LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 1

Selon les annales de cet ancien et célebre empire d'Isma, qui, si l'on en croit quelques-uns de nos sçavans, étoit situé dans la grande presqu'isle de Camanfour, il y a dix siecles, et plus, qu'un prince nommé Schézaddin Télaïzé, regnoit sur les vastes et florissantes régions qui le composoient. Pour faire en peu de mots son portrait, et donner en même tems une légere idée de sa cour, je dirai à votre majesté qu'il possédoit toutes les vertus dont on loue les rois pendant leur vie, sans avoir aucun de ces vices qu'on ne leur trouve qu'après leur mort: que ses courtisans, à qui, sous un prince si estimable, les ridicules n'auroient fait que nuire, ne mettoient pas leur gloire dans l'art frivole et honteux de séduire, et de tromper les femmes, de se connoître en bijoux mieux que personne, et de discuter profondément des bagatelles. Je ne craindrai pas même d'ajouter que les femmes de cette cour sçavoient pour la plus grande partie, allier les graces à la vertu, ou, ce qui pourroit aujourd'hui paroître encore moins vrai, être sensibles avec décence. Ah quel conte! S'écria la sultane: les bonnes annales que celles d'Isma! Madame, répondit le visir, le sultan, mon invincible maître, m'a demandé de l'extraordinaire, même de l'incroyable, et j'ose supplier votre majesté de vouloir bien s'en souvenir. Oui, oui, Moslem,dit Schach Baham, et je vous ordonnerois même de me donner de ce que certains beaux esprits que je vois d'ici, seroient assez sots pour nommer de l'absurde, si, à ne vous pas flatter, je vous croyois assez de génie pour pouvoir aller jusques-là. Schézaddin, quoique fort jeune et fort aimable, s'obstinoit à vivre dans le célibat, malgré les voeux de ses sujets, et dans l'indifférence, malgré les desirs de ses sujettes. Ce n'étoit pas qu'il n'imaginât de la douceur à aimer, mais il s'étoit persuadé qu'un roi doit toujours moins à sa personne, qu'à son rang, les sentimens qu'on lui montre. Cette idée, et la gloire qu'il croyoit acquérir en fermant son coeur à la plus agréable des passions, l'avoient, en effet, rendu inaccessible à l'amour. ô préjugés! Que vous coûtez de plaisirs à la jeunesse! L'on a, cependant, lieu de penser que, quelque empire qu'eussent sur lui l'amour de la gloire et la crainte de ne pouvoir jamais être aimé pour lui-même, ces préjugés ne l'auroient pas empêché d'être sensible, s'il n'eût pas pensé de la façon du monde la plus extraordinaire, sur ce mouvement que nous nommons amour, et que, pourle définir, il eût attendu à le connoitre. Mais, soit qu'il eût l'esprit gâté par la lecture des anciens romans, ou qu'il fût né romanesque, il croyoit qu'une véritable passion est toujours prédite à notre coeur par des événemens singuliers; qu'il s'en faut beaucoup que les desirs soient de l'amour; que l'on n'aime point, lorsque l'on ne se sent pas, dès la premiere vue, entraîné par un penchant irrésistible; et que toutes les fois que l'on s'engage, sans y être forcé par ce sentiment impérieux devant lequel la raison même est obligée de fléchir, on ne se donne qu'un ridicule, d'autant moins pardonnable que l'on n'en est pas dédommagé par les plaisirs. Je ne sçais si ce prince raisonnoit juste sur le sentiment; mais il faut convenir, à la façon dont il bornoit le pouvoir des sens, qu'il auroit été dans ce siecle-ci bien étonné, bien incommode, ou bien désoeuvré. Il étoit, cependant, d'autant plus extraordinaire qu'il eût conservé son indifférence, que l'on avoit fréquemment tenté de faire sa conquête. Sa cour, il est vrai, n'étoit pas aussi tournée à la galanterie, qu'il l'auroit fallu pour qu'elle fût vive et brillante; mais ony étoit tendre quelquefois: et quand on y auroit encore moins connu l'amour, il n'auroit pas été bien surprenant qu'il s'y fût trouvé quelques femmes qui, malgré l'austérité de leurs maximes, eussent cherché à lui plaire. Il y en avoit donc, et même l'histoire dit qu'il y en avoit beaucoup, et que Schézaddin étoit accablé d'avances, tantôt indécentes, tantôt ménagées, suivant le caractere des femmes qui se les permettoient. Malheureusement pour elles, et pour lui, il haïssoit les prudes, et méprisoit les coquettes; et il les traita toutes avec tant de rigueur, qu'elles se crurent enfin obligées d'attendre dans le silence, que ce coeur féroce s'adoucît. Parti, auquel, assurément, il perdit bien autant qu'elles-mêmes. Les femmes de Tinzulk étoient vaines; elles ignoroient les raisons qui rendoient Schézaddin si peu sensible à leurs charmes. Ne pouvant penser mal d'elles-mêmes, et voulant penser bien du roi, il leur fut plus doux de croire qu'il y avoit auprès de lui quelqu'un qui lui gâtoit l'esprit, que d'imaginer qu'elles n'avoient pas de quoi lui plaire,ou qu'il fût assez malheureux pour ne pouvoir pas aimer. Celui qu'elles accuserent unanimement de lui donner d'elles des impressions désavantageuses, étoit un de ses courtisans qui avoit toute sa confiance. Ce favori étoit un homme froid, et caustique, plus blessé des travers des femmes, qu'il n'étoit sensible à leurs agrémens. Trompé, du moins à ce qu'il disoit, par toutes les infortunées qu'il avoit jugé dignes de sa tendresse, il croyoit toutes les femmes légeres et perfides; et ne vouloit point penser qu'il n'étoit moralement pas impossible qu'il n'eût jamais fait que de mauvais choix. Avec ces ridicules idées qu'il affichoit sans cesse, et dégoûté de l'amour, parce que les femmes l'étoient de lui, il employoit le loisir que leur aversion lui laissoit, à découvrir les aventures les plus cachées, et à les embellir de toutes les circonstances qui pouvoient le plus amuser le public. Si toute réservée qu'étoit la cour de Tinzulk, il avoit trouvé le moyen d'y perdre de réputation plus de vingt prudes, et de prouver que les femmes que l'on n'y croyoit que coquettes, étoient toutes pis que galantes; il est à présumer qu'ily a peu de cours dans l'univers dont il n'eût été le fléau. Au reste, ce courtisan que, de son humeur sombre, on avoit surnommé Taciturne, étoit un de ces hommes heureux qui connoissent le prix des ridicules, et sçavent se parer de ceux qui imposent le plus. Il avoit d'abord paru comme bel esprit; mais voyant qu'un titre si commun, et que, d'ailleurs, chacun se croit en droit de porter, étoit à la cour en assez petite considération, il s'étoit jetté dans les sciences; et, sans en connoître bien aucune, il avoit dit si haut, qu'il étoit géomettre et physicien, qu'il n'y avoit pas une femme qui, malgré leur haine pour lui, ne le crut, à cet égard, le premier homme de son siecle. Aussi faut-il convenir que personne ne sçavoit, aussi bien que lui, par quelles voies l'on peut, sans talens, parvenir à une grande réputation. à de grands mots et à de petits secrets il joignoit un air important et orgueilleux: air qui, loin de dégrader le mérite, n'en tient que trop souvent lieu, et finit presque toujours par subjuguer ceux même qu'il a d'abord révoltés. à considérer, cependant, tout ce qu'il lui en coûtoit pour se faire un nom, il falloitqu'il eût intérieurement le malheur de ne penser pas de lui-même, aussi-bien qu'il sembloit le croire. Sous un air détaché de tout, et sous des propos qui annonçoient une ame incapable de toute bassesse, il cachoit une ambition sans bornes, et une complaisance que rien n'auroit effrayé. Mais persuadé par la connoissance qu'il avoit du caractere de son maître, qu'il réussiroit mal auprès de lui, par cette impudente et lâche adulation qui ne déshonore pas moins le souverain qui la souffre, que le courtisan qui l'emploie, ce n'étoit ordinairement qu'en paroissant contrarier les goûts du roi, qu'il l'engageoit à s'y livrer. Cette vérité dont il se paroit sans cesse, et la souplesse de son caractere, l'avoient rendu cher à Schézaddin, qui jouissoit avec lui du plaisir de s'entendre toujours louer, sans se croire flatté un instant. Ce n'étoit cependant pas qu'avec quelque adresse que le favori déguisât le fond de son caractere, le prince y eût été trompé long-tems, si l'humeur et l'orgueil eussent toujours permis à Taciturne de suivre ses vues: mais, à quelque point que sa faveur lui fût précieuse, il y avoit des instans où il n'avoit pas pour sonmaître, plus de ménagemens qu'il n'en avoit pour les femmes, qui n'ayant ni ridicules, ni prétentions, ne pouvoient rien pour sa gloire. Je ne dois pas, au reste, oublier de dire que, pour mieux attirer les yeux sur lui, il avoit joint la politique à la géométrie, affectoit souvent des distractions, et se plaignoit d'être sujet aux vapeurs et à la migraine. Ce Taciturne, enfin, paroissoit le personnage du monde le plus singulier, et étoit en effet l'homme le plus ordinaire peut-être qu'on eût jamais vu. Diable! Dit Schah Baham; attendez un moment, s'il vous plaît; je veux chercher à qui ressemble ce portrait-là. à qui! S'écria la sultane: à Taciturne, apparemment? Mais! Que vous êtes dupe! Repliqua-t-il: je vous dis, moi, entendez-vous bien? Ce n'est que moi qui vous dis qu'il y a sûrement ici quelqu'un que, sous le nom de Taciturne, le visir a voulu peindre. De plus, il est certain qu'il ne nous a pas encore dit un mot qui ne fût dans le fonds, toute autre chose que ce qu'il nous a paru; que son conte sera rempli de portraits; que nous y serons tous; et que, comme de raison, cela sera fort plaisant.Le visir voulut en vain se défendre de ce que lui imputoit le sultan. Du caractere dont étoit Schah Baham, étoit-il possible qu'il ne crût pas aux allusions? Eh oui, oui! Répondit-il à Moslem, je vous connois; vous êtes critique, vous! Et vous aimeriez sûrement mieux ne pas faire des contes, que de ne vous y pas moquer de quelque chose, et de quelqu'un. Ce n'est pas, au moins, que je veuille dire que vous ne fassiez fort bien: car, au contraire, il n'y a que cela qui rende un conte comique et instructif: avec un peu de ce que vous sçavez, pourtant, comme il me semble que je l'ai déjà si bien dit. Moslem qui n'étoit pas assez heureux pour pouvoir dire tout haut ce qu'il pensoit de la perpétuelle imbécillité de son auguste maître, se contenta d'en soupirer en lui-même, et reprit ainsi la parole: quoique Taciturne ne pensât pas bien des femmes, on voit assez que ce n'étoit pas à lui que celles de Tinzulk devoient l'indifférence de Schézaddin. Mais s'il y avoit de l'injustice à ne l'attribuer qu'à lui, il n'y en a pas à croire que, trop habile pour ne pas sentir àquel point une maîtresse prendroit sur le coeur du roi, il l'entretenoit dans les chimériques idées qu'il s'étoit faites sur l'amour, et ne lui peignoit les femmes que comme il sembloit lui-même les voir. Il étoit, en effet, plus sûr pour lui de nourrir par des portraits infideles la froideur du prince, que d'attendre de sa complaisance, en cas que son maître vînt à changer d'avis, la continuation de son crédit. Il ne pouvoit pas ignorer que, quelque bassement qu'il fût dévoué aux volontés de l'objet auquel Schézaddin pourroit s'attacher, il ne lui en seroit pas moins suspect; et qu'elle souffriroit difficilement un favori qui ne lui devroit pas sa fortune. Il y a donc peu d'apparence que toutes ces considérations lui eussent échappé, et qu'il ne se conduisît pas d'après elles. Mais, d'un autre côté, l'on sçait qu'il est encore plus difficile d'empêcher un coeur tendre de se livrer à l'amour, que d'en inspirer à celui qui craint le plus de le connoître. Quelque désavantageusement que Taciturne pût peindre les femmes à son maître, de pareils portraits n'auroient pas prévalu sur leurs charmes, si Schézaddin eût alors été assez heureux pour en connoître le prix; et si, en attendant ce coup de foudre, sans lequel il ne croyoit pas que l'on fût véritablement frappé, il eût cru, ce qui, dans le fond, eût été vrai, qu'il étoit possible qu'il s'amusât.

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 2

Ce prince s'obstinoit toujours à jouer le héros, lorsqu'une des plus puissantes et des plus aimables fées qui gouvernassent alors l'univers, se rendit incognito dans un château qu'elle possédoit aux environs de Tinzulk. Il y avoit dix ans que cette fée, occupée à faire sa tournée dans le monde, avoit quitté le royaume d'Isma dont, depuis un tems immémorial, elle étoit la protectrice; lorsqu'elle étoit partie, Schézaddin étoit encore dans l'enfance. Depuis son départ, elle n'avoit pas entendu parler de lui, parce qu'il n'avoit pas encore trouvé d'occasions de se signaler, et que les vertus font toujours moins de bruit que les exploits. Celle de ses femmes à qui, en arrivant, elle demanda des nouvelles de la cour, lui parla de la froideur du roi, avectoute l'aigreur d'une femme jalouse des prérogatives de son sexe, et de l'hommage qu'elle lui sçait dû. Toute irritée qu'elle étoit contre Schézaddin, elle ne put cependant dissimuler à la fée que ce prince, si rebelle à l'amour, étoit de tous les hommes peut-être le plus fait pour en inspirer. La vivacité avec laquelle cette femme parloit de l'indifférence de Schézaddin, et le desir qu'elle marquoit de l'en voir puni, firent sourire la fée. Elle ne haïssoit pas ces coeurs fiers qui ne veulent pas aimer, et se souvenoit avec plaisir d'en avoir changé plus d'un. Elle rit d'abord de l'insensé projet qu'il avoit formé, et de la singularité de ses préjugés. Ensuite elle le plaignit de se priver d'un bonheur qu'il étoit si digne de connoître. De cette généreuse pitié, elle passa bientôt au desir de le voir amoureux. Ce n'étoit pas, du moins le croyoit-elle, qu'elle fût tentée de lui plaire; mais, pour peu que l'on pense bien, peut-on ne pas souhaiter de voir sensibles ceux qui sont faits pour être aimés? La fée étoit trop compatissante pour ne pas desirer, tout intérêt à part, qu'il ne se refusât pas plus long-tems à une passion qu'il ne pouvoit vouloirtoujours ignorer, sans faire son malheur, et celui, peut-être, de toutes les femmes qui le verroient. Conduite par un si louable motif, elle ne mettoit point de bornes à sa compassion. étoit-il donc possible qu'elle ignorât que l'on ne plaint d'être indifférent que ceux que l'on trouve aimables? Quoi qu'il en soit, toujours occupée de Schézaddin et de sa froideur, la fée en vint insensiblement au point d'en négliger cette partie de l'univers, qui étoit confiée à ses soins, et où, peut-être, tout n'en alla que mieux. Lasse, enfin, du tourment qu'elle éprouvoit, honteuse de s'occuper si fortement d'un objet qui lui étoit encore inconnu, elle se détermina à voir Schézaddin. Quand ses charmes, dont, sans être plus vaine qu'une autre, elle n'avoit pas une opinion médiocre, ne lui auroient pas donné la certitude de plaire au roi d'Isma, elle n'en auroit guere moins compté sur la victoire. Si la fatuité eût eu quelque part à l'indifférence du prince, la fée auroit été moins sûre de le vaincre; on ne guérit pas quelqu'un d'un vice aussi aisément qu'on lui fait changer de systême: et il en doit moins coûter pour subjuguerle philosophe, que pour triompher du petit maître. Qui sçavoit, d'ailleurs, si l'art ou les agrémens n'avoient pas manqué aux femmes qui avoient attaqué Schézaddin? Trop d'audace dans les unes, trop de circonspection dans les autres, n'avoient-ils pas pu lui laisser ignorer leurs sentimens, ou les lui faire mépriser? Et parce qu'aucune de celles qui s'étoient mises sur les rangs, ne l'avoit touché, étoit-ce une raison de croire qu'il seroit toujours indifférent? Persuadée qu'elle ne seroit bien éclaircie sur tout cela qu'en le voyant, la fée partit, résolut, si la présence du prince achevoit de la déterminer à l'amour, à ne rien oublier pour le rendre aussi tendre qu'elle auroit besoin qu'il le fût. Ce qu'elle devoit à son sexe et à son rang (deux choses qu'en ce tems-là l'on respectoit) et l'envie de sonder sans obstacle les dispositions de Schézaddin, lui firent prendre le parti de se rendre invisible, et d'ordonner que l'on cachât son retour jusques à ce qu'il lui plût de l'annoncer. Lorsqu'elle arriva au palais, le roi, soustrait aux yeux de toute sa cour, étoit seul dans son cabinet avec Taciturne. Soit qu'eneffet il fut tel qu'on ne pût le voir sans émotion, soit que la fée, déjà disposée à la tendresse par toutes les illusions qu'elle s'étoit faites, préférât le plaisir d'aimer à la triste gloire que l'on attacha à n'aimer pas, elle fit peu de résistance. Malheureusement pour elle, Schézaddin, dans l'instant qu'elle entra, s'applaudissoit de sa cruauté, et étaloit avec emphase toutes les raisons sur lesquelles il se fondoit pour croire qu'elle dureroit toujours. Quoiqu'elles se ressentissent toutes de l'inexpérience et de la présomption d'un jeune homme qui, pour garant de la durée de la haine qu'il voue à l'amour, n'a que son indifférence actuelle, la fée en fut effrayée. Le premier effet de l'amour est d'abaisser l'amour-propre. Le nombre de ses conquêtes, loin de la rassurer, augmentoit encore ses craintes: plus il étoit grand, plus elle craignoit que ce ne fût pour le roi un motif de plus pour ne la pas aimer; et cette crainte n'étoit pas tout à fait sans fondement. à l'âge que ce prince avoit alors, ce sont encore moins les agrémens que l'on trouve à une femme, qui donne le desir de s'attacher à elle,que la haute idée que l'on se fait de sa vertu; et le bonheur d'être aimé ne nous touche qu'autant que nous imaginons que personne avant nous n'a occupé le coeur que nous croyons remplir. Si, sur quelques fantaisies qu'elle avoit eues, Schézaddin la prenoit pour une femme galante, seroit-il flatté de lui inspirer des sentimens qu'il croiroit devoir moins à l'amour qu'à l'habitude d'avoir des affaires, ou au caprice? Elle ne trouvoit pas moins de difficultés à l'instruire de sa tendresse, qu'à la lui faire partager. Deux voies seules qui toutes deux avoient des inconvéniens, se présentoient à elle: le sentiment, ou l'indécence. En employant le premier, elle avoit à craindre d'employer beaucoup de tems à rendre Schézaddin sensible; et elle pouvoit, en prenant la derniere, ne lui donner d'elle qu'une opinion désavantageuse qui balanceroit le pouvoir de ses charmes, et peut-être en triompheroit. Ces façons libres et aisées que l'on n'appelle plus aujourd'hui que des agaceries, et qui ont tant de pouvoir sur nous, pouvoient fort bien, dans un siecle aussi grossier que celui où vivoit le roi d'Isma, porter un nom moinshonnête, et dégoûter au lieu de séduire. Ceci, au reste, n'est qu'une simple conjecture, et même l'on ne craindra pas d'avouer qu'elle n'a pas toute la vraisemblance possible. Pour éviter les dangers qu'elle voyoit attachés à l'un et à l'autre de ces deux partis, la fée chercha un moyen qui pût, sans la compromettre, disposer le prince à l'aimer, et qui fût en même tems assez extraordinaire pour remplir toutes les idées qu'il avoit sur l'amour. La chose n'étoit pas aisée. Tout jeune qu'il étoit, sa sagesse lui coûtoit si peu; c'étoit si rarement, si foiblement même, qu'elle l'embarrassoit, qu'il n'y avoit pas d'apparence que l'on pût, sans un peu de féerie, inspirer de la tendresse à quelqu'un qui ne connoissoit les desirs que pour se plaindre d'en avoir. Elle jugea donc en personne sensée, qu'il falloit, avant que de chercher à plaire à ce prince, travailler sur ses sens, le tirer de la profonde léthargie dans laquelle il étoit plongé, et lui faire enfin un besoin de ces mêmes plaisirs qu'il s'obstinoit à ne pas connoître. Le tems du sommeil de Schézaddin parut à la fée le seul tems qu'elle pûtchoisir pour exécuter ce projet. Elle résolut de rassembler auprès de lui ces songes heureux, dont l'unique emploi est de retracer aux amans aimés le bonheur dont ils jouissent, de consoler ceux que l'on maltraite, et de dédommager les prudes des ennuis de la journée. Quelque desir qu'elle eût qu'ils ne lui peignissent qu'elle, elle crut qu'elle devoit lui faire offrir d'abord d'autres objets, et ne lui présenter son image que lorsque, par les plaisirs, elle l'auroit accoutumé à l'amour. Le tour est, parbleu, assez fin! S'écria le sultan: mais voyez, pourtant, je vous prie, ce qu'une fée fait dans une histoire! Et vous croyez que celle-ci ne sera pas intéressante! Je ne dis qu'un mot. Que l'on y joigne seulement, s'il se peut, quelque calife ou autre chose qui n'ait pas le sens commun, et qui fasse le bel esprit, et vous verrez si celle du visir n'ira pas de pair avec ce que nous avons, dans ce genre-là, de plus extraordinaire et de plus grand. J'ai là-dessus un tact qui ne me trompe jamais. Quand j'ai vu, par exemple, qu'il étoit question, en commençant, d'une presqu'isle, et d'un royaume dont je n'avois jamaisentendu parler, je me suis dit, cela sera beau. Non, que l'on ne me fasse plaisir quand on me transporte à Bagdat, et même à Balsora, parce que du tems du calife Haroun Al Reschid, il s'y est passé de fort grandes choses: mais avec tout cela pourtant, il s'en faut beaucoup, mais je dis beaucoup, que je fasse de ces villes-là, et de tout leur territoire autant de cas que de l'isle de Sérendib, ou de l'isle d'Ebene, où il ne put jamais arriver rien que d'inconcevable, et même d'extraordinaire; et d'où, par conséquent, un conteur bien avisé ne doit pas sortir, à moins que, comme Moslem, on ne soit assez heureux pour trouver un pays dont personne n'ait connoissance. Mais, il faut l'avouer, cela est si rare! Si rare qu'un homme raisonnable ne peut guere compter là-dessus.

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 3

Aussi-tôt que le prince fut couché, le génie du sommeil, selon les ordres qu'il avoit reçus, s'empara de lui, et amena les songes: et la fée, dans laseule intention de l'observer, se plaça à ses côtés, non sans avoir pris la sage précaution de le faire dormir assez profondément pour que le trouble de ses sens, à quelque point qu'il allât, ne pût l'éveiller. Bientôt, suivant les desirs de la fée, les objets les plus rians et les plus voluptueux s'offrirent à lui. Transporté dans un palais où tout ce qui peut étonner, et charmer les regards, se trouvoit rassemblé, de fort belles houris vêtues le plus galamment, et le plus légérement du monde, vinrent le recevoir. Pendant que ses yeux erroient sur mille beautés que la gaze dont elles étoient couvertes, n'en rendoit que plus touchantes, on le conduisit dans un cabinet où une jeune personne, plus brillante mille fois que celles qu'il venoit d'admirer, étoit languissamment couchée sur des carreaux. En ce moment, il se trouva seul avec cette divinité qui sembloit rêver, et qui offroit à ses regards tous les charmes qui peuvent séduire les sens. Lorsqu'elle sortit de sa rêverie, Schézaddin, plus tendre que quand il ne dormoit pas, étoit déjà à genoux auprès d'elle, où il admiroit, soupiroit, desiroit, et n'osoit rien de plus.Pour la nymphe, elle parut plus étonnée de le voir, que honteuse de l'état dans lequel il la surprenoit; elle s'embellit encore par l'expression que mit dans ses yeux la présence du prince: sans l'interroger, elle lui sourit tendrement, soupira plus tendrement encore, et se précipita dans ses bras. Toutes ces choses, qui, quand on consulte la pudeur, sont assez ordinairement l'ouvrage de huit jours, se firent en moins d'une minute. Il faudroit, au reste, pour s'en étonner, ignorer à quel point les songes sont ennemis des bienséances. Tout délicat qu'étoit Schézaddin, une déclaration si vive et si prompte, ne le révolta pas, et il se livra aux empressemens de la nymphe avec autant d'ardeur que si elle lui eût laissé le tems de desirer ses bontés. La fée qui, jusques à ce moment s'étoit contentée d'être spectatrice, ne put, sans se sentir vivement émue, voir les transports dans lesquels Schézaddin commençoit à s'égarer. Que de raisons d'en profiter se présenterent à son esprit! Quelle foiblesse pouvoit jamais être plus ignorée! Cet amant même qu'elle combleroit de plaisirs, croiroit toujours n'avoir joui que d'une illusion. Elle neseroit pas, à la vérité, l'objet de ses desirs; mais aussi elle n'auroit à craindre ni son indiscrétion, ni ses dégoûts. D'ailleurs, ne seroit-ce pas elle qui le rendroit véritablement heureux? Elle n'eût pas le tems de faire sur tout cela de bien longues réflexions. La nymphe devenoit si foible, et le prince étoit si pressant, que, pour peu qu'elle eût encore délibéré, le bonheur de son amant n'auroit pas été son ouvrage: il le fut. Bientôt après, la nymphe commença avec Schézaddin une conversation fort tendre, qui cependant l'ennuya, et dont il chercha à se distraire, de la façon que dans ce moment-là, il crut la plus convenable. Le peu d'attention que la nymphe apportoit à se défendre de tous les riens qu'il imaginoit, et le plaisir avec lequel elle sembloit se livrer à ses entreprises, donnerent au prince l'idée d'exiger d'elle de nouvelles complaisances. La nymphe le trouva si barbare, et se plaignit si amérement de ce qu'il osoit lui demander, que la fée ne douta pas que des reproches si sanglans n'annonçassent de nouvelles bontés. Dans quel cruel état ne se trouvoit-ellepas? Peut-elle aider encore à l'illusion, sans avoir rien à se reprocher? Sa vertu, même sa délicatesse doivent-elles être contentes de ce qu'elle fait pour Schézaddin? N'est-il pas affreux pour l'une d'essuyer des transports dont elle ne doit rien à ses charmes, ni aux sentimens du prince; est-ce assez pour l'autre, que sa foiblesse soit ignorée? Mais, si elle ne se prête pas à la situation, il ne lui devra donc rien? Eh! N'est-elle pas assez humiliée de n'être pas ce qu'il desire! Faut-il encore... la fée assurément étoit bien à plaindre! Tantôt on ne lui laissoit pas le tems de faire des réflexions; tantôt on l'interrompoit. Aussi, seroit-il difficile de dire à quel point Schézaddin lui déplût de la mettre dans une situation si pénible. Quels que fussent, pourtant, les inconvéniens qui se rencontroient dans le stratagême qu'elle avoit imaginé pour donner au roi d'Isma une idée de l'amour, et quelque vivement qu'elle les sentît, elle ne se pressa pas de rien changer à son arrangement. Les personnes prudentes ne donnent aux premiers mouvemens que le moins qu'il est possible. Dans le trouble où elle étoit, elle ne pouvoit que prendre un mauvais parti.Est-ce d'ailleurs, sur des idées vagues, et que l'on n'a pas eu le tems de combiner, que l'on peut se flatter de former un plan raisonnable? Mais, dira-t-on peut-être? La fée étoit de sang-froid quand elle fit rêver Schézaddin, ce stratagême étoit pesé et réfléchi, pourquoi n'en avoit-elle pas prévu les dangers? De sang-froid! Quel est, quand on aime, le moment dans la journée où l'on puisse être de sang-froid? Pendant qu'elle en étoit encore à ne sçavoir que résoudre, le roi, que les songes continuoient à tourmenter, remercioit la nymphe de sa complaisance, et lui disoit mille choses d'une tendresse achevée. Curieuse de sçavoir comment il se tireroit du sentiment, la fée jugea à propos de l'interrompre. Persuadée même qu'elle avoit l'intérêt du monde le plus grand à connoître le coeur d'un homme à qui elle avoit déjà livré le sien, elle voulut profiter d'une si belle occasion de l'étudier. Pour y réussir mieux, elle se détermina à parler pour la nymphe, et débarrassant l'esprit de Schézaddin de cet amas d'idées confuses et peu suivies qui regnent ordinairement au milieu même du songe le mieux arrangé, elle lui fitreprendre la faculté d'entendre et de répondre à propos. Vous dites donc, disoit-il alors à la nymphe, que je suis le seul que vous ayez aimé? Il vous sieroit bien d'en douter, ingrat! Répondit la fée. En ce cas-là, reprit-il, il ne seroit donc pas absurde que je crusse aussi que je suis le seul que vous ayez favorisé? Non, repliqua-t-elle, à moins que vous n'eussiez assez mauvaise opinion de moi, pour croire que je puis sans aimer, accorder des faveurs. Ah! S'écria-t-il, je perdrois trop à cette idée pour que vous deviez me soupçonner de l'avoir; mais ajouta-t-il en l'embrassant, se peut-il que nous aimant comme nous faisons, nous ayons si-tôt quelque chose à nous dire? Que vous êtes peu délicat! Repartit-elle, vous ne me répondez pas un mot qui ne redouble mes inquiétudes! Vous ne m'en dites pas un qui n'augmente ma tendresse, répondit-il impatiemment, nymphe charmante! Nymphe divine! On n'a pas besoin d'en dire davantage pour juger que cette belle conversation de sentiment n'eut pas tout-à-fait le succès que la fée s'en étoit promis. Ce fut en vain qu'elle lui dit qu'ilne pouvoit jamais mieux lui prouver qu'il étoit l'homme du monde le moins capable d'une passion sérieuse, et qu'elle y ajouta mille choses d'une délicatesse à faire trembler; rien n'arrêta la violence du prince. Elle auroit obvié à tout en l'éveillant; mais quelque simple que paroisse cette précaution, il est réel qu'elle ne l'imagina pas. Lorsque l'éblouissement qui l'avoit empêché de voir nettement les objets, se fut dissipé, elle fut si outrée d'avoir pu être encore capable d'une complaisance qui lui paroissoit si honteuse, que son premier soin fut de faire évanouir le fantôme qui lui avoit causé de si grands chagrins. Cette action est, sans doute, d'autant plus belle, que dans l'instant même qu'elle la fit, Schézaddin demandoit pardon à la nymphe de la façon dont il l'avoit interrompue, et qu'à la place de la fée, quelques autres femmes auroient eu peut-être la curiosité de sçavoir si les excuses du prince n'auroient pas été suivies de quelque nouveau coup d'autorité. Visir, dit alors le sultan, à dieu ne plaise que je sois jamais assez mal avisé pour trouver à rédire à ce qu'il plaît à une fée de faire. Naturellement, jene me soucie pas de contrarier, et puis, c'est qu'il y a des occasions où l'importance des gens exige qu'on prenne plus garde à ce qu'on dit, que de coutume. Mais avec tout le respect que je dois à la dame de qui il est ici question, et qui certainement est une personne d'un très-rare mérite, il me semble qu'elle éveille le prince trop tôt ou trop tard; et encore une fois, ce que j'en dis, n'est pas par esprit de critique; car, d'abord, qu'est-ce que cela me fait à moi? Il est bien prouvé, je crois, que je n'en parle comme je fais que pour le bien de la chose. Cela posé, je soutiens que c'est trop tôt qu'elle l'éveille; et pourquoi le trouvai-je? C'est que cela m'amusoit beaucoup. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans ce que vous venez de raconter, outre de certaines petites choses, sublimes d'ailleurs, mais qu'il me semble que je n'entends pas à un certain excès un mêlange qui m'a embarrassé. Ce n'est pas d'une espece de galimatias que j'y ai remarqué, que je parle, parce que, sans compter que par lui même il est adorable, et d'un grand goût, rien d'ailleurs ne sied mieux dans un conte: aussi l'on m'en donneroit long-tems avant que je m'en plaignisse. C'est donc, comme je ledisois, ce mêlange dont je ne me suis pas tiré. D'abord c'est une fée; après je vous demande pardon, c'est que c'est une nymphe; point du tout, c'est que, quoique la nymphe ne soit pas la fée, la fée n'est pourtant point la nymphe. Un songe, une conversation, un prince qui dort comme s'il ne dormoit pas, et qui... ah! C'est à mon gré, ce qu'il y a de plaisant, n'est ni éveillé, ni... ah! Pour beau, c'est que cela l'est beaucoup; mais, ce que vous ne croiriez sûrement pas, c'est que je suis encore à comprendre comment cela peut se faire; et si pourtant je ne crois pas qu'on m'accuse de manquer de pénétration; il est cependant réel que j'en suis-là. Eh! Sire, dit le visir, la féerie! Il a ma foi raison, dit le sultan, la féerie: cela est lumineux; je n'y avois pas pris garde. Parbleu! J'ose en répondre, on ne me verra plus de ces distractions-là, d'autant plus que je commence à m'appercevoir que cette histoire sera un conte, et qu'il me seroit amer d'avoir un jour à me reprocher d'en avoir perdu une parole.

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 4

Schézaddin étoit si peu accoutumé à rêver en dormant, qu'il eut toutes les peines du monde à croire qu'un songe eût pu lui offrir des objets aussi flatteurs que l'étoient ceux qui venoient de séduire ses sens, et qu'il chercha quelque tems encore cette nymphe avec laquelle il avoit eu cet entretien si vif et si suivi. Lorsqu'il fut bien convaincu que ce n'étoit qu'un songe, il ne sçut d'abord s'il devoit s'en réjouir, ou s'en affliger; regretter une illusion qui lui avoit procuré de si doux plaisirs, ou se plaindre de se trouver susceptible d'une passion qu'il avoit résolu d'éviter toujours. Enfin la vanité l'emporta sur la nature; et plus il eut de quoi se convaincre que rien n'égaloit les charmes de l'amour, plus il lui parut beau de continuer à s'en défendre. Le barbare! Dit en elle-même la fée qui étoit témoin de la cruelle résolution qu'il prenoit, faudra-t-il, pour le voir sensible, le faire toujours rêver, et se peut-il qu'une ame faite pour éprouverce que l'amour a de plus doux, ait la vanité de se croire indifférente? Quelque grande que fût la confiance que le prince avoit en Taciturne, il ne put jamais se résoudre à lui parler du songe singulier qu'il venoit de faire, et se sentoit trop humilié d'avoir eu de pareilles idées, pour en vouloir faire confidence à qui que ce fût. Loin même que les bontés de cette nymphe qu'il avoit trouvé si charmante, parussent avoir affoibli l'éloignement qu'il se croyoit pour les femmes, jamais il n'avoit parlé d'elles avec autant d'aigreur que ce jour-là. Après avoir employé toute la journée à en médire avec un acharnement inconcevable, il se coucha, non sans desirer en lui même, malgré sa férocité, des songes pareils à ceux de la nuit précédente: mais la fée, à qui ses dispositions n'échappoient pas, et qui craignoit d'ailleurs, d'être encore capable d'une foiblesse qu'elle se reprochoit vivement, ne put jamais se déterminer à le faire rêver. Il se pouvoit aussi que la politique l'en empêchât autant que la pudeur. Elle sçavoit alors assez à quel point Schézaddin étoit sensible; une nouvelle épreuve étoit donc inutile, et pouvoit devenirdangereuse, puisqu'il n'étoit pas absolument impossible qu'il ne trouvât dans quelques-unes des illusions qu'elle lui feroit offrir, assez de charmes pour en être frappé vivement, et trop, peut-être, pour qu'elle pût après, faire sur lui cette impression singuliere, sans laquelle il ne pouvoit pas se croire amoureux. Elle crut enfin, que pour lui faire mieux sentir le bonheur d'aimer, et éprouver sa vocation, il falloit cette nuit-là, le laisser à lui-même. Il dormit, mais s'il rêva, ce ne fut pas comme il l'auroit desiré. Aussi fut-il toute la journée de si mauvaise humeur, que la fée ne jugea pas à propos de réitérer l'épreuve qu'elle venoit de faire, et qu'elle résolut enfin de se montrer en songe à son amant. Ce n'étoit pas une de ces majestueuses beautés que les yeux contemplent avec surprise, qui ne leur offrent aucun défaut, mais dont tout l'éclat ne prend rien sur les sens. Elle avoit dans les traits de ces légeres irrégularités qui font qu'une femme n'est que jolie, et la sauvent du malheur d'être seulement admirée. Ses yeux étoient noirs, moins remplis de sentiment que de feu. Si leur expression la plus ordinaire n'étoit pas celle qui fait le plusd'honneur aux femmes, c'étoit, du moins, celle dont on leur sçait le plus de gré. L'on pouvoit, en la voyant, ne pas espérer de la fixer; mais on desiroit toujours de lui plaire; et sans être accusé de fatuité, l'on pouvoit se flatter de réussir auprès d'elle; ce n'étoit pas qu'elle tînt toujours à cet égard, ce qu'elle promettoit; mais elle aimoit mieux avoir à punir un téméraire, qu'à se plaindre d'un indifférent. Elle eût cependant été moins fâchée encore de ne faire aucune impression, que de n'en faire qu'une médiocre. Elle avoit de la finesse, de la fraîcheur, et de la vivacité. à toutes les graces qui font naître les desirs, elle joignoit tous les charmes qui peuvent les remplir, et les renouveller. Elle étoit enjouée, même un peu étourdie. Vive dans ses goûts, elle croyoit aisément qu'elle aimoit, se lassoit encore plus aisément de le croire; ne tenoit point aux préjugés, préféroit le plaisir à l'estime, donnoit tout au penchant, ou à ce qu'elle prenoit pour tel, et aimoit mieux courir le risque de se tromper, que d'avoir l'ennui de réfléchir. Elle ne vouloit pas qu'on lui fît une loi de son caprice, et qu'on prétendît l'enchaîner par ses faveurs. Quoiqu'elleperdit fort promptement la mémoire de ceux qu'elle avoit honorés de ses bontés, elle se plaisoit à en être regrettée long-tems, et sur-tout ne pardonnoit pas à ceux dont l'inconstance prévenoit la sienne. Il est vrai que le malheur d'être quittée ne lui arrivoit pas souvent. Outre son inconsidération naturelle qui paroissoit lui faire tout sacrifier à l'amour, pendant qu'elle ne donnoit qu'à son caractere, et ne permettoit pas à son amant de ne s'en pas croire adoré, c'étoit si brusquement qu'elle se sentoit frappée d'un autre objet! Elle se livroit à son nouveau goût avec tant de précipitation! Le moment qui précédoit son inconstance, elle sentoit encore tant d'ardeur pour l'homme qu'elle alloit quitter, qu'il étoit impossible de prévoir ce qu'elle-même ne prévoyoit pas, et par conséquent de la prévenir. Oh ma foi! Dit le sultan, je suis bien son serviteur, comme disent certaines gens; mais quand elle auroit les yeux dix fois plus grands, et quatre fois plus noirs, (et si cela feroit de beaux yeux assurément) je ne voudrois d'elle pour rien, quoique je puisse dire, sans me vanter, que j'ai l'honneur d'être un sultan fort susceptible. Quoi! Répondit lasultane, vous résisteriez à une fée! Parbleu! Repartit-il, je crois qu'oui. Ce n'est pas au moins que je prétende dire que celle-là ne soit fort jolie; mais c'est que je n'aime pas qu'on me quitte, moi; et puis, c'est qu'elle n'a, comme il dit qu'à se fâcher, lorsqu'elle ne veut plus de vous, de ce que vous aurez, ainsi qu'à la rigueur cela peut fort bien arriver le malheur de ne vous en soucier qu'à un certain point... ces dames-là ont les bras bien longs! Et moi, par exemple, qui ne suis pas dans l'habitude de m'affliger, et qui serai peut-être las d'elle, sans en rien dire pourtant, et que je fusse bien aise d'une certaine façon qu'elle prît d'elle-même son parti, je suppose que sans le faire exprès, j'aille, sans y penser, dormir là-dessus comme à mon ordinaire seulement, il n'en faudra pas moins qu'en m'éveillant je me trouve ou à quelques cent mille lieues de chez moi, ou quelqu'autre chose que ce que j'étois en me couchant: croyez-vous de bonne foi que cela me fit un certain plaisir; moi, sur-tout, ne m'y attendant pas? Non certainement, sire, dit Moslem, sans compter la longueur, la fatigue d'un tel voyage, et l'incertitude de le voir finir, il peut en cheminarriver des choses... qui font frémir, vous dis-je, interrompit Schah-Baham; allez, allez, soyez sûr que si ces sortes d'intrigues ne laissent pas que d'avoir leur mérite, il vous en revient quelquefois aussi bien du chagrin. Souvenez-vous seulement que c'est moi qui vous le dis; mais cependant ne me citez pas, et pour cause. Quoiqu'avec tant d'agrémens la fée ne dût pas craindre de déplaire, elle trembla en songeant qu'elle alloit se présenter aux yeux de Schézaddin. Elle souhaita même d'être plus belle, et ne crut pourtant pas qu'il lui fut possible de s'embellir. Elle étoit alors si persuadée, non-seulement que sa passion pour le prince étoit sincere, mais encore qu'elle n'avoit jamais aimé que lui, qu'elle résolut de ne rien oublier pour rendre aussi durables que vifs les sentimens qu'elle vouloit lui inspirer. Avec les idées qu'il avoit, elle ne doutoit pas qu'il ne se rendît aisément, et qu'il ne lui fût même toujours attaché, si leur aventure commençoit d'une façon assez extraordinaire pour qu'il pût croire que c'étoit elle que le destin lui avoit réservée. Elle ordonna donc aux songes de la lui peindre telle qu'elle étoit, et de lui laisser arranger les objets comme elle le jugeroit à propos. Lorsque la fée avoit voulu donner au roi d'Isma une idée de l'amour, elle avoit cru qu'il ne falloit le lui faire connoître que par les plaisirs; et sans doute, elle avoit eu raison. Il n'étoit alors question que d'embraser ses sens; et personne n'ignore que quand une femme ne veut que produire cet effet, elle a encore moins besoin de charmes que de facilité. Beaucoup plus aimable que cet objet fantastique qui l'avoit si vivement ému, la fée étoit bien sûre, en ne s'épargnant pas sur les complaisances, de lui causer les mêmes desirs; mais le pouvoit-elle, sans risquer de le voir moins amoureux lorsqu'elle voudroit consommer son ouvrage? En effet, si avant ce moment elle ne lui laissoit rien à desirer, que lui resteroit-il en la voyant? Peut-être le desir de vérifier ses songes; en supposant qu'elle lui inspirât la passion la plus tendre, il auroit au moins perdu cette impatience d'être heureux, qui procure aux amans des momens si flatteurs, et ce délire du premier moment si doux pour les hommes, et dont l'amour même le plus ardent ne peut leur rendre les charmes. Si elle s'armoit desévérité, peut-être aussi le toucheroit-elle moins? Eh bien? Le malheur de ne lui pas plaire d'abord autant qu'elle le voudroit, seroit-il plus affreux pour elle, que ne le seroit la honte de ne l'avoir séduit, qu'en commençant avec lui de façon à s'en faire mépriser? Elle a raison d'y penser, dit Schah-Baham, je vois que cela est embarrassant, et à sa place, j'y rêverois bien aussi, et ne m'en tirerois peut-être pas mieux: quand je dis peut-être, c'est qu'il est réel que je ne sçais pas encore comment elle s'en tirera, et qu'une façon de parler qui seroit affirmative, seroit déplacée dans des choses de cette importance-là. Mais ce qui m'inquiete n'est pas qu'elle ne s'en tire. Au surplus, visir, dites-moi si je me serois trompé; n'est-il pas vrai qu'il va dormir encore, votre prince? Le visir répondit que sa majesté avoir jugé l'on ne pouvoit pas mieux. Oh! Reprit le sultan d'un air satisfait, j'ai cela de bon, moi, que rien ne m'échappe. Il va donc dormir! J'en suis bien aise, par exemple. Ne pourriez-vous pas encore lui faire tenir de ces propos qui n'ont point de suite, et que tout le monde n'entend pas; c'est que cela est très-agréable dans un conte.Réellement, tout ce qu'il disoit en dormant étoit délicieux; je donnerois beaucoup, moi qui vous parle, pour en sçavoir dire autant. Même tout éveillé, dit à demi-bas la sultane. La nuit vint enfin; et le prince fut à peine endormi, que la fée se mit auprès de lui; mais avec les nobles idées qu'elle avoit, elle ne s'offrit à ses yeux que dans tout l'appareil de sa grandeur. Il fut ébloui de ses charmes; il lui sembla même que jamais objet plus piquant ne s'étoit présenté à ses regards; mais, comme suivant le plan qu'elle s'étoit fait, elle le recevoit avec beaucoup de cérémonie, qu'elle avoit l'air sérieux, qu'une longue simarre la couvroit, et qu'il se souvenoit d'avoir vu une beauté moins grave et moins habillée, il ne se crut qu'en visite. Toutes ces choses enfin affoiblissant l'impression que d'abord elle avoit faite sur lui, il l'admira, et n'en parut pas touché. Elle s'en apperçut, en soupira, mit dans la conversation tout l'esprit qu'elle put, et par conséquent en mit trop. Aussi, en l'étonnant de son élégance, de sa fertilité, de son tour singulier et brillant, ne put-elle parvenir à l'amuser. Ce n'étoit pas qu'en la regardant, il ne souhaitât qu'elle voulûtbien être plus tendre. Mais cette severe décence dont elle s'étoit armée, lui faisoit croire qu'il étoit assez inutile qu'il formât des desirs, et diminuoit les siens. Sans sortir des bornes de la funeste pudeur qui lui attiroit ce désagrément, la fée le mit sur le sentiment, et le trouva d'une sécheresse inconcevable. Le commencement de cette nuit n'eut enfin de quoi plaire à aucun des deux, et elle s'en étonna autant que si ce n'eut pas été sa faute. En effet, que lui avoit-elle montré? Une femme charmante à la vérité, mais qui s'étoit respectée, avoit caché son amour, ne s'étoit permis aucune coquetterie, ou du moins avoit fait agir avec trop de finesse, le desir qu'elle avoit de plaire, pour qu'un homme qui n'avoit aucun usage de femmes pût le saisir. La crainte assez bien fondée qu'elle eut qu'après s'être accoutumé à la voir avec indifférence, il ne pût plus être amené à l'amour, lui fit prendre le parti d'adoucir un peu le systême qu'elle s'étoit fait; puisque la malheureuse illusion à laquelle elle n'avoit eu recours que pour l'essayer, lui avoit déjà corrompu le coeur au point qu'on ne pouvoitlui plaire qu'en lui donnant au moins l'espérance d'être aimé. La nuit étoit encore peu avancée, et la fée, trop inquiéte de son sort pour pouvoir remettre quelque chose au lendemain, résolut de l'employer toute entiere à décider Schézaddin en sa faveur. Ahi! Ahi! Dit le sultan. Qu'avez-vous donc? Lui demanda la sultane. Ce que j'ai? Répondit-il, j'ai peur; voyons, y a-t-il ici quelqu'un qui puisse m'en empêcher, si cela me fait plaisir? Vous ne voyez peut-être pas, vous, ce qui va se passer? Car vous êtes si bornée! Sur certaines choses, s'entend. Mais, moi, qui ne suis pas obligé d'être de même, je vois et je crie. Eh! De quoi criez-vous? Lui demanda-t-elle encore. Voilà positivement mon secret, reprit-il, c'est que vous me demandez ce que je ne veux pas dire. Assurément, repliqua-t-elle, c'étoit bien la peine d'interrompre. J'attendois de vous quelques réflexions ingénieuses, quelques découvertes fines, dignes de votre pénétration ordinaire, et... j'aurois de tout cela, vous dis-je, à vous donner, si je voulois, interrompit Schah-Baham; mais encore une fois, c'est que je neveux pas. D'ailleurs, pour ce que vous me reprochez, ce n'est pas ma faute si ce que je dis m'amuse plus que ce que j'écoute, et si interrompre ceux qui me parlent, est ma maniere de les entendre. Je veux réfléchir, et tout haut même, quand cela me plaît, sans que personne me contredise plus là-dessus que sur tout le reste. Parler, où, comme, quand, et tant que je veux, est mon privilege de sultan; que cela soit dit une fois pour toutes, et que sans tirer à conséquence, le visir reprenne son histoire. La fée, après avoir substitué aux images qu'elle venoit d'offrir au prince, ces fantômes vains et déréglés, que le sommeil nous présente ordinairement, transporta une seconde fois l'imagination de Schézaddin dans son palais. Il s'y étoit amusé si peu, qu'il ne fut pas d'abord content de s'y retrouver. Cependant il se remit en voyant la fée, qui couchée sur une chaise longue, et un peu moins habillée qu'à la rigueur elle n'auroit dû l'être, offrit mille charmes à ses yeux. Toute déterminée qu'elle étoit à ne le plus laisser s'ennuyer, ce qu'il lui en coûtoit pour le voir moins indifférent, lui causoit un chagrin mortel. Ce n'étoitpas, sans doute, à ses bontés qu'elle auroit voulu devoir le coeur de Schézaddin; mais dans la cruelle situation où elle se trouvoit, ne devoit-elle pas préférer le triomphe le plus sûr à celui qui l'auroit flattée le plus? Pendant qu'il arrêtoit ses regards sur toutes les beautés qu'elle lui découvroit, elle lui sourioit tendrement, à peu près comme feroit une femme qui craindroit de dire qu'elle aime, et qui seroit bien aise qu'on la devinât. Le prince s'en apperçut, mais en ce moment, moins délicat que sensuel, sans faire beaucoup d'attention à ce que lui disoient les yeux de la fée, il continua, du plus grand sang-froid du monde, l'examen dont elle auroit voulu le distraire. L'opiniâtreté de Schézaddin embarrassoit infiniment la fée. Voiler les charmes sur lesquels il portoit de si avides regards, pouvoit être une chose dangereuse; ne les voiler pas, en étoit une indécente; sa vertu souffroit de la premiere, son amour-propre auroit perdu à l'autre. Il seroit difficile de bien parler sur une situation de cette espece. Dire qu'en pareil cas, la vertu est toujours sacrifiée, ce seroit peut-être hasarder beaucoup; dire que c'est l'amour-propre, ne seroit-ce pas hasarder davantage?Pour se tirer de cet embarras, apprendre à Schézaddin qu'il y a des choses qu'il faut regarder comme si on ne les voyoit pas, lorsqu'on veut les voir long-tems, paroître ne pas manquer à la vertu, et suivre cependant son objet; elle feignit enfin de s'appercevoir avec surprise de l'état où elle étoit; d'en rougir, et d'en vouloir réparer les désordres. à l'égard de ce dernier article, elle y mit tant d'art ou de maladresse, que lorsqu'elle se fut arrangée, on n'auroit pas dit qu'elle en eût daigné prendre la peine. Cependant la nécessité où il se crut de lui persuader qu'à cet égard, il ne lui restoit plus rien à faire, et la peur qu'il eut qu'une autrefois elle ne fût plus heureuse, la mirent au point où elle le desiroit, et lui apprirent à partager ses regards. Cet article, tacitement réglé entr'eux, elle le fit asseoir sur un fauteuil qui étoit par hasard au bout de la chaise longue, et qui ne pouvoit être placé plus avantageusement pour lui. La fée qui craignoit que s'il ne lui faisoit pas bientôt sa déclaration, l'amour extrême qu'elle se sentoit pour lui, ne la forçât à lui faire la sienne, n'oublia rien pour lui faire rompre le silence.Ce fut en vain, long-tems, qu'elle le tenta. Moins sec, mais beaucoup plus distrait que la premiere fois, il ne sçavoit que regarder. Persuadé, enfin, à l'expression qu'il trouvoit dans les yeux de la fée, qu'il ne pouvoit lui déplaire qu'en différant de l'instruire de sa situation, il lui dit qu'il l'adoroit; mais il accompagna cet aveu de transports si vifs qu'elle en fut aussi surprise qu'alarmée. Il croyoit apparemment que la meilleure façon d'exprimer de l'amour, est de prouver des desirs. Si cela est vrai pour quelques femmes, cela ne l'est pas pour toutes; et ne l'étoit pas pour la fée; son étonnement à des façons si peu prévues, fut si grand, qu'elle ne put d'abord que se défendre fort mal contre lui. Il faut, d'ailleurs, que ce qu'il osoit tenter, choque ou séduise. Ce qui est impertinence dans un homme que l'on n'aime pas, n'est que témérité dans un amant. Elle le trouva donc fort téméraire, et prit en conséquence la liberté de le lui dire; mais d'un ton si doux, qu'en vérité, elle eût tout aussi-bien fait de ne le lui dire pas. Quelles que fussent cependant les raisons qui la forçoient à l'indulgence, la crainte de perdre son amant l'emportasur elles, et l'obligerent, enfin, à lui parler d'un ton, qui, s'il convenoit moins à son amour que celui qu'elle avoit employé jusques-là, alloit mieux à sa dignité et à ses projets. Quoiqu'il la trouvât excessivement prude, et qu'il ne crût pas du tout l'avoir choquée, les reproches qu'elle lui fit, et l'air de sévérité dont elle s'arma, le rendirent enfin aussi respectueux qu'il avoit montré peu d'envie de l'être.

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 5

Que les amans sont bizarres, et qu'ils sçavent peu ce qu'ils veulent! à peine la fée eut-elle forcé Schézaddin au respect, qu'elle craignit qu'il ne fût devenu indifférent. Le moyen, cependant, de le ramener à ces transports qu'à la fois elle craignoit, et desiroit tant de lui voir? Un air tendre, des souris, tous ces riens qui encouragent un amant déjà instruit, sans commettre trop la beauté qui veut bien se les permettre, n'auroient pas été convenablement interprêtés par un homme qui n'avoit encore aucune expérience de l'amour; et qui, plein depréjugés seroit peut-être encore plus révolté par des choses plus marquées que celles qu'elle croyoit pouvoir employer, qu'il n'en seroit instruit. Pouvoit-elle d'ailleurs, les faire succéder si promptement à la sévérité qu'elle venoit de lui montrer, sans se donner un ridicule qui la dégraderoit aux yeux de ce même objet qu'elle avoit tant d'intérêt à charmer? Mais, d'un autre côté, pouvoit-elle le voir tranquillement dans la froide langueur où il paroissoit comme anéanti? Une illusion nouvelle par ses circonstances, quoique la même pour le fond parut à la fée le seul moyen qu'elle eût pour le trouver, non aussi emporté, mais plus tendre. Après l'avoir donc une seconde fois privé pour quelques instans de son image, les songes la lui offrirent encore, non sur cette chaise longue, où il l'avoit perdue; elle étoit couchée; toutes les graces sembloient l'être avec elle. Schézaddin en la revoyant; poussa un cri de surprise et de joie, et courut vers elle avec tout l'empressement de l'amour le plus ardent et le plus tendre. La fée, de son côté, lui avoit tendu les bras, et sembloit, par son silence même, approuver tout ce qu'il pourroitvouloir tenter; mais quelquefois il faut moins à l'amour qu'au desir. Ce n'étoit plus ce jeune audacieux, des entreprises duquel, même en ne l'aimant pas, on auroit eu tant de peine à se défendre. C'étoit un amant transporté de revoir ce qu'il aimoit, de qui la délicatesse croissoit avec les charmes, et qui dans l'excès de sa joie, ne croyoit pas que rien pût ajouter à son bonheur. La fée fut enchantée d'une modération que le trouble où elle le voyoit, ne lui permettoit pas d'attribuer à l'indifférence. En le craignant moins, elle se permit plus; et bientôt aussi Schézaddin desira davantage. Il ne le dit pas, mais il le prouva. On l'avoit aimé, modéré; entreprenant, pouvoit-on le haïr? On se livroit à ses desirs, sans le croire; on les excitoit sans y penser, et l'on se repentoit de l'un et de l'autre, sans avoir le courage de mieux faire. La vertu faisoit, à la vérité, naître bien des remords; mais on ne s'y étoit pas plutôt livré, qu'on en croyoit devoir une réparation à l'amour; et quelquefois on craignoit de l'avoir bien offensé. La fée sentoit que sa foiblesse et ses remords lui faisoient alternativement donner, et reprendre; mais il ne lui étoit pasplus aisé de cesser d'être tendre, que de vouloir être vertueuse. D'ailleurs ce que Schézaddin obtenoit d'elle, étoit encore si peu de chose, qu'il eût fallu qu'elle eût été bien prude pour le lui refuser. Elle jouissoit donc du plaisir de le rendre plus amoureux, sans avoir beaucoup à rougir de ce qu'elle faisoit pour lui, et commençoit même à ne le plus craindre, lorsque cet amant, dont on se défioit si peu, devint tout d'un coup d'une témérité inconcevable. Tout enchanteur qu'étoit ce moment, la fée eut la force de s'y dérober. En soupirant de la violence qu'elle se faisoit, pouvant même à peine supporter la violence de ses desirs, elle reprit machinalement toute cette rigueur que peu de momens auparavant, elle avoit condamnée, et en regardant Schézaddin avec des yeux que, malgré elle-même, l'amour animoit encore, elle le menaça de toute son indignation, s'il ne cessoit pas des entreprises que sa pudeur ne pouvoit pas approuver. Encore! Dit le sultan, cette fée est bien extraordinaire! Ne pourroit-elle pas une bonne foi pour toutes sçavoir ce qu'elle veut, et s'y tenir? Ces manieres-là m'ennuient à mourir. Je comprendsbien que cela fait durer une histoire, et même fort agréablement; mais, comme si cela n'y étoit pas, il faudroit bien qu'il y eût autre chose, cela reviendroit au même pour le conteur, et l'on termineroit beaucoup plus vîte; ce qui ne laisseroit peut-être pas que d'avoir son agrément, et même son utilité pour ceux qui écoutent. Il est vrai de dire aussi, qu'ils n'écouteroient pas si long-tems; mais à cet égard, il reste à sçavoir s'ils s'en trouveroient beaucoup mieux. Ma foi! Plus j'y pense, plus cela me paroît embarrassant. Car, d'un autre côté, cette fée a ses raisons, on sent cela; et puis, elle a de la vertu; voilà le malheur. Peut-être que quand une femme est dans ce cas-là, il ne lui est pas possible de cesser aussi subitement d'en avoir, qu'elle le voudroit bien; et si cela est, comme je le présume, je comprends bien qu'il y a ce qu'on appelle des combats; et que cela fait de l'intérêt, et même de la longueur. Réellement, plus j'y pense; plus il me semble que je ne sçais ce que je voudrois. à tout prendre pourtant, c'est-à-dire, toutes réflexions faites, il me paroît que si, sans se gêner à un certain point, elle pouvoit aller un peu plus vîte, elle m'obligeroit; et il faut que ce soit cela que je veuille, puisque, tout pesé, je trouve que je le veux toujours. Quand on est jeune et sans expérience, reprit le visir, on craint trop aisément d'offenser, et l'on s'arrête quelquefois au point où, pour achever de plaire, on n'avoit qu'à poursuivre. Avec quelque douceur que la fée parlât à Schézaddin, et quelque tendresse qui regnât dans ses yeux, il lui obéit en soupirant, et s'assit auprès d'elle, mais d'un air si triste qu'elle en ressentit une vive douleur. Elle se tut quelque tems, il imita son silence. Vous ne m'aimez donc plus, lui dit-elle, enfin? Ah dieux! S'écria-t-il, en lui baisant la main, et en l'arrosant même de quelques larmes. Il faut rendre justice à la fée; elle n'avoit pas compté qu'il pleureroit; cependant, que fera-t-elle? Ce qu'elle croit avoir à craindre si elle écoute sa compassion, lui permet-il de s'y livrer? Si, d'un autre côté elle s'y refuse, et qu'il croie qu'il n'est pas aimé... le peut-il? Il ne le devroit pas, sans doute, mais s'il le fait? à force de rêver profondément sur ce qui se passoit, la fée, que la crainte et l'amour dominoient également, crutavoir trouvé un moyen merveilleux pour ne pas aller plus loin qu'elle ne vouloit, et pour ne laisser à son amant aucun sujet de douter de sa tendresse. Il étoit, à dire la vérité, plus usé que sûr; mais soit qu'elle s'y trompât en effet, soit qu'elle cherchât à s'y tromper, elle en jugea différemment. J'aurois pensé, lui dit-elle, en rougissant, que pour calmer vos craintes, il y auroit des choses que je pourrois... mais ce seroit folie que de croire que vous pussiez jamais vous contenir... cependant vous me perdez à jamais, si vous osez abuser non-seulement de ma complaisance, mais même de ma sensibilité. Le roi d'Isma, enchanté de son bonheur, promit à la fée plus encore qu'elle n'exigeoit; mais loin de s'en offenser, elle ne fut pas fâchée qu'il s'engageât à tant de choses, qu'il lui fut impossible de ne manquer à aucune. Il n'attendit pas l'ordre de la fée pour voler dans ses bras; mais quelque violens que fussent ses desirs, il fut pendant quelques momens, tel qu'il lui avoit promis d'être. Enfin, il jugea que c'étoit encore moins à lui à se contenir, qu'à elle à l'arrêter s'il passoit les bornes qu'elle lui avoit prescrites. Cependant, pourne la point effrayer, il ne lui demanda que ce qu'elle lui avoit déjà accordé. On recommença donc les aveux avec tous les riens qu'ils entraînent; sortes de faveurs qui ne sont pas faites pour alarmer, et qui amusent les desirs. Comme il n'est guere possible de les amuser sans les accroître, Schézaddin eut bientôt des propositions à faire; il les fit, elle les trouva très avantageuses, et pourtant, avec toute la politesse imaginable, les refusa. Le prince se plaignit, fit ses représentations, prétendit et qu'elle outroit les rigueurs, et que ce qu'il exigeoit ne blessoit pas la convention qu'ils venoient de faire; et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'elle le crut! Elle n'étoit pas du nombre de ces personnes malheureuses, qui toujours spectatrices inanimées des transports qu'elles inspirent, sentent toutes les fureurs de l'amour, sans pouvoir en éprouver les plaisirs. De prétentions en prétentions, le prince avoit été si loin, qu'il ne lui restoit plus à demander que ce qu'il lui paroissoit impossible d'obtenir; et la fée qui ne se trompoit pas au silence qu'il gardoit sur un article si important, et se défioit de lui, d'autant plus qu'il paroissoit desirer moins, refusoit indistinctementtoutes les propositions qu'il lui faisoit, de quelque politesse et de quelque désintéressement qu'il cherchât à les couvrir. Enfin, il lui reprocha si vivement ses défiances, mêla tant de caresses aux reproches, lui fit tant de sermens de la respecter, même malgré elle, qu'il ne lui fut pas possible plus long-tems de s'opposer à ce qu'il ne paroissoit desirer que pour elle-même, et pour l'occuper plus agréablement et de l'amant et de l'amour. Elle se livroit de si bonne foi aux perfides attentions du prince, qu'elles auroient eu, selon toute apparence, le succès qu'il en attendoit, si les questions réitérées qu'il lui faisoit, l'inquiétude où il paroissoit être sur les dispositions où elle pouvoit se trouver, et le souris malin qui lui échappa lorsqu'il les crut telles qu'il les desiroit, ne lui eussent découvert trop tôt le véritable motif de la peine qu'il vouloit bien prendre. Le danger dans lequel elle se trouvoit, se cachoit sous de si agréables apparences, et devenoit si pressant, que pour peu qu'elle eût encore tardé à faire cette remarque, elle n'auroit eu ni la force de s'y soustraire, ni le tems de rien imaginer qui pût l'en garantir. Eh! Que lui eûtservi de se plaindre? Un homme capable d'une si horrible noirceur, pouvoit-il être susceptible de repentir, et avoir la générosité de sacrifier les plaisirs qu'il en attendoit? Cependant, le tems pressoit. Heureusement pour la fée, il y avoit peu de femmes qui eussent l'esprit aussi présent qu'elle. Se venger de lui, de la même façon précisément qu'elle en étoit offensée, lui parut donc le seul moyen qui lui restât pour échapper au péril qu'elle couroit. Vengeance, en effet, d'autant plus adroite, qu'elle ne pouvoit paroître qu'une preuve d'amour à celui qui en étoit l'objet, et que, quelque envie qu'il pût avoir de s'en plaindre, il ne pouvoit point ne l'en pas remercier. Soit que l'inexpérience du prince lui cachât ce qu'il y avoit de dangereux pour son projet, dans les tendres attentions de la fée, soit que sa présomption lui fit penser que le tort qu'elles pourroient lui faire, dureroit à peine assez pour pouvoir être remarqué, il s'y livra avec autant de simplicité qu'elle le pouvoit espérer. Insensé qu'il étoit! Mais l'ignorance et la vanité sont inséparables de la jeunesse. Un moment, je vous prie, dit le sultand'un air faché, c'est que ceci devient d'une force qu'il faut que je meure, ou que j'y mette ordre. Je demande d'abord si tout ce qu'on vient de me dire s'entend, et si je suis dans mon tort, quand je ne l'entends pas? Mais oui, dit la sultane, cela s'entend, et plus qu'il ne faudroit, à ce qu'il me semble. Il faut, répondit-il, être bien versé dans les énigmes, ou avoir bien de l'amour-propre, pour comprendre ce qu'il vient de dire, ou pour croire qu'on le comprend. Je ne crois pas y mettre d'humeur; mais je veux bien servir de monture à l'âne de l'ante-christ, si quelque peine que je m'y sois donné, j'en ai entendu un mot. C'est votre faute, reprit la sultane, pourquoi vous êtes-vous si ouvertement déclaré en faveur des choses inintelligibles? Sçavez-vous bien, repliqua-t-il, qu'avec vos raisons et votre chien de sang-froid, je ne sçais ce que vous ne me feriez pas devenir? Et quand, par hasard, et comme qui diroit, en passant, j'aurois ce goût là, seroit-ce une raison pour que je l'adore toujours? Et puis, ne faut-il pas que le galimathias soit placé? L'étoit-il tout à l'heure, lorsqu'il s'agissoit d'un stratagême qu'on ne pouvoit comprendre trop bien? Si vous croyezque je ne m'y connois pas, c'est une affaire. Sire, dit le visir, je n'ignore pas qu'il y a dans ce que j'ai déjà raconté à votre majesté, des choses d'une obscurité révoltante; et je crois même devoir lui dire que, dans le cours de ce conte, il y en aura plusieurs du même genre, mais je l'assure qu'aussi-tôt qu'il sera fini, je le lui donnerai avec des notes, et un commentaire à son usage, qui seront d'une érudition si peu commune, et d'une si grande sagacité, que j'ose me flatter qu'elle en sera très-contente. Ce que vous me promettez est quelque chose, repliqua Schah-Baham; mais sans vous donner tant de peine, ne pourriez-vous point supprimer ce que vous ne pouvez pas me dire clairement, ou me dire clairement ce que vous me dites? Quant au reste, Schézaddin auroit pénétré les intentions de la fée, il auroit été impossible qu'il se fût appliqué avec plus d'ardeur à ce qui pouvoit lui donner sur elle tout l'avantage qui pouvoit faire réussir son projet. Il passe même pour constant que si elle eût poursuivi moins vivement le soin de sa vengeance, rien ne l'eût sauvée du malheur de porter la foiblesse aussi loin qu'elle lecraignoit: ce qui pourroit le prouver, c'est que sa victoire lui coûta des soupirs, et qu'elle ressentit de s'être vengée, le chagrin du monde le plus violent. Soit que transportée de la beauté de son stratagême, elle ne pût être assez modeste pour n'en pas tirer vanité; soit qu'après en avoir été la victime, le prince l'eût de lui-même pénétrée, il se plaignit d'elle, et l'on assure même qu'il l'appella perfide. En amour, on a des querelles à moins. Il s'en éleva donc une entre'eux, qu'il poussa avec d'autant plus de vivacité, qu'il n'espéroit plus rien du raccommodement. Il eut beau faire, elle fut assez cruelle pour ne vouloir point se brouiller avec lui. Cependant la crainte de succomber, si elle le revoyoit encore illusoirement, lui fit prendre le parti de ne le plus faire rêver davantage. De nuit en nuit il s'instruisoit: d'ailleurs, les stratagêmes sont bornés. Celui qu'elle venoit d'employer contre lui avec tant de succès ne pouvoit réussir qu'une fois. Et sçavoit-elle, en cas qu'elle en connût d'aussi adroits, si elle auroit la force de les mettre en oeuvre. Toutes réflexions faites, elle se prépara à soutenir la courteabsence qu'elle s'imposoit, et après l'avoir embrassé mille fois, elle ordonna aux songes de disparoître, se hâta de le serrer encore dans ses bras, et se rendit impalpable en soupirant. Il seroit impossible de dire à quel point l fin imprévue de ce songe déplut au roi d'Isma. Après avoir fait mille imprécations contre le sommeil, de ce qu'il le quittoit si mal à propos: reviens, objet charmant! S'écria-t-il, puisque c'est à toi seul que le destin m'a réservé. Mais quel est mon erreur! Ses charmes et sa tendresse ne sont qu'une illusion, et mon amour seul est réel. Une illusion! Reprenoit-il, puis-je bien le croire? Quelque vivement que l'objet qui s'est présenté à la premiere fois à mon imagination m'ait frappé, il ne s'y est plus offert. Des fantômes qui me poursuivent depuis quelque tems, celui que je quitte n'avoit d'abord fait sur mes sens que l'impression la plus légere. Pourquoi est-il le seul que les songes m'aient ramené? Pourquoi même est-il le seul que je regrette?

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 6

Schézaddin avoit tant de questions à se faire sur ce qui lui arrivoit, et se les épargna si peu, que l'on ne pourroit sans impatienter, les exposer toutes. Ce qu'il fit de plus sensé, fut enfin de les abandonner, et de tâcher, mais en vain, de se rendormir. à quelque point, cependant que sa nouvelle passion l'occupât, et quelque peine qu'il eut à se donner à d'autres affaires, il fallut qu'il se levât pour aller au conseil. Que la politique lui parut seche! Et qu'il se trouva à plaindre d'être obligé de se prêter à des raisonnemens de gens qui ne parloient pas amour! Il en sortit enfin, et ne s'en trouva pas moins malheureux. Malgré le goût qu'il avoit pris pour la solitude, depuis que les songes s'étoient acharnés sur lui, Taciturne qui étoit pour être l'homme de son siecle le plus silencieux, et devant lequel par conséquent, il étoit le plus commode de rêver, avoit conservé ses entrées. Quoique le roi crût avoir assez bien caché salangueur, pour que personne ne l'eût remarquée; Taciturne, qui s'amusoit perpétuellement à faire des observations sur les physionomies, et qui avoit en effet poussé cette étude au point de connoître, sans s'y tromper, si l'on étoit triste ou gai, s'étoit fort bien apperçu que son maître n'étoit pas dans son état naturel; mais comme on n'interroge pas les rois, il avoit cru devoir attendre qu'il voulût bien lui faire confidence de ce qui l'agitoit; et en attendant, il tâchoit de le deviner. à moins que les mauvais succès de leurs feux, ou la jalousie ne tourmente les amants, leur rêverie est si douce, qu'il n'est guere possible de la confondre avec celle où les autres passions peuvent nous plonger. L'enchantement de l'ame se peint dans les yeux, et l'on cache plus aisément encore l'objet de son amour qu'on ne cache son amour même. Aux soupirs profonds que poussoit Schézaddin, au son de sa voix qui étoit devenue plus tendre, à la langueur de ses regards, à le voir enfin, se suffire à lui-même, Taciturne n'avoit pas douté qu'il ne fut amoureux; mais sa pénétration n'avoit pas été jusqu'à deviner l'heureuse personne qui s'étoit soumisun coeur si rebelle. Il étoit d'autant plus piqué de ne la pas connoître, que, sans être plus courtisan qu'un autre, il auroit cru plus important pour lui d'être le premier à lui en faire compliment. Si quelque chose pouvoit au reste le consoler de ne pas pénétrer ce mystere, c'étoit qu'il ne voyoit pas d'apparence qu'il fût pour un autre moins obscur qu'il ne l'étoit pour lui. Car enfin, aucune beauté nouvelle n'étoit venue briller à la cour. Le roi, loin de paroître adouci pour quelqu'une de celles qui avoient cherché à lui plaire, sembloit les éviter toutes, ou en faire moins de cas que jamais, et dans les occasions où il avoit paru en public les jours qui avoient précédé sa rêverie, il n'avoit pas seulement daigné tourner les yeux sur celles que la curiosité de le voir, ou le desir d'en être remarquées avoient attiré sur ses pas. Quelle que fut la profondeur de son génie, il y a apparence qu'il auroit ignoré toute sa vie ce qui avoit rendu Schézaddin sensible, si ce prince qui souffroit du silence auquel il s'étoit condamné, ne se fût enfin déterminé à le choisir pour confident. Ce n'étoit pas qu'il le jugeât plus propre qu'un autre à cet emploi. Ille croyoit même moins indulgent que personne sur les foiblesses du coeur; mais il étoit accoutumé à le voir, et personne n'ignore que dans le besoin que nous avons de parler de nous-mêmes, l'habitude de vivre avec les gens, et notre foiblesse naturelle nous tiennent souvent lieu de confiance, d'estime et d'amitié. D'ailleurs, Schézaddin croyoit être le seul à qui il fut arrivé de devenir amoureux d'un objet fantastique, et il étoit encore moins arrêté par la crainte du ridicule qu'on pouvoit jetter sur sa passion, qu'il n'étoit entraîné par le desir d'apprendre à quelqu'un qu'il lui arrivoit une chose dont personne, selon toute apparence, n'avoit à se vanter. Cette derniere raison doit paroître bien puérile; mais de quoi ne se fait-on pas des sujets de vanité? Il ne se fut pas plutôt déterminé à parler à son favori qui rêvoit en ce moment dans un coin de son cabinet, que pour entrer finement en matiere, il lui demanda ce qui l'occupoit si fortement. Hélas! Sire, répondit Taciturne, un géometre doit-il être un instant à lui-même? Non, repliqua le roi, ce n'est pas actuellement la géométrie qui vous tourmente; et vous seriez moins rêveur,si moi-même je ne l'étois pas tant. Taciturne, qui vouloit l'encourager, convint non-seulement qu'il avoit raison, mais encore exagéra tant sa sagacité, que Schézaddin qui, en devinant ce qui occupoit son favori, n'avoit pas cru d'abord faire un miracle, se persuada enfin qu'il falloit réellement avoir bien de l'esprit pour avoir rencontré si juste. L'opinion qu'en conséquence il conçut de son propre mérite, achevant de le rassurer: tu cherches, lui dit-il, à pénétrer mon secret, et je brûle de te l'apprendre. Ce tems, où révolté contre l'amour, je me faisois une gloire de ne lui pas être soumis, ou même, non content de le braver, j'osois me promettre de le braver toujours, ce tems n'est plus, mon cher Taciturne! Ce coeur si féroce, si jaloux, si fier de son indifférence! Ce coeur... Taciturne, que toutes ces élégantes circonlocutions d'opéra impatientoient à mourir, ne put s'empêcher d'interrompre son maître. Tout cela, sire, lui demanda-t-il, ne voudroit-il pas dire, en langue vulgaire, que vous êtes amoureux? Oui, repliqua le roi, je chercherois en vain à ne le pas croire. Que je me reproche tous les momens que j'ai passéssans aimer! Qu'avois-je fait aux dieux pour être privé du seul bonheur qu'ils aient peut-être accordé à l'humanité! Insensé que j'étois! Et je croyois vivre! à la façon vive et passionnée dont ce prince s'exprimoit sur l'amour, Taciturne, qui étoit persuadé que ce sentiment ne peut paroître une si belle chose qu'à ceux qui n'ont point à s'en plaindre, ne douta point que Schézaddin ne fût heureux. Il confia son idée au roi, qui convint en effet qu'il avoit lieu de se croire aimé. J'en suis convaincu, sire, dit Taciturne, qui lui croyoit sur ce chapitre des connoissances assez bornées; mais c'est que quelquefois c'est à si bon marché que l'on se flatte de l'être! En cas, par exemple, que vous n'eussiez encore obtenu qu'un aveu, je croirois devoir vous avertir que dans ce siecle-ci, les aveux tout seuls sont presque comptés pour rien, et qu'il y a même quantité d'affaires qui se font sans que l'on prenne la peine de les commencer par-là. Le roi, sans lui répondre, fit un geste si expressif, que Taciturne crut qu'il avoit passé de bien loin les faveurspréliminaires. J'entends, continua-t-il, on en est aux remords, et à vous supplier d'être constant: rien n'est mieux. Par malheur, pourtant, c'est que tout cela peut encore se faire sans passion. Au reste, seigneur, je ne comprends pas comment vous, qui, il y a si peu de tems encore, vouliez qu'une femme, quoique pressée par le sentiment le plus tendre, et par l'amant le plus aimable, résistât au moins deux ans, vous avez pu vous accommoder d'une victoire si prompte? Convenez du moins qu'on se fait bien peu de systêmes sur la durée desquels on puisse compter? Ce qui me paroît encore bien plus singulier que de vous voir changer d'avis à ce point-là, c'est que cette affaire se soit liée, et ait été conduite à sa perfection, sans que qui que ce puisse être dans votre cour s'en soit douté. Vous ne le croyez peut-être pas, mais cela est incompréhensible. Schézaddin, qui s'amusoit de l'embarras où il voyoit Taciturne, le laissa long-tems raisonner sur ce qu'il venoit de lui confier. Eh! Que dirois-tu donc, lui demanda-t-il enfin, si tu sçavois que la beauté que j'adore aujourd'hui n'est pas celle qui a reçu mes premiers hommages; qu'avant elle, une nymphe tout au moins, a été l'objet de mes voeux, et que je n'ai pas eu à me plaindre de ses rigueurs? La seule chose qui m'étonne ici, repliqua Taciturne, c'est votre discrétion. Ce qui te surprendroit bien plus encore, lui dit le roi, c'est que cette nymphe, cette divinité! ... le croirois-tu? Des songes seuls les ont offertes à mes yeux. Taciturne fut si indigné contre Schézaddin du ridicule qu'il venoit de lui donner, et si fâché de perdre les hautes idées de fortune que l'honneur d'être confident de son maître lui avoit fait concevoir, qu'il n'en put parler de fureur. Le roi qui s'apperçut du chagrin qui venoit de le saisir, n'en pénétrant point la cause, la lui demanda, mais d'un air si tranquille et si froid, que Taciturne, qui prit cette question pour une nouvelle raillerie, ne put enfin se contenir. Parbleu! Repartit-il brusquement, j'ai bien besoin, moi, que votre majesté me fasse des fables, ou me raconte des songes. Schézaddin trouva cet emportement si singulier, que malgré la colere où le mettoit le manque de respect de Taciturne, il ne put s'empêcher d'en rire. Tu crois, à ce que je puis voir, lui dit-il, que je cherche, en m'égayant à tes dépens, à te punir du desir extrême que je t'ai vu de sçavoir ce qui me rend si différent de moi-même. Tu le crois; tu te trompes. Il est vrai que je n'ai vu qu'en songe l'objet dont je te parle; mais il ne l'est pas moins, qu'il m'a inspiré la plus violente passion qu'on puisse ressentir. Je sens bien que je dois te paroître ridicule de concevoir les sentimens les plus tendres qu'il soit possible d'imaginer, pour un objet qui peut-être n'existe pas... peut-être! Interrompit Taciturne, ce doute est de trop assurément! Vous devriez avoir déjà formé le dessein de chercher cette beauté dans l'univers; et je serai même bien surpris si, aidés de son portrait, que v m fera faire sans doute, et le plus ressemblant du monde, d'après les idées qui vous restent d'elle, nous n'allons pas la chercher dans l'univers! Non, Taciturne, repliqua séchement le roi, ne craignez ni les ridicules, ni les fatigues de ce voyage. Je le ferai sans doute, mais vous n'en serez pas. Taciturne qui vit que son maître étoit en colere, n'osa lui répondre; et Schézaddin piqué contre son favori, cessa de parler. Ils se turent tous deuxassez long-tems. Cependant le desir de prouver qu'il y avoit moins d'extravagance dans sa passion, qu'on ne vouloit le croire, l'emportant chez le prince sur sa colere, il raconta son songe, mais avec tant d'ordre et une si forte persuasion, que le destin étoit infailliblement l'auteur du dernier, que Taciturne ne pouvoit assez s'étonner que de semblables chimeres fissent sur un cerveau, d'ailleurs si bien rangé, une impression si vive et si constante. Plus il s'étoit préparé à avoir de l'indulgence pour les fantaisies de son maître, lorsqu'il leur avoit cru un objet réel, qui auroit pu s'offenser qu'il les eût combattues, plus il crut devoir être inexorable quand il vit qu'il pouvoit, sans rien risquer, paroître ferme et véridique. Si votre majesté, lui dit-il, sçavoit seulement un peu de médecine, il ne me seroit pas difficile de la convaincre qu'il n'est pas d'un homme bien sensé de régler, d'après ses songes, ses craintes, ses desirs et ses espérances; une petite dissertation sur la nature des alimens dont on se nourrit, sur la sécrétion du chyle et la disposition des visceres, renverseroit totalement lesconséquences que vous tirez de vos rêves. Mais, comme pour vous persuader, il faudroit remonter aux premiers principes des choses, je crois qu'il vaut mieux encore vous prendre par les raisonnemens, que d'entrer dans une discussion de ce genre. Oui, Taciturne, dit le roi, je crois que nous y gagnerons tous deux. Si même tu voulois mieux faire, tu ne te jetterois pas dans des discours avec lesquels tu cours le risque de m'ennuyer beaucoup, et de me persuader peu. Taciturne ne convint ni de l'un, ni de l'autre. Après s'être recueilli quelques instans, il dit à son maître, sur la vanité des songes, et sur la puérilité qu'il y a à les regarder comme des présages, de si belles choses, que s'il ne le persuada pas absolument, il eut du moins le plaisir de lui faire sentir toute l'absurdité de sa passion, et de le forcer à perdre la parfaite certitude qu'il avoit de trouver un jour l'objet qui l'avoit fait naître. Qu'est-ce que cela lui fait à ce Taciturne-là, demanda le sultan? Nous sçavons bien, nous, que ce roi ne se trompe pas; mais quand il se tromperoit, dès que cela l'amuse, qu'importe à cet autre, avec sa médecine, d'autant qu'onn'ignore pas que c'est par contrariété qu'il en parle comme il fait? Moi, par exemple, je crois assez communément aux songes. Hors pourtant à un que je fis la veille de mon mariage, et sur lequel j'aurois tout net, fait étrangler madame, si je n'avois pas fait une réflexion qui m'en dégoûta; en réfléchissant... oserois-je vous demander, lui dit la sultane, ce que c'étoit que l'heureuse réflexion qui me sauva une si tragique aventure? Ma foi! Reprit Schah Baham n'en riez pas. Si le même songe m'étoit revenu, vous partiez. Vous sçavez que dans ma famille on a le défaut d'étrangler un peu légérement. Je rêvai donc de vous; de negre, de petites portes, enfin, toute l'histoire de feu mon grand-pere mot à mot. Cette vision me venoit un peu mal à propos, et m'alarma pour l'avenir; mais enfin, je me rappellai que je venois de lire les annales de mon pere et de mon aïeul; et cela me calma, parce que je me doutai bien que c'étoit plutôt une affaire de mémoire qu'un présage: et voilà, comme en toute occasion, il faut toujours, avant que d'agir, peser, comme on dit, le pour et le contre; sur-tout quand on est sultan, parce que cela y fait encore une différence.

LIVRE 1 PARTIE 1 CHAPITRE 7

Il y avoit déjà quelques jours que la fée avoit abandonné Schézaddin à lui-même, lorsqu'elle prit enfin le parti de lui faire annoncer son retour. Ce prince étoit renfermé dans son cabinet avec Taciturne, quand on vint lui dire qu'un envoyé de la fée protectrice demandoit à lui parler. Quelque fâché qu'il fût de ce que cette fée revenoit dans ses états, il reçut poliment l'envoyé, qui étoit un de ces génies subalternes dont les fées se servoient pour leurs plus importantes commissions. Le génie dit au roi que la fée protectrice qui arrivoit en ce moment, avoit une extrême impatience de le voir, et que si elle eût été moins fatiguée, elle seroit venue elle-même lui annoncer son retour. Le roi dissimulant son chagrin, répondit le plus obligeamment qu'il put, aux complimens qu'elle lui faisoit, et chargea l'envoyé de lui dire qu'il iroit dans la journée se féliciter de ce qu'enfin elle étoit rendue à leurs voeux. Lorsque le génie fut congédié: louéesoit à jamais la bonté du ciel, qui nous ramene enfin la très-auguste Tout-Ou-Rien ! S'écria Taciturne. Que nous pensons différemment! Lui dit Schézaddin, et que le retour de cette fée me déplaît! Les rois ne seront-ils donc jamais débarrassés de ces êtres superbes et capricieux, qui, sous prétexte de les protéger, les tiennent en effet dans la plus servile dépendance? Celle-là, répondit Taciturne, ne passe pas, comme beaucoup de ses compagnes, pour être méchante à propos de rien; et de plus, elle est fort jolie. Je l'ai vue autrefois; et comme j'étois alors un peu libertin, et que ces figures tristes que l'on appelle figures à sentiment ne m'intéressoient pas, sa physionomie vive, mutine et étourdie me plût beaucoup. Son retour ne doit, au reste, vous causer aucun chagrin; et à moins qu'elle ne cherche à présent la grande considération, et que pour y parvenir elle ne soit devenue prude ou dévote (ce qui nécessairement la rendroit plus difficile à vivre et un peu moins bonne) je doute que votre majesté ait à s'en plaindre. Après plusieurs propos qui n'instruiroient de rien, et je ne sçais quoi d'aussi peu digne de passer à la postérité, quefit Schézaddin; ce prince, accompagné du grand confident de ses songes et d'une cour superbe et nombreuse, prit le chemin du palais de Tout-Ou-Rien, on ne peut pas plus convaincu, que rien ne pouvoit égaler l'ennui que cette visite alloit lui causer. Il fut reçu chez la fée, avec les plus grands honneurs, et traité en roi, dont on estimoit la personne et de qui l'on respectoit la puissance. Rempli de son amour, il s'apperçut peu de la magnifique réception qu'on lui faisoit, et ne sortit même pas de sa distraction, lorsque Tout-Ou-Rien, qui étoit venue le recevoir au bas du degré, se présenta devant lui. Pendant qu'il la saluoit les yeux baissés, puissiez-vous, seigneur, lui dit-elle, regarder mon retour dans vos états, comme le gage de leur félicité! Cette voix, dont le son étoit si connu de Schézaddin, le fit tressaillir; il leva précipitamment les yeux sur la fée; et sa surprise et sa joie de retrouver en elle l'objet de sa tendresse, furent si marquées, que toute sa cour s'en apperçut. Taciturne qui le remarqua, comme tout le monde, persuadé que son maître se repaissoit de la plus chimérique des espérances, lorsqu'il se flattoit de retrouver un jour la beautéqu'il adoroit, fut aussi étonné que personne, et ne fut pas mieux instruit. Tout-Ou-Rien qui, malgré l'amour que Schézaddin lui avoit marqué en dormant, craignoit encore son indifférence, fut enchantée de l'égarement où sa présence le mettoit. La certitude d'avoir plû, ajoutant en elle à l'émotion que lui causoit la présence de son amant, elle parut elle-même si troublée, que si dans cet instant, il l'eût été moins, il auroit été impossible qu'il ne se ft pas apperçu de l'intérêt singulier qu'elle prenoit à lui. Il n'étoit pas encore revenu de sa surprise, lorsque la fée voyant qu'il ne songeoit pas à lui présenter la main pour entrer dans le palais, lui offrit la sienne. Cette action le tira de sa stupidité; il prit la main de Tout-Ou-Rien avec une vivacité, et la baisa avec des transports qui étonnerent beaucoup dans un prince aussi froid, et aussi peu galant que lui. Taciturne, sur-tout, ne comprenoit rien à ce qui se passoit; il voyoit la fée interdite, le prince hors de lui-même, sans pouvoir attribuer qu'à l'embarras d'une premiere entrevue l'état où ils étoient tous deux, et sans imaginer cependant qu'il pût aller jusques à les troubler au point où ils paroissoient l'être.Si ce qu'il sçavoit de Tout-Ou-Rien, lui faisoit quelquefois penser qu'elle n'avoit pu voir Schézaddin avec indifférence, ce que ce prince lui avoit dit de l'état de son coeur, l'empêchoit de croire que la fée, toute aimable qu'elle étoit, eût pu lui plaire. En imaginant que Tout-Ou-Rien étoit la dame aux songes, il se seroit tiré d'une grande inquiétude; mais il étoit trop fermement persuadé qu'il ne se pouvoit pas que Schézaddin la retrouvât jamais, pour former cette idée. Pendant qu'il raisonnoit le plus inutilement du monde sur cette main prise, et baisée avec la plus grande ardeur, le prince et la fée étoient parvenus dans un salon superbe, où ils trouverent un trône sur lequel ils s'assirent tous deux. Quoique Tout-Ou-Rien sentit bien que les témoins ne pouvoient qu'augmenter l'embarras de son amant, et qu'elle-même n'en eût pas souhaité, elle aima mieux n'avoir avec lui qu'une conversation indifférente, que de risquer de lui montrer trop tôt toute sa tendresse. Elle commença donc par lui dire qu'elle craignoit qu'il ne la vît dans ses états, qu'avec chagrin; et sur ce qu'il se défendoit d'avoir un sentiment que tout auroit condamné: quand vous l'auriez, seigneur,lui dit-elle, je n'en serois pas surprise. On fait de nous tant de contes ridicules! On nous prête tant de méchancetés! On nous fait agir d'une façon si bizarre et si peu sensée, que quand on ne connoît les fées que par les livres qui parlent d'elles, il n'est pas possible que l'on ne craigne point un peu d'en rencontrer. J'ignore comment l'on vous a parlé de moi; mais j'ose croire que si l'on m'a rendu justice, ce que l'on vous en a dit n'a pas dû vous effrayer. Je suis née douce, j'aime mieux le repos que la gloire; et si mon coeur est capable de quelques passions, la haine et la vengeance ne sont pas les siennes. Eh! Madame, répondit Schézaddin, faite pour être respectée et adorée de toute la terre, qui pourriez-vous haïr, et de qui auriez-vous à vous venger? Tout-Ou-Rien qui, au ton et aux regards du prince, jugea qu'il s'enhardissoit, ne répondit point à ce qu'il venoit de lui dire, et tourna la conversation sur ses voyages et sur mille choses aussi indifférentes. Après quelques momens d'un entretien d'autant plus gênant pour tous deux, qu'ils s'y disoient moins ce qu'ils auroient voulu se dire, la fée le conduisit dans ses jardins, de-là à l'opéra.De l'opéra qui, tout brillant qu'il étoit, le fit bâiller quelquefois, ils rentrerent dans le palais, sans que les soupirs que Schézaddin avoir poussés fort souvent, et fort haut, eussent pu engager la fée à lui demander ce qu'il avoit, ni qu'elle eût paru entendre les regards, et les tendres et spirituelles applications que l'opéra lui avoit fournies. Il se flatta, mais en vain, qu'il seroit plus heureux au souper. Il eut beau parler toujours sentiment, définir son coeur, dire sans cesse, à propos de rien, que si jamais il aimoit, ce seroit d'une façon si particuliere, que jamais on n'auroit rien vu de pareil; quelque délicat, quelque exagéré que fût ce qu'il disoit, quelque contente que la fée pût en être intérieurement, elle ne parut s'y intéresser qu'autant que la politesse l'exigeoit. Le prince eut enfin la douleur de ne pouvoir pas douter qu'il n'eût ennuyé tout le monde, sans avoir la consolation de croire que Tout-Ou-Rien l'eût entendu, et même qu'elle se souciât de l'entendre. à quelque point, cependant, que l'air indifférent de la fée l'inquiétât, il ne voulut jamais croire que ses songes ne dussent lemener à rien, et que le destin ne se fût si visiblement mêlé de cette affaire, que pour avoir le démenti. Une si puissante raison d'espérer, rendit un peu de calme à son esprit, et lui fit imaginer, contre toute apparence, que l'après-souper lui seroit plus favorable que ne lui avoit été le reste du jour. Tout-Ou-Rien, qui n'aimoit pas le jeu, se mit, en sortant de table, sur une chaise longue. Schézaddin, sur le champ, courut à un fauteuil, et se donna tant de peine, pour le placer comme l'étoit celui qui lui avoit, en dormant, valu tant de plaisirs, que la fée à qui les faits étoient aussi présens qu'à lui, ne put s'empêcher d'en sourire. Ce fut encore en vain qu'il prit tant de peine; Tout-Ou-Rien, qui vouloit porter au plus haut point les desirs de son amant, loin d'avoir pour lui la plus légere complaisance, ne lui laissa seulement pas entrevoir le bout de son pied. On ne croyoit pas, dès ce tems-là, que la vertu dans une femme, pût jamais l'emporter sur l'amour-propre, et l'on trouvoit dans le monde tant de grosses gorges exposées aux regards avec autant d'indécence, que si ceux qui les rencontroient, eussent eu à se louer de leur sort, tant de pieds qui, pourêtre énormes, n'en avoient pas plus appris à se tenir en repos, que ce que l'on pensoit de mieux en faveur des femmes modestes, c'étoit qu'elles étoient moins aveuglées sur leurs défauts que les autres. Heureusement pour la fée, ce que Schézaddin voyoit d'elle, étoit si semblable à ce que les songes lui en avoient offert, qu'il ne douta pas qu'ils n'eussent été aussi vrais sur les beautés qu'elle s'obstinoit à cacher, et qu'elle ne perdit beaucoup à être si retenue. Persuadé qu'elle changeroit bientôt d'avis, mais trop amoureux pour attendre tranquillement qu'elle se décidât en sa faveur, il se rapprocha d'elle. Ce ne fut pas tout; bravant les spectateurs, il se mit à genoux auprès de la fée, et lui dit des choses si galantes; lui baisa si tendrement les mains! Enfin lui témoigna tant d'amour, qu'elle eut toutes les peines du monde à se souvenir de ses résolutions. Elle se les rappella pourtant; mais ne pouvant mettre dans ses regards, la même circonspection que dans ses discours ses yeux s'arrêterent sur lui, d'une façon si touchante; il lui échappa même un soupir d'une espece si particuliere, qu'il ne douta pas qu'on ne l'aimât déjà, et qu'on ne le lui dîtbientôt. Le plaisir que Tout-Ou-Rien prenoit à le voir à ses genoux, ne lui permit pas pendant quelque tems, de songer qu'il étoit un peu indécent qu'elle l'y laissât; et quand enfin elle s'en apperçut, ce fut avec tant de douceur qu'elle le pria de se rasseoir! Le regard qu'en lui parlant, elle jetta sur les spectateurs, lui fit si bien sentir que s'ils eussent été seuls, elle n'auroit jamais eu pour lui cette cruauté, que son espérance en redoubla de moitié. Enfin l'heure de se séparer arriva. La fée qui ne se sentoit pas capable d'une dissimulation bien longue, et qui doutoit que dans une visite de cérémonie, elle trouvât facilement le moyen de s'arranger avec Schézaddin, lui dit assez bas, en le reconduisant, qu'elle auroit desiré de le voir le lendemain; mais qu'elle se sentoit encore si fatiguée, qu'elle n'osoit se promettre de pouvoir aller si-tôt à Tinzulk; et le prince lui repondit que si elle le permettoit, il viendroit lui-même la voir. Comme en effet, elle desiroit qu'il y vînt, et qu'il n'est pas naturel qu'avec quelque soin que l'on observe, on puisse toujours paroître ne point vouloir ce que l'on veut, elle lui répondit de façon à luifaire entendre que toute cérémonie à part, il lui feroit plaisir; et ses yeux le lui dirent beaucoup plus, et bien mieux que ses discours. En vérité! Seigneur, dit Taciturne au roi, dès qu'ils purent s'entretenir, vous m'avez aujourd'hui bien étonné! J'ignore comment l'aimable objet auquel vous avez jugé à propos de vous dédier, prendra vos soins pour la non-pareille Tout-Ou-Rien; mais je vous avoue que si j'étois à sa place, vous n'auriez pas à vous louer de votre premier songe, et qu'au moins je vous y ferois de terribles reproches sur votre inconstance. Je ne crains rien sur cet article, repondit Schézaddin d'un air railleur, il y en a tant de puérilité à croire aux songes! Tant de sottise à imaginer que, dirigés par une main supérieure, ils puissent quelquefois annoncer les événemens, que je ne serois pas excusable de donner dans de si ridicules visions! Taciturne qui crut que son maître parloit sérieusement, le félicita d'avoir enfin perdu les idées qu'il lui avoit vues là-dessus; et pour assurer encore mieux sa guérison, entama un parfaitement beau discours sur sa foiblesse et leserreurs de l'esprit humain. Imbécille créature! S'écria le roi, il est tems que je confonde ton orgueil et tes raisonnemens, et que je te prouve combien, avec ta morale, ta physique, ta médecine, et toutes ces sciences qui ne t'ont servi qu'à te rendre le plus contrariant, et le plus incommode des mortels, tu t'es lourdement trompé! Apprends donc (et puisse-tu en ressentir autant de douleur que tu m'as causé d'ennui! ) que cet objet que je ne devois jamais avoir l'espérance de rencontrer, n'est autre que Tout-Ou-Rien. Le philosophe Taciturne fut si confondu de voir arriver une chose que tout lui démontroit impossible, qu'il eut toutes les peines du monde à en croire son maître, et qu'il pensa lui soutenir que ce qu'il lui disoit, n'étoit pas plus vrai qu'il n'étoit vraisemblable. Eh bien! Continua le roi, qui jouissoit avec un plaisir extrême de la confusion de son favori, es-tu actuellement bien convaincu de la fausseté de tes principes? On ne peut pas moins, repartit Taciturne; car quelle conséquence peut-on tirer d'un fait qui n'est pas dans l'ordre naturel des choses? Oserois-je, au reste, vous demanderquel est le parti que vous prenez dans cette aventure? Spirituelle question! M'en reste-t-il d'autre que d'adorer Tout-Ou-Rien, et de tout employer pour lui faire partager ma tendresse? Ou je serois bien trompé, repliqua Taciturne, ou ce dernier article ne sera pas ce qui dans votre projet vous coûtera le plus. Aime-t-elle donc facilement? Ce n'est pas ce que je veux dire, reprit le favori; mais si de toutes les fées du monde Tout-Ou-Rien est peut-être celle à laquelle il est le plus aisé d'inspirer une passion, elle est du moins celle de toutes qui se prend de goût le plus volontiers. Plaisante distinction! Dit le roi. Oh! Sans doute! Poursuivit Taciturne, elle est en effet si chimérique! Ce n'est pas, au surplus, pour gâter le destin dans l'esprit de votre majesté; mais j'oserai pourtant lui dire que puisqu'il vouloit se mêler de ses affaires, et lui donner une maîtresse de sa propre main, il falloit du moins qu'il lui en choisît une qui ne l'exposât pas à de si grands inconvéniens. Pour ne point parler des autres, moi qui n'ai point l'honneur d'être le destin, j'en vois dans cette affaire deux également fâcheux pour vous. L'un, si vous aimezvéritablement Tout-Ou-Rien, de la voir promptement changer: l'autre, si cette grande passion que vous vous croyez pour elle, et qui, à ce que je présume, est encore moins fondée sur ses agrémens que sur la singularité de vos opinions, ne se trouve qu'un simple goût de ne pouvoir, sans le danger le plus grand, vous livrer à l'inconstance. Une maîtresse fée est une étrange affaire! Soyez las d'une autre femme, vous la quittez sans avoir à essuyer d'elle que des reproches: et les noms de perfide, et de scélérat sont usés aujourd'hui, et n'effraient plus personne: mais les fées ne bornent pas leur colere à de semblables bagatelles, et leurs ménageries ne sont formées que d'amans, qui ont prévenu leur inconstance, ou qui ont cessé de leur plaire. La matiere étoit belle, et Taciturne éloquent. Il dit, ainsi qu'on peut le croire, plus de choses qu'on n'en rapporte ici: mais quelque frappantes qu'elles fussent, elles n'arrêterent pas Schézaddin, qui persuadé qu'après ce qui lui arrivoit, il ne se pouvoit pas que lui, ou la fée changeassent, ne daigna seulement pas l'écouter. Eh bien! Interrompit Schah-Baham,il avoit tort, par exemple: car, pour un sçavant, ce Taciturne-là ne raisonne point du tout mal. Ce n'est pas pour cela que je veuille dire que la science empêche de raisonner juste, mais d'ailleurs, on m'entend. L'article des ménageries est sur-tout incontestable; et pour le nier, il faudroit certainement n'avoir rien lu. à l'égard de l'inconstance, n'est-il pas prouvé que l'on s'ennuie encore plus d'aimer toujours la même chose que l'on a de chagrin de devenir cheval, tigre, ou telle autre bête qu'il vous plaira? Donc il a tort. Enfin, l'on n'est pas jeune pour rien; et moi qui vous parle, ajouta-t-il en baissant la voix, n'ai-je pas eu des fées tout comme un autre? Je ne vous connoissois pas de ces bonnes fortunes-là! Dit la sultane. Eh oui! Repliqua Schah-Baham, c'est que vous verrez qu'il est si sûr de s'en vanter, qu'on va le dire à tout le monde? Brisons là; je laisserai des mémoires qui en apprendront de bonnes. Je ne fais, moi, mes confessions qu'après ma mort.

LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 8

Si Schézaddin, tourmenté par ses desirs et rempli des plus agréables idées que puisse donner un amour heureux, travailla vainement à s'endormir, Tout-Ou-Rien, de son côté, ne passa pas une nuit plus tranquille. Contente des sentimens du prince, mais inquiete de leurvivacité, elle craignoit qu'il ne la forçât à mettre dans leur affaire plus d'amour que de décence, et qu'il ne lui laissât pas le tems de s'arranger avec lui, comme elle l'auroit desiré, et qu'il ne voulût point attendre les deux jours qu'elle croyoit devoir le faire soupirer. Cette scrupuleuse fée se reproche même mille fois l'imprudence qu'elle avoit eue de lui donner un rendez-vous, sans cependant songer une seule à le révoquer. Deux jours! Disoit-elle en elle-même, jamais il ne les attendra! Jamais je ne les attendrai moi-même! Mais au fond, ces deux jours me sont-ils si nécessaires? Quand je me les suis prescrits, je doutois encore de sa tendresse: sûre à présent qu'il m'aime, à quoi cette précaution peut-elle servir qu'à nous tourmenter tous deux? à quoi bon différer? à quoi bon! Eh que pensera-t-il, si l'instant où il m'apprendra son amour, devient celui de son bonheur? ... il pensera qu'il est adoré. Un homme en pareil cas peut-il penser autre chose? Pendant qu'avec la crainte de paroître trop facile, la fée songeoit moins à être cruelle qu'à trouver les moyens de se rendre avec décence, Schézaddin, peut-être aussi fat qu'amoureux, trouvoittout simple qu'elle s'arrangeât avec lui ce jour-là. Afin même de lui ôter tout prétexte de rigueur, il se fit habiller avec toute la coquetterie imaginable, et aida ses graces naturelles de tout ce que l'art a inventé de plus séduisant. Aussi-tôt que ce prince fut libre, uniquement suivi de Taciturne, et formant les plus téméraires projets, il vola chez la fée. On lui dit qu'elle s'étoit retirée seule dans le bosquet des myrtes, où, sans doute elle reposoit. Cette nouvelle qui auroit dû le confirmer dans ses espérances, fut un coup de foudre pour lui. Sans songer qu'il n'est pas naturel qu'une femme qui attend son amant, et qui l'attend pour la premiere fois, puisse, avec une idée si faite pour l'agiter, se livrer au sommeil; sa premiere pensée fut de respecter le repos de Tout-Ou-Rien; à son air incertain et interdit, Taciturne la devina, et elle lui parut si déplacée, qu'il ne put s'empêcher de le faire remarquer. Au souris malin qui lui échappa, le roi comprit à quel point sa timidité étoit ridicule. Il entra brusquement dans les jardins, sans que personne lui fît sur cela la plus légere représentation, et prit le chemin du bosquet des myrtes, qu'une des femmes de la fée lui montra en souriant.Quoiqu'il affectât un air ferme, son favori n'en eut pas meilleure opinion de son courage; et ne voulant pas être témoin des malheurs de son maître, il alla rêver loin de lui; et d'autant plus volontiers, qu'alors il cherchoit les longitudes. Objet qui assurément exige les plus profondes méditations! Le roi d'Isma, fort incertain de son sort, s'avança lentement vers ces lieux, où peut-être la fée l'attendoit avec la plus vive impatience. Il y parvint enfin. La volupté même sembloit y avoir fixé son séjour. L'ombre et le silence y regnoient: tout y célébroit, tout y inspiroit l'amour. Les marbres dont il étoit orné, étoient des monumens de la puissance de ce dieu, et de la félicité des mortels qu'il avoit enchaînés. Les oiseaux y sembloient encore moins occupés à chanter leur tendresse qu'à se la prouver. Les arbres même chargés de chiffres et de vers galans, y invitoient les coeurs indifférens à devenir sensibles. Que de choses n'auroient-ils pas appris sur le bonheur de ceux qui sçavent aimer, si Tout-Ou-Rien, moins vaine que prudente, eût laissé subsister tous les madrigaux que ses amants avoient gravés sur ces arbres, témoins de leur ardeur et de ses bontés! Un pavillon bâti avec autant d'élégance que de simplicité, s'élevoit au milieu de ce bocage. Le mystere, l'amour et la volupté, sculptés par les meilleurs maîtres, soutenoient au-dessus du portail une inscription galante qui annonçoit que ces beaux lieux étoient consacrés aux plaisirs, et que la tendre langueur que l'on sentoit en y entrant, rendoit presque superflue. Après avoir erré quelque tems dans ce bosquet, Schézaddin tremblant encore, tourna ses pas vers le pavillon. Il en ouvrit doucement la porte, et marchant à pas lents et suspendus, il arriva jusques au cabinet où Tout-Ou-Rien s'étoit retirée. On ne s'arrêtera pas à le décrire; il étoit digne du bosquet, et orné de mille tableaux qui dévoiloient les plus doux mysteres du dieu que l'on y servoit, et peignoient ses plus rians sacrifices. Quelques piles de carreaux, et un grand canapé étoient les seuls meubles que l'on y trouvât. Sur ce canapé dormoit la fée: elle y étoit languissamment étendue; une de ses mains soutenoit sa tête; l'autre pendoit avec négligence: ses cheveux épars tomboient par boucles sur sa gorge, mais la cachoient moins qu'ils ne l'ornoient. Ellen'avoit sur elle qu'une simple robe de gaze brodée de fleurs, et qui, rattachée avec des roses au-dessus du genou, laissoit voir des beautés trop parfaites pour pouvoir être décrites. Dieux! Disoit Schézaddin, en attachant avidement ses regards sur tant de charmes, pourquoi faut-il que le respect contraigne des mouvemens auxquels il seroit si doux de se livrer! Quelle bouche! Que de fraîcheur! Que de graces! Que de beautés dont j'ai joui, je suis forcé d'adorer dans le silence! Divine fée! Est-il bien vrai que vous ignoriez encore mon amour; ou seroit-ce un sacrilege que d'oser vous l'apprendre par mes transports? Non, reprit-il en soupirant, ne tentons rien dont sa délicatesse puisse s'offenser, et que, s'il se peut, elle n'ait rien à reprocher à la mienne. En formant cette résolution, qui ne lui parut pas moins prudente que héroïque, il se jetta aux genoux de Tout-Ou-Rien, lui prit la main et la baisa avec autant de transport que si l'état où il la trouvoit ne lui eût laissé rien de plus à faire. On dit que la fée pensant assez bien de son amant, pour espérer que s'il la trouvoit endormie, elle auroit à son réveilbien des reproches à lui faire, avoit imaginé l'innocent stratagême de se retirer dans ce cabinet, et d'y feindre le sommeil le plus profond. On ajoute même que quand elle sentit que le roi lui baisoit la main, elle en soupira de douleur, et qu'elle ne put jamais comprendre comment, s'il étoit possible qu'il la crût véritablement endormie, il imaginoit de la réveiller avec si peu de satisfaction pour tous deux, ou, s'il jugeoit de la situation comme il le devoit, il ne sentoit pas que son respect ne pouvoit être qu'une injure pour elle. Ma foi! Dit le sultan, oui et non. Elle se fâchoit de cela; mais comme elle n'en disoit mot, il n'étoit pas obligé de sçavoir ce qui en étoit. Elle se seroit peut-être fâchée du contraire: comment s'arranger? Voilà, par exemple, de ces situations embarrassantes. Qu'auriez-vous choisi, lui dit la sultane, ou du respect, ou de l'insolence? Elle étoit bien jolie, répondit Schah Baham; je suis fort galant, comme vous sçavez: d'ailleurs, l'insolence a cela de bon; c'est qu'elle amuse l'un certainement, et qu'il n'est pas sûr qu'elle fâche ou désoblige l'autre. J'aurois été insolent pour peu que cela lui eût fait plaisir. J'entends bien,repliqua la sultane; mais si elle s'en étoit offensée? Eh vraiment oui! Repartit-il, voilà le diable; c'est qu'à la rigueur, cela pouvoit fort bien arriver: c'est une affaire au moins que de manquer de respect à ces dames-là, mais ce qu'il y auroit de pis, ce seroit que la peur vous en prît après. Ce seroit au contraire, dit la sultane, ce qu'il y auroit de mieux; en reconnoissant son tort, on en feroit au moins des excuses. Ah! Parbleu oui, repliqua-t-il, des excuses? C'est bien à ces offenses-là qu'il en faut, on seroit bien reçu avec des excuses. à ce que je vois, reprit la sultane, vous sçavez ce que vous aimeriez mieux faire, mais vous ignorez ce que vous feriez. Oui, comme cela, repartit le sultan, c'est-à-dire, que cela est douteux, peut-être oui, peut-être non, comme je le disois tout à l'heure. Sçait-on jamais bien ces choses-là? Cependant, que le visir continue, en attendant que je me détermine. L'espérance qu'avec de l'amour et de l'esprit, le prince rentreroit enfin en lui-même, obligerent Tout-Ou-Rien à soutenir sa feinte. Un sommeil si opiniâtre, et que les circonstances rendoient si peu naturel, ne donna cependant à Schézaddin aucune idée salutaire. Cehéros, qui étoit venu en méditant de si grandes choses, parcouroit des yeux tous les charmes qui lui étoient si libéralement offerts, sans que les desirs qu'ils lui inspiroient, bannissent sa timidité. Grands dieux! Disoit en elle-même l'infortunée Tout-Ou-Rien, aurai-je donc toujours la main baisée? Hier trop libre, aujourd'hui trop respectueux! Ah! Schézaddin, que si je l'avois prévu, vous m'auriez trouvé éveillée! Eh bien! Puisqu'il le veut, combattons: hélas! Ce ne sera jamais autant qu'il le mériteroit. Le cruel parti que la fée venoit de prendre, étoit trop peu conforme à ses sentimens actuels, pour qu'elle se pressât de l'exécuter. Elle n'espéroit plus rien; elle attendoit pourtant encore. Qu'il est rare qu'on se repente d'avoir employé la clémence! Le délai qu'elle accordoit au prince lui donna le tems de se reconnoître. Il étoit, en effet, bien difficile que jeune, amoureux, seul avec l'objet qu'il adoroit, et avec quelques raisons de croire qu'on lui pardonneroit un peu d'audace, il n'écoutât jamais que les craintes chimériques, qui avoient jusques-là retardé son bonheur.Plus il considéroit ces lieux et la fée, plus il les sentoit s'évanouir. Tout-Ou-Rien, disoit-il, ne m'a-t-elle pas donné rendez-vous? Auroit-ce été dans ce cabinet si solitaire, et qu'il semble que l'amour même ait orné de ses propres mains, qu'elle m'auroit attendu, si je lui eusse été aussi indifférent que je viens de le penser? Mais, dans quel état s'offre-t-elle à ma vue! Ce négligé si charmant peut-il être sans mystere! Pas seulement un corset! S'habille-t-on si bien pour quelqu'un qu'on n'aime pas! Mais elle dort, elle ne m'attend donc point? Ah! Quand elle dormiroit, je n'ai que trop, sans doute, respecté son sommeil. Les charmes de la fée aidant les réflexions de Schézaddin, il se détermina, quoi qu'il pût lui en arriver, à profiter d'un instant précieux qu'alors il se reprochoit d'avoir négligé trop long-tems. Ses craintes n'avoient pas laissé prévoir à Tout-Ou-Rien sa témérité. Il venoit de former un projet si grand, si singulier pour lui! C'étoit avec une si prodigieuse discrétion qu'il s'arrangeoit pour le faire réussir; et les mesures qu'il prenoit en ce moment, la regardoient encore si peu, que ne pouvant imaginerà quel point l'amour venoit de l'éclairer, elle ouvrit enfin les yeux. Quelle surprise! Quel coup de foudre! Que ce réveil inopiné fût terrible pour tous deux. Tout-Ou-Rien ne fût qu'étonnée; Schézaddin fut abattu: mille terreurs s'emparerent de son esprit. Il ne sçut pas plus profiter de l'étonnement de la fée, qu'il n'avoit sçu profiter de son sommeil; et la crainte de mériter de nouveaux reproches l'empêcha de prendre l'unique parti qui pût la forcer à l'indulgence. La situation où la consternation et la témérité de son amant la mettoient tour-à-tour, étoit si délicate que, malgré sa présence d'esprit, elle ne sçut d'abord à quoi se déterminer. Si elle lui témoigne à quel point elle est blessée de son insolence, il est si neuf sur certaines choses, qu'il ne doutera pas qu'elle ne soit réellement irritée; et timide comme il l'est, il sera, peut-être, impossible de le rassurer. Si, d'un autre côté, elle ne s'en plaint pas, que ne pensera-t-il pas de son silence? Mais pourquoi donc, lui donneroit-il de si singulieres idées? Quand on s'éveille, les sens sont encore si appésantis, on ne voit encore les objets que d'une façon si confuse, qu'ilne seroit pas bien extraordinaire qu'elle n'eût rien apperçu. Se persuader qu'elle s'étoit trompée, et en conséquence, ne marquer aucune colere à Schézaddin, parut à la fée le parti le plus décent qu'elle pût prendre. Elle tourna la tête, comme si elle eut été éblouie du jour, porta ses mains sur ses yeux, les frotta long-tems, s'étendit, et dut se sçavoir d'autant plus de gré de s'être épargné un éclat, que quand elle se retourna vers Schézaddin, elle le retrouva à ses genoux. Quoique le silence qu'elle gardoit si généreusement, dût le rassurer, il étoit encore si ému du mauvais succès de son entreprise, qu'il baissa les yeux lorsqu'elle leva les siens sur lui. Me pardonnerez-vous, lui dit-il en rougissant, d'avoir osé troubler votre sommeil? Assurément, repliqua-t-elle, et vous m'auriez même obligé de l'avoir interrompu plutôt. à ces mots, elle le pria de s'asseoir auprès d'elle: il obéit; et sur le prétexte obligeant de la soutenir, il passa le bras derriere elle, et la serra tendrement contre lui. On ne prétend pas nier que cette action ne fût très familiere; aussi Tout-Ou-Rien, qui la jugeoit telle, fut sur le pointde s'en offenser: mais comme elle ne donnoit pas dans les minuties, et que dans le fonds, il y a bien loin de la familiarité à l'insolence, elle crut, toutes réflexions faites, que ce n'étoit pas même une chose à remarquer. Que cette solitude est délicieuse, s'écria-t-il; est-il possible, divine fée, que vous en connoissiez assez peu les charmes, pour ne la consacrer qu'au sommeil! Je suis charmée qu'elle vous paroisse belle, reprit-elle en souriant, mon intention n'étoit pas, cependant, que vous m'y trouvassiez. J'imagine bien, repliqua-t-il, que ce n'est point ici que vous recevez vos visites; et je vous avoue que je ne sçaurois comment vous rendre graces de vos bontés, si je pouvois me flatter que vous y eussiez daigné m'attendre. Il me seroit bien doux, répondit-elle, que vous fussiez dans le cas de me devoir de la reconnoissance; mais je vous dirai ingenuement que je n'en mérite pas de votre part. Je ne vous attendois que ce soir; l'ennui m'a prise dans mon palais; j'en suis sortie. Le hasard, plus que mon choix, a guidé mes pas vers ces lieux. Moins sensible que vous aux beautés dont ils sont ornés, je m'y suis assoupie; le sommeilenfin m'a surprise: voilà, je crois, toute l'histoire; et si je ne me trompe, vous ne devez pas plus y trouver de quoi vous louer de moi, que moi de quoi m'y plaindre de vous. Cruelle! S'écria-t-il, vous n'aviez pas besoin de cette justification; et je ne sçais que trop que ce n'est pas l'amour qui vous a conduite ici! Je serois surprise, reprit-elle en baissant les yeux, que vous desirassiez qu'il m'y eût amenée, et qu'un insensible tel que vous... charmante fée! Interrompit-il, daignez ne me pas donner un titre qui me dégraderoit trop, si après vous avoir vue, je pouvois encore le mériter. Que je vous suis indifférent, continua-t-il, si vous ignorez encore à quel point je vous aime! Toute préparée qu'étoit Tout-Ou-Rien à cette déclaration, elle ne put l'entendre sans un mouvement si vif, que ç'auroit été vainement qu'elle auroit voulu le dérober à Schézaddin. Elle le regarda languissamment; ses yeux, en le fixant, se troublerent, et elle laissa échapper un soupir si passionné, qu'il ne put douter du plaisir avec lequel il étoit écouté. Cette certitude achevant de le ranimer, il dit à Tout-Ou-Rien les choses du monde les plus vives et lesplus tendres. Pour le confirmer encore dans une idée qui ne pouvoit que hâter leur bonheur réciproque, ou pour l'entendre plus commodément, elle se laissa aller dans ses bras. Vingt fois, et quoi qu'il en pût coûter à sa pudeur, elle pensa l'interrompre, comme alors il méritoit d'être interrompu. Il est encore plus doux pour une femme sensible de dire qu'elle aime, qu'il n'est flatteur pour une coquette de s'entendre dire qu'elle est aimée. La fée s'imputoit à crime que Schézaddin ne connût pas encore tout son bonheur, et s'en croyoit moins digne de sa tendresse. Il falloit, pour se faire de semblables scrupules, qu'elle fût bien délicate; car assurément elle n'avoit rien à se reprocher. On sçait de reste, que si son arrangement avoit été suivi, les faits auroient amené les discours, et que ce n'étoit point du tout sa faute, si c'étoit aux discours à amener les faits. Schézaddin étoit tendre; mais il n'étoit pas pressant. Le respect le gênoit encore; et la fée, en ce moment, ne pouvoit encore que lui faire comprendre qu'elle lui pardonneroit de le perdre. Afin, cependant, qu'il n'eût pas un jour à lui reprocher de l'avoir trop tôtinstruit de ses sentimens, et pour n'avoir pas à se reprocher à elle-même de les lui avoir trop long-tems cachés, elle crut devoir, et lui paroître persuadée qu'il l'aimoit, et sembler craindre qu'une passion née si subitement, ne s'éteignît avec la même promptitude. Si, lui marquer cette crainte, c'étoit lui avouer sa tendresse, c'étoit du moins la déclarer d'une façon trop indirecte pour s'exposer aux risques qui suivent toujours un aveu précis. Ce qu'il y avoit de décent dans le discours de la fée, cacha au prince ce qu'il avoit de tendre; et il employa les protestations, où il n'auroit dû mettre en usage que les transports. L'histoire de la passion qu'elle lui avoit inspirée, et de l'extraordinaire commencement qu'elle avoit eu, lui parut, sur-tout, infiniment propre à la rassurer. Quoique le détail en fût en cet instant un peu déplacé, il ne pouvoit être importun à Tout-Ou-Rien. En lui parlant des bontés dont elle l'avoit comblé, Schézaddin les lui peignit avec des couleurs si vives! Ce souvenir lui paroissoit si cher! Il la conjuroit si tendrement de ne plus s'opposer aux volontés du destin, que quand elle se seroit cru obligée de résister plus long-tems, ellen'en auroit sûrement pas eu la force. La crainte de lui accorder une victoire trop aisée, étoit la seule raison qui la soutint encore contre sa foiblesse. Elle consentoit à se rendre, mais elle avoit besoin d'une excuse; le récit du prince la lui fournit. Elle parut l'écouter avec tant de surprise, que malgré l'agitation où il étoit, il le remarqua, et lui en demanda la raison. Quoi! Schézaddin, lui dit-elle, dans l'instant même que le destin m'enchantoit de votre image, il vous offroit la mienne! ... ciel! Qu'entends-je! S'écria-t-il! Quoi! Lorsque vous m'avez vu... je vous adorois déjà, interrompit-elle; jugez de ce que votre présence a dû ajouter aux sentimens... quelque flatteur que pût être pour Schézaddin le récit des songes de la fée, il crut qu'il pouvoit se remettre à un autre tems; l'aveu qu'elle venoit de lui faire, bannissant ses craintes et justifiant ses transports, il lui fut impossible de la laisser parler plus long-tems. Quoique le parti qu'il prenoit n'offensa Tout-Ou-Rien en aucune façon, elle parut craindre sa violence, et tenter de s'y soustraire. Elle le pria même de se contenter de l'aveu qu'elle venoit de luiarracher; mais où les menaces même n'auroient pas imposé, de quel poids pouvoient être les prieres? Enfin, dit le sultan, car vous sçavez bien qu'il faut que tout finisse. Tout-Ou-Rien, reprit le visir, outrée de douleur, sans doute céda à sa destinée. En effet, repliqua Schah-Baham, je conçois que cette nécessité lui fut très-cruelle; il me semble pourtant que si elle l'eût bien voulu, les choses se seroient passées tout différemment. L'usage particulier que vous avez des fées, lui dit la sultane, peut vous avoir donné là-dessus des lumieres qui nous manquent. Que voudriez-vous qu'elle eût fait? Qu'elle eût crié, madame, répondit le sultan, et par parenthese, comme on crie quand on est bien aise d'être entendu. Le palais de la fée, dit froidement le visir, étoit bien loin du bosquet des myrthes. Il étoit douteux que ses cris y parvinssent. Quand ils auroient percé jusques-là, ils ne pouvoient servir qu'à y apprendre à toute sa cour qu'un téméraire lui manquoit de respect; et ce sont de ces choses, que par rapport à l'exemple qu'elles donnent, il est toujours prudent de laisser ignorer. La détestable raison! S'écria Schah-Baham; mais passons, jela prends pour bonne. Si, crier l'exposoit à de si grands inconvéniens, elle n'avoit qu'à se défendre; mais là, de bon jeu. Depuis, repartit le visir, que l'expérience a convaincu les femmes, qu'en se défendant, elles ne font que se lasser, on en voit bien peu qui, dans le cas où se trouvoit la fée, aient recours à un moyen plus violent qu'il n'est utile. La résistance, d'ailleurs, laisse plus de traces que la foiblesse; et comme notre malignité est si grande que, de ce qu'une femme s'est défendue, nous en concluons rarement qu'elle n'a pas succombé; je serois assez d'avis qu'elle préférât un plaisir sûr à une gloire fort incertaine. Mais oui-da, repliqua le sultan: ce qu'il vient de dire est assez sensé. Aussi vous avez pu remarquer que mon sentiment étoit, non que Tout-Ou-Rien avoit eu tort de céder, mais seulement que si elle l'avoit voulu, elle ne l'auroit pas fait; et je ne pense point qu'on me soutienne que cela revient au même. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne le trouverois pas bon, et je me crois pourtant, dans le commerce, aussi doux que personne, à cela près.

LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 9

Quand deux amans se parlent à coeur ouvert pour la premiere fois, ils ont tant de choses à dire, et même à se répéter, qu'il ne leur est guere possible de compter les momens. Le jour alloit donc faire place à la nuit, que Tout-Ou-Rien, et le prince croyoient n'avoir pas été plus d'une heure dans ce délicieux pavillon. Quelque décidée que fût la fée à se rendre, ce ne fut pas aussi peu que votre majesté le croit, qu'elle lui disputa la victoire; mais ils étoient seuls; elle étoit tendre; il étoit pressant, trop sûr d'être aimé, pour craindre de pouvoir déplaire. Si l'on vouloit se défendre, on craignoit encore plus de le fâcher, qu'on ne desiroit qu'il se contînt. Eh! Qu'est-ce que les scrupules contre l'amour? Ils ne retardent jamais sa victoire que pour la lui rendre plus douce; et Schézaddin, pour être heureux moins promptement, ne l'en étoit que plus. Aussi, au milieu de son bonheur, il osoit croire à peine qu'elle eût enfinconsenti à le rendre heureux. Sans ses pleurs et les tendres reproches qu'elle lui faisoit sur son audace, il auroit toujours douté qu'il eût tant à se louer d'elle, et qu'elle eût tant à se plaindre de lui. Il lui sembloit qu'il avoit encore tout à desirer, tant, après avoir tout obtenu, il trouva encore de résistance. Enfin, il craignit sérieusement d'avoir offensé; demanda grace, l'obtint, et avec son pardon, le droit d'offenser encore. Nouveaux reproches, nouvelles excuses, nouvelles entreprises. Il outrageoit sans cesse; l'on pardonnoit toujours: sa témérité, toute opiniâtre qu'elle étoit, égaloit à peine l'indulgence de la fée. La pudeur ne sert qu'à multiplier les faveurs; mais toute simple qu'est cette vérité, elle n'est pas faite pour être sentie par tout le monde. Le prince, de qui tous les voeux paroissoient devoir être comblés, trouvoit encore mille choses à demander à Tout-Ou-Rien. N'étoit-ce plus la faveur même qu'il exigeoit; il avoit manqué quelque chose à la façon dont elle lui avoit été accordée? En l'obtenant une seconde fois, avec tout ce qu'il desiroit qu'on y joignît, il sçavoit la rendre nouvelle. Amans! Puissiezvous apprendre à ne vous pas trop presser d'être heureux! Regardez-moi donc un peu tendrement, lui disoit-il; plus tendrement encore! Pourquoi craignez vous plus de me prouver que vous m'aimez, que vous ne craignez de me le dire? Cette main ne se refuse pas à mes baisers, il est vrai, mais je sens qu'elle ne s'y livre point. Ne verrai-je jamais dans vos yeux que le regret d'avoir fait mon bonheur! Levez-les donc sur moi ces yeux charmans! ... que je voie! ... que j'adore encore! ... cruelle! Et vous m'aimez! ... oui! Reprenoit-il avec transports, tu m'aimes; mais puissé-je ne jamais perdre le bonheur d'en douter! Enfin Tout-Ou-Rien et le prince sortirent du pavillon des plaisirs. En entrant dans le bosquet, ils rencontrerent Taciturne qui s'y promenoit d'un air sombre, et qui commençoit à sentir que le rôle qu'il jouoit, tout grand, tout flatteur qu'il est, ne compte pas toujours entre ses prérogatives celle d'être exempt d'ennui. Schézaddin, qui ne pouvoit se résoudre à s'éloigner d'un lieu que les plaisirs dont il y avoit joui, lui faisoient trouver charmant, proposa à la fée d'y souper; elle y consentit. Taciturne,que la fée, ennemie déclarée du mérite sérieux, avoit assez froidement accueilli, fit en vain pendant le souper tout ce qu'il put pour s'en faire regarder avec plus de considération. Tout entiere à son amour et à son amant, à peine daigna-t-elle lever une seule fois les yeux sur lui, et remarquer à quel point il peinoit pour avoir de l'esprit. Cette conduite de Tout-Ou-Rien lui déplût; et ce fut avec une joie extrême qu'il reçut du roi l'ordre de retourner à Tinzulk, y annoncer que le palais de la fée étoit désormais le seul lieu qu'il vouloit habiter. Cette indécente résolution que Taciturne ne manqua pas d'attribuer à la fée, qui naturellement aimoit mieux se satisfaire que se respecter, fut infiniment de son gout. Il voyoit avec regret son maître sous l'empire d'une femme, sur qui le mérite faisoit si peu d'impression, et il ne douta pas que le parti qu'ils prenoient n'usât bientôt le goût qu'ils avoient l'un pour l'autre, et ne les forçât de recourir à l'inconstance. Les plaisirs du jour, loin d'être un obstacle aux desirs du soir, n'avoient rendu que plus ardent l'amour du prince et de la fée. Aussi-tôt que Taciturneles eut quittés, ils volerent tous deux sur ce même canapé où ils s'étoient déjà entretenus. Serrés dans les bras l'un de l'autre, ils soupiroient, et mêloient à l'ivresse des regards celle des plus tendres caresses. Le feu dont ils étoient embrasés, n'étoit pas cette passagere ardeur qui n'affecte que les sens, que le desir allume, et que le plaisir éteint. C'étoit ce sentiment fin, délicat et voluptueux, qui occupe l'ame toute entiere, que l'esprit ne conçoit pas, et dont, pour croire qu'on puisse le peindre, il faudroit n'avoir jamais connu les charmes. Tout-Ou-Rien s'abandonnoit à des transports, que malgré toute son expérience, elle n'avoit jamais éprouvés, lorsque Schézaddin se levant avec vivacité, la prit dans ses bras et la porta dans un petit appartement, où tout ce que le goût et l'usage des plaisirs peuvent avoir inventé de commode et de délicieux se trouvoit rassemblé. Quoique tout ce qui leur étoit nécessaire, y fût préparé, la fée vouloit y transporter ses femmes; mais le prince l'assura qu'il la serviroit beaucoup mieux qu'elles. Elle ne le crut point; mais pourtant elle n'appella pas. Le vêtement qu'elle avoit à prendre, n'étoit guere plussimple que celui qu'elle avoit à quitter. Cependant, s'il la débarrassa du premier avec une promptitude surprenante, il seroit difficile d'imaginer combien de tems il lui fit attendre l'autre. Quelque impatientante que dût être sa lenteur, la fée la supporta plus aisément que l'activité dont elle fut suivie. Amour! Jusques à quels soins ne le fis-tu pas descendre; mais aussi, de combien de plaisirs ne payas-tu pas son zele! Le jour commençoit à peine, que Taciturne, que ses réflexions avoient incommodé toute la nuit, étoit de retour au palais de la fée; et le soleil alloit bientôt disparoître, que le sommeil, ou l'amour regnoient encore dans le pavillon des plaisirs. Enfin, les deux amans du monde les plus heureux s'éveillerent, et parurent. L'ivresse que Taciturne remarqua dans les yeux de son maître, et la vivacité qu'il lui voyoit pour Tout-Ou-Rien, ne lui ôterent pas la certitude qu'il avoit de le voir bientôt tomber dans la langueur. Quand la fée eût été moins aimable, il lui auroit paru tout simple que Schézaddin eût cru l'adorer. Il sçavoit à quel point nos premiers plaisirs prennent sur nous, et combien quelquefois le desir d'aimer,et le trouble des sens ressemblent à l'amour. S'il croyoit que le prince se trompoit à ses sentimens, il doutoit bien moins encore que la fée ne le trompât, ou ne s'abusât beaucoup elle-même quand elle lui promettoit une tendresse éternelle. Quelque vive enfin que dût lui paroître leur passion, il ne voulut jamais la regarder que comme une fantaisie qui ne les occuperoit pas huit jours. Cependant, ces huit jours s'écoulerent, huit autres encore, un mois enfin, et loin que le prince et Tout-Ou-Rien parussent dégoutés l'un de l'autre, l'abus même du plaisir sembloit ajouter à leur ardeur. Ils se voyoient sans cesse, et jamais ne se voyoient assez. Si la fée, qui craignoit quelquefois que l'amour ne suffît pas pour remplir tous les momens de Schézaddin, lui donnoit des fêtes. Pourquoi, lui disoit-il tendrement, ordonnez-vous ces jeux? Vous y serez, il est vrai, mais je n'y serai pas seul avec vous. D'autres yeux que les miens y pourront admirer vos charmes, et peut-être vous en penserez moins à moi. Souvent ils alloient s'enfermer dans le pavillon des plaisirs. Ils y passoient des heures entieres, les yeux attachésl'un sur l'autre, dans le ravissement le plus doux, et n'en sortoient que pour se livrer à toute la fureur des desirs qu'ils venoient de s'inspirer. Ils n'avoient pas besoin, pour se plaire, de ces conversations brillantes et étudiées, où l'on cherche toujours et si vainement, à faire parler à l'esprit le langage du coeur, et où l'on ne trouve jamais ni la chaleur, ni la simplicité du sentiment. Souvent même ils ne se parloient pas. Eh! Que se seroient-ils dit en effet? Ce desir toujours ardent de se plaire, ce soin de se chercher, ce dégoût pour tout ce qui n'étoit pas eux, leurs yeux, leurs transports, leur délire, tout enfin ne les assuroit-il pas assez de leur tendresse mutuelle? Un jour que Schézaddin, dans les bras de la fée, rendoit le plus vivement du monde graces au destin, à qui il attribuoit toujours son bonheur, Tout-Ou-Rien, blessée qu'il s'y trompât encore, imagina de lui apprendre à qui il devoit ces songes, dont le souvenir et les suites lui étoient si cheres. Elle devoit le connoître assez pour sentir tout le danger qui étoit attaché à cette confidence; mais elle étoit dans un de ces momens où l'on se reproche comme un crime d'avoir quelque secret pour cequ'on aime, et qui semblent encore plus consacrés aux imprudences qu'aux plaisirs. Source de mon bonheur et de ma vie, lui dit-elle, il importe à ma gloire, puisque je ne la mets plus qu'à t'adorer, que tu connoisses enfin l'excès de ma tendresse. Cesse de rendre graces au destin d'un bien dont tu n'aurois jamais joui, si, pour t'aimer, j'eusse attendu ses décrets. Oui Schézaddin, sans mon amour tu languirois encore dans cet affreux néant où je t'ai trouvé enseveli; ce n'est enfin qu'à moi que tu dois ces illusions qui ont été les premiers plaisirs de ta vie, et sans lesquelles tu aurois conservé cette froideur funeste, moins nécessaire encore à la gloire de tes jours, qu'elle n'étoit contraire à leur bonheur. Quelque vives que fussent les caresses dont la fée accompagnoit cette fatale confidence, et quelque séduit qu'il en fût, Schézaddin ne put l'entendre sans frémir. Tout-Ou-Rien s'apperçut aisément que son discours avoit fait impression sur lui; mais loin d'en connoître le genre, elle ne lut dans les yeux de son amant que de la surprise et de la joie. Il lui sembla même, à l'incertitudede ses regards, qu'il hésitoit à la croire. Pour ne le pas laisser plus long-tems penser qu'elle pouvoit manquer de vérité, elle se hâta de lui raconter et la façon dont il l'avoit touchée, et les moyens qu'elle avoit employés pour le séduire. Quelque agréablement qu'elle lui fît ce récit, et quelque tendres que fussent les réflexions dont elle l'ornoit, elle ne put jamais l'amener à lui sçavoir gré de cette supercherie. Cependant, il en étoit trop amoureux, et l'instant qu'elle avoit choisi pour lui faire cette confidence avoit trop de charmes pour qu'une idée qui gênoit sa passion fît sur lui de grands progrès. Plus touché alors des agrémens de la fée, que piqué qu'elle eût abusé de ses opinions pour lui plaire, il la remercia tendrement du tour ingénieux dont elle s'étoit servi, et se livra avec autant de vivacité qu'elle pouvoit le desirer, à l'amour qu'elle lui inspiroit encore. Il se peut même que l'aimant alors avec toute l'ardeur possible, il se fût consolé de ne la pas tenir immédiatement du destin, si elle ne l'eût pas raillé sur la singularité des opinions qu'il s'étoit faites. L'avoir trompé, n'étoit pas l'avoir convaincu que les idées qu'ilavoit sur la façon dont l'amour doit naître, fussent aussi fausses qu'elles pouvoient paroître bizarres. D'ailleurs, il étoit vain: les plaisanteries de la fée, toutes ménagées qu'elles étoient, lui firent penser qu'il avoit dû lui paroître bien ridicule; et quelque plaisirs que lui eût procuré son erreur, il n'en rougit pas moins d'avoir été abusé. Tant qu'il fut dans les bras de Tout-Ou-Rien, séduit par ses caresses, entraîné par son propre goût, il s'arrêta peu sur toutes ces idées. Cependant, inquiet et rêveur, il s'ennuya pour la premiere fois dans le pavillon des plaisirs. Sans sçavoir encore ce qui lui faisoit desirer la solitude, il se sentoit gêné par la présence de la fée, et chercha des prétextes pour s'éloigner d'elle. Aussi-tôt qu'il fut seul, et dans cet état tranquille où l'ame peut se rendre compte de ses mouvemens et de leurs causes, il sentit dans toute son étendue l'impression fâcheuse qui lui étoit restée du récit de la fée, et ne le sentit pas sans en être mortellement affligé. Son coeur, plus équitable que son esprit, lui faisoit trouver injuste qu'il eût moins d'amour pour elle, à proportion qu'il lui en devoit plus. Mais sa vanité, plus forte encore que satendresse, s'indignoit du stratageme dont elle s'étoit servi pour le tromper. Il se rappella même que la premiere fois qu'il l'avoit vue illusoirement, elle ne l'avoit que médiocrement touché; et de cela il conclut qu'il falloit qu'ils ne fussent pas nés l'un pour l'autre. Il auroit en même tems dû se rappeller que si elle ne l'avoit pas frappé aussi vivement qu'il vouloit l'être à la premiere vue, c'étoit moins qu'elle manquât de ce qui pouvoit produire cet effet, que parce qu'elle avoit mieux aimé toucher son coeur que séduire ses sens. Loin de lui rendre cette justice, il trouva dans toutes ses actions une indécence, et dans ce qu'elle lui disoit de plus tendre, un jargon d'habitude qui le firent souvenir de toutes les aventures que Taciturne lui avoit attribuées, et en constaterent la réalité dans son esprit. Il eut alors presque autant de plaisir à imputer à une trop grande facilité de moeurs tout ce qu'elle avoit fait pour lui, qu'il auroit auparavant eu de chagrin de croire que ce n'étoit pas l'ouvrage de l'amour. Autant, enfin, que dans les commencemens de sa passion pour elle, il rejettoit avec horreur tout ce qui auroit pu l'avillir dans son esprit, autant alors s'exagéroit-il tout ce quipouvoit l'effacer de son coeur, ou le disposer à l'inconstance.

LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 10

Le prince, ce jour-là, raisonna beaucoup, et ne décida rien. Désespéré que la fée lui eût fait cette cruelle confidence, se blâmant quelquefois de déférer tant à une idée chimérique peut-être, mais dont il tâchoit vainement d'affoiblir le pouvoir; tour-à-tour combattu par l'amour, par ses préjugés, par son orgueil, mais s'ennuyant de ne pas voir Tout-Ou-Rien, il la rejoignit bientôt. Le noir chagrin, qui loin d'elle l'avoit occupé, se dissipa par sa présence. Quand elle auroit deviné quel avoit été le sujet de la méditation de son amant, elle n'auroit pas pu chercher plus à le rendre à sa premiere ardeur; et ce ne fut pas en vain qu'elle le chercha. Aussi sensible que jamais aux charmes de la fée, il ne s'occupa plus que du bonheur de la revoir; et bientôt le plaisir d'aimer lui fit oublier qu'il croyoit ne pas aimer dans les regles. Le coup cependant étoit porté. Qu'unamour aussi violent que celui du prince, s'éteignît tout d'un coup, rien n'étoit moins possible; mais qu'après en avoir à ce point altéré le principe, il eût toujours subsisté, rien n'eût été moins naturel. De jour en jour, Schézaddin perdoit de son ardeur, mais c'étoit imperceptiblement. Si ces fêtes, qui ne lui avoient long-tems paru que d'incommodes distractions, lui sembloient alors des plaisirs nécessaires, il s'en falloit beaucoup qu'il les desirât toujours. Les rendez-vous dans le pavillon des plaisirs étoient aussi fréquens; et si quelque chose les distinguoit des premiers, c'est qu'ils étoient un peu moins longs; et que moins rempli de son amour, il en pouvoit parler davantage. La fée avoit assurément beaucoup d'usage de la galanterie, mais c'étoit la premiere fois qu'elle aimoit, et l'expérience qu'elle avoit acquise ne pouvoit pas lui être utile dans une situation si différente de celle où elle s'étoit trouvée. Quand, d'ailleurs, les desirs seroient dans les hommes moins semblables à l'amour, les femmes, qui mesurent presque toujours notre tendresse sur nos emportemens, s'y laisseroient tromper encore. Schézaddin étoit toujoursardent; il résultoit de-là pour la fée, qu'il étoit toujours amoureux; et en supposant même qu'il eût langui près d'elle, elle étoit si vive, s'enivroit tant elle-même de sa propre ardeur, qu'il n'eût pas été bien étonnant qu'elle ne s'en fût pas apperçue! Lorsque l'amour commence à s'éteindre, les sens sont bien près de se lasser. Le souvenir des plaisirs que nous avons goûtés, l'habitude, nous soutiennent quelque tems contre l'ennui. Au défaut de cette ardeur si vive et si délicate dont l'ame étoit embrasée, on passionne son imagination; les illusions qu'elle fournit tiennent quelque tems lieu du sentiment que l'on n'a plus; mais elle s'use plus promptement que le coeur, et l'on finit par se trouver d'autant plus épuisé, que l'on s'est d'autant plus combattu. Ce fut ce qui arriva à Schézaddin. La nécessité de vivre avec la fée lui devint enfin un supplice. Les caresses qu'elle lui faisoit, si charmantes autrefois pour lui, ne le tiroient de sa langueur qu'avec peine; et jamais il ne sentoit plus vivement le dégoût qu'elle lui inspiroit, que quand il avoit cédé aux foibles desirs qu'elles faisoient encore naître. Cruelle Tout-Ou-Rien! S'écrioit-il quelquefois,ou reprends tes faveurs, ou rends-moi mon amour! Oui! Rends-moi! Dit Schah-Baham, comme si cela se rendoit quand on en a envie. Pourquoi aussi l'a-t-il perdu à propos de rien? Parce qu'on lui dit qu'on l'a fait rêver le plus agréablement du monde? Passe encore si on lui eût fait faire de ces songes qui effraient. Pour cela, à parler franchement, je ne le pardonnerois pas à mon meilleur ami; d'autant plus que personne n'ignore qu'il y a quantité de gens que l'on a trouvés morts le matin, de la peur qu'ils avoient eue d'un mauvais rêve: mais pour ceux de la fée, il faut certes avoir un peu d'humeur pour s'en plaindre, et même s'en fâcher. Eh bien! Madame, que dites-vous de cet homme-là? Qu'il avoit, dit la sultane, une opinion bizarre; et qu'il agissoit d'après. Oui, mais reprit Schah-Baham, ne le voyez-vous pas dans une ménagerie, de cette belle affaire? C'est qu'à ne vous rien cacher, cela y mene de plein saut. Elle en va, peut-être à présent, faire quelque grosse bête. Il y a, répondit la sultane, quelques personnes qui rendroient cette métamorphose impossible. Eh bien, reprit-il, vous avez voulu-là avoir de l'esprit,et médire de quelqu'un, suivant votre usage. Mais je veux mourir si je vous ai entendue. Cela m'est, au reste, fort égal. Vous pourriez pourtant vous dispenser de dire au visir de ces galanteries-là. Elles ne vont pas, soit dit entre nous, à un premier ministre. Tout visible qu'étoit le dégoût du prince, Tout-Ou-Rien ne le saisit pas, Taciturne fut plus clairvoyant; mais son maître avoit si mal reçu les représentations que de tems en tems il s'étoit avisé de lui faire, qu'il avoit résolu de le laisser à ses erreurs. Schézaddin cependant, périssoit d'ennui, autant de l'état où il se trouvoit, que de n'avoir personne à qui le confier. Il jettoit de tems en tems sur son favori des regards tristes, que Taciturne comprenoit aisément, mais que jamais il ne paroissoit entendre. Le prince, enfin, ne pouvant plus tenir à sa situation, la lui découvrit. La chose parut au confident de la plus grande importance. Sans compter sa haine pour la fée, il étoit de ces sortes de gens qui croient que la gloire sert à quelque chose, et il fut d'abord charmé que son maître se rendît à la sienne. Il vouloit même que le roi quittât avec éclat Tout-Ou-Rien: mais son attachement pourSchézaddin combattant en même tems sa haine et sa pédanterie, il jugea que s'il falloit qu'il l'abandonnât, il falloit du moins que ce fût avec les plus grandes précautions. Loin donc de l'exhorter à la quitter, il lui conseilla d'attendre le plus patiemment qu'il pourroit, qu'elle se degoûtât de lui, puisqu'il étoit si dangereux de la prévenir. Attendre! S'écria Schézaddin, songes-tu bien qu'il y a un mois que je péris d'ennui? Est-il possible que tu ne sentes pas combien il est affreux de témoigner de l'amour à quelqu'un qui n'en inspire plus! Eh! Seigneur, repliqua le favori, croyez-vous être le seul qui ayez passé par les horreurs des bons procédés? Je vous suppose, au reste, encore plus aimé que vous ne l'êtes; et je ne doute pas, si vous voulez vous conduire avec une certaine sagesse, que vous ne soyez, dans fort peu de tems, abhorré de Tout-Ou-Rien. L'art de se faire haïr est fondé sur des principes encore plus sûrs, que l'art de se faire aimer; et tout désagréable qu'il paroît, il est quelquefois si nécessaire que l'on ne peut que risquer beaucoup à l'ignorer. Cet art, par exemple, peut seul vous tirer de la situation où vous êtes. Vous n'aimez plus la fée,mais elle vous aime encore; elle est vaine et puissante, il est dangereux de l'offenser! N'osant la quitter, c'est de son dégoût seul que vous pouvez attendre votre liberté: vous rendre haïssable à ses yeux, est donc aujourd'hui l'unique parti qui vous reste à prendre; et c'est sur cela précisément que je me crois en état de vous donner de fort bons préceptes. Je dis donc que pour amener la fée à vous haïr encore plus qu'elle ne vous a aimé, sans la mettre cependant dans la nécessité de se venger de vous, il faut d'abord que vous feigniez pour elle plus d'amour que jamais. Paroissez tendre; mais soyez jaloux, bizarre, emporté: exigez des sacrifices; qu'elle ne soit pas tranquille un instant. En lui demandant pardon d'une querelle injuste que vous lui aurez faite, ménagez-vous de quoi en faire naître une autre. Sur-tout, faites durer les brouilleries, et éloignez les raccommodemens: mais en tourmentant sans cesse son coeur, flattez toujours sa vanité; conduisez-vous enfin avec tant d'art qu'elle ne puisse ni douter de votre amour, ni ne se pas lasser d'être si désagréablement aimée. J'avoue que cette conduite réveillerad'abord le goût malheureux qu'elle a pour vous, mais en même tems, il est impossible qu'elle ne l'use pas, et que des caprices perpétuels, suivis de retours froids et languissans; des jalousies mal-fondées, et sur-tout bien offensantes; des réponses humiliantes et dures, ne vous rendent bientôt à ses yeux l'amant du monde le plus insoutenable. Piquée, tourmentée, inquiete sans doute, elle se plaindra de n'être plus aimée. Dans ces momens d'impatience, elle vous proposera de rompre... ah! Plût au ciel! S'écria Schézaddin, que ce seroit avec plaisir que j'accepterois... point du tout, seigneur, interrompit Taciturne, n'acceptez pas si légérement; en pareil cas, la colere suppose toujours de l'amour. Au lieu de donner dans ce piege, plaignez-vous vous-même de sa froideur; rejettez tous vos torts sur elle, reprochez-lui ses injustices, conjurez-la de vous rendre son coeur; excusez-vous, accusez-la; promettez tout, faites-lui tout promettre; mais ne changez pas. Eh! Traître, s'écria le roi, ne vois-tu pas où tu me rejettes avec tes perfides conseils. D'ailleurs n'est-ce pas assez de ne plus aimer la fée, sans me faire une étude constante et suivie de tourmenterun coeur auquel je n'ai rien à reprocher que d'être trop constant et trop tendre. Eh bien! Seigneur, répondit le favori, puisque les ménagemens vous déplaisent, écrivez à la fée que vous ne l'aimez plus. Une métamorphose bien humiliante, et qui pourra durer quelques siecles, sera sûrement le prix de votre franchise, et l'unique réponse qu'elle fera à votre lettre; mais vous aurez du moins, dans ce malheur, la consolation de n'avoir pas manqué de sincérité. Si cependant ce que je vous propose, se trouve trop contraire à votre façon de penser, pour qu'il vous soit possible de le mettre en usage, il n'en faut plus parler. Et s'il plaît à la fée de m'aimer toujours, lui demanda Schézaddin? Oui! Toujours! Repliqua Taciturne, est-ce qu'on aime toujours? Il est indubitable qu'enfin Tout-Ou-Rien changera. Et tu crois, apparemment, reprit le roi, que la certitude que tu as que dans deux ou trois ans peut-être elle m'oubliera, suffit pour adoucir le malheur que j'ai d'être aimé? Puisque vous en êtes si fâché, répondit le confident, faites donc ce qu'il faut pour ne l'être plus. Comme j'ai plus de zele que d'amour-propre, le peu de cas que vousfaites de mes conseils, ne m'empêchera pas de vous donner ceux que, dans la situation présente, je crois vous devoir. La fée est vaine; et si l'amour peut quelquefois l'emporter sur la vanité, il est certain qu'il ne la détruit pas. C'est d'après cette idée exactement vraie que vous devez marcher. Malheureusement vous en êtes à votre premiere affaire; et quelque simple que paroisse la conduite que je vais prendre la liberté de vous prescrire, il faudroit être bien heureusement né pour pouvoir, dans une situation telle que la vôtre, se passer des discours de l'expérience. Il n'est cependant question que de paroître froid et rêveur auprès de la fée, de feindre de vouloir cacher votre ennui, et de le laisser toujours percer; d'avoir sans cesse l'air occupé de quelqu'autre chose que d'elle, et de n'en jamais convenir: de vous prêter à ses caresses d'un air froid et languissant, et de ne les chercher jamais. Elle pourroit tenir contre vos fureurs; mais il ne se peut pas qu'elle tienne contre un aussi cruel ennui que celui que vous lui causerez. Sur-tout, n'exagerez aucun de vos mouvemens; la finesse de l'art ne consiste que dans l'imitation la plus vraie de la nature. évitez,au reste, de lui inspirer de la jalousie. Cette passion donneroit à son ame un mouvement qui l'empêcheroit de tomber dans la langueur. Songez que l'ennui seul doit y regner. Pour lui faire même mieux sentir à quel point vous êtes changé pour elle, dites-lui quelquefois que vous l'aimez. Le ton dont vous le lui direz; la froideur de vos expressions, celle de vos regards, que malgré elle-même elle comparera avec ces transports et cette ardeur qui vous animoient autrefois, ne la laisseront plus douter de votre changement. La crainte d'être prévenue, si elle ne se hâte pas de vous quitter doit naturellement être la suite de cette certitude; mais quelque détachée de vous qu'elle paroisse, quelque adresse qu'elle puisse employer pour lire dans votre coeur, gardez-vous de lui en laisser pénétrer les secrets; que tout lui parle sans cesse de votre inconstance, et que jamais votre coeur n'en prononce l'aveu; qu'en vous séparant enfin elle puisse se flatter, non seulement, que c'est elle qui vous quitte, mais encore que vous la regretterez long-tems. Visir, mon fils, dit alors le sultan, en attendant que vous me donniez ce conte tout entier, avec les beaux commentairesque vous m'avez promis, ne pourriez-vous pas me donner d'avance les maximes que Taciturne vient de débiter à son maître? C'est qu'elles sont fort belles au moins, et même très-instructives! Je vous assure que je n'aurois jamais cru que l'art de désespérer ou d'ennuyer les femmes fût si nécessaire et si difficile. Je ne retiendrai jamais bien tout cela, que je ne l'apprenne par coeur; sur-tout l'art d'ennuyer, qu'il faudra sûrement que je lise plus d'une fois, et que j'étudie long-tems avant que je puisse me flatter de le posséder comme un autre. La nature, répondit la sultane, fait quelquefois pour nous plus que nous ne le croyons, ou que nous ne voulons paroître le croire; mais je vous conjure d'être persuadé que votre modestie ne me dérobe rien de vos talens. Politesse toute pure, repliqua Schah Baham, on flatte toujours les rois.

LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 11

Schézaddin craignant, comme votre majesté, que l'art d'ennuyer ne lui coûtât beaucoup, et ne lui réussit peu,se détermina, malgré sa franchise, à employer un peu de perfidie pour se débarrasser de la fée; et dès le soir même eut un caprice. Il étoit tel qu'il ne doutoit pas qu'elle n'en fût vivement piquée; mais quand on aime, on s'afflige de ces sortes de choses plus qu'on ne s'en offense: non-seulement elle le lui pardonna, mais encore elle lui en demanda pardon. La jalousie la plus offensante et le plus durement exprimée, ne lui parut qu'une preuve d'amour; et elle ne songea qu'à donner à Schézaddin de nouvelles preuves de sa tendresse, pendant qu'elle ne pouvoit trop l'accabler de sa colere. Tout déterminé qu'il étoit à la tourmenter, une douceur si singuliere le toucha. Il rougit de son injustice; et les pleurs de la fée, les premieres de ce genre qu'il lui eût fait verser, secondant la bonté naturelle de son coeur, il tomba à ses genoux, l'accabla des plus tendres caresses, et crut retrouver dans ce raccommodement tout l'amour qu'il avoit perdu. Ce ne fut pas pour long-tems. Ses desirs irrités par une résistance légere, que Tout-Ou-Rien avoit cru devoir lui opposer, s'éteignirent dès qu'elle y eût cédé, et avant même que de sortir de ses bras, il avoit repris toute son indifférence.à cette premiere épreuve il en fit succéder mille autres, aussi douloureuses pour Tout-Ou-Rien, et qu'elle ne supporta pas avec moins de patience. Loin même que les procédés de son amant, qui perdoit de ses remords à mesure qu'il perdoit de son goût, affoiblissent sa tendresse, il sembloit que plus il la rendoit malheureuse, plus il la lui rendoit chere. Lasse enfin de pardonner, le croyant du moins, mais aimant toujours, elle voulut essayer si, en se révoltant contre les caprices de son amant, elle ne les feroit pas cesser. La colere dont elle s'arma, n'eut pas de plus heureuses suites que son indulgence, il soutenoit ses menaces comme il avoit soutenu sa douleur; et l'infortuné Tout-Ou-Rien, lasse de contraindre son amour, alloit enfin tomber et pleurer aux genoux de l'ingrat qu'elle avoit attendu vainement aux siens. Quelquefois touché, malgré lui même, de l'état où il la réduisoit, il joignoit ses larmes aux siennes, la serroit dans ses bras, et desiroit même qu'elle retrouvât dans son coeur tous les sentimens qu'elle cherchoit à y réveiller: mais il est plus difficile encore de ranimer une passion éteinte, qu'il ne l'est de triompher d'un amour naissant. Schézaddin,en se reprochant de ne l'aimer plus, n'en étoit pas pour cela plus disposé à revenir à elle. Pour peu même que la douleur de la fée s'expliquât long-tems, il sentoit s'évanouir la pitié qu'elle lui avoit inspirée, et ne trouvoit plus que lui à plaindre. Tout-Ou-Rien, enfin, craignit de n'être plus aimée; mais comme son coeur souffroit plus que sa vanité de l'inconstance de son amant, en croyant n'aimer qu'un ingrat, elle n'en étoit pas moins toute à sa tendresse. Cet orgueil qui autrefois lui faisoit regarder, comme le plus cruel des suplices, d'être prévenue par un amant volage, cette légéreté qui la faisoit courir d'amusemens en amusemens, et ne lui avoit pas laissé le tems de connoître l'amour, tout se taisoit ou avoit disparu devant cette passion funeste par laquelle elle étoit entraînée. Tout douloureux, tout cruel qu'étoit pour son ame le sentiment impérieux qui la maîtrisoit, c'étoit, cependant, le seul qu'elle pût y laisser regner. Malheureux l'un par l'autre, ils passerent dans ce triste état un tems assez considérable. Tout-Ou-Rien, outrée de se voir un objet de dégoût, se croyant unerivale, et la cherchant en vain, vouloit quelquefois et aussi inutilement, le forcer à s'expliquer. Tout las qu'il étoit de se contraindre, d'un air morne, froid, et ennuyé, il lui juroit une tendresse extrême, lorsqu'elle l'interrogeoit sur ses sentimens. Quoique des protestations dénuées de ces transports, qui seuls leur donnent de la force, ne la rassurassent pas, elle s'en contentoit toujours. Si Schézaddin ne lui parloit plus de sa passion comme elle l'auroit desiré, elle jouissoit du moins du plaisir de lui en entendre parler encore; et cette ressource, quelque foible, quelque peu consolante qu'elle soit, est plus nécessaire à un amour malheureux, qu'on ne pourroit l'imaginer. Schézaddin désespéré, cependant, de voir que tout ce qu'il imaginoit pour forcer la fée à l'inconstance, ne faisoit qu'ajouter à sa tendresse, s'emportoit souvent contre son favori, et se reprochoit à lui-même des ménagemens qui lui servoient si peu. Ne sçachant plus, enfin, qu'imaginer pour se rendre indifférent à une femme que son amour et sa vanité aveugloient sur tout, il résolut d'essayer si, en s'eloignant d'elle, il ne parviendroit pas à s'en faire oublier.Il se flattoit que s'il pouvoit la déterminer à passer quelques jours sans le voir, le besoin de s'occuper, et l'habitude où elle étoit de ne pouvoir trouver des ressources que dans le plaisir d'aimer, le banniroient de sa mémoire; et que, sans explication, sans reproches, elle rompoit pour jamais avec lui. Mais comment lui annoncer qu'il vouloit aller passer quelques jours à Tinzulk, et qu'il ne vouloit pas qu'elle l'y suivît; quels motifs donner à un voyage si peu nécessaire, et sur quoi fonder le desir qu'il avoit qu'elle n'en fût pas? L'ennui dont il se sentoit accablé, ne lui permettant point de différer son départ, il en parla à Tout-Ou-Rien, sans avoir encore imaginé aucun des prétextes qui auroient pu la tromper. Quoi! Lui dit elle, en pâlissant, c'est vous qui voulez vous éloigner de moi! Vous qui, il n'y a pas encore long-tems, en me voyant sans cesse, croyiez encore ne me pas voir assez! Mais, madame, répondit-il... ingrat! Interrompit la fée, n'as-tu que ce nom à me donner, et n'étois-je pas déjà assez sûre de ton indifférence! Pars, puisque tu le veux, éloigne-toi pour jamais d'un lieu que ta présence me rend aussi odieux aujourd'hui,que ta présence et ton amour m'y faisoient autrefois trouver de charmes. Je ne croyois pas, repliqua-t-il, que lorsque l'on s'aimoit, on fut condamné à se voir toujours; mais puisque vous dites que c'est une regle, il faut bien s'y soumettre: je la trouve dure, pourtant, continua-t-il, en allant s'asseoir loin d'elle, d'un air piqué; car, enfin, c'est positivement être esclave, que de ne pouvoir pas un instant disposer de soi-même. Pendant qu'il tenoit tous les mauvais propos que l'on tient à une femme, lorsqu'on a tort avec elle, qu'on veut l'avoir, et que l'on a des raisons pour n'en pas convenir, Tout-Ou-Rien pleuroit. Quoique Schézaddin craignît sa colere, il l'auroit beaucoup mieux aimée, que cette douleur tendre, dans laquelle il la voyoit plongée, qui l'embarrassoit sans le toucher, et achevoit de le convaincre qu'il ne parviendroit jamais à l'amener à finir à l'amiable avec lui. Cette idée achevant de lui donner de l'humeur, il dit à la fée des choses si déraisonnables, et si dures, qu'enfin elle s'emporta, et le pria de retourner à Tinzulk, et de ne la revoir de sa vie. Quelle que fût alors sa fureur, il y a apparencequ'elle ne desiroit pas d'être obéie. Cependant le perfide roi d'Isma, prenant le discours de la fée pour la permission dont il croyoit avoir besoin, la quitta en lui faisant la plus froide, et la plus profonde des révérences, et se hâta de retourner à Tinzulk. Malgré les preuves d'indifférence qu'il lui avoit déja données, la fée croyoit si peu possible que l'on se séparât si brusquement d'une femme, à laquelle, quelque froideur qu'elle inspirât, on devoit au moins des égards, qu'elle attendit long-tems que, honteux de ses procédés, il vint à ses genoux, lui en demander pardon. Enfin elle alloit le chercher, lorsqu'on vint lui apprendre qu'il étoit sorti du palais. Un départ si subit, et précédé de tant de marques de dégoût, auroit dû ouvrir les yeux à la fée; mais quand on aime encore, il est si douloureux de penser que l'on n'est plus aimé, qu'il est assez simple que ce soit la derniere chose qu'on imagine. Sa tendresse, qui étoit extrême; peut-être un peu d'amour-propre, ne lui permirent pas de penser que Schézaddin l'eût fuie sans retour. Il faut, au reste, avoir aimé pour sçavoir comme on excuse les procédés les plus inexcusables,et toutes les raisons qu'on y cherche. Au milieu, cependant, de toutes les idées qui se présenterent à l'esprit de la fée, celle que le prince ne l'aimoit plus, vint à son tour s'y offrir; mais elle lui parut si peu vraisemblable, et même si offensante pour lui, qu'elle eut de la peine à se pardonner de l'avoir eue. Quoi! Ce prince, objet d'une passion si vive et si sincere, n'étoit qu'un ingrat, que sa tendresse et ses charmes n'avoient pu retenir, et que peut-être, ils ne pourroient ramener! Non, sans-doute, il aimoit encore! Guidé par les mauvais conseils de Taciturne; croyant peut-être s'avilir, en consacrant tout entier à l'amour un tems dont on lui disoit qu'il devoit au moins une partie à la gloire, ce ne pouvoit être que malgré lui qu'il s'étoit arraché d'auprès d'elle. Il ignoroit encore ce qu'il en coûte pour s'éloigner de ce qu'on aime, et combien la gloire dédommage peu du plaisir d'aimer. Pourroit-il l'apprendre, et supporter ce vuide affreux qui alloit succéder à ces tendres mouvemens, à cette douce ivresse qui l'avoient si long-tems agité et rempli; et pourroit-il les desirer encore, sans revenir les chercher dans ses bras? Car, enfin, lafée n'imaginoit pas qu'une autre qu'elle pût faire le bonheur de Schézaddin; et quand, malgré tout ce qu'elle opposoit à cette funeste idée, elle étoit forcée de convenir qu'il y avoit déja long-tems que ce prince ne répondoit plus que foiblement à son ardeur; elle le croyoit plus attiédi qu'inconstant, et se consoloit par l'espérance de le revoir plus sensible et plus tendre, du chagrin que son absence lui causoit. Quelques illusions que la fée cherchât à se faire sur la fuite de Schézaddin, elle en étoit, dans le fond, aussi piquée qu'elle devoit l'être, et quelquefois l'attribuoit à sa véritable cause. Après que la douleur de vivre sans cet amant qui lui étoit encore si cher, l'eut occupée quelques jours, elle commença à craindre que Schézaddin ne voulût sérieusement la quitter, et que la négligence qu'il avoit pour elle, n'annonçât une rupture déclarée. Son premier mouvement fut de le prévenir, et de ne lui apprendre que par un nouveau choix, qu'elle avoit elle-même cessé de l'aimer; mais il se pouvoit qu'elle se trompât, en se croyant si près de l'inconstance: et si cela étoit, combien n'auroit-elle pas à se plaindre d'une précipitation quilui enleveroit le coeur de son amant, et lui feroit mériter son mépris? La fée, jusques-là, n'avoit pas fait grand cas de l'estime de ceux qu'elle s'étoit attaché; mais aussi, jusques-là, elle n'avoit pas aimé; et il ne lui étoit pas possible de penser, dans cette occasion, comme elle avoit fait dans quelques autres. Cependant, sans y penser, elle rappella au service de sa chambre de certains génies extrêmement aimables, et qu'elle avoit mis à d'autres emplois lorsqu'elle commença à prendre du goût pour Schézaddin. Ce n'étoit pas tout-à-fait être consolée; mais c'étoit annoncer qu'on vouloit, et qu'on pouvoit l'être; et quand une fois une femme, dans la position de Tout-Ou-Rien, a entrevu que sa douleur peut n'être pas éternelle, il est rare qu'elle reste affligée bien long-tems. Pendant que la fée, soit en bien, soit en mal, ne s'occupoit que de lui, formoit des projets de vengeance qu'elle n'exécutoit point; lui écrivoit par jour mille lettres qu'elle ne lui envoyoit pas; dormoit mal, mangeoit peu, cherchoit à s'amuser de tout, et ne se plaisoit à rien, le grand roi d'isma ne cessoit de se féliciter du parti qu'il avoit pris. Sonfavori qui auroit desiré, ou que l'on n'eût pas suivi ses conseils, ou que, sur le point d'en recueillir le fruit, on ne se fût point perdu par une étourderie, dont il étoit impossible que la fée ne reconnût point la source, n'étoit pas, à beaucoup près, aussi satisfait que le roi, de la façon brusque dont il l'avoit quittée. Au bout de deux jours, cette joie si vive qui avoit transporté Schézaddin, se modéra. Quelque ennuyeux que lui parût le palais de Tout-Ou-Rien, il lui sembla que le sien l'étoit encore davantage. S'il ne regrettoit pas la fée, il regrettoit et l'amour, et le plaisir d'être aimé qui, quand il n'intéresse plus le coeur, flatte toujours l'amour-propre. Le sien fut bientôt piqué de la froideur que la fée lui témoignoit; il s'étoit attendu à lui voir suivre ses pas, ou du moins à être tourmenté de ses lettres; et il ne fut pas médiocrement étonné de ce qu'à tous égards, elle le laissoit si tranquille. Cette indifférence le réveilla. Il lui parut honteux d'être si-tôt effacé du coeur de la fée; et quelque important qu'il eût cru au bonheur et à la gloire de ses jours, de rompre avec elle, il trouva qu'il étoit encore plus nécessaire à sa vanité de la remettre sous son empire.La fée d'ailleurs étoit jolie, et une absence de quelques jours lui avoit rendu bien des charmes aux yeux de Schézaddin. Il forma donc la résolution de la revoir, et l'exécuta, malgré toutes les représentations de Taciturne, qui sentant que la vanité seule, et un peu de desirs ramenoient son maître auprès d'elle, auroit bien voulu que des mouvemens si différens de l'amour, ne lui en eussent point paru. Quoique Tout-Ou-Rien commençât à se consoler, elle n'étoit pas encore guérie; et la présence inopinée du prince la plongea dans un trouble qu'elle n'eut pas peu de peine à dissimuler. Elle parvint cependant à le renfermer assez bien, pour ne lui montrer qu'un léger étonnement de le revoir. Comme il supposoit qu'elle étoit infiniment affligée, il croyoit la trouver couchée, ou dans le plus grand abbattement, et tout au plus auprès d'elle, celle de ses femmes qu'elle honoroit le plus de sa confiance. Il ne fut donc pas peu surpris de la trouver à sa toilette, avec des fleurs dans ses cheveux; chantant avec toute l'apparence de la tranquillité, un air, sur lequel un de ses amans avoit fait autrefois des vers pour elle; et entourée de ces grands génies,dont nous avons dit qu'elle se servoit, lorsque des objets plus agreables ou plus nouveaux ne l'occupoient pas toute entiere. Elle se fit même attacher ses brodequins, en présence du roi, par un d'eux qu'elle ne fut pas assez maladroite pour louer, mais qu'elle lorgna en dessous. Ces façons, toutes singulieres qu'elles étoient, déplurent pourtant encore moins à Schézaddin, que l'air paisible qu'il lui trouvoit, et la politesse froide avec laquelle elle le reçut. Il s'étoit flatté qu'elle lui feroit bien des reproches, ou qu'elle n'affecteroit pas de le regarder; enfin, qu'elle le traiteroit comme on traite en pareil cas quelqu'un de qui l'on a beaucoup à se plaindre, ou qu'il ne lui trouveroit que cette douleur tendre et timide que l'amour malheureux emploie toujours, et toujours si inutilement; et il étoit déterminé, comme c'est l'usage, à être humble, si elle étoit fiere; et insolent et dur, s'il ne lui voyoit que de l'affliction. Comme elle crut que le silence lui donneroit un air piqué qu'elle ne vouloit pas avoir, et que peut-être aussi elle vouloit aider Schézaddin, elle lui parla la premiere avec toute la politesse imaginable; mais ne mit que de cela danstoutes les questions qu'elle lui fit, et qui n'étoient absolument que du genre de celles que l'on fait aux gens à qui l'on n'a rien à dire, et auxquels, cependant, on se croit obligé de parler. L'indifférence avec laquelle elle le recevoit, ne le toucha pas, mais elle le piqua. Cette même femme, objet si long-tems de sa froideur et de ses dégoûts, devint pour lui plus intéressante que jamais. Il lui sembla même que jamais elle n'avoit eu tant de charmes. Tout-Ou-Rien n'avoit pas un instant douté de l'impression que feroit cette réception, non sur le coeur, mais sur la vanité de Schézaddin; elle s'étoit même bien promis qu'elle se diroit alors qu'il ne falloit pas qu'elle s'y méprît; mais son amant étoit aimable; elle étoit accoutumée à l'aimer; elle l'aimoit sûrement encore, ne doutoit pas du moins qu'elle ne l'aimât toujours beaucoup, et peut-être, ne se trompoit pas moins à son coeur que Schézaddin ne s'abusoit sur le sien. Car, combien ne se croit-on pas d'amour, lorsqu'on sçait que l'on n'en inspire plus! Tous deux, par le tour que les choses prenoient, se trouvoient à peu-près dans la même position. Il sembloit à Tout-Ou-Rien qu'elle ne desiroit de le rengagerque pour avoir le plaisir de le quitter à son tour; et Schézaddin, quoiqu'il mît dans cette affaire beaucoup moins de sentiment, encore que la fée ne doutoit pas qu'en la revoyant, il n'eût repris pour elle toute la tendresse qu'elle lui inspiroit autrefois, et brûloit du desir de la lui faire partager. Quoique dans le fond, il ne lui parût pas possible qu'elle l'eût oublié si promptement; ce génie, à qui elle avoit donné auprès d'elle de si singulieres fonctions, l'alarmoit d'autant plus, que c'étoit involontairement qu'elle paroissoit le regarder avec une sorte de complaisance, et qu'il croyoit lui voir plus de desir de lui dérober ce commencement de fantaisie, que d'envie de lui exagérer ses mouvemens. Il ne crut pas, cependant, devoir prendre le ton soumis qui auroit convenu à ses inquiétudes. Accoutumé à cet air d'empire, si ordinaire aux amans heureux, et si cruel pour les femmes qui y sont exposées, plus il craignît de la perdre, plus il employa de sécheresse. J'aime assez, lui dit-il, avec un souris ironique, à voir l'impression douloureuse que mon absence vous a faite. Je ne sçais pas, au reste, à propos de quoi je mesuis avisé de tenter cette épreuve: je devois ne pas douter de votre coeur. à cela point de réponse, pas même un regard qui annonçât le plus léger sentiment; la fée mettoit son rouge. à ce que je vois, poursuivit-il, (et ce sera peut-être un jour un bonheur pour moi que d'en être convaincu), ce que l'on appelle une passion éternelle, finit comme toute autre chose; mais c'est qu'il n'est que trop vrai que tout le monde ne sçait pas aimer. Il m'auroit cependant été nécessaire d'être instruit plutôt de cette fâcheuse vérité. Pas plus de réponse que la premiere fois; la fée plaçoit ses mouches. Schézaddin qui l'avoit vu si long-tems soumise à tous ses caprices, et même trembler, lorsqu'il la regardoit avec indifférence, ne fut pas médiocrement surpris de la tranquillité avec laquelle elle l'écoutoit. Mais, madame, lui dit-il, il est, permettez-moi de vous le dire, un peu singulier que vous ne paroissiez pas m'entendre. Je vous demande pardon, seigneur, lui dit-elle, je rêvois. J'ai cru qu'entre amis, cela n'étoit pas défendu; mais puisque vous le trouvez mauvais, je merendrai à la conversation. Vous êtes aujourd'hui singuliérement parée! Lui dit-il, oserois-je vous demander quels sont vos projets? Je n'en ai qu'un qui me paroît le plus simple du monde, répondit-elle, je vais à l'opéra; et je me flatte, ajouta-t-elle, avec un souris moqueur, que, quoique vous paroissiez avoir de l'humeur aujourd'hui, vous voudrez bien ne le pas trouver mauvais. Je ne suis point fait, madame, pour vous contraindre, reprit-il aigrement. Eh! Seigneur, repliqua la fée en souriant, faites-moi le plaisir de me dire quelque chose qui soit pour moi plus nouveau que cela. J'aurois cru, pourtant, lui dit-il plus bas, et d'un ton un peu moins fier, que cet opéra pouvoit se remettre, et qu'après avoir été quelques jours sans me voir, le plaisir d'y aller ne seroit pas pour vous le plus flatteur de tous ceux que l'on pût vous offrir. Vous n'y pensez pas! Lui dit-elle, c'est un opéra nouveau! Il faut donc y aller, madame, reprit-il avec emportement. Il y a deux heures, reprit-elle, sans s'émouvoir, que j'ai l'honneur de vous dire que c'est mon intention. Au reste, comme la musique pourroit vous plaire moins qu'à moi,et qu'il ne me paroîtroit pas tout-à-fait équitable que je vous obligeasse de venir entendre celle qui m'est préparée, je crois devoir vous laisser le choix de vos amusemens. Tout s'empressera ici à vous en procurer, et à cet égard vous n'y trouverez rien de changé. C'est donc, repartit Schézaddin, la seule chose qui ne l'y soit pas. J'aurois, il n'y a pas long-tems, continua-t-il, cru vous déplaire beaucoup de ne point suivre vos pas par-tout où ils se portoient; mais je craindrois aujourd'hui que ce soin de ma part ne vous rendît moins agréable le plaisir que vous allez chercher. Je n'imaginois pas, reprit-elle, que vous voudriez bien le partager avec moi, et je n'ai pas cru que je dusse vous demander une complaisance qui auroit pu vous paroître pénible. Une complaisance! S'écria-t-il en soupirant; quel terme! Et qu'il me paroît extraordinaire que vous ayez pu le trouver. En achevant ces paroles, il présenta la main à la fée. Elle la reçut avec cet air de sécheresse et de contrainte qu'ont les femmes en pareil cas, lorsque la main qu'on leur offre les empêche de prendre celle qu'elles voudroient; et se tournant avec un air d'inquiétude,qui étoit assez marqué vers ce génie qui commençoit à en donner au roi d'Isma; Zémy, lui dit-elle, vous êtes de ma loge? à cette nouvelle marque d'attention que la fée donnoit à ce génie, Schézaddin soupira, mais n'osa rien dire. Il commençoit à croire qu'il n'étoit plus aimé, et cette certitude, en nous donnant de l'humeur, nous dispose toujours, et souvent sans que nous le sentions nous-mêmes, a plus de soumission encore que dans le cas contraire nous n'aurions employé de fierté. Ce que vous venez de nous raconter, visir, dit Schah-Baham en bâillant, m'a paru très-beau, assurément; mais pourtant cela m'a comme ennuyé. N'auriez-vous pas pu, à la rigueur, nous dire les mêmes choses, et nous en dire moins. Je ne sçais si je me fais bien entendre; mais je crois que mon défaut n'est pas d'être obscur: je m'explique. Le prince, n'est-il pas vrai, a envie de se raccommoder avec la fée? Pourquoi, puisque cela est, ne lui dit-il pas tout simplement, au lieu de toutes ces miseres qui ne finissent pas: ma foi! Mon coeur, voulez-vous que je vous dise? Je suis parti d'ici, parce que je m'y ennuyois; j'y reviens, parce que je ne me suis pas amusé chez moi, et que j'aime encore mieux m'ennuyer avec vous, que de m'ennuyer tout seul. Cette fée est franche; et je suis l'homme du monde le plus trompé, si ce propos-là ne lui auroit pas fait plaisir. Il est, en effet, très-flatteur! Dit la sultane; mais en supposant, ce que je ne crois pas aussi fermement que vous, qu'un discours si tendre eût suffi pour les raccommoder, dans la position où ils étoient tous deux, je crois que la chose ne devoit pas être si brusquée, et qu'enfin il falloit filer cette situation. ô saint prophête! S'écria le sultan, entendrai-je toujours parler de cette maudite filerie, et faut-il que, pour la commodité de mes conteurs, je me laisse ennuyer comme un chien! Pourquoi faut-il que je souffre de ce que le prince et cette fée ne sçavent pas un mot de ce qu'ils veulent, de ce qu'ils disent, ni de ce qu'ils font? Qu'ils se quittent, qu'ils se reprennent, qu'ils se quittent encore, s'ils en ont envie; mais qu'ils finissent; car, à parler naturellement, ils m'excedent; en un mot, comme en mille, je veux des contes, où il n'y ait rien de filé; si vous aimez,vous, ceux où l'on file, vous n'avez qu'à vous en faire faire à part.

LIVRE 1 PARTIE 2 CHAPITRE 12

N'est-il pas vrai, madame, demanda Schézaddin à la fée, que je vous contrains singuliérement, et que je ne vous déplais pas peu d'enlever au seigneur Zémy une fonction que vous lui destiniez? Il en a tant, au reste, auprès de vous, ajouta-t-il avec un souris amer, que j'ai cru pouvoir lui ôter celle que je remplis, sans lui faire beaucoup de tort. Il est certain, répondit la fée, que si je crois que vous lui en faites, j'ai de quoi l'en dédommager; et comme il n'en doute pas, cette certitude doit le rendre tranquille; mais croyez-moi, seigneur, ajouta-t-elle, avec un peu d'impatience, dispensez-vous du soin de chercher dans mon coeur ce qui s'y passe: les tems ne sont pas toujours les mêmes; et cette curiosité de votre part pourroit aujourd'hui ne me plaire pas. Cela se peut, madame, repliqua-t-il; mais du moins, vous aurez la bontéde convenir que c'est assez promptement que vous changez d'avis. C'est encore, repartit-elle fiérement, ce sur quoi je crois ne vous devoir aucun compte; et pour vous le prouver, je ne vous en rendrai pas. Ah, madame! S'écria-t-il, je ne sçais déjà que trop à quel point je suis loin de votre coeur! Daignez ne m'en pas donner de nouvelles preuves: elles m'accablent; et cette barbarie ne vous est pas nécessaire! Je suis fâchée, répondit-elle d'un ton fort indifférent, et pourtant plus doux, que vous les exigiez de ma part; et je vous avoue naturellement que j'ai cru devoir d'autant moins me contraindre à cet égard, que vous m'avez plus donné de sujets de croire, que rien ne vous est plus égal que mes sentimens. Vous vous tromperiez cependant, si vous me supposiez l'intention de vous faire des reproches: mais comme je n'en fais point, je ne prétends pas non plus en essuyer. Nous n'avons plus rien d'un certain genre à exiger l'un de l'autre. épargnez-vous donc une jalousie, qui ne peut plus que me paroître un caprice de votre part: je ne l'aime pas naturellement; et sur-tout elle m'est odieuse lorsqu'elle est sans amour. Sans amour! S'écria-t-ilencore, en lui voulant baiser la main, que par parenthese, elle retira: ah! Vous ne le croyez pas! Et je mourrois de douleur, si en effet je vous avois donné quelques raisons de le penser! Sans amour! Répéta-t-il encore, quoi! C'est vous qui croyez que vous pouvez n'en plus inspirer! Si l'on ne sçavoit pas à quel point la vanité rend tendre, lorsqu'elle est blessée, il n'y auroit peut-être personne qui, sur ce qui vient de se passer, ne crût que Schézaddin étoit redevenu fort amoureux. Il le croyoit sûrement lui-même; et, ce qui n'est pas beaucoup plus extraordinaire, la fée finit par le croire aussi. Ce n'étoit pas, comme l'on sçait, qu'elle ne se fût bien promis le contraire, et qu'elle ignorât combien elle pouvoit devoir de l'amour du prince, à la froideur qu'elle lui montroit; mais elle étoit aimable, elle le sçavoit; il l'avoit très-vivement aimée: s'il étoit possible que ce ne fût que la vanité du prince qui le lui ramenât, ne se pouvoit-il pas aussi-bien que ce fût l'amour; et qu'il n'eût eu que cet engourdissement qu'on pourroit appeller une lassitude de coeur? Si cela étoit, comme dans le fond rien n'étoit plus probable, pourquoi ne lepas croire et le désespérer, lorsqu'elle-même l'aimoit encore? Pourquoi ne pas tenter une épreuve qui lui offroit tant d'apparences de succès. Si les sens et l'orgueil étoient les seuls motifs qui le fissent revenir à son engagement, il n'étoit pas douteux qu'il l'auroit à peine retrouvée sensible, que sa froideur renaîtroit. Si c'étoit l'amour, il étoit également indubitable que la crainte qu'il auroit eue de la perdre le rendroit plus tendre qu'elle l'avoit encore vu: et cela valoit bien la peine d'être éclairci. Encore indéterminée, à ce qu'elle croyoit, sur ce qu'elle avoit à faire, mais décidée dans le fond à en courir le hasard, Tout-Ou-Rien arriva à l'opéra, fort tourmentée par Schézaddin, qui, en poussant les soupirs les plus tendres et les plus profonds que l'on ait jamais entendus, lui serroit continuellement la main de la façon du monde la plus pressante. Ah! Lui dit-il (voyant qu'elle ne paroissoit pas l'entendre) comme autrefois vous m'auriez répondu! C'est, lui répondit-elle, que vous verrez qu'alors vous ne discontinuiez pas de me parler cette langue; est-ce ma faute, dans le fond, si vous me l'avez laissé oublier? Reprenez-la de moi, divine fée! Je vous enconjure! Non, repliqua-t-elle, d'un ton qui dût lui donner de bien grandes espérances, vous me la laisseriez oublier encore, et je ne crois pas devoir en courir les risques. Comme elle achevoit ces paroles, qui pour le dire en passant, étoient prononcées d'un ton à devoir rassurer un peu Schézaddin, ils arriverent à l'opéra. Quoi! Dit-il à la fée, avec étonnement, vous êtes en grande loge! Ne vous seroit-il pas égal que nous fussions dans celle où il y a des stors, et que nous y fussions seuls? Vous sentez bien, repondit-elle, que cela ne peut pas me l'être; il faut que vous ayez perdu l'esprit pour me faire une pareille proposition! Il est vrai, repliqua-t-il, avec un air piqué, que Zémy n'y seroit pas, et que l'opéra pourroit vous en plaire moins. Ce qu'il y a de sûr, reprit-elle, c'est que si je voulois bien y être seule avec lui, je ne pourrois pas dire que je l'eusse bien entendu. Au reste, seigneur, continua-t-elle, il m'est si prouvé que je ne vous dois plus aucun compte de mes idées et de mes sentimens, que je ne puis vous dire à quel point je suis surprise, et choquée de vous voir vous en inquiéter comme vous faites.L'opéra qui commença sur le champ, permit d'autant moins au prince de répondre, que Tout-Ou-Rien lui parut plus déterminée à l'écouter avec la plus grande attention. Ce Zémy, si redouté du roi, et qu'au moins il regardoit comme son successeur désigné, étoit derriere la fée qui, en faisant des noeuds, un peu renversée dans sa loge, s'appuyoit assez familiérement sur lui. Ce spectacle joint à la façon seche et fiere dont la fée lui avoit répondu, lui rendit ses premieres terreurs, et lui fit reprendre sa premiere politesse: mais ce qui lui fit croire, plus que tout le reste, que la fée étoit sans ressource, perdue pour lui, fut l'air froid, respectueux et détaché avec lequel les personnes de la cour de Tout-Ou-Rien répondoient aux avances qu'il se tuoit de leur faire. Il n'y avoit pas, enfin, jusqu'aux valets-de-pied, sur le visage desquels il ne lût sa disgrace. Comme il avoit encore plus d'orgueil qu'il ne se croyoit d'amour, la comparaison qu'il ne put s'empêcher de faire du rôle brillant que si peu de jours auparavant il jouoit dans cette cour, avec le personnage qu'il y faisoit en ce moment, le mit dans une si vive indignation, que quelque forte que fût l'enviequ'il avoit de reconquérir cette superbe fée, il fut sur le point de la quitter et de retourner brusquement à Tinzulk; mais ce même orgueil qu'elle blessoit si vivement le retint. Il pensa qu'après la démarche qu'il avoit faite, et qu'alors il ne se pardonneroit pas, il lui seroit honteux de ne pouvoir pas subjuguer encore une femme sur laquelle il avoit eu tant d'empire, et de lui avoir si vainement donné le spectacle de ses desirs et de sa douleur. Il crut cependant qu'il devoit désormais renfermer l'une, et ne plus laisser percer les autres, et rendre à la fée et à toute sa cour l'indifférence qu'on lui témoignoit. Il est bien difficile, quelque art que nous puissions avoir, quand nous formons une résolution qui nous coûte, que le trouble qui nous agite intérieurement échappe aux yeux qui nous examinent. Tout-Ou-Rien qui observoit le prince avec plus d'attention qu'il ne lui en supposoit, ne perdit aucun des mouvemens auxquels il étoit en proie; mais elle s'y trompa. Sa vanité lui faisant oublier la part que celle du prince avoit dans tout cela, elle crut que l'amour seul pouvoit lui causer un chagrin aussi vif que celui qu'il laissoit remarquer. Lesregards de fureur que de tems en tems il lançoit sur elle et sur Zémy, l'instruisant qu'elle lui avoit assez donné de jalousie, elle crut qu'il étoit tems de le tirer d'un état si cruel; et sans affectation, elle se retira lentement d'entre les jambes du génie, et s'appuya sur le bord de sa loge. On trouve des historiens qui ont prétendu qu'avant que de faire ce sacrifice à son ancien amant, elle avoit doucement pressé les genoux de Zémy, comme pour lui faire comprendre qu'elle n'accordoit qu'à regret à la décence ce que dans le fonds elle ne donnoit qu'à un reste d'amour, auquel elle cédoit encore; mais j'avoue que j'ai beaucoup de raisons de croire qu'ils se sont trompés, et qu'il n'est pas même prouvé que Tout-Ou-Rien ait fait à Zémy l'agacerie qu'ils lui reprochent. Premiérement... premiérement! Interrompit Schah-Baham, votre intention seroit-elle par aventure de raisonner là-dessus? La discussion, répondit le visir, étant le flambeau de l'histoire, j'ai cru que votre majesté ne seroit pas fâchée que l'on tâchât, par son secours, d'éclaircir certains faits importans qui... importans! Dit le sultan; je ne sçais si cela vous importe, mais pour moi, je suis bien aisede vous dire qu'il ne m'importe en aucune maniere que cette fée ait pincé, piqué, ou pressé la jambe de ce génie; car dans le fond, qu'est-ce que cela me fait? Nous ne sommes, à ce qu'il me semble, ni parens, ni amis; mais encore quand, ce qui pourroit être, cela seroit, qu'est-ce que cela pourroit me faire? En serai-je plus avancé quand je sçaurai si cela a été ou non? Oh! Si par hasard cela ne m'étoit pas si égal, je conviens que cela feroit une différence... différente. Tout ce que je vois que vous gagneriez, dit la sultane, si le visir se livroit à ces sublimes recherches, c'est que son conte en seroit beaucoup plus long; mais je doute qu'il vous en intéressât davantage. Voilà précisément ce que je disois, moi, reprit le sultan; j'aime qu'on allonge, mais je veux qu'on m'intéresse: or, comme plus je me tâte, moins je vois en quoi cette jambe pourroit m'intéresser, je vous déclare, visir, que vous ayez à la laisser pour ce qu'elle est, puisqu'après tous vos raisonnemens vous ne pourriez peut-être pas encore me dire ce qu'on en a fait. Assurément, repliqua la sultane; car à moins qu'il n'eût sur ce singulier événement des mémoires particuliers, tout ce qu'il vousapprendroit, c'est ce qu'il en pense; et je ne crois pas, comme vous dites fort sensément, que vous en fussiez pour cela plus amusé ou plus instruit. L'intention de Tout-Ou-Rien n'étant donc pas que le prince se livrât au désespoir, elle commença à le regarder avec plus d'intérêt, et à lui parler avec moins de sécheresse. Il est vrai qu'elle ne l'entretenoit que de choses indifférentes; mais enfin, c'étoit lui parler: et dans la situation où ils étoient ensemble, la plus légere marque d'attention de la part de la fée devenoit une grande faveur pour lui. Il le sentit, et s'empressa à en mériter de plus agréables. Que les amans malheureux sont tendres, attentifs et soumis! La fée ne lui disoit pas un mot; quel qu'il fut, qu'il n'y trouvât de quoi lui répondre quelque chose de flatteur: ses regards et son ton secondoient si bien ses discours, que s'il ne parvint pas à rendre à Tout-Ou-Rien sa premiere ardeur, il fît du moins disparoître cette froide cérémonie, qui s'étoit établie entr'eux; et que quand l'opéra finit, ils étoient ensemble de cette familiarité polie, qui ordinairement précede et annonce un engagement ou une réconciliation.Je vous ai donc perdue! Madame, lui dit il avec autant de tendresse que de respect, en lui offrant la main, quand elle sortit de l'opéra; et cet amour qui devoit être immortel, comme vous-même, n'existe plus dans votre coeur! Que dis-je, hélas! Peut-être ne vous souvenez-vous plus que vous m'avez aimé! Plus que je ne voudrois, répondit-elle, d'une voix un peu tremblante, puisque je vous haïs encore. à cette déclaration de haine, Schézaddin se récria sur l'injustice qu'elle lui faisoit; et la supplia, avec toute la soumission imaginable de lui accorder dans le pavillon des plaisirs l'explication qu'il lui avoit déja demandée. La fée lui répondit simplement, qu'elle pouvoit la lui donner par-tout, et qu'elle ne concevoit pas pourquoi il croyoit qu'ils ne pouvoient s'entretenir que dans ce pavillon. C'est, madame, lui dit-il, parce que c'est le lieu où, pour la premiere fois, je vous ai parlé de ma tendresse, et où vous m'avez donné de précieux témoignages de la vôtre: je sens trop, et combien j'ai besoin, et combien, en même-tems, il m'est difficile de la ranimer dans votre coeur, pour ne me paschercher tous les secours imaginables. Vous ne les reverrez pas ces lieux charmans! Ces lieux, où mille fois votre ame a daigné s'unir à la mienne, sans vous reprocher votre cruauté, et sans vous laisser attendrir sur mon sort. Ah! S'écria-t-elle, s'il est possible que je sois encore de quelque prix à vos yeux, ne souhaitez pas que je m'y laisse conduire! Si je ne puis les revoir sans me souvenir de votre amour, ne me rappelleront-ils pas votre ingratitude! Eh bien! Repliqua-t-il, ils m'en feront sentir plus vivement tous les torts que vous avez à me reprocher: au nom des dieux! Au nom de vous-même, que j'aime plus tendrement que jamais! ... ingrat! Interrompit la fée, en lui serrant la main, vos desirs seront-ils toujours des ordres pour moi! En achevant ces mots, elle se laissa languissamment entraîner vers ce pavillon, qui sembloit, en ce moment, à Schézaddin le seul lieu dans la nature où il voulût toujours être. Qu'il étoit tendre en y conduisant Tout-Ou-Rien! Que d'ardeur éclatoit dans ses yeux! Quoi! Divine fée! Lui disoit-il, en lui baisant respectueusement la main, je vous retrouve! Quoi! Mes bizarrerieset mes injustices n'ont pu lasser votre coeur! Mais concevez-vous combien je vous dois de reconnoissance! Eh bien! Ingrat! Lui dit tendrement la fée, en s'asseyant sur des carreaux, nous voilà enfin dans ce pavillon, où vous desiriez si ardemment de me revoir; qu'avez-vous à me dire? Que je vous adore, lui répondit-il, en l'accablant de ses transports, que je mourrois de douleur, si je croyois vous avoir perdue; et qu'enfin, ce n'est que par vous, et pour vous que je veux, et que je puis vivre. Avec quelque vivacité que le prince exprimât sa passion, Tout-Ou-Rien lui avoit vu avec elle des torts trop marqués et trop suivis, pour qu'elle cédât si promptement à ses desirs. Non, lui disoit-elle, en le serrant dans ses bras, et en se défendant toutefois contre lui, non! Vos empressemens ne me séduiront pas! Non! Je pourrois me rendre à l'amour; mais je me mépriserois trop, si sûre, comme je le suis, de n'être plus aimée, je me livrois à vos desirs. Pendant qu'elle disoit des choses si délicates, sa tendresse, les transports de Schézaddin, une funeste habitude à leprévenir, le moment, la rendoient aussi foible qu'elle s'imaginoit, sans doute, l'être peu; et sa bouche lui refusoit encore tout, qu'il ne lui restoit presque plus rien à lui défendre. Malgré tout ce que le prince obtenoit d'elle, il s'apperçut aisément qu'elle étoit piquée. Permettre n'est pas la même chose qu'accorder; et quoique dans les dispositions où il étoit, l'air désintéressé de la fée ne dût pas lui causer autant de chagrin que s'il en eût encore été véritablement amoureux, ni diminuer rien de ses plaisirs; accoutumé à la trouver aussi sensible qu'alors elle affectoit de l'être peu, il ressentit vivement la sorte d'indifférence qu'elle lui montroit. La vivacité des reproches du prince, la singuliere ardeur dont il paroissoit animé, l'égarement où il étoit; tous ces mouvemens que, suivant l'usage des femmes, la fée attribuoit beaucoup plus à l'amour qu'aux desirs, la séduisirent enfin. Cette défiance qui regnoit toujours au fond de son coeur, cessa de triompher de sa tendresse; et sans la perdre, elle l'oublia. Bientôt, elle la sentit renaître, et regarda le roi avec inquiétude. Elle le trouva plus tranquille; mais, pour en être moins ardent, il n'en paroissoit que plus tendre. Ils commencerent enfin à s'entretenir. Elle étoit si belle ce jour-là, que Schézaddin, qui s'en étoit quelque tems privé, ne croyoit pas lui avoir jamais vu tant d'agremens, et l'accabloit de caresses aussi vives que la premiere fois qu'elle le rendit heureux. à peine même lui laissoit-il le tems de lui parler. Non! S'écria-t-il, quand elle voulut lui rappeller tous les torts qu'il avoit eus avec elle, non! Il n'est pas possible que vous ayez tant à vous plaindre de moi! à ces mots, il revoloit dans les bras de la fée, la serroit avec transport dans les siens, et ne lui parloit que par des soupirs. Tout-Ou-Rien emportée elle-même par la prodigieuse vivacité du prince, ne put plus écouter les craintes qui l'obsédoient encore, et se livra enfin au plaisir de retrouver dans son amant ce tendre delire qui avoit si long-tems fait son bonheur. Ils étoient encore plongés tous deux dans la plus délicieuse ivresse, lorsque l'on vint dire à la fée qu'on avoit servi. Quoi! Si tôt, s'écria-t-il. Quoique Tout-Ou-Rien ne se fût pas plusennuyée que lui, elle n'ignoroit pas qu'il y avoit quatre heures au moins qu'ils étoient ensemble, et sçut au roi tout le gré imaginable de l'exclamation qu'il venoit de faire. Ils allerent enfin se mettre à table; et le prince pendant le souper fut si galant pour Tout-Ou-Rien, parut si occupé d'elle, et lui dit sur sa beauté des choses si flatteuses et si passionnées, que toutes les personnes de la cour de la fée, qui pendant trois mois l'avoient vu auprès d'elle sombre, brusque et ennuyé, ne pouvoient après les façons qu'ils lui avoient vues, imaginer celles qu'ils lui voyoient. De tous ceux qui étoient témoins de ce changement, il n'y avoit personne qui dût, en apparence, en être plus surpris que Taciturne, et qui, cependant, le fût moins. Il avoit cru également impossible que son maître, après une absence de huit jours, revît la fée, sans qu'il s'en crût encore amoureux; et qu'après le violent dégoût qu'elle lui avoit inspiré, et l'extrême ennui dont il avoit été accablé auprès d'elle, il pût, en effet, l'être encore. Tout-Ou-Rien ne pensoit pas comme lui sur le retour de son amant; et pour ne pouvoirpas douter qu'il ne fût durable et sincere, faisoit tout ce qui lui étoit possible pour oublier l'inconstance cruelle dont il avoit été précédé. Enfin, ils se retrouverent seuls, et dans ce petit appartement où Schézaddin avoit passé successivement de si belles et de si tristes nuits. Quoique dans le fond elle n'eût pas voulu y rester sans lui, elle résista long-tems aux prieres ardentes qu'il lui faisoit de ne point le condamner à passer la nuit loin d'elle. La conversation qu'ils avoient eue ensemble avant le souper, avoit été si longue et si vive, que Tout-Ou-Rien ne pouvoit s'empêcher de craindre que le prince ayant peut-être moins de choses à lui dire qu'il ne pensoit, ne s'ennuyât d'être auprès d'elle si long-tems. étoit-il bien prudent à elle de le mettre à une si forte épreuve? La défiance la faisoit combattre: l'amour la força de céder. Plus elle examinoit Schézaddin, plus il lui paroissoit injuste de n'attribuer qu'au desir seul le tendre empressement qu'il lui marquoit. Sa complaisance enfin eut un si heureux succès, qu'à la façon dont le prince se réveilla, elle eut toutes les peines du monde à croire possible celle dont il s'étoit endormi.Oh! Pour le coup, quel conte! Dit Schah-Baham; c'est que je ne crois cela, non plus! ... le croyez-vous, madame, demanda-t-il à la sultane. Assurément, répondit-elle, voilà une singuliere question, et bien peu faite pour moi? Allons, allons, reprit-il, ce que vous sçavez à part, dites-nous toujours ce que vous en pensez? Que l'on vous fait, repartit-elle, de très-sots contes; et que, quelque chose que vous fissiez, vous ne pourriez pas plus mal faire que de les entendre. Enfin, reprit le sultan, je ne crois pas ce qu'il vient de dire, moi; mais pour changer de discours, puisque la plaisanterie vous incommode, je vous dirai que ce raccommodement-là me désoriente tout-à-fait. Je m'étois, comme qui diroit, arrangé tout différemment; c'est-à-dire, d'une certaine maniere pourtant: mais n'importe, cela m'a surpris. On dira ce qu'on voudra; mais c'est, ma foi, une belle chose qu'un conte, sur-tout quand on y trouve, comme dans celui-ci, une morale épurée, de beaux préceptes, et je ne sçais combien d'autres choses encore qui se sentent mieux qu'on ne peut les dire, et qui vous élevent l'esprit, en même tems qu'elles l'amusent.C'est qu'il ne faut pas croire, non, qu'il soit donné à tout le monde de réunir l'utile et l'agréable. Cela est bien vrai, dit la sultane; pour le visir, on n'a rien à lui reprocher; s'il conte bien, il endort encore mieux.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 13

Une ardeur si grande trompa la fée. Plus sûre alors d'être aimée qu'elle ne l'avoit été de ne l'être plus, au lieu de laisser à son amant quelque chose à desirer, elle se livra à tous ses desirs, avec une facilité qui ne pouvoit que les éteindre, et enfin le fatigua de son bonheur.à chaque instant elle vouloit être avec lui. Cherchoit-il la solitude? Elle voloit sur ses pas. Tomboit-il dans la rêverie? Elle l'impatientoit en cherchant à l'en distraire. à quelque point que l'on aime, il est rare que l'on aime toujours également, et que l'ame n'ait pas quelquefois besoin de se reposer sur un sentiment, dont la violence et l'activité l'épuisent plus que quelqu'autre passion que ce soit. Mais Tout-Ou-Rien, qui à cet égard se sentoit inépuisable, accordoit à son amant la même faculté, et n'auroit pas aisément compris, malgré l'expérience qu'elle en avoit, qu'il ne trouvât pas comme elle, dans l'usage continuel des plaisirs, de nouvelles sources de flamme. Avec si peu de ménagement elle parvint à lasser Schézaddin au point qu'il reprit en assez peu de tems toute l'indifférence qu'il avoit eue pour elle, et qu'enfin il ne lui fut plus possible ni de vaincre, ni de cacher ses dégoûts. Elle s'apperçut bientôt qu'il étoit moins ardent, sans cependant imaginer à quel point de froideur il étoit parvenu. Ses inégalités, sa sécheresse, ses brusqueries, le soin avec lequel n'osant la fuir tout-à-fait, il l'évitoit; l'impatience avec laquelle il recevoit sescaresses et ses soins; tout auroit dû lui prouver qu'elle n'avoit plus pour lui les mêmes charmes. Souvent même ils passoient ensemble des jours entiers sans qu'il daignât lui adresser la parole. Il est vrai que dans le tems qu'il en étoit le plus vivement épris, il ne lui parloit pas beaucoup plus; mais quelle différence n'y a-t-il pas entre le silence d'un amant, qui ne se taît que parce qu'il est, pour ainsi dire, plongé tout entier dans son sentiment, et cette sombre taciturnité qui ne naît que de la disette du coeur et de l'ennui de se voir sans cesse tourmenté par un objet qui cherche à vous rappeller à un amour que vous n'avez plus. Quelque desir qu'eût Tout-Ou-Rien de s'aveugler sur l'état du prince, elle ne put pourtant long-tems s'y tromper. Mille choses dans la situation où elle étoit, portent malgré nous dans notre ame des lumieres cruelles, et l'avertissent de son malheur. Elle ressentit d'autant plus de fureur de la nouvelle inconstance de Schézaddin, qu'il avoit poursuivi avec plus d'ardeur un raccommodement avec elle, et qu'il lui avoit rendu dans toute leur force des sentimens que ses procédés avoient affoiblis,et que, selon toute apparence, son absence auroit éteinte, si elle eût continué. Son premier mouvement fut de rappeller Zemy, qu'elle avoit sacrifié, sans balancer, à la jalousie de Schézaddin, avant même qu'il eût demandé ce sacrifice; et ce mouvement fut suivi. Zemy reparut à la cour, la fée l'accabla d'agaceries; et le prince, qui depuis long-tems desiroit qu'elle prît un goût nouveau, le vit revenir avec beaucoup plus de plaisir qu'elle-même, et affecta même sur cela une tranquillité fort offensante. On ne peut guere douter que Tout-Ou-Rien ne fût alors dans le dessein de le quitter, et que la passion qu'elle avoit eue pour lui ne fût bien près de finir; mais comme dans les querelles qu'ils avoient eues ensemble, il lui avoit toujours reproché, et la facilité avec laquelle elle formoit de nouveaux engagemens, et le peu de tems que les siens duroient, elle crut qu'elle devoit lui laisser tout l'odieux de cette rupture, et attendre qu'il se déclarât. Il y avoit déjà assez long-tems qu'il périssoit d'ennui avec elle, et qu'à son tour il la faisoit mourir d'impatience, lorsqu'enfin, elle se détermina à lui parler. Ils étoient tous deux seuls une après-dînée.La fée sur un sopha faisoit tristement des noeuds dans un coin du sallon; et le prince, étendu sur une bergere, et le plus loin d'elle qu'il lui avoit été possible, lisoit, bâilloit et dormoit tour-à-tour. Elle le regarda quelque tems d'un air indigné, et pensa commencer l'entretien par quelques termes qui l'auroient d'autant moins flatté, qu'il les méritoit plus; mais le besoin qu'elle croyoit avoir de le mettre dans son tort, l'emportant sur sa colere: ce livre, lui dit-elle d'un air tranquille, me paroît, seigneur, vous intéresser assez peu? Cela est vrai, madame, répondit-il sans la regarder. Mais, puisqu'il vous ennuie, repartit-elle, que ne le quittez-vous? Je ne me flatte pas de pouvoir remplir vos momens de façon à ne vous laisser rien à desirer: mais je vaux, assurément bien peu, si je ne vaux pas un mauvais livre. Le prince ne lui répondit pas, et continua sa lecture. La façon dont vous agissez, continua-t-elle, n'est pas polie, et je crois que, sans passer pour ridicule, je pourrois m'en plaindre. Je n'en ferai pourtant rien; ce n'est pas que je ne sente ce procédé jusques au fond du coeur: mais comme vous n'en penseriez pas commemoi, et que mes plaintes ne m'en rendroient que plus insupportable encore à vos yeux, je crois, sur cet article, ainsi que sur beaucoup d'autres, devoir me renfermer dans un respectueux silence. Mais en vérité! Madame, répondit-il du ton du monde le plus ironique, rien n'est si beau que votre indulgence! Quoi! Je suis auprès de vous! J'ai l'audace de lire! Et vous me le pardonnez! Cela est héroïque! Et, à mon avis, vous ne vous en vantez pas assez. L'air railleur qu'il joignoit à ces paroles, par elle-mêmes déjà assez insultantes, mirent la fée dans une fureur si grande, que son premier mouvement fut d'anéantir le téméraire qui osoit lui manquer à ce point: elle le fixa un instant avec des yeux animés par la plus forte indignation; mais comme dans le fond elle n'étoit pas cruelle, et qu'elle ne l'aimoit plus assez pour qu'il blessât beaucoup son coeur, elle se remit, et commença, avec toutes les apparences du sang-froid le plus grand, à lui détailler tout ce qu'il avoit fait contre elle depuis trois mois. Comme l'emportement est plus facile aux gens qui ont tort que la justification, Schézaddin, à ce récit, entra dans une fureur inexprimable, etlui dit pendant assez long-tems les choses les plus offensantes et les plus dures. Tout-Ou-Rien, qui ne perdoit pas de vue son objet, loin d'imiter le prince, mit dans ses réponses autant de modération qu'il mettoit de fureur dans les siennes, et parvint enfin, par cette douceur, à lui faire honte de son emportement et à le rendre plus tranquille. Que puis-je faire de plus pour vous, seigneur, lui dit-elle; vous m'avez aimée; j'ai partagé votre tendresse. Lorsqu'elle s'est éteinte, ou que je commençois du moins à ne vous plus être si chere, avec quelle patience n'ai-je pas supporté vos bizarreries, vos froideurs et vos injustices. L'esclave le plus soumis pouvoit-il l'être plus que je ne l'ai été? Vous m'avez quittée; m'est-il échappé une plainte? Vous avez voulu revenir à moi; ne m'avez-vous pas retrouvée aussi tendre que dans le tems que vous méritiez le plus mes bontés? Enfin, vous ne m'aimez plus; et vous voyez avec quelle douceur je vous parle, sur une inconstance, dont vous n'ignorez pas que je ne puis être que fort affligée. Mais, enfin, il est tems de vous décider. Je suis lasse de me voir tour-à-tour l'objet de vos fantaisies,ou la victime de votre légéreté: également fatiguée de nos brouilleries et de nos raccommodemens, ce jour, je le veux, doit fixer notre sort. Quoique je vous aime peut-être moins que je ne vous ai aimé, il me seroit impossible de vous exprimer à quel point vous m'êtes encore cher. Il ne tient qu'à vous enfin de me retrouver telle absolument que vous m'avez vue pour vous; mais, je vous jure, et par le bouclier de Gani, que si après cette derniere épreuve que mon coeur, trop foible sans doute, veut bien encore tenter, je vous vois aussi injuste avec moi que vous l'avez été, que si vous me trompez, enfin, rien ne peut vous dérober à ma vengeance. Le ton dont elle parloit, étonna Schézaddin. Persuadé, par ce qui venoit de lui arriver avec la fée, que ce seroit vainement qu'il s'exhorteroit à l'aimer; et plus las encore de se contraindre qu'il n'étoit effrayé des menaces qu'elle venoit de lui faire, après avoir rêvé quelque tems: rien n'est si juste, madame, lui dit-il, que ce que vous me demandez. Je suis déjà assez coupable à vos yeux, et aux miens mêmes, de n'avoir plus pour vous les sentimens que vous méritez, sans me noircirpar une perfidie qui me paroîtroit beaucoup moins pardonnable que mon inconstance. Il est donc vrai que vous ne m'inspirez plus ces sentimens et ces transports qui ont fait le bonheur de votre vie et de la mienne; et il ne l'est pas moins, que s'ils se sont évanouis, ce n'est qu'à vous seule que vous devez vous en prendre. Alors il raconta à Tout-Ou-Rien, avec la plus exacte sincérité, l'effet qu'avoit produit sur lui la confidence qu'elle avoit eu l'imprudence de lui faire. Eh quoi? Seigneur, lui dit-elle, se peut-il que vous teniez à une idée aussi chimérique que la vôtre, au point que je n'aie pu la blesser sans détruire dans votre coeur la violente passion que j'avois eu le bonheur de vous inspirer, et croirai-je que le préjugé puisse avoir tant d'empire sur le sentiment! Ah! Si ce n'est que là-dessus que votre inconstance est fondée, vous n'êtes pas encore perdu pour moi! Je crains que vous ne vous trompiez, madame, répondit-il modestement. Quand vous me prouveriez même que je pense le plus faussement du monde sur la façon dont une passion doit naître, pourriez-vous me rendre tout l'amour que j'ai perdu; et tous les joursn'éclaire-t-on pas l'esprit, sans convaincre ou toucher le coeur? Mais, prince, reprit doucement la fée, m'auriez-vous aimée, si le destin ne l'avoit pas permis? D'ailleurs, qu'importe que vous ayez dû, autant à mon adresse qu'à mes charmes, ce coup de foudre dont vous vous êtes senti frappé? Quelle autre, avec le même pouvoir, fera jamais pour vous tout ce que j'ai fait, et par quelle bizarrerie faut-il que plus je vous ai prouvé d'amour, moins je puisse vous en inspirer? Je ne le conçois pas mieux que vous-même, madame, repliqua-t-il; mais encore une fois, c'est votre faute. Puisque mon erreur vous étoit si favorable, et que vous ne pouviez perdre qu'à me l'ôter, pourquoi m'instruire de ce que vous aviez fait pour me plaire? Si cette idée seule n'avoit pas fait naître ma tendresse pour vous, elle avoit du moins secondé vos charmes, et aidoit à ma constance. Persuadé, par tout ce qui s'étoit passé d'extraordinaire entre vous et moi, avant que je vous eusse vue réellement, que c'étoit à vous seule que le ciel m'avoit réservé, j'aurois cru aller contre ses ordres mêmes, si j'eusse un instant songé qu'une autre que vous pût exister pour moi. Plus enfin, vous aviez eu pourme toucher besoin de vous prêter à mes idées, plus vous deviez me laisser toujours ignorer que je devois en partie ma tendresse pour vous à vos soins. Tout-Ou-Rien et le prince disputerent long-tems encore sur cet article; mais ce fut en vain qu'elle tâcha de le convaincre que rien n'étoit plus ridicule que ses opinions. Elle le réduisoit souvent à ne sçavoir que lui répondre, sans pouvoir le ramener à ces sentimens, qu'il lui auroit été si doux de lui rendre. Enfin donc, seigneur, lui dit-elle, il est certain que vous ne m'aimez plus. Je crois, madame, répondit-il, que c'est trop dire. Il est vrai que j'ai perdu de mon amour; mais il ne l'est pas que je n'en sente plus du tout. Si vos agrémens agissent sur moi, avec moins de vivacité qu'autrefois, je ne vous vois pas toujours sans émotion, et il me seroit, sans doute, encore plus douloureux de vous perdre, que de... quoiqu'après toutes les impertinences qu'il avoit dites à la fée, une de plus n'eût pas dû l'effrayer, il craignit cependant de l'offenser, s'il achevoit ce qu'il avoit eu le dessein de lui dire. Mais comme il étoit dans ces sortes de situations, que les femmes raisonnables neveulent jamais comprendre, et dans lesquelles les hommes qui pensent le mieux se trouvent plus souvent qu'ils ne disent, et peut-être qu'ils ne voudroient, il crut devoir à Tout-Ou-Rien une tournure un peu plus honnête que celle dont il avoit d'abord pensé se servir: il voulut du moins l'instruire de ses intentions. Mais pourquoi, lui dit-il en s'interrompant, nous séparerions-nous? Je ne vous déplais pas; et vous sçavez quel est le goût que je conserve pour vous. Combien n'y a-t-il pas de gens qui ressentent l'un pour l'autre un amour effréné, et que l'amitié n'unit point? Formons des noeuds différens. Attachés l'un à l'autre par ce sentiment qu'ils ne connoissent pas, retranchons seulement de notre liaison ces mouvemens impétueux et cette servile dépendance qui, peut-être, nuisent plus à l'amour, qu'ils ne lui prêtent de charmes. Pour nous aimer avec moins de pétulance et plus d'égalité, pensez-vous que nous en soyons moins heureux? Nous ne nous verrons pas à tout moment, j'en conviens; mais peut-être aussi nous en plairons-nous davantage; et pour avoir, lorsque nous nous trouverons dans les bras l'un de l'autre, l'imagination un peumoins ardente... je n'entends pas bien, seigneur, interrompit-elle en rougissant, ce que vous me faites l'honneur de me dire. Qu'est-ce que ce sentiment intermédiaire dont vous me parlez, et quel est, s'il vous plaît, l'arrangement que vous faites entre nous? Mais, madame, reprit-il, un peu déconcerté par les questions de la fée, je suis surpris que vous ne m'entendiez pas. Rien n'est, à mon sens, moins obscur que ce que je disois. J'ai compris, en effet, repartit-elle froidement, que sans être, ni mon amant, ni mon ami, vous vouliez cependant jouir avec moi des droits de l'un et de l'autre; que j'eusse la complaisance de me livrer à vos desirs, lorsque le désoeuvrement et le caprice vous en inspireroient encore pour moi, et qu'il n'y eût, enfin, entre nous deux que le sentiment de moins: mais je vous avoue qu'il m'a paru si peu croyable que l'on pût avoir sur moi de si absurdes prétentions, et que l'on osât me les déclarer, que j'ai craint de me tromper, en interprétant vos paroles, comme je vois qu'elles devoient l'être. Seigneur, ajouta-t-elle d'un air fier et en se levant, j'ai toujours eu mes raisons pour me rendre. Si l'on peut me reprocher quelquesfoiblesses, je ne les ai du moins dues qu'à l'amour, ou à des mouvemens qui lui ressembloient assez, pour que je pusse m'y tromper: mais je n'ai jamais volé, de sang froid, dans les bras de personne, et ne connois pas d'aussi honteuses complaisances que celles que vous me proposez. Je vous aurois, peut-être, pardonné de me haïr; mais je n'oublierai jamais les marques de mépris que vous osez me donner aujourd'hui... mais, non, reprit elle d'un air ironique, après avoir un peu rêvé, je vous ai trop tendrement aimé pour ne pas me souvenir toujours que vous m'avez été cher. Malgré vous-même, je travaillerai au bonheur de votre vie; et puisque vous ne pouvez, ni vous passer d'aimer, ni aimer sans ce coup de foudre qui arrive si rarement, et dont pourtant on se croit si souvent atteint, je tâcherai d'obtenir du destin qu'il vous le procure, que vous puissiez, à votre tour, frapper aussi fortement que vous serez frappé vous-même, et que le choix qu'il vous fera faire, vous couvre d'autant de gloire, que d'ailleurs il vous rendra heureux. Schézaddin, que la fureur froide de Tout-Ou-Rien, et les promesses qu'ellelui faisoit de s'intéresser pour lui, alarmoient également, voulut en vain la calmer. C'en est assez, lui dit-elle avec hauteur; je ne sçais s'il vous reste encore quelque chose à me dire; mais je n'ai plus rien à entendre: disparoissez. à ces mots, le prince se sentit enlever du palais de la fée, et, en peu d'instans, se retrouva dans son palais avec Taciturne, qui n'avoit pas voyagé dans les airs avec tant de tranquillité d'esprit qu'il n'en tremblât encore d'effroi. Là, dit Schah-Baham; mais voyez aussi cet imbécille avec son coup de foudre! Dites moi un peu, si vous le pouvez, ce qui l'empêche de prendre pour bon ce que la fée lui a fait? Cela lui coûtoit-il donc tant? Je ne sçais, au surplus, si ce que je vais dire le choquera ou non; mais pour moi, je trouve, à parler franchement, qu'il a tort; et l'on peut m'en croire, parce qu'il est vrai que moi, à qui personnellement cela ne fait rien, je ne le dirois point, si je pouvois, avec justice, m'en dispenser. Le voilà pourtant, c'est-à-dire, toutes réflexions faites, bien avancé à présent! C'est qu'il n'a, comme on dit, qu'à se bien tenir. En vérité, il y a réellement des gens qui sont trop bêtes! Moi,qui connois les fées, je sçais où tout ceci mene, et je ne voudrois pour rien; mais je dis, pour rien, être à sa place. En effet, dit la sultane, l'imprudence de Schézaddin et la colere de la fée nous annoncent de terribles événemens. Grands, fort singuliers, très-grands! Repliqua-t-il, vous verrez! Eh bien! Ce Taciturne l'avoit prévu, pourtant, et certes il falloit, pour avoir si bien lu dans l'avenir, que ce ne fût pas un sot. Je m'en étois aussi, moi, un peu douté; et la preuve de cela, c'est que j'ai plus de cent fois été tenté d'avertir le prince, que je croyois qu'il se conduisoit mal; mais après tout, quand je l'aurois fait, cela n'auroit servi à rien. On n'évite pas sa destinée.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 14

La façon dont la fée venoit de se séparer de Schézaddin, et les menaces dont ses adieux avoient été accompagnés, n'effrayerent point ce prince, qui, en ce moment, se sentoit si las d'elle, qu'il n'y avoit rien qu'il n'eût préféré au malheur de vivre plus long-temssous son empire. Aussi fier de son inconstance que si l'amour de la gloire en eût été le motif, il passa les premiers jours de sa liberté à se féliciter de la grandeur d'ame avec laquelle il s'étoit arraché à sa foiblesse. De quels remords n'étoit-il même pas déchiré, quand il se rappelloit tout ce qu'il lui avoit sacrifié, et quelles excuses n'en croyoit-il pas devoir à l'univers! Par quels exploits pourroit-il jamais effacer la honte dont il venoit de se couvrir, et le malheur affreux d'avoir aimé? Après qu'il eut goûté quelque tems le stérile plaisir de se croire un homme extraordinaire, il commença à regretter le bonheur d'aimer. De ce regret dont, malgré lui-même, il étoit toujours dévoré, il vint à penser quelquefois à Tout-Ou-Rien; la tendresse qu'elle avoit eue pour lui, ses charmes, ces momens enchanteurs où son ame s'égaroit dans cette douce volupté que l'amour seul peut produire; ces riens qu'il amene si nécessaires au bonheur de la vie, puisqu'eux seuls sçavent en remplir les instans, se peignoient sans cesse à son imagination; et ce souvenir lui rendoit insupportable cette tranquillité après laquelle il avoit soupiré si long-tems. Sombre et rêveur,cherchant par-tout le plaisir, et le plaisir le fuyant par-tout, il connut, mais trop tard, de quel prix est un amusement de coeur, et de combien, quelque langueur qui soit ordinairement attachée à l'habitude de jouir, le goût le plus foible est préférable à ce triste repos qui accompagne l'indifférence. Ni les soins inséparables du trône, ni tout ce que sa puissance pouvoit lui offrir de dissipations, ne remplissoient le vuide affreux, que sa rupture avec la fée avoit laissé dans son coeur, et qu'il n'avoit jamais senti près d'elle, dans le tems même qu'il y languissoit le plus. Ah! Que dans ce désoeuvrement cruel, la plus légere de ces faveurs qui lui étoient devenues un supplice lui auroit été précieuse! Avec quelle joie ne seroit-il pas tombé aux genoux de cette même femme, de qui la présence et la tendresse le fatiguoient si cruellement! Quand il se rappelloit tout ce que la fée lui avoit fait éprouver de transports, et combien tendrement il l'avoit aimée; jusques au funeste instant où elle l'avoit désabusé, il ne pouvoit croire qu'une autre qu'elle pût faire plus d'impression sur lui, et que ce coup de foudre dont il vouloit être frappé, lui procurât jamais de plus grands plaisirs queceux dont il avoit joui en l'aimant. Toutes ces réflexions l'auroient sans doute ramené encore une fois à Tout-Ou-Rien, si cette fée ne pouvant plus vivre dans des lieux où tout lui retraçoit sa foiblesse et ses malheurs, n'eût quitté son palais dans le même moment qu'elle s'étoit séparée de Schézaddin. Las de s'occuper toujours d'un objet dont la possession lui étoit à jamais interdite, il crut que l'unique moyen qu'il eût pour l'effacer de son souvenir, et de perdre son ennui, étoit de se faire un nouvel amusement. Depuis que son affaire avec la fée avoit appris aux femmes de sa cour qu'il étoit possible de lui plaire, et que sa rupture avec elle leur avoit fait croire qu'elles ne risqueroient rien à se remettre sur les rangs, elles avoient recommencé leurs poursuites; et l'on assure même qu'il y en eut qui se respecterent assez peu pour lui écrire qu'il ne tiendroit absolument qu'à lui, qu'elles ne lui voulussent beaucoup de bien; mais ce sont de ces choses qu'il est bon de ne pas croire qu'elles ne soient bien prouvées. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Schézaddin, moins farouche qu'avant qu'il eût aimé Tout-Ou-Rien, leur tint plus decompte qu'autrefois de leurs attentions pour lui. Quoiqu'aucune d'elles ne le touchât, il imagina qu'en se rendant à leurs desirs, elles feroient naître les siens: mais lorsque dans le nombre des beautés qui se proposoient, ce héros se choisit un vainqueur, et que les articles dressés et le jour pris, il se rendit dans sa petite maison, il se trouva si peu d'envie d'aimer, qu'il n'eut jamais la force de s'engager avec un objet qui, tout aimable et tout bien disposé qu'il étoit, ne prenoit pas plus sur ses sens que sur son coeur. Cette premiere épreuve ne lui suffisant point, il en tenta quelques autres, qui n'eurent pas plus de succès; et aucune des femmes de Tinzulk n'eut la consolation de pouvoir au moins se plaindre de son inconstance. Désespéré de chercher vainement l'amour, et de n'avoir pas seulement le bonheur de trouver une femme qui pût lui inspirer la plus légere partie du goût qu'il avoit pour la fée, lors même qu'elle lui en inspiroit le moins, il renonça à la coquetterie, et redevint plus héros et plus triste que jamais. Pour amuser son loisir, qui ne laissoit pas d'être long (car, combien de tems n'a-t-on point de reste quand on n'aimepas! ) il alloit quelquefois à la chasse, où toujours suivi de son ennui, il s'écartoit souvent pour rêver et pour essayer s'il ne trouveroit pas dans ses réflexions plus de ressource que dans ses amusemens. Un jour qu'il s'étoit, à son ordinaire, dérobé à ses courtisans, et que Taciturne seul étoit resté auprès de lui, il s'occupa si long-tems de ses idées, que la nuit le surprit dans la forêt. Les ténebres étoient si épaisses, et le lieu où le goût de la solitude l'avoit conduit étoit si sauvage, qu'il crut que ce seroit en vain que dans l'obscurité il chercheroit à s'y frayer une route, et qu'il aima mieux y attendre tranquillement le retour de l'aurore, que de passer la nuit à se fatiguer inutilement. Nous allons, dit-il à son favori, passer ici une nuit assez fâcheuse. Si nous étions amoureux, nous trouverions dans nos tendres rêveries de quoi abréger les instans; mais cette ressource nous manque. Si tu me faisois un conte? Eh bons dieux, repliqua Taciturne, n'êtes-vous pas déjà assez excédé des fées, sans vouloir encore qu'on vous parle d'elles? D'ailleurs, que voudriez-vous faire d'un conte? Un tissu de sottises et de platitudesest-il fait pour vous amuser? Ce n'est pas avec autant d'esprit que vous en avez, que l'on peut se plaire à de pareilles miseres? Laissons à ces gens bornés, qui ne sçavent pas même tirer parti de leur oisiveté, à faire, ou à entendre des contes; et loin de... visir! Interrompit le sultan, j'ai exprès laissé aller votre fat de Taciturne, pour voir un peu jusques où iroient son insolence et sa bêtise; mais, ou je ne suis pas sultan, ou il n'en dira pas davantage. Sçavez-vous bien que l'on en fait enfermer tous les jours qui ne le méritent pas tant que lui? Sire, répondit le visir, je crois que Taciturne étoit plus bête que méchant. Pour bête, cela n'est pas douteux, reprit Schah-Baham; pour sçavoir à quel point il l'est, il n'y a qu'à l'entendre. Mais, de plus, j'ai fort bien remarqué que c'est un sournois qui, sans faire semblant de rien, cherche à se moquer de mon grand'pere; et je m'étonne que vous n'ayez pas senti cela comme moi. Croyez-moi; oubliez ce qu'il a dit sur les contes et sur les gens qui aiment qu'on leur en fasse: aussi-bien n'est-ce pas à lui qu'il appartient d'en juger. Après plusieurs propos aussi ridicules que ceux que votre majesté vient de releversi judicieusement, repartit le visir, Taciturne, malgré son dégoût pour les contes, en alloit commencer un (et le prophete sçait comme il s'en seroit acquitté) lorsqu'une lumiere fort éclatante frappant tout d'un coup leurs yeux, interrompit leur entretien. Comme ils ne connoissoient dans cette forêt aucun lieu qui fût habité, que cette lumiere devenant à chaque instant plus vive, sembloit les environner, et qu'ils ne voyoient rien qui lui servît d'aliment, Taciturne crut que c'étoit un météore, et pour se tirer du lieu où ils étoient, et s'exempter du conte qu'on lui demandoit, dit à son maître, qu'il falloit en profiter pour gagner quelque route de la forêt qui leur fût connue; ils remonterent à cheval, mais ils eurent à peine quitté leur fort, qu'ils virent des deux côtés sortir du sein de la terre une prodigieuse quantité de flambeaux de poing, tous allumés. Quoiqu'un phénomene si singulier leur causât quelque émotion, ils suivirent la route que les flambeaux leur traçoient, et qui les conduisit enfin à une grande salle de verdure, qui étoit éclairée par plus de six mille lustres de diamant, qui pendoient aux branches des arbres.Une symphonie mélodieuse qui, en cet instant, vint frapper leurs oreilles, augmenta leur étonnement. Quelque agréable qu'elle fût, elle pensa obliger Schézaddin à retourner sur ses pas; non qu'il hait la musique, puisqu'il étoit, sans contredit, un des premiers violons de son royaume; mais tout ce qu'il voyoit lui rappelloit Tout-Ou-Rien, et il ne l'avoit pas assez bien quittée, pour ne devoir pas craindre sa colere. Ces réflexions le retinrent quelque tems; il regarda Taciturne, qui trembloit déjà de peur, et qui depuis le voyage que la fée lui avoit fait faire par les airs, craignoit mortellement tout ce qui avoit de l'apparence de la féerie. Pouvez-vous balancer, seigneur, dit-il au roi; et détesté d'une fée comme vous l'êtes, seroit-il prudent à vous de céder à votre curiosité? C'est précisement parce qu'elle m'a menacé de sa vengeance, répondit le roi, en descendant de cheval, que je veux sçavoir ce que c'est que tout ceci; elle auroit trop d'avantage sur moi, si elle pouvoit un seul moment s'en faire craindre. En achevant ces paroles, il s'avança fiérement vers la salle; et alloit tirer une portiere d'étoffe d'or qui la fermoitde son côté, lorsque Taciturne se jettant à ses pieds, le supplia encore de ne pas s'engager si légérement, et de modérer son courage. Il parla long-tems sans rien gagner sur ce prince, qui persuadé de plus en plus, que des choses aussi extraordinaires que celles qui s'offroient à leurs yeux, étoient l'ouvrage de Tout-Ou-Rien, vouloit prouver à cette fée qu'on ne l'effrayoit pas aisément. Au nom des dieux! Seigneur, lui dit encore Taciturne, ne précipitez rien. Vous ne serez que trop le maître d'entrer quand il vous plaira: mais avant que de prendre ce parti, allons à la découverte et voyons dans une de ces sombres allées si nous ne rencontrerons personne qui puisse nous apprendre où nous sommes, et ce que l'on peut vouloir de nous. Quelque peu disposé que fût Schézaddin à adopter les frayeurs de Taciturne, il fut si vivement pressé par lui, qu'enfin il se laissa entraîner assez loin de cette salle, qui donnoit à son favori de si tristes idées. Comme ils se promenoient, et que Taciturne employoit en vain toute son éloquence, pour détourner son maître de tenter cette aventure, ils entendirent parler assez près d'eux. Voilàce que tu cherchois, lui dit le roi, approchons, et tâchons de surprendre aux gens qui s'entretiennent, quelqu'un de leurs secrets: peut-être nous sera-t-il utile? à ces mots, ils s'approcherent doucement du bosquet où ils entendoient parler, et reconnurent bientôt que c'étoit deux femmes qui s'entretenoient ensemble. Non, Céïze, disoit une d'elles, je me connois mieux que vous aux motifs des empressemens qu'il a pour moi; l'ambition et non l'amour est ce qui me l'attache. Mais quand je pourrois le croire véritablement amoureux, il ne m'en plairoit pas davantage. Le prince des sources bleues s'indigne de mon indifférence, plus qu'il n'en est touché; et j'ai trop de fierté pour donner jamais mon coeur à quelqu'un qui croit me faire grace de me rendre des soins, et que je vois plus surpris qu'affligé de ne m'avoir pas encore rendu sensible. Entendez-vous, seigneur, dit tout bas Taciturne? Le prince des sources bleues! Ou ce sont des gens qui se font des contes, ou ce sont des fées: encore une fois, laissons-les-là. Je connois Madame Tout-Ou-Rien, et si je ne la craignois pas, je vous dirois des choses quivous ôteroient peut-être à jamais l'envie de braver sa colere et sa puissance. Pour toute réponse, le roi se fâcha de ce qu'il l'empêchoit d'entendre la conversation de ces deux femmes, et le menaça de son indignation, si, tant qu'il lui plairoit de les écouter, il osoit ouvrir la bouche, et faire même le moindre bruit. Quand tout ce que vous dites seroit vrai, reprit celle qui avoit déjà parlé, ce ne seroit point par de pareilles considérations que je pourrois me déterminer. Enveloppé dans la même disgrace que nous, ce n'est point à lui qu'il est réservé de terminer nos malheurs, et lui-même n'en doute pas. Mais quand ce bonheur, qui m'est promis par les destinées, ne pourroit m'arriver que par lui, j'aimerois mieux y renoncer à jamais que de lui donner la main. Ah, madame! S'écria l'autre, songez-vous bien à ce que vous dites, et votre haine peut-elle vous aveugler à ce point-là sur vos intérêts? Eh! Que me fait, repliqua-t-on, l'état dans lequel on m'a réduite? De la façon dont je pense, peut-il être un supplice pour moi? Et vous, qui devriez si bien me connoître, pouvez-vous croire qu'une chose, qui neblesse que la vanité, me soit si sensible? Madame, repliqua Céïze, vous ne serez pas toujours indifférente, et vous regarderez peut-être un jour, comme le plus cruel de vos malheurs, ce que vous supportez à présent avec tant de philosophie. Si, comme on me l'a promis, reprit-on, je ne dois aimer que lorsque je sçaurai plaire, je ne vois pas ce qu'il y a de si terrible dans mon état; rien ne troubleroit, en effet, ma tranquillité, si le prince des sources bleues pouvoit me voir des mêmes yeux que les autres, et ne pas s'obstiner à me demander des sentimens qu'il ne lui est pas possible de m'inspirer. Plaire à quelqu'un que l'on n'aime point, est, à mon sens, un supplice bien plus cruel que de ne pouvoir plaire à personne; et j'avoue que je ne suis pas assez coquette pour m'amuser des soupirs d'un homme de qui je ne partage pas la passion. Mais l'heure s'approche, et quelque ennuyeuses que je trouve ces fêtes que nous essuyons depuis si long-tems, quelque inutiles mêmes que jusqu'à présent elles nous soient, il faut que je me rende où l'on m'attend. Il est vrai, madame, qu'il est bien cruel de danser comme nous faisons, à propos de rien, et que nousayons le bal tous les jours. J'aimois la danse, mais je suis si lasse des rigodons politiques, dont monsieur votre pere s'est mis en tête de nous régaler, que s'il n'imagine pas quelqu'autre chose, il faudra que je meure de son ingénieux stratagême. à ces mots, elles se leverent, et marcherent du côté de la salle de verdure. Eh bien? Seigneur, dit Taciturne à son maître, en le voyant immobile, irez-vous au bal? Schézaddin, sans lui répondre, suivit les femmes qu'il venoit d'écouter. Oui, dit-il, en revenant à lui-même, quand j'y devrois périr à force de danser, ou de quelque façon que ce puisse être, je veux satisfaire la curiosité la plus vive que l'on ait jamais eue. Au reste, ajouta-t-il, tu me suivras, si tu veux; sans compter que naturellement tu n'as pas un goût extrême pour la danse, cette aventure peut avoir une fin funeste; tu le crains, du moins, et il ne me paroît pas juste de t'exposer à mourir de peur pour quelque chose qui ne t'intéresse pas. Oh! Reprit Taciturne, piqué du discours du roi, je suis plus prudent que poltron, et j'ose vous assurer, seigneur, que quels que soient les périls qui nous attendent ici, vous meles verrez affronter avec toute l'intrépidité digne d'un homme pour qui vous daignez avoir quelque estime. Alors il s'avança à grands pas vers la salle de verdure, et levant une portiere, prépara le passage à son maître, et le suivit avec toute l'audace qu'il lui avoit promise. Ah mon dieu! S'écria Schah Baham, voilà qui est horrible! Je sçais bien qu'il faut qu'un roi ait du courage; du moins on me l'a tant dit, qu'enfin on me l'a fait croire: mais dites-moi un peu, je vous prie, s'il y a le sens commun dans ce que fait le roi d'Isma, sur-tout ayant une fée sur les bras? Lui sied-t-il d'ailleurs, convient-il à ce qu'il est de s'en aller danser avec toutes sortes de gens qu'il ne connoît pas, et qui, peut être, ne sont que des especes , qu'il ne devroit seulement point regarder? Vous auriez, sans doute, lui dit la sultane, eu moins de folie et plus de dignité? Pourtant, vous êtes curieux; un prince des sources bleues! Un bal politique! Il est bien difficile de s'empêcher de sçavoir ce que c'est que tout cela. Oh! Vous seriez entré! Moi! Reprit le sultan, vous ne m'entendez donc point! Je vous dis que j'ai la peau de poule de le sçavoir là-dedans.Jugez si j'en aurois fait autant que lui. Je suis curieux, j'en conviens, mais je suis prudent; et cela fait une différence.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 15

Il seroit difficile d'exprimer la surprise que Schézaddin ressentit, lorsqu'au lieu de fées et de génies qu'il craignoit de trouver dans cette salle, il ne vit sur des gradins superbes qu'une prodigieuse quantité d'autruches, de grues, d'oies et de dindons, aussi magnifiquement mis en habits de bal, qu'on le puisse être. Douze grandes autruches armées de pied en cap, et qui paroissoient être de garde à la porte par laquelle il étoit entré, s'arrêterent à sa vue, et lui rendirent tous les respects qui lui étoient dûs. étonné d'un spectacle si singulier, il étoit prêt de s'en retourner, sans être tenté de pousser plus loin l'aventure, lorsqu'un grand rideau qui séparoit le fond de la salle de l'endroit où il se trouvoit, se levant tout-à-coup, offrit à ses regards le trône du monde le plus éblouissant. Deux autruchescouronnées, qui le remplissoient, en descendirent en voyant Schézaddin, et accompagnées de toute leur cour, s'avancerent majestueusement vers lui. Ce prince qui étoit déjà fort étonné de tout ce qu'il voyoit, le fut bien plus encore, lorsque les deux autruches vinrent lui faire la révérence. Cependant, il la leur rendit avec beaucoup de politesse. Alors elles lui firent signe de monter avec elles sur le trône. Quelque difficile qu'il fût d'entendre ce que vouloient dire deux autruches qui ne parloient pas, le roi qui, à la vérité, avoit bien de l'esprit, ne s'y méprit pas une minute, les suivit, et s'assit entre elles deux, de l'air d'un homme fait pour occuper une pareille place, en quelque lieu qu'il puisse se trouver. Il n'y fut pas plutôt, que les oisons et les autres volatiles du bal pousserent des cris de joie si perçans, que lui et Taciturne qui s'étoit assis à ses pieds, penserent en être assourdis. Votre majesté a quelquefois entendu des oies crier, demanda le visir au sultan? Oh! Mon dieu! Oui; répondit Schah-Baham, et même beaucoup. Mais on en dira ce qu'on voudra, je ne trouve pas, moi, que cet oiseau ait la voixsi belle. Et les autruches? Demanda encore le visir. Les autruches? Dit le sultan; attendez: je suis l'homme du monde le plus trompé, si elles ne parlent pas comme nous. On ne peut pas moins, dit la sultane, il y a beaucoup d'hommes qui ne pensent pas plus que des autruches; mais il n'y a point d'autruches qui parlent comme les hommes. Je soutiens le contraire, repliqua Schah-Baham, et assez ordinairement je sçais ce que je dis; au reste, qu'elles parlent, ou ne parlent pas, c'est la chose du monde qui m'intéresse le moins. Quand il eut plû aux animaux susdits de se taire, continua le visir, on vit entrer une jeune oie, qui avoit un domino couleur de rose, et qui étoit menée par un dindon panaché, frisé, et paré avec le dernier soin, et dont la mine étoit fiere, et la démarche audacieuse. Ces augustes personnages étoient entourés d'une cour composée comme celle des deux autruches; mais plus vive, plus bruyante et plus folâtre. Cette oie vint de l'air du monde le plus noble, faire devant le trône une profonde révérence, que Schézaddin lui rendit avec beaucoup de respect. Elle alla ensuite se placer sur une estrade fortélevée, qui étoit à la droite de leurs majestés; et l'arrogant dindon, avec lequel elle étoit venue, s'y perchant auprès d'elle, se mit sur le champ à lui parler bas avec un air d'intérêt et de vivacité, qui sembloit annoncer, ou qu'il en étoit amoureux, ou qu'il vouloit le paroître. Il restoit encore une estrade à remplir; et elle le fut bientôt par une grue en domino bleu, de qui la physionomie dédaigneuse, et l'air capable qui étoit répandu dans toute sa personne, disoient assez que ce n'étoit pas la grue de cette cour qui se croyoit le moins de mérite. à l'arrivée de l'oie au domino couleur de rose, Schézaddin s'étoit senti une émotion particuliere que chaque moment augmentoit. Il étoit offensé au dernier point des familiarités que le dindon prenoit avec elle; et il fut mille fois tenté d'aller interrompre leur conversation. L'oie cependant ne paroissoit pas s'y livrer avec autant de vivacité que le dindon; ses yeux se portoient rarement sur lui, et ne s'y arrêtoient pas; pour en obtenir une réponse, il falloit qu'il la tirât plus d'une fois par la manche; il rioit, et ne la faisoitpas rire; lui racontoit quelque chose, et ne parvenoit pas à la tirer de sa distraction. à en juger d'après tout cela, l'on pouvoit croire que ce dindon intéressoit l'oie fort médiocrement: mais comme le silence n'est pas toujours une preuve d'ennui; que l'objet qui plaît le plus, est celui qu'en public on ose regarder le moins, et que l'on ne paroît jamais plus distrait que quand on a le coeur plus occupé, Schézaddin qui ne voulut voir les choses que du côté qu'elles pouvoient le tourmenter le plus, ne douta point que ce dindon ne plût autant qu'il sembloit vouloir plaire. Et à l'air d'audace, et de présomption, avec lequel il rendoit des soins à l'oie, et à l'indécente familiarité dont il étoit avec elle, il poussa ses conjectures jusques à croire qu'ils étoient ensemble du dernier bien, ou qu'au moins, ils y seroient bientôt. Pour se distraire d'une idée qui, sans qu'il sçut pourquoi, lui déplaisoit mortellement, il se mit à examiner les singulieres personnes qui lui donnoient une fête. L'autruche mâle, qui étoit à sa droite, avoit deux moustaches d'une longueur prodigieuse; et elle étoit coëffée d'une longue et touffue perruquequarrée, qui descendoit jusques à sa chaussure, et lui ensevelissoit tout le visage. Sur cette immense perruque elle portoit un casque ombragé de plumes blanches, et autour duquel regnoit la couronne la plus riche qui fût dans l'univers. Sous un domino pourpre, brodé d'or et de perles, elle avoit un habit à la romaine, d'une magnificence qui ne pourroit se décrire. Un rabat du plus beau point pendoit à son col; et un masque d'arlequin que, sans doute, elle ne portoit que pour la forme, étoit attaché auprès de son cimeterre. Après avoir suffisamment détaillé cette autruche, il tourna ses regards vers celle qui étoit à sa gauche. Elle étoit galamment vêtue en chauve-souris. Son visage étoit couvert de mouches et de rouge; et il étoit aisé de juger que ce masque, malgré sa métamorphose, étoit passablement coquet. Sa coëffe étoit nouée avec des rubans jonquille, et deux escarboucles qui seules répandoient autant de lumiere que les six mille lustres de diamant qui éclairoient la salle, formoient ses cornes. à l'égard de l'oie et de la gruë, on remarquoit sans peine, que dans leur ajustement elles avoient moins recherché le galant que le magnifique.Pendant qu'il observoit tout d'un oeil curieux, la musique qui avoit cessé, recommença; et tous les oiseaux se mirent à battre la mesure, et à chanter entre leurs dents, c'est-à-dire, à demi-bas, ce que jouoit l'orchestre. L'harmonie et le moëleux des sons qui en sortoient, engagea le roi d'Isma à l'examiner aussi; et ce ne fut pas sans une surprise extrême qu'il vit que tous les instrumens étoient de porcelaine garnie d'or, ou au moins d'émeraude. Ce qui ne l'étonna pas moins que le reste, c'est qu'ils étoient touchés, ou remplis par des oiseaux, comme ceux qui s'apprêtoient à danser. Quel conte! Quel maussade conte! Quel indigne conte! S'écria la sultane. Des dindons jouer de la flûte! Passe encore pour parler: on en entend quelques-uns dans le monde; mais... eh morbleu! Interrompit Schah-Baham, qui s'impatientoit des réflexions de la sultane; qu'ils jouent des instrumens, qu'ils chantent, qu'ils dansent, ces oisons-là, que vous importe? La belle critique pour s'y arrêter si long-tems! Croyez-vous, de bonne fois, que l'on fît tant de contes, s'il falloit que l'on y regardât de si près? Oh vraiment! Vousn'auriez eu qu'à interrompre ma grand-mere, quand elle contoit, vous auriez vu! Mais aussi, reprit la sultane, c'est qu'il y a des choses qui sont si visiblement hors de la nature, que, quelque indulgent que l'on veuille être, elles ne peuvent pas avoir le droit d'amuser. Tels, par exemple, sont les dindons que vous prenez si généreusement sous votre royale protection. Je n'ignore pas que le merveilleux le plus outré, les exagérations les plus puériles, les métamorphoses les plus absurdes, sont de l'essence du conte; mais je sçais aussi que, quelque bizarrerie qu'on lui permette, il faut, au moins, que les objets qu'il présente aient quelque chose d'agréable et de piquant. Il n'y a rien qui n'ait ses regles; et cette misere que l'on appelle un conte, a les siennes, comme toute autre chose. Ouais! Repliqua le sultan, vous faites bien peu de compte de ce que l'on vous dit; et c'est, je l'avoue, une chose bien révoltante que de vous ouir toujours contrarier. Il vous paroît donc bien extraordinaire que les dindons jouent du violon et de la flûte. Eh! Si vous aviez vu comme moi, des pies danser en rond, en prenant du café, qu'auriez-vous dit?J'ai pourtant, moi qui vous parle, lu cela dans un livre, qui étoit une histoire que je n'ai jamais révoqué en doute, et à laquelle mon grand-pere même, (c'est tout dire, je crois) n'avoit pas moins de foi qu'à l'alcoran. Ne vous grippez donc plus comme vous faites, contre les dindons du visir. D'ailleurs, c'est que j'ai entendu peu de contes aussi riches que le sien, et que je ne me rappelle pas qu'il y en ait beaucoup où l'or et les pierreries soient aussi libéralement employés. D'un seul article, six mille lustres de diamant! Cela est d'une beauté, d'une grandeur, d'une magnificence inconcevables. Quant à moi, d'abord que je vois beaucoup de pierreries dans un conte, ne fût-ce que des pierres fausses, il m'intéresse infiniment? Je ne connois même que cela qui me touche à un certain point. Ne l'oubliez pas, visir. Un peu de dindons, parce que, quoi que l'on en dise, ils ont leur prix; bien du diamant; et laissez, après cela, dire les critiques.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 16

Aussi-tôt que tout le monde fut placé, les deux autruches descendirent du trône, et danserent ensemble une courante avec une gravité incomparable. Quand ils l'eurent finie, l'autruche qui portoit la perruque, reprit sa place; et l'autre vint faire la révérence à Schézaddin. Quelque fol qu'il parût à ce prince de danser avec une autruche, il crut devoir se prêter de bonne grace à ce que l'on exigeoit de lui. La seule chose qui le fâchât, c'est qu'il ne sçavoit pas la courante, et qu'il craignoit que cette danse ne fût la seule que sçût la reine autruche. Heureusement on joua un menuet; et l'on dit que le dindon le plus léger et le plus rempli de graces qui fût à cette assemblée, ne s'en seroit pas mieux tiré que ne le fit le roi d'Isma. Lorsqu'il s'en vit quitte, il se tourna vers l'autruche, comme pour lui demander qui elle vouloit qu'il prît. Elle entendit aisément ce qu'il vouloit dire, et le conduisit elle-même au trône de l'oie couleur de rose.Cet aimable oiseau, qu'à ses airs noblement nonchalans, plus encore qu'à la cour qui l'environnoit, on ne pouvoit prendre que pour une princesse, reçut Schézaddin en souriant et avec toutes les graces possibles. Depuis qu'elle l'avoit vu, elle n'avoit regardé que lui: et quand, pour obéir aux bienséances de son état, elle en avoit détourné ses yeux, elle ne les avoit pu porter sur personne; et le bec appuyé contre son éventail, elle n'avoit fait que rêver, et prendre du tabac. Quelques unes de ses dames lui avoient respectueusement demandé la cause de sa rêverie; mais, sans vouloir entrer avec elles dans le moindre détail, elle leur avoit seulement répondu qu'elle avoit de l'humeur, et on l'en avoit crue sur sa parole, d'autant plus aisément, qu'elle en avoit, en effet, comme une princesse. Ce qui la rendoit si sérieuse n'étoit cependant rien moins que ce qu'elle disoit; et la joie qui brilloit dans ses yeux, lorsque Schézaddin vint se présenter devant elle, son air tendre et interdit, son embarras, tout fit penser à ceux qui étoient auprès de sa personne, et sur-tout à celui qui lui avoit toujours parlé, qu'il se passoit dans son coeur quelquechose d'extraordinaire. En se levant, elle laissa tomber sa tabatiere et son sac à noeuds; et Schézaddin s'empressa tant à les ramasser, qu'il pensa renverser trois ou quatre dindes qui le vouloient prévenir, et qu'il s'en fallut même peu qu'il ne décoëffât l'oie qui s'étoit baissée dans le même dessein. Ils en rougirent tous deux, se firent réciproquement des politesses, et commencerent enfin à danser. Schézaddin étoit dans une si vive émotion, qu'il avoit toutes les peines du monde à se tenir sur ses jambes; et l'oie n'étant pas dans un état plus tranquille, il est aisé d'imaginer qu'ils danserent tous deux, d'autant plus mal, qu'ils avoient mutuellement plus envie de se plaire; et que tout le monde sçait combien on perd de graces, quand on en cherche. Quoiqu'en personne bien née, elle voulût dérober son trouble au roi d'Isma, et que sa pudeur contraignît ses sentimens, elle ne put s'empêcher de soupirer plusieurs fois, et plus tendrement qu'elle ne le croyoit, sans doute. Ces soupirs si fréquens n'étonnerent pas Schézaddin qui, sur la foi de ses remarques, la croyoit éperduement amoureuse du dindon. Mais ce dindon paroissoitl'aimer avec toute la fureur imaginable; et à juger de la situation de l'oie par le caractere de ses soupirs, il ne sembloit pas qu'elle fût tranquille. Une passion malheureuse causoit-elle sa langueur. Mais, au fond, que lui importoit que cette oie fut heureuse ou non, qu'elle aimât, ou fût indifférente? étoit-elle faite pour lui plaire, et n'étoit-il pas également ridicule à lui de se faire un supplice, ou des tourmens qu'elle pouvoit éprouver, ou des sentimens qu'elle avoit conçus pour un autre? Au milieu du trouble qui s'étoit emparé de ses sens, et que ses réflexions ne faisoient qu'augmenter, Schézaddin jetta d'un air timide les yeux sur cette oie charmante dont il étoit si sérieusement occupé. En ce moment même elle le regardoit, et il se sentit heureux de ce seul regard. Cette douleur qui, malgré le charme qui s'étoit glissé dans son ame, l'agitoit encore, se dissipa. Mais sa joie ne dura pas long-tems: l'oie, après l'avoir fixé un instant, baissa les yeux; il la sentit mourir dans son coeur. Livré enfin à tout ce que l'amour peut inspirer de desirs, de crainte et de désespoir, il dansoit avec toute la distraction possible, et n'auroit pas songé à finirson menuet, si l'oie, qui craignoit de ne pouvoir pas avoir plus long-tems devant les yeux l'objet de ses sentimens, sans risquer de les lui laisser connoître, ne se fût, en soupirant, déterminée à s'en séparer. En le quittant, elle alla prendre le dindon qui, malgré le respect avec lequel il la reçut, la regarda fiérement, et de cet air dédaigneux et piqué que donne la jalousie. Schézaddin qui, de dessus le trône où il étoit remonté, ne distinguoit pas bien les objets; et qui, d'ailleurs, étant encore plus jaloux du dindon, que le dindon ne l'étoit de lui, auroit vu les choses de plus près, qu'il en auroit toujours mal jugé, crut qu'il faisoit des mines à l'oie. Comme si ce n'eût pas été assez de cette idée pour le tourmenter, il imagina qu'elle y répondoit; et il eut besoin de toute sa sagesse pour ne pas châtier à l'instant même l'audace de son téméraire rival, et pour ne point faire à l'objet de sa tendresse les reproches les plus sanglans. L'impression douloureuse que cette idée faisoit sur lui, le tira de cette espece d'enchantement dans lequel, jusques alors il avoit été plongé. En sentant qu'il aimoit cette oie, il se rappellaTout-Ou-Rien, les menaces qu'elle lui avoit faites, et cet agréable coup de foudre qu'elle lui avoit promis de lui ménager. Il eut quelque crainte que l'extraordinaire passion qui s'emparoit de son coeur, ne fût un effet de la vengeance de la fée. Et que le destin, dans cette occasion, ne se mêlât pas tout seul de ses affaires. Tout épris qu'il étoit déjà, il ne se dissimuloit pas qu'il étoit impossible que son amour ne lui donnât pas dans le monde le plus grand des ridicules; sur-tout après cette insultante froideur qu'il avoit gardée si long-tems, et dont Tout-Ou-Rien elle-même n'auroit pas triomphé si, pour la vaincre, elle n'eût pas eu recours à son pouvoir. Le résultat de ces sages réflexions fut de s'armer le plus qu'il pourroit contre un goût trop peu naturel, pour qu'il ne fût pas l'ouvrage de la magie. Schézaddin avoit l'ame trop grande pour peser sur d'autres considérations, qui n'auroient pas échappé à d'autres que lui, et qui étoient, en effet, un peu plus importantes que ce ridicule qui seul l'alarmoit. Ce n'étoit pas tout que d'aimer une oie: ce qui se passoit, annonçoit assez que ce n'étoit pas une oie ordinaire, que celle qui lui inspiroit une sivive passion; et une liaison intime avec elle pouvoit avoir des suites très-fâcheuses. Mais qui pouvoit aussi lui répondre que la puissance de Tout-Ou-Rien l'eût seule amené dans ces lieux? Quel que fût son pouvoir, régloit-elle les événemens à son gré, et le destin étoit-il soumis à ses ordres, au point de ne déterminer ses décrets que sur les fantaisies qu'elle avoit? Sa tendresse pour l'oie l'emportant sur toutes les raisons qui auroient dû l'obliger à la combattre, il se figura que ce seroit en vain qu'il voudroit se défendre de ses charmes, si, comme il aimoit mieux le croire, les dieux, et non Tout-Ou-Rien, vouloient qu'il l'aimât. Ces dernieres réflexions étant plus conformes à son état actuel, que celles qu'il avoit faites auparavant, ce fut uniquement d'après elles qu'il résolut de se conduire, quelque danger qu'il y eût pour lui à se tromper. C'étoit le plus sérieusement du monde qu'il formoit de si magnanimes résolutions, lorsque la grue vint prier Taciturne à danser. Moi! Dit-il. On lui fit signe que c'étoit à lui-même que l'on en vouloit. Avec quelque civilité qu'on le priât, il résista long-tems, et ne se seroit sûrement pas rendu, si Schézaddin quetant de façons impatientoient, ne lui eût ordonné, sur peine de son indignation, d'accorder à la grue ce qu'elle demandoit. Alors il descendit, et dansa, mais d'un air si morne et si fâché, que son maître, malgré toute son inquiétude, ne put s'empêcher d'en rire. Il revint bientôt à sa place, beaucoup plus triste que lorsqu'il l'avoit quittée. Oh parbleu! Dit-il en s'asseyant, on a beau faire, ce n'est pas pour me donner aux grues que je me refuse aux femmes. Le prince surpris de cette exclamation, lui en demanda la cause. Que sçais-je, moi? Répondit-il; est ce que la grue, avec qui vous avez absolument voulu que je dansasse, ne vient pas de me faire des mines, et de me lorgner de la façon du monde la plus vive et la plus indécente. Je vois bien ce que c'est que tout cela; mais Madame Tout-Ou-Rien a tort avec moi, j'ose le dire, et en me laissant en repos, elle ne feroit assurément qu'un acte de justice. Que n'aimez-vous qui vous aime? Repliqua Schézaddin. Votre majesté, sans doute, n'y pense pas; répondit Taciturne, stupéfait de la réponse de son maître; si je suis aimé, ce n'est que d'une grue; et je crois que,quand on a le malheur d'inspirer de pareilles passions, on est, ou du moins, on peut être dispensé d'y répondre. Taciturne! S'écria le roi, que vous êtes heureux d'être aimé, et que je voudrois être à votre place! Schézaddin forma ce souhait d'un air si tendre et si vrai, que Taciturne qui en sentit tout le ridicule, craignit que la fée, pour commencer sa vengeance, n'eut un peu altéré le cerveau du prince. Seigneur, lui dit-il, encore un coup, c'est de grues qu'il est question; et je n'ai encore lu dans aucun lieu, que d'être aimé d'elles, fut un destin digne d'envie. Ah dieux! Reprit Schézaddin, pourquoi faut-il que les oies ne soient pas aussi sensibles, ou que ce soit à de vils dindons que la gloire de leur plaire soit réservée! Juste ciel! S'écria Taciturne, nous sommes perdus! Cette exclamation fit une si grande peur au roi autruche, qu'il en tressaillit. Depuis qu'il avoit dansé sa courante; peu occupé du bal, il s'étoit fait apporter une écritoire, et faisoit des calculs avec autant de tranquillité que s'il eût été dans son cabinet. Schézaddin s'appercevant de l'émotion que Taciturne avoit causée à ce bon prince: seigneur,lui dit-il, c'est qu'il est géometre, et comme tel, sujet à de si singulieres distractions, que je doute qu'il sçache qu'il a crié, ni où il est. à ce titre de géometre, que le roi donnoit à son favori, l'autruche le considéra avec une extrême attention, et se remit à son algebre. Après y avoir travaillé encore quelque tems, il donna son écritoire à une vieille autruche, fort sérieuse, qui étoit derriere lui, et fit signe aux instrumens de cesser. Assurément! S'écria la sultane, il fit fort bien: je ne m'ennuyois pas moins à ce bal, que si j'en eusse été, et je ne puis vous exprimer toute la satisfaction que j'ai de le voir finir. ô beaux esprits! Dit le sultan, que vous êtes à plaindre! Car enfin, ce bal qui vous a tant déplu, est un des plus beaux bals que l'on ait jamais donnés. Sans compter que l'on y voit danser toutes sortes d'animaux, peu faits, à ce qu'il semble, pour un pareil exercice; ce qui fait un coup d'oeil aussi nouveau que brillant, c'est qu'il s'y passe des choses très-intéressantes, et qui remuent sensiblement le coeur. J'aurois pourtant, à ce que je crois, du moins, beaucoup de peine à aimer une oie; mais si jamais j'en étois venu là, ah parbleu! Je l'aimeroisbien! Au reste, je ne me cache de rien, moi, je pense sur les grues comme Taciturne; cet oiseau-là ne me rit pas autant que l'autre. Il faut voir, cependant peut-être que je m'y ferai; et dans le fond j'en serois bien aise, car ces sortes de répugnances que l'on a, sans sçavoir pourquoi, ne menent à rien, et sont toujours bonnes à combattre.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 17

Lorsque le bal eut cessé, l'autruche qui venoit d'avoir tant de peur, se tournant vers Schézaddin, lui demanda poliment s'il vouloit bien leur faire l'honneur de souper avec eux. Schézaddin, malgré Taciturne, qui le tiroit doucement par la manche, pour l'avertir de refuser, répondit à l'autruche qu'il ne demandoit pas mieux. Alors quelques courtisans qui, avec des têtes d'oie, avoient des pieds de grue, commencerent la marche. Les poules d'Inde et les oies qui étoient de semaine se rangerent auprès de la reine, et d'autres lui porterent la queue. Schézaddin qui vouloit se ménagerl'occasion de parler à son oie, alla avec empressement lui offrir la main; elle ne lui répondit que par un souris, et leva une de ses ailes, qu'il saisit avec toute l'ardeur possible. Quelque pressé qu'il fût de dire qu'il aimoit, et de sçavoir ce qu'elle pensoit de lui, il ne put jamais se déterminer à rompre le silence. Si sa timidité le mettoit dans une situation fâcheuse, l'oie n'en souffroit pas moins que lui-même; mais les cruelles bienséances de son sexe et la crainte d'en dire plus que, peut-être, elle ne croiroit, ne lui permettoient pas de parler la premiere, et la forçoient d'imiter le silence de Schézaddin. Elle attendit assez long-tems qu'il parlât; et voyant enfin que si elle ne prenoit pas sur elle de commencer la conversation, ils couroient risque de ne se parler de la journée: seigneur, lui dit-elle, si je ne me trompe, le bal ne vous a pas amusé beaucoup; et je n'en suis pas surprise. Dans l'état où nous sommes, le bonheur de plaire ne peut pas nous être réservé. D'abord que le prince entendit parler son oie, il la reconnut pour une de ces personnes dont il avoit écouté la conversation dans la forêt, et précisément pour celle qui se plaignoit des soinsdu prince des sources bleues. Il en fut charmé. La noblesse avec laquelle elle avoit parlé sur ses malheurs l'avoit vivement touché, et il se flatta dans le moment que ce prince qu'elle ne pouvoit aimer, étoit ce même dindon qui ne l'avoit pas quittée pendant le bal, et de qui, sur les apparences les plus foibles, il l'avoit cru éprise. Persuadé alors qu'il ne lui avoit pas rendu justice, et qu'il n'auroit à combattre qu'un rival détesté, il se livra à la joie la plus vive, et regardant son oie avec une tendresse extrême. Ah, madame! Lui répondit-il, que mes regards m'ont mal servi, si vous doutez encore de mes sentimens! Hélas! Repliqua-t-elle, en baissant les yeux, quelqu'un ici oseroit-il croire qu'il vous en eût inspirés. Est ce vous, lui demanda-t-il tendrement, qui me faites cette question, vous! Que j'adore, vous enfin l'objet de la passion du monde la plus vive! à cette brusque déclaration, l'oie prit un air si sérieux, que Schézaddin craignit de l'avoir offensée. Je vois avec la plus cruelle douleur, continua-t-il, combien mon hommage vous déplaît; et je ne m'étois pas promis un sort plus heureux. Votre coeur déjà prévenu, dédaignesans doute les voeux du mien. Ah! S'écria-t-elle, ne me faites point d'injustice! Vous n'avez rien à reprocher à mon coeur; et plut au ciel! ... à ces mots elle s'arrêta, et Schézaddin la pressant de poursuivre: non, seigneur, dit-elle tristement, le malheur que j'éprouve n'intéresseroit personne. Et vous le croyez! Et c'est à moi que vous le dites, cruelle! Répondit-il; à moi, que l'amour le plus tendre lie pour jamais à votre destinée! Non! S'écria-t-elle d'un ton d'effroi, non! Vous ne partagerez pas mes malheurs, et je ne mériterois pas la générosité qui vous fait prendre quelque intérêt à mon sort, si j'osois en abuser. Eh bien! Madame répondit-il, puisque vous le voulez, accablez moi de rigueurs, désespérez une passion que vous regardez, peut-être, en ce moment comme un nouveau malheur pour vous; mais ne doutez pas que je ne vous aime. Ah dieux! S'écria-t-elle, que vous êtes injuste: craignons-nous pour ceux qui nous sont indifférens; et ne pas vouloir vous associer à mes infortunes, n'est-ce pas vous apprendre combien, dans des tems plus heureux, vous auriez eu à vous louer de mon coeur!Ils en étoient là, et l'on peut croire que Schézaddin alloit rendre à son oie de belles actions de graces, lorsque le dindon, que le dépit ou quelque affaire peut-être avoit éloigné de la princesse, s'approcha d'eux. Naturellement il n'étoit pas beau; mais il avoit, ce jour-là sur-tout, quelque chose de si dur dans sa physionomie, qu'il étoit impossible de le voir sans des mouvemens d'aversion. Quelque raison qu'eût en ce moment Schézaddin de ne se pas croire haï, il ne put revoir cet odieux rival sans reprendre toute sa jalousie. à peine put-il la contenir lorsqu'il le vit se pencher familiérement sur elle; et d'un air moitié ricaneur, moitié piqué, lui dire quelques mots à l'oreille. L'oie qui remarqua l'inquiétude de Schézaddin, et qui croyoit ne pouvoir mieux le rassurer qu'en traitant son rival avec dédain, répondit tout haut au dindon, avec la derniere fierté, qu'elle ne sçavoit ce qu'il vouloit lui dire. Vous ne me le persuaderiez pas aisément, madame, repliqua-t-il, en souriant d'un air de mépris; mais vous avez sans doute vos raisons pour être discrete. Oh! Repliqua l'oie avec impatience, croyez-moi si vous voulez; mais ne me montrezplus vos doutes. Je ne suis pas assez heureux pour en avoir, madame, repartit le dindon, et vous avez trop bien sçu... encore une fois, interrompit-elle, taisez-vous avec moi sur vos conjectures, et ressouvenez-vous que je ne suis faite, ni pour les entendre, ni pour vous les éclaircir. Ce ton est dur, repartit le dindon en frémissant de colere; mais il ne produit pas sur moi l'effet que vous desireriez, et je n'en vois que mieux ce que votre dissimulation cherche à me dérober. Toute désagréable que cette scene étoit pour Schézaddin, et dans quelque fureur que le missent les audacieux propos du dindon, il s'étoit contenu jusques-là, tant par le singulier respect qu'il avoit pour son oie, que par la crainte de se compromettre avec une aussi vile espece que cet orgueilleux dindon; mais la colere l'emportant enfin chez lui sur de si grandes considérations: je ne croyois pas, dit-il à son rival, en le regardant avec le dernier mépris, que l'on pût jamais porter, aussi loin que vous le faites, l'audace et l'opiniâtreté; et que vous vous méconnussiez assez pour répondre, avec tant d'insolence, à une personne à laquelle je ne dis pas seulementvous, mais ce qu'il y a de plus grand dans l'univers, doit la plus profonde vénération. Si vous m'en croyez... mes pareils, interrompit le dindon, en frémissant de rage, ne sont faits pour recevoir ni loix, ni conseils de personne. Vous sçaurez peut-être un jour, à votre honte, à qui vous avez osé donner des leçons: en attendant, rendez graces au ciel de ce que nous sommes dans des lieux où je ne puis sur le champ vous faire repentir de votre audace. En achevant ces paroles, il leur tourna le dos, et laissa Schézaddin dans la plus furieuse colere où il eût été de sa vie. Oh! Pour cela, dit le sultan, je le crois sans peine; car si jamais dindon osoit me parler sur ce ton-là, il n'y a pas de respect humain qui m'empêchât de le punir. Le roi de Tinzulk a présentement une bonne querelle sur les bras. C'est sa faute, dit la sultane, pourquoi va-t-il se mêler d'une tracasserie de basse-cour? Oh! Pourquoi va-t-il, repliqua Schah-Baham, nous voilà dans les questions. Pourquoi ce dindon est-il un insolent qui se méconnoît? J'en ai, moi, une bien plus importante à faire: où tout cela se passoit-il? Dans une avenue très-belle, répondit le visir, éclairéeavec la même magnificence que la salle du balle, et qui conduisoit à un palais... de diamant, et incrusté de marbre, sans doute, interrompit le sultan. Croyez-moi, visir, faites-le comme cela. Outre qu'il sera admirable de beauté, c'est qu'il aura encore l'avantage de ne ressembler à aucun de ceux que l'on nous a donnés jusques-ici, et que votre conte en sera mille fois plus intéressant. Oh! Pour les palais, je puis dire, sans me vanter, que j'ai un goût unique. Je suis si confuse, seigneur, de ce qui vient de se passer, dit l'oie à Schézaddin, que je ne sçais comment vous en parler. La fureur que je lis dans vos yeux ne m'apprend que trop à quel point vous vous croyez offensé; et la vengeance sans doute suivra de près l'outrage. Mais si je pouvois me flatter d'avoir quelque empire sur vous, si mes prieres... qui! Moi! Madame, interrompit-il, qu'oubliant ce que je me dois à moi-même, je ne punisse pas cet audacieux! Ah! Chaque instant qu'il respire ajoute à l'affront que j'ai à venger! Eh quoi! Seigneur, répondit-elle avec une douceur extrême, tant de fureur peut-il regner dans un coeur qui paroissoit dans cet instant même rempli duplus tendre amour; et mes larmes vous trouveroient-elles inflexibles, s'il étoit vrai que j'eusse sçu vous toucher. Schézaddin étoit amoureux. Ce dindon pour lequel son oie s'intéressoit si vivement, étoit ce même animal qui lui avoit fait éprouver au bal ce que la jalousie peut avoir de plus affreux. Les alarmes qu'elle lui montroit, la renouvellerent dans son coeur; et avec tant de violence, que ne pouvant ni la dissimuler, ni la contenir: barbare, lui dit-il avec fureur, vos larmes sont l'arrêt de sa mort; je vais le chercher cet odieux rival! C'est en votre présence, c'est à vos yeux que je veux rendre témoins du plus affreux spectacle qui puisse jamais s'offrir aux yeux d'une amante, que je satisferai ma gloire et mon amour si cruellement offensés. Je suppose qu'il le tue, dit le sultan; car enfin, quoi de moins certain que le sort des armes? Mais, va, je veux bien qu'il le tue. Je ne vois à tout cela, de quelque côté que je me tourne, qu'un dindon de moins dans le monde; et je ne pense pas, quoique Schézaddin veuille nous en faire croire, que ce soit pour nous un objet si important. Attendez-donc, c'est que je crois, dieume pardonne, que je ne sçais ce que je dis. Vous avez tort, dit la sultane, votre réflexion est très-sensée. Oui, et non, répondit Schah-Baham, elle est sensée, soit; mais elle porte à faux. Il y a dindons et dindons: c'est ce qui me condamne, et à quoi, puisqu'il faut tout dire, je n'avois pas fait attention. L'injustice que Schézaddin faisoit à l'oie, le toucha si sensiblement, qu'elle en versa des larmes. Pouvoit-il l'aimer, et n'être pas attendri de l'état où il la voyoit? Incertain encore de ce qu'il devoit penser sur son rival, il demanda pourtant à l'oie pardon de ses soupçons et de son emportement. Quelque contente qu'elle dût être de son repentir, et de la façon tendre dont il l'exprimoit, elle lui fit les reproches du monde les plus vifs sur le peu de confiance qu'il avoit en elle, et sur ce que ne sçachant pas encore s'il étoit aimé, il osoit concevoir et montrer des jalousies si offensantes. Le prince convint de tout, et s'avoua encore plus coupable qu'elle ne le trouvoit; et la crainte de déplaire achevant de calmer sa fureur: de grace, madame, lui dit-il, daignez me pardonner des mouvemens que vous n'auriez pas eu à me reprocher, si la violence demon amour et le vif intérêt que je vous ai vu prendre à mon rival, ne m'avoient pas alarmé. J'ai peine à croire que ce dindon, malgré toute sa fierté, puisse être mon égal; quand il le seroit, vous pouvez aisément imaginer que j'ai peu d'envie de me mesurer avec lui, et que j'éviterai, autant qu'il me sera possible, de donner à l'univers le risible spectacle de nous voir tous deux en champ clos. J'ai senti vivement, il est vrai, son insolence. Mais dans quelque colere qu'elle m'ait mis, j'ai senti plus vivement encore sa tendresse pour vous, et je ne puis lui pardonner de songer à vous plaire que quand je serai sûr que vous rejettez ses voeux. Ah! Madame, qu'un mot de vous auroit rassuré mon coeur. Mais, hélas! Vous ne l'avez pas prononcé. Eh! Le moyen de n'être point inquiet, lorsque l'on aime comme je fais, et que l'on ignore si l'on a sçu plaire! Quelque irritée qu'elle fût, les discours de Schézaddin, et plus encore l'amour qu'elle sentoit pour lui, la déterminerent enfin à l'indulgence. Il faut donc que je vous croie, lui dit-elle, et que je n'attribue qu'à la violence de vos sentimens l'offense que vous m'avez faite. Est-il juste pourtant que l'aveu le plustendre en soit le fruit. Et ne ferois-je pas, en vous pardonnant, plus que vous ne devriez jamais espérer? Schézaddin ne manqua pas de se récrier sur l'injustice qu'on lui faisoit, en croyant lui faire grace; et démontra avec tant d'évidence, qu'il étoit impossible qu'il fût tranquille, tant qu'il ne seroit pas sûr d'être aimé, que l'oie enfin, poussant un profond soupir, se cacha le visage de son évantail. C'étoit en dire assez, peut-être même un peu trop, s'ils eussent été seuls. Ces aveux qui se font par le silence, doivent faire penser à l'amant, que qui n'a pas la force de parler, n'aura pas celle de se défendre. Quoique Schézaddin ne fût pas la personne de son siecle la plus téméraire en amour, son affaire avec la fée l'avoit formé; et il est à croire que son oie auroit eu à se plaindre de son peu de retenue, s'il n'eût pas été gêné par les spectateurs: mais ne pouvant tirer d'autre parti de sa foiblesse que celui de la lui faire avouer, il se fâcha contre cette pudeur qui lui déroboit, disoit-il, les plus beaux yeux du monde, et le bonheur d'apprendre qu'il étoit aimé. Hélas! Seigneur, lui dit-elle, après avoir encore long-tems résisté, que, s'il est vrai que vous m'aimiez,vous devez être content de mon coeur! Tout positif qu'étoit cet aveu, Schézaddin en alloit sans doute demander encore plus; et il y a quelque apparence qu'il auroit obtenu ces mots charmans, qu'il poursuivoit avec tant d'opiniâtreté, s'ils ne se fussent en cet instant trouvés si près du roi autruche, qu'il ne leur fut pas possible de continuer une si intéressante conversation. Mon dieu! Que je suis heureux quand j'y songe, s'écria le sultan, de ce que cette oie-là et moi nous n'avons pas vécu dans le même siecle! Elle m'auroit, à coup sûr, tourné la tête. C'est que c'est de l'esprit, de la délicatesse, du sentiment! C'est ma foi, un grand bonheur que l'on en trouve si peu de l'espece de celle-là; il est réel qu'on ne voudroit pas aimer autre chose: moi, du moins; et si je ne suis assurément pas l'homme du monde le plus susceptible; mais, malgré cela, une oie ne laisse pourtant pas que de me plaire, sur-tout quand elle a du mérite.

LIVRE 2 PARTIE 3 CHAPITRE 18

Pendant la conversation de Schézaddin et de son oie, Taciturne n'étoit pas resté aussi oisif qu'il l'auroit bien desiré. La grue qui, en effet, le trouvoit fort aimable, en sortant du bal, l'avoit fait appeller; et quelque répugnance qu'il eût pour elle, il avoit cru devoir obéir: non que par sa figure elle lui en imposât; mais la singularité de ce qu'il voyoit, et la crainte qu'il avoit que tous ces animaux ne fussent des fées et des génies qui, pour se divertir ou les tourmenter, ne se fussent ainsi transformés, le tenoient en respect, et ne lui permettoient pas de s'abandonner à toute la brusquerie de son humeur. Lorsqu'il fut près de la grue, elle congédia le dindon qui lui servoit de chevalier d'honneur. écoutez, monsieur, dit-elle à Taciturne, approchez-vous, aidez-moi à marcher, je suis lasse à mourir; le bal m'a fatigué cruellement. Vous me paroissez bien rêveur? Dites donc, poursuivit-elle, en s'appuyant familiérement sur lui, pourroit-on sans indiscrétion,vous demander à quoi vous rêvez? Oui, madame, répondit-il, et j'aurai l'honneur de vous le dire, s'il est vrai que vous en soyez bien curieuse? Mais vraiment oui, repliqua-t-elle en minaudant, c'est que j'en suis curieuse au possible, et que j'aime singuliérement à sçavoir ce que pensent les gens d'esprit. Hélas, madame, répondit-il, je n'ai par malheur rien de commun avec eux, que d'avoir souvent la migraine. Vous avez la migraine, s'écria-t-elle; ah que je vous plains! C'est réellement un mal excessivement cruel, mais ne vous en inquiétez pas; j'ai d'une eau souverainement bonne pour ces maux-là; je vous en donnerai: vous m'en ferez souvenir, duchesse, dit-elle à une triste et vieille grue qui marchoit derriere elle en robe de cour. Le roi votre maître, reprit-elle en s'adressant à Taciturne, vous aime beaucoup, extrêmement; et vraisemblablement vous y répondez admirablement bien. Taciturne étourdi de tous ces adverbes qui succédoient les uns aux autres avec tant de rapidité, ne sçavoit que répondre à la grue. Il est infiniment aimable, continua-t-elle, majestueusement fait, et vous lui ressemblez; mais avez-vousl'ame tendre? Ceux que comme vous, la nature s'est plû à combler de ses dons les plus précieux, ne trouvent ordinairement rien d'aussi beau qu'eux-mêmes; et cette présomption, dont l'amour même ne les corrige pas, nous sert encore plus contre eux que notre vertu. Ne trouvez-vous pas que cette idée feroit la matiere d'une singuliérement belle dissertation? Oui, madame, répondit-il en bâillant, on diroit, je crois, là-dessus des choses très-brillantes, quoiqu'un peu usées peut-être. Eh, qu'importe, reprit la grue, en seroient-elles moins solides? J'aime passionnément l'esprit, je l'avoue, et les choses neuves me plaisent assurément autant qu'à personne; mais je veux toujours de la raison; et j'aime beaucoup mieux ne pas briller, ne paroître même avoir qu'un esprit très-ordinaire, que de n'en avoir qu'aux dépens de la justesse. Taciturne étoit si excédé de la cruelle caillette qui le poursuivoit, et d'adverbes et de questions, que, malgré les terreurs qui l'occupoient, il prit le parti de ne plus répondre. La grue n'en parla que plus, fit l'apologie de son esprit, de ses connoissances, de sa modestie; et finit par se plaindre d'être née avec unesensibilité dont toute sa raison ne pouvoit triompher. Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que j'aie eu bien des passions... en revanche, interrompit il, vous avez dû en inspirer beaucoup? Horriblement, répondit-elle. Oh! Repliqua-t-il, je m'en doutois bien. Mais, continua-t-elle, vous n'ignorez pas que l'on n'est jamais flatté de plaire qu'autant que l'objet sur qui nous faisons une si douce impression a lui-même de quoi nous toucher. Taciturne étoit persuadé du contraire de ce que disoit la grue; et, doux comme il l'étoit dans le commerce, il l'auroit sûrement contredite, si la crainte d'entamer avec elle une dispute qui l'auroit ennuyé, ne l'eût pas rendu plus complaisant qu'à son ordinaire. D'ailleurs, continua-t-elle, quand on a des principes, la sensibilité du coeur ne mene pas aussi loin que bien des gens le croient. Je ne dis pas que dans le cours de sa vie on n'ait quelques affaires; mais je crois qu'une personne raisonnable, à quelque point que les circonstances se trouvent contre elle, en a difficilement plus de cinq ou six. C'est-à-dire, reprit il, que tout ce que vous pouvez prendre sur vous, est d'en avouer cenombre-là. Oh! Je ne parle de cela qu'historiquement, repliqua-t-elle; et dans ce que je viens de dire, il n'étoit nullement question de moi. Nous ne pouvons, au reste, nous entretenir ici aussi commodément qu'il le faudroit, pour discuter pleinement une matiere si intéressante; et c'est dans une conversation de sentiment que je veux me ménager avec vous, que je vous instruirai de ma façon de penser, et des choses qui ont pu intéresser mon coeur. Taciturne étoit né trop curieux pour que l'histoire d'une grue ne le tentât pas; et la peur qu'il avoit qu'en lui confiant de si grands secrets, on ne lui en apprît qu'il voudroit toujours ignorer, ne l'empêcha point de se déterminer à satisfaire l'aimable oiseau, qui lui demandoit si galamment un rendez-vous. La même raison qui n'avoit pas permis à Schézaddin et à son oie de se parler aussi long-tems qu'ils l'auroient desiré, fit cesser l'entretien de la grue et de Taciturne. Aussi-tôt qu'ils furent dans le palais qui, pour en donner, en peu de mots, une idée précise, étoit meublé avec autant de goût qu'il étoit bâti, l'on servit. Schézaddin se mit à table auprès de l'oie; la grue s'emparade Taciturne. Ce fier dindon, objet de la haine du roi d'Isma, se plaça vis-à-vis de son rival, en le regardant aussi dédaigneusement qu'il en étoit régardé. Des autruches, des oies, et des dindons remplirent ce qui restoit de couverts à cette table. Le souper, malgré la bonne compagnie qui le composoit, ne fut pas bien gai. Le roi autruche, ni la reine son épouse, n'y parlerent pas: Schézaddin ne put jamais répondre un seul mot, soit à l'oie, soit à la grue, qui lui faisoient quelquefois des questions, sans être toujours, ou contredit, ou critiqué par son rival, et même avec tant d'indécence et d'acharnement, que tout ce qu'il avoit promis à l'oie ne l'auroit pas empêché d'étrangler ce critique dindon, si le roi autruche, ennuyé de l'impolitesse et du sot orgueil de cet animal, ne lui eût imposé silence. Tout fâché qu'étoit le roi d'Isma, il n'étoit pas possible qu'il le fût plus que son favori, à qui la grue faisoit des agaceries avec toute la liberté d'une femme que son rang met au dessus de la bienséance. Au dessert, enfin, le roi autruche qui avoit toujours été fort pensif, se tournant vers Schézaddin, lui fit desexcuses très polies, de ce qu'il ne l'avoit pas encore entretenu. Je n'en ai fait la réflexion qu'après, ajouta-t-il; mais je crains bien que ce silence, que je ne gardois que pour vous laisser le tems de revenir de votre surprise et de vous familiariser avec nous, n'ait produit un effet tout contraire, ou, du moins, ne vous ait beaucoup embarrassé. Oh ça! Convenez que vous ne seriez pas fâché de sçavoir qui nous sommes, et que nous vous paroissons d'étranges gens? à dire vrai, seigneur, répondit Schézaddin, je n'ai jamais rien vu qui vous ressemblât; et je ne vous dissimulerai ni mon étonnement, ni ma curiosité, rien, assurément, ne peut les égaler. Je vous dirai plus; et je ne sçaurois imaginer que le destin, en me conduisant dans ces lieux, n'ait pas eu ses vues. à cet égard, dit l'autruche, je ne sçais rien: j'ai vu le tems que, sans vanité, j'étois assez bien avec lui, pour qu'aucun de ses décrets ne me fût inconnu; mais les choses ont changé de face, et j'en suis à présent, comme tout le monde, aux conjectures sur cet article. Quoi qu'il en soit, enfin, repliqua le roi d'Isma, j'imagine que je puis vous être utile; et cette idée me donne encore plus d'enviede sçavoir vos malheurs. Ils sont jolis, mes malheurs! Repartit l'autruche: ils sont, parbleu, jolis! J'en suis content! Vous raillez, sans doute, reprit Schézaddin; l'homme du monde qui auroit le moins à perdre, seroit désespéré de se voir dans l'état où vous êtes; et à moins que ce ne soit volontairement que vous êtes autruche, je ne conçois point que vous puissiez ne vous pas affliger de le paroître. Je ne dis pas non plus, répondit l'autruche, que mes infortunes ne me coûtent à soutenir, et que je ne les sente pas dans toute leur étendue: ce que je veux dire seulement, c'est que leur source est singuliere, et si comique, qu'il m'est enfin arrivé des choses si peu communes, que quelque desagréables qu'elles soient en elles-mêmes, il est assez rare que je me les rappelle, sans avoir envie d'en rire. N'est-on, d'ailleurs, philosophe que pour raisonner, et n'est-ce pas aggraver le malheur, que d'en porter le poids avec foiblesse? Quand je me fâcherai à présent, comme pendant long-tems je l'ai fait, il n'en sera ni plus ni moins. Ma fille qui étoit née avec une extrême beauté, et ma femme qui avoit de quoiêtre fort contente de sa figure, ne supportent pas, sans doute, leur état présent avec toute la fermeté que je leur desirerois. Il est certain que sans avoir jamais été une beauté, je ne sçaurois ignorer que mon visage m'alloit beaucoup mieux que le masque d'autruche dont on m'a fait présent. Mais qu'y ferai-je; et puisqu'il ne dépend pas de moi de ne le point porter; n'est-il pas plus sage à moi de m'étourdir sur mon état, que de m'en affliger sans cesse? Ah! Ma foi! Dit Schah-Baham, je suis son serviteur! Voilà un drôle d'homme de croire qu'il soit indifférent d'être autruche, ou de ne l'être pas; mais comment devient-on autruche? J'avoue que je ne le comprends point! Qu'on naisse tel, et qu'on s'y fasse; rien là-dedans que de très-naturel: mais que, moi, je suppose, qui suis homme, je devienne autruche, ou dindon; et cela dans l'instant que j'y pense le moins, et que malgré cet accident je danse comme s'il ne m'étoit rien arrivé, rien ne me paroît plus incompréhensible. Ce que c'est que de nous, pourtant! En vérité, cela fait trembler! Mais, continuez, visir; ces réflexions-là m'affligent; et sûrement,je me ferois mal, si je m'y arrêtois plus long-tems. Schézaddin, reprit le visir, après avoir fait des complimens au roi autruche sur sa grandeur d'ame et sur le bonheur qu'il avoit d'avoir conservé sa gaieté au milieu des infortunes dont il étoit accablé, le pria de vouloir bien lui raconter son histoire, et l'autruche la commença en ces termes.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 19

Ce n'est pas assurément pour me vanter; mais j'ose dire que vous ne trouverez dans aucune histoire des choses qui ressemblent à celles dont je vais vous faire le récit; et que j'ai du moins l'avantage, que les malheurs que j'ai éprouvés, ne sont arrivés qu'à moi. Vous medirez, peut-être, que ce n'en est pas un bien grand; je pense le contraire. Il n'est point du tout désagréable, à mon avis, quand on est malheureux, de l'être d'une façon toute particuliere. La raison que j'ai de le croire, c'est que si l'on ne vous en plaint pas davantage, on vous en écoute avec plus de plaisir. Ce qui ne peut déplaire à quelqu'un qui, comme moi, se trouve souvent dans le cas de faire l'histoire de sa vie. Quoique le sort m'ait conduit dans vos états, j'en suis né si loin, qu'il y a apparence que sans la méchanceté de mes ennemis, qui me force d'errer dans l'univers, je n'y serois jamais venu. Après une suite immense des rois mes aïeux et mes prédécesseurs, je parvins au trône à mon tour, par la retraite de mon pere, dans le dix-neuvieme monde. Les états qu'il me laissoit étoient d'une prodigieuse étendue, mes voisins respectoient ma puissance; je n'avois rien à leur envier, et nous nous tînmes tranquilles respectivement. J'aimois plus la paix que l'oisiveté; et je profitai du repos dans lequel on me laissoit, pour me donner tout entier à la poésie, que j'avois toujours très tendrement aimée, et que je cultivois, eneffet, avec le succès le plus marqué. Il y a des gens qui veulent être universels; je l'étois, moi, sans le vouloir. Né pour tous les genres, je les embrassai tous, et il n'y en eut aucun où je ne portasse une supériorité de génie, qui ne me permettoit pas de craindre, ou de trouver des égaux. Je vous dirai, pourtant, que quels que fussent mes talens pour la poésie, je faisois peu de cas des vers; et que si je donnai mes premieres années à la manie d'en faire, je sentis bientôt que le soin d'arranger des mots, de façon qu'il en résulte quelque harmonie, et la peine que l'on se donne pour exprimer en termes brillans et pompeux des pensées assez souvent fausses, presque toujours frivoles, et des images ordinairement usées, sont des choses peu dignes d'un esprit raisonnable. Enfin, j'abandonnai un art dont le seul mérite est de peindre les objets connus, et qui ne conduit à la découverte d'aucun. L'insurmontable dégoût que j'avois eu pour la prose, s'affoiblit: je fis des livres; et même (mais que ceci, je vous prie, ne nous passe point) je donnai incognito au public de petites brochures gaies, et un peu galantes. Le goût des doctes commentairessuccéda à ces amusemens. Delà, je me jettai dans l'éloquence; et bientôt; mais sans en être plus satisfait, je devins l'orateur le plus brillant de mon siecle. La vérité vint enfin frapper mes yeux. Je sentis tout le néant de ce qui jusques alors m'avoit occupé; je rougis d'y avoir employé tant de tems; et cette honte salutaire m'amena aux seules sciences qui méritent l'estime des hommes; je veux dire, aux sciences abstraites. La singuliere sagacité dont j'étois doué, m'en abrégea les difficultés, et je me trouvai géometre dans l'instant que je voulus apprendre la géométrie. Quelque divine que cette science me parût, je ne m'y bornai pourtant pas, et je ne la fis servir que d'introduction à l'astronomie et à la physique. Ah! Monsieur! Que c'est, sur-tout, une belle chose que cette physique! Que les objets qu'elle se propose sont grands! Qu'elle éleve l'esprit! En effet, quoi de plus digne de l'homme que d'étudier la structure de l'univers, les causes de tout ce qu'il offre à nos yeux, de percer les entrailles de la terre, d'y arracher à la nature les secrets qu'elle a cachés, et de voler de là au plus haut des cieux, y observer la marche de cescorps immenses et innombrables, que leur éloignement n'a pu dérober à notre curiosité! Il s'en falloit beaucoup que la philosophie eût toujours regné à ma cour; je crus, même long-tems, qu'elle n'y prendroit jamais. Les vers et la galanterie l'avoient gâtée; et l'on n'y pouvoit raisonner un instant sans y mourir d'ennui. Peut-être alors y faisoit-on trop de cas de l'esprit; mais, enfin, on en avoit. L'amour et les plaisirs y gagnoient, ils étoient à la fois, et mieux sentis, et mieux célébrés; la pédanterie et la fausse décence en étoient bannies. La politesse de l'esprit ajoute toujours au sentiment, et en le rendant plus agréable, le rend toujours plus sûr de plaire. Les femmes, à qui l'on disoit mieux qu'auparavant qu'on les trouvoit aimables, s'empressoient à s'attirer des éloges, qu'autrefois elles se seroient imputé à crime de chercher. Eh! Qui peut plus animer les charmes, que le desir de plaire! La nature fait la beauté; mais ce n'est qu'à lui que l'on doit les graces. La galanterie des déclarations amenoit bientôt l'aveu. L'ardeur des poursuites, la délicatesse dont l'amour venoit de s'embellir,la guerre ingénieuse qu'il livroit aux préjugés, les images vives et flatteuses qu'il faisoit des plaisirs, le faisoient bientôt triompher. Il est vrai qu'il duroit peu; mais il n'en étoit que plus vif. La constance pouvoit être un goût particulier à quelques-uns; mais elle n'étoit d'obligation pour personne, et qui en eût promis, ou exigé, se seroit immanquablement donné un ridicule. Si ce n'étoit qu'en vers que l'on demandoit des faveurs, ce n'étoit qu'en vers aussi qu'on se félicitoit d'en avoir obtenues, et qu'on en rendoit graces. Quand la discrétion de l'amant auroit voulu dérober au public les marques de sa reconnoissance, la vanité de l'objet aimé ne l'auroit pas permis; et si, graces au ciel, il n'y avoit pas dans ma cour une femme qui ne méritât une épître de remerciment, il n'y en avoit pas une qui ne crût son honneur intéressé à apprendre à tout le monde combien son amant avoit d'esprit, ou plutôt, combien elle inspiroit de transports. Mon goût pour la géométrie changea presqu'en un instant la face de ma cour. Blâmé d'abord, sans ménagement, de me livrer tout entier à de si tristes occupations, bientôt imité avec fureur,je ne vis plus autour de moi que des géometres, ou des gens qui feignoient de l'être. à la gaieté, à toutes les graces de l'amour, on vit succéder la tristesse et l'aspérité des sciences. On n'entendoit plus mes courtisans se proposer que des problêmes. Les poëtes étoient ou bannis, ou méprisés: non-seulement, les charmes de l'imagination ne touchoient plus, mais on regardoit encore comme un travers, d'y avoir été sensible. On ne craignoit même pas de dire, et peut-être le croyoit-on, qu'il n'y avoit que la géométrie qui fût digne d'occuper l'homme, et qu'elle étoit la seule science qui mît de l'ordre dans les idées, par l'assujettissement où elle les tenoit. Il n'y avoit, enfin, qu'à ceux qui raisonnoient avec la plus cruelle pesanteur, que l'on attribuoit le mérite de raisonner juste. Ce que je n'aurois pas cru, et qui pourtant arriva, c'est que les femmes, qui ne semblent nées que pour l'agrément, que pour inspirer et ressentir l'amour, auxquelles nous devons le don de plaire, qui seules ont le droit d'adoucir nos moeurs, et de nous polir l'esprit; les femmes, dis-je, préferent aux graces, et à la légéreté qui leur sont si naturelles,à cet aimable désordre qu'elles ont dans les idées, et qui peut-être, est le plus séduisant de tous leurs charmes, cette exactitude de raisonnement, qui, quand en effet elles l'auroient acquise, ne pourroit les rendre que moins aimables. Bientôt, les passions qui ne doivent naître que des agrémens, ne dûrent leur naissance qu'aux sciences qui y sont le plus contraires. Un géometre, le croiriez-vous? Avoit plus de bonnes fortunes qu'un petit maître. Les jours, qui, peu de tems auparavant, s'écouloient dans les conversations les plus agréables et dans les fêtes les plus brillantes, n'étoient plus employés qu'à de seches dissertations sur le cours des astres, sur la figure de la terre, sur le calcul intégral, et sur les mysteres les plus relevés et les plus impénétrables de la métaphysique. La mélancolie, et les vapeurs qui gagnoient les femmes, la perte même de leurs agrémens, ne pouvoient les arracher à la manie de parler perpétuellement de choses qu'elles ne songeoient pas même à mettre à leur portée. Il y a des pays où le ridicule et la considération se touchent de si près, qu'il semble que l'on ne puisse mieuxparvenir à l'une, qu'en se livrant plus à l'autre. Il falloit que ce fût un des préjugés du mien. Ce n'eût pas été assez que le fol entêtement pour les sciences, tînt aux femmes lieu d'esprit et de beauté, il falloit encore qu'il leur tînt lieu de vertu. Quelqu'une d'elles, lasse, non des plaisirs, mais de l'éclat qui les suit, vouloit-elle afficher une conduite plus réglée? Les mépris du public lui devenoient-ils à charge? L'inconstance d'un amant lui inspiroit-elle pour quelques jours le dégoût du monde? Ce n'étoit plus, comme autrefois, en se consacrant aux exercices pénibles de la dévotion, qu'elle se cherchoit des ressources. Les sciences avoient pour elle le mérite de l'hypocrisie; être géometre, enfin, ou quitter le rouge, faisoient un honneur égal. Je parle à présent de tout cela avec un désintéressement que je n'avois pas alors. Loin de sentir jusques à quel point alloit l'abus des sciences que j'aimois, combien il entroit d'air, ou de flatterie, dans le goût que l'on paroissoit avoir pour elles, et le ridicule que cette folie répandoit sur ma cour, et sur moi-même, j'aidois à l'augmenter par mon exemple, et par les préférences dontj'honorois ceux qui m'imitoient. Si le titre de géometre, mérité ou non, suffisoit pour plaire à une femme, je n'admettois non plus dans ma confiance, et dans mes conseils, que des sçavans de ce genre, ou plutôt ceux qui feignoient de l'être, que ceux qui l'étoient en effet. Je n'en étois, à vous dire vrai, ni plus amusé, ni mieux servi; mais je satisfaisois mon goût et ma vanité, et m'ennuyois sans m'en appercevoir, ou sans m'en plaindre. Ah! S'écria Schah-Baham, si j'étois sûr d'avoir un bon ami: que lui demanderiez-vous, lui dit la sultane? Un conseil, repliqua-t-il; mais c'est que je crains tant qu'on ne me flatte! Je voudrois, par exemple, que l'on me dît, si je ne ferois pas bien de me faire géometre? Cela vous rendroit bien sérieux, repliqua la sultane; d'ailleurs; il me semble que vous avez l'esprit bien vif pour vous acommoder d'une science qui, à ce que j'ai oui dire, exige toute l'attention imaginable. J'ai l'esprit vif, cela est vrai, dit le sultan; mais si vous sçaviez aussi combien je réfléchis, quand je m'y mets, vous ne craindriez pas tant que la géométrie fût pour moi une chose si difficile. Je crois pourtant, repritla sultane, que les calculs vous paroîtroient bien désagréables. Ils sont si secs? Comment, répondit le sultan, des calculs! Cette géométrie n'est donc autre chose que de l'arithmétique? Eh! Que diable! Visir! Que ne me le dites-vous donc? Vous êtes cause que j'ai pensé me faire géometre, comme si c'étoit... oh! Je n'aime point ces surprises-là! Voyez un peu, je vous prie, le beau ridicule que je me serois donné! Si la géométrie vous déplaît, repartit la sultane, faites-vous physicien. Mais oui-dà, dit Schah-Baham, physicien, elle a raison? Cela doit être fort beau. Depuis ce qu'on m'a dit de la physique, je ne serai point du tout fâché de la sçavoir. Je vois à présent que je m'étois mépris, et que c'étoit indubitablement cela que je voulois dire.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 20

Mon nom, continua l'autruche, commençoit à se répandre dans l'univers; et mon mérite soutenu par les pensions que je faisois aux sçavans, et à tous ceux qui pouvoient répandre marenommée, ne trouvoit plus de contradicteur dans mes états. Vu de plus loin, j'étois encore plus grand; mais à quelque excès que l'on me vantât, je n'avois encore rien fait qui justifiât le bruit que je faisois dans le monde; et je résolus de le mériter. En discutant la nature de l'air, je crus qu'il agissoit un peu plus sur les corps qu'on ne le croyoit. De réflexions en réflexions, je jugeai qu'il en étoit un lui-même; j'allai enfin, jusques à deviner sa pesanteur et son élasticité. Enchanté de mes découvertes, et ne doutant ni de leur réalité, ni de leur succès, je me hâtai de les porter à l'académie; elles y furent si généralement sifflées, y parurent si absurdes, qu'il s'en fallut peu que je ne me crusse le philosophe le plus visionnaire qui eût jamais été. Plus irrité encore que confondu, je rentrai dans mon palais: j'examinai encore mon systême avec toute la sévérité possible, je me fis à moi-même les objections les plus fortes: mais plus je le revis, plus j'eus de quoi me convaincre que si quelque chose égaloit mes lumieres, ce ne pouvoit être que l'ignorance de mes philosophes. Le desir de justifier mes idées, et de confondremon académie, me donna de nouvelles forces; et persuadé que contre l'expérience il n'y a point de raisonnement, je me hâtai d'en faire une qui mît ma gloire en sûreté, et forçât mes envieux au silence. Il falloit pour cela que je prouvasse que l'air étoit un corps; et il me parut que je ne pouvois mieux le prouver qu'en lui faisant supporter le poids d'un autre corps. J'avois d'ailleurs avancé que l'on pouvoit mesurer le vent; cette opinion n'avoit pas été trouvée moins ridicule que l'autre, et comme j'avois à les établir toutes deux, je travaillai avec toute l'ardeur possible, à une machine qui pût faire la preuve de mon systême. Je ne vous dirai point combien je fis d'expériences malheureuses. J'ai composé là-dessus de très-gros volumes, où tout ce que j'ai tenté, et qui ne m'a pas réussi, est déduit avec une prolixité qui ne laisse rien à desirer, et que vous pourrez lire quand il vous plaira. Après avoir long-tems travaillé sans succès, la force de mon génie et mon opiniâtreté me firent enfin enfanter la plus surprenante machine qu'on eût encore vue dans l'univers. Lorsque par des épreuves réitérées et faites dans dessolitudes où mon secret ne pouvoit transpirer, je me fus assuré de l'avoir conduite à sa perfection, j'assemblai l'académie, et le peuple dans une vaste campagne, qui étoit aux portes de ma capitale. Je voulois que rien ne manquât, ni à ma gloire, ni à la confusion de mes ennemis. Là, j'exposai la machine; elle étonna tout le monde, par la singularité de sa forme, mais personne ne devina à quoi je voulois la faire servir. Sans perdre le tems à vous en faire une description géométrique, qui ne serviroit peut-être qu'à vous embarrasser, je vous dirai tout simplement que ce chef-d'oeuvre de méchanique n'étoit que ce que l'on appelle aujourd'hui un cerf-volant. Je conçois aisément que dans le degré de perfection, où les sciences sont à présent parvenues, cette découverte doit paroître bien puérile; mais en se transportant dans le tems où elle fut faite, l'on peut imaginer qu'elle dût combler de gloire son auteur. Je fis dresser la machine par celui qui m'avoit aidé dans mes expériences secretes; elle partit, la rapidité avec laquelle elle s'éleva dans les airs, à l'aide d'un vent vif, égal, et soutenu, qu'il faisoit en ce moment, fit pousser à toutel'assemblée un cri de joie et d'admiration. Mais je ne pourrois jamais vous exprimer quel fut leur étonnement, quand ce cerf-volant, sur lequel tous les yeux étoient constamment fixés, le déroba à leurs regards, ou du moins n'y parut plus que comme un point presque imperceptible. La crainte qu'ils eurent de ne le plus revoir fut si vive, que pour la dissiper, je le ramenai peu à peu du haut des airs, où les vents l'avoient élevé, et le fis enfin tomber à mes pieds. Une joie universelle succéda alors à la consternation. Ce jour fut, je l'avoue, un grand jour pour moi. Les éloges dont le peuple me combloit, la vénération que j'inspirai aux étrangers qui se trouvoient là, l'abattement des sçavans, tout augmentoit, tout me rendoit ma gloire plus chere. Cependant l'académie convint qu'elle avoit eu tort, et dès ce moment me regarda comme le plus grand philosophe qui eût encore vécu. Pour augmenter leur admiration, et les convaincre de plus en plus de la justesse de mes idées, j'attachai le lendemain, des lanternes à mon cerf-volant. Le prodigieux succès qu'elles eurent, me donna l'idée d'y attacher des chats, qui beaucoup plus pesants que les lanternes,prouvoient aussi beaucoup mieux ce que j'avois avancé. Cette tentative, toute hasardée qu'elle étoit, me réussit, et porta ma gloire à son comble. Tous les philosophes, non-seulement m'écrivirent pour me féliciter sur mon ingénieuse machine, mais encore, ils se rendoient tous en foule à ma cour, pour en voir l'effet. Parbleu! S'écria le sultan, il faut convenir que tous ces gens-là avoient bien du tems de reste, de venir, peut-être de cinq ou six cens lieues, pour voir un cerf-volant! Est-ce donc que c'est une si belle chose? à propos, pourtant, comme je ne sçais encore que médiocrement la physique, il se pourroit bien que je ne raisonnasse pas juste sur la machine du roi autruche. Au surplus, si ce prince, de qui, d'ailleurs, j'estime fort l'esprit et les lumieres, veut bien me parler philosophie un peu moins, seulement jusques à ce que je la sçache un peu plus; j'avoue naturellement qu'il me fera plaisir. Cependant, visir, qu'il ne se gêne pas à un certain point; je sçais qu'il faut avoir de la politesse pour les étrangers. Et puis, c'est que c'est, ma foi! Un grand homme que ce roi-là. Je jouissois de ma gloire avec toutela tranquillité imaginable, continua l'autruche, lorsqu'il m'arriva une aventure cruelle, qui me la fit payer bien cher. J'étois un jour à donner le plaisir du cerf-volant à un ambassadeur qui alloit prendre congé: la machine secondée par un vent frais, étoit presqu'au plus haut des airs, lorsque je la vis se prendre dans un nuage noir et épais, qui étoit porté contr'elle avec une extrême rapidité. à peine je l'y avois perdu de vue, qu'un grand cri sortit du fond de ce nuage. Le ciel s'arma d'éclairs, le tonnere se fit entendre, les vents se déchaînerent; et mon cerf-volant brisé, noirci, brûlé par la foudre, et les chats qu'avec lui j'avois envoyés dans les nues, absolument épilés, vinrent tomber auprès de nous. Le cri perçant qui avoit précédé cet orage, et la promptitude avec laquelle il s'étoit formé, et dissipé, me le firent regarder comme le phénomene du monde le plus singulier, et dont il étoit important de découvrir la cause: mais ce fut en vain que je la cherchai, et tout ce que je trouvai sur cet événement, me satisfit si peu, qu'enfin je cessai de m'en occuper. Je voulus reprendre mes exercices, que le desir de pénétrer cemystere avoit interrompus quelques jours, et je tirai de mon cabinet un cerf-volant aussi beau que celui qui avoit été foudroyé; mais à peine fus-je dans la plaine que le vent tomba, et si absolument, que ce fut en vain que j'essayai de faire partir la machine. Aussi-tôt que je fus rentré, le vent se releva; je sortis, il retomba encore. La même chose, enfin, m'arrivant tous les jours, je conçus qu'il y avoit là-dessous quelque chose d'extraordinaire, et que c'étoit à moi directement que l'on en vouloit. Ne pouvant moi-même percer ce mystere, j'eus recours à un oracle fameux dans le pays, et dont je vous parlerai ci-après plus amplement. J'appris de lui que ce nuage percé par mon cerf-volant renfermoit une fée, qui par ce choc aussi violent qu'imprévu, avoit pensé verser; que c'étoit elle qui avoit poussé les horribles cris qui étoient venus jusques à moi; et qui avoit excité l'orage qui avoit foudroyé mon cerf-volant, et deshabillé mes chats; et que ce calme profond qui regnoit dans les airs, toutes les fois que j'avois besoin de vent, étoit une suite de son courroux et un essai de sa vengeance. L'oracle ajouta que, quelque cruel que dûtme paroître cet effet de ressentiment, j'en avois plus encore à craindre si je ne songeois pas à l'appaiser. J'avois trop de preuves de la pénétration et de la sincérité de l'oracle qui me parloit, pour révoquer en doute ce qu'il venoit de m'apprendre, et je me hâtai de suivre ses conseils. La fée Thérébentine qu'il m'avoit nommée, étoit une petite créature, vaine, tracassiere, et méchante, que j'avois d'autant plus à craindre, qu'avant qu'elle fût devenue prude, elle m'avoit fait de fort indécentes agaceries; que, depuis, elle m'avoit plusieurs fois parlé sentiment; et que dans l'un et l'autre cas, je n'avois eu pour elle aucun des égards qu'elle m'avoit demandés. Je n'ignorois pas qu'une femme que l'on refuse, haït avec plus de fureur, qu'une femme que l'on quitte; et j'étois très-fâché, que dans les dispositions où elle étoit à mon égard, ce fût à elle que mon cerf-volant se fût adressé. Malgré le peu d'espoir que j'avois de la calmer avec un si beau prétexte de donner libre cours à sa haine, j'essayeai pourtant de le faire: je lui écrivis une lettre fort soumise, que j'accompagnai des plus magnifiques présens. Elle reçut mes excuses beaucoup mieuxque je n'eusse osé l'espérer, me promit de ne plus renfermer le vent, et me fit enfin tant de protestations d'amitié, que je commençai à la craindre plus que jamais. Cependant, l'exactitude avec laquelle elle me tint parole sur le vent, dissipa mes craintes. J'ordonnai en son honneur des fêtes publiques qui furent célébrées avec toute la joie possible par mes sujets, qui ne pouvoient plus se passer de cerf-volans, et que le bouleversement entier du royaume auroit, je crois, moins affligés, que le malheur de n'en plus voir. Qu'il ne s'y fie que de bonne sorte à cette fée-là, dit Schah-Baham; c'est moi qui connois un peu ces dames là, qui lui en donne le conseil. Vous m'en croirez, par exemple, si vous voulez; mais je ne craindrai pas de vous dire, qu'à la place du roi autruche, j'aurois mieux aimé mille fois n'avoir pas imaginé les cerf-volans (et si je vois à présent combien cette machine est ingénieuse) que d'avoir eu la moindre chose à démêler avec une fée. Ce n'est point pour faire le prophete, car je ne suis point un oracle, moi; mais vous verrez à la longue, comment il s'en tirera! Souvenez-vous seulement de ce que je vousdis. Continuez, visir; voilà véritablement une des plus magnifiques histoires que je crois qu'on puisse entendre.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 21

Aussi-tôt que je me fus tiré d'une si cruelle affaire, continua l'autruche, je conçus le dessein de voyager, moins encore pour m'instruire, je l'avoue, que pour montrer aux nations ce grand homme qu'elles admiroient. Ma réputation étoit déjà si bien établie, que toutes les villes que j'honorois de ma présence me firent des entrées superbes, et que quelques-unes même m'érigerent des statues. Après avoir traversé je ne sçais combien de royaumes, j'entrai dans l'empire de Phasgam. Le souverain de ces vastes payes vint de fort loin au-devant de moi. C'étoit un homme simple, peu instruit, mais d'une très-bonne conversation, et qui, sans pratiquer les sciences, honoroit beaucoup les sçavans, et ne les croyoit pas tout-à-fait inutiles dans un royaume. Son premier soin fut de me présenter à la princesse sa fille; jusques-là, j'avois souvent chantél'amour, mais je ne l'avois pas connu. Qu'elle me parut belle! Et que ce coeur que jamais rien n'avoit rempli, se défendit peu contre ses charmes. De mon côté, je fis sur elle la plus favorable impression; elle étoit sçavante, je passois pour être le premier homme de mon siecle; en falloit-il plus pour nous séduire tous deux? Comme je sçavois son goût pour les langues mortes, et que je sçavois qu'elle les parloit toutes; je lui fis en assyrien le compliment du monde le plus galant. Elle me répondit en langue punique, dans laquelle elle s'exprimoit avec une élégance et une facilité incomparables; et me dit sur mes talens et sur ma réputation des choses si flattueuses! Ses yeux, en me regardant, s'arrêtoient si tendrement sur moi, que je ne doutai pas que l'estime n'eût fait sur son coeur ce que ses charmes avoient fait sur le mien. Elle m'engagea dès le lendemain à lui développer tous les mysteres de la philosophie; et quoique je n'y mêlasse rien de ceux de l'amour, je la fis soupirer plus d'une fois. Un maudit génie, que l'on appelloit Plus-Vert-Que-Pré , fameux par sa puissance, et par sa méchanceté, et frere dela fée, de qui je vous ai parlé, étoit depuis trois mois à la cour de Phasgam, lorsque j'y arrivai: et mon malheur voulut qu'il trouvât à la princesse autant de charmes que moi. C'étoit assurément le plus dangereux rival que le sort pût jamais me susciter. Il n'étoit pas aimé, mais il vouloit l'être; et la froideur avec laquelle ses soins étoient reçus, ne l'empêchoit pas d'en rendre. Il étoit peut-être de ces gens, qui sont dans cette idée si fausse, qu'une constance bien opiniâtre surmonte toujours, non-seulement l'indifférence, mais même l'aversion. Quels que fussent là-dessus ses sentimens, et avec quelque sincérité que la princesse lui eut parlé, il la suivoit par-tout, lui donnoit des fêtes, et par-tout l'ennuyoit, et du récit et du spectacle de son amour. Que l'on devine aisément son rival! Plus-Vert-Que-Pré avoit été présent à ma premiere entrevue avec la princesse; et si le trouble qui parut alors dans mes yeux, l'instruisit des sentimens qu'elle m'inspiroit, l'air sombre et farouche, avec lequel il m'examina, sa sécheresse et sa contrainte avec moi, la colere qu'il conçut contre la princesse, et qu'il ne dissimula pas, m'apprirent aussi qu'il aspiroit à lui plaire. Les prévenancesqu'elle eut pour moi le jour de mon arrivée, son empressement à me parler, l'exagération de ses éloges, et le peu d'attention qu'elle eut pour Plus-Vert-Que-Pré , qui avoit toutes les peines du monde à en obtenir une réponse et un regard, plongerent ce cruel génie dans la plus affreuse inquiétude. Quoique malgré la timidité qu'inspire une violente passion, et le peu d'usage même que j'avois de l'amour, je crusse, comme toute la cour de Phasgam, que j'avois vivement touché la princesse, je ne pus m'en tenir aux conjectures sur une chose si intéressante pour moi, et je me déterminai à lui faire l'aveu de ma tendresse, et à lui confier les craintes que m'inspiroit celle de Plus-Vert-Que-Pré . Elle ne me dit pas qu'elle m'aimoit; mais une joie si vive et si pure anima ses yeux lorsqu'elle me vit à ses genoux! Il y regnoit tant d'amour, elle m'écoutoit avec tant de complaisance lui parler du mien, et me marqua tant de haine pour mon rival, qu'en me faisant l'aveu de ses sentimens, elle ne m'en eût pas mieux instruit. Le lendemain de ce jour si fortuné l'empereur, la princesse et tous les habitans de Phasgam me prierent avec instance,de leur donner le régal du cerf-volant. Mon amour et ma vanité avoient trop à gagner à leur faire connoître cette machine si renommée, pour que je ne me rendisse pas à leurs desirs. Jamais elle ne se montra avec tant d'avantage; jamais elle n'avoit eu un si grand succès. La princesse sur-tout, que ses lumieres éclairoient mieux que personne, sur le mérite du cerf-volant, en fut d'un enchantement qui me flatta mille fois plus que toutes les acclamations du peuple. Cher prince! Me dit-elle à l'oreille avec transport, quelle gloire pour moi d'être aimée de vous, et que mon coeur partage bien votre tendresse! Je ne sçais si Plus-Vert-Que-Pré que j'avois, malgré moi, pour spectateur de la fête physique que je donnois à la princesse, et qui étoit fort près de nous, entendit ce qu'elle me disoit, ou si sa rougeur et mon émotion le lui firent deviner; mais il devint tout d'un coup d'une humeur détestable, et me fit mille mauvaises plaisanteries sur le cerf-volant. S'il n'eût tourné que moi en ridicule, je lui aurois peut-être répondu avec moins d'aigreur que je ne fis. Mais il en retomboit tant de mépris sur la physique et il l'attaqua lui-même avec si peu de ménagement, que je crusne pouvoir me dispenser d'en prendre le parti. La haine secrete qui nous animoit tous deux, ne nous permit pas de conserver des égards l'un pour l'autre, et nous poussâmes la querelle aussi loin qu'elle pût aller. J'osai même, dans la chaleur de la dispute, le défier de faire quelque chose qui fût comparable à ce cerf-volant, qui lui paroissoit si digne de risée. Quoi! Répondit-il d'un air railleur, des cerfs-volans! Seriez-vous curieux d'en voir? Convaincu, par ce que cette admirable machine m'avoit coûté, qu'il ne lui seroit pas si facile d'en faire qu'il le croyoit; je lui dis audacieusement que je serois charmé qu'il m'en montrât. Plus-Vert-Que-Pré, à ce défi, étendit la main, et dans l'instant, il parut dans les airs une si prodigieuse quantité de cerfs-volans, que l'air en étoit obscurci. Je fus, je vous l'avoue, confondu de ce spectacle. Ce ne fut pas tout. à ses ordres, le soleil disparut; et la nuit, forcée dans sa marche par la puissance du génie, vint lui succéder. Alors le génie, pour achever de m'humilier, attacha des étoiles à ses cerfs-volans. C'étoit, comme vous voyez, une assez fâcheuse parodie de mes lanternes. Après, il les fit battre les uns contre lesautres. Du frottement des étoiles, quand elles se rencontroient dans le choc, il se formoit des sillons de lumiere d'une vivacité surprenante, et dont les yeux pouvoient à peine supporter l'éclat. Lorsqu'il crut avoir donné ce spectacle assez long-tems, il partit de chaque cerf-volant des feux de différentes figures, et de toutes les couleurs. Ce qui fit le plus beau et le plus singulier feu d'artifice que l'on ait, je crois, jamais donné. Enfin, il les anéantit tous, hors quelques-uns qu'il laissa dans le ciel, avec les corps lumineux qu'il y avoit attachés, qui forment ces cometes, qui ont si long-tems effrayé l'univers, et que l'on reconnoît toujours à cette longue queue qu'ils ont commune avec les cerfs-volans, et qui est en même tems une preuve incontestable de leur origine, et de la vérité des faits que je vous raconte. Je n'ignore pas, au reste, qu'il n'y a pas un astronome de ceux qui ont écrit sur les cometes, qui n'en parle fort différemment de moi: et ce qui prouve combien il faut se défier des observations, c'est qu'il y en a quelques-uns dont les idées sont assez raisonnables pour que l'on puisse les admettre; quoiqu'assurément, il n'y en ait pas un qui, sur cetarticle, ne se soit bien écarté du vrai. Le roi de Phasgam, qui, comme je l'ai dit, n'étoit pas sçavant, fut si charmé de la fête que Plus-Vert-Que-Pré venoit de donner, qu'il en oublia la vénération, que d'abord il avoit conçue pour moi, et le combla d'éloges. La princesse, qui heureusement avoit trop d'esprit pour ne pas mettre les choses à leur juste valeur, ne pensa pas comme son pere; et loin de louer le génie, soutint que je devois l'emporter sur lui; et que ce qui n'étoit que l'ouvrage d'une puissance à laquelle toute la nature étoit forcée d'obéir, ne méritoit pas la même estime, que ce qui étoit le fruit du sçavoir et de l'expérience. Cette décision n'étoit que raisonnable; et la princesse, pour la donner, n'avoit eu besoin de consulter ni son amour pour moi, ni son aversion pour Plus-Vert-Que-Pré . Toute désintéressée qu'elle devoit paroître, elle ne le satisfit pas, persuadé que la princesse auroit moins rendu justice à la physique, si elle n'eût pas aimé le physicien: après lui avoir fait les plus sanglans reproches, et m'avoir accablé des plus terribles menaces, il disparut. Quelque terreur qu'il eût cru m'inspirer, la joie que me donna sa fuite, nepeut se comprendre. J'aimois; débarrassé de mon rival; aimé de ce même objet, qu'avec tout son pouvoir il n'avoit pu rendre sensible, la crainte pouvoit-elle un moment trouver place dans mon coeur? Quand, d'ailleurs, j'aurois été moins magnanime, ou moins amoureux, les menaces de Plus-Vert-Que-Pré ne pouvoient m'alarmer que jusques à un certain point. J'étois génie comme lui, avec cette différence pourtant, qu'il étoit un génie du premier ordre; mais quoique ma puissance fût infiniment inférieure à la sienne, s'il pouvoit me tourmenter, il ne pouvoit m'anéantir. La crainte de sa vengeance n'ayant point diminué mon amour, je demandai la princesse au roi son pere. On fait souvent plus pour les gens que l'on craint que pour ceux qu'on aime. Ce bon prince avoit naturellement du goût pour moi; mais il redoutoit la puissance et la colere du génie, et auroit bien voulu ne se pas attirer son inimitié. J'eus toutes les peines du monde à vaincre sa peur; enfin j'en triomphai; il m'accorda la princesse. Malgré l'air ferme que j'affectois, je n'étois pas sans quelque crainte que le génie ne troublât la solemnité des nôces; et quand je vis que la fêtes'achevoit sans obstacle, je n'en fus guere plus rassuré contre lui. J'avois peur qu'il ne nous jouât quelque tour, qui, pour être moins public, pourroit bien n'en être que plus sanglant. Mais, il sembloit qu'il nous eût oubliés; ou s'il jetta quelque sort sur moi, il eut moins de puissance que mon amour et que les charmes de la reine. Quelques jours après mon mariage, je pris congé de mon timide beau-pere, et j'embellis mes états de ce qui faisoit l'ornement des siens. à quelque point que la joie de la posséder remplît mon ame, je ne laissois pas de songer quelquefois au démêlé que j'avois eu avec le génie. Je le connoissois trop pour me flatter qu'il eût oublié l'avantage que j'avois remporté sur lui, et qu'il ne me le fit pas tôt ou tard payer bien cher. Pendant que je cherchois les moyens de me raccommoder avec lui, la reine donna le jour à une fille aussi charmante qu'elle, et qui, seigneur, est actuellement auprès de vous. Quoi! S'écria Schah-Baham, l'oie couleur de rose est une princesse? Comment? Lui dit la sultane, vous ne vous en étiez pas encore douté? Moi! Répondit-il; non, assurément. Vous croyezdonc, pour me faire cette question, que je ne sçais pas ce que c'est qu'un conte! Est-ce que l'on doit jamais s'y douter de quelque chose, à moins qu'on ne veuille être une dupe! Et ne faut-il pas être bien ignorant pour ne pas sçavoir que tous ces maudits conteurs ont la rage d'arranger les événemens d'une autre façon souvent que celle que vous aviez prévue. Ne sçachez pas cela pourtant, vous prévoyez! Et où en êtes-vous après? Secondement, et d'ailleurs... enfin, que voulez-vous que je vous dise? Je n'aime pas cela moi. Mais une chose qui me charme, et que, par exemple, personne, je crois, n'aurois devinée; c'est que les cometes ne sont que des cerfs-volans avec des étoiles. Je ne manquerai parbleu pas de le dire à mes astrologues. Oh! Qu'ils seront étonnés! De vous le voir croire, peut-être, reprit la sultane. Oh! Que non, madame, repliqua-t-il, ils le croiront bientôt eux-mêmes, je vous en réponds. Je pousserai vivement cette affaire; j'ai la raison de mon côté; le roi autruche est mon garant, et je m'en rapporte un peu plus à lui qu'à leurs lunettes. Je vais donner un édit, par lequel j'ordonnerai que dans le mois, tous mes sujets, de quelquequalité et condition qu'ils soient, aient à croire aux cometes, conformément à la maniere ou façon du roi autruche sous telle peine pour les contrevenans qu'il me plaira ordonner; et nous verrons s'il sera si difficile de venir à bout des incredules, et de quel droit l'on se donnera les airs de révoquer en doute une chose que je veux croire, moi, qui, je vous demande pardon du peu, n'ai que l'honneur d'être sultan.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 22

Ne sçachant comment m'y prendre pour ôter à Plus-Vert-Que-Pré toute envie de me nuire, et desirant beaucoup d'être avec lui honnêtement, je crus devoir profiter de la naissance de ma fille, et résolus de le faire son parrein. Persuadé que cette politesse de ma part le toucheroit, je lui envoyai des ambassadeurs; mais, ni leur éloquence, ni les magnifiques présens dont ils étoient chargés pour lui, ne purent le déterminer à faire ce que je desirois. à peine même put-il assez se contenir pour écouter la moitié de la harangue qu'on luifaisoit; et s'élevant sur son trône avec fureur, il dit à l'orateur, qu'il étoit un insolent de s'être chargé d'une si ridicule proposition. Il m'appella indécemment visage de physicien, et ajouta que j'étois un plaisant fat d'imaginer qu'il voulût bien être mon compere. J'obmets mille autres propos qu'il tint, tous aussi injurieux les uns que les autres, et qui, de souverain à souverain, étoient véritablement, on ne peut pas plus déplacés. En attendant qu'il pût comme il disoit, exercer sur moi sa vengeance, il choisit quatre de mes ambassadeurs qu'il fit placer au haut de son palais, en guise de girouettes. Ceux qu'il jugea à propos de me renvoyer, furent, après une fort mauvaise plaisanterie qu'il leur fit, transformés en chats, couleur d'ardoise. Ils revinrent enfin, n'étant ni hommes, ni matoux, et chargés par lui des plus insolentes dépêches que l'on puisse jamais imaginer. Une aussi cruelle insulte ne me laissant ni desir, ni espérance de paix, je me préparai sérieusement à la guerre. J'étois pourtant dans une situation cruelle; car si, d'un côté, j'étois forcé de me venger; de l'autre, je ne le pouvois fairesans y risquer le bonheur de ma vie. Quand le génie n'auroit pas été, par la grandeur de ses états, mille fois plus puissant que moi, je ne devois point douter qu'il ne me combattît encore plus par la puissance de son art que par les forces de son empire; et je n'étois pas fort en magie. Cependant, quelque certitude que j'eusse que cette guerre ne tourneroit pas bien pour moi, je n'en résolus pas moins de la faire. Pendant que je faisois mes préparatifs, le génie, le croiriez-vous bien? Le génie eut l'audace de m'envoyer un ambassadeur. Ce ministre arriva dans ma cour aussi familiérement que si son maître et moi eussions été ensemble le mieux du monde. Il m'apportoit des lettres, par lesquelles Plus-Vert-Que-Pré m'assuroit qu'il me pardonneroit mon impertinence, et même m'honoreroit de sa protection, si je lui envoyois, sans délai, mon plat à barbe. Votre plat à barbe! S'écria Schézaddin, le génie avoit là une singuliere prétention! Après tout, il vous en quittoit, à mon avis, à bon marché? Oh! Pardonnez-moi, répondit l'autruche, sa demande n'étoit pas tout-à-fait aussi simple qu'elle vous le paroît; il n'ignoroitpas, en me demandant mon plat à barbe, qu'il me jettoit dans l'embarras du monde le plus cruel, puisque je ne pouvois le lui donner sans blesser les intérêts les plus sacrés de ma couronne. L'air tranquille qu'avoit l'ambassadeur en appuyant l'insolente demande du génie acheva de m'ôter toute modération. Attendez, lui dis-je, en rougissant de colere, vous allez voir le plat à barbe que je destine à votre maître; et je vous apprendrai en même tems combien je fais de cas de vos conseils, et quelle est la récompense que je crois leur devoir. Je croyois faire d'autant plus de peur à l'ambassadeur du génie, que le droit des gens avoit été plus cruellement violé par son maître envers les miens; et je fus fort étonné quand, au lieu de frémir, il me regarda en souriant, et prenant du tabac d'un air froid et railleur: ah, ah! Dit-il, en se tournant vers mes courtisans, je crois, dieu me pardonne, qu'il est en colere? Non, seigneur, il me seroit impossible de vous dire ce que je devins à ce manque de respect. Quelque indécent qu'il fût que je me vengeasse moi-même, transporté de fureur, oubliant tout, je voulus me précipiterdu trône pour moudre, sous mon sceptre, cet exécrable envoyé. Croiriez-vous bien que je n'en pus jamais descendre, et qu'il sembloit qu'on m'y eût cloué? Gardes! M'écriai-je d'un ton tragique, qu'on le saisisse; oui, lui-même, l'ambassadeur. Personne ne me répond, ni ne se met en devoir d'exécuter mes ordres. On ne meurt point de rage, puisque me voilà. Cependant l'ambassadeur voyant que j'étois près d'étouffer de colere, et n'ayant pas ordre apparemment de pousser les choses plus loin, termina toutes ses insultes, en me faisant, de l'air du monde le plus respectueux, la plus profonde révérence. Après quoi, il disparut. Quand je dis qu'il m'est arrivé de jolis malheurs, continua l'autruche, ai-je tort? Non, sans doute, dit Schézaddin. Mais, cela est vrai, au moins, reprit-il; car combinez, de grace, tous les événemens de ma vie. Il est certain, repliqua Schézaddin, qu'ils sont fort extraordinaires, et qu'il y a, je crois, peu de souverains qui aient éprouvé de pareils malheurs; et des ambassadeurs de qui l'on fait des girouettes et des chats. Me demander mon plat à barbe, s'écria l'autruche en pleurant, plût aux dieuxcruels qu'à sa place on m'eût demandé ma vie! Seigneur, lui dit Schézaddin, je conçois aisément par vos regrets et par vos pleurs, à quel point ce plat à barbe vous étoit précieux. Mais, comme on fait ordinairement assez peu de cas d'un meuble de cette espece, oserois-je vous demander ce qui vous rendoit le vôtre si cher. Ce que c'étoit, grands dieux! S'écria l'autruche; ce que c'étoit! Jusques à ce que je le sçache, reprit le roi de Tinzulk, il m'est impossible de prendre part, autant que je voudrois, à la douleur qu'il vous cause. Ma foi! Dit le sultan, n'en déplaise au roi autruche, j'aurois fait comme cet autre roi. Comment veut-il qu'on sçache ce que son plat à barbe avoit de si rare? Il falloit cependant, pour qu'on en fît tant de cas, qu'il eût ses raisons. Un prince aussi sage, aussi éclairé que celui-ci me le paroît, ne devoit rien faire au hasard; et j'avoue que quelqu'envie que j'aie de pouvoir trouver moi seul le mérite du plat à barbe, je suis obligé de prier le roi autruche de vouloir bien nous l'apprendre. C'est, sire, ce qu'il va faire, dit le visir. Ce n'est pas, continua l'autruche,pour que vous m'accusiez d'une opiniâtreté imbécille; mais il est réel que, quand mon plat à barbe n'auroit rien eu qui dût le distinguer, je me serois plutôt exposé à mille morts que de le céder au génie. Il faut donc, seigneur, que vous sçachiez qu'il étoit presque avéré que ce plat à barbe qu'on me demandoit si légérement, avoit été donné à un de mes aïeux par le destin; il y avoit plus de trente siecles, que l'on croyoit que le bonheur de l'empire étoit attaché à sa conversation; et qu'un de mes prédécesseurs en avoit si peu douté, qu'il avoit mieux aimé soutenir contre Salomon, roi des génies, une guerre très-cruelle, que de le donner à ce prince, qui avoit fait, pour le conquérir, d'inutiles efforts. La tradition ajoutoit que ce qui avoit déterminé Salomon à ne rien oublier pour nous le ravir, c'est qu'il avoit lu dans les livres du destin, que celui qui pourroit réunir le plat à barbe à un autre meuble qu'il avoit distrait de sa garde-robe, deviendroit le maître de la nature entiere. Tout étendu qu'étoit déjà le pouvoir de Salomon, il falloit que son ambition ne fût pas encore satisfaite, puisqu'il n'oublia rien pour acquérir leplat à barbe, après s'être emparé par finesse de cet autre meuble du destin. Que tout cela soit vrai ou non, c'est ce que je ne voudrois pas garantir; mais une chose certaine, et qui fait que je ne m'éloigne pas de croire que ce plat à barbe est, en effet, miraculeux, c'est qu'il prédit l'avenir. Bon, dit Schézaddin. Mais, répondit l'autruche, je ne raille pas. Quoi! Reprit le roi de Tinzulk, il prophétisoit votre plat à barbe? Oui, repliqua l'autruche; et le destin lui-même ne pouvoit mieux connoître le futur. Si nous eûmes le bonheur de sauver le plat à barbe de la cupidité de Salomon, nous n'en fûmes guere moins à plaindre que s'il l'eût conquis. Ce prince outré du mauvais succès de ses desseins, dégrada Elmasis qui l'avoit défendu contre lui; et de génie du premier ordre qu'il étoit, le transporta dans une de ces classes inférieures que nous appellons classes de malédiction, et où, sans cesser d'être génie, on se trouve déchu de sa premiere nature, et du privilege d'opérer les grandes merveilles. Avec quelque soin qu'avant la tentative de Salomon, le plat à barbe fût gardé, Elmasis redoubla de vigilance. Il lefit enfermer dans une tour d'un seul diamant; et de peur qu'en le voyant trop souvent, le peuple ne perdît du respect qu'il lui portoit, et ne le défendît avec moins de vigueur, en cas que Salomon, ou quelqu'autre, conçût le dessein de se l'approprier, il voulut qu'on ne l'exposât à la vénération publique que dans des tems marqués; qu'il fût porté en pompe devant ses successeurs le jour de leur couronnement, et que ce fût sur ce même plat à barbe que ses sujets lui fissent le serment de fidélité. Eh bien! Seigneur, vous connoissez à présent le plat à barbe? Vous étonnez-vous encore que je l'aie refusé; et vous-même, si vous en aviez été possesseur, n'auriez-vous pas fait comme moi? Oui, assurément, seigneur, répondit Schézaddin, je vous dirai plus; c'est que quand il n'auroit eu aucune des vertus qu'on lui attribuoit, et que vous l'auriez sçu, il suffisoit de l'opinion qu'on en avoit dans vos états pour que vous dussiez le défendre au péril même de votre vie. Oh! Pour des raisons, repliqua l'autruche, j'en avois de reste; mais je n'en aurois eu aucune que je ne l'en aurois pas moins refusé au génie. D'ailleurs, c'est qu'à ce qu'il me semble,il n'est pas trop d'usage que l'on donne son plat à barbe au premier venu qui vous le demande. Mais quand cela auroit été tout établi, je n'aurois pas pu donner le mien, non-seulement dans les circonstances où je me trouvois, mais encore dans quelqu'autre que c'eût été, sans m'exposer au mépris de mes contemporains et de la postérité. Il a grande raison, dit Schah-Baham, plus je l'entends, plus je l'aime ce prince-là. Il a bien de l'esprit, bien de la grandeur d'ame, et beaucoup d'équité. Voilà comme il faut que pense un roi, quand il ne peut pas faire autrement. Je n'ignore pas qu'il est dans une situation cruelle, et qu'il vaudroit infiniment mieux pour lui n'avoir point un plat à barbe si merveilleux, que d'avoir à le défendre contre un ennemi tel que le seigneur Plus-Vert-Que-Pré ; mais la raison d'état doit l'emporter toujours; et quand, je suppose, il y auroit au jeu moins encore, il n'en faudroit pas moins être magnanime; car enfin, et malheureusement on n'est pas roi pour rien.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 23

Le bruit de l'injuste demande du génie se répandit cependant dans le royaume, et y causa une consternation universelle. Ce seroit abuser de votre patience que de vous raconter tout ce qui se passa dans ce tems de trouble et de terreur. Il vous est aisé de vous représenter les alarmes et les cris d'un peuple épouvanté, et qui tremble pour l'objet de son premier respect. Aussi consterné qu'eux dans le fond, mais fidele à ce que mon rang m'imposoit, je cachois soigneusement mes craintes, j'avilissois le génie dans mes discours, j'exagérois mes forces; je n'oubliois rien enfin de tout ce qui pouvoit ranimer mes sujets accablés, et leur ôter le sentiment de leur foiblesse. Pendant que je m'occupois d'un soin si légitime, Plus-Vert-Que-Pré ne s'endormoit pas, non qu'il fît de grands préparatifs contre moi; mais il s'avisa de vouloir mettre la justice de son côté. Vous trouverez sans doute, comme moi, que c'étoit porter l'impudence à son comble,et qu'après ce qui s'étoit passé à la face de l'univers entre lui et moi, je ne devois pas craindre qu'on me donnât le tort. Mais j'étois fait pour les choses rares; et j'éprouvai qu'il n'y a rien qu'avec de l'audace et de l'esprit on ne tourne comme on veut, et qu'on ne persuade. Le génie publia contre moi un manifeste si noblement écrit et rempli de raisons si spécieuses, les griefs dont il se plaignoit, étoient si bien imaginés et exposés avec tant d'art, qu'il falloit que je sçusse, aussi parfaitement que je le sçavois, que c'étoit lui qui avoit tort, pour ne me le pas donner. C'étoit, en vérité, une éloquente piece! Ce seroit, surtout, l'exorde que j'en voudrois retrouver; ce n'est pas que je ne sçache que c'est précisément ce qui ne sert à rien; mais c'est qu'il étoit admirable, et que, comme on ne pese pas les raisons, il est impossible d'imaginer à quel point il me nuisit. Visir, mon ami, dit alors le sultan, en cas que l'autruche se souvienne de son manifeste, ne faites semblant de rien, et ne m'en dites mot. Je me connois, il me tueroit; et je ne crois pas que vous vouliez ma mort. Non, assurément, sire, répondit le visir; et puisqueles manifestes sont si contraires à votre majesté, je ne lui donnerai de celui-ci que les morceaux nécessaires pour bien entendre cette histoire. Ma foi, repartit le sultan, il me semble qu'il me seroit encore plus commode de n'y rien entendre du tout, que d'essuyer le moindre fragment du manifeste dont je me défends. Si pourtant vous croyez, en conscience, qu'il faut que j'en passe par-là, prenez que je n'aie rien dit. Plus-Vert-Que-Pré, pour justifier la demande qu'il me faisoit du plat à barbe, et pour couvrir l'iniquité de cette prétention, soutenoit que dans les papiers de Salomon, de qui, sans aucun fondement, il se disoit héritier, il avoit trouvé une transaction sous-seing-privé, passée entre Salomon et Elmasis, par laquelle ce dernier cédoit le plat à barbe à l'autre pour six cens millions de perroquets, dont il avoit besoin pour peupler ses états: que les perroquets avoient été fournis; ce qui se vérifioit aisément, tant par les régistres de Salomon, où cet article se trouvoit porté, que par la quantité prodigieuse qu'on en trouvoit dans mes états, qui, avant ce tems-là, en étoient, de notoriété publique, absolument dépourvus.étoient-ils vrais les perroquets? Demanda Schézaddin; c'est qu'à ne vous rien cacher, si ce fait avoit pu se prouver, il étoit pour vous d'une dangereuse conséquence? Vrai, dit l'autruche, après ce que vous sçavez du génie, pouvez-vous un moment l'imaginer? Jamais Elmasis n'avoit fait ce ridicule traité. Il est vrai (et c'est ce dont le génie profitoit habilement), qu'environ vers le tems de la guerre que lui fit Salomon, il vint de tous les endroits du monde des nuées de perroquets s'établir dans ses états; mais il étoit si faux qu'il en eût demandé, qu'il n'oublia rien pour les détruire. D'ailleurs, il seroit fol de penser que, quand même il en eût voulu, il les eût achetés à si haut prix, qu'au moins en cédant le plat à barbe à son ennemi, le premier article du traité n'eût pas été sa réintégration dans tous ses droits, et que le desir d'avoir des perroquets lui eût tourné la tête au point qu'il les eût préférés à des intérêts si chers. N'étoit-il pas de plus aussi peu probable que si Salomon, pour qui le plat à barbe étoit un objet si important, avoit eu entre ses mains une piece telle que ce traité, il n'eût pas forcé Elmasis d'en remplir les conditions, que ses successeurs eussent euà cet égard la même négligence, et qu'enfin ce ne fût qu'au bout de tant de siecles que l'on s'avisât de renouveller une si grande querelle. Toutes lumineuses qu'étoient ces raisons, et avec quelque soin que je les fisse valoir contre Plus-Vert-Que-Pré , elles ne frapperent personne. à peine même daigna-t-on lire mon manifeste. Tous mes alliés, hors la reine des isles de Crystal, et le prince des sources bleues, l'un mon neveu, et l'autre ma cousine, que vous voyez ici tous deux, ajouta-t-il en montrant la grue et l'oison, m'abandonnerent; et aidé de leurs seules forces, je me préparai sérieusement à me mettre en campagne. Je ne dois pas, au reste, oublier de vous dire que le génie avoit donné parole, que cette guerre se feroit entre nous, de roi à roi, et qu'il ne se serviroit du don qu'il avoit d'opérer les grandes merveilles qu'à son désavantage, attendu qu'il ne m'estimoit pas assez pour croire qu'il en eût besoin pour me vaincre. Entre plusieurs choses que j'admire dans votre histoire, dit alors Schézaddin à l'autruche, celle qui me frappe le plus, est, seigneur, cette impertinencedu génie, qui ne se dément pas une minute. Cela me paroît, je vous l'avoue, d'une singularité dont je ne crois pas qu'il y ait d'exemple. Je vous l'avois bien dit, seigneur, reprit l'autruche, ce qui m'est arrivé ne ressemble à rien; mais prenez patience, vous n'êtes vraiment pas au bout. Je laissai au roi de Phasgam, et à la reine des isles de Crystal la garde de mes états; et je quittai ma capitale avec le prince des sources bleues, tous deux à la tête d'une armée formidable. Notre dessein étoit d'entrer sur les terres du génie. Personne ne s'opposa à nos desseins; nous nous étions déjà rendu maîtres de quelques provinces, et nous marchions vers sa capitale, fort étonnés de ne point trouver de résistance, lorsqu'enfin nous apprîmes qu'il envoyoit contre nous une armée considérable. Je vous donne en cent à deviner qui la commandoit. D'ordinaire, répondit Schézaddin, je devine assez mal. Voyez toujours, dit l'autruche. Je vous assure, reprit le roi de Tinzulk, que rien ne me seroit plus inutile que de le chercher. C'est que, repartit l'autruche, cela seroit bien bon à deviner. Eh! Bien! Seigneur, repliquaSchézaddin après quelques instans de silence, j'y ai rêvé, et je n'en suis pas plus avancé pour cela; je n'y vois rien. Qui étoit-ce? Eh! Bien! Seigneur, puisqu'enfin il faut vous le dire, c'étoit une tête à perruque que Plus-Vert-Que-Pré envoyoit contre moi. Eh bons dieux! Une tête à perruque! S'écria Schézaddin: assurément! Il faut, pour que je croie cette histoire, que ce soit vous qui me la racontiez. Tubleu! Dit le sultan, voilà ce qui s'appelle du beau, cela je ne le devinois pas, mais j'ose dire que je l'attendois. Eh! Bien! Je ne me suis non plus trompé à cette histoire, que si je l'eusse déjà entendue plus de mille fois. Je veux croire que la sagacité que j'ai sur ces sortes de choses vient plutôt de l'habitude que j'ai d'en lire, que de la force de mon génie; mais il est pourtant remarquable que j'aie si bien rencontré; non que j'aie, comme j'ai dit, vu bien précisément que c'étoit d'une tête à perruque qu'il seroit question; mais je me suis douté que ce seroit quelque chose d'extraordinaire. Quel homme pourtant que ce Plus-Vert-Que-Pré ! Vous lui conquérez des provinces, vous croyez que vous allez aussi facilement soumettrele reste de son royaume. C'est que, pardonnez-moi, point du tout, une tête à perruque vient vous barrer. Il faut l'avouer; les événemens de cette histoire sont grands, inattendus, donnent terriblement à penser; et voilà ce que j'aime; car, pour ces choses frivoles, dont quand, vous les avez lues, il ne vous reste rien dans la tête, et qui vous amusent simplement pour vous amuser; on m'en dira ce que l'on voudra, mais je donnerai toujours la préférence au serieux. Le solide; il en faut toujours revenir là. Quand je reçus cette nouvelle, continua l'autruche, vous concevez bien que j'eus toutes les peines du monde à la croire vraie; car, enfin, me disois-je, une tête à perruque ne pense, ni ne raisonne. C'est, ou je me suis bien trompé jusques ici, un vil bloc de bois, grossiérement façonné, et qui n'a ni ne peut avoir aucune faculté intellectuelle. Je mis tout ce que je sçavois de physique à chercher comment cette tête à perruque pouvoit servir de général: cela la passoit apparemment, car elle ne me fournit aucune raison qui pût me satisfaire. Je fus, enfin, obligé d'expliquer cet étrange phénomene par la magie,qui libre dans ses opérations, ne s'assujettit point aux loix de la nature. Je me dis même, qu'il n'étoit pas impossible qu'une tête à perruque eût chez le génie des vertus particulieres, puisqu'un plat à barbe en avoit tant chez moi. Ce raisonnement me calma un peu l'esprit sur un événement si bizarre. La tête à perruque, pourtant, avoit dix ou douze degrés de possibilité, et de probabilité de plus, par conséquent, que le plat à barbe. Nulle analogie d'abord entre la destination de l'un et de l'autre; pas plus de ressemblance dans leurs fonctions. Le plat à barbe n'étoit tenu à rien; les devoirs d'un général sont immenses. L'un moralement, et physiquement parlant, n'a nul besoin de penser; l'autre ne peut, sans la méditation la plus profonde... permettez-moi, seigneur, interrompit Schézaddin, de vous faire faire une réflexion. Il me semble qu'en discutant la tête à perruque du génie, et votre plat à barbe, vous avez oublié que le dernier avoit le don de prédire l'avenir, ce qui, à mon sens, le met en état de disputer avec l'autre, de mérite, et de singularité. Car, dans le fond, il ne me paroîtpas plus naturel qu'un plat à barbe prophétise, que de voir une tête à perruque commander des armées. Ah! Quelle différence, seigneur, quelle différence! S'écria l'autruche. Si mon plat à barbe étoit la premiere chose inanimée qui eût rendu des oracles, elle seroit sans doute aussi extraordinaire que la tête à perruque; mais, quelqu'envie que j'aie de donner la préférence au premier, je ne sçaurois me dissimuler, que le plus précieux de ses dons lui étoit commun avec des chênes et des statues. La tête à perruque, au contraire, est la seule de cette espece qui ait commandé des armées. Fouillez dans l'antiquité la plus reculée, dans les tems mitoyens, descendez jusqu'au nôtre, vous n'en trouverez pas d'exemple. Je n'en sçais rien encore, répondit Schézaddin; et si je cherchois bien, peut-être que... visir, interrompit Schah-Baham, faite-moi un peu taire ce roi là, je vous prie. C'est, qu'à dire la vérité, il n'a pas le sens commun, et qu'il raisonne d'une bêtise choquante. Je voudrois bien sçavoir, par exemple, où il a pris qu'il est si ordinaire que des têtes à perruque servent de général. Je crois, sans tropme vanter, que j'ai autant de lecture que lui; et je puis assurer... enfin, puisque la tête à perruque est la moins probable, comme l'a parfaitement bien prouvé le roi autruche, il n'est pas douteux que devant toute personne un peu sensée, elle ne doivent l'emporter de beaucoup sur le plat à barbe; et c'est mal-à-propos qu'il s'avise de soutenir le contraire. Ce Schézaddin-là aime bien à faire le beau parleur.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 24

Aussi-tôt que nous fûmes en présence, le prince des sources bleues et moi, envoyâmes offrir le combat à la tête à perruque. Animée de la même ardeur que nous, elle l'accepta. Ce fut ce jour terrible, ce jour à jamais mémorable, que je vis pour la premiere fois le général ennemi, qui, superbement armé, et montant un cheval d'une beauté admirable, parcouroit ses rangs, et encourageoit ses troupes à bien faire. Comme sa tête seule étoit de bois, et que le reste de son corps étoit animé, il n'y avoit personne qui, en le voyant de loin,ne s'y fût trompé. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avoit fort bonne grace en selle, et que coëffé avec un petit morion à la grecque, orné de belles plumes blanches, et de grands cheveux nattés avec un ruban couleur de feu, il avoit la mine aussi guerriere que je l'aie vue à personne sans exception. Cette vue qui ne faisoit que m'amuser, et qui ne devoit effectivement être pour toute personne un peu sensée, qu'un spectacle risible, inspira une peur mortelle à mes soldats. Tout indigné que j'étois d'une terreur si déplacée, je crus devoir la respecter; et loin de les faire en cet instant marcher à l'ennemi, je rentrai dans le camp, où je passai la plus grande partie de la nuit à les haranguer, et à tâcher de leur inspirer pour les têtes à perruque tout le mépris qui leur est dû. Ils me promirent enfin de faire des merveilles; mais ce fut d'un air si peu assuré, que je rabattis beaucoup de la magnanimité qu'ils me promettoient. Pour les essayer, je les menai le lendemain à l'ennemi, sans avoir cependant le dessein de me commettre au hasard d'une bataille. Pendant que je marchois sans beaucoup de précautions, cette maudite tête à perruquequi, je ne sçais comment, avoit deviné cette promenade, débusqua tout d'un coup sur nous. Je n'eus point peur, mais je fus fort étonné. Je comptois si peu être attaqué, que je m'amusois en ce moment à finir un logogryphe géométrique qui m'occupoit depuis deux jours. Or, de songer à un logogryphe, et qu'une tête à perruque choisisse précisément cet instant pour vous tomber sur le corps, il n'y a, je crois, personne qui, en pareil cas, ne soit un peu étourdi; et j'avoue, de bonne foi, que je le fus. Ce mouvement fut cependant aussi léger qu'il avoit été subit; et je me serois battu avec une vigueur inconcevable, si la seule apparition de la tête à perruque n'eût jetté dans mes troupes autant de désordre qu'elle me causa d'étonnement. Ce fut en vain que j'essayai de ranimer leur courage: personne ne m'écouta, ou du moins ne me crut. Chacun s'enfuit, et moi-même en les suivant pour les ramener au combat, je me trouvai comme eux dans le camp, et loin de l'ennemi. Quelque douleur que je ressentisse, et de la lâche disposition dans laquelle je voyois mes troupes, et d'avoir été battu par une tête à perruque, je megardai bien, ni de leur faire des reproches, ni de paroître troublé de ma défaite. Je n'oubliai même rien, pour persuader le soldat que moi-même, je croyois que le vent, la poussiere, le soleil et la magie, qui, de concert, s'étoient armés contre eux, avoient pu seuls les vaincre. J'avois lu, je ne sçais plus où, que plusieurs grands hommes qui pouvoient bien me valoir, avoient, dans de pareilles circonstances, eu recours à cette ruse; et je crus que leur exemple étoit bon à suivre. Pour combattre avec encore plus de force et d'utilité la peur de mes soldats, je crus qu'il ne seroit pas mal de mettre, à la premiere occasion, le plat à barbe de la partie, et au lieu de le laisser dans le camp, de le faire porter devant moi, au bout d'une pique, et de l'exposer le plus que je pourrois, aux regards des soldats, afin qu'un objet si cher échauffât leur courage, et que la crainte de le voir tomber au pouvoir de l'ennemi, les excitât à le bien défendre. Cette idée qui m'a toujours beaucoup plu, a été, à ce que l'on m'a dit, blâmée par de grands militaires. Ils n'ont pas nié, à la vérité, que la vue du plat à barbe ne dût, pour peu qu'ils fussentencore sensibles à l'honneur, exciter le courage de mes soldats. Mais ils ont dit aussi que j'irritois par-là la cupidité de l'ennemi, en offrant à ses yeux le seul objet de conquêtes qu'il parût se proposer; et que l'envie d'acquérir étant toujours plus forte que celle de conserver, il y avoit cent contre un à parier que j'en devois être la dupe. Peut-être ils ont eu raison de me blâmer. Mais je doute qu'ils l'eussent fait, s'ils eussent sçu que cette résolution fut approuvée par le plat à barbe, que j'allai consulter sur ce qui se passoit, et qui me dit en propres termes, qu'en suivant mon idée, je terminerois infailliblement la guerre. En conséquence de la réponse que le plat à barbe venoit de me faire, j'envoyai chercher les chefs de l'armée, à qui j'ordonnai de tirer les troupes de leurs retranchemens, et de les ranger en bataille. Lorsqu'ils eurent exécuté mes ordres, j'allai en cérémonie, tirer le plat à barbe de la tente où il étoit religieusement gardé. Après avoir laissé aux soldats le tems de lui rendre leurs hommages, je l'attachai moi-même au bout d'une pique, et le donnant à porter à celui de mes guerriers qui passoit pour être le plus brave, je le suivis avecun air d'audace et de majesté, qui satisfit extrêmement l'armée. La tête à perruque qui avoit observé mes mouvemens, s'étoit préparée à nous recevoir. Résolu à la battre si bien qu'elle pût long tems en garder le souvenir, et rassuré par l'ardeur que la vue du plat à barbe inspiroit à mes troupes, et par les sermens qu'ils m'avoient faits sur lui, de périr plutôt que de l'abandonner, je fis donner le signal. N'espérez pas, seigneur, que je vous raconte tout ce dont mes yeux furent témoins dans cette affreuse journée; qu'il vous suffise de sçavoir, que dès le premier choc mes lâches troupes plierent, et que n'écoutant plus rien que leur frayeur, ils me laisserent presque seul avec ce même plat à barbe qu'ils avoient juré de défendre au péril de leur vie, et accompagné seulement de quelques-uns de mes courtisans, qui avoient assez d'honneur pour ne vouloir mourir de peur qu'auprès de moi. Dans ce funeste moment, je vis la tête à perruque s'avancer fiérement vers moi, et ordonner qu'on se saisît du plat à barbe. à cette affreuse vue la rage me transporta. Oubliant qui j'allois combattre, je poussai à toute bridecontre ce ridicule général: il m'attendit, nous nous joignîmes; je lui coupai d'un coup de sabre, et son casque, et sa perruque, je croyois l'avoir pourfendu; mais dans le tems que je le cherchois à terre, il s'élança sur moi avec fureur, et me donna dans l'estomac un coup de tête si violent, que non-seulement j'en vuidai les arçons, mais qu'encore j'en fus envoyé par les airs à plus de cent soixante et dix pas delà. Je fus assez heureux dans ma chûte pour tomber dans un gros de mes courtisans qui fuyoient, et qui ne sçachant d'où venoit le présent qu'on leur faisoit de ma personne, pousserent, en me voyant, des cris affreux. Plus je leur parus descendu du ciel, plus je leur causai de frayeur; et hors un seul qui voulut bien s'arrêter pour moi, tous les autres n'en fuirent que plus vîte. Ce brave et fidele courtisan me remit à cheval, nous en trouvâmes de reste sur le champ de bataille. Je crus qu'il ne me restoit plus rien ni à faire, ni à voir dans ces funestes lieux, et qu'il étoit tems que je songeasse à mettre ma personne en sûreté. C'est-à-dire, car je suis la franchise même, qu'enfin je me déterminai à fuir à montour. Mon cheval qui n'étoit ni vif, ni frais, ne me mena pas loin sans fondre sous moi. Accablé de lassitude et de douleur, j'errai long-tems. La nuit, qui d'un côté favorisoit ma retraite, de l'autre me nuisoit, enfin je trouvai un chemin creux, et je ne balançai pas à m'y jetter. Quoiqu'il s'enfonçat à mesure que j'avançois, je m'opiniâtrai à le suivre. Après avoir marché long-tems entre deux especes de murailles, qui de moment en moment, devenoient plus hautes, je me trouvai vis-à-vis un mur, qui d'abord sembloit ne m'offrir aucun passage. J'en cherchai un avec tant d'obstination, qu'enfin je découvris un trou, qui, dans l'obscurité me parut devoir être un soupirail. Je m'y jettai sans hésiter, résolu, si je ne trouvois pas d'issue, d'y rester enseveli, plutôt que d'être livré au génie. Veuille le prophete qu'il n'en sorte pas, dit la sultane! Lui, sa géométrie, son plat à barbe, et toutes les impertinences qu'il dit, m'impatientent au point que, pour qu'il ne reparût plus sur la scene, j'irois boucher de mes propres mains le trou dans lequel il s'est jetté, si je pouvois espérer de l'y trouver encore. Madame! Madame! Répondit lesultan, il a ici des amis qui sçauroient bien vous empêcher de prendre avec lui de ces petites libertés-là. Il ne me déplaît pas à moi, ce roi autruche; au contraire, il s'en faut beaucoup. J'ai même conçu pour lui tant d'estime et d'amitié, que si je ne croyois pas fermement que le visir le tirera du terrier où il l'a mis, je le ferois, lui, sans autre forme de procès, enterrer vif, tout-à-l'heure: et voilà comme toute raillerie cessant, je serois capable d'abandonner le roi autruche. Eh! Sire! S'écria le visir, je vais l'en faire sortir tout-à-l'heure, si votre majesté le veut; non, répondit gravement Schah-Baham, je vous l'ai dit, il me suffit qu'il en sorte; et je ne suis point du tout fâché qu'il y demeure quelque tems, quand ce ne seroit que pour lui apprendre à s'aller jetter comme un franc étourdi, dans tous les trous qu'il trouve en son chemin. On ne peut trop enseigner la prudence aux rois. Quoiqu'il me semble, continua le roi autruche, que mon histoire ne vous a point parue longue, et que l'intérêt dont vous honorez mes malheurs, dût m'engager à en poursuivre le récit, je vous avoue naturellement, seigneur, que vous m'obligeriez si vous vouliez bien en remettre le reste à un autre jour. Soit que l'histoire eût intéressé Schézaddin, soit qu'elle eût produit sur lui l'effet contraire, il répondit civilement au roi autruche, qu'il en pouvoit agir comme il lui plairoit. En ce cas, dit celui-ci, je vous prie, seigneur, de vouloir bien vous rendre ici demain, à l'entrée de la nuit. Ce palais, invisible à tous les yeux, ne le sera pas pour les vôtres; et dès que vous me paroîtrez le souhaiter, je vous raconterai avec la même sincérité le reste de mes aventures. En achevant ces paroles, la reine et lui donnerent le bon soir à Schézaddin, qui leur fit, de son côté, toutes les politesses imaginables. Adieu, madame, dit-il tout bas à la princesse, en prenant congé d'elle, je serois trop heureux, si je pouvois, en m'éloignant de vous, me flatter que le prince des sources bleues ne vous occupera pas toute entiere. Adieu, prince, répondit-elle, en le regardant d'un air qu'il seroit d'autant moins possible de peindre, qu'il exprimoit plus de choses; plût au ciel que vous ne sçussiez pas si bien, que ce ne sera pas lui qui troublera mon repos!à ces mots, soit qu'elle craignît de lui en dire trop, si elle continuoit; soit qu'elle eût pour ne plus rien dire, quelqu'autre raison aussi bonne, elle lui fit la révérence, et s'éloigna de lui en soupirant. Le roi de Tinzulk, à qui toute la personne de la grue revenoit infiniment, ne l'oublia pas dans ses adieux; et si Taciturne, qui étoit alors instruit du rang qu'elle tenoit, mit dans ses discours autant de froideur, que quand il ne la croyoit qu'une simple grue, au moins y mit-il tout le respect qu'en qualité de reine elle étoit en droit d'attendre de lui. Ils sortirent enfin. Des dindons leur présenterent leurs chevaux. Schézaddin, en s'éloignant du palais, se retourna souvent pour voir, le plus long-tems qu'il pourroit ces lieux si cher à sa tendresse, ces lieux où il laissoit l'oie la plus aimable qu'il y eût dans l'univers; et Taciturne, fort inquiet en lui-même des suites que pourroit avoir cette aventure, suivit son maître, sans avoir le moindre regret de quitter la grue du monde la plus spirituelle.

LIVRE 2 PARTIE 4 CHAPITRE 25

Schézaddin étoit si étonné de tout ce qu'il venoit d'entendre, et si rempli de son oie, qu'il étoit presque aux portes de Tinzulk, sans avoir rompu le silence. N'es-tu pas confondu, dit-il, enfin, à son favori, de tout ce qui nous arrive? Oui assurément, répondit Taciturne, et j'en suis encore plus affligé. Ou je me trompe fort, ou nous avons fait-là de mauvaises connoissances; mais, quand on s'est mis dans le cas de déplaire à des fées, on ne doit pas être surpris d'éprouver leur vengeance. Toujours ta Tout-Ou-Rien! Reprit le roi, penses-tu qu'elle se mêle de ceci? S'il eût été en son pouvoir d'inspirer de l'amour, imagines-tu qu'elle ne m'en eût pas donné, lorsqu'elle avoit à se plaindre de mes froideurs? J'ai cru, je te l'avoue, dans le tems, que malgré mes résolutions, je tâchois d'aimer, que cette indifférence, dont aucune des beautés de ma cour ne pouvoit triompher, étoit son ouvrage, et qu'elle me punissoit de mon inconstance, en me mettantdans l'impossibilité de m'amuser. Mais, que cette ardeur si vive et si tendre, dont mon coeur est pénétré, soit un effet de sa colere; qu'elle ne se venge qu'en me rendant mille fois plus heureux que je ne l'ai été avec elle; c'est une chose qu'il seroit absurde de penser, et qu'en effet, je ne croirai jamais. Ce raisonnement seroit fort sage, repliqua Taciturne, si cette passion si violente, et dont vous êtes si content, n'avoit pas pour objet la personne qui l'a fait naître. Mais quand votre majesté se souviendra que c'est une oie qu'elle adore, je doute que ce soit à la nature qu'elle veuille attribuer un choix si bizarre, et qu'elle ne sente pas ce qu'elle en doit à la fée. Je ne sçais pas dans le fond, repartit Schézaddin, ce que mon choix a de plus bizarre que le vôtre, et s'il y a plus de ridicule à aimer des oies que des grues? La reine des isles de Crystal est dans le même cas que la princesse. J'en conviens, sire, répondit Taciturne; mais je ne pense pas comme le roi de Tinzulk; et je n'en suis encore qu'au malheur d'être aimé. Oh! Reprit le roi, nous verrons! Cette grue ne me déplaît pas comme à vous. Elle est reine, elle vous aime; ses charmes, sans doute,égalent sa tendresse; je ne trouverois pas bon qu'elle fût toujours l'objet de vos mépris; et vous m'obligerez de prendre pour elle tous les sentimens que, je ne sçais comment, vous lui avez inspirés. En vérité! Sire, dit Taciturne, ce qu'exige votre majesté, est d'une injustice si manifeste, que je doute qu'elle parle sérieusement. Non, non, repliqua le roi, vous aimez à vous singulariser, et c'est moins parce que la reine des isles de Crystal ne vous plaît pas, que pour ne point m'imiter, que vous avez résolu de l'accabler de rigueurs; des rigueurs! Vous! Assurément! Cela vous sied bien, sur-tout quand vous ne pouvez plus ignorer que c'est une princesse du plus rare mérite que votre indifférence outrage. Car, pensez vous que dans le fond, ce soit une oie que j'aime? N'est-ce pas une princesse aimable, infortunée, persécutée par un génie cruel, qui, non content d'avoir enlevé au roi des terres vertes son plat à barbe et ses états, les a tous transformés pour achever sa vengeance, et leurs malheurs? J'en suis, sire, reprit Taciturne, aussi convaincu que vous-même; mais, dussiez-vous m'accuser de répéter toujours la même chose, je vous diraiencore que cette aventure vous est préparée par Tout-Ou-Rien, qui vous inspire une passion capable de vous charger du plus grand des ridicules, et de vous plonger, peut-être, dans les plus affreux malheurs. Qu'en croyant tout ce que vous a dit cet malencontreuse autruche, que je prie le ciel de confondre, vous l'eussiez plainte; que le sort de sa fille vous eût inspiré de la compassion, je n'en aurois pas été surpris: mais qu'une oie vous tourne la tête, (car, enfin, quelques charmes que vous vouliez lui croire, vous ne l'avez encore vue qu'oie) que, moi qui n'ai que faire à tout ceci, je me voie condamné à aimer une grue, qui, sans parler des disgraces de sa figure, est bien la plus sotte et la plus précieuse bégueule que j'aie vue de ma vie; voilà, je l'avoue, ce que je ne puis comprendre. Ah! S'écria le roi, c'est à la princesse seule que le destin a réservé mon coeur; il n'y avoit qu'elle dans le monde capable de m'inspirer une passion aussi vive. J'ai, enfin, trouvé l'objet à qui seul il étoit réservé de me rendre sensible! J'en suis très-faché, répondit le favori; car il est impossible que cette passion prenne en bien dans le monde; et à mon sens, l'excuse d'avoir cédé à sa destinée, est bien vague, et pour ne rien dire de plus, bien puérile, pour pouvoir se flatter qu'elle justifie votre tendresse. Si tu sçavois combien elle a d'esprit! Reprit le roi en soupirant. Bon! De l'esprit! Dit Taciturne; est-ce que la grue que votre majesté voudroit que j'aimasse, n'en a pas autant qu'on en puisse avoir? Jamais on n'en eut si singuliérement, si terriblement, ni si énormément. au vrai, c'est une personne exécrablement spirituelle. Puisqu'elle a tant d'esprit, lui demanda le roi, pourquoi ne l'aimes-tu point? C'est qu'à ce que je crois, repliqua Taciturne, ma destinée ne le veut pas. Schézaddin alloit apprendre à son favori à lui faire d'aussi mauvaises plaisanteries, lorsqu'il apperçut des gens de sa suite qui le cherchoient. Il donna du cor; et pendant que l'on venoit à lui, il recommanda à Taciturne de garder sur leur aventure le silence le plus profond. On le joignit; bientôt après, il rentra dans sa capitale. Le grand raisonneur l'attendoit à la tête du sénat pour le haranguer sur le peu de soin qu'il prenoit de sa personne; mais le roi qui pensoit alors à toute autre chose qu'àdes harangues, passa sans vouloir l'entendre, et se retira dans son palais. Quoiqu'il se fut couché tard, il se leva de bonne heure. Pourquoi, demanda le sultan? Le visir répondit qu'il n'en sçavoit rien. Et pourquoi, s'il vous plaît, n'en sçavez-vous rien, repliqua Schah-Baham? Il me semble qu'il vaudroit encore mieux sçavoir cela que quantité de choses beaucoup moins importantes que vous me racontez pourtant, comme si je ne pouvois pas m'en passer. Est-ce, par exemple, que ce ne seroit pas un vrai plaisir que de sçavoir pourquoi Schézaddin ne dormit pas aussi long-tems, qu'il est apparent qu'il le devoit faire? Si les conjectures, répondit le visir, n'étoient pas consacrées à l'histoire, et qu'il pût être permis d'en orner un conte, on pourroit dire à peu près à votre majesté les raisons qui empêcherent Schézaddin de dormir long-tems cette nuit-là. Ma foi! Repliqua le sultan, l'histoire en dira ce qu'elle voudra; mais je veux des conjectures, quand ce ne seroit que pour apprendre ce que c'est. On peut dire d'abord, reprit le visir, que si Schézaddin se leva de bonne heure,c'est qu'il ne put pas dormir plus long-tems. Oh! Pour cela, dit le sultan d'un air fin, je l'avois pensé: il ne me reste plus qu'à sçavoir pourquoi il ne put pas long-tems dormir. Premiérement, répondit Moslem, les veilles échauffent le sang: Schézaddin avoit dansé et veillé plus qu'à son ordinaire; il étoit donc tout simple que son sommeil ne fût ni tranquille, ni long. On peut encore ajouter à cela, dit la sultane, que les gens amoureux ne dorment guere; à moins qu'ils ne soient favorisés. Schézaddin aimoit; et de plus, c'étoit une oie qu'il aimoit. Et quand on est assez à plaindre pour avoir une oie en tête, et que, comme Schézaddin, on fait de profondes réflexions, c'en est plus qu'il ne faut pour empêcher de dormir. Ah! La bonne conjecture! S'écria le sultan, elle est lumineuse! Mais il me la falloit. J'aime les choses claires et judicieuses, moi! Aussi-tôt que Schézaddin fut éveillé, il envoya chez Taciturne, qui n'ayant rien dans la tête qui dût troubler son repos, ne fut pas content que son maître se souvînt de lui de si bonne heure. Préparé à ne plus être confident que de ces chimeres qui occupent l'esprit desamans, il se rendit auprès de Schézaddin, qui, en effet, l'attendoit pour se plaindre avec lui de sa destinée, et pour lui redire avec cette exactitude si cruelle pour ceux qui n'aiment pas, tout ce qu'il lui avoit dit la veille. L'amour ne sçait finir ni sur ses plaisirs, ni sur ses peines. Taciturne, qui naturellement aimoit mieux avoir à plaindre les gens qu'à les féliciter, trouvant à son maître un peu trop de certitude d'avoir plû, crut en conscience la lui devoir enlever. Je suis persuadé que l'on vous aime, seigneur, lui dit-il; mais je suis bien trompé si vous n'avez pas un rival. Il y a là je ne sçais quel dindon... qui! Interrompit le roi, le prince des sources bleues! Elle le déteste; et tu as toi-même entendu de sa propre bouche des choses qui ne peuvent t'en laisser douter. Cela est vrai, dit Taciturne, elle ne l'aime pas aujourd'hui; mais je crois qu'il ne lui a pas toujours déplû. Pendant que le roi autruche nous racontoit sa funeste histoire; moi qu'elle n'amusoit pas, et que les persécutions de ma trop tendre grue impatientoient, je faisois des observations pour me distraire. Eh bien! Interrompit Schézaddin avec effroi, qu'as-tu vu? Hélas! Dans l'instant,peut-être, que l'on ne paroissoit être occupé que de moi... on ne négligeoit pas absolument le dindon, repliqua Taciturne; votre majesté peut se souvenir qu'en se mettant à table, il avoit une vraie mine de réprouvé; qu'il a jetté sur votre oie les regards du monde les plus terribles, et qu'il ne l'a pas contrariée avec moins d'attention que vous, à qui il sembloit avoir juré de ne trouver jamais le sens commun. L'oie, de son côté, l'a d'abord traité avec un mépris inconcevable; mais ensuite elle lui a fait des mines, a haussé deux ou trois fois les épaules d'un air de pitié, comme pour lui dire qu'il n'y pensoit pas d'être jaloux. Le dindon a soupiré, a levé les yeux au ciel, les a ramenés sur elle, l'a fixée avec une tendresse extrême; elle a souri, l'a contraint lui-même à sourire, et ensuite lui a demandé du tabac. Ah perfide! S'écria Schézaddin; mais, comment se peut-il qu'il ait pu se passer devant moi des choses si affreuses pour mon amour, et que je n'en aie remarqué aucune? C'étoit, reprit Taciturne, dans le tems qu'il s'agissoit de la transaction des perroquets, et que vous faisiez des questions au roi autruche sur ce mémorable événement. Ce n'est pastout encore; le dindon a avancé doucement une de ses pattes, et c'étoit, sans doute, dans l'intention de trouver celles de l'oie. à l'égard de ce dessein, dit précipitamment Schézaddin, je suis bien sûr qu'il n'a pas eu de succès: car j'ai tenu pendant tout le souper, les jambes de la princesse entre les miennes. Je crois dans le fond, reprit Taciturne d'un air simple, qu'il y a dans tout ce qu'a fait l'oie, plus de coquetterie que de sentiment. Ce dindon est un ancien amant avec qui l'on veut rompre, mais que l'on a peut-être des raisons pour ménager; et comme c'est pour vous qu'on le quitte, il me paroît décent que vous entriez dans celles que l'on peut avoir, et que vous laissiez à votre oie la liberté des bons procédés. En supposant qu'il y ait eu entr'elle et le dindon de certaines familiarités, si c'est de bonne foi qu'elle vous le sacrifie, je ne vois pas que vous puissiez, avec raison, vous plaindre d'elle. Ah! Taciturne, s'écria le roi, quelque tendresse que je lui puisse inspirer, je l'aime trop pour être content de son coeur, si avant moi, quelqu'un a pu le toucher! Nous ne nous engagerions pas aussi souvent que nous le faisons, répondit le favori, siune femme ne nous paroissoit aimable, qu'autant que jusques à nous, elle auroit été exempte de foiblesse. Le caprice et la curiosité agissent quelquefois sur elles si vivement, et les entraînent de si bonne heure, que le premier homme qu'elles aiment, n'est pas même toujours la premiere chose qu'elles aient aimé. Comme Taciturne achevoit ces paroles, on vint avertir le roi pour le conseil. Il passa le reste de la journée à s'impatienter immodérement contre le soleil, qui lui paroissoit s'amuser dans sa course plus qu'à l'ordinaire. Il vit, enfin, arriver l'heure à laquelle le roi autruche lui avoit donné rendez-vous; et suivi seulement de Taciturne, il sortit par une porte dérobée qui donnoit dans la campagne. Nous allons donc, dit-il, entendre le reste des miraculeuses aventures du roi autruche? En vérité! Sire, s'écria Taciturne, c'est un pitoyable personnage que ce roi là, avec sa physique, son plat à barbe, et ses perroquets! S'il nous a dit vrai (ce dont, avec sa permission, je doute beaucoup,) il n'y a sous le ciel, rien d'aussi imbécille que lui. Je ne le trouve pas grand capitaine,repliqua Schézaddin; et je le crois, à parler franchement, plus fait pour les sciences que pour la guerre. Toute singuliere, au reste, que doive paroître son histoire, il se peut qu'elle soit vraie; je ne doute pas même qu'elle ne le soit. J'avoue pourtant qu'il nous a raconté des faits bien étranges. Cette tête à perruque qui commande des armées; ce plat à barbe qui prophétise... et les cometes! Sire, interrompit Taciturne; les cometes! L'origine qu'il leur donne est insoutenable; des cerfs-volans devenus cometes! Pour peu que l'on sçache d'astronomie, peut-on adopter un aussi ridicule systême? Mais, Taciturne, répondit le roi, les astronomes seront, je crois, bien embarrassés de prouver le contraire: la queue des cometes approche beaucoup de celle des cerfs-volans; et cette ressemblance me paroît un terrible argument contr'eux. Eh non! Sire, repartit le favori, la queue n'y fait rien. Les cometes sont... oh! Interrompit le roi, elles seront ce que tu voudras; c'est à présent ce qui m'intéresse le moins à sçavoir. Mais ce qui doit, à mon sens, nous prouver que le roi des terres vertes ne ment pas, c'est l'état où nous le voyons. Car, enfin, il est impossibleque ce soit pour son plaisir qu'il est autruche; et que sa famille, ses courtisans, ses peuples mêmes se cachent volontairement sous les formes ridicules qui les offrent à nos yeux. Que l'on me donne toujours des raisonnemens comme celui-là, dit le sultan, et l'on verra si je me plaindrai. Au reste, visir, je voudrois bien, puisque je pense sur les cometes comme le roi autruche, et que je me suis si hautement déclaré là-dessus, que Taciturne, ou pensât comme moi, ou n'osât pas, du moins, dire qu'il pense différemment. Il semble que cet homme-là ait juré de n'être jamais de mon avis; et je vous dis vrai, cela me choque.

LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 26

La nuit commençoit à s'étendre dans les airs, lorsque l'amoureux roi de Tinzulk et son indifférent favori entrerent dans le palais des autruches. Taciturne, qui étoit peut-être l'homme de son siecle qui craignoit le plus le bal, ne fut tranquille que, quant au silencequi regnoit dans le palais, il put juger qu'on ne s'y préparoit pas à danser. Le roi des terres vertes averti par le bruit des tambours de l'arrivée de Schézaddin, alla au devant de lui, et le conduisit chez la reine, où il trouva cette oie divine, dont il étoit si sérieusement occupé; on sçait trop combien ils aimoient tous deux, pour qu'il ne fût pas inutile de décrire tous les mouvemens dont ils furent agités en se revoyant. Les personnes qui connoissent l'amour, trouveroient sans doute cette peinture trop foible; les indifférens la croiroient exagérée. L'émotion de la princesse fut si marquée, que le dindon qui rêvoit tristement dans un coin du cabinet, la saisit, frémit et sortit. Qu'il est doux d'apprendre son bonheur par le désespoir de son rival! Que Schézaddin, que les infideles récits de Taciturne n'avoient que trop tourmenté, sçut de gré à la princesse de la fureur où elle venoit de mettre le prince des sources bleues! Que n'eût-il pas sacrifié pour pouvoir lui dire tout ce qu'elle lui inspiroit; et combien ne se sentit-il pas gêné de ne faire que d'insipides complimens à cet objet adoré à qui son coeur disoit en secret des choses si tendres.Pendant qu'en croyant se contraindre, ils s'exprimoient leurs sentimens avec toute l'imprudence possible, le roi autruche qui parloit toujours à Schézaddin, s'ennuyant de n'en pas obtenir de réponse, l'entraîna vers la reine, qui lui demanda s'il vouloit jouer à cavagnol. Le prince y consentit d'autant plus volontiers que le jeu le délivrant de l'embarras de la conversation, le mettoit vis-à-vis de la princesse. Taciturne, enchanté de ce que sa spirituelle grue n'étoit point de la partie, alloit se placer auprès de son maître, lorsqu'on vint lui dire que la reine des isles de Crystal le prioit de passer dans son appartement. Quelque incivile que lui parût cette priere, la crainte de déplaire à Schézaddin, qui, comme l'on sçait, étoit ami de la grue, le força de s'y rendre; mais avec une humeur, dont il se promit bien de la rendre la victime. La reine des isles de Crystal étoit non-seulement aussi géometre que le roi son cousin; mais encore elle aimoit l'esprit autant pour le moins qu'autrefois il l'avoit aimé. Toutes les personnes qui avoient de l'esprit, et des ridicules, ou des ridicules sans esprit, s'assembloientchez elle tous les jours. La fureur de briller y rassembloit les gens du caractere le plus opposé. La grue la plus célebre par ses galanteries, et par son mépris pour les préjugés s'y trouvoit auprès de l'oie la plus insupportable pour sa pruderie. Le petit-maître, assis entre le géometre et le sçavant, dissertoit aussi hardiment qu'eux-mêmes, et croyoit, en prenant leur ton, avoir acquis leurs connoissances, comme en s'efforçant de prendre le sien, ils croyoient avoir attrappé sa légéreté. Par amitié pour les poëtes qui étoient de la cabale, on n'y vantoit jamais que les auteurs sans réputation. La médisance et la tracasserie étoient les objets les plus importans de cette société. On y parloit de tout, et l'on ne s'y connoissoit à rien. La cailette la plus frivole, croyant entendre les sciences les plus abstraites, faisoit des agaceries, arrangeoit un rendez-vous, critiquoit le plan d'une tragédie, et créoit les systêmes. L'amour-propre, l'ignorance et la prévention y dictoient tous les jugemens. Par un principe établi de tous tems dans les bureaux d'esprit, mais bien mieux suivi dans celui de la grue que dans aucun autre on ne trouvoit de la raison, des graces,de l'esprit, qu'à ceux qui le composoient, quoique pour en donner une juste idée, on soit obligé de dire qu'on y trouvoit jusques à des persiffleurs , et qu'ils y étoient à titre de gens de mérite. On étoit dans le fort de la dissertation, lorsque Taciturne arriva. Il fut confondu de l'air de satisfaction qui regnoit sur le visage de tous ceux qui composoient cette assemblée. édifié de l'intrépidité avec laquelle ils étoient ridicules, charmé du faux de leurs décisions, et étonné du ton précieux, guindé de leurs discours, il se promettoit de leur rompre en visiere, et il avoit déjà entrepris une jeune dinde, qui débitoit avec toute l'emphase et toute la présomption possibles, de petits riens aussi usés que puériles, lorsque la grue qui étoit couchée nonchalamment sur un grand sopha, lui ordonna de se mettre auprès d'elle. Quelque sensible que je sois aux charmes de l'esprit, lui dit-elle, et toutes uniques que sont dans leur genre les personnes que vous trouvez ici, je crois que vous m'amuserez plus qu'elles, et je vous donne volontiers la préférence. Taciturne la remercia d'un air fâché; et se tut. La grue qui étoit aussi prude que précieuse, et avec tout cela fort tendre, avoit résolu de l'obliger à lui faire sa déclaration,ou de lui apprendre qu'il étoit aimé, en cas que le respect l'obligeât toujours à renfermer les sentimens qu'elle lui croyoit pour elle. Amusez-moi donc, lui dit-elle languissamment, ou je vais me rendre à la conversation. Mais je crois, lui répondit-il, que votre majesté feroit fort bien: car je ne dois pas me flatter de lui dire d'aussi belles choses que celles dont elle veut bien se priver pour moi. Allez-vous faire le modeste, repliqua-t-elle? Vous m'ennuirez furieusement, je vous en avertis. Que vous êtes maussade! Ajouta-t-elle, en le regardant tendrement; mais, oui, réellement vous l'êtes: pourquoi avez vous auprès de moi cet air rêveur et embarrassé? Vous seriez si aimable, si vous vouliez! Est-ce le respect que je vous inspire qui vous gêne? Eh bien! (car je veux vous ôter toute excuse) je vous en dispense. Nous sommes toujours si respectées, que quelquefois nous nous ennuyons de l'être, et que nous ne sommes pas fâchées d'inspirer des sentimens plus tendres, et qui tiennent moins au rang que nous occupons, qu'à nos qualités personnelles. Quand, par hasard, nous sommes pour quelqu'un dans les dispositions que je vous dis, il ne sçauroits'obstiner à nous respecter, sans nous offenser mortellement! Entendez vous, ajouta-t-elle, en lui donnant doucement de sa navette sur les doigts. Oui, madame, répondit-il, de l'air du monde le plus triste. Vous concevez donc, continua-t-elle, que je veux vous donner toute ma confiance, et que j'exige toute la vôtre? à propos de cela, répondit-il d'un air distrait: voudriez-vous bien me dire, si, avant que vous fussiez grue... mais, interrompit-elle, est ce que vous me croyez si grue? Mais, repliqua-t-il, votre majesté croit-elle donc l'être si peu? Je n'ignore pas, reprit-elle, que par la figure, je le suis supérieurement. Ah! Oui, s'écria-t-il en souriant, à cet adverbe si bien placé, je reconnois que vous l'êtes, plus encore que je ne le croyois. Eh, madame! Puisque la faculté de penser vous est conservée, défaites-vous de ce malheureux jargon. Ne soyez pas toujours singuliérement étonnée, miraculeusement bien, horriblement ennuyée, amusée divinement; et sçachez que jamais vous n'êtes plus supérieurement grue, si j'ose me servir de votre expression, que quand à tout propos, vous employez de pareils termes. Quoique la grue ne fût pas contentede la liberté que prenoit Taciturne, qu'elle eût même, en grande partie, fondé sur son élégance l'espoir d'en faire la conquête, et qu'elle fût fâchée qu'il prît pour des ridicules ce qu'elle croyoit des graces; la crainte de lui déplaire l'obligea de se justifier à ses yeux. Ah! Lui répondit-elle en minaudant, vous êtes mêchant! Cela est délicieux! Je veux pourtant bien sur l'article en question disputer avec vous. Je conviens que les mots que vous reprenez se rencontrent dans ma bouche un peu trop souvent; mais sans leur secours, que diroit-on aujourd'hui qui ne parût commun? Si vous les proscriviez de la langue, vous la rendriez d'une aridité insoutenable. Car, enfin, sans le miraculeux, le divin, l'étonnant, le singulier, il n'y a plus que des expressions languissantes et bornées. La plus jolie grue; ou, pour que vous m'entendiez mieux, la plus jolie femme doit souvent à ces mots, qui personnellement vous déplaisent, les trois quarts de l'esprit que vous lui trouvez. Votre vanité même gagne à les entendre. Qu'une femme vous dît: vous me paroissez bien; cela vaudroit-il pour vous, je vous trouve infiniment bien; mais singuliérement! Je vous supposejaloux; seriez-vous rassuré sur votre rival, si elle vous disoit simplement: vous avez tort de le craindre; vous seul me plaisez; c'est sur vous seul que mes yeux peuvent s'arrêter; et tout le reste de l'univers n'existe pour moi que par le rapport qu'il peut avoir avec vous? Non, vous ne la croyez que lorsqu'elle vous dit: c'est l'homme du monde qui me fait le plus cruellement souffrir, il m'ennuie affreusement, vous avez extrêmement tort d'en être jaloux. Pensez-vous qu'elle employât, ou pour vous plaire, ou pour vous rassurer, ces expressions forcées et gigantesques, si elle ne sçavoit pas combien elles vous sont nécessaires, et croyez-vous qu'il vous convienne de blâmer un ridicule que l'on n'auroit point, si vous étiez aussi sensible au langage simple et vrai de la nature, que vous l'êtes à tout ce qui s'en éloigne? Ces sortes de discours, en effet, répondit Taciturne, peuvent être fort bons pour prendre un fat; mais... eh, Taciturne! Interrompit-elle, il y en a tant, qu'une femme qui ne voudroit pas avoir l'objet de leur plaire, seroit presque réduite à ne vouloir plaire à personne. Mais, laissons cette dispute. Je vous parlois de choses plus importantes, quand vous m'avez interrompue; et vous-même, vous vouliez me faire des questions. Ce seroit, madame, une liberté que je n'oserois prendre, repliqua-t-il, et dont je crois que le profond respect que je vous dois seroit blessé. Eh quoi! Lui dit-elle tendrement, toujours du respect! Est-il possible que l'on ne trouve jamais qu'un aussi froid sentiment à quelqu'un à qui l'on veut bien en demander de plus vifs! Cette tendre plainte embarrassa Taciturne, qui, après quelques réflexions qu'il fit d'un air fort sombre, regarda la grue avec une attention assez critique, et ne lui répondit pas. Vous vous taisez, continua-t-elle, et je n'entends que trop votre silence. Vous ne m'étonnez pas; ma figure vous justifie. Je ne serois pourtant pas la premiere grue que vous auriez aimée. à le prendre au figuré, repartit-il, j'ai sans doute aimé des grues, et je l'ai été moi-même autant qu'on puisse l'être. Mais ces grues ne paroissoient pas l'être. Avec une figure de femme, et aidées de ce joli jargon que vous parlez si bien, il étoit tout simple que je m'y méprisse; il y a même bien peu de gens qui ne s'y méprennent tous lesjours; c'est-à-dire, répondit-elle, que la figure seule peut vous déterminer, et que le sentiment n'auroit pour vous que de foibles charmes? Mais, continua-t-elle en soupirant, c'est m'abaisser trop que de vous parler d'une tendresse que vous méprisez. Soyez sûr, pourtant, qu'un jour vous rougirez plus d'avoir été indifférent, que vous n'auriez de honte aujourd'hui de vous trouver sensible. En vérité, s'écria le sultan, voilà une magnifique conversation! Je n'aurois jamais cru que les grues fussent si aimables; j'en veux avoir désormais dans ma ménagerie; et le visir leur apprendra à parler. Vous lui donnez là une assez jolie commission, dit la sultane. Pourquoi donc? Repartit Schah-Baham, est-ce qu'il lui sera plus difficile de faire parler mes grues que la cousine du roi autruche? Ce roi-là ne lui est rien, et je suis son maître: je voudrois bien voir qu'il lui donnât la préférence. Mais, repliqua la sultane, il y a de l'injustice dans ce que vous dites; la grue qui vient de parler est un personnage enchanté, et, par conséquent, il est impossible qu'une grue ordinaire puisse jamais parler comme celle-là. Vous avezraison, reprit le sultan, après avoir rêvé; je n'y pensois pas, rien n'est plus vrai, j'étois injuste, tant il est vrai pourtant que les rois ne sçauroient trop prendre garde à ce qu'ils disent.

LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 27

Taciturne que l'esprit de la grue, quelqu'épouvantablement qu'elle en eût, ne séduisoit pas plus que les graces de sa personne, ne fut pas peu embarrassé du tour qu'elle donnoit à cette conversation. Il craignoit, avec quelque raison, que le ton tendre et plaintif qu'elle venoit de prendre, ne la conduisît enfin à lui parler sans contrainte sur ses sentimens; et ne sçachant s'il étoit vrai que ce fût son intention, comment l'en empêcher, il crut qu'il ne pouvoit mieux l'en distraire qu'en la priant de lui raconter son histoire. Elle la lui avoit promise; cependant cette proposition, toute simple qu'elle étoit, parut faire rêver désagréablement la reine des isles de Crystal. Vous me surprenez, madame, lui dit-il, je n'aurois jamais cru déplaire à votre majesté en lui demandant cequ'elle-même a bien voulu m'offrir. Ah! S'écria-t-elle, je n'aurois jamais, à mon tour, cru que j'eusse été si étourdie. Vous êtes sans doute l'homme du monde à qui je devrois le moins parler de moi; et je ne sçaurois vous exprimer à quel point mon imprudence et votre curiosité m'affligent. Sans entrer ici dans toutes les raisons que j'aurois de garder le silence, vous êtes, à ce qu'il m'a paru, moins disposé à l'indulgence qu'à la sévérité: j'aurois, par votre façon d'envisager les choses, quelque sujet de craindre que vous ne me méprisassiez plus de mes foiblesses, que vous ne m'estimeriez de ma franchise; et je veux bien vous avouer que votre mépris me seroit affreux. Je devrois d'abord, répondit-il, vous rendre graces du cas que vous voulez bien faire de mon estime, puisque par-là vous m'assurez de la vôtre; mais votre majesté doit si peu douter du profond respect avec lequel je reçois les preuves qu'elle m'en donne, que je ne pourrois lui dire à cet égard que les choses du monde les plus inutiles. Ne pourriez-vous pas, lui demanda-t-elle, me parler moins du vôtre; me dire que vous prenez à moi quelque intérêt, et me rassurer contre la crainte que vous m'inspirez?Eh! Madame, s'écria-t-il, pour peu qu'on ait vécu dans le monde, croyez-vous qu'il soit possible d'ignorer ce qui compose ordinairement la vie d'une jolie femme, et ce qu'elle a dans la tête et dans le coeur? Un grand désoeuvrement dans l'esprit, une vanité sans bornes, une extrême frivolité; en entrant dans le monde, quelques préjugés que le goût des plaisirs fait bientôt disparoître, et auxquels succede quelquefois cette philosophie qui consiste à ne rien respecter: autant d'affectation dans le maintien que de fausseté dans le coeur; ne conservant l'apparence de quelques vertus que pour en avoir plus de vices. Peut-être dans le cours de sa vie, une véritable passion; sûrement des goûts en assez grand nombre pris pour de l'amour; des fantaisies, prisées ce qu'elles valent par celle-même qui les conçoit, satisfaites pourtant; des inconstances et des perfidies, soit actives, soit passives; tantôt quittant, tantôt quittée, n'aimant pas beaucoup plus l'homme qu'elle croit qui lui tourne la tête, que celui qui ne la lui tourne plus: de grands transports suivis d'une lassitude de coeur aussi grande; des désespoirs affreux de quelques jours, accompagnés tout à la fois de la plus parfaitecertitude, qu'on ne se consolera jamais de l'amant qu'on vient de perdre, et d'un desir sourd de le remplacer. Cet homme que l'on étoit si sûr de regretter éternellement, effacé bientôt par un autre; celui-ci à son tour, aussi promptement victime d'un caprice, qu'il en a été l'objet. Une sotte présomption, qui dans un âge où la galanterie est au moins un ridicule, l'a fait se flatter qu'elle peut encore inspirer des passions, et qu'elle n'a perdu aucun des agrémens de sa jeunesse, parce qu'elle en a soigneusement conservé tous les travers. Tant de petites graces si choquantes, de tons enfantins si déplacés, de prétentions si ridicules, elle s'est fait enfin une habitude de la foiblesse, et elle se croit perpétuellement victime de la sensibilité de son coeur, quand elle ne l'est que de son manque de principes, de la moins inexcusable coquetterie, et du déréglement de son esprit. Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je prétende que ce portrait soit celui de toutes les femmes; mais j'ose croire qu'il y auroit autant d'aveuglement à trouver qu'il ne ressemble à aucune, qu'il y auroit à moi d'injustice à dire qu'il ressemble à toutes. Vous êtes sujet, à ce que je vois, reponditla grue, à prendre des déclamations pour des portraits. Il me seroit aisé de vous prouver combien il y a d'exagération dans la vôtre; mais comme elle ne rend ni mes aventures, ni mes idées, je n'en suis pas assez piquée pour en prendre la peine. J'aurois cependant, reprit-il, à la répugnance que vous avez pour me raconter votre histoire, cru qu'en certain genre il vous étoit arrivé d'assez grands malheurs. Oui et non, repartit-elle; plus et moins que je n'aurois voulu. Je me suis plainte long-tems de ce qu'il ne m'en arrivoit pas autant que je l'aurois desiré; mais je suis aujourd'hui comblée de joie de ce qui m'a long-tems pénétrée de la douleur la plus vive. Je me flatte, repliqua-t-il, que votre majesté me pardonnera, si je lui dis que j'entends médiocrément ce discours. Je n'en suis, répondit-elle, pas plus offensée que surprise; je n'ignore pas que le récit que vous me demandez, et qu'enfin je consens à vous faire et dans la plus grande vérité, malgré vos invectives, peut seul, en effet, vous l'éclaircir. à ces mots, elle passa avec Taciturne dans son cabinet, et y commença l'histoire que votre majesté va entendre, si elle le juge à propos.Parbleu! Interrompit le sultan en colere, il faut bien que je l'entende, puisque la voilà. Le moyen que je dise non à présent; et d'ailleurs, à quoi cela me serviroit-il! Ne m'a-t-on pas ennuyé, malgré moi, d'un chien de manifeste dont j'ai pensé périr? Personne pourtant n'ignore ici combien je m'en suis défendu. Pour moi, dit la sultane, s'il m'étoit permis de parler sur une chose si importante, et que j'ai tort peut-être de croire à ma portée, je dirois que ce récit me paroît au moins fort inutile. Dans le fond ce n'est pas sur cette grue, qui n'est par elle-même qu'un personnage épisodique, que roule l'intérêt, s'il y en a; je ne vois pas à quoi peut servir son histoire, à moins que ce ne soit à allonger ce conte; et il me semble que pour cela le visir n'a pas besoin de se chercher des secours. Eh bien, reprit le sultan, voilà ce que je ne trouve, moi, en aucune façon: car qui est-ce qui vous a dit d'abord que cette grue qui, au reste, n'est pas moins qu'une reine, ne sera pas intéressante? Oh! Si c'étoit une personne ordinaire, je serois de votre avis. Eh puis! C'est qu'il y a dans son histoire un plus, un moins, un oui, un non, qui ne se trouve pas là pourrien, et dont je crois que je serai bien aise de sçavoir le pourquoi. Alors, allons, toutes réflexions faites, je la veux. Je me connois bien; je croirois toujours, s'il ne me la disoit pas, que j'aurois perdu le plus beau de son conte; et cela me feroit un mal horrible. Au reste, si le conteur m'ennuie, il sçait bien que, de façon ou d'autre, ce n'est pas la premiere fois que cela lui arrive. histoire de la reine des isles de Crystal. je suis fille unique d'un roi puissant qui, s'il m'est permis de le dire, étoit tout à la fois la meilleure et la plus sotte personne qu'il y eût au monde; et qui, malgré cela, ne laissoit pas, quand le hasard s'en mêloit, que de regner à peu près comme un autre. Ce grand prince qui n'avoit point d'ambition, et qui haïssoit la guerre jusques aux plaisirs qui en sont l'image, ne voulant pourtant pas demeurer absolument oisif, alloit tous les jours bâiller au conseil, et passoit le reste de son tems à jouer avec ses courtisans à des jeux innocens, etqu'il est peu nécessaire que je vous détaille. Ce monarque avoit eu une femme aussi sotte que lui, bonne à ce que l'on disoit, parce qu'il étoit impossible d'être plus bornée. C'est à ces deux brillans personnages que je dois le jour. La reine, peu d'années après ma naissance, accablée de vapeurs, se retira dans le dix-neuvieme monde, non sans avoir beaucoup plus donné, qu'elle n'en avoit pu prendre. On la regretta peu, parce qu'elle ennuyoit beaucoup; et que malgré sa réputation de bonté, elle ne faisoit de bien à personne; qu'elle étoit aigre, glorieuse, et n'avoit jamais sçu dire de ces choses obligeantes qui doivent d'autant moins coûter aux princes, que leurs sujets les comptent pour plus. Après la retraite de la reine, le roi pensa, ou plutôt quelqu'un fit penser le roi à me donner de l'éducation. Il fut quelque tems fort embarrassé de cette nécessité. Ce n'étoit pas qu'il n'y eût à sa cour des personnes très-capables de me former, mais la gaieté n'y passoit pas pour un crime, on n'y donnoit pas, comme dans l'ancienne cour, tout aux apparences; et les moeurs, par cette raison, y passoient pour être fort corrompues. Pour éviter donc de me mettre ende mauvaises mains, il me chercha une gouvernante et les autres personnes qui m'étoient nécessaires parmi les femmes qui avoient eu l'honneur de danser avec le roi son aïeul, de la vertu desquelles par conséquent il n'étoit pas possible de douter; ou, ce qui souvent revient au même, de qui le tems avoit fait oublier les aventures. Il suffisoit qu'elles eussent vu la plus grande partie du siecle qui venoit de s'écouler, pour qu'il leur crût tout le mérite imaginable; et elles-mêmes, pour s'estimer, n'avoient pas de meilleurs titres. J'eus pour instituteur un vieillard qui n'avoit jamais sçu lire; après lui, pour précepteur l'homme du royaume le plus ignorant; et pour me former le coeur, des femmes qui n'avoient jamais sçu ni sentir, ni penser. Le roi pourtant leur recommanda de me donner des principes. Je n'ai jamais sçu lequel de ses courtisans lui avoit soufflé ce mot: il le prononça comme s'il l'eût entendu; et elles lui promirent de faire ce qu'il desiroit, comme si elles eussent compris ce qu'il exigeoit d'elles. Me voilà donc entre les mains de toute la radoterie de la cour, c'est-à-dire, livrée à la sotte gloire, à l'ignorance, à la présomption et à l'hypocrisie. C'eûtété trop peu que de me laisser mes vices; on travailla soigneusement à les augmenter. On s'appliqua même à m'en donner de nouveaux. On s'attacha à détruire dans mon coeur le germe de toutes les vertus, ou à rendre haïssables celles qu'on ne put pas m'ôter. à la place de cette dignité si faite pour mon rang, on ne m'inspira que de la hauteur, et même de l'impertinence; car les princes peuvent en avoir. Comme si l'on eût craint que le sentiment de mon état ne m'eût échappé, l'on me répétoit sans cesse que j'étois faite pour regner. On avoit soin de me représenter que tout ce qui m'environnoit n'étoit fait que pour moi; que rien ne dégrade les rois autant que la bonté; qu'il faut que toujours renfermés dans une fierté noble, ils ne fassent jamais sentir que le poids de leur grandeur, et qu'enfin, ce n'est ni de l'estime, ni de l'amour de leurs sujets, mais de leur respect qu'ils ont besoin. Je ne sçais si je suis née orgueilleuse; j'ai peine à le croire. Je profitai cependant si bien des leçons qu'on me donnoit, qu'il n'y avoit pas dans tout l'univers de personnes destinées au trône qui sçussent mieux que moi se faire haïr et respecter.Tout ce que depuis soixante ans, et plus, les arts avoient trouvé d'agréable, de commode et même de nécessaire, étoit traité par les gens qui m'élevoient d'inventions pernicieuses pour les bonnes moeurs, et banni de ma cour, au moins comme superflu: et l'on y vit reparoître avec surprise cette désagréable étiquette par laquelle les princes se condamnent volontairement à l'ennui, les colets montés et la courante. Ce que pour les femmes on appelle vertu, me fut recommandé sans cesse, et ne me fut jamais défini; mais ce que sur-tout on m'apprit parfaitement, ce fut à être fausse, à rougir de tout, et à trouver du crime dans les choses les plus innocentes. Enfin, on me fit dévote; c'est-à-dire, superstitieuse; car, dans le fond, on ne m'apprit pas mieux ce que c'est que les dieux, qu'on ne m'avoit appris ce que c'est que vertu. à la place de deux connoissances si nécessaires, on me donna ces dehors austeres et guindés, cette bonne opinion de soi-même, ce profond mépris pour les autres, si incompatibles avec la vraie vertu, et si familiers à l'hypocrisie. Aussi, arrivoit-il à la cour la plus légere aventure? Je ne manquois pas de crier au scandale:mot terrible, imaginé par les sots, saisi par les méchans; et que les uns et les autres font si souvent servir à satisfaire leur haine et leur vengeance. J'avois déjà atteint l'âge de douze ans. Je ne vous dirai pas que j'eusse des graces. On les avoit détruites en moi, ou du moins si prodigieusement altéré celles que l'on n'avoit pas pu m'ôter, que si l'on voyoit peu de princesses qui eussent plus reçu de la nature de quoi toucher, il n'y en avoit pas auxquelles on eût moins laissé de quoi plaire. Les princes, que le hasard amenoit à notre cour, reçus à la mienne avec autant de hauteur que s'ils eussent été mes sujets, me quittoient aussi indignés de mon impertinence, que satisfaits de l'air simple et plein de franchise du roi mon pere. Toute héritiere enfin que j'étois d'un empire puissant, ma sotte fierté me rendoit si rebutante, et le bruit de mes mauvaises qualités s'étoit répandu si loin, qu'aucun prince, quelque ambitieux qu'il fut, n'avoit pu se résoudre à me demander. Si l'on parvient aisément à masquer la nature, il n'est que trop certain que l'on ne la détruit point. Quelle que fut la bonne opinion qu'on m'avoit donnée demoi-même, je sentois bien que je ne plaisois pas; et à quelque point que je désirasse de n'attribuer qu'au respect l'indifférence que j'inspirois, j'étois quelquefois fâchée qu'on le portât si loin, sans cependant que ce regret, qui ne naissoit que de mon amour-propre, me fît chercher à plaire davantage. J'étois dans ces dispositions, lorsqu'une fée, jeune, puissante, aimable, et un peu notre parente, vint passer quelque tems à notre cour. Elle fut à la fois surprise et indignée de l'éducation qu'on m'avoit donnée, et le fut beaucoup plus encore du dédain que j'osai lui marquer: cette fée étoit galante; et vous sçavez trop quels étoient mes préjugés sur les personnes de son espece, pour douter du dégoût qu'elle m'inspiroit. J'étois d'ailleurs trop dévote pour que je crusse pouvoir en conscience le lui dissimuler; et j'ajoutai à mon impolitesse ordinaire des discours si humilians, et des railleries si offensantes et si dures, que quoiqu'elle soit peut-être la plus douce de toutes les fées, je la forçai enfin à la vengeance. Ah! Pardi! S'écria le sultan, j'en suis bien aise! Voilà bien la plus sotte bête! Et la plus vilaine petite princesse quel'on puisse, je crois, rencontrer! Je m'étois d'abord un peu pris d'affection pour elle, sans trop sçavoir pourtant à propos de quoi; et intérieurement même, j'étois, comme qui diroit, fâché des façons de ce Taciturne à son égard; mais depuis ce que j'en sçais, sans compter que je ne m'en étonne plus, c'est que je le serois beaucoup qu'il en eût de meilleures. On a bien raison de dire, qu'il ne faut jamais juger des gens sans les connoître! Au reste, si elle me permet de le lui dire, elle nous raconte là une des plus ennuyeuses histoires qu'il me semble que l'on puisse avoir le malheur d'entendre. Je croirois presque, Dieu me pardonne, qu'on me recommence le sopha; et je parierois que j'ai le frisson de toute cette morale. Voilà une fée, pourtant, il faudra voir; cela peut faire une différence; car, de croire qu'une fée vous arrive comme cela, et que ce soit pour se tenir les bras croisés, cela n'est pas naturel. Ce nonobstant, je n'en augure pas grand'chose. Pourquoi aussi, visir, votre histoire n'est-elle pas meilleure? Qu'est-ce que cela coûte, quand on y est? Mais, sire, répondit Moslem, ce n'est pas ma faute, si les faits ne sont pas tous au même point, intéressans ousinguliers. Je ne m'embarrasse pas de cela, reprit le sultan, je me suis mis ici pour qu'on m'amusât; il n'y a qu'à m'amuser, cette grue ne finit pas! Je demande d'abord si cela se fait? C'est de la pudeur, des complimens, des portraits, des invectives, sans que l'on ait le moins du monde besoin de tout cela, et puis, une histoire qui n'est pas plus nécessaire que le reste; encore suis-je bien sûr que, malgré cette belle apparence de franchise dont elle m'a tant ennuyé, elle va lui mentir comme un chien: car c'est la regle.

LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 28

J'étois, continua la reine des isles de Crystal, allé voir la fée qui étoit sur son départ, parce que je me flattois qu'avant que de me quitter, elle me doueroit de quelque don. Il y avoit pourtant dans cette espérance moins de desirs que de curiosité. Je me croyois trop bien à tous égards, pour imaginer que la nature lui eût laissé quelque chose à faire; et ce fut d'un air qui lui peignoit si bien la haute idée que j'avois de moi-même,et le peu de besoin que je croyois avoir d'elle, que je la priai de me faire un don, que je réveillai toute sa colere. Vous n'êtes donc pas fée vous-même? Lui demanda Taciturne. Pardonnez-moi, répondit-elle; mais comme je n'en suis pas une de la premiere classe, et que celle qui me haïssoit, étoit du premier ordre, il étoit tout simple qu'elle pût me douer de quelque talent, de quelque agrément, ou de quelque vertu. C'est que véritablement, repliqua-t-il, on a toutes les peines du monde à ne se pas tromper à ces classes différentes, à retenir quels sont vos privileges et leurs bornes, et qu'enfin on n'a rien d'assez décidé là-dessus pour n'être pas quelquefois fort embarrassé quand on veut faire un conte. Il a, par exemple, grande raison, dit le sultan; j'ai bien souvent désiré que nous eussions sur cette matiere un bon livre qui pût servir de regle. On en fait tant de moins nécessaires, que je suis surpris qu'on ne se soit pas encore avisé d'en composer au moins un sur une chose si intéressante: mais continuez, visir, Taciturne sera content; je lui en promets un; et je le ferai moi même, afin qu'il soit mieux. Je pense qu'après cela il n'auraplus rien à dire, ou qu'il sera bien difficile. La fée me parut rêver un moment en me regardant avec fureur. Après ce silence, elle me toucha de sa baguette, en prononçant quelques paroles, que toute fée que je suis moi-même, je ne compris pas. Quoique je l'eusse outragée, sans avoir un dessein bien formé de le faire, et simplement par l'habitude où j'étois de dire des choses désobligeantes, je ne m'en étois pas moins apperçue qu'elle ne m'aimoit pas; et je me doutai que ce qu'elle venoit de faire n'étoit pas à mon avantage. J'allois donc la prier de me dire quelle avoit été son intention; mais elle disparut avec tant de promptitude qu'elle ne m'en laissa pas le tems. Fort peu de jours après son départ je tombai sur mes devoirs dans un relâchement qui fit trembler pour moi ma gouvernante et toute mon ennuyeuse cour. Je devins tout d'un coup vive et dissipée; au lieu de la courante et de ces danses hautes qui, selon elles, donnoient tant de dignité, je ne voulus plus danser que le menuet et les plus folles contredanses. Ce ne fut pas assez pour moi que de renoncer aux modes de l'ancienne cour, j'en inventai de nouvelles.à ces fêtes superbes, il est vrai, mais que la sévérité de mon étiquette rendoit si ennuyeuses et si gênantes, je substituai le bal, et je voulus que la plus grande liberté y regnât; mais ce qui prouva invinciblement à quel point j'étois pervertie, c'est que je m'avisai de mettre du rouge. Du rouge! Figurez-vous quel scandale! On ne manqua pas de me faire sur une pareille énormité les remontrances les plus séveres. Je trouvai mauvais qu'on eût pris cette liberté. Je bannis d'auprès de moi toutes les femmes qui avoient osé me parler; et sous prétexte que celles qui avoient sçu garder sur mes écarts un respectueux silence, imiteroient bientôt celles que je bannissois, je les enveloppai dans leur disgrace. Je lus des romans, pis encore, j'allai à la comédie, à l'opéra; j'inventai les médianoches ; et bientôt enfin de tout ce qui me rendoit si respectable, je ne retins que la médisance; encore suis-je forcée de convenir que m'en faisant moins alors un devoir qu'un plaisir, on eut raison de ne me la pas compter pour vertu. Cependant une curiosité presque sans bornes vint prendre la place de l'indolence dans laquelle j'avois vécu jusques-là; et si dans ce grand nombre de choses que l'on m'avoit laissé ignorer, il me sembla qu'il y en avoit quelques-unes que je pouvois ignorer toujours, je ne portai pas de toutes le même jugement. Quand il auroit été possible, dans la position où j'étois, que mon esprit s'éclairât, et que mon coeur ne se corrompît pas; ce que je voyois à ma cour depuis que j'en avois changé la face, ne m'auroit pas laissé long-tems cette innocence de moeurs qui commençoit à me peser. Je voulus que l'on m'apprît enfin ce que c'étoit que cette vertu dont on m'avoit parlé si long-tems; et l'on ne m'eût pas plutôt dit en quoi elle consistoit, que je compris moins la nécessité d'en avoir, que le plaisir que l'on devoit trouver à en manquer. J'aurois de la peine, à tous égards, à vous peindre les desirs qui vinrent m'agiter; mais l'amour que l'on m'avoit toujours fait envisager comme le plus grand des crimes, me parut bientôt un sentiment délicieux, auquel je ne pouvois assez tôt livrer mon coeur. Il est vrai qu'en même tems je trouvai du dernier ridicule qu'on nous assujettît à n'aimer jamais que le même objet; que les méprises nous fussent défendues, et qu'il nous le fût aussi d'en revenir; quenous fussions déshonorées de ce dont les hommes se font une gloire, et qu'ils ne nous permissent de manquer de ce qu'ils appellent vertu qu'à condition qu'elle seroit remplacée par une autre qui ne doit pas plus dépendre de nous que la premiere; puisque, dans le fond, il n'est pas plus aisé d'être toujours attaché au même objet, qu'il ne l'est de les voir tous, et toujours avec indifférence. Le mépris qu'ils ont attaché à l'inconstance ne m'effraya donc pas plus que l'honneur de n'être point volage, ne me séduisît. Je me dis que toutes ces chaînes n'étoient que des choses de pure convention; une tyrannie, que, dans tous les cas, les hommes veulent exercer sur nous des loix que leur vanité seule a dictées; et vous imaginerez aisément qu'en les interprétant de cette façon j'eus peu d'envie de m'y soumettre. De quels principes, au reste, en les discutant avec un coeur corrompu, ne feroit-on pas les plus absurdes préjugés? Je ne me fus pas plutôt affermie contre toutes les idées qui pouvoient combattre ces funestes penchans qui étoient si nouveaux, que l'envie de plaire vint en moi s'unir au desir d'aimer. Les hommes, même le moins faits pour arrêtermes yeux, devinrent pour moi des objets importans. Je cherchois avec inquiétude dans leurs regards, quelle étoit l'impression que je faisois sur eux. La familiarité la moins mesurée, avoit succédé à la dédaigneuse hauteur de mes premieres années. Je n'avois pas un instant douté que mes bontés ne fussent reçues avec les transports les plus vifs, par ceux que je voudrois bien paroître distinguer; et je ne pourrois pas vous exprimer à quel point je fus étonnée de ne les y pas trouver sensibles. Il étoit naturel que je ne m'en prisse pas à mes charmes, qui, en effet, n'auroient pas dû laisser dans une tranquillité si profonde ceux que j'attaquois. Je n'en accusai donc que ce respect que j'avois exigé si long-tems, et qui, en effet, pouvoit bien me nuire encore: je n'épargnai rien pour que l'on comprît qu'on m'obligeroit d'y substituer un sentiment plus doux. J'avois commencé par la coquetterie, je finis par l'indécence; mais il me sembloit que moins mes avances étoient ménagées, plus on se plaisoit à paroître ne les pas entendre, et à m'en laisser toute la honte. Je crus enfin que ce malheur ne m'arrivoit que parce que je les rendois trop générales; et sanscesser d'avoir des attentions pour tous, mes yeux se fixerent sur un jeune courtisan qui n'avoit que des ridicules; mais qui, par cette raison même, étoit en possession de tourner la tête à toutes les femmes de la cour. Si je me le destinai pour vainqueur, ce n'étoit pas que je lui trouvasse de quoi me vaincre; mais je voulois absolument avoir ce qu'on appelle une affaire; et je ne crois pas être la premiere qui se soit passée de l'amour, dans une chose qui ne devroit être que son ouvrage. Il avoit, et trop de vanité, et trop d'usage des femmes, pour ne pas s'appercevoir des vues que j'avois sur lui, et quand il auroit eu moins de l'un et de l'autre, j'affichois trop mes desseins pour qu'ils lui pussent échapper. J'étois surprise, cependant, qu'en paroissant entendre ce que lui disoient mes yeux, et y sçachant si bien répondre, il s'obstinât à ne m'instruire de ses dispositions, que par les siens; mais ma dame d'honneur me dit que mon rang m'imposoit la loi de parler la premiere. Il fallut donc céder à cette nécessité; et toujours emportée loin de moi-même, sans sçavoir pourquoi, je sentis moins, en lui avouant ma foiblesse, la honte d'un pareilaveu que le plaisir de le lui faire. Je n'ignorois pas cependant qu'il étoit nécessaire qu'il semblât me coûter, il me fut donc aussi facile de paroître modeste, qu'il me l'auroit été peu de conserver ma vertu; et jamais, peut-être, on n'a fait avec un air plus décent une si honteuse démarche. Pour lui, il la reçut en homme accoutumé à ces sortes de triomphes: quelque brillante même que fût ma conquête, et sur-tout pour un fat, il ne m'en parut guere plus flatté que de celles qu'il faisoit tous les jours. Mon orgueil fut, je l'avoue, vivement blessé d'une indifférence que, par toutes sortes de raisons je ne croyois pas devoir éprouver: et je fus sur le point de reprendre tout ce que je venois de lui dire: mais, sans compter que nous ne revenons jamais sur nos pas, je ne voyois autour de moi que des femmes qu'il avoit subjuguées; et qui, soit pour m'encourager, soit pour justifier leur défaite, ne cessoient de me vanter son mérite. Ma dame d'honneur me dit même, et fort sérieusement, que dans l'intention déterminée où j'étois d'avoir une affaire, je ne pouvois point, sans me donner le plus grand des ridicules, ne pas commencer par lui.Mon coeur, comme je vous l'ai dit, n'en sentoit pas la nécessité; mais j'avois la tête frappée; j'ignorois ce que c'est que l'amour; et il étoit assez simple que je prisse pour ce sentiment, le desir que j'avois de le connoître, lorsque les personnes qui ont l'usage le plus long et le plus continu de la galanterie, s'y trompent elles-mêmes tous les jours. On m'avoit cependant élevée avec trop de fierté pour que l'air léger qu'il avoit pris avec moi, ne me révoltât pas. S'il n'est pas toujours important à notre coeur que nous fassions cette vive et forte impression qui s'efface si difficilement, notre vanité l'exige toujours; et je lui fis sentir, par l'air de dignité que je pris avec lui, la premiere fois que je le revis, que je voulois au moins pour me rendre, avoir de quoi me croire aimée. Heureusement les femmes qui pensent comme je pensois alors, prennent en ce cas les plus légeres présomptions, pour les preuves les plus fortes. Il avoit pour lui mon amour propre; et il n'ignoroit pas que le nôtre se rassure plus aisément encore, qu'il ne s'alarme. Un air passionné qui lui coûtoit peu, quelques mots tendres, fort usés, mais qu'il me sembla que l'amour seul, etl'amour le plus violent pouvoit dicter, me ramenerent à ma foiblesse; ou, pour parler plus juste, au desir démesuré que j'avois d'être foible. Il se plaignit de mes soupçons avec autant d'amertume, que si en doutant de son amour, je lui eusse fait la plus cruelle des injustices, et qu'il en eût été vivement touché. à son tour il m'accusa de l'aimer peu: tous les sermens que je lui fis, ne l'assurerent pas de la sincérité de ma passion. Il exigea de ce que les hommes appellent des preuves, quoiqu'à parler avec franchise, ces sortes de choses, quelquefois, ne doivent pas plus leur prouver notre tendresse, que leurs sermens ne doivent nous assurer de la leur. Quelque fortes que fussent les preuves que je lui donnai, elles ne lui suffirent point. Ses défiances recommencerent, je m'en étois flattée. D'autres preuves plus convainquantes encore, furent demandées; et quoique je le trouvasse insupportable, je ne les lui refusai pas plus que les premieres. Je comptois qu'il lui reviendroit des terreurs; et je fus, en effet, assez peu surprise, lorsque je le vis le lendemain douter autant de mon coeur, que si je n'eusse rien fait encore pour l'assurer de la sincérité de mes sentimens. Quefaire avec un homme si injuste? Le gronder sur sa défiance; je l'avois déjà fait, et ne l'avois pas converti: m'en offenser au point de rompre avec lui; le pouvois-je sans me donner un ridicule ineffaçable? D'ailleurs, est-ce ainsi qu'on rassure ce qu'on dit que l'on aime? à quelque point, cependant, qu'un mouvement inconnu agît sur mes idées et sur mon coeur, une voix intérieure qu'en vain je voulois étouffer, me faisoit, sur mon indigne foiblesse, les reproches les plus cruels; mais la combattoit sans succès. Entraînée de sang froid vers l'objet de ma fantaisie, il m'étoit réservé de sentir toute la honte de ma conduite, et de n'en être pas dédommagée par le plaisir d'aimer. Après quelques légers combats dont même, par ses conseils, ma secourable dame d'honneur m'abrégea le tourment, je donnai dans mes jardins particuliers une fête nocturne. Toutes les personnes de l'un et de l'autre sexe que j'y admis, devoient y être assez occupées d'elles-mêmes, pour ne me pas gêner. D'ailleurs, on sçavoit quelles étoient mes intentions; et quand je les aurois mieux dissimulées, la vanité de mon amant, (si toutefois je puis donner ce titre à un homme à quije ne tenois par aucun sentiment) les auroit-il laissé ignorer? Si par un excès de fatuité, il paroissoit devant moi assez peu flatté de sa conquête, par-tout ailleurs il en tiroit assez de vanité pour que tout le monde à la cour, hors le roi mon pere, fût instruit de ma foiblesse. On ne suivit donc point mes pas, lorsqu'après un souper vif et brillant que chacun de ceux qui en étoient, avoit des raisons pour abréger, je pris seule avec lui le chemin d'un bosquet que j'avois indécemment fait orner de guirlandes, de chiffres, et de tout ce qui pouvoit annoncer mon vainqueur et ma défaite. Quelque vive que fût l'ardeur qui brilloit dans ses yeux, et quelque flattée que je fusse de tout ce qu'il me disoit, non de tendre, mais de galant, sur le bonheur dont je comblois ses voeux, il me seroit impossible de vous peindre l'état de mon ame. Je ne pourrois jamais vous exprimer la répugnance avec laquelle je me laissois conduire vers ce bosquet que j'avois fait préparer avec si peu d'égards pour moi-même. J'étois déchirée de remords, et sentois les miens avec d'autant plus de violence,qu'ils n'étoient pas affoiblis par l'amour. Si ce que je paroissois inspirer, flattoit mon amour propre, il ne passoit pas jusques à mon coeur, et y laissoit régner un vuide que toutes les illusions que je cherchois à me faire ne détruisoient pas. J'étois aussi plus piquée qu'il abusât de ma foiblesse avec si peu de ménagement, que je n'étois contente de la sorte de mouvemens que je lui voyois; et ne pouvois approuver qu'il me fît des plaisanteries dans un moment où elles ne peuvent jamais être qu'injurieuses, ou du moins fort déplacées. J'aurois voulu qu'il eût paru ignorer que tout étoit reglé entre nous; qu'il eût feint de croire à mes combats, et qu'il ne m'eût pas avilie à mes propres yeux: mais sa fatuité ne lui permettoit point ces égards délicats dont l'amour seul est capable. Il craignoit sans doute que je ne le crusse assez dupe pour m'estimer plus qu'il ne devoit, et me traitoit avec cette insolente légéreté que les hommes sçavent si bien avoir avec les femmes dont la conquête leur a trop peu coûté. Une méprisante familiarité regnoit dans tous ses discours, et même jusques dans ses caresses. En paroissant me rendre graces de la bonté que j'avois eue de le distinguer,il me faisoit sentir inhumainement combien peu je m'étois respectée, et me demandoit presque qui je lui avoit désigné pour successeur. Toute pénétrée de douleur que j'étois de lui inspirer assez peu d'estime, pour que, dans un pareil moment, il ne daignât pas se contraindre, une fatale curiosité dont tout mon dépit ne triomphoit pas... cette fatale curiosité dont vous étiez si vivement tourmentée, interrompit Taciturne, et la hauteur dont elle l'emportoit sur tout, me feroit penser que votre majesté pourroit bien être un peu parente de cette Christyaline-La-Curieuse , qui joue un si beau rôle dans les facardins ? Elle étoit, en effet, mon aïeule, répondit la reine. En ce cas, reprit-il, cette curiosité étoit chez vous un mal de famille? Oui, un peu, repliqua-t-elle, la reine ma mere en étoit passablement atteinte, et l'on prétend même que mon pere s'en est plaint plus d'une fois. Ce n'étoit donc pas, dit-il, à la fée que vous deviez cette passion? Elle l'avoit du moins augmentée, répondit la grue, et c'est quelquefois beaucoup, que d'ajouter un peu à la nature. Pourquoi si cela n'étoit pas jusques à elle, cette curiosité m'auroit-ellelaissé si tranquille? Vous ne seriez peut-être pas, repliqua-t-il, la premiere que ce mouvement n'auroit pas agitée de bonne heure, et qu'il auroit après menée fort loin: mais si vous me permettez de vous le dire, il me semble que vous avez été curieuse aussi-tôt que vous pouviez l'être, et qu'encore une fois, la fée pourroit bien n'être entrée pour rien dans tout cela. Au reste, ajouta-t-il, si c'est-là sa façon de se venger des femmes qui lui déplaisent, il pourroit être permis de croire qu'il y en a dans le monde, à qui elle en veut terriblement! Quoi qu'il en soit, repliqua la reine, j'ai conservé long-tems, et cette indécente coquetterie qui fait que nous nous respectons si peu, et cette honteuse foiblesse qui nous fait si facilement succomber, sans croire que l'une et l'autre fussent des effets de la malédiction de la fée. Je parvins enfin à ce funeste bosquet. Si mon amant ne dut pas m'y paroître tendre; si au lieu de ces transports, et de cette douce volupté qu'inspire l'amour, je ne lui voyois que cette fureur que vous devez aux sens, il avoit du moins toute l'ardeur qui pouvoit flatter mon orgueil. J'étois payée de chaque complaisance par les éloges les plus grands; et j'avoue que si les louanges les plus exagérées eussent été tout ce que j'exigeois de lui, jamais femme peut-être, n'auroit eu plus de sujet d'être contente; mais mon imagination s'étoit différemment arrangée; si je comptois qu'à ses éloges succéderoient des excuses, j'avois cru qu'elles seroient d'un autre genre que celles qu'il fut forcé de me faire; et je n'avois pas du tout prévu ce que j'avois à lui pardonner. S'il faut enfin, ajouta-t-elle en rougissant, vous dire la vérité jusqu'au bout, je me serois beaucoup moins offensée des crimes dont je m'étois flattée qu'il se rendroit coupable, que je ne le fus des torts qu'il eut avec moi. Ne seroit-ce pas moi, interrompit alors le sultan, qui aurois dit quelque part que, dans de certaines circonstances, les excuses n'excusent pas? Ma foi! Oui, c'est moi, je m'en souviens, et même qu'on m'a contredit, comme s'il me fût échappé la chose du monde la plus absurde. Eh bien! Avec toute sa douceur et toute sa clémence, combien lui dit-elle d'injures, et cassa-t-elle de porcelaines? Dans un bosquet! S'écria la sultane. Eh! Pourquoi non? Reprit-il, le bosquet lui même n'en étoit-ilpas? Un bosquet de porcelaine! S'écria-t-elle encore. Eh! Parbleu! Repartit-il, il seroit donc bien extraordinaire que cela fût dans un conte où l'on trouve des flûtes d'émeraudes? Au reste, c'est ce qui ne m'importe guere. Mais je suis toujours bien obligé au visir de ce que cette princesse est fâchée: cela est plaisant, et je commence à me raccommoder avec cette histoire-là, dont, à parler franchement, je ne me souciois pas à un certain point; j'aurois voulu seulement qu'elle nous eût dit un peu plus... oh! Sans doute, interrompit la sultane, cela est fort obscur, et bien finement dit pour l'être! Enfin, reprit Schah-Baham, je n'en sçais rien; mais il me semble pourtant que si j'avois voulu, je n'aurois pas entendu un mot de tout ce qu'il vient de nous dire, que je n'aurois pas trop été dans mon tort, et qu'il y a peut-être bien des gens qui, soit dit sans me vanter, ne l'auroient pas entendu ni aussi bien, ni aussi promptement que moi.

LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 29

Ma curiosité, continua la grue, étoit trop vive, et je la voyois trop cruellement trompée, pour que je ne fusse pas dans la plus désagréable des situations. Je me voyois aussi outragée que je croyois alors qu'il fût impossible de l'être; et dans un accident qui, par lui-même n'est jamais flatteur, quoi qu'on en dise, que les circonstances rendoient encore plus humiliant pour moi, et qui me transportoient de fureur: une bienséance cruelle, non-seulement me condamnoit à ne me plaindre pas, mais vouloit encore que je parusse plaindre celui qui me manquoit si affreusement. La politesse seule auroit du moins exigé de lui qu'il eût soutenu ses torts avec moins de fermeté, ou plutôt d'indifférence. Je me flattois qu'il en seroit consterné, qu'il ne pourroit assez s'étonner de pouvoir être si coupable avec moi, et qu'il mettoit enfin un peu de sentiment dans ses excuses; mais sa fatuité ne lui permettoit pas cette sorte de réparation; et il sembloit que ce ne fût qu'àlui-même qu'il eût des pardons à demander. Cependant... ah! Combien n'y a-t-il pas pour nous de rôles pénibles? Je feignis de ne rien comprendre à ses regrets; et quand il m'eut expliqué quel en étoit l'objet, je parus m'offenser sérieusement qu'il pût penser que j'y attachasse le même prix que lui; et lui dis, avec toute la noblesse imaginable, tout ce que mon esprit put me fournir en sentiment. Il ne répondit à un si beau désintéressement, que par de nouveaux efforts; mais qui furent aussi infortunés que les premiers. Un malheur si continu, me donna d'autant plus d'humeur, que je devois moins en montrer. Mes consolations devinrent arides, mon ton sec, et toute l'aigreur possible perça bientôt au travers de tout ce que je lui disois et de magnanime, et de tendre. Lasse enfin de passer sans cesse de l'espérance au désespoir, et craignant que la modération qu'il m'étoit prescrit d'affecter, ne se démentît indécemment, si je m'exposois plus long-tems à en avoir besoin, je quittai ce fatal bosquet, d'autant plus outrée de dépit, que j'avois plus fait pour en sortir plus contente. Je n'ai pas, je crois, besoin de vous dire que j'étois d'une humeur épouventable,et que l'air glorieux, ou content des personnes qui avoient été de la fête, ne la diminua pas. Je fis, mais en vain, tout ce qui m'étoit possible pour qu'on ne devinât pas mon malheur. à l'air contraint que j'avois avec mon amant, à je ne sçais quelle dignité que j'avois involontairement reprise, et qui ne devoit pas être le ton du moment, à l'air humilié que lui-même avoit avec moi, il ne fut pas difficile de juger que la tranquillité que j'affectois me coûtoit beaucoup. Il me parut même que les hommes me plaignoient, et que les femmes me regardoient d'un oeil railleur et satisfait. Cette cour dont j'aurois, sans doute, soutenu les regards avec toute l'intrépidité possible, si j'eusse été aussi heureuse que j'étois coupable, ajoutant à ma honte, et à mon ennui, ne me sentant pas disposée à soutenir leur conversation, et embarrassée au dernier point de la présence de mon amant, de qui l'air timide et soumis ne pouvoit point laisser de doutes sur son infortune et la mienne, je rentrai promptement dans le palais. N'étant pas gênée par la décence avec ma dame d'honneur, je me dédommageai en l'accablant de reproches, de la cruelle violenceque je venois de me faire, en retenant mon courroux, dans une si belle occasion d'en montrer. Quoique je n'eusse, dans le fond, à accuser de mon choix que moi-même, je me rappellai qu'elle m'y avoit confirmé; et en comparant ce qu'elle m'avoit dit avec ce que j'avois vu, il n'étoit pas possible que je me le rappellasse sans une aigreur épouvantable. Cependant la surprise où je parus la mettre en lui racontant ce qui m'étoit arrivé, et tout ce qu'elle me dit de flatteur sur mes charmes, adoucirent enfin ma colere. Quoique sur cet article, mon amour-propre m'en dît encore plus qu'elle, c'étoit un témoin de plus de ce que je valois; toute persuadée que j'en étois, une preuve de plus ne m'étoit pas indifferente. Eh quelle est la femme qui, à cet égard, quelque sûre qu'elle puisse être du pouvoir de ses charmes, ne pense pas comme moi? Plus elle m'exagéroit les miens, moins elle justifioit à mes yeux l'amant que je venois d'y trouver si peu sensible. Outrée de n'avoir rencontré que des sujets d'humiliation, où je m'étois flattée du triomphe le plus éclatant, je ne pouvois lui pardonner l'avilissement où il me sembloit qu'il m'avoitfait tomber. En vain, elle me représenta que je ne pouvois mieux confirmer les soupçons que, trop légérement peut-être, je croyois qu'on avoit conçus qu'en rompant avec brusquerie, qu'il étoit impossible par là qu'on se méprît à son crime, et qu'il falloit au moins que j'attendisse qu'il m'eût donné un prétexte; que huit jours suffisoient pour me le fournir; qu'elle sçavoit beaucoup d'affaires qui n'avoient pas duré davantage, et qu'en changeant au bout de ce tems-là, je ne ferois qu'une chose si ordinaire, qu'à peine, sans mon rang et la publicité à laquelle il expose nos moindres actions, seroit-elle remarquée; elle ajouta qu'il ne se pouvoit point que mon amant ne fût plus malheureux que coupable; que des torts aussi singuliers que les siens ne seroient pas éternels; que je n'étois pas la seule au monde qui en eût essuyé de pareils; mais qu'elle n'avoit pas encore oui dire que personne les eût sentis avec tant de vivacité; qu'il étoit en pareil cas d'usage immémorial de ne pas condamner quelqu'un avec cette légéreté, et qu'enfin l'offense qu'il m'avoit faite, étoit du nombre de celles qui admettent la réparation.Elle pouvoit dire vrai; mais avec quelque adresse et quelque chaleur qu'elle justifiât un amant si peu aimé, et si coupable, je me couchai, outrée de rage, et fort indécise sur le parti que je prendrois. Je ne sçais quelle voix plus forte que celle que je venois d'entendre, crioit contre lui au fond de mon coeur, et m'affoiblissoit toutes les raisons par lesquelles on s'étoit efforcé de le justifier. Le lendemain à ma toilette, je reçus une épître de lui. Je l'ouvris avec dédain, et la lus avec répugnance. Il m'y disoit en termes fort passionnés, et en vers assez mauvais, tout ce qui auroit pu consoler ma vanité de l'affront qu'il lui avoit fait, si la vanité pouvoit s'en consoler: mais quand ses vers auroient été admirables, ils rouloient sur un sujet qui ne pouvoit jamais me plaire; et quelque bien que des excuses puissent être exprimées, ce n'en est pas moins des excuses. Il eut peu de peine à me persuader qu'il étoit seul coupable; et je crois, en effet, qu'il y a peu de femmes qui, dans la position où j'étois, méritant le plus leur malheur, veuillent cependant en prendre rien sur elles. Pour moi, j'avois beaucoup plus de raisonsque vous ne pensez, sans doute, pour le charger de tout le tort; mais plus j'étois sûre que je ne me devois rien de mon infortune, moins je me sentois disposée à lui accorder son pardon, et la permission qu'il me demandoit de réparer ses crimes. Cependant, ma curiosité plus forte encore que ma colere, me ramena à de plus doux sentimens. Je crus qu'il étoit bon de sçavoir comment un homme si obstinément coupable, pouvoit cesser de l'être. Ma dame d'honneur, que j'instruisois de tous mes mouvemens, seconda celui-là de mille nouvelles raisons. Il vouloit paroître convaincu dans son épître, que quelque malin génie, jaloux de son bonheur, avoit enchanté le bosquet; cette ingénieuse défaite ne m'abusoit pas autant qu'il s'en étoit flatté peut-être, et étoit réellement assez peu propre à bannir mes terreurs. En effet, s'il étoit vrai qu'un génie me fît l'honneur d'être jaloux de lui, en quels lieux serions-nous à l'abri de sa colere et de ses enchantemens? Ce seroit donc toujours le même crime et le même prétexte? Déterminé à ne m'en pas prendre à ce génie prétendu, et corrigée par l'humiliationde la nuit précédente, de l'extravagance d'avoir des témoins, je lui permis enfin de venir dans ma chambre me demander pardon. Ma réponse étoit aigre; et jamais, peut-être, quoique je cherchasse dans ma lettre à déguiser mon courroux, et que je le masquasse sous toutes les apparences de la cruelle magnanimité qui m'étoit prescrite, n'a-t-on dit avec plus de sécheresse, qu'on aime, et n'a-t-on parlé avec moins de désintéressement sur ce qui en étoit le principal objet. Ma dame d'honneur auroit voulu que j'eusse feint d'être décidée à ne le plus voir, et que c'eût été elle qui l'eût admis en ma présence, comme malgré moi; mais je me sentis de la répugnance pour un détour qui pouvoit lui causer une surprise dangereuse, et lui fournir encore une excuse. Cette nuit que je desirois avec tant d'ardeur, et que j'attendois avec tant de crainte, vint enfin, et avec elle, cet amant d'autant plus coupable à mes yeux, que j'étois plus fermement persuadée qu'il auroit dû ne l'être pas. Vous sentez bien qu'avec la peur mortelle que j'avois qu'il ne le fût encore, je n'avois rien oublié de ce qui pouvoit m'assurer un triomphe, auquel je sacrifiois tantde choses. Jamais toilette n'avoit en apparence été plus simple que la mienne, et ne fût dans le fond, plus recherchée. Parrures de toute espece, regardées d'abord avec complaisance, rejettées avec dédain, reprise avec empressement, inquiétudes sur ma beauté, suivies d'une confiance encore plus téméraire, qu'elles n'avoient été vives: tantôt trouvant que le négligé me donnoit un air plus tendre, tantôt imaginant qu'il m'ôtoit trop de mon éclat; j'avois passé trois heures, au moins, dans cette affreuse agitation. Enfin, je m'étois déterminée pour le négligé; mais ce n'avoit pas été sans avoir rêvé plus long-tems que je n'ai fait depuis, lorsque j'ai eu à décider du bonheur de mon empire. Pour juger mieux de ce que dans cette importante occasion, je pouvois attendre de mes charmes, je m'étois habillée avec assez peu de précaution contre les regards des esclaves dont j'étois environnée. Ce n'étoit assurément pas qu'aucun d'eux m'eût paru digne de la honteuse complaisance avec laquelle je me prêtois à leur curiosité; mais tout vil qu'est un esclave, il étoit en ce moment, un homme pour moi; et je m'étois plû pour m'essayer, à porter letrouble dans ces ames stupides et grossieres, moins faites pour être remuées, que celles que leur délicatesse naturelle, et leur habitude à la volupté, rendent si susceptibles d'impressions tendres. Les miens me parurent répondre infiniment bien à mes intentions. Attentifs uniquement au spectacle que je leur donnois, ils bégayoient en me répondant, ou poussoient même la distraction et l'enchantement, jusques à ne pouvoir plus me répondre; et quoique je n'eusse point paru m'appercevoir de leur égarement, celui que j'avois vu le plus frappé de mes charmes, avoit été, de tous, celui à qui j'en avois dérobé le moins, et de qui, dans la journée, je m'étois louée le plus. Je ne sçais si c'étoit pour me faire oublier, s'il se pouvoit, l'insensibilité qu'il m'avoit montré la veille, ou s'il fût véritablement touché de mes charmes; mais il m'en parut si ébloui, que je commençai à craindre que je ne fisse sur lui une trop forte impression. Je ne vous répéterai pas tout ce que, prosterné à mes genoux, il me dit de tendre, de flatteur, et de pressant; mais je vous avoue que ses transports, quelque violents qu'ils fussent, ne me rassurerent pas.Ma défiance étoit, en effet, trop bien fondée pour qu'il en triomphât à si peu de frais. Je me sentois même pour lui une sorte d'aversion, que ses éloges et ses caresses n'affoiblissoient pas, et qui devoit percer, malgré la complaisance avec laquelle je me livrois à ses desirs. Un amant véritablement aimé, plus coupable encore s'il étoit possible, qu'il ne l'avoit été, ne me l'auroit pas inspiré, sans doute, mais il y a des choses que la vanité ne pardonne pas aussi facilement que l'amour. Enfin, madame, lui demanda gravement Taciturne, sçut-il se rendre digne du rare effort que vous vous faisiez en sa faveur, et échapper dans votre chambre, au sorcier de génie qui l'avoit si scélératement enchanté dans le bosquet? Votre amant, ou je me trompe fort, avoit là un rival bien traître et bien dangereux! J'eus d'abord quelque sujet de croire, répondit la grue en souriant, que ce rendez-vous n'étoit point parvenu à sa connoissance; mais je ne pus pas m'en flatter long-tems; et je ne vous cacherai pas que cet acharnement de sa part à troubler mes plaisirs, me déplût considérablement. Quelqu'abusée, cependant, que je fusse dans mes espérances,quelle que fût la fureur que j'en ressentois, je me rendis assez maîtresse de mes mouvemens, pour ne paroître que surprise. Je croyois que les reproches ne peuvent que décourager; et les intérêts de mon amour-propre furent, sans balancer, sacrifiés à ceux de ma curiosité. à son égard, sa surprise me parut extrême; ce qui lui arrivoit, étoit, disoit-il, la chose du monde la plus inconcevable. Je ne concevois pas bien aisément, non plus, que ce fût avec moi qu'il essuyât de si terribles revers; mais j'avois quelque peine à croire qu'il dût en être aussi étonné qu'il le paroissoit; et je crus, sans trop hasarder, pouvoir le lui dire. Soit qu'il eût craint un nouveau malheur, soit qu'il eût seulement voulu me prouver que l'enchantement dont il s'étoit plaint, avoit plus de réalité que je ne le croyois sans doute, il étoit arrivé chargé d'un très-grand nombre de lettres de remerciment, que de plus heureuses beautés que moi avoient cru lui devoir, quoique j'eusse tout lieu de croire qu'il les avoit mendiées, ou qu'il se les étoit écrites: je crus que je devois lui paroître persuadée qu'il avoit mérité les éloges qu'on lui donnoit, jusques à ce quej'eusse perdu tout espoir de lui en donner à mon tour. J'eus même la générosité d'attendre la plus grande partie de la nuit, qu'il se rendit digne des miens; et j'avoue que ce fut en vain que je l'attendois. Mon infortune me paroissoit d'autant plus incompréhensible, que moins il étoit près de moi; moins on eût pu le croire capable des torts que j'avois à lui reprocher. Lasse de chercher la cause de cette insultante singularité, plus lasse encore de la lui pardonner, cette décence qui me retenoit depuis si long-tems, devint enfin un frein trop foible contre ma colere. Je l'accablai tout à la fois des reproches les plus injurieux, et des plus terribles menaces. Tous les témoignages qu'il avoit si fastueusement étalés, celui même de ma dame d'honneur, qui vint déposer en sa faveur, ne m'en imposerent pas plus que ses larmes ne me toucherent. Plus même, j'eus de quoi être convaincue que ces façons d'agir ne lui étoient pas ordinaires, moins je pus lui pardonner une si injuste préférence. Heureusement pour lui, je ne suis pas née barbare. Je crus qu'il y auroit trop de cruauté à l'anéantir; et toutes réflexions faites, je me contentai de le condamner à guetterdes mouches toute sa vie, et à n'en pouvoir jamais attrapper aucune. Mais, à ce qu'il me semble, dit Taciturne, votre majesté le punissoit d'une façon plus ingénieuse que cruelle; et je suis fort trompé, ou il ne dut pas s'appercevoir qu'il eût changé d'occupation. Il se plaignit, cependant, repliqua la grue, que je lui eusse donné celle-là. C'étoit sûrement par air, reprit-il, ou pour que vous croyant assez vengée, vous ne songeassiez pas à lui infliger quelque peine réelle: car il étoit moralement impossible qu'il ne regardât pas comme récompense ce que la solidité de votre esprit vous faisoit croire un supplice. Je voudrois bien sçavoir, demanda le sultan, où cet homme là va prendre que ce soit une maniere de divertissement, que d'être condamné à guetter toujours des mouches, et à n'en jamais attrapper une seule? Je voudrois bien l'y voir, lui! Oh! Quand on en prend, c'est autre chose; cela occupe, et même amuse; mais je suis en état de certifier que, quand on n'en prend pas, c'est le plus sot métier du monde. Est-ce, lui demanda la sultane, que vous sçavez par vous-même à quel point cela estpénible? Apparemment, répondit-il, puisque je le dis? On a beau être sultan, on s'ennuie quelquefois; la tête fatiguée des soins immenses qu'exige le gouvernement, on n'est pas toujours en état de se livrer à de certaines dissipations, qui vous mettent une sorte de contention dans l'esprit, comme le jeu, etc. On est donc obligé de recourir à des plaisirs qui le laissent reposer; et guetter des mouches est un délassement que je me procure volontiers. C'est un jeu d'adresse, où, tout simple qu'il paroît, on n'est pas toujours aussi heureux qu'on s'en flatte; et j'avoue, par exemple, que quand il m'arrive de courir toute une après-dînée après ces vilaines bêtes, et qu'elles se moquent de moi, cela me donne une humeur de chien. Oh! Jugez à présent si le Taciturne a raison de dire que le pauvre homme que la reine grue a condamné à ce supplice, passe le tems d'une façon bien agréable. Ma foi! Voulez-vous que je vous dise? C'est qu'il faut avoir éprouvé les choses pour sçavoir ce qui en est; et que j'ai remarqué, moi, qu'il y en a beaucoup dont ce géometre là parle, sans sçavoir un mot de ce qu'il dit. Ce qu'il y a de bon, au reste, c'est que cela n'empêche pas qu'il ne disetoujours, et que son imbécillité me divertit quelquefois, parce que, quand on a l'esprit bien fait, on sçait s'amuser de tout. Même, dit la sultane, de courir après des mouches.

LIVRE 3 PARTIE 5 CHAPITRE 30

Quelque persuadée que je fusse, continua la reine des isles de Crystal, que ma vengeance ne pouvoit que certifier un malheur que j'aurois voulu pouvoir cacher à toute la terre, je ne pus, cependant, me refuser au plaisir de punir un homme que, malgré toutes ses protestations d'innocence, je trouvois avec raison si coupable. Toute curieuse que j'étois, je ne voulus même jamais, comme il me proposoit, tenter avec lui une nouvelle épreuve; et quoi que l'on en puisse dire, je suis convaincue que toute autre à ma place auroit fait comme moi. Cette aventure si funeste et si peu méritée, me plongea dans un chagrin si violent, que je fus trois jours sans vouloir, et sans oser même paroître en public. Il y a des malheurs qui, je ne sçais pourquoi, jettent un ridiculesur ceux qui les éprouvent; et les miens étoient précisément de ce genre-là. Je ne pouvois pas douter que les femmes de ma cour, que j'avois vu si contentes de ma premiere infortune, ne triomphassent encore de la seconde, et avec d'autant plus d'audace, qu'elle sembloit plus devoir m'accuser d'en être plus digne que je ne pensois. Je craignois les propos des gens que j'avois abandonnés, et qui, selon leur usage, ne manqueroient pas, sans doute, de trouver dans ce qui m'arrivoit une punition visible de mes déréglemens. Je me plaignois des préjugés qui y ont placé une sorte de déshonneur, et de notre vanité, qui nous en fait un si grand supplice; mais avec quelque philosophie que je tâchasse d'envisager la chose, et de la dépouiller de ce que les idées des hommes y ont attaché, je ne pouvois me consoler du malheur réel de chercher si vainement ce qu'il m'avoit paru si simple que je trouvasse. Plus je m'en voyois privée, plus mon imagination s'y livroit avec fureur, et m'en exageroit le prix. Je vous avoue même, que quelque indifférente que mon amant m'eût laissée, tout en moi n'avoit pas été aussi muet que mon coeur, et que mon amour-propren'étoit pas la seule chose qu'il eût blessée. C'est sur quoi je ne me lassois pas de réflechir, et que toutes mes réflexions ne m'éclaircissoient pas; c'étoit cette froideur qui succédoit en lui, aux plus tendres transports; cette admiration qui paroissoit si vive et si vraie, et qui, pourtant, étoit si stérile; cet anéantissement subit, qui se dissipoit dans l'instant qu'il venoit d'en mériter des reproches, et dans lequel il retomboit, lorsqu'il vouloit se rendre plus digne de son bonheur. La surprise, le respect, si je consentois à donner cette cause à mes malheurs, n'étoient tout au plus admissibles que pour une fois. Il y a des cas où le respect est si déplacé, qu'il ne se peut pas qu'il gêne long-tems; la surprise que peut exciter en nous un objet, quel qu'il puisse être, disparoît par l'habitude de le voir; et cette habitude est bientôt prise. à l'égard de cet excès de sentiment que l'on prend si souvent pour prétexte, je me promettois bien de ne lui attribuer jamais des effets si visiblement contraires à ceux qu'il doit produire. Ma curiosité plus irritée cependant que découragée par le mauvais succès des deux épreuves que je venois de faire,je me déterminai à en tenter une nouvelle, ou, pour parler plus juste, j'y fus poussée malgré moi. Quoique, loin de faire à tous les hommes l'injure de les croire tels que mon premier amant, je fusse, au contraire, très-persuadée qu'il étoit ce qu'en physique, on appelle un phénomene, il m'étoit resté sur les figures petites, pâles et maigres, une défiance qui dans la nouvelle affaire que je fis, fut consultée et suivie. L'homme, que parmi tous ceux qui briguoient avec empressement l'honneur de me servir, je voulus bien distinguer, n'auroit jamais dû, par ses agrémens, prétendre à une si haute fortune, et n'y seroit, en effet, jamais parvenu, si je n'eusse pas eu tant, et de si fortes raisons de réprouver les graces. Quoique les bontés dont certaines femmes que je connoissois, l'avoient honoré, l'estime qu'elles avoient conservé pour lui, et la haute réputation qu'elles lui avoient faite, eussent dû, sur-tout, dans les idées qu'il devoit me supposer, lui faire concevoir de grandes espérances; il se tenoit modestement caché dans la foule, et ne sembloit même s'offrir que parce que tout le monde se présentoit. Une si grande humilité, où s'il se fût rendujustice, j'aurois dû trouver tant de confiance; sa renommée, celle-même des femmes à qui il la devoit, et que l'on ne pouvoit pas accuser d'accorder légérement leur estime; certain air d'audace qui perçoit au travers de sa modestie, et qui me frappa, me déterminerent en sa faveur. Chansonnée déjà sur mon premier choix, vous concevez aisément que je ne fus pas épargnée sur le second; mais je sçavois déjà priser une chanson ce qu'elle vaut; et tous les ridicules que l'on s'efforça de jetter sur moi, ne me parurent pas, à beaucoup-près, aussi cruels que ceux dont, par de choix si blâmé, je cherchois à me garantir. On prétendoit, entre autres choses, qu'en le faisant, j'avois moins consulté le sentiment, que mon aversion pour les accidens, dont, quelque tranquillité que j'affectasse à cet égard, on croyoit que j'avois à me plaindre; on ajoutoit que je m'étois déterminée en physicienne; et comme tout cela étoit de la plus exacte vérité, je ne crus pas que cette satyre, toute sanglante qu'elle étoit, dût me faire changer d'avis. Il seroit assurément bien fâcheux, interrompit Taciturne, qu'après tant et de si sages précautions, après des combinaisonssi exactes, votre majesté y eût encore été prise. Ce fut cependant ce qui m'arriva, répondit la grue, et même plus désagréablement que la premiere fois. Par la raison peut-être, dit-il, que vous aviez conçu de plus grandes espérances? Je crois, en effet, répondit-elle, que cela pouvoit entrer pour quelque chose dans mon dépit; ce n'en étoit pourtant pas la seule cause. Mon premier amant avoit dans l'esprit une galanterie singuliere; plus accoutumé peut être qu'il ne disoit, à ne pouvoir dire que des riens, et même à s'en faire une ressource, vous concevriez difficilement à quel point il étoit à cet égard fécond et varié, le parti qu'il tiroit des plus légeres minuties, avec quel art il les mettoit en oeuvre, et combien il les rendoit intéressantes. L'autre, sans usage, sans politesse, sans imagination, ne sçavoit, dans des situations difficiles, que rester dans un étonnement stupide, sembloit ignorer quel est quelquefois le prix des bagatelles, et étoit enfin comme ces gens bornés, qui ne trouvant point ce qu'ils avoient à vous dire, n'ont plus à vous offrir que le silence le plus profond, et le plus ennuyeux désoeuvrement.Cela est incommode, dit Taciturne; à quel supplice condamnâtes-vous ce pauvre homme-là? à aucun, répondit la grue; je suis vindicative, mais je ne suis pas injuste. Il étoit si singuliérement étonné, me faisoit des excuses si respectueuses, et que leur naïveté rendoit si plaisantes, que je n'eus jamais la force de me venger d'un homme si surpris, et si fâché de se trouver coupable. Il m'avoit cependant, dès la premiere fois, si mortellement ennuyée, que je ne pus jamais me déterminer à l'admettre une seconde, à l'honneur de me faire sa cour. Cela étoit peut-être, dit Taciturne, encore plus prudent que rigoureux; mais, que pensâtes-vous de deux expériences si funestes? Je pensai, repliqua la reine, que les hommes sont quelquefois bien extraordinaires; mais je n'en crus pas moins que tous ne l'étoient pas; et vous conviendrez, en effet, qu'il auroit été du dernier ridicule de les juger tous en mal si légérement. Mais, du moins, insista-t-il, l'idée de la colere de la fée ne se présenta-t-elle pas à votre esprit; et ne pensâtes-vous pas que vos malheurs partoient de cette source? Pas si promptement, repartit-elle: premiérement,je ne cherchois rien d'assez singulier pour pouvoir attribuer mes desirs et ma curiosité à quelque maligne suggestion; d'ailleurs, quelque extraordinaires que fussent, par rapport à moi les événemens dont j'avois à me plaindre, ils ne l'étoient pas assez dans l'ordre naturel des choses, pour que j'y reconnusse d'abord son pouvoir et sa vengeance. Dans le fond, je n'avois encore tenté que deux fois, ce que j'ai sçu depuis qu'elle m'avoit condamnée à tenter, et toujours, et vainement; deux épreuves malheureuses ne suffisoient pas pour me convaincre que je fusse destinée à un supplice d'un genre si particulier; et ce ne fut, enfin, que la continuité de mes infortunes, qui me donna une idée que je suis étonnée de n'avoir pas eue plutôt, puisque mon amour-propre en avoit tant de besoin. Je vous ennuierois sans doute, si je vous racontois toutes les expériences que je fis. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'aucune me réussit; et je crois que vous me sçaurez gré de supprimer des détails que le peu de variété qu'ils auroient nécessairement, doit vous empêcher de regretter, et qui, par toutes sortes de raisons, ne pourroient que m'être infinimentdésagréables. Toujours le même malheur, et toujours les mêmes excuses; car, en pareil cas, les hommes semblent se les entre-prêter, tant elles se ressemblent toutes. Vous me verriez toujours avec la même impatience dans le fond, et à l'extérieur, la même grandeur d'ame; n'ayant jamais à répondre à des gens qui me disoient tous, mais, cela est bien extraordinaire! que mais, oui! Mais, en effet! et cent autres choses aussi misérables, qui me paroîtroient fort plaisantes aujourd'hui, s'il étoit possible que je me rappellasse sans horreur ces exécrables instans de ma vie. Quelque excusable que je fusse, puisqu'alors ma volonté ne dépendoit pas de moi-même, ils me couvrent de confusion et m'accablent de douleur. Ils doivent en effet, répondit-il en souriant, vous fournir des souvenirs assez peu agréables. Vous me permettez de vous dire, reprit-elle, que vous me jugez ici avec plus de malice que d'équité, et que vous vous trompez démesurément, si vous pensez que les humiliations que j'ai essuyées, fassent aujourd'hui ma plus grande peine. Je puis, au contraire, dire avec vérité, que si quelque chosepeut me consoler de ces commencemens de ma vie, c'est que mes plaintes aient été si infructueuses. Il est vrai qu'alors je n'en portois pas le même jugement; et cela est tout simple; mais ce qui pourra vous le paroître moins, c'est le parti que prit le roi mon pere, lorsque le bruit de mes malheurs parvint jusques à ses oreilles. Il s'emporta sans doute vivement contre vous, dit Taciturne? Point du tout, reprit la reine; nous sommes singuliers dans notre famille; il s'en affligea encore plus que moi, et ne comprit pas plus que je pusse être si sujette à des accidens de cette nature. Il croyoit bien qu'il y en a dont le rang ne sauve pas, aussi auroit-il été peu surpris qu'il m'en fût arrivé quelquefois; mais la continuité des miens fut pour lui grande matiere à réflexions: et comme malgré la sublimité de ses lumieres, il ne put jamais deviner tout seul pourquoi j'étois si constamment malheureuse, il finit par assembler le conseil; et le conseil, le cas exposé et débattu, laissa mon pere dans la même inquiétude; il décida cependant, quoique le roi soutînt vivement le contraire, que ce pouvoit être un mal de famille; et fut d'avis que l'on députât à toutes les princesses du sang,lesquelles seroient tenues et sommées, par tout ce qui peut engager une femme à être vraie dans ce qui intéresse son amour-propre, de dire et déclarer si elles étoient aussi malheureuses que moi. Quoique l'avis fût ridicule il passa; et ce n'est peut-être pas le premier de ce genre qui ait été suivi. Le grand révérendaire, et deux autres ministres se transporterent gravement chez les princesses, qui jugerent toute cette espece d'interrogatoire aussi déplacé qu'indécent, et répondirent avec autant d'aigreur et de dignité, qu'avec peu de vérité peut-être, que c'étoit choses dont, bien loin d'y être sujettes, comme en les interrogeant là-dessus on sembloit le supposer, elles n'avoient même jamais entendu parler. Cela parut bien fort à messieurs les commissaires, qui prirent même la liberté de le leur dire respectueusement, et de les supplier de vouloir bien répondre avec un peu plus de franchise, et de consulter moins, dans une occasion si importante, les intérêts de leur vanité que le bien de l'état, qui, par le rang qu'elles y tenoient, devoit les toucher plus que personne. Des raisons si puissantes, toute l'éloquence du grand révérendaire, l'homme du royaumequi, s'il ne parloit pas le mieux, parloit le plus; et les pathétiques exhortations des deux autres commissaires ne purent rien sur l'obstination des princesses. Ils furent donc forcés de revenir vers le roi, très-convaincus qu'elles n'avoient pas été aussi sinceres qu'elles auroient dû l'être, soit qu'en effet ils eussent trouvé dans leurs réponses ces tergiversations, qui ne se rencontrent jamais avec la vérité, ou qu'ils s'attachassent à cette maxime vulgaire, qui dit que, qui veut trop prouver, ne prouve rien . Le roi, d'après le rapport de messieurs de la commission, pensa comme eux qu'il n'avoit pas plû aux princesses d'être bien exactement vraies; et prévoyant que quand il les interrogeroit lui-même, il n'en seroit pas mieux instruit, il prit le parti de s'informer de ce qu'il vouloit sçavoir, à quelques hommes de sa cour qui pouvoient lui en dire des nouvelles. Mais déterminés au silence, par le même motif qui rendoit les princesses si discretes, ce fut le plus infructueusement du monde qu'il prit la peine de les examiner là-dessus; quoique, pour lui rendre justice, je sois obligée de dire qu'il y mît une attention aussi scrupuleuse que s'ileût eu des conjurés à interroger. Tout ce qu'enfin cet interrogatoire lui produisit, fut la consolation d'apprendre, (ce dont on se doutoit déjà) que les princesses en sçavoient plus qu'elles n'en vouloient dire. Une ressource dont il espéroit tant, lui ayant donné si peu, il fit chercher dans les mémoires les plus secrets du regne de chacun de ses prédécesseurs, à prendre depuis l'établissement de la monarchie, pour tâcher d'apprendre si aucune des reines n'avoit eu constamment à se plaindre des mêmes malheurs que moi. Ce grand prince sentoit bien que si des infortunes du genre de la mienne n'étoient point par les annales secretes, transmises à la postérité, ce ne pouvoit être que dans le cas où les reines n'y auroient été exposées qu'en passant; mais, que dans le cas contraire, regardées comme des malheurs, que leur continuité rendoit dignes de remarque, on n'auroit pas eu assez de négligence pour n'en pas instruire les siecles à venir. Il n'étoit pas plus probable non plus, que si quelqu'une de reines s'étoit trouvée dans la même position que moi, elle ne s'en fût pas comme moi impatientée, et qu'elle n'eût point, par toutes sortes de voies, cherché à s'en tirer. à cette présomptionsi raisonnable, il s'en joignoit une autre de la même force; et c'étoit qu'en parlant de la maladie, (car le roi ne doutoit pas que cet accident n'en fût une) on n'auroit pas oublié le remede dont cette reine infortunée se seroit servie avec succès. On crut inutile apparemment, dit Taciturne, de lire l'histoire secrete du tems de Crystaline ! Oh! Répondit la grue, il faut dire la vérité, celle-là étoit à l'abri du soupçon. Les recherches du roi étant aussi infructueuses que s'il ne les eût faites que dans les mémoires de Crystaline-La-Curieuse , il y fit succéder d'autres soins. Les temples furent ouverts, les oracles consultés; on fit autant de sacrifices que si l'état eût été menacé de la derniere calamité; et tout cela fut inutile. Les oracles resterent muets; et les dieux que nos prieres ne fléchirent point, me laisserent toujours mon inépuisable curiosité, et l'impuissance de la satisfaire. Ce fut alors seulement que la fureur de la fée et les paroles barbares qu'elle avoit prononcées sur moi, me revinrent dans l'esprit. Je me doutai enfin que je pouvois bien ne devoir qu'à elle les desagrémens de ma position; et je fus, avec raison, surprise qu'une idée qui, sielle ne m'avoit pas garantie des fâcheuses épreuves par lesquelles j'avois passé, me les auroit du moins rendu plus douces, ne me fût pas encore venue. Je la communiquai à mon pere, qui, par sa constitution et par habitude, toujours assez de l'avis dont on étoit, ne douta pas un moment que je n'eusse deviné juste. En conséquence, il envoya à la fée, avec les plus magnifiques présens, une superbe ambassade, pour la supplier de me délivrer du plus incommode enchantement auquel l'on puisse jamais condamner une femme. Comme la chose me touchoit d'assez près, pour que je fisse de mon côté quelques démarches, je lui écrivis aussi; et toute piquée que j'étois contre elle, ce fut avec toute la soumission que je crus propre à désarmer sa colere. On doute rarement de ce que l'on a besoin d'espérer. La malédiction de la fée agissoit toujours. à peine les ambassadeurs furent-ils partis, que je les supposai arrivés, nos dépêches lues, et ma grace accordée. Sur ce bel espoir, je me remis à mes expériences; mais leur succès toujours le même, m'apprit que je m'étois trop pressée. Je me tins donc quelques jours dans l'inaction; mais par le sort que cette fée avoit jetté sur moi, elle m'étoit si pénible que je ne pus jamais y rester. Il y a, dit alors Taciturne, des philosophes qui prétendent que l'habitude agissant également sur les peines et sur les plaisirs, si elle ôte à ceux-ci de leur prix, elle rend aussi, par la même raison, moins sensible aux autres; et le proverbe qui dit que l'habitude est une seconde nature , semble en effet favoriser cette opinion. Vous avez, repliqua la grue, l'esprit fort orné! Eh bien? Eh bien? Reprit-il, si, par hasard le proverbe et ces gens-là avoient raison, chaque jour devoit vous rendre votre destinée moins cruelle. Eh, répondit-elle, si ce n'est que cela, c'est donc une regle qui, comme toutes les autres, a ses exceptions. Je ne sçais pas, au reste, si j'eusse agi de moi-même, comment, à la longue, la chose m'auroit paru, et à quel point j'en aurois été affectée; mais vous sentez bien que je ne pouvois m'accoutumer à une situation si singuliere, sans faire perdre à la fée la meilleure partie de sa vengeance, et qu'il falloit, pour qu'elle fût complette, que le tems ne m'ôtât rien de la sensibilité qu'elle m'avoit donnée à cet égard.Il y a déjà quelque tems, dit alors Schah-Baham, que, sans vous en rien dire, parce que je n'ai pas jugé à propos d'interrompre pour cela, je me suis un peu raccommodé avec la grue, qui, comme vous sçavez, ne m'a paru d'abord que ce que communément nous appellons une bégueule; mais j'avoue que voilà un raisonnement qui acheve de me gagner le coeur, d'autant plus qu'il y a bien de la sagacité dans la réflexion de Taciturne. Car, à parler franchement, j'avois la même idée. J'ai pourtant bien fait, quand j'y songe, de me faire raconter cette histoire, qui, en vérité, est devenue tout-à-fait magnifique: cela prouve qu'il ne faut rien passer dans un conte! Pour moi, dit la sultane, plus je l'entends, plus je sens que je m'en serois bien passée. Il est vrai que j'en pourrois dire autant de tout le reste: car, en vérité, je ne crois pas que depuis que l'on fait des contes, on en ait imaginé un aussi ridicule, aussi dépourvu de raison... de raison, s'écria le sultan; plût au prophete qu'il n'y en eût pas tant! C'est précisément de ce qu'il y en a trop que je me plains. Ce seroit le roi des contes, s'il n'y en avoit pas tant. Mais, vous en voulez au visir, vous; et je suis d'avis,si jamais il le fait imprimer, qu'il vous le dédie: cela vous adoucira l'humeur, peut-être. Au surplus, Moslem, il ne faut pas que ce que dit madame, vous décourage; votre conte me plaît, on sçait que je m'y connois; et je serois, à vrai dire, un peu piqué que mon suffrage ne suffît pas. Quoique les journées des ambassadeurs, continua la reine, fussent réglées de sorte que nous pussions presque sçavoir à la minute le jour de leur arrivée, je me plûs à leur supposer des moyens de diligence que nous n'avions pas pu prévoir: je ne doutai même pas que la fée les sçachant en route, ne les eût fait enlever par tous les zéphyrs de l'univers, pour les voir plutôt à sa cour; quelles illusions enfin, ne me fis-je pas! Et combien toutes ne furent-elles pas démenties par le succès! Enfin, ces malheureux envoyés revinrent vers nous. La fée, qui n'avoi pas daigné répondre à ma lettre, n'avoit pas traité mon pere avec la même rigueur, et lui témoignoit le plus poliment du monde le chagrin qu'elle avoit d'avoir été forcée de se venger de mon impolitesse; elle convenoit qu'il étoit vrai que le malheur dont je me plaignois étoit son ouvrage; qu'elle m'avoit vu mépriser avec tant de hauteur les femmes, que leur trop de sensibilité ou des circonstances qui ne dépendent pas d'elles, et les font trop dépendre du moment, exposent à des foiblesses répétées, qu'elle avoit cru devoir me punir d'une façon de penser si rigoureuse, et en particulier, du peu d'égards que j'avois eu pour elle: qu'il lui avoit paru qu'elle ne pouvoit mieux s'en venger, qu'en me condamnant à chercher, à ne trouver jamais, et à me rendre, aux plaisirs près, telle que ces femmes pour lesquelles j'affichois un si souverain mépris; que sa colere pourroit n'être pas éternelle; mais que je l'avois si vivement blessée, que ce seroit en vain qu'elle s'exhorteroit à me rendre si tôt son amitié, et que nous pouvions nous épargner des supplications qui seroient inutiles, tant que son coeur ne voudroit pas les seconder. Voilà, certes, dit Taciturne, une fée bien rancuniere et bien dangereuse à rencontrer. Quel parti prit votre majesté dans une si fâcheuse occurrence? Se tenir en repos, que d'ennui! Et d'ailleurs, quelle impossibilité! Succomber à sa curiosité, que de désagrémens! En vérité! C'étoit et pour vous et pourles autres une bien embarrassante situation. Vous raillez, à ce qu'il me semble, lui dit la grue; pensez-vous aussi que la position des personnes que j'associois à mes expériences, fût beaucoup plus agréable que la mienne? Je voudrois... mais, non, ajouta-t-elle en se reprenant, car il n'est pas du tout vrai que je voulusse vous y voir.

LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 31

Quelque chose qu'il y eût à gagner pour mon amour-propre, que l'on n'ignorât point que je ne devois qu'à la fée les malheurs que j'avois essuyés, je priai mon pere d'en cacher encore la cause. Il étoit d'autant plus aisé de garder le secret le plus profond là dessus,qu'elle l'avoit moins confié aux ambassadeurs, et qu'elle leur avoit seulement répondu qu'elle consulteroit ses livres. Toute pressée que j'étois, que l'on apprît par-tout qu'il n'y avoit pas tant de ma faute qu'on me paroissoit vouloir le croire, je l'étois plus encore de me venger de ceux qui s'étoient réjouis de mon infortune; et je croyois en avoir trouvé le moyen. Dans un premier mouvement d'une fureur qui, quoique l'on en veuille dire, n'étoit que trop bien fondée, j'avois, comme je vous l'ai dit, condamné le plus ancien de mes amans à un supplice fort impatientant, s'il n'étoit pas bien cruel. Je ne sçais par où ce petit homme s'étoit rendu si cher aux femmes, et si la fée, pour le rendre l'objet de ma colere, avoit eu à lui ôter autant de mérite qu'elles lui en trouvoient; mais quoiqu'il n'y en eût peut-être pas une qui, s'il se fût conduit avec elle comme il avoit fait avec moi, ne s'en fût vengée aussi, si elle l'eût pu, son malheur les avoit toutes révoltées. Ma sensibilité sur cela leur avoit même paru de la derniere indécence. Jamais, disoient-elles, avant moi, l'on ne s'étoit avisé non-seulement de punir un homme pour depareils crimes, mais même de le quitter, s'en rendît-il coupable tous les jours; et elles débitoient là-dessus des maximes d'une grandeur d'ame prodigieuse, et des sentimens d'une beauté qu'on ne pouvoit assez admirer. Toute persuadée que j'étois déjà que tout cela étoit fort exagéré, je voulus en avoir la preuve. Je commençai donc par délivrer des mouches cet homme si charmant, et le leur rendis sans condition, du moins apparente; mais sûre pourtant, par les précautions que j'avois prises, et la vengeance secrete que je m'étois réservée, que bientôt il n'y en auroit pas une de celles qui s'étoient interessées à lui si vivement, qui ne le trouvât bientôt le petit homme de la cour le plus impatientant, le plus maussade et le plus ennuyeux. Cependant il n'étoit pas seul coupable; et tout couru qu'il étoit, avant son aventure, à quelque point, que ne fût-ce que par curiosité, il allât l'être encore, il ne se pouvoit pas qu'il me vengeât tout seul de toutes les femmes magnanimes qui m'avoient trouvée si extraordinaire, m'insultoient sans ménagement par les épigrammes les plus sanglantes, et se plaisoient à m'accabler du spectacle de leur bonheur. Tant de hauteur dansleurs prospérités, si peu d'égards pour mes infortunes me paroissoient mériter une punition qui leur apprît à respecter les malheureux. Ce n'étoit pas que, malgré l'air triomphant qu'elles affectoient, je crusse qu'aucune d'elles n'eût de quoi juger par elle-même des désagrémens de mon état; mais je ne pouvois pas me flatter qu'elles sçussent à quel point la continuité de certains accidens est fâcheuse; et je voulus qu'aucune d'elles ne l'ignorât. J'entends, dit Taciturne, c'est-à-dire, que vous fîtes une maladie épidémique de votre mal particulier. C'est cela positivement, répondit la grue; et ce petit stratagême me parut d'autant mieux imaginé, qu'en même tems qu'il me vengeoit, il rétablissoit ma réputation, puisqu'on ne devoit plus regarder ce qui m'étoit arrivé que comme l'effet d'une influence fâcheuse, dont j'avois la premiere ressenti l'effet. Il faut que je rende justice aux femmes de ma cour. Il y avoit plus de huit jours que ma vengeance étoit commencée; et, si j'en eusse été moins sûre, à leur air paisible, j'aurois pu croire que le charme avoit manqué. Mais, dit Taciturne, il auroit, en effet, été tout simple que cette fée, si déterminémentacharnée à vous nuire, vous eût encore enlevé le plaisir de la vengeance. Elle ne vouloit pas apparemment, répondit la reine, m'ôter toute espece de consolation; et elle laissa à l'enchantement que j'avois fait toute la force que j'avois besoin qu'il eût. Insensiblement, je vis les hommes devenir soumis, empressés, pleins de toutes sortes de petites attentions qu'ils ne connoissent pas dans l'amour heureux, et d'un respect qu'ils poussoient presque jusques à la bassesse. Comme c'étoit des façons, dont ils avoient depuis long-tems perdu l'usage, qui n'alloient pas à leurs idées, vous auriez peine à imaginer à quel point ils avoient l'air ridicule et contraint. Les femmes, de leur côté, n'en eurent d'abord que l'air plus tendre; leur amour dont, dans les commencemens elles se firent une vertu, ne paroissoit que les en occuper davantage. Je sentois, en les voyant, qu'elles avoient la générosité de rassurer des amans que les torts qu'elles pouvoient leur reprocher alarmoient, avec quelque raison, sur leur constance. Elles sembloient même leur dire qu'ils n'y songeoient pas d'avoir des peurs si misérables, et qu'il étoit bien étonnant qu'ils pussent croire qu'unefemme qui pense : (eh! Quelle est la femme qui croit ne pas penser ! ) pût seulement faire à ces sortes de choses la plus légere attention. Ces procédés si admirables de part et d'autre ne m'étonnerent pas; je les avois prévus; mais je m'étois flattée qu'ils ne seroient pas éternels, et j'avois eu raison. En effet, au bout de huit autres jours je vis cette union si tendre s'altérer, et quelques amans être congédiés. Il est vrai qu'on prit des prétextes pour rompre. L'un par exemple, étoit devenu si jaloux, qu'il passoit les bornes que l'on a prescrites à cet odieux mouvement, à cette délicatesse qui ne naît que de l'excès du sentiment et de la défiance de soi-même, et qui est si flatteuse pour l'objet aimé, il avoit substitué ces terreurs injurieuses, toujours, à ce que l'on dit, si déplacées, et pourtant presque toujours justifiées par l'inconstance que l'on craignoit. Le moyen, quelque douce que l'on soit, de supporter un amant qui a l'insolence de s'appercevoir que vous êtes fausse, que vous manquez de principes, que rien n'est plus médiocre que votre sentiment, et qui a l'impertinence de vous le dire! On peut souffrir la délicatesse, encoren'est-ce qu'un certain tems; mais pour le mépris, pour entendre sans cesse accuser son coeur de ce dont il est, en effet, coupable, il n'y a personne qui ne soit en droit de s'en impatienter. Un autre manquoit d'égards; à peine avoit-il été sûr de son bonheur, qu'il lui avoit été moins cher. D'ailleurs, il étoit né volage; il alloit quitter, on le voyoit bien; étoit-il juste de se laisser prévenir? Je ne finirois pas, si je voulois vous redire tous les prétextes qui furent pris, et compter tous les amans qui furent quittés. Entre celles de qui j'avois le plus à me plaindre, étoit une de ces femmes sublimes et à sentimens merveilleux; pensant sur-tout admirablement bien, et toujours mieux que personne, mettant en tout tant de dignité, et annonçant, par leur physionomie fiere et dédaigneuse, tout l'orgueil de leur ame, et combien elles le croient fondé. Celle-la vouloit bien penser qu'à la rigueur une femme peut être foible; mais elle exigeoit pour cela tant de choses, et elle trouvoit tant à redire aux figures même les plus agréables, que je commençois à perdre l'espérance de la voir jamaiss'engager. Cependant, comme cela a déjà pu arriver quelquefois, elle avoit fini par trouver digne d'elle l'homme de la cour qui peut-être étoit le moins fait pour un si rare bonheur, soit par sa figure, qui assurément n'étoit pas belle, soit par son esprit, dont le ton n'auroit dû que déplaire à une femme à tous égards si respectable. Ce qu'il y avoit eu de charmant dans cette aventure, c'est que ne présumant pas assez de lui-même pour croire qu'il pût la toucher, il lui avoit laissé faire les avances. Je n'avois pu, je vous l'avoue, voir sans un plaisir extrême une dame d'un mérite si particulier, une personne si difficile, une beauté si divine, déshonorer tout à la fois son coeur et son goût par une pareille passion. Cette premiere inconséquence m'en avoit fait espérer dans ses principes. Je m'étois flattée, lorsque je commençai ma vengeance, que sa vanité ne lui laisseroit pas long-tems supporter le supplice qu'elle alloit souffrir; et elle fut, en effet, la premiere que sa situation impatienta. Je n'entreprendrai pas de vous peindre le bouleversement que je fis dans ma cour, et de vous dire combien, sur des espérances que je sçavois rendrebien chimériques, il s'y fit d'affaires nouvelles. Bientôt je ne vis plus autour de moi que des femmes d'une pâleur, d'une maigreur, d'une aigreur! Elles regardoient les hommes avec un dédain, une répugnance! Et ceux-ci, à leur tour, après avoir commencé par avoir l'air tout-à-fait humilié, leur faisoient de si ameres plaisanteries, étoient les uns avec les autres d'une si cruelle indiscrétion! Tant de hauteur avoit succédé au respect dont d'abord ils s'étoient parés, et ils avoient tous les jours avec elles des querelles si sanglantes, que rien n'auroit pu égaler la joie que je ressentois de m'être vengée si bien, que le plaisir de n'y avoir pas été forcée par le plus désagréable des accidens. Elle a raison, dit le sultan, aigres, maigres, cela fait tableau; il me semble que j'y suis; là, que je les vois. Voilà un drôle de tour pourtant. Je ne sçais si vous êtes comme moi, mais je trouve à la grue une imagination singuliere. Ce n'est ma foi pas d'après celle-là qu'on peut dire: sot comme une grue . Oh çà! Madame, ajouta-t-il en s'adressant à la sultane, dites-nous un peu, je vous prie, et sans tirer à conséquence, si vous auriez été bien aise d'être de cette courdans des tems si orageux? Je croyois, seigneur, répondit-elle d'un air sec, que je vous avois déjà prié de ne me plus faire de questions, ou de ne vous pas offenser si je ne répondois pas aux vôtres, lorsqu'elles seroient d'un certain genre. D'un certain genre! Reprit Schah Baham, je voudrois bien sçavoir de quel genre est un certain genre? Au reste, visir (car ce n'est pas le tout que d'être plaisant, il faut encore être juste) il me paroît que votre grue n'est pas ce que nous appellons équitable; et voici comment je le prouve. Il ne se peut pas d'abord que tous les hommes de son royaume l'aient offensée, et que toutes les femmes se soient moquées d'elle. En réduisant cela aux gens de la cour, aux habitans de la capitale, et même à la banlieue, pour qu'il n'y ait rien à dire, il se trouvera qu'il n'y a qu'un certain nombre de coupables: cependant tout le monde est puni; cela est-il juste? Ne l'est-il pas moins encore que des étrangers qui n'ont rien eu à démêler avec elle, se trouvent d'une maniere... je n'aurois donc eu, moi, qu'à arriver dans son pays de Crystal, comme si j'eusse été de ce tems-là, cela se seroit fort bien pu, pensez-vous que cette plaisanterie-làm'eût agréé? On fait, parbleu! Et pour moins, de très-sanglantes guerres; et voilà pourtant, comme sans y penser, on expose ses peuples.

LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 32

L'interdit que j'avois jetté sur ma cour duroit encore; et, comme vous le croirez plus aisément que personne, ne la rendoit ni gaie, ni brillante, lorsqu'un jeune prince y arriva. Il y étoit, du moins je le présumai, plus attiré encore par le bruit que faisoient mes malheurs, que par celui que pouvoient faire mes charmes: car, à vous dire la vérité, les uns m'avoient donné beaucoup plus de célébrité que les autres. Ce prince, recommandable par les agrémens de sa figure, l'étoit beaucoup plus encore par les charmes de son esprit. Il étoit, en effet, difficile d'en avoir autant, et de l'avoir d'un genre si agréable. Quoiqu'il l'eût fort étendu, il ne vous en montroit jamais que ce qu'il sçavoit que vous en pouviez saisir, et que ce qu'il en falloit pour vous plaire. Attentif aux besoins et à la délicatessede votre amour-propre, il vous parloit souvent de vous, et ne vous entretenoit jamais de lui-même, vous louoit peu, et vous flattoit toujours, moins par ses éloges cependant que par le plaisir que vous paroissiez lui faire. Il n'ignoroit pas que l'esprit est, de tous les dons de la nature, celui que les hommes envient le plus, et qu'ils pardonnent le moins; et il aimoit mieux qu'on ne lui en crût pas autant qu'il en avoit, que de paroître en avoir autant que vous. Aussi jamais vous ne le quittiez sans être persuadé qu'après vous il étoit l'homme du monde qui en avoit le plus. Il sembloit qu'il ne disputât contre votre opinion que pour donner à vos raisons plus de force et de clarté que vous ne leur en donniez vous-même. Vif, ingénieux, varié, il passoit sans contrainte et sans effort, d'un sujet à un autre, et les traitoit tous, soit avec la légéreté, soit avec la profondeur dont ils étoient susceptibles; plus galant que tendre, aimant les femmes passionnément, mais ne les estimant pas; il étoit plus fait pour plaire que pour être aimé. Ses vers se ressentoient de la disposition de son coeur et du tour de son esprit. Il en avoit trop, en effet, pour n'avoir pas deviné l'amour; mais l'amour ne se peint bien que par l'amour-même; et quelqu'agréablement qu'il en parlât, on sentoit aisément qu'il connoissoit mieux le goût que la passion, et qu'en croyant chanter la volupté, il ne sçavoit chanter que le plaisir. Ma foi, dit le sultan, c'est un petit malheur, et qui ne m'ôte rien du tout du desir que j'aurois de souper avec cet homme-là. Visir, cela ne se pourroit-il pas? C'est que, plaisanterie à part, vous me feriez le plus grand plaisir du monde. Sans compter que, selon toute apparence, il m'amuseroit beaucoup, je jouirois une fois en ma vie du bonheur de n'être pas contrarié; et j'aurois des raisons particulieres de le desirer. Sire, répondit le visir, je ne demanderois pas mieux que de pouvoir faire ce que voudroit votre majesté; mais à parler naturellement, je ne crois pas que cela se puisse. Eh! Pourquoi? Demanda Schah Baham. C'est que, reprit Moslem, si ce prince a existé, je crains qu'il ne soit mort. Ah! S'écria le sultan, voilà ce que je craignois, par exemple. S'il est mort pourtant, c'est une autre affaire; mais, en ce cas-là, vous auriez bien pu vous dispenser de me parler de lui. Comme ce prince, continua la grue,n'étoit pas instruit de ce qui se passoit à ma cour, et qu'il s'en étoit formé une idée toute différente, il fut étonné de la langueur, de la tristesse, et de l'aigreur qu'il y vit regner. Quoiqu'il en eût plus d'une fois demandé la cause, personne n'avoit jugé à propos de la lui dire; les hommes par une discrétion de vanité; et les femmes, sans compter leurs raisons ordinaires, par la crainte qu'une pareille confidence ne lui frappât dangereusement l'esprit. Aimable comme il l'étoit elles n'avoient pu le voir, sans former sur lui de grands projets. Elles se flattoient d'ailleurs qu'étant étranger, l'influence dont elles avoient tant à se plaindre, n'agiroit pas sur lui; et cet espoir les décida peut-être plus encore en sa faveur que tous les charmes qu'il pouvoit avoir. Mais comme elles craignoient que peu de tems après son arrivée, l'air du pays n'agît sur lui comme sur tout le monde, elles crurent ne pouvoir trop se presser de faire une conquête que les circonstances rendoient fort importante. Leur plus grande crainte cependant étoit que je n'eusse sur lui les mêmes vues. Quoiqu'il n'y en eût pas une qui ne se crût plus faite que moi pour lui plaire, elles croyoient que laconvenance qui se trouvoit entre nous deux, (chose qui, en effet, a plus formé de ces sortes de liaisons que l'amour, et même que le caprice) ne le déterminât pour moi, quelqu'indigne que d'ailleurs je leur parusse de la préférence. Je pénétrai facilement leurs idées; et quoique le prince me plût aussi, je crus devoir cacher le goût que j'avois pour lui, et leur laisser la gloire tant desirée de lui porter les premiers coups. J'étois bien sûre d'empoisonner la joie que leur donneroit leur victoire; et deux raisons également fortes me forçoient de différer la mienne. Je ne pouvois plus ignorer quelle étoit la cause de mes malheurs, j'avois des preuves récentes que la malédiction de la fée subsistoit dans toute sa force, et qu'il seroit par conséquent impossible qu'il fût avec moi plus heureux que je ne lui permettrois de l'être avec elles. Je crus donc qu'il n'étoit nécessaire, avant que je lui fisse l'aveu de ma foiblesse, qu'il sçut que je n'étois pas la seule dans l'empire des isles de Crystal avec laquelle on se trouvât embarrassé, et commencer par-là à rétablir en partie ma réputation, que tant de tentatives inutiles avoient, à certains égards, prodigieusement altérée. Quoique jefusse incontestablement de toutes les femmes de ma cour celle que le prince aimoit le plus, il étoit trop galant pour se refuser aux agaceries qu'on lui faisoit de toutes parts, et pour ne pas se procurer de quoi attendre avec moins d'impatience que je fusse décidée. Il vous paroîtra peut-être singulier qu'après l'avoir vu huit jours entiers, il ignorât encore mes dispositions; mais soit (ce que j'ai cependant peine à croire) que la vengeance de la fée commençât à agir moins fortement sur mes sens et sur mes idées, ou que je fusse contenue par le desir de démentir par quelques rigueurs le bruit qui me donnoit avec tant de raison un si grand nombre d'aventures, je sçus contraindre à la fois, et le penchant qui m'étoit inspiré, et le goût naturel que je me sentois pour lui. Quoique loin de me parler de ces bruits cruels, il ne parut ni dans ses discours toujours mesurés, ni dans ses actions que je trouvois toujours respectueuses, qu'il en fut informé, je ne pouvois point me flatter qu'il ne les sçut pas; et pour le préparer aux mensonges auxquels ma position me forçoit, et leur donner plus de poids, je m'étois souvent plainte avec lui de la calomnie. Stratagême assez ordinaireà ceux qui n'ont dans le fond à se plaindre que de la médisance, et auquel, par politesse, nous donnons quelquefois l'apparence du succès. Quelle autre ressource, en effet, me restoit-il? Quand il auroit admis la vengeance de la fée, et qu'il eût cru que j'étois emportée loin de moi-même par une puissance supérieure, m'en eût-il moins méprisée? J'avoue que le mépris empêche bien rarement les hommes de se livrer au goût que nous leur inspirons; mais il est plus rare encore qu'ils puissent aimer ce qu'ils méprisent; et je ne sçais pourquoi j'avois besoin qu'il m'estimât. Je sentois en même tems à quel point, s'il étoit instruit, il me seroit impossible de lui inspirer ce sentiment; et je me déterminai aisément à chercher dans le mensonge ce que je ne pouvois attendre de la vérité. Si, au reste, vous êtes surpris de ce que je me flattois de lui persuader des choses si peu probables, et démenties même par l'authenticité la plus constatée, vous ignorez qu'il y a des femmes qui ne connoissent de conviction contre elles, que leur propre aveu, et ne doutent pas qu'il ne suffise pour détruire les faits les plus avérés, de ne convenirjamais d'aucun, se fussent-ils même passés sous les yeux de celui à qui elles les nient. Vous serez, peut-être, encore plus étonné, que je fusse si peu inquiete de l'usage qu'il pouvoit faire de son coeur, ou que, du moins, je ne craignisse point qu'il ne s'engageât ailleurs assez fortement pour que je ne pusse pas l'amener dans mes chaînes aussi facilement que je le pensois. Mais sans compter que le sentiment qu'il m'inspiroit, n'étoit pas assez vif pour s'alarmer, j'avois pénétré sa légéreté: d'ailleurs, je n'ignorois pas que l'homme, même le plus amoureux, résiste rarement au desir de faire une nouvelle conquête, sur-tout, lorsqu'elle se présente d'elle-même; et qu'il faut en pareil cas tout attendre, ou de leur amour-propre, ou de la facilité de leurs sens. Ce qui m'inquiétoit infiniment plus, et qui devoit, en effet, m'occuper bien davantage, par la difficulté réelle qui s'y rencontroit, étoit le dessein que j'avois formé de rendre inutile la vengeance de la fée, sans cesser cependant de m'y exposer. Il auroit été plus sage, sans doute, de continuer de m'y soumettre avec résignation, puisqu'alors j'y étois forcée, que de chercherà l'éluder, et de donner, par cette sorte de mauvaise foi, de nouvelles forces à sa colere; mais le desir de me venger à mon tour, et l'espoir de rendre ma situation moins honteuse, et plus douce, me firent prendre un mauvais parti. Vous sçavez trop comment on me forçoit alors de penser, pour croire que je pusse laisser faire au prince, que je croyois aimer, autant d'expériences que d'abord je m'en étois flattée; et, en effet, pour l'objet qui me les avoit fait tolérer, il n'étoit pas nécessaire qu'elles fussent bien nombreuses. Bientôt je le vis sombre, rêveur, et persuadé qu'il y avoit dans l'air du pays quelque chose qui lui étoit fort contraire. Quoique le sujet, et de son chagrin, et de cette injuste imputation, ne me fût pas inconnu, je feignis d'en ignorer la cause, et voulus bien rejetter cette langueur dont il se plaignoit, sur les rigueurs que j'avois pour lui. Et cela fut d'autant plus noble à moi, que depuis quelques jours, il ne me parloit plus de sa tendresse qu'avec autant de circonspection, que s'il eût réellement craint que je n'y devinsse sensible, et qu'il paroissoit attendre sans impatience, que je consentisse à lerendre heureux. Ce n'en fut pas moins avec l'apparence de la joie la plus vive, qu'il reçut l'aveu que je lui fis de mes sentimens. Il ne me disoit dans l'instant que je m'y déterminai, qu'une galanterie si simple, qu'il ne devoit pas naturellement craindre qu'elle eût des suites de cette conséquence: aussi m'en parut-il d'abord fort surpris, et assez peu flatté. Mais comme je m'étois bien gardée de l'envelopper par rapport à moi, dans la proscription générale; et que mon destin vouloit que mes amans ne se trouvassent, en effet, jamais moins faits pour leur bonheur, que quand ils étoient plus près, je vis bientôt succéder à son embarras et à son inquiétude, la joie la plus vive et les plus tendres transports. Je ne dirai certainement pas, dit Schah-Baham, que cette dame ne parle avec bien de l'élégance; mais, si je puis, sans lui déplaire, dire naturellement ce qu'il m'en semble, j'avouerai que cela n'empêche pas que je ne la trouve quelquefois tout-à-fait entortillée; et qu'il y a dans son histoire, qui, d'ailleurs, n'est pas moins intéressante qu'instructive, je ne sçais combien de choses que je crois qu'il ne tiendroit qu'à moi de n'entendrequ'assez médiocrement. Comme c'est un bel esprit, je n'en suis pas étonné; mais il est pourtant vrai de dire que je n'en suis pas pour cela plus content, que l'on me fasse des circonlocutions, d'une longueur qui ne finissent pas, et qui me donnent la migraine, à force de chercher ce qu'elles veulent dire; ou que l'on me gâte par-là une histoire, qui, pour être admirable, j'ose le dire, n'a seulement besoin que d'être un peu plus claire.

LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 33

Mes amans étoient trop sujets à se faire de fausses joies, pour que celle du prince, et ses transports me donnassent de notre félicité mutuelle l'idée qu'il en avoit lui-même. Après ce que je sçavois, il m'auroit, en effet, été impossible de me faire des illusions sur mon état; et j'avois en conséquence, formé un plan, d'après lequel je me flattois d'échapper, du moins, à ce qu'il avoit de plus humiliant; mais, toute pressée que j'étois d'en voir le succès, je crus ne devoir pas céder avec mapromptitude ordinaire, aux desirs de mon amant. Quoiqu'il eût la politesse de paroître ne pas douter de mon innocence, sur tout ce qu'on m'attribuoit, je n'en croyois pas moins qu'il ne me fût très-nécessaire de lui prouver, à ses propres dépens, quelle étoit ma façon de penser; et je ne suis peut-être pas la seule qui ait trouvé dans le desir de se faire estimer, des forces qu'elle ne pouvoit plus attendre de sa vertu. Je voulois aussi jouir quelque tems de tout ce que l'impatience d'être heureux (que de la meilleure foi du monde, il prenoit pour de l'amour) lui faisoit imaginer de tendre et de galant. Ce n'étoit pas assurément qu'il fût le premier qui m'eût parlé du pouvoir de mes charmes. J'étois celle de toutes les femmes que l'on avoit entretenue le plus de ses agrémens, et à laquelle, en même tems, on avoit prouvé le moins qu'on y fût sensible. Mais quelque chose que l'on m'eût dite là-dessus, je n'avois encore entendu que ce que mille autres avoient pu entendre comme moi; et j'avoue que ma vanité n'en avoit guere été plus contente, que mon esprit n'en avoit été amusé. Quoique le prince ne me redît, peut-être, que les mêmes choses, il sçavoit leurprêter tant de graces, et leur donner une face si nouvelle! Il les animoit tant de son ardeur! Son imagination naturellement passionnée, faisoit quelque chose de si considérable du simple desir! Ses louanges étoient si fines, et cependant avoient un air si vrai! Il étoit, tout à la fois, si élégant, et si peu recherché! Il sçavoit, enfin, flatter si agréablement mon amour-propre, que je ne pus me déterminer à me priver si promptement d'un plaisir que les hommes en général ne sçavent plus nous procurer, lorsqu'ils devroient le plus nous en faire jouir. Quoiqu'il feignît d'avoir pour moi la plus grande estime, il fut surpris de ce que l'aveu que je lui avois fait de ma tendresse, n'étoit pas suivi de toutes les preuves qui pouvoient l'assurer que je ne le trompois pas. Il étoit apparemment accoutumé à n'en pas croire les femmes sur leur parole, et à des triomphes prompts; et bientôt il se plaignit de mes rigueurs. Malheureusement pour lui, ses plaintes, étoient comme ses louanges; elles me donnoient une trop haute idée de moi-même, pour que je pusse me résoudre si-tôt à perdre le plaisir de les entendre.Au bout de quatre jours de contrainte, qui, en vérité, me parurent, au moins, quatre siecles, je consentis enfin à lui donner un rendez-vous secret; mais comme il n'auroit pas été décent que j'eusse paru sçavoir tous les risques que j'y pouvois courir; et que d'un autre côté, je ne voulois pas qu'il présumât trop de ma foiblesse, je lui fis entendre que toutes mes bontés se borneroient à le laisser me parler de sa tendresse, et à l'assurer de la mienne. Comme il n'étoit pas absolument impossible qu'en pareil cas, on ne lui eût fait craindre les mêmes rigueurs, et qu'il se pouvoit encore qu'on ne l'eût pas rendu aussi malheureux qu'on l'en avoit menacé; il me parut assez peu alarmé de toute la vertu que je me promettois; mais il n'en crut pas moins devoir plier à mes volontés, toutes cruelles qu'elles étoient; et il me promit d'avoir pour elles, tant de respect, qu'il s'en fallut peu que je ne me repentisse d'avoir eu la fantaisie d'en exiger. Peu de momens après je me repentis davantage de la ridicule peur qui m'avoit saisie, et je crus que je pouvois, sans courir aucun risque, laisser subsister les choses comme je les avois arrangées.Enfin, elle arriva cette nuit charmante, célébrée d'avance par les vers les plus agréables! Cette nuit! Que, malgré tout ce qu'il paroissoit craindre de la sévérité de ma vertu, il se promettoit de rendre si délicieuse, et que je n'attendois pas avec moins d'impatience que lui-même. Je n'avois pas oublié, comme lui, qu'on ne les passoit pas toujours dans les isles de Crystal, comme on s'en flattoit, et l'air d'audace dont il entra dans mon cabinet, ne me fit point partager sa confiance. Je sentis, cependant, à sa vue, plus vivement encore que je n'avois fait, toute la cruauté de ma situation; et j'adressai mentalement à la fée les plus ardentes prieres pour qu'elle l'adoucît. Quand, en effet, les dédommagemens que j'avois imaginés, auroient été l'équivalent le plus juste de ce qu'on me forçoit de perdre, y eussé-je même gagné; ne pouvant me faire une idée précise de l'un, se pouvoit-il que je ne crusse pas toujours perdre à l'autre? Toute sûre que j'étois, que le goût que nous avions l'un pour l'autre seroit inutile à notre bonheur; et que tout ce que je pourrois ajouter à ma beauté naturelle ne feroit, en donnant à ses desirsplus de vivacité, que rendre son supplice plus cruel, je n'en avois pas moins emprunté de l'art tout ce qui pouvoit la rendre plus touchante. Si l'ardeur que je faisois naître, ne pouvoit rien pour mes plaisirs, du moins elle flattoit ma vanité; et c'étoit beaucoup pour moi, qui, quel que fût l'amour que je me croyois pour le prince, étoit encore plus vaine, que je n'imaginois être tendre. Quoique le prince ne doutât pas du succès de ce rendez-vous, et que tout en moi lui découvrît mes intentions, il ne m'aborda qu'avec tout le respect d'un amant timide, et incertain du sort qu'on lui prépare. Il est bien rare qu'on ne nous désoblige pas en nous en montrant autant que nous en exigions; et le sien me fâcha d'autant plus que, soit pour s'amuser de l'embarras où il me mettoit, soit pour mieux me dissimuler ses desirs, il en affecta fort long-tems. Il me dit encore, le plus tendrement, et le plus spirituellement du monde, qu'il m'adoroit; mais alors il me sembla qu'il m'avoit déjà tant parlé de l'excès de sa tendresse, qu'il auroit pu se dispenser de m'en entretenir encore. Tout tendre, tout spirituel qu'ilétoit, il ne put parvenir à fixer mon attention. Je devins rêveuse et distraite; et avec quelque soin que je cherchasse à lui en imposer sur mes mouvemens, ils devinrent enfin si vifs; et la sorte d'impatience où il me mettoit, étoit si marquée, qu'il lui fut impossible de ne s'en pas appercevoir. Lorsqu'il ne put plus douter du genre de l'ennui qu'il me causoit, il chercha à m'intéresser plus à la conversation; quoiqu'il me déplût moins qu'auparavant, je fis tout ce qu'un instant si fâcheux, pour la vertu que j'affectois, put me permettre, pour qu'il crût qu'il me déplaisoit bien davantage. Je réussis aussi mal à l'en persuader, que dans le fond je le desirois; et j'eus bientôt besoin de toute ma sévérité pour le forcer à modérer ses transports. Cela étoit d'autant plus difficile, que j'avois employé plus de choses contre lui; que je ne m'étois pas bornée à l'art qui exagere la beauté et que je n'avois pas prise moins de peine à masquer mon coeur, qu'à orner mes traits. Je m'étois préparée à jouer cette pudeur timide, qui, en nous faisant rougir de ce que nous accordons, sçait si bien en augmenter le prix; cette tendre langueur que l'amour met dans nos yeux; cetteséduisante émotion qu'il nous donne; cette voluptueuse mollesse dans les refus, qui les rend si agréables, et si peu imposans; ces retours de vertu dont l'amour même paroît ne devoir pas toujours triompher, et qui ne font qu'ajouter à l'impatience du desir; ces fausses larmes, ce feint désordre, tous ces mouvemens dont les femmes ne peuvent jamais être agitées qu'à leur premiere défaite, et dont elles se souviennent si bien à toutes les autres. Que vous dirai-je, enfin? J'avois tâché de réunir toutes les graces de l'indécence et de la modestie; et ces deux choses si opposées, se concilient quelquefois plus aisément qu'on ne le croit. Il est vrai, cependant, qu'en cela, comme en toute autre chose, la nature a un point juste qu'il est presque impossible d'attraper; qu'à cet égard, les hommes sont infiniment moins dupes qu'ils ne paroissent l'être; qu'il n'est même jamais arrivé, peut-être, à la femme la plus fausse, et la plus adroite dans sa fausseté, de parvenir à tromper parfaitement des yeux éclairés; qu'il ne se peut pas, enfin, que des hommes instruits par l'usage du monde, ne démêlent pas au travers de toutes les grimacesd'une fausse pudeur, l'intrépidité que nous donne l'habitude: mais quelque expérience que nous puissions supposer dans celui que nous voulons tromper, nous nous y croyons toujours supérieures par la sublimité de nos ruses; et les hommes, toujours trop, ou trop peu amoureux, pour daigner prendre la peine de nous détromper, ou pour oser le faire, ne nous laissent nous flatter du succès que pour nous en rendre plus méprisables, ou plus ridicules souvent tous les deux. Les expériences du prince, fortifiées par la douceur avec laquelle je m'opposois à ses entreprises, il devint enfin si singulier, que je crus ne pouvoir trop me presser de lui déclarer mes intentions. Je lui dis donc, que je sentois bien que j'avois trop présumé de son respect pour moi, lorsque je m'étois flattée qu'il n'en exigeroit rien de plus, que le plaisir de me voir avec plus de liberté; que les hommes toujours maîtrisés par les sens, loin de connoître avec nous de certains égards, croyoient que nous ne les exigions d'eux que pour ne leur paroître pas avoir préparé notre défaite, et pour profiter le plus décemment qu'il nous étoit possible, des hasardsd'un rendez-vous. Que, quelques illusions que j'eusse tâché de me faire à cet égard, je ne craignois point de lui avouer que je ne m'étois pas flattée, ni qu'il rendît à mes intentions toute la justice qu'il leur devoit, ni que je pusse n'accorder à ma propre tendresse que ce que j'avois imaginé. J'ajoutai, avec la même bonne foi, que sa présence, beaucoup plus que mes réflexions, m'avoit fait sentir la chimere de mes espérances; et que je ne voyois que trop, que se défendre si absolument, et dans de certaines circonstances, contre un amant qui plaît, étoit un effort dont la nature ne vouloit pas que la vertu pût se vanter: que je... doucement, s'il vous plaît, visir, interrompit le sultan: je veux vous dire, avant que vous alliez plus loin, que vous venez de nous débiter là des choses superbes. Il y a, sur-tout, une vertu qui ne permet pas à une nature, ou, car cela revient au même, une nature qui ne veut pas qu'une vertu, qui m'a enchanté. Vous avez raison de l'être, dit la sultane, cela est d'un précieux! Eh bien! Oui, repliqua Schah-Baham, cela est précieux... par sa beauté. Ce n'est pas que d'abord on l'entende bien commodément; mais pourtant, et après y avoir, comme de raison, un peu rêvé, l'on trouve que cela fait sentence. Pour moi, j'aime beaucoup la tournure; et j'ai cela de commun avec mon chancelier, qui me disoit la derniere fois, que c'étoit les idées qui font valoir les mots; peut-être bien, étoit-ce le contraire; mais vous n'en voyez pas moins, que de façon ou d'autre, j'ai retenu sa pensée. Oh ça! Voyons à présent ce qu'il va répondre, lui. C'est que je parie que cela sera curieux.

LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 34

Après ce magnifique prologue, continua la grue, je dis au prince, le plus modestement qu'il me fut possible, que je consentois enfin à porter en quelque maniere la peine de ma présomption; mais que, quelque entiere que fût la victoire qu'il remportoit sur mon coeur, je ne pouvois encore me résoudre à la marquer par une foiblesse aussi complette que celle qu'il exigeoit de moi; et je lui fis entendre à quelles conditions et sous quelles réserves je consentoisà lui accorder plus que je ne lui avois promis. Il auroit dû être content; mais les hommes sont injustes. Il considéra moins ce que je faisois pour lui, que ce que j'aurois pu faire; et les loix que je lui avois imposées, lui parurent, ainsi que je l'avois prévu, très-onéreuses. Malgré tout ce que je lui avois dit, en consentant à lui donner ce rendez-vous, il ne m'avoit pas soupçonnée de vouloir mettre des bornes à son bonheur; et me croyoit, autant par mon propre caractere, que par mon amour pour lui, fort éloignée de ces sortes d'arrangemens. Mais convaincue en ce moment, que je ne pouvois être moins cruelle, sans le voir se reprocher bientôt à lui-même de m'avoir fait changer d'avis, il ne me trouva pas disposée à adoucir mon systême. Il n'en employa pas moins tout ce qu'il avoit d'esprit, à me prouver que j'étois plus coquette que tendre; et que le parti que je prenois blessoit également le sentiment et la vertu: que la derniere étoit aussi offensée d'une complaisance accordée au desir, quelque légere qu'elle pût être, que de la foiblesse portée à son comble; et que le sentiment, à son tour, ne pouvoit pas être satisfait, si, en s'y livrant,on imaginoit de conserver encore des égards pour la vertu. J'étois aussi persuadée que lui-même de la vérité de ce qu'il me disoit; mais il m'étoit si important de ne le lui paroître pas, que ce fut en vain qu'il tâcha de m'amener à une conduite plus conséquente et moins barbare. Il n'en étoit pas pour cela moins sûr que, n'eussé-je même eu pour lui que la plus légere fantaisie, il ne me fût impossible d'être aussi fidelle à mon plan, que je semblois m'en flatter; et il crut, sans me passer davantage, devoir attendre du moment ce qu'il sentit qu'il n'emporteroit point par la seule force de ses raisons. Nous en revînmes donc tous deux à ce que des amans contens l'un de l'autre, peuvent se dire de plus tendre. Le traître ne sçavoit que trop bien le moyen de rendre la vertu inattentive et distraite. Trop délicat pour négliger rien de ce qui pouvoit le rendre heureux, il voulut paroître m'arracher tout ce que je lui avois promis. Que de transports! Et qu'il connoissoit bien l'art de faire jouir des siens, ce qu'il aimoit, et de les lui faire partager! Que d'éloges! Et combien l'égarement où je paroissois le plonger, ne leur donnoit-il pas deprix! Avec quelle finesse il sçavoit attaquer ma pudeur, et me la faire oublier! Combien il paroît le desir, et comment il le faisoit naître! Avec quelle sagacité ne lisoit-il pas dans les yeux ses progressions, et ne sçavoit-il pas juger le moment, et le saisir! Qu'il étoit tendre, où tant d'autres ne sçavent qu'être ardens! Combien ne fus-je pas étonnée de la singuliere différence qu'il y a entre le plaisir et la volupté! Et, en effet, que ceux qui ne connoissent que le premier, ont peu d'idée de l'autre! Quoique j'aie peine à croire qu'en acceptant les conditions que je lui avois proposées, son intention eût été d'y être fidele, il ne tenta rien d'abord dont je pusse m'alarmer, et au peu qu'il prenoit sur les permissions que je lui avois données, je dûs croire, ou qu'il aimoit mieux devoir sa victoire à mon coeur, qu'à mes sens, ou qu'il imaginoit qu'il ne falloit que peu de chose pour séduire les derniers. Quelle que fût sur cela son idée, je sentis bientôt arriver cet instant funeste où mon bonheur et sa gloire alloient à la fois s'éclipser; et ç'auroit été vainement que j'aurois voulu y échapper. En supposant que la fée m'eût fait grace du penchant, monamour ne suffisoit-il pas pour me rendre aussi foible qu'il avoit besoin que je le fusse? à quelque point, cependant, qu'allât le désordre qu'il avoit mis dans mes idées, il ne se pouvoit pas que j'eusse totalement perdu la crainte d'un malheur que sa désagréable continuité n'avoit que trop gravé dans mon esprit. Je pensai l'avertir que ce qu'il tentoit, tourneroit infailliblement à notre désavantage; mais cette prédiction auroit été déplacée dans ma bouche; et comme il est rare que ce que les circonstances nous font être, nous fassent oublier ce que nous voulons qu'on nous croie, je me souvins, malgré mon trouble, que je ne devois point paroître me douter d'une infortune que je ne prévoyois que trop. D'ailleurs, la fée m'avoit promis que sa colere ne seroit pas éternelle: j'ignorois donc si elle duroit encore, ou si elle étoit calmée; et j'aimai mieux supposer qu'elle l'étoit, que d'annoncer un événement qu'il se pouvoit que je n'eusse plus à craindre... hélas! La cruelle ne m'avoit pas encore pardonné! Malgré le secret que nous nous en étions réciproquement gardé; nous n'ignorions, ni lui, ni moi, que ce dont nous avions à nous plaindre, étoit unede ces choses qui peuvent arriver quelquefois; nous crûmes, cependant, tous deux, devoir en paroître fort surpris. Mais, quoique jamais je n'en eusse été si vivement piquée, jamais je n'en avois moins semblé l'être. Les plaintes du monde les plus singulieres, succéderent bientôt à sa surprise. Vous sentez bien que j'ignorai parfaitement le sujet de la sienne; et que lui, trop poli pour ne pas feindre que je ne pouvois point en être instruite, voulut bien me l'expliquer. Il se flattoit, au reste, que je voudrois bien partager ses chagrins, mais sa témérité avoit été trop malheureuse, pour que je ne lui en fisse pas des reproches; et je me plaignis de ce qu'il m'avoit si peu respectée, assez pour qu'il vît que je voulois paroître fâchée, et trop peu pour qu'il crût que je le fusse. Notre querelle ne fut donc pas bien longue: et je cessai bientôt de lui faire des reproches sur son crime, pour lui faire des plaisanteries sur le triste succès qu'il avoit eu. J'étois assurément la femme du monde à laquelle on avoit fait le plus d'excuses; mais j'avoue que jamais je n'en avois entendu d'aussi fines, ni d'aussi galantes que celles qu'il me faisoit. S'il sçavoit me rendre agréable une matiereque je ne pouvois pas aimer, et qui, d'ailleurs, étoit si usée pour moi, que ne m'auroient point paru dans sa bouche, les remerciemens! Persuadée, cependant, et plus que jamais, par la nouvelle épreuve que je venois de faire, que le bonheur d'en entendre ne m'étoit pas réservé, je me déterminai tristement à ne le plus chercher. L'entretien qui succéda entre nous, au malheur que nous venions d'essuyer, se ressentit d'abord de l'impression de chagrin qu'il avoit laissée à notre ame. Les plaisanteries sur un pareil sujet me coûtoient trop; et d'ailleurs, il me paroissoit lui même s'y prêter trop peu, pour que je pusse les continuer long-tems. Notre conversation se tourna donc toute du côté du sentiment. Peu à peu les idées sombres qui lui restoient s'effacerent; il ne vit, et ne sentit plus que mes charmes. Soit qu'il espérât qu'en s'en occupant avec moins de réserve, il surmonteroit, enfin, ce charme cruel qui, dans les isles de Crystal, rendoit les hommes si différens de ce qu'ils auroient voulu être; ou que simplement, il trouvât que le plaisir de s'entendre dire par une jolie femme, qu'on en est aimé, ne vaut pas le plaisir d'en avoirdes preuves, il en exigea de moi. Il étoit de mon plan que cette proposition parût me déplaire, et que, toute engagée que j'étois par ma parole, je ne la reçusse qu'avec une sorte de répugnance: mais il se plaignit si fortement de ma mauvaise foi; et elle étoit, en effet, si visible, que je ne me défendis plus contre lui qu'autant qu'il le falloit pour lui rendre sa victoire plus agréable. Si c'étoit la premiere fois que je me bornois de moi-même à des dédommagemens, ce n'étoit ni la premiere qu'on m'en proposât, ni la seule que j'en eusse accepté. C'étoit une partie que la fée avoit toujours laissée en ma disposition. Je m'étois flattée qu'elle l'y laisseroit toujours; et j'avois plus de sujet que jamais d'espérer, par les bornes que de moi-même je m'étois imposées, qu'elle n'étendroit pas sa vengeance jusques sur de si frivoles objets. Mais elle avoit apparemment deviné que je m'y étois moins bornée par modération, que pour échapper à sa colere. Soit qu'elle ne me crût pas assez punie de cette révolte par la nouvelle humiliation dont elle avoit été payée, ou qu'elle pensât que le prince m'inspirant un goût que je n'avois encore eu pour personne, il m'en seroitd'autant plus amer d'être privée avec lui de toute espece de consolation, elle ne me prouva que trop, qu'elle ne m'avoit pas oubliée. Dans le tems que j'admirois l'air de nouveauté qu'il sçavoit donner aux objets même les plus connus, combien il rendoit les minuties intéressantes; de quels poids elles devenoient entre ses mains; que j'étois, enfin, toute entiere à mes réflexions, une interruption aussi subite que déplacée, et qui fut suivie de la part du prince, de la plus douloureuse exclamation, me fit porter précipitamment mes regards vers lui. Hélas! Sa douleur n'étoit que trop bien fondée! La barbare venoit d'en faire un buste. Buste! Dit le sultan, et à propos de quoi, s'il vous plaît, fait-elle un buste de ce prince! Où en est le mot pour rire? Et d'ailleurs, à quoi cela vient-il? Ils sont là à causer ensemble de bagatelles, et ne disent pas d'elle le moindre mal: pardonnez-moi, c'est que cela lui prend comme une paralysie: a-t-on jamais rien vu de pareil? Il falloit apparemment, dit le visir, qu'elle eût ses raisons. Je le veux croire, reprit Schah-Baham, mais il n'en faudroit pas moins nous les dire. Vous, madame, ajouta-t-ilen s'adressant à la sultane, vous qui, comme l'on sçait, avez toujours bien plus d'esprit que personne; devinez-vous le pourquoi de cela? Moi, répondit-elle, non; j'ai depuis quelque tems été si distraite, que je n'ai pas entendu un mot de tout ce que vous a dit votre visir. Vous n'y avez peut-être pas toujours perdu, repliqua-t-il; mais j'aurois desiré que, dans cette occasion, vous eussiez été plus attentive à son conte: car vous m'auriez peut-être dit ce que j'ai tant envie de sçavoir. En vérité, seigneur, lui dit-elle, vous vous tourmentez pour bien peu de chose! Eh oui! Reprit-il, c'est cela même! On me fait tout d'un coup, et dans l'instant que je m'y attends le moins, un buste d'un honnête homme, qui même a tout l'esprit imaginable, et à qui je m'intéresse infiniment. On ne me dit pas pourquoi, et l'on veut encore que cela me soit égal! Tout ce que j'ai à dire sur cela, c'est que si on le pense, il faut qu'on me croie bien bête. Mais voyons, au reste; les bustes ne sont-ils pas des gens qui n'ont ni bras ni jambes, et qui se tiennent tout droits sur un pied... de je ne sçais pas quoi? On lui répondit qu'en effet c'étoit-là la vraie définition d'unbuste. Eh bien! Continua-t-il, y a-t-il rien de plus cruel que d'être sans jambes et sans bras? Ma foi, j'en demande pardon aux fées; mais je ne puis me dispenser de dire qu'elles sont quelquefois bien peu équitables. Ne pleurez pas si amérement sur le sort de votre ami, lui dit la sultane; peut-être que la fée lui laissera ses jambes. Hélas! Répondit-il, cela me feroit bien plaisir! Mais en supposant que cela soit, comme vous m'en flattez, en sçaurois-je davantage, pourquoi elle ne lui laissa point ses bras? Vous n'avez qu'à interroger ce soir le visir à votre petit coucher, reprit la sultane, et je ne doute pas qu'il ne vous donne satisfaction; mais je craindrois qu'à présent cette explication ne fût déplacée, et qu'elle n'allongeât encore cette fâcheuse histoire que vous ne devez pas moins que nous-mêmes desirer de voir finir. Oui dà! Dit Schah-Baham, d'un air fin: je commence à comprendre! Il y a de la malice là dessous; et c'est à cause de vous qu'on me fait tous ces mysteres et toutes ces manieres d'amphibologies qui m'incommodent tant. Une autre fois, je me ferai faire des contes dans ma chambre, et à moi tout seul. Pardi! Voilà une belle bégueulerie!Une métamorphose si extraordinaire et si imprévue, continua la reine des isles de Chrystal, étonna le prince; et quoiqu'elle ne durât pas assez pour lui faire craindre qu'elle fût constante, puisque la fée ne la laissa subsister que le tems qu'elle étoit nécessaire à sa vengeance; je m'apperçus avec douleur que toutes les contradictions qui lui étoient arrivées avec moi, avoient beaucoup diminué de sa tendresse, et qu'en tout, les isles de Chrystal lui paroissoient un terrible séjour. La premiere de ses infortunes lui avoit paru moins surnaturelle que déplacée; et j'avois, en effet, eu soin qu'elle pût ne pas lui être nouvelle. Il n'avoit donc pas imaginé qu'il la dût à une puissance supérieure; mais il ne porta point, et ne devoit pas, en effet, porter le même jugement de ce qui venoit de lui arriver: et comme j'avois cru, par toutes sortes de raisons, devoir lui cacher la colere de la fée, et qu'il n'étoit pas aisé de deviner une chose si singuliere, il ne douta pas que quelque génie amoureux, haï et jaloux, ne me punît des bontés que j'avois pour mes amants, en les leur rendant inutiles. Quelque désagréablement que cette idée agît sur son esprit, et quelque probablequ'elle lui parût, il étoit trop accoutumé à approfondir les choses pour s'en tenir sur un sujet si intéressant à de simples conjectures. Persuadé donc que, s'il ne se trompoit pas, ce génie ne seroit pas moins jaloux des égards que je voudrois avoir pour mon amant, que des attentions tendres qu'il pourroit avoir pour moi, il voulut absolument en faire l'épreuve; et comme il s'en étoit douté, je devins buste à mon tour. Ce nouveau malheur le confirmant dans son idée, le reste de notre rendez-vous ne fit plus que languir. Quelque confiance que j'eusse en lui, je ne pus jamais, malgré la vivacité de ses instances, me résoudre à lui avouer une chose que je lui cachois depuis si long-tems; et dont, en effet, je ne pouvois convenir avec lui sans me couvrir d'opprobre. Nous nous séparâmes cependant en nous jurant une tendresse éternelle. J'avois découvert que l'amour, à quelque point que l'on puisse borner ses plaisirs, en procure plus que le goût, lors même qu'on ne lui en défend aucun: et je m'étois déterminée à jouir avec mon amant de tous ceux que ma situation pouvoit me permettre, jusques à ce qu'enfin la fée jugeât à propos de merendre moins dangereuse: mais j'appris à mon réveil, et avec la plus vive douleur, qu'il étoit parti. La fuite de l'ingrat ne me guérit pas de la fatale passion qu'il m'avoit inspirée; et je le pleurois encore, lorsque mon pere, par sa retraite dans le dix-neuvieme monde, me laissa maîtresse de ses états: mais avant son départ, il obtint ma grace de la fée, qui me délivra de la funeste curiosité qui m'avoit rendu si à plaindre, et à ce qu'elle dit, du charme dont ma tendresse pour le prince m'avoit si cruellement fait sentir toute la rigueur. à ce qu'elle dit! S'écria Taciturne; quoi! Votre majesté l'en crut sur sa seule parole! Assurément, reprit la grue; pourquoi donc ne m'y serois-je pas fiée? Parce qu'il étoit tout simple, répondit-il, que vous voulussiez sçavoir, ne fût-ce que par une seule expérience, si elle ne vous avoit pas trompée. Ne vous ai-je pas dit, repliqua-t-elle, qu'elle m'en avoit ôté le goût? Je le crois, reprit-il, mais il suffisoit, pour chercher à vous en convaincre, de cette curiosité que toute femme apporte en naissant; et il est vraisemblable qu'elle ne vous avoit pas délivrée de celle-là. Enfin, ajouta-t-il, d'un ton dévot, on peut dire que lesdieux font quelquefois de belles graces! Car j'oserois parier qu'il n'y a pas une femme qui, dans la même position que vous, eût eu la même indifférence. Eh bien! Répondit-elle d'un ton d'impatience, ils me firent celle-là. C'étoit apparemment, continua-t-il, en faveur de votre ancienne dévotion. Enfin, madame? Enfin, reprit-elle, fort peu de tems après ma délivrance, le roi des terres-vertes fit la guerre à Plus-Vert-Que-Pré ; je pris, comme il vous l'a dit, parti pour lui, je suivis sa fortune; et comme vous voyez, je partage ses malheurs. Je ne dois cependant pas oublier de vous dire que désespérée de tout ce que j'avois fait dans ce tems d'ivresse; où j'avois si peu dépendu de moi-même, honteuse au dernier point que le souvenir en existât, je priai la fée d'ôter la mémoire de mes égaremens à ceux même qu'elle m'avoit forcés de favoriser; et qu'elle m'accorda si sincérement ce que je lui demandois, qu'il n'y a pas un des hommes de ma cour qui ait la plus légere réminiscence des bontés que j'ai eues pour eux. Mais ce fut en vain que je lui demandai pour moi la même grace; plus elle vit que le souvenir m'en étoitodieux, plus elle crut devoir me le laisser, afin, dit-elle, que je n'oubliasse jamais ce qu'on doit d'égards aux foiblesses, et que je ne reprisse pas mon premier orgueil. Cela étoit tout à la fois généreux et salutaire, dit Taciturne: mais j'ai, je l'avoue, quelque peine à me persuader qu'elle ne vous ait pas ôté un peu de votre mémoire. Je vois, reprit la grue tendrement, qu'il y a un article sur lequel vous ne me croyez pas sincere; mais il est malhonnête de s'obstiner à douter d'une chose qu'avec des façons convenables, il ne seroit peut-être pas impossible d'éclaircir. Cette façon de répondre aux doutes fit peur à Taciturne, et l'obligea de renfermer les siens; et l'heure de se rendre chez le roi autruche étant arrivée, la reine et lui en prirent le chemin; elle assez piquée des propos de Taciturne, et de sa froideur; et lui, très-convaincu que la confiance d'une femme, quelque étendue qu'elle soit, a toujours sur certains articles ses réticences et ses bornes. C'en est donc fait, graces à dieu! Dit le sultan: à présent qu'elle a fini, je puis peut-être espérer que j'entendrai ce qu'on me dira. C'est dommage que cettehistoire soit si obscure; car elle est d'ailleurs fort belle et fort instructive. Au reste, je suis comme le Taciturne, moi, je crois aussi qu'elle ment un peu. C'est fort bien fait de mentir, mais encore faut-il le faire là, sur des choses, et de façon qu'on puisse croire; et celle-là, Dieu me pardonne, n'est non plus faite pour être crue! Enfin, nous verrons peut-être ce qui en est. Mais, visir, pendant que j'y songe, ce dix-neuvieme monde , dont il me semble que je n'ai jamais entendu parler qu'à vous, n'est-ce pas tout uniment ce que nous appellons l'autre monde? Non, sire, répondit Moslem, votre majesté n'ignore pas que les génies et les fées ne meurent point. Ce dix-neuvieme monde est un séjour délicieux où ils se retirent, lorsqu'ils sont las de gouverner l'univers, et d'où ils descendent lorsque l'oisiveté où ils s'y tiennent, et les plaisirs dont ils jouissent, les ennuient. Soit dit, sans fâcher Mahomet, dit Schah Baham, je ne serois pas fâché, quand il faudra que je sorte de ce monde-ci, qu'on me mît dans celui-là. J'ai toujours peur, quand je songe à ce vilain petit pont si étroit, sur lequel il faudra que je passe, que quelque mal-intentionné ne me tirepar ma robe, et ne me fasse tomber dans ce chien de lac de feu qui est dessous: et cette idée, tout intrépide que je suis d'ailleurs, m'a bien souvent la nuit fait faire de mauvais songes, et donné le cochemard; et d'ailleurs, c'est que je ne serois pas fâché de faire quelquefois le revenant.

LIVRE 3 PARTIE 6 CHAPITRE 35

Taciturne trouva le roi son maître aussi satisfait des sentimens de son oie, qu'il étoit lui mécontent de la tendresse de sa grue, et scandalisé de son histoire qui, malgré les vertueuses réflexions dont elle avoit tâché de l'orner, lui paroissoit tout-à-fait malhonnête. Quoiqu'une matiere assez scabreuse, et sur laquelle il n'est pas aisé de s'exprimer aussi délicatement qu'il le faudroit, quand on en traite de pareilles, en fît le fond; il lui sembloit qu'il y avoit des choses qu'elle auroit pu manier plus légérement, et d'autres qu'elle auroit dû supprimer, parce qu'à son sens, les unes étoient indécentes, et les autres inutiles. Nous croyons qu'il avoit raison.Il ne se soucioit pas, au reste, à un certain point d'être associé aux malheurs de cette grue que, quoiqu'elle en dît, il ne croyoit pas plus passés que ce mouvement involontaire qui l'avoit portée si long-tems à aimer plus qu'il ne falloit, ou plutôt à en avoir envie. Il étoit de ces gens malheureux qui croient aux vices plus aisément qu'aux vertus; de qui les réflexions vont toujours à dégrader l'humanité; et qui ne veulent point, par exemple, (quoiqu'assurément ce soit une chose que nous voyons tous les jours) qu'une femme qui a eu beaucoup de fantaisies, puisse totalement cesser d'en avoir. Il lui sembloit même, à quelque point qu'il s'estimât, que pour une femme qui se disoit si bien revenue de ses erreurs, elle s'étoit enflammée pour lui bien promptement. Pédant jusques en amour, il auroit voulu qu'elle eût un peu plus résisté à son penchant, ou que du moins elle ne l'en eût pas si-tôt instruit. Il lui paroissoit aussi difficile qu'une femme qui se respectoit si peu, pût valoir la peine d'être aimée. D'ailleurs, étoit-il bien sûr qu'elle eût tous les agrémens dont elle se vantoit? Et quand il seroit vrai qu'elle les eût, quelle impressionpouvoient faire sur lui des charmes qu'on ne lui montroit pas? Déterminé donc à la laisser soupirer éternellement pour lui, sans honorer une flamme si tendre du plus léger retour, à moins qu'il n'y fût forcé par les plus tragiques aventures; et à ne pas courir les hasards disgracieux auxquels on étoit exposé, quand on avoit l'honneur de servir cette auguste impératrice, il s'en laissa impitoyablement lorgner, sans que ses petits yeux et son col démesuré prissent rien sur ses fortes résolutions. Ce n'étoit pas que s'il eût été bien sûr qu'elle s'en fût tenue avec lui au dernier parti qu'elle avoit pris avant sa conversion, il ne se fût le plus volontiers du monde exposé à devenir buste; non-seulement parce qu'il étoit curieux de sçavoir ce que c'étoit; mais encore parce que de tout ce qui étoit arrivé à la grue, c'étoit ce qui l'avoit piquée le plus. Mais le moyen d'espérer qu'avec l'amour dont elle brûloit pour lui, elle s'en tînt à de semblables bagatelles? Et si, comme il y avoit toute apparence, elle ne s'y tenoit pas, et que, contre la parole donnée, la fée la poursuivît encore; quels risques ne courroit-il pas avec une beauté qui ne vouloit admettre aucune excuse?Ces différentes réflexions le tourmentant, ce fut d'un air si sombre, qu'il reparut dans le sallon! La grue elle-même paroissoit si peu contente, que Schézaddin ne put s'empêcher de marquer à son favori, par la mine la plus froide, à quel point ses procédés lui déplaisoient. Mais Taciturne avoit pris son parti; et comme il avoit encore plus de vanité que d'ambition, il n'y avoit rien à quoi il n'aimât mieux s'exposer, que de faire dire de lui dans le monde qu'il étoit amoureux d'une grue. Quelques signes enfin que lui fît le roi son maître, et quelque mécontentement qu'il lui témoignât, il laissa la sienne rêver tristement dans un coin du sallon, et n'accepta même qu'avec la plus grande répugnance l'honneur de souper à ses côtés. Le repas fut cependant plus gai que celui de la veille, parce que l'on commençoit à se connoître un peu plus que le prince dindon, pour qui la présence de Schézaddin devenoit un supplice, fit dire qu'il avoit la migraine; et que le roi d'Isma, que personne ne contraria, et qui ne sentoit plus que le bonheur d'être aimé, fut d'une humeur charmante. Ce prince étoit si content d'être auprès de son oie, et d'en recevoir millepetites faveurs, toutes aussi secretes qu'elles étoient innocentes, que ce fut une vraie peine pour lui, lorsque l'autruche, après le souper, le pria de passer avec Taciturne dans son cabinet, pour y entendre le récit du reste de ses infortunes. Ce n'étoit pas qu'il n'en fût curieux: une chose qui touchoit son oie de près, ne lui pouvoit être indifférente; mais il eût bien voulu que l'autruche les lui eût racontées en public, comme la veille, et ne comprenoit pas ce qui pouvoit obliger le prince à en faire un mystere. Il le suivit cependant, mourant de peur d'être long-tems séparé de sa princesse, et que le récit qu'on avoit à lui faire, ne fut aussi long que celui qu'il avoit déjà essuyé. Vous êtes peut-être surpris, seigneur, lui dit l'autruche, qu'ayant hier raconté devant toute ma cour une partie de mes malheurs, je ne veuille aujourd'hui en confier le reste qu'à vous et à votre géometre. Les disgraces publiques ne se dissimulent pas; et je ne parlois que de choses que le dernier de mes sujets sçait aussi-bien que moi-même; mais je crois en avoir éprouvé de particulieres, qui sont de nature, non-seulement à n'être pas racontées à tout le monde, mais dontmême, pour peu qu'on soit sage, le soupçon ne se confie à personne, et sur lesquelles cependant, je vous parlerai à coeur ouvert. Je me suis, je crois, laissé dans un trou; il étoit fait de la façon que je ne pus y passer qu'en rampant. De ce trou, je passai ma tête dans un autre, mais qui me parut si étroit que je ne l'y eus pas plutôt engagée, que je m'en repentis. J'essayai donc de l'en retirer; mais au premier effort que je fis, je sentis des pointes très-aigues, qui m'entrant sous les oreilles, me causerent la plus vive douleur. Outré de rage, j'essayai encore, et ne m'en enferrai que plus. Mon unique ressource enfin, fut de tâcher de passer dans les fers le reste de mon corps. Heureusement, si pourtant cela peut s'appeller un bonheur, ces pointes, que lorsque je voulois retourner en arriere, je trouvois si peu flexibles, m'offrirent dans le mouvement contraire, la plus grande facilité. Enfin je descendis: mon premier soin, comme vous le croyez bien, fut de chercher une issue; j'en trouvai une; mais elle étoit grillée; et puisqu'il faut trancher le mot, c'étoit dans une ratiere que je me trouvai pris. Je ne sçais si vous pensez là-dessus comme moi; mais cette plaisanterie me paruttout-à-fait mauvaise; et quoiqu'il y ait actuellement plus de quinze siecles que Plus-Vert-Que-Pré me l'a faite, j'en suis encore, quand je me la rappelle, aussi piqué que le premier jour. Une ratiere! S'écria le sultan, qu'un événement si peu attendu avoit rendu stupéfait; une ratiere! Mais comment ces choses-là arrivent-elles? C'est, je l'avoue, ce qui me confond, moi. L'on a ma foi bien fait de ne me pas donner cela à deviner; je conviens que je ne m'en serois jamais tiré à mon avantage. Pourquoi diantre aussi, va-t-il s'enfourner dans ce trou! J'aurois parié, quand je l'y ai vu, que son ennemi lui gardoit là quelque plate bouffonnerie qui ne l'amuseroit pas du tout; et de fait, d'abord qu'on voit en jeu une tête à perruque, il n'y a rien à quoi l'on ne doive s'attendre. Il a parbleu raison de dire que ses malheurs sont fort jolis; car, pour moi, je ne cele pas que tout l'intérêt que je prends à lui ne sçauroit m'empêcher de rire de sa ratiere. Tubleu! Visir, ah quel conte, pour le coup! Mais, continuez: quoiqu'il me divertisse-là tout-à-fait, j'ai de l'impatience d'apprendre comme il s'en tire. Mon chagrin fut extrême quand jevis qu'il y avoit des meubles dans cette ratiere, cela me confirmoit qu'on ne l'avoit mise là que pour moi; et j'étois bien humilié d'avoir, à mon âge et avec mes lumieres, donné dans un piege aussi sot que celui qu'on m'avoit tendu. Après avoir fort long-tems, et fort inutilement cherché à briser les grilles de ma prison, accablé de honte et de lassitude, rougissant du présent, regrettant le passé craignant tout de l'avenir, je me jettai sur un sopha. Quelque malheureux que je fusse, une faim cruelle, et peu séante à l'état où j'étois, vint me tourmenter. Je résistai d'abord avec la plus grande fermeté, à un besoin que je regardois en cet instant comme très-ignoble; mais il sembloit qu'en le combattant, je l'accrusse encore; et je commençois à tomber dans le désespoir, lorsqu'un bruit que j'entendis à la grille de ma ratiere, me rendit un peu à moi-même. Ma situation étoit si affreuse, que je ne croyois pas que la barbarie de mon ennemi, toute ingénieuse qu'elle étoit, pût ajouter à mes peines, et que je ne craignois que de ne pas changer de supplice. Je tournai donc languissamment les yeux du côté d'où venoit le bruit; etquoique je dusse m'attendre à revoir le ridicule général qui m'avoit vaincu, et qu'il fût naturel qu'il vînt visiter lui-même une ratiere, dans laquelle il m'avoit pris, ce ne fut pas sans horreur que je le vis, escorté de ses principaux officiers, et précédé de mille flambeaux. Son aspect me rappella si vivement l'ignominie de ma défaite, que quand il entra, je lui tournai brusquement le dos. Je fis cependant réflexion qu'une pareille conduite pouvoit annoncer une sensibilité qui pouvoit paroître une petitesse. Déterminé tout d'un coup à soutenir mes malheurs, avec toute la fermeté que l'univers étoit en droit d'attendre de mon courage, je me retournai fiérement vers la tête à perruque, qui, de son côté, s'avança vers moi avec tout le respect qu'elle me devoit, et une soumission, qu'en cet instant je n'attendois pas d'elle. Sire, me dit-elle, je sens que ma présence vous blesse; mais si j'osois, je prendrois la liberté de représenter à votre majesté... monsieur, interrompis-je tranquillement, je n'ai, tel que vous me voyez, jamais aimé les représentations. En ce cas, sire, répondit-il en s'humiliant, on n'en fera à votre majesté que sur ce qui peut regarder sa conservation:elle a trop de lecture pour ignorer que ce n'est pas le bonheur qui fait les héros, et qu'il y a souvent plus de gloire à supporter dignement l'adversité, qu'à faire les plus brillantes conquêtes. L'histoire n'est remplie... oh! Morbleu! Interrompis-je, choqué de l'air familier avec lequel elle entroit en conversation avec moi, l'on n'y a pas encore vu de têtes à perruque qui s'avisassent de haranguer. Rien n'est plus vrai, sire, répondit-elle, en souriant, d'un air railleur; mais je ne me rappelle pas non plus qu'on y ait vu beaucoup de rois qui se laissassent prendre dans des ratieres. La repartie étoit passablement insolente, comme vous voyez; aussi me mit-elle dans la plus violente fureur; mais il n'étoit, ni de ma dignité, ni de la raison de me commettre avec une semblable espece. Je haussai donc les épaules, et ne répondis rien. Nous gardâmes quelque tems le silence. Enfin, sire, me dit-elle, il est tard; votre majesté, sans doute, après une si fatigante journée, ne manque pas d'appétit; rancune tenant, ne voudroit-elle pas souper? Ce discours, tout simple qu'il étoit, fit sur moi deux effets; l'un d'affoiblir ma colere; l'autre, d'augmenter ma faim.Cependant, la vanité fut encore la plus forte, et je ne lui répondis pas. Je me doutois bien, ajouta cette perfide, que dans l'état où se trouve votre majesté, la proposition que j'ai osé lui faire, lui paroîtroit déplacée; et je ne suis pas surpris, que pensant aussi noblement qu'elle fait, elle aime mieux se priver du jour, que de survivre à toutes ses pertes. J'attendois d'elle cette résolution, peu faite, à la vérité pour une ame commune, mais digne de la sienne. Il vous seroit, seigneur, difficile d'imaginer à quel point ce propos, tenu le plus sérieusement du monde, me déplût. Je sentois toute la noirceur de la tête à perruque, qui vouloit me faire comprendre que je n'avois d'autre parti à prendre pour sauver ma réputation, que de me laisser lâchement mourir de faim. Il s'en fallut peu, que par orgueil je ne fusse tenté de suivre son perfide conseil: mais, soit qu'il ne me convînt pas encore d'aller tranquillement végéter dans le dix-neuvieme monde, soit simplement que la façon qu'on me proposoit, ne me rît pas, je répondis, d'un air simple, à la tête à perruque, que je n'étois pas assez pusillanime, pour que le poids de mes malheurs me parût au-dessus de mesforces, et que je me sentois assez de grandeur d'ame pour souper aussi gaiement que si j'eusse remporté la victoire. La tête à perruque, à ce propos, qui n'eût pas le bonheur de lui paroître magnanime, haussa les épaules en soupirant, du peu de dignité que je montrois, et frappa du pied. à l'instant, une table superbement servie, s'offrit à mes yeux. La tête à perruque me présenta la serviette, et lorsque je fus assis, se mit derriere mon fauteuil; mais pour lui prouver à quel point j'étois supérieur à tous les événemens, je voulus absolument qu'elle soupât avec moi; et je fis fort bien, car je la trouvai de la meilleure compagnie du monde. Il n'y avoit rien qu'elle ne connût à fond, ou du moins, sur quoi elle n'eût des notions qui la mettoient toujours à portée, ou d'instruire, ou d'amuser: elle cultivoit même la poésie avec succès, et elle me récita quelques odes d'elle, qui me parurent effacer ce que jusques alors j'avois vu de plus sublime dans ce genre-là: mais ce qui acheva de me la rendre recommandable, c'est qu'elle sçavoit parfaitement la philosophie, et que je n'ai vu personne sentir mieux le mérite et l'utilité des cerfs-volans, et être enfin plus estimable à tous égards.Je le veux bien, dit alors Schah-Baham, je crois tout cela; mais je n'en dirai pas moins, pendant que j'y suis, que je suis très-étonné que mon ami, le roi autruche, ait fait manger la tête à perruque avec lui. Je vois bien que ce qu'il en fait est pure grandeur d'ame; mais je ne sçais si ce n'est pas se compromettre un peu trop. Cela peut, il est vrai, se sauver par l'extrême mérite qu'il lui trouve. Il est certain que, sans compter ses rares talens pour la guerre, elle a bien de l'esprit, de la littérature, et qu'elle fait des odes comme un ange. Encore une fois, je sens tout cela; mais enfin, c'est beaucoup risquer; et puis, c'est que c'est une chose très-effrayante! Vous en seriez mort de peur, vous, lui dit la sultane. Ah! Repartit-il, toujours des exagérations! Mort! Ne sentez-vous pas vous-même que c'est trop dire? Non, sûrement, je n'en serois point mort; mais ce qu'il y a de sûr c'est que je ne m'en serois pas mieux porté, et que cela me paroît tout simple. Quoiqu'elle m'amusât beaucoup, continua l'autruche, je ne pouvois pas oublier que j'étois dans une ratiere; et je la priai de me donner une prison plus commode et moins ignominieuse. Elleme répondit que ce que je lui demandois, ne dépendoit pas d'elle; que la ratiere étant, comme elle-même, de l'invention du génie, il voudroit, sans doute, que je lui fusse présenté dedans, et qu'elle ne pouvoit point prendre sur elle de m'en délivrer. Elle ajouta que je pouvois remarquer qu'elle étoit spacieuse, et magnifiquement meublée; qu'en ne m'arrêtant pas sur cette idée de ratiere, qui blessoit mon imagination, je m'y trouverois aussi-bien qu'ailleurs; qu'elle ne doutoit pas, qu'après que Plus-Vert-Que-Pré m'auroit un peu promené dans son empire, seulement pour amuser ses sujets, il ne me rendît le mien; la liberté, son amitié même; et qu'enfin, je n'en fusse quitte pour le plat à barbe que j'avois perdu, et que je n'aurois jamais dû m'obstiner à défendre contre lui. En achevant ces paroles, elle se retira, après m'avoir rendu mille graces de l'honneur que je lui avois fait. Aussi-tôt qu'elle fut sortie, je sentis qu'on soulevoit ma prison; et je ne doutai pas que la tête à perruque ne me fît porter à son camp. Comme après m'avoir vaincu, il ne lui restoit plus rien à faire, elle reprit, avec ses troupes, le chemin de la capitale du génie; et je suivisl'armée, toujours mangeant avec elle, la trouvant chaque jour plus digne d'estime; et toujours dans cette maudite ratiere, à laquelle toute ma philosophie ne me pouvoit accoutumer. Quand, en effet, elle n'auroit rien eu de honteux pour moi, il n'étoit pas possible que le concours de gens qui venoient de tous côtés pour me voir passer, les éclats de rire qu'ils faisoient en me voyant; les insolens et plats ponts-neufs que le soldat avoit composés sur ma défaite, et dont, malgré les défenses de la tête à perruque, on m'étourdissoit toute la journée, ne me rendissent pas odieuse une prison dans laquelle je ne pouvois échapper ni aux regards des curieux, ni à l'insolence des chansonniers. Nous arrivâmes enfin dans la ville où Plus-Vert-Que-Pré tenoit sa cour. Tout y étoit depuis long-tems préparé pour le triomphe de la tête à perruque. Le jour indiqué pour cette pompe, on vint me prier de changer de ratiere, et l'on me mit dans une autre infiniment plus ornée que celle dans laquelle on m'avoit pris, et qui me plût pourtant moins que la premiere, parce que n'étant composée que de grillages d'or, j'y étois de tous côtés exposé à la curiosité de lafoule imbécille qu'attiroit un spectacle si surprenant. Je croyois que le plat à barbe, et moi, servirions seuls d'ornement à ce triomphe; et quelque cruel qu'il me fût de nous voir tous deux promenés d'une façon si indécente, j'avois pris mon parti là-dessus: mais ce sur quoi je ne l'avois pas pris, que je n'avois pas sçu, et que je ne m'étois même pas avisé de craindre, étoit la captivité de toute ma famille, et de toute ma cour, que je n'appris qu'en voyant le roi de Phasgam, sa fille, la mienne, ma cousine, et mon neveu, qui, montés sur des chars superbes, précédoient le plat à barbe et ma ratiere. J'étois bien loin d'imaginer qu'ils fussent comme moi dans les fers, et que le génie eût déjà conquis mon royaume. Il s'en rendoit cependant le maître, pendant que je m'établissois tranquillement dans le sien; et la tête à perruque n'étoit venue me combattre qu'après avoir vaincu mon beau-pere, et uni mon empire à celui de Plus-Vert-Que-Pré . Je conçus aisément que mon ennemi ne m'avoit laissé si long-tems ignorer toutes mes pertes, et ne me les faisoit apprendre d'une façon si imprévue, qu'afin que j'en fusse accablé dans unjour où j'étois en spectacle à toute la terre; et que la vive douleur dont il se flattoit que je ne pourrois me défendre, ajoutât à son triomphe et à mon humiliation. Je sentis mon état plus encore sans doute qu'il ne l'avoit espéré: l'amour et la nature me portoient les coups les plus cruels; mais quelque profonde que fût mon affliction, je sçus la renfermer au fond de mon coeur. Je parlai même à la reine et à son pere, avec tant de fermeté, qu'ils me crurent insensible à leurs malheurs et aux miens; et n'offris aux avides regards de ce vil peuple, qui cherchoit avec tant d'inhumanité, à se repaître de mes larmes, qu'un visage fier et tranquille, au lieu de cet abattement pusillanime qu'il attendoit. Ah! Visir, dit Schah-Baham, en sanglottant, finissez cette description; car, tendre comme je suis, elle me fend le coeur. Le pauvre homme! Il devoit, d'ailleurs avoir si bonne mine dans sa ratiere! Je l'y vois d'ici, moi; réellement cela fait pitié. Pourquoi n'y mettoit-on pas plutôt le prince des sources bleues? C'est bien de celui-là qu'on auroit pu dire en l'y voyant, que c'étoit bien employé. Assurément! Dit la sultane,ce prince-là vous déplaît cruellement! Oh! Oui, repliqua Schah-Baham, assurément! Cruellement! oh! Que vous êtes grue! Ne vous souviendrez-vous jamais que Taciturne a défendu les adverbes? Voyez s'il m'en échappe, à moi. Je ne dis mot; mais j'ai cela de bon, je profite de tout; et c'est un grand point, soit qu'on soit roi, ou qu'on soit autre chose.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 36

Enfin, continua l'autruche, je parus devant le génie avec une fierté qui, si elle n'étoit pas convenable à ma fortune, étoit du moins digne de mon ame. Ce cruel me regardant avec une maligne joie, me dit en souriant que, s'il n'étoit pas aussi grand physicien quemoi, et s'il ne sçavoit pas inventer de nouvelles machines, il pouvoit, du moins, se vanter de sçavoir tirer un grand parti de celles qui étoient le plus connues, et peut-être le plus méprisées; et que si je voulois lui rendre justice, je conviendrois que l'usage qu'il avoit fait de la ratiere valoit bien la rare invention du cerf-volant. Un souris amer et méprisant fut toute ma réponse. Il en rougit; et pour tâcher de m'humilier, se fit raconter par la tête à perruque, ma défaite et ma prise. Si ce récit ne me fit pas le même plaisir qu'à lui, du moins ne parut-il me causer aucune altération; mais si je supportai noblement ses mauvaises plaisanteries, il n'en fut pas de même des regards tendres que, malgré son courroux, je lui voyois porter sur la reine. Je ne pouvois oublier qu'il avoit été mon rival; elle étoit belle; il n'étoit pas généreux: elle n'avoit plus pour se défendre contre ses soins, et peut-être contre ses violences, que son amour et sa vertu: deux choses qui, si elles pouvoient la faire long-tems résister, ne la rendoient pas invincible. L'accueil favorable qu'il fit au roi de Phasgam, et l'assurance qu'il lui donna de le renvoyer promptement dans ses états,augmenterent encore mes craintes. Il avoit été trop piqué de la préférence que ce prince m'avoit donnée sur lui, pour que je n'attribuasse pas la douceur avec laquelle il le traitoit, au desir qu'il avoit de plaire à la reine; et vous pouvez aisément imaginer combien le point de vue que tout cela me donnoit, devoit m'être désagréable. Quoique je ne me fusse pas abaissé jusques à demander à mon ennemi la plus légere grace, il m'en fit une, en ordonnant que l'on m'ôtât de devant ses yeux, et m'assigna pour prison, au lieu de ma ratiere, un château où je devois être gardé par mon ami la tête à perruque, jusques à ce qu'il lui plût de décider de mon sort. à cet ordre, la reine se jetta à ses pieds; et toute en pleurs, lui demanda pour moi la même grace qu'il venoit d'accorder à son pere. Cette action me déplût, et je l'en repris aigrement. Ses larmes, jointes à sa beauté, en la rendant plus touchante, ne produisoient sur le génie d'autre effet que de l'enflammer pour elle de plus en plus: et ou je me trompois fort, ou il n'avoit pas besoin qu'elle en prît la peine. Jusques-là je n'avois pu que soupçonner qu'il voudroit abuser de mon malheur; mais j'en fus convaincu,lorsque je vis qu'il gardoit la reine à sa cour, et que la reine des isles de Crystal, qu'il auroit sans doute traitée de même, s'il n'eût pas craint de l'avoir pour témoin; le prince des sources bleues, moi enfin, et toute ma cour, nous fûmes enfermés dans ce château où il vouloit que nous attendissions qu'il ordonnât de notre destinée. Malgré la bienséance qui vouloit que je me tusse sur mes craintes, je ne pouvois quelquefois m'empêcher de demander à la tête à perruque, avec qui je vivois toujours fort bien, des nouvelles de la reine et de l'amour du génie. Soit que ce général me dit les choses telles qu'elles étoient, soit (ce que j'ai cependant peine à croire) qu'il se divertît de mes inquiétudes, il m'apprenoit que son maître paroissoit aimer la reine éperdument; qu'il la quittoit le moins qu'il lui étoit possible; lui donnoit tous les jours les fêtes les plus brillantes; et que, soit politique, soit que son coeur fut véritablement touché, elle ne paroissoit pas insensible à ses soins. Si vous avez jamais aimé, seigneur, vous comprendrez aisément dans quel état affreux me mettoient les relations fausses ou vraies de la tête à perruque.J'en mourois de chagrin, et bientôt je n'osai plus l'interroger. Il y avoit enfin un an que nous étions dans ce château, sans que le génie se fût encore expliqué sur notre destinée, lorsque se présentant inopinément devant moi, il me déclara qu'il avoit décidé de notre sort, et que je pouvois choisir d'être autruche, oie, grue, ou dindon; qu'il pouvoit me paroître singulier qu'il m'infligeât une pareille peine; mais que si je voulois me souvenir de la rare prudence, et de l'extraordinaire valeur que j'avois montrées dans la guerre que je lui avois faite, je ne serois pas surpris que ne pouvant se dispenser de me métamorphoser, ce fût parmi les animaux auxquels je ressemblois le plus par l'étendue de mes lumieres, qu'il voulût me chercher une ressemblance! Cela est infâme, dit le sultan, jamais on ne doit dire en face des choses aussi dures; et c'est en pareil cas qu'il faut se servir de son chancelier, quand on en a un. D'ailleurs, voyez un peu la belle raison! Poursuivez. Tout ce que me dit le génie, quelque fâcheux qu'il fut pour moi, m'affligea moins encore que sa présence; etsans me plaindre de sa cruauté, sans essayer de le fléchir, ni lui demander du tems pour songer au choix que j'étois forcé de faire, je ne lui répondis que ce seul mot: autruche . à peine me fut-il échappé, que je devins tout aussi autruche que vous me voyez; mon neveu, et ma cousine, que l'on n'avoit pas daigné consulter, furent transformés dans le même instant que moi, comme vous les voyez tous deux: toute ma cour les suivit; et ils furent tous d'autant plus étonnés de changer de forme, qu'ils n'avoient aucun soupçon de la noirceur que Plus-Vert-Que-Pré leur préparoit. Le chagrin qu'ils en conçurent fut d'abord fort vif; mais quand ils virent qu'on ne leur avoit ôté aucune de leurs facultés, et que leur malheur se bornoit à se paroître oie, grue, ou dindon, ils commencerent à prendre leur parti; et en moins de huit jours, ils ne furent pas moins accoutumés à leur nouvel état que s'ils fussent nés ce qu'ils étoient devenus. Il est vrai aussi de dire que la grandeur d'ame avec laquelle j'étois autruche, ne contribua pas peu à leur faire supporter patiemment leur infortune, et que ma cousine, qui fut immensement fâchée d'être grue, ne trouva rien à merépondre, lorsque se plaignant qu'étant reine, on eût osé la faire grue, comme le dernier de ses sujets; je lui demandai gravement si je n'avois pas été roi, et si j'en étois moins autruche. Ce qui me fâchoit beaucoup plus que ma métamorphose, c'étoit que la reine ne la partageât pas. Une distinction si marquée, ne me faisoit que trop voir à quel point mes soupçons étoient fondés, et qu'il ne me manquoit que de n'être pas content. Rien, en effet, n'eût troublé ma tranquillité, si j'eusse pu bannir cette importune délicatesse qui me faisoit un si cruel tourment des attentions que le génie avoit pour ma femme. Comme il n'y a rien qui ne s'use, que l'amour qui me restoit pour elle, n'étoit pas nourri par sa présence, et que l'honneur sembloit me faire une loi d'en perdre jusques au souvenir, je commençois à en être beaucoup moins occupé, lorsqu'un an après notre transformation, le génie me la renvoya avec ma fille, et toutes deux telles qu'elles sont aujourd'hui. Le génie, me dit-elle, avoit en vain tout tenté pour la séduire; et las enfin de sa résistance, lui faisoit partager mes malheurs. Elle pleura, je ne l'en crus peut-être pas davantage; mais j'eneus moins la force de me plaindre d'elle. L'état où je la voyois, rendoit ce qu'elle me disoit, assez plausible; et quoique les relations qu'elle me fit de la façon dont elle avoit vécu avec le génie, s'accordassent assez mal avec ce que la tête à perruque m'en avoit dit, il me parut plus raisonnable de croire qu'il m'avoit trompé, que de soupçonner la reine de mensonge. D'ailleurs, je l'aimois trop encore pour ne la pas desirer innocente. Que vous dirai-je? J'oubliai que Plus-Vert-Que-Pré en avoit été passionnément amoureux, et qu'il n'étoit pas assez délicat pour n'avoir employé contre elle que les larmes et les empressemens. Aussi peu sûr enfin de l'être, que de ne l'être point, je choisis, des deux idées que je pouvois me faire là-dessus, celle qui devoit me tourmenter le moins; et cependant, quand j'y pense bien... mais, à tout prendre, je crois qu'il vaut mieux encore que je n'y pense pas. Eh non, visir! Interrompit le sultan, qu'il n'y pense plus, et que l'exemple de mon grand-pere le rende sage. Croit-il de bonne foi que si tout le monde vouloit y regarder de si près... ce n'est pourtant pas, graces à dieu, que je parle ici pour personne; car, dans lefond, quand on ne sçait pas ce qui en est, rien n'est plus ridicule que d'aller imaginer peut-être ce qui n'est pas. Et puis, c'est qu'on la lui rend autruche. Et vous trouvez, dit la sultane, que ce doit être une consolation pour lui? Eh! Parbleu oui! Repliqua-t-il, ce roi-là meurt de peur d'être ce que vous sçavez; et il y a grande apparence que s'il l'étoit, le génie ne lui rendroit pas sa femme, autruche. Est-ce qu'un amant joue de ces tours-là, donc? Mais, lui dit la sultane, si c'étoit qu'il eût cessé de l'être? Oh! Si c'étoit! Reprit le sultan... mais au fond, qu'est-ce que cela me fait à moi. Qu'il le soit, qu'il ne le soit point, comme il voudra, que m'importe? Peu de tems après le retour de la reine auprès de moi, continua l'autruche, le génie qui apparemment avoit ses raisons pour éviter sa présence, m'envoya par la tête à perruque ses dernieres résolutions à mon égard. Elles étoient, qu'il m'étoit permis d'errer à ma fantaisie, dans tous les mondes, et d'y jouir en toute liberté des privileges attachés au rang que je tenois entre les génies; mais que je ne recouvrerois mes états, et ne changerois de forme, que lorsque je trouverois un prince assez imbécillepour vouloir épouser ma fille, quelque oie qu'elle lui parût. Ce propos est léger, dit Schézaddin en rougissant de colere. Mais, pardonnez-moi, répondit l'autruche. Il est certain que peu de gens voudroient épouser une oie: je le crois comme vous, repliqua le roi de Tinzulk: il est vraisemblable qu'une oie trouveroit peu de partis; mais, à parler de bonne foi, la princesse n'est-elle pas dans un cas différent? Oui, et non, repartit l'autruche: si l'on considere son état présent, elle est oie autant qu'on puisse l'être. C'est sous cette forme qu'elle doit plaire; et vous conviendrez que quelque mérite qu'elle ait, la chose ne laisse pas que d'être difficile. Elle a plû pourtant au prince des sources bleues, dit Schézaddin? Cela est vrai, reprit l'autruche; mon neveu a conçu pour elle la passion du monde la plus vive et en même tems la plus malheureuse: mais son exemple n'est ici d'aucune considération. Si l'une est oie, l'autre est dindon? Ils n'ont rien à se reprocher. D'ailleurs, ils se connoissent tous deux. Mon neveu sçait qu'elle n'a pas toujours été ce qu'elle est, et qu'elle peut cesser de l'être. Mais il faut se rendre justice; un prince quin'aura que moi qui suis autruche, pour garant de la vérité de notre histoire, s'engagera-t-il sur ma seule foi à faire une chose aussi extraordinaire, aussi ridicule même, que celle à laquelle le génie a attaché notre désenchantement, et la fin de nos infortunes? Votre état même la constate, cette vérité, répondit le roi; peut-on, pour peu qu'on ait de sens, vous prendre pour ce que vous paroissez? Vos actions, et ce qui vous reste de puissance, tout enfin ne dit-il pas assez que, tout incroyables que sont vos malheurs, il sont cependant réels? Soit, repliqua l'autruche, ma fille en devient-elle pour cela plus aimable? Non, seigneur, croyez-en là dessus mon expérience: vous n'êtes pas le premier à qui j'aie raconté mes infortunes: de tous les rois à qui j'en ai fait le récit, beaucoup ne m'ont pas cru, quelques-uns m'ont plaint, aucun ne s'est senti ou l'amour, ou l'audace nécessaires pour mon désenchantement. Ils ont pourtant été frappés comme vous de voir des animaux faire les mêmes actions que les hommes, et en surpasser le pouvoir; ils ont admiré ma magnificence; quelques-uns d'entr'eux ont eu même assez d'esprit pour sentir combien ma fille en a; mais sacruelle figure a toujours tout gâté: sur la terre, et dans les cieux, par-tout enfin, où j'ai été danser, j'ai trouvé la même estime pour elle, et le même dégoût pour les oies. Mais, seigneur, lui demanda Schézaddin, pourrois-je vous faire une question? Est-ce par goût que vous dansez, ou seroit-ce une nouvelle peine que le génie vous auroit imposée? On ne peut pas s'en être moins mêlé qu'il ne l'a fait, répondit l'autruche; non, cette danse est totalement de mon invention, et le fruit de ma politique. Ce n'est pourtant pas que j'en aie la fureur, et vous avez pu remarquer qu'après avoir ouvert le bal, je me suis mis à faire de la géométrie, comme si je n'y eusse pas été: mais il m'a paru qu'il valoit mieux m'annoncer par quelque chose de frappant, dans tous les empires que j'avois à parcourir, que d'y paroître comme tombé des nues et sans faste. J'ai voulu plaire, et imposer en même tems. D'ailleurs, le bal est toujours accompagné d'une sorte de familiarité qui abrége beaucoup le cérémonial; et lorsque j'avois à raconter mon histoire, je trouvois des gens déjà tout accoutumés à notre figure, et à qui, ce qu'ils venoient de voir, devoit rendremoins incroyable ce que j'avois à leur dire. Voilà, seigneur, pourquoi je danse. Ce stratagême m'a été peu utile jusqu'ici; mais un qui m'auroit coûté davantage, et qui eût été moins simple, ne m'auroit peut-être pas mieux servi; cependant, je commence à m'ennuyer de donner le bal. J'ai encore quelques endroits de l'univers à parcourir, et deux ou trois planetes où je n'ai pas encore dansé; et quand j'aurai épuisé tout cela, je suis déterminé à me tenir en repos, et à rester autruche, tant que cela pourra convenir à Plus-Vert-Que-Pré . Puisque votre majesté, dit alors Taciturne, a la commodité de danser dans les planetes, quand il lui plait, oserois-je bien lui faire une question sur un fait qui concerne l'astronomie, et qu'elle seule peut m'éclaircir? Vous n'ignorez pas qu'il y a de grandes disputes sur la figure de la terre. Les uns la soutiennent plate, les autres quarrée. Il y a des astronomes qui ne la veulent que ronde, d'autres l'allongent; moi, je la crois octogone. Vous vous trompez tous, répondit l'autruche; je l'ai crue long-tems octogone comme vous; mais, le vrai est qu'elle est en forme de cône, autrement dit en chapeau pointu . Voilà,par exemple, ce dont aucun de vos astronomes ne se doute, quelque habile qu'il puisse être? Mais, sire, reprit Taciturne, comment, s'il vous plait, arrangez-vous le cours du soleil, avec cette forme de chapeau pointu que vous donnez à la terre? Je ne vous dissimulerai pas que cela me paroît souffrir quelque difficulté. Pas la moindre, repartit l'autruche, et vous en allez convenir; il regne autour de la terre une ligne spirale sur laquelle le soleil monte insensiblement; lorsqu'il est parvenu au haut du cône il est à son apogée. Ensuite il en descend peu à peu, et disparoît à vos yeux, quand il éclaire un autre côté du cône que celui que vous habitez. Je crains bien, repliqua Taciturne, que ce systême, tout simple et même tout probable qu'il est, n'essuyât bien des contradictions, et que vous n'eussiez beaucoup de peine à le faire passer, si vous le donniez au public. Entre nous, dit l'autruche; c'est ce qui m'importe assez peu; je n'ai nulle envie de publier mes découvertes. Je sçais, par expérience, combien les hommes tiennent à leurs préjugés; et je vous jure que les astronomes seront long-tems en dispute sur la figure de la terre, avant que je songe à les éclairer.à ces mots, il remercia Schézaddin de l'intérêt qu'il lui avoit vu prendre à ses malheurs, et sans paroître desirer que ce prince prît du goût pour sa fille, il le remena dans le sallon où étoit la princesse, et le reste de la cour. Le roi d'Isma y rentra fort agité, trouvant qu'il n'étoit pas tout-à-fait aussi aisé d'épouser une oie que de l'aimer, et très-incertain de ce qu'il devoit faire, dans une circonstance aussi délicate que celle où il se trouvoit. Après que l'autruche se fut montré encore quelque tems, il prit congé de Schézaddin, en lui disant qu'il l'attendroit le sur-lendemain, emmena la reine, et lui laissa la princesse. Ah visir, dit le sultan, j'ai à vous dire, avant que nous passions à d'autres choses, que je veux que vous me donniez le systême du roi, mon ami, sur la figure de la terre. C'est qu'il m'a plû, et que je ne ferai qu'un édit pour les cerfs-volants, et le chapeau pointu, qui ne me paroissent pas plus douteux l'un que l'autre, et qu'en conséquence, j'entends que l'on croie également. Je suis sûr que je ferai de tout cela le plus beau recueil de physique que l'on ait jamais vu; et je ne serai pas fâché que ce soit à moi que l'on en ait l'obligation.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 37

Aussi-tôt que le roi autruche se fut retiré, Schézaddin s'approcha de son oie; mais en tremblant. Sa démarche, ses regards, ses soupirs, tout marquoit en lui cette tendre émotion, ce trouble si flatteur qui confondent l'ame, et lui font éprouver à la fois ce que l'amour a de plus doux et de plus rapides mouvemens. La princesse, avec des yeux qui paroissoient fixés ailleurs, et ne regardoient cependant que lui, l'attendoit avec autant d'impatience que de crainte. Ce que Schézaddin lui avoit dit, ne la rassuroit pas sur ses terreurs; et quand elle songeoit à l'étrange état dans lequel elle s'offroit à ses yeux, il lui paroissoit impossible qu'il pût desirer de lui plaire. Lorsqu'il fut près d'elle, la cour s'éloigna d'eux par respect; elle leva languissamment les yeux sur lui, mais l'expression qu'elle trouva dans les siens, l'émut au point, que pour lui cacher son trouble, elle détourna la tête en soupirant. La pudeur lui faisoit baisser les yeux, l'amour les lui fit bientôtrelever sur le prince. Ils se fixerent; et le charme des regards agissant sur eux, les plongea dans une ivresse d'autant plus dangereuse pour la princesse, que c'étoit la premiere fois qu'elle troubloit ses sens. Schézaddin ne pouvant plus la supporter, tomba dans un fauteuil qui étoit à côté de celui de son oie. Tous deux accablés de la violence de leurs mouvemens, absorbés dans la douce langueur qui avoit succédé à une si vive agitation, purent à peine se soulager par des soupirs; une tendre mélancolie, plus voluptueuse que tout ce qu'ils venoient d'éprouver, vint s'emparer de leur coeur. Bientôt enfin ils sentirent couler ces larmes... ah! Malheureux qui ne les connoît pas! Ils pleurerent quelque tems sans s'en appercevoir; confondus en eux-mêmes, leur trouble et leurs plaisirs étoient parvenus au point qu'ils en étoient accablés. L'oie, enfin, tirant un mouchoir, s'en couvrit le visage. Elle fut quelques momens dans cette situation; mais son étouffement augmentant toujours, elle fut obligée de lâcher un peu les rubans de son corset. Schézaddin qui commençoit à retrouver l'usage de ses sens, etvouloit lui parler, la prit tendrement par le bout de l'aîle. Ah prince! Lui dit-elle d'une voix tremblante, laissez-moi, ne vous ai-je pas donné assez de preuves de ma foiblesse? Ne vous les reprochez pas, divine princesse! Répondit-il en soupirant, ne craignez point de faire le bonheur de l'amant le plus passionné. Puis-je, quand je songe à ce que j'ai le malheur d'être, repliqua-t-elle, croire que vous m'aimez, et est-ce avec une figure comme la mienne, que l'on doit se flatter de faire naître des passions! Ce n'est pas non plus votre figure que j'aime, répondit-il. J'ai beau m'examiner sur ce qui m'a si rapidement entraîné vers vous, je ne le conçois pas. Qu'après avoir joui quelque tems des charmes de votre commerce, j'eusse senti pour vous l'amour le plus tendre, je n'en aurois pas été surpris; mais que vous ne vous offriez à mes yeux que sous la forme de toutes, la moins faite pour plaire, et que dans le même instant, je sois plus vivement frappé que je ne croyois possible de l'être, c'est, je vous l'avoue, ce que je ne puis comprendre. Ce trouble où votre vue m'a plongé, s'accroît à chaque instant. Le son de votre voix, un regard, tout l'accroît,tout ajoute à une passion qui, dès le moment même de sa naissance, ne me paroissoit pas pouvoir jamais augmenter, et que rien ne peut jamais éteindre. Mais vous connoissez mes craintes; et loin de me rassurer, vous ne daignez même pas tourner les yeux vers moi. Si vous sçaviez l'état où les vôtres me mettent, répondit-elle languissamment, vous auriez sans doute la générosité de ne me pas presser là-dessus. Malgré ce qu'elle venoit de dire, elle le regarda, mais si tendrement, qu'il ne put s'empêcher de lui baiser le bout de l'aîle. Que direz-vous de moi, lui dit-elle, et quelle opinion ne doit pas vous en donner la facilité avec laquelle je crois tout ce que vous me dites? Ah! Que je crains que sûr d'être aimé, vous ne sentiez tout le ridicule de votre passion, ou que le prenant pour prétexte, en ôtant votre coeur à l'infortunée Manzaïde, vous ne lui laissiez, pour combler ses maux, tout l'amour que vous lui avez inspiré! Vous m'aimez donc, lui demanda le passionné Schézaddin? Oui prince, répondit elle, dût cet aveu tourner contre moi, je n'ai pas la force de vous le refuser. Ah! S'écria-t-il, répétez-le encore.Oui! Je vous aime, répéta-t-elle, je vous aime! Si vous m'êtes fidele, quels charmes vous allez répandre sur tous les momens de ma vie! Pouvez-vous, dit-il, douter un instant de ma tendresse! M'offensez-vous assez pour croire que rien puisse jamais vous effacer de mon coeur! Mais, demanda-t-elle encore, si le malheur de ma destinée ne cessoit point, si jamais vous ne me voyez sous une autre forme? J'en gémirois, répondit-il, mais je ne changerois pas: trop heureux encore, si ma constance pouvoit vous rendre votre sort moins cruel. Vous me charmé, repartit la princesse, soyez sûr aussi que, si je desire d'être belle un jour, c'est bien plus pour vous payer de votre amour, que pour satisfaire ma vanité. Alors ils se fixerent encore. Ils avoient dans les yeux cette tendre ivresse que l'amour y met lorsqu'il est content. Aussi transportés, mais plus heureux qu'avant qu'ils se fussent donné quelques preuves un peu marquées de leur tendresse, ils se sourioient: leur passion, toujours aussi forte, étoit devenue plus badine. Le roi votre pere, autant que j'en ai pu juger, dit Schézaddin, ne veut pas que je puisse le voir demain; et sans sçavoirses raisons, je m'y prête volontiers: mais seroit-il possible que vous pensassiez comme lui? Quoi? Je passerois un jour sans vous voir! Ah! Manzaïde! Quelle affreuse idée! Vous rêvez! Manzaïde! Cette absence dont je me plains ne seroit-elle pas pour vous aussi cruelle qu'elle l'est pour moi-même! Vous m'avez dit que je vous suis cher; craignez-vous de me le prouver? Non, prince, répondit-elle, si je rêvois, c'étoit à trouver les moyens de vous voir, sans que mon pere puisse en être instruit. Quelque innocent que soit ce rendez-vous, il pourroit s'en plaindre; et je voudrois pourtant ne vous pas déplaire. Que Taciturne vienne ici demain lui faire compliment de votre part, qu'il n'oublie pas de me voir, et je l'instruirai de ce que j'aurai imaginé. Fasse le ciel que les idées qui me seront venues puissent nous procurer le bonheur que nous desirons tous deux, et bien également, je vous jure. En achevant ces paroles, elle tira de sa poche une boëte à mouches. Comme je suis faite! Dit-elle, en se considérant dans le miroir, quels yeux! Qu'ont-ils donc, lui demanda-t-il? J'ai beau les regarder, je ne les trouve que les plus beaux du monde. Ah bons dieux! Reprit-elle,ne voyez-vous pas comme ils sont rouges et battus! C'est vous, ajouta-t-elle en souriant, qui m'avez mis dans cet état; vous seriez bien injuste de m'en aimer moins. Alors une vieille bécasse, à mine prude et refrognée, coëffée en devant, et plus laide qu'on ne peut l'imaginer, s'approcha de la princesse; et d'un air plus triste encore qu'il n'étoit grave; il est tard, madame, lui dit-elle. Eh bien! Répondit l'oie d'un ton d'impatience. C'est que si madame vouloit se coucher, continua la bécasse. Un moment! Dit aigrement l'oie, je ne suis pas si pressée que vous. Eh grands dieux, s'écria la bécasse en la regardant, comme madame est faite! J'ai un mal de tête horrible, repliqua l'oie, et des vapeurs que votre présence pourroit bien ne pas guérir; laissez-nous. Qui est cette bécasse, demanda Schézaddin à la princesse, et de quel droit, s'il vous plaît, vous fait-elle des questions? C'est ma dame d'honneur, reprit-elle, et la plus ennuyeuse, la plus maussade créature qu'il y ait au monde. Mais il faut nous séparer, ne manquez pas d'envoyer Taciturne demain, et soyez sûr que je n'oublierai rien pour jouir du bonheur de vous voir.à ces mots, elle se leva; et Schézaddin lui donna la main jusqu'à son appartement. Adieu, lui dit-il, lorsqu'il fallut la quitter, daignez vous souvenir d'un homme qui mourroit de douleur, s'il vous étoit indifférent. Adieu, prince, répondit-elle en soupirant, ce n'est pas à vous à craindre d'être oublié. La surprise de Schézaddin, lorsque le roi autruche lui avoit dit la condition que le génie avoit mise à leur désenchantement, et l'air agité que depuis cet instant il avoit, faisoient espérer à Taciturne qu'il songeoit à éteindre une passion qui devoit lui donner de si grands ridicules. Pendant la conversation du prince et de l'oie, il avoit été occupé par la grue, qui pour lui faire voir combien elle étoit piquée, ne lui avoit parlé toute la soirée que de science, mais n'avoit pourtant parlé qu'à lui. Tout ce qu'il avoit vu, c'est qu'ils avoient pleuré tous deux; et comme il ne sçavoit pas que les larmes des amans peuvent annoncer leurs plaisirs aussi-bien que leurs peines, il n'avoit attribué les leurs qu'à la résolution que son maître avoit prise de se séparer de l'oie, et à la douleur qu'elle leur causoit. Le silence de Schézaddin, ses soupirs, la profonderêverie dans laquelle il le voyoit plongé, le confirmoient dans cette idée; et comme il ne doutoit pas que si son maître s'étoit déterminé à s'unir à l'oie, il ne l'eût forcé à épouser la grue, il seroit difficile d'exprimer avec combien de joie il supposoit cette rupture. La fée Tout-Ou-Rien, dit-il à son maître (d'un air fin) n'avoit pourtant pas mal imaginé sa vengeance; et il est assurément fâcheux pour elle que vous vous soyez dégagé si-tôt du piege qu'elle vous avoit tendu. Mais aussi, il est un peu fort de vouloir faire épouser une oie à quelqu'un. En supposant, comme toi, qu'elle se soit mêlée de ceci, répondit le roi, elle doit être bien contente; car, on ne peut pas être plus déterminé que je le suis à travailler au désenchantement du roi autruche. Cette résolution de Schézaddin, si contraire à celle que Taciturne croyoit qu'il avoit prise, surprit et fâcha ce dernier, au point qu'il en pensa mourir de colere. Quoi! Sire, lui dit-il, vous osez songer, sans frayeur, que vous allez vous unir à une oie! Peut-on jamais en épouser une, sur une plus périlleuse parole! Eh! Que dira tout l'univers? Tout ce qu'il voudra, répondit brusquementle roi: ne puis-je donc aimer, qu'autant qu'il lui plaira d'approuver les objets de mes passions? Non! Seigneur, répondit Taciturne avec enthousiasme; non! Quoique vous en disiez, vous ne formerez jamais ces détestables noeuds! Il ne se peut pas que vous ayez conçu une passion si indigne de vous! Quoi! Pouvez vous vous imaginer, sans frémir d'horreur, qu'on lira dans votre histoire qu'une oie seule a pu vous vaincre? Que c'étoit à ce ridicule amour que vous réserviez votre coeur, quand vous dédaigniez mille beautés, qui, prosternées à vos pieds, se seroient honorées d'un seul de vos regards; qu'enfin le plus vil, et si je l'ose dire, le plus maussade des animaux a triomphé de leurs charmes. Une oie! Est-ce donc pour aimer des oies que le ciel vous a fait naître! Ainsi donc... Taciturne! Interrompit le roi en fureur, est-ce à votre maître que vous osez parler avec cette insolente audace! Ainsi donc, reprit Taciturne, que la rage de l'éloquence avoit gagné... oh morbleu! Interrompit encore Schézaddin, taisez-vous; vos représentations et votre injustice me choquent également. La colere du roi imposa à Taciturne,et il prit en soupirant le parti du silence. Je ne sçais, dit quelque tems après Schézaddin d'un ton plus doux, pourquoi vous vous opiniâtrez à me trouver si blâmable. Ma passion est singuliere, je l'avoue; mais elle n'est peut-être pas sans exemple. Avant que vous sçussiez que cette oie que j'idolâtre est une princesse, vous craigniez que mon amour n'eût des suites funestes. Vous m'avez expliqué vos craintes, et quoique je ne les adoptasse pas, vous ne m'avez point vu surpris, ni que vous les eussiez conçues, ni que vous soupçonnassiez Tout-Ou-Rien de chercher à se venger de moi, en faisant naître de l'amour dans mon coeur, pour un objet si peu fait pour en inspirer par lui-même. Mais, qu'instruit comme vous l'êtes à présent, vous perséveriez dans vos chimériques idées? Que tout ce qu'il y a de singulier dans notre aventure ne vous frappe pas, et que vous ne vouliez jamais voir dans les personnes que nous quittons, que des oies, des autruches et des dindons, c'est, je l'avoue, ce que je ne conçois; ni ne vous pardonne. Lorsque Taciturne vit que son maître vouloit bien entrer en raison avec lui, il supprima fort sagement le ton d'orateurqui l'avoit si vivement fâché, et lui dit qu'il étoit très-persuadé que l'autruche n'étoit pas une autruche ordinaire; mais qu'il n'en étoit pas pour cela plus convaincu qu'il eût dit vrai. Que Tout-Ou-Rien pouvoit le tromper par des illusions, lui faire prendre du goût pour une oie, jusques au point de l'épouser, pour la faire disparoître après qu'elle auroit joui du plaisir de l'avoir vu se déshonorer à la face de l'univers par une union comme celle qu'il méditoit; ou, ce qui seroit encore plus désagréable, la dépouiller de l'esprit qu'il lui trouvoit, dessiller ses yeux, et l'obliger peut-être à ne pouvoir jamais s'en séparer. D'ailleurs, ajouta-t-il, votre majesté peut-elle se flatter que ses sujets le voient d'un oeil tranquille leur donner une pareille reine, et que Quamobrem ne vous accable pas de ses harangues, jusques à ce qu'il ait changé votre coeur, ou qu'il vous ait fait périr d'ennui! Si vous ne pouvez pas douter que s'il vous avoit surpris au bal pendant que vous dansiez de si bon coeur avec toute la royale ménagerie qui vous le donnoit, rien ne l'auroit empêché de vous haranguer dans toutes les regles, pensez vous qu'il vous laisse tranquille, lorsque pourexercer son impitoyable éloquence, il aura un aussi beau prétexte que celui de vous enlever à une oie? Vous lui imposerez silence, me direz-vous? Mais l'imposerez-vous au sénat, qui ne se conduisant que par les vues du grand-raisonneur , quoiqu'il en fasse tous les ans par ses funestes oraisons mourir d'apoplexie plus de la moitié, l'appuiera de toute son autorité, fomentera les mécontentemens du peuple, et l'excitera sans doute à se soulever? Eh bien! Taciturne, répondit le roi, au hasard d'essuyer les harangues de Quamobrem , les remontrances du sénat, le soulevement de mes peuples, et d'avoir, (ce qui ne t'en déplaise, n'est pas moins cruel que le reste) tes vieilles maximes à entendre, je persisterai dans la tendresse que j'ai vouée au plus aimable objet qui fût jamais, et dans le dessein de le montrer à l'univers, aussi digne d'adoration qu'il l'est de mon coeur. Très-bien cela, dit le sultan; mais, parfaitement bien! Voilà ce qui s'appelle de la grandeur d'ame; et d'autant plus que Taciturne n'a pas du tout de tort, et que ses réflexions ne laissent pas que d'être d'un certain poids: par exemple, quand il lui dit qu'on n'est pas dansl'usage d'épouser des oies; et puis sa harangue! C'est qu'elle est belle, quoiqu'elle soit courte; mais ce n'est pas sa faute, on l'interrompt; et ce qu'il dit, n'en est ni moins beau, ni moins vrai. à considérer aussi les choses d'un certain côté, l'oie a un mérite si singulier, qu'il s'en faut de très-peu qu'il n'en ait, lui, aucun à faire ce qu'il fait, et qu'il n'y a personne qui, à sa place, pût se dispenser d'en faire autant. Vous auriez donc épousé cette oie-là? Vous, lui demanda la sultane. Eh mon dieu oui! Répondit-il, encore m'en serois-je tenu très-honoré, je vous assure.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 38

Les personnes qui aiment sçavent combien impatiemment on attend l'heure d'un rendez-vous, sur-tout quand c'est le premier qu'on obtient; celles qui ne le sçavent pas encore, l'apprendront sans doute un jour; et il seroit inutile d'en rappeller la mémoire aux gens qui peuvent avoir leurs raisons pour ne vouloir pas s'en souvenir. Sans entrer donc dans le détail des inquiétudes et des impatiencesde Schézaddin, il suffira de dire qu'il ne put fermer les yeux de toute la nuit, et qu'il s'ennuya la plus grande partie du jour, quoiqu'il l'employât à désoler Taciturne du récit de son amour et de l'éloge de sa princesse. Dans l'instant qu'il alloit l'envoyer chez le roi autruche, il crut que dans les termes où il en étoit avec Manzaïde, il pouvoit prendre la liberté de lui écrire; et Taciturne, à qui il demanda ce qu'il en pensoit, lui dit qu'en effet c'étoit l'usage d'écrire à ce qu'on aimoit, même avant que l'on fût sûr d'en être aimé; mais que quand il s'agissoit d'obtenir un rendez-vous, c'étoit une chose indispensable. Je sens, comme vous, lui dit le roi, la nécessité de lui écrire, et mon coeur me la démontroit avant que je sçusse qu'elle m'est imposée par l'usage; mais je ne sçais, c'est en vain que je me cherche des idées; ma tête embarrassée du trouble de mon coeur, ne m'en fournit pas. Vous que votre indifférence laisse tout à vous-même, et qui jouissez d'une liberté d'esprit que je n'ai plus, vous devriez bien me faire cette lettre. Moi! Sire, s'écria Taciturne, je n'ai jamais sçu faire de lettres amoureuses! Et commentfaisiez-vous quand vous aimiez, lui demanda le roi? Lorsqu'on aime, on n'est pas de sang-froid, répondit le favori; les impertinences que la passion dicte ne paroissent pas ce qu'elles sont: c'est à ce que l'on aime que l'on parle. Quand la femme à qui vous écrivez, n'auroit pour vous que de l'indifférence, votre passion flatte toujours sa vanité. Quelque ridiculement qu'on puisse lui dire qu'on l'aime, elle se plaît à se l'entendre dire; et je ne pense pas qu'il y ait de femme au monde qui ne préfere la lettre la plus sotte, à la lettre la mieux écrite, lorsqu'on lui parle dans l'une du pouvoir de ses charmes, et qu'elle n'en trouve pas l'éloge dans l'autre. Toujours de la causticité! Dit le roi, c'est une chose singuliere que vous ne puissiez jamais parler bien des femmes! Je ne m'étonne pas si elles vous trouvent d'un haïssable caractere. Toutes ces raisons, au reste, bonnes ou mauvaises, ne vous dispenseront pas de m'obéir, et je veux absolument que vous écriviez. Taciturne alors cédant à son maître, commença ainsi sa lettre. le plus amoureux des rois, à l'oie, du monde, la plus aimable. rayez, lui dit le roi, le mot d'oie, qui me choque, et mettez, à la princesse Manzaïde . Taciturne obéit, et continua ainsi: sans l'éclat de vos beaux yeux, mon coeur libre encore, ne sçauroit pas soupirer; mais je n'ai pu voir vos admirables beautés sans être tenté de leur rendre les armes. Si l'espérance qui ne quitte jamais les amants, ne me soutenoit pas contre mes craintes... cela est misérable! S'écria Schézaddin; l'éclat de vos beaux yeux est d'un plat qui ne se peut imaginer! pour les admirables beautés, et la tentation que j'ai de leur rendre les armes; vous pensez bien que je ne laisserai pas cela, non plus que l'espérance qui ne quitte jamais les amants . Manzaïde, toute oie que vous la croyez, se moqueroit de moi, si je lui envoyois une lettre aussi pitoyable. J'en ai écrit de pareilles à des femmes fort spirituelles, répondit Taciturne, et elles les trouvoient fort bien. Vous verrez, dit le roi, que ces femmes si spirituelles,n'avoient pas le sens commun. Cela se pourroit, reprit Taciturne; car elles passoient pour avoir bien de l'esprit. Mais, sire, ajouta-t-il, puisque l'amour laisse à votre majesté assez de présence et de liberté d'esprit, pour sentir que ma lettre ne vaut rien, pourquoi n'en auroit-elle pas assez pour en faire une meilleure? Schézaddin impatienté des propos de Taciturne, dégoûté de son style, et persuadé que s'il ne faisoit pas mieux que lui, au moins, il n'étoit pas possible qu'il fît plus mal, prit la plume, et composa avec bien de la peine, l'élégante lettre qui suit: Schézaddin, à l'adorable Manzaïde. je ne me souviens jamais qu'avec transport des bontés que vous eûtes hier pour moi, divine Manzaïde; et je ne sçais comment, en étant si pénétré, je puis vous exprimer si mal ma tendresse et ma reconnoissance. Interdit quand je vous vois, je puis à peine vous parler. Loin de vous, agité des mêmes mouvemens, je pense mille choses qu'il ne m'est pas possible de vous écrire. Je vous aime, Manzaïde, je vous adore! Je crains de ne vous le dire jamais assez, je tremble de vous ennuyer en vous le répétant sans cesse, et que l'uniformité de l'expression ne vous dégoûte du sentiment... aimez-vous le mot d' uniformité , demanda-t-il à Taciturne en s'interrompant? Je le trouve, moi, aussi bon qu'un autre, répondit le confident. Je crois, cependant, que c'est la premiere fois qu'il se trouve dans une lettre tendre; et si celle-ci étoit dans les cas d'être vue, il se trouveroit peut-être des gens à qui il déplairoit. Pour moi, si je l'avois employé, je le laisserois. Laissons-le donc, reprit le roi; aussi bien Manzaïde m'aime assez pour me le passer. j'ai, cependant, tant de plaisir à vous l'entendre prononcer ce mot, que je n'ose encore vous dire qu'en tremblant; seroit-il possible qu'il ne vous fût pas aussi cher qu'à moi-même? Non, vous m'aimez, et sans doute, vous m'aimerez toujours. Votre coeur me répond de votre constance, et vous avez dans vos charmes des garants assurés de la mienne. p s. Si mes pressentimens ne sont pas faux, je vous verrai aujourd'hui. Ah! Manzaïde! Que depuis l'instant qui m'a privé de votre présence, les heures sont devenues longues! cela n'est point du tout bon, dit le roi après avoir relu sa lettre, mais point du tout! Est-il possible que l'on exprime si mal ce que l'on sent si bien! à ne pas flatter votre majesté, dit Taciturne qui étoit encore plus vain que courtisan, ce billet n'est pas merveilleux; mais comme ce sera sûrement le premier que la princesse aura reçu, il lui paroîtra admirable, et je suis bien sûr qu'elle vous en fera des complimens. à ces mots il partit pour aller chez le roi autruche; et Schézaddin en attendant son retour, s'amusa à faire des vers pour l'oie qu'il adoroit. Est-ce, demanda Schah-Baham, d'un air dédaigneux, qu'il étoit de ces sortes de gens qui font des vers? Sire, répondit le visir, il n'en faisoit pas communément; mais il étoit amoureux; et vous n'ignorez pas... ah! Repliqua le sultan, passe pour cela. étant amoureux, j'en composois beaucoup autrefois, ce n'est pourtant pas que je sois un versificateur. Vous pouvez ne vous en pas défendre, lui dit la sultane; et la chose du monde, que vous avez le moins à craindre, c'est d'être accusé de faire des vers tous les jours. Quoique Taciturne n'eût pas étélong-tems à son voyage, il trouva à son retour Schézaddin dans la plus vive impatience. Sire, dit-il à son maître, sans lui donner le tems de l'interroger, le roi m'a fort bien reçu, et vous rend grace de votre souvenir; la reine m'y a paru aussi sensible que vous puissiez le desirer; la grue m'a chargé de vous dire qu'elle vous aime outrageusement ... et Manzaïde, interrompit brusquement le roi! Je me suis fait conduire chez elle; elle étoit au bain, où, sans doute, elle barbottoit avec toutes les graces inséparables de sa personne. J'ai attendu qu'elle en fût sortie, enfin, elle est venue en robe ronde, et après avoir lu vingt fois votre billet, plus sans doute pour l'admirer, que pour tâcher de le comprendre, elle s'est déterminée à vous écrire. Elle m'a écrit! S'écria le roi. Ah ciel! Oui, sire, reprit Taciturne, et de sa patte encore! Vous allez vraisemblablement voir un beau griffonnage. à ces mots, il lui présenta la lettre; le roi l'ouvrit précipitamment, et y lut.La plus infortunée des princesses, au plus aimable des rois. j'ai reçu avec des transports que je ne chercherai pas à vous peindre, les précieuses marques que vous m'avez données de votre souvenir et de votre tendresse. Quoi! cher prince! Il est possible que vous m'aimiez! oui vous m'aimez, puisque vous me le dîtes: mais quelle confiance ne faut-il pas que vous m'inspiriez pour que je puisse ne pas douter de vos sentimens! Quand je songe à la forme cruelle sous laquelle je parois à vos yeux, j'ai peine à comprendre que je jouisse, en effet, d'un bonheur dont je n'aurois jamais dû me flatter. Vous me faites sentir, avec le plaisir d'aimer, un plaisir, s'il se peut, plus grand encore, c'est de tout devoir à ce que j'aime. Oui, cher prince, je vous aime! Je vous l'ai dit, je vous le répete encore; et ne me reprocherois que de ne vous pas assez parler de mon amour. Vous apprendrez de votre confident, à quel point je brûle de vous dire à vous-même, ce qu'en cet instant je ne puis que vous écrire, et que je sens avec une vivacité qu'il ne m'est pas possible d'exprimer. en même tems que je voudrois vous peindre la passion que vous m'inspirez, et que je suis desespérée de le vouloir si vainement, je me plais à sentir qu'elle est au-dessus de toute expression. Quoi! J'aime! Et il se peut que ce ne soit pas un ingrat! Et que j'inspire ce que je sens! Que je vous dirois de choses! Si je ne craignois pas, en m'abandonnant aux mouvemens de mon amour, de retarder les momens où nous devons nous réunir, et le plaisir que vous sentirez en apprenant que nous pouvons nous voir. j'ai chargé Taciturne de mes ordres; et j'ai senti un plaisir nouveau en pensant que je pouvois regarder comme à moi, un homme qui est à vous; interrogez-le donc. Pour moi, je ne puis que vous entretenir de ma tendresse. Puissé-je, en vous assurant de son éternité, faire autant pour votre bonheur que vous faites pour le mien, quand vous me jurez que la vôtre ne finira jamais. il faudroit ne connoître ni l'amour, ni les amans, pour douter des transports où fut Schézaddin en recevant cette lettre. Non! S'écria-t-il, après l'avoir relue et baisée mille fois, non! La divine Manzaïde peut seule écrire avec tant de graces et de passion! Je conviens, reprit froidement Taciturne, qui ne perdoit aucune occasion d'affoiblir l'amour de son maître pour son oie, jesens même qu'il y a dans ce billet, de ce que nous appellons du style; et je ne sçais si votre majesté me permet de le lui dire, si pour cela elle en doit être plus contente. Eh! Pourquoi, reprit brusquement le roi, ne le serois-je pas? Faudroit-il, pour me plaire, qu'elle n'eût pas le sens commun, et que je ne pusse lire sa lettre sans me reprocher à chaque ligne, de l'aimer avec tant de vivacité? Ce n'est pas cela que je prétends dire, répondit le favori. Je crois simplement qu'il est plus doux pour un amant d'avoir à former le style de ce qu'il aime, que de lui trouver le talent d'écrire. On sent dans la lettre de la princesse une plume plus exercée à peindre un sentiment, qu'à parler avec franchise; elle ne devroit pas l'exprimer avec tant de facilité, s'il étoit aussi neuf pour son coeur, qu'il le lui devroit être. Je lui trouve enfin plus d'emportement que de passion, moins d'esprit, peut-être, que d'envie d'en avoir; et en tout, une élégance moins naturelle que recherchée. Après tout, ajouta-t-il, les lettres tendres ne peuvent jamais être bien jugées. Les amans ne les lisent qu'avec la prévention attachée à leur sentiment, les personnes indifférentes, avec toute la froideurque leur donne leur tranquillité, et elles sont de-là nécessairement trop peu pour les uns, et trop pour les autres. C'étoit la fée qui écrivoit bien! Elle, s'écria le roi, elle disoit toujours la même chose! C'étoit tant de mots, et si peu d'idées! De petits noms tendres, si ridicules! Une fadeur si révoltante! Tant d'indécence, et si peu d'amour! De vilaines petites phrases galantes, si usées! On sentoit si bien d'ailleurs, qu'elle ne vous écrivoit que ce qu'elle avoit écrit à mille autres, que quand ses lettres auroient, en effet, été telles qu'il vous plaît de le supposer, il auroit été impossible qu'elles eussent pu plaire, ou persuader. Taciturne se souvenoit à merveille que le roi n'avoit pas toujours jugé les lettres de la fée si rigoureusement, qu'il les trouvoit même si agréables, qu'il en avoit appris par coeur la plus grande partie, et qu'il n'étoit jamais question devant lui de choses écrites avec élégance et avec feu, qu'il n'en citât des lambeaux jusqu'à en impatienter; mais il pensa qu'il seroit peu prudent de lui rappeller ce souvenir, et il crut devoir se borner à jetter dans son esprit des soupçons fâcheux sur la conduite de son oie.Avec quelque chaleur que Schézaddin se fût déjà élevé contre ce qu'il lui en avoit dit, il sçavoit à quel point les amans sont susceptibles de jalousie, et ne doutoit pas que son maître, qui lui paroissoit fort délicat, n'adoptât involontairement quelques-unes des craintes qu'il cherchoit à lui imprimer. Pendant que le roi relisoit encore l'incomparable épître de Manzaïde, je crois, lui dit-il en souriant, que ce prince dindon, si fier de son mérite, si sûr qu'il doit l'emporter sur tout l'univers, seroit bien fâché s'il sçavoit que vous lisez en ce moment une lettre tendre de la princesse, et qu'il la trouveroit bien injuste de vous donner une préférence, que peut-être elle lui a autrefois accordée. Dans le fond, je le trouve à plaindre, si, comme il y a un peu d'apparence, il n'étoit pas haï lorsque vous avez paru. Pourquoi, lui répondit tristement le prince, vous obstinez-vous à croire que Manzaïde avant moi, s'est laissé toucher? Ne sentez-vous pas à quel point cette idée me désespere; ou plutôt, est-ce parce que vous ne pouvez point l'ignorer, que vous vous plaisez à me la présenter toujours? à la rigueur, répondit Taciturne, il est possible qu'elle soit restée indifférente: cependantelle est sensible, il y a de plus, quelques siecles qu'elle est née; et j'avoue que quelqu'envie que j'aie de penser sur son compte comme votre majesté, il me paroît bien difficile que quelque prince, comme ce vilain dindon que vous sçavez, ou quelqu'amant plus obscur, et par-là peut-être plus dangereux, n'ait pas trouvé le chemin de son coeur. Sçavez-vous bien, visir, dit le sultan, que ce Taciturne est ma bête? N'allez pas croire, au moins, que ce soit à cause de ma vieille querelle avec lui? ... là, quand il parloit si sottement sur les contes... vous vous souvenez bien? Mais c'est que je trouve que c'est un mauvais esprit, et qui ne se plaît, je l'ai remarqué, qu'à semer la zizanie entre les gens qui s'aiment. Car, par parenthese, que n'a-t-il pas dit à ce roi contre cette fée, pendant qu'ils étoient ensemble d'un certain bien. Dans le fond, qu'est ce qu'il gagnoit à les brouiller? à présent voilà Schézaddin qui est fol de son oie, à en perdre les pieds; voyez s'il peut un moment le laisser tranquille? Ce n'est pas que dans le fond il ne se puisse fort bien, comme il le dit, que cette oie ne se soit ennuyée; mais on n'en auroit pas moins à lui demander: qu'est-ce que cela vousfait? Oh çà! Visir, vous me connoissez, moi, vous sçavez que je ne suis pas tracassier; faites-moi un plaisir, dites-moi tout naturellement, à présent, que ce roi n'y est pas, s'il est bien vrai qu'il soit la premiere passion de l'oie? à la façon dont en parle Taciturne, j'en ai quelque doute. Allons, parlez, et sur mon ame, ce que vous direz ne nous passera pas. Sire, répondit Moslem, tout ce qu'à cet égard je puis dire à votre majesté, c'est qu'ayant eu la même curiosité, j'ai fouillé avec soin dans les annales qui m'ont fourni ce conte, que j'ai lu avec attention toutes les pasquinades et les recueils de chansons médisantes qui restent de ce tems-là, et que je n'y ai rien trouvé qui pût justifier les calomnies de Taciturne. J'en étois bien sûr, moi, dit Schah-Baham, que c'étoit un mauvais esprit: aussi, je vous réponds bien que si je le tenois il seroit bientôt coffré, et pour long-tems. Enfin, s'il a jamais affaire à Gaznah, qu'il prenne garde à lui, toujours.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 39

Cette conversation blessoit trop vivement les idées et la passion du roi d'Isma, pour qu'il pût permettre à son favori de la continuer. Laissons, lui dit-il d'un air chagrin, un entretien qui m'importune, et dites-moi quels sont les arrangemens que la princesse a pris pour notre rendez vous. Ils sont, répondit Taciturne, les plus simples du monde. Votre majesté partira d'ici le plus incognito qu'elle pourra, vers la fin du jour, et attendra tranquillement dans l'endroit le plus solitaire de la forêt que la nuit arrive; si son impatience amoureuse la lui fait dévancer, elle se rendra sans bruit à une petite porte que Manzaïde a ordonné qu'on me montrât, et qui m'a paru très-commode pour l'usage qu'elle en veut faire. La reine des isles de Crystal sera sans doute avec elle, dit Schézaddin, et je ne crois pas avoir besoin de vous dire que vous m'obligerez de la traiter assez bien, pour qu'elle ne trouble point, par sa présence, l'entretien que je veux avoir avec la princesse. Je vousen prie, et vous devez m'entendre. Elle est heureusement, reprit Taciturne, accoutumée à des rendez-vous peu brillans; et je ne crois pas que je lui en fasse perdre l'habitude: mais soit que je l'amuse, ou que je la désespere, je me flatte toujours de l'occuper assez pour vous débarrasser de sa présence. J'oserai cependant dire à votre majesté, que, de quelque façon que la chose tourne, elle m'honore-là d'une assez fâcheuse commission. Il est, je crois, inutile de dire à quel point Schézaddin s'impatienta le reste de la journée, et de combien il dévança l'heure que Manzaïde lui avoit marquée. Il est aussi peu nécessaire de répéter les obligeantes invitations qu'il adressa d'abord à la nuit, de presser l'astre du jour de descendre dans l'onde , et toutes les imprécations qu'il fit après, et contr'elle et contre le soleil, de ce que tous deux n'alloient ce jour-là que leur train ordinaire. Il y a bien peu de personnes qui ne sçachent avec quelle impatience on attend les premiers rendez-vous, et avec quelle lenteur on se rend aux autres. Quoique l'heure qu'on avoit prescrite ne fût pas encore arrivée, il avoit été mille fois à la petite porte, et commençoità croire qu'elle ne s'ouvriroit jamais pour lui, lorsqu'enfin, il y entendit un bruit sourd. Bientôt il en vit sortir un jeune dindon à mine mystérieuse, enveloppé dans une redingotte couleur de muraille, qui après lui avoir recommandé le plus profond silence, le conduisit avec son favori, par mille détours obscurs dans un cabinet, où il le pria de vouloir bien attendre un moment. Peu de tems après il vint les reprendre, et les mena dans la chambre de la princesse. Schézaddin tressaillit en y entrant, et n'avoit pas la force d'avancer, lorsque la grue venant au devant de lui d'un pas majestueux, le conduisit auprès du lit de Manzaïde. Il pâlit en la voyant couchée. Rassurez-vous, cher prince, lui dit-elle tendrement, je ne suis pas malade; mais pour vous voir avec plus de sûreté, il a fallu que je le parusse. Le roi, déjà rassuré par ce qu'elle lui disoit, le fut encore plus par son ajustement. Quoiqu'elle fût coëffée de nuit, il étoit aisé de remarquer que l'amour lui-même avoit pris soin de son négligé. Elle portoit un petit bonnet rond, du plus beau point du monde, monté avec des rubans couleur de rose. Dessous un manteau de lit, d'une étoffe aussi blanchequ'elle étoit fine et légere, elle avoit un corset garni sur le devant et sur toutes les coutures, d'une dentelle frisée, mêlée d'espace en espace de touffes de sourcils de hannetons, de la même couleur que les rubans. De gros noeuds soutenoient ses manchettes; elle avoit enfin du couleur de rose par-tout; et ses oreillers, et même son couvre-pied en étoient garnis. Schézaddin ne put la voir dans cet état, sans en sentir augmenter son amour. ébloui de tant de charmes, il ne sçut long-tems qu'admirer. Que j'ai de graces à vous rendre! Lui dit-il enfin, je vous vois! Vous me rendez l'amant du monde le plus heureux! Peut-être, répondit-elle, vous ai-je trop tôt découvert ma tendresse; mais je ne sçais, ce seroit en vain que je voudrois m'en faire des reproches. Vous m'entraînez, malgré moi-même. J'ai pourtant pensé ne vous pas voir. Mais, comme il est vrai que je vous aime, j'ai cru qu'après vous l'avoir dit, il seroit ridicule que je ne voulusse pas vous le prouver. Je veux, si j'ai le malheur de vous voir un jour ingrat, ne vous laisser du moins aucune excuse. Le roi répondit à d'aussi tendres discours, en homme amoureux, et quicherche à persuader. Ah! Qu'il faut peu pour cela quand on est aimé! Manzaïde satisfaite des assurances que son amant lui donnoit de sa tendresse, le regardant avec le plus doux sourire, le pria de s'asseoir sur son lit. J'ai réellement eu peur, lui dit-il, quand je vous ai vu couchée, que vous ne fussiez malade. En vérité, répondit-elle, je crois qu'il ne tiendroit qu'à moi de l'être beaucoup. J'aurois, si je le voulois, à me plaindre de l'état où je suis. Tout cruel que je le trouve, cependant il a pour moi mille charmes. Je vous plains si je vous en fais sentir autant; et je desire, malgré cela, que vous éprouviez les mêmes tourmens que moi. Je commence à croire que l'amour est barbare; car s'il ne rendoit l'ame un peu cruelle, comment pourroit-on souhaiter à ce qu'on aime, ce dont on est soi-même comme accablé. Jamais depuis que je me connois, je n'ai passé de nuit comme la derniere; mais vous ne me plaignez pas! Eh! Me feriez-vous, aimable Manzaïde, lui demanda-t-il, l'injustice de croire que j'aie mieux dormi que vous? Je devrois sans doute le penser? Repliqua-t-elle; mais vous ne le voulez pas; eh! Le moyen, aujourd'hui, que vos volontés ne soient pas lesmiennes! Que je serois heureuse, ajouta-t-elle, si je n'avois eu que de l'insomnie. J'ai été dans un feu, dans une agitation, qui m'ont paru la chose du monde la plus singuliere: mon coeur n'a pas cessé un moment de battre avec une violence que vous ne pourriez pas imaginer! Je tremble que vous ne me rendiez sujette aux palpitations. Cruel! C'est vous qui m'accablez de tous ces maux que je ne connoissois pas. Je les ignorois aussi, divine Manzaïde, reprit-il en soupirant, mais pour les connoître, il ne m'a fallu qu'un seul de vos regards. Que je vous dise donc, interrompit-elle, tout ce qui m'est arrivé de particulier; vous sçavez que je vous attendois: croiriez-vous bien que quand je vous ai vu, il m'a pris un frémissement, et que j'ai été dans une émotion inconcevable! Que nous sçavons bien aimer, et qu'il est doux, quand on a le coeur sensible, d'en trouver un qui puisse si bien vous entendre et vous répondre! Alors ils se regarderent avec la plus vive tendresse, et en soupirant tous deux, les yeux attachés l'un sur l'autre, ils tomberent dans cette délicieuse rêverie où l'ame toute entiere se perd dans l'objet auquel elle est attachée.Pendant qu'agités des plus doux mouvemens, ils s'y abandonnent sans contrainte, la grue qui avoit emmené Taciturne assez loin du lit de la princesse, n'en étoit pas, à beaucoup près, aussi contente que Manzaïde l'étoit de Schézaddin. Elle l'avoit fait asseoir à côté d'un métier sur lequel elle faisoit de la tapisserie, et elle comptoit... attendez, attendez, s'il vous plaît, interrompit le sultan, vous passez aussi légérement sur cette tapisserie, que si c'étoit une chose indifférente. Ne dites-vous pas qu'elle travailloit en tapisserie, la grue? L'histoire l'assure, répondit le visir: je le comprends bien, puisque vous le dites, repliqua Schah-Baham; mais est-ce un fait bien avéré! C'est que, prenez-y bien garde, au moins, ceci n'est pas une bagatelle! Oui, sire, repartit Moslem, c'est un fait très-authentique, revêtu d'autant d'autorités que pas un de ce conte, et que les annales d'où je l'ai tiré, rapportent aussi sérieusement qu'il le doit être. En un mot, un fait attesté, s'il y en a quelqu'un. Eh bien! Madame, dit Schah-Baham à la sultane, les oies font des noeuds, (quoiqu'on n'en dise rien, je parie que les dindons découpent, etqu'il y a infailliblement des autruches qui brodent): les grues font de la tapisserie! Oserois-je bien vous demander à présent de quel droit vous me blâmerez de faire de tout cela? Non-seulement j'en fais, mais encore, c'est que j'en ferai, et toute ma vie, au moins, entendez-vous? Ah! La belle grue, mon dieu! La belle grue! Taciturne l'aimera, j'en suis bien sûr. Visir, faites-en votre affaire, je vous prie. Mais s'il ne veut pas l'aimer, dit la sultane, et que les annales ne disent pas... allons, paix, paix, interrompit le sultan, je vous dis qu'il faut que cela soit comme cela, et vous sçavez bien que je n'aime pas la contradiction. La grue voyant Taciturne aussi sombre que la veille, lui demanda, pour entrer en matiere avec lui, sans se compromettre, s'il avoit toujours la migraine, et lui fit beaucoup d'autres questions de la même espece, frivoles en apparence, mais auxquelles le ton dont elles étoient faites, et les regards dont elles étoient accompagnées, donnoient plus de poids qu'elles ne sembloient en avoir. Taciturne qui, avec quelque modestie que la reine des isles de Crystal entamât la conversation, sentoit où elle vouloiten venir, lui répondoit avec tout le respect, mais avec toute la sécheresse possible, prenoit du tabac, avoit des distractions, promenoit ses regards par-tout dans la chambre, sur son maître, sur le métier, et ne baissoit les yeux que lorsqu'il rencontroit ceux de la grue qui, en effet, les avoit d'une tendresse insupportable. On dit même, qu'à propos de rien, elle le touchoit avec ses aîles, et se penchoit sur lui: toutes choses que l'on peut croire aisément, parce que si elles ne sont pas vraies, du moins elles sont vraisemblables. Mais croira-t-on de même, que le voyant insensible à tout ce qu'elle faisoit pour lui, elle se soit oubliée au point de feindre que sa jarretiere la blessoit, d'y toucher en sa présence, enfin de lui montrer sa jambe toute entiere; et l'on sçait que lorsque c'est une faveur que l'on veut faire, ou qu'on la montre dans le dessein de tenter, loin d'en cacher rien, on en montre toujours plus qu'on en a. Quelqu'élégante que fût la chaussure de la grue, Taciturne lui vit toute la patte, sans la moindre émotion. Des avances comme celles qu'elle lui faisoit, ne peuvent produire que deux effets, ou choquer, ou séduire; il ne sentit que l'indécence aveclaquelle elle se livroit à sa passion, l'aveuglement où elle étoit de croire qu'elle pût plaire avec cette jambe-là, et une sorte de dégoût de l'avoir vue, qui se peignit sur son visage; mais que la vanité de la grue ne lui permit pas de saisir. Quelque bonne opinion qu'elle eût d'elle-même, il ne lui fut pas possible de présumer qu'elle eût fait sur Taciturne toute l'impression qu'elle auroit desiré. Elle en fut aussi surprise, que si en effet cela n'eût pas dû arriver; et elle ne comprenoit pas comment avec de l'esprit, de la beauté, et sur-tout un peu d'indécence, elle ne le rendoit pas sensible. Quand elle se souvenoit de tous les ravages que sa jambe avoit faits autrefois, et avec quel succès elle l'avoit employée contre ceux que ses yeux seuls n'avoient pas vaincus, il lui paroissoit inconcevable que Taciturne, au moins, ne lui en eût pas fait compliment. La difficulté qu'elle trouvoit à triompher de lui, ne faisant que rendre plus vif le desir qu'elle en avoit, il n'y eut rien qu'elle ne tentât pour y parvenir: tendres propos, contes hasardés, regards vifs, tout fut mis en usage, et rien ne réussit. Plus impatientée enfin de la froideur de Taciturne, qu'elle n'étoit honteuse desmoyens qu'elle employoit pour la vaincre, elle se leva brusquement d'auprès de lui, et en haussant les épaules, se rapprocha de l'oie et de Schézaddin. à son air, l'oie jugea qu'elle n'étoit pas contente, et lui demanda à demi-bas, si Taciturne avoit toujours le ridicule d'être indifférent. Ah mon dieu! Répondit la grue d'un air piqué, je n'en sçais rien; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a étonnamment peu d'usage du monde. Je m'ennuie mortellement, ajouta-t-elle, de me trouver vis-à-vis d'un homme qui positivement n'entend ni ne voit; et véritablement, c'est que j'en périrai, si vous n'avez pas la complaisance de faire un médiateur avec moi. Manzaïde étoit si comblée de joie de se voir seule avec Schézaddin, que la proposition du médiateur la fit pâlir. La grue le remarqua; mais en faisant des excuses à la princesse de troubler ses plaisirs, elle lui fit si bien sentir que Taciturne étoit insoutenable, qu'enfin Manzaïde consentit à ce qu'elle lui proposoit, et sonna pour que l'on préparât une table auprès de son lit. Le roi d'Isma, qui ne desiroit pas plus de jouer que Manzaïde, n'étoit pas moins piqué contre Taciturne, que la gruemême, et en le regardant d'un oeil de courroux, cherchoit en lui-même les moyens de l'obliger à aimer la grue, sans cependant y intéresser trop sa justice. Chose difficile, et qui exigeoit les plus grands ménagemens! Enfin, on se mit au jeu. La grue étoit ce jour-là si parée et si couverte de diamans qu'elle en éblouissoit; et si Taciturne eût eu plus de goût pour les pierreries, il n'est pas douteux qu'elle ne lui eût paru fort belle. Schézaddin, à qui sa tendresse pour l'oie ne permettoit point de ne pas trouver la grue fort aimable, et qui croyoit, d'ailleurs, en lui disant des galanteries, disposer son impitoyable favori à la traiter avec moins de barbarie, l'accabloit des éloges les plus outrés. Vous êtes, aujourd'hui, madame, lui dit-il, coëffée à ravir, et d'un goût charmant! Oui, répondit-elle, c'est à l'oiseau royal ; et j'aime tant cette coëffure, que, quoiqu'elle ait passé de mode, je ne puis me résoudre à la quitter. Je ne suis pourtant pas infiniment surprise que l'on s'en soit dêgoûté. Bien des gens trouvent qu'elle donne un air étranger; et peut-être, si je ne me rendois justice, me trouverois-je moins faite qu'une autre pour la porter. Quand elle ne seroitpas agréable, vous l'embelliriez, n'est-il pas vrai, Taciturne, ajouta Schézaddin, en lui faisant signe de répondre favorablement pour la grue? Mais, sire, repartit celui-ci, qui craignoit qu'après avoir loué la coëffure, on ne l'obligeât à louer la personne, je suis de l'avis de madame, et je trouve comme elle, que l'oiseau royal donne un air fort étrange. Au reste, continua-t-il, en fronçant le sourcil, je joue en pique, et j'appelle le roi de carreau. à cette réponse si seche, et si peu polie, Schézaddin rougit de colere, la grue pensa pleurer de douleur, et Manzaïde resta comme pétrifié. Taciturne seul crut qu'il avoit fort bien parlé, ou du moins s'embarrassa peu que l'on ne fût pas content de sa réponse. Il est facile de deviner, sans qu'on soit obligé de le dire, que les différens intérêts qui les agitoient tous ne les laissoient pas avoir une grande attention à leur jeu, et qu'ils y faisoient des fautes énormes. Cet ennuyeux médiateur n'étoit pas encore à moitié, lorsque l'on vint dire à la princesse que le souper étoit prêt; dans l'instant elle jetta les cartes, et fit servir auprès de son lit. Les mêmes mouvemens qui les avoient occupéspendant le jeu, ne les agiterent pas avec moins de violence pendant le souper. Schézaddin et Manzaïde ne firent que se regarder et se sourire; la grue et Taciturne, tous deux piqués, l'un de ce que l'on vouloit le rendre sensible, l'autre de ce qu'il ne vouloit pas l'être, gardant le plus profond silence; ils firent le plus court et le plus silencieux souper dont peut-être les historiens nous aient conservé la mémoire. Vous ne me croirez sans doute pas, dit Schah-Baham; mais je veux mourir si, pour rien, j'aurois voulu être de ce souper-là; et si, cela faisoit bonne compagnie assurément. De toutes les choses dont le prophete permet que je sois affligé en ce monde, celles qui m'incommodent le plus, sont le silence, ou ces sottes conversations toutes pleines d'esprit. C'est-à-dire, qu'à table j'aime ce qu'on appelle des rebus, et ces drôles de chansons où chacun chante à tue-tête, et autant qu'il lui plaît. Car, pour ces grands airs, pendant lesquels on n'ose rien dire, j'aimerois tout autant un opéra. Ma foi! Je l'ai dit quelque part, on ne se divertit plus. ah! Madame Anrou! mirdondaine; la queue du mouton, voilà de l'agréable. La sçavez-vous chanter?Visir, la queue du mouton ? Oui, sire, répondit Moslem, c'est une des plus belles rondes de table que je connoisse, et celle de toutes que je chante le plus volontiers; j'ose même me vanter de la chanter plus comiquement que personne. Je trouve, moi, reprit Schah-Baham, plus de gaieté dans la queue de mouton ; mais, à mon gré, il y a plus de morale dans mirdondaine . Quoi qu'il en soit, je vous réponds bien que nous les chanterons ce soir tous deux en chantant . Voyez la queue! La belle queue! etc.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 40

aussi-tôt que le souper fut fini, la grue qui vouloit obliger Schézaddin, ou qui, malgré les rigueurs de Taciturne, avoit ses raisons pour desirer d'être seule avec lui, le tirant doucement par la manche, lui fit signe de la suivre. Cette invitation le fit pâlir. Il craignoit qu'elle ne s'en tint pas avec lui au seul récit de ses sentimens; et qu'une grue qui respectoit assez peu les bienséances pour lui montrer sa jambe en public, ne poussâten particulier les choses au dernier point. Quoiqu'en cet instant elle eut un air sérieux, et même assez sec, il n'en étoit que plus alarmé, et ne l'auroit sûrement pas suivie, si le roi de Tinzulk, par un regard enflammé de colere, ne l'y eût forcé. Manzaïde ne les vit pas plutôt disparoître, qu'avec l'air le plus effrayé: ah madame! S'écria-t-elle, pourquoi m'abandonnez-vous? Eh quoi! Princesse, lui dit Schézaddin en souriant de sa crainte, et en se remettant sur le lit, leur retraite doit-elle tant vous déplaire? Ah seigneur! S'écria-t-elle encore, presque hors d'elle-même, si vous m'aimez, rappellez-les, ne me laissez pas exposée au danger d'être seule avec vous! Le prince, à qui la figure de Manzaïde ne donnoit pas l'idée de lui manquer de respect, ne sçut d'abord que penser des craintes qu'il lui voyoit; et, s'il l'eût moins aimée, l'auroit trouvée ridicule, d'en concevoir une qui convenoit si mal à son état présent. Mais en réfléchissant sur la situation où il se trouvoit avec elle, et à l'extrême peur qu'elle sembloit lui inspirer, il comprit qu'elle en auroit moins, s'il n'avoit pas beaucoup à espérer de la solitude où on lesavoit laissés. Rempli de cette idée, et sentant naître des desirs qui, sans avoir encore d'objet déterminé, l'occupoient déjà vivement: non princesse, lui dit-il, je ne me sens pas la force d'obéir; et si j'osois, je me plaindrois de ce que tout s'accordant à me favoriser, Manzaïde seule veuille s'opposer à mon bonheur. Barbare! Dit-elle, en lançant sur lui les regards les plus passionnés, est-ce ainsi que vous interprétez mes craintes; et pouvez-vous les attribuer à quelqu'autre chose qu'à l'excès de mon amour? Hélas! Répondit-il tristement, plût aux dieux cruels dont la colere vous poursuit, que vous pussiez vous montrer à mes yeux avec tous vos charmes, je ne vous prouverois que par mon respect, à quel point je vous aime. Nous sommes seuls, vous m'aimez, répondit Manzaïde, qui commençoit à se calmer, et si vous pouviez me voir telle que je suis, je doute, à la violence de vos sentimens, que ce fût du respect que vous voulussiez me prouver le plus, et à ma foiblesse, que je ne vous pardonnasse pas trop aisément d'en manquer. Quoi, s'écria-t-il, vous me pardonneriez de vouloir me rendre heureux? Je vous aime assez pour le croire, répondit-elle, et je suis assez sincere pour vous le dire. Ne croyez pas, cependant, que sans la désagréable forme qui cache mes véritables traits, tout l'amour que j'ai pour vous m'arrachât un aveu que je ne devrois pas vous faire: mais l'état où je suis, me permet d'autant plus de choses, que vous pouvez moins abuser de ma foiblesse. Pourquoi donc me craignez-vous tant? En vérité, repliqua-t-elle, je n'en sçais rien; il faut que ce soit par préjugé d'éducation; car il est réel que tant que je serai ce que je suis, je puis, sans courir aucun risque, demeurer seule avec vous. à vos questions, et à l'air fin avec lequel vous m'observez, je vois que vous me soupçonnez de vous tromper; et je vous jure que vous avez tort. Oui, je vous le jure, ajouta-t-elle en souriant, je suis de bonne foi. Je vous crois, puisque vous le voulez, répondit-il, mais je vous avoue que ce n'est pas sans peine. à ces mots il la fixa, mais avec tant de passion! Ses yeux exprimoient si bien la vivacité de ses desirs, que Manzaïde, qui le craignoit toujours, le pria encore de rappeller Taciturne et la grue. Il l'assura qu'il n'en feroit rien.Mais, que vous importe, lui demanda-t-elle, qu'ils ne soient pas ici? Ne voyez-vous pas que vous ne gagnez rien à leur absence? En ce cas là, reprit-il, que vous importe qu'ils y soient? Cette raison étoit sans replique; aussi la princesse ne répondit-elle rien. Schézaddin qui n'étoit pas bien persuadé qu'elle n'eût pas, pour s'effrayer tant, quelque raison particuliere, et cherchoit à la démêler, commença par lui faire des reproches sur le peu de plaisir qu'elle avoit à être avec lui; et Manzaïde, comme il l'avoit prévu, ne manqua pas de lui reprocher aussi son injustice, de lui faire des protestations de tendresse, et de l'assurer qu'il n'y auroit rien qu'elle pût lui refuser, s'il dépendoit d'elle de le rendre heureux. Eh bien! Répondit-il, pour me prouver qu'il n'y a rien, si vous le pouviez, que vous ne voulussiez faire pour moi, accordez à mes desirs tout ce que dans l'état où vous êtes... vous êtes fol! Interrompit-elle avec étonnement, cela ne peut pas se proposer! Je croyois que si, repliqua-t-il, et qui plus est, je ne cesserai pas de le croire, que vous ne m'ayez démontré, mais avec la derniere évidence, qu'il y a tant d'absurdité à ceque je vous demande. Cela ne sera pas si difficile que vous le croyez, reprit-elle: toute oie que je parois, je ne le suis pas; et je ne puis, par conséquent, vous accorder les plus légeres faveurs, que ce soit, non une oie, mais Manzaïde qui vous les accorde. La figure que j'ai actuellement, ne rendroit pas ma foiblesse moins honteuse; et je n'en aurois pas moins à rougir devant moi-même. Je vous avoue, d'ailleurs, que je ne conçois rien à vos desirs; ce que je suis, ne doit pas vous en inspirer; et quand il se pourroit que je me trompasse là-dessus, vous vous imaginez bien que ce seroit en vain que vous me les exprimeriez. Croyez-moi, cher prince, ajouta-t-elle, attendons des tems plus heureux, des tems, où pouvant nous livrer à toute notre ardeur, nous jouirons d'une félicité d'autant plus grande, que nous n'aurons pas à rougir de nos transports. à ces paroles qui, pour paroître fort sensés à Schézaddin, ne lui en plaisoient pas davantage, elle lui tendit l'aile amoureusement. Quelque fâché qu'il fût de lui trouver une vertu si sévere, il se précipita dessus cette aile, qu'elle vouloit bien lui abandonner, et la baisaavec une ardeur extrême. En vérité! Lui dit-elle, il faut que vous m'aimiez bien, pour croire que c'est une main que vous baisez! Oui, princesse, répondit-il, non-seulement je le crois; mais encore, je ne doute pas que ce ne soit la plus belle main de l'univers. Après s'être long-tems abandonné à ses transports, Schézaddin, en regardant Manzaïde avec autant de volupté, que si elle se fût offerte à ses yeux avec tous les charmes qu'il s'obstinoit à lui supposer; vous avez, lui dit-il, paru si blessée de toutes les propositions que je vous ai faites, que je crains, quelque simple que soit ce que j'ai à vous demander, qu'il ne vous paroisse déraisonnable. Vous me causeriez pourtant une douleur sensible, si vous refusiez de me satisfaire. Elle lui dit qu'il pouvoit parler. Puisque je suis, continua-t-il, privé du bonheur de vous voir, daignez, au moins, me dire quels sont vos véritables traits, et me faire un détail circonstancié de vos charmes. Parlez-moi, de grace, naturellement. êtes-vous blonde? Non répondit-elle, je suis brune; mais à ce que l'on disoit autrefois, j'ai la plus belle peau que l'on puisse avoir. Et, sans doute, vous l'avez douce? Oui,repliqua-t-elle, la plus douce du monde. Ah princesse! S'écria-t-il, en soupirant; et la gorge? Mais, pourquoi le demander, ne sçais-je pas déjà qu'il n'y en a pas de plus parfaite? Il y auroit, repartit-elle, bien de l'amour-propre à moi à le penser; mais il est vrai que je l'ai fort belle, ainsi que les bras, les mains, et les jambes. Je suis grande, sans être gigantesque, et menue sans maigreur. Enfin, puisque vous exigez de moi un détail qui ne vous laisse rien à desirer, j'ai le visage du monde le plus agréable, les traits les plus réguliers, les levres d'une fraîcheur singuliere, et les dents les plus blanches et les mieux rangées que l'on puisse voir. Ah jernie! Visir! Dit schah-Baham, finissez-donc! Ne voyez-vous pas que ce portrait-là est d'une force... qui... c'est que moi, je ne suis pas de ces personnes à qui l'on peut dire de ces choses-là, comme on leur en dit d'autres, au moins! Pourquoi toutes les oies ne sont-elles pas faites comme celle-là? Une peau douce, une gorge, avec des jambes d'une beauté, précisément de la façon dont je les voudrois toujours trouver! Sans doute, j'avois grand tort de dire que cette oie-là est délicieuse àépouser! Qu'on m'en trouve seulement une pareille, et l'on verra! Quoique Manzaïde eût peut-être quelque chose encore à dire d'elle-même à Schézaddin, elle ne jugea pas, cependant, à propos de pousser plus loin son portrait. Aimable Manzaïde, lui dit le prince, vous ne me dites pas tout! C'est de vous seul, répondit-elle en rougissant, que je veux apprendre ce que je ne puis valoir; et si, lorsque nous serons unis, je vois augmenter votre amour, je croirai qu'il n'est pas de mortelle qui m'égale. Ah! S'écria-t-il, qu'il me seroit doux de pouvoir dès ce moment vous donner cette certitude; et que je souffre des retardemens que vous opposez à mon bonheur! Quoi ingrat, répondit-elle, est-il possible que la façon dont je vous prouve mon amour, n'ait pas encore banni votre défiance, et que vous m'imputiez des malheurs dont quoi que vous disiez, il ne se peut pas que je ne souffre autant que vous-même! N'allez-vous point encore imaginer que je prends un plaisir singulier à paroître à vos yeux, sous la détestable forme que... non, interrompit-il, je ne le crois pas; mais je suis persuadé que vous me refusez des chosesque vous pourriez m'accorder; et je ne doute point par exemple, que si vous le vouliez, je ne pusse vous voir telle que vous êtes. Ah! Cher prince! S'écria-t-elle avec effroi, bannissez une si dangereuse idée! Mes pressentimens ne m'ont donc point trompé, reprit vivement Schézaddin, il est donc vrai que je pourrois vous voir! Eh qu'importe à quel prix! Quel que soit le sort qui m'attend, dussé-je même en mourir! Manzaïde! Si je vous suis cher, daignez m'accorder une grace, sans laquelle aussi-bien je ne puis plus vivre, depuis que je sçais qu'elle est en votre pouvoir. Le prince ajouta à ces paroles des prieres si pressantes! Il paroissoit si passionné! Manzaïde l'aimoit avec tant d'ardeur, qu'enfin elle cessa de lui refuser ce qu'il lui demandoit. Il est vrai, lui dit-elle tristement, que je puis me montrer à vos yeux telle que je suis; mais c'est à une condition que je doute qui vous convienne, qu'il ne m'est pas possible de modérer, et que l'état où me met votre amour, me rend si nécessaire, que, quand il dépendroit de moi de vous en dispenser, je vous l'imposerois sans doute. Ah! S'écria-t-il, quelle qu'elle soit, je jure... ne vous engagez pastémérairement, interrompit-elle, et sçachez, puisque vous m'y forcez, que je ne puis reprendre à vos yeux ma forme naturelle, que vous ne consentiez à vous revêtir de celle que vous me voyez, aussi long-tems que j'en serai débarrassée. Vous voyez bien, seigneur, ajouta-t-elle en le voyant rêver, que j'ai bien fait de prévenir vos sermens. Vous me rendez bien peu de justice, répondit-il vivement, si vous me croyez seulement capable de balancer. L'unique grace que je vous demande, c'est de ne pas différer ma métamorphose. Malgré l'ardeur extrême avec laquelle il prioit Manzaïde de vouloir bien le faire oie plutôt qu'il seroit possible, elle crut devoir lui représenter encore que cette transformation, en ce moment le seul de ses desirs, pourroit lui déplaire. Voyant enfin qu'il ne daignoit pas l'écouter, elle le regarda fixement, et prononça quelques paroles barbares, qui le firent devenir l'oie le mieux formé de la nature. La princesse, au même instant, changea de figure, et offrit aux yeux de Schézaddin tant de charmes, que quelque prévenu qu'il fût par l'idée qu'il s'étoit faite d'elle, il fut ébloui de sa beauté. Qui, s'écria-t-il,c'est vous! Vous me charmez, mais vous ne m'étonnez pas! Oui! Mon coeur vous avoit devinée! Alors, son amour lui faisant oublier le nouvel état qu'il venoit d'embrasser, il vola sur Manzaïde avec la même ardeur qu'un instant auparavant il se seroit précipité dans ses bras. La princesse enchantée des preuves qu'il lui donnoit de sa tendresse, et ne le craignant plus, loin de se refuser à ses caresses, l'en accabla elle-même. Ce n'étoit pas qu'intérieurement elle n'eût honte de sa foiblesse; mais telle est la puissance de l'amour, qui ne laisse pas naître les remords, ou qu'il les rend inutiles. Plus entraînée encore par sa tendresse, qu'elle n'étoit arrêtée par sa vertu, Manzaïde n'empêcha pas que le bec de Schézaddin ne cherchât sa bouche, et que, quand il l'eut trouvée, il ne s'abandonnât à tous les transports qu'elle lui inspiroit. Les délices dont il s'enivroit, et le peu d'embarras que lui causoit son bec, lorsqu'il l'approchoit de la bouche de la princesse, lui firent penser que s'il étoit oie véritablement, le bec dont elle l'avoit pourvu l'incommoderoit davantage; et que son ame soumise, malgré elle-même, à la foiblesse desorganes du corps dans lequel elle étoit renfermée, ne pourroit pas être capable d'une aussi délicate volupté que celle qu'il sentoit. Persuadé par toutes ces idées, dont la justesse l'étonnoit, que sa métamorphose n'étoit qu'une illusion, mais voulant achever de s'en convaincre, il crut qu'il devoit essayer si les ailes qu'il se voyoit à la place de ses mains, ne lui seroient pas plus utiles qu'elles ne l'auroient été à tout autre oie que lui, dans les circonstances où il se trouvoit. Il espéroit même, en cas que de ce côté, il se trouvât aussi borné qu'il avoit lieu de le craindre, que l'amour étant lui-même le premier enchanteur de l'univers, détruiroit le charme de Manzaïde, ou le lui rendroit moins à charge. Pour sçavoir ce qui en pouvoit être, il voulut d'abord écarter avec son aile, le manteau de lit de Manzaïde, qui lui couvroit presque toute la gorge. Soit que la princesse crût que ce seroit en vain qu'il l'entreprendroit, soit qu'elle pensât que s'il y parvenoit, il n'en seroit guere plus heureux, et pas plus à craindre, ou qu'elle jugeât qu'il étoit ridicule de lui disputer une chose de si peu d'importance, elle le laissa faire en souriant.Après quelques tentatives assez malheureuses pour qu'elles lui fissent beaucoup regretter ses mains, il imagina de se servir de son bec. Le succès de cette invention fut si prompt et si grand, qu'il soupira de ne l'avoir pas trouvée plutôt. Encouragé par ses réussites, sentant augmenter des desirs à mesure qu'il les satisfaisoit, Schezaddin, après s'être voluptueusement arrêté sur le peu qu'il découvroit de la gorge de Manzaïde, voulut passer à d'autres entreprises. La princesse qui quand elle l'auroit soupçonné d'être téméraire, ne croyoit pas que l'état où il étoit, lui permît de concevoir de grands projets, ou du moins de les exécuter, ne s'effraya pas beaucoup de le voir badiner avec son bec autour de son corset. Elle avoit de si bonnes raisons de croire que cela ne pouvoit le mener à rien, qu'elle ne daigna seulement pas paroître le remarquer. Schézaddin profitant de la dangereuse sécurité où elle étoit, saisit avec tant de vivacité, et tourna si adroitement un noeud de rubans, qu'il le dénoua avant qu'elle eût cru la chose possible, ou qu'elle eût imaginé qu'il songeât à la tenter. La surprise qu'elle en eut fut si grande, que Schézaddin qui, comme elle, ne perdoit pas son tems às'étonner, eut le tems de dénouer encore un ruban, qu'elle doutoit encore, si ce qu'il faisoit étoit possible; et que, quand elle en fut bien convaincue, elle trouva qu'elle auroit à renouer tout son corset. Quoiqu'il lui parût cruel de priver le prince du fruit de toutes les peines qu'il s'étoit données, elle crut avoir laissé faire assez à l'amour, et en soupirant, des conseils affreux que lui donnoit sa vertu, elle se mit en devoir de les suivre, et porta, mais lentement, ses mains à son corset. En s'apprêtant à réparer le désordre où il l'avoit mise si ingénieusement, elle le regarda d'un air triste; comme si elle lui eût demandé pardon du tort qu'elle alloit lui faire, ou qu'elle eût imploré son secours contre elle-même. Mais Schézaddin n'entendant pas tout ce que lui disoient les yeux de Manzaïde, ou s'effrayant de ses propres entreprises, encore plus que celle qui en étoit l'objet, n'osa s'opposer à ce quelle-même ne faisoit qu'en tremblant. La princesse voyant enfin qu'il ne sçavoit seulement pas la prier d'arrêter, en poussant un profond soupir que l'imbécille retenue de son amant, et la violence qu'elle se faisoit, lui arracherent, saisit ces funestes rubans qu'elle se voyoitcondamnée à renouer. Comme elle étoit dans un état qui ne laisse pas à la raison un exercice bien libre, et que d'ailleurs l'habitude l'entraînoit, ce fut par les rubans d'en bas qu'elle commença. Mais, dira-t-on, elle devoit d'autant plus songer à renouer d'abord les rubans d'en haut, que Schézaddin regardoit avec plus de transports ce qu'elle se croyoit obligée de lui cacher. Eh bien! Ce fut peut-être à cause de cela même que, sans le vouloir, elle y pensa moins. Lorsque la vertu combat l'amour, c'est bien assez pour elle d'être obéie, sans aller chercher si elle devroit l'être mieux, ou plus promptement. Avant que Manzaïde qui, (ne voulant pas qu'il restât aucunes traces des entreprises de Schézaddin, raccommodoit fort doucement ce qu'il avoit défait si vîte) eût fait la moitié de l'ouvrage qu'elle s'étoit imposé, il vit combien il avoit tort de la laisser faire; mais trop amoureux pour employer contre elle ce ton d'autorité qui réussit toujours si bien aux amans aimés: ah cruelle, s'écria-t-il, du ton le plus tendre, et en même tems le plus soumis, que vous m'aimez peu! Que vous le croyez peu, vous-même! Répondit-elle, en s'arrêtant, et que je suis honteuse de ne pas mériter le reproche que vous me faites! En achevant ces paroles, elle voulut continuer son ouvrage; mais Schézaddin, à qui l'amour, les desirs et la douleur ne laissoient plus la crainte de déplaire, lui opposa une si vive résistance, ou pour mieux dire, elle se trouvoit si foible contre lui, qu'il n'eut pas beaucoup de peine à en triompher. Mais êtes-vous raisonnable, lui disoit-elle d'une voix foible, et entre-coupée, (pendant qu'il travailloit avec autant d'ardeur, que de succès à la remettre dans son premier état) est-il naturel d'exiger de pareilles choses, ne craignez-vous point que je ne vous le pardonne jamais? Quoique Schézaddin ne sçut pas encore combien les femmes disent de choses, quand elles ne peuvent dire que des riens; le ton de la princesse étoit si tendre! En lui résistant, elle se défendoit si mal! Ses yeux l'assuroient de tant d'indulgence, qu'il ne lui fut pas possible de se méprendre plus long-tems aux mouvemens de Manzaïde. Les interprêter comme il le devoit, et malgré tout ce qu'elle disoit encore, écarter intrépidement tous les obstacles qu'elle lui avoit opposés, fut la seule réponse qu'il crutdevoir lui faire. Il ne s'étoit pas tant tourmenté sur le corset pour faire grace à la tunique; et ce bec, qui jusques-là lui avoit été si favorable, lui servit encore à triompher et à jouir. Est-il possible, lui disoit Manzaïde en s'agitant, et sans doute, pour tâcher de lui échapper, est-il possible que vous ne soyez pas encore content, et que vous ne sentiez pas à quel point ce que vous faites doit me déplaire! Ah! Parbleu, oui! Dit schah-Baham, voilà de bons propos! Comme il croit cela à présent, lui! Eh! Non, non, il ne lui déplaira pas, j'en suis sûr, ou du moins, il faut l'avouer, il me tromperoit bien. Est-ce qu'elle croit, par parenthese, que c'est pour rien qu'on se fait oie? Je me souviens, moi, par exemple, qu'une ou deux fois, ou même trois fois en ma vie, et si je n'étois alors, graces à Dieu, guere plus oie que vous ne me voyez, on me dit précisément que je déplairois, parce que pour ce qu'on appelle le respect, j'avoue que je le perds volontiers, et ce n'est point par mauvaise éducation, ou par envie de faire de la peine; mais c'est que je suis né comme cela; et que, comme a très-bien dit le visir, l'usage du monde est une bellechose, sur-tout quand on sçait le placer où il convient. Au reste, c'est que je n'en fus pas la dupe; et c'est ce qui ne peut manquer d'arriver, lorsque, comme moi, l'on connoît bien les femmes; et ce n'est pas une chose aussi aisée qu'on le croit d'ordinaire, non! Je vous dirai (j'en parle, au surplus, pour en parler) qu'il est vrai qu'elles sont bien fausses. Ce n'est pas que je ne consente qu'elles n'aient de la vertu; mais, si vous le sçavez, dites-moi, je vous prie, à quoi servent les façons? Voilà ce que je n'ai jamais compris. Car, si ce n'est qu'elles ennuient, à quoi d'ailleurs sont-elles bonnes? Mais, quels propos! Lui dit la sultane, est-il possible que vous n'en sentiez pas l'absurdité! Vous permettez la vertu... oui, interrompit schah-Baham, à mon corps défendant, j'en conviens, mais n'importe, elle est respectable. Mais, reprit la sultane, vous ne passez pas les façons. Eh! Qui en fait faire, si ce n'est la vertu, ou du moins la nécessité d'en montrer? Ah! Oui, dit le sultan en se levant, de la conséquence dans les discours! De la dissertation! Du raisonnement! C'est que je m'en vais, moi, quand je trouve de tout cela. Quoique d'aucune façon je ne me croie fait pouravoir tort, j'aimerois mieux, vous comprenez bien, convenir que je ne sçais ce que je dis, que d'en dire davantage.

LIVRE 4 PARTIE 7 CHAPITRE 41

Les regards de la princesse, le ton même dont elle faisoit des reproches à Schézaddin, marquoient si peu de colere, qu'il ne lui fut jamais possible de croire qu'elle fût véritablement fâchée. Quand, en pareil cas, on imagine qu'une femme ne se défend qu'à regret, il est bien difficile de ne pas penser aussi que l'on peut tout tenter sans lui déplaire: et rien ne mene aussi loin qu'une pareille idée. Une femme qui vous la voit s'effraie, en cherchant à vous l'ôter, s'y prend ordinairement de façon qu'elle la justifie. Quoique Manzaïde ne résistât plus au prince qu'avec mollesse, qu'elle parût même craindre de l'offenser, en se défendant encore contre lui, et que par conséquent il pût hasarder des propositions, il sentit qu'il y a des choses qu'il vaut encore mieux ravir que demander. Ce n'est pas que quand on les demande avec une certaine politesse,elles vous soient toujours refusées; mais avant que l'amour ait triomphé de la vertu, ou que l'on ait jugé à propos de se rendre, lorsque l'on ne se défend que par coquetterie, et que l'on ne se livre que par caprice, on a perdu bien des momens qu'en ne demandant rien, et en hasardant tout, on auroit fort convenablement employés. Schézaddin qui, sans doute, sçavoit cela, écarta, sans la permission de Manzaïde, cette tunique qui voiloit les beautés qu'elle lui disputoit encore, ou dont elle ne lui permettoit pas assez la vue. Admirer, être ébloui, se perdre dans les plus vifs et les plus tendres transports, furent les seuls remercimens qu'il put lui faire. Qu'ils étoient flatteurs pour elle, et quel gré ne lui sçut-elle pas de son silence. Après avoir joui quelque tems des charmes qu'elle lui abandonnoit enfin, il se sentit tourmenté par de nouveaux desirs. Qu'on est à plaindre quand on aime! Ah! Disoit-il en lui même, si j'avois pu voir Manzaïde, sans être forcé de me revêtir de la même forme qui me cachoit la sienne, sans doute elle auroit pu se défendre contre moi! Cette idée troublant ses plaisirs, il pria la princesse (mais assez tendrement, pour qu'elle nepût pas croire que ce fût l'ennui d'être oie qui le gagnât) de vouloir bien, sans cesser de paroître telle qu'elle étoit, lui rendre sa figure. Hélas! Lui répondit-elle, je ne suis point assez malheureuse pour que ce que vous me demandez soit en ma puissance. Cruelle! Repartit-il, ne cesserez-vous jamais de me craindre; et les preuves que je vous donne de mon respect ne devroient-elles pas vous rassurer? Votre respect! Dit-elle en souriant, et en se regardant dans l'état où il l'avoit mise, est-ce là son ouvrage? Ah! Manzaïde! S'écria-t-il, si vous m'aimiez, vous paroîtrois-je coupable? Mais, si je vous aimois moins, repliqua-t-elle, aurois-je tant de choses à vous pardonner; et en serois-je réduite à rendre graces aux dieux de ne pouvoir pas porter plus loin l'indulgence? Schézaddin obstiné, comme le sont tous les amans lorsqu'ils sont sûrs de plaire, la pria encore, et toujours en vain, de vouloir bien, sans se revêtir de cette désagréable figure qui le gênoit si cruellement, la lui ôter. Déséspéré de sa résistance sur cet article, il ne s'occupa plus que des beautés qu'elle avoit consenti à lui abandonner. Mais loin qu'elles pussent le distraire de ses nouveaux desirs,elles les lui faisoient sentir avec plus de violence. Inquiet, troublé dans ses plaisirs par l'idée de ceux que Manzaïde auroit pu lui donner encore, il ne goûtoit plus qu'en soupirant ce même bonheur qui, quelques instans auparavant, suffisoit pour remplir ses voeux. La tendresse, la volupté même qu'il voyoit regner dans les yeux de la princesse, sûrs garans qu'elle auroit tout pardonné, s'il eût pu devenir plus coupable, lui faisoient sentir plus vivement encore le malheur de ne pouvoir pas l'offenser davantage. C'est un grand bien que d'avoir l'esprit orné. La ressemblance qui se trouvoit entre son aventure et celle où le maître des dieux, sous la forme d'un cygne, força Léda à partager ses feux, vint enfin le frapper. La différence d'un cygne à une oie est-elle donc si grande, disoit-il? Mais, Jupiter étoit un dieu! Qu'importe! Avec l'amour que je sens, je suis plus qu'un mortel. Ah! Si le bonheur d'un amant doit se mesurer sur sa tendresse, si c'est aux coeurs les plus vivement pénétrés que l'amour doit ses faveurs, le maître des dieux les méritoit moins que moi! Ce n'est pas ordinairement pour fairede petites choses, qu'on se choisit de grands modeles. Animé par le sien, le prince sentit redoubler son audace. Dans le tems que la princesse, mollement livrée au désordre de son ame, jouissoit d'autant plus paisiblement des transports de Schézaddin, qu'elle le croyoit moins occupé de nouveaux projets, il se débarrassa brusquement de ses bras. Avant même qu'elle eût pu soupçonner son dessein, il prit avec son bec la couverture, qui, quoiqu'assez négligemment, l'enveloppoit encore, et sautant en même tems en arriere, il la mit dans un état bien favorable à sa tendresse sans doute, puisqu'il la fit rougir. On lui a vu jusques ici tant de vertu, qu'il seroit possible que l'on crût que dans cette occasion, elle avoit, aussi bien que dans les précédentes, rougi pour peu de chose. Pour empêcher qu'on ne l'accuse de pruderie mal à propos, il est nécessaire de rappeller qu'elle avoit long-tems combattu, qu'elle s'étoit par-conséquent retournée souvent dans son lit, que sa tunique s'étoit dérangée, et qu'elle n'y avoit pas mis ordre. En vérité une femme dans cette situation, accoutumée même à ne rougir de rien, rougiroit au moins de surprise.La sienne fut si grande, et Schézaddin revola auprès d'elle avec tant de promptitude; elle se sentit accablée de caresses si vives, qu'elle ne put pas d'abord le priver des plaisirs que son audace lui procuroit. Ce n'étoit pas qu'elle ne le voulût; mais peut-on toujours tout ce que l'on veut. Qu'où regne l'amour, la raison est de peu d'usage; et qu'il est bien plus aisé de sentir qu'on a trop d'indulgence, que de s'empêcher d'en avoir tant! Si l'amour lioit les mains à la princesse, la surprise lui glaçoit la voix; et dans une occasion où les cris auroient été son unique ressource, elle ne pouvoit former que des paroles mal-articulées, et qu'encore Schézaddin arrêtoit par des baisers d'une ardeur! D'une violence qu'il seroit difficile de comprendre, à moins que l'on ne fût aussi amoureux que lui, et assez heureux pour en donner de pareils. Une chose qu'on ne craindra pas d'assurer, et que quelques personnes croiront peut-être, c'est que ce qui nuisoit le plus à la princesse, étoit la singuliere admiration dans laquelle Schézaddin paroissoit plongé. Il est si doux en effet de plaire à ce qu'on aime, et de s'assurer, par le délire où l'on le voit, que l'on a dequoi lui plaire long-tems, qu'il est bien difficile de s'arracher à ce plaisir; sur-tout lorsqu'on le doit plus à l'audace de son amant qu'à sa propre foiblesse, et que par conséquent on peut le goûter, sans être obligée de se faire trop de reproches. Si le prince n'avoit rien exigé de plus de Manzaïde, peut-être après toutes les contestations ordinaires en pareil cas, l'auroit-elle laissé jouir tranquillement du fruit de son audace: mais après être resté quelque tems enchanté de tout ce qui s'offroit à sa vue, il voulut suivre son modele jusqu'au bout. Manzaïde, pour cette fois, persuadée qu'il valoit mieux qu'il ignorât combien elle pouvoit le rendre heureux, que de lui donner si mauvaise opinion de sa vertu, lui opposa toute celle qui pouvoit lui rester. Mais malgré la pureté de ses intentions, elle auroit infailliblement succombé, si n'espérant pas beaucoup de sa résistance elle n'y eût ajouté les cris les plus perçans. Schézaddin qui ne doutoit pas qu'à la façon dont elle crioit, la grue ne vînt à son secours, la laissa en frémissant. Quoique le premier soin de la princesse fut de réparer le désordre dans lequel il l'avoit mise, il étoit si grand, et la grue arriva avec tant de promptitude, que Taciturne qui la suivoit, eut le tems de voir les plus belles choses du monde. Il en fut d'abord si ébloui, qu'il ne s'apperçut pas que son maître avoit changé de forme. Il le vit enfin dans un coin du lit, qui plus confus que repentant, soupiroit, mais osoit encore regarder Manzaïde. Dans le moment qu'effrayé de cette métamorphose, il s'examinoit avec la derniere attention, et doutoit, si sans en être apperçu, on ne l'auroit pas fait grue, Manzaïde reprit sa figure, et rendit au roi de Tinzulk la liberté de reparoître tel qu'il étoit. Ah cruelle! S'écria-t-il, en voyant disparoître les beautés avec lesquelles il s'amusoit si agréablement depuis plus d'une heure, voilà le dernier trait de votre haine, et celui que mon coeur pouvoit vous pardonner le moins! Cette exclamation, toute tendre qu'elle étoit, ne calma point la princesse qui avoit, en cet instant, l'air de l'oie la plus effarouchée qu'on eût jamais vue. Non, continua-t-il, je mourrai à vos genoux, ou je vous verrai encore! ôtez-moi ces traits qui me sont devenus odieux depuis qu'ils me privent du bonheur d'admirer les vôtres! Quelque colereque je doive lire dans vos yeux, le plus grand de mes malheurs est celui de ne les voir plus. On peut juger si, après ce qui s'étoit passé, Manzaïde se préparoit à gronder son amant; mais quand elle auroit eu mille fois plus de colere, auroit-elle pu, sans en être attendrie, recevoir ces nouveaux témoignages de sa tendresse? D'ailleurs, qu'avoit-il donc fait de si extraordinaire? Eh bien! L'amour l'avoit emporté trop loin; étoit-ce donc un si grand crime? En étoit-ce même un? Et celui d'avoir marqué trop de froideur, n'eût-il pas été mille fois moins pardonnable? Dans une situation, ou de façon ou d'autre, un amant doit nécessairement offenser, il est bien naturel que le crime qui blesse le moins l'amour ou la vanité de ce qu'il aime, soit celui qu'on lui pardonne le plus aisément. Quand la princesse n'auroit pas éperduement aimé Schézaddin, et qu'elle n'auroit pas sçu tout ce que méritoit un amant qui, pour jouir un instant du bonheur de la voir, n'avoit pas balancé à se faire oie; elle avoit naturellement l'ame noble et disposée à cette clémence qui sied si bien aux personnes de son rang. Cependant, malgré cette dispositionnaturelle et sa tendresse qui l'augmentoit encore, elle fut au moins deux minutes sans vouloir le regarder. Enfin elle fit signe à la grue de s'écarter sans sortir de la chambre. Aussi-tôt qu'elle put parler au prince sans être entendue, elle lui fit, non tous les reproches qu'elle lui devoit, mais tous ceux qu'elle put lui faire. Aussi ne le gronda-t-elle pas long-tems; et bientôt il lui parut, comme à lui, que ce qui s'étoit passé étoit non seulement tout simple, mais même inévitable. Encore n'en crut-elle pas trop dire. Lorsque cette affaire fut reglée entr'eux, en goûtant le plaisir de se voir, ils se parlerent de celui qu'ils auroient le lendemain. Amans, que vous êtes heureux! Sans perdre rien du plaisir qui vous occupe, vous jouissez du plaisir qui vous attend, et sçavez vous rendre l'un aussi présent que l'autre. Après que Manzaïde et Schézaddin se furent dit tout ce que l'on peut se dire quand on s'aime, et qu'ils se furent redit mille choses qu'ils croyoient se dire pour la premiere fois, la princesse voyant paroître l'aurore, le congédia. Qu'elle arrive lentement cette aurore, lorsqu'elle amene le jour que je doisvous voir, lui dit-il tendrement! Qu'elle se hâte, quand je ne puis devoir à son retour que le malheur de vous perdre! Nouveau sujet de conversation, que Manzaïde saisit avec d'autant plus de vivacité, qu'elle pouvoit, en le traitant, dire à son amant plus de choses flatteuses. Elle le traita long-tems, et ne crut jamais l'avoir épuisé. Il y avoit enfin plus d'une heure qu'ils se disoient adieu, et qu'elle sentoit la nécessité de le renvoyer, sans avoir la force de lui prescrire de la quitter; et peut-être, malgré les raisons qu'elle avoit, que le jour ne le trouvât pas dans le palais, le soleil l'y auroit surpris si la grue, moins amusée, et par conséquent moins distraite, ne l'eût arraché des bras de Manzaïde. Ils se séparerent, le coeur aussi pénétré de tristesse, que s'ils n'eussent jamais dû se revoir. Pour les adieux de la grue et de Taciturne, ils ne furent ni tendres ni répétés: et comme la princesse depuis que Schézaddin l'avoit si cruellement offensée, ne l'en aimoit que mieux, la reine des isles de Crystal, malgré le respect de Taciturne, ne l'en aimoit pas davantage. Que dire de cette bizarrerie? Dame! Dit le sultan, qu'en dire en effet? La réflexion est fondée; cela n'est pas naturel.Je n'en suis pourtant pas bien étonné, moi qui ne dis mot. Il y a long-tems que je me doute que cette grue-là est capricieuse; et que c'est ce qui fait qu'elle ne sçait ce qu'elle veut. Quand on en trouve de ce genre, on est à plaindre, parce que d'abord on ne sçait sur quoi compter; et qu'il est vrai qu'il n'y a rien de plus incommode, d'autant que cela vous rompt toutes vos mesures. Au fond, ces femmes-là n'en sont pas, je crois, plus avancées; car elles en diront ce qu'elles voudront, il est très-rare qu'on les amûse. Ce n'est pas qu'on ne le voulût bien, mais on ne peut pas; et de-là vient qu'il n'y en a guere qui pensent comme cela. Très-bien, dit la sultane; vous venez d'approfondir cette matiere avec une sagacité dont vous devez être très-content. Je crois même qu'en la traitant plus long-tems, vous risqueriez de gâter ce que vous avez dit. Oh! Répondit Schah-Baham, pardonnez-moi, je ne vous ai pas encore dit le quart de ce que j'ai vu là-dessus. Je suis naturellement profond, moi; et il est bien rare que je ne voie pas dans les choses encore plus qu'il n'y a; mais s'il est bon de tout sçavoir, je n'ignore point qu'il n'est pas prudent de tout dire.

LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 42

Quelque pressé que fût Schézaddin de témoigner à son favori à quel point il étoit mécontent de sa conduite, l'intérêt de son amour et la crainte de compromettre l'honneur de sa princesse, ne lui laisserent que l'idée de lui obéir, en s'éloignant avec toute lapromptitude possible du palais du roi des terres-vertes. En vain Taciturne qui se sentoit coupable, lui faisoit de tems en tems de respectueuses agaceries pour lui faire rompre un silence qui commençoit à l'alarmer: fidele à son objet, le roi regagnoit la forêt à grands pas, et quoique son favori ne lui parlât que de Manzaïde, il sembloit à peine l'entendre, et être tout entier à la crainte d'être vu. Ils parvinrent enfin au même endroit où l'heureux Schézaddin avoit attendu si peu d'instans, et crut pourtant attendre un siecle que la nuit fût arrivée, et où il lui avoit adressé de si belles choses. Taciturne qui, à un regard de fureur que son maître lançoit sur lui, devinoit toutes les épithetes dont il alloit en être honoré, prenant la parole pour les prévenir: sire, lui dit-il, si j'avois pu prévoir que votre majesté s'amusât si bien, j'aurois fait mon possible pour que ma grue ne se fût pas si immensement ennuyée; et peut-être ne seroit-elle pas entrée si mal à propos? Il me paroît cependant nécessaire que vous sçachiez qu'auprès d'elle, par des accidens particuliers, la bonne volonté qu'on pourroit avoir est toujours très-inutile; et je me flatte que quand vous sçaurez cequ'on y devient, vous me trouverez plus excusable que je ne vous le parois à présent. Je m'étois cependant déterminée à courir pour votre service, les risques du monde les plus cruels; mais soit qu'elle n'ait pas pénétré mes intentions, ou qu'elle ait cru devoir amener les siennes, la conversation a commencé, de son côté, par des sentimens si sublimes et si épurés; et très-innocemment, j'ai suivi si bien la route qu'elle sembloit me tracer, que quand la princesse a jugé à propos de crier, nous en étions tous deux à chercher, elle, comment, après tant de dignité, elle m'ameneroit à un entretien plus amusant; et moi, comment je pourrois manquer de respect à une personne qui affichoit une si haute vertu. Le roi qui après ce qu'il sçavoit des dispositions de la grue pour Taciturne, ne pouvoit pas la soupçonner du ridicule dont il cherchoit à la couvrir, alloit lui répondre avec toute l'indignation dont il se sentoit transporté, lorsqu'au détour d'une route, il apperçut un dindon. S'il l'eût trouvé en deshabillé, c'est-à-dire, simplement en plumes, cette vision ne lui auroit pas été suspecte. Tous les dindons du pays n'étoient pas sujets duprince des sources-bleues; mais celui-là qui s'étoit revêtu d'une cuirasse, et qui avoit même le pot en tête, ne paroissoit pas échappé d'une basse-cour ordinaire, et n'être là que pour prendre l'air. Pendant que le roi l'examinoit avec attention, voilà, lui dit Taciturne d'un air de zele, un dindon qui s'est bien précautionné contre les rhumes ou les rencontres: il m'a tout l'air d'un ennemi, et je meurs d'envie de tirer dessus. En effet, répondit Schézaddin, que veut dire cet appareil guerrier? Ne seroit-ce pas mon rival? Ah! Si c'étoit lui. Comme il prononçoit ces paroles, un autre dindon en bonnet de nuit, et qui n'avoit pour tout vêtement qu'une robe de chambre légere, et pour toute arme que son épée, s'offrit inopinément à ses yeux. à la fierté de sa démarche, à ses regards dédaigneux, à son air sombre, il le reconnut aisément pour ce même prince, de qui tout à la fois il desiroit et craignoit tant la rencontre. à quelque point cependant qu'il lui fût odieux, et quelqu'envie qu'il eût d'en être débarrassé, il eût bien voulu ne se pas voir dans la nécessité de se mesurer avec un pareil ennemi. Tout ce qui lui étoit arrivé depuis quelques jours, se retraça àson esprit, et le fit desagréablement rêver. Pour maîtresse, une oie! Pour rival, un dindon! Forcé par sa haine, de se battre contre l'un, obligé par la violence de son amour d'épouser l'autre, quel spectacle pour l'univers! D'ailleurs, comment se battre contre un dindon? Pendant qu'il étoit occupé de toutes ces idées, son rival et lui cherchoient à se peindre par leurs regards toute la fureur qui les animoit. Après avoir en quelque sorte soulagé sa haine par le mépris qu'il mettoit dans les siens, le roi, plus arrêté encore par la crainte de commettre sa princesse, que par le ridicule de ce combat, alloit passer outre, lorsque le prince des sources bleues se jettant audacieusement au devant de ses pas: non, non, lui dit-il, je ne vous laisserai pas jouir aussi tranquillement que vous vous en flattez, peut-être, de votre bonheur et de mes tourmens, et vous allez me payer de votre vie l'injuste préférence que l'on vous donne sur moi. Vous êtes bien heureux, répondit le roi, avec la même fierté, de l'impossibilité où vous me mettez de m'immoler le téméraire qui ose aimer Manzaïde, et me le dire: mais vous ne serez peut-être pas toujours... si vous me haïssez autantque vous me le dites, et que vous le devez, interrompit le dindon, l'obstacle que je vois qui vous arrête, ne subsistera pas long-tems. Moins favorisé dans mon malheur, que l'ingrate qui vous sacrifie à la fois, et son honneur et mon amour, je ne puis, comme elle, m'offrir à vos yeux sous mes véritables traits; mais j'ai, si vous y consentez, le pouvoir de vous rendre tel que je suis, et d'avancer par-là des momens que votre haine doit vous faire attendre avec tant d'impatience. Quoique cette proposition flattât le desir ardent qu'avoit Schézaddin de se venger de son rival, la crainte de ce qui pouvoit lui arriver, s'il l'acceptoit, le fit rêver. Eh quoi! Seigneur, lui dit ironiquement le prince des sources-bleues, un roi qui a pu consentir à se faire oie pour l'amour, doit-il craindre de devenir dindon, lorsqu'il y est engagé par la gloire? Vous me permettrez de vous dire, monsieur, dit alors Taciturne, que vous interprétez mal la rêverie du roi mon maître, et qu'une armée d'un million de dindons, comme votre altesse, ne le feroit seulement pas sourciller; mais on ne s'est jamais, je crois, fait dindon surune si périlleuse parole, et si vous voulez être juste, vous conviendrez que cela peut bien mériter un peu de réflexion. Il est vrai, dit le prince des sources-bleues à Schézaddin, en regardant Taciturne avec le dernier mépris, que vous pouvez être arrêté par la crainte que la métamorphose à laquelle il faut que vous vous prêtiez, ne soit durable; et je sens qu'à cet égard ma simple parole ne doit pas suffire pour vous rassurer. Je vous jure donc, par l'anneau de Salomon, qu'elle ne subsistera que le tems de notre combat. Vous sçavez ce que ce serment est pour nous; et si vous avez autant de valeur que vous paroissez avoir de colere, je ne dois avoir rien à vous dire de plus. Le roi sçavoit trop à quel point les génies respectoient le serment que son rival venoit de faire, pour craindre qu'il osât le violer: mais quand il y auroit eu des exemples qu'il ne leur eût pas toujours été sacré, il étoit transporté d'une trop violente fureur, pour n'en vouloir pas courir le hasard. Honteux même d'avoir hésité, il consentit à ce que le prince lui proposoit, et devint dans un instant, aussi dindon qu'une heure auparavant il avoit été oie.Pendant que ces deux rivaux se battoient avec une fureur qui alloit jusqu'à la rage, l'écuyer du prince, qui comptoit apparemment sur la bonté de sa cuirasse, dit à Taciturne, qu'il leur seroit honteux de rester oisifs dans une si belle occasion d'éprouver mutuellement leur courage; mais celui-ci blâmoit trop son maître, de s'exposer, comme il faisoit, à être dindon le reste de sa vie, pour suivre un exemple si dangereux; et il répondit froidement à la téméraire volatile qui osoit le défier, que tout ce qu'il sçavoit faire des dindons, étoit d'en manger, et qu'encore ne les aimoit-il guere. Les deux princes se ménageoient trop peu, pour que le succès de leur combat ne fût pas bientôt décidé. à peine, en effet, Taciturne eût-il répondu à l'écuyer, que l'odieux rival de Schézaddin tomba à ses pieds, percé de coups. Ah! Que j'en suis aise! S'écria le sultan, depuis que l'on m'a fait faire connoissance avec ce dindon-là, je l'ai pris dans une aversion horrible; et l'on ne doit pas croire que je ne régle mes goûts que d'après les événemens: car j'ai dit d'abord que je ne l'aimois pas. Je soutiens donc que c'est un insolent qui méritebien cette petite correction; mais il n'en faut pas moins que je dise une vérité, l'autre est d'une magnanimité qui fait frémir; et il devient dindon avec une légéreté qui non-seulement ne ressemble à rien, mais qui, encore, peut tirer pour lui à de très-grandes conséquences: qui sçait ce qui va lui en arriver à présent? Est-ce que cela ne vous inquiete pas, vous, madame, demanda-t-il à la sultane? Mais, non, répondit-elle, je me sens sur le sort de tous ces gens-là, de quelque espece qu'ils soient, de la plus parfaite tranquillité; et je verrois sur le carreau toute la volaille du conte de votre visir, et ce magnanime roi, par-dessus le marché, que je n'en serois, à ce qu'il me semble, guere plus émue. Oh! Reprit Schah-Baham, ce n'est pas de voir deux dindons se battre que je me sens le coeur remué: ces animaux sont naturellement coleres; et pour peu qu'on se promene dans une basse cour, c'est un plaisir qu'on ne peut guere manquer d'avoir: mais jamais, que je sçache du moins, on n'en a vu se battre à l'arme blanche. Je sens même que je demanderois comment cela peut se faire, si je ne me souvenois pas que tout est féerie dans cette histoire. Enfin, je ne sçais que vous dire, ni même pourquoi cela m'arrive; mais ce conte qui, comme vous dites très-bien, ne vaut quoi que ce soit au monde, m'intéresse pourtant beaucoup d'ailleurs, c'est qu'il ne finit pas, que c'est quelque chose, au moins, que de pouvoir ennuyer son monde si long-tems, sans qu'il paroisse du tout qu'on en soit incommodé, ni qu'on en ait moins à dire; et que je crois presque que cela est sans exemple. à peine le prince des sources-bleues fut-il tombé qu'il disparut. En même-tems, contre les craintes de Taciturne, Schézaddin reprit sa premiere forme. Pendant qu'il rêvoit assez tristement à tout ce qui se passoit, et que le plaisir d'avoir triomphé de son rival une seconde fois, ne l'empêchoit pas de craindre que de plus puissans obstacles ne s'opposassent à son bonheur; je ne sçais, sire, lui dit le favori, comment se terminera le dessein que vous avez formé; mais à la façon dont tout cela commence, j'ai peine à croire qu'on ne vous suscite encore plus d'une affaire, dont peut-être vous ne vous tirerez pas si aisément que de celle-ci. Vous les craignez moins pour moi, sans doute, répondit le roi, d'un ton irrité, que vous ne m'en desirez:et l'air d'intérêt que vous affectez sur mon sort, ne m'en impose pas sur vos dispositions: mais dussent tous les dindons de l'univers, enchantés ou non, fondre sur moi! Dussent tous les génies ensemble s'armer contre mon bonheur, j'épouserai Manzaïde; et pour vous punir de me souhaiter des obstacles, je vous donne ma parole que, soit que vous soyez, ou ne soyez pas sensible à la tendresse de la reine des isles de Crystal, je ne vous en forcerai pas moins d'y répondre: ces menaçantes paroles qui étoient les seules dont il eût honoré Taciturne, depuis qu'ils avoient quitté le palais du roi des terres-vertes, choquerent plus ce favori qu'elles ne l'alarmerent. Le pouvoir de Schézaddin, quelque étendu qu'il fût, avoit des bornes dans un pays où le peuple toujours inquiet, et, pour ainsi dire, menaçant, étoit plus disposé à ôter au souverain de ses droits, qu'à rien perdre de ceux qu'il croyoit avoir. Taciturne ne craignoit donc pas que Schézaddin, quelque envie qu'il en pût avoir, pût le forcer à épouser la grue; mais son orgueil fut blessé de la menace; et il résolut de la faire payer cher au roi son maître. Cependant, comme il ne vouloit s'exposerà sa colere qu'à un certain point, ou que plutôt il croyoit que pour lui porter des coups plus sûrs, il falloit lui cacher la main dont ils partiroient; ce fut secretement qu'il se détermina à la vengeance, et à ne rien oublier pour traverser les vues et les desirs de Schézaddin. Ami depuis long-tems, mais incognito , du grand raisonneur, son voisin dans le palais, et pouvant même, par une porte qui n'étoit connue que d'eux, se rendre chez lui, sans être apperçu; aussi-tôt que le roi fut rentré, il alla chez Quamobrem, et l'ayant éveillé, il lui raconta sans ménagement les étonnantes amours du roi, et lui découvrit le dessein plus extraordinaire encore (si pourtant cela étoit possible) où il étoit de les terminer par un mariage. Tout cela parut si peu vraisemblable à Quamobrem, qu'il crut d'abord que Taciturne avoit perdu l'esprit, ou qu'il venoit achever chez lui quelque mauvais songe qui lui avoit troublé le cerveau; et il eût, en effet, été assez difficile de n'en pas juger comme lui: mais le favori lui attesta par tant de sermens, la vérité des faits qu'il avançoit, et lui parut d'ailleurs si sensé, qu'il commença à croire qu'ils pouvoient bien être réels.Un autre que lui, et de qui l'esprit n'auroit pas été nourri par de si bonnes lectures, ne se seroit peut-être pas si aisément rendu; mais comme il n'y avoit pas dans tout l'empire d'Isma d'homme qui pût se vanter d'avoir lu plus de contes, et qui, par conséquent, connût mieux l'étendue du pouvoir des fées, Taciturne l'eut bientôt persuadé. Ce qui l'étonnoit, n'étoit pas la transformation de tous ces peuples; il y a bien peu de contes où l'on n'en trouve pas; et ce n'étoit pas, à son avis, un coup de baguette bien miraculeux. Mais qu'un roi devînt amoureux d'une oie, et qu'il voulût l'épouser à la face de tout l'univers, c'étoit ce qui lui paroissoit incroyable. Aussi, après de très-longs raisonnemens, et tout ce que l'on peut dire sur une chose, lorsqu'on la trouve surprenante, il finit par avouer qu'il ne croyoit pas que l'on eût encore rien vu de pareil dans l'histoire. " eh bien! Répondit Taciturne avec enthousiasme, on le lira bientôt dans la nôtre, cet événement affreux, si c'est en vain que j'ai compté sur votre courage, sur votre amour pour la patrie, sur votre zele pour la gloire du roi, qui va se flétrir aux yeux de l'universentier, en formant les noeuds les plus exécrables que l'on puisse jamais imaginer. Ce matin, peut-être, il va déclarer son choix: mais ne pensez pas que ce soit à cela qu'il se borne. Quatre peuples autruches, grues, oies et dindons, vont bientôt inonder ces lieux, y être élevés aux plus grandes dignités, et chasser de notre lit l'épouse que nous y avons placée. Le roi, qui prétend que tous ces peuples ne fassent plus qu'un même corps avec le sien, et qui se nourrit du fol espoir que leur enchantement finira, dès qu'il sera uni à l'oie qu'il appelle sa princesse, veut nous forcer à suivre son exemple. Une grue, la plus insoutenable, la plus indécente des grues m'est réservée; et, frémissez pour vous-même, pour vous, dis-je, qu'une bécasse attend! Eh! Qu'espérer aujourd'hui d'un prince qui, plus enchanté mille fois que ne peut l'être le vil oison qu'il adore, semble avoir perdu toute idée de sa gloire. Mes yeux ne l'ont-ils pas vu cette nuit, pour se livrer, soit à son amour, soit à sa vengeance, devenir successivement oie et dindon? Quelle honte pour nous qu'il se flatte que nous souffrirons,non-seulement avec tranquillité, qu'il nous donne une si odieuse reine, mais encore que nous aurons la bassesse d'applaudir à son choix! Quoi! Ce peuple autrefois si fier, peut-être même trop jaloux de ses droits, ce peuple enfin, si redoutable pour ses maîtres mêmes, qui tant de fois a disputé contre eux sa liberté, les armes à la main, est-il donc avili au point qu'il n'y ait rien qu'on ne doive attendre de sa lâche complaisance pour la tyrannie? Nous osons cependant croire que nous ne sommes pas assujettis. Ah! Que les mains chargées de fers, il sied mal de se vanter de sa liberté! Disons moins que nous sommes libres, et soyons-le en effet. Nous! Liés à de vils animaux! Pouvez-vous y songer sans horreur? Vous, à qui la nation entiere a remis le soin de la défendre de l'oppression! Vous de qui l'éloquence a tant de fois foudroyé ces lâches ministres, qui, tout à la fois, ennemis du peuple et du roi, n'apportoient à notre sénat que des projets sinistres, aussi honteux pour le souverain que ruineux pour les sujets, nous laisserez-vous déshonorer par les noeuds funestes que l'on veut nous faire former?N'aurez-vous à opposer à la plus monstrueuse entreprise que de vaines exclamations, lorsque ce n'est que par la plus invincible fermeté que vous pouvez nous arracher à l'ignominie qu'on nous prépare? Maître de nos trésors, Schézaddin, n'en doutez pas, va les répandre pour faire réussir ses desseins. Eh! Que ne devons-nous pas dans cette occasion, craindre d'hommes vendus depuis si long-tems, et qui n'en ont jamais trouvé de si favorable à la lâche avarice dont ils sont possédés! Montrons du moins, par une généreuse résistance, à cet univers qui va avoir les yeux sur nous, que la détestable soif de l'or, n'a pas ici gagné tous les coeurs, et que l'on sçait encore y mépriser les richesses et les dignités, lorsqu'au lieu d'y être, comme autrefois, le prix de la vertu, elles n'y servent plus que de récompense à la bassesse. " il dit; et le grand-raisonneur qui étoit en effet assez bon citoyen, et qui trouvoit dans l'occasion qui se présentoit la plus belle matiere pour haranguer qui jamais se fût offerte à lui, et peut-être aussi de quoi humilier un ministre accrédité, devant qui il rampoitdepuis long-tems; échauffé par le discours de Taciturne, et déterminé par la crainte d'épouser la bécasse dont il l'avoit menacé, lui promit d'entrer dans toutes ses vues. Il l'assura même, et en peu de mots, contre son ordinaire, que c'étoit vainement que Schézaddin se flattoit d'amener la nation, non-seulement à épouser des grues, ou telle autre chose, mais encore à lui laisser épouser le malheureux oiseau qu'il adoroit: qu'il étoit sûr de l'orateur et des principaux membres de la chambre des communes; et que Schézaddin ne se seroit pas plutôt ouvert sur le honteux dessein qu'il avoit formé qu'on lui susciteroit tant d'obstacles, qu'il trouveroit qu'il est encore plus aisé d'avoir l'idée d'épouser une oie, que de l'exécuter. Taciturne, comblé de joie des héroïques résolutions où il laissoit l'illustre Quamobrem, le quitta, après lui avoir demandé le secret le plus profond, et se retira chez lui, moins pour y prendre quelque repos, que pour se livrer à toute la fureur qui l'animoit alors contre son maître; et attaquer par le ridicule cette même passion, contre laquelle il vouloit armer tous les ordres de l'état. Assurément, dit Schah-Baham, je n'aipas tort de haïr cet homme-là. Dites-moi, je vous prie, si jamais vous avez vu un esprit plus noir et plus mal faisant: mais aussi, dit la sultane, pourquoi veut-on lui faire épouser d'autorité une grue qu'encore il n'aime pas? Oui, reprit le sultan, j'en conviens; cela est un peu injuste: mais sans compter que l'on ne veut employer ici l'autorité qu'après que les bonnes manieres ont été mises en avant, est-il aussi raisonnable qu'il ne veuille pas d'une grue du premier mérite, et qui (car cela est assez rare, je crois, pour pouvoir être remarqué) n'est rien moins qu'une tête couronnée. Aussi cette sotte bête, Dieu me pardonne, va lui raconter son histoire, où, véritablement je sçais, depuis que le visir me l'a expliqué, qu'il y a de petites choses un peu scabreuses. Je ne jugerois même pas que cela ne l'eût un peu dégoûté de ce mariage-là, quoique, tout bien considéré, il ne soit pas trop fait pour y regarder de si près, sur-tout avec une reine. Que ne lui mentoit-elle un peu? à sa place, moi, je n'aurois dit que quatre ou cinq aventures; et cela, ce n'est pas grand chose; mais, tout un empire ah! Ma foi, c'est un peu trop, en cas de ces sortes d'événemens là. Pourquoi, encoreune fois, n'a-t-elle pas menti; vous conviendrez, je pense, qu'elle avoit beau jeu pour cela. Mais, dit la sultane, êtes-vous bien sûr qu'elle ne l'ait pas fait? Sur la fin de son histoire, elle est devenue bien réservée; et il m'a paru, comme à Taciturne, bien peu naturel qu'après les raisons qu'elle avoit de se défier de la fée, elle n'eût pas cherché à s'assurer, par quelques épreuves, de son désenchantement. Pensez-vous, répondit Schah-Baham! Cela seroit bien prudent, à la vérité, mais bien noir pourtant de lui en avoir fait mystere; mais quand cela seroit, je n'en approuverois pas plus les manieres de votre Taciturne, pour qui, permettez-moi de vous le dire, elle est toujours un trop bon parti, pour qu'il fasse tant avec elle, ce que nous appellons le mirliflore .

LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 43

Pendant que Taciturne, appuyé du crédit et de l'autorité du grand raisonneur, se flattoit de faire avorter les tendres projets de son maître, ou du moins d'en reculer le succès, le princequi craignoit que l'on n'y apportât les plus grands obstacles, avoit envoyé chercher son grand visir, pour en conférer avec lui. Quoique ce ministre fût l'homme de son siecle que l'extraordinaire effrayoit le moins, et qu'il n'y eût rien que, soit par la force de son éloquence, soit par d'autres moyens moins éclatans, et souvent plus efficaces, il n'eût fait passer, il fut étonné de l'affaire qu'il avoit à proposer à la nation. Il tenta même de détourner le roi d'une résolution qui pouvoit causer dans l'état la plus grande révolution: mais ce prince qui, par lui-même, changeoit difficilement d'avis, et que son amour rendoit encore plus ferme, n'écouta aucune crainte, ni représentations de son visir. Il vouloit au reste, qu'avant que de déclarer son choix, on s'assurât des suffrages par les mêmes voies qui, dans de moins importantes occasions les lui avoit acquis: c'est-à-dire, qu'il jugeoit qu'il étoit plus sûr d'employer la corruption que l'éloquence; et de ne s'ouvrir sur son projet que lorsqu'il se seroit assuré qu'il ne trouveroit pas de contradiction; mais le ministre, plus au fait que le roi son maître, de tous les petits moyens par lesquels les hommes d'état amenent ou créent les grands événemens,crut que l'on ne pouvoit préparer tant de machines, sans donner plus fortement qu'il n'étoit nécessaire l'idée que l'on n'avoit jamais proposé à la nation rien qu'elle dût approuver moins; que toutes ces précautions ne serviroient qu'à multiplier les obstacles, à faire renchérir les voix, et à rendre douteux, au moins le succès de l'affaire; que la complaisance outrée de ceux qui se seroient vendus, ranimeroit le zele de ceux qui ne l'étoient pas, soit qu'eux-mêmes voulussent se vendre, ou qu'ils préférassent à tout ce qu'on pourroit leur offrir, la stérile vanité d'être opposans. Il ajouta que, puisqu'il n'y avoit que le Lord Taciturne qui connût la princesse, on ne risquoit rien à cacher le genre dont elle étoit. Il dit encore qu'à la vérité, le nom du royaume des terres-vertes n'étoit connu de personne, ni dans l'empire, ni peut-être dans tout l'univers; mais que s'il en parloit, cela ne l'empêcheroit pas d'en faire la plus magnifique description; que pendant que l'on feroit les préparatifs nécessaires pour l'entrée de la princesse, et pour un si noble hyménée, on s'assureroit des troupes; et que quand Schézaddin n'auroit contre lui que des orateurs, il pourroit, sans se flatter trop, compter sur une heureuseréussite: qu'en tout cas, avec de l'or à répandre, et des dignités à distribuer, les raisons étoient assez peu nécessaires, et qu'enfin il le feroit aisément triompher, quelques violentes que pussent être les brigues, et même quelques obstacles que son odieux rival pût vouloir lui susciter. Il termina ce long morceau de politique, en suppliant Schézaddin de retarder d'un seul jour une proposition à laquelle, pour pouvoir lui donner une tournure avantageuse, il sentoit qu'il avoit besoin de rêver; et ce prince qui vouloit, et surprendre agréablement Manzaïde, par cette preuve de sa tendresse, et ne la revoir qu'avec un royaume à lui offrir, accorda avec peine à son ministre, le délai qu'il lui offroit, quelque court qu'il fût. Tout piqué que Taciturne étoit contre le roi, il y avoit fort long-tems qu'il attendoit dans les appartemens la fin de cette conférence, et qu'il affectoit de s'y faire voir, afin que, si Schézaddin vouloit l'accuser d'avoir révélé ses secrets, tout le monde, à la cour, pût déposer de sa conduite. Il savoit qu'on ne pouvoit pas le convaincre d'avoir vu le grand raisonneur; et d'ailleurs, quoiqu'il fût liéavec lui d'une assez intime amitié, il affectoit en public tant d'indifférence pour lui, et en particulier lui donnoit devant le roi de si grands ridicules, qu'il ne craignoit pas que ce prince le soupçonnât de lui avoir révélé ses secrets. On n'a jamais bien sçu pourquoi il cachoit avec tant de soin ses liaisons avec Quamobrem, mais on a, et avec assez de raison, conjecturé que Taciturne, tracassier par goût, et politique par air, et, sans être dans le secret de l'état, assez à portée de les pénétrer, donnoit au grand raisonneur des avis dont celui-ci se servoit contre le ministre qu'ils haissoient tous deux, et devant qui, cependant, tous deux étoient forcés de ramper. Auroient-ils été les premiers courtisans que l'envie de nuire auroit unis? Et si cette conjecture est aussi bien fondée qu'elle semble l'être, faut-il s'étonner que Taciturne cachât au roi une correspondance qui, en le rendant suspect, ne pouvoit que nuire à sa faveur? Quoique l'opiniâtreté avec laquelle il refusoit de s'unir à la plus étonnante des grues, eût choqué Schézaddin, et que cet orgueilleux favori commençât à lui être moins cher, il étoit le seul de sa cour qui connûtManzaïde, et à qui il pût en parler; et c'en étoit assez pour qu'il parût n'avoir rien perdu dans le coeur du roi. Il étoit assez simple que ce prince prît pour texte, ses aventures de la nuit derniere; que je suis désespéré, dit-il à Taciturne, de n'avoir été heureux qu'à demi, dans le combat, et de n'y avoir pas privé du jour l'insolant rival qui vient troubler mon bonheur! Il est vrai, sire, répondit le favori, que votre majesté auroit fait un beau coup, si elle avoit pu l'envoyer en retraite dans son dix-neuvieme monde, car je crains, à parler franchement, qu'il ne lui suscite encore plus d'une affaire dans celui-ci. J'ai, repartit le roi, les mêmes terreurs que vous; et l'idée de ce rival odieux ne se présente plus à mon esprit, sans le remplir du trouble le plus cruel. J'aurois peine à dire, et quels sont les obstacles que j'en crains, et combien j'en crains cependant. Le fourbe favori que cette idée du roi mettoit à couvert du soupçon, n'oublia rien de tout ce qui pouvoit la fortifier dans son esprit; et sans paroître deviner de quel genre seroient les traverses que Schézaddin pourroit avoir à essuyer, il lui en fit en général craindre de terribles.Le lendemain, le sénat ayant été convoqué, et le bruit qui s'étoit sourdement répandu qu'il y seroit question de quelque chose de fort important, l'ayant rendu plus nombreux qu'à l'ordinaire, le grand visir ouvrit la séance par un discours pompeux, où, après s'être étendu sur l'amour tendre que le roi portoit à ses sujets, et sur les preuves innombrables qu'il leur en avoit données depuis son avénement au trône, il dit que sa majesté avoit cru ne pouvoir mieux couronner ses bienfaits, qu'en leur donnant, enfin, cette reine qu'ils lui demandoient depuis si long-tems: que lorsque son choix leur seroit connu, ils conviendroient qu'il n'en pouvoit faire un qui fût plus favorable à la nation; que tout ce dont, par des raisons qui n'importoient en rien à l'état, il pouvoit à présent leur faire part; c'est qu'il épousoit la princesse, fille du puissant roi des terres-vertes; qu'il ne chercheroit point à s'étendre sur les avantages que les ismatiens retireroient de cette alliance; mais qu'avant qu'il fût peu, l'on béniroit le souverain d'avoir si bien choisi, tant pour son propre bonheur que pour l'éternelle félicité de l'empire; que par laprotection de la fée Tout-Ou-Rien, des sources inépuisables de richesses s'offroient dans des régions florissantes et fortunées, et que c'étoit elle, enfin, qui avoit déterminé Schézaddin, et non de vains sentimens qui peuvent surprendre les rois comme les autres hommes; mais qu'ils ne doivent pas écouter comme eux. Cet artificieux discours fut d'abord reçu du sénat avec un applaudissement général. Cependant quelques sénateurs, qui par hasard sçavoient la géographie, trouverent fort extraordinaire qu'on eût oublié de mettre sur la carte un royaume qu'on leur peignoit si étendu et si florissant. Car, disoient ces subtils raisonneurs, si cet empire est si florissant, comment ne le connoît-on pas; et si l'on ne le connoît pas, comment fait-on qu'il est si florissant? Malgré cette réflexion si simple et si sensée, le plus grand nombre emporté par le plaisir d'avoir une reine, vouloit que, sans autre examen, le sénat allât en corps rendre graces au roi: d'autres, payés apparemment pour louer le ministre, ajouterent à cet avis, qu'il seroit aussi remercié au nom de la nation, d'avoir porté sa majesté à donnerenfin à son peuple une satisfaction si long-tems attendue: et malgré les clameurs de quelques éternels opposans, cet avis alloit passer, lorsque le grand Quamobrem, se levant avec cette imposante gravité qui le faisoit écouter avec respect, des plus échauffés: " j'ai, seigneurs, dit-il, trop bonne opinion de votre discernement, pour croire qu'il y ait parmi vous quelqu'un que l'artifice du discours que nous venons d'entendre, ait pu séduire; et qui connoisse assez peu l'homme qui vient de parler, pour ignorer qu'en passant par sa bouche, le bien même doit changer de nature. Comme je n'ai dans la réponse que je me suis proposé d'y faire, d'autre but que le bonheur de cette même nation, depuis si long-tems en proie aux insolentes entreprises de ce coupable ministre; que l'amour du bien public anime seul ma voix, et que d'ailleurs, la vérité n'a pas besoin d'ornemens, je n'employerai ici aucun de ceux avec lesquels il a tâché de vous éblouir. Je n'entrerai pas non plus dans le détail des atteintes qu'il a données à nos privileges; lui qui, ne mettant la puissance que dans l'abus dupouvoir, tyrannise, sous le prince le plus équitable, une nation qui ne veut, qui ne doit être que gouvernée; lui qui voudroit nous écraser sous le poids de cette même autorité, qui n'est établie que pour vous défendre; lui, enfin, qui, aussi mauvais politique en cela, que nous le trouvons en tout mauvais citoyen, a toujours séparé les intérêts du monarque de ceux du peuple, et tâché de faire croire au plus grand, au plus juste, au plus modéré de tous les rois, que ce n'est que dans notre ruine seule qu'il peut trouver son bonheur et sa gloire. Et c'est à cet homme, que nous ne pouvons regarder que comme l'ennemi de la patrie, que l'on propose d'adresser des actions de graces. Certes, au point d'avilissement où nous sommes parvenus, je m'étonne qu'on ait été si réservé dans les honneurs qu'on croit lui devoir, et qu'on n'ait pas poussé la bassesse jusqu'à demander qu'on lui érigeât des statues. Eh! Seigneurs, quel sera donc, désormais, le prix de la vertu? Que ferez-vous pour les grands hommes, qui se dévouent au bien de la patrie, lorsque vous croyez devoir des récompenses à un hommequi ne semble né dans son sein que pour le déchirer; et quel cas voulez-vous que l'on fasse des honneurs, lorsque vous en décernez à un traître à qui vous ne devriez que des supplices? Eh! Sa vie n'est-elle pas déjà pour vous un assez grand opprobre? Oui, c'est lui, c'est lui-même, n'en doutez pas, qui vient d'inspirer à ce même monarque, si justement l'objet de notre amour et de notre vénération, ce même dessein dont de vils flatteurs osent prétendre qu'il doit être remercié, ce dessein qui, s'il pouvoit s'exécuter, nous couvriroit, aux yeux de l'univers, de la plus cruelle ignominie! Qu'il nous dise donc, s'il l'ose cet admirable citoyen, ce que c'est que cette princesse, cette héritiere d'un empire puissant! Qu'il nous dise, s'il le peut, dans quel endroit du monde sont situées ces terres fortunées où nous devons puiser tant de richesses? Nous n'attendons que ces éclaircissemens pour aller porter aux pieds du trône, et nos acclamations, et les transports de notre joie. Loin de m'opposer aux honneurs dont on voudroit accabler ce fidele dépositaire de l'autorité, cet homme divin; à quinous devons tant, je consens, je demande même au sénat qu'on lui en défere d'inouis jusques à nos jours. J'en presserai le decret; moi-même, je le dresserai dans les termes qui pourront peindre le mieux à la génération présente et à la postérité la plus reculée, jusques où nous sçavons porter la reconnoissance pour les bienfaits, et l'amour pour la vertu: mais si, comme j'ose avouer que je le crains, ce même dessein n'a été conçu que pour la honte du prince et pour le déshonneur de la nation, que ce même visir, objet de l'exécration publique, soit traîné aux supplices destinés aux ennemis de la patrie, que sa mémoire soit flétrie à jamais, ses cendres dispersées, et qu'enfin nous lui donnions d'aussi cruelles preuves de notre vengeance, que, dans les cas contraires, nous lui en donnerions de notre gratitude et de notre estime. " si ce véhément discours du grand raisonneur alarma peu le visir, il le surprit du moins beaucoup. Cette longue harangue étoit plus faite en effet, pour lui donner des vapeurs, que pour lui inspirer des craintes; mais la proposition qu'elle contenoit, et qui étoittrop raisonnable, pour qu'il pût la refuser, sans confirmer les soupçons de Quamobrem, l'embarrassoit beaucoup. à ces instances pressantes, au défi qu'il lui faisoit de dire ce qu'étoit la princesse, il ne pouvoit pas douter qu'il ne fût instruit. Taciturne étoit le seul confident des malheureuses amours de son maître; mais que pouvoit-il gagner à sacrifier le secret? étoit ce dans la crainte que Schézaddin ne lui fît épouser la grue d'autorité? Quel que fût le pouvoir du roi, il n'ignoroit pas qu'il ne s'étendoit point jusques-là; et il paroissoit peu probable que cette peur l'eût surpris. D'ailleurs, le grand raisonneur seul sçavoit l'affaire, et Taciturne ne pouvoit être soupçonné d'aucune liaison avec un homme qui étoit le chef des opposans, lui que l'on sçavoit dans le parti de la cour, plus avant que personne dans la faveur du roi, et de qui le caractere altier et impétueux, sembloit plutôt devoir faire craindre une opposition en face, que des manoeuvres souterraines. à qui Schézaddin pouvoit-il donc devoir les obstacles qui se présentoient, qu'à ce même dindon de qui le malheur n'avoit fait, sans doute, qu'accroître l'amour et la jalousie?Cependant les menaces de Quamobrem, n'imposant pas au visir, il répondit avec fermeté que, " quels que fussent les privileges si vantés de la nation, le roi avoit ses droits, et spécialement celui de se réserver des secrets, et de ne communiquer les siens que lorsqu'il le vouloit bien, et jusques où il le jugeoit nécessaire: que si on abusoit de sa condescendance au point de vouloir le forcer à s'expliquer sur ce qu'il croyoit devoir taire, il sçauroit leur prouver qu'il faisoit des loix, et n'en recevoit pas: qu'il sembloit que tout fût de sa part, ou un refus injuste, ou une usurpation, pendant qu'il seroit aisé de prouver que cette même nation qui se faisoit des privileges de toutes ses fantaisies, ne tenoit tous les siens que de la bonté de ses souverains; qu'ils connoissoient mal leur maître, s'ils se flattoient qu'il voulût être esclave, que de la justice et de la raison; que c'étoit, en effet, les seules entraves que les rois pussent, et dussent s'imposer; que, quelles que fussent les prétentions de certains esprits turbulens qui n'avoient d'autre mérite que leur emportement, le roi, de qui tout dépendoit,et qui seul ne dépendoit de personne, n'étoit pas disposé à se laisser conduire par leurs idées, ou par leurs avis; qu'il leur conseilloit, enfin, d'attendre que l'avenir satisfît leur curiosité et de ne point fatiguer le roi par d'indécentes interrogations, et des mouvemens scandaleux qui le forceroient enfin à leur faire éprouver sa justice, et à les faire repentir d'avoir abusé de sa clémence. " tout imposant qu'étoit ce discours, et quelques vérités qu'il contînt, il n'étonna personne, et ne parut qu'un amas de paroles majestueuses qui, loin d'aller au fond de la chose, ne tendoient qu'à en écarter. Un des seigneurs opposans répondit en peu de mots, " qu'il étoit d'usage immémorial que leurs rois fissent part de leur mariage à la nation; que par conséquent, Schézaddin, en les informant du sien, ne leur auroit pas fait une grace, comme on le prétendoit; qu'il étoit vrai qu'il n'y avoit pas de loi qui les y assujettît, mais qu'on pouvoit regarder comme loi un usage auquel on n'avoit jamais donné d'atteinte; que sans entrer dans un détail qui seroit immense, et sans discuter les droits du roi, et les privilegesde la nation, il se renfermoit seulement à dire qu'il n'étoit jamais arrivé que leurs souverains leur disent vaguement qu'ils alloient se marier, et qu'ils leur cachassent qu'elle étoit l'heureuse personne qu'ils destinoient à leur lit; que quoi qu'on en dît, le desir de la connoître ne pouvoit être ni indiscret, ni déplacé, puisqu'il étoit impossible que le choix que faisoit le roi, pût être indifférent à ses sujets: qu'ainsi donc, le grand raisonneur avoit fait son devoir, en sommant le visir de déclarer ce qu'il s'obstinoit à taire, et qu'il ne failloit être ni mal intentionné, ni séditieux, pour demander qu'on cessât de cacher une chose qu'il étoit important qu'ils sçussent, et dont on ne pouvoit s'obstiner à faire mystere, sans alarmer le peuple, et sans l'alarmer injustement. " quoique la plus grande partie de l'assemblée fût de cet avis, les partisans du ministre déclamoient contre, lorsqu'un seigneur, soufflé indirectement par Taciturne qui, (sans paroître s'intéresser beaucoup à la chose, avoit dit tout bas ce qu'il pensoit que l'on devoit faire), se leva, et se faisant honneur de l'avis d'autrui, dit: " qu'il lui sembloitque c'étoit marquer à Schézaddin une défiance d'autant plus injurieuse, que jusques-là, il l'avoit moins méritée de leur part, que de lui demander de déclarer une chose dont il étoit vrai qu'avant lui, aucun roi n'avoit fait mystere, mais qu'il pouvoit avoir de fortes raisons de ne pas dire, et qu'il étoit d'avis, que sans insister sur cela davantage, on se contentât de la parole qu'il seroit supplié de donner, que le mariage qu'il méditoit, loin d'engager la nation dans les malheurs que la réserve du visir sembloit devoir faire craindre, n'avoit rien qui ne dût lui plaire et lui convenir. " Taciturne, en insinuant sourdement qu'il falloit prendre ce parti, n'avoit pas douté, que si l'on s'y arrêtoit, il n'embarrassât extrêmement le roi, puisqu'il le mettoit par-là dans la nécessité de s'expliquer, ou en cas qu'il refusât de le faire, d'être exposé aux harangues de Quamobrem, et à éprouver des embarras dont il pourroit ne se pas tirer aisément. Tout déconcerté qu'étoit le visir de l'irruption imprévue du grand raisonneur, il sentit aussi le poison que renfermoit un avis qui, sous un air deconciliation, ne tendoit qu'à exciter les plus grands troubles; mais sans compter qu'il n'étoit pas toujours le maître des délibérations, il ne voyoit pas de bonnes raisons à y opposer; et il eut, après quelques débats, le chagrin de le voir passer à la pluralité de trois cent-treize voix, contre quarante-neuf. Quamobrem, sous prétexte que les craintes de la nation ne pouvoient être trop tôt éclaircies, voulut même que cette députation eût lieu sur le champ, et que la chambre restât assemblée, non-seulement jusqu'à ce que l'on y rapportât la réponse du roi; mais encore, pour délibérer sur ce que l'on feroit, dans le cas où elle ne seroit pas favorable. Pendant que le sénat choisissoit parmi ses membres ceux qu'il croyoit le plus à l'abri de la corruption, pour les députer à Schézaddin, le visir qui sentoit à quel point il lui étoit important qu'il fût instruit de tout ce qui s'étoit passé, et d'être prévenu sur la démarche de la chambre, se rendit promptement auprès de lui. Il ne le surprit pas peu, quand il lui dit, qu'au ton qu'avoit pris Quamobrem, il ne se pouvoit pas qu'il ignorât ce dont il étoit question; et il le suppliaencore, et vainement, de renoncer à un dessein qui pouvoit avoir les plus fâcheuses suites. Ce prince, naturellement ferme et décidé, que l'amour rendoit encore plus opiniâtre, qui sçavoit par lui-même que son oie pouvoit être désenchantée, et qui, sur la parole du roi des terres-vertes, ne doutoit pas qu'en épousant sa princesse, il ne terminât ses malheurs, rejetta avec toute la fierté possible, le conseil de son ministre. Il lui répondit donc que son parti étoit pris pour n'en jamais changer, et qu'il aimeroit mille fois mieux être oison le reste de sa vie avec la princesse qu'il aimoit, que de passer encore sans elle quatre jours sur le trône; qu'aussi-bien il étoit las de regner sur un peuple inquiet et capricieux qui, voulant toujours dominer son maître, calculoit sans cesse jusques à quel point il pouvoit obéir, et avec tout le respect possible, manquoit perpétuellement de soumission; que depuis qu'il avoit éprouvé qu'étant oison, il n'en étoit ni moins tendre, ni moins heureux, il étoit bien tenté d'embrasser un état qui n'avoit pas, à beaucoup près, tous les inconvéniens que la vanité des hommes lui supposoit, et qu'en cas qu'il y perdît quelquechose, il s'en trouveroit suffisamment dédommagé par le bonheur de vivre sans crainte et sans obstacle, avec ce qu'il aimoit, et qu'il étoit sûr d'aimer toujours. Il en étoit à cette résolution, lorsque les députés lui firent demander s'il vouloit bien les admettre en sa présence. Il ordonna brusquement qu'on les fît entrer; et les différentes passions dont il étoit agité, l'emportant sur sa prudence: " mon visir, leur dit-il, sans leur donner le tems de parler, vous a, par mes ordres, fait part du dessein où je suis de me marier; et je suis surpris, je l'avoue, qu'on ose venir me demander ici ce que j'ai voulu cacher. Vous connoîtrez, quand je le jugerai à propos, la reine que je vous destine. Attendez donc dans le silence qui vous convient, qu'il me plaise de vous éclaircir de son sort; et ne me forcez point par une opiniâtreté que je ne pourrois regarder que comme une désobéissance formelle, à vous faire éprouver tout le poids de ma colere. " c'est-à-dire, dit le sultan, et, corbleu! Ne m'échauffez pas les oreilles. Il a raison; car, dans le fond, de quoi ces gens-là se mêlent-ils? Mais que ce soit,ou non, leurs affaires, ce qu'il y a de très-certain, c'est que ce ne sont pas les miennes, et que mon visir auroit beaucoup mieux fait de me sauter le sénat, les discussions, les harangues, que de m'ennuyer de tout cela comme il fait. Je voudrois bien que, par hasard, il crût tout cela récréatif. Que je meure si, depuis le combat de Schézaddin et du dindon, qui véritablement est un morceau d'un grand goût, j'ai eu un moment de santé? Si c'est pour essayer mon tempérament que Moslem me fait de ces galanteries-là, il pourra fort bien me tuer, avant que je m'y accoutume. Voyez un peu la prudence! J'ai crié comme un serpent contre un manifeste; et voilà à présent qu'il lâche sur moi des sénateurs, des Quamobrem , et des oraisons! Cela est tout simple, dit la sultane, ne vous a-t-il pas dit que son conte étoit astronomique et politique? Oui, reprit Schah-Baham, ennuyeux par-dessus le marché; et voilà ce qu'il s'est bien gardé de me dire. Il n'en sçavoit peut être rien lui-même, répondit la sultane; vous deviez au reste vous attendre à ne pas voir un mariage aussi singulier que celui que médite Schézaddin, passer sans contradiction. Eh bien! Après, repliquaSchah-Baham, supposons, comme vous dites, que je m'y sois attendu; c'est précisément parce que je m'y attendois, qu'il n'avoit que faire de me l'apprendre: de plus, c'est que je suis bien aise de vous dire que des harangues, et moi, ne passons pas ordinairement par la même porte. Pour moi, repartit la sultane, je serois bien fâchée qu'il les eût omises. Oh! Pour cela, madame, s'écria-t-il, avec votre permission, vous me permettrez de vous dire que cela n'est pas vrai; et que ce que vous en dites, n'est que pour me contrarier, suivant votre coutume, ou, ce qui revient au même, pour faire l'esprit fort. Car, coëffée, comme je vous avertis que vous êtes, il ne se peut pas que toute cette politique vous amuse, d'autant qu'il y a beaucoup de gros turbans, ou de graves perruques qui ne s'en soucieroient guere. Vous me croyez bien frivole, répondit la sultane, et vous avez de moi une idée bien misérable, si vous ne me croyez pas capable de soutenir un moment le ton sérieux. Enfin, repliqua-t-il, je m'entends bien; au surplus, j'attends, sans rien dire, qu'il ait fini son conte pour le refaire; et je parie que vous trouverez que ce sera toute autre chose.Le ciel nous en préserve! S'écria la sultane: c'est encore trop que de l'avoir entendu une fois.

LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 44

Pendant que les députés étoient chez le roi, Quamobrem, convaincu qu'ils en sortiroient mécontens, et qu'il ne trouveroit jamais une si belle occasion d'écraser le ministre, et de faire de belles harangues, avoit requis que l'affaire présente fût communiquée à messieurs de la chambre des communes, et demanda leurs secours. Quoiqu'une démarche si violente, et que rien ne sembloit justifier, puisque personne ne sçavoit encore de quel péril on étoit menacé, parût prématurée aux gens modérés, et fût hautement désapprouvée par les partisans de la cour; le grand raisonneur avoit tant échauffé les esprits par ses oraisons, qu'elle passa à la pluralité des voix. Messieurs des communes se rendant à l'invitation de la chambre-haute, venoient donc d'y arriver, lorsque les députés y rentrerent. La réponse de Schézaddin, plus absolue en effet, qu'elle n'étoitprudente, rendue au sénat dans toute sa pureté, acheva d'y mettre la plus grande agitation, et de lever tous les doutes que l'on pouvoit avoir sur le danger dont le projet du roi les menaçoit. La matiere mise une seconde fois en délibération en faveur de messieurs des communes, têtes prudentes, et qui ne vouloient rien faire au hasard, ils voterent, ainsi que les pairs, que Schézaddin devoit à la nation le secret qu'il s'obstinoit à lui dérober; et il fut en conséquence décidé que l'on ne consentiroit pas à son mariage, que l'on ne connût la princesse qu'il leur vouloit donner pour reine. Cela étoit dans le fond assez tyrannique, mais il est rare qu'un peuple libre n'aille pas au-delà de la liberté. Quelque unanime que parût cette résolution, un seigneur, partisan de la cour, homme à qui son éloquence donnoit dans la chambre beaucoup d'autorité, dit: " que l'on entreprenoit indécemment sur les droits du souverain; que les démarches des chambres étoient aussi séditieuses que dans l'emportement où ils étoient, elles leur paroissoient peut-être équitables et modérées; qu'il étoit singulier que l'on prît de pareilles mesures, sur le simplesoupçon d'un danger que personne ne pouvoit se définir; et qu'il ne craignoit pas d'ajouter qu'il étoit du dernier ridicule, que ce fût d'après les harangues de Quamobrem, et ses politiques visions, que tout un peuple qui prétendoit spécialement au titre de sensé, se déterminât avec une étourderie excusable à peine dans un cas particulier. " ces représentations, quoique dans la bouche d'un partisan de la cour, calmerent un peu la fougue des esprits; et l'on en revenoit insensiblement à croire qu'en effet on avoit été trop loin, et à ne sçavoir quel parti prendre, lorsque le grand Quamobrem, piqué de la façon dont il voyoit les choses tourner, et plus encore, d'être traité publiquement de visionnaire publique, se levant, dit: " que le seigneur qui venoit de parler, avoit signalé tout à la fois son éloquence et son zele, sinon pour le bien public, du moins pour la cour; mais que comme l'on connoissoit depuis long-tems son attachement pour le ministere, on devoit être bien moins surpris de le trouver si bon courtisan, qu'on ne le seroit de le voir devenir bon patriote: que quand on s'étoitdévoué à la servitude, il n'y avoit en effet rien qu'on ne dût excuser et souffrir. Mais, ajouta-t-il, traité tacitement de rebelle, ouvertement de visionnaire, il est tems que je me justifie aux yeux de la nation, et que je prouve avec évidence à ces lâches esclaves du pouvoir, à ces amis intéressés de la tyrannie, aux yeux de qui tout ce qui ne rampe pas comme eux, ne respire que la révolte, à ces ennemis enfin, et de l'état et de l'humanité, qui, pour sentir moins la honte d'obéir servilement, voudroient que, comme eux, tout le monde eût oublié qu'on est né libre; il est tems, dis je, de leur prouver que je ne suis ni visionnaire ni séditieux, et d'apprendre à cette respectable nation, quel est le projet du roi, ou plutôt celui d'un ministre qui, tout détesté qu'il est de ce même peuple qu'il opprime, ne l'est pas encore autant qu'il le mérite. Seigneurs et messieurs, votre goût pour les lettres est trop connu, pour que l'on puisse un instant présumer qu'il y ait ici quelqu'un qui n'ait pas lu beaucoup de contes. " à cela tous les sénateurs et messieurs des communes s'inclinant, convinrent,par ce geste, que le grand raisonneur leur rendoit justice. " or, continua-t-il, j'ose vous répondre que quelques étonnans que puissent être les contes que vous avez lus, il ne vous en est jamais tombé entre les mains d'aussi extraordinaires, et j'ose même ajouter de si absurdes, puisque tout conte doit l'être plus ou moins, que l'histoire que j'ai à vous raconter aujourd'hui. D'abord, c'est un roi, si grand physicien de sa profession, que c'est à lui que nous devons l'invention des cerfs-volans; génie, d'ailleurs, on le voit bien, à qui, non-seulement, sans aucun droit, mais encore contre toute raison, on vient insolemment demander un plat à barbe, qu'il chérissoit plus que sa vie, et qui lui venant en droiture du destin, (personnage, par parenthese, que nous ne croyons pas s'être jamais fait raser) a acquis pour prix de ses services le précieux don de prophétie. Ce roi, vaincu par une tête à perruque, ayez, je vous prie, la bonté de suivre ceci, dépouillé tout à la fois par les malheurs de la guerre de son plat à barbe et de ses états, pris même dans une ratiere, est encore, pour comble de maux,transformé en autruche par son adversaire, génie comme lui, ainsi que vous le voyez, mais beaucoup plus puissant; que si vous me demandez pourquoi? J'aurai à vous répondre que la raison ne s'en apperçoit pas trop bien, mais qu'il n'en est pas moins ce que j'ai l'honneur de vous dire; et que non-seulement lui, la reine sa femme, et toute sa cour sont autruches, mais encore que cette punition s'étend sur mademoiselle sa fille, qui est oison, sur son propre neveu, fils de son frere ou de sa soeur, dont on a fait un dindon; sur sa cousine, princesse d'un rare mérite, qui, pour cela n'en est pas moins grue, et sur tous leurs sujets, qui comme leurs souverains sont grues, autruches, oies ou dindons. Je sçais même, et de bonne part, qu'il y a parmi tout cela jusques à des bécasses; enfin, on ne voit plus que de ces vils animaux, où l'on n'auroit, avant ce tems malheureux trouvé que des peuples, qui, en apparence, n'étoient pas plus grues ou dindons que la respectable compagnie qui m'écoute. Mais, ce qui va sans doute vous faire trembler pour eux, c'est que ce roi, sa femme, sa fille,ses parens, ses peuples, doivent respecter sous ses formes ridicules, jusqu'à ce qu'il se trouve un prince qui prenne assez de goût pour l'infortunée princesse dont on a fait une oie, pour consentir à l'épouser. Quelque facile à remplir que cette condition puisse paroître à bien des gens, il faut qu'elle ne paroisse pas telle à tout le monde, puisqu'il y a déjà un grand nombre de siecles que toute cette auguste famille languit dans l'oppression. Peut-être que sans compter la sorte de difficulté qu'il y a à se prendre de goût pour une oie, du moins jusqu'au point de l'épouser, est-on arrêté aussi par le peu de certitude que l'on a qu'après s'être déterminé à une union si extraordinaire, cette belle princesse, soit en effet désenchantée. Vous, seigneurs et messieurs, vous de qui l'univers connoît et admire la sagesse; vous enfin, qui ne vous en faites pas moins respecter par ces deux qualités qui brillent en vous également, que par l'étendue de votre puissance; que pensez-vous que dût faire un prince qui rencontreroit une oie si miraculeuse? Croyez-vous qu'il y en ait que la nature ait formé assez tendre pour en devenirépris; et si par un hasard assez singulier on en trouvoit un, vous paroit-il possible qu'il poussât la crédulité au point d'être persuadé que cette oie pourroit être désenchantée, et qu'il fut assez magnanime pour tenter de lui rendre, en l'épousant, sa premiere forme. " chacun écoutoit avec impatience un conte non-seulement si ridicule, mais encore si déplacé: tous convenoient qu'il n'étoit guere possible d'en créer un aussi impertinent dans toutes ses parties; et il y avoit même quelques sénateurs qui étoient scandalisés que l'on parlât de grues et de dindons dans un lieu auguste, où leurs ancêtres ou eux-mêmes avoient souvent décidé du sort des rois. Quelque rapport même qu'il y eût entre le conte de Quamobrem, et le mariage de Schézaddin, il leur paroissoit si peu probable, que quelques agrémens qu'une oie pût avoir, on pût en devenir amoureux, qu'aucun d'eux, de quelque sagacité qu'il fût doué, ne devinoit où le grand raisonneur vouloit en venir. Comme il n'est cependant pas possible que, dans une si nombreuse assemblée, il ne se trouve pas des gens à la perspicacité de qui rien n'échappe, il y en eutqui se douterent que le conte de Quamobrem faisoit allusion au mariage de Schézaddin; mais qui pour cela ne l'en trouvoient pas meilleur. Un des partisans de la cour prit même la liberté de le lui dire, et d'ajouter qu'il ne voyoit pas ce qu'un conte si inepte pouvoit avoir de commun avec la matiere mise en délibération; que l'on n'ignoroit point que ce n'étoit pas la premiere rapsodie dont il eût ennuyé le sénat; mais que sans compter que jamais il n'avoit plus mal pris son temps pour cela, l'on pouvoit encore assurer que jamais on n'avoit imaginé de conte plus fade et plus indécent que celui qu'ils venoient d'entendre, et qu'il étoit même au dessous de ce qu'il l'avoit annoncé dans cet exorde pompeux, qui ne prouvoit que l'abus qu'à tous égards il faisoit de l'éloquence. Il n'est pas bien ordinaire qu'un homme qui fait des contes, soit bien aise qu'on les trouve mauvais; mais Quamobrem qui sçavoit que plus le sien paroîtroit ridicule, plus le coup qu'il vouloit porter au mariage de Schézaddin, seroit affreux, fut transporté de joie de toutes les désagréables épithetes dont on honoroit le sien. " ce conte, qu'avectant de raison, l'on trouve si absurde, reprit-il avec dignité, loin d'être aussi déplacé qu'on l'en accuse, va aux affaires présentes plus qu'on ne pense, et est beaucoup moins conte qu'on ne le croit. Pour le dire, enfin, puisqu'il le faut, ce roi qui a perdu son plat à barbe et ses états, et qui est devenu autruche, est ce même roi des terres-vertes, dont le plus infidele des ministres, gagné sans doute par l'argent de ce prince, vous a tantôt exagéré la puissance; sa fille, qui n'est aujourd'hui qu'un oison, et qui n'a de sa vie été peut-être autre chose, est cette même princesse que le roi veut épouser. Ces légions innombrables de tous ces vils animaux que je vous ai nommés, sont tout autant de femmes que l'on destine à votre lit, et des compagnons qu'on veut décorer de vos dignités, et associer à votre puissance. Pour moi, je ne sçais par quelle préférence une bécasse m'est réservée; et j'ai d'autant plus à me plaindre de ce choix, que la bécasse est naturellement ma bête d'aversion, et que je n'en ai jamais pu regarder une en face. Voilà donc enfin, seigneurset messieurs, ce grand mystere éclairci: je laisse, au jugement des deux chambres, si dans une si importante occasion, mon zele m'a emporté trop loin, et si c'est avec aussi peu de raison qu'on le pense, que j'ai cru y devoir intéresser tout l'état. " il est plus aisé d'imaginer la surprise, les murmures, la fureur, les cris qui s'éleverent dans toute l'assemblé, à cette étonnante nouvelle, qu'il ne le seroit de les peindre: mais comme il y a partout des railleurs, qui, sous le beau nom de philosophie, cachent leur indifférence pour le bien public, on entendit aussi, au grand scandale des bons citoyens, des éclats de rire partir de différens endroits de la salle. Eh! Pouvoit-on rire, lorsqu'on se voyoit sur le point d'avoir une oie pour reine, et peut-être, d'en épouser soi-même! Après avoir beaucoup dit que cela ne se pouvoit pas, autant demandé comment cela se pouvoit faire; après que l'on fut, enfin, revenu du trouble de la premiere surprise, un seigneur, que l'exacte neutralité qu'il gardoit entre les deux partis, en faisoit haïr, mais respecter, dit, que quoique l'on ne pût légitimement accuser le grand raisonneurde prêter au roi l'épouvantable dessein dont il venoit de leur faire part, il ne devoit pas néanmoins s'offenser, si on le prioit de vouloir bien dire par quels moyens il lui avoit été révélé; que quoiqu'il dût paroître inconcevable qu'un prince, tel que l'auguste souverain qui les gouvernoit, se fût mis en tête une fantaisie d'autant plus singuliere que l'oie étoit, de notoriété publique, ce qu'il y avoit, en volatile, de plus maussade et de plus borné; cependant, on n'ignoroit pas jusqu'où peut aller le caprice, et quel en est l'empire sur les personnes même les plus sensées: que la chose, quoiqu'incroyable, pouvoit donc être vraie, mais qu'elle étoit de nature à ne devoir passer pour telle, que lorsqu'elle seroit prouvée avec la derniere évidence; et que l'on ne pouvoit, sans manquer de la façon la moins inexcusable, au respect que l'on devoit au roi, se déterminer avant que de lui avoir entendu dire à lui-même, et que c'étoit véritablement une oie qu'il vouloit épouser, et que son intention étoit que tous ses sujets en épousassent. Quamobrem fut aisément de cet avis, et tout le sénat le suivit; cependant,comme il ne perdoit pas son objet de vue, et que la crainte de la bécasse, dont il étoit menacé, ajoutoit beaucoup à son zele; en convenant de la nécessité d'une seconde députation faite dans le moment même, il dit, qu'en attendant la réponse du roi, qui, pour être conçue en termes moins généraux que la premiere, pourroit bien n'en être que moins satisfaisante, il falloit prendre toutes les mesures auxquelles on seroit forcé, dans le cas où le roi, par son aveu, confirmeroit le rapport qu'il venoit de faire au sénat. Ce conseil, qu'il sembloit que la sagesse même eût dicté, parut aussi prudent qu'il l'étoit; pendant que les députés alloient vers le roi, le sénat arrêta, qu'où il se trouveroit vrai que sa majesté voudroit épouser une oie, il lui seroit fait sur cela les plus respectueuses, mais les plus fortes remontrances. En attendant, on dressa un bill contre les oies, les autruches, les grues, les dindes, les bécasses, et telle volatile que ce pût être, depuis le roch jusques au moineau inclusivement, avec défenses expresses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles fussent, d'en épouser; sous peine pour les contrevenans, d'être regardés et poursuivis comme ennemis de l'état. Cela me paroît fort sage, dit le sultan, mais pour dieu, visir, ayez la charité de les envoyer dîner. Les pauvres gens me font une pitié horrible, quand je songe qu'ils sont là dès le grand matin, et qu'ils doivent tomber d'inanition. Mais, sire, répondit Moslem, mon auteur ne dit pas qu'ils aient été dîner; et il est, en effet, naturel de croire, qu'ayant de si grandes affaires à traiter, ils n'y penserent pas. Ma foi! Reprit Schah-Baham, je ne sçais que vous dire: il est vrai qu'il n'a jamais été question dans mon conseil, ni de grues, ni de dindons; et je sens que véritablement ce qui les occupe peut s'appeller une affaire majeure; mais enfin, je puis dire sans me vanter, qu'il s'en est traité devant moi d'assez brillantes; et je ne me rappelle pas que cela m'ait jamais empêché d'aller dîner, et même d'en avoir envie. Envoyez-les-y donc, visir, et comptez sur la parole que je vous donne, que, quoique par la grandeur d'ame, ils ne fassent semblant de rien, vous leur ferez le plus grand plaisir du monde.Puisqu'il plait ainsi à votre sublime majesté, continua le visir, les sénateurs allerent donc dîner, mais légérement, et comme il convenoit à la situation où ils se trouvoient. Pendant qu'il y en avoit qui satisfaisoient à regret à ce besoin de la nature, les députés admis une seconde fois auprès du roi, s'acquitterent de leur commission, et lui exposerent le plus pathétiquement qu'ils purent leurs craintes et leur douleur. Schézaddin voyant que, contre son espérance, son secret avoit percé, eut d'abord envie de soupçonner Taciturne de l'avoir révélé à Quamobrem; mais les mêmes raisons qui n'avoient pas permis au ministre de l'en soupçonner, le disculperent aussi dans l'esprit du roi, et tournerent toutes les idées de ce prince du côté de son rival. Persuadé au reste, que la découverte qui en avoit été faite malgré lui, ne serviroit qu'à terminer plus promptement des discussions qui l'ennuyoient sans l'ébranler, il répondit d'un ton ferme, que l'on n'avoit rien dit que de vrai au sénat sur la passion dont il avoit le coeur rempli: qu'il étoit donc réel qu'il aimoit éperdument la princesse Manzaïde, fille du roides terres-vertes; que l'un étoit autruche et l'autre oie; qu'enfin, le grand raisonneur ne les avoit trompés, ou n'avoit été trompé lui-même que lorsqu'il avoit supposé que son intention étoit que ses sujets prissent des femmes chez tous ces peuples métamorphosés; qu'il leur laissoit, à la vérité, la liberté de le faire; mais qu'il leur donnoit sa parole royale, qu'il ne les y contraindroit jamais: que comme il ne cherchoit pas à gêner leur volonté, il prétendoit qu'on le laissât le maître de la sienne; et qu'il croyoit, d'ailleurs, leur avoir, depuis qu'il les gouvernoit, donné assez de preuves de sa prudence, pour qu'ils dussent être sûrs, et qu'il ne faisoit rien au hasard, et que ce n'étoit pas aux simples charmes d'une oie qu'il avoit livré son coeur; qu'ils auroient dû le croire incapable d'une si ridicule passion; et penser, lorsqu'en apparence, ils l'en voyoient atteint, qu'il avoit des raisons qu'ils ne sçavoient pas, et s'y soumettre avec respect: qu'au reste, quelles que fussent les siennes, et quelque violent même que fût son amour pour cet oison prétendu, il leur promettoit de renoncer au dessein qu'il avoit formé, s'ils pouvoient lui montrer uneloi qui défendît à qui que ce fût qui en eût la fantaisie d'épouser des oies. Il ajouta que s'il vouloit bien leur pardonner l'esprit de sédition qui s'étoit emparé d'eux, il n'entendoit pas le souffrir plus long-tems; qu'ils retournassent donc au sénat, y confirmer qu'il ne donneroit jamais d'autre reine à la nation que la princesse Manzaïde, et y calmer en même tems les frivoles craintes qui les avoient surpris, et qu'ils avoient trop écoutées. Schézaddin avoit jusques-là mérité trop la confiance de ses sujets pour qu'ils pussent un moment penser, qu'en leur promettant de ne pas le contraindre à l'imiter, il ne cherchât qu'à gagner du tems, et à prendre des mesures pour les y forcer. D'ailleurs, la noble franchise avec laquelle il venoit de leur déclarer ses propres sentimens, et la fierté de son caractere, les assuroient assez, que s'il eût été dans l'intention que Quamobrem lui avoit prêtée, il ne la leur auroit pas plus déguisée que la malheureuse passion qu'il avoit prise pour cette oie fatale qui mettoit de si grands troubles dans l'état. Mais quelque chose qu'ils crussent avoir gagné à se voir délivrés de leurs plus vives terreurs,ils n'en sentoient pas moins le malheur de voir sur le trône un oiseau qui, quelques graces qu'on lui attribuât, n'y pourroit jamais représenter avec une sorte de dignité. Quoique la façon décidée dont le roi s'étoit expliqué, et la ferme persuasion où ils le voyoient, que sa princesse n'étoit qu'enchantée, et qu'en s'unissant à elle, il lui rendroit sa premiere forme, leur laissât assez peu d'espérance de le voir changer, ils aimerent à se flatter qu'il pourroit n'être pas insensible aux justes remontrances d'une nation qu'il aimoit, et de laquelle il étoit révéré. Cependant, leur commission ne leur donnant pas le droit de lui en faire, ils prirent respectueusement congé de lui. Le visir qui avoit encore moins douté que Schézaddin de l'universelle contradiction qu'essuieroient ses projets, et qui croyoit perdre, ou du moins employer fort mal le tems qu'il passoit à répondre aux invectives du grand raisonneur, avoit résolu de faire du sien un autre usage. Sûr que cet organe du sénat, aussi politique qu'orateur, ne se contenteroit pas de le combattre par des harangues, et tâcheroit de soulever contre lui tous les ordres de l'état,il s'étoit assuré des voix du plus respecté de tous. Ce ministre étoit persuadé qu'il faut toujours, lorsque l'on a de grandes affaires à traiter avec les hommes, leur parler comme si on leur croyoit de la vertu, et agir avec eux, comme ne leur en croyant pas. Il gouvernoit en effet, depuis trop long-tems, et connoissoit trop bien les hommes, pour ignorer combien il entre de faste dans ce qu'ils appellent leurs principes; et n'imaginoit pas qu'il y en eût à l'épreuve de la flatterie, des honneurs, ou de l'intérêt. Il avoit donc caressé l'orgueil de ceux que la vanité dominoit, en leur paroissant faire, s'il étoit possible, plus de cas qu'eux-mêmes, de leur mérite. Il avoit, au nom du roi, revêtu de dignités plus éclatantes ceux qui en possédoient déjà; séduit par d'opulentes places, ceux que les honneurs seuls n'auroient pas tentés, promis ce qui alors ne se trouvoit pas vaquer, et si bien adouci par ces innocentes voies auprès des pontifes, l'entreprise du roi, qu'il étoit assuré que la plus grande partie d'entre eux l'appuieroit de leur autorité. Il ne doutoit pas des troupes, qui, beaucoup plus dépendantes du prince que du sénat, l'auroientvu sans aucun murmure épouser, s'il l'eût voulu, toutes les oies de l'univers; et il se flattoit de l'emporter avec tant de ressources sur un fantôme de république, qui n'avoit plus pour toutes armes que des cris impuissans. Quamobrem, que les succès qu'il avoit remportés la veille dans le sénat, et les héroïques dispositions où il avoit laissé les esprits, assuroient que le ministre en auroit le démenti, ne fut pas médiocrement surpris de voir la plus grande partie des sénateurs, loin de seconder ses vues, ne paroître pas s'éloigner de celles du roi. Ce fut vainement qu'il invectiva avec la derniere violence contre les oies et leurs adorateurs. On lui répondit froidement que s'il étoit vrai, que par son choix, Schézaddin blessoit les usages et les préjugés, on ne pouvoit pas, du moins, l'accuser de violer les loix, puisque, comme il l'avoit lui-même très bien remarqué la veille, il n'y en avoit point qui défendissent d'épouser des oies; qu'il se pouvoit, à la vérité, que le silence qu'elles gardoient sur cet article, ne vînt que de l'impossibilité où l'on avoit été de prévoir que cette fantaisie pourroit naître à quelqu'un; mais qu'enfin elles ne lacondamnoient pas; qu'à l'égard du bill qui avoit passé la veille, contre toute volatile que ce fût, on n'avoit pas besoin de dire au grand raisonneur qu'il n'enchaînoit le roi en aucune façon, puisque son autorité seule pouvoit en faire une loi de l'état. Les débats furent grands. Mais, enfin, les voix resterent partagées; et c'étoit alors le plus grand avantage que pût remporter le ministre. On ajouta à toutes ces raisons qui, par elles-mêmes ne manquoient pas de poids, que la liberté de la nation étant en sûreté, l'on ne voyoit pas bien pourquoi l'on s'opposeroit aux desirs de Schézaddin; et que Quamobrem, puisqu'il sçavoit tant de contes, ne pouvoit pas ignorer que ce prince n'étoit pas le seul qui eût épousé des princesses enchantées, et qui s'en fût trouvé bien. Votre majesté, continua le visir, ne sera vraisemblablement pas fâchée que j'abrege des détails politiques qui m'ont paru l'intéresser assez peu, et ne lui pas faire un certain plaisir. Parbleu! Répondit Scha-Baham, il est délicieux, le visir! Il ne me fait des excuses que lorsqu'il ne peut plus me faire de mal. Quelque chose que je me sois tué de lui dire, il a fait à son aisel'éloquent, le politique, l'important; et à présent que j'en suis, comme de raison, plus qu'à demi mort, il croit qu'il en sera quitte pour un compliment. Poursuivez, pourtant, puisque nous y sommes, mais croyez, et bien fermement, que vous ne m'y rattrapperez plus. Quamobrem, reprit le visir, étoit trop piqué au jeu, pour que la défection de son parti le réduisît au silence, et à adhérer à un avis qui lui paroissoit si honteux; et comme il vouloit tâcher de mettre le peuple dans ses intérêts, il publia dès le lendemain une brochure, intitulée: réflexions critiques et politiques sur les oies, considérées dans l'état du mariage . Cette mauvaise plaisanterie qui étoit assez ingénieusement tournée, fit rire ceux qui la lurent; mais ne lui ramena pas le sénat; et peut-être que la sorte de succès que le grand raisonneur eut en qualité de bel-esprit, le consola des malheurs qu'il essuyoit comme politique. Cette brochure donna à Schézaddin un assez grand ridicule; mais ne lui fit pourtant pas autant de tort qu'une espece de romance que Taciturne s'avisa de composer secrétement contre lui. Je parierois bien, visir, interrompit le sultan, que vous qui ne m'avez passauvé un mot des plus plates harangues, et des plus ennuyeuses discussions que l'on puisse, je crois, jamais entendre, ne me direz pas un mot de la romance de Taciturne? Il est vrai, sire, répondit Moslem, que mon intention n'étoit pas d'en incommoder votre majesté. D'ailleurs, cette romance étoit si cruellement longue, que j'avoue que j'en ai oublié la plus grande partie. Que dites-vous, interrompit le sultan, d'un homme assez imbécille pour se souvenir d'une harangue, et pour oublier un pont-neuf qui, selon toute apparence, étoit sublime! Apprenez de moi, mon ami, une fois pour toutes, qu'en ce cas-là, c'est toujours aux harangues qu'il faut donner la préférence. Eh! Mon dieu! Lui dit la sultane, ne vous tourmentez pas tant. Vous trouverez peut-être, quand il en sera question, qu'il n'en a que trop retenu. N'en eût-il perdu qu'une parole, reprit Schah-Baham, j'en serois toujours fâché. La romance a cela de bon, qu'il faut, pour ainsi dire, qu'elle ne finisse pas. Je me souviens d'en avoir entendu qui étoient si longues, et qui disoient si peu de chose (car au moins, il faut bien se garder d'être assez bête pour vouloir y mettre de l'esprit) que c'étoit un vraiplaisir que de les entendre, sur-tout quand elles arrivoient au dessert, comme c'étoit l'usage de ce tems-là. Ce n'étoit pas qu'elles fussent toutes de la même force. On sentoit qu'il y en avoit où l'auteur n'étoit pas fait pour ce genre-là tout seul; et celles-là m'ennuyoient presque à mourir: mais pour celles dont l'air seul faisoit pleurer, sans que la chanson y fût pour rien, elles étoient admirables: et je voudrois bien que celle de Taciturne fût comme cela: l'air en est-il bien tendre? Sire, repartit le visir, c'est une espece de pot-pourri, où les airs sont fort mêlés. Tant pis, repliqua Schah Baham, il est impossible par exemple, que cela soit bon à un certain point. C'est ce que je disois à votre majesté, reprit le visir; je suis bien sûr qu'elle n'en seroit pas contente. Je n'en doute pas non plus, repliqua Schah-Baham, mais cela ne m'en dégoûte pas davantage; me voilà tout disposé à l'ennui, c'est quelque chose pour votre chanson; et comme il n'est pas certain que je sois toujours de même, je vous conseille de saisir ce moment-ci, parce que cela ne tire pas à une certaine conséquence, et que d'ailleurs, je ne suis pas fâché de m'achever.

LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 45

1er air: en passant sur le pont-neuf . écoutez l'histoire d'un événement peu commun, et d'un prince magnanime; long-tems farouche, mais de qui nous vous allons en rime conter le surprenant feu. 2 air: de la romance de Mysis . Ce prince insensible, à l'amour, long-tems résista; mais ce dieu terrible à la fin, sur lui l'emporta. Craignez sa vengeance, vous, que jamais il ne dompta; jamais sa puissance par de plus grands coups n'éclata. 3 air: des feuillantines . On lui faisoit en tous lieux les doux yeux; mais sauvage, et rigoureux, il traitoit ses amoureuses, comme de bis franches coureuses. 4 air: de la romance de st Louis . Il les voyoit sécher pour lui, sans compatir du tout à leur ennui; et s'il en fut morte quelqu'une, il eût ri de son infortune. 5 air: de la romance d'Alexis . Armé de cette barbarie, ce roi payen, se flattoit de passer sa vie sans aimer rien; mais, c'est en vain qu'on se propose tant de rigueur, quand, malgré nous, l'amour dispose de notre coeur. 6 air: l'autre nuit, j'apperçus en songe . Certaine nuit, il vit en songe, beauté dont les charmes puissants émurent ses tranquilles sens; crut-il que ce fût un mensonge? Non, il s'enflamma ce héros, peut-on aimer plus à propos? Ici, dit le visir, Taciturne contoit encore plus longuement que moi l'entrevue de Schézaddin et de la fée, tout ce dont elle avoit été suivie, et continuoit ainsi: 7 air: de la tulippe . Comme il croyoit au destin devoir sa bonne fortune, tous les jours, soir et matin, dans les bras de sa belle brune; en guise de remerciement il lui faisoit ce compliment. bis. 8 air: forlane de l'Europe galante . Regne à jamais, toi, qui me soumets la belle après qui je soupirois; ses naissants attraits semblent faits exprès. Pour me mettre en frais de tous les excès. Dieu généreux! Destin, qui veux combler mes voeux voluptueux: que je suis heureux que faire de mieux pour rendre envieux les dieux aux cieux? Beaux yeux joyeux; et sans être bleux, tendres, langoureux, lançant mille feux, et brûlant tous ceux assez hasardeux pour s'approcher d'eux, et même les vieux, les plus goutteux. Qui peut voir enfin, un minois plus fin,un air plus mutin, plus vif, plus lutin, même libertin! Le cheveu châtain, la peau de satin, le tein, la main, le sein, tout en est divin! Chantons donc sans fin, regne à jamais, etc. 9 air: son altesse me congédie . Quoique tout cela fût bien tendre, elle se lassa de l'entendre; et desira que son amant sçut qu'il devoit cette maîtresse dont il paroissoit si content, moins au destin qu'à sa tendresse. landeriri. que si quelqu'un vouloit sçavoir ce qu'elle lui dit un beau soir, landerirette; en fort peu de vers, le voici, landeriri. 10 air: amants, votre bonheur . Sans moi qui t'enflammai du feu qui me dévore, et qui seule animai les jours de ton aurore; cet amant que j'adore, et que j'ai sçu charmer, ignoreroit encore, le doux plaisir d'aimer.11 air: ô reguingué . Tout de suite, elle lui conta, bis comme s'il n'y eût pas d'mal à ça, ô reguingué, ô lon lan la, son ingénieux stratagême: qu'on est imprudent quand on aime! 12 air: là haut sur ces montagnes . De cette confidence il eut le coeur fâché; et par cette imprudence, à son goût arraché, chaque nuit, il perdit de son amour; et l'on sent çà, la nuit, mieux que le jour. 13 air: m le prévôt des marchands . à ces transports délicieux qui le rendoient comme les dieux vint succéder l'indifférence, le dégoût, l'ennuyeux loisir. On est bien près de l'inconstance, quand on ne tient plus qu'au desir. 14 air: des pendus . Tantôt la belle gémissoit, tantôt elle se courrouçoit, même on dit (comme elle étoit vive) qu'elle alla jusqu'à l'invective: et ce qui pourroit le prouver, c'est le couplet qu'on va trouver.15 air: les rats . Dieux! Que ta chimere te fait de tracas! Si j'ai pour te plaire fait les premiers pas, oh! Le beau sujet de colere pour quitter ainsi mes appas! Jean! Ce sont tes rats qui font que tu ne m'aimes guere. Jean! Ce sont tes rats qui font que tu ne m'aimes pas. 16 air: accompagné de plusieurs autres . Lasse de tâcher vainement de ramener feu son amant, elle voulut en prendre un autre; mais pour le faire décemment elle envoya premiérement, le plus grand roi du monde au pautre. Ici, dit le visir, Taciturne racontoit la rupture de la fée et de Schézaddin; mais comme cet endroit ne me revient pas dans la mémoire, je vais passer au moment où le roi rencontre la princesse. 17 air: les sauts . Fiérement il entre dans la danse, comme le bal alloit commencer; un oyson faisant la révérence, vient d'abord le prier à danser: le moyen de refuseroyson venant proposer un saut, deux sauts, trois sauts! 18 air: v'là c'que c'est que d'aller au bois . Ce menuet lui fut fatal, v'là c'qu'est c'est que d'entrer au bal! Au milieu de ce bacchanal, quelque sotte bête se jette à la tête, on la ramasse, et l'on fait mal: v'là c'qu'cest que d'entrer au bal! 19 air: rantanplan, tirelire . Tout d'abord il soupire, ran tan plan tirelire; et pour cet oyson charmant, plan ran tan plan tirelire en plan; et pour cet oyson charmant, il souffre un grand martyre, ran, etc. Et son feu le tourmentant, sans façon, lui va dire. Sans façon lui va dire; à cet aveu surprenant l'oyson se mit à rire. L'oyson se mit à rire; tant ça lui paroît plaisant, au nez de notre sire.Au nez de notre sire qui n'en est pas moins ardent comme un petit satyre. Comme un petit satyre; et voici le compliment que de sa poche il tire. 20 air: l'inconnu . Pour vos beaux yeux, il est vrai que je brûle ne puis-je, hélas! Espérer de retour! Votre scrupule sur mon amour, belle princesse, est de trop en ce jour; je suis trop grand pour craindre un ridicule. 21 air: Jupin, dès le matin . L'Oison. Que dira l'univers pour vous, quel revers! Que de propos divers! Des pervers vont sans doute en vers; et sur tous les airs célébrer ce travers. Le Roi. L'univers en dira ce qu'il voudra; tout l'empire criera remontrera; quiconque le pourra chansonnera; mon amour, malgré cela, durera. Des traits d'un plat auteur n'ayez pas peur comptez sur mon ardeur, mon petit coeur; et que l'amour ici, devienne notre unique souci. 22 air: votre coeur, charmante Aurore . Vos transports m'ont rassurée, et je cede à mon vainqueur; au plus doux espoir livrée, oui, j'abandonne mon coeur au plaisir d'être adorée de l'objet de mon ardeur. 23 air: en passant sur le pont-neuf . Cependant qu'ils chantoient mal survient un dindon brutal, de la famille royale, et qui, du roi, le rival à l'oyson, avec scandale fit un sabat infernal. 24 air: c'est dans le fauxbourg st Jacques . L'Oie. En vérité! Vous me faites pitié de prendre ce ton,pour être jaloux vous êtes encore un plaisant dindon! Le Dindon. Vous pourriez un peu, la belle, mieux soigner votre jargon; car, entre nous, c'est la pelle qui se moque du fourgon. 25 air: chantons les dons que fait éclore . Le Roi. Qu'il cesse un discours qui me blesse, ce dindon est bien imprudent! Le Dindon. Monsieur fait ici l'important; mais tout enflé qu'il est de sa noblesse, on peut aussi prendre un ton imposant; s'il sçavoit comme il s'adresse, il seroit moins impudent. Le Roi. S'il dit encore un mot, princesse! Je l'embroche dans l'instant, qu'il cesse un discours qui me blesse, etc. 26 air: de l'homme marin . Ce propos un peu fanfaron, bis ne fit point de peur au dindon; bis car il étoit fort sur la hanche, et des plus fiers à l'arme blanche.Ici Taciturne racontoit encore quelque chose des amours de son maître, et terminoit par ce couplet sa misérable romance: 27 air: de joconde . Enfin le destin en est pris, il va, sans plus attendre, devenir à nos yeux surpris, d'une autruche le gendre; que l'amour trouble la raison c'est chose trop connue; mais pour épouser un oyson, ah! Qu'il faut être grue! Oh! Pour ce dernier trait, dit le sultan, il en faut convenir, il est joli; il y a là je ne sçais quoi qui est frappant. Pour le reste de votre chanson, visir, dussiez-vous, ce qui m'est à peu près égal, vous en fâcher, je vous dirai naturellement que je me serois bien autant passé de vos vers que de votre prose. Sçavez-vous bien, répondit la sultane, que vous devenez très-difficile, et que l'on ne sçaura bientôt plus que vous donner. Quelle calomnie, s'écria Schah-Baham, comme si je ne donnois pas tous les jours des preuves du contraire. Vous me direz à cela, qu'à voir ce qui me plaît tous les jours, ce conte-ci devroitpeut-être un peu moins me déplaire; mais c'est une discussion dans laquelle je ne suis pas fait pour entrer. D'abord il y a des choses que je n'y entends pas du tout; et que quand on me les a expliquées, je trouve aussi plates, passez-moi le terme, que d'abord elles me paroissoient obscures; vous voyez bien que j'entre en raison: et puis, s'il faut continuer à dire vrai, je crois que j'y trouve des fautes de style et des choses qui sentent la province: il me semble aussi, depuis qu'on m'y a fait faire réflexion, que je n'aime point cette oie, et qu'il n'est pas du tout naturel que ce roi prenne pour elle une si grande passion. Mais, sire, répondit le visir, je pourrois citer à votre majesté un très-grand nombre de contes où l'on voit peut-être des choses plus absurdes, et auxquelles elle n'a pas dédaigné de se prêter. D'ailleurs, si Schézaddin prend pour cette oie une passion qui, à la vérité, peut paroître singuliere, il en est justifié par la haine de tout-ou-rien qui la lui inspire, et pour se venger de lui, et pour quelqu'autre motif que votre majesté peut ne pas savoir encore. Tout cela ne me fait rien, repliqua le sultan; l'histoire de votre grue, par exemple,on m'a dit que non-seulement elle est encore plus plate que longue; mais encore qu'il n'est pas vrai que les femmes soient généralement si fâchées de certains accidens, que vous voulez le faire entendre. Vous croyez bien que, moi personnellement, je ne sçais pas ce qui en est. Mais on me l'a dit; et je crois qu'on a raison. Je le crois comme vous, sire, repartit Moslem; et je doute que l'on m'eût reproché d'avoir voulu faire entendre une pareille absurdité, si l'on eût fait réflexion que cette femme, dans ses épreuves, est emportée par un mouvement étranger qu'on lui donne pour la punir d'une fierté déplacée; que les malheurs qu'elle éprouve sont encore une punition, et que la fée qui la poursuit, n'auroit pas cru se venger d'elle suffisamment, si en même tems qu'elle rend ses épreuves si infortunées, elle ne lui eût pas donné, pour les contradictions qu'elle lui fait éprouver, la sensibilité qu'on blâme. Il falloit donc dire cela d'abord, reprit Schah-Baham. Je croyois ou l'avoir fait entendre, repartit le visir, ou n'avoir pas besoin de le dire. Mais vous, seigneur, dit la sultane, croyez-vous être bien exempt de critique, et que les gens qui ont le bonheur de vous entendre,soient aussi contens des réflexions que vous faites, que vous me paroissez le penser? Mon dieu! Répondit Schah-Baham, d'un air modeste, je ne sçais pas ce que l'on peut dire de mes propos; d'abord il me semble que je n'en dois compte à personne; mais d'ailleurs, qu'est-ce que je dis donc de si extraordinaire? Ne parle-je pas comme tout le monde, donc? Ne faisons point d'injustice, repliqua la sultane; non assurément, vous ne parlez pas comme tout le monde; mais il y a peut-être bien des gens qui, sans le croire, parlent comme vous. Ma foi! Reprit le sultan, vanité à part; ils sont bien heureux ces gens-là, et vous m'obligeriez de m'en faire connoître. Mais laissons cela; que le visir sorte de son conte, s'il le peut, et que ce que j'en ai dit, ne le décourage pas. Au fond, ce n'est pas ma faute si je suis franc et connoisseur.

LIVRE 4 PARTIE 8 CHAPITRE 46

Pendant que le ministre, le grand raisonneur et leurs adhérens partageoient la capitale, la remplissoient de leurs clameurs et y semoient le troublepar leurs brigues; que les uns tenoient pour les oies, que d'autres s'élevoient contre l'usage, jusques alors inoui auquel on vouloit les mettre; Schézaddin impatienté de tous ces débats, mais beaucoup plus ennuyé encore de ne point voir sa princesse, ne crut pas pour faire finir une absence qui coûtoit tant à son coeur, devoir attendre qu'ils fussent appaisés. Persuadé, par l'état où l'habileté de son visir avoit mis une affaire si difficile, qu'il triompheroit aisément des obstacles que ses adversaires pouvoient encore lui susciter; et voyant le plus redoutable de tous, réduit comme un obscur écrivain, à composer dans le silence de politiques brochures, il ne voulut pas se refuser plus long-tems le plaisir d'apprendre à Manzaïde qu'elle alloit regner sur ses sujets aussi souverainement qu'elle regnoit déjà sur lui-même. Quoiqu'il soupçonnât assez violemment Taciturne d'avoir, par une voie inconnue, fait passer ses secrets à Quamobrem, et qu'il eût aussi d'assez fortes raisons de le croire l'auteur du pont-neuf qui lui donnoit un si grand ridicule: ce favori avoit couvert sa marche de tant d'obscurité, et en portant à son maître les plus rudes coups, avoit affecté tant de zele pourses intérêts, qu'il ne fournissoit contre lui aucune preuve; et le roi, qu'un témoin nouveau auroit encore plus gêné que cet infidele confident, lui fit encore l'honneur de le choisir pour l'accompagner dans ses dernieres courses. Il se préparoit donc à sortir de son palais, et se perdoit d'avance dans toutes ces douces chimeres, dont l'amour heureux sçait entretenir si agréablement notre imagination, lorsque le jeune dindon, qui, à son rendez-vous, l'avoit introduit auprès de la princesse, se présentant inopinément à ses yeux, lui dit, avec toutes les marques du plus violent désespoir, que Manzaïde venoit d'être enlevée par le prince des sources bleues. Il ajouta, que sans compter qu'elle n'auroit jamais dû craindre une pareille violence de la part d'un homme qui, quoique souverain, n'étoit cependant que son sujet, elle l'avoit pour le moment redoutée d'autant moins, qu'il feignoit alors d'être plus mal de sa blessure: que rien n'égaloit leurs alarmes, et la consternation du roi des terres-vertes, qui, avec le chagrin de voir sa fille en la puissance d'un audacieux à qui il ne la destinoit pas, avoit encore à craindre pour elle tous les malheurs qui peuventmenacer l'oie la plus ordinaire; le destin voulant qu'elle perdît tous les avantages et tous les privileges qui l'en distinguoient, dès qu'elle seroit hors d'un certain espace; et que cet espace étoit borné aux jardins du palais. Quand elle n'auroit eu à courir d'autres risques que ceux auxquels l'exposoit l'amour du prince des sources-bleues, ç'en étoit plus qu'il ne falloit pour faire sentir au roi d'Isma toutes les horreurs de la jalousie. Il étoit aimé, et ne faisoit pas à Manzaïde l'injustice de douter de ses sentimens; mais si la violence que lui faisoit le prince des sources-bleues ne pouvoit que redoubler la haine qu'elle avoit pour lui, qu'importoit à un amant si peu délicat le malheur de ne pas plaire, et que ne pouvoit-il pas exiger d'une princesse infortunée, à laquelle il témoignoit si peu de respect? Une si cruelle crainte l'occupa d'abord tout entier; mais il fut bientôt honteux de n'avoir pensé qu'à ce qui pouvoit affliger son amour, lorsque les jours de Manzaïde étoient exposés à de si grands dangers. Il étoit en effet trop amoureux pour ne pas redouter pour elle, avec toutes les infortunes possibles, celles mêmes qui pouvoient s'imaginer le moins. Sapremiere idée fut donc de voler à son secours; mais à quoi, pendant qu'il la chercheroit, ne seroit-elle pas exposée de la part de ses sujets sous une forme si peu propre à l'en faire respecter? Il est vrai qu'il pouvoit en donner le signalement; mais étoit-il sûr de la peindre bien ressemblante, et n'avoit-il pas à craindre, en cette occasion, de lui prêter des graces qui pouvant n'être pas remarquées par d'autres yeux que les siens, ne la désigneroient à personne? Il lui parut donc que le meilleur moyen qu'il eût pour la sauver de tous les périls qui la menaçoient, étoit de donner un édit, en faveur de toutes les oies du royaume, portant défense, sous peine de la vie, à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles fussent, d'oser, jusques à nouvel ordre, regarder seulement une oie quelconque entre deux yeux, à moins que ce ne fut à bonne intention . Pendant qu'avec son ministre qu'il avoit envoyé chercher pour ce bel ouvrage, il pesoit scrupuleusement chaque terme, choisissoit ceux qui pouvoient prouver combien il avoit à coeur d'être obéi, et tâchoit de n'y omettre aucun des cas qui pouvoient exposer Manzaïde, et justifier les contrevenans; Taciturne, à qui la défense d'attenter aux oies, et l'édit donné en conséquence, paroissoit fort plaisans, et qui se flattoit que la tendre amante de son maître étoit déjà au croc de quelqu'un de ses sujets, composoit sur cet événement les beaux couplets que votre majesté va entendre: air: lampons . Le roi, pour bonnes raisons, bis de ses amis les oisons, bis veut, quelque appétit qui tienne, qu'en ces lieux chacun s'abstienne. Lampons, lampons, camarades, lampons. Air: son altesse me congédie . Voudroit-il nous défendre l'oie, s'il lui restoit quelqu'autre voie, pour prévenir un grand malheur; et, vu l'objet de sa tendresse, doit-on s'étonner qu'il ait peur, qu'on ne lui mange sa maîtresse? Une défense si nouvelle, quoi qu'en dise un peuple rebelle, n'est pas pour le tyranniser: car s'il défend que l'on en mange, il ordonne d'en épouser; et, peut-être, l'on gagne au change. L'édit dressé, et les couplets répandus, Schézaddin et son infidele confident partirent tous deux, montés surdes chevaux de la derniere vîtesse, et suivis d'une foule de courtisans, qui, malgré les ameres railleries des frondeurs, allerent à la quête de l'oison de sa majesté. Ils étoient persuadés qu'il leur sçauroit tout le gré possible de cette attention, et qu'il la paieroit du même prix que les plus grands services rendus à l'état; et peut-être ne se trompoient-ils pas. Ce qui pourroit même le prouver, ce qu'il y eut un de ces habiles courtisans qui parvint jusqu'à la dignité de connétable, sans qu'il paroisse d'autres causes de son élévation, que la complaisance qu'il eut d'accompagner en cette occasion le roi son maître: et l'on doit avouer qu'il n'est pas possible d'acquérir à moins de frais une plus grande place. Mais comme, d'un autre côté, il n'est pas si absolument vrai qu'on le dit, que la fermeté soit une vertu bannie de la cour, il y eut des grands officiers de la couronne qui aimerent mieux remettre leurs charges, que d'être employés dans une recherche qu'ils regardoient comme indécente pour eux-mêmes, et contraire au bien de la patrie: et le peuple pour qui souvent les choses sont moins par ce qu'elles valent en elles-mêmes,que par le rapport qu'elles ont avec ses idées et ses sentimens, voulut que ces généreux patriotes fussent publiquement remerciés du sacrifice qu'ils venoient de faire, les en dédommagea, et même leur fit élever des statues, avec une inscription fastueuse, qui remettoit devant les yeux de leurs contemporains, et apprenoit à la postérité, combien ces illustres citoyens avoient été ennemis de la tyrannie, et l'important service que dans cette occasion ils avoient rendu à l'état. Schézaddin ne sçachant de quel côté il devoit poursuivre son rival, prit au hasard la premiere route qui s'offrit à lui, non sans une très-vive crainte que l'amour, à quelque point qu'il fût engagé à le protéger, ne lui laissât prendre un autre chemin que celui qui pouvoit le guider sur les pas de sa princesse. Tout autre que lui, et qui auroit eu l'ame moins grande, n'auroit pas manqué de proscrire les dindons dans toute l'étendue de son royaume, et auroit au moins, par-là, mis en péril les jours d'un rival qui marquoit si peu de délicatesse et de générosité: mais ce prince ne crut pas devoir se venger par une voie qui l'auroit peut-êtreprivé du plaisir de se venger lui-même. D'ailleurs, Manzaïde étoit au pouvoir de ce rival si justement détesté; eh! Qui sçavoit si, sous prétexte de l'immoler tout seul, des ennemis secrets, et de son amour et de sa personne, ne saisiroient pas cette occasion de se débarrasser du malheureux objet de leurs craintes, et de servir la patrie dont ils croyoient l'honneur compromis par le mariage qu'il avoit déclaré. Il auroit pu, à la vérité, y envoyer ses chiens; mais sans compter qu'il n'en avoit peut-être pas de dressés à quêter le dindon, pouvoit-il leur livrer le prince des sources-bleues, sans exposer Manzaïde aux derniers dangers; et étoient-ils gens à qui l'on pût se flatter de faire observer l'édit? Une crainte si bien-fondée, non-seulement ne lui permit pas de mettre en péril les jours du prince des sources-bleues, mais encore ne lui fit accorder l'honneur de chercher la princesse qu'à ceux de ses courtisans de qui il étoit le plus sûr, quelque vivement qu'à la honte éternelle de la nation il fût sollicité. Il n'y a, sans doute, personne qui ne sente à quel point un journal bien circonstancié du voyage de ce prince, seroitintéressant, sur-tout si l'on y joignoit des réflexions; mais les mêmes historiens de qui j'ai tiré tant de minuties, coupent si court en cet endroit, tout important qu'il est, que j'avoue qu'ils ne nous en ont dit que ce qu'ils ne pouvoient se dispenser de nous dire. Nous sçavons donc seulement que Schézaddin marcha plusieurs jours, sans que les recherches qu'il faisoit le plus exactement du monde, dans toutes les basse-cours, et sur toutes les mares qui se rencontroient sur sa route, lui procurassent aucune lumiere sur le sort de Manzaïde. Ce n'étoit assurément pas qu'il ne rencontrât beaucoup d'oies: de loin même il sentoit, à leur aspect, ce mouvement et cette agitation qu'il auroit éprouvé à la vue de sa princesse; mais quand il en approchoit, il se sentoit tant de froideur pour elles, et leur trouvoit à leur tour tant d'indifférence pour lui, qu'il ne pouvoit pas se flatter long-tems du bonheur de l'avoir retrouvée. On lui offroit, à la vérité, à peu près les mêmes traits, les mêmes yeux, les mêmes apparences; mais ces traits étoient dénués de graces, ces yeux privés de sentiment? Tout en elle pouvoit enfin lui rappeller plus vivement ce qu'il aimoit,mais rien ne pouvoit le lui rendre: il n'étoit pas en dindons, plus heureux qu'il ne l'étoit en oies: il en trouvoit beaucoup; mais quoique tous, par l'air d'importance qu'ils aiment naturellement à se donner, lui retraçassent l'orgueil et la fatuité de celui qui l'engageoit à une si belle source; il ne trouvoit en aucun d'eux ce dédain et cette haine qu'il avoit lus tant de fois dans les yeux de son rival; et la tranquillité de son propre coeur, en les regardant, suffisoit pour lui apprendre qu'il ne le rencontroit pas. Ses recherches et les battues qu'il avoit fait faire, étant également inutiles pendant plusieurs jours, il commença à craindre plus vivement qu'il n'avoit fait encore, que l'infortunée Manzaïde n'eût subi le sort le plus affreux; et il en tomba dans un si violent désespoir, qu'il toucha sur son état, jusques au féroce Taciturne, l'homme du monde qui se plaignoit le plus volontiers, et qui plaignoit moins les autres. Un reste d'espérance que cependant il s'obstinoit à conserver, et son opiniâtreté naturelle, augmentée encore par sa passion, ne lui permirent point d'abandonner son entreprise, toute malheureusequ'elle étoit jusques-là. Quelques jours de patience de plus pouvoient lui rendre sa princesse; eh! Que n'auroit-il pas à se reprocher, si, par son découragement, il la livroit à la plus triste des destinées? Quelque avance que son rival eût sur lui, il ne se pouvoit pas qu'il fût déjà sorti d'un royaume aussi étendu que le sien, et qu'en continuant sa recherche, enfin il ne le trouvât point. Il crut donc ne devoir pas, dans cette importante occasion, écouter plus son désespoir que les remontrances de Taciturne, qui auroit donné tout ce qu'il sçavoit de géométrie, pour que cette oie délicieuse fût à jamais perdue pour le roi, et faisoit tout ce qu'il pouvoit pour lui persuader de retourner à Tinzulk. Les amans sont plus sujets que les autres à écouter leurs pressentimens; Schézaddin ne suivit donc que les siens; et bientôt il eut sujet de ne s'en pas repentir. Un jour, enfin, après avoir fait battre, et avoir battu lui-même, le plus inutilement du monde, un assez grand bois qui s'étoit rencontré sur sa route, il voulut encore aller fouiller une remise qu'il appercevoit dans la campagne,à une assez grande distance; et malgré toutes les représentations de son indolent favori, un mouvement secret que l'amour lui inspiroit sans doute, le fit s'obstiner à y porter ses pas. Il étoit parvenu jusque au milieu de ce bosquet, sans découvrir rien qui justifiât ses espérances, lorsqu'enfin, sous de jeunes arbres qui formoient un berceau, il apperçut un assez grand nombre de dindons qui, dans le plus profond silence, sembloient avec respect en entourer un. Ce dindon, qui avoit une si belle cour, avoit toutes ses plumes hérissées, et toute la contenance que peut avoir un dindon lorsqu'il lui arrive d'avoir du chagrin. Soit que ceux-là n'eussent effectivement, malgré le soin qu'ils avoient pris de se dépouiller de tout ce qui pouvoit les marquer, quelque chose qui les distinguât des dindons ordinaires, ou que le coeur du roi d'Isma lui dit seul, qu'il voyoit son rival: ah! C'est lui, s'écria-t-il avec fureur, la haine qu'il m'inspire ne m'en assure que trop! Parle, ajouta-t-il en s'élançant, le cimeterre au poing, sur ce dindon; parle, barbare, qu'as-tu fait de l'infortunée Manzaïde? à tout ce fracas, l'orgueilleux princedes sources-bleues (car il n'y a personne qui ne se doute que c'étoit lui) relevant audacieusement la tête: cesse, dit-il à son rival, en le regardant avec fierté, de croire que tu puisses m'effrayer. Si tout les triomphes que tu remportes sur moi, font le malheur de mes jours, ils n'en abaissent pas plus mon ame; et plût aux dieux cruels, dont la colere me poursuit, que tu n'eusses point paru plus aimable aux yeux de l'ingrate Manzaïde, que tu n'es redoutable aux miens! Ces augustes rodomontades impatientant beaucoup le roi d'Isma, il alloit sacrifier à sa haine et à sa veangeance le plus insupportable des dindons, lorsqu'il fit réflexion que dans l'état où il paroissoit devant lui, cette victoire étoit trop facile pour qu'un jour il ne se la reprochât pas amérement. Ce qu'il devoit à sa gloire, arrêtant donc sa fureur: perfide! Lui dit-il, rends graces aux dieux de l'état où ils te livrent à ma vengeance; mais réponds-moi: qu'est devenue la princesse, et pourquoi, puisque tu l'as enlevée, ne se trouve-t-elle plus en ton pouvoir? Je te laisserois une si cruelle inquiétude, et pour le reste de ta vie, peut-être, répondit le prince des sources-bleues,si mon silence n'exposoit pas aux plus affreux dangers les jours de la cruelle qui rend les miens si malheureux. Toute ingrate qu'elle est, elle m'est encore si chere, qu'il me sera plus doux encore de la voir dans tes bras, que d'avoir à trembler pour elle. Vole donc à son secours, s'il en est tems encore; et au lieu de perdre des instans précieux à menacer un rival que tu ne peux jamais réduire à te craindre, cours arracher ta princesse aux dangers auxquels, en me fuyant, elle s'est exposée. Fais pour elle ce que l'état où je suis ne me permet pas de faire: et puisses-tu, puisque l'excès de mon malheur me condamne à faire des voeux pour toi, la rendre au roi son pere! Je supporterois plus aisément encore le spectacle de ton bonheur, que les inquiétudes que sa fuite me cause, quoique la cruelle ait moins redouté les périls, peut-être les plus inévitables, qu'un amant dont ses rigueurs n'avoient pu lasser la tendresse et le respect. Ce terme de respect paroissant fort déplacé à Schézaddin dans la bouche du dindon, après la liberté qu'il avoit prise d'enlever la princesse, il lui demanda dédaigneusement, s'il avoit cru lui endonner une preuve par sa conduite. Cesse, repliqua le prince des sources-bleues, de me faire des reproches qui ne m'imposeroient pas plus que toutes tes menaces; et pour nous délivrer l'un et l'autre d'un entretien également fâcheux pour tous deux, apprends que depuis deux jours, Manzaïde ne consultant que sa haine pour moi, s'est, dans les ombres de la nuit, dérobée à mon pouvoir. Ne crains point que je t'abuse, continua-t-il, en lisant de l'incertitude dans les yeux de Schézaddin; quand la douleur, où tu me vois plongé, ne te seroit pas un garant assuré de la vérité de mes paroles, tu ne devrois pas soupçonner une ame telle que la mienne de s'avilir par le mensonge: pars, encore une fois, je me reproche de t'arrêter, lorsque tous les momens nous sont si précieux, et que chacun de ceux que nous perdons l'un avec l'autre est si nécessaire à la sûreté de la cruelle qui ne me fuit que pour te chercher. à ces mots, le prince des sources-bleues, sans paroître s'occuper plus long-tems de son rival, se rendit tout à sa douleur; et le roi d'Isma remontant promptement à cheval, alla encore au hasard chercher l'aimable oison, dontla perte lui coûtoit tant de tourmens. Ce dindon, qui ne me plaisoit pas plus qu'à vous, dit alors la sultane à Schah-Baham, a pourtant quelque chose de bon. Je suis, par exemple, assez contente de la façon dont il parle à son rival; et j'y trouve, tout à la fois, une hauteur noble et de la générosité. Oui, répondit le sultan, je suis de votre avis; mais sans tirer à conséquence comme vous le croyez bien. N'est-il pas vrai, au reste, que voilà un superbe événement? Je ne m'y attendois pas. Si votre majesté, reprit la sultane, veut bien se souvenir qu'elle a juré de ne s'attendre jamais à rien, cet événement seroit encore moins imprévu qu'il ne l'est, qu'il auroit toujours droit de vous surprendre. Tout étonnant qu'il est, cependant j'y trouve un grand défaut. Le roi des terres-vertes, dit le courier, qui est venu apprendre à Schézaddin l'enlevement de la princesse, est d'autant plus alarmé pour elle que, hors de l'enceinte du palais, elle perd tout ce qui la distingue d'une oie ordinaire, et est exposée à tous les dangers imaginables, parce que telle est la volonté du destin. Sans doute, interrompit Schah-Baham, le destin n'est-il pas le maître devouloir tout ce qui lui plaît? Qu'avez-vous à dire à cela? Que le destin, repliqua la sultane, est un être fort commode pour les conteurs; mais pourquoi, puisque Manzaïde a perdu tous ses privileges, le prince des sources-bleues, qui ne paroît pas avoir gardé tous les siens, a-t-il cependant conservé la faculté de parler? Pourquoi cette prédilection du destin en sa faveur, et sur quoi est-elle fondée? Cela, reprit Schah-Baham, ne laisse pas que d'être embarrassant; et il est vrai qu'il paroît là-dedans une inconséquence manifeste; il faut bien pourtant qu'il ait ses raisons pour vouloir d'un côté... mais au fond, que sçavons-nous si l'oie ne parle pas toujours? En ce cas, répondit la sultane, j'ai peu à craindre pour elle; et si cela est vrai, comme il me semble, le malheur qui lui arrive ne peut que médiocrement m'intéresser. Dame! Repliqua Schah-Baham, il se peut très-bien que le visir soit dans son tort, et d'autant plus que cela lui est déjà arrivé quelquefois. Il est réel que le destin devroit un peu mieux sçavoir pourquoi il veut ou ne veut pas. Au vrai, cela n'en seroit que mieux; mais pour moi, comme je l'ai dit, je n'y prends pasgarde de si près; et pourvu qu'il arrive des choses, la maniere dont on les amene m'est égale. Je sens bien d'ailleurs que cette oie-là va nous en faire voir de fort surprenantes: ce n'est pas que je croie que le visir nous dise de si-tôt ce qu'elle est devenue; mais je ne sçais, il sçait faire un conte de façon que l'on attend le plus patiemment du monde, et sans en être incommodé, qu'il lui plaise de le finir; et je trouve cela tout-à-fait agréable. Vous êtes singuliérement revenu sur ce conte-là! Dit la sultane, vous le trouviez d'abord si admirable! Que voulez-vous que j'y fasse? Répondit Schah Baham, j'en entends dire du mal à tout le monde; et je me conduis, à cet égard, d'après ce que dit un grand philosophe, qu'il vaudroit encore mieux avoir tort avec tout le monde, que d'avoir raison tout seul.


Holder of rights
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Citation Suggestion for this Object
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Ah quel conte !. Ah quel conte !. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBC4-B