cruelles! Dont la politique et l'intérêt forgèrent le tissu gênant. Un mouvement que la nature inspire à tous les êtres sensibles, un sentiment vrai, mes désirs, la liberté, voilà mes droits. La complaisance, l'amour, la bonté, doivent les faire valoir dans votre coeur. Je n'ai aucune raison contre vos refus; mais je sens une passion extrême de jouir d'un bien qui me soit donné, et m'assure que je suis vraiment l'objet de votre préférence. Cédez, continua-t-ilen redoublant ses caresses, cédez, ma chère Sara; qu'un doux consentement fasse mon bonheur, mon éternel bonheur! Ah! Si j'obtiens cette grâce si grande, je verrai sans cesse dans ma femme une maîtresse tendre et généreuse! Je me répéterai chaque jour avec délice, avec reconnoissance: elle m'a rendu heureux par sa seule volonté. Je croirai ne vous tenir que des mains de l' amour; jamais, non, jamais je ne me souviendrai de cette aimable condescendance sans en être touché; et si, dans le cours de notre vie, un événement troubloit l'union de nos coeurs; si j'osois résister au plus léger de vos souhaits, rappelez-moi cette preuve d'estime, de confiance; elle me fera tomber à vos pieds, et tout vous sera accordé " . Ah! Madame, quel langage! L'homme qui a le moins d'art possède bien le talent dangereux de séduire une ame sensible. Des larmes furent la réponse de Ladi Sara. Sa colère excitée par cette proposition, se changea bientôt en une tendre pitié. Elle blâmoit le caprice de son amant; mais elle gémissoit de lui voir un désir qu'elle ne devoit pas satisfaire. Des prières, de douces représentations, quelques faveurs légères, conditionnellement accordées, augmentoient le feu qu'elle croyoit modérer. Elle vouloit s'arracher des bras d'Edouard, l'éloigner d'elle; il la retenoit, se soumettoit à ses volontés, renonçoit aux siennes, et n'insistoit plus que sur le pardon de ses témérités. Il exigeoit des preuves de l'oubli de ses projets; chaque instant rendoit l'indulgence plus nécessaire, et les prétentions moins révoltantes. Sara éperdue, s'écrioit en vain; son trouble, ses pleurs, son désordre la rendoient plus touchante encore. Edouard, emporté par la violence de sa passion, cessa de l'écouter, de l'entendre; il ravit, peut-être obtint cette faveur si chère, si précieuse, si vivement souhaitée, demandée avec tant d'imprudence, et refusée avec trop de foiblesse. Que de joie dans les yeux du jeune lord! Quelle tendre confusion dans ceux de Ladi Sara! Quels transports! Que de promesses, de sermens de n'oublier jamais ce moment flatteur! Que de plaisirs goûteroit une femme dont la complaisance vient de rendre heureux son amant; combien elle s'applaudiroit de se voir l'arbitre de son bonheur; que cet instant seroit doux pour elle, si je ne sais quelle amertume, vivement sentie, mais difficile à exprimer, ne se mêloit à l'agréable prestige! Elle naît sans doute de l'atteinte que nous avons osé porter à nos principes. Dès que nous quittons le sentier de la vertu, la douleur s'introduit dans notre ame; ses premiers mouvemens nous inspirent le regret du passé, et la crainte de l'avenir. Trois heures s'étoient rapidement écoulées, quand Ladi Sara avertit Edouard qu'on les attendoit peut-être pour signer, et le pressa de retourner auprès de Milord Revell. Il ne voulut point la quitter; il lui donna la main, et la conduisit à son appartement. En traversant une galerie qui y menoit, elle aperçut en bas des valets en mouvement, un carrosse attelé dans la cour, et vit avec surprise que c'étoit celui du Comte De Revell. Bientôt elle entendit la voix de ce lord. D'un salon au-dessous de la galerie, ilappeloit ses gens, et demandoit d' un ton impatient, si l'on n'avoit point encore trouvé Edouard, ordonnant de le chercher partout, et de le lui amener promptement. L'effroi s'empara du coeur de Ladi Sara. Un triste pressentiment lui fit tourner sur son amant des yeux baignés de larmes. " ah! Qu'est-ce donc qui l'agite, s'écria-t-elle; que se passe-t-il? Hélas! Si on nous séparoit " ! " eh, qui élève ce noir présage dans votre esprit, dit Edouard? Rien ne peut plus nous séparer. Quoi! L'instant où je me trouve si heureux est marqué par vos pleurs? Que craignez-vous? Je jure à ma chère Sara de l'aimer, de l'adorer, de la respecter toujours, de consacrer ma vie à lui prouver ma tendresse et ma reconnoissance. J'en atteste à ses pieds tout ce qu'on révère " . Sara, livrée à ses craintes, l'interrompoit, le conjuroit de descendre, d'aller s'instruire de ce qui engageoit le comte à le demander avec instance, à le demander seul. Edouard faisoit quelques pas pour s'éloigner, revenoit à elle, la pressoit dans ses bras, ne pouvoit s'en séparer. Il lui disoit tout ce qu'il croyoit capable de la rassurer; mais ses discours, ses sermens, ses caresses, rien ne calmoit son coeur agité. Sara ne sentoit plus en elle cette paisible sécurité, partage de l'heureuse innocence; le trouble et l'inquiétude avoient déjà versé leurs cruels poisons dans son ame. Les momens qu'ils venoient de donner à l'amour, étoient les derniers de leur bonheur. Milord Alderson, rempli de cette vanité qui s'étend au-delà même dela vie, d'où naît le désir de perpétuer un nom, trop souvent avili par des héritiers, avoit destiné Sara à faire revivre les branches de Rivers et d'Alderson, réunies toutes deux en lui. Le goût qu'il prit d' abord pour Edouard, la grandeur et l'ancienneté de la maison de Salisbury, le flattèrent et l'engagèrent à renoncer au projet de donner Sara au fils de sa soeur; mais la longue maladie de Milord Revell lui laissa le loisir de s'abandonner à de nouvelles réflexions, et ramena dans son esprit le dessein d'obliger l'époux de Sara à porter le nom d'Alderson. La situation où se trouvoit le fils du Duc De Salisbury, fit penser à milord qu'il ne devoit pas se regarder au-dessus d'un simple gentilhomme. Tenant tout de l'amitié du Comte De Revell, encore incertain d'être replacé au rang de ses pères, peu sûr que le roi lui permît de porter ses titres, il pouvoit s'estimer heureux d'en recevoir un de la main de Sara. D' ailleurs, son amour étoit un garant de sa complaisance; ainsi, sans daigner lui parler de ce qu'il méditoit, milord crut seulement nécessaire d'obtenir l'agrément du comte. Il n'imagina pas trouver la plus légère difficulté de sa part; et dans cette confiance, il lui découvrit ses desseins: mais quand il se flattoit de les lui voir approuver, il ignoroit combien le Comte De Revell étoit attaché à la mémoire d'un ami malheureux. Ce lord avoit mis toute son ambition à relever une maison dont le chef vivoit encore dans son coeur. Pour prix des longs et utiles services rendus avec zèle à sa patrie, il ne vouloit, il ne demandoit que la réhabilitation d'Edouard; c'étoit depuis vingt ans, l'uniqueobjet de ses soins, de ses démarches, de ses voeux, peut-être même de sa vanité, si pourtant on peut, sans injustice, donner ce nom aux mouvemens généreux d'une ame fidèle à l'amitié, dont l'orgueil se tourne à l'avantage de l'humanité, et se plaît à faire des heureux. Jamais surprise n'égala celle du comte en écoutant Milord Alderson. C'étoit à regret qu'il avoit consenti à la recherche d'Edouard. Il se repentit alors de sa condescendance. La proposition de milord le révolta; mais sans laisser paroître combien il la trouvoit choquante, il entreprit de le ramener avec douceur à suivre leur premier plan, et à signer les articles tels qu'ils avoient été rédigés trois mois auparavant. Il lui représenta que ce seroit une tache ineffaçable sur la réputation d'Edouard, de quitter le nom d'un père infortuné; que par cet acte il sembleroit se mettre du parti des ennemis de sa maison, applaudir à l'arrêt funeste exécuté sur le Duc De Salisbury; ôter cruellement aux siens, dispersés dans le monde, l'espérance de revoir jamais leur patrie, dont lui seul pouvoit encore leur rouvrir le chemin. Il lui montra des lettres, qui assuroient l'heureux succès de ses sollicitations auprès du roi. Elles lui promettoient, qu'au retour de la campagne où l'on alloit entrer, Edouard seroit rétabli à la cour dans la splendeur d'un des plus anciens pairs du royaume, recouvreroit ses biens, réuniroit sur sa tête les titres de sa maison, et pourroit, avec le temps, prétendre aux charges et aux emplois possédés par son père. Ces nouvelles avantageuses, ces brillantes promesses,ne changèrent rien aux résolutions de Milord Alderson. Il avoit trop mal réussi à la cour pour l'aimer, et il n'estimoit pas les honneurs militaires une juste compensation des dangers où exposoit le désir de les acquérir. Ainsi, loin de céder à des raisons qui lui paroissoient frivoles, il découvrit dans sa réponse des intentions absolument incompatibles avec celles du comte. Non-seulement il s'obstinoit à vouloir faire prendre son nom à Edouard, mais il exigeoit encore, que se bornant à la fortune de Ladi Sara, aux bienfaits de Milord Revell, il laissât le service, et renonçât à toutes les faveurs de la cour. Ces points furent long-temps débattus, sans que Milord Alderson cédât sur aucun. Sa fille et ses biens étoient à ce prix. Il s'exprima avec tant de hauteur, se montra si déterminé à rompre si l'on contestoit ses volontés, il sembloit faire tant de grâces à Edouard, que le comte, fatigué d'un orgueil si déplacé, s'emporta enfin. " si celui que j'ai adopté, s'écria-t-il, dont mes leçons ont formé le coeur, répondoit si mal à mon attente; s'il avoit la bassesse d'accepter votre alliance à ces conditions honteuses, ma fortune ne seroit jamais à lui. C'est à l'héritier du Duc De Salisbury, c'est au fils d'un ami que je l'ai destinée. Elevé par moi pour illustrer encore le sang de cet ami, j'aurois la force de l'abandonner, s'il osoit le déshonorer par cette lâche complaisance. Quitter le nom de son père! Renoncer au service! Et dans quel temps! Quand la guerre allumée l'oblige à se joindre bientôtaux généreux défenseurs de sa patrie. Si l'amour que Ladi Sara lui inspire, étoit capable de balancer dans son coeur des devoirs si saints, je le mépriserois; oui, continua-t-il en se levant avec vivacité, je le mépriserois, et son sort ne me toucheroit plus " . Ce discours éleva un mouvement terrible dans l'ame de Milord Alderson, mais il s'efforça d'en réprimer la violence; et prenant la parole avec cette froideur, plus insultante que l'éclat de la colère: " je ne m'attendois pas, répondit-il, à m'entendre jamais dire, malgré le prix où je voudrois la mettre, que mon alliance pût déshonorer personne. Vous n'avez pas réfléchi sur vos expressions, milord; au moins je le suppose. Mais si Edouard consent à mes désirs, êtes-vous déterminé à lui retirer votre amitié, à le priver de vos bienfaits, même à le mépriser ?-oui, reprit le comte d'un ton ferme; si vous l'avez prévenu, s'il se soumet à vos volontés, il a déjà perdu un père en moi, et je ne le connois plus " . " c'est assez, dit Milord Alderson; Edouard ne sait rien, et vous pouvez lui continuer vos bontés. J'ouvre les yeux, je vous remercie de m'avoir éclairé sur la faute que j'allois commettre " . Et prononçant ces mots, il sortit de son cabinet; et passant dans un salon où les notaires attendoient, il prit l'acte des mains de celui qui y travailloit, et le déchirant avec emportement: " je jure, s' écria-t-il, que Ladi Sara ne sera jamais Duchesse De Salisbury " ; et s'adressant à Milord Revell: " elle ne portera ni le nom, ni le titre d'un vil conspirateur " . Il parloit encore lorsque le comte, enflammé decolère, s'avança vers lui d'un air si fier, si menaçant, que les deux notaires crurent devoir se jeter entre lui et Milord Alderson. Ce dernier surpris, et peut-être inquiet de cette action, sortit aussitôt de la chambre en lui criant: " milord, tout est rompu; j'espère que vous voulez bien recevoir mes adieux " . Le comte eût été peu fâché de cette rupture, sans la douleur dont il jugeoit qu'elle alloit pénétrer le coeur d'Edouard. Comment lui annoncer un événement si imprévu, lui dire de renoncer à Sara, à son amour, à l'espoir d'un bonheur si prochain, promis depuis si long-temps à ses désirs! Et comment l'arracher de ce lieu, arrêter les premiers mouvemens d'un coeur passionné! Ils étoient à craindre dans un homme de l'âge d'Edouard. L'amour pourroit l' emporter sur ce qu'il devoit à l'honneur, à son père, à lui-même. On le cherchoit en vain depuis deux heures: l'erreur d' un de ses gens qui croyoit l'avoir vu dans le parc, faisoit aller tous les valets du côté opposé à celui où il s'étoit retiré avec Sara. Pendant qu'on préparoit tout pour son départ, Milord Revell se promenoit à grands pas dans le salon où la querelle venoit de s'élever. Il rêvoit avec inquiétude aux moyens d'enlever le jeune lord du château, avant de lui apprendre son malheur. Chagrin, embarrassé, rien ne se présentoit à son esprit, quand Edouard, descendant de l'appartement de Ladi Sara, vint enfin s'offrir à ses yeux. La surprise qu'il marqua en le voyant seul, redoubla la peine du comte. Le trouble de Sara venoit de passer dans le coeur de son amant. Jusqu'à ce moment il se croyoitattendu, demandé pour signer l' assurance de sa félicité. L'air de Milord Revell le glaça; il commença à redouter une explication; et jetant autour de lui de tristes regards, il n'osa rompre le silence. Milord Revell s'apercevant de sa consternation, saisit cet instant, vint à lui, prit sa main, et le conduisant hors du salon: " une fantaisie de Milord Alderson, même un défaut de prévoyance de ma part, lui dit-il, me force d'aller tout-à-l' heure à Wersteney. J'ai besoin de vous; l'affaire qui m'y conduit vous regarde; elle est pressante; je ne puis tarder, venez " . En parlant, il le menoit vers son carrosse. Edouard, accoutumé à lui obéir, interdit, et dans cette suspension d'esprits causée par l'étonnement et l'attente d'une nouvelle fâcheuse, se plaça sans résistance aux côtés du comte. Aussitôt la voiture partit, et s'éloigna avec vitesse. Ladi Sara, impatiente, agitée, n'avoit pu s'écarter de la galerie où elle attendoit le retour d'Edouard. Que devint-elle, en le voyant monter en carrosse avec le comte, sortir du château, et prendre la route de Wersteney? Ses regards suivirent la voiture tant qu'il lui fut possible de la distinguer. En cessant de la voir, elle resta sans mouvement sur le balcon où elle étoit appuyée. Que pouvoit-il être arrivé dans un espace si court? Où alloit Edouard? La fuyoit-il? L'enlevoit-on à elle? L'incertitude déchiroit son coeur. Une de ses femmes avoit entendu les deux lords parler fort haut. Ladi Sara apprit d'elle que Milord Alderson sortant brusquement du lieu où il laissoit le comte, demandant ses chevaux avec vivacité, venoitde se faire conduire chez le Comte De Lenox, où, par les ordres donnés à ses gens, il paroissoit devoir rester plusieurs jours. Ladi Sara poussa un cri à ce discours. Trouvant à peine la force de regagner son appartement, elle se jeta sur un siége en y entrant; et couvrant son visage comme pour se cacher à la nature entière, elle resta dans cette espèce d'insensibilité où conduit la violence d'une douleur trop vivement sentie pour être exprimée. Ses femmes, empressées à la secourir, ne purent la rappeler à elle-même; la pâleur de la mort avoit déjà effacé les couleurs de son teint. On la mit au lit sans qu'elle s'y opposât, ou y consentît. Elle demeura dans cet état, paisible en apparence, jusqu'à neuf heures du soir. Alors Lidy, la plus jeune de ses femmes, lui présenta une lettre. On venoit de l'apporter de la part d'Edouard. Ce nom et la vue de cette écriture, réveillèrent ses sens assoupis par le saisissement de son coeur. Ses larmes commencèrent à couler, à ralentir les mouvemens intérieurs dont elle étoit agitée. Elle ouvrit en tremblant cette lettre, et y trouva ce qui suit: lettre de Milord Edouard à Ladi Sara. " ô, ma chère Sara, quel doit être le trouble de votre coeur! Le mien est percé d'un trait mortel. Quoi, nous sommes séparés! Quoi, on m'a entraîné, trompé, arraché d'auprès de vous! Quel affreux revers! Puis-je vivre et penser! ... mon désespoir, mes larmes ne me laissent pas la liberté d'écrire... qu'ai-je fait, malheureux! J'ai porté le regret dansvotre ame! J'ai osé... ah! J'espérois... mon coeur est déchiré. Retenu de force en ces lieux, gardé à vue, prisonnier enfin, je ne puis aller gémir à vos pieds. ô, ma maîtresse, ma femme, mon amie! ô, toi que j'adore! Ne doute jamais de ton époux, des sentimens éternels qui l'attachent à toi. Non, rien ne brisera les noeuds chers et sacrés dont nos coeurs sont liés. Sara, vous êtes à moi, je suis à vous. J'y serai; n'importe à quel prix j'achète mon bonheur! Je me soumettrai à toutes les conditions... mais Milord Revell... votre père... je me meurs " . Ces caractères tracés avec difficulté, dont l'oeil pouvoit à peine discerner les traits, que des larmes avoient effacés, firent une douloureuse impression sur le coeur de Ladi Sara. Elle pleura amèrement, et se disposoit à écrire quand on lui remit cette seconde lettre d'Edouard. Milord Edouard à Ladi Sara. " une cruelle impatience me dévore. J'attends en tremblant votre réponse. Je la crains, mais je la désire avec ardeur. Hélas! Que va-t-elle m'apprendre? Vous êtes pénétrée d'une douleur égale à la mienne; vous répandez des larmes; mais, ma chère Sara, les donnez-vous toutes à l'amour? Peut-être... idée accablante! Ah! Si le moindre regret se mêloit à vos pleurs! Si vous doutiez... non, vous n'offenserez point votre amant par d'injurieux soupçons. Eh, qui eût prévu... qui eût dit, pensé... quoi, demain viendra, et je ne vous verraipoint! Les heures s'écouleront, et celle qui devoit nous unir, passera... ah Sara! Elle passera, et je serai loin de vous! ... funestes préjugés des hommes! C'est donc la vanité, l'orgueil, de foibles égards qui m'arrachent à vous. Que m'importe les frivoles avantages de la fortune, la faveur de la cour, le nom de Salisbury, les emplois, le rang, les titres de mes aïeux! Ah! Qu'on me donne Ladi Sara; son coeur, sa main, sont les seuls biens que j'ambitionne. Puissances du ciel, rendez-moi mes espérances! Unissez-moi à celle qui m'est si chère, et tous mes voeux seront remplis! ô, ma charmante amie! Rassurez mon coeur; des mouvemens terribles viennent l'agiter. Ne me méprisez pas, ne me haïssez pas: ah, je vous adore! Hâtez-vous de me dire, de me répéter, que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours " ! Après avoir baigné de ses pleurs les deux lettres d'Edouard, Ladi Sara s'efforça de lui répondre; elle écrivit ce billet: Ladi Sara Alderson à Milord Edouard. " dans l'ignorance où je suis des motifs de votre éloignement, je ne sais si je dois me plaindre de vous, et n'accuse encore que moi de la plus vive de mes peines. Conservez vos jours; ma vie et mon honneur y sont attachés. Je ne vous hais point. Eh, comment pourrois-je vous haïr, vous, que mon coeur s'est fait une si douce habitude d'aimer! Ne craignez pas mes reproches; mais souffrez l'excès de ma douleur. Ah! Milord, si heureuxhier, si dignes d'être respectés, d'être plaints; aujourd'hui coupables, avilis à nos propres yeux, n'avons-nous pas mérité notre infortune? Plus d'union entre nous; je connois trop mon père pour espérer. S'il se croit offensé, il a rompu sans retour... ah! Comment supporter cette idée, jointe au souvenir... malheureuse témérité! Fatale imprudence! Mais que servent de vains regrets. Adieu, je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Souvenez-vous de vos promesses, et vivez pour les remplir " . Ladi Sara passa le reste de la nuit à relire les lettres d'Edouard, à pleurer, à gémir. Le matin, elle se trouva très-mal; des foiblesses continuelles faisoient craindre à tous momens qu'elle n'expirât. On envoya promptement avertir milord du danger de sa fille. Il revint et la vit attaquée d'une fièvre brûlante, dont tous les symptômes étoient effrayans. Ses larmes, ses longs soupirs marquoient l'oppression de son coeur, laissoient assez connoître d'où naissoit sa maladie. Mais son état, loin d'attendrir milord, l'irrita contre elle; il ne put lui pardonner de sentir une douleur si vive de la perte d'Edouard. Il lui montra un visage sévère, ne lui parla que pour lui reprocher sa foiblesse; et sans employer la douceur et la complaisance à ramener le calme dans son esprit, à la consoler des peines qu'il lui causoit lui-même, il se contenta de lui procurer les secours d'un art, dont l'ame ne reçoit jamais de soulagement. La dureté de cette conduite aigrit les chagrins de Ladi Sara. Elle vit trop qu'elle ne devoit rien attendrede ce père inhumain; et cette triste certitude la mit en peu de jours aux portes du tombeau. Milord Revell n'ayant pu obtenir d'Edouard une promesse positive de ne point aller au château d'Alderson, dans la crainte qu'une passion si vive ne le conduisît à tenter d'imprudentes entreprises, le faisoit garder à vue à Wersteney. On lui cachoit la maladie de Sara, mais il étoit impossible de la lui laisser ignorer long-temps. Comme il avoit la liberté d'écrire et d'envoyer ses lettres, il passoit tout le jour à conjurer Ladi Sara, par les expressions les plus touchantes, de se livrer toute entière à sa foi, de consentir à se marier secrètement avec lui. Le temps de son départ approchoit; il vouloit emporter le nom de son époux, et l'assurance d'être toujours aimé d'elle. Il formoit tous ces projets vains et satisfaisans, enfans de l'amour et de l'imagination, que le coeur seul croit possibles. La jeune Lidy recevoit ses lettres, mais ne pouvoit les donner à sa maîtresse, trop accablée pour les lire, et dont la chambre étoit remplie par ses femmes et d'autres personnes que sa maladie rendoient nécessaires auprès d'elle. Les gens d'Edouard, revenant à toute heure, sans réponse, ayant épuisé les excuses, furent enfin obligés de lui avouer la triste situation de Ladi Sara. La connoissance de son mal, et la crainte de l'y voir succomber, se joignant au chagrin extrême qu'il ressentoit déjà, le livrèrent au désespoir. Il s'abandonna aux transports les plus violens. Son imagination, frappée de mille idées funestes, le fit tomber dans une espèce de frénésie qui égaroit sa raison. Ilfalloit veiller avec soin ses mouvemens, pour le sauver de sa fureur. Il demandoit Sara, l'appeloit, lui parloit, pleuroit, gémissoit, s'accusoit d'avoir violé à son égard les droits les plus saints: il croyoit la voir expirante, lui reprochant sa mort, ou l'invitant à la suivre. Alors il jetoit de grands cris, s'efforçoit d'échapper à ceux qui le retenoient; il vouloit mourir, et mourir aux pieds de Sara. Milord Revell, assidu près de lui, pénétré de l'état où il le voyoit, souffroit avec douceur les plaintes touchantes et souvent amères, qu'il lui adressoit à lui-même. Il cherchoit les moyens de le consoler, s'affligeoit comme lui; et quand il le trouvoit un peu plus calme, il lui disoit tout ce qu'il croyoit capable de ramener l'espérance dans son coeur. Mais sa tranquillité n'étoit que momentanée. Il recommençoit bientôt à pleurer, à gémir. Le comte avoit la douleur de le voir retomber dans une aliénation d'esprit, dont les suites le faisoient frémir. Edouard devoit se rendre à l'armée vers la fin du mois, et dix jours de ce mois s'étoient écoulés avant qu'il eût donné aucune marque de rétablissement. Cependant la fièvre de Ladi Sara, devenue moins forte en se réglant, lui laissoit des momens où elle sembloit assez tranquille. Lidy en saisit un pour lui rendre les lettres d'Edouard. Comme il y en avoit plusieurs écrites depuis qu'il la croyoit mourante, le désordre de ses expressions fit connoître à Ladi Sara le trouble de son coeur et l'altération de son esprit. Elle en fut attendrie, effrayée; elle se hâta de lui écrire, et de dissiper ses craintes. Son billet, porté en diligence à Wersteney, enrassurant Edouard sur des jours si chers, détruisit la cause de ses agitations. Il se prêta aux soins de Milord Revell; sa raison se raffermit; l'espérance de revoir Sara, le désir de se retrouver près d'elle, la certitude d'en être aimé, lui aidèrent à recouvrer ses forces, et le rendirent bientôt à lui-même. Milord Edouard sortoit à peine de ce cruel état; quand il reçut l'ordre de se rendre au camp. Il ne comptoit partir que douze jours plus tard. Ce temps lui avoit paru suffisant pour exécuter le plus cher de ses projets. Il falloit le remettre à son retour. Quelle nouvelle douleur pénétra son ame! Partir, s'éloigner de Sara, de Sara malade, languissante, affligée! La laisser au pouvoir d'un père absolu, bizarre, impérieux! Ne la forceroit-il point à recevoir les voeux d'un autre; peut-être l'engageroit-il, malgré sa résistance? Oseroit-elle s'opposer à des volontés qu'elle étoit accoutumée à respecter? Partir sans la revoir, sans lire dans ses yeux qu'il lui plaisoit toujours, sans lui entendre prononcer encore l'assurance flatteuse d'être à lui, de lui conserver son coeur et sa foi; c'étoit pour Edouard une peine insupportable. La veille de son départ, il lui envoya son portrait, et lui écrivit cette lettre. lettre de Milord Edouard à Ladi Sara. " je pars, ma chère Sara. Hélas! Je pars. Avec quel regret je m'arrache des lieux où vous restez; quel espace immense va nous séparer, et dans quel temps un cruel devoir me force à m'éloigner de vous. Puisse mon idée vous être toujours présente; ce portrait offrira sans cesse à vos yeux les traits de votre amant, de votre époux, de l'homme qui vous aime, vous respecte, attend de vous tout son bonheur! ô Ladi Sara! Prenez soin de vos jours; conservez-moi la compagne aimable de ma vie. Votre attention sur vous-même sera la plus grande preuve de vos bontés pour l'infortuné qui vous adore. J'ose me flatter d'être aimé de vous; je compte sur vos promesses, et pourtant je pars avec une douleur inexprimable. Dans ces tristes momens il me semble qu'on me ravit toutes mes espérances. Ah! Si votre père vous enlevoit à moi; si un autre vous obtenoit de lui; si je ne vous voyois plus! ... rassurez un coeur alarmé, éperdu; promettez-moi, jurez-moi de m'aimer toujours, de résister aux efforts que l'on fera pour vous ôter à votre malheureux amant. Daignez, ma chère Sara, daignez vous lier par de nouveaux sermens. Je ne crains point votre inconstance; je crains seulement cette soumission, ce respect pour un père... ah! Que j'emporte au moins la douce certitude de vous trouver libre! Mais l'êtes-vous encore? N'ai-je pas votre foi? J'espère beaucoup de la fermeté de votre ame, du temps, de l'amitié de Milord Revell... hélas, j'espère, et je me meurs de douleur en vous quittant. ô Sara! ô ma tendre amie! Je vous quitte donc, et sans vous voir! Sans qu'il me soit possible de pénétrer jusqu'à vous; j'ai tout tenté sans succès. Vos lettres vont être mon unique bien, ma seule consolation, une ligne de vous sera toutema joie. Ne me négligez pas. Ah! Si vous lisiez dans mon coeur, si vous sentiez... adieu. Ce papier, mouillé de mes larmes, vous en dit assez. Adieu, adieu, ma chère, mon aimable Sara, aimez-moi, dites-le moi, répétez-le moi tous les jours " . Ladi Sara, déterminée à suivre la fortune d'Edouard, l'étoit aussi à résister aux volontés de son père. Il attendoit impatiemment sa convalescence pour disposer d'elle. Il juroit de la déshériter, si elle opposoit ses premiers engagemens aux ordres d'un père; mais la réparation qu'elle se devoit à elle-même, lui paroissoit bien au-dessus des vaines considérations qui pouvoient l'arrêter dans le projet d'épouser Edouard. Son inquiétude la toucha sans l'offenser; et voulant calmer le trouble de son coeur, elle lui fit cette réponse. Ladi Sara à Milord Edouard. " est-il nécessaire que des sermens vous rassurent sur mes sentimens. Eh! Mon cher Edouard, les perfides en font. Vous est-il permis de douter? Comment renoncerois-je à celui qui s'est acquis tant de droits sur mon coeur, et se montre si digne de mon attachement? Edouard, mon cher Edouard, nous avons osé faire notre destin; osons le rendre heureux en nous livrant à la confiance que nous méritons tous deux de nous inspirer. La fortune, dont mon père menace hautement de me priver, si je me donne à vous, est, dans ma position, un sacrifice bien léger: avec quelle joie j'en abandonnerai l'espérance, pour vous prouver mon amour! En quittantl'autel où j'aurai reçu votre foi, une simple retraite où je verrai Edouard, où je porterai sur lui des regards assurés, sera plus agréable, plus riante à mes yeux que ce séjour magnifique où je ne le vois point, où je suis sûre de ne point le voir. Hélas! Nous nous sommes souvent plaints de la longue maladie de Milord Revell. Ah! Dieu! Que ce temps ne peut-il revenir. Nous nous plaignions, et nous étions ensemble. Ma foiblesse ne me permet pas d'écrire davantage: cessez de vous inquiéter; ma fièvre diminue; ses accès sont de peu de durée: on m'annonce une prompte convalescence. Partez, mon aimable ami, partez, puisque vous le devez. Mon coeur comptera tous les momens de votre absence; mes voeux vous suivront partout, et chaque jour vous portera des preuves de mon souvenir et de ma tendresse. Adieu " . Edouard ne put se voir prêt à quitter Milord Revell sans donner des marques du plus grand attendrissement. Ses caresses émurent le coeur sensible du comte. Il lui parla sur la conduite qu'il devoit tenir au camp; il lui vanta les honneurs qui l'attendoient à la fin de la campagne, son rétablissement à la cour étant sûr. Edouard, peu flatté en ce moment des grâces du roi, mais touché de l' amitié de milord, laissa couler des larmes; et se jetant dans les bras de cet ami généreux: " ô mon père! Lui dit-il, vos bontés me seront-elles inutiles? Depuis que je respire, vous avez daigné vous occuper de mon bonheur, je vous dois tout. Oserai-je l'avouer? Tant de bienfaits ne peuvent plus me rendre heureux. Pardonnez-moi des sentimens qui, peut-être,me font paroître ingrat. Ah! Je ne le suis point, jamais je ne le serai. Mais en perdant l'espoir de vivre pour Ladi Sara, d' obtenir la main de Ladi Sara, j'ai perdu celui de chérir d'autres biens. Qu'est-ce que la grandeur, les richesses, de vaines dignités? L'avide ambition les poursuit, l'orgueil en jouit, et le coeur s'en dégoûte. L'empire de l'univers vaut-il une des douceurs que je regrette " ! " mais, reprit le comte, auriez-vous accepté la main de Ladi Sara au prix infâme que l'on y mettoit? Auriez-vous foulé aux pieds la cendre de votre père, méprisé tous vos aïeux? Auriez-vous renoncé à secourir votre patrie?-je ne sais, dit Edouard, mais je ne puis vivre sans Sara.-j' estime si sincèrement Ladi Sara, continua Milord Revell, que j'ai travaillé à vous la rendre. Mes soins n'ont point réussi: j'ai employé un ami auprès de son père, sans paroître prendre part à sa négociation: Milord Carlington a proposé des accommodemens; je me serois prêté beaucoup pour vous tirer du danger où je vous voyois, et vous donner une femme digne de vous: mais, ni votre état vivement représenté, ni le péril où étoit sa fille, ni l'offre de faire porter son nom au premier fils qui naîtroit de votre union avec Sara, rien n'a pu ramener cet esprit altier. On se soumettroit en vain aux conditions qu'il exigeoit auparavant; jamais, de son consentement, sa fille ne sera à vous " . " elle ne sera jamais à moi! Dit Edouard; et si elle renonçoit à tout pour se donner à l'amant qu'elle aime; si elle sacrifioit à mon amour les biens qui doivent être son partage; si son coeur aussi tendre,aussi sensible que le mien, mettoit tout son bonheur à me rester fidèle; si je lui étois plus cher que sa fortune; si elle consentoit à m'engager sa foi, si...-je vous entends, interrompit le comte, et vais m'expliquer sans détour: soyez sûr, mon cher Edouard, que votre satisfaction est le premier de mes voeux: je ne vous la procurerai jamais aux dépens de l'honneur; mais ne craignez pas d'opposition à vos désirs, quand les démarches qu'ils vous engageront à faire, ne pourront ternir votre gloire. Si Ladi Sara conserve les sentimens qu'elle a pour vous, si l'éloignement n'éteint point dans vos coeurs cette passion si tendre, je verrai avec plaisir une union si ardemment souhaitée. En vous sacrifiant sa fortune, Ladi Sara me paroîtra encore plus digne de votre attachement et de mon amitié " . " ah! Je ne voulois que ce doux consentement, s' écria Edouard; en cet instant, milord, vous comblez la mesure de vos bienfaits: ce dernier augmente le prix de tous ceux que j'ai reçus d'une main si chère. ô mon respectable père! Vous venez de répandre le calme et la joie dans mon ame. Le secret que je gardois avec vous sur mes desseins, étoit un poids pour mon coeur. Je pars content, et vais mériter par ma conduite le nom de votre fils " . Après avoir fait éclater les transports de sa reconnoissance, embrassé mille fois son généreux protecteur, il le quitta pour aller écrire à Ladi Sara, et l'informer des dispositions favorables de Milord Revell; ensuite il partit avec Sir Humfroid et deux valets-de-chambre, ses équipages l'ayant devancé depuis longtemps.Sir Humfroid étoit un jeune gentilhomme dont la fortune n'égaloit pas la naissance. Milord Revell l'attacha à Edouard dès son enfance; il l' avoit accompagné dans ses voyages. Edouard l'aimoit, lui accordoit toute sa confiance; et la situation actuelle de son ame lui rendoit bien cher un ami auquel il pouvoit parler sans réserve. Après deux mois de souffrance, Ladi Sara se trouva sans fièvre, mais si abattue, que sa foiblesse la retint encore fort long-temps dans sa chambre. Son père montroit une froideur extrême pour elle. Sa maladie lui prouvoit combien elle aimoit Edouard; il se sentoit blessé de ne pouvoir bannir du coeur de sa fille un sentiment que ses ordres avoient fait naître, et devoient étouffer à l'instant où il cessoit de lui plaire. Milord passoit des semaines entières sans la voir; et quand il l'honoroit d'une visite, c'étoit pour lui reprocher avec aigreur les idées qu'elle entretenoit, et l'accablement où elles la plongeoient. Cependant la rupture du mariage de Ladi Sara venoit de ranimer les espérances de tous ceux qui pouvoient prétendre à elle. Le Comte De Lenox voyant Milord Alderson obstiné à ne point reprendre ses premières vues, lui offrit son fils aux mêmes conditions qui avoient été imposées à Milord Revell. Le désir de chagriner Edouard, rendit cette proposition agréable à Milord Alderson, il donna sa parole et fixa le temps de cette union au parfait rétablissement de sa fille. En l'attendant, il admit les visites du nouvel époux qu'il lui destinoit, et la fit avertir par son chapelain de se préparer à recevoir les soins de Sir Arthur De Lenox.Cet ordre affligea Ladi Sara; son projet étoit de passer au château d'Alderson le temps de l'absence d'Edouard. Les importunités du jeune Lenox alloient lui en rendre le séjour fâcheux, la forcer de hâter sa fuite, et la jeter dans l'embarras de se procurer une retraite. Pour prix des bontés de Milord Revell, du consentement qu'il donnoit à son mariage avec Edouard, elle ne vouloit pas l'exposer à des affaires désagréables en se mettant ouvertement sous sa protection. Elle regrettoit de n'avoir pu donner la main à son amant avant qu'il partît. Sans cesse occupée de lui, elle lisoit à tout moment les lettres qu'elle en recevoit, lui écrivoit chaque jour; et mille inquiétudes se joignant à ses chagrins, lui faisoient passer de tristes instans. Cependant les preuves réitérées de la tendresse d'Edouard, d'une passion vive, ardente, que le temps sembloit animer encore, adoucissoient souvent ses peines; ses idées se portoient quelquefois dans un avenir plus heureux; et se livrant toute entière à l'amour, au plaisir d'en inspirer, à la douceur d'en ressentir, en pensant qu'elle feroit le bonheur d' Edouard, elle retrouvoit au fond de son coeur l'espérance de voir renaître le sien. Près de quatre mois s'étoient écoulés depuis le départ de Milord Edouard, quand un jour Ladi Sara se sentit assez bien pour sortir de son appartement. Elle descendit avec Lidy dans les jardins. Ses pas se tournèrent par hasard vers ce bosquet où sa tendresse imprudente avoit égaré sa raison. Elle tressaillit en l'apercevant; et baissant ses yeux remplis de larmes, elle songea en soupirant combien son sort se trouvoit changé depuis le jour fatal où elle y étoitentrée avec Edouard. Blessée par l'aspect de ce lieu, elle s'en éloigna, et continua tristement sa promenade. Chaque allée, chaque détour de ce jardin lui rappeloient des souvenirs bien chers. Elle marcha jusqu'à la nuit; et se trouvant fatiguée, elle reprit à pas lents le chemin de son appartement. Soit que cet exercice déterminât la nature, soit que cet instant fût marqué par elle pour exciter les premiers mouvemens d'une créature dont l'existence étoit encore ignorée, Ladi Sara sentit en elle-même une agitation extraordinaire. Elle n'en pénétra pas d'abord la cause, mais elle la sentit si souvent que, rapprochant plusieurs accidens attribués à sa maladie, et capables de confirmer le doute qui commençoit à s'élever dans son esprit, elle connut enfin un malheur dont elle n'avoit pas même formé l'idée. Un sentiment mêlé d'effroi, de honte, d'inquiétude, la troubla, l'interdit, et cependant l' intéressa vivement à l'objet de cette nouvelle peine. Liée plus fortement à Edouard par la découverte de son état, elle prit courageusement le parti de se regarder comme tenant à lui seul dans l'univers. Les devoirs qui balançoient souvent ses résolutions, cédèrent entièrement à des obligations pressantes et indispensables; ainsi, dès ce moment, elle prépara tout pour quitter le château d'Alderson. Forcée d'avouer sa situation et ses desseins à une de ses femmes, la jeunesse et l' attachement sincère de Lidy attirèrent sa confiance. Cette fille avoit une soeur établie à Londres. Elle lui écrivit par ordre de sa maîtresse, et la chargea de louer un appartementpropre et commode, dans le quartier le moins fréquenté de la ville, de le retenir au nom de Mistriss Hervey, jeune dame mariée depuis un an, dont le mari étoit à l'armée, et que sa tendresse inquiète conduisoit à la capitale, afin d'être à portée d'en avoir tous les jours des nouvelles. La commission exactement remplie, Lidy enleva peu à peu du château ce que Ladi Sara vouloit emporter. Elle déposa tout chez une fermière dont elle étoit sûre; elle y fit ses cofres, et les envoya à Londres à l'adresse que sa soeur lui avoit donnée. Par le moyen de cette même fermière, elle acheta une chaise, s'assura de deux chevaux et d'un postillon pour aller jusqu'à la première poste. Miladi Albury, parente de Milord Alderson, étoit depuis trois mois au château; elle partoit, alloit passer la mer, et se rendre à Montpellier, où elle espéroit trouver du remède à une maladie de langueur dont elle se sentoit consumée. Ladi Sara fixa son départ au même matin choisi par cette dame, dans le dessein de faire penser qu'elle l'accompagnoit, et d' embarrasser son père sur la route où il devroit commencer ses recherches, s'il vouloit suivre ses pas. La veille du jour où les espérances d'Edouard et de Sara furent si cruellement trompées, Milord Alderson avoit donné à sa fille une riche cassette, contenant les pierreries de sa mère, quantité de bijoux d'or, et deux mille guinées, dont elle devoit répandre une partie le lendemain à l'occasion de son mariage. Lidy se disposoit à transporter ces effets précieux, quand sa maîtresse l' arrêta. " il ne convient pas, luidit-elle, à une fille assez malheureuse pour fuir la maison paternelle, de regarder comme à elle des dons qui ne lui ont pas été faits dans l'intention de l'aider à soutenir une démarche honteuse. Rien ne m' appartient ici, et je n'ai plus de droits à des biens dont je mérite d'être privée " . Lidy resta confuse à ce discours; elle avoit déjà fait passer l'argent à Londres, mais elle n'osa l'avouer. Ladi Sara rassembla ce qui lui restoit de la somme annuelle destinée à son entretien et à ses plaisirs. Elle se trouva environ 500 liv. Sterlings, et pour trois fois autant de bijoux à son usage. Ce fut tout ce qu'elle se permit d'emporter d'une maison où elle laissoit l'espoir de la plus grande fortune. Prête à partir, elle sentit une douleur extrême, en songeant que peut-être elle ne reverroit jamais son père. Elle n'avoit point éprouvé de sa part cette tendre indulgence et ces douces caresses qui changent un respect imposé par l'éducation, entretenu par l'habitude, en une amitié vive et reconnoissante, en une préférence décidée; sentiment que la nature n'inspire pas toujours. La bonté de nos parens le fait naître dans nos coeurs, et l'y rend chaque jour plus fort. La fierté du caractère de Milord Alderson ne lui permettoit pas de se livrer à des mouvemens qu'il traitoit de foiblesse, et dont le charme lui étoit inconnu. Sara lui écrivit d'une main tremblante; ses expressions soumises, attendrissantes, imploroient sa pitié pour une fille coupable et malheureuse, qui, se voyant forcée à ne plus vivre sous ses yeux, se trouvoitdéjà punie d'une faute irréparable. Elle frémissoit de l'indignation que sa fuite alloit élever dans le coeur d'un père offensé. Sans entreprendre de justifier une démarche dont rien ne pouvoit excuser la témérité, elle lui demandoit humblement pardon, en déplorant la cruelle nécessité de se soustraire à une autorité qu'elle respectoit, même à l'instant où, par sa conduite, elle sembloit la braver. Elle laissa cette lettre sur sa toilette, sortit du château avant le jour, se rendit à la ferme où sa chaise l'attendoit. Après avoir libéralement récompensé la fermière, elle partit avec Lidy, et arriva à Londres le soir du lendemain. L'éloignement de Ladi Sara, et sa lettre portée à Milord Alderson, le mirent dans un étonnement dont il ne sortit que pour se livrer à la fureur. La cassette, retrouvée chez sa fille, lui parut une preuve qu' elle s'étoit ménagé un asile où elle ne craindroit pas le besoin. Il la crut retirée à Wersteney, ou auprès de quelque amie du Comte De Revell. Cédant à son premier mouvement, il écrivit à ce seigneur avec toute la fierté et l'aigreur qui lui étoient naturelles. Il ne demandoit pas à être informé de la retraite d'une fille trop indigne de lui appartenir; il ne lui feroit pas l'honneur de chercher à la sauver de sa propre imprudence; il prioit seulement Milord Revell de l'assurer de sa haine, de son mépris, d'un éternel abandon de sa part. " je ne me souviendrai d'avoir été son père, disoit-il, en terminant cette terrible lettre, que pour prononcer sur elle la malédiction qu'attire sur sa tête un enfant ingrat et rebelle. Je vais détruire à jamais ses espérances temporelles, et jesupplie le ciel d'étendre cette exhérédation jusque sur son partage céleste " . Le Comte De Revell ignoroit encore la fuite de Ladi Sara, et fut extrêmement surpris de l'apprendre par cette voie. Il envoya un gentilhomme au château d'Alderson pour assurer milord que, depuis le jour où ils s'étoient séparés, il n'avoit entretenu aucun commerce avec Ladi Sara, et ne participoit en rien au chagrin qu'elle venoit de lui causer. Milord refusa de voir personne de la part du comte; il répandit dans sa maison, que Ladi Albury menoit Sara en France sans sa permission; il se plaignit hautement de cette dame, dont il supposa une lettre; il dit ensuite, en paroissant s'appaiser, que si ce voyage rétablissoit parfaitement sa fille, comme sa parente l'espéroit, il leur pardonneroit aisément à toutes deux de l'avoir entrepris malgré sa volonté. Peu de jours après, il fit courir le bruit que Ladi Sara se trouvoit dangereusement malade à Calais. Il partit en poste avec un seul valet-de-chambre, pour aller à son secours; il resta un mois absent: ce temps passé, il retourna à Alderson, affectant une douleur extrême de la mort de sa fille, dont le cercueil le suivoit. Il lui fit des obsèques magnifiques, mit toute sa maison et lui-même dans un deuil profond. Ladi Sara fut tendrement pleurée; on la regretta long-temps. Milord Revell vit avec indifférence une feinte qu'il trouva basse et ridicule. Il ne s' empressa point à détruire l'erreur de la province; c'étoit un soin qu'il réservoit à Edouard. Ladi Albury, prévenue par Milord Alderson, garda le secret; ainsi personne ne douta de la mort de Ladi Sara.Arrivée à Londres, elle écrivit à Edouard; il savoit qu'elle y alloit, mais il ignoroit la raison qui l'obligeoit d'avancer le temps où elle devoit s'y rendre. Elle vouloit la lui apprendre; mais l'embarras qu'elle trouvoit à s'exprimer sur ce sujet, lui fit de jour en jour remettre cette confidence. Ses occupations dans sa retraite, étoient les mêmes qu'au château d'Alderson; Edouard, toujours présent à sa pensée, remplissoit tous ses momens, et lui faisoit perdre le souvenir des tristes idées où elle s'abandonnoit à Alderson. L'amour est la seule passion qui suffise entièrement à notre coeur. Maîtresse souveraine de l'ame, elle en bannit insensiblement tout ce qui lui est étranger. On oublie en aimant, s'il existe d'autres objets que celui de son affection; l'étendue de l'univers semble diminuer à nos yeux, et nous en apercevons seulement l'espace où se renferment nos désirs. On vantoit beaucoup à Londres un peintre italien, dont le talent pour le portrait étoit extraordinaire. Ladi Sara se fit peindre par lui. Elle est si parfaitement représentée dans ce tableau, que vous-même, madame, l'avez d'abord reconnue. Elle travailla avec application à le copier en petit, et envoya son ouvrage à Edouard. Elle s'amusa ensuite à écrire un journal des événemens où son coeur l'intéressoit; elle le commença du premier jour qu'Edouard s'étoit offert à ses yeux; ses sentimens y furent exprimés avec cette aimable naïveté que donnent une ame tendre et un caractère vrai. Peut-être en composant ce journal, vouloit-elle comparer les temps, rappeler à Edouard, si son ardeur se ralentissoit jamais, combien elleavoit sacrifié à sa tendresse, et le prix dont il devoit payer tant d'amour. C'est de ce manuscrit d'où j'ai tiré ce que je viens de vous apprendre; et Lidy m'a souvent répété dans la suite les circonstances du dernier des malheurs de l' infortunée Sara. Elle étoit logée chez la veuve d'un officier subalterne, nommée Mistriss Larkin. Cette femme avoit l'humeur douce, de l'esprit, et assez d'usage du monde. Ladi Sara passoit dans sa maison pour la femme d'un simple gentilhomme du comté de Kent. Mistriss Larkin, frappée de l'air de dignité répandu sur toute sa personne, sur ses moindres actions, étonnée de sa grande retraite, regardant comme un mérite supérieur en elle le peu d'empressement qu'elle montroit à jouir des amusemens de la ville, et la solitude que s'imposoit une dame si jeune, si belle, si propre à briller dans le monde, conçut d'elle la plus haute idée, lui montra bientôt un attachement tendre, respectueux, et s'appliqua à prévenir ses désirs. Ladi Sara fut sensible à ses attentions; sa société ne lui déplaisant point, Mistriss Larkin passoit une partie des jours auprès d'elle. Plus de six mois s'étoient écoulés depuis l'absence d'Edouard: un long siége avoit retardé les opérations de la campagne. Le passionné lord écrivoit à Sara dans l'attente d'une bataille qui devoit la terminer et le ramener aux pieds de la maîtresse de son coeur. Son impatience augmentoit celle de Ladi Sara. Inquiète, troublée, elle adressoit au ciel des voeux ardens pour la conservation d'une tête si chère. Le retard d'un courrier la livroit à des terreurs mortelles; elle perdoit insensiblement le repos, et ses nuits se passoient à désirer et à craindre les nouvelles du lendemain. Elle reçut à la fois deux lettres d'Edouard, bien capables de dissiper son effroi. Il l'assuroit qu'on alloit se séparer sans action; la supplioit d'éloigner de son esprit les tristes idées dont elle s'occupoit. Il se promettoit, il se flattoit de la revoir avant la fin du mois. Toutes ses expressions montroient une extrême gaieté. Elles trompèrent Sara; son coeur s'abandonna à la plus douce espérance. Le lendemain, le courrier manqua sans lui causer beaucoup d'alarmes. Elle pensa qu'Edouard revenoit peut-être, et vouloit la surprendre. Mistriss Larkin avoit dans cette même armée un neveu qu'elle aimoit tendrement. Comme elle entroit le soir chez Ladi Sara, elle reçut, par un courrier dépêché au Prince Thomas, un billet de ce neveu. Elle l'ouvrit, le lut, et jeta un cri perçant. Ladi Sara l'entendit, courut à elle, lui demanda pourquoi elle crioit. Cette femme, consternée, oubliant l'intérêt que la jeune ladi pouvoit prendre elle-même à de si funestes nouvelles, lui présenta le billet de son neveu. Il contenoit ce peu de mots: " nous venons de donner une bataille et de la perdre. Je suis blessé, mais légèrement. Nous fuyons; je vous écris à six lieues du champ fatal où nous laissons dix mille des nôtres. J'ai vu tomber Milord D'Orset, mon protecteur et mon ami. Je voudrois être mort hier: je ne puis vous en dire davantage. On m'avertit que nous allons marcherpour nous retirer encore " . Ladi Sara eut à peine fini de lire, qu'elle tomba, saisie de crainte, dans les bras de Mistriss Larkin, en prononçant d'une voix basse: " ô Edouard, ô mon cher Edouard " ! On la ranima avec de l'eau et des sels; mais effrayée, tremblante, hors d'elle-même, le serrement de son coeur ne lui permettoit de s' exprimer que par des exclamations. Levant tristement vers le ciel ses yeux remplis de larmes: " grand dieu! Dieu tout-puissant, s'écrioit-elle, est-il temps? Est-il encore temps de t'implorer " ? Elle attendit le lendemain avec une impatience, une agitation, qui ne lui laissèrent pas donner un instant au repos. Aucun courrier n'arriva. On l'assuroit en vain qu'ils ne pouvoient passer. Ce silence funeste lui parut celui de la mort. " il n'est plus, disoit-elle à Lidy; non, il n'est plus; je l'ai perdu pour jamais " . Plusieurs jours se passèrent dans cette horrible incertitude. Chaque mouvement qui se faisoit autour de la malheureuse Sara, lui causoit une révolution si grande, qu'à peine osoit-on troubler la solitude où elle vouloit demeurer. Elle ne sentoit plus son existence que par les agitations douloureuses qu'excitoit en elle l' attente d'une confirmation désespérante. Seule dans son cabinet, prosternée devant l'être suprême, les mains élevées vers lui, ses cris, ses gémissemens, lui demandoient la vie d'Edouard. " qu'il vive, c'est assez, répétoit-elle avec ardeur; qu'il vive; et que je le perde! Que ses jours conservés ne soient plus pour moi! Que je pleure son éloignement, sonindifférence, sa haine, ses mépris même! Mais jamais, jamais sa mort. Abandonnée, avilie, déshonorée, privée de tout, sans amis, sans asile, j'expierai sa faute et la mienne. Dieu des vengeances, tu l'es aussi des miséricordes! Ah! Ne frappe que moi. Daigne accorder sa vie à mes voeux, aux larmes amères que je répands devant toi! Je mourrai contente, si j'apprends en expirant que ton bras l'a sauvé, qu'il vit, et qu'il est heureux " ! Hélas, l'objet de tant de pleurs, d'un sentiment si tendre, si désintéressé, n'étoit déjà plus. Percé de trois coups mortels, renversé, foulé aux pieds des chevaux, souillé de sang et de poussière, Edouard, confondu dans un monceau de morts, n'avoit pas même été reconnu. On le crut prisonnier, ensuite perdu. Sir Humfroid, pris à côté de son maître expirant, qu'il s'efforçoit de relever, pouvoit seul donner des éclaircissemens sur son sort; mais dangereusement blessé lui-même, il resta plusieurs jours sans être en état de parler ni d' écrire. Ladi Sara envoya un exprès à Milord Revell. Elle le croyoit informé du destin d'Edouard, et le supplioit de l'en instruire. Le comte reçut en même temps son courrier et une lettre de Sir Humfroid; la confirmation de la mort d'Edouard le pénétra de douleur, et les expressions de Sara en augmentèrent l'amertume. Sa jeunesse, ses qualités aimables, sa tendresse, son malheur, intéressèrent vivement le coeur sensible de milord. Elle avoit été si chère à Edouard; il la regardoit en ce moment comme une partie précieuse de l'ami qu'il pleuroit; et son ame généreuse et délicate crut pouvoir obliger encoreEdouard, en servant l'objet de ses plus douces affections. Il sortoit d'une maladie causée par l'inquiétude et le chagrin, il se trouvoit très-foible; cependant il écrivit à Ladi Sara. " nous avons perdu, madame, lui disoit-il, l'ami que nous aimions uniquement tous deux; unissons nos regrets; permettez-moi de vous nommer ma fille, de vous montrer les sentimens et de père et d'époux; disposez de mes soins, de tout ce qui m'appartient; j'irai apprendre de vous-même quelles sont à présent vos intentions: prêt à m'y conformer, je me rendrai à Londres dans huit jours; j'y recevrai vos ordres; il ne me reste plus de désir, madame, que celui de vous devenir utile " . Une assurance si positive de la mort d'Edouard, porta le désespoir dans l'ame de la triste Sara. Aucune considération ne fut capable d'en arrêter les mouvemens; elle s'abandonna aux regrets les plus vifs, aux plaintes les plus touchantes: ces violentes agitations épuisèrent enfin ses forces. Elle resta deux heures sans connoissance, et ne fut rappelée à la vie que par des douleurs aiguës et redoublées. Tant de trouble et d' émotion avoient avancé le temps où elle devoit naturellement les sentir. Je vis le jour, ma naissance aigrit ses tourmens; mes premiers cris se mêlèrent aux gémissemens de son coeur; elle les entendit, ils pénétrèrent jusqu'au fond de son ame. " ô malheureux enfant, s'écria-t-elle, tu ne prononceras jamais le doux nom de père " ! Depuis cet instant, elle s'affoiblit de plus en plus. Elle gardoit un morne silence, et ne le rompoit que pour exprimer sa profonde tristesse: tout l'importunoit; elle repoussoit avec répugnance les alimens qui lui étoient présentés. Son coeur, fermé à toute espèce de consolation, lui rendoit les soins insupportables: elle faisoit signe de la main de s'éloigner; et quand les femmes qui la servoient la laissoient seule, elles l'entendoient donner un libre cours à ses pleurs, et répéter mille fois le nom d'Edouard. " il n' est donc plus, disoit-elle, il est mort: ah dieu! Il est mort! Il ne m'entend point, il ne m'entendra jamais! Il est disparu, disparu pour toujours. Edouard ne s'offrira jamais à mes regards; son ame est retournée dans le séjour céleste. Ah! Du moins, du moins, s'écrioit-elle, si je pouvois fixer encore mes tristes yeux sur ta dépouille mortelle! Aimable et cher Edouard! Hélas! Tu n'as pas même un tombeau que je puisse arroser de mes larmes, où il me soit permis d'espérer que nos cendres seront réunies " . La constitution délicate de Ladi Sara la rendoit incapable de résister long-temps à une douleur si forte; son sang s'alluma, une fièvre ardente la mit bientôt dans un danger extrême; on désespéroit déjà de sa vie, quand Milord Revell se fit annoncer chez elle. Il fut sensiblement touché de l'état de Ladi Sara. En s'avançant près d'elle, il détourna son visage, dans la crainte de lui montrer combien il étoit attendri. Sa présence causa la plus grande émotion à Sara; elle s'aperçut du mouvement qu'il faisoit; et lui tendant les bras: " ah! Ne me cachez pas votre pitié, milord, lui dit-elle; laissez-moi voir l'ami, le père d'Edouard, donner des pleurs au sort funeste qui nous l'enlève! Il n'est donc plus! Nous l'avons donc perdu pourjamais! Ah! Milord, pour jamais " ! L'abondance de ses larmes étouffant sa voix, elle ne put en dire davantage. Après quelques momens d'un triste silence, " Edouard ne vit plus que dans nos coeurs, madame, dit le comte; le ciel ne m'a pas permis de voir vivre heureux le fils d'un ami qui me fut bien cher. Ma tendresse pour ce jeune infortuné n'est point éteinte avec lui. C'est en vous servant, madame, que j'en donnerai des preuves constantes. Daignez me regarder comme un homme uniquement occupé du désir de vous obliger " . Alors il lui renouvela avec ardeur les offres qu' il lui avoit faites dans sa lettre. Mais qui pouvoit encore devenir utile à Ladi Sara? Quelle idée de bonheur auroit flatté une ame abattue sous le poids de la douleur, dont les sentimens vifs et passionnés venoient de perdre leur objet sans rien perdre de leur force? Eh! De quel prix étoient à ses yeux la fortune, le monde, ses plaisirs, ses grandeurs, quand l' immensité de l'univers ne pouvoit lui rendre Edouard? Elle se fit apporter son écritoire, y prit ce journal qu'elle avoit commencé; et le présentant au Comte De Revell: " j'ai une grâce à vous demander, milord, lui dit-elle; mais n'osant vous entretenir sur l'unique sujet qui puisse m'intéresser encore, je vous prie de vouloir bien lire attentivement ce cahier. Mon extrême foiblesse et des raisons que vous comprendrez aisément, ne me permettent pas de vous révéler moi-même ma triste aventure. Quand vous serez instruit,si votre compassion généreuse ne se rebute point, si vous daignez l'étendre jusque sur l'objet de ma seule inquiétude, je descendrai dans le tombeau débarrassée d'un fardeau pénible, dont le poids aigrit toutes mes douleurs " . Le comte reçut le cahier qu'elle lui donnoit. Pénétré de l'état où il la laissoit, il se retira après s' être solennellement engagé à remplir à son égard tous les devoirs d'un père et d'un ami. Arrivé chez lui, il lut avec empressement l'écrit de Sara. En le finissant, il se rappela des discours échappés à Edouard pendant sa maladie. Ils avoient alors excité des soupçons dans son esprit; mais pénétré de respect pour Ladi Sara, il ne s'y étoit point arrêté. Tout ce que disoit Edouard, lui paroissoit l'effet d'une imagination blessée, dont les idées erroient sur mille objets. Certain de ce qu'il n'osoit penser auparavant, il plaignit, il partagea la douleur de Sara, et se sentit ému jusqu'au fond du coeur, en songeant à l'innocente créature, fruit d'un amour si malheureux. Il se livroit à des sentimens de compassion, de tendresse, quand on vint l'avertir de retourner promptement chez Ladi Sara. La vue d'un homme si attaché à Edouard, si chéri d'Edouard, lui avoit causé une révolution terrible. Après un long évanouissement, elle étoit un peu revenue à elle-même, mais si considérablement affoiblie, que ceux dont l'art tâchoit en vain de prolonger ses jours, la décidèrent très-près de sa fin. Elle demandoit sans cesse le Comte De Revell. Quand on le lui annonça, elle se fit donner desgouttes fortifiantes; et rappelant tous ses esprits: " ma faute vous est connue, milord, lui dit-elle; je l'ai cruellement sentie, et mes derniers momens sont si douloureux, que j'ose espérer le pardon céleste. Je meurs, et laisse après moi une fille dont vous aimâtes le père: qu'elle éprouve vos bontés. C'est le seul voeu d'un coeur où la chaleur commence à s'éteindre. Destinée à l' avilissement, même avant de naître! La honte, la misère, un titre infâme; voilà l'héritage de la fille d'Edouard. Sa mère infortunée ne peut rien pour elle. Votre protection, milord, est l'unique bien que le ciel me laisse espérer en sa faveur. Puisse ce ciel, qui m'abandonna à l'égarement de mon coeur, regarder dans sa bonté cette malheureuse orpheline; et puisse-t-elle ne sentir jamais une douleur égale à celle qui m'arrache la vie. Si la sienne est conservée, daignez lui faire connoître les auteurs de ses jours: qu'elle donne des larmes à la mort de son père, que sa mémoire lui soit chère et respectable, que celle de sa mère lui serve d'une triste et utile leçon pour éviter ses erreurs " . Sa foiblesse et ses larmes la contraignirent de s'arrêter. Milord Revell, vivement touché, remercia Ladi Sara de la confiance dont elle l'honoroit; il lui promit, il lui jura de rendre heureux le sort d'un enfant déjà cher à son coeur; alors elle sonna. Lidy, suivant l'ordre qu'elle en avoit reçu, m'apporta et me présenta à milord. Il me prit dans ses bras; et me pressant contre son sein, il répéta en pleurant les promesses qu'il venoit de faire. Ma mère, arrosant mon visage de ses larmes, s'écria: " ô ma fille! Que toutesles puissances du ciel veillent sur toi! Au défaut des grandeurs qui devoient être ton partage, puisses-tu posséder un coeur paisible et vertueux " . Elle fit signe à Lidy de m'emporter; et s'adressant au Comte De Revell, après m'avoir encore recommandée à ses soins, et réglé ce qu'elle désiroit donner à Lidy: " j'ai écrit à Milord Alderson, dit-elle d'un ton affoibli; vous voudrez bien fermer ma lettre: je souhaite qu'elle lui soit envoyée dès l' instant où je ne serai plus. Sa juste indignation cessera peut-être avec ma vie. Je ne me flatte point de l'attendrir pour ma fille. J'ai cru pourtant devoir à cet enfant une démarche dont j'espère peu. C'est vous, milord, c'est vous seul qui me rassurez sur son destin " . Alors elle lui fit remettre les clefs de tout ce qui lui appartenoit. Elle serra la main du comte, lui dit adieu; et se sentant plus mal, elle ôta de son col un ruban où le portrait d'Edouard étoit attaché: elle le fixa long-temps, et dit d'une voix basse, entrecoupée par ses soupirs: " image du plus aimable des mortels, image chérie, autrefois les délices de mes yeux, l'objet de tous mes plaisirs, devenue celui de ma profonde douleur, je ne te perdrai de vue qu'en cessant de vivre " . Elle l'approcha de ses lèvres, le baisa avec ardeur; elle sembloit avoir réuni toutes ses forces pour ce dernier acte de sa tendresse; elle ne parla plus, ses yeux se fermèrent, elle expira sans faire le moindre mouvement, ni retirer ses mains qui pressoient le portrait d'Edouard contre sa bouche. Combien de fois la mienne y a cherché la trace de ses pleurs. ô Sara! ô ma mère! Vous avez souhaitéque la mémoire d'Edouard me fût chère et respectable ; vous n'osâtes exiger mon respect pour vous-même, puissé-je mourir malheureuse, et méprisée à l'instant où la mémoire de Ladi Sara cessera de m'être chère et respectable! ... pardonnez, madame, ah! Pardonnez à une fille attendrie des détails tristes et longs, qui peut-être auront ému votre coeur trop sensible. Emportée par un sentiment vif, je n'ai pu passer légèrement sur un sujet si intéressant pour moi. Hélas! Je ne mettrai sous vos yeux que des sujets d'amertume. La douleur est le sentiment habituel de mon ame; une passion vive et tendre sembloit devoir y exciter des mouvemens plus doux. Condamnée par la bizarrerie de mon sort à n'en connoître que les peines, déterminée à ne jamais rendre ma tendresse heureuse, si je n'ose m'en occuper, je me plais au moins à m'applaudir du sacrifice que j'en fais. Le premier soin de Milord Revell, après la mort de Ladi Sara, fut de chercher la lettre qu'il devoit envoyer à son père. Il la trouva sous une enveloppe ouverte. Elle l'avoit écrite dans le sentiment d'une douleur si vive, ses expressions étoient si animées, elle prioit avec tant d'ardeur pour l'infortunée créature, privée de tout appui par la perte d'Edouard et la mort prochaine de sa mère, que malgré la connoissance de l'extrême dureté de Milord Alderson, le comte espéra qu'il seroit attendri de la démarche soumise et touchante d'une fille, dont la fin prématurée et malheureuse devoit exciter sa pitié, et faire évanouir tous ses ressentimens. Il ferma le paquet, y mit les armes de Sara; etne voulant plus se compromettre avec un homme qu'il méprisoit, il dicta une lettre à Lidy. Après un détail circonstancié de la mort de sa maîtresse, cette fille demandoit les ordres de milord pour l'inhumation du corps et la conduite qu'elle devoit tenir à mon égard. On envoya un exprès au château d'Alderson. Rien ne peut exprimer la fureur de milord en apercevant l'écriture de sa fille. Il déchira sa lettre sans l'ouvrir; sachant de quelle main venoit l'autre, il la jeta avec mépris, ordonnant d'un ton menaçant au courrier de la reprendre, et de s'éloigner promptement. Milord Revell, informé de cet emportement, jugea inutile de rien tenter davantage; il se chargea seul de remplir les derniers voeux de ma mère, et ne daigna pas s'obstiner à instruire Milord Alderson du destin de sa fille. Six jours après sa mort, Ladi Sara fut portée sans pompe à Rochester, dans la sépulture des comtes de Revell. Milord me tint sur les fonts avec Mistriss Larkin; il me nomma Jenny, fille d'Edouard De Salisbury et de Sara Alderson. On me conduisit à Essex pour y être nourrie. Mistriss Larkin, tous ceux qui avoient servi ou assisté ma mère, reçurent des marques de la libéralité de milord. Lidy resta près de moi, et conserva à mon service les avantages de sa première condition; elle m'attacha au col le petit portrait d'Edouard. Celui de ma mère, qui la représentoit entière, fut placé en face de mon berceau. Lidy reçut ordre de m'apprendre à le considérer avec une respectueuse tendresse, dès que mes yeux seroient capables de distinguer les objets. On réserva les bijouxde ma mère pour m' être donnés un jour; le reste de ses effets fut vendu; et milord plaça ce qu'elle laissoit à la banque de Londres. La rente augmentant chaque année le fonds, produisit avec le temps une somme qui eût été suffisante pour me mettre à l'abri du besoin, si le hasard n'avoit disposé cruellement de tout ce qui m'étoit destiné. Au commencement de ma sixième année, milord me conduisit dans une pension près d'Oxford. J'y entrai sous le nom de Miss Jenny Glanville, fille de qualité, que ses parens, retenus à la Jamaïque pour le service du roi, vouloient faire élever en Angleterre. Les fréquentes visites de milord, l'amitié dont il m'honoroit, et la richesse des habits qu'il se plaisoit à me voir porter, donnèrent une haute opinion de ma fortune. Il eût été difficile de former des doutes sur la naissance d'un enfant confié à ses soins. Je reçus dans cette maison l'éducation distinguée qu'on y donnoit aux filles des plus grands seigneurs. Un esprit porté vers la réflexion, assez de fierté pour craindre la plus douce réprimande, et le désir de me faire aimer, m'engagèrent naturellement à profiter du soin qu'on prenoit de m'instruire. J'appris facilement tout ce qui forme le caractère d'une femme destinée à être riche, et à tenir un rang dans le monde; mais on ne m'enseigna point ces principes solides et vrais, qui nous rendent capables de jouir avec modération des biens de la fortune, ou nous aident à en supporter courageusement la privation; principes si nécessaires pour conserver de la dignité dans les divers événemens de la vie. C'est par eux seulsque nous pouvons souffrir beaucoup, et ne pas nous trouver tout-à-fait malheureux. On nous épargneroit bien des peines, si on nous apprenoit à ne rougir que du reproche de notre coeur. Milord Revell avoit des parens fort éloignés, mais attentifs sur ses démarches. Son extrême amitié pour le fils du Duc De Salisbury, en détruisant leurs avides espérances, les écarta long-temps de sa maison. La mort d'Edouard les rapprocha de milord. Ils le recherchèrent; bientôt son coeur s'ouvrit aux soins qu'ils prirent de lui plaire. Il étoit dans cet âge où l'on sent le besoin des attentions et de la complaisance; besoin qui les rend agréables, et fait fermer les yeux sur leurs motifs. Peu à peu milord cessa de jouir de sa liberté. Il se vit entouré d' amis officieux qui examinoient ses mouvemens, éclairoient tous ses pas; je devins l'objet de leur curiosité. On lui parloit de sa pupille, on désiroit la voir, la connoître. Mais il gardoit un profond silence sur ce qui me concernoit. Afin de mieux cacher ses bontés pour moi, il raya de son testament l'article où j'étois nommée, dans la crainte qu'un legs trop considérable ne m'attirât de puissans ennemis, et n'exposât ses dispositions à être contestées. Sa généreuse attention lui fit craindre aussi de se voir prévenu par la mort ou l'affoiblissement de son esprit, avant d'avoir fixé mon sort, et le porta à prendre des mesures pour l'assurer. Sir Humfroi, toujours attaché à lui, avoit sa confiance, et la méritoit par son zèle et sa probité. Milord s'ouvrit à lui sur le sujet d'une si noble inquiétude,et s'arrêta au moyen qu'il trouvoit le plus propre à la dissiper. Il remit un porte-feuille à Sir Humfroi, contenant en billets de banque, 15000 liv. Sterlings, dont il me faisoit présent, et plus de 4000 venant de ma mère. Dans cette dernière somme étoit compris le fonds d'une petite rente assignée à Lidy. Milord enjoignit à Sir Humfroi de continuer à mettre le revenu de mon bien en augmentation du principal. Il ajouta à ce dépôt les bijoux de Ladi Sara, avec tous les papiers qui intéressoient sa mémoire, et pouvoient m' éclaircir sur ma naissance. Sir Humfroi s'engagea à remplir les désirs de milord. Il lui promit de me rendre maîtresse de ma fortune quand j'aurois atteint ma dix-huitième année, si, dans ce temps, milord n'étoit plus en état de suivre lui-même ses dispositions. Les papiers de ma mère, cachetés du sceau d'Edouard et du sien, furent mis entre les mains de Lidy, pour me les donner lorsqu'elle en recevroit l'ordre. Sir Humfroi y joignit une reconnoissance fort étendue, spécifiant le nombre et la qualité des effets dont il s'avouoit dépositaire. Trois ans après, je perdis mon unique ami, mon vertueux protecteur. Sa tendre prévoyance avoit voulu assurer mon bonheur. Mais que peut la vaine prudence des foibles humains, contre un hasard destructeur des projets les plus profonds et les mieux conduits! Un instant renverse nos arrangemens, dissipe nos espérances, et nous livre à tous les maux que les vues bornées des hommes semblent avoir pour jamais éloignés de nous. Je pleurai milord, je le pleurai beaucoup. Maisil est un âge où l'impression de la douleur s'efface si rapidement, qu'on peut la nommer une courte interruption de la joie. Combien de fois j'ai donné depuis des larmes amères au souvenir de cet ami vraiment généreux. Hélas! Ses bontés, sa tendresse, ses bienfaits, n'ont pu m'arracher à ma triste destinée. Ah! Madame! Que l' enfance est un état heureux! Pourquoi ne jouit-on du bonheur que dans le temps où l'on ne peut le connoître; où loin de s' applaudir du calme intérieur de son ame, on porte ordinairement ses idées sur l'avenir qui doit l'altérer ou le détruire. Je parvins à ma quinzième année, sans qu'une seule réflexion eût agité mon esprit ou troublé la douce uniformité de ma vie; mais un événement, en apparence bien indifférent, commença à me faire sentir de l'inquiétude sur ma naissance, ou du moins sur la conduite de mes parens à mon égard. Me promenant un jour avec six de mes compagnes, leurs femmes, Lidy et deux de nos gouvernantes, je gagnai le haut d'une colline, d'où j'aperçus à peu de distance une maison dont l'aspect me parut charmant: je proposai d'aller de ce côté; personne ne s'opposant à ce désir, nous traversâmes pour la première fois la plaine qui bornoit ordinairement notre promenade, et nous parvînmes à l'avenue du château. Un jardinier travaillant à élaguer les arbres, voulut bien nous ouvrir une petite porte. Elle nous conduisit dans le jardin le plus riant et le plus agréable qu'il fût possible de voir. Le jardinier nous servant de guide, nous parcourûmes ce beau lieu avec ce plaisir enfantin que la moindre nouveauté excite. Un bosquetrempli de fleurs, où quatre fontaines jaillissantes répandoient une extrême fraîcheur, nous parut propre à nous reposer. Nos gouvernantes et nos femmes s'assirent sur le gazon; mais l' activité naturelle de notre âge, nous porta bientôt à chercher de l'amusement, et nous nous mîmes à danser toutes les contre-danses qu'on nous avoit apprises. Pendant que cet exercice nous occupoit, un jeune homme en habit de chasse parut tout-à-coup au milieu de nous. En l'apercevant, mes compagnes cessèrent de danser. Plus animée, ou plus distraite que les autres, je me fâchai contre elles, sans faire attention au spectateur dont la vue les avoit arrêtées. Mes yeux se fixèrent enfin sur lui, nos regards se rencontrèrent, mais il lut aisément dans les miens qu'il m'étoit importun. Il s'avança vers moi, me salua, en s'inclinant profondément; il me demanda pardon d'avoir troublé par sa présence un divertissement, sans doute attrayant pour moi, et qui me faisoit développer tant de grâces en m'y livrant. " on ne peut sans regret vous priver d'un instant de plaisir, ajouta-t-il; si ma vue vous inspire de la tristesse ou du dégoût, j'aurai deux sujets de me plaindre du hasard qui m'a fait vous rencontrer " . à ce mot de plainte, Mistriss Anna, la plus âgée de nos gouvernantes, crut avoir commis une grande faute en nous laissant entrer dans cette maison où elle ne connoissoit personne: jugeant à l'air noble du jeune chasseur, qu'il en étoit le maître, elle se mit à le complimenter si ridiculement, que je ne pusm' empêcher de rire de sa gravité et de ses discours. Ce retour de ma bonne humeur ranima la gaieté de notre petite troupe. Celui qui l'avoit troublée, ayant tout de suite proposé de reprendre la contre-danse interrompue, nous nous regardâmes, et d'un commun accord nous la continuâmes avec autant de plaisir qu'auparavant. Pendant ce temps, le jardinier qui nous avoit introduites, reçut des ordres, sortit du bosquet, et revint peu de momens après chargé de fleurs et de fruits. Plusieurs valets à sa suite apportoient toutes sortes de rafraîchissemens. Celui dont l'attention les faisoit paroître si à propos, nous les présenta. Il les offroit d'un air si poli, si empressé, que nous ne pûmes nous défendre de les accepter: l'heure de se retirer venue, nous voulûmes prendre congé de lui; mais la nuit approchant, l'apparence qu'elle pourroit nous surprendre en chemin, fournit à l'officieux chasseur un prétexte pour nous accompagner. Il me présenta une main, Miss Clifford reçut l'autre; nous nous mîmes à marcher, nous entretenant tous trois avec autant de liberté que si nous nous fussions connus depuis long-temps. Arrivés à la porte où nous devions nous séparer, notre conducteur parut se faire une extrême violence pour nous quitter. Un air triste succéda à son enjouement; prêt à s'éloigner, il trouvoit toujours des raisons de rester, et Miss Clifford approuvoit toutes celles qu'il imaginoit. Il s'étoit curieusement informé à nous-mêmes, de mon nom, de ma qualité, de ceux dont je dépendois. Ma compagne l'avoit satisfaitsur tous ces points. Ses questions réitérées commençoient à me fatiguer, lorsqu'enfin il se détermina à nous laisser. Cette rencontre nous servit d'entretien tout le soir. On nous dit que le château où nous avions été, appartenoit à Milord Clare, un pair d'Irlande, estimé à la cour, chéri de la nation, mais devenu triste et presque farouche par un événement malheureux. Passionnément amoureux de la fille de Milord Clarendon, prêt à s'unir avec elle, une mort cruelle et imprévue la lui avoit enlevée. Depuis deux ans il la pleuroit, et passoit une grande partie de l'année dans cette terre, afin de se livrer sans distraction à la tendre mélancolie qu'il sembloit se plaire à conserver. Ses amis partageoient tour à tour sa solitude, mais ne pouvoient l'en arracher. Sir Edmond, son frère, âgé de dix-neuf ans, y vivoit avec lui, et partoit incessamment pour commencer ses voyages... Sir Edmond! Que ce nom me cause de trouble et d'agitation! Ah! Madame! Pourquoi le jeune frère de Milord Clare ne s'offrit-il point alors à mes regards? Destiné à m'aimer, à me plaire, dès ce temps il eut fait sur mon coeur cette impression vive et tendre, où se mêle à présent tant d'amertume: j'aurois suivi sans contrainte un penchant que la reconnoissance et l'amitié me défendent d'écouter, de satisfaire. Ah! Cet aimable Edmond! Puisque je devois le voir, pourquoi l'ai-je vu si tard? Pourquoi ne puis-je le rendre heureux? Quelle fatalité me force à lui cacher mon amour, à renoncer à mon bonheur, à la certitude de faire le sien en comblant mes voeux les plus ardens?Miss Clifford vouloit deviner lequel des deux frères s'étoit trouvé dans le bosquet. La figure de la personne que nous avions vue annonçoit plus de dix-neuf ans, et son air vif et enjoué ne convenoit point à Milord Clare: trois jours après notre promenade, cette lettre éclaircit nos doutes: lettre de Sir James Hantley, à Miss Jenny Glanville. " madame, depuis un mois que je suis chez Milord Clare, contemplant avec effroi les tristes effets d'un amour malheureux, je croyois m'être affermi par mes réflexions contre un penchant qui m'a toujours paru redoutable; mais un trait parti de vos yeux m'enlève à moi-même, détruit la force de l'exemple, et rend inutiles les conseils de la raison. Que de beautés, de grâces, de charmes différens ont séduit mon esprit et touché mon coeur! ... ne vous offensez pas, madame, d'un aveu si libre. Le sentiment qui me l'arrache est aussi respectueux que vif et passionné; il m'entraîne rapidement, et se montre malgré moi. On m'a refusé durement l'honneur de vous voir. Je me suis présenté deux fois en vain; daignez m'entendre, ou me faire instruire par quelles démarches je puis obtenir la permission de vous rendre des soins. Celui dont vous avez touché le coeur, peut prétendre à Miss Jenny, si tout ce qui attire de la considération dans le monde, n'est pas un titre trop foible pour atteindre à son estime, et mériter de sa part une préférence oùtendent tous les voeux de James Hantley, baronnet " . Une femme qui nous vendoit des rubans me donna cette lettre avec beaucoup de mystère, et me pria de cacher de quelle main je la tenois. C'étoit Lidy, dont les refus chagrinoient le baronnet; elle n'avoit pu consentir à lui accorder la liberté de me parler. Exacte à suivre les intentions de Milord Revell, elle ne croyoit pas devoir laisser approcher de moi un homme, dont la figure aimable pouvoit me plaire et me conduire à attendre avec chagrin le temps prescrit par lui pour me rendre maîtresse de moi-même. Je lus cette lettre sans émotion. Une excessive vanité peut seule faire trouver du plaisir à inspirer des sentimens que l'on ne partage pas. L'amour du baronnet ne me toucha point; et loin d'en garder le secret, je portai sa lettre à Lidy. Cette fille, née dans une condition où l'intérêt seul donne ordinairement quelque essor à l'esprit, avoit employé le loisir dont elle jouissoit auprès de moi, à orner le sien par des lectures choisies. Ses connoissances acquises, jointes à l'extrême bonté de son coeur, la rendoient fort aimable. Elle pensoit juste et s'exprimoit bien. On la distinguoit dans la maison; elle m'étoit tendrement attachée; je l'aimois; un manque de confiance en elle, la moindre réserve m'auroit paru une espèce de trahison. Elle lut la lettre; et me la rendant ensuite: " que pensez-vous, miss, me dit-elle?-rien, répondis-je; j'attends votre avis sur la conduite que je dois tenir.-si vous m'en croyez, reprit-elle, vous ferezpeu d'attention à ces propos flatteurs. Un sexe hardi les prodigue; sa soumission apparente cache souvent des projets offensans. L'aimable ingénuité qui vous caractérise, n'est pas le partage ordinaire des hommes. Le plus vrai d'entre eux croit pouvoir nous en imposer sans crime. Une bizarre loi qu'ils se sont faite, les dispense de se montrer justes et honnêtes en traitant avec nous. Ils trompent sans rougir une moitié des créatures; mais en diminuant leurs obligations, ils étendent les nôtres, puisque l'honneur et les vertus dont la pratique nous est imposée, nous forcent à nous conduire également bien avec nos compagnes et avec nos tyrans. Cependant, miss, ajouta-t-elle, vous êtes la maîtresse d'admettre ou de refuser les visites du baronnet. Rien ne contraint vos inclinations. Celui qui vous obtiendra de vous-même, n'éprouvera point de difficulté de la part de Sir Humfroi. Je sais pourtant que son dessein, conforme à la volonté de Milord Revell, n' est pas de vous établir encore " . " eh pourquoi, dis-je alors, le temps de mon établissement dépend-il des volontés de Milord Revell, qui n'est plus, ou de celles de Sir Humfroi? N'ai-je pas des parens? Malgré l'éloignement du pays qu'ils habitent, n'est-ce point à eux à disposer de moi? " cette question parut l'embarrasser; elle soupira, baissa les yeux, et ne répondit point. Son silence, sa tristesse me causèrent une sorte de trouble que je n'avois jamais senti. " d'où vient, ma chère Lidy, continuai-je, ces parens, si attentifs à me procurer tout ce qui m'est utile ou agréable, négligent-ils de recevoir des marques de ma tendre reconnoissance? PourquoiSir Humfroi est-il seul chargé d'une correspondance qui me seroit si chère? Ne pourroient-ils me permettre de leur écrire, et m'honorer directement de leurs bontés? " Lidy soupira encore, rêva un moment; et me regardant d'un air attendri: " ô miss, miss! Me dit-elle, un espace immense vous sépare de ces parens, dont la protection seroit si nécessaire à votre jeunesse! Accoutumez-vous à pensez que peut-être vous ne les verrez jamais. Formez-vous un caractère qui vous fasse trouver en vous-même la force de vous passer de vos amis naturels. Cultivez les heureuses qualités de votre ame. Chérissez et conservez la paix de votre coeur, et ne vous pressez point d'approcher de vous un sexe dangereux. Si vous saviez combien la passion que l'on cherche à vous inspirer, a fait sentir de douleur à votre mère! Vous apprendrez un jour... " ses larmes l'interrompirent. Je ne pus l'obliger à s'expliquer davantage: mais ses discours et ses pleurs me firent une vive impression, et m'inspirèrent un désir inquiet de connoître mes parens. J'embrassai Lidy, je l'assurai que le baronnet m'étoit indifférent; et lui donnant sa lettre, je la laissai maîtresse d'y répondre. Miss Clifford avoit vu Sir James avec moins de froideur. Elle parloit de lui tout le jour, et souhaitoit de sortir, dans l'espérance de le rencontrer encore. Ce désir, qu'elle ne cachoit point, étoit excité par les détails où elle entroit continuellement sur les chagrins de Milord Clare. Une tendre compassion l'intéressoit à ses peines; elle se faisoit répéter cent foisles mêmes récits, et prononçoit à tout moment son nom. Je crus devoir la détromper; et pour lui prouver qu'elle n' avoit point vu Milord Clare, je priai Lidy de lui montrer la lettre du baronnet. Elle rougit en la lisant; mais la préférence qu'il me donnoit ne lui inspira point d'aigreur contre moi, et ne diminua pas le goût qu'elle avoit pris pour lui. Elle le prouva par une démarche singulière, que l'extrême jeunesse, le peu d'expérience et beaucoup de vivacité, pouvoient à peine rendre excusable aux yeux d'une personne sensée. Après avoir tenté en vain tous les moyens de m'engager à répondre au baronnet, elle lui écrivit en mon nom. Sa lettre étoit expressive, mais la jeune miss la croyoit seulement polie. Elle lui disoit qu'assujettie aux volontés d'une gouvernante sévère, je ne suivois point mes propres mouvemens. Elle lui conseilloit de demander à Miss Clifford la permission de lui faire une visite; il l'obtiendroit, elle l'en assuroit. La plus tendre amitié nous unissant toutes deux, s'il avoit accès auprès de ma compagne, il trouveroit aisément l'occasion de me voir et de me parler. Miss Clifford signa mon nom, et envoya cette imprudente lettre sans me la communiquer. Le baronnet charmé, déjà sûr d'être écouté, croyant m'écrire, répondit en termes reconnoissans et passionnés. Le soir même, Miss Clifford reçut de lui un billet à sa propre adresse. Il la pressoit avec instance de lui permettre de venir l'assurer du respectueux désir qu' il sentoit d'obtenir son estime, et de goûter les charmes de sa société: on ne pouvoit, disoit-il, se trouver siprès d' elle, sans former le dessein de lui rendre des soins et des hommages qui lui étoient dûs à tant de titres. Miss lui fit dire qu'elle le verroit avec plaisir. Le lendemain on vint avertir Miss Clifford de se rendre dans le salon où l'on recevoit les personnes du dehors. Un instant après, elle m'envoya prier d'aller l'y trouver. Ma surprise, en voyant le baronnet auprès d'elle, excita sa gaieté: la conversation s'anima entre eux. Sir James déploya toutes les grâces que l'usage du monde, l'esprit et l'enjouement répandent sur les actions d'un homme qui veut plaire, et qui croit réussir. L'assurance du succès donne à une personne vaine, un talent que les esprits modestes acquièrent difficilement, celui de développer ses propres avantages, de les mettre dans un jour favorable, et de s'en parer avec cette aisance qui prête à tout un charme séduisant. Miss Clifford l'écoutoit attentivement, l'applaudissoit, se montroit enchantée de ses moindres expressions. Mon silence et ma froideur, trop marqués pour n'être point aperçus, ralentirent un peu la vivacité de Sir James. Son abord m'avoit paru libre; des mots prononcés tout bas, dont le sens m'étoit échappé; je ne sais quel air de confiance, même d'intelligence avec moi, me donnoient une sorte d'embarras, ou d'humeur, que sa prévention sur son mérite pouvoit difficilement lui faire expliquer en sa faveur. Sa visite me sembla longue: quand il nous eut laissées, Miss Clifford m'avoua tout. Elle me montra une copie de son billet et les deux réponses du baronnet, dont la première s'adressoit à moi. Elle me reprocha monindifférence pour Sir James, me pria affectueusement de ne point la priver du plaisir innocent que sa vue lui procuroit; plaisir qu'elle perdroit si je rebutois ses soins. Elle me parloit d'un ton attendri; j'en fus touchée, et lui promis tout, excepté de cacher à Lidy une démarche dont le mystère me frappoit peut-être plus que l'irrégularité. Mes idées n' étoient pas assez étendues pour me faire connoître combien ma compagne m'exposoit dans cette occasion; la sincérité de mon caractère et l'amitié me persuadoient seules que je devois cette confidence à Lidy. Elle la reçut avec un peu de chagrin, et m'éclaira sur l'opinion que Sir James prendroit de mes sentimens; si je lui laissois penser qu'une invitation si obligeante fût venue de moi. Après ce billet, ma réserve lui paroîtroit un caprice, et ne détruiroit pas l'espèce d' approbation donnée à son amour. Elle se chargea de le détromper, blâma fortement l'étourderie de Miss Clifford, et la trouva très-difficile à réparer, sans laisser pénétrer au baronnet l'inclination qu'elle avoit pour lui. Sir James fut très-fâché, en apprenant que ce billet flatteur n'étoit ni de ma main, ni de mon aveu. Il ressentoit un désir extrême de me plaire; de douces espérances s'élevoient déjà dans son coeur. Cette explication s'accordant avec mon accueil, lui causa beaucoup de douleur. Il l'exprima d'une façon touchante. Ses plaintes attendrirent Lidy: rien ne l'attachoit à la résolution prise de ne point m'établir avant ma dix-huitième année. Il lui paroissoit même plus avantageux pour moi d'être de bonne heure sousla protection d'un mari, qu'abandonnée si jeune à ma propre conduite. Le baronnet sembloit me convenir. Son âge, sa figure, sa naissance, rendoient notre union sortable. Il étoit écossais, et dépendoit de sa mère. Mais plus de 20000 liv. Sterlings qui accompagneroient le don de ma main, pouvoient m'attirer de la considération, et réparer aux yeux d'une famille noble le défaut de ma naissance. Toutes ces réflexions faites en un instant, la déterminèrent à ne pas s'opposer au désir ardent que Sir James montroit de me rendre des soins. Si je prenois du goût pour lui, elle en instruiroit Sir Humfroi, et le porteroit à avancer le temps où il devoit remettre ma fortune entre mes mains. Ainsi abandonnant au hasard les dispositions de mon coeur et le succès des voeux du baronnet, sans lui permettre de m'adresser ses visites, elle voulut bien lui laisser la liberté de me voir avec Miss Clifford, et lui promit de ne me rien dire qui pût hâter ou retarder l'effet de ses soins. Sir James, satisfait de cet arrangement, continua de faire une cour assidue à Miss Clifford. Malgré le tour assez naturel qu'avoit donné Lidy à la démarche de ma compagne, le baronnet s'aperçut du tendre penchant de son coeur. Il ne me voyoit jamais sans elle. Plusieurs femmes se tenoient habituellement dans le salon où nous recevions ses visites. Contraint de renfermer une partie de ses sentimens, il les exprimoit par des lettres passionnées. Cédant plutôt aux prières de Miss Clifford, qu'à l'importune ardeur du baronnet, je les recevois, mais sans jamais y répondre. Ma compagne les lisoit, s' étonnoit en me les voyantparcourir avec indifférence. Qui pourra vous plaire, me disoit-elle, si un homme si aimable, si digne d'être aimé, vous trouve insensible? Sa tendresse pour lui s'accroissoit tous les jours, elle ne le quittoit point sans regret; quand il paroissoit, le plaisir éclatoit dans ses yeux: mais l'innocence et la pureté de ses sentimens surpassoient encore leur vivacité. Six mois s'écoulèrent sans apporter aucun changement dans son coeur, ni dans le mien. Sir James vint un jour nous apprendre qu'il étoit obligé de partir incessamment pour l'écosse, sans savoir précisément le temps où l'importante affaire qui l'y conduisoit lui permettroit de revenir. Il paroissoit agité d'une violente inquiétude; tout le bonheur de sa vie dépendoit, disoit-il, du succès de son voyage. L'incertitude de mes sentimens, la crainte de n'avoir fait aucun progrès dans mon coeur, la liberté où il me laissoit, d'écouter les voeux d'un amant plus heureux, lui rendoient cette séparation pénible. Il versoit des larmes en me parlant; son accablement me toucha, par ce mouvement naturel dont un bon coeur est toujours affecté pour l'objet qu'il croit à plaindre: mais Sir James ne put me conduire au-delà de cette espèce de sensibilité. Une simple promesse de ne point m'engager avant son retour, si des événemens imprévus ne m'y obligeoient pas, et celle de répondre à ses lettres, furent les seules faveurs qu'il dut à mon attendrissement. Il partit; Miss Clifford sentit cet éloignement. Son amour pur et désintéressé, étoit sans jalousie comme sans espérance; et sa tendre amitiépour moi, ne s'affoiblissoit point par notre rivalité. Un peu de temps avant que Sir James nous fît ses adieux, une lettre de Sir Humfroi avoit causé à Lidy la plus grande inquiétude. Sans vouloir m'instruire du sujet de son agitation, elle étoit partie précipitamment pour Londres. Elle y resta trois semaines. Le trouble où elle paroissoit en me quittant, son silence et ce long séjour à la ville, m'étonnoient. J'attendois impatiemment son retour. Elle arriva le lendemain du départ de Sir James, abattue, changée, et presque méconnoissable. Je courus à sa rencontre; mais elle me ramena dans mon cabinet, en ferma la porte, s'assit, soupira, et resta sans mouvement. à peine commençois-je à lui demander le sujet de l'état où je la voyois, que sa douleur éclata. Elle jeta des cris perçans; et joignant ses mains, laissant tomber sa tête sur son sein: " puissances du ciel! S'écrioit-elle, que deviendrons-nous! " émue, attendrie, effrayée, je la caressois, j'essuyois ses larmes. " qu'avez-vous; eh, qu'avez-vous donc, ma chère Lidy, lui disois-je?-vous êtes perdue, miss, cria-t-elle, en redoublant ses pleurs; perdue, ruinée, abîmée! Abandonnée dans l'immensité du monde! Sans parens, sans amis, sans bien, sans appui. ô Ladi Sara! ô ma chère maîtresse, veillez du haut du ciel sur votre malheureuse fille! " je sentis un frémissement terrible à ces mots d' abîmée, perdue ; j'étois bien éloignée pourtant d'en envisager toute l'horreur. Je pressois Lidy de s'expliquer; j'attendois en tremblant qu'elle parlât; maisses cris, ses pleurs, son saisissement, suspendoient en elle la faculté de s'énoncer. Elle ne s'exprimoit que par des gémissemens, des invocations ardentes: ô Sara! ô édouard! Répétoit-elle toujours, protégez, sauvez l'infortunée Jenny. L'abondance de ses larmes ayant un peu calmé la violente agitation de ses sens et l'oppression de son coeur, elle me découvrit enfin le secret de ma naissance. Après un détail assez étendu de la triste destinée de mes parens; " Sir Humfroi, dépositaire de votre fortune, continua-t-elle, vivoit depuis longtemps dans une grande familiarité avec Mistriss Lardner. Cette femme étoit celle d'un lieutenant du régiment des gardes. De mauvaises affaires que lui attirèrent un esprit intrigant et une conduite peu réglée, l'obligèrent à quitter l'Angleterre; il passa dans nos colonies. Mistriss Lardner eut recours à la protection du Comte De Revell, pour y procurer de l'emploi à son mari. Sir Humfroi, chargé par milord de rendre compte à cette femme du soin qu'il daignoit prendre de placer Lardner, eut le malheur de trouver en elle des charmes dont il ne put se défendre. Il l'aima, crut lui plaire, et pendant dix années son affection pour elle ne s'est point ralentie: cependant il n'avoit pas sujet de se jouer de sa complaisance; elle le traitoit avec hauteur, et lui donnoit de fréquentes occasions de soupçonner sa fidélité. Mais une passion vicieuse est souvent entretenue, même animée, par ce qui devroit détruire le sentiment dans un coeur délicat. Soit que l'habitude rendît cette femme nécessaireà Sir Humfroi, soit qu'elle eût l'art de lui cacher des défauts capables de l'éloigner d'elle, depuis la mort de Milord Revell, ils occupoient la même maison, et vivoient dans la plus étroite intimité. Une pension viagère, assez forte, que Sir Humfroi tenoit de la générosité du comte, et deux petites terres situées en Irlande, leur procuroient une aisance qu'entretenoit l'économie. Le désir d'obliger Mistriss Lardner, le porta à se défaire de son patrimoine. Il le vendit; prêt à en placer le produit sur la tête de sa maîtresse, un de ses amis qui s' étoit enrichi en mettant de l'argent sur des vaisseaux, l'engagea à tenter cette voie d'augmenter ses fonds. Ce conseil suivi, fut malheureux dans son exécution. Trois vaisseaux choisis par Sir Humfroi, partis avant la déclaration de la guerre, ont été pris au retour. La nouvelle de cette perte, jointe à l'impossibilité de la réparer, et au regret de s'être privé du seul moyen d'assurer le sort de Mistriss Lardner, a depuis six mois dérangé sa santé; peu à peu sa mélancolie est devenue une maladie de langueur. Pendant qu'il en étoit accablé, sa maîtresse, occupée d'elle-même, de ses seuls intérêts, cherchoit soigneusement à rassembler les papiers qu'elle vouloit soustraire à la connoissance de ses héritiers, et ce qui pouvoit être enlevé, si le mal de Sir Humfroi devenoit dangereux. Le hasard la servit dans cette recherche, cause fatale de votre ruine. Parmi les confortatifs ordonnés à Sir Humfroi, on lui conseilla de faire usage de la poudre d'Hanovre. Une armoire pratiquée au fond de son cabinet, oùil tenoit ses effets les plus précieux, renfermoit une petite provision de cette poudre. Jamais il n'en confioit les clefs. Sa foiblesse le retenant au lit, il les donna à Mistriss Lardner, et lui désigna l'endroit où elle trouveroit cette poudre. La boîte ne s'offrant pas d'abord à ses regards, elle dérangea plusieurs papiers, et aperçut dessous des bijoux épars, ensuite un porte-feuille à demi-ouvert, d'où sortoient deux ou trois billets de banque. Cet objet la frappa; le moment n'étant pas propre à satisfaire sa curiosité, elle poussa l'armoire sans la fermer, et attendit la nuit pour examiner ce qu'elle contenoit. Les billets sur les fonds publics, dont le porte-feuille se trouva rempli, lui fit regarder comme une marque du mauvais coeur ou de l'avarice de Sir Humfroi, la médiocrité des dons qu' elle en recevoit. Son ame vile et déjà corrompue, s'abandonna à des mouvemens de haine contre lui, en songeant combien il avoit restreint ses bienfaits, ayant le pouvoir de les étendre. Elle regarda la prise des vaisseaux comme une feinte imaginée, pour ne pas placer une légère somme à son avantage; elle se crut traitée injustement. Un coeur bas a-t-il besoin de prétextes? Est-il nécessaire qu'il s'excuse à lui-même ses coupables résolutions? Décidée à se venger, à priver Sir Humfroi d'un bien dont il lui refusoit la jouissance, elle enleva cette même nuit tous les effets qui vous appartenoient, et laissa à leur place une longue lettre, où elle expliquoit les raisons qui la déterminoient à cette action infâme. Un de ses parens disparut avec elle, et l'on n'a pu suivre leurs traces.Je partis pour Londres sur un billet de Sir Humfroi. Il ne m' apprenoit rien, mais il me faisoit tout craindre. Je l'ai trouvé dans une situation terrible. Sa confiance et sa tendresse si cruellement trahies, le regret de s'être si long-temps abusé; votre ruine dont il s'accuse, et la foiblesse où sa maladie l'avoit déjà réduit ont altéré sa raison. Je compris avec peine, par ses discours interrompus, la triste aventure que je viens de vous détailler; la lettre de cette malheureuse m'en a mieux instruite que lui-même. Sa tête s'est appesantie de plus en plus. Je l'ai laissé dans une espèce d'enfance; des souvenirs confus lui arrachent des plaintes, souvent des larmes. On désespère de son rétablissement; s'il vit en cet état, vous n'avez point de secours à en attendre; et s'il meurt, vous restez sans un seul ami. Jugez, madame, des mouvemens de mon ame pendant ce surprenant récit. Apprendre que je n'étois rien, que je ne tenois à personne, que tant d'êtres respirans autour de moi pouvoient tous me rejeter sans que j'eusse le droit de m'en plaindre, sans qu'aucune créature fût dans l'obligation de soulager mes peines, même de s'y intéresser! Que les premiers traits de la douleur sont sensibles! Qu'ils donnent d'étendue à la pensée! Une foule de réflexions s'offrirent à mon esprit. Je me vis dans la position d'un voyageur qui sentiroit la terre manquer tout-à-coup sous ses pas. Au milieu de cette sombre contemplation, je fixai le portrait de Ladi Sara. Sa vue me toucha vivement. Je tombai à genoux, les bras étendus vers cette image; et la regardant comme si je l'apercevois pour la première fois: ô ma mère, ômon aimable mère! Vous n'êtes donc plus, m'écriai-je toute en pleurs. Je ne vous verrai donc jamais! Jamais les bras d'une tendre mère ne presseront la malheureuse Jenny! Jamais les regards caressans d'un père ne tomberont sur elle; elle ne fera la joie de personne! Personne ne partagera, n'adoucira les rigueurs de son sort! Ah! Quelle main essuiera donc mes larmes? Quel sein s'ouvrira aux cris de mon coeur gémissant? Lidy, pénétrée de ces tristes exclamations, se mit à genoux près de moi. " chère miss, me dit-elle, élevez vos voeux innocens vers le ciel; implorez le puissant protecteur qui vous reste; placez votre confiance en lui, marchez dans ses voies, ses bénédictions descendront sur vous. Milord Alderson vit encore: le temps a peut-être diminué sa fierté, amorti ses ressentimens, changé son caractère. Il n'a jamais connu la destinée de sa fille; en l'apprenant, il sera peut-être flatté de trouver en vous une parente dont les soins complaisans adouciront sa vieillesse. Je vous conduirai à ses pieds, votre malheur l'attendrira. S'il demeure inflexible, je suis jeune encore, je puis m'appliquer au travail, l'aisance me l'a fait négliger, mon zèle et mon amitié me rendront mes forces et mon adresse; je vous procurerai les besoins les plus pressans de la vie. Jamais, non, jamais mon attachement pour vous ne se démentira. " ah! Ma chère Lidy! Ma seule amie! M'écriai-je en me jetant entre ses bras, je n'ai que vous dans l'univers, que le ciel et vous! Conduisez-moi, instruisez-moi. Je partagerai vos soins; vous êtes ma soeur, mon appui, ma consolation! Ah! Je n'ai que vous, répétois-jeen la serrant contre mon sein, ne m'abandonnez pas, ne m'abandonnez jamais! Elle ne put répondre que par les plus tendres caresses. Nous passâmes le reste du jour à pleurer, à nous donner des assurances mutuelles de vivre et de mourir ensemble. Le lendemain, Lidy me remit les papiers de ma mère. Quelle émotion je sentis en les parcourant, combien je donnai de larmes au sort cruel de mon père! Que son image me devint chère! Je baisois ses lettres avec respect, je baignois de mes pleurs ce cahier où Ladi Sara avoit tracé ses sentimens pour lui. La première impression que me fit cette lecture ne s'est jamais effacée de mon souvenir; elle porta au fond de mon coeur une tendre, une vive compassion. Elle y grava l'amour et le respect pour la mémoire d'édouard et de Sara. Un vil intérêt, de vains honneurs détruiroient-ils aujourd'hui cette piété filiale? Ah! Madame, je me mépriserois si je me croyois capable d'y renoncer! J'étois dans la nécessité de prendre un parti, et de le prendre promptement. Soixante guinées qui me restoient, devenoient une somme à ménager. J'en payois douze par mois dans la maison. Lidy, connoissant l'impossibilité de soutenir cette dépense, avoit conditionnellement retenu un logement à Londres chez Mistriss Mabel, sa soeur. Elle me demanda si je voulois m'y retirer. Cette femme, veuve depuis deux ans, continuoit le commerce de son mari. Elle fabriquoit et vendoit des gazes, du ruban, de la chenille, des cordonnets, et plusieurs sortes d'ouvragesen soie. Lidy se proposoit d'apprendre ce métier, de s'en occuper, et de payer une pension modique pour moi, afin de me dispenser de travailler. Son bon coeur l'engagea même à me cacher une partie de cet arrangement, déjà fait avec sa soeur, dans la crainte que je ne m'opposasse à lui laisser le soin de pourvoir seule à notre subsistance. Déterminée à me conduire par ses avis, je consentis à aller chez Mistriss Mabel, en attendant le temps où je pourrois recourir à la protection de Milord Alderson. J'annonçai mon départ à mes compagnes. Je le prétextai d' un ordre de mes parens, qui, prêts à revenir en Angleterre, souhaitoient de me trouver à Londres à leur retour. Je sentis une peine extrême en me préparant à quitter cette maison, où j'avois passé des jours si tranquilles et si heureux. Mes adieux à Miss Clifford furent tendres. En me séparant d'elle, je me souvins de Sir James. Il m'avoit écrit en route; mais la disposition présente de mon esprit ne me portoit pas à m'occuper de lui. Je priai Miss Clifford de recevoir ses lettres, de les ouvrir, même d'y répondre, si elle le vouloit. Nous nous promîmes de nous écrire souvent, de nous confier mutuellement ce qui nous intéresseroit. Mon dessein étoit d'entretenir un commerce exact avec elle. Mais cette fierté mal entendue et peu réfléchie, qui nous conduit à rougir de la pauvreté, me fit manquer à cet engagement; je n'eus pas la force de laisser connoître à Miss Clifford dans quelle maison ma mauvaise fortune me contraignoit d'accepter un asile. Je fus affectée d'un mouvement bien triste en arrivantà Londres. La soeur de Lidy n'avoit ni sa douceur, ni son éducation. En entrant chez elle, tout me déplut, tout me révolta. Je quittois un appartement assez spacieux, agréablement meublé; ses vues, percées sur une campagne immense, en rendoient la situation aussi saine que riante. Je me trouvois réduite à une pièce unique, étroite, obscure, et un seul cabinet destiné pour Lidy. à la place de ces aimables miss dont j'étois sans cesse environnée à Oxford, des filles de bas artisans, plus grossières encore dans leurs idées que dans leur langage, devenoient ma seule compagnie, si l'ennui me forçoit d'en chercher. Accoutumée à une table délicate et proprement servie, je ne pouvois m'asseoir sans répugnance à celle de Mistriss Mabel; tout excitoit mon dégoût, souvent mes larmes; l'espoir de trouver du secours dans les bontés de Milord Alderson, me soutenoit seul, et m'empêchoit de succomber au chagrin que me causoit un si grand changement. Je pressois Lidy de recourir à lui, d'instruire le père de Ladi Sara du sort de la malheureuse orpheline qui lui devoit le jour; mais elle connoissoit trop bien milord, pour ne pas redouter l'instant où elle paroîtroit à ses yeux. Mille réflexions sur le caractère de ce lord, affoiblissoient à tout moment l'idée consolante d'obtenir sa protection, de l'intéresser en ma faveur. Elle se rappeloit avec effroi sa hauteur, son naturel inflexible. Témoin de sa dureté pendant la maladie de Ladi Sara, de sa haine pour édouard, haine si injuste! Elle trembloit de l'accueil qu'il feroit à leur fille. Je combattois ses craintes. " conserve-t-onune longue colère, lui disois-je? Le coeur ne se lasse-t-il point de haïr? Le récit touchant de la triste fin de ma mère, attendrira milord. Mes traits lui retraceront l'image de sa fille infortunée. Je suis jeune, pauvre, abandonnée, sans espoir, sans appui! Que de droits pour prétendre à la compassion! Que de titres pour l'exciter! " je jugeois alors de l'intérieur de tous les hommes par les seules sensations de mon ame. Pouvois-je imaginer qu'il existât dans la nature des êtres insensibles au plaisir si pur, si satisfaisant, de tendre une main secourable aux malheureux, de ranimer un coeur flétri par la tristesse, d'entendre retentir à ses oreilles les douces expressions de la reconnoissance. Je l'avois senti ce plaisir si vrai; ma propre expérience me persuadoit que pour se faire un bonheur de répandre la joie autour de soi, il suffisoit de posséder ces biens dont une belle ame se plaît à corriger le partage inégal. Je me trompois, madame! Les cris douloureux de l'adversité touchent rarement le coeur d'une personne heureuse; c'est dans un état borné, c'est dans la médiocrité qui nous laisse des besoins, nous accoutume à nous gêner, à sentir une continuelle privation, que nous jetons des regards compatissans sur celui qui souffre d'une privation plus grande. Si pour le soulager il ne faut que nous gêner davantage, l'habitude de nous refuser beaucoup à nous-mêmes, nous conduit à le secourir généreusement, nous fait trouver de la douceur à bannir du coeur d'un autre cette peine, si souvent renouvelée au fond du nôtre.Lidy s'occupoit des moyens de me satisfaire, en me présentant à Milord Alderson, quand le hasard lui fit rencontrer Mistriss Hammon, une de ses compagnes de service auprès de Ladi Sara. Peut-être vous la rappelez-vous, madame; elle l'avoit élevée, et la servoit dans la pension où vous étiez ensemble. Lidy la reconnut d'abord. Après quelques explications, Mistriss Hammon l'ayant reconnue aussi, lui apprit que milord, dégoûté du séjour d'Alderson, n'y vivoit plus, passoit une partie de l'année à Londres, et l'autre à parcourir plusieurs maisons à lui, situées dans les environs. Elle ajouta que de tous ses anciens domestiques, elle seule lui étoit restée attachée. Ensuite elle montra une curiosité, mêlée de beaucoup d'intérêt, sur le sort de Ladi Sara, la supposition de sa mort à Calais lui étant connue. Ses questions touchèrent Lidy; elle apprit à sa compagne que la mort d'édouard avoit causé celle de leur maîtresse. Mistriss Hammon partagea sa douleur et ses regrets, et parut conserver tant de respect et d'attachement pour la mémoire de ma mère, que Lidy commença à regarder cette femme comme une personne utile à nos desseins. Elle lui indiqua sa demeure, lui proposa d'y venir prendre du thé dès le soir même. Mistriss Hammon reçut l'invitation avec plaisir, et fut exacte à s'y rendre. Elle me regarda beaucoup en entrant. Après quelques momens de conversation, le portrait de Ladi Sara frappa ses regards. Elle tressaillit en l'apercevant, le contempla avec attention; et joignant ses mains d'un air attendri: " ô mon aimable et chère élève, s'écria-t-elle,voilà donc tout ce qui reste de vous! " cette exclamation me toucha vivement; je ne pus retenir mes larmes. " eh! Mon dieu, quelle est cette jeune et charmante miss, demanda Mistriss Hammon à Lidy? Ses traits, sa grâce, la noblesse de son air, ses pleurs... hélas! Ce que j'ose imaginer seroit-il possible! " Lidy l'assura qu'elle ne se trompoit point si elle croyoit voir en moi la fille de leur infortunée maîtresse. J'exprimerois bien foiblement, madame, les transports tendres et naïfs d'un coeur simple, d'une femme sensible et vraiment pénétrée du triste abaissement où la fille du Duc De Salisbury et de Ladi Alderson se trouvoit réduite. Que de respect, de larmes, de caresses, mêlées aux louanges d'édouard et de Sara! Que de regrets sur leur perte! Combien d'offres obligeantes et sincères, et quel empressement à s'instruire des moyens de me rendre service! Quand les premiers mouvemens de cette bonne et zélée créature furent un peu ralentis, Lidy lui apprit tout ce qui étoit arrivé à ma mère, exposa à ses yeux ma situation présente, et lui demanda ses conseils, avouant l'embarras extrême qu'elle éprouvoit à la seule idée de voir milord, de lui parler, et d'offrir à ses regards une fille de Ladi Sara. Sans former le moindre doute sur ma naissance, Mistriss Hammon en examina les preuves; elles ne lui parurent pas suffisantes pour convaincre milord que je devois le jour à sa fille. Mistriss Larkin n'étoit plus. Sa mort et la démence actuelle de Sir Humfroi me privoient des deux seules personnes dont letémoignage pût être de quelque poids. Un acte dénué des titres de mes parens donnoit peu de force à mes prétentions. Il sembloit apparent qu'en se chargeant du soin de ma fortune, Milord Revell avoit jugé inutile de me laisser des droits litigieux sur des biens dont je ne pourrois jamais réclamer qu'une partie fort inférieure à ses bienfaits. Le manuscrit de ma mère offroit à mon égard un très-léger indice. La délicatesse de ses expressions jetoit de l' obscurité sur ce qui annonçoit son état. Sa tendresse pour édouard, répandue dans tout cet écrit, le rendoit plus propre à révolter milord contre sa mémoire, qu'à ranimer en lui des sentimens paternels. Loin d'affoiblir sa dureté, sa hauteur, l'âge et les infirmités ajoutoient, disoit-elle, les désagrémens de l'humeur à l'inflexibilité naturelle de son coeur. Intendante de sa maison, ayant toute sa confiance, elle le connoissoit parfaitement. à mesure qu'elle parloit, mes espérances s'évanouissoient; un avenir affreux s'ouvroit devant moi; je pâlis, et me tournant du côté de Lidy, je pleurai amèrement. Mistriss Hammon, affligée de l'effet qu'avoient produit ses justes observations, s'efforça de chercher des raisons spécieuses, propres à détruire ses premières objections. " en refusant de lire les lettres qui lui furent portées à Alderson, dit-elle, milord est resté dans l'incertitude sur la vie ou la mort de Ladi Sara. Il désire peut-être des lumières que sa haine pour Milord Revell ne lui a pas permis de demander à ce seigneur; on peut sonder ses dispositions à cet égard, et se régler sur elles. " " eh! Qui oseroit s'exposer, s'écria Lidy, à démentir,en présence de milord, un bruit répandu par lui-même? Comment lui soutenir que sa malheureuse fille n'est point morte à Calais? Quelle tempête exciteroit cette audace? Qui de nous supporteroit sans trembler l'éclat de sa voix et la fureur de ses emportemens?-moi, dit Mistriss Hammon, je le sers avec zèle, avec fidélité; mais attachée à mes devoirs, je ne le suis point à sa personne. Son mauvais coeur a rebuté mon amitié. Les avantages dont je jouis dans sa maison, ne sont pas d'un prix aussi important à mes yeux, que le bonheur de la fille de Ladi Sara, et je les sacrifierois sans regret à la douceur de la voir heureuse. Mais ne précipitons rien; essayons d'assurer le succès de nos désirs, et ne risquons point d'imprudentes démarches. Il me vient une idée, continua-t-elle; milord est actuellement dans le comté de Leicester; j'ai ordre d'aller l'attendre à sa maison de Windsor; il s'y rendra vers la fin du mois prochain. La saison commence à s'adoucir, venez toutes deux à Windsor avec moi; miss a besoin de dissipation; cet agréable séjour est propre à lui en procurer. Là, nous penserons à loisir à l'importance de cette affaire. Sir Humfroi recouvrera peut-être ses forces et sa raison; peut-être le ciel daignera-t-il nous découvrir un moyen de réussir, que nos vues bornées ne peuvent même entrevoir " . Je consentis sans peine à l'accompagner. Le lendemain, nous partîmes toutes trois pour Windsor. La terre de milord tenoit à la forêt; et comme Mistriss Hammon l'avoit annoncé, elle offroit un aspect charmant.
PARTIE 2
La situation riante de cette maison, me rappela les jardins de Milord Clare, et la différence que si peu de temps venoit de mettre dans mon sort. Cependant la pureté de l'air, la beauté des promenades, les soins tendres et attentifs de Mistriss Hammon, modérèrent un peu mon affliction. Les chagrins embarrassans que nous cause l'indigence, n'ont pas les traits aigus dont le coeur est continuellement blessé par les peines que le sentiment lui fait souffrir. Le cruel apesantissement de ces peines tient sans cesse l'ame oppressée, et détruit en elle toute espèce de sensibilité: mais l'inquiète idée de la mauvaise fortune s'éloigne quelquefois de l'esprit, laisse goûter des plaisirs momentanés, et ne rend point incapables de se livrer à la dissipation que le hasard ou le soin d'un ami présente. Trois semaines se passèrent à agiter entre nous les moyens d'apprendre à milord, sans l'irriter, la destinée de sa fille, et mon existence. Je rejetois absolument ceux qui exposoient Mistriss Hammon à perdre sa bienveillance, je ne voulois point me préparer un dur reproche. De tous les malheurs, celui d'avoir causé la ruine d'un obligeant ami, est le seul dont le temps n'adoucit jamais l'amertume. Aucun parti ne fixoit encore nos idées, quand milordnous surprit, en devançant de beaucoup le temps où il étoit attendu. Le hasard me plaça sur son passage, sans qu'il me fût possible d'éviter sa rencontre. Je le saluai; ma figure assez distinguée le frappa. Il s'inclina profondément, s'arrêta pour me laisser passer, me suivit des yeux, demanda ensuite à qui j'appartenois, et comment je me trouvois chez lui. Sans trop s'éloigner de la vérité, Mistriss Hammon satisfit sa curiosité. " Miss Jenny Glanville est une jeune orpheline, milord, lui dit-elle, élevée dans l'abondance, dans la certitude d'une fortune honnête, réduite à présent, par l'imprudence de son tuteur, à chercher une protection étrangère, à se trouver heureuse si ses talens, son esprit, et les grâces de sa personne lui procurent l'appui d'une femme titrée, ou d'une bourgeoise opulente, qui daigne la recevoir dans sa maison en qualité d'humble amie; triste ressource pour une fille dont la naissance est noble, et qui possédoit, il y a trois mois, plus de vingt mille livres sterlings. Elle ajouta à ces détails tout ce qu'elle crut capable d'exciter en lui le désir de me connoître, et l'envie de m'obliger. " milord, accoutumé à la voir s'intéresser à tous ceux qui lui sembloient mériter de la compassion, ne fut pas surpris de la chaleur de ses expressions. Il l'approuva de m'avoir donné un asile, loua la bonté de son coeur, lui permit de me garder près d'elle, souhaita que l'on pût me trouver une place convenable, me plaignit, et changea de discours. Il se passa un peu de temps sans que l'occasion de voir milord se présentât. Un soir, il entra dans unesalle basse où j'étois avec Mistriss Hammon. Il l'appela, lui donna quelques ordres. Ses yeux se tournant vers moi, je le saluai respectueusement. Une légère inclination de tête fut tout ce qu'il crut devoir à une fille dont la naissance, quoique noble, n'étoit point accompagnée des avantages brillans qui attirent de la considération dans le monde. La différence marquée de cette révérence me frappa; elle me fit éprouver une sorte de mortification que la fierté seule n'excitoit pas. Je me sentis touchée. Le peu d'attention de milord pour ma présence m' affligeant trop, je m'approchai insensiblement d'une porte opposée à celle où il se tenoit, et sortis de la salle. " Mistriss Hammon, dit-il assez haut, je serois fâché de gêner votre jeune amie, rappelez-la, je vais vous laisser. " elle obéit, mais je ne répondis point, et me hâtai de gagner une allée du jardin où j'allai répandre des pleurs, sans pouvoir me rendre compte en ce moment du sentiment qui me les arrachoit. Mistriss Hammon saisit cette occasion de parler encore de moi à milord. Elle lui fit une peinture touchante de ma situation, lui vanta mes talens. Elle s'efforçoit de lui inspirer au moins le désir de s'en amuser. Il aimoit passionnément la musique, et je la savois assez bien. Il l'écouta sans paroître fatigué de ses discours, mais sans montrer qu'ils lui fissent impression, et la quitta bientôt en répétant, rappelez-la, je ne veux point la gêner. Deux jours après cet entretien, milord demanda un matin à Mistriss Hammon si elle ne pourroit pas lui procurer le plaisir de m'entendre jouer du clavecin,et chanter quelques airs. Cette femme, transportée de joie, accourut à moi. Il veut vous voir, miss, s'écria-t-elle; il veut vous entendre, le ciel sans doute a mis ce désir dans son coeur. Ne rougissez point de montrer de la complaisance pour milord. Employez votre esprit à lui plaire, vos talens à l'amuser, devenez-lui nécessaire, qu'il souhaite, s'il se peut, de ne jamais vous perdre de vue. Chère miss, cet instant va peut-être décider du bonheur de vos jours. Il étoit inutile de m'exciter à montrer de la déférence à Milord Alderson; sa vue m'avoit émue puissamment. La physionomie noble et majestueuse de ce seigneur, l'air vénérable que l'âge donnoit à des traits dont la beauté se faisoit admirer encore; la douceur de lever les yeux pour la première fois sur une personne à laquelle le sang me lioit, dispensée par la loi de me protéger, mais engagée par la nature à me plaindre, à m'aimer, à me secourir; mille sentimens réunis m'affectoient à son aspect, et préparoient mon coeur à respecter et à chérir le père de Ladi Sara. Conduite par Mistriss Hammon, j'entrai dans le salon où milord m'attendoit. Il me reçut avec politesse. Après une courte apologie sur l'envie de m'entendre, et la peine que j'allois prendre pour la satisfaire, il me pria de m'asseoir au clavecin. J' obéis. Tant que j'exécutai des pièces, milord parut surpris de la légèreté de ma main; et quand je chantai, il se montra charmé de la douceur et de la flexibilité de ma voix. Passant de mes louanges à celles du compositeurd'un morceau qui l' avoit extrêmement flatté, il parla des goûts divers sur l'harmonie, étendit ce sujet, et le traita en connoisseur. Il lui rappela plusieurs particularités de ses voyages en France et en Italie, pays où la dispute s'élevoit aisément, disoit-il, sur la préférence que chaque nation croyoit mériter. Je l'écoutois avec attention; ses récits s'enchaînoient l'un à l' autre; ils durèrent jusqu'au moment où on vint l'avertir qu'il étoit servi. Je me préparois à sortir, mais il me retint, et me pria de lui accorder ma compagnie à table. Mistriss Hammon se hâta d'accepter cet honneur pour moi. Pendant le repas, milord conserva sa gaieté. Il avoit ordonné que ses chevaux fussent attelés à cinq heures, il parut fâché de s'être engagé à sortir; en me quittant, il me remercia des momens agréables que je venois de lui faire passer. Cet heureux commencement offroit une riante perspective. Cependant Lidy se refusoit aux espérances que Mistriss Hammon en concevoit. Elle évitoit soigneusement les regards de milord, et craignoit toujours pour elle et pour moi, l'instant où il apprendroit à qui je devois la vie. Le lendemain, à l'heure du dîner, on vint me dire que milord m'attendoit. Charmée de cette invitation, je courus à son appartement. J'y fus reçue comme une personne dont la présence étoit désirée. Je jouai du clavecin après le dîner, et ne quittai milord qu'à l'heure où il se retiroit ordinairement pour prendre du repos. Chaque jour augmenta ma faveur auprès de Milord Alderson. J'obtenois déjà des grâces légères. à laprière de son chapelain, je lui présentois les humbles requêtes de ses vassaux ou de ses fermiers. J'obligeois toute sa maison; le respect de ses gens pour moi croissoit avec les distinctions du maître. On commençoit à se dire en secret: Miss Jenny sera bientôt Miladi Alderson. on croyoit milord fort attaché à ma personne. Ceux qui le pensoient, ne savoient pas combien celui dont la complaisance amuse un grand, peut séduire son esprit sans intéresser son coeur. Je vécus plus d'un mois dans cette espèce d'intimité avec milord; mangeant à sa table, et passant une partie du jour auprès de lui, sans qu'il daignât me faire une seule question sur la situation fâcheuse de ma fortune, s'informer des particularités de mon malheur, ou des ressources qui pouvoient me rester. Une fluxion sur les yeux le privoit depuis long-temps de la promenade. Les jalousies de son appartement demeuroient fermées, et l'obscurité me laissoit à peine lire les pièces difficiles qu'il aimoit à m'entendre jouer. Il guérit enfin, et se vit avec plaisir en liberté de parcourir ses jardins, et de jouir des nouveaux embellissemens qu'on venoit d'y faire. Un matin, il m'envoya prier de l'accompagner à la promenade. Je me rendis avec lui au bord d'une pièce d'eau, où se jouoient quantité d'oiseaux aquatiques, accoutumés à venir au plus léger signal se disputer des grains qu'on leur jetoit. Le jour étoit fort grand dans ce lieu où rien ne l'ombrageoit. Milord ne m'avoit point encore regardée avec autant d'attention ni de facilité de m'examiner. Il me considéra long-temps. Un mouvement de surprise le fitse retirer en arrière, lever les mains et prononcer des mots entrecoupés, dont le sens ne m'échappa point. Il revint à moi, s'éloigna encore, se rapprocha, me regarda fixement sans parler. Ensuite s'appuyant sur une balustrade qui régnoit autour du bassin, il baissa la tête du côté de l'eau, et s'écria: " quels traits, quel rapport, quelle étonnante conformité! " que mon coeur étoit agité, madame! Milord s'apercevoit de ma ressemblance avec Ladi Sara; elle le frappoit, mais sa surprise ne paroissoit mêlée d'aucun attendrissement; la sévérité de ses regards venoit de me glacer. Inquiète, troublée, je gardois le silence, j'attendois en tremblant que milord le rompît lui-même. Son air devenu si sombre en un instant, sembla s'éclaircir peu à peu. Il se tourna vers moi, me fit une espèce d'excuse de sa longue distraction. " vous m'avez vivement rappelé, me dit-il, une personne dont le souvenir m'est odieux. Vos traits sont semblables aux siens, je souhaite que le ciel ne vous ait pas destinée à vous conduire comme elle, et qu'il vous garantisse de ses foiblesses. " nous continuâmes notre promenade, et pour la première fois milord m'interrogea sur le temps où j'avois perdu mes parens, sur les événemens qui me privoient de mes biens, et sur le rang et la fortune de mon père. Instruite de ce que je devois répondre, il m'étoit aisé de le satisfaire sans me trahir: mais peu accoutumée à déguiser la vérité, j'hésitois, mon embarras paroissoit jusque dans le son de ma voix, et je cherchois à détourner la conversation d'un sujet dont lasincérité de mon coeur se sentoit blessée. Milord rentra plus tôt qu'il ne sembloit se l'être proposé. Sous prétexte d'un peu de lassitude, et de vouloir se reposer, il me quitta assez brusquement. Je me crus perdue. Mistriss Hammon et Lidy pensèrent comme moi, qu'il alloit me retirer sa faveur. Cependant à l'heure du dîner, on vint à l'ordinaire me dire qu'il m'attendoit. Je ne vis point de changement dans sa contenance, mais il me parla moins, et m'observa davantage. Ce qui devoit me rendre plus chère à son coeur m'en éloigna. Je le trouvois souvent froid et sérieux. Pendant plusieurs jours, il me saluoit en sortant de table, et se retiroit promptement, marquant une sorte de crainte que je ne le suivisse. Cette conduite abattit mon espoir, affligea Mistriss Hammon, et confirma Lidy dans l'idée qu'il seroit imprudent de lui découvrir ma naissance, et de l'instruire d' un secret dont la connoissance le rendroit mon ennemi. Milord eut un peu de fièvre, il s'y joignit une violente attaque de goutte. Malgré l'indifférence qu'il me montroit depuis notre promenade, mes premiers sentimens n'étoient point affoiblis. Ses cris pénétroient mon coeur. Empressée à partager avec Mistriss Hammon l'emploi de le servir, assidue près de son lit, je volois pour exécuter ses ordres. Je ne pouvois retenir mes larmes en l'entendant se plaindre tout haut des maux aigus qu'il souffroit. Pendant sa convalescence, il parut se souvenir de mes soins, et se montra sensible à ceux que je prenois alors de dissiper ses ennuis. Il commençoit à marcher dans sa chambre, àreprendre ses forces. Je sentois une joie véritable de son heureux rétablissement, je la lui marquois souvent. Je croyois m'apercevoir qu'il se plaisoit aux preuves tendres et naïves de mon attachement, et ma vive amitié en redoubloit encore. Seule un jour près de lui, je lisois un livre français qu'on venoit de lui envoyer; il paroissoit s'en amuser beaucoup. Un flacon qu'il tenoit, échappa de ses mains, je me précipitai à terre pour l'empêcher d'y toucher et de s'y briser. En me baissant, un ruban étroit, où le portrait de mon père étoit attaché, se cassa; imprudemment je l'ôtai de mon col. Le portrait caché dans mon sein, parut, excita la curiosité de milord; il me demanda à le voir, et fit un mouvement pour le prendre. Ma rougeur, l'extrême embarras qui se peignit sur mon visage, ma consternation, mon effroi, frappèrent Milord Alderson. Il saisit le portrait, l'enleva aisément d'une main foible; la crainte avoit glacé mon sang, elle me rendoit muette et presqu'inanimée. La haine, ainsi que l'amour, grave les idées dans la mémoire. Milord reconnut l'image d'édouard. Il poussa un cri étouffé, suivi de plusieurs exclamations. " où suis-je, disoit-il? Quel piége veut-on me tendre? Quel complot odieux se forme ici contre moi? Cette ressemblance singulière avec Sara, ce portrait, ont sans doute inspiré à des ames viles le projet de m'en imposer, de se jouer de ma vieillesse, de me tromper... " un mouvement impétueux me fit tomber à ses pieds, saisir une de ses mains, la presser, la baiser; et trouvant la force de parler, dans celle du sentimentdont j'étois animée: " on ne vous tend point de piége, milord, lui dis-je; on ne vous trompe point. Pardonnez-moi, ah! Pardonnez à l'infortunée qui implore votre pitié, ne me punissez pas d'avoir espéré en vous. C'est la fille de Ladi Sara; c'est la vôtre qui gémit à vos pieds; ah! Ne me haïssez pas! Je ne mérite point votre haine. " mes pleurs me contraignirent de m'arrêter. De la main que je lui laissois libre, milord s'efforça de me repousser. Mais passant mes bras autour de lui, le serrant avec ardeur: " ôtez-moi la vie, lui criois-je; mais ne m'accablez pas de votre colère, de vos dédains; ne détournez point vos regards d'une fille pauvre, abandonnée, plus sensible à vos mépris qu' à ses malheurs. Non, ce n'est plus un protecteur, c'est un père que je cherche en vous! Je vous respecte, je vous aime! Votre première vue a élevé dans mon coeur un sentiment inconnu, il me fait désirer votre tendresse plus que vos secours. Des regards moins sévères, une seule expression caressante, dont vous daigneriez m'honorer, me seroit plus chère que le retour de ma fortune; nommez-moi votre fille! Permettez-moi de vous donner une fois, une seule fois le nom de père, et je me croirai heureuse! " il voulut encore me repousser: " non, non, vous ne m'échapperez point! M'écriai-je; mon coeur vous est pour jamais attaché. Ah! Ne m'éloignez point de votre présence, ne me bannissez point de votre maison, n'importe à quel titre j'y demeure; contente de rester près de vous, je vous révèrerai comme mon père, ou vous servirai comme mon maître, si vous l' exigez. " si l'oppression de mon coeur n'eût étouffé ma voix, j'aurois pu parler plus long-temps. La fureur de milord le rendoit immobile et ne lui permettoit pas de m'interrompre. Elle éclata enfin; il s'arracha de mes bras, et prenant ce ton terrible, qui le faisoit paroître si redoutable aux malheureux dont le sort dépendoit de lui: " jeune audacieuse, s' écria-t-il, oses-tu te dire de mon sang? Eh! Quand tu en serois! ... tremble, frémis, crains la juste punition de ton mensonge et de ta hardiesse. Te nommer ma fille, toi! Eh! Qui es-tu? Vil rebut, peut-être... " mais pourquoi me retracer un moment si douloureux, si humiliant! Ah! Madame, avec quelle inhumanité je fus traitée! Je rougis encore au souvenir des expressions de cet homme dur et artificieux; elles me prouvèrent trop qu'il me croyoit vraie; mais sa haine pour mes parens s'étendoit jusqu'à moi. Il fit appeler Mistriss Hammon, l'interrogea d'un ton impérieux. Apprenant par elle que Lidy étoit dans sa maison, il la demanda, l'accabla de menaces, lui donna les noms les plus durs, nous reprocha à toutes trois un complot infâme, formé en commun pour le tromper; il ne vouloit rien écouter, rien entendre; il traita leurs discours d' impostures, de lâches suppositions, de mensonges inventés dans le coupable dessein de noircir la mémoire de Sara, d'établir ma fortune et la leur sur la perte de sa réputation. Il me semble voir encore ces femmes prosternées aux pieds de ce cruel. Moi, la tête appuyée sur le siége qu'il venoit de quitter; cachant mon visage et mes pleurs, m'efforçant en vain de retenir mes cris,et redoutant plus que la mort les regards méprisans de milord. " sauvez l'innocente et infortunée fille de ma chère maîtresse, lui disoit Lidy, sauvez-la des dangers où l'expose l'abandon de la nature entière. Eh! Pourquoi, milord, pourquoi vous tromperois-je! Est-ce mon intérêt qui m'engage à implorer vos bontés? Ah! Je ne demande point à les partager: née pauvre, je puis vivre sans peine du fruit de mon travail. Mais miss, élevée dans l'aisance, n'a point appris à supporter l'abaissement et la misère. Je le jure en présence du ciel; je ne vous en impose point, c'est la fille de Ladi Sara, dont vous voyez couler les pleurs, dont vous entendez les gémissemens; lui refuserez-vous un asile? Assurez son sort... ah! Si milord eût daigné lire la lettre de sa fille, de sa fille expirante! M'accuseroit-il aujourd'hui d'une criminelle supposition? " cette espèce de reproche enflamma la colère de Milord Alderson. Elle se porta à l'excès... mais souffrez, madame, que j'abrège le récit de cette scène odieuse. Indignement chassées de la présence et de la maison de milord, traitées de misérables qui attentoient à son honneur, à sa fortune, et peut-être à sa vie, nous sortîmes toutes trois du château pour n'y rentrer jamais. Ma seule consolation, dans une disgrâce si mortifiante, fut de voir Mistriss Hammon placée plus avantageusement encore, auprès d'une dame qui la désiroit depuis long-temps. Obligée de suivre sa maîtresse en Irlande, elle me donna toujours de ses nouvelles. Quand je me trouvai en étatde reconnoître son amitié, j'appris avec douleur qu' elle étoit morte. Je retournai à Londres dans une situation d'esprit difficile à exprimer. On est bien malheureux, madame, quand aucune espérance ne s'offre plus à la pensée; même cette espérance vague, éloignée, qui amuse nos désirs, nous laisse au moins la douceur de former des projets, et d'envisager un avenir moins fâcheux. Les premiers jours qui suivirent cette dure épreuve, je voulus me soumettre à la triste condition où je me voyois réduite. J'essayai de soulager Lidy, de m' occuper utilement comme elle. Mais cette intelligence, qui m'avoit fait acquérir sans peine des talens agréables, m'abandonna quand il fallut l'employer à comprendre de nouvelles leçons. Mes doigts si habiles à parcourir les touches d'un clavecin, mêloient avec maladresse les différens assortimens des soies. J'oubliois à tout moment ce qu'on venoit de me dire, et mon dégoût pour les compagnes de mon travail, me rendoit cet apprentissage insupportable. à mon arrivée d'Oxford, Mistriss Mabel conseilloit à Lidy de chercher à me placer auprès d'une dame de la cour, ou chez quelque riche habitante de la cité. " bien des femmes, disoit-elle, désiroient de jeunes personnes propres à les accompagner en public, et à les amuser dans leurs heures de retraite. " ce parti m'inspiroit une véritable répugnance; il m'auroit séparée de Lidy: j'espérois alors la protection de Milord Alderson. D'ailleurs, inconnue à tout le monde, sans un amipour me présenter, pour prévenir sur mes moeurs, sur mes sentimens, comment paroître dans une maison, n'ayant à exposer que le besoin d'y être admise? Comment me résoudre à soutenir des interrogations naturelles, des questions simples à faire, des demandes ordinaires, si embarrassantes, si fâcheuses à entendre, quand on n'y peut répondre sans trahir la vérité, ou la découvrir en rougissant; puisqu'il est un état où l'on rougit, sans avoir commis de fautes? Ah! Madame, quel préjugé faux et barbare soumet au mépris tant d'innocentes créatures, et laisse jouir de l'estime publique les auteurs du crime dont elles subissent la honte! Nos pères ont établi des lois bien injustes. L'intérêt les conserve en vigueur, l'amour du plaisir les enfreint sans cesse. Quelle contrariété dans nos principes et nos moeurs! Comment un homme libre, déterminé à ne point s'engager, ou déjà lié, ose-t-il se livrer à l'ardeur de ses sens, s'abandonner à leur ivresse, quand, pour contenter ses désirs, il doit en déshonorer l'objet, et risquer de faire un malheureux? Depuis mon retour de Windsor, mes vues étoient changées. Je désirois ardemment de trouver une protectrice. M Burnet, un honnête négociant, qui faisoit travailler Mistriss Mabel, se chargea avec bonté d'employer ses soins pour me placer. En effet, il me présenta à plusieurs personnes. Vous dirai-je, madame, le dur accueil, les hauteurs, les dédains que j'essuyai de celles dont mon malheur excita la froide et humiliante compassion?Ma jeunesse, ma figure, devinrent le sujet de mille choquantes réflexions. Sans se déterminer à m'obliger, on s'entretenoit devant moi des inconvéniens qu'il y auroit à le faire. Examinée, déconcertée, plainte et rejetée, je parus à la toilette de vingt femmes, et ne fus acceptée d'aucune. Ces démarches rebutantes et infructueuses m'affligèrent sensiblement. La mort de Sir Humfroi acheva de m'accabler, une sombre tristesse abattit mes esprits. Elle augmenta chaque jour, et me conduisit peu à peu à cette espèce de langueur qui se tourne aisément en consomption. Lidy s'effrayoit du dérangement de ma santé, elle me forçoit à rester dans ma chambre, cherchoit à me distraire, à m'amuser. Elle me préparoit des mets propres à flatter mon goût. Son inquiétude, ses attentions tendres et continuelles m'engageoient à renfermer une partie de ma sensibilité pour ménager la sienne. Cette contrainte aigrissoit mes chagrins, je me croyois prête à y succomber, quand le hasard m'offrit un moyen de changer ma situation. Lidy m'avoit conduite un matin au parc Saint-James, dans le dessein de me faire prendre l' air; je me promenois lentement avec elle. Au détour d'une allée, un homme qui sortoit de celle où j'entrois, revint sur ses pas, et s'arrêtant devant moi, il s'écria: " ô bonheur! C'est elle, c'est Miss Jenny Glanville. " étonnée d'entendre mon nom, je levai les yeux sur celui qui venoit de le prononcer, et reconnus Sir James Huntley. Cette rencontre me troubla. Dans l'infortune on ne fixe pas sans émotion ceux dont lavue rappelle un temps plus heureux. à leur aspect, le coeur prévient par son attendrissement, la mortification qu'il craint, ou les consolations qu'il espère. Le baronnet étoit si sensible au plaisir de me revoir, si charmé de me retrouver inopinément après six mois d'une pénible et inutile recherche, qu'il exprimoit à la fois mille sentimens différens. Il ne pouvoit, disoit-il, me pardonner mon silence, cette rigueur qui m'avoit portée à laisser ignorer ma demeure à Miss Clifford, sans doute pour me dérober aux empressemens d'un homme dont l'amour et les soins me fatiguoient. Des transports de joie interrompoient ses reproches. Il oublioit mes torts, se livroit tout entier à la satisfaction de son coeur. Ensuite il recommençoit à se plaindre, à m'accuser. Précipité dans le désespoir par ma conduite à son égard, ses projets de bonheur, ses plus chères espérances s'étoient évanouis. Ma négligence, mon dédain, ma haine les avoient pour jamais dissipés, il ne pouvoit plus être heureux! Occupé de lui, des mouvemens vifs et variés de son ame, il n'apercevoit, ni mon embarras, ni le changement marqué de ma personne. Ma pâleur et l'air d'abattement répandu sur mon visage le frappèrent enfin. Un tendre intérêt se peignit sur tous ses traits. Il prit une de mes mains, et la pressant doucement: " que vois-je, dit-il? Quel sombre nuage obscurcit ce front charmant? Chère miss, vous soupirez, vous retenez des larmes prêtes à vous échapper, vos tristes regards pénètrent mon ame. L'aimable Jenny gémit tout bas; elle semble dédaigner un ami dont le coeur lui est dévoué. Ah!Parlez, confiez vos secrets à ma foi. Vous me verrez, prompt à vous servir, vous prouver par mon zèle un attachement véritable que vos froideurs, vos mépris mêmes n'affoibliront jamais. " " je n'ai point de secrets, dis-je alors, dont la communication puisse paroître une marque de confiance. Si je ne donnai jamais d'espérance à Sir James, dans un temps où tout m'autorisoit à croire qu'il m'étoit possible de le rendre heureux, je veux bien lui apprendre aujourd'hui, que pour son propre avantage il doit étouffer ses sentimens. " " pour mon propre avantage! Répéta le baronnet, qu'entends-je? Quoi! Miss, êtes-vous engagée? La profonde tristesse où je vous vois livrée, seroit-elle la suite d'une union précipitée et malheureuse? Auriez-vous disposé de votre coeur, de votre main? Vos parens sont-ils de retour en Angleterre? Veut-on vous séparer d'un objet chéri, ou vous lier malgré vous? Votre affliction naît-elle de la contrainte qu'on veut vous imposer, ou du regret d'avoir mal placé vos affections? Pardonnez ces questions à mon zèle, à une passion plus vive dans cet instant qu'elle ne le fut jamais. " " ni ma main, ni mon coeur ne sont au pouvoir de personne, repris-je avec assez de fierté. Je n'ai point de reproches à me faire, et ne me suis point encore attiré ceux des autres. Si vous voulez me prouver cette amitié dont vous cherchez à m'assurer, ne vous obstinez pas à découvrir le sujet de mes peines, et laissez-moi la liberté d'éviter des questions qui en redoublent l'amertume. " en parlant, je m'avançoisvers la porte, dans le dessein de me retirer: mais Sir James m'arrêtant: " non, dit-il, je ne vous la laisserai point cette cruelle liberté; vous ne me quitterez pas ainsi, vous ne m'enleverez point un bien que le hasard m'a si heureusement rendu; je vous suivrai partout; je saurai ce que vous me cachez. Un intérêt trop vif me fait désirer de pénétrer ce mystère. Si, comme vous le dites, votre coeur n'est au pouvoir de personne, par quelle bizarrerie voulez-vous fuir un homme dont le tendre penchant vous est connu? Est-ce mon amour qui me rend importun? Eh bien, je cesserai de vous en parler, je renfermerai dans mon ame les sentimens que vous m'inspirez: mais au moins souffrez ma présence, traitez-moi comme un ami, comme un fidèle, un ardent ami. ô ma chère Jenny! Dès cet instant, j'en adopte le titre, et je jure d'en remplir tous les devoirs. " il m'avoit forcée de m'asseoir pour l'écouter. La vivacité de ses expressions et de ses mouvemens redoubloit mon embarras. Il me pressoit, il me conjuroit de parler. Je sentois une répugnance invincible à lui découvrir ma situation, et voyois l'impossibilité de la lui cacher long-temps. Je tournai les yeux vers Lidy. Mes regards l'invitoient à répondre pour moi. Elle m'entendit, et s'adressant au baronnet: " un triste événement a changé le sort de miss, dit-elle. J'ignore d'où naît son trouble, et pourquoi elle semble craindre de l'avouer. La privation des biens de la fortune ne peut inspirer de honte qu'à ceux dont la conduite imprudente a causé la ruine. Si Miss Jenny n'est plus riche, elle possède encore les qualités quila rendoient estimable. Elle est obligée sans doute à Sir James de l'intérêt qu'il prend à ses chagrins: cependant, réduite à vivre dans un état différent de celui où elle fut élevée, je ne crois pas que les visites d'un homme de son âge puissent être admises chez une personne aussi jeune, dénuée de biens, de parens, d'amis; dont l'indépendance deviendroit un nouveau malheur, si la plus exacte décence ne régloit toutes ses démarches. " cette première ouverture augmentant la curiosité du baronnet, engagea Lidy à entrer dans de plus grands détails. Elle cacha les noms de mes parens, sans cacher leur condition, mon état, ni la perte de mes espérances. L'intention de cette fille, en marquant une entière confiance à l'homme qui lui avoit montré la plus forte passion d'unir son sort au mien, étoit d'approfondir ses sentimens; de l'éloigner de moi s'il tenoit à la fortune ou au préjugé, et de seconder ses voeux si leur désintéressement lui permettoit de conserver le désir de m'épouser. Dans ma position, l'amour de Sir James lui paroissoit une ressource qu'il eût été imprudent de négliger. Le baronnet l'écouta avec une extrême attention. Loin d'être refroidi par cette découverte, elle sembla élever en lui un mouvement de joie. " ô ma chère Jenny! S'écria-t-il du ton le plus animé, oh! Qu'il m'est doux de pouvoir réparer vos pertes, d'espérer de voir bientôt renaître la sérénité sur cet aimable visage! Mais permettez-moi de vous reprocher une preuve si marquée de votre indifférence. Quoi, dans ce triste abandon; mon idée ne s'est jamais présentéeà votre esprit? Vous n'avez jamais pensé qu' il vous restoit un ami, un tendre, un solide ami? N'importe; oublié, méprisé, cet ami n'en est pas moins décidé à vous aimer, à vous servir. Il sera trop payé des soins qu'il s'apprête à vous rendre, si vous daignez les recevoir. Heureux de mettre à vos pieds ma fortune, je commencerai à chérir des biens qui deviennent dans mes mains un moyen de répandre l' agrément sur vos jours. " les peines dont notre coeur seul est affecté, nous disposent à la reconnoissance pour tous ceux qui s'y montrent sensibles. Celles qui naissent du besoin, de l'abaissement où il réduit, nous révoltent contre la compassion; sentiment qu'il est difficile d'exprimer sans en humilier l'objet. Ce même Sir James qui, six mois auparavant, osoit à peine lever les yeux devant moi, craignoit tant de me déplaire, de m'irriter en me parlant de sa tendresse, enhardi par mon malheur, sembloit à présent se croire l'arbitre de ma destinée. On eût dit que la ruine de mes espérances élevoit les siennes, lui donnoit des droits assurés sur ma bienveillance, me rendoit dépendante de lui, de son amour, de ses bienfaits. Je ne sais quel mélange de dégoût et de fierté me portoit à rejeter son amitié, à désirer d'éloigner cet homme de moi: ses offres ne m'inspiroient point de reconnoissance; je ne me sentois point touchée de ses empressemens; l'air de satisfaction qui brilloit dans ses yeux m'offensoit. Celui de la modestie, même de la tristesse, eût été plus convenable à l'occasion. S'il est généreux de trouver de la douceur à réparer les pertesd'un ami, il est plus généreux encore de s'affliger, en l' obligeant, du malheur qui lui rend nos secours nécessaires, et le contraint à les recevoir. Ces distinctions délicates ne sont pas dans le coeur du commun des hommes. Guidés ordinairement par leurs passions, accoutumés à se préférer eux-mêmes à tout; leurs désirs, leur intérêt, forment l'unique point de vue sous lequel ils envisagent les objets. Sir James m'aimoit, m'avoit perdue, me retrouvoit; un événement lui rendoit le plaisir de me voir; qu'importe si cet événement étoit triste pour moi; il remplissoit ses voeux les plus ardens. Auroit-il pu ne pas sentir de la joie, quand il se persuadoit que sa rencontre, son amour et sa générosité paroîtroient des ressources si avantageuses à l'infortunée qui rougissoit de sa pitié. Obstiné à ne me point quitter sans connoître ma demeure, il me força de la lui apprendre. Bientôt il sembla qu'elle fût devenue la sienne par son assiduité à s'y rendre, ses plaintes sur son peu d'agrément, et ses sollicitations pour m' obliger d'en changer. Lidy lui représentoit inutilement l'impossibilité où j'étois de m'en procurer une plus commode ou plus riante; il levoit aisément les difficultés qu'elle nommoit insurmontables; mais il nous trouva toutes deux très-décidées à ne lui rien devoir. Le baronnet épuisa en vain tous les moyens de m'engager à recevoir ses secours. Je refusois ses présens, et me montrois offensée de la liberté qu'il prenoit de m'en offrir. Il voulut déposer dans les mains de Lidy une somme considérable, assez forte pournous mettre l'une et l'autre à l'abri du besoin. Elle refusa de s'en charger. La conduite du baronnet excita sa défiance; elle craignit qu'il ne cherchât à la gagner, à me séduire; elle me communiqua ses idées. Ma froideur et ma réserve augmentèrent. Sir James devint rêveur, chagrin, fâcheux, sans cesser d'être assidu, même importun. Il paroissoit chez moi à toutes les heures du jour. N'ayant aucun lieu pour me retirer, j'étois forcée de souffrir sa présence, et d'entendre ses plaintes continuelles. Il me reprochoit mon peu de confiance, ma fierté, une hauteur déplacée qui me faisoit rejeter les dons de l'amitié. Il ignoroit, disoit-il avec emportement, où ma dureté pouvoit le conduire; elle le perdroit, elle causeroit sa mort. Souvent il me représentoit les dangers auxquels m'exposoient ma jeunesse et mon indigence; il m'entretenoit sans cesse de son amour, de ma misère et jamais de ses premiers desseins. Il sembloit avoir oublié que j'étois libre, maîtresse de disposer de moi-même. Le seul moyen de m'engager naturellement à lui être obligée, à recevoir ses bienfaits, ne s'offroit point à son esprit. Il me montroit autant de passion qu'à Oxford; mais les expressions de sa tendresse portoient un caractère différent. Ce n'étoit plus le langage d'un amant soumis, qui demande des grâces; c'étoit celui d'un protecteur prêt à en accorder. Il ne montroit point à mes yeux ce zèle aimable de l'amour pur et désintéressé; zèle ardent, mais timide, qui agit en silence, se cache soigneusement, et se croit trop payé s'il est utile et ignoré. Fatiguée des longues et fréquentes visites de SirJames, de ses empressemens, de ses discours, de ses offres et des choquantes images que présentoient à mon idée les assiduités d'un homme dont les intentions ne paroissoient point honorables, je songeois à me procurer une autre demeure, quand M Burnet m'écrivit de Cambridge, où ses affaires le retenoient depuis un mois. Une dame respectable consentoit, sur sa parole, me disoit-il, à me recevoir chez elle. Elle étoit veuve, point trop âgée. Son fils unique venoit de partir, dans le dessein de faire le tour de l'Europe. M Burnet s'étendoit sur les avantages de cette place. Après plusieurs complimens polis, il m'avertissoit de me tenir prête un jour qu'il m' indiquoit, n'en devant passer que deux à Londres, et voulant me présenter lui-même à l'obligeante dame, dont il se trouveroit heureux de me procurer la protection et l'amitié. Une si favorable occasion d'éviter Sir James m'eût causé plus de joie, si je n'avois pas dû me séparer de Lidy. Accoutumée dès mon enfance à voir cette fille, à l'aimer, à me conduire par ses lumières, à la regarder comme la seule personne qui me fût attachée, j'éprouvois une douleur véritable, en songeant à la quitter. J'aurois préféré une vie pénible avec elle, à l'aisance que je ne pouvois lui faire partager. Ses représentations, ses prières, ses instances me déterminèrent à ne pas négliger la protection qui m'étoit offerte. Il me restoit un peu d'argent, quelques bijoux, une garde-robe fort riche et très-complète. Je comptois lui laisser tout, excepté mon linge, mes dentelles et les habits d'une saison. Ce qu'on me promettoit pour mon entretien, me paroissoit assezconsidérable. En épargnant sur cet objet, j'espérois dispenser Lidy d'un travail trop assidu. Le projet le plus cher à mon coeur étoit d'adoucir son sort, puisque je ne pouvois le rendre heureux. Je cachai mes desseins à Sir James: mais je ne pus me défendre d'un extrême embarras en sa présence. On ne fixe pas sans trouble une personne que l'on se dispose à chagriner: la certitude de lui causer bientôt de la peine en fait ressentir à son aspect. Le mardi, jour marqué par M Burnet, il vint à midi chez moi, et me trouva prête à le suivre. Il donna tant de louanges à la dame dont j'allois devenir la compagne et l'amie, que Lidy, charmée en l'écoutant, lui demanda avec empressement le nom de Miladi. Il répondit qu'elle s'appeloit Ladi Lindsey. Peignez-vous ma surprise, madame, en entendant prononcer ce nom. Celle dont M Burnet avoit ménagé la bonté pour moi, étoit la mère de Sir Harris, la plus proche parente de Milord Alderson, et la seule personne qu'il vît avec assiduité. Cette bizarrerie de mon destin me fut si sensible, que me laissant tomber sur un siége, je m'abandonnai à des larmes, à de tristes gémissemens, sans pouvoir expliquer à M Burnet la cause d'un mouvement qui devoit lui paroître si extraordinaire. Lidy, pénétrée de la même douleur, lui dit enfin, que Miladi Lindsey étoit l'unique dame en Angleterre dont la maison ne m'offroit point un asile convenable; de fortes raisons me défendant absolument de me présenter chez elle. M Burnet fit voir beaucoup de chagrin de n'avoir pu réussir à m'obliger; et sansmontrer une indiscrète curiosité, il se retira, mécontent peut-être de la démarche inutile où son bon coeur venoit de l'engager. Sir James arriva un instant après. J'étois debout quand il entra, le visage caché dans le sein de Lidy, j'embrassois étroitement cette fille, nous pleurions toutes deux. Mon attitude, mes larmes, celles de Lidy, alarmèrent le baronnet. Il s'empressa de demander la cause de ce redoublement de chagrin. Il fallut céder à son importunité, lui rendre compte des soins de M Burnet, du fâcheux inconvénient qui s'opposoit à leur effet; enfin, des raisons que j'avois de craindre la rencontre de Milord Alderson, et d'éviter de le voir jamais. Loin de chercher à me consoler d'un événement si triste, Sir James s'emporta contre moi et contre Lidy. Il l' accusa de me donner de fausses idées de ses sentimens. " avez-vous pu préférer, me disoit-il, un dur esclavage, une véritable servitude, aux offres réitérées d'un tendre ami? Votre injuste prévention vous trompe et me désespère. Plus je veux vous être utile, plus vous vous montrez soupçonneuse. Osez me répondre, ingrate! Continua-t-il avec colère; sur quoi vous défiez-vous de moi, de mes intentions? Ai-je mis un indigne prix aux bienfaits que je me suis efforcé de répandre sur vous? Ai-je exigé la plus légère marque de reconnoissance en voulant vous faire un sort? Je me suis tu. Mon coeur a craint de gêner le vôtre. Une délicatesse, dont j'espérois de plus doux effets, m'a persuadé jusqu'à ce moment, de garder le silence sur mes désirs. J'attendois, pour vous les exprimer,que le temps et la situation paisible où vous seriez par mes soins, eussent disposé votre ame à recevoir avec plaisir des propositions presque rejetées à Oxford. Exiger le sacrifice de la liberté de Miss Jenny avant de l'obliger, n'étoit-ce pas abuser de son malheur, lui imposer des lois, paroître lui arracher un aveu que je voulois devoir à son estime, à sa tendresse? " et s'adressant à Lidy: " parlez, lui dit-il; répétez à miss les offres dont vous m'avez fait un crime dans son esprit. Je l'avoue, le peu de succès de mes soins à Oxford, son oubli pendant mon absence, ce chagrin si marqué en me revoyant au parc Saint-James, m'ont trop appris qu'elle ne partageroit jamais mon amour. Dans ces circonstances, qu'ai-je fait? J'ai voulu adoucir sa situation, rendre son sort indépendant des autres et de moi-même. Est-ce un attentat contre son honneur? Cependant ce projet désintéressé a redoublé ses dédains, excité votre défiance et la sienne. Que me reste-t-il à dire, à faire, à tenter, à espérer? Ah! Pénétré moi-même du chagrin le plus vif, le plus amer... " il s'interrompit, fit quelques pas dans la chambre, revint près de moi, s'assit, prit une de mes mains, la pressa, soupira. " ô miss, miss! Dit-il d'un ton triste, vous ne savez pas combien vous m'affligez. Mon coeur est déchiré. Si vous m'aviez aimé, cette main seroit à moi, elle y seroit! Tous mes voeux comblés... mais vous ne m'avez jamais montré d'estime, de préférence. Je suis condamné à conserver un amour tendre et malheureux qui ne peut vous toucher. Une seule consolation se présentoit à mon coeur désespéré, celle de vousservir; vous m'en privez durement: de toutes vos rigueurs, cette dernière m'est la plus sensible. " en finissant de parler, Sir James laissa tomber sa tête sur ma main qu' il tenoit encore. Je la sentis mouillée de ses larmes. Son attendrissement, ses paroles, l'air dont il les avoit prononcées, cette candeur d'une ame vraie, prompte à s'avouer ses erreurs, me firent craindre de mériter les reproches de Sir James, en portant trop loin cette défiance qu'il me reprochoit. Les motifs de son silence sur ses intentions me parurent trop nobles pour ne pas exciter ma reconnoissance. Lidy se trompoit peut-être, et m'engageoit à me tromper aussi. " pardonnez, dis-je au baronnet, pardonnez une conduite dont le principe prend sa source dans cette crainte inquiète, compagne du malheur. On m'a peint le monde sous des couleurs étranges. Le pauvre y vit comme s'il n'existoit pas: il n'intéresse personne. Mon peu d'expérience redouble à mes yeux les dangers de ce monde qui m'est inconnu. Jetée en naissant dans ce vaste univers où je suis sans appui, je porte avec effroi mes timides regards autour de moi: tous les êtres qui m'environnent, tiennent à d'autres par quelques liens. Moi seule, isolée dans la nature, je m'y vois comme un jeune oiseau qui, tombé du nid de sa mère, étend en vain ses foibles ailes vers l'asile où il ne peut rentrer. " Sir James, emporté par un mouvement vif et passionné, se précipita à mes genoux. " non, s'écria-t-il, non, vous n'êtes point abandonnée, vous n'êtes point isolée dans la nature, un coeur pénétré de tendressetient à vous, s'intéresse à vous, vous révère, vous aime, vous adore! Vous voyez à vos pieds un ami, un amant, un époux, si vous daignez l'accepter. Donnez-moi votre foi, recevez la mienne, je deviens votre appui, votre protecteur; je vous mets à l'abri de ces dangers qui excitent vos craintes. ô ma chère Jenny! Cessez de répandre des larmes, levez sur moi ces yeux parlans; s'ils me disent seulement que vous ne me haïssez pas, demain, ce soir, dès cet instant, je me lie pour jamais à vous, je consacre toute ma vie à rendre la vôtre heureuse. " ces noms de protecteur, d'appui, d'époux, flattèrent mon ame oppressée, la ranimèrent, m'inspirèrent une sorte de vénération pour celui qui prenoit ces titres honorables; je me repentis d'avoir mal jugé d'un homme généreux. Le sentiment qui s'imprima dans mon coeur me fit éprouver en faveur de Sir James une partie des mouvemens dont la première vue de Milord Alderson m'avoit affectée. à ses prières redoublées, je levai les yeux sur lui, la reconnoissance s'y peignoit sans doute. Le baronnet crut y voir une expression plus tendre. Transporté de joie, il se leva, jeta ses bras autour de moi, me pressa contre son sein, en s'écriant: " ô ma charmante Jenny! Ce regard m'annonce mon bonheur, et l'a déjà commencé. " depuis ce moment, la confiance et l'intimité s' établirent entre nous. Sir James m'entretint de sa situation, de ses projets, de ses espérances. Né en écosse, il en haïssoit le séjour, et sollicitoit l'agrément d'une charge à la cour. Le Duc D'Argyle, sonparent, s'employoit pour lui faire obtenir celle qu'il désiroit. Resté enfant sous la tutelle d'une mère fort attachée à l'église romaine, on avoit formé des doutes sur sa croyance; il falloit les détruire. Le Duc D'Argyle y travailla d'abord de tout son pouvoir; mais depuis quelque temps, Sir James se plaignoit de sa lenteur à l'obliger, et le soupçonnoit d'intelligence avec une de ses parentes, obstinée à le marier en écosse, où elle lui destinoit une riche héritière. Il souhaitoit ardemment cette charge. Ses discours me firent entrevoir qu'elle étoit nécessaire à sa fortune. La crainte de manquer un établissement considérable, pouvoit être entrée dans les raisons du silence gardé si long-temps sur ses desseins à mon égard. Lidy le pensa comme moi, et ses idées me confirmèrent dans les miennes. La reconnoissance ouvre rarement le coeur à l'amour, mais elle y fait naître un sentiment réfléchi, moins vif et plus fort peut-être. Il nous porte vers la complaisance, nous rend attentifs aux intérêts de l'objet qui nous l'inspire, augmente à nos yeux le prix des grâces reçues, et nous conduit à craindre sans cesse de lui nuire ou d'abuser de sa bienveillance. Sir James me pressant de fixer le temps où je voudrois bien le rendre heureux, je crus devoir lui représenter, que dans les circonstances où il se trouvoit, son mariage avec moi étoit une véritable imprudence. En le voyant s'unir à une personne qui ne lui apportoit ni fortune, ni alliance, le Duc D'Argyle pourroit se refroidir davantage, peut-être même lui devenir contraire et traverser ses projets. Cette parente,obstinée à le marier en écosse, dont il espéroit, disoit-il, une riche succession, irritée de son choix, changeroit peut-être ses dispositions. Eh! Quel du reproche n'aurois-je point un jour à me faire, si je lui voyois des chagrins sans pouvoir me dissimuler d'en être la première cause? Je le priai de s'épargner des regrets, de prendre du temps pour se consulter sur une démarche si importante, et d'attendre au moins celui où il seroit en possession de la place qu'il demandoit. Sir James se montra fort touché de cette preuve de mon amitié; elle lui fit une impression sensible, trop vive même pour l'occasion. Ses yeux se mouillèrent de pleurs. Il me remercia tendrement, hésita, parut embarrassé, et me dit avec timidité, qu'il étoit facile de concilier ses intérêts et sa satisfaction, si je consentois à éviter l'éclat d'une cérémonie publique, et à vivre deux ou trois mois pour lui seul. Rien ne devoit me faire souhaiter de paroître dans le monde, et la pompe d'une fête ne convenoit guère à ma position. Lidy ne désapprouvant point l'empressement de Sir James, se joignant même à lui pour hâter mes résolutions, je cédai à leurs instances, et nommai le jour si ardemment demandé. Comme un goût d'habitude me faisoit préférer le séjour de la campagne à celui de Londres, Sir James loua une maison à Islington. Les articles, examinés par Lidy, lui parurent à mon avantage. Après les avoir signés, je me vis contrainte à recevoir des présens considérables; le baronnet m'en accabloit, son impatience égaloit sa prodigalité. L'approche d'unmoment que je redoutois, redoubloit ses transports; il s'en occupoit sans cesse; il sembloit si content de me voir prête à combler ses voeux, si heureux par l'assurance de vivre près de moi, avec moi et pour moi, que je rougissois en secret de la tristesse intérieure de mon ame; je m'accusois de singularité, d'ingratitude; mon coeur se reprochoit sa froideur, et la conservoit. Ah! Madame, qu'il est différent d' envisager la fortune ou le bonheur! La permission ecclésiastique, obtenue par Sir James, nous laissoit le choix du lieu de la cérémonie. Il eût été difficile de la faire dans ma chambre sans que Mistriss Mabel et toutes les femmes de sa maison, n'en fussent instruites. Nous convînmes donc de nous marier chez un ministre de la connoissance de Sir James, et de nous rendre à Islington immédiatement après avoir reçu la bénédiction nuptiale. Lidy et le valet de chambre de Sir James s'accordèrent ensemble pour le transport de mes effets. Cette fille se chargea aussi de prévenir sa soeur sur notre départ, et d'arrêter sa curiosité par une fausse confidence. Le jour destiné à former ces noeuds arriva enfin. Vêtue de blanc, sans aucune parure remarquable, je me rendis à onze heures du matin à l'église de S Paul. Francis, le valet de chambre du baronnet, m'y attendoit. Je montai avec Lidy dans une berline de campagne. Elle nous conduisit à une maison de peu d'apparence: une femme assez bien faite s'avança pour me recevoir: elle ouvrit une salle basse très-ornée, et me pria de m'y reposer, pendant qu'oniroit avertir Sir James, embarrassé depuis long-temps à écarter un importun. On servit du thé et du chocolat, mais il me fut impossible de rien prendre. Le baronnet tarda peu à venir. Mon trouble l'inquiéta; il me trouva si foible, qu'en m' aidant à monter l'escalier, il se vit obligé de s'arrêter plusieurs fois; il trembloit aussi, et son émotion paroissoit violente. Il me fit entrer dans un grand cabinet; les fenêtres à demi-fermées, et les rideaux tirés dessus, rendoient ce lieu frais, mais obscur et triste. Un homme en habit de campagne, jeune, bien fait, dont l'air noble et grâcieux étoit frappant, vint à moi, m'adressa un compliment; je l'entendis à peine, et n'y pus répondre que par une profonde inclination. Il parla bas à Sir James, et lui parla assez long-temps. Le ministre, son clerc, Lidy, le valet-de-chambre du baronnet, la femme qui nous avoit introduites, et ce jeune cavalier, furent les seuls témoins de nos mutuels engagemens. Mon désordre contraignit Lidy à répondre pour moi aux interrogations du ministre. Je ne pus retenir mes larmes quand à la question: qui donne cette femme à cet homme? celui qui venoit de parler à Sir James, et m'étoit inconnu, prit ma main, et la présentant au baronnet, dit tout haut moi. que ma situation me sembla triste, madame! Comparée à celle d'une fille élevée dans le sein de ses parens, sous les yeux d'un tendre père: pompeusement conduite par lui-même au pied des autels, pour y prendre le nom d'un amant, fier de recevoir sa main, d'acquérir le droit d'en être aimé, et peu de momens après l'auguste cérémonie, se voit l'heureuse fille dedeux pères, de deux mères, l'objet de l'attention, des complaisances, des douces caresses de deux familles unies pour la chérir et la protéger. Mes pleurs émurent Sir James, il pâlit, demanda de l'eau, et respira des sels. Sa sensibilité me toucha; je m'efforçai de cacher mon trouble, dans la crainte qu'il ne l'attribuât à cette indifférence si souvent reprochée. Il ne m'étoit plus permis d'en conserver, ou du moins d'en laisser paroître. Je désirois sincèrement de prendre avec le nom de femme, tous les sentimens capables de rendre heureux un homme, dont le généreux désintéressement méritoit ma tendresse et ma reconnoissance. Le ministre ayant joint nos mains, déclaré au peu d'assistans que nous étions mariés, Sir James me prit dans ses bras, et m'y serra avec transport. Celui qui venoit de remplir pour moi l'office de père, demanda la permission de me saluer, et le fit d'un air d'intérêt remarquable. J'appris de Lidy qu'il avoit montré de la surprise, même de l'admiration, en me voyant entrer, et de l' inquiétude pendant la cérémonie. Mon trouble ne me laissoit pas la liberté de faire attention aux mouvemens des autres. Occupée du soin de réprimer les miens, de renfermer l'extrême tristesse dont je ne pouvois me défendre, il m'eût été difficile d'apercevoir ce qui se passoit autour de moi. Nous sortîmes de chez le ministre. La voiture qui nous avoit amenées, nous conduisit au bord de la Tamise; un bateau couvert nous y attendoit. Sir James m'y fit entrer avec Lidy, ensuite il renvoya le carosse et le seul laquais dont nous étions suivis; vintprendre sa place auprès de moi, et donna ordre de partir. Les bateliers, ayant ramé quelque temps, abordèrent à un bâtiment rond qui s'avançoit sur la rivière. Sir James frappa des mains. Une jeune jardinière ouvrit la petite porte du jardin, et la referma soigneusement quand nous fûmes entrés. Elle nous mena à un pavillon élevé derrière des arbres hauts et touffus, qui en déroboient la vue du côté de l'eau. L' appartement où elle nous laissa, me parut plutôt orné que meublé. Tout y étoit agréable, mais rien n'y offroit les commodités d'une demeure habituelle. Je m'assis à une table à thé, et fus extrêmement surprise en voyant la jeune paysanne se présenter seule pour m'y servir. La solitude de ce lieu m'effraya. Je me tournai vers Lidy, ses regards augmentèrent la terreur qui commençoit à s'emparer de mon esprit. Le baronnet s'aperçut de mon inquiétude, et s'empressa de la dissiper. " vous n'êtes point chez vous, ma chère Jenny, me dit-il. Une raison, dont vous serez instruite avant de quitter cette maison, m'a engagé à vous y amener passer la plus grande partie du jour. Ce soir vous en partirez pour aller prendre possession de la vôtre. Vous y trouverez des gens destinés à vous servir; tout ce qui rend un séjour riant, même délicieux, s'y rencontre. Je n'ai rien négligé de ce qui pouvoit embellir votre demeure. J'ose attendre de mes soins une récompense bien flatteuse: le plaisir de vous voir contente de moi, heureuse par mes attentions. Voilà, mon aimable compagne, le prix satisfaisant que se promet un coeur tout à vous. " ce discours me rassura. Je pris du thé; ensuite je passai avec Sir James sous un berceau fort couvert. Il se terminoit à une terrasse d'où l'on entroit dans le premier pavillon que j'avois vu. Une salle et quatre cabinets le formoient; ce lieu offroit la retraite la plus fraîche et la plus tranquille. Sir James me contraignit de m'y arrêter. J'y restai seule avec lui jusqu'à trois heures. Alors le son d'une cloche nous avertit de retourner dans le salon où nous devions dîner. La jardinière et Lidy servirent un repas délicat, apprêté par le valet de chambre de Sir James, arrivé peu d'instans après nous. La joie la plus vive éclatoit sur le visage du baronnet: son air heureux, la tendresse de ses regards, de ses discours, l'extrême passion répandue dans toutes ses actions, ne calmoient point la triste agitation de mon coeur. Confuse, abattue, insensible à ses caresses, à ses transports, la satisfaction de son ame ne pouvoit se communiquer à la mienne. Le dîner fini, nous retournâmes dans le pavillon: Lidy eut ordre de s'y rendre à sept heures. Quand elle y fut venue, Sir James lui dit de s'asseoir, se plaça entre elle et moi, prit une de mes mains, la baisa plusieurs fois; et après un peu de silence: " il est temps, ma chère Jenny, dit-il, de vous dévoiler le mystère d'une conduite qui a pu vous surprendre au commencement, et rendre mes intentions suspectes. Je viens d'acquérir des droits incontestables à votre complaisance; ils m'enhardissent à vous ouvrir mon coeur. Mon honneur et ma fortune doivent être à présent des objets intéressans pour vous. Cen'est point à Miss Jenny, c'est à ma femme, c'est à l'aimable créature destinée à faire mon bonheur, que je vais confier l'embarrassante situation où je me trouve. Elle est telle, qu'en me liant aujourd'hui, j'ai mis au hasard toutes mes espérances; ce seroit peu, mais en risquant de perdre les biens que je possède, ceux que j'attends, je m'expose encore à des reproches mérités, à un éclat fâcheux, et ce qui m'est bien plus sensible, à paroître ingrat, à l' être véritablement, en payant d'un cruel retour les bontés d'une parente, d'une amie, que tout doit me rendre chère et respectable. " Sir James s'arrêta, détourna la tête pour me cacher les marques de son attendrissement; mais les inflexions de sa voix m'avoient fait connoître combien il étoit touché. Inquiète de ce qu'il alloit m'apprendre, je lui prêtai la plus grande attention. Quand je vous vis chez Milord Clare, continua-t-il, tout me promettoit un sort heureux. Je descends de ce brave Lord Huntley, qui sacrifia ses biens et sa vie aux intérêts de l'infortuné Charles I. Ma maison, autrefois illustre et riche, constante dans son amour pour le sang de ses anciens maîtres, perdit avec eux ses titres et ses possessions. Sa ruine n'abaissa point sa fierté, et loin de mendier les faveurs de la cour, elle se glorifia de sa pauvreté. Chef de cette famille fidèle, mon père eut l'avantage de plaire à Miss Lineric, de la maison d'Hamilton, riche héritière par sa mère, et maîtresse d'elle-même; elle l'épousa, en se réservant la propriété de ses biens, et le droit d'en disposer. Mon père ne jouitpas long-temps de sa fortune, il mourut, et me laissa au berceau; ma soeur, née trois ans avant moi, faisoit déjà les délices de ma mère: une convention ordinaire entre les époux dont la croyance diffère, destinoit ma soeur à professer la foi romaine, et je devois être élevé dans la protestante. Mes parens paternels se chargèrent de veiller aux principes que l'on me donneroit. Ma mère, dont le parti étoit proscrit en écosse, n'osa s'y opposer. Sans doute elle espéroit que ses grands biens rendroient sa tutelle arbitraire; trompée dans son attente, elle prit une extrême indifférence pour moi, et ma soeur devint l'objet unique de ses affections. Je fus instruit à l'université de Glascow. Miladi Rutland, cousine de mon père, avoit une terre fort proche de ce lieu; quand elle y séjournoit, elle m'y faisoit venir, et se plaisoit à m'encourager dans mes études en récompensant mes progrès: elle suppléoit à la négligence de ma mère, et je lui devois tous les agrémens dont je jouissois à Glascow. Six mois après ma sortie de l'université, je partis pour visiter les différentes cours de l'Europe, j'entretins un commerce exact avec la Duchesse De Rutland; mon coeur, simple et naïf, s'exprimoit sans détour dans mes lettres, je ne lui cachois rien, pas même mes imprudences; elle m'aida souvent de ses conseils; sa généreuse amitié s'étendit plus loin: trouvant modique la pension que m'accordoit ma mère, elle la doubla. Par son ordre, mon gouverneur me laissa long-temps croire que cette augmentation venoit des représentations qu'il avoit cru devoir faire à Miladi Huntley.Je passai six années loin de ma patrie. Quand j'y retournai, je ne reçus point de ma mère l'accueil ni les caresses que mon respect, ma soumission à ses volontés, et ma bonne conduite pendant mes voyages, me mettoient en droit d'en attendre. Ma soeur, malade depuis son enfance, touchoit à ses derniers momens, elle mourut peu de temps après mon retour: la douleur de ma mère fut immodérée; loin de la diminuer, ma présence sembloit l'accroître. Miladi Rutland étoit alors en Irlande; l'écosse me devint insupportable, et je résolus de la quitter. J'avois formé un plan pour mon avancement; je voulois m'approcher du prince, le servir, mériter sa bienveillance, m'efforcer de rendre à ma famille ses titres et son premier éclat. Je priai le Comte De Blair, mon ami, de communiquer mes desseins à ma mère: fort opposée dans son coeur à la maison régnante, elle ne devoit pas goûter ce projet; mais le peu de plaisir qu'elle prenoit à me voir, la détermina à me le laisser suivre; elle m' adressa au Duc D'Argyle, remettant au choix de ce seigneur le parti qu'il me conviendroit d'embrasser, et le pria de me procurer de l'emploi dans les troupes, ou de m'attacher à la personne du roi; elle m'accorda une pension considérable, reçut mes adieux, et me vit partir sans donner la moindre marque d'attendrissement à un fils respectueux, qui ne put la quitter avec la même indifférence. Quand j'arrivai à Londres, le Duc D'Argyle étoit à Bath; je ne crus pas devoir me faire présenter au roi par un autre: en attendant le retour du duc, je melivrai aux amusemens variés de la ville, et renouvelai connoissance avec des personnes distinguées que j'avois rencontrées dans les pays étrangers. Milord Clare fut de ce nombre; la profonde douleur dont je le vis accablé, me toucha: j'allois souvent partager sa solitude; j'étois bien éloigné d' imaginer que mon coeur y trouveroit l'objet d'une passion aussi vive, aussi constante que la sienne, mais destinée à être plus heureuse. J'oubliai près de vous le soin de ma fortune; seulement occupé du désir de plaire, malgré votre froideur, je me livrois à la douce espérance de vous rendre sensible. Miladi Rutland, retournée à édimbourg, m'écrivoit souvent; elle s' étonnoit que je n'eusse fait encore aucune démarche pour mon établissement. Le Duc D'Argyle étoit à Londres; mais vous habitiez Oxford, et je ne pouvois le quitter. Il fallut m'y résoudre pourtant: le Comte De Blair m'apprit que le Chevalier De Thanet, jeune gentilhomme sans fortune, mais d'un mérite distingué, avoit fait des progrès si rapides sur le coeur de ma mère, et lui inspiroit une passion si vive, qu'elle ne cachoit point sa tendresse. Il me pressoit de venir lui rappeler, par ma présence, un titre et des obligations dont elle paroissoit ne plus se souvenir. Emportée par ses sentimens, elle pouvoit, disoit-il, oublier qu'elle étoit mère d'un homme entièrement dépendant de ses dispositions. Cet avis me surprit d'autant plus, que la Duchesse De Rutland ne me le donnoit point; je la connoissois trop bien pour la soupçonner de se prêter à ma ruine. Excepté elle cependant, tous mes parens m'écrivirentconformément à l'avis du Comte De Blair. En tout autre temps, j'aurois sans doute pensé que ma mère, maîtresse de sa fortune, avoit le droit d'en disposer sans mon aveu; mais il falloit du bien pour vous obtenir de ceux dont vous dépendiez, et je vous adorois. Dans ces circonstances, l'aspect de la pauvreté me parut insupportable. Je me déterminai à partir, à courir défendre mon héritage au péril de ma vie. Le chevalier De Thanet me sembla moins l'usurpateur de ma fortune, que le destructeur de ma félicité. L'excès de ma fureur me rendit imprudent: j' écrivis au Comte De Blair, je lui confiai mon départ et mes desseins. Brûlant de m'approcher du Chevalier De Thanet, je m'arrachai avec violence à la douceur de vous voir, et pris la route de l'écosse. Je courus nuit et jour, ne m'arrêtant que pour vous écrire: à deux journées d'édimbourg, je fus attaqué d'une fièvre violente, elle m'embarrassa d'abord la tête, et me causa des transports continuels: un bon prêtre chez lequel je logeois, eut un soin particulier de moi. Il fallut m'ôter mes forces afin de conserver ma vie; et pendant sept jours on douta s'il seroit possible de me sauver de ce mal dangereux. Mon valet-de-chambre ignorant les raisons qui me faisoient retourner en écosse, se hâta d'écrire à ma mère la situation où j'étois réduit, et le lieu où elle me contraignoit de séjourner. Je ne sais ce qu'elle pensa en me sachant si près d'elle; mais le huitième jour de ma maladie, je vis avec une extrême surprise Miladi Rutland au chevet de mon lit. La présence d'une personne que j'aimois, dont je me croyois aimé, me charma, m'attendrit; je donnai des marques de foiblesse en sentant ma main pressée entre les siennes. Nous restâmes un peu de temps sans parler; sa démarche, ses regards pleins de bonté m'apprirent qu'elle me conservoit encore son amitié. En se taisant sur le penchant de ma mère, elle m'en avoit fait douter. Cette dame écouta mes plaintes avec douceur; et sans entrer dans aucun détail, elle me pria de m'occuper seulement du soin de me rétablir; elle me promit de rester aux environs de ma demeure, de me visiter tous les jours en attendant le retour de mes forces; et comme le repos et le silence m'étoient nécessaires, elle me laissa entre les mains d'une de ses femmes et d'un médecin, venu d'édimbourg avec elle. Rendu à moi-même, et presque convalescent, j'envoyai à Lothiane, où je vous avois priée de m'adresser vos lettres. On m'en apporta une de Miss Clifford. Elle me disoit que peu de jours après mon éloignement, vous étiez partie d'Oxford, et qu'elle ne savoit point encore où vous logiez à Londres. Cette nouvelle me consterna. J'attendis avec la plus grande impatience une seconde lettre. Je la reçus; mais elle augmenta mon inquiétude en me confirmant l'ignorance de la jeune miss sur votre sort. Elle continua de m'écrire, et ses lettres détruisirent le reste d'espérance qui me soutenoit encore. Son amitié pour vous, peut-être sa complaisance pour moi, l'engagea à envoyer un exprès à Londres, chez votre tuteur. Il se mouroit, on ne put le voir, ses gens dirent qu'ils ne connoissoient ni Miss Glanville, ni ses parens.Je ne tenterai point de vous exprimer la douleur dont je fus pénétré en pensant vous avoir perdue pour jamais. Sans cesse occupé de vous, mon imagination erroit sur mille objets affligeans. Vos parens vous rappeloient-ils, alliez-vous les trouver à la Jamaïque, ou leur retour vous enlevoit-il à moi? Quelquefois, vous croyant au milieu des mers, exposée à la fureur des vents, je tremblois pour vos jours; un instant après, il me sembloit vous voir paisible, contente, négligeant, oubliant un infortuné dont la tendresse n'avoit pu vous toucher, comblant les voeux d'un amant plus heureux... ô ma chère Jenny! Ces différentes images que se formoit un esprit inquiet, étoient bien moins cruelles encore que la triste vérité. Vous pleuriez, vous gémissiez; accablée sous le poids de vos peines, vous les dévoriez en secret. Qu'un mot écrit par une main si chère, eût été nécessaire à notre commun bonheur! Votre confiance en moi pouvoit alors... elle m'eût épargné le reproche... ah Jenny, Jenny! Pourquoi... mais il n'est plus temps... non, il ne m'est plus permis de me plaindre de vous. Dès que je pus soutenir le mouvement d'une berline, j'accompagnai Miladi Rutland à Duglas. Le Comte De Blair vint m'y voir. Personne ne me parloit de ma mère, on éludoit mes questions, on n'y répondoit point: j'appris enfin qu'elle étoit mariée. Foible encore, ranimé seulement par la fureur, par le désir de me venger du Chevalier De Thanet, que j'accusois de toutes mes peines, je résolus de quitter miladi, d'aller à édimbourg, de chercher cet homme,de le priver de la vie, ou de terminer par ses mains des jours qui ne pouvoient plus être heureux. Mes desseins étoient connus de la Duchesse De Rutland; c'étoit pour en prévenir l'exécution, qu'elle m'avoit conduit à Duglas. Elle vouloit me calmer, et ne doutoit point du pouvoir que mon respect et mon attachement lui donneroient sur mon esprit. Jamais femme ne fut plus aimable, ni plus généralement estimée que Miladi Rutland: née à Londres, possédant par sa mère de grands biens en écosse, mariée à un seigneur attaché à la cour, et puissant dans le royaume, à l'âge de dix-neuf ans, elle resta veuve et maîtresse de quinze mille guinées de rente. Sa conduite assez extraordinaire fixa long-temps sur elle l'attention publique. Elle seule, peut-être, sait allier à l'exacte décence la liberté d'une façon de vivre, exempte de contrainte et d'assujettissement: sans sortir de sa patrie, elle a toujours voyagé et continue encore à parcourir les trois royaumes, s'arrêtant où elle s'amuse, et laissant partout des marques de la bonté de son coeur. La règle de sa vie est d'être utile aux autres, et complaisante pour elle-même. Ses traits sont beaux. La tranquillité de son ame a prolongé sa jeunesse. Elle est généreuse, sincère, simple dans son langage et noble dans ses idées; elle plaît, elle intéresse, on l'aime, on la respecte; ce qu'on sent pour elle approche de la vénération; elle inspire ces sentimens tendres et solides que fait toujours naître un mérite rare et reconnu. Je sais, me dit-elle un jour, le projet que vous méditez, je ne vous blâme point de l'avoir conçu; un mouvement naturel et pardonnable doit vous rendre odieux celui qui succède à vos droits; mais si vous êtes capable de modération, si vous daignez en croire une amie, vous n'écouterez point un ressentiment trop vif, et vous abandonnerez le dessein cruel qui vous a conduit ici. La vengeance est une satisfaction foible et passagère; un même instant la donne, la dissipe et livre à de longs regrets. En attaquant la vie d'un homme adoré de votre mère, voulez-vous justifier son indifférence et mériter sa haine? Porterez-vous la douleur dans le sein de celle qui vous a donné le jour? Percerez-vous à ses yeux l'objet de ses plus tendres affections? Oserez-vous l'en priver? Et si vous le faites, pensez-vous obtenir jamais le pardon de cette offense? Loin de réparer vos pertes, ce crime infructueux comblera votre malheur. Mais qui vous assure de la victoire? Ne pouvez-vous pas succomber? Dans l'un ou l'autre cas examinez l'avantage que vous poursuivez. Songez-y, Sir James; vous risquez de déchirer le coeur de votre mère, de lui causer une douleur inexprimable, de périr, ou d'être irrévocablement déshérité. Je ne répondis rien. Combattu par mille mouvemens opposés, je ne pouvois encore céder à la force d'un raisonnement dont pourtant la justesse me frappoit, et disposoit mon ame à recevoir de plus douces impressions. Première cause de votre infortune, continua miladi, je suis obligée à trouver un moyen de la diminuer. C'est moi qui amenai le Chevalier De Thanet en écosse. Son père m'avoit aimée dès ma plus tendreenfance. Sensible à son mérite, aux agrémens de sa personne, je l' aurois préféré, si j'eusse été libre dans mon choix. Les grands biens et la faveur du Duc De Rutland déterminèrent mes parens à me donner à lui. Il reçut ma main, mais l'image de Sir Thanet resta toujours présente à mon esprit et chère à mon coeur. Il étoit marié quand je devins veuve; j'en ressentis un chagrin véritable. Je cherchai partout Sir Thanet, mes voyages n'avoient pour but que le désir de le rencontrer. Je trouvois de la douceur à me livrer à mes sentimens; il les ignoroit, mais ses yeux me disoient souvent qu'il se souvenoit de ses premiers penchans. Sir Thanet fut tué en Allemagne. Sa mort m'affligea sensiblement, je donnai des larmes à sa perte, je me plus à conserver son idée, sa mémoire m'est chère, tout ce qui tient à lui, tout ce qui le rappelle à mon souvenir, devient l'objet de ma complaisance, et acquiert des droits à mon amitié. Je trouvai le chevalier en Irlande; il venoit de perdre sa mère et un procès dont les frais immenses absorboient presque tout ce qui lui restoit de biens. Sa situation m'attendrit, je me sentis pressée d'un désir vif de l' obliger. Je me liai avec lui; à ma prière, il me suivit ici: votre mère y vint passer deux mois, je lui confiai mes desseins sur le jeune Thanet, je voulois lui donner ma nièce, riche héritière, entièrement sous ma dépendance par le testament de ma soeur. Elle n'a que neuf ans, il auroit joui d'une partie de son bien en attendant le moment de posséder toute sa fortune avec sa personne. Ladi Huntley, guidéepar une folle passion, lui fit offrir le don actuel de huit mille guinées de rente. Ma nièce aura bien plus; mais l'avenir est si éloigné aux yeux de la jeunesse! Un avantage présent détermina le chevalier. Sans m'en parler, il signa le contrat qui l'unissoit à votre mère; leur mariage se fit en secret, et quand le Comte De Blair vous conseilla imprudemment de venir vous y opposer, il n'étoit plus au pouvoir de personne d'y mettre obstacle. Je vous ai confié les motifs de mon amitié pour le chevalier De Thanet; à présent j'ose vous demander le sacrifice de votre ressentiment, et vous prier d'accepter le sort que je lui destinois. Cédez à mes désirs, rendez-moi l'occasion perdue de faire un heureux: je m'engage dès cet instant à reconnoître cette condescendance par le don... je l'interrompis avec vivacité. " permettez-moi, miladi, lui dis-je, de ne pas en entendre davantage; la douceur de vous obliger est sans prix pour moi; le chevalier De Thanet jouira paisiblement des biens qu'il me ravit; loin d'attaquer ses jours, je me sens capable de les défendre, si vous me l'ordonniez. Mais souffrez que ce sacrifice soit pur; laissez-moi refuser vos dons généreux: je tiens peu à la fortune; heureux de mériter votre estime, de conserver une amitié qui m'est si chère, je m'applaudirai, même dans l'état le plus fâcheux, d'avoir pu vous donner une preuve certaine de ma soumission et de mon respect. " cette promptitude à m'accorder une grâce que je désirois ardemment d'obtenir, reprit miladi, ce noble désintéressement, redoublent mes obligations.Mais laissons ce discours, nous le reprendrons à Bristol, où je vais passer un peu de temps: vous ne refuserez pas de m'y accompagner: Ladi Huntley m'a remis un billet de deux mille guinées pour vous dédommager des frais de votre voyage; le voilà, ajouta-t-elle, en me le donnant; elle ne désire point de vous voir, mais je veille à vos intérêts auprès d'elle; votre pension est augmentée, et l'Alderman Burton, qui prend soin de ses affaires à Londres, a déjà l'ordre de fournir l'argent nécessaire à l'acquisition de la charge dont le Duc D'Argyle doit vous procurer l'agrément. Je ne vous presse point d'accepter le parti que je viens de vous offrir; cependant ma nièce peut, en vous donnant la main, faire rentrer dans votre maison les titres et les biens que les troubles de la nation ne lui ont point encore permis de recouvrer. J'abandonne ce sujet à votre plus sérieuse considération, et dans un mois je vous prierai de m'instruire de vos résolutions. Nous partîmes le lendemain; j'avois reçu à Douglas une lettre de Miss Clifford, elle ne me donnoit aucune nouvelle de vous. Dès que je fus en Angleterre, j'envoyai mon valet de chambre à Londres, avec ordre d'aller chez Sir Humfroi, de s'informer des amis, des parens de cet homme, de faire d'exactes recherches parmi eux, de ne rien négliger pour découvrir ce que vous étiez devenue. Son voyage fut inutile, il n'apprit rien, et son retour me désespéra. Une lettre du Comte De Blair me fit connoître toute l'étendue des obligations que j'avois à la Duchesse De Rutland. Elle seule pressoit le Duc D'Argyle de s'employer en ma faveur. Ma mère, loin de s'occuperde mon établissement, ne se souvenoit plus de mon existence. Le billet de deux mille guinées, les fonds déposés chez l'Alderman Burton, l'augmentation de mon revenu, je devois tout à la libéralité de la duchesse: pénétré des procédés d'une amie si respectable, reconnoissant de ses bontés, je me crus obligé de céder enfin à ses désirs. " sans espoir de vous retrouver, d'être heureux par l'amour, je tentai de le devenir par l'ambition. Des idées de grandeur se mêlèrent à ces tendres sentimens dont j'étois si douloureusement affecté. Maître d'accepter un parti que les plus opulens seigneurs d'Angleterre auroient recherché, je commençai à réfléchir sur tant d'avantages offerts. Miladi Rutland me pressoit: je promis, je m'engageai formellement à épouser dans quatre ans la jeune Ladi Betsey D'Arran... " Sir James alloit continuer, mais me voyant pâlir, me renverser sur le siége où j'étois assise, il poussa un cri, et jetant ses bras autour de moi, il s'empressa de ranimer mes esprits. " eh! D'où vient cette crainte? D'où naît cet effroi, me disoit-il? Pourquoi ma chère Jenny s'alarme-t-elle? ô mon aimable femme! Rassurez-vous; un lien sacré nous unit, vous êtes le choix de mon coeur, un noeud déjà formé détruit tout autre engagement; écoutez-moi, croyez-moi, ne vous défiez point d'un homme qui vous adore. Si vous daignez vous prêter à mes soins, à mes désirs, tout s' arrangera au gré de mes voeux et des vôtres. " les caresses de Sir James, ses discours, ses sermens, ses protestations, rien ne calmoit le trouble qui venoitde surprendre mon coeur; il ne pouvoit ramener mon attention; je pleurois, je ne l'écoutois point. Ah grand dieu! M'écriai-je enfin, une telle confidence devoit bien précéder la cérémonie de ce matin! Si vous m' aviez aimé comme je vous aime, dit Sir James, je ne me serois point attiré ce reproche qui m'est sensible; ma confiance eût mis mon sort dans vos mains; vous m'avez vu long-temps agité, inquiet, rêveur, chagrin; je combattois avec moi-même, je désirois ardemment retirer ma parole avant de me donner à vous. Combien de fois j'ai voulu vous parler? Mais tant de fierté dans vos yeux, d'indifférence dans votre coeur, une si grande prévention contre moi, m'ont fait craindre de vous perdre pour jamais, si je vous laissois connoître ma position. Comment me dégager sans vous quitter un peu de temps? Il falloit retourner auprès de Miladi Rutland, aller lui avouer mon penchant, mes chagrins, mes désirs; la toucher, l'attendrir, obtenir d'elle ma liberté: mais votre obstination à rejeter les preuves de mon amitié, à refuser mes secours, m'a fixé près de vous. Comment me résoudre à vous abandonner dans une demeure si triste, exposée au besoin, réduite à chercher les moyens de pourvoir à votre subsistance, déterminée à accepter le premier asile offert! Que devenois-je à mon retour, si je me voyois privé une seconde fois de vous, du seul bien qui m'est cher? Pardonnez-moi, mon aimable amie, d'avoir entrepris de me le conserver au risque de vous déplaire. Il s'arrêta, me regarda, prit ma main, la baisa; s'apercevant que je m'affligeois toujours, et ne me disposoispas à lui répondre: " ô ma charmante Jenny! Je ne vous chagrinerai point, s'écria-t-il; fortune, honneurs, dignités, je veux tout sacrifier à ce que j'aime! J'allois vous prier d'être seulement un an sans porter mon nom, sans prendre le titre de ma femme; de me laisser le temps de prévenir Miladi Rutland; je voulois qu'elle ignorât le moment de notre mariage, qu'il parût fait de son aveu; je lui devois cette déférence, même en renonçant à ses bienfaits, et à l'alliance projetée. Il m'est affreux de manquer d'égards pour une parente, pour une amie si digne de ma reconnoissance; mais je lui remettrai ce que je tiens de sa générosité, j'abandonnerai l'espoir d'une riche succession, la certitude d'un titre, tout enfin... eh! Que sont pour moi les grandeurs, les vaines dignités? Leur attente vous a-t-elle jamais remplacée dans mon coeur? ô ma chère Jenny! Plût au ciel! ... pourquoi, ah! Pourquoi ne reçûtes-vous pas ma main à Oxford? Que n'étions-nous unis avant ce fatal voyage? La perte de vos espérances et des miennes eût été un léger malheur pour votre époux. Réduit à ma légitime, ne possédant que le simple héritage de mes pères, j'aurois vécu content sur la montagne la plus aride de l'écosse: mon coeur eût gémi sans doute de ne pouvoir vous procurer que les seuls plaisirs du sentiment; mais si vous m' eussiez aimé, si vous eussiez supporté sans peine nos communes privations, je n'aurois rien envié, rien regretté. Qu' importe l'habit qui nous couvre, l'aliment qui nous soutient, ou la perspective qui s'offre à nos regards, quand, heureux au dedans de nous-mêmes, nous jouissons du bonheurque nous avons le plus désiré, et qui nous paroît le seul capable de remplir tous nos voeux! " Sir James cessa de parler, et attendit ma réponse d'un air triste et inquiet. Remettre à une personne généreuse le pouvoir de nous ôter ou de nous conserver des avantages que nous semblons négliger pour elle, c'est l' engager à préférer nos intérêts aux siens, et notre satisfaction à son propre bonheur. Mille idées mortifiantes s'élevoient dans mon esprit, en songeant à quels soupçons m'exposoit le secret exigé; cependant un instant de réflexion me rappela mes voeux récens, les obligations indispensables de mon nouvel état; il ne me convenoit plus de m'opposer à la volonté de Sir James. Comme des représentations sur une affaire terminée, sont souvent fâcheuses et toujours inutiles, je pris le parti de me soumettre à des dispositions qu'il n'étoit plus temps de changer. " je me trouverois bien malheureuse, monsieur, lui dis-je, si je vous réduisois à vivre dans l'obscurité, vous qui avez daigné me tirer de celle où me condamnoit ma mauvaise fortune. Pardonnez un premier mouvement, je voudrois avoir pu vous le cacher, et me reproche la douleur qu'il vient de vous causer. Expliquez-moi vos intentions, je m'y conformerai. Vous êtes le maître d'imposer des lois à un coeur reconnoissant; elles ne lui paroîtront jamais dures, quand vos avantages ou votre bonheur seront le prix des sacrifices qu'il devra vous faire. " " ô ma charmante compagne! S'écria Sir James, transporté de joie, je jure par vous-même de merappeler chaque jour de ma vie la douceur de ce procédé. Quand j'ai craint de vous ouvrir mon ame, je ne connoissois pas toute la noblesse de la vôtre. Aimable et chère Jenny! Tes larmes ont déchiré mon coeur, mais ta complaisance le pénètre de plaisir. Puissé-je t'en payer dignement. Ah! Que le ciel me punisse dans sa colère, qu'il nous sépare, me prive à jamais de toi, si tes moindres désirs trouvent en moi la plus légère résistance, si je ne les préviens pas, si ta satisfaction n'est pas toujours le premier de mes soins, et si j'envisage dans l'avenir un autre bonheur que celui de combler le tien. " de tendres caresses suivirent ces expressions de sa reconnoissance; ensuite il commença à détailler les mesures qu'il avoit cru devoir prendre pour assurer le secret de notre union. " la nécessité de me montrer presque tous les jours à Londres, dit-il, et l'envie de n'en passer aucun sans vous voir, m'ont forcé de choisir votre demeure près de la ville. Je n'ai rien trouvé dans ses environs de plus convenable à mes desseins, qu'une maison isolée et très-jolie, située à Islington. Je voulois m'en rendre entièrement le maître; mais la propriétaire n'a pu consentir à céder le côté qu'elle habite. C'est un pavillon détaché du corps de logis, sans communication dans le grand bâtiment, mais dont les vues s'étendent sur une partie du jardin. Je me suis informé de cette femme. Elle s'appelle Mistriss Roberts, est d'honnête famille; veuve d'un ministre, et vit très-retirée. Je lui ai confié que j'attendois de Coventry une fille riche et de qualité, liée par ses promesses à mon frère, jeuneofficier de marine, actuellement en mer pour le service de sa patrie. Les parens de cette dame, ai-je ajouté, la pressant de recevoir les soins d'un autre, Miss Jenny vient se mettre sous ma protection, afin de se conserver à l'homme dont son coeur a fait choix. Nous ignorons, elle et moi, le temps du retour de mon frère; la jeune miss l'attendra chez vous: j'ai fini par prier Mistriss Roberts de vous appeler seulement Miss Jenny, et de ne jamais prononcer devant personne le nom d'Asteley, que je lui ai dit être celui de votre famille. Elle me l'a promis, s'est chargée du soin de trouver des gens pour vous servir, me les a présentés, et je les ai arrêtés sur sa parole. En qualité de confident d'un frère chéri, mes visites ne seront point suspectes: je m'efforcerai de ne pas les rendre trop fréquentes pendant le jour, mais toutes les nuits, une porte qui s'ouvre dans la campagne, me donnera la facilité d'entrer chez vous sans être aperçu. Deux pièces que j'ai fait percer, me conduiront au pied d'un escalier dérobé, caché par un retranchement ménagé exprès. Par-là je parviendrai à votre cabinet. Lidy, et un de mes valets-de-chambre, dont la fidélité m'est connue, sauront seuls notre secret: mes chevaux m'attendront à une ferme prochaine; personne ne soupçonnera notre intelligence; et quand je pourrai m' arracher un peu de temps au plaisir délicieux de vous voir, d'être près de vous, j'irai trouver Miladi Rutland. Je lui ouvrirai mon coeur, j'avouerai ma passion, sans avouer que j'en possède l'objet. J'étois lié par l'amour, lui dirai-je,avant de l'être par mes promesses: je connois miladi; sa douceur, son indulgence, sa bonté ne lui permettront pas de m'affliger. Elle me rendra ma parole; elle ne me privera point des avantages qu'elle m'a faits; elle ne changera rien à ses dispositions généreuses. Je conserverai son estime, son amitié, l'assurance d'une grande fortune, dont ma chère Jenny sera la maîtresse. Alors je déclarerai notre union, comme si elle venoit d'être formée; je présenterai mon aimable compagne à miladi, à ma famille, à la cour, à tout le monde enfin; on admirera ce que j'aime, mon choix sera applaudi, mon bonheur envié, et tous mes désirs remplis. " Sir James en finissant, me demanda si j'avois des objections à faire sur cet arrangement, ou si je sentois de la répugnance à m'y prêter. Je ne crus pas devoir en montrer. Cependant j'étois humiliée du personnage qu'il me forçoit de représenter. Je rougissois intérieurement de passer dans ma maison pour une fille passionnée, préférant sa satisfaction à ses devoirs, capable de se soustraire à la juste autorité de ses parens, et de sacrifier sa réputation au penchant de son coeur, en hasardant une démarche si téméraire. La retraite dans laquelle je devois vivre, pouvoit seule adoucir le désagrément d'une pareille situation. Je répondis à Sir James que ne séparant plus ses intérêts des miens, je me conformerois à ses volontés, et m'efforcerois de trouver ma félicité dans tout ce qui contribueroit à assurer la sienne. Il avoit eu la précaution de faire apporter des habitsde voyage. Nous en choisîmes deux, et les froissâmes, Lidy et moi, avant de les vêtir, afin qu'ils parussent moins neufs. Ensuite nous traversâmes le jardin, et sortîmes de la maison par une porte de derrière. Elle donnoit dans une petite ruelle aboutissante au grand chemin. Une berline, attelée de six chevaux de poste, se présenta pour nous recevoir en sortant de la ruelle. Elle nous conduisit en peu de temps à Islington. Arrivée chez moi, Mistriss Roberts vint me saluer. Elle me parla avec beaucoup de politesse. Mes gens rassemblés par son ordre, s'avancèrent au nombre de dix. Elle me les nomma, en m'instruisant de la qualité de leur service. Je l'invitai à souper, mais elle s'en défendit, et me quitta quand on m'avertit que j'étois servie. Sir James sortit avec elle, en me disant d'un air froid et poli, qu'il viendroit le lendemain prendre mes ordres, et savoir si ses premiers soins avoient réussi au gré de mes désirs. Je me hâtai de souper pour me retirer de bonne heure. J'espérois jouir d'un peu de liberté, me livrer au repos ou à mes réflexions; mais à peine commençois-je à m'entretenir avec Lidy, qu'un petit bruit se fit entendre. La porte de mon cabinet s'ouvrit, Sir James parut à mes yeux, et je me vis contrainte à lui donner des momens qu'il m'eût été plus doux de passer seule. Le goût et la magnificence du baronnet avoient changé une habitation commode, mais simple, en une demeure riante et agréable. Rien n'étoit négligé. Deux parterres émaillés de mille couleurs, se terminoient par une pièce d'eau assez grande; on venoitd'y mettre quantité de poissons pour me donner le plaisir de la pêche. Une volière, remplie de jolis oiseaux, se trouvoit au bout de la principale allée, toutes les espèces d'animaux dont on peut s'amuser à la campagne, ne laissoient rien à désirer, et un superbe attelage de six chevaux napolitains me procuroit la facilité de me promener dehors en berline ou en calèche. Je me plus infiniment dans cette belle solitude, j'y retrouvois l'aisance et la tranquillité qui me rendoient heureuse à Oxford. La musique, la lecture et le dessein suffisoient à mes plaisirs. Mais Sir James les troubloit souvent. Il me reprochoit une froideur que j'avois sans le savoir. Ma docilité, mes complaisances, un soin extrême et continuel de lui prouver mon estime et ma reconnoissance, ne satisfaisoient point son coeur passionné. Il exigeoit un sentiment dont l'idée même ne se peignoit point à mon esprit, et se plaignoit sans cesse de ne pouvoir me l'inspirer. Je lui devois trop pour ne pas souhaiter de le voir content; mais je le souhaitois de sang froid, par des motifs qui marquoient la bonté de mon coeur, et jamais par l'espèce de sensibilité dont Sir James vouloit me rendre susceptible. L'égalité de mon humeur le chagrinoit. Il se faisoit instruire de ma conduite, de mes occupations en son absence, et paroissoit fâché d'apprendre que je goûtois des amusemens préparés par ses soins. L'excès de sa tendresse me sembloit plus incommode que flatteur; je trouvois de la bizarrerie dans ses désirs, dans ses plaintes; il faut avoir aimé pour comprendre les peines que se faitun coeur fortement épris. Les chagrins du baronnet m'apprirent qu'il est possible de tout accorder à l'amour, et de ne pas le rendre heureux. Dix mois s'écoulèrent sans que Sir James se disposât à s'éloigner de moi, ni parlât du temps où il iroit trouver Miladi Rutland. Cependant il cessoit insensiblement de se gêner, de s' observer devant mes gens. La charge qu'il exerçoit alors l'obligeoit d'assister souvent au lever du roi; tous les matins il retournoit à Londres, revenoit à sept heures, et ne me quittoit plus du reste du jour. Je n'osois me plaindre d'une conduite que les circonstances me faisoient regarder comme un manque d'égards pour moi; mes plus légères observations sur ce sujet attiroient ses reproches, excitoient sa colère ou ses chagrins; mon indifférence me rendoit ses assiduités importunes, disoit-il. Cette idée ne l'engageoit point à se priver du plaisir qu'il sentoit à me voir, mais à me quereller à tous momens de ne point le partager. Par un sentiment injuste, il vouloit me forcer à lui savoir gré de ses transports, de ses caresses, de ses imprudences, de tout ce qu'il faisoit pour se contenter lui-même. Au commencement du printemps un accident fâcheux réduisit en peu de jours Mistriss Roberts à la dernière extrémité. En allant à Londres, dans une petite voiture découverte, elle versa, et se blessa dangereusement à la tête: je fus touchée du triste état de cette pauvre femme; bientôt la crainte de quitter ma demeure se joignit à la compassion qu'elle m'inspiroit.La cour partit pour Tumbridge. Sir James ne put se dispenser de la suivre; il en ressentit une peine véritable, et se plaignit mille fois d'un assujettissement qui avoit été l'objet de son ambition. Le jour de son départ, il passa assez de temps à regarder travailler des peintres qui finissoient une perspective. Deux fenêtres de l'appartement de Mistriss Roberts s'ouvroient sur le lieu où Sir James étoit assis avec moi. Son importune tendresse ne pouvant se contraindre, il baisa plusieurs fois ma main. Je lui fis remarquer qu' un homme âgé et une femme assez bien mise, paroissoient derrière les vitres, et sembloient nous observer attentivement. Il y porta les yeux, mais ces personnes se retirèrent fort vite, fermèrent les rideaux sur elles, et les entr'ouvrant, continuèrent de nous examiner. Nous rentrâmes peu occupés de leur curiosité. Sir James partit le soir avec le dessein de revenir bientôt, et de trouver un prétexte pour me revoir avant la fin du voyage. Son absence me laissant libre dans mes actions, je fis offrir à Mistriss Roberts tous les secours dont elle pouvoit manquer, et m'informai régulièrement de son état. Avant son accident, mes gens et les filles qui la servoient avoient eu peu de commerce ensemble; comme j'envoyois plusieurs fois le jour chez elle, ils se virent davantage, s'entretinrent plus familièrement, et bientôt en vinrent à de mutuelles communications. Une de mes femmes m'apprit que Mistriss Roberts étoit fille d'un gentilhomme fort riche: sa tendresse pour un jeune ministre, chapelain du Comte de Sommerset,lui fit perdre sa fortune avec l'amitié de son père; elle sacrifia l'une et l'autre à la douceur de s'unir à l'homme qu'elle aimoit. Cinq ans après son mariage, M Roberts mourut. Le Comte De Sommerset, touché de la situation de sa malheureuse veuve, continua de lui donner les cent guinées qu'il payoit à son mari. Ce seigneur étant mort lui-même sans faire aucunes dispositions, Mistriss Roberts se crut une seconde fois privée de tous secours. Mais elle trouva un nouvel appui dans la soeur du comte; cette dame compatissante et généreuse, non-seulement lui donna pour tout le temps de sa vie un petit bien de campagne, dont le revenu pouvoit suffire à ses besoins, mais elle y fit élever le corps-de-logis où j'étois actuellement, rendit les jardins agréables, et procura une grande aisance à Mistriss Roberts, en la mettant en état de tirer avantage de cette partie de la maison qu'elle louoit cent livres sterlings. Dès les premiers jours de sa maladie, cette femme s'étoit hâtée d'écrire à sa bienfaitrice; elle la prioit de lui envoyer un de ses gens d'affaires, afin qu'il prît possession de ses effets. Elle désiroit, disoit-elle, voir retourner à sa source un bien qui, sans doute, en sortiroit encore pour le soulagement de quelque nouvel objet de la compassion d'une dame si généreuse. Au lieu d'un homme d'affaires, sa protectrice lui envoya son valet de chambre chirurgien et une de ses femmes; l'un habile dans son art, afin qu'il la soignât; l'autre avec ordre de rester près de la malade, de la consoler, et lui promettre de sa part, qu'enallant à Londres, où elle devoit bientôt se rendre, elle se détourneroit de sa route exprès pour passer à Islington, et lui faire une visite. Lidy entrant un soir chez Mistriss Roberts, trouva près de son lit cette femme venue pour la consoler. La présence de Lidy sembla lui donner de l'humeur; elle l'attaqua de conversation, lui fit plusieurs questions d'un air familier et hardi; elle s'enquit de ma naissance, de ma fortune, et surtout de mes liaisons avec Milord Danby. Fatiguée de ses interrogations, choquée du ton dont elles étoient faites, Lidy lui répondit: " miss ne connoît point Milord Danby, ne reçoit aucunes visites, et ne doit compte à personne de ses démarches; mais elle pourra toujours s'en rendre un très-satisfaisant de sa conduite. " sur quoi cette femme se récriant, répétant ses derniers mots, lui dit: " bon dieu, quelle assurance! Mais votre discrétion est inutile, je suis bien instruite, autant que vous, peut-être, et d'autres le sont aussi. " elle ajouta avec assez de dédain: " Miss Jenny connoît Milord Danby, elle le connoît beaucoup; dans peu vous conviendrez de cette vérité. " ensuite elle se retira sans vouloir céder aux instances de Lidy qui la prioit de rester, et vouloit la détromper. Quand elle me fit ce récit, il me rappela ces gens dont j'avois remarqué l' attention curieuse. Je pensai que Sir James et Milord Danby se ressembloient peut-être. Je badinai Lidy de s'occuper d'un événement si léger. Il ne me parut pas digne d'être approfondi, et je n'y pensai plus. Je recevois des lettres fort tendres de Sir James.Elles m'exprimoient un désir vif de me revoir, et l'ennui qu'il éprouvoit loin de moi. Les dernières m' avertissoient de sa prochaine arrivée, et je l'attendois à tous momens. Le douzième jour après son départ, le bruit d'une voiture venant au grand trot, m'attira aux fenêtres de mon cabinet: je vis entrer dans ma cour un carosse à six chevaux, escorté de quatre cavaliers. Les couronnes qui étoient sur la berline, annonçoient un pair du royaume. Une dame magnifiquement vêtue en descendit. Deux femmes la suivoient. Celle dont les questions avoient révolté Lidy, accourut à sa rencontre. La dame lui parla d'un air riant; et voyant un de mes gens dans la cour, elle lui fit signe de s'approcher, et sans doute lui ordonna d'ouvrir l'appartement d'en bas, où elle entra. Tout de suite on vint de sa part m'inviter à descendre pour recevoir la visite d'une amie de Mistriss Roberts, qui désiroit ardemment le plaisir de me voir et de m' entretenir. Ce message me surprit. Il étoit naturel d'imaginer que celle dont l'air de grandeur venoit de me frapper, devoit être cette généreuse soeur du Comte De Sommerset, protectrice de Mistriss Roberts. Mais à quoi attribuer ce désir empressé de me voir? Qui pouvoit l'exciter en elle? Je ne me sentois pas disposée à recevoir sa visite. Les propos tenus à Lidy sur Milord Danby, commencèrent à m'inquiéter, à me faire craindre une méprise qui exposeroit ma réputation ou mon secret. Peut-être y avoit-il une Miss Asteley, que cette dame croyoit trouver en moi. Indécise et ne sachant à quoi me déterminer, j'allois envoyer laprier de m'excuser, lorsque, lasse d'attendre, elle monta, accompagnée seulement de la femme qui demeuroit depuis peu chez Mistriss Roberts. " je vous dérange peut-être, miss, me dit-elle en entrant, mais le désir de vous voir me fait passer par-dessus de vaines formalités. " et se tournant vers celle dont elle étoit suivie: " qu' elle est belle! Bridget, lui dit-elle à demi-bas; quel air noble, modeste, que de grâces! Se peut-il! ... je la plains, en vérité. " et s'adressant à moi: " vous êtes interdite, miss: je devine la raison de votre trouble; mais cessez de craindre. Je ne veux ni vous nuire, ni vous insulter. " elle s'étoit assise en parlant, et j'avois pris ma place vis-à-vis d'elle. " je ne sais, dis-je avec beaucoup d'émotion, si je dois des remercîmens à miladi pour de telles assurances. Je lui rends grâce de la compassion dont elle m'honore; mais j'ai peine à comprendre ce qui me l'attire. Ma conduite et mes sentimens me mettent en droit de ne craindre les insultes de personne. " " cette fierté ne vous convient pas, miss, reprit la dame; quand je vous traite avec bonté, il vous sied mal de montrer de la hauteur. Ne changez pas ma pitié en un juste dédain. Vous me paroissez une charmante fille, je ne suis point surprise de l'extrême passion que vous inspirez. Si la retraite où vous vivez, n'est pas l'effet de la jalousie de Milord Danby; si vous l'avez choisie vous-même, j'en augurerai très-bien de votre caractère. Mais dites-moi depuis quel temps vous enchaînez le coeur de ce lord? " " je répète à miladi, repris-je, que sa pitié m'étonne. Plus je m'examine, moins je crois pouvoir devenir l'objet d'un juste dédain . Jamais je ne vis Milord Danby, et n'imagine point ce qui me soumet à entendre de pareils discours, ou à répondre à des interrogations si choquantes. " " je vous l'ai déjà dit, miss, repartit miladi, ces grands airs ne vous conviennent point. Pensez-vous qu'ils puissent m'en imposer, m'engager à vous croire? " et se tournant encore vers sa femme de chambre, qui se tenoit debout derrière son fauteuil: " je suis fâchée, tout-à-fait fâchée, lui dit-elle, de voir une si aimable créature dans ce vil état, et plus encore de m'apercevoir qu'elle s'y plaît. " une extrême rougeur couvrit alors mon visage, je sentis mes larmes prêtes à couler. " miladi vient de m'assurer, dis-je, qu'elle ne vouloit point m'insulter, je m' attendois à lui voir mieux tenir sa parole. " " c'est vous qui me forcez d'y manquer, reprit-elle doucement. Comment supporter la hardiesse de votre désaveu? Vous ne connoissez pas Milord Danby, dites-vous: cependant deux personnes qui ne peuvent se méprendre à ses traits, l'ont vu plusieurs fois ici, et, par un zèle que j'ai blâmé, ont suivi ses démarches, se sont assurées qu'il passoit une partie des jours avec vous, et que toutes les nuits, une porte secrète... mais je ne veux pas pousser cet éclaircissement plus loin. " ce discours me confirma dans l'idée qu'il devoit y avoir assez de rapport entre la figure de Milord Danby et celle de Sir James, pour que l'on pût s'y méprendreà un peu de distance. Cet effet du hasard m'exposoit à l'humeur, au ressentiment d'une femme, que la conduite de Milord Danby intéressoit sans doute. Comment la désabuser sans découvrir un secret qu'il m'étoit défendu de révéler? Et comment soutenir le mépris que son erreur lui inspiroit pour moi? " ni je ne suis hardie, répondis-je en me levant, ni accoutumée à souffrir un tel langage. Je prie miladi de croire qu'on ne peut lui donner ici des informations sur le lord dont elle semble inquiète, et de me pardonner, si, en me retirant, je la laisse en liberté de réfléchir sur la dureté de ses expressions, et la témérité de ses jugemens. " mon dessein étoit de sortir, je m'avançois vers la porte, quand la femme de chambre de miladi, prévenant sa réponse, vint à moi et m'arrêtant, me dit: " prenez garde, miss, prenez garde vous-même à vos expressions. Vous devez vous montrer plus respectueuse. C'est miladi, Duchesse De Rutland, devant qui vous êtes. " " Miladi Rutland! Répétai-je, " en tombant sur un siége, et respirant à peine. Dans l'instant, je vis mon mariage découvert, la fortune de Sir James perdue, et tous ses projets détruits. Mais si j'étois connue, pourquoi m'avoit-on parlé de Milord Danby? C'est ce que je ne pouvois comprendre. Mon nom vient de faire disparoître une grande partie de votre assurance. Je le conçois, ma visite ne vous est agréable à aucun titre. Cependant, comme en allant voir Mistriss Roberts, un caprice, où l'amourni la jalousie n'ont point de part, m'a portée à entrer ici, je vous conseille de bannir votre inquiétude. Je ne troublerai point la douceur d'une union qui me paroît vous plaire. Je serois bien fâchée de chagriner James. Il doit vous l'avoir dit; nos conventions ne lui imposent pas la moindre contrainte. " ces mots redoublèrent mon embarras. Elle parloit de mon union avec Sir James, et venoit de me faire entendre qu'elle me croyoit maîtresse de Milord Danby. Je gardois un profond silence, et me perdois dans la confusion de mes idées. " pourquoi baisser les yeux, vous taire, me dit-elle, quelle enfance! D'où vient ce trouble, cette rougeur? Rassurez-vous. Milord Danby est à Tumbridge, n'est-ce pas? J'y vais, je l'y verrai, et je vous promets de lui faire un compliment très-sincère sur le bonheur qu'il a de posséder la plus jolie créature d'Angleterre. " ce trait perça mon coeur, et me rendit la force de parler. " oserois-je vous demander, madame, lui dis-je, si cette raillerie n'est point trop cruelle? Que vous ai-je fait pour me traiter si durement? Sir James a pu manquer aux égards qu'il vous devoit, il a montré sans doute une légèreté blâmable. Mais s'il reconnoît mal vos bontés, en quoi suis-je criminelle? Vous m'accusez d' un commerce honteux avec Milord Danby, et pourtant vous paroissez instruite du noeud qui me lie à Sir James Huntley. Ai-je mérité d'être humiliée à cet excès? étoit-ce à moi à demander votre aveu? Hélas! Quand une suite d'événemens malheureux me fit céder aux désirs, à l'empressement de SirJames, j'ignorois les engagemens qu'il avoit pris avec vous. " " y pensez-vous, miss, dit la duchesse; votre physionomie ne m'annonçoit pas tant d'audace; osez-vous bien me parler ainsi! Mais pourquoi séparez-vous James et Milord Danby? Assurément vous n'ignorez pas que Sir James Huntley, devenu Comte Danby en m'épousant...-qu' entends-je, m'écriai-je, en vous épousant! Sir James Huntley est Milord Danby! Il est marié! Il l'étoit donc... ah dieu! " ma voix s'éteignit; un froid mortel glaça mon coeur, et je tombai sans connoissance aux pieds de miladi. Au cri perçant que j'avois jeté, Lidy et mes femmes étoient accourues, elles s'empressèrent de me secourir. En ouvrant les yeux, je vis Lidy toute en pleurs auprès de moi; je passai mes bras autour d'elle, et penchant ma tête sur son sein: " je suis trahie, perdue, déshonorée! Lui criois-je, sans m'embarrasser si d'autres m'entendoient; victime des adroites intrigues d'un vil imposteur, le seul bien qui me restoit, m'est cruellement ravi. ô ma chère Lidy! Emmenez-moi, cachez-moi, c'est à présent que je suis vraiment pauvre, vraiment dénuée de tout; ô Ladi Sara! ô ma mère! Votre terrible prédiction est accomplie, la misère et la honte sont le partage, l'unique partage de la malheureuse Jenny. " Miladi Rutland, étonnée de l'état où elle me voyoit, ordonna à Lidy de faire retirer mes femmes; elle vint s'asseoir sur le sopha où l'on m'avoit couchée. " quoi, miss, me dit-elle, seroit-il possible qu'abusée par de vaines promesses, vous eussiez conçul' espérance d'être un jour la femme de Milord Danby? A-t-il pu s'abaisser à feindre pour vous séduire? ... mais comment? Par quel art vous auroit-il caché un mariage célébré à Londres, à Saint-James, en présence du roi, de toute la cour? Viviez-vous loin de la capitale? Depuis quand? Dans quels lieux avez-vous connu milord? Qui êtes-vous? " " je ne suis rien, madame, lui dis-je; telle qu'une plante arrachée de la terre, négligée comme inutile, on peut me fouler aux pieds sans craindre qu'il s'élève une seule voix pour prendre ma défense. " la duchesse attendrie, daigna me tendre sa main, et serrer doucement la mienne. " levez les yeux, mon aimable fille, regardez-moi, me dit-elle avec bonté. Osez me parler. Vous ne savez pas combien je suis portée vers l'indulgence. Une douleur si vive, si naturelle, me pénètre. Soyez sincère. Je puis devenir votre amie, votre protectrice. Vous m'intéressez. Je commence à vous excuser. Vous êtes jeune, Milord Danby est aimable, il vous a plu; le sentiment prépare à la confiance. Mais comment est-il parvenu à vous en imposer, quelles sont ces intrigues adroites que vous lui reprochez? " " ni l'amour, ni l'imprudence, n'ont causé mon malheur, m'écriai-je: on ne m'a point séduite; on m'a trompée, madame, indignement trompée! C'est par une cérémonie sainte, des sermens sacrés, qu'un inhumain s'est joué de l'honneur, de la vérité, du ciel même! Pour acquérir des droits sur une innocente créature, pour ajouter l'infamie à sa misère, pour lui ravir bien plus que la fortune contraire ne lui avoit enlevé. " la duchesse fit un mouvement de surprise, se leva, ordonna à sa femme de chambre d'aller l'attendre chez Mistriss Roberts, rêva, se promena avec assez de vivacité, et revenant à moi: " songez-vous bien, miss, me dit-elle, à ce que vous voulez me faire entendre? des sermens sacrés? Une cérémonie sainte? comment expliquer ces étranges discours? Je le vois; la douleur vous égare. Calmez vos sens trop agités; revenez à vous-même, cessez de me craindre. Une folle passion ne m'attache point à Milord Danby. Ma curiosité vient de changer d'objet. La tendre compassion que vous m'inspirez, l'excite seule en ce moment. Parlez, ma chère enfant, découvrez-moi tous vos secrets. Encore une fois, qui êtes-vous? " " je l'ai déjà dit à miladi, repris-je, je ne suis rien. Issue de deux grandes maisons, je me trouve sans parens, sans amis, isolée et inconnue. élevée avec la certitude d'une fortune honnête, ma misère est extrême. Mariée à un homme noble et riche, je n'ai point d' époux. Vertueuse au fond de mon coeur, je me vois dans la classe des femmes méprisables, dont l'intérêt ou la vanité ont étouffé les principes; " et tombant à genoux, les yeux et les mains élevés vers le ciel: " dieu juste! Dieu puissant! M' écriai-je, témoin de mon innocence, de la douleur qui m'oppresse, entends ma voix! Exauce ma fervente prière! Ouvre-moi ton sein paternel! Daigne, ô mon dieu! Daigne me recevoir dans ta miséricorde, avant que le murmure et la plainte me rendent coupable devant toi! " miladi laissa couler quelques larmes, aida avec bonté à me relever, et s'adressant à Lidy: " quecette jeune infortunée me touche, lui dit-elle! Vous paroissez avoir sa confiance, expliquez-moi ce langage qui m'étonne: elle est mariée, et n'a point d'époux! quel est donc ce mari distingué? ... assurément ce ne peut être? ... j'espère que ce n'est point... elle s'arrêta. " " Sir James Huntley est le seul homme que le malheur de Miss Jenny approcha d'elle, madame, répondit cette fille; elle n'en connoît point d'autre. " " quoi! S'écria la duchesse, c'est lui, c'est Milord Danby qu'elle accuse... se pourroit-il... mariée! Comment? Où? Depuis quand? En quel lieu? Quelles preuves? ...-je n'en ai point, madame, interrompis-je. Une triste obscurité est répandue sur tout ce qui me concerne. " alors m'efforçant de parler, m'arrêtant mille fois, entremêlant de pleurs, de cris, de gémissemens ces humilians détails, je lui fis un récit succinct et vrai de ma naissance, de mon éducation, de ma ruine, événement fatal! Qui m'avoit conduite à recevoir avec reconnoissance la main d'un lâche trompeur, assez adroit pour m'engager au secret par une confidence, dont rien ne pouvoit me faire pressentir la fausseté. Afin de convaincre miladi qu'aucune foiblesse n'étoit entrée dans ma crédulité, je lui montrai les deux lettres que je venois de recevoir de Sir James. Il s'y plaignoit partout de mon peu de tendresse, et me reprochoit d'accorder beaucoup au devoir et rien à l'amour. La duchesse m'écouta avec une extrême attention, lut les lettres, leva les yeux au ciel, soupira et joignant ses mains: " dans quels égaremens, dit-elle,d' impétueuses passions peuvent-elles nous conduire! Quel heureux naturel, quelle noble créature a renoncé à l'honneur, à l'humanité, pour satisfaire une folle ardeur, se procurer un plaisir momentané, plaisir vif, peut-être, mais que le reproche de son coeur doit mêler d'amertume? " elle parcourut encore les lettres, en répéta les expressions les plus tendres. " que les hommes sont inconséquens et cruels, s'écria-t-elle! Ils aiment, disent-ils! Tromper l'objet de ses désirs, lui préparer de longs regrets, l'avilir, le livrer à la douleur, à la honte! Est-ce aimer? Eh, que feroient-ils donc s'ils haïssoient? " un assez long silence succéda à ses réflexions; se rapprochant ensuite de moi, prenant mes mains, les serrant dans les siennes: " pleurez, chère miss, pleurez, me dit-elle, mais ne rougissez plus. Vous êtes malheureuse; Milord Danby est criminel; il est bien plus à plaindre que vous; tout ce qu'il vous a dit est exactement vrai: à l'exception de ses feints engagemens avec Ladi Betsey D'Arran, sa parente et la mienne. Je n'ai point de nièce. Le Comte De Sommerset, mon frère, mourut il y a vingt ans, sans avoir été marié. Ne pouvant disposer d'une grande partie de ma fortune, sans contracter un second mariage, je m'y déterminai pour assurer un sort brillant à Sir James. Il méritoit alors l'intérêt que je prenois à son bonheur. En quittant Bristol, je vins à Londres, et l'y conduisis avec moi. à ma sollicitation, le roi daigna l'admettre parmi les grands officiers de la couronne, lui accorda le titre de Comte Danby, et la chambre haute le reçut au nombre des pairs duroyaume. Un mariage si disproportionné pour l'âge et la fortune, n'excita les railleries de personne. Mes motifs étoient connus. On me vit avec plaisir relever la maison d'Huntley, rendre son premier lustre à une ancienne famille, et réparer l'injustice d' une mère dont on blâmoit la conduite. Mais comme la générosité seule m'avoit portée à former ce lien, je ne pris point un maître en prenant un époux. Milord Danby acquit des droits sur ma fortune sans en acquérir sur ma personne. Je continuai de vivre indépendante, et n'exigeai de lui qu'une conduite capable de justifier mon amitié et la démarche où elle venoit de m'engager. " rien ne m'intéresse donc ici, ajouta-t-elle, que l'honneur de Milord Danby et votre infortune. Je me reproche d' avoir cédé à une fantaisie excitée par les lettres de Bridget, venue de ma part chez Mistriss Roberts. J'ai voulu connoître si une maîtresse cachée avec tant de précautions, traitée avec tant d'égards, et visitée avec tant d'exactitude, méritoit d'occuper le coeur d'un homme que je croyois sensible et délicat. J'ai pénétré le secret de Milord Danby, détruit votre erreur, et troublé ma tranquillité. Notre commune ignorance étoit un bien pour toutes deux. Vous viviez contente, et je ne savois pas que Milord Danby avoit cessé de se montrer digne de mon estime. " la duchesse se fit encore raconter les particularités de mon mariage. Lidy satisfit à toutes ses questions: mes larmes ne me laissant pas la liberté de parler; " cessez de pleurer, de gémir, me dit miladid'un ton caressant. Répondez-moi, mon aimable fille, quels sont à présent vos desseins, à quel parti voulez-vous vous fixer? Vous n'avez aucune preuve de l'horrible trahison qui vous mit dans les bras de Milord Danby: vous ne connoissez point les malheureux qui se sont prêtés à votre perte; eh! Quand vous pourriez les découvrir, quel droit vous seroit-il permis de réclamer? Un premier engagement annulleroit le second. Forcée d'accepter un foible dédommagement accordé par la loi, loi que l'injustice interprète souvent au gré du riche et de l'homme puissant, vous ajouteriez à votre triste aventure la honte d'un éclat plus humiliant que le malheur même. Je ne doute point de votre bonne foi, je vous crois trompée, et vous vois à plaindre, vous m'intéressez vivement. Osez vous livrer toute entière aux soins de la femme de Milord Danby. Je vous offre un asile, ma protection, mes secours, mon amitié, venez, ma chère enfant, jetez-vous dans mes bras. Ils furent toujours ouverts à l'innocence opprimée. " à ces mots, un mouvement rapide et tendre ranima mon ame abattue. Je me précipitai aux pieds de la duchesse; je saisis ses mains, et les baignant de mes larmes: " quoi, c'est vous, madame! Quoi, c'est vous! Répétois-je, qui daignez me plaindre, me protéger, m'offrir un asile; vous! Dont je n'attendois, dont je n'avois droit d'attendre que de la haine et du mépris! Vous me recevez dans vos bras, votre coeur généreux s'ouvre aux gémissemens d'une malheureuse orpheline, vous pleurez sur moi; vous, madame! Ah puisse le ciel m'acquitter, et vous récompenser! Ledernier voeu d'une infortunée sera pour le bonheur de Miladi Rutland. " elle me serra contre son sein. " chère miss, vous consentez donc, me dit-elle, à quitter ce lieu, à venir à Londres avec moi? " ah! Je vous suivrai, madame, repris-je, je vous obéirai. Ordonnez de mon sort. Hélas, si prête à le voir terminer par la douleur, je sens avec regret qu'il ne me restera pas assez de temps pour vous prouver ma reconnoissance. " hâtez-vous, dit Miladi Rutland à Lidy; rassemblez promptement les effets les plus précieux de Miss Jenny... " je ne veux rien, interrompis-je avec vivacité. ô! Que jamais les dons de ce vil imposteur... pardon, miladi, il est votre époux, votre parent, mais il est aussi le plus lâche... ah! Tout mon respect pour vous, peut-il contenir les expressions d'un si juste ressentiment? J'étois encore à genoux, la tête appuyée sur miladi. Elle me releva, m'embrassa, s'avança vers Lidy, lui parla, fit appeler Bridget, et demanda ses gens. " mon premier dessein étoit de partir avec vous, me dit-elle, mais je me souviens de Mistriss Roberts, j' affligerois cette pauvre femme, si je m'en allois sans la voir. Je vais lui faire une courte visite. Vous, ma chère, vous irez à Londres, accompagnée de cette fille que vous aimez. Bridget vous y suivra. Elle vous conduira chez une dame où vous me reverrez dans deux heures. Retenez vos larmes, calmez votre coeur, comptez sur mon amitié, sur mes plus tendres égards. Que cette cruelle aventure ne vous dégrade point à vos propres yeux. Elle est le crime d'un autre. " pénétrée de tant de bontés, j'allois répondre quand Bridget parut. La duchesse me fit signe de me taire. " une étrange méprise, une ressemblance de noms, m'a rendue très-injuste, lui dit-elle. Je viens de découvrir dans Miss Jenny une fille de qualité dont, malgré l' apparence, les moeurs sont irréprochables. On s'est trompé. Je sais tout. Je vous charge de la conduire chez Mistriss Morice. Mon carosse l'y menera. Je me servirai du sien pour m'y rendre. Montrez à miss de l'attention et du respect, recommandez-la de ma part à Mistriss Morice. Qu'elle soit traitée comme moi-même. " alors miladi me prit par la main, descendit avec moi, m'embrassa devant tous ses gens, leur donna ses ordres d'un air riant et satisfait. Je montai dans sa voiture; Lidy et Bridget se placèrent vis-à-vis de moi, et le carosse escorté de deux valets à cheval, prit la route de Londres. La présence de Bridget me contraignoit, je n'osois lever les yeux sur Lidy, dans la crainte de me livrer aux mouvemens d'un coeur rempli d'amertume; je les baissois, j'étouffois mes soupirs, et m'efforçois de retenir mes larmes. Nous avancions en gardant un morne silence, quand, à deux cents pas de Londres, une calèche qui alloit très-vite, nous rencontra. Je ne la vis point; mais une voix se fit entendre, cria d'arrêter. Le son de cette voix trop connue me saisit d' effroi. Les gens de miladi obéirent. Pouvoient-ils s'en dispenser? C'étoit l'époux de leur maîtresse, c'étoit Milord Danby, qui, croyant trouver la duchesse dans son carosse, s'approchoit pour lui parler. Il l'attendoit le lendemain au soir à Tumbridge; n'ayant jamais imaginé qu'elle connût Mistriss Roberts, il étoit fort éloigné de craindre sa rencontre sur un chemin où elle ne devoit point passer. Il venoit à Islington, avec le dessein d'en repartir le jour suivant. Apercevant les livrées de la duchesse, et se trouvant trop près de son carosse pour éviter d'être vu d'elle ou de ses gens, il avoit pris le parti d'arrêter, de descendre, sacrifiant à regret le plaisir qu'il se promettoit à Islington, au soin de cacher sa conduite, et de remplir un devoir indispensable. Milord ouvrit la portière lui-même, et poussa un cri en me voyant. Ma frayeur à son aspect, la consternation de Lidy, et la présence d'une femme de Miladi Rutland, lui découvrirent en partie la vérité. Je m'étois jetée dans les bras de Bridget, comme dans un asile sûr; je la conjurois de me défendre, de ne point m' abandonner, de me conduire à Londres. Je la serrois de toute la force qui me restoit; mais déjà affoiblie par tant de mouvemens, dont j'avois été agitée, je perdis bientôt la faculté de m'exprimer, et tombai évanouie sur le sein de cette fille. Milord Danby, pensant que la duchesse m'enlevoit à lui, devint furieux. Sans égard pour elle, sans pitié pour moi, il osa m'arracher avec violence, du carosse de sa femme. Il me prit dans ses bras, me porta dans sa calèche, en fit baisser tous les stores. Par son ordre, un de ses gens y conduisit Lidy; milord s'y plaça lui-même, et reprit au grand galop la route de Londres. Pendant deux heures il parut impossible de me retirer de l'état d'anéantissement où me laissoit la suspension de l'usage de mes sens. J'ouvrois les yeuxet les refermois d'abord; je revenois un peu, et retombois en foiblesse. On parvint enfin à ranimer mes esprits. Je portai des regards mal assurés autour de moi; me voyant environnée d' objets inconnus, de femmes effrayées, je cachai mon visage, et me mis à pleurer amèrement. Je n'osois demander où j'étois. Le profond silence qui régnoit dans cette chambre, m'enhardit à lever les yeux une seconde fois; je me vis seule. Ces femmes, qui sans doute m'avoient secourue, venoient de se retirer. J'appelai Lidy; on ne me répondit point. J'entendis soupirer près de moi: une main brûlante saisit la mienne; je regardai et j'aperçus Milord Danby à genoux près du siége où j' étois assise. Il vouloit parler, mais ses pleurs, ses cris et ses gémissemens étouffoient sa voix. Sa présence m'inspira plus d'horreur qu'elle ne me causa de surprise. Je me sentois foible, et me croyois prête à mourir. Un froid douloureux glaçoit mes sens; il me sembloit qu'il alloit bientôt se communiquer à mon coeur. " laissez-moi, dis-je à milord, en retirant ma main tremblante, laissez-moi terminer en paix un sort dont vous avez augmenté la rigueur. N'êtes-vous pas content? Vous reste-t-il des désirs à satisfaire, des voeux à remplir? Puis-je devenir plus malheureuse! Après avoir joui de ma crédulité, venez-vous insulter à ma douleur? éloignez-vous pour jamais de l'infortunée créature que vous avez déshonorée, humiliée, avilie, rendue méprisable à ses propres yeux. Barbare! étoit-ce dans le sein de la misère, de l'affliction, de l' amertume! Que votre passion basse et cruelle devoit se choisir une victime?Vous avez durement abusé de ma triste situation: eh, pourtant, quel droit vous donnoit-elle sur moi? Ah dieu! Ai-je pu regarder l'infracteur des lois les plus saintes, comme un généreux protecteur; respecter le lâche séducteur qui me rendoit le jouet de ses vils désirs; souhaiter de l'aimer, m'abaisser à lui marquer tant d'égards, une reconnoissance si vive, si sincère! Eh comment osoit-il recevoir les preuves continuelles de mon estime, quand au fond de son coeur il s'en reconnoissoit si indigne? " " je n'ai rien à répondre à ces durs reproches, dit Milord Danby d'une voix basse; j'ai mérité tous ceux que vous voudrez me faire. Votre ressentiment est juste, donnez-moi les noms les plus odieux, haïssez-moi, mais ne me méprisez pas. Ne me regardez point comme un homme artificieux, qui s'est plu à vous en imposer; mais comme un homme foible dont une passion invincible a subjugué l'ame, dont les désirs trop ardens ont égaré la raison. Ah! Si vous connoissiez la force du sentiment qui m'attache à vous! Si vous saviez combien sa violence peut nous emporter loin de nous-mêmes! Si vous aviez senti... mais j'ai pour juge un coeur indifférent, je n'espère point de pardon. " il s'arrêta. Je gardai le silence. " quel fruit amer je recueille de mon crime, s'écria-t-il! Ah miss, miss, ce n'est pas vous, c'est moi que j'ai trompé. Est-ce vous que cette funeste découverte humilie? Avez-vous des reproches à vous faire? N'est-ce pas moi qui rougis à vos yeux, gémis à vos pieds, tremble devant vous? J'ai joui de votre crédulité, dites-vous: non, je n'aijoui de rien. Vous n'avez payé ma tendresse d'aucun retour: vous vous êtes soumise, et ne vous êtes jamais donnée. Un amour si vif, si passionné, sans cesse irrité par l'attente, par l'espérance de vous le voir partager, est devenu le seul sentiment de mon ame. Jamais le désir ardent de vous posséder, n' égala dans mon coeur celui de vous plaire, d'être aimé de vous, de faire naître et de conserver votre affection. Jugez de mon état présent, de ma douleur, de mes regrets, du tourment affreux d'un homme dont tous les projets de bonheur sont pour jamais détruits; qui vous adore, vous a mortellement offensée, et n'attend plus de vous que de la haine et du mépris. " il parla long-temps encore, mais je n'étois plus en état de l'entendre. Ma tête, déjà embarrassée, me laissoit peu de connoissance. Une soif ardente me dévoroit, mon front me sembloit enflammé, je repoussois Milord Danby, je lui faisois des signes redoublés de sortir, de me laisser. Son obstination à me parler, à demeurer à genoux près de moi, excita mon impatience. Je jetai des cris perçans. " ah! Mon dieu, ah! Mon dieu, répétois-je toute en larmes, suis-je donc condamnée à expirer dans les bras de l'auteur de mes peines? La main d'un cruel ennemi fermera-t-elle mes yeux? Verrai-je encore, en terminant ma vie, l'inhumain qui me fait descendre avec honte dans le tombeau? Cette agitation violente dura long-temps. Sans cesse j'appelois Lidy; elle me parloit, me tenoit embrassée, je continuois de la demander en pleurant, en me plaignant de n'être pas avec elle. à tout momentje croyois voir Milord Danby. Une sueur froide inondoit mon visage dès que j'imaginois l'entendre. Je passai quinze jours dans cet état, tantôt accablée, tantôt agitée par les accès d'une fièvre brûlante, dont chaque redoublement menaçoit ma vie. Je parlois souvent; mes idées erroient d'objets en objets; j'adressois de ferventes invocations au ciel, quelquefois de tendres prières à Miladi Rutland; j'implorois sa protection: je pleurois beaucoup; et ne reconnoissant personne, je repoussois indifféremment tous ceux qui m'approchoient. Quand je revenois un instant à moi-même, les lueurs foibles et passagères de ma raison découvroient combien mon coeur étoit profondément blessé, et toutes mes paroles exprimoient de la haine et du mépris pour Milord Danby. Ma fièvre se ralentit enfin. La nature, aidée des fatigans secours de l'art, recommença à prendre son cours ordinaire. Je devins convalescente, mais je restai foible, épuisée; mes idées n'étoient ni fixes, ni étendues; presque insensible, j'éprouvois une sorte de tranquillité stupide. à mesure que ma santé se rétablissoit, le sentiment d'une vive douleur se ranimoit avec elle. La certitude d'être dans une maison où Milord Danby m'avoit conduite, où je recevois des soins par ses ordres, où tout lui paroissoit soumis, m' inspiroit un dégoût extrême pour ses habitans, et m'en rendoit le séjour insupportable. Tant que ma vie fut en danger, Milord Danby ne quitta pas ma chambre. Soigneux d'éviter mes regards, il se tenoit derrière un paravent qui le déroboit à ma vue. Quand je commençai à me lever,il n'osa plus entrer où j'étois, dans la crainte de me causer une révolution trop grande. Son trouble, ses agitations, son inquiétude l'attiroient sans cesse à ma porte. Il faisoit appeler Lidy, vouloit être instruit par elle de mon état, de mes discours, de mes dispositions à son égard. Pendant mon sommeil, il venoit doucement près de moi, entr'ouvroit mes rideaux, me contemploit, soupiroit, pleuroit, se retiroit pénétré de douleur; et contraignant Lidy à le suivre, à l'écouter, il la fatiguoit par de longs détails qu'il croyoit propres à lui faire paroître sa conduite moins odieuse. Il lui rappeloit son trouble, sa pâleur, l'abattement où il étoit tombé, pendant qu'abusant d' une cérémonie respectable, profanée par un homme dénué du caractère qui pouvoit la sanctifier, il m'entendoit prononcer les voeux d'aimer, d'honorer le violateur des lois, le perfide qui me trompoit si bassement. Des pleurs, d'horribles imprécations contre lui-même, interrompoient ses discours: ensuite il se plaignoit d'elle, de sa défiance, de la mienne. Si, disoit-il, j'avois accepté l'établissement qu'il m'offroit, ma complaisance sur ce seul point lui eût fait trouver en lui-même la force de résister à ses désirs; d'attendre son bonheur du temps et des événemens. Miladi Rutland, deux fois attaquée de ce mal prompt et terrible qui enlève au milieu d'une santé florissante, lui laissoit entrevoir une liberté prochaine. Tout étoit fini, s'écrioit-il; il ne lui restoit que le regret de s'être attiré ma haine, la honte d'avoir manqué à l'honneur, et le reproche amer que son ingratitude et sa trahison excitoient sans cesse dans son ame.Je logeois actuellement dans la même maison, et chez le même homme dont Milord Danby s'étoit servi lorsqu'il feignit de m'épouser. Il se nommoit Palmer. Après avoir dissipé un riche patrimoine, ce misérable, devenu l'utile et bas complaisant de ses égaux, ménageoit leurs intrigues, et vivoit des récompenses prodiguées à ses vils services. Pressé par un ami, Milord Danby employa son crédit en faveur de cet homme méprisable. Il le sauva d'une longue habitation dans nos colonies. Palmer, introduit près de lui, parvint à attirer sa confiance. Milord lui laissa voir toute sa passion pour moi; lui apprit que six mois auparavant il se fût trouvé heureux de m'épouser; mais que lié depuis ce temps, il étoit sans espérance, et ne pouvoit vaincre son penchant. Palmer flatta ses désirs, l'encouragea par des exemples à surmonter ses scrupules: lui-même eut la hardiesse de revêtir un habit de ministre, d'en imiter les fonctions, et de me livrer à son protecteur. Ce malheureux étoit le mari d' une jeune personne, simple, honnête, réservée, douée de mille qualités aimables. Palmer, accoutumé à vivre avec des femmes d' un caractère bien différent, en admiroit davantage la modestie de la sienne. Il respectoit sa vertu, craignoit de perdre son estime, et lui cachoit soigneusement la source de son aisance. Elle passoit les deux tiers de l'année à la campagne; et pendant son séjour à la ville, Palmer l'éloignoit adroitement de chez elle, quand il devoit s'y passer des scènes propres à blesser ses regards. Mistriss Palmer, absente dans le temps où MilordDanby me détermina à lui donner la main, ignoroit ma triste aventure. Une autre femme remplissoit alors sa place, et me fit les honneurs de la maison. Au moment où milord m' enleva du carosse de la Duchesse De Rutland, son embarras fut extrême pour savoir où il me conduiroit. à qui présenter deux femmes, dont l'une évanouie, et l'autre baignée de larmes, offroient à la curiosité la moins active un sujet si naturel de s'exercer? Ne s'empresseroit-on pas de me secourir, de me rappeler à moi-même? Eh! Quels seroient mes premiers discours? Ne découvriroient-ils pas son crime et mes ressentimens. Cette considération le porta à me mener d'abord chez Palmer, espérant pouvoir me calmer, et m'introduire avant la nuit dans une autre maison; mais la promptitude de mon mal, le danger de me transporter pendant l'ardeur de la fièvre, le contraignirent de me remettre entre les mains de Mistriss Palmer, et de me confier à ses soins. Elle m'en rendit de fort assidus, et prit insensiblement tant d'intérêt à moi, que, sans connoître d' où naissoit ma profonde douleur, elle la partageoit, s'attendrissoit sur mes peines, et mêloit souvent des larmes à celles qu'elle me voyoit continuellement répandre. J'appris de Lidy toutes ces particularités; elle avoit reconnu le feint ministre et sa maison. Milord Danby, en lui avouant le crime de Palmer, la prévint sur l'innocence de sa femme, et la conjura de ne point l'instruire d'un funeste secret, dont la découverte, inutile à mes intérêts, détruiroit à jamais le bonheur et la paix d'une personne estimable.
PARTIE 3
Une sombre mélancolie, une extrême répugnance à prendre des alimens, entretenoient ma foiblesse; Lidy renfermoit au fond de son coeur une partie de ses chagrins, elle craignoit d'irriter les miens. Nous gardions souvent un triste silence; mais nos regards ne se rencontroient point sans exciter nos larmes. Cette fille prudente et sensible ménageoit les mouvemens de mon ame. Elle m'instruisoit peu à peu des circonstances qui pouvoient encore aigrir mes peines, et me les découvroit seulement dans l'instant où il étoit impossible de m'en dérober la connoissance. Milord Danby ne demandoit point à me voir; cependant je redoutois toujours sa présence. Le désir de m'éloigner d'un lieu où je vivois dépendante de lui, me faisoit souhaiter le parfait rétablissement de ma santé; j'ignorois encore que, captive par ses ordres, ma liberté seroit mise à des conditions. Mes effets les plus précieux et tout ce qui servoit à ma personne, avoient été transportés chez Palmer. Je chargeai Lidy de séparer des dons de Milord Danby ce qui m'appartenoit, c'est-à-dire, un très-petit reste de ce que je possédois en sortant d'Oxford. Je voulois retourner dans la maison de Mistriss Mabel, écrire à Miladi Rutland, implorer ses bontés, lui demanderun asile; sa protection devenoit ma seule espérance. J'annonçai ma retraite à Mistriss Palmer; et me trouvant un matin assez forte pour sortir, je la fis prier de passer dans mon appartement. Après l'avoir tendrement remerciée de ses soins complaisans, je l'embrassai, lui dis adieu, et demandai une voiture; mais cette femme me présenta une lettre de Milord Danby, me la donna d'un air inquiet, embarrassé, et me pria, en se retirant, de ne point lui imputer mes chagrins, si je me voyois contrariée dans mes désirs. Mon premier mouvement fut de rejeter la lettre avec dédain, et de m' obstiner à sortir. Lidy, trop sûre que je n'étois pas maîtresse de quitter ma demeure, se résolut enfin à me découvrir les vues de milord sur moi, et le plan formé par lui-même pour mon établissement. " à la place des articles qui devoient vous lier à Sir James, dit-elle, Milord Danby substitua un autre acte. Sans vous en apercevoir, vous signâtes le contrat d' acquisition d'une terre à douze mille de Londres. Elle rapportoit alors 500 livres sterlings; il en a doublé le revenu en y joignant plusieurs fermes. Son dessein est que vous y viviez, que vous y attendiez la mort de Miladi Rutland. Il exige de vous une promesse de ne point prendre d'engagement contraire au désir qu'il montre de réparer sa faute avec éclat. à ces conditions il vous rendra la liberté, et vous pourrez partir quand vous le voudrez; mais voyez sa lettre, continua-t-elle; son inquiétude et l'agitation de ses esprits ont peut-être changé ses idées. " Lidy ne put me persuader de fixer mes regards sur des caractères devenus si odieuxpour moi. à ma prière elle rompit le cachet, et lut ce qui suit: lettre de Milord Danby, à Miss Jenny Glanville. " après avoir profané les noms sacrés d'ami, d'époux, de protecteur; avili celui d'amant, abusé de tous! Sous quel titre oserai-je encore me montrer attaché à vous, à vos intérêts, fille charmante; objet de ma profonde vénération, de mon immortelle tendresse! Ah! Punissez-moi, j'y consens, rejetez tous les voeux d'un coupable, mais que l'horreur qu'il vous inspire, ne vous réduise point à éprouver de nouvelles infortunes. Quels sont vos desseins? à quoi vous destinez-vous? Quel asile vous est ouvert? Où vous conduira le désir empressé de m' éviter? Eh! Pourquoi me craignez-vous? Ai-je tenté de troubler votre solitude? Ai-je cherché à vous voir? Est-il besoin de fuir un malheureux que vos ordres peuvent tenir éloigné de vous? Je ne demande point à Miss Jenny un pardon que je ne puis jamais m'accorder à moi-même. Les suites de mon crime m'en ont fait connoître toute l'énormité. De quel trait j'ai blessé votre coeur! En quel état je vous ai vue! La pâleur de la mort cent fois répandue sur cet aimable visage: ces yeux si chers, prêts à se fermer pour toujours! Dans ces affreux momens, que j'ai détesté votre cruel assassin! Si vous eussiez succombé, ma main, prompte à vous venger... mais effaçons, s'il se peut, le terrible souvenir de votre danger; il déchire mon coeur.ô, miss, miss! Si vous pénétriez dans ce coeur où vous régnez, ma funeste situation vous toucheroit peut-être. Livré à la honte, au regret, à l'amertume; accablé sous le poids de mes remords, de votre haine... mais ne parlons point de moi; je ne mérite pas d'exciter votre pitié. Parlons de vous, dont le coeur pur et les innocentes intentions doivent faire renaître la paix et la tranquillité. Si supérieure à l'homme méprisable qui vous a trompée, combien de motifs consolans se présentent naturellement à vos idées! Pourriez-vous conserver une éternelle douleur, quand vous n'avez rien à vous reprocher? Détaché de moi-même, uniquement occupé de vous, j'ose vous supplier d'accepter la seule réparation que je sois en état de vous offrir à présent. Daignez, miss, daignez vous retirer chez vous, y vivre indépendante. Pour expier le crime horrible de vous avoir trahie, je m'imposerai un rigoureux exil. Je n'approcherai point de votre demeure, je ne vous écrirai point. Content de recevoir par Lidy des assurances du repos dont vous jouirez, je subirai loin de vous le juste châtiment de ma faute. Je ferai plus encore; si vous l'exigez, j'accepterai l'ambassade de Vienne. J'irai sous un autre ciel regretter le bonheur que j'ai perdu, et gémir des moyens odieux employés pour me le procurer. ô miss, aimable et chère miss! Je ne vous verrai donc plus! Qu'il me soit permis de mettre un prix à ce dur sacrifice. Accordez une grâce, une seule grâce à mon repentir. Laissez-moi espérerdu temps un heureux changement; laissez-moi entrevoir un pardon éloigné, demandé seulement à l'instant où, libre de vous offrir des voeux plus purs, je pourrai recevoir au pied des autels le nom délicieux que j'avois usurpé. Une simple promesse écrite de votre main, satisfera tous les désirs que le plus malheureux des hommes ose encore former. Dès demain, dès ce soir, on vous conduira dans votre terre. " p. S. " au nom du ciel, n'écoutez plus cette fierté cruelle, source de tous nos maux. Ne me désespérez point par un refus méprisant: eh! Grand dieu, qui peut prévoir où m'entraîneroit la crainte de vous savoir errante dans le monde, exposée à mille dangers, celle de perdre pour jamais vos traces? Au milieu de l'abattement où me plongent les reproches de mon coeur, je ne suis ranimé que par l' espérance d'assurer votre sort, de le rendre un jour brillant et heureux. ô fille aimable! Vous dont l'ame est si tendre, si compatissante, ne me l'ôtez pas cette douce espérance! Elle est l'unique bien qui me reste. " j'écoutai cette longue lettre avec impatience, avec indignation. Elle me parut une suite des artifices de Milord Danby. Son repentir, feint ou véritable, ne me touchoit point. J'étois bien éloignée de m'engager par des promesses à lui conserver des droits sur ma personne. Je me sentois humiliée par ses propositions, et plus encore par ses espérances. Juste ciel, m'écriai-je en pleurant, combien l'indigence nous abaisse dans les idées d'une ame vile! Cet homme me croit donc capable de lui pardonner!Plus je réfléchissois sur ses offres, moins j'étois disposée à les accepter. Moi, habiter une terre qu'il m' auroit donnée! Vivre de ses bienfaits! ç' eût été mettre un prix à mon innocence, reconnoître en Milord Danby le pouvoir de me dédommager du bien précieux qu'il avoit osé me ravir. Mon coeur dédaignoit ses secours; l'abandon et la misère ne m' effrayoient point, comparés à la honte de lui devoir ma subsistance. Lidy pensoit comme moi: un nouveau piége lui sembloit caché sous les apparences d'une si grande soumission. Dès les commencemens de ma maladie, Francis, le valet de chambre, confident et complice de milord, lui avoit dit que son maître étoit nommé à l'ambassade de Vienne. Ainsi Milord Danby vouloit à présent se faire un mérite auprès de moi d'une absence forcée, ou Francis répandoit ce bruit par son ordre. Mais que milord demeurât en Angleterre ou se rendît en Allemagne, j'étois déterminée à ne jamais lui rien devoir. Sans m' embarrasser de ses prières, ni de l'espèce de menace qui terminoit sa lettre, je voulois me retirer à l'instant de chez Palmer; mais Lidy me répéta que je ne pouvois sortir. Francis et les gens de la maison veilloient à la porte de mon appartement; ils s'opposeroient, me dit-elle, à mon passage, et me refuseroient absolument la liberté de descendre. Cette connoissance me causa une douleur si vive, qu'elle me parut impossible à soutenir. En cédant à la force, on éprouve un sentiment dont l'amertume ne peut être exprimée. Depuis ce jour, l'éloignement et le mépris que je sentois pour Milord Danby, se changèrent en uneaversion si grande, que le temps n'a jamais pu la détruire, ni la diminuer. Lidy me conseilla de ne point m'abandonner au dépit violent dont j'étois animée. Elle me représenta la nécessité de dissimuler avec milord, afin de ne pas redoubler la vigilance de mes surveillans. La sécurité où le mettroit une réponse ménagée, me laisseroit le loisir de chercher les moyens de me soustraire à son pouvoir. Soumise à ses avis, je surmontai ma répugnance, et j'écrivis à Milord Danby. Me trouvant foible encore, lui disois-je, incertaine dans mes idées, et voulant réfléchir sur ma position actuelle, je croyois devoir passer huit jours de plus chez Palmer; une situation aussi triste que la mienne, ajoutois-je, me disposeroit naturellement à ne pas rejeter tous les secours offerts, si, après m'être vue inhumainement trompée, ma confiance pouvoit renaître. Je finissois en l'assurant qu'il seroit bientôt instruit du parti auquel il me paroîtroit convenable de m' arrêter. Cent fois tentée d'ouvrir mon ame toute entière à Mistriss Palmer, une considération m'avoit toujours retenue. Si en effet cette femme pensoit bien, si elle ignoroit à quel malheureux son mauvais sort l'associoit, devois-je le lui apprendre? Il me paroissoit dur et cruel de sacrifier sa tranquillité à mon intérêt. Son assistance me devenoit alors si nécessaire, que je pris enfin la résolution de lui parler. J'observai tous les ménagemens possibles dans ma confidence. Sans nommer les complices de Milord Danby, j'instruisis Mistriss Palmer de sa noire trahison; je luimontrai sa lettre, et la conjurai de m'aider à fuir un homme dont l'amour et les soins m'étoient également odieux. J'ignore par quel récit fabuleux on parvint à l'intéresser, à l'abuser en me remettant entre ses mains; mais la lettre de Milord Danby ne lui laissoit aucun doute sur ma sincérité. Cette douce et tendre créature me plaignit, pleura avec moi, s'étonna de la complaisance de son mari, le blâma d'employer la force pour me retenir chez lui; elle attribua ce procédé condamnable à la façon de penser trop libre des hommes, toujours prêts, disoit-elle, à s'aider dans leurs intrigues, à se lier contre l' innocence sans appui. En me montrant un désir très-vif de m'obliger, elle me laissa voir peu de dispositions à s'opposer aux volontés de son mari. J'aperçus même en elle tant de crainte de l'irriter ou de lui déplaire, qu'il me parut difficile de la déterminer à rien entreprendre. Je continuois cependant à la presser, elle m'écoutoit d'un air distrait. Je vis ses yeux fixés sur un écrin ouvert près de moi; je venois d'y chercher une bague de peu de valeur, dont Milord Revell m'avoit fait présent dans mon enfance. Les diamans qui remplissoient cet écrin, attiroient les regards de Mistriss Palmer, et détournoient son attention de mes discours. Le plaisir qu'elle paroissoit prendre à contempler ces pierreries, me fit naître l'idée d'en employer une partie à me procurer la liberté. Cette occasion étoit la seule où je pouvois, sans rougir, m' approprier les dons de Milord Danby. Je tirai de cet écrin des boucles de grand prix, et un superbe collier. Je priaiMistriss Palmer de s'en parer, de les recevoir comme une marque de ma reconnoissance, et un moyen de la rendre excusable aux yeux de son mari, s'il découvroit jamais qu'elle eût favorisé ma fuite. Cette femme, attendrie par mes pleurs, et peut-être éblouie de la richesse du présent, hésita quelques momens encore, se rendit enfin à mes instances, et consentit à seconder le projet de mon évasion. Avec le dessein de me soustraire aux recherches de Milord Danby, il ne m'étoit plus possible de retourner chez la soeur de Lidy. Je ne connoissois personne, personne ne me connoissoit; j'ignorois en quel lieu je pourrois me retirer. Mistriss Palmer se chargea du soin de me trouver un logement convenable et sûr. Dès ce même jour, elle le retint. Une bonne veuve, demeurant au milieu de la cité, s'apprêta à me recevoir. Sa maison, composée de deux seuls appartemens, partagée entre elle et moi, ne m'exposeroit point à de fâcheuses rencontres. Mistriss Palmer convint du loyer et de la pension. Comme cette femme la connoissoit depuis long-temps, elles s'arrangèrent aisément ensemble. Ce point important réglé, nous concertâmes les mesures qu'il nous restoit à prendre. Plusieurs circonstances rendoient ma sortie moins difficile qu'elle ne l'avoit paru d'abord. Cette même semaine, Mistriss Palmer partoit pour aller à Colchester, où sa mère demeuroit. Son mari soupoit tous les jeudis à Hilldegate avec des jeunes gens, qui formoient entre eux une société dont Palmer étoit l'ame. Comme ces jours-là il se retiroit fort avant dans la nuit, il n'entroitpoint chez sa femme. Elle fixa ma sortie au soir du jeudi, et son départ au vendredi matin. à l'exception de deux robes et d'une petite quantité de linge, mes habits, mêlés avec les siens dans ses coffres, me seroient renvoyés à loisir. Le portrait de ma mère, détaché de sa bordure, la cassette qui renfermoit ses papiers, seuls biens dont la conservation me fût chère, pouvoient être emportés de même. On ne s'apercevroit de ma retraite que le lendemain, à l'heure où l'on entroit ordinairement chez moi: Mistriss Palmer auroit déjà fait plusieurs milles, et ne seroit exposée ni aux reproches de Milord Danby, ni aux premiers mouvemens de la colère de son mari. Il ne restoit que Francis dont la vigilance nous embarrassoit; mais on découvrit un moyen de la rendre inutile. Mistriss Palmer se souvint d'une porte de mon cabinet, que le froid avoit obligé de condamner. Elle me la fit voir derrière des tablettes garnies de livres. Cette porte donnoit sur une petite terrasse qui communiquoit à son antichambre. Nous levâmes aisément les tablettes; un des battans, cédant à nos efforts, s'ouvrit, et nous offrit la commodité de passer pendant la nuit de mon appartement au sien, sans être vues de ses gens, ni de Francis, et d'ôter de chez moi ce que je voudrois emporter. Le soir du jeudi, je fis fermer ma porte en dedans à l'heure accoutumée. J'attendis impatiemment celle dont nous étions convenues. Elle sonna enfin, et je sortis par le cabinet avec Lidy. Nous traversâmes la terrasse. Mistriss Palmer me reçut sans lumière à la porte de son appartement, et m'introduisit dans sachambre. Je tremblois; Lidy se soutenoit à peine, et ma conductrice inquiète s'arrêtoit à chaque pas. Quand elle se crut assurée que ses gens, rassemblés pour souper, ne pouvoient ni nous voir, ni nous entendre, elle nous fit descendre doucement, ouvrit sans bruit la porte de la rue, et me remit entre les mains d'un homme âgé, frère de Mistriss Tomkins, chez qui j'allois loger. Depuis une heure, il m' attendoit à dix pas avec une voiture. Je serrai Mistriss Palmer dans mes bras, sans pouvoir lui exprimer ma reconnoissance que par mes larmes; je me hâtai de gagner le carosse. L'honnête vieillard m'aida à y monter, rendit le même service à Lidy, se plaça près d'elle, et suivant sa direction, on nous conduisit à ma nouvelle demeure. Il étoit près de minuit quand nous arrivâmes. La maîtresse de la maison me reçut d'un air civil et respectueux; elle me croyoit une fille de qualité, échappée, par le secours de Mistriss Palmer, aux importunes sollicitations d'un tuteur intéressé, qui vouloit la contraindre à épouser son fils, pour s'emparer des biens confiés à ses soins. Je devois attendre chez elle le retour d'une parente absente, et me cacher à tous les yeux jusqu'à son arrivée. Deux guinées, dont je récompensai les peines de son frère, lui donnèrent l' espérance de tirer un profit considérable du séjour que feroit dans sa maison une personne riche et libérale; espérance qu' elle ne perdit pas sans chagrin, quand le temps lui découvrit son erreur. Elle m'ouvrit un appartement très-propre et fort commode, où elle me laissa en liberté de prendre le repos qu'elle me souhaita.Dès que je fus seule avec Lidy, je l' embrassai étroitement; mon coeur se sentoit soulagé d'une de ses peines. Je n'étois plus au pouvoir de Milord Danby; mais que le souvenir d'y avoir été, détruisit bientôt ce léger mouvement de satisfaction! Nous pleurâmes long-temps toutes deux sans nous parler; je cachois mon visage dans le sein de cette tendre amie, je la pressois contre le mien. Rompant enfin ce triste silence: " ô ma chère Lidy, lui dis-je, que la douleur dont je me sens oppressée a d'amertume! Quelle différence des larmes que je versois en quittant Oxford, en sortant du château d'Alderson, à celles que m'arrache mon humiliante disgrâce. Je ne trouve plus en moi cette dignité, ce sentiment intérieur qui, au milieu de mes peines, dans le sein de la pauvreté, m' élevoit à mes propres yeux. Hélas! Qu'est-il donc devenu? Comment le crime de cet homme me réduit-il à la honte, à l' abaissement, à n'oser fixer mes regards sur les autres, à rougir en les tournant sur moi-même? " ne vous abandonnez point à ces cruelles réflexions, interrompit Lidy, vous n'avez offensé ni le ciel, ni l'honneur; puisse une certitude si consolante accompagner toujours vos pleurs! Chère miss, elle doit à présent bannir le trouble de votre ame, vous aider à supporter le malheur dont vous gémissez; eh, pourquoi cesseriez-vous de vous estimer, quand l'homme qui vous a si bassement trompée, vous respecte lui-même, rougit des avantages qu'il a remportés sur vous, et ne peut se les rappeler sans honte et sans remords? Le succès de sa feinte est devenu la punition de son crime. Il conserve pour vous cette passion ardente, ces sentimens vifs qui l'égarèrent; en satisfaisant ses désirs, il les a augmentés, et s'est rendu si malheureux, que je doute si vos chagrins égalent les siens. Elle me raconta alors une partie de ses entretiens avec Milord Danby; et s'efforçant de porter mes idées sur des sujets moins révoltans, elle me parla de Miladi Rutland, me conseilla de lui rappeler ses généreuses offres, et de ranimer ses tendres dispositions à mon égard par le détail de mes peines passées, et de ma situation présente. Mistriss Palmer s'étoit chargée de me faire savoir si la duchesse se trouvoit encore à Londres. Dans la supposition que cette dame en fût déjà partie, elle devoit s'informer du lieu où je pourrois lui adresser une lettre, et m'en instruire. Dix jours se passèrent à attendre des nouvelles de Mistriss Palmer. Enfin, on m'apporta de sa part mes habits et une lettre; ce qu'elle m'apprit redoubla tous mes chagrins. Après un séjour de six semaines à la cour, Miladi Rutland en étoit partie pour reprendre le cours ordinaire de ses voyages, et visitoit actuellement les amis qu'elle cultivoit dans les différentes provinces du royaume. Sans être dirigé par elle, il paroissoit impossible de suivre sa marche, ou de parvenir à l'atteindre. Mistriss Palmer me conseilloit d'adresser mes lettres en écosse, d'où elles seroient renvoyées à miladi. Elle me disoit que Milord Danby, prêt à partir pour se rendre en Allemagne, venoit de tomber dangereusement malade. Son mari et lui ne doutoient point qu'elle ne m'eût prêté son assistance; mais milord, dans la crainte peut-être de la trouver trop instruite, et de l' exciter à répandre son secret,avoit expressément défendu à Palmer de la chagriner à ce sujet. Ainsi les reproches de son mari étoient sans aigreur. Elle finissoit en me marquant beaucoup de regret de n'être plus à portée de me donner de nouvelles informations, devant s'embarquer incessamment pour l'Irlande, où sa mère et elle alloient recueillir une succession, dont les droits contestés en partie, les forceroient peut-être à un long séjour. Cette lettre m'affligea sensiblement. La maladie de Milord Danby éloignoit son départ, m'obligeoit à me cacher, m'ôtoit la liberté d'aller chez Mistriss Mabel, où la nécessité de diminuer ma dépense me faisoit souhaiter de retourner. Je donnois deux guinées par semaine à Mistriss Tomkins, et devois les donner toujours en avance. Entre Lidy et moi, nous n'en possédions que vingt, en sortant de chez Palmer. Je ne pouvois plus espérer un secours prochain de Miladi Rutland. Je lui écrivis cependant: mais qu'attendre de cette démarche, et dans quel temps en saurois-je l'effet? Pour comble de disgrâce, Lidy, ma chère Lidy! Qui mettoit tous ses soins à me consoler, s'efforçoit de m'engager à m'occuper moins de ma cruelle aventure, en étoit si douloureusement affectée elle-même, que peu à peu elle tomba dans une langueur, dont sa piété ni son courage ne purent lui faire repousser les dangereuses atteintes. Elle perdit le sommeil, prit du dégoût pour tous les alimens, et s'abandonna à la noire mélancolie qui la consumoit. Pâle, foible, abattue, elle attachoit sur moi ses yeux baignés de pleurs; elle joignit ses mains, les levoit vers le ciel, et s'écrioit: " hélas! Que fera-t-elle! Que deviendra-t-elle! En quel état vais-je la laisser! " ses larmes, son inquiétude, le dépérissement visible de sa personne, me remplissoient de terreur. Je me hâtai d'appeler auprès d'elle tous ceux dont l'art et les soins pouvoient la soulager. Son extrême appesantissement l'obligea bientôt à garder le lit. Je la servois avec ce tendre empressement que donne l'amitié. Elle se montroit sensible à mes caresses, se prêtoit sans répugnance à tout ce qu'on exigeoit d'elle; mais rien ne la ranimoit. Les secours nécessaires à son mal, le prix excessif dont on paie les courtes visites de ceux qui les indiquent, me réduisirent en peu de jours à recourir aux plus tristes expédiens, à charger Mistriss Tomkins de me défaire avec désavantage de tous les effets qui m'étoient restés. Je voyois augmenter les besoins et disparoître les moyens d'y satisfaire. J'envoyai chez Mistriss Mabel, espérant que le sang et l' amitié l'engageroient à rendre service à sa soeur: par une fatalité étrange, cette femme venoit de quitter son commerce, et de se retirer dans la province de Galles. Mistriss Tomkins ne pouvoit m'avancer les dépenses les plus modiques. Elle me répétoit souvent qu'elle étoit pauvre et sans crédit. L'esprit rempli de la feinte confidence de Mistriss Palmer, elle me conjuroit de recourir à mon tuteur. Elle blâmoit ma conduite obstinée. Je l'assurois en vain que personne dans l'univers ne s'intéressoit à moi, elle ne me croyoit point. Son bon coeur, son empressement, sa compassion même, la rendoient importune et souvent fâcheuse. Elle se chagrinoit de me voir perdre si considérablement surdes effets dont elle tiroit avec peine un prix très-bas. Je ne recevois point de nouvelles de Miladi Rutland, je cessois même d'en attendre: le temps consumant enfin mes foibles ressources, je parvins au douloureux moment où, dénuée de tout, jetant en vain de sombres regards autour de moi, je n'apercevois plus rien dont j'eusse le pouvoir de disposer. Cette horrible détresse excita mon impatience, et révolta mon ame. Après de longues, d'effrayantes réflexions, je tombai à terre, et m'abandonnai aux cris, aux gémissemens, à la violence d'un esprit aigri par la continuité du malheur. Loin d'élever mes pensées vers la source des consolations, d' implorer dans l'amertume de mon coeur celui dont le bras puissant soutient toute la nature; une orgueilleuse présomption m' égara, me livra au murmure, me persuada que l'innocence de mes démarches devoit me rendre l'objet des attentions de la divinité, m'attirer ses secours, sa protection; j'osai juger les décrets d'une providence, dont les soins, souvent voilés à notre foible intelligence, mais toujours actifs, guident sûrement le coeur soumis qui s'y confie, et en attend l'effet avec résignation. Pendant que ces mouvemens terribles m'agitoient, la garde de Lidy vint m'annoncer un ministre qui demandoit à me parler. Il suivoit cette femme, et entra comme elle sortoit. Je tournai la tête; et levant sur lui des yeux baignés de larmes, dans l'impossibilité de parler, j'attendis qu'il s'expliquât sur le sujet de sa visite. Cet homme, attendri de l'état où il me voyoit, meconsidéroit en silence, et sembloit interdit. Je lui fis signe de s'asseoir. Il s' inclina profondément; et s'avançant tout près de moi: " une dame, me dit-il d'un ton bas et ému, dont le coeur compatissant se plaît à soulager les maux qui lui sont connus, apprit hier, en partant pour la campagne, qu'une personne malade ici pouvoit avoir besoin de son assistance. Elle m'a laissé ce billet, m'a chargé de le lui apporter et de l'assurer de la continuité de ses secours aussi long-temps qu'ils lui seront nécessaires. " en prononçant ces derniers mots, il posa un papier sur la console de marbre qui étoit près de moi, et se couvrant le visage de son mouchoir, il sortit avec précipitation. étonnée de ses discours, de son action, n'osant encore me livrer à l'espérance, je pris ce papier: c'étoit un billet de cinquante livres sterlings. Dans le transport de ma reconnoissance, je bénis mille fois la main généreuse dont le bienfait relevoit mon coeur abattu. Il me sembla qu'une créature céleste venoit de m'apparoître, de faire passer miraculeusement ce secours jusqu'à moi. Je courus auprès de Lidy pour l'instruire de cet heureux événement. Je la trouvai toute en pleurs, et M Peters, un honnête ecclésiastique, lui tenant les deux mains, lui parlant avec feu, et paroissant, comme elle, dans le plus grand attendrissement. C'étoit le curé d'un petit bourg situé au milieu de la province d'Yorck. Son naturel obligeant l'avoit conduit à Londres, avec le dessein de rendre un service important à deux de ses paroissiens, parens de Mistriss Tomkins; il logeoit chez elle pendant sonséjour dans la capitale. Notre triste situation l'intéressoit. Un zèle vraiment pieux, une charité ardente lui inspiroient des sentimens de père pour tous les humains. Ce bon prêtre visitoit souvent Lidy, prioit avec elle, la consoloit, lui offroit même des secours qu'il n'auroit pu donner sans se gêner. Le revenu de son bénéfice ne passant pas quarante livres sterlings, cette rente si modique suffisoit à peine à l'entretien d'une femme et de deux filles qui composoient sa famille. Mais la médiocrité de sa fortune ne resserroit pas son coeur. Edifié des principes de Lidy, touché de son attachement pour moi, sensible à l'inquiétude qu'elle lui montroit sur mon sort, inquiétude vive, la seule capable de troubler la parfaite résignation de cette ame pure, il entreprit de calmer ses alarmes, de la débarrasser d'un poids si pénible, en se chargeant lui-même des soins dont elle s'occupoit. Il lui promit, il lui jura de ne point quitter Londres que le ciel n'eût disposé d'elle, de devenir mon appui quand elle ne seroit plus, de me conduire dans sa maison, de m'y traiter comme sa fille, comme un enfant dont Dieu même le nommoit père, et lui ordonnoit de prendre un soin particulier. Cette assurance, que la propre situation de ce vénérable pasteur rendoit si noble, eut l'effet qu'il en avoit espéré. Elle tranquillisa le coeur de Lidy, lui fit tourner toutes ses pensées vers l'éternité, et attendre avec moins de douleur et d'effroi, le moment où le ciel l'appelleroit à lui. à l'instant où j'entrai dans sa chambre, elle remercioitM Peters. En me voyant, elle le pria de me faire part du sujet de leur entretien. Ce digne prêtre me répéta ses généreuses intentions, mais avec ménagement, avec timidité même. Il sembloit craindre de blesser mon oreille par le son de ces expressions consacrées à marquer la supériorité de celui qui donne, sur l'indigent forcé de recevoir. Il ne cherchoit point à m'inspirer de la reconnoissance, mais à introduire une douce consolation dans mon ame; il vouloit me faire oublier mes peines, et non pas m'avertir qu'il les soulageroit. En écoutant M Peters, je sentois moins ma situation que l' espérance de la voir changer. Ah, madame! Que n'oblige-t-on toujours ainsi! Ce n'est pas le malheur qui humilie, c'est la dure compassion des hommes. On ne rougit point d'être à plaindre, le besoin n'avilit pas; mais on rougit d'exposer sa misère aux yeux de l'homme riche et vain, qui regarde son aisance comme un droit de dédaigner le pauvre, même le pauvre assez fier, assez noble, pour n'exiger ni sa pitié, ni ses secours. Mes remerciemens à M Peters furent proportionnés à sa bonté; mais ses discours me causèrent un saisissement terrible, en me laissant pressentir l'état de ma chère Lidy. L'idée d'une éternelle séparation n'avoit point encore frappé mon esprit; j'espérois beaucoup des soins de l'homme habile qui la visitoit. Mes craintes se bornoient à manquer des moyens de lui continuer les secours d'un art dans lequel je me confiois. Trompeur espoir, né seulement de mes souhaits! Je devois perdre mon unique amie, rien nepouvoit me la rendre, et j'allois bientôt éprouver qu'aucune douleur déjà sentie, ne prépare notre ame à supporter une douleur nouvelle. Mais en est-il de comparable à celle que nous cause la mort d'une personne aimée, à l'horreur de la voir s'anéantir, disparoître! Une force absolue nous l'enlève, nous l'arrache avec violence, nous en sépare pour jamais! Vaine puissance des hommes, que vous êtes bornée! Eh, de quel prix sont tous les biens du monde? Hélas! Ils ne peuvent ni nous conserver, ni nous rendre l'objet précieux d'une tendre affection! J'instruisis Lidy et M Peters du don considérable de la dame, dont le coeur bienfaisant s' intéressoit à nos peines. Je leur dis la promesse consolante qui se joignoit à son présent. " le ciel puisse-t-il l'inspirer et vous protéger, miss, s'écria Lidy! Je ne vous laisse point abandonnée et sans asile, mes voeux sont remplis, et mes derniers instans seront heureux. " le lendemain, je donnai le billet de banque à Mistriss Tomkins, afin qu'elle le changeât. L'agitation où j'étois la veille, ne m'avoit pas permis de réfléchir sur une libéralité si extraordinaire. Comment ma situation se répandoit-elle au dehors? Par qui cette dame se trouvoit-elle informée de la misère d'une fille malade, à qui son bienfait s'adressoit? Pourquoi le ministre, chargé du pieux office de la soulager, remplissoit-il sa commission près de moi? Comment savoit-il mon nom? D'où vient me demander, ne pas parler à celle que la générosité de cette dame regardoit immédiatement? Ces questionsfaites par moi à Mistriss Tomkins, l'embarrassèrent. Elle hésitoit, sembloit craindre de me répondre. Son trouble m'alarma; l'objet d'une forte haine, comme celui d'un tendre attachement est toujours présent à notre idée. Je tremblai en pensant à Milord Danby: il pouvoit avoir découvert ma retraite. Je me sentis saisie d'effroi en songeant que sous cet habit respectable un autre Palmer me venoit peut-être tendre de nouveaux piéges. Après une longue apologie de ses bonnes intentions, Mistriss Tomkins m'apprit enfin, qu'ayant une nièce au service de Miladi D'Anglesey, elle lui avoit porté des tablettes à moi, dont on lui offroit seulement deux guinées, et que son frère assuroit en valoir plus de douze. Pour engager cette fille à les montrer à sa maîtresse, à s'efforcer de les lui faire acheter à un prix plus convenable, elle s'étoit ouverte sur ma situation, sur l'imprudence de Mistriss Palmer, qui ne devoit pas loger dans la maison d'une pauvre femme deux personnes privées d'amis et de secours, dont les peines lui déchiroient le coeur. Elle avoua que mon nom pouvoit lui être échappé, et me donna un billet de Bella, sa nièce, daté de trois jours avant la visite du ministre. Elle disoit à sa tante " de ne point s'inquiéter des tablettes, que Miladi D'Anglesey les gardoit, et en feroit incessamment remettre le prix à la jeune dame. En attendant elle lui envoyoit quatre guinées pour obvier aux besoins les plus pressans; " en effet je les avois reçues: cette explication me tranquillisa, et me détermina à me servir sans scrupule d'un secours quema position me rendoit si nécessaire, et à pardonner à Mistriss Tomkins l'indiscrétion qui me le procuroit. Deux jours après, M Jennisson, le ministre, envoyé chez moi par Miladi D'Anglesey, me fit demander la permission de me voir. Je le reçus dans mon cabinet; ma tristesse et mon accablement parurent l'affecter beaucoup. Il me confirma le récit de Mistriss Tomkins, en m'apprenant que Miladi D'Anglesey, pénétrée de la situation de Lidy, dont une de ses femmes lui avoit fait la peinture touchante, s'étoit empressée à la secourir. L'extrême politesse de M Jennisson l'engageoit à séparer l'intérêt de Lidy du mien; il feignoit d'ignorer que je partageois sa misère, et mit toute son adresse à me faire entendre combien la protection de miladi me deviendroit avantageuse, si je consentois à remettre mon sort entre ses mains. Pendant qu'il me parloit, je cherchois à rappeler à ma mémoire une idée confuse de ses traits. Ils ne paroissoient point absolument étrangers à mes yeux. Soit à Oxford, soit chez Milord Alderson, il me sembloit qu'une même physionomie avoit autrefois frappé mes regards. Mais la crainte du plus triste événement tenoit mon coeur dans un trouble continuel, et ne me laissoit point assez de tranquillité d'esprit pour m'occuper long-temps d'une recherche si frivole. L'air noble de M Jennisson, ses obligeantes expressions, je ne sais quoi de doux et d'affectueux, mêlé à tous ses discours, m'inspirèrent de la confiance. Je ne lui cachai ni ma position fâcheuse, niles ressources qui m'étoient offertes. La proposition de M Peters le toucha. Il loua son zèle, l'admira, rêva; et se levant pour sortir, il me demanda si je voudrois bien le recevoir le lendemain à la même heure. Il me dit qu'il verroit Miladi D'Anglesey, et lui communiqueroit un projet dont il n'osoit me parler avant de savoir si cette dame l'approuveroit. En me quittant, il me pria de ne point m'abandonner à la tristesse, et me répéta plusieurs fois que mes qualités estimables me procureroient de tendres et de puissans amis. Le lendemain il fut exact, et me remit en entrant, un billet de Miladi D'Anglesey. Je l'ouvris avec une vive émotion, et j'y lus ces paroles consolantes: Miladi D'Anglesey à Miss Jenny. " chère miss, j'ai chargé M Jennisson de vous expliquer mes intentions. Le mérite qu'il a découvert en vous, m'attache à vos intérêts. Si des soins indispensables ne me retenoient ici, je me ferois un plaisir véritable d'aller vous voir, vous consoler, et vous assurer moi-même du désir que j'ai de me lier intimement avec vous. Croyez M Jennisson; il a ma confiance, il est digne de la vôtre. Mes desseins et mes sentimens lui sont connus. Je remplirai tous les engagemens que je prends par sa médiation; et déjà je me dis, dans la sincérité de mon coeur, votre tendre amie. La Comtesse D'Anglesey. " j'étois si surprise et si touchée du procédé généreux de cette dame, que j'avois peine à trouver des termes capables d'exprimer ma reconnoissance. Jevoulus remercier M Jennisson des soins qu' il prenoit lui-même pour une infortunée; mais il m'interrompit. " avant de vous informer de la démarche que j'ai faite, dit-il, avant de vous instruire de ses effets, permettez-moi, miss, de vous demander si vous avez mûrement réfléchi sur le parti où vous semblez vous être arrêtée. L'appui dont vous me parlâtes hier, me paroît bien foible. M Peters est un homme sensible, honnête. En offrant de vous retirer chez lui, il a plus consulté son coeur que ses facultés. J'applaudis à ses nobles intentions: mais dépourvue comme vous l'êtes à présent, quand votre tendre compassion vous a tout fait sacrifier pour Lidy, n'avez-vous besoin que d'un asile? D'ailleurs, savez-vous si la femme et les filles de ce bon ecclésiastique verront sans chagrin une étrangère partager avec elles la portion, déjà si modique, qu'un droit naturel leur donne à sa fortune? Vous-même ne sentirez-vous pas une peine continuelle de la diminuer, de voir cette famille se gêner beaucoup pour vous donner peu? Le coeur de Miss Jenny gémiroit sans cesse dans cette position. Une retraite plus convenable à votre éducation, à votre âge, à vos sentimens, vous est préparée par mes soins. Miladi D'Anglesey vous l'offre, et désire ardemment de vous la voir accepter. Cette dame est veuve, jeune, aimable, vertueuse, maîtresse de sa fortune et de ses volontés; depuis long-temps elle souhaite une compagne assidue, dont l'humeur complaisante et l'esprit agréable puissent l'attacher, mériter sa confiance, et lui faire goûter dans sa maison les charmes d'une société douce et sans assujettissement.Je lui parlai de vous hier, vous lui convenez parfaitement. Des raisons inutiles à vous dire, rendent ma recommandation très-forte auprès d'elle. Elle vous recevra bien, vous l'aimerez, elle rendra votre sort heureux. Sa protection vous mettra à couvert des dangers où vous resteriez exposée en vivant à Londres, et vous éviterez le regret de vous rendre à charge à un homme embarrassé déjà à pourvoir aux besoins de sa propre famille. " je me taisois, je rêvois, j'hésitois; je n'osois refuser et craignois d' accepter. Mille mouvemens confus suspendoient mes résolutions. M Jennisson, surpris et mécontent de mon indécision, s' étendit avec vivacité sur tout ce qui devoit me déterminer à suivre ses conseils. " chère miss, me disoit-il d'un ton affectueux, votre intérêt seul m'anime; il m'engage à vous presser de profiter de mes soins. Ne rejetez pas un asile sûr et honorable, ne me donnez pas le chagrin d'avoir travaillé en vain à vous procurer une vie douce, tranquille, un état solide, agréable, et une amie digne, à tous égards, d'être recherchée. " il est des situations où l'abattement de notre esprit semble nous éloigner de tout ce qui nous paroît environné d'éclat. Il place le bonheur à une distance infinie de nous, ôte à nos idées cette activité propre à nous en rapprocher, au moins par nos désirs. Combien avois-je souhaité le sort que l'on m' offroit! En sortant de chez Milord Alderson, il eût rempli mes voeux les plus ardens; mais en ce moment, la douleur dont mon ame se sentoit oppressée, me portoit à préférer l'humble toit de M Peters à l'asile brillantqu'on me destinoit. La solitude et l'obscurité convenoient à la profonde amertume de mes réflexions; mais le ciel, dont la bonté me faisoit rencontrer ce digne pasteur pour guider mes pas, pour me cacher dans l'ombre, pour m'écarter d'un monde où je devois sentir de nouvelles peines, voulut punir mes murmures, ma coupable défiance, en ouvrant deux routes devant moi, et me laissant l'arbitre du sentier où je choisirois de m'engager. Les représentations de M Jennisson me parurent sensées; ses raisons et ses prières me déterminèrent. Je ne crus pas devoir abuser du bon coeur de M Peters, aller habiter une maison dont j'incommoderois les maîtres, où je pourrois porter le trouble et la division. Interrompre la paix d'une famille satisfaite dans la médiocrité où elle vit, c'est chercher à déranger l'ordre admirable de la providence, qui, par une juste répartition de ses biens, accorde les douceurs du repos à ceux de ses enfans qu'elle prive d'un partage plus envié et moins heureux peut-être. Ces considérations me portèrent à préférer les bontés de Miladi D'Anglesey à la tendre invitation de M Peters. Je souhaitai seulement qu'il fût instruit des soins, même des conseils de M Jennisson, et soumis ma conduite à la décision de cet honnête ministre. Je le fis demander, il vint. à ma prière, M Jennisson l'informa des intentions de miladi. Je lui montrai son billet, et lui donnai l'entière liberté de prononcer sur ma destinée. " je serois bien fâché, miss, me dit cet homme généreux, de vous priver de l'appui d'une dame richeet libérale, portée à vous obliger. Si ma fortune égaloit la sienne, je ne lui céderois pas l'avantage de vous être utile: mais vous ne devez point balancer entre sa protection et mon amitié. Cependant, chère miss, comme la satisfaction n'est pas toujours attachée à la splendeur, si votre sort chez Miladi D'Anglesey ne remplit pas l'attente de M Jennisson, et les voeux que je forme pour votre bonheur, ma maison vous sera ouverte dans tous les temps. Les goûts et les affections des grands s'affoiblissent en se multipliant: ils les étendent sur tant d'objets! Si l'inconstance de miladi vous fait éprouver des peines, des mortifications; souvenez-vous alors d'un ami moins brillant, mais plus solide. Une ligne de votre main me ramenera à Londres. Chère miss, ajouta-t-il d'un ton attendri, tant que je respire, vous avez un père, son pouvoir est foible, mais son affection est grande, et jamais elle ne se démentira. " sûre de ne pas offenser M Peters en changeant de dessein, j'écrivis à Miladi D'Anglesey. Une respectueuse reconnoissance dicta ma lettre. La réponse qu'elle daigna me faire en augmenta le sentiment. Elle éloignoit avec bonté tout ce qui devoit mettre de la distance entre nous. En m'apportant cette seconde preuve de la bienveillance de miladi, M Jennisson me dit qu'il venoit d'amener à Londres, Bella, la nièce de Mistriss Tomkins: ma protectrice me l'envoyoit pour me servir actuellement, et m'accompagner au moment où je désirerois d'aller la trouver. Hélas! Ce moment devoit être un des plus douloureux de ma vie!Lidy voulut entretenir M Jennisson, me recommander à son zèle, à ses soins. Le jour qu'il la vit, elle se trouvoit fort mal, respiroit difficilement, et parloit avec peine. L'obscurité de sa chambre, dont les rideaux étoient fermés, n'empêcha pas M Jennisson de s'apercevoir qu'il lui restoit peu d'instans à vivre. D'accord avec M Peters, il prit toutes les mesures convenables à cette triste occasion; mais il ne put parvenir à m'épargner le funeste spectacle qu'il désiroit dérober à ma vue. Le soir de ce même jour, environ à minuit, j'étois assise au chevet du lit de Lidy. Elle demanda de l'eau, sa garde lui en présenta. Cette femme approchant la lumière, me fit voir tant de pâleur et d'abattement sur le visage de ma mourante amie, que mon coeur tressaillit; un cri douloureux m'échappa. Lidy renvoya sa garde, prit ma main, la serra foiblement; et sentant que je tremblois: " pourquoi cet effroi, chère miss, me dit-elle? Qu'allez-vous perdre? Que voudriez-vous conserver? Une inutile amie dont le zèle n'a pu vous garantir. Votre cruelle aventure m'a blessée d'un trait mortel. Je me suis amèrement reproché d'avoir contribué à votre infortune, en souffrant les assiduités d'un homme qui ne m'inspira jamais une véritable confiance. Les suites de ma conduite imprudente ont brisé mon coeur: que le vôtre ne se rappelle point ma faute, chère miss, pardonnez-la, oubliez-la, souvenez-vous seulement de ma fidèle amitié. Ah! Retenez vos pleurs, continua-t-elle en s'attendrissant; cessez de gémir, supportez avec courage une perte légère, comparée à toutescelles qui l'ont précédée. Promettez-moi de vous consoler; ne me laissez point emporter l' inexprimable douleur de penser que ma mort ajoute à vos malheurs. " " eh! Pourquoi, ma chère Lidy, pourquoi vous imputer mes peines, lui disois-je en la baignant de mes larmes? Partagez-les toujours, mais ne vous en accusez jamais. Priez le ciel avec moi, priez-le de ne pas m'exposer à la plus rude des épreuves. Supplions-le toutes deux de ne point séparer nos destins. Ah! Que sa bonté prolonge vos jours, ou daigne abréger les miens. Non, vous ne me quitterez pas, m'écriois-je, vous ne m' abandonnerez point dans l'immensité du monde; vous vivrez pour moi. " en lui parlant, je m'attachois fortement à elle, il me sembloit pouvoir la retenir ou la contraindre à m'entraîner avec elle... ah! Madame, que l'etre suprême ne m' appela-t-il alors! Quelle perte! Que je l'ai amèrement sentie! ô Lidy, ma soeur, ma compagne, mon amie! Hélas! Mes larmes, mes regrets, mes cris poussés vers toi, ont peut-être troublé jusque dans le ciel le bonheur de ton ame trop sensible! J' étois restée sans connoissance sur le lit de Lidy. Quand je revins à moi, je me vis dans ma chambre. Mistriss Tomkins et sa nièce m'y avoient portée. M Peters et M Jennisson se regardoient d'un air touché. Bella me présentoit des sels. Sa tante et elle paroissoient fort attendries. Je demandai comment Lidy se trouvoit, personne ne répondit à ma question. Je la répétai plusieurs fois. Mistriss Tomkins me dit enfin qu'une berline de Miladi D'Anglesey étoit à laporte, où plusieurs de ses gens attendoient mes ordres. Ah! Dieu! M'écriai-je, Lidy! Ma chère Lidy est morte! Le silence et les tristes regards de tous ceux qui m'environnoient, me confirmèrent mon malheur. On ne put m'arrêter. Je courus, ou plutôt je volai dans sa chambre. Je me précipitai sur les restes inanimés, mais chers encore... eh quoi! Fixerai-je toujours votre attention sur de tristes objets, madame? Entraînée par le souvenir d'une douleur que le temps n'a point affoiblie, je me sens prête à m'appesantir sur un sujet intéressant pour moi seule. Mais je m'arrête; mon dessein n'est pas d'exciter votre sensibilité. En vous confiant mes peines, il seroit peu généreux de vouloir vous forcer à les partager. M Peters se chargea de remplir l'office d'un ami, et de rendre les derniers devoirs à une fille dont il ne mettoit point l'éternel bonheur en doute. Je lui laissai vingt guinées pour cet usage. J'en donnai dix à Mistriss Tomkins, comme une foible récompense de son attachement à mes intérêts. J'embrassai plusieurs fois le bon, l'honnête M Peters. Je reçus avec respect les tendres bénédictions qu'il prononça sur moi. Je promis de lui écrire; je ne pouvois le quitter. Il fallut m'arracher de cette maison. Enfin, aidé de Bella, M Jennisson m'entraîna. Je croyois qu'il me présenteroit lui-même à Miladi D'Anglesey; mais quand je fus placée dans la voiture avec Bella, il prit une de mes mains, la serra doucement: " adieu, chère miss, me dit-il, les yeux humides de pleurs, adieu. Un devoir que rien ne peut balancer, m'éloignera long-temps de vous. J'ignore le moment précis où je vousreverrai; mais j'emporte l'espoir flatteur de vous retrouver dans une situation heureuse. Si Miladi D'Anglesey remplit ses engagemens, si vous êtes contente de sa conduite à votre égard, rappelez-vous quelquefois un homme qu'elle honore de son estime, et dont les voeux les plus ardens sont de mériter et d'obtenir un jour le titre d'ami de Miss Jenny. " en finissant de parler, il ferma la portière, donna ses ordres; et le carosse, escorté de deux hommes à cheval, prit la route de Sutton-Court. Il étoit midi quand j'arrivai au château où Miladi D'Anglesey faisoit alors sa résidence. Bella me conduisit dans un magnifique appartement, destiné, me dit-elle, à être le mien. Un instant après, Miladi D'Anglesey y entra, vint à moi les bras ouverts; et prévenant le mouvement qui m'alloit mettre à ses pieds, elle me pressa contre son sein. " y pensez-vous, miss, s'écria-t-elle! Ce n'est point une protectrice, c'est une amie qui vous reçoit. Je veux partager vos chagrins en attendant que votre esprit soit devenu assez tranquille pour partager ma félicité. Bannissons dès ce moment toutes distinctions entre nous; vivons comme deux soeurs unies, et qu'on ne s'aperçoive point, en nous voyant ensemble, sur laquelle des deux la fortune s'est plue à répandre ses faveurs. " cet accueil, les grâces, l'air de noblesse et la figure charmante de celle qui me parloit, suspendirent un instant le sentiment de ma douleur. Miladi D'Anglesey me parut un ange de lumière. Vous la connoissez, madame, vous ne douterez point de l'impression qu'elle dut faire sur une ame sensible et reconnoissante.Mon attachement, né dès ce premier moment, s'est toujours accru par l'intime connoissance de son caractère; sa durée sera celle de ma vie. Je m'apprête à lui en donner une preuve bien grande. Destinée à perdre tout ce qui m'est cher, je ne puis servir Miladi D'Anglesey sans lui coûter des larmes, et m'en ouvrir à moi-même une source intarissable. De longues veilles, une continuelle inquiétude, le trouble, les agitations, que m'avoient fait éprouver la crainte de perdre Lidy, et la foible espérance de la conserver, me causèrent une inflammation dangereuse. Miladi D'Anglesey prit un soin si particulier de moi, elle m'honoroit de tant d'attentions, mêloit des caresses si touchantes à ses bontés, un intérêt si tendre paroissoit dans toutes ses actions, que la reconnoissance m'engagea à renfermer ma tristesse au fond de mon coeur, à craindre d'en laisser éclater des marques en présence de ma généreuse protectrice. Ma santé se rétablit enfin, mais mon extrême langueur ne se dissipa point. Miladi me permit de porter le deuil de Lidy, et le fit prendre à Bella, qui passa de son service au mien. Cette fille savoit seule l'état malheureux de ma fortune. Sa tante l'avoit instruite de l'abandon et de la misère où j'étois réduite, mais sans lui en apprendre la cause qu'elle ignoroit. Bella garda fidèlement le secret que miladi exigea d'elle sur mon séjour à Londres, et la façon dont j'y vivois. Le reste de la maison me croyoit parente de Miladi D'Anglesey, et nouvellement arrivée du comté de Kent. Avant de me présenter sous ce titre à ses connoissances, elle affectoitde parler de moi comme d'une jeune provinciale timide et triste, même un peu farouche, qui, toute occupée de la perte récente de sa mère, ne se croyoit capable d'aucune consolation, fuyoit les occasions de se distraire, et sembloit se plaire à nourrir sa sombre mélancolie. Ma conduite confirmoit l'idée que miladi donnoit de moi. Je ne pouvois m'accoutumer à rester dans son appartement aux heures où elle recevoit compagnie. Dès qu'on annonçoit une visite, je me dérobois promptement, ou si la complaisance m'engageoit à demeurer, ma tristesse et mon silence me rendoient inutile, et sans doute désagréable dans un cercle où régnoit l'enjouement. Je ne goûtois point ces conversations légères dont tous les sujets m' étoient étrangers, et me paroissoient ou insipides, ou révoltans. L'espèce de malheur qui nous humilie intérieurement, imprime des traces profondes sur tout notre être. Il obscurcit notre esprit comme notre physionomie. Il nous inspire de la défiance des autres et de nous-mêmes, nous donne un air timide, une contenance mal assurée. Dans cet état tout nous gêne, nous embarrasse. L'attention que nous attirons, nous paroît fâcheuse, parce que nous craignons d'être pénétrés. Nos idées deviennent graves, nos réflexions sévères. Nous ne vivons point avec ceux qui nous environnent, nous les examinons, nous les jugeons. En perdant ces dispositions paisibles qui portent une personne heureuse vers l'indulgence, nos yeux s'ouvrent trop sur les désagrémens de la société, et pas assez sur ses avantages. Je fus long-temps à pouvoircomprendre que des hommes toujours prêts à se couvrir mutuellement de ridicule, à se déchirer sans cesse, à ne se pardonner ni leurs fautes, ni leurs erreurs, ne se haïssent pourtant pas: que même dans les occasions pressantes ils se servent et s'obligent avec autant de zèle et d'ardeur que s'ils s'aimoient tendrement. Mon goût pour la retraite m'attiroit souvent de tendres reproches de Miladi D'Anglesey. Instruite par moi-même de toutes les peines de mon coeur, elle blâmoit le souvenir trop vif que j'en conservois. " j'ai été très-malheureuse, me disoit-elle un jour; comme vous j'ai versé des larmes; comme vous, j'avois contracté loin du monde l'habitude de pleurer, de gémir. Le changement de ma fortune n'en apporta pas d'abord dans mon humeur; mais la reconnoissance, la raison et l'amitié ont enfin remis sur mon visage cet air serein qui annonce la satisfaction intérieure de l'ame. L'ami généreux dont les soins ont prévenu mes désirs, surpassé mes espérances, n'auroit pas joui de ses bienfaits, s'il avoit pu croire qu'ils ne me rendoient point heureuse. Imitez mon exemple, ma chère Jenny, continua-t-elle en m'embrassant; vous n'êtes plus abandonnée: ne dites plus, ne pensez plus que cet univers n'offre à vos idées qu'une vaste solitude, où vous portez en tremblant des pas incertains. Je vous pardonne de pleurer Lidy; mais devez-vous la pleurer toujours? Pourquoi vous obstiner à rappeler le passé, à détourner vos regards de l'agréable perspective où ils devroient à présent se fixer? Que servent ces vains regrets sur un événement dont MilordDanby doit seul rougir? Avez-vous un juste reproche à vous faire? Vous pleurez, chère miss, ajouta-t-elle en redoublant ses caresses, vous pleurez; mes discours ne vous persuadent point; mon amitié ne peut vous consoler; vous vous croyez si infortunée, qu'il vous paroît impossible d'oublier jamais vos malheurs. Eh, que seroit-ce donc, si l'amour, mêlant son trouble inquiet à vos douleurs, en redoubloit cent fois, mille fois l'amertume? On a abusé de votre crédulité, mais non pas de votre confiance. Un tendre penchant ne vous fit point ajouter foi aux sermens de Milord Danby. Il vous étoit indifférent; vous le méprisez, vous le haïssez, vos sentimens ne varient point à son égard. Mais si vous l'aimiez et le haïssiez en même temps; si en le fuyant, vous brûliez sans cesse du désir de le voir; si le lien qui vous unissoit eût été cher à votre coeur; si en perdant l'époux, vous regrettiez l'amant; si, comme moi, séduite par tout ce que l'amour offre de douceur, vous aviez fait le plus grand sacrifice à l'espérance de rendre heureux l'objet d'une sincère affection, de lui devoir votre félicité; si vous aviez senti le cruel tourment d'aimer, d'adorer un ingrat...-quoi, madame, interrompis-je avec autant de surprise que d'intérêt, vous avez connu le sentiment de la douleur! La charmante Miladi D'Anglesey a aimé un ingrat! Elle a éprouvé des disgrâces!-eh, pourquoi, miss, reprit-elle, pourquoi n'aurois-je pas subi le sort commun de toutes les créatures? Par où méritois-je de jouir d'un bonheur sans mélange? En répandant des larmes, je n'ai pas eu la douce consolation qui devroit tarir la source des vôtres. Mapropre imprudence a causé mes malheurs. Une ardeur indiscrète me fit céder au penchant de mon coeur, aux instances d'un amant. Les hommes ont l'art de nous persuader que nous tenons leur bonheur entre nos mains. D' une idée si dangereuse, trop fortement imprimée dans nos ames, naît cette pitié généreuse et cette tendre condescendance pour leurs désirs, que les ingrats nomment foiblesse quand elle cesse de les rendre heureux. " oui, ma chère Jenny, continua la comtesse, j'ai éprouvé des disgrâces . Je trouvai dans l'accomplissement de mes voeux les plus ardens, la juste punition d'une démarche hardie et cruelle, puisqu'elle accabloit de douleur deux familles illustres, à l' instant même où elles s'occupoient du soin de m'assurer une grande fortune. Je lis dans vos yeux, ajouta-t-elle, combien il vous paroît difficile de penser que mon sort n'ait pas toujours été heureux. Désabusez-vous, ma chère amie; le détail que je vais vous faire, va vous apprendre combien les apparences vous trompent. " si l'événement qui causa les chagrins de Miladi D'Anglesey vous étoit entièrement inconnu, madame, je me tairois sur cette aventure. Mais je crois devoir vous apprendre des particularités capables de diminuer à vos yeux l'ingratitude et l'étourderie dont on l'accusa alors. Milord Arundel, si intéressé dans une imprudence dont il devint la victime, a justifié sa belle-soeur par son estime. La constante amitié de ce seigneur est le plus parfait éloge de Miladi D'Anglesey. Il eût pu l'obliger, lui procurer une viedouce et agréable; mais il n'eût point été son ami, s'il n'avoit distingué en elle un caractère et des sentimens dignes de l'attacher. La jeunesse et l'amour peuvent égarer. La faute de miladi doit vous paroître excusable. Tous ceux qu'elle honore de sa familiarité, rendent une justice due aux qualités respectables de son coeur. Lisez donc ici, madame, le récit sincère qu' elle me fit; elle parle elle-même, et je vous prie de l'entendre avec indulgence. histoire de miladi, Comtesse D'Anglesey. les Comtes D'Arundel et De Lattimer, amis depuis leur enfance, épousèrent en même temps les deux filles du dernier Lord D'Anglesey. L'aînée n'apporta à Milord Arundel qu'un titre pour le second de ses fils. La cadette, fort riche par l'héritage d'une de ses tantes, augmenta considérablement les possessions du Comte De Lattimer. Milord Arundel eut deux fils. Le ciel accorda seulement une fille à son ami. Elle fut nommée Sophie, et destinée dès sa naissance au jeune Comte D'Anglesey. L'amour de Ladi Lattimer pour le nom de ses pères, et l'amitié toujours constante entre les deux maisons, les attacha fortement au projet d'une alliance qui rendroit la fortune des deux frères égale, sans porter atteinte aux droits de l'aîné. Engagés l'un à l'autre dès le berceau, ces jeunes enfans furent encore liés par un acte authentique. Il détruisoit toutes les espérances de celui des deux dont la volonté, contraire à cet établissement, s'opposeroit à l' union désirée par ses parens. Cet acten'étoit valide qu'en supposant Lady Sophie unique héritière des biens de sa maison. Comme Ladi Arundel et le Comte De Lattimer moururent peu de temps après qu'il fut signé, il acquit une nouvelle force par leurs testamens. Le général Hymore, chevalier baronnet, parent de Ladi Lattimer, avoit été son tuteur. Elle chérissoit en lui un ami, dont la tendresse et les soins s'étoient appliqués à la rendre riche et heureuse. Depuis le mariage de sa pupille, la paix le laissant sans occupations, il vivoit dans le comté de Kent, où il possédoit une terre de peu de valeur, mais agréable par sa situation. Ladi Lattimer, veuve à vingt ans, sentit encore le besoin de cet ami. Elle s'empressa de le rappeler à Londres; mais il ne put consentir à quitter une retraite où l'amour l'attachoit et le rendoit heureux. Il venoit d'épouser Miss Volsely, dont la naissance, la jeunesse et la beauté composoient toute la fortune. Je fus le seul fruit de leur union. J'atteignois à peine ma troisième année, quand mon père mourut. Ladi Hymore perdit avec lui les pensions considérables qui la faisoient vivre dans l'abondance et l'éclat. Ladi Lattimer la connoissoit et l'aimoit tendrement. Elle la pressa de se rendre à Londres pour y solliciter une augmentation des grâces ordinairement accordées aux héritiers des défenseurs de la patrie. Ma mère, déterminée à suivre ses conseils, ne voulut pas abandonner le soin de ma personne à des mains étrangères. Six semaines après la mort de mon père, elle partit pour Londres et m'y conduisit avec elle.Ladi Lattimer l'obligea d'accepter un appartement chez elle. Je partageai celui de Ladi Sophie, sa fille, âgée seulement de deux ans plus que moi. Cette dame trouva tant de charmes dans la société de Ladi Hymore, elle la pria si instamment de ne point retourner en province, qu'après avoir terminé ses affaires à la cour, ma mère céda aux désirs de son amie, et continua de vivre chez elle. Mais soit que l'air épais de Londres fût contraire à son tempérament, soit qu'elle y eût apporté des dispositions à la plus cruelle des maladies, la consomption l'attaqua, la fit languir long-temps, et me l'enleva quatre ans après la mort de mon père. La sincère amitié de Ladi Lattimer, ne s'éteignit point avec elle. Cette dame voulut me servir de mère, et tint fidèlement la parole qu'elle avoit donnée à Ladi Hymore expirante, de ne jamais m'abandonner. On continua de m'élever auprès de Ladi Sophie; ses maîtres étoient les miens; les caresses et les attentions de sa mère se partageoient également entre nous. Malgré mon peu de fortune et l'immensité de la sienne, nous étions servies et vêtues de même. Tant que notre grande jeunesse nous laissa dans l'heureuse ignorance des avantages attachés à la richesse, nous vécûmes avec assez d' amitié. Une humeur douce me portoit à ne point lui disputer l'espèce d'empire que son naturel altier lui faisoit prendre sur les petites compagnes de nos amusemens, et sur moi-même. Quand la raison commença à m'éclairer, je devins moins complaisante. En m'apercevant combien la différence de nos fortunes la rendoit exigeante, je me sentois humiliéede lui céder. Souvent l'aigreur se mêloit à nos jeux, et plus souvent encore des querelles assez vives les terminoient. Sans avoir des traits désagréables, Ladi Sophie n'étoit ni belle, ni jolie. Sa figure n'intéressoit point. En la regardant, on cherchoit pourquoi elle n'affectoit aucun sentiment. Son humeur n'inspiroit pas la même indifférence: elle la rendoit insupportable à tout ce qui avoit le malheur de lui être soumis. La hauteur, le caprice, la vanité formoient le fond de son caractère. Elle vouloit obstinément ce qu'elle demandoit; elle le vouloit à l'instant; mais ses désirs changeoient si rapidement d'objet, qu'on ne pouvoit les satisfaire assez vite pour prévenir l'inconstance de ses goûts et la variété de ses fantaisies. Le jeune Comte D'Anglesey, admis souvent à nos jeux, se révoltoit continuellement contre la bizarrerie de Ladi Sophie. Elle exigeoit de lui une complaisance qu'il ne se sentoit pas disposé à lui accorder. Contraint à lui faire une cour assidue, à paroître empressé à lui plaire, il mettoit au nombre de ses devoirs forcés et gênans, l'obligation de la voir et de se montrer attentif auprès d'elle. Un penchant naturel l'attiroit vers moi; je m'en apercevois. Il n'osoit le suivre en liberté; je craignois de laisser voir que je le remarquois. Notre position nous apprit de bonne heure à tous deux l'art de cacher nos sentimens. Nous sûmes les dissimuler avant de les bien connoître. Le comte étudioit mes goûts, je prenois les siens; si j'aimois un amusement, il lui devenoit agréable: celui qu'il proposoit, m'attachoit d'abord. Souvent il medonnoit en secret des fleurs dont Ladi Sophie venoit de lui faire présent, ou m'apportoit une bagatelle que ma compagne lui avoit en vain demandée. J'étois déjà flattée de ces petits sacrifices, et ne prévoyois point l'effet dangereux de ces premiers soins. Mais l'enfance passe insensiblement; on grandit; nos penchans croissent avec nous; l'intelligence s' ouvre, l'esprit se développe, des mouvemens confus s'élèvent dans le coeur, ils nous font sentir, aimer notre existence. Tout prend une forme nouvelle à nos yeux; l'amour-propre naît, il nous apprend à distinguer ceux qui s'attachent à nous plaire, et trop souvent il nous conduit à payer d'une tendresse véritable le premier hommage rendu à nos charmes. Rien n' étoit plus aimable que le Comte D'Anglesey. Je ne quittois point Ladi Sophie, et le voyois tous les jours. Nous ne nous disions rien de particulier; mais nos yeux se parloient continuellement. Sans nous être jamais concertés sur l'intelligence de nos regards ou de nos signes, nous les comprenions facilement. Avec le temps, toutes nos actions, tous nos mouvemens devinrent un langage expressif pour nos coeurs. Cette muette correspondance se bornoit d'abord à nous communiquer les dégoûts mutuels que nous donnoit l'humeur fâcheuse de Ladi Sophie; mais chaque jour l'étendoit, et plus nous avancions en âge, plus elle devenoit vive et intéressante. Sir Charles Arundel, frère du Comte D'Anglesey, nous visitoit peu. Elevé auprès du Prince De Galles, le soin de faire sa cour, et son extrême application à ses études l'occupoient tout entier. On découvroitdéjà en lui des qualités distinguées et des vertus rares. Il me montroit beaucoup d'amitié; mais le caractère de Ladi Sophie lui déplaisoit, et ses caprices l'éloignoient de nous. Elle accomplissoit quinze ans, j'en avois treize, et le Comte D'Anglesey dix-sept, quand les deux frères partirent pour visiter les différentes cours de l'Europe. Le comte pleura en nous disant adieu; mes larmes accompagnèrent les siennes. Son absence me causa une tristesse extrême. Deux mois après son départ, Milord Arundel engagea Ladi Lattimer à passer une saison dans le comté d'Erford où il avoit une terre. Elle y mena sa fille, et je les suivis. Le plus beau lieu du monde, mille amusemens variés, des courses de chevaux, une compagnie nombreuse; rien ne put remplacer dans mon coeur le plaisir de voir le Comte D'Anglesey: je regrettois continuellement la perte d'une si douce habitude. Sans cesse occupée de lui, de son souvenir, je me rappelois ses traits, ses actions, même ses discours les plus indifférens. J'aimois à entendre prononcer son nom. Quand Milord Arundel recevoit des lettres de ses fils, le coeur me battoit; mes yeux se fixoient sur elles; leur vue me causoit une vive émotion. S'il en lisoit des endroits à Ladi Lattimer ou à sa fille, j'écoutois attentivement. Je craignois et je désirois de me trouver nommée dans celle du comte. Un simple compliment de sa part excitoit mon trouble et ma rougeur; il me sembloit que j'avois un secret à cacher, et la moindre expression me paroissoit capable de le découvrir.Tout ce qui tenoit au Comte D'Anglesey commençoit à m'être cher. Milord Arundel devint l'objet de mes attentions et de ma complaisance. Je le distinguois par des égards flatteurs, et préférois sa conversation à tous les plaisirs dont le choix dépendoit de ma volonté. La situation de mon coeur me donnoit un air sérieux et réfléchi. Il attacha ce seigneur près de moi. Mes talens l'amusèrent, ensuite il goûta mon esprit. Mon caractère, mes sentimens simples et naïfs, lui inspirèrent de l'estime et de l'amitié. Peu à peu mes traits firent une forte impression sur ses sens, et il m'aimoit passionnément avant d'avoir pensé qu'un enfant dût le subjuguer. Milord Arundel entroit alors dans sa quarante-sixième année. Il étoit bien fait, et pouvoit encore prétendre à plaire. Son extrême tendresse pour Sir Charles éloignoit de lui toute idée d'un second engagement. Il ne vouloit pas diminuer la fortune de ce fils chéri, en lui donnant des frères, dont le partage inégal affoibliroit le sien. Il combattit son penchant, le cacha avec soin; sans vouloir se priver du plaisir de me voir, il entretint ses sentimens dans le secret de son coeur, et ma conduite à son égard, lui persuada que je les partagerois s'ils m'étoient connus. Après deux ans d'absence, Sir Charles et son frère revinrent à Londres. Une égale surprise nous frappa en nous revoyant. Nous admirâmes le changement que le temps avoit fait sur nous. La taille du comte me parut parfaite. Ses traits plus formés le rendoient plus aimable encore. J'étois grandie; il me trouva denouvelles grâces. Son premier abord m'interdit, ma vue le troubla. Nous ne pûmes nous parler; mais je lus bientôt dans ses yeux que son coeur me distinguoit toujours, et sentis une joie secrète en lui voyant, pour Ladi Sophie, la même indifférence qu'elle lui inspiroit auparavant. Sa présence me pénétroit de plaisir; cependant, par un mouvement dont j' aurois eu peine alors à me rendre compte, son attention à me considérer, ses louanges, m'embarrassoient. Je rougissois en lui voyant faire les mêmes signes, autrefois si familiers à tous deux. Loins d'y répondre, je baissois les yeux, j'évitois ses regards, ils me causoient une émotion inquiète. Pendant plusieurs jours, je n'osai lui montrer qu'une politesse remplie de réserve, et facile à prendre pour de la froideur. Un soir, il saisit l'instant où Ladi Sophie étoit occupée; il me donna une lettre; et de l'air le plus triste et le plus tendre, il me pria de la lire avec attention, et d'y répondre avec bonté. Ce peu de mots, le ton touchant dont il les prononça, l'expression de ses regards et la vue du papier qu'il me présentoit, portèrent le trouble et l'agitation dans mon ame. Je pris la lettre et la serrai promptement. Quand je fus seule, je l' ouvris avec vivacité, et j'y lus ces paroles: lettre de milord, Comte D'Anglesey, à Miss Adeline Hymore. " si Miss Adeline n'avoit point oublié un temps, toujours présent à mon idée, si elle entendoit encore le langage de mes yeux; si, comme autrefois,les siens daignoient me parler, je ne serois pas forcé de lui rappeler une amitié éteinte dans son coeur, mais vive et ardente au fond du mien. Pendant une longue et douloureuse absence, j'ai conservé loin de vous le souvenir de notre enfance, de vos bontés, de cette douce intelligence qui unissoit déjà nos ames par des liens secrets. Je cherche en vain à retrouver les traces de ces temps heureux: Miss Adeline m'a effacé de sa mémoire. Combien cette amitié, dont vous me privez cruellement, me seroit nécessaire à présent. Chère miss, que j'aurois de confidences à vous faire, si vous vous intéressiez à mes peines. J'aime et je hais: contraint de rendre mes hommages à une personne qui m'est odieuse, je suis sans accès auprès de l'objet de ma tendresse. Je vois celle que j'aime, et ne puis lui parler. Une seule expression étoit permise à mon amour. Des signes, autrefois remarqués, seroient encore les interprètes de mes sentimens, celle qui m'est chère les comprendroit; mais comment puis-je m'expliquer? Miss Adeline détourne ses regards. Elle liroit dans les miens que mon coeur l'adore! Mais l'ingrate ne veut plus m'entendre. " je recommençai plusieurs fois cette lettre, si émue en la parcourant, que j'avois peine à en comprendre le sens. Je répétois avec transport: elle y liroit que mon coeur l'adore! j'ignorois encore l'espèce de mes sentimens pour le Comte D' Anglesey. Cette tendre expression fut un trait de lumière qui m'en découvrit la nature et la force. Livrée à ce trouble enchanteurdont le premier aveu d'une passion inspirée et sentie remplit notre ame, j'écrivis au comte. Ma main suivit rapidement les mouvemens de mon coeur. Je me reprochois une conduite qui l'avoit chagriné, et croyois ne pouvoir être assez sincère, assez tendre pour réparer mon injustice. Le lendemain, je réfléchis sérieusement sur ma position, sur celle du Comte D'Anglesey. à qui allois-je avouer mon penchant? à un homme dont les engagemens m'étoient connus, dont l'inévitable union avec Ladi Sophie seroit formée dans deux mois; je soupirai. Des pleurs m'échappèrent: je me trouvai malheureuse d'aimer, et craignis de devenir coupable en laissant pénétrer mes sentimens. Je voulus tout déchirer. Une de nos femmes venant me chercher de la part de Ladi Lattimer, m'en ôta la liberté. Ma lettre resta dans mon sein; mais je pris une ferme résolution de ne pas la donner, et de cacher ma tendresse au Comte D'Anglesey. J'ignorois encore combien les désirs d'un amant aimé prennent d'empire sur notre volonté; et avec quelle facilité ils anéantissent tous les projets formés pour ne pas les satisfaire. Quand le comte entra, je cessai de m'applaudir du sacrifice que je faisois à la raison et au devoir. Je sentis une douleur extrême d'être contrainte à ce pénible effort. Jamais il ne m'avoit paru si aimable, si intéressant. L'incertitude du succès de sa démarche lui donnoit un air inquiet et touchant. J'osois à peine tourner les yeux vers lui; mais les douces inflexions de sa voix me causoient de l'émotion; ses discours m'affectoient d'un sentiment tendre et compatissant.J' allois le chagriner, lui refuser une réponse qu'il désiroit. Ses signes redoublés me la demandoient, je les comprenois trop bien. Son impatience éclatoit dans tous ses mouvemens. J'en fis un, pour lui apprendre qu'il attendoit en vain cette réponse. La tristesse obscurcit à l'instant sa physionomie, un sombre chagrin se peignit sur son front. Je le vis changer de couleur, retenir des larmes prêtes à couler. Mon coeur s'attendrit, mes sages résolutions s'évanouirent; en le voyant souffrir, j'oubliai tout; et cédant à ses instances secrètes, j'eus la foiblesse de lui donner ma lettre. Depuis ce jour, nous n'en passâmes aucun sans nous écrire. Séduite par l'amour, j'éloignois de mon esprit toutes les réflexions capables de combattre un penchant si flatteur: seules interprètes de nos sentimens, des lettres passionnées en augmentoient la vivacité. Nos coeurs se plaisoient à s'assurer d'une tendresse éternelle, à oublier qu'elle ne devoit jamais être heureuse. Contens de nous aimer, de nous le dire, ce commerce secret nous paroissoit suffire à notre bonheur. L'approche du mariage de Ladi Sophie m'affligeoit, mais sans me causer cette espèce de douleur que fait sentir la jalousie. L'innocence de mes pensées ne me permettoit pas d'étendre les droits d'une épouse. Accoutumée dès mon enfance à l'idée de ce mariage, je me consolois de n'être point unie au Comte D'Anglesey, par l'espérance de ne jamais me séparer de lui: je devois vivre avec Ladi Sophie, et tous les voeux que je formois dans la simplicité de mon coeur, se bornoient à la douceur de voir toujoursle comte. Je lui supposois les mêmes désirs, et j'ignorois ses projets. Un événement imprévu vint changer notre situation. Si la mienne me parut extrêmement malheureuse, celle du comte détruisit toutes les difficultés qui s'opposoient à ses desseins. Les noces de Ladi Sophie se célébroient dans trois semaines, quand Milord Arundel reçut la nouvelle de la mort de son frère, depuis long-temps gouverneur de la Caroline. Comme ce seigneur étoit veuf, et venoit de perdre son fils unique, il appeloit à sa succession Sir Charles, l'aîné de ses neveux, et laissoit au Comte D'Anglesey 25000 livres sterlings en billets sur la banque de Londres: obligeant son héritier à lui remettre cette somme, voulant qu'elle lui demeurât libre et indépendante, pour en faire l'usage qu'il jugeroit convenable à ses intérêts. Ce legs causa une joie à Milord D'Anglesey, qui surprit tous ceux dont il étoit connu particulièrement. La générosité de son caractère n'avoit jamais fait imaginer que l'augmentation de sa fortune pût lui donner tant de plaisir. Un mémoire détaillé des biens immenses du gouverneur de la Caroline arriva à Londres avec son testament. En l'examinant, Milord Arundel sentit renaître en lui des désirs réprimés, mais dont le principe vivoit encore. Il crut pouvoir céder au penchant de son coeur, et satisfaire une passion que l'intérêt de ses fils ne devoit plus l'engager à combattre. Sir Charles devenoit puissamment riche par cet héritage. Le Comte D' Anglesey alloit jouir du legs de son oncle, de la fortune de sa femme, celle de Ladi Lattimer luiseroit assurée. Milord Arundel possédoit lui-même des biens considérables: tant d'opulence dans sa maison lui permettoit de prendre de nouveaux engagemens, sans faire tort à des enfans déjà si bien partagés; le mettoit en état d'avantager une femme, de faire un sort à ses cadets si sa famille augmentoit, et de se préparer une vieillesse douce, en choisissant une compagne que la reconnoissance attacheroit à lui. Comme il aimoit beaucoup Ladi Lattimer, il lui confia ses sentimens, ses desseins, lui demanda ses avis, et soumit sa conduite à sa décision. Cette dame, dont les bontés pour moi ne s'étoient jamais ralenties, n'ayant pu rassembler des débris de ma fortune que * 5000 livres sterlings, ne s'attendoit point à trouver un parti convenable à ma naissance, et la modicité de ma dot l'empêchoit de songer à me marier. Les intentions de Milord Arundel la charmèrent; elle y applaudit, accepta en mon nom l'honneur qu'il daignoit me faire. Son naturel, aussi vif qu'obligeant, l'engagea à parler à l'instant des articles, à fixer le jour de mon mariage. En moins de deux heures tout fut proposé, approuvé, arrêté entre eux, et les paroles irrévocablement données. Enchantée du sort brillant dont j'allois jouir, ne doutant point de ma prompte soumission, Ladi Lattimer se hâta de venir m'annoncer que j'accompagnerois sa fille à l'autel. Elle me félicita sur le titre de comtesse, et le nom d'Arundel que j'y prendrois. En même temps, elle introduisit milord dans mon cabinet, me le présenta comme un amant généreux, m'ordonna de le traiter avec bonté, et de me disposer àlui donner mon coeur en recevant sa main. Ensuite elle se retira, afin de lui laisser la liberté d'expliquer lui-même ses intentions. Surprise, interdite, confondue, je restai immobile et presque stupide. Milord me parla, je ne l'entendis point. Il prit une de mes mains, la baisa, je n'eus pas la force de la retirer. J'ignore le temps que dura sa visite; il ne me resta aucune idée de ses propos. Trop porté à se flatter, mon trouble, mon silence, lui parurent une approbation de sa recherche. Il ne vit en moi que l'embarras et la crainte, dont mon sexe et ma jeunesse pouvoient naturellement me rendre susceptible dans cette occasion. Il me croyoit prévenue en sa faveur, même il me le fit entendre. Avant ce moment, mes égards avoient dû l' assurer de ma sincère amitié; mais ses desseins venoient de détruire ce sentiment. J'aimois le père du Comte D'Anglesey: son rival me devint odieux; et le premier mouvement qui me rappela à moi-même, fut celui d'une haine extrême pour Milord Arundel. Il sortit enfin de mon cabinet. En le perdant de vue, mes yeux se remplirent de larmes. Accoutumée depuis mon enfance à obéir à Ladi Lattimer, à la respecter comme une mère, il ne me vint seulement pas à l'esprit qu'il me fût possible de résister à ses ordres. Mon mariage me parut inévitable; je m'affligeai sans modération. Quand je me représentois le renversement de toutes mes espérances, mon coeur se pénétroit de douleur. Je ne suivrois donc point Ladi Sophie chez le Comte D'Anglesey, il falloit renoncer à la douceur de passer mes jours près de lui.Il falloit bien plus! On m'ordonnoit d' en aimer un autre. Il ne me seroit permis ni de lui conserver mes sentimens, ni de désirer la constance des siens. Femme de son père, mon devoir m'imposeroit la loi cruelle d'oublier son amour, et d'effacer le souvenir du mien. Ladi Lattimer rentra dans mon cabinet. Etonnée de me voir toute en larmes: " quelle enfance, Miss Adeline, me dit-elle! Pourquoi donc ces pleurs? Quand je viens me réjouir avec vous de votre fortune, je vous trouve insensible à mes soins, à vos avantages, à l'honneur que vous fait un pair du royaume, en s'unissant à vous. Auriez-vous des objections à opposer aux voeux de Milord Arundel? Parlez, miss, expliquez-moi cette étrange douleur à laquelle je ne m'attendois pas " . Que pouvois-je répondre? Le seul obstacle à ce mariage étoit mon amour pour le Comte D'Anglesey. Aucune autre raison de refuser Milord Arundel ne se présentoit à mon idée. " j'espérois, madame, j'espérois ne jamais vous quitter, lui dis-je; enfin, en redoublant mes pleurs, je croyois vivre auprès de Ladi Sophie; mon coeur se flattoit que vous me permettriez de conserver toujours le titre chéri de votre fille. Je n'en désirois point, je n'en voulois point d'autre.-eh! Mon aimable enfant, vous m'appartiendrez de plus près encore par cette alliance, interrompit miladi, en m'embrassant tendrement. Nous ne composerons qu'une seule famille, et la Comtesse D'Arundel me sera aussi chère que Miss Adeline me l'a toujours été " . Tournant ensuite mes chagrins en plaisanterie, elle me quitta en me priantde prendre un air moins triste, et de me disposer à recevoir convenablement les félicitations de mes amis et les soins de Milord Arundel. On étoit si loin de prévoir des difficultés à ce mariage, qu'il se traitoit sans mystère. Avant la fin du jour le bruit s'en répandit, et dès le soir même milord en reçut des complimens. Quand Ladi Lattimer m'eut laissée seule, j'ouvris la lettre que je tenois prête pour le Comte D'Anglesey. J'y ajoutai la terrible nouvelle des desseins de son père, le détail de sa visite, et l'approbation de Ladi Lattimer. Dans la persuasion où j'étois de ne pouvoir me dispenser d'obéir, je ne lui demandois ni conseils, ni secours, mais de tendres consolations. Je désirois qu'il s'affligeât avec moi, me plaignît, partageât mes peines, mêlât ses larmes à mes pleurs. De tristes expressions lui peignoient les sentimens douloureux de mon ame, mais aucune n'annonçoit de la résistance. Je ne me croyois point en droit d'en opposer aux volontés de Ladi Lattimer, et je me regardois comme une victime dévouée, qui ne pouvoit éviter son sort. Dans la disposition d'esprit où j'étois, la solitude m'eût semblé douce; mais la nécessité de donner ma lettre moi-même au Comte D'Anglesey, me forçoit à descendre. Je me rendis à l'ordinaire auprès de Ladi Lattimer, et renfermai ma tristesse au fond de mon coeur. Quand le comte entra, je sentis un trouble extrême; il étoit instruit de notre commun malheur. Ses yeux rouges et enflammés, montroient qu'il avoit pleuré. Il se plaignit d'une feinte douleur, demanda des sels, son air abattu intéressa tout le monde. Jem'approchai de lui, m'informai comme les autres de la cause de son mal. Il me donna sa lettre, et reçut la mienne. Incapable de supporter sa présence sans laisser éclater ma douleur, je me retirai en lui faisant connoître par un signe la raison qui me contraignoit à sortir. Enfermée dans mon cabinet, j'ouvris sa lettre, je l'arrosai de mes larmes. L'idée que bientôt il ne me seroit plus permis d'en recevoir d'une main si chère, redoubla l'amertume de mes chagrins. Je fus long-temps sans pouvoir lire des caractères tracés à la hâte, à demi-effacés par des pleurs. En sortant de table, Milord Arundel avoit annoncé son mariage à ses fils. Sir Charles en marqua de la joie. La surprise et la douleur se peignirent sur le visage du Comte D'Anglesey. Une profonde inclination fut sa réponse. Il se retira d'abord; et m'ayant écrit dans le premier mouvement de sa colère, de son indignation, il le fit avec tant de vivacité, d'interruption et de désordre, que sa lettre pouvoit à peine se comprendre. Mais ses expressions sans suite, sans liaison, n'en étoient pas moins touchantes pour un coeur tendre, passionné, livré aux mêmes agitations. Je passai la nuit à m'affliger, à écrire, à relire la lettre du comte, à me plaindre de la rigueur de mon sort, mais sans former le moindre projet contre la nécessité de le subir. Ma soumission aux ordres de Ladi Lattimer, révolta le Comte D'Anglesey. Ma lettre le mit au désespoir, en lui prouvant que j'étois déterminée à obéir. Sa réponse fut une longue querelle. Il m'accabla de reproches, m'accusa de l'avoir trompé par une feintetendresse, de manquer à mes engagemens, à l'amour, à l'amitié, à tous les sentimens dont ma main et mes yeux l'assuroient en vain, quand mes foibles résolutions les démentoient au moment où je lui devois des preuves de mes bontés. Rien ne m'obligeoit, disoit-il, à sacrifier mon bonheur et ses plus chères espérances à la fausse idée de remplir un devoir chimérique. Lady Lattimer ne pouvoit exiger de moi une obéissance aveugle à ses ordres. Pourquoi renoncer à mon indépendance dans une occasion si importante, où j'étois seule arbitre de ma destinée? Des plaintes, il passoit aux plus tendres représentations, aux prières les plus ardentes. Mille sermens de n'être jamais à Ladi Sophie, de ne vivre que pour moi, se mêloient aux nouvelles assurances de son amour, de sa fidélité. Il avoit un moyen sûr d'éviter son mariage, d'empêcher le mien, de se lier à moi par des noeuds éternels. Il s'étendoit sur les charmes d'une union formée par l'amour. Il me les peignoit avec feu, exigeoit une promesse irrévocable de mettre en lui toute ma confiance, et de seconder ses entreprises, quand le moment seroit arrivé d'exécuter le projet qu'il méditoit, projet qui assureroit notre commune félicité. Jamais, avant cet instant, une si riante perspective ne s'étoit offerte à mon imagination. Le bonheur d' être unie au Comte D'Anglesey n'entroit pas dans mes idées. Je l'aimois sans dessein sur l'avenir; l'espérance n'avoit point encore ouvert mon coeur au désir. Des images flatteuses me firent éprouver des sensations nouvelles. Mes pensées errèrent sur mille objets variés et délicieux. J'entrevis les douceurs d'unamour heureux. Etre avec mon amant à toute heure, en tous lieux, jouir sans partage de sa tendresse, réunir en moi seule toutes les affections de son coeur, pouvoir enfin lui parler! Avouer un penchant si long-temps caché, mettre ma gloire à le faire éclater! Que de plaisirs se présentèrent à mon ame séduite! Si jeune, si sensible, prévenue d'une si forte inclination, sans guide, sans conseil, pressée par l'homme le plus aimable, le plus aimé! Comment aurois-je pu lui résister? Je promis de le prendre pour arbitre de toutes mes volontés, de toutes mes démarches, et je jurai de soumettre ma conduite à celui dont les sentimens étoient devenus la règle des miens. Plus gênés qu'auparavant, nous osions à peine nous regarder. Milord Arundel me faisoit une cour assidue. Sir Charles me visitoit tous les jours. Mes amies, mes parens m'environnoient. J'étois accablée d'importunes félicitations. Ladi Lattimer me donna des femmes, un appartement séparé pour y recevoir mes visites. Milord Arundel m' envoyoit chaque jour des présens magnifiques. Son amour, ses attentions, sa générosité, m'embarrassoient et ne m'inspiroient point de reconnoissance. Mais je souffrois beaucoup de me voir dans la cruelle nécessité de manquer à Ladi Lattimer. Je ne levois point les yeux sur elle, sans les détourner et rougir. J'ignorois encore ce que le comte exigeroit de ma complaisance, et j'attendois impatiemment la communication de ses projets. Depuis mes promesses, il ne me parloit plus de ses desseins. J'ouvrois ses lettres avec trouble, j'y cherchois l'important secret dont il devoit m'instruire.Il ne s' expliquoit point. Des protestations de tendresse, d'inutiles sermens, de longues assurances de sa fidélité, remplissoient toutes ses pages. Il me conjuroit d'être sans inquiétude, de montrer de la condescendance pour les désirs de son père, il me rappeloit ma promesse, m'exhortoit à la constance, et me juroit que je ne serois jamais Miladi Arundel, ni Sophie Comtesse D'Anglesey. Cependant les jours s'écouloient, le moment fatal approchoit, les articles étoient signés, les permissions ecclésiastiques obtenues. Je vis enfin arriver la veille de la célébration, sans que rien m'apprît comment je pourrois éviter de recevoir le lendemain au pied des autels un titre dont la seule idée révoltoit tous mes sens. Un concert de voix et d'instrumens précéda le souper chez Ladi Lattimer. Au moment où l'on se rassembloit dans le salon, elle m'appela; et me donnant des tablettes fort riches, elle m'avertit qu'elles renfermoient cinq billets de banque, chacun de mille livres sterlings. C'étoit toute ma fortune, et Milord Arundel vouloit que j'en disposasse. Tant de chagrin et d'inquiétude remplissoient alors mon coeur, que, peu sensible à ce don, j'allois le laisser sur une table, si Ladi Lattimer, en me grondant de ma distraction, ne m'eût obligée à mettre les tablettes dans ma poche. Le Comte D'Anglesey vint tard. Son air froid, rêveur et triste, fit évanouir un reste d'espérance qui me soutenoit encore. Loin de chercher à me parler, ou à me donner une lettre, il ne montra aucun empressementà s'approcher de moi. Cette indifférence apparente me pénétra de douleur; je ne doutai point qu'il n'eût changé de pensée; ses yeux sembloient m'assurer du contraire, mais sa conduite ne me permettoit pas de les croire. Le souper fini, on se retira. Qui pourroit exprimer ma surprise et mon saisissement en voyant le comte sortir sur les pas de son père? Mon coeur se serra, et je me sentis prête à perdre le sentiment. Dès que je fus seule, je cessai de contraindre mes larmes, elles coulèrent avec abondance; je ne pouvois concevoir pourquoi le Comte D' Anglesey s'étoit plu à me tromper, à se jouer de ma crédulité, à me donner de si douces espérances, à rendre mon sort plus rigoureux encore en me promettant un bonheur dont lui-même avoit élevé le désir dans mon coeur, et m'abandonnant, au moment où j'attendois tout de sa tendresse et de ses sermens. Ces cruelles réflexions m'occupoient toute entière, quand Bénédicte, une des femmes que Ladi Lattimer venoit d'attacher à mon service, s'approcha de moi; et me parlant fort bas: " mes compagnes attendent vos ordres, miss, me dit-elle; renvoyez-les promptement, j'ai à vous entretenir de la part de Milord D' Anglesey. " ces mots me causèrent une violente émotion, mon coeur palpita; passant rapidement d'un mouvement à un autre, la plus vive inquiétude succéda à mon accablement. Je congédiai mes femmes, retenant seulement Bénédicte, qui couchoit près de moi. Alors elle me donna une lettre: " milord vous prie de lire attentivement, miss, me dit-elle; hâtez-vous,le temps presse, et votre détermination est d'une importance extrême. " j'ouvris la lettre en tremblant, et j'y lus ces paroles: lettre de Milord D'Anglesey, à Miss Adeline. " c'est en ce moment que vous tenez véritablement dans vos mains ma vie ou ma mort. Je serai à trois heures précises à la petite porte du parc. Une chaise pour vous et Bénédicte vous y attendra; mes chevaux sont prêts. Un ministre, parti par mes ordres, nous donnera à Douvres la bénédiction nuptiale. Des mesures prises nous feront embarquer immédiatement après la cérémonie; nous serons le soir en France, où rien ne contraindra nos coeurs. Rappelez-vous vos promesses; si vous y manquez, si je vous attends en vain, ne soyez pas surprise d' apprendre à votre réveil, que je suis encore au même lieu, mais hors d'état de vous reprocher votre cruauté; ma main m'aura délivré d'une vie que vous seule pouviez me faire aimer. " je ne sais comment je retins un cris d'épouvante et d'horreur en finissant de lire. L'effroi s'empara de mon ame, il en bannit toutes les réflexions qui devoient s'opposer à ma fuite; je vis seulement le danger du moindre retardement. " eh! Mon dieu, courons vite, dis-je toute éperdue à Bénédicte. Mais pouvons-nous sortir? Vous a-t-il instruite? Me conduirez-vous où il m'attend? " elle me fit souvenir d'une porte de l' appartement des bains, qui s'ouvroit sur le parc. Après m'y avoir servie ce jour même, elle s'étoit adroitement saisie des clefs; elle m'apprit aussi, qu'entréeà mon service par l'ordre et la recommandation de Milord D'Anglesey, elle connoissoit son amour et ses desseins. Fille de la nourrice de ce seigneur, attachée à lui, comblée de ses bienfaits, elle se sentoit prête, disoit-elle, à exposer sa propre vie pour contribuer à la satisfaction de son généreux protecteur. Au milieu de mon agitation, ces sentimens exprimés avec naïveté, ce tendre empressement à servir le Comte D'Anglesey, me la rendit chère: je l'embrassai. Depuis ce moment, je l'ai toujours aimée, et la distingue encore de mes autres femmes. Dès que le silence nous fit juger toute la maison dans le repos, nous nous rendîmes sans bruit et sans lumière, à l'appartement des bains; nous y attendîmes l'heure convenue; dès qu'elle sonna, Bénédicte prit une grande corbeille, qu'elle avoit préparée, pour l'emporter. Nous descendîmes toutes deux; elle ouvrit la porte; celle du parc étoit fort proche. Au signal que fit cette fille, j'entendis la voix du comte; je tressaillis. Il vint à moi; je me jetai dans ses bras, si émue, si troublée, si hors de moi-même, que je ne pouvois m'opposer aux tendres caresses dont il m'accabloit. " ma chère, mon aimable Adeline, est-ce vous, est-ce bien vous, me disoit-il en me pressant contre son sein? Parlez-moi, ah, parlez-moi! Que je jouisse enfin du plaisir de vous entendre. Mais non, partons, fuyons, venez, ma chère Adeline, suivez l'époux qui vous adore. " en parlant, il me conduisoit vers la chaise; je m'y plaçai avec Bénédicte; milord monta à cheval, suivi de deux de ses gens: on prit la route de Douvres. Le valet de chambrequi nous y avoit devancés, attendoit à la poste; nous y descendîmes en arrivant, et cet homme avertit le comte que tous ses ordres étoient remplis. On nous ouvrit deux chambres séparées. La précaution de Bénédicte me fut agréable: je trouvai dans sa corbeille une robe, du linge, tout ce qui pouvoit m'être nécessaire pour ne pas paroître en fugitive au pied des autels. Le comte, ayant changé d'habit, vint me prendre, et me conduisit à la chapelle où le ministre nous attendoit. Après avoir reçu la bénédiction nuptiale, nous nous embarquâmes: un vent favorable nous mit en peu d'heures sur les terres de France, où, perdant la crainte et l'inquiétude dont nous n'avions pu nous défendre pendant ce court voyage, nous nous abandonnâmes sans contrainte à tous les transports qu'excite un amour ardent et heureux. Comme le Comte D'Anglesey avoit été présenté à la cour de France, il évita soigneusement de se montrer tant que nous restâmes à Paris. Décidé alors à vivre pour moi seule, à jouir sans distraction de son bonheur, il se déplut dans la capitale, et prit une maison de campagne auprès d'Atys. J'y fixai ma demeure avec plaisir: la présence du comte, sa tendresse, la joie vive et douce dont je le voyois pénétré, remplissoient tous les désirs de mon coeur. Si l'idée que ma fuite avoit pu donner de moi, élevoit quelquefois des réflexions chagrinantes dans mon esprit; si je songeois souvent avec douleur à l'ingratitude dont Ladi Lattimer pouvoit m'accuser; si le regret d'avoir trahi sa confiance, et mal reconnu ses bontés, me faisoit répandre des larmes, une tendre caresse ducomte dissipoit à l'instant ces nuages passagers. Est-ce dans les bras d'un homme adoré qu'on se reproche l'imprudence ou la foiblesse qui le rend heureux? La douceur de notre retraite fut troublée par les lettres de Sir Richard Pen. Cet ami du comte, seul instruit de son secret, s'étoit chargé de lui apprendre l'effet qu' auroit produit sa fuite et la mienne. Il lui écrivit un long détail du désordre et de la confusion qu'un événement si imprévu avoit excité dans la maison de Milord Arundel et chez Ladi Lattimer. La colère peu ménagée de cette dame, l' indignation de sa fille, la fureur du Comte D'Arundel, le désespoir de Sir Charles en recevant une lettre de son frère, où les raisons de sa conduite étoient expliquées, le chagrin apparent, et les ris cachés des personnes invitées à ces noces, tout contribua à rendre une si fâcheuse aventure d'autant plus cruelle, qu'il fut impossible d'en dérober la connoissance au public. Milord Arundel, rappelant toute sa prudence dans ce moment embarrassant, ne se montra irrité que de l'insulte faite à Ladi Lattimer. Paroissant uniquement occupé des intérêts de cette amie, il lui offrit la main de Sir Charles pour sa fille, le substitua à tous les droits de son frère; et ce fils, trop soumis à ses volontés, victime de notre faute, consentit à réparer l'imprudence de Milord D'Anglesey. Son union avec Ladi Sophie fut célébrée ce jour même, et l'acte de leur mariage devint celui de l'éternelle exhérédation de son frère. En se déterminant à une démarche si hardie, sioffensante pour son père, Milord D'Anglesey avoit renoncé à tous les avantages de sa naissance, et positivement à ceux de l'acte et des testamens qui lui assuroient de puissans héritages, en épousant Ladi Sophie. Son titre seul lui restoit; le legs de son oncle, en le rendant maître d'une fortune bornée, le décida tout d'un coup, dans le temps où il cherchoit en vain les moyens de rompre ses engagemens, et de m'enlever aux désirs de son père. Il ne fut donc point touché d'une perte à laquelle il s'étoit préparé; mais il gémit du sort rigoureux de son frère; il répandit des larmes amères, en songeant que son propre bonheur détruisoit celui de Sir Charles: il croyoit avoir remarqué dans les inégalités du caractère de Ladi Sophie, une raison prête à se déranger. Malheureusement pour son aimable frère, il ne se trompoit point; l'aliénation de l'esprit de cette dame, se déclara peu de temps après son mariage; on ne put ni cacher sa démence, ni remédier à son égarement; sa folie augmenta par les soins qu'on prit pour la guérir: bientôt il fallut soustraire Miladi Arundel à tous les regards, la renfermer à la campagne; elle y vit encore. Sir Charles, à présent Comte D'Arundel, ce seigneur si riche, si puissant, si noble, si grand, si digne de faire le bonheur d'une femme estimable, et d'être heureux par elle, passe de tristes jours, privé de l'espoir de donner de généreux citoyens à sa patrie, et de laisser des héritiers de son nom et de ses vertus. Ces nouvelles affligeantes interrompirent notre joie, nous pleurâmes ensemble; mais dans les premiersmouvemens d'une passion vive, ardente, conserve-t-on long-temps des sentimens qui lui sont étrangers? Nous oubliâmes insensiblement l'Angleterre et le reste du monde, pour nous livrer à la douceur des plaisirs dont nous trouvions la source en nous-mêmes. Une maison simple, mais agréable, un air pur, des jardins spacieux, une entière liberté, de l'aisance sans faste, rendoient notre solitude délicieuse. Qu'on est heureux d'aimer et d'être aimée! La nature a placé la félicité suprême au fond de notre coeur; nous la cherchons en vain dans tout ce que renferme ce vaste univers, c'est en nous-mêmes qu'elle réside; mais comment conserver un bien dont on ne dispose pas seule? Hélas! L'objet qui nous le fait connoître, a la cruauté de détruire notre bonheur, dès qu'il cesse de le partager. Après un an de séjour à la campagne, le comte me proposa de passer un peu de temps à Paris. Je consentis sans peine à y prendre une maison. La paix, qui régnoit alors entre la France et la Grande-Bretagne, remplissoit d'anglais et la cour et la ville. Milord paroissant en public, ils s'empressèrent à le visiter; je sentois de la répugnance à les voir; ma fuite avoit fait tant d'éclat, on en parloit si diversement à Londres, la malignité mêloit des circonstances si choquantes à cet événement, on me jugeoit capable de tant d'art dans ma conduite, d'une dissimulation si profonde, d'une finesse si éloignée de mon caractère, que je ne pouvois sans chagrin recommencer à tout moment l'apologie d'une démarche dont je n'aurois pu me pardonner l'irrégularité, si,comme on le croyoit en Angleterre, elle eût été préméditée. Bientôt une foule de jeunes français s'introduisirent chez moi sur les pas de mes compatriotes. L'étourderie, la présomption et l' indécence les caractérisoient. Ils apprirent au Comte D'Anglesey à négliger un bien réel, pour courir après des plaisirs frivoles. Sa tendresse délicate, sa fidélité à ses engagemens, l'uniformité de sa vie, devinrent l'objet de ces plaisanteries légères, qui amusent l'esprit et dégradent le coeur; de ces saillies vives et piquantes dont la tournure agréable semble adoucir la dureté, et accoutume peu à peu à jeter du ridicule sur la sagesse comme sur la folie. Tout est devenu susceptible de badinage dans ces heureux climats; on raille de tout, tout excite l'enjouement: par le ton singulier de la conversation, les vices, les vertus se confondent, s'envisagent sous un même point de vue, on rit également et d'un homme méprisable et de celui qu'on ne peut se défendre d'estimer. Quand l'attrait du plaisir est l'unique lien de la société, l'intérieur des personnes qui la composent est indifférent, et l'on admet sans choix au nombre de ses amis, tous ceux dont les qualités apparentes promettent un amusement momentané. Milord D'Anglesey, doux, complaisant et foible, adopta aisément les faux préjugés de ses nouvelles connoissances; de mauvais conseils, de plus mauvais exemples séduisirent son esprit, l'emportèrent sur ses principes. faire comme les autres est une dangereuse leçon; trop souvent elle conduit à renoncer aux inspirationsde son coeur, à contracter sans goût des habitudes, à les conserver, même en se les reprochant, par la difficulté d'en reprendre de conformes à ses premiers penchans. Si le comte ne cessa pas d'abord de m'aimer, il cessa bientôt de me donner des marques publiques de sa tendresse. Séparés d'appartement, nous commençâmes à vivre avec cette exacte politesse, compagne de la froideur, triste présage du dégoût; mon amour pour la retraite offrit un prétexte de me laisser seule, de chercher au dehors des amusemens qui me flattoient peu. Milord sortoit de bonne heure et rentroit tard: la crainte de troubler mon repos, l'engageoit souvent à passer plusieurs jours sans me voir. Si, pressée du désir de lui parler, de me plaindre de sa négligence, j'allois le trouver dans son appartement, je le voyois environné de jeunes impudens, dont la présence m'étoit insupportable. Milord rougissoit devant eux de montrer de l'amitié, même des égards, à celle qui avoit droit d'attendre de lui des préférences et de la tendresse. Son embarras, sa contrainte me forçoient à m'éloigner, à me priver de la douceur de le voir et de l'entretenir. Peut-être vous paroît-il étonnant que dans un pays où tout semble soumis à la beauté, on cherchât à m'enlever le coeur du comte, à me chagriner, moi dont la jeunesse et les agrémens devoient inspirer de l'amour et des complaisances; mais une femme modeste, dont l'ame est simple, l'esprit réfléchi, qui aime ses devoirs, et se montre déterminée à ne jamais s'en écarter, est partout un objet respectable,mais insipide et négligé. Les hommes, attirés près de nous par le désir, par l'amour-propre, se proposent de nous rendre foibles, s'occupent avec plaisir des moyens d'y réussir. Ils nous ont fait une vertu de la résistance, mais cette vertu les rebute loin de les attacher. Ils ne veulent pas admirer une femme, ils veulent la séduire; celle que la sagesse et la décence gardent contre leurs attaques, perd à leurs yeux tous les charmes dont sa sévérité leur ôte l'espérance de jouir. La conduite de Milord D'Anglesey me pénétra de douleur; triste, inquiète, solitaire et presque farouche, je passois les jours à pleurer son absence, et les nuits à compter les momens qu'il donnoit à ses plaisirs. J'éclatai en plaintes, en reproches; ma tristesse et mes larmes l'éloignèrent davantage. Assidu chez toutes les femmes dont la réputation attaquée annonçoit un triomphe sûr, il devint le héros de mille aventures; invité, retenu, enlevé, il étoit partout; on le voyoit sans cesse, on le désiroit encore. Pour comble d'erreur, d'ingratitude et d'indécence, il prit une maîtresse, née dans l'état le plus bas, laide, sotte, rebut des moins délicats; mais intéressée, folle, hardie, et infidèle. Tout ce qui composoit la société de milord, s'empressa de former la cour de cette femme, et le vil essaim de ses nouveaux amis, sembla gagner beaucoup en le voyant m'abandonner pour se livrer à ce commerce libre, autorisé par la mode et lié par leurs conseils. Dix-huit mois s' écoulèrent sans apporter aucun changement à ma situation. Seule, au fond de monappartement, d'amères réflexions, de douloureux regrets occupoient tous mes momens: je chérissois encore l'objet de mes cruelles peines, je désirois sans cesse de voir le comte, je me proposois de lui parler avec douceur, avec modération, souvent je me flattois de pouvoir l' attendrir, le ramener à ses premiers sentimens: l'erreur de son esprit ne me portoit point à mépriser son coeur; mais quand il s'offroit à mes regards, je me sentois si humiliée de son indifférence, sa froideur m'inspiroit un dépit si violent, que des mouvemens semblables à ceux de la haine, s'élevoient dans mon ame: un trouble inconcevable, une agitation continuelle, me rendoient sa présence pénible et presque insupportable, j'oubliois combien je l'avois souhaitée: il sortoit; en le perdant de vue, je jetois des cris douloureux; il déchiroit mon coeur en s'éloignant de moi; mon amour se rallumoit avec plus de force et d'ardeur: je me reprochois de n'avoir rien tenté pour ranimer sa tendresse; je recommençois à former de nouveaux projets, à concevoir de nouvelles espérances; elles se détruisoient le lendemain, et mon état et mes sentimens étoient toujours les mêmes. Succombant enfin sous le poids de mon affliction, je devins méconnoissable. Foible, languissante, une fièvre lente m'accabla, me fit entrevoir la fin prochaine de ma vie: je ne me plaignois pas de mon mal, je ne désirois point de secours, l'instant fatal ne me causoit aucun effroi: qu'avois-je à regretter? Abîmée dans les plus sombres idées, je trouvois de la douceur à penser que Milord D'Anglesey, frappé du funeste spectacle qu'il s'étoit préparé lui-même, donneroitpeut-être des larmes à mon sort; que ma mort réveilleroit en lui des souvenirs bien tendres; qu'elle graveroit mon image dans son coeur, et lui rendroit ma mémoire à jamais présente et chère. Pendant que je m'occupois d'un temps où je ne serois plus, le Comte D'Anglesey ressentoit tous les maux qui suivent nécessairement le désordre de la conduite et le déréglement des moeurs. La plus grande partie de ses fonds dissipée, sa santé détruite, ses désirs éteints, des engagemens pris, l'embarras du présent et la perspective de l'avenir troubloient son esprit et affligeoient son coeur. Dans cette position, la triste compagne de son sort s'offrit à son idée; il s'étonna d'avoir pu la négliger si long-temps; il gémit en s'avouant qu'elle partageroit la situation fâcheuse où son imprudence et sa légèreté le réduisoient. Le malheur ramène vers le sentiment. En se livrant à ses réflexions, milord sentit renaître son amour pour moi; mais loin de se rapprocher d' une femme sensible et indulgente, qui désiroit si ardemment de le revoir, honteux de ses égaremens, il continua de m'éviter, fit plusieurs voyages à la campagne, renonça à toutes ses connoissances, se renferma près d'un mois à Atys; et quand il en revint, instruit de ma langueur, de ma foiblesse, de la maladie qui me consumoit, il balança encore, il n'osoit se présenter à mes yeux. Surmontant enfin la crainte des reproches qu'il avoit trop mérités, il entra un matin dans ma chambre; sa vue me fit jeter un cri, et pensa m'ôter l'usage de mes sens; le changement qu'il aperçut en moi, pénétra son ame de regret et de douleur: " ah! Grand dieu,s' écria-t-il, est-ce Adeline que je vois! ô ma tendre et malheureuse amie! " il ne put en dire davantage, ses pleurs étouffèrent sa voix, il tomba à genoux devant mon lit, il saisit mes mains, je m'efforçois de les retirer; mais les serrant entre les siennes, les baisant avec ardeur, il les baigna de ses larmes: en voyant couler les miennes, un mouvement passionné lui rendit la faculté de s'exprimer, il se leva, me prit dans ses bras; et me pressant tendrement: " ah! Ne me prive pas de toi, s'écria-t-il, ne me punis pas, pardonne-moi, ô ma chère Adeline! Ne détourne point tes regards d'un criminel, vois son repentir: séduit, trompé, vain, léger, infidèle, je ne suis plus digne de toi; mais que ton coeur généreux s'élève au-dessus de tes justes ressentimens: ranime-toi, rends-moi l'espérance de gémir à tes pieds tout le reste de ma vie, d'avoir mérité ton indifférence et tes mépris. Pendant qu'il parloit, des larmes de tendresse, de douleur et de consolation inondoient mon visage, et se confondoient avec les siennes. Je passai mes bras languissans autour de lui; et le serrant autant que ma foiblesse me le permettoit: ah! Comment, comment avez-vous pu, cruel, lui disois-je, m' abandonner, me fuir, me réduire à l'état déplorable? ... n'importe, je vous pardonne, je vous aime, je n'ai point cessé de vous aimer; si mes jours vous sont chers, j'accepterai les secours capables de les prolonger: si mon amour est nécessaire à votre bonheur, vous serez encore heureux; bannissez vos craintes, séchez vos pleurs, reprenez votre joie: ingrat! Inhumain! Le plus grand de vos crimes est de douter du coeur qui vous est attaché.Un aveu naïf de toutes ses fautes, suivit l' attendrissement du comte. Son repentir étoit sincère; ses soins, ses empressemens, son assiduité près de moi, sa fermeté à refuser de voir ces cruels amis qui l'avoient égaré, ne me laissoient aucun doute sur la vérité de son retour. Ma santé se rétablit, le sacrifice des deux tiers de notre revenu arrangea les affaires qui inquiétoient Milord D'Anglesey. Nous retournâmes dans notre retraite, nous y reprîmes nos anciennes habitudes; mais un coeur blessé par une main chère, conserve toujours la trace du trait dont il a senti l'atteinte. On pardonne, il est vrai; il est possible de pardonner; il ne l'est pas d'oublier. J'aimois encore; mais ce sentiment vif et délicat, auparavant la source de mille plaisirs délicieux, élevoit alors dans mon ame des mouvemens tristes et douloureux. La présence du comte, loin de m'inspirer comme autrefois une joie pure, d'exciter en moi une flatteuse émotion, me rappeloit l'amertume où la privation de ce bien désiré m'avoit si long-temps livrée. Les expressions de son amour m'affectoient beaucoup, elles ne me séduisoient plus: ses caresses me touchoient; mais des soupirs, des larmes m'échappoient dans les momens où ma sensibilité devoit éclater par de tendres transports. Capable encore de sentir toutes les peines que l'amour peut causer, je ne l'étois plus d'en goûter les douceurs; il faut être toujours préférée pour conserver l'illusion nécessaire au bonheur; si l'interruption des amusemens rend leur attrait plus fort et plus piquant, par un effet contraire, celle des plaisirs du coeur en détruit pour jamais les charmes.Le comte ne se trouvoit pas plus heureux que moi. Sa première ardeur rallumée, le rendoit attentif à mes moindres mouvemens. L'extrême tristesse dont je ne pouvois me défendre, l'alarmoit sur mes sentimens. Il se persuada que je ne l' aimois plus. Il ne se plaignit pas, mais il s'affligea. Les veilles, les excès de toute espèce, avoient affoibli son tempérament. Ses chagrins abattirent ses esprits. Peu à peu il tomba dans une sombre mélancolie dont rien ne pouvoit le distraire. Son état m'effraya: il ranima la vivacité de mon attachement. Mes craintes, mes soins, mes attentions, auroient dû lui prouver combien il m'étoit cher; mais sa fatale prévention lui fit attribuer au devoir et à la compassion toutes les assurances que je lui donnois de ma tendresse. Obstiné à me cacher le principe de sa douleur, il me livra à mille inquiétudes. Je m'arrêtai à penser que la diminution de sa fortune, l'ambition naturelle à un homme né pour posséder de grands biens et (...) dans un haut rang, pouvoient exciter ses regrets. J'imaginai que peut-être il se repentoit d'avoir trop sacrifié à l'amour, au désir de s'unir à moi: je m'accusai des peines dont je le voyois accablé. Je me répétai cent fois, que Milord D'Anglesey n'eût point cessé d'être heureux, si, plus attachée à mes devoirs, je ne m'étois point livrée à la douceur de lui donner des preuves de ma tendresse, d'augmenter la sienne par l'aveu de mes sentimens. Pénétrée de ces idées, je pris le parti de m'immoler à son bonheur, et de tout tenter pour ramener le calme dans son esprit et la paix dans son coeur.Depuis notre départ de Londres, Sir Charles n'entretenoit aucun commerce direct avec son frère. Milord Arundel avoit exigé de lui un serment de ne point recevoir de lettres du Comte D'Anglesey; même si le hasard ou la surprise en faisoient tomber entre ses mains, de n'y jamais répondre. L'engagement de Sir Charles m'étoit connu: cependant j'osai recourir à lui dans l'amertume de mon coeur. Je lui écrivis; ma lettre commençoit par une peinture touchante de la situation de son frère. Je ne lui cachai rien, ma confidence fut sans réserve. Je le suppliois ensuite d'intercéder auprès de Milord Arundel en faveur du comte, d'employer ses soins et ses efforts à lui rouvrir la maison paternelle, à l'admettre au partage des bénédictions de son père, à obtenir le pardon d'un fils déjà trop puni par le reproche de son coeur, des fautes dont, aux yeux d'un parent indulgent, sa jeunesse pouvoit être l'excuse. Je promettois de ne jamais offrir aux regards de Milord Arundel un objet capable de ranimer ses ressentimens: contente de la part que j'aurois à cette heureuse réconciliation, je me retirerois au fond d'une province éloignée de Londres; j'y vivrois seule, ignorée, sans rien exiger d'une famille où j' avois porté le trouble et la douleur. Ainsi détachée de tout intérêt personnel dans la prière ardente que je lui faisois, je terminois ma lettre en assurant Sir Charles que tous mes voeux seroient remplis, si, par le sacrifice de mon propre bonheur, je pouvois rendre au Comte D'Anglesey la protection de son père, l'amitié de son frère, et l'espoir de rétablir sa fortune.Je fus trois semaines sans recevoir une réponse dont l'attente me causoit la plus vive inquiétude. Je gardai le secret sur cette démarche, dans la crainte que le comte ne la blâmât. Il s'affoiblissoit considérablement; les secours de l' art le fatiguoient sans opérer aucun changement en lui. Rien ne peut agir, me disoit-on, contre une imagination blessée et des forces épuisées. Je frémissois à la seule idée de le perdre; je lui cachois mes pleurs et mes alarmes; je le servois, je ne le quittois point. Mon coeur se brisoit à tous momens; je n'espérois plus de nouvelles d'Angleterre, quand un jour on m' annonça un étranger. Il demandoit avec empressement à me voir. L'esprit frappé que ce pouvoit être un messager de Sir Charles, j'allai le recevoir; mais quelle fut ma surprise en l'apercevant lui-même! Je poussai un cri, il vint à moi les bras ouverts, me pressa tendrement; et me voyant interdite: " eh quoi! Ma soeur, me dit-il d'un ton doux et triste, eh quoi! Ma vue vous effraie? Que votre abattement me touche! Grand dieu, serois-je arrivé trop tard? Parlez, miladi, parlez, où est mon cher D'Anglesey? Ai-je encore un frère, un ami? " nous étions dans la chambre qui précédoit celle du comte, il m'avoit entendu crier; croyant s'être trompé, il prêtoit l'oreille; le son de la voix de son frère pénétra jusqu'à son coeur. " ah! Qu'entends-je, s'écria-t-il, Charles, mon cher Charles! Est-ce toi? Est-ce bien toi? " son frère courut à lui; et se précipitant dans ses bras, leurs mutuelles exclamations, des larmes, l'expression de la joie, de la douleur,et de tendres caresses, furent long-temps les seuls interprètes de leurs sentimens. " en croirai-je les voeux ardens de mon coeur, dit enfin le Comte D'Anglesey, mon père m'a-t-il pardonné? A-t-il au moins révoqué cet ordre cruel qui me privoit de la douce consolation de voir mon frère, de lui prouver ma sincère amitié? Est-ce de son aveu...-respectons sa mémoire, interrompit Sir Charles; nous n'avons plus de père.-quoi, s'écria le comte, mon père est mort! Il est mort sans me pardonner! Avec des sentimens de haine contre son malheureux fils!-non, mon frère, reprit Sir Charles d'un ton attendri, non, il ne vous haïssoit pas. Le pouvoir qu'il m'a donné de vous punir, est la preuve de son indulgence. En s'obstinant à ne point changer ses dispositions, sans doute il se reposoit sur mon amitié du soin de vous rendre heureux. Pleurons-le, mon frère, et ne nous établissons point juges de ses actions. Je vous plains, je plains Miladi D'Anglesey. Vous avez manqué tous deux aux égards que vous imposoient des devoirs sacrés; mais oublions tout, réparons tout. Revenez dans votre patrie, dans la maison de vos pères. Non, mon cher comte; non, mon aimable soeur, ajouta-t-il en serrant nos mains entre les siennes, non, vous n'êtes point déshérités. Périsse le frère inhumain qui accepte les dons de la colère, ose, à l'abri des lois, jouir seul d'un bien dont l'équité exige le partage, et peut contempler dans l'abaissement, dans la misère, celui que la nature destine à être son premier ami! " une façon de penser si noble, n'étoit pas étrangère au coeur de Milord D'Anglesey. Elle ne l'étonna point, mais elle le toucha vivement. Il se jeta dans les bras de son frère, il y pleura long-temps, lui demanda cent fois pardon d'avoir été la cause innocente de son mariage avec Ladi Sophie. Le détail où il entra sur ses sentimens pour moi, sur les événemens qui nous intéressoient tous deux, me découvrit les idées et les chagrins dont il nourrissoit l'amertume depuis notre retour à la campagne. Milord Arundel lui montra ma lettre; elle l'attendrit. Mais par une suite de son imagination blessée, l'offre que je faisois de le quitter pour lui rendre la faveur de son père, le confirma dans la pensée que j'étois entièrement détachée de lui. Il me regarda d'un air triste; et détournant son visage, s'efforçant de cacher ses larmes: " ô ma chère Adeline, s'écria-t-il, qu'est devenu le temps, l'heureux temps où vous m'aimiez? Auriez-vous désiré alors de me procurer un avantage acheté par une si dure séparation? Quoi, vous vouliez m'abandonner! Mais j'ai mérité mon infortune, je ne me plains que de moi-même. " combien cet injuste reproche me fit répandre de larmes! Qu'il est de peines différentes pour une ame sensible! Comme Milord Arundel avoit passé la mer avec le seul dessein de nous engager à le suivre en Angleterre, il voulut attendre près de nous le rétablissement des forces de son frère. Il demeura à Atys. Ses soins, son amitié, le plaisir que le comte paroissoit prendre à le voir, à lui parler, ranimèrent mes espérances. Je me flattai d'un heureux changementdans son état; mais je devois le perdre. J'étois destinée à sentir toutes les douleurs dont un coeur tendre peut être pénétré. Par une fatalité cruelle, ces mêmes mouvemens, que je croyois capables de dissiper sa langueur, ces émotions nécessaires, disoit-on, pour donner du ressort à ses sens assoupis, lui causèrent une inflammation violente. Les secours de l'art devinrent impuissans. Dix jours après l'arrivée de Milord Arundel, l'aimable, l'infortuné Comte D'Anglesey expira dans nos bras. Les pleurs qu'après cinq ans ce triste souvenir m'arrache encore, doivent vous donner une idée de la douleur où me livra ce funeste événement. Pendant que mon désespoir mettoit ma vie en danger, milord rendoit les derniers devoirs à son malheureux frère. Il le fit embaumer et porter à Arundel dans le tombeau de ses ancêtres. Je restai trois mois incapable de consolation. Mes cris, mes gémissemens entretenoient les chagrins de Milord Arundel. Sa tendre compassion l'attachoit près de moi, il mêloit ses larmes avec les miennes; enfin il parvint à me faire quitter des lieux où l'amertume de mes regrets se renouveloit sans cesse. Nous revînmes à Londres; mais ne pouvant me déterminer à paroître, à voir du monde, il me conduisit ici. Je passai l'année de mon deuil dans cette charmante solitude. Le temps n'effaça point ma tristesse. Je me destinois à vivre seule, à m'occuper toujours des fâcheux souvenirs dont mon ame étoit remplie. Mais Milord Arundel avoit promis à son frère de me rendre heureuse, et cet engagement lui paroissoit inviolable.Il venoit souvent me voir. Ses soins généreux me procuroient tout ce qu'il croyoit capable de me plaire. " ma soeur, me dit-il un jour, j'attends un effort de votre complaisance. Ma tendre amitié mérite de l'obtenir. Le ciel ne me permet pas de faire le bonheur de la femme qu'il m' a donnée; j'ai perdu la douce espérance de vivre avec un frère dont j'étois l'ami: privé du plaisir d'élever une famille, presque sans parens, je me vois environné d'étrangers; vous, qui deviez tenir le premier rang dans ma maison, refuserez-vous de l'habiter, de la diriger, d'en faire les honneurs, de la rendre aimable pour moi, et attrayante pour les autres? Venez, Miladi D'Anglesey, ajouta-t-il, venez à Londres. Daignez partager la fortune d'un frère, d'un ami. Dès ce moment, je vous donne, sur tout ce qui m'appartient, l'autorité que j'accorderois à la propre fille de mon père, et j'aurai pour vous la condescendance, le respect et la tendresse qu'elle auroit droit d'attendre de moi. " le ton dont Milord Arundel me fit cette obligeante prière, me persuada que je l'affligerois par un refus; je consentis à ses désirs. à mon arrivée à Londres, je trouvai Ladi Lattimer disposée à oublier le cruel procédé dont j'avois payé sa tendresse et ses bontés. Je pleurai beaucoup en la revoyant; elle me rendit son amitié, et voulut bien attribuer mon imprudence à ma grande jeunesse. Une cour brillante m'environna bientôt. On s'empressa à me plaire, à m'amuser. Je demeurai indifférente; mais des soins qui ne peuvent toucher, servent pourtant à distraire; si je ne perdis pas le souvenir de mes peines, j'éprouvai aumoins qu'une continuelle attention pour les autres, nous arrache insensiblement à nos propres idées, et nous rend enfin capables d' éloigner de notre esprit les réflexions affligeantes qu'entretiennent la retraite et l'habitude de s'occuper de soi-même. Que l'amitié vous engage à m'imiter, ma chère Jenny, continua la comtesse; promettez-moi de ne plus nourrir votre mélancolie par une application constante à vous rappeler vos chagrins. Milord Arundel me demande toujours si vous êtes heureuse: ses lettres sont remplies de l'intérêt qu'il prend au sort de mon aimable amie. La fin de la campagne est prochaine, il va bientôt revenir; jouissez dès à présent de la douceur de penser que vous avez en lui un protecteur puissant et zélé. Cessez donc de répandre des larmes, quittez ces habits lugubres. Nous allons attendre à Londres le retour de mon frère, une foule nombreuse va nous environner. Si vous conservez au milieu du monde cet air abattu, on imaginera que ma parente trouve chez moi des sujets de s'attrister. Cette gravité, si peu convenable à votre âge, ces longs soupirs, vos yeux toujours humides de pleurs, exciteront la curiosité. On voudra savoir pourquoi vous avez laissé la province, qui vous êtes, d'où naissent vos ennuis; ces considérations doivent vous porter à faire un effort sur vous-même, je l'attends de votre raison, et je l'exige de votre amitié. Le récit de Miladi D'Anglesey me disposoit naturellement à satisfaire ses désirs. L' exemple de Ladi Sara et le sien, m'apprenoient que la tranquillité, le bonheur, n'étoient point attachés à une naissance distinguée,aux égards que le rang et la fortune pouvoient attirer. En voyant tous les états assujettis à la douleur, je cessai de me regarder comme une créature marquée par le destin pour éprouver des peines, pour être seule malheureuse. Si dans une situation brillante on baissoit les yeux sur des infortunés, afin de mieux sentir son bonheur, ce seroit être cruel; mais les arrêter, quand on souffre, sur des objets plus dignes de pitié que nous-mêmes, c'est un moyen, non de se consoler, mais au moins de se soumettre et de supporter patiemment ses peines. Ma reconnoissance et mes réflexions me déterminèrent donc à tenir une conduite différente. Depuis ce jour, on me vit à toute heure auprès de Miladi D'Anglesey. Attentive à cacher ma tristesse, je cherchois à goûter ce qu'on nommoit plaisir, à m'occuper de ces soins frivoles et de ces vains amusemens qui remplissent les momens d'une personne heureuse. Il m'en coûtoit beaucoup; mais plus je sacrifiois au soin de contenter ma tendre bienfaitrice, plus j'espérois lui prouver la sincérité de mon attachement. La vivacité du sien parut s'augmenter encore par ma condescendance; elle me combla d'éloges, de caresses, m'obligea d'accepter des présens considérables, et fit venir de Londres tout ce qui m'étoit nécessaire pour y paroître à ses côtés sous le titre dont elle m'honoroit. Une lettre de Milord Arundel l'engagea à presser son départ: nous nous rendîmes à la ville vers le milieu de septembre; mais trompé dans son attente, milord ne repassa pas la mer aussitôt qu'il l'avoit espéré.La maison du Comte D'Arundel, réglée par les ordres de Miladi D'Anglesey, offroit tous les agrémens que le goût, la richesse et la décence peuvent rassembler. Une table délicate, un jeu modéré, de la musique, souvent des bals, attiroient chez la comtesse une compagnie nombreuse. Son caractère aimable, les charmes de sa personne, beaucoup d'esprit et de douceur, lui faisoient acquérir des amis, et attachoient près d'elle une foule d'amans empressés à lui plaire; mais elle voyoit leurs soins avec indifférence, et paroissoit déterminée à ne jamais quitter le nom D'Anglesey. Je ne connoissois pas le monde, ses dehors séduisans n'avoient point encore frappé mes regards; j'y entrois compagne d'une femme de vingt et un ans, qui attiroit sur ses pas l'élite de ces courtisans oisifs et polis, seulement occupés de la recherche du plaisir. Etonnée d'abord, distraite ensuite, insensiblement amusée, le souvenir de mes peines, souvent interrompu par la variété des objets, commençoit à s'affoiblir, à s'éloigner; deux mois de séjour à Londres en effaçoient presque la trace, quand un matin, avant l'heure où j'étois accoutumée d'entrer chez miladi, on vint me prier de sa part d'aller à l'instant la trouver dans son cabinet; je m'y rendis. " vous m'avez si souvent demandé des nouvelles de M Jennisson, me dit-elle d'un air gai, que je crois vous obliger en me hâtant de vous instruire de son retour. L'aimable ministre est arrivé cette nuit, son soin le plus pressant est de voir et d'entretenir Miss Jenny: cependant, malgré votre tendre amitié pour lui, j'ai voulu vousprévenir, et préparer le coeur de ma sensible amie à se défendre contre un peu de surprise. M Jennisson est fort changé, une extrême différence dans son extérieur va vous frapper, ce ne sera pas désagréablement, je l'espère; mais dites-moi, ma chère, continua-t-elle en riant, l'image de cet honnête chapelain est-elle bien présente à votre mémoire? " cette question, et le ton de miladi en la faisant, m'étonnèrent. " je m'accuserois d'une noire ingratitude, madame, répondis-je, si j'avois oublié celui dont la compassion excita la vôtre, vous toucha en faveur d' une fille inconnue, et me plaça auprès de vous. Comment perdrois-je jamais le souvenir de la première cause de vos bontés?-plus vous aimerez M Jennisson, plus vous m'obligerez, reprit miladi; je l'ai vu très-inquiet de l'accueil que vous lui feriez, mais j'ai cru pouvoir le rassurer. " en parlant, elle ouvrit la porte d'un arrière-cabinet, d'où l'on passoit dans plusieurs pièces, dont la dernière communiquoit à l'appartement de Milord Arundel. Un homme sortit de ce cabinet; il s' avança vers moi en s'inclinant profondément, sa figure noble et majestueuse s'attira toute mon attention; la gaîté de miladi, cet abord familier, l'ordre éclatant qui relevoit la parure de ce seigneur, m'annonçoient Milord Arundel; pendant qu'il m'adressoit un compliment flatteur, mes yeux attachés sur lui démêloient en même temps dans ses traits et M Jennisson et ce cavalier en habit de campagne, dont la physionomie intéressante et l'air de grandeur m'avoient fait impression chez Palmer, au moment où Sir James me trompoit par une feinte cérémonie.Quand, sous l'habit de ministre et le titre de chapelain de Miladi D'Anglesey, il vint me secourir, ses vêtemens longs et fort larges cachant la beauté de sa taille, une coiffure noire couvrant ses cheveux, je m'en étois rappelé confusément l'idée, mais sans pouvoir le reconnoître; rien ne le masquant alors, je vis en lui le confident de Sir James. Je pâlis, je tremblai, mes regards effrayés se tournèrent vers la comtesse; incapable de cacher la douloureuse émotion de mon coeur: " ah! Que vois-je, m'écriai-je! Devois-je m'attendre à trouver dans le frère de Miladi D'Anglesey, l'ami, le complice de Milord Danby. " le comte et sa soeur s'approchèrent du siége où je m'étois jetée; ils s'empressèrent à me rassurer; ils vouloient appaiser l'agitation violente de mes sens; milord me parloit, je ne l'entendois point; de cruelles réflexions, de funestes idées révoltoient mon ame et la remplissoient de terreur; il me sembloit qu'on venoit de détruire la sûreté de mon asile, de m'ôter la sécurité qui me le rendoit agréable et cher; la protection de miladi, ses bontés, sa tendresse, ses soins ne me touchoient plus, si je les devois à Milord Danby, à ses amis, aux égards qu'ils avoient pour lui. La comtesse prit mes mains dont je couvrois mon visage inondé de pleurs: " si vous étiez moins affligée, je me plaindrois de vous, dit-elle doucement. Quoi, ma chère Jenny, la présence de Milord Arundel, de mon frère, de la plus noble des créatures, vous cause de vives alarmes! C'est avec moi, c'est dans mes bras que vous vous livrez à la crainte.Je croyois vous inspirer plus de confiance. Que pensez-vous donc? Qu'osez-vous imaginer? Malgré les plus fortes apparences, le Comte D'Arundel n'est point, il ne peut être le complice de Milord Danby, et vous deviez...-ah! Ne vous offensez pas, madame, interrompis-je, pénétrée de ce reproche, ne vous offensez pas d'un mouvement involontaire, ou d'une expression indiscrète; tout ce qui me rappelle l'instant où je fus cruellement séduite, tout ce qui me présente le vil auteur de mon infortune, me trouble, m'épouvante, et renouvelle l'amertume de mes premières douleurs. La vue d'un témoin de mon funeste engagement, vient de ranimer le sentiment de ma honte et l'horreur que m'inspire un perfide. Pardonnez, milord, pardonnez-moi cet étrange accueil; vous prîtes le titre de mon père pour me donner à Sir James; en vous voyant, en vous reconnoissant, il m'a semblé que vous alliez me rendre à lui, me remettre au pouvoir de cet inhumain.-revenez d'une fatale prévention, chère miss, me dit le Comte D'Arundel; vos larmes me touchent, mais elles ne m'offensent point. J'ai dû paroître criminel à vos yeux, daignez m'entendre et me juger sur mes intentions. Oui, le hasard, ma bonne foi, peut-être un peu d'imprudence, me rendirent témoin de votre mariage avec Sir James; je participai, sans le savoir, à la basse supercherie d'un homme dont je croyois le coeur noble et les sentimens réglés par l'honneur. Je vais vous découvrir comment je pris ce titre de père... " milord alloit poursuivre; mais la comtesse, voulant me laisser le temps de calmer mes sens,demanda du thé: ses femmes en servirent. La douceur et l'aménité de Milord Arundel, ses discours obligeans, firent, pendant ce court intervalle, l'effet que Miladi D'Anglesey désiroit. Je me rappelai tout ce qu'elle m'avoit dit de ce frère aimable et vertueux; je condamnai mes craintes, mes soupçons, et je me disposai à l'écouter avec toute la confiance qu'il méritoit de m'inspirer.
PARTIE 4
Quand les femmes de miladi furent retirées, milord prit la parole, et s'adressant à moi: " pendant le cours de mes premiers voyages, dit-il, je connus Sir James Huntley; nous nous rencontrâmes en France, et parcourûmes ensemble l'Allemagne et une partie de l'Italie. Mille qualités solides, de l'esprit, une conduite sage, des principes vrais, de la douceur, m' attachèrent à lui. Ce fut avec regret que je m'en séparai à Rome où il restoit. Nous entretînmes long-temps une correspondance régulière. Mais, comme il arrive assez ordinairement dans le cours des longues absences, nos lettres devinrent moins fréquentes. Je conservois toujours l'espérance de le revoir, et le désir de me lier intimement avec lui. Il resta plusieurs années hors du royaume; je cessai de recevoir de ses nouvelles, et d'autres soins l'éloignèrent un peu de mon souvenir, sans pourtant l'en effacer. Sous le prétexte de visiter une cour dont le maître pouvoit exciter la curiosité, j' étois passé dans le nord, chargé d'une négociation secrète et importante, lorsque Sir James se rendit à Londres avec le projet de s'y fixer. Six mois après, la Duchesse De Rutland l'épousa. Eloigné, ayant trop peu de loisir pour m'occuper de ces nouvelles, qui intéressent quand le désoeuvrement permet de s'amuser de tout, ou j'ignoraile mariage de Miladi Rutland, et la création d'un Comte Danby, ou l'un et l'autre ne laissèrent aucune trace dans ma mémoire. L'affaire confiée à mes soins heureusement terminée, je demandai mon rappel. On venoit de déclarer la guerre; mon régiment alloit servir, et je voulois le commander moi-même. La cour étoit à Windsor quand j'arrivai. J'y reçus l'ordre de m'embarquer promptement. Miladi D'Anglesey m'attendoit à Arundel; je désirois y rester deux jours, et pris tous les arrangemens nécessaires pour ne pas me priver du plaisir de la voir. En passant à Londres, je trouvai chez moi M Pitel, son écuyer, fort chagrin de s'être laissé enlever sept chevaux napolitains que sa maîtresse souhaitoit. La Duchesse De Cleveland venoit de mourir; ma soeur lui connoissoit cet attelage, et s'étoit hâtée d'envoyer l'acheter. L'humeur ménagère de Pitel, l'ayant fait marchander trop long-temps, il avoit été prévenu. Je sentis beaucoup d'envie d'obliger la comtesse dans cette légère occasion, et de lui mener moi-même cet attelage, si, à force d'argent, je pouvois engager l'acheteur à me le céder. Je courus chez l'homme qui venoit de le vendre. Il me donna l'espérance de réussir, en m'apprenant qu'un nommé Palmer, espèce de brocanteur, lié avec quantité de jeunes lords, et s'entremettant de toutes sortes d'affaires, avoit acheté les chevaux, sans doute chargé par un autre de l'emplette, ou dans le dessein d'en tirer avantage en les revendant. Il m'indiqua la demeure de ce Palmer, et je m'y rendis à l'instant. Mon carosse arrêtoit à peine à sa porte, qu'onl' ouvrit. Une femme assez jolie me dit en souriant de monter vîte. Elle ne demanda ni mon nom, ni ce qui m'amenoit. Cette singularité me frappa. Comme je mettois le pied sur un escalier étroit et tournant, on me cria d'en haut: " eh, mon cher comte, vous m'aviez écrit que peut-être vous ne viendriez pas. Je n'espérois plus recevoir de vous la main de miss... " celui qui parloit, me découvrant alors tout entier, loin d'achever, poussa un cri de surprise, et j'en jetai un de joie en reconnoissant Sir James Huntley. Charmé de cette rencontre, et sensible au plaisir de le revoir, je l'embrassai tendrement. Il me rendit mes caresses, et m'introduisit dans un grand cabinet un peu obscur où nous nous assîmes. Après les premiers complimens, il me pria de l'instruire du sujet qui me conduisoit chez Palmer. Je satisfis sa curiosité. Il me dit d'un air embarrassé, que cet homme, parti le matin de Londres, n'y reviendroit pas de huit jours, et ne pourroit d'ailleurs me servir, l'attelage ne dépendant plus de lui. Je lui demandai à mon tour s'il logeoit dans cette maison, et l'explication des paroles qu'il venoit de m'adresser, en me prenant pour un autre. Il baissa les yeux, rougit; éludant ma question, il me parla de mon frère, regretta sa perte. Changeant tout de suite de conversation, il m'entretint du mariage de Ladi Huntley, de la situation fâcheuse où la folle passion de sa mère alloit le réduire, sans l'extrême amitié d'une parente dont la générosité venoit, depuis un mois, de relever sa fortune, même de lui faire un sort capable de remplir toute son ambition: il ajouta que son premier soin, en arrivantà Londres, avoit été de m'y chercher; et que, me croyant encore actuellement en Prusse ou en Dannemarck, il s'étoit trouvé très-étonné de me voir à la place du Comte Overbury, à l'instant même où cet ami s'excusoit par un billet de venir le joindre en ce lieu, pour lui rendre un léger service, après l'avoir engagé lui-même dans l'affaire où il lui devenoit utile. Si un homme qui a seulement deux heures à rester à Londres, peut vous obliger, mon cher James, lui dis-je, disposez de moi. Je me trouverai heureux de vous servir. Il me regarda, rougit encore, et me répondit qu'on n'employoit pas indifféremment tous ses amis aux mêmes usages. Comme je connoissois le Comte Overbury pour un homme peu régulier dans ses moeurs, ce propos me fit penser qu'une intrigue galante attiroit Sir James en ce lieu. Ne voulant pas le troubler, j'allois me lever et lui dire adieu, quand une porte, opposée à celle par où j'étois entré, s'ouvrant assez brusquement, je vis paroître un ministre en surplis. Il s'avançoit vers nous en souriant; mais Sir James, courant précipitamment au-devant de ses pas, l'arrêta, et lui demanda avec autant d'humeur que de vivacité, s'il ne me voyoit point? Le ministre m'envisagea, changea de couleur, recula, sortit et referma la porte. Sir James resta debout, immobile, muet, les yeux fixés à terre; et dans une consternation inexprimable. Le désordre où je le voyois, ses premières paroles et l'apparition de ce prêtre, me découvroient assez le sujet de l'embarras de Sir James. Il alloit contracterun mariage secret: tout me l'annonçoit. Je me sentois extrêmement mortifié d'avoir pénétré ce mystère, et de causer de l'inquiétude à un homme que j'aimois. Chagrin d' être venu si mal-à-propos, cherchant à le quitter sans lui laisser connoître mes soupçons, je prenois congé de lui, quand, revenant à lui-même, il tressaillit, m'arrêta: " un moment, milord, me dit-il; au nom du ciel accordez-moi un seul instant, vous en avez trop vu pour ne pas comprendre ce qui va se passer ici. Ma fortune, mon honneur, sont à présent entre vos mains. Qu'allez-vous penser? Comment me regarderez-vous? Quelle idée va vous donner de moi une action si contraire à mes propres principes? Je suis perdu! " et se jetant sur un siége, cachant son visage, respirant à peine: " ah mon dieu! Ah mon dieu! Répétoit-il, je suis le plus malheureux des hommes! " ses exclamations me surprirent, et sa douleur me toucha. J'allai à lui, je l'embrassai: " est-ce de moi, lui dis-je, que vous devriez vous défier? Craignez-vous mon indiscrétion? Loin de vous affliger du hasard qui m'instruit, osez déposer vos secrets dans le sein d'un ami fidèle. Vous vous mariez, je le vois. Cette démarche, contraire peut-être à vos intérêts, est sans doute nécessaire à votre bonheur? Pourquoi la blâmerois-je? Pourquoi me donneroit-elle de vous une idée désavantageuse? Eh, mon ami, je ne suis point sévère; et sans blesser les préjugés reçus, il est des usages adoptés dont je ne me rendrois point esclave. Me croyez-vous capable de condamner les mouvemens tendres et naturels qui nous font disposerde notre coeur sans consulter l'orgueil ou la fortune? Ma propre expérience m'a trop appris combien des noeuds formés par la raison, le devoir et l'obéissance, peuvent répandre d'amertume sur nos jours. " " ah! Mon cher Charles, s'écria Sir James, en me serrant avec transport, votre indulgence me charme! Je tremblois en vous voyant pénétrer un secret que jamais je n'eusse osé vous confier. " courant alors sur l'escalier, il appela: " partez, dit-il, il en est temps; " et revenant à moi: " pardonnez ma réserve et la froideur apparente qu'elle vient de mettre dans mon accueil, s'écria-t-il; ma cruelle position m'a rendu presque insensible au plaisir de revoir un ami si chéri, si digne d'être toujours présent à mon souvenir, et dont j'ai mille fois souhaité le retour. Je l'avoue, une passion tyrannique me subjugue, m'entraîne loin de moi, me fait oublier mes devoirs, me force à tout sacrifier au désir violent d'attacher à mon sort une créature charmante. Ah! Milord! Rien n'a pu la séduire. L'indigence, l'abandon, le besoin, n'abattent point sa fierté: il ne me reste contre sa résistance opiniâtre que cette odieuse cérémonie, dont le projet m'a long-temps révolté. Après tant de combats inutiles, je m'y détermine enfin; mon amour l'emporte sur ma répugnance. Je sais tout ce qu'on peut m'opposer, je me condamne moi-même, j'ai honte de ma foiblesse, je gémis d'y céder! Mais cette fille hautaine est l'écueil de ma raison, de mes principes, de mon honneur! Je l'aime, je l'adore, je ne puis exister sans elle; il faut que je meure, ou qu'elle soit à moi. " ces mots d'indigence, d'abandon, m'avoient d' abordintéressé pour celle qui inspiroit une ardeur si vive à Sir James; mais les reproches dont il s'accabloit, me donnèrent d'elle des idées moins favorables. Je jugeai que mon ami, victime du manége adroit d'une femme savante dans l'art d' asservir les ames foibles, alloit peut-être se couvrir de ridicule par son mariage. Je ne lui cachai point ma pensée, et l' exhortai à vaincre son amour, si véritablement l'objet en étoit indigne. Indigne de moi, elle! Dit-il d'un ton attendri; ah, milord! Jenny, l'aimable Jenny seroit digne de vous-même! Son ame est aussi noble que la mienne est passionnée pour elle. Belle, vertueuse, infortunée! Qu'elle devroit m'inspirer d'égards, de respect! Comment puis-je..., ô mon ami! J'hésite encore; je tremble en songeant aux suites cruelles... mais on est allé la chercher, elle va venir... si près de l'heureux moment, quand je vais jouir enfin du plaisir délicieux de la voir soumise, peut-être sensible! ... ah! Le sort en est jeté, ajouta-t-il; je n'ai pas la force de renoncer à mon bonheur. " eh! D'où naissent vos craintes, d'où s'élèvent donc vos remords, lui demandai-je, étonné de ses discours? Quoi, l'inégalité des biens rend-elle une union moins sortable? Comment ce léger obstacle vous a-t-il jamais retenu? Quel est le sujet de votre trouble, de vos agitations?-pouvez-vous me faire ces questions, reprit-il? Ne voyez-vous pas où m'expose cette démarche, si elle est connue? J'espère la justifier un jour; mais à présent elle m'aviliroit, elle me perdroit.-je ne vous entends point, mon cherJames, lui dis-je; depuis quand est-il honteux de se montrer sensible et généreux? Nous pensons bien différemment. Si le ciel rompoit mes tristes liens, si, comme vous, je pouvois disposer de ma main, mon coeur décideroit seul le choix de la compagne de ma vie. J'aimerois à relever le sort d'une fille estimable, et j'avouerois hautement des noeuds formés par l'amour et le désintéressement. " si j'avois eu le moindre soupçon de la vérité, le changement du visage de Sir James eût éclairci tous mes doutes. Mais sans défiance sur son caractère, ignorant absolument sa position actuelle, je ne savois à quoi attribuer le nouvel embarras qu'il laissoit paroître. Un peu de curiosité se mêlant peut-être au désir de l'obliger, je me proposai d'assister à son mariage, et lui offris de prendre la place du Comte Overbury. Sir James me regarda, voulut parler, hésita. Il prit mes mains, les serra, et dans un mouvement passionné: " Charles, mon cher Charles, répéta-t-il plusieurs fois, si vous saviez, si j'osois vous dire... mais non, tout est prêt, elle va venir. Comment reparoîtrois-je devant elle? ... il faut l'épouser ou la perdre pour jamais! " une voiture arrêtée, un grand coup frappé à la porte, parut le mettre hors de lui-même. Il me demanda la permission de passer dans la chambre prochaine. Je restai seul un instant. Sir James rentra suivi du ministre et de son clerc. " puisque vous le voulez, milord, me dit-il d'un air plus tranquille, j'accepte votre offre obligeante; mais si jamais vous me rappelez la cérémonieoù vous désirez assister, souvenez-vous, je vous en prie, que je ne souhaitois point un témoin si illustre de mes engagemens, et que vous-même m'avez forcé d'abuser de vos bontés. " il ouvrit alors la porte par où j'étois entré, et sortit en m'avertissant qu'il alloit amener celle dont je consentois à devenir le père. Cette affectation à me faire remarquer qu'il ne m'eût pas choisi pour témoin de ses engagemens, me frappa désagréablement; elle ramena mes premières idées. Je repris une opinion très-désavantageuse de la personne que Sir James épousoit, et commençai à me repentir de l'espèce d'obstination qui me portoit à l'aider dans une démarche insensée. En paroissant avec lui, vous détruisîtes ces soupçons; l'admiration leur succéda, et le plus vif intérêt s'y joignit. Touché de l'air d'abattement répandu sur votre visage, je ne pus me défendre d'en demander la cause à Sir James. Je le pressai de me dire s'il se croyoit aimé, si personne ne vous contraignoit à lui donner la main. Ses réponses et la tristesse de vos regards, me persuadèrent que vous ne l'aimiez pas; je ne voyois point dans vos yeux cette joie douce qui perce au travers de la modestie, et laisse échapper des marques d'une satisfaction intérieure. Sir James pensa perdre connoissance en prononçant le serment qui l'unissoit à l'aimable fille dont il désiroit si ardemment la possession; son trouble, des mouvemens si peu convenables à l'occasion, m'étonnèrent; je m'abandonnai à mille idées vagues; aucune ne me rapprocha de la triste vérité. L'heure me pressant, je vous quittai immédiatementaprès la cérémonie, emportant le regret de penser qu'en assurant votre fortune, peut-être vous n'assuriez pas votre bonheur. Je restai près d'un an hors du royaume, sans cesse occupé de travaux militaires. Sir James m'avoit promis de m'écrire; il ne le fit point. Sa négligence me toucha; je revins à Londres, et ne le vis paroître ni à la cour, ni dans les lieux où je devois naturellement le rencontrer. Dès les premiers jours de mon arrivée, un gentilhomme à moi me pria de vouloir bien m'intéresser en faveur de son frère, ministre en Ecosse, pour le faire nommer à un bénéfice dépendant de Milord Danby. Je croyois ne pas connoître ce lord; mais le désir d'obliger un homme qui m' étoit attaché, me conduisit à sa porte. Malade depuis plusieurs jours, il ne voyoit personne: on m'écrivit. Deux heures après, je reçus de sa part une invitation pressante d'aller le voir avant la fin du jour, si je le pouvois sans trop me gêner. à l'instant même j'y retournai: on se hâta de m'annoncer; ses gens ouvrirent ses rideaux et se retirèrent. En jetant les yeux sur le lit de Milord Danby, je reconnus avec autant de surprise que d'attendrissement, Sir James Huntley, pâle, abattu, le visage inondé de larmes, et paroissant accablé de douleur. Que vois-je, m'écriai-je en me précipitant pour l'embrasser! Quel état, mon cher James: eh, grand dieu! Devois-je m'attendre à vous trouver dans une situation si fâcheuse? Mais êtes-vous Milord Danby? Est-ce vous qui me demandez, ou le hasard nous rassemble-t-il encore?Il me tendit la main; et pressant foiblement la mienne: " plût au ciel, me dit-il, que ce nom fatal ne m'eût jamais été donné, que jamais l'ambition ne m'eût fait accepter un titre, cause de mes malheurs et de ma honte. La compassion se peint déjà sur tous vos traits, ajouta-t-il; ah! Milord, ces marques de vos bontés pour un ingrat, augmentent mon désespoir; par quel lâche procédé j'ai payé l'amitié dont vous m'honoriez! Cessez de me plaindre; j'ai mérité vos reproches, votre indignation, vos mépris! Mais je suis puni, j'ai perdu tout ce qui m'attachoit à la vie! Heureux du moins, si, par un aveu sincère, j'obtiens de vous le pardon de mon crime, si je vous intéresse au sort de la triste victime de ma trahison... mais où la trouver, s'écria-t-il avec une extrême agitation? Où est-elle? Qu'est-elle devenue? Affligée, errante, abandonnée à sa douleur, à ses craintes, sans asile, sans secours! ... ah! Milord, je me meurs! " détournant alors son visage, il poussa des cris, des gémissemens, et pénétra mon coeur de la plus tendre pitié. " eh! Mon ami, pourquoi vous ferois-je des reproches, lui dis-je? De qui me parlez-vous? Qu'attendez-vous de moi? Comment ma vue excite-t-elle en vous des transports si violens? Quand vous m'auriez donné un juste sujet de me plaindre de vous, votre état m'engageroit à l'oublier. Calmez vos sens; comptez sur un ami sensible, indulgent, qui vous aime toujours. Parlez, mon cher James, parlez avec confiance; et si je puis vous servir, ne m' offensez pas en doutant de mon zèle. " " moi, votre ami! Reprit-il: ah! Milord, je me reconnoisindigne de ce titre. Je vous ai trompé, je me suis trompé moi-même. Le hasard, les circonstances, la noble franchise de votre caractère, qui vous fit mal interpréter mes discours, la honte d'avouer une trame si basse... ah! Que n'ai-je pu la surmonter cette honte, que n' osai-je vous confier mon infâme projet! Il seroit resté sans effet. Un ami si vertueux m'auroit rappelé à l'honneur, à l'humanité: oui, milord, vous m'auriez sauvé de ma propre foiblesse, des lâches complaisans dont les vils conseils... " il s' interrompit, et se jetant dans mes bras, redoublant ses pleurs: " je vous demande un généreux pardon, continua-t-il; daignez me l'accorder; y joindre une seconde grâce, seule capable d'adoucir l'horreur de mes derniers instans. Ce n'est pas pour moi que je vous implore, c'est pour l'infortunée... hélas! J'ai comblé son malheur. ô mon cher Charles! Si jeune, si belle, exposée au danger de retrouver un protecteur aussi perfide, aussi bas! ... quoi, j'ai pu la tromper! Abuser de sa cruelle situation! ... " il s'arrêta; et jetant autour de lui des regards furieux, il reprit la parole, pour s'accabler de reproches, se donner les noms les plus odieux. De vives exclamations, des imprécations terribles entremêlées de cris, de larmes, et la violence de ses mouvemens, le firent enfin tomber dans des convulsions effrayantes, et je me vis contraint d' appeler du secours. " pendant que j'aidois à le soulager, à lui rendre l'usage de ses sens, je me livrois à mille idées confuses; vous étiez l'objet de sa douleur, je n'en pouvois douter: mais comment s'accusoit-il de vous avoir trompée, et de quelle offense me demandoit-il pardon?Nos intérêts sembloient se rapprocher, s'unir par ses discours; cependant vous m' étiez inconnue. Je me perdois dans ces réflexions, quand Milord Danby revint à lui-même. Remarquant mon empressement à le secourir, il me remercia d'un air pénétré de reconnoissance, et me pria de lui permettre de chercher du repos, me conjurant de revenir le lendemain. " il espéroit, disoit-il, se trouver plus tranquille et en état de m'ouvrir son coeur. " j'y retournai le jour suivant. Il me parut aussi triste, mais moins agité. Après de longues préparations, il m'apprit votre naissance, vos malheurs, son amour pour vous, la pureté de ses intentions pendant son séjour chez Milord Clare, le voyage qu' il fit en Ecosse, comment il perdit vos traces, son mariage avec la Duchesse De Rutland, ses regrets de n'être plus libre quand il vous retrouva, ses offres, vos refus, le crime où l'amour désespéré l'avoit conduit; il me rendit un compte fidèle de ce qui s'étoit passé chez Mistriss Roberts, de sa hardiesse à vous enlever du carosse de sa femme, de votre maladie, de l'horreur qu'il vous inspiroit; enfin de votre fuite, et de la douleur où elle le livroit. Inquiet de l'asile où vous vous cachiez, il se reprochoit amèrement de n'avoir pas cédé aux instances de la Duchesse De Rutland. Cette dame exigeoit absolument qu'il vous remît entre ses mains, et partit aussitôt pour Vienne. Vivement offensée de sa conduite et de ses refus, la duchesse quitta Londres sans le voir, et lui écrivit de ne jamais se présenter devant elle. Milord Danby termina cet étrange récit en me demandant encore ungénéreux pardon de sa faute, en me suppliant de ne pas lui refuser la grâce qu'il attendoit de moi. En l'écoutant, je contenois avec peine les mouvemens d'indignation que de tels détails élevoient dans mon ame. Honteux du personnage qu'il avoit osé me laisser faire, affligé d'être compté par vous au nombre des vils malheureux unis pour abuser de votre crédulité, je sentois renaître au fond de mon coeur cette tendre compassion dont vous l'affectiez chez Palmer. Si la douceur de ma réponse dut prouver à Milord Danby que j'étois incapable d'ajouter l'aigreur du reproche à l'accablement d'un homme déjà pénétré de douleur, mes expressions ménagées, mais froides, durent aussi le préparer à voir finir une amitié que le mépris venoit d'éteindre. Je le priai de s'expliquer sur le service qu'il exigeoit de moi; je pouvois encore l'obliger, mais il ne m'étoit plus possible de l'aimer. Il se fit apporter un petit coffre de la Chine. Il contenoit vos pierreries, vos bijoux, une somme considérable en billets de banque, et l'acte d'acquisition de cette terre, où il désiroit de vous voir habiter. Il me conjura de vous chercher, d'employer tous mes soins à vous retrouver, à faire passer dans vos mains le foible dédommagement qu'il pouvoit vous offrir. Il espéroit qu'après sa mort vous auriez moins de répugnance à recevoir ses dons, que vous pardonneriez peut-être à la mémoire d'un malheureux, séduit par de lâches conseils, trop conformes à ses désirs, pour ne pas égarer un coeur livré à la passion la plus forte qu'on eût jamais ressentie.Je croirois manquer au devoir le plus indispensable, lui dis-je, si je refusois de m'empresser à suivre les traces de l' infortunée dont vous venez de me rendre l'ami. La part indirecte que j'ai à son malheur, me donne pour elle les sentimens d'un tendre frère. Oui, milord, je la chercherai, je désire ardemment de découvrir son asile; mais déposez chez un homme public ces effets destinés à Miss Jenny. Il suffira de me remettre un écrit qui lui donne le pouvoir de les retirer, en supposant qu'elle veuille accepter vos bienfaits. Si d'exactes perquisitions me font connoître sa retraite, je m'engage à vous instruire de l'heureux succès de mes démarches; mais vous devez penser, milord, que je n'ai pas dessein de vous rendre sur elle des droits usurpés et tyranniques. Maîtresse de sa volonté, Miss Jenny le sera de recevoir ou de rejeter vos présens. Si elle les dédaigne, vous ne troublerez plus cette fille, déjà trop malheureuse; vous ne tenterez point de vains efforts pour obtenir un pardon qu'elle peut vous refuser sans injustice; vous cesserez de gêner une personne indépendante; vous la laisserez libre dans ses sentimens et dans sa conduite. Si vous vous soumettez à cette loi que je crois pouvoir vous imposer, je prendrai toutes les mesures convenables pour remplir vos désirs. Mais ne promettez pas légèrement, milord: la moindre atteinte portée à votre parole, au serment que j'exige, auroit des suites fâcheuses, et me rendroit l' irréconciliable ennemi d'un homme que je me suis plu long-temps à croire digne de mon amitié.Ah! Trouvez-la, milord, trouvez-la, s'écria-t-il, secourez-la, consolez cette fille charmante; qu'elle vive paisible et heureuse sous votre protection! Non jamais je ne la troublerai; le voeu le plus ardent de mon coeur est de lui donner un ami vertueux. Alors il me jura de tenir l'engagement qu'il prenoit avec moi. Après lui avoir demandé les éclaircissemens propres à me guider dans mes recherches, je le quittai, peu disposé à le revoir; cependant j'envoyois tous les jours savoir de ses nouvelles, et lui fis deux ou trois courtes visites, vaincu par ses prières et le désir qu'il montroit de me parler. Après un mois de souffrance, il se rétablit un peu, et partit pour Vienne, convalescent, foible encore, ignorant ce que vous étiez devenue, et livré à la plus profonde tristesse. Mon premier soin avoit été d'écrire à Mistriss Palmer. Je lui adressai ma lettre en Irlande, où elle venoit de passer. Cette femme me montra peu de confiance dans sa réponse. Avant de m'instruire, elle exigeoit que Miladi D'Anglesey voulût bien l'assurer qu'elle-même prendroit la jeune dame sous sa protection. Obligé d' informer ma soeur de votre aventure, j'obtins tout de sa complaisance. Elle envoya un exprès à Mistriss Palmer; mais pendant que j'attendois impatiemment le retour de son courrier, vos tablettes apportées à miladi par Bella, et les discours de cette fille, nous persuadèrent que vous étiez chez sa tante. Pour éclaircir mes doutes, je pris l'habit et le nom d'un chapelain de Miladi D'Anglesey. Le reste vous est connu. Avant de m'embarquer, j'écrivis à Milord Danby. Il apprit avec transport dansquel asile je vous laissois. Les lettres de miladi me découvrant vos sentimens, j'ai cru pouvoir l'assurer que la noble fierté de Miss Jenny s'opposeroit toujours à l'intention où il étoit de l'obliger. Je lui ai renvoyé le papier qu'il m' avoit remis; il m'a renouvelé la promesse de ne plus vous troubler, et je suis sûr qu'il tiendra sa parole. à présent, chère miss, continua le Comte D'Arundel, daignez prononcer mon pardon, daignez voir en moi le frère de votre amie: j'ai désiré qu'elle fût seule témoin de notre première entrevue; je craignois d'exciter en vous une surprise capable d'exposer votre secret: il est facile à cacher; votre cruelle aventure est absolument ignorée, la prudence de Miladi Rutland ne lui a pas permis de tacher la réputation de Milord Danby, en faisant éclater le sujet de leur mésintelligence; ceux qui aidèrent à vous tromper, ont le plus grand intérêt à se taire. Milord Overbury ne vous a point vue; que votre innocence vous console d' un événement dont jamais vous n'avez dû rougir; oubliez vos malheurs dans le sein de l'amitié, soyez notre soeur, notre amie...-oui, elle est notre soeur, interrompit vivement Miladi D'Anglesey, en prenant mes mains et celles du comte, qu'elle serra ensemble: oui, ma chère Jenny, vous êtes ma soeur, vous m'aiderez à reconnoître les bontés de mon aimable frère en vous empressant, comme moi, à rendre tous ses momens heureux. En parlant, elle essuyoit mes larmes, elle me faisoit les plus douces caresses. Touchée, émue, pénétrée, je passai mes bras autour d'elle; Milord Arundel nous pressatoutes deux dans les siens; la reconnoissance et l'amitié ranimèrent mon coeur, et me rendirent la force d'exprimer mes sentimens à des protecteurs si dignes de la tendre vénération qu'ils m'inspiroient. Pendant long-temps je conservai de la tristesse, et sentis de la contrainte: il me paroissoit impossible de m'accoutumer jamais à prendre avec Milord Arundel cet air de confiance et de familiarité, que donne l'habitude de se voir sans cesse et de converser ensemble; sa présence excitoit ma rougeur, souvent mes larmes; une extrême confusion me faisoit éviter ses yeux, et me forçoit à baisser les miens devant lui; mais son application continuelle à détourner mes idées de mon humiliante aventure, son amitié pour moi, ses tendres égards, m'amenèrent peu à peu à ne plus mettre de différence entre Miladi D'Anglesey et lui. Ah! Madame, que de noblesse, de candeur, de bonté dans l'ame de mon généreux ami! Que d'équité, de véritable grandeur, sans aucun mélange de hauteur ou d'ostentation! J'ai vu Milord Arundel payer les frais d'un procès intenté et gagné pendant son absence par ses gens d' affaires; je l'ai vu donner au malheureux plaideur, chassé de son héritage, la terre contestée et déjà rentrée dans ses domaines, traitant de barbare et d'inhumaine la loi qui permettoit de dépouiller un enfant de ses biens, parce qu'en les acquérant son père avoit négligé des formalités dont l'oubli ne formoit un droit que pour l'homme injuste. Objet des attentions, des complaisances du Comte D'Arundel et de Miladi D'Anglesey, mes jours s'écouloientdans une parfaite tranquillité; tous mes momens étoient paisibles, je dirois heureux, si, après avoir éprouvé d'humiliantes disgrâces, on pouvoit jouir du présent, sans en troubler la douceur par le souvenir du passé. C'est alors que j'eus le bonheur de vous voir et de vous plaire, madame, chez la vicomtesse de Belmont; vous ne me laissâtes point ignorer le principe du goût vif qui vous portoit à m'aimer; vous trouviez en moi l'image d'une amie dont vous chérissiez la mémoire. Que mon coeur se sentoit ému de vos discours! Avec quel plaisir je vous entendois répéter les louanges de Ladi Sara! Que vos regrets me touchoient, qu'ils excitoient d'attendrissement dans mon ame! Vous connoissiez peu Miladi D'Anglesey; vos bontés pour moi vous engagèrent à vous lier plus particulièrement avec elle; souvent vous m'honoriez de vos visites. Surprise et charmée en voyant le portrait de Ladi Sara dans mon cabinet; vous le considérâtes long-temps; vous ne pouviez détourner vos regards de cet agréable tableau. Croyant que je le tenois du hasard, vous me le demandâtes. Embarrassée, interdite, je n'osai répondre. Vous insistâtes, je promis de vous le donner, mais je trompai votre attente en vous envoyant le mien. Vous cherchâtes à pénétrer le motif de mon attachement pour un portrait dont je ne pouvois avoir connu l'original; je m'aperçus qu'il excitoit en vous un désir curieux, et je me sentois disposée à le satisfaire, quand votre départ précipité m'obligea de remettre cette confidence à un autre temps. L'absence n'a point diminué votre constante affection; vos lettres, toujours plustendres, en sont des preuves assurées. Ma respectueuse reconnoissance m'engage à vous dévoiler mon sort, à vous établir juge de ma conduite et des motifs qui déterminent mes démarches; le besoin d'être encouragée me porte à désirer l' approbation d'une personne qui m'est chère: oui, mon coeur déchiré cherche dans l'amitié un dédommagement du sacrifice qu' il lui fait. Ah! Madame, qu'il est grand ce sacrifice! L'honneur l'exige, c'est assez: ses principes sont ma loi, ils seront mon éternelle consolation. On peut souffrir beaucoup en s'immolant à des devoirs pénibles, mais jamais le repentir n' accompagne nos douleurs: non, jamais le regret ne se mêle au souvenir d'une action généreuse; et toute victoire remportée sur nos passions, si elle est la source du bonheur des autres, doit en devenir une de satisfaction pour nous-mêmes. Deux années s'écoulèrent sans apporter aucun changement dans mon heureuse situation. Milord Arundel commandoit alors un corps de troupes considérable; il nous quittoit au printemps, et pendant son absence nous parcourions ses terres et terminions nos courses à Bath, d'où nous revenions à Londres attendre son retour. Plusieurs partis se présentoient pour moi; je répondois à ceux qui m'honoroient de leur attention, qu'ayant peu de fortune et beaucoup de fierté, je n'abuserois jamais de la foiblesse d'un coeur tendre, ni de ces mouvemens vifs et passagers qui conduisent des hommes passionnés à fermer les yeux sur leurs véritables intérêts. Sir Ellis De Nevil, descendu de l'illustre maisonde Warwick, obstiné dans sa recherche, embarrassa Miladi D'Anglesey par la grandeur de ses offres et la constance de ses soins; comme il la croyoit maîtresse de disposer de moi, elle ne trouvoit point de prétexte honnête pour rejeter une alliance si convenable en apparence, et que la générosité de Sir Ellis, à mon égard, rendoit extrêmement avantageuse. Je m'inquiétai en voyant la comtesse prendre une sorte d'intérêt au succès des voeux de cet amant importun, et craignis de ne pouvoir l'éloigner sans lui déplaire ou la chagriner. " mais qu'opposez-vous aux désirs de Nevil, me disoit-elle un jour? D'où naît votre répugnance? Ce mariage vous replaceroit au rang que vous deviez naturellement occuper, si la mort prématurée de vos parens n'eût changé votre sort.-eh! Pensez-vous, madame, lui répondis-je, qu'il me fût possible de descendre, avec Sir Ellis, dans les avilissans détails où m'engageroit nécessairement l'approbation que je donnerois à ses desseins? Ne lui devrois-je pas l'aveu de ma naissance, de mes infortunes? Tromperois-je bassement ses espérances? Lui cacherois-je l'amour de Milord Danby et ses suites cruelles? En supposant la passion de Sir Ellis, capable de l'égarer assez pour lui laisser les mêmes désirs après une confidence si propre à les éteindre, n'aurois-je rien à craindre du retour de sa raison? Ses réflexions détruiroient bientôt son bonheur, les miennes m'effrayeroient sans cesse; le moindre nuage qui obscurciroit le front de mon époux, me sembleroit l' avant-coureur de la plainte ou du reproche. Ah! Madame, ajoutai-je en m'attendrissant,permettez-moi de passer mes jours auprès de vous, ne me pressez point d'accepter une autre protection, souffrez ma résistance à vos souhaits, et ne vous offensez pas, si j'ose vous dire que jamais je ne suivrai Sir Ellis à l'autel.-eh bien, ma chère amie, me dit la comtesse, n'en parlons plus. Si j'ai cédé aux instances de Nevil, en vous pressant en sa faveur, je l'ai fait par un sentiment de délicatesse; j'ai cru devoir sacrifier au soin de vous établir, le plaisir extrême que je sens à vivre avec vous. Si ma chère Jenny me perdoit, ajouta-t-elle en m'embrassant, mes dispositions les plus étendues ne lui assureroient pas le sort éclatant qu'on lui préparoit; mais j'ai un frère généreux, il rempliroit mes désirs, et suppléeroit au peu de fortune dont je rendrois mon amie maîtresse. Je l'avois prié de m'aider à vous déterminer dans une affaire où je croyois votre bonheur intéressé; par une bizarrerie, difficile à concilier avec son caractère, il semble blessé de mon amitié pour Nevil, il la traite de partialité. Tenez, ajouta-t-elle en me donnant une lettre de Milord Arundel, voyez sa réponse: si je n'ai pas pénétré plus loin que lui-même dans son coeur, je n'entends point le sens de ses expressions. " je pris la lettre de milord, et j'y trouvai ces paroles: lettre de Milord Arundel, à Miladi D'Anglesey. " je n'écrirai point à Miss Jenny: non, madame, il m'est impossible de lui écrire dans cette occasion. Si j'osois lui donner un conseil, je craindrois de me repentir, le reste de ma vie, de n'y avoirpoint assez réfléchi. Je croyois le sort de Nevil décidé. Quand je partis, Miss Jenny ne l'aimoit pas; si, depuis mon absence, ses sentimens ont changé, n'est-elle pas libre? La presser , moi! Eh, pourquoi? Son coeur me paroissoit paisible; pendant deux ans je me suis plu à penser que l'amitié le remplissoit tout entier; mais si Nevil l'a touché, Miss Jenny est maîtresse de ses volontés. Que lui dirois-je? J'apprends par Madame Montfort que Miladi Arundel est très-mal: son dernier accès a, dit-on, épuisé ses forces. Des lueurs de raison, assez de douceur et de longs évanouissemens sont regardés comme des signes certains de sa fin prochaine. Je viens de lire ces détails avec attendrissement; ne puis-je recouvrer ma liberté sans verser des larmes sur le sort d'une infortunée dont je ne saurois me plaindre? Après tout, quel avantage doit à présent me procurer ce bien long-temps regretté, cette liberté si désirée? Je commence à entrevoir que je pourrai en jouir et ne pas me trouver heureux. Mille idées tristes et confuses me troublent, m'inquiètent, et me laissent à peine démêler d'où naît l'agitation de mon coeur. Cependant en relisant votre lettre, il me paroît moins sûr que Miss Jenny partage la tendresse de Nevil. Elle se refuse à ses voeux, dites-vous. Eh! D'où vient, d'où vient donc marquer de l'empressement pour une union qu'elle ne désire pas? Pourquoi me prier de vous aider à vaincre sa résistance ? Eh, mon dieu, quelle partialité en faveur de Nevil! LaissezMiss Jenny disposer d'elle-même; vous avez tant de pouvoir sur son esprit, craignez d' en abuser; la position de Miss Jenny nous impose tant d'égards! La conseiller, c'est la contraindre peut-être. Je sens une sorte de peine, dont j'expliquerois difficilement la cause. On ne sait guère l'espèce de bonheur où l'on fixeroit ses voeux, si l'on étoit maître de faire son destin; notre coeur forme des souhaits si vagues! Hier encore je croyois connoître mes désirs. Adieu, ma soeur. " " eh bien, miss, dit la comtesse, que pensez-vous? Milord Arundel peut être sensible à l'état de la malheureuse Sophie, mais que d'humeur dans sa tristesse! Il blâme mes conseils, je l'ai fâché en approuvant les intentions de Nevil. Ne pénétrez-vous point la cause de cette espèce de caprice? Si je ne croyois pas la deviner, je serois bien touchée de sa froideur. Voilà l'unique lettre de mon frère, où je ne trouve point de flatteuses assurances de son amitié. " cette réflexion de miladi me frappa. La seule idée de me voir le sujet de la plus légère dispute, ou de la moindre diminution de tendresse entre des amis si unis, et qui m'étoient si chers, m'affligea vivement. Miladi connut mon inquiétude par ma réponse, elle sourit. " rassurez-vous, me dit-elle, je vais ôter tout espoir à Nevil. Milord Arundel ne conservera pas ce ton chagrin; si mes conjectures sont vraies, si l'événement ne trompe point mon attente, votre coeur sera bientôt attaqué par un amant dont j'appuierai plus fortement les intérêts; je n'ose m'expliquer davantage. " elle changea tout de suite de conversation, et comme je ne sentois aucun désir d'être mieux instruite, j'ignorai long-temps ce qu'elle avoit voulu me faire entendre. Nous étions alors au milieu de l'été; le nom de Milord Arundel retentissoit par toute la Grande-Bretagne. La division qu'il commandoit, invincible sous ses ordres, s'empara de deux places importantes, et chaque jour étoit marqué par les avantages considérables qu'elle remportoit. Mais le comble de la gloire du comte, fut cette marche surprenante, cette attaque vive, imprévue, qui étonna l'ennemi et sauva dix mille anglais, dans un poste mal choisi, où le terrein étroit et fangeux rendoit leur valeur inutile. Combien l'estime et l'amour de la nation auroient reçu d' accroissement, si, pénétrant les véritables motifs d'une démarche si hardie, si courageuse, et connoissant le coeur de Milord Arundel, on eût pu s'assurer, comme moi, que l'humanité seule le conduisoit au secours de ses compatriotes abandonnés! Le prix le plus flatteur de sa victoire fut la douce satisfaction de les revoir et de les rendre à sa patrie. Le bonheur constant de nos armes, pendant le cours de cette campagne, en termina de bonne heure les opérations, et milord repassa la mer avant la fin de septembre. Peu de jours après son arrivée, il alla visiter Miladi Arundel; elle demeuroit à vingt milles de Londres, dans une terre agréable, où l'on avoit rassemblé autour d'elle, tous ceux dont les secours devenoient nécessaires à son état. Milord la trouva entièrement rétablie, elle jouissoit alors d'une santé parfaite; mais son esprit lui parut aussi égaré qu'auparavant. Depuis son retour de ce petit voyage, le comte sembla se livrer à une sorte d'ennui qui, loin de se dissiper dans le tumulte du monde, et les amusemens variés de la saison, se changea insensiblement en tristesse. Rêveur et mélancolique, il cherchoit la solitude, s'enfermoit au fond de son appartement, et souvent nous reprochoit avec tendresse, de l'y abandonner, de prendre peu d'intérêt aux peines d'un ami sensible et malheureux. Cependant, s'il perdit sa vivacité, son enjouement, et peut-être un peu de l'égalité de son humeur, il conserva la douceur naturelle de son caractère. Un chagrin si profond n'altéra point sa bonté, n'interrompit jamais sa généreuse attention pour les autres. Incapable de goûter aucun plaisir, il s'occupa toujours du bonheur de tous ceux dont il étoit environné. Tendrement attachée à Milord Arundel, la Comtesse D'Anglesey partageoit ses peines sans paroître instruite de leur cause secrète. Avec le temps, je crus m'apercevoir qu'elle étoit dans la confidence de son frère. De longs entretiens, où l'on ne m'appeloit pas, l'interruption subite de leurs discours lorsque j'entrois, des signes d'intelligence, un air de mystère, dont l'amitié s'afflige quand elle n'ose montrer combien elle s'en offense; tout affermissoit ce soupçon: je ne sais quel pressentiment triste et vague s'y joignit, et mêla une vive inquiétude au chagrin que me donnoit la langueur de Milord Arundel. Sa conduite à mon égard n'étoit point absolument changée; il ne m'évitoit pas, au contraire, il aimoitencore à me voir, mais il sembloit craindre de me parler; il passoit des heures entières dans mon cabinet, occupé à me regarder dessiner. Souvent il prenoit un crayon, traçoit des caractères, et les effaçoit soigneusement. Son silence n'avoit rien de sombre ni de désobligeant; attentif à mes moindres mouvemens, toutes mes actions paroissoient l'intéresser; mais si je le pressois de me confier le sujet de sa mélancolie, il se troubloit, baissoit les yeux, soupiroit et me quittoit à l' instant. Sa réserve, celle de la comtesse, et mes continuelles observations, me firent enfin penser que peut-être j'étois l' objet de la tristesse de tous les deux. Quel motif pouvoit engager des amis si sincères à me cacher leurs peines, si je ne les causois pas? Cette idée s'imprima fortement dans mon esprit, bientôt elle devint un supplice insupportable pour mon coeur. Sans cesse appliquée à découvrir d'où naissoit le refroidissement de la comtesse, ou du moins la raison d'un silence qui me l'annonçoit; je me persuadai que ma cruelle aventure avec Milord Danby, venoit d'éclater par l'indiscrétion de ses complices, peut-être par la sienne: qu'il ne convenoit plus à la Comtesse D'Anglesey de traiter comme sa parente, comme son amie, une personne dont l'infortune connue exigeoit la retraite. Sans doute elle cherchoit, avec Milord Arundel, les moyens de me préparer à cette dure séparation. J'entendis un soir miladi s'écrier: non, mon frère, non, Miss Jenny ne pourra point y consentir, elle ne m'abandonnera jamais volontairement. frappée de ces expressions, je passai la nuit dans la plus triste inquiétude.Agitée, troublée, hors de moi-même, je courus le matin à l'appartement de la comtesse, et me jetant entre ses bras: " ah! Parlez-moi, madame, lui dis-je en pleurant, parlez-moi! Je dois vous quitter, je le sais, je n'en puis douter, vous craignez de me l'apprendre, une généreuse compassion me ferme le coeur de milord et le vôtre. Ah! Daignez ne me rien taire! Mon ame, accoutumée à l'amertume, peut supporter une grande douleur; mais jamais, jamais la certitude de vous être importune, ou de vous causer la plus légère peine. " miladi me serra tendrement, ses larmes se mêlèrent avec les miennes. " me quitter, dit-elle, vous, ma chère amie, me quitter! Quand j'attends de vous seule de la consolation, même des secours. Eh! Comment vous croiriez-vous importune dans une maison où l'on vous aime, où le bonheur de ceux qui l'habitent dépend de vous, est attaché à votre présence? Que deviendroit Milord Arundel, s'il ne vous y rencontroit plus? Hélas! L'exemple de l'infortuné Comte D'Anglesey me fait trembler pour son aimable frère; ah! Jenny, ma chère Jenny, ne me rendrez-vous point l'espérance de le conserver? " " moi, madame, moi! Répétai-je avec surprise, eh! Que puis-je?-tout, interrompit-elle vivement. Il vous aime, il vous adore: voilà son secret et le mien; la crainte et la douleur me l'arrachent, me font négliger ses prières, et trahir sa confiance. Ah! Si je perdois mon frère! S'il succomboit, si cette affreuse mélancolie me l'enlevoit! ô ma chère amie! Refuserez-vous de m'aider à ranimer ses esprits abattus?Verrai-je mourir Milord Arundel? Ne ferez-vous rien pour lui, pour moi qui vous conjure de le sauver? " je ne puis exprimer l'espèce de mouvement dont cette étrange découverte agita mon ame. Une palpitation violente émut tous mes sens; de l'attendrissement, de l'effroi, je ne sais quelle confusion d'idées, quel mélange de sentimens m'interdirent, me livrèrent à ce trouble qui suspend toutes nos réflexions. Immobile, muette, je laissois couler mes larmes, sans m'apercevoir que j'en répandois. De tristes souvenirs me rappelèrent enfin à moi-même. Je frémis en contemplant la bizarrerie cruelle de mon sort; elle sembloit me destiner à devenir l'écueil de la sagesse du Comte D'Arundel, comme je l'avois été de l'honneur de Milord Danby. La tendre pitié dont je me sentois pénétrée, ne put l'emporter sur mes craintes. Une position si semblable me livra à la terreur. " ah! Comment dites-vous, madame, que je ne dois point vous quitter, m'écriai-je, quand une nécessité absolue m' arrache d'auprès de vous? Non, je ne porterai plus le trouble et la douleur dans l'asile où l'on daigna me recevoir avec tant de bonté. Je n'offrirai plus aux regards de Milord Arundel le malheureux objet des peines de son coeur; ma retraite fera cesser l'égarement d'une ame si noble. Je fuirai, madame, vous me permettrez de fuir; " et saisissant ses mains, les baisant avec ardeur: " ô ma généreuse amie! Consentez à mon éloignement, lui criois-je en redoublant mes pleurs. L'amour a causé ma plus grande infortune, cette passion m'a été si funeste! Ne m'exposezpoint à regarder Milord Arundel comme un ennemi dangereux. Quoi, je le haïrois, lui, madame! Moi qui lui dois une éternelle reconnoissance! Ah! Que je parte à l'instant pour lui conserver mon amitié, mon estime, ma vénération! Et que jamais le frère de Miladi D'Anglesey n'élève dans mon ame un sentiment dont il puisse se plaindre. " " ah! Que vous m'affligez, reprit la comtesse! Devez-vous craindre l' amour de Milord Arundel? Doutez-vous de la noblesse de son coeur? De l'innocence de ses désirs? Gardez-vous de concevoir des soupçons qui l'abaissent un instant dans votre idée. Plaignez-le des peines qu'il ressent, plaignez-moi d'en être la première cause. Hélas! Sans mon fatal penchant, sans l'imprudente démarche où la jeunesse et l'erreur m'engagèrent, le Comte D'Arundel, libre encore peut-être, pourroit offrir sa main à ma charmante amie! Il la placeroit au rang qu'elle mérite si bien d'occuper; il seroit heureux par elle, et leur commune félicité deviendroit la source inépuisable de la mienne. " le sentiment généreux qui lui faisoit tourner ses réflexions sur elle-même; ce regret si tendre, excité par sa bonté, par son amitié pour moi, émut puissamment mon ame. Je condamnai mes vaines frayeurs, je rougis d'avoir osé les laisser paroître. " ordonnez de mon sort, madame, lui dis-je, guidez mes démarches, ma vive reconnoissance vous assure d'un coeur dont l'attachement n'est point limité. Je suivrai vos avis, vous me verrez toujours soumise à vos volontés; mais examinez ma situation, voyez combienelle vient de changer. J'ai cru devoir tout à l'amitié, et c'est l'amour qui m'a comblée de bienfaits. Parée de ses dons, souvent dangereux, toujours avilissans, comment puis-je lever les yeux sur milord, ou les tourner sur moi-même?-non, ma chère Jenny, reprit la comtesse, non vous ne devez rien à l'amour. Les premiers soins de Milord Arundel n'eurent pour objet que le désir de vous soustraire au pouvoir d'un vil séducteur, et de réparer une faute involontaire. Si depuis, vos charmes ont touché son coeur, un long temps s'est passé avant qu'il osât se l'avouer à lui-même. Des mouvemens jaloux, excités par la recherche obstinée de Nevil, l'éclairèrent sur son penchant. L'espérance s' introduisit dans son ame pendant la maladie de Ladi Arundel, et porta ses sentimens à ce degré de force où l'on n'est plus maître d'en arrêter le cours, ni d'en réprimer la violence. Je vous demande du secours, continua-t-elle, et pourtant j' ignore moi-même ce que je puis exiger de votre amitié. Un événement, dont je dois vous instruire, augmente mon embarras. Il redouble le chagrin de mon frère. Je crois vous connoître assez pour juger du parti que vous prendrez; mais avant de m' expliquer, je voudrois m'assurer des dispositions de votre coeur. Dites-moi, ma chère, ne sentez-vous qu'une froide amitié? ... Milord Arundel seroit moins malheureux peut-être si ses peines vous intéressoient... mon frère est si aimable! Pourroit-il vous être indifférent? Si la mort de Ladi Sophie lui permettoit enfin de laisser éclater cette passion si vive, si tendre... il est si digne d'être aimé! Ah! Jenny, refuseriez-vous de le rendre heureux? " " le rendre heureux! Répétai-je toute attendrie, lui, madame! Milord Arundel, mon généreux protecteur! Quoi, je pourrois le rendre heureux! Que ne m'est-il permis! ... ah, doutez-vous? ... " je n'osai poursuivre; un mouvement inconnu me fit baisser les yeux, soupirer, cacher mon visage dans le sein de miladi. " ah, vous aimez mon frère, s'écria-t-elle avec transport! Oui, vous l'aimez. Ne rougissez pas de lui accorder une préférence qu'il mérite à tant de titres. ô ma chère Jenny! Vous serez sa compagne, vous serez ma soeur; nous vous devrons notre bonheur, un bonheur prochain, peut-être. Par mon ordre on cache à milord, que Ladi Arundel a fait une chute, dont les suites peuvent devenir très-dangereuses. Depuis six jours, j'envoie tous les matins un exprès de sa part. L'état de Ladi Sophie est incertain, je n'ose encore en parler à milord; je voudrois bien ne pas ranimer dans ce coeur si sensible des espérances que l'événement peut tromper une seconde fois. Mais, ma chère amie, continua-t-elle, l' attendrissement où je viens de vous voir, me persuade que je ne cours aucun risque en m'acquittant de l'emploi désagréable dont mon frère m'a chargée hier. Apprenez une nouvelle où vous êtes intéressée. Miladi, Duchesse De Rutland... " la porte s' ouvrant alors, offrit à nos regards Milord Arundel. La comtesse se tut, et nous nous levâmes toutes deux pour le recevoir. Il s'avança lentement, nous salua. Sa contenance étoit timide, son air triste. Il prit sa place entre la comtesse et moi, nous considéra assez long-temps sans parler. Ses yeux attachés sur les miens, sembloient chercher à pénétrer au fond de mon ame. " eh bien, dit-il enfin ens'adressant à miladi, à quoi Miss Jenny se détermine-t-elle?-je ne l'ai pas encore instruite, répondit la comtesse.-eh quel a donc été le sujet de votre entretien? Demanda-t-il avec vivacité; d'où naît sa tristesse, de quoi Miss Jenny peut-elle s'affliger?-j' ai cru devoir la préparer à m'écouter, reprit la comtesse. Fâchée d'être obligée à lui parler de Milord Danby, j'ai voulu...-Milord Danby, interrompis-je, surprise d'entendre ce nom détesté, vous, madame! Me parler de lui?-je ne puis m'en dispenser, reprit-elle; la Duchesse De Rutland est morte depuis un mois; j'allois vous le dire quand le comte est entré. L'héritier de sa fortune vous en offre le partage. Il demande la main de Miss Jenny, comme un bien à lui, déjà possédé et dont la réclamation lui paroît juste. Mais écoutez-le lui-même. " prenant alors deux lettres sur la cheminée, malgré mes oppositions et mes prières, elle en ouvrit une, et me força d'entendre ces paroles: lettre de Milord Comte Danby, à Milord Comte D'Arundel. " le souvenir toujours vif des justes reproches que j'ai mérités de vous, milord, me feroit craindre de vous trouver peu favorable à mes intentions, si, dans une démarche où l'honneur s'accorde avec mon penchant, je n'étois sûr de votre approbation. Je puis enfin réparer une faute dont je rougis encore; je puis convaincre Miss Jenny, que l'amour seul me rendit criminel, et renouveler sous de plus heureux auspices les sentimens qui me lioient à elle. Miss Jenny est sous votre protection, milord; l'asile que vous avez bien voulu lui donner, m'oblige à la regarder comme dépendante de vous et de Miladi D'Anglesey. C'est donc à tous deux que je m' adresse pour obtenir sa main. Daignez lui rendre la lettre que j'enferme dans la vôtre, et joindre vos généreux offices à mes ardentes prières. L'événement qui me permet de faire éclater ma tendresse, éteindra sans doute sa haine: elle se doit à elle-même le sacrifice de ses ressentimens. Pourroit-elle balancer, quand l'intérêt de sa gloire, quand des voeux prononcés par elle, sans contrainte et dans la sincérité de son coeur, m'ont acquis tant de droits sur sa personne? Droits sacrés, inviolables, auxquels rien ne me fera jamais renoncer. Je demande mon rappel à la cour, ou du moins la liberté d'aller passer un peu de temps en Angleterre. à mon arrivée à Londres tout sera prêt pour resserrer des noeuds si chers. Heureux, milord, si, en recevant de votre main une femme adorée, j'osois me flatter de retrouver en vous cet ami tendre et indulgent, dont l'estime manquera toujours à mon bonheur, si j'ai le chagrin amer de ne pouvoir la recouvrer. " p. S. " au nom de tout ce qui peut vous toucher, pressez Miss Jenny de me répondre; de me répondre promptement, de me répondre avec bonté. " lui répondre, m'écriai-je, moi! Jamais. Eh quoi, madame, eh quoi, milord, trompez-vous ainsi mon attente? Ne m'aviez-vous pas promis qu'à l'abri de ses odieuses poursuites, je verrois mon asile respecté par ce vil lord? " pendant la vie de la Duchesse De Rutland, dit leComte D'Arundel, je me suis cru en droit de vous soustraire au pouvoir de Milord Danby, même à sa vue, et d'exiger qu'il ne vous écrivît point. Mais il est libre, miss, il vous offre un coeur constant, un titre honorable, une juste réparation; me conviendroit-il de m'opposer à son bonheur? Le sort de Milord Danby est dans vos mains: les dispositions intérieures de votre ame doivent en décider. Il a été criminel sans doute; mais qu'il a été malheureux! Haï, méprisé, combien il a dû souffrir! Une si longue absence, tant d'inquiétude! Quel supplice d'aimer, de n'oser le dire, de voir un obstacle cruel, insurmontable, entre nous et l'objet de nos voeux; de gémir seul, de renfermer, de réprimer, de contraindre sans cesse une passion toujours prête à paroître, dont toute la douceur consiste à se montrer, à prouver qu'elle existe, qu'elle est grande, qu'elle est vive! Ah, Miss Jenny, Miss Jenny! Je ne puis refuser de la pitié à l'homme qui vous aime sans espérance. " ces expressions, où la situation du coeur de Milord Arundel se peignoit si bien, me touchèrent sensiblement; elles m'arrachèrent des larmes. La comtesse se trompa au sujet qui les faisoit couler, elle en parut blessée. " pourquoi ces pleurs, me dit-elle? N'êtes-vous pas maîtresse de vos volontés, de vos démarches? Milord Danby peut-il vous conduire à l'autel malgré vous? A-t-il des droits, si vous ne les reconnoissez pas? Rien ne vous oblige à risquer de vous attendrir encore, en lisant la lettre qui vous est adressée, et je vous conseille de la renvoyer sans l'ouvrir.-non, reprit milord, ce procédé seroit trop dur. Je ne refuseraipoint à Milord Danby le service qu'il me demande avec tant d'instances; et j'ose exiger de la complaisance de Miss Jenny, qu'elle entende sa lettre, si elle ne peut se déterminer à la lire elle-même.-voyons donc, dit miladi en rompant le cachet, comment il croit justifier une conduite si basse, et engager Miss Jenny à la lui pardonner. Et tout de suite elle lut à haute voix ces paroles: lettre de Milord Danby, à Miss Jenny De Salisbury. " j'ai gardé le silence pénible que je m'étois imposé. Je l'ai gardé sans me plaindre: j' ai souffert loin de vous; j'ai respecté votre juste colère. Mais quand je puis reprendre un titre si long-temps regretté, me sera-t-il permis d'espérer mon pardon, de vous rappeler un malheureux, traité avec tant de rigueur, avec tant de dédain! Ah! Rendez-moi cette femme charmante, qui ne m'aimoit pas, qui me l'a trop prouvé! Mais dont la moindre complaisance suffisoit à mon bonheur! Rendez-moi cet heureux temps où je croyois toujours le soir vous trouver plus sensible le lendemain. Si trois ans de remords, de peines, d'amertumes; si la privation de tout commerce avec vous; si la douleur inquiète de vous voir préférer des secours étrangers à ceux d'un amant soumis, n'ont point assez expié mon crime, punissez-moi encore; mais cessez de me haïr, de me mépriser. Consentez à recevoir ma foi au pied des autels. ô ma chère Jenny, soyez généreuse. Perdez le souvenir du passé. C'est un coeur fidèle, c'est un amant sincère, c'est unépoux passionné qui implore votre pitié. Ah, pardonnez-moi! Tout doit vous parler en ma faveur; mon amour, ma constance, ma faute même, si vous daignez en examiner le principe. ô ma chère Jenny! Vous pouvez me rendre à la fois, et mon bonheur et mon innocence; je vous redemande à genoux l' un et l'autre. " p. S. " hâtez-vous de m'écrire, je vous en conjure. Grand dieu! Quelle attente, quelle crainte, et quel doux espoir! ... ah! Seriez-vous assez cruelle pour le détruire? " " cet homme est malheureux, sans doute, dit la comtesse en finissant de lire. Un coeur capable de conserver si long-temps les mêmes désirs, devoit-il y sacrifier inhumainement l'objet qui les faisoit naître? " un profond silence succéda à cette réflexion de miladi. Je pleurois, le Comte D'Arundel tenoit une de mes mains, il la pressoit doucement. " que penserai-je de votre attendrissement, chère miss, me dit-il? Pardonnez-vous à Milord Danby? Acceptez-vous ses offres, lui écrirez-vous? Quelle réponse me permettez-vous de lui faire?-je levai les yeux sur lui, je vis dans les siens de la douleur et de l'inquiétude.-eh quoi, milord, lui dis-je, me conseilleriez-vous? ...-ah! Daignez ne me point consulter, interrompit-il vivement. Je ne me sens pas la liberté d'esprit nécessaire pour peser avec équité les droits de Milord Danby. Non, miss, non, je ne prononcerai point entre vous et lui. Je pourrois être injuste. Je vous le répète, votre coeur seul doit fixer le sort de Milord Danby.-il est donc pour jamais décidé, m'écriai-je.Je ne veux ni voir, ni entendre Milord Danby. Si mon infortune seule m'avoit engagée à chercher un appui dans sa tendresse, ou si l' amour m'eût parlé en sa faveur, ses offres me rendroient les biens qui auroient excité mon ambition; je retrouverois en sa personne l'objet de mes désirs. Je devrois donc pardonner, et jouir du fruit de mon indulgence; mais ni l'un ni l'autre de ces motifs ne me déterminèrent à me donner à lui. Une apparente délicatesse, sa feinte générosité, les sacrifices qu'il sembloit me faire, séduisirent mon ame. C'est à la reconnoissance, à l'estime, même au respect, qu'il dût ma condescendance. Ces sentimens, détruits par sa conduite, peuvent-ils renaître? J'aurois pour moi le mépris qu'il m' inspire, si le vain éclat de la fortune me portoit à promettre d'aimer l'homme que je hais, m'asservissoit à ses lois, me persuadoit d'immoler un juste ressentiment à l'intérêt, à l'ambition. Non, milord, non; jamais on ne m'entendra prononcer au pied des autels un serment que mon coeur démentiroit. Milord Danby m'a trahie. Je ne m'abaisserai point en suivant son exemple. Dans les dispositions où je suis à son égard, l'épouser, ce seroit le trahir à mon tour. " une joie douce se répandit sur le visage de Milord Arundel. Il prit une des mains de la comtesse, l'approcha de la mienne, qu'il tenoit encore, et les serrant toutes deux entre les siennes: " ô mes aimables soeurs, nous dit-il d'un air attendri, vous ne vous séparerez donc point? Je jouirai donc toujours du plaisir délicieux de vous voir, de vous parler, devous entendre: femmes précieuses à mon coeur, vous réunissez en vous toutes mes affections. ô Miss Jenny! J'attendois de vous cette noble fierté; elle vous élève encore à mes yeux. Non, l'homme qui a pu vous offenser, se préférer à vous, n'est pas digne de vous posséder; vous ne lui devez rien; vos sermens ne vous lient point à lui. Je plains Milord Danby; il vous perd; mais il est justement puni, et peut-être auriez-vous montré plus de foiblesse que de générosité en lui pardonnant. " en finissant de parler, milord se leva, il fit quelques pas, s'approcha d'une fenêtre; apercevant dans la cour un laquais de sa femme, il appela pour savoir ce qui l'amenoit; la comtesse se vit forcée de lui apprendre l'état de Ladi Sophie. Milord lui reprocha doucement son silence; il l'exposoit à montrer de l'indifférence pour une personne dont le sort devoit l'intéresser, et le touchoit véritablement. On lui remit deux lettres de Madame Montfort. La première contenoit un détail de l'accident de Ladi Arundel. La seconde l'avertissoit que cette infortunée dame le demandoit à tous momens, et paroissoit souhaiter avec ardeur de le voir et de lui parler. Milord s'attendrit beaucoup en lisant ces lettres: " malheureuse Sophie! Répéta-t-il plusieurs fois, je ne désire point ta mort, le ciel m'est témoin que je ne la désire point. Non, malgré la situation pénible de mon ame... " il s'interrompit: " je lui dois des soins, ma soeur, reprit-il, je pars à l'instant: je la sauverai, si les secours de l'art et mes attentions peuvent la rendre à la vie. " et s'adressant à moi, prenant ma main et la baisant:" recevez mes adieux, chère miss, me dit-il, je vous quitte pénétré d'un sentiment de vénération; il ajoute de nouveaux liens à tous ceux... " il s'arrêta. " fille aimable, reprit-il d'un ton passionné, puisse cette main être un jour le prix d'une estime aussi sincère, d'une amitié aussi vive, aussi pure... " il s'arrêta encore; et baissant la voix: " puisse un heureux amant la tenir de votre coeur, devoir à votre penchant, à ses soins... " il soupira; et s'éloignant avec une sorte de confusion: " non, dit-il, je serois cruel si j'osois former des souhaits. " Miladi D'Anglesey courant à lui, et l' embrassant avec tendresse: " eh! Pourquoi, mon frère, pourquoi, lui dit-elle, craignez-vous de former des souhaits pour votre bonheur, le mien, celui de Jenny? Pensez-vous qu'elle ignore vos sentimens? Ah! Revenez libre, et son coeur les partagera.-elle connoît mes sentimens, reprit le comte en rougissant! Elle les connoît! Comment? Depuis quand? Quoi, miladi, vous auriez pu me trahir! ... ah! Miss Jenny, que vous a-t-elle dit?-rien qui n'ajoute à l'estime, à l'amitié, à la reconnoissance que je dois à Milord Arundel, répondis-je: mon malheur ne m'a point appris à douter d'un coeur généreux, à confondre des caractères opposés, à craindre un ami vertueux. Loin, loin de moi toute injuste défiance: vos sentimens, milord, m'élèvent à mes propres yeux; et si l'événement, conforme aux voeux de miladi, me permet un jour... " je n'osai poursuivre. " achevez, s'écria le comte en tombant à mes pieds; ce moment est le premier où mon coeur s'ouvre devant vous; ilsera le seul où j'oserai parler, si ma position ne change point. Ah! Rendez-le heureux cet instant, par une tendre assurance de vos bontés. Ne rougissez pas de cette aimable candeur, de cette noble franchise qui alloit dicter votre réponse. Parlez, miss, parlez; si je puis m'offrir à vous, daignerez-vous être à moi?-oui milord, repris-je sans hésiter, oui, j'y consentirai; mais ce n'est point assez; quand vous descendez jusqu'à moi, je vous dois des preuves de mon attachement, de ma reconnoissance. Je promets donc, je jure à Milord Arundel de conserver tout le temps de ma vie le souvenir de sa généreuse tendresse, de me regarder comme la femme élue par son coeur, comme l'épouse qu'il a daigné se choisir; et si le ciel ne me destine point à l'honneur d'être un jour son heureuse compagne, jamais ma main ne sera le partage d'un autre.-ah, madame! Comment oublierois-je un serment si saint, si sacré? Eh! Pour qui me presse-t-on de l'enfreindre?-ô Milord Arundel! Je remplirai ma promesse, je respecterai mes engagemens; ma conduite justifiera votre estime, j'emporterai ma reconnoissance dans le tombeau, et j'y descendrai digne de vous. " le comte partit satisfait de mon coeur, et son éloignement me livra à de nouvelles réflexions. Je ne connoissois point ces mouvemens vifs et involontaires, dont la force nous détermine malgré nous pour l'objet qui les excite. La tendresse que l'on inspire sans la partager, donne-t-elle de justes idées de l'amour? Nos propres sensations nous apprennent seules à démêler ses véritables impressions de cellesde l'estime, de la reconnoissance et de l'amitié. L'ardeur de Milord Danby n'avoit offert à mes tranquilles contemplations, qu'un désordre de l'ame, un sentiment intéressé, un désir cruel, puisqu'il le portoit à se trouver malheureux de ne pouvoir faire passer dans mon sein les pénibles agitations du sien. Sensible pour Milord Arundel, occupée de lui, cherchant sans cesse les moyens de l'amuser, de lui plaire, ses vertus, l'agrément inexprimable de sa conversation, la noblesse de ses procédés, ce que je lui devois, me paroissoient former les liens de mon attachement à sa personne; je souhaitois son bonheur, je le souhaitois ardemment; mais sans désirer d'en être l'arbitre. Capable de séparer ses intérêts des miens, j'aurois adopté tous les moyens de le rendre heureux, même les plus indépendans de moi. Pourtant Miladi D'Anglesey m'assuroit que j'aimois, que j'aimois depuis long-temps. Incertaine de mes sentimens, je n'osois combattre ses idées; mais peu de jours après le départ de Milord Arundel, j'appris, aux dépens de tout mon repos, à distinguer le feu des passions de la douce chaleur de l'amitié. La Duchesse De Surrey, déjà avancée en âge, mais extrêmement aimable, vivoit très-familièrement avec Miladi D'Anglesey. Elle se plaisoit à la nommer sa fille, et la grondoit souvent de son obstination à conserver sa liberté. Elle avoit un neveu, fils de sa soeur, devenu depuis six mois chef de sa maison par la mort de son frère aîné. La duchesse l'aimoit passionnément. Il voyageoit encore. Elle venoit de le rappeler, et l'attendoit avec impatience, pour l'unir, disoit-elle,à une femme parfaite, et l'instituer son unique héritier. Le huitième jour de l'absence de Milord Arundel, ce parent si désiré de la duchesse arriva enfin. Elle fit avertir miladi de son retour, et dès le soir même, elle vint lui présenter Milord Edmond, comte De Clare. Je ne pus entendre ce nom sans me rappeler la promenade fatale où mon malheur m'avoit exposée aux regards de Sir James. En le voyant entrer, miladi sentit de l'émotion, de légères ressemblances réveillèrent en elle le souvenir du Comte D'Anglesey; et par une singularité remarquable, le premier mouvement qu'il excita dans deux coeurs destinés à l' aimer fut un sentiment de tristesse. Milord Edmond parut sérieux, même embarrassé. Il parla peu. La comtesse lui demanda quel pays il préféroit parmi ceux qu'il venoit de parcourir; quels objets avoient flatté son goût. Il nous considéra toutes deux un peu de temps; et s'inclinant vers miladi, sans cesser de me regarder: " ma patrie me présente des objets si dignes de mon admiration, madame, lui dit-il, qu'ils ont déjà effacé l'impression de tous les autres. " un compliment dicté par la simple politesse, qui d'ailleurs ne m'étoit point adressé particulièrement, ne devoit me paroître ni extraordinaire, ni flatteur. Il me frappa cependant. Je sus gré à Milord Edmond de ne point rapporter dans sa patrie une prévention désobligeante pour ses compatriotes; je l'examinai avec attention, tout me parut aimable en lui; plus je le considérois, plus je pardonnois à sa tante un attachementoù j'avois cru d'abord qu'il entroit beaucoup de foiblesse. Milord Arundel passoit de tristes momens auprès de Ladi Sophie. Pendant d'assez longs intervalles, où, moins agitée, elle tenoit des discours suivis, ses yeux se fixoient sur milord; elle le reconnoissoit, lui prenoit les mains, le remercioit de ses soins, de la bonté qui l'attachoit près d'elle, le supplioit de ne point la quitter tant qu'elle respireroit. Il m'écrivoit tous les jours, mais sans me parler de sa tendresse. La confiance et l'amitié dictoient seules ses lettres. L'amour n'osoit y paroître. La vue de sa femme mourante offroit à milord un spectacle trop touchant pour permettre à son coeur de se livrer à d'autres mouvemens que ceux d'une tendre compassion. Il avoit écrit à Milord Danby. Sans entrer dans aucun détail sur sa réponse, il m'apprit seulement qu'il le croyoit déterminé à ne pas abandonner ses espérances. Miladi D'Anglesey rendoit à milord un compte exact de toutes nos démarches; elle s'efforçoit de le dissiper par des récits amusans, et pendant plusieurs jours les fêtes que donnoit la duchesse pour célébrer le retour de son neveu, devinrent l'objet de mille plaisanteries légères. Elle prioit le comte de lui aider à découvrir quelle étoit cette femme parfaite , destinée par Miladi Surrey au bonheur d'être sa nièce. Elle en parloit en badinant: cependant elle ne cachoit point un désir curieux de la connoître. Ce désir m'occupoit aussi; mais par une bizarrerie dont j'ignorois le principe, je ne pouvois me persuader qu'ellefût aimable, et je plaignois Milord Edmond d'être forcé d'assujettir son goût à celui de sa tante. L'extrême négligence de son frère, sa longue tristesse, et la mauvaise administration de ceux qui régissoient ses biens, avoient mis le désordre dans ses affaires. à sa mort, Milord Clare devoit à la complaisance de ses créanciers le peu d'aisance dont il jouissoit encore. Son frère se vit contraint de renoncer à ses droits. Héritier de son titre, il ne lui restoit pour en soutenir la splendeur, que l'amitié de la Duchesse De Surrey. Cette dame, fort riche, mais absolue dans ses volontés, lui imposoit des lois, et ce parent si chéri ne pouvoit lui résister sans s'exposer à perdre sa faveur. Vous n'avez jamais vu Milord Edmond, madame; sa lettre, que vous venez de me renvoyer, a dû vous apprendre combien son ame est vive, passionnée, et ce qu'il est capable d' immoler à ses désirs, à la satisfaction de son coeur. Tout le bonheur du reste de sa vie seroit sacrifié au plaisir d'en rendre un instant heureux, si, aussi foible que lui, je m'abandonnois à l'erreur de mes sens, si j'osois suivre mon penchant, et combler des voeux indiscrets. Rien n'est plus aimable que Milord Clare, sa taille, moins haute, moins majestueuse que celle du Comte D'Arundel, est svelte, légère et grâcieuse. De grands yeux noirs, dont le feu semble modéré par une tendre langueur, donnent à sa physionomie autant de douceur que d'expression. Tous ses mouvemens sont aisés. Il a pris soin d'acquérir ces talens agréables, qui, se développant peu à peu, répandent une continuelle nouveauté surleur possesseur, et lui font joindre l'art d'amuser et de plaire à l'avantage d'intéresser par des qualités essentielles. Pendant près d'un mois, je vis tous les jours Milord Edmond, sans m'apercevoir du plaisir extrême que m'inspiroit sa présence. Miladi D'Anglesey le recevoit avec une distinction particulière. Elle en parloit souvent, et le louoit beaucoup. Je me plaisois à l'entendre; tout autre entretien me paroissoit insipide. J'aimois les parens, les amis de Milord Edmond; ceux qui étoient sans liaisons avec lui, devenoient étrangers à mes yeux. Des mouvemens inquiets commencèrent à troubler mon sommeil, le temps cessa d'avoir pour moi une durée égale. Je trouvois les heures longues pendant le jour, elles s' écouloient le soir avec une rapidité surprenante. Quand le Comte De Clare sortoit, la vivacité dont je venois de me sentir animée, s'évanouissoit; une triste indolence lui succédoit, mes regards cherchoient encore Milord Clare, je soupirois; incapable de m'occuper, de m'amuser, rien ne me sembloit propre à remplir l'intervalle qui séparoit le milieu de la nuit et le soir du lendemain. Ses attentions se partageoient entre la comtesse et moi. Souvent j'éprouvois une sorte de dépit en lui voyant détruire, par une préférence pour elle, celle qu'il avoit marquée pour moi. J'étudiois son caractère, je me sentois intéressée à pénétrer au fond de son ame. J'aurois voulu connoître ses pensées, ses désirs; mais quand mes yeux se fixoient sur les siens, ses regards faisoient passer dans mon coeur des traits defeu, une vive émotion l'agitoit. Sans savoir d'où naissoit ce trouble, et flatteur et pénible, je craignois de le laisser paroître, et cherchois avec inquiétude à connoître par la contenance de ceux qui m'environnoient, s'ils ne s'apercevoient point des mouvemens intérieurs de mon ame. On m'éclaira trop tôt sur mes sentimens. Ah, madame, que j'étois heureuse de les ignorer et d'en jouir! Qu'il est doux d'aimer et de se le dissimuler à soi-même! Une lettre de Milord Arundel anéantit mon bonheur. Avec les peines cruelles de la jalousie, elle introduisit dans mon coeur le regret et les remords. J'éprouvai la différence des chagrins qu'un autre nous cause, au malheur véritable de se plaindre de soi, de son injustice, de sa propre imprudence: en lisant cette fatale lettre, je crus sentir pour la première fois les traits aigus de la douleur. lettre de Milord Arundel, à Miss Jenny. " ma confiance m'engage à vous découvrir un projet formé depuis long-temps entre la Duchesse De Surrey et moi. Vous pouvez, mon aimable amie, servir à la fois toutes les personnes qu'il intéresse. Vous avez eu le temps de connoître, d'examiner Milord Clare. Est-il digne de ma soeur? Votre réponse décidera de mes démarches auprès de Ladi D' Anglesey. J'ai promis à la duchesse d'appuyer le dessein d'une union si convenable, en supposant que le mérite d'Edmond et l'inclination de la comtesse m'offriroient de justes motifs pour la presser de faire un second choix.Si j'en crois Miladi Surrey, Edmond est passionnément amoureux, et ma soeur le voit avec plaisir. Cette bonne parente peut se tromper; mais vous, miss, sans intérêt, sans prévention, vous devez juger sainement des impressions du jeune comte sur le coeur de votre amie. Que je serois flatté de la trouver sensible, de pouvoir la satisfaire en favorisant les desseins de la duchesse! Le mien est de rendre la fortune de ma soeur égale à la sienne. Une partie de mon bonheur consiste à la voir parfaitement heureuse. Hélas! Il ne m'est pas permis de vous entretenir du second de mes voeux. Plaignez-moi, plaignez la malheureuse Sophie. Elle touche à ses derniers instans. Sa reconnoissance pour mes foibles et inutiles services déchire mon coeur. Je ne l'ai jamais négligée. Je me suis toujours plu à lui procurer l'espèce de bonheur que son égarement lui permettoit de sentir: c'est une consolation au moins de n'avoir aucun reproche à me faire à son égard, de l'entendre me combler de bénédictions, dans les instans où elle est calme... mais, pourquoi vous affliger par ces tristes détails? Adieu. Pensez quelquefois à un ami dont le coeur vous est tendrement attaché. " je n'achevai pas de lire, la lettre tomba de mes mains, un froid mortel arrêta la palpitation de mon coeur. Saisie, sans mouvement, et presque sans vie, je restai renversée sur le siége où j'étois assise. Il me sembla que la nature entière disparoissoit à mes yeux, que rien n'existoit plus pour moi. Cet anéantissement dura trop peu; mille traits douloureux me rappelèrentcruellement à moi-même; des larmes brûlantes inondèrent bientôt mon visage et mon sein. Il aime Miladi D'Anglesey, m'écriai-je, elle lui est destinée, elle le voit avec plaisir! Je répétois sans cesse les mêmes expressions. Elles n'étoient interrompues que par mes soupirs et mes gémissemens. Je relevai cette lettre, je m'efforçai de la lire encore, l'abondance de mes pleurs m'en cachoit les caractères, je la jetai loin de moi. Dans mon délire je reprochois à Milord Arundel sa confiance tardive, à miladi une réserve imprudente, et à Milord Clare tout ce qui m'avoit persuadée qu'il ne me la préféroit point. Au milieu de ce tumulte de mes sens, quelques réflexions se présentèrent à mon esprit; sans diminuer ma peine, elles calmèrent un peu la violence de mes premiers mouvemens. De qui me plaignois-je? Comment me trouvois-je offensée? Qui pouvois-je accuser de la douleur dont je me sentois oppressée? Séduite par ma propre foiblesse, mes reproches ne devoient tomber que sur moi-même. En me livrant à un penchant si flatteur, avoit-je donc oublié mes engagemens avec Milord Arundel? Etoit-ce à Miladi D'Anglesey que j'osois disputer un coeur? Eh, pourquoi souhaitois-je de le toucher ce coeur si sensible pour elle? Quels avantages mon amour procureroit-il à Milord Edmond? Triste jouet de la fortune, me convenoit-il d'entrer en concurrence avec ma protectrice? Je rougis de ce moment d'oubli de mes devoirs, de mes obligations; je détestai le sentiment qui venoit de me faire découvrir dans mon coeur le germe de l'ingratitude. En pensant à Milord Arundel, à ses bontés, à sa tendresse,à ses généreux desseins, je m' abandonnai au regret d'en être si peu digne. Je relevai sa lettre avec respect, je la baignai de mes pleurs; honteuse de mon égarement, je résolus d'étouffer un amour que l'honneur et la raison condamnoient; et mon retour à la reconnoissance, à l' amitié fut si sincère, que je souhaitai l'union de la comtesse avec Milord Clare, si elle pouvoit augmenter le bonheur de l' un et de l'autre. Miladi étoit allée à six milles de Londres, pour assister à la bénédiction nuptiale d'une jeune personne qu'elle aimoit. Quand elle revint, le bruit de son carosse me causa la plus vive émotion. En la voyant entrer, le coeur me battit: qu'elle me parut belle! Que le cortége dont elle étoit précédée et suivie, me fit jeter de tristes regards sur moi-même! Frappée pour la première fois de cet éclat extérieur, de son titre, de sa grandeur, je me sentis pénétrée de l' extrême différence que le sort avoit mis entre nous. Milord Clare parut un instant après elle; sa présence excita en moi cette révolution qu'on éprouve à l'aspect d'un objet effrayant; je ne levai point les yeux sur lui; sans attention, dans un cercle qui augmentoit à tous momens, je ne vis rien, je n'entendis rien. Milord Edmond sortit, je tournai la tête vers la porte, nos regards se rencontrèrent, et je crus apercevoir de la tristesse dans les siens. J'employai la nuit entière à tracer un portrait fidèle du Comte De Clare à Milord Arundel: combien de fois mes expressions décelèrent ma douleur, mon agitation: je recommençois à tous momens; mes larmes effaçoient les caractères que formoit difficilement ma main tremblante. Le jour me surprit dans cette pénible occupation: on me trouva le lendemain un peu de fièvre et beaucoup d'appesantissement. Mon indisposition me donna la liberté d'éviter, sans affectation, la vue de Milord Edmond, et de défendre l'entrée de mon appartement à tout le monde. Miladi D'Anglesey y passoit une partie du jour; obligée de me quitter le soir, elle se faisoit violence pour me laisser dans la solitude où je voulois rester. J'étois bien éloignée d'y goûter la tranquillité que mon coeur se flattoit d'y retrouver: une inquiétude dévorante suspendoit toutes mes réflexions: attentive au moindre bruit, chaque voiture, en arrêtant, me causoit de l'émotion; j'écoutois, je croyois reconnoître celle de Milord Clare, distinguer le pas de ses chevaux; mon coeur palpitoit; un mouvement involontaire me faisoit lever avec précipitation, aller vers la porte; je m'apprêtois à descendre, et rougissois de ce dessein; je sonnois pour savoir si le comte venoit d'entrer, et je n'osois le demander; il me sembloit le voir auprès de miladi, l'entendre lui parler de ses sentimens; j'imaginois que ma présence en avoit retardé l'aveu. Appuyé de l'approbation de Milord Arundel, rien ne devoit plus gêner son coeur: eh! Qui pouvoit l'engager à se taire, si miladi le voyoit avec plaisir ? Ces mouvemens tumultueux ne cessoient qu'à l'instant où la comtesse montoit chez moi. Je l'examinois timidement, avec une attention mêlée de crainte; jecherchois à pénétrer si rien n'occupoit son ame; je lui faisois des questions sur ses amusemens du soir: le nom de Milord Clare, toujours prêt à m'échapper, restoit entre mes lèvres; et si miladi le prononçoit, je me troublois et n'osois l'engager à m'apprendre quel avoit été le sujet de leur entretien. Je passai huit jours dans cette violente situation, et cherchois des prétextes pour prolonger ma retraite, quand miladi reçut un courrier de Milord Arundel. Elle se hâta de venir me communiquer la nouvelle qu'on lui apportoit: " ô ma chère amie, s'écria-t-elle, recevez mes tendres, mes sincères félicitations! Ladi Sophie vient d'expirer, ce n'est plus Miss Jenny, c'est ma soeur, c'est la Comtesse D'Arundel que j' embrasse: ah! Je verrai donc mon frère heureux, continua-t-elle avec transport, je reverrai la joie briller sur son front, je cesserai de me reprocher cette union si mal assortie, source de toutes les peines de mon coeur. " surprise, émue, je ne pus répondre; des soupirs excités par la honte de mes sentimens secrets, des larmes que m'arrachoient mille mouvemens confus, m'ôtoient la force de parler. La comtesse interpréta mon silence et mes pleurs, elle me croyoit affectée du plaisir dont elle se sentoit pénétrée. " je vais trouver milord, me dit-elle, je n'ai point voulu blesser les yeux de la malheureuse Sophie par ma présence; je l'avois offensée, je lui devois des égards; son époux ne peut la regretter, mais je le connois trop bien pour douter qu'il ne soit actuellement très-affligé. Quand il aura rempli tous ses tristes devoirs, je leramenerai aux pieds de ma chère Jenny: " alors elle m'embrassa encore, me quitta, et partit un moment après. Cet événement, attendu tous les jours, qui devoit offrir une si riante perspective à mes regards, me livra à d'accablantes réflexions. Milord Arundel alloit bientôt reparoître à ma vue, il m'aimoit, il étoit libre, il se croyoit aimé; ma promesse m'engageoit à lui; je l'avois prononcée volontairement, avec un désir sincère de la remplir: comment si peu de temps me rendoit-il si différente de moi-même? Pourquoi frémissois-je à la seule idée du retour de Milord Arundel? Par quelle fatalité les sentimens d'un homme si aimable, devenoient-ils un malheur pour moi? Quoi, l'amour de Milord Arundel élevoit de la crainte, de la terreur, des mouvemens moins pardonnables encore dans un coeur qu'il devoit pénétrer de reconnoissance! Je cherchois au fond de ce coeur si changé, les traces de cet attendrissement que l'aveu des desseins du comte y avoit excité. Par quel charme, quel attrait, un homme indifférent pour moi, sensible pour une autre, effaçoit-il ces douces impressions? Quel espoir m'attachoit à lui? Eh, quand il m'auroit aimée! Méritoit-il d'être préféré? La plus aveugle prévention pouvoit-elle me cacher la supériorité de Milord Arundel? Qui l'égaloit dans l'univers? Je sentois toute mon injustice, je me la reprochois, je pleurois; et après de longues et tristes méditations, je retrouvois au fond de mon coeur tous les mouvemens que je venois d'y condamner. L' agitation de mon esprit ne me permettoit ni delire, ni de m'appliquer à mes occupations ordinaires: je marchois continuellement dans ma chambre, et si la fatigue me forçoit à chercher du repos, une nouvelle inquiétude m'obligeoit de reprendre cet exercice. à sept heures du soir, j'entendis une voiture arrêter; miladi n'y étoit pas, je ne recevois personne: pourquoi donc cette voiture restoit-elle à la porte? Je m'approchai d'une fenêtre; à la lueur des flambeaux qui éclairoient la cour, je reconnus la livrée de Milord Clare. Effrayée, tremblante, hors de moi-même, je m'éloignai promptement de la fenêtre. Bella vint augmenter le désordre de mes sens, en m'apprenant que Milord Edmond demandoit avec instance la permission de me voir. Interdite, incertaine, je regardois cette fille d'un air stupide, je ne pouvois parler, mon silence lui parut un consentement à recevoir la visite qu'elle m'annonçoit; elle s'apprêtoit à sortir, je la retins, et lui ordonnai d'aller dire à milord que je me trouvois mal, et le priois de m'excuser. Comme elle s'éloignoit, je fis deux pas vers elle; je désirois l'arrêter, mais j'eus la force de ne point la rappeler. Un moment après, le carosse partit, mon coeur se serra; je m'affligeai, je répandis des larmes, je me reprochai une conduite désobligeante pour Milord Clare, inutile pour moi: éviterois-je de le revoir? Cet instant étoit peut-être le seul où j'aurois joui de sa présence, sans que Miladi D'Anglesey fixât toute son attention; il n'auroit regardé que moi, il n'auroit parlé qu'à moi. Je rougissois de ces vains regrets, mais ma raison n'en diminuoit point l'amertume.La Duchesse De Surrey envoya le lendemain savoir de mes nouvelles. On me demanda de sa part, si sa visite ne m'incommoderoit point. Il m'eût été difficile de refuser l'honneur qu'elle vouloit me faire, et je me déterminai sans peine à le recevoir. Elle vint à six heures: après les premiers complimens, elle me montra une lettre de Milord Arundel. J'y vis l'approbation qu'il donnoit à la recherche de Milord Clare; il promettoit de l'appuyer de tout son pouvoir, conseilloit à Miladi Surrey de s'ouvrir avec moi sur ses desseins, et de m'engager à les favoriser auprès de la Comtesse D'Anglesey, quand on les lui découvriroit. " je n'aurois pas attendu cet avis, miss, me dit alors la duchesse, pour vous prier d'entrer dans nos vues, si l'extrême délicatesse d'Edmond ne gênoit mes démarches. Je lui trouve un tour d'esprit assez romanesque; je le blâme, le gronde, et cependant je me prête à ses désirs. Jamais amant ne craignit tant la médiation de ses amis; il voudroit devoir la main de la comtesse à un tendre penchant, il se flatte de le faire naître avec le temps; son obstination à ne point déclarer ses sentimens, à me conjurer de ne rien presser, me donneroit de l'inquiétude sur les dispositions de son ame, si tout ne m'assuroit qu'il est passionnément amoureux. Il ne vit, il ne respire point absent de Miladi D'Anglesey, il attend l'heure de la voir avec impatience; mais sans doute il est peu content de ses progrès sur son coeur, car depuis quelques jours il paroît triste et rêveur. Parlez-moi sincèrement, mon aimable miss, ajouta-t-elle d'un ton caressant, votre amie ne vous cache rien, voit-elleEdmond avec indifférence? Pensez-vous qu'elle préfère le plaisir insipide de conserver sa liberté, à la douceur de rendre heureux un homme que rien ne doit lui faire paroître indigne d'elle? " j'écoutai la duchesse avec douleur: tout ce qui me confirmoit l'amour de Milord Edmond, me causoit une nouvelle peine; ce chagrin qu'elle remarquoit en lui, me toucha; il aimoit, il ignoroit si ses sentimens seroient approuvés; ma propre situation m'attendrit sur la sienne; Miladi D' Anglesey et Milord Clare me sembloient formés pour se plaire, s'aimer, s'unir, se rendre heureux. Pourquoi refuserois-je de me prêter aux voeux de la duchesse? Le bonheur de deux personnes qui m'étoient si chères, pouvoit-il ne pas m'intéresser? S'élevoit-il dans mon coeur un sentiment contraire à la félicité de Milord Edmond, à celle de l'aimable Comtesse D'Anglesey? Cependant un long soupir précéda ma réponse, je ne pus promettre sans me faire violence; et le peu de chaleur de mes expressions dut inspirer peu de reconnoissance à Miladi Surrey. La conversation changea d'objet; elle tomba sur la mort de Ladi Sophie, sur la sensibilité de Milord Arundel, et la liberté qu'il recouvroit. Miladi m'apprit plusieurs particularités de sa conduite avec Ladi Lattimer, il l'avoit respectée comme une mère jusqu'à sa mort. En s'étendant sur les qualités de milord, sur les agrémens de sa personne, et la noblesse de son ame, miladi me regardoit d'un air fin, et sembloit vouloir me pénétrer. Elle traita long-temps ce sujet, sans aucune interruption de ma part, et le continuoitencore quand on vint l'avertir que Milord Clare l'attendoit en bas. " quoi, déjà! Dit la duchesse, je ne me laisserai jamais mener par lui, s'il prétend me gêner ainsi; " et se tournant vers moi: " en vérité, miss, ajouta-t-elle, je ne puis me résoudre à vous quitter si tôt; ordonnez, je vous prie, qu'on le fasse monter. " forcée à recevoir cette dangereuse visite, je m'efforçai de cacher le trouble qu'elle me causoit. Le premier compliment de Milord Clare me surprit: " il ne s'attendoit pas, dit-il, à n'apercevoir sur mon visage aucune trace de cette inquiétante indisposition, assez forte pour priver mes amis de ma vue, et occasionner une si longue retraite. " cette espèce de reproche, l'air sérieux de milord, une douce langueur qui augmentoit l'agrément naturel du son de sa voix, ce charme incompréhensible attaché aux moindres discours d'un objet aimé, me rendirent trop sensible à des expressions si simples. Les regards du comte s'animèrent, il sembloit pénétré du plaisir de me revoir. " vous ne vous cacherez plus, me disoit-il avec vivacité, on jouira du bonheur de vous trouver chez la comtesse; vous n'attristerez plus vos amis; vous leur permettrez de vous voir. " si la passion d'Edmond pour Miladi D' Anglesey ne m'eût pas été confiée, j'aurois cru lire dans ses yeux que j'étois l'arbitre de sa joie et de tous les mouvemens de son ame. La duchesse lui dit de me remercier; elle l'assura de l'intérêt que je prenois aux succès de ses voeux. Il soupira, s'inclina, me regarda, baissa les yeux et se tut. La duchesse, continuant de parler, reprit laconversation où Milord Clare l'avoit interrompue, et recommença à louer le Comte D'Aundel avec une sorte d'affectation. Je l'écoutois en silence. " en vérité, miss, me dit-elle, je me plains de votre réserve; vous semblez m'entendre sans intérêt: cependant la mort de Ladi Sophie n'est pas un événement où vous deviez prendre si peu de part; et si je ne m'abuse, la charmante amie de Miladi D'Anglesey est destinée à un sort bien heureux. Honorez-moi de votre confiance, ajouta-t-elle en me tendant la main d'un air riant, Milord Arundel vous aime, je le sais; soyez sincère, avouez que vous l' aimez aussi. " cette brusque question m'interdit, me troubla; j'hésitai, je n'osai répondre. Si Miladi D'Anglesey avoit fait une confidence, je ne devois pas tenir un langage contraire au sien. Si la duchesse parloit au hasard, je craignois d' exposer le secret de Milord Arundel, avant qu'il daignât le publier lui-même. La présence du Comte De Clare augmentoit mon embarras; je ne sais pourquoi je ne pouvois consentir à m'applaudir devant lui de l'amour que j'inspirois à un autre. Je levai les yeux sur les siens; ses regards exprimoient la surprise, la douleur et l'inquiétude; ils portèrent au fond de mon coeur un sentiment triste, et pourtant mêlé d'une sorte de douceur. Je répondis enfin, mais en éludant la question, sans découvrir les intentions de Milord Arundel, ni les miennes, mais aussi sans détruire les idées de Miladi Surrey. Je parlois encore quand le Comte De Clare se levant avec vivacité, avertit sa tante qu'une plus longue visite pourroit me gêner; et supposant l'oublid' une affaire importante, il la pressa de le conduire où cette affaire l'appeloit. La duchesse eut à peine le temps de m'assurer de son amitié, de me prier d'excuser sa demande indiscrète, et de me protester que le désir de me voir la plus heureuse femme d'Angleterre, l'intéressoit seule à pénétrer mes secrets. L'extrême changement du visage de Milord Edmond, son empressement à me quitter, me firent rêver profondément. Par quelle singularité les desseins de Milord Arundel pour moi excitoient-ils le chagrin du Comte De Clare? Que lui importoit le choix du frère de Miladi D'Anglesey? N' étoit-il pas uniquement attaché à la comtesse? Sa tante ignoroit-elle le penchant véritable de son coeur, pouvoit-elle se tromper à ses sentimens? il ne vit, il ne respire point absent de Miladi D'Anglesey, il attend impatiemment l'heure de la voir, disoit-elle; mais avant mon indisposition, il nous voyoit toujours ensemble: combien de fois ses regards passionnés avoient semblé me faire entendre qu'il ne cherchoit, ne désiroit que moi! Il ne vouloit rien presser, il craignoit la médiation de ses amis , il se taisoit avec la comtesse: sur quoi donc le jugeoit-on si sensible pour elle? Peut-être étoit-il actuellement dans la même position où Milord D'Anglesey se trouvoit entre elle et Ladi Sophie. Cette idée m'attendrit sur le sort de mon aimable amie; elle dissipa l'illusion flatteuse qui me portoit à faire d'inutiles recherches: aurois-je senti du plaisir à me voir sa rivale? J'éloignai de mon esprit ces vaines réflexions, je m'efforçai d'écarter le souvenir des mouvemens de Milord Clare, de ses discours,de mes doutes même, et je mis tous mes soins à effacer l'impression que sa vue venoit de faire sur mon coeur trop foible encore. Miladi D'Anglesey revint le lendemain au soir; Milord Arundel l'accompagnoit. Je voulus aller à leur rencontre; la violente agitation de mes sens m'en ôta la force. Milord entra seul chez moi. Ah, madame! Qu'en levant les yeux sur lui, je me trouvai coupable! Comment une figure si noble, tant de grâces, des traits si charmans avoient-ils pu me laisser indifférente, ne pas me défendre contre la folle passion qui égaroit ma raison? Mon respect, mon admiration pour ses vertus, lui nuisoient-ils donc dans mon coeur? Milord prit ma main, la baisa avec ardeur; enchanté du plaisir de me revoir après six semaines d'absence, il me contemploit en silence; ses regards animés parcouroient toute ma personne; une vive tendresse, une joie douce étoit peinte sur son front, éclatoit dans tous ses mouvemens. Il mit un genou en terre, et serrant mes mains avec transport: " chère miss, il m'est donc permis de vous revoir, me dit-il, de vous offrir un hommage pur, de me livrer à tous les sentimens que vous m' inspirez, rien ne m'interdit plus l'aveu d'un amour si long-temps combattu, si long-temps malheureux! Que j'ai souffert de contrainte, d'ennui, qu'il m'est doux de parler! Mais daignez-vous m'entendre avec bonté, avec intérêt? ô ma chère miss! Votre délicieuse promesse a fait loin de vous ma seule consolation, mais la pitié vous arracha peut-être ces flatteuses expressions. Ah! Vous êtes libre; que rien ne gêne le coeur de ma charmanteamie. Si la compassion a dicté vos sermens, qu' ils soient oubliés, je vous les rends, je ne vous les rappellerai jamais. Ah! Pourrois-je être heureux sans la certitude de vous plaire! " attendrie, touchée, pénétrée de ce discours si passionné, si généreux, toute entière à l'amitié, je perdis l' idée du Comte De Clare; je ne vis que Milord Arundel: il me parut un génie bienfaisant, dont la présence alloit me rendre la paix. Je confirmai ses espérances; mon coeur se plaisoit à se lier par d'inviolables sermens; je croyois le donner, en redoublant mes engagemens; et plus mes noeuds devenoient forts, plus il me paroissoit sentir renaître ma tranquillité. Nous partîmes le soir même pour Suttoncourt avec le dessein d'y passer un mois, et de n'y recevoir personne. La vue continuelle de Milord Arundel, ses soins empressés, mille agrémens nouveaux, dont le désir de plaire et l'attente d'un bonheur prochain sembloient le parer encore; mes réflexions, l'honneur, la raison, m'affermirent dans le calme où je commençois à me trouver: je cessai de regarder comme un effort pénible le sacrifice de mes sentimens, et j'éloignai de ma pensée tout ce qui pouvoit les ranimer dans mon coeur. Milord parla enfin à Miladi D'Anglesey de l'amour du Comte De Clare; il lui montra plusieurs lettres de la Duchesse De Surrey. J'étois présente, j'entendis avec trouble la lecture de ces lettres; mais elle n'excita point en moi ces mouvemens tumultueux, dont, peu de jours auparavant, le seul nom de Milord Clareme faisoit éprouver la violence. Miladi D'Anglesey opposa de légères objections, résista foiblement aux prières de son frère; peu à peu elle céda à ses instances, il obtint qu'elle permettroit à Milord Edmond de lui rendre des soins; avouant même un goût de préférence pour lui, elle s'engagea à l'épouser si ce goût devenoit un sentiment. Le Comte D'Arundel, charmé de sa complaisance, écrivit à la Duchesse De Surrey: il l'invitoit à venir partager notre solitude, et la prioit d'amener Edmond: le lendemain ils arrivèrent tous deux à Suttoncourt. Je ne pus revoir le Comte De Clare sans émotion. Insensiblement je parvins à supporter sa présence avec assez de tranquillité. Peut-être le changement de sa conduite à mon égard m'aida-t-il à soutenir mes résolutions. Le souvenir de sa première amitié sembloit s'être effacé de sa mémoire. Il me montroit une indifférence où j'aurois pu remarquer de l'affectation et du dépit, si j'avois été moins persuadée de son attachement pour la comtesse. Il évitoit de se placer auprès de moi, de me parler, de me répondre, de me donner la main à la promenade. Si le hasard nous faisoit trouver seuls un instant, il paroissoit inquiet, gêné, ses regards erroient de toutes parts sans s' arrêter sur moi; il ne reprenoit sa contenance ordinaire qu'à l'aspect d'un tiers, dont l'approche lui laissoit la liberté de me quitter, ou le débarrassoit du soin de commencer l'entretien. J'observai cette singularité, j'en cherchai la cause. Un homme si attaché à Miladi D'Anglesey, ne devoit-il pas chérir son amie, une personne qu'elle honoroitdéjà du nom de soeur. Les desseins de Milord Arundel n'étoient plus secrets, la Duchesse De Surrey me montroit les égards les plus flatteurs: d'où naissoit le caprice du Comte De Clare? Pourquoi cessoit-il de se plaire avec moi? En l'examinant auprès de la comtesse, en écoutant ses discours, en comparant ses actions, je crus apercevoir dans ses soins une négligence dont ma délicatesse se fût offensée, si, comme miladi, j'eusse été l'objet de sa tendresse. Toutes ses expressions convenoient à l' amour, mais elles n'en avoient point l'ardeur; ses actions portoient le caractère de la complaisance, jamais celui du zèle. Quelle différence de ses attentions, à l'empressement vif et continuel de Milord Arundel! Quelquefois je croyois devoir communiquer mes remarques à la comtesse; mais elle aimoit, elle me le confioit, elle ne formoit point de doutes sur la passion de son amant, je craignois de l'affliger en l'éclairant; elle donna enfin ce consentement si désiré par la Duchesse De Surrey, et fixa le bonheur d'Edmond au temps où la bienséance permettroit à Milord Arundel de prendre de nouveaux engagemens. Nous étions revenus à Londres depuis un mois; j'y recevois les félicitations de mes amis, sur l'heureux lien qui alloit m'unir à Milord Arundel, quand il me donna une preuve touchante de sa généreuse attention à prévenir mes désirs. J'entretenois un commerce de lettres avec M Peters, cet honnête ministre, dont le zèle et le bon coeur éclatèrent en ma faveur, lorsque la mort de Lidy me laissoit seule dans l'univers. Charmé du caractère de cet homme, milord se proposa de leplacer avantageusement; en attendant l'occasion favorable à ce dessein, il lui faisoit tenir chaque année une somme assez forte pour répandre l'aisance dans une famille modeste et bien gouvernée. Un matin, milord vint me prier d'écrire à M Peters de résigner promptement sa cure, et de se préparer à prendre possession d'une jolie maison à huit milles de Londres, et d'un bénéfice de * 600 liv. Sterlings de revenu. Cette bonté, ce tendre souvenir d'un homme auquel je me sentois vraiment obligée, me pénétra de reconnoissance. Je me hâtai d'annoncer cette nouvelle à M Peters, et j'attendois à tous momens le plaisir de revoir ce digne pasteur, quand un ecclésiastique se présenta chez moi, refusa de dire son nom, et demanda avec instance à me parler. Persuadée que ce devoit être M Peters, j'ordonnai de le faire entrer, et courus à sa rencontre; mais une figure très-différente de la sienne s'offrit à mes regards, et je reconnus avec surprise dans la personne qu'on introduisoit, M Williams, le chapelain de Milord Alderson. Je tressaillis à la vue de cet homme; elle me rappela le moment douloureux de mon départ de Windsor. Inquiète du sujet d'une visite si peu attendue, je le priai de m'apprendre s'il avoit quitté Milord Alderson, et si je pouvois me flatter de lui devenir utile. " permettez-moi, miss, de me féliciter, dit-il en s'inclinant profondément, d'appartenir encore à Milord Alderson, et d'être choisi par lui pour apporter de sa part des paroles de consolation et depaix à Miss Salisbury.-Salisbury! M'écriai-je, étonnée de lui entendre prononcer ce nom; eh, quoi, monsieur, c'est Milord Alderson qui vous envoie? C'est à Miss Salisbury qu'il fait porter des paroles de paix? Lui! Ose-t-il donc avouer qu'en chassant de sa présence une jeune infortunée, en l'accablant d'insultes et de mépris, il maltraitoit en elle la fille d'Edouard De Salisbury, la fille de Ladi Sara Alderson? Comment cet inhumain peut-il penser...-oubliez, miss, oubliez les rigueurs de milord, interrompit M Williams; le ciel a changé son coeur, il vient de lui inspirer le désir de vous voir, de vous reconnoître pour sa fille, de vous combler de biens et d'honneurs: ah! Perdez le souvenir d'un temps déjà si loin de vous, et ne mettez point d'obstacles à votre félicité. Vous ignorez quel sort brillant vous est préparé par les soins de Milord Alderson. " " le vain éclat des grandeurs me touche peu, répondis-je; et s' il pouvoit exciter mes souhaits, je les verrois bientôt remplis, sans m'abaisser à recevoir des grâces de Milord Alderson.-vous abaisser! Y songez-vous, miss, reprit vivement M Williams? Quoi, rentrer dans les droits de votre naissance, seroit-ce donc vous abaisser? Que vous êtes changée! Je vous ai vue bien différente à Windsor. Vous aimiez milord, vous vous empressiez à lui montrer de la tendresse, du respect; vous pleuriez auprès de lui pendant sa maladie; ses souffrances pénétroient votre ame! Son retour vers vous ne peut-il vous faire perdre le souvenir de sa première conduite? Pensez-y bien, c'est un père qui vous tend les bras; il vous redemande lessentimens qu'il vous inspiroit, et veut mériter votre affection et votre reconnoissance. " je me sentis émue, touchée: " un père, répétai-je en pleurant; ah, monsieur, que j'ai désiré un père! Qu'il m'eût été doux de me sentir pressée entre les bras d'un père! D'un tendre père!-eh bien, miss, eh bien, ce bonheur vous attend, s'écria M Williams, vous en allez jouir, si vous voulez me suivre chez votre aïeul.-moi! Reparoître devant Milord Alderson, repris-je: non, monsieur, jamais. Je l'ai aimé sans doute, je respectois en lui le père de Ladi Sara; je le servois, le révérois, je désirois ardemment de lui devenir chère; mon coeur étoit toujours prêt à s'ouvrir en sa présence. Pourquoi, ah! Pourquoi le sien se ferma-t-il à mes cris? à combien de malheurs sa cruauté m'exposa; quel enchaînement de disgrâces l'a suivie! ô M Williams, que j'ai versé de larmes depuis notre séparation! Le retour tardif de Milord Alderson n'effaceroit point le souvenir amer de mes peines, et je rougirois de tomber aux pieds d'un homme qui peut m'assurer de grands biens, il est vrai; mais jamais me rendre le seul dont je regretterai toute ma vie la perte. " " vous m' affligez, miss, et vous m'embarrassez, reprit tristement M Williams. J'espérois un succès plus heureux de la commission délicate dont je suis chargé. Milord m'a donné une lettre pour vous; mais je ne dois la déposer entre vos mains qu'après m' être assuré des dispositions de votre coeur. Milord ne veut point s'exposer à vos refus; sa fierté en seroit offensée. Aurai-je la douleur de remporter cette lettre, devoir ma démarche inutile? Souffrez, miss, souffrez que je vous conjure de méditer sérieusement sur l'extrême différence de votre situation présente, à celle où vous pouvez vous trouver en acceptant la protection de Milord Alderson. Le Comte D'Arundel vous aime, vous allez devenir sa femme; mais en tenant tout de lui, en vous soumettant aux arrangemens qu'il daignera prendre, en recevant sa main avec reconnoissance, en vous croyant honorée de sa tendresse, de la bonté qui le fait descendre jusqu'à vous, vous serez dans sa maison sans pouvoir et sans liberté, dépendante et n'osant rien exiger. Comparez cet état à celui de Miss Salisbury, déclarée héritière de Milord Alderson, conduite par lui-même à l'autel, portant à son époux de riches possessions, et jouissant de tous les avantages attachés à la naissance et à la fortune. Au nom du ciel, miss, ne vous déterminez point légèrement, continua-t-il, pesez mûrement vos véritables intérêts. Je n'entreprendrai pas de justifier le procédé de milord; il vous traita durement, je l'avoue: mais quand vous parûtes à Windsor, personne n'appuyoit vos prétentions; Lidy, Mistriss Hammon, n'étoient pas des témoins capables de faire impression sur son esprit. Un homme distingué par son rang, par ses dignités, s'intéresse aujourd'hui pour vous. Il vous aime, il vous adore, il vous demande à Milord Alderson; lui jure que vous ne le trompiez point, que Ladi Sara vous a donné le jour; il lui détaille des faits, assure que vous possédez des preuves de cette vérité; votre aïeul l' écoute avec plaisir; il se prête à ses désirs, il conçoit l'espérance devous voir voler dans ses bras paternels; il vous invite à réclamer vos droits, il offre de les reconnoître! Ah! Miss Salisbury, ou vous avez perdu cet heureux caractère qui vous faisoit chérir et respecter à Windsor, ou vous devez vous montrer sensible au retour d'un père, quand il vous rappelle auprès de lui pour vous rendre parfaitement heureuse. " plus d'un mouvement agitoit mon coeur pendant ce discours. M Williams parla encore long-temps. La chaleur de ses expressions affoiblissoit peu à peu mon ressentiment. Incertaine du parti que je devois prendre, je rêvois, je soupirois; étonnée de l'étrange démarche du Comte D'Arundel, je désapprouvois ses sollicitations secrètes auprès de Milord Alderson. Désirer la bienveillance d'un homme qu'il méprisoit; lui! L'engager à me reconnoître, à me nommer son héritière; eh, pourquoi? Possesseur d'une si grande fortune, avoit-il besoin de celle de Milord Alderson? Me demander à lui, vouloir me tenir de sa main; le Comte D'Arundel rougissoit-il donc de son choix? Livrée à ces réflexions, je m'affligeois; mes larmes trompèrent M Williams, il se méprit au sujet de mon attendrissement; et me présentant la lettre de Milord Alderson, il me pressa de la lire. Je l'ouvris avec beaucoup d'émotion. Ah, madame! Que devins-je, en y voyant ces paroles: lettre de Milord Alderson, à Miss Jenny De Salisbury. " si Miss Salisbury veut trouver un père en moi, si elle désire que ma bénédiction, ma tendresse et mes biens soient son partage, qu' elle quitte à l'instantla maison du Comte D'Arundel; qu'elle la quitte pour toujours, et renonce à l'union projetée. J' ai de fortes raisons de m'y opposer. Miss se doit à un autre. Je lui ordonne de rendre justice à la passion constante de Milord Danby. Je sais tout: j'approuve la conduite présente de ce lord. L'honneur de Miss Jenny, son avantage et ma volonté décident en faveur de ce mariage nécessaire et indispensable. Si elle est prête à m'obéir, je le suis à reconnoître en elle ma fille et mon héritière. " plus irritée qu'il ne m'est possible de l'exprimer, je jetai loin de moi cette lettre avec indignation. M Williams la releva, voulut me parler encore; je ne lui en laissai pas la liberté. " sortez, monsieur, lui dis-je, hâtez-vous de sortir, ne m'exposez point à perdre de vue les égards que je dois à votre caractère. Vous ignorez combien vos discours sont capables de me révolter. Je hais, je déteste Milord Danby, je méprise Milord Alderson. Eh! De quel droit cet audacieux ose-t-il m'annoncer ses volontés, m'imposer des lois, juger ma conduite, et diriger mes actions? Moi! Recevoir le titre de sa fille à ces honteuses conditions, devenir ingrate, parjure! Quitter la maison de Milord Arundel, renoncer à l'honneur d'être à lui, me donner au plus vil des mortels! Allez, monsieur, allez trouver Milord Alderson. Il s' offensa de ma hardiesse, quand j'osai me dire de son sang; je rougirois à présent de porter le titre que j'ambitionnois alors: je ne reconnois dans un ami de Milord Danby ni mon parent, ni mon protecteur. Je ne dois à Milord Alderson ni tendresse, ni respect, nisoumission; et je renonce du fond du coeur à tous les avantages qu'il veut me faire. " Milord Arundel entra dans mon cabinet à l'instant où M Williams en sortoit. Ma rougeur, mes larmes, mon agitation le surprirent et l'inquiétèrent. Je lui fis part de l'entretien que je venois d'avoir avec le chapelain de Milord Alderson. Le comte soupira, rêva; un nuage de tristesse obscurcit tout-à-coup la sérénité de son front. " je ne puis condamner les démarches de Milord Danby, dit-il; elles tendent à recouvrer un bien précieux, un bien dont rien ne peut réparer la perte. Il est actuellement à Londres, et doit retourner incessamment à Vienne. Le motif de son voyage en Angleterre, a sans doute été de captiver la bienveillance de votre aïeul. J'ai su qu'il demandoit le titre de duc pour Milord Alderson; et sollicitoit avec ardeur une grâce que ce vieillard ambitieux désire depuis long-temps, et n'a pu encore obtenir. En refusant de reconnoître un père en Milord Alderson, vous détruisez la dernière espérance d'un amant trop constant. Il lui reste un seul moyen... " il s'arrêta. " je plains l'infortuné James, reprit-il, oui, je le plains: il fut mon ami, je m'en souviens; je ne l'estime point, mais je ne le hais pas; je me trouverois bien plus heureux, si mon bonheur ne l'affligeoit point. Il pense que sans moi, sans mon amour, il eût touché votre coeur par sa persévérance. Vous savez, miss, si je me suis efforcé de vous le rendre odieux: comment le Comte Danby peut-il accuser un autre de vous inspirer ce juste ressentiment que lui-même éleva dans votre ame, par son imprudente conduite? " " il lui reste un moyen, m'écriai-je, eh! Qu'oseroit-il tenter encore? Rien n' est capable d'affoiblir ma haine pour Milord Danby; loin de m'engager à le plaindre, sa constante persécution me révolte. " la Duchesse De Surrey entrant alors, je ne pus faire expliquer Milord Arundel; et quand je voulus ramener ce sujet, il parut le reprendre avec tant de peine, que je crus devoir n'en plus parler. Huit jours après, nous partîmes pour Suttoncourt, où la double union alloit être formée. On y avoit rassemblé tout ce qui pouvoit en rendre le séjour délicieux. Le Comte De Clare et Milord Arundel y donnoient tour à tour des fêtes superbes; la joie brilloit sur le visage des personnes invitées à partager nos plaisirs. J'étois parvenue à effacer de mon coeur des souvenirs capables de troubler ma félicité; jamais Milord Arundel ne m'avoit paru plus aimable, plus digne d'être aimé, uniquement aimé; je m'applaudissois de sentir renaître mes premiers sentimens; je me trouvois heureuse, chaque instant alloit augmenter mon bonheur... ah! Madame, que me reste-t-il à vous dire? Quelle image cruelle vient ranimer ma profonde douleur? ... Arundel! Nom chéri, nom révéré! Ma main ne peut plus te tracer sans que mon coeur ne se sente déchirer, sans que mes larmes ne te dérobent à ma vue: ah! Pourquoi suis-je encore sur cette terre où Milord Arundel n'est plus! Où je ne respire que pour déplorer une perte irréparable! La surveille du jour destiné en apparence pour rendre quatre personnes si heureuses, Milord Arundelreçut une lettre; il la déchira soigneusement après l'avoir lue, même il en jeta les morceaux dans une pièce d'eau où nous regardions ensemble des cygnes qui s'y jouoient. Je vis de l'émotion sur son visage; il me quitta, et fut parler à l'homme qui attendoit sa réponse. Je le suivis des yeux, je me sentis inquiète; quand il revint, je l'examinai avec attention, il me parut tranquille, et j'imaginai m' être trompée en supposant que cette lettre avoit excité en lui un mouvement extraordinaire. Le lendemain, à huit heures du matin, milord entra chez moi sans se faire annoncer. Son air sérieux, sa visite, dans un temps du jour où je n'étois pas accoutumée à le recevoir, me causèrent du trouble et de la crainte. Je quittai ma toilette, et m'avançai vers le comte. Il prit ma main, la serra, la baisa avec ardeur: " Jenny, ma chère Jenny, répéta-t-il plusieurs fois! " il s'éloigna, fit quelques pas, revint à moi, me pressa dans ses bras, soupira, s'attendrit: enfin me présentant un paquet cacheté de ses armes, dont l'enveloppe étoit sans adresse, et un plus petit, où il avoit écrit, pour Miss Jenny: " daignez garder le dépôt que je vous confie, me dit-il; si je ne vous le redemande point aujourd'hui, en ouvrant ma lettre vous connoîtrez instamment d'attendre, pour vous en instruire, que vous ayez de mes nouvelles. " en finissant de parler, il m'embrassa encore, sortit, et s'éloigna avec tant de vitesse, qu'il ne put entendre si je le rappelois. Je restai tremblante, interdite, sans fixer mes idées,même sans en former; mais alarmée et ne pouvant bannir de mon ame le trouble et l'effroi qui venoient de s'en emparer. Je passai plus d'une heure dans cette situation pénible, les yeux attachés sur ces papiers: j'allois chercher Miladi D'Anglesey, lui apprendre la cause de mon agitation, quand des cris perçans et redoublés frappèrent mes oreilles. il est mort! il est mort! Répétoient plusieurs voix. Je courus, je volai où ce bruit terrible se faisoit entendre... ah, madame! Quel spectacle! Milord Arundel, pâle, sanglant, sans mouvement, soutenu, environné de ses gens qui poussoient vers le ciel d'affreux gémissemens: Miladi D'Anglesey, à genoux devant lui, les bras élevés, criant: ah mon dieu! Ah mon frère! Je voulus m'avancer, je tombai sans connoissance; ... heureuse si elle ne m'eût jamais été rendue, si une prompte mort m'eût épargné la certitude d'avoir armé la détestable main qui osa répandre un sang si précieux et si cher. Revenue d'un long évanouissement, le premier objet qui fixa mes regards, fut Miladi D'Anglesey à demi-couchée sur un sopha, la tête penchée, les yeux fermés, paroissant inanimée. Je jetai un grand cri; et me précipitant à ses pieds, je voulus parler; mais je ne pus que la serrer foiblement. Elle me regarda, étendit les bras vers le ciel, et les laissant retomber sur moi: " il n'est plus, me dit-elle, il n'est plus! Je n'ai plus de frère, tu n'as plus d'époux! " alors s'abandonnant... mais pourquoi vous pénétrer d'amertume, madame, en m'efforçant de vous peindre une douleur inexprimable? Assez de tristes détails ont déjà pu toucher votre coeur sensible, et je mereproche une exactitude, cruelle peut-être, mais que j'ai crue nécessaire pour exposer à vos yeux les raisons de ma conduite. En s'empressant à me rappeler à la vie, mes femmes firent tomber de mon sein la lettre que milord m'avoit donnée le matin. Elles me la présentèrent; malgré mon saisissement et l'accablement de mes esprits, je voulus connoître ses intentions pour m'y conformer. J'ouvris en tremblant cette lettre fatale; et les yeux baignés de larmes, j'y lus ces paroles: Milord Arundel à Miss Jenny. " mon testament est dans le paquet que vous avez reçu de moi. Remettez-le à Milord Morgan. Consolez-vous, consolez Miladi D'Anglesey. J'ai renfermé sous la même enveloppe les dernières expressions de ma tendresse; puisse-t-elle vous persuader, toucher votre coeur, et non pas le blesser. ô ma chère Jenny! ... adieu. " Milord Morgan étoit présent. Je lui remis le funeste depôt qui m'avoit été confié. Il l'ouvrit, y trouva une lettre pour moi, et les dernières volontés du Comte D'Arundel, écrites de sa main. Il nommoit Milord Morgan son exécuteur testamentaire. Quantité de legs devoient être acquittés avant le partage de ses biens, entre Miladi D'Anglesey et moi, instituées ses héritières par portion égale. La date de ce testament apprit que Milord Arundel avoit passé la nuit précédente à l'écrire. Mille cris de douleur en interrompirent la lecture. La chambre retentissoit de soupirs et de gémissemens. Présentes, mais noyéesdans nos larmes, ni Miladi D'Anglesey, ni moi ne l'entendîmes. Milord Morgan déclara qu'il rempliroit le triste office dont son ami le chargeoit. Son premier soin fut de nous éloigner, de nous défendre l'entrée de l'appartement de Milord Arundel. Nous partîmes au milieu de la nuit pour Anglesey, saisies, abattues, accablées, désespérées, fuyant les consolations, et désirant seulement la liberté de nous livrer à toute notre douleur. Dès que le jour parut, j'ouvris la lettre de Milord Arundel. Que les derniers témoignages d'une affection si tendre, firent d'impression sur mon ame! Qu'elle m'est chère cette lettre, que je l'ai souvent arrosée de mes larmes! Dans aucun temps de ma vie, elle ne frappera mes regards, sans ranimer tous les sentimens que je dois à la mémoire de Milord Arundel. lettre du Comte D'Arundel, à Miss Jenny. " à l'instant où vous lirez cette lettre, un homme qui vous adore n'existera plus. Il tremble, il frémit en songeant aux larmes qu'il va peut-être faire couler. ô ma chère Jenny! Ne me pleurez point. Que jamais le coeur de ma sensible amie ne se livre à la douleur, à des regrets trop amers; mais qu'il s'attendrisse quelquefois au souvenir de mon amour, de ma sincère estime, de ma fidèle amitié! Conservez mon idée, aimez à vous la rappeler; pensez que mon ame erre autour de vous, que la partie la plus précieuse de moi-même n'est point anéantie, qu'elle s'occupe encore de votre bonheur, que lesien en dépend, qu'elle souffre si vous n'êtes point tranquille et heureuse. Adoucissez les chagrins de Miladi D'Anglesey, nommez-la toujours votre soeur, continuez à vivre avec elle, chérissez-vous toutes deux. Qu'elle n'éloigne point trop long-temps l' accomplissement de sa promesse. Consolez-vous ensemble, ne m'oubliez pas: que ma mémoire vive dans vos coeurs, mais qu'elle n'en trouble point la paix. Adieu, ma chère Jenny, adieu pour jamais. " pour jamais! Ah dieu! Aimable et cher Arundel! Non je ne t'oublierai point . Tu seras sans cesse présent à mon idée, sans cesse la tienne remplira mon coeur; pour les autres tu ne vis plus, tu vivras toujours pour moi. Tes amis t'oublieront, ta soeur se consolera, le temps t'effacera de la mémoire des hommes, moi seule je conserverai ton souvenir, j'agirai comme si tes yeux éclairoient encore mes pas; et si ton ame erre autour de moi , je ne l'attristerai point en donnant à un autre la main que tu daignois recevoir. En quittant la Duchesse De Surrey, miladi l'avoit priée de lui permettre de ne recevoir ni les visites, ni les lettres de Milord Clare. Elle lui dit adieu à Suttoncourt, et le prévint sur l'extrême solitude où elle vouloit vivre à Anglesey. Elle s'y livroit à toute sa douleur: nous pleurions continuellement ensemble. Loin de chercher à éloigner le souvenir accablant de la mort du Comte D'Arundel, nous nous attachions à l'entretenir, à nous en faire répéter les circonstances. Hébert, un valet de chambre français,entré depuis peu au service de milord, avoit reçu de lui l'ordre de se trouver à un endroit du parc qu'il lui désignoit, et de partir pour s'y rendre une demi-heure après que lui-même seroit sorti de son appartement. Cet homme, arrivant auprès de son maître, le vit étendu sur la poussière, respirant à peine, ayant déjà perdu ses forces par l'effusion de son sang. On soutenoit celui contre lequel milord venoit d'avoir affaire: il étoit fort blessé, se débattoit dans les bras de ses gens, tendoit les siens vers Milord Arundel. Hébert l'entendit s'écrier: qu'ai-je fait? Ah, malheureux! Qu'ai-je fait? il ne connut ni lui, ni les hommes qui l'emportoient. Il s'empressa d'arrêter le sang de Milord Arundel; des paysans l'aidèrent à le transporter au château. Le comte y expira au moment où Miladi D'Anglesey, attirée par les cris de ses femmes, entroit dans la chambre où on venoit de l'apporter. Ce récit, cent fois recommencé, toujours avidement écouté, suivi de pleurs, de gémissemens, ne fixoit point nos idées, ne nous découvroit point la main qui nous privoit pour jamais du Comte D'Arundel; mes soupçons se rassembloient tous sur Milord Danby. Eh! Quel autre eût répandu un sang si précieux? Quel autre pouvoit haïr la plus noble des créatures? Chéri, respecté, utile à sa patrie, Milord Arundel avoit un ami dans chaque citoyen. Quel autre que ce barbare, destiné à m'affliger, à pénétrer mon ame d'horreur et d'amertume, eût attaqué la vie du Comte D'Arundel? Miladi D'Anglesey faisoit les mêmes réflexions, mais, dans la crainte d'aigrir mes peines, elle n'osoit alors me les communiquer.Parti de Londres six jours avant ce funeste événement, resté, disoit-on, malade en route, Milord Danby ne paroissoit avoir aucune part à la mort du Comte D'Arundel. Miladi envoya Hébert au lieu où ses équipages et lui-même s'étoient arrêtés. Elle donna ordre à cet homme d'employer toute son adresse à voir Milord Danby. Hébert fit une extrême diligence; à son retour il assura la comtesse que le lord malade n'étoit point le meurtrier de son maître: j'ai su depuis, qu'un gentilhomme du Comte Danby passoit en ce lieu pour lui. Le rapport d'Hébert détruisit les soupçons de la comtesse; il auroit peut-être affoibli les miens, si, peu de jours après son arrivée, cette lettre ne les eût confirmés. lettre de Milord Danby, à Miss Salisbury. " ne me reprochez rien, cruelle, vous m'avez rendu si malheureux, qu'il n'est plus en votre pouvoir d'ajouter à la rigueur de mon sort. Qui veut donc, qui prétend ici conserver malgré moi mes jours? Ah! Je déteste la vie! Pourquoi la main d'Arundel n'a-t-elle pas terminé ces jours odieux? Pourquoi ménagea-t-elle un furieux... c'est à vous, fille inflexible, que je demande la mort. Vengez un amant chéri... chéri! Ah dieu! Ce coeur si fier, si indomptable, a donc pu se donner... pour étouffer la voix du sang de Milord Arundel, voix qui s'élève du fond de mon coeur et le déchire, pour tarir la source de vos pleurs, que ma tête tombe à vos yeux sur un échafaud. Montrez ma lettre à Miladi D'Anglesey, à tout l'univers; poursuivez un coupable, qu'il soit puni, il se hait lui-même...inhumaine! Il vous aime encore; il ne peut respirer et cesser un moment de vous adorer, de vous désirer: hâtez-vous de l'accuser, de le perdre; s'il ne meurt, il vous cherchera sans cesse, il ne renoncera point à vous. " p. S. " on me trouvera chez Milord Alderson, chez votre père; votre père dont vous méprisez les ordres. Ah! Si vous les aviez respectés... découvrez mon crime, découvrez mon asile. Eh! Pourquoi voudrois-je attendre une mort lente dans ce lit de douleur où l'on me tient captif. C'est à vos yeux que je veux mourir, montrez-vous une fois sensible aux voeux du plus infortuné des hommes, accordez-lui l'unique grâce que son coeur attend du vôtre. " ah, madame! Je me sentis prête à condescendre à ses désirs, à le livrer au supplice qu'il méritoit. La foiblesse de mon sexe et la douceur naturelle de mon caractère, s'opposèrent bientôt aux premiers mouvemens que cette étrange lettre excitoit en moi. " ah! Qu'il vive, m'écriai-je! Qu'il passe dans l'amertume ces jours si fatals à mon repos; qu'il sente, s'il se peut, les mêmes douleurs dont il a pénétré le coeur d'une fille malheureuse, malheureuse par lui seul! Que ma haine, mon mépris, le souvenir de sa fureur, soient la juste punition de ses crimes; et que l'image de Milord Arundel expirant, le livre à d' éternels remords. " la Duchesse De Surrey écrivoit souvent à miladi; elle vint à Anglesey, y resta quelque temps. Ses discours consolans, ses caresses, ses prières déterminèrentenfin miladi à retourner à Londres. Depuis trois mois un si grand deuil, une douleur si vive n'avoient laissé de place, ni à l'amour, ni au souvenir d'un engagement formel. Miladi sembloit détachée de son amant et du monde, elle ne se sentoit point disposée à reprendre cette vie dissipée, dont ses chagrins lui rendoient l'idée pénible et désagréable: la présence du Comte De Clare ranima ses sentimens pour lui. Notre retour à Londres lui fit entrevoir un terme à ses chagrins. Cette passion douce et tendre, dont son ame étoit naturellement susceptible, reprit tous ses droits sur son coeur: elle pleuroit encore; mais en donnant des larmes au souvenir de son aimable frère, elle se rappeloit qu'il avoit passionnément désiré son union avec Milord Clare; elle en remit la cérémonie au temps où elle quitteroit le deuil; et se rendant à la société, elle reprit sa façon de vivre ordinaire. Je conservai à Londres la sombre tristesse qui m'accabloit à Anglesey. Il est des douleurs dont la réflexion augmente sans cesse l'amertume. Cause innocente, mais réelle, de la mort de Milord Arundel, je me disois à tous momens: " s'il ne m'eût point aimée, il vivroit, il seroit heureux, j'ai apporté le malheur dans sa maison; je l'ai remplie de deuil, j'ai affligé sa soeur; l'instant où deux coeurs si généreux s'attendrirent sur mon sort, étoit l'instant marqué pour anéantir leur bonheur. " pendant que ces désolantes pensées occupoient mon esprit, mes larmes couloient abondamment; je gémissois, je souhaitois la fin d'une vie agitée. Contemplant avec respect unportrait de Milord Arundel, j'étendois les bras vers lui; des cris m'échappoient, et mon coeur oppressé sembloit prêt à se briser. Pour rendre mes peines plus insupportables, l'auteur de toutes mes disgrâces, Milord Danby, se rétablit, obtint son rappel, et fixa son séjour à Londres. Il m'écrivoit, il me faisoit parler; je lui renvoyois ses lettres sans les ouvrir, j'imposois silence à ceux qui prononçoient son nom devant moi. Milord Alderson, inspiré par lui, attaché à ses intérêts, entreprit de me soumettre , de me ramener sous son obéissance . On m'annonça de sa part qu'il porteroit au pied du trône ses plaintes et ses justes prétentions ; qu'il me forceroit à reconnoître, à respecter son autorité . Je méprisai ses vaines menaces; mais tant de démarches ne purent se faire en secret. Le bruit se répandit que j'étois proche parente de Milord Alderson, engagée par ma promesse au Comte Danby, avant son mariage avec la Duchesse De Rutland. Un caprice incompréhensible m'avoit portée, disoit-on, à rompre cet engagement, à me soustraire à l' autorité de Milord Alderson. Ce parent indulgent vouloit me pardonner , me rappeler auprès de lui, m' adopter , m'assurer sa fortune, m'élever au rang de duchesse en me donnant son nom, ses armes, ses titres, un époux! Insensible à ses bontés, dédaignant de si grands avantages, je refusois de lui prouver ma reconnoissance en devenant la consolation de sa vieillesse. Bientôt tous les yeux se tournèrent vers moi: on calculoit déjà les immenses richesses dont je pouvois jouir; Miladi Surrey, Milord Morgan, les amisde la comtesse, les miens s'intéressèrent au succès des voeux de Milord Alderson. On admira la constance du Comte Danby, on me blâma de la voir avec indifférence. Peu à peu je devins l'objet de l'attention publique. La Vicomtesse De Belmont et Milord Clare furent les seuls qui refusèrent absolument de se prêter à ménager une réconciliation entre Milord Alderson et moi. Cette persécution m' affligea, elle me fit porter mes regards sur l'unique moyen de me procurer du repos; mais mon attachement pour Miladi D' Anglesey s'opposoit à mes projets. Je frémissois en songeant à m'éloigner d'une amie si chère. Comment me résoudre à la quitter! La douceur de vivre avec elle étoit ma seule consolation. Où porter mes pas? Dans quel lieu me fixer? Inconnue, indifférente à tout le monde, irois-je m'exposer à de nouveaux dangers? Souvent je désirois que M Peters n'eût point abandonné le Comté D'Yorck; sa maison, à présent si près de Londres, ne m'offroit plus un asile où je pusse espérer de vivre ignorée. Inquiète, incertaine, je voyois la nécessité de fuir, de me cacher à tous les yeux; mais la reconnoissance et l'amitié me faisoient balancer, et détruisoient à tous momens mes résolutions. Depuis la mort de Milord Arundel, je ne recevois personne chez moi; j'évitois même de paroître dans l'appartement de Miladi D'Anglesey. Pendant le peu de momens où j'y restois, il m'étoit impossible de ne pas m'apercevoir des attentions marquées de Milord Clare. Celui dont l'indifférence trop apparente me blessoit à Suttoncourt, qui me fuyoit, éloignoittoutes les occasions de m'entretenir, devenu mon plus tendre ami, sembloit sentir mes peines, se faire une étude de les adoucir, ou du moins me prouver qu'il les partageoit. Je vis ce changement avec surprise, peut-être avec intérêt. L'affection de Milord Clare m'inspira de la reconnoissance. Dans le temps où il me négligeoit, il me croyoit heureuse, mon infortune ranimoit son amitié. J'attribuois ce retour à la générosité de son coeur, à ce sentiment naturel qui nous fait désirer de consoler ceux dont la douleur éclate à nos yeux; mes idées ne s'étendoient pas plus loin, quand je reçus avec votre lettre celle que lui-même vous avoit écrite. Jamais étonnement ne fut égal au mien, en apprenant que Milord Clare m'aimoit, que j'avois toujours été l'objet de sa tendresse; que, forcé de feindre, il souffroit, il gémissoit de tromper Miladi D'Anglesey, et de me cacher ses sentimens. Je parcourus cette lettre sans pouvoir m'assurer si mes sens ne me séduisoient point, si je n'étois pas au milieu d'un songe embarrassant. En la relisant, en me rappelant les discours et les actions de Milord Clare, en comparant sa conduite et ses aveux, je me vis contrainte à le croire, et ne pus me défendre de le plaindre. Que notre ame est foible, madame! Qu'il est facile d'en mouvoir les ressorts délicats; que l'on connoît mal son coeur, et que le feu de l'amour se rallume aisément! Forcée par la raison, par l'honneur, par l'amitié, à vaincre un penchant trop tendre, le temps et ma profonde douleur sembloient en avoir entièrement effacé le souvenir. Cette lettre le ranima.Un mouvement flatteur, un plaisir vif, enchanteur! Plaisir senti pour la première fois, éloigna de mon esprit tout autre objet. L'assurance d'être aimée, porta au fond de mon ame une douce joie. Quoi, Milord Clare m'aime! Répétois-je tout bas; quoi, je suis aimée de Milord Clare! Il m'adore , il renoncera à tout s'il peut toucher mon coeur, si j'accepte le sien . Rappelée bientôt à moi-même, je soupirai, je pleurai. Ah! Pourquoi, m'écriai-je, pourquoi le sort nous fit-il rencontrer si tard, aimable Edmond! Que ne t'offrit-il à mes regards dans les jardins de ton frère! D'où vient qu'un perfide y parut à mes yeux, et que je ne t'y vis point? Ce coeur, destiné à t'aimer, se fut donné, sans doute; je pouvois alors te préférer, te chérir, aucun obstacle ne s'opposoit à tes voeux, à mon choix. Je n'aurois point éprouvé les disgrâces cruelles qui m'ont accablée. Charmée de toi, de tes sentimens, j'aurois fait mon bonheur de te les inspirer, ma joie de les partager; ta tendresse m'eût rendue insensible aux rigueurs de la fortune; je n'aurois point gémi de la privation de ses biens. Pauvre, mais satisfaite, même dans l'abaissement, tous mes jours se seroient levés sereins: est-il un état que l'honneur ne puisse annoblir? Est-il une situation que l'amour heureux ne puisse rendre délicieuse? La première surprise de mes sens dissipée, je me reprochai les mouvemens où je venois de m'abandonner. Je relus plusieurs fois cette lettre. Je pardonnai à Milord Clare un projet insensé. Il aimoit: de puissans obstacles s'opposoient à ses voeux; tous les moyens de les surmonter se présentoient à son esprit,il les adoptoit sans les examiner, sans en apercevoir l'injustice et l' irrégularité. Le désir est un dangereux conseiller; il aplanit aisément les plus grandes difficultés; tout se prête, tout s' arrange au gré d'un amant passionné; tout ce qu'il veut lui paroît possible. Mais comment la Comtesse De Belmont a-t-elle pu approuver un pareil dessein? Engager Milord Clare à vous écrire? Le peu de mots qu'elle a mis dans cette imprudente lettre, me révoltent contre elle. la fortune de Miss Jenny est égale à celle de la Comtesse D'Anglesey; la Duchesse De Surrey estime, chérit Miss Jenny; pourquoi ne consentiroit-elle pas au bonheur de Milord Clare? Edmond n'est point aimé de Miladi D'Anglesey, elle l'épousoit par complaisance pour son frère. Sa longue retraite, le délai de trois mois qu'elle a exigé à son retour d'Anglesey, prouvent son indifférence. Elle saisiroit avec joie le plus léger prétexte de rompre ses engagemens. elle ne l'aime point! quoi, Miladi D'Anglesey n'a pu donner des larmes à son frère, à son ami, sans se montrer indifférente. Nos fortunes sont égales ! Quelle idée votre amie et la mienne a-t-elle de mes sentimens, si elle me croit capable d'employer les dons de Milord Arundel à percer d'un trait cruel le coeur de sa soeur, à lui ravir l'époux qu'il lui destinoit? Moi, je recevrois une main qui devoit être à Miladi D' Anglesey; je trahirois mon amie, je l'offenserois; je paierois d'une noire ingratitude ses bontés, sa tendresse; j' oublierois des engagemens sacrés; je m'efforcerois de bannir Milord Arundel de ma mémoire; quelqu'un auroit le droit d' exiger cet oubli,de regarder comme une infidélité les larmes que m'arrache un souvenir pour jamais gravé dans mon ame! Ah! Madame, l'amour a séduit mon coeur; il ne l'a point avili. J'ai aimé, j'aime encore, je l'avoue; mais vous serez seule dépositaire de mon secret. Milord Clare ignorera toujours ma foiblesse; j'anéantirai ses espérances; il remplira des devoirs indispensables. Ses principes me rassurent sur le sort de Miladi D'Anglesey, il lui rendra justice, il l'aimera, ils jouiront ensemble de l'entière fortune de Milord Arundel. Eh! Qu'en ferois-je? Ai-je besoin de ce vain éclat qui m'environne, de ce faste inutile, importun, propre seulement à m'attirer les regards envieux d'une multitude trompée qui le croit la source du bonheur? Si ma reconnoissance et ma tendre amitié pour Miladi D'Anglesey me faisoient envisager avec crainte, avec douleur une longue, peut-être une éternelle séparation, son intérêt détermina mes résolutions chancelantes. Je ne devois plus m'offrir aux yeux de Milord Clare; il falloit l'éviter, le fuir, assurer le repos de Miladi D'Anglesey. Le soir même, je fis consentir la comtesse à me laisser partir le lendemain pour aller passer un mois chez M Peters. Ma promesse m'y engageoit depuis qu'il demeuroit près de Londres. J'écrivis à Miladi Belmont. Ma lettre contenoit un refus décidé, et des plaintes fort vives de l'offensante proposition qu'on avoit osé me faire. C'est dans la retraite agréable et paisible de M Peters, que j'ai écrit ce long détail des événemens de ma vie, que j'ai formé le projet d'en sacrifier toute la douceur à l'amitié. Un ami si sage, si éclairé, siprudent, approuve mes résolutions. Il a bien voulu revenir à Londres avec moi. Ses soins attentifs m'ont mise en état de suivre le seul parti qu'il me convient de prendre. J'ai jeté les yeux sur ma position présente, sur celle de Miladi D'Anglesey. Persécutée par Milord Alderson, prête à voir éclater le secret de ma naissance, à exposer la réputation de ma mère; craignant sans cesse les fureurs de Milord Danby... grand dieu! S'il pénétroit dans mon coeur, s'il savoit que le Comte De Clare... ah! Du moins, qu'un des voeux de ma mère soit exaucé! que je n'expire point pénétrée de la même douleur qui lui ravit le jour! ... mais l'heure me presse, M Peters m'attend, il remettra ce manuscrit à votre courrier. Le jour commence à paroître, sa foible lueur semble augmenter le trouble affreux de mon coeur. ô Miladi D'Anglesey! ô ma tendre amie! Je vous laisse donc pour jamais. Il ne m'est plus permis de vivre avec vous, de presser contre mon sein la soeur de Milord Arundel, le soin de votre bonheur me force à vous fuir, à chercher sous un ciel étranger le repos que ma patrie ne peut m'offrir... ah! Madame, quel sacrifice! Quoi, je ne verrai plus Miladi D'Anglesey! ... que va-t-elle penser? Mes véritables motifs cachés sous d'apparens prétextes... ah! Si elle me croyoit ingrate! ... n'importe, qu'elle cesse de m'aimer; mais qu'elle soit heureuse! Adieu, madame, adieu; je vous écrirai bientôt du lieu de ma retraite, si pourtant je survis à l'extrême douleur dont je me sens oppressée. lettre de Miss Jenny, à Miladi Roscomond. " un long temps s'est passé, madame, avant qu'il m'ait été possible de vous écrire. Malade en arrivant à Paris, j'y ai resté deux mois dans l'attente d'un événement que je prévoyois sans le craindre. Convalescente, mais foible, je suis venue à la campagne chez Madame Ramsay, veuve d'un officier mort au service du roi de France. M Peters, son parent, avoit eu la bonté de la prévenir sur mon départ de Londres, et de me procurer un logement dans sa maison. Je ne puis trop me louer de son accueil et de ses obligeantes attentions. Je commence à croire que le changement des lieux et des objets opère sensiblement sur notre ame. Je suis encore bien triste, il est vrai, mais je suis moins agitée; je pleure souvent; mais à présent mes larmes coulent sans effort, elles soulagent mon coeur. Je n'envisage point un avenir heureux, mais j'entrevois dans l'éloignement une vie tranquille. Mon regret le plus vif est d' être séparée de Miladi D'Anglesey, de l'avoir affligée par ma fuite. Elle me la pardonne enfin; mais elle se plaint d'une privation si dure. Ses lettres touchantes m'attendrissent et me consolent. J'ai lu, sans trop d'émotion, le récit de la cérémonie qui vient de l'unir pour jamais à Milord Clare; elle se trouve heureuse. Il m'est bien doux de penser que Miladi D'Anglesey est heureuse. Je lui ai donné, par un acte authentique, tous les biens dont Milord Morgant m'avoit remis lestitres. Mais j'ai trop estimé Milord Arundel pour ne pas consentir à lui devoir ma subsistance; une pension viagère de * 1000 liv. Sterlings suffit ici pour me faire vivre avec aisance. Je me la suis réservée sur ses dons; ah! Je ne rougis point de le nommer mon bienfaiteur! Pendant une partie de l'année, mon séjour sera dans cette maison agréable et solitaire. Les amusemens champêtres sont les seuls que je puisse espérer de goûter. Des fleurs, des oiseaux, mes crayons, de riantes promenades, des livres, des souvenirs tristes, mais chers, mais précieux à mon coeur, occuperont mes jours... adieu, madame; n'oubliez point une amie qui vous aime, vous respecte, et met au nombre de ses idées consolantes la douceur de penser que vous la plaignez. "
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Histoire de Miss Jenny, écrite et envoyée par elle à Miladi, comtesse de Roscomond. Histoire de Miss Jenny, écrite et envoyée par elle à Miladi, comtesse de Roscomond. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBC7-8