Le Vicomte de Barjac ou Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle
Jean-Pierre-Louis de Luchet (parfois attribué à Choderlos de Laclos)
Imprimerie de Wilson, Dublin, 1784
AVANT-PROPOS
À quelques amis sincères.
Je ne me figure point qu'un roman soit un ouvrage fort important ; mais je ne le crois pas aussi indigne des lecteurs sensés que bien des gens se l'imagine. La différence d'un roman à un poëme me semble assez légère ; si l'un offre plus de beauté de détail, l'autre présente plus de richesses d'imagination. Quant à l'utilité morale, elle est toute à l'avantage de celui-ci.
Les Mémoires que nous publions aujourd'hui sont une fiction, si l'on veut ; il n'y a cependant pas un fait dont le fonds ne soit vrai, pas un personnage qui n'existe ou n'ait existé. Tout ce que j'ai supprimé, c'est le merveilleux : ce qui se passe est beaucoup plus incroyable que ce qu'on invente ; de même que ce que l'on voit frappe moins que ce qu'on lit.
Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot, Fénelon, ont fait des romans : leurs successeurs, si tant est qu'ils en aient, ne veulent seulement pas en lire. Dans quelles mains ces sortes d'ouvrages tombent-ils donc ? Dans celles d'une jeune personne qui ne connoît ni le monde, ni son cœur, ni les leçons de la morale ; dans celles peut-être d'une mère oisive, qui s'occupe des aventures, & non des réflexions qu'elles font naître ; d'un jeune militaire, ennemi de toute application. Que dire à de semblables lecteurs ? Rien. Mais si ce petit Ouvrage tombe par hasard sous les yeux d'un homme qui ait approfondi le cœur humain, nous le prions de ne pas juger du Vicomte de Barjac avant d'avoir lu sa vie entière ; & de bien examiner les événements qui l'ont conduit à cet amour du plaisir, le grand ressort de ses opérations.
Un homme d'esprit, à qui j'ai lu cette histoire, a fort improuvé le parti d'avoir renoncé à toute espèce d'occupations solides. Quel reproche, cependant, peut-on faire au Vicomte ? Il s'est mis en état de remplir les carrières les plus épineuses ; il a offert ses services, il a sollicité du travail sans récompense, & a non seulement démontré les sottises, ce qui est très-aisé, mais proposé le remède, ce qui est fort difficile. On l'a refusé ; on lui a préféré des gens médiocres ; on a rejeté ses lumières. Que lui restoit-il à faire ? Aimer une fille de quinze ans. Dès qu'il a été livré à cette douce occupation, ses rivaux ont chanté ses louanges ; on l'a cru propre à tout, dès qu'il s'est ôté la possibilité d'être quelque chose. Si à cette passion naissante il peut joindre encore le sacrifice d'un peu de philosophie, & n'écrire que des romans, ou faire de petits vers, ce sera un homme essentiel, & digne des plus grands éloges.
Applaudissez-vous, mes chers rivaux ; je quitte la carrière, je renonce à toute ambition ; ma maîtresse, mes pinceaux, ma lyre, voilà tout ce que j'emporte dans ma solitude. Le monde n'existe plus pour moi : je n'y serai pas même témoin de vos opérations de génie : & si le bruit qu'elles feront parvient jusqu'à ma retraite, elle me sera doublement agréable.
LE VICOMTE DE BARJAC, OU MÉMOIRES, Pour servir à l'Histoire de ce Siècle .
Le nom du Vicomte de Barjac est connu dans les fastes de Cythère. Ces homme, qui ne ressembloit à personne & étoit mieux que tout le monde ; cet homme, qui a adoré & trompé tant de femmes, mais toujours cent fois plus esclave de ses devoirs que de leurs charmes ; cet homme à qui ses rivaux même pardonnoient ses conquêtes & leurs tourmens, nous a fourni le fonds de ces Mémoires. Convive aimable, joueur désintéressé, ami solide, courtisan officieux, adroit consolateur, époux intelligent, philosophe sans faste, amant plus vrai que passionné, plus amusant que tendre, plus généreux que fidèle, telles sont ses qualités & ses défauts. Des épisodes entiers de cette histoire ont été rédigés par lui-même, chez une femme où il écrivoit souvent, parce qu'elle étoit voluptueuse, & peu spirituelle. C'est la clef de certains goûts qu'on ne peut expliquer, entre un homme d'esprit & une maîtresse qui n'est que jolie.
Cette éducation, qu'on appelle une seconde nature, qu'on dit préparer le destin de la vie, fut si négligée chez le jeune Barjac, que jamais il n'eut ni gouverneur pour le former, ni précepteur pour l'instruire, ni maîtres pour lui donner du maintien, de l'agilité, de l'adresse & des graces. Il ne fréquenta ni les Académies, ni les Universités, ni les Lycées. Il ne connut ni les spectacles, ni ce que l'on désigne par bonne compagnie, mot si insultant pour les trois quarts des hommes. Une figure distinguée, un esprit facile & pénétrant, un caractère aimable, une disposition précoce à toute espèce de jouissances, voilà tout ce qu'il porta chez Madame la Comtesse de Lanove, qui se chargea de suppléer à l'impardonnable négligence de ses parents.
Cette dame, âgée pour-lors de quarante ans, réunissoit les perfections que les faiseurs de romans accumulent sur leurs premiers personnages, pour surprendre les suffrages en leur faveur. Il est impossible de dire quelles vertus lui manquoient, & quel défaut les ternissoient ; il est impossible encore de la peindre, puisqu'on ne peut pas faire un tableau sans ombres, & qu'on ne peut y en placer sans être injuste. Non seulement ses amis ne sont pas consolés, mais ils n'ont pu, jusqu'ici, affoiblir le souvenir de sa perte.
Elle vivoit dans un château antique & commode, dans une aisance qu'elle ne craignoit pas de perdre, & qu'elle ne desiroit pas augmenter. Sa société étoit recherchée : elle avoit employé plus d'une année à la former. Mme d'A..., femme d'un esprit orné & d'un excellent conseil ; ses deux filles, entre dix-neuf & vingt ans ; une demoiselle, de trente, douée de ces qualités sociales, nées au sein de la pauvreté, avec lesquelles on ennoblit la servitude & on supplée à la fortune, en faisoient le plus bel ornement. On y trouvoit, en hommes, le marquis de C..., plein d'idées heureuses, quoique sujet à faire de mauvaises comédies ; un Abbé rempli d'imagination, de complaisance, de connoissances utiles, & qu'on trouvoit toujours, excepté à la toilette des dames ; le comte de L..., que le monde alors n'avoit pas corrompu, & que l'amour de l'argent n'avoit pas jeté dans des discussions dont il n'a retiré que des ridicules ; M. R..., un de ces caractères enjoués, dont le plaisir est la grande affaire, & qui ne dérangent jamais celles des autres, parce qu'ils ne s'occupent que des leurs. Ajoutons à cette liste agréable le comte de Lanove, dont la premiere des qualités étoit cette douceur qui fait le bonheur des gens délicats. Partagé en apparence entre ses jardins allez mal ordonnés ; la musique, devenue chez lui une passion ; la lecture, le second de ses besoins ; mais dans la réalité tout entier à sa femme, au bonheur de laquelle il faisoit servir ses goûts & ses talens.
Ce tableau demeureroit trop imparfait, si nous ne revenions sur Mlles d'A..., dignes d'un autre pinceau sans doute. L'aînée, qui s'appelloit Julie, possédoit, au suprême degré, le secret précieux de parler aux ames ; le son de voix enchanteur qui est leur organe, le regard doux, modeste & expresif, qui supplée à ce que les idiomes ne savent pas faire entendre ; le sourire de l'innocence, si au-dessus de la gaîté ; cette confiance, qui honoroit si bien tous ceux avec qui elle vivoit ; cette prompte intelligence qui se trahit, même en se retenant ; enfin, une amitié tendre pour une personne de son sexe, augure fidèle d'un autre sentiment que la décence tient assoupi dans un cœur honnête, mais qui y attend sans impatience le moment d'éclorre. Sa sœur s'appelloit Auguste. Une raison plus formée, un besoin de s'instruire & d'aimer plus marqué que chez Julie, s'annonçoient assez clairement : mais, résolue de choisir, elle rejetoit ces premières impressions, qui, quoiqu'on en dise, ne sont invincibles que lorsqu'on ménage ses facultés, ou qu'on donne peu de prix à la victoire. Il ne tenoit qu'à elle d'avoir cette facilité dans la répartie, dont il est aisé d'abuser. Un simple coup-d'œil d'une mère attentive rendoit ce talent agréable, & jamais dangereux.
Des déjeûnés, coupés par des lectures frivoles, mais piquantes ; des concerts qui tenoient au courant des nouveautés ; des spectacles de société, où l'on jouoit des pièces analogues au goût des acteurs ; des promenades, dont le but étoit souvent un acte de bienfaisance ; des après-dînées, où chacun alloit dans la retraite, causer avec soi-même, ou donner un moment à ses affaires personnelles ; des soupés dont la gaîté s'emparoit, mais cette gaîté à laquelle la décence prête son charme officieux, & l'esprit de ses ressources fécondes ; des parties innocentes, qu'on n'achetoit, ni par les longs préparatifs qui fatiguent, ni par les regrets qui suivent les dépenses inutiles ; de petits voyages, pour prévenir les effets de la monotonie, partageoient les momens de ces personnes qui avoient mis en commun leurs défauts, leurs goûts, leurs moyens, quelques talens, & beaucoup d'indulgence.
Loin d'elles la prétention, humiliante pour les autres, de se suffire à soi-même. On avoit, au contraire l'obligeante attention de recourir à leur commerce, & de paroître s'amuser de leurs plaisirs.
Tel étoit le genre de vie qu'on menoit au château, lorsque le Vicomte de Barjac y fut amené en 1759, pour y passer plusieurs mois. La comtesse de Lanove, très-liée avec sa mère, protégea son embarras & sa gaucherie contre les plaisanteries de la plupart des gens du monde ; elle étudia son caractère, & sûre à-peu-près qu'il savoit se taire & écouter, elle l'entreprit. Voici sa méthode, faite pour servir de modèle.
Ce qui tient à la raison, aux vertus de notre sexe, elle le lui faisoit dire par des hommes d'un âge supérieur : ce qui pouvoit affliger son amour-propre, elle le disoit elle-même. Ce qui sort de la bouche d'une femme, avec des ménagemens, peut déchirer le cœur, mais non humilier. Quand elle surprenoit de vrais défauts, elle envoyoit un livre qui en contenoit la satyre. Cet instituteur muet, mais éloquent, corrigeoit sans faire rougir. Adèle peut égaler, non surpasser cette adresse nécessaire, quand on s'en prend aux passions des hommes.
Aussi trois mois après le Vicomte ne fut plus reconnoissable : il avoit perdu la timidité qui gêne, & conservé la modestie qui prévient ; il parloit avec assez de facilité, & écoutoit avec beaucoup d'intérêt ; il étoit de tout, parce qu'il ne s'invitoit à rien. Enfin, il laissoit percer tout naturellement le désir d'être mieux, dont on sait tant de gré à la jeunesse.
Ces qualités naissantes n'échappèrent à personne dans le château, & laissèrent une impression trop vive au cœur de Mlle. d'Alison, cette demoiselle de trente ans dont la comtesse avoit fait son amie. Le petit ridicule que la disproportion d'âge jetoit sur cette espèce de passion, redoubla chez elle le soin de la cacher, non seulement à celui qui l'avoit fait naître, mais à Madame de Lanove, qui, sans avoir la sévérité de la pédanterie, aimoit cependant les réserves de la prudence.
Il inspiroit assez d'intérêt pour que chacun se piquât de lui apprendre quelque chose. Le marquis de *** lui enseignoit la déclamation, Mademoiselle Jules A... le dessin, Mademoiselle d'Alison à chanter.
Il avoit fait des couplets qui devoient être chantés dans une pièce qu'on alloit jouer, & il avoit tû son nom. À la répétition ils furent trouvés détestables. Soit qu'on le soupçonnât d'être le coupable, soit qu'on le crût à même de faire mieux, on le chargea d'en faire d'autres. Il accepte ; & dès le même soir, lorsqu'on alloit se coucher, il demande à Mademoiselle d'Alison la permission d'entrer dans sa chambre pour lui entendre encore une fois chanter l'air, & le mieux saisir. Non seulement elle y consent ; mais elle ajoûte : voici une table & un crayon, mettez-vous là ; & lorsque la prosodie vous embarrassera, je viendrai à votre secours. Il se met à composer, elle à se déshabiller. Dans la chaleur du talent il n'apperçoit pas même Mademoiselle d'Alison fixant sur lui des yeux que la tendresse égaroit, triomphant sans doute, mais avec trop de peine, de ses sentimens involontaires, & n'osant, par le plus léger soupir, attenter à l'innocente candeur d'un jeune homme ignorant lui-même les feux qu'il allumoit.
Ses couplets étant achevés, il se lève ; & soit que son imagination fût exaltée, soit qu'il eût rencontré les regards éloquens de Mademoiselle d'Alison, il les chante avec l'expression du desir. Le silence perfide de la nuit, l'épuisement qui naît de la contrainte, l'influence de l'heure, la trahison des sens, tout conspira contre la force de cette fille prête à perdre la sagesse en invoquant la vertu. Son visage enflammé se penche sur celui du Vicomte. Elle n'avoit pas perdu connoissance, mais la force de résister. Les reproches qu'elle se fit, apprirent son fatal secret à l'heureux jeune homme qui va devenir son amant. Il s'efforce d'appaiser d'injustes remords ; & voulant tomber à ses pieds il renverse la table qui portoit les bougies. Elles sont éteintes, le hasard nullement prévu coûte l'innocence à une fille qui arrosoit de ses larmes les mains de son vainqueur. Si les ténèbres n'avoient pas favorisé une timidité qui n'est qu'à cet âge, il est à présumer que l'inexpérience de Barjac auroit perdu les doux momens en déclarations & en baisers, au lieu que la nuit prêtant son ombre à ses amoureuses entreprises, il fut heureux plus d'une fois jusqu'à l'instant cruel où le crépuscule trop prompt menaça la pudeur de rendre la lumière à la terre ; il fallut donc se séparer.
Quelle nuit comment échapper à la réflexion traînant à sa suite les remords d'un crime, les craintes de l'inexpérience ; & la perspective de tout un avenir échangé contre quelques momens d'ivresse ? que faire ? à qui se confier ? nul prétexte de fuir ; se troubler à chaque instant d'amour ou de honte. Les irrésolutions, premier tourment de la vertu outragée, la conduisirent au plus violent des partis. Elle court, les yeux gonflés de larmes, chez la comtesse, & se jetant aux pieds de son lit, couvrant son visage de ses mains, elle donne cours à ses sanglots. Madame de Lanove interdite, & sur-tout émue, lui tend les bras, enhardit sa confiance, & sollicite même son secret avec le ton de l'amitié indulgente, & non de la curiosité inquiete. Elle soupçonnoit bien l'amour, cette cause ordinaire de la plupart de nos tourmens ; mais elle étoit loin de penser que c'étoit déja une victime immolée à ses fureurs.
Mademoiselle d'Alison succombant sous ses chagrins, épanche son ame toute entiere, raconte la naissance de cette passion, ses progrès si bien cachés, sa résistance si mal récompensée, enfin les suites imprévues de cette funeste soirée.
La Comtesse étonnée d'un pareil dénoûment, n'ajoute point des reproches à la douleur qui l'accabloit ; mais, après avoir préparé son esprit à la voix tranquille de la raison, elle lui parle en ces termes :
« Vous n'êtes pas sans doute la millième femme que l'amour a égarée ; mais peut-être êtes vous la première qui ayez cherché des armes contre lui dans une démarche aussi extraordinaire. On connoît trop votre situation pour ne pas suspecter tout prétexte qui hâteroit votre départ. Ce n'est pas vous qu'il faut éloigner ; c'est le Vicomte. J'en fais mon affaire : la vôtre est de supporter son absence. Je remets à des tems plus heureux le calcul des différences de ce que l'amour promet & de ce qu'il donne. Votre secret est de nature à demeurer enseveli à jamais entre vous & moi. Mon mari peut arriver à chaque moment ; il ne faut pas même une conjecture. »
Non, non, madame ; la retraite la plus austère seule expîra une faute que votre indulgence peut pardonner, mais non justifier. Trente ans de sagesse ont échoué contre un jeune homme dont je n'ai pas même interrogé le cœur. Vous, ange tutélaire, vous daignez encore me plaindre ; lui me méprise peut-être, & je m'abhorre. Si j'étois assez vile pour ne pas divulguer aujourd'hui mon crime par une rougeur involontaire, quelle idée vous resteroit-il de moi ? & si mon embarras me décèle aux yeux de tous ceux devant qui je vais paroître, que ferai-je ? que ferez-vous vous-même, femme indulgente & respectable ? pouvez-vous tendre une main secourable à qui souille l'asyle de la vertu & le temple de l'hospitalité ?
La Comtesse, touchée jusqu'aux larmes de l'expression de la douleur, n'essaie pas de la calmer, mais d'en suspendre l'excès ; elle trouva une raison plausible d'éloigner le Vicomte, & ménagea les choses de façon que rien ne transpira. C'est le besoin de médire qui ouvre les yeux sur toutes les petites aventures de société ; l'oisiveté les recueille ; le désir de briller les travestit. Mais comme les amis de madame de Lanove n'étoient ni méchans, ni désœuvrés, ni stériles, ils ignoroient tout ce qu'on vouloit leur faire ignorer.
Le jeune Barjac désolé, mais trop reconnoissant pour n'être pas aveuglément docile, ne compte que sur une absence de quelques jours. Une lettre tendre & respectueuse supplée à une entrevue que madame de Lanove sut rendre impossible. Le style de cette lettre porte quelque douceur dans l'ame de Mademoiselle d'Alison ; un autre petit évènement l'augmenta encore. Lorsque mademoiselle Julie d'A... apprit le départ précipité du Vicomte, elle cacha fort mal la peine qu'il lui causoit, & mademoiselle d'Alison trouva dans ce sentiment quelqu'ombre d'excuse à sa foiblesse ; les malheureux s'accrochent à tout. Partagée entre l'impossibilité de vivre sans le voir, & de le voir sans danger, elle combinoit le plan d'un sacrifice entier, lors qu'un événement affreux confondit tous ses chagrins particuliers, dans un deuil général. La comtesse de Lanove est attaquée d'un violent mal de gorge, la fièvre se déclare, l'esquinancie se forme ; elle est morte dans quarante-huit heures. L'un entraîne son mari ; la désolation disperse les autres ; Mademoiselle d'Alison demeure seule attachée à ce cadavre insensible ; oppressée de sa douleur, & ne pouvant même verser une larme, elle lui envie cent fois la tombe dans laquelle elle la place ; & après avoir recommandé cent fois son ame coupable à sa vertueuse amie, elle quitte ces lieux de deuil & de tristesse, & va tomber aux pieds d'un crucifix dans un couvent voisin, & fait serment à Dieu même, de ne plus quitter cet asyle affreux des larmes & du repentir ; fidèle à sa promesse sacrée, pendant trois ans qu'elle a vécu encore, elle combattit son amour, & périt, victime de ses résistances, répétant sans cesse le nom de son amant jusqu'aux pieds de celui à qui elle l'avoit immolé.
Ô religion sainte que de malheureux ont trouvé dans tes bras, sinon l'oubli de leurs maux, du moins la suspension de leurs douleurs ferme-les à l'impie qui t'outrage, & méconnoît tes bienfaits, mais ouvre-les à l'infortuné qui t'invoque, & auquel seul tu restes, lorsque l'univers l'abandonne à ses larmes & à son affliction.
Cette femme emporta avec elle le bonheur de tout ce qui l'avoit entourée ; l'être le plus cher à son cœur, & le plus aimable, vit insensiblement ses facultés s'anéantir ; il traîne encore à Paris une vieillesse précoce, & abandonne son existence, trop longue à son gré, à la première coterie qui veut l'aider à en porter le fardeau. Les demoiselles d'A... ont perdu, dans un mariage ordinaire, les avantages qui leur promettojent une si heureuse destinée, & n'ont jamais été appréciées. Le marquis de C... consomma deux sottises, que ses conseils avoient prévenues, un livre ridicule, & un mariage mal assorti. L'Abbé donna dans les aventures du jansénisme, & du refus des sacremens ; le Vicomte pleura sa protectrice, sans bien sentir l'étendue de la perte qu'il faisoit, & regretta plus encore celle que la religion enlevoit à l'amour. On lui avoit fait connoître les principes du bien, mais on n'avoit pas eu le tems de les graver dans son ame.
Ses parens le mirent au service. En vain l'on donne des tuteurs aux passions : il est un âge où elles brisent tous les freins ; & rien n'arrête leur fougue impérieuse. Le premier usage de sa liberté fut en faveur de Paris, ce vaste & tumultueux asyle des vices & des plaisirs. Ses moyens bornés ne lui permettoient pas de tenter les aventures d'éclat dont la cour est le théâtre ; il fallut partager son tems entre les spectacles, les soupés qui les suivent, & les nuits qu'on y prépare. Il a lui-même sagement retranché de ses mémoires les détails si peu intéressans de ces jouissances faciles qui n'ont que le prix du moment & le mérite de l'à propos ; de ces conquêtes de garnison, qui vous associent à dix ans de ridicules acquis sous vos prédécesseurs ; de ces amours de campagne, dont le commencement est si romanesque, & le dénouement si prompt & si ordinaire. Parmi cependant les aventures de ce genre, qu'on ébauche le matin & dont on est récompensé le soir, il en est une qui peut fournir quelques réflexions utiles à la jeunesse crédule.
Il soupa chez un garçon riche & fastueux, avec une Demoiselle Elmire, jadis à l'Opéra, & vivant depuis aux dépens de son cœur. On la distinguoit cependant de ses rivales : son ton étoit moins libre, son éducation paroissoit avoir été plus soignée, & on lui savoit gré sur-tout de la violence qu'elle se faisoit pour se mettre au niveau de l'indécence qui combat l'ennui de ces sortes de parties. Le Vicomte fit ces observations, mais ce n'étoit qu'intérêt de curiosité : aussi oublia-t-il dès le lendemain, comme cela se pratique, ce qu'il avoit appris la veille.
Mais, quelques jours après, étant allé à la Comédie italienne, il se trouve à l'orchestre, placé près d'Elmire. Il s'en félicite, & commence ces propos de circonstances dont les femmes font quelque chose quand elles se trouvent dans un moment d'oisiveté, & qu'elles laissent tomber avec dédain lorsque leur cœur est occupé. Elmire répondit que le desir de voir une pièce nouvelle l'avoit amenée dans le champ clos des déclarations, des infidélités, de la coquetterie ; que, comme elle étoit toute arrangée, ce qu'on lui disoit ne pouvoit que lui être agréable, sans devenir intéressant. Le Vicomte changea de propos, & vint au souper, l'époque de leur connoissance. C'est encore, observa-t-elle, une inconséquence de l'homme auquel j'ai lié mon sort : il me mène par-tout. Il est vrai que ce jour-là, j'étois chez un de mes compatriotes. Le Périgord est donc votre patrie, reprit vivement M. de Barjac ? Cet empressement rendit Elmire plus discrette. Pour ne pas s'engager dans des détails, elle ajouta : La patrie d'une fille de mon état est Paphos ; nous sommes trop intéressées à oublier l'autre, à oublier sur-tout les causes malheureuses qui nous la font déserter. Elle étendit son éventail devant ses yeux, détourna un peu le visage, mais point assez pour que le Vicomte n'apperçût pas des larmes prêtes à couler.
Outre qu'il ne connoissoit point encore aux femmes l'heureuse facilité de pleurer, il ignoroit la raison qui faisoit verser celles-ci. La toile se leva. Pendant la pièce, il réfléchissoit sur la différence d'Elmire à ses compagnes, presque toujours si ridiculement empressées de se donner une origine, & de couvrir d'un voile romanesque la galante époque de leur arrivée à Paris.
Lorsque la première pièce fut finie, il demanda à Elmire s'il étoit possible de lui rendre des devoirs. Vous voulez dire des soins, répondit-elle ; non, à moins que vous ne connoissiez le Marquis de Barages. C'est le seul homme qui puisse vous amener chez moi. Je le connois beaucoup, dit le Vicomte ; je crois même être sûr qu'il ne me refusera pas le plaisir de causer quelquefois avec vous.
Le Marquis étoit bien un peu soigneux, mais il avoit la manie, ou plutôt la vanité de montrer sa maîtresse. Et comme elle affichoit toutes les apparences de la fidélité, son amour-propre l'emportoit sur sa jalousie. Il donna donc à souper au Vicomte chez Elmire ; le Marquis, pressé de la faire valoir, ne tarda pas à raconter sa naissance, les aventures, les séductions qui séparèrent sa jeunesse & son innocence. Elle étoit en effet d'une bonne maison, extrêmement pauvre, & dès-lors oubliée dans le fond de sa province. Les suites ordinaires d'un enlèvement fait par un amant sans bien, ne lui laissèrent que le choix d'une pauvreté difficile à supporter, ou d'une fortune aisée à faire. Cette confidence prématurée étoit une invitation à M. de Barjac de vivre en société avec eux. Il en profite peu : quelques soupés de loin en loin, & voilà tout.
Peu de femmes pardonnent l'indifférence. Celles qui sont vertueuses veulent toujours être à même de refuser ; à plus forte raison celles qui n'ont qu'une sagesse de calcul. Elmire n'aimoit point précisément ; mais elle auroit vu volontiers dans ses fers un jeune homme aimable qui n'avoit ni l'innocence de la province, ni l'expérience de Paris ; dont les vices n'étoient encore que commencés. D'ailleurs une raison prématurée a quelque chose d'extrêmement piquant quand elle est jointe à beaucoup d'esprit & à beaucoup de douceur.
Le Marquis de Barages prit une amitié si tendre pour son rival, qu'il lui offrit son crédit, ses bons offices, sa maison ; il étoit Officier-général, riche, Commandant de Province, d'une de ces familles qui tiennent à tout. Les nombreuses démarches qu'il fallut faire dans un pays où rien n'est aisé à obtenir, obligèrent à se voir plus souvent. La chaleur qu'y mit Elmire n'échappa point au Vicomte : il parloit souvent de sa tendre RECONNOISSANCE ; elle, de la vivacité de son AMITIÉ ; les baisers se joignirent aux remercîmens, les caresses aux sentimens ; on s'accuse d'ingratitude envers le Marquis, & tout en disant combien il seroit affreux de le tromper, on le trompe dans le moment que son zèle s'employoit avec le plus d'ardeur.
Elmire étoit du petit nombre des femmes dont la jouissance fait d'un goût une passion. La douce fraîcheur de son haleine, l'élégance voluptueuse de sa taille, la richesse de sa gorge, la beauté de ses formes, faisoient d'un plaisir commun, un plaisir entièrement neuf. Jamais femme n'a porté plus loin la magie de la jouissance. Elle avoit le rare & délicieux secret d'inviter la pudeur où tant d'autres la croient gênante. Il sembloit qu'on avoit toujours deviné le moment de ses desirs. Pendant les calmes, le sentiment le plus vrai & le plus tendre persuadoit qu'on avoit tout accordé au cœur, & rien à la nature. Le Vicomte n'étoit pas encore assez avancé pour analyser ces gradations ; il jouissoit avec ivresse, sans connoître la cause de son bonheur. Car enfin, quelques efforts que l'on fasse pour spiritualiser l'amour, il faut avouer que le desir le fait naître, que le plaisir l'alimente, & que l'art de jouir le fixe entre deux êtres qui adorent ensemble le dieu charmant.
Le bonheur de cette liaison dura, parce qu'il falloit l'envelopper du voile utile du mystère. Les rencontres amoureuses étoient rares. La nombreuse société d'Elmire donnoit lieu à toute espèce de dissipations. À cette société étoient admis non-seulement les beaux esprits en titres, mais aussi ceux de la cour, qui commencent à faire une classe non moins prétentieuse que les autres. On y voyoit cet heureux Marquis, enfant gâté de la nature, de la fortune & des muses, mêlant les palmes de l'éloquence aux fleurs de la poésie, qui a méprisé jusqu'à la gloire, & aimé enfin les femmes. Il y mentoit avec grace, & amusoit du moins, s'il ne pouvoit pas séduire ; on y voyoit encore l'infortuné Pesay, loin de prévoir alors qu'il feroit un grand Ministre, un grand mariage, & de grandes sottises politiques. Il faisoit de petits vers que Dorat corrigeoit, de petits soupés, où il chantailloit, de petites infidélités à Madame de M... qui les ignoroit ou les pardonnoit. On y rencontroit enfin des hommes qui depuis ont joué sur la scène du monde de bons & de méchans rôles. B..., à qui l'on ne parloit pas de certain voyage en Espagne. L..., qui datoit du siecle d'Alexandre, & ne savoit pas alors que le barreau étoit l'arène où il devoit paroître, & non dans le champ de la littérature polémique. F..., qui a massacré tant de talens, & fait repentir la nature de ce qu'elle lui avoit prodigué. D..., alors chansonnier grivois, fabuliste galant, devenu depuis une manière de grand seigneur. Un être amphibie, moitié franc, moitié anglois, quelquefois honnête homme, quelquefois fripon, mystificateur, joueur, espion, parasite, &, quoi qu'en dise tout Paris, ordinairement ennuyeux ; un Chevalier, le plus aimable des égoïstes, le plus scélérat des amans, le plus inutile des amis, le plus amusant convive ; un Marquis, gonflé de prétentions, cocu dans sa petite maison, cocu dans son superbe hôtel, cocu dans sa terre, malgré sa magnificence, ses grands soupés & sa tendresse ; un Abbé charmant, qui achetoit des maisons, des bénéfices, des terres, des places, faisoit avec la même facilité des remontrances au clergé, des enfans aux filles, & des procès à ses moines, enrichissoit ses nièces & ses bâtards, jouissoit de tout & se prêtoit à tout, parce qu'il se moquoit de tout ; un Grand d'Espagne plein d'esprit, de talens, de connoissances, écrivant bien en vers, en prose, parlant toutes les langues, jouant de tous les instrumens, & le plus insupportable des mortels ; plus connu depuis par ses étourderies, ses voyages, ses malheurs ; indignement calomnié, mal-à-propos déshérité, regorgeant de ridicules, ayant beaucoup de défauts, quelques petits vices mêmes si l'on veut, mais non de ceux dont la malignité humaine a tenté de le noircir.
Une société ainsi composée doit nécessairement fournir des événemens, des distractions, & quelques plaisirs. Six mois se passèrent comme un jour. Les seules inquiétudes qui les troublèrent, naquirent de la jalousie du Marquis de Barages. Il plaça des espions sur les traces d'Elmire, & acquit trop facilement, pour son honneur, ces lumieres qu'il cherchoit. Le cœur plein de soupçons & d'amertume, il arrive un matin chez le Vicomte, se promène à grands pas, l'œil en feu, le front rembruni, le désespoir dans l'ame ; il se jette ensuite dans un fauteuil, & après un demi-quart d'heure de silence, la tête appuyée sur sa main, « je suis trahi, dit-il, mon ami, & je le suis par une femme à qui j'avois rendu, sinon l'honneur, du moins quelques droits à la société, par une femme perfide à qui j'avois livré mon cœur & mon existence entière. Ce qui met le sceau à ma douleur, c'est qu'il faut lui enlever jusqu'à l'estime. B..., le chevalier de M..., l'ont tour-à-tour. Comment n'avez-vous rien soupçonné, rien vu, rien dit ? Comment votre amitié dort-elle, quand on assassine votre ami ? »
À ce mot seulement le Vicomte commença à respirer. Si le Marquis avoit alors fixé les yeux sur lui, il eût sans peine découvert un troisième coupable ; mais le désespoir lui ôtoit la faculté de rien voir.
M. de Barjac, furieux pour son propre compte, entre très-naturellement dans la colère du Marquis ; mais desirant pouvoir confondre son infidelle, il feignit une incrédulité qu'il n'avoit pas, & demande si les apparences qui ont tant de fois perdu l'innocent, dans cette occasion encore n'abusoient point ses yeux prévenus. M. de Barages lui jeta pour réponse plusieurs lettres d'Elmire à M. B... & au Chevalier. Hélas elles ne laissoient aucune ressource à l'amour-propre, si crédule dans les malheureuses positions. Rendez-moi un service, ajouta-t-il, mon cher Vicomte ; allez chez cette impure, accablez-la de reproches, brisez mon portrait, & dites-lui les raisons pour lesquelles je l'abandonne au sort qui venge tôt ou tard les hommes dupes de ses pareilles. Je vous attends ici.
Le Vicomte part, & trouve Elmire sur un sopha, lisant les Malheurs de l'inconstance . Il n'avoit pas l'art de se composer, & d'ailleurs il n'est peut-être pas de sensation plus cruelle que la découverte d'une première infidélité. Aussi Elmire lut dans son ame. « Qu'avez-vous, lui dit-elle, vous ou moi sommes menacés d'un malheur ; encore une fois, qu'avez-vous ? --- Des choses bien désagréables à vous faire entendre. Vous avez tout-à-la-fois trahi la reconnoissance & l'amour, & déshonoré votre choix & votre amant. Croyez qu'il n'est pas possible de vous justifier, puisque je n'en ai pas trouvé le moyen. --- Je soupçonne ce qui a été découvert. J'ai un tort, mais je n'ai que celui-là. Ce tort est de n'avoir osé confier à votre extrême jeunesse le secret de ma vie. » Elle balbutioit, & ses lèvres desséchées lui permettoient à peine de continuer. Le Vicomte, assez loin d'elle, écoutoit avec l'impatience d'un homme au supplice qui brûle de retrouver innocent ce qu'il a cru coupable. Elle se remit cependant, & continua en ces termes : --- « Mes premières erreurs m'ont jeté dans un état que j'abhorre, vous le savez. Songer sans cesse qu'une vieillesse misérable remplaceroit une jeunesse criminelle, empoisonne le moment dont je jouis. M. de B... m'a promis de couvrir mes écarts du voile de l'hymen ; en voici la preuve ; lisez : (elle prit dans son secretaire une vraie promesse en bonne forme.) Quel moyen me reste-t-il de nourrir la passion du seul homme au monde qui peut un jour me faire jouir de quelque ombre de vraie félicité ? Le forcerai-je par des rigueurs, ridicules à force d'être déplacées, à m'oublier dans des bras plus complaisans ? & la chimère de la fidélité détruira-t-elle la réalité de mon avenir ? Quant au vieux Chevalier, (il ayoit 41 ans), ce n'est pas goût assurément ; mais ma, probité & mon honneur y sont intéressés. C'est lui qui me recueillit, lors de ma fatale arrivée dans cette ville ; c'est lui qui me sauva de la honteuse tutelle que la police de Paris donne aux personnes de notre état ; c'est lui qui a suppléé aux besoins qui précèdent le moment de la fortune ; c'est lui qui m'a procuré ces bienfaits reprochés aujourd'hui. Qu'on les reprenne mille fois, s'il faut que je sacrifie mon premier bienfaiteur à une vapeur jalouse montée au cerveau du Marquis. S'il m'aimoit, n'ignoreroit-il pas ces détails, ou plutôt ne sauroit-il pas ce qu'il en coûte pour acquitter de cette façon les dettes sacrées de la reconnoissance. Quant à vous, monsieur, le Vicomte, je me confesse inexcusable. Il est sûr que non-seulement j'ai obéi à mon cœur, mais que j'ai presque été au-devant de votre insensibilité. Un sentiment trop vif sans doute, mais dont ce n'étoit pas à vous à me punir, enlève ce cœur au Marquis pour vous le livrer tout entier. Ce que j'ai fait, il y a un quart d'heure, vous prouvera au moins si j'ai eu quelque réserve. Aujourd'hui tout est changé. Rendez-moi un gage de mon amour qui cesse d'être quelque chose pour vous. »
Comme il ne comprenoit pas ce que cachoient ces derniers mots, il lui en demanda le sens. Alors elle lui expliqua que dans le même moment son laquais lui portoit son portrait. Elle avoit cédé à un caprice du Vicomte qui la desiroit comme étoit Diane lorsqu'elle fut surprise par Actéon.
Ah malheureuse s'écria-t-il, qu'avez-vous fait ? Le Marquis m'attend chez moi. Ce tableau sera tombé dans ses mains furieuses. À peine a-t-il achevé ces mots que monsieur de Barages entre comme un homme hors de lui-même ; & tirant son épée, « défendez-vous, dit-il, Monsieur ; & puisque je suis environné de traîtres, je n'ai plus de ménagemens à garder ». Le Vicomte, sans perdre la tête, se met en défense, mais observe avec fermeté que l'endroit où ils étoient convenoit mal à de semblables débats, & qu'il vaudroit mieux les vuider ailleurs. Cette réflexion éclaira le Marquis ; ils choisirent le bois de Vincennes. M. de Barjac sortit pour se procurer une voiture. Elmire profita de ce moment pour adresser les paroles suivantes à M. de Barages. « Vous n'avez d'autres droits sur moi que ceux que je vous ai donnés. Dès l'instant que, tout entier à votre vengeance, vous voulez m'anéantir & ne rien écouter, je puis vous demander, Monsieur, qui autorise l'indécente scène que vous venez faire chez moi. Reprenez des bienfaits qui me coûtent trop cher aujourd'hui. J'ai tort sans doute d'avoir écouté un jeune homme aimable ; j'ai tort d'avoir voulu allier les complaisances de l'amitié reconnoissante aux besoins irrésistibles d'une passion involontaire : mais ce tort n'est-il donc pas compensé par mes sacrifices continuels ? N'est-ce donc rien que mon empressement à vous plaire ? En avez-vous moins régné sur mes volontés ? Avez-vous jamais d'obstacles à vos désirs ou à vos caprices ? Qu'ai-je pu faire pour vous que je n'aie pas fait ? Vous n'êtes cependant pas le seul homme qu'une grande fortune mette à même de conclure ces sortes de traités où des assiduités complaisantes, toujours au pouvoir d'une femme honnête, tiennent lieu de ces sentimens exclusifs, dons passagers de l'amour aveugle. Allez, Monsieur le Marquis ; assouvissez votre vengeance ; livrez une femme qui vous a aimé aux sévérités injustes, mais nécessaires, de l'ordre public ; arrachez la vie à un enfant, si vous êtes heureux ; laissez-le accablé sous le poids du crédit de votre famille, si vous succombez ; quant à moi, je vais attendre mon sort ».
Les sophismes mêmes ont de l'empire dans la bouche d'une femme qu'on aime. Les réflexions d'Elmire n'étoient pas sans vérité. Sur ces entrefaites entra M. de Monnerville ; c'étoit un ancien ami du Marquis, qui avoit servi trente ans dans son régiment, sous les ordres de son père & sous les siens ; un de ces hommes qui se donnent à une famille à laquelle ordinairement ils rendent des services essentiels pour une très-stérile protection. Elmire avoit eu la présence d'esprit de l'envoyer chercher, dès le commencement de l'orage, comme l'homme le plus propre à le calmer. Dès qu'il fut assis, elle descendit pour parler au Vicomte qui attendoit, dans une voiture, M. de Barages. Alors M. de Monnerville, après avoir écouté les plaintes du Marquis, lui fit observer que l'orgueil des hommes portoit la tyrannie jusques dans des liaisons de plaisir ; que celui qui comptoit sur la fidélité, se berçoit d'un vain songe ; que nous nous arrogions sur les femmes des droits que nos bienfaits & leurs complaisances ne nous donnoient pas ; que toute espèce de scènes formées par la jalousie ou par l'amour, étoient ridicules dès-lors qu'elles éclatoient ; que l'âge du Vicomte de Barjac excusoit ses torts, torts presqu'inévitables entre la jeunesse ardente & la beauté sensible ; qu'il ne lui restoit que le choix entre un pardon généreux ou une retraite paisible. Ces raisons, dictées par l'amitié & par l'expérience, portèrent la persuasion dans le cœur ulcéré du Marquis.
Elmire de son côté, pendant cet entretien, avoit fait comprendre à M. de Barjac qu'il étoit des scènes dont le dénoûment étoit une séparation forcée ; qu'elle avoit besoin de quelques jours pour engager le Marquis à lui rendre sa liberté ; & qu'alors elle le feroit avertir. M. de Monnerville vint les interrompre. Il étoit chargé d'emmener M. de Barjac, & de lui recommander le secret sur un événement qui faisoit peu d'honneur à sa reconnoissance. Elmire rejoignit le Marquis, dont l'amour s'enflammoit en raison de que s'affoiblissoit son jaloux transport.
On devine sans peine que les mêmes reproches & les mêmes excuses furent répétés cent fois encore ; que l'on ne s'épargna pas ces éternelles récapitulations de torts passés, de promesses sans effet, de sermens trahis. On est docile lorsque l'on est coupable. Elmire écouta tout, & ne sauva rien à son amour-propre, & finit, en l'embrassant, par lui demander deux jours seulement pour lui donner une preuve de son rare attachement, malgré les irrégularités qui l'accusoient. Le Marquis y consent, & saisit une lueur d'espoir de retrouver des erreurs, & non des infidélités. Ce que nous venons de raconter s'étoit passé un Samedi. Elle lui donna rendez-vous pour le Lundi suivant, à six heures du soir ; employa ces deux jours à dresser ses batteries ; fit inviter, pour la même heure, les différentes personnes nécessaires à son plan.
Le moment arrive. Le Marquis paroît avec M. de Monnerville. Il trouve dans la salle le Vicomte, M. de B..., le Chevalier, deux autres personnes qu'il ne connoissoit pas : Elmire étoit mise avec la simplicité d'une femme de ménage, un grand bonnet, une robe de toile, un tablier de tafetas verd. Chacun gardoit le silence ; elle le rompit en ces termes : « Je vous dois ma fortune, Monsieur le Marquis ; à vous, Monsieur le Chevalier, la conduite qui me l'a méritée ; à vous, Monsieur de B..., plus qu'à qui que ce soit, puisque vous me rendez un état sans lequel la fortune n'est rien. J'atteste le Ciel, qui foudroie les parjures, que je n'ai eu qu'un tort avec vous. Une passion invincible a emporté mes résolutions & ma fidélité. Je vous venge aujourd'hui par un sacrifice qui coûte cher à mon cœur. Je ne vous fais point le chagrin de vous parler de vos bienfaits, mon cher Marquis, ils me retraceront sans cesse l'homme que j'aime de la plus tendre amitié & dont j'honore également les vertus & les talens. Je n'ai qu'un moyen, mon cher Vicomte, d'acquitter ce que je dois à M. de B... ; c'est de ne vous plus revoir. Il fait beaucoup pour moi. Ne sera-ce rien pour vous de penser que l'effort que je fais dans ce moment, vaut seul tous ses bienfaits » ?
Pour toute réponse, le Vicomte ému, l'embrassa & sortit. Alors son courage revint tout entier ; le notaire lut son contrat de mariage. Elle pria le Marquis de le signer. Il y mit pour condition le don d'une petite terre située dans le Languedoc, où elle se proposoit de se retirer en quittant Paris.
Pénétrée de reconnoissance, elle fit tous ses arrangemens, & se rendit à la terre où le Marquis lui promit d'être un jour le témoin de son bonheur. Sa mort, qui arriva six mois après, ne lui laissa pas accomplir son projet. Il eût trouvé en effet une femme aussi sage, aussi concentrée dans ses devoirs de mère, que si elle eut passé du sein de l'innocence dans le chaste lit de l'hymen.
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.
Cet évènement fit une impression toute différente sur le Vicomte de Barjac. Son amour-propre lui persuada qu'Elmire s'étoit décidée trop facilement à une séparation entière. Il écrivoit à un de ses amis, « que l'amour est rarement un sentiment profond, mais un prétexte d'avoir & de donner du plaisir ; que la femme qui vend ses charmes ne livre presque jamais son cœur ; qu'il est une classe d'êtres féminins chez lesquels il faut chercher seulement la beauté, l'amusement, & des sensations voluptueuses ; que lorsqu'on fait profession d'obéir à ses sens & à ses caprices, le goût de la nouveauté suffit seul pour faire une infidelle ; or cette nouveauté perfide reproduit tour-à-tour les traits d'Adonis, la force d'Hercule, le courage de Roland, la douceur de Médor, la générosité de Tancrède, la complaisance de Renaud. Comment échapper à tant de charmes, si l'on n'est pas soutenu par l'honneur de convention attaché à la résistance » ?
Le désagrément de cette aventure interrompit, du moins pour quelque tems, l'habitude de rendre des soins & d'essayer des conquêtes. La coquetterie d'esprit est chez les hommes ce qu'est l'usage de la beauté chez les femmes. Le Vicomte se mit en tête d'acquérir des talens. La culture pare un fonds ordinaire, mais elle triple les ressources d'un homme né spirituel & pénétrant.
M. de Barjac ne fut rebuté ni des incertitudes fatiguantes de l'histoire, ni des mystérieuses enveloppes dont la chymie se voile aux yeux des mortels, ni des prétentions de la philosophie superbe. Il s'apperçut bientôt que nous avions des conteurs élégans & prolixes, plutôt que des peintres ; que l'art d'Hermès conduisoit aisément à un certain terme, au-delà duquel on ne trouvoit plus qu'espérances vagues, vaines promesses, ébauches imparfaites, succès manqués ; que la vanité présidoit aux enseignemens de la raison. Malgré ces tristes découvertes, il se familiarisa avec les premiers naturalistes du monde, les allemands ; avec des historiens qui semblent penser pour le reste des nations, les anglois ; & le petit nombre de philosophes épars sur le globe entier. Il acquit plus de graces dans le langage, plus de justesse dans la manière d'observer, plus de confiance dans les ressources de l'esprit humain. L'étude des hommes, le premier des besoins, devint aussi la première de ses occupations. De là, plus d'indulgence pour les erreurs, plus d'égards pour les talens, plus de respect pour les vérités, plus de foi aux vertus humaines. Heureux si cet utile emploi du tems pouvoit remplir le vuide de l'ame, & assurer l'empire des mœurs mais en rendant un homme plus aimable, il le rend aussi plus dangereux. Une des plus belles femmes de la province en fit l'épreuve.
M. de Barjac s'étoit rendu à son régiment, alors en garnison à Aix. On n'y parloit que des graces de Madame la Comtesse de Berlits. C'étoit la femme d'un riche Gentilhomme, donnant la moitié de son tems à l'économie rurale qu'il aimoit avec passion, & l'autre au plaisir qu'il aimoit plus encore. Il avoit en outre de la littérature, du goût pour les beaux-arts, assez de connoissances pour que son suffrage fût ambitionné. Il croyoit avec réserve à la vertu des femmes, un peu plus à la vigilance d'un mari, beaucoup aux procédés & aux soins. La sienne lui devoit une grande aisance, une honnête liberté & en vérité presque tout le bonheur dont est fusceptible l'état du mariage. Elle avoit si bien calculé ces jouissances diverses, que tous ceux qui lui proposèrent d'y ajouter les douceurs de l'amour, avoient échoué. Plus d'une fois, dans la nécessité de combattre, sa raison la sauva du malheur de plaire. Attachée à ses devoirs, rien ne lui auroit fait oublier l'économie de la maison, l'éducation de ses enfans, les devoirs dus à ses parens, sa tendre amitié pour son mari. Mais, née avec une ame de feu, elle n'étoit pas à l'abri d'un choix heureux, & de cette espèce de séduction qui naît d'un esprit aimable & d'un caractère fier ; elle avoit parmi les femmes cette considération qu'elles accordent à une conduite soutenue, à l'éloignement des tracasseries, & à la tolérance de société. Une figure noble, une taille avantageuse secondoient merveilleusement ces dispositions morales.
Le Comte de Berlits ne se pressoit pas d'ouvrir sa maison aux officiers, TROP OU TROP PEU AIMABLES, disoit-il. La réputation d'homme appliqué valut une exception au Vicomte. Il fut accueilli & presque recherché. Les agrémens qu'il découvroit de jour en jour dans cette société, l'engagèrent à des frais extraordinaires. Aussi fut-il jugé supérieur à sa réputation. M. de Berlits disoit en plaisantant à sa femme : Si vous & moi n'y prenons garde, le Vicomte troublera un peu le ménage. À quoi allez-vous me faire penser, repliquoit-elle sur le même ton ; n'êtes-vous pas le grand dépositaire de mes secrets, le gardien de ma vertu, & l'arbitre souverain de mes volontés ? --- Jusqu'ici j'ai rempli ma destinée, mais aujourd'hui nous pourrions bien échouer.
Quant à M. de Barjac, il n'avoit ni la timidité d'un homme qui forme des projets, ni l'embarras d'un homme qui est surveillé. On démêloit seulement une coquetterie d'esprit inépuisable. Ses conversations étoient un mêlange adroit d'anecdotes amusantes, de principes propres à rassurer, de réflexions heureuses ; les séances étoient courtes ; au plaisir de se faire écouter, il joignoit l'art de se rendre rare. Lorsque les physionomies riantes lui garantissoient ses succès, il levoit le siège, prétextoit des affaires, & laissoit le cercle partagé entre le regret de le perdre & le desir de le revoir.
La Comtesse avoit pour amie intime Madame de Rosefort, moins aimable, moins belle, mais bien aimable & bien belle encore. Le Vicomte lui marquoit un empressement extérieur, qui déconcertoit les calculs de M. de Berlits. Le genre de vie qu'on menoit étoit si simple, que l'homme le plus jaloux se seroit épargné les tourmens de l'inquiétude. La terre qu'ils hahitoient étoit à une lieue d'Aix. Le Vicomte donnoit la matinée entière aux affaires de son régiment. Il revenoit à une heure, entroit chez M. de Berlits, s'y habilloit jusqu'à deux. On se mettoit à table. Une demi-heure après dîner, chacun se retiroit dans son appartement jusqu'à sept heures. La promenade alors réunissoit tout le monde. Il y jetoit la conversation sur des sujets propres à faire briller Madame de Berlits, disputoit souvent, se permettoit de ces duretés réfléchies qui n'offensent point, & amènent des excuses qui flattent ; dans le cours d'une soirée entière, il se contentoit de lui faire comprendre combien il aimoit son esprit & redoutoit sa beauté. Elle feignoit de ne pas l'entendre, ce qui déjà supposoit l'embarras de répondre. Tout cela n'étoit rien pour un autre homme. C'étoit quelque chose pour celui-ci, qui recueilloit avec soin ses mouvemens, ses regards, ses gestes, & jusqu'à la moindre de ses paroles.
Il veilloit assez souvent avec Madame de Rosefort. Le plaisir qu'il paroissoit prendre à l'écouter, la rendoit nécessairement confiante. Il lui rendoit histoire pour histoire, & ne manquoit jamais de se représenter comme l'amant le plus tendre & le mieux trompé, toujours pressé du besoin d'aimer, & donnant toujours dans des cœurs froids ou volages.
Ces confidences légères faisoient insensiblement tomber la conversation sur Madame de Berlits. Madame de Rosefort ne tarissoit point sur la sincérité de son ame, sur la rigidité de ses principes, & sur l'heureuse impossibilité où elle s'étoit mise de connoître d'autre bonheur que celui de remplir ses devoirs.
Ces entretiens, rendus le lendemain, lui apprenoient peu-à-peu ce que le Vicomte avoit l'air de taire. Cette adresse ne laissoit pas seulement approcher les soupçons du mari, qui ne voyoit jamais le plus petit entretien ; elle sauvoit à la femme l'embarras d'une déclaration, à Madame de Rosefort la difficulté de jouer un rôle trop officieux, au Vicomte le désagrément de se compromettre, & cependant tout le monde l'entendoit. Les progrès de la passion étoient rapides ; personne n'avoit de reproches à craindre, & l'on allioit l'ivresse du sentiment & l'illusion de l'innocence.
Madame de Berlits, qui sans cesse en entendoit parler, & n'avoit nullement besoin de son éloge pour s'en occuper, sentant que son idée commençoit à prendre sur sa tranquillité, prit à tâche de l'examiner, persuadée que ses défauts fourniroient des armes contre lui. Elle découvrit un amour du vrai qui brusquoit souvent les convenances de la vie sociale ; une prudence qui veilloit à la gloire de la femme qui l'intéressoit ; cette douceur de caractère, la première des vertus, lorsqu'elle ne dégénère pas en foiblesse, & le plus pardonnable des défauts quand elle tombe dans cet excès. Ce qu'elle ne découvrit point, c'est que l'étude de cet homme n'étoit qu'un prétexte pour y rêver sans cesse. Aussi cet examen lui fut-il plus funeste que cent déclarations.
De son côté, M. de Barjac cherchoit à se justifier l'imprudente entreprise qu'il alloit former, & crut voir bien-distinctement dans le caractère de la Comtesse l'ensemble de toutes les belles qualités ; un amour de l'ordre éloigné de la minutie, mais la base des calculs économiques ; le courage de l'ame, le seul qui soit d'un usage journalier, & aussi supérieur à cette fougue qui brave le danger, que le zèle l'est à l'enthousiasme ; une indulgence naturelle & non réfléchie pour les imperfections de son sexe & les travers du nôtre ; le respect dû aux pactes religieux.
Tous deux concentroient en eux-mêmes leurs mutuelles découvertes, leurs projets, leurs desirs, leurs espérances. Tous deux abandonnoient leur imagination aux douceurs du plus brillant avenir. Madame de Berlits avoit seulement perdu une nuance de sa gaîté, & évitoit avec une affectation indiscrette les yeux de M. de Barjac. Un événement, qu'aucune femme ne croira possible, décide leur état.
Nous avons dit qu'il veilloit quelquefois chez Madame de Rosefort. Il en sortoit un soir, ou plutôt un jour, vers une heure après minuit, lorsqu'il apperçoit un homme qu'il reconnut très-bien être M. de Berlits, avec une femme qui n'étoit pas la sienne ; mais, voulant ne rien voir, il éteignit adroitement sa lumière, pour laisser aux imprudens au moins l'espoir de n'avoir pas été connus. À peine a-t-il gagné sa chambre, que le Comte y vient. Ne doutant pas qu'il n'eût vu la femme de chambre de Madame de Rosefort ; ne doutant pas non plus qu'il ne fût du dernier bien avec celle-ci, il vouloit, par une confidence entière, le forcer au secret. C'étoit au mois d'Août ; il faisoit une chaleur assommante. Si vous n'êtes pas pressé par le sommeil, dit M. de Berlits, venez un moment chez moi, nous y trouverons de quoi nous rafraîchir. Ils y causèrent pendant deux heures. Il fallut écouter les détails d'une petite intrigue domestique. La fraîcheur du matin les avertit de se séparer.
Le Vicomte, revenant à son appartement, apperçoit, à l'extrémité du corridor, une femme dans un extrême déshabillé, à la fenêtre, & prenant le frais. Il croit que c'est Madame de Rosefort, & va sur la pointe du pied pour la surprendre. À quelques pas d'elle, il découvre son erreur. Ciel c'étoit Madame de Berlits, belle comme l'aurore qui alloit paroître, déconcertée du désordre de sa toilette, voulant fuir, sentant ses jambes trembler & manquer sous elle. Le Vicomte, dans le délire du bonheur, éprouvant mille sensations, mais n'ayant pas une idée, n'osoit articuler un son. Tous deux sembloient remercier l'amour de ce hasard heureux. De grace, éloignez-vous dit la Comtesse, d'une voix foible & embarrassée. L'heure, le lieu, l'honnêteté, tout vous en fait la loi. En disant ces mots, elle étoit obligée de couvrir, avec ses mains, une gorge d'albâtre, & de dérober, en se baissant, une jambe aussi blanche, que des vêtemens fort courts laissoient voir presque en entier. Le Vicomte à genoux, voit sa tête appuyée sur elle & la serroit dans ses bras. Suffoquée par ses larmes, n'ayant ni la force de s'arracher, ni l'espoir d'échapper, cédant à l'empire d'une passion vainement combattue, elle lui dit : Si c'est mon secret que vous desirez, il ne m'appartient plus ; mais j'implore mon vainqueur : qu'il lui suffise de savoir que je l'adore. Voudra-t-il devoir à mes sens trop émus une victoire que mon cœur ne refusera pas toujours à ses soins empressés ? Calmez vos alarmes, répondit le Vicomte en se levant ; mon bonheur sera le plus sacré de vos dons ; mais jamais une surprise à vos sens. Daignez connoître l'homme qui vous idolâtre. S'il a eu la force de vous faire si long tems un secret qui renferme le bonheur de sa vie, croyez qu'il respectera également vos sévères volontés. À ces mots, il s'éloigne, sans même solliciter la première des marques de tendresse, le plus beau présent peut-être que le Ciel ait fait aux humains.
La Comtesse, remise de son trouble, sentit, après ce triomphe passager, son amour tellement s'accroître, qu'elle pressentit une prompte défaite, si quelque parti violent ne venoit pas au secours de sa vertu. Il falloit succomber ou se séparer. C'est à cette dernière résolution qu'elle s'arrêta.
Le Vicomte, de son côté, témoin, pour la première fois, des combats entre l'amour & la vertu chez une femme honnête, mais sensible, appris à respecter le sexe qui nous donne souvent des leçons de retenue, lors même que nous calomnions son courage. Il fit serment à son tour de n'exister que pour cette femme tendre & vertueuse. Mais il ne prévoyoit pas le second sacrifice qu'elle exigeoit : c'étoit de se séparer. L'idée de l'absence lui rendit toute sa foiblesse. « Est-ce là le prix que je devois attendre de ma respectueuse confiance, lui écrivoit-il un jour ? & si nous avons su respecter la vertu, dans un moment où tout conspiroit contre elle, faut-il encore lui immoler le bonheur d'être ensemble » ?
Quoique ce parti violent fût absolument nécessaire, il avoit je ne sais quoi de barbare qui affligeoit même la délicatesse de la Comtesse. Elle lui dit un jour : Eh bien vous vous obstinez à rester ; apprenez ce qui en résultera : quelque occasion nouvelle, que ni vous ni moi ne chercherons, exposera ma foiblesse ; j'oublîrai mes résolutions : j'avoue que ma tendresse pour vous est sans bornes ; vous exigerez un sacrifice, qui n'en sera pas un, puisque vous avez sur moi toutes les sortes d'empire ; je serai à vous sans doute, mais alors je perdrai l'amitié d'un mari que j'estime, & que je tromperai jusques dans mes complaisances ; une considération dont il m'est impossible de me passer ; la paix avec moi-même, qui rejaillit sur toutes les autres jouissances ; & pour comble de maux, vous peut-être, oui vous-même ; car enfin les hommes n'aiment presque jamais que ce qu'ils desirent.
Eh bien Madame, l'idée seule d'altérer votre félicité, répondit le Vicomte, me rend ma raison. Ce moment me coûtera des regrets éternels ; mais puisqu'on doit tout à la vertu, & rien au bonheur, je pars. Donnez-moi seulement le tems de préparer votre mari, que j'aime, à cette brusque résolution.
L'occasion d'en parler se présenta naturellement à dîner. Par hasard ils étoient presque seuls. M. de Berlits combattit avec toute son éloquence les raisons du Vicomte, & l'embarrassa réellement, puisqu'il ne pouvoit alléguer les seules qui le décidoient. La Comtesse ne pouvoit pas, sans indiscrétion, prendre un autre langage que celui de son mari. Vous le voulez, dit M. de Barjac ; je vous rends responsable de tous les événemens. En prononçant ces mots, il serra du genou celui de Madame de Berlits, qui sentit bien le danger inévitable, & se vit entraînée, presque malgré elle, dans le précipice. N'ayant pas l'orgueil de se croire invincible, elle eut la sagesse de se défier de sa raison, & de se mettre à l'abri des circonstances perfides. Aussi, quinze jours s'écoulèrent sans qu'elle eût risqué même une rencontre. M. de Barjac ne montrant nulle impatience, nulle humeur, devenoit bien l'homme le plus séduisant que jamais femme ait eu à combattre ou à récompenser. Quel est celui qui n'auroit pas masqué ses désirs sous les dehors d'une passion invincible, & qui n'eût pas craint, après ce qu'il avoit eu le bonheur d'entendre, que tant de prudence ne passât pour de la froideur ? L'amour seul, le plus tendre amour faisoit son tourment ; l'amour seul pouvoit en dédommager.
La Comtesse lui tint compte de tant de générosité. Son mari écrivoit un soir dans une chambre attenante au sallon de compagnie : nos deux amans étoient tête-à-tête ; le Vicomte faisoit de la tapisserie ; elle parfiloit de l'or. Insensiblement la conversation cesse, elle lève les yeux sur son amant, qui depuis quelques secondes la contemploit dans l'extase du bonheur. Elle lui tend la main, en disant : ma vertu est à bout ; je suis à toi ; conserve assez de prudence pour ménager la tranquillité d'un être que je trompe & que je chéris : c'est ce qu'exige ton amante. En achevant ces mots, un baiser voluptueux scelle leur union. C'étoit à l'amour à ménager des instans sûrs. On peut s'en reposer sur son industrieuse adresse.
Quelques lecteurs peut-être, après ce récit, reprendront une partie de l'estime qu'ils croyoient devoir à cette femme. Quoi ne vaut-il pas mieux obéir à son cœur qu'aux préjugés ? Si l'amour jette une femme dans les bras d'un homme peu estimable, qu'importe la manière dont elle y tombe ? Elle est toujours perdue. Mais si c'est un homme délicat, quels droits ne lui donnent pas une franchise si respectable & une renonciation si généreuse aux prérogatives de son sexe
Deux années se passèrent dans le même délire. Le Vicomte mit à conserver son bonheur le soin qu'il avoit mis à l'obtenir. Il est vrai que des absences forcées, la continuelle vigilance du mari, ne nuisirent pas à cette constance. Mais ils sauvèrent le goût physique des effets ordinaires de l'habitude. D'ailleurs, la vie de la campagne est si favorable à l'amour & à ses deux compagnes, la simplicité & l'innocence La lecture y remplace le jeu qui rend inégal, les spectacles qui corrompent, les conversations qu'alimente la méchanceté, les visites que l'ennui inventa en faveur de l'oisiveté.
Le Comte soutenoit toujours à sa femme que M. de Barjac étoit bien dangereux. Un matin ils sortirent en cabriolet pour aller voir les ravages causés par une inondation. Ils s'entretenoient, chemin faisant, de la difficulté de se former une société agréable. Je l'ai bien éprouvé, disoit M. de Berlits : si vous recherchez les gens aimables, vous attachez à eux, ils tournent la tête à votre femme, insensiblement vous êtes cocu, il ne vous reste que le parti de détourner les yeux, ou de déranger pour jamais le bonheur de sa vie. Je vous assure, mon cher Vicomte, que cette position est fort embarrassante.
Il expérimentoit dans ce moment qu'il y en avoit de plus embarrassante encore : aussi n'eut-il d'autres ressources que de se perdre dans des lieux-communs & de changer le sujet de la conversation.
Quelque temps après, la mort de sa mère l'obligea à un voyage de trois mois. L'amour se tait devant les grands évènemens de la vie, ou plutôt il gémit en secret. Les lettres, ce doux charme des amans, le seul remède à l'absence, le commerce de l'ame qui redouble ou affoiblit une passion, suppléa au malheur de ne se pas voir, en conservant le bonheur de se desirer sans cesse.
À son retour il fut accueilli avec l'empressement de l'amitié, & par un desir plus tendre encore. C'étoit toujours même enjoûment, même agrément dans la société. Elle étoit seulement devenue un peu plus nombreuse. On y remarquoit d'abord le Chevalier de Mars, jeune homme de 25 ans, d'une de ces figures que les femmes distinguent, que les hommes remarquent, & que les maris détestent ; d'une complaisance qui le métamorphosoit dans tout ce que la société desiroit ; ayant l'esprit du monde, & l'à-propos qui vaut mieux que les grands talens ; peu instruit, mais au courant de tout ; recherché des belles, agacé par les coquettes, prévenu par les étourdies, violé par les femmes galantes, goûté même des plus sévères, parce qu'il avoit l'art de leur persuader que leur vertu seule mettoit leurs charmes à l'abri des vues audacieuses des jeunes gens ; aimant le jeu, les chevaux, la danse, le vin, la musique, les exercices.
Dès le troisième jour, le Vicomte apperçut qu'il jouoit l'amoureux de Madame de Berlits. Il ne lui en fit pas mystère. Cela est possible, répondit-elle ; mais ce qui est vrai, c'est que je n'ai pas encore trouvé le temps de le remarquer. Vous m'avez préservé de cette folie, comme de tout autre attachement. Mais convenez que les femmes qui se prennent de fantaisie pour cette jolie créature sont excusables.
Le Vicomte connoissoit l'extrême sincérité de Madame de Berlits ; aussi ne fut-il pas inquiet, mais envieux intérieurement de ces qualités brillantes qui ont plus d'empire qu'on ne croit sur l'esprit des femmes mêmes les plus solides. Ses craintes l'allarmoient, sans rien ôter à sa maîtresse de la confiance qu'il lui devoit. Mais peut-être auroit-elle dû les lui épargner, en éloignant un homme dangereux à leur mutuelle tranquillité. Jamais ils n'en parloient. Cette affectation pouvoit encore, à la rigueur, un peu le tourmenter.
Sur ces entrefaites arriva à Marseille la belle Madame de P..., une merveilleuse, connue par la foule de martyrs qu'elle traînoit à sa suite ; pleine de caprices & d'agrémens. Tout le monde avoit les yeux sur elle ; elle ne les avoit que sur le Chevalier de Mars, & l'affichoit comme auroit fait une femme de cour. Soit qu'elle ne lui plût pas, ou, ce qui est plus vraisemblable, qu'il voulût plaire à Madame de Berlits, il s'obstina à ne rien deviner. Voulant triompher de cette injurieuse opiniâtreté, elle lui envoya son portrait dans une lorgnette. Il y répondit par les vers les plus galans, mais il fit l'hommage du portrait à Madame de Berlits, en la suppliant de prononcer sur ce qu'il devoit en faire. Elle avoit trop d'esprit pour ne pas blâmer cette démarche de jeune homme ; mais intérieurement elle lui pardonna cette indiscrétion.
C'est de sa bouche même que le Vicomte apprit cette petite aventure. Il crut appercevoir quelqu'embarras dans son récit, & sur-tout des termes bien doux dans la façon dont elle le désapprouvoit.
Étoit-il possible de soupçonner une femme si raisonnable, si vertueuse, de penser à une seconde folie pour un jeune fou qui n'avoit que les agrémens du bel âge & l'art de séduire ? On ne peut pas dire ce qui arriva. On sait seulement qu'elle ne tarda pas à trouver le Vicomte trop sévère, & mêlant toujours les calculs outrés de sa prudence aux doux rêves de l'amour ; qu'elle soupira après l'amitié qui donne des jouissances paisibles ; après la retraite où l'on vit pour soi ; après la philosophie qui en impose aux passions. Tous ces beaux projets n'étoient autre chose que le dégoût qui s'en prenoit à tout & vouloit briser une insupportable chaîne.
Le Vicomte lut dans son ame, & voulant lui épargner la petite honte attachée à l'inconstance, il lui cacha les vraies causes d'un voyage, qui la débarrassa d'un poids difficile à supporter plus long tems.
Nous devons cependant nous presser d'ajouter que M. le Chevalier de Mars ne gagna rien à la liberté que Madame de Berlits venoit de recouvrer ; il est vraisemblable qu'il lui coûta un sacrifice. Elle en eut le courage.
Cette nouvelle épreuve rendit la liberté au Vicomte, trois fois amoureux, trois fois quitté. Il essaya de trouver dans la dissipation, des plaisirs entremêlés de moins de peines. Son nouveau système fut de ne s'affecter de rien, & d'adorer les femmes, au lieu de les aimer, chose infiniment plus commode pour les deux sexes. Pour occuper le tems, le délassement du jeu succédoit aux parties de chasse ; la gaîté d'un joli souper à l'enchantement des spectacles ; les douceurs d'une conversation choisie au plaisir voluptueux de la danse. Les hommes vraiment aimables sont invités nés par-tout. Il vole volontiers de distractions en distractions. On se plaît aisément où l'on a des succès, & l'agrément qu'on sent le mieux est celui qu'on procure aux autres.
Dans ces nouveaux principes, il passa l'hiver à Paris. C'étoit le moment des nouveautés : on venoit de découvrir que M. Francklin étoit une pauvre espèce de grand-homme, habile physicien, si l'on veut, mais politique médiocre ; que Curtius possédoit l'esprit avec lequel on amuse, le calcul avec lequel on s'enrichit, l'astuce avec laquelle on se maintient, mais non le ressort avec lequel on meut la machine compliquée d'un gouvernement ; que Scévola avoit usurpé chez les gens de lettres la réputation d'homme aimable, & chez les gens du monde, celle de bel-esprit éclairé, & dans le monde, le renom fastueux de philosophe. On avoit découvert encore la cause de la décadence du théâtre national, dans l'ineptie des grands seigneurs sous les ordres de qui l'avoit mis un arrangement vicieux ; la source du dépérissement de la bonne littérature, dans les incroyables règlemens sur le commerce de la librairie.
Ces découvertes & cent autres ajoutèrent à la culture de son esprit ; il eut plus d'un succès. Ces succès l'enhardirent à solliciter un travail utile. Il s'imaginoit d'ailleurs que la capacité, l'application, l'art de se taire, l'amour de la justice étoient des titres. La mort d'un Ministre-Plénipotentiaire le mit à même de les faire valoir. Elle laissoit vacant un poste agréable, auprès d'une Cour d'Allemagne. La connoissance de cette partie de l'Europe, l'usage de la langue, l'habitude d'écrire, ses rapports diplomatiques, la fortune qui le dispensoit d'importuner les caisses royales, lui sembloient autant de raisons d'espérer. Son mémoire fut appuyé par de grands seigneurs, recommandé par des chefs, apostillé par une main auguste. On lui répond la lettre la plus polie, qui portoit en substance, qu'on n'avoit pas toujours des sujets aussi distingués à mettre sous les yeux du Roi. Il arrive à Versailles, reçoit les complimens de ses amis, & se dispose à faire ses remercîmens au Ministre, lorsqu'il apprend qu'un jeune fat, à peine sachant lire, ne connoissant que les coulisses de l'Opéra & les spectacles de société, très-dérangé dans ses affaires, protégé par deux femmes de chambre, venoit d'avoir la place.
Les amis consolateurs s'empressent autour de lui, disant qu'un mauvais succès ne doit pas rebuter ; que M. de V... a eu la main forcée ; que de semblables refus sont des droits à la première distribution des graces. D'après ces belles promesses, nouvelles tentatives. On vouloit emprunter différentes manæuvres du militaire étranger : il saisit cette occasion, & propose ses connoissances dans la tactique : on les accepte. Quelques légères difficultés sur le traitement s'élèvent. Dans l'intervalle, un Inspecteur met en avant un Lieutenant-Colonel prussien, à qui son maître n'auroit pas confié cinquante recrues à dresser. Cet officier, qui portoit un chapeau immense, une canne basse, des cheveux graissés, eut la préférence.
Quand il vit que les Ministres traitoient les talens comme les femmes traitent la constance, il renonça à l'ambition comme à l'amour, & se confirma dans la résolution de se livrer exclusivement au plaisir, bien que les Rois & leurs représentans ne peuvent jamais vous enlever.
Il eut donc successivement une fille d'opéra qui lui écrivoit avec chaleur & le trompoit avec adresse ; baisoit le jour son portrait & la nuit son rival ; une femme de la cour, qui partagea avec lui son lit & son écrin ; c'étoit une Comtesse qui donnoit dans les sciences occultes, & qui croyoit avoir toutes les connoissances, parce qu'elle avoit tous les goûts ; une bergère timide, qui lui promit son innocence & lui donna quelques tems après un enfant dont il étoit père comme elle étoit vierge ; une grande dame, qui en devint éperduement amoureuse, & le préféra à tout, excepté son laquais.
D'accidens en accidens il gagna cependant son huitième lustre ; &, véritablement revenu des erreurs qui prennent les besoins des sens pour les affections de l'ame, il décida sa retraite. Une fortune médiocre suffisoit à ses goûts nouveaux, dans une terre, l'héritage de ses aïeux. Il y jouit des beautés de la nature et des charmes de la propriété. Il est si facile de se passer de ces pavillons superbes, où les grands même, au milieu des champs, transportent leur fureur pour le luxe ; de ces temples où l'on ne sacrifie qu'à l'amour ; de ces ruines si tristes, dont les modèles originaux ne sont quelque chose que par les riches monumens qu'ils attestent mais on ne se passe pas de l'ombrage, si nécessaire pour échapper aux rayons brûlans du jour, des gazons, si utiles pendant une belle nuit ; des eaux, qui rafraîchissent l'air & la nature entière ; & c'est aussi ce qu'on trouvoit à Champ-Fleuri : on nommoit ainsi la solitude du Vicomte.
Jamais il n'avoit vu lever le soleil avec tant de plaisir que depuis qu'il n'avoit plus de soldats à tourmenter, plus d'oisifs à recevoir, plus de grands à courtiser, plus de femmes à séduire, plus de ruptures à ménager. Un domestique peu nombreux lui épargnoit les soins du ménage, & le laissoit tout entier à la littérature qu'il aimoit, & aux travaux champêtres qui l'en délassoient. Pour prévenir les regrets qui suivent trop souvent les sacrifices précipités, il joignit à ces distractions une fille de quinze ans, dont la figure étoit céleste, le cœur vertueux & sensible. Son esprit, agréable sans être brillant, fournissoit abondamment à des entretiens qui ne pouvoient jamais être bien longs, parce qu'ils rouloient toujours sur le même sujet. Il sonde ce cœur novice : eh qu'il étoit loin de partager le projet voluptueux de M. de Barjac C'est donc dégoût involontaire, lui disoit-il quelquefois. Je n'en sais rien, repliquoit-elle ; tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne suis heureuse qu'avec vous ; que les momens où j'en suis séparée sont de trop dans mon existence. Mais lorsque vous me tenez un certain langage, & lorsque surtout vous voulez suppléer d'une autre façon à mon défaut d'intelligence, je ne suis pas maîtresse d'un tremblement universel qui naît d'une répugnance invincible. Ne me détestez pas ; mais le mensonge ne souillera jamais cette bouche qui dit si vrai quand elle vous promet la plus tendre amitié. Cette sincérité cruelle ne lui laissoit que l'espérance.
Comme l'ennui, ce fléau cruel des gens désœuvrés, n'approchoit pas sa demeure, il ignoroit encore ce qu'il avoit à craindre ou à espérer de son voisinage. Il montoit à cheval assez ordinairement vers les sept heures du soir, & rencontroit toujours au même endroit une amazone qui prenoit le galop dès l'instant qu'elle l'appercevoit. Cette affectation lui donna la curiosité machinale de connoître cette Madame Orithie. On lui rapporta que c'étoit une veuve philosophe qui avoit à-peu-près choisi un genre de vie égal au sien. Elle avoit à la vérité plus nombreuse compagnie. Ce n'étoit point des hommes qui la formoient, mais des esprits familiers avec qui elle vivoit dans la plus utile intimité. Cette particularité donna au Vicomte le desir de l'entretenir. Les promenades lui en fournirent l'occasion. Pour hâter la confiance, il affecta une timidité que les femmes les plus expérimentées ne manquent jamais de prendre pour du respect. Aussi, dès la troisième entrevue, elle lui permit de venir chez elle, & ne lui refusa pas l'espoir de voir de ces êtres surnaturels, sujet éternel de l'incrédulité, depuis le génie de Socrate jusqu'à la femme blanche de Berlin.
Ayant profité de l'agrément obtenu, que Madame de *** accordoit comme une faveur, il ne fut pas peu surpris d'entrer dans un château où le goût s'étoit concerté avec la magnificence pour embellir des appartemens distribués avec l'intelligence de l'art. Mais roulant toujours dans sa tête les démons familiers dont elle avoit fait des hôtes aimables, il lui tardoit de mettre la conversation sur ce sujet intéressant. Il y parvint un peu brusquement. « Je sais, répondit-elle, que l'on rejette avec l'amour-propre d'un esprit-fort l'existence de ces célestes intelligences. Les Socrates étoient moins difficiles. Quant à moi, je ne cherche pas à faire des conquêtes sur l'incrédulité. J'étois née sans ces avantages qu'on tient de la fortune. Depuis que des études suivies m'ont admise au commerce de ces demi-dieux, il n'est point de jouissances auxquelles je ne puisse prétendre. Si vous voulez parcourir mes appartemens, vous les verrez ».
Il est déjà parti. Elle lui montre ses femmes, ses serviteurs, ses artistes, ses compagnons de voyage. Il ne distinguoit à la vérité aucune figure humaine, mais il croyoit voir des nuages légers s'agiter au-dessous du plafond. Je ne commande jamais, ajouta-t-elle ; je ne fais que desirer, & dix fois par jour je suis transportée dans les airs, aux spectacles de Paris, aux courses de Londres, aux combats de Madrid, au carnaval de Venise, aux redoutes de Philadelphie, dans les vallées de la Suisse. Hier encore j'ai été voir les torts de la nature, ces affreux décombres de la Calabre. Lorsque l'on a essayé cette manière d'exister, celle des hommes paroît bien insipide. J'en demande pardon à nos superbes physiciens, mais ils ne sont pas de grands hommes. Vous l'avouerai-je, Madame, répondit M. de Barjac, avec la douceur d'un homme qui se laisse entraîner ; j'ai, depuis cinq à six ans, vu tant de mystificateurs, entendu tant de contes, lu tant d'absurdités, dévoré tant d'ennui sur les tristes nouveautés, que je suis confondu de rencontrer enfin quelqu'un qui mette des faits à la place des rêves, des raisonnemens au lieu de suppositions ; quels singuliers apôtres que ceux de cette sorte des femmes galantes, que la dévotion prend au moment que le monde les quitte ; des spéculateurs adroits, qu'il faut enrichir avant de les convaincre ; des prêtres ignorans, auxquels l'ambition conseille d'être fanatiques pour devenir quelque chose ; l'un a vu des esprits ricaniers, l'autre des esprits massacrans ; celui-ci a été mouillé jusqu'aux os ; celui-là battu comme un soldat prussien ; enfin, nulle espèce d'absurdités que l'on ne soit condamné à entendre, si l'on a la docile complaisance d'écouter les visionnaires.
Je conviens avec vous, repliqua la souveraine du palais enchanté, qu'il y a peu d'objets dont le charlatanisme ait tiré plus de parti. Mais de quoi les hommes n'abusent-ils pas J'ignore si vous avez quelqu'intérêt à fixer vos idées sur les matières délicates ; dans ce cas, c'est à vos yeux seuls qu'il en faudra croire : je vous le redis encore ; je ne suis ni une fille de la planète, ni une esclave de Tito ; mais un Sujet dont les êtres surnaturels se servent pour manifester leur puissance. Vous avez déjà vu cette foule d'esprits qui habitent mon château. --- Non, Madame ; j'ai vu seulement des vapeurs qui s'élevoient, & un mouvement qui ne m'a pas permis de rien distinguer. --- C'est précisément cela qu'on appelle des esprits. Suivez-moi. Un bruit épouvantable va se faire entendre, les voûtes s'entre-ouvriront, des feux obscurs s'échapperont de toutes parts, dans une athmosphère empoisonnée. Le Vicomte la suit, charmé d'assister une fois à un bouleversement de la nature. Ils montent dans un grenier où nulle clarté ne pénétroit : quelques minutes s'écoulent, nul fracas ; un silence profond règne dans le galetas désenchanté sans doute. La pythonisse déferrée s'écrie : « quel jour êtes-vous né » ? Le Vicomte, qui n'en sçavoit peut-être rien, répond : « un Jeudi. --- Tant pis, s'écria-t-elle encore, avec une espèce de hurlement : vous ne pouvez rien voir. Ah si vous fussiez venu au monde un Vendredi quelle différence votre nom de baptême ? --- Charles-Sigismond. --- Pas un seul nom de l'ancien testament ; tout est contre vous ; mais vous verrez tant d'autres merveilles qu'une de plus ou de moins n'y fait rien. Commençons d'abord par les esprits chymistes, les artisans de ce vil métal qui fait le bonheur & les crimes de la terre ». Ils descendent dans un laboratoire orné d'emblêmes philosophiques. Un vieillard, habillé d'une tunique blanche, couverte de flammes rouges, étoit paisiblement assis entre un jambon & une bouteille de vin bien coloré. Des cheveux blancs flottoient sur ses épaules, une longue barbe couvroit sa poitrine, sur laquelle pendoit le portrait de Mercure trimégiste. --- « Est-ce là un de ces Messieurs », demande le Vicomte ? --- « Non ; mais l'inspiré, à la voix duquel ils obéissent. Voyez la poudre de projection, l'élixir qui brave la faulx du tems, la fiolle divine des métamorphoses. --- Vous avez sans doute, Madame, d'abondans résultats de ces belles expériences ? --- Le matras qui est sur le sable régénérateur contient six millions ; ce creuset, sous cette lampe électrique, renferme un diamant de quatre pouces de diamètre ; il est destiné à l'Impératrice de Russie, pour le jour célèbre où elle fera son entrée triomphante dans Constantinople. Les auteurs de cet art consolant vont-ils bientôt se mettre à l'ouvrage ? --- Ils y sont déjà ; mais leur action est invisible. Leur auguste chef ne dort jamais : il est obligé, depuis onze cents ans, d'assister tous les matins au lever du soleil ; on ne connoît ni son origine, ni ses paroles, ni ses passions ; on le croit seulement descendant d'Hermès. --- Et tous les jours est-il obligé de manger un jambon ? --- Non ; c'est un passe-tems qu'il se permet de tems à autre : mais montons à l'observatoire ; c'est là que séjournent les esprits astronomes. Nous les trouverons sûrement dans leurs sublimes contemplations ».
Le plus grand silence régnoit sur cette plate-forme ; c'est là qu'on voyoit les étoiles en plein midi, & qu'on les arrêtoit dans leur cours. --- « Avez-vous de bons yeux, demande Madame de *** ? --- Excellens. --- Tant pis ; plus on a la vue perçante, & moins on voit. Quand les astres étincelans, furieux d'obéir aux esprits, s'apperçoivent qu'on les poursuit jusques dans leur orbite, ils y mettent de l'entêtement, & se tiennent voilés. N'importe, essayez, regardez fixement. --- Si nous appellions à notre aide une de ces puissances observatrices. --- Je ne sais où elles sont maintenant. Occupées sans cesse d'une foule de mondes, on est rarement sûr de les trouver ». --- Eh bien Madame, dit le Vicomte qui commençoit à perdre patience, « faisons-nous écrire ; nous reviendrons une autre fois. --- Malgré tout ce qui a passé sous nos yeux, vous n'avez rien vu encore. Suivez-moi ; le grand livre de l'avenir va s'ouvrir. Ce dépôt des humaines destinées est dans mes mains. Chacun brûle du desir d'y trouver son histoire ». Ils arrivent dans un souterrain humide, éclairé par des lampes où brûloient du sel & de l'eau-de-vie, & dès-lors réfléchissoient sur les visages la paleur de la mort. Après un moment de silence, un vent glacé souffla, les lampes furent éteintes, une voix rauque fit entendre ces mots : « Ce que vous pensez dans ce moment est ce qui vous arrivera. --- Je pense qu'on m'abuse, repliqua le Vicomte. --- Aussi l'êtes-vous, mais d'une manière qui peut-être ne vous déplaira pas ». --- Un mur se sépare, & dans l'instant il se trouve dans un sallon que les Graces sembloient avoir orné de leurs mains. Le jour des amans y pénétroit par un dôme, & sembloit se réfléchir avec complaisance sur les voluptueux tableaux des Vanloo & des Boucher. C'est à ce beau lieu, dit l'enchanteresse, que je dois la réputation dont je jouis. Vous ne verrez pas, mais vous allez vous trouver entouré d'êtres qui dans un court espace revêteront plusieurs corps. Au même instant le dôme se ferme. Des ténèbres profondes remplacèrent la douce clarté : plusieurs personnes sembloient entrer dans ce temple du plaisir. Des voix mélodieuses se firent entendre, accompagnées d'une musique propre à enflammer les sens. Le Vicomte, placé sur une vaste ottomane, sentit à ses côtés un être qu'il découvrit bientôt une femme. Sous ses doigts incertains il sentit palpiter un sein élastique comme celui de Vénus avant qu'elle eût connu le dieu de la guerre. Une bouche enflammée rencontre la sienne, & le plaisir le renversa mollement sur des coussins préparés à le recevoir. Il parcourut des formes parfaites, & se débarrassant d'obstacles légers, mais importuns, il serra dans ses bras la plus voluptueuse des illusions. La facilité avec laquelle il répéta ses triomphes, & la grande habileté dans un art que tout le monde doit savoir & que tant de gens ignorent, lui valut une faveur unique. À la lueur d'une clarté presque imperceptible, il lui fut permis de connoître à qui il devoit son bonheur ; il reconnut Madame de M...
Me pardonneras-tu, lui dit-elle, cette innocente supercherie ? Ce qui s'est passé jusqu'ici est le leurre avec lequel on gouverne les sots. Le lieu où nous sommes n'est ouvert qu'aux gens qui, comme vous, sont dignes d'être initiés aux mystères de notre art. Je suis guérie des grandes passions traînant à leur suite tant de contraintes ; mais sujette encore aux caprices expéditifs, cette invention est merveilleuse pour les passer. Que de jours précieux nous eussions perdus dans les langueurs du sentiment Nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Si vous m'aviez aimée avec moins de chaleur, un incognito sévère vous laissoit à jamais dans la plus ténébreuse ignorance ; mais vos procédés me prescrivirent absolument une autre marche. --- Ce dénouement, repliqua le Vicomte, est celui de ces sortes d'aventures. Mais pourquoi, belle, aimable, spirituelle, séduisante, vous assujettissez-vous aux gênes inséparables de votre célébrité ? --- C'est que, s'il est glorieux d'être belle, il est bien flatteur de passer pour philosophe, d'avoir l'ivresse du plaisir, & les honneurs de la sagesse ; d'être tout à la fois F... comme un ange & respectée comme une divinité. --- Quoiqu'il faille être femme pour bien apprécier tout cela, j'entrevois cependant les côtés utiles d'un semblable systême. --- Croyez, mon ami, que tout ce que vous entendez raconter des esprits n'est qu'imposture plus déliée ou plus grossière. Chez les femmes, c'est amour du plaisir : chez les hommes, amour de l'argent ; chez quelques-uns, crédulité comme dans Suedenborg ; chez d'autres, escroquerie comme dans Scheffer. C'est orgueil dans Corilla, folie dans Zacottin ; avidité dans Caterva, systême dans Lovermis ; nécessité dans Guychène, ressource dans Lyconis. --- Quels sont les êtres que vous me citez ? leur nom n'a jamais encore frappé mes oreilles. --- Je le veux bien ; mais permettez auparavant que mes esprits familiers nous servent à souper.
Elle sonne ; deux rideaux s'ouvrent, ils passent dans une salle à manger, dont le parquet, le plafond & les murs étoient de glace. Une table couverte de mets délicats, est entourée d'esprits, qui sembloient avoir revêtu les corps de Pâris, d'Endymion, d'Antinoüs, de Phrynès, de Terentia, d'Hélène, &c. Les uns étoient parés comme les Graces, les autres comme les Amours. Tous avoient un service extrêmement leste, & ces mouvemens se répétoient dans les glaces qui pétilloient déjà du feu de cent bougies ; à tant de pièges tendus aux sens, Madame *** joignit la conversation la plus animée, & quelque vive qu'eût été la scène du sopha, ce n'étoit presque que changer de volupté.
Après le rare soupé, ils passèrent dans un boudoir simple & agréable, dont tout l'ornement consistoit dans un choix de peintures très-analogues aux passe-tems qu'on y prenoit. Je voudrois, Madame, dit le Vicomte, ne vous laisser aucun doute sur ma reconnoissance ; mais comme nous ne nous aimons point encore, je ne sais si mon empressement vous plaira. --- Ce que j'ai fait ici pourroit absolument tenir lieu d'une déclaration ; mais comme les hommes aimables sont sujets aux engagemens, il se pourroit que je devinsse indiscrette. --- Nous serions plus à notre aise l'un & l'autre, si vous vouliez me dire à qui j'ai eu le bonheur de plaire. --- Volontiers, mais mon histoire est un peu longue & vous me semblez disposé à m'interrompre.
Il est vrai que le Vicomte étoit retombé dans une de ces crises où l'on ne cause guère ; du moins ne raconte-t-on pas d'histoires. Il possédoit l'utile talent de graduer le plaisir, & de laisser reposer les mouvemens du cœur, sans avoir recours aux interruptions qui glacent. Tout entier à la femme qu'il croyoit aimer, il parloit successivement à son imagination, à son ame, à ses sens, & le passage d'une sensation à l'autre prolongeoit des instans que depuis des siècles on reproche à la nature d'avoir faits trop courts. Dès le premier moment, Mme de M. l'avoit jugé aimable, mais non aussi essentiel.
Personne n'aime comme vous ; répétoit-elle sans cesse ; je l'ai été quelquefois, mais jamais avec cette expression. --- Ce sont vos charmes que vous vantez lorsque vous louez ma manière. --- Jamais vous n'imagineriez ce qui met le comble à mon bonheur ; c'est que vous ne m'avez pas encore dit un mot de votre vertu. --- J'ignore l'usage des femmes à cet égard : mais je croyois qu'il y avoit des circonstances où il étoit aisé de ne pas parler de la vertu. --- Je fais encore une autre découverte. --- Il me semble en effet que vous découvrez beaucoup de choses. --- Ah, vous aimez les calembourgs J'observois seulement que vous m'avez assez estimée pour n'être pas inquiete de l'opinion que me laisseroient vos flatteuses prévenances. --- En effet, vous observez tout. Si vous continuez, rien ne vous échappera. Ne seroit-il pas prudent de vous laisser quelque chose à deviner ? --- C'est une économie dont vous pouvez vous passer. --- Puisque vous voyez tant de choses, vous verrez aussi, j'espère, que je suis plus sensible qu'adroite. Savez-vous cependant qu'il fait terriblement jour, & que la prudence nous appelle chacun dans notre appartement. --- Je ne sais comment cette nuit s'est écoulée ; mais il me semble que nous pouvions mieux faire. --- Oh pour le coup, Monsieur le Vicomte, vous êtes difficile Jamais on n'a mieux guéri une femme de la manie de croire aux esprits. --- Bon jour : j'ignore si le goût nous réunira, mais je sais que votre souvenir ne me quittera pas de si-tôt. Le Vicomte se retira dans son appartement.
En attendant le sommeil réparateur des folies humaines, combien de réflexions s'offrirent à son esprit Qu'est-ce donc que la prudence ? Il vit dans sa terre avec les plus beaux projets de sagesse. Une occasion impossible à prévoir le ramène dans le tourbillon des jouissances... Que les hommes sont aisés à tromper Les uns croient tout ce qu'ils voient, & les autres voient tout ce qu'ils veulent croire.
Le lendemain arrive le Baron de W... le Vicomte le connoissoit. Je ne vous aurois assurément pas cherché ici, lui dit-il ; par quel hasard êtes-vous adepte de la philosophie hermétique ? La curiosité de voir une femme aussi extraordinaire, a été mon premier mobile, répondit le Vicomte. Je vous en offre autant, ajoute le Baron. On la dit aimaible, quoiqu'un peu pédante. --- Un peu pédante est le mot ; mais cependant infiniment d'esprit & de politesse.
Il retourne chez lui, où sa beauté de quinze ans l'attendoit avec une aimable impatience, bien propre à lui donner des remords. Vous êtes cause, lui dit-elle, que je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. --- Jamais, ma chère Coraly (c'étoit son nom), je ne vous avois vu une si tendre & si obligeante inquiétude. --- C'est que jamais je n'avois eu encore la crainte de vous perdre.
Ce mot seul lui cause une sensation plus douce qu'une nuit entière d'ivresse, tant il y a de différence de l'amour à la volupté, du bonheur au plaisir. L'innocence a ses expressions qui pénètrent le cœur de l'homme qui n'est que foible ; il chérit toujours la vertu.
La découverte que le Vicomte venoit de faire dans son voisinage, lui inspira le desir de connoître un homme aussi extraordinaire en apparence. À deux lieues habitoit depuis dix ans un vrai philosophe, doué de cette espèce de raison qui apprécie les choses à leur juste valeur ; ne méprisant pas, mais plaignant la condition humaine ; aimant les hommes, mais fuyant la société devenue un amas nécessaire de gênes, d'inconséquences, de dangers, d'assujétissemens, de difficultés.
Comme il n'est pas reçu qu'on nomme les personnes, nous l'appellerons Socrate. Le Vicomte lui fit demander la permission de passer quelques heures chez lui. Sa réponse fut très-obligeante.
M. de Barjac trouve une maison très-vaste, mais qui n'avoit qu'un étage. Dans son intérieur étoit une salle plantée d'arbres. Un vrai cabinet de verdure servoit de boudoir. Les eaux serpentoient partout ; les meubles étoient d'une simplicité recherchée ; le goût & la propreté paroissoient les dieux tutélaires de cette habitation. Un homme d'environ soixante ans vint l'y recevoir. Il avoit un habit persan ; sa physionomie ouverte & tranquille annonçoit le bonheur. Vous avez voulu voir, dit-il, un homme un peu bizarre, il est vrai, mais dont on exagère les singularités. Tout se réduit cependant à avoir emprunté de chaque nation ce qu'elles offroient de plus commode. La structure des maisons chinoises m'a paru préférable à nos cages élevées dans les airs. Les sophas turcs sont plus propres à leur usage que les trépiers françois sur lesquels il faut chercher l'équilibre ; ma bibliothèque, ouverte aux Voltaire, aux Wieland, aux Gibbon, aux Mendelsohn, est fermée aux Mably, aux Boismond, aux Schlosser, aux Baretti.
Quelques raisons bien extraordinaires, répondit le Vicomte, vous ont décidé sans doute à cette retraite austère. On m'a assuré que depuis dix ans vous n'avez pas reçu vingt personnes. --- Cela est trop fort ; mais en général je crains les oisifs, les bavards, les savans, les beaux-esprits, les poètes, ceux qui ont tout lu, ou qui veulent tout savoir : je sais que vous préférez de causer avec la raison aux amusemens qu'on s'efforce d'y substituer, & je vous ai excepté. Si vous avez la patience d'écouter un homme qui a presque perdu l'usage de sa langue, vous saurez mon histoire, qu'on défigure, parce que la plupart des hommes croient ne pouvoir fixer l'attention que par du merveilleux. Dès l'âge le plus tendre je fus possédé du desir de m'instruire. À treize ans, j'avois fait dix volumes d'extraits, cinq tragédies, un poëme épique, deux romans, la traduction de la Jésusalem délivrée ; &, ce qui est plus extraordinaire, c'est à dix-huit de jeter tout cela au feu. Jusqu'à trente, même fureur pour les matières économiques sur-tout. La théorie du commerce étoit alors le sujet de mes méditations. Le fruit que je retirai de mes travaux fut de voir combien ce monde étoit mal gouverné. Je plaignis ma patrie, & résolus d'employer dix années à faire le tour de l'Europe, avec le projet de me fixer où l'humanité & la raison auroient elles-mêmes élu leur domicile. Vous le dirai-je ? j'eus par-tout de semblables sujets de chagrin. Là où il y avoit un peu moins d'ignorance, étoit aussi plus de luxe, plus de dissipation ; & là où étoient la simplicité & les restes du vieux âge d'or, on trouvoit une inaptitude universelle. Dans un endroit on dépensoit à toute outrance, en parlant sans cesse économie ; dans un autre, on croyoit enrichir le Prince en appauvrissant les Sujets. Nulle part je n'ai vu les hommes à leur place. Dans un pays, un conseiller au parlement étoit à la tête des finances ; dans l'autre, un officier de cavalerie avoit le département de la marine. J'ai vu un Jésuite ministre de la guerre, & une dame à la tête d'une académie des sciences. Il semble qu'une divinité malfaisante s'amuse à humilier le mérite, à exalter l'ignorance ; à mettre en avant l'ineptie, à employer la frivolité, à lasser la vertu, à écarter le zèle, à aveugler les Souverains, à pousser la médiocrité ; ce qui m'a par-tout affligé, se sont les nombreuses façons de faire des malheureux, & le petit nombre de moyens de les soulager ; ce sont les superbes palais pour amonceler les trésors formés de la sueur des peuples, & les vieilles masures destinées à recevoir ceux de ces mêmes contribuables, épuisés de besoin & de souffrances, recueillis par la publique charité ; les lieux d'amusemens, les spectacles, les jardins, interdits au peuple toujours éloigné, rebuté, proscrit, avili, comme la partie honteuse de l'univers ; & les respects, les hommages, les prévenances, environner les favoris de Plutus, lors même que leurs mains avares retiennent ses dons. J'observai encore que sous des noms différens tout le monde étoit esclave, portoit la livrée, recevoit des gages, & se mouvoit au signe d'une volonté étrangère.
Alors je jurai à la liberté une fidélité éternelle, & après avoir remercié le distributeur des biens périssables de ne m'avoir pas donné la richesse, & de m'avoir affranchi de la servitude, je dirigeai mes pas vers ce toit solitaire sous lequel nous sommes.
Ce que j'ai rapporté encore de mes voyages, ce sont les portraits de tous les gens estimables que j'ai connus dans les lieux où j'ai fait quelque séjour.
Celui de ce militaire à l'uniforme rouge & argent, me rappelle tous les jours le mérite de la vraie philosophie ; c'est un homme d'un grand sens, qui s'est servi de son esprit pour acquérir d'utiles connoissances, & de ses connoissances pour porter le même esprit sur les objets les plus essentiels ; observateur exact, sage, indulgent, étranger à toute espèce de médisance, indocile à la voix de la calomnie, il faut beaucoup pour obtenir son suffrage, & plus encore pour le perdre. Expéditif dans les affaires, vrai dans les conseils, sage dans les projets, il est du petit nombre de ces hommes qui honorent le choix des Rois & que le peuple dans ses besoins met entre l'autorité & lui.
Cet ecclésiastique, placé à côté de la fenêtre, est un de ces génies heureux auxquels la nature réserve l'honneur des grandes découvertes. De profondes méditations les initient aux secrets de la science de l'ame ; ils pensent pour plusieurs générations, & leur passage sur la terre est remarqué comme celui des planètes dans la sphère des cieux ; la différence est que ces corps stériles ne font qu'inquiéter un moment la curiosité ; au lieu que ces philosophes bienfaisans laissent des lumières, des exemples, & des vertus.
Cette suite de portraits vous fatigueroit. Lorsque l'occasion les ramènera, je tâcherai de les dessiner.
Avec leurs principes j'ai rapporté aussi un mépris bien soutenu pour tous les propos, & je comprends sous cette vague dénomination, non seulement ce flux de paroles que l'oisiveté amène, mais aussi les mémoires d'avocats, les gazettes politiques, les couriers mensongers, les pamphlets de Londres, les libelles de la Hollande, le magasin germanique, les journaux de l'Europe, & autres propos imprimés dont chaque nation abonde. J'ai ramassé encore le petit nombre de livres que vous appercevez. Je ne lis que les auteurs qui ont écrit de conviction ; tous les autres se sont joués de la postérité ; votre J. J. Rousseau, par exemple, dont les ouvrages sont un démenti perpétuel donné à ses actions.
Mon premier soin fut de me loger selon mes goûts, & de braver les sarcasmes & la routine des architectes. Les uns attaquoient la solidité, les autres la distribution ; ceux-ci l'extérieur, ceux-là les ornemens de mon édifice. On ne vouloit pas me permettre de faire des sottises à mon goût. J'y parvins cependant. Malgré l'âpreté de la censure, je suis venu à bout d'achever la maison ridicule & commode que vous voyez.
Ce premier pas fait, mes vues se portèrent sur la manière dont je composerois mon domestique. Je résolus de n'avoir que des femmes, toujours plus exactes, plus propres, plus économes. Pour aller au-devant des réflexions critiques, je pris la mère avec la fille, la tante avec la nièce. Je donne, après cinq ans, des pensions aux vieilles & des maris aux jeunes. Ne récompenser qu'à la fin de la carrière, c'est acheter les hommes. Je n'en ai que pour mes chevaux. Nulle communication entr'eux & mon intérieur.
La terre que j'habite est d'un assez grand rapport. Je ne sais en vérité que faire du produit de mes denrées. Je paie cependant la taille de tout mon village. Je fais élever les enfans de ceux qui ont servi mes aïeux, & nous ne connoissons de mendians que cette cohorte indestructible de vagabonds, qui résistent également aux sévérités & aux bienfaits des gouvernemens.
Long-tems j'ai calculé si une femme on plusieurs ajouteroient à ma félicité. Quant au mariage, j'en suis encore à ne pas le concevoir. Un petit serrail me paroîtroit plus dans la nature, mais trop difficile à concilier avec l'étude, le travail, les deux passions qui chez moi ont survécu aux autres. C'est la seule raison pour laquelle je n'ai jamais offert d'asyle à tant de filles délaissées que la nécessité condamne au vil ministère des plaisirs que la luxure paie à la misère.
Ici Socrate s'interrompit. Il n'étoit que onze heures. Le dîner étoit déjà servi : rien de chaud, point de pain ; des légumes de toute espèce ; des viandes glacées ou fumées, d'une extrême propreté, mais pas un os. Combien il avoit raison de ne pas souffrir sur sa table ces ostéologies si dégoûtantes, & ces débris de la mort & de la destruction des fruits parfumés les remplaçoient ; les cocotiers de l'Inde, les ananas de la Chine, l'arbre d'O-Taïti, les melons d'Espagne, les figues de Provence, les pêches de Montmorency, venoient chez lui presque comme dans leur sol naturel. C'est un préjugé de croire qu'il y ait des climats affectés pour certains fruits. Le soleil & l'eau sont par-tout. L'art nous apprend à graduer leur action.
Le Vicomte s'apperçut que le philosophe mangeoit avec un extrême appétit, & qu'il buvoit mieux encore. Il lui sembla même qu'il y avoit dans ses vins trop de recherche, ou plutôt dans ses boissons. Socrate le prévint. J'aime en effet, dit-il, non à troubler ma raison, mais à suspendre son travail. Les liqueurs spiritueuses sont un des beaux présens de la nature : je leur dois la gaîté, la franchise de l'ame, & le nerf de mes compositions. Que deviendroit-on, si on ne les opposoit avec succès aux sombres idées que laissent l'étude de l'homme si imparfait, le tableau de la société si corrompue, l'insuffisance de la philosophie si nulle, contre les vrais chagrins ?
Après ce repas, ils parcoururent les jardins. Dans une grotte, non pas ornée de ces tristes coquillages employés dans l'enfance de l'art, mais tapissée de mousse, ils trouvèrent du café. Une jeune fille mise avec une élégante simplicité l'avoit préparé. En attendant son maître, elle s'étoit couchée sur le banc de mousse qui s'étendoit dans l'enfoncement ; le sommeil y avoit surpris ses sens. Ses jupons courts laissoient voir une jambe non frêle comme chez nos peintres modernes, mais modelée d'après ces belles statues grecques. Ils s'amusèrent à respecter son repos ; & après avoir pris cette liqueur dont nous nous sommes fait un besoin, ils continuèrent leur promenade encore quelques instans. Alors Socrate prit congé du Vicomte jusqu'à sept heures du soir, en lui disant : Permettez-moi de vous quitter ; je n'eus jamais la faculté de causer sept à huit heures de suite. Les hommes ne sont pas organisés pour fournir à de si longs entretiens. La honte de paroître stériles leur fait faire à tout moment des excursions sur les défauts d'autrui, ou ramener de fastidieuses répétitions. Je vais vous donner meilleure compagnie. Il le conduisit dans la bibliothèque.
Celui-ci de son côté aspiroit au moment d'être seul pour se rendre compte de tout ce qu'il avoit vu depuis quelques heures. Plus d'un rapport entre sa situation & celle de Socrate l'invitoit à l'imiter ; il aimoit sur-tout les vertus indulgentes qu'il s'étoit appropriées ; & il ambitionna ces ressources de l'ame que donne l'étude, & que la retraite conserve.
Après avoir médité sur cette douce manière d'exister il parcourut la bibliothèque, dans laquelle il eût désiré un peu plus de choix. Toutes les œuvres de Marmontel s'y trouvoient, par exemple, les tragédies de M. Goethe, l'histoire de Smollit, les neuf volumes de Frugoni, certain éloge de Colbert écrit par une plume financière, les loisirs du Chevalier d'Éon, les mémoires sur la Bastille, le cours d'éducation. Il est vrai que ces ouvrages étoient surchargés de notes qui réparoient un peu cette excessive indulgence. Mais, malgré cela, un homme délicat n'affiche pas certaines liaisons. Respectons le vieux bon-sens des proverbes : Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es . Si l'on voit souvent un lecteur avec l'Histoire philosophique, on suspectera son respect pour le vrai. On ne confieroit pas une administration à celui qui puiseroit ses principes économiques dans la législation & le commerce des bleds ; & l'homme assis sur les aîles des vents voyageant dans les airs avec M. Thomas, ne sera jamais l'ami de la raison & de la nature.
Socrate le surprit à sept heures dans ces réflexions ; & il les lui confia. Loin de défendre avec opiniâtreté les compagnons de sa solitude, il avoua ses torts ; mais il ajouta cependant cette réflexion : Tous les auteurs qui, comme Marmontel, Frugoni, la Harpe, Dorat, &c, &c, &c, n'ont écrit que pour plaire & pour être loués, n'obtiendront de leurs travaux que cette fragile récompense. Je donne des soins à mes champs qui me nourrissent, à mon potager, & à mes vergers ; de tems en tems je vais aussi avec plaisir dans mon parterre, & quelquefois même je fais placer dans mes appartemens un rosier, des œillets, & une riche hyacinthe.
On servit le souper. Dans le cours de la conversation, le Vicomte satisfit non aux questions, Socrate en faisoit peu ; mais à l'obligeante curiosité qu'il laissoit percer. Il lui raconta les raisons qui l'avoient fixé dans ses terres ; le génie d'étude qui l'y occupoit ; l'état des sciences en France, & de la littérature à Paris (car il n'y a guère que cela) ; la situation actuelle des affaires politiques ; les suites indécises de la paix ; les querelles entre la Russie ambitieuse & la Porte craintive ; l'œil de l'Europe ouvert sur la part que l'Empereur y prendra ; la brillante administration de ce Monarque, jusqu'ici le moins loué, & le plus estimé des Rois ses contemporains ; la glorieuse vieillesse, mais la vieillesse de Frédéric ; les économies outrées du Danemarck ; la sagesse philosophique des États-Unis ; les troubles lents mais dangereux de la Hollande ; l'anéantissement projeté de la Pologne ; les demi-volontés de l'Espagne, & la fortune veillant sans cesse à la prospérité, à la gloire & à la gaîté des françois. Quant aux personnages que vous avez connus autrefois, ajouta-t-il, si vous me les nommez, je vous apprendrai leur sort. Que fait le vieux d'Alembert ? --- Il raconte. --- Le vieux Francklin ? --- Il radote. --- L'enthousiaste Diderot ? --- Il rumine. --- S. Lambert ? --- Des vers à la décrépite Doris. --- Le réformateur Necker ? --- Des plans d'administration pour l'Europe. --- L'Abbé Raynal ? --- À Neuchâtel les contes qu'il a faits à Berlin. --- Le Lord North ? --- De beaux discours. --- William Pitt ? --- La gloire de son pays. --- Le Prince Potemkin ? --- Le désespoir de ses rivaux. --- Le Baron de Guelberg ? --- Du bien & des envieux. --- Le Chevalier Acton ? --- Tout pour son Roi, tout pour la marine, assez pour les arts, rien pour lui. --- Les quatre bourgeois d'Amsterdam ? --- D'inutiles efforts pour rendre leurs compatriotes heureux. --- Le Sh... ? --- Pitié. --- Le Duc ? --- Horreur. --- Le Comte de *** ? --- Rire.
Quoique le Vicomte fît oublier à Socrate l'heure de son sommeil, il fallut cependant se séparer. Cet hôte aimable, en le reconduisant à son appartement, lui dit : j'ignore vos usages ; voici la clé d'une chambre voisine, où vous trouverez, si cela peut vous plaire, une jeune personne assez complaisante pour m'aider à faire les honneurs de chez moi.
Le Vicomte, plus surpris de ce dernier trait que de tous les autres, le remercioit d'une attention si peu commune ; mais il avoit déjà disparu. C'étoit outrer peut-être les devoirs de l'hospitalité. Observons cependant que Socrate avoie beaucoup lu, beaucoup voyagé ; pris des divers pays les usages les plus commodes : or, il est sûr que des nations policées lui fournissoient de quoi justifier cette politesse asiatique.
M. de Barjac, bien résolu de ne faire aucun usage de la clé, se couche, & lisoit les Incas pour hâter le sommeil tardif. Ses yeux furent fatigués avant qu'il eût envie de les fermer. Ne pouvant s'endormir, & ne voyant pas pourquoi il résistoit à la curiosité d'entrer dans cette chambre, il se lève, & y pénètre sur la pointe du pied. Sur un lit, dont les rideaux étoient de gaze, reposoit une jeune fille plongée dans le sommeil. De longues paupières noires trahissoient la couleur & la beauté de ses yeux. Son sein, à moitié découvert, obéissoit à une respiration un peu agitée. Un de ses bras étoit passé au-dessus de la tête, & l'autre, étendu à côté d'elle, tenoit un mouchoir d'une blancheur éclatante. Il n'y avoit sur la toilette ni rouge, ni poudre colorée, ni parfums, ni toutes ces inventions réparatrices d'une beauté qui a besoin des secours de l'art. Des corbeilles de fleurs embaumoient l'air de la chambre, ou peut-être étoit-ce l'haleine de cette charmante inconnue.
Le Vicomte pose la lumière sur la table, & la contemploit avec la satisfaction qui naît de l'accord parfait des belles proportions, & non avec la flamme du desir. Mais sans doute l'éclat de la lumière importuna ses yeux délicats ; car elle ne tarda pas à les entre-ouvrir. Dès qu'elle apperçut un homme, elle se couvrit le visage, & se déroba toute entière à ses yeux.
Il entre-ouvre son rideau, & croit devoir rendre le calme à sa pudeur allarmée. Elle lui tend la main, mais n'ose répondre, ni soutenir ses regards. Un simple taffetas les séparoit. Dans un instant il est à ses côtés ; elle lui fait signe de la délivrer du jour. Il obéit, & revenant, elle le reçoit dans ses bras.
Le plus vif de ses desirs n'étoit peut-être pas, dans ce moment, celui de la connoître, mais au moins ce fut celui qu'il se pressa de montrer. Alors elle lui apprit qu'elle étoit circassienne ; que Socrate dans ses voyages, l'avoit achetée à Smyrne, avec deux autres ; que jamais liberté ne valut leur esclavage ; qu'il n'exigeoit pour lui-même aucune complaisance ; mais que lorsque des étrangers, d'une certaine façon, le venoient voir, il étoit flatté quand elles vouloient le recevoir dans leur lit ; qu'il avoit toujours la délicate attention de leur faire voir auparavant ses hôtes. S'ils leur répugnoient, il ne donnoit pas de clé. Je vous avoue, ajouta-t-elle, que je vous ai vu dans le jardin, après dîné, & sans peine je l'ai laissé maître de mon appartement.
Le Vicomte, qui ne s'attendoit pas à cette déclaration, y répondit par le baiser le plus tendre ; & comme il étoit difficile de ne pas aller plus loin : vous comprenez, dit-elle, à quel point vous êtes maître de mes foibles charmes ; mais ne trouvez-vous pas que cette manière européenne est un peu triviale ? je crois que sur ce point vous pouvez prendre des leçons de l'Asie. Il se laisse instruire. Depuis, il a souvent raconté qu'il n'avoit joui que de ce moment. Il n'y a point de langues dans lesquelles ne perdent ces sortes de détails. Chaque lecteur sensible & exercé doit venir au secours de l'écrivain. Heureux ceux qui le surpassent
Trois heures s'écoulèrent dans ces douces épreuves, après lesquelles il passe dans son appartement, où le sommeil l'attendoit.
Les rayons du soleil étoient déjà assez brûlans lorsqu'il descendit chez Socrate, livré depuis long-tems aux charmes de l'étude. Vous avez, lui dit-il, une manière de recevoir les gens qui embarrasse un peu leur reconnoissance. --- Je vous entends ; on invite à un concert, à une fête ; vous n'aimez peut-être ni la musique, ni la danse. Les législateurs ont revêtu de l'apparence du crime l'acte le plus saint aux yeux de la nature, le plus innocent à ceux de la loi, le plus utile à la société. Il ne m'a jamais offert qu'un bienfait de la Providence, qui avoit manifesté ses vues conservatrices dans notre riche organisation. Au reste, je n'aspire pas à changer les idées générales ; je me contente de me soustraire à la tyrannie du préjugé. Mais j'ai à vous entretenir d'un sujet plus important. C'est d'un projet qui intéresse la félicité générale, l'ouvrage de dix années de combinaisons. Par quelle voie peut-on aujourd'hui parvenir aux Puissances de la terre ? --- Je ne vous répéterai pas les lieux-communs exagérés sur le prétendu pouvoir des femmes. L'Europe a dans ce moment de grands Rois, & sur-tout de grands ministres, fort à l'abri de cette foiblesse. L'obstacle à surmonter vient de ce que les agens de la chose publique ne peuvent guère suspendre le cours journalier de leurs travaux ministériels, pour détourner leur attention sur des objets étrangers. Je vous conseillerois de vous adresser à l'Empereur, non que les dépositaires de sa confiance soient supérieurs à ceux des autres cours ; mais il n'admet pas les formes lentes, si propres à favoriser la paresse ou la médiocrité, à lasser le zèle ou le génie. Le Roi de Prusse accueille volontiers les projets en faveur du peuple ; mais il décide militairement, & la raison, qui veut au moins développer ses vues, ne s'accommode pas de la jurisprudence expéditive des camps. La France n'a jamais un moment pour ces sortes d'examens : les fêtes, les emprunts, les traités & les chansons, les modes & la guerre l'occupent trop essentiellement. --- Voilà bien des difficultés ; mais point encore assez pour décourager un patriote. Fixez les yeux sur ce portrait : c'est celui du Comte Panin. Que n'a-t-il pas eu à combattre Son active patience a triomphé. Lui conseilloit-on un séjour dans ses terres ? il cherchoit, pendant cet exil poli, de nouveaux remèdes aux besoins de l'état. On le rappelloit ? loin de songer à la vengeance, la passion des ames vulgaires, de nouveaux succès désespéroient ses ennemis. Cet autre portrait représente M. de Malesherbes. On a loué sa retraite courageuse, quand il a vu les entraves qu'on s'empressoit de mettre à son amour pour l'humanité. Je respecte, avec la France, les qualités de ce Ministre philosophe ; mais j'en excepte une démission précipitée. N'étoit-il pas plus héroïque d'accoutumer peu-à-peu l'oreille des Rois à la vérité, que de se mettre hors d'état de la leur faire entendre ? Je n'imiterai pas ces hommes célèbres ; & je lasserois l'indifférence des cours & la paresse des Rois, si je n'avois oublié leur langage. Avec quelle efficacité vous me remplaceriez --- Il m'en coûte de vous refuser ; mais j'ai juré à la raison de ne jamais donner une heure à la moindre affaire. Les Souverains sont ingrats ; les ministres rassasiés de projets d'améliorations ; les hommes incorrigibles. J'ignore sur quoi portent vos idées ; mais, croyez, ô le meilleur des hommes que la société résistera toujours à l'harmonie qu'on voudra lui rendre. L'espèce humaine n'est pas faite pour être bien. Il lui faut des Denis, des tremblemens de terre ; des Maupeou, des pestes ; des Cromwel, des guerres ; des Terray, des impôts. Voyez l'Angleterre, au faîte de la prospérité, rassasiée d'opulence & d'orgueil ; elle a amené sa décadence par toutes sortes de moyens. Il est douteux que la vie soit un bien : mais, à coup sûr, ce bien n'est rien, si on le consacre à autre chose qu'au plaisir. L'ambition est une absurdité, la gloire un accès de folie, le zèle patriotique une espèce de délire, la sagesse un hasard heureux la vertu, un défaut d'occasion.
Socrate, plus ému de compassion que révolté de cet amas indécent de fausses idées, les reprit avec douceur, les combattit avec avantage, & démontra au Vicomte que le plaisir étoit la récompense du bien, & non un bien lui-même.
Cet entretien les conduisit jusqu'au moment du départ du Vicomte, pénétré de respect pour la haute sagesse de Socrate, & de confiance dans son indulgente bonté. Il emporta le projet, & promit de revenir lui en rendre compte, quand il l'auroit médité.
Coraly, qui lui avoit demandé l'heure de son retour, se trouva sur le chemin. Les petits soins soulageoient son impatience : c'est un plaisir très-vif de raconter celui qu'on a eu. M. de Barjac eut cependant l'attention d'oublier l'anecdote de la circassienne. Coraly l'écouta avec une attention qu'elle ne donnoit pas ordinairement à ces sortes de détails, & montra un désir moins ordinaire encore de connoître un sage. Elle remit au Vicomte une lettre de Madame de *** qui le prévenoit de sa visite pour le lendemain. En effet, elle arrive, accompagnée du Baron de W.
Ils trouvèrent sa maison très-commode. Quatre appartemens complets donnoient dans un vaste sallon à l'italienne. Chaque appartement avoit un bain, une petite bibliothèque, un jardin, & une porte sur la campagne. On ne dînoit jamais ensemble ; mais on y soupoit toujours. Des veillées délicieuses, prolongées bien avant dans la nuit, suivoient le souper : on retrouve ici la distribution des momens, comme chez Madame de Lanove. Ce fut dans une de ces veillées que Madame de *** acquitta son engagement avec le Vicomte, de lui raconter les évènemens qui avoient amené sa retraite. Elle eut la délicatesse de choisir un soir où Coraly, incommodée d'un gros rhume, avoit été forcée de se coucher de bonne heure, & commença en ces mots.
« Mon père avoit mangé au service un patrimoine assez médiocre. L'éducation d'une nombreuse famille est un lourd fardeau. Il l'allégea en me mettant avec un frère chez une grand'mère pleine d'humeur & de bonté. J'avois onze ans, & mon frère treize. Nous ne connoissions d'autre plaisir que de lire. Le hasard nous découvrit, dans le garde-meuble, un vieux coffre plein de livres, parmi lesquels il s'en trouva qui nous apprirent ce que nous ne devions pas savoir ; un entr'autres alluma ma curiosité, au point que je perdis ma vertu, & le préjugé seul me conserva l'innocence. Il ne faut pas confondre ces deux choses. Nous eussions même été plus loin ; mais la nature, tardive dans mon frère, suppléa pour ce moment à la sagesse que nous n'avions ni l'un ni l'autre ».
« On nous menoit passer quelques mois à la campagne : j'y connus M. de Chalmazel. De la fortune, point de conduite ; de l'esprit, peu de bon-sens ; de la gaîté, pas de ressources. Ma figure lui plaît. Il s'avise de me demander en mariage ; on se défait de moi bien vîte ; je suis promise, à condition cependant qu'il me mettra au couvent pendant deux années ».
« Quelques jours avant la célébration, il me demande si la retraite ne m'ennuyoit pas d'avance. Je crus pouvoir le lui avouer. --- Il y auroit un moyen de l'éviter ; mais peut-être vous y refuserez-vous ? --- Cela dépend ; quel est-il ? --- Lorsqu'on se marie, il faut que la nature soit d'accord avec la loi ; c'est ce qu'on appelle être nubile. Si j'étois sûr que vous le fussiez, vous échapperiez aux langueurs de cette solitude. --- Mais comment savoir cela ? --- En me traitant aujourd'hui comme votre époux --- j'ignore en vérité ce que c'est ; mais si cela doit nous rendre plus heureux, pourquoi m'y opposerois-je » ?
« Comme en effet je ne m'opposai à rien, il sut tout, & m'assura que je pouvois très-bien me dispenser du couvent. Je m'en étois déjà doutée. À cette nouvelle, ne me sentant pas de joie, je courus, dans mon transport, faire part à ma mère & à mes sœurs de cette précieuse découverte. Ébahies, confondues de ma naïveté, elles me demandent ce que je voulois dire. Alors je racontai tout. Mes sœurs, plus âgées que moi, rougissoient, ma mère affligée va consulter son mari. Je laissois mes sœurs gronder, lorsque M. de Chalmazel entra. Mon extrême gaîté s'accordoit mal avec les projets qu'il rouloit dans sa tête. Il passe dans le cabinet de mon père, & lui fait une double proposition. La première étoit de convertir mon douaire dans une pension ; l'autre, de reprendre sa parole. Ma mère, furieuse, l'accable de reproches mérités, non pour ce qu'il offroit, mais pour avoir abusé d'une enfant & prévenu la nature, la loi & l'église. Il voulut nier ; mais quand il sut que mon étourderie avoit tout divulgué, il avoua que l'incroyable facilité qu'il avoit trouvée ne le laissoit pas maître de ses craintes pour l'avenir, & de ses inquiétudes sur le passé. La pension tentoit mes parens : après quelques calculs plus indécens que ce que j'avois fait, des arrangemens assez mal assurés, on rendit la parole à Chalmazel. Je partis pour un couvent, accompagnée des vœux les plus sincères pour qu'une bonne ou mauvaise vocation terminât le cours de mes imprudences, & ensevelît ce qu'on appelloit ma honte, & ce qu'intérieurement j'appellois mon triomphe. Peut-être imaginez-vous que c'étoit indiscrétion, folie de ma part. Non, tout étoit prévu & réfléchi. M. de Chalmazel m'avoit inspiré une aversion subite, en me faisant connoître l'amour : je m'avisai de ce bizarre expédient pour échapper au joug que je devois porter avec lui. On a si souvent consacré cette fleur au plaisir étoit-ce donc si mal de s'en servir une fois pour éviter l'esclavage ? »
« Après quelques mois passés & perdus dans le cloître, je m'occupai sérieusement des moyens d'en sortir. J'y avois une amie, encore plus pressée que moi, & enchantée de rencontrer une compagne d'aventures. Elle avoit sur moi un grand avantage ; c'étoit un amant qui l'idolâtroit. Ce n'étoit ni sa faute, ni la mienne, si mon cœur étoit oisif. L'amour vint à notre secours, & me présenta lui-même un jeune homme qui sembloit fait pour plaire. C'étoit le neveu de la supérieure du couvent avec qui j'étois lorsqu'on l'amena à son parloir. Je dis que l'amour me le présenta lui-même, car à la première vue mon cœur s'émut. Je crois cependant que c'étoit plutôt besoin de position qu'un vrai sentiment. Je m'empresse de mettre mon amie dans cette confidence. Elle y admet son amant. Déjà les messagers de l'amour trompent la sévérité des grilles. Je vous fais grace de la correspondance de toute cette belle intrigue, ou plutôt cet enfantillage amoureux. Transportez-vous tout d'un coup dans une chaise de poste, d'où nos aimables ravisseurs nous déposèrent sur la route d'Allemagne. Notre premier séjour fut dans une ville étrangère. Je n'avois pas entrevu mon amant, depuis la visite à sa tante : il me parut gauche, embarrassé, & perdoit tout, à côté de celui de Julie. C'est le nom de mon aimable & imprudente compagne ».
« Tout-à-coup, au milieu du souper, il se met à pleurer, & reproche à son camarade de lui avoir conseillé une pareille sottise. Je vous l'avouerai ; quand je vis les grimaces & les larmes de ce grand dadais, il me prit un sourire dont je ne fus pas maîtresse. Nous l'envoyâmes coucher, & tînmes conseil. Le plus sage étoit de lui laisser ignorer notre destinée. Pendant qu'il dormoit ou se désespéroit, (c'est-à-peu-près égal aux sots) nous partîmes, & lui laissâmes une lettre, dans laquelle nous l'exhortions à prendre le coche, & à aller expier sa faute dans une maison de Capucins, digne retraite des hommes de son courage »
« Cependant le remords & la réflexion, qui ne tardent pas à se réunir dans un cœur coupable, m'éclairèrent sur l'horreur de mon sort. Il ne nous restoit que sa ressource ordinaire aux personnes dans notre situation, la comédie. Nous nous informons des cours d'Allemagne où il y avoit encore un spectacle françois. La cour de Hesse étoit la seule. Nous nous rendons à Cassel, ville charmante, où l'on jouit de la liberté dont on parle ailleurs. Nous prenons langue. Un bavard officieux, l'ami né de tous les inconnus, nous dit qu'il faut intéresser en notre faveur le directeur des spectacles, homme d'esprit, mais sec, froid, un peu haut. On ajouta à ce portrait quelques défauts propres à nous consoler si nous ne réussissions pas. Mais on nous apprit aussi qu'il aimoit les femmes, & que, s'il avoit quelquefois tort avec elles, elles avoient toujours raison avec lui ».
« Nous allons le voir. Il nous reçoit avec des égards, écoute avec attention, & nous parle avec un grand sens. Il nous mit sous les yeux le tableau le plus effrayant, mais le plus vrai de la périlleuse carrière où la nécessité alloit nous jeter ; de la jalousie que réveillent les succès, & de la honte qui suit la nullité de talens ; de la difficulté de vivre dans une société où il y a ordinairement plus de gaîté que de délicatesse. Il termina son discours par cette phrase que je n'ai jamais oubliée : Mon devoir est de vous éclairer, puisque vous êtes sans expérience ; & de vous aider, puisque vous êtes dans le malheur. Nous le remerciâmes, après lui avoir observé que les positions nous commandoient souvent, & qu'un repentir stérile ne remédioit pas à la nécessité. Lorsqu'il nous vit absolument décidées, il nous consola par le portrait du nouveau Souverain sous lequel nous allions vivre ; après le plus bel éloge, il ajouta : ce n'est pas le plus aisé à contenter ; mais c'est le meilleur des maîtres à servir ».
« Nous voilà donc admises dans cette troupe, le meilleur ensemble qui jamais ait été en Allemagne. Sans posséder de grandes connoissances de détail, le public a un tact d'instinct qui le trompe rarement. L'usage de ne jamais applaudir sauve à la médiocrité des instans bien désagréables. Si ce silence affoiblit les talens formés, les huées ne découragent pas aussi les talens novices ».
« Alors se trouvoit dans cette ville, par une suite d'aventures étrangères à notre sujet, une actrice françoise, célèbre dès son aurore, & dont Melpomène avoit avoué les premiers essais. Elle avoit reçu de la nature une pénétration vive, de l'énergie dans l'expression, de la dignité dans le maintien. À son début, sa vertu fit autant d'éclat que son talent. L'un & l'autre s'affoiblirent. La première dégénéra même tout-à-fait, par un goût que l'on n'explique pas. Cette trop fameuse Sophie, je ne dirai pas s'attacha, mais s'acharna à moi. C'étoient les soins les plus empressés, les attentions les plus délicates, l'art de prévenir les moindres desirs. Vous le dirai-je ? elle me séduisit. Son esprit me fit illusion, & j'en demande pardon à la nature, mais il n'est pas possible de la tromper avec plus d'adresse ».
« Ce genre de distractions me sauva de la perfidie des hommes, ou de leur tyrannique empire. Les querelles de la comédie françoise ayant rappellé à Paris mon amante, je l'y accompagnai. Julie passa dans le Nord, où d'illustres folies l'ont conduite à une haute fortune. Elle gouverne maintenant la cour & les petits états d'un Souverain ».
« Arrivée à Paris, sous un nom supposé, le besoin m'instruisit à la prudence. Je me mis sous les conseils d'un vieux abbé qui me donna des avis, & d'un archevêque jeune, aimable, généreux, plein d'usage. Je remerciai la Providence de l'avoir choisi pour l'instrument de ma fortune. Il s'apperçut que j'enveloppois mon desir de lui plaire de tous les ménagemens dus à son état. J'étois comblé de ses bienfaits. Il m'accordoit tous les momens que la cour & l'église ne lui prenoient pas. Une seule chose m'inquiétoit. Malgré son amour & ma docile reconnoissance, je ne lui appartenois point encore. Sans être pressée, il y a cependant une réflexion humiliante pour l'amour-propre dans les lenteurs d'un homme qui manifeste d'ailleurs ses projets d'une façon si marquée. J'examinois si c'étoit une timidité ecclésiastique qu'il fallût aider, & il me sembla plutôt entrevoir un embarras qu'il falloit excuser. Dans le doute, je laissai faire au tems. Il m'apprit ce qu'assurément j'étois loin de soupçonner dans un homme de son état. Mon joli prélat, plein de graces, de belles qualités, d'esprit même, étoit nul. Un moment de vanité me fit croire qu'il étoit peut-être trop modeste ; l'expérience d'une longue & triste nuit me prouva que je ne l'étois pas assez. Je pris mon parti sur cette espèce de platonisme. Ma destinée de ce côté étoit vraiment singulière. Si vous voulez vous reporter à l'âge de onze ans, & me suivre dans mes différentes aventures, vous avouerez que plus d'une fois j'ai joué de malheur. J'en excepte cependant... Une fortune assez considérable compensa amplement cette imperfection physique. J'en connus le prix avec mon Abailard, parce que j'appris dans ses conversations à jeter les yeux sur l'avenir ».
« Cette liaison dura trois ans. Une dignité éminente l'enleva à mon boudoir. Je jurai une fidélité éternelle à son ombre, & lui ai long-tems tenu parole ».
« En revenant sur le passé, je vis la nécessité de la faire oublier. La dévotion étoit un moyen trop triste & trop bannal ; un bureau d'esprit, trop ridicule & trop borné ; le jeu, trop vil & trop pénible ; la chymie, trop incertaine & trop coûteuse. La manie des esprits me parut plus moderne, plus piquante, concentrée dans un monde plus choisi. J'augurai bien du succès de cette secte, parce qu'elle étoit déposée dans des livres inintelligibles, & sur-tout prêchée par des apôtres semblables aux douze fameux. Alors j'appris un catéchisme inintelligible, & dès-lors excellent. Je m'étudiai à parler sans rien dire, à raisonner sans conclure, à définir sans clarté ; c'est la clé de cette science mystérieuse. Mes progrès furent rapides. Durant les premières années, je me bornois scrupuleusement aux esprits ; depuis, j'y ai mêlé de la teinture d'or hermétique, des élixirs d'immortalité ; des promesses de guérison, du thé laxatif, des semi-prophéties, de petits prodiges. Tout cela prend. Il manquoit à ma méthode un certain degré d'utilité. J'y suis parvenue. C'est un secret réservé pour un bien petit nombre d'hommes. J'en ai fait l'expérience, il y a quelques jours, avec succès. En disant ces derniers mots, elle laisse tomber sur le Vicomte ses regards, & termina ainsi le récit abrégé de ses aventures ».
Cette confidence de ma vie entière, dit-elle encore au Vicomte, me vaudra-t-elle de votre part une complaisance ? Je meurs d'envie de voir votre maîtresse de quinze ans. Il lui promit de la lui présenter le lendemain au déjeûné.
Coraly en effet y parut. Ses cheveux du plus beau cendré & sans poudre étoient noués sur sa tête avec un ruban lilas ; une lévite marquoit sa taille svelte & élancée, qu'une ceinture de la même couleur coupoit avec grace ; une double gaze couvroit, mais ne cachoit point, un sein que son corset emprisonne sans le soutenir. Son regard regard étoit doux, modeste, & non embarrassé. Elle prend son ouvrage, répond avec justesse, écoute avec intérêt, & sourit quand elle l'ose. M. de Barjac, qui vouloit la laisser seule avec Madame de ***, prétexte le besoin de causer avec le Baron de W... ils sortirent. Alors Madame de *** demanda à Coraly si la retraite qu'elle a choisie doit être bientôt embellie par son hymen avec le Vicomte. --- Il n'y pense pas, Madame ; & s'il y pensoit, je saurois l'en distraire. Une fille comme moi ne peut rien gagner à un semblable parti, & lui peut tout y perdre. Si j'étois sa femme, il seroit honteux de me produire ; étant sa maîtresse, il en sera flatté. --- Ce titre, que l'amour excuse, trouve difficilement grace aux yeux de nos préjugés. --- Ah, Madame, comme je ne veux exister que pour lui, peu m'importe à quel titre J'ai besoin de son cœur, & non du suffrage d'un univers qui ne m'est rien. Il est libre ; je le suis aussi ; la nature nous absout ; le reste disparoît à mes yeux. --- On vous a donc accoutumée à des lectures bien philosophiques ? --- Je n'ai presque jamais lu. Je soupçonne quelquefois que c'est la raison pour laquelle je pense ainsi. --- Puisque vous êtes si franche, dites-moi si d'autres liens équivalent à celui que vous rejetez ? --- J'ignore, Madame, quel intérêt vous avez à me faire une question qu'on ne fait guère ; je vous y répondrai cependant. Non, Madame nous n'en sommes pas à ce degré de liaison ; mais j'y viendrois sans peine, si je croyois ajouter un degré à ma félicité. Mon ami est si digne de toute espèce de sacrifices, que je n'en rougirois ni devant le ciel, ni devant les hommes. --- Quelles sont vos occupations, ma belle Coraly ? --- Nulle, Madame, que d'étudier ses goûts & la façon de lui plaire. --- De quoi vous entretenez-vous ensemble ? --- Du bonheur d'y être ; des douceurs de la vertu, des ressources de l'amitié, &, tant que je le peux, de ma vive reconnoissance. --- Se repose-t-il sur vous du soin de sa maison ? Si je l'en croyois, j'y commanderois en souveraine. --- Pourquoi ne pas monter au rang où il veut vous placer ? --- Parce que je suis une fille simple, chez qui l'on excuse, & que je deviendrois une demoiselle ridicule, à qui l'on ne pardonneroit rien. --- Vous êtes aussi trop modeste. --- Dans ma position, Madame, il faut l'être trop, pour l'être assez. Ce n'est peut-être qu'à cela que je dois l'honneur que vous me faites aujourd'hui. --- Vos principes m'enchantent, il ne tiendra qu'à vous qu'ils ne vous donnent en moi une amie sincère. --- Quand on ne s'attend à rien, on est facile à contenter. Outre la différence de nos états, vous ne trouverez point en moi, Madame, un retour d'amusement que votre esprit aimable vous donne droit d'exiger de tous ceux avec qui vous vivez.
À ce moment, le Vicomte rentra. Il ne put s'empêcher de voir dans les yeux de Madame de *** une grande surprise & un nuage de jalousie. Elle triompha vîte cependant de ce petit mouvement involontaire, & le félicita de posséder un cœur aussi pur & aussi sensible, en le priant de leur laisser continuer cet entretien ; mais ils furent une seconde fois interrompus. Un courier annonça la nouvelle de l'arrivée du Prince Koroki, venant voir Madame de F***. Il faisoit demander la permission de dîner chez le Vicomte, quoiqu'il n'en fût pas connu. Celui-ci lui envoya une voiture. Je ne le connois point, dit-elle. --- Et moi, de réputation seulement. Je sais qu'il croit aux possibilités ; mais je sais aussi que, souverain d'une principauté en Pologne, il rend ses vassaux heureux. Ne le mystifiez pas, je vous en supplie ; le seul laboratoire de votre château qu'il faille lui faire voir, est le sallon des métamorphoses. Madame de ***, vivement piquée, ne parut pas comprendre. --- Il commande, répondit-elle, il gouverne ; c'est assez pour qu'il préfère une agréable flatterie à une vérité utile ; il suffit de la dire à ces Messieurs, pour qu'ils s'imaginent qu'on les abuse. D'après le portrait que vous m'en faites, je voudrois le sauver ; mais je me perdrois sans le servir ; &, malgré ce qu'il m'en coûte, il faut que je le sacrifie. --- Il n'en est pas des Princes comme des autres : leur exemple entraîne ; les tromper, c'est inoculer tout un pays. --- Eh bien faisons-en l'expérience. Parlez-lui le langage de la raison ; vous échouerez Je parlerai celui des illusions, il jurera par mes paroles. Vous ne connoissez pas les charmes qu'a l'erreur pour les trois quarts de la terre.
Pour décider la question, on résolut avec quel empressement le Prince iroit au-devant de la lumière.
Pendant qu'il étoit encore sur les grands chemins, Madame de *** désira voir la maison du Vicomte. Elle entre d'abord dans son attelier littéraire. Sur un vaste bureau étoient tous les ouvrages périodiques de l'Europe. Le Magasin de Busching, où il y a tant d'erreurs, quoiqu'il y en ait moins que dans sa Géographie. Les Lettres de Schlotzer, où il y a si peu de goût, si peu de philosophie, tant de fiel, & si peu de pureté de langage ; les Éphémérides de Rome, si ingénieuses & si fatiguantes, où l'on trouve les gentillesses de Catulle, & rarement le bon-sens d'Horace ; le Courier de l'Europe, si lourd quand il se mêle de littérature ; si obscur, quand il se jette dans la politique, Le Mercure, bien écrit, bien frivole, bien vanté ; l'Année littéraire, si pédante, si injuste, si peu instructive ; le Pot-pourri, si négligé, si mordant, si original ; les Mémoires, si froidement éloquens ; les Annales, si paradoxales ; un fatras de feuilles si inconnues, si utiles à connoître, telles qu'un Musæum, un Journal de Nancy, une Bibliothèque Germanique, un Journal de Bouillon, une Gazette de Venise, un Politique Hollandois, &c. Mais c'étoit la manie du Vicomte, ainsi que de recueillir toutes les gazettes, celle de France, qui ne dit rien ; celle de Leyde qui dit tout ; le Courier du Bas-Rhin, Rhéteur politique ; le Courier d'Avignon, qui se nourrit d'amour, de vers, de lettres ; le Courier de Francfort, dont la valise typographique est remplie d'anecdotes hasardées, de nouvelles en l'air, de réflexions triviales, de louanges intéressées, de critiques suspectes.
Le bruit des voitures annonça le Prince. Après les premiers complimens, il leur expliqua le but de son voyage. C'étoit la passion de s'instruire d'une science qui anéantit toutes les autres ; il avoit une liste des vases d'élection, distributeurs de la lumière ; s'il l'acquéroit, il vouloit la faire servir au bonheur du monde.
Ces vues pleines d'humanité embarrassoient cependant un peu Madame de C..., qui rêvoit aux moyens de ne pas compromettre sa réputation. Elle fut un peu rassurée, lorsque le Prince ajouta : j'ai déjà vu de ces êtres surnaturels ; mais c'est à leur commerce intime que je voudrois être initié. Je dis que Madame de *** fut rassurée, parce qu'en effet il n'y a rien de si aisé que de faire voir à ceux qui ont vu.
Le Vicomte gardoit un silence tenace. On vint dire qu'il étoit servi. Le dîner suspendit cette conversation, si orageuse quand on est d'avis contraires, si insipide lorsque tout le monde est d'accord. Le Prince cependant s'en éloignoit à regret ; mais Madame de *** lui disoit, en termes mystérieux, qu'ils étoient dans un lieu inconnu, qu'il faisoit avoir la timidité de la colombe & la prudence du serpent. Il comprit, mangea à la hâte, & cacha fort mal la désobligeante impatience de partir. Le Vicomte qui la partageoit, ménagea leur liberté. Ils montèrent en voiture. M. de Barjac n'avoit pas encore eu le tems d'examiner à fond les projets de Socrate, & s'attendoit à voir quelques nouvelles théories sur l'impôt, un bouleversement dans les finances, un plan de partage. Non, il s'agissoit tout simplement d'une ÉDUCATION NATIONALE. Il proposoit d'établir dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, aux dépens de l'état, des maisons où les pères seroient obligés d'envoyer leurs enfans, depuis cinq ans jusqu'à douze. Les dépenses étoient prises sur les évêchés trop riches, sur les abbayes tout-à-fait inutiles, sur les chapitres devenus scandaleux. Les instituteurs étoient les moines, auxquels on ôtoit ces mascarades noires, grises, blanches, brunes ; les religieuses étoient pareillement appliquées à l'éducation des filles. On apprenoit à lire, écrire, calculer ; on inspiroit la religion, l'amour de la patrie, & le respect pour les mœurs. Quant au latin, à la fable, à la rhétorique, aux vers, à la scholastique, aux syllogismes, on n'en parloit seulement pas. Socrate n'avoit pas cru pouvoir fixer des imaginations de dix ans, avec les monotones leçons d'un pédagogue. C'étoit en travaillant qu'on s'instruisoit ; par-là, les maisons devoient plutôt ressembler à des manufactures actives qu'à des collèges oisifs. Tout étoit prévu, distribué ; il ne s'agissoit que de convertir des fainéans en hommes utiles, & d'illustrer un état, sinon avili, du moins plus que négligé.
Ce projet, que je regrette de ne pouvoir transcrire ici tout entier, ajoute beaucoup encore à l'idée que le Vicomte avoit conçue de la bienfaisance éclairée de Socrate ; & dans ce moment il partit pour lui déclarer qu'il acceptoit sa proposition, & étoit prêt à partir pour le présenter aux différens Princes de l'Europe.
Socrate enchanté l'embrasse avec reconnoissance. Ils concertent le plan de la route. Ils crurent que si l'Angleterre donnoit cet exemple, le reste de l'Europe le recevroit sans peine.
Le Vicomte se rendit donc à Londres, avec Coraly, une femme-de-chambre & deux domestiques. Il s'adresse à M. William Pitt, moins encore à raison de sa célébrité, que de son amour pour le bien. Le jeune ministre approuve le projet dans tous ses points, observant seulement qu'il falloit le modifier selon les climats, les constitutions, les pays. Mais lorsque M. de Barjac lui demande de le porter en Parlement, voici sa réponse : « Les étrangers se méprennent presque tous sur ce grand corps. Ce n'est pas la raison qui le meut, mais l'esprit de parti ; les talens avérés de dix à douze individus n'agissent pas sur l'ensemble. On s'occupe de sa fortune, & non de la patrie. Je proposerai son salut, le remède m'en auroit été révélé par Dieu même : MM. Fox, North sont obligés par état de s'y opposer. Sans cela plus de Parlement, & dès lors plus d'administration ». --- Ainsi donc vous pensez que je ne réussirai pas ? --- Non ; d'ailleurs vous êtes françois ; & quoique nous nous donnons pour de grands philosophes, je vous confierai que la vérité qui nous viendroit des bords de la Seine ne feroit pas de grands prosélytes chez nous. Je vous conseille de passer en Amérique ; on y va aujourd'hui comme à Paris. C'est un pays tout neuf, où l'enthousiasme d'une existence nouvelle favorise ce qu'on y apporte.
Le Vicomte s'embarque, dans vingt-deux jours voit les clochers de Philadelphie, se présente chez M. Thompson, lui déroule ses projets. Nous sommes encore un peu dans la confusion, dit celui-ci, & sans argent sur-tout. Il nous arrive assez de transfuges européens, & rarement de piastres. On nous fait en Europe un peu plus d'honneur que nous ne méritons ; mais si vous vouliez repasser dans un demi-siècle, le Congrès vous écouteroit avec plus d'utilité, & pour vous, & pour lui. M. de Barjac remet ses papiers dans son portefeuille, & profite de cette occasion pour voir l'Amérique, qui dévorera notre continent, ou ne jouera jamais un grand rôle dans l'histoire. Il trouve que M. Raynal étoit un discoureur éloquent, & M. Payner un observateur exact.
Comme il n'y a que DOUZE LIEUES de l'Amérique en Russie, il s'y rendit, & porta son plan au Prince Potemkin, qui, appuyé sur la cheminée, oublia assez longtems de lui répondre. Enfin, il lui confia que la guerre des turcs, & Madame de S... ; la création d'une marine & l'embellissement de ses terres ; les détails de l'administration & les caprices de ses maîtresses ; l'alliance de l'Empereur & les couches de sa nièce, lui prenoient trop de tems, pour que dans le moment il pût parler à sa Souveraine, de l'éducation nationale ; qu'il en étoit d'autant plus fâché, qu'elle alloit volontiers au-devant des nouveautés utiles. D'après cette réponse, le Vicomte fut à la comédie, c'est-à-dire à la cour, & partit quelques jours après pour Varsovie, espérant davantage du plus aimable & du plus généreux des Monarques. Il aime le bien ; mais il corègne avec un CONSEIL, & tout ce qui exige le concours de ce tuteur sévère, par cela même lui déplaît. On en prévint à tems M. de Barjac qui passa debout, & vint à Berlin.
On lui fit tant de questions aux portes, sur sa naissance, son état, ses occupations, sa compagne, ses vues, sa fortune, qu'il crut parler à l'inquisition ; révolté de ces précautions humiliantes, il tourna bride, & n'entre pas même dans Berlin. Il ne tarda pas à se repentir de sa vivacité. Il manqua dans un instant l'occasion de voir la plus belle ville de l'Allemagne, le plus grand Roi de l'histoire, des ministres équitables & savans, des généraux habiles & modestes, des femmes aimables & sensibles ; or il faut faire beaucoup de chemin pour rencontrer tout cela. Il fut droit en Suède, où le Roi ne put pas lui donner audience, parce qu'il faisoit un répertoire,
L'accueil qu'il reçut en Danemarck le dédommagea. M. de Gulberg lui répondit que dans ce moment les loix somptuaires les occupoient beaucoup ; mais que dès qu'on se seroit accoutumé à ne plus manger, à ne plus boire, à ne plus rire, on exécuteroit son projet.
Cette lettre le détermina à s'embarquer pour la Hollande, où il s'adressa au Stadhouder ; il accepta tout, & il alloit expédier les ordres nécessaires, lorsque le Duc Louis de Brunsvick entra. Piqué de n'avoir pas été consulté, il prit tranquillement la plume des mains du Stadhouder, & la remit dans l'encrier, fit une grande révérence au Vicomte, qui s'apperçut de sa faute, gagna les Pays-Bas, & se montra à la cour de Vienne. J'accepterois volontiers votre projet, lui dit avec bonté le sage Joseph ; mais dans ce moment j'ai besoin de l'argent des moines pour combattre les infidèles. Je ne peux pas faire tant de bonnes œuvres à la fois. Dans l'espace de trois ans, j'ai guéri & consolé le Pape, & purgé mon pays de mendians. Je vais chasser Mahomet des domaines de Jesus-Christ ; le lendemain de mon expédition, je suis à vous.
Cet engagement le tranquillise, & lui donne le tems de commencer par Naples, Il s'adresse au premier ministre, M. le Chevalier Acton, homme d'esprit, de tête & de courage. Votre projet est excellent, lui dit-il, pour tous les autres pays ; mais il y a dans celui-ci tant de canaille, que toutes les éducations n'y feroient rien : quant à la noblesse, elle est partout élevée de la même façon.
Il se flatte de ne pas entendre les mêmes raisons des successeurs du peuple romain. Le Pape lui fit dire qu'il aimoit les filles, & les marioit ; que l'éducation de leurs enfans regardoit l'avenir, qu'il étoit si las des cours de Bourbon, des affaires de l'Empire, & de la thiare en général, que s'il étoit à recommencer, il la laisseroit à qui voudroit s'en coëffer.
On ne lui conseilla pas d'aller à Turin. On y commence par examiner si ce qu'on propose s'est fait autrefois, & si l'on n'en rencontre aucune trace, refusé, comme nouveauté dangereuse.
Il s'embarque donc à Livourne pour l'Espagne. Il eut grand soin de n'y pas calculer le revenu des moines. On lui promit la première résolution dans six mois. Chaque incident auroit amené la même difficulté, & une génération toute entière auroit eu le tems de parler, avant qu'on se fût décidé sur son éducation.
Il ne lui restoit plus que la France. Il y arrive au mois d'Auguste, après dix-huit mois de course. Un de ses amis lui dit en courant : si vous voulez faire présenter votre mémoire par Coraly, votre succès sera entre ses mains ; mais quand vous aurez obtenu l'admission de votre plan, le Parlement, l'assemblée du Clergé, la Sorbonne vous dégoûteront, à coup sûr, des projets. Ce conseil lui fut confirmé par tant de gens, qu'il prit la résolution de sauver Coraly, & de revoir son hermitage.
Si le voyage fut inutile aux bienfaisantes vues de Socrate, il ne le fut pas à l'éducation de Coraly. Une foule d'idées entrèrent dans cet esprit, naturellement observateur. Rien ne lui échappa de ce qui avoit trait aux mœurs, à la société, à la connoissance des hommes ; elle notoit tous les jours dans son journal ce qui pouvoit l'aider à penser, & sur-tout le nom, le portrait, le caractère des femmes & des hommes qu'elle avoit connus & distingués. Sa beauté extraordinaire lui valut des hommages, des flatteries, des douceurs, des déclarations, des prévenances ; cette confusion de sentimens inspirés & oubliés, ne laisse dans les ames honnêtes que de l'indifférence pour ce commerce de phrases, de pièges, & de duperies établi entre les deux sexes dans tous les pays. Mais il y eut aussi des hommes qu'elle distingua, parce que si les prétentions sont une espèce d'insulte, le desir de plaire est un véritable hommage. Parmi ces hommes, étoient le Duc de Morsheim, le Comte de Bruhl, le Prince Svanoski : entre les femmes, la Comtesse Williska, la Marquise de Lante. La première lui avoit offert toutes les qualités qu'on chérit dans une femme ; & leurs sentimens furent si bien d'accord, qu'elles se trouvèrent s'aimer tendrement, quand elles croyoient ne faire encore que se connoître. Le Duc de Morsheim avoit à-peu-près tout ce qui rend estimable & dangereux ; une de ces figures qui n'échappent pas même à l'œil le plus chaste. Il étoit pour le Vicomte, ce que Madame de Williska étoit pour Coraly.
Telle fut la situation de leurs ames lorsqu'ils arrivèrent chez Socrate, à qui leurs lettres n'avoient pas laissé ignorer le peu de succès de ce voyage. Une plus grande affliction tes attendoit. Depuis trois jours il composoit avec la mort, dont il vouloit arrêter la faulx jusqu'au retour de ses amis. À leur aspect, il l'oublia entièrement : vous venez, leur dit-il, recueillir mes derniers soupirs. S'il étoit posible de regretter le bien qu'on a voulu faire aux hommes, je regretterois les deux dernières années de ma vie que je pouvois goûter au sein de la nature & de l'amitié. Celui qui nous fait naître & mourir à son gré, en ordonne autrement. Je ne porte devant son trône éternel ni murmures, ni demande importune ; il m'accorde le plus grand des bienfaits, une mort paisible. Je ne crains pas plus de cesser d'être que je n'ai desiré d'exister. Il me semble que je n'ai plus la possibilité de souffrir. J'emporte avec moi l'idée de n'avoir fait de mal à aucun homme, & d'avoir toujours désiré contribuer au bonheur de l'espèce.
Chaque mot qu'articuloit sa mourante voix, descendoit dans l'ame de Coraly, & y portoit un sentiment profond de douleur, qui se soulagea enfin par un torrent de larmes. Elle les dévoroit sous son mouchoir, pour ne pas annoncer à Socrate la raison qui les faisoit couler.
Alors il fit venir une cassette dépositaire de ses volontés dernières. Il en confia l'exécution au Vicomte ; il le pria d'approcher, & lui dit quelques mots à l'oreille ; son visage devint plus calme ; il demanda quelques gouttes d'un elixir. Après les avoir prises, il sembla avoir recouvré plus de force ; il fit une prière à la nature, souvent interrompue par les sanglots de ceux qui l'environnoient. Il pria Coraly d'approcher, la serra dans ses bras, lui recommanda la sagesse, & lui fit promettre de ne jamais se plaindre de lui, dans quelques circonstances que l'avenir la plaçât.
Maintenant, leur dit-il, éloignez-vous ; je n'ai plus que quelques minutes à exister. Laissez-moi me recueillir dans le sein de l'être des êtres. Ses domestiques se retirèrent. Le Vicomte resta. Coraly, derrière sa chaise, étouffoit ses larmes.
Il parla seul alors. Voilà donc ce que c'est que la mort Que me reste-t-il dans ce moment ? Le souvenir d'un mal que dix-huit ans de regrets n'ont pu effacer. Ciel, pardonne s'ils ne suffisent pas à ta vengeance, je suis encore prêt à souffrir. Où est Coraly ? peut-être que ses vertus l'appaiseront. Alors elle s'approche. Coraly, ma chère Coraly, j'ai besoin aujourd'hui de ton innocence & de tes vertus pour être médiatrices entre le Ciel & moi. Tu sauras un jour... Il prend une de ses mains, colle dessus ses lèvres mourantes, penche la tête, & expire.
Cette fille infortunée éprouvoit un genre de sentiment qui lui étoit tout-à-fait inconnu. Des mots dont elle ne comprenoit pas le sens, des mouvemens dont elle ne démêloit pas l'origine, la vue d'un spectacle si attendrissant, tout concouroit à ce que son ame fût suffoquée de sensations inouies & cruelles.
Le Vicomte jette un coup-d'œil précipité sur son testament, pour voir s'il ordonneroit quelque chose de particulier sur ses funérailles. Nulle disposition sur cet objet. Il donne avis de sa mort au juge du lieu & au curé. Celui-ci refusa de l'enterrer, donnant pour raison qu'il avoit vécu celui comme celui dont il portoit le nom. Le Vicomte ne crut pas que cela valût la peine d'insister, & répondit qu'il l'enterreroit lui-même. Il lui fit en effet creuser un tombeau dans la partie la plus solitaire de son jardin, où il le déposa, se réservant un jour de consacrer cet endroit par un monument plus durable. Au lieu de l'eau-bénite des prêtres, il fut arrosé des larmes de tous ceux qui l'avoient entouré. Y a-t-il rien de plus ridiculement scandaleux que la tyrannie du clergé sur les cadavres ? & comment la puissance séculière peut-elle se taire, & livrer au fanatisme ces tristes débris de l'humanité ?
Le testament de Socrate ouvert, fit connoître ses dispositions. Il instituoit Coraly son héritiere ; il laissoit à la volonté du Vicomte la récompense de ceux de ses gens qui ne demeureroient pas auprès d'elle. Il donnoit dix mille livres à une femme dont le portrait étoit dans la cassette, & l'histoire dans le manuscrit numéroté 37. Il prioit le Vicomte d'accepter sa bibliothèque, & lui recommandoit de brûler le manuscrit 36, lorsqu'il l'auroit lu, en cas que cet article de ses volontés dût demeurer sans effet.
Après la lecture de ce testament, leur étonnement fut extrême. Il leur avoit caché pendant sa vie une grande partie de sa fortune ; elle étoit considérable. Coraly devoit en jouir, & à peine la connoissoit-il. Les manuscrits seuls pouvoient donner la clé de ses dispositions. Ils se pressent de lire celui qui étoit sous le No. 37. Voici ce qu'il contenoit.
« Lorsque j'eus renoncé au monde, je ne me sentis pas aussi le courage de renoncer à toute espèce de plaisirs. Il en est dont on porte le souvenir en tous lieux. J'eus occasion de voir quelquefois la fille d'un avocat auquel j'avois eu recours pour l'acquisition de mes terres. Elle étoit belle comme peu de personnes l'ont été. Mon argent, & non ma personne, la séduisit. Il est vrai que mon genre de vie ne pouvoit guère amuser une jeune fille mal élevée. Elle devint mère. Son père s'en apperçut sans colère. Il vint me trouver, & me dire que si je voulois joindre vingt mille livres à ce qu'il pouvoit donner à sa fille, il la marieroit à un homme qui passeroit sur l'irrégularité de sa conduite. Je consentis à tout, & je donnai même dix mille écus, à condition qu'on me laisseroit maître de l'enfant qui naîtroit. On me le promit. Le mariage se célébra ; quelques mois après, naît le fruit de ma passagère union ; on m'écrit qu'il n'a vécu que quelques jours. Je remerciai le Ciel de ce qu'il avoit disposé tout pour le mieux. À peine cependant sa mère fut-elle en état de sortir, qu'elle vint un jour me révéler le secret. Cet enfant vivoit ; son mari, craignant de laisser subsister quelques traces de sa faute, avoit feint sa mort, lui avoit choisi une nourrice à vingt lieues de chez lui ; malheureusement il lui laissa ignorer le lieu où cet enfant étoit exilé avant qu'il eût ouvert les yeux à la lumière. Je remerciai sa mère de ses avis, & m'informai inutilement du lieu de son séjour. Je n'ai jamais pu le découvrir. Il n'y a qu'un an environ que je sais que la sœur d'un curé l'éleva ; ce curé mourut il y a deux ans, sa sœur ne tarda pas à le suivre, qu'alors leur pupille, doublement orpheline, fut recueillie par M. le Vicomte de Barjac. Cette fille infortunée est Coraly. Je n'ai jamais voulu lui révéler le secret de sa naissance avant qu'elle sût que ma fortune la mettroit à même de se passer des hommes. C'est à ce titre que je la nomme mon héritière. J'ai donné les dix mille livres à sa mère, pour récompense de ses avis, quoiqu'infructueux ; je n'ai appris l'existence de cet être que pendant son voyage ; mais le portrait qu'on m'en a tracé, m'a fait vivement regretter de l'avoir jamais vue, après avoir connu le Vicomte de Barjac. Je remercie Dieu de ce que le dépositaire de mes secrets le fut aussi de ma fille. Quel que soit le lien qui les unisse, je n'en puis être affligé ni inquiet. Les arrangemens que font les cœurs honnêtes & vertueux, les sermens qu'ils se jurent sur l'autel de la nature, sont plus sacrés que ces contrats où beaucoup d'or paie un peu de beauté. Puissent-ils, en parcourant leurs jardins que mes mains ont plantés, les fontaines qu'elles ont creusées, donner quelques souvenirs à ma cendre, & appeller mon ombre errante à leurs tendres entretiens Si le Ciel accorde quelques récompenses aux ames pures, je lui dirai que ma félicité consisteroit à être témoin de la leur ».
Il est difficile d'exprimer la quantité de mouvemens divers que cette lecture laissa dans l'ame de Coraly découvrant sans nulle préparation le secret de sa naissance, combattue entre le bonheur d'être née d'un tel père, & le malheur d'être le fruit inconnu d'une union illégitime, passant d'une indigence complette aux ressources de l'opulence.
La nature a donc des droits invincibles, s'écria-t-elle, voilà donc la source de ces larmes dont mon cœur étoit comme inondé Ah, mon ami il n'y a qu'un être pour moi dans cet univers ; sans vous, j'y errerois abandonnée ; chacun repousseroit une inconnue. Je vous possède, je n'ai nulle crainte ; mais jugez à quel point vous devez m'être cher. Vous sentez bien que ces terres, ces maisons, ces contrats ne peuvent me convenir ; prenez tout cela, je ne changerai jamais ni d'état, ni de séjour, ni de maître, ni de sentimens.
Le Vicomte, non moins étonné, lui représenta qu'il falloit d'abord connoître le fond de leurs affaires avant de penser à un projet ; que les loix devoient être consultées, & que peut-être viendroit-on à bout de trouver le fil qui les conduiroit au parti le plus sage. Il commença à faire venir un avocat ; on le mit dans la confidence ; on le chargea de tout diriger ; on ne toucha pas à la plus petite chose pendant deux mois. Les domestiques de Socrate demeurèrent dans la maison jusqu'à ce que les formalités fussent remplies.
Les nombreuses connoissances que Coraly avoit faites pendant son voyage lui écrivoient, & conservoient l'intérêt qu'elle leur avoit inspiré ; elle portoit le nom de la Vicomtesse de Barjac, & passoit pour être sa fille. Parmi ceux qui lui avoient promis de la venir voir, le plus empressé fut le Duc de Morsheim que nous avons déjà eu occasion de nommer. Ce n'est pas assez, il faut le faire connoître. C'étoit un homme de trente-six ans, réunissant les avantages de la taille, & ceux de la figure. Lorsqu'il rendoit les plus grands services il croyoit faire une chose toute simple, & pour les plus légères obligations il ressentoit une reconnoissance si vive, qu'on étoit heureux de lui avoir été utile. Les déclarations, les aveux, ne furent jamais à son usage ; mais ses soins étoient si bien appliqués, ses regards si éloquens, qu'on savoit ce qu'il croyoit devoir taire. --- Une fleur avertissoit sa maîtresse, dès le matin, qu'il avoit en idée assisté à son réveil ; & industrieux à lui rappeller, dans le cours de la journée, qu'un être veilloit à son bonheur, elle pouvoit s'y méprendre & croire quelquefois qu'elle avoit deux ames. Sans faire beaucoup de frais, il étoit bien avec tout le monde, ne prostituant ni son éloge, ni sa personne ; une visite sembloit une préférence, son suffrage une distinction ; assez connoisseur pour juger de tout, assez gai pour être au niveau des hommes les plus amusans, assez modeste pour céder des places qu'il pouvoit au moins partager ; son caractère distinctif étoit une indulgence qui pardonnoit aux sots, excusoit les erreurs, voyoit fort tard les ridicules, & se taisoit sur ceux qui en infectoient la société.
Coraly n'avoit point encore vu d'homme aussi séduisant. Joignez à cet amas rare de belles qualités un desir si exclusif de lui plaire, qu'elle ne pouvoit jeter un regard sans qu'il fût rencontré & recueilli ; laisser échapper un desir qui ne fût satisfait ; dire un mot qui ne fût goûté. Le Vicomte étoit aimable sans doute, attentif même ; mais d'autres goûts le partageoient. M. de Morsheim n'avoit qu'une affaire, une pensée ; un desir, un genre de bonheur, son ame n'avoit qu'une sensation ; l'univers étoit concentré dans Coraly.
Dès les premiers jours, un trouble secret s'empare de son ame. Ce calme, présage heureux de l'innocence, cède la place à une crainte jusques-là inconnue ; la gaîté, le trésor des ames pures, se changea dans une douce mélancolie. La personne avec qui elle aimoit le mieux être étoit le Vicomte ; mais elle aimoit mieux encore être seule ; elle ne tarda pas à lui confier son nouvel état. Imaginez-vous, mon tendre ami, lui disoit-elle, ayant les yeux humides de larmes ; imaginez-vous qu'il est un homme à l'aspect duquel mes genoux chancellent, ma voix s'étouffe, mon front rougit, mes discours s'embarrassent, mon cœur bat. Si je ne le vois pas, mon ame est consumée de tristesse ; si je le vois, la crainte de le perdre m'empêche de jouir du moment où je le possède. S'il parle, le son de sa voix pénètre mon cœur ; s'il se tait, j'explique son silence, ou ses regards y suppléent. Si on le loue, mon cœur tressaille ; si on le blâme, l'impatience m'agite ; si l'on n'en dit rien, l'univers me semble injuste ; cet homme dont l'image me poursuit, qui s'oppose à mon sommeil, cet homme est le Duc ; & cependant le Ciel qui lit dans les ames, vient au secours de mon innocence, & m'est garant que je n'aime que vous. Ah mon protecteur, mon Dieu tutélaire, apprenez-moi si je suis innocente ou coupable. Éclairez ces nouvelles ténèbres de mon ame.
Le Vicomte déchiré de douleur, attendri de son innocente inquiétude, lui en nomme la cause. C'est ce sentiment tyrannique & impérieux, dont nous avons parlé si souvent. C'est cet amour enfin, le maître de ceux qui lui résistent comme de ceux qui reconnoissent son empire. Coraly fondoit en larmes, sans pouvoir connoître leurs sources, se jetoit dans les bras du Vicomte, le tenoit fortement serré sur son sein, & lui répétoit mille fois : non, j'abhorre un sentiment qui vous ôteroit une partie de moi-même.
Quelle est donc la nature de ce sentiment ? Cette fille si modeste, tremblante à la voix d'un homme qu'elle ne veut pas aimer, ne craint rien de celui qu'elle aime.
Le Vicomte ne pouvoit pas l'éclairer sans jeter dans son ame le germe de l'inquiétude, en lui disant : le premier pas vers le bonheur est de savoir si vous inspirez le même sentiment qui vous enflamme ; vous avez pu plaire sans allumer une passion ; mon affaire est de sonder le cœur du Duc de ***. Il le fit sans user d'un grand détour. Le Duc lui confia que son cœur n'avoit pas été à l'épreuve de tant de charmes, mais que sa position lui ayant défendu toute espérance, l'honnêteté lui avoit interdit tout projet. --- Vous devez oublier mes soins envers Coraly ; le premier est de la rendre heureuse ; & si vous étiez l'homme que l'amour eût choisi pour sa félicité, je ne m'y opposerois pas. --- Eh bien ma fortune vous est connue. J'offre de la partager avec Coraly. J'ai trop d'amour, trop de respect, car le véritable amour n'est jamais sans lui ; j'ai trop d'amour, dis-je, pour penser que mes bienfaits puissent jamais faire rougir son front ingénu. Je dois ma fortune à ma mère. Une mésalliance la mettroit au tombeau. Un hymen secret pourroit-il accorder sa foiblesse & ma passion ? Je consens que personne ne puisse s'y méprendre, pourvu qu'une erreur apparente sauve à ma mère des instans d'humeur. --- Coraly seule peut décider. Vous êtes même assez heureux pour que son penchant seul dicte sa réponse, puisque sa fortune la met dans le cas de n'avoir besoin de celle de personne ; pour connoître ses inclinations, demeurez quelque tems avec nous, & soumettez vos sentimens mutuels aux épreuves de l'habitude. Le Duc, dans l'ivresse de la reconnoissance, ne trouvoit pas d'expression.
M. de Barjac raconte cette conversation à Coraly. Sans doute ce fut un moment bien doux, celui où elle apprit qu'elle étoit aimée ; mais cependant sa première question fut : lui avez-vous dit au moins le honteux secret de ma naissance ? Non, répondit le Vicomte ; j'ai cru que ce devoit être le sujet d'un autre entretien. Ils résolurent donc de laisser naître les occasions.
Cependant le Vicomte ne put résister à ce désolant spectacle, & surtout à la violence qu'il se falloit faire pour cacher son état. Le sacrifice eût trop perdu de son prix, s'il avoit été deviné. Tout le désespéroit, & la scrupuleuse franchise de Coraly qui ne lui laissoit rien ignorer, & peignoit avec une cruelle ingénuité les premiers transports de son ame jusqu'alors étrangère à ces délicieuses sensations ; & l'image de la félicité du Duc de Morsheim jouissant de son ouvrage avec la douce crainte de le perdre.
De tous les tourmens de l'ame, en est-il qu'on puisse comparer au malheur de sentir ce qu'on n'inspire pas Tour-à-tour jaloux sans sujet, injuste sans prétexte, ingrat puisqu'on compte pour rien tout ce qui n'est pas ce sentiment ; tyran dès qu'on exige ce qui n'est pas au pouvoir de celle qu'on aime, vindicatif, dur, inégal, on a tous les défauts parce qu'on ressent tous les malheurs ; & l'on est d'autant plus à plaindre, que la raison échoue contre ce funeste sentiment qui absorbe les facultés de l'ame, & n'y laisse pénétrer ni le jour de l'équité, ni la voix insinuante de la persuasion, ni les conseils de vos propres intérêts, ni même l'espérance, si elle ne promet que des biens éloignés.
Amour chère & fatale passion, que de maux tu fais à l'homme foible & séduit Le Ciel bienfaisant lui a donné la paix de l'ame, le sommeil qui enchaîne jusqu'à la douleur, la santé avec laquelle on brave tous les chagrins, les ressources de l'esprit qui embellissent l'existence. L'amour malheureux détruit tout ; sa victime, dévorée par les serpens de la jalousie, invoque la raison sourde à sa voix, & soupire après un bien qui n'est pas au pouvoir de celle même qu'il sollicite.
Ces différentes épreuves influèrent sur la santé du Vicomte. Quoiqu'il fût encore dans le bel âge, il sembloit que la vieillesse, d'intelligence avec l'amour, précipitât ses pas pour lui enlever ce qui plaît. Coraly s'en apperçut, & à force de larmes, de sollicitations, elle lui arracha ce secret.
Ainsi donc le premier usage de mon ame est de faire le tourment de mon bienfaiteur. Je lui dois l'existence, l'éducation, ce que je suis enfin ; & le premier acte de ma reconnoissance est de porter la mort dans son cœur Je vois sa santé s'altérer, sa gaîté disparoître, le bonheur s'enfuir, & je puis dire, c'est mon ouvrage & vous pensez que dorénavant il pourroit exister quelque félicité pour moi ? --- J'admire, chère & vertueuse enfant, l'empire que la raison & la vertu prennent sur votre ame, mais cette ame n'est plus en votre pouvoir. Vous vous rendriez malheureuse sans me rendre le bonheur. Vos combats infructueux ajouteront à mon infortune, & je joindrai au chagrin qui me dévore celui d'empoisonner vos plaisirs. --- J'ignore jusqu'où l'amour peut égarer une femme ; mais sans doute que le Ciel ne lui abandonne pas sa vertu. Il protégera mon innocence.
Qui le croiroit ? ces sentimens si généreux, cette force si rare qui sembloit pouvoir tout entreprendre, s'anéantissoient devant cet homme vainqueur de toutes ses résolutions. Sa modeste douceur, sa docilité enfonçoient de plus en plus le trait dans le cœur de Coraly. L'arrivée de la Comtesse de Williska lui fit espérer quelque changement à sa situation. Nous avons dit que cette dame & Coraly s'étoient liées de la plus étroite amitié. Aussi c'étoit une veuve de vingt-trois ans. Ses parens lui persuadèrent que la fortune étoit la première des nécessités. Elle épouse à l'âge de seize le Général de ***, qui avoit peu de réputation, la goutte, & cent mille livres de rente. Un accès l'emporte la seconde année ; elle vint à Paris jouir de sa liberté ; & la seule manière est de n'en faire aucun usage. Sa figure lui valoit à chaque instant des hommages. Elle avoit dans les yeux cette voluptueuse langueur qui fait plus de conquêtes que les graces de l'esprit, & la dignité de la vertu. Tous les arts contribuoient à ses amusemens. La musique & la peinture sur-tout étoient portées à un grand degré de perfection. Le public avoit donné hautement son suffrage à deux jolis romans que tout le monde connoît. Il est difficile de peindre souvent les douceurs & les tourmens de l'amour sans les éprouver, & j'ai toujours été convaincu que les romans intéressans n'étoient que des réminiscences racontées avec simplicité.
Telle étoit la Comtesse, lorsque Coraly l'avoit connue ; mais quelques légers changemens lui parurent depuis avoir obscurci le calme de son ame. Elle étoit toujours aimable sans doute, mais sa gaîté avoit quelque chose de plus contraint, & l'égalité de son humeur se cachoit quelquefois derrière de petits nuages. Le premier bonheur de l'amitié est la confiance. La Comtesse raconta donc à Coraly que toutes ses occupations n'avoient pu la sauver du malheur de s'attacher, & que depuis trois mois elle étoit en proie aux horreurs d'une passion qui n'étoit pas mutuelle ; qu'elle venoit dans cet asyle chercher le remède à ses maux. Celui qui les cause ne soutiendra peut-être pas leur aspect, ajouta-t-elle : l'image de votre félicité avec le Vicomte me consolera, & votre tendre indulgence se prêtera quelquefois au délire de ma raison égarée. --- Ah, Madame que me dites-vous ? achevez : celui qui les cause, dites-vous, ne soutiendra pas leur aspect c'est donc... --- Le Duc de Morsheim.
Coraly rougit, se trouble, ne peut achever. La Comtesse interdite ne sait à quoi attribuer cet accident. Coraly répond : il seroit affreux de vous abuser, & il l'est également de vous révéler ce qui déchirera votre ame. Le Duc, si fatal à votre repos, ne l'est pas moins au mien. Il m'aime, & n'aime pas une ingrate ; j'afflige mon amie, je désole un homme que je chéris comme moi-même, & je ne rends pas heureux celui que j'idolâtre. --- Qu'ai-je fait ? Quoi Il pouvoit exister pour vous un autre homme que le Vicomte Ma Coraly a pu changer une fois --- Que l'amour en fureur n'outrage pas l'amitié innocente. Je ne veux d'autre juge que ce même Barjac.
Alors elle lui expliqua la nature de leurs liaisons, la naissance de son fatal amour, ses rapides progrès, l'impuissance d'en triompher, l'impossibilité de l'entretenir, & le projet de l'immoler à des devoirs chers à son cœur.
Quand il auroit été possible d'exécuter ce plan chimérique, les sacrifices rendent plus malheureux, & non plus libre. La Comtesse n'avoit point encore vu le Duc de Morsheim en particulier. Il lui fit demander une heure. Elle l'attendit à midi ; cette explication fut orageuse. La Comtesse ne pouvoit pas se permettre des reproches ; mais ses plaintes étoient si vives, que le Duc ne pouvoit leur opposer que ce sang-froid qui désespère. Il lui apprit donc que ce château renfermoit quatre victimes de l'amour toutes également infortunées ; qu'il se reprochoit à chaque heure du jour d'être chez le plus aimable des hommes dont il faisoit le malheur, & que dans trois jours il partoit pour l'Italie. Ce projet transpira ; l'ame de Coraly en fut si vivement affectée, que les lys de son teint disparurent. Sa santé se dérangeoit entièrement. Le Vicomte entre un matin chez M. de Morsheim, & le supplie avec tant d'ardeur de différer son voyage, qu'il l'obtint, & courut tout de suite chez Coraly lui raconter sa victoire. Homme unique, répondit-elle, ne vous lasserez-vous jamais de faire le bonheur d'une ingrate ? Mais croyez que le Ciel & mes efforts vous rendront cette tranquillité si préférable à la tumultueuse ivresse dans laquelle est votre malheureuse amie.
Cette position cependant ne pouvoit pas durer. La Comtesse dans sa chambre, sans cesse occupée à peindre son amant ; Coraly dans celle du Vicomte, empressée de le consoler ; le Duc combattu par les procédés, & hors d'état de les suivre ; M. de Barjac voyant qu'il devoit tout à la reconnoissance & rien à l'amour, présentoient au reste de la société une suite continuelle d'embarras & de contrainte. Pour la diminuer, ils prétextèrent des arrangemens à prendre dans la maison de Socrate.
C'étoit d'ailleurs une distraction agréable à fournir aux hôtes. Un événement bien extraordinaire y changea la face des choses. Pour le comprendre, il faut se rappeller que tout étoit demeuré dans le même état puis la mort de Socrate, & se ressouvenir de son aventure avec la jeune circassienne.
Le Vicomte la revit aussi belle que jamais ; mais comme il avoit fait la petite indiscrétion dans le cours de ses voyages, de raconter cette anecdote à Coraly, il crut devoir s'observer jusqu'au scrupule. Une nuit il se sent tout-à-coup réveillé par une main tremblante ; il trouve à côté de lui une femme, qui ne pouvoit être que l'obligeante circassienne. Quoiqu'ému, il se lève, & lui dit que les tems sont changés ; qu'il lui sait gré de son tendre souvenir ; mais que des raisons invincibles l'empêchent d'en profiter. Elle ne répondoit rien ; des soupirs entrecoupés lui échappoient, & il sembloit au Vicomte que ce n'étoit pas la même respiration ; il veut prendre une de ses mains, elle prend la sienne au contraire & la baigne de larmes. Attendri, il s'assied, & lui jure que ce n'est pas mépris de ses charmes, mais une raison sacrée, à laquelle tient le bonheur de son existence. Quelque chère que me soit votre erreur, je ne peux vous y laisser plus long tems, lui dit Coraly, c'étoit elle, qui, pour s'ôter le pouvoir d'être à jamais au Duc, étoit venue s'immoler dans les bras de son ami. Que m'importent les préjugés, pourvu que vous soyez heureux M. de Barjac s'éloigne en jurant qu'il n'est pas assez barbare pour recevoir de semblables sacrifices. Vous vous y refusez en vain, lui dit-elle, le Duc sera ici à six heures, il me verra, & mon impardonnable imprudence le guérira au moins, si elle me perd.
Eh bien dit le Vicomte, puisque vous voulez montrer à l'univers un martyr de la reconnoissance, prenons une autre voie : l'hymen aujourd'hui nous unira, & je vous remettrai ses droits jusqu'au moment où vos pleurs ne baigneront plus son lit. --- Quoi je vous donnerois pour femme, une fille sans nom, sans état, sans existence civile, & dans quel moment ? lorsque dans l'aveuglement de la passion vous ignorez, ou plutôt oubliez les loix que vous imposent cinq siècles d'illustration & de noblesse épurée Non, non, mon ami ; votre Coraly ne vous coûtera jamais une arrière-pensée. La tendresse & les vertus suppléeront les avantages que m'a refusés la nature ; mais elles ne peuvent les équivaloir aux yeux d'un vulgaire souvent peu indulgent, & qu'il faut ménager.
Le Vicomte ne put la persuader. Mais cette preuve de tendresse, que la voix des prudes proscrira, dont la pudeur austère avec raison détournera les yeux, que la philosophie pardonnera avec des restrictions ; que la nature indulgente excusera, & dont se vantera l'amour aveugle & emporté ; cette preuve de tendresse, dis-je, ramena l'espérance dans son cœur : ce qu'elle fit encore l'y fixa.
Dans un de ces entretiens où le Duc la laissoit lire dans son ame de feu, elle ne lui cacha aucune des vives sensations qui l'agitoient. Sa foiblesse parut toute entière. À un état semblable il faut de violens remèdes. Aussi je vous déclare que je suis un de ces êtres infortunés que l'amour met au monde dans un moment d'ivresse, que l'administration tolère, que la loi repousse, & dont la société ne sait que faire. Ma bouche vous déclare que voyant le Vicomte victime d'un feu qui le dévore, ne pouvant lui rendre un sentiment qu'un dieu plus fort que nous inspire & retient à son gré ; ne pouvant en imposer à la passion qui dévore mon sein, j'ai voulu m'ôter tout espoir, & à vous tout desir. J'ai donc bravé la pudeur, les conventions, les loix, mais non la vertu qui est dans mon cœur, & j'ai été cette nuit prendre avec lui des engagemens indissolubles à mes yeux. En vain il a respecté le délire de ma reconnoissance, en vain sa délicatesse a soustrait la victime à son sort ; je n'en suis pas moins indigne de vous. L'avouerai-je cependant ? j'avois le courage de renoncer à vous, & je n'ai plus celui de perdre votre estime.
L'homme le mieux préparé à toute espèce d'événement, ne l'est pas à un de cette nature. Aussi le Duc, doublement interdit, fut-il long-tems sans pouvoir répondre. Malgré l'irrégularité inouie d'une semblable démarche, il ne se croyoit ni trahi, ni offensé ; & ce qui auroit dû désoler son amour, l'augmentoit encore, en ajoutant quelque chose à l'idée qu'il avoit de cette fille extraordinaire. Avant de lui répondre, il voulut se recueillir, & pénétrer la vraie cause de cette imprudence combinée & réfléchie,
L'étonnement & le silence du Duc l'entraînèrent de son côté dans des réflexions profondes. Il lui sembla avoir trop outragé les loix sévères de la décence, & le remords descendit rapidement au fond de son ame pour la tourmenter.
Sa physionomie rendoit toutes ses sensations au Duc, qui vint à son secours.
« Tous vos efforts, ma chère Coraly, ne parviendront pas à procurer au Vicomte de Barjac l'espèce de bonheur après lequel il soupire. Vous ferez votre malheur en vous donnant par raison, sans qu'il en recueille le moindre fruit. L'amour n'acquitte pas les dettes de la reconnoissance ; ce sont les soins tendres, les complaisances délicates, le desir soutenu de plaire. Ah Barjac n'est pas le moins heureux. À ces mots, Coraly soupira & versa quelques larmes. Voyez la différence des deux sentimens qui vous occupent. L'amitié vous permet d'outrager votre amant, de lui déchirer le cœur ; & l'amour ne vous conseille seulement pas de lui épargner le récit des maux dont vous l'accablez Peu vous importe qu'il espère, pourvu que les nuages de votre ami soient dissipés Coraly, Coraly, lequel des deux est le plus fortuné » ?
Eh bien s'écria-t-elle, ayez donc pitié de ma jeunesse ; guidez ma volonté, faites que je vous aime sans être ingrate ; mais diminuez le poids de mes inquiétudes, car, vous l'avouerai-je ? j'ai plus de maux que je n'en puis supporter.
Le Duc étoit cependant un peu inquiet sur le double sujet de la confidence de Coraly. Pendant plusieurs jours il avoit l'air rêveur. L'amour malheureux est prompt à saisir tout ce qui peut le flatter. La Comtesse entrevit ou crut entrevoir le moment de paroître avec plus d'avantage. Dans le cours de divers entretiens avec M. de Morsheim, elle glissoit que jamais on ne pouvoit trouver d'élévation dans un certain ordre de femmes, & allant plus loin, raconta s'être trouvée une fois dans sa vie, dans un château, où étoit rassemblée bonne compagnie ; qu'un de ses amis étoit épris jusqu'à l'ivresse, d'une jeune personne qui avoit tous les dehors de la plus scrupuleuse vertu ; qu'elle trompoit cependant cet amant crédule, au point de se permettre cette espèce de démarches que la pudeur n'avoue pas, même dans celles qui obéissent à leurs foiblesses ; que le hasard l'avoit rendue témoin de tout ce qu'elle avançoit ; qu'elle en avoit conclu qu'une femme n'étoit fidelle que lorsqu'elle savoit respecter ses propres sermens, & sentoit cette noble fierté qui rougiroit de donner à un homme tant de droits & tant d'avantages sur vous.
Ce récit ressembloit beaucoup plus à un apologue qu'à une histoire. Il porta un jour cruel dans l'esprit du Duc, qui d'abord feignit de ne pas comprendre, & puis reprenant le calme de sa raison, repliqua : j'ai été aussi témoin d'une chose bien rare de la part d'une personne née dans un état où l'on n'apprend pas à penser avec fierté. Le cœur plein d'une passion invincible pour un homme que l'hymen ne pouvoit lui donner, & de la plus active reconnoissance pour un autre à qui elle devoit plus que la vie, elle voyoit ce dernier succomber sous la violence d'un amour qu'elle ne pouvoit partager, elle se décide à se donner pour prix de ses bienfaits, & se permit une de ces démarches qui ne laissent aucune excuse.
La Comtesse furieuse se lève : homme crédule, lui dit-elle, à quel point vous égare un amour insensé Un pareil stratagême vous en impose, comme si une femme qui a été surprise ne va point, par une confidence précipitée, prévenir l'impression que portera dans l'esprit de celui qu'elle abuse d'une perfidie qui ne peut long-tems rester ignorée
Cette explication fut la dernière. La Comtesse prétexta des raisons de partir, & dès le lendemain elle revint à Paris.
Le Duc repoussa les soupçons que ce dernier emportement auroit pu jeter dans son ame ; mais il étoit désolé pour la gloire de Coraly, que sa rivale fût dépositaire d'un semblable secret : car la probité la plus exacte n'impose pas toujours silence à la jalousie. Le Vicomte, qui ne se méprenoit pas au sentiment qui dirigeoit les actions de Coraly, ne vit que l'hymen secret proposé par le Duc de Morsheim capable d'assurer leur bonheur. Il profita de son imprudence pour l'y faire consentir. On ne lui laissa pas ignorer que la Comtesse l'avoit vue entrer de nuit chez le Vicomte, & que, dans son jaloux transport, elle avoit donné à cette démarche les plus funestes interprétations. Coraly soutint au contraire que ce motif même devoịt la déterminer à n'avoir jamais d'autre époux que celui qu'elle avoit si hautement nommé. Mais cette raison qui lui marquoit toujours le vraie route, l'abandonnoit à la vue de son amant. Il lui peignit avec des couleurs si fortes les transports brûlans de son amour ; & le Vicomte, de son côté, donna si bien le change à ses propres sentimens, qu'elle céda, & les laissa maîtres de sa destinée. Il ne s'agissoit ni de fêtes, ni de publicité : un ministre des autels devoit le lendemain revêtir leurs promesses des formes ecclésiastiques. La prudence n'oublia rien de ce qui pouvoit assurer la tranquillité pour l'avenir. Le château où ils se trouvoient devoit être leur domicile. Nul détail domestique à soigner. L'abondance ne laissoit rien à désirer dans tous les genres, & à sept heures du soir, ils furent liés par le plus saint & le plus indissoluble des nœuds.
Ils soupoient tranquillement, dans la douce jouissance d'un bonheur acheté par tant de peines, lorsqu'un bruit assez extraordinaire se fit entendre ; un laquais tout affairé pénètre dans la salle, & comme il veut s'expliquer, une troupe de gens armés remplit l'appartement. L'un montre un ordre du Roi, deux autres enlèvent Coraly, un quatrième remet au Duc de Morsheim une lettre du ministre de la guerre, qui lui ordonne de joindre son régiment.
Tout le monde obéit, & le Vicomte, un quart d'heure après, se trouva seul dans le château. Il ne perd pas la tête ; &, après avoir fait ses dispositions, il monte dans une chaise de poste & se rend à Paris.
Son premier soin fut de s'informer du bureau de quel ministre l'ordre étoit expédié. Il en connoissoit un alors où l'on vendoit la liberté d'un homme à l'infame calomniateur qui avoit de quoi la payer. Ses soupçons se trouvèrent fondés : il sut que l'infortunée Coraly étoit renfermée dans un couvent interdit à qui que ce pût être. Il fit passer de l'argent à la supérieure, avec la seule prière de pourvoir aux besoins d'une victime innocente de la calomnie, & sur-tout de la jalousie de son sexe.
Après cette première démarche, il se présenta chez la Comtesse de Williska qui ne le reçut pas, & chez la Duchesse de Morsheim, la mère du jeune Duc, qu'il ne put pas voir non plus. Trois visites consécutives eurent le même sort. Alors il écrivit à la Comtesse, qui prétexta une incommodité. Cette conduite indiscrette lui tint lieu d'une découverte, & il soupçonna fortement que la famille du Duc avoit surpris cet ordre à la sagesse du Monarque. Plusieurs semaines s'écoulèrent sans qu'il fût possible de s'instruire assez pour appuyer ses démarches de faits accusatoires. Mais la Providence ménage toujours des ressources cachées à l'innocence, & trompe la méchanceté des hommes.
Le Duc de Morsheim avoit été instruit de tout ce qu'on avoit pu découvrir par M. de Barjac. Il sut que Coraly étoit dans le couvent de Sainte-Aure. Sa mémoire lui rappella que la supérieure de cette maison lui avoit écrit en faveur d'un de ses neveux, Capitaine dans son régiment : c'étoit un homme sage, à qui l'on pouvoit confier un semblable secret. Le Duc l'envoya à Paris, avec injonction de se concerter avec le Vicomte de Barjac, & de ne rien faire que d'après son avis ; cet officier intelligent s'appelloit M. de Vanbelle. Pendant que cela s'exécutoit, le magistrat chargé de chercher l'erreur ou la vérité, les torts ou les fautes, les foiblesses ou les crimes, se transporta à Sainte-Aure, pour y recevoir les aveux de Coraly. Il la trouva affligée, mais non inquiette ; modeste, & non embarrassée. --- Quels sont vos parens, Mademoiselle ? --- Le Ciel ne m'en a point donné. --- Votre patrie ? --- La Bourgogne m'a vu naître. --- Qu'avez-vous fait jusqu'à ce jour ? --- Mes actions sont connues. Quant à mes sentimens, je n'en dois compte qu'à Dieu. --- Quelle espèce de liaison avez-vous avec M. le Duc de Morsheim ? --- Celle que l'amour commence, que la nature avoue, que la loi autorise, que la religion consacre, & que la vertu entretient. --- Est-il vrai qu'il ait voulu vous épouser ? --- Il a fait plus, il a reçu ma main. --- Quel bonheur espérez-vous d'un mariage que sa famille fera casser ? --- Peu importe qu'une nouvelle injustice rompe des liens sacrés, si celui qui les a formés les respecte dans le fond de son cœur. --- On a des preuves que votre conduite n'a pas toujours répondu à l'élévation des sentimens que vous faites paroître. --- Dieu qui reçoit les sermens du juste, sait que l'innocence ne m'a jamais abandonnée. --- Vous avez fait le tour de l'Europe sous un nom supposé, avec un homme ? --- Oui ; j'ai pris son nom pour éviter le scandale ; il agissoit en père : malheur à ceux qui ne croient pas à la vertu --- Vous possédez une fortune trop considérable pour que la source en soit bien pure ? --- Je la tiens des mains de la Providence ; je la rends, dès qu'elle peut servir de prétexte à m'avilir. --- Un homme prive-t-il ses héritiers naturels de son bien, pour le transporter à une étrangère, sans ?... --- Une étrangère Tout ce que je puis répondre, c'est que je n'ai vu l'auteur de ces bienfaits que sur son lit de mort. --- Vous demeurez chez le Vicomte de Barjac. Une jeune personne se doit à elle-même de ne pas habiter avec un homme seul. --- Une jeune personne dans la misère baise la main qui la recueille, est occupée des malheurs de son état, & non des vains préjugés des riches. --- Vous existiez bien auparavant ? --- Chez un curé qui vivoit avec sa sœur, auxquels j'ai fermé les yeux. --- Il y a dans votre existence, un ensemble d'obscurités que les mœurs doivent éclaircir. --- C'étoit par-là qu'il falloit commencer, & non me punir. --- Qu'appellez-vous punir ? --- Quoi ce n'est pas un châtiment, que d'enlever brutalement une femme à sa maison, de la priver de sa liberté, de l'abandonner aux suspicions, de la livrer aux propos publics ? --- Si vous êtes innocente, on vous rendra justice. --- Et que pouvez-vous faire, Monsieur, qui répare l'expression même dont vous venez de vous servir ? Si je suis innocente Par où ai-je montré qu'on élevât un doute sur cette innocence ? --- Vous êtes vive, Mademoiselle --- Malheur à qui ne sent pas vivement les outrages malheur à qui ne trouve pas dans son ame de quoi confondre l'injustice & la calomnie malheur à qui a besoin de composer avec ses juges --- Il est possible de travailler à votre liberté ; mais un mariage clandestin, disproportionné, subsistera difficilement. --- Ce n'est pas à ma liberté, Monsieur, c'est à la preuve de mon innocence que vous devez travailler. C'est la justice sévère que j'invoque, & non l'indulgence. Quant à mon mariage, si mon époux songeoit seulement que cela peut être possible, sa famille peut s'épargner des démarches ; mais si comme mon cœur me l'assure, il est honnête, sa famille, l'autorité, la puissance souveraine même échoueront contre cet inique projet. --- Est-ce que vous ne desirez pas un conseil pour diriger vos démarches ? --- On n'en a pas besoin, quand on ne veut que dire la vérité & être fidelle à la vertu.
Ce magistrat, sur qui elle avoit tant d'empire, gémissoit, au fond de son ame, de la tyrannie des grands, & se disoit : quels sont ceux qui montreroient ce courage & cet amour du bien ? Et comme il est accoutumé à faire de son ministère un ministère de conciliation, il se transporta chez la Duchesse de Morsheim, & lui raconta que depuis qu'il appaisoit les troubles de la société, il n'avoit jamais trouvé une femme aussi extraordinaire ; que sa figure, son maintien, ses expressions, son courage méritoient de grands égards. La vieille Duchesse, qui ne savoit pas trop ce que c'étoit que le courage & la vertu, se moqua du magistrat, & l'assura que la Comtesse Williska lui avoit dit là-dessus des détails qui fixoient irrévocablement son opinion. Il objecta que le mariage étoit déjà fait. Nouvelle fureur de sa part, arrangemens pour le casser. Le magistrat, toujours de sang-froid, observe que les loix sages ne se prêtent pas aux passions des hommes, & aux distinctions que l'orgueil a inventées. --- Eh bien Monsieur, j'irai chez le Roi. --- Il ne veut que la justice. --- Je déshériterai mon fils. --- Il vivra avec le bien de sa femme, qui est plus riche que lui. --- Il sembleroit, Monsieur, que vous êtes pour une créature... --- Je suis toujours pour le foible qu'on opprime, contre le puissant qui abuse. --- Mais enfin l'ordre du Roi ? --- Sera révoqué aussi-tôt que tout sera éclairci. --- Mais il n'y a plus ni justice, ni loix. --- Quelle est la loi qui défend à un homme de trente ans d'épouser une fille libre, si les vertus remplacent à ses yeux le don vulgaire de la naissance ? --- Est-ce que je ne pourrois pas voir cette fille ? --- Avec moi, Madame la Duchesse. --- Soit, vous allez voir comme je lui parlerai. --- Et vous verrez comme elle nous répondra. Ils prirent jour pour le lendemain.
Dans la matinée, M. de Vanbelle passa chez la Duchesse, pour lui donner des nouvelles de son Colonel. Elle lui demanda si son aventure étoit publique ; il répondit qu'oui, & qu'on désapprouvoit hautement le rôle qu'y jouoit la Comtesse de Williska ; que la jalousie avoit souvent conseillé des vengeances, mais non des atrocités. La Duchesse le fait répéter, & lui demande à propos de quoi il mêle dans tout cela la plus vertueuse des femmes. Alors il lui raconte la passion de cette vertueuse femme pour M. le Duc, son projet de l'épouser, son voyage chez M. de Barjac, les accès de sa jalousie, les ressorts de sa malignité, & le succès de ses intrigues. La Duchesse ne crut pas un mot de tout cela. Le magistrat vint la prendre à l'heure convenue. Et ils se transportèrent à Sainte-Aure. Elle s'étale dans une bergère, & commence par examiner Coraly de la tête aux pieds. --- Je suis, Mademoiselle, la mère du Duc de Morsheim, que vous avez imaginé pouvoir épouser. --- Je sais, Madame, les obstacles que vous y apportez ; mais quelque grands qu'ils soient, je vous prie de croire que j'ai été plus loin que vous. --- Vous connoissez bien peu les hommes, & sur-tout les hommes de la cour. Savez-vous pour qui je travaille en rompant cet hymen ? Pour vous, pour votre bonheur. --- Si M. de Morsheim leur ressembloit, Madame, je n'aurois pas l'honneur de causer aujourd'hui avec sa mère. --- Tous les hommes sont les mêmes : tendres pour séduire, ardens pour jouir, prompts à se dégoûter. --- Je ne sais point tout cela, & j'ai peine à croire que mon époux me l'apprenne. --- Votre époux ? --- Oui, Madame la Duchesse, mon époux ; je prends un titre qu'il a pu me donner, qu'il m'a forcée de prendre, que vous ne pouvez m'ôter, & que vous ne m'enleverez pas. --- Quelle insolence savez-vous à qui vous parlez ? --- À une dame qui se ravale bien à mes yeux, en venant insulter une malheureuse dans les fers. --- Croyez-vous qu'on ignore votre conduite, vos voyages chevaleresques, vos aventures nocturnes ? --- Eh bien Madame, puisque je suis si lâchement calomniée, puisqu'une femme, qui est venue dans ma maison épier mes secrets, me noircit avec tant de cruauté, je vais dévoiler à vos yeux ceux de mon ame.
Alors elle raconta, avec l'éloquence de la vérité animée par la sensibilité trahie, son arrivée chez M. de Barjac, l'innocence de ses mœurs dans cette maison, la cause de son voyage, la mort de Socrate, son testament, l'origine de sa fortune, l'amour du Vicomte, sa passion involontaire pour le Duc, celle de la Comtesse, sa confidence, ses efforts pour être à M. de Barjac, son mariage, la condition de le tenir secret pour respecter les préjugés de la naissance, & la clause expresse que toute sa fortune appartiendroit à son mari.
Ce récit étoit si vrai, la candeur de Coraly avoit si bien écarté jusqu'aux doutes les plus légers, que la Duchesse de Morsheim fut attendrie. Rapprochant les faits de ceux qu'avoit dénaturés la Comtesse, & y découvrant l'intérêt particulier qui l'avoit excitée, elle sentit bien intérieurement que toutes deux avoient été l'instrument d'une violence.
Le Magistrat observoit ces mouvemens divers, & les fortifioit par des réflexions adroites sur la facilité de donner dans l'erreur, & la nécessité de la réparer.
La Duchesse se leva, après avoir témoigné à Coraly des égards, & un genre de sentimens qui ressembloit à des regrets. Celle-ci reprit alors cette aimable modestie qui ne la quittoit que pour défendre sa vertu soupçonnée, & dit au Magistrat qu'elle sollicitoit sa justice, ou plutôt qu'elle s'en reposoit sur elle.
À peine Madame de Morsheim est-elle de retour dans son hôtel, qu'elle envoie chercher M. de Vanbelle, & lui demande si son fils l'a entretenu de la personne qu'il avoit voulu épouser. Il répondit qu'oui. Elle insista pour savoir son histoire. Ce brave militaire, qui ne savoit ce que c'étoit que de biaiser, lui raconte ce qu'il en savoit. Ces détails, parfaitement conformes à ceux de Coraly, la confirmèrent dans ses remords, & dans le projet d'expier son injustice. Elle voulut cependant encore écouter une fois la Comtesse de Williska, & l'invita à souper. Elle se trouvoit depuis deux jours absente. Le même soir la lettre suivante éclaircit le mystère.
« C'est du fond d'un cloître, Madame la Duchesse, que je vous écris : l'amour malheureux & le remords persécuteur m'y ont précipité. J'ai su que le Duc de Morsheim étoit lié à jamais ; de ce moment le monde n'est plus rien pour moi. Le premier acte de mon repentir est l'aveu des fureurs où m'a porté une rage aveugle contre une personne, l'assemblage peut-être de toutes les vertus. Ce témoignage coûte cher à mon cœur ; mais la vérité me l'arrache : je le dois à la vertueuse Coraly. J'ai perdu mon amant, j'ai perdu votre estime, j'ai perdu la paix de l'ame. Ces maux sont grands, sans doute : il en est un pire encore ; c'est de conserver la vie, après tant de sujets de la détester ».
Ce dernier trait de lumière dessille les yeux à la Duchesse. Elle écrivit au ministre pour obtenir un congé pour son fils, fut elle-même chercher l'ordre qui devoit rendre la liberté à Coraly ; elle le lui envoya par M. de Vanbelle, qui étoit chargé de l'amener à l'hôtel de Morsheim. Coraly, après avoir mille fois remercié la supérieure de cette maison, monte en voiture, & s'informe d'abord de M. de Vanbelle où il la conduisoit. Elle étoit peu inquiette ; on le lui avoit présenté comme le neveu de la supérieure de Sainte-Aure. Mais pour assurer mieux encore sa tranquillité, il lui dit qu'il étoit honoré de la confiance particulière de M. le Duc, & que la première personne à qui elle parleroit seroit le Vicomte de Barjac. Elle arrive à un superbe hôtel, traverse plusieurs pièces, & trouve dans un grand sallon un cercle immense. Alors on annonce Madame la Duchesse de Morsheim. Après qu'elle eut salué avec noblesse, mais un peu d'embarras, la Duchesse douairière s'avança, la prit par la main, & dit à ces Dames qu'elle leur présentoit sa fille. Coraly tombe à ses genoux, &, suffoquée par ses larmes, ne pouvoit suffire aux sentimens divers qui l'oppressoient. L'accueil qu'on lui fit, la rendit bientôt à elle-même. Tout le monde étoit enchanté de sa grace, de sa figure. Tout en répondant aux obligeantes choses qu'on lui prodiguoit, ses yeux cherchoient le Vicomte, que M. de Vanbelle lui avoit promis. Il parut en effet, un moment après, tenant par la main le Duc de Morsheim, au-devant de qui il avoit été. Coraly vole dans les bras de son époux, qui, quoique préparé à cette scène, ne pouvoit en croire ni ses yeux, ni son cœur. Mon fils, lui dit sa mère, j'ai beaucoup à réparer envers vous. Je n'avois qu'un seul moyen de le faire. Je l'ai choisi : je fais un grand sacrifice à votre bonheur ; mais j'ai de fortes raisons de le croire durable. Le Duc de Morsheim répondit à sa mère qu'il ne lui demandoit que du tems. Il lui présente ensuite le Vicomte de Barjac, ainsi qu'à ses parens : eux seuls composoient ce c'est le nombreux.
On satisfit ensuite à tout ce que la prudence commandoit à cette position. Le plaisir de voir les vertus de Coraly récompensées adoucit chez le Vicomte l'amertume qui suit toujours un genre de privations. Ce mariage changea sa manière de vivre. Il passoit les hivers à Paris, & les étés dans leurs terres. L'amour, l'amitié, la vertu, la fortune s'étoient réunis pour les rendre heureux ; ils le furent. Si le Public accueille cet essai, nous donnerons un jour l'histoire de la Duchesse de Morsheim depuis son mariage jusqu'à une autre époque qui n'est guère moins extraordinaire.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le Vicomte de Barjac ou Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle. Le Vicomte de Barjac ou Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBBE-3